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LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
V
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE
TOME XV
PARIS
3 5 & 3 7, RUE MADAME, 35 & 37
1920
3.0
■115
SHAKESPEARE :
ANTOINE ET CLÉOPATRE
ACTE I
SCENE PREMIERE
Philo\. — Parbleu cet cngoùment de votre chef,
passe la mesure ! Ces regards altiers qui sur les rangs
pressés des légions combattantes étincelaient pareils à
Mars dans son armure^ désormais détournés et soumis,
inclinent leur dévotion vers un front basané. Ce cœur
(dominateur, dont les larges battements dans l'ardeur de
la mêlée faisaient sauter les boucles de sa cuirasse, à
présent renonçant sa vertu n'est plus qu'un éventail
entre les mains de l'Egyptienne pour attiser et calmer
ses chaleurs de gipsy... '<-^. ^-*^ A . I J
Tenez ! voyez-les qui s'avancent. Examinez-les bien
et reconnaissez seulement un des trois piliers du monde
dans ce fou, ce hochet à putain. Regardez !
Cléopatre. — Si c'est vraiment l'amour, jusqu'où
s'étend-il, dites ?
6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Antoine. — Fi, du piteux amour qui se laisserait
mesurer! - ^.xn < 'J-l >.uà:>- u-- ï h <!■<■-■' .■
v ■-•■ • ' '
Cléopatre. — Je veux poser la borne à l'extrémité
d'être aimée. -, ^ . , ' ,^
Antoine. — Alors inventons sous des cieux neufs
quelque terre inconnue.
(Entre un scn'iieur.)
Serviteur. — Nouvelles de Rome, mon bon Sei-
gneur.
Antoine. — Quel ennui !... Résume. ,
Cléopatre. — Mais écoutez-les donc, Antoine î'Qui
sait ! Fulvie peut-être bien,; s'irrite. , Peut-être qu'Oc-
tave, ce nouveau César au blanc bec, mande des ordres
souverains : « Qu'Antoine aille ici; Qu'il agisse ainsi.
Qu'il s'empare de ce royaume ; qu'il le libère. Qu'il
m'obéisse ou qu'il soit condamné. »
Antoine. — Calmez-vous, mon amour.
Cléopatre. — Qui sait ! Et même cela me paraît
probable : c'est peut-être votre congé que César-Octave
vous envoie : il ne faut pas que vous demeuriez ici plus
longtemps. Prêtez Toreille, Antoine. Ecoutons la som-
mation de Fulvie... je voulais dire : d'Octave. — Faites
entrer les messagers. — Aussi vrai que je suis reine
d'Egypte, vous rougissez, Antoine, et ce sang sur votre
visage rend hommage à César... Non ! c'est de confu-
sion qu'il rougit, lorsque le réprimande la voix stridente
de Fulvie. — Allons ! ces messagers !
Antoine. — Puisse le Tibre te dissoudre, Rome ! et
l'arche immense du naissant Empire crouler ! Voici mon
univers... Les royaumes sont de l'argile et ce même
limon fangeux nourrit indifféremment la bête et
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 7
l'homme. Cela seul ennoblit la vie (// rembmsse) quand
c'est le jeu d'un pareil couple, aussi mutuellement bien
assorti que nous sommes ; j'assigne le monde entier à
reconnaître, et sous peine de châtiment, qu'il n'en sau-
rait exister de pareil.
Cléopatre. — Mensonge adorable ! Est-ce donc
pour ne pas l'aimer qu'il épousait Fulvie ? Je ne suis
pas si folle que j'en ai l'air. Antoine restera toujours le
même.
Antoine. — Mais exalté par Cléopatre. A présent,
pour l'amour de l'amour et de chaque instant qu'il
colore, ne laissons pas notre temps s'abîmer dans des
délibérations maussades. Il n'est pas une minute de vie
que je consente à laisser fuir sans réclamer d'elle un
plaisir.- Le programme de cette nuit }
Cléopatre. — Entendre les ambassadeurs.
Antoine. — Taquine. Reine admirable à qui tout
sied : gronder, rire, pleurer ; et en qui chaque passion
qui lutte, affirme sa plénitude et sa beauté. Je n'écou-
terai pas d'autres messages que les tiens. Seuls, tous les
deux, ce soir, nous allons errer dans les rues et nous
mêler aux mœurs du peuple. N'était-ce pas là ce que
vous souhaitiez l'autre nuit } Venez, ô ma Reine. —
Non ; ne nous parlez pas.
(Antoine et Cléopatre sortent ainsi qiie leur
suite.)
Démétrius. — Quoi ! C'est là tout le cas qu'il fait
de César ?
Philon. — Parfois, comme s'il oubliait d'être
Antoine, il se dessaisit un peu trop de cette dignité qui
décemment ne devrait point quitter Antoine.
8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Démétrius. — Je suis navré de le voir ainsi prêter
aux calomnies qui courent les rues de Rome. Espérons
pour demain une conduite plus digne. Bon repos.
SCÈNE II
Une salle du palais.
Charmion. — Seigneur Alexas ! Suave Alexas !
Superlatif Alexas ! Alexas plus que parfait... Qu'avez-
vous fait du diseur de bonne aventure dont vous chan-
tiez les louanges à la reine ? Oh ! qu'il me fasse con-
naître cet époux qui doit selon vous cacher ses cornes
sous les guirlandes. ,
Alexas. — Bonne aventure.
Devin. — Plaît-il ?
Charmion. — C'est celui-là ? C'est vous^ Monsieur,
qui savez l'avenir ?
Devin. — Dans le livre infini de la nature je sais lire
quelques secrets.
Alexas. — Tendez-lui votre main.
(Entre Enobarhus.)
Ekobarbus, — Vite, apportez ici les liqueurs et les
friandises ! Et pour boire à la santé de Cléopâtre qu'on
ne mesure pas le vin.
Charmion. — Ah ! mon bon Monsieur, donnez-moi
la bonne fortune.
Devin. — Je prévois l'avenir, mais je n'en suis pas
l'artisan .
Charmion. — Je vous en prie, prévoycz-le.
Devin. — Je vois votre avenir tout en rose.
SHAKESPEARE : AKTOINE ET CLEOPATRE 9
CHAR.MION. — Est-ce mon sang qui le doit colorer ?
Iras. — Il veut dire que quand tu seras vieille tu te
peindras.
Alexas. — Ne troublez pas sa prescience. Un peu de
sérieux.
Charmion. — Chut !
Devin. — Vous serez aimée moins que vous n'ai-
merez.
Charmion. — Je noierai dans les libations mon
amour.
Alexas. — Ecoutez-le donc.
Charmion. — Allons, maintenant, une merveilleuse
aventure ! Trois rois épousés dans une matinée et dès
l'après-midi être veuve ! A cinquante ans passés, j'ac-
couche d'un enfant à qui Hérode de Judée rend hom-
mage ; non, il cherche par quel moyen Octave César va
demander ma main, comme celle d'une Cléopâtre nou-
velle.
Devin. — Vous survivrez à la dame qu'aujourd'hui
vous servez.
Charmion. — Bravo ! Pour une longue vie, ah ! j'ai
plus d'appétit que pour des figues.
Devin. — Je vois votre existence d'hier meilleure
que celle-là qui vous attend.
Charmion. — Oui^ je comprends : pas de nom de
famille pour mes enfants. Mais je vous prie : combien
de garçons ? combien de filles ?
Devin. — Si chacun de vos désirs avait matrice et
souffrait d'être fécondé, je vous en prédirais un millier.
Charmion. — L'insolent ! Si l'on ne passait pas tout
aux sorciers...
10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Alexas. — Vous croyez donc que vos désirs ne sont
connus que de vos draps ?
Charmion. — SufRt. Au tour diras.
Alexas. — Oh ! nous voulons tous y passer.
Enobarbus. — Moi, je prédis ce soir la forte cuite,
pour moi-même et pour plus d'un ici.
Iras. — A défaut d'autre chose vous pouvez lire dans
ma main la chasteté,
Charmion. — Comme on lit la famine dans le Nil
débordé.
Iras. — Fou compagnon de lit, tu n'entends rien à la
chiromancie.
' Devin (examine la main d'Iras). — Vos destins à vous
deux sont pareils. ■
Iras. — En quoi ? comment ? On demande des
détails... ,
Enobarbus. — Silence ! Antoine...
Charmion. — Non. C'est la reine.
(Entre CUopâtre.)
Cléopatre. — Vous n'avez pas vu mon Seigneur ?
Enobarbus. — Non, Madame.
Cléopatre. — Je le croyais ici...
Charmion. — Non, Madame.
Cléopatre. — Il était tout prêt pour la joie : puis
soudain l'a frappé une pensée romaine. Enobarbus !
. Enobarbus. — Madame ?
Cléopatre. — Cherche-le. Ramène-le nous. Où est
Alexas ?
Alexas. — Me voici, tout à votre ser\-ice. Mon
maître vient.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 1 1
Cléopatre. — Mais nous ne voulons pas le voir.
Sortons.
(Entre Antoine, avec lui messager et des gens
de sa suite.)
Messager. — Oui, ta femme Fulvie entra la première
en campagne.
Antoine. — Contre mon frère Lucius ?
Messager. — Oui. Mais cette guerre prit bientôt
fin ; la raison d'état les a réconciliés, et réunis contre
Octave dont le triomphe, au premier choc, les a rejetés
d'Italie.
Antoine. — Bien. Arrivons au pire.
Messager. — Les mauvais messages contaminent les
messagers.
Antoine. — Quand ceux-ci s'adressent à un insensé
ou à un lâche. Allons parle. Les choses révolues n'ont
sur moi plus aucune prise. Crois-moi : la vérité, dût-elle
receler la mort, je l'écoute d'un cœur aussi serein que
les louanges.
Messager. — Labienusdonc, (cela n'a rien de réjouis-
sant) avec les forces Parthes s'est rendu maître de l'Asie
jusqu'à l'Euphrate ; ses étendards victorieux ont flotté
de la Syrie à la Lydie et à l'Ionie ; cependant que...
Antoine. — Pendant qu'Antoine... allpns ! achève.
Messager. — O maître !...
Antoine. — Parle net, ne cherche pas à tempérer la
voix du peuple ; appelle Cléopatre comme on l'appelle
à Rome. Déblatère sur le mode cher à Fulvie. Va !
morigène-moi avec cette entière licence à quoi sincérité
à la fois et malice peuvent mener. Certes le champ de
l'esprit inactif se laisse envahir d'herbes folles ; c'est
12 . LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
émonder ce champ qu'y dénoncer le mal. Au revoir.
Laisse-moi pour Finstant.
Messager. — A votre noble désir.
(Il sort.)
Antoine. — Et de Sicyone, hé ! quelles nouvelles ?
Parlez là-bas.
Premier Serviteur. — Le courrier de Sicyone... y
en a-t-il un ?
Second Serviteur. — Il attend vos ordres.
Antoine. — Qu'on l'appelle. Ces tenaces chaînes
égyptiennes, si je ne les brise , aussitôt, je perds ma vie
en mignardises. -^ ^ '' .
(Entre un nouveau nussager.)
Qu'annonces-tu ?
Second Messager. — Fulvie, ta femme, est morte.
Antoine. — Où est-elle morte ?
Second Messager. — A Sicyone. La marche de sa
maladie, ainsi que d'autres choses plus sérieuses et qu'il
t'importe de savoir, sont relatées ici.
(// lui tend une lettre.^
Antoine. — Tu peux sortir.
(Lt' 2"^^ messager sort.)
Un grand esprit s'en est allé ! Et j'ai souhaité cela. Ce
que nos mépris ont ainsi souvent chassé loin de nous, nous
voudrions ensuite le ravoir. Et le plaisir présent, suivant
sa courbe déclinante, bientôt s'oppose à lui-même et se
contredit. Fulvie m'est chère à présent qu'elle n'est plus.
Ce bras qui la repoussait voudrait la ressaisir... Il faut
'que je rompe avec la magicienne. Dix mille calamités près
d'éclore, pires que celles qui se sont déjà fait jour, sont
couvées par mon indolence. Quoi d'autre ? Enobarbus !
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE I5
Enobarbus (j-evient). — Que désire mon Seigneur ?
Antoine. — Partir au plus vite.
Enobarbus. — Ça, c'est la mort de toutes nos fem,mes.
La plus petite contrariété, nous le savons de reste, leur
est mortelle. Pour sûr, notre départ va les tuer.
Antoine. — Ah ! je devrais être parti.
Enobarbus. — S'il y a urgence, on peut bien les
laisser mourir. Ce serait tout de même dommage de les
supprimer pour rien ; encore que, en regard d'une noble
cause, elles doivent être comptées pour rien. Cléopâtre,
au premier vent, au premier souffle qu'elle aura de ce
projet : trépas subit. Je l'ai vue hier trépasser vingt fois
de suite pour de beaucoup plus pauvres motifs. C'est à
croire qu'il y a dans la mort je ne sais quel amoureux
attrait -qui exerce son emprise sur elle, tant elle met
d'ardeur à mourir.
Antoine. — Elle est plus rusée que nous ne saurions
croire.
Enobarbus. — Hélas ! non, mon Seigneur ! Ses
passions sont formées du plus exquis du pur amour.
Nous ne pouvons appeler soupirs et larmes les oura-
gans qu'elle souffle et les averses qu'elle pleure, oura-
gans et tempêtes plus affreux que ceux qu'on voit dans
l'almanach. Ruse ! non pas ! Ou si c'est de la ruse, elle
mouille aussi bien qu'une averse de Jupiter.
Antoine. — Puissé-je ne l'avoir jamais vue.
Enobarbus, — Dans ce cas, maître, vous auriez laissé
méconnu un bien extraordinaire chef-d'œuvre ; et de
n'avoir point goûté à la félicité qu'il propose, votre
voyage en eût été disqualifié.
Antoine. — Fulvie est morte.
14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Enobarbus. — Maître ?
Antoine. — Fulvie est morte.
Enobarbus. — Fulvie!
Antoine. — Morte.
Enobarbus. — Eh bien, maître, rendez grâces aux
dieux. Quand il plaît à leurs divinités d'enlever une
femme à son homme, celui-ci les reconnaît comme les
grands tailleurs de ce monde : il trouve réconfort à son-
ger, quand les vieilles robes sont hors d'usage, qu'il y a
de quoi faire du neuf. Ah ! s'il ne restait plus de
femmes après Fulvie, alors oui, ça serait un coup ; il
siérait de se lamenter : mais le chagrin ici se couronne
de consolation ; votre vieille jupe fait appel au cotillon
neuf; et parbleu, les larmes qui tiennent dans un oignon
suffiraient à laver ce deuil.
Antoine. — Les affaires d'Etat qu'elle avait amorcées
là-bas ne supportent pas mon absence.
Enobarbus. — Et les affaires que vous avez amorcées
ici ne supportent pas que vous partiez ; en particulier
l'affaire Cléopâtre qui repose entièrement sur vos bras.
Antoine. — Assez de réponses frivoles. Que nos offi-
ciers reçoivent avis de notre résolution. Je m'en vais
m'ouvrir à la reine sur les raisons de mon départ, et
faire en sorte qu'elle y consente. Car ce n'est point seu-
lement la mort de Fulvie qui nous presse et d'un plus
urgent éperon, mais aussi bien les lettres de nombreux
agents dévoués réclamant notre retour à Rome. A César,
Sextus Pompée a jeté défi ; il commande l'empire des
mers. Notre peuple capricieux dont le cœur, jamais ne
s'attache à l'homme méritant, qu'après qu'ont trépassé ses
mérites, commence à reconnaître Pompée le grand et
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I $
ses insignes qualités dans son fils ; celui-ci, porté déjà
par son nom et par sa position, mais plus encore par
l'ardeur de son sang et de son génie, s'élève au-dessus
de l'armée : ses qualités en grandissant vont ébranler les
assises du monde. Il est plus d'un germe qui, pareil au
crin du coursier légendaire, s'il n'a pas le venin encore,
a déjà l'instinct du serpent. Va dire aux gens qui sont à
nos ordres que notre bon plaisir nous invite à quitter
promptement ces lieux.
Enobarbus. — J'obéis.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
(Même décor, à lier à la scène précédente.)
Entrent CLÉOPATRE, CHARMION,
IRAS et ALEXAS.
Cléopatre. — Où va-t-il?(à Alexas). Cours après lui.
Observe où il va, près de qui, et ce qui l'occupe. Sur-
tout je ne t'ai pas envoyé. Si tu le vois triste, dis-lui
que je danse. Si tu le vois gai, dis-lui que tout à
coup je me suis trouvée mal... Fais vite et reviens.
(Àkxas sort. )
Ch ARM ION. — Madame, il me paraît que, si vous
l'aimez tendrement, vous ne vous y prenez point de
manière à être payée de retour.
Cléopatre. — Tu trouves que je ne m'y prends pas
comme il faut ?
l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Charmion. — Moi, je lui céderais sans cesse et ne le
contredirais en rien.
Cléopatre. — Tu parles comme une enfant; c'est
le moyen de le perdre aussitôt.
Charmion. — Tout de même ne l'éprouvez pas trop.
Retenez-vous, je vous en prie. On finit par haïr ce qu'on
est las de redouter. Chut ! le voici.
(Entre Antoine.)
Cléopatre. — Je me sens malade et chagrine.
Antoine. — Il m'attriste d'avoir à ïous faire part de
ma résolution...
Cléopatre. — Emmenez-moi. Soutiens-moi, Char-
mion. Je vais tomber. Cela ne peut pas durer ainsi; les
forces de la nature n'y sauraient suffire.
Antoine. — Reine adorée...
Cléopatre. — Ecartez-vous de moi, je vous en
prie.
Antoine. — Qu'y a-t-il ?
Cléopatre. — Je lis dans vos regards les bonnes
nouvelles que vous avez reçues. Que dit votre légi-
time?... Vous pouvez vous en aller. Plût aux dieux
qu'elle ne vous eût jamais laissé venir ! Qu'elle n'aille
surtout pas dire que c'est moi qui vous retiens ici. Je
n'ai sur vous pas le moindre pouvoir. Vous êtes à elle.
Antoine. — Les dieux savent que...
Cléopatre. — Oh ! jamais reine fut-elle plus indi-
gnement trahie ? Mais dès les premiers jours j'ai vu la
trahison se préparer.
Antoine. — Cléopatre...
Cléopatre. — Comment le croire mien et fidèle,
quand ses serments secoueraient les trônes des dieux, lui
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I7
qui fut parjure à Fulvie ! Exécrable folie, de se laisser
piper à ces serments du bout des lèvres, et qui se
brisent d'eux-mêmes aussitôt prononcés.
Antoine. — Très douce reine.
Cléopatre. — Non, je vous en prie, ne cherchez pas
à colorer votre départ; disons-nous adieu et partez.
Quand vous imploriez pour rester, alors c'était le temps
des paroles : pas question de partir, alors. Nos lèvres et
nos yeux ne parlaient que d'éternité ; la belle courbe de
vos sourcils abritait la félicité ; tout en nous et jusqu'à la
plus chétive parcelle était de la race des dieux ; et certes
rien de tout cela n'a changé — si toi, le plus grand des
guerriers, tu n'es pas devenu le plus grand des menteurs .
Antoine. — Eh quoi 1 Madame.
Cléopatre. — Que n'ai-je ta carrure. Tu apprendrais
qu'il y a un cœur en Egypte.
Antoine. — O Reine, écoutez-moi. Une impérieuse
nécessité requiert par ailleurs mes services — pour un
emps ; mais tout mon cœur reste occupé de vous. Sur
notre terre d'Italie étincellent les glaives de la guerre
civile. Sextus Pompée va forcer les portes de Rome.
La dualité trop égale du pouvoir intérieur a donné pré-
texte aux factions. Ceux que d'abord on détestait, à
présent enrichis, ont acheté la faveur publique. Et,
Pompée, le proscrit, fort de la réputation de son père,
s'insinue dans les cœurs de ceux qui n'ont point su
profiter du régime actuel ; le nombre de ceux-ci devient
menaçant. Pourrie de loisir, l'impatiente oisiveté aspire
à quelque changement plein de risques... Un motif plus
particulier, qui près de vous pourra justifier mon départ,
c'est la mort de Fulvie.
2
l8 LA NOU\ELLE REVUE FRANÇAISE
Cléopatre. — Si l'âge n'a pas su me préserver de la
folie, du moins je n'ai plus la crédulité de l'enfance.
Est-ce que Fulvie peut mourir ?
Antoine — Elle est morte, Madame. Jetez les yeux
sur cet écrit et prenez connaissance à loisir des désordres
dont elle est cause. Le dernier, le meilleur : sa mort
dont cet écrit vous apprendra l'heure et le lieu.
Cléopatre. — O le plus faux des cœurs ! Où sont
les vases sacrés que tu devrais remplir de tes larmes ?
Mais je sais à présent, par la mort de Fulvie, je sais
comme on accueillera la mienne.
Antoine. — Ah ! ne querellez plus et préparez-vous
à connaître les projets que je vous soumets, afin que
votre conseil ou les encourage ou les tue. Par l'astre
qui féconde k Nil, je m'en irai d'ici votre soldat et
votre esclave, apportant guerre ou paix selon votre
désir.
Cléopatre. — Coupe ce lacet, Charmion. Non,
laisse-moi. Je me sens tour à tour mal et bien. Je suis
pareille au cœur d'Antoine.
Antoine. — Reine adorable, de grâce... faites crédit
à mon amour qu'aujourd'hui mon honneur éprouve.
Cléopatre. — J'en crois Fulvie. Non, je vous en
prie, tournez-vous de côté et accordez-lui quelques
pleurs. Puis, en me faisant vos adieux, dites que c'est
l'Egypte que vous pleurez. Par grâce, donnez-nous le
spectacle d'une de ces scènes de désespoir, comme vous
les jouez si bien, sous les traits de l'honneur intègre.
Antoine. — Vous m'échauffez le sang, assez !
Cléopatre. — Vous pouvez mieux encore Mais
déjà ceci n'est pas mal.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I9
Antoine. — Par mon épée...
Cléopatre. — Par ma cuirasse !... Bravo! Des pro-
grès. Encore un effort ! Charmion, je t'en prie, admire
si l'expression de la colère ne sied pas à notre Hercule
romain ?
Antoine. — Je vous quitte, Madame.
Cléopatre. — Un mot, courtois seigneur... Donc
nous nous sépai'ons, vous et moi — qu'à cela ne tienne.
• Seigneur, nous nous sommes aimés, vous et moi — qu'à
cela ne tienne : tout cela vous le savez comme moi.
Autre chose je voulais dire... mais pareille à Antoine,
ah ! j'ai déjà tout oublié.
Antoine. — Si votre royauté n'avait asservi le
caprice, je jurerais que le caprice humain c'est vous.
Cléopatre. — Quand le caprice habite si près du
cœur, il est bien fatigant à porter. Mais pardonnez-moi,
mon seigneur : rien ne me convient plus de ce que
vous regardez sans bienveillance. Allez donc où l'hon-
neur vous appelle et soyez sourd à mon inconsolable
folie. Allez ! et que les dieux vous escortent. Que le
laurier verdisse votre épée et que les succès au-devant
de vos pas se déploient.
Antoine. — Partons. Notre séparation amènera ceci
d'étrange : bien que demeurant ici, tu m'accompagnes,
et moi qui m'en vais, je demeure pourtant près de toi.
Adieu.
20 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ACTE II
SCÈNE PREAIIÈRE
Romf. — La maison d'Octave.
Entre OCTAVE CÉSAR, lisant me lettre, LÉPIDE
et leur suite.
Octave. — Vous pouvez le constater, Lépide, et
désormais vous le saurez : non, César n'a pas cette
bassesse naturelle de haïr notre grand collègue. Mais
voici les nouvelles qui nous viennent dAlexandrie : il
pèche, il boit, et consume les flambeaux de la nuit en
orgies ; il n'est pas plus viril que Cléopâtre, ni la veuve
de Ptolémée plus efféminée que lui. A peine s'il accorde
audience, ou condescend à se souvenir de ses collègues ;
bref vous reconnaîtrez ici dans un seul homme la somme
de tous les vices dont est capable l'humanité.
LÉPIDE. — Je ne puis me persuader que tout le bien
^ui est en lui se laisse obnubiler par le mal. Ses défauts
sont pareils aux étoiles du ciel, que la nuit rend plus
lumineuses ; plutôt innés, qu'acquis ; je crois qu'il y
cèàe par nécessité plutôt qu'il ne choisit d'y céder.
Octave. — Vous êtes trop indulgent. Accordons
^u'il n'y ait pas grande nuisance à se laisser choir sur le
lit de Ptolémée, à payer d'un royaume un plaisir, à
s'asseoir aux côtés d'un esclave pour lui donner la répli-
<5ue du gobelet, à tituber dès midi par les rues et à se
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 21
colleter avec des faquins qui sentent la sueur : mettons
que cela lui va bien — encore qu'il faille un rare tem-
pérament pour n'être pas flétri par ces excès ; mais il ne-
peut trouver d'excuse lorsqu'il fait retomber sur nous
tout le poids de sa légèreté. Qu'il emplisse de volupté
le vide de ses loisirs c'est à la dyspepsie et à la gra-
velle à lui demander des comptes. Mais dissiper en
plaisirs un temps qui bat la générale et parle aussi dis-
tinctement que son intérêt et le nôtre, c'est mériter
d'être réprimandé comme un enfant, déjà mûr ea
savoir qui, pour un fugace plaisir, met son expérience
en gage, et se rebelle contre la raison.
{Entre un messager.^
LÉpiDE. — Voici d'autres nouvelles.
Messager. — Tes ordres ont été suivis ; il ne se pas-
sera point d'heure, noble Octave, que tu ne sois averti
de ce qui se passe au dehors. Pompée tient la mer ; et
tous ceux-là semblent l'aimer qui ne savaient que crain^
dre César. Il voit affluer les mutins vers les ports et la
rumeur publique proteste en sa faveur.
Octave. — J'aurais dû le prévoir. L'histoire de tous-
les temps nous enseigne que celui qui est, n'est souhaité
que jusqu'à ce qu'il soit et que l'homme en disgrâce,
qu'on n'aimait point tandis qu'il méritait d'être aimé,
devient cher au peuple par son absence. Cette foule
incertaine, je la compare à l'épave que ballottent cou-
rants et marées et que ce mouvement de va-et-vient
désagrège.
Messager. — César, apprends aussi que la mer est de
part en part sillonnée par les navires de Menas et de Méné-
crate, ces pirates fameux. Souvent ils poussent leurs
22 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
incursions jusqu'aux rivages de l'Italie ; les villages des
côtes s'épouvantent et perdent cœur à cette seule pensée
contre quoi la jeunesse ardente s'insui^e. Nul vaisseau
ne s'aventure en pleine mer, qui ne soit aussitôt capturé
qu'aperçu. Une résistance organisée coûterait moins
d'hommes que ne fait le nom de Pompée.
CÉSAR. — Antoine ! laisse-là tes orgies. Naguère,
chassé de Modène, après y avoir tué les consuls Hirtius
et Pansa, quand, talonné par la famine, tu déployais pour
lutter contre, bien qu'élevé dans la mollesse, plus d'endu-
rance qu'un sauvage, tu buvais le pissat des chevaux et
la croupissure dorée devant quoi renâclent les bêtes. Tes
lèvres ne dédaignaient point le plus aigre fruit du plus
âpre buisson. Pareil au cerf, quand la neige enveloppe
la terre, oui certes,' tu broutais l'écorce des arbres. On
raconte que dans les Alpes tu mangeas d'une étrange
chair que plusieurs n'avaient pu voir sans mourir. Et
tout cela — dont le souvenir aujourd'hui mortifie ton
honneur — tu le supportais si militairement que ta joue
n'en était pas même amaigrie.
LÉPiDE. — Quel dommage !
CÉSAR. — Que it prompts remords nous le ramènent.
Il est temps d'entrer en campagne, et que tous deux à
cet effet, nous assemblions immédiatement le conseil.
Notre inaction profite à Pompée.
LÉPIDE. — Demain, Octave, je serai en mesure de
vous renseigner exactement sur les forces dont je puis
disposer, tant smr mer que sur terre, pour faire face à la
situation présente.
CÉSAR. — Jusqu'à notre prochain revoir, je m'occu-
perai du même objet. Adieu.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 2^
LÉPiDE. — Adieu, Seigneur. Ce qu'entre temps vous
pourriez apprendre en fait de mouvement du dehors,
vous m'obligeriez en m'en faisant part.
CÉSAR. — N'en doutez pas, Monsieur, je connais mon
devoir.
SCÈNE II
Messine, — La maison de Pompée.
POMPÉE, MÉNÉCRATE et MENAS.
Pompée. — Si les puissants dieux ont souci de la jus-
tice, les hommes justes doivent compter sur leur appui.
MÉNÉCRATE. — Croyez bien, valeureux Pompée, que
ceci qu'ils vous font attendre, ils ne vous le refusent
pourtant pas.
Pompée. — Tandis que nous sollicitons devant leur
trône, la cause languit, pour quoi nous les sollicitons.
MÉNÉCRATE. — Mais nous, dans l'ignorance de nous-
mêmes, nous demandons souvent ce qui nous nuit, et
que pour notre biea la sagesse des dieux nous refuse.
Ainsi nous profitons à ne pas être exaucés.
Pompée. — Je dois réussir : le peuple m'aime et la
mer est à moi. Ma puissance est à son aurore et de tout
mon espoir j'en pressens bientôt le midi. Marc Antoine
est à table, et ne quittera pas rEg}'pte pour guerroyer.
César fait sa fortune en ruinant son crédit. Lépide flatte
l'un et l'autre et se laisse flatter par tous deux ; mais il
n'aime ni l'un ni l'autre et l'un ni l'autre n'a souci de lui.
MÉNÉCRATE. — César et Lépide se sont mis en cam-
pagne à la tête d'une importante armée.
24 LA NOUVELLE RE\TJE FRANÇAISE
Pompée. — C'est faux ! De qui tiens-tu cela ?
Ménécrate. — De Sylvius, Seigneur.
Pompée. — Il divague. Je tiens qu'ils sont tous deux à
Rome, où ils attendent Antoine. Puissent les filtres de
l'amour, lascive Cléopâtre, emmieller ta lèvre flétrie.
Ajoute à la beauté la magie ; ajoute par surcroît la
luxure ! Enveloppe le libertin dans un réseau de fêtes ;
qu'elles enfument son cerveau ; que les cuisines d'Epi-
cure par d'inépuisables sauces activent en lui le plus
irrassasiable appétit. Que le somme et la boustifaille ainsi
balancent son honneur jusqu'à l'assoupissement final du
Léthé !... Eh bien, Varius ?
(Entre Varius.^
Varius. — Ce que je vais dire est chose absolument
certaine : Marc Antoine est attendu à Rome d'heure en
heure : depuis qu'il a quitté l'Eg^'pte, il a eu. plus que le
temps d'arriver.
Pompée. — J'eusse plus volontiers prêté l'oreille à
quelque nouvelle moins grave. Qui pouvait penser, cher
Menas, que ce goinfre d'amour allait endosser la cui-
rasse pour un aussi mignon combat. Les deux autres
réunis n'ont pas la moitié de sa valeur guerrière. Du
moins soyons flatté, si le bruit de nos pas suffit à secouer
d'entre les bras de la veuve Egyptienne cet insatiable
voluptueux.
Mékas. — Je ne suppose pas que le revoir de César
et d'Antoine doive être particulièrement cordial. La
femme, que celui-ci vient de perdre, n'était pas bien dis-
posée pour César ; son frère a combattu contre lui, —
encore que je doute si Antoine y était pour rien.
Pompée. — J'ignore, Menas, comment de moindres
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 25
dissensions viennent céder à de plus graves. Je ne me
dresserais pas contre eux tous, que, sans doute, ils reste-
raient, à se chamailler. Car ils ont cultivé de suffisants
motifs de discorde, et de quoi tirer le glaive hors du
fourreau. Jusqu'à quel point la peur de moi saura-t-elle
fondre leurs querelles et fusionner leurs partis, c'est ce
que j'ignore. Qu'il en soit ce que les dieux voudront !
Quant à nous, il s'agit de déployer toutes nos ressources,
car nos vies sont à ce prix. Viens, Menas.
SCÈNE III
Rome. — Maison de Lipide . ■
LÉPIDE. — Brave Enobarbus, tu feras un acte méri-
toire et digne de toi, en persuadant ton capitaine de
s'expliquer d'une manière douce et courtoise.
Enobarbus. — Je le persuaderai de répondre à sa
manière : si César l'excite laissons seulement Antoine lui
regarder par-dessus la tête, et parler aussi haut que Mars.
Par Jupiter, si je portais la barbe d'Antoine, je ne la
raserais pas aujourd'hui.
LÉPIDE. — Ce n'est pas le moment des rancunes privées.
Enobarbus. — Chaque souci est apporté par le
moment qui lui convient.
LÉPIDE. — Mais les petits soucis doivent céder aux
grands.
Enobarbus. — Non pas, si les petits sont les premiers.
LÉPIDE. — C'est ta passion qui parle. Mais, par pitié,
ne souffle pas sur le feu. Voici le noble Antoine.
(Entrent Antoine et Veniidius.)
a
26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Enobarbus. — Et, là-bas. Octave.
(Entrent Octave, Mécène et Agrippa.^
Antoine. — Si tout s'arrange ici, les Parthes rece-
vront bientôt notre visite. Entends-tu, Ventidius ?
Octave. — Je n'en sais rien, Mécène ; interrogez
Agrippa.
LÉPIDE. — Nobles amis, ce qui nous rassemble est
très grave ; ne laissons pas de mesquines contestations
nous diviser. Prêtons une oreille courtoise aux repro-
ches : si nous élevons la voix pour discuter, nous meur-
trissons ce que nous prétendons soigner. C'est pour-
quoi, je vous adjure instamment, mes nobles collègues,
de n'aborder les points sensibles qu'avec les termes
les plus doux, et de n'ajouter point l'offense aux
reproches.
Antoine. — Bien parlé. Quand nos armées seraient
en présence, nous à leur tète, prêts à combattre, je
n'agirais pas autrement.
Octave. — Soyez le bienvenu dans Rome.
Antoine. — Merci.
Octave. — Asseyez-vous,
Antoine. — Asseyez-vous, Monsieur.
Octave. — Ainsi donc...
Antoine. — Il me revient que vous trouvez mau-
vaises des choses qui ne le sont pas ; ou qui, le fussent-
elles, ne vous regardent pas.
Octave. — Je serais absurde si pour rien ou pour peu
de chose, je me déclarais offensé, et vis-à-vis de vous tout
particulièrement ; plus absurde encore si je parlais de
vous avec dérision, car votre nom n'a que faire sur mes
lèvres, et ne me regarde pas.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CXEOPATRE 27
Antoine. — Ma présence en Egypte, Octave, vous y
trouviez à redire ?
Octave. — Pas plus que vous à ma présence à Rome,
tandis que vous étiez en Egypte. Si toutefois, de là-bas,
vous intriguiez contre mon pouvoir, c'est bien votre
séjour en Egypte sur quoi j'aurais à vous interroger.
Antoine. — Intriguer... comment Tentendez-vous ?
Octave. — Ce qui m'advint ici vous le laisse aisé-
ment entendre. Votre défunte femme et votre frère ont
pris les armes contre moi. Leurs revendications ont servi
de thème à la vôtjse. Vous étiez le mot d'ordre.
Antoine. — Vous faites fausse route, Octave. Mon
frère, en cette affaire, ne s'est pas recommandé de moi.
J'ai pris mes renseignements, et ce que j'en sais, je le
tiens de rapporteurs fidèles qui tirèrent l'épée pour vous.
Reconnaissez plutôt que c'est mon autorité qu'il frondait
tout avec la vôtre, et qu'il s'élevait à la fin contre moi,
dès l'instant que votre cause était la mienne. Mes lettres
déjà vous auront édifié sur ce point. Si vous tenez à
rapiécer une querelle, choisissez une meilleure étoffe ;
celle-ci ne vaut rien.
Octave. — Vous retournez mes jugements pour
vous y tailler des éloges. Ce sont vos excuses qui sont
rapiécées.
Antoine. — Non pas, non pas. Vous ne pouvez man-
quer de reconnaître, j'en suis certain, l'évidence de cette
vérité : que moi, qui ai partie liée avtc vous pour la cause
qui nous force à combattre, je ne pouvais faire les yeux
doux à une guerre qui compromettait aussi mon repos.
Quant à ma femme, je voudrais vous voir retrouver son
•esprit dans une autre : oui, le tiers du monde porte
28 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
votre licol, et à votre gré vous le faites marcher à
l'amble ; mais une pareille femme, non pas !
Enobarbus. — Il nous faudrait à tous des femmes
comme ça ; on pourrait les emmener à la guerre.
Antoine. — Ses turbulences intraitables, filles de son
impatience, vous ont donné de la tablature, et même
force était d'y reconnaître une certaine habileté poli-
tique ! J'en suis fâché, mais je n'y pouvais rien.
Octave. — Je vous ai écrit, tandis que vous festoyiez
à Alexandrie ; vous empochiez mes lettres sans les lire et
vos sarcasmes éconduisaient mon messager.
Antoine. — Oui, l'un d'eux tomba sur moi sans être
admis ; je venais de régaler trois rois et ne me sentais
plus exactement dans le même état que le'matin. Mais,
le lendemain, j'en ai fait l'aveu de moi-même, ce qui
presque était lui demander pardon. Non, ce maraud n'a
rien à voir dans la querelle, et si nous disputons,
balayez-le de vos griefs.
Octave. — Vous avez rompu vos engagements,
trahi votre serment, ce que jamais je ne vous donnerai
motif de me reprocher.
LÉPiDE. — Doucement, Octave.
Antoine. — Non, Lépide ; laissez-le parler. Cet
honneur m'est sacré, qu'il met en cause, et à quoi j'au-
rais manqué. Continuez, Octave ; mes engagements à
quoi ?...
Octave. — A me prêter aide et assistance à la pre-
mière réquisition, vous m'avez refusé l'un et l'autre.
Antoine. — Ne voyez pas refus où il n'y eut que
négligence, et ce lorsque des heures empoisonnées me
dérobaient à la conscience de moi-même. Du mieux que
SHAKESPEARE : AXTOIXE ET CLEOPATRE 2^
je pourrai je ferai repentante ligure ; mais par honnê-
teté je ne puis faire de ma puissance une pauvresse, non
plus que ne saurait se passer d'honnêteté, ma grandeur.
Il est vrai que Fulvie, pour m'attirer hors de l'Egypte, a
fait ici la guerre. Au sujet de quoi, moi, prétexte inno-
cent, j'incline vers vous mes excuses aussi bas que
supporte mon honneur de se courber.
Lépide. — C'est noblement dit.
MÉCÈNE. — Plaise à vous de ne pas insister davantage
sur vos griefs réciproques. Les oublier serait vous sou-
venir que les nécessités présentes vous prêchent la
réconciliation.
LÉPIDE. — Bien dit, Mécène.
Enobarbus. — Ou si votre mutuel amour ne doit
être qu'un prêt, vous aurez permission de vous en déga-
ger aussitôt qu'on n'entendra plus parler de Pompée ; et
tout loisir pour vous chamailler quand vous n'aurez rien
de mieux à faire.
Antoine. — Souviens-toi que tu n'es qu'un soldat et
tais-toi.
Enobarbus. — J'oubliais que la vérité doit rester
muette.
Antoine. — Respect à l'Assemblée ; tu m'entends :
tais-toi.
Enobarbus. — Allez, allez ! je suis votre caillou
pensant.
Octave. — Ce n'est pas proprement le fond, c'est le ton
de son discours qui me blesse. Nos relations ne sauraient
demeurer amicales avec des façons de vivre si différentes.
Toutefois, si je connaissais un chaînon qui nous pût
unir, à l'autre bout du monde je m'en irais le chercher.
30 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Agrippa. — Permettez-moi, Octave...
Octave. — Parlez, Agrippa.
Agrippa. — Votre mère vous donna une sœur, la
très gracieuse Octavie. Marc Antoine à présent n'est-il
pas veuf ?
Octave. — Que dites-vous là, cher Agrippa : si
Clcopâtre vous entendait, son indignation bien motivée
vous...
Antoine. — Mais Octave, je ne suis pas marié.
Voyons ce que dit Agrippa.
Agrippa. — Pour vous maintenir en perpétuelle amitié,
faire de vous des frères et couturer indéchirablement vos
cœurs, qu'Antoine prenne Octavie pour épouse, dont la
beauté ne mérite pas un moindre époux que le meilleur des
hommes, dont la pudeur et dont la grâce racontent ce
qu'aucun langage ne peut exprimer. Par ce mariage
toutes ces petites jalousies qui nous semblent grandes,
toutes ces grandes peurs qui nous brandissent leurs dan-
gers, se trouveraient réduites à rien. La vérité paraîtrait
conte, tandis qu'aujourd'hui des ombres de conte passent
pour vérités. L'amour d'Octavie pour chacun de vous
deux dicterait votre amour l'un pour l'autre et l'amour
de tous pour vous deux. Pardonnez-moi de parier ainsi ;
ce n'est pas une pensée fortuite que j'exprime, mais lon-
guement et dûment méditée.
Antoine. — Qu'Octave se prononce.
Octave. — Après qu'Antoine aura fait connaître son
sentiment.
Antoine. — Quelle serait l'autorité d'Agrippa pour
mener à exécution son idée, au cas où je dirais :
« Agrippa, qu'il en soit ainsi » ?
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 3 I
Octave. — L'autorité de, César et son autorité sur
Octavie.
Antoine. — Puissé-je ne jamais rêver d'obstacle à un
projet qui se présente sous de si riantes couleurs. Octave,
votre main. J'en rends grâces aux dieux : c'est désormais
un cœur de frère qui dictera nos grands desseins et gou-
vernera nos amours.
Octave. — Voici ma main : jamais sœur ne fut plus
chérie que celle qu'à présent je vous confie. Qu'elle vive
pour unir nos pouvoirs et nos cœurs, et que jamais ne
nous désertent nos amours.
LÉPIDE. — Amen !
Antoine. — Je ne pensais pas avoir à tirer le glaive
contre Pompée. Il s'est montré généreux à mon égard et
récemment encore a fait preuve envers moi de courtoi-
sie. Il me faut d'abord le remercier si je ne veux être taxé
d'ingratitude. Puis, aussitôt après, je le défie...
LÉPIDE. — Le temps nous presse: nous devons pren-
dre l'offensive, ou sinon c'est Pompée qui la prendra.
Antoine. — Où se tient-il ?
Octave. — Aux environs du cap Misène.
Antoine. — De quelles forces dispose-t-il ?
Octave. — Sur terre, de forces grandes et grandis-
santes. Quant à la mer, il en est le maître absolu.
Antoine. — C'est le bruit qui court. Encore une
conférence avec lui... ah ! je voudrais qu'elle eût eu lieu.
Hâtons-nous î Mais avant de prendre les armes, dépê-
chons l'affaire dont nous venons de parler.
Octave. — Avec beaucoup de joie. Permettez que je
vous présente à ma sœur. Je vous mène de ce pas près
d'elle.
32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Antoine. — Lépide, ne nous faussez pas compagnie.
LÉPiDE. — Nul malaise ne saurait me retenir, noble
Antoine.
(Us sortent.)
MÉCÈNE. — Soyez le bienvenu en Italie, Monsieur.
Enobafbus. — Moitié du cœur de César, digne
Mécène ! Agrippa, mon vertueux ami !
Agrippa. — Mon cher Enobarbus.
MÉCÈNE. — Nous pouvons nous féliciter de voir les
choses si bien arrangées. Eh bien ! on se la coulait douce,
en Egypte ?
Enobarbus. — Vous parlez ! On épuisait le jour à
dormir et l'ivresse illuminait la nuit.
MÉCÈNE. — Huit sangliers rôtis pour douze convives,
et pour un seul repas, doit-on le croire ?
Enobarbus. — Une bagatelle ! En fait de bombance,
nous eûmes plus extraordinaire encore et qui m.érite
vraiment d'être cité.
MÉCÈNE. — Ce doit être une remme bien merveil-
leuse, si elle ne dément pas sa renommée.
Enobarbus. — Quand, sur les eaux du Cydnus, elle
vint à la rencontre d'Antoine, du premier coup elle vous
empocha son cœur.
Agrippa. — Oui^ c'est bien là qu'ils se sont rencon-
trés, à ce qu'on raconte.
Enobarbus. — Je puis vous le dire : la barque où
elle était couchée, resplendissait comme un trône, incen-
diait l'eau ; la poupe était d'or martelé ; de pourpre les
voiles et parfumées au point que les vents amoureux
pâmaient sur elles ; les avirons étaient d'argent, qui
battaient les flots en cadence, au son des flûtes, et fai-
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 33
saient s'empresser les eaux sous les délices de leurs
coups. Quant à elle, son aspect met toute description en
déroute : sous un pavillon de drap d'or, elle reposait plus
belle encore que cette image de Vénus où l'imagination
fait honte à la réalité ; à ses côtés de mignons garçons
potelés, pareils à de souriants cupidons, agitaient des
éventails diaprés, au souffle desquels paraissait s'aviver
l'incarnat des délicates joues, rafraîchies comme s'ils
eussent à la fois propagé l'ardent et le frais.
Agrippa. — Malsain pour Antoine.
ExoBARBUS. — Ses suivantes, comme autant de
Néréides, et semblables aux fées des eaux, prenaient
ordre dans ses regards, décorativement inclinées. A
l'arrière, une sirène, eût-on dit, tenait la barre, dont on
voyait les cordonnets de soie, au toucher des fleurs de
ses doigts, se tendre dans un prompt office. De toute la
barque s'exhale une invisible vapeur parfumée dont les
quais adjacents s'enivrent, vibrant du peuple qu'y déver-
sait la cité. Vers elle tous accourent, désertant la place
publique où trône Antoine; autour de celui-ci, le vide;
il siffle ; mais on dirait que l'air même lui manque, parti
pour contempler lui aussi Cléopàtre, et laissant dans la
nature un trou.
Agrippa. — Rare Eg}'ptienne !
Enobarbus. — La barque accoste ; un messager
d'Antoine invite Cléopàtre à souper; elle refuse ; mieux
vaut que ce soit lui qui vienne ; elle le convie instam-
ment. Notre galant Antoine, à qui femme jamais
n'entendit dire : non, se fait coiffer, raser dix fois, se
rend à la fête et, pour écot, paie de son cœur ce que ses
3'eux ont dévoré.
5
34 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Agrippa. — La royale putain ! Du grand César aussi
elle a su mettre au lit le glaive ; il a labouré et elle a
porté la récolte.
Enobarbus. — Je l'ai vue un Jour sauter à cloche-
pied dans la rue ; au quarantième bond, perdant souffle,
elle s'arrête, veut parler, palpite, et, faisant de sa gêne
une grâce de plus, triomphe dans la défaillance.
MÉCÈNE. — A présent, c'en est fait. Antoine a dû lui
dire adieu pour toujours.
Enobarbus. — Antoine ne lui dira jamais adieu. Les
années passeront sans la flétrir. Son extrême diversité
met au défi la lassitude. Toute autre femme, en se prê-
tant au désir qu'on avait d'elle, l'exténue ; mais elle, plus
elle assouvit, plus elle excite ; il n'est rien de vil, de hon-
teux qui ne paraisse seyant en elle, à ce point que les saints
prêtres- ia bénissent au milieu de ses débordements.
Mécène, — Si beauté, modestie, sagesse ont prise sur
le cœur d'Antoine, on peut dire qu'avec Octavie il a
tiré un fameux numéro.
Agrippa. — Partons. Mon cher Enobarbus, acceptez, je
vous prie, d'être mon hôte, tout le long de votre séjour ici.
Enobarbus. — Je vous en remercie humblement.
SCÈNE V
La salle du palais d'Egypte.
CLÉOPATRE, CHARMION, IRAS, MARDIAN.
Cléopatre. — Charmion.
Char.mion. — Madame.
\
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 35
Cléopatre. — Ah ! Charmion. Versez-moi de la
liqueur de mandragore, que. je traverse dans le sommeil
le grand gouffre du temps qui me sépare de mon
Antoine.
Charmion. — Vous pensez beaucoup trop à lui.
Cléopatre. — Hélas ! il m'a trahie.
Charmion. — Non, Madame ! Espérez.
Cléopatre. — Où est Mardian, le coupé ?
Mardi AN. — Que puis-je pour le plaisir de votre
Altesse ?
Cléopatre. — Oh ! pas chanter, surtout 1 Un
eunuque ne peut rien pour mon plaisir. Heureux châtré
dont la calme imagination ne vagabonde point là où. ton
•corps ne peut la suivre. Eprouves-tu des passions, dis ?
Mardian. — Oui, Madame.
Cléopatre. — En vérité !
Mardian. — Non pas précisément en vérité. Car il
ne m'est pas donné d'agir autrement que d'une manière
honnête. Mais en imagination mes passions se font
féroces, et tout ce que Vénus dans les bras de Mars...
Cléopatre. — Fais venir mes musiciens. Musique !
morne aliment de ceux qu'amour tourmente...
O Charmion, où crois-tu maintenant qu'il puisse
être? Debout... couché plutôt... non, il marche... ou
s'il est à cheval ! O cheval fortuné sur qui pèse le poids
d'Antoine ! Hardi ! Ne fléchis pas ! Sais-tu bien qui tu
portes ? Celui sur qui repose le demi-poids du monde,
comme sur l'épaule d'Atlas. Je l'entends qui parle à pré-
sent, qui murmure tout bas: « Où donc est mon
serpent du vieux Nil ? » C'est ainsi qu'il m'appelle... Ah !
je m'enivre d'un poison trop délicieux. Penses-tu ! moi
36 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que les années ont ridée, qu'ont noircie les amoureux
baisers du soleil ! Oh ! César au front chauve ! du temps
que tu planais ici, dominant la terre, oui, j'étais un pas-
sable morceau pour un roi. Alors le grand Pompée
tombait en arrêt devant ma face et l'extase écarquillait
ses yeux ! C'est là qu'il voulait . jeter l'ancre et mourir
en contemplant sa vie.
Qu'on m'apporte ma ligne. Allons pôcherdans lecanal.
Là, tandis qu'on entendra de loin la musique, je piperai
des poissons bruns au ventre blond; mon hameçon
crochera leurs molles babines et à chacun, quand je le
sortirai de l'eau, je penserai que c'est Antoine et je
crierai : Ah ! Ah ! te voilà pris!
Charmion, — Qu'il était gai votre concours de
pêche, quand, une fois, vous fîtes suspendre par votre
plongeur, au fil d'Antoine, un hareng saur, qu'il sortit
de l'eau triomphant.
Cléopatre. — Autrefois! — oui; cette fois, j'ai r'i
de lui jusqu'à la nuit pour lui faire perdre patience, puis
avec lui toute la nuit pour la lui rendre ; et le matin
suivant, avant la neuvième heure, je l'ai si bien soûlé
qu'il roulait sur le lit revêtu de mes bijoux et de mes
robes, tandis que son fameux glaive de Philippes et sa
ceinture ceignaient mon flanc.
Oh ! quelqu'un d'Italie !
Allons, répands l'abondance de tes nouvelles dans
mon oreille impatiente et qui jeûne depuis longtemps.
Messager. — Madame ! Madame !
Cléopatre. — Antoine est mort ? Parle vilain ! Tes
nouvelles m'assassinent. Il est libre ? Il est glorieux ? Si
tu l'accordes, voici de l'or ; pose tes lèvres où mon sang
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 37
coule le plus azuré, sur cette main qu'ont touchée des
lèvres royales, et qui ne l'ont baisée qu'en tremblant.
Messager. — Madame, il va bien.
Cléopatre. — Voici de l'or encore. Mais, faquin,
fais attention que selon le dicton : les morts vont bien.
Si c'est ainsi que tu l'entends, tout cet or que voici, je le
fais fondre et le verse brûlant dans ta gorge imprudente.
Messager. — Hélas 1 Madame, écoutez-moi.
Cléopatre. — Alors parle. Mais je ne lis rien de bon
sur ta face. Antoine est libre et bien portant ? ta figure
d'enterrement ne sied pas au clairon des bonnes nou-
velles. Est-il malade ? Alors, les cheveux en désordre et
pareils aux serpents des Furies.
Messager. — De grâce, ah ! daignez m'écouter.
Cléopatre. — J'ai furieusement envie de le battre
avant qu'il ne parle. Pourtant, si tu dis qu'Antoine est
vivant, qu'il va bien, qu'il fraternise avec César et ne se
laisse point duper par lui, alors je ferai pleuvoir sur toi
une averse d'or, une grêle de perles fines.
Messager. — Madame, il va bien.
Cléopatre. — Bien dit.
Messager. — Il fraternise avec César.
Cléopatre. — Tu es un brave homme.
Messager. — César et lui sont plus grands amis que
jamais.
Cléopatre. — Je ferai ta fortune.
Messager. — Toutefois, Madame...
Cléopatre. — Oh ! je n'aime pas ce « toutefois ». Il
ternit le bien qui précède. Fi du « toutefois ». Le « tou-
tefois » est un geôlier qui va relâcher quelque monstre.
Je te prie, mon ami, sors d'un coup tes nouvelles, le
38 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
bien et le mal tout ensemble : il est l'ami de César, tu
dis; il va bien ; tu dis qu'il est libre.
Messager. — Libre... Madame, non : je n'ai pas dit
qu'il est libre. Il est l'attaché d'Octavie.
Cléopatre. — Pour quel service ?
Messager. — Le meilleur : le service du lit.
Cléopatre. — Je suis pâle, Charmion ?
Messager. — Madame, il a épousé Octavie.
Cléopatre. — Que la peste t "étrangle.
{Elle le frappe et le renverse.)
Messager. — Patience, ma bonne Reine.
Cléopatre. — Qu'a-t-il dit ?
(Elle frappe encore.')
Hideux drôle ! Je ferai sauter tes vilains yeux comme
des billes ; j'arracherai tes cheveux, (Elle le secoue.) Je te
ferai fouetter de verges de métal, bouillir dans l'eau
salée et macérer dans la saumure.
Messager. — Gracieuse dame, j'apporte la nouvelle
du mariage, mais ce n'est pas moi qui l'ai fait.
Cléopatre. — Dis seulement qu'il n'en est rien et
je te do,nne une province. Les coups reçus ne compte-
ront que pour m'avoir mise en colère. Je te comblerai
de plus de biens que n'ose en rêver ta pudeur.
Messager. — Il est marié. Madame.
Cléopatre. — Scélérat, tu n'as vécu que trop long-
temps.
(Elle sort un couteau.)
Messager. — Ma foi, je me sauve. Y pensez-vous,
Madame ! Ce n'est pas ma faute.
Charmion. — Douce Reine, maîtrisez-vous ! Cet
homme-là n'est pas coupable.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 39
Cléopatre. — Est-il besoin d'être coupable pour
être frappé par l'éclair ? Que le Nil engloutisse toute
l'Egypte et change toute benoîte créature en serpent.
Rappelez cet esclave! J'ai la rage au cœur, mais je ne le
mordrai pas. Rappelez-le.
Char.miox. — Il n'ose ,pas revenir.
Cléopatre. — Je ne lui ferai pas de mal.
(Charmion sort.)
A frapper un vilain, main royale, tu t'avilis. Et seule
de tout cela je suis la cause. Approchez-vous, Monsieur.
Sans doute il est honnête de rapporter fidèlement les
nouvelles ; mais quand elles sont mauvaises, cela n'est
pas prudent. Propage avec cent voix le gracieux message ;
mais laisse l'événement fâcheux parler lui-même à ceux
qu'il accable.
Messager. — J'ai simplement fait mon devoir.
Cléopatre. — Il est donc marié ? Je hais d'une par-
faite haine celui qui me répondra : oui.
Messager. — Il est marié. Madame.
Cléopatre. — Que les dieux te confondent !
Messager. — Préférez- vous donc que je mente ?
Cléopatre. — Je voudrais que tu aies menti, — dût
la moitié de l'Egypte submergée n'être plus qu'une cuve
à reptiles. Sors d'ici. Serais-tu plus beau que Narcisse,
ton visage me fiiit horreur. Il est marié ?
Messager. — J'implore votre altier pardon.
Cléopatre. — Il est marié ?
Messager. — Ne prenez pas offense de celui qui ne
vous a pas offensée. Me punir pour ce que vous exigez
de moi, cela n'est pas juste. Oui, il a épousé Octavie.
Cléopatre. — Que la faute d'Antoine te réduise et
40 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
décompose ton assurance. Va, sors d'ici. La marchandise
romaine que tu colportes, remporte-la ; elle coûte trop
cher à mon cœur. Qu'elle te reste pour compte et te
ruine.
, (Le messager sort.)
Charmion. — Votre paisible Altesse, patience.
Cléopatre. — Charmion, dis si mes louanges à
Antoine, souvent je ne les volais pas à César ?
Charmion. — Souvent, Madame.
Cléopatre. — Et c'est ce que je paie à présent.
Emmène-moi. Je défaille. O Charmion ! Iras ! Ce n'est
rien. Va vers le Messager, bon Alexas. Questionne-le
sur Octavie, Son visage? Son âge ? Ses goûts ? Oh ! et
la couleur de ses cheveux, n'oublie pas. Vite, que je
sache...
' (Il sort.)
Quittons-le pour jamais. Ah! ne le quittons pas...
Charmion, un côté de sa face est hideux comme la Gor-
gone, mais l'autre est pareil au dieu Mars. (^A Maràian.^
Cours, dis à Alexas de s'informer aussi de sa taille...
Oh ! Charmion, que je suis à plaindre ! Mais ne me
parle pas. Ramène-moi dans ma chambre.
{A suivre.^
Traduction d'ANDRÉ gide
LETTRE A UN
HISTORIEN
Mes réflexions vous ont chagriné. Je vous suis apparu
comme un de ces mécontents à qui tout prétexte est
bon s'il s'agit d'arttaquer la culture. Vous m'avez repro-
ché cette neurasthénie du démobilisé qui recule devant
l'efFort intellectuel et qui voudrait, par quelques affirma-
tions simplistes, échapper à la gêne des anciennes disci-
plines. Vous ne cessiez de faire dévier l'entretien en
suspectant, le plus affectueusement du monde, le bon
aloi de mes arguments. Laissez-moi revenir sur quelques
points de notre causerie, sans beaucoup d'ordre, mais à
l'abri de vos trop ardentes interruptions.
Et tout d'abord finissons-en avec cette objection de
principe que vous voudriez tirer d'une prétendue servi-
tude où notre esprit serait tombé à l'égard des événe-
ments. Eh, parbleu oui, sur bien des points je raisonna
autrement qu'avant la guerre ; le contraire ne m'inspire-
rait aucune fierté. Car rien ne me paraît plus suspect de
pauvreté, de stérilité et de sottise qu'une certaine sagesse
jusqu'à laquelle les événements ne retentissent pas. Quoi
d'étonnant si jetés dans des conditions de vie aussi
singulières, et confrontés avec l'idée de la mort soit
42 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pour notre pays, soit pour les autres ou nous-mêmes,
nous nous sommes posé des questions nouvelles et si
nous avons cherché du soutien là où nous n'avions pas
coutume de le faire ? Mais ceci dit, renoncez pour cette
fois à invoquer la guerre. Convenez que notre mécon-
tentement ne l'avait pas attendue pour s'exprimer et que,
depuis longtemps déjà, nous avions commencé ce
redressement auquel nous ne faisons aujourd'hui
qu'apporter un peu plus d'impatience et de passion.
Allons tout de suite au nœud de la question. Par
suite de diverses circonstances (en particulier par l'effet
d'une spécialisation presque inévitable et par une assimi-
lation hasardeuse de vos méthodes à celles des sciences
exactes) vous vous êtes trouvés amenés à un excès de
documentation matérielle, à un abus du renseignement
précis, qui a hni par nous masquer, à nous autres pro-
fanes, la vue harmonieuse et vraie des hommes d'autre-
fois. Parce que l'originalité et l'esprit d'invention se
marquent 'moins dans la constatation de la continuité
que dans la découverte de particularités nouvelles,
vous avez été tout natutellement portés à différencier
les époques, à en souligner les traits adventices aux
dépens des traits éternels. Vous vous êtes ingéniés à
créer des perspectives, à reculer les siècles les uns der-
rière les autres, à nous faire contempler l'histoire à
travers je ne sais quel télémètre qui en échelonne les
périodes selon des espacements mathématiques, de sorte
que les plus éloignés nous paraissent nécessairement les
plus petits. Et pour achever de nous dépayser, pour
achever de nous rendre le passé inhabitable, hostile et
inhumain, vous avez favorisé le foisonnemeift de cette
LETTRE A UN HISTORIEN 43
petite érudition, de cette sous-histoire qui sous prétexte
de couleur et de curiosité a collectionné les bizarreries
et les grimaces, si bien que les visages même récents
de notre propre pays nous semblent aussi lointains et
déroutants qu'un paysage de la Chine.
Posons un principe qui nous épargnera des malen-
tendus : toute méthode me paraît bonne si elle me
rapproche d'une époque, si elle me met de plain-pied
avec le passé, si elle me permet d'en tirer pour mon
propre compte nourriture, intérêt ou beauté ; toute
méthode au contraire m'indispose si elle hérisse mon
chemin d'obstacles inutiles. Je suis homme et non pas
historien ; ce qui m'intéresse dans l'os c'est la moelle ;
or ceux que vous me passez sont nettoyés comme des
bibelots d'étagère. Vous m'avez déjà répondu que si
mon ambition se bornait là, je pouvais la satisfaire dans
les ouvrages de vulgarisation. Le malheur, c'est qu'ils
ne me satisfont pas. Non, je prétends goûter à vos
découvertes les plus pénétrantes, persuadé que l'homme
est beaucoup plus divers, plus étrange et plus mons-
trueux qu'on ne veut bien nous le montrer communé-
ment (dans le présent aussi Sien que dans le passé) ;
mais je demande que vous me fournissiez des documents
ingénus et non pas déformés par des partis pris profes-
sionnels.
Laissez-moi pousser la franchise aux limites de
l'impertinence. Jusqu'ici votre corporation avait usé
d'une discrétion dont ailleurs on a depuis long-
temps fait litière. Vous conveniez que vous étiez là
pour instruire les honnêtes gens, et que ceux-ci n'avaient
pas pour raison d'être de former une cour aux historiens.
44 LA NOUVELLE REA^UE FRANÇAISE
La subordination que vous acceptiez, la société vous
en marquait sa reconnaissance, ainsi qu'il était logique
€t courtois, en choisissant ses maîtres et ses chefs parmi
les plus grands d'entre vous. Chez les historiens de
moindre envergure, on admirait la conscience du tra-
vail, fût-ce en des œuvres d'une noblesse un peu déser-
tique. Et vos apprentis mêmes étaient les bienvenus,
occupés qu'ils étaient à débroussailler et à déblayer. On
vous savait gré de ces brillantes opérations de police
d'où vous ne rentriez jamais sans ramener par l'oreille
quelque faussaire, et Ton vous bénissait quand vous
retrouviez l'accès d'une de ces sources primitives dont
jusqu'alors nous n'avions bu l'eau que polluée par les
hasards de longs parcoiars.
En quoi, demandez-vous, ne sommes-nous plus les
mêmes que par le passé ? — En ceci d'abord, que vous
ne nous donnez plus de maîtres. (J'accorde que le génie
ne se commande pas; mais si la rareté du génie peut
■être pour quelque chose dans la décadence de l'art, la
réciproque n'est pas moins vraie). Ensuite en ce que
vous avez changé d'attitude à l'égard de votre œuvre.
L'objet est devenu prétexte; votre intervention est
xievenue fin en soi. Vous ne nous permettez plus de
vous oublier. Une fois le bassin de la source dégagé,
enlevez vos jalons et vos pioches. Un peu moins d'éta-
lage érudit, non pas seulement parce que cette vaine
science est fastidieuse, mais parce qu'elle submerge le
document. Laissez-nous seuls avec lui. On ne range
pas sur le bord du saladier les limaces retirées de la
laitue ; or je sais telle édition d'un fragile et charmant
poète, où vous êtes pour quelque chose, et qui présente
LETTRE A UN HISTORIEN 45
une petite feuille de texte dans une véritable marge de
chenilles !
Innocentes manies, direz-vous. — Mais non; car elles
sont l'indice d'une tendance qui nous blesse. L'intelli-
gence choisit les aliments, mais l'instinct les digère.
Soyez nos yeux et nos mains, mais laissez-nous être
estomacs ; laissez-nous cette appétence par laquelle nous
prenons possession d'un texte, ce mouvement de sym-
pathie par lequel nous entrons dans l'intimité d'une
grande figure. Ce n'est pas que nous intercédions en
faveur d'illusions et de légendes. Vous pouvez nous
défigurer un personnage traditionnel sans que nous
nous plaignions ; l'histoire en propose assez d'autres
à notre admiration. Dans la clarté de jugement vers la-
quelle vous vous efforcez, ce n'est pas la clarté qui nous
inquiète, c'est la rage de juger ; c'est ce perrin-dandisme
ergoteur qui fait du moindre chartiste un greffier de
tribunal. Quelle bonne foi ne serait déroutée par la
méfiance tatillonne dont vous nous faites la première
des règles ? Oubliez-vous que nul n'est plus dupé que
les méfiants ?
C'est quelque chose que l'exactitude des faits. C'est
votre honnêteté, mais une honnêteté négative. L'histoire,
tout de même, ne commence réellement qu'aux mobiles
et au retentissement des événements chez les individus
ou les peuples. Tel trait peut être aussi vrai qu'on vou-
dra, il est mensonger s'il exprime pour nous des senti-
ments que n'éprouvaient pas les hommes de l'époque.
Je crois sans peine qu'au xvii' siècle on mangeait mal-
proprement ; mais si je m'irrite à vous voir tant insister
sur ces doigts plongés dans les plats ou ces dentelles
46 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
maculées de sauce, ce n'est pas du tout que ces précisions
me semblent attentatoires à la noblesse de mes idoles,
c'est parce que, sous des apparences d'exactitude, vous
nous donnez l'impression la plus calomnieuse, celle d'un
repas de Zoulous, là où l'urbanité, la conversation et la
tenue valaient peut-être bien celles d'aujourd'hui.
Mince sujet de chicane ! Moins mince pourtant qu'il
ne paraît, car ce sont des détails de cette sorte qui
mettent le plus de barrières entre les hommes. C'est
déjà vrai entre contemporains ; à plus forte raison lors-
qu'il s'agit des générations passées, avec qui nul ne
prend à cœur de dissiper les malentendus. Je préfère
encore les entremetteurs un peu trop complaisants que
furent certains historiens de la vieille école, à cette véra-
cité meurtrière par laquelle vous brouilleriez les meil-
leurs amis. Devant un portrait à perruque, votre rôle
•devrait consister à nous fournir un cache qui isole le
visage et nous le fasse apparaître dans son caractère
profond, dépouillé de ce que l'époque et la mode y
ajoutaient d'éphémère et de bizarre. Mais on croirait que
vous preniez à tâche de ne me faire regarder que la
perruque. Je la distingue avant la figure des personnages.
J'aperçois ces monuments de boucles sur les champs de
bataille aussi bien que sur les oreillers. J'ai de la peine
à imaginer là-dessous les angoisses et les sueurs du
combat, le désordre de la douleur et de la passion.
Débarrassez-moi de tout ce crin. — Il y était, dites-
vous. — Oui, mais on n'y pensait pas jour et nuit ; et
lorsqu'on n'y pensait pas, c'est comme s'il n'avait pas
existé.
Ne croyez-vous pas que la dévotion a notablement
LETTRE A UN HISTORIEN 47
changé de nature, le jour où l'on a cessé de se repré-
senter les personnages de l'Evangile sous des vêtements
contemporains ? et que le drame de la Passion a beau-
coup perdu de sa réalité, lorsque ces toges, ces sandales,
ce décorum antique ont fait leur apparition ? Vous figu-
rez-vous les cantiques franciscains adressés à ces figures
intimidantes ? Au Moyen-Age, si l'amour des mystiques
a toute l'ardeur et la force de l'amour proprement dit,
c'est qu'il est direct, actuel. Depuis, la foi a trouvé
d'autres accents, plus nobles, plus grandioses, plus
humiliés, mais son essence la plus précieuse s'est éventée
dès ces premiers sacrifices à l'exotisme.
J'en dirais autant des traductions grecques et latines.
Pourquoi le Plutarque d'Amyot a-t-il eu tant d'action
sur son époque et continue-t-il à nous émouvoir ? On
voudrait nous persuader que c'est à cause de son style.
Certes ce style est savoureux ; mais il l'est moins verba-
lement que par la force naïve avec laquelle il épouse
l'original, s'en approprie le contenu, pénètre dans la
familiarité des personnages. Pas un terme savant là où
peut servir une locution française : les sommes d'argent
sont comptées en écus, les distances mesurées en lieues,
une amphore est une cruche et une knémide est une
jambière. Comment voulez-vous que, sans une transpo-
sition où se perd le plus chaud de mon élan, je fasse
miennes les aventures d'un homme qui porte des kné-
mides ? Du coup il n'est plus qu'un mannequin de
musée. C'est parfait pour qui s'intéresse à l'histoire de
l'uniforme, ou encore pour qui cherche des rimes
riches ou qui a besoin de quelques épices pour réveiller
une imagination paresseuse. Mais Plutarque vaut mieux
48 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que cela. Il n'est, je l'accorde, ni très profond ni très
perspicace quand il décrit des natures exceptionnelles;
un certain ronron moral enlève de la netteté à
ses jugements. Mais avec quel soin il note les mobiles
moyens des actions ; quelles précisions il fournit sur ce
que fut la vie quotidienne ; quelle admirable image il
trace de ce que l'Antiquité considéra comme l'honnête
homme ! Voilà un renseignement qui m'intéresse plus
qu'aucun autre, un magnifique repère pour apprécier le
chemin parcouru par l'humanité, non dans ses idées,
non dans tel de ses goûts, mais dans son affinement,
dans sa culture, dans cette somme que représenterait,
aux diverses époques, un citoyen d'élite, si l'on pouvait
estimer en chiffres chacune de ses qualités. (Ne voyez-
vous pas qu'aucun problème ne nous préoccupe davan-
tage, depuis que la guerre nous a fourni des renseigne-
ments si neufs sur nous-mêmes, sur notre héroïsme et
notre barbarie, sur notre conception de l'honneur, notre
désintéressement, notre crédulité ? Où en sommes-nous,
j'entends sur quels points avons-nous changé par rapport
aux époques où l'on s'est considéré comme à un sommet
de la civilisation ?)
Eh bien, pour en revenir à Amyot, s'il a su nous
représenter cet honnête homme antique d'une manière
qui nous invite à tant de retours sur nous-mêmes, ne
le doit-il pas en partie à une parfaite absence de couleur
locale, à une élimination hardie du bibelot grec et
latin, de l'érudition, et à une prise de possession non
moins hardie de tout ce qui fait l'homme même ?
Pour réussir si parfaitement, il ne suffit pas d'une
bonne méthode ; il faut cette imagination qui redonne
LETTRE A UN HISTORIEN 49
vie aux événements, qui ressuscite les morts. Mais à
défaut de ce don, c'est déjà quelque chose que la
méthode. « Je ne reconnais pas chez Aristote la plu-
part de mes mouvements ordinaires, dit Montaigne ;
on les a couverts et revêtus d'une autre robe pour
l'usage de l'école. Si j'étais du métier, je naturaliserais
l'art, autant comme ils artialisent la nature. »
On pourrait en dire autant des belles traductions
faites au xvii* siècle. Celles-là non plus ne dépaysaient
pas à plaisir le lecteur. « Belles infidèles » tant qu'on
voudra ; mais si elles trahissaient c'était avec un amour
dont on voudrait quelques traces sous la revêche fidé-
lité de bien des traductions modernes. Aussi les œuvres
antiques restaient-elles présentes, vivantes, verdoyantes ;
et si la fumure française donnait à leurs fruits une
saveur nouvelle, les branches continuaient du moins à
porter une abondance de fruits nourrissants et beaux.
Ainsi s'explique la supériorité donnée aux anciens :
ils étaient les anciens et les modernes par-dessus le
marché.
Je confesse avoir eu, vers vingt ans, un déplorable
goût pour les traductions de Leconte de Lisle. Plus les
phrases étaient chamarrées de syllabes grecques, plus je
m'y délectais, confondant ce plaisir déplacé avec celui
que me donnaient les merveilleux noms propres, les
éclatants ornements de la Légende des Siècles. Je goûte
toujours autant ces philtres magiques que Hugo a su
composer avec l'écume sonore de l'histoire. Je me
répète toujours avec le même plaisir les Sept Merveilles
.du Monde, Zitn-Zi:yimi, et jusqu'aux énumérations du
Détroit de l'Euripe. Hugo connaît, en experte sorcière^
4
50 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la vertu des mots colorés et la force avec laquelle ils
projettent notre esprit sur de fantastiques trajectoires.
Peu m'importent les ingrédients dont il compose sa
drogue : le chanvre vaut le vin ou le pavot, du moment
qu'il s'agit seulement de provoquer le délire. Mais vou-
loir tirer de Sophocle une ébriété de cet ordre, voilà
qui est absurde et sauvage. Il a, sur les hommes, des
choses à dire qui méritent d'être écoutées ; il réclame
de la docilité d'esprit ; ses paroles ne doivent pas servir
à des fuites en tous sens, à des bonds de Ménades.
Si encore vous étiez juste pour Hugo, on pourrait
vous passer une faiblesse de poète pour les vocables
voyants ; mais vous ne supportez pas son vin, le plus
riche en ivresse verbale avec celui de Ronsard. Vous
vous gaussez des libertés qu'il prend avec l'histoire, et
vous ne voyez pas que l'imagination ' est magnifique-
ment stimulée par ces noms, ces allusions, ces rappro-
chements les plus hasardeux, mais toujours choisis avec
un prodigieux sens de la musique et de la force évoca-
trice ; alors que ces mômes mots, employés judicieuse-
ment par vous, ne feraient que glacer votre texte.
M'avez-vous assez raillé à cause de
Mossuî
Que ccnqiiU le premier DuUlius, ce consul
Oui jimrchait précède de flûtes tibicines.
Que de sottises vous avez relevées dans ces deux
I. J'entends l'imagination lyrique, voluptueuse et centrifuge,
le « ravissement » poétique, et non cette imagination grave et
active, qui tend à une possession du monde plus complète et plus
profonde.
LETTRE A UN HISTORIEN 5I
vers, et que vous avez ri de ce « tihicines » qui ne
saurait désigner une forme de flûte, mais tout au plus
les joueuses de cet instrument. Qu'y faire ? J'en reste
à mon plaisir. J'aime cette parenthèse romaine parmi la
turquerie de Zim-Zi:^imi. Vous êtes bien parvenu à me
gâter un peu ces « flûtes-flûtistes », pas assez pourtant
pour m'en dégoûter tout à fait.
Vous allez m'accuser de contradiction parce que
j'aime chez Hugo ce don d'ivresse et de dépaysement
que je n'accepte pas dans une traduction de Sophocle et
encore moins dans un livre d'histoire. L'apparence d'illo-
gisme tient à ce qiie vous ne faîtes pas, me semble-t-il, une
distinction suffisante entre le poète simple excitateur de
l'imagination et le poète recréateur de l'homme, divi-
nateur de son âme. (Le même poète se manifeste par-
fois dans ces deux rôles, mais guère simultanément ;
aussi n'est-il pas, je crois, arbitraire d'opposer l'une à
l'autre ces deux formes d'inspiration.) Je n'attends de
Hugo aucune révélation ni sur moi-même ni sur les
autres. Il est bien incapable de projeter dans aucun
recoin de notre cœur un jet de lumière inattendu. Il ne
saurait être nourriture ; laissez-le être Champagne.
Mais ne champagnisez pas ce qui n'est pas destiné à
nous étourdir. Laissez-nous approcher Œdipe et Anti-
gone avec l'esprit le plus lucide ; et surtout lorsque vous
faites métier d'historiens, n'interposez entre les hommes
et nous aucun mirage. Vous avez le droit d'être poètes,
mais seulement de ceux qui devinent la réalité cachée,
jamais de ceux qui nous aident à la fuir. C'est pour
avoir voulu, à votre manière, imiter les seconds que
vous êtes tombés dans cet abus de la couleur et du
52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pittoresque — forme « artiste » de cette tendance à la
différenciation et à la fausse exactitude que nous vous
reprochons.
Qu'en français Ronsard « parle grec », c'est souvent
charmant et parfois admirable ; mais que vous alliez
mettre des mots grecs dans la bouche de Grecs véri-
tables, voilà qui n'a plus le moindre sel. Vous alléguez
une raison d'exactitude ; mais, tout au contraire, ces
mots n'ont, pour la plupart d'entre nous, qu'un sens
assez imprécis, un sens noyé sous toute espèce d'irisa-
tions littéraires. Et quand ils seraient parfaitement
appropriés, parfaitement à la mesure de la chose dési-
gnée, ils n'en seraient pas moins déplorables, s'ils parti-
cularisent ce qui pourrait être général, s'ils relèguent
dans l'antiquaille ce qui devrait rester à l'homme de
tous les temps. Enfin — et ceci me ramène à ma
marotte — j'affirme qu'à moins de preuves évidentes du
contraire, on diminue beaucoup les chances d'erreur en
partant de ce principe que les hommes sont toujours
pareils à eux-mêmes et qu'on ne les peint jamais dans
■ leur vérité profonde mieux qu'en employant des cou-
leurs qui nous peindraient nous-mêmes avec vérité.
Laissez-moi prendre un exemple : l'idée qu'un Fran-
çais de culture moyenne se fait du xvi' siècle. Quelle
image de cette époque a-t-on mise dans nos mémoires ?
Ce ne sont qu'arquebuses, que gibets, que massacres,
que discussions théologiques, que fraises, que corsets,
que monstrueuses braguettes, qu'élégances cruelles,
qu'ivresse intellectuelle, que jeux d'artistes et de princes
— image d'ailleurs belle, mais où nous ne pouvons
nous imaginer nous-mêmes en quelque attitude que ce
LETTRE A UN HISTORIEN 53
soit. C'est un décor pour Diane de Poitiers ou Catherine
de Médicis, mais où les gens en veston n'ont rien à
voir. Or voici que j'ouvre les Essais. Quelle fraîcheur !
quel air délicieux ! quelle brise de chez nous ! quelle
rosée de nos prairies ! Et quel ami charmant, perspi-
picace, attentif! Il en sait sur moi-même beaucoup plus
que moi. Il ne parle que de lui, mais si pertinemment que
c'est parler de nous tous. Personne dont le commerce soit
plus facile et qui livre à l'intimité jusqu'à d'aussi subtils
replis. Il y a des hommes que j'aime davantage, il n'y en a
pas avec qui je m'entende mieux. Oui, mon ami ; toutcama-
rades de lycée que nous soyons, et contemporains et liés
d'un vieil attachement, vous m'êtes infiniment moins lim-
pide, moins déchiffrable, moins proche. — Montaigne
était une exception, dites-vous. — Pour le génie, assu-
rément, mais pas pour le caractère et la culture. Nulle
part il ne se donne pour un incompris, pour un agneau
égaré parmi les loups. Il a été mêlé aux affaires de son
siècle, il a rempli des charges auprès des princes et s'en
est fort honorablement acquitté. Il analyse et consigne
ce dont personne n'avait encore fait un sujet d'étude,
mais ses sentiments ne sont pas d'un autre ordre que
ceux de son époque ; le succès des Essais en fait foi.
Ces nuances, ces délicatesses, cette subtilité, cette
tendresse, cette poésie qui sont notre âme même, les
contemporains de Montaigne s'y reconnaissaient. C'est
donc que le décor, tout vrai qu'il fût, nous induisait en
erreur. C'est donc...
Mais à quoi bon tant insister ? Pardonnez cette pesante
dissertation. Ce qui est en jeu — vous le sentez aussi
bien que moi, et de là vient que nous discutons avec un
54 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
peu trop de passion — c'est une certaine idée de la
différenciation des époques, qui traduite en langage pri-
maire est devenue l'idée d'un progrès à tout prix. Vous
n'en êtes qu'à demi responsables, beaucoup d'entre vous
ayant plutôt manqué de mesure dans une admiration un
peu puérile du passé ; mais en laissant l'épisodique
l'emporter sur l'essentiel, vous avez facilité ce glisse-
ment. Qui dit étrange dit étranger ; qui dit étranger
dit barbare. Un peuple dont les vêtements, la nourri-
ture, les objets usuels portent des noms si saugrenus,
comment se figurer qu'il trouvait le même goût que
nous à l'air, aux aliments ; qu'il connaissait chaque
nuance de sensations qu'un corps humain peut éprou-
ver et à peu près chaque nuance de sentiments. Ainsi
vous avez soutenu, plus que vous ne vous l'imaginez,
cette vague foi dans une évolution nécessairement
ascendante, qui aurait précipité depuis cent ans son
mouvement triomphal. Dans l'enseignement historique
qu'on" nous a donné, pas un aperçu qui n'ait été teinté
de ce médiocre optimisme; si bien que beaucoup d'entre
nous, même de ceux qui n'ont jamais donné dans cette
religion ou qui l'ont abjurée, n'en continuent pas
moins à envisager le passé tel qu'un enseignement ten-
dancieux le leur a présenté. Ils ont redressé leur esprit
mais non rappris l'histoire.
Si vous le voulez bien, nous parlerons une autre fois
de la façon dont la guerre a bousculé quelques-uns des
axiomes où nos jugements prennent source. Le seul
point qui importe ici, c'est une certaine humiliation de
la superbe et de la raison raisonnante ; par suite, un
besoin de chercher des normes ailleurs que dans notre
LETTRE A UN HISTORIEN 55
chaos. Nous ne faisons pas fi des normes politiques que
vous nous proposez, mais elles ne prennent de sens
véritable qu'une fois bien établies les normes de l'hon-
nête homme. Comment apprécier la valeur d'un régime,
sans savoir à quelles gens il s'appliquait, en quoi ils
nous ressemblaient ou non ? Or ce n'est pas une
mosaïque de petits documents qui nous l'apprendra ;
c'est la méditation d'un ou deux textes, la contempla-
tion d'un ou deux portraits.
Vous vous étonniez l'autre jour de voir tant d'esprits
retourner à l'Histoire Sainte et à la Légende Dorée :
ne vous en prenez qu'à vous-mêmes qui nous avez si
inconsidérément désaffecté l'histoire. Ce que nous vous
demandons, c'est de la repeupler de ses morts, pour
que nous renouions avec eux un commerce familier.
Nos curiosités ne sont plus les mêmes qu'autrefois ;
elles sont moins libres, moins gratuites. Nous sommes
des hommes occupés à se reconstruire une image du
monde. Nous attendons de votre amitié qu'elle nous
aide dans cette rude tâche ; et vous nous pardonnerez si
nous nous insurgeons avec une vivacité un peu injuste
contre tout ce qui peut nous en distraire.
JEAN SCHLUMBERGER
FEUILLES DE TEMPÉRATURE
MESURE DU TEMPS
Le bonheur a passé comme les mammouths.
Il n'y a plus que la faim
et le vermouth.
Tous ces yeux roses sur des litières de pavés pourris
s'ouvrent à peine
au passage de la garde touranienne.
Sucés par les panneaux-réclame,
rongés de petites annonces,
anémiés par les ventes fictives
comme par des maladies colonialei,
titubant sur leurs positions à terme,
creux et bourrés d'actions nominales
par les intermédiaires au ne^ gras,
les porteurs découpons apportent leur lymphe aux docks vides,
attendant les bateaux de viande congelée.
■'■1,
FEUILLES DE TEMPERATURE 57
RESPECT HUMA-IN
Monsieur le Directeur,
je renonce à enfler.
^abandonne les attitudes, car maintenant
il faut se contenter de postures.
Je renonce à m affirmer sur des caries de visite.
D'ailleurs
tout mon corps proteste contre la station verticale.
Je suis sollicité de tomber.
Soudain
le mot PESANTEUR gagne en agrément,
et je lui cèdcy et me voici à terre.
Mais quelle étrange loi
me remet sur mes pieds malgré moi
et me fait solliciter
de votre Haute Bienveillance
une distinction honorifique 1
58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
FOIRE DE LA FLORIDE
L'orchestrophone électrique à cartons perforés
calcine la brasserie,
amollit Vâme de l'infanterie
et mue les platanes en arbres d'essieu.
L'été est complet. '
Au-dessus des plaines de terre cuite
irritantes, les 2} millions d'étoiles de 16'"^ grandeur
sont au re?ide:^-vous.
Le Man^anarès, pour tromper la soif, suce des cailloux.
Sur des collines de pralines
le calcium souffle son ail.
Toutes les fleurs de Manille, brodées sur soie,
germent dans les capotes des victorias.
La patronne du Tir enlève Vœuf
et boit le jet d'eau.
Les punaises meurent dans les beignets.
Pour 60 centimes, MÔDERN PHOTO vous tire
en aviateur, ou en Jésus,
avec la couronne d'épines.
SANS AUGMENTATION DE PRIX.
FEUILLES DE TEMPÉRATURE 5^
CURE DE PRINTEMPS
Pour celui qui ne veut pas voir ^
que les dictatures, les vertiges, les doctrifies, les drogues,
les orchestres, les hérésies, les horiioiîs
sont remis en question.
Il ne fallait pas confondre
le tout-à-l'égout et la motoculture
avec k paradis.
Des gens ont glissé sur ce mot visqueux : L UXE
et se sont tués.
Nous avons constaté le décès
d'un grand nombre de commerçants français
qui avaient voulu cesser d'appartenir à des
ordres contemplatifs.
Un Ministre noir inaugura le'charnier :
pris d'un désir hircin,
il enlaça la chanteuse subventionnée
qui récitait l'ode funèbre
dans une robe de panne orangée
avec des manches en application d'Irlande,
et l'hymne à la production lui resta dans la gorge.
6o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le combat des gras et ^es maigres finit.
Les massacres entre maigres commencent.
Un joueur de golf ne produit pas de calories.
S'il faut quitter les raffinements
on ne perdra pas grand' chose.
Des foules haineuses
broutant la défiance aux pâtures d'asphalte
oscillent, à l'heure des boissons glacées
sur nn monde anémié de sanglantes folies :
gammes sales, catalogues de sensualité,
aucune évasion de ce côté.
Sans risquer des incantations
on peut s'expertiser :
le monde porte à faux,
il faut repartir de \éro,
il faut repartir du niveau de la terre et de la mer.
Prétei votre concours à une œuvre de charité:
Le monde est à recommencer.
PAUL MORAND
BEAUTÉ, MON
BEAU SOUCI
Beauté, mon beau souci, de qui l'âme
incertaine
Malhbrbe, X, I.
Du lierre et du verre, et partout le teint rose et
délicat des briques sous le hâle noir lentement accu-
mulé par l'air chargé de vapeurs, de fumées et de cou-
chants rouges... Des rues calmes, et qui restent calmes
malgré leurs passants : comme les quais du fleuve ;
comme la rue de l'Eglise, qui fut au siècle dernier la
Grand-Rue d'un village de banlieue, dont les arbres et
les verts terrains vagues descendaient jusqu'à la rive.
Mais l'immense ville a rejoint le village et se l'est
incorporé, et maintenant la rue de l'Eglise et l'église
demeurent, dans ce quartier, comme de précieux restes
du passé, soigneusement laissés à leur place, et res-
pectés : la rue avec ses détours, et la petite église avec
mn fragment de son cimetière. Et il y a d'autres souve-
nirs, plus récents : la maison où vécut le prophète
tonnant et grondant du culte des Héros. (Une
malédiction est tombée sur elle : on en a fait un musée.)
62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais toutes les autres maisons vivent, autour de celle-
là : même celle qu'habita — une inscription le dit —
ce charmant poëte qu'on ne retrouve que par échap-
pées dans son œuvre et qui, père besogneux d'une
nombreuse famille, porta en lui pendant toute sa vie,
qui fut une longue enfance, le souvenir des Antilles où
il était né et l'image d'une jeune fille de quatorze ans
qu'il avait aperçue un jour et n'avait jamais revue.
Elles vivent, mais il y a chez elles une telle volonté de
calme et de paix que, dans ce coin de la ville, on
dirait que des abîmes de silence séparent tous les
objets, même les plus proches les uns des autres. Au
xviii'' siècle on fabriquait ici de la poterie ; mais à
présent, on y cultive, avec des soins infinis, le pré-
cieux silence. Ici, chaque chose est à part de toutes
, les'autres : les jardins, les arbres citadins sous leur
revêtement de suie humide, les chapelles, les hôpi-
taux, la station des taxis, toutes ces choses existent
sans bruit, saas rien qui laisse voir au passant leur
activité. Tout est solitaire et discret ; les couleurs
même se taisent et demandent à être regardées plus
attentivement qu'ailleurs, et ce n'est que de tout près,
et les jours de soleil, qu'on s'aperçoit que le pont
tendu sur ses hauts piliers comme une double guir-
lande d'une rive à l'autre, a son armature peinte en
vert. Et le fleuve ne se distingue de la brume que par
une sourde lueur d'argent, ou de cuivre, selon les
heures... A l'horizon rempli d'usines, un groupe de
hautes tours, une famille de noires Babels, marque les
limites de la ville, — si elle a des limites, — du côté de
l'Occident.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 65
Etendu sur un divan, près de la fenêtre en saillie, au
rez-de-chaussée, Marc Fournier goûtait le silence de son
quartier et cherchait à se l'expliquer. Conament se fai-
sait-il que toutes choses fussent à. ce point isolées, sans
rayonnement, sans accointance, sans se faire entendre
leurs voix ? Et sa pensée suivit la rue où étaient la mai-
son de Carlyle et celle de Leigh Hunt, jusqu'à son
confluent, après un tournant brusque, avec une rue plus
large, — et là, au coin, à gauche, il y avait, derrière
une palissade noire, une villa inhabitée qui dormait au
fond de son jardin dont les allées s'effaçaient, transpa-
raissant encore sous les herbes et les fleurs comme les
événements d'un songe sous les premières sensations
du réveil. C'était là qu'avec la complicité de tout le
quartier, à la faveur de ce silence tendu, voulu par tous
les habitants, la nature se réparait, reprenait toutes ses
habitudes, mêlait toutes ses croissances, oblitérait avec
patience et entêtement un passé humain, une, histoire
humaine, dont les empreintes se voyaient peut-être
encore sur la sable recouvert de feuilles et de tendres
tiges, — et lourdement, régulièrement, comme une
pulsation, les trois notes sauvages et passionnées d'un
oiseau invisible tombaient dans le silence d'ombre et
d'or. Et c'était là, sans doute, que s'étaient réfugiées les
anciennes petites divinités proscrites, celles de la rive,
celles qui protégeaient les potiers, celles de la forge et du
pré communal, — toutes les nymphes et les fées de
Chelsea ! Et cela était beaucoup plus important que le
souvenir morose des grands hommes qui jadis avaient
habité là. Cela faisait de ce quartier un pays féerique :
on le sentait bien à ce silence de rêve, à cette lumière
64 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
adoucie par l'eau et la verdure, fondue dans la brume
subtile où toutes les formes apparaissaient et disparais-
saient soudainement avec quelque chose comme ce
geste : le doigt sur les lèvres.
« Oui, » songeait Marc, « autrefois le quartier des
gens de lettres, et maintenant celui des peintres : ce qui
explique la rencontre, çà et là, d'un groupe de modèles :
des enfants brunes à grandes boucles d'oreilles rondes
sous la coiffe blanche ouverte comme un livre... Mais
qu'est-ce qui peut expliquer ce silence, et ces douces
présences invisibles, et cette calme pantomime des rues
qui font semblant d'être désertes, sinon... »
A ce moment, les Fées parurent. Il y eut un faible
bruit de grelots, de rires et de tambourins, et deux
chars pleins de petits personnages costumés s'arrêtèrent
devant une porte, de l'autre côté de la rue, en face du
quai.
A Tentour, rien ne s'étonna, et l'après-midi de ce
samedi soir de mai continua sa vie pensive, aussi indiffé-
rente à l'arrivée des Fées qu'elle l'avait été, quelques
heures plus tôt, à la cessation du travail de la semaine,
ce cataclysme qui emportait des millions d'êtres
humains, fuyant le travail, loin du centre de la ville.
Et Marc vit que les Fées, pour se montrer au grand
jour de la rue, s'étaient déguisées en personnages de la
Comédie italienne. Arlequin fut le premier à descendre
du char, et Colombine, pesant, l'espace d'une seconde,
sur sa main levée, sauta à pieds-joints du marchepied
sur le trottoir. Les autres suivirent, et celle qui des-
cendit la dernière fut une petite Folie blanche et bleue
en masque de satin blanc qui s'avança jusqu'à l'extré-
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 65
mité du trottoir et agiui dans la direction de la fenêtre
d'où Marc la regardait, sa marotte de rubans bleus et
blancs. Puis elle courut rejoindre ses compagnons, et
tous pénétrèrent dans la maison devant laquelle leurs
chars s'étaient arrêtés,
M""^ Crosland entra dans la chambre, s'approcha de
la fenêtre, et se penchant au-dessus du divan elle
écarta le rideau.
— Vous avez vu Queenie ? dit-elle à Marc. Oui, elle
a dû venir avec les autres. Elle est déguisée en Folie ;
un si joli costume que les dames patronnesses lui ont
prêté ! Oh, je ne vous l'avais pas dit, Marc ? Une sur-
prise que ces dames font de temps en temps aux con-
valescents des hôpitaux : une idée si charitable.. .
Malgré notre deuil je n'ai pas voulu que ma fille refusât
l'invitation de ces dames. Queenie m'a promis qu'elle
viendrait après la visite.
— J'espère qu'elle pourra rester un peu et prendre le
thé avec nous, Edith ? Préparez-le ici, voulez-vous ?
M""' Crosland laissa Marc seul pendant un instant,
puis revint avec les objets du service à thé.
— Je pense que vous n'êtes pas mécontent, Marc ?
puisque vous m'avez souvent dit que vous aimeriez
connaître ma 'fille. J'aurais voulu pouvoir vous Iz
présenter plus tôt ; mais vraiment je n'en ai pas eu
l'occasion. Et sauf le soir où vous nous avez rencontrées
comme je la reconduisais chez sa tante...
On sonna, et l'instant d'après la Folie bleue et
blanche, le visage découvert à présent, et ses joues
roses et ses yeux bleus brillant entre des réseaux tout
emmêlés de fils blonds, entra en faisant tinter tous les
5
6G LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
grelots de sa jupe. Elle jeta son masque et sa marotte
sur le divan que Marc venait de quitter, et après que
M™'' Crosland l'eut embrassée, elle vint à Marc, la main
tendue :
— Comment allez-vous ?
Et Marc Fournier, qui allait avoir vingt-cinq ans,
éprouva un léger mécontentement de lui-même en
constatant que, malgré ce qu'il appelait son expérience,
il n'avait pas appris à dissimuler son émoi et sa confu-
sion lorsqu'il se trouvait en présence d'une très jolie
fille. Il souhaita même d'arriver à ne plus éprouver cet
émoi.
Mais lorsqu'il se vit assis entre l'éblouissante appari-
tion et la femme qui ne lui refusait rien, et qu'il songea
qu'après tout l'éblouissante apparition n'était que la fille
de cette femme, son sang-froid et sa lucidité lui revin-
rent, et il se mit à parler, sans se préoccuper de son
accent étranger, et seulement attentif à ne pas appeler
M""^ Crosland, devant sa fille, « Edith » tout court. Et
bientôt, en réponse à une question de lui, la Fée se mit
à raconter comment elle s'était déguisée, et la hâte avec
laquelle il avait fallu découdre, puis recoudre, pour,
ajuster le costume trop étroit. Elle riait, et par instants
sa voix montait plus haut qu'elle n'aurait voulu. Mais
ses gestes, tandis qu'elle coupait les tartines et les por-
tait à sa bouche, restaient calmes. La blancheur vivante
de ses mains et de ses bras contrastait avec la blancheur
dure de la nappe ; mais les deux blancheurs paraissaient
faites l'une pour l'autre, et de toute la personne de
Qucenie se dégageait une impression de vie saine,
délicate et propre. Elle était aussi douce, polie et pure
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 67
que peut l'être la créature humaine. Enfin Marc soutint
l'éclat du visage, où il vit la même santé, la même dou-
ceur, la même pureté, vivantes, parlantes, et regardantes.
Le blanc même des yeux brillait, et quelques instants
plus tard, tandis que le reste de la figure était caché par
la tasse où elle buvait, il rencontra les yeux tranquilles,
d'un bleu lointain et pur, et il songea aussitôt à ce Lied
où le poëte dit que, lorsqu'il pense aux yeux de celle
qu'il aime, un océan de pensées bleues submerge son
âme :
Ein Meer vonhlauen Gedankcn...
Marc n'était pas encore très sur de ses goûts en
poésie, et il se rappela qu'il avait dit, précisément à
propos de celle-ci, qu'elle était un peu trop dans le genre
des cartes postales à sujet sentimental. Mais presque
en même temps il revit d'autres regards dont le sou-
venir l'avait suivi pendant des jours : regards cruelle-
ment tendres, donnés comme une aumône ou comme
une promesse qu'on sait qu'on ne tiendra pas : regards
de jeunes filles accompagnées, de femmes assises auprès
d'un homme, regards de jeûnes mariées en voyage...
Mais dans les yeux de Queenie, il n'y avait rien que de
la gaîté, de la franchise, et quelque chose comme une
rêverie vague et douce.
Un peu gêné, il détourna sa vue sur M""^ Crosland, et
il lui sut gré de paraître encore aimable et que ses
trente-huit ans pussent soutenir la comparaison avec les
quinze ans — était-ce bien quinze ans ? — de sa fille.
C'étaient les mêmes yeux, moins vifs, moins gais, mais
plus tendres. Et quand elle baissait un peu la tête,
comme en ce moment, il y avait dans la pureté et la
68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE.
biancheur de son teint, et dans la courbe de ses joues, un
air d'enflince et de naïveté qui l'émouvait toujours.
Il pensa : devine-t-elle que je suis en train de les
comparer ? Mais elle n'ose pas me regarder : elle pense-
à notre secret, et elle est peut-être gênée de me voir à
son côté en présence de sa fille ? Et Queenie, se doute-
t-elle... ?
— Oh, ils sont partis sans moi, dit la Fée, en regar-
dant vers la fenêtre. Et que vais-je faire ? Je ne peux
aller dans la rue vêtue comme cela.
Mais tout s'arrangea. Marc sortit, on entendit le coup
de sifflet du concierge, et au bout d'un instant un taxi
s'arrêtait devant la porte. Marc, habillé pour sortir,
rentra en disant :
— Je vais reconduire Queenie, M""" Crosland.
En trois bonds, et avec un joli bruit de grelots et de
satin froissé, la Folie alla se blottir dans un coin de la
voiture, et Marc la rejoignit. M™'^ Crosland vint elle-
même donner l'adresse au chauffeur, et au moment où
la voiture démarrait, Queenie baissa la vitre, du côté où
était son compagnon, et s'appuyant d'une main à la-
portière, elle agita sa marotte jusqu'à ce qu'un tournant
lui eut caché la maison. Marc releva la vitre, puis, se
forçant un peu pour sourire, il dit :
— C'est votre nom, Queenie ?
— Oui ; pourquoi pas ?
— J'avais pensé que c'était un nom d'amitié que
vous donnait votre mère.
— Oh non, je m'appelle Queenie.
Elle sourit si ingénument que Marc n'eut plus besoin
de faire effort pour sourire. Il murmura :
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 69
— Queenie...
Et l'instant d'après il était si près d'elle que le beau
visage clair et les yeux bleus n'étaient plus qu'une seule
tache fraîche devant ses yeux, et que ses lèvres tou-
chaient les douces lèvres humides, et qu'il sentait passer
leur souffle à travers sa moustache. D'abord elle avait eu
un mouvement de recul, mais aussitôt après elle rendit
le baiser, bravement, en fermant les yeux, avec élan et
maladresse. Puis elle essaya de dire « Non », comme
un entant : « N... n... non. » Et Marc, cédant à la pres-
sion de son coude^ consentit à se détacher d'elle. Mais
il couvrit de sa main la petite main qui reposait sur le
coussin. Il dit :
— J'espère que vous n'arriverez pas en retard.
— J'espère que non ; je suppose qu'ils m'attendront.
Toutes les pensées de Marc s'élevaient du sein d'une
grande joie tranquille. C'était donc vrai : l'éblouissante
apparition, la Fée, la jeune Folie blanche et bleue, — il
l'avait tenue dans ses bras, et ce visage vers lequel il
osait à peine élever ses regards, il y avait à peine une
demi-heure... Ah, ce n'était qu'une petite mortelle,
après tout ; mais une si douce petite mortelle. Ensuite
il se reprocha d'être si ému, et d'attacher tant d'impor-
tance à ce qu'il venait de faire. Il se dit qu'il était resté
bien collégien malgré ses vingt-cinq ans, et qu'un
homme de son âge qui embrassait une jeune fille devait
le faire délibérément, et même presque distraitement.
Sûrement les vrais séducteurs devaient prendre un pre-
mier baiser avec autant de calme qu'un employé des
postes oblitère un timbre. Quoi, cette enfant paraissait
bien moins émue que lui !
^
70 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
En effet — et Marc le comprit plus tard, — Queenie
était plutôt flattée qu'émue par ce qui venait de se
passer. Elle avait bien reçu déjà, et rendu, quelques
baisers ; mais ceux-là ne comptaient plus à présent :
c'étaient des baisers d'enfants de son âge. Pour la pre-
mière fois de sa vie, elle venait d'être embrassée par un
homme, — le contact dur de la moustache taillée
courte était une sensation nouvelle qui l'intéressait, —
mais surtout elle était fière d'avoir découvert qu'une
grande personne, un homme, un monsieur, avait, à
cause d'elle, perdu pendant un instant -le sérieux et la
gravité qu'elle attribuait à toutes les grandes personnes.
Pourtant, quand Marc se rapprocha d'elle, avec une
demande, presqu'une supplication dans son regard, elle
lui dit d'une voix basse mais tranquille :
— Non. Nous approchons. Ils pourraient nous voir.
Elle remit son masque. Le taxi s'arrêtait. Elle était
descendue avant qu'il eût pu mettre pied à terre et
l'aider. Elle lui tendit la main en disant :
— Eh bien, au revoir...
Il ne sut que répondre : « Au revoir », tandis que son
regard cherchait à rencontrer ses yeux dans les deux
fentes du masque. Une porte se referma sur elle.
Dans le taxi qui maintenant le ramenait chez lui, le
premier mouvement de Marc fut d'allumer une ciga-
rette ; mais il s'en abstint : il voulait conserver autour de
lui la délicate odeur qu'avait laissée celle qui venait de
le quitter. Etait-ce tout ce qui lui restait d'elle ? Il aurait
dû lui demander quelque souvenir tangible: son
masque (elle dirait qu'elle l'avait perdu) ou le ruban
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 7I
de ses cheveux. Elle avait peut-être laissé tomber son
mouchoir ? Il se baissa, et sa main, en tâtant le fond de
la voiture, rencontra quelque chose de mieux que ce
qu'il avait espéré trouver : un grelot, qui s'était détaché
de la jupe de satin à rayures blanches et bleues. De la
jupe ? oui : ceux de la marotte étaient beaucoup plus
petits. Un grelot qui avait tremblé et tinté à chacun de
ses mouvements ! A vrai dire il ne tintait plus mainte-
nant, car on avait marché dessus, elle sans doute, et
ainsi le petit grelot avait vécu et était mort délicieuse-
ment. Marc le déposa avec soin au fond de la poche
intérieure de son gilet ; et alors il s'abandonna à sa
grande joie.
Il dit à haute voix : « Queenie » ; et ensuite :
« Queenie Crosland ». Il ne se souvenait plus que sept
ou huit semaines auparavant il avait dit dans un moment
de joie semblable : « Edith », et ensuite: « Edith Cros-
land » . Il chanta. Puis, sans éprouver la moindre honte,
il se récita doucement, avec des intonations pas-
sionnées, les deux strophes du Lied où il est question
de l'océan de pensées bleues. Et avant qu'il eût eu le
temps de se reprendre et de rire de lui-même, il était
devant sa porte.
II réagit assez pour se dire qu'il devait être prudent,
et donner autant que possible un air de banalité aux
éloges qu'il ferait de Queenie à M™*" Crosland. Mais il
n'eut pas besoin de suivre cette ligne de conduite, car
dès qu'il fut en présence d'Edith une partie des senti-
ments que sa fille venait de lui inspirer se reportèrent
sur elle.
— Votre fille est charmante, Edith. Si bien élevée...
72 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Oh, et blonde et blanche et douce comme vous ! C'est
étonnant comme vous vous ressemblez... J'aimerais
savoir jusqu'à quel point va la ressemblance. A-t-elle ce
même petit signe... ?
— Oh Marc, vous posez des questions!... Oui, je
crois qu'elle l'a.
Puis elle ajouta, avec un sourire que Marc ne comprit
pas bien, ou qu'il ne voulut pas comprendre :
— Ce n'est qu'une enfant, vous savez : quatorze ans
le 20 décembre dernier !
— Oh ! dit Marc d'un ton qui laissait' deviner sa
déception, sans qu'il s'en rendît compte lui-même.
Mais cela le servit à son insu. En effet, lorsque, un
plus tard, il dit qu'il serait heureux que Queenie vînt
passer quelquefois l'après-midi avec M"^ Crosland et
iui, Edith y consentit aussitôt.
— Oui. l'après-midi du dimanche, dit-elle. Non pas
demain : je n'aurais pas le temps de prévenir M™' Long-
hurst. Mais le dimanche suivant Queenie viendra.
— Très bien, dit Marc ; je vais donc être père de
famille tous les dimanches ; la seule chose, ma chère,
qui manquait à mon bonheur.
Sa journée de travail finie, et tandis que l'autobus le
ramenait vers son quartier à travers les mille perspec-
tives de la ville, Marc songeait à la paisible félicité qui
l'attendait chez lui.
Ce n'était déjà plus le temps où cette pensée l'occupait
même pendant la journée : l'époque d'incertitude,
d'effort, de chagrins et de joies alternées et enfin de
victoire ardente, pendant laquelle il s'était préparé ce
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 75
bonheur et l'avait conquis. Le temps de l'impatience et
de la hâte, lui aussi, était passé. Et peut-être que cette
phase, pendant laquelle Edith et lui étaient surtout
deux complices de leur plaisir mutuel, seulement atten-
tifs l'un à l'autre, ennemis de tout ce qui les empêchait
d'être seuls ensemble, touchait maintenant à sa fin. Une
phase plus calme et, somme toute, meilleure, commençait :
leurs habitudes avaient fait connaissance et s'entendaient
bien ; ils goûtaient plus lentement et plus savamment
leur bonheur, et le perfectionnaient; et ainsi ils allaient
s'unissant plus étroitement chaque jour, s'identifiant peu
à peu l'un à l'autre. Déjà, pour Marc, l'idée ou le senti-
ment qui était présent en lui lorsqu'il disait : « chez
moi )i était composé de tous les souvenirs qu'il avait
non seulement de ses murs et de ses meubles, de son
feu, de ses livres et de ses repas, de ses nuits et de ses
levers, mais encore, et surtout, des souvenirs, sans
cesse augmentés et enrichis, qu'il avait d'Edith Crosland.
Elle était ce qu'il y avait de plus précieux, de plus
intime, de plus voilé, chez lui. Et tout cela, pour
Marc, se résumait en cette pensée : qu'après ses heures
de travail il allait, dans un moment, retrouver une
femme aimable et douce qui l'attendait.
C'était bon, qu'elle eût consenti à vivre chez lui, et
qu'il pût partager toutes ses heures, tous ses instants, et
que ce ne fût pas une étrangère, une dame en visite,
qu'il allât retrouver, mais sa femme, dans sa maison :
le don absolu, la possession complète. Et cela s'était si
facilement arrangé ! Veuve depuis près de deux ans,
M™^ Crosland habitait, avec sa fille, chez une sœur de
son mari, — une M""^ Longhurst, — contribuant à la
•74 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dépense du ménage. C'était par desamis des Longlîurst que
Marc avait connu Edith. Il n'avait pas tardé à savoir
que les deux belles-sœurs ne faisaient pas très bon
ménage et qu'Edith souffrait, dans cette maison. Déjà il
il était en termes d'intimité a-ssez grande avec elle pour
se permettre de lui proposer de venir vivre chez lui pen-
dant les quelques mois qu'il devait passer dans son
appartement de Chelsea, mais il la prévint qu'au début
de l'hiver il partirait, comme tous les ans, pour un
autre pays. Elle devrait se considérer comme son invitée,
et en échange, elle dirigerait sa maison, avec pleine
autorité sur la servante et dans tous les détails du ménage,
et serait en somme, aux yeux de toutes les personnes
qui pourraient avoir affaire à Marc, son intendante.
C'était, pour elle, pour lui, et à l'égard du monde, la
meilleure solution. Il avait d'abord craint qu'elle ne
consentît à cet arrangement avec l'impression que c'était
pour elle une sorte de déchéance. Mais ils étaient alors
trop préoccupés de bien cacher et d'abriter leur affection
pour qu'elle s'attardât à des considérations de ce genre ;
et tout récemment encore, elle lui avait dit que jamais,
au temps où elle jouissait de tous ses avantages sociaux
et de toutes ses prérogatives d'épouse, elle n'avait été
aussi heureuse qu'à présent. Pour ses amies et connais-
sances elle était censée avoir quitté Londres.
Le fait qu'il pût plaire à une femme, ou tout au
moins qu'une femme se laissât aimer de lui, était tou-
jours pour Marc un sujet d'étonnement, et chaque fois
que ce fait lui devenait évident, il inclinait à croire que
c'était l'effet d'un hasard, un miracle, et que ce phéno-
mène insolite ne se reproduirait jamais plus dans sa vie.
I
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 75
Ce n'était pas qu'il fût exempt de fatuité, mais cette
fatuité était toute en surface, et au fond il se jugeait
sévèrement et n'avait aucune confiance en lui-même.
Et il n'avait pas tout à fait tort. Car s'il eût été plus
attentif, il aurait compris qu'il avait été surtout, à l'ori-
gine, aux yeux de M""' Crosland, ceci : l'occasion. Mais
c'est déjà beaucoup que d'être une occasion dans la vie
d'une femme ; et peut-être même qu'en observant
mieux et en y réfléchissant davantage, il aurait trouvé,
dans le caractère même d'Edith, l'explication, — plus ou
moins flatteuse pour son amour-propre, — de l'aflec-
tion très réelle qu'elle avait pour lui. Une fois, il avait
pensé : « Toute sa vie se résume ainsi : une rêverie con-
fuse et chaste et... l'alcôve. » Mais ce n'était pas aussi
simple que cela. Il y avait, d'abord, chez M"" Cros-
land, un sentiment très net de son âge. Elle était
encore très aimable, mais elle savait bien qu'à
certains jours elle ne pouvait pas, comme l'héroïne de
Maynard, « consulter son miroir avec des yeux
contents. » Sans doute, on ne voyait encore tomber
« ni ses lis ni ses roses », mais il était évident que
« l'hiver de sa vie » ne serait pas « son second prin-
temps » ; et elle sentait bien qu'elle n'avait pas stricte-
ment droit à la possession exclusive et durable d'un
amant de vingt-cinq ans. C'était une sorte de larcin
qu'elle faisait à la Nature et au Temps. « Les eaux
dérobées sont plus douces, et le pain mangé en cachette
a plus de saveur. »
D'autre part elle était d'un tempérament roma-
nesque, et il lui fallait entourer les réalités de l'amour
de toute une nébulelise de songes et de brillantes images.
7^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Sa vie était à la fois ce qu'elle savait qu'elle était, et une
autre vie, qui se passait sur un plan supérieur, dans la
région de tous les raffinements du luxe, de l'esprit et de
la passion. Ce qu'il y avait de curieux, c'est qu'elle par-
venait à faire coïncider ces deux plans et savait passer
de la retenue et même de la pruderie les plus complètes
à un abandon effréné, et parfois elle arrivait même à
réunir en elle, dans le même instant, la « sainte et le
démon. » Elle avait aussi un certain sens du pittoresque.
Ainsi elle aimait Marc (elle se disait qu'elle l'aimait,
alors qu'en réalité elle n'avait rien de plus, à son égard,
qu'un attachement affectueux), elle 1' « aimait », entre
autres raisons, parce qu'il était né et avait été élevé sur
le Continent. Il était à ses yeux un homme « d'une
autre race », un peu mystérieux, un peu déroutant,
mais assurément plus tendre et plus empressé que ceux
qu'elle avait connus jusqu'alors. Et quand, le dimanche
matin, Marc sortait pour aller à la petite chapelle catho-
lique romaine pour entendre la messe, elle s'exaltait
en songeant à ces pays qu'elle n'avait jamais vus : la
France, l'Italie, l'Espagne, ces nations ardentes, roma-
nesques et pleines d'une corruption raffinée! Et Marc,
qui s'était aperçu de ce penchant d'Edith, s'amusait à lui
parler des nuits italiennes, à lui raconter des scandales
parisiens, et à lui décrire des courses de taureaux.
Il aimait trouver chez elle cette curiosité sympathique,
et la regardait comme une preuve d'ouverture d'esprit.
Mais à côté de cela, elle avait un goût fâcheux pour ce
qu'elle appelait « la vie intellectuelle ». Elle avait lu
beaucoup, et d'abord des romans, dont quelques-uns lui
avaient révélé l'existence de grandes choses vagues.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI yy
comme l'Esthétique, la Psychologie, et les doctrines et
les problèmes dont l'ensemble constitue ce qu'on peut
appeler le monde de la pensée. Alors ce monde, cette
vie de l'esprit, lui étaient apparus comme le suprême
luxe, et elle s'était imposé la tâche d'y pénétrer, se disant
qu'elle se devait à elle-même de s'orner de toutes ces
parures. Mais elle avait échoué, et n'importe qui à sa
place et en s'y prenant de cette façon, aurait échoué. On
était seulement surpris de voir qu'ayant lu tant de
livres elle en prit encore tant au sérieux. Et puis elle
confondait tout, et il y avait bien des vides dans sa cul-
ture livresque. Mais cela ne l'empêchait pas de laisser
voir à Marc, parfois, qu'elle le considérait un peu
comme un inférieur au point de vue intellectuel. Un
jour même elle était allée jusqu'à lui dire quelque chose
comme ceci : « Ce sont là des idées générales, et vous et
les idées générales vous êtes brouillés. Vous êtes bien \
trop subjectif... » Et Marc, agacé, n'avait pu s'empêcher
de lui dire : « Edith, laissez donc vos philosophes et ne
lisez que les livres qui vous amusent. » — « Oh mais
c'est de l'hédonisme tout pur ! » Elle avait raison : c'était
de l'hédonisme ; mais Marc se demanda si elle savait
exactement le sens de cet affreux mot, et si elle ne
croyait pas à l'existence d'un philosophe qui se serait
appelé Hédon. Dès lors il la laissa divaguer, et citer
dans une même phrase Swedenborg, Kant et Bergson,
comme cela lui arrivait quelquefois. C'était même tou-
chant : elle était devant la vie intellectuelle comme un
enfant devant un piano dont il ne sait pas jouer, et qui
s'émerveille lorsque, en frappant des touches au hasard,
il réussit à produire un accord.
78 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais c'était là Tunique travers d'une femme char-
mante et bien féminine : une petite dose de pédanterie
nordique. En dehors de son commerce peu fructueux
avec les livres, son esprit était prompt, net et vigoureux.
Ce n'était pas pour rien qu'elle était du même sang que
le peuple qui a donné au monde les plus grands humo-
ristes. De ce peuple elle avait la finesse, le sens du
comique, et la grâce dans l'expression. Elle savait saisir
le côté ridicule d'un objet ou d'une situation, et l'expri-
mer d'une manière frappante. Sans avoir l'air d'y tou-
cher, elle était quelquefois terrij^le et n'épargnait rien,
pas même Marc; et lui, heureux de lui voir si bien
lancer de si jolis traits, poussait, au lieu du sobre et
énergique « Good 1 » qu'elle attendait, des exclamations
exotiques telles que : « Vas-y ma petite ! » et : « Anda
mujer ! » qui la faisaient rougir et sourire, comme si
son instinct lui eût fait reconnaître l'éloquence sensuelle
du tutoîment.
Oui, elle était douce, la pensée de cette douce femme
qui l'attendait dans sa maison voilée de lierre, au fond
de cet étrange quartier que remplissait la brume tiède
et dorée du soir. Pensée calme, réconfortante et pu-
dique: «Moi aussi, on m'attend. » Que peut-il man-
quer au bonheur d'un homme de vingt-cinq aas qui a,
pour se distraire, les spectacles de la plus grande ville du
monde tout autour de lui, un travail qui ne l'ennuie
pas, une demeure paisible, et le pain quotidien et la
chaleur du sein ? « Jeune homme qui êtes assis en face
de moi, et qui allez si bien accompagné, je n'ai rien à
vous envier. Peut-être nous retrouverons-nous ce soir,
voisins de fauteuil d'orchestre au nouveau théâtre qui
BEAUTE, MON BEAU SOUCI 79
est en face de l'hôtel de ville de Chelsea, et alors vous
verrez que je n'ai rien à vous envier. Et même elles se
ressemblent un peu. Si nous nous rencontrons, comme
je l'ai dit, ce soir, nous ferons comme si nous igno-
rions même notre existence ; mais elles, nos dames, se
regarderont : deux femmes, chacune escortée du respect
et de la tendresse d'un homme, chacune exerçant une
douce puissance sur la vie d'un homme, et toutes deux
aimées et servies, connaissant les mêmes Joies et initiées
aux mêmes mystères. Peut-être même feront-elles une
comparaison de vous et de moi ; mais, que tout soit
damné ! j'ose dire que je ne crains pas cette comparai-
son. » Et voilà où en était Marc : à cette bourgade du
Tendre qui s'appelle Possession-Paisible.
Mais depuis ces deux ou trois derniers dimanches
d'été, une nouvelle pensée tendait à supplanter en lui,
pendant ses retours au logis, la pensée d'Edith. Il y
avait maintenant au monde un nom merveilleux :
Queenie. Pourquoi certains noms sont-ils si beaux ?
Qui expliquera ce charme qu'il y a en eux, qui fait
qu'on ne se lasse pas de les dire quand on est seul, et
de se les redire en esprit quand on est dans la foule, et
qui nous oblige même quelquefois à les écrire, aux
marges d'un carnet, ou sur les pages d'un calendrier,
avec beaucoup de soin, en séparant les lettres, et simple-
ment pour les regarder ? Marc se répétait donc « Quee-
nie » à travers tous Içs bruits de Londres, et il pouvait à
peine croire qu'il avait eu le bonheur de dire ce nom à
celle qui était Queenie, et qu'il aurait encore le bonheur
de le lui dire. Comme il se sentait supérieur à tous
80 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ceux qui ne la connaissaient pas, et qui, la voyant, ne
savaient pas le secret de son nom ; et comme il prenait
en pitié ceux pour qui elle n'était que « M"'' Crosland » !
Et s'ils avaient pu savoir, les pauvres gens, que cette
jolie enfant si insouciante, si maîtresse d'elle-même, si
vigoureuse et si capable de se faire respecter, — en
admettant que la pensée de lui manquer de respect fût
venue à quelqu'un, — s'ils avaient pu savoir que
« M"' Crosland » se laissait embrasser par lui, Marc Four-
nier, et qu'elle lui rendait ses baisers, chaque fois qu'ils
se trouvaient seuls ensemble ! Et que dimanche pro-
chain, encore, pendant quelques secondes volées à la
vigilance d'une mère et d'une amante, cette enfant
serait entre ses bras comme une femme aimée et qui
aime !
Mais : s'aimaient-ils vraiment ? Peut-être qu'au fond ils
n'aimaient que les baisers qu'ils se donnaient ? Chose
curieuse : ils ne s'étaient encore rien dit. Du reste, ils
n'en avaient guère le temps : dès que M""^ Crosland les
laissait seuls un instant, ou qu'ils trouvaient moyen de
se rejoindre (c'était surtout pendant la préparation du
goûter qu'ils en avaient l'occasion) sans dire un mot ils se
rapprochaient l'un de l'autre pour un de ces baisers
muets, essoufflés, que la peur d'être surpris leur rendait
à la fois si doux et presque douloureux. Puis, M""'' Cros-
land survenant, il leur fallait quelques instants pour
reprendre leur sang-froid et jouer leur rôle ; et dès lors,
naturellement, ils se surveillaient. Le calme de Queenie
émerveillait Marc, et elle était même toujours la pre-
mière à s'enhardir assez pour poser à Marc quelque
question banale sur un ton enjoué et indifférent. Et lui.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI Si
voulant l'étonner à son tour, dominait peu à peu son
émoi, et allait jusqu'à risquer des compliments ou des
agaceries, qui faisaient sourire Edith. Mais c'était tout
juste s'ils osaient se regardera la dérobée ou parfois, —
c'étaient leurs grandes audaces, — profiter de quelque
petit incident du goûter pour se frôler les doigts.
Et puis l'enfant n'était pas toujours bien disposée à
l'é'gard de Marc. Le premier dimanche, quand ils en
étaient à leur second ou troisième baiser, Queenie,
entendant les pas de sa mère qui se rapprochaient,
s'était écartée de lui en murmurant:
— Que c'est contrariant !
Et Marc, encouragé par ce dépit si naïvement montré,
avait profité de la prochaine occasion pour l'embrasser
plus étroitement qu'il n'avait encore osé le faire et, pen-
dant tout le reste de la soirée, Queenie avait paru très
offensée, ou du moins elle avait montré tant de froide
indifférence, que Marc avait eu l'impression qu'après
cela il ne serait plus pour elle que ce monsieur étranger
dont sa mère était l'intendante.
Elle boudait encore le dimanche suivant et avait laissé
passer volontairement deux occasions de donner à Marc
ce baiser qu'il avait attendu toute la semaine. Quand il
s'était approché d'elle, elle était restée immobile et avait
secoué la tète, lentement et résolument... Il n'avait eu
que le temps de murmurer :
— Au moins, dites que vous me pardonnez ?
Et comme M™"= Crosland entrait, il s'était mis à parler
très haut du beau temps qu'il faisait. Comme c'était
cruel de la part de Queenie ! et quel monstrueux gas-
pillage de bonheur !
6
82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Alors, en présence même d'Edith, il lui avait offert
quelques fleurs qui étaient dans un vase sur son bureau,
et qu'il avait achetées la veille, pour embellir l'apparte-
ment en l'honneur de sa jeune amie. Elle les accepta.
Mais tout le temps qu'elle fut là, il se demanda avec
angoisse si elle les emporterait ou si elle ferait semblant
de les oublier. Et pendant qu'il ne songeait qu'à cela, il
lui fallait prendre parti la conversation, et il se forçait
à parler, avec une gaîté nerveuse à laquelle Queenie ne
semblait prêter aucune attention. Oh comme il s'était
senti loin d'elle, à ce moment-là ! Et un peu plus tard,
comme sa mère quittait la chambre, elle l'avait suivie,
vite, comme si elle avait eu quelque confidence à lui
faire.
Pourtant lorsque, dans le reste de la soirée, Marc dit
quelque chose d'assez drôle, elle le regarda, sans sourire,
mais avec un air d'approbation, et il sentit une chaleur
et une détente en lui, et un soudain contentement de
soi-même. Mais au départ, elle laissa les fleurs sur la
table, et si M'"" Crosland ne le lui avait pas fait remarquer,
e]lQ ne les aurait pas emportées. Et alors, elle les saisit
d'un geste brusque et irrité.
Décidément Marc avait quitté Possession-Paisible pour
une région plus accidentée du Tendre ; ou plutôt, dans
Possession-Paisible même, il avait commencé une nou-
velle intrigue, qui le menait par des chemins qu'il avait
déjàsouvent parcourus, mais qui lui paraissaient toujours
nouveaux. Oh ! il se les rappelait bien, pourtant : ces
baisers échangés en cachette, ces incertitudes, ces atten-
tes ! Comme on souffre pour un bouquet refusé; comme
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 85.
on triomphe pour un bouquet gardé ! Quelle confiance
en nous-mêmes peut nous donner ie moindre regard, le
plus fugitif sourire d'une enfant ! Et quelle peine, quel
sentiment d'humiliation affreuse, pour un regard distrait,
pour^une parole qui fait l'éloge d'un autre !
Le dimanche suivant, Marc ne douta plus qu'il était
pardonné. Il l'était déjà au moment où elle avait essayé
d'abandonner les fleurs, mais elle s'était bien gardée de
le lui laisser voir. Ce dimanche-Là, lorsqu'elle entra, il
parut à Marc qu'il y avait quelque chose de changé en
elle, mais il n'aurait pas su dire, tout d'abord, ce que
c'était. Il la parcourut du regard tandis qu'elle baissait
les yeux. Qu'était-ce donc ? Eh oui : sa jupe était plus
longue. Elle avait décousu un des volants de sa jupe de
deuil, et l'avait recousu plus bas. Elle rougit et détourna
la tête quand elle vit que Marc s'était aperçu de ce chan-
gement. Du reste la présence de M™^ Crosland les obli-
geait au silence et les contraignait à feindre l'indifférence.
Et même lorsqu'ils se trouvèrent seuls un instant, après
qu'ils se furent donné le long baiser de la réconciliation,
Marc ne put rien dire sinon :
— Oh Queenie, je craignais tant que la pluie ne vous
empêchât de venir aujourd'hui !
Et plus tard, en y réfléchissant, il sentit bien qu'il n'y
avait rien à dire au sujet de cette jupe allongée. Il suffi-
sait qu'elle êùt vu qu'il l'avait remarquée. Il était même
difficile d'exprimer ce que cela signifiait. « Puisque je
suis aimée d'un homme, je ne veux plus qu'on me
voie vêtue comme une enfant. » Oui, quelque chose
comme cela. Et vraiment, pensait Marc, elle était bien
84 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
iemme et digne d'être aimée, celle dont le premier
geste, en se voyant élue par l'amour, était de se
voiler.
Le dimanche suivant, qui était un de ces jours de
chaleur épaisse et poisseuse comme Londres en a quel-
quefois au mois de juillet, Queenie fit à sa mère et à
Marc la surprise de venir avec une jeune fille de son âge,
qu'elle leur présenta :
— Mon amie Ruby.
Ruby était brune, avec un teint blanc et rose, un petit
front bombé, de grands yeux pensifs et le menton un
peu relevé, et tout cela lui donnait un air d'attention
patiente et douce. Mais ses cheveux coupés courts dan-
saient en noires boucles légères autour de ses délicates
oreilles roses, de son cou bleui par le réseau des veines,
et de sa nuque fragile qu'on découvrait par instant nue,
avec le renflement, touchant à voir, de deux tendons qui
saillissaient sous la peau duvetée, couleur d'ambre clair,
selon les mouvements de sa tête. Elle était aussi sérieuse
et indolente que Queenie était rieuse et gaie. Et même
il semblait qu'elle donnait à Queenie l'exemple du
sérieux, car elles se tinrent un long moment silencieuses
et bien sages sur leurs chaises, jusqu'à ce que Queenie,
qui d'abord avait parcouru Marc d'un regard un peu
timide mais assez satisfait, dans lequel il crut pouvoir
lire la fierté naïve qu'elle éprouvait à le montrer à son
amie, dit soudain :
— Oh Ruby, ne soyez pas stupide, vous voyez bien
que le piano est ouvert et je suis sûre que... ce monsieur
sera content de vous entendre jouer.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 85
Elle avait dit « ce monsieur » parce que sa mère pou-
vait l'entendre, mais d'un regard elle avait, en même
temps, demandé pardon à Marc d'employer une expres-
sion aussi cérémonieuse et distante. Et, tandis que les
doigts appliqués et un peu durs de Ruby balbutiaient
« The sweetest flower that blows » et« When other lips »
sur le mauvais piano que Marc louait au mois, le jeune
homme se demandait si Queenie avait pris son amie
pour confidente de leur... — comment cela pouvait-il s'ap-
peler ? — de leur amitié ? enfin, de cette espèce d'amour
d'écoliers qui aurait dû n'avoir aucune importance pour
un homme qui voulait se croire blasé. « C'est peut-être
pour qu'elle me voie qu'elle l'a amenée... Mais en atten-
dant elle nous gêne un peu, sa jolie amie. »
Mais elles savaient si bien feindre, toutes les deux ;
elles avaient un air si indifférent, si tranquillement
amusé, que Marc se reprit à douter que Ruby eût reçu
les confidences de Queenie. Et du reste il était fort
possible que Queenie attachât moins d'importance que
lui à leurs baisers, et qu'ils ne fussent pour elle qu'un
jeu, et un jeu auquel elle était depuis longtemps habi-
tuée... Pourtant, cette jupe allongée, — si évidemment
à cause de lui... Ah, il aurait voulu être seul avec elle,
ou tout au moins que M""= Croslandse fût éloignée pour
quelque temps.
Ces pensées l'occupaient encore pendant le goûter,
auquel ils se mirent plus tard que d'habitude, et qu'ils
firent très copieux, ce qu'on appelle un « haut thé »,
parce qu'ils avaient l'intention de ne pas dîner,
M"" Crosland se sentant un peu indisposée, et la ser-
vante ayant congé. Ce fut pendant le goûter que Queenie
86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
lui fît savoir qu'elle habitait pour le moment chez les
parents de son amie, à Richmond, oij elle avait été invi-
tée à passer quelques jours. Alors Marc comprit qu'il y
avait là une occasion à saisir.
— M™'= Crosland, dit-il, puisque vous êtes fatiguée,
j'accompagnerai ces jeunes filles jusqu'à Richmond.
Edith consentit. C'était un grand point de gagné.
Mais pourvu qu'à la fin elle ne se décidât pas à venir
avec eux elle aussi ! Marc n'eut plus de repos jusqu'à ce
qu'il se vit dans la rue avec Ruby et Queenie... Au
moment où il allait sortir, Edith l'avait appelé :
« M. Fournier, s'il vous plaît ? » Il l'avait trouvée dans
sa chambre, un peu agitée, et elle lui dit :
— Vous savez que je vous confie ce que j'ai de plus
cher... après vous, ajouta-t-elle à voix plus basse en
répondant à son embrassement. Et il ne put s'empêcher de
remarquer trois minces traits parallèles sur son front et
deux légers plis aux coins de ses lèvres.
Comme il soitait eiîfin, elle lui dit :
— Oh M. Fournier, c'est si drôle de vous voir avec
ces deux chevreaux ! » d'un ton qui ne lui plût guère.
Marc et les deux chevreaux marchèrent d'abord en
silence et assez loin les uns des autres, dans la rue vide,
qui avait cet air hagard et résigné des dimanches d'été.
Mais au premier tournant, Queenie vint se placer au
côté de Marc et lui dit en riant :
— Maintenant, Marc, laissez-moi porter votre canne,
s'il vous plaît.
Il la lui donna, tout ému qu'elle l'eût appelé par son
prénom. C'était la première fois ; et en regardant Ruby,
il comprit, au sourire qu'il vit passer dans ses yeux,
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 87
qu'elle savait tous leurs secrets. Une grande tîerté l'em-
plit, tandis que Queenie marchait d'un pas ferme et
balancé à son côté, portant sa canne comme un jeune
page qui aurait poné 1 epée de son seigneur. Tout le
monde pouvait voir que celte rayonnante créature était
sa « jeune hlle » à lui, loyale et hdèle.
Par Cheyne Row et Oakley Street il les conduisit à
King's Road où ils attendirent un autobus. En chemin,
il leur lit regarder, par les interstices de la palissade gou-
dronnée, le jardin de la villa désene, tout plein de
gazouillement et de l'activité des oiseaux qui s'annon-
çaient le crépuscule.
— J'aimei'ais y passer toute une journée toute seule,
dit Ruby.
— Moi aussi, mais pas tout seul, dit Marc.
— Je suppose que je sais avec qui, répondit Ruby.
— Je me demande avec qui ? dit Queenie, en fei-
gnant une grande ingénuité.
Marc ne trouvant rien d'approprié à répondre, s'aper-
çut, pour sortir d'embarras, qu'il voulait fumer. Puis,
quand il eut allumé sa cigarette :
— Mais, dit-il, jeunes filles, pourquoi irions-nous
directement à Richmond ? Je crois que nous pouvons
aller d'abord dans Knightsbridge où je connais un endroit
plein de douceur : la meilleure pâtisserie du West-End. Et
de là un omnibus nous conduira à Richmond. Des votes
pour les femmes ! Je mets cette proposition aux voix.
Elles acceptèrent et ils partirent gaîment. A lajiies-
cente sur le trottoir de Knightsbridge, Queenie rendit à
Marc sa canne, sur la poignée de laquelle il sentit avec
délices la chaleur de la main de son amie.
88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE
Enfin, après qu'il les eut chargées chacune d'un sac de
friandises, ils prirent l'autobus pour Richmond. La nuit
commençait. De l'impériale où ils étaient à peu près
seuls, ils regardaient s'ouvrir devant eux la vaste mer
métropolitaine, avec ses hautes lames de maisons se suc-
cédant à perte de vue. L'ombre augmentait, et comme
le siège de devant venait de se trouver vacant, Marc s'y
assit et fit signe à Queenie de l'y rejoindre. Elle hésitait,
mais Ruby lui poussa doucement le bras, et elle vint.
— Voilà une jeune fille bien sage, dit Marc ; et il l'en-
laça, l'obligeant à se blottir contre lui. Oh, quel instant
que celui où il sentit à travers ses vêtements cette jeune
vie, douce, tendre et vigoureuse, cette fierté qui se ren-
dait, cette force qui s'abandonnait.
Au-dessus de leurs têtes tout le ciel se teignait déjà de
ce reflet d'un rose intense qui caractérise les nuits de la
grande ville, et des lumières brillaient de toutes parts,
qui semblaient voler autour de leur course comme des-
étincelles. Toute la ville de Londres n'était qu'une four-
naise, un immense feu de joie qu'ils traversaient suspen-
dus entre ciel et terre. C'est ainsi que leur essor les porta
jusqu'à la rive du fleuve et au-delà^ sans qu'ils se fussent
rendu compte du chemin parcouru ; et au sortir de
Putney, le souffle des pelouses et des espaces champê-
tres, qui s'élevait du parc de Richmond et du commu-
nal de Wimbledon, les reçut dans sa délicate odeur
humide. Et bientôt après s'alignèrent devant eux les
sages petites lumières des réverbères de Richmond sous
leurs abat-jour de verre dépoli.
— On dirait un dortoir d'école de jeunes filles, dit
Marc.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 89-
— Oui, exactement, répondit Ruby ; et voyez !
ajouta-t-elle en désignant son amie d'un regard.
Queenie s'était endormie, la tête sur l'épaule de
Marc.
Encore une semaine d'attente. Marc était un peu
honteux de s'apercevoir à quel point cette enfant l'occu-
pait. Qui sait si un jour Queenie ne serait pas, dans son
souvenir, tout simplement une d'entre les milliers de ces
jolies petites londoniennes en jupes courtes et cheveux
pendant sur le dos, une de ces « fleurs de la Ville de
Londres » qu'a si admirablement chantées le mystique
William Blake, mais après tout (v just a flapper » et rien
de plus ? N'avait-il pas déjà tout ce qu'il pouvait souhai-
ter pour son repos : une femme aimable et attentive à
son bien-être ? Mais non ; il y avait cet appel rude,
sauvage et mélodieux de la jeunesse de Queenie, dans
son cœur, — comme le chant du bel oiseau solitaire
dans le jardin de la villa déserte. Et pourtant c'était une
aventure si banale que c'était à peine s'il oserait la racon-
ter, en quelques mots, à un ami. Mais peut-être pour-
rait-il la compliquer un peu. Maintenant qu'il était
assuré de l'affection de Queenie, pourquoi ne tenterait-
il pas la conquête de Kuby ? Elle lui avait paru moins
jolie que Queenie, mais plus réfléchie, plus femme, bien
qu'elle fût moins développée. Ce petit front bombé, ces
yeux et cette bouche qui semblait s'offrir, et surtout cette
nuque mince sous les courtes boucles noires... Oui, la
chose serait amusante, et possible, après tout.
Il suivait paresseusement ces pensées tout en mar-
<:hant dans la foule, le long d'Oxford Street, et soudain
90 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
une glace, dans l'entrée d'une boutique, lui présenta son
image en pied. Il^en profita pour arranger son chapeau
tout en se regardant, non sans quelque satisfaaion. Le
mariage d'un Lyonnais et d'une Milanaise avait donné
un assez beau produit. Un haut et svelte gaillard, aussi
solide et de tenue aussi corecte que n'importe quel
« Arthur » ou quel « Johnny » de Pall-Mall ou de Picca-
dilly, mais avec des attaches et des extrémités plus fines
et dans les yeux une lueur qu'ils n'ont pas. En dépit de
son origine commerciale il avait cette caractéristique
d'aristocratie, cet air, — on ne sait si on doit dire sportii
ou légèrement rustique, — ce teint coloré et cette vigou-
reuse simplicité d'allure qui distingue les fils de la grande
bourgeoisie de l'espèce purement citadine des calicots et
des bohèmes. Avant de se recoiffer il lissa ses cheveux
noirs, divisés par une raie médiane, et qu'il portait très
apbtis, comme une calotte de Pierrot, à la dernière
mode de Buenos-Ayres, où il venait de passer quelques
mois. Et en sifflotant l'air d'une chanson de Fragson, il
reprit sa marche dans la direction d'Oxford Circus.
... Oui, ce serait amusant de voir si l'autre gamine
voudrait mordre à l'hameçon, et si Queenie était capa-
ble de se montrer jalouse. Un passe-temps comme un
autre. Ce sont précisément ces petites intrigues qui nous
font mieux sentir le côté sérieux de notre vie, de nos
travaux et de nos affaires.
Il fut donc un peu déçu quand, le dimanche suivant,
Queenie vint seule. Mais ils purent causer un peu, et
elle se montra si gaie, si confiante et si soumise déjà
(comme sa mère) que Marc regretta presque d'avoir
considéré leur aminé comme un jeu sans importance. Et
BEAUTE, MON BEAU SOUCI 9I
puis, comme Edith l'appelait dans la cuisine pour l'aider
à préparer le thé, elle sortit vivement de son réticule un
•petit paquet enveloppé dans du papier de soie, et le ten-
dit à Marc en balbutiant :
— J'ai fait ceci pour vous ; cachez-le.
Et elle s'enfuit, la figure toute brûlante.
C'était un mouchoir de batiste dans un coin duquel
Marc vit ses initiales : M. P., joliment brodées. Il ne se
doutait guère, à ce moment, que c'était le dernier
dimanche qu'il voyait Queenie.
Ce fut pendant le goûter que l'incident se produisit.
A propos d'une négligence ou d'un oubli de M™* Cros-
land, Marc s'irrita et lui parla avec impatience. Non seu-
lement il l'appela Edith, mais quiconque eût été là eût
compris, aux paroles qu'il lui dit, que leurs relations
n'étaient pas strictement celles d'un maître de maison et
de son intendante. La figure d'Edith s'altéra, ses yeux
se voilèrent, et en disant : « Excusez-moi », elle sortit
rapidement de la chambre.
Queenie allait la suivre, lorsque Marc lui dit : « Res-
tez ». Et après avoir hésité une seconde entre sa mère et
son amoureux, elle resta. Alors elle pencha sa tête,
cacha son visage entre ses bras nus, et pleura dou-
cement.
— Voyons, calmez- vous... Vraiment, vous n'aviez
pas deviné ?
Elle le regarda bien en face, les yeux brillants de
colère au milieu de ses larmes.
— Comment le pouvais-je ? Ma propre mère !
— N'est-elle pas libre, comme vous l'êtes ? et songez
que celle de vous deux qui aurait le plus de raisons de se
92 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plaindre, c'est elle : nous la trompions, vous et moi.
Elle fut longtemps sans rien dire, et Marc en profita
pour ajouter :
— Je suppose que vous savez qui je préfère, et à qui
je renoncerais, si je le pouvais.
Il y eut encore un silence pendant lequel Marc prit la
main qu'elle abandonnait sur la table. Et sans doute
elle se fit à l'idée qu'elle était la rivale, et la rivale heu-
reuse, de sa mère ; car elle sourit tristement et dit :
— Je pense que je ferai mieux d'aller la rejoindre, si
vous me le permettez.
Elle se leva, mais avant qu'elle eût fait un pas vers la
porte, Marc la retint et, à voix basse, sans oser la regar-
der, il murmura :
— Depuis que je vous connais, dans ses bras je pense
à vous.
Alors il la laissa partir. ^
Au bout d'un moment M""" Crosland revint seule.
— Je suis vraiment très peiné, Edith...
— Oh Marc, ne vous excusez pas ; elle avait tout
compris dès le premier dimanche. Et peut-être qu'après
tout cela vaut mieux ainsi. Je suis sûre qu'elle n'a rien
dit à sa tante, et puis tôt ou tard nous nous serions
trahis. Mais nous ferons comme s'il ne s'était rien
passé.
— Oui, cela vaut mieux, dit Marc.
Queenie rentra à son tour et le goûter s'acheva pres-
que gaîment. La gaîté de Queenie était un peu nerveuse,
et celle d'Edith un peu forcée. Quant à Marc, il triom-
phait secrètement. Après ce qu'il venait de dire à la
jeune fille, il était décidé à pousser les choses très loin ;
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 93
et d'abord à lui demander où il pourrait la rencontrer
pendant la semaine. L'occasion se fit attendre assez
longtemps, mais enfin ils se trouvèrent seuls et Marc
attira Queenie contre lui.
Ils n'avaient pas compté qu'Edith reviendrait si tôt, et
en entendant ses pas dans le corridor, Marc voulut
s'éloigner de Queenie, mais elle le retint, et lorsqu'il put
se séparer d'elle, M"^' Crosland était dans la chambre et
les avait surpris. Queenie, la tête haute, la regardait bien
en face.
Edith fit comme si elle n'avait rien vu ; mais peu
après elle trouva un prétexte pour ramener Queenie
plus tôt que d'habitude chez M"'' Longhurst. En partant
elle ferma la porte d'entrée si doucement et si lentement
que Marc sentit qu'elle faisait effort pour dominer son
trouble ou son irritation ; et même, un instant, il eut
peur qu'elle ne revînt plus.
Elle revint ; mais il comprit, à son air dépité et à
son affectation d'indifférence, d'abord qu'il valait mieux
ne faire aucune allusion à ce qui s'était passé, et ensuite
qu'il ne devait plus espérer revoir Queenie dans la
maison.
Ce fut son amour-propre qui en souffrit le premier.
C'était un peu comme si Edith eût exercé son autorité
maternelle sur lui en même temps que sur sa fille. Non
seulement elle dérangeait ses projets et le privait d'un
plaisir, mais il avait l'impression qu'elle le traitait en
petit garçon. Il n'eût plus manqué qu'elle le grondât,
comme une mère qui a surpris son fils en train de cour-
tiser une servante ! Pourtant, quel autre moyen avait-
94 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
eîie de se défendre contre sa jeune rivale ? et même,
Marc aurait dû lui savoir gré de ne rien dire et de faire
comme si rien ne s'était passé.
Mais il reverrait sa fille. M"'" Longhurst avait changé
d'adresse depuis l'époque où Edith était venue habiter
chez lui, mais il saurait bien où elle demeurait. Le
jour où il avait reconduit Queenie à Richmond, il lui
avait dit :
— A propos, où demeure votre tante, à présent ?
Elle avait répondu :
— Oh, très loin : plus loin que le Bout du Monde !
Le Bout du Monde est une place ou une rue à l'extré-
mité de King's Road, pas tellement loin du centre de
Chelsea. Avec de la patience, il arriverait à découvrir où
elle vivait, et alors il ferait tout ce qu'il pourrait pour jus-
tifier la jalousie d'Edith. Peut-être parviendrait-il à
retrouver aussi Ruby... Ah, qu'elle était donc désagréable
cette femme qui se mettait ainsi à la traverse de ses
plaisirs !
Pourtant, ce même soir, elle se montra si douce,
tendre et complaisante qu'il eut comme l'impression de
la retrouver après une séparation. Et puis, elle était sa
femme, et elle était là, sous sa main.
Il fit pourtant quelque effort pour retrouver Queenie ;
c'est-à-dire qu'il alla, au moins deux fois, se promener
dans la direction de la gare de Chelsea, au bout de
King's Road. Il se disait qu'il avait appris à cette enfant
qu'elle pouvait plaire, non plus à des enfants de son âge,
mais à des hommes ; et il songeait que la découverte de
la liaison de sa mère avait dû opérer en elle un boule-
versement qui la mettait à la merci du premier amou-
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 95
reux sans scrupule qui la courtiserait. îl se prenait à
regretter ce qu'il avait £vit, car il y avait, entre la petite
fille qui lui avait donné en rougissant le mouchoir
qu'elle avait brodé pour lui, et l'amoureuse qui, entre
ses bras, avait défié sa mère, une distance morale déjà
considérable. Et tout cela dans l'espace d'une heure à
peine. Mais il n'y pouvait rien. « Bah ! » pensa-t-il, se
souvenant d'autres expériences, « elle est peut-être en
train de broder, en ce moment, les initiales d'un autre ! »
— Puis-je venir m'asseoir près de vous, Marc ?
demanda Edith sur le pas de la porte.
— Oui, mais à condition que vous ne me parlerez
pas : j'ai à travailler.
— Oh ne soyez pas si égoïste, Marc : pour si peu de
temps que nous avons à être ensemble. Quand il
m'arrive de penser, mon cher, que chaque jour qui
passe me rapproche du jour où vous partirez, je sens mie
douleur en moi.
Juillet, août et septembre avaient passé, et dans deux
ou trois semaines le jour que redoutait M'"'' Crosland
serait arrivé.
Marc y songeait sans déplaisir. Déjà il se sentait pris
de la nostalgie du Continent. Tout à fait comme, après
un séjour un peu long sur le Continent, il se sentait pris
de la nostalgie des Iles, de la vie qu'on y mène, et sur-
tout de la Ville unique, qu'il préférait même à Paris,
— probablement parce qu'il la connaissait moins bien et
depuis moins longtemps. Et pourtant, voici qu'au bout de
six ou sept mois, il commençait à en trouver le spec-
tacle monotone, et que sa ville natale, avec la blanche
96 LA NOUVELLE REVUE FRAKÇALSE
cathédrale veillant comme une légion d'anges assemblée
au carrefour de longues rues sonores^ apparaissait dans
son souvenir comme un séjour délicieux, comme un
décor étrange et romanesque, tandis qu'il détournait
son regard, avec ennui, de la perspective immense et
piètre des grandes voies bordées de jardins tristes et de
maisons de brique et de stuc, d'aspect si pauvre, si
morne et si nu, surtout dans la marée basse des
dimanches. Il ne voyait plus la route qu'il parcourait
quatre fois par jour ; et du reste, maintenant que le
temps était plus frais, il allait prendre le train souter-
rain à Sloane Square chaque fois qu'il avait à se rendre
à la Cité. Autrefois il aimait, au contraire, voyager sur
l'impériale des autobus et varier son itinéraire. Les auto-
bus qui, de King's Road, allaient dans la direction de
Westminster en passant par Pimlico, lui offraient un
trajet plein d'agrément, et quand ils tournaient vers la
droite, au sortir de Sloane Square, on passait le long de
belles pelouses toujours bien tondues et bien arrosées,
d'où montait une délicieuse odeur. Maintenant, tout cela,
trop vu, trop connu. La foule même ne l'intéressait plus :
il se sentait devenu trop semblable à ces millions
d'esclaves du travail et de l'habitude, à toute cette subs-
tance humaine tour à tour aspirée et rejetée, à heures
fixes, par les gares, les usines, les banques et les théâtres,
charriée par grappes et par bancs dans ces égouts à ciel
ouvert. Et dire que l'an prochain, lorsqu'il reviendrait,
la vue de la tunique rouge d'un invalide parmi cette
foule, lui annonçant soudain qu'il était véritable-
ment rentré dans Chelsea, ferait battre son cœur ! Mais
maintenant, s'il regardait encore les gens de son quar-
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 97
tier, c'était pour se dire, avec satisfaction, qu'il allait
bientôt partir, et qu'ils resteraient là, — comme un collé-
gien qui part en vacances bien avant la fin de Tannée
scolaire. Une fois qu'il aurait consacré quelques après-
midi à des achats, il aurait, pour cette fois, l'impression
que Londres ne pouvait plus rien pour son bonheur. A
propos, il faudrait qu'il se rappelât qu'il devait passer
chez Harrods et acheter de cette poudre parfumée contre
les mites, pour bien saupoudrer ses tapis avant de fer-
mer son appartement.
Son appartement. Son chez lui. Ah ! et sa femme !
Comme on s'épuise vite, lorsqu'on habite ensemble !
Même s'il n'avait pas eu envie de quitter Londres, il
serait parti afin de quitter Edith. Ce n'était pas qu'il eût
à se plaindre d'elle ; au contraire : il semblait que plus il
se détachait d'elle, et plus elle se montrait soumise et
attentionnée, ayant même renoncé à le convertir à son
vague idéal philosophique et aux « idées générales ».
Mais il était saturé d'elle. Ils pouvaient se séparer à pré-
sent : il y aurait toujours quelque chose d'Edith Cros-
land chez Marc Fournier, comme il y aurait toujours
quelque chose de Marc chez Edith. Ils s'étaient connus
aussi intimement que deux êtres peuvent le faire et ils
étaient si bien devenus une même chair, qu'ils com-
mençaient à être insensibles l'un à l'autre.
Comment ! C'était donc cela qui, à l'origine, lui était,
apparu comme une aventure et comme une conquête ?
Aujourd'hui, il le voyait bien, ce n'était qu'une pauvre et
banale histoire, une triste liaison inavouable et heureu-
sement inavouée, et qui deviendrait un sordide concubi-
nage, si elle durait seulement quelques semaines de plus.
7
^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Non, il exagérait. La vérité, c'était que, si ce n'avait
pas été une de ces conquêtes qui flattent l'amour-propre
d'un jeune homme, c'avait été du moins une acquisition
utile. Grâce à M""^ Crosland, Marc avait eu un intérieur
bien tenu et une compagne agréable, décente et bien
élevée, et il n'avait pas été à la merci d'une servante qui
n'aurait songé qu'à le tromper et à profiter de son inat-
tention aux choses du ménage. En somme, cela avait
été fort bien, — pour le temps que cela avait duré.
D'ailleurs, la nostalgie « continentale » de Marc se
fortifiait de certains projets amoureux auxquels il
songeait de plus en plus à mesure que son départ appro-
chait.
Il retrouverait, là-bas, cette dame, — une amie de sa
mère, mais encore aimable, — qui avait paru s'intéresser
à lui. Une fois, en particulier, comme leur conversation
était venue au poème de Dante, elle avait dit, avec un
regard assez tendre à son adresse, qu'elle comprenait
bien que Dieu châtiât l'homicide, l'avarice, le vol, mais
pourquoi l'amour ? « Mais l'amour, mon Dieu, l'amour
n'est pas un péché ! » Marc n'avait pu s'empêcher de
sourire, et il avait surnommé cette dame, pour lui-même ;
« L'amore-non-è-peccato », mais il avait été troublé.
Celle-là, ce serait une conquête flatteuse, car elle
appartenait à la « société », et n'avait pas la réputation
d'être galante ; et puis, comme ils seraient gênés pour se
rencontrer et même pour se voir, ils se lasseraient moins
vite l'un de l'autre. Mais il y avait aussi cette fille du
peuple, si belle, une Toscane d'un type très pur, qu'il
avait un jour suivie jusque chez elle et à qui il avait
même eu l'occasion de demander un baiser, — qu'elle
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 99
lui avait refusé, du reste. Mais il reviendrait à la charge.
Ah ! quelle belle fille c'était ! Et ce visage obscur
et rayonnant, qui était celui de la Bonté quand
elle souriait, celui de la Justice si elle fronçait
un peu les sourcils et celui de l'Espérance lors-
qu'elle rêvait ! Il était seulement dommage que ses-^
parents eussent donné à cette robuste déesse brun€ le
nom douceâtre, blond et virgilien, deLavinie. Elle aurait
dû s'appeler Lucrèce... ou Clodia.
• Pounant il se devait à lui-même de conquérir l'autre,
la femme du monde. Il le devait pour la satisfaction de
son amour-propre et pour la bonne opinion qu'il dési-
rait que ses amis eussent de lui. C'était une liaison qui
le poserait. Mais qui sait si elle ne l'asservirait pas ? Et
puis, 'enfin, il aimait les femmes plutôt en peintre et en
sculpteur qu'en moraliste et en romancier, et Lavinie
était belle, tandis que l'autre était seulement bien parée.
Pourtant il devait — ah oui : celle-ci était le devoir,
mais l'autre était le plaisir : Marc Fournier avait déjà fait
son choix. Car chacune était ou trop absorbante ou trop
attrayante pour qu'il songeât à poursuivre les deux à la
fois. Le départ. Le voyage. Et Lavinie... Lavinie,
« Lavinia ».
— Avez-vous parlé, cher ?
— J'ai dit quelque chose, Edith? Oh, c'est que je
pensais...
— Vous pensiez à votre Italie, nest-ce pas ?
Il la re2;arda. Elle tournait le dos à la fenêtre et il
voyait mal ses traits : c'était comme si elle se fût déjà
un peu effacée de sa mémoire et qu'elle ne fût plus
100 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'une ombre dans sa vie. Il se sentit pris de remords,
de pitié et de tendresse, et il alla s'asseoir sur un coussin,
à ses pieds. Comme il l'avait aimée, pourtant, pendant
les premières semaines ! et le soin même qu'ils mettaient
tous deux à tenir leur liaison secrète, les précautions
qu'ils prenaient pour qu'on ne les vît jamais sortir
ensemble, pour que la servante ne se doutât de rien,
tout cela avait ajouté, pour lui, tant de charme à leur
intimité... Parfois ils avaient donné congé à la servante
pour tout l'après-midi et la soirée, et ils avaient dîné
ensemble, à la même table, comme mari et femme. Et
les dimanches qu'ils avaient souvent passés à la maison,
les stores baissés et les lampes allumées !... Quels jolis
souvenirs ! Leur adieu même aurait les apparences d'un
rendez-vous : elle sortirait avant lui et irait l'attendre
dans une rue éloignée et peu fréquentée. Lui, la pren-
drait en passant, dans le taxi fermé. Et elle en descen-
drait un peu avant la gare Victoria, où les amis de
Marc, qui devaient continuer à tout ignorer, le verraient
arriver seul.
— La pensée de l'Italie est pour moi une pensée
mélancolique, ma chère.
— Est-ce bien vrai que vous n'êtes pas content de
partir ? et n'avez-vous jamais pensé qu'après tout rien ne
vous empêchait de rester ? L'hiver n'est pas tellement
froid, ici, et vous m'avez dit que vous en aviez déjà
passé un tout entier. Votre appartement...
— Notre appartement, Edith.
— Non, voire appartement, — est facile à chauffer ;
voyez ce beau feu. Ne pensez-vous pas que là-bas, dans
votre Italie, vous ne regretterez pas quelquefois de n'être
BEAUTÉ, MON BEAU SOUa 10 1
pas ici, bien calfeutré dans votre maison anglaise, avec
votre petite épouse anglaise ? Marc, ne froncez pas le
sourcil : si vous voulez, je dirai un autre mot... Voulez-
vous que je le dise ? Mais, Marc, la femme que vous
épouserez un jour ne pourra pas vous aimer et vous res-
pecter plus que je ne le fais ! Non, laissez-moi continuer.
J'ai pensé à une chose. Puisque c'est ici chez vous, je
veux dire, puisque de toute façon vous payez le loyer,
cela vous coûterait moins cher de rester ici, peut-être.
Vous pourriez même vous passer de servante ; il y a une
chambre à coucher qui reste vide, je pourrais faire venir
ma fille pour m'aider, et à nous deux, nous tiendrons
votre ménage.
— . Faire venir Queenie ici ?
— Oui, dit-elle en évitant le regard de Marc, j'ai
pensé que cela vous épargnerait les gages d'une ser-
vante.
Il fut sur le point de s'écrier : « Pourquoi ne l'avez-
vous pas dit plus tôt ? » Mais le soin qu'ils avaient pris de
ne jamais parler de Queenie, l'empêcha de rien dire. Et
puis, le temps et l'absence avaient fait leur œuvre; il avait
renoncé à cette petite intrigue enfantine. Il dit :
— Non, il faut que je parte, je l'ai promis à mes
parents ; ils seraient très mécontents. Et puis, j'ai affaire
là-bas.
Pourtant, un peu plus tard, il se reprit à songer aux
paroles de M'^'= Crosland, et à la façon dont elle les
avait dites ; et, avec un regard dans la direction d'une
glace qui lui renvoyait son image, il pensa : « Comme
elle tient à me garder... Elle y sacrifierait sa fille ! » A
moins qu'elle n'eût fait quelque vilain projet : obliger
102 I.A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Marc à épouser Queenie. « Et dans ce cas, il faudrait
faire attention... Bah ! je les retrouverai l'année pro-
chaine et alors... »
11 avait une formule pour juger, au départ, les liai-
sons qu'il avait pendant ses intermittents séjours dans
plusieurs pays, ces petits mariages de marin auxquels il
n'attachait, au fond, pas beaucoup d'importance, car il
croyait encore au « grand amour » et l'attendait, — il
disait : « Après une liaison ennuyeuse, ou trop absor-
bante, ou scandaleuse, ou coûteuse, ou simplement désa-
gréable : un point. Après une liaison qui n'a rien été de
tout cela : point et virgule. » Eh bien, après Edith — et
Queenie — ce serait : point et virgule.
Demain à la première heure on viendrait prendre les
bagages : le carton portant les initiales de l'agence de
transports était affiché à la fenêtre. Un départ qui res-
semblait à beaucoup d'autres : Marc tout seul dans la
chambre du devant, occupé à mettre en ordre des
papiers et des livres qu'il laissait, à ouvrir et à refermer
des tiroirs, à prendre congé de son appartement. Il étei-
gnit les lampes du plafonnier, ne laissant allumée que
celle de son bureau, s'assit, bourra une pipe, et se mit à
fumer, les jambes allongées devant le feu.
Comme cette pipe tirait bien ! C'était Edith 'qui en
prenait soin, et ainsi dans les plus petits détails, il recon-
naissait l'affection attentive dont elle l'entourait. Et
voilà : c'était la dernière nuit qu'ils passaient sous, le
même toit. Tout à l'heure il irait la rejoindre quand la
maison serait endormie. La servante était définitivement
partie ; mais il y avait une autre présence dans l'apparte-,^
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI IO3
ment, qui les obligeait à prendre des précautions :
Queenie était là. Sans doute, elle savait ; mais i! valait
mieux...
Marc ne l'avait pas \nie ; il avait dîné en ville et était
rentré tard ; mais Edith l'avait prévenu : « Je ferai venir
ma fille pour m'aider à faire les bagages et à mettre les
housses aux meubles ». Elle devait être couchée dans la
chambre qu'on n'utilisait pas. Le bruit que Marc avait
fait en entrant avait pu la réveiller. Il fallait attendre un
peu avant de... On frappa doucement à la porte.
— Entrez, dit Marc, surpris qu'Edith vint le rejoindre
dans cette pièce.
La porte s'ouvrit.
— Mère m'a dit que vous désiriez me parler ?
C'était Queenie, dans un vêtement de nuit emprunté
à sa mère, trop long, et qu'elle relevait un peu pour
marcher, en sorte qu'on voyait ses pieds nus.
Marc balbutia :
— Je n'ai pas... je veux dire, oui, je voulais...
Elle sourit, referma très doucement la porte, puis, en
mettant un doigt sur sa bouche, elle traversa la chambre
et vint s'asseoir devant la cheminée, sur un pouf de
velours qu'il y avait là.
— Parlons bas, dit-elle ; le portier n'est pas encore
couché. Alors vous partez ? Et nous ne vous re verrons
plus.
— Pourquoi non ? Mais je voudrais savoir...
— Je croyais que vous étiez lassé d'elle.
— Non ; mais depuis que je vous ai vue, je vous l'ai
dit, je n'ai plus songé qu'à vous.
— Je me le rappelle, et la manière dont vous me
104 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'avez dit. Oui, mais je ne compte pas, je ne suis qu'une
petite fille.
— Queenie, dites-moi : pourquoi voulez-vous que
nous parlions à voix basse si votre mère sait que vous
êtes ici ?
— Le sait-elle ? Oh oui, puisqu'elle m'a envoyée.
— Comprenez-vous que si elle vous a vraiment
envoyée, ou si vous êtes venue de votre propre volonté,
cela fait une grande différence pour moi ?
— Je ne comprends pas. Pourquoi ? Oh, dit-elle en
se levant brusquement, j'ai trop chaud près de ce feu.
Tiens, tous ces livres sur ces rayons : je ne me les rap-
pelais pas. Vous les laisserez ici ?... Voilà un joli vase ;
vous l'avez apporté d'Italie ?
— Queenie...
— Oh vous avez laissé votre pipe s'éteindre. La rallu-
merai-je avec une de ces allumettes en papier que mère
sait si bien faire ? Non, je ne peux pas : cette chose a
perdu tous ses boutons et, si je me baissais... Voyons,
tenez-vous tranquille ! ce n'est pas pour que vous vous
conduisiez ainsi que mère m'a envoyée vous voir. A pro- '
pos, qu'est-ce que vous aviez à me dire ? Cessez, ou je
crie. Prenez garde !
Elle échappa soudain aux mains de Marc et d'un bond
elle atteignit la porte, dont elle s'était rapprochée peu à
peu et dont elle saisit la poignée qu'elle ne lâcha plus.
Dans cette courte lutte, « la chose qui avait perdu tous
ses boutons » s'était largement ouverte et Marc se tint,
pendant un instant, immobile et hésitant devant cette
tendre et mince nudité. Qu'elle était jeune ! plus jeune
qu'elle ne le paraissait lorsqu'elle était vêtue. Oui, et
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI lOJ
les peintres et les sculpteurs l'avaient trompé : rien ne lui
avait fait prévoir que les seins, au début de leur crois-
sance, eussent cette forme allongée et grêle, avec ces trop
longues pointes roses qui lui rappelèrent certaines fleurs
des prairies qui poussent d'abord une mince tige mauve,
et blanche à sa base, hors de terre. II éprouva un senti-
ment de pitié et presque de répugnance. Mais elle ne
songeait pas à se recouvrir, et quand le regard de Marc
rencontra le sien, elle sourit naïvement en écartant, de
main libre, une longue mèche claire qui la gênait pour
voir.
— Eh bien, adieu, Marc ; j'ai sommeil et je vais me
coucher. Restez où vous êtes, j'ai quelque chose de sérieux
à vous dire. Si vous approchez j'appelle et je réveille les
voisins. Et cela m'est égal, que mère apprenne alors que
je suis entrée ici. Comment avez-vous pu croire qu'elle
m'avait envoyée ? Je vous demande seulement de ne pas
lui dire que je suis venue. Et la preuve que je suis venue
de ma propre volonté, commevous dites, c'est que j'avais
enlevé la clef de cette porte, — de peur que vous ne m'en-
fermiez avec vous quand je viendrais, — une heure avant
que vous ne rentriez. Voyons, conduisez-vous bien,
Monsieur ! Seulement, comme nous allons nous
quitter pour toujours, vous pouvez m'embrasser, si
vous voulez. Jusqu'à ce que je dise : Assez. Mais quand
j'aurai dit assez, si vous continuez, je sors en criant dans
le corridor et il y a un agent au coin de la rue. Comme
cela... Jusqu'à ce que je dise : Assez... Comme cela.
Non !... Jusqu'à ce que je dise : Assez... Jusqu'à... Main-
tenant assez ! et adieu, mon cher ; bonne nuit, mon
cher.
I06 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle était partie. Et du seuil de la chambre, il entendit
qu'elle fermait sa porte à clef. Traversant le corridor, il
entra dans la salle de bains et se plongea la tête et les
mains dans l'eau froide. Le souvenir de Queenie le
brûlait.
Puis, il se rendit à la chambre d'Edith. Assise près de la
cheminée, elle Usait.
— C'est ce roman dont vous m'aviez parlé, Marc ;
vous savez ? Je pense qu'il est plutôt bon, mais il y a
certaines choses... Ce passage où l'auteur décrit les
jambes de l'écolière assise sur le mur du pensionnat,
vous vous rappelez ? C'est presque indécent.
(A suivre).
VALERY LARBAUD
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
DU ROMANESQUE
M. Seillière a déjà consacré à la psychologie sociale du
xix« siècle et à certaines origines qui l'expliquent dans les
deux siècles antérieurs une vingtaine de volumes, intelli-
gents et copieux, d'autant plus intéressants qu'ils se relient,
comme une de ses chaînes principales, à ce qui me paraît
être depuis vingt ans le Massif Central de la critique fran-
çaise : une analyse, et, dans une certaine mesure, un essai
de liquidation du romantisme. On sait quelle est ici la part
de M. Maurras, de M. Lasserre, de M. Benda. M. Seillière,
qui n'est pas comme eux journaliste et dont la lorme est
moins piquante, se trouve moins connu du grand public,
ce qui n'a aucune importance.
Le petit livre qu'il vient de publier sur les Origines roina-
iwsqpes de la Morale et de la Politique romantiques, pose avec
élégance et s'efforce avec discrétion de résoudre de curieux
problèmes littéraires. J'en écarterai tout ce qui appartient
aux étiquettes et aux classifications ordinaires de M. Seil-
lière, dont je ne nie pas d'ailleurs la commodité : impéria-
lisme et mysticisme démocratique, au sens particulier et
personnel oii il les prend, sont des termes utiles à l'auteur
pour exprimer ses idées propres, mais dont on sent tout de
suite qu'ils lui resteront aussi propres et qu'ils n'ont aucune
I08 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chance d'être adoptes par la critique courante. En général
d'ailleurs les mots dont se nomme un mouvement littéraire
et social sont nés non d'une désignation expresse de la cri-
tique, de tel critique particulier, mais d'un hasard obscur,
d'une profondeur populaire analogue à celle d'où provient
le langage courant, et qui leur laisse le vague et la souplesse
nécessaires : c'est le cas de romantisme, de naturalisme, de
symbolisme. Le sens à la fois littéraire et moral que M. Seil-
lière s'est efforcé de donner au terme d'impérialisme risque
d'amener de grandes confusions. Au fond c'est un mot
anglais, qui n'a de sens et de portée que dans le monde
anglo-saxon, depuis Disraeli et le couronnement de la reine
comme « impératrice ». On a pu voir dernièrement à quel
point il est dangereux de laisser le public en user librement
et parler d'impérialisme français, d'impérialisme italien,
d'impérialisme américain. Ces réserves faites, je ne vois nul
inconvénient à ce que M. Seillière prenne comme fil con-
ducteur de ses recherches les mots qui lui conviennent : il
me sufïit de les considérer comme des monnaies dont il
use pour sa circulation intérieure.
Ce que je dis se rapporte cependant plus à d'autres livres
de l'auteur qu'à celui-ci, où il s'est efforcé de reconstituer la
filiation qui relie le roman romanesque de la littérature
courtoise au roman romantique inauguré par Rousseau, le
roman étant dans les deux cas le truchement d'un idéal
féminisé, la réalisation d'un milieu artificiel où la nature
féminine devient la valeur suprême. Le livre roule donc sur
deux idées, l'une qui intéresse l'histoire des sentiments et de
la civilisation, l'autre qui concerne l'histoire du roman.
*
* *
M. Seillière ouvre son livre par une introduction qui,
afin de faire mieux sentir par le contraste l'atmosphère
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 10^
propre de cette nature féminine eu le romanesque et le
romantique nous ont plongés, dessine les traits généraux
d' « une société qui n'a pas élaboré de morale erotique »,
c'est-à-dire où la femme occupe un plan secondaire, où
l'amour, au lieu d'animer comme chez nous la vie et la
pensée, l'art et la littérature publiques, est maintenu à peu
près silencieusement dans le domaine individuel et privé, et
où les valeurs sanctionnées par la bonne conscience et par
l'opinion sont des valeurs masculines d'énergie, de discipline
et de politique. C'est le Japon, pays d' « impérialisme
rationnel » dont M. Seillière rapproche la morale virile de
celle des sociétés antiques. Il cite même à ce sujet un curieux
texte de Rousseau lui-même dans Is. Lettre àd' Alemhert : « Les
anciens avaient en général un très grand respect pour les
femmes, mais ils marquaient ce respect en s'abstenant de
les exposer au jugement du public, et croyaient honorer
leur modestie en se taisant sur leurs autres vertus... Dans
leurs comédies, les rôles d'amoureuses et de filles à marier
ne représentaient jamais que des esclaves ou des filles
publiques (comme les Geishas au Japon)... Depuis que des
foules de barbares, traînant avec eux leurs femmes dans leur
armée, eurent inondé l'Europe, la licence des camps jointe
à la froideur naturelle des climats septentrionaux qui rend
la réserve moins nécessaire, introduisit une autre manière
de vi\Te, que favorisèrent les romans de chevalerie...
C'est ainsi que la modestie naturelle au sexe est peu à peu
disparue et que les mœurs des vivandières se sont trans-
mises aux femmes de qualité. » Le rôle que le bon Rousseau
attribue ici aux invasions des barbares et à la licence des
camps nous ferait rire si nous ne songions que c'est bien
dans de tels laboratoires ou dans leurs vapeurs que se sont
en effet formées les modes physiques et morales du Direc-
toire et de 1920.
M. Seillière ne prétend d'ailleurs pas mettre notre civili-
110 LA NOU\TELLE REVUE FRANÇAISE
sation entière à rccole du Japon. Il sait qu'il y a des cou-
rants qui ne se remontent pas, et que toute éducation indi-
viduelle ou sociale consiste à prendre les hommes tels
qu'ils sojit, non tels qu'ils auraient pu être, même mieux
être, dans d'autres conditions de race, de temps et de
milieu. Le fait seul que l'Occident est devenu maître de la
planète avec la nature à moitié féminisée que lui a légTiée le
moyen-âge, indique que cet érotismedel' « amour pour prin-
cipe » n'était pas un poison, était même le contraire. « C'est
probablement en partie grâce à son utilisation de l'érotisme
comme tonique de l'activité vitale que l'Occident n pu se
soumettre tant de forces de la nature et par là conquérir
l'actuelle domination du globe. Mais il ne faut pas oublier
que notre race a conservé longtemps des cadres moraux
suffisamment rationnels à ses impulsions érotico-affectives,
sublimées de temps à autre en ingénieux mysticismes théo-
riques. Ces cadres, empruntés de la politique dorienne,
subsistent dans Platon, le grand initiateur erotique et mys-
tique de notre civilisation européenne : on les retrouve
dans le stoïcisme des Romains, appuyés sur l'expérience
gouvernementale de leur aristocratie guerrière ; puis dans
le Christianisme ecclésiastique, héritier pour une si grande
part des philosophies méditerranéennes antiques, enfin chez
les grandes nations anglo-saxonnes contemporaines, qui ont
conser\-é jusqu'ici un christianisme suffisamment rationnel
comme contre-poids à leurs fréquentes velléités mystiques.
Mais, lorsque l'érotisme s'émancipe précisément de tout
frein, — comme il arrive présentement sous l'action de
l'usure nerveuse accrue par l'allure vertigineuse du progrès
moderne, — il devient une menace pour l'avenir social : le
mysticisme prend alors un caractère féminin très frappant ;
absorbé à trop haute dose, son action tonique devient une
action paralysante ou stupéfiante. C'est le péril romanesque,
rousseauiste et romantique : c'est le péril présent. »
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE III
M, Scillière développe sur le plan historique ces mêmes
idées que MM. Maurras, Lasserre, Benda, ont utilisées pour
une critique des mœurs et qui flottaient à l'état cpars, dans la
pensée française depuis 1850. Et je sais bien que rapproche-
ments, comparaisons, associations de concepts fournissent
d'ordinaire à la critique un utile moyen d'avancer son
ouvrage. Mais la destinée de cette Pénélope est de dissocier
la nuit les idées qu'elle associe le jour, et ce double travail,
qui satisfait un double intérêt, n'est ni contradictoire ni
inutile.
Le mouvement d'idées dont nous nous occupons ici en
vient à associer comme les fils entrecroisés du même tissu
romantisme, mysticisme, féminisme, démocratie. Ou, pour
passer à un autre ordre de métaphore, ils apparaissent
comme les textes d'une inscription quadrilingue que la
critique se plaît à traduire les uns par les autres. Si,
entre ces textes, l'un est l'original, ce serait, semble-t-il,
celui qui correspond au terme de féminisme. Et, au fond,
il doit y avoir là, malgré toutes les dissociations qui s'im-
posent et le travail inverse de la Pénélope nocturne, quelque
chose de vrai. La vie donne à chacun l'expérience de la
nature féminine, expérience que l'on sait plus authentique
et plus profonde que tout concept, et, lorsque nous retrou-
vons dans l'histoire ou dans la littérature des natures ou
des mouvements analogues, lorsque des courants de psy-
chologie sociale nous semblent passer par les mêmes che-
mins que des courants connus de psychologie individuelle,
il n'y a peut-être pas eu effet d'explication plus juste que
celle qui au premier abord paraît simplement une méta-
phore arbitraire. Si la vie individuelle est une vie sexuée, il
semble difficile que la vie sociale puisse être pensée ou
éprouvée sans des éléments de sexualité, et que la fonction
plus ou moins développée qu'y remplissent la femme et la vie
amoureuse ne se fasse pas sentir loin jusque dans ses formes
112 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
artistiques et politiques. La comparaison instituée par
M- Seillière entre deux civilisations aussi avancées sur des
voies divergentes, aussi opposées que celles des Japonais et
des Français, — comparaison que facilitent les enquêtes de
Hearn et de Beilessort — peut être regardée comme un
excellent procédé de travail. Un Institut français doit se
fonder bientôt à Tokio : on pourrait lui proposer comme
un butin enviable des analyses de ce genre. Les Japonais
ont encore mal compris que le livre où la majorité des
lecteurs français croit prendre l'idée la plus vraie du Japon
soit cette fantaisie de marin en bordée (très jolie d'ailleurs
et dont les descriptions, celles surtout des premières pages,
restent pour un lettré français inoubliables) et ce monument
d'ignorance qu'est Madame Chrysanthème. Les gens compé-
tents sont d'accord pour déclarer qu'aucun livre ne contribue
davantage à nous faire mépriser par les Japonais, à nous
rendre plus petits pour eux, plus Baudar-Log que ce roman
qui veut les faire eux-mêmes petits et simiesques.
*
* *
Nous touchons ici au second sujet de M. Seillière.
Madame Chrysanthème fait partie d'une longue série de
romans (très inégaux, mélange de chefs-d'œuvre et de rapso-
dies puériles) dont l'auteur — et ce fut une des raisons de
son succès — d'une sensibilité très fine et toute féminisée,
est devenu la figure centrale d'une sorte de féminisme plané-
taire. (Les Désenchantées si terriblement ennuyeuses sont à ce
point de vue typiques). Mais cela nous a paru tellement naturel,
cela comportait tellement d'antécédents et de sympathies dans
le roman français antérieur, tout au moins depuis Rousseau,
que ce féminisme a semblé à beaucoup de lecteurs comme
l'atmosphère et l'air respirable du roman, du genre roman.
Notons que le roman planétaire s'appelait en Angleterre Kipling
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE II 3
alors qu'il s'appelait en France Loti, que l'impérialisme mâle de
l'un s'oppose au féminisme nerveux de l'autre à peu près
comme le Tommy des Chansons de la Chambrée à Mon frère
Yves. De Tun et de l'autre côté du détroit les deux mondes
littéraires nous offrent là deux points de repère intéressants.
Et je laisse au lecteur le soin d'embrancher ces réflexions sur
les réflexions concordantes que me suggéraient récemment
le roman de la destinée et le roman de l'aventure.
M. Seillière s'est efforcé à retrouver dans les romans fran-
çais antérieurs àja Nouvelle Hêloïse « les sources de la morale
romanesque » et les figures du féminisme au moment où il se
dédouble en un mysticisme passionnel. Il en a vu la naissance
dans le lyrisme et le roman courtois, en particulier dans les
poèmes de Chrestien deTroyes et les remaniements en prose
du Lancclot. Il les a suivis dans l'oeuvre de Marguerite de
Navarre, VAstrée et Madeleine de Scudéry. Il s'est souvenu
que Rousseau fut dans son enfance un grand lecteur de
romans, que lui et son père, après souper, en dévoraient
ensemble toute la nuit, et que VAstrée en particulier était son
roman préféré. De sorte que Rousseau^nous arrive porté par
tout Un flot de littérature romanesque dont il est utile de
reconstituer l'inventaire, et dont la place est particulièrement
importante dans les filiations, les généalogies intellectuelles
où se plaît la critique de M. Seillière.
Et je me demandais, en suivant ces filiations qui en somme
sont assez justes, pourquoi nous ne possédons pas une histoire
du roman français, ou plutôt pourquoi nous l'avons laissé
écrire par un critique anglais, d'ailleurs fort distingué,
M. Saintsbur}-. Précisément M. Saintsbury vient de publier
le deuxième volume de son History of ihe french novel. Je ne
l'ai pas encore lu, mais j'ai lu le premier qui va jusqu'en'
1800, et les souvenirs de cette lecture me paraissent apporter
quelque réponse à cette question.
Au premier abord, une histoire du roman français
8
I I .j LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
stiraii" non seulement intéressante à écrire, mais facile.
D'abord le roman constitue depuis le Moyen-Age un genre
pi-rfaitement continu, une série dense et compacte. Ensuite
il nous présente un fidèle miroir de son époque, ou plutôt
de l'idéal que se formait cette époque. Enfin, ne comportant
jusqu'à Rousseau aucune œuvre de génie (si on laisse Rabe-
lais de côté), accumulant, au contraire, des bibliothèques de
médiocrité et des continents de platitude, il permet au criti-
que historien d'établir entre le livre et son époque cette soli-
darité, cette endosmose que ne viennent pas rompre le jail-
lissement libre, l'équation personnelle de l'individu. Il
existe sur ce sujet des essais partiels, le livre de M. Le Breton
sur le roman au xvii*^ siècle, les curieux inventaires de la
littérature courante au xviii^ siècle qu'a faits M. Momet.
Nul équivalent pourtant, chez nous, de l'ouvrage d'ensemble
de M. Saintsburv.
C'est qu'une histoire suivie du roman français implique
un point de vue beaucoup plus naturel à un éti-anger qu'à
nous. Un étranger voit commencer la littérature française,
comme les autres littératures européennes, au Moyen-Age, et
sa démarche la plus naturelle est de la suivre dès cette époque.
Un Français laisse d'ordinaire aux médiévistes ce qui est
antérieur à Villon ou même à Ronsard, La rupture, le
hiatus entre la France du Moven-.\se et la France de la.
Renaissance, figure, dans l'ordre littéraire, un trait français
original pareil à ce qu'est en politique l'opposition scolaire
entre la France de l'Ancien Régime et celle de la Révolution.
La prétérition dédaigneuse du Moyen-Age chez Sainte-Beuve,
le (' trou noir >> de Taine, les lances rompues par le pugnace
Brunetièrc contre les médiévistes, sont assez significatifs. Or
si l'histoire de la poésie et du théâtre s'accommode de cette
coupure (et encore au prix d'une déformation certaine),
l'histoire du roman ne s'en accommode pas. Le roman, bien
que l'antiquité ait pu lui servir de a niatière », ne tient à peu
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE II 5
près par rien à l'antiquité classique : il est autochtone
comme l'architecture gothique, il est «roman ». Une histoire
du roman doit tourner le dos à la chaîne classique, plonger
d'abord en plein Moyen-Age. C'est ce qu'a fait M. Saints-
bury, qui attribue comme M. Seillière une grande impor-
tance au Lancclot et voit en Genièvre (peut-être à travers les
héroïnes de Shakespeare) une des plus attachantes et cu-
rieuses figures de tout le roman français.
M. Saintsbury insiste sur les mêmes courants généraux
que M. Seillière, romanesques et féministes. Le roman fran-
çais qui tient la plus grande place dans son premier volume
(jusqu'à 1800) est le Grand Cyrus qu'il se glorifie d'avoir lu
en entier et jusqu'au dernier de ses deux millions de mots.
11 lui consacre, si mes souvenirs sont exacts, une cinquan-
taine de pages. Il a en revanche une demi-ligne sur les Liai-
sons Dangereuses de Laclos, que sans doute il n'avait pas lues
quand il écrivit son ouvrage. Un de ses amis s'étonna de la
lacune. Il lut alors Laclos et bien entendu expliqua dans une
note d'une seconde édition que son silence était juste, le
livre ne valant rien du tout. Un Français ne partagera nul-
lement l'avis de M. Saintsbury, et les Liaisons lui impor-
teront infiniment plus que le Cyrus et le Lancelot. Cela nous
montre à quel point il est difficile de trouver sur la série des
romans français un point de vue juste, et quel départ soigneux
s'impose entre leur importance sociale cl leur valeur litté-
raire. L'histoire du roman jusqu'au xviip siècle, c'est l'his-
toire d'un genre foisonnant, capital dans l'ordre historique,
mais littérairement manqué. De sorte qu'un critique pren-
drait, dans les premiers volumes d'une histoire du roman,
des habitudes de classification et de jugement dangereuses.
Et cette histoire qui nous paraissait naguère si facile nous
présente maintenant une difficulté invraisemblable. Déci-
dément Dieu fait bien ce qu'il fait : la^ place des glands
(comme Manon) est sur les chênes, et par terre celle des
lié LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
citrouilles de dix livres, Bibliothèque Bleue ou Grand Cyrus.
De sorte qu'un regard jeté sur notre roman nous amène à
une conclusion assez curieuse. La copieuse série romanesque
et féministe que M. Scillière nous montre allant de la littéra-
ture courtoise à la Nouvelle Héloïse existe, forme en somme
pendant quatre siècles le fond et le courant du roman fran-
çais. Mais ce n'est guère qu'en réagissant contre elle et en la
niant que le roman produit quelque chose de bon. Don Qui-
chotte,qui est le premier roman moderne de génie, l'est contre
les Amadis. Pourquoi Rabelais ouvre-t-il une source inta-
rissable de joie ? Parce que nous nous y débarbouillons de
tout romanesque. Il est singulier qu'un livre aussi réservé
exclusivement à l'homme, aussi hermétiquement fermé à la
femme soit resté un des livres canoniques du peuple le plus
profondément imprégné d'odor di fcmitia. Ou plutôt c'est
très naturel. La Princesse de Clèves est aussi ennemie du roma-
nesque que Manon Lescaut, et Gil Blas que Candide. Si Rous-
seau fait entrer dans le monde supérieur du style et de la vie
ce romanesque demeuré jusqu'à lui dans le terreau de la
littérature, il ne donnera après lui aucun chef-d'œuvre, et
Madame Boi'ary sera au romanesque moderne ce que Don
Quichotte était au romanesque du Moyen-Age. De sorte que le
romanesque de la Nouvelle Héloïse est aussi isolé, aussi
exceptionnel dans l'ordre de la beauté qu'il est, dans l'ordre
de l'existence sociale, relié à d'innombrables antécédents et
à d'innombrables suites. L'art a fait sur son terrain cette
police que M. Seillière voudrait que la société fît sur le sien,
Le romanesque n'a été démasqué et chassé que par le roman,
cette lance d'Achille de la littérature.
ALBERT THIBAUDET
NOTES
SONNETS EN GUERRE, par Henry Céard (Librairie
Française).
Les meilleurs vers inspirés par la guerre risquent rort
d'appartenir aux genres secondaires. Les œuvres qu'on
nous. a successivement présentées comme étant « le poème
de la guerre » ou qui semblaient avoir été construites sur
un plan lyrique élevé, nous ont généralement déçu.
M. Henry Céard ne s'est soucié que d'être simple et
vrai :
« ce que j'ai vu, senti, souffert, aimé, je l'écrivais
« sincèrement, et de mon mieux...
Certes, on n'attendait point de l'auteur de Terrains à
vendre au bord de la mer un débordement d'effusions lyriques,
mais un art aussi sobre d'ornements que le sien, aussi dépouillé
' d'images, et pourtant d'un accent si vigoureux, a de quoi
surprendre agréablement : M. Henry Céard qui se plaît à
transposer dans notre langue les effets de l'hexamètre latin,
fait un emploi constamment heureux du vers de quatorze syl-
labes. S'il n'est pas exact que son vers ne soit taillé, comme
il le dit en terminant, « sur aucun patron connu » (car il s'en
trouve maint exemple dans notre ancienne poésie, sans
parler de Verlaine et d'autres poètes du xix» siècle), du moins
ne doit-il à personne une variété de coupe et de cadence très
remarquable :
Il8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Point de faucheurs aux champs où sur pied pourrit la moisson
Du deuil est dans la rue, en chaque femme que je croise ;
Les fourgons de blessés qu'un drapeau rouge et bleu pavoise.
Font passer la bataille à la porte de ma maison.
Un sonnet intitulé Colombes el avions où se révèle un tour
d'imagination ingénieux et rare s'achève sur un vers de toute
beauté :
Il nous faut oublier les doux termes que nous savions
Car les colombes, aujourd'hui, se nomment avions...
Eh bien créons des mois nouveaux au sens prodigieux
Pour expritner la surhumaine ampleur de nos colères
Et les immenses deuils, qui, tous les Jours, tombent des deux.
Il est piquant de trouver chez un écrivain d'une autre
génération cette hantise d'un moyen nouveau d'expression,
qui soit à la taille des événements.
Précis et fin lorsqu'il évoque un paysage de banlieue ou
un aspect du Paris de la guerre, le poète s'élève sans effort
au ton qui convient pour parler des spectacles célestes, de
l'azur périlleux et des tragédies aériennes. Qu'on lise le
merveilleux sonnet Ciel étoile :
Féroces comme les humains, h's étoiles, là-haut
Exercent dans le ciel leurs perversités naturelles.
Sans cesse enflamme et mouvement pour s'assaillir entre elles
La clarté des beaux soirs jaillit du choc de leurs querelles.
Par une coquetterie d'humaniste, le romancier naturaliste
a joint à ses vers français deux sonnets en hexamètres latins.
L'un d'eux De Guynemcr in astrum muialo, offre un mouve-
ment digne de Lucrèce :
... Impavidum letho rapuit spatiosior octher ...
mais puisqu'il faut choisir on nous saura gré de transcrire
en entier ce four des morts :
NOTES 119
Où sont-ils enterres les soldats morts pour !a Patrie
Dans les cimetières du front conduits en grands charrois ?
Marins et passagers, en quels courants, en quels détroits
Vous coula la torpille, ou la mine, ou Tartillerie ?
Puisqu'il n'est pas permis qu'on s'agenouille et que l'on prie
Sur des défunts perdus on ne sait pas en quels endroits,
Qu'on ne peut porter des bouquets à vos flots, à vos croix,
M.issacrés des schrapnells, noyés de la piraterie,
Avions, avions, prenez un vol religieux !
Aujourd'hui, Jour des Trépassés, emportez dans les cieux
Chrysanthèmes, œillets, au lieu de mitraille et de bombes :
Des Dardanelles à l'Yser, élevant vos essors
Partout dans l'inconnu, partout où se creusent des tombes^
Sur la terre et la mer. jetez, jetez des fleurs aux morts !
Le vers de M. Henry Céard possède la fermeté lapidaire
et l'éloquence qui convient aux pensées graves, à la pitié, à
l'amour du genre humain. Ses phrases fortement rythmées
tombent comme les plis d'une belle draperie, noble et sévère.
ROGER ALl.ARD
*
* *
L'APPARTEMENT DES JEUNES FILLES, p^u-
Roger AUard, orné de gravures au burin, par J.-E. La-
boureur ; LES FEUX DE LA SAINT-JEAN, par Roger
Allard, poëme orné de cinq dessins par Luc-Albert
Moreau (Camille Bloch).
V Appartement des Jeunes Filles, que M. Roger Allard com-
posa avant et publie après les Elégies Martiales est une
évocation hardie, toujours délicate, de ses amours de jeu-
nesse, plaisirs de vacances au bord de la mer. Quinze
poèmes ont quinze prénoms féminins. Ils sont délicieux
et divers. Le mouvement de la strophe semble le rythme
d'une démarche, et chaque pièce, indépendamment du sens
120 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'offrent les mots, nous trace, par l'alacrité ou la nostalgie
de sa musique, le dessin de son arabesque verbale, un
visage, une apparence féminine ardents ici, alanguis plus
loin.
Notes d'un poëte que semble moins affliger la fuite de
l'heure qu'enchanter la grâce du souvenir à fixer. Dans ce
petit livre, les images sont précises, faites pour réveiller
une vision nette, un moment sensuel. On a trop abusé de
cette sentimentalité floue qui ne laisse à la suggestion qu'un
choix entre des ombres amorphes ou ne présente aux incar-
nations qu'un modèle unique et incolore. Les héroïnes de
M. Roger Allard sont vivantes, caractérisées.
Voici Laura
... S'agenouiUant sur la plage
Dure et luisante du parquet,
Elle semble un grand coquillage
Plein de musique et de regret.
Ou Valentine,
Laissant son ombre fraîche orner un jour de sable.
Agathe « vue aux bras d'un grand vent », la jeune Lilloise,
à qui l'on rappelle :
// fut docile et taciturne
Le don de vos seins résignés
Et par le signe de Saturne
Aux pâles amours désignés.
Le notre vous rendit contente.
Pourtant, votre bonheur soumis
Fut pareil aux salles d'attente
Où des pauvres sont endormis...
Adrienne, que ses coussins transforment en un « bouquel
du verbe orne par les siècles savants ». L'Appartement des feunes
NOTES 121
Filles ne suggère pas un de ces herbiers poétiques dont
chaque planche dégage la même odeur fade, où le même
gris teinte la diversité des pulpes qui furent le plus chau-
dement colorées. Ce n'est pas davantage la suite mélan-
colique des a chambres sans serrures » où M. Henri Bataille
n'ose plus entrer. C'est un ensemble de pièces aérées, sonores
de jeunes rires, parfois d'un sanglot discret, où la chair a les
couleurs et le parfum de la vie.
Le français irréprochable de M. Roger Allard fait de
rares emprunts aux vocabulaires périmés ou spéciaux {guer-
dori, hlandices, noliser). Il est ferme et souple, d'une solide
musculature classique. Si l'on voulait tenter de définir la
manière très personnelle de ce poëte, on pourrait dire qu'elle
se ressent de la plasticité baudelairienne et sait tirer un parti
aussi sûr qu'audacieux de la dissociation des accords verbaux
que l'on doit à Mallarmé. Cependant, aucune imitation.
M. Roger Allard a un accent bien à lui, et dont, possesseur
d'un métier parfait, il peut donner toutes les inflexions de
santé sans vulgarité, de regrets sans morbidesse.
Le livre, joliment édité, mêle au charme des strophes
celui d'exquises fantaisies que M. J.-E. Laboureur a bu-
rinées.
* *
Moins désinvolte, malgré le conseil parodique du début
(Philis, ne songei plus à faire la retraite), est ce poëme : Les
Feux de la Saini-Jeau où le crayon voluptueux de M. Luc-
Albert Moreau a étiré les flammes rousses de cinq beaux
portraits de femmes. Une première suite de vers où le poète
rend visite à Philis, rêve devant le décor familier, les fards, les
bijoux, puis emmène son amie, est admirable de chaleur, de
vivacité et de puissance descriptive.
Lorsqu'on a lu ces pages où des heurts inattendus de rimes
masculines et féminines réalisent une harmonie sourde et
122 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
grave, on dccompose mieux le jeu de cette alliance d'enthou-
siasme et de raison qui s'équilibre chez M. Roger Allard. Et
bien quel'amourde la sincérité n'ait pas à inter\fenir ici, on se
prend à aimer cette probité d'expression qui semble, ne
voulant rien que de profondément éprouvé, exclure tout ce
qui n'aurait pas été ressenti avec assez de vigueur pour
joindre aux élans de l'imagination, aux joies méditatives,
une durable émotion sensuelle.
Un poëme en vers libres, une suite de tercets à ter^a
rima, achèvent ce recueil. Deux livres antérieurs à ces
Elêgu's Martiales qui ont si profondément marqué dans
l'œuvre de M. Roger Allard qu'il nous a été difficile aujour-
d'hui de les oublier momentanément et d'essayer de pré-
ciser, sans tenir compte de leurs révélations, ce qui est
exclusivement dû au poète de l' Appartement des Jmnes Filles ei
des Feux de la Saint- Jean.
JEAN PELLERIN
LA FIN DU MONDE, FILMÉE PAR L'ANGE N. D.,
roman, par Biaise Cendrars (Editions de la Sirène).
Décidé à moderniser la publicité céleste, Dieu se rend en
Mars par le rapide interplanétaire. Le voici, pour com-
mencer, mais sans succès, barnum des religions. Il se
réfugie auprès de son ami Menelik, dans la Cité des Aven-
turiers, où, pour capter l'attention du public, il s'abaisse
à des réclames philosophiques telles que le Truc des
prophéties ou la projection du film de la Fin du monde.
L'ange N. D. souffle dans sa trompette et nous assistons
au défilé, bientôt vertigineux, des siècles éperdus, à la mort
des espèces, à l'éclosion d'êtres nouveaux dans des végéta-
tions instantanées. L'histoire et la préhistoire accélérées,
toutes les lentes transformations de la nature s'accomplissant
■en un tour de manivelle, nous laissent soudain dans l'indé-
TNOTES 123
•cise période des grandes pluies primaires, où tout s'arrête, où
« Un œil obscur se ferme sur tout ce qui a été. »
Enfin, et non moins vite, le roman-cinéma se déroule à
rebours, et nous atterrissons à Paris, sur notre vieille pk-
nète, dans ce monde, oe « -monde entier » où le réalisme de
l'auteur sera mieux à l'aise.
Tel est le court épisode que nous présente M. Biaise
Cendrars en une édition luxueuse, ornée des couleurs de
F. Léger, compositions, — ou décompositions — stri-
dentes et agréables, malgré un abus des lettres au pochoir.
Les effets de ce film de publicité sont un peu gros, — on
les voit d'Interlaken, — mais l'on y retrouve avec plaisir ces
réalisations puissantes, ces façons correctes et bourrues de
conduire la phrase française, ces images obtenues en force
qui donnent à tous les écrits de M. Cendrars une incontes-
table vigueur massive. paul morand
PENSÉES D'UNE AMAZONE, par Nafalie Clif-
Jord Barmy (Emile-Paul, éditeur).
Les « pensées » et les « maximes » font un genre littéraire
où il y a peu d'apparence que des femmes écrivains puissent
exceller. Les lettres et les mémoires leur sont plus favo-
rables, parce que les traits piqnants et les saillies de la con-
versation y gardent un peu de leur fraîcheur originale.
Les plus belles « pensées », comme les plus beaux poèmes,
sont les plus proches du lieu-commun. Leur beauté est toute
formelle. De forts contrastes d'éclat et d'obscurité y jouent la
profondeur. Un certain tour oratoire n'est pas pour y
déplaire. Il est aisé de vérifier cette observation sur les
chefs-d'œuvre du genre.
Ce sont ses mémoires de sensations que Mademoiselle
Clifford Barney présente sous forme de notes rédigées avec
124 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
une négligence qui n'est pas elle-même sans apprêt. Un
curieux tempérament s'y révèle, d'une épicurienne anarchiste
par dégoût de la morale, et que l'attrait de la politesse et
de la distinction inclinerait au stoïcisme — stoïcisme
sportif et sensuel.
On trouve dans ce livre quelques traces de cette esthé-
tique a liberty », qui faillit gâter les beaux dons de Renée
Vivien.
a La chair des corps adolescents qui gardent dans leurs
« ombres bleues comme le souvenir des extatiques clairs de
« lune où ils se sont baignés, etc.. »
Cela date un peu, comme aussi certain satanisme céré-
bral. Mais il y a d'excellents traits à glaner : à propos des
Gothas, voici qui est assez plaisant :
« De l'homme des cavernes à l'homme des caves. »
On imagine au-dessus de cette légende un dessin de Bofa ou
de Marcel Capy.
Dans une note plus aiguë cette phrase sur les victimes de
la guerre :
c< Ils semblent presque tous indignes de leur malheur »
fera songer aux beaux vers d'Apollinaire :
Je connais gens de toute sorte ;
ils n'égalent pas leurs destins...
Dans le goût pittoresque ce petit croquis à la plume :
« Chiens, fourrures à besoins »
ne serait pas désavoué par Colette.
Et voici enfin une maxime frappée dans toutes les règles ;
« Les bonnes œuvres vivent des traîtrises de l'amour. »
Mademoiselle Clifford Barnev, en vraie amazone, sait l'art de
NOTES 125
décocher un trait derrière elle, en faisant semblant de fuir.
Elle n'est jamais si dangereuse que lorsqu'elle paraît faire
retraite devant l'objection logique.
ce Penser profondément, écrit-elle, c'est penser de façon
anonyme, au-dessus des couches d'images ». Sentir et voir,
pour les femmes, et les amazones, c'est penser.
Sachons gré à Mademoiselle Barney d'aimer les femmes
avec une si cruelle clairvoyance. Celle-ci nous fait mieux com-
prendre sa misanthropie indulgente. Pourtant, redisons avec
le précieux Benserade :
... même pour nous haïr ces farouches guerrières
ne s'entr'aimèrent pas,
mais d'un parfait amour allaient sur leurs frontières
goûter les vrais appas....
ROGER ALLARD
*
* *
LA NÉGRESSE BLONDE, par Georges Fourest (La
Connaissance).
Quand on relit les Odes fini anihulesques, en consultant à
chaque minute le commentaire de 1873, on a rarement
l'impression de périmé, de démodé que cause cette réédi-
tion de la Négresse blonde. Et l'on se rend compte bien
vite que beaucoup de ces fantaisies, parodies et pastiches
de Georges Fourest ont vieilli moins par les précisions d'épo-
que que par la largeur des emprunts faits au langage de la jeu-
nesse du temps.
Chaque génération d'étudiants a son parler, ses formules
d'ironie et d'enthousiasme. Ce « ma dague, messeigv.eurs... »
ce « o^'fc'-, tous y) ce a on c que s, il ne craignit... » ces mots
« épastroiiiller, casquer, épistoler, symholos, rihauder, hirhe,
coruscant, » sont démonétisés. Mais que l'on résiste à la
sensation d'agacement qu'ils procurent et l'on aimera cette
verve, cette « truculence », eût-on dit à l'époque, cette
126 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
variété verbale. La scatologie, l'obscénité, les plaisanteries
un peu lourdes n'empêchent pas d'apprécier un esprit infi-
niment subtil, une entente ingénieuse du cocasse. Des
imitations fort amusantes de Victor Hugo, de Leconte de
Lisle, de Coppéc, de Hérédia, cette Siiigei^se qui évoque
les Fleurs du Mal, décèlent mieux que de l'érudition, plus
qu'un amour profond des lettres. Elles témoignent d'un
don véritable de poctc.
La série intitulée Carnaval des chefs d'Œuvre est remar-
quable. S'il est aisé de jouer de l'anachronisme et de ridicu-
liser Chimène en lui faisant soupirer :
Qii^il est joli garçon V assassin de papa !
il est plus difficile de donner à chaque parodie (Le Cld,
Phèdre, Iphigénie, Androwaquc, Bérénice, Horace, etc.) une
forme particulière d'humour et de transposer en des tons
divers les beautés d'oeuvres que le respect littéraire a solen-
nisées. J- p-
*
PIERRE HAMP : LES MÉTIERS BLESSÉS, LA
VICTOIRE MÉCANICIENNE. (Nouvelle Revue fran-
çaise).
Pierre Hamp est socialiste comme Dante était gibelin,
avec la même passion, avec la même âpreté aussi à ren-
contrer le vrai, fût-ce aux dépens de son propre parti. Il est
« la voix qui appelle vers l'espoir des temps futurs » ; il a de
sa mission d'écrivain une idée mystique : « Viens Poète.
Viens Divin. Le Monde t'attend. » Son verbe se veut
action.
Dante aussi se proposait d'agir sur les âmes, sur l'orien-
tation politique et sociale de son siècle et toute sa vertu
active s'est depuis longtemps évaporée. L'existence de la
Divine Comédie suffirait à prouver la légitimité de l'art
NOTES 127
Utilitaire, mais l'utile d'une oeuvre d'art est borné aux
contemporains de son auteur, sa beauté seule la per-
pétue.
... Le buste
Survit à la cité.
Cest parce qu'il est beau que le monument dressé par
Hamp à la gloire des métiers risque de durer et non pas
parce qu'il l'a consacré au travail et à la peine des hommes.
Celui qui écrit ne peut légitimement attendre d'autre gloire
que celle d'être un grand écrivain. Tant pis s'il a déclaré
comme Hanip : « S'amuser au jeu d'écrire est une occupa-
tion sénile... Qu'est-ce qu'un homme de lettres, rien que
de lettres ? Carton pâte et papier mâché. Une machine à
écrire. » Malherbe a bien dit qu'un poète n'est pas plus utile
à l'Etat qu'un joueur de quilles. N'est-ce pas en défini-
tive une assez belle gloire que celle de Virgile ou de Slia-
kespeare ?
Ce ne sera pas méconnaître la valeur de son apostolat, ni
le diminuer que de s'arrêter à considérer Pierre Hamp comme
un homme de lettres, — et parmi les hommes de lettres, ni
comme un liistorien, ni comme un économiste, ni comme
un sociologue, ni comme un moraliste, mais comme
un prosateur qui écrit des proses, de la même manière
et dans le même sens qu'on appelle poète celui qui écrit des
vers.
Les Métiers Blessés ont pu être rédigés « pour servir à l'his-
toire du travail en France pendant les armées 1914 à 1919 »,
ce n'est pas aux Métiers Blessés qu'auront recours, dans un
siècle ou deux, les historiens du travail préoccupés de la
condition du prolétariat pendant la grande guerre, ni les éco-
nomistes en quête de données statistiques. Mais on ne lira
peut-être plus depuis longtemps les Croix de Bois ou le Feu
(ju'on viendra encore chercher dans la trilogie de guerre de
Hamp : le Travail Invincible, les Métiers Blessés, la Victoire
128 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mécanicienne l'âme de la Fnmce ouvrière depuis la mobilisa-
tion jusqu'à la paix.
Malgré tout son attirail de références et de chiffres, der-
rière tout l'appareil de rapports techniques, de circulaires
administratives, de barèmes, de bulletins d'hôpitaux et de
textes de lois qui nous déconcertent et nous déroutent, il n'y
a guère chez Hamp qu'autobiographie et impressionnisme.
Ouvrier par nécessité ou par curiosité, inspecteur du tra-
vail, ce n'est pas la vie des ouvriers qu'il chante, c'est sa
propre vie, ou si l'on préfère, en chantant sa propre vie,
c'est celle des ouvriers qu'il chante. Son cas est, tout compte
fait, un cas de narcissisme littéraire.
Il faut regarder de près pour s'en apercevoir. De loin ou
en gros, il fait figure de constructeur. On a pu croire qu'il
composait comme un classique et parler d'un néo-clas-
sicisme. En réalité, c'est un romantique, un « mon-
treur ».
Prenez les Concourt et Hu3'smans. Donnez-leur des mus-
cles, des globules rouges ; dépouillez-les de leurs préjugés
de caste, de leur égoïsme littéraire, de leurs manies ; lancez-
les dans le monde des usines, et vous avez sinon Hamp, du
moins quelque chose d'assez proche de lui. En un certain
sens, on peut dire qu'il est au point extrême d'épanouisse-
ment et de perfection du naturalisme et de l'impression-
nisme.
D'ailleurs la structure de ses premiers ouvrages, Le Rail
ou Marée Fraîche, Vin de Champagne, rappelait celle des gros
romans documentaires de 1875, les procédés à tiroir de Zola
dans le Ventre de Paris, Germinal ou la Bête Humaine, avec
les personnages-symboles, apparaissant, à chaque épisode,
pour manifester les sentiments d'une catégorie ou d'une
caste. Dans ses derniers livres, Hamp a délibérément renoncé
à ces formules artificielles et périmées ; chaque chapitre
(dont beaucoup furent d'abord articles de journal) nous
NOTES 129
offre le tout-venant de ses impressions et de ses réac-
tions.
Son grand mérite littéraire ne sera pas d'avoir introduit
dans l'art « ce qu'il y a de plus beau au monde, le travail »,
car depuis Hésiode et les Géorgiqiies jusqu'à Hugo, Michelet,
Eugène Le Roy, Guillaumin, Péguy, Charles-Louis Philippe,
la beauté du travail et la souffrance du peuple ont eu une
place dans l'art, et plus particulièrement les métiers agricoles,
le machinisme ne datant que d'un siècle, — son vrai mérite
sera d'avoir été le premier ouvrier à parler de soi avec son âme
d'ouvrier.
C'est son âme seule qui apporte une nouveauté dans notre
littérature, et non pas, comme il semble le croire, le sujet
qu'il traite. La littérature ne se renouvelle jamais par les
sujets ou par la forme, elle ne se renouvelle que par des
états d'âme inédits qui déterminent sujets et forme.
Toute la vie humaine lui apparaît en fonction du travail et
de la peine des hommes ; il ne fait qu'obéir à une nécessité
intérieure, à une inspiration particulière, en parlant des
métiers. Mais ce qui nous émeut, c'est moins le détail anec-
dotique du métier de pêcheur, de métallurgiste, d'ouvrier du
textile, de verricrou de mécanicien, c'est la souffrance de ces
manuels, leur révolte, leur résignation, leur espoir ou leur
désespoir, bref le jeu éternel des ' sentiments humains.
Quant au cadre et au thème mis en œuvre par l'artiste, ils
nous semblent d'intérêt secondaire, parfois même importuns,
s'ils nous cachent trop longtemps l'essentiel.
Le moment culminant du drame, c'est quand Hamp se
demande quelle raison de travailler reste encore aux hom-
mes, comme Claudel ou Péguy se demandent quelle raison
de vivre ils ont. Tué par l'usinage, le métier se meurt, et
avec lui l'honneur et l'amour du métier, la joie de l'ouvrage
bien fait, tous les grands sentiments que le compagnonnage
avait portés à leur apogée. Par quoi les remplacera-t-on ?
9
130 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Longtemps, Hamp s'attarde à célébrer l'orgueil du bon
ouvrier et de la bonne ouvrière, comme le Péguy de VAr-
^ent. Et convaincu de leur disparition inéluctable et pro-
chaine, il ne découvre, pour se substituer à lui, que l'aspi-
ration vers la Justice. « Rappelle-toi, il faut aimer deux
choses : la justice et ton métier. » (Gens, p. 99). Bientôt tous
les métiers ayant disparu, il n'y aura plus à aimer que la jus-
tice.
Nous voilà loin de Concourt et de l'impressionnisme, de
la peinture exacte et minutieuse d'après le nwiif, Htmp
cueille à même les souvenirs et les impressions du temps oià
il travaillait avec ses modèles, comme dans un métal en
fusion ; en repassant sa vie, il en retrouve toute l'émotion,
et il atteint au fond même de la nature et de la destinée
humaine, à tous les pourquoi, et à tous les à quoi bon. Ces
grands problèmes, Hamp les formule selon sa conscience
d'ouvrier, sans quitter l'usine. Les grands mystères chrétiens
de l'au-delà, de la grâce, du sacrifice, de la communion des
saints, il ne s'en préoccupe pas. Son angoisse est affranchie
de toute l'angoisse chrétienne ; il ramène le problème à ses
termes judaïques. Il réduit tout à la mesure de l'homme et
de son existence terrestre, mais l'homme n'en est point
diminué, car cette mesure s'élargit de tout l'espoir messiani-
que, du vœu de justice et d'amour, de tout le vieux rêve des
prophètes.
La grandeur de Hamp se mesure là : il nous penche de
force sur l'abîme de notre destinée, et le vertige s'empare de
nous, et nous sentons peser sur notre tête l'irrémédiable
malédiction de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur
de ton front. » D'une seule plongée, il nous entraîne jus-
qu'au fond de nous-même, puis il nous aide à remonter avec
l'espoir de notre rédemption. Sur le plan juif, il fait ce
que Dostoïewsky, Claudel, Péguy font sur le plan chrétien,
mais sans la même continuité dans l'emprise.
A'
NOTES 131
Souvent, cet ouvrier s'oublie au jeu d'ouvrer des phrases
et des mots sans plus , Il connaît d'ailleurs cette faiblesse et
l'avoue : « Ce peut être une joie fine qu'on a par aimer le beau
français depuis la phrase d'Amyotjusqu'aux versde \a Légende
des Siècles... Que leurs oeuvres soient pardonnées à ceux qui
ont aimé le beau français. » C'est la faiblesse du bon ouvrier
verrier qui perd son temps à souffler une bouteille à côtes
dite melonnée comme si une bouteille ordinaire ne conte-
nait pas aussi bien les liquides. Pour nous, qui n'affichons
pas pour le jeu d'écrire le même dédain que Hamp, nous
aurions tort de nous en plaindre : nous devons à cet
amour du beau français ses plus beaux morceaux de bra-
voure. Et derechef, nous revoilà à Concourt « ouvrier de
lettres ».
Le manuel qu'est resté Hamp travaille sa matière comme
une pâte. Les mots, la syntaxe ont pour lui une valeur maté-
rielle. Il écrit opaque et lourd. Ses réussites de forme, ce
sont des phrases à tenir dans la main pour les soupeser ou
les caresser. Il y a des écrivains visuels, d'autres auditifs :
lui est un écrivain du toucher. Il recherche les qualités
tactiles : l'épaisseur, le poids, la consistance, le lisse, le ru-
gueux.
Il traite les mots comme une matière plus ou moins rare
et précieuse. A sertir des mots techniques, il a la joie du
bijoutier qui travaillerait des pierres inconnues avant lui. A
transcrire sur du papier blanc, les beaux noms des métiers,
cubilots, épeules, tê\tires, gomme adragante, ringard, pas-
iillage, iourier, entremeUier, une salive heureuse emplit sa
bouche.
Mais comme le joaillier, pour remplir les joTarnées creu-
ses, travaille sur le cuivre et la verroterie, avec la même
conscience que sur le platine et l'émeraude, Hamp met sa
coquetterie à travailler n'importe quelle matière, la plus
ingrate, lapins anti-littéraire : des circulaires administratives
132 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
OU des chiffres. Il est le premier et le seul à avoir extrait
d'une statistique une parcelle d'émotion littéraire. Prenons
garde qu'il utilise ses chiffres et ses termes techniques
exactement de la même manière qu'un Henri de Régnier
ses ifs, ses miroirs d'eau, ses mascarons et ses balustres.
Le jeu d'écrire interrompt la démonstration entreprise. Il y
a juxtaposition et non pas fusion de l'élément impression-
niste et de l'élément documentaire ou prosélytique. C'est
tour à tour l'amour du métier d'écrire et l'amour delà justice
qui prend le pas. Le résultat, c'est un produit littéraire
étrange, violemment original, chaotique, mais littéraire.
Faudrait-il donc tant s'en désoler ? Quand, dans tous les
domaines de la production, il n'y aura plus d'ouvriers, mais
des usineurs, il restera du moins un métier, auquel l'usinage
jamais ne pourra se substituer, celui de l'écrivain. Un jour
viendra où il n'y aura plus au monde qu'un unique ouvrier :
l'homme de lettres. Si c'est de ce titre que la profonde admi-
ration de beaucoup d'entre nous préfère saluer Pierre Hamp,
aura-t-il sujet de nous en tenir rigueur ?
BENJAMIN- CRÉMIEUX
*
* *
LES VOIX QUI CRIENT DANS LE DÉSERT, sou-
venirs d'Afrique, par Ernest Psichari. (Louis Conard,
éditeur.)
Je m'explique aujourd'hui pourquoi !e Voyage du Ccnliirion
d'Ernest Psichari, lorsque je le lus en 19 16, ne me procura
pas toute l'émotion qu'en attendait mon cœur de néophyte.
J'en exigeais peut-être trop : moins des raisons que des trans-
ports. Cependant, par derrière, j'entrevis un homme ; mais
souhaitai surtout de le mieux voir. Pour tromper ma décep-
tion, j'en vins à me plaire précisément à ce qui comptait le
moins dans l'ouvrage : de jolis coins de paysage, arrêtés,
transparents et quelques effusions « barrésiennes » ; le reste,
NOTES \ 133
je l'avoue, me parut abstrait et glacé. Que Psichari eût en
lui l'étoffe d'un véritable écrivain, la chose est sûre ; d'un
grand écrivain, je ne sais ; mais là n'est pas la question. Il
voulut être et fut un homme, un officier et un chrétien. De
quelle valeur ! après l'ouvrage de Massis, le livre présent le
dira. J'y trouve enfin l'explication de mon erreur : le Voyage
du Centurion, d'ailleurs inachevé, quoiqu'on l'ait donné pour
complet, était un livre fabriqué, sur un sujet qu'il est peut-
être interdit de mettre en livre, je veux dire de transposer :
la confession d'un converti. Je comprends mieux que per-
sonne le scrupule de pudeur et de modestie qui poussa Psi-
chari à récrire sa confession sous une forme plus voilée. Dans
un cas analogue les mêmes objections m'arrêtèrent et si je
passai outre, c'est que la volonté de « servir » l'emporta : je
n'ai pas à le regretter. — Jamais, de son vivant, Ernest Psi-
chari ne nous eût livré ce texte secret. 11 v a mis le meilleur
de lui-même. C'est en somme le Voyage sous sa forme native,
directe et ingénue : rien plus que le journal de route, mis
au net — mais par goût de la propreté, non par coquet-
terie d'artiste — que peut tenir un officier qui a des lettres,
au cours d'une campagne difficile. Il écrit pour lui, non pour
nous. Aussi bien ne nous fait-il grâce d'aucun nom de
kzar, de puits, de tribu ( nous sommes en Mauritanie et tout
est précieux au souvenir)... Aussi bien devons-nous le suivre
dans des expéditions dont le but est toujours le même : dis-
perser les nomades et les dissidents, les houspiller quand il le
faut, recevoir leur soumission et jalonner les routes avec le
drapeau tricolore, à travers les espaces mornes, sans cesse en
quête d'un point d'eau potable ou de quelque décevante
oasis. Mais il nous peint aussi les mœurs, la spiritualité des
Maures; il nous peint la soif et la solitude — et surtout,
chaque fois qu'il pense, il note ce qu'il a pensé. Or, tous
ces éléments que nous offrait le « centurion » dans un ordre
voulu, dans une fixité artificielle reparaissent ici à l'état de
134 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vie, à l'état naissant, comme disent les chimistes, et
placent « l'homme » devant nous. Ecartons la littéra-
ture ; il s'agit dHin beau livre de spiritualité qui exaltera
bien des âmes ; je le prendrai pour ce qu'il est, qui n'est
pas peu.
Au départ, une volonté. « Je ne traverserai pas en amateur
la terre de toutes les vertus (le désert d'Afrique), mais à toute
heure je lui demanderai la force, la droiture, la pureté
de cœur, la noblesse et la candeur. » Devant la stèle funé-
raire des lieutenants Andrieux et de Frausser, il reconnaît la
France. « Ah ! être digne d'elle ! » Voilà son but. Il se fera
obéissant. « Heure d'obéissance, de confiance, dit-il encore ;
on ne sait trop à quoi ni en quoi, mais simplement d'obéis-
sance.... » — et ce pendant l'écrasante chaleur des jours... le
sentiment d'une mystérieuse attente. » Il admire l'Islam médi-
tant — ainsi le capitaine Dupouey avant son retour à
l'Eglise — et il demande : ne pouvons-nous en faire autant ?
Tel est le conseil du désert : replie-toi ! Se replier sur soi,
c'est retrouver d'abord la patrie, puis la chrétienté et l'Eglise,
le bloc de la tradition, a Si loin du progrès nous sentons
que nous sommes des hommes de fidélité et qu'au fond le pro-
grès nous est égal. » Ne perçoit-on pas là un écho de
Péguy ? — Alors commence l'obsession religieuse qui va le
marteler et l'exalter pendant des mois, jusqu'à ce dénouement
qu'il prévoit nécessaire et inévitable. Il n'y a pas à chercher
de raisons : « il s'agit de savoir si on a le goût du ciel ou
non » — et si on l'a, on doit trouver le ciel. Il osera écrire,
un 14 juillet : « Ce qui est requis pour la qualité de Fran-
çais, c'est la foi de saint Louis et de Jeanne d'Arc, sinon
leur sainteté. » Il ne l'a pas encore ; mais il ne craint pas de
la demander. « Demander beaucoup, recevoir davantage
encore », secret du bonheur des chrétiens, à l'opposé de la
sombre foi des Mahométans qui ne demandent rien. Et de nou-
veau l'image de la France des croisades se lève, celle qu'ai-
NOTES 135
mait Péguy : il comprend qu'en tant que soldat « il continue
une grande action chrétienne passée ». II établira donc sa vie
sur ce plan supérieur ; car, dit-il, (( il n'est pas possible que
les saints ne prévalent pas contre nous et que la pureté ne
prévale pascontre l'impureté. » Il y faudra l'aide de Dieu !..et
pourtant a sa parole est dure » ; mais la foi n'est si difficile
« qu'afin de réserver le jeu de notre liberté ». Aussi le voya-
geur oscille-t-il entre les deux ivresses, celle de la terre et
celle du ciel ; il les confond parfois : « Quelle joie de se
réveiller dans de jeunes matins et de s'endormir dans
de jeunes soirs ! » — Un jour, causant avec un Maure
(c'est une des pages les plus émouvantes du livre) il en
vient à parler d'Issa, c'est-à-dire de Jésus. Au Maure
qui le tient pour un grand prophète, Psichari répond, en
chrétien, que Jésus est le fils de Dieu ; puis il se laisse aller
à raconter toute la vie du Maître selon que l'Evangile nous
l'enseigne ; quand il arrive au bout, il a des larmes plein les
yeux. « Je parlais, dit-il, du fond de ma conscience et il ne
me semble pas que j'aie manqué de franchise. » Un Français,
selon lui, ne pouvait parler autrement devant un Arabe :
pourtant, il y a déjà un peu plus que l'injonction de la tra-
dition. Il continuera donc d'attendre, sans impatience, que
Dieu se manifeste : car Dieu doit se manifester. Notez qu'il
ne s'amende pas, qu'il vit toujours dans le péché. Le jour où
il deviendra catholique, il est sûr que tout « changera » ; il
laisse à Dieu le soin entier de sa réforme. Quelle soumission
à la grâce ! — Enfin, un jour de promenade, il tombe a
genoux sur le sable, dans un coin de désert et sans l'avoir
voulu. Nous touchons à la fin du livre et du miracle. Avant
d'entrer dans le Saint des saints, Psichari n'a plus qu'à faire
son examen de conscience vis-à-vis des vérités de la foi :
trente pages suprêmes, ardentes et concises, sans rhétorique,
pleines de suc, que la littérature spirituelle retiendra parmi
les plus hautes. Ici, il faudrait tout citer ou rien. L'amour
13e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
aura raison des arjnities de la dernière heure. Psichari n'a
plus qu'à mourir.
Nous savons comment il est mort. Encore à la manière de
Péguy, son maître : la tête haute, au feu. L'homme avait le
cœur noble, la raison ferme ; il n'est pas le dernier que
l'amour de la France aura conduit et conduira plus loin.
En ce sens, son livre élucide une disposition du cœur et
de l'esprit commune en notre temps à un grand nombre
de jeunes hommes. C'est un document et une prière :
un livre de réalité. henri ghéon
G. Q. G. SECTEUR I, par Jean de Pierrefeu (l'Edi-
tion française illustrée).
Pendant la guerre, M. Jean de Pierrefeu, officier blessé,
fut préposé à la rédaction du « communiqué. » Peu d'écrivains
ont connu de pareils tirages. Un peu par dépit d'avoir dû
si souvent farder par ordre la réalité dangereuse ou triste,
mais surtout par amour de la vérité, il publie maintenant
ses mémoires. Des questions y sont élucidées qui échappent
à la compétence de celui qui écrit ces lignes. Fantassin ou
pilote d'avion, j'ai vu de trop près ou de trop haut une
guerre qu'on ne pouvait bien connaître qu'au téléphone et
sur la carte d'un état-major. Mais indépendamment des révé-
lations qu'il apporte, le livre de M. de Pierrefeu oifre un intérêt
littéraire qui doit être signalé ici. Sans doute il y a quelque
exagération à prononcer, comme on l'a fait à propos de cet
ouvrage, le nom de Saint-Simon. Ce sont là des compa-
raisons redoutables. Spectateur ironique et sceptique, mais
scrupuleusement impartial, M. de Pierrefeu ne pouvait
mettre dans ses narrations anecdotiques le feu et la vivacité
qui distinguent le génial mémorialiste du grand siècle, ni
dans les portraits une verve aussi directement cruelle. On
admirera pourtant l'extrême variété des formules employées
KOTES 137
par l'annaliste indiscret du G. Q. G. pour exprimer courtoi-
sement la médiocrité intellectuelle de certains officiers d'Etat-
major. Aucun parti pris de dénigrement n'apparaît, du reste,
dans ces pages vivantes^ où l'on trouvera un grand nombre de
silhouettes légèrement et finement dessinées, comme celles
du lieutenant-colonel Serrigny, du général Anthoine, du
général Buat. L'auteur a dressé un portrait en pied, à la
Velasquez, du maréchal Pétain. C'est le personnage sympa-
thique et le héros du drame, j'allais écrire, par mégarde,
du roman.
Il est intéressant de noter que M. de Pierrefeu, obser-
vateur et psychologue avisé, se trouve ici d'accord avec
le sentiment général des combattants, pour qui Pétain
fut l'incarnation du grand chef. Les motifs de cette enviable
préférence sont fort bien marqués par M. de Pierrefeu.
Voici, maintenant, entre autres anecdotes lestement con-
tées, un échantillon de sa manière :
« M. Mandel qui, déjà à cette époque, portait ses vues
« sur la circonscription de Lesparre, affecta à la mission
u française un électeur influent du vignoble. Mais celui-ci,
« un rural au langage sans nuances, déclara, un jour de
« franchise intempestive, que M. Mandel ne serait pas élu
« à Lesparre et qu'il ne voterait pas pour lui. Le propos fut
« rapporté au toi^t puissant seigneur du cabinet qui, séance
« tenante, renvoya l'ingrat dans la troupe.
« Il n'eut pas tort ; l'électeur en question ne fut pas
« assez influent pour le faire échouer, ce qui laisse à
« supposer qu'il ne l'aurait pas été davantage pour le faire
« réussir. »
Le récit de la promenade officielle des deux généraux
dont personne n'ignorait l'antagonisme et qui chaque matin
marchaient publiquement en se donnant le bras n'est pas
moins plaisant.
A défaut de Saint-Simon, M. de Pierrefeu nous donne
138 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
souvent du bon Bussy-Rabutin ou du meilleur Tallemant
des Réaux. roger allard
*
* *
LES NUITS DES ILES, par R.- L. Stevenson, traduc-
tion de Frcd Causse-Macl (L'Edition française illustrée).
Il vient de se commettre, à l'égard de Stevenson, une de
ces trahisons contre lesquelles on ne saurait protester avec
trop d'énergie. Nous attendions depuis longtemps la traduc-
tion d'un de ses plus beaux recueils, Isîand Nights Entertain-
nienls, et \z Revnchebdomadaire\tnz\Xdicn^Vih\\trnnt version
excellente due à M. Jacques Delebecque, quand soudain une
autre traduction a paru en volume, signée de M. Causse-
Maël, mais tellement inexacte et bâclée que l'œuvre en
devient méconnaissable. C'est une de ces « mises en fran-
çais » devant lesquelles on se demande tout d'abord s'il s'agit
bien du même texte que celui qu'on a lu dans l'original, et si
le traducteur n'a pas eu entre les mains une édition remaniée,
tant paraissent inexplicables les omissions, additions, défor-
mations de toute sorte. Mais cette fois toute tentative d'expli-
cation honorable est découragée dès les premières lignes.
Il n'y a pas besoin d'avoir beaucoup fréquenté Stevenson
pour s'être rendu compte de l'exquise perfection jusqu'à
laquelle il pousse ses ouvrages. Si jamais un auteur eut le
sens de la mesure et le souci de la plus délicate mise au
point, c'est bien lui. Trop parfait ! serait-on parfois tenté de
s'écrier ; non qu'il tombe jamais dans l'académisme (peu
d'écrivains ont su jouer comme lui de l'argot des aventuriers
et des gens de mer) ; mais on sent qu'un excès d'urbanité
l'empêche parfois de nous dire tout ce qu'il sait. Aristocra-
tique discrétion, particulièrement rare chez les natures
vraiment riches ; mais en même temps discrétion si judi-
cieuse qu'elle ne laisse perdre aucun élément d'émotion.
Personne n'a parlé des Mers du Sud comme Stevenson, parce
NOTES 139
qu'aucun voyageur n'a possédé son art, mais peut-être plus
encore parce que peu d'hommes ont eu, au même degré que
lui, ce don de sympathie qui permet de recueillir en tout
être humain quelque chose de précieux et d'unique. Pour lui,
les iles du Pacifique, ce ne sont pas seulement des paysages
et des parfums, c'est encore davantage l'âme obscure et char-
mante des indigènes dont il a su gagner l'atfection. Dans
Island Xights Entcriainrnents, la fantaisie, la vérité, l'observa-
tion attendrie, l'humour se mêlent selon le plus subtil
dosage, et c'est cette œuvre sensible et racée que M. Causse-
Mâël a brutalisée avec un sans-gêne incroyable.
N'allons pas plus loin que les premières lignes. L'agent
d'une société commerciale raconte son arrivée à Falesa.
Voici, l'une en regard de l'autre, d'abord la traduction, d'une
littéralité parfaite, donnée par M. Jacques Delebecque,
puis- celle de M. Causse-Maël.
La brise de terre, qui nous
soufflait à la figure, nous appor-
tait un violent parfum de citron
sauvage et de vanille (d'autres
odeurs aussi, mais celles - là
étaient les plus neues), et la
fraîcheur me fit éternuer. Il faut
dire que j'avais vécu des années
dans une île basse près de la
Ligne, presque toujours seul
au milieu des indigènes. Je fai-
sais donc une expérience nou-
velle ; la langue même du pays
allait m' être étrangère, et la vue
de ces bois et de ces montagnes,
et leur parfum nouveau, me
renouvelaient le sang.
La brise de terre nous soufflait
à la face des effluves de limon
sauvage, de vanille et de stéplxi-
nottc. La fraîcheur de l'air me
frappa quand je déboucliai sur
le pont et je me pris à éternuer.
Il faut vous dire que je venais de
passer des années sur une île
basse et marécageuse près de
l'Equateur, seul au milieu des
indigènes hostiles et que j'appré-
ciais le changement. La vie nou-
velle que j'allais mener nie sédui-
sait par dvatice. On ni avait vanté
la douceur de Li population, les
agrèvients réels du poste, et ma
foi, la vue de ces montagnes
boisées, les parfums qui s'en
dégageaient me causaient une
vague griserie.
li^O LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Remarquez la désinvolture avec laquelle ces lignes fort
simples et qui ne présentaient aucune difficulté d'interpréta-
tion ont été faussées et avilies. Déjà cette stèphmwlte est assez
surprenante. (Ce mot n'étant pas cité par Larousse j'ignore
dans quel sens il précise les « autres odeurs »). Mais que dites-
vous de ce marécageuse, dans une région où les îles basses
sont en général des récifs de corail, et de cet hostiles appli-
qué à des gens dont Stevenson s'est toujours évertué à nous
faire comprendre la bonté ? Enfin que penser de ce délayage
qui produit chez M. Causse-Maël une vague griserie ?
Ouelques lignes plus loin, le capitaine raconte comment
il ensevelit dans l'île un pauvre diable d'ivrogne et plaça
cette inscription sur sa tombe : « John Adams, chil 1868. Va
et fais comme lui. » L'épitaphe devient chez M. Causse-Maël :
« Passant, ne suis pas son exemple. » La morale est sauvée ;on
ne saurait trop s'en réjouir ; mais enfin Stevenson... Le tra-
ducteur l'a sans doute pris pour un petit journaliste inconnu
avec lequel on n'avait pas besoin d'y regarder de si près.
Passons à M. Causse-Maël son manque de tact littéraire puis-
qu'il n'en est pas responsable ; mais comment n'a-t-il pas
compris que, même pour un lecteur fermé à toute beauté,
les Nuits des Iles présentaient un intérêt de documentation
sur les mœurs du Pacifique. Juxtaposons encore une fois la
traduction et la paraphrase :
J'étais malade du désir d'avoir
dos blancs comme voisins, après
quatre années de Ligne qui
m'avaient toujours fait l'effet
d'années de prison ; temps passé
à être déclaré « tabou », à des-
cendre à la « Maison des Pala-
bres » pour en savoir le motif et
pour faire lever la peine, à ache-
ter du gin, à tirer une bordée et
J'avais été par trop sevré de
société pendant quatre ans, mes
quatre années d'Equateur, que je
considérai toujours comme qua-
tre vraies années de bagne.
Quelle existence que la mienne
au cours de cette période mau-
dite, où j'étais seul de mon
espèce au milieu de sauvages
smpides ! J'en étais arrivé, ma
NOTES 1 4 ^
à la regretter, à rester le soir foi, à me griser régulièrement
chez moi avec ma lampe pour pour oublier ma solitude,
seule compagnie ou à me pro-
mener sur la grève en me de-
mandant dans quelle catégorie
d'imbéciles il fallait me classer
pour être là où j'étais.
Notez que ces citations ne sont pas perfidement choisies,
mais qu'elles sont toutes relevées dans les trois premières
pages où l'on aurait encore pu cueillir plus d'une cocasserie.
Hâtons-nous de refermer le volume, mais ne cessons pas
de protester contre de pareils brigandages.
JEAN SCHLUMBERGER
POÈTES ESPAGNOLS ET HISPANO-AMÉRI-
CAINS CONTEMPORAINS.
Je m'excuse d'aborder un sujet si étranger à mes études
habituelles. Je sais bien qu'il ne suffit pas de parler à peu près
couramment une langue pour être capable de porter un juge-
ment quelconque sur des ouvrages écrits dans cette langue.
Cependant, voici que de plusieurs côtés, — et notamment de
Madrid même, où Enrique Diez-Canedo m'y encourage
publiquement, dans un article de la revue Espana, — on
me demande de parler de la poésie espagnole contemporaine.
A vrai dire, j'avais déjà commencé d'en parler, mù par mon
admiration pour l'œuvre de Ramôn Gômez de la Serna
(Cf. Hïspaniii, n» 3, 1918, et Littérature, Septtmhi:e 1919),
et, dans un article déjà ancien (El Nuevo Mercurio
1907) j'avait dit ce que je pensais et ce qu'on pouvait atten-
dre de la poésie hispano-américaine. Mais quant à entre-
prendre les longues études que suppose une connaissance un
peu approfondie de ces littératures, — non ; et, comme on
dit là-bas : A vivir !
142 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pourtant, voici trois livres qu'il me faut signaler aux lec-
teurs de cette revue, et j'espère que mon amour pour la langue
castillane suppléera à mon manque de préparation.
*
* *
Dans Le SymhoUswe français cl la Poésie espagnole
moderne ', M. A. Zéréga-Fombona nous a donné, en fran-
çais, une étude remarquable des grandes lignes du problème
de l'influence française sur les lettres castillanes. Mais le titre
de son ouvrage est un peu décevant. Les trois quarts de ce
petit volume sont remplis par une étude philosophique de
l'expression littéraire et du Symbolisme, et ce n'est que dans
les tout derniers chapitres que l'auteur aborde la question de
l'influence du Symbolisme français sur la poésie espagnole,
influence qu'il attribue presque uniquement à l'oeuvre de
Ruben Dario. On s'attendait à une étude plus complète et
plus détaillée, et à trouver quelques preuves historiques à
l'appui de cette thèse. Est-ce bien uniquement à travers
Ruben Dario que le Symbolisme français a fécondé la poésie
espagnole contemporaine ? Nous aurions désiré savoir quel-
que chose de l'histoire de la fortune de l'œuvre de Dario en
Espagne. Personnellement, nous pensons que c'est, encore
plus peut-être que son exemple, la publication en volume de
ses articles sur les écrivains français vraiment importants de
la période 1850-1900, — sous le titre « Los Raros » — qui a
éveillé la curiosité de l'élite des artistes espagnols. Quoi qu'il
en soit, l'histoire de l'influence du Symbolisme français sur
la poésie espagnole et hispano-américaine contemporaine,
— un sujet très complexe et très intéressant, — reste
encore! à faire. M. A. Zéréga-Fombona en a écrit la
préface. L'écrira-t-il lui-même ? Nous le souhaiterions. Et
I. Paris, Mercure de France, 1920.
NOTES 143
nous souhaiterions aussi une étude sur le même sujet par
quelqu'un qui connaît à fond la littérature française et la lit-
térature espagnole ; quelqu'un qui est le premier d'entre les
critiques espagnols contemporains : nous avons nommé
D. Enrique Diez-Ginedo.
*
Je crois que c'est Matthew Arnold qui a dit qu'une des
caractéristiques de l'homme de génie était « une vie extraor-
dinaire ». Je me souviens aussi qu'un des plus célèbres
romanciers anglais contemporains m'a dit un jour : « L'ar-
tiste doit s'amuser. » 11 semble bien que ce que nous appe-
lons la vie de bohème a dû exister depuis que l'art existe.
Elle a dû exister à Athènes, et nous l'entrevoyons dans l'en-
tourage de Citulle, d'Horace et des grands Elégiaques latins.
Et elle existe encore, après Murger. Mais elle a change de
forme. Les bohèmes de l'époque romantique étaient des pro-
vinciaux réfugiés à Paris, qui était pour eux une sorte de
jungle dans laquelle ils s'ébattaient librement, heureux
d'avoir échappé à la surTcillance malintentionnée et aux cri-
tiques des grotesques notables de leur petite ville. Notre
moderne bohème est un personnage tout différent, et les
grandes capitales sont plutôt pour lui des centres d'études
que des lieux de plaisir. En y rentrant, il se dit : « Atten-
tion : de la tenue. » C'est en dehors de Paris, de Londres, de
Madrid, etc., qu'il prend ses ébats et se lâche la bride. Notre
bohème est une bohème cosmopolite et voyageuse, et le tv'pe
du bohème contemporain est en apparence ceci : un homme
très correctement et même élégamment vêtu, de tout point
semblable à n'importe quel homme du monde. Du reste, il a
plus d'argent que les bohèmes de Murger, ou, s'il n'en a pas
plus, il s'arrange pour aller aussi loin que possible avec des
moyens restreints. Ne faisant en réalité parti d'aucun
144 L^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
« monde », n'ayant pas une a position sociale » à garder,
cela lui est facile : il n'a pas ce qu'on appelle des « frais de
représentation » à faire. Il est né n'importe où : à Nice, à
Dun-le-Palletau, à Barcelone ou à Bucnos-Ayres. Mais de
bonne heure il a connu les noms et les œuvres des écrivains
rrançais de la grande époque 1870- 1900, et c'est là que ses
études se sont faites, — en plein Paris. Souvent aussi, une
maîtresse parisienne a complété son éducation et l'a natura-
lisé français. Alors il est venu, à Paris, dont il a aimé jus-
qu'aux « taxis empestés », et on l'a vu chez Maxim et à
Montmartre danser le tango mieux que les danseurs profes-
sionnels, étonner les vieux bohèmes par sa connaissance de
tout ce qu'il y a de plus avancé et de plus hardi dans l'art et
la littérature contemporaine, et paraître, dans le même ins-
tant, l'homme le plus violent, le plus passionné, le plus
intrépide, et le dilettante le plus délicat. Puis, brusquement,
il part, ayant épuisé pour un temps tous les plaisirs de la
ville, ayant besoin de libres espaces, de grandes courses à
travers les frontières, les océans, les prairies. Il lui faut la
pampa, et ses rapides petits chevaux, et des jeux violents, et
une vie rude et pleine de privations, interrompue sou-
dain par de nouvelles descentes sur les grandes villes.
Tel est le genre d'homme que Ricardo Gûiraldes nous pré-
sente dans son dernier ouvrage, un roman : Raiicho
(Buenos-Ayres, 191 7). Mais Raiicho n'est pas une auto-
biographie. Raucho n'est pas un artiste ; c'est un bourgeois
momentanément fourvoyé dans la bohème, et dès qu'il en
sort, — après avoir bien commencé et donné quelques pro-
messes, pourtant — il cesse de nous intéresser. Il retourne
dans sa pampa ; il se range ; et son créateur l'abandonne au
seuil de sa vie désormais embourgeoisée, — à moins que son
amour pour une femme qu'il retrouve là-bas, ne le sauve ; et
c'est ce que nous verrons peut-être dans un prochain livre.
Ricardo Gûiraldes, heureusement, n'est pas Raucho.
NOTES 145
Ricardo Gùiraldes est un des premiers, et peut-être le pre-
mier, parmi les poètes de la plus récente génération litté-
raire de la République Argentine. Après un recueil de
nouvelles très remarquables, il a donné un recueil de
poèmes, El Ceticerro de Cristal (Buenos- Ayres, 191e),
qui doit être cher à tous ceux qui aiment à voir ce que
devient, sous l'influence des grands maîtres français de la
génération qui nous a précédés, la poésie de langue castil-
lane. Mais dans El Ccncerro de Cristal, il y a mieux
que des influences ; il y a une personnalité nettement
marquée. Il faut citer, et citer dans la langue originale, car
c'est une espèce de poésie si délicate, et qui tire tant d'efl"ets
des sons, que sa beauté risque de s'effacer sous les gros
doigts du traducteur. Voici un poème, de 1914, intitulé
Qnietud :
Tarde, tarde,
Cae la tarde.
Larga, larga,
Se aletarga
En derrumbc silencioso
Como mirada en un pozo.
Mais je vais essayer de traduire le poème intitulé
Voyager :
« Assimiler des horizons. Qu'importe que la Terre soit ronde ou
plane ?
S'imaginer comme désagrégé dans Y atmosphère qui enveloppe toute
chose. Créer des visions de lieux à venir et savoir que toujours ils
seront lointains, hors de notre atteinte, comme tout idéal.
Fuir ce qui est vieux.
Regarder le fil, qui coupe une eau écumeusc et lourde.
S'arracher à ce qui est connu.
Boire ce qui vient.
Avoir une âme de proue. »
Vais-je parler de Rimbaud (« Départ dans l'affection et
10
146 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
!e bruit neufs ») ; de Jules Laforgue, de Whitmaii ? Cela
me semble inutile : et plutôt que de me demander d'où
vient cette poésie, j'aime mieux la considérer en elle-même,
la goûter en elle-même, attentivement, scrupuleusement,
comme j'ai scrupuleusement reproduit sa ponctuation. Il
me semble y découvrir, surtout, une qualité qui ne lui vient
que de son auteur: une saveur américaine, et plus spécia-
lement argentine.
« La plaiae est perdue daas sa propre immensité »
(Solo, poème daté de 19 14) voilà un de ces vers qui
n'ont pas de sources définies, et qui sont d'un grand poète,
d'un poète qui a rejoint Gongora, mais sans y songer et par
la seule vertu de son inspiration la plus intime. Qui sait si
ce poète subtil, délicat, ultra-décadent, élevé à l'école de
Rimbaud, et sorti de cette nouvelle Alexandrie que fut le
Paris de 1870-1900, ne sera pas un jour considéré comme
un des grands poètes nationaux de la grande république
hispano-américaine ? Je voudrais traduire El NiJo, .un
poème daté de Paris, mais qui est une vision d'un pic de la
Cordillère et qui nous peint, ou plutôt nous fait sentir, la
descente planante d'un condor (l'oiseau symbolique de
l'Amérique du Sud) qui tombe << como un pedazo de
infinito » (« comme un morceau <l'infini ») sur le sommet
de ce pic. Mais j'ai peur de gâter ce beau poème, et je pré-
fère renvoyer le lecteur au livre de Ricardo Gùiraldes, un
des plus beaux livres qui nous soient venus, jusqu'à présent,
de Buenos-Avres.
* *
Gabriel Miré est, avec Ramon Gomez de la Serna et
Juan Ramôn Jiménez, le plus remarquable des poètes espa-
' gnols contemporains. Ses poèmes ont la forme de romans
et sont écrits en prose. Mais on voit dès l'abord que c'est à
NOTES T 47
un poète lyrique qTi'on a affaire. Il a traduit plusieurs
ouvrages français, parmi lesquels, je crois, un des romans
de Francis Jammes (Pomme â'Anis). Jammes ne pou-
vait guère trouver un meilleur traducteur, car par certains
côtés Gabriel Mirô est un Jammes espagnol. En tous cas
ses romans sont des romans lyriques comme ceux de notre
poète. Mais il doit être plus difScile à traduire que Jammes,
car son vocabulaire et son style sont beaucoup plus recher-
chés malgré son apparente simplicité. Il est très éloigné,
matériellement, du langage parlé, ce qui explique peut-
être ce fait qu'il ne jouit encore, en Espagne, que d'une
renommée très limitée, et qu'il ne sera sans doute jamais
populaire. C'est un très grand artiste, un très grand styliste,
qui est en train de faire pour la langue castillane ce qu'a
lait jadis Gabriel D'Annunzio pour la langue italienne. Il
est fâcheux qu'on ne le connaisse pas davantage chez nous,
car il a déjà une œuvre assez considérable derrière lui. Mais
je vois bien, lorsque je passe devant les quelques librairies
de Paris qui vendent des livres espagnols, que nous sommes
en retard de vingt ans en ce qui concerne la littérature
espagnole. Seule, M™« B. Moreno a donné, il y a deux ans,
dans Hispania, quelques pages traduites des Figuras de
la Pasion ciel Senor de Mirô. Et moi, je ne puis que
signaler ici son dernier livre : El humo dormido,
(Atenea, Madrid, 1919) ; et bien que j'aie osé traduire des
pages de R. Gômez de la Serna, je crois qu'il faudrait qu'on
insistât beaucoup pour que j'entreprisse de traduire quelque
chose de ce grand et difficile auteur.
VALERY LARBAUD
*
* *
La Bourse nationale des Voyages littéraires devait être attribuée,
cette année, à un poëte. Elle vient d'échoir à M. André Lamandé,
connu pour de judicieuses critiques et pour des enquêtes impar-
tialement conduites en diverses revues. Son recueil de vers Sous h
348 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rlair regard d'Athénè, d'une forme académique où l'influence de
Musset se mêle à celle de Samain, semblait plutôt relever de l'aéro-
page qui distribue les prix Archon-Desperouzes et Montyon. Après
lui M. Henri Fourrât a groupé sur son nom quelques suffrages.
11 a été rendu compte dans cette revue de son poëme original et
savoureux « les Montagnards », qui méritait assurément d'être
couronné... Certains diraient : et qui a mérité de ne pas l'être,
précisément, en raison de ses mérites qui ne sont pas dans le goût
académique. Ils auraient tort car l'Académie vient d'attribuer à
M. Pourrat une part de ce prix Archon-Desperouzes généralement
réparti entre les plus médiocres productions de l'année.
A propos de la Bourse de Voyage, les journaux nous ont appris
que M. Anatole France assistait, pour la première fois, aux délibé-
jations d'un jury dont le rajeunissement parait souhaitable.
L'Académie française a décerné le grand prix de littérature de
'^ix mille francs à M. Edmond Jaloux.
Le prix Stendhal, fondé en 191 3 par la Reviu Critique des Idées et
des Litres^ a été décerné à M. Marcel Boulenger.
♦
» »
^
LES REVUES
SI LA PENSEE MODERNE
S'EST SUICIDÉE
Ce n'est point par artifice de discussion que M. Charles Maurra*
déclare préférer Ravachol à Jules Simon. G. K. Chesterton tout
aussi sincèrement placerait Dada au-dessus de Wells ou d'Anatole
France, comme plus logique.
Et même Dada vient à propos pour figurer ce « Suicide de la
pensée » dont il est parlé de façon assez vague, ou par métaphore,
dans le chapitre d'Ortodoxy que traduit la Revue Universelle
(i s avril) :
« Le ramoUissement du cerveau dont Nietzsche finit par être atteint
ne fut pas un accident physique...
Une génération pourrait empêcher l'existence de la génération sui-
vante, si tous ceux qui la composent se jetaient à la nier. Pareillement
un petit nombre de penseurs peut jusqu'à un certain point tuer la pensée
en enseignant que cette pensée n'a aucune valeur... »
Mais l'on aimera les passages purement critiques de ce chapitre, et
ceux par exemple qui ont trait aux doctrines de la volonté :
« Admirer le choix pour hii-inême, c'est refuser de choisir. Si M. Ber-
nard Shaiv vient à ttioi et vie dit : « Feuille:^ quelque chose », cela
équivaut à dire : « Je ne me soucie pas de ce que vous voule^ ». Fous ne
pouve:^ pas admirer la volonté en général parce que son essence est du
particulier »
au pragmatisme :
« Le pragmatiste dit à l'homme de penser ce qu'il est bon, ce qu'il est
utile qu'il pense et de ne pas se préoccuper de l'absolu. Or une des choses
les plus profitables qu'il lui faille penser, c'est l'absolu. Cette philosoplne
est en vérité une sorte de paradoxe verbal. Le pragmatisme ne se préoccupe
que des besoins humains ; et l'un des premiers besoins de l'homme c'est
d'être quelque chose déplus qu'un pragmatiste »
150 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
au scepticisme :
« Le révolutionnaire d'aujourd'hui, gui est un sceptique infini, est sans
cesse occupé à miner ses propres mines. La satire, par exemple, peut être
Jolie et anarchique, mais elle implique la supériorité de certaines cJjoses
sur d'autres ; elle présuppose un modèle. Quand, dans la rue, des petits
garçons rient de l'obésité d'un journaliste distingué, ils supposent
inconsciemment un canon de sculpture grecque... Nietzsche avait un cer-
tain talent naturel bour le sarcasme, mais il y a toujours quelque
chose dans sa satire qui manque de corps et de poids, simplement
parce qu'elle n'a pas derricre elle une certaine masse de morale ordi-
naire. »
POÈMES DE FRANCIS REEVES
De Francis Reeves, dans la Minerve française (lermai), ceshui-
tains :
PRINTEMPS
Printemps, de si loin que tu viennes^
Tu n'apportes que le passe.
Les miséricordes sereines
Du vieil espoir jamais lassé.
C'est en souvenance su pr ente
De eet espoir que les défunts
Tissent ta robe de baptême
Qui répand ses lustrais parfums.
ÉTÉ
Chute d'azur au fond des ondes,
Moires de feu sur les épis,
Vielles des moissons, folles rondes.
Langueur d'hymen dans les pourpris...
Je songe à la prodigue vie ;
Je songe à la pure beauté
Ducarur qui donne et communie
Au temps de sa maturité.
LES REVUES Î5I
JUTOMNE
J'eire par la cite fatale
Où les ans raillent notre ardeur ;
Mes pas, dans Vallée automtiale.
Foulent les faïu's du bonheur.
Le ciel, une dnw grande et triste
A la mesure du regret.
Penche son soleil d'aniéthyste
Sur l'in-pace grave et muet.
HIVER
Dans l'dtre où le grillon s'enchante,
Je jette une branche de pin :
Orgueil de futaie odorante^
Ombre des saisons dans ma main.
Avant quelle soit consumée,
Je dis ma détresse et mon vœu :
« Mon cœur,, tu nés qu^une fumée.
Un peu d'amour qui cherche Dieu ».
LETTRES INEDITES DE STENDHAL
La Connaissance a publié, dans ses quatre premiers numéros,
cinquante lettres inédites de Stendhal. L'on y trouvera de nou-
veaux pseudonymes de Beyle, des plaintes, des projets d'emprunts,
ce mot : « Je continue à travailler sur mes sentiments, c'est l'unique che-
min du bonheur », la définition de la raison, celle de la vertu, et cette
lettre à sa sœur Pauline (1804) r
« Ta lettre m'e_^raye au-delà de toute expression. Tu vas faire une
folie. Songe qtce d'aller à Voreppe, à l'insu de ton père, te dégrade à
jamais de l'état que tu peux avoir dans le monde, et te met au rang des
filles perdues.
Voilà la vérité en mon âme et conscience, fe te jure de ne jamais rien
communiquer. Songe que de ta place, lu ne vois que le bonheur de la vie
152 LA NOUVELLE REVUE TKANÇAISE
errante. Tu en otes tous les iuconvèuieuts. Tu dois recevoir un de ces
jours une lettre qui est h meilleure réponse à celle du j. Tu y vois com-
bien on est quelquefois triste d'être isolé, et encore quelle di_fférence de toi
à moi.
Comme homme fat le cœur ] ou 4 fois moins sensible, paire que j'ai
j ou 4 fois plus de raison et d'expérience du monde, ce que vous autres
femmes appele:;^ dureté de cœur.
Comme homme, j'ai la ressource d'avoir des maîtresses. Plus j'en ai
et plus le scandale est grand, plus /acquiers de réputation et de brillant
dans le mo>tdc. Je suis parti de Grenoble à ij ans ; j'en ai 21 ; j'ai eu
dans cet intervalle tout ce qu'on peut avoir en femmes ; hé bien, depuis
deux ans, je commençais à me déi^oûter de ce i^enre de vie. Cela est au
point que, vml^ré vion âge de 21 ans, et mon heureuse position de
n'avoir pas 12 Jr. de rente par an, j'épouserais une autre Pauline sifen
trouvais une qui ne fût pas nia sœur, quitte à vivre de quelque métier,
comme imprimeur, par exemple, faiseur de journaux ou autre chose encore
*)lus triste.
Ayant l'âme bien plus tendre et ne l'ayant pas dégoûtée par 4 ans de
vie dans h grand monde, avant 2 ans tu briderais de trouver un homme-
aimable. Tu le désirerais tant que tu finirais par te persuader (comme
Mary Wolstenocrafj Godivin, anglaise célèbre) que tu l'as trouvé, et il
n'en serait rien. Ce serait tout bonnement un gredin. A force de désirer
une chose dans ce genre où l'illusion est si facile, on finit par se persua-
der qu'elle est. Et l'irréparable faute de s'être trompé éloigne à
jamais le pouvoir d'avoir un époux digne de soi.
Songe à cette vérité : qui voudrait, même en étant amoureux, épouser
une fille qui se serait sauvée de che:(^ ses parents ?
Je suis l'homme le plus dépourvu de préjugés que j'aie rencontré, et je
t'assure que je ne le ferais pas. Si je l'aimais, je la rouerais, et puis la
Planterais là.
Songe bien que Saint-Preux est un personnage imaginaire, de même
que tous les héros de roman. Lis Molière, La Bruyère, l'histoire : voilà
l'homme.
Apprends par cœur Cinna ; les râles J'Orestc, de Ladislas, (i'Her-
mione, t/;/ Misanthrope. Cela te portera aux deux un jour. »
LES REVUES I53
MAURICE BOISSARD
ET
LE THÉÂTRE
Depuis qu'il traite d'un cœur égal de balistique, de vie mon-
daine, et de la question de savoir si Nietzsche était pangermaniste,
le Mercure de France est devenu un peu intimidant. Heureusement
M. Maurice Boissard nous reste, qui écrit de M. Léo Larguier, à
propos de la Lumière du Soir :
« Je le voyais de temps eu temps. Il me plaisait. Je dirai plus : il
m^ intéressait. J'avais lu de lui quelques vers asse:^ beaux, quoique un
peu chargés de rhétorique, aux dépens de l'émotion vraie. J'aime asse:;
les écrivains qui parlent d'eux et M. Léo Larguier parle toujours de
lui. Il est aussi très romantique d'allures et de paroles, le dernier repré-
sentant de ce genre de poètes che:(^ lesquels l'écrivain se doublait un peu
d'un comédien. Il me racontait des histoires, amusant, mimant les per-
sonnages, les situations, il me lisait ses vers, en parlant les dents serrées,
habitude qu'il a prise à Coppée, qui la tenait lui-même de Banville.
Car il est étonnant comme tous ces gens s'imitent les uns les autres,
jusque dans le physique. Il m'amusait aussi par certains détails de son
vocabulaire. M. Léo Larguier ne dit jamais « tnon pardessus », « wa
canne ». // dit « mon manteau », « mon bâton ». Cela a pour lui plus
d'allure. De même, il ne parle jamais de lui qu'avec une grande pers-
pective, sous l'aspect d'un vieux poète plein de gloire et désabusé. C'est
plus décoratif. Il v a même mieux, ce niot : décoratif, m'en Jait sou-
venir. M. Léo Larguier pensait déjà, en ce temps-là, à être un jour
décoré de la Légion d'honneur. Il ne disait pas alors : quand j'aurai
la croix. Non. C'eût été trop plat. Il disait : quand f aurai la mé-
daille. »
de M. André Rivoire, à propos de Roger Bontemps :
« Il y avait une belle salle, l'autre soir, à l'Odéon,pour la répétition
générale de sa nouvelle œuvre. Des académiciens, qui venaient applaudir
leur digne futur confrère, des sociétaires de la Comédie-Française ,
certainement jaloux de voir l'Ode'on jouer une chose aussi délicieuse, des
critiques qui n'ont jamais rien critiqué, des écrivains qui se sont tus
154 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
soigneiiseiiiciit en dix ou vingt voliiincs, des polies plus doues d'hahilele
que de poésie, des acteurs qui ne savent que réciter, des journalistes aux
ordres comme aux gages de leur .journal, des fonctionnaires des Beaux-
Arts qui venaient voir les heaux-arts fonctionner, tous ces gens qui
n'ont que du métier, qui n'ont en vue que la réussite, qui sont liés eti-
semble jHir toutes sortes d'intérêt?, qui se soutiennent mutuellement, se
font une réclame réciproque, se prodiguent entre eux les éloges , se payent
les uns les autres par un compliment, u>i article, un appui au un
service, et pour qui le talent n'est rien s'il n'est en vue, s'il n'est à la
mode du jour et s'il ne mène à quelque chose. Je regardais tout ce monde,
ces gens sur bon nombre desquels je sais bien des histoires. Je jouissais
du bel étalage qu'il formait, de la belle image qu'il offrait de la société.
Quel air d'aise sur tous ces visages, quelle mine approbative, quel sou-
rire satisfait .'Quels applaudissements chaleureux et empressés aux vieilles
ficelles mises en jeu par l'auteur! L'amour de l'art les transportait tous I
Voilà le théâtre qui leur plaît ! me disais-je. Voilà la littérature comme
ils la comprennent ! Voilà l'art tel qu'ils l'entendent, le sentent, et beau-
coup d'autres comme eux, l'art qu'ils soutiennent , propagent et défen-
dent ! Un art où rien ne vit, rien )i'émeut, rien ne brille, sensibilité
ou intelligence ! Un art d'adresse, de métier, de convenances , fait d'imi-
tations, de conventions et de modèles ! Le monde va décidément de mal
en pis. Nous sommes encore plus bêtes qu'en I()i4. Cette fameuse grande
guerre du droit, qui a si bien mis tout de travers, a encore des résultats
plus fâcheux qu'on ne croit : elle n'a pas tué les gens qu'il eut fallu. »
et de lui-même :
« Je n'ai jamais eu grand goût pour les légendes. Je suis un réaliste,
n me faut des faits, des traits humains, des choses vraies, fe n'ai
aucun don d'invention et je le goûte peu che:( le§ autres. Je n'ai jamais
c'té tenté de lire un livre de Wells. C'est pour moi sans intérêt, fe
donne volontiers tous les rotnans du monde pour un recueil d'anecdotes
vraies. J'y ai cent fois plus de plaisir, de réflexions, de jotiissance intel-
lectuelle. Voilà les hommes ! puis-je me dire, voilà la vie ! Ces gens
qui racontent des histoires inventées de toutes pièces, avec tous leurs
accessoires d'enjolivement, sont seulement pour prêter de l' dnie aux lecteurs
qui n'en ont pas. Je suis un grand rêveur, pourtant ! J'ai passé, je passe
la plus grande partie de ma vie à rêver. Mais je rêvais, je rêve sur des
choses VI- aie s. Si je n'ai pas d'invention, j'aide l'imagination. Quand
MEMENTO 155
ie surprends, dans mes provjenades, un couple de ces amants qui res-
pirent, non pas la fade élégie sent inten taie j 7nais le goût le plus vif
V un pour Vautre, cette ardeur charnelle qui met sa marque jusque sur
les visages, je m'arrête souvent à les regarder, je rêve alors à la pas-
sion, à cette exaltation qui tout à la fois anoblit les êtres ou les dégrade,
en tout cas les fait vivre avec une certaine intensité. »
MEMENTO
Action (avril) publie un roman, plein de fautes d'orthographe, de
G. Séraphin, champion de course : Les mystères des colonies d'Oulinsou
les Secrets de l'Enfance. Les fautes d'orthographe ont d'abord leur charme,
qui s'épuise assez vite. A la question : Que pense^^vous de l'avt nègre ?
l'on a répondu : le seul art vierge, le sperme vivificateur, le seul art
anti-idéaliste... Et Picasso : « Uart nègre ? connais pas ».
L'a.mocr de l'Art (mai) contient de beaux bois de Galanis. Louis Vaux-
celles y parle de Fauconnet. L'on trouvera dans la partie littéraire, que
dirige Joachim Gasquet, un portrait de Joachim Gasquet par André
Favory, une chronique sur la vie intellectuelle, de Joachim Gasquet, un
éloge enthousiaste de Joachim Gasquet par Jean-Louis Vaudoycr, enfin
diverses notes, critiques et réflexions signées J. G. (Joachim Gasquet,
peut-être). L'ensemble est aimable.
André Suarés écrit, à propos de Salluste, dans les Écrits nouveaux (mai
1920) : f Les héros de Rome sont tous couverts de dettes ; et ces fameux carac-
tères à ta romaine, si saints dans les harangues de collège, se partagent en
deux espèces : les nns sont les plus terribles usuriers que le monde ait connus ;
Us autres des faillis pleins £cUgance : leur vertu consiste d'abord à ruiner
leurs créanciers. Tant de courage désintéressé explique leur mépris des fripons
syriens : ils craignent la concurrence »,
«t, sur Molière au Vieux Colombier (juin 1920) : « Tout est réduit à
tin tréteau sous un triangle de lumière. Je n'ai pas le temps de faire sentir
l'harmonie extraordinaire des costumes avec les ais de bois peint en brun-
jaune. Tous les pantins de la farce font un seul perroquet d^or au grand
soleil et tout ce qu'ils ont de couleurs diverses ne sont que plumes, huppes ou
aigrettes, bleu, vert, lilas, vermillon modulant dans le chaud ramage blond.
Scapin pique là-dedans son cri et ses bonds, ses pattes et son bec rouge ».
1^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'Encrier (i" mai) contient un conte dramatique de Bernard Marcotte,
des bois de Deslignères et Louis Bouquet.
René Gillouin esquisse dans I'Europe Nouvelle (50 niai) le plan d'une cri-
tique gcncrale du système maurrassien.
Le Feu (15 mai) : Les Saintes-Maries-de-la-Mer, la tare miraculeuse, par
Joseph d'Arbaud.
La Grande Revue (mai) ; un conte d'Emile Guillaumin : la Revanche du
<f Pas Dégourdi i.
Dans les Llttkes Parisiennes (i" avril), l'on trouve deux poèmes de
Paul Morand, et un drame d'aventures de Georges Pillement.
Littérature (mai) présente vingt-trois manifestes du mouvement dada.
André Breton écrit : « Avant tout nous nous attaquons au langage qui est
la pire ccnvention. On peut très bien connaître le mot Bonjour et dire Adieu
à la femme qu'on retrouve après un an d'absence ».
L'Opinion publie des critiques musicales de Henry Bidou. Jacques Bou-
lenger écrit sur les romans de Pierre Benoit (17 avril) : « Le roma-
nesque ne se sauve que par la fantaisie, par le lyrisme, par la poésie en un
mot, et ou envoyez-vous, si peu que ce soit, en tout cela ? Si M. Pierre Benoit
■n'est pas un créateur de types profondément humains... ce n'est pas non plus un
bien puissant créateur de types chimériques. Compare^ à ses Jluents héros un
d'Artagnan, un Monte-Cristo même.
Non, ce n'es! point par la beauté des personnages que son roman vaut ; et ce
n'est pas non plus par la beauté intrinsèque des scènes et des épisodes, car il
recherche beaucoup moins une anecdote pour son « caractère » propre, que pour
les ejfeis de surprise qu'elle lui permet, et peu lui importe quelle soit banale
pourvu qu'elle amuse ; c'est par le mouvement , Vanimation, la variété. Car
tel est le grand mérite de M. Pierre Benoit. Il nous prend par la main, il
nous entraine.
C'est pourquoi je dirai avec Af . Paul Souday que Pour Dou Carlos,
Kœnigsmark et même l'Atlantide nous offrent les types mêmes du livre à
lire en chemin de fer. »
L'Œil de Bo.uf (mai-juin) : Le concert dans un parc, par H. de Mont-
herlant.
La Renaissance (21 mai) : La formule de M. yiaminck, par Guillaume
Janneau.
MEMENTO 157
Charles dn Bos, dans la Revue critique des idées it des livres
(25 avril), observe que les héros de Stendhal, par leur caractère, débor-
dent à tout instant « non seulement l'idée qu'on s'en fait, mais l'idée que
Stendhal lui-nu'me voudrait s'en faire et voudrait qu'on s'en fit. Les romans
de Stendhal ne sont nullement, quoi qu'on en pense, des livres dominés : ce
qui fait naître cette impression, c'est son don exceptionnel du raccourci.
L'emploi du raccourci en art éveille involontairement dans notre esprit l'idée
d'un génie qui se domine : ce n'est pas toujours vrai, et Stendhal est le meil-
leur exemple du contraire ».
(En lisant » le Rouge et le S'oir »).
La Revue des Deux Mondes : un roman ukrainien de Jérôme et Jean
Tharaud : Un Royaume de Dieu. André Beaunier écrit sur l'œuvre
d'Edmond Jalous. (i" juin) : « Un personnage de M. Edmond Jaloux
s'écrie : O déclin, fin de tout... Et, cela, nous le connaissions ; mais il
ajoute : universelle rupture .'... Et ce mot qu'il emprunte au vocabulaire
d'amour et de galanterie n'a-t-il point une grâce étrange.... 1
et caractéristique, si l'on veut, de la sorte d'âme qui inspire le Jeune
homme au masque ou Eumces dans la campagne.
La Revue franco-brésilienne (i 5 janvier 1920) écrit, en conclusion à un cha-
leureux article sur Paul Adam : « Paul Adam laisse des oeuvres fort tiom-
hreuses : en prodiguant des louanges à celle-ci ou à celle-là de ses œuvres on
s'exposerait à amoindrir les autres quand toutes sans distinction sont dignes
d'admiration i>.
C'est un scrupule délicat.
»
La Revue des Jeunes a publié des extraits des Trois Miracles de Sainte Cécile
de Henri Ghéon (10 et 25 avril, 10 mai). Voici le martyre de saint
Valérien :
Valérien
J'étais seul avec ma prière
qui n'avait plus de sens pour moi...
quelques mots vains, vagues et froids
comme un moulin qui tourne à vide...
(Coups de fouet)
Déjà j'entends le chant liquide
de l'eau qui ruisselle et le cri
158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
du grain que la meule meurtril...
Seigneur ! voire nom reprend Jorce.
(Volée de coups)
Je suis h chêne, dont l'écorcc
se détache et montre Vanhier,
pareil a ti toise du guerrier !
(Volée de coups)
Je suis rocéan sur la plage
ietant les planches du naufrage !
La Revue de Paris publie une pièce inédite de Jules Lcmaitre : Un
Aventurier (15 mai, i" juin). Feruand Vandérem cite ces réflexions:
ir Le jargon de notre époque., cette partie du style purement de mode et qui doit
vieillir, restera comme un des plus monstrueux jargons de la langue française.
Je suis trop de mon temps, j'ai t/op les pieds dans h romantisme pour songera
secouer complètement certaines préoccupations de rhétorique. Seulement, dans
ce style si capricieusement ouvragé, si chargé d'ornements de toutes sortes, je
voudrais porter la hache, ouvrir des clairières, arriver à une clarté plus large.
Moins d'art et plus de solidité. Un retour à la langue si nette et si carrée du
XVII* siècle. Un effort constant pour que l'expression ne dépassât pas la sensa-
tion >i.
C'est du Zola de 1881 (Les Romanciers naturalistes). '
Daniel Halévy écrit, dans la Revue Universelle (i'='' mai) : « M. Paul Valéry
s'est inventé pour lui-même et ses initiés, une rhétorique de l'allusion, con-
traire à notre rhétorique classique, dont la règle veut qu'on annonce les idées,
qu'on développe leur contenu et que de l'une à l'autre on ménage les transi-
tions. Il n'est pas très difficile de s'accoutumer à cette rhétorique (ce fut celle
de Gongora).... Mais la pensée existe, elle veille, un esprit ferme lie, ordonne,
mène les images dispersées et parfois se découvrant sans voiles il s'exprime
avec l'harmonie, avec la grâce puissante du discours racinicn ».
(De Mitllanné à Paul Valéry).
La Vie (i*'' juin) : Odilon Redon, par Sérusier.
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I. — BEAUX-ARTS.
Henri Clouzot : Les métiers d'art
(7 fr. 50) ; Payot et C'^.
Georges Besson : Marquet (40 fr,) ;
G. Crès et C'=.
Henri Hertz : Degas (10 Ir.) ; F.
Alcan
Mario Meunier : Images de la vie
des prisonniers de guerre. Préface
de P. Mac Orlan (100 fr.) : M. Se-
heur.
Maurice Raynal : Lipchitz (10 fr.) ;
Fels.
II. — LITTÉRATURE, ROMANS,
THÉÂTRE.
Guillaume Apollinaire : La femme
assise (7 fr. 50) ; Editions de la
Nouvelle Revue Française.
Marguerite Audoux : L'Atelier de
Marie-Claire (5 fr. 75) ; E. Fas-
quelle.
Henri Barbusse : La lueur dans
l'abSme (3 fr.) ; Editions Clarté.
Barnev {"S. Clifford) ; Poè'ms et
Poèmes (9 fr.) ; Emile-Paul frères.
André Breton et Philippe .Sou-
PAULT : Les champs magtiéti^ics
(5 fr.) ; Au Sans Pareil.
Tristan Corbière : Les Amours
jaunes (20 fr.) ; G. Grés et C'".
Maurice Dekobra : Le Gentleman
burlesque($ fr.) ; Edition fi;ançaisc
illustrée.
Isidore Ducasse, comte de Lau-
tréamont : Poésies. Préface de
Philippe Soupault (5 fr.) ; Au
Sans Pareil.
Luc Durtain : Le Retour des hommes
(5 fr. 75) ; Nouvelle Revue Fran-
çaise.
Rémy de Gourmont : Le livret de
l'Imagier (7 fr 50) ; S. Kra.
J. K. HuYSMANS : La Cathédrale
{2 vol. : 35 fr. ) ; G. Crès et C".
Jacques de Lacretellk : La vie
inquiète de yean Hermelin (5 fr.) ;
B. Grasset.
Alfred Machard : Les Cent Gosses
(6 fr. 75) ; E. Flammarion.
Gérard de Nerval : La main en-
chantée. Illustré par Daragncs
(60 fr.) ; L. Pichon.
Charles Louis Philippe : La Mère et
l'Enfant. Illustré de 18 bois des-
sinés et gravés par Deslignères
(5o fr.) ; Nouvelle Revue Fran-
çaise.
Henri de Régnier : La double
Maîtresse, avec bois en couleurs
de Bonlîls (25 fr); Société littéraire
de France.
Henri dk Régnier : Le Trèfle rouge
ou les Amants singuliers (50 fr.) ;
La Renaissance du Livre.
Jules Romains : Donogoo Tonka ou
les Miracles de la science (6 fr.) ;
Nouvelle Revue Française.
Upton Sinclair : Jimmie Higgins
(7 fr ) ; La Renaissance du Livre.
JÉRÔME et Jean Tharaud : L'Ombre
de la Croix (7 fr. 50) ; Plon-Nour-
rit et Cie.
Francis Thomson : Corymbe de
l'automne. Illustré de 12 bois des-
sinés et gravés par André Lhote.
(40 fr.) ; Nouvelle Revue Française.
Jean Variot : La Rose de Reseim
(20 fr.); C. Bloch.
Emile Verhaeres : Toute la Flan-
dre. T. I : les Tendresses pre-
mières ; la Guirlande des dunes
(6 fr.) ; Mercure de France.
Israël Zangwill : Les Rêveurs du
Ghetto (5 fr. 25) ; G, Crès et C*.
III. — DIVERS.
J. M. Kevnes : Les conséquences
économiques de la paix (7 fr. 50) ;
Nouvelle Revue Française.
LE GÉRANT : G.^STON GALLLMARD.
ABBEVILLE. — IMPRI.MERIE F. PAILLART.
v
SAINT LOUIS
ROI DE FRANCE
Il n'y a pas de force au monde qui ne soit accompa-
gnée de séduction.
C'est ainsi que les mémoires du temps, et Gros qui
au théâtre un jour sur son genou crayonna le portrait
de Napoléon,
Nous disent que ce qui faisait de lui l'Empereur et la
forme visible du Destin,
C'était moins ce regard profond que cette espèce de
sourire féminin.
Il est doux d'être commandé par un être que l'on
admire.
Il est bon d'avoir une place au jour devant ses yeux
et de savoir qu'on lui a fait plaisir.
Et de savoir qu'il y a un homme capable de juger ce
que nous faisons et de dire que c'était bien :
Tel Saint Louis le plus juste des hommes et le plus
beau parmi les lys Capétiens.
Et certes quand il s'agit de défendre contre les enne-
mis du dehors et contre ceux du dedans
Non plus seulement son étroit patrimoine personnel
et la réserve de ses enfants,
n
l62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais tout ce carré de la France récente entre deux
mers avec ces châteaux pleins de chevaux et d'armes
sonnantes^ et ces bonnes villes rétives, et toutes ces
grandes terres à pain, — .
Et cet esprit de rapine et d'avarice et de chicane par-
tout, et ces droits ficelés par liasses dans des coffres et
toutes ces libertés sur parchemin, —
Tant d'intérêts expliqueraient tristement chez le Roi,
tant de limites et de dangers.
Cet œil toujours en méfiance et ce cœur toujours
resserré.
Mais Louis ne met pas en doute un moment l'inten-
dance qu'il a reçue du ciel ;
Il se meut dans sa Seigneurie comme dans une chose
naturelle.
C'est lui qui est le Maître et il ne permet pas aux
affaires de le dominer.
Rien de ce cœur qu'il a donné à Dieu, défaite ici-bas
ou succès, ne corrompt la chasteté.
Humble et fort, et ce pli au coin de la lèvre si bon,
et toujours souriant et vermeil.
Il soit en tout ee qu'il a à foire aussitôt et les choses
s'ouvrent à lui comme devant le soleil.
Ah, c'est Louis, notre Roi, pas un autre, ce je ne
sais quoi de hardi, et de jeune, et de rapide, et de
majestueux !
C'est lui qui lave les pieds des pauvres et qui met
sa joue royale un moment contre le mufle des lé-
preux.
Mais qu'un traître lève le masque ou que des brigands
viennent l'attaquer.
SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 163
Il n'y a pas d'enfant de vingt ans plus prompt qui le
soit à tirer l'épée !
11 n'y a pas de regard plus dur que celui de cet ange
terrible !
Coule entre tes peupliers profonde, ô Seine, et toi,
Marne paisible !
Pousse ta charrue, laboureur, pastoure, conduis ta
vache dans les prés.
Et vous, tremblez, ennemis de la France, quand sur
son cheval blanc s'élance notre Roi doré !
Qui n'aimerait un juge si beau et ce Roi qui nous
défend avec son corps ?
Mais n'est-il pas écrit qu'entre les époux l'union va
jusqu'à la mort ?
« Eh quoi, mon Roi, » dit la France, « ne m'aimes-
tu que dans le péril et dans l'agonie ?
Et si je te suis chère dans la peine, dans la joie est-ce
que je ne suis pas belle aussi ?
La guerre s'est tue maintenant, et c'est ta récom-
pense, ô Roi, prête l'oreille ! et l'aimes-tu, encore trem-
blante, la chanson
De la jeune mère qui du pied berce le plus méchant
de ses nourrissons
Tandis que l'autre sur le gros sein blanc tourne l'œil
et bâille et joint les mains du bonheur de son petit
dîner !
C'est toi qui nous as fait ce repos et cette sécurité.
Est-ce la peine d'être si belle ce soir, eh quoi, ne
veux-tu pas me regarder ?
Quel est ce je ne sais quoi dans ton cœvj qui se
retire et ce regard qui m est étranger
164 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISF
Et si mon vin cette année à tes lèvres n'est pas doux
et si mes pauvres roses ne sont pas enivrantes,
Si mes prairies pour arrêter ton pied ne sont pas
épaisses et cette grande paix au soir que d'autres trou-
vent suffisante,
Si ce n'est pas vrai que je suis ton Verger Royal, er
qu'en vain je verse et donne
A ce maître qui est mon époux tout ce qu'il y a en
moi de promesse et d'automne
Dans la joie et l'amour de mon cœur et dans cette
grande inclination sur le côté.
Si mes fleuves n'ont pas de murmure pour toi
auprès de l'avare filet de Siloé,
Cependant il y a des pauvres chez moi aussi, il y a
des veuves et des orphelins,
Le loup ne manque point au juge, ni le malade au
médecin,
Qui lui ouvre sa plaie et son âme et ses yeux avec
une foi candide !
Père, sens cet enfant dans tes bras qui t'embrasse à
grosses lèvres humides !
Et qui viendra, quand les trois lys de Louis auront
disparu sur la mé.
Charger sur ses épaules la brebis perdue avec sa patte
cassée ? »
— Dieu est charité, et puisqu'il aime ses créatures,
pourquoi ne les aimerions-nous pas comme lui ?
Ce n'est pas cette espèce de bienveillance générale,
c'est le mot amour qui est écrit.
Et nous de même, cet amour, est-ce qu'il ne servira
SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 165
à personne, seulement parce qu'il est grand, qui est en
nous la même chose que la vie.
Pour que nous le donnions à un autre et que nous
sentions ce cœur entre nos bras qui s'éveille et ces yeux
peu à peu qui nous reconnaissent avec une joie immense !
Qu'il s'agisse de tous ces enfants malades, ou de ces
païens que le missionnaire jusque dans leurs îles va
sauver, ou de la France
Et de ce toit le sien que le voyageur reconnaît entre
les bois et les chaumes,
— Ou de cette femme plus amère que la nuit qui fut
à elle toute seule une fois notre patrie et notre royaume !
Dieu miséricordieusement a arrangé les choses de
telle façon
Qu'il ait en chaque homme besoin non pas de lui-
même nûment, mais de son œuvre et de son opération.
Et qu'il y ait en ce vaste équilibre des âmes subjacent
à notre monde usuel
Tels groupes d'êtres, ou ce quelqu'un unique, de
telle façon disposés et réservés qu'ils ne puissent être
atteints que par nous seuls.
Ce n'est pas assez d'être avec Dieu si nous ne sommes
capables de Lui coopérer.
Ce n'est pas assez de posséder le soleil si nous ne
sommes capables de le donner !
Et si entre deux êtres parfois s'éveille ce profond désir
et cette soif ardente.
En sorte que notre propre vie paraît peu auprès de
cette autre créature gémissante
Qui dit qu'elle s'est donnée à nous et qui maintenant
anxieusement nous regarde et nous considère à son tour.
ï66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Connais dans toute leur immensité le devoir et l'exi-
gence de l'amour !
Ah ! il n'y aurait pas ce désir vers nous et cette bou-
che sur notre bouche dans le noir.
Et cette certitude si étrangement vers nous hors de
tout rapport avec notre valeur et notre pouvoir,
Si cet être qui dit qu'il est bien pour toujours entre
nos bras et qui ne veut plus jamais s'en arracher.
Du fond de sa cause en Dieu avec nous nous deman-
dait autre chose que l'éternité !
Oui, cela ne serait point venu vers nous comme une
femme, et cette main portée
Comme jadis dans le sommeil d'Adam sur notre
cause et notre volonté.
S'il n'y avait eu cette convention entre nous anté-
rieure à notre corps !
Nous ne lui donnerions point la vie si ce n'est elle
qui nous donnait la mort !
« La joie qu'il y a autre part que dans mon cœur »,
dit un homme, « est-ce que tu la trouves encore dési-
rable ?
Ta prison, n'y tiendrais-tu pas encore, ô stupide^ si
ce n'est moi qui te l'avais rendue intolérable ?
Et moi, ce n'est point ce beau corps qui plie et ce
sourire dans les larmes que je te demande,
Mais une chose tellement donnée qu'il est impossible
à jamais que je te la rende !
Est-ce que nous restons les mêmes ? est-ce en vain
que nous nous sommes ainsi rapprochés ?
Et puisque j'ai porté la main sur toi, et toi, est-ce
que tu me laisseras tout entier ?
SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 167
Ce coup que tu m'as porté, ah, ce fut assez pour moi !
Ces yeux dont tu m'as regardé une seconde, je ne
les veiTai plus en ce monde une autre fois 1
Ah, c'est toi-même une seconde, elk suffit, avec ce
tressaillement, que j'ai touchée sans intermédiaire !
Crois-tu que désormais où je suis, il y ait un moyen
que tu me sois étrangère ?
O mon royaume ! ces fleurs et ces fruits dans le
temps que tu me donnais, crois-tu donc que j'en aie
toujours besoin ?
Pour que tu sois à jamais mon royaume, faudra-t-i»l
que ce soit toujours le printemps sur ta face et la
matin ?
O ma patrie sans parole entre mes bras, si vous vous
dérobiez un moment, serai-je assez sourd jamais pour
que vous vous soyez tue ?
Loin de toi, ô mon bien, cet exil, suffit-il pour que
tu n'existes plus ?
S'il était si simple que de t'échapper, serait-ce la peine
d'être femme ?
Est-ce mon corps seulement que tu veux, ou plutôt
n'est-ce pas mon âme ?
Et ne dis-tu pas que ton droit dans mon cœur au-
delà des choses sensibles
Est ce lieu où le temps ne sert pas et où la séparation
est impossible ?
Ce qui n'était que l'appétit naïf est devenu mainte-
nant l'étude, et le choix libre, et l'honneur, et le ser-
ment, et la volonté raisonnable.
Ce baiser pendant que l'esprit dort, à sa place* voici
le lonsr désir insatiable
î68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
D'un paradis si difficile qui manque, que tout l'être
y soit intéressé.
Ce n'est point dans le hasard que je t'aime, mais c'est
dans la justice et la nécessité.
Si je ne vivais pas le premier, sens-tu bien mainte-
nant que tu ne pourrais vivre ni te mouvoir ?
Ce que j'ai été fait pour t'apporter, de nul autre tu
n'aurais pu le recevoir.
Ouvre les yeux, sœur chérie, et reconnais-moi !
Prends, et ne ménage rien, et saisis ce qui a été fait
éternellement pour être ta proie,
Ce grand don terrible de l'amour qui ne va pas sans
dilacération !
Ce qui était le plus caché en nous a reçu manifestation.
O mon compagnon immortel ! ô mon étoile du matin
entre mes bras !
L'amour était trop grand entre nous pour que satis-
faction lui fût possible ici-bas !
Ce n'est pas par un chemin si court que l'on va jus-
qu'à notre être.
Et ta joie, tu me l'as donnée. Mais ta soif, ne me la
feras-tu pas connaître }
Le désert, me le refuseras-tu ? et, toutes ces années,
Ce que c'est que d'être sans ma vie, ne me le feras-
tu pas essayer ?
Pour que l'âme avec les larmes jaillisse et la flamme
en grande effusion avec le sang,
Cette blessure, avec quoi me l'aurais-tu faite si pro-
fonde qu'en te retirant ?
Ah, le temps n'a pas eu de prise sur nous et la mort
n'a pas réussi !
SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 169
Il n'y a pas de mort pour moi, tant que c'est moi
qui ai charge de te donner la vie !
O mon frère si beau, ô frère de mon âme sans pitié,
Je ne te donnerai point mon cœur, si tu ne m'en
arraches la moitié ! »
— O France, apprends ce que c'est que d'avoir de
Dieu même reçu Louis pour ton époux et pour ton
patron éternel !
O pays à petit bruit sous la neige ou la pluie qui va
recommencer, tel que je me le rappelle.
Avec ce pâle rayon de jour une seconde qui se pro-
mène sur les toitures,
Et la cloche qui sonne les vêpres sous le ciel noir à
grands coups tristes et obscurs !
— Une nuit qui est quelque chose d'énorme se pré-
pare et il y a un peu de feu à l'intérieur des maisons.
Ah, ce n'est pas gai chez nous et rien que d'y penser
me donne le frisson ! —
Il n'y a pas un peuple, à qui, un étranger, le vient
voir, on dirait qu'il est mieux en sécurité contre les
rêves.
Bien au chaud dans le repli de sa petite vallée, bien
empaillotté à la terre.
Un homme curieux de ce qui est tout près de lui,
défiant, économe et malin.
Sévère à Madame son épouse et mangeur de choux
comme Jeannot lapin !
Son domaine n'est pas à l'autre bout du monde ce
champ de hautes plantes en or tout rempli de têtes de
nègres !
170 LA NOUVELLE REVUE, FRANÇAISE:
Le sien qui est de cinq arpents tout en longueur lui
suffit, avec ce morceau de lard dans son plat et ce verre
de petit vin aigre.
Et nous serions tous encore comme des Chinois en
sabots à soigner notre propriété rurale
Si Dieu pour notre malheur ne nous avait donné
une certaine aptitude pour les idées générales.
Qui veut fiiire les choses par principes s'expose à des
conséquences considérables.
II y a qui mène plus loin que d'être fou, c'est d'être
raisonnable.
Et quoi de plus raisonnable que de chercher premiè—
rement le Royaume de Dieu et sa Justice ?
C'est joli d'avoir un beau Roi et ce drapeau plein de
fleurdelys !
Et comme de nos jours les petits bourgeois et les fonc-
tionnaires de l'enregistrement
Se font un véritable plaisir d'apporter la moitié de
leurs émoluments
Accompagnée d'un pudique espoir et des fraîcheurs
de leur imagination
A Ferdinand de Lesseps qui la réclame pour ouvrir la
terre aux nations,
Ainsi jadis quand on parlait de quelque chose de ce
côté où le Père des Peuples coinmande et où le Christ
a souffert.
D'un bout de la Gaule jusqu'à l'autre il y aura tou~-
jours des volontaires !
Marche devant, Roy Louis ! je ne comprends pas tou-
jours, mais je sais que c'est toi qui as raison.
SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE - l'jT
C'est moi qui panserai ton cheval pendant que tu fais
oraison.
Tout le monde n'a pas un roi comme nous, c'est un
Ange qui porte la couronne !
Dans son armure d'or pâle svelte et mince ainsi qu'un
saule en automne.
Comme il est malin tout de même, notre Roi, et
comme il sait y faire ! et je n'en reviens pas que ce soit
moi à sa droite qui sois en train à grands tours d'épée
de montrer aux mécréants
Sur l'arène de Mansourah la manière dont on sait faire
les hommes à Orléans !
Tant que Louis sera notre Roi, il y aura de l'ouvrage
pour 'les militaires.
Il n'y a pas de repos pour la France tant que la sainte
volonté de Dieu reste à faire !
Et si parfois j'ai de la peine et si mon cœur est
lourd à cause de ceux que je ne reverrai plus avant de
mourir,
Tourne un peu le visage vers moi, beau Seigneur, et
je serai assez récompensé par ton sourire !
Et de même que jadis quand il achevait la France^
lui et ses barons tout autour.
Nous le suivions dans le splendide éclaboussement de
la flmge sous le joyeux soleil de Taillebourg,
Ainsi quand il s'est retourné vers nous déjà vieux, la
main sur la croupe de sa bête.
Notre regard a soutenu le sien aussi ferme, le matin
de cette bataille, là-ba«, dont on savait d'avance que ce
serait une défaite.
Mais puisque ce fut pour nous-mêmes si amer avant
1"! LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
-que l'enfant fût né de partir, de partir avant que la
moisson fût mûre,
O France, comment douter, lui qui était ton époux,
corps de femme, que pour lui aussi la séparation fut
■dure ?
Supérieur à toute joie personnelle et la même chose
en lui que la naissance,
Dieu a déposé en tout homme le profond devoir de
l'obéissance,
Et c'est pour cela qu'on le dit égoïste, cet appel que
toute sa vie se passe à essayer de comprendre sans voix,
et qui ne lui laisse point de repos !
Car ce n'est pas pour lui-même qu'il est né, mais pour
quelque autre dessein plus haut. —
Ces routes qui nous paraissaient si belles, c'est cela
^ui nous les interdit et qui intervient à point nommé.
II y a cette chose en nous qui nous pousse, et qui
requiert, et qui suggère, et qui prie, et qui refuse et ne
veut pas, et qui nous dit que par un autre que nous
elle ne peut pas être exécutée.
Et le sexe est hors de l'homme, mais cela seul est en
lui, aussi en plein que dans la femme l'exigence de la
maternité.
Il n'y a qu'un moyen d'avoir trouvé sa place, c'est
d'être arrivé là d'où littéralement l'on ne peut plus
bouger.
La seule chose qui délivre un Roi, c'est d'avoir les
deux mains liées.
La seule chose qui acquitte de la Justice, c'est d'être le
captif de l'amour !
Cela qui est plus nécessaire que soi-même, il n'y a
SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE IJJ
qu'une victoire, qui est de l'obliger à être le plus fore
pour toujours !
Et toi qui étais ma fiancée éternelle et de qui je suis
le possesseur et le roi,
Ah, tu n'as qu'à consulter ton cœur pour savoir
que je ne pouvais vraiment t'épouser que sur la
croix !
C'est autre chose de se faire l'un à l'autre pour le-
temps ou pour l'éternité !
C'est en Dieu seulement que je ne t'échapperai pas
et que tu es sûre de me retrouver.
Cette vision par qui en restant le même nous nous
revêtons de Dieu et prenons à son énergie.
C'est parce que je t'aime qu'il est bon enfin de l'avoir
trouvée et parce que tout en moi était fait pour te donner
la vie !
Royaume, quand je fus sacré à Rheims et que je mis-
ma main pleine de baume sur ta figure,
11 y eut quelque chose entre nous de juré, qui ne^
meurt pas mais qui perdure.
Et il est vrai que je me suis arraché de tes bras et tes-
yeux me cherchent en vain, mais dis
Si c'est mauvais que je sois avec Dieu, qui à jamais ne
se débarrassera plus de Louis.
Ah, tu étais si folle et si claire que pour toi mes
entrailles se sont émues !
Le sais-tu, que je suis ton pasteur pour toujours, et
quand j'ai mis mon manteau sur toi, qui étais nue.
J'ai senti qu'à ne pas être ton défenseur devant Dieu
et ta source, ni la mort désormais ne pouvait me servir
d'excuse !
174 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Si je te fiiis entendre ma voix, ton cœur est-il encore
à toi pour que tu me le refuses ?
Et ces cheveux que devant ton miroir avec une atten-
tion profonde
Tu tressais autour de tes tempes, trouvant qu'il est si
joli d'être blonde.
Parce que tu m'as aimé, Royaume, et parce que tu
m'as pris.
Parce que ton sang est mon sang et parce que tu es
où je suis.
Parce que ton infirmité est la mienne et parce que
mon désir est ton désir.
Ce grand lambeau païen dans le vent de la mer jadis,
le sais-tu maintenant à quoi il était fait pour servir?
Le jour d'humiliation vient sur toi, de ce compagnon
qu'on t'arrache et de cet enfant qu'on tue !
Ah, tes frontières sont largement ouvertes, et l'ennemi
t'a trouvé, et ton sein n'est pas si défendu,
O femme, que ton cœur d'amante et que ton cœur
<îe mère
Ne rompe avec un parfum qui remplit le ciel et la
terre !
Et puisque tu n'as plus de pain ni de vin à offrir, et
puisque la guerre a fLUiché ton peuple, et puisque ta
vigne est vendangée,
■ Viens dans la désolation avec moi à cette place que
j'ai convoitée.
Et baise, te saisissant toi-même à deux mains comme
une gerbe de blé vivant.
Cette place où d'un Dieu crucifié il ne reste qu'une
mare de sang !
S.aJNT LOUIS, ROI DE FRAXCE 175
Louis est revenu de son esclavage en Egypte avec la
fièvre.
Et déjà ce n'est plus le flot démesuré du Nil qui est
promis à sa lèvre.
Mais, cette eau même dont il rêvait, ainsi donc de
nouveau la voici, et cette source de Montargis
Comme une poche grise sous le talus frissonnante
entre les myosotis !
Et comme jadis, avant le départ, il envisageait par
i 'étroite lucarne, et c'était du haut de son donjon, à
Aigues-Mortes dans le désert.
Ces lieux tristes où son royaume finit et tout ce sable
•qTii précède la mer.
Maintenant c'est en plein cœur de France de nouveau
"Verdoyant, bois et labours.
Qu'avec ses yeux maintenant d'exilé, il lui est donné
^e tout examiner, qui est arrêté sous son regard, le pré-
sent, et l'avenir avec le passé qui se déploie tout autour,
Comme une carte où les chemins sont faits d'avance
et l'Histoire qui se déplace sur cette aire quadrillée.
Ce pays qui solennellement une dernière fois lui est
■offert à comprendre et à juger.
D'un cœur pieux et d'un œil politique, il contemple
•ses frontières spirituelles et physiques pour toujours, et
•ses directions et ses versants, et ses défauts, et sa voca-
tion, et ses dangers.
Il sent le vent sur le côté de sa figure de l'Archange
•^i a charge de nous présider.
Et le ciel sans doute est plus beau, mais c'est cela, bois
«et labours, et cette grande ville qui fume, sur la terre
«qui lui a été donnée.
17e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Louis a aimé son royaume comme François aimait la
Pauvreté.
C'est cela pour l'éternité qui est son droit et qui
est sa chair et qui est son épouse et cette tête sur son
sein.
On peut tout lui demander excepté de cesser de lui
faire du bien.
Et tout cela qui en lui n'était pas fait pour elle et
qui était capable de mourir.
Tout cela qui lui était inutile et qui n'était pas fait
pour la sauver et pour la défendre et pour la chérir.
Tout cela qui était autre chose que Dieu et dis-tu que
tu t'en lasseras jamais ? cette source éternelle de la joie I
C'est cela qu'il est insupportable de consen^er plus
longtemps si vainement à soi seul en ce lieu qui est
ailleurs que sur la Croix !
Ce qu'elle ne peut pas donner, c'est lui qui le don-
nera à sa place,
C'est lui qui sera en Dieu la consommation et la
couronne resplendissante de la race,
L'Ascension de la qualité française et cette lumière de
l'intelligence qui lui est propre sur sa face,
Le Roi puisé de par le droit héréditaire dans le sol
même, la fleur mâle puisée par le mérite dans la Grâce 1
Car il y a bien des roses dans les jardins de Tou-
raine, il y a bien des giroflées sur le vieux rempart de
Senlis,
Mais c'est lui seul qui réalise le blason et qui est
devenu le Lys !
Ce qui était ce printemps délicieux jadis, ce qui était
ce mystérieux automne.
SAIKT LOUIS, ROI DE FRANCE I77
Il le voit à la portée de sa main, simple comme une
croix et fermé comme une couronne.
Il est écrit de Moïse qu'il est mort dans le baiser
de Dieu et cela a autre chose qu'un sens faible pour
Louis !
Tout le désir qu'il y a dans l'homme et tout le don
qu'il y a dans la femme est en lui.
Mon Dieu, il est dur d'être mort quand on se sent
fait pour être avec la Vie !
Ce ne sont plus ces ombrages légers qu'il lui faut et
ces brumes mélancoliques!
C'est le soleil aveuglant du désert une fois de plus et
le souffle qui vient du centre de l'Afrique !
La voici donc investie cette grande soif qui ne cessera
plus !
Cette flamme à qui le corps si durement aspirait, la
voici donc revêtue !
Joie de sentir enfin brûler ce qui n'était fait que pour
mourir !
Cette casaque qui nous tenait cousus, joie de la sentir
se fendre et s'ouvrir !
Joie de sentir les années de ma vie tomber de moi
comme du sable !
Joie de sentir à mon front cette couronne enfin par
chacune de ses épines irrécusables !
PAUL CLAUDEL
Rio de Janeiro, novembre 1918.
12
SHAKESPEARE :
ANTOINE ET CLÉOPATRE*
ACTE III
SCENE PREMIERE
Environs du Cap Miscne,
(Arrivent d'un côte Pompée et Menas précédés
de tambours et de trompettes ; de Vautre
César-Octave, Lépide, Antoine, Enoharhus et
Mécène, suivis d'une troupe de soldais.)
Pompée. — Je garde vos otages et vous gardez les
miens. Mais nous aurons un entretien avant que de
combattre.
Octave-César. — Il est décent de recourir d'abord
aux paroles. Aussi vous avons-nous envoyé d'avance
nos propositions par écrit. Que si vous les avez exa-
minées, faites-nous connaître si vous les estimez de
I. Voir là Nouvette Revue Française du ler juillet 1920.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I79
nature à retenir votre colère et votre glaive, à ramener
dans ses foyers toute cette ardente jeunesse sicilienne,
que sinon vous condamnez à périr.
Pompée. — Seuls sénateurs de ce vaste univers,
agents suprêmes des dieux, c'est à vous trois que je
m'adresse. Puisque l'esprit de César aujourd'hui vous
anime, ne vous étonnez point si l'esprit de mon père,
par moi, s'oppose à vous et cherche à se venger. Dites
pourquoi conspirait le pâle Cassius ? Et Brutus, le loyal
Brutus, dites ce qui le fit, avec les autres conjurés,
ensanglanter le Capitole ? Amoureux de la liberté de
chacun, ceux-ci ne supportaient pas qu'au-dessus de
tous s'élevât quelqu'un. Tu sais maintenant ce qui me
fit équiper ces navires, Rome ingrate, qui dans l'oubli
du grand Pompée...
Octave-César. — Prenez votre temps.
Antoine. — Renonce, ô Pompée, a nous faire peur
avec tes voiles. Nous saurons te répondre sur mer. Quant
à nos forces de terre, tu sais de quoi elles sont capables
Pompée. — Je t'ai su capable, toi, de t'emparer de
ma propre maison. Mais va, je te permets d'y demeu-
rer, puisque semblable au coucou tu ne sais rien
édifier toi-même.
LÉPiDE. — Veuillez nous dire — car ceci nous écarte
de la question — dans quel esprit vous avez accueilli
les propositions que nous vous avons adressées.
Octave-César. — Toute la question est là.
Antoine. — Oh ! nous ne te pressons de rien
accepter. Pèse bien le parti qu'il te sied de prendre.
Octave-César. — Et vers où vous entraînerait
l'espoir d'une plus haute fortune.
A
l8o LA NOUVELLE REVUE tRANÇAISE
Pompée. — Vous m'avez offert la Sicile et la Sar-
daigne, à charge de purger les mers qu'infestent les
pirates et d'approvisionner de blé les greniers de Rome.
Movennant quoi notre épée intacte rentrerait au four-
reau et seraient remisés nos boucliers.
Octave, Antoine et Lépide. — C'est cela.
Pompée. — Eh bien ! sachez-le : j'arrivais ici disposé
à accepter cette offre. Mais Marc Antoine a déjà trouvé
moyen de m'irriter : j'ai mauvaise grâce à te le rappe-
ler, peut-être, -mais quand ton frère et César étaient
aux prises, n'est-ce pas en Sicile que ta mère a trouvé
près de nous bon accueil ?
Antoine. — Je ne l'ignore point. Pompée, et je
tenais tout prêt le gracieux remerciement que je te
dois.
PoMFÉE. — Alors tends-moi la main. Je ne pensais
pas, je l'avoue, devoir te rencontrer ici.
Antoine. — Oui, les lits d'Orient sont moelleux !
Mais grâces te soient rendues à toi qui m'en as fait
lever de meilleure heure et juste à temps pour ma
• santé.
Octave-César. — Vous paraissez un peu changé,
depuis notre dernier revoir.
Po.MPÉE. — Bah ! je ne sais comment la mauvaise
fortune sur mon visage inscrit ses comptes ; mais du
moins je sais qu'elle n'a pas prise sur mon cœur.
LÊPiDE. — Quelle heureuse rencontre !
Pompée. — Je l'espère, Lépide. Ainsi nous sommes
d'accord. Je tiens à ce que notre convention soit con-
signée par écrit, contresignée, scellée.
Octave-César. — C'est la première chose à faire.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE l8l
Pompée. — Puis, avant de nous séparer, il faut nous
régaler les uns les autres. Tirons au sort à qui traitera
le premier.
Antoine. — Laissez-moi commencer, Messieurs.
Pompée. — Antoine, c'est le sort qui décide. Mais
tôt ou tard, je crains bien que ta savante cuisine
égyptienne ne l'emporte. Je me suis laissé dire que
Jules César avait pris là-bas quelque embonpoint.
Antoine. — Vous vous êtes laissé dire bien des
choses.
Pompée. — Je n'ai que de courtoises pensées.
Antoine. — Exprimées en courtoises paroles.
Pompée. — Je me suis donc laissé dire qu'un Sici-
lien dû nom d'Apollodore avait apporté....
Enobarbus. — N'insistez pas : il l'a fait.
Pompée. — Fait quoi ?
Enobarbus. — Apporté sur ses épaules certaine reine
d'Egypte enveloppée dans un tapis....
Pompée. — Eh ! mais je te reconnais à présent. Com-
ment ça va-t-il, camarade ?
Enobarbus. — Pas mal ; et avec l'espoir de conti-
nuer ; quatre banquets en perspective
Pompée. — Donne-moi la main. Quand j'aurais dû
le plus te détester, je t'ai vu combattre et vrai ! j'ai envié
ta valeur.
Enobarbus. — Seigneur, je ne peux pas dire que je
vous aie jamais beaucoup aimé : mais je vous ai louange
en un temps où votre mérite valait bien dix fois mes
louanges.
' Pompée (à Antoine). — Laisse-le dire. Qu'il ait son
parler franc. Messieurs, je vous invite à bord de ma
l82 .LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
galère. Soyez mes hôtes, vous tous. Venez- vous ?
Octave, Antoine, Lépide. — Montrez-nous le che-
min. Monsieur.
Pompée. — Suivez-moi.
(Ils sortent tous, excepté Méfias^
MENAS (à part). — Ton père, ô Pompée, n'aurait
jamais signé pareil traité. '
SCÈNE II
A bord de la galère de Pompée.
Symphonie qu'on entend derrière le rideau^
tandis que sur le devant de la scène arrivent
des serviteurs portant des plats.
Premier Serviteur. — Ils arrivent ! ils arrivent ! Cer-
tains d'entre eux déjà branlent sur leur base au point
que le moindre vent les pourra coucher.
Deuxième Serviteur. — Le nez de Lépide luit
comme un phare. •
Troisième Serviteur. — On lui fait boire tous les
fonds de bouteille.
Quatrième Serviteur. — Dès que la discussion
s'envenime, il crie : suffit ! il s'interpose ; il concilie et
les réconcilie tous dans le vin.
Cinquième Serviteur. — Mais il se brouille de plus
en plus avec le bon sens.
Sixième Sermteur. — Et tout cela pour faire figure
parmi les grands hommes ! Pour moi, je préfère un
bâton bien en main à une pertuisane que je ne pourrais
pas soulever.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 183
Septième Serviteur. — Etre invité dans les hautes
sphères et ne pas savoir s'y comporter, c'est ressembler
à ces bustes qui ont deux trous à la place des yeux.
(Entrent les convives')
Antoine (à Octave). — Oui, c'est la coutume en
Egypte : ils inscrivent sur leurs pyramides au bord du
Nil l'étiage de chaque crue. Et cette mesure les rensei-
gne sur la future importance de la moisson. Celle-ci
sera d'autant plus belle que le Nil aura mieux débordé.
Dès que ses eaux se retirent, le cultivateur sur la vase
encore molle, répand le grain, qui promptement germe
et profite.
LÉPiDE. — On parle d'extraordinaires serpents !....
Antoine. — A tes souhaits, Lépide.
Lépide. — Que votre soleil d'Egypte extrait de votre
limon ; par exemple votre crocodile.
Antoine. — Vous l'avez dit.
Pompée. — Prenez place. Messieurs. Allons ! du vin.
A votre santé, Lépidus !
LÉPIDE. — Je ne me sens pas tout à fait aussi bien
que je le voudrais ; mais. Messieurs, vous ne me verrez
jamais rester en retard.
Enobarbus. — Tu feras tout de même bien de dormir
un peu pour te rattraper.
LÉPIDE. — On m'a parlé aussi des pyramides de
Ptolémée comme d'objets assez remarquables ; on m'en
a même beaucoup parlé.
MENAS (à part à Poinpcc). — Seigneur, un mot.
Pompée. — Allons ! parle. Que veux-tu ?
MENAS. — Quittez un instant la table, je vous en
conjure. Mon général, j'ai quelque chose à vous dire.
184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pompée. — Plus tard. — Encore une santé pour
Lépide.
Lépide. — Qu'est-ce au juste que votre crocodile.
Antoine. — C'est un animal, Monsieur, qui se res-
semble étrangement à lui-mêne. Il est de longueur égale à
la sienne ; et j'en dirai autant de sa largeur. Il se meut
en se déplaçant. Il se nourrit de ce qui l'alimente, et ne
quitte- la vie qu'en mourant.
Lépide. — De quelle couleur est-il ?
Antoine. — De couleur crocodile, exactement.
Lépide. — Bah ! quel étrange animal !
Antoine. — N'est-il pas vrai ?
Lépide. — On m'a raconté qu'il pleurait.
Antoine. — C'est-à-dire, plus précisément, qu'il verse
des larmes.
Octave. — Si votre description le satisfait!...
Antoine. — Oui, grâce aux santés qu'on lui porte^
ou c'est qu'il est bien difficile.
Pompée {à Menas). — Encore ? Va te faire pendre.
Hein? Qu'est-ce que tu veux ? Va-t'en. Eh bien ! cette
coupe ?
Menas (i) part). — Au nom de mes services, daignez
m'entendre. Levez-vous. Venez.
Pompée. — Es-tu fou ? {il se lève) Allons ! parle.
Menas. — Je me suis toujours découvert devant votre-
fortune.
Pompée. — Oui, tu m'as fidèlement servi. Qu'est-ce-
à dire ? Trinquez sans moi, Messieurs.
Antoine. — Gare aux écueils, Lépide. Vous chavirez.
Menas (à Pompée). — Voulez-vous posséder l'univers >
Po.mpée. — Que prétends-tu ?
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATkE iSj
MENAS. — Je le répète. Veux-tu régner sur le monde
entier ? ,
Pompée. — Qu'entenJs-tu par là ?
MENAS. — Accepte seulement et, si pauvre chose que
je sois, je me fais fort de te donner le monde.
PoMPiiE. — Dis donc : combien de bouteilles as-tu
bues ?
MENAS. — Non, Pompée. Je n'ai jamais été moins
ivre. Tu peux devenir, si tu l'oses, un Jupiter humain :
tout ce que baigne l'océan, tout ce que recouvre le ciel,
si tu le veux, tout est à toi.
Pompée. — Le mo^'en ? Parle !
MENAS. — Les trois piliers du monde, les triumvirs,
sont ici, dans ta galère, entre tes mains. Coupons les
.câbles. Sitôt en pleine mer, on fait leur affaire et tout
est à toi.
Pompée. — Ah ! que ne l'as-tu donc fait, sans m'en
parler. Oui, toi, tu pouvais le risquer ; moi, ce serait de
la bassesse. Tu devrais savoir que mon profit n'a jamais
pris le pas sur mon honneur. D'abord l'honneur. Fâcheux
que ta langue ait trahi ton projet. Ce que, fait à mon
insu, j'aurais pu approuver par la suite, à présent, je le
dois condamner. N'y pense plus. Buvons.
MENAS, — A partir de quoi je renonce 6 Pompée, à
servir ta fortune défaillante. Celui qui convoite et qui
fait des façons quand on lui offre ce qu'il convoite
tant pis pour lui.
Pompée. — A la santé de Lépide !
Antoine. — Portez-le à terre. Pompée, je te ferai
raison à sa place.
Enobarbus. — Menas ! à la tienne !
3 86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MENAS. — Enobarbus, à ta santé !
Pompée. — Remplis encore, on voit les bords.
Enobarbus (contemplant ceux gui emportent IJpidus). —
Voilà de bien solides gaillards, pour transporter un tiers
du monde !
MENAS. — Oui dà ! le tiers du monde est ivre. Que
ne l'est-il tout entier. Tout irait comme sur des rou-
lettes.
Enobarbus. — Bois donc, et poussons à la roue.
MENAS. — Tournons.
Pompée. — Dis si nous approchons de tes fêtes
d'Alexandrie.
Antoine. — Presque. Choquons nos coupes. Hurrah !
A la santé de César !
Octave-César. — Je me passerais bien de celle-là.
C'est une tâche ardue que de se laver le cerveau pour le
rendre plus trouble.
Antoine. — Prêtez-vous au jeu.
Octave. — Ne crains rien. Je te ferai raison. Mais
plus volontiers je jeûnerais durant trois jours, que de
tant boire en un seul.
Enobarbus (à Antoine'). — Eh bien ! mon vaillant
empereur ! Ne danserons-nous pas une bacchanale égyp-
lienne pour couronner dignement notre orgie.
Po.MPÉE. — Allons-y, bon soldat.
{Tous se lèvent,)
Antoine. — Tenons-nous par la main, et tournons
jusqu'à ce que le vin triomphe de nos sens, pareil au
suave et délicat Léthé.
Enobarbus. — Les mains dans les mains. Que la
musique nous assourdisse : je vais placer chacun. Cet
"SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 187
enfant commencera le chant; et chacun de vous enton-
anera le refrain de toute la force de ses poumons.
{Enoharhus place les convives, tandis qu'un en-
fant chante.')
L'Enfant :
Viens à nous, Monarque du vin
A l'œil rose étonné de joie
Bacchus ! sous le pampre divin
Dieu des cuves en qui se noie
Le souci des fronts couronnés.
Refrain (j'epris en chœur) :
Verse le vin ! Verse à la ronde
: Jusqu'à faire tourner le monde.
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
I^ Promontoire d'Aciimn. — Devant le Camp d'Antoine,
ENOBARBUS et EROS.
Enobarbus, — Eh bien ! cher Eros, quelles nouvelles
■de Rome ?
Ergs. — D'étranges nouvelles, Seigneur.
Enobarbus. — Parle.
-Eros. — César et Lépide ont déclaré la guerre à
Pompée.
l8S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Enobarbus. — C'est déjà vieux : ensuite ?
Eros — César-Octave, après avoir profité de Lépide
dans cette lutte contre Pompée et avoir eu raison de ce
dernier, a refusé de reconnaître en Lépide son égal ; il
ne supporte pas qu'il revienne à Lépide aussi quelque
gloire de cette expédition ; bien mieux, il l'accuse d'avoir
entretenu avec Pompée une correspondance secrète, et
le fait saisir sans autre forme de procès. Voici donc le
pauvre triumvir qui attend, entre quatre murs, que la
mort enfin l'élargisse !
Enobarbus. — Ainsi donc, Antoine et César
demeurent seuls en présence. Comme une paire de
mâchoires qui se referme sur le monde, tout ce que
le monde peut jeter entre eux d'aliments, ne les empê-
chera pas de grincer.
Eros. — Où est Antoine ?
Enobarbus. — Il se promème autour du camp, foule
aux pieds les joncs du rivage en murmurant : l'imbécile !
(Il pense à Lépide !) et menace de mort l'officier qui
crut bien faire en le débarrassant de Pompée. Cléopâtre
l'a rejoint et le suit partout ; elle prétend prendre part à
la guerre. Mais si maintenant nous devons emmener au
combat, avec les chevaux, les juments, celles-ci auront
bientôt à porter à la fois le cheval et le cavalier. Je l'ai
dit tout net à Antoine, mais Canidius, qui sait tirer
profit de sa présence, plaide pour elle et remporte une
cause que d'avance les secrets désirs d'Antoine ont
gagnée.
Eros. — Le voici... mais ce n'est peut-être pas le
moment de lui parler.
Enobarbus. — Tu n'as rien à lui dire qu'il ne sache.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 189
Notre flotte toute équipée déjà se tient prête à marcher
contre l'Italie et contre César.
ÇOn voit entrer dans le fond surhaussé de la
scène.) Antoine. Canidius {causant) et Cléo-
pâtre, qui se détache d'eux et s'avance vers
Enoharhus.)
Cléopatre. — Je ne te tiens pas quitte, sois en sûr.
Enobarbus. — De quoi ? De quoi ? De quoi ?
Cléopatre. — Tu as voulu convaincre Antoine
qu'ici je n'étais pas à ma place.
ExoBARBUS. — Eh bien ?
Cléopatre. — Puisque je ne suis pas une ennemie,
pourquoi n'assisterais-je pas au combat ?
Eros. — Madame, ne craignez-vous pas que votre
présence n'embarrasse Antoine ? qu'elle ne prenne sur
son cœur, sur son intelligence, sur son temps, alors que
rien de lui ne devrait en être distrait. On l'accuse déjà
de légèreté et je puis vous dire qu'à Rome d'où je viens,
on va racontant que cette guerre est menée par Photius,
par Mardian l'eunuque et par vos femmes.
Cléopatre. — Que Rome crève et que pourrissent
les langues qui jasent contre nous ! J'ai moi aussi mes
charges dans cette guerre et je dois au royaume que je
.gouverne, d'y faire figure de soldat. Tu entends ?
Enobarbus. — Je ne dis plus rien.
{Antoine et Canidius descendent sur le devant
de la scène).
Antoine. — N'est -il pas étrange, Canidius, que de
Tarente et de Brindes traversant la mer Ionienne, il ait si
promptement pu s'emparer de Toryna ? {ii Cléopatre).
Vous avez appris cela, ma charmante ?
1,90 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cléopatre. — Pour s'étonner de la célérité, il n'y a
rien de tel qu'un lambin.
Antoine. — Bien riposté ! Votre ironie ferait honneur
au plus vaillant guerrier, et fait honte à notre indolence l
Canidius, c'est sur mer que nous voulons le jouter.
Cléopatre. — Sur mer, oui. Rien de mieux.
Canidius. — Sur mer,... oui... Pourquoi ?
Antoine. — C'est là qu'il nous défie.
Enobarbus. — Et ce défi que vous lui lancîezr.
Seigneur, de se mesurer avec vous en un combat singu-
lier ?
Canidius. — Et de choisir pour ce combat la plaine
de Pharsale où César triompha de Pompée. Mais ce
défi où il ne trouvait plus avantage, il l'a repoussé. Imi-
tez-le.
Enobarbus. — Nos vaisseaux sont mal équipés. Nos
marins sont des muletiers, des cultivateurs, tous gens
levés en hâte et par force. La flotte de César a fait ses
preuves contre Pompée ; ses navires sont vites autant que
les nôtres pesants. Quel déshonneur y a-t-il à vous refu-
ser à lui sur mer, dès que sur terre vous l'attendez ?
Antoine. — Sur mer ; sur mer.
Enobarbus. — Mon général, par là, vous rendez vain
votre mérite, et jetez la confusion dans votre armée,
qui vaut surtout par son infanterie. Vous jetez par-dessus
bord votre propre expérience et votre renommée. Vous
quittez la route qui vous mènerait droit au succès pour
vous lancer dans les hasards et dans les risques.
Antoine, — Je combattrai sur mer.
Cléopatre. — J'ai soixante navires à voiles. César
n'en a pas de meilleurs.
SHAKESPEARE ! ANTOINE ET CLÉOPATRE 19!
Antoine. — L'excédent doit être brûlé ; nos forces
concentrées sur le reste, près d'Actium, fonceront sur la
marine de César quand elle doublera le promontoire. Si
nous avons le dessous, il sera temps de prendre à terre
notre revanche.
(Arrive un messager):
Quelles nouvelles ?
Messager. — Il n'est que trop vrai. Seigneur. César-
Octave a pris Toryne. Sa flotte est signalée.
Antoine. — Se peut-il qu'Octave lui-même l'accom-
pagne ? Cette rapidité tient du prodige. Canidius, tu
commanderas sur terre nos dix-neuf légions et nos douze
mille chevaux. Dispose les escadrons sur le versant de la
colline, en face de l'armée de César. De ce point nous
pourrons dénombrer ses vaisseaux, et agir en toute con-
naissance. Il est temps de se rendre à bord. Viens, ma
Thétis.
{Entre un soldai').
Qu'y a-t-il encore, mon brave ?
Soldat. — Mon noble empereur, ne combats point
sur mer. Ne te fie pas à des planches pourries. Fais cré-
dit à ce glaive et à ces cicatrices. Laisse barboter les Egyp-
tiens et les Phéniciens. A nous les victoires sur terre où
nous avons continué de combattre l'ennemi pied à pied.
Antoine, — C'est bon ! C'est bon ! Adieu.
(Us sortent).
Sold.\t. — Par Hercule ! Je crois pourtant que j'ai
raison.
Canidius. — Parbleu ! Mais la raison ne gouverne
plus Antoine ; celui qui devrait nous conduire est con-
duit et nous sommes tombés en quenouille.
Ï92 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Soldat. — N'est-ce pas à vous qu'est confié sur
terre le commandement des lésions et de toute la cava-
lerie ?
Canidius. — Marcus Octavius, Marcus Justeius,
Publicola et Célias commandent sur mer ; mais nous,
nous avons ordre de garder la terre. Cette précipitation
d'Octave me confond.
Soldat. — Tandis qu'il s'attardait à Rome, son
armée s'acheminait par petits détachements, de manière
à tromper nos espions.
Canidius. — Sais-tu qui est son lieutenant ?
Soldat. — Taurus, je crois.
C.wiDius. — Je vois qui c'est.
(Arrive un messager').
Messager. — L'Empereur mande Canidius.
Canidius. — Le temps est gros de nouvelles et en
enfante une par minute.
SCÈNE II
Même décor.
{Enlreiit sur la gauche des représentants de
l'armée de César).
CÉSAR-OCTAVE, MÉCÈNE, AGRIPPA,
TAURUS, etc..
Octave. — Au mépris de Rome, oui ; il a fait tout
■cela, et pis encore. Voici, m'a-t-on dit, comment les
choses se sont passées : Sur la place publique d'Alexan-
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 193
drie un tribunal d'argent fut dressé. Antoine et Cléo-
pâtre, assis sur des trônes d'or, à leurs pieds Césarion,
fils illégitime, prétendaient-ils, de mon père le grand
César, flanqué des deux bâtards, fruits de la débauche
d'Antoine. C'est alors qu'il conféra solennellement à
Cléopâtre le gouvernement de l'Egypte, et la proclama
reine absolue de la basse Syrie, de Chypre et de la
Lydie.
Méchke. — Et tout cela devant le peuple.
Octave. — En pleine place publique, vous dis-
je ; il a proclamé ses fils rois des rois. La grande
Médie, le royaume des Parthes et l'Arménie ont été
dévolus à Alexandre ; et à Ptolémée la Syrie, la Ciliciê,
la Phénicie ; Cléopâtre apparût ce jour-là sous le cos-
tume de la déesse Isis, et déjà souvent, m'a-t-on dit, il
hii était arrivé de donner audience dans cet accoutre-
ment.
MÉCÈNE, — Il faut que Rome en soit instruite.
Agrippa. — Ecœurée déjà par l'insolence d'Antoine,
il faut qu'elle lui retire son estime.
Octave. — Eh ! le peuple sait déjà tout cela. Il a
reçu ses accusations.
Agrippa. — Mais qui le peuple accuse- t-il ?
Octave. — Moi. Il me reproche, ayant dépouillé
Sextus Pompée de la Sicile, de ne point lui avoir donné
sa part. Il dit m'avoir prêté des vaisseaux, et que je ne
lui ai point rendus. Enfin il s'indigne que Lépide ait
été déposé du triumvirat et que j'aie confisqué tous ses
biens.
Agrippa. — Seigneur, il faut répondre à ces accusa-
tions.
194 ^-^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Octave. — Un messager leur pone ma réponse.
Je mande que Lépide était devenu trop cruel ; qu'il
abusait de son immense autorité et méritait son
sort. Volontiers je lui accorde une part de mes con-
quêtes ; mais de son côté qu'il me cède une partie de
l'Arménie et des royaumes conquis par lui.
MÉCÈNE. — Il n'y consentira jamais.
Octave. — Je ne céderai pas non plus. Taurus !
Taurus. — Seigneur.
Octave. — Elude tout engagement sur terre.
Maintiens intacte ton armée. Ne t'offre pas au combat
avant que tout ne soit réglé sur mer. Conforme-toi
strictement aux ordres de cet écrit. Ce coup de dés va
décider de ma fortune.
(Musique).
(Obscurcissement de la scène. Symphonie nautique).
SCENE III
{Entre Enoharhus).
Enobarbus. — Perdu ! Perdu ! Tout est perdu ! Je
ne puis en voir davantage. Le navire amiral égyptien,
VAnioniade a pris la fuite et les soixante voiliers l'ont
suivi. Après quoi mes yeux se sont éteints.
(Entre Scarus).
ScARUS. — Dieux et Déesses et tous les habitants du
ciel !
Enobarbus. — Que leur veux-tu ?
Scarus. — Le plus beau morceau du monde est
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOFATRE I95
perdu par pure sottise ! Pour des baisers nous avons
lâché des royaumes.
Enobarbus. — Quel est l'iispect du combat ?
ScARUS. — De notre côté un aspect de pestilence, et
la promesse de la mort. Cette vieille sorcière d'Eg3'pte
— que la lèpre l'étrangle — au milieu du combat,
tandis que les fortunes jumelles balançaient et que la
nôtre l'emportait presque — je ne sais quel taon la
pique, elle fuit, telle une génisse en folie ; elle fuit
toutes voiles dehors.
Enobarbus. — J'ai vu cela. Mes yeux en sont encore
malades, et j'ai détourné mes regards.
Scarus. — Elle n'eut pas plus tôt viré de bord, qu'An-
toine, déployant ses ailes marines, comme une mouette
éperdue, vole après elle, abandonnant le plus beau
moment du combat. O honte ! Oh ! voir ce monument
de noblesse décomposé par la magie ! Expérience, cou-
rage, honneur jamais encore ne se sont ainsi renonces !
Enobarbus. — Hélas ! Hélas !
(Etiirc Caiiiditis).
Canidius. — Notre fortune sur mer a perdu le souf-
fle ! Elle sombre d'une façon très lamentable. Notre
Antoine, s'il s'était montré semblable à lui-même, tout
aurait bien marché ! Quoi ! c'est lui qui nous a donné
l'exeniple de la fuite : lâchement, lui !
Enobarbus. — Si c'est là qu'ils en sont, bonsoir !
Canidius. — C'est vers le Péloponè.se qu'ils ont fui.
Scarus. — Nous pouvons aisément nous y rendre.
J'attendrai donc là-bas l'événement.
Canidius. — Je vais me remettre à César avec légions
et cavalerie. Six rois déjà m'ont montré le chemin.
1^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Enobarbus. — Pour moi, je suivrai encore, 6
Antoine, ta fortune blessée, — bien que ce soit mar-
cher contre le souffle de la raison.
f
SCÈNE IV
Alexandrie. — Le Palais de Clcopâfre.
ANTOINE et des SERVITEURS.
Antoine. — Arrêtez ! Le sol se dérobe sous mes
pas ; il a honte de me porter. Approchez, mes amis. Je
me suis trop attardé dans ce monde où j'ai perdu mon
chemin pour toujours. Je possède un vaisseau chargé
d'or ; prenez ; partagez-vous cet or et vite enfuyez- vous
vers César.
Serviteur. — Fuir, jamais.
Antoine. — J'ai fui moi-même. J'ai donné ma
désertion en exemple aux couards. Quittez-moi, mes
amis. Je me suis engagé sur une route obscure où votre
aide ne m'est plus d'aucun secours. Quittez ! Vous trou-
verez le trésor que j'ai dit, dans le port ; il est à vous.
Oh ! je me suis lancé à la poursuite de ce qu'à présent je
rougis de regarder. Mes cheveux même sont en révolte :
les blancs reprochent aux bruns leur imprudence, les-
bruns aux blancs leur ineptie. — Mes amis, quittez-
moi. J'écrirai à quelques amis pour faciliter votre route.
Ne prenez pas cet air consterné, je vous prie ; ne pro-
testez pas de vos regrets ; abandonnez celui qui s'aban-
donne ; mon désespoir vous donne un bon conseil :
gagnez le rivage et prenez possession de la galère
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE I97
•chargée d'or. Laissez-moi un peu, je vous prie. Je vous
prie, maintenant; oui, laissez-moi. Car, vraiment, je ne
peux plus commander ; alors, je vous prie. Je vous
reverrai tantôt.
(Il s'assied).
(Entre CUopàtrc, quacconipagncnl Cbannion
et Iras).
Eros. — Allez vers lui. Madame ; consolez-le.
Iras. — Allez, reine bien-aimée.
Charmion, — Allez. Qu'attendez-vous ?
Cléopatre. — Laissez-moi m'asseoir. O Junon !
Antoine (/? Eros qui lui montre Cléopdtre). — Non,
non, non, non, non !
Eros. — Regardez-la, seigneur.
Antoine. — Oh ! fi ! fi ! fi !
Charmion. — Madame !
Iras. — Madame, reine chérie.
Eros. — Maître 1 Maître !
Antoine. — Oui, Seigneur ; oui.... A Philippe il
tenait son épée exactement comme un danseur. Tandis
que moi, je frappais Cassius le maigre, et que je triom-
phais de ce fou de Brutus, lui se reposait sur ses lieute-
nants ; il n'avait aucune pratique de la guerre et ne
savait pas comme on mène les escadrons. Mais, main-
tenant..... n'importe !
Cléopatre. — Ecartez-vous.
Eros. — La reine. Maître, la reine.
Iras. — Allez à lui. Madame, parlez-lui. L'humiliation
l'accable.
Cléopatre. — Alors soutenez-moi : Oh !
Eros. — Très noble sire, levez-vous. La reine vient.
198 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La mort va la saisir et sa tête est penchée. Que quelques
mots de vous la raniment,
Antoine. — j'ai forfait à ma gloire ; un écart sans
noblesse....
Eros. — Sire, la reine.
Antoine. — Où donc m'as-tu conduit, Egyptienne !
Pour cacher à tes yeux ma rougeur, je me détourne et
contemple derrière moi mon déshonneur et la ruine.
Cléopatrc. — O mon Seigneur ! Pardonnez à nos
voiles craintives. Mais je ne pouvais pas penser que
vous alliez me suivre.
Antoine. — Tu savais pourtant bien que mon cœur
était attaché à ta proue et que tu m'entraînerais à la
remorque. Tu connaissais ta suprématie sur mon âme
et qu'un signe de toi pouvait me faire enfreindre l'ordre
des dieux.
Cléopatre. — Oh 1 pardon.
Antoine. — Maintenant, il faut que j'adresse d'hum-
bles propositions à ce jeune homme ; que je louvoie,
que je me traîne, que je m'incHne ; moi, qui tenais
comme un hochet dans mes mains la moitié du monde...
Tu savais pourtant bien, combien tu m'avais asser\-i, et
que mon glaive émoussé par l'amour n'obéissait plus
qu'à l'amour.
Cléopatre. — Pardon, pardon.
Antoine. — Je t'en prie, pas une larme. Un seul
pleur de tes yeux pèse autant que tout ce que j'ai perdu.
Vite, un baiser. Ah ! voici qui compense, j'ai envoyé
vers lui Euphronicus. N'est-il pas de retour ? Mon
amour, j'ai le cœur lourd comme du plomb. Qu'on
apporte du vin, et à souper. La fortune apprendra que
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE I99
plus elle nous frappe et plus nous méprisons ses coups.
(Antoine sort).
(Cléûpàtrc fait signe à Enoharhus, entré depuis
quelques instants à Vinsu d'Antoine).
Cléopatre. — Quel parti prendre, Domitius.
ExoBARBUS. — Faire vos réflexions, puis mourir.
Cléopatre. — Est-ce Antoine ou moi qu'il faut
accuser de ceci ?
ExoBARBUS. — Antoine seul, qui laisse son désir
dominer sa raison. Qu'importait que vous ayiez fui la
face terrible de la bataille, où les vaisseaux rangés se
renvoyaient les uns aux autres l'effroi. Pourquoi vous
a-t-il suivie ? Les démangeaisons de son cœur n'avaient
pas à distraire ses vertus de capitaine et cela précisé-
ment lorsque les deux moitiés du monde sont en
balance et que sa destinée se joue. Ce fut une honte
autant qu'un désastre, cette course après vos fuyants
étendards, l'abandon de sa propre flotte effarée.
Cléopatre. — Paix, je te prie.
(Elle lui montre Antoine qui revient avec
Euphronins),
Antoine. — Ce fut là sa réponse.
EuPHRONTUS. — Oui, mon Seigneur.
Antoine. — Ainsi la reine peut compter sur sa clé^
mence si elle consent à me sacrifier.
EuPHRONius. — C'est ce qu'il dit.
Antoine. — 11 faut qu'elle le sache : au jeune César
envoyez seulement cette tête grisonnante et tous vos
vœux de royauté aussitôt seront comblés.
Cléopatre, — Votre tête, mon Seigneur ?
Antoine (Ji Euphronins'). — Retourne vers César.
200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Dis-lui que sur son front s'épanouit la pleine rose de la
jeunesse^ et que le monde attend de lui quelque belle
action qui surprenne. Trésors, vaisseaux, légions peu-
vent aussi bien servir un couard ; sous le sceptre d'un
entant ses lieutenants n'auraient pas remporté moindre
victoire. C'est à eux non à lui qu'en revient tout l'hon-
neur. Aussi je le provoque à résigner ses avantages ;
qu'il se mesure avec ma valeur déclinante^ glaive contre
glaive et seul à seul. Je vais le lui écrire. Suis-moi.
Enobarbus (à pari). — Oui ! comme il est vraisem-
blable que le triomphant César consente à désarmer son
bonheur et s'exhibe en spectacle pour relever le défi d'un
bretteur ! J'admire combien le jugement des hommes est
entraînépar leur fortune, de sorte que dignités extérieures
et facultés intérieures ont tôt fait de se mettre au pas.
Qu'il puisse espérer un instant, rêver, s'il gardait quelque
sens des proportions, que César comblé se mesure avec
lui vidé !... Antoine, ton bon sens lui-même est en
déroute.
(Entre un serviteur).
Serviteur. — Un envoyé de César.
Cléopatre. — Quoi ! sans plus de cérémonie ?
Voyez un peu, mes filles. Ils se bouchent le nez devant
la rose épanouie, ceux qui l'adoraient en bouton. Qu'il
entre.
Enobarbus. — Mon honnêteté et moi nous commen-
çons à ne plus très bien nous entendre. C'est être fou,
que de demeurer fidèle à un fou. Et pourtant celui qui
demeure féal alors que son Seigneur pâlit, celui-là
domine le dominateur de son maître et inscrit son nom
dans l'histoire. (Euirc Thyrèus).
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 201
Cléopatre. — La volonté de César.
Thyréus. — Je vous la ferai connaître en particulier.
Cléopatre. — Il n'est ici que des amis. Parle sans
crainte.
Thyréus. • — Mais peut-être sont-ils aussi les amis
d'Antoine.
En'Obarbus. — Il lui manque autant d'amis, Monsieur,
qu'en, compte aujourd'hui César, (à part) sans quoi
nous ne lui manquerions pas. S'il plaît à César, notre
maître bondira vers son amitié ; quant à nous, vous le
savez, nous sommes à qui il est, c'est-à-dire : à César.
Thyréus. — Soit. Sachez le donc, reine illustre : César
vous conjure, dans votre situation présente, de ne con-
sidérer rien que ceci : qu'il est César.
Cléopatre. — C'est tout à fait royal. Poursuivez.
Thyréus. — Il n'ignore point que dans votre atta-
chement pour Antoine entrait moins d'amour que de
crainte.
Cléopatre. — Oh !
Thyréus. — C'est pourquoi il prend grand pitié des
écorchures de votre honneur ; il veut les croire immé-
ritées.
Cléopatre. — Il connaît le vrai comme un dieu :
mon honneur n'a pas cédé ; il a été conquis.
Enobarbus (à part). — Je m'informerai de ça près
d'Antoine. Sire, sire, vous faites eau de toutes parts ;
nous n'avons plus qu'à vous laisser sombrer, si ce que
vous avez de plus cher vous abandonne.
(Il sort).
Thyréus. — Dirai-je à César ce que vous désirez de
lui ? car il quête de vous quelque désir à satisfaire. Il
202 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
serait charmé si vous considériez sa fortune comme un
escabeau sous vos pieds. Mais ce qui mettrait le comble
à sa joie, ce serait d'apprendre par moi que vous quittez
Antoine pour vous placer sous son égide à lui, maître-
et souverain de l'univers.
Cléopatre, — Quel est ton nom ?
Thyréus. — Mon nom est Thyréus.
Cléopatre. — Gracieux messager, porte au grand
César ma réponse : je baise sa main triomphante. Dis-lui
que je suis prête à déposer ma couronne à ses pieds, et
qu'à ses pieds je m'agenouille. J'attends que son parler
souverain prononce sur le sort de l'Egypte.
Thyréus. — Vous prenez le parti le plus noble.
Quand la sagesse est aux prises avec la fortune, elle se
trouve bien de n'excéder jamais son pouvoir. Je
demande en grâce de poser l'hommage de ma lèvre sur
votre main.
Cléopatre. — Il y eut un temps où César, le père
du vôtre, las de rêver à de nouvelles conquêtes, accor-
dait sa lèvre à cette place indigne où il faisait pleuvoir
des baisers.
(Rentrent Antoine et Enoharhiis).
Antoine. — Des faveurs ! par Jupiter tonnant ! Qui.
4onc es-tu, faquin ?
Thyréus, — Le simple exécuteur des ordres du plus-
puissant des hommes et du mieux obéi.
Enobarbus. — Tu vas être fouetté.
Antoine. - HoLî ! qu'on vienne ! Ah ! faucon l
Dieux et démons ! Mon autorité s'évapore. Naguère, si
je criais « Holà ! » comme des enfants qui se bouscu-
lent, les rois accouraient pour demander : « Qu'ordoa-
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 205"
nez-vous ? » Etes- vous sourds ? Je suis encore Antoine.
Enlevez ce maraud. Qu'on le fustige !
Enobarbus. — Il fait moins bon de plaisanter avec
le lion mourant qu'avec le lionceau.
Antoine. — Ciel et enfer ! Fustigez-le ! Quand ils
seraient vingt et des plus importants émissaires de
César, à oser toucher seulement la main de cette au
fait ! comment l'appelle-t-on depuis qu'elle n'est plus
Cléopàtre .'' Fouettez-le, compagnons, jusqu'à voir gri-
macer sa face et fentendre implorer pardon comme un
enfant. Hors d'ici !
Thyréus. — Marc Antoine.
Antoine. — Hors d'ici ! Bien fustigé vous le ramè-
nerez.-Ce laquais de César doit lui porter notre message.
(Les serviteurs emmènent Thyréus).
(à Cléopàtre)
Vous n'étiez encore qu'à demi-flétrie quand j'ai fait
votre connaissance. Quoi ! J'ai laissé là-bas l'oreiller nup-
tial sans même y avoir posé ma tête ; j'ai résigné l'espoir
d'une descendance loyale, offerte par la plus noble des
femmes, tout cela pour disputer ma part à des valets.
Cléopàtre. — Mon bon Seigneur ! ,
Antoine. — Vous avez toujours été versatile. Mais
la sagesse impitoyable des dieux aveugle ceux qui se
complaisent dans leur vice ; ils laissent enfoncer dans
la boue le jugement le plus lucide et nous forcent d'adorer
nos erreurs pour s'esclafter ensuite devant notre orgueil-
leuse confusion.
Cléopàtre. — Quoi ! nous en sommes là !
Antoine. — Je vous ai ramassée comme un reste
sur l'assiette du défunt César. Ah ! j'oubliais Cneius
204 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pompée, sans compter tant de petites voluptés clandes-
tines (la renommée les passe sous silence) que votre
luxure a de-ci de-là picorées. Car je jurerais bien, si peut-
être vous imaginez ce que peut être la continence, que
vous ne l'avez jamais connue.
Cléopatre. — Où voulez-vous en venir ?
Antoine. — Oh ! permettre à ce rustre gagé, qui
reçoit en se courbant son salaire, des familiarités avec ce
sceau ro5'al, ce garant de la foi des grands cœurs, ce
•compagnon de mes jeux, votre main ! Oh ! que ne suis-
je parmi les troupeaux sur la montagne de Basan, pour
y mugir plus haut que les autres bêtes à cornes ! Car
i'ai de sauvages griefs, et de les proclamer civilement
serait leur faire trop d'honneur.
(Rentrent Thyréiis et les serviteurs).
L'a-t-on bien fouetté ?
Le Premier Serviteur. — Richement, mon seigneur.
Antoine, — A-t-il crié, pleuré, demandé grâce ?
Le Premier Serviteur. — Il a imploré son pardon.
Antoine. — Si ta mère vit encore, je veux qu'elle
déplore d'avoir donné le jour à un garçon. Quant à toi
je veux t'apprendrc ce qu'on récolte à s'enrôler dans le
sillage de César : les étrivières. Désormais je veux qu'à
la seule vue d'une blanche main de femme, tu trem-
bles. Retourne vers César. Raconte-lui comment on ta
reçu. Ne manque pas de lui dire qu'il m'irrite avec sa
superbe et son arrogance ; car, en vérité, ce que je suis
lui fait trop oublier ce que j'étais. Il m'irrjte, ce qui n'est
parbleu pas difficile, à présent que les astres propices
•qui jusqu'alors m'avaient guidé, désertant leur céleste
orbite, ne plongent plus leurs feux que dans l'abîme
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 205
des enfers. Que si mon discours lui déplaît et mon
geste, rappelle-lui qu'il tient entre ses mains Hippar-
chus, l'affranchi qui m'a fui ; dis à César qu'il n'a qu'à
se payer sur lui de ta fessée, le pendre s'il lui plaît ou le
torturer à son gré. Emporte tes verges. Va-t'en.
(Thy relis sort).
Cléopatre. — C'est fini ?
Antoine. — Hélas ! si son astre vivant l'abandonne,,
comment Antoine ne sombrerait-il pas dans la nuit ?
Cléopatre. — J'attends qu'il en sorte.
Antoine. — Pour flatter César, faire les yeux doux à
quelque laquais de l'office !
Cléopatre. — Ne pas mieux me connaître !
Antoine. — Et se montrer de glace envers moi !
Cléopatre. — Ah ! cher, s'il en était ainsi, que le
ciel empoisonne mon cœur, que de cette froideur germe
la grêle ; que le premier grêlon m'assassine ; que le
second frappe Césarion ; et que les suivants exterminent
tour à tour tous ceux de ma race, puis tous mes braves
Egyptiens ; qu'ils gisent pêle-mêle, sans sépulture, dans
l'amas de cette grêle fondue, jusqu'à ce que les mouches
et les moustiques du Nil les dévorent.
Antoine. — • Ah ! je suis satisfait. Céear s'établit
auprès d'Alexandrie ; c'est là que je veux lui résister.
Nos forces de terre ont vaillamment tenu. Notre flotte
un instant égaillée se rassemble et de nouveau navigue
en menaçant les flots. Où donc s'était endormi mon
courage ? Ecoute, ma charmante : si du combat je
reviens encore pour baiser ta lèvre adorée, c'est tout
couvert de sang que je te veux apparaître. Pour tracer
:206 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
iiotie histoire la peinte de mon glaive sert de plume à
la renommée. J'ai grand espoir encore.
Cléopatre. — ^'ous revoilà, mon brave Seigneur !
Antoine. — Je me sens triple cœur et me veux les
■muscles triplés pour un combat sans défaillance : du
temps que mes heures coulaient limpides, mes ennemis
raclietaient leur vie par un bon mot ; mais à présent je
vais serrer les dents et vouer à l'enfer tout l'encombre-
ment de ma route. Viens ! accordons-nous une dernière
nuit de liesse. Qu'on rassemble ici mes capitaines assom-
bris. Emplissons encore nos coupes, et nous réveille-
rons l'aurore.
Cléopatre. — C'est aujourd'hui le jour de ma
naissance : je m'apprêtais à le passer tout tristement.
Mais puisque mon Seigneur veut bien redevenir
Antoine, je vais être de nouveau sa Cléopatre.
Antoine. — Il y a encore du bon pour nous.
Cléopatre. — Convoquez tous les officiers.
Antoine. — Faites ; il faut leur parler; et je veux
que ce soir le vin baigne leurs cicatrices, (^se toiirnanl
vers SCS serviteurs^ Mes fidèles amis, servez-moi cette
nuit encore ; peut-être pour la dernière fois. Accordez-
moi, n'est-ce p;is, ces quelques heures, puis.... que les
■dieux vous récompensent. Allons souper ! Venez. Incen-
diions la nuit de mille torches et no3'ons dans l'ivresse
les importunes considérations. Ah ! je sens encore en
moi de la sève. Quand, demain, j'irai combattre, je ren-
drai jaloux de moi la mort même, tant sa fiiux devra
rendre de points à mon glaive. Viens, ma reine !
(Us soricnl Ions à l'cxccplion d'Huoburhiis).
Enobarbus. — Il prétend éclipser l'éclair. Sa frénésie
•SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 207
n'est que de l'épouvante masquée ; dans cet état le doux
ramier saute à la gorge du vautour. Je crois que c'est
aux dépens de sa cervelle que notre capitaine reprend
du cœur. Un courage qui corrompt la raison, ronge
aussi bien l'acier du glaive. Je m'en vais inventer quel-
que moyen de le quitter.
{Suite et fin dans Je prochain n°.)
Traduction d'ANDRÉ gide
POUR DADA
Il m'est impossible de concevoir une joie de l'esprit
autrement que comme un appel d'air. Comment pour-
rait-il se trouver à l'aise dans les limites où l'enferment
presque tous les livres, presque tous les événements ? Je
doute qu'un seul homme n'ait eu, au moins une fois
dans sa vie, la tentation de nier le monde extérieur. Il
s'aperçoit alors que rien n'est si grave, si définitif. Il
procède à une révision des valeurs morales qui ne l'em-
pêche pas de revenir ensuite à la loi commune. Ceux
qui ont payé d'un trouble permanent cette merveilleuse
minute de lucidité continuent à s'appeler des poètes :
Rimbaud, Lautréamont, mais à vrai dire l'enfiintillage
littéraire a pris fin avec eux.
Quand fera-t-on à l'arbitraire la place qui lui revient
dans la formation des œuvres ou des idées ? Ce qui nous
touche est généralement moins voulu qu'on ne croit.
Une formule heureuse, une découverte sensationnelle
s'annoncent de façon misérable. Presque rien n'atteint
son but, si par exception quelque chose le dépasse. Et
l'histoire de ces tâtonnements, la littérature psycholo-
gique, h'est nullement instructive. En dépit de ses pré-
/
POUR D.4DA 209
tentions un roman n'a jamais rien prouvé. Les exem-
ples les plus illustres ne méritent pas d'être mis sous nos
yeux. La plus grande indifférence serait de mise. Inca-
pables d'embrasser en même temps toute l'étendue d'un
tableau, ou d'un malheur, où prenons-nous la per-
mission de juger ?
Si la jeunesse s'attaque aux conventions, il n'en faut
pas conclure à son ridicule : qui sait si la réflexion est
bonne conseillère ? J'entends louer partout l'innocence
et j'observe qu'elle est tolérée seulement sous la forme
passive. Cette contradiction suffirait à me rendre scep-
tique. Se garder du subversif signifie user de rigueur
contre tout ce qui n'est pas absolument résigné. Je ne vois
à cela aucune vaillance. Les révoltes se conjurent seules ;
point n'est besoin pour éloigner l'orage de ces vieilles
paroles sacramentelles.
De telles considérations me semblent superflues.
J'affirme pour le plaisir de me compromettre. Il devrait
être interdit de faire appel aux modes dubitatifs du dis-
cours. Le plus convaincu, le plus autoritaire n'est pas
celui qu'on pense. J'hésite encore à parler de ce que je
connais le mieux.
Dimanche '
L'avion tisse les fils télégraphiques
et la source chante la même chanson
Au rende:^-vons des cochers Fape'ritif est orangé
ruais les mécaniciens des locomotives ont les yeux blancs
La dame a perdu son sourire dans les bois
La sentimentalité des poètes d'aujourd'hui est chose
I. Philippe Soupault.
14
210 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sur Inquelle il importerait de s'entendre. Du concert
d'imprécations auquel ils se plaisent monte de temps à
autre pour les enchanter une voix proclamant qu'ils
manquent de cœur. Un jeune homme, ayant promené à
vingt-trois ans le plus beau regard que je sache sur l'uni-
vers, a pris assez mystérieusement congé de nous. Il est
aisé aux critiques de prétendre qu'il s'ennuyait : Jacques
Vaché n'allait pas laisser de testament ! Je le vois
encore sourire en prononçant ces mots : Dernières
volontés. Nous ne sommes pas pessimistes. Celui qu'on
a peint étendu sur une chaise longue, si fin de siècle
pour ne pas déparer les collections psychologiques, était
le moins las, le plus subtil de nous tous. Parfois je le
retrouve ; dans le tramway un voyageur guide des
parents provinciaux « Boulevard Saint-Michel : quartier
des écoles » ; la vitre cligne de l'œil en signe d'intelli-
gence.
On nous reproche de ne pas nous confesser sans
cesse. La fortune de Jacques Vaché est de n'avoir rien
produit. Toujours il repoussa du pied l'œuvre d'art, ce
boulet qui retient l'âme après la mort. A l'heure où
Tristan Tzara lançait de Zurich une proclamation déci-
sive, le manifeste Dada 19 18, Jacques Vaché sans le
savoir en vérifiait les articles principaux. « La philoso-
phie est la question : de quel côté commencera regarder
la vie, dieu, l'idée, ou les autres apparitions. Tout ce
qu'on regarde est faux. Je ne crois pas plus important le
résultat relatif que le choix entre gâteau et cerises après
dîner» '. On a hâte, un fait spirituel étant donné, de le
I. Tristan Tzara.
POUR DADA 211
voir se reproduire dans le domaine des mœurs. « Faites
des gestes », nous crie-t-on. Mais, André Gide en con-
viendra, « mesurée à l'échelle Eternité toute action est
vaine » ' et nous tenons l'effort demandé pour un sacri-
fice puéril. Je ne me place pas seulement dans le temps.
Le gilet rouge, au lieu de la pensée profonde d'une
époque, voilà ce que par malheur tout le monde com-
prend.
L'obscurité de nos paroles est constante. La devinette
du sens doit rester entre les mains des enfants. Lire un
livre pour savoir dénote une certaine simplicité. Le peu
qu'apprennent sur leur auteur^ et sur leur lecteur, les
ouvrages les mieux réputés devrait bien vite nous
déconseiller cette expérience. C'est la thèse, et non l'ex-
pression qui nous déçoit. Je regrette de passer par ces
phases mal éclairées, de recevoir ces confidences sans
objet, d'éprouver à chaque instant, par la faute d'un
bavard, cette impression de déjà su. Les poètes qui ont
reconnu cela fuient sans espoir l'intelligible, ils savent
que leur œuvre n'a rien à y perdre. On peut aimer plus
qu'aucune autre une femme insensée.
L'aube tombée cotmne une douche. Les cahis de la salle sont
loin et solides. Plan blanc. Aller et retour sans mélange, dans
Vordre. Dehors, dans un passage aux enfants sales, aux sacs
vides et qui en dit long, Paris par Paris, je découvre. L'ar-
gent, la route, le voyage aux yeux rouges, an crdne lumi-
neux. Le jour existe pour que f apprenne à vivre, le temps.
Façons-erreurs. Grand agir deviendra nu miel malade, mal
jeu déjà sirop, tête noyée, lassitude.
I. Tristan Tzara.
212 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Pensée ait petit bonheur, vieille /leur de deuil, sans odeur,
je te tiens dans mes deux nmijis. Ma tête a la jornie d'une
pensée ' .
C'est à tort qu'on assimile Dada à un subjectivisme.
Aucun de ceux qui acceptent aujourd'hui cette étiquette
n'a l'hermétisme pour but. « Il n'y a rien d'incompré-
hensible », a dit Lautréamont. Si je me range à l'opinion
de Paul Valéry : « L'esprit humain me semble ainsi fait
qu'il ne peut être incohérent pour lui-même », j'estime
par ailleurs qu'il ne peut être incohérent pour les autres.
Je ne crois pas pour cela à la rencontre extraordinaire de
deux individus, ni d'un individu avec celui qu'il a cessé
d'être, mais seulement à une série de malentendus
acceptables, en dehors d'un petit nombre de lieux;
communs.
On a parlé d'une exploration systématique de l'in-
conscient. Ce n'est pas d'aujourd'hui que des poètes
s'abandonnent pour écrire à la pente de leur esprit. Le
mot inspiration, tombé je ne sais pourquoi en désué-
tude, était pris naguère en bonne part. Presque toutes
les trouvailles d'images, par exemple, me font l'effet de
créations spontanées. Guillaume Apollinaire pensait
avec raison que des clichés comme « lèvres de corail »
dont la fortune peut passer pour un critérium de valeur,
étaient le produit de cette activité qu'il qualifiait de
surréaliste. Les mots eux-mêmes n'ont sans doute pas
d'autre origine. Il allait jusqu'à faire de ce principe qu'il
ne faut jamais partir d'une invention antérieure, la con-
dition du perfectionnement scientifique et, pour ainsi
I. Paul Eluard.
POUR DADA 213
dire, du « progrès ». L'idée de la jambe lumiaine, per-
due dans la roue, ne s'est retrouvée que par hasard dans
la bielle de locomotive. De même en poésie commence
à réapparaître le ton biblique. Je serais tenté d'expliquer
ce dernier phénomène par la moindre ou la non-inter-
vention, dans les nouveaux procédés d'écriture, de la
personnalité du choix.
Ce qui, dans l'opinion, risque de nuire le plus effica-
cement à Dada, c'est l'interprétation qu'en donnent deux
ou trois faux-savants. Jusqu'ici on a surtout voulu y
voir l'application d'un système qui jouit d'une grande
vogue en psychiatrie, la « psycho-analyse » de Freud,
application prévue du reste par cet auteur. Un esprit
très confus et particulièrement malveillant, M. H. R. Le-
normand, a même paru supposer que nous bénéfi-
cierions du traitement psycho-analytique, si l'on pouvait
nous y soumettre. Il va sans dire que l'analogie des
œuvres cubistes ou dadaïstes et des élucubrations de
fous est toute superficielle, mais il n'est pas encore
admis que la prétendue « absence de logique » nous
dispense d'admettre un choix singulier, qu'un langage
« clair » a l'inconvénient d'être elliptique, enfin que les
œuvres dont il s'agit pourront seules faire apparaître les
moyens de leurs auteurs, par suite donner à la critique
une raison d'être qui lui a toujours manqué.
Au lycée des pensées infimes
Du monde Je plus beau
Architectures hyménoptères
J'écrirais des livres d'une tendresse folle
Si tu étais encore
214 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Dans ce roman coviposé
En Imitt des marches '
Tout cela est d'ailleurs si relatif que pour dix personnes
qui nous accusent de manquer de logique, il s'en trouve
une pour nous reprocher l'excès contraire. M. J. H.
Rosny, prenant note des déclarations de Tristan Tzara :
« Au cours de campagnes contre tout dogmatisme et
par ironie envers la création d'écoles littéraires, Dada
devint le « mouvement Dada », remarque : « Ainsi l'ori-
gine du dadaïsme ne serait point la fondation d'une
école nouvelle, mais la répudiation de toute école. Un
tel point de vue n'a rien d'absurde, bien au contraire;
il est même logique, il est trop logique. »
Il n'a encore été fait aucun effort pour tenir compte à
Dada de sa volonté de ne point passer pour une école. On
insiste à plaisir sur les mots de groupe, de chef de file, de dis-
cipline. On va jusqu'à prétendre que, sous couleur d'exalter
l'individualité. Dada constitue un danger pour elle, sans
s'arrêtera voii' que cesontsurtout des différencesqui nous
lient. Notre exception commune à la règle artistique ou
morale ne nous cause qu'une satisfaction passagère. Nous
savons bien qu'au-delà se donnera libre cours une fan-
taisie personnelle irrépressible qui sera plus « dada »
que le mouvement actuel. C'est ce qu'a très bien aidé à
comprendre M. J. E. Blanche en écrivant : « Dada ne
subsistera qu'en cessant d'être. »
Tirerons-nous au sort le no)n de la victime
L'agression nœud coulant
I. Francis Picabia.
POUR DADA 215
Celui qui parlait trépasse
Le meurtrier se relève et dit
Suicide
Fin du monde
Enroulement des drapeaux coquillages '
Pour commencer les dadaïstes ont pris soin d'affirmer
qu'ils ne veulent rien. Savoir. Il n'y a pas à s'inquiéter,
rinstinct de conservation l'emporte toujours de part et
d'autre. Comme quelqu'un nous demandait ingénument,
après la lecture du manifeste « Plus de peintres, plus
de littérateurs, plus de religions, plus de royalistes,
plus d'anarchistes, plus de socialistes, plus de police,
etc. » si nous « laissions subsister » l'homme, nous
avons souri, nullement résolus à faire le procès de
Dieu. Ne sommes-nous pas les derniers à oublier que
l'entendement a ses bornes ? S'il m'arrive de tant me
plaire à ces paroles de Georges Ribemont-Dessaignes,
c'est qu'au fond elles constituent un acte' d'extrême
humilité : <' Qu'est-ce que c'est beau ? Qu'est-ce que
c'est laid ? Qu'est-ce que c'est grand, fort, faible ?
Qu'est-ce que c'est Carpentier, Renan, Foch ? Connais
pas. Qu'est-ce que c'est moi ? Connais pas. Connais pas,
connais pas, connais pas. »
ANDRÉ BRETON
I. Louis Aragon.
RECONNAISSANCE A DADA
On a déjà beaucoup parlé de Dada. Certains trouvent
qu'on en a trop parlé et s'étonnent de l'indulgence dont
la Nouvelle Revue Française fait montre à son endroit.
Personnellement il ne pourrait rien m'arriver de plus
désagréable que d'être soupçonné de faiblesse envers une
mode ou de ce consentement par timidité qu'arrache
aux esprits pusillanimes toute innovation, si abraca-
dabrante soit-elle. Aussi ne crois-je pas inutile d'indiquer
ici brièvement les quelques traits par où Dada m'est
sympathique et fait, si j'ose dire, mon affaire.
I
Mais d'abord étonnons-nous qu'il se soit trouvé des
gens pour se fâcher de ses gentillesses. Il faut avoir
vraiment bien mauvais caractère. Quand bien même son
intention de nous exaspérer serait patente, quel meil-
leur moyen de la déjouer que le sourire et la complai-
sance ? André Gide du premier coup a trouvé l'humeur
qu'il fallait montrer. Si j'osais lui reprocher quelque
chose, ce serait seulement de ne pas l'avoir eue assez
RECONNAISSANCE A DADA 21 J
inaltérable et de n'avoir pas poussé la patience assez
loin.
Et bien entendu la mienne ne va pas jusqu'à me faire
lire ou écouter tout au long les litanies ahurissantes de
MM. Tzara ou Picabia. Je ne suis pas vertueux à ce
point. Je crois d'ailleurs que ce n'est point là l'effort qui
m'est demandé. La plupart des poèmes Dada sont non
pas seulement indéchiffrables, mais proprement illisibles
et il n'y a pas lieu de leur consacrer plus d'attention
que leurs auteurs, dans le fond, ne leur attribuent d'im-
portance.
Ce sont les idées, les principes, si l'on veut les axiomes
d'où ils découlent qui doivent nous intéresser. Celui-ci
d'abord dont je trouve l'expression parfaitement nette:
dans la note d'André Breton sur les Chants de Maldoror
que nous avons publiée ici même (numéro du i""" juin,,
p. 919) : « L'idée de la contradiction, qui demeure à
l'ordre du jour, m'apparaît comme un non-sens. De
l'unité de corps on s'est beaucoup trop pressé de con-
clure à l'unité d'âme, alors que nous abritons peut-être-
plusieurs consciences et que le vote de celles-ci est fort
capable de mettre chez nous deux idées opposées en
ballotage. » Autrement dit, la contradiction n'est pas
possible. L'être du sujet est la raison suffisante de tout
ce qu'il exprime. Du moment qu'ils viennent de moi,,
une parole, un geste, ont leur nécessité, leur explication,
leur justice : l'un ne peut pas entrer en conflit avec
l'autre. Sur quel terrain, sous l'invocation de quelle
catégorie se heurteraient-ils ? Même si leur contiguïté
violente la logique, c'est tant pis. Ou plutôt toute
logique doit se subordonner à celle qui leur a permis
:2l8 L.\ NOUVELLE REVUE FlîANÇAISE
■d'exister ensemble. C'est de celle-là. seule qu'il importe de
tenir compte. C'est celle-là seule qu'il importe, dans tous
les cas, de retrouver, d'écouter., de traduire. Saisir l'être
avant qu'il n'ait cédé à la compatibilité ; l'atteindre dans
son incohérence, ou mieux dans sa cohérence primitive,
.avant que l'idée de contradiction ne soit apparue et ne
l'ait forcé à se réduire, à se construire ; substituer à son
unité logique, forcément acquise, son unité absurde,
seule originelle : tel est le but que poursuivent tous
les Dadas en écrivant, tel est le sens de toutes leurs
élucubrations.
Qu'on ne les croie pas si sots que de ne pas com-
prendre à quoi par là ils se condamnent. Ils savent
comme tout le monde quart est synonyme de moyen,
et donc de truc, d'artifice, et donc encore de suppres-
sion, de combinaison, d'ajustement. Ils aperçoivent très
bien qu'on ne peut donner naissance à une œuvre d'art
■qu'en s'utilisant et en se manœuvrant soi-même de façon
méthodique et arbitraire. En choisissant comme première
et préférable à tout leur propre intégrité, les Dadas
-renoncent, très consciemment, à faire des œuvres : « Il
faudrait remplacer a'tivre par expression, ou par quelque
chose de ce genre, » me confiait l'un d'eux. Délibéré-
ment — c'est là leur véritable hardiesse, leur coup de
génie — les Dadas sortent de Tart, débouchent dans une
région indéfinissable, dont tout ce qu'on peut dire, c'est
qu'y cesse la qualité esthétique. « Au-dessus des règle-
ments du Beau et de son contrôle », s'est écrié Tzara
dans une Proclamation sans pirtcntion.
L'équivoque qui continue de régner sur l'entreprise
des Dadas s'évanouirait en un moment si l'on voulait
RECONNAISSANCE A DADA 219
bien comprendre que ces jeunes gens ne se donnent pas
pour des écrivains ni pour des artistes, qu'ils ne cher-
chent absolument rien sinon d'échapper aux valeurs, de
-quelque ordre qu'elles soient.
Ils tentent en commun, et avec la collaboration invo-
lontaire et ridiculement bénévole du public, une expé-
rience aussi folle et aussi logique que celles dont les
laboratoires sont chaque jour le théâtre : l'expérience
tie la réalité psychologique absolue. Ils se dévouent à
actualiser sans choix, sans distinction, sans prédilection
■d'aucune sorte, toutes les parties de leur esprit. En
d'autres termes ils délivrent cette omni-équivalence qui
est en puissance au fond de chacun de nous et qui
pratiquement n'est vaincue que par la réflexion et par
la volonté. Ils refusent de voir, d'enregistrer la très
petite différence qui seule sépare ce que nous croyons
de ce que nous ne croyons pas, ce que nous faisons
de ce que nous ne faisons pas. Ils se font un devoir
de prévenir en eux toute élection et d'y maintenir,
comme le dit si bien André Breton, le « ballotage »
originel.
Louis Aragon a trouvé une formule charmante :
« Rien, dit-il, ne peut compromettre l'intégrité de
l'esprit. » C'est-à-dire le seul dommage qui pourrait
au monde se produire, pour peu qu'on le veuille bien,
«st impossible. Il suffit de faire toujours très exactement
tout ce qui vous passe par la tête : cela ne peut avoir
jamais aucun danger ; le seul danger serait de ne pas
ie faire, car l'esprit en serait diminué d'autant. Mais
une suite de mots abandonnés de la syntaxe, un cri, le
^este de porter la main à sa tète ou de se moucher sur
220 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la scène ont autant de sens, de portée, que les plus
sublimes effusions de la poésie, dés lors que Vidée nous en
est venue. Il est impossible à l'homme de dire quelque
chose qui n'ait point de sens ; le Serin Muet, l'Aventure
céleste de M. Autipyrine sont des témoignages aussi pré-
cieux, aussi irremplaçables que le Mystère de Jésus ou que
Mon cœur mis à nu. C'est moins beau peut-être, mais ce
n'est pas moins essentiel. En tous cas cela ne correspond
pas à une démarche, de la part de l'esprit, plus compro-
mettante.
Est-ce à dire que la folie n'existe pas ? — Si : elle
apparaîtrait nettement dans le cas d'un homme qui
réussirait à s'empêcher de penser ou de sentir quelque
chose, de commettre un acte envisagé, ou qui sim-
plement— par quel miracle, on ne peut le concevoir —
deviendrait capable de cette absurdité idéale : un
paradoxe.
*
* *
Le corollaire immédiat de ces principes est que le
langage n'a aucune valeur fixe et définitive : « Avant
tout, écrit André Breton, nous nous attaquons au lan-
gage qui est la pire convention. On peut très bien
connaître le mot Bonjour et dire Adieu à la femme
qu'on retrouve après un an d'absence. » C'est une
superstition que de croire chaque mot à chaque idée
pour toujours enchaîné et recevant d'elle seule son
pouvoir. Un mot peut très bien surgir d'un état d'es-
prit auquel son sens abstrait ne correspond en aucune
façon : l'exprimera-t-il moins, cet état d'esprit, pour
ne le signifier pas ? La véritable exactitude, pour l'écri-
RECONNAISSANXE A DADA 221
vain, ne sera-t-elle pas de le recueillir, de l'inscrire à la
place où il est venu, d'accepter sa valeur fortuite, de
s'emparer de son témoignage sans s'inquiéter de
l'aberration qu'il contient : « Lautréamont eut si nette-
ment conscience de l'infidélité des moyens d'expression
qu'il ne cessa de les traiter de haut : il ne leur passa
rien, et, chaque fois qu'il était nécessaire, leur fit honte.
Il rendit ainsi en quelque sorte leur trahison impos-
sible. »
Les Dadas ne considèrent plus les mots que comme
des accidents : ils les laissent se produire. Ils se com-
portent à leur égard comme des employés de chemin
de fer qui se désintéresseraient des signaux.
Surtout que rien ne s'arrange ! Que rien jamais
n'aille « se dénouer par l'artifice grammatical » ! Il faut
laisser les phrases se construire toutes seules : elles
auront toujours forcément un sens, quand ce ne serait
que celui de l'esprit qui les profère. Elles formeront
toujours quelque chose. On viendra voir après. Il y a
des chances pour que ce produit naturel de la pensée
ait plus de réalité que tout ce que la logique ou le
soût nous eussent aidés à combiner.
Le langage pour les Dadas n'est plus un moyen : il
est un être. Le scepticisme en matière de syntaxe se
double ici d'une sorte de mysticisme. Même quand ils
n'osent pas franchement l'avouer, les Dadas continuent
de tendre à ce siirrcalisme, qui fut l'ambition d'Apolli-
naire. Ils pensent que l'esprit est avant tout un lieu de
passage et qu'en le désencombrant avec soin, des choses
— il est impossible de dire lesquelles — portées par
<ies linots, doivent spontanément le traverser, qu'aucune
222 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
recherche ni aucune formule n'eussent permis de décou-^
vrir ni de fixer. « Essayons, c'est difficile, écrit Paul
Eluard, de rester absolument purs. Nous nous aperce-
vrons alors de tout ce qui nous lie. » Privons le langage
de toute utilité ; assurons-lui une vacance parfaite, et
nous verrons aussitôt l'inconnu le choisir, le gagner, le
mettre à profit. Pour peu que nous ayons bien exacte-
ment cassé tous les liens préalables entre les mots,
d'autres vont se former qui enfin nous apprendront
quelque chose, — tant pis si nous ne pouvons pas dire-
quoi.
Sans doute c'est là dénier à la littérature tout carac-
tère social. Car comment le lecteur pourra-t-il jamais
savoir si ce que sa pensée rencontre est bien la même
chose que ce que le coup de dés du poète a amené.
Mais une telle certitude est-elle nécessaire ? « II y a,
dit André Breton, toute une série de malentendus
acceptables », qui font qu'un poème ne restera jamais
absolument solitaire. Presque fatalement, on se retrou-
vera plusieurs à « veiller auprès du cher corps endormi »,
chacun bien persuadé qu'il entend respirer et palpiter
son enfant.
Plaire, émouvoir, caresser : autant de fins ridicules et
qu'il suffit de descendre à envisager pour cesser d'être
un poète. Ecrire est un acte essentiellement privé. Tout
au plus a-t-on le droit d'espérer tromper les autres, les
induire en quelque mirage. Encore faudra-t-il que cela
arrive sans qu'on y ait formellement pensé et par le
seul miroitement, par la seule féconde fausseté des
mots qui se seront fait jour»
RECONNAISSAKCE A DADA 22 J
n
On peut c^imer mie doctrine pour d'autres raisons que
pour la simsfaction qu'elle vous apporte et sans éprouver
la moindre envie de lui donner son assentiment. Ce qui
me plaît en celle-ci, — outre le secours provisoire-
qu'elle aura prêté à de jeunes talents que je m'attends à
voir s'élever très haut, — c'est sa franchise, et c'est la.
netteté avec laquelle elle permet de caractériser la.
situation littéraire actuelle.
Jusqu'aux Dadas on a vécu dans la réticence. Tout ce-
que disent et prétendent les Dadas, il y a longtemps-
que toute une lignée d'écrivains s'appuie dessus ; mais
aucun n'avait encore osé le déclarer, le produire comme
axiome, ni en envisager de face toutes les conséquences.
C'est la première fois que l'on prend conscience des
dogmes essentiels que toute la littérature des cent der-
nières années implique et désigne ; c'est la première fois
aussi que l'on se décide à une pratique vraiment scru-
puleuse, vraiment religieuse et systématique de ces
dogmes. Et l'on peut voir enfin où cela mène.
Il y a longtemps déjà que cette idée est infuse dans
l'esprit d'un grand nombre d'écrivains, que la littérature se
ramène à une extériorisation pure et simple d'eux-
mêmes. Marquer le moment exact où elle les a envahis
ne va pas naturellement sans quelque difficulté. Mais
on peut au moins apercevoir une époque où ils n'en
étaient pas du tout pénétrés, où ils se faisaient de leur
fonction une image toute différente.
224 ï-^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il est bien évident qu'aux yeux d'aucun des grands
écrivains de l'âge classique le germe, le plasma intelli-
gible, dont ils sentaient leur cerveau tapissé et en quoi
ils reconnaissaient la substance de leur œuvre, n'appa-
raissaient comme des choses qu'ils eussent simplement
à chasser, à expulser telles quelles devant eux. Comme
un objet plutôt, qu'il leur fallait explorer, pénétrer,
-conquérir. Ils se concevaient spontanément dans un
certain rapport avec une réalité, qui, alors même qu'elle
leur était intérieure, restait distincte de leur faculté
inventive et réclamait simplement son emploi. Même
dans la plus folle fantaisie, ils se considéraient comme
en bride ; ils se voyaient partie d'un système sur les
éléments étrangers duquel ils ne s'accordaient qu'un
pouvoir restreint. Ils étaient auteurs dans la mesure
seulement où ils poussaient à l'évidence certaines don-
nées confuses qu'ils n'avaient nulle conscience d'avoir
■eux-mêmes engendrées.
Tous les classiques étaient implicitement positivistes :
ils acceptaient le fait d'un monde, aussi bien intérieur
-qu'extérieur, et l'obligation de l'apprendre. Peu leur
importait le degré de sa réalité, et s'il était par hasard
une simple fulguration de leur moi. Ils recevaient en
toute simplicité sa borne. Même s'ils se fussent attribué
un certain pouvoir métaphysique d'émanation, ils
-eussent pris grand soin d'en maintenir distincts leur
don d'écrivain et leur capacité créatrice. Jamais ils
n'eussent songé à employer ceux-ci à autre chose qu'à
•éclaircir, et, si l'on veut, (car l'effort de mise au point
.n'exclut pas l'imagination) à transfigurer la réalité qui
était sous les yeux de chacun.
RECONNAISSAXXE A DADA 225
Il faudra tâcher un jour de décrire en détail, et avec
illustrations à l'appui, la lente modification qui s'est
produite au cours du xix' siècle dans l'attitude mentale
de l'écrivain. En gros, elle a consisté dans un progressif
affaiblissement de l'instinct objectif, dans une foi de
plus en plus grêle à l'importance des modèles extérieurs,
dans un détachement croissant de la réalité, et, conjointe-
ment, dans une identification de plus en plus étroite du
sujet avec lui-même, dans un effort de plus en plus
profond de sa part pour recueillir à l'état pur sa propre
efficace, pour épouser son propre jaillissement et pour
faire de l'œuvre d'art la simple incarnation de ses
velléités et de ses rêves.
On pourrait dire qu'à partir du Romantisme l'écrivain
sent sa puissance prendre le pas sur sa perception ; elle
est là qui le tracasse, qui le dérange, qui le talonne ;
le plus urgent lui paraît être de la dépenser ; la créa-
tion, et la création immédiate, continuelle et intégrale,
devient pour lui le seul recours, le seul devoir. Il prend
Dieu désormais dircct-ement pour modèle et s'applique à
copier d'aussi près que possible son opération ; il recom-
mence à tout coup la Genèse ; à tout coup il lui faut
aboutir à quelque chose d'aussi premier qu'Adam et
Eve.
Flaubert est bien curieux qui, tout en se donnant l'air
de peindre et de reproduire trait pour trait la plus plate,
la plus inerte, et donc la plus extérieure réalité, au fond
ne fait que poursuivre au travers d'elle les fantômes
informes qui ont pris possession de son imagination.
Jamais on ne vit réaliste plus sceptique sur l'existence
des choses qu'il s'applique à décrire, plus indifférent dans
2Zé LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le fond à leur structure véritnblc. A aucun moment leur
complexité intrinsèque ne l'attire ; il est étonnamment
dépourvu du besoin de la débrouiller ; il n'y a point là
pour lui de problème, ni de tentation ; la nature est
pour lui aussi peu sirène, aussi peu LoreJei qu'on puisse
le rêver. La soumission qu'il lui déclare ne s'accompagne
en lui et n'est l'efiet d'aucun véritable amour. L'obser-
vation ne lui sert nullement à l'explorer, à l'approfondir,
à gagner ses régions intimes. Rien de moins entrant que
son regard. Il ne voit rien et ne cherche à rien voir au
delà de ce dont il a besoin. S'il se courbe sur la nature,
poussif, geignard, obstiné comme un mineur sur la veine
qu'il débite, c'est qu'il lui faut en extraire son bien, c'est
qu'il veut lui arracher les matériaux nécessaires à son
édifice. De la pierre, de la planche, de l'ardoise ou des
tuiles : voilà tout ce que l'observation est chargée de lui
obtenir, voilà la seule utilité qu'il lui connaisse.
Dans le fond il ne tient à rien qu'à trouver une
matière pour une espèce d'image indéfinissable et pré-
cise, d'ordre dirait-on poétique, ou même plastique, que
couve son cerveau. Albert Thibaudet a eu raille fois
raison de le faire apparaître « comme le type le plus
saisissant chez nous du romancier qui pense par thè-
mes ' », — mille fois raison de souligner l'importance de
sa fameuse boutade : « Dans Salammbô j'ai voulu donner
l'impression de la couleur jaune. Dans Madame Bovary
j'ai voulu faire quelque chose qui fût de la couleur de
ces moisissures des coins où il y a des cloportes. Quant
1. Voir la Nouvelle Rei'ue Française du if octobre 1919,
pp. 780-81.
RECONNAISSANCE A DADA 227
nu reste, le plan, les personnages, cela m'est bien égal. »
Oui, si Ton y regarde de près, Flaubert en somme n'écrit
que pour donner un corps à certaines lubies dont il est
hanté : le formidable troupeau de détails concrets qu'il
met en branle et pousse devant lui, c'est simplement
dans l'espoir que le débarrasseront en s'y précipitant les
démons qui le travaillent \ 11 est un des premiers chez
qui la prédominance du moi créateur sur l'objet,
chez qui l'effort pour soumettre le monde à l'esprit,
pour forcer les choses à servir de substance à l'imagi-
nation, pour engager la nature dans le train des songes,
deviennent flagrants.
Mais c'est avec le Symbolisme surtout que la résolu-
tion s'affirme, chez un grand nombre d'écrivains, de se
délivrer de tout modèle et de ne plus faire de l'art qu'une
sorte de substitut de la personnalité. Laissons de côté
Mallarmé, pourtant si instructif, tout occupé qu'il est à
« fixer » sa sensibilité en minutieux cristaux poétiques,
à se déposer lui-même, par petits paquets, dans les mots.
L'importance croissante qu'a prise Rimbaud et l'extraor-
dinaire valeur exemplaire que lui attribuent aujourd'hui
les jeunes gens ne tiennent-elles pas essentiellement à l'in-
I . « Les accidents du monde, a-t-il écrit lui-même daos sa Prétace
aux chansons de Louis Bouilhet (citée par Brunetière dans h Roman
Naturiilisle, p. 150), dès qu'ils sont perçus, vous apparaissent comme
transposés pour l'emploi d'une illusion à décrire, tellement que
toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas
avoir d'autre utilité. » Jamais peut-être on n'a exprimé avec autant
de lourdeur, de force et de naïveté un plus complet dédain pour le
donné, une plus sereine irréligion de la réalité, une conception plus
purement poéiique du roman, une plus entière volonté de a fiction ».
228 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
trépidité avec laquelle il a d'emblée rompu avec toute
entité étrangère, au dédain parfait qu'il a tout de suite
affiché pour toute espèce de représentation, au ridicule
qu'il a sans hésitation jeté sur l'idée qu'une œuvre d'art
pouvait avoir à ressembler à quelque chose, à la tran-
q^iillité avec laquelle il s'est mis non pas du tout à se
peindre, mais à descendre lui-même, chair et âme, dans
son poème. L'œuvre de Rimbaud n'est qu'un corps
qu'il s'est donné. Avec la vitesse et l'immédiateté du
génie il a conjuré pour son usage et, si j'ose dire, pour
sa décharge personnelle, une de ces grandes «créatures »
prodigieuses comme on en voit circuler dans les Illumi-
nations.
Rimbaud fut de naissaiice un émigrant : « Le long de
la vigne, m'étani appuyé du pied à une gargouille, —
je suis descendu dans ce carosse dont l'époque est assez
indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés
et les sophas contournés. » Il n'a jamais cherché qu'une
chose : s'en aller; la littérature ne fut rien pour lui
qu'un premier exil ; il s'y jeta poussé par le même mépris
de toute société, par le même frénétique besoin de
n'appartenir à personne qui devaient plus tard le conduire
au Harrar. On cherche pourquoi il a cessé brusquement
d'écrire ; mais on s'éviterait ce problème si l'on voulait
bien remarquer qu'en fait il n'a jamais écrit, au sens
jusqu'à lui donné à ce mot. Il s'est simplement manifesté.
Qu'il ait un moment employé les mots à. cette fin, le
hasard peut-être tout seul en a décidé ainsi. Et peu-t-être,
de son point de vue, fut-ce une faute que d'avoir con-
senti à ce mode d'expression. N'est-ce pas peut-être ce
qu'il voulait faire comprendre à sa sœur quand sur son
RECONNAISSANCE A DADA 229
lit de mort, parlant de ses premiers essais, il lui confiait :
« C'était mal » ?
Si j'avais plus de temps, plus de place, je montrerais
ici comment le Cubisme tout entier, et en particulier le
Cubisme littéraire, n'est rien de plus dans le fond qu'un
raffinement du Symbolisme, c'est-à-dire de Fart de
s'engendrer soi-même. L'exemple de Mallarmé et de
Rimbaud plane constamment sur lui. Si les Cubistes
parlent si souvent de construction ', ils pensent seule-
ment à la construction au dehors, à l'édification poétique
de leur personnalité. Les lois qu'ils s'imposent ne cessent
pas d'être subjectives ; elles n'ont d'autre sens que
d'assurer une certaine cohésion esthétique entre les élé-
ments de leur sensibilité. Mais ils produisent cette
harmonie avec tout le reste, elle sort d'eux-mêmes
comme tout le reste. Il continue de s'agir uniquement
pour eux d'auto-expulsion. L'idée de repères extérieurs à
observer ne les efileure même pas. Ils ne voient de
mesure pour leur génie que dans l'intensité de la force
qu'ils sentent les fuir au cours de la création, ou que
dans l'étrangeté, au sens propre, dans l'écart par rapport
au réel, des images, des spectacles, des mouvements
ps5'choIogiques, des pensées même qu'ils mettent au
jour.
Tout le charme d'Apollinaire n'est-il pas dans une cer-
taine excentricité qu'il arrive à se procurer à lui-même ? —
Où le prendre ? dites-vous. Comment le reconnaître? —
Justement il ne cherche pas du tout à se faire recon-
j. « Le poème est un objet construit. » Max Jacob. Préface du
Cornet à dés.
2^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
uaitre. Son seul effort est pour douer, pour animer, pour
émettre les parties de lui-même qui n'ont aucun rapport
avec vous. Son poème est une plante qui a poussé dans
son cœur, une colombe qui s'envole de son sein. Il ne
lui confie point son image ; c'est de son pouvoir, de sa
vertu, de son essence, qu'il espère le voir porter témoi-
gnage. Une goutte de sa meilleure âme tremble au
bec du bel oiseau.
Et Max Jacob : « Le style est la volonté de s'extérioriser
par des moyens choisis'. » Ou bien : « Surprendre est
peu de chose, il faut transplanter *. » Et pour cela d'abord
évidemnient se transplanter soi-même. Qui lit avec un
peu d'étonnement l'innombrable et savoureux bavardage
du poète, se, demandant à quoi il se réfère, doit com-
prendre que ce n'est à rien du tout et que toute la valeur
de tant de ragots et d'effusions mélangés n'est que de
communiquer une figure poétique à une âme qui reste,
ou qui devient par là-même masquée.
Je n'ai appris que récemment à goûter, mais je goûte
tortement dans ce qu'elles ont de réussi, les œuvres de
Max Jacob et surtout d'Apollinaire. J'ai d'autre part pour
RinTbaud une admiration qui ne peut pas être dépassée
et je ne ferais pas grande difficulté, par moments, à le
révérer comme le plus grand poète qui ait jamais existé.
Je «>ni<; né dans le Svmbolismc et c'est chez Baudelaire,
1 . Prcfacc du Coi i:i:j à des.
2. Ibul.
RECONNAISSANCE A DADA 23 I
chez Verlaine, chez Mallarmé que j'ai trouvé mes pre-
mières véritables émotions littéraires. Il ne peut donc
être question, en ce qui me concerne, d'une méconnais-
sance de la littérature que je viens d'analyser, ni d'une
insensibilité à ses charmes.
Mais tout en l'admirant profondément, j'avais conçu,
depuis assez longtemps déjà, des inquiétudes sur ses pos-
sibilités : un gouffre me semblait peu à peu se creuser
dessous elle ; ou plutôt j'avais l'impression qu'elle allait
vers une impasse. Le grand mérite à mes yeux de Dada,
le service immense qu'il me rend et ce qui lui vaut ma
reconnaissance, c'est qu'il me découvre d'un seul coup
cette impasse, c'est qu'il atteint dans un sursaut de
logique au point de paralysie complète et d'auto-anéan-
tissement d'un art dont je soupçonnais déjà fragiles les
chances de vie.
Que démontrent en effet les Dadas si ce n'est qu'il est
impossible en se réali^iant de réaliser quelque chose et
que la pure extériorisation de soi-même finit pour l'écri-
vain par équivaloir à une entière abdication ? Chercher
le passage, l'issue, travailler à son propre avènement,
c'est fatalement abandonner de plus en plus le souci de
l'art, la volonté de fondation esthétique. Le mot de Max
Jacob : « s'extérioriser par des moyens choisis », les
Dadas nous font voir qu'il implique une contradiction
formelle. Choisir ses moyens, ce n'est plus s'extérioriser
qu'imparfaitement, c'est se déformer, c'est mentir à soi-
même. L'œuvre d'art, ce « bijou » qu'évoque Jacob et
à la concrétion duquel il prétend donner tous ses soins,
est forcément restrictive de la personnalité. Pour qui
donc prit une fois comme idéal sa propre parfaite expan-
^^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sion, le moment doit venir où l'œuvre d'art, où l'œuvre
simplement, apparaît inacceptable, intolérable, à fuir.
Expriniée en termes physiques la proposition gagne
encore en évidence : une littérature centrifuge, comme
fut la nôtre presque tout entière depuis cent ans, a néces-
-sairement son point d'aboutissement en dehors de la lit-
térature. Dada, dans ce qu'il a d'informe, de négatif,
d'extérieur à l'art représente d'une façon achevée ce
qui fut le rêve implicite de plusieurs générations d'écri-
vains.
Tout ce que contenait la tendance subjective, il le
développe sans pitié. Avec quelle force ne montre-t-il
pas que vouloir se recueillir soi-même tout entier, c'est
en somme cesser d'accorder la moindre importance
à aucun de ses états de conscience ! Les représentations
Dadas, en dépit peut-être de leurs organisateurs, avaient
un sens très clair. Elles voulaient dire : « Du moment
que vous, public, comme nous, acteurs, avons décidé de
nous considérer comme de purs jets d'eau, où pren-
drions-nous le droit de choisir entre les gouttes ? Pour-
quoi celle-ci nous apparaîtrait-elle délicate et brillante,
cette autre trouble et vile ? Puisque nous sommes d'ac-
cord pour ne rien faire d'autre que laisser jaillir notre
esprit, nous devons l'être aussi, nécessairement, pour
ne remarquer aucune différence entre ses divers épan-
chements. C'est vous, public, vous, nos aînés, qui avez
commencé. Il ne fallait pas vous rapprocher ainsi de
vous-même, il ne fallait pas vouloir vous confondre avec
votre âme, ni surtout vouloir confondre avec elle l'uni-
vers. Par votre faute maintenant tout est pareil. Nous
vous défions de retrouver le moindre critérium, de pro-
RECONNAISSANCE A DADA 23^
noncer sans inconséquence le moindre jugement sur les
produits de votre cerveau ou de votre volonté. Bon gré
mal gré il faut que vous fassiez le plongeon avec nous,
il faut que vous vous lanciez avec nous à la nage dans
l'immense océan de l'indifférence. Grâce à vous la psy-
chologie n'est plus qu'une vieille histoire. A force de
s'être écouté, on a perdu tout moyen de se compren-
dre. Plus nous voici fidèles à nous-mêmes, et moins ce
que nous en recevons a d'intérêt. Plus nous essayons
de laisser parler en nous la profondeur, et plus c'est la
surface qui s'exprime. L'inconscient nous a floués. Après
nous avoir privés de tout notre discernement, il se
moque de nous et ne nous envoie plus que ses émis-
saires les plus ridicules. Mais encore une fois, essayez
donc de protester, pour voir ! Et surtout dites-nous au
nom de quoi. »
Et encore au nom de quoi protesterions-nous, quand
Dada tranquillement entreprend de désaffecter le lan-
gage ? Que fait-il de plus, là encore, que de tirer les
conséquences extrêmes des principes sur lesquels le
Symbolisme, puis le Cubisme se sont fondés ? C'est avec
Mallarmé, c'est chez Rimbaud (on pourrait même
remonter plus haut et sur ce point aussi Flaubert n'est
pas sans responsabilité) que les mots ont commencé à
se débaucher. Et sans doute je tiens pour une très
géniale et très importante découverte celle de cette vertu
secrète en eux, distincte de celle qu'ils ont de signi-
fier, et qui leur permet d'absorber un peu de la sensibilité
de l'écrivain et de l'emmener, à l'état de simple semence,
dans un autre monde où elle refleurira. Nul plus que
moi n'admire la façon dont chez Mallarmé ils se déga-
234 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
gent tout doucement de leur sens individuel, puis de
leur solidarité logique, pour simplement finir, s'étant
rejoints ailleurs, par éclore, par naître à plusieurs.
Mais enfin, dans cette acception, ils cessent d'être des
signes ; la valeur qu'ils reçoivent est d'un ordre post-
intellectuel. Ce qui détermine leur apparition, c'est
désomiais uniquement leur parenté intérieure avec tel
ou tel aspect du sujet. Ils ne viennent plus que sur son
injonction, que sous sa poussée, et pour lui composer
une figure nouvelle, étrangère'. Le danger est immense.
Car la ressemblance de l'un ou de l'autre avec le sujet
ne pouvant -être appréciée que par celui-ci, rien n'em-
pêche qu'elle soit reconnue dans tous les cas. Et en effet,
au fond, elle existe dans tous les cas. Même si on ne
l'aperçoit pas. Tout mot, du moment qu'il est proféré,
ou seulement envisagé par l'esprit dans un éclair, a une
relation avec lui. Tout mot, puisqu'il est venu à la
pensée, l'exprime, car rien d'autre ne peut l'y avoir
amené, que son aptitude précisément, même si elle reste
incompréhensible, à l'exprimer. Tout mot donc est
justifiable, est expressif, arrivant après n'importe quel
autre, présenté sous n'importe quel jour, révélant n'im-
porte quoi.
Ici encore Dada a vu juste et profond. Ici encore il a
I. Ils deviennent de simples effets. Il faut voir avec quelle
promptitude ils suivent, il ne faut pas dire la pensée, mais la per-
sonne de Rimbaud par exemple. L'obéissance est tout ce que le
poète leur demande. Des lignes se dessinent dans l'espace, des che-
mins insaisissables se déclarent où ils n'ont qu'à se précipiter ; ils
recueillent dans l'instant mille directions ; ils sont précis et inutiles
comme l'éclair.
RECONNAISSANCE A DADA 235
raison en concluant au néant linguistique, comme il
avait conclu déjà au néant psychologique. Sa démons-
tration est parfaite. Il peut encore ici nous délier^ du
moment que nous avons accepté que l'écrivain s'adonne
à son seul accomplissement, de mettre en avant
quelque principe que ce soit qui interdise le complet
bouleversement du vocabulaire et les incohérentes pro-
cessions de mots auxquelles il s'amuse. »
*
* *
Que l'on veuille bien ne pas me supposer, en pré-
sence de tous les ravages de Dada, dans un état d'indi-
gnation ni de fureur que je cacherais. Quelques mots
que j'ai dits tout à l'heure ont fait croire peut-être que la
cause de l'art m'était sacrée, comme on dit, et que
j'allais, pour finir, me déclai-er son champion, brandir
un glaive d'archange. Ce n'est pas tout à fait cela.
L'Art et la Beauté ne sont pas pour moi des divinités et
je n'éprouve aucune révolte contre leurs iconoclastes.
Avouerai-je même que je prends plus de plaisir à les
voir méprisés qu'encensés, et que rien ne m'agace
autant que les majuscules dont on les décore ?
Je suis au contraire assez sensible à cette extrême mo-
destie, à cette incompréhension de toute grandeur hu-
maine qu'André Breton souligne, à la fin de son article,
comme une des vertus de Dada. Je les préfère en tous
cas infiniment à la sufiisance sacerdotale de tant de
littérateurs manques. Je me sens très près du sentiment
délicat et tragique, de la pudeur désespérée qui pous-
sent le même André Breton à s'écrier : « Il est inadmis-
2'; 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sible qu'un homme laisse une trace de son passage sur
la terre. «
Et comment serais-je scandalisé par tout ce nihilisme,
alors que je suis 'bien obligé de constater qu'il n'est
qu'un héritage et que ce ne sont pas ceux-là qui le pro-
fessent qui en sont responsables ? — Au reste, après
tout ce que ces dernières années nous ont permis de
voir, est-il aujourd'hui si déplacé ?
Mais l'expérience est là; je ne puis l'ignorer. L'art
m'apparaît comme un fait humain, comme une fatalité
de notre nature : nous 3^ retomberons toujours. On
peut me démontrer tant qu'on voudra qu'il est impos-
sible : il est, il a toujours été, donc il sera. Et j'avoue
bien volontiers que c'est là toute sa raison d'être.
Persuadé qu'il sera, je me demande à quel prix. Et
c'est ici que la démonstration des Dadas me devient si
précieuse. Les conséquences qu'ils ont tirées des prin-
cipes régnants me paraissent inéluctables. Il faut donc
que ces principes soient changés. Il faut que nous
renoncions au subjectivisme, à l'effusion, à la création
pure, à la transmigration du moi, et à cette constante
prétérition de l'objet qui nous a précipités dans le vide.
Il faut qu'un mouvement subtil de notre esprit l'amène
à se dédoubler à nouveau ; il faut qu'il reprenne foi en
une réalité distincte de sa puissance, qu'il arrive à dis-
tinguer à nouveau en lui un instrument et une matière.
Il importe surtout que l'esprit critique cesse de nous
apparaître comme essentiellement stérile et que nous
sachions redécouvrir sa vertu créatrice, son pouvoir de
transformation. Nous ne pourrons nous renouveler que
si l'acte de l'écrivain se rapproche franchement de
RECONNAISSANCE A DADA 237
l'effort pour comprendre. C'est non pas en im-itant
le savant, mais en s'apparentant à nouveau à lui^ que
l'écrivain verra la fécondité lui revenir. Et sans doute,
il restera toujours, à la différence du savant, un inven-
teur, un trompeur. Mais il faudra qu'il n'en ait plus
l'air et qu'il ne se sache plus tél. Il faudra que le monde
irréel qu'il a pour mission de susciter naisse seulement
de son application à reproduire le réel et que le men-
songe artistique ne soit plus engendré que par la pas-
sion de la vérité.
JACQ.UES RIVIÈRE
LE RETOUR
DU SOLDAT'
Enfant, à cause des images, j'ai préféré les pays exoti-
ques à ma patrie. Son sol et son ciel étaient trop
modestes.
Son histoire me paraissait s'assombrir. Je doutais de
ses destinées. Je repoussais son génie qui me hantait.
A dix-huit ans les puériles aventures américaines me
tentèrent. Mais je ne pus me séparer de mes livres qui
me promettaient des épreuves plus exquises.
Ma force commençait à se consumer dans une biblio-
thèque, une caserne quand la guerre éclata. Les murs
que je désespérais de briser se renversaient au souiîie des
trompettes.
Je crus à Marathon. Des jeunes hommes aux muscles
revêtus de fer gagnaient un cent dix mètres-haies. La
lance séparait les flots barbares.
Ou bien par une complaisance vicieuse, je me serais
contenté de Waterloo : le dernier reflux de la chair
française sur le monde : le fer et le feu immolant le
reste de cette belle vie.
I. Fragment de Xouvelîe Patrie.
LE RETOUR DU SOLDAT 239
Au départ je portais une panoplie neuve, on m'avait
peint les jambes en rouge. Je croyais à la force de nos
ennemis. Je songeais plus à offrir ma mort que la victoire
à ma patrie, ,
Je fis la queue pendant des jours sur les routes entre
le front Est et le front Nord. Je piétinais derrière un
million de citoyens qui attendaient leur tour.
Tout de suite je m'impatientai ; les murs de notre
caserne nous escortaient. Je craignis que cette guerre ne
tût qu'un grand remue-ménage de camelote, un spec-
tacle à bon marché comme le cinéma où Ton voit les
banquiers se satisfaire du même plaisir de pauvres que
les terrassiers.
De moins en moins confiant, je doutais de pouvoir
embellir cette besogne industrielle. Je chargeai mon
fusil, défis ma chaussure, plaçai mon orteil sur la
gâchette. Un boutiquier allégua que la vie était bonne
et il mourut bientôt avec une simple beauté prouvant
que l'essence de la guerre, le sacrifice, était intacte.
La guerre commença, continua et finit. Elle se résout
maintenant en un clin d'œil.
Je ne songe plus à émigrer. Cette terre qui a mon
sang aura mes os. Les hommes de France sont chiches
de leur semence, mais pas encore de leur sang. J'ai
arrosé la Turquie de ma sueur pour la donner aux
Anglais, avec un monde. Nous, nous avons gardé la
place où poser nos pieds.
Pauvre terre éreintée. Ma race meurt-elle d'avoir le
plus vécu ?
Nos pères n'ont pas voulu faire des petits comme ces
2^ù LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
absurdes Allemands. Sur le champ de bataille, je cher-
chais mes frères à mes côtés. J'étais seul, ô mon père.
Mais aurai-je un fils ? Certains avaient le droit, hier
encore, de ne pas se soucier du siècle.
Race raidie, tremblante à force de raidissement, l'in-
telligence est choix, décision. T'étais-tu décidée entre la
paix et la guerre ? entre la grandeur et la mort ?
Tes chefs se trompèrent et pourtant ils ont gagné la
guerre. Tes hommes eurent peur et pourtant ils ont
gagné la guerre.
Est-ce parce que tous nos anciens ennemis moins
forts s'étaient mêlés à nous pour que le plus gros ennemi
fût égalé ?
Cela n'a pas suffi. Il a fallu la moitié du monde pour
contenir un peuple que mon peuple, seul, a foulé à son
aise pendant des siècles.
Déchéance.
La France gardait la tète haute, souveraine mais
son corps exsangue ne l'aurait pas soutenu si la force
de vingt nations n'avait accru ses membres énervés.
Ainsi sa pensée qui au cours de la lutte s'était ressaisie
et surpassée, n'atteignit l'ennemi que par un poing
étranger.
La France a été la tête de la moitié du monde. Ceux
dont la force multipliait sa force ne se sont connus que
dans son unité. Généreuse, elle a donné l'impulsion.
Pendant cinq ans la France a été le lieu capital de la
planète. Ses chefs ont commandé à l'armée des hommes,
mais son sol a été foulé par tous et par n'importe quir
Tout le monde est venu y porter la guerre : amis et
ennemis. Les étrangers y ont installé leur champ de
LE RETOUR DU SOLDAT 24 I
bataille pour vider une querelle où tous, eux et nous,
avons oublié la nôtre.
Notre champ a été piétiné par les Armées.
Sur la terre, notre chair ne tient plus sa place. L'es-
pace abandonné a été rempli par la chair produite par
les mères d'autres contrées. Derrière nous dans chaque
maison à la place de celui qui était mort ou de celui
qui n'était pas né il y avait un étranger. Il était seul avec
les femmes.
Nous nous sommes bien battus. Couverts de coups
nous traînions encore au combat nos corps dont aucun
plaisir n'est jamais venu à bout.
Il y a eu beaucoup de lâches parmi nous, mais le
souffle d une vie millénaire regonflait sans cesse les
poltrons et des héros vous regardaient avec les yeux de
la Patrie.
Charleroi. La Marne.
Il faut que je sache. Il faut que nous sachions.
C'est là que s'est nouée ma vie.
Je médite sur l'existence de la France et sur le sens du
monde.
La France seule a-t-elle vaincu l'Allemagne au second
choc, au mois de septembre ?
Si je peux répondre oui, alors je respire. Alors la chair
plus subtile a vaincu la chair plus épaisse. Alors un
homme en a battu deux et trois. Alors un homme a
surmonté un supplice énorme et les gros canons et mille
mitrailleuses comme le fléau des sauterelles n'ont pas
prévalu contre sa pauvre peau.
16
242 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Alors, hoLirrah ! riiomme est grand et la France
vi.ra. Mes petits enfants, préparez-vous à apprendre
beaucoup de chapitres. L'Histoire de France s'allonge.
Mais oui, les hommes de France "sont bons joueurs
de ballon, leurs poings sont prompts, ils volent haut.
Ma France, je te vois, tu occupes l'air comme la
jeune femme que je désire. Et comme elle, je te presse
sur mon cœur.
Mais après la Marne ? Le coureur annonce au monde
qu'il est sauvé, il tombe, sa vie lui échappe.
Mais après la Marne, l'ennemi s'est planqué dans notre
terre. Il s'y est vautré, la défonçant à grands coups de
bottes. Et nous ne l'en avons pas arraché.
Si nous étions restés seuls, que serait-il arrivé ?
Il faut que je sache, il faut que nous sachions. Est-ce
ici que se dénoue ma vie ? Il faut qu'à cet instant la
France survive.
Seuls nous aurions lutté à mort comme nous avons
fait.
Verdun ? Mais il y avait déjà tant d'Anglais en France
et môme, o soldats de l'An II ! tant de nègres.
Et la flotte anglaise gardait nos côtes, si Douaumont
était la tour de Londres.
Nous n'avons pas couché seuls avec la Victoire.
Honte. Honte aussi parce que l'ennemi qui nous a
échappé, c'est peu.
Notre vile consolation : l'Allemand qui n'a pas su
vaincre à la Marne n'est rien.
Il s'est attaqué au Français avec deux fois plus de
chair, dix fois plus de fer. Son défi avait été médité pen-
dant quarante ans. Voyant une partie des hommes se
LE RETOUR DU SOLDAT 243
consacrer à la guerre, les autres hommes, crédules,
attendaient de la guerre allemande la merveille de cet
âge.
Mais l'Armageddon en route vers Paris versa dans
l'ornière de nos campagnes. Quel désastre humain !
Il y avait une immense foi dans le génie allemand
qui sombra tout d'un coup.
Ce n'était pas la peine de renoncer à la philosophie, à
la musique pour rater un coup pareil.
Et nous n'avons pas su vaincre ces gens là.
Qu'importe cette victoire du mqnde en 1918, cette
victoire qui a failli, cette victoii^e qu'on a abandonnée
avec honte comme une défaite, cette victoire du nombre
sur le nombre, de tant d'empires sur un empire, cette
victoire anonyme. On a renvoyé les Français à la charrue
jouer les Cincinnatus.
Joffre, notre gros homme, n'avait attendu que cette
lutte là seul à seul, entre Belfort et Nancy. Il était
tranquille, tenant cruellement en main nos passions,
comme Corneille. Un même sang irrigue le cerveau
qui pense et l'intestin qui digère.
Seuls à seuls après une première bataille, aurions-
nous eu le temps de livrer une seconde bataille qui
achevât la première ?
Ceci n'est pas une vaine songerie. Marathon est tou-
jours possible. Ou il n'y a pas de génie humain. Et si
maintenant je suis plus grand, plus fier, ayant reconquis
ma patrie dans mon esprit, c'est que je crois que la
France aurait pu vaincre en une heure.
Comme il n'avait pas su vaincre seul son ennemi, ses
amis méprisants ont bien fait d'interrompre un geste
244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
indigne. Sur son ennemi maintenu à terre par vingt
bras étrangers, le Français n'avait pas le droit au coup
de grâce.
A qui n'a plus l'audace de conquérir, à qui ne con-
naît plus le mouvement naturel de proposer son âme à
un vaincu, on a refusé le Rhin. Mais l'Angleterre a
laissé tomber quelques rognures d'empire.
L'homme faible ne put choisir son ami qu'entre deux
ennemis^ tout ami est ennemi à l'homme faible.
La lutte immense qui n'est pas finie se relâche. Par la
pensée je marque un temps d'arrêt dans la poussée qui
m'assaille moi et ceux qui parlent mon langage.
Pas de repos à travers l'éternité.
Il n'y a ici aucune plainte. Honte à ceux qui se plai-
gnent de leur destin. Les Français ont souffert moins
qu'ils ne devaient attendre de leurs crimes parce que leurs
mérites ont été encore plus grands que leurs crimes.
Quel goût ignoble j'avais dans la bouche quand les
territoriaux se lamentaient de l'injustice de leur sort
aux soirs où ils nous relevaient. Mais selon la loi qui
règne sur les choses, ils montaient remplacer les enfants
qui n'étaient pas venus parce qu'ils les avaient noyés ou
poignardés avant leur naissance.
Relèves ! rencontres des générations !
Jugement à la croisée des chemins qui mènent à la
rie et à la mort.
Nous avons besogné excessivement parce que nous
n'avions pas de frères pour nous aider.
Pourtant ces Allemands sont absurdes. Il fallait bien
que quelqu'un en Europe — et qui moins que la France
LE RETOUR DU SOLDAT 245'
a oublié les antiques lois modératrices — arrêtât un pul-
lulement aveugle.
J'étends les bras, mais la chair de mon corps, de mon
peuple, s'est amoindrie et je puis à peine embrasser mon
étroit horizon.
Eh bien ! j'en appelle aux nations qui ont une taille
humaine, et avec un regard armé par Athéna, je scrute
plusieurs gros Empires.
Ainsi, au milieu du monde, au rnilieu des étoiles, la
France ramasse sa chair usée par les armes et les plaisirs
autour d'une raison inexpugnable.
Moi j'ai vingt-sept ans et je suis suspendu à ma plume.
Mon culte lucide et dur est un fer chauffé à blanc. Il y a
devant mes yeux une figure humaine ; hors de ses lignes
délicates, j'ai peur que la vie ne s'épanche.
Ah je suis fanatiquement de ceux qui veulent que la
vie continue. Mon arrière-pensée, je commence à te
connaître, je t'élèverai au grand jour comme mon pre-
mier né.
Peu à peu je distingue où est la pulsation essentielle,,
je ne puis l'entendre qu'au cœur de mes amis, au cœur
de ma patrie.
J'aurais voulu témoigner pour mes amis, pour les
jeunes hommes, pour ceux qui ont combattu, pour ceux
qui sont morts (je te vois tirant et mourant derrière
le tas de briques. Jeune juif, comme tu donnes bien ton
sang à notre patrie), pour les peintres, — bien sûr ! pas
pour ceux qui savent chanter, — pour ceux qui volent,
pour ceux qui ont gagné les premières batailles au rugby,
pour celui qui a vaincu avec des poings dirigés par
une déesse.
24^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ils sont autour de moi sur ce petit territoire de la
France, avec leurs visages nus, leurs poitrines marquées
par l'honneur et une grande envie de crier quelque
chose.
Nous sommes ici les pieds dans nos cadavres, parmi
nos femmes stériles.
Nous nous demandons ce que nous allons faire, ce
que vont faire les autres hommes.-
Nous n'avons pas dit notre dernier mot. Plus d'un
peuple périra avant nous.
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
BEAUTÉ, MON
BEAU SOUCI
Depuis près d'une demi-heure Marc Fournier se tenait
aux abords de la station de Marble Arch, et comme il
s'impatientait il remonta un peu dans Oxford Street,
jusqu'à la première boutique de tabac qu'il rencontra.
Il venait de passer un mois à Londres, après une
absence de trois ans, et maintenant il attendait Quee-
nie Crosland, qu'il n'avait pas revue depuis le lendemain
de cette nuit où M"''' Crosland lisait un roman dans
sa chambre. C'était l'avant-dernière année que Marc avait
passée dans son logement de Chelsea ; il y avait de cela
quatre ans.
Dans cet intervalle, bien des choses s'étaient passées
dont quelques unes avaient eu beaucoup d'importance
pour lui. Son père était mort, et il lui avait succédé à
la tête de la grosse maison d'exportation de soieries
qu'il dirigeait. Ainsi, étant trop occupé pour continuer
à passer les étés à Londres, il avait cédé son appartement
avec ses meubles, et c'était à Paris, où ses affaires le rete-
I. Voir la Xoin'elJc Revue Française du lei" juillet 1920.
2:\S. LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
liaient longtemps, qu'ilavaitson pied-à-terre : une garçon-
nière bien aménagée dans un coin feuillu du vieux Passy.
II n'avait pas revu non plus M""= Crosland, et il ne la
reverrait jamais. La pauvre femme était morte, il y avait
un an, à Philadelphie, où un de ses cousins, veuf,
l'avait appelée pour tenir sa maison, peu de temps
après le départ de Marc. Elle lui avait écrit souvent, et
il gardait encore ses longues lettres, pleines de tendresse
et de réminiscences de lectures, avec leurs enveloppes
sur lesquelles elle écrivait, sans doute parce qu'elle
croyait que c'était plus correct ou plus couleur locale,
au lieu de « France » : « La France ». Une fois, elle lui
parlait de sa fille : « Queenie, qui est près de moi, me
dit de vous envover son affection. C'est une grande et
belle fille, à présent, et elle n'a pas pris l'accent améri-
cain. » Puis, un jour, une lettre de Queenie elle-même
lui avait appris la maladie et la mort d'Edith. Marc en
fut triste pendant- un grand quart d'heure. En somme
cette femme était une des personnes dont il pouvait se
dire qu'elles l'avaient vraiment aimé : elle ne lui avait
fait que du bien, alors qu'il l'avait mise dans une posi-
tion où elle aurait pu lui nuire, ou tout au moins lui
être désagréable.
Il avait écrit à Queenie une lettre de condoléances, et
dès lors ils avaient échangé des cartes postales. C'est
ainsi qu'il avait appris son retour d'Amérique, et qu'elle
habitait de nouveau chez sa tante, M""- Longhurst ;
mais c'était à un bureau de poste qu'il lui adressait ses
cartes. Une correspondance d'un ton purement amical
de part et d'autre, du reste. Mais depuis près de cinq mois,
Queenie avait cessé de lui écrire et il avait attendu si
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 249
longtemps sa réponse à la lettre qu'il lui avait envoyée
quelque temps après son arrivée à Londres, qu'il avait
presque renoncé à la voir avant son départ, car ses
affaires l'obligeaient à repasser dans peu de jours
sur le Continent. Et voici qu'elle ne viendrait peut-être
pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé.
— Je suis sûre que je ne me trompe pas : Mon-
sieur Fournier ?
— .Oh, Queenie!... Mademoiselle Crosland ; com-
ment allez-vous ?
Il Tavait à peine reconnue, tant elle avait grandi :
mais tout de suite il retrouva, tel qu'il l'avait aimé
jadis, le grand pays tendre et clair de ses yeux bleus.
— Excusez-moi, je suis en retard. Mais je travaille
jusqu'à six heures.
— Oh, cela ne fait rien. Nous avons le temps d'aller
goûter dans un joli endroit que vous ne connaissez
peut-être pas encore ; ii est tout nouveau. C'est un sous-
sol avec de silencieuses petites pièces, des tapis épais,
des recoins mystérieux, des lampes voilées de soie rose,
et de belles servantes, vêtues d'une manière impression-
nante. \'ous verrez, c'est près de Piccadilly.
Elle dit : « Oh, Piccadilly ! » avec un sourire triste
qui fit que Marc la regarda, surpris. Elle avait raison :
elle était vêtue trop simplement pour qu'il pût l'emmener
dans cette élégante boutique de thé. Même, trop pau-
vrement vêtue. Il essaya de réparer sa bévue :
— C'est vrai ; c'est loin, et quand nous arriverons, ce
sera fermé. Allons donc tout simplement ici, tout près,
dans Edgware Road.
Ils y allèrent.
J-^O LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Et maintenant, versez le thé, Queenie. Quand
vous l'aurez versé, et puisque nous avons la chance d'être
seuls ici, vous me raconterez tout de cela.
— Tout de quoi ?
— Mais tout ce qui s'est passé depuis que vous avez
cessé de m'écrire, et comment il se fait que je vous
trouve
— Si pauvre, n'est-ce pas ?
— Oh, je ne veux pas dire cela. — Etes-vous si
pauvre ? Je pensais que vous aviez dû hériter quelque
chose de votre mère ?
— Mère n'avait plus rien quand elle est morte.
Quand vous nous avez connues, elle vivait sur le capital
qu'avait laissé mon père.
Marc baissa les yeux. Cela expliquait bien des choses.
Ainsi donc, on ne Tavait pas aimé uniquement pour
lui-même ; et on avait une arrière-pensée quand on le
suppliait de rester... En effet, c'était lui, naturellement,
qui faisait les frais du ménage... Oui, mais Edith avait
été si économe, elle avait si bien pris soin de ses
intérêts, surtout elle avait si bien caché ce fait terrible :
qu'elle vivait sur son capital, ne demandant jamais rien
pour elle, faisant même de petits cadeaux. Après tout,
cette affaire n'avait pas été si mauvaise que cela pour
l'amour-propre de Marc.
— Je serais restée en Amérique, si mon cousin ne
s'était pas mis en tête de m'épouser. Mais je ne pouvais
pas m'amener à consentir à cela. Un homme plein de
manies, autoritaire et taquin. Et malade, ajouta-t-elle avec
une expression d'horreur. Et maintenant je regrette de
ne l'avoir pas accepté ! Mais il est trop tard à présent.
BEAUTE, MON BEAU SOUCI 23 I
— Pourquoi ? •*
Elle se tut, et le regarda d'un air méfiant. Puis elle
sourit, se rappelant peut-être certaines choses ; et alors
elle se décida, et parla. C'est ainsi que Marc apprit ce
qu'une femme aurait appelé « la faute » ou « le péché »
de Queenie Crosland, et qu'il appela sa mésaventure :
elle avait donné un habitant de plus à la plus grande ville
du monde. Il y avait six semaines de cela ; mais par
bonheur. Dieu dans sa miséricorde avait déjà rappelé
à lui le pauvre petit être qui s'était ainsi fourvoyé dans
ce monde.
C'était à partir du moment où ses ennuis avaient
commencé qu'elle avait cessé d'écrire à Marc. Sa tante
l'avait chassée, et elle avait perdu la place de dactylo-
graphe qu'elle avait trouvée à son retour d'Amérique. Et
puis, il y avait eu des semaines dans une maison de
santé
— Et le père de l'enfant ?
— Parti, Dieu merci. Je suppose qu'il n'était pas plus
lâche qu'un autre homme ; mais il est parti, très loin, en
Afrique, après avoir dit qu'il m'écrirait, mais je n'ai
plus entendu parler de lui, et je ne pense pas qu'il
écrive jamais. Et cela raut mieux ainsi, puisque son fils
est mort. Oh non, je ne l'aimais pas. Ça a été juste unie
sottise, une erreur. Comme c'était triste, ces promenades
du dimanche, et ces rendez-vous dans la banlieue ! Je
le connaissais à peine ; je ne sais pas comment j'ai pu
consentir. Il ne disait presque jamais un mot, mais je
sentais sa pensée, tandis qu'il marchait près de moi ;
quelquefois il en était tout tremblant ; et alors, j'ai eu
pitié de lui. Mais dans tout cela, il n'y a pas un
2n2 la nouvelle REVUE FPANÇAISE
moment, pas un seul, dont je me souvienne avec
plaisir. Et il est parti comme un voleur. Enfin, Dieu
merci, c'est tout fini.
— Et maintenant ?
Marc vit qu'elle était arrivée au moment le plus
pénible de sa confession, et il mit toute la tendresse et
toute l'amitié qu'il put dans le regard dont il accompagna
sa question.
Maintenant Voilà: Quand elle était sortie de la
maison de santé il ne lui restait plus qu'une dizaine de
livres et elle ne savait pas quoi faire pour vivre. Alors elle
avait accepté la première chose qu'elle avait trouvée. Elle
n'osait pas chercher une autre place de dactylographe :
elle ne pouvait pas se présenter vêtue comme elle l'était;
elle avait quitté si vite la maison de sa tante qu'elle
n'avait pas songé à emporter autre chose que son
argent. Ses robes et toutes ses autres affaires étaient
restées là-bas, et pour rien au monde elle ne serait allée
les redemander. Du reste, sa tante n'aurait pas voulu
qu'elle franchît le seuil. Alors elle avait pris une place
qu'elle avait trouvée par hasard, la première venue. Une
place, presque de servante. Oui, il fallait le dire: de
servante. Dans un restaurant de Praed Street, près de la
gare de Paddington. ^ Oh, qu'est-ce que sa mère en
aurait pensé ! Elle qui trouvait que rien n'était trop
beau pour sa Queenie. Elle-même avait l'impression
que ce n'était pas vrai, et qu'elle était déguisée, et
qu'elle faisait ce métier pour rire.
— Quelquefois je m'imagine que les clients, et moi,
et les autres employées, nous sommes des enfants qui
jouons à la dînette et je ne peux pas m'empêcher de
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 253
sourire en y pensant. Mais que diraient les gens qui
m'ont connue ?
— Et vous habitez ?
— Dès que j'ai trouvé cette place, j'ai acheté
quelques meubles et j'ai loué une petite chambre à
Harlesden.
— Pardon ?
— Harlesden. Après Kensal Rise, dans cette direction.
Comme sa voix était douce et sa prononciation pure!
Dans sa bouche, Harlesden, le nom de ce quartier perdu
aux confins de la ville et de la banlieue, devenait quel-
que chose de si mélodieux qu'on aurait pu croire que
c'était le nom d'un de ces lieux charmants que les
poètes ont chantés.
— Et vous y vivez seule ?
— Avec la propriétaire. Il n'y a pas d'autre locataire.
Oh, c'est vrai : jusqu'à ces derniers jours, je n'y vivais
pas seule ; j'avais un compagnon : un pauvre petit
chien que j'avais trouvé dans la rue, un soir en rentrant
de Paddington ; il avait l'air si malheureux et si sale :
« sauvage, et laineux et plein de puces ». Je l'ai emporté
chez moi ; je l'ai bien lavé, bien soigné, et il paraissait
s'habituer à m.oi, et voilà qu'il m'a quittée, lui aussi.
— C'est bien vrai que vous vivez seule ?
— Oh, je comprends ! Comment une telle pensée
a-t-elle pu vous traverser l'esprit ? après ce que vous savez
qui m'est arrivé? Oui, je vois ; j'ai mérité cela ; ne vous
excusez pas, Monsieur Fournier. Non, c'est bien fini,
maintenant. Oh, plutôt que d'accepter les avances d'un
homme, je me laisserais mourir de faim, je me jetterais
dans le canal ! Vous ne comprenez donc pas ? Repasser
2>4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
par où j'ai passé ! Et puis, maintenant, il faut que je
remonte. Dans dix semaines, vers Noël, j'aurai écono-
misé assez pour m'acheter une robe décente, et alors je
mettrai une annonce dans le Daily Telegraph, et je
pourrai me présenter pour solliciter une place dans quel-
que bureau. Je pourrais gagner ainsi huit et peut-être
même dix livres par mois. Je me suis fait une espèce de
clavier de machine avec du carton, et le soir, en rentrant,
je m'exerce, pour ne pas perdre ma vitesse. Petit à petit,
je pourrai mettre de côté de quoi m'acheter une
machine d'occasion. Peut-être dans deux ans j'aurai de
quoi l'acheter ; et alors je pourrais travailler aussi à
domicile. Le loyer de ma chambre est si peu de chose ;
il est vrai que c'est si loin ! mais quand je gagnerai
davantage, je me rapprocherai du centre, et ainsi j'éco-
nomiserai sur le prix des omnibus. Je pense que dans
trois ans j'aurai commencé à vivre plus confortablement.
Je pourrai même avoir un joli petit chien ou quelques
oiseaux, et alors je serai la parfaite vieille fille, n'est-ce
pas ? Vous voyez que j'ai bien trop de choses auxquelles
il faut que je pense, — tous ces grands projets ambi-
tieux, — pour avoir le temps d'être triste, et de cher-
cher à me faire consoler par quelqu'un ! A présent, je
hais tous les hommes.
— Faites une exception pour moi, M"'= Crosland.
Mais que vous me haïssiez ou non, il faut que je vous
dise ceci. Vous savez quelle amitié j'avais pour votre
mère. (Marc et Queenie baissèrent les yeux.) Eh bien, je
^eux faire pour vous ce qu'elle-même aurait fait si vous
l'aviez encore. Je vous en prie, ne me remerciez pas,
M""' Crosland ; considérez, si vous voulez, que ce n'est
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 255
pas pour vous que je le fais, mais pour votre mère, dont
je vénère la mémoire. Seulement, vous me permettrez de
vous accompagner maintenant à Harlesden.
— Non, vous ne le ferez pas ! Je veux dire : cela
pourrait donner à médire aux voisins ; ma propriétaire
se ferait une fâcheuse opinion de moi, et si on allait
prendre des renseignements Non, je vous en prie,
n'y venez pas.
— Encore une fois, je vous le demande comme ami
de votre mère. Du reste, il n'est pas assez tard pour que
ma visite, qui sera très courte, attire l'attention des gens,
et si vous refusez je croirai que vous me cachez quelque
chose.
— ■' Oui, j'ai mérité de m'entendre dire cela ; eh bien,
venez.
Ils sortirent dans Edgware Road.
^&
— Vous n'allez pas prendre un taxi, je suppose,
M. Fournier ? On n'a guère l'habitude d'en voir là-bas.
Et puis cela vous coûtera au moins douze shillings, pour
aller et revenir.
— Cela ne fait rien ; donnez l'adresse et montez.
Nous lui dirons de s'arrêter à une certaine distance de
votre porte.
Une fois qu'ils furent installés dans le taxi, — elle
aussi loin de lui que possible, — le premier mouvement
de Marc fut de lui prendre la main, mais il se retint.
Non : du moment qu'il se proposait de lui venir en
aide, c'est-à-dire, du moment qu'il allait lui donner de
l'argent, il se devait à lui-même de la respecter. Oui,
même si elle paraissait disposée à voir en lui plus qu'un
2$6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ami et à montrer qu'elle se souvenait de leurs anciennes
relations, — et à plus forte raison, alors, — jusqu'au bout
il se conduirait en galant homme ; mais il dut s'avouer
qu'elle ne paraissait pas disposée à voir en lui plus qu'un
ami.
— Vous n'avez rien qui puisse servir de preuve qu'il
vous avait promis le maiiage ? J'ai un am» avocat...
— J'avais pensé à cela, d'abord. Non : pas un bout
de lettre. Mais même si j'avais quelque preuve — car il
m'avait parlé de mariage et c'était chose convenue entre
nous, — je ne voudrais pas l'attaquer : l'affaire pourrait
être ébruitée, ou paraître dans les journaux. Si l'enfant
avait vécu... mais à présent, à quoi bon ? Et puis, est-ce
que réellement je vaux moins qu'avant ?
— Oh non ; peut-être même valez-vous davantage.
Et il pensa : « Oui, en somme, c'est comme une
grande perte d'argent pour un homme : aux yeux du
monde il vaut moins, mais moralement il peut valoir
davantage, s'il a profité de la leçon. » Et il commençait
à sentir que sa jeune amie avait profité de la leçon
qu'elle avait reçue.
— Oh, il y a si longtemps que je n'étais pas allée en
taxi !
Marc reconnut les intonations qu'avait sa voix, au
temps où elle était encore ignorante et heureuse. Ah,
comme il l'avait non, pas « aimée » ; mais presque.
Oh l'appel de cet oiseau invisible dans le jardin aban-
donné, et... ce contact si doux et un peu dur et tiède et
odorant, dont ses lèvres avaient gardé le souvenir; ce
temps où elle était la petite nymphe Echo, encore à
demi prisonnière du marbre, encore à demi emmurée
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 257
dans la dureté de lenfance ! Non, il ne fallait pas songer
à cela : ce n'était plus la même personne, et elle n'était
plus pour lui puisqu'il allait lui donner de l'argent. Elle
n'était plus Queenie. Elle était M"'= Crosland.
— Combien allez-vous me donner ? lui dit-elle,
comme si elle répondait à sa pensée.
Marc balbutia, surpris :
— Mais.... ce que vous jugerez nécessaire.
— C'est parce que je veux vous le rendre le plus
tôt possible, quand ce ne serait que par petits acomptes
de dix shillings.
— Ne vous préoccupez pas de cela. Je vous ai écrit,
n'est-ce pas, que je devais partir dimanche prochain,
c'est-à-dire dans trois jours.
— Oh, dans trois jours ? Mais je suppose que les
ordres postaux d'ici peuvent être payés en France ?
Je demanderai.
— Mais, M"' Crosland.... Enfin, vous ferez comme
vous voudrez. Mon intention est de vous donner dès
maintenant quatre billets de cinq livres et ensuite....
— Vingt livres ? Vous voulez donc que je vous
envoie des acomptes pendant quarante mois ? Non,
M. Fournier, cela ne fait pas mon affaire. N'essayez pas
de me tenter. Avec six livres, j'aurai tout ce qu'il me
faut, et cette somme là, je pourrai vous la rembourser
en une année, peut-être en huit ou dix mois.
— Voici dix livres, dont vous me rembourserez six,
puisque vous y tenez. Les quatre autres, je vous les
donne.
— Mais je n'en veux pas.
— Vous ne voulez rien accepter de moi ?
17
258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Rien d'aucun homme ; c'est par principe. Croyez-
vous que si je n'étais pas résolue à ne rien accepter
d'aucun homme je n'aurais pas écrit, et depuis plusieurs
mois déjà, à mon cousin ? Il m'a fait assez d'offres de
service, même après mon départ. Bien ; j'accepte ces
dix livres ; vous ne pourrez pas m'empècher de vous
les rendre. Nous sommes presque arrivés, dites au
chauffeur de s'arrêter ici.
Ils descendirent et traversèrent à pied une grande
place triste bordée de maisons basses.
— C'est là. Oh, j'ai honte quand je pense que vous
allez voir ma chambre.
Il y avait encore un peu de jour triste et sale, dans la
sombre maison. Queenie ouvrit une porte au fond de
l'entrée. Etait-ce possible ? cette chambre nue, mal
éclairée par une espèce de vasistas très élevé qui don-
nait sur un mur de brique noircie, c'était sa chambre,
la chambre d'une très belle fille de dix-huit ans ? Et
les meubles, les pauvres meubles qu'elle avait achetés :
un étroit lit de fer, une table, deux chaises et une
armoire en bois blanc.
— Dès que j'aurai fait quelques économies, dit-elle,
j'achèterai de la couleur et je les peindrai moi-même, en
gris clair avec des filets bleus, qu'en pensez-vous .'' Oh,
peu à peu, cela deviendra tout à fait gentil ici. » Et elle
regarda ses tristes murs avec ravissement, comme si elle
les voj'ait déjà tendus d'un joli papier et ornés de gravures,
Marc vit qu'il n'y avait même pas une carpette devant
le lit.
— Je vais vous montrer quelque chose, dit-elle en
sortant une clé de sa poche.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 259
Elle ouvrit l'armoire et en tira un objet brillant
qu'elle mit entre les mains de Marc. C'était une photo-
graphie d'Edith Crosland, dans un beau cadre en argent
massif.
— Nous ne sommes pas aussi pauvre qu'on pourrait
le croire, n'est-ce pas ? En tous cas, j'ai sauvé ceci. Pen-
dant le jour je l'enferme ici et la nuit je le mets sous
mon traversin. Oh oui, dit-elle à Marc, qui venait
d'élever dans ses mains le portrait d'Edith, en réalité
pour mieux le voir, mais Queenie put croire que c'était
pour l'approcher de ses lèvres : « Oh oui, vous pouvez
l'embrasser ! »
Elle s'assit au bord du lit et se mit à sangloter dans
son mouchoir.
Marc Fournier n'aimait pas les scènes larmoyantes et,
sous préteîcte que le taxi attendait, il prit congé dès
qu'il vit Queenie un peu calmée. Il lui dit qu'il voulait
la revoir avant son départ, et savoir si elle avait reçu
des réponses à l'annonce qu'il ferait insérer, dès le len-
demain, dans plusieurs grands quotidiens.
— Donnez cette adresse ; mais avec d'autres initiales
que les miennes, à cause de ma tante et des gens qui
me connaissent.... Non, je ae pourrai pas vous voir
demain ; mais samedi soir, si vous voulez.
11 lui donna donc rendez-vous à la station de Dover
Street. Il habitait tout près, dans Mayfair, une maison
de « Chambres de célibataires », où il descendait lors-
qu'il était à Londres pour peu de temps.
Pendant tout le reste de la soirée et la journée du
lendemain, il fut inquiet et préoccupé. En cherchant à
2 60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
revoir Queenie il avait pensé terminer son séjour à
Londres par une amusante petite aventure, qu'il était
décidé à pousser aussi loin qu'il le pourrait. Il l'avait
revue, mais l'événement avait trompé son attente. Le
malheur et la pauvreté de Queenie étaient entre eux
comme une barrière infranchissable. Pourtant... puis-
qu'elle n'avait plus rien à perdre, pourquoi la belle
jeune fille d'à présent ne voulait-elle pas se souvenir
des faveurs que la grande petite fille d'autrefois lui
avait accordées ? Ah, c'était parce que l'argent était
entre eux. Eh bien alors, puisqu'ils étaient d'uccord
pour oublier les beaux jours de Chelsca, pourquoi ne
le laissait-elle pas lui venir en aide aussi généreusement
qu'il l'aurait voulu ? L'argent, encore 1 Tant pis, il
l'aiderait en dépit d'elle-même à « remonter. » Il lui
enverrait un chèque de quarante livres dès le lende-
main. Pour lui, maintenant, qu'est-ce que c'était que
quarante livres ? Jadis, à Chelsea, il vivait tout un mois
avec cette somme ; mais à présent, qu'il avait un gros
compte personnel ouvert chez ses banquiers de Cockspur
Street, il pouvait bien faire ce cadeau à une amie dans
le besoin, puisqu'il était décidé à ne rien demander en
échange. Il remplit un chèque et le signa, (t Elle me le
renverra, pensa-t-il. » Eh bien, non : il le lui enver-
rait en lui écrivant qu'il partait pour le Continent et err
lui faisant ses adieux. Avant qu'elle pût le lui renvoyer
à son adresse de France, elle aurait eu le temps de réflé-
chir, et de se dire qu'après tout elle pouvait bien accepter
ce don d'un absent. Pourtant s'il f;iisait cela, il se pri-
verait du plaisir de la revoir. Non, il tâcherait de lui
faire accepter ce chèque lorsqu'il la verrait, samedi.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 26 1
Mais peut-être accepterait-elle du moins quelques
objets dont elle avait besoin. En flânant dans Oxford
Street et dans Tottenham Court Road, il s'arrêta aux
devantures et choisit des vêtements, des meubles, des
tentures, et en imagination il envoyait tous ces objets
à Harlesden où ils transformaient la pauvre chambre de
Queenie en un boudoir luxueux et la paraient elle-même
comme pour une présentation à la Cour. Mais il sentait
combien ces cadeaux seraient indiscrets, inconvenants,
ridicules, et combien mal venus de la jeune fille si même
elle ne les lui renvoyait pas. Cependant il pourrait lui
faire porter quelques meubles plus modestes. Non,
même pas cela ; du moins pas avant de lui en avoir
parlé. Elle était si soigneuse de sa réputation, et si
préoccupée de ce que sa propriétaire et ses voisins pou-
vaient penser d'elle Mais à coup sûr, il n'y aurait
pas d'indiscrétion à lui envoyer ce tapis, épais et doux,
qui ressemblait à ceux qu'il avait eus à Chelsea, et que
ses jolis pieds nus avaient foulés un soir. Il l'acheta, et
donna l'adresse de Harlesden. Tiens ! autre chose, à
quoi il n'avait pas songé, et à laquelle il aurait dû
songer d'abord : une machine à écrire ; cette machine
qu'elle ne comptait pas pouvoir acheter avant plusieurs
années, et qui l'aiderait à vivre plus confortablement. Il
y en avait dix, de toutes les meilleures marques, dans
les bureaux de la Maison Fournier et C'*^ : pourquoi
aurait-il hésité à en acheter une de plus pour la donner
à Queenie ? Il l'acheta, et fut sur le point de l'envoyer
aussi à Harlesden. Mais il se ravisa : il valait mieux ne
pas faire porter deux cadeaux dans la même journée. Il
donna son adresse de Mayfair.
2(j2 Là nouvelle REVUE FRANÇAISE
Ainsi toutû la journée sa pensée tourna autour de
Queenie et prit souvent la direction de Harlesden. Lors-
qu'il rentra chez lui pour s'habiller, vers sept heures du
soir, il trouva une lettre de M""' Crosland : un simple
et sec accusé de réception des dix livres qu'il lui avait
remises la veille et h confirmation qu'elle serait samedi
soir à six heures à la station de Dover Street.
— Vous voyez, dit-elle, j'ai tout dépensé moins trois
livres et cinq shillings.
— Et vous Favez bien employé, ma belle jeune
dame.
— Oh, vous me faites rire. C'est le surnom que les
autres m'avaient donné à Praed Street : la jeune dame.
Elles disaient des choses et elles employaient des
mots Alors je leur disais : « Voyons, jeunes filles,
pourquoi vous gâter ainsi et vous ravaler vous-mêmes ?
Ne pensez-vous pas que c'est déjà bien assez que d'être
pauvres comme nous le sommes et voulez-vous renon-
cer à être respectables ? » Oh mon Dieu, si elles savaient
ce qui m'est arrivé !
— Il n'y fiiut plus penser.
— Au contraire, il fout que j'y pense constamment.
C'est la seule chose qui puisse me soutenir dans ma
lutte contre le monde. Aii, c'est fait : j'ai trouvé une
situation dans un bureau, à Holborn. Je vous remercie
d'avoir fait insérer cette annonce. Dans un mois je
commencerai à payer ma dette. Mais je ne suis pas
tout à fait contente de vous : le tapis est trop beau.
Mais, après tout, merci.
— Je vous ai déjà dit de ne pas prononcer ce mot.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 263
Ne le prononcez plus. J'ai chez moi, une machine à
écrire qui est à vous.
— Oh, est-ce possible ? Comment pourrais-je
jamais -^
— Je désire que vous vous libériez le plus tôt pos-
sible de votre dette, voilà tout.
Il avait plaisir à la sentir marcher à son côté, de son
pas ferme et balancé : sa force même, qu'on devinait à
chacun de ses mouvements, était un charme de plus :
on la sentait capable de lutter et, si elle le voulait, de
faire mal. La femme avait tenu toutes les promesses de
l'enfant ; et Marc souhaitait presque d'être rencontré par
un amii tandis qu'il traversait Piccadilly avec elle. Elle
avait fait des miracles avec la petite somme qu'il lui
avait remise : comme elle était difi'érente déjà de la
jeune fille inquiète et humiliée qu'il avait retrouvée
près de Marble Arch l'autre jour. Une certaine expres-
sion dure et fermée qu'il avait remarquée dans ses yeux
avait disparu. C'était une autre Queenie, mais qui
continuait celle qu'il avait connue autrefois : une douce
grande blonde faite pour recevoir du bonheur et en
donner.
— Nous allons prendre le thé, et ensuite nous dîne-
rons ensemble, puis nous irons au théâtre et je vous
reconduirai chez vous après que nous serons passés chez
moi pour prendre la machine.
— Oh non, je ne rentre jamais après neuf heures, et
je n'ai pas l'habitude de dîner. Mais si vous voulez, nous
irons à cette boutique de thé dont vous m'avez parlé.
Ils y allèrent, et s'installèrent dans un coin près d'une
cheminée où un feu de charbon savamment arrangé
^^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ressemblait à un panier plein de roses. Là sous une
douce lumiùre, assis dans des fauteuils bas, ils eurent
l'impression d'être dans l'intimité d'un chez-soi tran-
quille et luxueux.
— Puisque vous avez presque tout dépensé, et que
vous manquez certainement de beaucoup de choses
encore, voici ce que j'ai préparé pour vous, c'est mon
cadeau d'adieu, et qui sait quand nous nous reverrons.
^ — Un chèque de quarante livres ! Cela n'a de valeur,
n'est-ce pas, que pour moi, et si je le signe ?
— Oui, naturellement.
— Voilà je ne sais combien de fois que vous dites
« Oui, naturellement » ce soir. Je veux bien accepter la
machine, comme cadeau d'adieu. Mais cela, non, » dit-
elle en déchirant le chèque, lentement, en tous petits
morceaux qu'elle jeta sur le foyer incandescent. « J'es-
père, » ajouta-t-elle en regardant Marc d'un air de défi
« que vous n'êtes pas froissé, M. Fournier ? »
A partir de ce moment, elle parut nerveuse et dit à
Marc, sans avoir l'air de le faire exprès, tout ce qu'elle
put trouver de plus désagréable. Par exemple elle lui
apprit que sa propriétaire de Harlesden était absente le
soir où il était venu chez elle : « Et c'est heureux, »
ajouta-t-elle, « qu'elle ne vous ait pas vu. » Puis, elle
trouva le thé mauvais, et demanda plusieurs fois quelle
heure il était. A un moment elle lui dit d'un ton sarcas-
tique : « Je pensais que vous vous seriez marié là-bas > »
et_ sans attendre sa réponse elle voulut partir, et une
fois dehors, elle dit que ce n'était pas la peine qu'ils
allassent chez Marc prendre la machine à écrire. Il
pourrait la lui faire porter le lendemain, ou bien elle-
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 265
même passerait la prendre chez le portier lundi prochain.
— Vous ne pouvez pas rentrer si tôt à Harlesden,
M"^ Crosland. Il est à peine sept heures et demie. Nous
pourrions faire une petite promenade. J'ai pensé à un
endroit où nous pourrions aller, et où je serais certai-
nement allé, même si j'avais été seul, pour le revoir
avant mon départ.
— Oh, à Chelsea, n'est-ce pas ?
— Oui, à Chelsea, où il reste un peu de ma jeu-
nesse et un peu de votre enfance, et le souvenir de la
personne très chère que nous avons perdue.
Elle y consentit, mais elle voulut faire à pied une
partie du trajet, et ils allèrent jusqu'à Hyde Park
Corner, où ils prirent un autobus. La nuit était déjà
venue lorsqu'ils descendirent au coin de King's Road et
de Oakley Street.
C'était une nuit de la première quinzaine d'octobre,
relativement tiède. Ils suivirent Oaklev Street dans
la direction du fleuve, puis tournèrent à droite dans
Cheyne Walk.
— Voici le jardin, dit Marc. Prenons la petite allée
centrale.
— Et voici la statue de Carlyle, dit Queenie.
— Le seul peut-être de tous nos voisins qui soit resté
ià. Et la seule figure, peut-être, que je reconnaîtrais
<lans le quartier, c'est sa bonne tête de vieux chien de
berger. Ah ! voici mon ancienne maison ; ma fenêtre du
rez-de-chaussée. C'est de là que je vous ai aperçue pour
la première fois, un jour que vous vous étiez déguisée,
avec d'autres jeunes gens, pour visiter les convalescents
de l'hôpital. Vous souvenez-vous ? Et vous rappelez-
266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE".
VOUS ce soir d'été où je vous ai reconduite à Riclimond
avec votre petite amie Ruby ? Comme nous étions gais
tous les trois ! A propos de je ne sais plus quoi, pour
dire que vous vous étiez trompée, au lieu de « I made
a mistake » vous avez dit : « Oh, 1 made a mistook ^) ;..
c'était la première fois que j'entendais cette plaisan-
terie d'écolière, et dans mon souvenir je l'ai identifiée
avec vous et avec ce voyage à Richmond, où vous êtes
arrivée endormie.
— Quelle mémoire vous avez 1
— Et \ ous, avez-vous oublié tout cela ?
— Peut-être que non.
— Et le jardin abandonné, au coin de Cheyne Row ?
Nous y passerons tout à l'heure. Et vous souvenez--
vous.... Vous avez vu le tableau d'Andromède ? Eh
bien, vous souvenez-vous d'une petite Andromède de
moins de quinze ans, qui n'était pas attachée à un
rocher, mais adossée à une porte dont elle tenait la.
poignée, tandis qu'à ses pieds un monstre....
— Oh ne parlez pas de.... Oui, » murmura-t-elle en.
baissant la tête : « je me souviens. »
— Queenie, pourquoi avez-vous été si méchante ce.-
soir ? Etait-ce que vous parliez sans réfléchir ? Ou
plutôt, que vous n'aviez pas confiance en moi et que...
vous trouviez que nous étions, là-bas, trop près de-
Mayfair ? Etait-ce cela ?
— Peut-être.
— Oh, alors tout est bien. Mais vous pouviez avoir
confiance en moi et même venir passer un instant dans-
ma « chambre de célibataire ». C'est très curieusement
aménagé là-dedans. Ainsi la baignoire est dans une.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 267
armoire. Et puis il y a toutes sortes de commodités.
Impossible de voir qui va dans l'ascenseur. Mais à toute
heure de la nuit, dans les escaliers et les corridors, je
me heurte à des fantômes parfumés qui font en mar-
chant un bruit de soie. Des ombres de célibataires, je
suppose. Ah ! c'est la première fois que vous riez
depuis notre rencontre de ce soir.
— Et probablement la dernière, car il sera bientôt
temps que je rentre.
— Queenie, ne recommencez pas à être méchante.
Songez que je pars demain matin. Oui, vous allez ren-
trer. Mais avant, il faut que je vous dise quelque chose.-
Certaines de vos actions qui n'ont eu aucune importance
pour vous, sans doute — de simples caprices de petite
fille, — peuvent en avoir eu beaucoup pour d'autres.
C'est une action de ce genre que je vous ai rappelée il y
a un instant, et vous m'avez dit que vous vous en sou-
veniez. Eh bien, moi. je n'ai pas cessé d'y songer
depuis cette nuit-là, et après quatre années écoulées, le
souvenir que j'en ai gardé est demeuré aussi net qu'il
l'était le lendemain. Vous, peut-être, n'y avez pas songé
une seule fois. Mais un homme îrarde ces choses-là
dans son cœur et il y pense, la nuit, quand il est seul.
Le monstre a souvent pensé à la petite Andromède,
Queenie, et il a tout revu dans ses rêves : cette douce Nor-
wège, ce beau pays de neige ensoleillée ; et quand vous
m'avez dit ce qui vous était arrivé, j'ai senti comme un
coup dans la poitrine parce que vous aviez gaspillé
pour un autre un trésor que vous m'aviez permis d'en-
trevoir comme si un jour il devait être à moi. Croyez-
vous que si je n'avais pas songé à vous, pendant ces
ïé8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
quatre ans, avec quelque chose de plus que de l'amitié,
j'aurais cherché à vous retrouver ? Mais enfin, je vous ai
retrouvée et cela me suffit. Ne prenez pas le respect que
je vous ai montré pour de l'indifférence, mais voyez-y
plutôt la preuve de la profondeur du sentiment que
vous m'inspirez, et de la maîtrise que j'ai sur moi. Je
compte pouvoir re%'enir à Londres dans quatre mois, et
j'y installerai une succursale de mes bureaux du Con-
tinent. J'aurai besoin d'un secrétaire particulier ; je vous
offre ce poste. Vous n'aurez affaire qu'à moi, et n'aurez
à craindre ni les promiscuités ni les médisances.
Queenic !.... Queenie !
Elle était partie en courant, et comme des passants
:survenaient, Marc n'osa pas s'élancer à sa suite. Il la
vit qui atteignait le coin de Beaufort Street au moment
où passait un autobus venant de Battersea et dont elle
avait dû apercevoir avant lui les lumières. Mais quand
Marc parvint au coin de la rue, il ne la vit plus, et en
conclut qu'elle était montée dans l'autobus.
Personne n'avait h'it attention à sa mésaventure, et
du reste que lui importait ? Il gagna King's Road,
très vite, avec un vague espoir de la retrouver là. Mais
non, c'était absurde : pourquoi aurait-elle joué à cache-
cftche avec lui ? Pourtant il revint à Cheyne Walk,
Tepassa devant son ancienne maison, puis remonta
Cheyne Row et en arrivant au tournant il aperçut une
femme debout près de la palissade du jardin abandonné.
Elle était de la même taille que Queenie et il crut que
c'était elle, mais quand il en fut plus près, il vit qu'il
s'était trompé. Il erra quelque temps, tout désemparé,
<lans ce quartier rempli des souvenirs de sa jeunesse ;
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 20^
et tout à coup un grand soufHe de vent qui bouscula
des rameaux au-dessus de sa tête le fit frémir.
Il rentra dans King's Road, toute flambante et bruis-
sante de l'activité du samedi soir. Alors l'idée lui vint
de partir pour Harlesden. « En prenant un taxi, j'y
arriverais encore avant elle. » Mais il n'en vit aucun qui
fût vide, et il songea que cette démarche ne ferait
qu'irriter la jeune fille. « Et si elle m'avait menti ? Si
l'autre n'était pas parti ? » Il se sentit rougir. Etait-il
possible qu'elle l'eût si effrontément dupé ? Mais non,
toutes les actions, toutes les paroles de Queenie, et ce
dernier incident l'assuraient qu'elle était libre. Elle avait
peur, tout simplement ; et après l'accident dont elle
avait été victime, son premier mouvement était de fuir
dès qu'un homme la recherchait.
Il prit un autobus qui allait vers Piccadilly. Il était
déjà tard, et après avoir dîné sans appétit, il rentra chez
lui. Alors il se mit à écrire à Queenie une lettre d'ex-
cuses, mais dans laquelle il lui répétait son offre d'un
poste de secrétaire.
Tout à l'heure, quand il lui parlait, il s'était laissé
entraîner par ses souvenirs, par la présence de la jeune
fille à côté de lui dans l'ombre, et par ses propres
paroles. En somme, il avait oublié sa résolution, et il
avait essayé de voir s'il ne pourrait pas la ramener ce
soir même à Mayfair. Et c'était pour cela qu'il avait
fait consciemment une peinture exagérée de ses senti-
ments, parce qu'il croyait que la plupart du temps les
femmes retranchent au moins cinquante pour cent de
tout ce que les hommes leur disent lorsqu'ils leur par-
lent d'amour. Mais le point final qu'elle avait mis à son
:270 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
■iliscours lui avait soudainement tait éprouver tout de
bon la passion qu'il avait voulu feindre. Sa lettre s'en
ressentait, et en la relisant, il eut honte, et la recom-
mença. « Mais si elle aussi a joué la comédie ? si ce
brusque départ était calculé ? Et calculé aussi son désin-
téressement ? » Ah, qui l'aurait pu dire ?
Il déchira la page commencée, et prit une nouvelle
feuille de papier. Il essaya d'être plus cohérent, et de ne
rien dire qui pût effaroucher Queenie, éveiller ses
scrupules et sa métiance, ou devenir — sait-on jamais ?
— une arme entre ses mains.
Il n')' réussit pas tout à fait, et il aurait peut-être
recommencé encore une fois cette lettre, si son réveil,
éclatant brusquement sur une table derrière lui, ne
l'eût averti qu'il était temps qu'il se préparât à prendre
son train. Alors, pour qu'elle la reçut plus tôt, il des-
cendit et la porta lui-même jusqu'au premier pilier
qu'il rencontra.
Quatre jours après, à Paris, il trouva sa réponse
dans son courrier du matin. .Une courte lettre écrite à
h. machine, et d'un style strictement commercial, mais
dont la banalité même et la froide correction l'émurent,
car.,, elle acceptait !
IBEAUTE, MON' BEAU SOUCI 2"]!
« Ail, il est encore là ! » pensa-t-elle avec colère, au
moment où elle sortait du bureau où elle travaillait,
« et il va me suivre encore, et cinq minutes après que
je me serai assise à la table de la crémerie, je le verrai
entrer, s'asseoir à luie table voisine et me regarder fixe-
ment avec ses yeux de fou. Les premiers temps il sou-
riait et me faisait des signes ; mais maintenant il me
regarde fixement comme s'il me connaissait. Pourtant
il n'y a rien dans ma tenue... Enfin, aucun autre
homme, jamais, ne songe à me sui\Te et personne
n'ose me regarder ainsi. Un jour il s'est assis à ma table
•et a même essayé de me parler. Mais je sais très bien
Tie pas regarder, et n'avoir pas l'air d'entendre. Je ne
i'ai regardé que cette seule fois ; et il a si distinctement
4u dans mes yeux que je le considérais comme un
"malotru, qu'il a rougi, et s'est en allé aussitôt. Il nie
■persécute. J'ai déjà changé de restaurant ; je passe par
^es rues détournées, je modifie constamment mon
itinéraire pour rentrer chez moi. Rien n'y fait : je le
retrouve toujours à quelques pas de moi, avec son air
hagard et son chapeau ridicule. U finira par m aborder
en pleine rue. »
— Puis-je vous parler .-*
C'était fait : l'homme à lair hagard était debout
-devant elle, son chapeau ridicule à la main.
— Non, dit-elle sèchement. Elle le regarda de la
îète aux pieds et, le repoussant avec le bout de son
parapluie, elle passa.
272 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il tourna les talons, et quand elle osa jeter les yeux
autour d'elle, il avait disparu. Mais en arrivant à la
crémerie, elle se sentit regardée avec intensité par quel-
qu'un qui était assis au fond de la salle. C'était lui.
Il y avait déjà deux mois que cela durait ; ou du
moins il y avait deux mois qu'elle s'était aperçu qu'il
la suivait. Quand cela avait-il commencé ? Peut-être
quelques jours seulement après son entrée au bureau
où elle était employée, c'est-à-dire il y avait environ
trois mois. Elle s'était apprise à ne jamais regarder les
gens qu'elle ne connaissait pas. Ainsi, il avait pu l'atten-
dre et la suivre depuis très longtemps.
Si elle avait eu quelque collègue femme, elle se
serait fait accompagner, tant il l'effrayait. Mais elle ne
voulait pas demander un service de ce genre à l'un des
employés de son bureau, qui étaient tous des jeunes
gens. Il lui fallait donc affronter cette terreur, toute
seule et sans aucune protection.
Ses yeux, ou plutôt son regard, était quelque
chose d'affreux ! Elle le revoyait en rêve. Un enfant
qu'il aurait regardé de cette façon se serait mis à
pleurer. Quelle étrange fixité, et quelle expression
d'angoisse et d'insolence ! Le soir, lorsqu'elle était dans
sa chambre, assise devant sa machine et travaillant,
tout à coup elle se sentait le cœur étreint par un hideux
pressentiment. La porte allait s'ouvrir brusquement et
//// entrerait, la tête haute, et ses yeux ! ses yeux !
alors, si un meuble craquait, elle courait, prise d'épou-
vante, jusqu'au commutateur, éteignait la lampe et, gre-
lottante, se déshabillait et se couchait dans l'obscurité.
BEAUTÉ, MOX BEAU SOUCI 273
Le lendemain du jour où il l'avait abordée dans la
rue, elle ne le vit pas. Le surlendemain non plus. Une
semaine, deux semaines passèrent ainsi. Elle commença
à se croire délivrée de cette obsession. Maintenant elle
osait flâner un peu, s'arrêter aux devantures des bou-
tiques, faire le tour des grilles de Bloomsbury Squan.
en regardant les jeux des oiseaux dans ce jardin trislo
et négligé, et où les voisins, qui en ont seuls la clé.
n'entrent pas souvent. Elle aimait mieux Sicilian
Arcade, qui était encore dans sa nouveauté, et comme
une surprise dans Londres : une rue de Sévillc ou cc
Palerme, et quand on connaissait la Méditerranée, en
passant là on y songeait. Depuis, insensiblement,
l'atmosphère studieuse et mesquine de Bloomsbury 1 o
pénétrée et l'a naturalisée. Ce serait uii intéressant-
sujet de psychologie citadine comparée, qu'un parallèle
entre Kingsway et le boulevard Raspail, deux contem-
porains que beaucoup de gens de cette génération om
vu naître.
Elle était contente de pouvoir enfin regarder à loisir
ces boutiques de Sicilian Arcade, sans crainte de voir
surgir à son côté cet insolent, ce maniaque, ce fou. A
vrai dire, elle avait moins horreur de lui après ces quel-
ques jours passés sans le voir, et même elle avaii
éprouvé une espèce de soulagement déjà lorsqu'il
l'avait abordée, et qu'elle avait entendu sa voix : il était
donc un être humain, et non pas un démon horrible
et muet.
— Si vous lisiez dans un journal
Elle frémit ; il était debout à sa gauche, mais il
regardait droit devant lui, en apparence tout occupé à
i8
?.74 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
exitmincr les gravurc's exposées à la devanture d'une-
boutique, et ses lèvres remuaient à peine. Elle fut telle-
ment saisie quelle n'eut pas la force de fuir.
— dans un journal l'avis suivant : Messieurs Un-
tel-et-un-tel, notaires, désirent communiquer d'urgence
avec M""' Queenie Crosland au sujet du testament de
son cousin, mort à Philadelphie le vingt-quatre octobre
dernier, — je suppose que vous écririez axes Messieurs
ou que, s'ils \-ous envo\-aient un de leurs employés,
vous consentiriez à l'écouter. Hh bien....
Elle pensa avec .terreur : « Il sait mon nom. ! »
,Elle osa tourner un peu les yeux vers lui. Elle le .vit
de profil, et fut surprise de lui trouver des traits 51
jeunes, presque .enfantins : ce menton arrondi et cette
bouche aux lèvres .un peu lourdes. Pourtant il avait
quelques cîieveux gris :pr.cs des tempes. Un drôle de
profil qui contrastait avec le souvenir qu'elle avait de
son regard, un profil qui la lit songer aux jnots «un
grand garçon ».
— Eh bien, ne serait-il pas plus simple et moins
dé-sagréable pour vous d'écouter cet employé que de
vous exposer à être suivie encore tous les ;jours, à toute
heure, par un homme que vous détestez et qui vous
fiùt peur 1
Il ne bougeait pas, ne se tournait pas vers elle ; et
elle vit que sa main, qui tenait une cigarette éteinte,,
tremblait.
■ — Si vous avez une communication de cette nature
à me faire, pourquoi ne me la feriez-vous pas ici même
et maintenant ? Je ne savais pas que mon cousin fût
mort. Eh bien, je vous écoute.
BEAUTE, M0\ BEAU SOUCI 275
— L'affaire est un peu embrouillée, ^1"*= Crosjand.
Voulez-vous me permettre d'aller vous en parier ç4îgz
vous ?
• — \'ous savez donc mon adresse ?
— Naturellement.
— Je ne comprends pas... Non, pas chez moi.
— Très bien. Veuillez donc vous trouver dem;ain
samedi à trois heures de l'après-midi, ici tout près., .et
sur votre chemin à la sortie de votre bureau : sous la
colonnade du Musée. C'est un lieu très fréquenté, et
vous n'aurez rien à craindre. Au revoir, M"^ Crosland.
Elle n'irait pas. Elle se demandait même pourquoi
elle l'avait écouté, au lieu de s'éloigner dès qu'elle s'était
aperçu qu'il était là. Cette histoire d'avis dans un journal
et d'héritage n'était qu'un mensonge, et un mensonge-
mal fait ; rien qu'un prétexte pour entrer en relations
avec elle. Pourtant, non seulement il savait son prénom
et son nom, — qu'il avait pu apprendre en interrogeant
sa propriétaire de Harlesden ou quelque voisin, —
mais c'était bien en effet à Philadelphie que son cousin
habitait, et elle savait qu'il était depuis longtemps
malade. Comment cet inconnu avait-il appris cela ?
Il fallait qu'il eût fait une enquête très minutieuse ;
mais cela ne l'autorisait nullement à entrer en relations
avec elle. Si véritablement son cousin était mort, elle
l'apprendrait, — mais par qui ? Par sa tante, avec qui
elle était brouillée et qui ne savait pas son adresse ?
« J'aurais dû exiger qu'il s'expliquât sur-le-champ »,
Tant pis, il était trop tard à présent ; elle n'irait pas.
Le lendemain, à la fermeture de son bureau, elle
27e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rentra chez elle, prit le thé «[ans sa chambre, s'habilla,
sortit de nouveau pour se promener. Il était quatre
heures. Il avait dû se lasser d'attendre. Elle prit le che-
min de fer souterrain dans la direction du centre, puis
un autobus qui l'amena vers Southampton Row, et
comme il était déjà près de cinq heures quand elle y
arriva, elle se dit qu'elle pourrait bien passer devant le
Musée, seulement pour voir si par hasard il y était
encore. Elle venait à peine d'entrer dans Great Russell
Street, qu'elle le vit debout sur les marches du Musée.
Elle s'enfuit, et ne fut tranquille que lorsqu'elle se
retrouva chez elle. Mais elle ne put s'empêcher de sou-
rire en pensant qu'il l'avait attendue si longtemps en
vain. Oh, c'était bien fait : lui-même il s'était mis au
Musée, avec les curiosités et les antiques, et près de ces
deux grandes et bizarres figures de pierre qu'on voit, de
la rue, sous la colonnade ! Après cette déconvenue, il
n'oserait plus se montrer. Mais sa tranquillité ne dura pas
longtemps. « C'est vrai, se dit-elle soudain, il sait mon
adresse ! »
Elle eut l'impression que toute retraite lui était cou-
pée. Elle finirait par le voir entrer dans sa chambre,
comme elle l'avait vu si souvent en imagination. Car ses
premières impressions n'avaient pas été effacées par le
court entretien qu'elle avait eu avec cet homme. C'était
cet entretien qui lui paraissait un rêve : il avait été si
rapide ; tandis que son affreux regard l'avait poursuivie
pendant si longtemps. « S'il ose venir, je le fais arrêter »,
se dit-elle. Puis elle alla donner un tour de clé à sa
porte.
Elle venait à peine de se rasseoir, qu'on frappa. Elle
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 277
frémit. On frappa encore ; et elle trouva la force de
dire :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une dépêche pour vous. Mademoiselle Crosland,
répondit la voix de sa propriétaire. Elle remarqua que sa
propriétaire la traitait avec plus d'égards, et moins fami-
lièrement, depuis quelque temps.
Sa première idée claire fut que c'était Marc Fournier
qui lui annonçait son retour prochain. Il ne lui avait
écrit que deux fois depuis son départ ; sa dernière 'lettre
remontait à cinq semaines et pourtant il y avait quinze
jours qu'elle lui avait envoyé un nouvel acompte de dix
shillings sur sa dette. Sans doute il avait dû avoir trop
à faire pour écrire, et il télégraphiait. Ce ne pouvait être
que cela, puisque lui seul savait son adresse. A moins
que Vautre...
Elle s'était trompée : la dépêche était de sa tante,
Madame Longhurst, qui l'invitait à venir la voir le len-
demain dimanche dans l'après-midi. Elle ajoutait qu'elle
avait une communication importante à lui faire.
D'abord elle fut déçue : pourquoi ce silence de Marc ?
Mais enfin elle avait tellement besoin, en ce moment^ de
se sentir moins seule, de savoir qu'on s'occupait d'elle,
qu'il se fit en elle une détente, et un peu plus tard elle
se surprit en train de chantonner. C'était comme si le
rude climat dans lequel elle avait vécu tous ces derniers
mois s'était soudain radouci. Elle allait donc rentrer en
contact avec sa famille ! « Après cela, vous ne pouvez
plus rester chez moi, » lui avait dit sa tante, et alors elle
était montée dans sa chambre,|et dès que Madame Long-
hurst était sortie, elle avait quitté la maison.
ijS LA NOUVELLE REVUE fRANÇAISÊ
Elle arriva vers le milieu de l'après-niidi, et ce fut
comme si rien ne s'était passé. Madame LonghursÉ
l'embrassa et parla de choses indifférentes. Pas la moin-
dre allusion au passé. Elle lui dit ffiême, au bout d'un
ù>oment :
— ^ Vous êtes plus jolie que jamais, ma chère enfant !
Puis elle ajouta très vite ^
— Il faut que voUs preniez le thé a^^ec nous ; votre
oncle est softi, mais ik)us a?Ufoft$ un visiteur, un ami.^
Oh ! j'oubliais de vous annoncer la nouvelle. Notre
coUstri est moit et par ^n testament vous héritez dd
mille livres. Il auniit pu mieux faire après toute' la peine
qu'Edith s'était donnée pour lui ;• mais enfin... ISfat^i^
i^éllement c'est votre oriclé: qui,- étant votre tuteur, aur*
la garde de cette sorti me jusqu'à votre majorité. Il voua
expliquera tout cela. Et vous savez, Queeuie, que si
vous voulez revenir vivre ici, vous le pouve;?-.
^^ Vous savez que... l'enfant... est mort ?
Elle fit « oui » avec les paupières.
— Mais comment l'avez-vôUs su ? et ifion adresse, qui
Vous l'a donnée ?
Madame Lorighurst la regarda un instant et sourit^
puis elle répondit :
— ^ Quelqu'un qui s'iméfésse beaucoup à vôtks. Moi-
inéme j'âvàls clK'rché à vous rettbuver, mais sai^s y
réussk. Lui, a réussi. Et morintenant, Queenie, la ser-
vante' est Sortie, et vous ni 'aiderez à préparer le thé.
Elle était encore dans là cuisine lorsque sa- tante l'âp-
peki ; leuf visité\ir venait d arriver^
^— Monsieur Harding.- Ma nièce Queenie.-
Comi>ieHt allc^n^otfs ? âh M. Hatdiïtg.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI - 279
Elle le regarda, béante. C'était //// /
Mais elle n'eut pas le temps de se livrer à sa surprise:
il apparut que M. Harding était le plus gai et le plus
jovial des hommes. Il parlait constamment, riait, faisait
des plaisanteries. Il aida les dames, à préparer la table
pour le. thé. Puis il alla au piano, l'oiivrit et se mit à
chanter tour à tour en anglais et en français, avec toutes
sortesd'intonations comiques. Et quand enfin Qucenie,
assise enfiice de lui à' table, osa le regarder, elle fut
étonnée de ne plus trouver dans ses yeux cette expres-
sion étrange qui l'avait tant effrayée. Il fallait vraiment
que son imagination lui eût joué un tour. M. Harding
avair le regard extraordinairemcnt vif, sans doute, mais
plutôt sympathique, ce qu'on appelait alors « l'œil
joyeux ».
— Oui, ma chère Madame Longhurst », dit-il en se
tournant vers la tante de Quecnie, « oui : il suflit de
vouloir les choses avec intensité, et alors on découvre
tout, et, comme dit le proverbe chinois : « Avec le céré-
monial et la musique tout est possible dans l'Empire ».
Oh, avez-voufi parlé à votre nièce de l'héritage qu'elle a
fait en son absence ? La voici dotée. Aussi ai-je bien
envie de faire ma, demande tout de suite... Madame Long-
hurst, si je disais à votre charmante nièce : lleginald
Karding, rentier, 32 ans, vous demande si vous voulez
être sa femme, que pensez-vous qu'elle répondrait ?
— Vous savez, Qucenie : il parle sérieusement. C'est
sa manière à lui ; mais ce qu'il vient dire, il me l'a
répété cenr fois.
— Que croyez-vous qu'elle dirait à cela, Madame
Longhurst .? Mais peut-être demanderait- elle quelques
liSO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
uétails. Eh bien, je vous ai donné l'adresse de mon
médecin et celle de mon banquier, n'est-ce pas. Madame
i.ongliurst ? Et quoi encore ? Appartement à Londres ;
.grande maison à la campagne ; automobile. Je ne sais
pas s'il est bien nécessaire d'ajouter, — c'est un simple
détail, — que dans le cas où je serais accepté, ma femme
.'ccevrait d'abord mille livres pour son tiousseauet deux
;nille livres pour ses bijoux ; quatre-vingts livres par
mois pour le ménage ; vingt livres par mois pour son
;"rgent de poche, et ses notes personnelles payées jusqu'à
v:<'>ncurrence de cinq cents livres par an.
— Eh bien, Queenie, que diriez-vous, ma chère ?
Ah ! M. Harding, elle croit que vous plaisantez et elle
l'ose pas... Queenie, c'est par M. Harding que j'ai su
lout ce qui vous était arrivé ; c'est lui qui vous a retrou-
vée et qui vous a fait revenir ici.
Depuis que cette conversation avait commencé,
< Queenie se sentait mal à son aise. Les paroles de
M. Harding ne parvenaient pas jusqu'à son intelligence.
Waiment, elle ne les avait pas comprises ; tout ce qu'elle
comprenait, c'était que ce Monsieur et sa tante avaient
organisé un complot contre elle. L'amabilité de sa tante
l'inquiétait ; l'enjouement de M. Harding l'irritait. Elle
■L mit instantanément sur la défensive et les premiers
mots qu'elle trouva furent ceux-ci :
— Je dirais que je suis déjà fiancée.
— Je ne le crois pas ! cria Madame Longhurst. Vous
:k pourriez pas dire comment s'appelle votre fiancé.
— Voilà une chose que je n'avais pas apprise, balbutia
Al. Harding.
Je suis fiancée à M. Marc Fournier, un étranger.
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 28 1
en ce moment absent, et qui doit revenir le mois pro-
chain. Tante, c'est ce Monsieur dont mère a dirigé
la maison avant notre départ pour l'Amérique. Et main-
tenant il faut que je m'en aille. Je suis fâchée d'être
venue et je ne reviendrai plus ici.
Et sans même saluer, elle partit.
Son intention avait été de rompre une seconde fois-
avec sa tante, et du même coup avec ce M. Harding, son
ennemi, avec qui sa tante avait fait alliance. S'il osait
l'aborder encore une fois dans la rue, elle appellerait ui>
aèrent.
Mais elle vit bien qu'il lui était impossible de rompre
avec sa faniille. Dès le lendemain de sa visite à sa tante,-
M. Longhurst, son oncle et tuteur, vint la voir chez
elle. Il lui fournit toutes sortes d'explications, qu'elle-
écouta distraitement, concernant son héritage.
Lui non plus, ne fit aucune allusion au passé. C'était
un homme froid, assez effacé dans sa maison, et d'une
tournure d'esprit ironique ; et sa nièce fut surprise de
voir qu'il lui témoignait plus d'aft'ection que d'ordinaire,
et la traitait même avec considération.
Après ce qui s'était passé, il y avait dix mois, elle
aurait cm que ni son oncle ni sa tante n'auraient même
daigné la reconnaître s'ils l'avaient rencontrée dans la
rue. Alors l'idée que tout cela était dû à l'intervention
de M. Harding lui traversa l'esprit. Justement son oncle,,
ayant épuisé l'affaire dont il était venu l'entretenir, par-
lait de M. Harding.
— Permettez-moi de vous dire que vous avez biea
joué. Votre mère non plus n'avait pas mal joué quand
282 LA NOUVELLE REVUE FIUNÇAJSE
elle a. réussi à attraper Crosland. Mais vous, c'est encore
mieux : vous n'avez pasdix-neuf ans, et voilà un homme
de près de cent mille livres accroché à votre hameçon, et
déjà hors de l'eau et tout pantelant, à vos pieds sur
l'herbe ! Et tout cela, en le fuyant; en iic voulant abso-
lument pas le voir, .en l'écartant avec la bout de
votre parapluie, comme s'il eût été un mendiant
ivre. Admirable; Et puis^ hier, le coup final : vous
êtes déjà fiancée ! Après, cela, c'est affaire faite. Il est
désespéré. Il m'a^icconipagnéjusqu'au tournant de la rue,
où je vais sans doute le retrouver tout à l'heure, bien
qu'il m'ait dit adieu. Nous nous étions souvent demandé,
votre. tante et moi, si ses-intentions. étaient liojvoraKles ;
car ses façons d'être sont si bigarres, — mais cela viervt
de son éducation et de sarichesse; : im entmt unique, et
UJi homme qui n'a pas été habitué à s'entendre dire non..
Et puis la situation était... un peu équivoque. Mais
depuis hier nous n'avonspius.au^iun doute là-dessus :
c'est le mariage. A. présent' qu'il est persuadé qu'il a un
rival ! Oh, j'ose dire que jcle comprends... Quelle peine
il s'est donnée pour savoir qui vous étiez, et pour arri-
ver de proche en proche jusqu'à vous. A vrai dire, il n'a
pas autre chose à faire de toute ht- journée.
Elle ne répondit rien à cela, qu'elle atait du reste à
peine écouté. Dès qu'il était question de M. Harding,
elle se réfugiait en pensée auprès de Marc Eournier. Il
allait bientôt revenir. PLile serait sa secrétaire, et il était
probable, qu'elle aurait beaucoup moins de travail et
beaucoup plus de liberté que dans le bureau où elle était
à présent. Et puis, elle aurait quelqu'im qui s'occuperait
d'elle et la protégerait, uh homme qu'elle connaissait
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI • iS}
depuis longtemps. Quant aux relations qu'elle aurait
avec lui... D'abord, ne serait-elle pas sa secrétaire ? et
ensuite, elle espérait que Marc se comporterait comme
il s'était comporté pendant ces deux jours qu'elle avait
passés avec lui dernièrement. Elle y veillerait. Mais tout
ce qu'elle savait c'est qu'elle s'était placée sous sa protec-
tion, qu'elle le considérait comme" son maître, qu'elle
lui avait, dans le secret de son cœur, prêté serment
d'allégeance. Mais pourquoi n'écrivait-il pas?
Au moment où elle-se posait cette question,. Marc lui
avait déjà écrit, et elle- reçut sa lettre le lendemain'. Des
affaires l'obligeaient à rester plusieurs nx)is sur le Con-
tinent (il écrivait d'Italie) ; mais il pensait beaucoup à
elle, et tâcherait d'aller faire un tour à Londres dans le
courant de l'été, uniquement pour la voii'. Ah, enfin,
quelqu'un l'aimait...
Pourtant, ce retard qu'il annonçait l'inquiéta. Hlle
reprit sa lettre et fît, pour la première fois, ce que sa
lïière, dans ses moments d'ambition intellectuelle, avait
rêvé de faire : de la critique de texte. « Plusieurs moiS:»,
celapouvaitvouloir dire trois, quatre mois : <ionc, Marc
serait à Londres en juin au plus tard. Mais d'autre parr,. il
annonçait qu'il viendrait, pour quelques jours seule-
ment, « dans le courant de l'été; )ï. Cela voulait dire que
sôii' installation à Londres était remise ap^réis l'été. Ainsi
« plusieurs mois » signifiait «f pas aviïnr rautomnet»î
C'était bien long, er pourquoi n'avait^il pas mis plus de
précision dans ces dates ?
Après soii" oncle, ce fut sa' tante qui' vint la voir à
Harlesden. C'était un dimanche rtaatin, et quand
?.84 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Madame Longhurst entra, Queenie, assise à sa table
devant son miroir, tenait une grande gerbe de ses che-
veux dans sa main gauche, tandis que de sa main dtoite
elle brossait vigoureusement la fine soie d'or pâle qui
s'éparpillait le long de son bras nu et sur sa gorge.
MadameLonghurst prit l'autre chaise et vint s'asseoir
près de Queenie, mais de façon à la voir de face.
— Mon mari m'avait bien dit qu'il avait été choqué
en vous trouvant dans une chambre si misérable, mais
je ne m'attendais pas à un tel dénûment. Ma pauvre
enfant, comment avez-vous pu ?... Enfin, nous avons
pensé, bien que les coupons de votre héritage ne
soient pas encore échus, que nous pouvions vous
avancer la moitié de votre rente, c'est-à-dire les vingt
livres que voici. Non, sotte, ne me remerciez pas : c'est
votre argent. Quelle chevelure vous avez, mon enfant !
et longue, épaisse et légère, tout à fait les cheveux de
fée de votre mère, à qui vous ressemblez tant; et comme
vous avez grandi et comme vous êtes devenue forte
depuis un an ! Laissez-moi vous regarder.
Du bout des doigts, comme elle aurait défait un sac de
bonbons. Madame Longhurst dénoua les rubans bleus
qui attachaient la chemise de Queenie à ses épaules, et
d'un geste brusque elle abaissa le linge.
— Soie et satin, ma chère ! Vous êtes déjà aussi for-
mée que l'était Edith dans les premières années de son
mariage, quand nous avions coutume d'aller tous les
étés aux bains de mer à Bexhill.
— Non, laissez ; ils me font mal.
— Cela ne fait rien, il faut que je les baise tous les
deux. Voilà... Et « cela » n'a pas laissé de traces ?
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 285
Elle fit signe que non.
— Quelle chance vous avez, en tout, et pour tout ! A
propos, il faut que je vous demande pardon d'avoir
parlé trop vite, dimanche dernier. Mais j'ai été si sur-
prise quand vous avez dit que vous étiez fiancée, que
je n'ai pas eu le temps de voir que c'était une ma-
nœuvre.
— Ce n'était pas une manœuvre ! J'ai dit la vérité.
— Oh vraiment ! eh bien, quand se fera le mariage ?
— En automne, c'est-à-dire...
— C'est-à-dire jamais, n'est-ce pas ?
— Et pourquoi, jamais ?
Elle lui dit le peu qu'elle savait sur les occupations et
la position de Marc Fournier ; puis elle conclut :
— Voilà quatre ans que nous nous connaissons, et
que nous n'avons pas cessé de nous écrire. Je rcc^evais
ses lettres au bureau de poste, quand je vivais chez vous.
Et je l'ai revu il y a quatre mois, et il devait revenir ces
jours-ci, mais...
— Mais il reviendra plus tard, ou une autre fois. Y
ii-t-il eu quelque chose entre vous ?
Elle fit signe que non, et, se décidant à parler :
— - Non, et il m'a seulement offert de me prendre
^comme secrétaire. Et alors, j'ai pensé que peut-être...
Tenez, c'est lui qui m'a donné cette machine à écrire et
ce tapis.
— Quelle munificence !
— Oh, il voulait me donner beaucoup d'autres
choses encore. Mais j'ai refusé, et je lui ai déjà rendu un
peu de ce qu'il a dépensé pour moi.
— C'était bien la marche à suivre pour vous faire
286 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
épouser ; seulement il aurait fallu que l'autre y mît du
sien .
— Comment pouvez- vous... ? Mais je n'ai jamais
son«:é à cela !
---Lui non plus, apparemment. Oh, c'est bien ce que
j^x'^iis pensé, et .vous êtes libre. Vous n'avez plus que
ce choix : ou bien ramasser avec difficulté et en vous,
salissant les doigts un liard qu'on vous jette en aumône,,
ou bien ouvrir ces petites mains pour qu'il y tombe^
plus de liasses de billets de banque qu'il n'en peut tenir-
entre vos deux bras ! Donc, votre choix est fait. Et
voyez, vous avez déjà un des porte-bonheur traditionnels
d'une mariée, « quelque chose de bleu » : ces rubans. Je.
suppose, ma chère, que vous m'autorisez à répéter à.
M. ,Harding la conversation que nous venons d'avoir en
ce qui concerne vos relations avec votre « fiancé » fran--
çais... Oh, avec des ménagements; je veux dire: eïk
ne répétant que ce qui est très favorable pour vous,
c'est-à-dire presque tout ; mais en lui laissant quelques
doutes en ce qui concerne les intentions de son rival,
— juste ce qu'il faut pour l'inquiéter et alimenter sa
jalousie.
-^.Pourquoi ne pas tout lui dire franchement, et
même plus qu'il n'y a eu, si c'est lui qui vous a chargée
de venir me le demander ? Qu'est-ce que cela peut me
faire, puisque je ne veux pas de lui.
— Vous êtes tout à fait folle ! Je ne sais pas quelle
sorte d'homme l'autre peut être ; mais Reginald Har-
ding.est loin d'être laid ou déplaisant.
— Je vous dis que je le hais ! Voilà des mois que je le
hais, avec sa manière insolente de regarder les gens. Et
BEAUTÉ, MON BELXU SOUCI 287
l'autre jour, . comme il faisait sonner son argent ! Il
n'a pas l'air d'un Londonien : c'est quelque campagnard
vaniteux et sot.
— Oh, ma chère, comme vous vous trompez ! un
homme si spirituel, et qui a vécu je ne sais combien
d'années à l'étranger. Et un artiste : il peint pour se
distraire, ui'a-t-il dit. Il n'est pas Londonien ? de nais-
sance non, naturellement : il -est né dans la résidence de
.5a fiunille en Somerset, et non pas dans une arrière-bou-
tique de l'East-End, mais il connaît Londres mieux que
vous. Comment .en serait-il autrement, à trente-deux
ans et avec près de trois mille livres de rentes, annuelles !
— Oui, je sais : le grand,, le seul argument qu'il daigne
faire valoir. Mais je ne le connais pas, et iljne-me con-
naît pas, ce monsieur du Somerset.
— Vous venez. dédire q.ue vous le haïssez depuis des
moisy etmaintenant vous ne; le- connaissez pas. En tous
cas, lui vous connaît. II m'a dit : «Oh, M''■'^Longl^uTst,.
j-'ai tant regardé Queenie, que je suis sûr maintenant
que je la connais jusqu'aux profondeurs de son âme !:.»
— Oh, je sais qu'il m'a regardée. Et il se permet d.e
dire (c Queenie » en parlant de moi ? Je vous, ai dit, une
fois pour toutes^ que je n'en veux pas ! Et je ne m'explique
pas, tante, le rôle que vous jouez dans cette affaire.
Tenez, reprenez cet argent ; qui me dit qu'il ne vient
pas de la poche.de Monsieur « Quel-est-son-nom? » Je
n'en veux pas non plus ; reprenez-le.
— Ne soyez pas stupide. Vous voulez .savoir le rôle que
je joue dans tout cela ? Celui d'uu^parente qui désire vous
voir heureuse, et . bien mariée,, et qui voudrait vous voir
saisir une occasion inespérée, une opportunité unique.
288 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que pas une fille sur mille n'a la chance de rencontrer.
Songez donc : il sait tout, et il a tout pardonné.
Queenie se leva, frémissante.
— Il n'a rien à pardonner ! cria-t-elle, et l'indignation
la fit rester haletante, ne trouvant plus de paroles.
M"'' Longhurst se leva, un peu effrayée. Les yeux de
Queenie brillaient méchamment, et toute son attitude
exprimait l'entêtement, la dureté, et la fureur d'une
jeune guerrière saxonne. xMais en même temps, le regard
innocent et tendre des deux fleurs de chair démentait
le regard farouche des yeux et n'exprimait que la dou-
ceur, l'abondance et la paix.
— Non, dit M"''' Longhurst ; non, c'est moi qui dis
cela, ce n'est pas lui. Il n'a pas dit qu'il pardonnait. Il a
dit : « A partir du moment où j'ai vu M"*" Crosland pour
la première fois, nous avons cessé l'un et l'autre d'avoir un
passé ; et je me suis juré que jamais il ne serait fait la
moindre allusion à ce passé. » Voyez comme il est déli-
vrât, ma chère. Et n'est-il pas très doux, pour une femme,
•de sentir qu'on l'aime à ce point? Oui, c'est cela, calmez-
voas. Et ce soir je vous attends chez nous à l'heure du
thé. Calmez-vous, ma chérie. Là, ma belle. Eh bien, au
revoir, Queenie
Après le départ de sa tante Queenie demeura quelque
temps pensive et les yeux baissés. Puis peu à peu son
\isage prit une expression de douceur, à laquelle suc-
céda un sourire, et enfin elle rit jojxuscment. Et elle fut,
pendant cet instant, tout à fait semblable à la femme
peinte sur le vase que décrit Thyrsis dans la Première
Idylle de Théocrite : « Mais à l'intérieur de la guirlande
on a représenté une femme, chef-d'œuvre des Dieux,
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 289
parée d'un voile et d'une ceinture; et de chaque côté
d'elle, des hommes aux cheveux bien peignés se que-
rellent avec des paroles ; mais ces choses ne touchent
POINT son cœur, et tantôt elle regarde cet homme-là en
riant, et tantôt elle tourne sa pensée vers l'autre. »
Elle fit en sorte d'arriver en retard chez sa tante : elle
se disait que M. Harding l'attendait avec impatience, et
elle était heureuse de pouvoir le tourmenter ainsi. Du
reste, elle comptait presque qu'il lui ferait une nou-
velle demande, et cette fois-ci dans les formes, solen-
nellement. Aussi fut-elle surprise et déçue quand elle
trouva sa tante et son oncle seuls dans le salon.
Ils insistèrent pour qu'elle quittât sa chambre de Har-
lesden et revînt habiter chez eux. Cela ne lui coûterait
rien, elle serait bien plus confortablement logée, et se
trouverait moins éloignée de son bureau. M"'* Longhurst
la fit monter avec elle pour qu'elle revît son ancienne
chambre, sa chambre de jeune fille, et elle fut étonnée
d'y trouver, parmi bien des objets familiers, quelques meu-
bles nouveaux : un joli fauteuil et une table qui, lorsqu'on
faisait jouer un ressort, se transformait en un petit
bureau : il y avait même du papier à lettres dans les
casiers. Et les rideaux et toutes les tentures étaient
neuves. Queenie, sans rien dire, s'approcha de la fenêtre
et regarda le paysage tranquille qu'elle connaissait si
bien : un tronçon de rue et les maisons d'en face avec
les colonnes de leurs porches, leurs façades enduites de
stuc jaune ou blanc, et leurs fenêtres carrées dont les
stores intérieurs étaient presque toujours baissés. A
gauche, on voyait les arbres d'un square que dépassaient la
19
290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tour et les pinacles d'une église. Il n'y avait rien de
changé. Elle non plus, croyait-elle, n'avait pas changé;
et elle sentait toujours en elle son âme d'enfant, libre,
rêveuse, brutale et fermée.
— C'est votre oncle qui vous a fait cette surprise,
Queenie.
— Oh c'est lui ? dit-eile.
— Qui d'autre pourrait-ce être ? dit M""' Longhurst
en souriant. Eh bien, vous revenez vivre avec nous ?
Pour toute réponse, elle alla embrasser sa tante ; puis
les deux femmes redescendirent.
Ce ne fut qu'au bout d'une heure que M""= Longhurst
dit, comme s'il se fût agi d'un détail sans importance,
que M. Harding n'avait pas pu venir et s'était excusé.
Dès le lundi soir elle quitta Harlesden et revint vivre
chez les Lonçhurst.
Toute la semaine passa sans que le nom de
M. Harding fût prononcé une seule fois. Queenie fut
souvent sur le point d'interroger sa tante, mais son
amour-propre l'en empêcha. M. Harding ne reviendrait-
il plus ?«Cet homme qui, dès leur seconde conversation,
l'avait demandée en mariage, était-il bizarre et capri-
cieux au point de s'être détaché d'elle aussi soudaine-
ment qu'il avait semblé s'être épris ? Oh que n'aurait-
elle pas donné pour savoir ce que sa tante avait dit à
M. Harding après la visite qu'elle lui avait faite à Har-
lesden ! Mais avait-elle même revu M. Harding ?
Vers la fin de la semaine Queenie était véritablement
inquiète, ou du moins sa curiosité était excitée au plus
haut point ; et la seule chose qui la satisfit un peu fut
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 29 1
une allusion, — ou ce qu'elle prit pour une allusion, —
de son oncle. Le samedi matin, comme elle sortait de la
salle à manger où elle venait de déjeuner hâtivement, et
qu'elle se précipitait vers le portemanteau pour enfoncer
rapidement son chapeau sur sa tète et mettre son
imperméable, .elle se heurraà M. Longhurst qui lui dit
qu'elle était bien pressée. Elle répondit qu'elle craignait
d'arriver en retard à son bureau de Holborn.
— Oh, vous allez à votre bure;tu, ma chère. Quelle
drôle d'idée !
Enfin, le dimanche à l'heure du thé on sonna, et
c'était M. Harding. Elle se mit aussitôt sur la défensive.
Elle n'aurait pas su dire si elle lui gardait rancune de
n'être pas venu le dimanche précédent, ou si elle était
fâchée qu'il fût revenu, mais elle se sentit mal disposée
à son égard, et saisit toutes les occasions qu'elle trouva
de lui montrer l'aversion qu'il lui inspirait. Et même,
dans les semaines qui suivirent, cela devint une habitude :
elle n'intervenait guère dans la conversation que pour
dire quelque chose qui, directement ou indirectement,
devait blesser M. Harding, et souvent sa tante était
obligé-e de l'avertir ou de la rappeler à l'ordre. Mais lui,
semblait ne pas s'en apercevoir, et du reste il ne s'adres-
sait presque jamais à elle.
Il venait maintenant tous les soirs après le souper, et
passait une heure dans le salon des Longhurst. Comme
M. Longhurst n'était presque jamais là, Reginald restait
avec les deux dames, racontant des histoires amusantes,
décrivant des scènes, des paysages, et des traits de
mœurs qu'il avait observés, principalement en France et
en Algérie. Puis il s'asseyait au piano et jouait quelque-
292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fois pendant une demi-heure de suite, après quoi il
prenait congé, assez soudainement, en baisant la main de
M"'" Londnirst et en s'inclinant cérémonieusement
devant Queenie. Ces visites ne duraient jamais plus
d'une heure.
Queenie voulait se persuader qu'elles duraient trop-
et même un soir elle dit à sa tante :
— Mais que vient-il faire ici ?
— Quoi, vous ne le savez pas, ma chère ?
Un instant une idée folle traversa l'esprit de Queenie :
elle avait trop rabroué et trop humilié M. Harding, et
s'il continuait à venir, c'était pour M'"" Longhurst. Déjà
une ou deux fois, elle avait remarqué qu'il regardait sa
tante avec tendresse, ou tout au moins avec admiration.
« Après tout, elle n'en avait pas souci ! Mais la pro-
chaine fois, pour qu'ils fussent plus libres, elle se retire-
rait dans sa chambre. »
Pourtant elle ne le fit pas. « Tant pis si je les gêne ».-
Les histoires de M. Harding et la musique qu'il jouait
la distrayaient. Elle s'amusait aussi à l'observer, et elle
comprit peu à peu que ce qu'elle avait trouve de singu-
lier dans sa personne venait de ce qu'il avait vécu à
l'étranger. Evidemment, ces petits haussements d'épaules,
ces façons de secouer la tête, ces jeux de physionomie,
ces jolis gestes des doigts, et même ce petit peu d'accent
— voulu — et qui rappelait à Queenie celui de-
Marc Fournier, — tout cela ne venait pas du Somerset.
Elle s'en rendit bien compte un soir où elle le vit mimer
une scène de querelle et de réconciliation entre un Français
du Midi et un Anglais. La vérité, c'était que Marc Four-
nier avait pris, à Londres, un peu de ce qu'on appelle-
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 295
en France « le genre anglais », tandis qu'à Paris,
ReginalJ Harding avait étudié et s'était assimilé le chic
français, dont il faisait parade surtout lorsqu'il se trouvait
dans son pays d'origine. Les hommes absolument
dépourvus d'affectation sont rares, et assez ternes.
Il y avait une autre raison qui la fit rester au salon
lorsque M. Harding y était : elle crut sentir qu'il faisait
<ie grands efforts pour ne jamais la regarder, et qu'il
évitait de rencontrer ses yeux; et elle essaya de le
prendre en faute. Mais elle eut beau faire, elle ne
réussit pas à obtenir de lui autre chose qu'un regard
tranquille et distrait, de temps en temps. Et elle pou-
vait se demander, parfois, si c'était bien là l'homme qui
était résolu à l'épouser et qui l'avait même déjà demandée
en mariage, et qui n'était là que pour elle. Cela l'irritait,
sans qu'elle s'expliquât pourquoi. Puis, une fois, elle
s'aperçut qu'il regardait souvent dans la direction d'un
miroir pendu au mur, et d'abord elle avait cru que
c'était son image à lui qu'il y regardait. Mais enfin elle
■comprit que, de la façon dont ils étaient placés, c'était
son image à elle que Reginald y voyait Elle futsur-
■prise d'avoir dit en pensant à lui : « Reginald » et non :
« M. Harding ». Mais cette façon de regarder en cachette
5on image, au lieu de la regarder elle-même en face, lui
<léplut et l'irrita encore davantage. Et une autre fois qu'elle
s'était laissé aller à l'examiner attentivement, puisqu'elle
-était certaine qu'il fuyait son regard, il l'avait regardée
comme pour lui dire: « Quand aurez-vous fini de me
fixer ? » Elle avait rougi de dépit, mais en voyant qu'il
souriait, — tout en continuant à parler à M''''^ Long-
hurst, — elle sourit aussi.
394 LA NOUVELLE RE\'UE FRANÇAISE
Un dimanche en prenant le thé, Queenie, distraite ou
énervée, mania, son couteau si maladroitement que la
pointe la blessa légèrement au pouce droit. En voyant
l'accident, Reginald, qui était assis près d'elle, eut un
frisson et saisit son propre pouce entre les doigts de sa.
main gauche, comme si c'était lui qui se fùi coupé. Il fit
cela si naturellement, si inconsciemment, que M"'*" Long-
hurst ne put s'empêcher de rire, mais il était trop
occupé de Queenie pour y faire attention, et elle non
plus n'y fit pas attention sur le moment. Mais cela lui
revint à la mémoire vers la fin de la journée, et elle y
rêva longtemps.
Il y avait plus d'un mois que les choses en étaient là
lorsqu'un soir, comme par hasard. M""" Longhurst
quitta le salon en disant qu'elle allait revenir bientôt, et
Reginald et Queenie restèrent seuls.
Il se tourna vers elle, et la regarda en souriant pendant
un moment, puis il dit :
— Eh bien, M""" Crosland, où en sont vos fiançailles ?
— Et vous, où en est votre éducation ?
— Oui, je sais : je suis un paysan du Somerset égaré
dans Londres. Et pourtant, malgré mes mauvaises
manières, je persiste à rester candidat, et c'est pourquoi
je veux connaître le programme de mon adversaire. J'ai
réussi à faire dire à la charmante M"'" Longhurst bien
des choses qu'elle n'avait pas l'intention de me laisser
savoir ; mais en ce qui concerne les projets de Mon-
.sieur Fournicr à votre égard, je n'ai rien pu lui tirer de
précis. Dites-moi donc, M"^* Crosland, si vous avez reçu
de ce Monsieur une promesse de mai'iage quelconque.
BEAUTÉ, MON BEAU SCUCI 295
je veux dire une promesse formelle écrite, ou quelque
chose qui en soit l'équivalem.
— CeLi ne vous regarde en aucune façon.
— Je vous demande pardon, cela me regarde. Car s'il
n'a pas fait cette promesse, je reste seul maître du.
terrain, et alors je ne vous demande plus si vous
m'acceptez ou non ; je vxdus demande de nommer Le
jour de la cérémonie.
— Vous êtes grossier et ridicule ! Comment n'avez-
vous pas honte de la conduite que vous avez tenue avec
moi, et des paroles que vous venez de dire ?
— Ah 1 votre première riposte était meilleure, et si
bonne, même, qu'il était impossible que vous trouviez
mieu^.. Comment aurais-je honte du moment que je
sais que je peux rendre heureuse la personne que j'aime?
Que je peux débarrasser sa route de tous les obstacles ?
Lui ôter tous les soucis matériels qui k tourmentent ? Et
lui donner une position et un nom que beaucoup
d'autres femmes ont désirés, et désirés en vain ?
— Je sais : vous avez toujours votre argent sur les
lèvres, et quand vous marchez on l'entend sonner dans
vos poches.
— Est-ce que je parlais d argent tout à l'heure ? Je
TOUS disais ce que je pouvais faire pour la femme que
j'aime. Oui ou non, vousa-t-il promis le mariage? Car,
s'il n'est plus là, même si vous me dites non maintenant,
je sais que vous serez à moi. Dites-moi non, et la pour-
suite recommencera ; elle diuera des mois, des années
s'il le faut, mais vous savez comment elle finira. Eh bien,
vous l'a-t-il promis ?
Elle le regarda dans les yeux, et vit avec quelle
2^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
angoisse il attendait sa réponse. Alors, elle fit signe que
non, et dit :
— Il m'avait proposé d'être sa secrétaire et...
— Oh ! c'était une liaison, n'est-ce pas ? derrière l'écran
d'une situation quelconque ; et c'est tout extrêmement
correct, et qui va songer à demander des explications ?
Jusqu'au jour où on se lasse de la « petite dame » et où
on la rejette après l'avoir avilie. Mais moi aussi, c'est une
liaison que je vous propose, seulement c'est ce qui se
fait de mieux dans ce genre. Si vous voulez des garanties
en cas de désaccord ou de rupture, vous en aurez ; et
si vous ne voulez pas qu'il y ait une chambre d'enfants
chez nous, oh d'accord, de tout mon cœur. Ce n'est pas
pour cela que je vous épouse ; pas plus que pour tenir
mon ménage. C'est pour tirer de vous tout le bonheur
que vous pouvez donner, et pour cela il faut que vous
soyez heureuse, et vraiment libre, et en possession
de toutes les prérogatives d'une femme mariée. Non
seulement riche, entourée de luxe, et avec tout le
harnachement de bijoux et fourrures indispensable à
une personne telle que vous, mais encore respectable et
respectée, et une dame dans la plus complète acception
du terme. Mais une liaison secrète comme celle
qu'on vous proposait... Oui : la solution confortable et
peu coûteuse du grand problème, la triste et timide
manière d'esquiver la lutte. Il n'est pas très brave, ce
Monsieur. Il n'ose pas vous entreprendre, cet homme
d'affaires. Il n'ose pas saisir à la crinière cette cavale effarou-
chée. Ce n'est pas le désir qui lui manque, mais le
cœur. En dehors du plan de la vie quotidienne, il se
contente du tout-fait : c'est plus sûr, et on en a toujours
BEAUTÉ, MOX BEAU SOUCI 297
pour son argent. Je vois : il épousera ce qu'ils appellent,
là-bas de l'autre côté, « une jeune fille comme il faut »,
une fausse o;rande dame maniérée dans le monde et une
bourgeoise revêche et mesquine dans l'intimité ; ce que,
avec la grâce de Dieu et de mon amour, vous ne serez
pas. Pauvre homme ! et pourtant il a les moyens et
il avait l'occasion de faire un beau mariage romanesque
et irrégulier, un de ces mariages que désapprouvent tant
les petits bourgeois qui ne sont ni assez riches ni assez
éclairés pour contribuer au progrès de la Morale. Une
liaison ! Vous savez le nom que le peuple donne à ce
genre de marché ? Oh, quand je songe que vous étiez
sans défense et qu'on vous a hh cette injure ! Mais main-
tenant, du moins, vous avez quelqu'un qui est prêt à
vous défendre contre le monde entier, et à venger tous
les torts qu'on vous a faits. Vous le savez, n'est-ce pas ?
Non, ne pleurez pas, Queenie : vous avez envie de rire,
et aussi de vous cacher. Et bien, venez vous cacher entre
mes bras. Madame Harding. »
Quelques jours avant la cérémonie, Reginald Harding
lui avait dit, entre beaucoup d'autres, une phrase qu'elle
avait retenue : « Vous savez, le mariage, quand on a
plusieurs milliers de livres par an, est une chose toute
différente du mariage avec quelques centaines de livres.
Il en va de même pour Londres : ce n'est pas la même
ville pour une femme riche que pour une femme qui
n'est qu'aisée, comme votre tante par exemple. »
Elle s'en rendait compte à présent ; à présent que
l'heureux événement avait eu lieu et qu'elle achevait de
dépenser les trois mille livres que son mari lui avait
298 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:
remises pour l'achat de son trousseau et cks bijoux. Elle-
n'avait pas encore épuisé la joie qu'elle éprouvait à
entrer délibérément dans un magasin de Bond Street, à.
choisir les objets qu'elle désirait, à donner son adresse, à
remplir un chèque et à le signer : Queenie Harding.
Comme Londres était belle et trépidante de toute la
pulsation de la planète, cette Saison-h'i 1 Vraiment
Londres, cet été, vous montait à la tête comme un vin
nouveau. Pourtant ce n'était pas la grande cohue de
l'année du dernier couronnement ; mais c'était mieux,
car bien qu^on se trouvât au cœur du monde et au milieu
du rendez-vous des nations, les habitants et les habitués
delà ville avaient l'impression de se sentir entre eux^
Oh, c'était à ne rien faire que flâiier du matin au soir,
à se perdre dans les foules, à se gaver de luxe et de
plaisir. Et par moment il semblait que la vie matérielle
était enfin devenue digne de l'esprit, et pouvait le-
satisfaire.
C'était aussi l'époque des premiers rag-times, de
« Hitchy-Koo » et de la « fureur du nu ». Aux devantures
des boutiques luxueuses, dans les journaux illustrés,
partout, le regard tombait sur des photographies de
baigneuses et de plages jonchées de nudités féminines ;,
si bien que l'homme que ses occupations ou son plaisir
retenaient dans l'atmosphère de bains turcs de la ville,
s'imaginait les côtes de la Grande-Bretagne telles que
durent apparaître auK yeux de Télémaque les rivages de
l'ile de Calypso : un miUion de nymphes debout ou.
couchées sur les grèves ; un million de néréides jouant
avec les vagues, — la femme et la mer partout en présence,,
mêlées l'une à l'autre, les chevelures au vent du large et
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI.... ^ 299
le giclement de récume au rire. Et les nuits, les nuits
de Londres, quand tout flambait comme du punch sous le
ciel de braise.. Et ces rag-times, — les premiers : ceux
qui sont venus après n'avaient pas leur gaîtésans frein,
ni cette sauvage exhortation au plaisir. Le joli temps de
la Joyeuse Angleterre semblait revenu ; et c'était la
belle fin d'une belle époque.
— Je ne sais plus, dit Reginald Harding à sa femme,
je ne sais plus qui a écrit quelque chose comme ceci:
« Il n'y a que Londres et Paris ; tout le reste' est du
paysage. » Il y a du vrai là-dedans, mais pour jouir
pleinement de ces deux villes, il faut apprendre à les voir
elles ^ussi comme du paysage; et pour cela, il n'y a rien
de tel que l'absence de toute ambition et l'oisiveté
absolue. Il faut n'être rien et ne rien faire. C'est la ligne
de conduite que je me suis tracée quand j'avais vingt-cinq
ans, et je n'en ai pas changé, et je m'en trouve bien....
N'être rien, » ajouta-t-il un peu plus bas, « que l'amant
de ma femme, et ne rien foire sinon aimer ma femme....
Après que nous aurons passé l'été en contact avec l'Océan,
nous partirons pour Paris, ma chère. Je vous montrerai
le sage et sérieux Paris, et ces coins où j'ai vécu au temps
de ma studieuse bohème : le quartier Montparnasse, la
rue de k Gaîté, le Luxembourg, l'avenue de l'Observa-
toire. Nous passerons deux ans à Paris ; ensuite, ce sera
Rome et Naples ; et puis nous reviendrons ici pour
quelque temps, pour quelque rag-time, et quand nous
nous en serons las, nous partirons pour les Mers du Sud.
— Oh, comme tout cela est loin de Harlesden ! Oh,
Reggie, je suis si heureuse, je ne peux pas dire combien
je suis heureuse.
3CO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Donc VOUS pensez que je fais tout de même un bon
mâ?î'? Je crois bien ! Voyez : j'ai même renoncé pour
vous à mes charmants chapeaux français, si bien que
mes meilleurs amis hésitent avant de me reconnaître.
Ils restèrent un moment sans rien dire, se rendant
compte, peut-être, que leurs paroles à tous les deux
iraient sonné faux, et que déjà ils commençaient à n'être
plus sincères.
Et pourtant ils étaient assez contents l'un de l'autre.
Et déjà Queenie se mettait à employer dans la conver-
sation, comme Reginald, des mots français, — de ces
mots qui sont, dans la série des paroles, ce que sont les
bouts dorés dans la série des cigarettes.
Une quinzaine de jours avant son mariage, et sur le
conseil de Reginald, elle avait écrit à Marc Fournier
pour lui annoncer qu'il s'était passé un grand événement
dans sa vie : on avait demandé sa main.
La réponse de Marc ne se fit guère attendre. C'était
une lettre tout à fait banale et correcte : les félicitations
-d'usage. Il ajoutait qu'il avait renoncé à son projet
■d'installer des bureaux à Londres.
— C'est un document officiel, cela, » dit Reginald.
« Voyez donc aux autres adresses où il a pu vous écrire. ))
Elle rougit, car elle venait justement d'y penser. Elle fut
donc à Harlesden, et au bureau où il lui adressait autre-
fois des cartes postales ; mais il n'y avait rien pour elle.
Et pourtant si elle avait pu savoir ! Marc Eournier lui
avait écrit plusieurs lettres, qui racontaient toute l'his-
toire de ses sentiments : depuis la lettre où il offrait, lui
^ussi, le mariage, jusqu'à celle où il la félicitait pure-
BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI jOI
ment et simplement, en homme du monde. Mais il /les
avait déchirées l'une après l'autre, excepté la dernière,
que Queenie avait reçue. Marc Fournier n'était pas
comme ce grand poète anonyme, — un Andalou proba-
blement, — qui a dit :
« Ton amour est comme le taureau
Qui va partout où ou l'attire ;
Mais le mien est comme la pierre
Qui demeure où on l'a posée. »
En ce moment même, il commençait une nouvelle
petite intrigue, banale et sans danger. Il y a plusieurs
écoles, et lui, il appartenait à celle qu'il avait baptisée :
« The Godersela School ». Goder sela, en italien,
signifie quelque chose comme : « se la couler douce »,
Et peut-être, après tout, que Reginald Harding appar-
tenait aussi à cette école ; mais qui pourrait dire lequel
des deux était l'esprit original et créateur, et lequel
l'imitateur routinier ?
Un jour en passant dans Bond Street, les nouveaux
époux s'arrêtèrent devant un magasin d'articles de
voyage :
— Voici une véritable œuvre d'art, » dit Reginald en
montrant une valise en peau de crocodile, garnie d'un
nécessaire de toilette en cristal et en écaille, avec des
bouchons, des couvercles et des boîtes en argent.
« L'homme qui a fait cela doit être content de son ouvrage. »
— Entrons, » dit Queenie ; « j'ai une dette à payer. »
La belle valise coûtait une cinquantaine de livres.
Queenie l'acheta et demanda une feuille de carton et une
enveloppe. Sur l'enveloppe elle mit l'adresse de Marc
302 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Fournier et sur le carton elle écrivit : « De Queenie
Crosland. Un cadciiu d'adieu. »
— Non, Reggie, c'est moi qui dois payer.
Elle sourit : elle n'y avait pas s'bngé, d'abord : le
cadeau était vraiment bien choisi.
Un train du dimanche les mena calmement à Ken-
ston, petite ville située au sud de Bristol et au fond de
l'estuaire de la Severn. La résidence des Harding était
à l'intérieur du comté, et Reginald avait préféré louer
Tine villa dans un coin tranquille au bord de la mer,
pour y passer Tété avec sa femme.
— Il y avait si longtemps que je n'avais pas v.u la
campagne 1 » disait Queenie sans cesse penchée à la
portière du compartiment où ils étaient seuls... Oh, les
petites gares de brique et de bois, si propres, avec des
plates-bandes fleuries sur les quais, — quelquefois le joli
nom de la station écrit avec des Heurs dans le gazon bien
tondu. La douce abondance des prairies et des arbres
dans une brume bknie, avec les bœufs et les moutons
-couchés à l'ombre, et les villes « déguisées en vilkiges »,
— la campagne anglaise en été, la grande bergerie de
luxe, le Petit-Trianon des nations.
— Oh ma chère, cela n'est rien en comparaison du
Somerset, » et Reginald se mit à faire l'éloge de sa
province natale avec une tendresse et une partialité qui
amusèrent d'autant plus sa femme qu'elle savait qu'ils
n'y feraient jamais de longs séjours. Le Devonshire, avec
ses landes et ses collines ensoleillées, était un pays
surfait, « un pays de laitières et de filles de pécheurs ».
Le Somerset, voilà le doux pays saxon, une teiTe tou-
«EAUTÉ, MON BEAU SOUCI 3O3
jours jeune et fraîche^ avec ses larges vallées ouvertes aux
brises de l'Atlantique, ses combes pleines de verdure et ses
« rhines » qui reflètent dans leurs longues eaux paisibles
le ciel changeant, les saules et le gazon. Et puis, au
sortir des gorges de Cheddar, il y a cette longue vallée,
^e grand salon de verdure qui s'étend entre la ligne bleue
des Mendips et les Quantocks, et qui se termine par
des pelouses dans un décor de ruines fleuries, au seuil
de la claire cathédrale de Wells.
— Et puis nous ferons quelques excursions. Vous
verrez Bristol, avec son grand air d'objet ancien et, entre
les verdures de ses squares, sa couleur d'or, — de l'or
-des bijoux de musées, — la teinte pelure d oignon des
vins très vieux. On imagine Robinson Crusoé, flânant au
•crépuscule dans la grande trouée dorée de Baldwiji Street.
Nous traverserons la Severn et nous verrons Tintern
Abbey, la ruine énorme au fond d'un abîme d'herbe, le
grand vestige humain dans la solitude verte de la rive
boisée au bord de l'eau sauvage. Nous verrons Cardiff, et
Bute Street avec ses auberges chinoises, ses bouges
japonais, ses hôtels grecs ; et après avoir passé devant le
château, et après une montée, on trouve la cathédrale de
Llandaff, à moitié enterrée dans un ravin. Nous irons
dîner à l'Ange Bleu d'Abergavenn3^ A propos, ma chère,
ce n'est plus que dans le Pays de Galles qu'on trouve
la vraie petite auberge anglaise du bon vieux temps.
Deux jours plus tard ils étaient installés dans leur
villa, un peu en dehors de Kenston, sur une hauteur en
îen"asse plantée de hêtres bas, dont le vent de mer avait
peigné l'épaisse frondaison, la rejetant du côté de la terre.
De leur porte, un sentier les menait à une petite anse
304 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sablonneuse où leurs cabines étaient dressées. Ils y
descendirent un peu après le lever du soleil, et ils eurent
vite fait de se plonger dans l'eau, plus tiède à cette heure
que l'air un peu âpre du matin. Puis ils reprirent le
chemin de leur maison, vêtus seulement de leurs
peignoirs et chaussés de sandales, aspirant largement la
brise forte et salée.
— Aujourd'hui nous irons déjeuner à Wells, » dit
Reginald, « et nous passerons par Weston. Je laisse le
chauffeur; c'est moi qui vous conduirai.
Ainsi, vers neuf heures du matin, ils traversèrent
Kenston, où il n'y a rien à voir sinon des maisons et
des chapelles de pierre grise revêtues de lierre, et quelques
chaumières enfouies sous les fleurs, — les douces fleurs
de l'Ouest, qui croissent dans le vent de l'Atlantique
et que Quecnie aimait déjà comme des sœurs. Sur la
place qu'on appelle « le Triangle » ils remarquèrent la
vieille tour de l'horloge, basse et petite, mais coiflee d'un
très haut toit rouge, pointu et drôle. Un peu plus loin ils
découvrirent une seconde tour d'horloge à un autre carre-
four, mais celle-là de métal, et moderne.
— Je me demande pourquoi ils éprouvent le besoin
de si bien savoir l'heure, ici ? » murmura Reginald ; et
Queenie, qui avait envie de rire, profita de l'occasion.
Reginald essaya de suivre la voie du chemin de fer
local qui relie Kenston à sa bruyante et gaie rivale
Weston Magna, mais les chemins qu'ils durent prendre et
qui les firent passer par le joli village de Combesbury,
les en éloignaient sans cesse ; et ce fut un peu par hasard
qu'ils se trouvèrent enfin à l'entrée du Boulevard feuillu
de Weston. Ils mirent l'automobile au garage du Royal
BEAUTE, MON BEAU SOUCI 305
Hôtel et se mêlèrent à la foule qui, par toutes les rues,
revenait déjà de la plage. Partout la verdure et le gris
tendre de la pierre, et la brise et le soleil, et les ombres,
sur les jardins, des nuages en marche. Et au bout de la
jetée, où ils allèrent, ils revirent l'estuaire, le paysage
avec lequel Queenie commençait à se flimiliariser : les
hautes terrasses au bord d'une infinie étendue d'eau
couleur d'argent, et les « holmes » , ces deux monstres
d'une ancienne période géologique échoués au milieu du
golfe, de l'autre côté duquel se levaient comme des'astres
les montagnes du Pays de Galles, couleur d'argent elles
aussi, à cette heure. Et Queenie, toute droite dans la brise
dont elle sentait la véhémence et la fraîcheur à travers
ses toiles blanches, comprit la rude bonté de l'Ouest.
Ce fut pourtant à Weston Magna et ce jour-là, qu'ils
faillirent avoir leur première scène de ménage. Comme
ils passaient devant une poissonnerie, Reginald y entra
et acheta une tranche de saumon d'une dizaine de livres,
en recommandant de la faire porter tout de suite à
Kenston par le train. En sortant, Queenie ne put s'em-
pêcher de lui dire qu'il avait pris un trop gros morceau,
et que les domestiques en gaspilleraient sûrement la
moitié.
— Allez-vous régler ma dépense, ma chère ? dit
Reginald.
Elle rougit, se mordit les lèvres et resta un moment
sans répondre ; mais, après tout, il avait raison ; — et elle
se soumit, comme sa mère l'eût fait en pareil cas. Et
même, comme sa mère, elle éprouvait, sans oser se
l'avouer, une espèce de plaisir sensuel et de fierté à voir
le bon appétit de son mari. Elle dit donc :
20
30() LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Je regrette, Reggie.
Et il répondit entre ses dents :
— Si nous n'étions pas dans la rue, j'aimerais vous
embrasser » . Et il ajouta au bout d'un moment : « Et
tout cela pour un morceau de saumon ! »
Quelques pas plus loin, elle lui dit :
— Oh, Reggie, cher^ laissez-moi porter votre canne.
Ils revinrent au Royal Hôtel, et reprirent la route ; et
lorsqu'ils repassèrent à Combesbury, ils descendirent
pour s'asseoir un moment au bord de la rivière Yeo, où
ils trempèrent leurs mains. Et vers le commencement
de l'après-midi ils entrèrent dans la vallée bienheureuse.
VALERY LARBAUD
FIN
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
LES ANALYSTES ROMANDS
Les libraires Crès et Georg ont commencé à publier, à
Paris et à Genève, une Collection Helvétique, établie dans les
mêmes conditions de beauté irréprochable et solide que les
Maîtres du Livre et où doivent figurer par le meilleur de
leur œuvre les principaux écrivains suisses. Les volumes
annoncés constituent un choix heureux et riche, si ce n'est
que l'absence de Vinet étonne un peu. Jusqu'à présent trois
ouvrages ont paru, la Bibliothèque de mon Oncle, de Tôppfer,
Mon Village de Philippe Monnier, Adolphe de Benjamin
Constant.
Même si — ce qui serait dommage — la collection devait
s'arrêter là, on pourrait trouver un sens à la réunion de ces
trois volumes et les arrêter en un tout significatif. On y voit
îa double face et, si l'on veut, les deux versants de la littéra-
ture suisse d'expression française, l'un local, l'autre uni-
versel.
La littérature romande locale est une littérature agréable à
savourer sur place, mais qui ne s'exporte guère plus que les
■vins de la Côte.- Il est naturel que k Collection Helvétique
commence parun livre de Tôppfer, que les Suisses continuent
à goûter fort et à mettre assez haut ; mais cette réputation n'a
guère passé le Jura, et Tôppfer netient en Franceque la place
508 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'un vieux nom désuet. J'avoue d'ailleurs qu'il ne m'a jamais
ennuyé. Le livre de Philippe Monnier, remarquable érudit
genevois, livre plein de sincérité et de fraîcheur, est lui
aussi le type de ces livres dont l'agrément ne se transplante
guère. On dirait qu'il est accordé à une certaine durée suisse
tranquille et saine, un peu lente, pour laquelle un lecteur
français ordinaire n'a guère de sens préparé. Ce sont là des
écrivains suisses locaux au sens et dans la mesure où Rou-
manille est un écrivain provençal local, qu'il faut lire en
Avignon ou dans l'esprit d'Avignon. Qu'est-ce que la Cam-
pano mountado peut bien dire à un Parisien ?
Mais, comme à côté d'un Roumanille la Provence a pro-
duit un Mistral, la Suisse romande, au-dessus de sa riche
littérature locale, élève unC grande littérature européenne,
gloire spirituelle et couronne du Léman, pareille aux Alpes
roses qui l'environnent le soir. C'est celle des Rousseau et
des Staël, des Constant et des Amiel. De caractère suisse
très autochtone, elle s'incorpore à la littérature française et
rayonne sur elle, avec elle, dans la culture universelle.
Si la littérature romande a dans l'une et l'autre de ces lit-
tératures son Jura et ses Alpes, on y discerne encore un
troisième élément : une route, un fleuve qui les traverse.
Depuis la Nouvelle Héloïse, toute la littérature de la Suisse fran-
çaise est groupée autour du Léman, entre l'ile où Rousseau a
sa statue et le beau cimetière où à Clarens reposent Amiel et
Vinet ; et ce Léman auquel s'est identifiée cette vie littéraire,
entre ce Jura et ces Alpes, nous fournit cette troisième
image : celle d'un fleuve qui passe, d'une route naturelle qui
le traverse, ou plutôt qui le dépose et dont il n'est que l'élar-
gissement momentané. Le Rhône qui conduit ce pays vers la
France, qui l'ouvre à la France et qui lui ouvre la France, il
a pour double spirituel ce que j'appellerai une littérature de
liaison. Entendons par là celle que représentent les Suisses
émigrés en France, qui vivent et écrivent en France, et qui
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 3O9
néanmoins y gardent leur physionomie natale, y sont appré-
ciés pour des qualités suisses, ou plus strictementgénevoises
et calvinistes, une préoccupation des choses morales, un
sérieux un peu lourd pour lequel il y a toujours une place
(en même temps qu'un grain d'ironie) dans la riche com-
plexité de la culture française. Par un certain côté les grands
Suisses européens, qui ne sont européens que parce qu'ils
sont d'abord de grands écrivains français, appartiennent à
cette littérature de liaison et ne sont pas acceptés en France
sans quelques brimades : évidemment la Suisse et la répu-
blique de Genève partagent la responsabilité du calvaire de
Rousseau après V Emile et du : Au loup ! qui s'abattit sur ce
malheureux. Mais les persécutions subies par Madame de
Staël, aux prises non seulement avec la force, mais avec cer-
taines exigences nationales françaises, nous révèle en clair
entre les deux frontières l'existence d'un plan de friction et
d'hostilité : Alfred de Musset appelle la baronne un Blùcher
littéraire, et l'on sait avec quelle ardeur M. Maurras s'est
appliqué à dénoncer et à obturer « l'échancrure de Genève
et de Coppet ». Et si grand qu'ait été en France le succès
d'Amiel, l'article que Brunetière lui consacra dans un de ses
grands jours de hargne peut être considéré comme une réac-
tion et une défense du traditionalisme français. Ainsi les
grands Suisses européens sont à la fois entre la France et le
Léman agents de liaison et agents de discorde. Les vrais
agents de liaison, la vraie littérature de liaison sont repré-
sentés par ces Genevois devenus Parisiens, voire académi-
ciens, cette monnaie d'un Necker littéraire que sont les
Schérer, les Cherbuliez, les Rod ; le sérieux un peu gris qu'
ont maintenu Schérer et Rod l'un sur la critique, l'autre sur
le roman, la fantaisie érudite, un peu laborieuse de Cher-
buliez, assez injustement tombé après sa mort dans une
obscurité cpmplète, ont au contraire exactement des Rous-
seau et des Staël, des Constant et des Amiel, été accueillis
310 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et élevés par les forces de conservation sociale, par le Temps
et la Revue des Deux Mondes, au moment où l'élite protestante
prenait dans le monde de la bourgeoisie française figure de
Mentor et d'éducatrice.
Peut-être cette classification, dont je ne me dissimule pas
le caractère fragile, nous aiderait-elle, au seuil de cette Col-
lection Helvétique, à éclairer ce problème souvent discuté :
s'il y a une littérature suisse romande ou si les écrivains
romands sont simplement des écrivains français vivant dans
un pays indépendant politiquement de la France, mais fran-
çais de langue et de lettres aussi bien que la Lorraine ou la
Comté. En réalité il y a bien une littérature helvétique de
langue française, avec une délimitation et une originalité
qui ne peuvent se comparer à celles d'aucune province de
l'unité française. Cette originalité consiste dans l'existence et
les rapports de ces trois littératures, l'une à tendance locale,
la seconde à tendance européenne, la troisième à tendance
française. La première est maintenue dans une situation
excentrique à l'égard de la France, qui l'ignore à peu près ;
la seconde traverse la littérature française pour se jeter dans
la littérature européenne tout en gardant la couleur propre
de ses eaux ; la troisième, au contraire de la première, s'in-
corpore à la littérature française et lui rapporte — modes-
tement jusqu'ici — certains éléments protestants. Aucun
écrivain n'appartient d'ailleurs uniquement à l'une des trois,
qui sont de simples limites théoriques, ou plutôt des signes
de mouvement, des flèches qui désignent des directions.
DE
* *
J'arrive un peu tard à VAdolphe de Benjamin Constant,
dont la belle réédition, précédée du Cahier Rouge et d'une
préface de M. Robert de Traz, est en somme l'occasion de
ces propos. Et récemment l'auteur de la Jeunesse de Benjamin
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 3II
Constant, M. Gustave Rudler, qui a fait du maître lausannois
sa province, donnait une édition critique d'Adolphe avec une
long-ue préface, pleine d'éclaircissements, indispensable
désormais aux fervents du court et parfait roman. Il serait
inexact de parler, à cette occasion, d'actualité. Adolphe, un des
rares romans du xix^ siècle qui n'ait pas aujourd'hui une
ride, est étranger, ou supérieur, à toute actualité.
J'ai rangé l'auteur d'Adolphe parmi les grands Suisses qui
furent de bons Européens (N'est-ce pas la Suisse de Bàle et
de Sils Maria qui fut pour l'esprit de Nietzsche la nourrice
de cette idée du bon Européen ?) et qui ont mené par leur
personne et par la destinée de leur œuvre, d'un fond helvé-
tique et sous des formes françaises, une vie européenne.
C'est peut-être un manque de goût que de suspendre à une
construction aussi sobre qu'Adolphe ces étages artificiels et
lourds. Q.u'on me permette de sacrifier l'élégance à la com-
modité.
Le fond helvétique, ou plus précisément romand, de Ben-
jamin Constant, a été, comme il était naturel, mis en
lumière dans la préface de l'édition suisse par M. Robert de
Traz. M, de Traz constate que les grands écrivains romands
ont pour trait commun le sens de l'analyse. Et, appliqué à
Constant, à Vinet, à Amiel, rien de plus exact. Pourrait-on
l'étendre à Rousseau, chez qui les deux génies de l'abstrac-
tion et de la déformation passionnées étouffent par tant de
côtés le don de l'analyse ? Ils l'étouffent, mais aussi le poé-
tisent et le transfigurent, comme le lierre fait d'un arbre ou
' d'un mur. Tout compte fait, le roman du Léman, la Non-
velle Héloïse est bien l'eau-mère de la littérature aux cristalli-
sations variées dont parle M. de Traz, et dont il cherche les
origines dans la psychologie du Romand,
Il la voit surtout dans une religion qui fait de l'homme
son propre confesseur. Et il y aurait ici des réserves à faire.
La littérature d'analyse ne s'est pas développée outre-mesure
312 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dans les pays protestants ; elle a au contraire l'essentiel de
ses origines et le meilleur de sa floraison dans la France
catholique, celle de Montaigne et du xyii^ siècle. 11 est pro-
bable que les analystes romands doivent une part de leur don
à la culture française, et que la mise en contact de cette cul-
ture avec des conditions de vie locale soustraites en partie à
l'influence française, riches de sève indépendante et origi-
nale, lui a fourni ses traits particuliers.
M. Robert de Traz, qui connaît son pays et qui donna
l'an dernier dans son roman de la Puritaine et V Amour
un curieux et fin morceau de psychologie genevoise,
marque avec justesse ces traits particuliers. Les analystes
romands « ne montrent pas la sociabilité aimable qui
a tourné les moralistes et les romanciers français vers
l'observation d'autrui. » Ils concentrent la leur tout entière
sur eux-mêmes. Fils spirituels de Rousseau, ils rendent
à leur manière et propagent cette souveraineté du sens
individuel, triomphante après lui dans la littérature. Ils
rompent l'équilibre que les analystes français, de Mon-
taigne à Vauvenargues, avaient maintenu entre l'homme
individuel qui regardait en lui et les hommes qu'il regardait
à travers lui ou à travers l'expérience desquels il se regardait.
Surtout, à la différence des analystes français, ce sont
des scrupuleux et des timides. Montaigne, Pascal, La
Rochefoucauld, La Bruyère ont vécu une vie franche,
hardie, ont pris librement et fortement leur jour sur eux-
mêmes et sur l'homme, ont participé à la volonté simple, au
calme, au grand œil clair de l'âge classique. Chez les
romands l'analyse ne va pas sans la conscience d'une simple
impuissance, d'une inaptitude à la vie réelle, à laquelle la
vie intérieure donne un substitut magnifique, solitaire et
triste. Jamais ce cas, poussé à sa forme pathologique, n'a
éclaté plus singulièrement qu'en Rousseau. Les Confessions
nous apprennent à quel point il était rongé par les pires
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 315
formes sexuelles, psychologiques, morales de la timidité,
de l'impuissance absolue à occuper avec décision et naturel
le moment présent. Dans le sens où il y a un esprit de
l'escalier, Rousseau a vécu toute sa vie sur l'escalier. Il y a
contracté ses maladies mentales et écrit ses livres. La
Nonveile Héloïse est l'œuvre d'un homme qui doit rêver
intensément l'amour du même fonds dont il le manque ;
et s'il place tous ses enfants aux Enfants-Trouvés, l'auteur
de VEmik n'en sera que plus passionné de paternité et
d'éducation. La timidité, la peur d'être et de vivre l'a rejeté
dans une solitude qui est devenue son élément naturel, et
où les sentiments sociaux se sont recomposés comme images
avec une intensité telle que l'écart entre ces images et
leur possession aboutit naturellement à des secousses de
folie. A un degré beaucoup moindre et compatible avec la
vie la plus normale et en apparence la plus calme, le même
caractère se retrouve chez Constant et chez Amiel, « Amiel,
dit M. de Traz, qui a appliqué l'analyse aux choses de
l'intelligence comme Constant aux choses du cœur. » L'un
et l'autre ont trouvé dans l'analyse, comme Rousseau dans
toute son œuvre, la compensation et la revanche d'une
vie manqute, d'une vie qu'il était dans leur destinée de
manquer. Ou plutôt on songerait à leur compatriote Azaïs
dont le système des compensations mérite peut-être mieux
que les plaisanteries dont on l'a accablé : à un certain degré
de sagesse, à certain biais que la sagesse permet à notre juge-
ment, il n'y a pas de vie manquéc, pas de vide, l'ordre de la
vie est l'ordre du plein.
Dans le pur roman d'Adolphe, tous ces caractères se
ramassent, se concentrent et deviennent lucides comme
au cœur d'un diamant. Vu par un très petit côté, Adolphe
314 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
apparaîtrait comme le roman de la timidité, Adolphe on le
Timide, comme Mallarmé dit avoir vu annoncé sur l'affiche
d'an spectacle, en province, HamJct ou le Distrait. Adolphe
tient en partie ce caractère de son père : Laforgue appelait
le sien un dur par timidité, celui d'Adolphe est un brusque
et un sec par timidité. Un timide ou n'agit pas, ou agit
par coups de tête, ou est agi par autrui et l'on peut rem-
placer, si l'on veut, ou par et, car Adolphe présente selon
les cas chacune des trois figures. Promis par ses talents au
plus éclatant avenir, il n'aboutit à rien, se perd obscurément
dans l'indifférence et l'inaction ; la réflexion n'étant pour
lui qu'une manière d'employer le temps sans agir, son
action exclut la réflexion comme sa réflexion excluait l'action,
et il agit par brusque caprice : « Avec votre esprit d'indé-
pendance, lui écrit son père, vous faites toujours ce que
vous ne voulez pas. » — Excellente condition, cette indé-
pendance intérieure, pour que la dépendance vienne du
dehors, et d'une femme experte par nature à la provoquer et
à la maintenir.
Ellénore reste touchante, et nous suivons volontiers
Adolphe lorsqu'il assume toute la faute, ne donne tort qu'à
sa propre faiblesse. Le lecteur comme l'auteur prennent parti
pour elle parce qu'elle est pleinement femme et qu'elle aime,
au lieu qu'Adolphe abdique certains caractères normaux de
l'homme, et n'aime pas, croit, comme le lui dit Ellénore,
avoir de l'amour quand il n'a que de la pitié. Tout cela est
vrai, et pourtant il faudrait changer bien peu l'inclinaison
et l'optique du roman pour qu'Ellénore inspirât au lecteur
homme (elle aurait toujours pour elle la solidarité féminine)
antipathie et méfiance, pour qu'Adolphe devînt le person-
nage intéressant. Nature exigeante et emportée, incapable
d'empire sur elle-même quand il s'agit de son amour, inca-
pable du désintéressement qui sacrifierait cet amour au
repos et aux chances de bonheur d'Adolphe, incapable de
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 315
laisser son amant, par instants, à lui-même, de ne pas lui im-
poser cette occupation forcenée du corps et de l'âme, cette
présence despotique de la femme qui veut être tout pour
un homme, même et surtout si cet homme devait
finir par n'être rien hors d'elle, EUénore fait volon-
tairement par amour le malheur de celui qu'elle aime.
Egoïsme qui ne prend pas le masque du dévouement,
mais qvii est à sa façon un dévouement, un dévouement
aussi profond que l'est cet égoïsme, et l'un et l'autre
exprimant sous deux noms opposés la même réalité,
•qui est l'amour. Cette présence entière, puissante et sombre
de l'amour donne l'être et le sang à Ellénore et rejette
Adolphe dans le monde des ombres faibles, rongées par
une conscience mauvaise. On a beau construire et déve-
lopper le discours de Lysias, il faut en présence de l'amour
vrai en venir toujours à la palinodie de Socrate. L'amour
d'EUénore fiiit le malheur d'Adolphe et le malheur d'El-
lénore. Mais il est de l'être, il est l'être, et hors de cet
être Adophe ne trouve que le vide : «: Je sentis le dernier
lien se rompre, écrit-il de la mort d'EUénore, et l'affreuse
réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle
me pesait, cette liberté que j'avais tant regrettée ! Combien
elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m'avait
révolté souvent ! ... J'étais libre, en effet, je n'étais plus
aimé ; j'étais étranger pour tout le monde. »
Les exigences et l'égoïsme d'EUénore se transfigtu-ent dans
le nom et la réalité de l'amour. A leur tour la timidité et la
faiblesse d'Adolphe s'idéalisent dans le sentiment de la pitié.
Sa timidité i^'emploie à ne pas oser rompre les liens que
lui-même a formés, à reculer devant l'énergie brutale qui
infligerait la souffrance à l'être aimé. De sorte que sa
timidité reste finalement le meilleur de lui-même et qu'il en
fait jaillir les trésors du coeur comme Rousseau, Constant,
Amiel, ont fait lever de la leur ceux de l'art et de la pensée.
3 lé LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Adolphe n'a nullement ce caractère de nihilisme sec qu'on
y voit quelquefois — à travers certaines figures de. la vie
de Constant — il est plus près de Rousseau que de Chamfort.
L'amour y est envisagé d'un long et mélancolique regard
qui en pèse tout le poids substantiel et en pénétre l'éternelle
réalité. L'amour d'Adolphe et d'EUénore acquiert chez
Constant ce poids et cette réalité par une construction en
profondeur d'une psvchologie ou mieux d'une philosophie
vécues. « L'amour, dit-il de son commencement, supplée
aux longs souvenirs par une sorte de magie. Toutes les
autres affections ont besoin du passé : l'amour crée, comme
par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous
donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant
des années, avec un être qui naguère nous était presque
étranger. » Adolphe paraît illustrer cette idée que l'amour
est pour notre être la manière par excellence de durer,
qu'aimer c'est durer, c'est amasser un capital intérieur dont
nous dépendons de plus en plus. La mémoire et l'habitude
que notre vie psychologique enregistre ordinairement
avec lenteur, l'amour leur communique une accélération
effrayante, à tel point que Lorsque l'amour lui-même est
éteint — c'est le cas d'Adolphe — la mémoire et l'habitude
qu'il a déposées en retiennent la figure, suffisent à en
maintenir l'image, à enchaîner bon gré mal gré l'homme
à cette image : « La longue habitude que nous avions
l'un de l'autre, les circonstances variées que nous avions
parcourues ensemble avaient attaché à chaque parole, presque
à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout
à coup dans le passé, et nous remplissaient d'un atten-
drissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit
sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d'une
espèce de mémoire du cœur, assez piquante pour que
l'idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour
que nous trouvassions du bonheur à être unis v. La pro-
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 317
fondeur d'Adolphe consiste ici à avoir montré comment se
crée cette mémoire, comment se forme et se remplit l'être
d'un hom.me dans la durée, comment se modèle en nous
cette troisième dimension qui nous donne une destinée.
Il semble bien, d'après ses préfaces et ses appendices,
que Constant n'ait prétendu nous offrir à travers une
demi-fiction que son propre portrait, celui d'un homme
« qui n'a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière
utile >>, ayant « consumé ses facultés sans autre direction
que le caprice, sans autre force que l'irritation. » Adolphe
n'est une œuvre de génie que parce que Constant a dé-
passé ce cadre, atteint comme l'auteur de la Nouvelle
Héloise à la réalité éternelle de l'amour, élevé son sujet
au-dessus de sa propre nature comme les grands analystes
où nous le rangeons ont su convertir leur puissance critique
d'analyse en une force de création.
ALBERT THIBAUDET
NOTES
AUTOUR D'ANTOINE ET CLEOPATRE.
Les brillantes repriéscntatioiis d'un des plus sûrs chefs-
d'œuvre de Shakespeare sur la scène de l'Opéra nous
pressent de poser à neuf nombre de questions déjà bien des
fois débattues, mais auxquelles il semble pourtant qu'au-
cune conclusion ferme et sans réplique n'ait encore été
apportée. Questions littéraires, questions théâtrales ; ques-
tions qui regardent en particulier l'art shakespearien, en
général l'art dramatique, la mise en scène, le décor. Je
n'ai pas la prétention de les résoudre, ni même le dessein
de toutes les examiner. Je livre simplement ici les réflexions^
principales qui me sont venues à l'esprit dans l'occasion.
Comment tout d'abord traduire Shakespeare dans l'en-
semble et dans le détail ? — Dans le détail, je crois que
nous tombons d'accord pour condamner le mot à mot. Une
œuvre littéraire, une œuvre poétique ne saurait passer
d'une langue dans l'autre en conservant sa figure première
et le meilleur décalque ne vaut rien : de l'anglais francisé
est proprement du charabia. Il ne s'agit pas moins, en
somme, que de faire du bon français d'après du bon anglais,
suivant le génie de la France ; si on n'accepte pas de trans-
poser, on trahit à la fois les deux langues et les deux
génies. Or, jusqu'ici, tous les traducteurs de Shakespeare,
Marcel Schwob, Maeterlinck et Copeau mis à part, ne nous
ont rien donné que de plat, de neutre ou d'informe. Le type
de l'informe nous le trouvons dans la traduction de Fran-
çois-Victor Hugo, qui calque vers sur vers au mépris de la
langue ; à peine sauve-t-il une sorte de mouvement. Les
autres désenchantent le texte poétique dans une prose
épaisse qui sue l'ennui et la banalité. On eu est presque à.
NOTES 31?
regretter la vieille traduction de Letourneur dans les petits
volumes bleus à vingt-cinq centimes ; elle était sans pré-
tention et se laissait lire. La vérité, c'est qu'à poète il faut
poète, et à écrivain, écrivain. A preuve justement la ver-
sion d'André Gide avec laquelle les lecteurs de cette revue
ont déjà pu prendre contact. Je ne leur ferai pas valoir les
qualités qui sont les siennes : elles sont filles du talent et
aussi — surtout — de l'amour. On sent qu'à chaque
phrase, une émulation passionnée a aiguillonné l'écrivain
français. Puisqu'en anglais cela vibre, cela pèse, cela scin-
tille, cela chante, il ne se tiendra donc pour satisfait, que
lorsqu'il aura obtenu que cela vibre, pèse, scintille et
chante — • autrement, n'importe ! — en français, et comme
sait le français vibrer, peser, scintiller et chanter. Grâce à la
très subtile et très précise connaissance qu'il a du poids, de
la couleur et de la musique des mots qu'il trace, il réussit
presque à coup sûr ; de sorte qu'il semble que chaque
phrase ait été re-pensée, re-sentie, re-trouvéc et qu'elle ait
spontanément re-jailîi de l'émotion. L'hommage de ce beau
français était celui que méritait et qu'attendait le grand vSha-
kespeare. Qu'on ne nous dise plus qu'il est intraduisible,
n'est-ce pas ?
Voilà pour le détail. Plus délicate est la question de la
fidélité dans la présentation de l'ensemble, du moins quand
on traduit du même coup pour la lecture et pour la scène :
à plus forte raison pour une certaine scène, en ^espèce celle
de l'Opéra. C'est que le traducteur doit tenir compte alors
et en tout premier lieu, des moyens matériels dont il dis-
pose : ils ne sont pas les mêmes aujourd'hui qu'autrefois,
ni les mêmes ici et là. Au Vieux-Colombier, comme sur
tout théâtre où on accepte de jouer sans décors, le respect
absolu de l'ordre et dû la fragmentation des scènes s'im-
pose : on aura Shakespeare intégral. A l'Opéra, dont
l'énorme plateau exige d'être abondamment et luxueusement
320 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
meublé, où certain Aiste de décor est nécessaire, le temps
que prend le moindre changement de tableau réclame une
conduite dift'érente. Il faudra à tout prix, réduire le nombre
des scènes, éviter de passer trop fréquemment d'un lieu à
l'autre, sous peine de rompre sans cesse la ligne continue
■de l'action. Que faire donc? Toucher au texte de Shakes-
peare ? Nécessairement. André Gide n'hésita pas et quant à
moi, je n'y vois pas de sacrilège.
Entendons-nous sur le respect dû aux chefs-d'œuvre. S'il
en est d'intangibles (et ce ne sont pas toujours les plus
grands, mais seulement les plus parfaits, les plus mesurés,
les plus condensés, comme ceux du théâtre français clas-
sique) il en est qui se prêtent à l'adaptation, à la remise en
forme, à la retouche (ce ne sont pas les plus petits) et où,
plus accusé que le talent, le génie a laissé du jeu, du flotte-
ment, de l'air entre les diverses parties ; où le caprice,
disons plutôt : la fontaisie a eu le pas sur la raison dans le
travail de composition. Tel est le cas des drames « éliza-
bethains », de ceux de Shakespeare, d'Antoine et Clèopâtre
qui compte parmi les meilleurs. Ces ouvrages sont presque
tous, à un certain point de vue, révisibles ; non pas par le
premier scribaillon venu, mais par un homme de talent, à
proportion même du respect et de l'amour qu'il a pour eux.
Quand Gide modifie Antoine et Clèopâtre il cherche à le
mieux faire entendre, à en tirer au jour l'essentiel. De
là telle crase hardie qui fond plusieurs morceaux en un et
par exemple nous montre Clèopâtre déplorant le départ
d'Antoine et aussitôt apprenait son remariage, quoique les
deux scènes soient fort distantes l'une de l'autre dans le
texte anglais. De même aussi pour nombre de scènes
romaines qui, semble-t-il, n'y perdent pas. Quand on est
côté Rome, avec les triumvirs, le traducteur tâche d'y
demeurer : et réciproquement côté Alexandrie avec la reine
Clèopâtre ; il lutte tant qu'il peut contre la dispersion.
>îOTES B^I
Souci français, humain, logique ; mais, dira-t-on, anti-
shakespearien. Peut-être ? Je n'en suis pourtant pas bien
sûr. Je me demande si Shakespeare n'a pas plutôt subi que
choisi sa forme de drame, si elle ne fut pas pour lui comme
un pis-aller nécessaire à la place de quoi il n'avait rien à
mettre, faut« d'exemples différents de ceux que son siècle
lui proposait. Qja'il ait tiré le maximum d'effet, de grandeur
et de poésie d'une technique divisée, par touches pures ;
qu'elle convint parfaitement à quelques-uns de ses sujets
(et qu'elle puisse convenir encore à certains autres) ; qu'il
ait, grâce à elle, obtenu un certain t< simultanéisme » et ce
qui est plus précieux, donné l'impression du temps, de la
« durée » ; qu'il ait créé enfin tout un art symphonique et
si j'ose dire synchromique, en maniant les timbres et les
valeurs comme fait le musicien ou le peintre, je n'en dis-
" conviens pas, encore que, à mon avis, il y ait un peu de
hasard et d'improvisati-on dans sa manière fragmentée et
que ses rapprochements, ses oppositions, souvent heureux,
soient aussi parfois saugrenus. Mais l'effort hardi de son
traducteur ouvre à nos suppositions une perspective impré-
vue. Comment, sans modifier une réplique, en malmenant
l'ordre donné, André Gide a-t-il trouvé le moyen à plusieurs
reprises de constituer un tout vivant, raisonnable, ample,
harmonieux et puissamment révélateur par juxtaposition de
scènes séparées et qui soudain semblent faites pour se
rejoindre ? Comment, au lieu de désarticuler la pièce, ren-
force-t-il par là le pathétique des situations, la réalité de
l'histoire et la vie intime des personnages ? Comment ?
Sinon parce qu'une logique cachée, indépendante de la
forme du drame, peut-être hostile à elle, impatiente de ce
joug trop léger, guidait à son insu le dramaturge vers une
ordonnance classique qu'il n'avait pas le moyen de réaliser ?
Je ne crois pas me tromper tout à fait en imaginant le souci
de l'art, en Shakespeare (comme il fut en Balzac) exclusi-
21
522 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vement dirigé dans le sens de la création psychologique —
et en outre de la poésie. Ce que nous appelons la compo-
sition (qui n'est pas seulement l'économie des péripéties
dans l'intrigue, mais aussi l'équilibre entre les parties) lui
était sans doute étranger et il considérait l'ordonnance
comme secondaire, bien qu'il en eût le sentiment obscur et
qui sait ? même, le désir. Il usait au mieux, avec les mille
ressources du génie, des commodités de la scène anglaise
oii tout était autorisé ; comme tout le monde, il déve-
loppait ses sujets selon l'ordre chronologique, bondissant
à l'envi de Sicile en Bohême et de Rome à Alexandrie,
avec la joie qu'y peut prendre un poète, mais un peu aux
dépens du choc des passions. S'il avait eu à formuler une
esthétique, je ne suis pas bien sûr qu'il eût revendiqué
très fort le principe chronologique, alors tout occasionnel
et plus dangereux que fécond. Disons avec Lucien Dubech
qu'il n'avait pas l'instrument dramatique de son génie, mais
celui de son temps, imparfait, sommaire et naïf. Non ! son
art souverain, irrésistible, inattaquable, c'est de saisir quel-
ques traits dans Plutarque ou dans le moindre chroniqueur,
et de les greffer sur son rêve qui se met aussitôt à fleurir en
réel ; il ne compose pas des tragédies, des poèmes, des
oeuvres d'art, mais des figures, des personnages, des vivants,
et dans ce royaume, le sien, il est l'ordre et la raison même.
Ceci dit, tout en approuvant André Gide, je dois bieu
avouer que dans son œuvre de refonte il a dû se borner à
des demi-mesures. Le drame tout entier n'était pas réduc-
tible en actes et, sous peine de le mutiler affreusement,
nombre de petits épisodes devaient être sauvés, qui main-
tiennent hélas! par leur brièveté et par la nécessité oii l'on est
de planter un décor pour eux, l'impression framnentaire, entre-
coupée et cahotante que donnent toutes les pièces de Shakes-
peare quand on veut les vêtir de toiles peintes et de carton. On
tacha de combler les vides — je veux dire les entr'actes —
NOTES 323
avec de la musique ; mais elle sembla superflue, sauf pour
évoquer le combat naval. Je reviendrai sur la réalisation
totale. Mais je conclus dès à présent sur le point qui nous
intéresse : « Comment doit-on jouer le Shakespeare?» en
répondant sans hésiter : « Avec moins de décors qu'à
l'Opéra. » Dirai-je sans décor? — Oui, plutôt sans décor
qu'avec trop de décors. Plutôt au Vieux-Colombier que nulle
part ailleurs, dans l'état actuel des choses. C'est dire qu'on
renoncera à le refondre et qu'on le jouera intégra-
lement, scène après scène. Il y perdra par moment de
la force ; mais il y regagnera l'élan, la continuité, la
ligne, qui, toute brisée qu'elle soit, est fort belle ; les mots
suppléeront au décor. Ici, quelqu'un m'objecte : « Et pour-
quoi pas la scène tournante des Allemands ? » Parce qu'il
faut le temps qu'elle tourne et que la moindre pause est
à proscrire ; on n'arrête pas une symphonie. Parce que,
aussi, tout cet appareil est vraiment disproportionné au
bout de dialogue pour lequel on le met en branle. Non,
une vaste scène (si l'on veut, à compartiments) où l'action
ininterrompue se déplacerait sur un beau fond d'architecture :
le théâtre de Palladio dont le Vieux-Colombier est le rudi-
ment et l'espoir. Ou bien un jeu multiple de rideaux ; ils
ont les mêmes avantages et ils permettent de diversifier les
effets. Ou bien je l'avouerai... un décor tout de même, et je
vais préciser lequel.
La mise en scène d'Antoine et Cléopâtre en achevant de me
brouiller avec les palais de carton, m'a réconcilié avec la
toile peinte. A plusieurs reprises, presque chaque fois où la
scène a lieu en plein air (en particulier au commencement
de l'acte III, devant le cap Misène) j'ai eu l'impression du
plus parfait accord entre le paysage et l'action. Un cadre
neutre et une toile de fond, celle-ci sobre, modeste, à sa
place, aussi peu « ballet russe » que possible, représentant
exactement les choses comme elles sont, le ciel, la mer, un
524 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
promontoire, sans aucune recherche d'effet, en un mot
situant le drame, c'en est assez et de cette discrète mais
précise évocation, les mots du dialogue reçoivent comme
une vertu décisive ; l'histoire dans les lieux même de l'his-
toire prend toute son ampleur, tout son poids et tout son
tragique et après cette expérience on a peine à imaginer
la même scène devant un rideau ou un mur. Shakespeare
en vérité, tout différent en cela de nos classiques, ne sépare
pas l'homme de la nature ; ses héros pensent mais respirent
et ils vivent dans le concret. Donc, quand il est possible de les
présenter dans leur cadre, dans leur atmosphère, dans leur pays,
pourquoi ne pas le faire, si une toile peut y suffire. Ainsi
révé-je d'une série de toiles peintes (rien que des toiles),
du même goût et de la même qualité, successivement dé-
roulées, n'encombrant pas la scène, mais au contraire
l'approfondissant, dont la vue nous transporterait dans
la seconde, d'Egv'pte en Italie, d'Italie en Egypte, sur mer
et sur terre, en tous lieux, sans ralentir aucunement la course
du drame. Est-ce là toute la vérité ? Je crois du moins que
c'en esc une, qui n'exclut pas les autres, mais qu'il vaudrait
la peine d'essayer : on la jugerait à l'épreuve. Puisque, en
somme, tout est à refaire dans l'ordre de la mise en scène,
j'estime qu'il ne faut rien s'interdire et que la diversité des
ouvrages entraîne nécessairement une grande diversité dans
les convenances, par suite dans la recherche des moyens.
Jacques Copeau commence parle commencement, il reforme
l'acteur, la diction, la plastique et le mouvement chez l'ac-
teur, et temporairement, il se cantonne dans cette tâche. Mais
rien ne dit qu'il n'ira pas plus loin un jour et quand la place
sera nette, quand le décor aura perdu sa morgue et sa
déplorable ostentation, qu'il ne le rappellera pas doucement,
pour soutenir et compléter le drame musical, sculptural,
architectonique, dont dès à présent il nous donne la figure
presque accomplie sur la petite scène du Vieux-Colombier ;
NOTES 325
la réalisation de Cromedeyre le Vieil est en ce sens un vrai
chef-d'œuvre, je suis heureux de le dire en passant.
Pour en revenir à la représentation d'Antoine, le reproche
principal que je ferai à cette vaste tentative, c'est d'avoir
manqué de cohésion. Des décors d'un goût parfait et j'en
félicite M. Drésa ; un absurde excès d'accessoires ; trop de
musique, trop peu aussi (elle est de M. Florent Schmitt) :
c'est-à-dire trop de grands morceaux symphoniques, pas
assez de petits pour souder les tableaux entre eux ; je mets
à part l'heureuse symphonie nautique qui est colorée, vigou-
reuse et vraiment en situation. Quant à l'interprétation,
étudiée et combinée jusque dans le moindre détail, elle
ne serait pas loin de m'avoir paru excellente (dans les
scènes romaines surtout) si le gouffre tétralogique de l'énorme
Opéra ne la dévorait littéralement. M. de Max eut des mo-
ments superbes ; M. Yoneî dessina nettement la juvénile et
sèche figure d'Octave ; M. Bour fut de premier ordre dans
Lépide ; nulle part, en somme, on ne sentit de « trous ».
Mais tout ce bon et honnête travail était rapetissé, annulé par
le cadre et trop souvent hélas ! perdu. L'interprète qui eut le
plus à souffrir de ces conditions affreuses fut celle qui les
avait faites. Madame Ida Rubinstein. On reconnut la <c bal-
lerine » au jeu subtil et savamment concerté de son corps ;
on s'étonna de retrouver « la récitante » toute guérie de son
accent et en possession des moyens vocaux les plus rares.
Mais quoiqu'elle semblât donner à chaque mot, à chaque
geste, à chaque intention du texte et à chaque courbe du
chant toute leur valeur et leur vénusté, quoique, dans le dé-
tail, elle ne cessât pas de nous satisfaire, on eut l'impression
que ces traits choisis et réglés n'arrivaient pas à dessiner
précisément une figure. Quelque chose voulait sortir qui ne
sortait pas : la Cléopâtre de Shakespeare. Etait-ce encore la
faute de l'optique ? Sur une plus petite scène, l'art trop
subtil et trop intelligent de l'interprète principale eût-il
32^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
moins hermétiquement voilé sa nature, son tempérament-
son génie ? Je ne sais. Sur la scène de l'Opéra, cette Cléo-
pâtre manqua de vie, de pouvoir tragique, de réalité et ne
nous donna que des joies plastiques. Nous ne saurions en-
core dire si Madame Ida Rubinstein a l'étoffe d'une tragé-
dienne : nous attendrons une autre épreuve, dans de moms
barbares conditions. Seul surnageait, quand on parvenait à
l'entendre, le texte somptueux de Gide, Concluez donc.
HENRI GHÉON
*
« *
AUX BALLETS RUSSES : PULCINELLA.
Strawinsky, chargé de nous présenter la musique de Per-
golèse, a prévenu l'impression de naïveté que nous y pou-
vions trouver. Notre ennui est empêché par l'outrance. Aux
motifs qui nous eussent fait sourire nous sommes devancés :
une orchestration franchement grotesque les a tournés à
Tironie, cette ironie où Strawinsky sait atteindre par la
vertu de timbres disparates. Ce qui nous eût paru grêle, il
le dépouille encore. 11 accentue, il rend cruelle la défor-
mation qu'un esprit du xx« siècle impose à cette musique
charmante. Crainte d'un reproche, il met lui-même le
doigt sur les fadeurs du dix-huitième siècle italien. Le
comique est fait cocasserie.
Souvent la souplesse de Pergolèse est brutalisée, sans
doute ; parmi ces violences il faut une grâce insigne pour
qu'une mélodie conserve sa candeur. Mais sans le correctif
de cette brusquerie nous n'oserions trouver saveur aux
entrechats des adolescents, au tendre de leurs costumes.
Les oppositions de Picasso s'accordent aux contradictions
de la musique ; elles sont de même ordre. Par là se trouve
sauvée, tant bien que mal, l'unité qui nous enchantait aux
premiers Ballets Russes.
YVONKE RIHOUET
NOTES 327
* *
CINEMATOMA, par Max Jacob (U Sirène).
Un bref avis au lecteur nous invite à trouver dans ce livre
non pas un recueil de nouvelles, mais une collection de
caractères. L'auteur se flatte de rajeunir le genre du portrait.
Plus justement encore on pourrait dire que, grâce à lui, le
monologue est promu à la dignité de genre littéraire. On sait
quels effets plaisants M. Max Jacob tire de l'imitation ingé-
nieuse des romans-feuilletons, des faits-divers, des locutions
vicieuses du style « calicot ». Avec une ironie discrète qui
n'appartient qu'à lui, il excelle à utiliser en les transposant
le détail trivial et l'élément de mauvais goût. On a cru pouvoir
démarquer sa manière ; c'était méconnaître la douloureuse
poésie que déguise mal ce verbiage emprunté. Sa fantaisie
s'exerce sur un fonds d'observation cruelle et sagace. Dans
ses imitations, M. Max Jacob fait songer à ces excellents
comiques auxquels un vieux chapeau mou suiîit pour évo-
quer indifféremment Napoléon, Clemenceau ou Sarah Ber-
nhardt. Par sa volubilité dans les récits, il égale cette verve
heureuse qui donne tant de prix aux propos de cafés de cer-
tains ivrognes d'humeur gaie. De même parmi les person-
nages qu'il nous présente, il en est qui, grâce à leur gesticula-
tion cocasse ont un air de famille avec des héros de l'écran. La
cinématomie doit peut-être quelque chose à l'art de Charlie
Chaplin.
Les meilleurs de ces tableaux de mœurs, Daniel congréga-
niste et clerc d'huissier, les Mémoires d'une dame journaliste ou
le Monsieur qui voyage en sleeping pour la première fois, assu-
rent à notre auteur une place auprès de Restif de la Bretonne
sur lequel M. Max Jacob possède entre autres avantages,
celui d'être un poète dont l'amère sensibilité transparaît
sous le maquillage du grime.
ROGER ALLARD
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
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vierge (6 fr. 75) ; Flammarion.
Péladan : Le voeu de la Renais-
sance (2 fr.) ; Sansot.
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et la Copa de Virgile interprétées
en vers français (8 fr.) ; Garnier.
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(7 fr.) ; Mercure de France.
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ménage (5 fr. 75) ; Albin Michel.
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Concourt (25 fr.) ; Hachette.
Jean de Tin an : Un Document sur
V impuissance d'aimer ; Erytljrée
(15 fr.) ; Edouard-Joseph.
Paul Verlaine ; Romances sans
paroles (illustr. de Picart Le
Doux), (60 fr.) ; Messein.
H. G. Wells : La Flamme immor-
telle (trad. Butts), (6 fr.) ; Payot.
Emile Zavie : Les beaux soirs de
l'Iran (5 fr. 75) ; Renaissance du
Livre.
LE GERANT • GASTON GALLIMARD.
ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
HAI-KAIS
Les haï-kaïs sont des poèmes japonais de trois vers ; le
premier vers a cinq pieds, le second sept, le troisième cinq.
est difficile d'écrire plus court ; l'on dira : moins ora-
toire. La poésie japonaise de treize siècles tient, à peu
près, dans ces miettes.
Basil Hall Chamberlain les appelle épigrammes lyri-
ques. « Lucarne ouverte un instant », dit-il, ou « soupir
interrompu avant qu'on l'entende ». De toute manière,
ce sont des poésies sans explication.
Paul Louis Couchoud a su les traduire '.
* *
Le haï-kaï est pittoresque, ou bien mystique.
Voici le canard sauvage :
// a l'air tout Jier
D'avoir vu le fond de l'eau
Le petit canard.
I. Dans : Sages et poètes d'Asie (Calmann-Lévy, édit.)
32
330 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
JLe bon poète embarrassé :
De ma baignoire '
Où jeter l'eau bouillartie ?
Partout des cris d'insectes.
Voici cependant l'écoulement des apparences :
Elles s'épanouissent, alors
On les regarde, — alors les fleurs
Se flétrissent, — alors...
*
* *
!Dbc faiseurs de haï-kaïs, qui se découvrent ici réunis
autour de Couchoud, tâchent à mettre au point un ins-
trument d'analyse. Ils ne savent pas quelles aventures,
ik supposent la plupart que des aventures attendent
ie haï-kaï français — (qui pourrait trouver par exemple
la sorte de succès qui vint en d'autres temps au ma-
drigal, ou bien au sonnet ; et par là former un goût
commun :
ce goût justement qui passe pour préparer la venue
«d'œuvres plus décisives.)
JEAN PAULHAN
HAJ-KAÏS 331
AU FIL DE L'EAU
Le convoi glisse déjà
Adieu Notre-Dame
Tiens !. . . la gare de Lyon !
*
Sur le bord du bateau
Je me hasarde à quatre pattes.
Que vie veut cette libellule ?
*
Les joncs même tombent de sommeil.
Je rôtis délicieusement
Midi.
*
Dans le soir brûlant
Nous cherchons une auberge.
0 ces capucines !
*
Sur le chemin de halage
En bonnets de fous
Deux bourricots.
*
Le vi^ux canal
Sous l'ombre monotone
S'est vert-de-grisé.
}S2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La vache repue
Ne voit que le pied
Du saule argenté.
Le fleuve mal etidortni
Fait znvre dans la terreur
Le village pelotonné.
Dans la nuit silencieuse
Lé fleuve épuisé et la vieille tour
Se rappellent leur vaillance.
Une simple fleur de papier
Dans un vase.
Eglise rustique.
Elle haie le bateau
Quand l'épaule est meurtrie^
Elle tire avec le ventre.
190J.
PAUL LOUIS COUCHOUD
«AÏ-KAÏS 333
AU. CIRQUE
Matinée à Médrano:
Dans une attente joyeuse
L'immense cirque pépie.
Dans des satins, des Jumières,
Et des bouffées de crottin,
Voici venir l'écuyère :
Avec ses écailles lie de vin
Et son sourire carmin.
Une livrée verte la présente.
Des galops égaux
An-dessous de sauts
Crevant des cerceaux.
Sur les joues des soufflets se plaquent,
Les corps chutent en claquant h bois...
Les tout petits se cachent.
Le cloivn a déclanchê des rires frénétiques
Il fit, en s'asseyant, fuser
Un air léger de musique.
354 l'A. NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'acrobate
Ne peut plus
Dégager sa vertèbre.
Après le « tour »
Son visage se crispe
Il sourit.
Comme une halle élastique^
Projeté par le tapis,
Il bondit, bondit, bondit.
Dans des splendeurs voltaïqiies
Tourbillonnent des corps ailés...
Au-dessus d'un grand filet.
Après ces éblouis sèment s ,
Nous ramenons, dans la nuit noire.
Le désespoir de nos enfants.
Mai i^i6.
JULIEN VOCANCE
HAÏ-KAl'S 33Î
POUSSIÈRE DE POÈME
Flaque d'eati sans un pli.
Le coq qui boit et son image-
Se prennent par le bec.
*
Elle a dit : Oui,
Mais elle a répondu trop vite..
J'ai compris : Non.
*
Sur l'épaule du soir
Comme d'un frère vénérable-
Ne puis-je m'accouder^
*
L'obus en éclats
Fait jaillir du bouquet d'arkres^-
Un cercle d'oiseaux.
Trou d'obus où cinq cadavres
Unis par les pieds rayomient,.
Lugubre étoile de mer..
GEORGES SABIROK
Georges Sabiron, soldat au 149e d'Infanterie, a été tué dans
les tranchées d'Arcy Sainte-Restitue, quelques mois après avois-
écrit ces haï-kaïs, que la Vie (Mars 19 18) a publiés..
33^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
POEMES SUR MESURE
An-dessus il y a le ciel et plus bas le plajond
Et sur la table une boîte de petits pois
Avec le mode d'emploi.
Les oiseaux chantent toujours au sommet de la maison
Le Printemps dans les villes
Est sur les toits.
Un sentiment est une robe à traîne
Il est bien malaisé d'empêcher
Qiion ne marche dessus.
Les courbes sont les promises des yeux
Mariage secret d'un œil
Avec un fauteuil.
Le train sur son chemin géométrique
Traverse le mois de Juin
Les coquelicots font la haie
PIERRE ALBERT-BIROT
HAÏ-KAÏS 357
MAISON EN POITOU
La barrière ouverte
Laisse voir les buis frais taillés.
Tendre pluie d'hiver.
*
La pie, sa queue droite.
Arrive, fait trois petits bonds,
Se pose et attend.
*
Dans le vent du soir
Le corbeau retardataire
Croasse et se hâte.
*
Autour de ma maison
Dans la nuit le vent d'hiver
Chante sur deux notes.
*
Veillée solitaire ;
L'heure oiï les chenets renoncent
A nous consoler.
*
Nuit d'hiver, campagne,
Braise rouge dans la cheminée.
Et mes amis loin.
33^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:
Nuit sur les fenêtres,
Nuit sur ks champs et les roules,
Moi seul et ma lampe.
Contre le sein nu
L'enfant rit, tourne la tête
Et le lait déboi-de.
Le bras de la mère
Le long du petit enfant,
Un fuseau géaîit.
Mes deux mains se ferment
Sur un volume sans égal.
Le corps de V aimée.
Je in éveille la 7iuit,
La lune baigne la route.
Désir de voyage.
JEAN-RICHARD BLOCH
HAÏ-KAÏS 33^
Fieux chat ronronnant, tu m'aimes ?
Dieu fe Je rende,
Galeux !
*
Vieille barqne à la côte,
Pour moi plus de voile au vent.
Pourtant je sens la mer qui monte.
*
Au fil de l'eau rapprochées, séparées.
Ce bouquet de roses fatiées.
Et dite lettre déchirée.
♦
Au feu la vieille lettre.
Ah ! dans la cendre des mots ont brillé
Comme pour survivre.
*
Crotte de papier par ci.
Crotte de papier par M, ,
Tiens ! mon mari est rentré.
■ *
Aux naseaux de mon chevnl
Les hirondelles croisent :
Ciseaux à couper le vent.
* ' JEAN BRETON
^40 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
POUR VIVRE ICI
A uioitié petite,
La petite
Montée sur un banc.
Le vent
Hésitant
Roule une cigarette d'air.
*
Palissade peinte
Les arbres verts sont tout roses
Voilà ma saison.
Le cœur à ce quelle chante
Elle fait fondre la neige
La nourrice des oiseaux.
*
Paysage de paradis
Nul ne sait que je rougis
Au contact d'un homme, la nuit.
*
La muette parle
C'est l'imperfection de l'art
Ce langage obscur.
HAÏ-KAÏS 341
L'automobile est vraiment lancée
Quatre têtes de martyrs
Roulent sous les roues.
Roues des routes.
Roues fil à fil déliées,
Usées.
Ah! mille flammes, un feu y la lumière,
Une ombre !
Le soleil me suit.
Femme sans chanteur,
Vêtements noirs, maisons grises.
L'amour sort le soir.
Une plume donne an chapeau
Un. air de légèreté.
La cheminée fume.
PAUL ELUARD
342 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le petit port est endormi.
Soudain dans le silence gris,
Le bout des mais s'éclaire !
*
Des canards sauvages
Posés sur la mer.
L'ombre d'un nuage.
MAURICE GOEIN
*
Nous avons sei:^e ans tous les deux.
Mais quand elle en aura dix-huit^
Je n'en aurai que dix-huit.
HENRI LEFEBVRE
*
* *
Le berger crache des louis d'or,
La vache lâche un arc-en-ciel :
Coucher de soleil.
Le banc de bois est humide,
Le banc de pierre est glacé :
Reudei-vous d'automne.
ALBERT PONCIN
;haï-kaïs 345
Nnacres roii('es du couchant.
Dans un trou vert
Un mince croissant de lune.
Nuit d'alerte.
Le projecteur à Yhori:^oii
Ouvre et ferme son éventail.
Dans la nuit noire
Une étoile et son reflet.
Il y a donc de Veau?
La nuit en Bretagne.
Un vieux chant passe et s'en va,
Dans un bruit de sabots.
Grincement de roues.
Un tas de foin grossit
Jusqu'à cacher la lune.
Sur la plage
Un bout de planche :
Un grand navire a fait naufrage.
344 ^A. NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Au clair de la lune,
Dans la brume un pêcheur s'enftmce.
Vers le bruit de la mer.
Mes amis sont morts.
Je m'en suis fait d'autres.
Pardon...
*
Je veux bien la voir,
Son Jiancé aussi,
Mais pas ensemble.
Je pleurais dans le fauteuil d'osier ;
Elle nia dit : <( Console:;jVous »
Et s'est mise à pleurer.
Reste à la fenêtre,
La face dorée par la lampe,
Et les chei'eux baignés de lune.
RENÉ MAUBLANC
HAI-KAIS
545
La fumée s'envole au Nord
Le papillon blanc vers l'Est
Vent frivole
La rivière coule nue
Les jeunes arbres vont vivre
Dans les bois
Qui te parle en souriant 1
Non, c'est le ruisseau gui roule
Quelques fleurs
La fille étonnée recherche
Les instincts bêtes féroces
Du sermon
Le costaud pourtant est mort
Même sa fièvre allait bien
Dit, le faible
La mère au fond du jardin
Ce n'est pas goût pour la lune
L enfant crie
JEAN PAULHAN.
2J
TOUTES CHOSES
EGALES D'AILLEURS...
L'absence de système est encore
un système, mais le plus sympa-
thique.
Tristan Tzara,
ARTHUR
Anicet n'avait retenu de ses études secondaires que
la règle des trois unités, la relativité du temps et de
l'espace ; là se bornaient ses connaissances de l'art et de
la vie. Il s'y tenait dur comme fer et y conformait sa
conduite. Il en résulta quelques bizarreries qui n'alar-
mèrent guère sa famille jusqu'au jour qu'il se porta sur
la voie publique à des extrémités peu décentes : on
comprit alors qu'il était poète, révélation qui tout
d'abord l'étonna mais qu'il accepta bonnement, par
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 347
modestie, dans la persuasion de ne pouvoir lui-même
en trancher aussi bien qu'autrui. Ses parents, sans
doute, se rangèrent à l'avis universel puisqu'ils firent
ce que tous les parents de poètes font : ils l'appelèrent
fils ingrat et lui enjoignirent de voyager. Il n'eut garde
de leur résister puisqu'il savait que ni les chemins de
fer ni les paquebots ne modifieraient son noumène.
Un soir, dans une auberge d'un pays quelconque
(Anicet ne se fiait pas à la géographie, basée comme
toutes les sciences sur des données sensibles et non sur
les intangibles réalités), il remarqua tandis qu'il dînait
que son voisin de table d'hôte ne touchait à aucun des
mets et semblait cependant passer par toutes les jubila-
tions gastronomiques du gourmet. Anicet saisit immé-
diatement que ce convive étrange était un esprit libre
qui se refusait à recourir aux formes a priori de la sensi-
bilité et n'éprouvait pas le besoin de porter les aliments
à ses lèvres pour en concevoir les qualités. « Je vois.
Monsieur, lui dit-il, que vous ne tombez pas dans
la crédulité où se tiennent généralement les hommes,
et que, par mépris de leur sotte représentation de
l'étendue, vous vous abstenez des simulacres par les-
quels ils s'imaginent changer leurs rapports avec le
monde. De même que certains peuples croient à la
vertu des signes écrits, de même le commun attribue
superstitieusement à ses gestes le pouvoir de bouleverser
la nature. Je me gausse autant que vous-même d'une
semblable prétention, laquelle dénote la légèreté d'esprit
de nos contemporains (mot dénué de sens que
j'emprunte, comme vous le pensez bien, à leur propre
langage) et la facilité qu'éprouvent les apparences à les
348 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
abuser de leur jeu. On me nomme Anicet, je suis
poète et fais semblant de voyager pour complaire à ma
famille. Je ne saurais vous dissimuler combien je
brûle d'apprendre à côté de qui je suis assis. La distinc-
tion qui paraît sur votre visage et l'excellence des prin-
cipes dont vous avez fait montre en cette occasion
m'incitent à n'avoir pas de plus vif désir. » Anicet se tut,
fort content de soi-même, de l'aménité qu'il avait mise
en ses propos, de sa période et de la délicatesse des
sentiments qu'il y avait exprimés, enfin des quelques
archaïsmes par lesquels il avait si finement nargué
l'idée de temps et la chronologie puérile et honnête des
lourdauds qui présentement se pourléchaient de Tillusion
d'un rapprochement de leur palais et d'une tarte à la
crème.
L'inconnu ne se fit pas prier et commença le récit
suivant : « Je m'appelle Arthur et je suis né dans les
Ardennes, à ce qu'on m'a dit, mais rien ne me permet
de l'affirmer, d'autant moins que je n'admets nullement,
comme vous l'avez deviné, la dislocation de l'univers en
lieux distincts et séparés. Je me contenterais de dire : je
suis né, si même cette proposition n'avait le tort de
présenter le fait qu'elle exprime comme une action
passée au lieu de le présenter comme un état indépen-
dant de la durée. Le verbe a été ainsi créé que tous ses
modes sont fonctions du temps, et je m'assure que la
seule syntaxe sacre l'homme esclave de ce concept, car
il conçoit suivant elle, et son cerveau n'est au fond
qu'une grammaire. Peut-être le participe naissant
rendrait-il approximativement ma pensée, mais vous
voyez bien, Monsieur, » et ici Arthur frappa la table du
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 34^
poing, « que nous n'en finirons plus si nous voulons
approprier nos discours à la réalité des choses, et que
le maître d'auberge nous chassera de cette salle avant la
fin de mon histoire, si nous ne consentons chemin
faisant à des concessions purement formelles aux caté-
gories que nous abominons comme de faux dieux, et
dont nous nous servirons, si vous le voulez bien, à
défaut de les servir.
« Je m'appelle Arthur et je suis né dans les Ardennes.
De très bonne heure, on me donna un précepteur lequel
devait m'enseigner le latin mais qui préféra m'entretenir
de philosophie. Mal lui en prit, car très rapidement je
remarquai que mon professeur démentait par sa con-
duite lés principes mêmes qu'il avait démontrés. Il
agissait comme si Dieu pour construire la terre avait
préalablement calculé la dixmillionième partie du quart
du méridien terrestre. Je fus outré de cette malhon-
nêteté. Aux reproches un peu véhéments que je lui fis,
le philosophe improbe répondit par la délation. Mon
père, homme simple et qui ignorait tout de l'impératif
catégorique, me fustigea devant mes sœurs. Je décidai
de quitter la maison car déjà je possédais ce sens aigu
de la pudeur qui devait me dominer par la suite. Je
voyageai d'abord par les routes, mendiant mon pain ou
le dérobant de préférence. C'est pendant cette période
de ma vie que j'appris à concevoir les eaux, les forêts,
les fermes, les figurants des paysages indépendamment
de leurs liens sensibles, à me libérer du mensonge de la
perspective, à imaginer sur un plan ce que d'autres
considèrent sur plusieurs comme les enfants qui
épèlent, à ne plus me laisser berner de l'illusion des
350 LA NODVELLE REVUE FRANÇAISE
heures et embrasser simultanément la succession des
siècles et des minutes. Un beau soir, un peu fatigué de
ces panoramas champêtres, je me glissai dans un train
et fis, caché sous une banquette pour ne pas payer mon
billet, le chemin de C... à Paris. Cette position ne
m'incommoda pas, dans la connaissance où j'étais qu'un
préjugé seul amène les voyageurs à en préférer une
autre. J'utilisai le trajet à m'accoutumer à regarder le
monde du ras du sol, ce qui me permit de me faire une
idée des représentations qu'en ont les animaux de basse
taille. Puis je m'avisai qu'à l'inverse de mon passe-temps
habituel rien n'était plus aisé que de reporter sur plu-
sieurs plans ce que l'on voit sur un seul : il suffit de
fixer obliquement ce qu'on veut dissocier au lieu de le
regarder de champ. J'appliquai immédiatement ce pro-
cédé pour éloigner de ma figure les bottes du voyageur
assis au-dessus de moi. Dans l'enthousiasme de ces
exercices, je scandai mentalement, au bruit rythmé du
train sur le ballast, des poèmes qui faisaient bon marché
du principe d'identité lui-même. »
Anicet se permit de l'interrompre : « Vous êtes donc
aussi poète, Monsieur ? »
— A mes moments perdus, reprit le narrateur.
J'arrivai donc à destination dans la plus heureuse dispo-
sition d'esprit. Songez à ce qu'est Paris pour un garçon
de seize ans qui sait s'émerveiller de tout et de mille
manières. Dès la gare, je me sentis transporté : ce mou-
vement, les maisons chargées de la perspective, cette
façon originale d'écrire CAFÉ au fronton des palais, les
fêtes lumineuses du soir et les murs couverts d'hyper-
boles, tout concourait à ma joie. Il y avait peu d'appa-
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 35 I
rence que je me lassasse jamais d'un décor, varié sans
cesse par les quelques méthodes de contemplation que
je possédais, quand une aventure vint me donner les loi-
sirs et la retraite nécessaires pour en élaborer d'autres.
Un matin que je croisais un convoi funéraire, je me
représentai le mort, comme je m'étais assoupli à le
faire, indépendamment de la durée. Simultanément je
le perçus dans les poses les plus prétentieuses, les plus
insignifiantes et les plus naturelles, accomplissant toutes
les bassesses et toutes les sottises d'une vie sans intérêt,
avec ses petits vices et ses petites vertus, si peu respon-
sable que je ricanai assez haut de voir les passants se
découvrir devant la boîte cirée qui renfermait ses restes.
A cette époque, l'issue malheureuse d'une guerre encore
récente, les dissensions politiques et le joug toujours
sévère du romantisme portaient les esprits parisiens à
des violences peu coutumières aux habitants de la ville
la plus polie du monde. Un quidam m'arrêta et
m'ordonna d'un ton emphatique de mettre chapeau bas
devant je ne sais quelle image de notre humilité. Je
caressai mon olibrius de quelques épithètes et n'en fis
rien. Comme cet individu cherchait à m'}- contraindre,
je lui donnai une leçon pratique de philosophie. Cela se
termina au poste de police et je fus jeté dans une pièce
obscure où l'on m'oublia trois jours. Pour être plus libre
que mes geôliers, il suffisait de m'abstraire du temps ou
de l'étendue, mais je préférai mettre à profit cette réclu-
sion pour des évasions nouvelles. Les mathématiciens
ont inventé d'autres espaces que le nôtre, à n dimen-
sions, disent-ils. Mais embarrassés par l'habitude de
penser suivant trois dimensions, ils ne parviennent pas
352 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à se représenter leurs propres imaginations. Grâce à ses
gymnastiques préalables, ce fut au contraire un amuse-
ment pour mon esprit que d'envisager le monde en
donnant à n les valeurs les plus diverses ; j'étais en train
de concevoir l'étendue à un tiers de dimension quand
on se souvint de ma présence pour me faire comparaître
devant le commissaire. Comme mes réponses subissaient
un léger trouble du fait de cet exercice, ce fonctionnaire,
qui avait une idée puérile de la relativité des concepts,
ne comprit rien à mes discours et, dans la persuasion de
parler à un fou, me fit relâcher.
Paris devint pour moi un beau jeu de constructions.
J'inventai une sorte d'Agence Cook bouffonne qui cher-
chait vainement à se reconnaître, un guide en main, dans
ce dédale d'époques et de lieux où je me mouvais avec
aisance. L'asphalte se remit à bouillir sous les pieds des
promeneurs ; des maisons s'effondrèrent ; il y en eut qui
grimpèrent sur leurs voisines. Les citadins portaient
plusieurs costumes qu'on voyait à la fois, comme sur
les planches des Histoires de l'Habillement. L'Obélisque
fit pousser le Sahara Place de la Concorde, tandis que
des galères voguaient sur les toits du Ministère de la
Marine : c'étaient celles des écussons aux armes muni-
cipales. Des machines tournèrent à Grenelle ; il y eut
des Expositions où l'on distribua des médailles d'or aux
millésimes différents sur l'avers et sur le revers; elles
coïncidèrent avec des arrivées de Souverains et des délé-
gations extraordinaires. On habita sans inquiétude dans
des immeubles en flammes, dans des aquariums gigan-
tesques. Une forêt surgit soudain près de l'Opéra, sous
les arbres de fer de laquelle on vendait des étoffes
TOUTES CHOSES EGALES BAILLEURS... 3 53
bayadères. Je changeai de quartier les Abattoirs et le
canal Saint-Martin ; le bouleversement n'épargna pas les
Musées, et tous les livres de la Bibliothèque Nationale
submergèrent un jour la foule des badauds.
Vous parlerai-je des mille métiers que j'adoptai, tour à
tour camelot et chantant comme des poèmes les titres
des journaux que je vendais, homme-réclame par
amour des chapeaux hauts de forme, porteur de bagages,
débardeur à la Villette ? L'étrangeté de ma vie m'attira
des curiosités, des fréquentations, des amitiés. Je connus
dans certains milieux une vogue égale à celle d'un pres-
tidigitateur ou d'un danseur de corde. Enfin quelques
oisifs de la rive gauche me trouvèrent du génie. Je fus
admis dans des cercles choisis, des académiciens m'héber-
gèrent, des femmes du monde voulurent me connaître.
Le contact journalier de mes semblables avait fortement
développé chez moi ce sentiment de la pudeur dont je
vous ai déjà parlé et qui m'était inné. Je me dérobai aux
sollicitations du monde pour éviter de me mettre à nu
devant tous. C'est à cette époque que je connus Hortcnse.
Elle ignorait tout de la vie, mais non de l'amour.
Image de la passivité, elle supporta mes fantaisies sans
les comprendre. Elle admit toutes les expériences, se pha
à tous les caprices et me laissa pénétrer jusqu'au dégoût
les secrets de la féminité. Devant elle je pouvais
dépouiller tout masque, penser haut, dévoiler l'intime
de moi-même, sans craindre qu'elle y entendît rien.
Elle me fut un manuel précieux que j'abandonnai au
bout de trois semaines : j'avais appris à connaître la
vision féminine du monde, aussi distante de celle des
hommes que l'est celle des souris valseuses du Japon,
3 54 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
lesquelles n'imaginent que deux dimensions à l'espace.
Parmi les amis que m'avaient valus quelques dons
naturels il en fut un qui s'attacha plus particulière-
ment à moi. Quand L*** parvenait à pénétrer ma
pensée, je le battais jusqu'au sang. Il me suivait comme
un cbien. Ma pudeur était incommodée à l'excès de cette
présence perpétuelle et mon seul recours était de
m'évader dans un univers que je bâtissais et dans lequel
L*** cherchait à m'atteindre avec des efforts si grotesques
que parfois je riais de lui jusqu'à ce qu'il en pleurât.
Cette honte qui me prenait quand on me devinait
s'exagéra vers ce temps au point qu'une simple question,
comme : quelle heure est-il ?, si par hasard je l'allais
moi-même prononcer, me faisait monter le rouge aux
joues et me rendait la vie intolérable. Je devins agressif,
méfiant, insolent. Je gifflais à tous propos les indiscrets.
Il y eut des scandales dans des réunions, des banquets.
Le comble fut qu'une aventure de cet ordre se trouva
contée ironiquement dans un journal avec mon nom en
toutes lettres. Je ne pus plus supporter le regard des gens
dans la rue : je décidai de m'expatrier.
L*** m'accompagna à Londres où le brouillard nous
permit quelques distractions nouvelles. Joli songe doré
des bords de la Tamise, on se fatigue à la fin de com-
parer tes réverbères à des points d'orgue. La diversion
survint heureusement sous les espèces d'une fille de
comptoir dans une de ces maisons de pickles et de picca-
lilies qui parfument tout un quartier au vinaigre rose,
encens d'un culte inconnu. Elle avait l'aspect de ces
poupées anglaises, héroïnes des récits de Golliwog, et
qui s'appellent inlassablement Peg, Meg ou Sarah Jane,
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 355
les cheveux peints très noirs sur le crâne ovoïde, les
pommettes carminées, les yeux faits au pinceau, pas de
nez, le corps formé de pièces de bois apparentes arti-
culées par des chevilles, les membres cylindriques. Dès
qu'elle fut ma maîtresse je m'aperçus de mon erreur :
rien de plus harmonieux que cette enfant potelée, rien
de plus souple que ses gestes. Habitué à Hortense, je
me laissai aller à penser haut devant Gertrud, à transpo-
ser la vie, à me montrer au naturel. Bien vite il fallut
convenir qu'elle me pénétrait, que rien ne lui échappait
de ce que je lui abandonnais et qu'il n'y avait pas de jeu
si compliqué qu'elle n'en sût saisir la règle et la marche.
Après m'être un instant révolté d'une perspicacité qui
ne venait point sur commande, je ne pus me retenir
d'un mouvement d'admiration pour cette Gertie si
voisine de moi que je pensais déjà l'atteindre et me con-
fondre avec elle. Elle apportait à me suivre une intelli-
gence, une lucidité qui me déconcertaient. Elle me devan-
çait dans ces courses spirituelles, devinait la direction
que j'allais prendre, me surprenait par les bonds qu'elle
exécutait de système en système et m'enseignait à son
tour mille divertissements nouveaux. Parfois nous
nous poursuivions à travers les espaces de notre inven-
tion, nous nous fuyions, nous cachions l'un à l'autre,
et finalement nous rencontrions au détour d'un
univers. Tout aboutissait à l'amour. Il devenait le but
suprême de la vie : pas un geste, pas un rire qui n'y
menât. Que je me sentais loin au-dessus de l'émotion
goûtée aux premiers jours de Paris, maintenant que
j'allais contempler avec Gertie de la coupole de S' Paul
Church cette autre métropole que les mêmes techniques
35^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
accommodaient à mon gré, mais pour mener à une joie
plus noble et plus complète, du sein de laquelle je
regardais avec pitié ces pauvres astronomies passées et
les enthousiasmes de mes seize ans ! Suprême abolition
des catégories, l'amour rendait tout aisé, tout docile,
nous n'avions plus de limites à nous-mêmes au moment
qu'il s'accomplissait. Nous admettions sans protestation
qu'il fût notre maître, mais nous le lui rendions bien. Il
se pliait à nos caprices, car nous savions le secret de
l'éterniser, de le recommencer, de le suspendre. Nous le
connûmes sous toutes ses formes, nous en inventâmes, et
nous portâmes dans l'amour nos méthodes d'exaltation.
Nous nous y adonnâmes aux confusions de plans^ de
lieux, d'instants et de durée. Tout prenait un sens ero-
tique et tout devenait autel pour la religion de l'amour.
Une factice rivalité d'imagination nous poussa aux
fantaisies les plus folles. Nous nous aimâmes dans toutes
les contrées, sous tous les toits, dans toutes les compa-
gnies, sous tous les costumes, sous tous les noms. Ce
fut un merveilleux voyage de noces. « Gertie, si nous
allions aux lacs italiens ? » Nous cherchions à nous
décevoir, mais la déception même tournait à la volupté.
Au temps précis où l'un de nous perdait le contrôle de
soi-même, le second parfois se sauvait dans un autre
monde. Le jeu consistait à forcer l'évadé au gîte. Que
me fallait-il de plus ? Par moments j'éprouvais le besoin
d'être seul et Gertie intervenait, me tourmentait jus-
qu'à ce qu'un mensonge m'eût débarrassé d'elle. Par
moments je me lassais d'être un lutteur à armes égales
devant un autre lutteur. Par moments, cela me gênait
de dire: nous toujours, jamais: je. Par moments il y
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 357
avait un abîme entre nos lèvres réunies. Par moments
je me sentais hostile, dur, avec la mâle envie de frapper
cette fille trop clairvoyante dont les roueries m'agaçaient,
dont les moqueries me blessaient, dont les provocations
n'excitaient pas seulement mon désir mais aussi la haine
noire de ma pudeur offensée. Bref le dialogue m'excé-
dait, et le prétexte qui s'offrit (L*** voulait revenir sur
le continent), fut accueilli comme un soulagement. Un
jour, au lieu de prendre la voie lactée, je pris le vapeur
à Douvres.
Quelques discussions avec L*** qui dégénérèrent en
querelles, un voyage pendant lequel je pensai mourir,
la certitude trouvée au cours de ma liaison dernière que
l'art n'esi pas la fin de cette vie, un scandale qui se fit
vers la même époque autour de mon nom, la publicité
qu'on lui donna et la calomnie qui s'en empara, enfin
mille causes plus offensantes les unes que les autres
m'engagèrent à changer d'existence. Je résolus de donner
un but différent à mes jours et de tourner mon activité
vers le commerce et l'acquisition des richesses. Après
avoir liquidé ce qui restait de mon passé, je me munis
d'un lot de verroteries el je partis en Afrique orientale,
dans l'intention de pratiquer la traite des nègres.
L'aisance que j'apportais à m'adapier à n'importe
quelle manière de concevoir, l'absence de tous les liens
qui enchaînent les Européens en exil, me mirent rapi-
dement en lumière aux yeux des indigènes, peu accou-
tumés de voir un blanc se soucier d'eux avec autant de
clairvoyance, et à ceux des colons qui durent bientôt en
passer par moi pour toute tractation avec les gens du
pays. Il n'y eut plus un échange, une affaire que je n'y
358 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE.
fusse intéressé ou que je n'y intervinsse. Je m'enrichis,
impudemment aux dépens de tout le monde, et tout le
monde en retour m'en exprima sa gratitude. Je devenais
une sorte de potentat économique, aussi indispensable à
la vie que le soleil aux cultures. Je me grisais de ces
succès rapides, mes seules préoccupations désormais.
Toute la poésie pour moi se bornait aux colonnes de
chiffres sous les rubriques DOIT et A\'OIi\ de mes
registres. Je m'enivrais de nombres, je me saoulais de
mesures. Tout ce qui concernait les évaluations de
la durée, de l'espace, des quantités, me paraissait
subitement la plus merveilleuse création humaine.
L'assurance qu'aucune réalité ne les légitimait me pous-
sait à l'admiration de ces unités que l'homme a méticu-
leusement choisies de façon arbitraire pour servir de
point d'appui à ses emprises sur la nature. Rien de plus
pur, de plus exempt d'éléments étrangers que les idées
mathématiques. Ce sont des vues de l'esprit, qui
n'existent que si quelqu'un les imagine et qui n'ont ni
fondement ni existence en dehors de celui qui les
conçoit. Les plus beaux poèmes furent éclipsés à mes.
yeux par les épures, par les machines. La pendule,
étonnante réalisation d'hypothèse, qui continue, quand
son propriétaire n'est plus là, à calculer une quantité
qui n'a de réalité qu'en présence de lui, me bouleversait
plus qu'elle ne faisait les peuplades auxquelles j'en
montrais une pour la première fois. J'étudiais les
sciences exactes comme j'eusse cherché à pénétrer les
secrets du lyrisme. Un grand orgueil me naissait, que
seul peut-être j'en sentisse la beauté. J'essayais parfois
de la divulguer parmi quelques-uns de ces sorciers de
TOUTES CHOSES EGALES D AILLEURS... 359
tribus, hommes éminents et sages, mieux ouverts à la
spéculation que ces Messieurs de Paris. Ils ne parve-
naient point à me comprendre, hochaient la tête, et l'un
d'eux disait : « Voici -une datte, une deuxième datte,
une troisième datte. Il y en a trois. Je les vois, donc le
nombre trois n'est pas seulement une vue de l'esprit
mais aussi des yeux. » Ainsi raisonnent faussement les
plus experts des hommes, sans saisir que les dattes
existent mais non le rapport qu'eux seuls établissent
entre elles. Les rares relations épistolaires que je conser-
vais avec l'Europe m'apprirent qu'on y déplorait ma
disparition et mon silence, que la gloire m'y attendait
pour peu que je consentisse à y revenir. Cette nouvelle
ne m'émut pas ; je préférais à ces lauriers vulgaires la
situation de despote et de sage que je m'étais faite dans
ces pays africains. Tout le monde reconnaissait ma
supériorité intellectuelle, matériellement je n'avais plus
rien à désirer. Quelques prodigalités me sacrèrent
dieu, j'eus un nom dans les dialectes de la région, je
devins légendaire. Je fus de tous les débats religieux;
la casuistique dépendit de moi ; je traitai des dogmes
solaires, du culte des idoles ; on me mit à contribution
pour expliquer les phénomènes naturels, les cataclysmes,
les signes célestes.
C'est ainsi qu'un jour on m'amena en grande pompe
dans un village où j'avais affaire, une fille, folle, me dit-
on, que la population considérait comme sacrée. Un
Européen qui s'était fixé aux environs et qui pratiquait
la médecine dans ces parages, m'expliqua : « Cette jeune
négresse, sans doute sourde, mais non pas muette, est
affligée depuis sa naissance d'une maladie nerveuse assez
360 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
complexe. Elle n'a jiimais pu apprendre à communiquer
avec ses semblables ni par la voix ni par la mimique.
Ses gestes, incoordonnés, ne semblent pas appropriés à
une fin. Elle ne peut se mouvoir,' même pour l'accom-
plissement de ses fonctions naturelles qu'il faut bien que
<les servantes préviennent pour elle. Par bonheur elle
ne résiste jamais à une impulsion quelconque qu'un
étranger donne à l'un de ses membres. Elle semble
demeurée dans l'état du nouveau-né, et ces gens naïfs
la respectent comme un prodige. » Dès qu'elle se trouva
devant moi, je fus frappé de la grande beauté de cette
fille. Elle possédait visiblement la virginité la plus rare,
celle que jamais un désir d'homme n'effleura, tant la
crainte et la vénération tenait chacun éloigné d'elle. Je
remarquai tout d'abord cette apparente incoordination
des mouvements, signalée par l'officier de santé ; on eût
dit, quand elle cherchait à saisir un objet, que ses
regards, séparément commandés, partaient d'un être
différent de celui qui tendait la main. Il n'y avait aucun
rapport entre l'étendue de son geste et la distance à
franchir ; parfois un objet qui passait devant elle la
tentait plusieurs minutes après sa disparition et elle
faisait mine de l'atteindre vers l'emplacement depuis
longtemps vide ou dans toute autre direction. Aucun
doute pour moi ne subsista quand j'eus pensé au mot :
synchronisme, qui désigne admirablement cela qui
faisait défaut à ses actes : cette fille n'était ainsi isolée
de ses semblables que parce qu'elle n'avait pas l'idée
de temps, et vraisemblablement pas celle d'espace.
Gertrud quand elle s'abstrayait des modes de la sensibi-
lité avait de ces attitudes, inexplicables pour un tiers.
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 361
mais que je ne pouvais méconnaître. L'idée me vint
qu'en appelant à mon aide mes anciens talents, je par-
viendrais à m'entendre avec la folle-par-philosophie.
Cela ne manqua pas, et, après quelques jours d'éduca-
tion, j'arrivai à communiquer avec elle à l'aide de
monosyllabes, de gestes qui semblaient incoordonnés
aux assistants, de contacts. Ma réputation de sorcier
déjà établie fut confirmée du coup et l'on me confia la
vierge noire qui manifestait mon caractère magique
en correspondant avec moi. Je l'emmenai dans une
habitation où je m'appliquai à. parfaire son instmction.
Elle me fit tout d'abord comprendre que, parvenue à
l'âge nubile, elle entendait prendre un amant, ce qui lui
semblait un mal nécessaire, et que, puisque je l'avais
conquise comme nul autre, il était normal que ce fût
moi. Je n'eus garde de lui refuser ce service, et, l'amour
aidant, ma tâche se trouva simplifiée. Je liii donnai
bien des noms par la suite, mais si je veux encore
aujourd'hui penser à mon Africaine, je l'appelle de celui
qu'elle préférait, quoiqu'il ne soit pas sur le calendrier,
Viagère, que je ne puis, après bien des années et à un
âge moins ardent, prononcer sans une certaine émo-
tion. Viagère, trop intelligente, s'était mentalement
développée avec une précocité rare alors qu'elle n'avait
pas encore acquis de ceux qui étaient chargés de sa
petite enfance la science de considérer l'univers suivant
les modes généralement adoptés. Aussi vivait-elle au
milieu des siens comme une étrangère, laquelle ne
comprend pas la langue que l'on parle autour d'elle.
Mais son esprit, déjà formé quand j'en commençai
l'éducation, exempt de toute idée préconçue, apprit
/
362 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
aisément les divers systèmes que je lui proposai, sut les
appliquer rapidement, non point comme Gertrud qui
était embarrassée par la vision commune du monde,
mais d'un point de vue général, large, philosophique,
auquel je n'avais atteint qu'au prix d'incessants efforts.
Elle put se mettre en liaison avec les hommes et ne
retint de leurs discours qu'une admiration sans borne à
mon égard, et le juste sentiment de ma supériorité sur
eux. Tout ce qu'elle savait lui venait de moi, je Tavais
façonnée à mon image : elle n'eut qu'une religion,
m'aimer. Mais cet amour fut d'autre sorte que celui ren-
contré à Paris ou à Londres. Le calme y régnait, et non
cette inquiétude de connaître qui me talonnait aux bras
d'Hortense, ni cette pudeur d'être connu qui me faisait
quitter ceux de Gertie. Je n'avais pas besoin de sonder
son âme, œuvre de mon génie, et le mot pudeur perdait
pour moi tout sens devant elle, puisqu'elle était un
reflet de moi-même. Je songeais avec orgueil de combien
j'avais dépassé, en modelant cet être, les faibles imagi-
nations des . hommes : s'éprendre d'une statue au point
de l'animer n'était pas un exploit pareil à celui de dissi-
per les ténèbres qui entouraient Viagère et d'appeler
cette larve à la vie. L'existence avec elle n'avait pas
l'amour pour but, elle était l'amour même. Rien ne me
choquait chez ma maîtresse puisque tout en elle venait
de moi. Pas un instant je ne pouvais cesser de l'aimer ni
elle de m'adorer, par simple instinct de conservation.
Ce n'est que dans le récit que j'emploie, en parlant de
nous deux, le pronom personnel à la première personne
du pluriel. Nous n'étions qu'une seule personne, une
seule volonté, un seul amour. Aussi la volupté ne
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... ^63
s'épuisait-elle jamais pour nous, et grâce à la science que
j'avais de me soustraire aux lois pln^siques inventées par
les hommes, je trouvais sans cesse en moi les ressources
qui la perpétuaient. Toutes les variations que j'avais fait
subir à mes amies passées devenaient superflues, où
l'acte se suffisait, sans que nos fantaisies demandassent
d'autres décors. Néanmoins du nœud de cette étreinte
sans fin qui nous unissait nous associions le monde à
nos ébats. Mais au lieu de nous explorer nous-mêmes à
l'occasion d'un spectacle donné, ainsi que je l'avais fait
au cours de mes aventures antérieures, nous ne portions
nul intérêt à nos réactions affectives, mais nous sou-
ciions de la seule ambiance où nous nous trouvions.
Ainsi nous n'étions curieux que d'autrui et pas de nous-
mêmes, parce que nous échangions à tout instant le
meilleur de notre énergie, et que chacun donnait à
l'autre l'image de son propre don. Sans jamais inter-
rompre le commerce de nos corps, nos esprits s'appli-
quèrent à connaître la substance réelle des choses et la
conception que l'univers avait de nous. C'est dans la
poursuite de ces expériences que nous apprîmes que le
lion ne mange les hommes que parce qu'il les prend
pour des plantes qui courent ; que nous sûmes des
grandes fourmis rouges qu'elles croient à l'immortalité
de l'Ame ; que nous discutâmes avec des sensitives des
théories qui assimilent la lumière à des vibrations, à des
émanations ; que les serpents nous enseignèrent la véri-
table explication de l'hypnotisme, basée sur la grande
vitesse de la lumière, l'impossibilité pour l'homme d'éva-
luer des fractions infinitésimales de la durée et de
l'espace, et la confusion de temps et de lieu que le
364 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
regard fait naître en lui par sa soudaineté et qui, artifi-
ciellement, abolit les formes de sa sensibilité. Nous
transposions le plaisir de nos sens à chacune de ces
découvertes, de telle sorte que par un doux mensonge
nous feignions de le croire purement intellectuel et
intimement attaché à la satisfaction du travail accompli.
Ainsi notre joie avait mille visages sans que la source en
fût modifiée. Cela dura toute une éternité.
Mais c'est en France que je suis mort, voici plus de
vingt ans. Dans le mépris où je me tiens de la façon
humaine de regarder la vie, je n'hésite pas à n'en point
tenir compte et à diner anachroniquement ce soir à vos
côtés. Il n'y a rien d'étonnant, Monsieur, à ce que mes
traits vous aient incité à entamer la conversation, car ce
sont ceux d'un homme lequel a délaissé la poésie où il
excella, paraît-il, au-dessus de tout autre, qui a connu
l'amour comme personne ici-bas, mais qui sait aujour-
d'hui se suffire, qui a dédaigné une gloire offerte, délaissé
une popularité dont il se passe fo'rt bien, abandonné
des richesses dont il ignore le compte, qui est revenu de
la vie dont il peut sortir à son gré et de la mort qu'il
connaît trop bien pour v croire et qui, tout solde fait
de tant de qualités naturelles et de connaissances amas-
sées, n'a gardé que raff"abilité bavarde d'un vieillard,
petit fonctionnaire retraité de province qui s'entretient à
l'issue d'un repas de table d'hôte, en buvant le café
trop chaud à petites lampées, avec un Monsieur Anicet,
poète, et qui fait semblant de voyager pour complaire à
sa famille. »
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 36;
II
AK1CET
« Monsieur, dit Anicet, je dînerais tous les soirs chez
les aubergistes pour peu que je fusse assuré d'y trouver
toujours un voisinage qui valût le vôtre. Par un miracle
assez inexplicable, votre récit était précisément celui que
j'attendais à cette heure de ma vie, et vous avez bien
vu qu'il m'a tenu sous le charme. Mais permettez-moi
quelques critiques sur la façon dont vous avez usé
pour le faire. 11 m'y a paru un certain désordre qui
porte assez la marque de l'époque où vous êtes censé
avoir vécu, une certaine anarchie, conséquence de la
tempête romantique dont les meilleurs esprits se ressen-
taient encore à la fin du siècle dernier, une certaine
complexité que la raison déplore et de laquelle un
homme, aussi libéré que vous l'êtes des préjugés en
cours, pourrait aisément se défaire. Vous vous êtes
peint dans l'enfance, l'adolescence et la maturité ; vous
m'avez promené par les contrées les plus diverses ; vous
m'avez conté au moins trois romans amoureux. Il eût
été très simple et bien plus démonstratif de vous sou-
mettre dans cet exposé à la règle des trois unités, qui
présente l'avantage de réduire au minimum l'impor-
tance des concepts humains et de permettre une clarté
narrative qu'on n'atteindrait pas sans elle. Ainsi vous
366 , LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
eussiez présenté dans un seul décor, sans sacrifier à
l'exotisme^ vos amours avec une seule femme qui prît
successivement les diverses attitudes de vos maîtresses
successives dans une unité de temps à votre choix, le
jour par exemple. N'objectez pas que vous auriez altéré
la réalité, je sais que cela vous indiffère, et si vous y
voulez réfléchir, vous conviendrez que cela n'eût rien
changé à la portée de votre récit mais aurait conféré à
celui-ci la composition et la pureté qui lui manquent. Ne
vous froissez pas d'une observation qui prouve seule-
ment l'intérêt que suscite en moi votre narration et qui
part tout naturellement d'un jeune homme de ce temps-
ci, accoutumé par tempérament et par souci de style
à se soumettre toujours à une règle, non pas par
conviction, mais dans la certitude que peu importe à
quelle discipline on se plie pourvu qu'on en reconnaisse
une. Cette époque-ci n'est point à la révolte, elle sourit
facilement des incartades mais ne pense pas détenir la
vérité. Voici pourquoi, en bon fils de mon siècle, je
conforme mes actes et mes oeuvres à une loi, probable-
ment sans fondement, mais qui revêt à mes yeux le
prestige d'être tombée en désuétude, de sembler intolé-
rable à autrui, et de ne me peser guère à moi qui ne
crois ni au temps, ni au lieu, ni à l'action. En illustra-
tion à ce préambule, et pour répondre à votre confiance
et à vos confidences, je vous ferai le récit suivant dans
lequel je vais m'efforcer d'appliquer les principes qui me
sont personnels comme comme ceux qui nous sont
communs. Remarquez bien. Monsieur, que leur strict
usage entraîne d'une façon constante l'emploi du présent
de l'indicatif qui vient ainsi se substituer au passé
TOUTES CHOSES ÉGALES BAILLEURS... . 367
défini bien pompeux pour le goût actuel, embarrassant
dans l'expression des sentiments familiers et trop sou-
vent escorté dans les propositions relatives du disgra-
cieux imparfait du subjonctif. Excusez de si longs
prolégomènes de n'introduire que le bref : Conte de la
Parfumeuse et des Bonnes Mœurs.
Souffrez qu'il débute, puisque j'emprunte au théâtre
la règle à laquelle je le ploie, comme ferait un texte
dramatique, par la description du décor unique dans
lequel il va se dérouler. Le lieu impersonnel, neutre,
où tout peut advenir, où à toute heure du jour les
divers acteurs ont accès, où d'anciens amis pourront se
retrouver, des amoureux se réunir, la cour et la ville
défiler, n^est, je vous en fais grâce, ni le vestibule à
colonnes de la tragédie, ni la place publique de la comé-
die, mais participe de ces deux cadres comme l'action
suivante fait de ces deux genres. Elle se déroule à Paris
de nos jours, dans un des passages vivants qui mènent
des plaisirs aux affaires, des boulevards aux quartiers
commerciaux. C'est la route que prend quotidienne-
ment Anicet, fils de famille, pour se rendre de la maison
paternelle aux domaines plaisants de la galanterie, et celui
que Monsieur son père, agent de change, suit également
quand il va de son bureau à la Bourse, la tête bourrée
de chiffres et sans prendre garde aux tentations du che-
min. Mille appâts pour la curiosité d'un garçon de
vingt ans arrêtent aux devantures les regards d'Anicet
junior. 11 y a l'étalage d'un marchand de papiers peints,
celui d'un épicier qui vend des produits exotiques, man-
darines du Cambodge, noix de galles, jujubes, au milieu
desquels trône un œuf de verre rempli de graines de
368 • LA NOUVELLE REVUE FRAMÇAISE
cacao ; l'étalage d'un tailleur auquel moulés sur des
fonds blancs obliques des pantalons rayés et des vestons
cintrés frappent de stupeur les âmes sensibles à ce pro-
dige qu'un vêtement suffise à soi-même ; l'étalage d'un
second tailleur constitué de pièces de drap de trois ou
quatre gris, du fer à la perle, de chiné beige, rouge et
vert, à carreaux petits et grands, obliques ou droits et
pointillés de tous acabits ; l'étalage d'un orthopédiste,
mains coupées, corsets barbares, chaussures chinoises
avec les affireux plâtres des diverses sortes de pieds con-
trefaits, béquilles évocatrices des sorcières, et bandages
hideux qui déshonorent des Vénus de Milo de plomb
doré; l'étalage d'une fabrique de machines à coudre,
bêtes féroces au milieu desquelles se hasardent des
ouvrières dompteuses (si seulement j'avais la chance
d'en voir dévorer une) ; l'étalage d'un coiffeur-parfu-
meur avec ses cires blousées de soie rose, ses fers à
friser, ses flacons d'essences aux noms entièrement
créés, le buste du Monsieur décoré dont les cheveux, la
barbe sont blancs du côté droit et noirs du côté gauche.
Enfin il y a là l'entrée de l'Hôtel Meublé, entre des
plantes vertes, où vient aboutir directement l'escalier au
tapis gris à marges rouges, aux tringles de cuivre ; sous
le titre bleu et blanc qu'une lampe à gaz éclaire, ce seuil
s'ouvre avec une discrétion professionnelle sans que le
visage d'aucun portier retienne le passant de le franchir.
Sous le toit de verre qui garde ce lieu des intempéries,
le promeneur sentimental se trouve assez retranché du
monde pour se laisser aller à ses fantaisies, assez voisin
de lui pour emprunter à son activité industrielle les
éléments d'un enthousiasme singulier.
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 369
Ce promeneur, c'est Anicet fils, qui parle, mentalement
et non pas en frappant les parois de sa bouche avec sa
langue, en soufflant l'air de ses poumons sur ses cordes
vocales et en agitant ses lèvres comme font puérilement les
acteurs dans les pièces de théâtre : « Décor où se com-
plaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmora-
mas. J'ai parmi mes vieux jouets une boîte de prestidi-
gitation où, sur des étagères garnies de miroirs de
métal, sont rangés les gobelets, les muscades, la baguette
jaune et noire, les mouchoirs de couleur, les pièces de
cinq francs à l'effigie de Napoléon III multipliables à
volonté, tout l'attfrail d'un transfigurateur des mondes.
Ce lieu en est l'image, et tout s'offire à ma guise pour
y transposer la vie. Aux devantures, les inscriptions ne
demandent qu'à changer de sens, et si je lis : ici on
parle anglais, l'humble boutique dévient pour moi un
endroit mystérieux où l'on s'assemble pour se croire en
Grande - Bretagne : merveilleux subterfuge dont je
demeure saisi. Les majuscules sur les glaces des maga-
sins se muent en troublants hiéroglyphes. Les noms
propres des fabricants prennent des significations mena-
çantes. Le faux-jour qui naît du conflit des lampes aux
vitrines et de la clarté blafiirde du plafond, permet toutes
les erreurs et toutes les interprétations. Quel étrange
aspect revêtent chez l'orthopédiste ces appareils trop
bien faits, sinistres imitations de la nature même,
démons qui attendent un amputé pour le posséder en
s'interposant entre sa volonté et la vie. Ecris, main
de bois, dit le manchot, mais elle continue à se
déplacer suivant son grand axe, avec une précision
mécanique, sans tenir compte des observations. Tout à
370 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
coup le Dialheureux infirme s'aperçoit que ce qui bouge
au bout de son bras mutilé, c'est un horrible scor-
pion qui tourne lentement sur soi-même. Pour qu'il
m'épargne, je lui offre les fruits des îles à l'étalage de
l'épicier. Du rose au rouge et au violet, ils prennent
l'apparence de viandes bleues, et les figues fendues
saignent comme de jolis cancers. Les racines d'ignames
se multiplient, rampent, courent, montent et toute une
forêt vierge éclot de l'œuf de verre où les graines de
cacao gardaient les parfums des Indes et des Amériques.
De la boutique du naturaliste, qui jusqu'ici me passait
inaperçue, s'échappe la faune qui peuple les branches,
les taillis, les lianes, en tout point semblable à celle des
figures dans les livres de prix. Mais, rat musqué,
casoar, loutre, eider, petit gris ou carabe doré, tous
conservent en recouvrant la vie ce caractère poussié-
reux des animaux empaillés. La végétation se développe
tellement, les bêtes deviennent si nombreuses, que je
me sens enserré, étouffé, étranglé et que des êtres ver-
miculaires me frôlent le visage, que des pattes d'insectes
s'insinuent sous mes vêtements, que la nature m'en-
vahit. J'ai beau me dire que l'illusion me tient, que ces
ramages n'existent qu'à la devanture du marchand de
papiers peints, que le crissement des ongles des chacals
sur les feuilles mortes, le hurlement des loups blancs, le
sifflement des boas constrictors se réduisent au bruit
des machines à coudre, que l'homme mangé par le tigre
qui n'en a laissé que le buste est une réclame de tein-
ture pour les cheveux, j'ai beau me dire que je ne cours
aucun danger, l'épouvante me gagne à force d'imagina-
tion. Comment sortir de la forêt ? Je ne sais pas les
TOUTES CHOSES EGALES D AILLEURS... 37I
mots magiques qui feraient évanouir le charme. Avec
angoisse je regarde autour de moi sans rien apprendre.
Tout à coup une inscription me saute aux yeux. Je la
lis tout haut : VÊTEMENTS TOUT FAITS ET SUR
MESURE. Le sort est rompu, merci mon Dieu, je suis
sauvé. Je n'ai pas cessé de me trouver dans le Passage
où se complaît ma sensibilité. Seulement il fait nuit
dans le monde et les magasins ont gagné la bataille de
l'électricité contre le jour. Parce que je reviens d'un
long voyage, je contemple le paysage avec des yeux
d'étranger, sans bien comprendre sa signification ni me
faire une idée nette du point de l'espace et du moment
des siècles où je vis. Sans doute, à ma droite, à ma
gauche, les mannequins des deux tailleurs, les corps
qui animent ces habits visibles, n'en ont pas non plus
notion. Leurs têtes, leurs jambes, leurs mains sont vrai-
semblablement restées dans une autre époque. Je m'y
transporte, et par un curieux renversement des valeurs je
n'aperçois plus autour de moi que des mains, des jambes,
des tètes, des chapeaux, des gants, des pantalons démodés.
Mais quel style adoptent donc ces êtres fragmentaires ?
Aux gibus, aux escarpins, je reconnais le Second Empire.
Je suis entre deux haies de boursiers et gandins : l'un
en habit de nankin bleu barbeau revient de conduire
en tilbury dans l'Allée de l'Impératrice; l'autre, les
favoris à l'autrichienne, cravaté jusqu'au menton, la
serviette de chagrin sous le bras, siffle un quadrille que
ses pieds scandent déjà ; celui-ci est un milord ; ce qua-
trième porte un pantalon collant cuisse de nymphe émue,
un gilet de velours et des bagues à tous les doigts ; on
reconnaît à la presse qui l'entoure que ce beau merle-ci
372 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
est un couturier ; ce cavalier un peu trop brun appar-
tient à la suite de l'Empereur du Brésil ; ce joli cœur,
ce cocodès... mais place aux dames ! Voilà les parta-
geuses, qui se mettent de la partie. On ne les distingue
pas au visage: elles sont uniformément coiffées en
bandeaux comme la divine Eugénie. On les classe
d'après leurs robes dont les noms sont au goût du jour :
Lady Rowena, Stéphanie, Rendez-vous bourgeois, Des-
démone, L'Absence, Camille, Les Repentirs, Sans-Souci,
Pensez-y toujours. Le Torrent. Qu'arrive-t-il donc ?
Toutes les femmes se précipitent vers un nouvel arri-
vant. Qui me dira son nom ? La rumeur le murmure :
Palikao, Palikao, c'est le futur ministre de la guerre,
le plus charmant homme de l'Etat. Il semble qu'on
n'attendait que lui pour tirer les ficelles. Voici toute la
foule qui se met à danser. Les couples se font vis-à-vis,
sautent, saluent, chahutent. On saisit subitement pour-
quoi le bas des pantalons épouse les mollets des
hommes à voir ceux-ci passer le pied par-dessus la tête
de leur danseuse. Quelle musique joue-t-on là, elle a le
diable au corps. Les entrechats s'accélèrent. Le bal
devient général. 11 n'y a que moi qui fais cavalier seul.
Bousculé par tout le monde, je ne sais plus où me garer ;
cet air de bastringue me trotte par la tête, il faut bien
que je danse aussi. Vite, une femme. Toutes sont
prises, je reste désemparé. Justement de la Parfumerie
sort celle que j'attendais : elle a seize ans et un costume
à la Moresque. Tout de suite, je l'engage pour la
mazourke à cause de son ingénuité. Mais nous dansons
le cancan. Quelle fougue elle y apporte. Je ne m'imagi-
nais pas qu'on pût lever si haut la jambe. La Parfu-
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 373
meuse naïve replie la cuisse et la détend d'un seul coup
comme un ressort, le pied pointé en avant, qui vient
donner contre ma poitrine et m'envoie de surprise à
quelques pas. Dès que je suis remis de mon émotion,
nous renouons le motif et nous rapprochons corps à
corps. Par exemple, je me demande un peu ce que
ce petit démon me fait danser là. Il n'y a pas de
nom pour ces cabrioles, ces tours de force, ces voltiges.
Comment puis-je suivre ces pas que j'ignore ? Toute la
société fait cercle autour de nous. Je ne sais quelle force
me pousse, on jurerait que j'ai dansé ce charivari-là
toute ma vie. Exaltante gymnastique, chaque passade
me permet de mieux connaître une des merveilles de
ma partenaire. La fermeté de ses seins ne peut plus
m'échapper, maintenant que je soulève ce corps par la
taille et qu'ensuite je le ramène contre moi. Comment
ne pas apprécier ses bras, noués autour de mon cou pour
la figure suivante ? Je ne parle pas des intimes contacts.
L'assemblée applaudit, et, fort de son approbation, ivre
de la beauté qui s'abandonne à moi, je continue cet
exercice. Cependant ma danseuse demeure mon guide,
et quand les mouvements nous rapprochent, elle
m'enseigne en ces termes l'art et la volupté :
« Le sentiment qui t'anime, qui te porte, qui te pos-
sède, sans que tu le puisses définir, s'appelle désir en
français, mot dont la traduction latine est précisément
le nom même de l'amour. Par ce trait ingénieux, les
anciens marquaient que ce mouvement-là fait tout le
prix de cette passion-ci. Le désir se réduit à l'attente de
la volupté, accompagnée de la représentation anticipée
de l'objet de notre transport. Sa puissance est seule
374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
infinie, et non celle de l'amour ; elle transforme à son
gré les imperfections en beautés, interprète les données
des sens suivant l'idéal que nous nous proposons, de telle
sorte que nous le réalisons toujours à coup sûr, anéantit
en nous les préoccupations étrangères à l'idée qui nous
domine et simplifie cette psychologie trop complexe,
obstacle à la grandeur de nos actions. Ainsi, par un
double travail dont l'effet paraît immanquablement, le
désir modifie l'univers et nous-mêmes, qu'il embellit
d'un même élan. Sans que je m'étende autrement sur
des détails difficiles à pousser à la lumière dans la situa-
tion où nous sommes, tu sauras apercevoir ici quelle
méthode d'exaltation je viens de mettre à ta portée en
te dotant de quelques principes généraux. Le désir seul,
n'en doute pas, me fait si belle et te transfigure à ce
point que tu devines une danse dont tu ignorais tout, et
que les hommes font cercle pour t'admirer, encore que
le plus souvent tu passasses pour peu plaisant à voir.
Ne te sens-tu pas confondu par l'élégance concertée de
nos mouvements. Les figures que nous dessinons ici
gardent ce caractère hautain des conceptions les plus
pures de l'homme, bien que l'unique sensualité nous
guide vers un point final, facile à prévoir. Le souci
de la composition ne saurait mieux balancer nos atti-
tudes respectives, car tout naturellement le désir nous
conduit à la beauté. L'accord qui paraît entre nous
mène graduellement chacun à ne plus contempler que
l'autre. Ainsi sur ces peintures de la comédie italienne,
deux danseurs très grands et tenant la toile presque
entière compensent leurs gestes respectifs, tandis que
tout au bas du tableau on aperçoit minuscule et loin-
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 375
taine, la place de la ville avec ses maisons à colonnades
et les passants perdus dans cette petitesse. Remarque
encore, ô bel amant, qu'au cours de ce morceau d'élo-
quence, ce qui nous entoure a pris l'aspect que lui
prêtaient mes paroles. Le décor où se meut notre sensi-
bilité commune se croit dans l'obligation de se plier à
notre vision du monde. Voici que nous nous trouvons,
comme des partenaires, perdus dans l'île de Robinson.
Les autres hommes et les villes et les palais sont à de
telles distances qu'il ne vient pas à Tesprit d'y songer. Il
ne reste plus à nos pieds qu'une palmeraie géante que la
perspective atténue à n'en faire qu'un bouquet d'herbe.
Pour simpHfier le paysage, il suffit de nous rapprocher.
Mais à ce moment de la danse, un nouveau sens inter-
vient dans l'imagination que nous nous faisons de l'autre.
Le di\-in toucher bouleverse nos représentations. Laissons
durer ce point extrême du désir. Nous commençons à
nous connaître, avec lenteur, immobiles, craignant de
perdre le pouvoir d'éterniser nos jeux, d'anah^ser nos
corps et de damner nos âmes. Tremblant émoi de cet
arrêt mutuellement consenti qui nous épuise sans nous
vaincre. Un instant semble nous suspendre. Mais dans la
courbe de mon bras, au pli du coude, à peine bleue, tu
aperçois une étoile tatouée, signe mystérieux qui t'attire
vers moi. Tu as bougé, le charme est rompu, je ne peux
plus attendre, ni toi-même. Appuie tes lèvres sur le
signe, rouges sur bleu, et serre-moi. Murmure encore
avant de me saisir le nom que j'aime dans l'amour :
Lulu. Mais qu'attends-tu maintenant que ma tête est
renversée, et mes cheveux. Ah prends tes aises. «
Docilement je me conforme aux enseignements de
376 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cette tendre beauté, si semblables à ceux de la nature
qu'elle la personnifie à mes yeux. Je sens des points de
moi-même naître à une vie de laquelle je ne les eusse
pas cru capables. Le plaisir s'étire doucement, se pro-
page, se précise, se prolonge avec toute la fantaisie géo-
graphique d'un fleuve sinueux. Je puis dire tout à coup
que la volupté débute, et plein de la leçon que je viens
d'écouter j'annonce en ces termes la nouvelle à ma cama-
rade : « Lulu )). Elle n'hésite pas à frissonner, je cours
après son soufl^e et tandis qu'elle s'échappe des dimen-
sions coutumières, je me perds sans m'en rendre compte
au centre des sensations. »
Anicet junior se tait au moment même qu'il passe du
désir à sa satisfaction. Tout d'abord sa pensée trop
faible l'abandonne au sein de la matière. Puis il par-
vient à un paroxysme fugitif, auquel il demeure comme
une machine au point morr, comme un navire au som-
met de la vague. Et brusquement tout s'écroule sous
lui. Il sent ce petit trouble qu'on éprouve en ascenseur
à la descente. Il pense avec à-propos qu'il a faim, que
les petits pains au beurre sont des objets de délectation,
et qu'il se trouve dans une situation ridicule dont il ne
se croit pas l'énergie de sortir. Un certain agacement
lui vient de sacrifier banalement à une tristesse prover-
biale, et pour racheter la vulgarité dans laquelle il est
tombé, notre héros se tourne vers le monde extérieur et
le regarde. Justement voici Monsieur son père, dont
l'entrée était dès longtemps préparée, qui lève les bras
au ciel et ne peut plus ignorer la polissonnerie de sa
progéniture. Voici le rassemblement classique, avec ses.
figurants habituels. \''oici les vieilles filles qui contem-
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 377
plent l'inconduite du jeune homme, qu'elles décorent,
à l'instar des journaux du lendemain, de noms sylvestres
et mythologiques. Voici dans l'indignation la plus vive
tous les autres personnages de Guignol : le Commissaire
ceint de son écharpe et qui représente ici l'ordre, la loi,
la Société ; le gendarme qui se fait une haute idée de
sa mission ; le propriétaire qui s'en prend à Tolstoï de
l'immoralité de ses contemporains ; le brigand calabrais
lui-même qui ponctue d'un Diavolo traditionnel l'affir-
mation qu'on ne devrait offenser la pudeur qu'à huis-
clos ou dans la campagne. Il n'est pas jusqu'au crocodile
qui ne verse un pleur sur la perversion de la jeunesse.
Au milieu de la réprobation générale, Anicet fils ne perd
pas le sentiment de sa dignité. Il se rajuste d'un geste
plein de noblesse qui ramène un instant son attention
sur la parfumeuse endormie. A vrai dire, il manifeste
quelque étonnement, sans néanmoins se laisser aller à
une mimique de mauvais goût, lorsqu'il constate qu'en
retournant à l'époque actuelle sa séductrice a repris
cinquante années d'âge qu'elle avait omis d'accuser. Ses
cheveux sont teints au henné, le fard ne masque pas
ses rides, il ne faut pas être grand clerc pour juger ses
dents trop parfaites, ni ses charmes trop avantageux.
Anicet trouve ce spectacle écœurant, d'autant plus qu'il
ne peut douter qu'on l'ait trompé à bon escient. Il s'en
veut d'avoir prêté une attention quelque peu soutenue
à des ruines, belles encore, mais qu'on se vexe d'avoir
prises pour un palais confortable. Ainsi elle lui ment
effrontément, profite du désarroi dans lequel le met le
décor, et, sous prétexte de lui enseigner à considérer
l'univers, surprend sournoisement son innocence. Une
25
37^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
perfidie si noire mérite un châtimenr immédiat : Anicet
soulève la tète de la vieille impudique, et sans autre
procès lui tord proprement le cou. Ce dernier point
n'émeut pas tant la population présente que ne l'a fait
l'attentat scandaleux à la morale publique. Certains
fantoches soulignent avec horreur le raffinement parti-
culier qu'il existe à outrager les bonnes mœurs sur la
voie publique, précisément devant la porte d'un Hôtel
Meublé où pour la somme infime de deux francs l'on
eût trouvé les moyens de dissimuler à l'honnête peuple
de Paris des intempérances tolérables seulement à moins
de trois spectateurs. Poussés aussi bien par les exigences
de la conscience publique que par celles de leurs fonc-
tions, le Commissaire et le gendarme s'avancent et
procèdent à l'arrestation du jeune libertin. Celui-ci,
avec toute la réserve qu'une telle éventualité comporte,
les assure de sa parfaite soumission. A ce moment, la
scène est envahie par les machinistes qui la transforment
en tribunal à l'aide de quelques bancs, de quelques
greffiers et de quelques municipaux. Les juges font
leur apparition, avec la toge, la toque et l'hermine,
mais sans se porter à d'autres excentricités. La foule
prend place dans les devantures des boutiques tandis
qu'Anicet se félicite d'un jugement rendu au lieu
même du crime, et, si l'on peut dire, au milieu de
ses circonstances atténuantes. Le cérémonial de la pro-
cédure l'enchante : il ne sait comment remercier les
juges du spectacle gratuit qu'ils lui donnent. Il goûte
comme un morceau du plus délicieux humour le dis-
cours en trois points de son avocat qui plaide la folie.
Il apprécie à sa juste valeur l'énergie du procureur qui
TOUTES CHOSES ÉGALES D AILLEURS... 379
requiert contre lui avec une fougue cicéronienne. Enfin
quand on lui demande sacramentellement son avis per-
sonnel, Anicet se lève, et sur le ton d'urbanité que
nous lui connaissons, expose à la cour la véritable
version d'un incident déplorable, où lui-même fut le
premier lésé, le premier leurré, le premier désabusé. Il
prend à témoins les divers étalages qui l'entourent, et
qui sont tous légèrement fautifs dans cette aventure,
pour expliquer au tribunal d'une façon primesautière et
pittoresque la marche des événements. Il ne dédaigne
dans son brillant exposé ni quelques redondances rhéto-
riques, ni cet esprit un peu mordant qui lui vaut le
plus souvent des succès d'estime. Mais l'auditoire ne
semble pas se laisser convaincre, et sur l'assurance du
Docteur qu'Anicet est fou, mais inoffensif, on rend notre
jeune orateur à sa famille avec des conseils hydrothéra-
piques que celle-ci met à profit en lui intimant l'ordre
de voyager. Au finale, tandis que la foule massée à
gauche entonne un chant injurieux pour le voyageur et
que ses parents au premier plan à droite baissent triste-
ment la tête de honte, on voit Anicet s'éloigner dans le
fond d'un air allègre, un bâton sur l'épaule et toute sa
fortune dans un mouchoir noué au bout de ce bâton :
une montre en or, cadeau maternel, un centimètre en
ivoire, don de son père, le mépris général et quelques
principes de philosophie. Et comme il n'y a pas de rideau
pour clore le spectacle, on se contente d'un manque
opportun d'électricité qui vient rappeler bien à propos
à l'honorable société qu'il n'est comédie si légère ni
badinage si superficiel qui ne nous doive faire souvenir
de ce que la lumière n'appartient que passagèrement
380 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
aux hommes et de ce que les plaisirs dont nous nous
croyons le mieux assurés sont précisément les plus illu-
soires et les plus éphémères. »
« Je n'ai point goûté comme vous faites, dit Arthur,
l'ordonnance un peu trop théorique de votre récit. Mais
si j'ai quelques fois baillé durant sa préface et son expo-
sition, vous conviendrez que j'ai marqué l'attention la
plus vive à toute la dernière partie, qui m'a particuliè-
rement touché pour une raison que vous ignorez et dont
il faut que je vous éclaircisse. A l'étoile bleue de son
bras, au diminutif intime qu'elle aimait, et surtout à la
nature de ses propos, je n'ai pu méconnaître en la per-
sonne de votre parfumeuse cette même Gertrud dont je
vous ai tout à l'heure entretenu. Elle ne possédait plus,
d'après la fin de votre histoire, cet éclat incomparable et
cette fraîcheur qui la mettaient au-dessus de toutes les
femmes et de toutes les louanges au temps déjà lointain
de nos amours. Je ne pourrais, m'étant toujours tenu
au courant de ses aventures, m'étonner qu'une fille aussi
galante ait pu vous faire illusion avec si peu d'atouts
dans son jeu. Mais je vous sais gré de l'avoir fait dispa-
raître : elle commençait à encanailler ma mémoire et à
rouler avec le premier venu dans les lieux les moins
propices au respect que j'eusse aimé qu'on lui portât.
Elle enseignait, vous l'expérimentâtes, Monsieur, à tort
et à travers à tous les croquants les méthodes qu'elle
tenait de moi et qu'elle galvaudait sans scrupule pour
se tailler auprès des jeunes gens une façon de popularité.
Aussi ne me restc-t-il plus qu'à vous remercier de ce
service involontaire et du compte-rendu que vous m'en
avez fait avec tout l'art désirable, malgré ce petit ton
TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 38 1
pédant dont vous ne savez pas assez vous défendre^ qui
ne vous passera qu'avec l'âge et qui n'est au demeurant
qu'un travers bien minime que vous pardonnerez sans
peine à un barbon de relever. »
« Je n'aurais garde de m'en formaliser, répondit en
souriant Anicet, mais ce qui me tient assez désagréable-
ment à cœur pour la minute, c'est d'apercevoir à notre
rencontre et aux propos que nous avons échangés un
sens caché, prétentieux, ambitieux, qui dépasse sans le
moindre souci des proportions le cadre, somme toute
un peu mesquin, des conversations de table d'hôte, en
un mot, pour parler grec et clairement m'exprimer : un
symbole. Je le dégagerai, si vous y consentez, dans le
désir d'en faire prompte justice. Nous représentons ici
l'un et l'autre aussi bien que nous le pouvons deux
générations différentes. Si la vôtre avait besoin pour se
développer de passer tout d'abord par les bras d'une
Hortense, qui figurera selon votre fantaisie la conception
commune de l'univers ou la poésie romantique, la
mienne qui dès le collège fut initiée à ces Hortenses,
débuta dans la vie par l'amour de Gertrud. Cette dame,
la plus belle de votre époque et l'idéal de vos contem-
porains, quand vous l'avez abandonnée pour réaliser
votre destinée personnelle, s'est graduellement mise à la
portée de tous au fur et à mesure que ses charmes se
flétrissaient. Un moment elle a pu me retenir comme
Hortense fit vous-même, et me berner de quelques
fantasmagories d'un autre âge. Cela ne sut que m'attirer
la haine des épiciers de ce temps et un sort assez sem-
blable à celui qui vous échut après l'aventure de l'enter-
rement. Mais, quand je m'aperçus de quels philtres
382 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
licmodés je faisais usage, je ne persistai pas dans mon
erreur et partis à la recherche de l'idée moderne de la
vie^ de la ligne même qui marquait l'horizon de vos
contemporains. Après avoir comparé le cycle révolu de
vos jours à celui commençant des miens, il ne nous reste
plus, Monsieur, à ce que je crois, qu'à nous séparer,
emportant de cette rencontre, moi la leçon de votre
exemple et le désir de trouver dans l'avenir m.a Gertrud
et ma Viagère (c'est là tout le sujet de cette histoire),
vous le souvenir de vos seules amours et l'incompréhen-
sion totale d'une jeunesse qui n'est plus la vôtre. » '
LOUIS ARAGON
I . Ces récits constituent les chapitres I et II d'Anùet ou le Pano-
rama, roman (à paraître).
«
CRITERIUM DES
NOVICES AMATEURS
A Lucien Dubech
qui mangea du laurier rose sur le
tombeau d'Amvcus.
Soudain l'irruption des corps est pareille à l'éclatement
de l'orchestre.
Trente fois croisés dans la rue, si je me doutais
qu'aussi beaux qu'à la palestre !
Je crois en Dieu 1
Ils s'avancent sans s'approcher, loin derrière leurs bras
tendus,
la tête rejetée en arrière comme les aveugles ou les
statues
de satyres qui par là symbolisent la joie de l'ivresse
dyonisiaque,
et l'un et l'autre ont aussi peur de la défense qu'ils
ont peur de l'attaque.
384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Plus qu'aucune danse au monde, 'Son brusque chan-
gement de garde est beau,
mais il n'est pas aimé du public à cause de l'aristo-
cratie de sa peau,
polie comme à la pierre ponce, et fondante, et bril-
lante de pâleur,
et diaphane comme le Paros qui est allumé à l'inté-
rieur.
Tout ce qui disparaît et reparaît et se transforme à
chaque seconde !•
Sur sa poitrine et sur son dos à chaque seconde c'est
un nouveau monde.
Mais rien que là, car ses jambes sont à peine dégros-
sies comme aux jeunes chiens,
encore empâtées d'enfance, et le modelé de ses genoux
ne vaut rien.
Lors Reby de cuivre rouge, son adversaire, en parfait
détachement,
Reby la Musaraigne, sombre et chaud comme le soleil
couchant,
les jambes droites et fendues, bondit, et ses péroniers
latéraux
jaillissent comme les tendons d'une sauterelle ou les
nervures des végétaux.
O corps tels exactement que Dieu les verra ressus-
cites
s'il est vrai que nous devons l'être dans l'état de notre
plus grande beauté,
ô nobles corps !
CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS 385
Gauche doublé de Reby au menton, et crochet du
droit sur le cou,
(je ris du clignement de ses yeux au moment où il
encaisse le coup).
Il encaisse, mais vif comme l'éclair, il riposte en re-
mise du droit au flanc.
Voilà ! Tu l'as bien coupée, sa profonde puissance de
déplacement !
Encore ! Tu as trouvé ton coup ! Travaille-le avec des
crochets aux côtes.
Encore ! Tu l'as arrêté ! — Regardez son estomac qui
tressaute ! —
Le ring, les cordes, l'arbitre tressautent comme cet
estomac et ce cœur.
Walton frappe du poing sur le rebord : God ! Ycur
boy s a merry little fighter !
Time.
Douce est l'eau sur son corps qui brûle et sa vie par-
tout appuyée.
Les trois cordes posent leurs trois ombres sur les ver-
tèbres de l'échiné mouillée,
blanche, imberbe et reflétante comme le pur ivoire
césarien.
Tout autour que devient la France ? Mais ici vraiment
on est très bien.
Ce quelque chose de déboutonné, sans une pensée,
que reposant !
Et pas de pli au pantalon, et le col mou et pas de
gants.
38e LA \OUVELLE REVUE FRANÇAISE
J'ai laissé V Action Française à ma place et mon voisin
lit le Populaire.
Ça ne fait rien, on est copains tout de même, il s'en
fait pas pour ça, le frère.
Que de plaisir !
Debout, corps pareils à tant de corps qui furent tués,
corps que demain peut-être au fond de la tranchée
nouvelle,
je relèverai avec mes mains coutumières des frater-
nités,
debout, joie éternelle !
Allons, les voici en garde, sournois, brassant l'air, tis-
sant l'air,
si nets et propres et onduleux comme s'ils bougeaient
au fond de la mer,
(sauf que la corde où il s'appuya met une barre rouge
sur ses omoplates).
Les cinq doigts de ses grands dentelés, comme si un
lion l'avait pris dans ses pattes,
dressent la force de la poitrine au-devant du cœur
bien abrité,
— ô femmes, qu'il est difficile à atteindre, ce cœur,
derrière un tel bouclier ! —
Translucide ainsi qu'un savon de glycérine arrivé à
sa fin,
luisant comme luisait le Parthénon, de nitre, d'huile,
de cire et de parfum.
CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS 387
les grands droits et obliques de l'abdomen, et ce corset
cuirassé d'insecte
divisent le temple inspiré construit par le divin archi-
tecte.
Les veines, les os, les muscles le font, tandis qu'il va
luisant,
fouillé comme une matière orfévrée par un amoureux
artisan, ^
dont la seule paille serait peut-être au bas de cette
nuque couleur
d'abricot frais la marque brune du bouton de col
rouillé par la sueur.
Homme ! le plus noble des Anges qu'ait soufflé Dieu 1
Hé là ! le voilà dans les cordes, et le sang sur le corps
frais lavé,
et les cordes longtemps frissonnantes alors que lui
déjà s'est relevé.
Le moindre petit calicot prendrait place au milieu des
Vivants
par la seule, sainte et splendide soudaine apparition de
son sang.
D'une seconde à l'autre, très distincte, j'ai l'impression
d'une bataille perdue.
Qu'a-t-il ? Au lieu de répondre, il remonte sa culotte
avec ses mains pattues.
Et sa garde ? Il se couvre ! Et ces grands bras stupides
qui fauchent !
388 \ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Bien ! Au bout de deux rounds, il s'aperçoit enfin qu'il
a un gauche !
Encore, ton gauche ! Encore, ton gauche ! Ah,
malheur ! Vin-fighting le secoue !
Et pourtant, tout cela sans que le rouge une fois
monte à ses joues.
— God / sa y s J Val ton puffîng, sce the diicky dncking !
W'hy, find an opening, step inside of bis bloio !
Nûw youre in thc right place, ducky, set a fast pace,
Land a hook in bis face ! Dont you see be guards loiv ?
Il sourit. Comme dans les tirs forains, le zouave
sonne un petit air si on le touche,
à chaque fois qu'il est bien touché, un pauvre sou-
rire dans l'instant crispe sa bouche.
Il vague avec des bras tendus, tel qu'un honmie à
demi-endormi,
il s appuie contre celui qui le frappe comme à l'épaule
de son meilleur ami.
D'un regard douloureux vers l'arbitre il implore qu'on
fasse cesser ça,
mais moi, si j'étais l'arbitre, je sais bien que je n'arrê-
terais pas le combat.
Bien souvent, moi aussi, j'ai été groggy devant un être.
i
Des femmes crient derrière moi. Le gaz, comme un
mourant, bat dans l'air.
Toujours, comme un rocher que couvre et découvre
la mer.
CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS 389
quand le corps-à-corps se défait, je me serre en voyant
reparaître
cette chose sanglante qui sourit.
Time. Je monte. Sous ma main son corps brûle d'une
façon effra3'ante.
(Sur ma manche pleuvent les duvets de la serviette-
éponge qui l'éventé).
Dieu ! Quelque chose de physique m'éloigne de ce
garçon fourbu.
Vraiment, c'est plus fort que moi, je ne peux pas sup-
p'orter les vaincus.
Epongeant les cheveux durs et sous le vague regard
exténué,
je lui dis : « Mon cher garçon, tu l'as voulu, il faut
continuer».
Et je sens (effrayante est la façon dont l'essoufflement
le fait battre)
son reproche parce qu'il n'a que trois soigneurs alors
que son adversaire en a quatre.
On lui présente de l'eau, mais il refuse cette eau rouge
de ijang.
Refuse cette eau.
Pales, aux visages de perle, mains tordues, je vois pal-
piter et mourir
ces anglaises et ces américaines si ingénues dans l'acte
de s'offrir.
Car, tournoyant, dans cette extrême déchéance il est
toujours pareillement beau.
390 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et la plèbe exulte, car on ne l'aime pas, j'ai dit pour-
quoi, à cause de sa peau.
Chère plèbe, moi, ne t'ai-je pas aimée dans le désordre
des fins de séance, %
quand les troisièmes passent aux premières et que le
gaz défaille et s'élance ?
Huit secondes encore il titube. A-t-il conscience du
mot que jeta
le taciturne docteur roumain à la bouche de Mala-
testa,
et du geste millénaire de son bras levé pour la
grâce,
et du jaillissement triomphal hors le vainqueur qui
traverse et l'embrasse ?
Qu'on le descende !
Et je sens que se dessèche et se recroqueville mon
amitié,
et malgré moi je me détourne, pas assez pour ne pas
voir qui pendent
ces jambes blanches et sanglantes de petit esclave
crucifié,
HENRY DE MONTHERLANT
SHAKESPEARE :
ANTOINE ET CLEOPATRE'
ACTE V
SCENE PREMIERE
(^Métne lien qu'à la dernière scène de l'acte précédent).
(^Aii petit matin. — Deux serviteurs entrent,
encore à demi endormis ; ils font un peu d'ordre
et relèvent les rideaux devant le jour naissant.
Antoine se soulève de la couche où il repose,
tout vêtu, auprès de Cléopâtre. Il traverse la
scène et appelle au dehors :)
Antoine. — Eros ! Eros ! mon armure.
Cléopâtre. — Dors encore un moment.
Antoine. — Non, ma gazelle, Eros ! Eros, Allons !
viens. Mon armure.
(Eros entre, apportant l'armure.)
I. Voir la XouveJle Revue Française des lei" juillet et ic' août 1920.
392 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Viens, mon brave : apporte cette cuirasse et aide-moi
à me revêtir. Si la fortune se détourne de nous aujour-
d'hui, c'est bien que nous l'aurons bravée. Allons !
Cléopatre. — Permets-moi de t'aider : où accroche-
t-on ça ?
Antoine. — Laisse ! Laisse ! Occupe-toi d'armer mon
cœur. — Pas ainsi. Pas ainsi. Là. Là.
Cléopatre. — Doucement. Bien. Je veux aider.
Est-ce assez serré ?
Antoine. — A présent, à nous la victoire ! Suis-je
bien, mon bon camarade? Va t'équiper.
Eros. — A l'instant, cher Seigneur.
Cléopatre. — Na ! Cela n'est-il pas bien bouclé ?
Antoine. — A ravir. Et malheur à celui qui tente-
rait de le dégrafer avant l'heure et que ne m'y invite la
soif d'un repos bien gagné. Tu. t'embrouilles, Eros; j'ai
dans la reine un écuyer plus adroit que toi. Fais vite.
O mon amour, que ne peux-tu me voir combattre,
goûter toi-même à ce divertissement royal. Tu verrais
aujourd'hui le bon artisan que je suis.
(Entre un ojficier armé.)
Bonjour, toi. Sois le bienvenu. On voit à ton aspect
que tu sais le métier des armes. Le travail qui nous
plaît nous trouve en disposition matinale et nous
y courons pleins de joie.
Premier officier. — Un millier de soldats, , Sei-
gneur, matinaux comme moi, déjà tout harnachés, vous
attendent aux portes de la ville.
(Sonneries de clairons. — Entrent des soldais
et des officiers.)
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 393
Capitaine. — Un beau temps ce matin. Salut, mon
Général.
Tous. — Salut ! Salut !
Antoine. — Voilà de la bonne musique, mes petits.
Ce matin radieux est pareil à l'enfance de quelqu'un qui
prétend faire parler de lui. (à Eros) Bien, bien. Passe-
moi cela. Non, pas ainsi. Voilà, {aux serviteurs) —
Donne-moi ta main, toi ; tu m'as toujours été fidèle ; et
toi aussi ; et toi ; et toi ; vous m'avez bien servi ; vous
avez eu des rois pour collègues. Que ne suis-je aussi
nombreux que vous, et que n'êtes-vous réunis en un
seul Antoine ; j'aurais plaisir à vous servir aussi bien
que vous m'avez servi.
Serviteurs. — Aux dieux ne plaise !
Antoine. — Peut-être ne me verrez-vous plus, ou qu'à
l'état d'ombre infirme ; et peut-être demain devrez-vous
suivre un autre maître. Pour moi, je vous regarde tous
comme si je ne devais plus vous revoir.
Cléopatre. — Qu'est-ce qui lui prend ?
Eros. — Le besoin de faire pleurer ses amis.
Antoine. — Mes fidèles amis, je ne vous congédie
pas. J'ai comme maître épousé votre bon service et ne
m'en déferai qu'à la mort.
(Les serz'itcurs fondent en larmes.)
Eros. — A quoi pensez-vous, mon Seigneur, de
nous attrister ainsi ? Voyez-les tous pleurer ! Et moi,
comme un âne qui aurait brouté de l'oignon! Vous
allez faire de nous des femmes.
Antoine. — Ho ! Ho ! Ho ! (// rit) Que le sphinx
m'emporte si j'avais ce désir. Mais ces larmes désaltèrent
26
394 I-^ NOU\'ELLE REVUE FRANÇAISE
mon cœur. Mes généreux amis, vous prêtez à mes
paroles un sens trop douloureux ; ce que j'en disais
n'était qu'à titre de réconfort au contraire. Sachez, cliers
coeurs, que j'ai bel espoir pour tantôt ; et j'attends du
combat la victoire et la vie, plutôt qu'une mort hono-
rable. {A Cléopâtre) Madame, adieu, Soj'ez heureuse
quoi qu'il advienne. Allons ! un baiser de soldat ! A
tourner de gracieux compliments, j'aurais honte. Je vous
quitte comme un homme bardé de fer. Et maintenant,
qui veut combattre, qu'il me suive et je le mène au bon
endroit ! Adieu.
{Soldats et cJ^fs précèdent Antoine.^
Charmion (à! Cléopâtre). — Vous plaît-il qu'on vous
mène à votre chambre ?
Cléopâtre. — Conduisez-moi. Il part si vaillamment !
Si seulement César se mesurait à iui seul à seul !...
Antoine alors... Mais à présent...
(^Antoine au moment de sortir est arrêté par un
soldat qui se prosterne devant lui.')
Soldat {Le même qu'à l'acte HT). — Antoine ! que
les dieux aujourd'hui te favorisent !
Antoine. — Je te reconnais, mon brave. Plût aux
cieux que j'eusse écouté ta voix, l'autre jour, et l'élo-
quence de tes blessures quand tu me suppliais de ne pas
me fier aux flots.
Soldat. — Tu m'eusses écouté, que les rois révoltés
marcheraient encore à ta suite et l'officier qui t'aban-
donna ce matin.
Antoine. — Qui donc a pu m'abandonner de si
bonne heure ?
SoLD.\T. — Un homme qui t'était cher entre tous.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 395
Appelle Enobarbus, il ne t'entendra pas ; ou, du camp
<de César, répondra : « Je ne suis plus des tiens. »
Antoine. — Que me dis-tu là ?
Soldat. — Il a rallié César.
Eros. — Sans emporter ni ses effets ni son argent ?
Antoine. — Est-il parti, vraiment ?
Soldat. — Rien de plus certain.
Antoine. — Va, mon Eros, occupe-toi de lui faire
parvenir tout ce qu'il possède. Je veux qu'on ne lui
retienne pas une obole. Ecris-lui, je signerai. Une lettre
d'adieu tout affectueuse. Je souhaite qu'il n'ait jamais
plus motif de changer de maître. Dis-le lui. Ma mau-
vaise fortune a corrompu d'honnêtes gens ! Hâtons-nous.
Enobarbus !
ÇIls sorieut.)
SCÈNE II
{Le camp de César, devant Alexandrie.^
CÉSAR, AGRIPPA, MÉCÈNE, ENOBARBUS
(ce dernier un peu à l'écart.)
CÉSAR {achevant de lire une. lettre^. — Il me traite
d'enfant. Il morigène comme s'il avait le pouvoir de
me chasser d'Egypte ? Il a battu de verges mon messager.
Il me provoque en combat singulier : César contre
Antoine. Faisons savoir au vieux ruffian qu'il ait à faire
choix d'une autre façon de mourir ; et qu'au demeurant,
j;e me moque de ses menaces.
Mécène. — César peut penser que pour se livrer à
396 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de pareilles fanfaronnades, ce grand capitaine doit être
aux abois. Ne le laissez pas se ressaisir, et mettez à
profit sa démence. La fureur est de mauvais conseil.
CÉSAR. — Annoncez à mes officiers que de tant de
batailles nous allons livrer la décisive. Nous comptons à
présent dans nos rangs d'anciens amis d'Antoine en
nombre suffisant pour s'emparer de sa personne. Je veux
qu'on me l'amène prisonnier. Veillez à régaler d'abord
mon armée ; nous avons des munitions en abondance,
et mes hommes ont bien mérité de mes largesses.
Pauvre Antoine! Agrippa, c'est à toi d'engager Taction.
Tu m'as bien compris : je veux qu'Antoine soit pris
vivant. Fais-le savoir.
Agrippa. — Tu seras obéi.
(// sort.)
César. — Le temps de la paix universelle est
proche. Que ce jour nous soit seulement favorable, et
sur la terre tripartite verdoiera de nouveau librement
l'olivier.
(Entre lin messager').
Messager. — Antoine est arrivé sur le champ de
bataille.
César. — Va ; recommande à Agrippa de placer les
déserteurs à l'avant-garde afin qu'Antoine épuise sur
lui-même, en quelque sorte, sa fureur.
(7/^ sortent.)
Enobarbus. — Alexas a trahi. Envové en Tudée charç^è
de mission par Antoine, il a persuadé le grand Hérode
de se rallier à César et d'abandonner Antoine son maître.
En récompense de quoi César l'a fait pendre. Canidius
et tous ceux que jj'ai vu tourner briJe ont obtenu de
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 397
César un emploi ; mais ils n'ont pas sa confiance. J'ai
mal agi ; je m'en accuse sincèrement et sais que désor-
mais je ne connaîtrai plus k joie.
(Entre un soldai de César.)
Soldat. — Enobarbus, Antoine vous a fait expédier
tous vos trésors, et qu'ont encore grossis ses largesses.
Son messager est venu sous ma garde ; dans votre tente
il décharge à présent ses mulets.
Enobarbus. — Va ! Je te fais cadeau de ce qu'ils
portent.
Soldat. — Vous croyez que je plaisante, Enobarbus ;
mais je vous dis la vérité. Vous feriez même bien d'escorter
le messager jusqu'à la sortie du camp ? Je l'aurais fait
moi-même si l'on ne m'attendait pas à mon poste.
Votre empereur continue à se conduire en véritable
Jupiter.
(// sort.)
Enobarbus. — Ah ! Je suis l'être le plus abject de la
terre, et je le sens comme pas un. Antoine, grand cœur
intarissable, comment aurais-tu payé mon ton service,
•si tu couronnes d'or ma vilenie. Ceci gonfle mon cœur.
Si le remords ne suffit pas à le briser, nous chercherons
quelque moyen plus prompt. Mais le remords y suffira,
je le sens. Que contre toi, moi je combatte ? Non, non.
Je veux chercher quelque fosse où pourrir. La plus
immonde est la mieux assortie à cette conclusion de
ma vie.
(// sort. Entrent en ttiniulte des soldats ; lani-
hours et trompettes.)
Agrippa, — Il faut battre en retraite, nous nous
rsommes engagés trop avant, César lui-même a de la
598 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tablature. Leur résistance dépasse tout ce qu'on eût
cru.
(Ils fuient.)
{Entrent Aniline et Scarus blessé. Le bruit du
combat continue.)
Scarus. — Oh ! mon brave empereur, voilà ce qui
s'appelle combattre ! Si nous avions su nous tenir ainsi
dès le début, nous les aurions reconduits chez eux et
chacun aurait eu son compte.
Antoine. — Tu saignes abondamment.
Scarus. — J'avais ici une entaille en forme de T,
qui maintenant est faite comme un H.
ÇLcs soldats de César au fond de la sccu-e
fuient.')
Antoine. — C'est la déroute.
Scarus. — Nous les poursuivrons dans des trous.
J'ai place encore pour six blessures.
{Entre Eros.)
Eros. — Les voici battus, Seigneur. Et notre avan-
tage prend tout l'aspect d'une belle victoire.
Scarus. — C'est plaisir que de leur tailler des crou-
pières. Talonnons ces fuyards. Courons-leur sus,
comme à des lièvres.
Antoine. — Pour ta joyeuse humeur, je te promets
une récompense, et dix pour ta vaillance. — Viens-
t'en.
Scarus {boitant). — Je vous suis de mon mieux.
(Symphonie héroïque.)
(Revient Antoine, suivi de quelques chefs et de
Scarus.)
Antoine. — Nous les avons renfoncés dans leur
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 399
camp. Cours au-devant de la Reine, et raconte lui nos
exploits.
(Cléopâirc et sa suite apparaissent dans le fond
de la scène.)
Demain matin, dès avant le lever du soleil, nous
achèverons de les saigner. Mes valeureux amis, je vous
rends grâces à tous; vous avez bien battu; et non pas
comme pour la cause d'un autre, mais chacun faisant de
ma cause la sienne. Chacun dô vous s'est montré vail-
lant comme Hector.
Rentrez en ville, embrassez vos femmes, vos amis ;
dites-leur vos prouesses. Que leurs larmes de joie lavent
le sang caillé, et que leurs lèvres, avec vénération, se
vienneîit poser sur les lèvres de vos blessures, (à Scarus)
Donne-moi ta main.
(Cléopâirc venant sur le devant de la scène.)
Je veux présenter ta valeur à cette grande enchante-
resse et que sa louange te récompense. O toi, jour de ce
monde, enchaîne avec ton bras .mon cou. Viens sur
mon cœur, sur mon cœur tout armé, et chevauche à
travers ma cuirasse, en triomphe sur ses bondissements.
Cléopatre. — Roi des Rois ! O héroïsme sans limites,
ton retour souriant échappe aux embûches des homm.es.
Antoine. — Mon rossignol. Nous les avons chassés jus-
qu'à leurs lits. Oui, ma fille ! (// lève son casque et montre ses
cheveux) Bien que les gris soient quelque peu mêlés aux
bruns, nous avons gardé de la cervelle assez pour raidir
encore nerfs et muscles et pour damer le pion aux jou-
venceaux.
Vois ce guerrier. Accorde ta main favorable à sa lèvre.
Vas-y d'un baiser, brave. A le voir combattre aujour-
400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'hui on eût dit quelque dieu vengeur qui, par haine,
eût pris leur forme pour les détruire.
Cléopatre. — Ami_, tu recevras une cuirasse d'or
qui couvrit la poitrine d'un roi.
Antoine. — Il la mérite, quand elle serait escarbou-
clée et pareille au char du soleil. Donne-moi ta main; à
travers Alexandrie, menons notre joyeux cortège, avec
nos boucliers, balafrés comme nous. Je convierais à
souper toute l'armée si seulement le grand. palais était
assez vaste. N'importe! nous ferons carrousse et boirons
à ce jour de demain qui nous promet royal péril encore.
Clairons, sonnez ! Qu'une clameur d'airain emplisse à
Tassourdir la ville. Mariez-y vos roulements, tambours !
Car l'applaudissement de la terre et du ciel doit éclater
à notre approche.
(^Musique triomphale.')
SCÈNE III
Extrémité du Camp de César. — // fait nuit.
Des sentinelles veillent.
Premier Soldat. — Si nous ne sommes pas relevés
d'ici une heure, il nous faudra rallier le corps de garde;
la nuit est claire ; et l'on doit livrer bataille dès deux
heures du matin.
Second Soldat. — La journée d'hier a été dure pour
nous.
{Entre Enoharlms).
Enobarbus. — Sois mon témoin, ô nuit !
Troisième Soldat. — Quel est cet homme ?
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4OI
Second Soldat. — Silence, écoutons-le.
Enobarbus. — Assiste-moi, lune bienveillante. Quand
les traîtres plus tard seront voués à l'exécration par la
mémoire vindicative des hommes, témoigne que, devant
ta face brillante, le misérable Enobarbus s'est re-
penti.
Premier Soldat. — Enobarbus !
Troisième Soldat. — Paix ! Ecoute !
Enobarbus. — Souveraine bergère des profondes
mélancolies, que ton poison subtil m'imbibe, et que ma
vie, que je sens me trahir à son tour, déserte enfin
mon corps. Ah ! que tu viennes enfin te briser, lâche
cœur, contre le silex acéré de ma faute. Tout séché de
chagrin, puisses-tu te réduire en cendres, échappant aux
malsaines pensées. Antoine, Antoine, plus généreux que
ma révolte n'est infâme, pourvu que toi, secrètement,
tu me pardonnes, que sur le grand registre du monde,
mon nom s'inscrive, le nom d'un traître, d'un trans-
fuge Antoine ! Oh ! Marc Antoine !
Second Soldat. — Parlons-lui.
Premier Soldat. — Prêtons l'oreille encore, car ce
qu'il raconte pourrait bien intéresser César.
Troisième Soldat. — Ecoutons. Mais il'semble s'être
endormi.
Premier Soldat. — Evanoui plutôt. Car jamais si
lugubre prière n'a conduit personne au sommeil.
Second Soldat. — Approchons-nous.
Troisième Soldat. — Réveillez-vous, eh l'ami ! Par-
lez-nous !
Second Soldat. — Entendez-vous ?
Premier Soldat. — La main de la mort l'a saisi.
402, LA NOUVELLE RE\UE FRANÇAISE
(Tambours). Ecoute ! les tambours battent le réveil.
Emportons dans le camp ce malheureux. C'est un
personnage de marque. Viens. Notre quart est plus qu'a-
chevé.
Troisième Soldat. — Allons 1 II peut encore cd
revenir.
(Entre Antoine et Scartis^ puis Varniéc.')
Antoine. — Tous leurs préparatifs sont de nouveau
sur mer, décidément nous ne leur plaisons pas sur terre
ferme.
ScARUS. — Ils sont prêts à la fois sur mer et sur terre.
Seigneur.
Antoine. — Que ne puis-je également dans l'air et
le feu les poursuivre ! Toujours est-il que notre infan-
terie tient le pied de cette colline. Mes ordres sont
donnés à la flotte, elle a déjà quitté la rade. De là-haut
nous pouvons admirer leur déplacement et la rencontre..
(Ils sortent).
(César traverse avec son armée l'autre extrémité
de la scène.)
CÉSAR. — A moins d'être attaqués, pas de combat
sur terre. Et je doute qu'il nous attaque ; car le meil-
leur de ses fbrces est embarqué. Gagnons les vallées et
conservons nos avantages.
(Ilspassent.)
(Trois paysans descendent de h colline.)
Premier Paysan. — Non. Ils ne s'étaient pas encore
abordés. De la lisière du bois de pins, là-haut, j'ai fort
bien pu les voir, dans la clarté de la lune, doubler le
cap. Mais peut-être qu'ils se sont rencontrés maintenant.
Deuxième Paysan. — On dit que des oiseaux ont fait
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 4O3
leur nid dans les agrès des galères égyptiennes. Les
augures consultés n'ont pas voulu se prononcer ; mais
on dit qu'ils font la gi'imace.
Troisième Paysan. — On dit qu'Antoine est tour à
tour bouillant et abattu. Que par accès sa fortune inquiète
l'ernplit ou de crainte ou d'espoir selon qu'il regarde
ce qui lui reste encore, ou ce qu'il a déjà perdu.
(//j" sorlenl. — Antoine redescend de la col-
line.)
Antoine. — Tout est perdu. La perfide Egyptienne
m'a trahi. Ma flotte s'est aussitôt rendue ; de là-haut^
j'entendais leurs cris de joie et je les ai vus, jetant en l'air
leurs bonnets, s'embrasser comme des amis longtemps
perdus qui se retrouvent. Triple putain ! C'est toi qui
m'as vendu à ce novice. Ah ! mon cœur désormais ne
fait plus la guerre qu'à toi. (A Scariis qui l'a rejoint.^ Dis-
leur à tous de fuir. Car après que je serai vengé de
ses charmes, tout sera dit. Dis-leur de fuir. Va.
(Scarus sort. Le ciel se colore ci s'éclaire. C'est
l'aurore.^
Soleil, tu m'apparais pour la dernière fois. C'est ici
qu'Antoine prend congé de la Fortune. En être venu là !
Tous les cœurs qui jappaient et frétillaient à mes talons
et dont les vœux attendaient de moi leur provende, vont
à présent caracoler près de César. Tous apportent l'encens
à son éclosion ; le chêne vieillissant perd jusqu'à son
écorce, lui qui les abritait tous autrefois. Je suis trahi.
Ame douteuse de rEg}'ptienne, enchanteresse mortelle
dont le regard armait ou désarmait mon bras, dont
les seins formaient ma couronne, mon ciel... en
parfaite gipsy, à ce jeu de pair et impair tu m'as
404 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mené jusqu'au cœur même de la détresse. Holà ! Eros !
Eros !
{Enlrcut Clcopâlre et ses suivaiiles. — Elles se
iieunciil à l'extrême gauche de la scène.)
Antoine. — Encore toi, Magicienne ! Arrière.
Cléopatre, — Pourquoi mon maître se débat-il ainsi
contre son amour ?
Antoine, -t- Disparais ! ou je fais justice, et César
est volé. C'est derrière son char qu'est ta place, attachée
et traînée en butte aux huées de la populace, toi, la plus
grande honte des temps. Qu'on t'exhibe à la manière
d'un monstre ; les plus pauvres paieront pour te voir ;
on te montre déjà du doigt ; la patiente Octavie prépare
depuis longtemps ses ongles pour te lacérer le visage.
Cléop.\tre. — Soutenez-moi. Il est plus furieux
qu'Ajax frustré du bouclier d'Achille. Plus redoutable
qu'un sanglier traqué.
Charmion. — Réfugions-nous dans le tombeau des
Ptolémées ; nous en condamnerons l'entrée et ferons
dire que vous êtes morte. L'âme ne s'attache pas
au corps plus fortement qu'à ce qui faisait sa gran-
deur.
Cléopatre. — Au tombeau. Oui, nous lui ferons dire
par Mardian que je me suis donné la mort, et que le
dernier mot que j'ai prononcé fut : Antoine. Il fau-
dra lui dire cela sur un ton bien pathétique. Mardian
viendra nous raconter comment il supporte ma mort.
( Clcopâ trc dispa rai t.)
Antoine. — Ah ! tu fais bien de fuir, s'il est vrai que
vivre est un bien. Pourtant, si j'épuisais sur toi ma
fureur, ta seule mort en épargnerait mille. — Eros !
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 405
Holà ! — Je sens sur moi l'ardente tunique de
Nessus ! Hercule ! s'il est vrai qu'en moi tu reconnais
ton sang, enseigne-moi comment tu sus lancer
Lychas par-dessus les cornes de la lune, et qu'à l'exem-
ple de ta main, qui sut manier la massue, cette main
sache en finir enfin avec moi-même. Mais elle doit
mourir aussi, la sorcière. A ce garçon romain, la garce
m'a vendu, et c'est sous son complot que je succombe^
Elle mourra. Eros ! Eros !
(Entre Eros.)
Eros ! peux-tu me voir encore ?
Eros. — Parbleu ! Seigneur !
Antoine. — Parfois nous voyons un nuage prendre
l'aspect d'^un dragon, d'un lion, d'un ours ; parfois quel-
que vapeur errante offre l'image d'une tour, d'un châ-
teau, d'un racher crénelé, d'une montagne abrupte, ou
d'un promontoire azuré couvert d'arbres, que notre œil
abusé voit chanceler dans l'air. As-tu bien observé par-
fois ces crépusculaires fantômes ?
Eros. — Certes, Seigneur.
Antoine. — A l'instant, c'était un cheval, puis,,
fuyant comme la pensée, ce n'est plus rien ; cela se
fond, se résorbe, ainsi que de l'eau dans de l'eau.
Eros. — Oui, mon Seigneur.
Antoine — Eros, cher brave enfant. Ton maître
désormais n'a pas plus de réalité que ces apparences ;.
ici je suis peut-être Antoine, mais je ne puis maintenir
plus longtemps cette forme visible, mon enfant ; oui,
j'ai combattu pour l'Egypte, pour cette reine, je croyais
que j'avais son cœur, car elle avait le mien ce cœur
qui m'attirait tant de cœurs, lorsque j'en disposais
40é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
encore, perdus, perdus Elle, Eros, elle a foit le jeu
de César et triché en sorte que ma propre gloire serve
d'atout à l'ennemi. Non ! pas pleurer ! non, doux Eros.
On se reste encore à soi-même, quand à soi-même on
prétend mettre fin.
(Entre Mardiaii.)
Oh ! ton infâme maîtresse, elle m'a pris jusqu'à mon
épée.
Mardian. — Antoine, non. Ma maîtresse vous
aimait et sa fortune épousait indissolublement la vôtre.
Antoine. — Eunuque impudent ! Silence. Elle a trahi
et doit mourir.
Mardian. — Hélas ! aucun de nous ne peut mourir
deux fois, La pauvre dame s'est déjà acquittée de ce soin.
Sa main n'a pas voulu laisser à la vôtre l'ennui de la
tuer, cf Antoine ! Mon très noble Antoine », disait-elle,
et ce furent ses dernières paroles. Puis, comme elle répé-
tait encore votre nom, un sanglot l'arrêta dans sa gorge,
où il demeura suspendu à mi-chemin entre le cœur et
les lèvres ; de sorte qu'elle meurt, ensevelissant en elle
votre nom .
Antoine. — Elle est morte !
Mardian. — Morte.
Antoine. — Eros, désarme-moi. Le dur labeur du jour
est fini. Il est temps de dormir. (A Mardiafi). Pour prix de
son message, tiens-toi pour satisfait de repartir vivant. Va.
(Mardian sort.)
Allons ! dépouille-moi. Les sept replis de la cuirasse
d'Ajax ne suflîraient plus à comprimer les battements
sauvages de mon cœur. Oh ! que mes flancs éclatent î
Brise ton enveloppe précaire ! Echappe à ta prison, mon
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4O7
cœur. Eros, allons 1 fais vite. C'en est fait du soldat.
Emporte cette ferraille, à qui parfois pourtant j'ai fait
honneur. Va ! laisse-moi seul un moment.
(^Eros le quitte.^
Je vais te rejoindre, ô Cléopâtre, je vais implorer mon
pardon. Tout délai me torture. Une fois éteint le flam-
beau, il ne reste plus qu'à se coucher, sans tâtonner dans
le noir plus longtemps. Mon effort désormais ne s'en
prend plus qu'à soi-même. Il faut apposer ici notre sceau ;
€t que tout en soit dit. — Eros ! — Je viens, ô ma reine !
— Eros ! — Attends-moi ! Sur les prés semés d'aspho-
dèles, la main dans la main, nous irons. Notre démarche
passionnée fixera le regard des ombres, Didon et son
amant Enée jalouseront notre cortège. — Holà ! Eros !
Eros !
{Eros revient.')
Eros. — Que désire mon Seigneur !
Antoine. — Depuis que Cléopâtre est morte, j'ai
vécu dans un opprobre à faire honte aux dieux. Moi qui
façonnais le monde à coups de glaive et qui sur le dos
glauque et mouvant de Neptune construisais des cités
de vaisseaux, aurais-je à présent moins de résolution
qu'une femme, moins moble cœur que celle qui m'en-
seigne à présent par sa mort comment on se déUvre de
César, en disant : « Moi seul peux disposer de moi ».
Eros, tu m'as promis que lorsque le moment viendrait,
et le voici certainement venu, où je ne verrais plus
d'échappement possible à l'horreur, sur ma demande tu
me tuerais. Fais, Il est temps. Dis-toi que ce n'est pas
moi que tu frappes, c'est César que tu frustres. Allons !
mets un peu de rouge à tes joues.
408 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Eros. — Que les dieux m'en préservent : quand les
flèches ennemies même se détournaient de toi, j'ose-
rais...
Antoine. — Eros, tu préfères du haut des balcons de
Rome contempler ton maître déchu, les bras liés,
la nuque asservie, le front incliné sous la honte, traîné
derrière le trône ambulant de Césa»", pour rehausser
l'éclat de son triomphe.
Eros. — Jamais je ne verrai cela.
Antoine, — Viens donc. Il faut qu'une blessure me
guérisse. Sors cette honnête épée qui rendit au pays tant
de services.
Eros. — O maître, excusez-moi
Antoine. — Lorsque je t'affranchis, ne m'as-tu pas
juré d'obtempérer à cette requête ? Fais-le donc ; ou je
tiens pour néant tous tes services passés. Qu'attends-tu ?
Frappe.
Eros. — Détourne alors de moi ce visage où respire
toute la mxajesté de l'univers.
Antoine (^se détournant'). — Va.
Eros. — Mon épée est tirée.
Antoine. — Qu'elle accomplisse en hâte sa besogne.
Eros. — Mon maître bien-aimé, mon roi, mon capi-
taine, avant le coup fatal, ah ! laissez-moi vous dire :
adieu.
Antoine. — Bien dit, mon compagnon, adieu !
Eros. — Dois-je frapper?
Antoine. — Frappe.
Eros. — C'est fait. Ainsi je n'aurai pas^à te pleurer.
{Il se tue.)
Antoine. — Ami trois fois plus noble que moi-
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4O9
même ! Tu me montres comment m'y prendre ! De ma
reine et de toi, vaillant Eros, je vais suivre les instruc-
tions. La mort m'attend comme une épouse, le lit d'amour
s'entr'ouvre... Comment faisais-tu donc Eros ? Je suis
donc ton élève, et voici ce que tu m'as enseigné (7/ se
jette sur son êpée^. Quoi ! je ne suis pas mort ? pas mort !...
Gardes ! ohé ! gardes ! Achevez-moi.
(Entre Dcrcctas ci des gardes.)
Premier Garde. — Quel est ce bruit ?
Antoine. — J'ai mal fait mon travail, mes amis.
Tâchez d'y mettre la dernière main.
Second Garde. — L'astre est tombé.
Premier Garde. — Les temps sont révolus.
Troisième Garde. — Malheur ! Malheur !
Antoine. — Ah ! que celui qui m'aime m'achève.
Premier Garde. — Ça non, pas moi.
Second Garde. — Moi non plus.
Troisième Garde. — Ce n'est pas à nous qu'il faut
demander ca.
(Ils sortent.)
Dercétas. — ^Tes revers et ta mort mettent tes ser-
viteurs en déroute. Cette nouvelle, et ce glaive que
î'em porte, seront les bienvenus de César et me vau-
dront un bon accueil.
(Entre Dioniède).
Diomède. — Où est Antoine ?
Dercétas. — Ici, Diomède, ici.
Diomède. — Vit-il encore ? Pourquoi ne me réponds-
tu pas ?
(Dercétas sort.)
27
410 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Antoine. — Est-ce toi, Diomcde ? Tire ton glaive.
Achève-moi, tue-moi.
DiOMÈDE. — Mon maître vénéré, Cléopâtre m'envoie
vous dire...
Antoine. — Quand t'a-t-elle envoyé ?
DiOMEDE. — Je la quitte à l'instant.
Antoine. — Où donc est-elle ?
DiOMÈDE. — Elle s'est enfermée dans le tombeau des
Ptolémées. — Une crainte prophétique s'est emparée
d'elle lorsqu'elle a vu que vous la soupçonniez — ce
qu'aux dieux ne plaise — d'avoir composé avec César, et
qu'un injuste ressentiment vous aveuglait, elle vous fit
annoncer qu'elle était morte, mais craignant sitôt
ensuite le funeste effet de cette nouvelle, elle m'envoie
vous annoncer la vérité. J'accours, mais je crains bien,
trop tard.
Antoine. — Trop tard, mon bon Diomède. Appelle
ma garde, je te prie.
Diomède. — Holà, gardes ! Eh quoi ! viendrez-vous ?
Le maître vous appelle.
{Eiitrcni quaifc ou cinq gardes de la suite d'Antoine.^
Antoine, — Mes bons amis, portez-moi jusqu'auprès
delà Reine. C'est le dernier service que je requiers de
vous.
Premier Garde. — Calamité, Seigneur, que vous ne
puissiez vivre plus longtemps que nous tous, vos
fidèles.
Tous. — Jour de malheur !
Antoine. — Mes bons compagnons, n'accordez pas au
destin cruel l'hommage de vos larmes. Accueillons de
bonne grâce ce qui nous mortifie et mortifions le châti-
SHAKESPEARE; ANTOINE ET CLÉOPATRE 4II
ment en souriant de ses atteintes. Soutenez-moi. Je
vous ai bien souvent conduits ; à votre tour, vous, por-
tez-moi ; oh ! déjà je vous remercie.
(//y sortent.^
ACTE VI
SCÈNE PREMIÈRE
L'extérieur du monument funèbre dont on verra
l'intérieur à la scène suivante. — Il forme ter-
rasse, et c'est sur cette terrasse que se tient
Cléopâtre cntoufée de ses femmes.
Cléopatre. — Oui, Charmion ; c'est pour n'en plus
sortir, que nous nous sommes enfermées ici.
Charmion. — Ayez bon espoir. Madame.
Cléopatre. — Non, je ne connaîtrai plus l'espoir,
Charmion. Je ne tiens plus pour bienvenu que le ter-
rible, et les consolations me font horreur. Notre dou-
leur, pour s'assortir au mal qui l'a causée, ne sera jamais
trop immense.
(Passe, au pied du monument, Diomède.)
Cléopatre Çà Diomède). — Quoi ! Serait-il mort ?
D10MÈDE. — La mort plane sur lui, mais il respire
encore. Ses gardes vous l'amènent ; le voici.
(Entre Antoine porté par les Gardes.)
Cléopatre. — O Soleil, incendie ton axe, consume
ton support, disparais, abandonne à l'obscurité le rivage
inconsistant du monde. Antoine ! Antoine ! Antoine !
412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
A moi Charrnion ! A moi Iras ! A l'aide, à la rescousse,
amis. Aidez à le hisser jusqu'ici.
Antoine. — Doucement ! Non point César ; Antoine
seul a triomphé d'Antoine.
Cléopatre. — Je savais qu'Antoine ne pouvait être
vaincu que par Antoine. Mais hélas !
Antoine. — Je meurs, Egypte ! Je meurs. Je ne puis
écarter la mort que juste le temps de poser, de tant de
légions de baisers, le pauvre dernier, sur tes lèvres.
Cléopatre. — Je n'ose pas descendre, cher. — Mon
seigneur, pardon, j'ai peur, peur d'être prise. Il ne faut
pas que le fortuné César dans sa parade puisse se glori-
fier de m'avoir. Et tant qu'il y aura encore pour moi des
couteaux aiguisés, du poison, des serpents, des lacets, je
suis tranquille. Votre épouse, la chaste Octavie, ne doit
pas goûter le plaisir de reposer sur ma déconvenue ses
yeux modestes. Mais viens ! viens, mon ami ! Femmes,
aidez-moi, il faut que nous le tirions jusqu'ici. — Allons,
camarades : un coup de main.
Antoine. — Ah ! faites vite ou il ne sera plus temps.
Cléopatre. — En voilà un exercice ! Non ! mais ce
que vous êtes lourd, mon Seigneur ! Toute notre fai-
blesse s'ajoute à votre poids. Si j'étais Junon, j'ordon-
nerais à Mercure ailé de vous enlever jusqu'au trône de
Jupiter. Mais les souhaits sont les gestes de fous. Bien,
encore un effort ! Oh ! viens ! viens ! viens !
{Ils amènent kniement Antoine jusqu'à la
terrasse).
Cléopatre. — Te voilà ! te voilà ! Viens mourir où
tu voulais vivre. Ranimer avec des baisers ! Ah ! si je
leur connaissais ce pouvoir, j'y userais mes lèvres.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4I3
Tous. — Quel triste spectacle !
Antoine. — Je meurs, Egypte ! Je meurs ! Un peu
de vin je vous prie. Je veux te dire...
Cléopatre. — Non, laisse-moi parler. Je pousserai
mon imprécation jusqu'au ciel où de confusion trébu-
chera sur sa roue la Fortune.
Antoine. — Un mot seulement, reine adorée. Cher-
che auprès de César l'honneur et la sécurité.
Cléopatre. — Hélas ! en cherchant Tun, je perds
l'autre.
Antoine. — Non, écoute-moi, mon amie. De tous
ceux qui entourent César ne te fie qu'à Proculéius.
Cléopatre. — Je ne me fie qu'à ma résolution et qu'à
mes mains.
Antoine. — Oublie la décevante fin de l'histoire.
Ramène complaisamment ta pensée sur l'heureux temps
où, pour toute la terre, rien n'était de plus fort, de plus
noble que moi. Je meurs sans honte, Romain vaincu
par un Romain et ce n'est pas à un ennemi du sol, ni
lâchement, qu'aujourd'hui, je rends mon épée. Mon
souffle me quitte, je suis à bout.
Cléopatre, — O le plus grand des hommes, tu veux
donc mourir ! N'as-tu donc plus souci de moi ? Faut-il
que je m'attarde sans toi dans ce monde décoloré qui
sans toi ne m'est rien plus qu'un cloaque. O mes filles,
voyez ! La couronne de l'univers se dénoue. Seigneur !
la guirlande flétrit, la palme du combat se fane et l'éten-
dard est abattu, A présent tous les enfants des hommes
se valent ; ce qui superbement les dominait n'est plus.
Tout se nivelle et s'égalise et la lune en visitant la terre
ne saura plus où regarder. (Cléopatre défaille.)
^
414 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Charmion. — Reposez-vous, Madame.
Iras. — Quoi ! Morte, elle aussi !
Charmion. — Madame !
Iras. — Reine, reine d'Egypte î
Charmion. — Paix, Iras...
Cléopatre. — Je ne suis plus qu'une simple femme,
tout juste à la hauteur de la servante d'étable qui porte
le lait au marché. Je veux jeter mon sceptre à la face
insolente des dieux ; mon univers valait le leur, aussi
longtemps qu'il gardait sa parure ; ils l'ont volée. Rien
ne m'est plus. La résignation n'est que duperie et la
révolte pareille à l'aboiement d'un chien fou. Est-ce un
crime alors, Charmion, est-ce un crime de forcer la
porte mystérieuse de la mort avant que la mort n'y
invite ? Dites, mes filles, mes nobles filles ? Ah I voyez !
voyez ! le flambeau de ses yeux s'est éteint. Prenez cœur.
Messieurs, il nous faut l'enterrer à présent. Puis le geste
reste à faire, le plus courageux, le plus digne, à la belle
manière romaine, et que la mort nous jalouse ce coup.
Venez 1 Les barreaux de la cage sont froids d'où cet
immense esprit s'est échappé. Venez, mes femmes ! fai-
sons de notre résolution notre amie et ne la laissons
plus nous attendre.
{Ils sortent, emportant le corps d'Antoine.)
SHAKESPEARE I ANTOINE ET CLÉOPATRE 415
SCÈNE II
Intérieur du tombeau.
CLÉOPATRE — CHARMION et IRAS
Cléopatre. — Mon désespoir fait place à un état
meilleur. Quelle dérision qu'être César. Il n'est que le
laquais de la Fortune et celle-ci dispose de lui. L'acte
qui dispose de soi et met un terme à tous les autres, cet
acte seul est grand ; qui garrotte les accidents, muselle
les vicissitudes, qui délivre enfin le sommeil et fait per-
dre goût à la fange dont se nourrit également le men-
diant et l'empereur.
(^A la porte du monument se présentent Procu-
léius, Gallus et des soldais.)
Proculéius. — César envoie ses compliments à la
Reine d'Egypte. Il souhaite de savoir quelles requêtes
elle voudrait lui adresser.
Cléopatre. — Quel est ton nom ?
Proculéius. — Proculéius.
Cléopatre. — Oui, je sais par Antoine que l'on peut
se fier à toi. Mais celui qui n'attend plus rien n'a plus
à craindre d'être trompé. S'il plaît à ton maître de voir
mendier une reine, dis-lui qu'une Reine décemment ne
peut demander moins qu'une couronne. S'il lui plaît
d'accorder à mon fils l'Egypte conquise, il me redonne
assez pour que je le remercie à genoux.
Proculéius. — Ne perdez pas courage : vous tombez
en de généreuses mains. Soyez sans crainte. Livrez-vous
41 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
en toute confiance à mon maître, dont la magnanimité
se répand sur ceux qui l'implorent. Laissez-moi lui faire
part de votre gracieuse soumission, et vous trouverez en
lui le vainqueur le plus dispos à Tindulgence envers
celui qu'il voit devant lui s'agenouiller.
Cléopatre. — Dis-lui, je te prie, que je suis la vassale
de sa fortune et que je i émets entre ses mains l'autorité
qu'il a conquise. Je fais des progrès d'heure en heure
dans l'art d'obéir et serais charmée de le voir.
Proculéius. — Tout cela lui sera redit, Madame,
Reprenez cœur, car je sais que votre douleur a ému
celui qui Ta causée.
Gallus. — Voyez combien il est aisé de la surprendre.
(A ce moment Proculéius et deux soldats esca-
ladent le monument au moyen d'une échelle et
font Cléopatre prisonnière tandis que d'autres
soldats ouvrent la porte condamnée.)
Gallus {à Pronik'iiis). — Sur\-eillez-la jusqu'à l'ar-
rivée de César,
(// sort.)
Iras. — Maîtresse !
Charmion. — Princesse Cléopatre^ vous voilà prise.
Cléopatre. — A l'aide, fidèle acier.
Proculéius. — Rentrez cela. Madame, rentrez ! (II
la désarme) Renoncez à un tel attentat ; je suis ici pour
vous secourir et non pour vous perdre.
Cléopatre. — Quoi, la mort aussi m'est défendue,,
qu'on accorde même aux chiens malades.
Proculéius. — Cléopatre, n'éludez pas la clémence
de mon maître en attentant contre vous-même. N'en-
levez pas au monde l'occasion d'admirer un geste
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 417
magnanime, dont votre mort cherche à nous frustrer.
Cléopatre. — Où es-tu, mort ! Viens à moi ! Viens 1
viens ! viens ! Emporte une Reine, qui vaut bien, tout de
même, un lot de mendiants ou d'enfants nouveau-nés!
Proculéius. — Oh ! du cahne, Madame.
Cléopatre. — C'est bien. Monsieur, je ne vais plus
rien manger ; plus rien boire. Monsieur. Et s'il est
nécessaire d'insister, je ne dormirai plus. Je ruinerai
cette enveloppe mortelle, en dépit de César. Sachez-le
bien. Monsieur ! je ne supporterai jamais de paraître
enchaînée à la cour de César, et sous les yeux dédai-
gneux de la stupide Octavie ? Pensez-vous que je vais
me laisser traîner et exhiber devant la glapissante vale-
taille de Rome ? Ah ! qu'un fossé d'Egypte m'est un
plus agréable tombeau ! Que sur la boue du Nil on
m'abandonne nue et en proie aux insectes d'eau dévo-
rants ! qu'on choisisse plutôt pour gibet la plus haute
de mes pyramides, qu'on m'y pende et que
Proculéius. — Vous vous exagérez une horreur
qu'aucune pensée de César, croyez-moi, ne justifie.
(Eutre Dolahella.)
Dolabella. — Proculéius, César m'envoie vers vous,
instruit de tout ce que vous venez de faire. J'ai ordre
de vous remplacer et de prendre la Reine sous ma
garde.
Proculéius. — Eh bien ! je n'en suis pas fâché,.
Dolabella. Mais soyez gentil avec elle. {^A Cléopatre)
S'il vous plaisait de faire savoir quoi que ce soit à
César...
Cléopatre. — Dis-lui que je voudrais mourir.
(Sortent Proculéius et les soldats.)
41 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
DoLABELLA. — Très noble Reine, vous avez sans
doute entendu parler de moi.
Cléopatre. — : Je ne peux pas dire.
DoLABELLA. — Assurément je suis connu de vous.
Cléopatre. — Ah ! Qu'importe, Monsieur, que je
vous connaisse ou non. Dites-moi, vous riez au récit
des songes ? Vous avez cette manie, ii'est-ce pas ?
DoLABELLA. — Je HC VOUS suis pas...
Cléopatre. — J'ai rêvé d'un empereur qui s'appe-
lait Antoine. Oh ! que je puisse dormir encore, pour
revoir encore son pareil.
DoLABELLA. — Permettez-moi, Madame...
Cléopatre. — Son visage était semblable aux cieux,
le soleil y brillait et la lune illuminait ce petit rond, la
terre.
DoLABELLA. — Très souveraine reine, si je...
Cléopatre. — Son pas enjambait l'océan ; son bras
étendu faisait ombre sur le monde ; sa voix, quand il
parlait à un ami, rappelait la musique des sphères ;
mais menaçante, ébranlait l'air comme un tonnerre.
Sa bonté n'avait pas d'hiver ; son automne apportait un
foisonnement de moissons. Ses jeux délicieux sem-
blaient ceux du dauphin qu'on voit parmi les ondes
apparaître ; sous sa livrée s'agitaient tortils et couronnes ;
il secouait sa robe et les royaumes, comme des aumônes,
pieu valent.
Dolabella. — Cléopatre !
Cléopatre. — Un homme, existe-t-il, pouvait-il
exister peut-être, dites, pareil à celui-là que je revais ?
Dolabella. — Chère Madame, je ne crois pas.
Cléopatre. — Tu mens, j'en atteste les dieux. Mais
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 4I9
•qu'il soit seulement, qu'il ait pu être, voici qui déborde
le rêve, et la puissance d'imaginer. La Nature envie,
pour créer, l'étoffe inépuisable du rêve ; mais en conce-
"vant un Antoine, elle fait pièce au rêve et le rêve cède,
vaincu.
DoLABELLA. ■ — Ecoutez-moi, chère Madame. La
perte que vous venez de faire est inestimable, assuré-
ment ; elle n'a d'égale que votre douleur ; que jamais
rien de ce que j'entreprends ne réussisse si, par contre-
coup, je n'en ressens moi-même un chagrin qui me
Touche le fond du cœur.
Cléopatre. — Je vous remercie bien. Monsieur.
Savez-vous ce que César prétend faire de moi ?
DoLABELLA. — Je répugue à vous dire, ce qu'il faut
pourtant que vous sachiez.
Cléopatre. — Faites donc, je vous prie.
DoLABELLA. — Si généreux qu'il soit...
Cléopatre. — Il veut me traîner en triomphe.
DoLABELLA. — Madame, il en a l'intention.
{Cris à l'extérieur : Vive César ! Place !
Place !)
(Entrent César, Proculéius, Mécène, Séleiicns.)
César. — Où donc est la Reine d'Egypte ?
DoLABELLA. — Voici l'empcreur. Madame.
(Cléopiitrc s'agenouille.)
CÉSAR. — Relevez-vous. Il ne faut pas vous agenouil-
ler. Je vous en prie, relevez-vous, reine d'Egypte.
Cléopatre. — Les dieux l'ont voulu, sire ; je dois,
à mon maître et Seigneur, obéissance.
César. — Quittez donc ces sombres pensées. Le sou-
venir de vos offenses encore qu'inscrit à même notre
420 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chair, nous ne voulons plus y penser que comme à un
effet du hasard.
Cléopatre. — Unique arbitre de ce monde. Je ne
sais point plaider ma cause assez bien pour me blanchir
à vos yeux. Mais reconnaissez, Seigneur, que les fautes
dont on m'accuse sont de celles dont plus d'une femme
a rougi.
César. — Cléopatre, nous sommes disposés à atté-
nuer plutôt qu'à exagérer nos griefs. Si vous vous
pliez à nos intentions, qui sont, croyez-le, des plus
bienveillantes, vous reconnaîtrez que vous avez gagné
au change. Mais si, vous suivez le chemin d'Antoine et
agissez cruellement envers moi, en vous dérobant aux
effets de mon bon vouloir vous vouerez par là même vos
enfants à cette destruction dont je veux les sauver, pour
peu que vous me fassiez confiance. Je vais prendre congé
de vous.
Cléopatre. — Vous pouvez prendre tout ce qui vous
plaît ; tout est à vous dans le monde. Et nous, vos tro-
phées de victoire, selon votre plaisir, disposez de nous. —
{Elle lui muet un papier) Tenez, mon bon Seigneur.
César. — Pour tout ce qui vous concerne, Cléo-
patre, j'écouterai votre conseil.
Cléopatre. — Voici le relevé des sommes, de la
vaisselle d'or, des joyaux, enfin de tout ce que je pos-
sède, très exactement dénombré, à quelques babioles
près. Où est Séleucus ?
Séleucus. — Me voici. Madame.
Cléopatre. — Je vous présente mon trésorier. Qu'il
vous dise. Seigneur, sur sa vie, si j'ai par devers moi
rien gardé. Allons, dis la vérité, Séleucus.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 42 1
SÉLEUCUS. — Madame, je préfère cadenasser mes lèvres
plutôt que, sur ma vie, témoigner de ce qui n'est pas.
Cléopatre. — J'ai gardé quelque chose, moi ?
SÉLEUCUS. — Assez pour racheter tout ce que vous
avez déclaré.
CÉSAR. — Mais ne rougissez pas, Cléopatre ! Votre
précaution est digne de louange.
Cléopatre. — Voyez, César ! Admirez comme le
succès entraîne tout après lui ! Ce qui était mien
devient vôtre; ce qui est vôtre serait mien, si nos destins
se retournaient. Mais c'est l'ingratitude de ce Séleucus
qui m'enrage. Esclave de pas plus de fiance que l'amour
d'une prostituée ! Tu te caches ? Ah ! tu fais bien de te
cacher. Mais je saurai trouver tes yeux, je t'assure,
quand ils s'envoleraient ! vilain drôle, laquais, chien !
ah ! canaille !
César. — Excellente reine, nous vous supplions
de...
Cléopatre, — O César, est-il rien de plus mortifiant
que ceci ! A l'instant où vous daignez nous faire
visite, comblant d'un tel honneur ma patiente indi-
gnité, voici que mon propre servant vient ajouter à la
somme de mes disgrâces le surcroît de sa perfidie.
Disons donc, gracieux César, que j'ai mis de côté quel-
ques colifichets de femme, quelques oripeaux sans
valeur, de ces petits riens qu'on offre aux familiers ;
disons encore, un souvenir d'un peu plus de prix
que je réservais pour votre épouse, un autre encore
pour me concilier Octavie. Dois-je être dénoncée à
cause de cela par celui-ci que j'ai nourri ? Dieux ! sa
lâcheté m'est plus cruelle encore que mes revers. —
422 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(A Séhticus) Va-t'en de grâce ! Ou de dessous les cen-
dres de l'infortune les braises de mon ressentiment
vont surgir. Si tu étais un homme, tu aurais pitié de
moi. (Elle sanglote.)
César. — Retire-toi, Séleucus.
(Séleucus sort.)
Cléopatre. — Il faut bien qu'on le sache : nous, les
plus grands, nous devons répondre pour les fautes des
autres, et quand nous succombons c'est d'après le
mérite d'autrui qu'on nous juge ; c'est vraiment pitié !
César. — Cléopatre, nous n'appliquerons notre droit
de conquête ni sur ce que vous avez mis en réserve, ni
même sur ce que vous avez déclaré. Tout est à vous
encore. Disposez-en selon votre plaisir. Persuadez-vous
que César n'est pas un commerçant, pour marchander
avec vous, sur des objets de commerce. Rassurez-vous,
vous n'êtes prisonnière que de vos propres pensées.
Chère Reine, délivrez-vous. Quant à nous, notre
intention, en ce qui vous concerne, est d'écouter votre
conseil. Mangez donc et dormez. Notre sollicitude est
celle d'un ami. Sur ce : Adieu 1
Cléopatre. — Mon maître et mon Seigneur !
César. — Ne m'appelez pas ainsi. Adieu.
(César se retire avec sa suite.)
Cléopatre. — Il me paie de mots, filles, il me paie-
de mots, pour me distraire du soin de ma gloire, mais
écoute un peu, Charmion. (^Elle lui parle à voix basse.')
Iras. — C'en est fait, maîtresse chérie. En route
pour les ténèbres, la radieuse journée est finie.
Cléopatre. — Fais vite, j'ai donné ordre et tout est
prêt. Hâte-toi.
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 425
Charmion. — j'v viiis.
(Entre Dolahdla.)
DoLABELLA. — Où cst la Reine ?
Charmion. — Vous la voyez, Monsieur.
{Elle sort.) .
Cléopatre. — Dolabella.
DoLABELLA. — Madame, fidèle au serment que vous
avez exigé de moi, et que mon zèle pour vous me fait
un dev-oir de tenir, je viens vous annoncer que César a
décidé de repartir pour la Syrie et que vous devez, vous
et vos enfants, prendre les devants dans trois jours.
Faites profit de cet avis. Pour moi j'ai tenu, selon, votre
désir, ma promesse.
Cléopatre. — Je suis bien obligée, Dolabella.
DoLABELLA. — Votre serviteur. Adieu, reine très
aimable. Je retourne auprès de César.
Cléopatre. — Adieu et merci.
(Dolabella se retire.)
Eh bien ! Iras ! qu'en penses-tu ? Toi, petite marion-
nette d'Egypte, tu vas être produite à Rome, tout comme
moi. Des ouvriers aux tabliers fangeux, quittant la
truelle et l'équerre, nous élèveront sur le pavois.
Comme encens, nous respirerons l'épais nuage de leurs
haleines, et le relent de leurs grossières digestions.
Iras. — Les dieux nous en préservent !
Cléopatre. — Las ! rien n'est plus certain. Iras.
D'impudents licteurs nous rudoieront comme des
. filles. Les mauvais rimailleurs nous blasonneront en
vers faux. Nous serons parodiées par des histrions de
tréteaux. On prétendra mimer nos orgies ; on y verra
rouler Antoine ivre, et quelque éphèbe en travesti.
424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
dans le rôle de Cléopâtre, saura prêter à ma grandeur
sa voix grêle avec des postures de bordel.
Iras. — Grands dieux !
Cléopâtre. — Rien n'est plus certain.
Iras. — Jamais je ne verrai cela. Ces ongles se
seront d'abord enfoncés dans mes yeux.
Cléopâtre. — Bravo ! c'est un moyen de décon-
certer leurs projets. (Charmion revient.)
Eh bien, Charmion ? A présent, parez-moi, mes
filles ; cherchez mes vêtements les plus royaux. Embar-
quons-nous sur le Cydnus ; je vais à la rencontre d'An-
toine. Va, ma petite Iras ! Ma courageuse Charmion,
nous allons tout de bon en finir. Acquitte-toi de ces
derniers soins, puis je te donne congé et jusques à la fin
-du monde. Allons, apporte ma couronne et... Quel
est ce bruit ?
Çlras sort. Bruit au dehors — Entre un garde.)
Garde. — Il y a ici un paysan qui veut absolument
pénétrer jusqu'auprès de Votre Altesse. Il vous apporte
un panier de figues.
Cléopâtre. — Qu'on le laisse venir.
(Le garde sort.)
Qu'une si noble action doive recourir à un si misé-
rable moyen. Mais il m'apporte la liberté. Ma résolu-
tion est prise. Impassible comme le marbre, de la tète
aux pieds. Je n'ai plus rien d'une femme et la chan-
geante lune ne me tient plus asservie.
(Entrent des gardes et un paysan.)
Garde. — Voici le paysan.
Cléopâtre. — C'est bien. Laisse-nous.
(Le garde se retire.)
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 425
Tu m'apportes donc ce gentil vermisseau du Nil qui tue
sans faire souffrir ?
Paysan. — Je l'ai, pour sûr. Mais je ne vous enga-
gerai pas d y toucher, car sa piqûre est immortelle. Ceux
qui en meurent n'en relèvent pas souvent.
Cléopatre. — Tu connais des personnes qui en
sont mortes ?
Paysan. — Oh ! des masses : hommes et femmes.
Pas plus tard qu'hier encore on parlait d'une. Une brave
honnête femme ; un peu portée sur le mensonge, ce
qui n'est jamais agréable chez une femme, quand ça ne
sert à rien. Comment elle est morte, ce qu'elle a
souffert, tout ça, c'est elle-même qui le raconte et que
le ver a joUment travaillé.
Cléopatre. — C'est bien, tu peux partir.
Paysan. — Je vous souhaite bien du plaisir avec le
ver.
Cléopatre. — Adieu !
Paysan. — Faites attention que le ver ne se laisse
pas mener.
Cléopatre. — C'est bien ; c'est bien. Adieu !
Paysan. — Méfiez-vous du ver, croyez-m'en. Ne le
confiez qu'à des gens adroits ; car, voyez-vous, il n'y a
rien de bon à en tirer.
Cléopatre. — Ne t'inquiète pas. On y veille.
Paysan. — Il ne faut rien lui donner à manger. Il
n'en vaut pas la peine.
Cléopatre. — Tu crois qu'il me mangerait ?
Pays.\n. — Je ne suis pas si bête de croire que le
diable lui-même oserait manger une femme. Je sais que
la femme est le régal des dieux quand ce n'est pas un
28
42 6 LA NOU\'ELLE REVUE FRANÇAISE
démon qui l'accommode. Mais il faut croire que ces
putassiers de démons font grand tort aux dieux dans
les femmes. Car sur dix femmes qu'ils se préparent, le
diable en gâte bien la moitié.
Ci-ÉOPATRE. — Va-t'en maintenant, laisse nous.
Paysan. — I^ar ma foi ! Amusez-vous bien avec
le ver.
(Le. Paysan s'en va.)
(Iras rentre avec les atours royaux.)
Cléopatre. — Donne-moi mon manteau. Pose la
couronne. Je sens une soif immortelle. Jamais plus le
jus de la grappe d'Egypte ne viendra rafraîchir mes
lèvres. Fais vite, Iras ! Dépêche-toi, je crois entendre
Antoine ; il m'appelle ; je le vois qui se lève; il me dit :
tu fais bien. Il rit à la fortune de César. Les dieux font
payer trop cher la fortune. Antoine, me voici, ton
épouse. Mon courage veut mériter ce titre. Je suis de la
flamme et de l'air. Tout ce qui pèse en moi, je le laisse
à la terre et pour alimenter d'autres vies. Eh bien ! Tout
est-il prêt ? Venez ! Cueillez la dernière chaleur de ma
lèvre. Bon voyage, aimable Charmion ; Iras, adieu
(Iras tombe et meurt.) Eh ! quoi I Suis-je un aspic ! Mon
baiser l'a tuée ! Quoi le nœud si facilement se défait ?
Ah ! vraiment ton étreinte, ô mort, est pareille à celle
d'un amant ; elle blesse, mais on la désire. Iras, oh !
comme elle est tranquille. Tu pars si doucement, comme
pour montrer que le monde ne vaut pas qu'on lui dise
adieu.
Charmion. — Nuages épais, répandez vos averses, et
qu'elles soient comme les larmes des dieux,
f Cléopatre. — Oh ! lâche que je suis de me laisser
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 427
devancer par elle. Si maintenant elle rencontre avant
moi mon Antoine aux belles boucles, elle me volera
peut-être ce baiser dont je veux faire tout mon ciel.
Viens, vermisseau mortel !
{EIL applique l'aspic à soji sein.')
Ta dent aiguë saura trancher d'un coup le fil tenace
de la vie. Fâche-toi, pauvre fou venimeux ! Finissons-
en ! Que ne peux-tu parler ! tu me dirais : ah ! quel grand
niais malavisé que ce César.
Charmion. — Etoile du levant !
Cléopatre. — Silence ! Silence ! Regarde : sur mon
sein le nourrisson s'endort en tétant sa nourrice.
Charmion. — Mon cœur se fend.
Cléopatre. — Suave comme la myrrhe, aussi subtil
que l'air, aussi doux... Marc Antoine! (^Elle applique à
son bras un second aspic.) Viens ! je vais te nourrir aussi.
Pourquoi demeurer plus longtemps.,,
(Elle imurt.)
Charmion. — : dans ce monde absurde. Adieu donc.
Vante-toi^ mort ! tu viens de ravir à la terre un joyau
non pareil. Ecrans d'albâtre, abaissez-vous. Le radieux
Phébus jamais plus ne sera salué par un regard aussi
royal. Cette couronne est de travers. Je vais la redresser ;
puis jouer mon rôle.
(Des gardes entrent précipitamment .)
Premier Garde. — Où est la reine ?
Charmion. — Parlez plus bas. Elle repose.
Premier Garde. — César a envoyé.,,
Charmion. — Un messager trop lent.
(Elle applique un aspic à son bras.)
Allons, dépêche-toi ; ah ! je te sens un peu...
428 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Premier Garde. — Approchez, vous autres. Ah ! il y
il du mauvais. César a été joué.
Premier Garde. — Dolabella vient d'arriver ; appe-
lez-le.
Premier Garde. — Qu'est-ce qu'elles ont fabriqué ?
Charmion ! Ah ! C'est du beau travail !
Charmion. — Du beau travail, et digne d'une prin-
cesse, fille de tant de rois. Ah ! soldat
CE lie meurt. ^
(Entre Dolahclla.)
Dolabella. — Que se passe-t-il ?
Second Garde. — Tout le monde est mort.
Dolabella. — César, vos pressentiments se réalisent :
vous venez à temps pour contempler ce que vous
auriez tant voulu empêcher.
(Entre César eseorté par sa suite.)
César. — Conclusion intrépide. Elle avait éventé
nos desseins ; sa royale fierté a mis à l'abri sa couronne.
Comment sont-elles mortes ? On ne voit pas trace de
sang.
Dolabella. — Qui les a quittées le dernier ?
Premier Garde. — Un paysan qui leur apportait des-
figues, dans la corbeille que voici.
César. — Fruits empoisonnés?
Premier Garde. — Celle-ci, Charmion, vivait encore
à l'instant. Elle était debout et parlait. Quand je suis
entré, elle arrangeait le diadème sur le front de sa maî-
tresse expirée. Elle s'est mise à trembler, puis soudain
est tombée.
César. — O faiblesse héroïque ! Si elles avaient pris
du poison on le reconnaîtrait à quelque enflure. A la
SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 429
voir on croirait qu'elle dort ; dans une pose d'une grâce
si triomphante qu'un autre Antoine serait séduit.
DoLABELLA. — Vovcz ! là, sur le sein, une goutte de
sang perle auprès d'une petite ampoule. On retrouve la
même à son bras.
Premier Garde. — Ça, c'est la marque d'un aspic.
Et tenez ! sur ces feuilles de figue, un peu de bave,
comme celle que les aspics répandent dans les cavernes
du Nil.
César. — Il est très probable que c'est de cette façon
qu'elle est morte. Son médecin m'a dit qu'elle se livrait
à d'infinies recherches sur la plus facile façon de mourir.
Enlevez -la de cette couche. Ses femmes noo plus ne
doivent point rester ici. Cléopâtre doit être ensevelie
près d'Antoine. Aucun tombeau de ce monde ne se sera
jamais saisi d'un couple plus fameux. D'aussi grands
événements frappent d'étonnement ceux-là mêmes qui
les produisent. Mon triomphe sur eux ne me rapportera
pas plus de gloire, qu'à eux leur aventure ne leur rap-
portera de pitié. Notre armée leur fera d'imposantes
funérailles. Puis nous rentrons à Rome. Va, Dolabella.
Donne les ordres pour ce^te grande solennité.
FIN
Traduction d'ANDRÉ gide
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
MÉMOIRES
Voici quatre livres de mémoires littéraires parus à peu
près en même temps, et qui sont pour ces jours de vacances
une agréable et reposante lecture : Au temps de Judas
de M. Léon Daudet, Souvenirs de la Pie Littéraire de M. An-
toine Albalat, Quelques fantômes de jadis de Laurent Tailhade,
et les Sonvenirs d'Action Publique et d'Université de M. Louis
Dimier. On me dit qu'il y en a d'autres sous presse. Les
mémoires des gens de lettres donnent en rangs serrés comme
naguère les mémoires de combattants et même d'auxis. Le
public s'est lassé des derniers parce qu'il trouvait que c'était
toujours la même chose. Le jour prochain où la douzaine
actuelle des premiers sera achevée, il pourra facilement
trouver là aussi des traits communs, qui le lasseront peut-
être. Mais il aura tort d'être lassé.
D'abord parce qu'il y a tout de même une différence.
La ressemblance entre les récits de guerre, écrits par des
débutants dans la vie littéraire, ou dans la vie militaire, et
presque toujours dans toutes les deux à la fois, venait en
partie de ce que le lecteur ignorait à peu près leur vie
passée, ne les voyait que sur une scène contemporaine où
tous se groupaient en deux ou trois types, et, à l'intérieur
de ces types, se distinguaient mal les uns des autres. Ce qui
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 43 1
nous individualise c'est notre passé, c'est notre ensemble
de mémoire et d'habitude. Ce qui nous soustrait plus ou
moins à ce passé appauvrit plus ou moins notre indivi-
dualité, quitte à devenir plus tard, incorporé à notre
mémoire, un élément qui l'enrichit. Et c'est pourquoi, pour
avoir l'imaoe vivante et orig-inale des fortes destinées indivi-
duellcs qu'a fait naître notre guerre, il faut attendre le
temps de la mémoire, le temps des mémoires, celui des Coignet
et des Marbot, des Ségur et des Chateaubriand. Ce passé, que
nous voulons sentir incorporé à des mémoires et que les livres
de guerre ne purent comporter jusqu'ici que fort peu, il est au
contraire l'élément d'où émergent naturellement les souvenirs
d'une vie littéraire. Ceux-ci ont pour atmosphère les années
de la vieillesse ou de la maturité descendante. Ils sont écrits
par quelqu'un qui a un passé, et, surtout, à la différence
des souvenirs que nous donneront les Marbot ou les Ségur
de demain, ils sont écrits par des gens dont nous connais-
sons le passé : leur passé d'auteur se double de notre passé
de lecteur, du passé que nous leur apportons comme lec-
teurs de leurs œuvres et qui, nous mettant de plain-pied avec
eux, nous fait aborder les souvenirs de leur vie littéraire en
portant, derrière nous, cette même vie littéraire dans nos
souvenirs. Ils partagent ce privilège avec les hommes poli-
tiques, qui ont vécu comme eux en public, et dont la vie
est incorporée à celle du public, de sorte que (par une illu-
sion à laquelle je viendrai tout à l'heure) nous attendons les
mémoires d'un Talleyrand ou d'un Clemenceau avec la
même impatience et les mêmes espoirs que ceux d'un
Sainte-Beuve ou d'un Renan.
Et puis, pourquoi les traits communs que nous trouvons
nécessairement entre les divers mémoires de la \ie littéraire
tout aussi bien qu'entre les abondants mémoires d« la vie
militaire nous seraient-ils une raison de lassitude plutôt
qu'une source d'intérêt? Ces traits communs nous con-
432 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
duisent à connaître un genre commun, à réaliser une Idée.
Ils ne s'étendent pas au style, puisque chaque auteur aborde
ce genre de récit avec son style propre, et même avec ce
qu'il y a de meilleur et de plus original dans ce style propre :
il est presque sans exemple que les mémoires d'un auteur
ne soient pas la partie la mieux écrite de son œuvre, de son
oeuvre en prose s'il s'agit d'un poète. On citerait aussi
bien ici Rousseau que Marmontel, Chateaubriand que
George Sand, les Confidences de Lamartine que les Choses
Vues de Victor Hugo. Pour parler des livres d'aujourd'hui,
la différence entre le style pittoresque et savoureux de
M. Léon Daudet dans ses mémoires et le style plus terne
de ses romans est frappante. Le genre des mémoires dégage
donc chez un auteur l'originalité de style, probablement
parce que, le style étant l'homme et la vie de l'homme,
l'œuvre la plus consubstantielle à l'homme et à sa vie four-
nira au style son élément le plus naturel et son aliment le
plus riche. (Donnons d'ailleurs du jeu à cette idée et met-
tons-la au point en nous rappelant l'exemple apparemment
contraire de Flaubert.) Des mémoires nous laisseront donc
facilement, par leur forme comme par leur fond, une
impression d'humanité originale. Cela n'empêche pas que
les mémoires des gens de lettres, en se pressant les uns
contre les autres et en se laissant comparer les uns aux
autres, ne tendent à esquisser des traits généraux et à des-
siner le visage d'un portrait composite.
*
* *
L'image générique qui se dégage à première vue des
quatre volumes que j'ai ici sous les yeux serait peut-être
celle d'une danse du scalp. Tristan Bernard et Pierre
Veber rédigèrent autrefois un petit journal qui se publiait
comme supplément à la Revue Blanche et qui s'appelait
REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 435
le Chasseur de Chevelures, défonuaicur du réel et infor-
mateur du possible. Je songeais à ce triple titre en lisant les
petits mémoires de MM. Daudet, Dimicr, Tailhade. Le
divertissant est même que, les Animaux malades de la peste
figurant dans une actualité éternelle, le plus vitupéré des
quatre pour sa férocité s'est trouvé M. Albalat qui m'a paru
généralement assez plein de sympathie pour toutes les
figures qu'il évoquait. A voir l'émotion soulevée par son
Moréas, je m'étais attendu à trouver, en ouvrant le livre,
sur l'auteur des Stances l'équivalent des pages anciennes de
M. Daudet sur le vicomte d'Avenel ou de Laurent Tailhade
sur Jean Rameau. M. Albalat nous laisse bien entendre que
Moréas n'était pas un puits de science, qu'il ne se targuait
pas — et avec raison — de modestie, et qu'il n'était pas
venu d'Athènes expressément pour disputer à M. de Coislin
le titre d'homme le plus poli de France. Mais il salue en lui
un très beau poète, il nous montre derrière ces dehors en
somme pittoresques et qui ne faisaient de mal à personne
un homme résigné sous une vie d'ennui, ayant des coins tou-
chants dé tendresse dans le cœur et qui s'avança vers la
mort dans un r}'thme de style antique. N'oublions pas qu'il
n'y a rien de plus insipide que les vies de saints laïques et
que ce fut une dure destinée pour Descartes et Spinoza
que de laissser derrière eux à nous conter leur vie deux
hagiographes aussi confits que Baillet et Colerus. M. Paul
Arbelet, qui vient de commencer une monumentale et par-
faite biographie de Stendhal, ne se croyant pas obligé
d'écrire une vie de saint Stendhal, M. Souday s'est étonné
et presque scandalisé de voir un homme qui passe pour
Stendhalien « débiner le patron ». C'est être précisément
un vrai stendhalien que se tenir en garde contre le patron
lui-même, et ceux qui, après nous, nous représentent avec les
passions, les ridicules et les petitesses qui font leur partie
dans presque toute existence humaine, ceux qui lèvent nos
434 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
masques et dégagent de nous des figures qui étaient bien en
nous, mais que l'optique de notre temps ne permettait ni à
nous ni aux autres d'apercevoir, ceux-là sèment sur notre
tombe des choses après tout vivantes, qui valent parfois
mieux que l'eau bénite et les marbres funéraires. Pierrot
dans une comédie de Théophile Gautier rédige ainsi sa
propre épitaphe :
// ne fit rien qui vûiUe
Et vécut sans remords en parfaite canaille...
C'est plus original que bon fils, bon époux,
Bon père, et caiera, comme les morts sont ions.
Je veux dire que le diable porte sa pierre à Dieu, et que
les ennemis d'un grand écrivain, après sa mort, ne mordent
pas précisément sur du granit, mais, à la façon des eaux
courantes, sculptent le granit qu'ils rongent. Le livre de
Sainte-Beuve a rendu en somme service à Chateaubriand, le
Journal des Goiicourt à Sainte-Beuve, Edmond Biré à Victor
Hugo. Si le lecteur sait mettre au point ces réquisitoires
et en tirer la substance utile, il les voit qui jettent du bois
humain dans la flamme du génie, croyant l'obscurcir et la
nourrissant.
Toutes ces raisons, qui ne vont pas sans quelque so-
phisme, consoleront peut-être l'écrivain d'occuper parmi
les artistes certaine place privilégiée, peut-être réelle-
ment, peut-être à rebours. La biographie des grands
peintres ou des grands musiciens nous est présentée géné-
ralement sous les espèces d'une louange continue. Leur
génie constitue une présomption de grandeur d'âme ; on
s'attaque, suivant les fluctuations du goût, à leur œuvre,
mais point à leur vie, qui ne s'écrit guère que sur un
ton d'indifférence ou d'apologie. Il n'en est pas de même
de l'écrivain, surtout depuis le xviii»^ siècle. Voltaire,
Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Musset,
Vigny, Balzac, ont eu à subir un jugement des morts
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 435
rigoureux, ils ont passé devant le juge d'instruction d'outre-
tombe, ils y sont encore. Et c'est d'abord que la plu-
part d'entre eux ont eu le tort d'écrire leur panégyrique,
un panégyrique qui appelait une réponse. Mais c'est en-
suite et surtout que les écrivains sont jugés par des écri-
vains, par des confrères. C'est que, depuis le xvrn« siècle,
il y a une société d'hommes de lettres, société jusqu'à
un certain point autonome, et qui, à la différence des
autres confréries, ne s'arrête pas aux vivants, mais s'in-
corpore des morts, les engage dans ses luttes intérieures :
un peintre peut regretter le rôle de David ou d'Ingres
dans la suite de la peinture, mais jamais il ne professera
contre l'un ou l'autre cette sorte de haine professionnelle
que tels de nos écrivains, de nos critiques d'aujourd'hui
témoignent contre Rousseau ou Chateaubriand, Sainte-
Beuve ou Baudelaire. Il y a là un ordre de goûts et
d'antipathies, d'apologies ou d'invectives, qui parait appar-
tenir au monde de la politique plutôt qu'au monde de
l'art et qui rappelle les combats sur les noms de Danton,
de Napoléon ou de Guizot. Et comme le plus grand nom-
bre de ces écrivains ont, par eux-mêmes ou leurs disciples,
un pied dans la politique, les haines propres au genu^
irritahile et les haines naturelles à la politique se conjuguent
pour former une atmosphère orageuse.
Dès lors on ne s'étonnera pas de voir les quatre livres
qui nous occupent suivre une voie largement frayée par
les confrères antérieurs. Désiré Nisard a eu la franchise
d'intituler des souvenirs de ce genre ^gri somnia (ce qu'un
petit garçon étourdi traduirait avec divination par songes
d'un aigri) ; Maxime du Camp, dans ses intéressants Sou-
venirs littéraires, nous en avait donné un bel échantillon,
et encore ces Souvenirs imprimés ne sont-ils qu'un passc-
tout-grain derrière lequel existent, recouvertes à la Biblio-
thèque Nationale par des toiles d'araignée qui seront un
4^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
jour séculaires, des bouteilles mystérieuses auxquelles son
testament nous défend de toucher. Et les mémoires au
jour le jour des Concourt, leur destinée posthume... Si
les historiens futurs s'essayent à \ine ps3-chologie des gens de
lettres d'après les mémoires que les gens de lettres ont écrits
les uns sur les autres, cette psychologie ne pourra manquer de
donner un tableau peu avantageux de la corporation. Mais
enfin ce tableau serait vivant, et tous ces livres sont bien
des livres vivants. Comparez-les aux exceptions. La plus
intéressante de ces exceptions est probablement fournie par
les Mémoires, si agréables à lire, de Marmontel, qui n'ont
rien de féroce, et où se développe, avec une facilité heu-
reuse qui n'a d'égale que celle de la carrière même de
l'auteur, la vie d'un homme de lettres arrivé, favorisé par
les circonstances et ingénieux à solliciter cette faveur. Or ce
ton de sincérité touchante, qui ouvre si facilement le cœur
du lecteur dupé, dissimule un adroit hâbleur, aussi aisé à
percer d'ailleurs que ce roi des menteurs qu'est Benvenuto
Cellini. La part du mensonge conscient dans les inexactitudes
de Chateaubriand, de Lamartine, de Hugo sur eux-mêmes
fait aujourd'hui encore un problème psychologique qui n'est
point simple. Mais lorsque l'auteur de mémoires est violent
et passionné, lorsqu'il a toutes les chances possibles de nous
tromper à moitié, il nous donne rarement une impression de
mensonge. Les portraits dessinés avec tant de verve par
M. Léon Daudet nous présentent ses ennemis et ses amis tels
sans doute qu'il les voit réellement, et cette réalité de sa
vision est après tout une réalité. 11 en est de même de ceux
de Tailhade. Il y a là un génie de déformation supérieur
à celui du caricaturiste Rouveyre, mais de même ordre.
Le caricaturiste, il est vrai, sait qu'il n'y a pas de visage
humain dont on ne puisse extraire son schème de laideur ;
même dans une irréprochable figure adolescente, il indiquera
les lignes de fracture par lesquelles demain l'effondrera.
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 437
Mais l'écrivain, moins lesté par la matière, réser\'e ce genre
de déformation à ses ennemis et croit peut-être de bonne
foi qu'eux seuls en sont susceptibles. Pour lui l'inimitié
est un principe d'art : Facit indignatio vernis, au lieu que
l'indignation n'a jamais fait œuvre d'architecte, de sculpteur
ou de peintre.
De sorte qu'un auteur de mémoires a généralement un
pied dans l'art littéraire, un pied dans un tumulte à figure
politique et qui se confond souvent avec la politique elle-
même. A moins d'y être poussé par une vocation particulière
et de n'écrire guère que cela, comme Retz et Saint-Simon,
aucun des grands auteurs du xyii^ siècle n'a écrit ses Mé-
moires. -Ils ne pensaient rien avoir à dire d'intéressant, au
contraire d'un Sully, d'un Richelieu, d'un Pomponne, d'un
Torcy, même d'un Louis XIV qui jugeaient utile que l'expé-
rience de leur vie fût enregistrée pour leurs successeurs ou
leurs descendants. Rousseau, le premier après saint Augustin,,
intéresse l'humanité à la vie d'un homme qui n'est rien
qu'un homme, — pas même d'un homme de lettres, puis-
que la seconde partie des Confessions, écrite tard, ne rentrait
pas dans le plan primitif et reste bien inférieure à la pre-
mière. Mais Rousseau est entraîné pendant sa vie et surtout
après sa mort, par le poids d'une réalité politique, il en est
captif, et presque tous les écrivains qui après lui ont écrit
des Mémoires ont mené plus ou moins une carrière mixte
de politique et de littérature, ce qui ne les disposait pas
tout à fait à la sagesse et à l'égalité d'âme. De nos quatre
mémorialistes, deux, MM. Daudet et Dimier, sont des mi-
litants de l'Action Française, Laurent Tailhade appartint
à la presse anarchiste, socialiste ou socialisante. Le seul
qui n'ait rien de politique, M. Albalat, est aussi le plus
modéré.
438 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'intérêt de tous ces livres de Mémoires nous laisse
donc croire d'abord que la littérature a été ici heureu-
sement fécondée par la politique. Et cela est sans doute vrai,
mais dans des limites qu'il est curieux de marquer. La litté-
rature de mémoires est extrêmement abondante, en France,
pour des raisons de psychologie nationale et littéraire assez
évidentes : aucun pays n'offre une suite de mémoires,
une permanence de durée humaine aussi compactes. S'il
en existait une bibliographie spéciale, on verrait que les
mémoires des hommes politiques y tiennent la plus grande
place, et ensuite ceux des militaires, des femmes, des
hommes de lettres. Or tous les mémoires français qui
ont une valeur littéraire se trouvent dans les trois der-
nières catégories, et la première, la plus riche en noms
illustres, ne fournit que des livres d'une importance histo-
rique considérable, mais d'une valeur propre médiocre
ou nulle. Les hommes politiques ont eu plus que les autres
la coutume d'écrire leurs mémoires, et plus que les autres
ils y ont échoué.
Cela ne date pas d'aujourd'hui. Deux des personnages
les plus originaux de l'histoire politique romaine, Svlla et
Auguste, ont rédigé leurs mémoires. Plutarque avait les
premiers sous les yeux et Suétone les seconds. Aucun
ancien ne leur a attribué de valeur, et ils ont dû se perdre
assez tôt. Les deux livres de mémoires qui comptent dans
la littérature ancienne sont des mémoires militaires, VAna-
ha$c de Xénophon et les Commentaires de Œsar, d'où César
a eu soin d'éUminer sa vie politique pendant les deux
guerres, ce qui, à la fois, donne au De Bcllo Gallico
sa pureté de médaille et brouille les plans du De Bello
Ch'ili.
En France, les plus grands noms de la politique se
trouvent sur les mémoires les plus ternes. Je laisse de
côté les singuliers Mémoires, écrits à la seconde personne
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 439
du pluriel, où Sully se fait raconter sa vie par ses secré-
taires. Mais si le Testament Politique de Richelieu reste
une œuvre attachante et forte, ses Mémoires sont à peu
près illisibles pour qui n'v cherche pas un intérêt histo-
rique. Seuls aussi les historiens lisent les innombrables
Mémoires d'hommes politiques publiés dans les Documents
inédits et la collection de la Société de l'Histoire de France.
Les mémoires de Frédéric II et de Napoléon sont, comme
ceux de César, presque tous militaires. On sait quels espoirs
firent naître les Mémoires politiques de Talleyrand, et
quelle désillusion suivit leur publication. Les Mémoires
que Guizot et Emile Ollivier ont consacrés avec complai-
sance à leur vie politique sont aussi gibier d'historien et
d'historien seulement. Je ne sais quelle bizarre destinée m'a
fait lire un jour les Souvenirs politiques de M. de Freycinet :
ils portent presque tout entiers sur la cuisine parlemen-
taire et sont certainement inférieurs à ceux du cuisinier
Carême.
Un grand homme politique ou simplement un homme
politique qui a occupé une position considérable nous
donnera de médiocres Mémoires. Mais un homme qui a
essayé la vie politique, et qui y a échoué, un raté de
la politique, en écrira parfois d'excellents. C'est le cas
du cardinal de Retz. X'est-ce pas aussi, sur un plan
monumental (lisez le livre d'Albert Cassagne) celui de
Chateaubriand ? Alexis de Tocqueville, dans ses Souvenirs
si intelligents, nous montre nées des mêmes racines sa
lucidité devant la politique et son incapacité d'en faire
activement.
Les mémoires de la vie militaire forment, au contraire
de ceux de la politique, un des beaux fleurons de notre
littérature de Mémoires, avec les Villehardouin et les Join-
ville, les Monluc et les Marbot, et tant d'autres qui n'ont
fait que raconter sincèrement et naïvement leur vie. Au-
440 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tant que dans la littérature épistolaire les femmes ont
triomphé dans la littérature des mémoires, qui ne sont
qu'une coriespondancc à l'adresse de la postérité, depuis
Madame de Motteville jusqu'à Madame Roland et à Ma-
dame de Boigne. Quant aux gens de lettres, depuis Rousseau,
ils nagent là dans leur élément.
Certainement tout cela a ses raisons et il n'est peut-
être pas bien difficile de les dégager. Les mémoires d'un
grand homme politique pourraient être de trois sortes, avoir
l'un des trois genres d'intérêt : un intérêt historique, celui
de l'histoire prise à sa source, contée par ceux qui l'ont faite,
— un intérêt de narration et de psychologie, le tableau
de la société, de l'humanité qu'ils ont connues, — un in-
térêt d'analyse intérieure, l'exposé à la Rousseau et à la
Chateaubriand de son être par un homme de génie. Au-
cune de ces trois éventualités ne s'est jamais produite, sauf
une fois la dernière, exception qui confirme la règle.
Pour qu'il fît sa propre histoire, il faudrait qu'un homme
d'Etat ^ùt des qualités d'historien, les élevât même à la
deuxième puissance comme qualités d'auto-historien. Or cela
ne s'est jamais vu et il y a là quelque chose d'assez singulier.
Un lieu commun très ancien et apparemment très évident veut
que l'histoire soit l'école des hommes d'Etat. Mais ils ont fait
en général l'école buissonnière. M. Lloyd George qui est,
dit-on, l'homme d'Etat le mieux doué d'aujourd'hui, est
connu pour son ignorance en cette matière, et pour ce record
d'avoir attribué la victoire de Trafalgar aux navires de la
reine Anne. Mais cela, ce n'est que de l'anecdote. La vérité
est que le sens politique et le sens historique vont mal ensem-
ble, ne s'accordent qu'en un certain point intermédiaire de
médiocrité commune comme chez Thiers et Guizot. Proba-
blement l'histoire demande un sens du passé, la politique
un sens du présent et de l'avenir ; l'historien tend à voir les
événements sous un aspect de répétition, l'homme politique à
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 44I
en épouser de l'intérieur, en artiste, la vie imprévisible ;
l'historien homme d'État sera porté à composer sa con-
duite comme Voltaire composait ses vers tragiques avec des
centons de Racine ; l'homme d'Etat historien sera aussi
gauche et aussi dépaysé pour écrire sa propre histoire que
l'eût été Victor Hugo pour rédiger une analyse critique du
Satyre ou que l'était Rodin pour « expliquer » ses marbres.
Pour qu'il fît, comme Saint-Simon, un tableau des groupes
humains parmi lesquels il a vécu, il faudrait que l'homme
d'Etat les eût connus, comme Saint-Simon, de façon libre et
désintéressée. L'art, la « finalité sans fin » est à ce prix. Mais
il les a connus au contraire de façon pratique, pour s'en ser-
vir. Il n'est homme politique que parce qu'il est capable de
l'effort d'abstraction qui d'un homme complet et vivant lui
fait isoler et considérer un seul ressort, celui qu'il peut
incorporer à l'armature de l'Etat. C'est la grande force d'un
Richelieu ou d'un Napoléon. Richelieu était probablement
très sincère lorsqu'à son lit de mort il répondit (si cette
légende est vraie) à la question de son confesseur : « Par-
donnez^vous à vos ennemis ? — Je n'en eus jamais d'autres
que ceux de l'Etat. » Il en était arrivé à voir les hommes
sous la catégorie des services qu'ils pouvaient rendre ou des
dommages qu'ils pouvaient porter à l'Etat. Mais si Saint-
Simon eût vu ses amis et ses ennemis sous cet angle, il n'eût
jamais écrit ses mémoires. M. Léon Daudet nous fait sourire
quand, dans la préface d'un volume de Souvenirs où ses enne-
mis privés comme M. Jean Aicard et M. Hanotaux sont
copieusement arrosés de prose pittoresque, il déclare n'avoir
en vue dans ses exécutions que l'intérêt de la chose publi-
que. A la Muse robuste des Mémoires on pourrait adresser
les jolis vers du vieux Martian à sa fille dans la Piilchérie de
Corneille :
Pour r intérêt public rarement on soupire
Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre ;
442 LA \OU\'ELLE REVUE FRANÇAISE
L'jui se cache sous T autre et fait uti faux éclat,
Et jamais, ù ton âge, en ne plaignit Y Etat.
Enfin si les Mémoires d'hommes politiques ne nous offrent
pas davantage le tableau d'une vie intérieure, c'est que le
sacrifice de cette vie est pour eux l'un de ceux que demande
le sei'vice de l'Etat. Comme dit Renan, ils ne font pas orai-
son. Il y a une exception apparente, puisqu'un des chefs-
d'œuvre de la vie intérieure a été réalisé à Rome par un des
maîtres du monde. Mais il était réservé à Marc-Aurèle de
donner exactement l'exemple contraire à ce qui constitue
chez un roi le plus haut sacrifice qu'il puisse faire à l'Etat :
le sacrifice d'un fils, tel que Pierre le Grand l'offrit à son
œuvre. La lucidité intérieure de l'auteur du livre A moi-
même et l'aveuglement politique du père de Commode s'op-
posent comme dans une toile de Rembrandt avec une vérité
éternelle.
Et pourtant les hommes politiques ont écrit volontiers des
mémoires. Mais si ces mémoires sont mauvais, c'est un peu
parce qu'ils appartiennent à un genre qu'on pourrait appeler
les mémoires d'avocat. Leurs mémoires sont des plaidoyers,
des œuNTes pragmatiques destinées à les défendre devant la
postérité. De là les vices de déformation astucieuse et toutes
les plaies de la prose avocassière. Les Mcmoirca sur Vhistoircdc
mon temps que Guizot rédigea dans sa retraite , YEmpirc libéral
moitié histoire moitié mémoires d'Emile OUivicr, toute cette
littérature de limogés n'est point en état de grâce pour réa-
liser des chefs-d'œuvre. Ces apologies doivent être prises en
la flamme vivante du discours, comme ce fut le cas de
Démosthène dans le Discmrs sur la Coiinvinc, de Guizot lui-
mcmc dans la séance parlementaire du f'ai éU à Gave! ! Mais
lorsque le plus grand avocat qui ait existé voulut écrire des
mémoires de ce genre, il ne put se rendre à lui-même le ser-
vice qu'il avait rendu à Murcna-et à Milon : nous n'avons pas
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 443
ses mémoires en vers sur son consulat, parce qu'ils se sont
effondrés sous les huées de l'antiquité.
Toutes ces réflexions n'ont empêché de parler comme ils
en valaient la peine de quatre livres pleins d'expérience et de
renseignements. Je voudrais qu'on les lût, et surtout qu'on
sût les lire, ce à quoi ces généralités ne nuiront peut-être
pas. Si par exemple vous apprenez dans les Souvenirs de
M. Dimier que Brunetière « ne fut qu'un sot » et qu'Etienne
Lamy « avait l'air d'une bûche et ne valait guère plus »,
retenez d'abord que ces deux catholiques furent les adver-
saires politiques de l'auteur sur la question du ralliement.
Homo houïiui lupus, fcinina femiiur lupior, clericiis clerico hipis-
sUuus, macaron Lsaient les goliards du moyen-âge. Et c'est la
bonne Niande rouge dont se nourrissent de bons Mémoires. Re-
tenez ensuite que tous deux sont vus d'un cabinet directorial oia
étaient refusés — peut-être pour les mêmes raisons politi-
ques — les articles d'art, d'ailleurs fort bons, de M. Dimier.
Etienne Lamy (que j'ai connu comme un fort galant homme
spirituel et gai) fit sans doute ce jour-là à M. Dimier visage
de bois : c'est manière en effet d'a\'ûir l'air d'une bûche. Le
plaisir qu'on éprouve à lire des mémoires passionnes (on ne
séparera plus de Saint-Simon les notes de l'édition Boislile)
vient en partie de ces exercices de traduction.
ALBERT THIBAUDET
NOTES
LA JEUNESSE DE STENDHAL, par Paul Arhekt
(Champion).
Je m'étonne qu'on ne nous ait pas encore donné, sous ce
titre : « Un contemporain de Stendhal », une vie de Napo-
léon. Cela viendra, sans doute. Au reste nous avons de quoi
tromper notre attente : voici un livre sur Stendhal, oii il
n'est parlé que de Stendhal.
J'ai ouvert ce gros livre avec inquiétude ; je ne l'ai pas
terminé sans regret. Ces éoo pages se lisent sans ennui, et
nous font désirer la suite. Le sujet exige un tel effort, le
mérite de l'auteur le justifie. M. Arbelet a entrepris de com-
prendre et d'expliquer Beyle ; sa réussite n'est pas mince.
Elle n'est pas mince, mais elle est incomplète ; il fallait s'y
attendre. Comme il y a autant de façons d'expliquer un
caractère, et de le juger, qu'il y a d'hommes à l'étudier,
on ne peut pas dire que l'ouvrage de M. Arbelet soit défi-
nitif, ni surtout qu'il soit convaincant. Mais il y a toujours
plaisir à connaître et à discuter l'opinion d'un homme instruit
de son sujet, intelligent et fin, et qui écrit agréablement.
D'ailleurs il est bien remarquable que M. Arbelet, dans une
si longue étude, ne se livre à aucune digression : c'est tou-
jours Bcyle qui est en scène ; tout se ramène à lui ; il n'est
pas un prétexte vague à des vues générales sur la littérature,
la société ou la morale, que développent volontiers, autour
NOTES 345
d'un trop maigre sujet, des auteurs abondants. Cependant,
M. Arbelet ne se perd pas non plus dans des niaiseries affli-
geantes ou d'encombrantes inutilités. C'est une âme, sa forma-
tion, ses manifestations, qu'il étudie. Il le fait avec beaucoup
de subtilité, de méthode, d'intelligence, après de nombreuses
recherches (dont il jette la substance en notes, nous débarras-
sant ainsi de ce pesant appareil d'érudition qui, chez tant
d'auteurs, transforme un livre littéraire en une mosaïque de
fiches). Il m'a convaincu qu'il avait beaucoup de mérite, mais
non pas qu'il avait raison.
Ecrire un livre d'analyse, c'est interpréter les faits d'obser-
vation, pour en expliquer l'origine, et pénétrer ainsi l'âme
qui les a inspirés ; puis, cette âme, il faut la juger. Mais
plus l'analyste est délié, plus il découvrira de raisons pos-
sibles, vraisemblables, aux actes qu'il obsers'e, sans pouvoir
décider, s'il est sincère, laquelle fut le mobile véritable ; il
choisira, s'il veut décider cependant, celle qui cadre le
mieux avec son impression générale. Cette impression géné-
rale est antérieure à l'analyse, au raisonnement ; elle est,
pour une grande part, une affaire de sentiment. Ainsi, le
jugement est porté avant l'examen sérieux; et l'analyse, qui
est proprement, si j'ose dire, un raisonnement d'imagi-
nation, puisqu'elle s'attache à édifier des hypothèses logi-
ques, se résout par le sentiment, quand il s'agit de faire un
choix, car l'expérience lui est interdite, s'il s'agit, comme
c'est le cas, d'examiner du passé. C'est ce qui explique les
jugements contradictoires portés sur tous les hommes qui
ont eu le périlleux honneur d'intéresser la postérité. C'est ce
qui explique aussi pourquoi tant d'écrivains d'analyse, capa-
bles de construire dans leurs livres, avec exactitude et jusque
dans les détails, des personnages nuancés, se sont révélés,
dans la vie, de médiocres observateurs, je veux dire trop
subtils et trop riches en explications, par conséquent trop
incertains, pour pénétrer la vérité des caractères. Ou bien
446 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ils jugent avec leur sentiment, trouvent une raison qui les
satisfait, et s'y tiennent, prenant pour la vérité le vraisem-
blable qui leur agrée. Ce fut le cas de Stendhal, qui n'est
vraiment lucide que pour observer les mouvements de son
àme propre et des âmes à sa ressemblance, parce qu'il s'exa-
mine avec sincérité, pour se connaître, et sans souci de se
juger (donc sans être porté à dissimuler ses fautes, ou à les
excuser); quant à la connaissance des autres, qui n'ont point
l'heiir de lui agréer, ou bien il la néglige, s'ils l'ennuient,
ou bien, s'il les déteste, elle se résout dans un jugement
simpliste, sommaire, aveugle, et sans appel.
M. Arbelet donne dans le même travers, mais, chez lui,
il est plus aimable. Quand on consacre six cents pages à la
seule jeunesse d'un homme, on ne peut se défendre d'un
certain sentiment pour lui, ni, par la suite, de justifier ce
sentiment. Du moins cette indulgence n'est pas cherchée ; et
il lui sera beaucoup pardonné pour cela. Non que M. Arbelet
épouse toutes les passions de Beyie, ou, si l'on veut, de
Henri Brulard (car c'est la vie de Henri Brulard qui natu-
rellement lui sert de source principale). Il croit à sa sincé-
rité ; mais le sachant passionné, il doute si ses sentiments
sont justes, et même s'ils sont vrais.
Les sentiments de sa jeunesse, Stendhal, en les ressusci-
tant, ne se les rappelle pas seulement, il les éproirve à nou-
veau. Le vieux consul se remet, si j'ose dire, « dans la peau »
de l'enfant qu'il fut, et, grâce à une mémoire aiguë, et à une
rancune tenace, cette réminiscence devient une revivis-
cence. C'est là le curieux de son cas, et ce qui explique
l'importance qu'il attache à des enfantillages. Et, s'il les
ressuscite avec une telle flamme, c'est que, s'ils ont depuis
changé d'objet, ses sentiments n'ont pas changé de nature ;
s'appliquant à nouveau sur leur objet ancien, ils n'ont pas à
se modifier pour le ressaisir ; bien mieux, la réflexion, et le
jugement, n'ayant jamais eu de prise sur l'âme passionnée de
NOTES 447
Stendhal, ses haines ou ses affections d'autrefois lui sem-
blent toujours justifiées, et son aveuglement persiste. Un
seul élément s'est modifié : cette sensibilité, voilà un demi^
siècle qu'elle s'irrite, qu'elle se développe dans le sens de
la misanthropie, de la rancune, de l'aigreur ; les impressions
d'enfance, ressenties à nouveau, le sont dans le même sens
que jadis, mais avec un excès qu'elles n''ont point connues,
et que le vieillard se plaît encore à exagérer. Henri Brulard
nous semble l'enfant le plus per\'ers, le plus haineux, le
plus irrespectueux, le plus ardent, le plus rempli d'idées
fausses, alors qu'il s'attache surtout à nous persuader, dans
son âge mûr, qu'il a été tout cela, qu'il met sa joie à déplaire
et qu'il se ré'^•èle ainsi un vieil homme très rancunier, très
peu scrupuleux, très peu tendre, très sensible, et très irré-
fléchi. Ce n'est pas, à la vérité, le portrait qu'en trace
M. Arbelet ; le jeune Beyle est moins noir à ses yeux, et
aux nôtres, que dans l'esprit du vieux Stendhal ; mais il
dispose, pour le vieux Stendhal, de trésors d'indulgence. Il
nous démontre, par exemple que ce voluptueux amour pour
sa mère, qu'on lui a tant reproché, était un attachement
pur et vif de petit enfant, dont toute la souillure a été
ajoutée, dans le but de déplaire, cinquante ans plus tard. Et
il nous convainc facilement qu'il n'y avait point là un
sadisme d'enfant trop précoce ; mais il ne songe pas qu'il y
a là, bien étalé, un sadisme recuit de xieux voluptueux.
M. Arbelet, à vrai dire, ne songe pas souvent à tirer des
conclusions des erreurs de Stendhal et de ses injustices. II
ne les partage pas toutes, mais il les excuse volontiers, et
parfois il y trouve un motif de louange ou de réjouissance.
Henri Beyle haïssait cordialement son père, sa tante Séra-
phie, l'abbé Raillanne et quelques autres. M. Arbelet ne les
trouve pas si haïssables, et détaille leur portrait avec finesse
et bienveillance. Mais cette haine l'émerveille : bon petit
cœur, il ne haïssait tant que parce qu'il avait l'âme tendre !
448 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Cette tendresse de Stendhal est une marotte de M. Arbelet :
l'origine qu'il lui prête, et la preuve initiale qu'il en donne,
suffiraient à nous en faire douter. Mais où diable l'a-t-il vue
ensuite ? Nous le connaissons sensible à l'excès, susceptible,
voluptueux, romanesque ; ce sont des qualités qui s'accom-
modent de la tendresse, mais qui ne l'impliquent pas, ni
n'en tiennent lieu. Est-ce la tendresse, ou le sens artistique
et une sensibilité nerveuse qui émeuvent jusqu'aux larmes
cet incroyant buté, et cet anticlérical farouche, devant les
cérémonies religieuses ? Est-ce la tendresse qui agite l'âme
de cet ami lointain du peuple, que dégoûtent la saleté et la
sottise, de ce héros de cabinet écœuré par la soldatesque ?
A-t-il même jamais aimé, jamais cherché dans ses succes-
sives amours, autre chose que la satisfaction des sens, et la
vaine rencontre d'un idéal romanesque ? Romanesque et
lucide, il espère éprouver la grande passion, et chaque expé-
rience le déçoit, parce qu'elle demeure inégale à son rêve.
Attaché à l'amour, et non pas à l'amante, il en multiplie les
esssais, parce que, lucide, il dessèche sa passion du moment,
et que, romanesque, il pare la suivante des plus somp-
tueuses couleurs. Et il ne se doute pas qu'une grande passion
suppose un grand amoureux, c'est-à-dire un homme capable
de toutes les illusions, et de tous les attachements, d'un
complet oubli de soi-même, et d'une tendresse infinie. De
toutes ces vertus, il ne possède que les illusions ; encore ne
lui servent-elles point à parer les réalités, mais à se perdre
dans des chimères, dont il n'aperçoit même pas qu'elles sont
chimériques.
Stendhal n'a pas d'indulgence ; c'est la première vertu
du cœur. Elle demande beaucoup de candeur, ou beaucoup
de philosophie. Il est naïf, mais point candide ; et pour
de la philosophie, il eût fallu une âme plus calme, une
misanthropie mieux fondée (par exemple : les hommes ne
valent pas cher, mais il faut les prendre tels qu'ils sont,
NOTES • 449
louer leurs beaux côtés et les plaindre d'être si laids),
et quelques idées générales. Mais Beyle ne pense pas, il
sent. Ses principes politiques et religieux, nous en connais-
sons l'origine : il est républicain et anticlérical, à Sept ans,
si je ne me trompe, parce que son père, sa tante, son
précepteur, qu'il n'aime pas, sont royalistes et catholiques.
(Faut-il croire qu'il est patriote parce que ses ennemis
intimes lui semblent ne pas l'être ?) Le plus grave est qu'il
le demeurera toute sa vie, et pour les mêmes raisons. Et
parce que son sentiment guide sa pensée et son obser-
vation, il ne remarquera dans la vie que ce qui le sert : tout
ce que font de bien les gens qui partagent une opinion
qu'il hait, il ne le verra pas ; tout ce qu'ils font de mal lui
servira à renforcer sa haine, à donner à celle-ci une appa-
rence de raison, sans même qu'il se demande si ces gens,
quand ils font le mal, suivent leurs principes ou s'ils les
violent ; bien mieux, c'est par aversion de ces gens qu'il
jugera leurs principes faux. Il déteste les ennuyeux ; or les
gens vertueux l'ennuient; donc la vertu est détestable. Syllo-
gisme simpliste, qui formera le fond de son raisonnement.
Là-dessus, M. Arbelet d'écrire avec admiration : « Aucun
scrupule gênant ne l'empêchera de trouver la vérité, ni d'oser
la dire. » Il serait mieux de supposer que beaucoup de
partis-pris gênants l'empêcheront de découvrir la vérité.
D'ailleurs il ne la cherche pas ; son seul souci est l'analyse,
j'entends l'analyse de soi, ou de ceux qui ressemblent à ce
qu'il est, croit être ou rêve d'être, et il faut dire qu'il y
excelle (encore ne s'inquiète-t-il pas de la valeur morale,
ni de porter un jugement, ni de dégager des conclusions
générales). Ayant du goût pour l'héroïsme et pour le roma-
nesque, mais dénué du pouvoir de le réaliser, il passera ce
goût en écrivant des romans ; ses personnages seront héroï-
ques, ils seront romanesques, ils seront vrais, parce qu'ils
seront non pas observés, mais imaginés par un homme
4)0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
logique et lucide, dont les chimères sont irréalisables, mais
précises, et qui se connaît bien. Un Julien Sorel, par
exemple, est un homme exceptionnel ; mais il est admira-
blement fouillé et construit, sans une erreur, sans une
lacune. Stendhal a dû envier ce frère de son âm€, mais qui
savait vouloir et agir, et qui lui ressemblait en le surpas-
sant, comme il a dû aimer mademoiselle de la Mole, ou
Mina de Wangel, qui ne Teussent d'ailleurs, s'il les eût ren-
contrées, probablement jamais aimées.
M. Arbelet, comme Stendhal, est un analyste subtil, et
limité ; comme lui, il a regard perçant, et des œillères. Il
décompose admirablement un sentiment, et puis il lui donne
un faux nom : i'émotivité devient de la tendresse ; la
révolte, de l'indépendance ; l'esprit de contradiction, une
volonté toute personnelle. Il se trompe, par affection ; mais
sa bonne foi est touchante. Il blâme les parents de n'avoir
rien compris à l'enfant. J'aurais voulu l'y voir ! Il juge, lui,
l'enfance, après en avoir vu l'épanouissement ; mais le petit
bonhomme qui envoie le bijlct Gardon, qui se réjouit de la
mort de deux prêtres guillotinés, à qui la mort de Louis XVI
cause le plus vif bonheur, qui fait des scènes à Séraphie,
et pleure ép'erdùment devant un bol qui lui rappelle la mort
de son ami Lambert, était bien fait pour inquiéter d'hon-
nêtes gens. Qu'ils n'aient rien compris à Henri Beyle, ce
n'est pas douteux, et c'est fâcheux. Mais cet effroi que leur
inspirent des symptômes alarmants de sécheresse de cœur,
et de sensiblerie, de cruauté, de ruse, d'entêtement et d'iras-
cibilité, n'est-il pas une prudente réserve, plus rare, et peut-
être plus estimable, que cette admiration béate des parents
qui songent avec orgueil, parce que leur fils se bat tout le
jour avec des galopins : « Nous en ferons un miKtaire » et
le voient général, ou, parce qu'il dessine des bonshommes
sur les murs : « Il sera peintre », étant sous-entendu qu'il
aura du «renie ?
J
I
!
NOTES 451
M. Arbelet blâme les parents, mais il se réjouit de leur
ignorance, et de leur stupide système d'éducation. La
tyrannie domestique développe, par son excès, un vif désir
d'indépendance, et la force de la volonté se développe par
la contrainte. Beyle, petite âme tendre, s'il eût été aimé, ne
se fût pas développé : il eût obéi, par amour, et fût devenu
un bon brave homme d'avocat, bourgeois estimé de Gre-
noble, et peut-être membre notoire des sociétés savantes du
lieu ; il eût, comme son grand-père Gagnon, fait des éloges
académiques. Pour tout dire, « bien élevé, » il eût été nul.
C'est faire peu de cas de la bonne éducation, et du mérite de
Stendhal. L' « éducation de la haine » (entendez que c'est
lui qui hait) l'a sauvé de la médiocrité. Mais l'indépendance
n'est pas si bonne, et me paraît bien anarchique, quand elle
se révolte contre l'autorité, repousse la discipline, et, anté-
rieure au jugement, crée moins une volonté libre, débar-
rassée de préjugés, que des velléités chancelantes, dépour-
vues d'enseignement. J'aime à croire que Beyle, élevé par
un maître vertueux, mais intelligent, et surtout point
ennuyeux, n'eût pas changé de qualités : il les eût seulement
développées dans un autre sens : plus attentif et plus pru-
dent, il eût attendu, pour juger le monde, de l'avoir vu,
pour émettre des opinions, d'acquérir des idées générales ;
né volontaire, il eût été plus tenace, et moins entêté, il eût
moins imaginé, plus agi, moins dispersé ses efforts, et plus
réalisé. Et sans doute, il eût moins et mieux aimé. Misan-
thrope moins précoce, il eût été plus curieux et plus
serein. Mais voyez le malheur, cet honnête homme fût
alors entré à l'Ecole Polytechnique, ou fût devenu colonel.
Nous aurions un héros obscur de plus, et un grand écrivain
de moins. Mieux vaut cet affreux Beyle, et que Stendhal
existe.
LOUIS MARTIN-CHAUFFIER
4 52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
* *
LA CRISE SOCIALE DE 1848. LES ORIGINES ET
LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER par Pierre Quentin-
Bauchart (Hachette).
Pierre Quentin-Bauchdrt, tué à l'ennemi en 19 16, avait
consacre deux volumes consciencieux et complets à la vie
politique de Lamartine. Il se préparait sans doute à écrire
une histoire de la République de 1848 qui, entre VHisloire de
la Monarchie de Juillet de Thureau-Dangin et VHisloire du
Second Empire de M. Pierre de la Gorce, nous manque encore
malgré les livres estimables de Georges Renard et de Bou-
niols. Ce livre inachevé, consacré aux origines sociales de
la Révolution de 1848 et à l'histoire de ses premiers mois,
du 24 février au 16 avril, peut passer pour la maquette, assez
poussée sur quelques points, de la première partie.
Elle nous donne de grands regrets qu'une mort glorieuse
ait brisé l'œuvre commencée. Certes l'auteur s'il eût vécu
eût nourri sa documentation et fait une plus large révision
des sources. Mais il avait vraiment ce qu'on pourrait appeler
le sens de 1848, c'est-à-dire la faculté de sympathie avec une
époque assez différente de la nôtre, et qui mérite mieux que
le mépris où on la tient aujourd'hui. Certes la Révolution
de Février fut une faute de ceux qui la firent ou la laissèrent
faire et un malheur pour la France. Mais, après le départ de
la duchesse d'Orléans et de son fils, cette révolution était un
fait accompli, clic appartenait au pays, et l'historien, même
s'il la déplore, ne doit plus s'intéresser dès lors qu'aux efforts
loyaux des hommes qui essayèrent d'instituer l'ordre nou-
veau. C'est dans cet esprit d'attention généreuse que Pierre
Quentin-Bauchart aborde son sujet. De même il est excellent
que VHisloire de la Monarchie de Juillet ait été écrite par un
homme d'esprit et de tempérament orléanistes. Les périodes
NOTES 453
à moitié contemporaines, encore mal entrées dans l'histoire,
doivent pour être bien comprises être vécues et présentées
de l'intérieur.
L'auteur s'est attaché ici à la crise sociale qui gravite autour
des journées de février. Il eût sans doute complété son
œuvre par une étude de la crise politique. Mais il donne une
idée fort nette et fort juste des rapports entre le social et le
politique, des malentendus et du divorce habituel entre ceux
qui parlent l'une de ces deux langues et ceux qui parlent
l'autre. C'est depuis 1848 que la connaissance des deux lan-
gues, de leurs analogies et de leurs différences, la faculté
de traduire rapidement l'une dans l'autre, de voir les
intérêts économiques sous les doctrines politiques, sont deve-
nues une des qualités indispensables (et fort rares) de l'homme
d'Etat.
Pierre Quentin-Bauchart avait commencé une carrière
politique qui promettait d'être brillante. Il avait choisi heu-
reusement, avec la République de 1^848, l'époque dont les
enthousiasmes et les déceptions sont pour l'homme d'Etat
les plus instructives. Une des raisons de solidité de la troi-
sième République est qu'elle a tenu compte des expériences
et des échecs de la République qui l'avait précédée. Les deux
discours de Lamartine et de Jules Grévy à l'Assemblée Cons-
tituante sur le mode d'élection du président ont pu mériter
de devenir classiques, en opposant de façon saisissante la
grandiloquence romantique du poète et le bon sens pratique
du paysan français devenu légiste. Et cette époque nous a
donné, peut nous donner encore bien d'autres leçons. Aussi
est-il à souhaiter que l'œuvre d'histoire qu'a voulu réaliser
l'auteur de ce livre soit reprise par d'autres.
ALBERT THIBAUDET
454 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LES BUCOLIQUES ET LA COPA DE MRGILE
interprétées en vers français par Ernest Raynaud (Garnier
frères).
Que la justice fût moins exactement rendue quand les
vieux magistrats consacraient leurs loisirs à traduire Horace,
cela n'est point prouvé, au contraire. Mais c'est une tradi-
tion qui se perd. Oflicier de police, jM. Ernest Raynaud
interprète les Bucoliques en vers français. Poète il fut naguère
couronne de lauriers par les mains amies de Moréas, de
Frédéric Plessy et des compagnons de l'Ecole Romane. A
ces derniers, à l'idéal littéraire que lui-même ser\-it à leurs
côtés, l'auteur de la Couronne des jours avoué une fidélité très
digne, dont on fut mal inspiré de lui faire un reproche. Plein
de zèle pour la poésie il n'en déploya pas moins en faveur
de la mémoire de Baudelaire et de Verlaine, qu'il sut défendre
en toute occasion.
Sa traduction révèle un grand souci d'exactitude, et de
simplicité, un sentiment fin de la concordance des rNlhmes
et des sonorités, dans l'une et l'autre langue. Comme lui-
même en prévient le lecteur dans sa préface, il s'est soigneu-
sement gardé « des excès de pittoresque et de couleur »...
des « bariolages de style... suprême ressource des littéra-
tures épuisées ». Pourtant on peut penser que M. Ernest Ray-
naud atténue et pâlit à l'excès ; l'image et l'épithète chez
Virgile ne manquent ni d'énergie ni de couleur. Il n'est
jamais prosaïque. Son traducteur n'évite pas toujours le
développement et la paraphrase, double écueil fatal aux
alexandrins enclins à voyager par couples.
Tels ceux-ci
... Son geste héréditaire emplira de merveilles
un monde à qui son père a su dicter des lois
qui ne rendent pas le mouvement lyrique de l'hexamètre
latin :
NOTES 455
PacatumquL- reget patriis virtutibus orbem.
Mais souvent M. Ernest Raynaud est plus heureux :
Phyllis n'a qu'à paraître, une averse agréable
tcmihe et le paysage a repris sa frukheur.
En vérité cette poésie si souvent imitée délie l'imitation :
Chénier, quelquefois... mais sa flûte est plus grêle et n'a
les beaux sons graves dt celle de Mantoue.
Quelques vers de Bol\ Endormi et de la Tristesse d'Olympio
(je songe surtout aux « grands chars gémissants... ») ont quel-
que chose de cette grâce vigoureuse et noble . qui pare le
divin poète latin.
ROGER ALLARD
*
GASPARD DE LA NUIT, par Louis Bertrand (à
la Sirène).
Après àts siècles de philosophie, nous vivons sur les
idées poétiques des premiers hommes. En disant « le para-
dis 5) nous montrons le ciel. Le mer\^eillcux abstrait répond
à un besoin trop particulier pour décider en quoi que ce soit
de nos mœurs. V Angélus de Millet est à cet égard une
illustration préférable à tous les travaux des penseurs. Le
rôle que joue dans la croyance le sens esthétique le plus
vulgaire nous console de mille débats inutiles. Une mort
accidentelle se traduit bien des années après dans la cam-
pagne par une petite croix élevée au lieu de la chute. C'est
tout ce que nous voulons savoir. Le mot révélation ne sau-
rait s'appliquer qu'à ce qui tombe sous le sens : une parole,
UT>e guérison. En présence d'un phénomène surnaturel, nous
n'exprimons janoais que le ravissement ou la peur. Les plus
sceptiques d'entre nous habitent une maison hantée. La bio-
logie qui, de Bos jours, repousse la génération spontanée,
admet d'autres principes aussi peu rationnels. L'histoire se
456 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mord la queue. Si « comme dit le poète » est une de nos
locutions courantes, c'est que par elle nous témoignons à
chaque instant notre hâte d'en finir avec la partie adverse
en o:ao:nant l'observatoire d'où l'on voit « un ans^e descendre,
les ailes frémissantes, du temps étoile ».
Le romantisme a donné prise à une réaction qui dure
encore et expose nombre d'œuvres présentes et futures à
une condamnation sommaire. On tienc absolument à exter-
miner les Indiens Sioux qui, pour les hommes d'une autre
race, ne sont guère reconnaissables qu'à leurs plumes. Je
pense qu'il n'est rien d'insignifiant pour la critique. On
raconte que Turenne s'évanouissait à la vue d'une souris. Le
pouvoir de cette souris, qui n'est pas négligeable, ne suffit
pas à expliquer le génie de Turenne. 11 en va de même,
selon moi, du clair de lune et du poison romantiques. Bien-
tôt les sources du lyrisme moderne : les machines, le jour-
nal quotidien, pourront à leur tour être considérées sans
émotion. La faillite d'une des plus belles découvertes poé-
tiques de notre époque, celle de l'hystérie, devrait nous
mettre en garde contre une fâcheuse tendance à généraliser.
On sait aujourd'hui qu'il n'y a pas d' « état piental hysté-
rique » et je suis bien près de croire qu'il n'y a pas non plus
d'état mental romantique. Charcot n'avait pas compté avec le
don de simulation de ses sujets. N'oublions pas que, les uns
et les autres, nous suivons une mode qui change toutes les
saisons.
Gaspard de la Nuit ne peut être retenu que comme une
date dans l'histoire de la littérature. A sa manière il donne à
penser qu'il n'existe pas de condition morale de la beauté.
Avec lui on commence à s'intéresser à autre chose qu'aux
courses d'obstacles. Il est inadmissible que le langage triom-
phe insolemment de difficultés voulues (prosodie), que
l'ambition du poète se borne à savoir danser dans l'obscurité
parmi des poignardsct des bouteilles. Le vœu de Baudelaire :
NOTES 457
« Qui n'a rêve* le miracle d'une prose poétique, musicale,
sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations
de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » peut fort
bien être interprété dans ce sens. Certes la prose de Louis
Bertrand diffère sensiblement de cet idéal, et Baudelaire ne
semble pas avoir été plus heureux. C'est que tous deux ne
cessèrent en écrivant de se placer dans le cadre du « poème»,
en sorte qu'il s'établit promptement un modèle du genre et
qu'on put apprendre la règle du nouveau jeu. On « com-
posa » dès lors des poèmes en prose tout comme des son-
nets. MM. Pierre Reverdy et Max Jacob viennent de se
rendre maîtres de cette forme ; il est fâcheux pour eux
que les assignats n'aient pas conservé leur valeur. La char-
mante distinction que l'autevir du Cornet à dés nous im-
pose entre le poème de Rimbaud et le sien me semble
fondée. Toutefois qu'il me laisse me prononcer avec Rim-
baud pour le démembrement. Mon cher Max, l'enfer de l'art
est pavé d'intentions semblables aux vôtres. Par contre les
Illuminations n'ont rien à voir avec le système métrique, et
c'est à elles qu'il a été donné d'entrer en communication
avec notre moi le plus intime, à elles qu'il a appartenu de
nous faire goûter les délices de cette « Chasse spirituelle »
qui n'est pas seulement pour nous un manuscrit perdu.
Notre vie est toujours la Maison du Passeur. « En moins
de temps qu'il n'en faut pour l'écrire » nous nous transpor-
tons d'un monde dans un autre. Il ne faut pas confondre les
livres qu'on lit en voyage et ceux qui font voyager. Malgré
tout je trouve bon que Bertrand se plaise à nous précipiter
du présent dans un passé où aussitôt nos certitudes tombent
en ruines. Je le loue aussi de recourir au dialogue chaque
fois qu'il veut faire éclater le malentendu. Il n'est pas de lec-
ture après laquelle on ne puisse continuer à chercher la
pierre philosophale. L'humanité n'a pas vieilli. Dans la nuit
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458 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de Gaspard qu'importe s'il faut étendre longtemps la main
pour sentir tomber une de ces pluies très fines qui vont
donner naissance à une fontaine enchantée ?
AKDRÉ BRETON
*
* *
INTRODUCTION A QUELQUES ŒUVRES, par
Paul Claudel (Les Cahiers des Amis des Livres).
Certains mots sous la plume de M. Paul Claudel sont
pareils à ces herbes des champs que l'on sent sous les doigts,
à mesure qu'on les presse, rendre deux, trois odeurs diffé-
rentes mais germaines l'une de l'autre :
Celui-là qui, comme un parfait musicien, garde le sentiment
toujours présent de ce concert aux innombrables instruments où il
a sans cesse parmi des surprises toujours renouvelées, à suivre ou
à inventer sa partie, est ce qu'on appelle un homme juste, ce qui
est infiniment plus qu'uu surhomme. Il est juste, comme tout le
cœur éprouve qu'une note, qu'une phrase musicale est juste,
qu'elle advient saintement à cette place où on l'attendait. Il l'est
parce qu'il a entendu ce conseil des Ecritures : A^^ impedias musi-
cam ! N'empêchez pas la musique !
On a dit que ce qui distingue un raisonnement d'un jeu
de mots, c'est que celui-ci ne saurait être traduit. Peut-
être serait-il malaisé de traduire le passage ci-dessus. Et
cependant ici, sous les mots, l'esprit trouve le suc de la
pensée. Hugo en ses semi-calembours a de ces sortes d'entre-
visions. Il exécute des tours prestigieux qui finissent par lui
troubler la vue :
Car le mot c'est le verbe, et le Verhe c'est Dieu...
Cela s'appelle au vrai tirer des lapins d'un chapeau. Beau
travail qui fait l'admiration des amateurs, mais qu'il est
difiicile de prendre au sérieux tout à fait. Quand M. Paul
Claudel explique ce que c'est qu'un « homme juste », ou.
NOTES 459
à propos des Saints de France, qu'un « patron », il y a sans
doute dans son dire autre chose qu'un effet de vocabulaire.
A travers la vie des âges, dans les manières de vivre, de
sentir, de percevoir, il retrouve les raisons des significations
diverses dont s'est peu à peu chargé le mot ; et des clartés
courent tout le long de la pensée.
Mais revenons. M. Paul Claudel, dans cette Introduction,
â été amené, parlant du drame, de la composition, des per-
sonnages, à montrer comment les individus ne se trouvent
isolés ni aux limites de leur durée personnelle, ni sur le
plan oi^i ils poursuivent leur carrière. L'homme juste n'est-il
pas celui qui se sent un élément dans une harmonie, har-
monie que d'ailleurs il contribue à établir ?
Sans cette harmonie autour d'elle, sans ces appels de l'extérieur
qui font " vibrer cette construction de résonnateurs en elle dont
aucun regard direct ne pourrait lui donner l'intelligeuce, aucune
personnalité humaine ne serait en mesure de connaître ses possi-
bilités. Ce sont les circonstances extérieures qui lui permettent de
se révéler, ou, comme le dit profondément le langage courant, de
se produire, de produire, bien souvent à sa profonde surprise, un
être presque entièrement nouveau qu'elle ignorait. C'est en cela
que la fameuse maxime Socratique : Connais-toi toi-même ! me
paraît impraticable...
De fliit un plongeur de restaurant a pu se révéler au cours
de la guerre soldat, chef, intelligent et héroïque ; et il est à
supposer qu'il n'eût rien gagné jadis à tent«r de se connaître
par introspection directe.
Nous sentons tous que c'est là une attitude contraire à la nature
et que l'œil est fait pour être tourné non pas vers le dedans, mais
vers le dehors. La vraie maxime chrétienne opposée à la maxime
Socratique, ce n'est pas : Connais- toi toi-même ! mais : Oublie-toi
toi-même ! en d'autres termes : Tourne ton attention ailleurs que
vers toi-même, que ce soit vers Dieu ou vers les choses et les
gens à l'égard de qui tu as un devoir à remplir.
460 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(Peut-être faut-il noter que se connaître et s'oublier ne
s'opposent pas tellement. Le premier peut même mener
droit au second : examen de conscience, humilité, sain-
teté... On entrevoit les distinctions nécessaires, d'ailleurs.)
Considérations bien générales, ajoute M. Paul Claudel,
mais point inutiles à faire comprendre l'œuvre d'un drama-
turge. « Tandis que dans la vie on croit que ce sont les
caractères qui expliquent l'action, ici c'est l'action qui impli-
que les caractères. »
On le croit dans la vie. Mais si l'on attend du dramaturge
des œuvres qui le montrent, c'est surtout parce que Racine
et tous les classiques ont pensé qu'en effet les caractères
doivent déterminer l'action. Pourtant il y a un point à bien
voir : la tragédie, — qu'on a définie une crise, le moment
de libre-arbitre oià tout étant mis en balance, chaque prota-
goniste se rassemble, quasi hors de la durée, — n'est pas le
drame, « action complexe ou collective ». Et l'on n'est point
en droit d'opposer Racine à M. Paul Claudel.
Il serait curieux de relire, éclairés par ccWq Introduction , les
huit ou dix drames que l'on sait. En premier lieu Tète d'Or,
le plus héroïque, auquel j'imagine que va la faveur secrète
de l'auteur. Y voit-on les caractères expliquer l'action, ou
bien, au rebours ?... Cela fait question. Tête d'Or soulève
un peuple et lui impose les sentiments que les circonstances
exigent ; mais il avait en lui avant toute action la volonté
d'être un surhomme :
Que tenterai-je ? sur quoi me jettenii-je d'abord ? L'audace aux
yeux perçants crie en avant, et une trompette de fer excite mon cceur
désespéré. . .
Puissc-je dex'enir terrible ! puissè-je épouvanter comme te vent et le
feu!
La jeune fille Violaine illustrerait mieux la théorie. Ce sont
bien les événements qui contraignent Violaine à la sainteté.
Elle devient sainte parce qu'elle écoute l'appel de Dieu, la
NOTES 461
vocation, qu'elle fait en toute rencontre ce que Dieu attend
d'elle. Elle ne semblait qu'une enfant joyeuse, la jeune fille
que son fiancé rit de voir à travers les branches de pommier
en fleur ; elle ne connaissait pas son âme, ses possibilités.
Cependant tout être a en lui un saint, un héros, et l'huma-
nité complète. Le père de Violaine l'entrevoit.
Mais chacun dans sa poitrine contient.
Un homme et une femme, et qu'es-iii, â ma fille, que Vcpanouisse-
ment de ce qu'il y avait en moi de féminin...
« Chacun de nous, écrit George Polti dans son sagace et
pénétrant Art d'Inveiifer les Personnages, a tonte l'âme
humaine, toujours et partout à elle-même identique, puis-
que complète, puisque constituée à l'image de l'Infini. »
« Il n'y a pas de caractères, il n'y a que des instables... Le
caractère n'est que l'impression sur autrui, (qui nous la
reflète et nous en persuade,) produite par quelques-unes de
nos actions... » Le Moi, c'est au fond le nom, ijne sugges-
tion, un mensonge.
Taine, Barrés, ont considéré l'individu comme un pro-
duit de sa terre et de ses morts, déterminé, limité, con-
damné à certaines façons de penser et de sentir comme il
l'est à un certain type physique. Leur théorie demeure ;
mais, comme il arrive aux théories scientifiques, qui ne
■sont jamais renversées entièrement par celles qui les rem-
placent, peut-être conviendrait-il d'y apporter un correctif.
Et en lisant M. Bergson, on imagine ce que ce correctif
pourrait être.
Les relations de la conscience au cerveau sont à peu près,
pour M. Bergson, celles d'un tableau à un cadre : ce n'est
point un état d'âme quelconque qui correspondra à un état
cérébral donné : » Posez le cadre, vous n'y placerez pas
n'importe quel tableau ; le cadre détermine quelque chose
du tableau en éliminant par avance tous ceux qui n'ont pas
4^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la même forme et la même dimension... » ; mais une multi-
tude de tableaux différents peuvent entrer dans le cadre ;
« et par conséquent le cerveau ne détermine pas la pensée ;
et par conséquent la pensée, en grande partie du moins, est
indépendante du cerveau. » '
« La vie de l'esprit, dit plus loin M. Bergson, ne peut pas
être un effet de la vie du corps... Tout se passe comme si le
corps était simplement utilisé par l'esprit, et dès lors nous
n'avons aucune raison de supposer que le corps et l'esprit
soient inséparablement liés l'un à l'autre. »
M. Paul Claudel au demeurant, loin de ne faire point état
de l'hérédité, n'a-t-il pas fondé en partie sur elle cette suite
de VOfage que sont le Pain dur et le Père humilié ? Il ne son-
gerait pas à nier le cadre, mais il doit penser que le tableau
peut le faire craquer au besoin. L'âme, selon le mot des
anciens, ne se bâtit-elle pas son corps ?
On trouvera dans ce même cahier d'intéressantes idées
non seulement sur le drame et sur le héros, mais encore
sur le poème et sur le saint. L'importance typographique du
livret n'est pas considérable ; on n'en saurait dire autant de
son importance littéraire. henri pourrat
LI RAMPAU D'ARAM, par Joii se d' A rhaud (ùdiûon
du Feu).
Le nouveau recueil de M. Joseph d'Arbaud est composé
dans sa plus grande partie de poèmes de guerre. Pour des
raisons très simples, que Brunetière a expliquées autre-
fois, la poésie patriotique est peut-être la plus ingrate, litté-
rairement, de toutes. En 1870, où elle fut, pour tous nos
poètes, une sorte de service commandé, il n'est aucun
I. L'Energie Spirituelle.
NOTES 463
d'eux (à commencer par l'auteur de V Année Terrible) qu'elle
n'ait sensiblement abaissé au-dessous de lui-même. Les
poètes n'en ont d'ailleurs, si on veut, que plus de mérite à
entrer dans ce service commandé et à faire ce sacrifice. Ceci
pour expliquer que ces poèmes de M. d'Arbaud ne nous
rendent pas tout à fait en entier le souffle et le charme du
Lausié d'Arle. Heureusement une des précieuses qualités de
l'auteur y reste intacte. Toujours la même technique irré-
prochable du beau vers bien frappé et surtout l'éclat magni-
fique des vrais mots provençaux pris au cœur même de la
langue d'oc. Nul poète provençal n'a suivi mieux que
M. d'Arbaud le conseil donné par Mistral dans le sonnet
liminaire du Trésor du Felibrige, de puiser dans ce trésor.
Mais pour suivre ce conseil il faut précisément n'en avoir
pas besoin, n'avoir pas besoin du Trésor, porter ce Trésor
en soi, dans le langage héréditaire assimilé en poésie.
C'était d'ailleurs le cas de Mistral dont le vrai et propre
trésor, même lexicographique, est dans sa poésie, non dans
les deux volumes du dictionnaire en grande partie reproduit
d'Honnorat, (dont le nom au moins aurait pu y être honnê-
tement rappelé. Depuis le Curé de Cucugnan jusqu'au Trésor,
les félibres ont parfois envisagé la propriété littéraire avec
une imagination à la Bilboquet multipliée par le soleil du
Midi. Cette malle doit être à nous... Et heureusement ils en
ont fait un usage tel qu'elle est bien aujourd'hui, authcnti-
quement, à eux.)
On est sensible à ces qualités de M. d'Arbaud en un
temps où beaucoup de poètes provençaux sont invincible-
ment conduits à écrire, comme le curé Sistre, du français
provençalisé et à négliger faute d'usage le trésor particulier
de leur langue. J'hésiterais peut-être davantage devant les
mètres employés par M. d'Arbaud. Ils sont peu variés :
le quatrain d'octosyllabes et le quatrain d'alexandrins, qu'il
emploie de préférence, me paraissent bien liés à notre
,|é4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
français du Nord. Mistral, dont le génie a fixé les r^'thmes
lyriques provençaux comme Ronsard et Victor Hugo ont
fixé les rythmes poétiques français, n'en use presque jamais
En matière de mètre poétique Mistral n'a francisé qu'une
seule fois, avec les alexandrins tragiques de la Reine Jeanne,
et l'essai a été absolument malheureux. La francisation de la
métrique comme celle des mots paraît l'un des nombreux
périls que court aujourd'hui la poésie provençale.
Je crois en effet qu'en ces matières les questions de voca-
bulaire et de technique ont leur importance. Une récente
discussion nous en fit récemment souvenir. Précisément à
l'occasion du Laiisié d'Arle, je faisais remarquer à cette
place, en février 19 14, que le Midi ne nous a donné aucun
de nos grands poètes, mais quelques-uns de nos prosateurs les
plus originaux. M. Jacques Chaumié a repris à propos cette
question sous forme d'enquête dans les Marges. J'écrivais
en 19 14 : « La musique la plus secrète d'une langue, celle
qui se traduit par la poésie, ne se révèle que pour celui
qui appartient à cette langue tout entier et qui plonge
en elle chacune de ses plus profondes racines... La poésie
d'oc, coupée et renversée après le tumulte du xiii= siècle,
est demeurée jusqu'au xix^ siècle en sommeil... Et pendant
tout ce temps, le Midi, qui a mal chanté dans sa langue,
a mal chanté dans celle d'outre-Loire, ou du moins n'y
est pas parvenu jusqu'à la pointe extrême de musique. »
Si j'avais été consulté par les Marges, ce m'aurait été
une occasion de serrer davantage le problème. Je n'au-
rais pas été chercher les raisons morales, littéraires, histo-
riques qu'on a invoquées, et qui m'ont paru très ver-
bales. Au fond de tout cela il y a une question phonétique.
Ce que nous appelons l'accent méridional (l'assaini) n'est
autre chose que l'accent propre de la langue d'oc, trans-
porté par le méridional francisant dans la langue française.
Cet accent suffit à détraquer pour son oreille le système
NOTES 465
délicat et fragile des sons de notre langue, à bousculer
toutes les valeurs phonétiques et rythmiques qui sont
le corps d'un vers français. Cela n'empêchera pas un méri-
dional de faire des vers français à la suite, comme Santeul
ou Jouvency faisaient des vers latins, et Frédéric II des vers
français à la suite, mais cela lui interdira d'y faire fonction de
maître et de créateur. Ainsi un homme du Nord comme
Lucien-Bonaparte Wyse faisait des vers provençaux à la suite,
ainsi un autre Frédéric II, le petit-fils de Barberoussc, en faisait
quand la poésie provençale rayonnait sur l'Europe du même
éclat presque que plus tard la poésie française classique. Ce
n'est pas une question de sang et de race, mais une question
d'oreille. Si à l'âge d'un an les parents du petit Racine
l'avaient envoyé chez son oncle d'Uzès et s'il y était resté
jusqu'à quinze ans, il n'y aurait pas de poésie racinienne, et
si par un miracle impossible le démon du théâtre l'avait
tout de même emporté chez lui, sa Phèdre n'eût pas été
versifiée d'une façon bien supérieure à celle de Pradon. Il
aurait pu ne pas y apprendre cent mots de patois : néanmoins
l'accent du Midi, qu'il eût nécessairement contracté, n'eût pas
permis à son oreille de développer la corde suprême, à son
génie d'ouvrir dans le cœur du vers français la chambre la
plus secrète de sa musique. Inversement un enfant issu de
parents avignonnais ou toulousains, élevé à Paris dans la
seule langue française, ne présentera sans doute aucun vice
rédhibitoire qui puisse l'empêcher de devenir un Ronsard
ou un Victor Hugo. La même observation peut être faite,
semble-t-il, pour la Suisse romande que pour le Midi. Elle
a donné de grands prosateurs, à la France, pas un seul
poète. On ne saurait invoquer cependant les mêmes causes.
Les grands prosateurs de ce pays, Rousseau, Madame de
Staël, Constant, Amiel, sont rendus, par certains de nos
critiques, responsables de la poésie romantique (les deux
premiers du moins) et pourtant Rousseau et Amiel, s'ils
466 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
curent une vraie sensiliflité romantique, furent aussi mau-
vais poètes que grands prosateurs. C'est qu'à vrai dire la
littérature romande ne s'étend que sur un bref espace de
temps : elle n'existe pas, du point de vue français, avant
Rousseau. Elle n'a point l'étoffe nécessaire pour fournir une
littérature complète, l'épaisseur numérique d'humanité au
sein de laquelle poètes et prosateurs sont également et lar-
gement appelés à l'être. Il n'est pas impossible qu'il y ait là
aussi une question de phonétique, je crois plutôt que c'est
affaire de hasard : remarquez que la Bretagne, avec quatre
grands prosateurs nés depuis la fin du xviii^ siècle (Chateau-
briand, Lamennais, Renan, Villiers-de-l'Isle-Adam) et son
défaut complet de bons poètes, fait un pendant curieux à
la Suisse romande et aussi à la France d'oc. Mais il n'y a
sans doute aucune raison profonde pour qu'un grand
poète genevois ou breton ne naisse pas demain, de même
qu'il n'y en a aucune pour que le recul constant de la
langue d'oc (une ombre en survivra d'ailleurs longtemps
dans l'accent qui restera malgré tout au français parlé dans
le Midi), le brassage entre les provinces françaises ne
permettent pas à un fils de méridionaux authentiques, élevé-
comme je l'ai dit, de réussir la même destinée.
ALBERT THIBAUDET.
LES SEPT CHANSONS de Malipiero à l'Opéra.
Les journaux ont révélé au monde le scandale provoqué
par la représentation à l'Académie Nationale de Musique des
Sept Chansons de G. Francesco Malipiero. Tous les critiques
de la grande presse se sont trouvés d'accord pour proclamer
l'erreur de la direction en montant une œuvre aussi révo-
lutionnaire. Par contre leurs appréciations ne concordèrent
pas aussi bien quant aux défauts de l'œuvre, « Dissonances
insupportables », « Musique d'une discordance privée de tout
NOTES 467
agrément », « Musique tellement dissonante qu'elle perd toute
signification » s'exclamèrent MM. Jean Poueigh, Alfred
Bruneau et Paul Souday, tandis que M. Reynaldo Hahn,
loin de se plaindre d'avoir eu l'oreille déchirée, reprochait au
vocabulaire harmonique et orchestral de Malipiero d'être
debussyste. « A aucun moment la musique ne donne à ces
sept tableaux l'émotion qui pourrait seule les transfigurer »,
écrivait M. Adolphe Boschot, tandis que M. Banès, après un
jugement sévère, avouait que « l'émotion vous étreint puis-
samment aux belles scènes des Vêpres et du Retour » et que
« les pages intéressantes ne manquent point ».
On éprouve un sentiment de malaise à lire les comptes-
rendus publiés au lendemain de la première. Quelques cri-
tiques enthousiastes signées de musiciens ou d'écrivains
dont la jeunesse n'exclut pas, bien au contraire, la coln-
pétence, le talent et l'indépendance et puis un flot d'asser-
tions contradictoires, parfois franchement saugrenue»,
entremêlées de récriminations contre la direction de
l'Opéra. On ne peut s'empêcher de penser : Mais à qui en
veulent ces çrens là ?
Cette impression, beaucoup de ceux qui assistèrent à la
première l'ont ressentie. Singulière représentation que
celle-là ! Public d'abonnés, de spectateurs ayant payé leurs
places pour ouir Rigoletlo et de critiques musicaux. Exé-
cution franchement médiocre malgré les louables efforts
du chef d'orchestre qui n'arriva pas à empêcher cer-
tains instrumentistes de partir deux ou trois mesures trop
tôt, ce qui ne s'était pas produit aux dernières répétitions.
Mise en scène insuffisamment réglée donnant une impres-
sion de travail hâtif et d'inachevé. Malgré tout, la musique
de Malipiero dégageait une telle force de vie, les décors de
Valdo Barbey étaient si beaux dans leur simplicité et les
chanteurs si remarquables que le succès parut se dessiner
nettement dès les premiers tableaux. 11 y avait pourtant aux
468 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fauteuils de balcon des groupes hostiles qui parlaient à
haute voix et "s'exclamaient sans cesse, excellente manière
d'écouter la musique. Le dernier tableau, par la faute du
décorateur, dont ce fut la seule erreur, offrit à la cabale une
excellente occasion de se déchaîner.
On sait en quoi consistent les Sept Chansons. Ce sont des
poèmes des xv^ et xvi« siècles que Malipiero a mis en mu-
sique. Pour chacun de ces morceaux, il a imaginé une brève
action dramatique jouée par un chanteur assisté de panto-
mimes. Le dernier tableau illustrait le fameux chant
carnavalesque de Laurent le Magnifique pour le Char de la
Mort :
Dolor, Pianto, Pcnitenza
Ci tormentan tutta via.
Questa morta compagnia
Va gridando : Pcnitenza !
Malipiero avait inventé le scénario suivant : Le Matin des
Cendres. Au petit jour des bandes de masques courent
encore les rues tandis que les fidèles appelés par les
cloches se rendent à l'éolise. Survient une confrérie de
Pénitents escortant le Char de la Mort qui va figurer dans
la procession. Elle se heurte à une troupe de pierrots ivres
qui hurlent et dansent. Les pénitents font remuer le manne-
quin représentant la Mort et les pierrots s'enfuient. La con-
frérie entonne son chant, reprend sa marche et sort en
criant : Pénitence ! Pénitence !
Or il arriva que le char de la Mort au lieu d'être une
simple plateforme roulante supportant la figure de la
Camarde, présenta assez vaguement la forme d'un cercueil.
On crut que c'était un enterrement autour duquel venaient
danser des Pierrots et l'on trouva l'invention de très mauvais
goût. Pourtant il y avait des programmes qui eussent dû
permettre aux spectateurs et à plus forte raison aux critiques
de fiiire le départ entre l'erreur du metteur en scène et celle
NOTES 469
du musicien. Au baisser du rideau, dominant les applau-
dissements, des sifllets fusèrent. Un monsieur hurla « Vive
la France ! » et la poignée de spectateurs qui n'avait cessé
de parler pendant la représentation lui fit écho.
Or parmi les siffleurs plusieurs musiciens se distinguèrent
par leur ardeur qui, la veille, s'en étaient venus trouver
M. Rouché pour se plaindre hautement qu'il eût accueilli
une oeuvre étrangère alors que leurs opéras et leurs ballets de-
meuraient en souffrance. Ces mêmes compositeurs dont
plusieurs signèrent des articles furibonds contre les Sepi
Chansons et dont aucun ne compte parmi les gloires de l'école
française moderne, revinrent au lendemain de la première
menacer le directeur d'un pire scandale si la pièce ne dispa-
raissait pas de l'affiche. Ils eurent satisfaction.
Il seraît fâcheux qu'on pût croire à l'étranger le public pari-
sien en proie à ce genre de xénophobie que Stendhal dénom-
mait « le patriotisme d'antichambre ». Le succès dans les con-
certs et les théâtres lyriques d'œuvres allemandes, russes, ita-
liennes prouve à l'évidence que, pour l'immense majorité, les
Français pensent avec le général Mangin qu' « il n'est rien de
plus stupidc que le chauvinisme artistique ». L'école
française, celle qu'illustrent les noms de Gabriel Fauré,
de Vincent d'Indy, de Paul Dukas, de Maurice Ravel,
d'Albert Roussel, etc., est assez vigoureuse pour n'avoir
aucun besoin de protection. Au reste, il y aurait de la
bouffonnerie dans cette prétention de vouloir réserver
aux musiciens français la scène de l'Académie Nationale de
Musique, si l'on songe à tout ce que notre musique drama-
tique doit à l'étranger, quand ce ne serait qu'à Lulli, à Gluck
et à Rossini, créateurs des trois formes les plus durables de
l'opéra français.
Mais qui donc parmi les siffleurs s'inquiétait du sort de
la « musique française » ? Pauvre musique si ceux-là qui
prétendaient parler en son nom étaient ses seuls soutiens l
**
470 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le scandale fut causé par un petit nombre de musiciens-criti-
ques, mécontents de n'être pas joués, et non par le public. Le
jour 011 les Sept Chansons reparaîtront sur l'affiche, les gens de
bonne foi s'apereevront avec surprise qu'il n'y avait rien dans
cette œuvre qui pût justifier l'accusation de futurisme. Si
j'avais un reproche à adresser à l'auteur, c'est de s'être con-
tenté d'inventions scéniques d'un romantisme désuet. Le
drame côtoie le mélodrame. Je pense que Malipiero voulut
plus ou moins consciemment tenter cette gageure de traiter
à sa manière des sujets qui eussent pu inspirer Mascagni
ou Puccini afin de prouver qu'un sujet « vériste » pouvait
être l'occasion de belle musique, simple, poignante, exempte
d'emphase et de grandiloquence.
Et puis cette survivance de l'esprit romantique se com-
binant avec une sensibilité toute moderne est caractéristique
du tempérament de Malipiero et ne constitue pas le moindre
attrait de ces œuvres svmphoniqucs d'une sombre puis-
sance : Pause del Silen~Ji\ Panlea, Ditiranibo tragico...
Comme l'observe très justement M. A. Cœuroy, « le
seul, le véritable intérêt des Sept Chansons est la musique.
Et celle-là est d'un maître. Autant la vision scénique est
convenue, autant la musique est libre et vivante. On ne
sait ce qu'il y faut le plus admirer : la force du r}^thme
ou la mélodie. Dès le début, le rythme s'installe dans
l'orchestre et n'en sort plus ; il passe dans tous les timbres,
dans tous les registres ; il est puissant comme le rjlhme
des chants populaires. Au travers la mélodie circule, aisée,
ample, variée... Il y a des musiques, , comme celle des
imitateurs de Delussy qui sentent le parti-pris et la facture.
Ici rien de tel. Point de dissonance pour l'amour, de la
dissonance : il n'y a qu'une joie musicale qui s'exprime avec
une diversité infinie. » On ne saurait mieux dire^ et ayant
eu l'occasion d'exprimer souvent mon opinion sur cette
partition dont j'ai été le premier à proclamer la valeur,
9
NOTES 471
j'éprouve une vive satisfaction à voir mon goût partagé
par un jeune écrivain aussi compétent et compréhensif que
M. Cœuroy, par un musicien aussi raffiné que M. Roland
Manuel et par un des rares critiques de la grande presse
qui n'abdique jamais son indépendance M. R. Brunel, sans
parler de MM, Louis Laloy et Edouard Schneider qui ont
été acquis à cette œuvre dès le premier jour.
Au reste, en dépit d'une exécution médiocre, les musi-
ciens non prévenus ont été sensibles à l'éclat de la palette
orchestrale. « M. Malipiero, note M. Roland Manuel, est
l'un des cinq ou six compositeurs de ce temps qui possè-
,dent au plus haut degré la science de l'orchestre. A cet
■égard, les Sept Chansons présentent, à tout instant, d'éton-
nants exemples d'une prodigieuse habileté et d'un don
merveilleux... Cet orchestre transparent est net de vaine
surcharge... Tout est clair, utile et parfaitement en place... »
Qu'il est difficile de concilier ces appréciations émanant
•d'hommes dont l'indépendance est connue avec celles que
nous citions en commençant cet article... Mon Dieu, oui, la
première des Sept Chansons a été un scandale !...
HENRY PRUNIÈRES
* *
LETTRES ANGLAISES : LA QUESTION DES
ANGLICISMES.
Voici une agréable surprise : un dictionnaire des angli-
cismes. Copions d'abord le titre, pour les lecteurs qui dési-
reraient se rendre acquéreurs de ce volume : « Edouard
Bonnaffé : L'Ançilicismc et VAnalo-Amcricainstue dans la
langue française, dictionnaire étymologique et historique des
Anglicismes, préface de M. Ferdinand Brunot, Paris, Delà-
grave, 15, rue Soufflet, 1920. » Nous avons ainsi dès l'abord
l'impression que ce livre est l'œuvre d'un philologue de pro-
Jession : une préface de F. Brunot est une excellente lettre
472 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'introduction auprès du public. Cette impression est du
reste confirmée par la lecture des pages que l'auteur a mises
en tête de son Dictionnaire.
Il faut citer et au besoin commenter quelques passages de
cette Introduction de M. E. Bonnaffé : car la question des
Anglicismes est devenue, dans ces derniers temps, une ques-
tion d'actualité, dont on trouve des échos même dans la
presse quotidienne.
L'auteur vient de dire que les emprunts faits par l'anglais
au français sont beaucoup plus nombreux que ceux du fran-
çais à l'anglais, puis il ajoute : « De notre côté il n'y a ni la
même mobilité ni la même facilité d'assimilation verbale.
Le nombre de mots anglais francisés est donc beaucoup
moins considérable. Par contre, un certain engouement,,
assez inexplicable en soi, et qui, depuis un demi-siècle, a
gagné jusqu'aux classes moyennes de la société, nous fait
adopter une quantité de termes sportifs, de locutions soit
disant « high-life », parfois complètement inutiles, et, la
plupart du temps, rendues méconnaissables par la manière
dont on les prononce. »
Très juste. Mais cet engouement, est-il si difficile à expli-
quer ?Les deux principaux personnages masculins de Corinne,
on l'Italie sont, comme on sait, un Anglais et un Français, et
quelque part le Français dit à l'Anglais — je cite de mé-
moire — qu'il n'y a qu'eux, hommes de leurs deux nations^
qui aient une physionomie originale et une personnalité bien
marquée parmi tous les peuples d'Europe. Ainsi, pour ce
« monsieur », la belle Corinne elle-même pourrait bien faire
perdre la tête à « un Prince allemand ou à quelque Grand
d'Espagne », mais aux yeux d'un Français ou d'un Anglais,
gens plus délicats, moins naïfs, plus dégourdis, elle ne peut
être « qu'une femme aimable » comme tant d'autres. Eh
bien, l'Anglais et le Français de Mi^ede Staël existent encore.
Aujourd'hui comme alors ils s'estiment et s'étonnent mutuel-
NOTES 473
lement : le Français moyennement cultivé est étonné par
l'Anglais, tandis que l'Anglais (mais l'Anglais 1res cultivé
seulement) admire chez le Français toutes sortes de qualités
dont le Français lui-même ignore qu'il les possède : pai
exemple sa sensibilité à l'égard des formes littéraires, et It
sérieux avec lequel il parle de tout ce qui touche aux beaux-
arts. Voilà pourquoi, sans doute, les mots anglais ont acquis
•un si haut prestige aux yeux du public français, de même
■qut les mots français aux yeux du public lettré anglais
(exemples : les « Marys » un peu prétentieuses se faisant
appeler « Marie », et tant d'expressions françaises, — mots
« de luxe », — souvent si improprement employées dans
Jcs textes qu'il est presque impossible de les conserver telles
quelles lorsqu'on traduit ces textes en français). Toutefois,
nous n'avons fait que reculer la difficulté : il s'agirait main-
tenant d'expliquer les raisons du prestige que nos voisins
exercent sur nous et de celui que nous exerçons sur eux ;
mais ce serait sortir du domaine de la philologie.
Autre chose : en disant oue cette ançflomanie verbale « a
gagné jusqu'aux classes moyennes », M. E. Bonnaffé sou-
ligne un fait très important et dont il aurait dû tirer les con-
séquences probables. En effet, cette extension indique
presque certainement la fin de l'anglomanie verbale. Flirt et
Jlirter, qui figurent dans ce dictionnaire, sont déjà presque
des archaïsmes : on ne les entend plus guère qu'en province
ou dans des milieux sociaux sans contact avec les groupes
intellectuels et les hautes classes qui dépendent, au point de
vue linguistique et idéologique, de ces groupes, Up to date,
et d'autres expressions du même genre, ne tarderont à passer
de mode aussi. Un travail de décomposition est en train de
s'accomplir sous nos yeux. Un nombre considérable d'an-
glicismes, dont beaucoup furent « lancés » par les écrivains
de l'école du Roman Psychologique, sont devenus vulgaires
ou sont en train de le devenir ; exactement comme ces faux
U
474 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
anglicismes, de fabrication française, (Jooliug, rallyc-papcr,
recordman, etc.) que M. E. BonnafFé signale. Ces derniers
ont disparu ou disparaîtront parce que la langue anglaise est
mieux connue en France qu'elle ne l'était il y a vingt-cinq et
trente ans. Déjà des enseignes en pseudo-anglais, comme
« Modem'... (bar, restaurant, etc.) », qu'on voyait dans le
quartier de l'Opéra, ne se rencontrent plus que dans les faur
bourgs. De même l'étonnant génitif du prénom devant le
nom (a Arthur's Dupont ») et tous les abus de 1' «'s », qui
paraît avoir exercé une véritable fascination sur les commer-
çants parisiens, — le peuple y a vu, peut-être, une forme
d'abréviation pleine de désinvolture et d'audace. Elle a dis-
paru aussi, cette inscription qu'on a pu voir pendant des
années, en lettres d'or, à la devanture d'un grand magasin de
fourrures de la rue Saint-Honoré : Furs taken care off (sic) ;
et on chercherait en vain aux devantures des crémeries ceFive
o'clock à toute heure qu'une femme d'esprit nous affirme avoir
vu il y a quelques années. Un plus grand nombre de Fran-
çais savent l'anglais : par suite il est moins « chic » de savoir
l'anglais ; et ils le savent mieux : par suite ils sont revenus
de l'enthousiasme et de l'admiration qu'éprouvent tous les
commençants, et, les mots leur étant mieux connus, plus
familiers, ils les respectent moins, et leur préfèrent leurs
équivalents français. La plupart de ces locutions soit-disant
« high-life » appartiennent donc au domaine de la mode,
et ne sont pas destinées à rester dans le langage, parlé ou
écrit, et peut-être M. E. Bonnaffé aurait-il bien fait en les
excluant de son dictionnaire, ou en les y faisant figurer en
caractères plus petits que ceux dans lesquels ont été impri-
més les anglicismes durables, c'est-à-dire : ceux dont l'usage
est fréquent dans toutes les classes de la société et dont l'in-
troduction remonte à cinquante ans au moins. Il est vrai
qu'alors son dictionnaire, au lieu d'avoir près de deux cents
pages, n'en aurait eu peut-être que cent cinquante. E!n tout
NOTES 475
cas, il est peu probable que se réalise jamais cette prédiction
de M. de Vogué (citée par M. Bonnaffé dans son Introduc-
tion) : « Dans vingt ans, si Dieu nous prête vie, nous
arpenterons un boulevard qui ne différera guère de Picca-
dilly. » On nous demandera peut-être : « Mais, quelle
a manie » verbale va succéder à l'anglomanie ?» — Si nous
osions faire une prédiction, nous répondrions : « La gallo-
manie », c'est-à-dire la remise en honneur et la résurrection
de beaucoup de vieux mots français ; par exemple ménager
(d'hôtel) au lieu de manager. Mais ce que nous désirons n'est
pas forcément ce qui arrivera. Et puis, il faudra longtemps
pour que l'anglomanie verbale achève de décrire sa courbe
descendante, et les yeux et les oreilles des puristes n'ont pas
fini de souffrir.
C'est'ainsi qu'il y a quelque temps nous avons entendu, en
plein Paris, un Français, — un explicateur de cinématogra-
phe, — employer douze ou quinze fois dans une heure le
mot « réaliser » dans son sens anglais (d'origine améri-
caine) : « Les explorateurs réalisent le danger qu'ils courent.
Shackleton réalise la situation désespérée dans laquelle... etc.,
etc. » Et le lendemain ou le surlendemain, nous lisions dans
un grand quotidien : « L'Allemagne n'a pas encore réalisé
sa défaite. »
Chose curieuse, dans ce même quotidien, quelques jours
avant, quelqu'un protestait contre les anglicismes, et accu-
sait « les jeunes écrivains ■» de corrompre la langue fran-
çaise en se faisant les introducteurs de mots et locutions
vicieuses.
« Réaliser » est bien le type de ces barbarismes. Déjà
« realize » n'est pas d'un excellent anglais, et nous n'aurions
jamais osé l'écrire dans une dissertation de licence. Mais
« réaliser », en français, n'a et ne peut avoir qu'un sens :
« rendre réel ». Nous nous sommes demandé quel « jeune
écrivain » avait introduit ce mot (« Une nouvelle acception
476 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
équivaut à un mol nouveau », dit Bréal, que cite M. E.
Bonnaffé,) et, une fois en possession du Dictionnaire des
Anoliciswes, nous l'y avons cherché, mais sans beaucoup
compter l'y trouver. Or, il y est, et savez-vous qui l'a intro-
duit en France ? Paul Bourget ! et cela en 1895. Prenez-vous
en donc à Paul Bourget, ô puriste, et laissez en paix — au
moins en ce qui concerne « réaliser » — les « jeunes écri-
vains ». Mais Paul Bourget a une excuse : c'est dans Outrc'
Mer qu'il emploie « réaliser » (deux fois, d'après M. Bon-
naffé). Dans un livre sur les Etats-Unis, un américanisme
était bien à sa place ; c'était un peu de couleur locale, un
artifice littéraire tout à fait légitime, et dont Taine avait
donné l'exemple. Le mal a commencé le jour où un Fran-
çais a tiré ce « réaliser » des pages à'Oiiire-Mer. (D'après le
New English Dictiouary, — NED pour les philologues, —
« realize » dans le sens de comprendre, saisir, se rendre compte
de..., fut « à l'origine en usage surtout en Amérique, et sou-
vent condamné de ce fait par les écrivains anglais, vers le
milieu du xix^ siècle ». On le trouve pour la première fois
en 1775 dans la Cardipbonia de John Newton, l'ami du poète
Cowper. Au point de vue sémantique, il y a eu, en
anglais, un acheminement vers cette acception, une évolu-
tion dont on retrouve les chaînons successifs. Rien de tel en
français.)
Continuons de lire l'introduction de M. E. Bonnaffé.
« Il y a lieu, écrit-il, de noter que, malgré la longue
domination de l'Angleterre sur une partie de nos pro-
vinces, sous les Plantagenets, malgré la guerre de Cent
Ans qui nous mit aux prises d'une façon si étroite avec
nos voisins, ceux-ci ne nous ont passé, pendant toute
cette période, qu'un nombre insignifiant de vocables. »
Ceci nous fait penser que tel n'était pas l'avis d'un an-
gliste distingué, philologue un peu Imaginatif, mais
esprit original, qui a laissé sa marque et que M. E. Bon-
NOTES 477
naffé cite souvent : Philarète Chasies. II a donné quel-
que part un certain nombre d'étymologies curieuses, —
à vrai dire assez difficiles à vérifier, mais qui tendraient
à augmenter la liste des anglicismes datant de la guerre
de Cent Ans. Une de ces étymologies est celle de « guil-
ledou » (« courir le guilledou ») qui ne figure pas
dans l'ouvrage de M. E. BonnaflFé. Mais il a pu l'exclure
parce qu'il en a trouvé l'origine anglaise trop douteuse
(et pourtant ?) ou parce qu'il a craint de choquer la
modestie des lectrices, — comme Samuel Johnson, qu'une
dame félicitait, un jour, d'avoir exclu de son dictionnaire
« les vilains mots » : — « Ah ! ma chère, répondit le
grand Docteur, vous les y avez donc cherchés ? »
« A partir du xix« siècle, c'est l'envahissement. » Oui,
mais nous avons dit plus haut ce que nous en pensions,
et que le xx^ siècle verra très probablement la fin de
l'anglomanie verbale, les vieux anglicismes (ceux d'avant
1800) et les mots techniques seuls demeurant dans le
vocabulaire.
« Comme on aura pu s'en rendre compte par l'énu-
mération ci-dessus, le long séjour qu'ont fait en France,
pendant la guerre, les armées anglaise et américaine, ne
paraît pas avoir eu d'influence marquée sur notre voca-
bulaire. Nous sommes encore, il est vrai, beaucoup trop
près des événements pour tenter de pronostiquer leurs
répercussions linguistiques. Cependant, ayant été mêlé,
pendant trois ans et demi, comme officier du Ser\-ice
des Chemins de Fer dans la zone britannique, au mou-
vement des troupes alliées, nous avons été frappé du très
petit nombre de mots et de locutions que les populations
du Nord ont adoptés de leurs hôtes en kaki. »
Sans doute, mais ce n'était pas par les troupes britan-
niques et américaines que les anglicismes avaient des
chances d'être importés. Ces anglicismes-là auraient pu
478 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
être adoptés, cralemenl, par « les populations du Nord » ;
leur forme aurait été profondément modifiée, ils se seraient
incorporés d'abord au parler local, seraient devenus du
patois ; enfin ils n'auraient pu entrer dans la langue
française qu'après un long stage en province, au bout
duquel ils seraient probablement devenus d'abord de
l'argot parisien ; mais ils auraient couru tant de risques
en route ! Non : la plupart des anglicismes de la guerre,
— anglicismes de vocabulaire et de s^-ntaxe (surtout de
S3'ntaxe), — sont venus par les journaux, par les com-
muniqués traduits mot à mot, par les articles de pro-
pagande importés d'outre-Manche, par les documents
diplomatiques traduits à la hâte et sans soin ; et enfin,
dans une assez faible mesure, par les conversations entre
gens cultivés de nationalités différentes. De ces angli-
cismes-là nous avons déjà dit un mot, l'an dernier, dans
la Nouvelle Revue Françoise (Juillet 1919) : à notre avis,
un certain nombre d'entre eux étaient d'anciens galli-
cismes qui nous faisaient retour ; d'autres étaient de purs
latinismes, parfaitement acceptables ' ; et quelques-uns en-
core étaient si bien francisés qu'on ne pouvait que se
féliciter de les voir s'agréger au vocabulaire ou à la syn-
taxe française.
Il serait trop long d'examiner en détail le dictionnaire
de M. E. Bonnaffé. Ce n'est pas que l'envie nous en
manque, mais nous craignons d'abuser de la patience du
lecteur. Voici toutefois quelques gloses à des mots qui,
tandis que nous parcourions cet ou\Tage, ont attiré notre
attention :
Cosy et cosy corner sont des anglicismes, à notre avis,
de passage, des anglicismes de mode, qui ne tarderont
1. Du même type que « Evoluer, évolution », qui est nvlvere
employé comme un verbe neutre.
NOTES 479
pas à rejoindre flirt à la campagne. (A remarquer, que
le mot flirt appliqué aune personne — « Shc is a flirt » :
« C'est une coquette », — n'aura pas été connu en France.)
Lunch. Ce mot restera-t-il ? En tout cas, l'auteur
devrait nous avertir que « lunch » est devenu vulgaire
en Angleterre : dans les rapides de la Manche, lorsque
l'employé du wagon-restaurant passe dans le couloir en
annonçant : « Lunch readv ! » les Ano-lais sourient ; ce
n'est pas à cause de l'accent avec lequel l'employé pro-
nonce ce mot ; c'est parce que « lunch » est du dernier
petit-bourgeois et tombe en désuétude.
Snob. N'a pas la même acception en français qu'en
anglais. Si un Anglais me disait: « You are a snob »,
je me sentirais offensé, et, selon notre humeur, la con-
versation pourrait finir désagréablement et la paix du
Roi être violée. Au contraire, si un Français me disait :
« Allez, vous n'êtes qu'un snob », je m'efforcerais de
lui prouver très aimablement qu'il se trompe. Et même,
à l'époque où je ne savais pas l'anglais, j'aurais été plutôt
flatté. Il aurait fallu indiquer cette différence de sens.
Du reste snob passera probablement à l'état d'archaïsme
littéraire.
Signalons quelques oublis et omissions, comme celle
de « ouate » (bien installé en France) ; et de « rag-time »,
qui a déjà disparu avec l'espèce de danses qu'il dési-
gnait, et toute une série de noms propres anglais qui
ont été substitués, — momentanément, espérons-le, —
aux noms français déjà, et depuis longtemps, existants :
Canterbury pour Cantorbéry, les Iles Scilly pour les Iles
Sorlingues, etc. A ce propos il n'est pas déplacé, peut-
être, de faire observer que, si nous disons et écrivons
toujours « Cantorbéry » en parlant de la ville anglaise,
nous disons et écrivons « Canterbury » en parlant de la
ville néo-zélandaise, suivant en cela l'exemple des géo-
o
^
480 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
graphes, qui écrivent Cordouc (Espagne) et Côrdoba (Repu-
blique Argentine).
Le nom de la comtesse d'Aulnoy ne figure pas dans
l'index de ce Dictionnaire. M. E. Bonnaffé aurait cepen-
dant pu trouver chez elle des mots ou des formes inté-
ressants (« barge- » et « Cherincras » — pour Charing
Cross, — entre autres). Enfin, d'une manière générale,
il nous semble qu'il aurait dû étendre son enquête, d'une
part à un plus grand nombre de traducteurs (respon-
sables, au même titre que les romanciers de la période
1875-1900, de l'introduction de plusieurs anglicismes),
et d'autre part aux ouvrages de biologie générale pos-
térieurs à la publication de l'Origine des Espèces : c'est
ainsi qu'à l'article sport nous avons été surpris de ne pas
trouver le substantif « sport » dans le sens de « produit
d'une variation brusque ». A ce propos je me permets
de signaler à M. E. Bonnaffé le verbe « sporter » que
fai dû employer (au sens de « devenir un cas de varia-
tion brusque ») pour rendre exactement la pensée de
Samuel Butler dans un passage de La vie et l'habitude.
Voilà un anglicisme dont je prends l'entière responsabilité,
et pour lequel j'ose espérer — pacc M. L. Blaringhem —
un accueil favorable.
Mais en voilà assez. Pour conclure nous dirons que
ce livre, à la fois attachant et utile, vient à son heure :
il est comme l'inventaire des mots anglais qui sont entrés
à peu près définitivement dans la langue française, et
de ceux — un bon tiers de la liste — qui n'y auront
fait qu'un court séjour ; — un inventaire des anglicismes
dressé, crovons-nous, à la veille de la disparition de l'an-
glomanie verbale.
VALERY LARBAU»
*
* »
NOTES 48 1
M. PIERRE LASSERRE CONTRE MARCEL
PROUST.
Il y a quelque chose de touchant dans l'infaillibilité avec
laquelle M. Pierre Lasserre découvre l'un après l'autre tous
les sujets qui peuvent mettre le mieux en lumière sa radicale
incompréhension de la littérature contemporaine. Après
Claudel, après Péguy, le voici qui prend bien garde de ne
pas manquer l'occasion superbe que lui offrait Marcel
Proust. Son article de la Revue Universelle (n° du P"" Juillet):
Marcel Proust humoriste et moraliste témoigne d'un manque
de pénétration vraiment exceptionnel. Sous les dehors de
l'aisance et de la vivacité, le plus naïf pédantisme et une
extrême inintelligence s'y étalent inconsidérément. Par
moments on croit entendre Bloch lui-même, par miracle
sorti de VOmhre des jeunes filles en fieurs et en entreprenant
la critique, ou plutôt l'éreintement.
Plusieurs phrases de M. Lasserre indiquent qu'il fiiit grand
cas de la « légèreté ». (Ne reprochc-t-il pas à Marcel Proust
d'être « l'écrivain le plus empesé de son temps » ?) Lui-
même tient à en donner l'exemple :
« Je savais bien, lisait-on dans A l'ombre des jeunes filles
et! fieurs, que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si
je ne possédais aussi ce qu'il y avait dans ses yeux,
etc. »
« Manière de dire un peu exagérée, interrompt aussitôt
M. Lasserre. Car il nous a été montré dans les yeux de la
jeune cycliste tout un paysage comprenant notamment les
« pelouses des hippodromes » (M. Proust a voulu pro-
bablement dire : des vélodromes) familiers à sa mémoire
Imaginative. Et ce serait une beaucoup trop bonne affaire
que la possession d'une cycliste jeune et jolie entraînant par
dessus le marché l'acquisition gratuite du terrain où elle
cultive son sport. »
^82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il est évidemment regrettable que l'œuvre de Marcel
Proust ne soit pas plus abondante en traits de la grâce de
celui que décoche ici M. Lasserre. Elle se laisserait lire cer-
tainement avec beaucoup plus d'amusement.
Mais le fond en resterait toujours déplorablement aride.
Car Marcel Proust n'a jamais eu la moindre imagination,
la moindre sensibilité. « Sa nature ? J'ai dit, tranche
M. Lasserre, qu'il n'en avait pas. » Aussi est-il obligé de se
forsrer sans cesse artificiellement des sensations.
« Tout chez lui est concerté. D'impressions vives, per-
sonnelles, originales, colorées, qui valussent la peine d'être
écrites, il n'en a point. Il veut cependant écrire des im-
pressions. Placé dès lors devant le problème de l'omelette
sans œufs (encore un joli trait et dont Marcel Proust fera
bien d'enrichir son répertoire), M. Proust fait de Versât'^.
La qualité d'inspiration et de feu d esprit qui lui serait
nécessaire nour briller dans le genre littéraire de son choix,
ii en fabrique le sim.ili au moyen d'une espèce de cuisine
intellectuelle. x>
Sans nous laisser éblouir par l'éclat du style, sondons un peu
la profondeur de ces remarques de M. Lasserre. Elles ont ce
rare mérite de devenir extrêmement justes sitôt qu'on en prend
le contre-pied. C'est en eifet une évidence que chez Marcel
Proust rien « n'est concerté ». M. Lasserre a tout à fait
raison de dire que « d'impressions vives, personnelles,
originales, colorées, et qui vaillent la peine d'être écrites, »
Proust eh a trop. C'est même la difficulté contre laquelle il
doit lutter sans cesse : endiguer ce flot, éviter d'être sub-
mergé par lui ; tout son art se réduit peut-être à faire face, à
tenir tête à sa mémoire, — une des plus copieuses qui se
soient jamais vues.
Et combien M. Lasserre est avisé quand il dénonce
« cette qualité d'inspiration et de feu d'esprit » qui le
frappe chez Marcel Proust ! Nul auteur, en etïet, qui ait,
ÎUEVUE DES REVUES 483
moins que Proust, à chercher ce qu'il va dire, qui ait moins de
trajet à faire pour atteindre son sujet, qui soit plus facilement
-et plus vite à son niveau; nul écrivain qui, moins que lui,
s'inquiète de a prendre un ton ». La simplicité, l'absence de
recherche et d'effort, le naturel (certains diraient peut-être : la
nonchalance) : voilà bien, en effet, les qualités éminentes de
Marcel Proust. Il a de l'esprit comme s'il parlait seulement,
au fur et à mesure des choses, sous leur seule influence.
Jamais il ne s'écoute, jamais il ne se travaille ; c'est le simple
courant de sa pensée qui l'amène à ses meilleures inven-
tions.
Après tout, c'est peut-être de la reconnaissance que nous
devons à M. Pierre Lasserre. Je me trompais au début en
l'accusant d'inintelligence. Il a, au contraire, le sens de l'erreur
profitable... tout au moins pour les autres. Voici que sans
le vouloir il nous a mis sur la voie de plusieurs des caracté-
ristiques essentielles du talent de Marcel Proust. Conti-
nuerons-nous de lui faire mauvais visage ? Ce serait cruel,
puisque, dans cette affaire, il est le seul en somme qui soit
victime, le seul qui reste privé de récompense et de plaisir.
JACQUES RIVIÈRE
REVUE DES REVUES
ALAIK-FOURNIER
Notre regret d'Alain-Fournier, si nous voulons le dire,
les mêmes mots qu'Alain-Fournier inventait s'offrent d'abord.
Ou ceux qu'il avait préférés : Certains d'entre nous, disait
Keats, ont rencontré Antigone dans une autre vie...
Notre rencontre avec Alain-Fournier tient de cette autre
•vie. Il est difficile de la rappeler, et demeurer exact. Qja'un
484 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
regret nouveau continue seulement le regret, que formait
chaque page du Grand Meaulnes.
Edmond Pilon écrit dans la Revue Hebdomadaire
(3 Juillet; :
Il savait que l'on peut partir de la boutique d'un vannier pour
s'en aller à la conquête et découvrir le monde ; mais ce qu'il savait
bien aussi, à la façon de Stevenson, c'est que, non loin de nous, à
deux pas, de l'autre côté de la clôture d'un grand parc, auprès
d'une forêt et le long d'un fleuve, il est un pays merveilleux ; et
que cela, ce pays fabuleux, ce domaine de soleil et de clarté, on
peut tout d'un coup l'apercevoir, entre les branches, un beau matin,
au bout d' « une longue avenue sombre dont la sortie est un rond
de lumière tout petit ».
Et plus loin :
« Prenez le livre de Robert-Louis Stevenson, écrit Marcel
Schwob dans sou Spicilège en parlant de l'Ile au Trésor.
Qu'est-ce ? dit-il. Une île, un trésor. Des pirates. Qui raconte? Un
enfant à qui arriva l'aventure. » Eh bien ! dans le Grand Meaulnes,
il en est de même. C'est à un enfant que l'aventure arriva ; c'est
un autre enfant qui la raconte. Et voilà justement ce qui fait la
suavité, le charme et surtout V extraordinaire fraîcheur qui nous sur-
prit tous comme une source, quand parut ce livre, au milieu du
désert bien un peu aride des lettres, avant la guerre.
M. Maurice Barrés, en louant naguère Alain-Fournier, écrivit que
la «( souple fantaisie de l'auteur du Grand Meaulnes nous promet-
tait un Charles Nodier ». Mais, dans le Grand Meaulnes, il n'y a pas
que ce seul relief des images, cette négligence abandonnée du style,
enfin cette simplicité et ce manque d'apprêt qui enchantent chez
Nodier. Dans le Grand Meaulnes, il y a autre chose et plus peut-
être : une intensité et un lyrisme, une qualité de la fantaisie tout à
fait rares et personnels. Aussi, suis-je assuré que, — plus tard, —
quand ils rendront justice à Alain-Pournier, les critiques futurs
placeront très haut cet écrit original. Pour nous, — ce cher beau
livre soulevé de toute l'ivresse d'un printemps plein d'orage et de
larmes, — nous ne pouvons que l'aimer comme nous aimons
déjà, — dans divers ordres de l'art, — VIris de Watteau, la des-
REVUE DES REVUES 485
cription de l'automne dans Dominique, les Caprices de Musset el
quelques-unes de ces Filles du feu d'une ardente douceur..;
Voici Alain-Fournier lui-même :
Il habitait, dans le quartier de l'Observatoire, une de ces rues
paisibles et solitaires qui font songer aux vieilles rues de Bourges.
C'était un mince jeune homme brun, d'aspect très doux, les cheveux
lisses, la moustache fine un jeune compagnon de lettres enthou-
siaste et mesuré.
Alain-Fournier s'en alla disparaître dans une embuscade.
Cela se produisit le 22 septembre 1914, dans la Meuse, au bois
Saint-Rémy. Le pauvre Albert Thierry, dont la Grande Revue
publia de si poignants Carnets de guerre, lui-même blessé et soigné
dans un hôpital militaire, vint à apprendre la nouvelle et, fébrile-
ment, la nota : « Journaux. X... a été pris, et Alain-Fournier,
cher Grand, Meaulnes, blessé, a
SUR LA LANGUE ET
LA PENSÉE CHINOISES
Les recherches pénétrantes^ sobrement appliquées à la rca
lité, que Lévy-Bruhl a poursuivies sur la mentalité des pri
mitifs, ont été à l'origine de toute une série d'observations
et d'enquêtes. Les conclusions auxquelles l'étude de la langue
chinoise a conduit Marcel Granet (Revue philosophique,
Janv. -Février et Mars-Avril) méritent d'être notées : elles
viennent confirmer, dans leur ensemble, les hypothèses
générales que Lévy-Bruhl admettait au terme de son étude ;
elles offrent des traits intéressants sur divers points et
touchant par exemple le jeu, la siluaiion des mots chinois :
Les mots chinois qui se rapprochent le plus de nos verbes
n'expriment point une action verbale toute nue et abstraite, une
action qui ait besoin, pour être considérée comme réelle, d'être
rapportée à un sujet agissant ; ces mots peignent, au contraire, des
manières d'être en train de se réaliser, et la vision de l'action n'est
486 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:
jamais détachée de celle de son principe ou de sa fin : si Ton peut
dire que ces mots ressemblent à nos verbes, c'est en pensant à ceux
qui sont iutransitifs et impersonnels, qui se passent de sujet et se
suffisent à eux-mêmes. Les mots chinois, d'autre part, qui semblent
le plus voisins de ce que nous nommons adjectifs ou substantifs
n'expriment jamais l'idée d'un état ou d'une substance conçue-
indépendamment de sa réalité objective ; ils n'ont pas besoin d'être-
mis nécessairement en rapport avec un verbe et peuvent eux aussi
s.e suffire à eux-mêmes. Chaque mot éveille une image, plus ou
moins active, mais toujours assez complexe pour former une espèce
de tout ayant sa vie indépendante.
Le Chinois dans son langage doit aller ainsi du concret à
l'abstrait, et l'Européen au contraire de l'abstrait au concrets
L'un pense d'abord en artiste, l'autre en savant :
Le Chinois dispose, non pas d'une langue faite pour noter des
concepts d'une abstraction ou d'une généralité variées, apte à
exprimer toutes les modalités du jugement, et orientant enfin l'es-
prit vers l'analvse, mais, au contraire, d'une langue entièrement
attachée à l'expression pittoresque des sensations et où seul le
rythme, dégageant la pensée de l'ordre émotionnel, permet
d'ébaucher, en une espèce d'éclair intuitif, quelque chose qui
ressemble à une analvse ou à une synthèse. Tandis qu'un Français,
par exemple, possède, avec sa langue, un merveilleux instrument
de discipline logique, mais doit peiner et s'ingénier, s'il veut tra-
duire un aspect particulier et concret du monde sensible, le Chinois-
parlé au contraire un langage fait pour peindre et non pour classer,,
un langage fait pour évoquer les sensations les plus particulières et
non pour définir et pour juger, un langage admirable pour un
poète ou pour un historien, nuis le plus mauvais qui soit pouç sou-
tenir une pensée claire et distincte, puisqu'il oblige les opérations
qui nous semblent les plus nécessaires à l'esprit, à ne se faire
jamais que de façon latente et fugitive.
D'oili vient que les Chinois, pour acquérir la science occi-
dentale» se voient aujourd'hui forcés de modifier profon-
dément leur langue, et en quelque manière de la retourner.
MEMENTO 487
MEMENTO
L'Amour de l'Art (Juin) ; L'art roman, par Antoine Bourdelle ;
Dcnueme, poème de Paul Valér}- ; et un beau portrait de Renoir
par Angel Zarraga.
Le Crapouillot est la première revue qui ait su parler avec goût
et avec précision des spectacles de cinéma. II continue. Des cri-
tiques de Jean Galtier-Boissière et d'André Varagnac (i" Juin,
1er Juillet).
Il faut signaler dans la Revue des Jeunes (10 Juillet) \es frag-
ments inédits des carnets du lieutenant de vaisseau Dominique-Pierre
Dupoucy. i
Dans Rythme & Synthèse (Mai), ce poème de Paul Valér\' :
LES GREKADES
Dures grenades entr'ouvertes
Cédant à l'excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Eclatés de leurs découvertes !
Si les soleils par vous subis,
O grenades entrebâillées.
Vous ont fait d'orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,
Et que si l'or sec de Vécorce
A la demande d'une force
Crève en gemmes rouges de jus,
Cette lumineuse rupture
Fait riHrr une âme que feus
De sa secrète architecture.
*
. La Revue Universelle (i 5 Juillet) : Les théories d'Einstein, par
Lucien Fabre.
*
La Vie (12 Juillet) donne un poème de Henri Pourrat : Mon
Logis.
488
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
L — BEAUX-ARTS.
BissiBRK ET Ravnal (Maurice) :
Georges Braque. Fernand Léger ^
Juan Cris. Pablo Picasso (loo fr) ;
L. Roscnberg.
IL — LirrÉRATURE,
ROxMANS, THÉÂTRE.
Loi'lS Bakthol' : Un voyage roman-
tique en 1S36, dessins de Victor
Hugo et de Célesiiu /fauteuil
(150 fr.) ; H. Floury.
Paul Claudel : /-c Pire Humilié
(7 fr.): Nouvelle Revue Française.
Jean Cocteau : Carte blanche (6 fr. ) ;
La Sirène.
Lucien Descaves : Rongcmaille
vainqueur(2oU.) ; Libr. Ollendorff.
■Georges Duhamel ; Guem et litté-
rature {(y fr.) ; La Maison des amis
des livres.
Luc DuRTAiN ; Georges Duhamel
(6 fr.) ; La M.iison des amis des
livres.
IsabellkEbkrhardt: Pages d'Islam
publiées par Victor Barrucaud
(6 fr.) ; E. Fasquelle.
André Gide : La Symphonie pasto-
rale (4 fr. 80) ; Nouvelle Revue
Française.
La Rochefoucauld : Réflexions ou
Sentences et Maximes morales
(20 fr.): Grés.
Larsson : La logique de la poésie
(7 fr. 50) : Crés.
^Iarc Leci.hrc : En lâchant l' Barda.
Pocmes (3 fr.j; Crôs.
Pierre Mac Orlan : Petit manuel
du parfait aventurier (4 fr. 50; :
La Sirène.
François Mauriac : De quelques
caurs inquiets (4 fr. y ; Société lit-
téraire de France.
Marcel Martinet : Les temps mau-
dits (6 fr ) ; Ollendorff.
Charles Maurras ; L'Etang de
Serre (lo fr.) ; Ld. Champion.
X... : Les Propos d'Alain, Tome ï :
6 fr. ; Tome II. : 6 fr. 75 ; Nouvelle
Revue Française.
Radindranatm Tagork : le Jardi-
nier d'amour. Trad. Henriette
Mirahaud-Thorens (6 fr. 6oy ; Nou-
velle Revue Française.
Retz (cardinal de) : Supplément à la
correspondance. Edité par Claude
Cochin {3o fr.) ; Hachette.
Romain Rolland Aux peuples
assassinés (8 l'r.) ; Ollendorff.
André Salmon : La Négresse du
Sacré-Ca-ur (6 fr. 75) ; Nouvelle
Revue Française.
Stendhal : La Chartreuse de Parme.
Fac-similé de l'exeniplairc de l'au-
teur, par Paul Arbelel (1500 fr.) ;
Ed. Champion. ,
R. L. Stevenson : Dans les mers du
Sud. Trad. Marie Louise des Go-
rets (7 fr. 50) ; Nouvelle Revue
Française.
John Millington Svnge : Le Baladin
du monde occidental (6 fr.) : La
Sirène.
Louis Thomas : L'Esprit d'Oscar
U'ilde (6 fr.) ; Crès.
Francis Thomson : L'ne antienne de
la Terre (6 fr.) ; La Maison des
amis des livres.
III. — MORALE. PHILOSOPHIE,
RELIGION. THÉOLOGIE, HIS-
TOIRE, SCIENCES.
Berkeley : Les Principes de la Con-
naissance humaine{^ fr.); A. Colin.
G. HoNNiER : Zes Plantes des ehamfs
et des bois (ao fr.) ; J-B. Baillière
et (ils
J-H. Fabrk : Les serviteurs {7 fr.) :
Delagrave.
Henri Ghéon : Le Miroir de Jésus
(lo fr.) ; Libr. do l'Art Catholique.
Docteur Lucien-(Jrai x : Les L'.iusses
Aouvelles de la Grande Guerre
(7 fr. 50); Edition française illus-
trée.
Les amis dr Proudhon : Proudhon et
notre temps (7 fr. 50) ; Chirou.
Un relioieu.v Dominicain : Les orai-
sons de Sainte Catherine de Sienne
(5 fr.) ; Libr. de TArt Catholique.
LE GKRANT : G.\STON GALLIMARD.
ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
BONNES INTENTIONS
La présence de Dieu dans les différents sanctuaires ne
se manifeste pas chez les mêmes dévots par de mêmes
émotions. Des affiches dénoncent l'existence des voyages
pieux et celle des agences qui les organisent vers les sanc-
tuaires les plus émouvants. Je respecte, j'admire, j'aime
l'ardeur des pèlerins pour la connaissance de Dieu par
ses multiples aspects. Je ne les veux croire ni des habi-
tués, ni des sensuels, ni des gourmands de sentiments
pas plus que je ne fais du savant devant la vérité, de
l'explorateur devant la terre inconnue. Vraiment, il y a
de beaux caractères dans la pépinière de Dieu... j'en ai
fréquenté... j'en fréquente... dans celle du diable aussi...
c'est troublant. Je ne puis parler de ces fortes âmes que
l'espoir de s'approcher de l'Œil et du Cœur de N.-S.
transporte souvent pauvres d'argent bien au-delà des
gares, en Italie, en Espagne. Je ne veux pas parler davan-
tage des fidèles de nos fêtes paroissiales à Paris qui à
Sainte-Geneviève et à. Saint-Sulpice le 2 et le 19 jan-
vier, à Saint-MédardIeS juin, à Saint-Eustache le 29 sep-
tembre, à Saint-Roch le 16 août, à Notre-Dame-des-
Victoires en tous temps et certains dimanches au Sacré-
Cœur apportent leur zèle d'organisateurs dans les
32
490 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
processions, leur calme douleur résignée, qui se con-
naissent et se reconnaissent sans se saluer, déplorent
dans les coins le malheur des temps, notent les coups
de la vengeance de Dieu ou les miracles de Sa Miséri-
corde. Je ne veux parler que d'un seul de ces pèlerins des
églises parisiennes, j'en veux parler, car personne ne
s'aviserait de le faire.
Il est si petit, il a si peu de corps qu'on ne le remar-
que pas ; il a les traits si rougeauds, si ronds, si effacés
qu'il semble n'en avoir aucun. Plus de cheveux, pas de
moustaches, point d'âge. A-t-il un nom ? « Il est ici tous
les jours », me dit un Suisse près de qui je m'enquérais de
lui parce qu'il avait parlé à un prêtre trop gaiement en
l'appelant « Monsieur » en s'excusant, en bredouillant.
« Oh ! c'est un monsieur très bien : il est très donnant...
toujours ! tenez ! le voilà à la chapelle Saint-Joseph en
train de pleurer. Il fait toutes les églises de Paris comme
ça. » Je le regardai : il a la bouche mince et méchante,
les 5''eux sans vie... ou plutôt... oui plutôt... plutôt per-
vers... ma foi ! Ses habits sont élégants mais fatigués.
Son chapeau a coûté cher à quelqu'un mais pas à lui !
son pardessus est superbe mais ne lui va vraiment pas
assez ! Le voilà qui s'essaie à l'onction près du Suisse :
c'est un comédien ! Tiens, il sourit ! Oh ! quelle souf-
france secrète, quelle naïve bonté ! c'est un philanthrope
par désespoir et par habitude. Non ! Il n'est pas pareil
aux dévots. Je le surnomme le « petit homme des
églises », c'est le héros de cette histoire qu'on m'a
contée.
A tout petits pas assez rapides, il tourne autour de la
nef dans une église de faubourg : il ne prie pas, il estdur
BONNES INTENTIONS 491
• et orgueilleux ; il cherche la sacristie, elle est devant lui,
il la cherche encore, il est myope ou distrait. « Sacristie !
ah ! c'est là ? » Il hésite encore^ il entre ; il s'arrête ; il
attend qu'on le remarque, mais qui le remarquerait ?
« C'est un mariage ?... c'est pour un enterrement?,..»
Le petit homme des églises prend beaucoup d'onction et
de politesse.
« Je... c'est... non... moins important que... excusez-
moi, monsieur l'abbé, c'est mon agenda... un petit service
que... pouvez-vous... ce n'est pas un livre de messe...
les monuments de Paris... mon agenda ne mentionne
dans ce quartier que Saint-Jean de Belleville et Saint-
Joseph deMénilmontant. Est-ce qu'il y a d'autres églises ?
— Il y a boulevard de la Villette la chapelle de la
Vierge dans une imprimerie. Il y a rue de Bagnolet
l'église flamande de la Sainte-Famille : il y a près du
canal Saint-Martin...
— Je la connais... je suis désolé... merci... je la con-
nais... désolé... mais si ! mais non ! oh ! ne me recon-
duisez pas, »
Un prêtre l'a pris pour un étranger qui visite Paris et
peut-être pour un fou s'il l'a vu se remettre à pleurer
sans savoir pourquoi.
Depuis qu'ils n'étaient plus retenus par les devoirs de
la guerre, les hommes de cette époque songeaient à ceux
de la famille : au mariage ! et on demandait à Dieu de
consacrer les unions plus souvent que jadis, les douleurs
de la guerre ayant attendri les coeurs et les ayant rappro-
chés du Consolateur Divin. Un samedi vers midi le gro-
tesque petit homme des églises entra à Saint-Joseph de
Ménilmontant, sanctuaire neuf mais souillé parles foules
492 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
comme une école communale. Les cortèges de noces
étaient plus nombreux que les prêtres et moins nom-
breux que les chapelles de la grande église.
« Bénissez tous les fidèles qui sont venus recevoir le
Sacrement de mariage, disait le petit homme à genoux
sur les marches d'une chapelle. Donnez-moi un peu
d'intelligence aujourd'hui et je ne mangerai que des
légumes ce matin, un peu d'intelligence car je ne com-
prends rien de rien. Saint Joseph, donnez-moi des pensées
plus chastes car l'obscénité est dans mes yeux, dans mes
oreilles et dans ma tête. Sacré-Cœur, donnez-moi l'amour
de l'humanité, disait-il ailleurs, car je me réjouis de son
malheur et la méchanceté et la vengeance sortent de
moi naturellement. »
Il avait parlé à la moitié des saints honorés d'autels
en ce lieu et s'apprêtait à visiter les autres quand il fut
arrêté par les cortèges nuptiaux. Alors derrière chacune
de ces nouvelles familles il médita sur ses malheurs pos-
sibles priant Dieu de les détourner d'elles. Toujours
priant, toujours pleurant, il arriva près d'une porte grande
et close et près d'une chapelle qui eût été claire si les
vitres en étaient restées blanches et qui devait être égayée
un jour par les boiseries d'une consécration. A cette-
grotte sans miracle deux marches conduisaient que
deux cierges n'éclairaient pas. Là trois malheureux
attendaient un prêtre : il vint sans faste portant un
livre. Un ouvrier noir le suivait plus fait pour servir
les morts que les vivants. Oh ! le pauvre mariage que
voilà ! pas de chaises ! pas d'amis ! un témoin, un
seul, bossu, falot, louche et blond, accroupi sur un prie-
Dieu :
BONNES INTENTIONS /|93
« Rébecca... patriarches... pas de brutalités... Dieu
d'Israël... la femme forte... Jésus-Christ... »
Le prêtre lit très bas. Le grotesque petit homme des
églises n'écoute pas ; il regarde la triste humanité, la robe
€t le chapeau secs que cette servante mariée a cousus en
suivant la mode vaguement, et, le teint rougi par la timi-
dité ou par des travaux militaires récents, ce garçon de
café endimanché. Le prêtre dit très vite : «Mettez votre
main droite sur celle de votre épouse. Vous êtes unis
devant Dieu. »
« Enfants, mes enfonts ! pense le grotesque petit homme
des églises, enfants de ce peuple. Il y avait un ami à
votre noce, mes enfonts. Mes prières valent celles d'une
foule, ma prière est plus forte que celle des mondains
impies, mes enfants. Vous n'avez pas eu de messe mais
vous avez eu des prières amicales. Bénissez-les, mon
Dieu.
— Attendez-moi là, dit simplement le prêtre. Je vais
jusqu'à la sacristie chercher le registre des mariages.
Vous savez signer ? à la bonne heure !... je... n'ai pas
parlé des bagues... houm ! Attendez-moi là... »
Alors l'époux dit devant Dieu :
— Tu le connais le petit vieux qui est vissé derrière
depuis le commencement. Si ! tu le connais, va ! t'as
toujours aimé les vieux. Il pleure parce que tu t'maries
tiens, c't'idée.
— T'avais promis qu' c'était fini après le mariage.
— T'as juré qu't'en avais jamais eu d'autres que moi.
A preuve qu'on se mariera à l'Eglise, t'as dit. On se
mariera par le prêtre, à preuve que j'suis pas une saleté.
£h bien ! ça fait que t'es deux fois plus saleté.
494 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le témoin bossu et blond mettait les doigts dans le
nez. C'est un savetier de la rue de Tlemcen qui a tro-
qué contre l'apéritif et le déjeuner une matinée de tra-
vail et de gains.
« Et toute ma vie je prierai pour eux : ils ne me
verront pas et Dieu les comblera de prospérité. Ils me
devront le bonheur et nul que Dieu ne le saura. Saint
Joseph n'était pas plus riche quand il prit Marie devant
Dieu... devant Dieu... devant Dieu. »
Ainsi pensait le petit homme des églises et malgré
l'envie qu'il en avait il n'osa pas avec le témoin bossu et
blond signer le registre apporté par le prêtre.
Une heure après au milieu d'ouvriers bruyants et rési-
gnés le petit homme des églises rêvait devant un cou-
vert de fer, une table en marbre blanc, un plat de hari-
cots roses et une carafe d'eau. Il ne comprit ni la présence
debout à cette table du marié qu'il avait béni, ni les
paroles qu'il lui disait.
« Alors ! c'est y à Madame que vous en avez ? D'où
donc que vous la connaissez Madame ? Vous pouvez y
faire société à Madame car nous autres on va bouifer
ailleurs, pas, Charles ?
— Laisse-le donc, disait Charles, tu vois bien que c'est
un louftingue.
— J'aime pas beaucoup qu'on se foute de moi. »
Le petit homme des églises n'eut ni le courage
d'achever son maigre repas ni celiii de l'abandonner, ni
celui de répondre aux paroles brutales des hommes, au
regard douloureux de la pauvre mariée solitaire. \'ague-
ment il devinait toute intervention nuisible, toute expli-
cation inutile. Le premier pas vers la sainteté est la
BONNES INTENTIONS 495
conquête du calme intérieur, il s'essaya à retrouver ce
qu'il en avait perdu.
Le même soir, dans une chambre d'hôtel, rue des
Amandiers, un garçon de café enlevait un habit de
travail :
« Je te ferai parler ! Je t'en ferai tant que tu finiras
par parler ! »
Il y avait une voix qui venait du mur, de la nuit, des
épaules, et qui disait :
« Pas celui-là, j' te dis, Alfred ! Pas celui-là. »
Le petit homme des églises s'appelle M. le marquis
Mesmin Crescent Lepan de la Cressonoye.
MAX JACOB
NOTE SUR MÉRIMÉE
PORTRAITISTE
11 y a dans la Chronique du règne de Charles IX un clia-
pitre intitulé : « Dialogue entre le lecteur et l'auteur »,
qu'il importe de lire de près si l'on veut bien comprendre
l'attitude de Mérimée vis-à-vis de la littérature descrip-
tive appliquée à une matière historique.
Le titre seul du chapitre indique que Mérimée con-
trevient ici à tous ses principes, mais il n'y contrevient
qu'afin de les mieux étayer, en découvrant, une fois pour
toutes, les secrets motifs de ses fins de non-recevoir.
Le lecteur commence par féliciter l'auteur de l'occa-
sion que lui offre son sujet de décrire les grands person-
nages de la cour franco-italienne du château de Madrid.
Sur quoi l'auteur se récuse : « Je voudrais bien, dit-il,
avoir le talent d'écrire une Histoire de France, je n'écri-
rais pas de contes », et, aussitôt, il ajoute : « Mais, dites-
moi, pourquoi voulez-vous que je vous fasse faire con-
naissance avec des gens qui ne doivent point jouer de
rôle dans le roman ? ;;
Blâme sévère du lecteur indigné : « Mais vous avez
le plus grand tort de ne pas leur y faire jouer un rôle.
Comment! vous me transportez à l'année 1572, et
vous prétendez esquiver les portraits de tant d'hommes
îsOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE 497
remarquables » et, complaisamment, il lui propose de
l'aider, de lui fournir l'entrée en matière :
« Allons, il n'y a pas à hésiter. Commencez, je
vous donne la première phrase : la porte du salon
s'ouvrit, et l'on vit paraître....
— Mais, Monsieur le Lecteur, il n'y avait pas de
salon au château de Madrid ; les salons...
— Eh bien ! La grande salle était remplie d'une
foule... etc.. parmi laquelle on distinguait...
— Que voulez-vous qu'on y distingue ?
— Parbleu ! Primo: Charles IX...
— Secundo ?
— Halte-là. Décrivez d'abord son costume, puis
vous me ferez son portrait physique, enfin son portrait
moral. C'est aujourd'hui la grande route pour tout
faiseur de roman.
— Son costume ? Il était habillé en chasseur, avec
un grand cor de chasse passé autour du cou.
— Vous êtes bref.
— Pour son portrait physique... attendez... Ma foi,
vous feriez bien d'aller voir son buste au musée d'An-
goulême. Il est dans la seconde salle, N° 98. »
Je ne sais pas de réponse qui soit plus caractéristique,
plus révélatrice du fond de la pensée de Mérimée. En
réalité, de tout personnage qui l'intéresse le physique le
passionne, — plus peut-être même qu'il ne passionne
les écrivains qui, rivalisant avec les peintres, exécutent,
souvent avec maîtrise, de tels portraits; car ici la passion
de Mérimée est une passion désintéressée, pure de toute
arrière-pensée d'émulation : c'est la passion à base de
-198 LA >TOUVELLE REVUE FRANÇAISE
curiosité du grand observateur, du naturaliste : l'œil qui
regarde, non la main qui s'acharne à rendre. Connaître
le physique des personnages historiques, c'est, chez
Mérimée, à la fois un plaisir et un besoin, comme une
loi de son esprit.
« Ne trouvez-vous pas agréable de voir % the mind's eye
les objets dont il est question dans l'histoire ? Lorsque
je voulais écrire l'histoire de César, j'avais tant regardé
et si souvent dessiné ses médailles et son buste de Naples,
que je le voyais très distinctement à Pharsale et même à
Alexandrie '. »
Mais connaître et rendre sont deux opérations tout à
fait différentes, — que l'on a peut-être trop tendance à
considérer comme les deux stades complémentaires d'une
opération unique : entre les deux, la relation simple de
cause à effet s'établit bien moins fréquemment qu'on ne
pourrait le supposer. La connaissance d'un Mérimée, —
de qui Victor Cousin, pour l'avoir une fois éprouvé à
ses dépens, disait : « Il ne sait rien imparfaitement », —
circonstanciée et scrupuleuse, où un retrait, un repentir
vient aussitôt corriger, compenser toute avance un peu
risquée, de toutes les formes de connaissance est peut-
être la moins favorable à l'art de rendre, au sens plas-
tique du terme, lequel trouve son meilleur point de
départ, son tremplin le plus efficace, dans une vue limitée
prise par un regard perçant.
Mais, objectera-t-on peut-être, ce refus de Mérimée à
entreprendre le portrait physique d'un personnage ne
tiendrait-il pas, tout simplement, à quelque impuissance
I. Vue d'iiespoiidaiice inédite, p. 53, lettre de 1856.
NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE 499
de sa part ? On pourrait admettre la plausibilité de l'expli-
cation si certaines particularités, sur lesquelles nous
aurons à revenir plus loin, ne venaient, justement dans
la suite de notre chapitre, lui apporter un curieux
démenti. Non, la vérité, c'est que Mérimée, qui aurait
pu prendre comme devise d'écrivain le « Nibil fore aliter
ac deceai » de ce Cicéron pour lequel il s'est montré si
in j uste, a le sens le plus susceptible, le plus chatouilleux —
un sens attique — de ces distinctions entre les genres,
de ces délimitations entre les arts, dans lesquelles
triomphe le meilleur esprit gréco-latin, l'esprit d'un
Aristote et celui d'un Quintilien. Il n'est que de lire les
Lettres à une Inconnue ou la Correspondance Inédite pour
rencontrer, toutes les fois où il s'agit d'un tableau, d'une
statue, d'un objet d'art, quel qu'il soit, ces remarques qui
ne trompent pas, qui décèlent aussitôt l'amateur véri-
table, — traductions toujours précises d'impressions
exactes et authentiques. Mais, justement, cette distance
qui, du peintre, sépare l'écrivain, Mérimée ne la fran-
chira pas, parce qu'il la juge infranchissable, que, d'ail-
leurs, il estime qu'il est bien qu'il en soit ainsi, et parce
qu'il ne convient, en aucun cas, d'entreprendre l'im-
possible. Une certaine confusion entre ce qui se peut et
ce qui ne se peut pas dans une forme d'art donnée, rien
peut-être n'inspire à l'esprit de Mérimée une plus invin-
cible répugnance, comme une sorte de dégoût ; il y
entre le sentiment d'un ridicule qui entraîne à ses yeux
une pointe de déshonneur pour l'intellect, — mais, sur-
tout, il voit dans cette confusion un manquement au
code esthétique fondamental, et, par là, une manière
d'improbité.
500 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il se trouve ici d'accord avec Taine, mais pour des
motifs d'un ordre tout différent.
Le deuxième volume de la correspondance de Taine
renferme en effet toute une série de notes sur l'impor-
tance desquelles Paul Bourget a rappelé l'attention au
moment de la publication à'Etienue Mayraii : les notes
personnelles de février et d'octobre 1862, un des plus
beaux efforts d'auto-critique qui existent, et les notes
sur Paris qui s'échelonnent entre 1861 et 1863, et dans
lesquelles sont transcrits et commentés certains entre-
tiens de Taine avec les écrivains et les artistes célèbres
de son époque. Du récit de ses deux'premières rencontres
avec Flaubert en 1S62, après la publication de Salammbôy
je détache les phrases suivantes :
« Ma thèse avec lui est de lui dire (avec des ménage-
ments) que son style s'écaillera, que la description sera
inintelligible dans cent ans, qu'elle l'est déjà pour les
trois quarts des esprits, que la narration et l'action
comme dans GiJ BJas et Fielding sont les seuls procédés
■durables.
» Il répond qu'aujoiu-d'hui il n'y a pas moyen de faire
autrement, que d'ailleurs il n'y a pas d'art sans pittores-
que, que l'idée doit atteindre les dehors, se manifester
par une forme corporelle et visible.
» Toujours est-il que c'est de la littérature dégénérée,
tirée hors de son domaine, traînée de force dans celui de
la science et des arts du dessin.... »
« Ma thèse est toujours que son état d'esprit, la vision
<iu détail physique, n'est point transmissible par l'écri-
ture, mais seulement par la peinture. Sa réponse est que
c'est là son état d'esprit, et l'état d'esprit moderne.... »
NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE jOI
« Tout ce qui n'est pas une forme physique, minu-
tieusement vue par une vue de visionnaire, est pour lui
non achevé, vague.
» Il écrit d'une manière extraordinaire, avec un pre-
mier jet incomplet, maladif, mettant des carrés, des
losanges, un mot en vedette, un bout de phrase, atten-
dant que le chant vienne, reposant, revenant avec un.
labeur énorme et insensé... »
Il ne saurait être question d'aborder un seul des nom-
breux et passionnants problèmes que ces textes soulè-
vent ; il ne s'agit ici de Flaubert et de Taine que par-
rapport à Mérimée : en regard de ces notes de Taine
dans lesquelles la pensée est si honnêtement pesée, je
ne mettrai pas les passages des Lettres à une Inconnue
qui ont trait à Salainnihô : l'irritation qui s'y fait jour et
qui n'est rendue que plus vive par la nécessité où se
trouve Mérimée de reconnaître que l'auteur « a du
talent », engendre une injustice qui n'est plus guère que
de la légèreté.
Mais puisqu'en réalité c'est une conception générale-
qui est en jeu, dans laquelle le cas de Flaubert n'inter-
vient, pour Taine comme pour Mérimée, qu'à titre de
réactif, relisons plutôt dans la notice de Mérimée publiée
en 1855 en tête des œuvres complètes de Stendhal cette
page si symptomatique :
« Comme tous les critiques, Beyle luttait contre une
difficulté probablement insoluble. Notre langue, ni
aucune autre que je sache, ne peut décrire avec exac-
titude les qualités d'une œuvre d'art. Elle est assez riche
pour distinguer les couleurs ; mais, entre les nuances
502 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qui ont un nom, combien y en a-t-il, appréciables aux
yeux, qu'il est absolument impossible de déterminer
par des mots ! La pauvreté des langues devient encore
bien plus sensible lorsqu'il s'agit de formes, non plus
de couleurs. Un œil médiocrement exercé reconnaît
facilement un contour \'icieux. Quiconque examine k
statuette de la Vénus de Milo réduite par le procédé
Callos, reconnaît aussitôt que le nez n'est pas antique..
Pourtant la différence entre ce nez rapporté et le nez du
statuaire grec ne peut consister qu'en une fraction de
millimètre : or quels mots peuvent caractériser cette
forme dont k. beauté dépend d'une fraction de milli-'
mètre en plus ou en moins ? Ce qui se sent avec tant
de facilité, on ne peut l'exprimer avec du noir sur du
blanc, comme disait Beyle '. »
Nous touchons ici le fond de la pensée de Mérimée.
Si déjà il considérait qu'il était impossible de faire avec
des mots k copie d'un portrait peint, d'opérer la trans-
lation dans le domaine verbal d'un système de formes
et de couleurs que l'on a pourtant sous les yeux, com-
bien devait lui paraître h la fois plus folle et plus
vaine l'entreprise de l'écrivain qui, partant d'une simple
image mentale, prétend néanmoins, avec le seul soutien
de ces mêmes mots, édifier une œuvre qui rivalise de
plasticité et comme de matière avec celle du peintre.
La protestation de toute la nature de Mérimée là-
contre est encore plus foncière que celle de Taine. La
protestation de Taine se rattache à ces préoccupations
d'hygiéniste mental dans lesquelles Paul Bourget voit
I. Mérimée. Portraits historiques et littéraires, pp. 184-185.
NOTE SUR MERIMEE PORTRAITISTE 503
avec raison une des pièces maîtresses de son esprit.
Taine vérihe sur un Flaubert ce qu'il avait déjà signalé
à la fin de son étude sur Lord Byron comme une fata-
lité propre à l'artiste moderne, à savoir qu'un tel mode
de création détruit infailliblement l'écrivain qui s')'' livre;
et il se détourne alors d'un péril dont, à un moment,
il s'était senti lui-même menacé, mais il se détourne
tout en admirant, et s'il se persuadait que les conditions
de travail fussent susceptibles de modification, sans
doute ne se détournerait-il pas. Voici d'ailleurs, à cet
égard, le texte capital. Il vient Me dire que son idée
fondamentale a été « de peindre l'homme à la façon
des artistes et en même temps de le construire à la
façon des raisonneurs », et il ajoute : « L'idée est vraie;
de plus, quand on peut la mettre à exécution, elle
produit des effets puissants, je lui dois mon succès ;
mais elle démonte le cerveau, et il ne faut pas se
détruire. »
Mérimée, lui, se détourne, mais sans admiration.
C'est qu'en plus des mille différences palpables qui les
séparent, ces deux hommes, dans la région même des
dons, par les obscures racines de leurs facultés, étaient
aussi loin que possible l'un de l'autre. Chez Taine, la
faculté artistique était beaucoup moins spontanée
qu'inlassablement conquise, héroïquement obtenue, et
ainsi qu'il advient parfois, il contemplait, non sans
nostalgie, dans ces possibilités qui s'ouvrent devant la
richesse et la générosité de dons de l'artiste plastique,
des mondes relativement interdits. Chez Mérimée le
don de l'artiste Httéraire, — de l'artiste littéraire pur —
était au contraire inné, mais comme nonchalant. Il en
504 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
usait de moins en moins, et, avec les années, il en était
venu à ne plus priser véritablement que l'histoire. Or,
il ne perdait jamais de vue les saccages splendides, mais
gigantesques, auxquels l'écrivain de type plastique se
livre sans cesse dans ce domaine de l'histoire que
Mérimée eût voulu transformer en une chasse gardée. De
là sa répugnance, ses dégoûts, ses injustices même ; de
là aussi, qu'élevant pour une fois la voix, car il esti-
mait que le sujet en valait la peine, il s'écrie dans une
de ses lettres : « L'Histoire est à mes yeux une chose
sacrée. »
Le plus curieux, — et ceci nous ramène à la suite de
notre dialogue, — c'est qu'après s'être récusé auprès de
son lecteur, et l'avoir poliment, mais fermement, ren-
voyé au buste de Charles IX du Musée d'Angoulême,
Mérimée, sur son insistance, et dans l'espoir de se
débarrasser de lui, finit par s'exécuter, et, en quelques
lignes, il nous trace, de Charles IX et de Catherine de
Médicis, des portraits qui, faits en des termes tout
moraux qui n'ont même pas l'air d'avoir été choisis
avec un soin particulier, restituent néanmoins sous nos
yeux, et de la manière la plus frappante, le phy-
sique des personnages. Récompense accordée au regard
objectif, à l'œil pur qu'il n'a cessé de diriger sur toutes
choses.
Mais qu'il vienne à s'agir, non plus d'un personnage
historique, mais d'une créature de son imagination,
l'esprit de Mérimée se trouve alors en face de difficultés
d'un autre ordre, et qui lui interdisent bien plus sévère-
ment encore le portrait physique de ses propres person-
nages. Nous avons noté plus haut une analogie à cet
NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE 505
égard entre l'attitude de Stendhal et la sienne, mais on
découvre à la réflexion que les pourquoi de cette atti-
tude sont, au fond, très différents. Stendhal, toujours
requis ailleurs, passe, pour voler à des tâches qui l'inté-
ressent bien davantage. — Chez Mérimée, tout à la
fois plus disponible et plus concerté, il y a plutôt comme
un nouveau scrupule ; historien, avant tout, — • d'un
goût qui, d'autre part, lui interdisait jusqu'à la seule
conception du roman à clé, il se trouve pris entre deux
solutions également impossibles. Il n'a pas cette verve
qui fait jaillir les personnages avec toutes leurs particu-
larités physiques et animales, — il faudrait donc les
construire, dans une certaine mesure les fabriquer, et
quelle opération plus artificielle, plus factice, plus con-
traire au canon de l'art littéraire tel que Mérimée le
conçoit, qu'une opération de ce genre ! Non, — sem-
ble-t-il toujours dire, — de ses personnages un écrivain
ne doit décidément au lecteur que le portrait moral et
si, à travers ce portrait moral, il se trouve qu'il lui livre
quelque chose de plus, tant mieux pour l'écrivain, à
condition qu'il ne l'ait pas cherché. Le lecteur avec
cela n'est-il pas encore satisfait ? S'il proteste, comme à
la fin du dialogue : « Oh ! je m'aperçois que je ne trou-
verai pas dans votre roman ce que je cherchais »,
Mérimée se bornera toujours à répondre : « Je le crains ».
CHARLES DU BOS
Î5
CHANSONS...
ELLE ET MOI
(Le bon ménager d'Auvergne forme ce rêve d'avoir
une Muse, et dit comment il se comporterait à son
égard.)
J'ai rêvé Vautre nuit que f avais une Muse.
■Je voudrais bien prnidre ce rêve au mot.
« Vene:;^^ la belle enfant, danser sous les ormeaux -
Au doux son de la cornemuse !
Danse:^y saute:^, et embrasse:;^ qui vous voudre:^,
A vous d'en faire à votre tête. »
Oui. Mais pour dire vrai, je vous la mènei'ais
Plutôt à la baguette.
Car il ferait beau voir que tout n'aille à mon gré.
Et que l'on fasse sa Sophie !
Je lui en passerais l'envie.
<( Ha, par ma foi, vous dansere^ ! »
Pour la voir pivoter et ballertout deinênw,
Je crois que je ferais comme ces mâchurés
A leurs ours-martins de Bohème
CHANSONS 5<^7
Tapant du tambourin tout contre sans arrêt.
Et poussant pour marcher de mes souliers ferrés
Sur les pieds nus de la pauvrette.
« Une Muse, ça se taquine ! Allons, hardi !
Et vous la belle enfant, ne faites pas la tête !
— Oui êtes-vous, pour me parler ainsi ?
— Je suis, madame, le sire de Framboisy. »
DU MIEL
(Sa ménagère se complaignant sans cesse de la rareté
du sucre, le bon ménager forme le projet d'avoir un
rucher dans son jardin.) »
On dit bien : qui na pas de miel en son rucher
Doit tout au moins en avoir sur sa langue.
Pour les gens. Car les gens aiment se pourlécher,
A défaut de vrai miel, d'une douce harangue.
Je voudrais un rucher tout uniment pour moi,
Non pour en affiner le monde.
Le miel plaît, il sent bon, a belle couleur blonde.
Il est bien de garder au jardin un endroit
Où, sous un vieux sureau penchant au petit toit
De tuiles ébréchées que le lichen écaille,
S'alignent trois ruches de paille.
Un recoin en balcon, donnant côté de jottr.
Tout d'herbe, de feuillage, et de rayons qui glissent
Dans l'odeur chaïuie des lys rouges, des mélisses.
L'après-midi d'été 7^on:^onnant à l'eniour...
508 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Oui, j'aimerais avoir en îiion petit ménage
Une retraite oii se ferait h miel.
Les abeilles iraient butiner sons le ciel
Aux acacias bordant la route du village,
Et reviendraient ici l'amasser en requoi.
Ainsi se fait sans quon y pense.
Pourvu que l'on ait su garder par dei'ers soi
Un coin de paix tranquille et coi.
Le miel de la douce sapience.
Et maintenant, écoute une chose, mon fi :
« As-tu trouvé le miel, prends-en ce qui suffit. »
UN DEPART
(Ici le bon ménager se souvient d'une rencontre faite
la veille au cours de sa petite promenade.)
J'ai fait hier rencontre au pont
Du Claude et de sa Toi non.
Habillés qu'ils étaient de leurs dimanches.
Moi d'abordée f hésitai quelque peu
Et ne les reconnus que passé la Croix-blanche.
Elle, rouge comme le feu,
Verbiageant , frétillant, ne se tenait pas d'aise
Et dansait presque, ainsi qu'un coq sur de la braise.
Lui, l'air naïf et faraud.
Suivait d'un pas relevé son élue.
Et portait sur l'épaule, — il est puissant ribaud —
Une malle à bandes poilues.
CHANSONS 509
La Toiuùn ma honjoiirc
D'une façon fort civile.
Son homme m'a déclaré
Qu'on partait pour la grand'vilk...
N'en furent pas au haut là-bas
Qu ils pressèrent encor le pas.
Ne se tour fièrent même pas
Pour regarder les noyers du village.
Les maisons de la soupe chaude et du bon feu,
Ces toits en escalier au creux de leur feuillage
D'où les fumées montaient dans la paix du bon Dieu...
Au tournant du bois-bocage
Une pie a jacassé.
A la corne du pacage
Une grolle a croassé.
Dieu vous garde du présage !
Moi je n'avais rien chanté
Sinon quelque : Bon voyage !
Vu qu'on n'aurait pas compris.
D ailleurs, ce nous dit le sage :
A chose faite, conseil est pris.
Parte:^, parte^, mes amis.
Puis donc que vous ave^ bouclé votre bagage.
Mais pu issiei-vous pour le prix
Ne pas aller vous trop faire lanlaire
Et quelque jour nous revenir marris.
Car ce n'est pas pour rien qu'on voit une galère
Sur le blason de Paris.
510 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
FILS DE L'AUVERGNE QUI \'OYAGEZ...
(Un dimanche après vêpres, le bon ménager songe à
tous les gens du pays qui cheminent au loin de par le
monde.)
F/75 de r Auvergne qui voyage::^ sous l'averse
Ou dans la bise et dans le hâle,
Par les grand'routes nationales
Pour les besoins de vos commerces,
Les chaudronniers, les rétameurs, les porte-balle,
Les raccommodeurs de faïence,
Que les accordéons jouant des airs de danse
Dans les faubourgs au bas des côtes,
Vous fassent souvenir de notre terre haute :
Les dimanches, ces soirs aux roulements d'oi-age
Qu'on dansait la bourrée dans le bas du village.
Les fêtes, les marchés, les pèches à mi-cuisse
Dans le ruisseau de la truite et de l'écrevisse ;
Et tout, le goût du vent, l'odeur des vieilles salles,
Le lit à housse rouge et la table où l'on mange.
Le gros soleil sur les rochers à digitales.
Et ce bruit que faisait la porte de la grange...
Mais vous qui par hasard êtes de là derrière.
Ha, souvene:^-vous seulement de Picquolagne,
De Vinchal, du pont de Thiolicre
Et de la petite montagne.
HENRI FOURRAT
NOTES DE JULES LAFORGUE
Nous dci'ous à l'ohligeaucc de M. Jacques-Emile Blanche la
comniuiiicaiion d'un agenda ayant appartenu à Jules Laforgue et
couvert, par endroits, de notes manuscrites, que les amis et admi-
rateurs du poète ne liront pas sans intérêt. Elles datent de son
séjour en Allemagne, oh il occupait les fonctions de [lecteur auprès
de l'impératrice Augusla. — L'agenda, qui est de i8Sj, est le
Carnet mondain, édité par Charpentier, avec texte, dessins et
dessins en couleurs par divers artistes.
(Au haut de la page du titre). — Hippolyte étendu sans
forme et sans couleur.
JANVIER
Lundi I". — Rentré coucher à 4 heures après le Cham-
pagne et le plomb fondu de Charlottenburg. Été à
8 1/2 à la messe — rentré — mort de Gambetta. Visites
— Panaches.
Mardi 2. — Eté à 8 1/2 à la messe Edwige Kirche
— avec M. B. — la bouche pâteuse — les 3'eux brouillés
— froid glacial — Elle à son banc — moi à la porte
près d'une mendiante, les pieds glacés aux dalles, perdu
dans les vitraux lamentables.
(Après le ji Janvier sous la rubrique '' Notes ") —
Eugène à Berlin. Observations.
512 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
FÉVRIER
{Après le 28, sous la rubrique "Notes ") — La Toccata.
Bach — Thausig. Le concerto de Rubinstein — La
Fantaisie de Liszt — Le Lohengrin.
Dell-Eva — Coppélia — Carmen — La reine de
Saba — Hamlet.
MARS
Jeudi J". — Marions-nous — Mariez-vous. X.
Samedi 77. — Gudrun.
Dimanche 18. — Le Prophète (!) Drame en deux
actes. Un malheureux.
Lundi ip. — Congé — Complainte du fœtus.
Mardi 20. — Congé — Thé à cinq heures — Back-
fisch. Liebling — Biichlein — complainte des amou-
reuses — donné à R. à lire cette lettre prise à Eugène.
Mercredi 21. — Congé — Tannhiiuser — Précédé
d'un hymne au Kaiser. Ma belle inconnue de l'Opéra !
souvenir éternel — Elle aura ma dernière pensée à mon
lit de mort. Idéal entrevu et enfin. Je suis sur qu'elle a
vu que je l'adorais et qu'elle m'en a adoré — Où est-elle ?
elle se couche ? Elle ôte ses faux cheveux — en fredon-
nant cette obsession, l'ouverture du Tannhiiuser, que
chantent ensuite les pèlerins — ouverture que j'ai tant
entendue dans le spleen de Coblentz. — Tout est mys-
tère — Elle était seule.
Jeudi 22. — Congé — Reichsall — die Ochsen — les
acrobates — les 2 créoles. — La vie est bizarre. — le
grand volume de Mariette-Bey — Mon Alléluia — Pro-
NOTES DE JULES LAFORGUE 513
logue à mes complaintes. Tous ces gens qui commu-
nient !!
Vendredi 2). — Congé. — la journée seul — Toujours
l'économique Printz — Une course dans le Thiergarten
— spleen — Impossible de combiner deux idées devant
le papier blanc — Toujours pas de lettres — Plus un
radis — fait avancer mon trimestre.
Samedi 24. — Au cirque — les AquimofF — la con-
naissance de l'illustre Cascabel — Proteus. de la neige.
Dimanche 25. — les Accents, exotiques. Qu'irai-je
faire aux États-Unis ?
Jeudi 2<). — Concert F. Planté. Sing-Akadémie —
succès fou. la tête des berlinois — le P. Radziwill dans
sa loge.
Vendredi }0. — au Walhalla — l'hystérique de Théo,
les Scha^ffer — les 2 Darc — les chiens — Exposition
Gurlitt et Jansen avec R. l'antipathie instinctive devinée
— M"= de Jo. Klinger. Une photo de Dell-Eva fiiisant
une pointe et souriant.
Samedi p. — Tristan et Ysolde — drames Mallar-
méens — couché • à 4 heures — Mon porteplume —
seul au monde.
(Sons la rubrique "" Noies ") ■ - Dîners sommaires —
pipes nombreuses — Démocraiie — Mon Faust — mort
à Gidel à Louis-le-Grand — Indigestion de Carmen —
Gudrun.
AVRIL
Dimanche i". — Soleil — Que fait en ce moment
l'être qui dessina les chats en regard desquels j'écris ?????
fÎDi Démocratie — (ce soir non la H. mais la Schôl)
514 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Une heore à l'opéra les Rattenfanger. Un joli décor —
La Pr. F. Ch. — échange de coups d'œil — que fait ce
mystérieux lord de Bourget ?
Lundi 2. — Je trouve ma pièce stupide — En face
l'éternel sourire de Dell-Eva — Walhalla — manqué
Versenbot \ Mélancolie de l'homme-serpent. Retour —
avec Théo - dans la Friedrichstrasse. Bahnhof, mélan-
colie. — 2'- édition mais plus huppée de cl.
Mardi ). — Les diamants de la Couronne — stupide.
Soupe avec Thé-o et Lewinsky — Le problème des
huîtres.
Dimanche 8. — Eté voir danser Dell-Eva à Carmen —
Et la danseuse phtisique — Et le danseur qui m'a jeté
le mauvais œil.
Lnndi 9. — J. B. — et S. M. V. 1! — Partout la dyna-
mite— Ici de grands malades — J'attends de l'Imprévu !
Le cœur palpitant.
Mardi 10. — Il pluviotte. Acheté une huître bronze
chinois pour pot à tabac — puis comme encrier.
Vendredi 75. — chargé demi-mot de regret pour
Planté — voir après lecture danser Dell-Eva Reine de
Saba de Goldmarck — puis au concert Planté — à la fin
présenté par Huster — (de même à Fernow et Wolf ?)
charmant débordant — Avec Théo — rencontré l'Amé-
ricain " Thausig ist mein Gott ! ". Colossal ! etc. — été
chez Julitz — huîtres microscopiques — éreinté.
Samedi 14. — 9h. Hôtel de France — Planté —
seuls — causé — bredouillé avec mon français — sa
1. Mot douteux.
2. ThcoYsa}e, pianiste compositeur, frère d'Eugène, le violoniste.
NOTES DE JULES LAFORGUE 515
photo — son cahier d'articles réunis par un 0*= ^ de
l'ambassade — Il retarde d'un jour son départ, naissance
d'un enfant. — angoisse — court chez la H — emballé
par cette figure insoucieuse, déjà embêtée à cette heure
par des solliciteurs — Rentré — Angoisse ! Bernstein —
sorti ; ensemble^ — voir chez R. — Neinder >. ça va —
lecture — délivré — chez Langlet '^ — puis à l'hôtel :
Oubliez tout, excepté que je vous suis dévoué.
Diinamhe ij. — Mon costume — mince d'élégance - —
Toto ne va pas à Charlottenhurg — Ollerich — spleen
— soirée chez lui — dames — le matin promenade
avec R.
Lundi i6. — Lecture — puis chez R — scène inter-
minable — banquise et tison, — Aïda,
Mardi ly. — Lecture — ébauché préparatifs pour
malles — Dresde — à i h. chez Théo — toilette impa-
tientante — ses chaussures ! fous ! à 2. départ — sous
— cigares — butterhrod. paysages — seuls — chahut.
Arrivé à 6. rôdé — bêtes curieuses, nos chapeaux —
rôdé — perdus — voitures énormes — cocher fumiste
— nuit — dîné Hôtel de France, plan — traversé l'Elbe
— rôdé — éreintés — Kaiserhoff — vaste chambre au
premier — fumé au balcon — couché — causé — Pan-
théisme — apparence Brahme, renoncement, jusqu'à
minuit en fumant — Ostende — réveil — fous.
Mercredi 18. — Lc\'és à 8 en fr. — fumé sur le balcon
devant une caserne, soldats enfants — fait les fous —
payé la note — rôdé jusqu'à dix h. — ruisselance des
chefs-d'œuvre — beau à sangloter — n'insistons pas —
1-2-3-/1. Mots douteux.
5l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rôdé — mangé liôtel de France — rôdé — Kunstverein
(deux Klinger) terrasse café — fumé — rôdé — plein
le dos — musée ethnographique et anthropologique —
spleen — fumé — rôdé — gare, embêtements — éreintés
— rôdé en voiture — départs — folie — fumé — senti-
mentalité, crépuscule champs — dormi côte à côte, joue
■contre joue — arrivés à minuit — rôdé — fous — Lune.
Jeudi /<?. — Rentré ce matin à i h. tout encombré —
pêle-mêle — fait mes malles — couché — levé à 7 —
tout expédié — lavé — rasé — vu Théo — parti avec
Velten — journée de paysages monotones avec le siffle-
ment des poussières '. plus nous allions plus ça verdis-
sait — troupeaux de moutons — Pâtres idiots (v. aux
notes !!!)
Vendredi 20. — Levé à 8. — Rinçage effréné — écrit
à Henry — Promenade invinciblement poseuse dans les
Lichtental — Une aquarelliste — passé par la villa de
du Camp. L'Impé. d'Autriche et sa fille, dîné avec Artelt
— travaillé — écrit à Théo — et envoyé quelques arti-
■cles traduits à Planté à Mont-de-Marsan — cabinet de
lecture. Peur des yeux bleus de chez Marx — soupe —
thé — O"'' \'istchoune ? lecture — relation sur Dresde.
Le chambellan aux doigtiers d'argent.
Samedi 21. — Ce matin Yburgstrasse — lecture mer
intérieure Boudaire ^ — Promenade folle avec R. lamen-
tations d'ambitieux esclave — etc. — Lecture — La C'"^'^
V, yeux baissés — Discours de Mgr. Perraud. Est-ce
nssez idiot ! Quelle comédie — Tous ces gens-là sont-ils
assez stupidcs et vides !
1-2. Mots douteux.
NOTES DE JULES LAFORGUE 517
Diiuauchc 22. — De bonne heure jusqu'à Lichtental
— Puis à hi messe avec R. et D. — Cora Pearl — le
Salon — selles (40 pers.) Impé. d'Autr. — visité les
écuries — rien.
Lundi 2^. — Scène avec R. ! projets de fortune, Halle
aux tableaux et dessins. Impressionnisme et cire !
Mardi 24. — B. ' Tag. — loin très haut avec Shivier
— en revenant vu monter Imp. d'Autriche, en gris,
l'éventail cuir en abat-jour.
Mercredi 2). — Le duc et la duchesse d'Alençon. Qui
m'aurait dit à 15 ans à Tarbes !..
Jeudi 26. — Là-haut, Yburgstrasse — La duchesse
d'Alençon rouge, la O"^^" Trani g^*-' jaune —
Vendredi 2/. — Sei*vice à l'Église grecque. Popes
noirs à croix d'argent — nasillements insensés — Por-
traits des Stourdza — scène avec R.
Samedi 2S. — Dans les bois. Une cathédrale de feuilles-
tendres, un silence, et toute cette armée de minces troncs
grisâtres tigrés de mousses. — La O'" Trani — la folie
de me sauver comme seul au monde et de vagabonder à-
travers les peuples, les fils de l'Homme — Mes Com-
plaintes.
Dimanche 2^. — Averse — Cabinet de lecture —
Mélancolie du cornet à piston dans l'averse.
Lundi )o. — A la gare Cécile de Sch. — Promenade-
— Leurs cors — Tout humide et reverdoyant.
Notes
de Berlin à Bade — dîné avec R. lu Une Vie de Mau-
passant, reçu la Revue — pris le thé — cigares — R. et.
I. Mot douteux.
5l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Sch.. — et la sœur Placida riant, signes — Insensé. Cré-
puscule — les draperies de la nuit sont retenues par la
fibule de nacre de la lune — je chantonne dans ma
mémoire des lambeaux d'airs de cet hiver (Toccata, la
prière et l'autre du Freischùtz, Tannhiiuser, Lohengrin,
Carmen !) la locomotive déraillée. — Les chauffeurs
tremblants — locomotive lente enlevée aux voyageurs
arrivant de Mannheim ! bout de tendresse, serrements
<ie mains tièdes avec R. — arrivé ici à i 1/2 — ma
•vieille cliambre avec un feux Berghem ou Dujardin —
installation — dodo, réflexions sur la vie.
à Bade — les journées passent ne sais comme, pas la
force de m'atteler à une besogne — - on mange trop bien
— ou fume trop — on n'est pas assez seul — voisins,
voisines, il y a dans Tair trop de tentations de prome-
iiades. —
MAI
Mardi i". — Avec R. Tendresse — Cigares — Le
Salon là-bas — Rage d'esclave — Ambition — sans le
sou — Rochegrosse — Les Furstenstein —
Mercredi 2. — Rage de dents — promenades éter-
nelles — bons repas — cigares — La complainte des
vieilles tapisseries de haute lisse. Les Rantzau.
Jeudi ). — Promenades — orchestre — etc. — Fête
— spleen — cigares — Prairies — Hannetons. « J'avoue
que c'est la dernière des choses à laquelle je serais
exposée ». —
Vendredi 4. — comme toujours.
Samedi /. — Après la: lecture — seul à la lampe —
Hartmann — Dehors l'averse — Hallucination univer-
NOTES DE JULES LAFORGUE 5 19
selle — Eâroi réel devant la débâcle de mon (?) cerveau.
Dimanche 6. — Embêtement général.
Lundi y. — Clown à New-York, costume épatant —
Exécutant en une minute de g**" caricatures au charbon
des grandes personnalités européennes et des pers. des
États-Unis — (Le clown du Walhalla à Berlin).
Mardi S. — Oti'est-ce qui peut bien m'ètre arrivé
mardi 8 ?
Mercredi p. — v. Valérie de Sch.
Jeudi 10. — Averses — spleen — la fête des petites
filles — (Traduct. Planté).
Vendredi ii. — L'Étincelle. Le monde où l'on s'en-
nuie. (Quelles pièces idiotes !) Devoyod — P. Renez
etc. — Averses — la Reine de Wurtemberg. Kcine Fer-
les iing.
Samedi I2. — Averses — Pas de lecture le soir. Scène
— Yulichen Complainte des pianos — rage de faire
mon portrait dans le miroir.
Dimanche i). — Schônes Wetter — Que fait Théo
— spleen — Encore quinze jours et à Berlin. Spleen
effroy^able !! — Ah ! il faudra soigner ça — Ce couron-
nement sera peut-être une distraction — L'orchestre d'à
côté fait rage — Quel métier.
Lundi 14. — Embêtement fixe — Nombre infini de
<iegrés au dessus de zéro. Eté chez du Camp — Sous
prétexte de Pentecôte — Débauches de l'orchestre d'à
côté — Salade de valses, d'ouvertures, de rhapsodies, de
marches, etc. Puis les cloches de la Vallée — Qu'est-
ce qui m'arrivera mardi 1 5 ?
Mardi ij. — Il ne m'est rien arrivé.
Mercredi 16, — Eté chez du Camp. Chaleur acca-
520 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
blante — Cigares — Promenades accoutumées —
M"" de Kcrouare.
Jeudi 17. — Cette fête des gens — Humanité, encore
une fois, que tu me fais de la peiné — Lecture — Le
verre d'huile de du Camp. Dans la nuit — complainte
des bals — • En bas on danse — Les crins-crins, le pis-
ton, les baisers de Strauss. — O terre, ô terre, que tu
me fais de la peine.
Vendredi iS. — Visite à du Camp — Longue
« bavette » comme dit Taine. Le portrait de Judith la
filleule (500.000) — La visite au salon — perruque —
Devenons-nous fous. Manet relevant de l'ophtalmologie
ne voyait que les surfiices planes — Les portraits du
siècle — David et surtout Gros (énorme). Deux sortes
de gens de lettres — ceux qui les aiment et ceux qui
en vivent. Puvis et Massenet, bons garçons — Clairin,
Samedi 1^. — Rien — L'arrivée de la Vie Moderne
• — je me roule des cigarettes, tabac conservé au frais
dans mon huître bronze chinois — Pas de lettres —
Dîner copieux. Je coule.
Dimanche 20. — ? O — Promenade à 8 h. du matin
jusque là-haut — g'''' impression — Notes — • Le vent —
Les pins gémissant, craquant comme de vieux meubles,
les miaulements nasillards enflmtinement plaintifs des
corbeaux — la silhouette décharnée, gris de fer d'une
cigogne qui file vers Strasbourg — puis droite plafon-
nant — silence habité des seuls oiseaux — de hautes
salles — Le coucou sournois, le genêt, la flûte mono-
tone des merles noirs à bec orangé.
Lundi 21. — A 8 h. Parti pour Strasbourg. Le petit
vieux chef de gare — Mes Anglais — Le Gaulois — le
NOTES DE JULES LAFORGUE 521
Voltaire — arrivé à loh. Pourquoi que tu pleures, René ?
— Flâné, que de gasse et de gàsschen! Pas de cigognes.
Tout parle français hors les soldats et les enfants. Du
moins les enfants pauvres — Flâné — mangé. Hôtel de
l'Europe — Café à la franc. — Café Broglie-platz, où
est le Rhin ? — Jeunes filles à cheveux châtains ou noirs
— L'Exposition hôtel de Ville — Zundt. Doré — La
Vilette etc. — Pille — Montchablon — Flâné — que
àe gasse ei dt gàsschn. Revenu ici à 7 h. (un peu de
la route avec mes goinfres d'Anglais) — Kurhaus;
Parsifal ! la g'^'^ symphonie de Beethoven — Promenade
au clair de lune avec Betelschen — A 11 h. senti-
mental et sceptique.
Mardi 22. — Une heure avec les yeux bleus de chez
Marx — Spleen — Lettre de Bourget — Lettre de
Planté — Figaro article sur le pointe-séchiste Marcelin
Desboutin. — ô gravure, quand me laisseras-tu tran-
quille.
Mercredi 2}. — Encore cinq jours: et du change-
ment — Misérable et inconstante créature.
Jeudi 24. — Dès 8 h. — La procession de la Fête-
Dieu ! Devant l'hôtel d'Angleterre — Elles avec la sœur
Placida aux fenêtres de la duch. Hamilton. — Quelle
horrible population tannée, déjetée, osseuse, abrutie,
abêtie — ô faune àuc5'.êoY,To; de Praxitèle — Les valets
s'étaient mis à la file des hommes aussi — en noir et
gantés. Toujours la hiérarchie, Corbeil d'abord et le
palefrenier, le gros, le dernier. Les petites filles, les gar-
çons. — C'est « ÉNORME ! » des gens récitaient des
chapelets.
Vendredi 2j. — La princesse Victoria de Suède, celle
34
522 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que D' Evans voulait marier à Loulou en leur léguant
ses millions. — Là-bas est le couronnement — Et je
n'y suis pas — Je serais le seul à y faire de la psycho. —
Complainte du soir d'hyménée (envo3'é mon mono-
logue des journées à Coquelin cadet ! !). — Rein des
chansons des Rues et des bois — Vraiment un Etre unique.
Samedi 26. — Complainte des aveugles — Eté avec
les 2 Scho — boire là haut du kuhmiich — Mes che-
veux en brosse — l'œil rouge de l'Imp. Lettre de
Bourget — demain le coitnmnenient ! Que va-t-il arriver ?
Qu'est-ce qui est écrit ? ? ? ?
Dimanche 2j. — Autour de la chapelle grecque où
eiTait un pope crasseux dans les belles fleurs en fleur —
Grande scène avec R... Elle était née pour être mère —
Le soir lettre. — Lecture — bagages — Adieux à
Max. du Camp (Evans, Michiels.
Lnndi 2S. — A 5 h. promenade vers Lichtenthal —
Les paysans descendant vers la ville — Les puissants
effluves de café des hôtels — rentré — puis à la Trink-
halle — puis rentré, pourboires — puis rentré — puis
promenade — rentré — puis à la gare — puis vouloir
rentrer pour Adieu à la p"^ Cécile — pas pu — et au
galop à la gare — Voyage — poussière — spleen — de
8 à II h. du soir. Quelle journée — pris le thé avec
elles dans le salon bleu — Là-bas à Moscou rien —
Mort de Rivière etc. — Le soir seul dans le coupé chan-
tant des airs au crépuscule — Potsdamer bahnhof —
puis en voiture avec R. et la Schwester Plàcida (qui
m'aime?). R se pressait contre moi — Et Placida jetait
des regards me semble-t-ii.
Mardi 2<). — Théo — la pipe — piano (pastorale de
NOTES DE JULES LAFORGUE 52^
Scarlatti Thausig) Bauer — Diraitri — salon de Char-
lottenburg — lamentable — (v. aux notes) Exposit.
d'Hygiène — lamentable aussi — dîné là — rentré par
le chemin de fer — 2 grues — Envoi à Bourget — Lec-
ture — le palais — son petit-fils le g^ duc de Bade
écoutant ?
Mercredi jo. — Ereinté — Tendresses chez R,
Explosion.
Jeudi ji. — Ereinté — Pris des notes au salon à
Charlottenburg. Tendresses.
JUIN
Vendredi i" — Ereinté — Tendresses.
Samedi 2. — Théo et Lewinski, à l'Hygiène-Austel-
lung. puis Friedrichstrasse i Treppe — des morsures !
Lettre de Bourget.
Dimanche 3, — Seul — National-Gallery — « Je ne
suis plus digne de vos baisers » — « Racontez-moi
tout alors » — Sch. avait pleuré — elle s'ennuie —
Flick et Flock — Dell-Eva — chaleur accablante —
balcon du café Bauer — ô les soirs de dimanche d'été
dans la capitale. — Que ma destinée est sublime ! et
que tout est éphémère.
Lundi 4. — Salon de Charlottenburg avec R —
Envoyé à Bourget à Oxford la complainte du soir
d'Hv menée.
Mardi j. — Avec Théo au salon — trois heures de
notes, puis mal dîné là à une terrasse — puis le café
chez les Mey\valt — La Lischen désirable — Rentrés
— à 8 h. Lewinski — TAkademia of Music — le vieux
dont le ventre vibrait solitaire — La première, blasée
524 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Celle qui m'a fait demander un ananas — bowle —
ressemblant à Marguerite — La dernière, voix insen-
sée ! ! — puis le tingle-tangle de la Hauswagtei '
platZj 3. Une Juive aux aisselles ^ noires — une blonde
en bois — et l'Anglaise rouge, inouïe. « Yours, yours,
yours. » La quête aux pfennige — accompagné
Lewinski à minuit au tramway et là lui emprunté
dix marks — Partie carrée insensée — Lutte (d'abord
les ohringen pour la monnaie — inouïe d'entêtement)
Friedrichstrasse 159, bei Eisa IIL A 2 h. café chez
Bauer — puis erré philosophant le long de la Sprée
désolée au jour naissant avec ses énormes péniches.
Inouï — Rentré chez lui à 4 h. 1/2. Causé jusqu'à
6 h. 1/2 — Au palais à 7 h. — malles — toilette —
puis à la Potsdamer Bahnhof — l'Empereur l'accompa-
gnait — Vais avec Velten — R. devant ma mine —
Excusé ou essayé — temps splendide — arrivé à 9 1/2
à Coblentz. La O"" Hacke sur le seuil — soupe chez
Velten — ma chambre sur le Rhin — dormi — (!)
Jeudi 7. — C"*-' Hacke — Lecture. Le matin fumé la
pipe — dessiné des bateaux et le pont — coup d'orage
— spleen — amas de journaux.
Le soir après la lect. — essayé de travailler — mais
fenêtre ouverte — trop de moustiques — .
Vendredi 8. — Scène de l'indigne.
Samedi 5?. — Après la lecture — le livre de la Queen
— visite à Napoléon III — « Hélas ! » — la nuit — averse
dans le jour — les grenouilles crécellent monotonement
— des pipes — la langue me pèle.
1-2. Mots douteux.
NOTES DE JULES LAFORGUE 52)
Dimanche lo. — Congé de 2 jours — Je dois aller à
Cologne — Emprunt de 100 m. Un g'^ bateau à 2 che-
minées — à 5 h. l'orage — puis sur le pont — les
rives — les vilaines gens des réjouissances dominicales
— chanté — épatant (fer Vaîer Rbein — Arrivé à
10 h. 1/2 — couché — (café atroce) à l'hôtel de
Cologne en face — Un ménage d'ouvriers mangeant
par la fenêtre avec la placidité de tous les jours. —
Ecrit à Marie et à Bourget —
Lundi II. — Levé à 8 h. — café — note — le Dôme
— un guide — Le Christ en bois 9= siècle style grec
sans couronne, les jambes à la Morat '. Un monstrueux
S' Christophe en pierre coloriée — Je préfère la S'*= Cha-
pelle et N. Dame — Chez Farmoy ^ le modèle en bois
18 ans et 17 jours ! flacon d'eau et photo — Permanente
Kunst Austellung, vergiftet de G. Max et martyre
chrétienne, le tourmenté factice et chromo d'Andréas
Aschenbach — Au Musée, un buste de César et de
Scipion l'Africain — l'épatant petit Roybet — la Louise
de Richter — Le Camphausen à képi français — erré —
à 10 1/4 le Bismarck — jeune couple français. L'éternel
fouettage des flots flasques — Table d'hôte. La petite
comtesse Blumenthal devenue jolie — 8 h. de bateau
— les rives — sensation de pleine mer — Le maître
d'école de Blondel loyal, débonnaire, Breton. « L'indé-
licatesse est la cruauté moderne » Lettre de Klinger.
Lecture.
Mercredi 73. — Silence de Bourget — Le silence et
ses reflets.
1-2. Mots douteux.
52é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Jeudi 14. ■ — Le boulet de mon salon berlinois —
l'horrible loque du catalogue — ma pipe cassée ou
désagrégée par trop d'imbibition nicotinale — silence de
Théo — Lettre de Chariot — (?).
Vendredi ij. — Terminé mon saloti, onze mons-
trueuses pages et envoyé rue Favart -- L'Impé. l'attend
de plus en plus. Quel fiasco si ça ne passait pas ! La
0<= Schiemelman maigre simple à la Bachem boitant
avec une canne — bavarde ! un rire nerveux de femme
qui a beaucoup sangloté. La Vitzthung toujours perche
et muette comme le poisson de ce nom — et la Elsen (?)
idiote, prenant son thé avec des mines imperceptibles
— changement de Chambellan — reçu le 5" de la
Légende des siècles — Un prodigieux monsieur, en
vérité.
Samedi 16. — Les cloches chevrotantes de Coblentz.
Dimanche ly. — Soleil — paisibilité — Le Rhin là-
bas sous le pont, un gamin endimanché fait des rico-
chets en lançant à l'écho des tyroliennes monotones.
Lundi j8. — Point de côté — pris froid — souve-
nirs. Il doit être moins difficile de mourir que je ne me
l'étais figuré — Le soir pleine lune sur le Rhin.
Mardi i^. — Matinée de soleil sur le Rhin — on
entend le bruit de la tondeuse sur les petites pelouses du
jardin où les gens (fées? ') jouent au lawn-tennis.
Mercredi 20 ^. Cercle — aux Anlagen — crème —
poudre oriza de Moltke — refais ma pièce — Rêve
d'aller à Dusseldorf — Pas de lettre — le 8 Antoine de
1. Mot douteux.
2. Sous le mot mercredi, un croquis à la plume : h tète de de
Moltke.
NOTES DE JULES LAFORGUE 527
Busch, gagné ma i'"^ partie de crocket avec la Biibelschen
— la première et seule fois que j'eusse touché un crocket,
rue Achille Fould !
Jeudi 21. — Gagné 2 part, de crocket avec Sch.
Vendredi 22. — Salon de Berlin à refaire — Quel
boulet !
Samedi 2). — Le colonel — Voyage en Egypte du
P*" F. Charles. Ma réponse au livre de Hillebrand !
Dimanche 24. — Spleen — revu Maria Sch. — éton-
nante — La sagesse de Verlaine — Quel vrai poète — •
C'est bien celui dont je me rapproche le plus — négli-
gence absolue de la forme, plaintes d'enfant —
L'Alexandre Dumas de Bourget.
Lundi 2). — Crocket — Lady Seymour ?
Mercredi 2j. — Man ' ! c'est un original ?
Jeudi 2S. — Grand thé — la baronne ? avec sa gorge,
ses allures de servante — Lady Seymour, longue bavette
sur la peinture anglaise. Les 2 petites comtesses —
L'étrange backfisch la Vitztung.
Vendredi 25?. — Perdu au crocket — chaleur atroce
cassant bras et jambes.
Samedi }o. — ?
Notes
Vous savez, entre littérateurs, n'est-ce pas, gardez-
moi le secret.
Période aiguë d'amabilité des 2 parts.
I. Mot surchargé, illisible.
528 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
JUILLET
Dimanche i". — La Vie parisienne.
Mardi ). — Quelques complaintes — Quand enfin
publierai-je quelque chose ? Renvoyé mon salon refait
— mal de tête atroce. Encore le colonel. Propositions
pour Munich — de Gélien — Vive le roi à Kœnigraetz
— photo. 3 juillet.
Vendredi 6. — Crocket. L'Empereur — départ pour
Munich — Sleeping-car. Orage. Ma pipe.
Samedi 7. — A 8 h. Central Bahnhof — Hôtel Belle-
vue, toilette puis au hasard. Exposit. ' « Plaisirs de
voyager, libre, bien mis avec de l'argent, sans bagages »
— le soir théâtre troupe Meiningen — l'italien.
Dimanche 8. — ■ Pinacothèque. Boucher — Hofer —
les étudiants, bleus, blancs, rouges, si grossiers — le
tramway pour aller boire de la bière. — Le soir erré,,
éreinté à mort, par les rues noires — .
Lundi <). — Exposit. les Italiens clowns — galerie
Schack — erré — puis en gare — nuit en sleeping-
car.
Mardi 10. — Mayence — Coblentz — Pas de lettres
— de journaux — Lettre à Bœcklin, à Wauters. Lec-
ture du matin.
Mercredi 11. — Spleen — été à Hôhrd ? acheté-
deux puissants hanaps ou vidrecomes — Nihilisme dans
le Temps — ce sont des articles comme votre pauvre-
père devrait en lire plus souvent.
I. Mot douteux.
KOTES DE JULES LAFORGUE 529
Jeudi 12. — Cercle — crocket — le colonel Egypte.
Vendredi i^. — Le matin lecture — tandis qu'elle
signe des diplômes — oh ! le règne de la lettre
gothique.
Samedi 14. — G"*"-' soirée. 12 personnes — 4 tables
— le voyageur barbe à la française, voix grave et lente
(dix ans, pôle nord) — Je faisais remarquer sa distinc-
tion à la O"' Eisa (qui en est amoureuse ?) Les 2 jeunes-
Furstenberg — piquantes (la plus jeune !) — le prince
fils du prince Hermann — de Gélien, sa femme et sa
fille — Le O^ ? Hussard — (jadis à l'ambass. à Londres)
à Rome mainten. s'est fait présenter à moi — char-
mante conversation — notre table, moi — Eisa —
M"'^ de Gélien — Le G"-' hussard, l'aînée Fursten-
berg, Schwerin, la jeune Furstenberg — le prince
président — on jouait à la loterie — des lots
articles de Vienne ou de Paris — je ne voulais pas jouer
— On avait commencé — la Hacke s'est levée et m'a
dit tout haut que je joue de par l'Impérat. — on joue
— à la T"" carte je gagne ! et double ! une boîte peluche
bleue à roses pour cartes, et un cendrier en métal
(tètes !) — on continue — thé — souper — glaces —
conversation — Je rentre mes lots sous le bras — Et je
fume une pipe en ravaudant mes complaintes. Le prince
à côté de qui j'étais et dont j'avais aimablement arrangé
les cartes, m'a serré la main en sortant ! — buU-dog, va !
Dimanche ij. — Concert, arrangé aux écuries les
drapeaux. Les toilettes des chœurs fLes saisons de Haj^dn.)
l'épileptique chef Maszkov^-ski — mes complaintes,
C'""= Eisa cousine du pianiste Graf Zicky — .
Lundi 16. — Lecture matin — Midi sonnant aux:
530 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pendules du château — Par la fenêtre le Rhin sous
l'averse — Déjeuné — pipes — rêvassé — Ce soir
Joachim et Brahms. Le vent, le vent — concert-
Joachim (ses variations et le concerto de Max Bruch) —
froid — les toilettes — les tètes — chanteuse légère en
lunettes. Ridicule des gens qui chantent — Brahms et
Hiller — Quelles balles d'artistes ! chœurs — Ce soir la
(^tesse Munster — (rendez-vous à Ostende !) quels yeux
— le roman de Ouïda (les glaces).
Mardi ly, — Le C**" Mouraviev (croix rouge) — invi-
tât, au dîner — Placé entre Brandebourg et lieutenant
— lettre à la Hacke et confér. au pied de la statue en
haut du g'' escalier — ce soir, observé l'Emp. mys-
tère — Règle du jeu de crochet — ennuis pour mes
chemises — 2'^ vent — tout blafard — sensations d'au-
tomne. — .
Mercredi iS. — Pluies — averses — vent, qui ont
tout lavé, car ce soir clair de lune solitaire sur le Rhin
et les coteaux, clair de lune charmeur des nids — pas
de lecture — soirée — le prince — le prince Mavrocor-
dato^ noir, barbu, pommadé, mauvais franc, ganté
comme un marié de province, tournant ses pouces gantés
quand l'Impé. le complimentait — Il a joué, il a
réveillé ce pianino que je croyais mort — délicat, bon
élève princier, (air national grec ?) la princesse, petite,
maigre, ébouriffée, crépue, bêtasse, en bleu empesé —
Puis les autres — M'="'= de Gélien trop blondasse mais si
vive dans sa douceur de laide charmante — etc. etc.. —
Dans ce monde, pas cinq minutes de conversation non
creuse, fine, subtile, neuve — des banalités de salon —
art, littérature, etc.
NOTES DE JULES LAFORGUE 531
Jetidi ip. — Comme toujours — lecture le matin à
midi après le déjeuner, Taprès-midi après le café, crocket
avec B ou scène avec R — diné à 5 1/2 — puis prome-
nade en voiture tous 4 ou crocket — automne — vent —
Vendredi 20. — J. D, Complaintes.
Samedi 21. — Reçu 2 placards d'épreuves de mon
article — et retourné — l'officier pour l'officiel Werner !
foudroyant pour poudro3'ant.
Dimanche 22 1
Lundi 2}. — Prenant mes congés, de Potsdam aller
jusqu'à ? Hambourg — de Hambourg au Havre, du
Havre à Paris ?
Mardi 24. — Cécile de Schôler — dessiné 2 fois à
la plume l'Innocent de Velasquez (photo) collection
Devonshire — puis des sanguines of Watteau.
Mercredi 2j. — Mes congés du 10 août au i*"' novem-
bre ! — Fumé l'odalisque — maudite la race des blan-
chisseuses inexactes ! ! — Ce soir le prince Mavrocor-
dato — coiffeur — joue — puis cause en mangeant
avec l'Emp.
T>, . ( de prince — cabotin
Des airs 1111
f capables de bourgeois
tel morceau du cachet — Elle : on retrouve la trace de
ses souffrances dans les morceaux de Chopin — On joue.
courses de chevaux de plomb — une partie. Je joue le
dernier tout le temps, je vais dernier, et soudain je
gagne ! ! l'Imp. envoie la C. Hacke chercher un carnet
peluche rouge pour mon lot.
Jeudi 26. — La Pr''" Fûrstenberg envoyant à l'Imp.
de l'eau de Lourdes et de la poudre.
Samedi 28 } — Mes complaintes — Paris ! Paris ! —
532 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un livre Quantin — sur la peinture allemande con-
temporaine —
Dimanche 29 ? — Crocket ■ — La duchesse de Tourzeî
— Schreckliche Zeit. — Etrange époque. Paris ! —
Paris ! —
Lundi )o} — Paris ! — 40 complaintes — recopie
avant la messe — .
Mardi ji. — Soirée — Une quarantaine de personnes
— La tête du Seligmann examinant le Saxe — causé
tout le temps avec un Monsieur roux dont je ne con-
naîtrai jamais l'identité — La fièvre des derniers jours —
la cour à la Hacke — le bruit des joueurs de whist. Le
chœur — 4 morceaux — Salve Regina — salle aux tapis-
series Boucher. — finite complaintes, finite avant la
messe — Logerai-je Hôtel Jersey ?
AOUT
Mercredi i". — Thé — tout français — la catastrophe
d'Ischia — une purée de 5000 mortels — Les Lois
s'amusent — le choléra —
Et allez donc, gens de la terre.
Tout est un triste et vieux mystère.
Jeudi 2. — La Kronprincesse de Suède — g^" dégin-
gandée en allée — le duc de Schonen ' (9 mois) le soir
thé — loterie — elle me présente — correction de mon
angle — la Jansen ^. la vice-vice-reine à qui les Coblen-
ziens font la cour. Fermé mes complaintes.
1-2. Mots douteux.
NOTES DE JULES LAFORGUE 333
Vendredi ). — Reçu la Gazette des B. A. mon article.
Samedi 4. — Arrivé à 3 1/2 (à Ems) la gare, un pont,
au quai des mulets ornés de rouge — eau dormante,
petit vapeur de plaisance — une poignée d'hôtels dans
un trou de montagne — Les gens se promenant un
verre à la main — les sources et leurs nymphes —
ouvrier occupé à graver des initiales sur un verre éme-
raude — les galeries, boutiques, — acheté Graindorge
et un coupe-papier = 5 m. 50. Le bijoutier de Coblenz
et son corail solitaire — La musique — celui qui joue
des airs de Carmen sur le xylophone. Toilettes — une
toute en pensées — Un français lisant les mémoires de
M. Claude. Les 2 rouges. Une fine, longue, longue,
gants rouges ! — le soir viandes froides — après la lec-
ture — la charité de Maxime du Camp.
{Ecrit m marge dans le haut de la page^ : La pierre à
l'endroit où, en 1870, le roi de Prusse tourna le dos à
Benedétti.
Dimanche j. — Promenade en voiture le long des
vignes de la Moselle — reçu l'Irréparable i'^ partie, de
Bourget. Je me suis rué dessus, je riais tout seul dans ma
chambre, tellement chatouillé au tréiond de mes impié-
tés Schopenhaueriennes — plus un paquet d'articles du
Parlement —
Lundi 6. — La C" Blumenthal — le soir toujours
voiture Mayence chaussée — Le train qui passe — la
barrière qu'on ferme — la petite église de l'Imp. où un
paysan ne veut pas vendre la place d'un arbre — thé —
princesse d'Arenberg et sa fille Bruxelles — Elle cause
avec Gélien, chauvinisme français, la Commune, une
lourde et pédante personne — sans tact — l'Imp. lui
534 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
répond : Je crains que si l'on donnait carte blanche à un
dynamiteur, on en trouverait partout.
Mardi 7 ? — Xavier Marmier.
Mercredi S. — Bebelclien-Crocket-party. Diplo-
matie (l'Exposit. des 100 chefs d'œuvre) pour partir
le jeudi, échoué. Eugène ', Hekking et Lindenlaub
m'attendent à Liège !
Jeudi <). — Diplomatie pour partir le vendredi échoué
— La reine de Belgique — tour-promenade du soir^
avec le train qui passe — Averses — vent — malles —
papiers au panier. 2000 m.
Samedi 11. — Départ malade à sièges soufflés —
Verviers 3 h. — Eugène^ Lindenlaub, Hekking — soirée
Voncken — couronne, bouquets — ouvriers — la ban-
quiste. Hôtel de Londres — lecture. Névroses jusqu'à 4 h.
du matin.
Difiianche 12. — Liège — Clément et son horizontale
— bal — théâtre (pauvre Jacques) Hekking, le chien a
tout mangé.
Lundi I). — Spa, connaissances d'Eugène, cousins,
cousines, tantes, oncles — fête — lampions au Gérons-
tère. Casino salle de lecture — Marges ^ de Fontanes,
rentré à Verviers à 10 h. parti avec Lindenlaub pour
Paris à i h, du matin —
Mardi 14. — Paris douane mes vases de Hohr — 99
Boul'Mich — Hcni-y — Riemer —
Mercredi ij. — Bourget en Lorraine — Eden —
théâtre Riemer — jusqu'à Rollin rentré à pied sand-
1, Eugène Ysave.
2. Mot douteux.
NOTES DE JULES LAFORGUE 53 J
wiches rue Richelieu — ■ rue Champollion, 12 —
Laporte, Nevers — dix h. du matin + 4.
Jeudi 16. — Henry. L'ouvrière — coquetteries, poses
anti-poseuses. Atelier d'Henry Gros — • cires exquises —
le Geoffroy S'-Hilaire — Olive.
Vendredi 77. — Après-midi chez Larroque — piano — ■
Gaouchos — Fauré le soir ensemble — crise de retour
de la Fauré, rires nerveux sur l'épaule de la femme du
tailleur \ — Sagesse de la Loula — costume de la Loula
— virginité du salut militaire — rue Rouiller.
Samedi iS. — Avec Riemer — le soir Henri et l'ou-
vrière — revu Nevers.
Dimanche 15?. — A 8 h. 10 départ pour Tarbes —
journée avec Riemer — dîner chez Thiviez - — Jardin
des Plantes — dormi en wagon ! costume anglais.
Lundi 20. — A 5 h. cà Bordeaux — Lavabo — accent !
— déjeuné Morieux — Tarbes, tour, Massac > à midi 39.
Mardi 21. — Pérès '^ — le soir musique aux allées —
Marguerite entrevue dans le va et vient causant pâle,
la tète haute, perdue, avec un Monsieur vulgaire et
gras.
Mercredi 22. — Bagnères de Bigorre — voitures à
petits chevaux grelots — la Vierge du Dédale > — l'accent
traînard et bravache des gens — les maïs — dîné Hôtel
Beauséjour — colonie élégante nulle — Goustous, pro-
menade abrutissante — Rentré à 10 h. du soir — les prés
bruissants de cigales et grillons —
Samedi 2;. — Tarbes à Bayonne — sur les banquettes
journaux conservateurs en deuil — deux royalistes les
1-2-3-4-5. Mots douteux.
53^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
larmes aux yeux — à la gare de Pau drapeaux etc..
réception du ministre des postes et tclégr. — Raynal —
Lourdes, hôpital — Le soir Bertrand.
Dimanche 26. — Hôtel de Londres ' — Bertrand et deux
officiers — S'-Sébastien — le capitaine — Lagartigo et
Frascuelo — Mantilles éventail — assaut des trains lents,
retour (notes).
Lundi 2y. — Biarritz — les grues — notes — la lame
— le phare — rentré à minuit avec Bertrand.
Mardi 28. — A Tarbes à 2 h. après midi — Marie
Ten aillou ^
SEPTEMBRE
Vendredi 7. — Cadeau des drames de Klinger. 9, im-
passe du Maine.
Samedi 8. — Mon roman. « Ce pauvre Etienne »
notes — Tourgueneff — mort — Mon Don Juan de
Pouchkine ?
Dimanche p. - M. Lafitte — nuls — Ennuis d'ar-
gent.
Lundi 10. — A Lourdes — jeunes brancardiers épa-
nouis 3.
Dimanche 16. — Lafitte.
Mardi 18. — Musique — cirque — parade.
Jeudi 20. — Musique.
Samedi 22. — Notes pour roman « l'Aveugle » Ennuis
d'argent.
Dimanche 2). — Avec Pérès ■*.
Lundi 24. — Lamon — La fête.
1-2-3-4. Mots douteux.
NOTES DE JULES LAFORGUE 5 3 y
NOVEMBRE
Jciliii 1". — Au cimetière d'Ivry — bières mal brû-
lées — angoisse de mon argent — Lettre à Pigeon —
cafés — gens endimanchés — cabinet de lecture rue Vau-
girard fermant à 5 h. — Pas de journaux du soir —
crépuscule au Luxembourg — • Rieffel — Formosa et le
Jh'l Aniiand.
Vendredi 2. — Angoisse de mon argent — la comé-
die — chez Rieffel — le soir chez Henrv — Résina C.
Samedi j. — Le matin — averse — boue et tramways
— N° 17 — ^)<), B^ S'-Michel — ma malle — etc....
Réveillé dès 5 h. à 8. Rieffel — gare de l'Est — camions
lents à indifférence journalière — averse — café au lait
Paris — s;ueule de bois — vovage — ô mélancoliasse. —
les 2 Avricourt — le train d'été à partir d'Aos à 11 h.
Richard — les fenêtres Mindorff et Bachem éclairées
seules — la sœur Placida circulant blanche arrangeant
des coussins.
Dimanche 4. — Jour tiède de printemps — l'unique
boudiné de Bade.
Lundi ). — Je passe le blaireau de l'euphuisme sur
ma complainte. Oh ! cette cloche des après-midis de mai !
le Kurgarten fouetté d'averses par rafales — Et les belles
feuilles mortes — Et les deux monts d'un vert noir pro-
fond et vivace tacheté de rousseurs —
Mardi 6. — Quelle interruption !.... et quelle mélan-
colie — Ma table — N" 19 villa Mesmer — la lampe —
la cire de Gros qui me sourit — remis — viens de dîner
dans la blanche Speise-Saal — Le jet d'eau en bas —
35
53^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un piano joue des fugues quelconques — Mélancolie
idéale ! et tout me convie à m'y abandonner — Et je
n'ose — Que je suis un pauvre être inquiet.
Lundi 12. — Averses patientes comme des anges —
départ midi — Deux impotentes — avec Schlief — le
Corydon de Gratz — la Sapho de Bade — le mot de
Gortchakoff « un homme n'est pas vieux tant qu'il a
Arrivée à 7 — Lecture à 8 1/2 (la Germania sans feu
de Bengale, ia ville de Bingen). Ma chambre, le Rhin
terreux.
Les rues délayées d'ocre rouge de Bade, par les averses
persistantes, le Coblentz que j'ai quitté il y a trois mois,
ivre de gaîté pour trouver Ysavc, Lindenlaub, Hekking
à \'erviers.
Kahn 4 rue Laugier '
Henry 5 quai d'Anjou
Ysaye 8 rue Papillon
Emile 36 rue des Moines
M. Br isba ne
Ephrussi 81 rue de Monceau
Bourget 7 rue Monsieur
Lindenlaub 39 Claude Bernard
Bernstein 25 in den Zellen
Miss Lee 57^Werniggraetzer Strasse
M. Fuchs.
I. Ces adresses sout notées h la fin de l'agenda, à l'intérieur du
papier de garde.
LES PINCENGRAIN
HISTOIRE DTXE FAMILLE CHAMPENOISE
PREMIERE PARTIE
LA FAUTE DE PIXCEXGRAIX
I
— « Encore une, mon cher gendre, qui n'a pas su
porter le mariage. Il y laut mettre tant de sensibilité et
d'esprit. »
Maman Lecœur jette cette parole devant sa fille. Elle
revient de l'enterrement d'une jeune femme, où Pin-
cengrain l'accompagnait.
Bien prise dans sa visite pailletée de jais, sous son
petit chapeau en taffetas, Maman Lecœur paraît être une
bourgeoise qui friserait la noblesse, à cause de la simpli-
cité dans la recherche de sa toilette et de la distinction
de son nez. Elle est seulement fille et veuve de gardes-
forestiers. Son père et son mari ont bien voulu se tuer
au travail quotidien pour elle.
Maman Lecœur est fluette, guindée. Son gendre lui
ressemble comme un fils ne ressemble pas toujours à sa
540 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mère. Leurs mains et leur visage luisent et s'insinuent
au-devant de leur regard qui reluit davantage et vous a
percés.
On a malgré ses cinquante ans des coquetteries de
vierge. On entre toujours pour le principe et par tradi-
tion en rivalité avec toutes les femmes de la terre, même
avec sa propre fille.
Il faut que Monsieur le Curé puisse dire de Maman
Lecœur qu'elle est très distinguée et que son gendre le
pense toujours.
« Il faut parer le personnage qu'on doit faire, pour-
suit Maman Lecœur en s'adressant à sa fille directement,
— jouer avec une espèce de génie, un peu de malice et
beaucoup d'amour son petit rôle, — s'habituer à la
bonne ruse comme aux pires roueries sentimentales, —
paraître toujours belle et plus désirable, — être trois
fois femme pour rester la femme de quelqu'un toute
sa vie. C'est ce que je dis souvent à Clorinde.
— Pourquoi dites-vous cela à Clorinde ? » inter-
rompt Monsieur Pincengrain, qui n'approuve pas encore
tout à fait sa belle-mère.
II
Le soir, Madame et Monsieur Pincengrain sont assis
<ie chaque côté de la cheminée dans la grande arrière-
boutique de leur épicerie. Madame Pincengrain tient
petit Kobert sur ses genoux. Monsieur Pincengrain
petite Véronique. Les anges dorment. A l'écart jouent
Jeux diablotins qu'on aime à peine.
— « Quelle créature extraordinaire est notre Véro-
LES PIXCEKGRAIN 541
nique, dit Pincengrain. Brunette si mince... je crains
de la briser quand je l'habille, et sa peur du mal m'impres-
sionne. Je n'ose pas lui faire seulement une remarque
dans le pressentiment du remords et de la résolution
que je vais faire naître au cœur de l'enfant.
— Robert m'a dit..., conte Madame Pincengrain
avec mystère, tu ne devinerais pas ?... ce matin
parce que je le porte toujours : quand je serai grand et
que tu seras toute petite, je te porterai. En revenant de
promenade il se retournait souvent dans sa voiture pour
me voir. Je le grondais. Alors il m'a dit que j'étais trop
belle, qu'il se marierait avec moi, puis tout de suite
après, comme si c'était la même chose, qu'il se ferait
prêtre et que nous bâtirions des églises pareilles à
Notre-Dame de Reims.
— La recette n'a pas été brillante aujourd'hui,
soupire Pincengrain. Je vais avoir besoin de trois cents
francs pour l'affichage.
— Pincengrain, Pincengrain, si j'avais su me
plaindre une seule fois, je me fâcherais ce soir. Il y a
deux ans nous parlions de nous, de Robert et de Véro-
nique bien tranquillement toute la veillée. Mais voilà
que la politique s'est glissée dans notre seul moment de
repos et l'empoisonne. »
III
— « Ces mille francs sont à vous, mon gendre. Il me
faut être raisonnable. Vous vous donnez bien la peine
d'être parfait depuis le matin jusqu'au soir avec ma fille
et avec moi. Ce sont les derniers francs que j'aie. Faites-
542 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
moi le billet promis pour la rente que vous me devrez
servir. »
Pincengrain maugrée pour la rente et le mensonge.
Maman Lecœur garde certainement encore beaucoup
d' « espèces » couchées entre ses draps marqués d'un
grand L. Il se réjouit tout de même du service qu'on lui
rend, — jusqu'à ce qu'il se prenne à craindre que
Maman Lecœur eût dit vrai, que ce soit la fin d'un trésor
inépuisable.
IV
Maman Lecœur sortait avec son gendre. La Gerboise
entrait. Elle dit :
« Vous êtes bienheureuse, Madame Pincengrain,
d'avoir un mari comme celui-ci. Dans trois semaines, il
sera notre maire. On le dirait prêtre, tant il est sage.
Tout le monde l'admire avec Maman Lecœur. On dirait
qu'il sait tout ce qu'on ignore, et qu'elle lui parle de
tout ce qu'il sait. J'ai perdu le pauvre mien, l'année
dernière. Il n'était pas comparable, bien sûr, à Mon-
sieur Pincengrain. Monsieur Pincengrain a tellement le
soin de sa personne. 11 brille comme un rasoir dans sa
gaine de buis. »
Elle pleure.
Madame Pincengrain la console avec toutes sortes de
tendresses neuves, inespérées. Elle lui dit, sans y prendre
garde, en lui remettant le linge sale :
« Venez veiller avec nous de temps en temps,
Gerboise.
— Vous êtes bonne. Madame Pincengrain. Ce linge
LES PINCENGRAIX 543
à laver... S'il n'était pas mort, je ne laverais pas le linge
des autres. »
V
Monsieur Pincengrain seul, sur le mail des acacias :
— « Ma belle-mère est admirable. Quelle mairesse
elle eût jouée ! Clorinde est par trop insuffisante. Elle
s'habille de pilou et méprise la politique. Elle m'aime ;
elle aime ses enfants ; c'est tout. La Gerboise a moins
l'air d'une paysanne et d'une servante qu'elle. Son
visage n'est pas replet ni ses cheveux bêtement noués et
blonds.
Pourquoi la Gerboise me regarde-t-elle avec de grands
veux de vache ? »
VI
Monsieur Pincengrain a du médecin de village et du
croque-mort. On le rabaisserait ou relèverait un peu
trop en le comparant exclusivement à l'un ou à l'autre.
Il a presque autant de dignité que le premier, presque
plus de tristesse macabre que le second, les ridicules de
tous les deux. Sa redingote noire, prétentieuse pour un
épicier, conviendrait parfaitement au docteur, si ses
mains calleuses et couleur de terre malgré la pâleur et le
soin, ne disaient qu'on s'occupe surtout de besognes
serviles. Le visage osseux sent le squelette. L'âme se
complaît dans l'aridité et la maigreur.
Comme il s'avance dans le chemin, la Gerboise
cause sur le pas de sa porte avec la charcutière « d'en
face » :
544 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
« Voici venir Monsieur Pincengrain le pâle dans sa
redingote noire, dit celle-ci.
— Comme il est bien! dit celle-là.
— Un peu guindé, reprend l'une.
— Mais si soigné, répond l'autre.
— Et triste ?
— On ne sait pas », aime à supposer la Gerboise.
Elle l'appelle du doigt, quand il les salue. Elle Ta con-
duit dans sa maison.
— « Je voudrais vous parler de ma ten-e qui est à
vendre. »
Quand elle a refermé la porte sur eux, une main de
laveuse s'accroche à la redingote magistrale et cherche
le corps de Pincengrain.
Ils sont sur le lit.
VII
— « Marius ! » appelle Madame Pincengrain.
Les enfants rentrent de classe et la délivrent. Survient
Monsieur Pincengrain (Monsieur Pincengrain s'appelle
Marius). Elle raconte :
« J'allais dans la buanderie. Quelqu'un marchait
derrière moi. Je n'y avais pas mis le pied qu'on m'y enfer-
mait à double tour et voilà deux heures que j'y suis. »
Elle regarde autour d'elle et toute en larmes :
— « Mes oiseaux ! On a donné la volée à mes
oiseaux. On a brisé les lis et les hortensias qui allaient
fleurir sous la fenêtre de notre chambre. C'est tout ce
que j'avais emporté de la maison et de la forêt de mon
père.
LES PIXCEXGRAIN 545
— Que veux-tu ? dit Pincengrain. Il faut nous rési-
gner, Clorinde^ à avoir des ennemis politiques. »
VIII
Le soir, Pincengrain fatigué se couche de bonne heure.
L'arrière-boutique tient lieu de salle à manger et de
chambre à coucher.
Clorinde veille en face du lit. Elle raccommode les
vêtements de ses enfants.
Pincengrain lui dit :
— « Encore ce peignoir de pilou, couleur de cendre.
Si quelqu'un venait... »
Clorinde, sans faire une remarque, va décrocher la
robe de satin noir du lendemain de ses noces, garnie d'un
liseré d'argent. Elle s'en revêt.
Entre la Gerboise.
— « Je viens veiller avec vous, Madame. »
Ses yeux cherchent le lit, où Pincengrain maintenant
dort. Elle le regarde sans travailler, tout le temps que
Madame Pincengrain travaille. Madame Pincengrain lui
raconte pour la centième fois que son père habitait une
grande forêt ; qu'il était pieux ; qu'elle l'aimait ; qu'elle
ne s'est pas mariée pour quitter sa mère ; mais qu'elle
s'est réjouie de la quitter, en se mariant ; qu'elle aimait
beaucoup moins sa mère que son père, sans toutefois
ne l'aimer point.
La Gerboise regarde le lit. Pincengrain se réveille. Il
dit :
— « Qui nous fait donc la politesse de nous venir
voir ?
546 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— C'est la Gerboise, répond Madame Pincengrain.
— Bonsoir, Gerboise.
— Bonne nuit, Monsieur Pincengrain, » dit la Ger-
boise avec un enthousiasme indiscret sous la cérémonie.
Véronique pleure dans son sommeil.
Sa mère la console de la voix.
— « La lumière les gêne », dit-elle.
La Gerboise s'en va.
IX
Véronique : « Maman, la petite Lucie m'a dit que
le soir papa vient chez elle, »
Robert : e Et à moi, qu'elle croyait bien avoir
reconnu père dans le lit de sa mère. »
Madame Pincengrain se demande si elle rêve affreuse-
ment, se frotte les yeux, croit qu'elle devient folle, veut
se moquer des larmes que fait verser un conte d'enfants,
— « Et pourquoi faut-il que ce soit ses enfants qui
lui disent ce mal et qu'ils lui parlent de leur père ? »
Elle pleure.
Maman Lecœur entre sans voir. La rue était ensoleillée.
La maison est sombre. Elle enlève ses gants d'une façon
précieuse. Elle dit :
« Je viens de la Sacristie où les Mères Chrétiennes se
réunissaient extraordinairement sous la Présidence de
Monseigneur de Chàlons. Toutes ces dames se plaignent
que tu n'aies pas assez de piété. »
Clorinde pense que sa mère jusqu'alors la détournait
de l'Eglise, pour ménager la candidature anticléricale de
Pincengrain.
LES PINXENGRAIN 547
Maman Lecœur voit les larmes de sa fille :
— « Ah ! tu le sais ? dit-elle, u le sais ? Le malheur
est grand. Tout le monde en parle. Mais je t'avais^, Dieu
merci ! prévenue et je suis innocente. Une femme, vois-
tu, doit recommencer de séduire son mari tous les jours.
Il faut supporter d'être la maîtresse ou qu'il y ait une
maîtresse à côté de soi. »
Maman Lecœur ajoute presque bas :
— « Pincengrain est un homme supérieur. Il avait
sans doute droit à un autre plaisia". Mais la Gerboise est
vraiment moins que rien. Je suis humiliée pour lui,
pour toi et pour moi. »
Clorinde ne comprend rien à ce que dit sa mère.
Elle ne l'écoute pas non plus, grâces à Dieu ! Elle écoute
son mari qui s'entretient avec une religieuse dans l'épi-
cerie.
X
Sœur Ephrem est une virago habillée de noir et de
blanc, presque un homme, qui serait un vieillard,
comme Pincengrain ressemble à une vieille femme,
jaunie, ridée, à la voix aigre.
Ils sont pareils, sauf que l'une est religieuse, l'autre
candidat anticlérical : contraste apparent qui efface la
ressemblance de deux natures également antipathiques.
Ils se disputent sans cesse pour leurs idées, mais aiment
réciproquement leurs caractères. Si Sœur Ephrem avait
été mariée avec Monsieur Pincengrain, elle n'eût pas
conservé sa religion, et si Monsieur Pincengrain avait
épousé Sœur Ephrem, il n'eût pas été candidat anticlé-
rical : Monsieur Pincengrain eût été toute la religion de
548 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sa femme ; Sœur Ephrem toute la politique de son mari.
Sœur Ephrem et Monsieur Pincengrain sont aussi âpres
aux opinions, aussi égoïstes, aussi impropres à com-
prendre qu'on souffre autour d'eux, dès qu'ils ont du
plaisir ou une idée fixe. Si Monsieur Pincengrain avait
épousé Sœur Ephrem, ils passeraient une moitié de leur
temps à faire Tamour, l'autre à se haïr.
XI
Pincengrain est couché tout nu, auprès de la Gerboise.
Ses deux pieds, qui se promènent dans les roses roses du
rideau damassé, vont se reposer sur le ciel du lit.
Il dit :
« Parce que nous faisons de la politique, on croit que
nous devons avoir l'air compassé. »
La Gerboise lui dit :
« Clorinde est si froide ! »
Pincengrain sourit de la familiarité que se permet
d'avoir sa maîtresse à l'égard de sa femme. Il pense à
Sœur Ephrem qui lui regardait les mains sur un bocal
de candi, ce soir. Il croit qu'elle les voyait, parce qu'il
est perverti.
La Gerboise conseille très fort à sa fille, qui chante
sur le lit de fortune qu'on lui a dressé dans l'entrée, de
dormir.
La lampe fume près du vin et d'un bouquet de dahlias
sombres qui puent.
— « Marins ! » appelle une voix, de l'autre côté de la
porte mince, dans le chemin.
lES PINCENGRAIN 5^9
Pincengrain reconnaît la voix, de Clorinde.
Il éteint la lampe.
XII
Véronique : «Autrefois, père, tu faisais la toilette de
■mes petits ongles et tu me baignais le soir. »
Robert : « Pourquoi es-tu rentré tard hier ? Maman
a pleuré, pleuré. Quand mes sœurs se sont endormies,"
elle m'a laissé seul, pour que je les garde, moi, le tout
.petit. Elle est sortie. Elle est revenue. Le temps d'aller
jusque chez la Gerboise... »
Monsieur Pincengrain qui avait toujours été d'une
-douceur parûiite avec ses enfants et surtout avec sa fille
Véronique écarte les bras violemment et la repousse.
L'enfant, interdite, se réfugie dans la cour auprès de sa
mère. Elle s'y évanouit.
Alors, Madame Pincengrain vient s'asseoir en face
de Monsieur Pincengrain. Elle porte, sur ses bras, sa
préférée qui est à demi morte. Elle la déshabille. Pin-
cengrain voit le petit corps.
Il se lève pour aller promener au mail des acacias.
XIII
C'est le jour des élections municipales. Tout en se
promenant, Pincengrain médite « la Vie » du premier
César. Il vient de lire la traduction de Suétone qu'ofîVe
la Bibliothèque Nationale pour vingt-cinq centimes sur
papier de paille, — et conclut :
« Cette Gerboise est inimitable : une courtisane
550 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de roi... Il me manquait, pour être grand, de connaître
les voluptés qu'elle imagine. La Mairie de mon village
ne me suffit déjà plus, — que je n'ai pas encore. »
XIV
Avant que revienne Monsieur Pincengrain, la Gerboise
essoufflée arrive. Elle appelle :
— « Monsieur, Monsieur Marins, Marins... »
Madame Pincengrain continue de bercer petite Véro-
nique comme si Pincengrain était toujours là devant
elles deux. Elle ne se détourne pas.
La Gerboise lui demande ce qu'a Véronique pour
être si blême, et sans attendre une réponse lui parle des
élections.
Pincengrain rentre. Il dit, après un silence impres-
sionnant :
— « Je suis maire. »
A ce moment, du fond de la cour monte, — telle une
ser\'ante chargée de tout le linge sale de la maison —
Madame Pincengrain vers la Gerboise qui ne fait pas un
pas pour la servir.
La Gerboise lui dit :
— « Il foudra vous chercher une laveuse. Je ne lave-
rai plus pour le monde. »
Pincengrain se trouble un peu.
Madame Pincengrain répond :
— « Comme vous voudrez. Gerboise », tandis qu'elle
va bercer encore sa petite \'éronique avec le même
calme imperturbable. Et elle ne regarde personne.
LES PI\-CENGRA!\- - 5 51
XV
Maman Lecœur, sur l'air d'une grande dame qui voit
le revers, a conduit ses petites filles dans un asile
d'enfants abandonnés. Des religieuses dirigent l'asile qui
porte un nom poétique. Maman Lecœur pense que ses
petites filles au moins pourront parler plus tard, comme
dans les romans, — de leur couvent.
Elle s'entretient avec la supérieure... de spiritualité.
On la fait asseoir dans un fauteuil de velours cramoisi,
à cause de la distinction de ses manières, de sa robe et
de son nez. Cependant ses petites filles vont prendre
leur place à l'orphelinat et sa fille a rejoint une grande
ville du Nord, où elle .sera caissière depuis le matin jus-
qu'au soir, dans une épicerie.
Les Pincengrain sont ruinés.
Maman Lecœur vivra désormais toute seule dans sa
petite maison, où elle garde Robert.
XVI
Robert est inconsolable de ne plus voir sa mère,
« sa petite cane », « sa fiancée ». Il lui écrit tous les
jours :
« N'aie crainte. Je serai curé de la grande Paroisse. Je
me marierai avec toi. Nous bâtirons des églises comme
il n'y en a pas encore. »
Un soir, il rentre tout suffoquant. Sa grand'mère lui
demande ce qu'il y a.
— « Je péchais dans l'oseraie, où personne jamais ne
5)2 LA XOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vient, pour que je pense mieux à mère. Quelqu'un
venait. Je ne le connaissais pas, et puis je l'ai reconnu.
C'était père. Il a voulu m'embrasser. Je lui ai dit « non »
et je me suis mis à courir jusqu'ici. Jamais plus je n'irai
à l'oseraie. »
Alors Maman Lecœur lui fait un reproche :
« Il fallait tout de même l'embrasser. Il va croire que
c'est moi qui ne veux pas...
— Si j'avais su, répond Robert, je lui aurais dit que
c'était moi tout seul qui ne voulais pas. »
XVII
Un dimanche matin. Maman Lecœur revient de l'église :
elle trouve petit Robert en chemise de nuit dans la
mansarde. Il a étendu sur ses genoux un grand sabre
rouillé qu'il frotte avec du papier de verre et le coin de
5a descente de lit.
Il tousse plus que jamais, demande une enveloppe
pour écrire à « tite Véronique ». Maman Lecœur lui aban-
donne un ruban de parchemin. Elle regarde plus tard,
quand la fièvre augmente, ce qu'il a écrit.
— « Tite Véronique, tout ce matin j'ai fourbi le sabre
■de papa Lecœur pour tuer la Gerboise, quand je serai
grand. »
Il délire.
Maman Lecœur envoie chercher Sœur Ephrem,
Dès que Sœur Ephrem est entrée, Robert pleure davan-
tage. On ne sait pas pourquoi. C'est que lui seul a
découvert et éprouve douloureusement en elle la res-
semblance du père.
LES PINCENGRAIN 553
La même nuit, Robert meurt.
Le lendemain, tout le monde respectueusement se
tiendra le long de la route de Reims, à l'arrivée de
Madame Pincengrain. On sait qu'elle l'aimait tant.
Chacun veut voir son chagrin entre les bras des
Mères Chrétiennes, de Maman Lecœur. Tout le monde
vit une statue qui marchait toute seule dans le chemin.
XVIII
Madame Pincengrain a repris sa place au comptoir
dans la toute petite maison de bois habituelle, grande
comme un reliquaire ou la niche d'une sainte.
Son masque s'est creusé, émacié, terni. Elle ne pleure
pas. Il ne faudrait pas qu'elle pleure. Elle n'en a pas le
désir non plus. Elle aime cette solitude qu'on lui a faite,
trouve de la douceur à sa prison, parce qu'elle y voit
une apparence de sépulcre. L'enfant mort y est toujours
étendu froid sur ses genoux. Elle méprise constamment
l'or qu'elle touche, puisqu'il ne pourrait pas l'empêcher
de se souvenir ni d'être seule. Elle tremble seulement
que sa douleur, où elle est enfermée, ne la rende
orgueilleuse et insensible. Elle évite de faire le moindre
mouvement qui ne serait pas indispensable, — pour ne
pas déranger le Mort, — et se demande si elle pense
encore à ses filles.
Un papillon vient-il s'égarer dans l'épicerie, elle sait
qu'il vient de la forêt de son père. Elle se souvient
d'avoir été vive comme lui.
36
554 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XIX
Véronique et Prisca sont revenues du couvent pour
assister Maman Lecœur. C'est au tour de maman Lecœur
de mourir.
• Maman Lecœur pense toujours à Pincengrain.
Véronique et Prisca sont assises en deuil de chaque
côté de son lit et de cette pensée.
Il est dix heures du soir.
Une voisine se tient sur le pas de sa porte. Elle ne
peut pas dormir. Elle a le pressentiment que Maman
Lecœur mourra cette nuit.
La Gerboise vient rôder autour de cette heure et de
cette maison, on ne sait pourquoi. Elle regarde par la
fenêtre de Maman Lecœur. Véronique et Prisca recon-
naissent le pas et le visage.
Elle dit très fort à la voisine :
— « Morte ? ))
Maman Lecœur reconnaît la voix de la Gerboise.
Maman Lecœ'ur se soulève, comme si c'était la voix de la
mort qu'elle eût entendue. Elle demande à ses petites-filles
d'aller au-devant d'elle pour la chasser. Elle foit de grands
gestes, comme pour se débarrasser de quelqu'un qui
l'étoufferait. Elle crie. Véronique et Prisca s'évanouissent.
La voisine et la Gerboise qui la suit, entrent pour habil-
ler une morte. La Gerboise cherche dans l'armoire de
Maman Lecœnir. Elle y trouve le voile de mariage de
Clorinde, et l'étend sur le pauvre visage, après la
toilette.
Le lendemain, quand Madame Pincengrain deman-
LES PINCENGRAIN 5 55
dera qui a fait la dernière toilette de sa mère, la voi-
sine tout naturellement lui répondra :
— « C'est la Gerboise. »
DEUXIEME PARTIE
LE MARIAGE DE GODICHON
I
Véronique et Eliane reviennent de leur Paroisse. Les
Vêpres sont dites. Elles trouvent leur mère assise sur
une chaise de paille au milieu de leur unique chambre,
entre les deux lits, ses mains sur ses genoux. Elles
prennent une chaise de paille et s'asseoient de chaque
côté de leur mère, assez loin d'elle. Véronique fait un
travail de broderie très blanche pour Eliane. Eliane tri-
cote des bas noirs pour Véronique.
Elles disent un mot toutes les demi-heures, toujours
le même :
« Prisca va rentrer. »
Madame Pincen^rain se tait.
Leur caur ne peut contenir une forte émotion de
joie, qui vient d€ cette intimité si heureuse^ inespérée et
précaire. Trois larmes brûlantes disent un instant le mys-
tère de leur union.
Mesdames Pincengrain se sont réunies à Paris.
Madame Pincengrain ne travaille plus. Ses filles tra-
vaillent.. Elles partent le matin, rentrent le soir, vont à
la Grand'Messe et aux Vêpres le dimanche, trouvent
556 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
toujours, quand elles rentrent, leur mère assise sur la
même chaise de paille, au milieu de la chambre, entre
les deux lits, ses deux mains sur ses genoux. Il y a plus
de cinq années que Madame Pincengrain n'est pas sortie
de l'unique chambre.
Prisca est un peu différente de ses deux sœurs. Elle
ressemble à la jeunesse de Madame Pincengrain. Elle est
blonde, à face replète, très gaie, insouciante, naturelle,
et presque éclatante comme une fleur des forêts ou un
oiseau. Madame Pincengrain a un fiiible pour cette
Prisca. Elle n'a pas besoin d'être si tendre envers Eliane
et Véronique qui lui sont pareilles, silencieuses et
tristes, fortes dans l'inconsolation comme son âge mûr
et sa vieillesse, pour les aimer. Elle les voit toujours, et
en elle-même. Elle regarde quelquefois Prisca pour se
reposer. Prisca ne va pas aux Vêpres. Une vieille demoi-
selle champenoise vient la chercher le dimanche soir.
Elles se promènent dans les jardins de Paris.
II
Madame Pincengrain n'a jamais l'air de travailler.
Quand ses filles rentrent, elle se repose. Mais le linge est
repassé, le couvert mis, le repas préparé. Quand elle se
repose, pourquoi a-t-elle choisi la place la moins conve-
nable, le milieu de la chambre où le froid vient de par-
tout, et une chaise de paille ? N'y a-t-il pas au coin de~
la cheminée la bonne bergère capitonnée de maman
Lecœur ? Le repos de Madame Pincengrain a toujours'
l'air provisoire et inquiet. Elle penche la tête un peu en
avant comme si elle allait se lever et prête l'oreille, pour'
Î,ES PINCENGRAIN 557
entendre venir de plus loin celui ou celle qui pourrait la
déranger ou la délivrer.
Les][^voisins respectent cette vieille femme inconnue,
si maigre, si pâle, au visage de squelette, qui leur appa-
raît entre deux rideaux de lin soulevés comme des ailes
d'ange. La blancheur du linge qu'elle entretient autour
de son visage trouble la conscience de Paris.
Prisca traverse en étrangère le silence de sa mère et
de ses sœurs. Elle se laisse vaincre rarement par l'atmos-
phère triste et tranquille qu'elles ont créée. Elle couche
dans le lit de sa mère. Véronique et Eliane partagent
l'autre lit. Véronique a choisi comme devise « Tout
droit». Eliane, quand on lui demande la sienne, dit :
« Suivre Véronique ». Leurs actions, si elles sont iden-
tiques, n'ont cependant pas la même valeur. Véronique
aime l'ascétisme pour lui-même, ne connaît que des
émotions morales, trouve sa joie dans la rigueur de la
justice où elle se tient. Eliane aime l'ascétisme pour Dieu,
ne connaît que des émotions religieuses, trouve sa joie
dans l'enthousiasme du grand amour chrétien. Véronique
porte un air de la religion. Elle en adopte les rites
et pratique les exercices de piété pour la distinction qu'ils
confèrent, et parce qu'ils conviennent aux « honnêtes
gens ». Mais elle ne demande pas son secours à Dieu, et
ne trouve pas en lui la joie du cœur. Elle ne prie jamais.
Elle aime d'abord et froidement le bien, et tout de suite
après le bien, la couleur jaune et la maigreur.
Prisca n'est jamais entrée si avant dans la morale et
la religion. Elle prend à l'une et à l'autre ce qui peut
convenir à son rêve léger, à sa vie sans importance, à
son mariage ridicule de demain. Le plus grand charme
558 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de Prisca est dans la façon dont elle parle de ses sœurs
et de sa mère ; de sa mère qui porte une douleur
inconsolable ; de Véronique plus intelligente qu'elles
trois, plus instruite que femme ordinaire, et droite
comme l'image de la Justice ; d'EIiane la plus pure, qui
est sans péché, une bonne victime expiatoire.
Madame Pincengrain pense toujours à Monsieur Pin-
cengrain. Elle n'en parle jamais, — défend à ses filles
d'en parler, — ou bien elle en parle comme d'un mort.
Elle se réjouit d'avoir l'apparence d'une morte, pour
satisfaire à des perversions insoupçonnées. Elle recherche
la propreté la plus excessive, observe un soin de son
corps que ses filles ne lui connaissaient pas et qu'elles
servent, comme on est impressionné devant la pierre
d'un autel. S'il arrive à Madame Pincengrain de parler
de Maman Lecœur, sa propre mère, clic dit que c'était
« une belle petite femme ».
III
Prisca rentre en retard un soir. Ses sœurs s'inquiètent.
Sa mère lui fait un reproche. Prisca se retourne vers leur
tristesse avec un regard nouveau qui leur reste étranger,
qu'elles prennent pour de la colère contre elles, parce
qu'il est joyeux. Eliane n'a jamais rien désiré qui ne fût
conforme au cœur de Véronique. Véronique n'a jamais
dit non aux états d'âme parfois si sombres de sa mère.
L'union de ces trois créatures moroses paraissait univer-
selle et indissoluble. La joie de Prisca les fait souffrir,
leur fait éprouver leur « différence » dans le monde, et
presque les insulte.
LES PlîsCENGRAIX ' 559
— « Il s'appelle Godichon, commence-t-ellc. Il est un
peu plus jeune que moi. J'ai vieilli si vite entre vous
trois. Il est plus petit que moi aussi. Il est comique, tout
rose et blanc. La rondeur absolue de sa face est corrigée
par une barbiche de bouc d'un blond fode. \'éronique
ne l'aimera pas, parce qu'il est gros et n'aime pas le
jaune.
— De qui nous parles-tu ? » demande Madame Pin-
cengrain qui ne l'avait pas écoutée.
— « De mon fiancé. »
Prisca, qui aurait pu être une belle fille blonde, était
devenue un peu maigre et pâle, à cause de la tristesse de
ses sœurs et de sa mère. Elle eût pu être commune aussi
dans son port, et, dans son âme, frivole ; mais une dis-
crétion, un charme délicat la pénétrait toute, qui ne
lui venait pas d'elle-même et se répandait sur ses actions ;
il lui venait de l'atmosphère de ses réveils et de ses
nuits, de la fermeté morale de Véronique, de la reli-
gion d'Eliane, auxquelles elle participait. La grande
douleur de sa mère aussi, dont elle se souvenait tou-
jours, consacrait sa santé et sa joie, se reflétait sur les
beautés vulgaires de son apparence, sur ses cheveux
dorés, pour qu'elle devînt une épouse par trop inespérée
et comme « le paradis » de Godichon.
IV
Le dimanche suivant. Mesdames Pincengrain sont
installées à leurs places respectives. Prisca va et vient
autour des statues. Elle s'assied en face de sa mère qui a
couvert d'une dentelle noire sa tête, et boutonné autour
5^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de son cou un foulard amidonné, simple et éclatant de
blancheur. Véronique et Eliane sont dans leur deuil
coutumier. Elles n'ont pas regardé leur mère pour dis-
poser tout de même leurs mains comme elle, sur leurs
genoux. Prisca porte un corsage de satinette rose. Dans
ses cheveux étincelle Tunique bijou qui reste aux Pin-
cengrain.
Mesdames Pincengrain se taisent. Prisca essaie de les
préparer à la visite de Godichon et de sa mère. Elle
dépeint celle-ci fantastique d'inconvenance et de vul-
garité, faite comme pour signifier ce qui peut leur déplaire
le plus au monde.
Prisca reste bien au-dessous de la réalité dans les
poétiques exagérations qu'elle imagine sur un être
inconnu. Entre Madame God'chon. Elle habite la pro-
vince. Son voile de veuve, lom d'elle flotte, quand elle
marche, et les volants antiques de sa jupe de moire font
un bruit de fougères sèches dans le vent d'automne. Il
faut qu'elle donne de grands éclats de sa voix, qu'elle
s'accompagne d'un geste encore plus surprenant, sans
qu'elle ait rien à dire. Voilà qu'elle se lève pour donner
la comédie de ce qu'elle raconte ? C'est le mouvement
perpétuel, une machine parlante. Elle éclabousse de
salive les visages, bouleverse de la main les meubles, les
objets, les membres qu'on expose encore assez loin d'elle.
N'ouvre-t-elle pas l'armoire de Madame Pincengrain,
pour lui dire que celle de son fils est en désordre ? Elle
soulève le jupon de Véronique pour affirmer que celui
d'une Godichon est de soie, de la balayeuse au corselet.
Quand la Godichon est entrée, Prisca s'est avancée
vers elle. Les trois Pincengrain se sont élevées pour se
LES PINCENGRAIN 5^1
rasseoir sans broncher. Elles n'ont pas encore dit une
parole que la Godichon les a renseignées sur toute sa
vie.
Godichon est gêné par tout le train de sa mère, d'au-
tant plus qu'il ne s'est jamais trouvé en face d'êtres plus
différents d'elle. Il pense à la douceur, à la modestie de
Prisca, au silence qui l'environne et l'accompagne tou-
jours, pour s'humilier, humilier sa mère et toutes les
femmes devant sa fiancée. Il cherchait le secret de l'exis-
tence de Prisca et des fascinations qu'elle exerçait jus-
que dans les profondeurs de son être et sur l'inconnu en
lui. Voilà qu'elle se détache en le bas-relief le plus simple
et sombre, orné de trois saintes nimbées, comme une
Vierge au lis. Il est moins étonné par elle, à cause de
celles qui l'accompagnent. Il s'émer\-eille surtout de la
parenté qu'il pourrait avoir avec des femmes si pâles et
tellement silencieuses dont l'une demain serait sa mère,
et les deux autres ses sœurs. Prisca le reaiarde avec ten-
dresse pour l'encourager à espérer, malgré le découra-
gement que leur donne le geste excessif de sa mère. Il
imagine à peine que ces femmes puissent l'aimer jamais,
être familières un jour avec le petit corps si gauche et
grotesque du fils de la Godichon. Il les voit lointaines et
impénétrables, inaccessibles, attirantes comme la Paix
ou la Mort.
— « Je n'ai jamais approché, pense-t-il, que des êtres
taciles et sans mj-stère, dont on sait le prix et qu'on peut
connaître. J'ai tellement vécu déjà. Comme on doit se
reposer parfaitement entre leurs bras immobiles, tandis
que Prisca irait et viendrait autour de nous, pour me
servir. »
5^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
V
Le soir. Madame Pincengrain — quand on s'est tu
longtemps, à cause de la fatigue que dispensent le bruit et
la laideur, — demande à sa fille ce qui peut lui plaire en
Godichon.
— « Il est plus petit que son frère, dit Prisca, plus
laid, plus sot, moins aimé. Sa mère vient pour le marier;
elle ne parle que de l'autre. Tout le temps qu'il ma
conté parallèlement les avantages de son cadet et ses
propres disgrâces, j'ai haï son frère, et quand il a pleuré
pour le mépris qu'il allait soulever en moi, je l'ai aimé.
Je l'aime pour tout ce dont Dieu l'a privé et aussi parce
qu'il vous a déplu et qu'il en a souffert, — pour toute la
misère immense que peut porter au monde un petit être
rose et blanc, comme Godichon, — et surtout parce
qu'il est digne déjà que vous l'aimiez un jour, plus tard,
iquand il sera trop tard. »
Madame Pincengrain se tait.
Elle pense à une autre misère plus matérielle. Madame
Godichon est peut-être fée plus riche que ridicule.
Admirable est le traitement de son fils. Quand
Madame Pincengrain s'en réjouit, elle ne songe pas à
elle-même. Elle songe à Prisca et à ses deux filles — les
tristes — qui seront peut-être gardées, par Godichon, de
la faim.
VI
Le jour du mariage de Prisca est proche. Mesdames
Pincengrain qui ne veulent pas donner en spectacle leur
LES PINCENGRAIN 5^3
pauvreté à Madame Godichon, Tentretiennent tout !e
jour, les mains croisées sur leur poitrine, comme des
femmes qui peuvent ne pas faire elles-mêmes leur vête-
ment. Dès que Madame Godichon est partie le soir très
tard, elles cherchent au fond d'une mansarde la robe de
la mariée, pliée en quatre dans un drap très blanc. Elles
retendent sur leurs genoux décharnés et y travaillent
toutes les quatre. Elles cousent ainsi jusqu'au jour sans
défaillance. Quand la huitième nuit s'achève et qu'il va
fiilloirse parer pour l'accompagnement des noces, elles
ressemblent à des fantômes qui préparent un linceul.
Leurs mains maigres, humides et froides, transparentes
comme des nuages, leur paraissent lourdes et impossibles
à soulever.
Chacune se trouvera mal à son tour sur le chemin de
l'église : Madame Pincengrain, Véronique, Eliane. Le
cortège trois fois s'arrêtera pour les attendre revenir de
la mort. Prisca elle-même pâlira au bras de Godichon, à
l'heure de l'office, — la plus solennelle.
VU
Godichon, qui faisait dans le monde la figure d'un
jeune homme brutal et sacrifié, devient un mari heu-
reux et entreprenant. Chez les Pincengrain, sans être
incommodé par la tristesse des trois femmes, il prend
l'attitude qui convient à son caractère et à ses expé-
riences. Devant Véronique loyalement ilaffimie qu'il n'y
a pas de bien dans le monde en dehors d'elle, — devant
Eliane, que le catholicisme est une erreur, si elle est
une sainte. Toutes les deux rendent hommage à la
564 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sincérité de Godichon. Toutes les quatre l'ont converti
bientôt à la seule religion qui les intéresse, celle du
désintéressement. Une communion d'idées, en même
•temps que le communisme le plus absolu sont réalisés
•dans cette maison. Godichon dépose tout ce qu'il
.gagne entre les mains scrupuleusement soignées de
Madame Pincengrain. Comme il ne peut plus vivre
sans elle, ni loin de \'éronique et d'Eliane, quand les
indiscrétions de Prisca, insatiable amoureuse, ont lassé
Je désir d'un homme que la vie déjà a lassé, — il installe
sa belle-famille dans un grand appartement qu'il parta-
:gera. Leur salle à manger sera riche, austère et artis-
tique, presque religieuse, gothique.
Godichon a repeuplé d'oiseaux très gais les cages de sa
belle-mère, et fleuri les douze fenêtres de l'appartement.
Madame Pincengrain se croit revenue dans la forêt de
■sa jeunesse. Elle se lève de bonne heure l'été, avant que
Prisca ne s'éveille, pour parler avec son gendre intime-
ment. Sont-ils seuls et le jour point-il derrière les
fleurs ? Godichon lui fait confidence de ses plaisirs. Au
détour d'une phrase comme d'un sentier ensoleillé, elle
rencontre Pincengrain et salue avec regret ce fiancé
ancien et nouveau qu'elle n'avait pas connu. Si Godi-
chon s'égare dans une église et parle sur la religion,
elle lui accorde tout ce qu'il veut, — pourvu qu'il ne
contrarie pas trop Eliane sur ce chapitre au déjeuner,
et qu'il revienne bientôt à l'histoire de ses plaisirs, dont
il s'abstiendra de faire mémoire au dîner devant Véro-
nique.
LES PIXCEXGRAIN' 565
VIII
Un soir de dimanche, Eliane est assise seule auprès
de sa mère. Madame Pincengrain trône dans un fauteuil
de bois sculpté, monumental, comme au fond d'une
chaire à baldaquin. Trois degrés la surélèvent. Eliane,
pour une fois, n'ira pas aux \'épres. Elles disent à des
intervalles réguliers toujours la même parole :
« Véronique va rentrer. »
Véronique revient d'un long voyage. Elle est fatiguée
à mourir. Elle va tomber. Elle embrasse sa mère, sa
sœur, et prend sa place en face d'Eliane, de l'autre côté
de leur mère :
« J'arrive chez le curé du Monteil, après la messe.
Il n'a pas voulu que père eût un enterrement chrétien.
Je l'ai supplié. Il m'a rappelé toutes les fautes du mort
qu'il appelait des crimes. Je lui ai dit que je les savais^
que j'étais sa fille, que nous en avions souffert, que nous
lui avions pardonné, que l'Eglise fasse de même. Comme-
je m'asseyais à ce moment un peu lasse, il se leva:
« Et puis votre père a fait vendre mon presbytère aux
enchères publiques. » — Je me suis présentée à la
mairie, pour réclamer le droit d'inhumer sur la com-
mune. Le Conseil municipal était réuni dans la salle
des Fêtes. Monsieur Bidon, ceint de son écharpe trico-
lore à la place de père, m'a obligée à dire trois fois le-
nom de Pincengrain, quand il m'avait reconnue.
Vers midi enfin, je prenais la route des Sorbiers,,
pour rejoindre la maison où était le corps. Ce voyage de
toute une nuit, après quinze ans d'absence, m'avait paru
566 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
interminable : j'allais me retrouver en face de celui qui
m'aimait tant.
— Comme il t'aimait ! » interrompt Madame Pincen-
grain, qui descend de son fauteuil et prend une chaise
pareille à celles de ses filles, pour se rapprocher de Véro-
nique.
— « Je marche longtemps. J'arrive au petit pont de
pierre. Un bruit de pas presque nombreux vient au-
devant de moi. Je lève les yeux. La bière sur la route
s'avance, couverte d'un drap rouge, « la Libre-Pensée »
entre les paysans. Elle est à deux pas de moi. Je pourrais
la toucher de la main. On dirait qu'elle tremble sur les
épaules des hommes. Elle va s'arrêter ? Elle passe,
comme si je lui étais étrangère. Les paysans se découvrent
devant moi. Je vais pour les suivre; miais la Gerboise
est là qui marche toute seule. Je m'appuie au parapet
du pont. Des femmes que je ne connais pas, revêtues
de longues mantes, soulèvent leur voile pour me
voir. Quand elles sont au bout de la route, je me décide
à avancer. Je ne pensais à personne qu'aux arbres qui
dansaient loin de moi de chaque côté de moi et à la
route interminable qui remuait sous mes deux pieds.
Au cimetière, je n'ai jamais été si lasse de ma vie. La
Gerboise m'a embrassée. Il y avait avec elle deux: enfants
que je n'ai pas regardés, qui devaient être mes frères.
Plus loin, j'ai rencontré sa fille Lucie. Je n'ai pas pu
m'empêcher de lui demander quelle était la physio-
nomie de père, quand il est mort. — « 11 était devenu
très gros, m'a-t-elle dit, et il ne se lavait plus. » Alors
Madame Pincengroin tressaillit dans sa chair et son
cœur qui allait se briser ne se brisa pas.
LES PIXCENGRAIN 567
Les genoux des trois femmes se touchaient. Elles
avaient reconnu le curé du Monteil, Monsieur Bidon le
maire, la Gerboise, sa fille Lucie. Il n'y avait que cet
homme, gros et malpropre, assis sur le banc de la Ger-
boise, devant sa porte, au pied d'une vigne pourrie, le
soir, — qu'elles ne pouvaient pas reconnaître.
Comme leurs trois fronts se rapprochaient, Godichon
entra. Il fit une pirouette et se saisit des mains de Véro-
nique. Prisca et lui ignoraient la mort de « père ».
Ses familiarités avec les membres précieux, soignés et
tristes de Véronique, d'Eliane et de Madame Pincengrain
parurent davantage ce soir une profanation. Godichon
s'apeirçutde leur recul et rabattit ses expansions sur Prisca
qui en fut heureuse.
Mesdames Pincengrain pèsent tous les mots qu'elles
emploient. Elles disaient de leurs morts qu'ils étaient
« partis » et de Monsieur Pincengrain qu'il était
« mort ». Godichon remarqua ce soir-là qu'elles dirent
du père pour la première fois : « Il est parti. »
IX
Le jour anniversaire des noces de Prisca, Madame Go-
dichon vient annoncer aux Pincengrain le mariage de
son fils cadet. Il épousera Marie. Mesdames Pincengrain
se taisent devant ce nom. Le silence de Véronique et
d'Eliane n'étonne pas Madame Godichon^ mais son fils
aîné aurait-il appris l'indulgence envers son frère, le
respect envers elle, une réserve sans exemple dans son
passé, la politesse ?
568 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle rend toutes sortes de grâces à ses éducatrices,
quand Prisca commence :
« Cette Marie n'aura-t-elle pas été la fiancée de vos
deux fils ?
— Une paysanne, dit Godichon, que le luron n'a
pas voulue, que le distingué épouse.
— Pourquoi l'épouse-t-il ? dit Prisca.
— Parce qu'elle est blonde, parce qu'elle est sotte,
ou parce qu'elle est dotée ? » interroge Godichon.
Sa mère se tait. Elle pense que son fils aîné a pris
chez les Pincengrain un peu d'esprit et encore plus de
méchanceté. Godichon continue :
« Il suffisait que les vingt mille francs de Marie
ne sortissent pas de la famille. Je n'irai pas aux noces.
Nous approuverions par notre présence un mariage
intéressé, et je craindrais de retrouver dans la femme
de mon frère ma fiancée d'autrefois. Question de déli-
catesse ! »
Madame Godichon supplie. Godichon résiste. Sa
mère trouve qu'on prend de la ténacité à vivre parmi
des femmes silencieuses.
Madame Godichon est partie. Les Pincengrain et
Godichon se sentent rapprochés parce qu'ils ont un sujet
de conversation nouveau. Ils peuvent dire ensemble du
mal de quelqu'un, du fiancé de Marie, et se moquer de
Marie. Véronique fait mine de les retenir et pique
des deux. Une ardeur joyeuse illumine le front des
saintes, où perce la haine. Ils n'épargneront même pas
LES PIN'CEXGRAIN 569
Madame Godichon. Madame Pincengrain attaque : elle
dit, pour flatter Godichon, que « cette femme, sa
mère », ne parle pas leur langue, qu'elle ne sait pas le
sens du mot « désintéressement », qu'il faut l'excuser,
que lui-même l'a si bien appris. Mais Godichon a décidé
de livrer le premier sa mère au sarcasme. Mes-
dames Pincengrain lui savent gré de cette générosité
envers elles, du sacrifice qu'il leur fait de sa propre mère.
Dans le mouvement de sa passion elles se sont levées
pour l'entendre. Emu par la douceur amère de cette
intimité de femmes, voilà qu'il leur conte deux ou trois
anecdotes qu'il regrettera d'avoir dites, qui déshonorent
son' frère, atteignent sa mère dans l'honneur, feront la
consolation de ces dames Pincengrain, dès que Godichon
lie sera pas là, ou ne leur sera plus préférable. Elles
pourront parler alors d'autre chose de plus profond que
de la malpropreté du corps de Madame Godichon, qui
est un sujet qu'elles ont épuisé. Elles ne voient pas
encore que Godichon est malpropre comme sa mère.
Elles s'apercevront bientôt que ces deux ou trois contes
sont préjudiciables à son âme.
XI
Godichon ni Prisca n'iront pas aux noces de leur
frère. Eliane seule, qui est innocente de tout, y repré-
sentera les Pincengrain.
Madame Godichon avait parlé d'un cavalier qu'elle lui
donnerait, Godeau, le modèle des parfaits et de belle
condition. Elle disait chez les Pincengrain que Godeau
était fait pour Eliane, chez les Godeau qu'Eliane était
37
570 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
faite pour Godeau. Elle appelait Eliane « mon tout »
chez les Godeau, et Godeau « mon tout » chez les Pin-
cengrain. A l'heure où Eliane s'en vient de la gare,
escortée des Godichon pour assister aux noces de Marie,
tous les Godeau sont sur le pas de leur porte, excepté
Godeau. Il se tient derrière ses persiennes fermées, entre
deux livres ouverts, l'un de philosophie, l'autre de reli-
gion, pour voir à travers les défauts du bois de la
jalousie, passer une Parisienne qui pourrait bien devenir
sa femme. Il lui reconnaît la chevelure d'or d'Aphrodite,
mais les pieds un peu lourds d'une chrétienne.
XII
Quand Eliane sera revenue chez elle un soir, dans le
lit de Véronique elle lui contera ses impressions. Elle
ne lui dit pas que Monsieur Godeau lui plaît, mais :
« Si tu savais comme Monsieur Godeau te plairait.
Il est grand, très mince, presque maigre. On voit les
os de son visage. Il aime le jaune. Il a aimé la religion.
Il fait le bien. Je me sens toute changée à cause de lui.
Je ne vois plus les choses comme je les voyais, quand je
ne le connaissais pas encore. Il parle de Dieu auquel il
ne croit plus avec une ferveur qui a redoublé ma foi.
Mais je suis surtout heureuse pour l'enthousiasme que
te donnera Monsieur Godeau. Il expose dans sa
chambre un crucifix, dont il compte les plaies devant
vous. Il en dépeint la face, le corps, comme s'il les
vovait vraiment palpiter. On pleure en l'écoutant. On
croit que c'est Monsieur Godeau qu'on regarde souffrir
sur la croix, tant il est ému. Tu deviendras pieuse à le
LES PIKCENGRAIN 57^
connaître. Un soir au crépuscule, avec ses sœurs, il
m'a conduite sur une montagne déserte, couverte
d'ajoncs secs et de bruyères, où il nous a fait danser. Je
n'avais jamais dansé ; et puis il nous a fait agenouiller
vers le soleil disparu, pour dire notre « Pater ».
Toujours il m'entraînait en .avant, et les autres
semblaient nous faire escorte. Personne ne l'inté-
ressait plus que moi, et il semblait n'être occupé
que de lui-même. Il parlait du soleil comme de
son cousin. Jamais je n'avais regardé le soleil, avant
d'avoir vu Monsieur Godeau. Je m'attendris chaque soir
maintenant quand le soleil s'en va. Mais Monsieur Go-
deau donne surtout le goût de voir une lumière plus
divine, qui pourrait être en lui, que je veux chercher
en Dieu. »
XIII
Le lendemain, Godeau fit son entrée chez les Pincen-
grain. On le présenta d'abord à Véronique, comme à
la plus instruite et au plus parfait modèle de l'idéal triste
de la maison. Il accourait au-devant d'elle, l'âme tra-
vaillée de pressentiments infinis. Elle le voyait venir de
l'éternité comme le soleil se lève au pied d'une colline
qui porte une pauvre vigne et veut voir mûrir son
fruit.
Tout le monde se fit leur complice, et la mère de
Véronique et la mère de Godeau. Ils étaient faits pour
se comprendre, répétait Madame Godichon. On les
rapprocha, en attendant le dîner; on isola leurs deux
couverts à table. Ils eurent une conversation immédiate,
intime et continuelle, oublièrent leur entourage, et avant
572 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le dessert parlaient d'enthousiasme, se montraient les
images de leurs saints.
Godeau, entrant chez les Pincengrain, avait regardé
Godichon, — comme un qu'il avait connu pitoyable
dans leur petite ville natale et méprisé, — de ce regard
que l'instruit, le distingué, le riche peut jeter sur l'igno-
rance, la grossièreté et le plus pauvre du monde. Il
l'avait aussitôt, par son attitude, dominé dans son propre
esprit et dans l'esprit des quatre dames Pincengrain.
Tout le temps que Véronique lui parlait, une nos-
talgie de l'âme d'Eliane travaillait Godeau. Il se sentait
redevenir chrétien pour se rapprocher de la jeunesse.
Véronique était une vierge par trop rassise déjà. La
pointe maladroite que Godichon dirigea contre le chris-
tianisme, acheva la conversion de Godeau.
Godichon n'avait pas d'autre vocabulaire que
celui qu'il empruntait à son journal anticlérical. Il
était heureux ue pouvoir parler abondamment de quel-
que chose pour tuer le temps, et avec une compétence
apparente devant Godeau. Le christianisme l'intéressait
moins que la discussion et Godeau l'exaspérait plus que
le christianisme.
XJV
Godeau, ramené au christianisme, par le concours
d'Eliane charmante, de Véronique ennuyeuse et de Godi-
chon exaspéré, veut retrouver le .secret de « l'Admi-
rable » pour les prosterner tous les trois devant lui-
même. Il imagine des ascétismes nouveaux et leur donne
en lui le spectacle de la perfection.
Eliane qui avait rêvé d'être aimée de Godeau, et qui
LES PINCENGRAIN 573
l'aime plus que tout au monde sans le savoir, fait tout
ce qu'il faut constamment davantage, pour lui être le
plus séduisante. Elle commence par se souvenir de Dieu
et paraître oublier Godeau, ce qui est la perfection.
Elle trouve Dieu en Godeau. Godeau trouve Dieu en
elle. Ils sont ravis l'un dans l'autre, quand ils paraissent
l'un de l'autre se détourner.
Véronique, qui n'avait su garder rien de sensible dans
la conception de sa justice, est désemparée, quand il lui
arrive d'aimer Godeau et d'être contrainte à réaliser la
perfection pour lui devenir aimable. On ne peut aimer
Godeau et rester parfaite. Véronique ne connaît pas le
subterfuge de l'amour de Dieu, pour échapper au
dilemne.
Eliane et Godeau parlent de Béthanie, et Godeau,
comme à une Madeleine inconvertie, prêche à Véronique
que Dieu vaut mieux que Godeau. Il essaie de le prou-
ver. Véronique ne voit que Godeau. Le sentiment de
sa propre imperfection devant la perfection de Godeau
fait qu'elle cherche une place près de ses pieds.
Bientôt, elle est humiliée devant Godichon lui-même,
par l'excès de sa passion pour Godeau. Elle soutenait à
Godichon que le bien existe dans le monde ; il ne vou-
lait le reconnaître qu'en elle ; voilà qu'elle ne peut plus
soutenir le bien dans le seul refuge qu'il s'était gardé sur
la terre. La conscience de cette obligation morale et
d'orgueil qu'elle a contractée en face de Godichon la
retient dans un devoir qu'elle ne se connaît plus. La
peur même de voir Godeau s'éloigner d'elle lui donne
l'héroïsme honteux de paraître mystique, — alors qu'elle
ne peut l'être, — ou de la première hypocrisie.
5^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XV
Prisca, qui avait eu jusqu'à ce jour le plus de joie
parmi les siens, paraissait diriger ses sœurs et sa mère.
On ne sait pourquoi Véronique s'est élevée maintenant
au-dessus d'elle dans sa force. Elle commande aux batte-
ments des quatre coeurs.
Madame Pincengrain appelle Godeau « mon fils ».
Véronique et Eliane l'appellent « mon frère ». On lui
donne la place d'honneur. Godichon cire ses souliers et
va lui porter un parapluie au bout du monde, s'il vient à
pleuvoir et qu'on sache Godeau en apostolat.
Godichon voit moins la perfection de Véronique.
Celle de Godeau l'éblouit. Il voit Godeau entre Véronique
et Eliane, comme le soleil resplendit dans le désert
entre deux palmiers.
Godichon troublé dans ses admirations devient malade.
Il a souvent la fièvre. On l'humilie. Madame Pincen-
grain le suit sans cesse avec un linge pour essuyer la
trace de ses pieds sur le plancher et l'endroit de la table
où ses doigts ont passé. On lui dit devant Godeau qu'il
est malpropre ; sa femme soulève les épaules, en le
regardant, si parle Godeau. Si Godeau préfère un mets
qui empoisonne Godichon, on empoisonne Godichon
pour plaire à Godeau.
Godeau s'assied dans l'unique fauteuil à baldaquin ;
ces dames ont pris les trois chaises sculptées ; Godichon
cherche le tabouret.
Godichon ne discute plus le christianisme. Il en
accepte la puissance mystérieuse. Il lui reconnaît une
LES PINCENGRAIN 575
autorité douce, persuasive, il ne sait pas ? irrésistible,
qui le prépare délicieusement à la mort. Il parle de « la
Grâce » comme théologien. Lui, le petit nain trapu qui
avait désiré de voir le géant le plus terrible de la terre,
pour le défier et qu'on ne pût contester son courage ni
sa force au moins, si on lui refusait l'intelligence et le
charme, voilà qu'il rencontre un éphèbe pâle et sans
muscles, qui d'avance l'a réduit.
XVI
Ce, soir cependant, Godichon paraît souffrir de sa
défaite. Godeau lui a dit un mot trop dur. Véronique
ni Eliane ne l'ont pas regardé avec leur pitié habituelle.
Parce qu'il a soulevé un peu trop haut vers ses lèvres
le pied de Prisca, pour le baiser. Madame Pincengrain
l'a menacé d'emmener ses filles et de se retirer de lui.
Godichon se met à parler très vite entre les trois
femmes assises et devant Godeau, pontife étonné. 11
expose un doute particulier, violent et subit qu'il
éprouve. Godeau s'emporte, rétorque, objecte à son
tour, convainc ces dames. Godichon se rabat sur l'esprit
du christianisme où il découvre la haine de la vie. Il
pa^le de l'hypocrisie de tous les chrétiens. Alors, Godeau
veut se croire blessé. Il se lève. Il gagne la porte. Ces
dames Pincengrain le poursuivent. Eliane a pris une
basque de son habit. Prisca s'agenouille. Véronique
l'accompagne jusque dans la rue, tandis que Madame
Mère a fixé sur Godichon le regard le plus dur qu'elle
eut jamais, — immobile, sans parole, ses bras en croix.
576 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XVII
Le dimanche suivant, Godeau a voulu prendre le-
tabouret, humble aux pieds de Godichon qui est assis
pour une fois dans l'unique fauteuil à baldaquin.
Ces dames les ont isolés solennellement tous les deux.
Elles causent dans un coin de la grande salle autour de
« la vieille demoiselle champenoise ^). La vieille demoi-
selle est triste parceque Godichon, qui se moquait toujours
d'elle, ne s'en moque plus. Ces dames commencent à
dire qu'il est devenu plus docile, qu'il a beaucoup gagne-
en leur compagnie et surtout en celle de Monsieur
Godeau, qu'il ne profère plus de mots grossiers er
qu'elles peuvent lui laver le corps chaque matin, qu'il est
sur le point de prier.
La tête de Godichon repose blanche, — tel un masque-
de plâtre, — sur un coussinet rouge sang en auréole de
martyr. Elle s'incline sur son bras. Godeau continue le
sermon. Prisca se lève. Godichon est mort.
TROISIEME PARTIE
L'APOTHÉOSE DE GODEAU
I
Godeau conduisit le deuil de Godichon. Tout le
monde vit la couronne de roses naturelles démesurée-
qu'il lui fit faire. Véronique répéta une fois de trop que
LES PINCENGRAIN 577
cette couronne était la plus belle. Prisca en conçut de
l'impatience. Au repas des funérailles, Godeau prononça,
l'éloge de Godichon.
Mesdames Pincengrain qui comptaient sur le traite-
ment de Godichon pour vivre, parlèrent, comme elles
savaient, du désintéressement devant sa mère. Leur ton
absolu devenait irrésistible, donnait la fièvre et le goût.
de les imiter jusqu'à l'hallucination. Madame Godichon
crut faire un beau geste, en leur abandonnant tout ce
que lui laissait son fils. Elle invita son fils cadet à se
conduire comme elle. Avant tout, les Pincengrain se
souciaient de n'être les obligées de personne. Elles ne se
souvinrent plus le lendemain que de la malpropreté de
la Godichon et de trois anecdotes, qui la convainquaient^
elle et son fils, d'indélicatesse.
Madame Pincengrain, avec l'argent de la Godichon,
fit faire un grand portrait de Godichon en pied et dit
que sa mère le pleurait moins- qu'elle.
II
Un jour, Eliane vint vers sa mère et lui dit : « Je
veux être religieuse. »
Sa mère pensa : « En voici une qui ne mourra
pas de faim. »
Elle lui répondit : « Choisis plutôt un ordre cloî-
tré. On ne voit pas clair avec ces cornettes. Je ne serais
pas tranquille. Tu te ferais écraser par une auto. »
Eliane, la nuit prochaine, dit à sa sœur Véronique^
dans leur lit :
57^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
« Je veux être religieuse. Mère m'a permis. Je par-
tirai, si tu le permets toi-même. »
Véronique sentit son cœur battre affreusement. Elle
pensait :
« Enfin,, je vais être seule avec Monsieur Godeau. »
Eliane était toujours entre eux et Godeau la préférait
pour sa perfection et sa jeunesse.
Véronique répondit à Eliane : « Il ne m'est pas
loisible d'entraver une vocation. »
Eliane crut que sa sœur inconsolable pleurait, et pleura
toute seule.
Prisca eut une pensée de vanité, à la nouvelle de
cette résolution d'Eliane : « Pouvoir parler à ses amants
de sa sœur Eliane qui est entrée en religion. »
Godeau éprouva un sentiment d'orgueil. Il comprit
que cette jeune fille allait sacrifier, — pour lui prouver
qu'il avait été à ce point persuasif et séduisant dans le
spirituel, — toutes les joies inestimables, matérielles,
auxquelles il se proposait bien de revenir lui-même, sans
tarder.
III
Madame Pincengrain seule vit avec un peu de colère
Monsieur Godeau se pervertir. — « Puisqu'il en épou-
serait quelqu'une, il aurait pu choisir Eliane... Il en
avait fait l'épouse de Dieu, c'était toujours cela. »
Madame Pincengrain restait surtout déçue, parce
qu'elle avait cru longtemps trouver en Godeau quel-
qu'un qui fût parfait. Elle sentait bien que, depuis l'avè-
nement de Godichon, son âme s'était dégradée, que
LES PINCEXGRAIN 579
Godeau l'avait relevée. Sans doute elle se disait qu'ils
avaient épuisé, elle et Godeau, tous les thèmes de la
religion et de la morale, dans leurs interminables cause-
ries. Il lui parlerait maintenant de ses plaisirs. Elle y
trouverait de l'imprévu, après ceux de Godichon. Mais
aux lumières anciennes de Godeau, elle se reprochait
cette perversité possible.
Prisca fronçait le sourcil devant l'apostat et profitait du
mauvais exemple.
Véronique songeait : « Ses péchés ne vont-ils pas
le rapprocher de moi, si sa perfection l'en éloignait. Il
va me croire trop triste. Je vais faire entrer l'excentrique
dans ma discrétion. Il sera séduit. »
Eliane priait pour Godeau.
IV
Madame Pincengrain ne croit plus au désintéresse-
ment de personne. Elle se remémore avec amertume
tous les repas que Godeau a pris chez Godichon. Elle se
rappelle qu'il montait quatre étages chaque matin pour
lui soutirer un bol de lait.
Madame Pincengrain ne veut plus croire au désinté-
ressement de personne. Quand Godeau prend des confi-
tures, elle enlève le fromage. Il n'y avait que Godichon
pour être désintéressé. Godeau a trop d'esprit pour
l'avoir été jamais.
Le jour où Eliane devait entrer au couvent arriva.
Godeau était debout près de la porte de l'appartement.
Madame Pincengrain prenait son bras. Prisca et Véronique
suivaient Eliane dont on avait lavé les cheveux. Cette
580 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chevelure d'un bel or allait retenir un instant le regard
de tout le monde, avant de se dérober pour jamais sous
le voile.
Eliane s'arrêta :
« J'ai oublié quelque chose. »
Elle disparut dans l'appartement. C'était la dernière
fois qu'elle s'y trouvait. Elle allait faire ses adieux sans
doute à chaque meuble, à chaque petit coin qu'elle avait
aimé. Elle ne regarda rien. Elle avait oublié de garnir la
lampe. Depuis l'âge de dix ans, elle s'acquittait quoti-
diennement de cette besogne. Quand on reviendrait le
soir, qu'elle ne serait plus là, et qu'on parlerait d'elle,
ses deux sœurs, sa mère et Monsieur Godeau, il ne fal-
lait pas qu'elle eût oublié de garnir la lampe qui éclai-
rerait les siens.
Comme c'était Godeau qui payait la voiture, Madame
Pincengrain demanda à ce qu'on allât visiter le Louvre
et le Panthéon. « Eliane jamais plus ne les verrait. »
Eliane se demandait comment cette femme, sa mère,
avait le courage de lever la tête pour admirer des demoi-
selles peintes qui dansaient sur les murs d'un Temple
autour de Godeau, — quand elle conduisait sa propre
fille sous le ciseau du prêtre. Eliane voyait les plaies
de Dieu qu'elle panserait toute sa vie, et rien d'autre.
Véronique et Prisca s'étonnaient douloureusement
aussi des curiosités incompréhensibles de leur mère
qu'elles ne pouvaient partager. Le masque de Madame
Pincengrain se faisait plus dur. Elle pensait que le taxi-
mètre marchait, que Godeau lui remboursait un peu ses
dîners.
LES PINCENGRAIN S^''^
Quand Eliane eut dit adieu à tout le monde qui l'ac-
compagnait, à sa mère et à Godeau, — la porte du cou-
vent se referma sur elle. Elle la fit rouvrir.
Elle courait derrière Véronique. Elle lui remit son
parapluie et les gants qu'elle portait.
— « Tu les utiliseras », dit-elle.
Cette démarche fait énigme.
Eliane, dans le jardin de la communauté rencontra
la Mère Prieure, qui lui dit : « Comme vous frappiez à
la porte du noviciat, un homme mort qu'on nous appor-
tait entrait par la porte de l'hôpital. C'est la bienvenue
que Dieu vous souhaite. Venez laver le corps de
l'inconnu. »
Eliane crut ensevelir le corps de Godeau.
V
Une vieille dame riche, malade et sourde eut besoin
d'une garde. Véronique s'offrit à la soigner. Elle s'y
rendait pour « passer la nuit » en robe de tulle noir,
ses cheveux bruns lissés sur ses tempes étroites, un œil-
let rouge sanglant près du cœur.
Godeau devait venir la rejoindre un de ces soirs dans
l'antichambre de la vieille femme qui se mourait. Un
fauteuil de paille et une chaise faisaient tout l'ameu-
blement de cette pièce aux murs nus et blancs, très
hauts.
Véronique s'assit dans le fauteuil, ses pieds en croix,
ses mains en croix.
Godeau imaginait le ventre de Véronique, — gros
comme un œuf d'autruche.
582 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Corps de femme jamais n'avait été plus aride, plus
brûlant, plus desséché par le Désir, plus désertique. Les
yeux de Véronique avaient mangé toute sa face pour
mieux voirGodeau.
Longtemps Godeau calcula le mouvement qu'il aurait
à faire, pour que sa tête reposât sur l'épaule de Véronique
ou sur ses genoux sans s'être brisée. Il en étudia la
trajectoire, compta jusqu'à dix.
La veilleuse tremblait. Véronique se demanda par
quel miracle la tête d'un homme s'appuyait à l'épaule de
la Maigreur et de l'Honnêteté. Il est vrai que c'était la
tête de Godeau.
Elle la regardait sans l'oser toucher, et puis elle se mit
à la repousser avec des caresses. Godeau ajouta à la
répulsion de Véronique plus de sens qu'à ses caresses qui
étaient si dures. Il se redressa.
Véronique dit, — qui n'attribuait de sens qu'à ses
caresses :
« Oh ! Monsieur Godeau. Quelle honte ! Vous
allez me croire pareille à elles toutes. »
Cérémonieux et froissé, Godeau proclama qu'elle ne
l'aimait point.
Véronique dit : « J'ai encore ma mère. »
On entendit la vieille femme, qui se mourait, se
retourner.
VI
Deux mois plus tard. Madame Pincengrain allait
mourir. Godeau se trouvait auprès de l'alcôve de son
agonie. Véronique lui parlait des persécutions dont elle
LES PINCENGRAIN 585
était l'objet de la part de sa mère et de sa sœur, à cause
de lui. Godeau expliqua :
« Elles sont jalouses de moi, parce que vous m'ai-
mez trop. Si je prends des confitures, elles enlèvent le
fromage ».
A ce moment, madame Pincengrain appela Godeau :
— « On ne sait pas toujours bien agir, monsieur Go-
deau. Godichon en est mort. La vie est difficile. Mon
père, un vieux soldat de Napoléon, avait coutume de
dire qu'il y faut souvent changer son fusil d'épaule. Je
vous demande pardon, monsieur Godeau ; j'ai manqué
d'égards envers vous et de bonté ces derniers mois, aux
desserts. Tout le fruit de la douceur universelle que j'eus
pour vous, durant trois années, est perdu. Vous ne vous
souviendrez jamais que du mal que je vous ai fait ; et
comme j'étais devenue méchante ! Ah ! si vous aviez
connu mes jours de grande douleur, comme j'étais
digne ! Je ne sais pas si j'ai cru à Dieu jamais. Bien peu
des dévots mêmes y croient. Mais durant trois années
j'ai cru en vous et que vous m'éleviez au-dessus de
Godichon. Si vous n'êtes pas fidèle, il n'est pas possible
qu'un autre le soit. Véronique va être seule au monde,
monsieur Godeau, et vous êtes bien seul... »
Une quinte de toux, un évanouissement interrom-
pirent les conclusions. Godeau essaya d'échapper aux
inviolables promesses qu'on peut faire à l'oreille d'une
mourante.
VII
Véronique causait avec Godeau.
— « Véronique ! » appelle sa mère.
584 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE
Véronique causait avec Godeau. Il y avait iiuit jours
qu'elle désirait sa venue. Celle qui n'a jamais dit « non »
à sa mère, ne répond pas, quand elle l'appelle, à l'heure
de kl mort.
— « Véronique ! » appelle une autre fois sa mère.
Véronique causait avec Godeau. Il allait peut-être lui
dire à cette minute le mot qu'elle attendait depuis trois
années. Godeau la presse d'aller vers sa mère. Elle le
regarde toujours.
— « Véronique ! » appelle une dernière fois
madame Pincengrain épuisée.
Véronique se souvient que sa mère se meurt. Elle
prend le soin de s'excuser auprès de monsieur Godeau,
avant de courir vers le lit.
— « Va, va causer avec Godeau, lui dit sa mère.
II est trop tard. Sache que tu m'as fait mourir d'impa-
tience et d'indignation, que tu es la pire des filles.
Godeau, Godeau,... toujours Godeau...»
Les yeux de Madame Pincengrain fixaient sur Véro-
nique un regard terrible. Prisca essaiera toute la nuit
de les fermer.
VIII
Godeau arrive chez Véronique. Elle se tient auprès
-de sa fenêtre depuis un an, pour le voir revenir.
— « Que Prisca est blonde ! pense-t-elle, depuis que
mère est morte. Nous sommes grandes comme des anges,
aussi grande l'une que l'autre. Il n'y a pas un ange noir
plus noir que moi. Je crois que Prisca est la maîtresse
d'un homme riche qui était le maitre de Godichon et que
Godichon haïssait... Bonjour, monsieur Godeau ».
LES PIXCEN'GRAIN 585
— « Je viens de rencontrer Prisca au bras du vieux
monsieur Prud'homme », dit Godeau. « Une veuve
inconsolable, qui méprisait avant la mort de son mari
toute préoccupation d'intérêt dans le mariage, — peut
bien sans déroger accepter pour amant ce vieillard mort-
doré. Il suffit d'être logique avec soi-même. »
— « J'avais peur de Godichon », dit Véronique. « Je
lui avais si souvent affirmé que le bien existe sur la
terre. Je me devais de lejui laisser croire jusqu'à la fin.
J'ai eu peur d'Eliane ensuite. Elle me rendait mon
image, quand je ne me souvenais plus de moi déjà ni de
la justice. Elle m'obligeait à un respect nouveau de moi-
même, quand je la regardais. Et puis, j'ai eu peur de
mère, jusqu'à l'avoir désespérée et que légère me fut sa
malédiction. J'ai eu peur de Prisca enfin, pour le mau-
vais exemple que je lui aurais donné... »
— « Godichon n'est plus, dit Godeau. Eliane est sau-
vée. Votre mère est morte. Prisca est perdue... »
Véronique cherche dans son porte-monnaie une
lettre de Godeau qui lui paraît excitante. Elle trouve
la lettre de petit Robert : « Ce matin, j'ai fourbi le sabre
de papa Lecœur, pour tuer la Gerboise, quand je serai
grand. »
— « Il me semble », traduit \'éronique, « que père
m'entraîne vers lui, que je vais retrouver l'indulgence
qui lui convient, à lui ressembler. Il m'aimait tant. Je
relève les péchés de Pincengrain, en les accordant à la
beauté et à l'esprit de Godeau. »
Godeau s'écrie : — « Il n'y a plus personne entre toi
et moi. »
— « Il y a encore le Dieu de Godeau », dit Véro-
38
586 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nique. « Je n'ai jamais cm tout à fait qu'au Dieu de
Godeau. »
— « Godeau, dit Godeau, ne pouvait que faire sem-
blant de croire à Dieu, pour distraire un moment de ses
solitudes. Dieu est le plus parfait jouet d'un homme
d'esprit, — qui le prend et le laisse, quand il veut. »
— « Jusqu'à ce qu'il en ait pris lui-même la place »,
dit Véronique.
FIN
«
MARCEL JOUHAKDEAU
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
LA SYMPHONIE PASTORALE
Nous n'avons jusqu'ici parlé qu'avec la plus grande reserve
des ouvrages que nos lecteurs connaissaient pour en avoir
eu la primeur dans la revue. En particulier, aucun livre
d'André Gide n'a été l'objet de la moindre note. Cette dis-
crétion nous continuerons à l'observer dans son esprit ;
mais, comme elle n'avait rien d'une consigne littérale, il n'y
a aucun Heu de lui laisser l'apparence de lettre et de con-
sione. Depuis que la Nouvelle Revue Fraiiçiuse a repris sa
publication, les rapports de ses collaborateurs ont été plutôt
de discussion que de congraculation. L'expérience, la raison
et le bon goût nous montrent là un moyen de vie et de
santé supérieur aux échanges de séné et de casse. Les livres
<l'André Gide, qui sont des livres d'intelligence, de réflexion
et de critique sollicitent l'intelligence, la réflexion, la cri-
tique, parfois avec eux, parfois contre eux, y trouvent leur
milieu et leur prolongement naturels. Il semble même que
l'auteur s'efforce aujourd'hui d'y tenir le moins de place pos-
sible, afin d'en laisser davantage où s'éveille, s'exerce et
s'étende sur ses thèmes l'esprit du lecteur. Et cela ne s'en-
tend ni des Nourriiures Terrestres ni de Paliides développés
dans le mouvement inverse et d'oii Gide est revenu, depuis
Vîinmordiste, par une grande courbe. Mais la Porte Etroite
588 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
donnait beaucoup à cette spontanéité du lecteur ou du cri-
tique, et il semble que la Symphonie Pastorale, s'accordant
ici avec son titre musical, lui abandonne davantage encore.
On voudra bien trouver naturel que je réponde ici à cet appel
d'air.
Peut-être regrettcrais-je que la mariée soit trop belle et que
l'auteur me fasse le cliamp trop large. 11 a indiqué tout l'es-
sentiel de son sujet, et c'est à nous de faire refleurir ses
roses de Jéricho. iMais ce sujet était si beau et si riche, il
prêtait à tant de variations et de suggestions qu'on voudrait
que l'auteur se fût pris pour lui de plus de passion encore, et
qu'il l'eût traité en vraie svmphonie plutôt qu'en sonate. 11
dépasse par trop le cadre de cette musique de chambre à
laquelle Gide s'est tant plu avec le Retour de l'Eufaut
Prodigue, la Porte Etroite et Isabelle. Peut-être abandonncrai-je
tout à l'heure ce point de vue, mais ce ne sera pas sans en
avoir tiré ce qu'il contient de juste.
Quand je dis que ce sujet est très beau, quand à la
réflexion j'ajoute que c'est peut-être le plus beau qui soit, je
pense à ce titre d'un livre de Descartes : Du Monde ou de la
Lumière. Pour une intelligence l'idée du monde se confond
avec l'idée de la lumière, connaître c'est voir ; et l'allégorie
de la caverne dans la République est à peine une allégorie, et
bien plutôt la transposition exacte à la lumière intellectuelle
de ce qui concerne sa sœur aînée ou bien jumelle, la lumière
physique. Cela a donné naturellement une des plus belles
pages des littératures humaines. Platon aurait fait évidem-
ment un grand livre en développant l'aventure d'un de ces
prisonniers ; et ce livre après tout nous l'avons et il est
formé par l'ensemble des dialogues, lutte de la lumière et
des ténèbres, histoire des yeux qui s'ouvrent, ou qu'ouvre le
pasteur-type, Socrate.
Mais pour les yeux de l'âme comme pour les yeux du
corps la lumière existe en fonction de l'ombre, en fonctioa
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 589
•des ténèbres. Le héros de la lumière dans le monde de la pein-
ture c'est Rembrandt. Et dans les dialogues platoniciens, où
la lumière intellectuelle diffère tellement de cette lumière
d'atelier répandue chez Aristote, Descartes ou Spinoza, où
elle subit autant de contacts avec l'ombre que dans Rem-
brandt et donne des modelés aussi vivants, l'ignorance, l'in-
terrogation, l'ironie socratique constituent la part de ces
ténèbres nécessaires.
Un philosophe, un peintre, un poète peuvent connaître à
des titres différents que la lumière est chose vivante et qu'il
n'y a pas solution de continuité entre la lumière extérieure
qui frappe la rétine et la lumière intérieure qui s'exprime par
le regard. Dans quelle mesure l'une est fonction de l'autre,
la psvchologie l'a expliqué en analysant l'atlas visuel et l'atlas
tactile (le mot heureux de Taine peut être conservé). Mais
ces théories ont contracté une vie vraiment dramatique,
depuis le wiii^ siècle, dans l'observation des aveugles-nés
auxquels une opération donnait, à l'âge adulte, l'usage delà
vue. Diderot ne manqua pas de ressentir l'intérêt prodigieux
de cette découverte et d'en exploiter avec profondeur
toutes les suggestions dans la Leilre sur les Aveugles qui le fil
mettre à \^incennes. Trente ou quarante ans plus tard, écri-
vant des commentaires à cette lettre, il y esquissait la touchante
et belle histoire de mademoiselle de Salignac, qui semble
annoncer déjà Gertrude, et à laquelle l'auteur de Jacques le
Fataliste et du Neveu de Rameau eût été capable, s'il s'y fut
arrêté, de donner une vie magnifique.
11 est singulier que (sauf les Emmurés de M. Lucien Des-
cave et un ou deux autres livres) le roman n'ait jamais
touché à ce sujet profond et riche. Un aveugle-né daiis
une famille, dans une histoire, y fait un peu la figure
de l'Ingénu ou de de Micromégas dans un roman de
Voltaire (et c'est pourquoi la Lettre sur les Aveugles
devient si vite, sous la plume de Diderot, de la littérature
590 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
critique et qui, comme disait Flaubert, sape les bases).
L'aveugle-né a ses sens, son monde, sa raison à lui. Il donne
l'impression du différent, est enveloppé en même temps,
d'une pitié attentive et d'une bienveillance sacrée. 1! apporte
par sa présence aux plus obtus une leçon de relativisme.
Il permet et propage une existence plus consciente, plus
curieuse, plus tragique. Si c'est une femme, elle étend encore
ce domaine en fragilité, en sensibilité, en délicatesse. Dans
cette funille ou ce milieu, deux mondes sont en contact
comme dans un pays frontière et bilingue, une Alsace ou
une Suisse. On ne peut manquer d'y faire des versions et des
expériences curieuses, d'v avancer dans la connaissance d'aa-
trui et de soi-même.
La Symphonie Pastorale est en somme le troisième lixre
d'analyse serrée, raisonnable, sans fantaisie lyrique, qu'ait
écrit André Gide ; les deux premiers étaient VlniinaraUsle et
la Porte Etroite. Tous trois paraissent construits sur un cer-
tain modèle commun. C'est l'histoire d'un caractère lancé
dans la vie, et retourné par des forces intérieures qu'il por-
tait en lui et qu'il ignorait, — l'histoirs d'une guérison qui
devient elle-même une maladie, ou plutôt la transposition
des idées de maladie et de guérison dans un monde où ces
deux termes cessent de comporter une raison et où il n'y a
plus que des états cliniques : reuvre d'un esprit qui ne qua-
lifie point et qui seulement expose. Le Michel de Vliuniora-
liste, malade physiquement, est guéri par le dévouement de
sa femme, et cette guérison prend elle-même la figure d'une
maladie puisque Michel y perd la pitié, l'amour, s'attache
comme à un absolu à cette vie personnelle, égoïste qu'il
allait perdant et qu'il a retrouvée avec une joie de pasteur
devant sa brebis perdue. Alissa s'est efforcée d'entrer par la
porte étroite, elle a sacrifié sa vie à la vie éternelle et il paraît
REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 59 1
bien que le rétrécissement continu de la voie qu'elle suit
vers cette porte stricte soit simplement l'affaiblissement et la
perte de la vie vraie. Dans Michel l'instinct vital s'accroît et
emporte tout ; dans Alissa il décroît et manque à tout. Est-
il la seule vérité ? Doit-il s'appeler le mensonge vital ? L'au-
teur refuse de répondre, où plutôt il est placé et il nous
place à un point où le même texte — la vie — peut se lire
indifféremment dans les deux langues.
Alissa s'est engagée Ters la porte étroite parce qu'un
fiancé sans énergie l'y laisse tristement aller, et qu'il ajoute à
celle d'Alissa, pour l'accélérer, sa propre démission de la vie.
Le récit, vu d'un certain biais, est construit sur cette parole
de l'Evangile quCj si un aveugle oonduit un autre aveugle,
ils tomberont tous deux dans le précipice. Le terme d'aveugle
n'appartient d'ailleurs qu'à l'un des deux langages critiques
en lesquels on peut traduire le livre. Et, pour peu que nous
en eussions envie, les dernières pages, le ménage de Juliette,
pourraient nous incliner à croire (qu'à Jérôme et à Alissa est
échue la meilleure part.
On voit dès lors le rapport qui unit le thème de la Sym-
phonie à celui de la Parle Elroilc. C'est un peu artificiellement
que je viens de rappeler à propos de la dernière un mot de
l'Evangile : il y a chez Jérôme plutôt qu'aveuglement torpeur,
mollesse et, dans la conduite d'Alissa il pèche par omission et
non par action ; mais dans la Symphonie nous trouvons litté-
ralement l'histoire d'une aveugle conduite par un aveugle et
l'issue tragique que prédit l'Evangil'e.
Le pasteur est aveugle non évidemment comme Gertrude,
mais, sur un autre registre, dans la même mesure. Comme
Gertrude il figure un aveugle au milieu de clairvoyants, et le
principal clairvoyant est ici sa femme. Amélie a du bon sens,
de la raison et de l'arithmétique. Elle sait que sur un trou-
peau de cent brebis, une brebis, même si elle est égarée, ne
compte que pour un centième. Et le pasteur, qui porte
592 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'Evangile et qui marche à sa lumière, a pitié de cet aveu-
glement, car la clairvovance de l'un est la cécité de l'autre.
Mais Amélie voit clair là oii son mari reste dans les ténè-
bres ; elle voit clair dans l'amour du pasteur pour Ger-
trude. Jacques aussi y voit clair. Et cette cécité du pasteur
en ce qui concerne son amour n'est qu'un cas d'une cécité
plus générale, d'une ombre dans laquelle il baigne et qui
paraît son élément comme l'est pour Gertrude la nuit maté-
rielle des aveugles. Pasteur de rEvano;ile et de la loi d'amour
il croit à la bonté et à l'innocence de l'amour, il se livre
comme à une facilité suprême à l'abondante charité de son
cœur ; il croit en s'abandonnant à la mansuétude et à la ten-
dresse marcher divinement dans une voie sans piège. C'est
sur cette voie qu'il a ramassé la brebis perdue pour la porter
vers son foyer. Et cette parabole de la brebis perdue justifie
pour lui toute la conduite aveuglée qui mènera son cœur à
la ruine et Gertrude à la mort. Elle l'autorise et l'invite à
s'occuper, comme Amélie le lui reproche avec amertume,
de Gertrude plus qu'il n'a fait jamais d'aucun de ses enfants.
Il glisse insensiblement à l'amour, avec le doux consente-
ment qui l'attache au progrès d'une bonne œuvre. Il est
aveugle et il vit dans le bonheur des aveugles.
Un bonheur comme celui de Gertrude. Gertrude est la
fille spirituelle du pasteur, et cette pureté spirituelle abolit
toutes les barrières qui partagent le champ du cœur dans
l'espace de la paternité à l'amour. Quand le pasteur l'a
recueillie, à l'âge de quinze ans, ce n'était que de la chair
sans âme, une misérable couverte de vermine et qui, de
n'avoir vécu qu'avec une vieille femme sourde, était restée
muette. Par une éducation patiente il l'éveille à la parole et
à l'esprit. Et, ici comme ailleurs, nous sommes un peu gênés
par la condensation et la brièveté du récit : un beau défaut,
et que tant de livres diffus et sans discipline nous rendent
cher, mais un défaut tout de même. Il semble que ce récit et
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 593
CCS personnages ne soient pas tout à fait accordés au rythme
de la durée humaine. Ainsi ces projections cinématographi-
ques qui nous font suivre hi marche accélérée d'une rose qui
s'ouvre, d'une chrysalide qui devient papillon ; c'est très
intéressant, mais nous restons un peu gênés devant cet ingé-
nieux artifice parce qu'il nous montre la vie sous un aspect
contraire à la vie, une vie sans durée ou du moins sans la
durée qui est propre à la vie, une vie oii cette durée vraie
est remplacée par un ordre de rapports qui l'imite sans la
remplacer. Nous vivons, comme aime à le rappeler M. Berg-
son, dans un monde où nous devons attendre qu'un morceau
de sucre fonde. La fiction qui nous soustrait à cette attente
nous soustrait aux lois de notre monde, aux lois de la vie.
Les grands romans anglais, ceux de Thackeray, de Dickens,
d'Eliot nous conservent merveilleusement ce sens de la
durée. Le roman français plus abstrait, plus nerveux, plus
pressé, y réussit peut-être un peu moins, ou bien tourne
adroitement autour de la difficulté. Cette difficulté, dans le
sujet de la Symphonie Pastorale, était peut-être insurmon-
table : on peut exprimer en quelques pages, par des points
de repère bien choisis, toute la durée d'un enfant qui devient
homme, et cela parce que sa durée est la nôtre propre, celle
que nous-mêmes avons vécue ; il n'en est pas de même de
la durée d'une idiote, muette et aveugle, qui en quelques
années devient une belle créature, sensible, intelligente, élo-
quente, et les points de repère les mieux choisis paraissent
ici artificiels parce que notre expérience ne nous fournit rien
qui puisse les réunir. De sorte que le franc parti de schéma-
tisme et de concision qu'a pris André Gide était peut-être
après tout le bon parti.
Gertrude a apporté sans le savoir la division et le mal
dans la maison du pasteur. Mais elle reste heureuse, de ce
bonheur intéméré, continu et doux qui est propre aux aveu-
gles et qui, dans une certaine mesure, appartient aussi à cet
594 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
autre aveugle qu'est le pasteur. On sait que les aveugles-nés
ont, toutes choses égales d'ailleurs, l'air plus heureux que
les clairvovants, et, psychologiqucmeut, cela se tient fort
bien avec cet autre fait en apparence contraire que les adultes
devenus aveugles par accident sont parmi les mutilés ceux
qui nous paraissent davantage à plaindre. C'est qu'un aveu-
gle-né vit dans un monde à sa mesure, un monde tactile,
odorant et sonore qui l'entoure, s'adapte à lui comme un
vêtement souple et chaud. Son univers reste à sa portée.
L'ordre visuel au contraire est l'ordre des choses qui ne sont
pas à notre portée de vie, l'ordre de ce qui nous est coexis-
tant et qui, par rapport a notre existence propre, demeure,
dans sa presque totalité, du pur possible. Cet espace visuel,
étendu par le télescope jusqu'à des mondes qui ont disparu
depuis des milliers d'années, multiplie devant nous les
objets proposés à notre choix et à notre désir. Il constitue le
monde propre à des êtres de désir, et il faut beaucoup de
bonheur ou beaucoup de sagesse pour que le désir, moyen
de progrès pour l'espèce, n'amène pas le mal de l'individu. Et,
bien qu'il soit évidemment plus difficile et plus beau d'at-
teindre la sagesse en traversant dans le voyage humain la
lumière, pleine d'embûches, du jour, tout se passe comme
si les aveugles de naissance la captaient, cette sagesse, dans
la fraîcheur de sa source obscure.
Mais, tout en restant à sa stricte portée, le monde d'un
aveugle-né peut devenir aussi riche, aussi nuancé, aussi pro-
fond que le monde d'un clairvoyant. André Gide a été très
sobre dans ses allusions à ce monde comme dans le reste,
mais les perspectives qu'il ouvre sur lui sont d'une étrange
beauté. Le dialogue du pasteur et de Gertrude sur les lys des
champs est pur lui-même comme un de ces lys idéaux que
décrit l'aveugle : « Ne pensez-vous pas qu'avec un peu de
confiance l'homme recommencerait de les voir ? Mais quand
j'écoute cette parole, je vous assure que je les vois. Je vais
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 595
VOUS les décrire, voulez-vous ? On dirait des cloches de
flamme, de grandes cloches d'azur emplies du parfum de
l'amour et que balance le vent du soir. Pourquoi me dites-
vous qu'il n'y en a pas, là devant nous? J'en vois la prairie
toute emplie. » Le monde où vit Gertrude est beau comme
un ra3'on de miel, d'un miel composé de la musique, si
complète et si puissante pour une créattu-e chez qui l'oreille
est appelée à suppléer le regard, de la charité des hommes,
de la douceur du maître qui l'a conduite à la pensée, de
l'Evangile dans lequel cette maison de pasteur l'a main-
tenue baignée.
Ce monde est beau, mais illusoire. Ce monde qui s'est
formé autour d'une aveugle participe de l'aveuglement et du
mensonge. On songerait un peu au Canard Sauvage .
Dans un monde de clairvoyants, il y a un ordre de la
lumière, qui fait fonction de vérité. Et le jour où Gertrude a
cessé d'être physiquement aveugle, le contraste entre l'erreur
où elle était mêlée et la vérité à laquelle lui donne accès son
sens nouveau lui rend sa destinée contradictoire et la vie
impossible. A%eugle elle a aimé la parole et l'âme du pas-
teur ; clairv'oyante elle voit que cette parole et cette âme
correspondent à la figure de Jacques. Son monde ancien et
son monde nouveau, au lieu de se combiner pour la faire
vivre, la tuent par leur contraste.
A ce point du récit, il v a un monde d'illusion et un
monde de vérité. Le monde d'illusion se confond avec
l'aveuglement physique de Gertrude et l'aveuglement spiri-
tuel du pasteur. Cette illusion c'est, d'une façon générale,
celle de la facilité, cette facilité que Lamartine appelait
la grâce du génie et qui en paraît la tentation et le danger :
danger de l'art, danger de l'Etat, danger de la vie intérieure,
ce Est-ce trahir le Christ? dit le pasteur. Est-ce diminuer,
profaner l'Evangile que d'y voir surtout une viclhodc pour
arriver à la vie hienheiireiix ? L'état de joie, qu'empêchent
596 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
notre doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est
un état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable
de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de
•Gertrude m'en apprend plus là-dessus que mes leçons ne lui
enseignent. » L'interférence de cette joie de Gertrude et de
la docte joie enseignée au pasteur par son Evangile a été
l'amour, ou plutôt l'illusion et le mensonge de l'amour, illu-
sion et mensonge dont meurt la jeune fille quand elle les voit
en face.
La vérité chrétienne, ou même la vérité tout court se défi-
nira t-elle par le contraire de cette facilité, de cette joie spon-
tanée ? En tout cas c'est à ce contraire, tenu par lui pour la
vérité, que l'erreur de son père conduit la clairvoyance de
Jacques : « Le fâcheux, dit le pasteur, c'est que la contrainte
qu'il a dû imposer à son cœur, à présent lui paraît bonne
en elle-même ; il la souhaiterait voir imposer à tous. » Et
Jacques devient catholique, et Gertrude, quand elle a compris,
devient catholique comme celui qu'elle aime. Sans doute le
catholicisme parait-il à Jacques le vrai parce qu'il est plus
difficile, plus complexe, s'identifie mieux ayec le tragique
humain. C'est une conversion dans laquelle « il entre plus
âe raisonnement que d'amour ».
Dès lors il semble bien que la Symphonie soit une contre-
partie de la Porte Etroite. Le véritable aveugle de la .Vyw-
phouic, qui est le pasteur, voit le fleuve évangélique passer
sous une porte large, et il y passe avec lui dans la facilité de
son cœur ouvert : « Je cherche à travers l'Evangile, je
cherche en vain commandement, menace, défense. Tout
cela n'est que de saint Paul. » « C'est au défaut de l'amour
que nous attaque le Malin. Seigneur ! enlevez de mon cœ^nr
tout ce qui n'appartient pas à l'amour. » La SympJmiic
Pastorale parait conclure à l'erreur de la porte large (avec les
critiques récents du romantisme, de AL Seillièreà M. Maur-
ras) comme la Porte lîlroilc concluait à l'erreur de la voie
REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 597
Stricte, et cette contradiction laisse beau jeu à ceux qui
donneraient volonlicrs de Gide la définition que Moréas
donnait de Sainte-Beuve : un naturel tortueux surexcité par
l'intelligence. Mais cette apparence doit être redressée.
11 va là au contraire, ou, si l'on veut, aussi bien, l'expres-
sion d'une parfaite loyauté intellectuelle. En réalité
aucune de ces deux études de psychologie religieuse
n'implique de conclusion positive, ou plutôt chacune
des deux corrige et détruit ce que l'autre pourrait pré-
senter comme apparence de conclusion positive. Les conclu-
sions positives sont des abstraits, des coupes théoriques-
sur la vie ; l'auteur des Xoiirriliircs Terrestres les écarte
pour épouser directement et authentiquement la vie. 11 ne
présente pas à la critique ce bloc d'idées arrêtées par lequel
elle aurait prise sur lui et le cataloguerait parmi les tenants
ou les auteurs d'une doctrine. Tant mieux après tout : il ne
faut pas que la critique soit, comme le pasteur de la Sym-
phonie, victime de la facilité et de la porte large.
Je rappelais tout à l'heure Ibsen (et, entre parenthèses, les-
dialogues de la Symphonie nous font parfois regretter que
l'œuvre n'ait pas été exécutée sous la forme dramatique,
qu'elle me semble fort bien comporter. Il est vrai qu'alors
« la scène à faire » eût été la même que celle de la Mcissièrc).
Le Canard Sauvage, Un Ennemi du Peuple, Rosinersholm
paraissent de même impliquer des conclusions contradic-
toires. Les critiques français, dont l'éducation s'était faite
dans la pièce à thèse d'Augier et de Dumas, en ont été trou-
blés, ou bien ont essavé de concilier ces contraires et de
prêter à Ibsen des thèses générales et permanentes. Du jour
où Ibsen eût déclaré et expliqué que la scène était pour lui
un lieu de vie et non une chaire à thèses, il leur parut moins
intéressant. Or les romans de Gide sont comme les pièces
d'Ibsen des points de vue vivants sur un problème, non des
plaidoyers pour la solution de ce problème. Le contraire de
598 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
M. Paul Bourgct. Certains verront là un scepticisme, un
nihilisme, un « athéisme social » qu'ils condamneront sévè-
rement. Ainsi M. Artus Bertrand condamnait non seule-
meut Paul-Louis, mais toute espèce de pamphlet. — « Pour-
tant, lui demandait Courier, les Lettres Provinciales ? — Oh!
livre admirable, divin, un des chefs-d'œuvre de notre lan-
gue ». Rappelons-nous donc les raisons qu'on nous donnait
au collège pour nous faire aimer les contradictions appa-
rentes de la Fontaine, et par exemple les morales opposées
de V Hirondelle et les Petits Oiseaux et du Meunier, son Fils et
TA ne.
ALBERT THIBAUDET
NOTES
LE CHAOS EUROPÉEN, par Norman AiigelJ, tra-
duit de l'anglais par André Pierre (Bernard Grasset).
La traduction littérale du titre devrait être •: Le Trailê de
paix et le chaos èconamiqiie de l'Europe, mais on a craint sans
doute une contusion avec le livre de M. J. M. Keynes : les
Conséquences économiques du traité de paix. En fait les deux
livres traitent le même sujet dans un même esprit. Ils font
tous deux le procès du traité de "N'ersailles, et s'adressent,
le premier aux hommes d'Etat et aux intellectuels, le second
au grand public, pour exiger une révision immédiate du
traité, sans laquelle il n'est pas pour eux d'espoir d'un relè-
vement économique de l'Europe.
Déjà longue est la liste de tous les ouvrages anglais qui
traitent la question. C'est que la méthode britannique est la
même : elle tend à mettre fin au chaos européen par une
restauration économique. C'était également le point de vue
de M. Lloyd George quand, dans un discours récent sur la
Russie, il concluait : donnons aux peuples la prospérité
matérielle et l'ordre moral en naîtra.
Les faits ne semblent pas justifier cette théorie : on voit
■en eflfet la vie économique européenne reprendre tant bien
•que mal, les échanges commerciaux, les relations postales et
ferroviaires se renouer et cependant l'inquiétude rester la
même. C'est qu'on a omis de doter l'Europe d'un statut
600 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
moral. Tout, en matière internationale, le change, les opé-
rations de bane-[uc, le commerce extérieur ou la diplomatie,
a une base spirituelle. Tant qu'il n'y aura pas de sécurité
morale pour les nations, il n'y aura pas non plus de pro-
duction matérielle abondante et même suffisante. Mais
ceci n'apparaît pas comme une vérité. Aussi ne connaî-
tra-t-on peut-être plus que de courtes suspensions d'armes.
Ces réserves d'ordre général une fois faites, passons à
l'examen du livre de Norman Angell. Un avertissement limi-
naire, écrit spécialement par l'auteur (qui a résidé longtemps
à Paris comme directeur de l'édition continentale du Daily-
Maiï) pour le public français peut se résumer ainsi : il est un
obstacle au relèvement économique de l'Europe : c'est la
politique de la France. Par excès de méfiance envers son
ennemi héréditaire, la France mène l'Europe et va elle-
même à la ruine. Il est impossible de reconstruire en faisant
une politique de répression, c'est-à-dire en voulant appli-
quer le traité de Versailles. Donc révision immédiate de ce
traité. La loi qui se dégage de cette guerre est celle de l'inter-
dépendance économique des peuples ; « nous sommes tous
économiquement solidaires les uns des autres», ditN. Angell.
A cet égard, l'on ne peut que regretter que le traducteur ait
cru devoir omettre le chapitre où l'auteur traite de la dépen-
dance de la Grande-Bretao;ne vis-à-vis du continent : con-
trairement à ce qu'il affirme dans son avant-propos, cela nuit
à l'unité du livre ; on eût aimé serrer de près cette question.
Si en effet les théoriciens anglais envisagent tous les pro-
blèmes de la restauration européenne sous leur aspect éco-
nomique, c'est que parmi les alliés, la Grande-Bretagne est
beaucoup plus directement menacée que la France par
exemple. On peut envisager à la rigueur une France se suf-
lisant à elle-même. On peut même concevoir une politique
économique française de vase clos, où une juste répartition
des richesses nationales, une mise en valeur intensive de ses
NOTES 60 1
colonies, une prohibition de sortie totale et sévèrement
maintenue pour tout ce que le marché intérieur est à même
d'absorber, enfin de très sévères restrictions mises à l'entrée
et à la résidence des étrangers, permettraient à la France de
ne plus dépendre que d'elle-même. Il n'en est pas de même
pour la Grande-Bretagne. L'Angleterre est une île. Du
dehors, nous en sentons tous les avantages. Du dedans ils
en voient tous les inconvénients. « La Grande-Bretaiine, dit
Norman Angell, ne peut entretenir sa population que grâce
au commerce avec ses ennemis commerciaux ; ainsi l'on
peut mesurer combien la restauration do la Grande-Bretagne
ser;iit handicapée par la perte de marchés tels que ceux de
l'Europe Centrale et Sud-Orientale ». Comme on ne peut
« traire la vache et l'égorger », il faut permettre à l'Europe
de vivre.
C'est toujours le même procès de la politique de Ver-
sailles. Nous ne nierons pas à Norman Angell son droit à la
critique, encore qu'il y fasse montre de bien moins de valeur
que Keynes ; son livre est mal ordonné, souvent excessif'
et insuffisamment documenté ^. On peut regretter seulement
de ne jamais trouver chez ces auteurs qui prennent soin de
se dire francophiles, un mot de sympathie pour la France,
un geste d'admiration pour son passé, de foi en ses desti-
nées, geste qui devrait leur venir dviutant plus spontané-
ment que leurs critiques de la politique du moment sont plus
vives.
p. M.
1. « A Budapest les souffrances sont terribles », affirme l'auteur.
Qu'on permette à quelqu'un qui était en Hongrie il y a un mois de
relever l'inexactitude de cette assertion.
2. A plusieurs reprises, Norman Angell excuse l'Allemagne
■de ne pas livrer de charbon « faute de moyens de transports, la
France lui ayant pris à l'armistice sou matériel roulant ». Ce n'est
.pas un argument sérieux .
39
6()2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
*
* *
H. B., par /'//// des Qiiaraiile (réimpression de la
Connaissance).
On a bien fait de réimprimer ces quelques pages qui
n'existaient pas dans les œuvres dites complètes de Mérimée,
ou plutôt qui y étaient remplacées par l'essai, plus long et
plus terne, des Porlraits Liltéraires. L'entrée de Mérimée dans
le domaine public va d'ailleurs permettre de réaliser une
véritable édition complète, analogue au Stendhal de Cham-
pion, et où la correspondance, avec ses parties inédites,
pourra être donnée dans son entier. Sans se dissimuler Its
lacunes et les limites de Mérimée, la vulgarité de son style,
le caractère artificiel de beaucoup de ses récits, on doit lui
marquer une place capitale parmi les intelligences qui ont
maintenu tout le long du romantisme l'esprit et la tradition
du xviii'^ siècle.
On ne saurait chercher dans cet opuscule un vrai portrait
de Stendhal ; mais on y trouve des coups de crayon heu-
reux, dont doit faire état le peintre de ce portrait. Nous
avons les conversations de Stendhal avec son lecteur. Nous
aimerions avoir des conversations vraies de Stendhal avec
quelqu'un de ses contemporains qui fût de son bord et de
son intelligence, — et nul n'en pouvait être mieux que
Mérimée. Bien qu'aucune parole de Stendhal ne soit propre-
ment rapportée dans ces pages, il semble que nous l'y voyons
causer. Et si nous n'y voyons pas causer Mérimée, nous l'y
voyons écouter avec un sourire intérieur et froid. L'ironie
très voilée avec laquelle il parle de Stendhal ressemble à
l'ironie avec laquelle Stendhal eût parlé de Mérimée. Elle
parait appartenir à un protocole de relations idéales. Elle
•est comme une politesse de l'intelligence.
Le livret, tiré à vingt-cinq exemplaires, avait ^té d'abord
NOTES 603
à peine publié. En effaçant du titre le nom de Stendhal
aussi bien que le sien propre, Mérimée avait-il l'intention
de maintenir leurs relations dans une sorte de royaume des
ombres, ou bien prétendait-il seulement prolonger par
quelques exemplaires distribués l'écho d'une conversation ?
Attribuons plutôt cette discrétion à ce que Maxime du Camp,
dans ses Souveuirs, appelle un peu lourdement le caractère
ordurier du livre. Telle ligne sur Saint Jean eût écœuré trop
profondément l'Impératrice.
Uauteur de Clara Ga\iil et des chants il ly riens a su mettre
dans ses publications l'imprévu et le pittoresque qu'on y
mettait au xviiF siècle. Il aimait faire à ce qu'il écrivait une
destinée originale. Il publiait comme Voltaire, avec des plans
et des nuances, en artiste et non en fournisseur d'éditeur.
Q.ui aura le courage et le talent de faire pour lui ce que
M. Paul Arbelet fait pour Stendhal, de nous donner la
copieuse, lucide, — et ironique — biographie qui nous
manque ?
ALBERT THIBAUDET
*
* *
POÉSIES, par Jean Cocteau (La Sirène).
Ce recueil suggère l'idée d'un numéro très copieux d'une
revue d' « esprit nouveau ». Au bas de certaines pièces, on se
prend à chercher une signature qui n'est pas nécessairement
celle de M. Jean Cocteau. Doué de plus d'esprit et de talent
que la plupart de ceux qu'il imite, il prend son bien où il le
trouve et sa prodigieuse mémoire n'a d'égale que son éton-
nante faculté d'oubli. Excellent metteur en scène il pratique
en \-irtuose la mise au point des procédés à la mode, mais il
est tourmenté du besoin de passer pour un inventeur en
matière de truquage typographique. C'est une volontaire et
gracieuse victime de la lutte sournoise engagée entre les
é04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
écrivains qui ont quelque chose à exprimer et les reporters de
la littérature occupés à couper sous le pied du voisin l'herbe
maigre de la nouveauté.
Le Cap de Bonuc-Espênvice, pénible pensum pseudo-cubiste,
était presque illisible ; dans ce recueil de Poésies, il y a des
pièces de plus heureuse veine. Les plus brèves sont aussi les
meilleures ; encore n'en voit-on pas de si courtes qui ne
pourraient encore être tronçonnées : les morceaux n'en
seraient que plus vivants. On obtiendrait de cette façon un
choix fort agréable d'épigrammcs descriptives (faut-il dire,
pour nous faire mieux entendre, d'haï-kaïs ?)
En voici quelques-unes :
Le toit domine uu champ de courses
après-diiier comme Vdiiie des
jockeys morts la moiigoljiîre
monte au ciel
...au bout du corridor charmant
la nuit met ses faux diamants...
Dans la bulle de savon
Je jardin n'entre pas
il glisse
autour
Ce vent convexe
épouse tout
Si la carabine Flobert
lance l'œuf contre les rochers
la dame n'a qu'à se pencher
pour refleurir la tulipe.
On en citerait d'autres auxquels ne font défaut ni la grâce
ni l'ingéniosité. Ce genre de réussites est devenu fort
commun. Un tel art fondé sur la notation pittoresque s'appa-
rente à Jules Renard, à travers l'école Bonnard-Vuillard, beau-
NOTES 605
coup plus qu'à Picasso et à Braque, bien qu'il s'efforce à une
profitable analogie.
Ce qui ne saurait être dénié à M. Cocteau c'est la parfaite
aisance avec laquelle il laisse tomber le poncif usagé. Hier il
découvrait, après d'autres, fe paradis d'acajou et de nickel
des bars, les jazz-bands et les gratte-ciels, aujourd'hui le voici
qui s'avise qu' «il n'y a rien de plus démodé que le moderne».
Il prépare son retour à la Rose, c'est-à-dire à son naturel.
Rien de mieux, surtout si la rose est un peu plus étoffée que
celle de Sbébéra:^ade. Cette conversion est à inscrire au
compte de Dada. M. Jean Cocteau renonceà la lutte. Honneur
au plus offrant et dernier enchérisseur.
ROGER ALLARD
* *
EDMOND JALOUX.
L'Académie Française a décerné cette année son prix prin-
cipal de littérature à l'œuvre de M. Edmond Jaloux. Cette
récompense allait d'une façon parfaitement naturelle à l'un des
romanciers les plus distingués d'aujourd'hui, et elle nous fait
une occasion de marquer un peu la place qu'il occupe.
La production romanesque de M. Jaloux, déjà considérable,
rappelle par certains côtés celle de M. Bourget, de M. Boy-
lesve, de M. Bertrand. Comme eux M. Jaloux se fait du
roman une idée organique et vivante qui le conduit à tenter
des genres différents, à remplir un cercle plutôt qu'à allonger
une ligne. C'est là pour un romancier une condition de
renouvellement et d'élasticité ; c'est seulement ainsi que lui-
même apprend à connaître ses forces et que nous apprenons
à le connaître suivant ses réussites et ses échecs, à le modeler
selon les ombres et les lumières qui lui sont propres.
M. Jaloux a écrit des romans de mœurs provinciales, pit-
toresques et vigoureux, comme les Sangsues, des romans
d'analyse très délicats comme V Agonie de l'Amour, des romans
6oé LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
de psychologie mondaine un peu superficielle commeYËven-
îail de Crêpe, des études posées et profondes d'âme enfantine
comme Le Reste est silence, des constructions sûres et solides
de caractère comme Fumées dans la Campagne, des fantaisies
comme Vlncertaine, des suites de dialogues d'une belle tenue
comme Au-dessus de la Ville. Si on voulait chercher un
caractère commun à toutes ces œuvres dénature fort diverse,
on le trouverait peut-être dans un ton général d'intelligence
et de réflexion. L'auteur est de ces romanciers qui sont capa-
bles, comme M. Paul Bourget ou M. Louis Bertrand, d'excel-
lente critique, et cette présence de l'esprit critique (ou plutôt
d'un esprit de la critique, ce qui n'est pas la même chose) se
sent dans leurs productions, leurs constructions, leurs person-
nages comme les éléments chimiques d'un terrain dans les
plantes qui y poussent. Avec des qualités différentes et une
réussite inégale, ils prennent leur sujet du dehors plus que
du dedans, valent par des mérites de dessin plutôt que par
des inventions de lumière et de couleur, lorsque cette probité
du métier est servie par la trouvaille d'un sujet favorable, au
milieu d'oeuvres honorables ou curieuses, ils arrivent une ou
deux fois — ou plus souvent — à réaliser dans sa plénitude
le chef-d'œuvre que leur nature et leur travail comportaient,
M. Edmond Jaloux est parvenu au moins deux fois à cette
réussite, avec Le Reste est silence et Fumées dans la Campagne.
Ce sont des œuvres d'une science, d'une mesure irrépro-
chable, et dont la pureté de lignes comporte une résonance
musicale longtemps prolongée. On y retrouve l'élégance, la
science de composition, la mélancolie harmonieuse et douce
de certains romans de Tourgueniew. C'est le travail d'un
écrivain ingénieux, attentif, qui pour nous émouvoir a besoin
de précautions, de silences, de développements, de durée.
Aussi le roman lui convient-il mieux que la nouvelle, bien
qu'il y en ait une ou deux de fort agréables dans le Boudoir
de Proserpinc.
NOTES 607
Les deux derniers romans de M. Jaloux, Fiiiiices dans la
Canipao^nc et Au-dessus de la Ville, sont ceux de ses ouvrages
qui témoignent de plus de maturité, de l'idée la plus haute
(et, pour le dernier, la plus sévère), qu'il se soit f;iite de son
art. 11 ne s'est donc pas engagé dans la voie de la facilité,
et la courbe lente et assez réi^ulière de son œuvre nous
montre que nous pouvons espérer encore au moins une
autre Fumées. C'est plus qu'il n'en faut pour faire une belle
destinée de créateur d'âmes.
ALBERT THIHAUDET
*
LA NÉGRESSE DU SACRÉ-CŒUR (et quelques
monstres aimables et cruels), par André Sahiion (Edi-
tions de la Nouvelle Revue Française).
Il faut avoir vécu avec intensité à Montmartre, ce repaire
des mauvaises habitudes et des penchants dangereux pour
savoir à quel point la négresse du Sacré-Cœur est vuie fille
aux attitudes consolantes et combien les personnages de sa
cour sont dignes, pour la plupart, de la fin brutale que l'au-
teur leur départit. Muniu, le frère O' Brien, cet étonnant
planteur, flibustier honnête, l'allemand voué dès sa naissance
au régiment étranger de Saïda, et cette petite fille, semblable
à toutes celles qui fleurissent les alentours de la rue Saint-
Vincent, sont autant d'ornements pour les beaux cortèges
sentimentaux d'un poète qui n'est pastoujours tendre. Echap-
pés d'un monde réel comme il est donné aux plus lourds de
le contempler, ils dansent leur vie aux limites d'une mer-
veilleuse aventure mal définie pour chacun d'eux. Car l'aven-
ture que Salmon pouvait concevoir au-delà des proportions
montmartroises est ramenée par ses personnages aux fata-
lités tragiques d'une comédie dont les acteurs et les arlequins
en casquettes sont dessinés par Picasso, plus exactement
comme Picasso dessinait il y a quinze ans.
6o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Devant le cabaret de Chilperic, il y a un carrefour que les
habitués connaissent bien, une route borde un cimetière de
province, une autre un terrain vague ; à l'angle de la troi-
sième et de la quatrième route s'élève une maison à six
étages. Le soir un éclairage assez chiche donne à cette mai-
son peinte en rouge brun un aspect qui la fait ressembler à
une maison de bourreau pour petite ville de cinq mille
âmes. La nuit, ces quatre routes, dont chacune aboutit à je
ne sais quel mystère peu enchanteur, sont parfaitement
désertes jusqu'au moment où il ne le faut pas. L'immeuble de
rapport garde un air d'honnêteté trompeuse et l'on imagine
que le seul personnage possible dans ce décor est un petit
vieillard vêtu proprement, qui, tout en regardant autour de
lui avec une inquiétude craintive, lave une tête fraîchement
coupée dans un seau d'eau. Il ne faut pas chercher le nom
du vieillard, le nom de la rue, et le nom de la concierge de
l'immeuble, tout cela n'offre aucun intérêt, mais c'est le
décor où la négresse du Sacré-Cœur évolue, c'est le paysage
que nous avons eu sous les yeux, mon cher Salmon, en
marge de la bonne route que nous avons toujours suivie.
*
* *
J'ai pour Salmon poète et romancier ime profonde admi-
ration. Cet écrivain élégant, habile à évaluer la canaille selon
son importance, n'est jamais la dupe de ses créations. Une
tendresse un peu hautaine flotte dans l'atmosphère qu'il a
choisie, mais il ne perd jamais de vue la valeur morale de
ses héros et pour cette raison ces voyous ne sont pas odieux.
Le poète les rend sympathiques, moins par leurs gestes quo-
tidiens, que par ce qu'il y a d'inachevé dans ces gestes. Le
curieux goût d'aventure de cet écrivain entoure les héros de
ce roman d'une auréole que quelques-uns peuvent recon-
naître pour le signe du martyr. Mais, je le répète, Salmon ne
NOTES 60^
fait jamais de dupes, car il est bien entendu que ce qui appar-
tient à l'imagination reste la propriété de l'auteur. La sym-
pathie ne va pas au ruffian habillé de rose, elle va à celui
qui lui donna, avec ce costume, l'occasion de faire figure
dans un livre, honorablement. Enfin dans le livre de Salmon,
il y a un allemand : Karl Darneting qui, à lui seul, est un
élément important de mystère.
Les personnages de nationalité allemande se retrouvent
dans plusieurs livres d'Apollinaire, dans Indice ^^, d'Alexandre
Arnoux, etc.. Pour beaucoup d'écrivains de notre généra-
tion, l'Allemand représente le point mystérieux dont l'aven-
ture va partir. L'auteur se tient devant l'Allemand créé par
lui, comme le chien d'arrêt devant les herbes oii les perdrix
sont rassemblées. Les romantiques furent influencés par les-
vieux conteurs allemands qu'ils assimilaient trop rapidement.
Les contes de Museus et d'Achim d'Arnim fournirent des-
thèmes infinis aux amateurs de rêves et de pipes à la fumée
loquace. Aujourd'hui que nous le connaissons mieux, l'Alle-
mand demeure plus mystérieux encore. Karl Darneting,
dépouillé de l'uniforme feldgrau, est un personnage impor-
tant pour les livres où notre race jouera sa chance, dans
l'avenir. C'est le héros indéfinissable d'un grand roman d'in-
quiétude dont André Salmon écrira les pages.
PIERRE MAC-ORLAK.
*
* *
UNE AMITIÉ, par Pierre Lièvre (la Renaissance du.
Livre).
Ce sont des entretiens sur le devoir, la discipline, l'auto-
rité, la liberté, la mort et le courage et autres sujets du
même ordre. Ces controverses courtoises ont pour cadre
la vie menacée sinon taciturne d'une escadrille de réglage^
vers le milieu de la guerre. Il faudrait n'avoir jamais
6lO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fréquenté de popote pour ignorer que les propos de
table, lorsqu'ils cessent d'être bas ou frivoles, agitent
volontiers les plus graves problèmes. La conversation
qui s'échaufte en traversant la zone politique aboutit bien
vite à une discussion sur l'immortalité de l'âme et s'arrête
dans ce cul-de-sac. M. Pierre Lièvre a mis en présence deux
interlocuteurs principaux, de formation intellectuelle et
morale diti'érente et de caractère tranché. J'ai cru reconnaître
sous la veste d'aviateur, Alceste et Philinte, à cela près
qu'Alceste est devenu catholique fervent et non moins fer-
vent disciple de M. Maurras et brûle de se dévouer à cette
humanité qu'il doit faire effort pour ne pas mépriser. Phi-
linte, de son côté, est républicain modéré ; il professe la
tolérance et l'éclectisme, mais sa culture artistique et litté-
raire s'étend au delà de Rimbaud et Jusqu'aux terres mysté-
rieuses du cubisme. Autour de ces protagonistes entre lesquels
se noue et se dénoue une amitié dont NL Pierre Lièvre suit
avec une délicatesse infinie les moindres détours, des per-
sonnages secondaires observés sans parti pris d'indulgence
ou de dénigrement, sont dessinés d'un trait sobre et juste.
L'auteur n'hésite pas à marquer les ridicules et les faiblesses
de braves gens entre lesquels la mort fait un choix quasi-
quotidien, mais il se garde de les rendre odieux. Exciter à
l'extrême la pitié ou la haine lui paraît un jeu trop vul-
gaire. Il sait aussi sacrifier le détail réaliste à lavérité générale.
Le cadre est discrètement esquissé, mais bien vu. Je n'ai pas
souvenir d'avoir rien lu qui rendît aussi heureusement les
impressions que laisse le vol mécanique. Une Amitié est l'un
des très rares ouvrages traitant des choses de l'air, où ne se
rencontrent pas des descriptions extravagantes d'invraisem-
blables manœuvres, dont les professionnels ne sont pas
moins prodigues que les romanciers d'aventures aérien-
nes.
Q.uant au style de l'ouvrage, il est d'une perfection aisée
"NOTES 6ll
qui enchante. Il reflète en se jouant les nuances les plus
fines d'une pensée pénétrante, et qui fuit par un suprême
souci d'élégance l'apparence même de la profondeur. Si le
terme d' « écrivain de race » n'était si galvaudé, on
l'appliquerait volontiers à M. Pierre Lièvre.
ROGER AI.I.ARD
*
* *
LES TERRASSES DE TOxMBOUCTOU. — DES
FANTAISIES SUR L'ÉTERNEL, par Robert Ranâaii
(2 vol. des Editions du Livre Mensuel),
Al. Robert Randau est connu d'un cercle restreint de lec-
teurs qui devrait bien s'élargir. Il serait naturel qu'il
s'étendit à ceux qui ne craignent pas un style insoucieux
de toute chaîne académique, qui se plaisent devant un
flot limoneux, mais fécond et puissant, dont à vrai
dire il serait impossible de tirer un verre d'eau claire.
Un puriste comme M. Abel Hcrmant placera encore
M. Randau à plusieurs étages au dessous des Concourt et
de Villiers de l'Isle-Adam, rangera ces livres touflus et bar-
bares dans quelque art nègre. Et je suis loin de mettre les
livres de M. Randau au rang des œuvres parfaites, mais je
les préfère à ces œuvres froides qui sont écrites sous le
signe de la perfection comme les prélats de Béranger
siègent en invoquant le Saint-Esprit.
Non, dit T Esprit-Saint, je ne descends pas.
M. Randau a le mouvement, la vie, la verve et il roule
ces qualités avec épaisseur et tumulte dans les livres qui
restent ses meilleurs, les Rovuius de la Grande Brousse, les
Explorateurs, le Commandant et les Foulhé, Y Aventure sur le
Niger. Je crois bien que ce sont les seules œuvres de vraie
•littérature coloniale et africaine non seulement par le sujet
6l2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(ce qui n'est pas la question), mais par la substance, la
matière, Ttidcur : cela sent le nègre et l'huile de palme.
M. Randau est un colonial d'origine algérienne, qui circule
et administre depuis vingt ans en Afrique occidentale fran-
çaise, où il porte aujourd'hui le titre pittoresque d'Inspec-
teur des cercles de nomades. On comprend qu'il ne relève
pas de la même esthétique qu'un inspecteur d'Académie : il
en faut d'ailleurs des uns et des autres.
Les Roniatis de la Grande Brousse étaient des livres vio;ou-
reux d'aventure, d'action, de bonne santé, de foi en l'espace
africain, en les puissances du Grand Niger, en les énergies
coloniales, avec des peintures truculentes, amusées, en
somme sympathiques de la vie indigène. Les Terrasses de
Tomhouclou, d'une verve aussi cocasse, d'une enluminure
aussi fraîche et barbare, paraissent écrites dans un moment
de désenchantement et sous le signe du terrible cafard
africain. Bonne manière, d'ailleurs, de l'écraser, que d'en
faire l'impitoyable physiologie. Il était bien superflu que
M. Randau attribuât son livre au Touareg Amessakoul Ag
Tidct, dont la biographie liminaire, en son excès de fan-
taisie, n'intéresse guère. Mais le tableau de haute graisse et
parfois d'émotion vraie que le prétendu Amessakoul nous
donne de la vie à Tombouctou, européenne et indigène, me
paraît du meilleur Randau.
Des Fantaisies sur l'Eternel sont, comme les Terrasses, une
suite de dialogues oij M. Randau met en scène de façon
bouffonne plusieurs époques historiques. Je n'en aperçois
de plaisant et d'excellent qu'une farce d'une cocasserie
endiablée, la Passion de Judas, qu'il serait curieux de voir
jouer sur quelque théâtre comme drame satyriquc — elle
n'est point irrévérencieuse — après le drame tragique de la .
Passion. Quelques autres scènes de ces Fantaisies témoignent
de la même verve, mais le grand morceau qui tient plus de
la moitié du livre. Le Fils de Don Juan, où il y a des idées
NOTES 613
ingénieuses, paraît bien manqué. Ces deux livres un peu
inattendus, témoignent, dans l'ensemble, d'une souplesse et
d'un renouvellement remarquables, qui font bien augurer
des prochaines œuvres de l'auteur.
ALBERT THIBAUDET
*
* *
PETIT MANUEL DU PARFAIT AVENTURIER,
par Pierre Mac-OrJan (La Sirène).
L'Esprit d'aventure est une perversion de l'imagination,
dont il ne tient qu'à nous désormais, guidés par M. Pierre
Mac-Orlan, de tirer le meilleur parti voluptueux. Cette
faculté, dont les développements possibles sont innombrables,
n'est-elle pas, à l'origine, une feinte, un déguisement de
l'instinct poétique, refréné par la prudence bourgeoise ?
La guerre a fourni maint exemple de l'esprit d'aventure
tournant au sadisme intellectuel. Les acteurs de cette
tragédie — aventuriers actifs, donc inconscients — n'étaient
pas les meilleurs clients des fabricants de récits militaires.
Mais nombreux furent ces « aventuriers passifs » qui prati-
quèrent l'héroïsme par délectation morose, et goûtaient ainsi
de secrètes jouissances.
D'un trait sagace, et dont l'arabesque imprévue s'inscrit
;avec une singulière netteté, l'auteur du Chaut de l'équipage
souligne les rapports étroits de l'érotisme et de l'esprit
d'aventures. Il isole le ferment de cruauté qui repose au fond
■de toute littérature aventurière, exception faite des compila-
tions entomologiques, cynégétiques et géographiques à la
Jules Verne.
Il y a dans le petit traité de M. Mac-Orlan l'esquisse d'une
•étude littéraire et psychologique extrêmement importante.
Le nom de M. Fernand Fleuret et ceux des libertins du
xviF siècle y reviennent à diverses reprises. Ce n'est pas par
iiasard. Dans l'attrait tout spécial de la poésie satirique de
6î4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cette époque on distingue un arrière-goût de vagabondage
démoniaque. D'autres points vaudraient la peine d'être élu-
cidés : archaïsme spécial du roman policier ; les fiacres de
Monsieur Lccoq et l'auto de Pearl White. M. Pierre Mac-
Orlan n'a retenu du sujet que les points de contact avec sa
propre sensibilité. En ce sens, son manuel est une manière
de confession. La pratique de ce genre littéraire réserve à
l'écrivain des joies particulières. M. Pierre Mac-Orlan prend
plaisir à démonter sous nos yeux, avec une ironique simpli-
cité, les rouages de son invention romanesque. Mais le rusé
prestidigitateur garde, dans son imagination de conteur-
poète, le secret d'animer le mécanisme.
ROGER ALLARD
* *
LE PENDU DÉPENDU, de Henri Ghcon, au Théâtre
Balzac.
Le nouveau théâtre de la rue Fontaine a donné pour
premier spectacle une farce tirée par Henri Ghéon de la
Légende des Saints. La pente naturelle de ses préoccupa-
tions portait Ghéon à reprendre les traditions du théâtre
religieux abandonnées chez nous depuis le Moyen-Age :
j'entends qu'il n'aspirait pas simplement à écrire des pièces
dont le sujet fût religieux — ce qu'à aucune époque on n'a
cessé de faire — mais qu'il se rattachait délibérément, par
une attitude d'esprit plus que par des analogies formelles,
à nos anciens mystères. On a pu lire ici-même et dans
diverses revues des fragments du Mystère de Sainte Cécile,
trilogie lyrique et séraphique, dont les pures et souples
lignes, les vers fluides et ardents forment comme un écho
de certains choeurs de Racine et de certaines strophes à'Eloa.
Dans le Pauvre sous l'Escalier, tragi-comédie sacrée tirée de
la vie de Saint Alexis et que le Vieux-Colombier doit monter
la saison prochaine, on trouvera, alternant avec des scènes
NOTES 6 I 5
du mysticisme le plus aigu et le plus délicat, ces passages
comiques, voire de pure farce, qui furent jadis les agré-
ments humains de cette sorte d'ouvrages. Enfin, pour aller
jusqu'au bout de sa tentative, Ghéon a écrit ce Miracle du
Pendu dépendu où l'on voit un pèlerin se rendant à Compos-
telle faussement accusé d'avoir volé un ffobelet d'araent,
pendu, miraculeusement maintenu en vie par Saint Jacques
et finalement remis sur ses pieds, plus souriant et candide
que jamais.
La presse a été quelque peu déconcertée par cette naïve
histoire. Elle s'attendait à trouver, dans ce nouveau théâtre
montmartrois, sinon une pièce gaillarde, du moins quelque
chose de rare, de raffiné, d'extraordinaire. Or l'extraordi-
naire a précisément consisté en ceci qu'on l'a mise en pré-
sence d'une farce populaire, sommaire et naïve, d'une
naïveté authentique, sans mièvreries, sans enfantillages pour
gens blasés, un vrai divertissement de patronage, avec de
grosses plaisanteries, une verve drue et une poésie qui
demande, pour être sentie, une certaine fraîcheur d ame.
Le malentendu était aggravé par le jeu des acteurs, dont la
bonne volonté ne parvenait pas à faire oublier le manque de
style. Rien n'est plus malaisé que d'obtenir une simplicité
qui ait de la force et du caractère, de la part de comédiens
habitués à jouer de petites choses réalistes. Ici leur con-
science professionnelle les a desservis, et la vérité qu'ils ont
cherché <à mettre dans l'interprétation des deux premiers
actes n'a fait qu'y introduire de l'invraiseniblance. Il a fallu
le troisième acte avec son pendu qui se met à parler, pour
que le sujet même imposât aux acteurs le ton et le style de
la farce. Et aussitôt le spectacle a pleinement porté ; il a
ému et il a fait rire.
Il faut espérer que, de la veine féconde où il a puisé celle-ci,
Henri Ghéon tirera d'autres pièces et qu'il saura rendre
une vie ingénue à des sujets qui depuis si longtemps avaient
6î6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cessé d'ctre utilisables. Mais souhaitons qu'il tente sa pro-
chaine expérience dans un cadre mieux approprié, d'où soit
dès l'abord exclu tout soupçon d'esthétisnie. Les qualités de
son dialogue n'y apparaîtront qu'avec plus d'évidence.
JEAX SCHLUMBERGER
LA DOULOUREUSE PASSION, par Anm-Cathe-
riue Emmerich, avec bois gravés de Malo Renault,
-(La Connaissance).
Ce n'est pas une révélation pour les fiimiliers des chefs-
-d'œuvre mystiques. Mais ces fomiliers sont rares, même
hélas ! chez les chrétiens. Du reste, en général il suffit qu'un
ouvrage soit dit spirituel pour qu'un lecteur qui se respecte
l'écarté dédaigneusement. Et je ne parle pas des critiques
c|ui font profession de s'intéresser à tout, au mazdéisme, au
brahmanisme, au « totémisme», mais devant l'art chrétien et
la pensée chrétienne et à plus forte raison catholiques, se
récusent formellement ! A l'endroit du catholicisme, les
journaux, les revues, le lecteur moyen, le feuilletoniste se
-conduisent comme si la littérature, ofliciellement laïcisée, ne
devait avoir désormais aucune attache avec la religion du
plus grand nombre des Français. On ne saurait donc assez
•encourager des tentatives comme celle de la « Connaissance »
qui s'efforce de mettre en circulation, par le moyen d'édi-
tions soignées, tels extraits d'ouvrages mystiques de la plus
haute valeur, enterrés jusqu'ici chez des éditeurs spéciaux et
tout à fait inconnus du public. Pour commencer ils ne pou-
vaient pas mieux choisir que la Doiilotiretise Passion de la
-sœur augustine Anne-Catherine Emmerich. Dans la com-
pagnie des auteurs mystiques, celle-ci, une des dernières
venues, occupe une place quasiment unique, en ce sens que
le pouvoir de « vision » qui se manifesta chez elle et qui, à
lout le moins, mérite le nom de «génie », au lieu de l'en-
NOTES 617
traîner loin de la terre, dans la pure contemplation, s'est
entièrement concentré sur la vie terrestre de Jésus-Christ
dans sa réalité physique. Au commencement du xix^ siècle,
dans son couvent de Dulmen, en pays rhénan, la sœur dicta,
comme spontanément, avec une volubilité incroyable, à
Clément Brentano qui les a publiés en allemand, la matière
de trois énormes volumes qui suivent pas à pas le Nouveau.
Testament, racontent la Naissance, la Vie cachée, la Prédica-
tion, le Calvaire, mais à la façon réaliste et sans omettre
aucun détail sur les mœurs, le costume, le paysage, les par-
ticularités historiques et pittoresques touchant le grand
drame sacré. Qiie de récents archéologues aient confirmé
sur bien des points l'exactitude de ces « vues », c'est une
.autre question. Littérairement parlant, je ne connais aucun
•exemple d'une telle faculté d'évocation descriptive. Et ce
n'est pas le rythme qui porte ici le verbe et ce n'est pas
l'exaltation de la couleur ; Anne-Catherine ne peint pas, ne
chante pas ; elle constate. Elle a tout vu et tout étant sacré
pour elle, tout noté. « La croix du Sauveur était arrondie par
derrière et formait une surface plane sur le devant. Elle était
à peu près aussi large qu'épaisse, etc.. » Je vous fais, grâce
de la minutieuse description que subitement dramatise et
authentifie un trait effrayant comme celui-ci : « Son corps
était tellement allongé qu'il ne recouvrait plus complètement
l'épaisseur du bois de la croix ». Voilà Anne-Catherine
Emmerich. La force tragique et lyrique du trait est puisée
dans l'exactitude. Ainsi les faits, les choses et les êtres
reprennent vie, consistance, durée ; s'ils glissent sans cesse
dans le plan mystique, c'est pour un surcroit de réalité.
Auprès d'une telle peinture, les récits soi-disant exacts et soi-
disant humains d'un Strauss et d'un Renan apparaissent d'une
maigreur et d'une pâleur abstraites ; ils sont froids, ils sont
loin de nous. Anne-Catherine Emmerich, qu'elle ait « vu n,
ou imaginé, demeure le seul écrivain qui restitue dans sa
.40
él8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
réalité totale, physique autant que spirituelle, le drame de la
Rédemption si tristement décoloré par le faux spiritualisme
moderne ; et seule clic est dans la tradition catholique qui ne
sépare pas l'âme du corps. — Souhaitons que la publication
de ce morceau incite le lecteur à lire tout l'ouvrage. Non pas
chef-d'œuvre, mais unique trésor et sans l'ombre de préten-
tion littéraire : c'est sa faiblesse et c'est son prix.
HENRI GHÉON'
* *
LE JOURNALISME EN VINGT LEÇONS, par
Robert de Jouvcnel (Pavot).
Ecrit (et même fort élégamment écrit) à l'usage de ceux
qui font les journaux et de ceux qui les lisent, ce petit traité
enseigne aux uns l'art de mentir aux autres et à tous celui
de se mépriser mutuellement. Il joint donc l'utile à
l'agréable. roger allard
* *
LES PENSÉES CHOISIES DES ROIS DE FRANCE,
recueillies par Gabriel Bo'issy. (Grasset).
Le grand succès de cette anthologie est dû à l'effet de sur-
prise produit sur le lecteur français. Celui-ci était persuadé
que le peuple le plus spirituel de la terre avait été gouverné
pendant des siècles par des imbéciles ou des crapules. En
nous tirant d'erreur, M. Gabriel Boissy flatte, somme toute,
notre amour-propre national. Et l'on apprendra dans ce livre
que Louis XVIII écrivait en bon français à l'époque même
où le seul P.-L. Courier pouvait, selon M. Anatole France,
se flatter d'écrire à la perfection. roger allard
NOTES 619
TRADITION ET TROISIÈME DIMENSION.
Plus encore que le mouvement désordonné des exposi-
tions en 19 19-1920, la parution ininterrompue de livres ou
d'articles sur l'art révèle l'énorme travail auquel se livre la
pensée contemporaine pour mettre au point ses inquiétudes,
asseoir ses jugements et trouver une formule picturale vivante
et fertilisante.
Le peintre cubiste, intellectuel et théoricien (je ne dis pas
idéologue), avant la guerre méprisé et tourné en dérision,
est aujourd'hui, sinon mieux compris, du moins écouté et
discuté. On lui fait crédit, on lui demande ses raisons.
Des esprits sérieux, des professeurs même, peu suspects
de faiblesse à l'égard des jeunes artistes, veulent bien solli-
citer leurs explications ; malgré que sévère, leur réplique
me paraît plus précieuse et encourageante que les cris d'ad-
miration irraisonnée de certains de nos amis.
D'aucuns s'étonnent de voir M. André Michel, ou M. Henri
Longnon reconnaître, tout en blâmant notre technique, le
bien-fondé de nos désirs et abandonner à leur déroute les
impuissants ofhciels :
A vrai dire une influence intellectuelle peut encore se marquer,
qu'on imagine dirigée dans le même sens que la réflexion politique
ou morale, c'est-à-dire vers la remise en place de toutes choses,
vers le retour à un ordre jugé désormais nécessaire Aussi bien
n'est-ce pas plus au Salon de la Nationale qu'à celui des Artistes
français qu'on peut s'attendre à rencontrer les premiers témoignages
de cette évolution.
Ce dur jugement de M. Henri Longnon est définitif.
La faillite des Salons officiels est chose admise par le moins
audacieux ; le journal le Temps a solennellement souligné la
rupture.
Si l'on considère les productions de l'Ecole comme défini-
tivement isolées, sans raccord avec aucune ligne spirituelle.
620 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
il ne reste plus actuellement que deux ordres de pensée pos-
sibles en art. 11 n'y a plus en présence que, d'un côté, l'idéal
impressionniste (auquel se rattachent les mauvais imitateurs
de Cézanne, les paresseux disciples de Sisley et de Monet et
ces « fauves » devenus amoureux de leur confortable cage)
— et, de l'autre, l'idéal cubiste englobant tous les peintres
renonçant au lanijase direct. D'un côte religion de l'instinct,
du don pur, libéré de toute entrave, négation de tous prin-
cipes, innovation totale, anarchie. De l'autre, au contraire,
respect de la règle et recherche des principes traditionnels.
Il était fatal qu'il y eût rencontre et accord sur le fond,
sinon sur la forme, entre les cubistes et certains « conserva-
teurs » assez indulgents pour, en faveur d'une idée, fermer
les yeux sur ce qu'ils jugeront longtemps encore être des
écarts du langage pictural.
*
* *
Parmi les explications touchant l'art moderne, je signalerai
la plaquette que M. Albert Gleizes, peintre, publie sous ce
titre : Du cubisme et des moyens de le comprendre. Ce petit
livre renferme un court historique du mouvement actuel,
indiquant fort bien la nécessité esthétique en quelque sorte
supérieure à laquelle les peintres nouveaux obéirent d'abord
aveuglément. L'embrouillamini des idées contradictoires,
enfantines ou prétentieuses dont essayèrent de se couvrir
certains des novateurs est indiqué rapidement et quelques
axiomes excellents expriment avec justesse les désirs plus
lucides des cubistes actuels. Les illustrations qui accompa-
gnent le texte eussent peut-être pu être mieux choisies. Elles
ne nous paraissent pas assez convaincantes pour un livre,
somme toute de vulgarisation. De plus, si la sourcilleuse
intransigeance de ce cubiste convaincu motive l'élimination,
de ce livre sérieux, de reproductions d'œuvres moins abs-
NOTES
621
traites — il les juge moins décidées — je m'explique mal
l'oubli où est laissée Madame Maria Blanchard, peintre pas
assez connu, dont les productions antérieures, d'une maîtrise
singulière, justifient l'hermétisme de son actuel cubisme. Ce
n'est certainement qu'un oubli, car il serait à souhaiter que
les déclarations esthétiques des artistes ou des critiques d'art
contemporains émanassent d'esprits aussi dégagés à la fois
de toute camaraderie et de toute mesquine rancune que l'est
celui de M. A. Gleizes.
*
* *
Parmi les réponses de nos courtois adversaires, je choisirai
l'article que M. Henri Longnon a publié dans la Revue Uni-
verselle du i^"" mai. Rien n'est plus instructif que la confronta-
tion de ce texte (qui critique certains des miens) avec celui
de M. A. Gleizes. Rien mieux que la comparaison de ces
affirmations contraires ne fait mesurer l'écart qui peut se pro-
duire entre deux mentalités différentes, soucieuses des mêmes
n'suUals, dès qu'il s'agit d'adopter les moyens propres à les
atteindre ! « Le grand intérêt de l'école cubiste, c'est d'avoir
parmi les peintres fait renaître le goût des théories » ; « Avant
de s'élever à la dignité d'expression intellectuelle, tout art est
d'abord un métier, où la réalisation de l'œuvre est comman-
dée par la technique » ; « Cette reconstruction objective
du monde extérieur, qui est, en définitive, je crois, l'objectif
de la nouvelle école ? Car je ne puis penser que nous ne
soyons d'accord, M. Lhote et moi, pour estimer que cette
reconstruction ne doive être la base de tout essai de restau-
ration de la peinture. » Voici des phrases de M. Longnon
qui attestent un certain fonds commun d'idées, sur lequel
il semblerait facile, chacun travaillant de son côté, d'élever
des constructions parallèles. Hélas ! dès qu'il s'agit seulement
de choisir les matériaux nécessaires, dès que, quittant le
622 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
domaine des idées, on passe à celui des réalisations, rien ne
va plus.
Consultons le livre de M. Gleizes, à la page qui peut nous
renseigner sur « la découverte ou l'application technique »
avec laquelle, selon M. Longnon, « chaque grande conquête
va de pair ». Voici ce que nous lisons :
La peinture c'est l'art d'animer une surface plane. La surface
plane est un monde, à deux dimensions. Elle est vraie par ces
deux dimensions. Prétendre l'investir d'une troisième dimension,
c'est vouloir la dénaturer dans son essence même.
Et ailleurs :
N'est-il pas contraire à la raison qu'un tableau, appelé à être
placé à côté d'objets à trois dimensions, veuille continuer, dans
l'illusion d'optique, ces trois dimensions — au lieu de demeurer
lui-même. En vérité, le rôle du peintre est de faire vivre dans deux
dimensions, celles de son intermédiaire, la réalité qui en a trois —
et non de rappeler, en interprétant plus ou moins, ces trois dimen-
sions sur une surface plane.
Passons maintenant à l'article de M. Longnon :
« Toute orme donnée par la nature possède trois dimensions .
hauteur, largeur, épaisseur ; et tout art, pour exprimer cette forme
dans ses qualités essentielles doit donner l'idée de ces trois dimen-
sions ». Plus loin : « La matière d'Ingres, peut-être aussi propre
(mais moins belle) qu'une autre à exprimer la hauteur et la largeur
des objets, est impropre à évoquer leur troisième dimension, le
relief et la profondeur. Elle abolit ainsi le volume, élément essentiel
de la sensualité plastique. Cette suppression fait que les formes
nouvelles révélées par Ingres ne jouent que dans deux dimensions,
la hauteur et la largeur, et que le relief et la profondeur leur fai-
sant défaut, elles semblent paradoxales et même estropiées. Que
peut valoir en soi une analyse de la forme pratiquée suivant une
telle méthode et par de tels moyens ? »
J'ai tenu à citer longuement, pour que s'affirme avec
précision l'énormitc du fossé qui sépare actuellement
NOTES 623
des esprits que l'on peut dire parents. Certains déplorent,.
devant de tels exemples, la confusion actuelle. Il n'y a là, au
contraire, que motif à émulation. Pour ma part, je me
réjouis en évaluant la somme d'etforts qu'il va fiilloir dépen-
ser pour élucider, non par de vaines paroles, mais par des
œuvres persuasives, un problème dont ces textes antagonistes
font soupçonner les vastes proportions.
*
* *
Je demande la permission de m'attarder un peu sur cette
question capitale de la troisième dimension, "en attendant de
démojitrer au prix de quels travaux et de quels sacrifices
Cézanne Sinixa. à. suggérer la profondeur au lieu d^riiinler, ce
qui, si j'y réussis, ébranlera peut-être un peu la confiance de
nos distingués adversaires en la vertu des techniques péri-
mées.
La raison qu'invoque d'abord M. Longnon pour restaurer
la profondeur du tableau est d'ordre réaliste. La nature nous
offre trois dimensions : il est donc nécessaire de la repré-
senter dans ses trois dimensions. Je pourrais objecter que la
nature est une chose et la peinture une autre, ou dire avec
Richard Wagner que « l'art commence où la nature cesse »
mais je préfère, adoptant un langage moins prétentieux,
émettre la proposition suivante : N'est-il pas possible d'ex-
primer la profondeur autrement que littéralement ? Ne pou-
vons-nous donner réqiiivalcul de la troisième dimension ? Ce
droit que l'on accorde au poète au nom même de la vérité,
d'exprimer les choses par suggestion, ne peut-on l'accorder
enfin aux peintres sur un point ? La profondeur ne peut-elle
se réaliser dans l'esprit du spectateur plutôt que sur la toile ?
Résultant du dvnamisme des couleurs qui se situent naturel-
lement à différents degrés de profondeur, cette cl islûucc entre
des plans colorés ne scra-t-elle pas à la fois plus éloquente
624 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et plus mystérieuse que si elle est le résultat d'un éclielonne-
ment mécanique, suivant les lois — d'ailleurs convention-
nelles — de la perspective aérienne ? Une seule référence :
Giotto, qui réduisit la profondeur au minimum, est-il moins
grand, moins beau que n'importe quel perspccleiir du siècle
suivant ?
Le second argument qu'invoque M. Longnon pour con-
damner la technique cubiste repose sur une analyse du
métier « traditionnel ». Mais, d'abord, par quoi nous est
révélée la tradition ? Par les musées. Or ceux-ci nous pro-
posent-ils une technique immuable ? J'entends bien que celle
qui nous est présentée comme traditionnelle est celle de la
Renaissance. Je suis le premier à vénérer les Dieux de cette
époque, les \'cnitiens et Rubens ; aussi ne pensé-jc pas les
diminuer en prétendant que leur art, devenu par la suite
traditionnel, fut, à ses débuts, aussi anti-traditionnel que
possible, puisque en contradiction flagrante avec celui des
primitifs. Un critique aussi sévère que M. Longnon eût pu
reprocher avec raison à Rubens d'être un révolutionnaire
renonçant à l'admirable tradition des Van Eyck. Par quoi
Rubens eût-il pu se défendre ? Peut-être seulement par
quelque réflexion semblable à l'irrévérencieuse boutade de
Rémy de Gourmont : « La tradition, la tradition ! Il y a
commencement à tout, même à la tradition ». Donc, quand
M. Longnon, qui voit comme moi en Ingres le père du
cubisme, constate qu'il « mit au point une technique tout au
rebours de l'ancienne », ce ne devrait pas être pour blâmer
le peintre de VOihili.ujiie, mais pour lui accorder au contraire
le titre incontestable de rénovateur. Car l'artiste qu'en pleine
décadence romantique on appelait « le Gothique » est certes
celui qui, de tous ceux de son époque, est le plus digne de
la déférence de tout véritable traditionaliste.
Il n'est pas une loi de cette peinture à deux dimensions
des primitifs, plane, murale, architecturale, précise, parfaite.
NOTES . 625.
que la Renaissance n'ait violée. Les peintres du xvi= siècle
\écurent sur un schisme ; ils firent d'une technique « tout
au rebours de l'ancienne » le sujet de mille émerveillements
nouveaux. Le moment est venu de constater à notre tour
l'épuisement de leurs formules. L'Kcole couronne les
productions misérables d'un Jean Gabriel Domergue ;
MM. Emile Bernard et Armand Point, cultivés autant qu'on
peut l'être, d'une pureté d'intentions absolue, et détenteurs
des secrets contenus en cette partie des musées choisie par
nos critiques, n'arrivent même plus à intéresser les amateurs
de taux tableaux. C'est à ces signes de décrépitude qu'on
reconnaît la fin d'une période historique et l'imminence
d'une Révolution.
Je sais que nous ne pouvons eflectuer la nôtre par-dcssns
la Renaissance, et c'est en ceci que je dilTcre d'opinion avec
mon ami Gleizes, partisan d'un retour pur et simple à l'idéal
gothique, voire bvicantin. Ce programme serait sans doute
excessif. Une civilisation ne se débarrasse pas aussi rapide-
ment, aussi légèrement des habitudes acquises. L'oubli total
des beautés de la Renaissance serait un sacrifice cruel autant
qu'inefficace. On ne peut brûler complètement ce que l'on a
si longtemps adoré. Un détachement spontané n'indiquerait
qu'une grande sécheresse de cœur. Ces obstacles tout senti-
mentaux que \L Gleizes dénonce comme seules entraves à
notre libération entière, ces tergiversations, ces remords,
ces craintes, cette pudeur, sont autant de ferments qui don-
neront à nos oeuvres le baptême de l'inquiétude et les dote-
ront d'une âme et d'un mystère. Le but idéal sera atteint ;
la simplicité des primitifs sera retrouvée, mais à travers la
Renaissance, dont quelque chose demeure malgré tout dans
notre œil et dans nos doigts : une façon déliée et rapide de
travailler, un goût de la chair, et puisqu'il faut tout avouer
quelque scepticisme et un certain manque d'humilité.
Mais pourquoi chercher une formule souple et complexe
()2G LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pour définir notre effort ? Ne nous sufHrait-il pas ck> dire,
avec M. Longnon ou M. André Michel : « Oui, nous voulons
prendre modèle sur nos derniers maîtres, les Renaissants »
et d'ajouter : « Ce sera précisément en n'imitant pas leurs
œuvres ». Car, de même qu'un enfant imite son père en
s'inspirant de sa conduite ancienne, plutôt qu'en simulant
ses tics actuels, de même nous imiterons nos maîtres immé-
diats, selon la logique d'une émulation lucide, en refaisant
^wn leur œuvre, mais leur geslc initial. Et puisque leur geste
fut si audacieusement dénégateur du passé, ayons le courage
de rejeter le plus possible d'un passé qu'ils représentent à
leur tour. Comportons-nous autant que possible à leur égard
comme ils se comportèrent à l'égard des primitifs. Voilà la
vraie tradition : une révolte appliquée, surveillée, cons-
ciente, conduisant non à une libération complète, mais à un
assujettissement à de nouvelles règles — ou à de plus
anciennes, ce qui « revient au même » puisque tout recom-
mence.
ANDRÉ LHOTE
*
* *
LETTRES ALLEMANDES : LES PIONNIERS
LITTÉRAIRES DE LA FRANCE NOUVELLE, par
Enist Citrlius.
Il me déplairait de voir mon rôle ici réduit i ne signaler
qu'erreurs, ridicules ou insuffisances. Aussi est-ce avec une
satisfaction réelle que j'appelle l'attention des lecteurs de la
Nouvelle Rei'ue Française sur un livre de critique bien fiiit,
intelligent et solide. Il intéressera d'autant plus qu'il a pour
objet les lettres françaises : l'auteur en est Hrnst Curtius, pro-
fesseur à l'Université de Bonn, où il fit en 1914 une série de
leçons qu'il publia à la fin de la guerre en un volume ayant
pour titre : Die litlerariseben îl'eghereiier des ueueii Frankreichs
(« Les pionniers littéraires de la France nouvelle »). C'est
NOTES 627
une étude remarquable sur l'orientation de la mentalité fran-
çaise depuis 1890, orientation dont, d'après Curtius, il ne fut
pris conscience historiquement que vers 19 10.
L'auteur apporte à l'obsen-ation de ce mouvement ascen-
sionnel de la sève française une indéniable sympathie dont
son intelligence critique bénéficie, et se trouve élargie. L'in-
troduction, claire et bien composée contient une courte re\'Tic
historique, un exposé des motifs ou plutôt une énumération
des symptômes précurseurs du mouvement, ■ — car en bon
disciple de Bergson, Curtius se refuse à trouver l'entière
explication d'un phénomène psychologique dans les états de
conscience qui le précèdent — ■ des citations presque toujours
bien choisies et témoignant d'une documentation abondante,
sinon complète :
Le mouvement semble se répartir sur deux générations. La plus
ancienne est celle des pionniers et des avant-coureurs (^« Bahn-
hrether tuul JVeghereiter d), ils sont nés autour de 70.
Curtius en veut voir cinq principaux : Gide, Péguy, Rol-
land, Suarès et Claudel. Ils sont solitaires : leur effort ne
trouve pas d'écho dans leur propre génération mais leurs
livres seront les livres vitaux (« Lehciisbiicbcr ») de ceux qui,
nés vers 1885, prendront la parole à partir de 19 10.
S'il laisse de côté de grands écrivains comme Maurras ou
Barrés, de bons auteurs comme France et Henri de Régnier,
c'est qu'il n'entend pas parler de tous les courants dont le
faisceau fonnela conscience française de l'époque, mais seu-
lement de ceux dont la flèche pointe en avant, et dont la
direction va du centre à la périphérie. Le sens lui fait certes
défaut des proportions de ces cinq auteurs, si bien choisis
pour illustrer son thème, mais il faut admirer à quel degré il
est arrivé à les pénétrer, et il est assez curieux pour nous de
constater avec quels reliefs et quels creux le profil de cha-
cun se dessine aux yeux d'un étranger lettré, compréhensif,
et qui paraît de bonne foi.
628 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Qu'André Gide dont pourtant la position est fort intelli-
gemment définie, soit présenté à une échelle diminuée,
alors que l'importance de Rolland est plusieurs fois grossie,
ceci ne doit pas nous surprendre outre mesure : Tout cons-
pire à faire Romain Rolland plus grand que nature pour l'ap-
préciation allemande, et sans doute, bic-n plus encore que
ses tendances politiques, d'évidentes affinités dans le tour
d'esprit.
« La conscience eurooéenne se fait de l'intelligence fran-
çaise, manifestée dans ses grandes créations depuis la haute
Renaissance jusqu'à nos jours, une image nette... cette image
de la vieille France, fixée par l'histoire, rejoint celle de la
jeune France à travers André Gide. » Curtius le constate
moins révolutionnaire, moins novateur, moins hardi aussi
que Rolland, Suarès, Claudel ou Péguy. Mais il l'a senti avec
précision profondément classique, et a rendu toute justice à la
double inspiration qui anime l'auteur de l'Eiifaiil prodigue.
Cette double inspiration, comment lui reprocher, à lui étran-
ger, à lui allemand, de la confiner au domaine de l'esprit et de
la forme, ne la sentant pas dans celui du cccur, et de prêter
plus d'humanité à « d'autres esprits qui retrouvèrent en une
« fraternelle effusion le chemin des intarissables sources
« de l'amour sanctifié par la douleur, de l'acte héroïque, de
la « foi témoignante ». Ce n'est pas qu'il se méprenne sur
Gide : il ne le découvre qu'à moitié, et sa perspicacité ne
pénètre pas la pudeur d'âme du plus discret des auteurs.
Perspicacité de la tête plus que de la sensibilité, — Curtius,
ici, se montre bien de sa race, mais il faut le louer sans res-
triction de tout ce qu'il dit sur l'œuvre critique de Gide, et
qui ne fut guère mieux dit jusqu'ici, ni plus complètement.
Il saisit d'un coup l'essentiel de cette pensée d'apparence si
compliquée, il en saisit surtout la foncière nouveauté ; tout
ce qui s'en laisse expliquer, il l'expose avec une lucidité
rare. S'il n'était pas incongru de parler de la métaphysique
NOTES 629
de Gide, on dirait volontiers que Curtius l'a subtilement et
comme d'un coup pénétrée.
La portée historique de Gide repose sur deux piliers, dit-il, son
œuvre critique et son œuvre créatrice.
Il analyse avec sagacité les Prétextes et les N'oiiveaiix Pré-
textes, ces volumes de critique d'art qui vont au delà de l'art
et qui sont autant, à qui sait lire, des traités de morale indi-
viduelle et sociale, si importants qu'il ne faudrait pas
s'étonner qu'ils fussent appelés à devenir, dans un temps
assez proche, lesplussùrs véhicules à l'étranger, de l'influence
éducatrice, qui est dévolue à la France parmi les nations.
Dans l'anarchie artistique de l'époque présente, est-il dit plus
loin, Gide a maintenu vivantes les traditions de la vieille France.
Tous les instincts du classicisme français vivent en lui et il loue
dans ce classicisme précisément ce qui paraît si étroit et si étranger
au sentiment superficiel des modernes : la clarté.
Il l'aime parce qu'elle protège le plus sûrement le secret de
l'œuvre d!art contre toute intrusion profane...
Voici maintenant le passage sur Rolland :
Nul Français cadrant si peu que Romain Rolland avec l'image
que nous avons coutume de nous faire de la France Moderne.
Certains s'étonneront que cette voix, dit en 1914, Otto Grau-
toff, vienne d'un pars auquel si souvent nous reprochons ses ten-
dances neurasthéniques, que nous sommes habitués à considérer
comme le terrain d'éclosion de convoitises séniles et corruptrices.
Nous ne pensions pas que la santé, la force, l'équilibre de l'âme, la
beauté limpide et claire pussent se rencontrer aussi bien sur l'autre
rive du Rhin.
Il a fallu Romain Rolland pour les en convaincre.
On comprend du reste que certains côtés à la fois subli-
mes, moralisateurs, didactiques, certains côtés « Schiller »,
si j'ose dire, et cette sauce à la fois sentimentale et vertueuse
où il a réussi à faire flotter d'aussi rudes figures que celles de
630 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Michcl-Angc et de Beethoven, aient pu séduire des esprits
allemands dans précisément ce qu'ils ont d'anti-Gœthéen et
d'anti-Nietzschéen... D'ailleurs Curtius est trop intelligent et
trop bon connaisseur pour ne pas, au moins par un bout, le
sentir.
Jean Christophe, dit-il, n'est pas le fruit d'une volonté d'art pour-
suivant un but d'expression esthétique. Cela explique pourquoi
ceux qui dans l'art ne cherchent que l'art (« die von der Kiinsl nur
die KiiHst li'ollen »), se détournent de Rolland. Les milliers de lec-
teurs pour qui Jean Christophe est devenu un anii n'ont pas tant
senti ce livre comme une expérience d'art que comme une leçon de
vie qui n'a rien à faire avec la littérature. — Ce livre prêche puis-
samment l'énergie ! (« Eine geivaltiçe Predigt der Energie ist dies
Buch »).
En effet, prêche.
Et plus loin : « Le grand danger de cette conception de
l'art est de nous amener facilement à faire servir l'art à des
fins qui sont en dehors de l'art... peut-être Rolland ne s'est-
il pas toujours assez défié de ce danger ». Voilà qui est
mieux, mais ensuite : u Tout comme Christophe, lui-même
a trouvé le chemin d'une conception plus profonde des
rapports entre l'art et le salut de l'humanité ».
Curtius pense que s'il fallait assigner un milieu spirituel à
l'état d'esprit de Romain Rolland on l'imai^inerait le plus
volontiers, dans la sphère d'une culture individuelle intério-
risée par le protestantisme et la musique f« in der Sphâre der
protesianiisch imtsihalisch vcrinnerlichten Persdnlichheitskiiltur »).
On voit que, traduite en langue française, à ce crible inexo-
rable, la pensée perd l'espèce de fermeté qu'elle usurpait, et
ne signifie rien que d'assez vague.
Dans l'idéalisme de Rolland vit, purifié de ses ingrédients trop
humains, le plus noble pathétique des traditions révolutionnaires de
France, l'enthousiasme humanitaire de Diderot, de Michelet, de
Victor Hugo, de Zola. \n de cet angle, l'œuvre de Rolland semble
NOTES 631
se rattacher (« inicb rùchalrts ^?/ iveiscu ») aux grandes traditions de
la philosophie des lumières.
•Pour Curtius, Au-dessus de la mêlée, est un des rares livres
qui resteront, k quand seront envolées à tous les vents les
montagnes de papier de la littérature de guerre ».
Ce qu'on peut dire de mieux de celte étude c'est que
sans doute l'auteur y voit Rolland comme Rolland se voit
lui-même, et que son absence de critique a droit à quelque
indulgence de la part d'un Allemand qui manifestem.ent
aime la France, et en dépit de tout, ne paraît pas avoir tout
à fait abandonné l'espoir d'un rapprochement.
Si diiiérents de tempérament que soient Rolland et Gide,
ils sont parents en ceci que leur art s'est développé par
l'entrée en rapport avec les idées de leur époque, qu'ils sont
tous deux nourris de la substance du xix^ siècle. Par contre
la première impression qu'on reçoit de Claudel est celle
d'une absence de toute histoire (« Gcschichtslosigkcit »), un
bloc erratique des Vosges, le seul poète de la France moderne
dont l'inspiration jaillisse de ses propres sources. » Curtius
sent profondément cette forte et originale poésie, qui a
selon lui le poids et la densité des fruits lentement mûris...
Qu'il y trouve ample matière à déploiement d'interprétation
métaphysique ne doit pas étonner, et il n'est certes pas dans
ses intentions de compromettre le poète par une louange
comme celle-ci : « Claudel a apporté aux Français le drame
métaphvsique, aux Français qui sont de tous les peuples le
plus a-métaphysiquc. La cosmologie de Claudel n'est pas
désagrégeante elle instaure l'ordre, cet ordre qui était
au commencement et qui est à la fin. »
L'essai sur Suarès est de tous le plus intéressant psycho-
logiquement. En voici quelques citations :
« La passion est pour Suarès la forme fondamentale de la vie,,
l'idée centrale de la pensée. Son tempo reste toujours pareil : ïallegro
6^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
furioso de hi passion de vivre. Suarès prend sa part du combat
général que la Jeune France comme la Jeune Allemagne mènent
contre rinteliectualisme mécanisant. Il est parmi les prophètes de
l'irrationalisme moderne, il n'a que faire d'une vérité qui ne vit
plus. Une erreur vivante lui vaut plus que la vérité morte Il
n'y s. pas de mot allemand pour le substratum de pensée singu-
lièrement composé qu'exprime le mot français scièiiité comme le
latin sciciiitas.. Depuis que Lucrèce a parlé du sapicntiuni teuipJa
sereiui, ce mot, dans les bouches latines et romanes, s'est chargé de
vie et de destinée qu'il charrie comme un fardeau précieux. Peut-
être désigne-t-il une possibilité de l'âme essentiellement romane et
latine et par là même intraduisible.... Ce qui ne peut se rendre par
le langage correspond toujours à une lacune dans la culture
La lutte entre la conception païenne et chrétienne n'est en fin de
compte qu'un cas spécial de l'état de tension oij l'assimilation de
toutes les cultures anciennes et modernes a mis l'âme de l'homme
d'aujourd'hui ».... « Vis-à-vis de ce qui l'entoure, Suarès se place
à des points de vue analogues de ceux de Rolland : il procède à
une critique destructrice du monde officiel en France. » — « Suarès
aime le silence, mais ne peut se taire »
Le critique a saisi l'importance littéraire de Suarès qu'il
situe avec justesse, il a senti aussi que son essence pro-
fonde c'est la passion de la vie et que cette passion est
malheureuse.
Péguy est le dernier auteur traité. Comme les autres avec
un visible plaisir de pénétration et peut-être encore avec
plus de soins. La documentation est e.xcellentc sur la bio-
graphie et sur les Cahiers. Curtius déclare Péguy intradui-
sible « à la deuxième puissance ». « Pour Péguy, dit-il, en
contraste avec Suarès, la vie est égale à de la valeur réelle
vécue. » Il ne lui trouve pas de précédent, pas d'analogie
liistoriquc ; en tant qu'écrivain il l'incorpore, suivant en
cela l'indication de Péguy lui-même, parmi les chroni-
queurs français, — classement plus ingénieux que juste. A
plusieurs reprises il revient sur le paganisme de Péguy,
NOTES 63 3
« cette espèce de répuo;nance à la morale en lui comme en
Barrés ■>> ; il découvre les assises nationales et païennes de
leur foi catholique.
L'article conclut ainsi : « Péguy est un combattant pour
la France. Il a mené le combat charnel et il a mené le
combat spirituel. Il a donné son sang pour la France comme
les héros et les saints qu'il vénérait. »
En un résumé excellent, Curtius expose ensuite à quel
point jusqu'ici a été fausse et incomplète l'image que l'Alle-
magne intellectuelle se faisait de la France contemporaine.
Les uns ne consentaient à y voir qu'esthétisme, déca-
dence, érotisme, un mélange dont la vulgarisation a donné
le « cabaret », cette tardive poussée viennoise et berlinoise
du Chat Noir d'antan. Cette conception était surtout celle
des littérateurs, « qui, dit-il, inventèrent l'atmosphère du
café en opposition avec celle de la brasserie ».
Une autre partie du public que ses occupations mettaient à l'écart
des actualités de la cuisine littéraire, tenait la littérature française
pour un des composés les plus importants de toute formation
intellectuelle et en général de toute culture humaine aboutie. Ils
appréciaient de la France tout ce qui est étranger à l'Allemand.
Quand ils lisaient des livres français ils ne voulaient pas que quoi
que ce fût de germanique leur fût rappelé, ni rien percevoir qui
leur fût parent. Ils voulaient se sentir enveloppés par la magie de
la latinité La France de l'esprit comme la France de déca-
dence, deux visions, aussi incomplètes l'une que l'autre, chacune
contenant un aspect de la réalité française Toutes deux pro-
venaient de la svnipathie et de l'admiration Toutes deux
ouvraient la porte d'un domaine des lettres françaises Elles ne
devenaient dangereuses que quand elles prétendaient de leur angle
insuffisant déterminer l'esprit total de la France
Une image nouvelle de la France ne pourra naître en Alle-
magne que quand un intérêt y sera disponible pour la nouvelle vie
intellectuelle en France, qui dépassera celui d'un contact fugitif.
Le livre se termine ainsi :
41-
634 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
En résumant les citations ci-dessus on se rend compte que le
mouvement intellectuel qui a ses guides et ses initiateurs en les
personnes de Gide, de Rolland, de Claudel, de Suarès, de Péguv,
est assez profond pour dérouter l'esprit français dans les défini-
tions que jusqu'ici il avait données de lui-même et que le voici
forcé à une nouvelle investigation, à une nouvelle conception de
son être. Il s'est rendu compte de sa propre expansion qui fait
éclater ses formes traditionnelles. Conscient de sa force, il déchire
l'acte de décès que lui avaient délivré les diagnosticiens de sa
décadence Il sait que la nouvelle France est la vraie France,
la France éternelle. La révolution mondiale de cette guerre va-
t-clle éparpiller au vent la graine multiple qui a germé en cette
France nouvelle ? Ou bien la cause française sera-t-ellc
défendue dans un monde ébranlé jusqu'en ses fondations ? C'est la
question du destin spirituel de la France Et ce n'est pas
l'avenir de la France seule qui en dépendra. L'Europe entière v est
intéressée. Il ne peut être indifférent pour l'avenir de l'Europe,
que la foi et l'esprit français y participent ou non
A ces paroles que nous n'avons aucune raison de ne pas
tenir pour sincères, comment ne pas souscrire ? Quelles
que soient les nuances d'interprétation qui nous puissent
séparer d'un esprit dont les points de vue sont néces-
sairem.ent très ditTércnts des nôtres, mais qui parait un
connaisseur passionné de la civilisation française, il est
de notre devoir d'en faire abstraction, et de ne consi-
dérer que la bonne volonté et l'intelligence qui sont ici
dépensées.
Ce que l'Allemagne gagne en authentiques clartés sur
la France, sur la véritable étendue de sa vie intellectuelle
et sur la profondeur de sa vie morale, comme sur ses possi-
bilités de culture, ne pourra jamais être qu'au plus grand
avantage de celle-ci.
Et si, selon de mot de Maurras lui-même, « il y a en tou
Allemand un candidat à la qualité de Français, » au point
de vue français conuuc au point de vue humain, comntent
ÎIOTES 635
ne pas faire bon accueil à tout ce qui préparc à cette
candidature des bases iion sophistiquées ?
ALAIN DESPORTES
* *
L'EXPOSITION DES BEAUX-ARTS DE DUS-
SELDORF.
La ville de Dùsseldorf a oroanisé cet été, dans son ijrand
palais au bord du Rhin, une exposition purement alle-
mande. Jadis, les expositions de Dùsseldorf ou de Cologne
étaient internationales, avec des comités où figuraient un
certain nombre de peintres, d'écrivains et de marchands
parisiens. — Rappelons la belle exposition organisée en 191 2
par le Somhrhumi à Cologne ; on put y voir de nom-
breuses toiles de Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Signac,
Seurat, Marie Laurencin, Matisse, Picasso.
L'exposition actuelle est éclectique. Elle va de l'acadé-
misme et du naturalisme jusqu'à l'impressionnisme, avec
Liebermann, Corinth, SIevogt, Uhde, Kohlschein.
La partie la plus vivante est celle consacrée aux fauves
d'ici, dont aucun n'a moins de 40 ans. On distingue chez
eux deux tendances distinctes, l'une purement germanique,
qui remonte au Norvégien Edouard Munck : cérébrale, visant
avant tout au contenu spirituel du tableau — et l'autre,
rhénane et westphalienne, qui se rapproche de la tradition
française.
Les peintres du premier groupe dessinent puissamment
avec leurs pinceaux plutôt qu'ils ne « peignent ». Ils sont
fort intéressants, ont une renommée énorme en Allemagne
où leurs œuvres atteignent de très hauts prix. Kirchner
est le plus célèbre d'entre eux, avec Xolde, Heckel et
Meidner.
Paula Modersohn, morte très jeune, a vécu à Paris, a subi
l'influence de Cézanne sans oublier les bons peintres rhé-
636 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nans Leibl et Trûbner. L'Autrichien Oskar Kokoschka pro-
cède de \';in Gogli. Paul Klee, un suisse de Munich, fait de
curieuses petites aquarelles qui font penser à Braque.
Le clou de ce « salon » est une belle et complète rétros-
pective de l'œuvre d'un sculpteur rhénan mort en jan-
vier 1919, Wilhelm Lehmbruck. On n'a pas oublie sa
curieuse exposition de juin 19 14, chez Barbazanges, préfacée
par André Salmon. Sa très noble et pure inspiration pro-
vient en partie de la statuaire gothique française.
Bien des peintres rhénans ont vécu à Paris, comme Otto
de Waetjen, qui a envoyé un Bal harceloiiiiais, Rudolf Lévv,
le président des « Peintres du Café du Dôme », et Thesing
et les frères Sohn-Rethel. — D'autres n'ont fait qu'y passer,
mais ont gardé des traces de leur passage.
Le président de la « Société des Jeunes Rhénans » est
Henri Nauen. Il exposa aux Indépendants, en 19 10, un
grand panneau : La Récelfe, encore influencé de \'an Gogh.
Il a cette année trois intéressants panneaux destinés à une
salle de concert. Max Burchartz conserve à travers tout une-
tendance classique. Otto Gleichmann a des toiles d'une
vision intérieure intense, curieuse, émouvante.
August Macke, de Bonn, plein de goût, et Franz Marc,,
un Bavarois, tous deux morts à la guerre, avaient édité, avec
le Russe Kandiski, le Cavalier Bleu, revue qui eut un succès
énorme en Allemagne. Marc a subi depuis l'influence de
Picasso.
Tué également à la guerre à 26 ans, ayant cessé de
peindre à 23 ans, mais laissant plus qu'une promesse der-
rière lui, voici Morgner, au tempérament puissant. Il est
venu de la ville libre de Soest, en Wcstphalie, qui a des
vitraux célèbres. La galerie Flechtheim donne parallèlement
une importante exposition de ses œuvres. C'était un peintre
né. — En 1910 il était encore d'un impressionnisme frais et
agréable, en 19:1 il subit l'influence des néo-impressionnistes-
"NOTES 637
qu'il a VUS probablement au musée de Hagen, en 191 2 et
191 5 il peint des toiles pleinement originales, d'une couleur
et d'une force surprenantes, et s'il y reste une influence,
c'est celle des vitraux de sa ville natale, qui ont impressionné
son enfance.
*
* *
La galerie Flcchthcim, à côté des peintres rhénans, expose
régulièrement des Vlaminck, Derain, Picasso, Duty,
Van Dongen, Marie Laurencin, des aquarelles de Signac et
de Cézanne.
*
Dùsseldorf prépare pour 1921 une exposition interna-
tionale où les peintres français seront invités, s'ils h désirent.
H. p. ROCHE
*
* *
SUR LA CONDITION PRÉSENTE DES LETTRES
ITALIENNES.
Dans la vie intellectuelle de l'Europe, la littérature ita-
lienne d'aujourd'hui ne joue aucun rôle actif et fécondant.
Elle n'est plus qu'une succursale des littératures étrangères,
française et anglaise en particulier. Les auteurs à succès en
sont encore à imiter Dickens et Maupassant ; les auteurs
d'avant-garde ne débarquent du dernier bateau que pour
monter dans le suivant, quittant Romain Rolland pour
Claudel, Claudel pour Apollinaire, Apollinaire pour Tzara.
Tout bien considéré, l'Italie a d'Annunzio et n'a que lui.
Encore faut-il s'entendre : il y a d'Annunzio, comme il y a
Carducci ouLeopardi.On uele discute plus, mais c'est depuis
qu'on ne l'imite plus. Son art appartient déjà à l'histoire
littéraire et ses oeuvres ne sont plus que des pièces de
musée.
658 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
D'Annunziocxccptc, l'Italie n'a aucun grand écrivain vivant
à exporter. Lesmcillevirs des Futuristes (Palaz/.cschi, Govoni,
Qivacchioli), les écrivains du groupe si sympathique de la
Voce (Papini, Jahier, Soffici, Rébora), tout audacieux et
entreprenants qu'ils soient, n'ont encore à leur actif que des
demi-réussites. Ce n'est pourtant ni la culture, ni l'imagina-
tion, ni les dons lyriques, ni, pour tout dire d'un mot, le
talent qui leur manquent. Et le plus triste, c'est qu'une réus-
site complète de l'un d'eux ne nous apporterait, à nous-
Français, aucun enseignement original.
On a dit, pour expliquer cette sorte de paralysie, que les
Italiens traversaient une phase « culturelle », de posivitisme
et de critique, peu favorable à une floraison littéraire. F^t il
est vrai qu'en dehors de d'Annunzio, les deiix seuls grands
noms familiers au public européen sont ceux du critique-phi-
losophe Benedetto Croce et de l'historien-critique Gugliclmo
Ferrero. Mais l'activité spirituelle d'un peuple de quarante
millions d'âmes serait-elle donc si limitée qu'il ne pût pro-
duire des lyriques, et des romanciers parce qu'il produit des
critiques ? Il est faux du reste que le goût des lettres soit en
défaveur en Italie, mais poètes et prosateurs étrangers sup-
pléent à la pénurie des écrivains nationaux. Un Français
notamment s'émerveille de voir les plus hermétiques poètes
de son pays lus, commentés, compris, traduits même par
l'élite de la jeunesse italienne.
Ce tarissement de la création littéraire est un phénomène
particulier à l'Italie. De 1625, année où meurt le chevalier
Marin, à 1750, elle n'a pas eu un seul grand écrivain. Ce
phénomène semble lié à un autre : l'absence d'écoles, l'indi-
vidualisme de la production littéraire. Les grands écrivains
surgissent en Italie comme des météores, créent leur univers
artistique dans une langue à eux, puis disparaissent sans
laisser de disciples, mais seulement de mauvais et plats imi-
tateurs. On peut leur découvrir des précurseurs, mais le plus
NOTES 639
souvent c'est dans la tradition populaire qu'ils sont ailes
chercher la matière qu'ils ont élaborée. C'est le cas de
Boccace et c'est celui de l'Arioste.
Cet individualisme littéraire e*st d'autant plus curieux à
souligner que l'histoire des arts plastiques en Italie n'est
qu'une chaîne ininterrompue d'écoles. Raphaël sort de Péru-
gin, et Sodoma du \'inci. Mais Dante, Pétrarque, Boccace
ont, des fondements au toit, bâti leur œuvre seuls, l'ont seuls
aménagée et meublée. Ils créèrent et épuisèrent à eux seuls
leur « manière ». Aucun ne laissa à glaner après lui dans son
champ ' .
On ne suit jamais en Italie à travers un grand nombre
d'individualités de mérite inégal l'éclosion, puis l'évolution
d'un genre. Hardy, Rotrou, Corneille, Racine, Voltair»,
Crébillon,Ducis, la naissance, l'apogée et la mort delà tragé-
die classique, ou encore l'effort concerté des hommes de la
Pléiade ou du Symbolisme n'ont pas de pendants en Itixlie.
Plus riche peut-être en génies littéraires que les autres pays
d'Europe, l'Italie a toujours été singulièrement plus pauvre
en talents.
Nous sommes depuis quinze ans assez volontiers sévères
envers nos romantiques. L'Italie n'a pas eu de véritable
romantisme, et l'on peut se demander si ce n'est pas à cela
qu'elle doit sa stérilité actuelle. Le romantisme italien, celui
d'un Manzoni et de ses disciples, n'a pas, comme ailleurs,
renouvelé le lyrisme et libéré les moyens d'expression. Il
s'est borné à un rôle de propagande nationale et populaire et
n'a eu aucun vrai lyrique à son service. Les grands lyriques
italiens du xix"^ siècle — Leopardi, Foscolo, Carducci —
ont tous été par malheur des classiques. Les romantiques
de nom ont jeté bas l'apprêt et la pompe académique, mais
pour aboutir à des vers de mirliton.
I. Le pétrarquisme n'est qu'une exception apparente. Aucun
pétrarquiste n'a rien ajouté à Pétrarque.
640 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Tout le maigre apport du romantisme italien s'est dissipé
en fumée après i8éo sous l'influence d'un grand fait politi-
que : l'unité. Le lyrisme patriotique traditionnel, auquel il
avait ajouté une note nouvelle, a disparu après avoir fleuri
une dernière fois chez d'Annunzio, poète de l'impérialisme
et de la plus grande Italie.
On peut dire que l'unité italienne a enlevé leur principal
motif d'inspiration aux poètes de la péninsule. Et comme
leur romantisme ne leur a légué aucune tradition de lyrisme
personnel, ils tâtonnent sans trouver leur voie. Ce qui fait
cruellement défaut à l'Italie, c'est de n'avoir pas derrière elle
une série du genre Lamartinc-Hugo-Musset-Baudelaire-
Verlaine et Bvron-Shelley-Keats-Brpwning.
Dans l'ordre littéraire, moins encore que dans l'ordre social
ou politique, la nature ne fait pas de saut. Le propre de l'Italie
contemporaine est pourtant de vouloir dans tous les domai-
nes brûler les étapes. A peine sortie de la monarchie absolue,
elle veut sauter par-dessus le parlementarisme, et tend vers
les Soviets ; au sortir d'un régime économique moyenâgeux,
elle prétend réaliser les grands trusts à l'américaine ; ses
campagnes sont encore dans l'analphabétisme et lapouillerie,
et ses grandes villes rivalisent déjà en bonne tenue et en
modernité avec les plus belles villes d'Allemagne.
En littérature, l'Italie a voulu du classicisme (devenu, sauf
exceptions, académisme) passer au futurisme. Depuis vingt
ans, elle balbutie. Ardengo Softici, qui était, avant la guerre, de
Montparnasse au moins autant que de Florence, disait un
jour : « Les littérateurs italiens ont avant tout besoin de boire
de l'absinthe. » Rien de plus exact : l'absinthe, breuvage
romantique, leur conviendrait parfaitement. Soflîci, en par-
lant de la sorte, pensait aux vieilles perruques qui étaient
encore au sage régime du vin. Il ne songeait pas aux cock-
tails dadaïstes.
De l'académisme ils ont bondiàl'ésotérisme. Qu'ils boivent
NOTES 641
donc de l'absinthe, comme le conseille Soffici, et qu'ils
s'abandonnent ensuite à ces longues effusions sentimentales,
où l'homme s'étale à nu, s'anatomise inlassablement, qu'ils
se montrent un peu tels qu'ils sont, au lieu d'imiter
Machiavel et de vêtir l'habit de cour avant d'écrire. Entre
autres défauts, la littérature italienne d'aujourd'hui a en effet
celui d'être mortellement ennuyeuse. Les humoristes eux-
mêmes sont ennuyeux, et le plus célèbre d'entre eux, Alfred
Panzini, qu'on voudrait faire passer pour un Anatole France
plus pointu, est celui qui emporte la palme.
Pour (< passer un bon moment », il n'y a qu'une ressource,
c'est d'aborder les contemporains qui écrivent en dialecte. Les
sonnets pi-sans de Renato Fucini, les poèmes napolitains de
Salvat'ore di Giacomo, les épopées burlesques en romain de
Pascarella ou les fables de Trilussa, voilà d'authentiques chefs-
d'œuvre. Toute la spontanéité, toute la verve, tout le lyrisme
italien semblent s'être réfugiés dans la littérature dialectale.
Nous touchons sans doute là au nœud même du problème.
L'outillage littéraire italien est défectueux.
L'outil qui fait encore défaut aux Italiens et que seul un
véritable romantisme aurait pu leur donner : c'estune langue.
Nous qui en possédons une admirablement mise au point il
y a trois siècles, réglée à nouveau tous les cinquante ans par
un ou deux grands écrivains (ces « lexiques en désordre »
selon le mot de Cocteau), nous ne soupçonnons pas l'effort
supplémentaire — et vain le plus souvent — qu'exige d'un
auteur la création de son vocabulaire.
Ce problème de la langue est si important que la plupart
des grandes querelles littéraires italiennes ont été provoquées
par lui et que de Dante à Carducci, en passant par Manzoni
et Leopardi, il n'est pas un grand écrivain qui n'ait eu sa
théorie de la langue. Combien d'auteurs de second plan qui
avaient quelque chose à dire n'ont pu que le bégayer ou le
déclamer.
6^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
En 191 3, un critique mort depuis à la guerre, le meilleur
de sa génération, Renato Serra saluait l'avènement de l'unité
linguistique de l'Italie :
ce Ce qui, écrivait-il, semblait un mythe, un idéal fiibuleux
et impossible, poursuivi sans trêve à travers tous les siècles
de notre histoire, l'unité de la langue et de l'expression litté-
raire, commence aujourd'hui à être un fait accompli et paci-
fique, si naturel que les gens n'y font presque pas attention.
Mais c'est un fait : les différences si profondes qui diversi-
fiaient et salissaient les productions, hier encore, ont dis-
paru. On ne sent plus aujourd'hui, en le lisant, si l'auteur est
lombard, piémontais ou sicilien ; on netrouve plus à côté de
la piige conventionnelle et académique, la page grossière-
ment calquée sur le français, ou confuse et incertaine dans sa
recherche de l'expression vive et courante ; il n'y a plus cette
difiércnce de caste qu'il y avait entre la façon d'écrire des
lettrés et des professeurs et celle de la masse et de l'usage.
Rappelez-vous seulenient l'époque de Carducci, et à côté de
lui, le langage d'un des derniers puristes, d'un manzonien,
d'un romancier lombard comme Rovetta ou d'un Vicentin
comme Fogazzaro, et puis, la langue des journaux, ce type
hybride participant de la rédaction administrative et de la
traduction du français. »
Serra criait trop tôt victoire. Certes on ne se bat plus
aujourd'hui comme il y a seulement soixante ans, quand les
puristes s'interdisaient encore un mot ou une tournure qui
ne figurât pas dans un des bons auteurs du Cifii/iiccento, et
que les Manzoniens n'avaient souci que de farcir leur prose
de ce riboboli » florentins, mais on n'est pas encore parvenu
à l'unification rêvée. La façon d'écrire « rai-partie cardu-
cienne et d'annunziesque » que Serra s'efforçait de définir et
qu'il croyait une formule d'avenir est déjà périmée. Le
drame reste pour les écrivains d'aujourd'hui le même que
pour ceux d'hier : ou bien étudier l'italien dans les livres
NOTES 645
comme une langue morte, ou bien aller à Florence ou à
Sienne remplir ses cahiers d'expressions recueillies sur les-
lèvres du peuple.
Parlant du dernier livre de Piero Jahier, M. Francesco
Ruffini écrivait dans la Ganeita del Popolo du 4 mai dernier :
a Jahier, piémontais d'origine, a eu lachancede voir résolue
par la nature et le hasard cette grosse question de la langue,
qui a fait le désespoir de tous les écrivains nés dans le Nord
(dans le Midi aussi) de Manzoni à De Amicis... La mère de
Jahier était florentine ; il a fait toutes ses études à Florence,
fréquenté les cénacles littéraires toscans, et ainsi s'est opérée-
chez lui une fusion vraiment intime de son fond montagnard
et du langage le plus purement florentin. »
Le problème ne sera résolu que le jour où, à quelques
provincialismes près, tout le monde en Italie parlera,
l'idiome de Florence comme tout le monde en France parle
l'idiome de Paris. Ce jour est encore loin. La bourgeoisie
de Milan parle encore « meneghino », celle de Turin, pié-
montais, etc.. On peut espérer, mais à très longue écliéance,
que le développement de l'instruction finira par répandre
dans toute la péninsule l'usage du toscan et par faire tomber
les cloisons étanches qui séparent la langue parlée de la
langue écrite.
Mais s'il faut attendre jusque là pour voir fleurira nouveau
la littérature transalpine, nous risquons de perdre patience.
On aimerait voir les écrivains italiens d'aujourd'hui travailler
à aplanir la route, en dètoscanisanl la langue pour V italianiser^
en luttant pour la liberté du vocabulaire comme Hugo lutta
pour le droit d'écrire dans Hcrnani : c<i Quelle heure est-il ?
Minuit ». Mais le groupe de la Voce, dont presque tous les
membres sont toscans, se désintéresse de la question. Les
futuristes paraissent l'ignorer, et pourtant leurs « paroles en
liberté » restent encore esclaves du vieu.s. vocabulaire poéti-
que : onde, grève, char, coursier, etc..
^44 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
On reste confondu de la manière dont s'y prennent les
littérateurs italiens d'aujourd'hui pour atteindre l'originalité.
Quand on songe qu'un poète un peu doué qui s'aban-
donnerait à rimer des vers fluents et sincères comme les
Nuits de Musset ou les Harmonica lamartiniennes serait un
grand novateur, qu'un poète mélodieux et subtil comme
Verlaine ou seulement Samain en serait un autre, quand on
voit le succès obtenu par Guido Gozzano pour quatre vers
d'une émotion un peu « directe » qu'il avait écrits, on se
demande ce que les écrivains italiens ont à gagner à faire du
futurisme, du cubisme ou du dadaïsme.
Comment ne se rendent-ils pas compte qu'ils ont tout un
romantisme en retard à rattraper ? Qii'attcndcnt-ils pour
s'élancer dans les effusions sentimentales et les récits auto-
biographiques ? Simplicité du fond, simplicité de la forme,
sincérité humaine, tout unie et quotidienne, ou lyrique, ou
gonflée d'humour, telle est pour eux la sagesse littéraire.
Heureuses les périodes littéraires pour qui la sagesse est d'être
simple. On ne peut jauger d'avance ce que le développement
actuel d'un romantisme italien, sans mal du siècle, et après
W'hitman, pourrait apporter de neuf et de beau à l'Europe.
Souhaitons-en l'avènement, sans toutefois nous montrer sur-
pris, si un homme de génie — celui que le xx^ siècle doit à
l'Italie — rompt tout à coup le silence d'aujourd'hui par une
■œuvre fertilisante et imprévisible.
BEKJAMIK CRÉMIEUX
*
* *
LES REVUES 645
LES REVUES
UN BALLET
DE
DESCARTES
La jeune Revue de Gekève, dont on connaîtra plus loin
les intentions et les méthodes, a publié dans son second
numéro (Août) un ballet de Descartes qui fut dansé au châ-
teau royal de Stockholm : ballet non pas inédit mais égaré et
si bien égaré qu'il a fallu l'aller chercher en Suède. M. Nords-
trom l'a découvert dans la bibliothèque d'Upsal. Albert Thi-
baudet le présente et le critique :
La réforme de Malherbe n'a pas encore surmonté toutes les
résistances, et Descartes poète écrit à la manière des poètes indépen-
dants et en belle humeur du temps de Louis XIIL
... 11 est certes plus proche en poésie de Scarrou, de Théophile, de
Saint- Arriand, que de Corneille, avec qui la critique lui découvre
volontiers, un peu par goût de la symétrie, tant de rapports et de
ressemblances.
... Et le caractère attardé de cette poésie s'accorde parfaitement
chez Descartes avec le caractère de sa prose. Il m'a toujours paru
étrange de voir l'histoire littéraire faire du Discours sur h Méthode
une date dans l'histoire de la prose française. On doit être frappé
au contraire par le caractère archaïque du style et même de la
langue de Descartes. En 1656 Balzac a commencé depuis plusieurs
années sa correspondance, et son stvie laisse de plus de cin-
quante ans en arrière les longues phrases que Descartes a trans-
posées du latin.
De toute façon, c'est une bonne fortune que la décou-
verte d'un ballet sur la Naissance de la Paix ; Descartes
exprime à peu près les idées de Norman Angell :
Célébrons donc celte Naissance,
Et remarquons en cette Danse
/
6,^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Où la guerre et la poix estaient leur pouvoir.
Que Pal las a raison de penser que la guerre,
La meilleure qu'on puisse avoir,
Osle toujours beaucoup des beautés de la terre.
Et que de nous donner la Paix
C'est le plus grand de ses bienfaits.
Xoïci les soldats estropiés :
Qui voit comme nous sommes faits ■
Et pense que lu guerre est belle.
Ou qu'elle vaut mieux que la Paix,
Est £siropiè de cervelh.
les fuyards :
Nous nous sommes bien défendus.
Mais nous estions vendus.
Tous nos chefs n'ont rien fait qui vaille.
Tous les chants sont couverts de cors.
Tous les -riostres sont morts.
Nous avons perdu la bataille.
la terre qui se renouvelle :
Xc vous estonne:;^ pas de me voir jeuiu et belle,
Moi qui vous paroissois tantost tout autrement :
Mon naturel est tel que je me renouvelle
Si îost que je jouis de mon contentement.
Quand mes bois sont conpe^, mes villes ruinées.
Tous mes chams délaisse:^, mes chasteaux démolis
On peut dire à bon droit que j'av maintes années.
Et que mes membres morts sont presque ensevelis.
Mais la paix revenant on repare mes viles.
On scmc d'autres bois, on fait d'autres chasteaux,
On cultive vies chams pour les re-ndre fertiles,
El j'ay par ce nm'en des -membres tous nouveaux.
MEMENTO 647
MEMENTO
Le Correspondant (25 Juin). Maurice Emmanuel écrit, sur
Un chœur au salon :
Quelle surprise ! Encadré par les tableaux que Maurice Denis a groupés
•en une section d'art religieux, un cliœur, voué au chant liturgique,
5'est fait entendre le 25 mai dernier, à la Société nationale des Beaux-
Arts...
Il se trouve encore de nos jours un maître de chœur, un seul, pour qui
l'étude et la culture des voix demeure œuvre de soin, de science et de
patience ; qui sait tout ce que la musique doit à la sensation, et qui édifie
sur le plaisir de l'oreille les coustruations sonores les plus mystiques. Ce
musicien, dont s'inspire M. Clément Besse, et dont je m'honore d'être
le disciple, est maître de chapelle à la cathédrale de Dijon. Dans la vieille
cité des ducs de Bourgogne qu'embellirent Claus Sluter, Hugue Sainbin et
Rude, l'église métropolitaine retentit des voix, justes en perfection, des
soixante élèves de M. le chanoine Moisscnet. Effort d'un autre âge ? Ce
n'est pas dit ; et il faut le répéter sans se lasser jamais : un musicien, quel
qu'il soit, pianiste, flûtiste, compositeur, doit pratiquer l'art choral, parti-
-ciper à la vie organique de cet édifice, tout vivant, de la polyphonie. Tout
musicien doit chanter, dans un ensemble de voix sévèrement discipliné, —
même si sa voix propre est défectueuse et mal timbrée. La sensation de la
justesse est un tel bienfait et un si pur délice que, à qui l'igiwre, il man-
quera toujours un auxiliaire indispensable.
«
La Revue de Genève (46, rue du Stand, Genève), paraît depuis
le ler juillet. Elle a publié, dans ses deux premiers numéros, un ballet
de Descartes, un essai d'André Suarés, un roman de Conrad, une
■étude de Camille Mauclair, la « Campagne avec Thucydide » d'Al-
bert Thibaudet, « La marche sur Paris et la bataille de la Marne »
du général von Kluck, enfin plusieurs chroniques nationales et
■internationales. M. Robert de Traz, qui la dirige, écrit :
Voici nos intentions :
Nous voudrions réunir ici des écrivains de valeur, appartenant à des pays
divers, et les faire entendre côte à côte, sans autre intermédiaire que la
traduction. \ous convoquerons des hommes typiques et nous les laisserons
64'S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
s'exprimer librement. Nous apporterons des textes d'une portée littéraire
et psychologique, pour aider à comparer et à savoir. Q.ue l'on nous com-
prenne bien : nous ne venons pas prêcher une doctrine de conciliation
obligatoire, mais simplement fournir l'occasion de rencontres qui ne se
produiraient pas ailleurs. Dessein prudent, d'une sagesse empirique, et qui
vise à juxtaposer, non à confondre.
*
* *
Anatole France, dans la Revue de Paris (ler septembre), parle
enfin de Stendhal ; voici deux aimables motifs de vignettes :
A Milan, durant les guerres, le hasard ingénieux... se plut à joindre
dans une loge de la Scala un jeune oflicier joufflu, enluminé, râblé,
le mollet tendu, à un vieux, long et mélancolique général d'artillerie
Henri Beyle à Choderlos de Laclos. Beyle, dès l'enfance, piochait les
Liaisons dangereuses comme le manuel du bon séducteur. Or, Laclos avait
composé ce livre dans sa jeunesse à Grenoble. Le jeune Dauphinois lui
put parler de madame de Merteuil, de son vrai nom madame de Montfort,
boiteuse et qui lui donnait des noix confites. Et Laclos, attristé par la
ruine de ses ambitions démesurées, « s'attendrit » à ce souvenir.
11 avnit horreur de l'art chrétien. 11 ne pouvait souffrir ce qui est triste
et s'en tenait sur les cathédrales au sentiment de Fcnclon qui. dans son
Dialogue sur ïhlcquencc, comparait un mauvais sermon à une église
gothique. C'est Mérimée, qui lui apprit à distinguer l'arc roman de l'arc en
tiers-point. L'archéologue qui étudia la Chaise-Dieu et Saint-Savin, le
jeune Mérimée, ironique et froid, montrant au gros homme rougeaud qui
tend le jarret une abside romane ornée de têtes coupées, voilà un beau
sujet de vignette ! Celle-là nous l'imaginons romantique, dans la manière
cruelle et satanique des lithographies dont l^ugéne Delacroix illustra le
Faust de Gathe. Cette lithographie porterait pour légende en lettre gothi-
que de style 1850 :
« Stend. — Non, je n'aime pas l'art triste.
« Mér. — Ce qui amuse n'est pas triste. Voyez toute cette diablerie ! »
La revue Universelle (15 Août) .• La thcorie de la lutte des
classes, par G. Valois.
LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD.
APBEVILLE. — IMPRIMERIE E. PAILLART.
b'-^'f
L'ENSEIGNEMENT DE CÉZANNE
« Si j'étais peintre de paysages, je vou-
drais m'épuiser en efforts sublimes pour
vous contraindre d'en adorer un seul : coin
d'ombre ou de lumière, de ciel et d'eau ou
de verdure, et qui serait tout l'univers. »
André Salmon, La Négresse du
Sacn'-Cœiir.
Il y a des génies dont la destinée est d'être compris à
rebours, prisés pour les raisons qu'ils eussent pu avoir
de se mépriser. C'est le cas — entre cent — de David,
d'Ingres et de Cézanne, J'entends de toutes parts louer
Cézanne de son réalisme solide, de son sens du volume,
de la pesanteur et de la profondeur de ses tableaux avec
les mêmes mots dont on peut se servir pour vanter
Courbet, dont il est l'adversaire autant que l'admirateur.
Je vois chaque jour, exposés à ces vitrines qui sollicitent
l'amateur raisonnable, des natures mortes et des paysages
dont la facture hachée, à prétention cézannienne, ne
recouvre cependant que des formes sans éloquence,
impuissantes à s'évader de la plus plate Httéralité. Grâce
au maître d'Aix la médiocrité et la bassesse, au lieu
d'emprunter à la photo-peinture des Artistes français
42
650 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
leurs moyens d'expression, prennent hypocritement un
visage décent. Devant cette supercherie, on aurait envie
de crier « à bas Cézanne ! » si on ne savait que certains
peintres^, par des moyens différents quoique issus des
siens, perpétuent son esprit.
Ici, il faut constater, d'ailleurs, un singulier phéno-
mène d'ingratitude — peut-être nécessaire, après tout,
au labeur, qui aime à se croire « indépendant ». — Il
est de bon ton, depuis quelques années, chez les peintres
dont Cézanne fut le libérateur, de le considérer de haut,
de le négliger, comme si ses conseils se fussent tout à
coup évaporés. Le grand homme est en ce moment
comme arrivé à un point mort dans l'oscillation de sa
gloire.
Je voudrais tenter de le réhabiliter aux yeux de ses
détracteurs volontaires : quelques cubistes, et de- ses dif-
famateurs inconscients : les réalistes à courte-vue qui
l'invoquent — peut-être sincèrement — au sein de leurs
misérables travaux. Un ancien disciple de Cézanne,
M. Emile Bernard, s'occupant maintenant (k l'en
croire) à des besognes plus sérieuses, accuse son ancien
maître d'être le fauteur du désordre pictural actuel.
L'exemple de son travail obstiné d'après nature aurait
suscité cette horde de maniaques qui peignent inlassa-
blement les maisons de la campagne d'Aix, ou des
pommes dans un compotier. Le crime de ce grand pein-
tre serait, au dire de M. E. Bernard, d'avoir « basé son
système sur une optique ». Le remède unique contre
cette formule qui, toujours selon M. E. Bernard, con-
tiendrait ses propres germes de destruction, ne serait
autre qu'un retour sans remords à la grande tradition
l'enseignement de CÉZANNE 65 I
classique : Puvis-Delacroix-Rubens-Le Vinci-Tintoret-
Michel Ange. Le peintre ne regardera plus de trop près
cette partie du spectacle du Monde au décalque de
laquelle s'acharnent la majorité des artistes actuels ; il
réapprendra les règles classiques : l'anatomie, la perspec-
tive, la composition ; il adoptera en d'autres termes les
lois de la convention picturale qui a produit les plus
belles œuvres et y soumettra à nouveau la Nature.
Il n'y a dans cet exposé, pour qui juge superficiellement,
rien qui puisse choquer tout artiste sincèrement épris
de rénovation artistique et cependant il n'est pas une
partie de cette exhortation qui ne puisse à mon avis
mieux égarer ceux-là mêmes qu'elle se propose de
diriger.
Quand M. E. Bernard nous indique les Musées comme
référence, il a infiniment raison, et il ne fait là qu'adop-
ter la seconde partie de la formule cézannienne : « J'ai
voulu faire de l'impressionnisme quelque chose de solide
et de durable comme l'art des Musées». Mais quand il
nous désigne les œuvres et les procédés de la Renais-
sance comme bons à recommencer, il se trompe. Les
moyens dont usèrent les peintres de cette époque ne
sont eux-mêmes autre chose que des résultats dont la
source est dans une certaine activité de la sensibilité.
Nous en réserver l'emploi revient à nous convier à cons-
truire avec du déjà construit. On n'édifie pas une maison
avec une autre maison, encore moins avec des ruines,
si augustes soient-elles : on cherche une carrière d'où
extraire une pierre humide et vivante. Si le gisement
ancien est épuisé, on en découvre un nouveau. Cézanne
est le découvreur hardi d'une veine inexplorée dans le
652 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
domaine de la spéculation picturale : il travaille avec
des matériaux vierges : rien d'étonnant à ce que le plan
de l'édifice dont il pose les premières pierres ne ressemble
ni de couleur ni de proportions à ceux qui furent cons-
truits en d'autres temps et d'autres lieux.
*
Dans une de ces petites expositions à tendance presque
uniquenient impressionniste qu'organise la librairie
Crès, on pouvait voir, dernièrement, deux œuvres de
Cézanne. (Je souligne le fait à titre d'exemple de ce que
je constate plus haut : le peintre essentiellement anti-
impressionniste patronant des manifestations dont il
eût réprouvé l'esprit.) L'une de ces œuvres, datant de
ses débuts, représentait une tête de femme très empâtée,
traitée fougueusement h coups de couteau à palette. Le
manque d'expérience du peintre s'y dissimule (selon
l'habitude à laquelle nul de nous n'échappa) derrière
une truculence de facture, un énervement de la main^
aboutissant à une « cuisine » violente simulant la force
et la décision absentes. L'autre toile, de beaucoup pos-
térieure, était le portrait de Joachim Gasquet : on peut
l'affirmer ressemblant, encore que non terminé. Cézanne,
à cette époque, possède son métier à fond ; les valeurs,
transposées dans ce registre ardoisé si longtemps par lui
adopté, sont d'une finesse, d'une rareté indépassables. Le
noir nourri et profond du veston est d'une sonorité pro-
digieuse. Le peintre le plus féru de lui-même ne peut
que s'enthousiasmer et se désespérer devant cette mer-
veille de force aérienne. Ici plus d'épaisseur : une matière
l'enseignement de CÉZANNE 653
unique, digne des plus grands maîtres, obtenue avec le
minimum de pâte. La légèreté d'une aquarelle chinoise,
la profondeur d'un épais Rembrandt. Nul discours n'eût
pu, mieux que la présentation de ces deux toiles, nous
ser\àr d'enseignement. Entre l'œuvre du début, lourde
et terrestre, et celle de la maturité, rayonnante et subli-
misée, le chemin parcouru par cette sensible intelligence
se dessinait avec netteté. Il est inconcevable que les
organisateurs de cette exposition, et certains des expo-
sants même n'aient pas mieux vu que Cézanne incarne
la victoire de l'esprit sur la matière.
Pour qui l'essentiel du devoir artistique accompli par
Cézanne s'affirme tel, il ne lui reste qu'à parcourir, selon
son endurance physique personnelle, les étapes du dan-
gereux voyage, et, partisan résolu d'un art spiritualiste,
de demander aux œuvres du Maître le secret d'une des
plus grandes réussites d'évasion terrestre que l'esprit
humain ait jamais réalisées. Par quel moyen ce peintre
arriva- t-il à dépouiller ses œuvres de cette couche
d'humus, de cette crasse qui entoure toute production
imparfaite ? Ce Méditerranéen vibrant et modeste qui,
à la suite des grands maîtres français, célèbre le mariage
du « style » italien et de la bonhomie flamande, opéra-
t-il le miracle grâce à une passive obéissance aux procé-
dés de Venise ou d'Amsterdam ? Non : les moyens
employés par Cézanne offrent avec une rigueur pro-
gressive un démenti absolu à ceux des maîtres classiques.
Et cependant ses œuvres, à la suite des leurs et sur le
même plan, se placent avec majesté. Je vais essayer de
démontrer qu'elles sont, comme leurs aînées, le fruit du
même rythme créateur, et que la poussée qui les déter-
654 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mine est un identique désir de iiaute généralisation.
Cézanne est sorti tout entier du moule traditionnel :
son histoire, loin d'être celle d'un raté, selon la con-
ception de Zola, ou celle d'un homme qui resterait « le
primitif de lui-même », selon la phrase de M. E. Bernard,
son histoire est celle de tous les grands précurseurs.
Quand les abstraites splendeurs de Byzance cessèrent
d'exercer sur les peintres du Quattrocento leur influence
fécondante, les artistes nouveaux, quittant des yeux le
catalogue des formes rituelles, tournèrent leurs regards
vers la réalité pour y cueillir toutes frémissantes des
formes parentes de celles qu'ils avaient l'habitude de
tracer. Ce mouvement de « conversion » s'accentua gra-
duellement durant deux siècles et donna naissance à de
nouveaux « canons », au premier rang desquels il faut
placer la perspective. La régénération de l'art pictural
fut donc demandée en partie à une optique nouvelle.
Pour la première fois place prépondérante fut donnée à
l'illusion d'optique. Les objets ne furent plus, comme
chez les primitifs, représentés tels qu'ils sont, mais tels
qu'ils paraissent être. A dire vrai les constatations de la
perspective italienne sont fort incomplètes. On se con-
tenta par exemple de faire fuir les horizontales sans uti-
liser la déformation des verticales ; l'ellipse que dessine
toute surface ronde placée obliquement par rapport à
l'œil, demeura régulière, n'étant pas analysée dans ses
détails. La déformation perspective s'arrête ainsi à son
premier temps, elle est plus intellectuelle que vraiment
sensible ; elle est soumise à des lois fixes, codifiée, et son
application est systématisée. L'habitude de s'entretenir
avec l'éternel arrête l'artiste sur la pente des concessions
l'enseignement de CÉZANNE 6$$
aux sens : il ne perd pas de vue l'universel, et s'il cesse
de le voir directement, et pour ainsi dire « sur mesure »,
il l'évoque constamment, à travers l'accidentel des sen-
sations visuelles qu'il sait limiter. La perspective italienne
peut être définie : une convention basée sur les sensa-
tions de l'œil, mais dont le but ne cesse pas d'être géné-
ralisateur. Grâce à la sagesse dans l'emploi des nouvelles
formules, toute oblique convergeant vers un point fixe
implique l'horizontale réelle, tout ovale est relié par les
voies de l'esprit au cercle initial, et tout cercle particulier,
quittant l'objet qui le supporte, comme les ondes issues
d'un caillou jeté dans l'eau, se propage sur la toile jusqu'à
envelopper l'œuvre tout entière d'un mouvement éternel
et fermé.
Lorsque l'heure des sacrifices historiques eut sonné à
nouveau, les impressionnistes, obéissant à l'impulsion
ancienne, achevèrent ce mouvement de conversion ébau-
ché par la Renaissance. Cela les amena à faire, si j'ose
continuer la figure, un demi-tour complet. Ils se trou-
vèrent face à la réalité. Sans voiles, mais le dos tourné au
mur d'où naquit jadis la raison d'être du peintre. Dès
lors, n'ayant plus sous les yeux le cadre architectural où
jusque-là s'inséraient tous les travaux de l'artisan, ils
poussent jusqu'au bout l'étude des phénomènes opti-
ques, les enregistrant sans choix. Fidèles à leur position
apostatique, ils renoncent au frein que les Renaissants
- inventèrent. Le tableau entièrement Hbéré de la tutelle
murale n'offre aucune résistance aux éléments dissolvants
venus du dehors. Grâce à cette entière liberté de recher-
che, les gais explorateurs sans souci mettent au jour,
mélangés à de nombreuses scories, des matériaux nou-
656 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
veaux, que je suis le premier, quoi qu'en disent avec
malveillance certains critiques, à leur savoir gré d'avoir
découverts et utilisés. Pour dissiper un malentendu,
remercions Monet de ses rubis et de ses émeraudes,
Sisley, Jongkind et Boudin de leurs charmantes verrote-
ries, Berthe Morisot de ses guirlandes, Manet et Pissaro
de leurs piliers et de leurs chapiteaux, mais sachons leur
gré surtout d'avoir restauré la peinture d'intimité, sacri-
fiée par les Italiens à la peinture décorative, et d'avoir
été suffisamment logiques pour substituer à la notion
décorative de beauté, la notion d'intensité, dont Cézanne
tirera les conclusions les plus fécondes. (En effet, le
tableau, n'étant plus soutenu par une charpente intérieure
se fût volatilisé, pour ainsi dire, s'il n'avait pas été rempli
par quelque chose qui lui donnât du poids. La richesse
de la matière colorée vient vivifier la surface jadis ani-
mée par les développements ornementaux ; l'œuvre se
ramasse, renonce aux grandes dimensions, le souci de la
qualité matérielle renaît.)
C'est donc grâce à un mouvement pareil à celui qui
poussa les peintres du xv'' siècle à demander à leurs sen-
sations le renouvellement de leurs formules que ceuxdu
XIX' renouvelèrent les leurs. Le geste eût été parfait s'il
eût coexisté, comme celui des Renaissants, avec une spé-
culation spirituelle. Mais loin d'être mis au service de
l'esprit, les matériaux nouveaux sont cultivés pour eux-
mêmes. Le travail impressionniste pur s'arrête à la
recherche, par l'impression directe, « d'après nature »,
d'une expression uniquement colorée et sans aucun
pouvoir généralisateur. S'il y a marche ascendante de
l'acuité sensible, et du pouvoir analytique, depuis la
l'enseignement de CÉZANNE 657
Renaissance, il y a régression de la faculté d'organisation.
Par exemple, les éléments du tableau qui, chez les pri-
mitifs, étaient superposés, se trouvent, chez les renaissants,
agencés, com-posés ; mais chez les impressionnistes les
voici — irréparablement, croirait-on — confondus. Avant
de montrer comment l'ordre s'établira, situons une fois
pour toutes la figure de l'impressionnisme pur : L'im-
pression personnelle du peintre sur un ensemble d'appa-
rences, succède à la description didactique des Renaissants,
laquelle succédait à l'inventaire impersonnel et moralisateur
des Primitifs.
On le voit, l'homme peu à peu s'avance dans un
domaine qui appartenait au début à la religion et à la
morale. De serviteur, le peintre devient progressivement
maître, et se dresse à lui-même son propre autel ; il se
met au premier plan de son œuvre qui, dès lors, vit
d'une vie propre limitée comme une vie animale — et
n'est plus qu'un document psychologique. Un tel rape-
tissement de l'idéal artistique eût nécessairement abouti
à un violent mouvement de réaction académique sem-
blable à celui que préconise M. E. Bernard si n'eussent pas
surgi les trois artistes qui devaient, en dotant d'une âme
la paresseuse nymphe impressionniste, transformer du
même coup son visage et lui donner les proportions
d'une nouvelle déesse.
Voici donc, brassant les matériaux neufs et tenant en
main la règle et le compas, sans lesquels nulle œuvre
ne s'élève, les trois premiers constructeurs : Renoir, le
maître maçon, joyeux, logique et sain ; Seurat, le théo-
ricien précis, le délicat et subtil ornemaniste, le tour-
neur de pures colonnes ; enfin, découvrant un lien à
658 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chaque chose et lui donnant son sens véritable, Cézanne,
le grand architecte, le maître de l'œuvre, possédant les
secrets de la matière et traçant, sur le modèle de l'uni-
vers, le plan du temple nouveau.
Pour réaliser sa tâche, et introduire dans une atmos-
phère morale et architecturale la peinture « au jour le
jour » des braconniers impressionnistes, Cézanne com-
prit qu'il ne suffisait pas « d'user culinairement du
monde », comme dit Emerson, mais qu'il fallait en avoir
une perception humaine et universelle. Au lieu de
s'ébrouer follement en des prairies trop fleuries et de
laisser son regard s'amuser au gré des arabesques passa-
gères, il admit implicitement qu'il lui fallait adopter
« une rectitude de position telle que les pôles de l'œil
coïncidassent avec l'axe du monde ». En cette attitude,
l'artiste peut envisager les phénomènes ; il le doit ,
même puisqu'ils deviennent pour lui le langage symbo-
lique des grandes lois cosmiques. Découverte magnifique,
invention du seul génie ! Où Gauguin tente, avec une
intelligence de littérateur plus que de peintre de réaliser
cette même orientation de l'esprit synthétique en s'éva-
dant entièrement de l'impressionnisme, c'est-à-dire en
soulevant un problème hors de l'aclualité, Cézanne, avec la
sagesse du juste, assume entièrement la question posée
et trouve la seule réponse pertinente. Les impression-
nistes, dédaignant le ciel, n'interrogèrent que la terre.
Il ne va pas déserter la région que défrichent gauchement
ses condisciples ; il conservera au contraire leur attitude
courbée. Au lieu de se redresser orgueilleusement,
comme son faux disciple Gauguin vers les cieux trop
connus des enlumineurs, il cherchera sur la terre un reflet
l'enseignement de CÉZANNE 659
de ce ciel qui la domine. Les mouvements des ombres
et des lumières terrestres cachent l'immobilité d'une loi
supérieure. Il s'agitde trouver et de transcrire la minute
suprême où les deux faces de la réalité se superposent et
fusionnent parfaitement.
Cézanne continue donc à scruter la nature ; il met
au jour les mêmes matériaux que ses prédécesseurs,
mais, au lieu de se reposer après ce travail préparatoire,
il soumet ces matériaux à la pression de ses commen-
taires, et tire les conclusions nécessaires. Le résultat
matériel de cette opération de l'esprit est celui-ci : La
vaste et bouillonnante ondulation qui, dans les œuvres
impressionnistes, se répète sans fin — n'ayant à céder la
place à rien d'autre — s'arrête et se solidifie dans celles
de Cézanne. La ligne serpentine disparaît, qui refléchis-
sait l'indécision des autres peintres, pour laisser ici place
à l'angle droit, S3^mbole de l'équilibre entre la matière :
horizontale, et l'esprit : vertical. La géométrie, qui pré-
side à toute création, apparaît, et il n'est pas jusqu'à la
touche désordonnée du début qui ne prenne forme. De
virgule, elle devient trait : la main même commande à
la matière.
Fidèle encore à l'impulsion reçue, Cézanne ne va pas,
comme Gauguin, dont l'esprit est décidément la négation
du sien, larmoyer sur l'absence de murs à décorer, ou
peindre des décorations sans emploi : Il hérite du goût
impressionniste pour la petite dimension ; il étudie les
moyens de remplacer sans appauvrissement, la quantité,
legs de l'Italie, par la qualité, sens par excellence fran-
çais, dont Foucquet, notre plus haute référence natio-
nale, fut le parfait ouvrier. Il réapprend, pour notre salut.
660 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qu'en art comme ailleurs toute richesse est intérieure. On
ne saurait trop insister sur cette délivrance par Cézanne
de la peinture française depuis quatre siècles ligottée
comme Angélique sur le rocher théâtral du Sublime ita-
lien. Ce héros pacifique osa ce simple geste, qu'Ingres,
trop ébloui par le côté '.( décorateur » de Raphaël, ne fit
qu'à moitié : Il referma la porte séculaire donnant sur
des contrées trop magnifiques et du même coup, ouvrit
une nouvelle fenêtre sur l'infini. Il reconduisit, avec des
politesses dont on suit le reflet dans ses premières com-
positions mouvementées, la classique déesse italienne à
sa frontière. Mais, ce faisant, il rencontra en chemin
une fée nouvelle, semblable à celles qui, dans les contes,
revêtent, pour éprouver le cœur du passant, la robe la
plus humble. Il fut le premier à donner audience avec
une entière générosité, avec un modeste abandon, à la
fée «sensation ». Les impressionnistes, certes, l'avaient
déjà accueillie, mais n'avaient pas eu la patience d'écou-
ter son discours jusqu'au bout. Elle ne leur laissa entre
les mains, pour prix de leurs gentillesses, qu'une poignée
de perles. Elle donna davantage à Renoir, à Seurat et à
Cézanne. Ce dernier eut comme récompense de son
humilité le pouvoir de lire à travers les objets. L'univers
pour lui n'eut plus de limites matérielles. Les phéno-
mènes devinrent transparents, et laissèrent voir leurs
sources. Le dessus et le dessous des objets lui apparurent
simultanément. C'est pourquoi le geste maniaque de
planter son chevalet en plein air n'a plus chez lui le
ridicule qu'il revêt chez tant de collectionneurs de
« points-de-vue ». Les objets, pour qui est initié aux
plus élémentaires mystères du monde, ne s'arrêtent pas
l'enseignement de CÉZANNE 66 1
à leurs seules racines. Dès lors, il n'y a plus aucune
bassesse à les étudier, puisqu'on eii saisit aussitôt les
prolongements. La sempiternelle formule : « Imiter la
nature » prend ici un sens supérieur à celui qu'entend le
morne paysagiste. Celui-ci imite les produits de la nature,
alors qu'il en faut imiter les lois. Quiconque possède,
par culture ou par intuition, l'idée que « le monde
physique est purement symbolique du monde spiri-
tuel » ', le sens de la gravitation universelle, de
l'équilibre, et de la ressemblance du petit et du grand, a
le droit de regarder autour de lui : // ne copiera qu'en
inventant. Cézanne, comme Rimbaud, son frère en
esprit, nous enjoint de « regarder la nature », mais, don-
nant un sens pur à cette rengaine du public, ajoute :
(c car l'on ne voit que soi ». Tous les accidents que son
œil contourne et délimite lui disent la même chose
qu'au poète : ils sont le reflet de son rêve intérieur. Ils
sont de ce rêve la justification, les supports et le nou-
veau visage.
Ainsi, pour prendre exemple sur la matière même de
l'œuvre cézannienne, le grand peintre, pour parachever
la destitution de l'idéal italien, remplace la perspective
académique par une perspective en quelque sorte affec-
tive. Négligeant la mesure métrique des choses, il donne
à celles-ci leur dimension spirituelle. Il construit sur le
plan plastique ce que Rimbaud construisit sur le plan
poétique : une hiérarchie nouvelle, un système de pré-
férences qui a l'émotion pour base et la métaphore pour
véhicule. Il donne à chaque objet la place et la grandeur
I. Swedenborg.
6G2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que sa vertu expressive lui assigne, plutôt que celle qui
résulte de l'éloignement, et que l'absurde travail des aca-
démies fixe impitoyablement. (On connaît ce cligne-
ment d'œil mensurateur devant le bras étendu armé
d'un crayon en guise de jauge.)
Cézanne n'a pas à fermer à demi, comme à l'Ecole,
des yeux myopes de bâcleur de pochades, mais à les
ouvrir tout grands, car il ouvre en même temps les
portes de son esprit. On comprend facilement que les
amateurs de perspective linéaire, ou projection immobile
du spectacle sur notre rétine, ne voient que chaos dans
ses tableaux de la dernière époque, qui s'organisent selon
l'importance émotive de chaque partie. Un paysage de
Cézanne n'a ni ligne d'horizon^ ni point de fuite unique ;
il ne sied pas de se promener dans ce monde peint avec
l'àme d'un arpenteur, mais avec un sentiment poétique
frais, et le dédain des conventions usées. Ce château
blanc, qui, certes, existe exactement, pour les pieds du
touriste, au bout de l'allée du parc, se place réeUement,
pour moi qui le vois à travers les branches des premiers
arbres de l'allée, au premier plan du spectacle. De même
que mes doigts, à travers lesquels je regarde un visage,
n'existent plus pour le regard de mon esprit, de même
ces feuilles (qui pourraient me cacher les détails archi-
teaoniques) et cette distance (qui m'induirait en
erreur sur les proportions du château) s'évanouissent
sans laisser de trace dans mon œil. Si j'ai suivi et noté
scrupuleusement le mécanisme de ma vision synchro-
nique, j'obtiens sur mon tableau l'image, non des objets
inanimés, mais d'objets que le contact des sens épris
illumine et doue de vie humaine — c'est-à-dire céleste.
l'enseignement de CÉZANNE ()(,l
C'est cette fusion ordonnée, intelligible et plastique
des formes, ce chevauchement des plans vivants, cet
enlacement amoureux des objets qui ne peuvent désor-
mais vivre les uns sans les autres et qu'on ne peut
découper du pinceau, séparer sans les taire mourir, c'est
ce conglomérat sensible que Cézanne reconstitue dans
ses tableaux, dont il importe peu qu'ils représentent un
compotier rempli de pommes, un paysage d'ici ou d'ail-
leurs, ou une figure. L'objet matériel, ici, ne compte
plus ou, plutôt il n'y a plus qu'un seul objet en vue :
c'est Fémotion née de la sensation. Quand Cézanne allait
« sur le motif», il savait bien — encore qu'il eût
« adopté » tel bouquet d'arbres — que ce motif serait
tout spirituel : la vibration intérieure, au contact de
l'objet-prétexte.
Il me paraît nécessaire de m'attarder sur ce parallé-
lisme que j'aperçois entre le plus éloquent des peintres
et le plus émouvant des poètes, et de définir une fois
pour toutes ce que j'ai déjà nommé la métaphore plas-
tique.
A qui reçoit une émotion profonde, la constatation
pure et simple du fait ne sufiit pas. Le poète ne se con-
tente pas de décrire l'objet, d'en donner le contour exact,
mais il le prend et le projette dans un monde difi'érentde
celui où il baigne ordinairement. Il le remplace ainsi
par un autre objet mieux que le premier capable de nous
éblouir. La lumière projetée en la conscience du lecteur
par l'apparition soudaine de cet objet inattendu donne
l'équivalent de l'émotion du poète. Cézanne, mû par un
sentiment semblable à celui qui anime ce dernier, ima-
gine une opération identique. Il connaît un monde mer-
664 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
veilleux, où toutes les figures sont dans des rapports
toujours harmonieux ; elles baignent dans une atmos-
phère idéale, d'un pur cristal ; nul phénomène de
réfraction, nulle poussière, nulle végétation parasitaire
ne viennent altérer ces rapports éternellement justes.
C'est le domaine de la géométrie, domaine des dieux,
qu'il est interdit au peintre, serviteur de la terre, de par-
courir, mais auquel il lui est enjoint de faire allusion.
Pour qui est capable de s'élever à ces hauteurs, tout
objet ou tout ensemble d'objets suggère, à travers la pro-
fusion des détails, la pure forme essentielle, géométri-
que. La ronde des apparences en perpétuel changement
et s'effaçant pour ainsi dire elles-mêmes du commence-
ment à la fin de la journée semble à certains moments
s'approcher d'une figure parfaite. C'est alors qu'on dit
des choses qu'elles sont le plus belles. Pour Cézanne,
familier de l'absolu, il n'est point de moment où cette
beauté ne puisse se révéler en son imagination, comme
elle apparut jadis à Paolo Ucello et au Gréco. Dès lors,
pour lui, exprimer un objet revient à affirmer le rapport
qu'il soutient à n'importe quel moment de son évolu-
tion terrestre avec telle figure transcendantale : sphère,
cône, cylindre, ou avec une figure complexe résultant
de leurs combinaisons. Et c'est la sensation qui est le
truchement de cette transfiguration. Cézanne, compa-
rant l'objet, cause de sa sensation, à son équivalent dans
un monde supérieur, use d'une métaphore plastique. Il
crée un nouvel objet, dont les racines plongent au plus
profond et au plus mystérieux de la conscience humaine.
A la suite de Grûnevald et du Gréco, il est un des rares
peintres auxquels on puisse appliquer la formule « pein-
l'enseignement de CÉZANNE 66)
dre avec son âme ». C'est bien là la plus périlleuse ten-
tative que puisse assumer un artiste. Un tel idéal impli-
que, pour ne pas atteindre à un mysticisme extravagant,
une digestion préalable, à titre d'antidote, de toute la
géométrie et, dans l'œuvre même, l'omni-présence de
ce support invincible. Ce qui, chez les esprits unique-
ment scientifiques aboutit à la sécheresse, provoque au
contraire, chez cette âme tendre, le maximum d'expres-
sion. Une grande partie du pouvoir tmotif des toiles
de Cézanne provient ainsi de ce que le peintre, au lieu
de les cacher, montre ses moyens-
J'ai déjà indiqué ' — trop rapidement à mon gré —
la genèse de cette orientation nouvelle de l'esprit pictural
dont je distinguais les prémices en David, cet autre pré-
curseur dont le règne est loin d'être terminé. Cette mise
en évidence de la méthode du peintre est encore, chez
l'auteur des Satines, assez discrète. Dans ses toiles les
plus didactiques, la démonstration est toujours absorbée
par le sujet qui la motive. Chez Cézanne la pensée pure-
ment picturale est de moins en moins camouflée par
l'anecdote. Au fur et à mesure qu'il possède les éléments
de son art, ceux-ci tendent à renfermer toute l'émotion.
La gratuité de ses sujets favoris : baigneuses et natures-
mortes est indéniable. Le geste de la femme qui au
centre du tableau des Satines étend les bras horizontale-
ment est autant un mouvement de supplication que
l'affirmation d'un angle constructif. Dans le grand
tableau des Baigneuses de la collection Pellerin, au con-
I. Première visite au Louvre. Voir la Nouvelle Revue Française
4u 1"=' septembre 1919.
43
666 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
traire, les nudités ne sont strictement, ainsi que les
troncs d'arbres du second plan, que la limite de pyra-
mides idéales. C'est la seule impondérable force inté-
rieure de l'artiste, le rayonnement de son âme de peintre
qui nimbe ces corps — désintéressés de toute aventure
autre que plastique — d'un halo de grâce et d'humanité.
La prédominance de la volonté spéculative sur le respect
de la vérité naturelle ou historique s'affirme chez
Cézanne jusque dans la composition. Chez David, la
solidité de l'édifice constructif est due à la seule sûreté
du goût et à l'application de deux ou trois règles sim-
ples. Chez Cézanne^ je peux affirmer — encore que je ne
pousse pas l'impertinence jusqu'à prétendre, comme cer-
tains faux-savants, avoir déchiffré toute l'énigme cézan-
nienne — je peux affirmer que la construction est, à
partir de 1885, le résultat d'une combinaison métho-
dique, mathématique, scientifique de formes élémen-
taires, choisies comme types ou Icit-motiv et dont la
répercussion systématique, au lieu d'être soigneusement
motivée par des objets d'apparence innocente, transpa-
raît, s'avoue, s'affirme avec éloquence. Qu'on regarde
avec quelque attention ses tableaux à partir de l'époque
où il peignit ce curieux Mardi gras aussi singulier d'as-
pect qu'une écriture chiffrée et dont toutes les formes se
font les unes aux autres de mystérieuses allusions. Cer-
taines natures-mortes sont le résultat d'un svstème d'ana-
logies de formes, de rappels et de répétitions : par
e-xem^ple de la courbe d'une assiette et de l'angle d'une
table dans les plis à sous-entendus d'une serviette, ici
tortillée arbitrairement, là étirée, et d'une rigidité invrai-
semblable. On retrouve sur toute l'étendue de ces toiles
l'enseignement de CÉZANNE 667
— si l'on veut se donner la peine de chercher — les
mêmes repères qui, comme des rimes plastiques, les
jalonnent. Le tableau devient ainsi un merveilleux champ
d'expériences. La poésie qui s'en dégage provient, autant
que de la couleur, et plus que du sujet, de ce qu'il
demeure le témoin et l'arbitre d'un jeu aussi cérébral
que sensible. J'entends ricaner quelques leaders impres-
sionnistes : « Jeu de puzzle. » Mais oui, certainement :
Jeu. Jeu d'autant plus enivrant qu'on ne sait jamais quand
il cesse d'être un divertissement pour devenir un grave
exercice ; jeu qui permet la seule fantaisie licite et qui,
si l'âme de l'artiste est puissante et noble, reflétera tou-
jours cette émotion de nature qui n'aura jamais cess.é de
l'animer secrètement. Car le travail de Cézanne ne cesse
pas d'être un eflbrt d'introspection. Grâce à ses décou-
vertes admirables, les féeries indécises qui naissent en
notre conscience au choc d'une émotion trouvent le
chemin de leur extériorisation avant leur rapide évapo-
ration.
Pour résumer la méthode de Cézanne, on doit la divi-
ser en deux temps. D'abord le peintre, au contact d'un
spectacle, éprouve une émotion d'ordre essentiellement
plastique : il démêle sous les apparences l'existence d'un
ordre caché qui suscite en sa conscience une construction
géométrique adéquate. La sensation remplace l'inspiration
au sens classique et demeure investie des mêmes pou-
voirs. Le premier travail, direct, spontané, consiste à
nourrir de matériaux colorés, renfermant l'essentiel de
l'objet envisagé, le fugace édifice de la sensation. Le
second travail qui a lieu à tête reposée consiste à sou-
mettre à un rythme mécanique — reflet du rythme
668 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
universel — les éléments nés de l'an.ilyse précédente.
Qui douterait de la fidélité qu'eut Cézanne à cette
méthode de travail n'a qu'à voir, chez M. Vol-
lard, ses derniers paysages. Non seulement les végéta-
tions et les maisons sont débarrassées de leur caractère
particulier, anecdotique, mais il n'y a plus au sens où
l'entend le réalisme de Courbet, ni maison, ni arbre, ni
terrain « proprement dits ». Un vaste rythme, ici verti-
cal, là giratoire, entraîne tous les éléments du spectacle
en une trombe cohérente et figée. Les objets se défont,
se dénouent, se mélangent en ne laissant émerger d'eux-
mêmes, dans cette assemblée compacte, qu'une partie
significative, angle d'un toit et d'un mur, courbe d'un
tertre, cannelures et entonnoir d'une masse de feuilla-
ges, dôme et volute d'un nuage, derniers témoins de
l'analyse précédant cette synthèse. Comment pourrait-
on désormais juger ces œuvres sous l'angle de l'harmonie
classique ? Les mots bouche-trous adorés des critiques
paresseux : cadence, ordonnance, profondeur, atmos-
phère, coloris, perdent ici tout sens. Le rythme ne pro-
vient plus d'un échelonnement gradué et majestueux
des arbres et des « fabriques » comme dans les tableaux
du Poussin, mais il est semblable au mouvement du
chaos s'organisant selon l'ordre cosmique. L'ordonnance
n'est plus cette distribution des objets selon l'importance
que lui accorde une convention immuable (semblable à
celle qui englobe les lois de la civilité honnête), mais
une spéculation strictement plastique sur des différences
de dimensions tout abstraites. La profondeur ne rappelle
plus nos souvenirs de touristes et ne flatte plus notre
goût des promenades.
l'enseignement de CÉZANNE 669
L'idée de Cézanne, que tout doit se passer sur la sur-
face de la toile, l'entraîna à faire chavirer sur un seul
plan vertical les formes qui, dans la nature, s'échelon-
nent horizontalement, partant de notre œil pour
rejoindre l'horizon. L'espace, ici, n'est pas matériel ; il
exclut l'idée de distance, de vide et de mensuration. La
troisième dimension, ou profondeur métrique, est sup-
primée pour laisser place à une dimension toute méta-
phorique, elle aussi, et qui nous offre une évocation
illiinitée. Quelques peintres, à ce propos, parlèrent de
quatrième dimension, sans se douter du danger qu'ils
faisaient ainsi courir au langage pictural nouveau. Il ne
peut réellement être question d'employer ici un vocable
appartenant à la science purement intellectuelle des
mathématiques, pas plus que de se contenter des
deux dimensions de la peinture plate, ornementale.
Cette dimension qui n'est ni la seconde, ni la troi-
sième, pourquoi ne pas l'appeler tout simplement
la profondeur picturale ? Quant à l'atmosphère elle
perd ici son sens de chose neutre et respirable, mais
elle se dégage, impondérable, des subtils prolongements
des objets, de leur façon de se continuer sur la toile et
de se conjuguer. Elle résulte du;V// délicat que le peintre
introduit entre les rouages de cette machine vivante,
douée d'un corps et d'un esprit, qu'est le tableau véri-
table. Enfin la couleur, qui jadis se répandait à l'inté-
rieur de formes fermées et les revêtait du ton local,
s'écoule par la blessure de ces formes, ouvertes du fait
de leurs compénétrations, et, dès lors, n'exprime plus
le ton sut generis, mais l'indique à peine, sur la partie
résistante qu'abandonne l'objet à l'analyse matérielle.
éyO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les paysages de la dernière époque sont revêtus d'un
chromatisme extrêmement réduit, dont la richesse ne
provient que des modulations de la couleur sur l'échelle
des valeurs qui vont du noir au blanc. Cette couleur,
choisie avec parcimonie, aussi abstraite que les formes
qu'elle recouvre, est moins représentative qu'évocatrice.
Elle est constituée habituellement par un violet (mélange
de laque et de bleu de prusse), un jaune (ocre jaune) et
un vert (véronèse). On pourrait, jouant sur les mots,
parler de tons « universels » ou « passe-partout ». Au
lieu d'être des tons analytiques, comme au début de ses
recherches, ce sont des tons récapitulatifs.
Est-il besoin de souligner à nouveau le caractère pro-
fondément, radicalement insurrectionnel des procédés de
Cézanne, complètement exclusifs de ceux employés par
les peintres dits « classiques » ? Je terminerai cette étude
en proposant seulement de rayer de la liste des vocables
pompeux dont on importune sa mémoire, celui de
« Beauté ». Il n'y a plus rien ici de Joconde ni de Venus ;
ni sourire engageant, ni représentation de membres
bien amenuisés, mais un équivalent imagé du mystère
sacré que dégagent les gestes d'un corps vivant. Il y a
une intensité plastique et suggestive. C'est cette puissance
à demi avouée, cette secrète fermentation de la forme
repliée et prête à bondir, et saturée de géométrie et de
tons solaires ; c'est le profond bouillonnement de mille
virtualités expressives qui rendent désormais insuffisant
et banal un mot qui a plus rarement aujourd'hui que
n'importe quand signifié quelque chose.
l'enseignement de CÉZANNE 6/1
*
Pour ceux des peintres qui comme moi ont tout à
créer, né s'étant jusqu'ici bornés qu'à soulever de timides
hypotiièses, je souiiaite que le redoutable problème posé
par Cézanne apparaisse le plus possible débarrassé des
brumes dont l'entourent tant de littérateurs plus sou-
cieux — c'est leur droit et peut-être leur devoir — d'ali-
gner des phrases ornementales que de dégager le sens de
cette espèce d'ultimatum que pose aux seuls peintres ce
grand génie. Il est impossible de se dérober à cette
injonction imposante, impossible de ne pas collaborer à
cette immense entreprise qui, d'ailleurs, n'est pas celle
d'un seul homme, mais de tous ceux qui, à la suite d'In-
gres et de Courbet, cherchèrent par la culture de leurs
sensations des moyens nouveaux, et, souci plus impor-
tant, de nouveaux motifs. L'impressionnisme, souvent si
superficiellement analysé, ne doit plus, après l'usage qu'en
fit Cézanne, nous apparaître comme une simple tenta-
tive de nettoiement de la palette, ainsi qu'un journaliste
extraordinairement ému de mes propos sur Renoir l'écrit
encore. De l'avis même de Renoir ' la palette n'a
jamais produit si peu de chefs-d'œuvre que depuis qu'elle
tut soi-disant nettoyée. Le sens fatal et profond de
l'impressionnisme dépasse les prédictions des impression-
nistes du début : il implique, non un rajeunissement de
k palette — ce qui ne veut rien dire — , mais un rajeu-
nissement des esprits. Ne compromettons pas, par des
î. Réponse à l'enquête de la Revue du 15 septembre 191 5.
6'72 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
bavardages en marge de la peinture, le succès de cette
insurrection salutaire ; nous donnerions ainsi à M. E.
Bernard l'occasion de nous diminuer. Avouons qu'il
n'est rien, dans tout ce que l'on tenta durant ces vingt
dernières années, qui ne trouve dans Cézanne son point
de départ et encore, parfois, sa solution anticipée. Ceux
qui parmi nous eurent le sens créateur le plus étendu
ne firent que souligner les intentions les plus secrètes du
Maître, et donner plus de liberté à ses gestes dont d'ex-
cessives pudeurs restreignirent souvent le jeu. Le droit
du peintre à disposer librement des objets pour recons-
tituer et rendre sensibles à autrui les architectures mentales
nées de sa sensation est affirmé avec violence par tous ceux
qu'anime un esprit nouveau. Il est possible que les
résultats jusqu'ici obtenus par les méthodes récentes de
travail ne vaillent pas ceux dus aux méthodes anciennes.
Mais — encore que le nouvel art n'en soit qu'à ses débuts
— les jeunes peintres, en répondant de leur mieux à
la question posée par Cézanne ont rempli leur devoir. Que
ceux qui les blâment cessent donc de répondre inlassa-
blement à de séculaires questions qui ne se posent plus et
trouvent, s'ils le peuvent, à la dernière posée une. solu-
tion plus juste que celle des cubistes — ou encore, s'ils
s'en sentent la force, et si une telle entreprise est pos-
sible, qu'ils soulèvent une nouvelle inquiétude. Jusque-
là j'affirme qu'il n'est pas d'idéal artistique capable
d'exciter davantage les facultés les plus poétiques et les
plus généreuses de l'esprit humain.
ANDRÉ LHOTE
ODE
Qui me Je dit, qu'en ce monmit
Dans la pleine épaisseur du monde,
Tourne, se creuse, tourne et manque
Un rond au loin d'espace mort ?
Ou comme si le vent trouvait
Au centre d'une capitale
Une grand' pi a ce bien ouverte :
Personne, que le vent subtil.
Une sorte de carrefour
Vous appelle à la fin des rues,
Mais tous les hommes s'en détournent
Par des chemins qu'ils ont appris.
Qui vient de le dire, soudain.
En dépit des lampes tranquilles.
Tandis que les oreilles tintent
Et que le sang fait un recul ?
t)74
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
*
* *
11 faudrait se lever ifici.
Partir — mit pas avec les nioiihres,
Peut-être, ni la chair assise — •
Avec autre chose de moi.
Il faudrait arriver au bord
De ce lieu que le pas déteste,
Puis bravement, d'un coup de force,
Passer, passer au nom de tous.
N'est-ce pas le devoir premier.
Coudre cette affi'eiise blessure,
Reparer le monde, là- même ?
Le reste se fait à loisir.
Mais tout pèse d'un poids si las,
Et l'entreprise est si lointaine
Que c'est beaucoup, déjà, pour l'âme
Que d'y penser plus d'un instant.
JULES ROMAINS
VIE DE GUILLAUME
APOLLINAIRE
André Gide, Jacques Rivière, qu'est-ce que ces pages
sans lien, qui ne relèvent d'aucun genre, d'aucune
méthode et qui ne pourront satisfaire personne, ni moi-
même ? Et pourtant vous m'avez pressé de les écrire.
Il y a bien des semaines déjà que tous ceux qui
devaient savoir ont su que le deuxième anniversaire de
la mort de Guillaume Apollinaire serait commémoré
avec une espèce d'éclat. Plusieurs, au moins qualifiés
par leur fidélité à la grande mémoire, leur tendresse,
leur dévotion paisible, ont reçu dans le même moment
comme un ordre — parti d'où cela ? — et qui les qua-
lifiait mieux encore. J'avais jeté des notes, puis tout
déchiré, renonçant quand je savais déjà le projet d'André
Rouveyre, réalisé au Mercure de France, le projet d'An-
dré Billy, que réalise Les Ecrits Nouveaux.
Je ne sais rien exactement des raisons vraies de mon
renoncement quand vous êtes venus me presser d'écrire,
André Gide, Jacques Rivière.
Hélas ! ce n'est pas ici l'étude attendue, nécessaire, du
plus formidable et du plus complet tempérament de
poète. Dans l'ordre des souvenirs, je confesse que je ne
puis tout dire si je n'ai rien oublié. Alors, à quoi bon ?
G-jé LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mieux eût valu, je pense, le pieux exercice d'un
jeune homme nourri de son exemple et qui ne l'au-
rait pas connu.
Les images d'hier m'assaillent et j'écoute plusieurs des
plus belles, des plus douces. Non, pas cela... pas si tôt
cela !... gardons-le encore pour nous !
Et j'écris comme on écrirait agenouillé sur une tombe,
collant, pour prendre dictée, l'oreille contre la dalle
glacée.
J'ai dans un coffre que je n'ose plus ouvrir le dernier
poème écrit au front par René Dalize, le poème bouffon
et hardi de la mort militaire ; les vers en sont recopiés
de la main divine de Guillaume Apollinaire. C'est trop.
C'est pendant un entr'acte des Ballets russes, après
Parade, qu'André Billy, m'attirant à l'écart, m'appiit la
mort du capitaine René Dalizc, tué à la ferme de
Cogne-le- Vent.
Un grotesque me poursuivait, gueulant : « Alors,
c'est ça, l'art français ?... Alors, vous jo///^w^ ça ?...
Alors... » L'ai-je assez injurié !...
Un dimanche, le lo novembre 1918, quand l'im-
mense espoir de la paix commençait de nous rendre le
repos perdu, un télégramme m'apportait la nouvelle de
la mort de mon ami Guillaume Apollinaire.
Naguère, dans les tranchées, je m'étais abandonné,
avec beaucoup de soldats parmi les hommes les plus
simples, à la représentation pathétique de celui qui serait
le dernier mort de la guerre. Ce devait donc être toi,
mon Guillaume !
Guillaume Apollinaire, mort dans ton lit, terrassé par
la grippe espagnole dont on a dit que c'était la peste à
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 677
cause qu'à la suite de la guerre, dans la pensée de ceux
qui la souffrent, vient immanquablement la peste.
Guillaume Apollinaire, si pâle sur l'oreiller blanc
dominé par le képi neuf de lieutenant, rouge, noir et or
comme un coq français.
Guillaume livide, avec la tache rose-rouge de la
double blessure à ton front.
Quelques-uns de ceux qui, ce dimanche-là, se retrou-
vèrent dans le petit appartement du boulevard Saint -
Germain, glacés, serrant les mâchoires, devraient se
réunir pour évoquer, pour réveiller, pour remuer
ensemble tant de riche cendre. De leurs souvenirs asso-
ciés, des affirmations éprouvées de ces témoins sachant
trop l'immensité de la perte, on pourrait peut-être com-
poser un hommage qui fût un jugement, équitable.
Nous revînmes le lendemain, le lundi 1 1 novembre,
quand tonnaient les vieux canons des Invalides, quand
sonnaient toutes les cloches parisiennes ; celles de Saint-
Thomas d'Aquin où s'était marié Guillaume, celles de
Saint-Merr\^ dont il avait chanté le musicien. Et des
bandes descendaient le boulevard en hurlant : « Cotis-
piiei, Guillaume .'... Co)ispuc\, Guillaume, conspue:^ ! »...
Epouvante ! Que nous étions près l'un de l'autre, Max
Jacob, nous que joies et malheurs avaient tant appro-
chés !
Nous prîmes notre repas au premier étage d'un café
du boulevard Saint-Germain. Des Saint-Cyriens casqués
défilèrent avec des drapeaux, et en chantant. Nous fûmes
à la fenêtre saluer ces jeunes soldats qui n'iraient pas à la
guerre, qui ne mourraient pasd'elleet sans doute, d'en bas,
nous prirent-ils pour de très joyeux drilles, à nous voir.
678 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à nous entendre mêler aux leurs des cris plaisants, ceux
qu'eût poussés Guillaume qui aimait les enfants armés,
qui chérissait en humaniste l'image parfaite de la paix et
de ses travaux et qui n'avait pas détesté le spectacle delà
guerre.
Inoubliable horreur de tant de deuil dans cette apo-
théose !
*
* *
Un samedi de l'automne de 1903, nous nous rencon-
trions, sans nous connaître, au sous-sol du Soleil d'Or
devenu le Café du Dcparl, à l'angle du quai Saint-
Michel et du boulevard. Guillaume Apollinaire a écrit
dans Alcools ceci qui est inimitable :
Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit
Au temps de notre jeunesse
Fumant tous deux et mal vêtus attendant l'aube
Epris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
Trompes trompés pauvres petits et ne sachant pas encore
rire
La table et les deux verres devinrent un mourant qui
nous Jeta le dernier regard d'Orphée
Les verres tombèrent se brisèrent
Et nous apprîmes à rire
Nous partîmes alors pèlerins de la perdition
A travers les rues à travers les contrées à travers la rai-
son... '■
1. Poème lu au Mariage d'André SalinoH le i^ juillet ipop. (Alcools^
page 84.)
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 679
En ce temps-là, il n'était pas encore parfaitement
impossible de s'accouder à un piano pour réciter des vers
dans une cave enfumée. Parce que nous avions vingt
ans, parce que nous entendions pour la première fois nos
vers se résoudre en naïve musique pour des inconnus,
la cave nous paraissait illuminée. Par la suite, nous tra-
vaillâmes gaiement à rendre une telle attitude irrece-
vable. La jeunesse a besoin d'assurer une destruction
quelconque. Nous avons détruit cela. Nous avons tra-
vaillé aisément à ruiner l'attitude artistique et la vie litté-
raire qui n'étaient plus que convention amollie, après
s'être soutenues longtemps assez haut mais toujours
artificiellement. Dédais^neux du conseil de mettre de la
vie dans l'art, nous avons tenté de restituer l'art à la
vie.
Nous nous reconnûmes. Qui aborda l'autre le pre-
mier ? Je crois que le charmant Arne Hammer, le filleul
de Bjerstern Bjornson, secrétaire de VEiiropéeii, sut obéir
à sa mission desecourir nos timidités. Quelques semaines
plus tard, nous nous trouvions en face de Max Jacob et
Guillaume que nous accompagnions rencontrait « le plus
ancien de ses amis «, René Dalize le marin, dans un
rassemblement, qui revenait de Chine et de la Marti-
nique. La mort seule devait dissoudre le groupe.
Je ne peux rien écrire que d'une écriture brisée.
Jacques Rivière avait raison. L'anecdote peut être
mer\eilleusement appropriée.
Une suite d'images, divinement tristes malgré leurs
vives couleurs à cause de la faiblesse de nos yeux mar-
tyrisés.
Guillaume était marqué pour régner.
^80 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Sa simplicité, ses façons de camarade ajoutaient à son
autorité. Mais il possédait encore ce prestige d'avoir col-
laboré à la Revue Blanche, dont nous suivions l'agonie,
d'avoir publié avant 1900, d'être un homme du siècle
de la vie littéraire ; cette vie littéraire que nous voulions
assassiner comme on mange les vieillards dans certaines
îles, pour épargner aux parents la honte de la décrépi-
tude.
Nous avons conçu et exécuté certaines farces qui ont
rendu impossible une nouvelle saison des Soirées de la
Plume. Les grimaces de Mécislas Golberg nous étaient
un encouragement puissant. Nous aimions tant la poé-
sie qu'il nous devenait obligé de tourmenter plusieurs
poètes. De charmants élégiaques très bien habillés se
produisaient au Soleil d'Or. Après que chacun d'eux
avait fait valoir l'une de ses élégies, l'un de nous sur-
gissait qui déclamait de Corbière le Fils de Lamartine et
de Gra::jella. Exercice qui troublait plus profondément
les esprits que ce Schiendcrhannes dont un poète gascon
disait, à chaque audition : « Cest un geinre ! »
Ainsi Guillaume Apollinaire commença-t-il son
apprentissage de chef d'école.
Un soir, Fagus nous révéla que la Revue Blanche en
était à son dernier numéro. Je ne sais pas s'il faut
aujourd'hui sourire ; ce soir-là nous prîmes le deuil. Un
grand espoir s'anéantissait. Il nous avait semblé, et jus-
tement je pense, que la Revue Blanche qui parait si dure-
ment datée aujourd'hui, était riche d'un perpétuel pou-
•voir de rajeunissement. La Plume fleurait trop le quar-
tier et l'esprit verlainien sans Verlaine. Moréas en faisait
fi. Nous décidons donc de fonder une revue. Apollinaire
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 68 1
ne détestant pas un certain mystère nous apprit seu-
lement qu'il entrait en correspondance avec des gens
importants. Officiers ou officiels monégasques, fonc-
tionnaires romains, un conspirateur albanais ! Tous, et
tout simplement, des condisciples de Guillaume au col-
lège catholique de Monaco ou au lycée de Nice.
Enfin, un soir, Guillaume nous émerveilla — lui qui
eut pour devise : J'éiuerveiUe ! — en nous révélant qu'on
était à la veille de la réalisation. Ça se passait rue de
Seine, là où l'on a percé la rue Callot, dans une bou-
tique de marchand de vin restaurateur aux poches gon-
flées des bons que nous lui signions chaque soir en paie-
ment, jusqu'à règlement de comptes. Le bonhomme
auvergnat se nommait Ginisty. Son établissement était
YOdéon. Mais pour une si neuve entreprise, un cadre
nouveau convenait. Nous fûmes donc fonder le Festin
d'Esope (après avoir rejeté Le Geste et Notre Route) dans
une étroite brasserie de la rue Christine.
C'est cette même brasserie qu'Apollinaire, six ou
sept ans plus tard, désira de revoir pour composer
son poème Lundi, Rue Christine, orphisme de l'assas-
sinat :
Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier
Pim pam pi m
Je dois fiche près de )00 francs à ma probJoque
Je préférerais me couper Je parfaitement que de les lui
donner
Je partirai à 20 h. 2 y
Six glaces s'y dévisagent toujours
Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage
44
682 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
La réunion de jeunes innocents, ardents et maltraités
très fort par la vie qu'ils aiment, devient cette élaboration
du crime.
Témoin de mon mariage en l'église Saint-Merry, le
13 juillet 1909, Guillaume Apollinaire revient, en 1913 ',
à l'Eglise noire d'encens, noire de la poudre des barri-
cades, noire du crayon de Daumier et il chante avec le
Musicien de Saint-Merry :
Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas
Il s'arrêta au coin de la rue Saint-Martin
Jouant l'air que je chante et que j'ai inventé
Les femmes qui passaient s'arrêtaient près de lui
Il en venait de toutes parts
Lorsque tout à coup les cloches de Saiiil-Merry se mirent
à sonner
Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine
Qui se trouve au coin de la rue Sinwn-le-Franc
Puis Saint-Merry se tut
Je crois, et ne pense pas avoir besoin de m'expliquer,
à l'importance de ces retours justifiant toute une partie
de l'œuvre de Guillaume Apollinaire. Mais il faut avoir
beaucoup vécu et en confidence auprès de ce grand poète
pour affirmer comme je fais, laissant à d'autres le soin
d'une glose. S'il était nécessaire je relèverais beaucoup
d'autres retours, rapports, rapprochements aussi capi-
taux.
L'examen de ce phénomène, à peu près constant chez
mon ami^ ramènerait à son origine, cette faculté, ou
I. Le 21 du mois de mai 191 3 {Calligrammes).
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 68^
mieux, cette nécessité dont il jouissait non pas de s'ap-
proprier mais de transformer à son usage l'événement
né d'autrui et auquel on l'associait, soit en actes, soit
par la parole. Ainsi s'explique que Guillaume Apolli-
naire ait été peut-être le premier poète en état agréable
de composer dans le bruit des conversations de ses
amis, voire d'étrangers, de ces importuns qui encom-
braient sa maison et qu'il s'appliquait, malicieux et
naïf, à nous peindre comme les meilleurs fils du monde,
les plus précieux hôtes, jusqu'au jour que, leur refusant
sourdement sa porte, il les écoutait carillonner, en riant
dans le creux de sa main, logé en boule parmi les cous-
sins pareils à des ventres coupés, à de joyeux bedons
arrachés, enveloppés de gilets bariolés.
Guillaume Apollinaire, interrompu dans ce qu'avant
le Parnasse on nommait la méditation, s'emparait, au
vol, de la phrase la plus banale, la plus triviale — si
elle était incongrue ce pouvait être du bonheur pour
r « esprit nouveau » ! — et, sans la parer, sans trahir
la révélation, il repartait de ce plan, de ce dernier des
plans superposés dans un miracle d'unité, pour de
nouvelles ascensions en un ciel libre, sans perdre de vue
la terre.
As-tii pris la pièce de dix sons je l'ai prise
Ceci qui dépasse la critique littéraire devrait tenter
un psychologue, au moins un Janet ou le Daudet le
moins culbutant.
* *
Nous apprîmes à rire. Tu le sais, Billy,. qui riais si
684 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mal dans ta barbe révoquée, ta barbe de conscrit du
Cambrésis, lorsque « le baron » nous rassembla ! Nous
apprîmes à rire. Je recopie, en pensant beaucoup aux
jeunes inventeurs de 1920, ces vers farce de Guillaume.
Personne n'en a jamais rien lu.
Manli, 2 octobre i()o6.
A celui qui rè^^it
La troupe Le Bargy.
Tu partiras, dil-on, vendredi pour l'Afrique;
Viens demain avec moi vider quelque barrique
D'eau de vie ou de vin. Je t'attendrai de huit
Heures jusqu'à midi, puis d'une heure à minuit.
Aussi bien laisse donc ton maître à ses cravates,
(Eternelle douleur, Pcricr, vous en rêvâtes !)
Et porte-moi tout ce que tu m'avais promis ;
Il ne faut pas manquer de parole aux amis.
Et puis dorénavant pas d'anthropophagie,
Tu ne mangeras plus d'allumette-bougie ;
Chaque amphiboche et toi serez de la régie.
Dis-moi, quand tu sauras par cœur tout le Duel
Appremiras-tn les vers d'Eugène Manuel
Avec ceux de celui qu'à Don Caramuel '
Moréas compara pour dire quelque chose ?
Laissons, laissons, laissons à son rosier la rose
Et laissons à Paul Fort ses poèmes en prose.
Prends pour le lire en route un roman de Beaubourg
I . Le sculpteur catalan Manuel Ugue dit Manolo. Voici le vers
de Moréas : De Don Caramuel Manolo suit la trace. Manolo com-
posait d'étranges poèmes phonétiques en son ignorance de notre
langue écrite.
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 685
Et pour les miits d'automne engage au Luxembourg
Quelque tante à l'œil vif, à la mine éclatante
Puisqu'il faut, pour camper en voyage, une tente.
J'habite au Vésinet, huit boulevard Carnot.
Guillaume Apollinaire
P. S. Apporte le tonneau '.
Viens toujours rue de la Pépinière.
Apollinaire y était employé de banque. Je « tour-
nais » pour l'entrepreneur-comédien Barret, un peu las
du Secrétariat de Vers et Prose, n'ayant pas les vertus
de Paul Fort.
Guillaume ne se plaignait pas. Il redoutait comme
une honte d'être plaint, ainsi qu'on voyait les meilleurs
plaindre le pauvre Charles-Louis Philippe, piqueur des
Ponts et Chaussées, inspecteur des étalages de mas-
troquets « dans les septièmes arrondissements », qu'il
pleuve ou grêle, et pour quel prix! — faible, malade.
Notre pauvreté se donnait des airs.
Guillaume passait pour gagner de l'argent à la Bourse.
On en riait ! Si haut ! Comme ce soir où nous fûmes
en loge au Nouveau-Cirque, avec un sou. L'ouvreuse
nous adopta en quelque sorte. Mais Guillaume négligea
cette sainte matrone pour faire de l'œil à l'écuyère.
Voilà des souvenirs bien médiocres, dira-t-on.
Hé quoi ! Ecrire cela, pas plus, d'Apollinaire ? C'est
— qu'on y prenne garde — que tout cela est démodé
au point d'atteindre au style.
I. Le jeu de tonneau du jardin de mes parents, à Chelles. Guil-
laume affichait des prétcntioas à mettre dans la « grenouille » à
volonté.
6S6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est des fleurettes, des étincelles d'un âge dont rien
ne reviendra plus, et tout ce qui était possible en ce
temps-là valait souvent mieux que l'horrible raison de
cet âge de fer qu'on nous a fait.
Mais beaucoup de ce qui était alors possible, c'est toi,
Guillaume, qui la rendu possible, par ta force douce,
par je ne sais quelle grâce si sage, par ton génie.
J'en veux tenter la preuve.
-*
* *
Je souhaile dans ma maison
Une femme ayant sa raison.
Un chat passant parmi les livres.
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre '
Las d'habiter le Vésinet, de manquer tant de trains,
ce qui lobligeait à fréquenter les bars anglais de des
Esseintes, rue d'Amsterdam, Guillaume Apollinaire
s'installa rue Léonie, devenue rue Henner. Je ne revois
pas le chat, mais il y eut dans la maison un doux bruit
de robe, de mâles voix amies firent trembler les glaces
et chaque jour les livres s'ajoutaient aux livres.
Le temps des essais était passé. Le Festin d'Esope, dont
l'histoire seule exigerait beaucoup de place, n'occupait
plus notre mémoire et l'on oubliait même la Revue
Immoraliste (deux numéros -) qui avait associé Guil-
1 . Le Bestiaire ou Cortège d'Orplièe (Le Cliat).
2. Même, le second numéro de la Revue Ivnuoraliste devint l'uni-
que numéro des Lellres Moilenies ; la concierge de notre ami
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 687
laume et ses amis au fils de l'auteur d'En r venant de la
revue. Détail qui nous ramènerait aux bars de la gare
Saint-Lazare, au Criterion, à la clinique du D' R...,
hospitalisant la Revue hnmoraliste en des locaux bénis ;
au Vésinet, à Chatou ; tout cela qui vaudrait une longue
chronique. Nous avions comploté d'écrire un roman
moderne sur la vie des bords de la Seine — la Vie
chatouillarde, disait Guillaume qui, sous le prétexte
gamin d'effacer jusqu'au souvenir de Maupassant, eût
réalisé l'ambition naturaliste bien mieux que les natura-
listes qu'il avait relativement peu pratiqués, leur préfé-
rant Paul Féval.
Chatou permit à Guillaume de connaître de bonne
heure André Derain et Vlaminck, lesquels furent un
temps les cadres et les troupes de Y Ecole de Chatou. D'une
suite de propos nocturnes naquit en Guillaume Apolli-
naire l'ambition de se dévouer à la défense de la pein-
ture moderne. Jusqu'alors, il n'avait rien donné dans ce
genre qu'une 13'rique et très lucide étude sur Picasso,
illustrée de reproductions de V Epoque bleue et de l'époque
des Saltimbanques, que publia La Plume. Cette étude n'a
pas été recueillie dans Les Peintres Cubistes. Quand, en
19 10, je passai au Paris-Journal de Gérault-Richard,
Apollinaire me remplaça à V Intransigeant. Il y fit mer-
veille. Les poètes longtemps écartés de la presse prirent
avec lui une fière revanche et tous les peintres nommés
au long de ses Salons et, plus tard, dans sa Vie anecdo-
l'homéopathe bien pensant s'étant inquiétée de ces poètes, voire du
fameux « Conspirateur albanais » lui demandant « l'étage de la
Revue Immoral is te », on consentit ce sacrifice à notre hôte.
688 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
iiquc du Mercure de France, défilèrent rue Henner, dans
cette petite salle à manger encombrée de ses meubles
bretons qui le faisaient rigoler, autour de cette table
bourgeoise en noyer ciré sur laquelle M. Louis de Gon-
zague Frick, sanglé dans un raglan autant que dans une
capote hongroise, monocle, ganté de blunc et le tube à la
main, vint poser une pomme mûre, tous les matins,
deux mois durant.
Les peintres suivirent Guillaume à Passy, rue Gros,
d'abord, et rue La Fontaine, ensuite, et puis boulevard
Saint-Germain. Même leur nombre s'augmentait. L'ar-
deur que dépensait Guillaume à leur défense n'était pas
du goût de tous ses amis. Si l'exquis René Dalize avait
un faible pour Apollinaire et sa Muse par le Douanier
Rousseau, et sur quoi l'on a tout dit, il estimait médio-
crement les cubistes. Prié aux noces du peintre Gleizes,
Guillaume, en retard ainsi qu'à l'habitude, se mettait en
quête d'un fiacre.
— J'espère, dit René Dalize, que tu vas prendre un
fiacre aux roues carrées !
Lorsque Guillaume Apollinaire fit, en^la salle de la
rue de l'Orient, représenter les ManicUcs de Tirésias ', ce
qui n'alla pas sans quelque tapage, bon nombre des pein-
tres en faveur de qui mon ami s'était compromis, dédai-
I . Apollinaire a fondu dans Les Mamelles deux parades (notam-
ment la scène du gendarme) dont il nous fit lecture à VOdc'ou, au
dessert. Les deux pièces devaient être publiées sous ce titre unique :
Théâtre de GuiUauwe Apollinaire. Le même soir, Apollinaire nous a
lu Le Giin-Gim-Gim des Capussius, jamais édité et qui, dans la
suite, a constitué le chapitre du Polte Assassiné intitulé Dramaturgie,
mais sensiblement remanié.
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 689
gnant de profitables alliances, perdant par son honnêteté
la petite situation acquise dans un journal du soir,
rédigèrent un effarant communiqué aux fins de se déso-
lidariser d'avec Guillaume Apollinaire « qui les compro-
mettait ! »
C'est à crever de rire ! Je l'en vis pleurer. Depuis, les
meilleurs d'entre ces coupables ont témoigné d'un vrai
repentir. Je n'ai rapporté cette pitoyable anecdote que
pour marquer mieux la sincérité de mon cher compa-
gnon continuant après cela de servir la cause d'un art
qui lui devait tant et qui avait tout son amour. Je mets
au défi qui que ce soit de se flatter, sérieusement, d'avoir
recueilli d'Apollinaire le moindre aveu de mystification.
D'honnêtes gens se trompent quand ils soutiennent
qu'Apollinaire s'amusait en poète de faire vivre des
baudruches, de prêter son âme diaprée à des manne-
quins.
Voici ce qui advint, simplement, et qui, avant nous,
fut vrai pour les historiens au jour le jour du symbo-
lisme, de l'impressionnisme ou du réalisme. On ne peut
pa-s, au premier jour, alors qu'on aspire à faire admettre
le credo d'une école, rendre sensible le génie du chef, de
l'initiateur, la valeur des premiers disciples et l'inanité
des trublions accourus. Les ennemis de ces écoles neuves
le savent bien qui, avec moins d'honnêteté, usent de la
méthode contraire et, pour l'éreinter, adoptent, eux
aussi, tout le groupe. Pour discréditer Mallarmé, Henry
Fouquier utilisait Baju. A cause de quoi, l'on refusa
d'admettre notre tendresse dédiée au vieux Rousseau.
Même parmi d'anciennes victimes des Fouquier on mé-
connut la bonne foi d'Apollinaire. Seuls parmi nos aînés,
690 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Jean Moréas, Rémy de Gourmont, Alfred Jarry et, il
faut le dire, le léger Paul Fort, tinrent le poète d'Alcools
pour incapable d'aucune simulation.
Les farces qu'il se permit furent d'autre sorte. Il
trompa l'ennui d'accomplir des besognes de librairie
en équivoquant avec une verve rare. Dalize ici fut par-
fois son complice. L'avenir retrouvera la clé d'une his-
toire littéraire enfouie sous un fatras babylonien imité
des pédants. M. Seignobos a couvert de son autorité
une publication internationale, accueillante aux élucu-
brations du poète annonçant, avec traduction des pièces
diplomatiques et dépêches datées à l'appui, la prochaine
conversion du Kaiser au catholicisme !
Ah ! ce bureau de VEuropéen, rue Dauphine ! Le gentil
Arne Hammcr, secrétaire fidèle, couvrant de son corps,
de ses bras, !a table du rédacteur en chef, aux fins de
contrarier le pillage des revues que nous préméditions.
Quand Jean Jaurès et Pressensé parlèrent, au Tivoli
Vaux Hall, en faveur des juifs martyrisés à Kichinew,
Pierre Quillard et Louis Dumur prièrent leurs jeunes
collaborateurs d'assurer un service de propagande ; soit
vendre V Européen dans la salle. Le prix exorbitant pour
l'époque, six sous, favorisait mal notre industrie. Je pris
sur moi de distribuer gratuitement l'organe. Idée que
Guillaume voulut trouver la meilleure. Mais c'était long.
Alors, grimpant aux galeries, Guillaume qui avait de ces
innocentes inventions, ne cessa plus de jeter ses Européen
sur le parterre, par gros paquets ficelés. Il y eut tempête.
Le prolétaire se révolta assommé par le poète et j'eus
grand'peine à tirer de là Guillaume qu'après le peuple
les agents voulurent malmener sans savoir pourquoi.
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 69 1
*
J'ai vu Guillaume Apollinaire engraissé, déjeunant
seul, pareil ainsi au Roi Soleil et tenant tour à tour les
propos de Denis Diderot et de Casanova, et puis, en
pelant une poire, chantant quelque refrain bien absurde
des mauvaises époques : 1827, 1850 ou 1875 :
FoiitOHS-noiis d'ça,
TralaJala !
Mais je sais de quoi Guillaume ne se foutait pas.
J'ai vu Guillaume au jour le plus affreux de sa vie.
En l'embrassant, je lui glissai une parole d'espérance. Il
riait dans ses larmes
Foutons-nous d'ça,
TralaJala !
Et si la calomnie n'a pas tout à fait désarmé, si les
ignorants, les artistes de contrebande, si ceux qui te
doivent tout nient encore, ah ! Guillaume mon frère
Foulons-nous d'ça.
Tu adorais ce refrain ridicule. Et vraiment ne chante-
rons-nous plus jamais cet air Saint-Simonien, Ménilmon-
tant, chant religieux, à quoi nous avions voulu rendre
une certaine vogue !
*
* *
La guerre ! Les recruteurs se montraient exigeants et
quelques bonnes volontés demeuraient à l'abandon.
^92 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Apollinaire, en peine de servir, manqua entrer dans les
postes.
— Bon sang ! s'écria Dalize en bouclant sa cantine,
nous ne recevrons jamais nos lettres.
Ce fut Tartillerie, Nîmes d'où il m'écrivit :
J'ai vu Creiniiit:;;^ à Nice où il est encore an dépôt. Très
jaloux de via tenue de conducteur. C'est, il est vrai, très
chic.
Il m'écrivit encore à Vincennes^ très sérieux : « Je te
félicite. » Au front, cette carte me parvint : « Brigadier,
je suis dans un patelin où j'ai retrouvé le vin de T Escargot,
rue Lepic, ce n'est pas V Anjou. »
C'était la Champagne où l'infanterie le prit pour en
faire un officier et où la mort lui donna le baiser de fer
et de feu avec la marque de quoi il devait vivre jusqu'à
ce que la fièvre l'emporte,
«... le brigadier au masque aveugle souriait amoureuse-
ment à l'avenir, lorsqu'un éclat d'obus de gros calibre le
frappa à la tête d'où il sortit, comme un sang pur, une
Minerve triomphale.
« Debout, tout le nuvide, afin d'accueillir courtoisement la
victoire ! »
Le jour mourait sans que la pensée nous vînt d'allu-
mer les lampes ; ma femme et moi, nous écoutions ta
femme en deuil «... Il était si triste d'être depuis la
guerre éloigné de ses amis... il ne se consolait pas de
la mort de René Dalize... il se sentait très seul... le
soir... ah ! comme il vovait tomber le soir avec hor-
rcur ! »
Il y a, rue de Châteaudun, chez un bouquiniste, une
VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 695
échelle de bambou au haut de laquelle je te vois tou-
jours juché, en habit gris. J'ai rencontré une fois Gio-
vanni Moroni et ses belles bagues fausses et ne l'ai plus
revu. J'irai, songeant au jour des jours où les tristes
vivants ressusciteront parmi les morts élus, boire un
verre à ta santé chez le troquet de la rue Caulaincourt,
au rez-de-chaussée de la maison d'une somnambule qui
avait ta pratique. Je t'y attendis deux heures. Et j'irai
en boire un autre chez le bougnat de l'avenue Niel où
nous fûmes noyer de clairet notre folle gaieté, après
avoir, pour « le baron », été demander raison à ce sym-
pathique M. D... qui nous répondit : « Pouvais-je sup-
poser !... Vrai, messieurs, je croyais que vous veniez
m'intéresser à la fondation d'une revue ! »
Guillaume, tout est bien changé ; tout est bien froid
ici et les hommes sont plus durs. Bannis les regrets
d'une vie dont l'ordinaire t'eût affligé de désillusions.
Pourtant le soleil de gloire s'est levé sur ton champ
d'asile et le jour viendra de la résurrection des poètes.
ANDRÉ SALMON
COULEUR DU TEMPS
ACTE PRExMIER
SCÈNE I
Une place publique dans la capitale d'un pays
qui jouit de la paix
NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN.
ANSALDIN
Il entre suivi par ses compagnons qu'il veut entraîner tandis
que Nyctor surtout fait mine de ne pas vouloir le suivre
Par ici par ici venez donc
Notre avion est prêt à voler
VAN DIEMEN
Belles nuits de ma ville natale
C'est à présent seulement
Que je sens toute votre douceur
ANSALDIN
Vous verrez ce sera mer\-eilleux
Notre voyage s'annonce bien
VAN DIEMEN
C'est ici que j'ai vécu aimé
Et que je me suis enrichi
COULEUR DU TEMPS 695
ANSALDIN
Je crois qu'il est bien temps de partir
Car sous peu le règne de la mort
S'étendra jusqu'ici
NYCTOR
Laissez-moi
Partez si vous voulez partez donc
Mais moi je reste
Oui la mort règne
Mais cependant
Notre patrie
N'appartient pas
A ces royaumes
On y jouit en paix de la vie
Et l'on y meurt encore en paix
ANSALDIN
Vite
Venez nous discuterons après
NYCTOR
N'est-il pas plus dangereux encore
D'aller cueillir la rose d'azur
Dans les grands jardins aériens
ANSALDIN
Venez vite il est temps de partir
La mort vient qai ne trouve pas juste
Que quelqu'un vous vous ou bien moi
Echappe à sa domination
Il est encore temps de partir
Bientôt l'on verra bondir la mort
696 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle bondira jusqu'ici
Comme un tigre affamé au milieu
D'un troupeau éperdu de captives
Venez vite Au sud à l'est au nord
Coule le sang des antagonistes
Et leurs grandes ombres atroces
Obscurciront bientôt l'horizon
A l'ouest c'est la mer incertaine
Que sillonnent de nouveaux poissons
Au-dessus de nos têtes enfin
Des oiseaux de métal et de bois
Planent menaçants il faut partir
// essaye de les eni rainer
NYCTOR
Partez si vous voulez je reste
Car il ne faut jamais déserter
VAN DIEMEN
Déserter le mot est un peu fort
N'avons-nous pas le droit de partir
Notre pays jouit de la paix
D'ailleurs le ministre m'a donné
Passeports autorisations
Enfin tout ce qui est nécessaire
NYCTOR
Mais on peut avoir besoin de nous
Et un pressentiment me dit
Qu'en partant nous allons à la mort
ANSALCIN
A la vie
COULEUR DU TEMPS 697
[ VAN DIEMEN
Et qu'en savons-nous
ANSALDIN
A la vie je le jure Venez
NYCTOR
Vous ne songez qu'à mon existence
Merci mais moi j'aime le danger
Je suis un poète et les poètes
Sont l'âme de la patrie
ANSALDIN
Venez
'i
I NYCTOR
Platon les met hors de la République
Ils sont au-dessus lois et morale
Mais un tel privilège comporte
De très grandes obligations
Et notamment celle d'exprimer
Tout ce que les autres citoyens
Peuvent ressentir de sublime
C'est pourquoi il faut bien que je reste
VAN DIEMEN
Vos scrupules je les comprends tous
Mais j'ai réfléchi à notre cas
En partant nous sauvons avec nous
L'âme même de notre patrie
•Comme fît Enée en quittant Troie
Et Rome naquit de ce départ
Une Rome nouvelle monte en nous
Pour moi j'eusse évité ce voyage
45
698 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je suis vieux c'est pour vous que je pars
Pour sauver un savant un poète
Et plutôt qu'eux je sauve leur œuvre
Partez partez pour sauver votre œuvre
Elle est votre patrie sauvez-la
Elle appartient à l'humanité
Partez vous en êtes responsables
KYCTOR
Je me rends enfin vous l'emportez
Hélas (// pleure)
ANSALDIN
Il est grand temps de partir
NYCTOR
Et voici le moment du départ
Je le considère avec angoisse
Trois hommes pour un monde nouveau
L'un riche ce qui nous a permis
De tout préparer pour ce voyage
Adieu donc monde où rien n'est gratuit
Il est tout le passé ce richard
Le passé c'est-à-dire la mort
L'autre un savant dont les connaissances
Nous feront vivre il est le présent
C'est-à-dire la vie et la lutte
Quelque chose enfin de bien bourgeois
Le corps oui la réalité
L'autre enfin voyageant les mains vides
Pleurera à jamais pleurera
Comme si tout était trépassé
Comme si le présent était mort
COULEUR DU TEMPS 699
Car il est l'avenir, ce poète
C'est-à-dire la crainte joyeuse
Moins que la mort et plus que la vie
L'avenir enfin ou le désir
La beauté même ou la vérité
ANSALDIN
Venez
VAN DIEMEN
N'avez-vous rien oublié
ANSALDIN
Tout est prêt
NYCTOR
Adieu mon doux pays
ANSALDIN
Mon nouveau moteur fera merveilles
Nous avons de quoi faire deux fois
Le tour du monde aérien
VAN DIEMEN
Bien
NYCTOR
Et la nuit s'ouvre magiquement
Comme un porche béant entrons vite
Dans le palais inconnu
ANSALDIN
Venez
VAN DIEMEN
Vous êtes sûr de votre appareil
ANSALDIN
N'en doutez pas mais il faut partir
700 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
VAN DIEMEN
Et VOUS saurez vous orienter
ANSALDIN
Oui venez montez dans l'appareil
L'atmosphère est je crois favorable
SCÈNE II
Entre ciel et terre
LES MÊMES
NYCTOR
Le désir infini qui nous enlève au ciel
M'ordonne de chanter Et puis quelle douceur
J'oublie ce qui n'est pas la suave douceur
De ce voyage aérien et il me semble
Que si je chantais à présent l'hymne du ciel
Je prendrais à mon chant un si noble plaisir
Que je m'arrêterais pour l'entendre vibrer
Dans l'espace Harmonie Eblouissement d'or
Des musiques du ciel Résonnances de feu
D'une ardente lumière arrivant à grands flots
Les ondes de mon chant assaillent le silence
Le silence infini et l'immobilité
Mais quelle douceur
La terre se creuse
L'horizon s'élève
ANSALDIN
Il s'élève à mesure
Que nous nous élevons
COULEUR DU TEMPS 701
NYCTOR
Et des nuages dorés
Folâtrent autour de nous
Ainsi que des dauphins autour d'une carène
VAN DIEMEN
Nyctor ne vous penchez pas
NYCTOR
Que sont ces traces ces longues traces
Qui partout partout rayent le sol
Est-ce une région volcanique
VAN DIEMEN
Nyctor Nyctor regardez au ciel
NYCTOR
Laissez-moi le spectacle est poignant
Et descendons à une altitude
Qui me permette de regarder
' VAN DIEMEN
Non redoublons plutôt de vitesse
Montons plus haut fuyons ces oiseaux
Qui paraissent bien vouloir nous poursuivre
NYCTOR
Ils poursuivent l'avion là-bas
ANSALDÎN
Prenez garde car d'étranges fleurs
Eclosent brusquement près de nous
NYCTOR
Mais avant de quitter ces régions
Je veux voir ces sites désolés
702 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et je veux connaître sur le sol
Le danger enivrant descendons
ANSALDIN
Ce serait une grande imprudence
NYCTOR
Lâches vous avez peur de la mort
ANSALDIN
Je ne crains pas la mort cependant
Je ne veux pas être à sa merci
VAN DIEMEN
Aucun de nous n'a peur
Eh bien soit descendons
NYCTOR
La terrible magie
De cette ardente lutte
Me retiendra en bas
Quelques instants à peine
Puis je romprai le charme
Et nous repartirons
VAN DIEMEN
C'est bien
ANSALDIN
Nous descendons
COULEUR DU TEMPS 703
SCÈNE III
Champ de bataille avec des croix
MADAME GIRAUME puis MAVISE
MADAME GIRAUME
C'est ici qu'a eu lieu la bataille
Il est tombé frappé à la tête
Elle trouve la croix sous laquelle repose son fils
Mon fils te voilà sous cette croix
Te voici mon joyau précieux
Te voici mon fruit blanc et vermeil
C'est mon fils c'est mon enfant c'est lui
Fils tu n'es plus rien que cette croix
C'est mon fils c'est mon enfant c'est toi
O très belle fontaine vermeille
Te voilà tarie à tout jamais
O toi dont la source était en moi
C'est mon fils c'est mon enfant c'est toi
Tu dors dans la pourpre impériale
Teinte du sang que je t'ai donné
O fils beau Ivs issu de ma chair
Floraison exquise de mon cœur
Mon fils mon fils te voilà donc mort
A ton front une bouche nouvelle
Rit de tout ce que ce soir j'endure
Parle sous terre bouche nouvelle
Que dis-tu bouche toujours ouverte
Tu es muette bouche trop rouge
MAVISE
Sa mère est près de son tombeau
704 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
O Fiancé si beau si fort
Toi qui mourus vêtu de bleu 1
Un morceau de ciel enterré !
Il était adroit et habile
Il était fort j'étais savante
Lui le travail moi la pensée
La vie et l'ordre en un seul couple
Lui le travail moi la pensée
Il était fort j'étais savante
MADAME GIRAUME
Et comme ton corps doit être lourd
Déjà je plie sous ton souvenir
O mon fils je t'ai porté jadis
Lorsque lu ne pesais presque rien
Et je n'ai plus de lait pour nourrir
Ta mort comme j'ai nourri ta vie
MAVISE
Mais ma science ne peut pas
Faire ressusciter sa force
Je veux me coucher près de lui
Près de lui dans ma robe noire
Il était bleu comme le jour
Je suis plus triste que la nuit
MADAME GIRAUME
Parle mon fils réponds à ta "mère
C'est la voix qui t'apprit à parler
MAVISE
Orgueil orgueil abaisse-toi
Orgueil qui ne sais plus souffrir
COULEUR DU TEMPS 7O5
Depuis que tout le monde souffre
Mais que m'importent tous les autres
Il est là bleu comme le ciel
Où rougeoient les nuées du soir
MADAME GIRAUME
J'ai fait des démarches incroyables
Pour atteindre ce lieu prohibé
Et te voilà mort mon cher enfant
Qu'ont-ils fait de toi ils t'ont tué
Ils s'y sont mis tous pour te tuer
Et puisqu'ils en voulaient à mon sang
Pourquoi donc pour en tarir la source
N'ont-ils pas pris ma vie ô mon fils
Pourquoi ta vie et non pas la mienne
MAVISE
Mon amour pour toi contient tout
Les grandes raisons de ta mort
Et cet avenir qui naît d'elle
Mais réponds réponds que tu m'aimes
O mon fiancé je suis vierge
Mais tout ton sang repose en moi
Tu m'as fécondée en mourant
Je sens en moi tout l'avenir
MADAME GIRAUME
Que vais-je devenir douloureuse
Désolée meurtrie et tout en larmes
Écoutez mon fils mon fils est mort
Mon fils une grappe de raisin
Dont on a exprimé tout le vin
Et ce vin précieux ils l'ont bu
706 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ils sont ivres voyez écoutez
Ils en sont tous ivres de ce vin
De ce vin mon sang mon sang vermeil
MAVISE
Nous sommes enfin mariés
Et l'avenir est notre fils
Voici les bataillons issus
De ton trépas de ton espoir
Savais-tu combien je t'aimais
Je baise le sol de ta tombe
Comme si je baisais tes lèvres
O merveille la terre a rendu le baiser
MADAME GIRAUME, MAVISE, VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS
ensemble
MADAME GIRAUME
O fils ô mon fils plus blanc qu'un Ij's
Mon fils mon fils hiver de mon âme
O mon fils hostie de la patrie
O fils douceur et douleur immenses
Réponds réponds mon petit enfant
Réponds réponds mon petit enfant
MAVISE
Mort ô mort ô vivante mort
Merveilleuse et cruelle mort
Mes larmes sang de mon esprit
Baignent le sol qui m'a rendu
Son suprême baiser ô larmes
Coulez pour ma grande douleur
Et la terre comme un anneau
T'entoure ô mon beau fiancé
C'est la bague des épousailles
COULEUR DU TEMPS 7O7
VOIX DES MORTS ET DES VIVANIS
C'est le crépuscule de l'Amour
Et qu'importent qu'importent les hommes
Qu'importent les frelons à la ruche
Qu'importent gloire richesse amour
Et qu'importent qu'importent les hommes
Adieu Adieu il faut que tout meure
SCÈNE IV
LES MÊMES, NYCTOR, VAN DIEMEN, ANSALDIN DE ROULPE
VAN DIEMEN
Voici des femmes
NYCTOR
Voici des cris
ANSALDIN
C'est le séjour de la mort
VAN DIEMEN
Mesdames c'est un endroit malsain
Ne restez pas ici suivez-nous
MADAME GIRAUME
Puisque je ne verrai plus mon fils
Emmenez-moi donc où vous voudrez
NYCTOR à ANSALDIN
C'est une compagnie imprévue
Mais la femme est l'ennemie du rêve
Et je vais peut-être m'ennuyer
Moi qui jamais jamais ne m'ennuie
Hier elles s'amusaient peut-être
Aujourd'hui elles sont tout en larmes
708 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Demain elles auront oublié
La mort pour ne songer qu'aux vivants
Et les voilà prêtes à nous sui\ re
Mais elles ne sont que deux tant mieux
Je pourrai s'il me plaît rester seul
ANSALDIN
Nyctor vous êtes vraiment injuste
Elles ne savent pas nos desseins
Elles supposent que nous voulons
Simplement les faire s'éloigner
De ce dangereux champ de bataille
Et ne pensent pas que nous allons
Voir le pays divin de la paix
NYCTOR
Il faut donc leur dire nos projets
ANSALDIN
Mais non elles ne nous suivraient pas
Plus tard elles apprécieront mieux
L'ineffable douceur de la paix
Car elles ont souffert
NYCTOR
Misérable
ANSALDIN
Et ce seront d'utiles compagnes
NYCTOR
Et vous ne les renseignerez pas
ANSALDIN
Non
COULEUR DU TEMPS 7^9
NYCTOR
Je vais leur dire ce qui en est
ANSALDIN
Je le défends si vous le tentez
Je vous tuerai car je n'admets pas
Que vous contrecarriez mes projets
NYCTOR
Je suis sans volonté Ansaldin
Et je me trouve à votre merci
Je vous hais voilà la paix promise
Et c'est déjà la haine entre nous
MADAME GIRAUME
Mavise venez aussi
MAVISE
Où ça
VAN DIEMEN
Ailleurs
MAVISE
Mère de mon fiancé
Je vous suivrai toujours et partout
NYCTOR
Et cette époque veut pour surnom
Ce terrible mot latin cruor
Qui signifie du sang répandu
ANSALDIN
Par ici il est temps de partir
J'entends les premiers éclatements
De ce qu'ils appellent aujourd'hui
7 10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Une préparation Venez
Foix des morts et des vivants
Adieu Adieu il faut que tout meure
ACTE DEUXIÈME
Une île déserte
SCÈNE I
VAN DIEMEN, MADAxME GIRAUME.
VAN DIEMEN
Quel agréable voyage
MADAME GIRAUME
Oui
Bien agréable où sommes-nous donc
VAN DIEMEN
Tout près de l'Equateur dans une île africaine
Que ne hante jamais aucun navigateur
D'après ce qu'en a dit notre cher Ansaldin
C'est une île déserte à moins qu'elle ait changé
Et soit peuplée depuis son exploration
Par les grands voyageurs Livingstone et Stanley
Et nous y rencontrerons peut-être quelques nègres
Des serpents et aussi des monstres poétiques
Que nous inventerons pour vous faire plaisir
MADAME GIRAUME
Quoi une île déserte en Afrique
L'Equateur des serpents et des monstres
Est-ce possible mais vous riez
Vous vous moquez de moi n'est-ce pas
COULEUR DU TEMPS 7II
VAN DIEMEN
Non c'est vrai
MADAME GIRAUME
Vous souriez
VAN DIEMEN
Mais non
MADAME GIRAUME
Nous n'avons pas quitté mon pays
Serait-ce vrai non mais il fait chaud
Oui il fait une chaleur torride
Mais non vous riez je ne vois point
De végétation tropicale
VAN DIEMEN
C'est qu'elle ne se laisse pas voir
Dès l'abord et que pour distinguer
La végétation tropicale
De celle qui ne l'est pas il faut
S'entendre un peu à la botanique
Mais avec de l'habitude
MADAME GIRAUME
Quoi
L'Equateur la chose est incroyable
Cependant vous me l'affirmez
VAN DIEMEN
Oui
MADAME GIRAUME
Mais quelles gens êtes-vous donc
VAN DIEMEN
Nous aimons la paix et nous fuyons
Les pays qu'elle n'habite pas
712 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Par pitié pour votre désespoir
Nous vous avons priées de venir avec nous
Et vous êtes venues de plein gré
MADAME GIRAUME
Ce que vous m'apprenez m'étourdit
Et il faut que je m'y habitue
Et puis oui vous avez eu raison
Qu'aurions-nous fait là-bas
VAN DIEMEN
En effet
MADAME GIRAUME
Les femmes sont faites pour la paix
Mais où donc trouver la paix sinon
Dans une île déserte
VAN DIEMEN
C'est ça
MADAME GIRAUME
Mais nous y serons si abandonnés
Cinq êtres tous seuls dans l'univers
VAN DIEMEN
Unis comme les doigts de la main
Eh oui nous serons seuls
MADAME GIRAUME
Seuls tout seuls
VAN DIEMEN
C'est* l'heure pour certains
De supporter
La solitude
COULEUR DU TEMPS 7I3
Là-bas d'où nous venons un homme n'est plus rren
Là-bas l'individu n'est qu'une particule
D'êtres au corps énorme anciens ou nouveaux
L'homme n'est qu'une goutte au sang des capitales
Un tout petit peu de salive dans la bouche
Des assemblées brin d'herbe au champ qu'est un pays
C'est un simple coup d'œil jeté dans un musée
La pièce de billon dans la caisse des banques
C'est un peu de buée aux vitres d'un café
Il pense mais il est l'esclave des machines
Les trains dictent leurs lois à l'homme dans l'horaire
L'homme n'était plus rien c'est pourquoi nous fuyons
Pour retrouver un peu de liberté humaine
MADAME GIRAUME
Je vous écoute comme on écoute
Son libérateur ce que vous dites
Me cause une allégresse infinie
Un plaisir
VAN DIEMEN
Prenez garde madame
Mais je ne m'habituerai jamais
A ce que vous ne soyez plus triste
Vous devez nous rappeler sans cesse
Dans le domaine heureux de la paix
Les douleurs dont on souffre là-bas
46
714 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SCÈ N E 1 I
ANSALDIN DE ROULPE, MAVISE
MAVISE
Oui c'est une infamie
Vous nous avez trompées
Vous vous êtes moqués
De femmes malheureuses
Je veux voir à l'instant
Ce monsieur Van Diemen
Je veux qu'on nous ramène
Dans notre beau pays
ANSALDIN
Oh je l'attendais cette colère
Cette fureur vous êtes injuste
Nous vous avons sauvées de la mort
Et de la plus affreuse tristesse
Qu'auriez- vous fait là-bas dites-moi
Simples cellules madréporiques
Des attols monstrueux et dolents
Qui montent à la surface affreuse
Du tragique océan humain
D'ici vous dominez l'univers
MAVISE
Qu'importe Le devoir
C'est de rester là- bas
C'est le devoir des femmes
De panser les blessures
De consoler les cœurs
COULEUR DU TEMPS 715
ANSALDIN
C'est donc Nyctor qui avait raison
Il ne voulait pas que vous veniez
M AVISE
Si vous aviez tout dit
Vous auriez bien agi
J'ai cru que simplement
Vous vouliez nous mener
Hors du champ de bataille
Et non à l'Equateur
Pour y chercher la paix
Mais elle est cette paix
Seulement dans les cœurs
Et c'est le savez-vous
Le devoir accompli
AKSALDIN
Pardonnez-moi car en vous voyant
J'ai été séduit et attiré
Puis j'ai compris qu'ainsi que moi-même
Vous aimiez avant tout la science
Et il me sembla que vous étiez
Pareille au terrain où lentement
Par hasard et par mille chimies
Se forment ces pierres précieuses
Qui taillées et polies sont si belles.
M AVISE
La beauté est en tout
Le devoir accompli
yiô LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANSALDIN
Voulez-vous donc n'être que l'esclave
Des grandes paroles collectives
MAVISE
Mais ces grandes paroles désignent
Des êtres véritables Patrie
Nationalités ou bien races
Dont nous sommes une particule
Que dire d'un globule du sang
D'une simple cellule du corps
Qui se refuserait à remplir
Sa fonction
ANSALDIN
Soit et cependant
Hors vos états policés ou non
Du sang il naît un ordre nouveau
Il naît un état un grand état
La nation de ceux qui ne veulent
Plus de mots souverains plus de gloire
Et comme les premiers chrétiens
Ils sont tous prêts dans la douleur
Prêts à devenir universels
Le Christ acquit aux hommes
Leurs droits spirituels
Et la France inventa
Leurs droits philosophiques
Dans cette île déserte
Proclamons donc enfin
Leurs droits physiques et politiques-
COULEUR DU TEMPS 7I7
M A VISE
Nous n'avons pas le droit
D'abandonner ainsi
Les morts et les vivants
ANSALDIN
Voiis êtes esclave de paroles
MAVISSE
Ramenez-nous dans notre pa3's
ANSALDIN
Il naît une catholicité
Fondée seulement sur la science
Et sur l'intérêt immédiat
Des hommes ne serait-il pas juste
Dites-moi que leur tranquillité
Allât de pair avec les progrès
De l'industrie
MAVISSE
Folie O folie
Ramenez-nous dans notre pays
Allez chercher monsieur Van Diemen
Je vous attends ici
ANSALDIN
J'obéis
SCÈNE III
MAVISE
M AVISE
Peut-être me trompé-je
Les femmes souffrent tant
7l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et moi j'ai tant souffert
Mille pensées m'assaillent
Je ne me connais plus
Je crie contre le rapt
Qui m'a menée ici
Et au fond de moi-mêm.e
Je me sens presque heureuse
O vie ô vie instable
Je suis comme un jardin
Que le vent ou la pluie
Peut d'un instant à l'autre
Défleurir Vie passée
Violente et sublime
Et quelle fille étais-je
J'allais me marier
Et l'amour est sous terre
Mais qu'eût été l'amour
Je ne sais je ne sais
Je sais que je suis belle
Comme un champ de bataille
Tout l'amour crie vers moi
L'amour de tous les hommes
L'amour de tous les êtres
De toutes les machines
Mais puis-je puis-je aimer
Moi ivre de devoir
Ivre d'être assaillie
Par les tentations
Ivre d'y résister
A moi ivre de lutte
On voudrait imposer
COULEUR DU TEMPS "JIJ
La paix ignoble et triste
De cette île déserte
Non il faut que je parte
Il faut qu'on me ramène
Dans cette humanité
Pleine d amour et de haine
Mais j'hésite à partir
Comme un nouveau devoir
A surgi dans mon âme
A grandi dans mon cœur
Un devoir vis à vis
De cet enfant Nyctor
Qui se tient à l'écart
Honteux d'être parti
Honteux d'être poète
Honteux d'être vivant
SCÈNE IV
MAVISE, NYCTOR
NYCTOR
Etes-vous donc égarée Mavise
MA\aSE
Non j'ai prié monsieur Ansaldin
De retrouver monsieur Van Diemen
NYCTOR
Ah \'ous êtes outrée de ce rapt
Je vous devine et je vous approuve
Oui vous voulez repartir là-bas
C'est juste et je suis un grand coupable
720 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Car moi seul de mes trois compagnons
Savais quel crime nous commettions
En vous entraînant sans vous le dire
Loin du jardin des explosions
M AVISE
Votre regard m'enivre Nyctor
Et vous devinez bien mes pensées
L'humanité tout entière parle
Par votre voix si harmonieuse
L'humanité dont je suis l'épouse
Depuis que mon fiancé est mort
NYCTOR
Je ne suis qu'un poète une voix
De l'infini une faible voix
MAVISE
Oui il y a dans votre réser\-e !
Dans votre goût de la solitude
Quelque chose Nyctor qui m'échappe
Et qui pourtant m'attire écoutez
Et cependant j'avais renoncé
A la chimie trompeuse des cœurs
L'amour c'était pour moi une armée
M'assaillant m'assiégeant mais vaincue
Savante je rêvais d'un bonheur
Fondé sur le devoir accompli
Et sur la liberté de chercher
La lutte mais oui toujours la lutte
De l'humanité contre mon cœur
De mon cerveau contre la nature
COULEUR DU TEMPS 72 I
NYCTOR
Et VOUS voilà réduite à la paix
MAVISE
Que de sphinx rôdent autour de moi
Tous m'ont crié devine devine
Et à chacun d'eux je voudrais bien
Pouvoir répondre j'ai deviné
Quel monstre singulier êtes-vous
Qui ne me proposez pas d'énigme
Dites-moi voulez-vous que je reste
NYCTOR
Votre devoir
MAVISE
Je le sacrifie
NYCTOR
Vos souvenirs
MAVISE
Je les sacrifie
NYCTOR
O femme ô femme plus mécanique
Plus mécanique que les machines
L'âme des canons est plus sensible
Que l'âme de la femme il ne crie
En elle que l'instinct de l'espèce
MAVISE
Je suis une femme bien étrange
Et aussi esseulée que vous l'êtes
Je cherche la formule savante
722 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Qui contiendrait la toute-puissance
Permettez Nyctor que je m'éclaire
A la flamme de votre cerveau
Nous unirons si vous le voulez
La science avec la poésie
Ainsi qu'il fut au commencement
Mais non non je m'égare Nyctor
Je ne sais plus rien Nyctor plus rien
J'ai tout oublie tout oublié
Et de plus je n'ai rien deviné
Oui il faut aimer sans rien savoir
NYCTOR
Aimer c'est sans doute la formule
De la puissance absolue aimer
Mais qui peut aimer à volonté
MAVISSE
Celui qui ne fuit pas le danger
NYCTOR
C'est vrai le danger est à la vie
Comme le sublime est au poète
Mais que cela est loin de l'amour
Tiens voici Ansaldin il vous aime
Adieu
MAVISE
Est-ce la paix entre nous
NYCTOR
Adieu
COULEUR DU TEMPS 723
SCÈNE V
LES MÊMES, AXSALDIN DE ROULPE, LE SOLITAIRE
ANSALDIN
J'ai parcouru toute l'île
Ne vous en allez donc pas Nyctor
Je n'ai pas rencontré Van Diemen
MAVISE
Oh il ne doit pas être bien loin
ANSALDIN
\oici le seul habitant de l'île
LE SOLITAIRE
Je vous le répète fuyez donc
Ce volcan le maître de cette île
Se réveille fuyez avant peu
Il dévastera tout mais fuyez
Ou bien vous périrez avec moi
Fuyez Fuyez
SCÈNE VI
LES MÊMES, VAN DIEMEN, MADAME GIRAUME
ANSALDIN
Cet honmie a bien raison
En errant dans l'île j'ai bien vu
Le grave danger qu'il nous annonce
Le solitaire est sur le point de s'évanouir.
VAN DIEMEN
Qu'avez-vous
724 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MADAME GIRAUME
Cet homme meurt de faim
LE SOLITAIRE
Non non mais laissez-moi me remettre
Depuis dix ans je n'ai pas parlé
Avec un être humain
ANSALDIN
Quelle paix
LE SOLITAIRE
Oui si on peut appeler ainsi
La dure lutte avec la nature
Avec les animaux les insectes
VAN DIEMEN
Venez avec nous pourquoi rester
NYCTOR
Oui venez
LE SOLITAIRE
Je n'en ai pas le droit
Le devoir me retient dans cette île
ANSALDIN
Quel est donc cet austère devoir
LE SOLITAIRE
Le devoir d'expier un grand crime
Mais vous êtes là comme des juges
Vous qui vous envolerez bientôt
O multiple oiseau inattendu
Je vais vous dire ce que j'expie
COULEUR DU TEMPS 725
Vous jugerez et vous partirez
Tandis que vous vous envolerez
Un feu mortel me purifiera
VAN DIEMEN
Parlez
NYCTOR
Parlez
LE SOLITAIRE
Mes compatriotes
M'ayant accablé sous l'injustice
Je me suis vengé en trahissant
Puis je fus justement condaniné
Tandis que le navire voguait
Vers le lieu où l'on me déportait
Je me suis évadé à la nage
Et je n'ai pas le droit de partir
J'ai moi-même choisi ma prison
Quand on a conscience du crime
On ne s'évade pas de prison
Tant qu'on n'a pas encore expié
Et je n'ai pas encore expié
J'ai mené une vie admirable
Dans sa sauvagerie une vie
De luttes dont je fus le vainqueur
Laissez moi laissez-moi donc adieu
J'ai voulu choisir le châtiment
Et non l'éviter Adieu fuyez
Adieu je ne suis qu'un criminel
NYCTOR
Vous le fûtes
J26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE SOLITAIRE
Qu'entends-je merci
VAN DIEMEN
Mais si vous tenez à expier
Vous n'avez pas le droit de mourir
Il faut vivre et souffrir
LE SOLITAIRE
Est-ce vrai
ANSALDIN
Venez avec nous
LE SOLITAIRE
Qui êtes-vous
ANSALDIN
Des hommes qui voient en vous un homme
Comme les autres pendant qu'ailleurs
Les autres s'entretuent
LE SOLITAIRE
Où cela
VAN DIEMEN
Là-bas Dans tous les pays
LE SOLITAIRE
O joie O joie on peut donc verser son sang
On peut mourir honorablement
On peut mourir glorieusement
Emmenez-moi aux pays sanglants
Je mourrai pour ceux que j'ai trahis
Je réparerai enfin mon crime
COULEUR DU TEMPS 727
Juges descendus du ciel dans l'île
Voulez-vous m'absoudre de mon crime
Et suis-je un homme comme les autres
Un homme ayant le droit de mourir
En poussant le cri de la bravoure
Un homme dont le sang peut couler
Comme un fleuve où je me laverai
VAX DIEMEN
Oui nous vous jugeons et votre crime
Est remis mais venez avec nous
Quand nous aurons trouvé le pays
Où gît cette paix que nous cherchons
Nous vous ramènerons aux pays
Où le sang coule
ANSALDIN
Vite Venez
Vite il est grand temps d'appareiller
Nous gagnerons le pôle venez
MAVISE
Ce traître a plus fortement que nous
Le sentiment de son devoir
NYCTOR
Ah voyez le volcan jette des flammes
La lave jaillit c'est la nature
Qui se déclare notre ennemie
ANSALDIN
Venez
NYCTOR
Voyez donc comme est terrible
Cette paix que nous cherchons en vain
728 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I.
Entre ciel et terre
NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN, LE SOLITAIRE,
MADAME GIRAUME, MAVISE
Puis les voix des Dieux
VAN DIEMEN
C'est un éblouissement aftreux
Ansaldin vous montez bien trop haut
Le soleil aujourd'hui a vraiment
Un éclat qu'on ne peut soutenir
ANSALDIN
Il faut cependant monter encore
Voyez ces gros nuages qui montent
Et nous montons pour fuir la tempête
MAVISE
Oh certains ont une forme humaine
D'autres nuages ont l'air de monstres
NYCTOR
Oui VOUS avez raison et depuis un quart d'heure
Je les vois arriver ce sont les dieux Mavise
Les dieux oui tous les dieux de notre humanité
Qui s'assemblent ici et c'est sans aucun doute
Bien la première fois que cela leur arrive
Les dieux de pierre et d'or les dieux de la matière
Et ceux de la pensée viennent vers le soleil
■COULEUR DU TEMPS 729
L'univers sous leur ombre oscille de terreur
Et l'atmosphère même en est toute troublée
Bel fend l'immensité avec ses douze cornes
Tous les temples se sont ouverts et tous les dieux
Sont venus de partout pour parler au soleil
Tous sont bons même ceux qui aiment les victimes
Ils ont toujours voulu la paix de leurs croyants
La plupart aiment l'homme et voudraient qu'il soit bon
ils voudraient que jamais il ne donnât la mort
Ils veulent qu'à eux seuls s'immolent les hosties
Gages sacrés de paix entre l'homme et la vie
Les plus sanglants les plus cruels aiment la paix
Et c'est pourquoi ils viennent tous se concerter
Avec ce grand soleil qui nous vivifie tous
Voyez ces dieux ce sont une mer déchaînée
C'est un grand incendie qui s'avance et qui gronde
Voici les vieux génies taureaux au front humain
Dont la barbe ruisselle et coiffés de la mitre
Tous ces dieux monstrueux obscurcissent l'azur
Les dieux de Babylone et tous les dieux d'Assur
Voici Melquarth le nautonier et le moloch
L'affamé qui toujours nourrit son ventre ardent
Baal au nom multiple adoré sur les côtes
Ce tourbillonenment Belzébuth Dieu des mouches
Et des champs de bataille écoutez écoutez
Tanit vient en criant et Lilith se lamente
Et sur un trône fait de flammes étagées
D'anges épouvantés et de bêtes célestes
Terrible et magnifique entouré d'ailes d'or
De cercles lumineux à la lueur mouvante
Jéhovah le jaloux dont le nom épouvante
47
730 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Arrive fulgurant infini adorable
Voici des dieux toujours des dieux toujours des dieux
Tous les antiques dieux venus des pyramides
Les sphinx les dieux d'Egypte aux têtes d'animaux
Les nomes Osiris et les dieux de la Grèce
Les muses les trois sœurs Hermès les Dioscures
Jupiter Apollon tous les dieux de Virgile
Et la tragique croix d'où le sang coule à flots
Par le front écorché par les cinq plaies divines
Domine le soleil qui l'adore en tremblant
Voilà les manitous les dieux américains
Les esprits de la neige et leurs mouches ganiqucs
Le Teutatès gaulois les walk3Ties nordiques
Les temples indiens se sont aussi vidés
Tous les dieux assemblés pleurent de voir les hommes
S'entretuer sous le soleil qui pleure aussi
LES VOIX DES DIEUX
Soleil ô vie ô vie
Apaise les colères
Console les regrets
Prends en pitié les hommes
Prends en pitié les Dieux
Les Dieux qui vont mourir
Si l'humanité meurt
COULEUR DU TEMPS 73 I
SCÈNE II
Le Pôle Sud
LE SOLITAIRE, NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN,
MADAME GIRAUME, MAVISE.
VAN DIEMEN
Nous voici au pôle mes amis
Est-ce ici le séjour de la paix
Ansaldin vous nous avez promis
De nous rendre la vie agréable
Et nous tremblons de froid et de peur
NYCTOR
Hélas
MAVISE
Parfois le sommeil me gagne
Comme si tout se glaçait en moi
MADAME GIRAUME
Moi je regrette un petit balcon
Donnant sur une rue peu passante
Et le bruit très lointain des tramways
Banquise de souvenirs glacés
MAVISE
Souvenirs Souvenirs
LE SOLITAIRE
Mais j'espère
Que nous ne resterons pas longtemps
Dans ce désert vous jm'avez promis
De me ramener dans les pays
Du grand courage individuel
732 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
NYCTOR
La blancheur souveraine qui brille
Partout est l'image de la paix
Implacablement froide la paix
Vers laquelle monsieur Ansaldin
De Roulpe nous a enfin menés
Nous ne tarderons pas à connaître
Cette paix dans toute son horreur
MADAME GIRAUME
La profonde et l'éternelle mort
VAN DIEMEN
De fortes brises accompagnées
De durs flocons de neige voyez
Font rage continuellement
Et couvrent tout d'un brouillard livide
Fait d'embrun et de l'humidité
Congelée de l'atmosphère
NYCTOR
Hélas
VAN DIEMEN
Mais si monsieur Ansaldin de Roulpe
Réussit ses miracles savants
ANSALDIN
Mais ne vous impatientez pas
J'organiserai tout savamment
Logis chauffage éclairage tout
Et je tirerai tout de la glace
NYCTOR à VAN DIEMEN
Il ne faut pas trop compter sur lui
Je crois bien qu'il est devenu fou
COULEUR DU TEMPS 735
Si je savais mener l'avion
Nous repartirions oui Ansaldin
Est fou et nous ne tarderons pas
A le devenir aussi nous tous
La mort nous attend Adieu Mavise
. Il me semble que ma pensée se gèle
MAVISE
Ma parole se glace au sortir
De ma bouche
MADAME GIRÂUME
Je me sens mourir
ANSALDIN
Ne désespérez pas je vous prie
Mais ayez tous confiance en moi
Et je vois déjà la cité blanche
Qui bientôt s'élèvera ici
Je ferai jaillir une lumière
Toutes les banquises brilleront
Comme des diamants
MAVISE
C'est fou
ANSALDIN
Et des palais seront nos demeures
La terre donnera la chaleur
Des profondeurs une vie magique
Va naître ici bientôt
LE SOLITAIRE
Mais je veux
Aller au pays où Ton se bat
O souvenirs cruels souvenirs
734 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
NYCTOR
Le froid augmente en mourant ici
Nous aurons la consolation
De ne point tomber en pourriture
Dans des siècles nous serons intacts
Comme si nous dormions car la mort
Ce n'est pas la putréfaction
Dans ce lieu merveilleux de la paix
Mais seulement un sommeil sans fin
VAN DTEMEN
Allons ne nous abandonnons pas
Au désespoir et séparons-nous
Pour aller tous à la découverte
Pour ma part parmi les blocs épars
Je vais sur ces pentes de cristal
Reconnaître notre blanc royaume
SCÈNE III
MAVISE, NYCTCR
NYCTOR
Leurs silhouettes dans le brouillard
Sont comme des fantômes
MAVISE
Hélas
Vous êtes cruel Nyctor oui vous l'êtes
Vous avez écarté tout espoir
Nous n'avons plus foi dans Ansaldin
C'est votre faute
COULEUR DU TEMPS 735
NYCTOR
Mais il est fou
MAVISE
La folie a fait de grandes choses
Le doute est toujours cause de mort
Sachez qu'on peut tout utiliser
Même les aurores boréales
Qui splendides marchent dans le ciel
En froissant leur grand manteau de soie
NYCTOR
Mais nous sommes plus près de la mort
Plus près qu'avec une mitrailleuse
Braquée sur notre poitrine
MAVISE
Quoi
Oh lâche je vous méprise L'homme
N'est-il pas en tous lieux et toujours
En dancrer Fou ou non Ansaldin
Espère Vous rêvez à la mort
Puisque vous avez votre bon sens
Sauvez-nous inventez soyez homme
NYCTOR
O nuit ô splendide nuit où rampent
Les célestes bêtes de phosphore
Belles musiques agonisant
Dans la rondeur de l'immensité
Je jouis pleinement de la paix
De ces splendeurs et de ces blancheurs
Et l'éternité qui les fit naître
Ne les verra jamais mourir
736 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MAVISE
Ah
Il est devenu fou il est fou
Tous sont devenus fous
NYCTOR
C'est je crois
Une promesse d'éternité
Que mourir dans cette froide paix
Mais je vais aller me promener
MAVISE
J'ai peur de lui j'ai peur d'être seule
(^Elk crié)
Venez tous au secours au secours
SCÈNE w
Un autre site du pôle avec une banquise de glace trans-
parente qui renferme un corps de femme
LA FEMME DANS LA BANQUISE DE GLACE, NYCTOR
NYCTOR entrant
Comme elle est belle mais je suis fou
Est-ce possible ou n'est-ce qu'un songe
Je vois bien devant moi la beauté
L'adorable beauté de mes rêves
Elle est plus belle que dans les livres
Toutes les imaginations
Des poètes n'avaient supposé
Elle est plus belle que ne fut Eve
Plus belle que ne fut Eurydice
Plus belle qu'Hélène et Dalila
Plus belle que Didon cette Reine
COULEUR DU TEMPS 737
Et que non Saloméla danseuse
Que ne fut Cléopâtre et ne fut
Rosemonde au palais Merveilleux
O beauté je te salue au nom
De tous les hommes de tous les hommes
C'est moi qui t'avais imaginée
C'est moi qui t'ai enfin inventée
Je t'ai créée fille de mes rêves
Je t'adore ma création
SCÈNE V
LES MÊMES, ANSALDIN DE ROULPE
ANSALDIN
Que vois-je quelle est cette merveille
Mais c'est là un phénomène unique
On parle de mammouths millénaires
Retrouvés intacts en Sibérie
C'est une femme Et quelle beauté
Voilà voilà la vie immortelle
La paix harmonieusement belle
C'est la science parfaite et pure
C'est la plus belle qu'on puisse voir
Et cependant elle est plus antique
Que la plus antique des beautés
Qu'aient jamais célébrée les poètes
Elle est vraie ce n'est pas un prestige
Elle est là derrière cette glace
C'est la beauté la jeunesse même
Et c'est l'être le plus ancien
738 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
NYCTOR
Ne serait-ce pas Eve elle-même
ANSALDIN
Qu'importe son nom c'est la science
Celle que depuis les origines
Le froid de la paix a conservée
Belle et pure à jamais
NYCTOR
Et je l'aime
ANSALDIN
Arrière qui donc ose l'aimer
NYCTOR
Moi je l'adore et elle est à moi
A moi seul qui l'ai vue le premier
ANSALDIN
Mais qu'importe elle n'est qu'à moi seul
Puisque seul je puis la conserver
Je suis seul à pouvoir assurer
La perpétuité de sa beauté
NYCTOR
. Et moi je l'idéaliserai
ANSALDIN
Et moi je la sauvegarderai
NYCTOR
C'est l'idéal
ANSALDIN
Non c'est la science
Mais quelle gloire pour un savant
COULEUR DU TEMPS 739
Je la transporterai en Europe
Et quelle gloire m'entourera
La gloire même de sa beauté
Devant quoi pâliront les artistes
Devant quoi pâliront les poètes
On bâtira un musée pour elle
Ce sera son palais éternel
Où elle survivra à jamais
On y portera ce bloc de glace
Sans cesse jour et nuit des machines
Seront occupées à la garder
Froide et dure transparente comme
Un diamant oui un diamant
Un immense diamant de glace
C'est la seule splendeur qui soit digne
De sa beauté précieuse et pure
NYCTOR
Mais si vous ne m'aviez pas suivi
Vous n'auriez pas trouvé cette femme
Avouez qu'elle est à moi
ANSALDIN
A moi
NYCTOR
Elle est à moi qui l'ai inventée
ANSALDIN
A moi qui peux la sauvegarder
NYCTOR
Mais elle est la fille de mes rêves
Et de mon imagination
740 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANSALDIN
Mais elle est une réalité
Elle est à la science et non pas
A l'irréelle poésie
SCÈNE VI
LES MÊMES, VAN DIEMEN
VAN DIEMEN
Ah
Je ne rêve pas non Qu'elle est belle
NYCTOR
Elle est à moi
ANSALDIN
Non elle est à moi
VAN DIEMEN
Elle est à moi oui elle est'à moi
Car c'est moi qui suis venu ici
Et VOUS ne m'avez suivi que grâce
A la bonté que j'eus de vous prendre
Avec moi est-ce vrai Répondez
Sans moi vous seriez restés là-bas
La voilà la paix la belle paix
L'immobile paix de nos souhaits
Elle est à moi partez mais partez
ANSALDIN
Elle est à moi
NYCTOR
Elle n'est qu'à moi
COULEUR DU TEMPS 74 I
SCÈNE \' I I
LES MÊMES, LE SOLITAIRE
LE SOLITAIRE
Qu'elle est belle A vous cette merveille
Non non Elle est à moi tout seul
Elle est à moi et non pas à vous
Des fous des trompeurs Je veux
Que vous vous en alliez laissez-moi
J'ai été longtemps seul laissez-moi
Avec elle je veux vivre ici
Allez vous-en mais allez vous-en
Je vous ai tous sauvés de la mort
Dans l'île volcanique est-ce vrai
Laissez cette femme solitaire
Au solitaire que j'ai été
Allez vous-en donc je vous en prie
Elle est à moi et non pas à vous
X YCTOR
Eve modèle de la beauté
ANSALDIN
La science qui ne change pas
VAN DIEMEN
Immobile et très belle à jamais
C'est la paix même que nous cherchons
LE SOLITAIRE
Puisque vous le voulez ce sera
Pour elle que nous nous battrons
742 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANSALDIN
Soit
VAN DIEMEN
Jusqu'à la mort
NYCTOR
Oui jusqu'à la mort
Ils se battent.
SCÈNE VIII
LES MÊMES, MADAME GIRAUME, MAVISE,
VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS
MAVISE
Et voilà cette paix qu'on cherchait
Cette immobile paix pour laquelle
Ils se battent ces malheureux fous
VAN DIEMEN
Ah je meurs Assassins Assassins
MAVISE
Quelle horreur et nous vivrons encore
Jusqu'à ce que le froid souverain
Faisant tourbillonner un grand vent
Sur nos silhouettes accroupies
Crie désespérément son triomphe
NYCTOR
Je meurs avec joie pour sa beauté
ANSALDIN
Je meurs satisfait j'ai tout connu
LE SOLITAIRE
Ah il nVa tué mon sang me lave
COULEUR DU TEMPS 743
M A VISE '
Voilà cette paix si blanche et belle
Si immobile si morte enfin
La voilà cette paix homicide
Pour laquelle les hommes se battent
Et pour laquelle les hommes meurent
MADAME GIRAUME
O mon fils je t'avais oublié
Tu mourus en faveur de la vie
Nous mourons d'une paix qui ressemble à la mort
VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS
Adieu Adieu il faut que tout meure
GUILLAUME APOLLINAIRE
SI LE GRAIN NE MEURT...
FRAGMENTS
IV
Ma mère se laissa persuader par la famille d'aller passer
à Rouen les premiers temps de son deuil. Elle n'eut pas
le cœur de me laisser chez Monsieur Vedel ; et c'est
ainsi que commença pour moi cette vie irrégulière et
désencadrée, cette éducation rompue à laquelle je ne
devais que trop prendre goût.
C'est donc dans la maison de la rue de V., chez mon
oncle T., que nous passâmes cet hiver. M. Pourtil, un
professeur qui donnait également des leçons à ma cou-
sine Juliette, vint me faire travailler un peu chaque
jour. Il se servait, pour m'enseigner la géographie, de
« cartes muettes», dont je devais repérer et inscrire tous
les noms, repasser à l'encre les tracés discrets. L'effort
de l'enfant était considérablement épargné ; grâce à quoi
i. Voir h Kouveîle Revue Française des ic février, i" mars et
i*"^ mai 1920.
SI LE GRA1\ NE MEURT... 745
il ne retenait plus rien. Je né me souviens que des doigts
en spatule de M. Pourtil, extraordinairement plats,
larges et carrés du bout, qu'il promenait sur ces cartes.
Je reçus en cadeau de nouvel an, cet hiver, un appa-
reil à copier ; je ne sais plus le nom de cette machine
rudimentaire, qui n'était en vérité qu'un plateau de
métal couvert d'une substance gélatineuse, sur laquelle
on appliquait d'abord la feuille qu'on venait d'écrire,
puis la série des feuilles à impressionner. L'idée d'un
journal naquit-elle de ce cadeau, ou au contraire le
cadeau vint-il pour répondre à un projet de journal ?
Peu importe. Toujours est-il qu'une petite gazette à
l'usage des proches fut fondée. Je ne pense pas avoir
conservé les quelques numéros qui parurent : je crois
bien qu'il y avait de la prose et des vers de mes cousines ;
quant à ma collaboration, elle consistait uniquement
dans la copie de quelques pages des grands auteurs : par
une modestie que je renonce à qualifier, je m'étais per-
suadé que les parents trouveraient plus de plaisir à lire
<( L'Écureuil est un gentil petit animal... » de BufTon et
des fragments d'épîtres de Boileau, que n'importe quoi
de mon cru — et qu'il était séant qu'il en fût ainsi.
Cette année 1881, ma douzième, ma mère qui s'in-
quiétait un peu du désordre de mes études et de mon
désœuvrement à La Roque, fit venir un précepteur. Je
ne sais trop qui put lui recommander M. Gallin.
C'était un tout jeune gandin, un étudiant en théologie
je crains bien, myope et niais, que les leçons qu'il don-
nait semblaient embêter encore plus que moi, ce qui n'était
pourtant pas peu dire. Il m'accompagnait dans les bois,
4S
746 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mais sans cacher qu'il ne goûtait pas la campagne. J'étais
ravi quand une branche de coudre, au passage, faisait
sauter son pince-nez. Il chantait du bout des lèvres, avec
affectation, un air des Cloches de Cornei'ille, où revenaient
ces paroles :
... Des amourettes.
Qu'on n'aime pas.
La complaisante affectation de sa voix mièvre m'exas-
pérait ; je finis par déclarer que je ne comprenais pas
qu'il pût trouver plaisir à chanter de pareilles inepties.
— Vous trouvez cela stupide parce que vous êtes trop
jeune, répliqua-t-il avec suffisance. Vous aimerez cela
plus tard. C'est au contraire très fin.
Il ajouta que c'était un air très vanté d'un opéra très
en vogue... Tout alimentait mon mépris.
J'admire qu'une instruction si brisée ait malgré tout
pu réussir en moi quelque chose : l'hiver suivant ma
mère m'emmena dans le midi. Sans doute cette décision
fut-elle le résultat de longues méditations, de patients
débats ; chaque action de maman était toujours très
raisonnée. S'inquiétait-elle de mon médiocre état de
santé ? Cédait-elle à des objurgations de ma tante
Charles Gide, qui s'obstinait volontiers h. ce qu'elle esti-
mait le préférable ? Je ne sais. Les raisons des parents
sont impénétrables.
Les Charles Gide occupaient alors à Montpellier, au
bout en cul-de-sac de la rue Salle L'Evêque, le second et
dernier étage de l'hôtel particulier des Castelneau.
Ceux-ci ne s'étaient réservé que le premier et le rez-de-
chaussée beaucoup plus vaste, de plain pied avec un
SI LE GRAIN NE MEURT... 747
jardin où nous avions gracieux accès. Le jardin n'était
en lui-même, autant qu'il m'en souvient, qu'un fouillis
de chênes-verts et de lauriers, mais sa position était
admirable ; en terrasse d'angle au-dessus de l'Esplanade,
dont il dominait l'extrémité, ainsi que les faubourgs de
la ville, jetant le regard jusqu'au lointain pic Saint-Loup,
que mon oncle contemplait également des fenêtres de
son cabinet de travail.
Est-ce par discrétion que ma mère et moi nous ne
logeâmes pas chez les Charles Gide ? ou simplement
parce qu'ils n'avaient pas la place de nous héberger ? car
nous avions Marie avec nous. Peut-être aussi le deuil
inclinait-il ma mère et la faisait-elle souhaiter plus de
solitude. Nous descendîmes d'abord à l'hôtel Nevet,
avant de chercher dans un quartier voisin un apparte-
ment meublé où nous installer pour l'hiver.
Celui sur lequel s'arrêta le choix de ma mère était
dans une rue en dépente qui partait de la grand'place,
à l'autre bout de l'Esplanade ; en contre-bas de celle-ci,
de sorte qu'elle n'avait de maisons que d'un côté. A
mesure qu'elle descendait, s'éloignant de la grand'place,
la rue se faisait plus sombre et plus sale. Notre maison
était vers le milieu.
L'appartement était petit, laid, misérable ; son mobi-
lier était sordide. Les fenêtres de la chambre de ma
mère et de la pièce qui servait à la fois de salon et de
salle à manger, donnaient sur l'Esplanade, c'est-cà-dire
que le regard butait sur le mur de soutènement. Ma
chambre. et celle de Marie prenaient jour sur un jardinet
sans gazon, sans arbres, sans fleurs, et que l'on eût
appelé cour, n'eussent été deux buissons sans feuilles
748 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sur lesquels lu lessive de la propriétaire s'épanouissait
hebdomadairement. Un mur bas séparait ce jardin d'une
courette voisine, sur laquelle ouvraient d'autres fenêtres :
il y avait là des cris^ des chants, des odeurs d'huile, des
langes qui séchaient, des tapis qu'en secouait, des pots
de chambre qu'on vidait, des enfanis qui piaillaient,
des oiseaux qui s'égosillaient dans leurs cages... On
voyait errer de cour en cour nombre de chats famé-
liques que, dans le désœuvrement des dimanches, le
fils de la propriétaire et ses amis, grands galopins de
dix-huit ans, poursuivaient à coups de débris de vaisselle.
Nous dînions assez souvent chez les Charles Gide ;
leur cuisine était excellente et contrastait avec la rata-
touille que nous apportait le reste du temps un traiteur.
La hideur de notre installation me donnait à penser que
la mort de mon père avait entraîné notre ruine ; mais je
n'osais questionner maman là-dessus. Si lugubre que fût
l'appartement, c'était un paradis pour qui revenait du lycée.
Je doute s'il avait beaucoup changé depuis le temps
de Rabelais. L'entrée des classes était si peu protégée
que le jeu des élèves était d'attirer les chiens de la rue.
Non ; je dois me tromper ; la classe n'ouvrait tout de
même pas directement sur le dehors... En tout cas je
me souviens fort bien que, par la porte que Monsieur
Nadaud laissait volontiers ouverte, un jour un chien
entra ; après tout c'était peut-être le chien du con-
cierge... Comme il n'y avait de patères nulle part où
pouvoir accrocher ses eflets, ceux-ci servaient de coussin
de siège ; et aussi de coussin de pieds pour le voisin
d'au-dessus, car on était sur des gradins. On écrivait sur
ses genoux.
SI LE GRAIN NE MEURT... 749
Deux factions divisaient la classe, et divisaient tout le
lycée : Il y avait le parti des catholiques et le parti des
protestants. A mon entrée à l'École Alsacienne j'avais
appris que j'étais protestant : dès la première récréation
les autres, m'entourant, m'avaient demandé :
— T'es catholique, toi ? ou protescul ?
Parfaitement interloqué, entendant pour la première
fois de ma vie ces sons baroques — car mes parents
s'étaient gardés de me laisser connaître que la foi de tous
les Français pouvait ne pas être la même, et l'entente
qui régnait h Rouen entre mes parents m'aveuglait sur
leurs divergences confessionnelles — je répondis que je
ne savais pas ce que tout cela voulait dire. Il y eut un
camarade obligeant qui se chargea de m'expliquer :
— Les catholiques c'est ceux qui croient à la Sainte
Vierge.
Sur quoi je m'écriai qu'alors j'étais sûrement protes-
tant. Il n'y avait pas de juifs parmi nous, par miracle ;
mais un petit gringalet, qui n'avait pas encore parlé,
s'écria soudain ;
— Mon père, lui, est athée. — Ceci dit d'un ton
supérieur, qui laissa les autres perplexes. Je retins le mot
pour en demander l'explication à ma mère :
— Qu'est-ce que cela veut dire : athée ?
— Cela veut dire : un vilain sot.
Peu satisfait, j'interrogeai derechef, je pressai ; enfin
maman, lassée, coupa court à mon insistance, comme
elle faisait souvent, par un :
— Tu n'as pas besoin de comprendre cela maintenant,
ou : Tu comprendras cela plus tard. (Elle avait un grand
choix de réponses de ce genre, qui m'enrageaient).
■7)0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
S'étonnera-t-on que des mioches de dix à douze ans
se préoccupassent déjà de ces choses ? Mais non ; il n'y
avait là que ce besoin inné du Français, de prendre parti,
d'être d'un parti, qui se retrouve à tous les figes et du
haut en bas de notre société.
Un peu plus tard, me promenant au Bois avec Fran-
çois de Witt et mon cousin Octave Join-Lambert, dans
la voiture des parents de celui-ci, je me fis chanter pouille
par les deux autres : ils m'avaient demandé si j'étais
royaliste ou républicain, et j'avais répondu :
— Républicain parbleu ! ne comprenant pas encore,
puisque nous étions en république, qu'on pût être autre
que républicain. François et Octave m'étaient tombé
dessus à bras raccourcis. Sitôt de retour :
— Ça n'est donc pas ça que j'aurais dû dire? avais-je
demandé naïvement.
— Mon enfant, m'avait répondu ma mère après un
petit temps de réflexion, lorsqu'on te demandera ce que
tu es, dis que tu es pour une bonne représentation cons-
titutionnelle. Tu te souviendras ?
Elle m'avait fait répéter ces mots surprenants.
— Mais... qu'est-ce que ça veut dire ?
— Eh bien ! précisément, mon petit : les autres ne
comprendront pas plus que toi, et alors ils te laisseront
tranquille.
A Montpellier la question confessionnelle importait
peu ; mais comme l'aristocratie catholique envoyait ses
enfants chez les Frères, il ne restait guère au lycée, en
regard des protestants qui presque tous cousinaient
entre eux, qu'une plèbe souvent assez déplaisante et
qu'animait contre nous des sentiments nettement haineux.
SI LE GRAIN NE MEURT... 7)1
Je dis « nous » car presque aussitôt j'avais fait corps
avec mes corréligionnaires, enfants de ceux que fréquen-
taient mon oncle et ma tante, et auprès de qui j'avais
été introduit. Il y avait là des W***, des L***, des C***,
des B***, parents les uns des autres et des plus accueil-
lants. Tous n'étaient pas dans ma classe, mais on se
retrouvait à la sortie.
Les deux fils du docteur L*** étaient ceux avec qui je
frayais le plus. Ils étaient de naturel ouvert, franc, un
peu taquin, mais foncièrement honnête ; malgré quoi je
n'éprouvais qu'un médiocre plaisir à me trouver avec
eux, Je ne sais quoi de positif dans leurs propos, de
déluré dans leur allure, me rencognait dans ma timidité,
qui s'était entre temps beaucoup accrue. Je devenais
triste, maussade et ne fréquentais mes camarades que
parce que je ne pouvais faire autrement. Leurs jeux étaient
bruyants autant que les miens eussent été calmes et je me
sentais pacifique autant qu'ils se montraient belliqueux.
Non contents des tripotées au sortir des classes, ils ne par-
laient que de canons, de poudre et de « pois fulminants ».
C'était une invention que nous ne connaissions heureu-
sement pas à Paris : un peu de fulminate, un peu de fin
gravier ou de sable, le tout enveloppé dans un papier à
papillotes, et cela pétait ferme quand ofi le lançait sur le
trottoir entre les jambes d'un passant. Aux premiers pois
que les fils L*** me donnèrent, je n'eus rien de plus pressé
que de les noyer dans ma cuvette, sitôt rentré dans notre
infect appartement. L'argent de poche qu'ils pouvaient
avoir passait en achats de poudre dont ils bourraient
jusqu'à la gueule des petits canons de cuivre eu d'acier
qu'on venait de leur donner pour leurs étrennes et qui
752 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
positivement me terrifiaient. Ces détonations me tapaient
sur les nerfs, m'étaient odieuses et je ne comprenais pas
quelle sorte de plaisir infernal on y pouvait prendre.
Ils organisaient des feux de file contre des armées de
soldats de plomb... Moi aussi j'avais eu des soldats de
plomb ; moi aussi je jouais avec ; mais c'était à les faire
fondre. On les mettait tout droits sur une pelle qu'on
faisait chauffer ; alors on les voyait chanceler soudain sur
leur base, piquer du nez, et bientôt s'échappait de leur
uniforme terni une petite âme brillante, ardente et
dépouillée... Je reviens au lycée de Montpellier.
Le régime de l'École Alsacienne amendait celui du
lycée ; mais ces améliorations, pour sages qu'elles fus-
sent, tournaient à mon désavantage. Ainsi l'on m'avait
appris à réciter à peu près décemment les vers, ce à
quoi déjà m'invitait un goût naturel ; tandis qu'au lycée
(du moins celui de Montpellier) l'usage était de réciter
indifféremment vers ou prose d'une voix blanche, le
plus vite possible et sur un ton qui enlevât au texte
je ne dis pas seulement tout attrait, mais tout sens
même, de sorte que plus rien n'en demeurait qui moti-
vât le mal qu'on s'était donné pour l'apprendre. Rien
n'était plus affreux ; ni plus baroque ; on avait beau
connaître le texte, on n'en reconnaissait plus rien ; on
doutait si l'on entendait du français. Quand mon tour
vint de réciter (je voudrais me rappeler quoi), je sentis
aussitôt que, malgré le meilleur vouloir, je ne pourrais
me plier à leur mode, et qui, vrai! me répugnait trop...
Je récitai donc comme j'eusse récité chez nous.
Aux premiers vers ce fut de la stupeur, cette sorte de
stupeur que soulèvent les vrais scandales ; puis qui fit
SI LE GRAIN NE MEURT... 753
place à un immense rire général. D'un bout à l'autre
des gradins, du haut en bas de la salle, on se tordait ;
chaque élève riait comme il n'est pas souvent donné de
rire en classe ; on ne se moquait même plus ; l'hilarité
était irrésistible au point que Monsieur Nadaud lui-
même y cédait ; du moins souriait-il, et les rires alors,
s'autorisant de ce sourire, ne se retenaient plus. Le sou-
rire du professeur était ma condamnation assurée ; je ne
sais pas où je pus trouver la constance de poursuivre
jusqu'au bout du morceau, que. Dieu merci, je possé-
dais bien. Alors, à mon étonnement et à l'ahurissement
de la classe, on entendit la voix très calme, auguste même,
de Monsieur Nadaud, qui souriait encore après que les
rires enfin s'étaient tus :
— Gide, dix. (C'était la note la plus haute.) Cela
vous fiiit rire. Messieurs ; eh bien ! permettez-moi de
vous le dire : c'est comme cela que vous devriez tous
réciter.
J'étais perdu. Ce compliment, en m'opposant à mes
camarades, eut pour résultat le plus clair de me les
mettre tous à dos. On ne pardonne pas, entre condis-
ciples, les faveurs subites, et Monsieur Nadaud, s'il
avait voulu m'accabler, ne s'y serait pas pris autrement.
Ne suffisait-il pas déjà qu'ils me trouvassent poseur, et
ma récitation ridicule ? Ce qui achevait de me compro-
mettre, c'est qu'on savait que je prenais avec Monsieur
Nadaud des leçons particulières. Et voici pourquoi j'en
prenais :
Une des réformes de l'Ecole Alsacienne portait sur
l'enseignement du latin, qu'elle ne commençait plus
qu'en sixième. De la sixième au baccalauréat ses élèves
754 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
auraient le temps, prétendait-elle, de rejoindre ceux du
lycée qui, dès la neuvième ânonnaient : rosa, rosœ. On
partait plus tard, mais pour arriver pas moins tôt ; les
résultats l'avaient prouvé... Oui ; mais moi qui prenais
la course en écharpe, j'étais handicapé ; malgré les
fastidieuses répétitions de Monsieur Xadaud je perdis
vite tout espoir de rattraper jamais ceux qui déjà tra-
duisaient Virgile. Je sombrai dans un désespoir affreux.
Ce stupide succès de récitation et la réputation de
poseur qui s'ensuivit déchaînèrent l'hostilité de mes
camarades ; ceux qui d'abord m'avaient entouré me
renoncèrent ; les autres s'enhardirent, dès qu'ils ne me
virent plus soutenu. Je fus moqué, rossé, traqué. Le
supplice commençait au sortir du lycée ; pas aussitôt
pourtant, car ceux qui d'abord avaient été mes com-
pagnons ne m'auraient tout de même pas laissé brimer
sous leurs yeux ; mais au premier détour de la rue. Avec
quelle appréhension j'attendais la fin de la classe ! Et
sitôt dehors, je me glissais, je courais. Heureusement
nous n'habitions pas loin ; mais eux s'embusquaient sur
ma route : alors, par peur des guet-apens, j'inventais
d'énormes détours ; ce que les autres ayant compris, ce
ne fut plus de l'affût, ce devint de la chasse à courre ;
pour un peu c'aurait pu devenir amusant ; mais je sentais
chez eux moins l'amour du jeu que la haine du misérable
gibier que j'étais. Il y avait surtout le fils d'un entre-
preneur forain, d'un directeur de cirque, un nommé
Lopez, ou Tropez, ou Gomez, un butor de formes
athlétiques, sensiblement plus âgé qu'aucun de nous,
qui mettait son orgueil à rester dernier de la classe,
dont je revois le mauvais regard, les cheveux ramenés
SI LE GRAIN NE MEURT... 75 J
bas sur le front, plaques, luisants de pommade, et la
La Vallière couleur de sang ; il dirigeait la bande, et
celui-là vraiment voulait ma mort. Certains jours je
rentrais dans un état pitoyable, les vêtements déchirés,
pleins de boue, saignant du nez, claquant des dents,
hagard. Ma pauvre mère se désolait. Puis enfin je tombai
sérieusement malade, ce qui mit fin à cet enfer. On
appela le docteur : j'avais la petite vérole. Sauvé !
Bien soignée la maladie suivit son cours ordinaire ;
c'est-à-dire que j'allais être bientôt remis sur pied. Mais
à mesure qu'avançait la convalescence et qu'approchait
l'instant où je devrais reprendre le licol, je sentais une
affreuse angoisse, faite du souvenir de mes misères, une
angoisse sans nom m'envahir. Dans mes rêves je revoyais
Gomez le féroce ; je haletais poursuivi par sa meute ;
essuyais à nouveau contre ma joue l'abominable contact
du chat crevé qu'un jour il avait ram,a!^é dans le ruisseau
pour m'en frictionner le visage, tandis que d'autres
me tenaient les bras ; je me réveillais en sueur, mais
c'était pour retrouver mon épouvante en songeant à
ce que le docteur L*** avait dit à ma mère : — dans peu
de jours je pourrais rentrer au lycée — alors je sen-
tais le cœur me manquer. Au demeurant ce que j'en dis
n'est nullement pour excuser ce qui va suivre. Dans la
maladie nerveuse qui succéda à ma variole, je laisse
aux neurologues à démêler la part qu'y prit la complai-
sance.
Voici je crois comment cela commença : Au premier
jour qu'on me permit de me lever, un certain vertige
faisait chanceler ma démarche, comme il est naturel après
trois semaines de lit. Si ce vertige était un peu plus fort.
7)6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pensais-je, puis-je imaginer ce qui se passerait ? Oui,
sans doute : ma tête, je la sentirais fuir en arrière ; mes
genoux fléchiraient (j'étais dans le petit couloir qui
menait de ma chambre à celle de ma mère) et soudain
je croulerais à la renverse. Oh ! me disais-je, imiter ce
qu'on imagine !... Et tandis que j'imaginais, déjà je
pressentais quelle détente, quel répit je goûterais à céder
à l'invitation de mes nerfs. Un regard en arrière, pour
m'assurer de l'endroit où ne pas me faire trop de mal en
tombant...
Dans la pièce voisine, j'entendis un cri. C'était Marie,
qui accourut. Je savais que ma mère était sortie ; un
reste de pudeur, ou de pitié, me retenait encore devant
elle ; mais je comptais qu'il lui serait tout rapporté.
Après ce coup d'essai, presque étonné d'abord qu'il
réussît, promptement enhardi, devenu plus habile et
plus décidément inspiré, je hasardai d'autres mouve-
ments, que tantôt j'inventais saccadés et brusques, que
tantôt je prolongeais au contraire, répétais et rythmais
en danses. J'y devins fort expert et possédai bientôt un
répertoire assez varié : celle-ci se sautait presque sur
place ; cette autre nécessitait le peu d'espace de la fenêtre
à mon lit, sur lequel, tout debout, à chaque retour je me
lançais : en tout trois bonds bien exactement réussis ;
et cela plus d'une heure durant. Une autre enfin que
j'exécutais couché, les couvertures rejetées, consistait en
une série de ruades en hauteur, scandées, comme celles
des jongleurs japonais.
Maintes fois par la suite je me suis indigné contre
moi-même, doutant où je pusse trouver le cœur, sous
les yeux de ma mère, de mener cette comédie ? Mais
SI LE GRAIN NE MEURT... 757
avouerai-je qu'aujourd'hui cette indignation ne me
paraît pas bien méritée : Ces mouvements, s'ils étaient
conscients, n'étaient qu'à peu près volontaires. C'est-à-
dire que, tout au plus, j'aurais pu les retenir un peu.
Mais j'éprouvais le plus grand soûlas à les faire. Ah ! que
de fois, longtemps ensuite, souftVant des nerfs, ai-je pu
déplorer de n'être plus à un âge où quelques entrechats...
Dès les premières manifestations de ce mal bizarre,
le docteur L*** avait pu rassurer ma mère : les nerfs, rien
que les nerfs, disait-il ; mais comme tout de même je
continuais de gigoter, il jugea bon d'appeler à la rescousse
deux confrères. La consultation eut lieu, je ne sais com-
ment ni pourquoi, dans une chambre de l'hôtel Nevet \
Ils étaient là, trois docteurs, L***, T*** et B***, ce der-
nier, médecin de Lamalou-les-bains, où il était question
de m'envoyer. Ma mère assistait, silencieuse.
J'étais un peu tremblant du tour que prenait l'aven-
ture ; ces vieux messieurs,, dont deux à barbe blanche,
me retournaient dans tous les sens, m'auscultaient, puis
parlaient entre eux à voix basse... Allaient-ils me percer
à jour ? dire, l'un d'eux, M. T*** à l'œil sévère :
— Une bonne fessée, Madame, voilà ce qui convient
à cet enfant...?
Mais non ; et plus ils m'examinent, plus semble les
pénétrer \e sentiment de l'authenticité de mon cas.
Après tout, puis-je prétendre en savoir sur moi-même
plus long que ces Messieurs ? En croyant les tromper,
I. A bien v rclléchir je crois qu'il faut placer cette consultation
entre mes deux premiers séjours à Lamalou, et c'est ce qui expli-
querait que nous fussions à Thôtel.
7)8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
c'est sans doute moi que je trompe... La séance est
finie.
Je me rhabille. T*** paternellement se penche, veut
m'aider ; B*** aussitôt l'arrête ; je surprends de lui à
T*** un petit geste, un clin d'œil, et suis averti qu'un
regard malicieux, fixé sur moi, m'observe, veut m'ob-
server encore, alors que je ne me sache plus observé,
qu'il épie le mouvement de mes doigts, ce regard, tandis
que je reboutonne ma veste... « Avec le petit vieux que
voilà, s'il m'accompagne à Lamalou, il va falloir jouer
serré, » pensai-je, et, sans en avoir l'air, je lui servis
quelques grimaces de supplément, du bout des doigts
trébuchant dans les boutonnières.
Quelqu'un qui ne prenait pas au sérieux ma maladie,
c'était mon oncle ; et comme je ne savais pas encore
qu'il ne prenait au sérieux les maladies de personne,
j'étais vexé, j'étais extrêmement vexé, et résolus de
vaincre cette indifférence en jouant gros. Ah ! quel sou-
venir misérable ! Comme je sauterais par dessus, si j'ac-
ceptais de rien omettre !... Me voici dans l'antichambre
de l'appartement, rue Salle L'Evêque ; mon oncle vient
de sortir de sa bibliothèque et je sais qu'il va repasser ;
je me glisse sous une console, me couche à ras le sol,
sur les dalles, et, quand il revient, j'attends d'abord
quelques instants, si peut-être il m'apercevra de lui-
même, car l'antichambre est vaste et mon oncle va
lentement ; mais il tient à la main un journal qu'il lit
tout en marchant ; encore un peu et il va passer outre...
Je fais un mouvement; je pousse un gémissement ;
alors il s'arrête, soulève son binocle et, de par dessus
son journal :
SI LE GRAIN NE MEURT... 759
— Tiens !... Qu'est-ce que tu fais là ?
Je me crispe, me contracte, me tords et, dans une
espèce de sanglot que je voudrais irrésistible :
— Je souffre, dis-je.
Mais tout aussitôt j'eus la conscience du fiasco : mon
oncle remit le lorgnon sur son nez, son nez dans son
journal, rentra dans sa bibliothèque dont il referma la
porte de l'air le plus quiet. O honte ! Que me restait-il
à faire, que me relever, secouer la poussière de mes vête-
ments, et détester mon oncle ; à quoi je m'appliquai de
tout mon cœur.
Est-il besoin d'ajouter que je l'en aimai d'autant plus
par là suite ?
Les rhumatisants s'arrêtaient à Lamalou-le-bas ; ils
trouvaient là, auprès de l'établissement thermal, un
bourg, un casino, des boutiques. A quatre kilomètres en
amont, Lamalou-!e-haut, ou le-vieux, le Lamalou des
ataxiques, n'offrait que sa sauvagerie. L'établissement des
bains, l'hôtel, une chapelle et trois villas, dont celle du
Docteur B*** : c'était tout ; encore l'établissement se déro-
bait-il aux regards, en contre-bas dans une faille ravi-
neuse ; celle-ci, brusquement, coupait le jardin de l'hôtel
et glissait, ombreusement, furtivement, vers la rivière.
A ITige que j'avais alors, le charme le plus proche est
extrême ; une sorte de myopie désintéresse des plans
lointains ; on préfère le détail à l'ensemble ; au pays qui
se livre, le pays qui se dissimule et qu'on découvre en
avançant.
-60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Nous venions d'arriver. Pendant que maman et Marie
s'occupaient à défaire les malles, j'échappai. Je courus
au jardin ; je pénétrai dans cet étroit ravin ; par-dessus
les parois schisteuses, de hauts arbres penchés formaient
voûte ; un ruisselet fumant, qui s'échappait de l'établisse-
ment thermal, chantait au bord de mon sentier ; son lit
était tapissé d'une épaisse rouille floconneuse ; j'étais
transi de surprise, et, pour exagérer mon ravissement,
je me souviens que j'avançais les bras levés, à l'orien-
tale, ainsi que j'avais vu faire à Sindbad dans le Val-
lon des Pierreries, sur une image de mes chères Mille
et une Nuits. La faille aboutissait à la rivière^ qui faisait
coude à cet endroit et dont l'eau rapide, en venant buter
contre la falaise schisteuse, l'avait profondément creu-
sée ; le haut de la falaise était frangé par l'inculte pro-
longement des jardins de l'hôtel : yeuses, cistes, arbou-
siers et, courant d'un arbuste à l'autre, puis retombant en
chevelure, dans le vide hésitant au-dessus des eaux, le
smilax aimé des bacchantes. La limpidité de la rivière
éteignait aussitôt l'ardeur ferrugineuse des sources ; des
troupeaux de goujons jouaient parmi les débris ardoisés
faits du délitement des roches ; celles-ci ne s'abaissaient
qu'un peu plus loin, en aval, où plus lentement coulaient
des eaux plus profondes ; en amont, rétrécissement de
la rivière en précipitait le cours : il y avait des remous,
des bondissements, des cascades, des vasques fraîches où
l'imagination se baignait ; par endroits lorsqu'un avan-
cement de la fiilaise barrait la route, de grandes dalles
espacées permettaient de passer sur l'autre rive ; par
endroits les fiilaises des deux rives à la fois se rappro-
chaient : force était de gravir, quittant le bord des eaux,
SI LE GRAIN NE MEURT... 761
quittant l'ombre. On retrouvait, au-dessus des falaises,
un terrain où quelques cultures fanaient sous un ardent
soleil ; plus loin, aux premières pentes des monts, com-
mençaient d'immenses forêts de châtaigniers séculaires.
La piscine de Lamalou-le-haut prétendait, je crois,
remonter au temps des Romains ; elle était du moins
primitive, et je l'aimais pour cela ; petite, mais il
importait peu, puisqu'il était prescrit d'y demeurer tout
immobile afin de permettre à l'acide carbonique d'opérer.
L'eau, d'une opaque couleur dérouille, n'était point si
chaude qu'en y plongeant on ne s'y sentît d'abord
frissonner ; puis bientôt, si l'on ne bougeait point, ve-
naient vous taquiner des myriades de petites bulles, qui
se fixaient sur vous, vous piquaient, interposaient à la
demi-fraîcheur de l'eau une cuisson mystérieuse par quoi
les centres nerveux fussent décongestionnés ; le fer agis-
sait de son côté, ou de connivence, avec le concours d'on
ne sait quels éléments subtils, et tout cela mêlé
faisait l'extraordinaire efficacité de la cure. On sortait
du bain la peau cuite et les os gelés. Un grand feu de
sarments flamboyait, que le vieil Antoine activait encore
>et au-dessus duquel il faisait ballonner ma chemise de
nuit ; car ensuite on se recouchait : par un interminable
couloir on regagnait l'hôtel, et sa chambre, et son lit
que bassinait en votre absence un " moine " — c'est
ninsi qu'on appelle là-bas un réchaud qu'un ingénieux
système d'arceaux suspend entre les draps écartés.
L'assemblée des docteurs, à la suite de cette première
cure, reconnut que Lamalou m'avait fait du bien (oui,
décidément, ce dut être cette consultation qui se tint
1 l'Hôtel Nevet) et conclut à l'opportunité d'une nou-
49
7^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
velle cure en automne ; ce qui servait tous mes désirs.
Entre temps l'on m'envoyait prendre des douches à
Gérardmer.
Je renonce à copier ici les pages où je racontais d'abord
Gérardmer, ses forêts, ses vallons, ses chaumes, la vie
oisive que j'y menai. Elles n'apporteraient rien de neuf et
j'ai hcâte de sortir enfin des ténèbres de mon enfance.
Lorsqu'après dix mois de jachère ma mère me
ramena à Paris et me remit à l'Ecole Alsacienne, j'avais
complètement perdu le pli. Je n'y étais pas depuis
quinze jours que j'ajoutais à mon répertoire de troubles
nerveux, les maux de tête, d'usage plus discret, et
partant plus pratique en classe. Ces maux de tête
m'ayant complètement quitté à partir de la vingtième
année, et plus tôt même, je les ai jugés très sévèrement
par la suite, les accusant d'avoir été, sinon tout à fait
feints, du moins grandement exagérés. Mais à présent
qu'ils reparaissent, je les reconnais, ceux de la quarante-
sixième année ' exactement pareils à ceux de la treizième,
et admets qu'ils aient pu décourager mon effort. En
vérité je n'étais pas paresseux ; et de toute mon âme
j'applaudissais en entendant mon oncle Emile déclarer :
— André aimera toujours le travail.
Mais c'était également lui qui m'appelait : l'irrégulier.
Le fait est que je ne m'astreignais qu'à grand'peine ;
à cet âge déjà, l'obstination laborieuse je la mettais dans
la reprise à petits coups d'un effort que je ne pouvais
pas prolonger. Il me prenait des fatigues soudaines,
des fatigues de tête, des sortes d'interruptions de cou-
I. Ecrit en 1916.
SI LE GUAIX XE MEURT... 763
rant, qui persistèrent après que les migraines eurent
cessé, ou qui, plus proprement, les remplacèrent, et qui
se prolongeaient des jours, des semaines, des mois.
Indépendamment de tout cela, je ressentais alors un
dégoût sans nom pour tout ce que nous faisions en
classe^ pour la classe elle-même, le régime des leçons,
les examens, les concours, les récréations même ; et
l'immobilité sur les bancs, les lenteurs, les insipidités,
les stagnances. Que mes maux de tête vinssent fort à
propos, cela est sûr ; il m'est impossible de dire dans
quelle mesure j'en jouais.
Brouardel, que nous avions d'abord comme docteur,
était cependant devenu si célèbre que ma mère reculait
à le demander, tout empêchée par je ne sais quelle ver-
gogne, que certainement j'héritai d'elle et qui me para-
lyse également en face des gens arrivés. Avec Monsieur
Doussart, qui l'avait remplacé près de nous, rien de pareil
n'était à craindre ; on pouvait être bien assuré que la
célébrité jamais ne se saisirait de lui, car il n'offrait
aucune prise : un être débonnaire, blond et niais, à la
voix caressante, au regard tendre, au geste mou — inof-
fensif en apparence ; mais rien n'est plus redoutable
qu'un sot. Comment lui pardonner ses ordonnances et
le traitement qu'il prescrivit. Dès que je me sentais, ou
prétendais, ners'eux ; du bromure ; dès que je ne dor-
mais pas : du chloral. Pour un cerveau qui se formait à
peine ! Toutes mes défaillances de mémoire ou de
volonté, plus tard, c'est lui que j'en fais responsable. Si
l'on plaidait contre les morts je lui intenterais procès.
J'enrage à me remémorer que durant des semaines,
chaque nuit, un verre à demi plein d'une solution de
764 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
chloml (j'avais la libre disposition du flacon plein de
petits cristaux d'hydrate et dosais à ma fantaisie) de
chloral, dis-je, attendait au chevet de mon lit le bon
plaisir de l'insomnie, et que je sirotais à petits coups dès
la première impatience ; que durant des semaines, des
mois^ je trouvais en me mettant à table, à côté de mon
assiette, ma bouteille de " sirop Laroze — d'écorces
d'oranges amères, au bromure de potassium " ; dont
il me fallait prendre à chacun des repas, une, puis deux,
puis trois cuillerées — et de cuillère non pas à café,
mais à soupe — puis recommencer, rythmant ainsi
par triades le traitement, qui durait, durait et qu'il n'y
avait aucune raison d'interrompre avant l'abrutissement
complet du patient naïf que j'étais. D'autant qu'il avait
fort bon goût, ce sirop ! Je ne comprends encore pas
comment j'en ai pu réchapper quelque chose.
ANDRÉ GIDE
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTERATURE
LES CONCOURT
S'il faut en croire le Journal, Larroumet contait un jour
chez Edmond de Concourt qu'ayant cité un livre des deux
frères dans les notes de sa grosse thèse sur Marivaux, il fut,
à la soutenance, vivement repris pour avoir osé prononcer
le nom d'un homme qui avait appelé l'antiquité le pain des
professeurs. Je crois fort que Larroumet, Gascon avisé et
intrigant, inventait là de quoi se faire bien voir du vieil
homme de lettres d'Auteuil, bien qu'à vrai dire des sorties
de ce genre ne fussent pas inconnues, dans la vieille salle
des thèses, au temps du doyen Himly. Quoiqu'il en soit,
c'est comme sujet de thèse que les Concourt entrent aujour-
d'hui en Sorbonne, — de l'énorme thèse qu'insoucieux de
la crise du papier M. Pierre Sabatier consacre à VEsthéiiqiic
des Goiicoiirt : livre un peu diffus mais complet, écrit dans
un effort consciencieux de sympathie, et qui rendra de bons
services. On y souhaiterait un jugement moins timide, ou,
plus simplement, un jugement. Sans faire du jugement, à la
manière de M. Lasserre, le tout de la critique, on ne saurait,
à moins d'une certaine démission, se soustraire à la fonction
de juger, lorsqu'on traite d'une matière aussi litigieuse et
aussi discutée que celle qu'a choisie M. Sabatier. Et je ne
veux pas dire qu'il s'en dispense tout à fait, mais enfin il
766 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
prc'fèrc comprendre et approuver, et il me semble que si
j'étais un fidèle des Concourt, je ne lui saurais pas un gré
bien vif de cette bienveillance un peu molle.
Car il y a une question des Concourt. Ils ont vécu dans
une atmosphère de bataille littéraire, et la piété fraternelle
d'Edmond de Concourt a même fait admettre la légende
d'après laquelle Jules aurait été tué dans cette bataille, vic-
time de la littérature, de l'acharnement au travail et surtout
des coups portés par la critique malveillante. Et, au fond, ce
conflit persistant, cette opposition des Concourt et de la
critique sont bien une réalité littéraire, curieuse à voir de
près, et qui nous ouvre une route dans l'histoire intellectuelle
du siècle passé.
Il faut d'abord liquider en souriant certains points de'vue
un peu élémentaires, propos de Crcnier et de Journal, aux-
quels la .candeur d'Edmond de Concourt et la politesse de
ses interlocuteurs se ralliaient volontiers. Les deux frères se
seraient aliénés par leurs premiers romans les milieux les
plus influents. Charles Demailly les aurait brouillés avec les
journalistes, parce que la rédaction du Scandale y est peu
flattée, Manette Salomon avec les Juifs, parce que Manette est
d'Israël, Madame Gervaisais avec les catholiques, tous leurs
romans où la femme est dépeinte menteuse, perfide ou
hystérique, avec les femmes, et leurs livres d'histoire, his-
toire libre et non ofiîcielle, avec les professeurs, qui consi-
dèrent l'histoire comme leur chasse gardée, ou comme
leur « pain » (justement déserté par le beurre). Joignez à
cela une histoire de France dirigée obstinément, pendant
un demi-siècle, contre les Concourt, comme autrefois
contre la maison d'Autriche, et tous les grands événements
qui absorbent l'attention publique, depuis le coup d'Etat
jusqu'à l'assassinat de Carnot, éclatant le jour de la mise en
vente d'un de leurs livres.
La vérité est que, si les Concourt n'ont pas connu la
REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 767
gloire bien installée et les gros tirages des Flaubert, des
Zola, des Daudet et des Maupassant, ils ne sauraient tout de
même passer pour des méconnus ou des sacrifiés tels que le
furent Gérard de Nerval ou \'illiers de l'Isle-Adam. Edmond
de Concourt a occupé pendant les trente dernières années,
les années solitaires de sa vie, une place ni très supérieure
ni très inférieure à son mérite. Des sources de mésintelli-
gence qu'il indiquait ou qu'on indiquait autour de lui, il en
est pourtant deux que je crois sérieuses et qu'il faut prendre
en considération. Il est exact que la misogynie des deux
frères les disposait peu à comprendre les femmes, et que
leurs romans n'ont presque pas eu de public féminin. A vrai
dire la psychologie des personnages féminins est une des
parties les plus remarquables de leur œuvre ; mais la psy-
chologie de la femme ne porte presque jamais chez eux sur
l'amour, au sens plein et courant du mot, c'est-à-dire sur ce
qui eût séduit des lectrices. Ils ne pouvaient donc conquérir
ce large public féminin qui fait à un romancier une des plus
sûres assises de sa renommée. En second lieu il est certain
— et le Journal s'en plaint — que les Concourt ont eu cons-
tamment et ont encore contre eux les professeurs et la cri-
tique universitaire, c'est-à-dire presque toute la critique
pTrofcssionnelle. Dans la longue campagne de la Revue des
Deux-Mondes — Montégut, Taillandier, Brunetière, Doumic
— contre le roman réaliste et naturaliste, les auteurs de
Germinie Laccrieux ont toujours attiré sur eux les ironies et
les coups les plus coléreux. La thèse de M. Sabatier marque
peut-être la fin de ces luttes, et dans trois ans le centenaire
de l'aîné des Concourt éclaircira sans doute l'atmosphère où
l'on pourra aborder d'une âme rassise le problème de leur
place et de leur influence. Mais dès maintenant nous pou-
vons peut-être discerner sur la critique les côtés de l'horizon
d'où se lèveront les nuages et où s'établira le calme.
768 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
* *
Un artiste, un écrivain, laissent derrière eux une œuvre
et un nom, et ces deux héritages peuvent être d'importance
égale ou inégale. J'entends par œuvre une œuvre qui con-
tinue à être lue, par nom un nom qui ne constitue pas un
mot vide, mais pour l'esprit la représentation d'un être
indéfiniment et originalement vivant. Pour un Rousseau ou
un Constant l'un et l'autre sont à peu près de poids et
d'amplitude pareils : un nom qui évoque une ligne, une
forme originale de vie ou de pensée, une œuvre, Confes-
sions ou .Adolphe, qui demeure constamment actuelle et
fréquentée. De l'abbé Prévost il ne reste pas de nom, —
rien que des syllabes mortes comme celles de Gutenberg ou
de Parmentier — mais une œuvre, Manon Lescant. De
Buffon ou de Madame de Staël il ne reste pour ainsi dire pas
d'œuvre, en ce sens que leurs livres ne sont plus lus que
par des professionnels, mais il reste de grands noms parce
que l'un et l'autre ont été des centres de pensée ou de sensi-
bilité, des dates, des influences. Quand il s'agit de prévoir
ce qui restera des Concourt, nous pouvons hésiter sur
l'œuvre plus que sur le nom.
Leurs romans datent aujourd'hui beaucoup, et bien qu'il
y en ait la moitié qu'il m'arrive de relire avec intérêt et
plaisir, je suis bien sûr qu'aucun d'eux ne conservera autant
de lecteurs que YEducation Sentimentale, Bel-Ami ou Sapho.
Jules Lemaître, parlant de Charles Demailly, dit qu'on n'a
jamais eu dans un journal plus d'esprit que les Concourt
n'en prêtent à la rédaction du Scandale. Or c'est de l'esprit
qui paraît aujourd'hui grimacer comme le sourire d'une tête
de mort, le même à peu près que celui qu'on trouve dans
VEtienue Mayran de Taine, qui en est contemporain et qui
est devenu sinistre. Je sais bien que rien ne se démode
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 76^
comme l'esprit, et qu'un numéro de hi T/V Parisienne tourne
à l'illisible et à l'aigre en moins de dix ans. Mais c'est dans
tous les romans des Concourt que nous trouvons quelque
chose de cet archaïsme, de cette vieillerie et de cette pous-
sière. Impression qui détournera de plus en plus le lecteur
ordinaire, mais qui pourra retenir le lecteur curieux. Il suffit
de souffler sur cette poussière, de netto3'er un peu pour voir
apparaître des pièces délicates ou robustes. Manette Salo-
nion, Gcnuiiiic Lacerteiix, Rciicc Maiiperin sont des œuvres
savantes et soignées, où, sous le décousu apparent, les
auteurs savent réaliser jusqu'au bout leurs intentions, où les
caractères se tiennent, où circule un sentiment vivant.
Q.uant aux livres d'histoire, qui forment une si grosse
partie de leur œuvre, ils ont pu amuser beaucoup MM. de
Concourt, leur fournir une excellente occasion de faire
vivre leurs découvertes d'estampes, de miniatures, d'étoffes,
apporter même une contribution à la psychologie du bric-à-
brac. Historiquement, littérairement ils n'existent guère. Ils
intéressent non pas même l'amateur qui s'occupe du
xviii': siècle, mais l'amateur qui s'occupe de la façon dont on
s'est occupé du xviii« siècle. II fiVdt faire une exception pour
cette série d'études sur les grands peintres qui s'appelle VArt
au XVIII^ siècle. C'est un des cinq ou six bons livres de cri-
tique d'art qui existent en France, et il me semble bien que
c'est en fait de style le chef-d'œuvre des Concourt.
Et il faut bien arriver à cette question rebattue et célèbre
du style des Concourt. S'il n'y a que les œ^uvres bien écrites
qui passent à la postérité, quelle assurance celles des Con-
court ont-elles de faire le grand voyage ? Les Concourt
écrivent-ils bien, ou, simplement, écrivent-ils? Certes ils-
se sont donné beaucoup de peine. Ils ont fait difficilement
du style difficile. Le résultat vaut-il l'effort ?
C'est le point sur lequel la critique universitaire a le plus
âprement crié au scandale. Elle a eu en horreur un style qui
770 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
prend le français à rebrousse-poil, passe sans cesse, avec un
rythme de douche écossaise, de la préciosité extrême à la
négligence outrée, procède par juxtaposition et jamais par
construction, et des phrases qui ne peuvent se lire tout haut
sans disloquer la voix. En revanche les Concourt font
remonter jusqu'à Flaubert leur haine du rondouillard et de
l'oratoire, dénoncent dans Salammbô une syntaxe à l'usage
des vieux universitaires flegmatiques.
De fait on ne saurait dire que ce style procure à l'oreille
et au goût de grandes voluptés. Mais on s'y accoutume et
même on y prend plaisir dès qu'on l'a rangé sous son idée,
dès qu'on l'a mis à la place qui lui convient dans le paysage
des stj'les français. S'il n'existait pas il manquerait quelque
chose à la complexité harmonieuse de notre art littéraire. A
sa racine il y a une faiblesse et une insuffisance, il y a l'inintel-
ligence et l'impossibilité du continu, du continu constructii"
dans le plan d'un roman, du continu logique dans un cha-
pitre, du continu rythmique et musical dans le dessin d'une
phrase. Comme il est naturel les Concourt ont déclassé et
méprisé l'art dont ils étaient incapables, et mis à une place
très haute celui qu'ils possédaient à un degré très haut : l'art
d'exprimer et de jeter sur le papier, d'une touche sûre, une
impression vue. Et la somme de ces impressions a fait quel-
que chose d'original qui a agi profondément sur tout l'art
contemporain. Mais l'Université enseigne à développer, à
faire des « discours ». Elle a, de son côté, une tendance à
croire que là est toute la substance de la littérature. Aussi
s'est-elle réconciliée assez vite avec ceux des romantiques qui
étaient des « oratoires ». Et il s'est trouvé, par une heureuse
combinaison du destin artiste, que pendant vingt ans le plus
grand nom de la critique française a été, après celui de
Voralor Tainc, celui d'un professeur à l'Ecole Normale,
grand concaténatcur devant l'Eternel, un tacticien du livre,
dont l'art essentiel consistait à grouper solidement et à faire
UErLKXIOKS SUR LA LITTÉKATURK 77 1
marcher puissamment des iîles irrésistibles Je raisons sous
leur équipement complet : on conçoit que pour un Ferdi-
nand Brunetière un Concourt ait été, absolument et radica-
lement, le mal, l'Adversaire.
*
* *
Mais ce n'est pas dans son être propre, dans les livres des
Concourt même, que ce style prend son intérêt le plus vif.
C'est dans son mouvement, son influence, la flamme qu'il
allume ei propage. Et il ne s'agit pas seulement ici du style
des Concourt, mais de leurs romans, de leurs recherches et de
leqrs idées sur l'art du xviiF siècle et sur l'art japonais. Ils
durent comme un nom plus encore que comme une œuvre.
Ils ont été considérables par leur influence, dont toute la
littérature française, depuis soixante ans, a été retournée et
labourée.
Le roman dit naturaliste, qui continue à vivre de façon
assez florissante en France et à l'étransfer, a eu deux têtes,
deux sources, Flaubert et les Concourt. Si Zola et Maupas-
sant descendent de Flaubert, Alphonse Daudet vient authen-
tiquement des Concourt. Et son style, qui est un des meil-
leurs du roman français, met au point avec des qualités de
mesure, de finesse et d'oreille une bonne partie des nou-
veautés qu'apportaient Charles DemaiUy et Manette Saloinon.
C'est par lui que le vin encore rude des deux frères s'est
dépouillé, que leurs trouvailles se sont incorporées à un cer-
tain acquis durable des lettres françaises. Daudet lui-même
voyait d'ailleurs l'influence des Concourt s'étendre plus loin
encore. Comme Edmond, à son âge, restait quelque peu
ahuri et pantois devant le Symbolisme, il lui disait d'un
ton moitié plaisant et moitié sérieux (c'est M. Albalat qui le
rapporte) : « Ce sont vos disciples, votre postérité. »
Ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Le Symbolisme
772 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fut le règne de ce qu'on appelait l'écriture artiste, et l'écri-
ture artiste peut passer pour un héritage des Concourt. Elle
consiste dans un effort d'invention verbale perpétuellement
visible, dans une volonté de laisser cet effort incorporé à la
texture du style : il faut que le lecteur voie que l'auteur s'est
appliqué et qu'au contraire d'Oronte il a mis beaucoup plus
d'un quart d'heure à faire sa phrase. Elle aboutit rapidement à
certaines fondrières, par exemple à la cacographie de Jean
Lombard. Mais elle a aussi contribué à forijer des stvles
solides, ingénieux, construits et défendus contre le cliché par
une vigilance intelligente, comme ceux de Huysmans et de
Rémy de Gourmont.
Surtout le Svmbolisme et une bonne partie de la littéra-
ture actuelle ont continué l'œuvre des Concourt et mené leur
combat en réagissant de plus en plus contre l'oratoire, en lui
devenant de plus en plus étrangers. L'incapacité absolue des
Concourt dans tout l'ordre qui se rattachait plus ou moins
à la culture oratoire, s'est étendue peu à peu, en entourant
et en dépassant certains îlots tenaces de résistance, à toute
notre littérature.
Notons que les nouveautés vers lesquelles allait en peinture
le goût, hardiment précurseur, des Concourt, marquent bien
les affinités et les analogies qui nous feront mieux com-
prendre ce qu'est une réaction contre l'oratoire. La peinture
du xviiie siècle qu'ils ont si intelligemment ramenée à la
lumière, aimée et étudiée, vit dans un état précaire de ten-
dresse et de défense contre la peinture oratoire qui la pré-
cède — celle du xvii^ siècle, — contre celle qui la guette et
dont elle a porté le germe — Creuze conseillé par Diderot, —
contre celle qui la suit — David dont les élèves cribleront
de mie de pain VEnibarqucnieiil pour Cythère. — Pareillement
l'art japonais est à l'antipode de la « composition » gréco-
romaine et classique, et, par une loi inévitable de compen-
sation, en même temps que nous nous sommes fait un sens
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 775
pour le comprendre, nous avons laissé s'oblitérer en partie
celui qui nous portait vers les ensembles, vers les organismes
d'art bien liés.
Aussi tout n'est-il pas hux dans ces propos de Jules de
Concourt, recueillis par le Journal et dont le sens (je n'en ai
pas le texte sous les yeux) est à peu près celui-ci. Il y a eu
après 1850 trois grandes sources de rénovation, le retour au
xviiF siècle, la découverte du japonisme, l'introduction du
réalisme dans le roman. Or nous avons été pour beaucoup
dans chacun de ces trois mouvements. Donc nous sommes
un peu là. En réalité ces trois lignes selon lesquelles s'est
exercée, de la manière la plus féconde, l'activité des Con-
court, suivent une même direction, convergent vers un
point, celui que dans son Art Poétique symboliste \'erlaine
exprime par un vers lapidaire : Prends l'éloquence et tords
lui le cou. Dans le réalisme et le naturalisme même cet art
de la sensation isolée et de la touche discontinue a eu contre
lui l'art purement oratoire d'un méridional, d'un latin, Zola,
•qui est bien, par son talent de constructeur, ou, comme on
•disait, de maçon, à l'antipode des Concourt. Mais précisé-
ment Zola servit de tête de Turc à toute la génération qui
<;ut de quinze à vingt-cinq ans vers 1890. Le déclassement de
l'art oratoire se fit ou se continua contre lui, alors que l'on
entoura jusqu'à sa mort Edmond de (joncourt d'un contor-
table respect.
Observons d'ailleurs que ce déclassement de l'oratoire, en
roulant sur une pente logique qui n'est en somme que de la
liaison et de l'oratoire retournés, a pour limite dernière un
.art de mots discontinus, ce que Marinctti appelle les mots en
liberté (quel réactionnaire déjà, quel jacobin nanti que le
dictionnaire en bonnet rouge de Victor Hugo !) et ce que
Dada renonce à appeler d'un mot quelconque, car dans un
mot il y a déjà du discours. « Monsieur, disait jadis notre
4iroviseur de Louis-le-Crand aux fumeurs trop précoces, on
774 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
va de la cigarette au cigare, du cigare à la pipe, et de la pipe
à l'échafaud. » Et Ponsard estimait de même que quand la
borne est franchie il n'est plus de limite.
Mais enfin lier des mots et des idées, faire de l'oratoire cela
s'appelle penser, et, la faculté de liaison étant faible chez les
Concourt, on en a inféré une pareille faiblesse de leur
faculté de penser. Quand parurent les comptes-rendus des
dîners Magny, réduits, disait-on, à des commérages et à des
calembredaines, Renan et Taine firent observer que si on
n'y avait tenu que de pareils propos ils n'y fussent pas
retournés deux fois, et que les relations de M. de Concourt
témoignaient seulement de son inaptitude absolue à saisir
justement et à reproduire proprement une idée générale.
Evidemment il y a là du vrai. Il ne faut pas, cependant, comme
ont une tendance à le faire les critiques, spécialistes de
l'abstraction, faire consister toute la pensée dans la pensée
abstraite, croire trop facilement à la bêtise de Victor Hugo,
séparer trop arbitrairement, ainsi que Faguet, les poètes et
les romanciers en gens qui ont des idées et gens qui n'en ont
pas. Un critique a des idées de critique, c'est son métier.
Mais un poète a des idées de poète, et un philosophe pour-
rait avec justice donner toutes les idées de tous les critiques
français pour l'idée de poète qu'est le Satyre. Un romancier
a des idées de romancier, et celle de Madame Boz'ary est au
moins aussi féconde et aussi instructive que l'idée historique
de l'Europe et la Révolution française ou l'idée critique de
VEvoliition des Genres. Les Concourt, eux, ont des idées d'ar-
tistes, et ce sont des idées parfaitement viables et intéres-
santes. Pour en revenir au même exemple, leur tableau des
dîners Magny est évidemment incomplet, mais il est vivant,
il est vu par des yeux d'artiste, il en sort par exemple un
Théophile Cautier d'un relief étonnant. Il n'est ni déplai-
sant ni inutile de relire de temps en temps un volume du
Journal (et il ne faudrait pas tout de même oublier que le
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 775
testament d'Edmond de Concourt m'a donne, à moi public,
le droit d'en lire au dépôt des nianiascrits de la Bibliothèque
Nationale, depuis 191 8, le texte complet, de la même encre
et sous la garantie du même code civil qui lui ont permis
d'instituer les rentes des Huit). C'est le spectacle de la vie
contemporaine vue par un œil vif, transmise à un cerveau
agile, rendue par une main nerveuse et sûre. Ces instantanés
resteront dans notre littérature des Mémoires, contribueront,
comme au xviii^ siècle la correspondance de Grimm, à
donner un tableau animé, et après tout assez sûr, de la vie
littéraire. Ils demeureront peut-être le meilleur de cette oeuvre
des Concourt, un peu chaotique, mais pittoresque et mobile,
et qu'à l'imitation du livre d'Edmond de Concourt sur la
Maison cVun Artiste, — la sienne — on pourrait appeler le
cerveau 'd'un artiste.
ALBERT THIBAUDET
i'f
NOTES
PAUL-JEAN TOULET.
Toulct nous a quittes au moment où son nom commen-
çait à passer enfin un cercle étroit d'initiés, d'amis.
Une réédition ou, plus exactement, une nouvelle mise
en vente de Monsieur du Paiir, deux livres en deux ans,
Comme une fantaisie et la Jeune file verte, avaient permis
à ceux qui connaissaient son œuvre de le rappeler. Les
bibliophiles s'inquiétaient du Mariage de don Quichotte, de
la « première » de Mon amie Xane, des trois fascicules du
Damier. Et l'on collectionnait les numéros de revues qui
publiaient les Contrerimes, ces strophes écrites selon le
rythme du chant de Ronsard pour Gastyne, mais oia le troi-
sième vers répond au second.
L'œuvre que laisse Paul-Jean Toulet, d'une richesse
inutile à beaucoup de gens, n'atteindra jamais à la grande
notoriété. Il demeurera vivant et choyé dans une élite
qu'on doit souhaiter nombreuse moins pour l'écrivain
•que pour les lettres. Car on ne saurait demander un plai-
sir de meilleure qualité que celui pris à ces romans de
•composition désinvolte, à ces contes nonchalants où les
fantaisies anachroniques, les malices de mystificateur, les
jeux de paradoxes, les sollicitations d'exégèse les moins
prévues s'habillent des images les plus hardies et les plus
variées ? La durée semble promise à ce style qui n'est pas
.classique aux yeux de l'école, qui le restera, toutefois,
KOTES 777
à l'oreille et à la raison. Bien que Toulet en ait souvent
trop travaillé, damasquiné le métal, son verbe reste so-
lide. Malgré ses caprices et ses clowneries délicieuses de
syntaxe, il n'évoque jamais les abominables jargons dits
« artistes » dont on nous a tant fatigués. Il s'est appris
chez le Balzac d'Angoulême, chez La Bruyère et chez Ra-
cine, façonné avec Voltaire, Laclos et Rivarol. Le beau pas-
tiche que réalise l'épître dédicatoirc de Mou amie Nane
atteste déjà une sûreté foncière.
Et l'expression de Toulet a, quand il le faut, une
concision, une sobriété magistrales, lorsqu'on découvre
dans ses écrits autre chose qu'un divertissement. Sous la
bizarrerie des personnages et du décor, il est d'âpres et
même de brutales leçons. Nane, M. du Paur, la M"'« d'Erèse
des Tendres Ménages ne se travestissent que pour mieux
accuser leur humanité, traduire plus fortement le pessi-
misme irréductible de l'auteur. Ou plutôt son mépris
quelquefois amusé, rarement indulgent. Un recueil de
pensées, voire de boutades, de petits portraits (le Divan
en a imprimé quelques pages) nous fera connaître l'es-
sentiel du Toulet, habile à chercher, implacable à dé-
noncer la tare, apportant une joie féroce à en détailler
la laideur. Puis, revenant à un rêve de beauté, d'élévation
inaccessibles, et, par la nostalgie qu'il éprouve, expliquant la
haine satisfaite de sa clairvoyance. Ahnanach des Trois Im-
postures annoncera le titre amer.
La saveur de la prose qui trace ses précieuses arabesques,
réussit des ellipses si caractéristiques dans la Princesse
de Colchide ou les Ombres Chinoises, le charme des fictions,
des symboles, l'inattendu des répliques, les observations
aiguës, tout ce que le roman et la nouvelle de'T.-J. Toulet
mêlent en un si voluptueux et clair désordre vient, semble-
t-il, au second plan lorsqu'on relit les Contrerimes. Le
travail du prosateur parait n'être qu'un exercice où l'art du
50
778 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
poète affermit son habileté, dégage son émoi, se fait « sa-
vant et pur » selon la noble constatation de Moréas. Tantôt
discret, recueilli.
C'est à voix basse qu'on enchante
Sous la cendre d'hiver
Ce ccvur, pareil au feu couvert,
Qui se consume et chaiJe.
Plaisamment évocateur.
Dans son palais d'aventurine
Où se mourait le jour,
Âve:(-vous vu Bcnid roulboudour ,
Princesse de la Chine,
Plus rose en son voir pantalon
Que nacre sous Vécaille ?
Railleur, épris de burlesque, caricaturant des huissiers,
ou peignant un Satan femelle qui montre ses seins avec
orgueil,
Oui, siffia-t-elle, et le sikuce
Ondulait à sa voix :
Ils ne tombent pas tous, tu vois.
Les fruits de la science.
Il n'est rien que Toulet poëte ne s'essaie à traduire. Et, ici
l'expression n'asservit jamais l'interprète. Elle lui donne au
contraire la sûreté dont il a besoin, lui permet de s'aban-
donner sans contrainte à ses souvenirs et à ses ima2:es.
Toulet est mort à Guéthary. Il avait quitté quelques
mois avant la guerre Paris et ce bar de la Paix dont il
faudrait écrire les soirées qu'il enchanta de son désen-
chantement. « Quand on a connu que la vie n'est que
tumée, a-t-il dit, celle de son propre toit garde encore
quelque douceur. » Le passant de l'Ile Maurice, de l'Al-
gérie, du Tonkin et de l'Ile de France regagna son pays
et le quitta pour la côte basque au climat plus favorable.
On ne doit pas joncher cette tombe de lieurs banales, un
NOTES 779
seul vœu convient, celui qui appelle une édition complète
de l'œuvre de Paul-Jean Toulct. De ce qui lui garantira en
quelques hommes soucieux de la perpétuer toute sa durable
existence.
JEAN PELLERIN
*
* *
FEUILLES DE TEMPÉRATURE, par Pmil Morand
{Au Sans-pareil).
Vérification faite la Muse de AL Paul Morand a le pouls
parfaitement régulier. Ce n'était qu'une fausse fièvre. Le
papier des feuilles de température est finement quadrillé ; les
points de repère y sont innombrables. Ainsi cette courbe de
fantaisie avec les associations d'idées en guise de nœuds de
ruban est tracée au compas. Elle part de Jules Laforgue,
traverse Whitman et d'autres régions plus proches de nous
et aboutira d'ici peu à M. Paul Morand romancier et auteur
dramatique. Le carnet de notes impressionnistes a remplacé
le recueil de sonnets par quoi l'usage voulait qu'on débutât
dans les lettres. M. Paul Morand sait parler des banques, des
usines, des bureaux, des affaires avec aisance et sans affecta-
tion, en homme depuis longtemps familiarisé avec la Compa-
gnie des wagons-lits et des grands express européens. Trop
intelligent pour prendre systématiquement le lecteur pour
un imbécile, il évite d'avoir l'air de s'amuser à ses dépens.
On n'ose plus prononcer le mot de mystification car il est
pris au tragique par ceux-là mêmes qui font profession de
ne rien prendre au sérieux. 11 est pourtant une mystification
qui peut passer pour un développement lyrique de l'ironie.
Pour qui ne croit à rien du monde sensible, c'est une forme
de la sincérité.
Voici à la fin de Mine d'or une des plus heureuses ren-
contres de M. Paul Morand :
780 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
... Pronieiiadrs aux hoiis soitiitioits
Les faillis se rèhahiliteiit
Par des confessions publiques.
Au printemps
tout est
parfumerie — tulle — fleurs
occasions exceptionnelles.
C'est la fête des agents de change et des garçons
de recette.
U ensemble du marché est bien impressionné
par le soleil.
Observons toutefois que ces allusions ingénieuses et ces
emprunts amusants au répertoire des annonces et de la chro-
nique financière seront d'ici peu d'années tout à fait imper-
ceptibles. Et surtout c'est un exercice trop facile pour occu-
per longtemps un esprit aussi juste, aussi fin que M. Paul
Morand.
ROGER ALLARD
* *
LES DERNIERS VERS DE PAUL DROUOT (Im-
primerie François Bernouard).
Parmi les poètes morts à la guerre, il en est peu dont la
perte doive être plus vivement ressentie que celle de Paul
Drouot. Deux volumes de vers, La Grappe de raisin et Sous
le vocable du chêne, témoignaient des dons les plus rares. Le
premier se compose de courtes pièces, dont la forme n'est
pas sans rappeler les Stances de Moréas, mais où l'on sent
frémir une voix ardente et fiévreuse avec des inflexions
d'aigre amertume :
Au di'partir du mois d'avril aimer la pluie,
A rhiver méconnu consacrer un grand feu
Diins l'dlre glacial et recouvert de suie,
Pnter l'oreille aux voix du concert ténébreux
NOTES 781
Qu'unit la bûche ardente au IriJle de Taverse,
Songer qu'un maigre cœur dans les pleurs et les cris
Se satisfait, qu'en peu de cendre il se disperse
Comme un tison chenu, de souvenirs transi...
Ce même voluptueux pessimisme est répandu dans les
poèmes groupés « Sous le vocable du chêne » (19 10) où
l'influence de Baudelaire est sensible sans toutefois masquer
la saveur personnelle d'une poésie volontairement âpre.
Née sous le signe de la mélancolie et de la grâce, elle
exprime avec une obstination passionnée le désir de l'action
et le goût de la force. Paul Drouot est de ceux que leur
destin, si tragique fut-il, n'aura pu étonner ni décevoir.
Son chef-d'œuvre, à mon gré, est le poème inspiré par le
souvenir de ses Ardennes natales et qui est intitulé
Péiiûi libre :
C'est mon pays, âpre pays^
avec son hori:(on qui pense,
les pleurs de ses sources jaillis
comme mes larmes, en silence.
... Là, comme un ancien trésor
Luit le soleil de l'infortune.
Celui qui a écrit ces deux derniers vers est digne de tous
nos regrets et de la fidélité des amis qui ont entrepris de
faire vivre sa mémoire.
Trompé par d'impudentes réclames, le public n'est que
trop porté à se méfier des œuvres nouvelles d'écrivains
tombés au champ d'honneur. Un effort comme celui-ci n'en
est que plus méritoire et M. François Bernouard s'honore
en y participant.
ROGER ALLARD
*
* *
LA LÉGENDE DES SIÈCLES de Victor Hugo,
édition critique avec un commentaire et des notes par
782 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
M. Paul Bcnet. (Hachette. Collection des Grands Écri-
vains, 2 vol. gr. in-8.)
M. Paul Bcrret a, depuis trente ans, consacré tous ses loisirs
à étudier la poésie de Hugo, les sources historiques et litté-
raires de son inspiration, ses procédés de travail et la méca-
nique de son verbe incomparable. Son édition de la Légende
des siècles est un monument d'érudition en même temps qu'un
chef-d'œuvre de critique scientifique. L'abondance et l'in-
géniosité des confrontations de textes font de cet ouvrage
une sorte de dictionnaire des images et du lyrisme roman-
tiques. M. Paul Berrct est un admirateur de Victor Hugo
poète, mais il ne professe pas à l'endroit du philosophe et
du penseur le culte orthodoxe de M. Paul Soudav qui, par
une singulière déformation du sens critique, classe, juge,
censure et loue les écrivains morts ou vivants selon qu'ils
ont eux-mêmes bien ou mal parlé — ou pensé — de Hugo.
L'a.théisme de Mérimée n'a pu sauver cet auteur des foudres
de M. Soudav. Et naguère, pour délit de lèse-Hugo, Baude-
laire et Moréas furent, par le magistcr du Temps, fustigés
d'importance.
M. Paul Soudav, ferme républicain, considère Victor
Hugo comme un pilier du régime et l'hugolàtrie comme la
marque d'un esprit libre et ami du progrès. Mais il a donné
par ailleurs tant de preuves de son peu de goût et de dis-
cernement en matière de poésie qu'on peut bien douter qu'il
admire en Victor Hugo ce qui est en effet admirable.
Le caractère colossal et pyramidal de l'œuvre de Hugo,
construite en forme de système philosophique où les pro-
positions sont remplacées par des antithèses, a quelque
chose de simpliste et de volontairement primaire. Ce côté
déplaisant et suranné est justement celui qui parait avoir
séduit M. Paul Souday. Mais la bête noire de ce dernier
est Lamartine que de méchants réactionnaires feignent
NOTES 783
d'admirer pour faire pièce à Hugo. Cest que M. Souday est
insensible à la noblesse souveraine d'un Lamartine et d'un
Ronsard. L'un est le vrai grand poète libéral et démocrate,
l'autre le poète royal par excellence. Ou plutôt si M. Souda}-
sent cela, il en éprouve de la gène et du dépit. Quant à
Hugo il est le premier des chefs d'orchestre, mais non le
premier des chanteurs. Lorsqu'il est excellent et il l'est quel-
quefois, il égale les plus hauts. Mais si le plaisir que l'on
prend à relire s^s poèmes est inégal, le profit est toujours
grand. Même après Baudelaire, après Rimbaud, aucmic
œuvre n'est plus riche d'excitations intellectuelles, plus géné-
ratrice d'idées poétiques que la sienne, où les idées comptent
pour si peu. C'est le jardin d'essai de toute la poésie
moderne. Il suffit de savoir y chercher fortune. A cet égard
la Légende des siècles n'était pas le moins intéressant de ses
ouvrages ; il est désormais le plus précieux de tous, grâce à la
patience et à la science de M. Paul Berret, que l'auteur de
ces lignes eut le bonheur et l'honneur d'avoir pour maître
de rhétorique, et auquel il garde toute sa vénération.
ROGER ALLARD
*
ADORABLE CLIO, par Jean Giraudoux (Emile-
Paul).
Comment rendre compte de ce livre charmant sans en
flétrir la grâce et l'émotion ? Peu d'écrivains semblaient
moins appelés que M. Giraudoux à parler de la guerre ; il
y en a peu dont l'inspiration parût moins mobilisable. Mais
parce que sa sensibilité est vraie, son imagination vivante,
et que sa subtilité — sa redoutable et charmante subtilité
— est presque toujours plus attendrie que cérébrale, il nous
a bel et bien donné quelques-unes des notes les plus péné-
trantes qu'on ait écrites sur certains aspects de la guerre.
Ce n'est pas la boue, le sang et la pourriture ; mais sous la
78^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
nappe de lumière frisante dont M. Giraudoux se plaît à
noyer ses paysages, on n'oublie pas le sang. Si ce qu'il
décrit se nacre de reflets, si tout ce qu'il évoque s'entoure
d'associations imprévues, c'est par l'effet de ce courage sou-
riant, qui a maintenu la bonne humeur du soldat jusque dans
les plus mornes épreuves. (On n'en trouverait pas de meil-
leur exemple que les pages de ce volume qui peignent une
matinée sur la presqu'île de Gallipoli.) D'ailleurs, à côté
de l'épopée, la bucolique de guerre et l'élégie ont aussi leurs
droits. Combien de combattants pour qui la guerre de posi-
tion fut la première expérience de vie champêtre ! A moins
d'être, dans le civil, bûcheron ou charbonnier, quand a-t-on
pu goûter le cycle des saisons mieux que dans un gourbi
au fond des bois ; et surveiller toutes les heures de la nuit
et de l'aube, que par le soupirail d'un observatoire ; et
nouer des amitiés inattendues, que dans l'oisiveté des can-
tonnements ; et connaître les peuples du monde entier, qu'en
cette babel d'armées amies que fut le front pendant les der-
nières années ? Les souvenirs heureux étant ceux qui finis-
sent presque toujours par prendre le dessus dans nos
mémoires, qui sait si un livre comme celui-ci, avec son
enjouement et sa mélancolie, ne semblera pas un jour, à
beaucoup de ceux qui ont fait la guerre, un miroir plus
fidèle que tel récit plus littéral de ce qu'ils ont vu ?
On n'a pas oublié cette .V///7 à Chnieaiiroiix, qui parut
ici-même et par laquelle débute Adorable Clio. Dans un
hôpital militaire de la ville où s'est écoulée son enfance,
l'auteur passe toute une nuit à échanger des lettres avec
un ami de pension, un Russe qu'il a connu dans un
aimable Munich d'il y a vingt ans. On se rappelle avec quel
art capricieux les plans se confondent, les époques se
superposent, les contrées se télescopent, quel agrément
naît de ces contrastes, de ces rapprochements, de ces émo-
tions répercutées comme dans un jeu de glaces. Même fan-
NOTES 785
taisie, mais sur un ton plus grave, dans ce Repos au lac
Asqiiam où les figures sanglantes des jeunes poètes tombés
pendant la guerre traversent un papillotant paysage d'Amé-
rique, enchâssé lui-même entre deux souvenirs d'amour.
S'il y a, dans l'architecture de ces rêveries, un procédé un
peu trop visible et si M. Giraudoux semble trop craindre
d'être indiscret en posant çà et là quelques touches plus
larges et plus insistantes, on ose à peine le lui reprocher,
tant il sait conserver, sous son ingéniosité, la fraîcheur de
ses émotions. (Voyez, dans ce volume, les touchants sou-
venirs de la vie de fantassin intitulés Mort de Segaux, mort
de Drigeard.) Sans cesse on tremble qu'il ne franchisse la
limite de la quintessence, tant il s'amuse à la serrer de près.
On songe à ce « bouleau fluet et géant » dont il parle, « qui
n'a qu'une toutfe à son sommet et qui chavirera s'il lui
pousse une autre feuille ». Cette feuille, M. Giraudoux l'ar-
rache à temps et si le bouleau oscille un instant, c'est gra-
cieusement et sans verser.
Nous a-t-on assez décrit ou chanté l'entrée des troupes
françaises dans les villes d'Alsace ; mais que tout cela est
terne, plat ou emphatique à côté du délire d'amour auquel
nous avons assisté, à côté de la merveilleuse flambée où
le comique le plus attendrissant se mêlait aux larmes de
joie. Je n'ai retrouvé ce frémissement, ce crescendo d'ivresse
que dans VEiilréc à Savane de M. Giraudoux. Libre à lui
de juxtaposer de petites images tarabiscotées, s'il en obtient
cet effet d'ensemble.
Certains s'irriteront contre le ton de ce livre, trop «guerre
en dentelles » à leur goût. S'imaginent-ils donc que la
guerre de la Succession d'Espagne ou la guerre de Sept
Ans furent beaucoup plus riantes que celle d'où nous
sortons ? L'élégance n'a jamais résidé que dans la bravoure
du conteur. Notre époque n'aurait-elle plus assez de verve
pour aimer la crânerie lorsqu'elle est jointe à de la jeu-
786 LA NOUVELLE' REVUE FRANÇAISE
nesse, de la sensibilité et de la justesse de coup d'œil ? Clio
est une muse austère ; laissons-la pour une fois être
« adorable ». «Pardonne-moi, ô guerre, de t'avoir, —
toutes les fois où je l'ai pu, — caressée !... »
JEAN SCHLUMBERGER
*
L'ATELIER DE MARIE-CLAIRE, par Marguerite
Aiidotix (Fasquelle, éditeur).
Madame Marguerite Audoux, couturière, décrit VAtelier
de Marie-Claire, comme Madame Colette, mime, décrivait
l'Envers du Music-Hall. Une part de confession, une part
d'observation directe et nue, une part d'humour, une part
d'émotion et un style fluide comme l'eau d'un beau canal,
coupé d'écluses, où le sentiment s'élève peu à peu jusqu'à
emplir toute l'àme, tout flottant d'images fraîches et pim-
pantes comme des péniches aux cuivres luisants et fleuries
de géraniums.
Ce n'est que du naturalisme, mais l'on ne songe pas une
seule fois à Zola, qui eût pourtant pu faire de ce thème un
des leit-motivs du Bonheur des Dames, pas une fois à Maupas-
sant. On pense parfois à Charles-Louis Philippe, mais plus
souvent à Stevenson.
\J Atelier de Marie-Claire, c'est un navire avec son équipage
qui va de l'île de la Clientèle bourgeoise à l'île des Confec-
tionneurs, à travers écueils et tempêtes. C'est un voyage au
pays de la couture, aussi riche en émotions inattendues, en
chausses-trappes, aussi générateur d'énergie et d'héroïsme
qu'un voyage à l'Ile au Trésor. L'épisode de la robe de
Madame Linella (p. 90 et suiv.) ofl"re un intérêt de même
ordre que l'épisode du câble coupé et du retour dans l'île du
mousse de Stevenson. Ici comme là il s'agit d'une difficulté
technique (d'une technique ignorée de la généralité des lec-
teurs) à surmonter pour atteindre un but idéal, et qu'on ne
NOTES 787
surmonte, après des péripéties angoissantes, que pour tom-
ber dans de nouvelles difficultés et de nouveaux danj^ers.
Le défaut du roman naturaliste traditionnel, de la « tranche
de vie », ce n'était pas, comme on l'a répété, l'absence de
romanesque, c'était son asservissement à la manie historique
du xix^ siècle. Il singeait l'histoire, la pseudo-logique de
l'histoire, avec ses rapports plausibles de cause à eft'et, erreur
plus grave encore que de philosopher, de moraliser ou de
poétiser en racontant.
Ce que les romanciers d'aventures ont tenté en accumulant
les péripéties romanesques et en nous dépaysant, deux
femmes — Marguerite Audoux et Colette — l'ont réalisé
simplement en s'affranchissant de la servitude historique.
Leur vision est anti-historique : légendaire. Ce n'est pas pour
rien que la sagesse orientale met dans la bouche d'une
femme les contes des Mille et Une Nuits. Quand elle s'aban-
donne à son génie naturel, sans souci des procédés littéraires
masculins, la femme crée sans effort une atmosphère de
légende autour de ses personnages. Selma Lagerlôf est
l'exemple le plus typique de cette aptitude féminine. Colette
(dans quelques-uns de ses livres) et Marguerite Audoux, pro-
fondément Françaises et donc réalistes, ont donné un aspect
légendaire à d'humbles figures d'aujourd'hui.
On a cru que le récent apport féminin dans la littérature,
c'était l'individualisme effréné, le paroxpme sexuel perma-
nent et une ivresse dyonisiaque sans répit. Rien n'est plus
faux : il n'y avait là qu'imitation outrancière d'ouvrages mas-
culins, et notamment de d'Annunzio.
Le véritable apport féminin, depuis quinze ans, se trouve
chez Colette et Marguerite Audoux, et c'est d'avoir donné au
roman naturaliste dégénéré la ligne et le mouvement du
roman d'aventures.
Que, par surcroit, l'Atelier de Marie-Claire soit dans sa
modération un des réquisitoires les plus efficaces et les plus
788 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
émouvants qui existent contre la société et le régime du tra-
vail actuels, cela démontre qu'on peut traiter les sujets sociaux
sans le moindre prêchi-précha, et aussi que le tumulte rocail-
leux d'un Zola ou d'un Paul Adam n'est pas la seule forme
qui leur convienne.
BENJAMIN CRÉMIEUX
LES BEAUX SOIRS DE L'IRAN, roman contempo-
rain en Perse, par Emile Zavie (La Renaissance du
livre).
La sauvegarde du droit des peuples iraniens à disposer
d'eux-mêmes a voulu qu'un écrivain français servît là-bas
comme interprète.
Lorsque M. Emile Zavie voyage, c'est à la façon du Prési-
dent de Brosses, de Casanova ou de Stendhal. Entendez qu'il
ne s'embarrasse pas de l'attirail du peintre et de la boîte à
couleurs de Chateaubriand. Le titre même de son roman est
une duperie ironique faite exprès pour décevoir les amateurs
d'exotisme impressionniste.
Sous le ciel d'Orient le plus fertile en prestiges c'est le
jeu des passions qui intéresse l'auteur de ce récit.
Historiographe et critique du naturalisme, M. Emile Zavie
a gardé de la fréquentation des maîtres de l'école, le goût de
l'observation physiologique et cette espèce de connaissance
sensorielle des mouvements du cœur humain ou plutôt de ce
qu'on désigne par cet euphémisme.
Dans un jardin de Perse, les confidences d'une amante
douloureuse éveillent dans son esprit l'écho d'une phrase de
Mérimée sur le bonheur introuvable chez autrui et si diflicile
à découvrir chez soi-même. La rencontre est significative :
le style de M. Emile Zavie est de la même famille, nerveux,
sobre, un peu sec.
Son roman est de ceux qui ne se racontent pas, tellement la
NOTES 789
trame en est simple et nue. Qu'il conte ou décrive, l'auteur
semble toujours craindre de trop appuyer sur une certitude.
Pour lui l'homme et la nature ne sont que des mirages et sa
passion d'observer n'a d'égale que son scepticisme. Il se
garde bien de jamais conclure et, comme ses héros, il se plaît
aux sentiments et aux paroles qui se tiennent au bord du
silence. Discrétion rare et difficile à pratiquer, que M. Zavie
ne craint pas de pousser à l'extrême.
ROGER A1.I..\RD
*
* *
MANDRAGORE, histoire d'un être mystérieux, par
/. IV Ewers, traduit de l'allemand par Marc Henry
(Edition française illustrée).
L'auteur de ce livre fréquentait les cercles littéraires de la
rive gauche, avant la guerre. Il passait pour l'un des meil-
leurs jeunes poètes allemands. On ne saurait concevoir une
idée favorable de son génie d'après cette Mandragore, éditée,
paraît-il; en toutes langues avant d'être traduite dans la
nôtre. Est-ce que le français serait moins apte à exprimer ce
mélange de satanisme et de sentimentalité : Rops tourné au
chromo ? Il fiiudrait alors remercier les éditeurs de cette tra-
duction française, qui nous donnent l'occasion de faire une
constatation aussi agréable, en admettant qu'elle soit exacte,
ce qui serait trop beau. roger allard
*
BIBLIOTHÈQUE SCANDINAVE, collection de tra-
ductions des auteurs Scandinaves, dirigée par Lucien
Maury et Paul Desfenilles. I. LA LOGIQUE DE LA
POÉSIE, par Hans Larsson. — IL ELSE, par Kielland.
— III. MADAME MARIE GRUBBE, par Jacohsen
(E. Leroux).
Il y aurait quelque exagération à se plaindre que les litté-
790 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ratures Scandinaves soient ignorées en France, et il existe
déjà une bibliothèque appréciable de traductions. Dans cette
bibliothèque on trouve néanmoins d'énormes lacunes qu'il
importe de combler. Rares sont les écrivains illustres dont
les œuvres à peu près complètes soient passées en français.
Ibsen en Norvège, et aussi, à peu près, Johan Bojer ; en
Suède, la seule Selma Lagerlôf. Mais Bjôrnson (qui s'en est
plaint amèrement) est loin d'avoir bénéficié chez nous de la
mémo curiosité qu'Ibsen, et de l'œuvre énorme de Strindberg
nous n'avons guère que des bribes. Knut Hamsun reste en
grande p^^rtie à traduire. Kierkegaard est fréquemment cité ;
on le lit dans des traductions allemandes, il n'en a rien été
donné en français.
Un travail considérable est donc encore nécessaire pour
assurer la liaison entre la France et les riches littératures du
Nord. La Bibliothèque Scandinave, dont s'occupent active-
ment MM. Maury et Desfeuilles, sera donc de grande utilité.
Elle a publié jusqu'ici trois volumes intéressants à divers
titres, mais de valeur assez inégale.
La Logique de la Poésie, du professeur Larsson, parue avec
une préface de M. lioutroux est un essai de critique philoso-
phique d'une élégance et d'une finesse remarquables. Elle rap-
pelle certains de ces essais où les professeurs français aimaient
autrefois à résumer leur expérience et leur goût, tels que la
Délicalcsse dans r Ali de Jules Martha. Cette critique un peu
abstraite est aujourd'hui démodée chez nous. Il n'est pas
mauvais qu'elle nous revienne de l'étranger, et que le pre-
mier livre de la Bihiiolbègiic Sciiiuliiiai'c nous rappelle quel-
ques vieilles qualités françaises dont nous devenons un peu
oublieux. Les volumes suivants auront d'ailleurs, sans
doute, à faire connaître encore en France certains aspects de
la critique suédoise, et on nous annonce une traduction de
Levertin qui fut vraiment un critique de valeur.
Elsc, de Kielland, paraîtra, je crois, un peu mince au
NOTES 791
lecteur français, et peut-être la littérature norvégieane eût-
elle fourni pour inaugurer sa part de la Bibliothèque une
œuvre plus signiiîcative. En revanche Madame Marie Gruhhe
complèie heureusement en français l'œuvre de Jacobsen,
dont les deux grands romans se trouvent ainsi traduits
dans notre langue. Cette reconstitution de la vie Scandinave
au wm" siècle rappelle dans une certaine mesure la Roniola
de George Eliot. C'est comme Romohi une œuvre très
soignée, pleine d'archéologie, groupée autour d'un caractère
de femme solidement et savamment construit. Mais, au con-
traire de Roniola, Marie Griihhe est une œuvre de stvle
minutieux et artiste, qui paraît inspirée parfois de Gautier et
de Flaubert, un des livres les mieux écrits de la littérature
danoise, et la traduction a au moins le mérite de nous
le laisser parfois deviner.
La Bibliothèque Scandinave sera continuée par trois histoires
de la littérature suédoise, danoise, norvégienne, par une tra-
duction de Kierkegaard, et une autre de l'Edda. Il serait ii
souhaiter qu'on y ajoutât des études détaillées sur deux écri-
vains très représentatifs de leurs pays, dont l'œuvre ne pas-
sera jamais en français que par fragments, Bjôrnson etStrind-
berg. L'un et l'autre fourniraient d'excellents sujets de
thèse, et l'existence de la Bibliothèque résoudrait en partie
pour leurs auteurs les difficultés pécuniaires que le prix du
livre dresse maintenant devant le doctorat. Si nous voulons
que l'étranger nous connaisse il nous faut apprendre à le
connaître nous-mêmes. Le monument d'ignorance que fut
l'article de Jules Lemaître sur les Liitératurcs du Nord
(Strindberg y est pris pour un Allemand) nous a assez ridi-
culisés pour nous donner le désir de mettre fin à l'état d'es-
prit d'où il est né.
ALFRED THIBAUDET
*
* *
792 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LETTRE D'ALLEMAGNE.
Avant la guerre, lorsque mes amis voulaient bien
s'adresser à moi pour savoir où en était le mouvement
intellectuel en Allemagne, je leur citais des noms, je
leur signalais des œuvres, et je n'envisageais l'Allemagne
que comme une donnée spirituelle, représentant une des
formes de la pensée humaine. Q.uant à l'actualité laide
et bru3'ante, dans laquelle se mêlaient la brutalité des
appétits et le clinquant du prestige, je pouvais ne pas en
parler. La littérature et la philosophie, en effet, cons-
tituaient alors un monde à part. La pensée était un refuge,
une sorte de retraite spirituelle fermée aux idées du jour,
et dans laquelle on ne voulait voir les choses que suh
xtcrnitatis spccie, ou ce qui revenait au même, sub specie
anima;. Les vrais poètes, les vrais philosophes — et qu'avais-
je besoin de parler des autres — étaient ceux qui ne com-
prenaient rien à la politique et savaient ignorer ce qui
se passe au dehors. Les circonstances ont changé. L'éter-
nité est peu de chose en regard des exigences impératives
et immédiates du présent ; l'âme est devenue un centre
de résonnance, une sorte d'appareil pour enregistrer les
Impressions d'un monde que jadis elle ne voulait pas
connaître.
C'est pourquoi il semble difficile maintenant d'isoler
la littérature et la philosophie de l'ensemble des mou-
vements sociaux et politiques, et d'analyser la crise intel-
lectuelle, qui sévit en ce moment, autrement qu'en la
rapportant à des conditions d'un ordre plus général. Nous
voudrions toutefois tenter de le faire, croyant que tout
essai d'envisager la littérature comme littérature, la philo-
sophie comme philosophie, faciliterait une certaine liberté
d'appréciation. Ajoutons, d'autre part, que les conditions
dans lesquelles la pensée allemande évolue, soit qu'elles
•KOTES 793
soient d'un ordre plus général, soit qu'elles se rapportent
plus particulièrement à l'Allemagne d'aujourd'hui, sont
assez connues, assez ressenties, dirais-je, par le monde
européen, pour qu'il ne soit pas nécessaire d'entrer dans
de longs détails à leur sujet. Sans pouvoir espérer restituer
à la littérature et à la philosophie l'indépendance dont elles
jouissaient jadis, je me bornerai donc à retracer ici les
répercussions sentimentales d'événements que je laisserai
dans la pénombre.
L'Allemagne intellectuelle traverse une crise. Il semble
bien inutile d'insister sur ce que tout le monde sait, sans
l'avoir appris, tant il est vrai que le contraire aurait lieu
de surprendre. C'est pourquoi, je ne m'étendrai pas long-
temps pour dire qu'il y a fermentation dans les esprits,
que les vieux se sentent mal à l'aise et ne savent trop
que faire dans un monde qu'ils ne reconnaissent plus et qui
ne veut plus les connaître, que les jeunes sont sans pitié
pour les vieux, qu'il y a chez eux désespérance et exal-
tation, enthousiasme et satire, qu'avant d'avoir une con-
viction, ils en ont le geste, et que parfois à force de répéter
ce geste, il se forme chez eux quelque chose qui ressemble
fort à une conviction ; qu'après, changeant de conviction,
ils vont d'un absolu à l'autre, et que l'absolu s'exprime tou-
jours en paroles tranchantes et sonores, qui cependant
cachent mal le désarroi intérieur. Ce sont là des symptômes
<l'un ordre fort général, et j'aime mieux en venir tout de
suite aux caractères particuliers d'une crise, qui parfois
d'ailleurs, déroute l'observateur par des changements brus-
ques et inattendus. Je me bornerai pour l'instant à en relever
deux aspects, l'un qui a surtout trait aux conditions générales
sous lesquelles l'homme d'à présent conçoit l'avenir du
^enre humain, l'autre qui concerne son être intime et sa
destinée particulière.
51'
794 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Lorsque je rentrai en Allemagne, et que je revis les
intellectuels que je connaissais d'avant la guerre, le nom
qui revenait sans cesse dans leur conversation était celui
de M. Spengler. Il v a une façon de vous demander si
vous avez lu un livre, qui équivaut à vous dire que dans
le cas — tout à fait invraisemblable d'ailleurs, — où vous
ne l'auriez pas lu, vous ignorez à peu près tout. C'est
ainsi que je fus questionné au sujet du livre de M. Spen-
gler : Der Uiitergang des Ahendlaudes. Je lus donc le livre
avec curiosité, et voici ce que j'ai cru v trouver de plus
frappant.
M. Spengler nous dit que chaque civilisation a son
enfance, sa jeunesse, son âge viril et sa période de vieil-
lesse. L'histoire d'une civilisation est une biographie.
Tout comme l'évolution de l'homme celle des différentes
civilisations obéit à de certaines lois, et présente à certains
moments les mêmes phénomènes. Ayant connu un certain
nombre de personnes de différents âges, il vous sera facile de
préciser l'âge de toute personne que vous rencontrerez par
la suite. Il en sera de même pour les civilisations. En les
comparant entre elles, il vous sera possible de préciser le
« moment historique », l'étape à laquelle elles sont arrivées.
Appliquons ceci à notre civilisation occidentale. Notre
époque, vous dira M. Spengler, ressemble étrangement
à ce que nous savons de la décadence des Egyptiens, des
Arabes, des Chinois et surtout des Romains. Mais pour-
quoi les civilisations meurent-elles ? L'histoire d'une civili-
sation n'étant que le développement successif des possibilités
qu'elle renferme, ces possibilités une fois épuisées, elle
s'anéantit. Et si nous nous obsers'ons bien, ne sentons-
nous pas en nous les symptômes de la vieillesse ? C'est le
cerveau qui règne chez nous, et non plus l'âme. On est
devenu conscient en tout, et on fait de la science de
tout ; on constate les faits, et la vie elle-même est de-
NOTES 79 5
venue un fait. Ceci précisément prouve que notre vitalité
est fort réduite, que les vraies sources de notre producti-
vité sont taries, et que nos virtualités intérieures sont à la
veille de s'épuiser. C'est l'agonie de l'âme qui a commencé,
le grand signe avant-coureur de la mort lente d'une civili-
sation.
Mais qu'allons-nous faire avant de mourir, comment
remplir les derniers moments qui nous restent à vivre ?
En gens raisonnables et sensés que nous sommes devenus,
nous saurons nous résigner à ne plus faire que les choses
qui sont de notre âge. Nous ne ferons plus les jeunes
en histoire, ne pouvant ignorer que nous sommes prêts
d'avoir accompli notre destinée et que ce serait en vain
que nous lutterions contre les lois du développement
historique. Sachant exactement où nous en sommes, nous
saurons prendre les choses comme elles sont, et, en gens
avisés, suivre un régime approprié à notre état de vieil-
lesse. Il y a des choses qui nous sont défendues, d'autres
qui nous sont permises. Ne faisons par exemple plus de
poésie, ce serait tout à fait hors de saison et d'ailleurs
ce serait de la fort mauvaise poésie, ne faisons plus de
peinture, ce serait un art décadent ; ne nous risquons
plus à échafauder des systèmes de philosophie ; nous
ne ferions que répéter ce que d'autres ont dit avant nous.
Mais que pouvons-nous donc faire qui soit en rapport
avec notre âge ? Nous savons bâtir des chemins de fer,
et faire de la navigation. Voilà qui est fort bien pour
des gens dont la vitalité se réduit de plus en plus aux
fonctions cérébrales. Une autre tâche pourtant nous est
réservée et qui est beaucoup plus importante. Si nous
sommes incapables de création métaphysique, du moins
pouvons-nous établir le bilan de la philosophie antérieure.
Sceptiques, désabusés, parce que sans vie et sans foi, nous
sommes bien placés pour faire l'histoire des idées que d'autres,
796 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plus forts et plus croyants, avaient su extraire du fond de
leur âme, et pour en dégager les caractères essentiels. Puis,
quand notre destinée s'achèvera, nous saurons mourir en
hommes conscients et enregistrer en observateurs curieux et
avisés toutes les étapes de notre dissolution finale.
Les quelques idées que nous venons d'esquisser n'épui-
sent certainement pas la philosophie de M. Spengler ;
mais notre résumé suffira, je le crois, pour expliquer
l'impression que ces théories ont produite sur ses con-
temporains, et pour diagnostiquer les symptômes de la
crise qui les prédisposait à recevoir les révélations de notre
philosophe. On a le sentiment de vivre dans un moment
tragique ; M. Spengler interprète ce sentiment, et le légi-
time. Or, on aime toujours à être dans le vrai, fût-ce
pour se dire en droit de soufîVir. D'autre part, M. Spen-
gler emploie des arguments tirés de l'histoire univer-
selle, et c'est précisément ce qu'il fallait à des gens qui
pendant cinq ans n'avaient entendu parler que de guerre
mondiale.
Mais pour mieux apprécier la crise qui sévit en ce mo-
ment et qui, comme nous allons le voir, semble ici porter
atteinte au sens de l'orientation morale, il faut qu'en quel-
ques mots nous en indiquions les origines. Avant la guerre,
il en était du temps comme de l'espace ; on savait où on
était, et cela suffisait. Inutile de vous dire à combien
de lieues vous vous trouviez de Pékin ou de New-York ;
inutile de préciser combien de siècles vous séparaient du
temps de Charlemagne ou de celui du roi David. Etre
allemand ou être de son siècle semblaient choses égale-
ment naturelles. Cela ne signifiait en somme qu'être placé
dans certains cadres, dans lesquels la vie évoluait, en
suivant l'ordre qui lui était particulier.
Survint la guerre, qui chez beaucoup bouleversa les con-
ceptions du temps et de l'espace, et tout le monde se mit à
NOTES 797
l'histoire universelle. Or, si jadis les jours se suivaient, si
leur suite même vous donnait je ne sais quel sentiment de
sécurité, les choses ont bien changé, depuis qu'étendant la
vue au loin, on se mit à compter les siècles et à ne
plus vivre que par époques. On s'aperçut alors que c'était
un tait fort digne d'attention que d'être né en 19..., et
on alla demander conseil aux historiens. L'ordre des temps
est devenu pour les Allemands un problème, et à force
d'y penser, ils ont perdu tout repos et toute stabilité.
C'est ainsi que mal réveillés encore d'un long cauchemar,
ils me font l'impression parfois de naufragés, qui au mi-
lieu des flots, cherchent par des calculs savants, et en
observant la marche des étoiles, à déterminer sur quel
point de la surface du globe le sort les a jetés.
Il y a quelque chose que l'on semble avoir perdu aujour-
d'hui, et c'est l'abandon à la vie, et la confiance dans le mo-
ment présent. Jacob Burckhardt, le grand historien de la
Renaissance italienne, préconisait cette volonté aveugle,
ces aspirations irréfléchies, qui, dégageant chez les dif-
férentes générations les forces latentes, préparent l'ave-
nir. L'homme d'aujourd'hui, par contre, semble ne savoir
agir qu'après s'être retracé le plan de l'histoire. 11 paraît
vouloir se constituer sa propre providence, et par un
singulier renversement des choses, l'historien se place
pour ainsi dire à l'origine de l'histoire qu'il recommence.
Mais les Allemands ne sont pas seulement devenus des
historiens, ils sont passés à l'état de personnages histo-
riques. Simmel, pour montrer à ses étudiants de quelle
façon, dans l'esprit des historiens, se forme ce que nous
sommes convenus d'appeler l'histoire, leur faisait remar-
quer, que, de deux personnages ayant vécu à la même
époque, l'un, César, entrait de plein droit dans l'histoire
universelle, tandis que l'autre, son valet de chambre, res-
tait modestement à la porte. Depuis, les choses ont bien
798 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
changé. Tout \c monde, sans ctre César est devenu histo-
rique. C'est un des effets de la grande guerre. On était
d'ailleurs fort content, au commencement, du rôle qu'on
allait jouer, et, de maints documents que j'ai sous la
main, s'exhale à la fois une reconnaissance émue envers
la Providence qui allait permettre d'entrer dans le domaine
de l'histoire, de l'histoire universelle bien entendu, ainsi
qu'un mépris hautain pour ceux qui, avant la guerre,
végétaient sans histoire et partant, sans grandeur. Ceci
explique aussi pourquoi on commença à s'intéresser beau-
coup à l'histoire, qui était devenue la chose de tout k
monde, en même temps qu'ime affaire personnelle.
Quand on eut vécu cette tragique expérience que l'his-
toire souvent se fait aux dépens de ceux qui croyaient
la faire, le prestige dont jouissaient les historiens ne cessa
pas cependant de croître. Comme jadis les ouailles, dans
kurs angoisses, s'adressaient à leur curé pour savoir le
pourquoi et le comment d'un monde qu'ils habitaient sans
k comprendre, les hommes de la génération présente sem-
blent mettre toute leur confiance en des constructeurs d'his-
toire, qui se fout forts d'interpréter k sort particulier de
chacun, par les données de l'histoire universelle. La foi
sembJe s'être retirée dans l'histoire, une histoire sans Dieu
et sans providence, mais dont les vues répondent à des
besoins que des interprétations tirées de la ^^e individuelle
ne sauraient satisfaire, depuis que l'homme, pendant une
longue suite d'années, a senti son impuissance et perdu con-
fiance en ses propres forces.
Mais n'est-il pas après tout bien naturel qu'il y ait des
gens en Allemagne, qui se sentant à un tournant de leur
histoire et de l'histoire mondiale aient dirigé leurs regards
vers le passé, pour comprendre le présent et deviner l'avenir.
Où va-t-elk, notre civilisation moderne ? Est-ce à l'abîme
plein d'horreur, est-ce à des liautcurs inconnues jusqu'ici
NOTES 799
à riiumanité ? se demande M. Natorp (Deutscher JVeltbemf).
De mcnie M. Pannwitz (Die Krisis der europàischen Kvîtiir)
s'interroge pour savoir si c'est la grandeur qui nous attend,
ou le précipice. Devant des questions aussi angoissantes
ne serait-il pas permis de convoquer, en conseil de famille,
pour ainsi dire, l'humanité tout entière, les vivants et les
morts ?
Toutefois je ne peux m'empècher de faire mes réserves.
Je trouve qu'on abuse des morts. Ce sont de continuels
défilés d'Egyptiens, d'Assyriens, de Grecs et de Romains
que l'on manœuvre à sa guise, et, oubliant trop que ces
peuples ont rempli leurs destinées, on voudrait qu'ils s'inté-
ressassent à la nôtre, et participassent en quelque manière
aux misères du jour.
Je reproche aux vivants de manquer de discrétion, de
même que je trouve que le savant historien abuse parfois
du moment tragique, lorsque m'entraînant au bord du pré-
cipice, il m'y arrête pour que j'écoute son système ; et je lui
en veux de prolonger mon agonie.
Mais nV a-t-il pas une certaine grandeur à vouloir quitter
les bornes étroites de notre existence particulière, pour
embrasser du regard le développement universel ?
Grandeur d'emprunt, serais-je tenté de dire, grandeur
toujours factice, dès qu'en étendant la vue, elle resserre
l'âme et laisse l'homme petit et faible.
Je n'entends parler que siècles et époques ; tout est
devenu mondial et universel. Ajoutez à cela que l'on ne
procède que par catastrophes qui engloutissent le monde,
et en font naître d'autres. Tout est à la synthèse et aux
visions apocalyptiques, et je suis écrasé par les preuves que
l'on me donne de ma petitesse dans le monde.
Mais me sera-t-il prouvé aussi qu'en apprenant à mépriser
l'individu, la nouvelle génération ait acquis de ce fait, une
grandeur réelle ? Ou n'est-ce pas plutôt qu'obsédée des
800 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
visions d'un passe récent, elle ne serait pas encore revenue
à la vie ?
C'est la guerre qui continue dans les âmes et les esprits.
Au fond des conceptions historiques de leurs savants, il y a
je ne sais quel besoin de manœuvrer les peuples, de ne
compter les individus que par unités ; il y a en quelque sorte
la brutalité du chiffre. Les esprits en sont encore à penser en
masses et par masses. Ayant perdu le sens de ce qui est
individuel et particulier, leur vue aisément embrassera les
temps et les peuples. Mais c'est aussi pourquoi il est à
craindre que se figurant voir les choses en grand, il leur
arrive de ne les plus voir qu'en gros.
« Le bon sens consiste beaucoup à connaître les nuances
des choses », nous dit Montesquieu. Or, ce bon sens se perd
facilement, quand on s'habitue à ne voir tout que de loin,
et en raccourci. C'est pourquoi je dirais volontiers à ces
constructeurs de synthèses historiques, dont l'esprit semble
être encore mal démobilisé, de réduire leurs mesures au
niveau de la vie pacifique, qui rend l'individu à lui-même.
Perchés sur une montagne, ils ont trouvé un bon observatoire
pour voir évoluer des niasses. Mais il y a des choses qu'on ne
voit bien qu'en, descendant dans la plaine, et je ne sais
s'il ne faudrait leur souhaiter de rentrer peu à peu dans leurs
villages, et d'y retrouver bientôt le sens des choses particu-
lières, et la vie aux aspects multiples.
Mais une fois rentrés, retrouveront-ils les visions de jadis ?
et, avant tout, se retrouveront-ils eux-mêmes ?
Gœthe ne croyait pas qu'une guerre, fùt-elle mondiale,
pût exercer une infîuence bienfaisante sur les esprits. Selon
lui, le renouveau qu'elle produit en pensée et en poésie, par
le fait d'intensifier et d'étendre les visions, garde toujours
quelque chose d'artificiel, qui fausse l'intuition artistique et
NOTES 80 1
en tarit les sources. « Les événements d'aujourd'hui, dit-il
en parlant à Eckermann, ont stimulé le vouloir plutôt que
l'esprit, l'esprit politique plutôt que l'esprit artistique, et par
contre, toute naïveté s'est perdue et tout rapport direct avec
le monde sensible. » Gœthe, s'il avait vécu de notre temps,
n'aurait, je le suppose, trouvé aucune raison de modifier son
jugement. C'est le : je veux, qui en ce moment est au com-
mencement de toute production artistique et une conviction
bien arrêtée précède et dirige l'inspiration. Avant de se
mettre à l'œuvre, l'artiste, ce me semble, se met en posture,
bien décidé à ne s'abandonner qu'à ce qu'il croit légitime.
Il attend de pied ferme ombres et visions, il donnera accès
aux unes, il chassera les autres, puis, convaincu d'avoir
édifié un monde selon les règles, il jouira, dans ses extases
mêmes, du sentiment d'avoir raison, et de s'être acquitté de
ses devoirs d'homme moderne.
Car tout est là en ce moment : avoir raison ou avoir tort,
suivre son temps ou ne pas le suivre. A-t-on raison de
peindre comme cela, a-t-on tort ? En cultivant telle forme
d'expression poétique est-on de son temps, ne l'est-on pas ?
L'œuvre d'art présente une intention plutôt qu'une réalité,
une exhortation à quelque chose plutôt que la vision de
quelque chose. Au fond ces poètes et artistes sont des mora-
listes. En m'en retournant de chez eux, je fais mon examen
de conscience : j'ai trop badiné jusqu'ici, et j'ai trop aimé
le xviiie siècle ; j'ai bien d'autres fautes à me reprocher,
comme par exemple de n'avoir pas changé de grammaire
et de syntaxe. Il faudra que je me convertisse ; autrement
je ne serai jamais qu'un mauvais contemporain, un entant
égaré qui n'est pas de son siècle.
Poètes et artistes, en elfet, se bornent rarement à dire : je
veux. C'est : nous voulons, qu'il faut entendre : volonté
collective et partant impérative, qui s'impose au nom d'une
époque dont il faut être, par droit et devoir de naissance.
802 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mais avant d'analyser plus à fond les caractères intrin-
sèques de la volonté de ces maîtres, qui commandent au nom
de l'histoire, autorité suprême de nos jours, disons quelques
mots pour préciser ce qu'ils veulent, et nous disent vouloir.
La crise artistique et littéraire d'aujourd'hui ressemble à
toutes les crises de ce genre. Périodiquement l'art se révolte
contre l'art, la littérature contre la littérature. L'art alors
s'accuse de mensonge, et la littérature se méprise parce que
littérature. L'artiste et le poète, dans ces moments, semblent
reprocher à leur art de n'être que de l'art, et aux images de
n'être que des ombres. C'est une tension entre l'art et la
vie, tension tout intérieure, bien entendu, car il ne s'agit
toujours que de différences entre ce que l'artiste éprouve,
et les moyens dont l'art dispose pour le rendre. On cher-
chera donc à éliminer tout ce qui s'interpose entre i'urtis.te
et l'œuvre de ses visions. C'est Fart direct que l'on veut,
l'art qui ferait retour à l'àme, dont il s'est éloigné, en sui-
vant les voies détournées que les conventions et les bien-
séances lui ont tracées ou bien, — et c'est la théorie du
jour — en se laissant guider par les vues d'une réalité qui
n'est pas la sienne, la réalité des choses extérieures. On
cherchera donc à raccourcir la voie qui sépare les visions
de 1 amc et les images de l'art, et l'on goûtera d'une liberté
nouvelle, du moment où l'on pourra sans réserve et sans
s'imposer de contrainte, s'abandonner aux inspirations. L'art
semblera plus vrai, parce qu'exprimant sans ambages et sans
détours ce qui se passe dans l'âme de l'artiste, il sera censé
être plus près de la vie.
Je me bornerai ici à ces quelques indications sur les carac-
tères de l'art moderne, qui, à tout prendre, ne sont ni parti-
culiers à notre époque, ni à l'Allemagne, pour en venir à ce
qui plus particulièrement fait le fond de visions et d'émo-
tions, que littérature et art cherchent à exprimer en ce
moment.
NOTES 803
La crise de l'art se complique ici d'une crise de sentiment,
laquelle n'est pas du domaine de l'imagination. Cette ânx;
qui recherche l'expression immédiate de ce qu'elle vit et de
ce qu'elle sent, c'est une âme en peine et qui veut dire
ses souffrances. Mais ce n'est pas par gestes pathétiques
qu'elle essaiera de les rendre. Le tragique s'exprime parfois
mieux par grimaces et contorsions que par mots profonds
et rythmes sonores. C'est ce que n'ignorent pas nos artistes
et poètes, qui ont d'ailleurs subi l'influence de l'art japonais.
Ils rechercheront donc le grotesque de préférence au pathé-
tique, pour exprimer la désespérance et le morne abatte-
ment. Je ne ferai aucune difficulté pour reconnaître que je
préfère leur façon de se communiquer, aux manières des
pédants savants qui diluent la tragédie, et aux paroles onc-
tueuses de ceux qui la mettent en formules édifiantes.
Mais je dirai aussi que la génération est mal préparée à la
trao[édie.
Avant la guerre, vie et littérature tendaient de plus en
plus à éliminer de la conscience les éléments tragiques.
L'état réglé des choses produisait une certaine sécurité, qui,
de l'extérieur, (rainait l'intérieur. Nous n'avons connu alors
qu'un grand poète tragique, et ce fut le suédois Strindberg.
Il fut peu compris avant la guerre, mais la génération pré-
sente retrouve dans ses œuvres les visions d'un enfer, dont
les expériences récentes ont révéla l'existence. Sera-ce donc
Strindberg qui donnera aux poètes et aux artistes le sens du
tragique ? Sera-ce lui le prophète de cette génération ?
J'hésite à le croire, du moins je ne crois pas qu'il puisse
jouer ce rôle en ce moment. Chez Strindberg c'est la tragédie
de l'individu qui a souffert en son âme et en sa chair, et qui
de ses souff"rances a su composer une tragédie humaine. La
tragédie par contre qui se joue en ce moment ici, est encore
trop chargée de faits et de dates, elle est encore trop liisto-
rique, en un certain sens, pour pouvoir être humaine, et
804 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
puis, étant venue du dehors plutôt que du dedans, le moi
tragique lui fait défaut.
En effet, si les événements, certes, sont tragiques, les
personnages, à généralement parler, ne le sont guère.
Aussi a-t-on souvent l'impression d'une tragédie jouée par
des acteurs fort médiocres. Je vous ai déjà parlé du pédant
tragique qui manque son effet par de trop longs discours.
Il y a aussi ceux qui trop aisément confondent leurs misères
personnelles avec le drame universel, et, de ce fait, rédui-
sent la grande tragédie aux proportions d'une comédie lar-
moyante et bourgeoise. Il y a enfin la grande masse anonyme
composée de ceux qui n'ont qu'un rôle effacé à jouer ; et
ce sont peut-être eux, les figurants de la grande tragédie,
qui par mines et gestes expriment le mieux ce que les autres,
en vain, cherchent à mettre en paroles. Mais il semble dif-
ficile de ne composer une tragédie que de figurants, et on
est, qu'on le veuille ou non, à la recherche de l'individu.
Or, c'est précisément ici que nous touchons au grand
problème, qui semble se poser pour la vie intellectuelle en
Allemagne. L'intellectuel allemand, — je parle de la jeunesse
— a été brusquement tiré du refuge qu'il s'était créé en
lui-même, et lorsqu'il a voulu y revenir, il a trouvé la porte
close. Resté au dehors il s'est mis en quête de ceux qui,
comme lui, erraient sur les grand'routes, et vous ne
voyez plus que bandes et groupes où vous étiez accoutumé
à trouver des individus.
Toutefois ne croyez pas que l'individu ait volontairement
abdiqué sa personnalité. Il cherche, au contraire, dans le
groupe, ce qu'il ne peut trouver en lui-même, et se mettant
d'accord avec les autres, il se croit original. Mais si par ses
cris et gestes il nous démontre qu'il n'est pas comme les
autres, il ne saurait nous convaincre qu'il sait être lui-même ;
à travers les cris dissonants et les gestes incohérents par
lesquels il cherche à prouver son originalité aux autres et à
NOTES 805
lui-même, on sent la détresse de l'homme qui a perdu son
moi.
La grande victime de la guerre ici, c'est l'individu. Je
m'imagine parfois que, revenus de la guerre, beaucoup
d'entre eux essayèrent d'abord de vivre de la vie personnelle
de jadis. Ils allaient enfin retrouver leur moi, et les senti-
ments nuancés qu'ils avaient connus autrefois.
Mais rentrés chez eux, ils se sentirent étrangement dépaysés.
Ayant perdu l'habitude du silence, du colloque intime et
d'une vie fondée sur la durée individuelle, ils ne savaient
plus écouter leur âme qui semblait être devenue muette.
Faut-il voir en cet homme qui a perdu son moi, le proto-
type de la génération présente ? Ou n est-ce là qu'une apos-
tasie passagère, et l'âme reviendra-t-elle un jour de son exil
pour se retrouver plus riche et plus humaine qu'avant ?
Tout le problème sur lequel repose l'avenir de la vie de
l'esprit en Allemagne est là. Nous n'avons voulu aujour-
d'hui que signaler la crise par laquelle passe l'Allemagne
intellectuelle, et nous nous réservons d'en noter, au fur et
à mesure de leur développement, les diverses phases.
BERN.\RD GRŒTHUYSEN
LES REVUES
LE GÉNIE MÊME NE SUFFIT PAS
Jules Romains remarque, dans la Rekaissakce (14 août),
que le mépris systématique où le xix* siècle a tenu les doc-
trines est en grande partie responsable du désordre actuel.
Il a certes raison. L'on voudrait seulement qu'il eût raison
avec plus de peine. La question vaut d'être traitée, et par
Jules Romains. Elle est du moins abordée ici, et délimitée
avec bon sens :
So6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Mépris des théories, ou, ce q.ui revient au même, tlaéories ten-
dant à établir qu'il n'en faut point, théories anti-théoriques. Q.ue
poiivait-il sortir de là ?
D'abord, chez les directeurs du goût public, chez les critiques,
une sorte d'éclectisme, plus ou moins altéré par les antipathies per-
sonnelles, par les caprices de l'humeur. En principe, tout est légi-
time, toutes les tendances se valent... Une telle anarchie garde, chez
le critique, de l'élégance. Avec du talent, elle peut être fort
agréable. Mais elle a son reflet dans l'esprit public, et plus on s'en-
fonce dans la profondeur du public, plus le reflet y devient
difforme.
A quelque distance de« foyers de culture, le spectacle du désor-
dre mental prend un caractère inquiétant et pour ainsi dire vertigi-
neux. Je ne sais s'il vous est arrivé de lire avec assez de recueil-
lement ces correspondances entre abonnées que les journaux de
modes ont imaginé d'accueillir, et qui permettent à des milliers de
femmes d'échanger leurs avis sur toute espèce de sujets. J'y ai,
quant à moi, consacré de longues heures. J'en suis sorti, chaque
fois, plein de tristesse et tenant le cas de notre époque pour déses-
péré. Quels abîmes d'éclectisme ! Et comme on préférerait des cer-
velles bornées et ignorantes à ces cervelles mal instruites qui ne
savent plus ni choisir ni rejeter. Pascal, Lamartine et l'auteur de
Phi-Phi sont célébrés du même ton, associés dans une même liste
d'élus, conseillés pour l'apaisement des mêmes besoins de l'âme ;
et cela sans malice, sans soupçon d'ironie, avec une tranquille
inconvenance.
« *
LA MÉCHANTE, ÉLOGE DE LA POLYGAMIE,
COMME LE VENT.
Ce sont des essais récents — portraits, réflexions ou fan-
taisise — d'Eiigène Marsan. L'un a paru dans les Ecrits
NOUVEAUX (Juillet), l'autre dans le Divan (Janvier-Février),
le troisième dans Pour le Plaisir (15 Juillet). Ils ont tous
trois le même charme : tendresse et sensualité mêlées ou
bien distinctes, cependant en tous cas sévèrement mesurées.
LES REVUES SgJ
Vous laissez le beau linge blanc aux belles femmes : vous ne
mettez sur vous que des toiles d'araignée, bleues, vertes, roses,
et si bizarrement coupées que votre pantalon ne ressemble à rien.
L'on vous décou\Tirait trop au travers s'il n'v en avait tant que
vous superposez exprès, sachant que votre forme a moins de pou-
voir, imparfaite, que leur légèreté et leur chaleur.
Vous ne laissez pas voir beaucoup plus que vos bras et votre
épaule, mais l'on ne sait plus jusqu'où monte la soie de vos deux-
bas.
Si vous versez une mortelle douceur dans toutes les veines, une
à une, votre tête n'est pourtant rien. Qu'une ombre. La gouache
d'un éventail.
J'étais, il 3' a cinq ou six ans, dans une grande ville de Lombardie,
à la fin de l'été. Je m'étais pris d'amitié pour l'une de ces esclaves
bénévoles que je voyais dans la plus belle salle du monde au plafond
voûté et très bien peint. J'aimais à m'y trouver à la fin de l'après-
midi. Les. hautes persiennes vertes à jalousies mettaient aux murs
couleur de pourpre une grille d'or. Le mobilier était d'ébèue et de
damas rouge ; ce Louis XV du Second Empire entremêlé de poufs
avait vu des ambassadeurs et des princes... Mon amie s'appelait
donc Florence. Elle ressemblait à votre Polaire et même elle en
tirait vanité, lorsqu'elle cédait à un idéal cosmopolite. Mais elle
avait une beauté plus étoffée. Je n'étais pas sans avoir remarqué
chez elle quelque chose que je n'avais pas la fatuité de préciser. Il
arriva qu'un jour elle ne demeura plus maîtresse de cacher son
trouble : et cette fois je voulus savoir. Première réponse : un haus-
sement d'épaules. J'insistai, ce que je regrette à présent puisque je
blessais certainenaent ce cœur où, malgré tout, la pudeur s'était
réservé un dernier refuge, le silence. L'on me répondit à la fin, en
levant toujours les belles épaules : « Pw Iroppo ! » C'est-à-dire :
« Il n'est que trop vrai ! »
*
Lorsque l'homme remet son manteau, celle qu'il a choisie et
qu'il va quitter, dit son nom... Quoi donc ? A-t-elle espoir que cet
éphémère lui revienne ? Veut-elle manifester qu'elle existe aussi, et
ne pas demeurer dans votre mémoire une figure anonyme ? Il se
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peut que son partenaire ne la regarde déjà plus et même qu'il la
haïsse, ce que je tiens pour une vilenie. Si vous revenez jamais,
elle sait que le caprice vous mène. Ou bien elle sera partie... Hlle
dit pourtant ce nom, qu'on ne lui demande pas toujours : par habi-
tude et civilité...
Le dessin que j'ai vu sur un mur représentait un Adam et une
Eve, debout.
Les sentiments d'Eve auraient demandé un art impossible, le
génie du Guide, qui avait au dire de Stendhal cent manières de
faire regarder le ciel par deux beaux yeux. L'on s'en était tiré par
un trait de génie. L'on avait mis à la jeune fille une queue diablo-
tine et qui semblait bouger.
MEMENTO
Edmond Pilon raconte, dans la Revue des Deux-Mondes
(i" Juillet) :
Descôteaux est cet original dont La Bruyère s'est servi pour peindre son
amateur de tulipes. Vous savez, le fameux pass.ige : Lefieiiriste a un jardin
dans le faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher ;
vous le voye:^ planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes. Eh bien ! cet
homme singulier, debout au milieu d'un parterre diapré de belles
fleurs, qui sourit et fait l'entendu, c'est Descôteaux le joueur de flûte, le
•même qui, — dans la société de Chapelle, — fréquenta che2 les quatre
amis.
Nous voici donc en compagnie des quatre amis :
La Bruyère, enveloppé de son manteau, afl^ectant cet air grave et
méditatif, pesant et « un peu soldat » qu'on lui a reproché, écoute le
flûtiste....
«
A cinq ou six pas en arrière, venaient Gâches et La Fontaine. Gâches
était cet ami que La 1-ontaine, bien trop timide et nonchalant pour se
souvenir de ses propres vers, conduisait avec lui à dessein de lui faire
réciter des fables à sa place.
L'on cause :
Une saillie de Boileau fit, à ce moment, bien rire ces Messieurs ; c'est
MEMENTO 809
quand il rapporta qu ayant cté une fois à la campagne chez Barbin, le
fameux libraire, celui-ci l'avait conduit, après le repas, dans un jardin atte-
nant à la maison mais si ridiculement petit qu'il semblait qu'on y étouffât.
Et, comme l'auteur des Epîtres n'avait eu, aussitôt parvenu dans cet
endroit, que l'idée de s'enfuir pour appeler son cocher et rentrer en ville,
Barbin lui avait demandé avec surprise où il allait. « Je vais à Paris
prendre l'air », avait répondu Boile.iu que l'exiguïté de ce petit domaine
avait offensé.
Dans la Revue Mondiale du i^'' Octobre M. C. Marx donne une
excellente étude sur Un rénovateur du roman : Marcel Proust.
Etonnante rencontre chez un seul être d'une sensibilité, d'une imagina-
tion, d'une mémoire sans égales ! Si singulièrement fondues, ces trois
facultés n'en sont plus qu'une : mémoire sensible, imagination de la sensi-
bilité.? comment la nommer ? Grâce à sa vigilance, tout est sauvé de
l'oubli. Et toujours par la magie du moindre détail : la rutilance d'une
tarte aux cerises, l'emploi particulier d'un mot, quelques notes d'une sonate
reconnue — ou moins encore, une saveur, une odeur « portent sans fléchir
l'édifice immense du souvenir ». Ce détail si heureusement retrouvé à tout
instant par Marcel Proust, pour en sentir toute la valeur, il faudrait relire
un roman de l'époque naturaliste (de préférence un médiocre, car les plus
grands dépassent l'Ecole), l'opposer à la remarque terne, ennuyeuse, véri-
dique et toujours superflue épinglée par la « mémoire volontaire ». La vie
prise en notes au jour le jour, observée dans le but sacro-saint d'écrire, ne
livra d'elle qu'un aspect extérieur et figé.
Proust, lui, respecte les grandes retouches, la lente mise au point inté-
rieure. L'inutile s'efface du cliché. Seul subsiste ce qui atteignit la sensi-
bilité et c'est l'imagination qui le réinvente et l'enrichit. Mieux goûtées
qu'à l'heure tumultueuse de la réalité, les impressions s'inscrivent défini-
tivement. Rien ne peut plus les affaiblir. Pour les exprimer, la variété
d'analyses est si grande que ce n'est plus qu'un jeu de cueillir la mieux
adaptée, la plus riche en correspondances.
Le Mercure de Fr.xnce (15 sept.) : Renaissance, par Adolphe
Delemer.
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
I.
BEAUX-ARTS.
MouRGUE et Chastel : Caricatures de
Danseurs et de Danseuses à la mode
(50 fr.) ; Editions du Bon Ton.
Rembrandt : Légendes religieuses.
Prcf.nce d'ELiE Faure. 20 PI.
(1.200 fr.) ; Crès.
André Salmon : Uart vivant (9 fr.) ;
Crès.
II. — LITTÉRATURE,
ROMANS, THÉÂTRE,
Paul Adam : Le Lion d'Arras
(6 fr. 75) ; Flammarion.
Henri Bachelin : Sous les Marron-
viers en fleurs (^ fr.); Société litté-
raire de France.
Léon Bloy : Lettres de jeunesse
(30 fr.); Edouard-Joseph.
Paul Bourget : Anomalies (7 fr.) ;
Plon-Nourrit.
Léon Deffoux et Emile Zavie : Le
groupe de Médan (9 fr.) ; Payot.
René-Louis Doyon : Proses mys-
tiques (24 fr.) ; La Connaissance.
Georges Duhamel : Elégies (120 fr.);
Camille Bloch.
Edmond Fleg : Le Psaume de la
Terre Promise ; Kundig.
René Ghil : Les Images du Monde,
Dire dts Sangs (<y fr. 60); Figuière.
Luis de Gongora : Fable de Poly-
phème et Galathce, traduite, et
précédée d'une ode à Gongora^
par Marius André (8 fr.) ;
Garnier.
J.-P. Jacobsen : Madame Marie
Gruhbe {$ fr.); Leroux.
Jules Laforgue : Ennuis non ri-
mes. Chroniques parisiennes, i88y
(15 fr.) ; La Connaissance.
Pierre Loti : La mort de notre chère
France en Orient (6 fr, 75) ;
Calmann-Lévy.
François Mauriac : La Chair et
le Sang (6 fr.) ; Emile-Paul.
Charles Maurras : Le Conseil de
Dante (5 fr.) ; Nouvelle Librairie
Nationale.
Robert de Montesquiou : Les Dé-
lices de Capharnaiim (7 fr.) ;
Emile-Paul.
Henry de Montherlant : La Relève
du matin (6 fr.) ; Société littéraire
de France.
Romain Rolland : Clérambault, bis-
toire d'une conscience libre pendant
la guerre (8 fr.) ; Ollendorff.
Sainte-Beuve : Madame de Pontivy-
Christel, Le Clou d'or, La Pendule
(2 vol., 20 fr.) ; Société Littéraire
de France.
Claude Tillier : Mon oncle Benjamin
(20 fr.) ; La Connaissance.
Paul VALi-ry : Le Cimetière marin
(12 fr.) ; Emile-Paul.
Emile Verhaeren : Le Cloître
(250 fr.) ; La Connaissance.
LE GERANT : GASTON GALLIMARD.
ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F, PAILLART.
SI LE GRAIN NE MEURT...
FRAGMENTS
V
C'est sur la côte d'Azur que nous achevâmes de
passer l'hiver. Anna nous avait accompagnés. Une
fâcheuse inspiration nous arrêta d'abord à Hyères, où la
campagne est d'accès difficile, où la mer, que nous espé-
rions toute proche, n'apparaissait au loin, par delà les
cultures maraîchères, que comme un mirage décevant ;
le séjour nous y parut mortel ; de plus Anna et moi
y tombâmes malades. Un certain docteur dont le nom
me reviendra demain, spécialiste pour enfants, persuada
ma mère que tous mes malaises, nerveux ou autres,
étaient dus à des fiatuosités ; en m'auscultant il décou-
vrit à mon abdomen des cavités inquiétantes et une dis-
position à enfler ; même il désigna magistralement le
I. Voir la Nouvelle Revue Française (i^r février, ler niars, i" mai
et !«'' novembre 1920).
S2
8l2 LA NOUVELLE REVUÈ FRANÇAISE
repli d'intestin où se formaient les vapeurs peccantes et
prescrivit le port d'une ceinture orthopédique de cent
, cinquante francs, à commander chez son cousin le ban-
dagiste, pour prévenir mon ballonnement. J'ai porté
quelque temps, il me souvient, cet appareil ridicule qui
gênait tous mes mouvements et avait d'autant plus de
mal à me comprimer le ventre que j'étais maigre comme
un clou.
Les palmiers d'Hyères ne me ravirent point tant que
les eucalyptus en fleurs. Au premier que je vis, j'eus
un transport ; j'étais seul ; il me fallut courir aussitôt
annoncer l'événement à ma mère et à Anna, et comme
je n'avais pu rapporter la moindre brindille, les frondai-
sons fleuries restant hors de prise, je n'eus de cesse que
je ne les eusse amenées toutes deux au pied de l'arbre de
merveilles. Anna dit alors :
— C'est un eucalyptus ; un arbre importé d'Australie.
— Et elle me fit observer le port des feuilles, la disposi-
tion des ramures, la chute del'écorce...
Un chariot passa ; un gamin haut perché sur des sacs
cueillit et nous jeta un rameau couvert de ces fleurs
bizarres qu'il me tardait d'examiner de près. Les boutons
couleur vert-de-gris, que couvrait une sorte de pruine
résineuse, avaient l'aspect de petites cassolettes fermées ;
on aurait cru des graines, n'eût été leur fraîcheur ; et
soudain le couvercle d'une ces cassolettes cédait, sou-
levé par un bouillonnement d'étamines ; puis le cou-
vercle tombait à terre, les étamines délivrées se dispo-
saient en auréole ; de loin, dans le fouillis des feuilles
coupantes, oblongues et retombées, cette blanche fleur
sans pétales semblait une anémone de mer.
SI LE GRAIN NE MEURT... 813
La première rencontre avec l'eucalyptus et la décou-
verte, dans les haies qui bordaient les chemins vers
Costebelle, d'un petit arum à capuchon, furent les évé-
nements de ce séjour.
Pendant que nous nous morfondions à Hyères, maman,
qui ne prenait pas son parti de notre déconvenue, pous-
sait une exploration par delà TEsterel, revenait éblouie,
et nous emmenait à Cannes le jour suivant. Si médio-
crement installés que nous fussions, près de la gare,
dans le quartier le moins agréable de la ville, j'ai gardé
de Cannes un souvenir enchanté. Aucun hôtel et pres-
que aucune villa ne s'élevait encore dans la direction de
Grasse ; la route du Cannet circulait à travers les bois
d'oliviers ; où finissait la ville, la campagne aussitôt
commençait ; à l'ombre des oliviers, narcisses, ané-
mones, tulipes croissaient en abondance ; à profusion
dès que l'on s'éloignait.
Mais c'est principalement une autre flore qui recevait
le tribut de mon admiration ; je veux parler de la sous-
marine, que je pouvais contempler une ou deux fois par
semaine, quand Marie m'emmenait promener aux îles de
Lerins. Il n'était pas besoin de s'écarter beaucoup du
débarcadère, à Sainte-Marguerite où nous allions de
préférence, pour trouver, à l'abri du ressac, des criques
profondes que l'érosion du roc divisait en multiples
bassins. Là, coquillages, algues, madrépores déployaient
leurs splendeurs avec une magnificence orientale. Le
premier coup d'œil était un ravissement ; mais le passant
n'avait rien vu, qui s'en tenait à ce premier regard : pour
peu que je demeurasse immobile, penché comme Nar-
cisse au-dessus de la surface des eaux, j'admirais lente-
8 14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ment ressortir de mille trous, de mille anfractuosités du
roc, tout ce que mon approche avait fait fuir. Tout se
mettait à respirer, à palpiter, le roc même semblait
prendre vie et ce qu'on avait cru inerte commençait crain-
tivement à se mouvoir ; des êtres translucides, bizarres,
aux allures fantasques surgissaient d'entre, le lacis des
algues; l'eau se peuplait; le sable clair qui tapissait le
fond, par places, s'agitait, et tout au bout de tubes ter-
nes, qu'on eût pris pour de vieilles tiges de jonc, on
voyait une frêle corolle, peureuse encore un peu, par
petits soubresauts s'épanouir.
Tandis que Marie lisait ou tricotait non loin, je res-
tais ainsi durant des heures, sans souci du soleil, con-
templant inlassablement le lent travail rotatoire d'un
oursin pour se creuser une alvéole, les changements de
couleur d'une pieuvre, les tâtonnements ambulatoires
d'une actinie, et des chasses, des poursuites, des embus-
cades, un tas de drames mystérieux qui me disaient
battre le cœur. Je me relevais d'ordinaire avec un mal
de tête fou. Comment eût-il été question de travail ?
Durant tout cet hiver, je n'ai pas souvenir d'avoir
ouvert un livre, écrit une lettre, appris une leçon. Mon
esprit restait en vacances aussi complètement que mon
corps. Il mie paraît aujourd'hui que ma mère aurait pu
profiter de ce temps pour me fiiire apprendre l'anglais
par exemple ; mais c'était là une langue que mes parents
se réservaient pour dire devant moi ce que je ne devais
pas comprendre ; de plus j'étais si maladroit à me servir
du peu d'allemand que Marie m'avait appris, que l'on
jugeait prudent de ne pas m'embarrasser davantage. Il
y avait bien dans le salon un piano, fort médiocre mais
SI LE GRAIN NE MEURT... 815
sur lequel j'aurais pu m'exercer un peu chaque jour ;
hélas ! n'avait-on pas recommandé à ma mère d'éviter
soigneusement tout ce qui m'eût coûté quelque effort ?...
J'enrage^ comme Monsieur Jourdain, à rêver au virtuose
qu'aujourd'hui je pourrais être si seulement, en ce temps,
j'eusse été quelque peu poussé.
De retour à Paris, au début du printemps, maman se
mit en quête d'un nouvel appartement, car il avait été
reconnu que celui de la rue de Tournon ne pouvait plus
nous convenir. Evidemment, pensais-je au souvenir du
sordide logement garni de Montpellier, évidemment la
mort de papa entraîne l'effondrement de notre fortune ;
et de toute manière cet appartement de la rue de Tout-
non est désormais beaucoup trop vaste pour nous deux.
Qui sait de quoi ma mère et moi allons devoir nous
contenter ?
Mon inquiétude fut de courte durée. J'entendis bien-
tôt ma tante Démarest et ma mère débattre des ques-
tions de loyer, de quartier, d'étage et il n'y paraissait pas
du tout que notre train de vie fût sur le point de se
réduire. Depuis la mort de papa, ma tante Claire avait
pris ascendant sur ma mère. Elle lui disait sur un ton
tranchant et avec une moue qui lui était particulière :
— Oui, l'étage, passe encore. Avec un ascenseur on
peut consentir à monter. Mais, quant à l'autre point,
non, Juliette. Je dirai même : absolument pas. Et elle
faisait du plat de la. main un petit geste en biais, net et
péremptoire qui mettait fin à la discussion.
Cet « autre point », c'était la porte cochère. Il pouvait
paraître à l'esprit d'un enfant que, ne recevant guère et
8l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ne roulant point carrosse nous-mêmes, la porte cochère
était chose dont on eût pu peut-être se passer. Mais l'en-
fant que j'étais n'avait pas voix au chapitre ; et du reste
que pouvait-on trouver à répliquer, après que ma tante
avait déclaré :
— Ce n'est pas une question de commodité, mais de
décence.
Puis, voyant que ma mère se taisait, elle reprenait
plus doucement, mais d'une manière plus pressante.
— Tu te le dois ; tu le dois à ton fils.
Puis, très vite et comme par-dessus le marché :
— D'ailleurs, c'est bien simple, si tu n'as pas de porte
cochère, je peux te nommer déjà ceux qui renonceront
à te voir.
Et elle énumérait aussitôt de quoi faire frémir ma
mère. Mais celle-ci regardait sa sœur, souriait d'un air
un peu triste et disait presque tendrement :
— Et toi, Claire, tu cesserais aussi de venir ?
Sur quoi ma tante reprenait sa broderie en pinçant
les lèvres.
Ces conversations n'avaient lieu que quand Albert
n'était pas là. Albert certainement manquait d'usages.
Ma mère l'écoutait pourtant volontiers, se souvenant
d'avoir été d'esprit frondeur ; mais ma tante préférait
qu'il ne donnât pas son avis.
Bref, le nouvel appartement choisi se trouva être sen-
siblement plus grand, plus beau, plus agréable et plus
luxueux que l'ancien. J'en réserve la. description.
Avant de quitter celui de la rue de Tournon, je regarde
une dernière fois tout le passé qui s'y rattache et relis
ce que j'en ai écrit. Il m'apparaît que j'ai obscurci à
SI LE GRAIN NE MEURT... 817
l'excès les ténèbres où patientait mon enfance ; c'est-à-
dire que je n'ai pas su parler de deux éclairs, deux sur-
sauts étranges qui secouèrent un instant ma nuit. Les
eussé-je racontés plus tôt, à la place qu'il eût fallu pour
respecter l'ordre chronologique, sans doute se fût expli-
qué mieux le bouleversement de tout mon être, ce
soir d'automne, rue de L..,, au contact d'une nouvelle
réalité.
Oui, ces deux menus faits sont bien du même ordre
que ce troisième ; on dirait qu'ils l'ont préparé, et sans
doute est-il maladroit de ne les raconter qu'ensuite ;
mais parmi les puérilités avoisinantes, je ne savais ; à
présent il est plus aisé... Le premier me reporte loin en
arrière ; je voudrais préciser Tannée ; mais tout ce que
je puis dire, c'est que mon père vivait encore. Nous
étions à table ; Anna déjeunait avec nous. Mes parents
étaient tristes parce qu'ils avaient appris dans la matinée
la mort d'un petit enfant de quatre ans, fils de nos
cousins Widmer ; je ne connaissais pas encore la nou-
velle, mais je la compris à quelques mots que ma mère
dit à Nana. Je n'avais vu que deux ou trois fois le petit
Emile Widmer et n'avais point ressenti pour lui de
sympathie bien particulière ; mais je n'eus pas plus tôt
compris qu'il était mort, qu'un océan de chagrin déferla
soudain dans mon cœur. Maman me prit alors sur ses
genoux et tâcha de calmer mes sanglots ; elle me dit que
chacun de nous doit mourir ; que le petit Emile était
au ciel où il n'y a plus ni larmes ni souffrances, et tout
ce que sa tendresse imaginait de plus consolant ; rien
n'y fit, car ce n'était pas précisément la mort de mon
petit cousin qui me faisait pleurer, mais je ne savais quoi,
8l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
mais une angoisse indéfinissable et qu'il n'était pas
étonnant que je ne pusse expliquer à ma mère, puis-
qu'encore aujourd'hui je ne la puis expliquer davantage.
Si ridicule que cela doive paraître à certains, je dirai
pourtant que, plus tard, en lisant certaines pages de
Schopenhauer, il me sembla tout à coup la reconnaître.
Oui vraiment^ pour les comprendre, c'est le souvenir de
mon premier schaadern à l'annonce de cette mort que,
malgré moi et tout irrésistiblement, j'évoquai.
Le second tressaillement est plus bizarre encore :
c'était quelques années plus tard, peu après la mort de
mon père, c'est-à-dire que je devais avoir onze ans. La
scène de nouveau se passa à table, pendant un repas du
matin; mais, cette fois, ma mère et moi nous étions seuls.
J'avais été en classe ce matin-là. Que s'était-il passé ?
Rien peut-être... Alors pourquoi tout à coup me décom-
posai-je et, me jetant entre les bras de maman, sanglotant,
convulsé, sentis-je à nouveau cette angoisse inexprimable,
la même exactement que lors de la mort de mon petit
cousin ? On eût dit que brusquement s'ouvrait l'écluse
particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure
inconnue dont le flot s'engouffrait démesurément dans
mon cœur ; j'étais moins triste qu'épouvanté ; mais com-
ment expliquer cela à ma mère qui ne distinguait, à
travers mes sanglots, que ces confuses paroles que je
répétais avec désespoir : .
— Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas
pareil aux autres !
Deux autres souvenirs se rattachent encore à l'appar-
tement de la rue de Tournon : il faut vite que je les dise
SI LE GRAIK NE MEURT... 819
avant de déménager : je m'étais fait donner pour mes
étrennes le gros livre de chimie de Troost : ce fut ma
tante Lucile qui me l'offrit ; ma tante Claire, à qui je
l'avais d'abord demandé, trouvait ridicule de me faire
cadeau d'un livre de classe ; mais je criai si fort qu'au-
cun autre livre ne pouvait me fiiire plus de plaisir, que
ma tante Lucile accéda. Elle avait ce bon esprit de
s'inquiéter, pour me contenter, de mes goûts plus que
des siens propres, et c'est à elle que je dus également,
quelques années plus tard, la collection des Lundis de
Sainte-Beuve, puis la Comédie Humaine de Balzac...
Mais je' reviens à la chimie.
Je n'avais encore que treize ans, mais je proteste
qu'aucun étudiant jamais ne plongea dans ce livre avec
plus d'avidité que je ne fis. Il va sans dire, toutefois,
qu'une partie de l'intérêt que je prenais à cette lecture
pendait aux expériences que je me proposais de tenter.
Ma mère consentait à ce que cette office y servît, qui se
trouvait à l'extrémité de notre appartement de la rue
de Tournon, à côté de ma chambre, et où j'élevais des
cochons de Barbarie. C'est là que j'installai un petit
fourneau à alcool, des matras et des appareils. J'admire
encore que ma mère m'ait laissé faire ; soit qu'elle ne se
rendît pas nettement compte des risques que couraient
les murs, le plancher et moi-même, ou peut-être estimant
qu'il valait la peine de les courir s'il devait en sortir
pour moi quelque profit, elle mita ma disposition, heb-
domadairement, une somme assez ronde que j'allais
aussitôt dépenser place de la Sorbonne ou rue de l'An-
cienne Comédie en cornues, éprouvettes, sels, métal-
loïdes et métaux — acides enfin, dont certains je
820 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
m'étonne aujourd'hui qu'on consentît à me les vendre ;
mais sans doute le commis qui me servait me prenait-il
pour un simple commissionnaire. Il arriva nécessaire-
ment qu'un beau matin le récipient dans lequel je
fabriquais de l'hydrogène m'éclata au nez. C'était, il
m'en souvient, l'expérience dite de « l'harmonica chi-
mique » qui se fait avec le concours d'un verre de
lampe... La production de l'hydrogène était parfaite;
j'avais assujetti le tube effilé par où le gaz devait sortir,
que je m'apprêtais à enflammer ; d'une main je tenais
l'allumette et de l'autre le verre de lampe dans le corps
duquel la flamme avait mission de se mettre à chanter ;
mais je n'eus pas plus tôt approché l'allumette, que la
flamme, envahissant l'intérieur de l'appareil, projeta au
diable verre^ tubes et bouchons. Au bruit de l'explosion
les cochons de Barbarie avaient fait en hauteur un bond
absolument extraordinaire et le verre de lampe m'était
échappé des mains. Je compris en tremblant que, pour
peu que le récipient eût été plus solidement bouché, le
verre même m'eût éclaté au visage, et ceci me rendit
plus réservé dans mes rapports avec les gaz. A partir de
ce jour, je lus ma chimie d'un autre œil. Comme Dieu
départ les justes et les injustes, je désignai d'un crayon
rouge les corps tranquilles, ceux avec lesquels il y avait
plaisir à commercer, d'un crayon bleu tous ceux qui se
comportent d'une façon douteuse ou terrible.
Il m'est arrivé ces temps derniers d'ouvrir un livre de
chimie de mes jeunes nièces. Je n'y reconnais plus rien ;
tout est changé : formules, lois, classification des corps,
et leurs noms, et leur place dans le livre, et jusqu'à leurs
propriétés... Moi qui les avais cru si fidèles! Mes nièces
SI LE GRAIN NE MEURT... 82 1
s'amusent de mon désarroi ; mais, devant ces boulever-
sements, j'éprouve une secrète tristesse, comme lors-
qu'on retrouve pères de famille d'anciens amis qu'on
imaginait devoir toujours rester garçons.
L'autre souvenir est celui d'une conversation avec
Albert Démarest. Quand nous étions à Paris, il venait
dîner chez nous une fois par semaine, accompagnant sa
mère. Après dîner, ma tante Claire s'installait avec
maman, devant une partie de cartes ou de jacquet ; Albert
et moi nous nous mettions au piano, d'ordinaire. Mais,
ce soir-là, la causerie l'emporta sur la musique. Qu'avais-
je pu "dire pendant le dîner, je ne sais plus, qui parut à
Albert mériter d'être relevé ? Il n'en fit rien devant les
autres et attendit que le repas fut achevé ; mais sitôt
après, me prenant à part...
J'avais pour Albert, à cette époque déjà, une espèce
d'adoration ; j'ai dit de quelle âme je pouvais boire ses
paroles, surtout lorsqu'elles allaient à l'encontre de mon
penchant naturel ; c'est aussi qu'il ne s'y opposait que
rarement et que je le trouvais d'ordinaire extraordinaire-
ment attentif à comprendre de moi précisément ce qui
risquait d'être le moins bien compris par ma mère et
par le reste de la famille. Albert était grand ; à la fois
très fort et très doux ; ses moindres propos m'amu-
saient inexprimablement, soit qu'il dît précisément ce
que je n'osais point dire, soit même ce que je n'osais pas
penser ; le son même de sa voix me ravissait. Il repré-
sentait pour moi l'art, la liberté, la franchise. Je le savais
vainqueur à tous les sports, à la nage et au canotage
surtout ; et après avoir connu l'ivresse au grand air du
bel épanouissement physique, la peinture, la musique et
822 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la poésie l'occupaient à présent tout entier. Mais ce soir-
là ce n'est de rien de tout cela que nous parlâmes. Ce
soir, Albert m'expliqua ce que c'était que la patrie.
Certes sur ce sujet il me restait beaucoup à apprendre ;
car ni mon père, ni ma mère, si bons Français qu'ils
fussent, ne m'avaient inculqué le sentiment très net des
frontières de nos terres ni de nos esprits. Je ne jurerais
pas qu'ils l'eussent eux-mêmes ; et par tempérament
naturel, disposé comme l'avait été mon père à attacher
moins d'importance aux faits qu'aux idées, je raisonnais
là-dessus, à treize ans, comme un idéologue, comme un
enfant et comme un sot. J'avais dû déclarer pendant le
dîner, qu'en 70 « si j'avais été la France » je ne me
serais sûrement pas défendu — ou quelque ànerie de
ce genre ; et que du reste j'avais horreur de tout ce qui
est militaire. C'est là ce qu'Albert avait jugé nécessaire
de relever.
Il le fît sans protestations, ni grandes phrases, mais
simplement en me racontant l'invasion, et tous ses sou-
venirs de soldat. Il me dit égale à la mienne son horreur
de la force qui provoque, mais que pour cela même il
aimait celle qui défend, et que la beauté du soldat
venait de ce qu'il ne se défendait pas pour lui-même,
mais bien pour protéger les faibles qu'il sentait menacés.
Et tandis qu'il parlait, sa voix devenait plus grave et
tremblait :
— Alors tu penses qu'on peut de sang-froid laisser in-
sulter ses parents, violer ses sœurs, piller son bien... ? et
l'image de la guerre certainement passait devant ses
yeux, que je voyais s'emplir de larmes bien que son
visage fût dans l'ombre. Il était dans un f^iuteuil bas,
SI LE GRAIN \E MEURT... 823
tout près de la grande table de mon père sur laquelle
j'étais juché, les jambes ballantes, un peu gêné par ses
propos et d'être assis plus haut que lui. A l'autre extré-
mité de la pièce, ma tante et ma mère travaillaient un
grabuce ou un bczi£:ue avec Anna qui était venue dîner
ce soir-là. Albert parlait à demi-voix, de manière à n'être
pas entendu par ces dames ; après qu'il eût achevé de
parler, je pris sa grosse main dans les miennes et
demeurai sans rien dire, assurément plus ému par la
beauté de son cœur que convaincu par ses raisons. Du
moins devais-je me rappeler ses paroles, plus tard,
lorsque je fus mieux éduqué pour les comprendre. Et
pourtant je ne suis pas sûr, aujourd'hui, de lui donner
pleinement raison.
L'idée de déménager m'exaltait immensément et
l'amusement que jeme prom.ettaisde la mise en place des
meubles ; mais ce déménagement s'effectua sans moi. A
notre retour de Cannes, maman m'avait mis en pension
chez un nouveau professeur ; ce dont elle espérait plus
de profit pour moi, plus de tranquillité pour elle.
M. Richard, à qui je fus confié, avait eu le bon goût
de se loger à Auteuil ; et peut-être maman m'avait-elle
confié à lui, précisément parce qu'il habitait Auteuil.
Il occupait, dans la rue Raynouard, au n^ 12 je crois,
une maison vieillotte à deux étages, flanquée d'un jar-
din pas très grand mais qui formait terrasse et d'où l'on
dominait la moitié de Paris. Tout cela existe encore ;
pour peu d'années sans doute, car le temps est loin où
une modeste famille de professeur choisissait la rue
Raynouard pour des raisons d'économie. M. Richard ne
824 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
donnait alors de leçons qu'à ses pensionnaires, c'est-à-
dire qu'à moi et qu'à deux demoiselles anglaises qui, je
crois, payaient surtout pour le bon air et la belle vue.
M. Richard, à vrai dire, n'était pas professeur ; ce ne fut
que plus tard, qu'ayant passé son agrégation, il obtint
un cours d'allemand dans un lycée. C'est au pastorat
qu'il se destinait d'abord et pour quoi il avait fait, je
pense, d'assez bonnes études, car il n'était ni paresseux,
ni sot ; puis des doutes ou des scrupules (les deux
ensemble plus vraisemblablement) l'avaient arrêté sur le
seuil de l'église. Il gardait de sa première vocation je
ne sais quelle onction du regard et de la voix, qu'il avait
naturellement pastorale, je veux dire propre à remuer
les cœurs ; mais un sourire tempérait ses propos les
plus austères, mi-triste et mi-amusé, et je crois presque
involontaire, à quoi l'on comprenait qu'il ne se prenait
pas lui-même bien au sérieux. Il avait toutes sortes de
qualités, de vertus même, mais rien dans son person-
nage ne paraissait ni tout à fait valide, ni solidement
établi ; il était inconsistant, flâneur, prêt à blaguer les
choses graves et à prendre au sérieux les fadaises —
défauts auxquels, si jeune que je fusse, je ne laissais pas.
d'être sensible et que je jugeais en ce temps avec peut-
être encore plus de sévérité qu'aujourd'hui. Je crois que
sa belle-sœur, la veuve du général Bertrand, qui vivait
avec nous rue Raynouard, n'avait pas pour lui beau-
coup de considération ; et cela m'en donnait beaucoup
pour elle. - Femme de grand bon sens et qui avait
connu des temps meilleurs, il me paraît qu'elle était la
seule personne raisonnable de la maison : avec cela
beaucoup de cœur, mais ne le montrant qu'à la meilleure
SI LE GRAIN XE MEURT... - 82 5
occasion. Madame Richard avait autant de cœur qu'elle
sans doute ; même on eût dit qu'elle en avait davantage,
car, de bon sens aucun, il n'y avait jamais que son cœur
qui parlât. Celle-ci était de santé médiocre, maigre, au
visage pâle et tiré ; très douce, elle s'effaçait sans cesse
devant son mari, devant sa sœur, et c'est assurément
pourquoi je n'ai conservé d'elle qu'un souvenir indistinct;
tandis qu'au contraire. Madame Bertrand, solide, affirma-
tive et décidée, a su graver ses traits dans ma mémoire.
Je crois que tout le monde avait un peu peur d'elle, à
commencer par M. Richard lui-même ; et c'est probable-
ment pour cela que j'attachais plus de prix à son estime
qu'à celle des autres hôtes de la maison. Elle avait une
fille de quelques années plus jeune que moi, qu'elle tenait
précautionneusement à l'écart de nous tous, et qui, à ce
qu'il me semblait, souffrait un peu de l'excès d'autorité
de sa mère. Yvonne Bertrand était délicate, chétive
presque, et comme réduite par la discipline ; même
quand on la voyait sourire, elle avait toujours l'air d'avoir
pleuré. Je ne la voyais guère qu'aux repas.
Les Richard avaient deux enfants : une fillette de dix-
huit mois, que je considérais avec stupeur depuis le jour
où, dans le jardin, je lui avais vu manger de la terre, au
grand amusement du petit Biaise, son frère, chargé de la
surveiller, bien qu'il ne fût âgé lui-même que de cinq ans.
Tantôt seul, tantôt avec M. Richard, je travaillaisdans
une petite orangerie, si j'ose appeler ainsi un appentis
vitré, qui s'appuyait au mur aveugle d'une grande mai-
son voisine, à l'extrémité du jardin.
A côté du pupitre où je travaillais, végétait sur une
planchette un glaïeul que je prétendais voir pousser.
826 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
J'avais acheté Toignon au marché de Saint-Sulpice et
l'avaiç mis en pot moi-même. Un glaive verdoyant avait
bientôt surgi de terre, et sa croissance de jour en jour
m'émerveillait ; pour la contrôler, j'avais fiché dans le
pot une baguette blanche sur laquelle, chaque jour,
j'inscrivais le progrès. J'avais calculé que la feuille
gagnait trois cinquièmes de millimètre par» heure, ce
qui tout de même, avec un peu de patience, devait être
perceptible à l'œil nu. Or j'étais tourmenté de savoir par
où le développement se faisait. Mais j'en venais à croire
que la plante donnait d'un coup toute sa poussée dans
la nuit, car j'avais beau rester les yeux fixés sur la
feuille... L'observation des souris était infiniment plus
récompensante. Je n'étais pas depuis cinq minutes devant
un livre ou devant mon glaïeul, que gentiment elles
accouraient me distraire ; chaque jour je leur apportais
des friandises, et je les avais enfin si bien rassurées
qu'elles venaient grignoter les miettes sur la table
même où je travaillais. Elles n'étaient que deux ; mais
je me persuadai que l'une des deux était pleine, de
sorte que chaque matin, avec des battements de cœur
j'espérais l'appauition des souriceaux. Il y avait un trou
dans le mur; c'est là qu'elles rentraient quand approchait
M. Richard ; c'est là qu'était leur nid ; c'était de là que je
m'attendais à voir sortir la portée ; et du coin de l'œil
je guettais tandis que M. Richard me faisait réciter ma
leçon ; naturellement je récitais fort mal ; à la fin
M. Richard me demanda d'où venait que je paraissais si
distrait. Jusqu'alors j'avais gardé le secret sur la pré-
sence de mes compagnes. Ce jour-là je racontai tout.
Je savais que les jeunes filles ont peur des souris ;
SI LE GRAIN NE MEURT... 827
j'admettais que les ménagères les craignissent ; mais
M. Richard était un homme. Il parut vivement inté-
ressé par mon récit. Il me fit lui montrer le trou, puis
sortit sans rien dire, en me laissant perplexe. Quelques
instants après je le vis revenir avec une bouillotte
fumante. Je n'osais comprendre.
— Qu'est-ce que vous apportez, Monsieur ?
— De l'eau bouillante.
— Pour quoi faire ?
— Les échauder, vos sales bêtes.
— Oh ! Monsieur Richard, je vous en prie 1 Je vous
en supplie. Justement je crois qu'elles viennent d'avoir
des petits...
— Raison de plus.
Et c'est moi qui les avais livrées ! J'aurais dû lui
demander d'abord s'il aimait les animaux... Pleurs, sup-
phcations, rien n'y fit. Ah ! quel homme per\-ers ! Je
crois qu'il ricanait en vidant sa bouillotte dans le trou
du mur. Mais j'avais détourné les yeux.
J'eus du mal à lui pardonner. A vrai dire il parut un
peu surpris ensuite, devant le grand chagrin que j'en
avais ; il ne s'excusa pas précisément, mais je sentais
percer un peu de confusion dans l'effort qu'il fiisait
pour me démontrer à quel point j'étais ridicule, et que
ces petits animaux étaient affreux, et qu'ils sentaient
mauvais, et qu'ils faisaient beaucoupde mal ; surtout ils
m'empêchaient de travailler. Et comme M. Richard
n'était pas incapable de retour, il m'offrit, à quelque
temps de là, en manière de réparation, tels animaux que
je voudrais, mais qui du moins ne fussent pas nuisibles.
Ce fut une couple de tourterelles. Après tout, fut-ce
53
828 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
bien lui qui me les ofFrit, ou simplement les toléra-t-il ?
Mon ingrate mémoire abandonne ce point... On sus-
pendit leur cage d'osier dans une volière aux grillages à
demi-crevés qui faisait pendant à l'orangerie, et où
vivaient deux ou trois poules, piailleuses, coléreuses,
stupides, qui ne m'intéressaient pas du tout.
Les premiers jours je fus chamié par le roucoulement
de mes tourterelles ; je n'avais rien encore entendu
de plus suave ; elles roucoulaient comme des sources,
sans arrêt et tout le long du jour ; de délicieux, ce bruit
devint exaspérant. Miss Elvin, l'une des deux pension-
naires anglaises, à qui le roucoulis tapait particulièrement
sur les nerfs, me persuada de leur donner un nid. Ce
que je n'eus pas plus tôt fait, que la femelle se mit à
pondre, et que les roucoulements s'espacèrent.
Elle pondit deux œufs ; c'est leur mesure ; mais comme
je ne savais pas combien de temps elle les devait couver,
j'entrais à tout propos dans le poulailler ; là, juché sur
un vieil escabeau, je pouvais dominer le nid ; mais
comme je ne voulais pas déranger la couveuse, j'atten-
dais interminablement qu'elle voulût bien se soulever
pour me laisser voir que les œufs n'étaient pas éclos.
Puis, un matin, dès avant d'entrer, je distinguai, sur
le plancher de la cage, à hauteur de mon nez, des
débris de coquilles à l'intérieur légèrement sanguinolent.
Enfin ! Mais quand je voulus pénétrer dans la volière
pour contempler les nouveau-nés, je m'aperçus à ma
profonde stupeur que la porte en était fermée. Un petit
cadenas la maintenait, que je reconnus pour celui que
M. Richard avait été acheter avec moi l'avant-veille à un
bazar du quartier.
SI LE GRAIN KE MEURT... 829
— Ça vaut quelque chose ? avait-il demandé au
marchand.
— Monsieur, c'est aussi bon qu'un grand, lui avait-il
été répondu.
Monsieur Richard et Madame Bertrand, exaspérés de
me voir passer tant de temps auprès de mes oiseaux,
avaient résolu d'y apporter obstacle ; ils m'annoncèrent au
déjeuner qu'à partir de ce jour, le cadenas resterait mis,
dont Madame Bertrand garderait la clef, et qu'elle ne me
prêterait cette clef qu'une fois par jour, à quatre heures,
à la récréation du goûter. Madame Bertrand arrivait à la
rescousse chaque fois qu'il y avait lieu de prendre une
initiative ou d'exercer une sanction. Elle parlait alors
avec calme, douceur même, mais grande fermeté. En
m'annonçant cette décision terrible, eUe souriait pres-
que. Je me gardai de protester ; mais c'est que j'avais
déjà mon idée : ces petits cadenas à bon marché ont
tous des clefs semblables ; j'avais pu le constater l'au-
tre jour tandis que M. Richard en choisissait un. Avec
les quelques sous que j'entendais tinter dans ma poche.. .
sitôt après le déjeuner, ra'échappant, je courus au bazar.
Je proteste qu'il n'y avait place en mon cœur pour
aucun sentiment de révolte. Jamais, alors ou plus tard,
je n'ai pris plaisir à frauder. Je prétendais jouer avec
Madame Bertrand, non la jouer. Comment l'amusenïent
que je me promettais de cette gaminerie put-il m'aveu-
gler à ce point sur le caractère qu'elle risquait de
prendre à ses yeux ? J'avais pour elle de l'affection, du
respect, et même, je l'ai dit, j'étais particulièrement
soucieux de son estime ; le peu d'humeur que peut-être
je ressentais venait plutôt de ce qu'elle eût eu recours à
830 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cet empêchement matériel, alors qu'il eût suffi de faire
appel à mon obéissance ; c'est aussi là ce que je me
proposais de lui faire sentir ; car, à bien considérer les
choses, elle ne m'avait pas précisément défendu d'entrer
dans la volière ; simplement elle y mettait obstacle,
comme si... Eh bien ! nous allions lui montrer ce que
valait son cadenas. Naturellement, pour entrer dans la
cage, je ne me cacherais point d'elle ; si elle ne me
voyait pas, ce ne serait plus amusant du tout ; j'attendrais
pour ouvrir la porte qu'elle fût au salon, dont les fenêtres
faisaient face à la volière (déjà je riais de sa surprise) et
ensuite je lui tendrais la double clef en l'assurant de mon
bon vouloir. C'est tout cela que je ruminais en revenant
du bazar ; et qu'on ne cherche point de logique dans
l'exposé de mes raisons ; je les présente en vrac, comme
elles m'étaient venues et sans les ordonner davantage.
En entrant dans le poulailler, j'avais moins d'yeux
pour mes tourterelles que pour Madame Bertrand ; je la
savais dans le salon, dont je surveillais les fenêtres ;
mais rien n'y paraissait ; on eût dit que c'était elle qui se
cachait. Comme c'était manqué ! Je ne pouvais tout de
même pas l'appeler. J'attendais ; j'attendais et il fallut
bien à la fin se résigner à sortir. A peine si j'avais regardé
la couvée, sans enlever ma clef du cadenas. Je retournai
dans l'orangerie où m'attendait une version de Quinte
(Zurce et restai devant mon travail, vaguement inquiet
et me demandant ce que j'aurais à faire, quand sonnerait
l'heure du goûter.
Le petit Biaise vint me chercher quelques minutes
avant quatre heures : sa tante désirait me parler. Madame
Bertrand m'attendait dans le salon. Elle se leva quand
SI LE GRAIN NE MEURT... 83 I
j'entrai, évidemment pour m'impressionner davantage ;
me laissa faire quelques pas vers elle, puis :
— Je vois que je me suis trompée sur votre compte ;
j'espérais que j'avais à faire à un honnête garçon... Vous
avez cru que je ne vous voyais pas tout à l'heure...
— Mais...
— Vous regardiez vers la maison dans la crainte que...
— Mais précisément c'est...
— Non, je ne vous laisserai pas dire un mot. Ce que
vous avez fait est très mal. D'où avez-vous eu cette clef?
— Je...
— ; Je vous [défends de répondre. Savez-vous où l'on
met les gens qui forcent les serrures ? En prison. Je ne
raconterai pas vos tromperies à votre mère, parce qu'elle
en aurait trop de chagrin ; si vous aviez un peu plus
songé à elle, jamais vous n'auriez osé faire cela.
Je me rendais compte, à mesure qu'elle parlait, qu'il
me serait à tout jamais impossible d'éclairer pour elle
les mobiles secrets de ma conduite ; et, à dire vrai, ces
mobiles, je ne les distinguais plus bien moi-même ; à
présent que l'excitation était retombée, mon espièglerie
m'apparaissait sous un jour autre et je n'y voyais plus
que sottise. Au demeurant, cette impuissance à me jus-
tifier avait amené tout aussitôt une sorte de résignation
dédaigneuse qui me permit d'essuyer sans rougir le
sermon de Madame Bertrand. Je crois qu'après m'avoir
défendu de parler, elle s'irritait à présent de mon silence,
qui la forçait de continuer après qu'elle n'avait plus rien
à dire. A défaut de voix, je chargeais mes yeux d'élo-
quence :
— Je n'y tiens plus du tout, à votre estime, lui disaient-
832 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ils ; dès l'instant que vous me jugez ma!, je cesse de vous
considérer.
Et pour exagérer mon dédain, je m'abstins quinze
jours durant d'aller visiter mes oiseaux. Le résultat fut
excellent pour le travail.
M. Richard était bon professeur ; plus que le besoin
de s'instruire, il avait le goût d'enseigner ; il s'y prenait
avec douceur et avec une sorte d'enjouement qui faisait
que ses leçons n'étaient pas ennuyeuses. Comme il me
restait tout à apprendre, nous avions dressé un emploi
du temps compliqué, mais que brouillaient sans cesse
mes maux de tête persistants. Il faut dire aussi que mon
esprit prenait facilement la tangente ; M. Richard m'y
suivait, tant par crainte de me fatiguer que par goût
naturel, et la leçon dégénérait en causerie. C'est l'in-
convénient ordinaire des professeurs particuliers.
M. Richard avait du goût pour les lettres, mais
n'était pas assez lettré pour que ce goût fût excellent. Il
ne se cachait pas de moi pour bâiller devant les classi-
ques ; force était de se soumettre aux programmes, mais
il se remettait d'une analyse de Cinna en me lisant îcRoi
s'amuse. Les apostrophes de Triboulet aux courtisans
m'arrachaient des larmes ; avec des sanglots dans la voix
je déclamais :
Oh ! voye^ ! Cette main, main qui n'a rien d'illustre.
Main d'un homme du peuple, et d'un serf et d'un rustre,
Cette main qui paraît désarmée aux rieurs
Et qui n'a pas d'épée, a des ongles. Messieurs !
Ces vers dont aujourd'hui la soufflure m'est intoléra-
SI LE GRAIN NE MEURT... S^^
ble, à treize ans me paraissaient les plus beaux du monde,
et autrement émus que le
Emhrassons-noiis, Cnina.
qu'on proposait à mon admiration. Je répétais après
M. Richard la tirade fameuse du Marquis de Saint-
Vallier:
Da72S votre Ht, tombeau de la vertu des femmes,
Vous avei froidement, sous vos baisers infâmes
Terni, Jîéiri, souillé, deshonoré, brisé,
jPiane de Poitiers, Comtesse de Bre'ié.
Qu'on osât écrire ces choses, et en vers encore ! voici
qui m'emplissait de stupeur lyrique. Car ce que j'admirais
surtout en ces vers, c'était assurément la hardiesse. Le
hardi, c'était de les lire à treize ans.
Devant mon émotion, et constatant que je rendais
comme un violon, M. Richard résolut de soumettre
ma sensibilité poétique à de plus rares épreuves. Il m'ap-
porta les Blasphèmes de Richepin et les Névroses de Rol-
linat, qui étaient à ce moment ses livres de chevet, et
commença de me les lire. Bizarre enseignement !
Ce qui me permet de préciser la date de ces lectures,
c'est le souvenir exact du lieu où je les fis. M. Richard
avec qui je travaillai trois ans, s'installa au centre de
Paris l'hiver suivant ; le Roi s'amuse, les Névroses et les
Blasphèmes ont pour décor la pttite orangerie de Passy.
M. Richard avait deux frères. Edmond, le puîné, était
un grand jeune homme mince, distingué d'intelligence
et de manières, que j'avais eu comme précepteur l'été
précédent, en remplacement de Gallin le dadais. Depuis
834 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
je ne Tai plus revu ; il était de santé délicate et ne pou-
vait vivre à Paris. (J'ai récemment appris qu'il avait fait,
depuis, une brillante carrière dans la banque.)
Je n'étais que depuis peu de temps rue Raynouard
lorsqu'y vint habiter le second frère, Abel, qui n'avait que
cinq ans de plus que moi. Il vivait précédemment à
Guéret, chez une sœur dont je connaissais l'existence
parce que, l'été passé, Edmond Richard avait parlé d'elle
à ma mère ; c'est-à-dire que, répondant aux interroga-
tions de ma mère qui, le soir de son arrivée à La Roque,
s'informait affablement de ses proches, comme elle lui
demandait :
— Vous n'avez pas de soeurs, n'est-ce pas ? •
— Si, Madame, avait-il dit. Puis, en homme bien
élevé trouvant son monosyllabe un peu bref, il ajoutait
d'une voix douce :
— J'ai une sœur, qui vit à Guéret.
— Tiens ! faisait maman ; à Guéret... Et que fait-
elle ?
— Elle est pâtissière.
Ce colloque avait lieu pendant le dîner; mes cousines
étaient là ; nous étions suspendus aux lèvres du nouveau
précepteur, cet inconnu qui venait partager notre vie et
qui, pour peu qu'il se montrât prétentieux, niais ou
grincheux, allait nous gâter nos vacances.
Edmond Richard nous paraissait charmant, mais nous
guettions ses premiers propos sur lesquels notre juge-
ment collectif allait s'asseoir, ce jugement si implacable,
si irrévocable, que sont disposés à porter ceux qui ne
connaissent rien de la vie. Nous n'étions pas moqueurs
et c'est un rire sans méchanceté, mais un fou rire incoer-
SI LE GRAIN NE MEURT... 835
cible, qui s'empara de nous à ces mots : Elle est pâtis-
sière — qu'Edmond Richard avait'dit pourtant bien sim-
plement, droitement, et courageusement si tant est qu'il
ait pu pressentir ces rires. Nous les étouffâmes de notre
mieux, sentant bien à quel point ils étaient indécents et
cruels ; la pensée qu'il a pu les entendre me rend ce
souvenir très douloureux.
Abel Richard était sinon simple d'esprit, du moins
sensiblement moins ouvert que ses deux aînés ; et c'est
pourquoi son instruction avait été très négligée. Grand
garçon d'aspect flasque, au regard tendre, à la main molle,
à la voix plaintive, il- était serviable, empressé même,
mais pas très adroit, de sorte que, pour prix de ses soins,
il recevait moins de remerciements que de rebuffades.
Bien qu'il tournât sans cesse autour de moi, nous ne
causions pas beaucoup ensemble ; je ne trouvais rien à
lui dire, et lui semblait tout essoufflé dès qu'il avait sorti
trois phrases. Un soir d'été, un de ces beaux soirs
chauds où vient se reposer dans l'adoration toute la
peine de la journée, nous prolongions la veillée sur la
terrasse. Abel s'approcha de moi selon son habitude et,
comme à l'ordinaire, je feignais de ne pas le voir ; j'étais
assis un peu à l'écart, sur une escarpolette où durant
le jour se balançaient les enfants de M. Richard ;
mais ils étaient couchés depuis longtemps. Du bout du
pied je maintenais immobile la balançoire, et, sentant
Abel tout près de moi maintenant, immobile lui aussi,
appuyé contre un montant de la balançoire à laquelle
sans le vouloir il imprimait un léger tremblement, je res-
tais la face détournée, les regards fixés vers la ville où les
feux répondaient aux étoiles du ciel. Nous demeurions
836 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE
ainsi depuis assez longtemps l'un et l'autre ; à un petit
mouvement qu'il fit enfin je le regardai. Sans doute il
n'attendait que mon regard ; il balbutia d'une voix
étranglée, et que je pouvais à peine entendre :
— Voulez-vous être mon ami ?
Je ne ressentais à l'égard d'Abel qu'une affection des
plus ordinaires ; mais il aurait fallu de la haine pour
repousser ce cœur qui s'offrait, je répondis :
— Mais oui, ou : Je veux bien ; gauchement, confu-
sément. Et lui, tout aussitôt, sans transition aucune :
— Alors, je vais vous montrer mes secrets. Venez.
Je le suivis. Dans le vestibule il voulut allumer une
bougie ; il était si tremblant que plusieurs allumettes
se cassèrent. A ce moment, la voix de M. Richard :
— André ! Où êtes-vous ? Il est temps d'aller vous
coucher.
Abel me prit la main dans l'ombre.
— Ce sera pour demain, dit-il avec résignation.
Le jour suivant il me fit monter dans sa chambre. J'y
vis deux lits ; mais un restait inoccupé depuis le départ
d'Edmond Richard. Abel, sans un mot, se dirigea vers
une armoire de poupée, qui se trouvait sur une table,
l'ouvrit avec une clef qui restait pendue à sa chaîne de
montre ; il sortit de là une douzaine de lettres ceinturées
d'une faveur rose, dont il défit le nœud ; puis, me ten-
dant le paquet :
— Tenez. Vous pouvez toutes les lire, fit-il avec un
grand élan.
A dire vrai, je n'en avais aucun désir. L'écriture de
toutes ces lettres était la même ; une écriture de femme,
déliée, égale, banale, pareille à celle des comptables ou
SI LE GRAIN VE MEURT... 837
des fournisseurs, et dont le seul aspect eût glacé ma curio-
sité. Mais je ne pouvais me dérober ; il fallait lire ou
mortifier Abel cruellement.
J'avais pu croire à des lettres d'amour ; mais non :
c'étaient des lettres de sa sœur, la pâtissière de Guéret ;
de pauvres lettres éplorées, lamentables, où il n'était
question que de traites à payer, de termes échus,
d' « arriéré » — je voyais pour la première fois ce mot
sinistre — et je comprenais à des allusions, des réticen-
ces, qu'Abel avait dû généreusement faire l'abandon à
sa sœur d'une part qui lui serait revenue de la fortune
de leurs parents ; je me souviens spécialement d'une
phrase où il était dit que son geste ne suffirait pas, hélas !
à « couvrir l'arriéré »...
Abel s'était écarté de moi pour me laisser lire ; j'étais
assis devant une table de bois blanc, à côté de l'armoire
minuscule d'où il avait sorti les lettres ; il n'avait pas
refermé l'armoire et, tout en lisant, je louchais vers celle-
ci, craignant que n'en sortissent d'autres lettres ; mais
l'armoire était vide. Abel se tenait près de la fenêtre
ouverte ; assurément il connaissait ces pages par cœur ;
je sentais qu'il suivait de loin ma lecture. Il attendait
évidemment quelque parole de sympathie, et je ne savais
trop que lui dire, répugnant à marquer plus d'émotion
que je n'en éprouvais. Les drames d'argent sont de ceux
dont un enfant sent le plus difficilement la beauté ;
j'aurais juré qu'ils n'en avaient aucune, et j'avais besoin
de quelque sorte de beauté pour m'émouvoir. j'eus enfin
l'idée de demander à Abel s'il n'avait pas un portrait de
sa sœur, ce qui m'épargnait tout mensonge et cepen-
dant pouvait passer pour un témoignage d'intérêt. Avec
83S . LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
une hâte bégayante, il tira de son portefeuille une pho-
tographie ;
— Comme elle vous ressemble ! m'écriai-je.
— Oh ! n'est-ce pas ! fit-il dans une jubilation subite.
J'avais dit ce mot sans intention, mais il y trouvait plus
de réconfort que dans une protestation d'amitié.
— Maintenant vous savez tous mes secrets, reprit-il,
après que je lui eus rendu l'image. Vous me raconterez
les vôtres, n'est-ce pas ?
Déjà, tout en lisant les lettres de sa sœur, j'avais dis-
traitement évoqué Em... Auprès de ces tristesses désen-
chantées, de quel rayonnement se nimbait le beau visage
de mon amie ! Le vœu que j'avais fait de lui garder tout
l'amour de ma vie gonflait mon cœur où foisonnait la
joie ; d'indistinctes ambitions déjà tout au fond de moi
s'agitaient; mille velléités confuses : chants, rires, danses
et bondissantes harmonies formaient cortège à mon
amour. A la question d'Abel je sentis, gonflé de tant de
biens, mon cœur s'étrangler dans ma gorge. Et, décem-
ment, devant sa pénurie, puis-je étaler mes trésors, pen-
sais-je ? En détacherai-je quelque parcelle ? Mais quoi !
c'était le bloc d'une fortune immense, un lingot qui ne
se laissait pas monnayer. Je regardai de nouveau le
paquet de lettres autour duquel Abel renouait avec appli-
cation la faveur, la petite armoire vidée... et quand Abel
de nouveau me demanda :
— Dites-moi vos secrets, voulez-vous ?
Je répondis :
— Je n'en ai pas.
ANDRÉ GIDE
SAINT MARTIN
La mère est ce qu'il y a de patient et de fidèle et
<ie tout près et de toujours pareil et de toujours pré-
sent.,
C'est toujours la même figure attentive, et c'est tou-
jours, sous son regard, le même enfant,
Qui sait que tout lui appartient sans pitié et qui vous
trépigne de ses deux pieds sur le ventre.
Mais le père est ce qui n'est jamais là, il sort et l'on ne
sait jamais au juste quand il rentre.
L'hôte aux rares paroles du repas que le journal dès
qu'il a quitté la table réengloutit :
Un bonjour, un bonsoir distraits, une ou deux ques-
tions de temps en temps, une explication difficile et pas
finie,
Puis subitement parfois quelques jeux violents et
courts et l'intervention terrifiante de ce gros camarade.
Et cependant c'est bon, cette grosse main quand on ne
sait plus au juste où l'on est, qui vous prend, ou
sur le front cette caresse furtive lorsque l'on est malade.
C'est lui qui commande notre château et qui se dé-
brouille au dehors avec ce grand monde confus.
Il est le justicier en dernier recours formidable et
840 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
le côté avec espoir toujours par où l'on attend l'inat-
tendu.
Avant que nous soyons il était là et déjà nous étions
avec lui sa nécessité et son désir.
De son côté est le commencement et cela dont le
propre est de ne pas mourir.
Il y a eu un moment de lui à nous commun où nous
n'étions pas séparés.
Et certes nous ne serions pas venus dans ce monde si
bien fait et que notre devoir comme tout homme vivant
est de déranger,
Et nous aurions pu attendre longtemps le consente-
ment de notre mère.
Si lui n'avait tout secoué pour nous arracher de lui
dans le grondement de son rire et de sa colère.
Et cela même qui nous a faits, c'est cela dans les grands
moments qui nous ressaisit.
C'est ses yeux qui recherchent les nôtres, les mêmes,,
pour voir si nous sommes un mâle comme lui.
Ainsi quand ce n'est pas un homme seulement, par
hasard, mais que la nation même jusque dans ses racines
est insultée.
Et qu'un autre peuple en pleine figure la nie et lui dit
que le moment est venu de la vérité,
Et ce droit qu'elle prétend de ne pas obéir, on va bien
voir à l'instant de quoi c'est fait.
Un frisson, plus encore que la colère, surprise, dépla-
çant le sommeil stupide de la paix,
La révélation tout à coup de cette chose plus que nous
autour de nous nécessaire, et plus ancienne que nous
avec nous, et tellement plus forte et ample,
SAtNT MARTIN 84I
Reçue, er que pour continuer à tout prix il n'y a pas
à choisir que nous restions tous ensemble,
Parce que je tiens de toutes parts et que c'est moi
par mon nom que l'on affronte
Et que c'est vrai qu'on m'a frappé, de tant d'âmes créant
cette âme qui refuse la honte !
Et de même aux grandes heures pour chacun de
nous de l'épreuve, et du doute, et du danger.
Quand la mort heurte à petit bruit à nos portes,
mais pas autant que nous lui sommes préparés.
Quand le Fort Ennemi nous attaque, pas autant que
nous avons de ressources pour lui répondre,
Quand le capitaine salue pour la dernière fois la
mer en biais du haut de son navire qui s'effondre.
Quand, le kilomètre qu'on lui avaitdonnécommesa part
gagné et toute l'armée qui se lève pour le suivre,
La victoire pour le chef de section est si grande qu'il
y aurait eu injustice à lui surs-ivre,
Quand la nuit chargée de soupirs s'achève et le pro-
blème du savant est résolu,
Quand le sculpteur voit le premier sourirc sur le visage
de sa statue.
Quand la tentation pied à pied repoussée s'éloigne et
dans le ciel du matin luit une lampe solennelle.
Quand nous nous arrachons à ce qui passe à cause de
ce qui est éternel.
Alors dans une plénitude qui au-dessus de toute satis-
faction est la paix.
J'entends une voix qui dit : O mon fils, connais ce
père qui t'a fait !
842 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
O France, rappelle-toi, en ces jours où je commen-
çais avec toi, quand cette dure carapace sur le monde de
main d'homme.
Nations sur nations imbriquées, l'impôt, et les longues
chaussées de ciment à travers tout, et la loi de Rome,
Par étoiles et par larges morceaux se mit à partir, et
tous ces Allemands qui passent par les portes débarrées.
Et le grand temple qui donne de la bande sur la gauche
;à cause de la source au-dessous qui s'est déclarée,
Mais aussitôt, ce qui est plus fort que les ténèbres, c'est
la foi !
Plus fort que tout un monde, tant pis pour lui ! qui
•s'écroule, c'était ce sentiment invincible de la joie !
Qu'est-ce qu'on peut faire à Martin, maintenant qu'il
a tout donné ?
Son cheval à ce compagnon d'armes qu'il aimait, son
-vêtement à Jésus qui le lui a demandé.
A la place du rude poil militaire voici la chape et le
pallium.
Le général et le préfet sont par terre et à leur place
voici le Père qui commence entre les hommes.
Tel que jadis j'ai vu Monseigneur Favier à Pékin et
tous ces grands Jésuites de Chinkiang et de /ikaweï.
Cest bien lui, avec sa rude barbe mêlée de gris, et ce
teint rouge, et ces cheveux gris tout bouclés qui lui
retombent sur les oreilles.
Et cet air colère et bon, et ce sourire, et ces yeux un
peu proéminents.
Ces pommettes de vigneron et ce front de Jupiter
tonnant.
I
SAINT MARTIN 845
S'il faut mourir, il est prêt, mais tant qu'il est
vivant, celui-là n'est pas né qui saura le soutenir en face.
La nécessité est en lui de ce peuple même, pas un
autre, qu'il a lui seul à enfanter dans la Grâce.
Soixante ans sont bien peu de chose pour qu'on refuse
à Dieu ce peu de travail.
Tout ce monde impétueux d'entreprises, et de con-
naissances, et d'idées, et ce désir, et l'amour qui lui dévore
les entrailles !
Son domaine, démolition et chantier, c'est ce chaos
qui sera la France.
Mais c'est pour ce chaos précisément qu'il existe, et
non point pour cet ordre tout fait. César et sa mortelle
ordonnance.
Le Paganisme a chu pan sur pan, et ce n'est pas à lui
qu'on demandera tout de même de le regretter, et il n'y
a pas à nier que le décombre soit immense !
(Un artiste n'envisage pas l'Acropole avec plus de
complaisance.)
Car Jésus même a dit qu'il n'était point venu porter
la paix, mais la guerre, et le glaive, et le feu qui à rien
de ce qui est capable de brûler ne demeure indifférent,
Le levain que, pour s'en emparer, on a mis dans trois
mesures de froment,
Le vin nouveau, et, qu'on le verse dedans, ce qui peut
arriver de moins aux vieilles outres, c'est qu'elles crè-
vent !
Le Royaume du Ciel est là qui ne nous laisse paix ni
trêve :
L'invincible ennemi est là contre qui les Saints
(si mal) cependant n'en ont jamais fini de se défendre,
54
844 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et contre qui les tristes sociétés Civiles si ridiculement
toujours sans se lasser recommencent de combiner et de
tendre
Le réseau barbelé des lois, et des Pragmatiques, et des
Articles Concordataires,
Et ce petit rempart de sable tapé qui dit : Tu n'iras
pas plus loin ! à la Mer.
Pourquoi s'étonner que les choses devant nos yeux se
ruent quand leur nature précisément est de passer ?
Qu'elles passent ! Martin n'a pas dans sa tête un autre
ordre tout prêt pour le leur substituer.
Il ne veut pas autre chose que la gloire de Jésus-Christ
aujourd'hui même !
Ce n'est pas des pierres qu'il a à enfanter, ce sont des
hommes, et sa paternité, c'est le baptême.
Le baptême ou replongement dans cette eau qui est le
mouvement lui-même,
Les âmes qui ne se meuvent plus sur la terre seulement,
mais sans poids dégagées dans la lumière libre et
l'eau vivante î
Demain c'est le Roi sur son trône et l'Evêque dans la
Cathédrale triomphante !
Mais aujourd'hui c'est Martin tout seul et cette foi
en lui
Qu'il est de la part de Dieu quelque chose capable de
donner la vie !
Que demain prenne soin de lui-même ! Son domaine
à portée de sa main sans imagination et sans orgueil.
C'est ce païen tout vivant de démons à instruire, et le
marécage à évangéliser, et la brousse, et ce grand pont
SAINT MARTIN 845
pour tous les siècles sur la Loire qui ne se construira pas
tout seul !
Quand le soleil de Dieu est au ciel, toute cette ombre
inique sur la terre, est-ce que nous pouvons plus long-
temps la tolérer ?
Est-ce qu'il y a moyen de dormir quand on a déjà au
poing ce bon blé
Dont le morne savart plein de flaques est capable où le
colon hagard aujourd'hui loin des routes se tapit avec sa
chèvre et sa vache,
Joint au vin sur le coteau aride que prophétisent tous
ces mûriers sauvages ?
La terre, au lieu de cet herbage rude, est-ce qu'elle
n'aimerait pas mieux faire de l'or,
Le pain et le vin sur la grande table carrée pour la
nourriture de l'âme et du corps ?
Et passons à nous, cette mort que nous voyons s'élargir
peu à peu, corrompant ce qui nous entoure,
Est-ce la peine de lui avoir échappé, si nous ne trou-
vons le moyen que ce soit pour toujours ?
Ni ses fondements n'ont sauvé l'édifice, et ni sa dédi-
cace emphatique, ni sa beauté.
L'aqueduc est interrompu, et le prétoire est à bas, et
quant à ce qui est de César et de sa divinité.
Il n'y a que la vieille Vénus avec les Grâces ses com-
pagnes dont nous soyons à ce point dégoûtés !
Toutes ces choses qui étaient là pour toujours,
qu'est-ce qui leur prend tout à coup qu'elles disparais-
sent ?
Voilà que c'est nous qui sommes plus solides qu'elles,
et c'est elles tout à coup qui bougent et qui nous laissent.
846 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Les lois sont pour les voleurs, les pierres sont pour les
tombeaux.
On respire ! nous qui sommes vivants^ nous avons le
ciel à nous sans limites et le soleil qui ne nous fera jamais
défaut,
Cet air qui ne nous servirait à rien s'il n'était absolu-
ment inépuisable.
Ce qui n'a point de mesure est précisément ce qui est
pour nous le premier et l'indispensable,
Et quand tout je reste nous manque, cela que l'on est
toujours sûr de retrouver.
Qu'on verse parmi les orties Mercure et toutes ces
idoles bien sculptées !
Mon Dieu à moi est le Père sans qui je ne puis abso-
lument exister.
Que les montagnes s'entrechoquent et que les Royau-
mes culbutent sur les Empires !
La catastrophe est si grande que pour nous désormais
il n'y a plus besoin de mourir 1
A ce monde immense qui fait eau, que pourrait ajouter
notre petit naufrage personnel ?
Tout ce que nous aimons ne nous serait pas davan-
tage ôté, qui sans que nous bougions s'en va de nous
comme par un mouvement naturel.
Cette étoffe dont nous avions trouvé tous nos murs
tendus, — « personnages et fleurs », dit le catalogue, —
exactement comme s'ils étaient réels.
Nous ne les verrions pas davantage se décolorer et
s'amincir.
Les convives (si pâles !) se retirer, et emballer la musi-
que, et le festin finir.
SAINT MARTIN 847
Sans que nous ayons eu la peine de bouger la main et
fait signe qu'on pouvait desservir.
Pourquoi tant nous occuper de cet événement, la
mort, qui comme l'achat des habits et le repas se produit
dans la sphère pratique et subalterne ?
L'esprit d'un coup de rame vigoureux remonte vers
ces choses générales et qui n'ont aucun terme.
Et bien que je sois, paraît-il, au courant mêlé et que
tout file à mes côtés vers la chute.
Cela vaut la peine d'être éternel, ne serait-ce qu'une
minute !
Lé monde est si peu solide que cela fait rire !
C'était ça qui voulait nous dominer ? quand tout ce
qu'il demande, dans le fond, est de nous obéir.
Pas la peine de combiner ;tant de plans et de machines
et de systèmes !
Ce n'est pas demain que j'entrerai dans le paradis,
c'est aujourd'hui même !
Car, bien que ce ne soit pas aujourd'hui que nous
entrerons avec Dieu face à face,
C'est aujourd'hui que nous avons dans nos mains ce
que Lui n'a pas de mains pour qu'il le fasse !
Temps et lieu pourraient être meilleurs, mais ce n'est
pas moi qui les ai choisis.
« Je ne suis pas un ange », dit Martin, « mais tout de
même je suis ce qu'on pouvait trouver de mieux en Pan-
non ie. ))
« C'est heureux pour ces pauvres gens », dit Martin,
« que je ne sois tout de même pas un pur esprit. »
La tentative de se couper en deux n'est pas chose qui
généralement réussisse,
848 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Comme le prouve ce coin de manteau jadis que j'ai
laissé prendre et qui peu à peu tout entier m'attira vers
un autre Commandant,
Il a tout pris, corps et âme, rien de moi finalement
qui ne se soit trouvé propre à son service.
Mais si je suis défricheur de forêts aujourd'hui, ce n'est
pas pour le plus grand honneur de la statistique et l'avan-
tage du département.
Pour l'augmentation de sa superficie cultivée en blé,
vivres, chanvre et méteil,
C'est que, partout où je suis, ma mission est d'arrêter
le soleil !
Si je fais des routes et des ponts, ce n'est pas pour
que le commerce en soit facilité,
C'est pour que la distance ne soit plus désormais
puissante contre la charité.
Pour que les villes se baisent et que les îles au sein des
mers se rendent visite !
j'interviens au travers de tout parce que j'existe !
Ce n'est pas la guerre que je suis venu détruire, c'est
la paix que je suis venu surajouter :
Il lui fallait ce labourage pour qu'elle puisse pousser.
Malgré la guerre et l'orage, on m'a dit que ce grand
château de l'âme avec Dieu aujourd'hui même est pos-
sible,
La vigueur d'Adam corps et âme dans le principe des
choses visibles et invisibles,
L'âme qui possède son Dieu et qui ne se réjouit pas
à moitié !
Que le palais des Empereurs s'effondre et moi je
plante Marmoutiers !
SAINT MARTIN 849
Ecoute, peuple, que je sais obscurément dans mon
cœur que j'ai fait et qui ne cessera plus jamais d'exister,
Comment ferais-tu pour mourir quand tu sais qu'on
t'a mis pour toujours la vie même à ta portée ?
Ah ! qu'est-ce que ça fait ! Que le vent souffle tant qu'il
voudra de la mer ! ni les grandes pluies écrasantes, ni le
vent,
Ne suffiront désormais à éteindre ces églises, et ces
chaires, et ces couvents.
Grandes et petites, qui brillent parmi ta forêt (et cette
grosse veine de la Loire toute luisante sous les feuilles),
comrrie des vaisseaux d'or et comme des lampes d'argent !
Tout ce que j'avais à faire pour toi était de te mon-
trer le Père une fois pour toutes qui suffit.
Le tourment et le malheur sublime à ton tour, tu le
sauras, d'avoir en soi ce qui est capable de donner la vie !
Et si c'est vivant ou non, ce que ton cœur a conçu,
j'ai placé près de toi des peuples qui te l'apprendront.
Soit que tout de suite et sans plus attendre tu te
jettes sur eux dans le transport de ton idée toute neuve
et de ta jeunesse.
Soit que, le silence étant devenu trop long et la nuit à
la fin sur la terre trop épaisse,
Ce soit eux qui une fois et deux fois et trois fois vien-
nent dans toi frapper et te requérir :
La mort est venue pour toi, ô France, si tu ne nous
fournis plus le moyen de ne pas mourir ! »
Et la guerre en effet que nous attendions chaque
printemps, la guerre une dernière fois est venue.
850 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— C'est Novembre, et la lutte au bout de ces cinq
années sans qu'on sache comment a pris fin, et la meil-
leure preuve de ce qui s'est passé.
Pendant que nous existons toujours, c'est l'ennemi
tout-à-coup dans nos bras qui s'est affaissé.
Quoi, on ne nous demande plus rien, quoi, c'est vrai
que nous sommes vainqueurs !
C'est vrai que pour notre sang versé nous allons rece-
voir autre chose que de l'honneur,
Ce salaire que les autres nous ont permis de toucher,
ce prix pour la première fois de notre sang, (ah, nous
n'y étions pas habitués !)
Je dis, du haut des Vosges, là-bas, — cette tache dans
le brouillard d'automne et le long de ce grand fleuve
indistinct, — cette terre qui était à nous et qu'on va
nous restituer.
Jamais, à qui revient, après ces longs ans, d'exil, vic-
toire ne fut annoncée par tant de pleurs et tant de pluie !
Des deux parts des Champs-Elysées toute cette fer-
raille qui luit.
C'était ça qui tirait sur nous et c'est ça de nos mains
que nous avons pris.
Tout ce parc de dragons confus maculés de fange et de
mousse qu'on avait amené pour nous démolir.
Tout cela qui tonnait et crevait sur deux cents lieues,
l'artillerie de Wotan et (ïJEg'ir,
C'est cela qui fond ainsi lamentablement, insulté par
les taxis dans le ruisseau, et nous sommes pleins de cette
affreuse dépouille abandonnée !
SAINT MARTIN 85 I
Qu'en dis-tu, peuple de Hambourg ? et réponds si tu
t'en souviens encore^ de ces sombres jours d'été.
Quand les trains chargés de soldats commencèrent et
le soleil était cette scorie rouge dans le ciel.
Et cette foule sans parler tout ce peuple en chapeaux
de paille sur la Jungfernstiege qui attendait les nou-
velles !
Et comme le vent par risées soudaines fait grésiller
toute la surface de l'Alster,
Ainsi ces têtes tout-à-coup qui ondulent et les feuilles
blanches des extras qui se propagent d'un bout à l'autre
aux mains de cette foule qui plie dans le courant d'air.
Le torse monstrueux de la Guerre au bout de la
chaussée apparaît et d'un tour de son épaule elle déra-
cine la Porte de la Cité.
Les sirènes des bateaux se sont tues et déjà la sortie
de l'Allemagne est arrêtée.
Voici la Guerre que ton cœur désirait, ô peuple à
l'ombre de tes clochers protestants, es-tu content ?
salue-la !
Comme ces fous qui à grand labeur jadis à travers la
muraille fondue firent entrer le Cheval de bois.
Peuple qui ne sait pas parler et qui n'as issue de t'ex-
primer que la musique !
Effort de la volonté aveugle et de l'avidité physique !
Nation dans le mécontentement de la limite et de
toute forme par le dehors qui te soit propre,
Allemagne, grand tas confus de tripes et d'entrailles
de l'Europe !
Peuple mal baptisé, en as-tu assez maintenant de ce
grossier désir d'être Dieu }
852 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le Rhin qu'on t'a mis à travers toi est-il si peu pro-
fond qu'à jamais tu pouvais en éloigner ton cœur et ton
oreille et tes yeux ?
Ecoute ce que dit de sa source le fleuve à travers toi
qui passe et ce récit qui t'est antérieur :
Une vraie rive, tu ne pourras pas l'atteindre, ô peuple
à jamais intérieur !
C'est en vain que tu redemandes ton image à cette
eau vaine.
La malédiction est sur toi de ceux-là qui regardent Soi-
même.
Race de forgerons et de mineurs et de fabricateurs
dans l'ombre des bois et de la fumée !
Scruteurs de toutes les archives à cause de ce secret
qui peut-être y est renfermé,
L'or sous le Rhin, le talisnian tout à l'heure qui va te
donner la possession de l'univers,
La formule qui permet d'avoir à soi ce qui est à Dieu
et qui est tombée du Ciel avec Lucifer !
C'est en vain que tu as fait ton bien déjà de toutes ces
richesses en paquets et de toutes ces moitiés de peuples
mal avalées !
Il n'y a aucune paix pour toi tant que ton aâreux tré-
sor est menacé.
On ne t'ôtera pas de l'esprit que le monde tout entie r
est à toi parce que tu es au centre.
Il n'y a pas de paix possible pour toi avec tout ce que
tu n'as pas mis dans ton ventre.
Tous ces biens mal acquis en toi bougent et ne te
laissent point de repos.
SAINT MARTIN 853
Ils ne te furent pas plus nécessaires jadis, et davantage
légitimes, que ceux-ci qu'à présent il te faut.
L'expansion à droite et à gauche de tes ailes et l'avan-
cement de ta bouche jusqu'à la mer !
Ceins tes reins une fois de plus ! prépare-toi prends
les armes une fois de plus, Ange hideux tout pressé et
replié dans le centre de la Terre !
Fais sortir de tes usines ces rangées de volcans qui
roulent !
Bascule tes cubilots ! à la matière liquéfiée impose ton
sinistre moule !
Les butils enchevêtrés tournent et crient, une lourde
vapeur jour et nuit s'éploie au-dessus des villes.
L'Europe écoute sourdement ses bases trembler au
bruit de tes marteaux qui pilent,
Et quand le bras de grue au-dessus de ses fonts baptis-
maux transporte l'affreux fût branlant qui vient de naître,
Du fond de la citerne d'huile jusqu'au toit saute une
flamme de quatre-vingts mètres !
Peuple de Luther et de Kant, médite de nouveaux
nuages empoisonnés !
A tout ce que tes adversaires ont de pire propose ta
complicité.
Rien ne fut omis, c'est bien. Ce qui dépendait de toi,
tu l'as fait en conscience :
L'heure est venue, en avant ! Ce qui t'attend, tu le sais
d'avance.
C'est l'enthousiasme de la mort qui t'a pris, comme
d'autres l'espérance !
Ce dont il s'agit pour toi, tu le sais, ce n'est pas de
vaincre, c'est de mourir.
834 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
C'est la mort seule que tu apportes avec toi et c'est
la mort toute seule qui peut combler ton désir.
Tout cela qui fait semblant d'être le bien, et tout cela
qui était à toi, et tout cela que tu n'avais pas le droit
d'avoir, et tout cela qui n'avait pas le droit d'exister,
C'est cela dans le transport de ton désespoir comme
l'amour que tu nous apportes à tuer !
C'est cela de l'abîme et parmi ces jets de flamme et
dans ces rots de gaz empestés et ces griffes d'acier qui
s'enfoncent et ces nœuds de muscles contractés qui pous-
sent et ces poignées de poux.
Qui de l'abîme avec ces millions de voix balbutiantes
est sorti et qui supplie et qui se jette en palpitant affreu-
sement contre nous !
C'est cela qui est construit pour obliger Dieu à être le
plus fort.
C'est le mal vivant qui vient rechercher le bien en
nous qui était mort.
C'est cela tout plein d'enfer qui vient voir si c'est
rrai que nous sommes creux et abandonnés !
C'est cela qui vient se venger sur nous de la vie que
nous n'avons pas su donner !
A mesure que le jour diminue, le monstre vers lui-
même se retire, hagard et las.
Tout-à-coup nous n'avons plus rien dans les mains et
l'Allemagne a capitulé à voix basse.
Les feuilles tombent, et la brume entre les monta-
gnes s'épaissit, c'est le jour de la Saint Martin.
Le soldat a jeté son fardeau par terre et regarde le
Rhin.
SAINT MARTIN 855
C'est fini, la guerre est finie, et l'ennemi est là devant
lui tout ouvert, et le terme sans aucune joie est atteint.
L'espérance a été pour les morts, la paix est à jamais
pour les morts, et pour lui,
Neuf jours après le Jour des Morts, cette victoire qu'on
lui dit qu'il a gagnée dans le brouillard et dans la nuit.
Le voilà donc, pendant qu'on se battait ces cinq ans,
et du même mouvement toujours, ce grand fleuve là-
bas qui ne cessait pas de couler entre la terre et le ciel.
Le soldat le regarde tout blanc sous la lune qui brille
comme une grande loi solennelle,
La grande Règle de Dieu éternelle qu'on aperçoit par
moments toute brillante à travers la nuit et le brouillard.
Mais ce qu'il a donné, ce que tous ces morts derrière
lui ont donné, il sait que ni la paix ni la victoire,
Ni cette terre qu'on lui a rendue comme une épouse
dans la nuit, ne l'explique, ni ce grand Fleuve à toutes
les portes de son âme tant désiré,
Ni la potasse, ni le fer, ni le charbon, ni l'or, ne pour-
ront le lui payer.
Le sang qu'il a répandu, toute la terre ne suffirait pas
à l'étancher !
Le canon sur tout le front s'est tu, et la poussée pré-
parée s'est dissoute, et le cri dans la gorge s'est défait.
Il y a un terme qui secrètement est atteint, il y a un
compte qui se trouve réglé, il y a quelque chose d'obscur
qui est satisfait.
L'homme ne sait rien, sinon que son sang a coulé : et
sinon cela que le sang de la France a coulé, et que son
âme s'est séparée en deux et que le sang a coulé d'elle-
même comme un fleuve !
S$6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le voici qui s'est séparé d'elle comme l'eau qui fait
son œuvre,
Et qui administrée par la pente s'en va de toutes parts
porter la vie à ces millions d'êtres inconnus,
La vie qui est de Dieu seul et c'est pourtant de moi,
ô mon fils, que tu Tas reçue,
Cette vie qu'il n'est pas permis de donner autrement
que dans le sommeil et l'ignorance de la mort !
Maintenant le temps est venu de rejoindre ces choses
dont on dit qu'elles existent encore.
Tout cela qui se faisait tout petit pendant que la fron-
tière tonnait, et qui de nouveau essaye de me dire son
nom à voix basse.
Voici le bois qui précède mon village, et quel est ce bruit
dans les ronces, et j'entends le cri sombre des bécasses.
— Soissons et Rheims ont brûlé ; et ce que je rapporte
avec moi dans mon dos, c'est le silence d'un million
d'hommes qui reposent.
Les feuilles mortes par terre font un triste tapis rose.
Ce tas noir entre les arbres là-haut, c'est le village où
la femme t'attend et l'enfant que tu ne connais pas.
Laisse la chercher dans la nuit un peu pour voir si elle
ne te trouvera pas,
Et dis si c'est bien cela que tu attendais, sans un mot et
sans un bruit,
Cette face couverte de larmes et cette bouche fraîche
et humide dans la nuit !
PAUL CLAUDEL
Copenhague, septembre 1919.
PEINTURE COMMUNISTE?
Pour peu qu'on ait parcouru les galeries de pourtour des
escaliers latéraux, où le Salon d'Automne a coutume de
reléguer les chefs-d'œuvre un peu voyants, on a pu remar-
quer un grand tableau cubiste, désigné, dans le catalogue,
par cette formule : Peinture pour la gare de M... Si c'est une
gare d'embranchement on fera sagement de soustraire cette
peinture à la vue des conducteurs de trains qui pourraient
croire à une confusion de signaux. Mais il s'agit de la gare
de M... Discrets et pourtant évocateurs ces points de sus-
pension égarent le spectateur Imaginatif jusque dans le pays
des Soviets. Les trains de propagande bolchevique sont, paraît-
il, décorés de peintures du même genre. On le croit sans peine
et cette forme mécanique du cubisme méritait d'être promue
à la dignité d'art officiel.
L'auteur du tableau en question est un théoricien. On lui
doit une espèce de guide du cubisme expliqué en vingt
leçons, dans lequel il prophétise la fin de tout art indivi-
dualiste et l'avènement d'un art communiste dont les réa-
lisations seront le produit d'un effort anonyme et collectif.
Il ne précise pas s'il s'agit d'un effort anarchique et livré
à lui-même, ou s'il sera dirigé par des coryphées. Cette der-
nière éventualité est la plus probable, car elle se trouve être
conform.e à la doctrine révolutionnaire actuellement à la
mode, la seule, au surplus, qui ait prouvé son efficacité.
858 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE
sinon son excellence, et qui institue dans l'ordre écono-
mique et politique la dictature d'une classe.
Un avantage de cette méthode, qui n'a certainement pas
échappé à ses partisans, réside dans ce fait qu'en supprimant
l'individualisme artistique, on débarrasse les artistes mé-
diocres de leurs confrères assez indiscrets pour manifester un
tempérament et des dons personnels ou assez outrecuidants
pour prétendre en tirer gloire et profit.
Désormais il suffira pour être pçintre d'avoir choisi cette
profession. Les choses, dira-t-on, ne se passent guère autre-
ment dès maintenant. Cela n'est vrai qu'en apparence et les
soi-disant artistes sentent si bien qu'ils n'ont pas le même
rang et la même valeur sociale que les artistes véritables,
qu'on les entend réclamer la péréquation du talent.
Ces idées ne sont pas nouvelles. La plupart des écoles
littéraires et artistiques fondées récemment n'avaient-elles
pas pour objectif réel, sinon avoué, d'entraîner dans le sillage
d'un bateau collectif, lancé à grand orchestre et baptisé à
l'encre, un équipage de médiocres ou de paresseux, inca-
pables de forcer, par leur etfort personnel, l'attention d'un
public même restreint et réputé d'élite.
En ce qui concerne la peinture, les satisfactions d'amour-
propre ne sont pas les seules en jeu : l'intérêt matériel entre
aussi en ligne de compte. La peinture est un objet de com-
merce et même de spéculation. Avec l'instauration du com-
munisme, c'est l'âge d'or qui s'ouvre pour les peintres.
Peindre est désormais non leur passion, leur divertissement
ou leur métier, c'est leur fonction sociale : fonctionnaires,
ils peignent, l'Etat les entretient.
Mais à ce compte, objectera-t-on, tout le monde voudra
être peintre, poète ou musicien? — Pardon, n'oublions pas que
ce régime communiste de l'art est aussi un régime dictatorial.
Le ou les dictateurs décrètent une peinture ofîicielle et choi-
sissent les peintres qualifiés pour collaborer au grand œuvre.
PEINTURE COMMUNISTE? 859
— Alors un directeur des Beaux-Arts, un jur}', un Institut,
des croix, des diplômes ?...
— Evidemment ! N'est-ce point là le complément de tout
art officiel ?
Les avantages matériels que le syndicalisme a procurés aux
ouvriers manuels ont tourné la tète à beaucoup de travail-
leurs intellectuels. Non contents de défendre leurs intérêts
corporatifs, ce qui est légitime, certains d'entre eux vou-
draient encore supprimer au profit de la collectivité, c'est-à-
dire au leur, la prime au talent que donne la faveur — jus-
tifiée ou non, la question n'est pas là — du public.
N'a-t-on pas vu un syndicat d'auteurs dramatiques dont la
plupart des membres sont des auteurs dramatiques en puis-
sance, et dirigé par l'un de ces derniers, s'unir aux machi-
nistes et aux contrôleurs pour marcher ensemble à la con-
xjuête des contrées opulentes où vivent grassement les auteurs
dont le public applaudit — à tort ou à raison — les ouvrages.
Ces pièces, disent les syndiqués, ne valent rien et les
spectateurs ont mauvais goût. Soit, peut-on leur répondre,
mais emploierez-vous la force pour attirer et retenir les
spectateurs à des spectacles qui les ennuient, contraindrez-vous
un chacun de participer à ces fêtes du peuple et autres céré-
monies laïques et obligatoires que M. Géniier rêve de « mettre
en scène ».
C'est ici que la dictature intervient. Et c'est fort logique.
Car, après tout, de quel droit prétendrai-je, en régime com-
muniste, choisir mes plaisirs, éprouver telle ou telle sensa-
tion, différente et peut-être plus vive ou plus agréable que
celles de mon voisin ? Un seul plaisir, le même pour tous,
telle est la pure doctrine.
11 est assez significatif qu'elle ait trouvé à s'exprimer, sous
une forme enveloppée il est vrai, voire même sybilline, dans
la préface du catalogue du Salon d'Automne. L'auteur de ce
morceau est mon excellent confrère Pierre Jaudon. Cet écri-
55
860 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vain, lui-même romancier des plus originaux et des moins
accessibles, vitupère contre « les explosions de talents sin-
guliers » qui « jettent des lueurs dont nous ne pouvons pas
attendre la lumière sous le rayonnement de laquelle une
collectivité organise sa vie. »
Parlant des écrivains français contemporains, il leur
reproche de pratiquer « un individualisme dissolvant et
négatif » qu'il baptise du nom de « Vercingéiorisme ». Or
Vercingétorix passe communément pour avoir réagi contre
le particularisme jaloux des chefs gaulois, pour avoir réalisé
ce que M. Jaudon appelle une « organisation synergique ». On
le croit du moins sur la foi de Jules César, assez bien placé
pour en juger. Mais poursuivons : M. Jaudon veut bien
adnlettre que l'on pourrait fonder certaines espérances « sur
la plasticité de l'intelligence française, si ses agents pro-
fessionnels ou bénévoles voulaient se plier <i certaines
contraintes qui ne portent atteinte qu\à l'égocentrisme. »
Devront-ils aller jusqu'à se contraindre à n'avoir pas plus
de talent qu'aucun de leurs confrères ?
M. Jaudon ne le prétend pas, mais de conclure : « L'épo-
que est propice à un renversement de valeurs individuelles
et à l'éclosion d'un art littéraire renouvelé... » et il sou-
haite de voir la section littéraire du Salon d'Automne former
le noyau « d'une sorte de complot contre toutes les forces
de routine et contre tous les individus incurables qui en-
combrent le marché du livre... »
Incurable est bien le mot, car l'individualisme est un mal
qui résiste heureusement à tous les traitements et à tous les
remèdes ; mais aussi ne le gagne pas qui veut.
Il n'en est pas moins vrai que beaucoup d'es-prits, à
l'heure actuelle, sont, on l'a dit ici-même, dégoûtés de la
liberté, parce qu'ils ne savent qu'en faire. La liberté ne se
trouve qu'en s'oi-même, dit le sage. C'est un lieu où les
artistes, les peintres en particulier ne fréquentent guère. Ils
PEINTURE COMMUNISTE ? 86 1
sont trop souvent les uns chez les autres, et méfiants ou
envieux, n'osent plus rien laisser traîner à portée des visi-
teurs. Insensiblement ils perdent leur personnalité à force
de la déguiser. Pour que personne ne paraisse faire mieux
que les camarades, on s'accorde tacitement pour faire tous
ensemble la même chose ou à peu près.
Telle est l'impression que laisse le Salon d'Automne, lequel
comme tous les Salons à jury tend à l'uniformité et à l'art
officiel. Il y a des îlots de résistance, formés ici par l'intérêt
commun, et là par des sympathies et des affinités réelles, et
quelquefois, trop rarement, par un « individualisme incu-
rable » : un Matisse, un Braque, un Segonzac. Mais peu à
peu la peinture de groupe gagne du terrain. L'alluvion de la
médiocrité et du snobisme s'épaissit.
Mais gare au retour du printemps. Alors le Salon des
Indépendants ouvre les écluses. Et c'est la débâcle des glaces,
c'est le déluge où les uns flottent lamentablement comme
des cadavres, où les autres sont pareils au « bon nageur » de
Baudelaire. Du rivage lointain, le Temps, critique d'art nar-
quois et sans complaisance, les regarde se débattre et leur
crie : Sauve-qui-peut !
Vive le Salon des Indépendants !
ROGER ALLARD
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ
Ce petit ouvrage est composé de notes fragmentaires que
j'écrivis, pendant que je séjournais à Oleise, et que Léon
Nicolaïevitch vivait à Gaspra en Crimée. Elles datent de la
période oij Tolstoï fut sérieusement malade, et de sa con-
valescence. Les notes furent prises négligemment sur des
bouts de papier, et je croyais déjà que je les avais perdues,
lorsque, dernièrement, j'en ai retrouvé quelques-unes. J'ai
ajouté une lettre non terminée que j'écrivis sous le coup de
la « Fuite » de Léon Nicolaïevitch, et de sa mort. Je publie
la lettre telle qu'elle a été écrite en son temps, et sans en cor-
riger un seul mot. Et je ne la termine pas, car, pour une
raison ou pour une autre, cela est impossible.
NOTES
Plus que toutes les autres, la pensée qui manifestement
ne cesse de le ronger, est la pensée de Dieu. A la vérité, il y
a des moments où cène paraît pas être une pensée, mais une
violente résistance qu'il oppose à quelque chose qu'il sent
être au-dessus de lui. Il en parle moins souvent qu'il ne le
voudrait, mais il y pense toujours. L'on peut à peine dire
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 863
que cette obsession soit un signe de vieillesse, un pressenti-
ment de la mort — non, je crois qu'elle vient de la profon-
deur de son orgueil d'homme, et — un peu aussi — d'un
sentiment d'humiliation : car étant Léon Tolstoï, il est humi-
liant d'avoir à soumettre sa volonté à un streptocoque. S'il
était un homme de science, il développerait certainement les
hypothèses les plus ingénieuses, et ferait de grandes décou-
vertes.
II
Il a des mains admirables — non pas belles régulièrement,
— elles sont toutes nouées par le gonflement des veines —
singulièrement expressives cependant, des mains de créateur.
Léonard de Vinci devait avoir des mains comme celles-là.
Avec de pareilles mains on peut tout faire. Parfois en parlant
il remue les doigts, puis les rassemble, serrant peu à peu le
poing, et de nouveau, il ouvre la main, et articule en même
temps quelque parole frappante et qui a du poids. Il est
comme un Dieu, non pas comme un Jéhovah de l'Ancien
Testament ou une divinité de l'Olympe, mais à la manière
d'un dieu russe « assis sur un trône d'érable, sous un tilleul
doré », sans grande majesté peut-être, mais plus rusé que
tous les autres dieux.
III
Il a pour Sulerzhizki l'affection caressante d'une femme.
Son amour pour Tchekov est paternel — il y entre le senti-
ment de fierté du créateur — Suler éveille en lui exactement
de la tendresse, un intérêt perpétuel, et un enchantement
dont le sorcier ne semble jamais se fatiguer. Peut-être même
y a-t-il dans ce sentiment quelque chose du ridicule de
l'amour qu'éprouve une vieille fille pour un perroquet, un
carlin ou un matou. Suler est un oiseau d'une fascinante
864 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sauvagerie, venu de quelque pays étrange et inconnu. Une
centaine d'hommes de son espèce suffiraient à changer tout
l'aspect, aussi bien que l'âme d'une ville de province. Ils
briseraient la façade, et illumineraient l'âme de la passion
d'une sauvagerie tumultueuse, brillante et emportée. On
aime Suler facilement, et de gaîté de cœur, et quand je vois
l'insouciance avec laquelle les femmes l'acceptent, j'en suis
surpris et fâché à la fois. Et cependant cette insouciance
cache peut-être une certaine prudence. On ne peut se her à
Suler. Que fera-t-il demain ? Il se peut qu'il jette une bombe
ou rejoigne une troupe de musiciens de café-concert. Il a en
lui une énergie qui suffirait à trois vies, et un tel foyer de
vitalité, qu'il semble lancer des étincelles comme un fer sur-
chauffé.
IV
Goldenw^eiser a joué du Chopin, ce qui a provoqué chez
Léon Nicolaïevitch les remarques suivantes : « Un certain
petit prince d'Allemagne dit un jour : « Si vous voulez avoir
des esclaves, faites le plus de musique possible. » Cela est à la
fois bien pensé et bien observé — la musique engourdit l'es-
prit. Les catholiques l'ont particulièrement bien compris.
Nos prêtres évidemment ne pourront pas se réconcilier avec
l'idée de jouer du Mendelssohn à l'Eglise. Un prêtre de Toula
m'assura un jour que le Christ n'était pas Juif, bien qu'il fût
le fils d'un Dieu juif, et que sa mère fût une Juive — il
admettait cela, mais il disait : « C'est impossible, d Je lui
demandai : « Pourquoi donc ?... » Il haussa les épaules et
dit : « C'est là justement qu'est tout le mystère. »
« L'intellectuel ressemble à ce vieux prince de Galicie qui
au xn« siècle déjà, déclara effrontément : « Des miracles, cela
SOUVENIRS SUït TOLSTOÏ 865
n'existe pas de notre temps. » Six siècles se sont écoulés
depuis, et tous les intellectuels se le ressassent piutuellement:
« Il n'y a pas de miracles, de miracles il n'y en a point. » Et
tout le monde continue à croire aux miracles, comme on y
croyait au xu^ siècle. »
VI
« La minorité éprouve le besoin d'un Dieu, parce qu'elle
possède tout le reste, tout, excepté lui, la majorité parce
qu'elle ne possède rien. »
Je poserais le problème en termes différents : la majorité
croit en Dieu par lâcheté. Rares sont ceux en qui la foi naît
de la plénitude de l'âme.
VII
Il ni*a conseillé de lire les écrits des Bouddhistes. Quand il
parle du Bouddhisme et du Christ, il devient toujours senti-
mental. Ce qu'il dit du Christ est en général d'une pauvreté
remarquable, pas d'enthousiasme, aucun sentiment dans ses
paroles, point d'étincelles jaillissant d'un vrai foyer. J'ai l'im-
pression qu'il regarde le Christ comme un coeur simple, et
qui mérite notre pitié. Et bien que parfois aussi, il lui arrive
d'éprouver de l'admiration pour Lui, il ne L'aime guère. Je
croirais qu'il n'est pas sans appréhension : si Jésus arrivait
dans un village russe, les ûlles se moqueraient de Lui.
VIII
Aujourd'hui le grand duc Nicolas Mikhaïlovitch était en
visite chez les Tolstoï. C'est évidemment un homme très
intelligent. Très modeste de maintien, il parle peu. Il a des
yeux pleins de sympathie, une belle prestance et des gestes
866 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tranquilles. Léon Nicolaïcvitch lui souriait d'un air caressant,
et parlait alternativement le français et l'anglais. Il lui dit en
russe :
« Karamzine écrivit pour le tsar, Soloviov longuement et
de façon ennuyeuse et Kloutchevski pour son propre amuse-
ment. Un malin, ce Kloutchevski ; au début vous avez l'im-
pression qu'il loue, puis, à mesure que vous lisez, vous vous
apercevez qu'il blâme. »
Quelqu'un mentionna le nom de Zabiélinc.
<■; C'est un délicat. Un collectionneur amateur. Il collec-
tionne toute chose, que ce soit utile ou non. Il parle de
nourriture, comme s'il n'avait jamais fait un solide repas,
mais il est amusant, très amusant. »
IX
Il me rappelle ces pèlerins, qui toute leur vie, le bâton
en main, errent de par le monde, parcourant des milliers de
lieues, d'un monastère à l'autre, passant des reliques de tel
saint à celles de tel autre, toujours sans foyer et terriblement
étrangers à tous les hommes et à toutes les choses. Le monde
n'a pas été fait pour eux, ni Dieu non plus. Ils lui adressent
des prières, par habitude, et dans le secret de leur âme, ils le
haïssent. — Pourquoi les pourchasse-t-il par toute la terre,
d'un bout à l'autre ? Pourquoi donc ? Les gens sont des sou-
ches, des racines, des pierres posées en travers du chemin,
sur lesquelles on butte et qui vous blessent parfois. On peut
se passer d'eux, mais il n'est pas désagréable parfois
d'étonner quelqu'un en manifestant devant lui de la dissem-
blance et ce qui vous différencie.
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 867
« Frédéric de Prusse disait avec beaucoup de justesse :
« Chacun doit trouver soi-même la voie de son salut. » II a
dit aussi : « Discutez autant que vous voudrez, mais obéis-
sez. » Mais en mourant il fit cet aveu : «Je suis las de mener
des esclaves ». Ceux qu'on appelle de grands hommes sont
toujours terriblement contradictoires : cela leur sera par-
donné avec toutes leurs autres folies. Bien qu'inconséquence
ne soit pas folie : un fou est opiniâtre, et ne sait pas se con-
tredire. Oui, Frédéric était un homme étrange : chez les
Allemands il a acquis la réputation d'être le meilleur roi, et
cependant il ne pouvait pas les supporter, il détestait même
Gœthe et Wieland. »
XI
« Le romantisme vient de la peur de regarder la vérité en
face », a-t-il dit hier à propos des poèmes de Balmont. Suler
ne partageait pas son opinion, et bégayant d'excitation, lut
avec beaucoup de sentiment encore quelques poèmes. ^ Ce
ne sont pas là des poèmes, cher ami. C'est du charlatanisme,
du fatras, une séquelle de mots dépourvue de tout sens. La
vraie poésie est ingénue ; lorsque Fet a écrit :
Je ne sais pas moi-même ce que je vais chanter
Je sais seulement qu'un chant mûrit en moi,
il a exprimé de la façon la plus naturelle et la plus réelle, ce
que le peuple sent d'instinct comme étant la poésie. Le
paysan non plus ne sait pas s'il est poète, il s'essaye, il
tâtonne — oh, oi, ah et aye — et voilà que sort droit de
l'âme comme d'un oiseau, une vraie chanson. Ces nouveaux
poètes que vous prônez, inventent. Il y a certains petits
868 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
objets absurdes que l'on appelle articles de Paris — eh bien
voilà ce que vos aligneurs de vers produisent. Les mauvais
vers de Nekrassov aussi sont de l'invention du commence-
ment à la fin.
— Et Béranger ? demanda Suler.
— Béranger, cela c'est tout à fait ditïcreut. Qu'y a-t-il de
commun entre les Français et nous ? Ce sont des sensuels, la
vie de l'esprit n'est pas aussi importante pour eux que celle
de la chair. Pour un Français, la femme est tout. Ce sont des
gens opuiscs> émasculés. Les médecins disent que tous les
gens, qui se meurent de consomption, sont des sensuels. »
Suler se mit à défendre son point de vue avec l'âpreté qui
lui est particulière, lançant à tout hasard un flot de paroles.
Léon Nicolaïevitch le regarda et dit avec un large sourire ;
« Vous êtes irritable aujourd'hui, comme une fille qui a
atteint l'âge nubile et qui n'a pas d'amoureux. »
XII
La maladie le desséchait encore plus, consumait quelque
chose en lui. Intérieurement, il semblait devenir plus léger,
plus transparent, plus résigné. Ses yeux sont encore plus
aigus, son regard plus perçant. Il écoute attentivement
comme s'il recherchait dans sa mémoire quelque chose qu'il
y aurait oublié, ou comme s'il s'attendait à ce que quelque
chose de neuf ou d'inconnu lui fût révélé. A Yasnaya
Poliana, il me paraissait être un homme qui savait tout, et
qui n'avait plus rien à apprendre — un homme qui avait
trouvé une réponse à toute question.
XIII
S'il était poisson, il ne nagerait certainement que dans
l'Océan, ne hantant jamais les mers étroites et surtout pas les
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 869
eaux calmes des rivières de la terre. Autour de lui, ici ou là
les petits poissons s'arrêtent et partent en flèche dans toutes
les directions : ce qu'il dit ne les intéresse pas, ne leur est
pas nécessaire, et son silence ne les effraie ni ne les émeut.
Et pourtant son silence est impressionnant, comme celui
d'un vrai ermite, banni de ce monde. Bien qu'il parle beau-
coup et comme par devoir sur certains sujets, son silence
parait bien plus grand encore que ses paroles. 11 y a des
choses qu'on ne peut dire à personne. Assurément, il a des
pensées dont il a peur.
XIV
Quelqu'un lui a envoyé une excellente version de l'his-
toire du filleul du Christ. Il l'a lue tout haut et avec plaisir
à Tchékhov et à Suler — il lit merveilleusement bien. Il
s'amusa tout particulièrement des diables tourmentant les
propriétaires. Il y avait dans son attitude quelque chose que
je n'aimais pas. Il ne peut pas être insincère, mais s'il riait
sincèrement, cela n'en était que pire.
Il dit encore :
« Comme les paysans s'y entendent à composer les his-
toires. Tout est simple, sobre de paroles et plein de senti-
ment. La vraie sagesse consiste à employer peu de mots ;
par exemple : « Que Dieu ait pitié de nous, a
Et cependant l'histoire est une histoire cruelle.
XV
L'intérêt qu'il me porte est d'ordre ethnographique. A ses
yeux j'appartiens à une espèce qui ne lui est pas familière
— rien de plus.
SyO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XVI
Je lui ai lu mon conte : « Le Taureau ». Il a beaucoup ri
et fait l'éloge de ma connaissance des ^ artifices du langage ».
— Mais, dit-il, vous ne maniez pas adroitement les mots ;
tous vos paysans parlent avec intelligence. Dans la vie ce
qu'ils disent est sot et incohérent, et, au premier abord, il
vous est impossible de débrouiller ce qu'un paysan veut
dire. Il fait cela sciemment; sous la maladresse de ses paroles
se cache toujours le désir qu'il a de permettre à l'autre de
dévoiler ce qu'il a dans l'esprit. Un vrai paysan ne laissera
jamais voir tout de suite ce qu'il pense : ce n'est pas profi-
table. Il sait que lorsqu'on a affaire à un homme stupide, on
l'aborde d'ordinaire franchement et sans détour, et c'est pré-
cisément ce qu'il désire. Vous voilà à découvert devant lui ;
et il peut tout de suite voir vos côtés faibles. Il est plein de
soupçons ; il a peur de dire ses pensées intimes, même à sa
■femme. Or vos paysans, chaque fois que vous les mettez en
scène, racontent tout ; c'est un conseil universel de sagesse.
Et ils parlent tous par aphorismcs, ce qui n'est pas davantage
conforme à la vie ; les aphorismes ne sont pas naturels à la
langue russe.
— Et que faites-vous des proverbes et dictons ?
— C'est autre chose ; ils n'ont pas été faits d'aujourd'hui.
— Mais vous-même, vous parlez souvent par aphorismes.
— Jamais. Je vous y prends encore une fois. Vous retou-
chez tout, les gens aussi bien que la nature — et surtout les
gens. C'est aussi ce que faisait Lieskov, un écrivain affecté,
et qui fignolait si bien ses écrits que personne ne les lit
plus à présent. Ne permettez à personne de vous influencer,
ne craignez personne, et vous serez sûr d'être dans le bon
chemin.
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 8/1
XVII
Dans son Journal qu'il m'avait donne à lire, je fus frappe
par un étrange aphorisme : « Dieu est mon désir. »
Aujourd'hui en lui rendant le carnet, je lui demandai ce
que cela voulait dire.
« Une pensée non achevée, dit-il, en jetant un regard sur
la page, et fronçant les sourcils. J'ai dû vouloir dire : « Dieu
est mon désir de Le connaître... «Non, pas cela... Il se mita
rire et faisant un rouleau de son carnet, le glissa dans la large
poche de sa blouse. Ses relations avec Dieu ont un carac-
tère suspect ; elles me font parfois penser à la relation des
« deux ours dans une fosse ».
XVIII
A propos de la science :
« La science est une barre d'or faite par un alchimiste
charlatan. Ils veulent la simplifier, la rendre accessible à
tous : vous découvrez alors que vous avez frappé une
quantité de fiiux écus. Le jour où les gens réaliseront
la valeur réelle de ces écus, ils ne vous en sauront pas
gre. »
XIX
Nous marchions dans le parc de Joussopor. Il parlait
en termes admirables des coutumes de l'aristocratie de
Moscou. Une forte paysanne travaillait à une plate-bande de
fleurs. Pliée à angle droit, elle montrait ses jambes d'ivoire,
et faisait trembler sa lourde poitrine. Il la regarda attenti-
vement.
« Ce sont ces cariatides, qui ont entretenu toute cette
magnificence et cette extravagance. Et cela non seulement
872 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
par le travail des paysans et paysannes, ou par les taxes
qu'ils paient, mais au sens littéral du mot, par leur sang.
Si l'aristocratie ne s'était pas de temps à autre accouplée
à des mastodontes comme cette femme-là, il y a longtemps
qu'elle se serait éteinte. Lorsqu'on gaspille ses forces comme
le faisaient les jeunes gens de mon temps, il est impossible
que ce soit impunément. Mais après avoir jeté leur gourme,
beaucoup d'entre eux épousèrent des filles de serfs et par
là sauvèrent la race. C'est aussi de cette façon que la force
des paysans a été leur salut. Cette force-là se manifeste
partout. La moitié de l'aristocratie en est réduite à vivre
de son propre fonds, tandis que l'autre moitié mêle son sang
à celui des paysans qui s'en trouve quelque peu dilué. Cela a
son utilité. »
XX
Tout comme un romancier français, il parle souvent et
volontiers des femmes, mais avec en plus la grossièreté d'un
paysan russe. Autrefois cela me produisait une impression
désagréable. Aujourd'hui dans le parc d'Almond il demanda
à Anton Tchékhov :
— Avez-vous beaucoup fait l'amour quand vous étiez
jeune ?
Anton Pavlovitch eut un sourire embarrassé, et tirant
sur sa petite barbe, marmotta quelque chose d'incompré-
hensible. Et Léon Nicolaïevitch regardant vers la mer avoua :
— J'étais infatigable...
Il dit cela en pénitent, employant à la fin de sa phrase,
une expression salée de paysan. Et je remarquai pour la
première fois la simplicité avec laquelle il usait de pareils
termes, tout comme s'il n'en connaissait pas d'autres, qui
fussent plus appropriés. Toutes les paroles de ce genre,
sortant de ses lè\Tes perdues dans des poils épais, ont quel-
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 875
que chose de simple et de naturel, et perdent la grossièreté
et l'obscénité qu'elles ont dans la bouche du troupier. Je
me souviens de ce qu'il dit la première fois où je le ren-
contrai, sur « Varienka Oliessova » et sur ma nouvelle inti-
tulée « Vingt-six et une ». Si on se place au point de vue
conventionnel, ce qu'il dit alors n'était qu'un tissu de mots
indécents. J'en fus tout embarrassé et même offensé. J'eus
l'impression qu'il me considérait comme incapable de com-
prendre toute autre espèce de langage. Maintenant je vois
les choses tout autrement : il ^tait stupide de ma part de
m'en être offensé.
XXI
11 était assis sur le banc de pierre à l'ombre des cyprès.
Sa silhouette paraissait très mince, petite et grise, et pour-
tant elle faisait penser au Dieu des Juifs, à un Jehovah qui,
un peu fatigué, s€ délasserait en s'essaj-anl à siffler en me-
sure avec un pinson. L'oiseau chantait dans la pénoml)rc de
l'épais feuillage : Léon Nicolaïevitch le cherchait d-es yeux en
fronçant les sourcils et, faisant une moue comme un enfant,
il sifflait maladroitement.
— Elle a le diable au corps cette petite créature-là, elle est
enragée. Quel oiseau cela peut-il bien être ?
Je lui parlai du pinson et de la jalousie qui le carac-
térise.
« Toute sa vie, dit-il, il ne chante qu'une chanson, et avec
cela il est jaloux ! L'homme a un millier de chants dans le
coeur et cependant on lui en veut d'être jaloux. » 11 parlait
d'un air rêveur et comme s'il s'interrogeait lui-môme. « Il
y a des moments où un liomn>e en parlant de lui-même dit
à une femme plus qu'il ne faudrait. Il parle, et puis il
oublie, mais elle se souvient. La jalousie ne viendrait-elle
pas de la peur de dégrader son âme, ou d'être humilié et rendu
874 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ridicule ? Ce n'est pas qu'une femme soit dangereuse quand
£lle tient un homme par son , mais celle qui le tient par
son âme... »
Comme je relevais la contradiction que je remarquais entre
les paroles qu'il venait de dire et les idées de la « Sonate à
Kreuzer », un sourire, fusant à travers sa barbe, lui illumina
toute la figure, et il dit :
— Je ne suis pas un pinson.
Le soir tandis qu'il se promenait, il dit subitement :
« L'homme survit à des tremblements de terre, aux épidémies,
aux horreurs de la maladie, et à toutes les agonies de l'âme,
mais de tous temps la tragédie qui l'a tourmenté, qui le tour-
mente et le tourmentera le plus, c'est — et ce sera — la tra-
gédie de l'alcôve. >»
En disant cela il avait un sourire de triomphe : par mo-
ments, il avait le sourire large et calme d'un homme qui
a surmonté quelque chose de très difficile, ou, qui vient
^'étre soulagé tout à coup d'une douleur aiguë qui l'aurait
lanciné pendant longtemps. Chaque pensée fore son âme
comme une tique ; ou bien il l'arrache tout de suite, ou
bien il lui permet de se repaître de son sang et quand
elle en est pleine, elle tombe tout simplement d'elle-même.
Il nous lut à Suler et à moi une variante de la scène
■de la chute du « Père Sergius » — une scène cruelle.
Suler faisait la moue et s'agitait, mal à l'aise sur sa chaise.
— Qu'y a-t-il ? Vous ne l'aimez pas ? demanda LéonNico-
laïevitch.
— Cette scène est trop brutale, on dirait qu'elle est
■de Dostoïevski. C'est une fille dégoûtante, dont les seins
ressemblent à des crêpes et autres choses de ce genre. Pour-
quoi ne l'avez-vous pas fait pécher avec une femme belle et
sâinc ?
— C'eût été pécher sans excuse, tandis qu'ainsi le péché
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 875
est justifié par la pitié qu'inspire la fille. Qiii donc pourrait
la désirer dans l'état où elle est ?
— Je ne puis me l'imaginer. . .
— Il y a bien des choses, cher ami, que vous ne pouvez
vous imaginer. Vous n'êtes pas malin...
Là-dessus la femme d'André Lvovitch entra et la conver-
sation fut interrompue. Elle ne tarda pas à quitter la chambre
avec Suler, et Léon Nicolaïevitch me dit : « Léopold est
l'homme le plus pur que je connaisse ; il est comme cela: s'il
faisait quelque chose de mal, ce ne serait jamais que par pitié
pour quelqu'un. »
XXII
Ses sujets favoris sont Dieu, les paysans et les femmes ;
de littérature il ne parle que rarement et peu, comme si la
littérature était quelque chose qui lui fût étranger. En ce qui
concerne la femme, mon sentiment est qu'il la considère avec
une hostilité implacable, qu'il aime positivement à la punir,
à moins qu'il ne s'agisse d'une Kittie ou d'une Natacha Ros-
tov, c'est-à-dire d'une créature qui ne soit pas trop étroite.
C'est ou bien l'hostilité du mâle qui n'a pas réussi à se pro-
curer tout le plaisir qu'il voulait, ou bien l'hostilité de
l'esprit contre a les impulsions dégradantes de la chair ».
Mais c'est de l'hostilité, et de la froide comme dans Anna
Karénine. Sur « les impulsions dégradantes de la chair » il a
parlé de façon fort intéressante dans une conversation qu'il
a eue Dimanche avec Tchékhov et Yelpatievski, au sujet des
« Confessions » de Rousseau. Suler avait transcrit ce qu'il
disait, mais plus tard en préparant le café, il brûla ses notes
dans la lampe à alcool. Il lui était déjà arrivé une fois de brûler
ainsi les opinions de Léon Nicolaïevitch sur Ibsen et il a aussi
perdu les notes qu'il avait prises d'un entretien dans lequel
* Léon Nicolaïevitch avait dit sur le symbolisme du mariage
S6
876 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rituel des choses d'un caractère très païen, et se rapprochant
dans une certaine mesure des opinions de V. V. Rosanov.
XXIII
Ce matin quelques « slundistes » sont venus de Féodosia,
voir Tolstoï, et de toute la journée, il n'a fait que parler des
paysans avec ravissement.
Au déjeuner : « Ils sont venus tous deux pleins de force
et de sève ; l'un a dit : « Voilà, nous sommes venus sans
être invités » et l'autre : « Avec l'aide de Dieu, nous ne retour-
nerons pas chez nous bredouilles ». Et il éclata d'un rire d'en-
fant qui le secouait tout entier. Après le déjeuner sur la ter-
rasse :
— Nous cesserons bientôt complètement de comprendre
le langage du peuple. A présent nous disons : « la théorie
du progrès », « le rôle de l'individu dans l'histoire », « l'évo-
lution de la science », et le paysan dit : « Vous ne pouvez
cacher une anguille dans un sac », et toutes les théories,
histoires, et évolutions deviennent misérables et ridicules,
parce qu'elles sont incompréhensibles et inutiles au peuple.
Mais le paysan est plus fort que nous. Il a la vie plus tenace,
et il se pourrait fort bien qu'il nous arrivât un jour ce qui
advint à la tribu des Atzurs dont il fut rapporté à un savant :
« Tous les Atzurs sont morts, mais il y a ici un perroquet
qui connaît quelques paroles de leur langage. »
XXIV
« De par son corps, la femme est plus sincère que l'homme,
mais de par son esprit elle ment, et quand elle ment, elle ne
croit pas à ce qu'elle dit ; tandis que Rousseau mentait et
croyait en ses mensonges. »
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 877
XXV
« Dostoïevski, décrivant un de ses caractères de fous, a
dit que sa vie sepassaitàse venger des autres et de lui-même,
parce qu'il avait servi une cause en laquelle il ne croyait pas.
C'est de lui-même qu'il a écrit cela... J'entends qu'il aurait
pu tout aussi bien le dire de lui-même. »
XXVI
<f Quelques-unes des paroles qu'on emploie dans l'Eglise
sont d'une étonnante obscurité. Comment par exemple
trouver un sens à ces mots : « La terre de même que son
abondance sont de Dieu »? Ce ne sont pas là les Saintes
Ecritures, mais une espèce de matérialisme scientifique à
l'usage du peuple.
— Mais vous avez expliqué ces paroles quelque part, dit
Suler.
— Il y a bien des choses qui sont expliquées... On n'en-
fonce pas toujours l'épée jusqu'à la garde. »
Et il eut un petit sourire rusé.
XXVII
Il aime à poser des questions difficiles, embarrassantes el
malicieuses :
— Que.pensez-vous de vous-même ?
— Aimez-vous votre femme ?
— Croyez-vous que mon fils Léon ait du talent ?
— Comment aimez-vous Sophie Andreïevna ' ?
I . La femme de Léon Tolstoï.
878 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un jour, il me dit : « M'aimez-vous, Alexeï Maximo-
vitch ? »
Il y a là la malice d'un bogatyr '.
Vaska Buslayev jouait de pareils tours dans sa jeunesse,
le malin. Il est toujours à examiner et à essayer quelque chose,
comme s'il se préparait à lutter. C'est intéressant, mais cela
n'est guère de mon goût. Il est le diable, et moi je ne suis
encore qu'un enfant qui vient de naître, et il devrait me
laisser tranquille.
XXVIII
Peut-être que paysan ne signifie rien d'autre pour lui que
mauvaise odeur. Il en a toujours le sentiment et qu'il le
veuille ou non, il faut qu'il en parle.
Hier au soir je lui ai raconté ma querelle avec la femme
du général Kornet ; il a ri à en pleurer, pris d'un point de
côté, il gémissait tout en ne cessant pas de s'écrier d'une
voix glapissante :
— Avec la pelle ! Sur le derrière, avec la pelle, hein ?
Droit sur le derrière ! Etait-ce une large pelle ?
Ensuite après un moment de silence, il dit sérieusement :
« C'était généreux de votre part de la frapper comme cela.
Après ce qu'elle avait fait, tout autre que vous l'aurait frappé
sur la tête. Très généreux ! Aviez-vous compris qu'elle vous
désirait ? »
— Je ne me rappelle pas. Je crois difficilement que j'aie
pu comprendre cela.
— Allons donc, mais c'est clair, naturellement qu'elle vous
désirait.
— Ce n'est pas pour cela que je vivais alors.
I . Un héros de la légende russe, brave, mais sauvage et volontaire
comme un enfant.
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 879
— Quelque raison de vivre qu'on puisse avoir, cela
revient au même. Vous n'avez évidemment rien d'un homme
à femmes. N'importe quel autre à votre place aurait tiré parti
de la situation pour faire fortune, et après être devenu un
gros propriétaire, aurait fini par jouer sa partie dans un cou-
ple d'ivrognes.
Après un silence : « Vous êtes un drôle d'homme, ne vous
formalisez pas de ce que je vous dis — un très drôle
d'homme. Et il est étrange que vous ayez conservé un si bon
naturel alors que vous auriez toutes les raisons de ressentir
de l'amertune... Oui, vous auriez toutes les raisons d'être
amer... Vous êtes fort... Voilà qui est bien... »
Et après un nouveau silence, devenu songeur, il ajouta :
Votre esprit, je ne le comprends pas — c'est un esprit très
embrouillé — mais votre cœur est sensible... oui, c'est un
cœur sensible.
Note.. — Lorsque je vivais à Kazan, j'étais entré au ser-
vice de la femme du général Kornet. C'était une Française,
la veuve d'un général, une jeune femme potelée, avec des
pieds menus comme ceux d'une petite fille. Ses yeux étaient
merveilleusement beaux, toujours en mouvement et pétu-
lants de convoitise. Avant son mariage elle avait été, je crois,
revendeuse ou cuisinière, ou peut-être même avait-elle
fait le trottoir. Elle s'enivrait d'habitude dès la première
heure, et descendait dans la cour ou dans le jardin, revêtue
seulement d'une chemise sur laquelle elle passait un peignoir
orange, chaussée de pantoufles tartares en maroquin rouge,
et sur la tête une épaisse crinière noire. Ses cheveux négli-
gemment tordus pendaient sur ses joues rouges et sur ses
épaules. Une jeune sorcière ! Se promenant dans le jardin
elle fredonnait d'ordinaire des chansons françaises tout en
surveillant mon travail, et de temps à autre elle allait à la
fenêtre de la cuisine et appelait :
880 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Pauline, donnez-moi quelque chose.
« Quelque chose » signifiait toujours la même chose : un
verre de vin rouge avec de la glace.
An rez-de-chaussée, vivaient trois jeunes femmes, les prin-
cesses D. G. qui n'avaient plus de mère et dont le père s'en
était allé ailleurs. La veuve du général Kornet s'était prise de
haine pour les jeunes femmes et essayait de se débarrasser
d'elles en leur faisant toutes sortes de misères. Elle parlait
très mal le russe, mais elle jurait à la perfection comme un
vrai charretier. Son attitude vis-à-vis des pauvres filles qui
ne faisaient de mal à personne me déplaisait fort. Elles
avaient l'air si triste, si effarouché, si timide. Une après-
midi, deux d'entre elles se promenaient dans le jardin, quand
soudain la femme du général apparut ; ivre comme d'habi-
tude, elle commença à pousser des cris pour les chasser. Les
jeunes femmes se retiraient tranquillement, mais la veuve du
général se plaça en travers de la porte du jardin, la bouchant
de son corps et se mit à les injurier copieusement dans des
termes que n'aurait pas désavoué un vrai charretier. Je lui
dis de cesser de jurer, et de laisser sortir les jeunes femmes,
mais elle cria :
— Vous, je vous connais. Vous vous faufilez chez elles la
nuit par la fenêtre.
Je me mis en colère, et la prenant par les épaules je la fis
reculer ; mais elle échappa à mon étreinte et se campant
devant moi, d'un geste brusque elle défit sa robe et souleva
sa chemise, me criant de toutes ses forces :
— Je suis bien mieux que ces pimbêches.
Je perdis alors toute contenance. Je la pris par le cou et
lui faisant faire demi-tour je dirigeai ma pelle vers le bas de
son dos et la frappai, si bien que se glissant hors de la grille
du jardin, elle se mit à traverser la cour au galop, criant
tout épouvantée trois fois de suite : « Oh ! Oh ! Oh ! »
Je donnai mon congé à sa confidente Pauline — une ivre-
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 88 1
gnesse elle aussi, et de plus une femme pleine d'astuce ; et
mon baluchon sous le bras je vidai les lieux, pendant que la
veuve du général debout à sa fenêtre et agitant un châle
rouge, criait :
— Je ne ferai pas venir la police — Tout est oublié —
Ecoutez donc — Revenez — N'ayez pas peur.
XXIX
Je lui demandai : « Est-ce votre avis qu'exprime Posni-
tchev ' lorsque vous lui faites dire que les médecins ont
détruit et détruisent tous les jours des centaines et des cen-
taines de milliers de gens ?
— Avez-vous un grand intérêt à le savoir?
— Grand intérêt.
— Alors je ne vous le dirai pas. »
Et il souriait, jouant avec ses pouces.
Je me souviens que dans une de ses histoires il met sur le
même niveau un de ces charlatans de village qui se disent
vétérinaires et un docteur en médecine :
« Les mots « giltchak », « potchetchni », « saignée », ne
signifient-ils pas exactement la même chose que nerfs, rhu-
matisme, organisme, etc. ? »
Et ceci a été écrit après Jenner, Behring, Pasteur.
C'est de la perversité.
XXX
Etrange à quel point il aime jouer aux cartes ! Il y joue
avec sérieux, avec passion. Ses mains frémissent de nervosité
quand il relève les cartes, exactement comme s'il tenait entre
ses doigts des oiseaux vivants et non des bouts de carton ina-
nimés.
I . Dans la Sonate à Kreu\er.
882 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XXXI
« On trouve chez Dickens une pensée fort remarquable :
« La vie nous a été donnée sous la condition expresse de la
défendre vaillamment jusqu'au dern icr souffle. » Somme toute,
c'était un écrivain sentimental, loquace et d'une intelligence
médiocre. Mais il savait mieux qu'aucun autre, comment
construire un roman. Il le savait certainement mieux que
Balzac. Quelqu'un a dit : « Beaucoup sont possédés de la
passion d'écrire des livres, mais il y en a peu qui éprouvent
quelque honte après en avoir écrit. » Balzac pas plus que
Dickens ne ressentait pareil sentiment. Et tous les deux ont
écrit bon nombre de mauvais livres. Et cependant Balzac est
un génie. En tous cas il a ce qui seul peut être appelé
génie... »
XXXII
Il semble quelquefois vaniteux et intolérant comme un
prédicateur de la Volga, et ceci me paraît terrible chez un
homme dont les paroles résonnent dans ce monde comme des
sons de cloche. Hier il m'a dit :
— Je suis plus moujik que vous, et ma manière de sentir
tient beaucoup plus de moujik que la vôtre.
Oh mon Dieu, il ne devrait pas s'en vanter. Non, il ne le
doit pas.
XXXIII
Je viens de lui lire quelques scènes de mon drame « Les
Bas Fonds ». Après m'avoir écouté attentivement il me
demanda :
— Pourquoi écrivez-vous cela ?
Je m'expliquai de mon mieux.
— On vous voit toujours sauter comme un coq sur tout
ce que vous rencontrez, et plus que cela, vous voulez tou-
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 883
jours recouvrir d'une peinture de votre cru toutes les fentes
et crevasses que vous apercevez. Rappelez-vous ce que dit
Andersen :« La dorure s'usera, la peau de cochon restera ».
Ou comme le disent les paysans : « Toute chose passera, la
vérité seule restera. » Vous feriez beaucoup mieux de ne pas
mettre d'emplâtre, car vous-même vous en souffrirez plus
tard. Enfin, votre langage est très adroit, plein de toutes
sortes d'artifices — cela n'est pas bien. Vous devez écrire
d'une manière plus simple. Le peuple a le parler simple,
voire même incohérent, et voilà qui est bien. Un paysan ne
demande pas, comme le fitit une jeune demoiselle instruite :
« Pourquoi un tiers est-il plus qu'un quart, alors que quatre
est toujours plus que trois ? »
« Pas d'artifice, je vous prie. »
Il parlait avec irritation ; il était clair que ce que je venais
de lui lire lui déplaisait beaucoup. Et après un silence,
regardant par-dessus ma tête, il dit d'un air sombre : « Votre
vieillard n'est pas sympathique, on ne croit pas en sa bonté.
L'acteur peut aller ; il est bon. Connaissez-vous les « Fruits
de l'Instruction » ? Mon cuisinier y ressemble fort à votre
acteur. Il est difficile d'écrire des pièces de théâtre. Votre
prostituée, par exemple, n'est pas mal réussie, elles doivent
être comme cela. En avez-vous connu beaucoup ?
— J'en connaissais beaucoup dans le temps.
— Oui, cela se voit. La vérité s'énonce toujours d'elle-
même. La plupart des choses que vous dites, sortent de vous-
même, et c'est aussi pourquoi on ne trouve pas de caractère
dans vos drames, et tous vos personnages ont la même
figure. Je croirais que vous ne comprenez pas les femmes ;
elles ne viennent pas bien chez vous. On ne s'en souvient
pas...
En ce moment la femme de A. L. entra et nous invita à
prendre le thé ; il se leva et sortit d'un pas pressé, comme
s'il avait été content de mettre fin à la conversation.
884 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XXXIV
• — Quel est le rêve le plus terrible que vous ayez jamais
fait ? me demanda Tolstoï.
— Il m'arrive rarement d'avoir des rêves, et je m'en sou-
viens mal ; mais j'ai fait deux rêves qui me sont restés dans
la mémoire, et selon toute probabilité, ils n'en sortiront de
toute ma vie. Il m'apparut une fois en rêve que le ciel était
scrofuleux, en putréfaction, d'un jaune verdâtre. et les étoi-
les y étaient rondes et plates, sans rayonnement, sans éclat,
comme des escarres sur la peau d'un malade. A travers ce
ciel en putréfaction glissait rarement un éclair rougcâtre et
fourchu, qui ressemblait assez à un serpent et, quand il tou-
chait une étoile, cette étoile se gonflait en boule et éclatait
sans bruit, laissant derrière elle une tache noirâtre, semblable
à une petite fumée ; et puis la tache disparaissait vite dans le
ciel trouble et en liquéfaction. Ainsi en fut-il de toutes les
étoiles. L'une après l'autre, elles éclatèrent et disparurent, et
le ciel devint de plus en plus sombre, de plus en plus
lugubre, jusqu'à ce que bouillonnant dans un tourbillon, il
(Relata en mille morceaux, et commença à tomber sur ma
tête en une sorte de gelée, et à travers les interstices on
apercevait une masse noire et luisante, comme si elle était
de fer. » Léon Nicolaïevitch dit : « Eh bien ! Tout ceci est tiré
d'un livre savant ; vous avez dû lire quelque chose sur l'as-
.tronomie, d'oià votre cauchemar. Et l'autre rêve ? »
— L'autre rêve : une plaine couverte de neige, lisse comme
une feuille de papier. Pas de colline, pas d'arbre, nulle part
de buisson, seules — à peine visibles — quelques perches
pointant de dessous la neige. Et sur la neige de ces déserts
morts s'étendait d'horizon à horizon, le jaune ruban d'une
route qu'on pouvait à peine distinguer, et sur la route
déambulait lentement une paire de hautes bottes en feutre
gris — vides.
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 885
Il leva ses épais sourcils de loup-garou, me regarda avec
insistance et resta songeur pendant quelque temps :
a C'est terrible cela. Est-ce vraiment un rêve ? Ne l'avez-
vous pas inventé ? Il y a dans ce que vous venez de dire tout
de même quelque chose qui sent le livre. »
Et tout à coup il se fâcha, et dit d'une voix irritée et
sévère, tout en se frottant le genou avec le doigt : « Mais
vous n'êtes pas un buveur, n'est-ce pas ? Il me paraît fort
invraisemblable que vous vous soyez jamais adonné à la
boisson. Et pourtant il y a quelque chose dans vos rêves
qu'on dirait inspiré par la boisson. 11 y a eu un écrivain
allemand, Hoffmann, qui dans ses rêves voyait courir à
travers les rues des tables de jfeu, et toutes sortes de fan-
tômes de cette espèce ; mais c'était un ivrogne — un « ca-
laholic », comme dit notre cocher, quand il fait le lettré.
Des bottes vides en marche — c'est réellement terrible.
Même si vous l'avez inventé, ce n'est pas mal. Terrible. »
Soudainement sa figure s'épanouit en un large sourrire, s
bien que ses pommettes même me semblaient rayonner.
« Représentez-vous ceci : Tout à coup dans la rue Tvers-
kaya une table court sur ses pieds arqués. Les planches
clapotent et soulèvent une poussière de craie, et vous pouvez
encore lire les chiffres inscrits sur le tapis vert. — Des em-
ployés de la régie s'en étant servi trois jours et trois nuits
durant, elle avait fini par en avoir assez, et, exaspérée, elle
prit la fuite en courant. »
Il se mit à rire, et puis, remarquant probablement que
j'étais un peu blessé de la méfiance qu'il me témoignait, il
dit:
— Etes-vous offensé de ce que je pense que vos rêves ont
une allure livresque ? Ne vous en formalisez pas ; parfois il
arrive, je le sais, qu'on invente quelque chose sans s'en
apercevoir, quelque chose que l'on ne peut croire, qu'il est
impossible de croire, et alors on s'imagine qu'on l'a rêvé
886 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et qu'on ne l'a pas invente du tout. Je me rappelle une
histoire que racontait un vieux propriétaire. Il rêvait qu'il
se promenait dans une forêt et que débouchant au sortir
de cette forêt sur la steppe, il vit deux collines. Celles-ci
soudainement se changèrent en seins de femme et entre
les seins apparut une iigure noire qui en guise d'yeux avait
deux lunes comme des taches blanches. Le vieil homme
rêvait qu'il était debout entre les jambes de la femme et
qu'il avait devant lui un ravin profond et sombre qui s'en-
tr'ouvrait pour l'engloutir tout entier. Après ce rêve ses
cheveux devinrent gris, et il fut pris d'un tremblement dans
les mains. Il se rendit à l'étranger chez le docteur Kneip et
se soumit à une cure d'eau. Pour moi, il n'y a pas de doute,
il doit avoir vu quelque chose de ce genre. C'était un homme
de mœurs dissolues. »
11 me tapa sur l'épaule.
— Mais vous vous n'êtes ni un ivrogne ni un libertin
— comment vous arrive-t-il d'avoir de pareils rêves ?
— Je ne le sais pas.
— Nous ne savons rien sur nous-mêmes.
Il poussa un soupir, fronça les sourcils, resta songeur
un iiietant, et puis ajouta à voix basse : « Nous ne savons
rien. »
Ce soir pendant que nous nous promenions, il me dit en
me prenant par le bras : « Les bottes sont en marche,
terrible, hein ? tout à fait vides — tiop, tiop — et la neige
grince sous les pas. Oui, cela n'est pas mal, mais il n'y a pas
à dire vous êtes très livresque, vous l'êtes beaucoup. Ne
vous fâchez pas, mais cela ne vaut rien et cela pourrait sérieu-
sement entraver votre développement. »
Je suis à peine plus livresque que lui ; à ce moment
je le considérais comme un rationaliste cruel, et toutes
ses petites phrases aimables ne pouvaient rien changer à mon
impression.
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 0«7
XXXV
Il )• a des moments où il donne l'impression d'être
arrivé à l'instant de quelque pays lointain où les gens sentent
et pensent différemment, et ont d'autres coutumes et un autre
parler. Il est là, assis dans un coin, fatigué et gris comme
s'il n'avait pas encore secoué la poussière d'une autre terre^
et il regarde attentivement chaque chose avec le regard d'un
muet ou d'un homme qui ne parle pas la langue du pays.
Hier avant le dîner, il entra dans le salon, tel que je viens
de le décrire, ses pensées loin et ailleurs. Il s'assit sur le
sofa, et après un moment de silence dit soudainement,
en balançant un peu le corps et se frottant les genoux de la
paume de ses mains, tandis que toute sa figure se plissait :
— Et cependant ce n'est pas là tout, non, pas tout.
Quelqu'un d'obtus, d'une stupidité de tout repos, comme
un fer à repasser, demanda :
— Que dites-vous ?
Il le regarda fixement et puis se pencha en avant et dirigeant
son regard vers la terrasse où j'étais assis avec le docteur
Nikitine et Yelpatievski, il dit : « De quoi parlez-vous ? »
— De Plehve.
— De Plehve... Plehve... répéta-t-il, absorbé dans ses
pensées et gardant le silence un moment comme s'il entendait
ce nom pour la première fois. Et puis il fit le geste d'un
oiseau qui secoue ses plumes et dit avec un sourire à peine
perceptible :
— Depuis ce matin j'ai une sotte idée qui me roule
dans la tète ; un jour quelqu'un m'a dit avoir lu l'épitaphc
suivante dans un cimetière :
Sous cette pierre repose Ivan Jegovner ;
Tanneur de son métier, du matin au soir il trempait les cuirs.
Son travail était honnête, son cœur bon, mais voyez,
888 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il passa de vie à trépas, laissant à sa femme son ouvrage.
Et pourtant il n'était pas encore bien vieux
Et il aurait encore pu faire de la bonne besogne.
Mais Dieu l'enleva pour la vie du paradis
Pendant la nuit de Vendredi à Samedi, de la semaine Sainte....
'Et quelque chose de ce genre... » Il se tut et puis
secouant la tète et souriant faiblement, il ajouta : « Dans
la bêtise humaine, si elle n'est pas méchante, il y a quelque
chose de très touchant, de beau même... et cela toujours. »
On nous appela pour le dîner.
XXXVI
« Je n'aime pas les gens qui sont ivres, mais j'en connais
qui du moment oi!i ils sont gris deviennent intéressants et
acquièrent alors un je ne sais quoi qu'on ne leur connaissait
pas à l'état normal — ■ de l'esprit, une certaine beauté de la
pensée, une vivacité et une richesse d'expression. En pareil
cas je me sens tout disposé à bénir le vin. »
Suler raconte qu'allant se promener un jour avec Léon
Nicolaïevitch dans la rue Tverskaya, Tolstoï remarqua à
une certaine distance deu.\ soldats de la garde. Le métal de
leur armature luisait au soleil, leurs éperons brillaient
et ils marchaient en cadence comme un seul homme, la
figure tout illuminée de la confiance en soi que donnent la
force et la jeunesse.
Tolstoï se mit à les invectiver tout bas : « Q.uelle pom-
peuse stupidité ! Ils ont l'air d'animaux que l'on a dressés
au fouet. » Mais quand les gardes l'eurent rejoint il s'ar-
rêta, les suivit d'un regard caressant et dit avec en-
thousiasme : « Qu'ils sont beaux ! On dirait de vieux
Romains. Qu'en dites-vous, mon petit ? Cette force et cette
beauté ! Seigneur ! Quelle joie de voir un bel homme !
quelle vraie joie ! »
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 889
UNE LETTRE
Je viens de mettre une lettre à la poste pour vous — des
télégrammes sont arrivés annonçant la « Fuite de Tolstoï »,
et me sentant de nouveau uni à vous par la pensée, je vous
récris.
Il est probable que tout ce que je voudrais vous dire, à
propos de cette nouvelle, vous semblera confus, peut-être
même dur, et dicté par l'irritation de mon humeur, mais vous
me pardonnerez. J'ai la sensation de quelqu'un qu'on aurait
sfaisi à la gorge et qu'on étrangle.
Je me suis souvent et longuement entretenu avec lui ;
lorsqu'il vivait à Gaspra, en Crimée, j'allais souvent che^
lui, et lui venait volontiers me voir ; j'ai étudié ses livres
avec amour ; il me semble que j'ai le droit de dire ce que je
pense de lui, même si ce que je disais devait être audacieux
et différer considérablement de l'opinion généralement
admise. Je sais aussi bien que les autres qu'il n'y a personne
qui soit plus digne que lui du titre d'homme de génie ; per-
sonne de plus compliqué, de plus contradictoire, de plus
grand en toutes choses — oui, j'insiste, en toutes choses.
Grand — dans un sens à part, vaste, informulable par des
mots. Il y a quelque chose en lui qui me donnait envie de
criera tout le monde :'« Voyez quel homme admirable vit
en ce moment sur cette terre ! » Car il est, pour ainsi dire et
pardessus tout, un homme au sensuniverseldumotj l'homme
du genre humain.
Mais, ce qui m'a toujours rebuté en lui, c'était cet entête-
ment despotique qu'il mettait à substituer à la vie du comte
Léon Nicolaïevitch Tolstoï a la vie sainte de notre père bien
aimé, le boyard Léon ». Comme vous le savez, il y a long-
temps qu'il recherchait l'occasion de souffrir ; il avait exprime
890 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à E. Soloviov et à Sulcr le regret qu'il avait de n'y avoir pas
réussi ; mais il voulait souffrir en toute simplicité, non par
un désir naturel de mettre à l'épreuve la force de résistance
de sa volonté, mais avecl'intention manifeste, et, je le répète,
despotique, d'accroître l'influence de ses idées religieuses, et
de donner plus de poids à son enseignement, afin de rendre
sa parole irrésistible, de la sanctifier aux veux des humains
par la souffrance, de les forcer à l'accepter, vous entendez
bien, de les y forcer. Car il a conscience que sa prédication
n'est pas, en elle-même, suffisamment convaincante ; dans
son journal, vous trouverez un jour des indices probants du
scepticisme qu'il gardait vis-à-vis de sa doctrine et de sa per-
sonnalité. Il sait que « ceux qui sont martvrs, et ceux qui
souffrent sont, à de rares exceptions près, des despotes et des
tyrans ». Je vous dis qu'il sait tout ! Et pourtant se parlant à
lui-même, il dit : « S'il m'était donné de souffrir pour mes
idées, elles exerceraient une plus grande influence. » C'est
ce qui m'a toujours rebuté en lui, car je ne peuxm'empécher
d'y. sentir une tentative d'user de violence envers moi, un
désir de s'emparer de ma conscience, de l'éblouir par l'au-
réole qui émane du sang du juste, de me faire passer au cou
le joug d'un dogme.
Il n'était jamais las de vanter l'immortalité qui nous attend
de l'autre côté de la tombe, mais au fond, il préférait celle
que l'on obtient de ce côtc-ci. Ecrivain national, dans le sens
le plus vrai et le plus complet du terme, il incarnait en sa
grande âme tous les défauts de sa nation, toutes les mutila-
tions que nous ont fait subir les épreuves de notre histoire ;
sa doctrine nébuleuse de la « non-activité », de la « non-
résistance au mal » — la doctrine de la passivité — tout cela
n'est que le ferment malsain du vieux sang russe, empoi-
sonné par le fatalisme mongol, et pour ainsi dire chimique-
ment hostile à l'Occident, avec son infatigable effort créa-
teur, et la résistance active et indomptable qu'il oppose aux
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 89 1
maux de la vie. Ce qu'on appelle « l'anarchisme » de Tols-
toï exprime par essence et dans son principe même, notre
anti-étatisme slave, qui est, à son tour, un trait vraiment
national, et se confond avec le désir profondément enraciné
en nous, depuis des siècles, qui nous porte à vivre en
nomades, chacun de son côté. Jusqu'à présent, comme tout
le monde le sait de reste, nous avons assouvi ce désir avec
passion. Nous autres Russes, nous le savons aussi, mais
nous nous échappons toujours le long de la ligne de moindre
résistance ; nous nous rendons tous compte que c'est nui-
sible, mais nous n'en glissons pas moins toujours plus loin
les uns des autres, et ce sont ces lamentables vagabondages, à
la façon des blattes, que l'on appelle « histoire de la Russie »,
c'est-à-dire d'un Etat qui a été fondé comme par hasard,
mécaniquement, par les forces unies des \' arègues, des Tar-
tares, des Baltes allemands, et de chétifs agents de police, à
l'étonnement de la majorité de ses citoyens honnêtes. Je dis
à leur étonnement, parce que jusque là, nous n'avions fait
que nous « éparpiller », et ce n'est qu'une fois parvenus en
des endroits, au delà desquels il ne pouvait y avoir pire —
pour cette simple raison que nous n'avions où aller plus loin
— que nous nous décidâmes enfin à nous arrêter et à nous
fixer. C'est là le sort, la destinée à laquelle nous sommes
condamnés : nous installer au milieu des marais et des neiges
à côté des tribus sauvages d'Erza, de Tchoud, de \'ess et de
Mourman. Cependant des hommes survinrent, qui com-
prirent que la lumière devait nous venir, non de l'Est, mais
de l'Ouest, et voilà que lui, en qui culmine toute notre his-
toire ancienne, veut consciemment ou inconsciemment,
s'étendre et s'interposer, telle une vaste montagne, en travers
du chemin qui mène notre nation vers l'Europe, vers cette
Vie active, qui réclame impérieusement de l'homme le
suprême effort de ses forces spirituelles. Son attitude envers
la science aussi, est certainement nationale ; en lui se trouve
892 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
reflète, avec magnificence, le vieux scepticisme du village
russe, scepticisme issu de l'ignorance. Tout est national en
lui, et sa prédication tout entière est un sursaut du passé,
un atavisme que nous avions déjà commencé à dépouiller, et
à dépasser.
Rappelez-vous la lettre : « Les Intellectuels, l'Etat et le
Peuple », écrite en 1905, si inopportune, si malfaisante
même, et dans laquelle on entend résonner le : « Je vous
l'avais bien dit » du sectaire. J'écrivis à cette époque une
réponse, sous forme d'une lettre, qui lui était adressée, et où
je prenais texte de certaines paroles qu'il m'avait dites, à
savoir que depuis longtemps il avait perdu le droit de parler
du peuple russe en son nom, car je puis témoigner du peu
de désir qu'il avait à écouter et à comprendre ceux qui
venaient à lui dans l'espoir de s'entretenir d'âme à âme.
Mais ma lettre était amère, et finalement je ne la lui envoyai
pas.
Aujourd'hui, il fait sans doute une dernière tentative
pour donner à ses idées le plus de retentissement possible.
Comme Vassily Buslayev, il a toujours aimé ce genre de
démonstration, mais toujours aussi, de façon à ce que sa
sainteté en fût rehaussée et à ce qu'il lui en restât une auréole.
Ce sont là des procédés de dictateur, encore que sa doc-
trine ait derrière elle la vieille histoire russe, sans parler
de ses propres souffrances d'homme de génie. La sainteté
est atteinte par une sorte de flirt avec le péché, en refoulant
le vouloir vivre. Les gens veulent vivre, mais il essaye de
les convaincre que tout cela est absurde, absurde notre vie
sur terre. Rien n'est plus facile que de convaincre un Russe
de cela ; c'est un être paresseux, qui aime par dessus tout
trouver une excuse à son inactivité. Dans l'ensemble, évi-
demment, un Russe n'est ni un Platon Karatayev, ni un
Akim, ni un Bczionsky, ni un Nekh-udov ; tous ces hommes
sont des créations de l'iiistoire et de la nature, quoiqu'elles
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 893
ne Jes aient pas créés exactement «ur le même modèle que
Tolstoï, mais si lui les a perfectionnés, ce ne fut que pour
les rendre de plus probants témoins de sa. doctrine. Néan-
moins il n'y a pas de doute que dans son erisemble la Russie
c'est Tiouline en haut, et Oblomov en bas. Pour trouver le
Tiouline d'en haut vous n'avez qu'à vous rappeler ce qui
s'est passé en 1905, quant à l'Oblomov ^d'en bas, regardez le
comte A. N. Tolstoï, I. Bounine, regardez partout autour de
TOUS. Pour ks brutes et les fripouilles nous n'avons pas besoin
d-e les faire entrer en ligne de compte, encore que la brute
soit chez nous un type vraiment national, dans son mélange
de lâcheté crapuleuse et de cruauté. Qjuant aux fripouilles,
bien entendu elles sont les mêmes dans toutes les nations.
11 y a en Léon Nicolayevitch beaucoup de côtés qui, à cer-
tains moments, éveillèrent en moi un sentiment voisin de
la haine, et cette haine retombait sur mon âme comme mlh
poids écrasant. Par sa croissance disproportionnée, son indi-
vidualité est un phénomène monstrueux, presque laid, il ya
en lui quelque chose de Sviatogor, le bogatyr, que le monde
ne peut contenir. Oui, il estgrand, incontestablement grand.
J'ai la conviction qu'au delà de tout ce qu'il exprime, il y a
beaucoup de choses sur Lesquelles il est silencieux, même
dans son journal, — beaucoup de choses que probablement
il ae dira jamais à personne. Ce « je ne sais quoi » d'inex-
primé ne perçait dans sa conversation qu'à de rares occasions,
et par voie d'allusions. On trouverait aussi des allusions du
même genre dans les deux carnets de son journal qu'il me
donna à lire, ainsi qu'à L. A. Sulerzhizky ; il me s-emble y
voir une espèce de « négation de toutes les aflirraations », le
nihilisme le plus radical et le plus malfaisant qui ait jamais
jailU d'un fond de désespoir infini et irrémédiable, d'un sen-
timent d'abandon que probablement personne d'autre que lui
au monde n'a éprouvé avec une lucidité aussi terrifiante. Je
me le suis souvent représenté comme un homme, qui dans
894 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
les profondeurs de son âme est opiniâtrement indifférent aux
autres hommes ; il est tellement par-dessus et au-delà d'eux
qu'avec leurs agitations ridicules et misérables, ils lui appa-
raissent comme des moucherons. Il s'est trop éloigné d'eux
dans le désert, où il s'est réfugié, et là, dans la solitude, sous
la plus haute tension de toutes les forces de son esprit, il
scrute sans répit « ce qu'il y a de plus essentiel » : la mort.
Toute sa vie il a craint et détesté la mort, toute sa vie
tressaillit en son âme la « terreur d'Arsamas », — faut-il
mourir ? Le monde entier, toute la terre a les regards tour-
nés vers lui ; de la Chine, des Indes, de l'Amérique, de partout
des antennes vivantes et palpitantes se tendent dans sa direc-
tion, son âme est à tous et pour toujours. Pourquoi la
nature ne ferait-elle pas une exception à sa loi, pourquoi ne
donnerait-elle pas à un homme l'immortalité matérielle, oui,
pourquoi pas ? Il est certainement trop rationnel et trop sensé
pour croire aux miracles, mais d'autre part c'est un bogatyr,
un explorateur, et il ressemble à la jeune recrue, qui de
crainte et de désespoir s'affole et se bute en présence de la
caserne étrangère. Je me rappelle qu'à Gaspra, il lisait le
livre de Léon Shestov : « Le bien et le mal dans la doctrine de
Tolstoï et de Nietzsche », et Anton Tchékhov, ayant observé
qu'il n'aimait pas l'ouvrage, Tolstoï répliqua : « Je l'ai trouvé
amusant. Il est écrit dans un esprit de bravade, mais somme
toute, il est bien et intéressant. J'aime toujours les cyniques
quand ils sont sincères. L'auteur dit : On n'a pas besoin
de la vérité. Fort bien, qu'en ferait-il en effet, il n'en faudra
pas moins qu'il meure. »
Et voyant évidemment que ses paroles n'avaient pas été
comprises, il ajouta avec un sourire fugitif :
— Si seulement un homme a appris à penser, peu importe
à quoi il pense, il pense toujours au fond à sa propre mort.
Tous les philosophes ont été ainsi. Et quelle vérité peut-il y
avoir, s'il y a la mort ?
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 895
Il poursuivit en ajoutant que la vérité était la môme pour
tous, et qu'elle était l'amour de Dieu. Mais, sur ce sujet, il
s'exprimait avec froideur, et comme avec lassitude. Après le
déjeuner sur la terrasse, il reprit le livre, et tombant sur le
passage où Shestov dit : « Tolstoï, Dostoïevsky, Nietzsche
ne pouvaient vivre sans avoir une réponse aux questions
qu'ils se posaient, et pour eux, n'importe quelle réponse
valait mieux qu'aucune, » il se mit à rire et dit :
— Quel impudent coiffeur ! Il dit carrément que je cher-
chais à me tromper, et cela signifie que je trompais les
autres. La conclusion s'impose...
— Pourquoi coiffeur ? demanda Suler.
— Eh bien, répondit-il songeur, cela m'est venu à l'instant
à l'esprit. 11 est fashionable et chic, et il m'a rappelé le coif-
feur de Moscou, assistant aux noces de son oncle, le paysan.
Il a les meilleures manières, et sait danser à la mode, et en
conséquence, il méprise tout le monde.
Je crois rapporter cette conversation presque littéralement;
elle fit date dans mon esprit, et j'en pris note alors, comme
je le fis de beaucoup d'autres choses qui me frappèrent.
Sulerzhizky et moi, avons noté beaucoup de propos de
Tolstoï, mais Suler avait perdu ses notes lorsqu'il vint me
voir à Arsamas : il était en général très négligent, et bien
qu'il aimât Léon Nicolaïevitch comme une femme, il se con-
duisait envers lui de façon étrange et presque en supérieur.
Moi aussi, j'ai égaré mes notes, quelqu'un en Russie doit les
avoir. J'ai étudié Tolstoï très attentivement, parce que j'étais
à la recherche — je le suis encore, et je le serai jusqu'à ma
mort — d'un homme animé d'une foi vivante et agissante, et
aussi parce qu'un jour Anton Tchékhov, faisant allusion à notre
manque de culture, s'était exprimé de la façon suivante :
— Toutes les paroles de Gœthe ont été rapportées, mais les
paroles de Tolstoï, on les laisse se perdre. Cela, mon cher ami,
est intolérablement russe. Après sa mort, tout le monde com-
896 LA NOU\"ELLE REVUE FRANÇAISE
mencera à s'agiter ; on écrira des souvenirs et on mentira.
M'ais pour en revenir à Shestov : « Shestov prétend, dit
Tolstoï, qu'il est impossible de vivre face à face avec « d''hor-
ribles spectres ». Mais comment peut-il savoir, lui, si c'est
horrible ou non ? S'il le savait, s'il avait vu des spectres, il
n'écrirait pas ces insanités, mais il ferait quelque chose de
sérieux, ce que Bouddha a fait toute sa vie. »
Quelqu'un fit la remarque que Shestov était Juif.
— A peine, dit Léon Nicolaïevitch, d'un air sceptique.
— Non, il n'a rien du Juif, il n'y a pas de Juif sans foi, je
vous défie de m'en nommer un... Non.
On eût dit parfois^ que ce vieux magicien jouait avec la
mort!, qu'il' était en coquetterie avec elle, qu'il essayait en
quelque sorte de la tromper en disant : « Je n'ai pas peur de
toi, je t'aime, je te' désire. »
Et en même temps fixant la mort de ses petits yeux per-
çants : « Qu'y a-t-il après toi ? Me détruiras-tu tout à fait, ou
quelque cho-se en moi continuera-t-il à v-ivre- ? »
Une impression étrange émanait de lui lorsqu'il disait r
« Je suis: heureux, je suis terriblement heureux, je suis trop
heureux. » Et puis immédiatement après : « Souffrir. «Souf-
frir ! cela aussi était vrai en lui. Je ne doute pas une seconde,
qu'à moitié convalescent encore, il' n'eût été vraiment heu-
reux d'être mis en prison, banni — en un mot d'embrasserla
couronne du martyre. Le martyre ne pourrait-ii pas justifier
en quelque mesure la morty la rendre plus compréhensible,
pkrs acceptable comme fait extérieur et formel ? Mais i^ n*"*
jamais été heureux, jamais et nulle part. Dfe cela, je suis cer-
tain: ni plongé « dans les livres de la sagesse », ni « à che-
val », ni « entre les bras d'une femme », il ne pouvait éprou-
ver dans leur plénitude les « délices- du para<]is terrestre ». Il
est trop rationnellement organisé pour cela, et il connaît
trop bien la vie et les hommes. Voici encore quelques-unes
de ses paroles :
SOUVENIRS SXJR TOLSTOÏ 8^7
— Le calife Abdurahman eut pendant sa vie quatorze
jours de bonheur, mais je suis bien sûr de n'en avoir pas eu
alitant. Et cela parce que je n'ai jamaiis vécu, — je n'ai
jamais pu vivre — pour moi, pour mon propre moi. Je vis
pooiT la montre, pour les gens.
Comme nous le quittions-,. Tchékhov me dit : a Je ne crois
pas qu'il n'ait pas été heureux. » Mais moi, je le crois, il ne
l'a pas été, et pourtant, il n'est pas vrai qu'il ait vécu poux la
représentation. C'est entendu, ce dont il n'avait pas besoin
kii-mème, il le donnait aux gens, comme à des mendiants ;
il aimait à les contraindre, à les contraindre à lire, à marcher,
à être végétariens, à aimer les paysans et à croire à l'infailli-
bilité des réflexions mi-rationnelles, mi-religieuses de Léon
Tolstoï. Il faut donner aux gens quelque chose qui les
satisfasse, ou les amuse, et puis qu'ils s'en aillent, qu'ils
laissent un homme en paix à sa solitude habituelle, tour-
mentée, voluptueuse pourtant parfois, en* son tète-à-tête avec
l'abîme sans fond du problème de a l'essentiel ».
Tous les prophètes russes, à l'exception d'Avvakum, et
peut-être de Tikkon Zadonsky,.sont des hommes froids, parce
qu'ils ne possèdent pas une foi vivante et agissante. Lorsque
j''ai tracé le personnage de Louka, dans les « Bas-Fonds »,
je voulais décrire un vieillard de ce genre : il porte intérêt
à toute solution qui se présente, mais non aux gens eûx-
mémes. Lorsqu'il vient inévitablement en contact avec eux,
il les console, mais seulement afin qu'ils le laissent en paioc.
Et toute la philosophie, toute la prédication de tels hommes,
ce ne sont qu'aumônes distribuées avec une aversion voilée.
Derrière leurs sermons, on perçoit la plainte de paroles sup^
pliantes : « Allez-vous en, aimez Dieu et votre prochain,
mais allez-vous en. Ou maudissez Dieu et aimez Tétrang^r,
mais laissez-moi seuL Laissez-moi seul, car je suisun hona-me,
et je suis voué à la mon, »
Hélas l il en est ainsi,.et ainsi en sera-t'il. Il ne pouvait et
898 LA "nouvelle revue FRANÇAISE
il ne peut en être autrement, car les hommes sont devenus
des êtres usés et exténués, terriblement séparés les uns des
autres, et ils sont tous enchaînés aune solitude qui dessèche
l'âme. Si Léon Nicolaïevitch se fût réconcilié avec l'Eglise,
je n'en eus été nullement surpris. L'événement aurait eu sa
logique. Tous les hommes sont également insignifiants,
même les archevêques. En réalité cela n'eût pas été une
réconciliation, au sens strict du mot. Pour lui personnelle-
ment l'acte n'eût été que conséquent. « Je pardonne à ceux
qui me détestent. » C'eût été un acte chrétien, et derrière cet
acte se serait dissimulé un petit sourire brusque et ironique
qui eût vouki dire : « C'est ainsi qu'un homme sage riposte
aux sots. »
Ce que j'écris n'est pas ce que je veux dire ; je ne parviens
pas à le rendre ainsi que je le voudrais. Il y a comme un
chien qui hurle dans mon âme, et j'ai le pressentiment de
quelque malheur. Les journaux viennent d'arriver, et déjà
cela ne fait plus de doute : vous commencez, en Russie, à
créer une légende ; des oisifs et des bons à rien ont continué
amener leur vie et voici qu'ils accouchent d'un saint. Mais
songez combien cela est funeste au pays, dans un moment
comme celui-ci, où les hommes désillusionnés courbent la
tête, où le vide remplit l'âme de la plupart, et la douleur
celle des meilleurs d'entre eux. Lacérés intérieurement, et
mourant d'inanition, ils aspirent à une légende. Ils ont telle-
ment besoin d'un allégement à leur souffrance, d'un adou-
cissement à leurs tourments. Et ils vont créer précisément ce
que lui désire, mais ce qui n'est pas souhaitable : la vie d'un
ermite et d'un saint. Maisassurément c'est parce qu'il est homme
qu'il est grand et saint, parce qu'il est un homme, beau dans
ses folies et dans ses angoisses, l'homme de l'humanité entière.
En disant cela je me contredis quelque peu, mais qu'importe !
Tolstoï est un homme qui cherche Dieu, non pour lui-même
mais pour les autres hommes, si bien que Dieu peut le
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 899
laisser, lui, homme, abandonné dans la paix du désert qu'il a
choisie. Sa version des Evangiles, il nous l'a donnée, afin
que nous puissions oublier les contradictions qui se rencon-
trent dans le Christ ; il a simplifié l'image du Christ, adou-
cissant les côtés militants de sa nature, et mettant au pre-
mier plan l'humilité de celui qui a dit : « QjLieta volonté soit
faite ! » Nul doute que l'Evangile de Tolstoï ne soit accepté
d'autant plus aisément qu'il agit comme un « calmant sur la
maladie » dont souffre le peuple russe. Il fallait qu'il leur
donnât quelque chose, car ils se plaignent et remplissent les
airs de leurs lamentations, et le détournent de « l'essentiel ».
Mais « la Guerre et la Paix » et toutes les autres choses du
même ordre, n'apaiseront pas cette douleur et le désespoir
qui monte du sol grisâtre de la Russie. Parlant de « la Guerre
et 'la Paix », il disait lui-même : « Sans fausse modestie, cela
vaut l'Iliade. » M. Y. Tchaikovsk}' l'a entendu parler dans
les mêmes termes « d'Enfance » et « d'Adolescence ».
Des journalistes viennent d'arriver de Naples ; l'un d'eux
même est accouru jusque de Rome. Ils me demandent de
leur dire ce que je pense de la « Fuite de Tolstoï ». « Fuite »,
voilà le mot qu'ils emploient. Je n'ai pas voulu leur parler.
Vous, vous pourrez comprendre qu'intérieurement je suis
terriblement troublé : ce n'est pas sous la figure d'un saint
que je veux voir Tolstoï : qu'il demeure un pécheur dont le
cœur reste proche de ce monde, en proie au péché, proche
même du cœur de chacun d'entre nous ; Pouchkine et lui —
il n'y a rien de plus sublime, ni qui nous soit plus cher.
Léon Tolstoï est mort.
Un télégramme est parvenu contenant ces simples mots :
il est mort.
J'ai reçu un coup au cœur : j'ai pleuré de peine et de
colère, et maintenant à demi fou, je l'évoque tel que je l'ai
connu, tel que je l'ai vu. — Je suis tourmenté du désir de
lui parler. Je me le représente dans son cercueil. — Il y gît
^00 LA NOU^'EI.LE REVUE FRANÇAISE
comme une pierre lisse, tout au fond d'une rivière, et dans
sa barbe grise, j'en suis bien sûr, se joue tranquillement le
petit sourire distant et mystérieuii!!:. Ses mains jointes en£n
reposent — leur rude tâche est terminée.
J« me rappelle ses yeux aigus, qui perçaient toutes choses
de part en part — les mouvements de ses doigts qui parais-
saient perpétuellement modeler quelque cliose dans l'air, sa
conversation, ses plaisanteries, certains mots de paysan, dont
il aimait à se servir, sa voix évasive. Et je me rends compte
de l'énorme masse de vie qui prenait corps en cet homme,
je vois ce qu'il y avait d'inhumaiiiy de terrifiant dans la péné-
tration de son intelligence.
Je l'ai vu un jour, comme peut-être personne ne l'a jamais
va. Je me rendais chez lui, à Gaspra, et je longeais la côte,
lorsque derrière le domaine de Youssopor, j'aperçus sur la
plage, parmi les pierres, sa silhouette trapue et anguleuse.
Il portait un vêtement gris, fripé, usé jusqu'à la corde, et
son chapeau était tout bosselé. Il était assis, la tête appuyée
sur les mains, et le vent lui soufflait à travers les doigts,, agi-
tant les poils d'argent de sa barbe. Il regardait aa loin vers
la mer et les petites vagues verdàtres roulaient obéissantes à
ses pieds, et les caressaient comme si elles étaient en train
de parler d'elles-mêmes au vieux magicien. C'était un jour
de soleil et de nuages ; les ombres des nuages glissaient sur
les pierres, et comme les pierres elles-mêmes le vieillard
était tantôt dans la lumière,, tantôt dans l'ombre. Les galets
étaient énormes, fissurés de crevasses, et recouverts d.'algues
marines, qui exhalaient leur odeur saumâtre. Il y avaiteuune
forte marée. Et lui aussi me faisait l'effet d'une de ces
vieilles pierres qui aurait pris vie — qui sait les origines et
les fins des choses, et qui considère quand et quel sera le
terme,, et des pierres, et des herbes de la terre, et des eaux
die la mer, et de l'univers tout entier, depuis le caillou jus-
qu'an soleil. La. mer fait partie de son âme, et tout autour de
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 9OI
lui, vient de lui, sort de lui. Dans rimmobilitc méditante du
vieillard, je sentais quelque chose de magique, de fatidique,
quelque chose qui tout ensemble plongeait dans l'obscurité
qui dévalait à ses pieds, et se dressait, tel un rayon projeté
par un phare dans le vide bleu qui surplombe la terre. On eût
dit que c'était lui, sa volonté concentrée qui attirait les vagues
jusqu'à lui, et les repoussait, qui réglait les mouvements des
noiages et des ombres, et qui éveillait les- pierres à la vie.
Tout à coup, dans un moment de folie, ce miracle m'apparut
possible : il va se Lever, étendre la main, et la mer seligeraet
deviendra de verre,, et les pierres s'ébranleront et proféreront
des cris. Tout autour de lui s'animera, prendra voix, et toutes
choses — chacune dans une langue diiférente — parleront
d'elles-mêmes, de lui, contre lui. Je ne puis exprimer par des
mots., ce qu'à ce moment là je sentis plutôt d'ailleurs que je ne
lepensai. Mon àme était partagée entre lajoie et la crainte, et
puis tout se fondit en une seule pensée de bonheur : a Je ne
suis pas un orphelin sur cette terre, aussi longtemps que cet
homme y vit. a
Je m'éloignai alors sur la pointe des pieds, pour ne pas
faire crier les galets sous mes pas, désirant ne pas le distraire
dans ses pensées. — Et maintenant je me sens un orphelin,
je pleure tandis que j'écris — jamais jusqu'ici je n'avais
pleuré de si inconsolable détresse, de si amer désespoir. Je
ne sais pas si je l'aimais, mais cela importe-t-il que ce fût
amoilr ou haine que j'éprouvais pour lutPToujours il éveil-
lait en moi des. sensations et des agitations qui étaient de
nature gigantesque, fantastique ,- même les sentiments péni-
- blés et hostiles qu'il faisait naitre n'étaient pas d'une sorte à
opprimer l'âme, noais plutôt à la faire éclater ; ils accrois-
saient sa sensibilité et son. volume. Il était grandiose, alors
que rôdant le sol de ses bottes, comme s'il voulait impérieu-
sement le niveler, on k voyait surgir soudain, on ne savait
d'où, de derrière une porte ou de quelque coin, et venir
902 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
vers VOUS de ce pas court, léger et rapide, qui est celui de
l'homme habitué aux longues marches. Les pouces passés
dans la ceinture, il s'arrêtait alors un instant, jetant un bref
regard circulaire, qui embrassait tout, un regard qui enre-
gistrait aussitôt ce qu'il pouvait y voir de neuf, et absorbait
sur l'heure la signification de toutes choses.
— Comment allez-vous ?
Je me suis toujours traduit ces mots ainsi : « Comment
allez-vous ? Cela me fait plaisir et pour vous cela ne signifie
pas grand'chose. Mais cependant comment allez-vous? »
Il apparaissait, et il avait l'air plutôt petit, et immédiate-
ment tout le monde autour de lui devenait plus petit que
lui-même. Une barbe de paysan, des mains rudes, mais
extraordinaires, des vêtements simples, tout cet appareil
démocratique confortable trompait beaucoup de gens, et j'ai
souvent vu de ces Russes, qui jugent les gens d'après l'habit,
— une vieille habitude serve — commencer à déverser en sa
présence les flots de leur odieuse « franchise », ou de ce
qu'il vaudrait mieux appeler leur « familiarité de porchers ».
— Ah ! vous êtes l'un des nôtres : voilà ce que vous êtes.
Me voilà enfin, par la grâce de Dieu, face à face avec le plus
grand des fils de notre terre natale. Salut ! Je m'incline bien
bas devant vous.
Ceci est un spécimen des propos d'un Russe moscovite, et
le cœur sur la main. Et en voici un autre, mais cette fois
d'un libre-penseur :
— Léon Nicolaïevitch, bien que je ne partage pas vos opi-
nions en matière de religion ou de philosophie, je respecte
profondément en votre personne le plus grand des artistes.
Et soudain, sous la barbe du paysan, et sous la blouse
froissée du démocrate, se dressait le vieux barine russe, le
grand aristocrate : alors, le visiteur au cœur simple, l'homme
éduqué et tous les autres sentaient aussitôt leur nez bleuir,
comme sous l'action d'un froid intolérable. C'était plaisir que
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 9O3
de voir évoluer cette créature de race, du sang le plus pur,
de suivre la grâce noble de ses gestes, d'observer l'orgueil-
leuse réser%'e de son discours, de noter l'a propos, la pointe
exquise de ses paroles meurtrières. Il laissait apparaître du
barine juste ce qu'il fallait pour ces serfs, et lorsque ceux-ci
provoquaient le barine en Tolstoï, il venait à la surface tout
naturellement et sans effort, et les écrasait au point de les
faire se recroqueviller sur eux-mêmes et geindre piteuse-
ment.
Un Jour que je faisais la route de Yasnaya Poliana à Mos-
cou, en compagnie d'un de ces Russes au « cœur simple »,
un Moscovite, celui-ci tout abasourdi par l'impression que
lui avaitfaite Tolstoï, ne cessait de sourire piteusement et répé-
tait tout ahuri : « Quelle douche, mon Dieu, quelle douche !
Non, ce qu'il est sévère... Brr... »
Et au milieu de ses exclamations, il s'écria, évidemment
avec un regret : « Et moi qui pensais qu'il était vraiment
anarchiste ! Tout le monde ne fait que l'appeler anarchiste,
anarchiste, et moi je le croyais... »
L'homme qui prononçait ces paroles était un gros et riche
fabricant, à la panse rebondie, et dont la figure haute en
couleur faisait pensera de la viande crue. Pourquoi voulait-
il que Tolstoï fût anarchiste ? C'est là encore un de ces
« profonds mystères » de l'âme russe !
Lorsque Léon Nicolaïevitch tenait à plaire, il y arrivait
plus facilement qu'une femme belle et intelligente. Imaginez-
vous réunie dans sa chambre une société de gens de toute
espèce : le grand duc Nicolas Michaïlovitch, le peintre en bâti-
-ment Ilia, un social-démocrate de Yalta, le stundiste Patzuk,
un musicien, un Allemand, l'intendant des domaines de la
comtesse Kleinmichel, le poète Bulgakov — et vous les
verrez, tous également fascinés, le suivre amoureusement
des yeux. Il leur explique la doctrine de Lao Tse, et l'on
dirait un homme orchestre d'une habileté extraordinaire, et
904 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
qui possède la faculté de jouer à la fois de plusieurs instru-
ments. Moi je subissais son charme tout comme les autres.
Et à présent je n'aurais qu'un désir, ce serait de le voir une
fois encore — et je ne le reverrai plus jamais.
Des journalistes vi-ennent d'arriver, disant qu'un télé-
gramme, parvenu à Rome, dément la nouvelle de « la mort
de Tolstoï ». Ils s'agitaient et bavardaient, exprimant avec
redondance leur sympathie pour la Russie. Les journaux
russes ne permettent plus le doute.
Lui mentir, fût-ce par pitié, était impossible ; même lors-
qu'il 'était sérieusement malade, l'on ne pouvait s'apitoyer
sur lui. Témoigner de la pitié à un homme de sa trempe eût
été banal. Il était de ceux qu'il fallait soigner, chérir,
mais non couvrir de la poussière verbeuse de paroles usées
et sans vie.
Il lui arrivait souvent de vous demander : « Vous n'avez
pas d'affection pour moi ? » Et force vous était de lui
répondre : « Non, je n'en ai pas.
— Vous ne m'aimez pas ? — Non^ aujourd'hui je ne vous
aime pas. »
Il était sans merci dans ses questions, réservé dans -ses
réponses, ainsi qu'il sied à un sage.
Lorsqu'il parlait du passé, et en particulier de Tourgue-
niev, ce qu'il disait était d'une surprenante Jjeauté. S'expri-
mait-il sur Fet, c'était toujours avec un sourire bienveillant
et qu'accompagnait quelque remarque amusante ; sur
Nekrassov, c'était avec froideur et scepticisnie. Mais il
traitait tous les écrivains exactement comme s'ils étaient
ses enfants, et que lui, le père, connût tous leurs défauts.
C'était sa manière, de relever leurs défauts avant leurs
mérites, et chaque fois qu'il critiquait l'un d'eux, il me sena-
blait qu'il faisait la charité à ses auditeurs, tant ils produi-
saient à côté de lui l'impression de pauvres ; en l'écoutant à
ces moments, on se sentait mal à l'aise ; sans le vouloir on
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 905
baissait les yeux, — et il semblait qu'un vide se fit dans la
mémoire.
Un jour il soutenait avec des arguments tranchants que
G. Y. Uspensky écrivait la langue qu'on parle à Toula, et
n'avait aucune espèce de talent. Quelque temps après je
l'entendis dire à Anton Tchékhov, en parlant du même Us-
pensky ; « Voilà un écrivain ! Par la puissance de sa sincé-
rité, il fait penser à Dostoïevsky, seulement Dostoïevsky se
mêlait de politique et n'était pas dépourvu de toute coquet-
terie, tandis qu'Uspensky est plus simple et plus sincère. S'il
avait cru en Dieu, c'eût été un sectaire.
— Mais vous avez dit qu'il écrivait la langue de Toula, et
qu'il n'avait aucune espèce de talent ! »
Ses épais sourcils se plissèrent, s'abaissant sur ses yeux, et
il dit : (c II écrivait mal. Quelle langue emploie-t-il ? Il y a
plus de signes de ponctuation que de mots. Le talent c'est
l'amour. Celui qui aime a du talent. Voyez les amoureux, ils
ont tous du talent. »
Parlait-il de Dostoïevsky, il le faisait à contre-cœur et avec
effort, comme s'il voulait déguiser sa pensée ou la refouler.
« Il aurait dû s'initier à la doctrine de Confucius ou des
Bouddhistes; cela lui aurait donné du calme. C'est la chose
capitale que chacun devrait connaître. C'était un homme
dont la chair était rebelle ; lorsqu'il se fâchait, des bosses se
formaient soudainement sur son crâne ; et ses oreilles se
mettaient à remuer. Il avait une grande richesse de senti-
ments, mais non de pensées ; c'est à l'école des Fourrieristes,
des Butashevitch et autres, qu'il avait appris à penser. Et
après il passa sa vie à les détester. Il était défiant sans rai-
son, ambitieux, et prenait tout à cœur. C'est étrange qu'il
soit tant lu. Je ne peux comprendre pourquoi. Tout cela
est pénible, et inutile, car tous ces Idiot, Adolescent, Raskol-
ninov et autres ne sont pas réels ; la réalité est beaucoup
plus simple, et se comprend plus aisément. C'est malheureux
906 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
que les gens ne lisent pas Lieskov. Voilà un vrai écrivain !
L'avez-vous lu ?
— Oui, je l'aime beaucoup, surtout sa langue.
— Il possédait la langue merveilleusement, même dans ses
artifices. C'est étrange que vous l'aimiez, car en quelque
sorte, vous n'êtes pas Russe. Vos pensées ne sont pas
russes. Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, de vous dire
cela? Je suis un vieillard, et peut-être ne suis-je plus à
même de comprendre la littérature moderne, mais il me
semble que tout cela n'est pas russe. Ils commencent à
écrire des vers d'un genre bizarre ; je ne sais pas ce que sont
ces poèmes, ni ce qu'ils veulent dire. Pour apprendre à faire
de la poésie, c'est chez Pouchkine, chez Tiutchev qu'il
faut aller. Vous, par exemple, dit-il en s'adressant à Tchékhov,
vous êtes Russe, oui très Russe. »
Et souriant aiTectueusement, il mit la main sur l'épaule de
Tchékhov, tandis que celui-ci mal à l'aise se mettait à bre-
douiller quelques mots sur son « bungalow » et sur les
Tartares.
Il avait un amour profond pour Tchékhov; lorsqu'il le
regardait, ses yeux devenaient tendres et semblaient presque
•caresser la figure d'Anton Pavlovitch. Un jour qu'Anton
Pavlovitch marchait sur la pelouse en compagnie d'Alexan-
<lra Lvovna, Tolstoï, qui encore malade à ce moment était
assis sur la terrasse, murmura dans un élan où tout son
être semblait se porter vers lui : « Ah qu'il est beau !
quelle merveille que cet homme, et avec cela modeste et
tranquille comme une jeune fille ! Voyez sa démarche si ce
n'est pas celle d'une jeune fille. C'est tout simplement un
prodige que cet homme ! »
Un soir dans la pénombre, fermant à demi les yeux, et
remuant les sourcils, il lisait une variante de la scène du
« Père Sergfus » où la femme se rend chez l'ermite pour le
séduire. 11 la lut d'un bout à l'autre, jusqu'à la fin, et alors,
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 9O7
fermant les yeux, il dit, en accentuant ses paroles : « Il a
vrairnent bien écrit cela, le vieux, très bien. »
Cela avait été dit avec une si surprenante simplicité, le
plaisir que lui avait causé la beauté de ce qu'il venait de lire
avait un tel accent de sincérité, que je n'oublierai jamais la
joie que j'éprouvai sur le moment, une joie que je ne pou-
vais pas, que je ne savais pas comment exprimer, mais que
je ne pus dominer qu'en faisant un énorme effort sur moi-
même. Mon cœur cessa de battre un instant, et puis toutes
les choses qui m'entouraient me semblèrent s'animer et
briller d'un éclat nouveau.
Il faut l'avoir entendu parler pour comprendre l'extraordi-
naire, l'indéfinissable beauté de son langage ; celui-ci était,
en un sens, incorrect, plein de répétitions du même mot,
saturé de simplicité villageoise. L'effet que produisaient ses
paroles ne venait pas seulement de l'intonation qu'il y
mettait, et de l'expression de figure qui les accompagnait, mais
du jeu et de la lumière de ses yeux, les yeux les plus parlants
que j'aie jamais vus. Dans ses deux yeux, Léon Nicolaïevitch
en possédait mille.
Un jour Suler, Serge Lvovitch et un autre étaient
assis dans le parc et parlaient des femmes : il écouta en
silence pendant longtemps, puis soudain il dit : « Et moi je
dirai la vérité sur les femmes quand j'aurai un pied dans le
tombeau. Je la dirai, et puis je sauterai dans mon cercueil,
rabattrai le couvercle et crierai : A présent faites ce que
vous voulez. » Il nous lança un regard si farouche, si terri-
fiant que nous en restâmes un moment silencieux.
. Il y avait en lui la nature d'un Vaska Buslayev, avec ses
curiosités et ses malices, et aussi quelque chose de l'âme
opiniâtre de Protopop Avvakum, tandis que le scepticisme
d'un Tchaadayev le guettait ou planait sur lui. L'élément
avvakumien harcelait ou tourmentait de ses sermons l'artiste
qu'il était. L'ingénuité farouche du Novgorodien renversait
58
908 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Shakespeare et Le Dante, Tchaadayev raillait les jouissances
de son âme et indirectement ses agonies. Et le vieux Russe
en lui s'attaquait à. la science et à l'Etat, le Russe que la sté-
rilité de tous ses efforts pour reconstruire, une vie plus
humaine avait conduit à un anarchismc passif.
Fait étrange ! CetélcraentBuslayev du caractère de Tolstoif,
Olav Gulbranson, le caricaturiste du; Siniplicissinim,. l'a.
saisi, par quelque mystérieuse, intuition.. Regardez de près
son. dessin, et vous verrez à q.uel point il a su attraper la
ressemblance du vrai Tolstoï. Quelle audace: intellectuelle
n'y a-t-il pas dans cette figure ! Regardez ces- yeux voilés et
enfoncés qui ne tiennent rien pour sacré, qui n'ajoutent foi
à aucune superstition, à. nul présage, qu'il s'agisse « d'un
éternuement, d'un rêve, ou du croassement d'un oiseau ».
Le vieux magicien est là devant moi, étranger à tous.
Voyageur solitaire, il a traversé tous les déserts de la pensée
à la.recherche d'une vérité qui embrasserait tout, et qu'il tdx
pas. trouvée. — Je le regarde, et bien que j'éprouve du cha-
grin de sa pertCy je suis fier d'avoir vu cet homme; eî cette
fierté adoucit ma peine et ma tristesse.
C'était curieux de voir Léon Nicolaïcvitch entouré de
«. Tolstoïens ». Imacrinez un beffroi aux. nobles lignes dont
la. cloche sonne, sans se lasser sur le monde entier, tandis
que des petits roquets, accourus tout autour, répondent au
son de la cloche par des aboiements plaintifs, et s'interrogent
l'un l'autre d'un regard plein de méfiance comme s'ils vou-
laient dire : « Qui de nous aboie le mieux ? » J'ai toujours
pensé que ces sortes de gens avaient infesté, la maison de
Yasnaya Poliana et le château, de la comtesse Panine d'un
esprit d'hypocrisie et de lâcheté, et qu'ils s'y conduisaient en
mercenaires, préoccupés avant tout de leur petite personne,
et à l'affût d'héritages. Les Tolstoïens ont quelque chose de
commun avec ces « Frères » que l'on voit errer dans tous
les, coins sombres de la Russie, portant des os de chien .qu'ils
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 909
font passer pour des reliques-, et vendant ce qu'ils appellent
les « petites larmes de Notre-Dame » et « les ténèbres
d'Egypte ». Un de ces apôtres, je me rappelle, étant à Yas"
naya Poliana, refusa de manger des^ œufs, craignant de faire
tort aux poules, et au buffet de la gare de Toula> il man-
gea de la viande avec voracité disant : v II exagère, le vieux ! »
Presque tous, ils aiment à se plaindre, et s'embrassent
volontiers l'un l'autre ; ils ont tous des mains moites et
molles, et le regard faux. En même temps ce sont des êtres
pratiques, et qui s'entendent à bien diriger leurs affaires en
ce monde.
Léon Nicolaïevitch, cela, va sans dire, savait apprécier à
leur juste valeur les Tolstoïens. Et il en était de même de
Sulerzhizky que Tolstoï aimait tendrement, et dont il ne
parlait jamais autrement qu'avec clialeur, je dirais presque
avec une juvénile ardeur. Un jour, à Yasnaya Poliana, un de
ces Tolstoïens expliquait éloquemment combien sa vie était
devenue heureuse et combien pure son âme, depuis qu'il
avait embrassé la doctrine de Tolstoï. Lécm Nicolaïevitch se
pencha vers moi, et me dit à voix basse: « Il ment tout le
temps, le coquin, mais s'il le fait, c'est pour me plaire. »■
Beaucoup de gens s'essayaient à lui plaire, mais je n'ai pas
remarqué qu'ils aient su bien jouer leur rôle ou s'y prendre
avec quelque adresse. Il n'abordait que rarement avec moi
les questions du pardon universel, de l'amour du prochain,
les Evangiles ou le Bouddhisme, qui étaient ses sujets favoris,
évidemment parce qu'il avait tout de suite senti que cela ne
« prenait » pas avec moi.
Lorsqu'il le voulait, il pouvait être d'un charme, d'une
finesse et d'un tact extraordinaires. Sa conversation vousfas-
cinait tant par sa simplicité que par son élégance. Mais par-
fois aussi, on éprouvait à l'écouter un malaise pénible. Ce
qu'il disait sur les femmes m'a toujours déplu, il était
incroyablement «vulgaire », et il y avait dans ses paroles
910 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
quelque chose d'artificiel, d'insincère, et en même temps de
très personnel. On eût dit qu'il avait été blessé un jour et
qu'il ne pouvait ni oublier ni pardonner. Le soir où je fis sa
connaissance, il me conduisit dans son cabinet de travail —
c'était à Khamovniki à Moscou — et m'ayanl fait asseoir en
face de lui, il commença à me parler de deux de mes nou-
velles : « VarienkaOliessova » et « Vingt-six et une ». Je fus
stupéfait du ton de ses paroles, et je perdis contenance, tant
son parler était cru et brutal. Il soutenait que chez une jeune
fille saine, la chasteté n'est pas naturelle. « Si une jeune fille
qui a atteint ses quinze ans, est vraiment saine, elle désire
qu'on la caresse et qu'on l'embrasse. Son esprit encore
timide devant l'inconnu, appréhende ce qu'il ne comprend
pas. C'est là ce qu'ils appellent tous chasteté et pureté. Mais
déjà sa chair l'avertit que ce qui est encore incompréhen-
sible à son esprit est dans l'ordre des choses, est justifié
par la loi de la nature, et malgré les réticences de l'esprit, la
chair réclame l'accomplissement de la loi. Or vous décrivez
Varienka comme une nature saine, et pourtant les sentiments
que vous lui prêtez sont anémiques. Cela n'est pas conforme
à la vie. »
Il se mit ensuite à parler de la jeune fille dont j'ai fait le
portrait dans « Vingt-six et une ». Ce fut alors un vrai flot
de mots indécents, dont il se servait avec une aisance qui me
parut cynique et qui avait quelque chose d'offensant pour
moi. Plus tard je compris peu à peu qu'il n'employait des
expressions grossières que parce qu'il les trouvait plus
exactes et plus frappantes, mais à ce moment-là, il me fut
pénible de devoir les entendre de sa bouche. Je ne répondis
pas, et tout à coup il devint prévenant et aimable, et com-
mença à me questionner sur ma vie, sur ce que j'étudiais et
sur ce que je lisais :
— On dit que vous avez beaucoup lu. Est-ce vrai ? Koro-
lenko est-il un bon musicien ?
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 911
— Je ne le crois pas, mais je ne suis pas certain de ce que
j'avance.
— Vous ne savez pas. Aimez-vous ses nouvelles ?
— Je les aime beaucoup.
— C'est le contraste alors qui vous attire. Il est lyri-
que, et c'est une note qui vous manque. Avez-vous lu
Weltmann ?
— Oui.
— N'est-ce pas que c'est un bon écrivain, intelligent,
exact, et qui sait éviter l'exagération ? Il surpasse quel-
quefois Gogol. Il connaissait Balzac. Et Gogol imitait Mar-
linsky.
Comme je prétendais que probablement Gogol avait été
influencé par Hoffmann, Sterne, et peut-être par Dickens, il
me jeta un regard et me dit : « Avez-vous lu cela quelque
part ? Non ? Cela n'est pas vrai. Gogol connaissait à peine
Dickens. Mais vous avez évidemment lu beaucoup. Que je
vous le. dise, il y a là un danger. Korolenko s'est abîmé par
la lecture. »
En me reconduisant, il me dit : « Vous êtes un vrai mou-
jik. Vous vous habituerez difficilement à vivre parmi des écri-
vains. Mais que cela ne vous inquiète pas ! N'ayez pas peur ;
dites toujours ce que vous sentez, même si c'est impoli. Les
gens sensés comprendront. »
Cette première rencontre me laissa une double impres-
sion : j'étais heureux et fier d'avoir vu Tolstoï, mais sa con-
versation me faisait penser un peu à un examen, et en un
certain sens ce que je venais de voir en lui était moins
l'auteur des « Cosaques », de « Kholstomier », de « La Guerre
et la Paix », que le barine qui, descendant à mon niveau,
croyait nécessaire de me parler la langue de tout le monde,
la langue de la rue et de la place publique. Cela renversa
l'idée que je m'étais faite de lui, une idée profondément
enracinée en moi et qui m'était chère.
^12 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ce fut à Yasnaya Poliana que je le revis. Le ciel était
couvert. C'était un jour d'automne et de bruine. Après s'être
enveloppé d'un lourd pardessus et chaussé de hautes bottes
de cuir, il m'emmena faire une promenade dans le bois de
bouleaux. Il enjambait les fossés et les flaques d'eau avec
l'agilité d'un jeune homme, il secouait les gouttes de pluie
des branches, et en môme temps il me racontait en termes
magnifiques, comment Fet lui avait expliqué Schopenhauer
dans ce même bois. Caressant d'un sieste affectueux les troncs
humides et satinés des bouleaux, il disait : « Je viens de lire
un poème :
Les champignons sont partis mais dans les cavités persiste
Leur odeur lourde et humide....
— Très bien, et très vrai cela ! »
Tout à coup, un lièvre nous ptirtit entre les jambes. Léon
Nicolaïevilch sursauta tout excité. Sa figure s'anima, et le
vieux chasseur qui subsiste en lui, poussa un cri. Puis se
tournant vers moi, il m'adressa un étrange petit sourire qui
se transforma en un rire si humain, si plein de bou sens.
Rien ne saurait rendre le charme qui émanait de lui, à cet
instant.
Une autre fois il suivait des yeux un épervier, dans le
parc. L'oiseau planait au-dessus de l'étable, et suspendu
dans les airs, décrivait de larges cercles, battant à peine des
ailes, comme s'il n'était pas sûr encore que le moment fût
venu de foncer sur sa proie. Léon Nicolaïevitchs'arrêta^ et
s'abritant les yeux de la main, murmura tout excité : «Le
coquin, il a l'intention de foncer sur nos poulets. Regardez...
le voilà... le voilà... Oh, il a peur. Le groom est là, n'est-ce
pas ? Je vais appeler le groom. »
Et il cria pour appeler le groom. A ses cris, l'épervier
s'effaroucha, rebondit en l'air et virant de l'aile disparut
à nos yeux. Léon Nicolaïevitch poussa un soupir, etse repro-
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 913
chant évidemment ce qu'il A'etiait de faire, il dit : « Je
n'aurais pas dû crier; pourquoi au fond ne l'avoir pas laissi^
■faire. »
Un jour, évoquant des souvenirs deTiflis, je mentionnai le
nom de V. V. Flerowski-Bervù. « L'avez-vous connu? me de-
manda Léon Nicolaïevitch avec intérêt. Dites-moi quelle sorte
d'homme il est. »
Je lui parlais de Flerowski, je le décrivais grand et mince,
•avec une longue barbe et des yeux immenses, portarït
d'habitude une blouse de toile à voile, qui lui descendait
très bas. Je racontais comment il parcourait avec moi les
sentiers des montagnes de la Transcaucasie, armé d'une
ombrelle de toile, et pour\Ta d'un sac qui contenait du riz
cuit au vin rouge, et qu'il attachait à sa ceinture ; com-
ment nous rencontrâmes, sur un sentier, un -buffle, et fûmes
obligés de battre prudemment en retraite, tout en mena-
:çant l'animal de l'ombrelle ouverte, au risque, chaque
fois que nous faisions un pas en' arrière, de tomber dans
le précipice. Tout à jcoup, je remarquai qu'il y avait des
larmes dans les yeux de Tolstoï, et je m'arrêtai court.
— Ne faites pas attention, dit-il, poursuivez, poursuivez.
Cela fait plaisir d'entendre parler d'un véritable homme.
C'est bien comme cela que je me l'étais imaginé, unique
de son espèce. De tous les écrivains qui se sont attaqués
à l'ordre établi, c'était le plus mûr et le plus capable ; dans
-son « Alphabet », il prouve de la façon la plus convain-
cante, que toute notre civilisation est barbare, que la vraie
culture ne se trouve que chez les nations pacifiques et faibles,
et non chez les fortes, et que la lutte pour la vie est une
invention mensongère, par laquelle on essaye de donner
une justification au mal. Vous, évidemment, ne partagez pas
cette opinion, mais Daudet, vous le savez, la partage. Vous
souvenez-vous de son Paul Astier ?
— Mais comment réconcilierez-vous la théorie de Fkrowskri
914 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec le rôle que les Normands, pour ne prendre que cet
exemple, ont joué dans l'histoire de l'Europe ?
— Les Normands ? Cela, c'est autre chose. — C'était son
habitude, lorsqu'il ne voulait pas répondre de dire : « Cela,
c'est autre chose. »
Il m'a toujours semblé — et je ne crois pas me tromper
— que Léon Nicolaïevitch n'aimait guère parler littérature.
Mais ce qui pour lui était d'un intérêt vital c'était la per-
sonnalité d'un auteur. Les questions : Le connaissez-vous ?
Quelle sorte d'homme est-ce ? Où est-il né ? sont celles
que je lui entendais faire le plus souvent. Et presque tout
ce qu'il disait, éclairait d'un jour curieux une personnalité.
Parlant de V. K, il dit songeur : « Ce n'est pas un Grand
Russien, et c'est pourquoi il doit avoir une intelligence plus
vraie et plus profonde de notre vie. » D'Anton Tchékhov,
qu'il aimait tendrement : « La médecine a entravé ses
progrès. S'il n'avait pas été docteur, il aurait été un bien
meilleur écrivain encore. » D'un de nos jeunes écri-
vains : « Il prétend être Anglais, et c'est précisément
dans ce genre qu'un Moscovite a le moins de succès. »
A moi, il dit un jour : « Vous êtes un inventeur. Tous
ces Kouwaldas sont de votre cru. » Lorsque je lui répondis
que Kouwalda était dessiné d'après nature, il dit : « Racon-
tez-moi : où l'avez-vous vu ? »
Il rit de tout son cœur, quand je lui décrivis la scène
dans la cour du magistrat de Kazan, Konowalow, où je vis
pour la première fois l'homme dont j'ai fait le personnage
de Kouwalda. « Du sang bleu », disait-il, essuyant les
larmes de ses yeux. « C'est ça — du sang bleu. Que c'est
splendide, que c'est amusant, vous le racontez mieux que
vous ne l'écrivez. Oui, vous êtes un inventeur, un esprit
romanesque, vous ne sauriez le nier. »
Je lui dis que probablement tous les écrivains, en une
certaine mesure, sont des inventeurs, et décrivent les
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 915
gens tels qu'ils voudraient les voir dans la vie ; je lui dis
aussi que j'aimais voir des gens actifs, qui s'efforcent de
résister aux maux de la vie, par tous les moyens, fût-ce
même par la violence.
— La violence est le principal de tous les maux, s'ccria-
t-il, me prenant par le bras. Comment voulez-vous sortir
de ce dilemme, inventeur ? Mais prenons votre « Compagnon
de voyage ». Voilà qui n'est pas inventé. — C'est bien, pré-
cisément parce que ce n'est pas inventé. Mais quand vous
vous mettez à penser, votre cerveau engendre des chevaliers,
des Amadis et des Siegfried.
Je fis la remarque que tant que nous restons dans la
sphère étroite de nos « compagnons de voyage », êtres
anthropomorphes et dont nous ne pouvons nous défaire,
nous ne bâtissons que sur le sable, et dans un milieu réfrac-
tai re.
Il sourit, et me poussant légèrement du coude, il
dit : « De ce que vous venez de dire on pourrait tirer
des conséquences dangereuses, extrêmement dangereuses.
Votre socialisme me semble de qualité quelque peu douteuse.
Vous êtes un romantique, et les romantiques doivent être des
monarchistes, ils l'ont toujours été.
— Et Hugo ?
— Hugo ? Ce n'est pas la même chose, je ne l'aime pas.
C'est un homme bruyant.
Il me questionnait souvent pour savoir ce que je lisais,
et s'il trouvait mon choix mauvais, il ne manquait pas de me
le reprocher.
<( Gibbon est pire que Kostomarov. On devrait lire Momm-
sen. Il est très ennuyeux à lire, mais tout y est tellement
solide. 1)
Quand je lui dis que le premier livre que j'eusse jamais lu
était « Les Frères Zemganno », il se mit dans une vraie co-
lère. « Là, voyez-vous. Un roman stupide ! C'est ce qui
9l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
VOUS a gâté. Les Français ont trois écrivains : Stendhal,
Balzac, Flaubert, et si vous voulez, peut-être Maupassant,
bien que Tchékhov vaille mieux que lui. Les Concourt ne
sont rien d'autre que des clowns qui ont la prétention d'être
sérieux. Ils avaient étudié la vie dans des livres écrits -par
des inventeurs de leur espèce,et croN^aient faire du bon travail.
Mais il n'y a âme qui vive qui puisse en tirer profit. »
Je ne pouvais partager cette opinion et cela irrita quelque
peu Léon Nicolaïevitch. C'est à peine s'il pouvait supporter
la contradiction, et parfois ses opinions étaient étranges -et
capricieuses.
— Il n'y a pas de dégénérescence, dit-il une fois, ce n'est
qu'une opinion de l'Italien Lombroso. Après lui vint le Jurf
Kordau, criant comme un perroquet. L'Italie est un pays de
charlatans et d'aventuriers. On n'y a jamais vu que des Aré-
tin, des Casanova, des Cagliostro et gens de la même espèce.
— Et Garibaldi ?
— Cela, -clest de la politique. Ce n'est plus la même
chose.
Une fois que je lui citais toute une série de faits tirés
d'observations faites sur la vie des familles appartenant à la
classe des marchands russes, il répondit : « Mais ce n'est pas
vrai, cela ne se trouve que dans des livres habilement
composés. »
Je lui racontai l'histoire véridique de trois générations
d'une famille de marchands que j'avais connue, une histoire
qui illustrait de façon particulièrement saisissante la loi
inexorable de la dégénérescence. Alors il se mit à me tirer
par la manche, d'un air excité, m'encourageant à écrire
quelque chose sur ce sujet : « En effet, c'est vrai. Je connais
cela, il y a deux familles de la sorte à Toula ; il faudrait
qu'on fît là-dessus un long Toman écrit. avec concision. Me
corn prenez- vous bien ? Vous devez le faire. » Ses yeux
brillaient.
SaUVEKIRS SUR TOLSTOÏ 917
— Mais il s'y mêlera encore des chevaliers, Léon Nico-
laïevitch.
— Laissez donc. Je parle très sérieusement... Celui qui v^
se faire moine et prier pour toute la famille — c'est magni-
fique. Voilà ce que l'on appelle la réalité. \'ous péchez et moi
je vais aller expier vos péchés par la prière. Et puis l'autre,
le dégénéré, le fondateur rapace de la famille — voilà en-
core qui est vrai. Et c'est un ivrogne, c'est une brute dépravée,
il aime tout le monde et tout à coup, il commet un meurtre.
Ah, voilà qui est bien, on devrait l'écrire. Parmi des voleurs
et des mendiants, vous ne devez pas chercher des héros.
Non, réellement, vous ne le devez pas. Des héros, c'est un
mensonge, une invention. Il n'y a que des hommes, des
hommes, rien d'autre.
Il lui arrivait souvent de relever des exagérations dans
mes contes. Mais un jour, parlant des « Ames Mortes », il
dit, avec un bon sourire :
— Au fond, nous sommes tous de terribles inven-
teurs. Moi aussi il m'arrive quand j'écris, de me prendre
tout à coup de compassion pour un de mes personnages, et
alors je lui attribue une qualité, ou j'en ôte une à quelque autre
pour qu'à la comparaison, il ne paraisse pas trop sombre. »
Et prenant le ton sévère d'un juge inexorable : « C'est
pourquoi je dis que l'art est un mensonge, une feinte voulue,
nuisible aux hommes. On ne décrit pas la vie, on n'écrit que
ce qu'on pense de la vie. Quel bien cela peut-il faire à qui que
ce soit de savoir comment moi j'envisage cette tour, ou
la mer ou unTartare ? Quel intérêt ou quelle utilité y trouv«>-
,t-on?»Je me rappelle une promenade que je fis, un jour, en
sa compagnie sur la route qui mène de Dyulbev à Ai-Todor.
Il marchait du pas léger d'un jeune homme, lorsqu'il me dit
avec plus de nervosité qu'il n'en mettait d'habitude : « La
chair devrait être le chien soumis de l'esprit, accourant au
moindre signe que lui fait son maitre pour exécuter ses
9l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ordres ; mais nous, comment vivons-nous ? La chair se
soulève et se rebelle, et l'esprit la suit désemparé et misé-
rable. »
Il se frotta énergiquement la poitrine près du cœur,
fronça les sourcils, et puis se souvenant de quelque chose,
continuai parler : « Un jour d'automne à Moscou, je vis dans
une allée près de la porte Soukhariev une femme ivre, couchée
dans le ruisseau. Un filet d'eau crasseuse se déversant d'une
cour voisine lui coulait sur le cou et le dos. Etendue dans
l'eau froide, elle geignait, grelottait, et tordait son corps,
mais il lui était impossible de se soulever. » Il eut un tressail-
lement, puis les yeux à demi fermés, il secoua la tète et con-
tinua d'une voix tranquille : « Asseyons-nous ici... II n'y a rien
de plus horrible et de plus dégoûtant qu'une femme ivre.
J'aurais voulu lui venir en aide, je voulais l'aider à se sou-
lever, mais je ne le pouvais pas ; j'éprouvais un tel dégoût,...
elle était si glissante et gluante. J'avais le sentiment que si
je l'avais touchée, j'aurais eu beau me laver les mains pendant
tout un mois. Quelle horreur ! Et sur le bord du trottoir
était assis un bel enfant aux yeux gris. Les larmes lui cou-
laient le long des joues. Il sanglotait et répétait d'une voix
fatiguée et plaintive : « Maman, m'man, m'man...
lève-toi donc. » Et elle remuait les bras, poussait un grogne-
ment, et soulevait la tète, qui retombait chaque fois avec
un bruit sourd sur le trottoir. »
Il était devenu silencieux, puis regardant autour de lui,
il répéta, comme dans un soupir : « Oui, oui, quelle horreur !
Avez-vous vu beaucoup de femmes ivres ? Beaucoup. Mon
Dieu ! Vous, vous ne devez pas écrire là-dessus. Non, vous
ne le devez pas.
— Pourquoi ?
Il me regarda droit dans les yeux, et répéta en souriant :
u Pourquoi ? » Puis, d'un air pensif, il prononça lentement
ces paroles : « Je ne sais pas. Cela m'a échappé... C'est
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 919
honteux de décrire la boue. Mais cependant pourquoi ne
pas le faire ? Si, il est nécessaire de dire tout sur toute
chose, tout. »
Des larmes lui vinrent aux yeux. Il les essuya, et puis en
souriant il jeta un regard sur son mouchoir pendant que des
larmes coulaient de nouveau le long de ses rides. «Je pleure,
disait-il. Je suis un vieillard. Cela me fend le cœur chaque
fois que quelque chose d'horrible me revient à la mémoire. »
Et me poussant très doucement du coude, il dit : « Vous
aussi vous arriverez à la fin de votre vie, et toutes les choses
resteront exactement ce qu'elles étaient, et alors, vous
aussi, vous pleurerez, vous pleurerez plus amèrement encore
que moi, vous verserez des ruisseaux de larmes, comme
disent les paysannes. Oui, il faut que dans les livres, il soit
parlé de toutes choses, de toutes choses sans exception :
autrement le bel enfant pourrait nous en vouloir, il pourrait
nous faire des reproches : « Ce n'est pas vrai ce que vous
dites, ce n'est pas toute la vérité, nous dira-t-il, car lui, il
est pour la vérité. »
Il se secoua et dit d'une voix bienveillante : « Et main-
tenant racontez-moi une histoire. Vous savez bien raconter.
Racontez-moi quelque chose sur un enfant. Parlez-moi de
votre enfance. Il est difficile de croire qu'il y eut un temps
où vous fûtes enfant. Vous êtes une créature étrange : on a
l'impression en vous voyant, que vous êtes né grande per-
sonne. Dans vos idées il y a souvent un je ne sais quoi, qui
fait songer à l'enfant et qui n'a pas été suffisamment mûri
encore. Mais vous n'en savez que trop sur la vie, et on ne
peut pas en demander plus. Allons, racontez-moi une his-
toire,... »
Il s'étendit confortablement sur les racines découvertes
d'un pin, et se mit à suivre les évolutions des fourmis
courant affairées parmi les aiguilles grises qui jonchaient
le sol.
920 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Dans notre Sud, avec sa végétation d'une luxuriance sans
frein et comme insolente et qui semble si étrangeincnt
disconvenir à l'originaire du Nord, Léon Tolstoï' — son nom
signifie force — apparaissait de petite stature, mais tout
noué pour ainsi dire de fortes racines qui plongeaient très
avant dans le sol ; dans cet opulent paysage de la Crimée,
il était à la fois déplacé et à sa place. Il avait l'air d'un per-
sonnage très ancien, maître, de tout ce qui l'entoure — un
maître maçon qui après des siècles d'absence rentre dans la
maison qu'il a bâtie naguère. Il a oublié une grande partie
de ce qu'elle contient et bien des choses lui sont nouvelles.
Tout est comme cela doit être, et en même temps pas tout
à fait comme cela doit être, et il lui faut découvrir sur le
champ ce qui cloche, et pourquoi cela cloche.
Il parcourait les routes et les sentiers du pas affairé et
pressé d'un homme habitué à explorer la terre, et de ses yeux
aigus auxquels ne pouvait échapper ni le moindre caillou,
ni la moindre pensée, il regardait, mesurait, jaugeait et
comparait. Et il jetait autour de lui toutes vives les semences
de pensées indomptables. Parlant à Suler, il dit une fois :
« Vous, cher ami, la bonne opinien que vous avez de vous-
mêmevous porte à ne lire que de bons livres, tandis que Gorki
en lit un tas de mauvais parce qu'il n'a pas confiance en lui-
même. J'écris beaucoup de choses qui ne valent pas lourd,
parce que j'ai en moi l'ambition d'un vieillard qui souhaite
que tout le monde pense comme lui. Naturellement, je
pense que c'est bien, et Gorki pense que ce n'est pas bien,
et vous, vous ne pensez rien du tout. Vous vous contentez
de cligner des yeux et de guetter ce que vous pourrez bien
attraper. Un jour il vous arrivera d'attraper quelque diose
qui ne vous appartient pas. — Cela vous est déjà arrivé
d'ailleurs. — Yous enfoncerez vos griffes, vous tiendrez votre
I. Tolstoï, en russe, signifie : épais, massif, fort.
SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 921
proie vin instant, et quand elle commencera à se dégager,
vous ne ferez rien pour la- retenir. Il y a une admirable his-
toire de. Tchékhov intitulée. « Chérie i>.. Vous ressemblez
fort à' cette Chérie.
— En quoi ? demanda Suler en riante
— Vous savez aimen mais quant à faire votre choix, non,
vous ne le savez pas. Et vous gaspillei-ez tout ce que vous
avez en vous, sur des riens.
— Tout le monde est-il comme cela ?
— Tout le. monde ? répéta Léon NicolaJe\'itch. Non, pas
tout le monde.
Et tout à coup, il se tourna vers moi, d'un mouvement
brusque, exactement comme s'il voulait me frapper : « Pour-
quoi ne croyez-vous pas en Dieu ?
— Je n'ai pas de foi, Léon Nicolaïevitch.
— Ce n'est pas vrai. Par nature vous êtes; un cro)'ant,
et vous ne pouvez a^vancer dans la vie,, sans Dieu. Un jour
vous vous en rendrez compte. Votre manque de foi vient
• de votre obstination, parce que vous avez été meurtri : le
monde n'est pas ce que vous voudriez qu'il fût. On en voit
aussi qui sont mécréants par timidité. Cela arrive aux jeunes
gens. Ils adorent une femme, mais ils ont peur de le faire
voir, craignant qu'elle ne le comprenne pas, et aussi par
manque de courage. La foi comme l'amour demande du
courase et exiee de l'audace. Il faut que l'on se dise à soi-
même : je crois, et tout viendra en son temps, tout arrivera
comme vous le souhaitez, tout ce qui existe vous dévoilera
son sens intime, et vous attirera à soi. Maintenant, vous
. aimez beaucoup, et la foi n'est qu'un amour plus grand
encore : il faut que vous aimiez encore davantage, et votre
amour se changera en foi. Quand on aime une femme, celle-
ci ne manquera jamais d'être la meilleure femme au monde,
et tout homme qui aime, aime la meilleure des femmes,
voilà ce que c'est que la foi. Celui qui ne croit pas, ne sait
922 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pas aimer : aujourd'hui il tombera amoureux d'une femme,
et l'année suivante d'une autre. Ces hommes-là ont des âmes
de vagabonds, et vivent d'une vie stérile, — cela n'est pas
bien. Mais vous, vous êtes né croyant, alors pourquoi vouloir
agir contre votre nature ? Je vous entends : vous parlez de
beauté. Mais qu'est-ce que la beauté ? La beauté suprême, la
beauté parfaite, c'est Dieu. »
Il lui arrivait rarement de causer avec moi sur ce sujet et
le sérieux avec lequel il me parlait, et la manière abrupte
dont il avait changé de ton, me bouleversait. Je me tus. Il
était assis sur le divan, les jambes repliées sous lui. Tout à
coup sa figure s'illumina d'un petit sourire triomphant, et
me faisant un signe du doigt, il dit : « Vous n'en sortirez
pas, par le silence, non. »
Et mol qui ne crois pas en Dieu, je le contemplai d'un
regard légèrement timide et mal assuré, je le contemplai, et
pensai : « Cet homme est à l'image de Dieu. »
MAXIME GORKI
(Traduit d'après la version
anglaise par alix guillain.)
Q
.3
RÉFLEXIONS SUR
LA LITTÉRATURE
LE GROUPE DE MÉDAN
. C'est le titre d'un livre fort agréable à lire où MM. Léon
Defîoux et Emile Zavie ont rapporté beaucoup d'anecdotes
sur les six écrivains naturalistes qui collaborèrent aux Soirées
de Médan et dont le groupement constitua dans tous les sens
<lu mot une école définie et assez solide : Zola, Maupassant,
Huysmans, Céard, Hennique, et, fermant la marche, Paul
Alexis. Lorsqu'en 1889 Jules Huret mena sa célèbre enquête
sur le déclin du naturalisme et l'avenir du symbolisme naissant,
Alexis, qui se trouvait à Aix au reçu du questionnaire, télé-
graphia : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » J'ai entendu
Catulle Mendès proclamer cette dépêche le meilleur de ses
ouvrages : ce qui n'est pas beaucoup dire. F.t le fait est
qu'après trente ans elle est encore vraie. Evidemment on
peut dire qu'en littérature rien ne meurt et tout se trans-
forme. Mais enfin, très peu d'années avant la guerre, la
Comédie Française recevait encore des drames romantiques
'selon la pure formule de Hugo et de Vacquerie, comme
en 1830 elle recevait des tragédies classiques. Aujourd'hui
c'est enlevé et liquidé, on n'écrit plus et sans doute on
n'écrira plus jamais de drames romantiques. Et le roman-
tisme en tant que genre litttéraire est mort, quoique son
esprit soit assez vivace pour qu'on nous le montre tous les
59
924 LA NOUVELLE REVUE IRANÇAISE
jours dans notre miroir même, en nous invitant à écraser
l'infâme. Le symbolisme a moins duré encore. On ne fait
plus de vers symbolistes, et les poètes symbolistes eux-
mêmes y ont renoncé. Mais on. écrit toujours des romans
naturalistes, où il semble que rien à peu près n'ait bougé
depuis 1885. Le roman, plus ou moins satirique, poussé au
noir et peuplé de grotesques, que tant de débutants rédigent
sur le milieu " professionnel où ils ont vécu, est un roman
naturaliste. Depuis Sotis-Off's et le Cavalier Miserey on en a
écrit sur la vie militaire plusieurs douzaines. La guerre a
donné une nouvelle force à ce courant, et le plus grand
succès de librairie de ce temps, le Feu, a pris la suite des
Soirées de Méàan et de la Débâcle.
Cette persistance de la formule naturaliste prouve-t-elle
sa fécondité et son excellence ? Pas tout à fait. La vérité est
que le naturalisme .a constitué une école de roman pour
tous, a montré au premier venu qu*il pouvait bâtir un roman
avec sa vie et celle de ses voisins, la figure de son adjudant
ou de son chef de bureau. Et cette école primaire a donné
des résultats en somme défendables. Le président Grévy, à
qui on disait que le Salon manquait d'oeuvres exception-
nelles, mais présentait une bonne moyenne, se frotta les
mains et déclara : a Une bonne mo3'enne ! C'est ce qu'il
faut dans une République ! » Vers la même époque, Zola
déclarait dans un article bruyant que la République serait
naturaliste ou ne serait pas: je ne sais pas dans quelle mesure
la République est naturaliste, mais le naturalisme s'est
montré républicain, en se révélant comme la formule qui
convient pour donner le plus grand nombre d'élèves pas-
sables. Cette foule de romans plus oiî moins naturalistes
ne sont pas ennuyeux. Ils décrivent avec intérêt. Ils cons-
tituent de bons documents sur un grand nombre de milieux.
Leur psychologie n'est pas profonde, mais pas négligeable non
plus. Le Français, surtout s'il vit à Paris, possède une
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 925
faculté d'observation critique et de psychologie remarquable :
cegenrede roman moyen fournità cette capacité moyenne de
psychologie son domaine naturel. Le roman naturaliste n'aura
pas laissé d'oeuvre d'art puissante, mais aucune époque, pas
même le xviii^ siècle, ne sera éclairée de tous les côtés par une
telle masse de documents sur les conditions et les milieux.
Les frères Leblond ont pu écrire une Histoire de la Société
Française sous la troisième République d'après les romans, et par-
ticulièrement d'après ceux qu'avait produits la conception
naturaliste. C'est une esquisse générale qui pourra être
reprise dans chacune de ses parties. On souhaiterait par
exemple une bibliographie analytique et complète des
romans sur l'armée, ou sur l'Université, ou sur les bureaux.
Ce n'est donc pas seulement du groupe de Médan, mais
de toute une suite de petits romanciers encore florissants
qu'on pourrait dire avec MM, Deffoux et Zavie : « Quels
documents pour les Maindrons de l'avenir et quelles res-
sources pour ceux qui voudront étudier la seconde partie
du xix« siècle ! Ces écrivains ont catalogué, de la fin du
Second Empire aux vingt premières années de la République,
toutes les classes d'une société en pleine transformation.
Ils se sont efforcés d'établir le dossier vivant de leur temps.
Et si, par excès de scrupules, il leur arriva d'accumuler dans
leurs livres trop de documents humains — voire photogra-
phiques — ils nous transmirent aussi sur cette époque bien
des renseignements ou des aspects typiques qui, sans eux,
ne pourraient aisément se reconstituer. N'est-ce pas souvent
chez des petits-maîtres, chez un Restif de la Bretonne par
exemple, que les dévots du xviii« siècle vont chercher, parmi
tant de pages incolores aujourd'hui, parmi tant de bavar-
dages, le pittoresque psychologique et l'atmosphère même
d'un âge de transition ? »
926
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
*
* *
Cependant ce qui existe littérairement ce sont les élites et
non les moyennes. Le naturalisme c'est avant tout le groupe
dit de Médan, les six écrivains sur qui MM. Deffoux et Zavie
ont écrit six chapitres pleins de choses curieuses. Il y a eu
cette année quarante ans que Zola, Maupassant, Huysmans,
Paul Alexis, MM. Céard et Hennique, réunis par certaine
idée commune du récit et du roman, écrivirent les six nou-
velles des Soirées de Médan. Zola, alors lancé et connu, y col-
laborait bienveillamment avec cinq jeunes écrivains qui
n'avaient rien produit de remarqué. Or les six se partagent
nettement en deux groupes.
D'abord celui qu'on pourrait appeler le naturalisme
impersonnel, avec Céard, Hennique et Alexis, qui
a saisi et appliqué la formule avec le minimum d'ori-
ginalité extérieure et visible, ce qui se concilie fort
bien avec la pure esthétique naturaliste, et lui a fait écrire
les œuvres chimiquement pures de l'école, comme Une
Belle Journée. Evidemment Une Belle Journée n'est pas
baptisée dans les eaux du génie. Mais cette œuvre sèche, qui
a aujourd'hui quarante ans, ne date pas, et se lit encore avec
une parfaite satisfaction. On sait d'ailleurs qu'un de ses
mérites est d'être placée sur le chemin du Vin en Bouteilles,
un simple titre qui, comme V Incommodité des Commodes de
Jules Vabre, est plus célèbre que bien des œuvres en trente-
cinq volumes, et que M. Deffoux dépouille, malheureusement,
de son auréole en nous apprenant que le manuscrit existe et
compte trois cents lignes. Le naturalisme a tourné ici, comme
le symbolisme avec Mallarmé, autour d'une page blanche, d'une
perfection sans tache et sans réalité, du roman où il n'arrive
rien et qui, pour des initiés, signifierait tout. Ce naturalisme
est à VEducation Sentimentale ce que VAprès-Midi d'un Faune
RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 927
est au Satyre. Paul Alexis que MM. Deffoux et Zavie nom-
ment l'ombre de Zola, n'y figure que pour mémoire, et, sans
parler de son fameux télégramme, pour quelques contes assez
savoureux (ses romans ne valent rien). Mais après que le
chapitre du Groupe de Médau nous a fait connaître l'auteur
du Vin en Bouteilles, il faudrait y faire une place à M. Gabriel
Thyébaut, ce naturaliste idéal qui aussi, écrit M. Céard,
« excellait à découvrir les intentions compliquées et secrètes
incluses dans les vers de Stéphane Mallarmé. » Connaissait-il
qu'il aurait pu être ou qu'il était le Mallarmé du naturalisme,
ayant le Vin en Bouteilles pour Une dentelle s'abolit ? Ces logi-
ciens parfaits, ces humoristes de l'absolu, ce sont les edelweiss
de notre littérature, les fleurs des glaciers. Vous direz peut-
être que le glacier naturaliste ressemble à celui qu'on pouvait
voir à la porte d'Augias quand Hercule eût passé chez lui ;
vous me rajeunirez de vingt ans avec ces facéties d'autrefois
qui firent à Emile Zola le meilleur de sa gloire populaire.
Ainsi le premier groupe naturaliste serait celui de ces
gens d'esprit, de ces humoristes qui ne manquent à aucun de
nos mouvements littéraires et qui pouvaient se satisfaire
amplement à débiter en morceaux l'observation misanthro-
pique et comique 'de Flaubert. Au second appartiendraient
trois tempéraments positifs et originaux, vigoureux et suivis,
Zola, Maupassant, Huysmans, qui furent le noyau du natu-
ralisme et dont les noms restent en pleine lumière dans notre
suite littéraire.
*
le «
Les noms restent en lumière. Que demeure-t-il aujour-
d'hui des œuvres ? Certainement beaucoup. Réalisme et natu-
ralisme auront été, après Balzac, et de Flaubert à Huysmans,
le vrai massif, le roc substantiel et solide du roman français.
La critique des grands organes et des grands noms, qui
s'est acharnée contre ces rontanciers, qui a donné contre
928 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
eux pendant un demi-siècle avec le plus persévérant ensemble,
a perdu son procès. La critique, comme dans l'affaire du
Cid, a eu tort contre le public. C'est moi qui le crois,
mais elle n'en convient pas encore. J'ai sous les yeux un
recueil de morceaux choisis, daté de 1920, qui est un des
plus répandus dans l'enseignement secondaire, et qui est des-
tiné par ses notices suivies à servir en même temps d'histoire
de la littérature française, ce qui incite par ces temps de livres
chers les professeurs à l'adopter. Ni Zola ni Maupassant n'y
ont de notice, mais bien Jules Sandeau, Octave Feuillet et
André Theuriet. Pour les' vivants deux notices seulement,
l'une sur Paul Bourget, l'autre sur Pierre Loti, dont on nous
dit froidement qu' « il saisit avec sûreté les traits caractéris-
tiques de la psychologie japonaise ! » (ni France, ni Barrés
n'existent). L'ensemble de la critique universitaire reste sur
ses anciennes positions (on fera les exceptions qui convien-
nent, M. Lanson et quelques autres). Mais La Bruyère nous
dit que si le Cid est un chef-d'œuvre les Sentiments de l'Aca-
démie sont de l'excellente critique. Mieux vaut comprendre
et expliquer les répugnances de cette critique que les con-
damner en bloc.
On conçoit que le réalisme et le naturalisme, ou plutôt
les œuvres vivantes auxquelles il a fallu donner ces étiquettes
conventionnelles, aient mis la critique devant un cas de
conscience fort délicat, le même après tout où l'avait placée
le romantisme. On a dit cent fois que le romantisme depuis
Rousseau était l'insurrection, chez l'écrivain, du sens indi-
viduel contre la société. C'est vrai dans le principe, c'est vrai
pour le psychologue, mais ce n'était généralement .pas vrai
pour le lecteur, pour le public, qui pouvait au contraire pui-
ser à pleines mains dans les grands romantiques des senti-
ments religieux et sociaux : respect delà conscience et amour
de l'humanité chez Rousseau, sentiment religieux chez Cha-
teaubriand, sentiment de l'honneur chez Vigny, sentiment de
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 929
la famille chez Lamartine, sentiment de la patrie chez Hugo,
goût du bon sens chez Alfred de Musset, religion de l'amour
chez George Sand, — tous sentiments positifs qui élèvent le
ton vital de l'homme. A partir de Flaubert, l'insurrection de
l'individu contre la société devient chez le romancier plus
ardente, plus totale, plus acharnée, mais, au contraire du
romantisme, elle correspond à une dépression vitale chez
l'artiste et elle a pour effet de produire la mcme dépression
chez le lecteur. Pour effet, non pour but. Le but est la pureté,
l'absolu de l'œuvre d'art, l'évangile de Gautier et de Baude-
laire qui forme plus ou moins liaison du romantisme au
réalisme et assurera plus tard, avec Remy de Gourmont par
exemple, la même liaison du naturalisme au symbolisme.
Le critique qui par profession, ou par devoir, ou simple-
ment par conformité avec la nature des revues et des jour-
naux par lesquels il peut atteindre le public, a le goût et le
sentiment d'une fonction morale des. livres, se trouve naturel-
lement à l'état de défiance et de défense contre cette littéra-
ture. Et il serait absurde de l'imaginer dès l'abord louée,
comprise, encouragée par une critique liée de tant de côtés à
l'enseignement, à la formation d'un esprit public. Les natu-
ralistes ont été les meilleurs romanciers de leur temps, et le
Roman Naturaliste de Brunetière demeure un livre de critique
excellent, loyal et qui devait être écrit : le mot de La Bruyère
conserve une vérité permanente.
Une seconde raison justifiait la révolte, la mauvaise volonté
et la mauvaise humeur de la critique. Le mouvement réaliste
n'était pas limité à la France. Il transformait en même
temps le roman anglais avec George Eliot. Et Eliot lui
donnait une figure bienfaisante, constructrice, fortifiante qui
contrastait absolument avec cette pente où le menaient Flau-
bert, les Goncourt, Zola, Maupassant, celle d'une énergie,
d'une société, d'un pays qui se défont. De là le transfert à la
littérature d'un lieu commun politique qui, de Montesquieu k
930 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Taine et à M. Bourget, a exercé chez nous une si grande
action : la comparaison de l'excellence et de la solidité
anglaises avec les malheurs et les défauts de notre caractère,
de nos institutions, de notre histoire.
En troisième lieu le naturalisme n'eut pas ce qu'avait eu le
romantisme et ce qu'allait avoir le symbolisme, une critique
à lui. Victime de la critique officielle, il en chercha une autre
et ne la trouva pas. Zola, qui avait parcouru les livres de
Taine à la librairie Hachette quand il y était commis (une
de ses rares lectures) avait pensé offrir cette place à Taine en
se proclamant son disciple. Le philosophe déclina ce rôle de
cornac, et regarda le prétendu disciple à peu près de l'œil
dont un professeur de rhétorique se voit écouté par le gar-
çon qui porte dans les classes le cahier d'absences. Le lance-
ment d'un contemporain ne lui avait d'ailleurs pas réussi
avec Hector Malot, et sa vieillesse considérait tous les
romanciers de son temps, y compris Paul Bourget, comme
des malades. N'ayant pas trouvé ce qu'il cherchait, Zola se
déclara le critique du naturalisme, comme le père Ubu,
brouillé avec les magistrats, rendra lui-même la justice. Il
gagna dans ces fonctions beaucoup de ridicule, et ses quatre
ou cinq volumes ineptes sur ce chapitre demeurèrent toute
la somme de la critique naturaliste. Le public se trouva
donc placé devant les œuvres naturalistes sans présenta-
tion, sans médiateur intellectuel. Cela amena les naturalistes
à chercher le succès par des moyens directs, à atteindre le
public et non la critique, à demander des succès de quantité
plutôt que de qualité.
La manière dont ils s'y prirent ne leur concilia pas les
honnêtes gens. N'ayant à la bouche que les intérêts de l'art, ils
extorquèrent ce succès de la façon la plus grossière. La
course à la vente fit tomber Zola dans le mépris, jusqu'au
moment où l'affaire Dreyfus, dans laquelle il se conduisit avec
l'orgueil naïf d'une nature italienne (ses manifestes sont de
REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 951
l'Annunzio sans ailes, d'Annunzio bilHn au lieu d'Annunzio
aviateur) mais avec désintéressement et courage, groupa
derrière lui toutes les files d'un parti politique. Il y laissa
d'ailleurs tout talent, et le romancier finit enlisé dans le gri-
bouillage illisible des Quatre Evangiles. Quant aux autres
naturalistes, qui, ainsi que le font remarquer MM. DcfFoux
et Zavie, étaient presque tous bureaucrates, on se gaussait
de leurs rêves erotiques et on se répétait le dernier vers des
Assis àe Rimbaud. On égayé facilement toute une salle par
le spectacle d'un monsieur qui a la colique, mais il est
entendu que les autres maladies en elles-mêmes ne sont pas
plaisantes : il était réservé à Huysmans de reculer ces limites
et de faire rire, mais à ses dépens, toute une génération, des
dyspepsies que Folantin-Durtal conduit du picolo à l'eau
bénite et de l'escalope au Saint-Sacrement.
Tout cela explique l'impopularité du naturalisme auprès
de la critique. Et pourtant il a fait son chemin et remporté
sa victoire. De ses trois artistes créateurs, Zola, Maupassant
et Huysmans, il ne reste pas une image d'hommes, mais une
réalité d'œuvres. Aucun d'eux ne paraît avoir eu d'existence
en dehors de sa création, et la plus médiocre de leurs œuvres
c'est assurément eux-mêmes. Le naturalisme tirait d'ailleurs
de cette médiocrité un de ses principes créateurs, puisque
son sujet favori était l'histoire d'une vie manquée. Ils
semblent avoir eu le don de la vie intérieure juste assez
manquée pour fournir à la fois à leur pessimisme et à leur
observation, pareils à ces chenilles qu'une guêpe afin de
fournir à sa lar\'e une proie fraîche, pique juste assez pour
les immobiliser, pas assez pour les tuer.
Zola a laissé une grande œuvre, qui tient de la place,
comme le soulier classique, mais qu'on ne lit plus. La
machinerie puérile, les prétentions primaires y rebutent le
o-oût, qui aujourd'hui ne veut pas plus de Rougon-Macquart
en littérature que de grandes toiles historiques en peinture.
932 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et pourtant le jugement de Leraaître sur cette « épopée
pessimiste de la nature humaine » me paraît aujourd'hui
encore très juste. Non seulement cette masse commande le
respect, mais plus de la moitié de ces livres, quand nous les
relisons, se tiennent encore. Il y a un art de faire de la vie
et cet homme connaissait son art. Le jour où les retours et
les balancements inévitables nous ramèneront à l'oratoire, à
Tenchaîné, au massif, évidemment on ne fermera pas les
yeux sur le manque de style de cette grande œuvre, mais
on lui rendra de l'estime, on cherchera à y rapprendre
quelques secrets que le goût du détail aura fait perdre.
Maupassant n'a pas été sujet à la même éclipse. Il subsiste,
d'un bout à l'autre à peu près, intact et robuste. Il est curieux
que les deux maîtres de la nouvelle, Mérimée et lui, nous
présentent les deux tempéraments si opposés de l'intellectuel
et du sensitif. (Et encore, en cherchant bien, en cherchant la
femme, on trouverait le joint). Mais le jour où l'on fera de
l'un à l'autre la comparaison classique qui s'imposera, on
trouvera, je crois, que Maupassant l'emporte. Je ne vois pas
d'où une ride, une fêlure, une moisissure pourraient venir
sur Boide-de-Suif, la Maison Tellier, ni même sur Bel-Ami.
De Huysmans, Remy de Gourmont a fait remarquer à peu
près, avec raison, que c'était la médiocrité parfaite sauvée
par le style. En lui-même il serait peu de chose, mais (en
jetant par-dessus bord l'insupportable A Rebours) il a eu le
génie de pousser jusqu'au bout la conscience et la peinture
de la médiocrité et de l'envelopper dans ce style imagé,
caustique et verveux qui demeure une agréable jouissance de
lettré.
Ce qui n'empêche nos trois naturalistes d'apparaître, après
Flaubert, comme des Epigones. Dans ce partage de l'empire
d'Alexandre, Zola a pris pour l'appliquer à la société con-
temporaine le gaufrier oratoire, le mouvement épique de
Salammbô, en quêtant sans grand succès son style dans les
RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 933
cuisines d'Hamilcar. Maupassant a reçu l'héritage normand
de Madame Bovary et à'Un Cœur simple, et Huysmans a écrit
toute son œuvre dans les marges de Bouvard et Pécuchet. Que
ceux qui sont déroutés par ce livre étrange remarquent par
l'exemple de Huysmans à quel point Flaubert a modelé Bou-
vard sur la réalité, à quel point la réalité de Huysmans, chef
de bureau à l'Instruction publique, s'est modelée sur lui.
ALBERT THIBAUDET
NOTES
ANOMALIES, par Paul Bourget (Plon-Nourrit).
M. le professeur Dupré a bien de l'esprit, du moins
je le pense. Dans une note publiée à la fin du volume de
M. Bourget, il fait remarquer à l'auteur que le petit tailleur,
immobilisé devant la maison de Saint-Cloud, dont son ima-
gination le rend propriétaire, est perdu dans une rêverie, et
non frappé par « une espèce (X ictus psychique ». Je trouve à
cette note une saveur extrême.
Je ne sais pas jusqu'à quel point la psychiatrie est une
question de vocabulaire, ni où commence l'anomalie en
matière de sentiment. J'avais sur ce sujet, quand j'en igno-
rais tout, des opinions certaines ; la lecture de quelques
livres très savants m'a rendu plus prudent, et je ne sais plus
rien. Pour le professeur Grasset, tous les héros de romans
sont des demi-fous, et tous les romanciers aussi. Cela donne
d'abord à réfléchir, et puis cela rassure, car l'anomalie deve-
nant la règle, il n'y a plus à s'inquiéter d'être anormal. Les
gens qui font des statistiques savent que la moyenne est un
chiffre qui ne répond à rien, le résultat d'une balance entre
ceux qui sont au-dessus et ceux qui sont au-dessous, et que
l'individu sain est un étalon — je parle très sérieusement —
fictif, qu'on ne rencontre jamais, quelque chose comme ce
nombre zéro, qui détermine, étant nul, le positif et le
négatit.
Il m'a semblé que les anormaux de M. Bourget ne l'étaient
NOTES 935
pas plus que les compliqués de ses autres œuvres, ou, si l'on
veut, que ceux-ci ne l'étaient pas moins. A en juger empiri-
quement, qui est en somme, quand on s'avise de juger dans
des questions si incertaines, le seul moyen d'être afHrmatif,
je ne trouve, dans ses dix nouvelles, que le héros de la pre-
mière, ce petit tailleur d'abord enclin à la rêverie, qui me
paraisse, comme on dit, «un peu maboul ». Et, précisément,
c'est ce récit-là qui m'a paru le moins bon, je veux dire
qu'il m'a été le moins agréable de lire. Ceci n'étant qu'une
opinion, l'empirisme n'y a rien à voir, et je me risque à l'ex-
pliquer.
Dans une histoire de fous, le héros n'intéresse pas ; c'est
l'art du conteur qui est tout. Pour que notre émotion se
laisse aller, sans retours inquiets, et se satisfasse elle-même,
il lui faut un objet responsable ; et notre curiosité demande,
pour se nourrir, un élément humain, au sens complet du
mot. Sans quoi, nous nous attachons, non pas au person-
nage, mais aux complications que sa folie provoque, à l'in-
certitude 011 nous demeurons des gestes qu'il fera, à la terreur
que cette incertitude permet. Un fou éveille, en vérité, notre
pitié pour son état, notre épouvante, si cet état le pousse à
quelque fantaisie terrible : mais c'est proprement une pitié
sans objet, une épouvante sans haine — puisque criminel, il
n'est pas coupable — donc privées de leur meilleur élément.
Et nous sommes agités, non point pour le héros — que son
âme ne mène pas — mais par cette sorte d'obscur émoi que le
mystère remue en nous. C'est là qu'intervient l'artifice,
quand l'écrivain, conscient de l'inquiétude vague, dont nous
sommes émus, s'attache, pour nous plaire, à la développer,
à nous laisser enfin, au terme de son oeuvre, dans un trouble
poignant, qu'il a su provoquer, mais qu'il ne saurait apai-
ser. Alors, nous acceptons l'irritant désaccord entre la ten-
sion extrême de notre sensibilité et son frémissement sans
objet, en faveur de l'accord perçu entre cet état où nous
936 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sommes et le dessein de l'auteur, qui était de nous y mener.
Nous connaissons son but, et nous voyons qu'il l'a atteint :
cela suffit pour que, haletants, arrêtés devant les sombres
champs au seuil desquels il nous conduit, et qu'il n'éclaire
point, nous soyons satisfaits.
Ici, nous ne le sommes pas. Il ne s'agit pas d'une histoire
de fou, mais d'une façon d'observation médicale à propos
d'un fou. Ce n'est pas un auteur qui cherche à nous troubler,
en faisant agir devant nous un insensé en proie à son délire :
c'est un clinicien qui analyse l'état pathologique d'un
malade, et décompose, pour nous instruire, la progression
d'une névrose. Ce n'est pas émouvant, c'est assez curieux, et
ce doit être juste.
Dieu merci, sauf dans ce premier cas, le titre ne répond
pas au sujet, et ce n'est qu'une fausse alerte. Même, dans
les deux autres nouvelles où je trouve — ce n'est toujours
qu'une opinion ■ — une anomalie bien sentie (le Mythomane
et l'Aveu menteur), l'anormal n'est pas le héros ; le héros,
c'est celui qui cherche (l'inspecteur Garraube, le juge
Pingre) et qui, mis en présence d'un problème, insoluble ou
mal résolu si l'on tient compte seulement des éléments nor-
maux, en découvre l'explication dans une anomalie men-
tale. Et ce n'est pas cette anomalie qu'il explique, ce n'est
pas elle qui fait l'intérêt du conte, c'est le conflit, dont elle
fut la source, qu'il éclaire en la découvrant, c'est cette
recherche qui nous passionne. Si bien qu'il s'agit là, en
somme, d'une façon d'histoires policières, traitées d'un point
de vue très élevé, de petits « romans d'investigation », si
j'ose dire, auxquels une grande habileté technique, une
logique rigoureuse, la forte pensée qui les mène, la hauteur
des sujets dont ils provoquent l'abord, donnent un prix qui
ne manquait à ce genre — jusqu'ici justement déprécié —
que par la pauvre qualité des auteurs qui s'y consacrèrent.
Et cependant ! Et cependant, il y a dans ces Anomalies
NOTES ^3^
quelque chose d'anormal. Si le titre ne répond pas au sujet, —
dont je me réjouissais naguère — il semble qu'il réponde
trop bien à la disposition de l'auteur. Et peut-être y a-t-il,
entre la psychiatrie et l'analyse, moins de différence qu'entre
le psychiatre et l'analyste? Et peut-être l'anomalie est-elle dans
l'œil qui l'observe. M. Bourget regarde maintenant ses héros,
non plus avec la curiosité d'un écrivain, soucieux, de réunir
les éléments d'une fine et profonde étude de sentiments, mais
avec la préoccupation d'en découvrir et d'en mettre en
lumière le côté morbide : et ce n'est plus autant l'analyse qui
l'intéresse que le rapport entre le résultat de cette analyse et
la case pathologique où il pourra l'étiqueter. Les person-
nages n'ont point changé, mais la perspective est modifiée et
j'en éprouve quelque regret.
Mais ces anormaux restent humains ; leur responsabilité,
pour atténuée qu'elle soit, persiste ; ils peuvent ainsi se cor-
riger ; enfin, il y a, dans ces récits, matière à de fortes
leçons. Par là, les qualités éminentes de M. Bourget repren-
nent leurs droits, et nous retrouvons le psychologue, le
moraliste, et aussi le constructeur, l'excellent artisan — noble
mot qui exprime un bien noble souci, — que avons accoutumé
de goûter. Il y a même, dans le Mythomane, un élément assez
nouveau dans l'œuvre de M. Bourget, ou que du moins,
il n'a jamais utilisé avec une telle audace : je veux dire une
façon de jouer du hasard, de la coïncidence fortuite et com-
plète, si peu vraisemblable, et pourtant si fréquente, qui peut
sembler à certains — qui veulent des romans plus logiques
que la vie — une licence défendue, mais que j'estime qui
est — s'il en use, non comme d'une ficelle coutumière, mais
par exception, et, en quelque manière, philosophiquement —
un droit éminent du romancier. En somme quand on y réflé-
chit, le coup du sort qui prête, dans cette nouvelle, à l'iano-
cent Schwartz toutes les apparences d'un coupable, parce que
l'hypothèse de sa trahison cadre exactement avec la fable
9$S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
imaginée par le jeune Sulpice, n'est pas plus étonnant que
celui qui fit un beau soir, se connaître Jean d'Agrève et
Hélène, mis sur la terre pour s'aimer, et pour n'aimer cha-
cun que l'autre.
Un goût vif et ancien — indice peut-être d'une vocation
contrariée — , a toujours attiré M. Bourget vers les choses
de la médecine. Il lui arrive maintenant d'y sacrifier avec
excès, et d'introduire cet élément étranger dans le domaine
littéraire, non pas en l'adaptant aux lois de l'art où il
pénètre, comme il eût été convenable de la part d'un aubin
désireux d'obtenir ses lettres de naturalité, mais en prêtant,
pour lui faire honneur, à cet étranger qui prétend conserver
son origine, et n'est pas dénué d'un esprit de conquête, l'ap-
pui de son talent, qui, par là même, sans que sa qualité varie,
change de valeur, en changeant d'usage. Et M. Bourget me
semble, dans ceci, jouer un peu le rôle d'un pontife, qui,
■devant à sa foi vive, et à ses lumières, une place éminente
dans sa religion, mais porté, par un tour d'esprit quelque
peu hérétique, à trouver du charme à une idole étrangère,
prête au désir qu'il a d'introduire celle-ci dans le sanctuaire,
le couvert de ses propres mérites, et tente de fonder ce culte
hétérodoxe sur son orthodoxie reconnue. M. Sylvestre
Bonnard était plus sage, qui, archéologue assez illustre,
abandonna, au soir d'une vie sereine, les travaux qui
l'avaient amusé, pour consacrer tous ses soins aux amours
des insectes et des fleurs, objet jusqu'alors négligé d'une
prédilection constante.
LOUIS MARTIN-CHAUFFIER
*
* *
CHÉRI, par Colette (Fayard).
Chéri a déconcerté quelques admirateurs de Madame Co-
lette, parce qu'ils y ont cherché en vain la chaleur lyrique
des Vrilles de la Vigne et de VEntrave. 11 y a dans Chéri bien
NOTES ^^^
peu de ces pages palpitantes qui avaient une saveur mysti-
quement charnelle et c'est tout à la fin du livre qu'il faut
aller les découvrir : «r Enfin elle le saisit au bras, cria faible-
ment, et sombra dans cet abime d'où l'amour remonte pâle,
taciturne et plein du regret de la mort... » (p. 221).
Miisou ou Comment ra7nour vient aux filles indiquait déjà la
direction nouvelle choisie par Colette. La guerre semble
avoir clos pour elle la phase des Confessions (autobiogra-
phiques ou non, peu importe) qui vont des Claudine à l'En-
trave et qu'on imagine volontiers recueillies en un seul gros
in-octavo, imprimées fin sur deux colonnes, pour faire le
pendant féminin à celles de Jean-Jacques.
Le récit qui ne craignait naguère ni redites, ni hors-
d'oeuvre, et semblait n'obéir qu'à une libre fantaisie de poète,
apparaît dans Chéri discipliné, resserré, dompté. Si son
génie éclate moins, le talent de Colette s'épanouit dans sa
plus riche perfection. Tout dans ce livre pourrait se donner
en modèle : la composition, et notamment l'exposition du
sujet dans les vingt premières pages, l'étude des caractères,
la vérité des dialogues, la qualité du style.
Colette a pris pleine conscience de son art spontané, et
domine ses dons au lieu de s'abandonner. Elle travaille
désormais à la façon des classiques, sans plus rien demander
au subconscient, et n'écrit plus un mot qu'elle ne l'ait prémé-
dité. Ce n'est plus une matière en fusion, mais durcie, polie
qu'elle otîre à son lecteur.
Chéri a paru en tranches hebdomadaires dans la P^ie Pari-
sienne. Ce mode de publication, en exigeant que chaque
chapitre forme un tout, contraint l'auteur à une discipline
stricte dans la composition et la conduite de son ouvrage.
Cette influence classique de la Vie Parisienne sur ses collabo-
rateurs n'avait pas, croyons-nous, encore été notée. Il
convient sans doute de ne pas l'exagérer.
Saluons ce renouvellement de Colette qui nous promet
60
9^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des surprises heureuses, et observons qu'elle est de nos
grands écrivains le seul qui, depuis la guerre, se manifeste
autre que nous ne le connaissions déjà, sans rien perdre de
ses qualités d'antan. ^
Colette a achevé de découvrir le monde, l'homme, l'amour,
elle-même. Elle ne va plus vivre la suite de ses expériences
particulières devant nous ; elle va nous livrer un choix
délibéré de son expérience globale. Le sujet de Chéri
est mince et spécial, mais il a les dessous, les perspectives,
les prolongements d'une nouvelle de Balzac, qui savait tout.
Close dans sa féminité, Colette ne sait sans doute pas tout sur
toutes choses, mais elle sait tout sur ce dont elle nous parle.
Cerné par elle, son sujet ne s'évade pas ; elle nous en livre
l'aspect^extérieur, toutes les facettes et le plus intime secret.
Ce n'est que le réel, mais c'est le réel tout entier.
Si nous souhaitons des personnages plus fraternels que
ceux de Chéri^ nous n'avons peut-être qu'à patienter un peu
et à faire crédit à un écrivain qui a introduit dans notre litté-
rature \z prose féniifuiie qui lui manquait.
Ce n'est que dans un siècle ou deux qu'on pourra doser avec
quelque chance de précision l'apport de Colette dans la littéra-
ture française. Aucune des femmes-prosateurs qui l'ont
précédée, de Marguerite de Navarre à M""® de Staël et à
George Sand, n'ont écrit autrement que des hommes. Colette
a créé un style où s'équilibrent la mesure et la spontanéité, où
l'adjectif a retrouvé toute sa valeur d'épithète, les alliances
de mots une nouveauté musicale ou suggestive sans affé-
terie, ni cubisme, stjde aussi propre à la description qu'à
l'analyse, bref sans sécheresse, charnu sans redondance et
dont la plus sûre valeur est de plonger ses racines dans le
fonds même de notre terroir linguistique.
BENJAMIN CRÉMIEUX
NOTES 9^1 1
LA CHAIR ET LE SANG, par François Mauriac
(Emile-Paul).
Les romans de M. Mauriac sont sérieux, sincères, vivants,
et le dernier, plus aéré, plus vigoureux que les deux pré-
cédents, me paraît le meilleur qu'il ait encore donné.
Touffu, elliptique, il est fait, dans la simplicité de son l]is-
toire, de plusieurs sujets qui se coupent un peu. Ceux
qui aiment qu'un roman leur laisse une idée nette, et qui
attendent de M. Mauriac, apôtre un peu naïf, autrefois,
d'une littérature spiritualiste, l'établissement d'une thèse,
seront peut-être déçus. Mais ceux qui demandent à un roman
la multiplicité et les divergences de la vie ne seront nul-
lement rebutés par l'indécision de ce livre ardent et riche :
au contraire.
M. Mauriac n'a suivi jusqu'au bout aucune &t5 lignes qui
l'ont ici tenté, ou plutôt je m'ex}>rime là à l'inverse de la
vérité : il s'est placé à un centre, à un noeud de routes et il
a r-ecounu successivement les routes dont ce centre fait' la
liaison. De sorte qu'il a l'apparence d'avoir esquissé et supcr-
posd plusieurs romans.
L'un d'eux aurait pu être très beau, mais pour le traiter
entièrement il faudrait être plus artiste pur, plus indépendant
de la vie que ne l'est (heureusement après tout) M. Mauriac.
C'est le roman du pouvoir spirituel déchu qui garde pourtant
son .caractère et un peu de son action, un uicerdos in xleruuin
appliqué à un séminariste qui n'est pas défroqué, puisqu'il
n'a pas reçu les ordres, et qu'il a gardé sa foi intacte, mais
que la puissance de la chair a arraché du séminaire quand il
lui était encore permis de se reprendre. Claude est rentré
pour être paysan dans le domaine qu'exploite son père et qui
a pour châtelain un bourgeois grossier et brutal dont les
deux enfants^ Edward et May, habitués à le mépriser, vivent
dans un état d'anarchie intérieure, étant d'ailleurs protestants.
942 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'ascendant que ce cultivateur, parce qu'il a été séminariste
et qu'il s'est assis sur la pierre catholique, prend naturelle-
ment sur eux, la direction morale qu'il assume par sa seule
présence autour d'un foyer dévasté (la mère Gonzalès y figure
un type parfaitement réussi), tout cela est mené avec maîtrise,
sobriété, arrêté sobrement en deçà de l'effet qu'on pouvait
peut-être en tirer.
On y trouve aussi le sujet qui paraît hanter M. Mauriac
romancier : la fin de la jeunesse, la misère de la perdre, et
l'utilisation de ce tournant de l'Age par la religion qui seule
peut lui donner un sens et lui apporter une consolation. Le
romancier n'a pas anticipé son expérience : il a enregistré
jusqu'ici des sentiments d'enfance et de jeunesse, et il est
probable que la densité de ses romans s'accroîtra avec celle
de son passé intérieur.
On y trouve enfin l'expression d'une sensibilité et d'une
intelligence catholiques à l'égard de la chair et du sang, tout
le scrupule et la mauvaise conscience chez des êtres ardents
et jeunes, loyaux et croyants comme Claude et Ma}-.
M. Mauriac ne soutient pas de thèses ; il indique par touches
des sentiments vifs. Ses trois jeunes gens, Claude, May,
Edward, sont plus ou moins déséquilibrés et rendus malheu-
reux par le passage de l'amour. Chacun d'eux a une histoire
qui servirait aussi de symbole à l'histoire des deux autres :
tous trois vont à une déchéance, et pour le plus faible c'est le
suicide. Les seuls personnages qui trouvent leur équilibre et
pour qui la chair et le sang présentent toutes garanties de
confort, c'est un vieil épicurien, Firmin Pacaud, et un jeune
catholique parfaitement simple et naïf, Marcel, qui, dit sa
femme, « si pratiquant, s'inquiète peu de connaître les limites
de ce que l'Eglise accorde aux époux ». Ce qui ne veut pas
dire que M. Mauriac conclut au primat de la vie simple.
Comme je l'ai dit, il ne conclut pas et je serais bien le dernier
à l'en blâmer. Il a voulu créer un petit coin de vie et il y a à
NOTES 943
peu près rcussi. C'est ce qu'on doit demander d'abord à un
romancier.
ALBERT THIBAUDET
LES IMAGES DU MONDE (Tome deuxième)
(Figuière et C-) ; LA TRADITION DE POÉSIE
SCIENTIFIQUE, par René GhiL (Société littéraire de
France).
La doctrine poétique de M. René Ghil, après avoir occupé
le premier plan de l'actualité littéraire, au point de requérir
l'attention de la grande presse, semblait un peu oubliée. Le
nom même du poète de VŒuvre n'était plus guère cité dans
les revues jeunes qu'à de rares occasions.
Pourtant son influence n'avait pas cessé de s'exercer et
presque tous les systèmes poétiques lancés depuis quinze ans
s'inspiraient des mêmes principes, ou plutôt de la même
chimère. Mais outre que les fondateurs d'écoles sont plutôt
discrets sur ce qui touche à leurs précurseurs directs, on
peut penser qu'ils suivaient moins l'exemple de M. René
Ghil que le vieil esprit confusionniste dont ce poète difficile
"demeurera le plus curieux représentant.
La notion de genres distincts, en art ou en littérature, est
odieuse à quiconque a plus de sensibilité que de moyens
d'expression. Faute de pouvoir extérioriser et rendre palpable
ou concret l'enthousiasme confus qui l'anime et qui se
prend volontiers pour le souffle du génie, tel inventeur
- déclare l'outil imparfait et les règles du métier étroites ou
caduques.
Ainsi maint écrivain de qui les premiers essais — sincères
dans leur médiocrité — trahissaient le défaut de tempéra-
ment, et l'inaptitude à l'un quelconque des arts existants,
entreprit d'en fabriquer un de toutes pièces, qui fut nouveau.
944 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
et à sa mesure, ou plutôt, comme il dit modestement»
adéquat à la vie et à l'esprit modernes.
Ces tentatives périodiquement renouvelées ont pour traits
communs la répudiation de totit art limité dans son dessein
et dans sa technique, le mépris des formes arrêtées et des
sujets bien définis, et, parallèlement, le goût des enchaîne-
ments interminables de pensée, de rythmes et surtout
d'images, la passion du sublime continu, et l'ambition d'être
un homme-orchestre cosmique. Mais écoutons plutôt M. René
Ghil ' : « Ainsi, le grand « leit-motiv » de la Poésie scienti-
« fique, étant le rapport de l'Humain ai^ Cosmos, elle com-
« prend donc, et en volonté résultante, le concept philoso-
« phique et métaphysique... Elle a nécessité pour son Œuvre,
« de la cosmologie et de la paléontologie et leurs dépen-
« dances, de l'ethnologie et de l'histoire des cultes, etc..
« Elle développe en même temps une méditation sur l'Ethique,
« et ose sa logique vaticination sur les destins des peuples,
« et suppute l'équilibre des soleils... etc. »
Ce que l'on suppute avec effroi c'est surtout la somme de
connaissances et le nombre de diplômes universitaires indis-
pensables au Poète scientifique. Fort heureusement pour ce
dernier, on nous laisse entendre qu'il ne sera pas tenu de
posséder à fond toutes les sciences. 11 lui suffira d'avoir une
teinture générale, ou si l'on veut ces clartés de tout que
Clitandre-Molière accordait aux honnêtes femmes. En un
mot le poète selon M. René Ghil n'a pas besoin d'être savant,
il lui suffit d'être scientifique, c'est-à-dire d'aimer la Science
ostensiblement et d'y croire. On ne lui demande qu'un acte
de foi et d'amour.
Voilà donc le Poète muni d'un « acquis en tout domaine
R du savoir, aux lacunes, aux doutes et aux apparences isolées
« duquel supplée son intuition. » Ah! l'intuition... j'attendais
I. Tradition de poésie scientifique, p. 21.
NOTES 945
le mot ; vous aussi. Intuition, au surplus, <» spécialement
<c hardie et étrangement devineresse du génie poétique qui
H saillit du sub-conscient ».
Surtout il se gardera de tout didactisme, et pour cause.
Car M. René Ghil prend soin de marquer que sa conception
n'a rien à voir avec la poésie didactique. En est-il bien sûr ?
Ce qui distingue un poète didactique d'un poète scientifique
est que le premier expose avec précision ce qu'il sait et que
le second parle vaguement de ce dont il a non moins vague-
ment entendu parler.
Au surplus, pourquoi ce dédain du didactique ? Les
Géorgiqms, un des chefs-d'œuvre accomplis de la poésie
de tous les temps, sont aussi le parfait modèle du poème
didactique. Un des sommets de notre art classique, n'en
déplaise à tous les croque-Boileau passés, présents et futurs,
est ce quatrième chant de VArt Poétique que la Fontaine et
Racine, bons juges, admiraient par-dessus tout. Enfin l'œuvre
capitale de Victor Hugo ne présente-t-elle pas un caractère
didactique ? Qu'est la Légende des Sikhs, sinon un essai
d'histoire universelle synthétique illustrant une philosophie
manichéiste de l'histoire, fondéesur l'antithèse Prétre-Tyran-
Obscurité et Justice-Peuple-Clarté.
D'ailleurs, il convient de le reconnaître, M. René Ghil
rend justice à ses prédécesseurs. Il n'est pas de ceux qui font
fi de ce qu'ils ignorent. C'est ainsi qu'au cours de son étude,
il expose fort bien les mérites de poètes comme du Bartas,
Delille et Sully-Prudhomme. Le grief qu'il leur fait à tous
indistinctement est de n'avoir pas l'esprit de synthèse. C'est
aussi le reproche que je ferai à M. René Ghil lui-même. Son
art procède par énumération, par incidentes enchevêtrées,
ou par redondances verbales comme dans le célèbre et très
harmonieux Panlouvi des Panioums. 11 est aussi peu synthé-
tique que possible, à moins d'admettre que synthèse est un
synonyme poético-scientifique de confusion et d'obscurité.
94^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Au cours d'une carrière déjà longue et à la dignité de
laquelle on se plaît à rendre hommage, M. René Ghil
n'avait suscité que des imitateurs honteux. Voilà qu'il lui
est né sur le tard de déclarés disciples. Leur organe est la
revue Rythme et Synthèse et les plus notoires d'entre eux sont
M. Charles Cousin et M. Jamati, donc l'enthousiasme est
exemplaire et le prosélytisme désintéressé.
ROGER ALLARD
*
ANTHOLOGIE CRITIQUE DES POÈTES NOR-
MANDS DE 1900 A 1920, par Charles-Théophile Fe'ret,
Raymond Postal et divers auteurs (Garnier).
Voici une excellente publication et qui devrait susciter
parmi nos provinces une émulation féconde.
L'auteur de ce chef-d'œuvre inconnu, LaNonnatidie exaltée
était bien qualifié pour l'entreprendre. Légitimement orgueil-
leux de sa race, Charles-Théophile Féret est un de ces nor-
mannistes intégraux qui ne pardonnent pas à la Révolution
d'avoir annexé une province que le traité de Clair-sur-Epte
donnait au domaine de la couronne. Il constate avec amer-
tume que Rouen n'est plus une capitale ; ni Caen « la
source des beaux esprits ». Mais il rappelle la part prépondé-
rante prise par les Normands à la formation de la langue
d'oïl. « Nous avons le droit, écrit-il fièrement, de prendre
le nom de la race dont nous nous réclamons, même si nous
ne jouissons pas d'une langue à noustousseuls. D'une langue
qui devrait s'appeler le normand plutôt que le français, si
l'on mettait en balance les deux apports, si l'on comptait et
mesurait les génies qui l'ont fécondée.
Au surplus la langue n'est pas le seul élément dont il
faille tenir compte dans la formation d'une littérature, le
sang, même un peu le sol nourricier, c'est la source de la
sensibilité. »
NOTES ^^j
Voici maintenant, selon le poète de VArc d'Ulysse, la struc-
ture normande du cerveau :
« Avec la faculté non contradictoire de l'enthousiasme,
l'esprit pratique, et, dans l'espèce, réaliste, le respect du fait
et du succès. Un rêve, qui a des contours définis, voit
d'avance l'action et l'engendre. Un goût rude à l'origine,
puis apaisé par le décor d'une nature plus plantureuse et
moins tourmentée que la patrie originelle. Un sérieux qui
méprise la frivolité. Une extrême prudence à s'engager, et
une habile souplesse à se dégager, ce qu'on nomme notre dit
et notre dédit. Un attachement infrangible à ce que le Nor-
mand regarde comme son droit ; d'où — pour le rechercher,
ce droit — le goût de l'histoire ; des dispositions naturelles
à l'étude et à l'interprétation des lois, et à la procédure. Des
loups mués en renards, parce que l'adresse devient un meil-
leur levier que le muscle. De la ruse, disent nos voisins,
mais souvent légitime, mais parfois nécessaire. En tout cas
assez de noblesse pour inventer le jury... la clameur de Haro,
le jugement prompt et par les pairs, toutes les formes de
l'équité sociale. »
Ici Charles-Théophile Féret trace un magnifique tableau
de l'histoire littéraire normande, depuis Théroulde, W'acc,
Béroul et Thomas. La poésie satirique appartient presque en
propre aux Normands. Normand, Vauquelin de la Fresnaye,
auteur du premier art poétique en forme et dont la race au
bout de quatre siècles donne encore un peintre à la France !
Mais, comme l'obser^'e fort justement Féret, l'énumération
de nos anciennes prééminences non plus que les constatations
de l'état-civil ne résolvent pas ce problème : « Hxiste-t-il
encore en Normandie un génie littéraire normand ?» Le seul
trait commun qui puisse être relevé est la persistance d'une
poésie discursive, dans les formes classiques et d'une cer-
taine résistance à l'impressionnisme et à la notation. En
général le poète normand conçoit bien et exprime claire-
^48 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ment. Son lyrisme est oratoire et vise à convaincre, comme
celui du vieux Corneille.
Féret semble désespérer de l'avenir, il semble redouter de
voir l'industrie minière et textile « encrasser nos ciels pastel-
lisés » et en chasser les derniers rossignols. Je ne partage
pas ses craintes, au contraire.
Les armateurs, les corsaires de jadis étaient devenus peu à
peu des tenanciers d'hôtels, des loueurs en meublé et des
videurs de pots de chambre : ils s'engraissaient sur les bai-
gneurs et les Anglais. La prospérité industrielle, la renais-
sance maritime qui en est le corollaire va changer tout cela.
Rouen redevient une métropole commerciale. Absurde est la
publicité qui proclame sur les affiches de voyages : « Visitez
Rouen la ville-musée ». Non cejtes, ni un musée ni une ville-
morte, mais le premier port de France par le tonnage, et
demain peut-être, si les franchises de jadis revivaient, le plus
grand port fluvial du monde. Et quel incomparable visage :
vingt églises gothiques s'élancent au-dessus d'une forêt de
mâts, une ville entière où se rencontrent tous les types de
maisons depuis le xiii^ siècle, qui semble portée sur des mil-
liers de carènes entre lesquelles la Seine a peine à se frayer
un chemin. Et cela dans un cirque de collines aussi nobles
que celles de Rome. Quel spectacle plus digne d'émouvoir
et d'inspirer les poètes ! Cette prospérité nouvelle ne peut
manquer d'en susciter. Le bonheur appelle les chansons.
Féret, ayons confiance ! Après l'ère d'enrichissement revien-
dra l'âge d'or des muses normandes.
ROGER ALLARD
*
* *
FOND DE CANTINE, par Drieu La Rochelle (Edi-
tions de la Nouvelle Revue Française).
Drieu La Rochelle est sans doute le produit le plus typi-
que de la génération qui eut vingt ans en 19 14, ou du moins
NOTES 9^ ^
d'une partie de cette génération, celle qui était le mieux pré-
disposée à s'enorgueillir et à s'exalter du destin qui lui était
réservé au sortir du collège.
. . .Soiio^i'
Que nous serions restés toujùun inassouvis
Si l'heureux coup du sort ne nous avait ravis.
{Fond de Cantine, p. 1 5).
Ces jeunes hommes n'ont pas eu, entre leur deuxième
baccalauréat et leur débarquement dans la vie-tellc-qu'ellc-
est, ces quatre ou cinq années de navigation errante et de
flânerie à travers un océan d'images, d'idéologies, de rêves,
de traditions, de contacts où l'adolescence enrichit sa per-
sonnalité, se tamise et s'arrondit aux angles. Avant que la vie
se charge de cet office, nos auteurs de prédilection dégon-
flent les ballons de notre dix-septième année et nous ensei-
gnent à en gonfler d'autres.
Il y a là enrichissement certain de la personnalité, (qu'est-
ce en effet que cinq petits sens et un seul cerveau pour
explorer le monde et soi-même ?), mais il y a risque de
(iépersonnaiisalioii .
Drieu La Rochelle, collégien émancipé par la guerre, pré-
servé par elle de la timidité et de la crainte du ridicule,
encouragé par les.brisques de sa manche droite, a osé notifier
pêle-mêle et sans tarder aux générations précédentes les
raisons de vivre de la sienne.
Il a fait sauter les ponts derrière lui comme Barres en
1888. Fond de Cantitje suit Interrogation, comme Un homtm
libre a suivi Sous l'Œil des Barbares. L'exercice d'application
vient après l'exposé doctrinal.
Drieu La Rochelle est autant logicien et systématique
que poète, et ses deux premiers ouvrages sont plus des
essais que des poèmes. Drieu nous a donné à la mode de
son temps, sans ironie, un pendant au Ctilie du Moi et,
comme Barrés, fourni sa réponse provisoire aux deux ques-
950 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tions fondamentales : Pourquoi vivre ? Comment vivre ?
11 y a dans Interrogation un système cohérent, toute l'idéo-
logie morale d'une génération sportive, définitivement éta-
blie dans le pragmatisme par son expérience de la guerre.
Action et jeu, jeu de l'action.
Lancer une idée dans le monde comme un ballon de foot-
ball dans la mêlée, affirmer une idée de la vie et la faire
triompher, c'est la raison de vivre de l'élite des hommes et
de l'élite des peuples. Si les idées contradictoires lancées
par tous les hommes-maîtres forment un chaos, tant mieux :
« Il faut choisir entre le néant et le chaos » {Interrogation,
p. 38).
Mais CCS idées-forces en se muant en action tangible et
corporelle se heurtent fatalement : « Tel est le secret, telle
est la nécessité de la guerre ». La guerre rend intense la vie
assaillie par la mort. La masse se sacrifie pour faire triom-
pher l'idée du chef soit qu'elle adhère à cette idée, soit plutôt
qu'on la précipite dans la guerre par le mensonge (« Appelez
le chef l'homme-qui-ment»).
Et pourtant le vœu de la masse, celui même de l'homme
qui déchaîne la guerre est de ne pas souffrir. N'y aurait-il
donc de choix pour l'humanité qu'entre la souffrance de la
guerre et le néant d'une existence « de boutiquier retiré des
affaires » ? Non, il se peut que la guerre ne demeure pas
toujours cette mêlée meurtrière. « Mais la guerre nous fit
croire non pas au progrès, mais au noble effort sans but et
libre d'espoir. » Ce qui importe à jamais, c'est « la souve-
raine présence en temps de paix de l'âme de la guerre, de
l'esprit d'inquiétude, enfin de l'action qui éjaculele monde ».
Et dans Fo)id ile Cantine, « l'art qui est un regard sur tous
ces agissements » s'arrête à examiner quelques-uns de ces
« nobles efforts », de cette » action qui éjacule le monde » à
force de mythes. Voici le mythe américain de la guerre
s'opposant au mythe français ; voici le mythe bolchéviste ; le
NOTES 9 5 î
mythe de l'alliance de l'homme et de la matière {Grue,
Atlantide) ; celui de la vitesse {Automobile) ; celui du jeu pur,
« fin en soi » {Tennis) ; et enfin, rejoignant sur un autre
plan y Invitation au voyage, la vieille Schnsucht romantique, le
désir d'évasion (Rondeur).
Il y aurait quelque chose de décevant et de simpliste dans
une pareille conception de la vie-jeu el de la vie-guerre
{Faisant ma prière — Au dieu de la guerre — Et des révolu-
tions), si l'œuvre oij elle s'exprime n'était pas toute bouillante
de jeunesse, d'une fougue et d'un élan qui font pardonner
tous les fléchissements de la pensée, et si cette aspiration un
peu romantique et irréaliste 4 un renouvellement de l'uni-
vers ne se soudait pas à la « fatalité du moderne » et ne
coïncidait pas avec l'heure révolutionnaire que nous tra-
versons.
Le style de Drieu La Rochelle a le rythme de la mer ou de
l'assaut (aucune fluidité, aucune musique), il déferle par
vagues successives, qui parfois échouent, parfois arrivent au
but dans un tourbillon d'images neuves et de mots. Au pre-
mier abord, cela rappelle du Rimbaud, du Laforgue, du
Whitman ou du Marinetti, et il est bien certain que le style
de Drieu est encore soumis aux influences, et qu'il est, par
manque de soin, souvent raboteux, heurté, inutilement télé-
graphique, pareil à la mauvaise traduction d'un bon poète
étranger. Mais il y a un élément tout personnel qui relie
Drieu à la plus sévère et à la plus belle tradition classique
latine, qui va de Lucrèce à Dante, de Tacite à La Bruyère,
c'est l'art du raccourci, la recherche et fréquemment la décou-
verte de la formule explosive, à force d'être comprimée. Ce
renouveau partiel du classicisme dans l'expression est sans
doute ce qui fait la valeur littéraire durable et l'originalité
vraie d'Interrogation et de Fond de Cantine, qui sans cela ne
seraient que de précieux documents sur les façons de sentir
des adolescents de 19 14. benjamin- crjîmieux
95-2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
*
* Ht
CHRONIQUES PARISIENNES, ENNUIS NON
RIMES, par Jules Laforgue (La Connaissance).
Ce premier volume Je nouveaux inédits complétera heu-
reusement celui qui, au Mercure, forme le troisième volume
des Œuvres de Laforgue. Rien de ce qu'a pu produire un
esprit aussi rare ne doit nous être indifférent, et si les petites
chroniques ici recueillies n'ont pas grande importance, elles
rappellent cependant, comme des doigts distraits sur un
piano, quelques thèmes des Poésies et des Moralités. On
ferait un volume pareil, et plus charmant encore, avec les
chroniques de Mallarmé oubliées dans le National, la Der-
nière Mode et quelques journaux. Mallarmé et Laforgue se
relient pareillement à la chronique de Banville. Genre aujour-
d'hui perdu, et tué sous la mitraille des grains de bon sens.
Mais pourquoi M. André Malraux, qui a recueilli ces textes,
ne nous dit-il pas, en une page, d'où ilssont tiréset à quelles
occasions' ils furent écrits ? Je suis peut-être un barbare,
mais ces détails m'intéressent plus que ceux qui concernent
sur la première et la dernière feuilles, le nom de TimpriiTicur,
la quantité du tirage et la nuance du papier.
A. THIBAUDET.
POÉSIES, par Isidore Ditcasse {comte de Lautréamont^,
avec préface de Philippe Soupault (Au Sans Pareil).
Le numéro 3 du Spectateur reprocliait au romantisme d£
livrer le monde aux rêves ; la Direction annonçait pour le
numéro 4 la réponse d'un romantique, que l'on ne décou-
vrit pas. Hugo, le mot ne lui allait guère. Lamartine un peu
plus tard écrivit à Stendhal pour lui demander un renseigne-
NOTES 9 5 3
■ment. Stendhal répond que k romantisme, c'est d'en-
voyer au diable les rêves et les rêveries. Alors Lam-artine
à regret cesse quelque temps d'être romantique.
La dispute n'est pas aujourd'hui plus nette, bien que
Stendhal ait quitté le parti, principalement depuis dix ans,
et que Pierre Lasserre ait repris la thèse d'Isidore Ducasse —
dont les Poésies, on lésait, sont une préface à des poésies pos-
sibles, et la réfutation du romantisme :
Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle
a reculé. Grâce à qui ? Aux Grandes-Tétes-Molies de notre épo-
que. Grâce aux femmelettes, Chateaubriand, le Mohican-Mclanco-
lique... Edgard Poti, le Mameluck-des-Rêves-d' Alcool ; Mathuriu,
le Compère-des-Ténèbres : George Sand, l' Hermaphrodite-Circon-
cis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Lamartine, la
Cigogne -Liirmoyante...
Ce sont des invectives. Ducasse, plus loin, tente, dit-il,
« une vérification ».
*
♦ »
La voici :
Vous qui entrez, laissez tout désespoir.
Les enfants qui naissent ne connaissent rien de la vie, pas même
la grandeur.
La jeunesse écoute les conseils de l'.îge mûr., Elle a une confiance
illimitée en elle-même.
Si la morale de Cléopâtre eut été moins courte, la face de
la terre aurait changé ; son nez n'en serait pas de^'eDU plus long.
L'homme est un chêne. La nature n'en compte pas de plus
robuste. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour le défendre. Une
goutte d'eau ne suffit pas à sa préservation.
Le jeu n'est pas neuf. Il n'est pas inorfensif non plus,
il prend assez naturellement les traits intellectuels d'un
Tice.
Exactement il implique que les phrases — et en particu-
lier cette espèce, que l'on appelle singulièrement des pen-
954 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sées — sont de même pâte que les idées, de sorte qu'il suffit
de retourner l'ordre des mots pour avoir leur sens retourné.
Une nouvelle maxime porte un témoignage opposé au
premier, mais qui ne peut manquer d'être aussi pressant,
aussi prégnant — n'étant pas autre, mais le môme.
Il s'agit dans les Poésies d'une démonstration par l'absurde.
Si le langage, suppose à peu près Ducasse, était ce que
vous pensez, il faudrait dire...
*
* *
Toute doctrine littéraire se fonde sur une théorie du lan-
gage. Il faut savoir si l'instrument est sûr — l'aifûter peut-
être, le redresser, le garder de la rouille ? Les romantiques
en général lui font confiance, ils en sont plus tranquilles
pour chercher des herbes inattendues. Hugo appelle le mot :
verbe. Ce n'est plus cette matière difficile à réduire, il semble
que le langage par nature porte sens, il est de la race de la
pensée. Premier effet d'une doctrine paresseuse, qui ne croit
guère aux objets. Si le romantisme tient de Jean-Jacques une
image des passions, bien plus sûrement il reçoit de Condillac
la confusion des mots avec les idées.
C'est au milieu de cette confusion que Ducasse pose sa
machine infernale. « Il n'y a rien, dit-il, d'incompréhen-
sible ». Il s'en suit à peu près que l'on n'a plus à penser, les
phrases y suffisent. Un coup de pouce de temps en temps les
fait varier.
L'on pouvait attendre de Lautréamont qu'il apportât
quelque bon sens à démêler la querelle, que l'on a dite. Seu-
lement il semble aussi qu'il n'imaginait aucune littérature,
sauf Maldoror et ce romantisme, qu'il faisait éclater. — N'im-
porte quelle oeuvre possible lui semblait contredite par un
langage de paradis,
JEAN PAULHAN
NOTES 955
EVIDENCES, par Lucien Daudet (à la Sirène).
C'est un petit livret précieux et complexe, perspicace et
triste, ce chapelet de sensAtions aiguës qu'on se garderait bien
de rédiger, qu'on jette en vrac sous quelques titres faits d'un
seul mot sans article ; des notations vibrantes, réduites à
l'essentiel, et dont l'ensemble, arbitrairement arrêté, nous
fait assez bien pénétrer dans une conscience. Pour mettre
en contact une sensibilité et un public, ce genre de livret
tend à remplacer aujourd'hui le livre de poèmes qu'on sent
si lourdement démodé : en ouvrant un recueil de vers nou-
veaux, à la seule vue des lignes inégales, l'œil est déjà fatigué,
s'attend à de vieux rythmes et à de vieilles choses. Il ne
s'agit pas ici de la lassitude d'un lecteur neurasthénique ni
de la chair triste de celui qui a lu tous les livres, il s'agit
simplement des jeunes gens, de ce qui leur paraît à eux-mêmes
propre ou inapte à les exprimer. Ces livrets, qui seront démo-
dés, à leur tour bientôt, paraissent bien la forme actuelle-
ment la plus juste et la plus directe pour accomplir la fonc-
tion poétique, pour exposer aux yeux du public sa marchan-
dise intérieure.
Celui de M. Lucien Daudet ne fera évidemment pas
oublier les Illufitinations, qui demeurent, comme les Trophées
de Heredia, le classique et l'achèvement d'un art. Mais il
contribuera, avec d'autres livres à établir autour de ce chef-
d'œuvre la multiplicité d'un genre, à prouver par là le bon
droit et la légitimité delà tentative de Rimbaud. Bien entendu
je ne vois pas ici d'imitation, et je ne méconnais pas la
figure personnelle. Mais ce n'est pas ma faute si je m'in-
téresse par mécanisme, par profession, à ce qui d'une sensi-
bilité et d'un style tend à cristalliser en genre. Genre dont le
livret de M. Daudet tend singulièrement à éclairer les affinités
6i
95^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec la musique. Tel morceau (très beau et qui me semble
parfait) comme Angoisse est encore tout fluide de la musique
qui l'a déposé, et paraît dessiner, non verbalement mais
intérieurement, les lignes mêmes de quelque lied schu-
mannien où sa destinée irréalisée serait de se fondre.
ALBERT THIBAUDET
*
* *
HISTOIRES EXOTIQUES ET MERVEILLEUSES,
par Pierre Mille (Ferenczi, éditeur).
On retrouve dans ces douze histoires, comme dans les
centaines d'autres qu'a publiées Pierre Mille, tous les dons
de conteur de Fabliaux d'une part et de reporter d'autre part
qui font son originalité et restent' l'essentiel de son art.
Comme le clerc ou le chante-histoires du xiii^ siècle, il puise
dans la tradition orale, dans le riche fond des « bonnes his-
toires » de nos provinces, et du folklore juif, colonial ou
musulman, et il transcrit ces récits en les ornant de consi-
dérations morales, philosophiques ou sociales, en les enri-
chissant d'idées générales. A la façon du fait-diversier du
x\e siècle, il réussit à faire voisiner et à fondre ensemble le
quotidien de l'existence et l'unique de l'aventure.
Pierre Mille peint les aventuriers tels qu'ils sont, tous nos
Stevensoniens d'aujourd'hui les peignent tels qu'ils devraient
être.
Quant à l'influence anglo-saxonne, souvent apparente, et
même agressive, elle n'est pas, si l'on y regarde à deux fois,
plus profonde chez lui que dans ces vieux villages français
du front picard, où tout ce que les Britanniques ont enseigné
à nos ruraux en cinq ans de cohabitation, c'est à épicer
de quelques ^/V/i'/^i notre bœuf bouilli national.
BENJAMIN CRÉMIEUX
*
* *
NOTES 957
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI, au Vieux-Colombier.
Le Vieux-Colombier, désireux de marquer une fois de
plus quelles sont les sources où il puise sa force, vient d'ou-
vrir sa troisième saison avec le Médecin malgré lui. Les pro-
cédés de mise en scène sont les mêmes que ceux des Four-
beries, et c'est précisément l'absence d'innovations techni-
ques qui fait l'intérêt de cette représentation, puisqu'elle per-
met, tout effet de surprise passé, de mesurer la fécondité du
parti adopté par Copeau. Nous avons donc retrouvé le tré-
teau, cette plateforme en bois qui occupe le milieu de la
scène et que des marches réunissent au plateau. Ainsi suré-
levés etisolés, les personnages comiques acquièrent des pro-
portions au-dessus de l'échelle humaine. Le jeu du visage
s'efface ; par contre les gestes prennent une ampleur et un
accent tels qu'on les imagine chez les acteurs masqués de
4'antiquité. Ce n'est pas que les finesses soient sacrifiées,
mais elles changent de nature et diffèrent de ce qu'on a
l'habitude de voir au théâtre, comme le plein air diffère
d'une atmosphère d'intérieur. C'est l'optique de la rue et par
conséquent du théâtre forain. On pourrait objecter que
Molière avait dépassé, dans presque tout ce que nous possé-
dons de lui, ce stade de l'art scénique. C'est exact ; aussi,
dans les représentations données sur le tréteau, les parties
de comédie pure pâlissent-elles un peu devant les parties de
farce. La bouffonnerie l'emporte souvent sur la gaieté et la
bonne grâce ; mais, pour réagir contre l'abâtardissement du
théâtre, il saute aux yeux que c'est bien dans ce sens qu'il
' faut marcher. Les figures que dressent devant nous les comé-
diens du Vieux-Colombier ne s'effacent plus de nos mémoires,
tant elles ont de caractère et de relief. Que le bûcheron
Sganarelle prenne la silhouette formidable du Grand Pan
lui-même, cela vaut certes mieux que s'il se rapetisse à
l'image d'un professeur de diction. C'est surtout dans les
958 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
rôles secondaires, doués par eux-mêmes d'une existence plus
falote, qu'apparaît tout le bénéfice d'une mise en scène aussi
vigoureuse. Là, l'invention triomphe et l'on ne saurait énu-
mérer les trouvailles amusantes. D'ailleurs le tréteau n'eùt-il
d'autre utilité que d'imposer au jeu la symétrie classique, on
en tirerait un avantage qui n'est pas mince. Ces balancements
du dialogue de Molière, ces effets qui se répondent, toute
cette architecture de répliques et de gestes paraît d'une
ordonnance un peu rigide et gênante sur une scène où
régnent, à quelque degré que ce soit, nos habitudes réa-
listes. Au Vieux-Colombier, la configuration même du sol
sur lequel évoluent les acteurs les pose d'une manière si
nette et dans un style si déterminé qu'ils peuvent ensuite se
laisser aller à toute leur fantaisie. Ils s'y laisseront aller de
plus en plus, à mesure qu'ils s'accoutumeront davantage à
leur nouveau terrain. La sévérité est dans le point de départ
et non à la surface ; ainsi seulement elle féconde le jeu au
lieu de le glacer.
JEAN SCHLUMBERGER
*
* *
■ LA SURPRISE DE L'AMOUR, de Marivaux au
Vieux-Colombier.
Représenter du Marivaux est devenu, à notre époque de
profonde indifférence à la peinture des sentiments, une
entreprise presque téméraire. Tout ce qui n'est pas, au
théâtre, immédiatement pathétique, tout ce qui ne fait pas
effet en bloc sur notre émotivité, tout ce qui se présente
comme analytique, déductif. partant comme progressif,
décourage notre attention et nous paraît pure chinoiserie.
La vérité de ce qui n'impressionne pas d'abord ne saurait
plus être reconnue.
Nous sommes devenus tellement sensibles, et à tant de
choses, nous avons laissé la nature matérielle prendre sur
I
NOTES ^5^ i
nous un tel empire, nous acceptons d'elle tant d'ivresses, nos
sensations nous sont déjà une source de si grand délire, que [
nous avons perdu tout intérêt pour les sentiments propre- |
ment dits, que nous ne croyons plus en eux, je veux dire à *
leur pureté, à leur indépendance, à leur réalité abstraite. i
Nos nerfs sont trop vite ébranlés; nous n'avons plus la \
patience d'attendre que notre cœur le soit tout seul. Et si
quelqu'un nous montre ses mouvements propres, autonomes,
nous l'accusons de les supposer. i
Il est vrai que la psychologie de Marivaux a quelque ;
chose de plus strictement technique qu'aucune autre. Elle ' ;
porte sur le seul phénomène de l'amour et le décrit d'une ;
manière quasi-scientifique, en faisant abstraction des indivi- {
dus qui peuvent en devenir le sujet. C'est à peu près comme
Descartes croyait pouvoir étudier les passions. Il n'y a, chez
Marivaux, pour ainsi dire pas de caractères : il prend les
types tout faits de la Comédie Italienne et loin de chercher
à les particulariser, il les appauvrit encore, si possible, de
leurs prérogatives traditionnelles pour en faire les récep-
tacles neutres et vides d'un sentiment dont son ingéniosité
passera toute à analyser les seules intrinsèques variations.
Un tel parti-pris d'épuré entraînerait à coup sûr de la séche-
resse, si l'analyse ne se trouvait être presque constamment
d'une vérité miraculeuse et ne restituait par là au spectateur
tout au moins un personnage vivant, à savoir lui-même, qui
assiste, qui écoute et qui ne peut faire autrement, s'il a
jamais éprouvé l'amour, que de se reconnaître à chaque
mot. Si le lieu de la pièce, chez Marivaux, reste toujours
indéterminé et comme idéal, c'est au fond parce qu'elle se
déroule au dedans de nous, parce qu'elle n'est rien de plus
que l'éclaircissement, la mise en marche et en activité, de
nos propres passions. Nous n'avons pas à la situer, parce
que nous la .portons en nous, ou mieux, parce que, sous
l'appel de sa constante évidence, nous nous portons sans
960 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
cesse instinctivement à sa suite, lui fournissant la masse sans
laquelle ses nuances risqueraient par moments de demeurer
« en l'air ». 11 y a ainsi un échange continuel de réalité et
comme une alimentation réciproque entre le texte et nous-
mêmes.
Toutefois il ne faudrait pas, par trop d'insistance sur ce
point, faire oublier le caractère très nettement objectif du
théâtre de Marivaux. Notre âme n'y monte pas en scène
toute seule ni toute simple. Elle subit à tout le moins un
dédoublement. Même si des traits nettement personnels ne
les distinguent pas, les personnages restent indépendants,
représentent des forces différentes, et même le plus souvent
antagonistes, ou tout au moins n'opérant pas dans le même
champ. Le drame que Marivaux recherche et cultive avec
une prédilection infatigable, c'est la rencontre entre ces deux
somnambules que sont toujours deux vrais amants. Nous les
voyons arriver au-devant l'un de l'autre, chacun avec ses
rêves, ses désirs, ses espoirs, ses ignorances, ses suppositions.
Chacun est gouverné, presque comme un pantin, par les
grandes lois aveugles et quasi-mécaniques de l'amour : il
heurte l'autre, il trébuche sur lui ; mais ce ne lui est
d'abord qu'un prétexte à divaguer tout seul ; il faut qu'il
en passe par toutes les folies que sa maladie entraîne. Il
croit, il doute, il méconnaît, dans une symétrie et dans
une contrariété touchantes avec son partenaire. Sa soif de le
comprendre n'a d'égale que son impuissance à le deviner. Son
adresse à prendre le change, et sur lui, et sur soi, la douce
lutte qu'il entreprend avec les ténèbres de son cœur, les
éclaircies qu'il obtient, puis de nouveaux nuages, le fil qu'il
perd, mais retrouve, l'autre âme d'abord comme par hasard,
comme en songe, entrevue, puis effleurée, enfin définitive-
ment saisie et qui tendrement, à ce contact, elle aussi, se
réveille de sa propre absence, — tous ces mouvements
forment les véritables et seules péripéties du drame auquel
NOTES 961 •
Marivaux tente de nous intéresser. Je ne crois pas faire preuve jj
de coupable délicatesse en avouant que c'est au monde celui i
pour lequel je me sens capable do me passionner davantage. i
Les méthodes mêmes de mise en scène du Vieux-Colom- |
hier étaient faites pour donner au texte de Marivaux ce vif ,.(
dépouillement et, si l'on peut dire, ce relief dans le vide,
qu'il comporte naturellement. Une simple statuette de
l'Amour, au-dessus du banc circulaire où venaient s'asseoir \
les personnages, formait comme le commun pivot de leurs j
âmes. — Un peu plus de force, d'entrain, de passion chez
Lélio eussent peut-être été nécessaires pour donner à la
pièce, et en particulier au 2^ acte, son vrai mouvement. La f
Comtesse fut excellente. ■
J.\CQ.UES RIVIÈRE '
LE MAITRE DE SON CŒUR, pièce en trois actes,
par Paul Raynal, à l'Odéon.
Il n'est peut-être pas encore trop tard pour signaler la
pièce de M. Raynal que l'Odéon a monté à la fin de la saison
dernière et qu'il a eu l'heureuse idée de reprendre ces temps-
ci. Le Maître de son cœur est une comédie dramatique à trois
personnages : deux hommes liés d'une forte amitié, le
plus jeune épris d'une femme, qui s'éprend à son tour de
l'aîné ; bien que celui-ci ne soit pas insensible à ce senti-
ment, son amitié est la plus forte ; il veut contraindre la
femme qui lui plaît de se donner à son jeune ami ; elle est
sur le point d'obéir, quand une révolte de sa pudeur fait
éclater la vérité et provoque le dénouement tragique.
Une partie de la presse a crié à l'invraisemblance ; c'est
souvent signe que l'auteur a mis en œuvre quelques éléments
plus neufs et plus vrais que ceux dont les pièces courantes
sont construites. Ce qui frappe au contraire dans ces trois
actes, c'est la fermeté du dessin et la vérité des personnages.
9^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Si le plus jeune des deux amis n'est guère que l'amoureux
délirant du répertoire, les deux autres figures sont des créa-
tures existantes. On peut en faire le tour ; elles continuent
de vivre en dehors des instants où elles paraissent sur la
scène. 11 était hardi de montrer une femme, sur le point de
céder à un amoureux, se laisser fasciner par la tendresse un
peu narquoise d'un homme qui ne la sollicite pas et reporter
sur lui tout ce que l'autre a éveillé de sentiments ; et
M. Raynal a conduit la scène avec une sûreté si délicate que
rien ne paraît invraisemblable dans ce glissement. (Je dis
hardi par rapport aux conventions sentimentales dont vit
notre scène, car enfin tout le théâtre de Marivaux est fait de
cette sorte de revirements.) J'ajoute que le public payant ne
semblait pas du tout déconcerté et qu'il ne marchandait pas
ses applaudissements. Il n'a pas regimbé non plus à l'idée
qu'un homme, incapable de grands emportements, repousse,
par simple fidélité amicale, une femme qui s'offre à lui et
pour laquelle il a du goût.
Il y a certainement chez M. Raynal une curiosité des sen-
timents, utie invention et une grâce dans l'art de les rendre
intelligibles qui permettent d'attendre de lui les plus belles
choses. Mais si les matériaux de son œuvre sont bien à lui et
ne manquent pas de noblesse, le dialogue est surchargé d'or-
nements, de métaphores qui souvent le gâtent, et l'atmosphère
de la pièce est encore, à bien des égards, celle dont vit le
théâtre des boulevards depuis Amoureuse. C'est du « Théâtre
d'Amour », avec ses éternels oisifs qui ont pour seul intérêt
dans la vie quelques petits événements de cœur ; et le coup
de revolver qui termine la pièce nous a rappelé de bien
mauvais souvenirs. On respire un air de salon, où trop de
dames ont laissé leur parfum et trop de messieurs l'odeur de
leur cigarette ; il serait temps d'ouvrir les fenêtres, et la sin-
cérité nous plairait mieux dans un autre endroit. Cette
remarque ne touche d'ailleurs qu'à ce qu'il y a de plus exté-
LES REVUES 963 }
rieur dans Le Maître de sou Cœur et l'on ne songerait pas à la \
formuler si la pièce ne révélait tant de qualités probes et )
fortes. \
JEAN SCHLUMBERGER I
* *
LES REVUES
INVENTION DE LA TIMIDITÉ
Mérimée, qui se reconnaissait cinq âmes différentes, serait étonné :
Bourget ne parle pas de lui d'autre manière que ne fait André Thérive,
ou même Daniel Lesueur. « Sensibilité rentrée », dit-on, ou : « un
émotif rené ».
(Amiel ainsi s'imaginait pierre, arbre ou animal tout aussi bien
qu'homme : pourtant à qui le fréquentait les traits humains les
plus simples paraissaient le cerner, A quoi tiennent beaucoup de dé-
ceptions.)
M. Dugas écrit, d'une façon singulière, dans le Mercure du
ler octobre :
Sa timidité fut, comme une vocation sentimentale, déterminée par un
coup de foudre.
Le coup de foudre, c'est Mérimée découvrant à cinq ans, que ses
parents ne le prennent guère au sérieux.
LA NOUVELLE ET LE ROMAN
Mérimée qui ne croyait guère aux causes, il semble encore qu'il
n'existe pas d'écrivain plus aisément explicable. L'on déduit ainsi de
sa première timidité ses goûts d' «aficionado », un cynisme mêlé
de sévérité, et jusqu'à ceci qu'il a composé des nouvelles, M. Paul
Bourget écrit dans la Revue des Deux-Mondes du 15 sep-
tembre :
L'habitude du contrôle intérieur devait le suivre dans l'emploi de
ses facultés, quelles qu'elles fussent. Visiblement il a répugné à l'expan-
sion de son génie de conteur, comme à toutes les autres. Poète, il eût
9^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
choisi la rigueur concise du sonnet ; dramaturge, la pièce en un acte. Con-
teur il a trouvé dans la Nouvelle une forme adéquate à son attitude coutu-
mière de rétraction.
et plus loin :
Marquons un autre motif qui a cantonné Mérimée dans l'art de la nou-
velle. Le romancier, se voulût-il comme Flaubert absolument objectif et
indifTérent, ne peut pas éviter l'indication des causes... Le romancier
ressemble au botaniste qui vous montre, avec son terreau et ses racines,
la plante dont le nouvelliste cueille une fleur pour vous la présenter
isolée. Ces racines, le botaniste les voit. Il les touche. Le romancier, lui,
ne peut que les supposer. Indiquer des causes, c'est toujours formuler une
hypothèse, quand il s'agit des actions humaines. Par suite, c'est prendre
parti, c'est, implicitement ou explicitement, conclure, donc juger. Aucun
romancier n'a jamais échappé à cette loi du genre. Flaubert, pour citer de
nouveau ce doctrinaire de l'impassibilité, juge M'"" Bovary, quoi qu'il en
ait. Il juge Frédéric Moreau. Il juge Bouvard et Pécuchet. Q.uand il disait
à Maxime du Camp, après la guerre de 1870 et la Commune : « Tout cela
ne serait pas arrivé, si on avait compris l'Éducation sentimentale, » il ne
proférait pas, comme l'a cru son ami, une phrase ambitieuse d'illuminé
littéraire. Il avouait tout haut qu'il avait entendu faire dans ce livre un
diagnostic social.
Mais s'il est vrai que le roman traite naturellement des causes, la
tentation aurait fort bien pu venir à Mérimée de jouer la difficulté et
composer un roman sans causes ; exerçant ainsi dans les conditions
qui pouvaient le mieux le mettre en valeur ce contrôle intérieur,
auquel il se plaisait. Telle est la faiblesse de toute explication psy-
chologique : elle peut avoir été tournée. — Ou si le romancier
encore évite de juger :
h
*
* *
GIDE, DOSTOIEWSKY
Suarès écrit de Dostoïewsky, dans Les Ecrits Nouveaux (sep-
tembre) : i
La vraie vertu de l'homme, comme de l'artiste, est de se rendre objet, .
et d'être objet le plus possible : enfin d'être pour lui en lui, comme il j
est lui-même. Compatir n'est plus, alors, cette vague mollesse d'une
charité qui ne distingue rien, où il y a bien moins d'amour que d'aban- i
don*. Compatir consiste à communier dans la vie. Qju'est-ce bieu que cette ,
i
}
'™
LES REVUES 965
vertu, sinon la suprême intelligence ? Elle est l'amour intellectuel dans
toute son étendue.
Grâce i cette imagination de l'objet, grâce à cette connaissance amou-
reuse, chez Dostoïewski on assiste à la création d'un monde. Les jeunes
gens de Dostoïewski sont le centre chacun de l'univers, et pour eux,
comme pour l'univers même, la question est d'être ou ne pas être. Par là,
il a rendu comme personne le drame de tous les jeunes gens, de tous
ceux au moins qui ont quelque génie : car le jeune homme, en passion ou
en poésie, est un dieu ingénu qui se met lui-même en demeure de tout
créer, en créant sa propre vie ; et s'il ne croit pas à soi-même, il ne peut
croire à la réalité du monde. '
et François Le Grix, dans la Revue Hebdomadaire (ii sept.) écrit <'
sur la Symphonie pastorale : ",
L'art infiniment minutieux de M. Gide, semblable à celui de Racine en
cela, dissimule si bien ses préparations qu'il faut y regarder de près pour
les retrouver. Cette hésitante et brève histoire, qui n'est que celle d'un
même intime secret d'amour, découvert, puis tu, puis avoué par le pas-
teur, par sa femme, par leur iils Jacques et par Gertrude, il faut bien, pour
n'en pas détruire l'intimité, que ce soit par le Journal du pasteur qu'elle
nous soit contée. Mais pour en resserrer encore l'effet, — car ces nuances,
ces demi-teintes pourraient contribuer à une impression de lenteur, — ce
journal de deux années est écrit en quelques semaines. Le pasteur le com-
mence au passé ; il l'achève au présent ; dans l'intervalle, il a connu sa
vérité, celle de Gertrude. Ainsi la lente démarche et la rapidité que son
sujet réclamait et qui semblaient s'exclure, M. Gide a su les neutraliser
l'une par l'autre et les concilier...
Un commentateur s'avisait, il y a quelques jours, que l'ironie de
M. André Gide ne connaissait de rivale que celle de M. Anatole France.
Il estdifScile de se méprendre plus complètement, et M. Gide a dû être
bien étonné de s'entendre louer de son ironie. Les séductions incomparables
de M. Anatole France sauraient-elles empêcher ce qu'il peut y avoir d'un
peu élémentaire, pour ne pas dire primaire, dans un parti-pris sans in-
quiétude, dans un sourire installé, fût-ce celui de Voltaire. Que M. Gide
est loin de ce parti-pris ! Que son sourire est fugace ! Tout interroger ce
n'est pas douter de tout, pas plus que tout comprendre n'est tout croire.
C'est encore moins ne croire à rien.
966
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
CHAMP-DE-MARS
Dans Action (Octobre), ce poème de Raymond Radiguet
Monnayer l'or des couchants I
Que les clairons militaires
Berceurs du stérile champ
Ensemencent d'autres terres
Oreille insensible aux chants
Qui s'envolent de Cythère
Je suis devenu méchant
A force de battre l'aire
Le temps est un laboureur :
Rides tracées sans charrue
Vaine d'un astre empereur
Car son Pégase qui rue
Ne pattrrait voir sans horreur
Fleurir les chansons des rues
MEMENTO
Le premier numéro de l'EsPRrr nouveau, revue d'esthétique, a paru,
« L'art, écrit Paul Dermée, a ses lois comme la physiologie ou la phy-
sique : nous suivrons les travaux d'esthétique de laboratoire avec autant
de curiosité que les expériences librement instituées dans leurs œuvres par
les artistes. *
Bissière parle de Scurat ; Ozenfant et Jeanneret des Lois de la Plastique ;
André Salmon de Picasso ; Tokine du Cinéma ; Le Corbusier Saugnier de
l'architecture ; Paul Dermée des fondements psychologiques du Lyrisme.
Le Mercure de France (ler septembre) :
Souvenirs de mon commerce : au bras de Guillaume Apollinaire, par André
Rouveyre.
La Revue Rhénane (novembre) :
La Légende de Saint-Christophe, par Henri Lichtenberger.
*
* •
J. P.
TABLE DES xMATIÈRES
CONTENUES DANS
LE TOME XV (Juillet-Décembre 1920)
ROGER ALLARD
Sonnets de guerre, par Henry Ccârd . . 117 (LXXXII)
Pensées d'utu Amazone, par Natalie Clif-
fordBarney 123 (LXXXII)
G. Q. G. Secteur l,\yiT j<:an de Picrrcîau. 136 (LXXXII)
Cinématoma, pâT i/iax Jacob .... 327 (LXXXIII)
Les Bucoliaues et la Copa de Virgile, par
Ernest Rayuaud 454 (LXXXIV)
Poww, par Jean Cocteau 603 (LXXXV)
Une Amitié, par Pierre Lièvre. . . . 609 (LXXXV)
Petit manuel du Parfait Aventurier, par
Pierre Mac-Orlan 613 (LXXXV;
Le Journalisme en vingt leçons, par Robert
de Jouvenel 618 (LXXXV)
Les pensées choisies des Rois de France,
recueillies par Gabriel Boissy . . . 618 (LXXXV)
Feuilles de Température, par Paul
Morand 779 (LXXXVI)
Les derniers vers de Paul Drouot. . . 780 (LXXXVI)
La légende des Siècles de Victor Hugo
avec un commentaire et des notes
par Paul Berret 781 (LXXXVI)
Les beaux soirs de l'Iran, par Emile Zavie 788 (LXXXVI)
Mandraç^ore, par J. W. Ewers, traduit
par Marc Henry 789 (LXXXVI)
Peinture communiste ? 857 (LXXXVI I)
Les images du monde, par René Ghil. . 943 (LXXXVII)
Anthologie critique des poètes normands . 946 (LXXXVII)
, ^ GUILLAUME APOLLINAIRE
Couleur du temps 694 (LXXXVI)
LOUIS ARAGON
Toutes choses égales d'ailleurs 346 (LXXXIV)
PIERRE ALBERT-BIROT
Haî-Kais 336 (LXXXIV)
Haï-Kaïs .
JEAN BRETON
32Q
(LXXXIV)
))7
Haï-Kaïs . .
JEAN-RICHARD BLOCH
337
(LXXXIV)
}} 1
Saint Louis, roi
Saint Martin
PAUL CLAUDEL
de France 161
839
(LXXXIII)
(LXXXVII)
Haï-Kaïs.
PAUL-LOUIS COUCHOUD
, 3 3 T
(LXXXIV)
)}'•
968 LA NOUVELLE REVUE
ANDRÉ BRETON
Pour Dada 208
Gaspard de la Nuit, par Louis Bertrand . 455
JEAN BRETON
JEAN-RICHARD BLOCI:
PAUL CLAUDEL
France
AUL-LOUIS COUCHOU
BENJAMIN CRÉMIEUX
Pierre Hamp : Les métiers blessés — La
Victoire viècaiiicicnne 126
Sur la condition présente des lettres ita-
liennes 637
L'Atelier de Marie-Claire, par Margue-
rite Audoux 786
Fond de cantine, par P. Drieu la Ro-
chelle . . 948
Chéri, par Colette 938
Histoires exotiques et merveilleuses, par
Pierre Mille 956
ALAIN DESPORTES
Lettres allemandes : Les pionniers litté-
raires de la France nouvelle, par Ernest
Curtius 626
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
Le retour du soldat 238
CHARLES DU BOS
Note sur Mérimée portraitiste 497
PAUL ÉLUARD
Haï-Kaïs 340
HENRI GHÉON
Les voix qui crient dans le désert, par
Ernest Psichari 132
Autour d'Antoine et Cléopdtre . . . . 319
FR.\NÇAISE
(LXXXIII)
(LXXXIV)
(LXXXII)
(LXXXV)
(LXXXVI)
(LXXXVII)
(LXXXVII)
(LXXXVII)
(LXXXV)
(LXXXIII)
(LXXXV)
(LXXXIV)
(LXXXII)
(LXXXIII)
ANDRÉ GIDE
Si le grain ne meurt (qiiatrièvie fragment) . .
Si le grain ne meurt (cinquièvie fragment) . .
744
8ii
(LXXXVI)
(LXXXVII)
MAURICE GOBIN
Haï-Kaïs
542
(LXXXIV)
MAXIME GORKI
Souvenirs sur Tolstoï
862
(LXXXVII)
BERNARD GRŒTHUYSEN
Lettre d'Allemagne
792
(LXXXVI)
MAX JACOB
Bonnes intentions
489
(LXXX\')
JULES LAFORGUE
Notes d'un agenda
SU
(LXXXV)
TABLE DES MATIERES 0)6^
La douloureuse passion, par Anne-Cathe-
rine Emmerich 616 (LXXXV)
• 744 I
. 811 (
■ 342 (
. 862 (]
;en
• 792 I
• 489
• su
VALERY LARBAUD
Beauté, mon beau souci 61
Poètes espagnols et hispano-américains
contemporains 141
Beauté, mon beau souci... (fin^ 247
Lettres anglaises : La question des angli-
cismes 471
HENRI LEFEBVRE
Haï-Kaïs 342 (LXXXIV)
ANDRÉ LHOTE
Tradition et troisième dimension. . . 619 (LXXXV)
L'Enseignement de Cézanne 649 (LXXXVI)
PIERRE MAC ORLAN
La négresse du Sacré-Cœur, par André
Salmon 607 (LXXXV)
LOUIS MARTIN-CHAUFFIER
La jeunesse de Stendhal, par Paul Arbelet. 344 (LXXXIX")
Anomalies, par Paul Bourget .... (LXXXVII)
RENÉ MAUBLANC
Haï-Kaïs 345 (LXXXIV)
(LXXXII)
(LXXXII)
(LXXXIII)
(LXXXIV)
^ I
i~^ *
^^'
-4i
970 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
HENRY DE MONTHERLANT
Critérium des novices amateurs 383 (LXXXIV)
PAUL MORAND
Feuilles de température 56 (LXXXiy
La fin du tuottde filmée par F Ange N. D.,
par Biaise Cendrars 122 (LXXXII)
Le Chaos européen, par Norman Angell,
traduit par André Pierre ... -599 (LXXXV)
JEAN PAULHAN
Haï-Kaïs. . 329 et 345 (LXXXIV)
Poésies, par Isidore Ducasse 952 (LXXXVII)
JEAN PELLERIN
L'Appartement des jeunes filles ; les feux de
/a 5a/H/-/(;aH, par Roger Allard . . 119 (LXXXII)
La négresse blonde, par Georges Fourest . 125 (LXXXII)
Paul-Jean Toulet 776 (LXXXVI)
ALBERT PONCIN
Haï-Kaïs 342 (LXXXIV)
HENRI FOURRAT
Introduction à quelques œuvres, par Paul
Claudel 458 (LXXXIV)
Chansons 506 (LXXXV)
HENRY PRUNIÈRES
Les S*"/!/ f/;(/«5o;;5 de Malipiero à l'Opéra. 466 (LXXXIV)
YVONNE RIHOUET
Aux ballets russes : Pulcincila . . . . 326 (LXXXIII)
JACQUES RIVIÈRE
Reconnaissance à Dada 216. (LXXXIII)
M. Pierre Lasserre contre Marcel Proust 481 (LXXXIV)
Lii Surprise de r Aviour , au Vieux-Colom-
bier 958 (LXXXVII)
H. P. ROCHE
L'Exposition des Beaux-Arts de Dussel-
dorf 635 (LXXXIV)
JULES ROUMAINS
Ode 673 (LXXXVI)
TABLE DES MATIERES 97 1
GEORGES SABIRON
Haï-Kaïs 335 (LXXXIV)
ANDRÉ SALMON
Vie de Guillaume Apollinaire 675 (LXXXVI)
JEAN SCHLUMBERGER
Lettre à un historien 41 (LXXXII)
Les nuits des ilcs, par R. L. Stevenson,
traduction de Fred Causse-Macl . . 138 (LXXXII)
Le pendu dépendu, de Henri Ghéon . . 614 (LXXXV)
Adorable Clio, par Jean Giraudoux . . 783 (LXXXVI)
Le Médecin niahrê lui au Vieux-Colom-
bier 957 (LXXXVII)
SHAKESPEARE (Traduction d'André Gide)
Antoine et Cléopâtre (Actes I et II) ... . S (LXXXII)
— do - (Actes III et IV) . . . 392 (LXXXIII)
— d- - (Actes V et VI) . . . 878 (LXXXIV)
ALBERT THIBAUDET
Réflexions sur la littérature : Du roma-
nesque 107 (LXXXII)
Réflexions sur la littérature : Les ana-
lystes romands 306 (LXXXIII)
Réflexions sur la littérature : Mémoires. 430 (LXXXIV)
La crise sociale de 1S4S ; les origines de la
révolution de février, par Pierre Q.uen-
tin-Bauchart 4 52 (LXXXIV)
Lou Rampait d'Aram, par Jousé d'Ar-
baud 462 (LXXXIV)
Réflexions sur la littérature : La Sym- v.^v^-x
phonie Pastorale • • 587 (LXXXV)
H. B, par l'un des quarante 602 (LXXXV)
Edmond Jaloux • .' ^°> (LXXXV)
Les terrasses de Tombouctou ; des fantai- tvvv\'-\
S/V5 iM/- r£/^/w/, par Robert Randau . 6ri (LXXXV)
Réflexions sur la Littérature : L'Esthé- vv vvT^
tique des Goncourt 7^5 (LXXX /I)
La bibliothèque Scandinave 7^9 (LXXX\ I)
Réflexions sur la Littérature : Le groupe
deMédan 925 (LXXXVII)
La Chair et le Sang, par François ,^ v'w.rnx
Mauriac 94 1 (LXXXVII)
62
972 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Chroniques Parisiennes, Ennuis non
rimes, par Jules Laforgue .... 952 TLXXXVII)
Evidences, par Lucien Daudet . . . . 955 (LXXXVII)
JULIEN VOCANCE
Haï-Kaïb 333 (LXXXIV)
XXX
Les revues 153 (LXXXII)
Les revues 483 (LXXXIV)
Les revues 645 (LXXXV)
Les revues 805 (LXXXVI)
Les revues 961 (LXXXVII)
NOTE
Le mémento bibliographique que nous avions cou-
tume de donner sur cette page prendra place désormais dans
les feuilles d'annonces rouges que l'on trouvera au début de
chaque numéro.
LE GERANT ; GASTON GALLIMARD.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
311
LE
CARNET
DES ÉDITEURS
974
LA NOUVELLE FRANÇAISE
Gabriel Nigond : GONE, roman, i vol. in- 12 de
248 pages (tirage de luxe : dix exemplaires sur
hollande) '.
C'est assurément l'œuvre maîtresse de l'auteur des Conta
de la limousine qui est aussi le poète exquis de VOnihrc des
Pins.
Dans le cadre, familier à l'auteur, d'une vallée de la
Creuse, étincelantc de reflets d'eau vive et de feuillages
légers, puis à Venise, puis dans un village montagnard de la
Savoie, enfin dans son pays natal où elle revient finir sa vie
de légende, nous voyons se dérouler l'histoire étrange d'An-
tigone de Jambune, dernière fleur d'une race épuisée.
Un ardent désir de vivre la dévore, que vient enflammer
une passion romanesque, sans objet précis, et qui se nourrit
d'elle-même.
Toute petite encore, Gone, entre une baignade en Creuse
et une partie de pèche, s'est éprise de la Nouvelle Héloîse et
de son amoureuse rhétorique. Désormais elle respire par la
bouche pensive de la triste Julie et tous ses sentiments, exal-
tés jusqu'à la folie, obéissent au fantôme de Jean-Jacques.
C'est le philosophe voûté, à la perruque étroite et aux sou-
liers à boucles qui la coqduit au terme de son destin.
Comment lire sans émotion les préparatifs du mariage de
Gone, sa crise dernière de folie, et sa mort merveilleuse au
cœur de l'incendie de la vieille demeure natale. On songe à
Charles Nodier. M. Gabriel Nigond possède tous les donsdu
conteur, la grâce naïve, la saveur rustique et légendaire de
l'imagination, la fantaisie ornée et surtout, ce qui n'appar-
tient qu'aux poètes, la force lyrique qui entraîne le lecteur.
I. Paris, Société d'éditions littéraires et artistiques. Librairie
P. Olkndorff, 50, rue de la Chaussée d'Antin.
LE CARNET DES ÉDITEURS 975
André Obey : L'ENFANT INQUIET, roman, i vol.
in-i2 de 212 pages (tirage de luxe : 12 exemplaires
numérotés sur Hollande von Gelder) '.
Le premier ouvrage de M. André Obey, le Gardien de la
Fille, avait reçu l'accueil le plus favorable de la critique, qui
avait unanimement salué le début d'un jeune écrivain, par-
ticulièrement doué, semblait-il, pour rendre les nuances les
plus délicates de la sensibilité.
Ses qualités n'ont pas tardé à s'affirmer. Avec VEnfant
inquiet c'est le roman de l'adolescence qu'après tant d'au-
tres, M. André Obey a voulu écrire, ce roman que tout
écrivain sensible porte en soi, mais dont bien peu savent
nous faire goûter le charme trouble et délicieux. Le sujet est
le plus simple qui soit, et les détails ont cette saveur parti-
culière d'autobiographie dont le lectenu' d'aujourd'hui est
si friand.
Dans l'âme d'Arnaud, le héros du livre, s'éveille tour à
tour, le sentiment de la nature, de la mélancolie, de la joie,
de l'amour, enfin de la douleur, avec la première peine de
cœur du collégien sentimental.
On goûtera, en particulier, les scènes de l'Ecole de
musique, le Diuianche de Pâques et surtout le dialogue si
subtil, d'une atmosphère si juste, intitulé au Jardin des
arbres.
Mais le roman de M. André Obey offre encore un sens
profond. Sous une apparence ironique et fantaisiste, il pose
le vieux problème de l'instinct naturel et de la sensibilité
enfantine en lutte avec la société et la famille.
I. Librairie des Lettres, Paris, 15, rue Séguier.
97^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Marœl Willard : TOUR D'HORIZON ; avec des-
sins de Raoul Dufy '.
Voici le premier livre de M. Willard. Ce n'est pas une
crise de croissance, mais l'œuvre d'un écrivain qui n'a
voulu publier qu'après avoir tout discerné en lui, appris à
penser, dompté sa frénésie et accepté de ne nous restituer sa
science qu'après un long labeur. Des proses et des poésies
commentées par le charmant crayon de Dufy, écrites avec
une même volonté, nerveuse et tendue à se rompre, qui en
fait l'unité. Du surconscient en attendant le subconscient :
dans cette fermentation organisée, parfois une douce trêve
mallarméenne :
L'aurore est-elle ? N'est-elle
promesse de lumière éternelle
aile du jour folle aile
le couvant sur amour vœu d'amour ?
Oh ! jour f^mé que douter de soi dccolore !
De cette écriture concise et intolérante comme une devise,
trop précieuse peut-être, la tension est telle que la méta-
phore n'y peut plus vivre. On se prend à le regretter, sur-
tout après la lecture de Lieu commun où s'humanisent
un instant ces paysages cérébraux.
Tout alentour, comme au hasard, dos à dos des sièges, seuls...
Des corps interposés entre deux uniformes. Seuls... Le couple. Elle
et Elle. Lui et Lui. Le Ventre au centre mobilier se chauflfe. Deux
ou trois êtres collectifs en formation.
Il y a lieu de s'arrêter à' ce livre ; à chaque page on trou-
vera le signe d'une vocation.
I. Au Sans Pareil, 37, avenue Kléber, Paris,
LE CARMET DES ÉDITEURS ,. 977
André Billy : BARABOUR ou L'HARMONIH UNI-
VERSELLE, Roniair.
Est-ce bien un roman ? N'est-ce p.is plutôt un essai de
destruction du roman, considéré comme un ensemble de
conventions littéraires périmées ? « Faire sauter le roman
français, et qu'il retombe en pierreries brûlantes, écrit l'auteur,
quel rêve ! » Œuvre déconcertante, agressive, toute chargée
d'ironie et de désenchantement, Barabotir indique chez
André Billy une position bien arrêtée vis-à-vis de ce qu'on
pourrait appeler « la vieille littérature ». Il en utilise en riant
les recettes, mais dans le même instant il les bafoue : celles
du roman policier et du roman d'aventures, celle du roman
psychologique et du roman philosophique surtout. Et ce
mélange étourdissant est le plus curieux et le plus amusant
qu'on puisse rêver. Dadaïsme ! dira-t-on. Peut-être, par
certain côté, à condition que le Dadaïsme ne soit au fond
qu'un aspect de l'universelle inquiétude. Mais il ne faut pas
s'y tromper : Barahour est plus et mieux. Ce roman se rattache
par sa forme alerte et toute classique à la meilleure tradition
des conteurs français. On parlera de Voltaire à propos de ce
récit où sont raillés les entrepreneurs de religions univer-
selles, dans la personne de Barabour, millionnaire qui se
dépouille de sa fortune au profit du premier venu, avide de
découvriras lois de l'harmonie universelle parmi les masses,
et dans la personne aussi de ce singulier Vivelésétasunidasi
qui, d'esprit trop paresseux pour disputer des principes, croit
de toutes ses forces à la toute-puissance des mots. \'raiment,
Barahour nous donne l'impression d'une fantaisie joyeuse et
féroce de quelque Jérôme Coignard qui aurait fréquenté
Chesterton, le grand mystique. Il se dégage de ces pages une
volonté d'orienter la race vers plus de logique et de clarté,
et d'émanciper le roman de la tutelle des genres usés.
JE.\K DES BONNEPEUILLES
I. La Renaissance du Livre, 78, Boulevard S'-Michel. Un vol. in-
18 Jésus. 6 francs.
Pour produire leurs livre?, les 'Kdi-
tcurs sont OBLIGATOIREMENT TRI-
BUTAIRES de trois industries : celle du
Papier, celle de l'Imprimerie, celle du
Cartonnage.
Sur les prix de 1914, l'Industrie du Papier
a des majorations de 800 à 1.300 pour cent
(suivant la nature).
Sur le prix de 19 14, l'Imprimerie (suivant
l'importance des tirages ou des réimpres-
sions) a des majorations de 300 à 500 pour
cent.
Sur les prix de 1914, l'Industrie du
Cartonnage a des majorations de 4 k 500
pour cent.
Comparée aux augmentations de toutes choses
Celle du livre est la plus réduite
L'ancien livre à 3 fr. 50 n'a pas subi
100 OjO de majoration
,TJC.,-.t ^iUMA^Al
ll^A^M e^r^v
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I . 3oo %
I . 200 %
I.IOO %
1 . 000 %
900 %
800 %
700 %
500 %
La courbe figurée par des croix représente la luajoiation syndicale moyenne
du prix des livres de littérature.
ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
iiHuiNG LICT p£B 1 I94Q
AP La Nouvelle revue française
20
N85
1. 15
■' PLEASE DO NOT REMOVE
b CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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