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Full text of "La Nouvelle revue française"

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LA      NOUVELLE 

REVUE     FRANÇAISE 


V 


LA    NOUVELLE 

REVUE  FRANÇAISE 

REVUE      MENSUELLE 

DE  LITTÉRATURE  ET  DE  CRITIQUE 


TOME    XV 


PARIS 

3  5    &   3  7,    RUE    MADAME,    35    &    37 

1920 


3.0 
■115 


SHAKESPEARE  : 

ANTOINE   ET   CLÉOPATRE 


ACTE    I 


SCENE   PREMIERE 

Philo\.  —  Parbleu  cet  cngoùment  de  votre  chef, 
passe  la  mesure  !  Ces  regards  altiers  qui  sur  les  rangs 
pressés  des  légions  combattantes  étincelaient  pareils  à 
Mars  dans  son  armure^  désormais  détournés  et  soumis, 
inclinent  leur  dévotion  vers  un  front  basané.  Ce  cœur 
(dominateur,  dont  les  larges  battements  dans  l'ardeur  de 
la  mêlée  faisaient  sauter  les  boucles  de  sa  cuirasse,  à 
présent  renonçant  sa  vertu  n'est  plus  qu'un  éventail 
entre  les  mains  de  l'Egyptienne  pour  attiser  et  calmer 
ses  chaleurs  de  gipsy...    '<-^.  ^-*^  A  .  I  J 

Tenez  !  voyez-les  qui  s'avancent.  Examinez-les  bien 
et  reconnaissez  seulement  un  des  trois  piliers  du  monde 
dans  ce  fou,  ce  hochet  à  putain.  Regardez  ! 

Cléopatre.  —  Si  c'est  vraiment  l'amour,  jusqu'où 
s'étend-il,  dites  ? 


6  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Antoine.  —  Fi,   du  piteux  amour  qui  se    laisserait 

mesurer!  -  ^.xn  < 'J-l  >.uà:>-  u--     ï    h  <!■<■-■' .■ 

v  ■-•■   •     '  ' 

Cléopatre.  —  Je  veux  poser  la  borne  à  l'extrémité 
d'être  aimée. -,       ^  .      ,  '  ,^ 

Antoine.  —  Alors  inventons  sous  des  cieux  neufs 

quelque  terre  inconnue. 

(Entre  un  scn'iieur.) 

Serviteur.  —  Nouvelles  de  Rome,  mon  bon  Sei- 
gneur. 

Antoine.  —  Quel  ennui  !...  Résume.  , 

Cléopatre.  — Mais  écoutez-les  donc,  Antoine  î'Qui 
sait  !  Fulvie  peut-être  bien,;  s'irrite.  ,  Peut-être  qu'Oc- 
tave, ce  nouveau  César  au  blanc  bec,  mande  des  ordres 
souverains  :  «  Qu'Antoine  aille  ici;  Qu'il  agisse  ainsi. 
Qu'il  s'empare  de  ce  royaume  ;  qu'il  le  libère.  Qu'il 
m'obéisse  ou  qu'il  soit  condamné.  » 

Antoine.  —  Calmez-vous,  mon  amour. 

Cléopatre.  —  Qui  sait  !  Et  même  cela  me  paraît 
probable  :  c'est  peut-être  votre  congé  que  César-Octave 
vous  envoie  :  il  ne  faut  pas  que  vous  demeuriez  ici  plus 
longtemps.  Prêtez  Toreille,  Antoine.  Ecoutons  la  som- 
mation de  Fulvie...  je  voulais  dire  :  d'Octave.  — Faites 
entrer  les  messagers.  —  Aussi  vrai  que  je  suis  reine 
d'Egypte,  vous  rougissez,  Antoine,  et  ce  sang  sur  votre 
visage  rend  hommage  à  César...  Non  !  c'est  de  confu- 
sion qu'il  rougit,  lorsque  le  réprimande  la  voix  stridente 
de  Fulvie.  —  Allons  !  ces  messagers  ! 

Antoine.  —  Puisse  le  Tibre  te  dissoudre,  Rome  !  et 
l'arche  immense  du  naissant  Empire  crouler  !  Voici  mon 
univers...  Les  royaumes  sont  de  l'argile  et  ce  même 
limon    fangeux    nourrit     indifféremment    la    bête    et 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE  ET   CLEOPATRE  7 

l'homme.  Cela  seul  ennoblit  la  vie  (//  rembmsse)  quand 
c'est  le  jeu  d'un  pareil  couple,  aussi  mutuellement  bien 
assorti  que  nous  sommes  ;  j'assigne  le  monde  entier  à 
reconnaître,  et  sous  peine  de  châtiment,  qu'il  n'en  sau- 
rait exister  de  pareil. 

Cléopatre.  —  Mensonge  adorable  !  Est-ce  donc 
pour  ne  pas  l'aimer  qu'il  épousait  Fulvie  ?  Je  ne  suis 
pas  si  folle  que  j'en  ai  l'air.  Antoine  restera  toujours  le 
même. 

Antoine.  —  Mais  exalté  par  Cléopatre.  A  présent, 
pour  l'amour  de  l'amour  et  de  chaque  instant  qu'il 
colore,  ne  laissons  pas  notre  temps  s'abîmer  dans  des 
délibérations  maussades.  Il  n'est  pas  une  minute  de  vie 
que  je  consente  à  laisser  fuir  sans  réclamer  d'elle  un 
plaisir.-  Le  programme  de  cette  nuit  } 

Cléopatre.  —  Entendre  les  ambassadeurs. 

Antoine.  —  Taquine.  Reine  admirable  à  qui  tout 
sied  :  gronder,  rire,  pleurer  ;  et  en  qui  chaque  passion 
qui  lutte,  affirme  sa  plénitude  et  sa  beauté.  Je  n'écou- 
terai pas  d'autres  messages  que  les  tiens.  Seuls,  tous  les 
deux,  ce  soir,  nous  allons  errer  dans  les  rues  et  nous 
mêler  aux  mœurs  du  peuple.  N'était-ce  pas  là  ce  que 
vous  souhaitiez  l'autre  nuit  }  Venez,  ô  ma  Reine.  — 
Non  ;  ne  nous  parlez  pas. 

(Antoine  et  Cléopatre  sortent  ainsi  qiie  leur 
suite.) 

Démétrius.  —  Quoi  !  C'est  là  tout  le  cas  qu'il  fait 
de  César  ? 

Philon.  —  Parfois,  comme  s'il  oubliait  d'être 
Antoine,  il  se  dessaisit  un  peu  trop  de  cette  dignité  qui 
décemment  ne  devrait  point  quitter  Antoine. 


8  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Démétrius.  —  Je  suis  navré  de  le  voir  ainsi  prêter 
aux  calomnies  qui  courent  les  rues  de  Rome.  Espérons 
pour  demain  une  conduite  plus  digne.  Bon  repos. 

SCÈNE  II 

Une  salle  du  palais. 

Charmion.  —  Seigneur  Alexas  !  Suave  Alexas  ! 
Superlatif  Alexas  !  Alexas  plus  que  parfait...  Qu'avez- 
vous  fait  du  diseur  de  bonne  aventure  dont  vous  chan- 
tiez les  louanges  à  la  reine  ?  Oh  !  qu'il  me  fasse  con- 
naître cet  époux  qui  doit  selon  vous  cacher  ses  cornes 
sous  les  guirlandes.  , 

Alexas.  —  Bonne  aventure. 

Devin.  —  Plaît-il  ? 

Charmion.  —  C'est  celui-là  ?  C'est  vous^  Monsieur, 
qui  savez  l'avenir  ? 

Devin.  —  Dans  le  livre  infini  de  la  nature  je  sais  lire 
quelques  secrets. 

Alexas.  —  Tendez-lui  votre  main. 

(Entre  Enobarhus.) 

Ekobarbus,  —  Vite,  apportez  ici  les  liqueurs  et  les 
friandises  !  Et  pour  boire  à  la  santé  de  Cléopâtre  qu'on 
ne  mesure  pas  le  vin. 

Charmion.  —  Ah  !  mon  bon  Monsieur,  donnez-moi 
la  bonne  fortune. 

Devin.  —  Je  prévois  l'avenir,  mais  je  n'en  suis  pas 
l'artisan . 

Charmion.  —  Je  vous  en  prie,  prévoycz-le. 

Devin.  —  Je  vois  votre  avenir  tout  en  rose. 


SHAKESPEARE  :    AKTOINE   ET    CLEOPATRE  9 

CHAR.MION.  —  Est-ce  mon  sang  qui  le  doit  colorer  ? 

Iras.  —  Il  veut  dire  que  quand  tu  seras  vieille  tu  te 
peindras. 

Alexas.  —  Ne  troublez  pas  sa  prescience.  Un  peu  de 
sérieux. 

Charmion.  —  Chut  ! 

Devin.  —  Vous  serez  aimée  moins  que  vous  n'ai- 
merez. 

Charmion.  —  Je  noierai  dans  les  libations  mon 
amour. 

Alexas.  —  Ecoutez-le  donc. 

Charmion.  —  Allons,  maintenant,  une  merveilleuse 
aventure  !  Trois  rois  épousés  dans  une  matinée  et  dès 
l'après-midi  être  veuve  !  A  cinquante  ans  passés,  j'ac- 
couche d'un  enfant  à  qui  Hérode  de  Judée  rend  hom- 
mage ;  non,  il  cherche  par  quel  moyen  Octave  César  va 
demander  ma  main,  comme  celle  d'une  Cléopâtre  nou- 
velle. 

Devin.  —  Vous  survivrez  à  la  dame  qu'aujourd'hui 
vous  servez. 

Charmion.  —  Bravo  !  Pour  une  longue  vie,  ah  !  j'ai 
plus  d'appétit  que  pour  des  figues. 

Devin.  —  Je  vois  votre  existence  d'hier  meilleure 
que  celle-là  qui  vous  attend. 

Charmion.  —  Oui^  je  comprends  :  pas  de  nom  de 
famille  pour  mes  enfants.  Mais  je  vous  prie  :  combien 
de  garçons  ?  combien  de  filles  ? 

Devin.  —  Si  chacun  de  vos  désirs  avait  matrice  et 
souffrait  d'être  fécondé,  je  vous  en  prédirais  un  millier. 

Charmion.  —  L'insolent  !  Si  l'on  ne  passait  pas  tout 
aux  sorciers... 


10  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Alexas.  —  Vous  croyez  donc  que  vos  désirs  ne  sont 
connus  que  de  vos  draps  ? 

Charmion.  —  SufRt.  Au  tour  diras. 

Alexas.  —  Oh  !  nous  voulons  tous  y  passer. 

Enobarbus.  —  Moi,   je  prédis  ce  soir  la  forte  cuite, 
pour  moi-même  et  pour  plus  d'un  ici. 

Iras.  —  A  défaut  d'autre  chose  vous  pouvez  lire  dans 
ma  main  la  chasteté, 

Charmion.  —  Comme  on  lit  la  famine  dans  le  Nil 
débordé. 

Iras.  —  Fou  compagnon  de  lit,  tu  n'entends  rien  à  la 
chiromancie. 

'  Devin  (examine  la  main  d'Iras).  —  Vos  destins  à  vous 
deux  sont  pareils.    ■ 

Iras.   —  En  quoi   ?   comment  ?  On   demande  des 
détails...  , 

Enobarbus.  —  Silence  !  Antoine... 

Charmion.  —  Non.  C'est  la  reine. 

(Entre  CUopâtre.) 

Cléopatre.  —   Vous  n'avez  pas  vu  mon  Seigneur  ? 

Enobarbus.  —  Non,  Madame. 

Cléopatre.  —  Je  le  croyais  ici... 

Charmion.  —  Non,  Madame. 

Cléopatre.  —  Il  était  tout  prêt  pour  la  joie  :  puis 
soudain  l'a  frappé  une  pensée  romaine.  Enobarbus  ! 
.  Enobarbus.  —  Madame  ? 

Cléopatre.  —  Cherche-le.  Ramène-le  nous.  Où  est 
Alexas  ? 

Alexas.    —  Me  voici,  tout  à  votre   ser\-ice.  Mon 
maître  vient. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  1 1 

Cléopatre.  —  Mais  nous  ne  voulons  pas  le  voir. 

Sortons. 

(Entre  Antoine,  avec  lui  messager  et  des  gens 

de  sa  suite.) 

Messager.  —  Oui,  ta  femme  Fulvie  entra  la  première 
en  campagne. 

Antoine.  —  Contre  mon  frère  Lucius  ? 

Messager.  —  Oui.  Mais  cette  guerre  prit  bientôt 
fin  ;  la  raison  d'état  les  a  réconciliés,  et  réunis  contre 
Octave  dont  le  triomphe,  au  premier  choc,  les  a  rejetés 
d'Italie. 

Antoine.  —  Bien.  Arrivons  au  pire. 

Messager.  —  Les  mauvais  messages  contaminent  les 


messagers. 


Antoine.  —  Quand  ceux-ci  s'adressent  à  un  insensé 
ou  à  un  lâche.  Allons  parle.  Les  choses  révolues  n'ont 
sur  moi  plus  aucune  prise.  Crois-moi  :  la  vérité,  dût-elle 
receler  la  mort,  je  l'écoute  d'un  cœur  aussi  serein  que 
les  louanges. 

Messager.  —  Labienusdonc,  (cela  n'a  rien  de  réjouis- 
sant) avec  les  forces  Parthes  s'est  rendu  maître  de  l'Asie 
jusqu'à  l'Euphrate  ;  ses  étendards  victorieux  ont  flotté 
de  la  Syrie  à  la  Lydie  et  à  l'Ionie  ;  cependant  que... 

Antoine.    —  Pendant  qu'Antoine...  allpns  !  achève. 

Messager.  —  O  maître  !... 

Antoine.  —  Parle  net,  ne  cherche  pas  à  tempérer  la 
voix  du  peuple  ;  appelle  Cléopatre  comme  on  l'appelle 
à  Rome.  Déblatère  sur  le  mode  cher  à  Fulvie.  Va  ! 
morigène-moi  avec  cette  entière  licence  à  quoi  sincérité 
à  la  fois  et  malice  peuvent  mener.  Certes  le  champ  de 
l'esprit    inactif  se   laisse  envahir  d'herbes  folles  ;  c'est 


12  .  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

émonder   ce  champ  qu'y  dénoncer  le  mal.  Au  revoir. 

Laisse-moi  pour  Finstant. 

Messager.  —  A  votre  noble  désir. 

(Il  sort.) 

Antoine.  —  Et  de  Sicyone,  hé  !  quelles  nouvelles  ? 
Parlez  là-bas. 

Premier  Serviteur.  —  Le  courrier  de  Sicyone...  y 
en  a-t-il  un  ? 

Second  Serviteur.  —  Il  attend  vos  ordres. 

Antoine.  —   Qu'on  l'appelle.   Ces  tenaces  chaînes 

égyptiennes,  si  je  ne  les  brise ,  aussitôt,  je  perds  ma  vie 

en  mignardises.  -^  ^  ''  . 

(Entre  un  nouveau  nussager.) 
Qu'annonces-tu  ? 

Second  Messager.  —  Fulvie,  ta  femme,  est  morte. 

Antoine.  —  Où  est-elle  morte  ? 

Second  Messager.  —  A  Sicyone.  La  marche  de  sa 
maladie,  ainsi  que  d'autres  choses  plus  sérieuses  et  qu'il 
t'importe  de  savoir,  sont  relatées  ici. 

(//  lui  tend  une  lettre.^ 

Antoine.  —  Tu  peux  sortir. 

(Lt'  2"^^  messager  sort.) 

Un  grand  esprit  s'en  est  allé  !  Et  j'ai  souhaité  cela.  Ce 
que  nos  mépris  ont  ainsi  souvent  chassé  loin  de  nous,  nous 
voudrions  ensuite  le  ravoir.  Et  le  plaisir  présent,  suivant 
sa  courbe  déclinante,  bientôt  s'oppose  à  lui-même  et  se 
contredit.  Fulvie  m'est  chère  à  présent  qu'elle  n'est  plus. 
Ce  bras  qui  la  repoussait  voudrait  la  ressaisir...  Il  faut 
'que  je  rompe  avec  la  magicienne.  Dix  mille  calamités  près 
d'éclore,  pires  que  celles  qui  se  sont  déjà  fait  jour,  sont 
couvées  par  mon  indolence.  Quoi  d'autre  ?  Enobarbus  ! 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  I5 

Enobarbus  (j-evient).  —  Que  désire  mon  Seigneur  ? 

Antoine.  —  Partir  au  plus  vite. 

Enobarbus. — Ça,  c'est  la  mort  de  toutes  nos  fem,mes. 
La  plus  petite  contrariété,  nous  le  savons  de  reste,  leur 
est  mortelle.  Pour  sûr,  notre  départ  va  les  tuer. 

Antoine.  —  Ah  !  je  devrais  être  parti. 

Enobarbus.  —  S'il  y  a  urgence,  on  peut  bien  les 
laisser  mourir.  Ce  serait  tout  de  même  dommage  de  les 
supprimer  pour  rien  ;  encore  que,  en  regard  d'une  noble 
cause,  elles  doivent  être  comptées  pour  rien.  Cléopâtre, 
au  premier  vent,  au  premier  souffle  qu'elle  aura  de  ce 
projet  :  trépas  subit.  Je  l'ai  vue  hier  trépasser  vingt  fois 
de  suite  pour  de  beaucoup  plus  pauvres  motifs.  C'est  à 
croire  qu'il  y  a  dans  la  mort  je  ne  sais  quel  amoureux 
attrait -qui  exerce  son  emprise  sur  elle,  tant  elle  met 
d'ardeur  à  mourir. 

Antoine.  —  Elle  est  plus  rusée  que  nous  ne  saurions 
croire. 

Enobarbus.  —  Hélas  !  non,  mon  Seigneur  !  Ses 
passions  sont  formées  du  plus  exquis  du  pur  amour. 
Nous  ne  pouvons  appeler  soupirs  et  larmes  les  oura- 
gans qu'elle  souffle  et  les  averses  qu'elle  pleure,  oura- 
gans et  tempêtes  plus  affreux  que  ceux  qu'on  voit  dans 
l'almanach.  Ruse  !  non  pas  !  Ou  si  c'est  de  la  ruse,  elle 
mouille  aussi  bien  qu'une  averse  de  Jupiter. 

Antoine.  —  Puissé-je  ne  l'avoir  jamais  vue. 

Enobarbus,  —  Dans  ce  cas,  maître,  vous  auriez  laissé 
méconnu  un  bien  extraordinaire  chef-d'œuvre  ;  et  de 
n'avoir  point  goûté  à  la  félicité  qu'il  propose,  votre 
voyage  en  eût  été  disqualifié. 

Antoine.  —  Fulvie  est  morte. 


14  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Enobarbus.  —  Maître  ? 

Antoine.  —  Fulvie  est  morte. 

Enobarbus.  — Fulvie! 

Antoine.  —  Morte. 

Enobarbus.  —  Eh  bien,  maître,  rendez  grâces  aux 
dieux.  Quand  il  plaît  à  leurs  divinités  d'enlever  une 
femme  à  son  homme,  celui-ci  les  reconnaît  comme  les 
grands  tailleurs  de  ce  monde  :  il  trouve  réconfort  à  son- 
ger, quand  les  vieilles  robes  sont  hors  d'usage,  qu'il  y  a 
de  quoi  faire  du  neuf.  Ah  !  s'il  ne  restait  plus  de 
femmes  après  Fulvie,  alors  oui,  ça  serait  un  coup  ;  il 
siérait  de  se  lamenter  :  mais  le  chagrin  ici  se  couronne 
de  consolation  ;  votre  vieille  jupe  fait  appel  au  cotillon 
neuf;  et  parbleu,  les  larmes  qui  tiennent  dans  un  oignon 
suffiraient  à  laver  ce  deuil. 

Antoine.  —  Les  affaires  d'Etat  qu'elle  avait  amorcées 
là-bas  ne  supportent  pas  mon  absence. 

Enobarbus.  —  Et  les  affaires  que  vous  avez  amorcées 
ici  ne  supportent  pas  que  vous  partiez  ;  en  particulier 
l'affaire  Cléopâtre  qui  repose  entièrement  sur  vos  bras. 

Antoine.  —  Assez  de  réponses  frivoles.  Que  nos  offi- 
ciers reçoivent  avis  de  notre  résolution.  Je  m'en  vais 
m'ouvrir  à  la  reine  sur  les  raisons  de  mon  départ,  et 
faire  en  sorte  qu'elle  y  consente.  Car  ce  n'est  point  seu- 
lement la  mort  de  Fulvie  qui  nous  presse  et  d'un  plus 
urgent  éperon,  mais  aussi  bien  les  lettres  de  nombreux 
agents  dévoués  réclamant  notre  retour  à  Rome.  A  César, 
Sextus  Pompée  a  jeté  défi  ;  il  commande  l'empire  des 
mers.  Notre  peuple  capricieux  dont  le  cœur,  jamais  ne 
s'attache  à  l'homme  méritant,  qu'après  qu'ont  trépassé  ses 
mérites,   commence  à  reconnaître  Pompée  le  grand  et 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET    CLÉOPATRE  I  $ 

ses  insignes  qualités  dans  son  fils  ;  celui-ci,  porté  déjà 
par  son  nom  et  par  sa  position,  mais  plus  encore  par 
l'ardeur  de  son  sang  et  de  son  génie,  s'élève  au-dessus 
de  l'armée  :  ses  qualités  en  grandissant  vont  ébranler  les 
assises  du  monde.  Il  est  plus  d'un  germe  qui,  pareil  au 
crin  du  coursier  légendaire,  s'il  n'a  pas  le  venin  encore, 
a  déjà  l'instinct  du  serpent.  Va  dire  aux  gens  qui  sont  à 
nos  ordres  que  notre  bon  plaisir  nous  invite  à  quitter 
promptement  ces  lieux. 
Enobarbus.  —  J'obéis. 

(Ils  sortent.) 


SCÈNE  III 

(Même  décor,  à  lier  à  la  scène  précédente.) 

Entrent  CLÉOPATRE,  CHARMION, 
IRAS  et  ALEXAS. 

Cléopatre.  —  Où  va-t-il?(à  Alexas).  Cours  après  lui. 
Observe  où  il  va,  près  de  qui,  et  ce  qui  l'occupe.  Sur- 
tout je  ne  t'ai  pas  envoyé.  Si  tu  le  vois  triste,  dis-lui 
que  je  danse.  Si  tu  le  vois  gai,  dis-lui  que  tout  à 
coup  je  me  suis  trouvée  mal...  Fais  vite  et  reviens. 

(Àkxas  sort.  ) 

Ch  ARM  ION.  —  Madame,  il  me  paraît  que,  si  vous 
l'aimez  tendrement,  vous  ne  vous  y  prenez  point  de 
manière  à  être  payée  de  retour. 

Cléopatre.  —  Tu  trouves  que  je  ne  m'y  prends  pas 
comme  il  faut  ? 


l6  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Charmion.  —  Moi,  je  lui  céderais  sans  cesse  et  ne  le 
contredirais  en  rien. 

Cléopatre.  —  Tu  parles  comme  une  enfant;  c'est 
le  moyen  de  le  perdre  aussitôt. 

Charmion.  —  Tout  de  même  ne  l'éprouvez  pas  trop. 
Retenez-vous,  je  vous  en  prie.  On  finit  par  haïr  ce  qu'on 
est  las  de  redouter.  Chut  !  le  voici. 

(Entre  Antoine.) 

Cléopatre.  —  Je  me  sens  malade  et  chagrine. 

Antoine.  —  Il  m'attriste  d'avoir  à  ïous  faire  part  de 
ma  résolution... 

Cléopatre.  —  Emmenez-moi.  Soutiens-moi,  Char- 
mion. Je  vais  tomber.  Cela  ne  peut  pas  durer  ainsi;  les 
forces  de  la  nature  n'y  sauraient  suffire. 

Antoine.  —  Reine  adorée... 

Cléopatre.  —  Ecartez-vous  de  moi,  je  vous  en 
prie. 

Antoine.  —  Qu'y  a-t-il  ? 

Cléopatre.  —  Je  lis  dans  vos  regards  les  bonnes 
nouvelles  que  vous  avez  reçues.  Que  dit  votre  légi- 
time?... Vous  pouvez  vous  en  aller.  Plût  aux  dieux 
qu'elle  ne  vous  eût  jamais  laissé  venir  !  Qu'elle  n'aille 
surtout  pas  dire  que  c'est  moi  qui  vous  retiens  ici.  Je 
n'ai  sur  vous  pas  le  moindre  pouvoir.  Vous  êtes  à  elle. 

Antoine.  —  Les  dieux  savent  que... 

Cléopatre.  —  Oh  !  jamais  reine  fut-elle  plus  indi- 
gnement trahie  ?  Mais  dès  les  premiers  jours  j'ai  vu  la 
trahison  se  préparer. 

Antoine.  —  Cléopatre... 

Cléopatre.  —  Comment  le  croire  mien  et  fidèle, 
quand  ses  serments  secoueraient  les  trônes  des  dieux,  lui 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  I7 

qui  fut  parjure  à  Fulvie  !  Exécrable  folie,  de  se  laisser 
piper  à  ces  serments  du  bout  des  lèvres,  et  qui  se 
brisent  d'eux-mêmes  aussitôt  prononcés. 

Antoine.  —  Très  douce  reine. 

Cléopatre.  —  Non,  je  vous  en  prie,  ne  cherchez  pas 
à  colorer  votre  départ;  disons-nous  adieu  et  partez. 
Quand  vous  imploriez  pour  rester,  alors  c'était  le  temps 
des  paroles  :  pas  question  de  partir,  alors.  Nos  lèvres  et 
nos  yeux  ne  parlaient  que  d'éternité  ;  la  belle  courbe  de 
vos  sourcils  abritait  la  félicité  ;  tout  en  nous  et  jusqu'à  la 
plus  chétive  parcelle  était  de  la  race  des  dieux  ;  et  certes 
rien  de  tout  cela  n'a  changé  —  si  toi,  le  plus  grand  des 
guerriers,  tu  n'es  pas  devenu  le  plus  grand  des  menteurs    . 

Antoine.  —  Eh  quoi  1  Madame. 

Cléopatre.  — Que  n'ai-je  ta  carrure.  Tu  apprendrais 
qu'il  y  a  un  cœur  en  Egypte. 

Antoine.  —  O  Reine,  écoutez-moi.  Une  impérieuse 
nécessité  requiert  par  ailleurs  mes  services  —  pour  un 
emps  ;  mais  tout  mon  cœur  reste  occupé  de  vous.  Sur 
notre  terre  d'Italie  étincellent  les  glaives  de  la  guerre 
civile.  Sextus  Pompée  va  forcer  les  portes  de  Rome. 
La  dualité  trop  égale  du  pouvoir  intérieur  a  donné  pré- 
texte aux  factions.  Ceux  que  d'abord  on  détestait,  à 
présent  enrichis,  ont  acheté  la  faveur  publique.  Et, 
Pompée,  le  proscrit,  fort  de  la  réputation  de  son  père, 
s'insinue  dans  les  cœurs  de  ceux  qui  n'ont  point  su 
profiter  du  régime  actuel  ;  le  nombre  de  ceux-ci  devient 
menaçant.  Pourrie  de  loisir,  l'impatiente  oisiveté  aspire 
à  quelque  changement  plein  de  risques...  Un  motif  plus 
particulier,  qui  près  de  vous  pourra  justifier  mon  départ, 
c'est  la  mort  de  Fulvie. 

2 


l8  LA   NOU\ELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cléopatre.  —  Si  l'âge  n'a  pas  su  me  préserver  de  la 
folie,  du  moins  je  n'ai  plus  la  crédulité  de  l'enfance. 
Est-ce  que  Fulvie  peut  mourir  ? 

Antoine  —  Elle  est  morte,  Madame.  Jetez  les  yeux 
sur  cet  écrit  et  prenez  connaissance  à  loisir  des  désordres 
dont  elle  est  cause.  Le  dernier,  le  meilleur  :  sa  mort 
dont  cet  écrit  vous  apprendra  l'heure  et  le  lieu. 

Cléopatre.  —  O  le  plus  faux  des  cœurs  !  Où  sont 
les  vases  sacrés  que  tu  devrais  remplir  de  tes  larmes  ? 
Mais  je  sais  à  présent,  par  la  mort  de  Fulvie,  je  sais 
comme  on  accueillera  la  mienne. 

Antoine.  —  Ah  !  ne  querellez  plus  et  préparez-vous 
à  connaître  les  projets  que  je  vous  soumets,  afin  que 
votre  conseil  ou  les  encourage  ou  les  tue.  Par  l'astre 
qui  féconde  k  Nil,  je  m'en  irai  d'ici  votre  soldat  et 
votre  esclave,  apportant  guerre  ou  paix  selon  votre 
désir. 

Cléopatre.  —  Coupe  ce  lacet,  Charmion.  Non, 
laisse-moi.  Je  me  sens  tour  à  tour  mal  et  bien.  Je  suis 
pareille  au  cœur  d'Antoine. 

Antoine.  —  Reine  adorable,  de  grâce...  faites  crédit 
à  mon  amour  qu'aujourd'hui  mon  honneur  éprouve. 

Cléopatre.  —  J'en  crois  Fulvie.  Non,  je  vous  en 
prie,  tournez-vous  de  côté  et  accordez-lui  quelques 
pleurs.  Puis,  en  me  faisant  vos  adieux,  dites  que  c'est 
l'Egypte  que  vous  pleurez.  Par  grâce,  donnez-nous  le 
spectacle  d'une  de  ces  scènes  de  désespoir,  comme  vous 
les  jouez  si  bien,  sous  les  traits  de  l'honneur  intègre. 

Antoine.  —  Vous  m'échauffez  le  sang,  assez  ! 

Cléopatre.  —  Vous  pouvez  mieux  encore  Mais 
déjà  ceci  n'est  pas  mal. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  I9 

Antoine.  —  Par  mon  épée... 

Cléopatre.  —  Par  ma  cuirasse  !...  Bravo!  Des  pro- 
grès. Encore  un  effort  !  Charmion,  je  t'en  prie,  admire 
si  l'expression  de  la  colère  ne  sied  pas  à  notre  Hercule 
romain  ? 

Antoine.  —  Je  vous  quitte,  Madame. 

Cléopatre.  —  Un  mot,  courtois  seigneur...  Donc 
nous  nous  sépai'ons,  vous  et  moi  —  qu'à  cela  ne  tienne. 
•  Seigneur,  nous  nous  sommes  aimés,  vous  et  moi  —  qu'à 
cela  ne  tienne  :  tout  cela  vous  le  savez  comme  moi. 
Autre  chose  je  voulais  dire...  mais  pareille  à  Antoine, 
ah  !  j'ai  déjà  tout  oublié. 

Antoine.  —  Si  votre  royauté  n'avait  asservi  le 
caprice,  je  jurerais  que  le  caprice  humain  c'est  vous. 

Cléopatre.  —  Quand  le  caprice  habite  si  près  du 
cœur,  il  est  bien  fatigant  à  porter.  Mais  pardonnez-moi, 
mon  seigneur  :  rien  ne  me  convient  plus  de  ce  que 
vous  regardez  sans  bienveillance.  Allez  donc  où  l'hon- 
neur vous  appelle  et  soyez  sourd  à  mon  inconsolable 
folie.  Allez  !  et  que  les  dieux  vous  escortent.  Que  le 
laurier  verdisse  votre  épée  et  que  les  succès  au-devant 
de  vos  pas  se  déploient. 

Antoine.  —  Partons.  Notre  séparation  amènera  ceci 
d'étrange  :  bien  que  demeurant  ici,  tu  m'accompagnes, 
et  moi  qui  m'en  vais,  je  demeure  pourtant  près  de  toi. 
Adieu. 


20  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 


ACTE    II 

SCÈNE   PREAIIÈRE 

Romf.  —  La  maison  d'Octave. 

Entre    OCTAVE   CÉSAR,  lisant  me  lettre,  LÉPIDE 

et  leur  suite. 

Octave.  —  Vous  pouvez  le  constater,  Lépide,  et 
désormais  vous  le  saurez  :  non,  César  n'a  pas  cette 
bassesse  naturelle  de  haïr  notre  grand  collègue.  Mais 
voici  les  nouvelles  qui  nous  viennent  dAlexandrie  :  il 
pèche,  il  boit,  et  consume  les  flambeaux  de  la  nuit  en 
orgies  ;  il  n'est  pas  plus  viril  que  Cléopâtre,  ni  la  veuve 
de  Ptolémée  plus  efféminée  que  lui.  A  peine  s'il  accorde 
audience,  ou  condescend  à  se  souvenir  de  ses  collègues  ; 
bref  vous  reconnaîtrez  ici  dans  un  seul  homme  la  somme 
de  tous  les  vices  dont  est  capable  l'humanité. 

LÉPIDE.  —  Je  ne  puis  me  persuader  que  tout  le  bien 
^ui  est  en  lui  se  laisse  obnubiler  par  le  mal.  Ses  défauts 
sont  pareils  aux  étoiles  du  ciel,  que  la  nuit  rend  plus 
lumineuses  ;  plutôt  innés,  qu'acquis  ;  je  crois  qu'il  y 
cèàe  par  nécessité  plutôt  qu'il  ne  choisit  d'y  céder. 

Octave.  —  Vous  êtes  trop  indulgent.  Accordons 
^u'il  n'y  ait  pas  grande  nuisance  à  se  laisser  choir  sur  le 
lit  de  Ptolémée,  à  payer  d'un  royaume  un  plaisir,  à 
s'asseoir  aux  côtés  d'un  esclave  pour  lui  donner  la  répli- 
<5ue  du  gobelet,  à  tituber  dès  midi  par  les  rues  et  à  se 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  21 

colleter  avec  des  faquins  qui  sentent  la  sueur  :  mettons 
que  cela  lui  va  bien  —  encore  qu'il  faille  un  rare  tem- 
pérament pour  n'être  pas  flétri  par  ces  excès  ;  mais  il  ne- 
peut  trouver  d'excuse  lorsqu'il  fait  retomber  sur  nous 
tout  le  poids  de  sa  légèreté.  Qu'il  emplisse  de  volupté 
le  vide  de  ses  loisirs  c'est  à  la  dyspepsie  et  à  la  gra- 
velle  à  lui  demander  des  comptes.  Mais  dissiper  en 
plaisirs  un  temps  qui  bat  la  générale  et  parle  aussi  dis- 
tinctement que  son  intérêt  et  le  nôtre,  c'est  mériter 
d'être  réprimandé  comme  un  enfant,  déjà  mûr  ea 
savoir  qui,  pour  un  fugace  plaisir,  met  son  expérience 
en  gage,  et  se  rebelle  contre  la  raison. 

{Entre  un  messager.^ 

LÉpiDE.  —  Voici  d'autres  nouvelles. 

Messager.  —  Tes  ordres  ont  été  suivis  ;  il  ne  se  pas- 
sera point  d'heure,  noble  Octave,  que  tu  ne  sois  averti 
de  ce  qui  se  passe  au  dehors.  Pompée  tient  la  mer  ;  et 
tous  ceux-là  semblent  l'aimer  qui  ne  savaient  que  crain^ 
dre  César.  Il  voit  affluer  les  mutins  vers  les  ports  et  la 
rumeur  publique  proteste  en  sa  faveur. 

Octave.  —  J'aurais  dû  le  prévoir.  L'histoire  de  tous- 
les  temps  nous  enseigne  que  celui  qui  est,  n'est  souhaité 
que  jusqu'à  ce  qu'il  soit  et  que  l'homme  en  disgrâce, 
qu'on  n'aimait  point  tandis  qu'il  méritait  d'être  aimé, 
devient  cher  au  peuple  par  son  absence.  Cette  foule 
incertaine,  je  la  compare  à  l'épave  que  ballottent  cou- 
rants et  marées  et  que  ce  mouvement  de  va-et-vient 
désagrège. 

Messager.  —  César,  apprends  aussi  que  la  mer  est  de 
part  en  part  sillonnée  par  les  navires  de  Menas  et  de  Méné- 
crate,  ces  pirates  fameux.  Souvent    ils  poussent  leurs 


22  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

incursions  jusqu'aux  rivages  de  l'Italie  ;  les  villages  des 
côtes  s'épouvantent  et  perdent  cœur  à  cette  seule  pensée 
contre  quoi  la  jeunesse  ardente  s'insui^e.  Nul  vaisseau 
ne  s'aventure  en  pleine  mer,  qui  ne  soit  aussitôt  capturé 
qu'aperçu.  Une  résistance  organisée  coûterait  moins 
d'hommes  que  ne  fait  le  nom  de  Pompée. 

CÉSAR.  —  Antoine  !  laisse-là  tes  orgies.  Naguère, 
chassé  de  Modène,  après  y  avoir  tué  les  consuls  Hirtius 
et  Pansa,  quand,  talonné  par  la  famine,  tu  déployais  pour 
lutter  contre,  bien  qu'élevé  dans  la  mollesse,  plus  d'endu- 
rance qu'un  sauvage,  tu  buvais  le  pissat  des  chevaux  et 
la  croupissure  dorée  devant  quoi  renâclent  les  bêtes.  Tes 
lèvres  ne  dédaignaient  point  le  plus  aigre  fruit  du  plus 
âpre  buisson.  Pareil  au  cerf,  quand  la  neige  enveloppe 
la  terre,  oui  certes,'  tu  broutais  l'écorce  des  arbres.  On 
raconte  que  dans  les  Alpes  tu  mangeas  d'une  étrange 
chair  que  plusieurs  n'avaient  pu  voir  sans  mourir.  Et 
tout  cela  —  dont  le  souvenir  aujourd'hui  mortifie  ton 
honneur  —  tu  le  supportais  si  militairement  que  ta  joue 
n'en  était  pas  même  amaigrie. 

LÉPiDE.  —  Quel  dommage  ! 

CÉSAR.  —  Que  it  prompts  remords  nous  le  ramènent. 
Il  est  temps  d'entrer  en  campagne,  et  que  tous  deux  à 
cet  effet,  nous  assemblions  immédiatement  le  conseil. 
Notre  inaction  profite  à  Pompée. 

LÉPIDE.  —  Demain,  Octave,  je  serai  en  mesure  de 
vous  renseigner  exactement  sur  les  forces  dont  je  puis 
disposer,  tant  smr  mer  que  sur  terre,  pour  faire  face  à  la 
situation  présente. 

CÉSAR.  —  Jusqu'à  notre  prochain  revoir,  je  m'occu- 
perai du  même  objet.  Adieu. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET    CLÉOPATRE  2^ 

LÉPiDE.  —  Adieu,  Seigneur.  Ce  qu'entre  temps  vous 
pourriez  apprendre  en  fait  de  mouvement  du  dehors, 
vous  m'obligeriez  en  m'en  faisant  part. 

CÉSAR.  —  N'en  doutez  pas,  Monsieur,  je  connais  mon 
devoir. 

SCÈNE  II 

Messine,  —  La  maison  de  Pompée. 

POMPÉE,  MÉNÉCRATE  et  MENAS. 

Pompée.  —  Si  les  puissants  dieux  ont  souci  de  la  jus- 
tice, les  hommes  justes  doivent  compter  sur  leur  appui. 

MÉNÉCRATE.  —  Croyez  bien,  valeureux  Pompée,  que 
ceci  qu'ils  vous  font  attendre,  ils  ne  vous  le  refusent 
pourtant  pas. 

Pompée.  —  Tandis  que  nous  sollicitons  devant  leur 
trône,  la  cause  languit,  pour  quoi  nous  les  sollicitons. 

MÉNÉCRATE.  —  Mais  nous,  dans  l'ignorance  de  nous- 
mêmes,  nous  demandons  souvent  ce  qui  nous  nuit,  et 
que  pour  notre  biea  la  sagesse  des  dieux  nous  refuse. 
Ainsi  nous  profitons  à  ne  pas  être  exaucés. 

Pompée.  —  Je  dois  réussir  :  le  peuple  m'aime  et  la 
mer  est  à  moi.  Ma  puissance  est  à  son  aurore  et  de  tout 
mon  espoir  j'en  pressens  bientôt  le  midi.  Marc  Antoine 
est  à  table,  et  ne  quittera  pas  rEg}'pte  pour  guerroyer. 
César  fait  sa  fortune  en  ruinant  son  crédit.  Lépide  flatte 
l'un  et  l'autre  et  se  laisse  flatter  par  tous  deux  ;  mais  il 
n'aime  ni  l'un  ni  l'autre  et  l'un  ni  l'autre  n'a  souci  de  lui. 

MÉNÉCRATE.  —  César  et  Lépide  se  sont  mis  en  cam- 
pagne à  la  tête  d'une  importante  armée. 


24  LA   NOUVELLE    RE\TJE   FRANÇAISE 

Pompée.  —  C'est  faux  !  De  qui  tiens-tu  cela  ? 

Ménécrate.  —  De  Sylvius,  Seigneur. 

Pompée.  —  Il  divague.  Je  tiens  qu'ils  sont  tous  deux  à 

Rome,  où  ils  attendent  Antoine.  Puissent  les  filtres  de 

l'amour,    lascive  Cléopâtre,  emmieller  ta  lèvre  flétrie. 

Ajoute  à  la  beauté  la  magie  ;   ajoute  par  surcroît   la 

luxure  !  Enveloppe  le  libertin  dans  un  réseau  de  fêtes  ; 

qu'elles  enfument  son  cerveau  ;  que  les  cuisines  d'Epi- 

cure    par  d'inépuisables  sauces  activent  en  lui  le  plus 

irrassasiable  appétit.  Que  le  somme  et  la  boustifaille  ainsi 

balancent  son  honneur  jusqu'à  l'assoupissement  final  du 

Léthé  !...  Eh  bien,  Varius  ? 

(Entre  Varius.^ 

Varius.  —  Ce  que  je  vais  dire  est  chose  absolument 
certaine  :  Marc  Antoine  est  attendu  à  Rome  d'heure  en 
heure  :  depuis  qu'il  a  quitté  l'Eg^'pte,  il  a  eu. plus  que  le 
temps  d'arriver. 

Pompée.  —  J'eusse  plus  volontiers  prêté  l'oreille  à 
quelque  nouvelle  moins  grave.  Qui  pouvait  penser,  cher 
Menas,  que  ce  goinfre  d'amour  allait  endosser  la  cui- 
rasse pour  un  aussi  mignon  combat.  Les  deux  autres 
réunis  n'ont  pas  la  moitié  de  sa  valeur  guerrière.  Du 
moins  soyons  flatté,  si  le  bruit  de  nos  pas  suffit  à  secouer 
d'entre  les  bras  de  la  veuve  Egyptienne  cet  insatiable 
voluptueux. 

Mékas.  —  Je  ne  suppose  pas  que  le  revoir  de  César 
et  d'Antoine  doive  être  particulièrement  cordial.  La 
femme,  que  celui-ci  vient  de  perdre,  n'était  pas  bien  dis- 
posée pour  César  ;  son  frère  a  combattu  contre  lui,  — 
encore  que  je  doute  si  Antoine  y  était  pour  rien. 

Pompée.  —  J'ignore,  Menas,  comment  de  moindres 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  25 

dissensions  viennent  céder  à  de  plus  graves.  Je  ne  me 
dresserais  pas  contre  eux  tous,  que,  sans  doute,  ils  reste- 
raient, à  se  chamailler.  Car  ils  ont  cultivé  de  suffisants 
motifs  de  discorde,  et  de  quoi  tirer  le  glaive  hors  du 
fourreau.  Jusqu'à  quel  point  la  peur  de  moi  saura-t-elle 
fondre  leurs  querelles  et  fusionner  leurs  partis,  c'est  ce 
que  j'ignore.  Qu'il  en  soit  ce  que  les  dieux  voudront  ! 
Quant  à  nous,  il  s'agit  de  déployer  toutes  nos  ressources, 
car  nos  vies  sont  à  ce  prix.  Viens,  Menas. 

SCÈNE  III 

Rome.  —  Maison  de  Lipide .  ■ 

LÉPIDE.  —  Brave  Enobarbus,  tu  feras  un  acte  méri- 
toire et  digne  de  toi,  en  persuadant  ton  capitaine  de 
s'expliquer  d'une  manière  douce  et  courtoise. 

Enobarbus.  —  Je  le  persuaderai  de  répondre  à  sa 
manière  :  si  César  l'excite  laissons  seulement  Antoine  lui 
regarder  par-dessus  la  tête,  et  parler  aussi  haut  que  Mars. 
Par  Jupiter,  si  je  portais  la  barbe  d'Antoine,  je  ne  la 
raserais  pas  aujourd'hui. 

LÉPIDE. —  Ce  n'est  pas  le  moment  des  rancunes  privées. 

Enobarbus.  —  Chaque  souci  est  apporté  par  le 
moment  qui  lui  convient. 

LÉPIDE.  —  Mais  les  petits  soucis  doivent  céder  aux 
grands. 

Enobarbus.  —  Non  pas,  si  les  petits  sont  les  premiers. 

LÉPIDE.  —  C'est  ta  passion  qui  parle.  Mais,  par  pitié, 
ne  souffle  pas  sur  le  feu.  Voici  le  noble  Antoine. 

(Entrent  Antoine  et  Veniidius.) 


a 


26  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Enobarbus.  —  Et,  là-bas.  Octave. 

(Entrent  Octave,  Mécène  et  Agrippa.^ 

Antoine.  —  Si  tout  s'arrange  ici,  les  Parthes  rece- 
vront bientôt  notre  visite.  Entends-tu,  Ventidius  ? 

Octave.  —  Je  n'en  sais  rien,  Mécène  ;  interrogez 
Agrippa. 

LÉPIDE.  —  Nobles  amis,  ce  qui  nous  rassemble  est 
très  grave  ;  ne  laissons  pas  de  mesquines  contestations 
nous  diviser.  Prêtons  une  oreille  courtoise  aux  repro- 
ches :  si  nous  élevons  la  voix  pour  discuter,  nous  meur- 
trissons ce  que  nous  prétendons  soigner.  C'est  pour- 
quoi, je  vous  adjure  instamment,  mes  nobles  collègues, 
de  n'aborder  les  points  sensibles  qu'avec  les  termes 
les  plus  doux,  et  de  n'ajouter  point  l'offense  aux 
reproches. 

Antoine.  —  Bien  parlé.  Quand  nos  armées  seraient 
en  présence,  nous  à  leur  tète,  prêts  à  combattre,  je 
n'agirais  pas  autrement. 

Octave.  —  Soyez  le  bienvenu  dans  Rome. 

Antoine.  —  Merci. 

Octave.  —  Asseyez-vous, 

Antoine.  —  Asseyez-vous,  Monsieur. 

Octave.  —  Ainsi  donc... 

Antoine.  —  Il  me  revient  que  vous  trouvez  mau- 
vaises des  choses  qui  ne  le  sont  pas  ;  ou  qui,  le  fussent- 
elles,  ne  vous  regardent  pas. 

Octave.  — Je  serais  absurde  si  pour  rien  ou  pour  peu 
de  chose,  je  me  déclarais  offensé,  et  vis-à-vis  de  vous  tout 
particulièrement  ;  plus  absurde  encore  si  je  parlais  de 
vous  avec  dérision,  car  votre  nom  n'a  que  faire  sur  mes 
lèvres,  et  ne  me  regarde  pas. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CXEOPATRE  27 

Antoine.  —  Ma  présence  en  Egypte,  Octave,  vous  y 
trouviez  à  redire  ? 

Octave.  —  Pas  plus  que  vous  à  ma  présence  à  Rome, 
tandis  que  vous  étiez  en  Egypte.  Si  toutefois,  de  là-bas, 
vous  intriguiez  contre  mon  pouvoir,  c'est  bien  votre 
séjour  en  Egypte  sur  quoi  j'aurais  à  vous  interroger. 

Antoine.  —  Intriguer...  comment  Tentendez-vous  ? 

Octave.  —  Ce  qui  m'advint  ici  vous  le  laisse  aisé- 
ment entendre.  Votre  défunte  femme  et  votre  frère  ont 
pris  les  armes  contre  moi.  Leurs  revendications  ont  servi 
de  thème  à  la  vôtjse.  Vous  étiez  le  mot  d'ordre. 

Antoine.  —  Vous  faites  fausse  route,  Octave.  Mon 
frère,  en  cette  affaire,  ne  s'est  pas  recommandé  de  moi. 
J'ai  pris  mes  renseignements,  et  ce  que  j'en  sais,  je  le 
tiens  de  rapporteurs  fidèles  qui  tirèrent  l'épée  pour  vous. 
Reconnaissez  plutôt  que  c'est  mon  autorité  qu'il  frondait 
tout  avec  la  vôtre,  et  qu'il  s'élevait  à  la  fin  contre  moi, 
dès  l'instant  que  votre  cause  était  la  mienne.  Mes  lettres 
déjà  vous  auront  édifié  sur  ce  point.  Si  vous  tenez  à 
rapiécer  une  querelle,  choisissez  une  meilleure  étoffe  ; 
celle-ci  ne  vaut  rien. 

Octave.  —  Vous  retournez  mes  jugements  pour 
vous  y  tailler  des  éloges.  Ce  sont  vos  excuses  qui  sont 
rapiécées. 

Antoine.  — Non  pas,  non  pas.  Vous  ne  pouvez  man- 
quer de  reconnaître,  j'en  suis  certain,  l'évidence  de  cette 
vérité  :  que  moi,  qui  ai  partie  liée  avtc  vous  pour  la  cause 
qui  nous  force  à  combattre,  je  ne  pouvais  faire  les  yeux 
doux  à  une  guerre  qui  compromettait  aussi  mon  repos. 
Quant  à  ma  femme,  je  voudrais  vous  voir  retrouver  son 
•esprit  dans  une  autre  :  oui,  le  tiers  du  monde  porte 


28  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

votre  licol,  et  à  votre  gré  vous  le  faites  marcher  à 
l'amble  ;  mais  une  pareille  femme,  non  pas  ! 

Enobarbus.  —  Il  nous  faudrait  à  tous  des  femmes 
comme  ça  ;  on  pourrait  les  emmener  à  la  guerre. 

Antoine.  —  Ses  turbulences  intraitables,  filles  de  son 
impatience,  vous  ont  donné  de  la  tablature,  et  même 
force  était  d'y  reconnaître  une  certaine  habileté  poli- 
tique !  J'en  suis  fâché,  mais  je  n'y  pouvais  rien. 

Octave.  —  Je  vous  ai  écrit,  tandis  que  vous  festoyiez 
à  Alexandrie  ;  vous  empochiez  mes  lettres  sans  les  lire  et 
vos  sarcasmes  éconduisaient  mon  messager. 

Antoine.  —  Oui,  l'un  d'eux  tomba  sur  moi  sans  être 
admis  ;  je  venais  de  régaler  trois  rois  et  ne  me  sentais 
plus  exactement  dans  le  même  état  que  le'matin.  Mais, 
le  lendemain,  j'en  ai  fait  l'aveu  de  moi-même,  ce  qui 
presque  était  lui  demander  pardon.  Non,  ce  maraud  n'a 
rien  à  voir  dans  la  querelle,  et  si  nous  disputons, 
balayez-le  de  vos  griefs. 

Octave.  —  Vous  avez  rompu  vos  engagements, 
trahi  votre  serment,  ce  que  jamais  je  ne  vous  donnerai 
motif  de  me  reprocher. 

LÉPiDE.  —  Doucement,  Octave. 

Antoine.  —  Non,  Lépide  ;  laissez-le  parler.  Cet 
honneur  m'est  sacré,  qu'il  met  en  cause,  et  à  quoi  j'au- 
rais manqué.  Continuez,  Octave  ;  mes  engagements  à 
quoi  ?... 

Octave.  —  A  me  prêter  aide  et  assistance  à  la  pre- 
mière réquisition,  vous  m'avez  refusé  l'un  et  l'autre. 

Antoine.  —  Ne  voyez  pas  refus  où  il  n'y  eut  que 
négligence,  et  ce  lorsque  des  heures  empoisonnées  me 
dérobaient  à  la  conscience  de  moi-même.  Du  mieux  que 


SHAKESPEARE  :    AXTOIXE    ET    CLEOPATRE  2^ 

je  pourrai  je  ferai  repentante  ligure  ;  mais  par  honnê- 
teté je  ne  puis  faire  de  ma  puissance  une  pauvresse,  non 
plus  que  ne  saurait  se  passer  d'honnêteté,  ma  grandeur. 
Il  est  vrai  que  Fulvie,  pour  m'attirer  hors  de  l'Egypte,  a 
fait  ici  la  guerre.  Au  sujet  de  quoi,  moi,  prétexte  inno- 
cent, j'incline  vers  vous  mes  excuses  aussi  bas  que 
supporte  mon  honneur  de  se  courber. 

Lépide.  —  C'est  noblement  dit. 

MÉCÈNE.  —  Plaise  à  vous  de  ne  pas  insister  davantage 
sur  vos  griefs  réciproques.  Les  oublier  serait  vous  sou- 
venir que  les  nécessités  présentes  vous  prêchent  la 
réconciliation. 

LÉPIDE.  —  Bien  dit,  Mécène. 

Enobarbus.  —  Ou  si  votre  mutuel  amour  ne  doit 
être  qu'un  prêt,  vous  aurez  permission  de  vous  en  déga- 
ger aussitôt  qu'on  n'entendra  plus  parler  de  Pompée  ;  et 
tout  loisir  pour  vous  chamailler  quand  vous  n'aurez  rien 
de  mieux  à  faire. 

Antoine.  —  Souviens-toi  que  tu  n'es  qu'un  soldat  et 
tais-toi. 

Enobarbus.  —  J'oubliais  que  la  vérité  doit  rester 
muette. 

Antoine.  —  Respect  à  l'Assemblée  ;  tu  m'entends  : 
tais-toi. 

Enobarbus.  —  Allez,  allez  !  je  suis  votre  caillou 
pensant. 

Octave.  —  Ce  n'est  pas  proprement  le  fond,  c'est  le  ton 
de  son  discours  qui  me  blesse.  Nos  relations  ne  sauraient 
demeurer  amicales  avec  des  façons  de  vivre  si  différentes. 
Toutefois,  si  je  connaissais  un  chaînon  qui  nous  pût 
unir,  à  l'autre  bout  du  monde  je  m'en  irais  le  chercher. 


30  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Agrippa.  — Permettez-moi,  Octave... 

Octave.  —  Parlez,  Agrippa. 

Agrippa.  —  Votre  mère  vous  donna  une  sœur,  la 
très  gracieuse  Octavie.  Marc  Antoine  à  présent  n'est-il 
pas  veuf  ? 

Octave.  —  Que  dites-vous  là,  cher  Agrippa  :  si 
Clcopâtre  vous  entendait,  son  indignation  bien  motivée 
vous... 

Antoine.  —  Mais  Octave,  je  ne  suis  pas  marié. 
Voyons  ce  que  dit  Agrippa. 

Agrippa.  —  Pour  vous  maintenir  en  perpétuelle  amitié, 
faire  de  vous  des  frères  et  couturer  indéchirablement  vos 
cœurs,  qu'Antoine  prenne  Octavie  pour  épouse,  dont  la 
beauté  ne  mérite  pas  un  moindre  époux  que  le  meilleur  des 
hommes,  dont  la  pudeur  et  dont  la  grâce  racontent  ce 
qu'aucun  langage  ne  peut  exprimer.  Par  ce  mariage 
toutes  ces  petites  jalousies  qui  nous  semblent  grandes, 
toutes  ces  grandes  peurs  qui  nous  brandissent  leurs  dan- 
gers, se  trouveraient  réduites  à  rien.  La  vérité  paraîtrait 
conte,  tandis  qu'aujourd'hui  des  ombres  de  conte  passent 
pour  vérités.  L'amour  d'Octavie  pour  chacun  de  vous 
deux  dicterait  votre  amour  l'un  pour  l'autre  et  l'amour 
de  tous  pour  vous  deux.  Pardonnez-moi  de  parier  ainsi  ; 
ce  n'est  pas  une  pensée  fortuite  que  j'exprime,  mais  lon- 
guement et  dûment  méditée. 

Antoine.  —  Qu'Octave  se  prononce. 

Octave.  —  Après  qu'Antoine  aura  fait  connaître  son 
sentiment. 

Antoine.  —  Quelle  serait  l'autorité  d'Agrippa  pour 
mener  à  exécution  son  idée,  au  cas  où  je  dirais  : 
«  Agrippa,  qu'il  en  soit  ainsi  »  ? 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  3  I 

Octave.  — L'autorité  de, César  et  son  autorité  sur 
Octavie. 

Antoine.  —  Puissé-je  ne  jamais  rêver  d'obstacle  à  un 
projet  qui  se  présente  sous  de  si  riantes  couleurs.  Octave, 
votre  main.  J'en  rends  grâces  aux  dieux  :  c'est  désormais 
un  cœur  de  frère  qui  dictera  nos  grands  desseins  et  gou- 
vernera nos  amours. 

Octave.  —  Voici  ma  main  :  jamais  sœur  ne  fut  plus 
chérie  que  celle  qu'à  présent  je  vous  confie.  Qu'elle  vive 
pour  unir  nos  pouvoirs  et  nos  cœurs,  et  que  jamais  ne 
nous  désertent  nos  amours. 

LÉPIDE.  —  Amen  ! 

Antoine.  —  Je  ne  pensais  pas  avoir  à  tirer  le  glaive 
contre  Pompée.  Il  s'est  montré  généreux  à  mon  égard  et 
récemment  encore  a  fait  preuve  envers  moi  de  courtoi- 
sie. Il  me  faut  d'abord  le  remercier  si  je  ne  veux  être  taxé 
d'ingratitude.  Puis,  aussitôt  après,  je  le  défie... 

LÉPIDE.  — Le  temps  nous  presse:  nous  devons  pren- 
dre l'offensive,  ou  sinon  c'est  Pompée  qui  la  prendra. 

Antoine.  —  Où  se  tient-il  ? 

Octave.  —  Aux  environs  du  cap  Misène. 

Antoine.  —  De  quelles  forces  dispose-t-il  ? 

Octave.  —  Sur  terre,  de  forces  grandes  et  grandis- 
santes. Quant  à  la  mer,  il  en  est  le  maître  absolu. 

Antoine.  —  C'est  le  bruit  qui  court.  Encore  une 
conférence  avec  lui...  ah  !  je  voudrais  qu'elle  eût  eu  lieu. 
Hâtons-nous  î  Mais  avant  de  prendre  les  armes,  dépê- 
chons l'affaire  dont  nous  venons  de  parler. 

Octave.  —  Avec  beaucoup  de  joie.  Permettez  que  je 
vous  présente  à  ma  sœur.  Je  vous  mène  de  ce  pas  près 
d'elle. 


32  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Antoine.  —  Lépide,  ne  nous  faussez  pas  compagnie. 
LÉPiDE.  —  Nul  malaise  ne  saurait  me  retenir,  noble 

Antoine. 

(Us  sortent.) 

MÉCÈNE.  —  Soyez  le  bienvenu  en  Italie,  Monsieur. 

Enobafbus.  —  Moitié  du  cœur  de  César,  digne 
Mécène  !  Agrippa,  mon  vertueux  ami  ! 

Agrippa.  —  Mon  cher  Enobarbus. 

MÉCÈNE.  —  Nous  pouvons  nous  féliciter  de  voir  les 
choses  si  bien  arrangées.  Eh  bien  !  on  se  la  coulait  douce, 
en  Egypte  ? 

Enobarbus.  —  Vous  parlez  !  On  épuisait  le  jour  à 
dormir  et  l'ivresse  illuminait  la  nuit. 

MÉCÈNE.  —  Huit  sangliers  rôtis  pour  douze  convives, 
et  pour  un  seul  repas,  doit-on  le  croire  ? 

Enobarbus.  —  Une  bagatelle  !  En  fait  de  bombance, 
nous  eûmes  plus  extraordinaire  encore  et  qui  m.érite 
vraiment  d'être  cité. 

MÉCÈNE.  —  Ce  doit  être  une  remme  bien  merveil- 
leuse, si  elle  ne  dément  pas  sa  renommée. 

Enobarbus.  —  Quand,  sur  les  eaux  du  Cydnus,  elle 
vint  à  la  rencontre  d'Antoine,  du  premier  coup  elle  vous 
empocha  son  cœur. 

Agrippa.  —  Oui^  c'est  bien  là  qu'ils  se  sont  rencon- 
trés, à  ce  qu'on  raconte. 

Enobarbus.  —  Je  puis  vous  le  dire  :  la  barque  où 
elle  était  couchée,  resplendissait  comme  un  trône,  incen- 
diait l'eau  ;  la  poupe  était  d'or  martelé  ;  de  pourpre  les 
voiles  et  parfumées  au  point  que  les  vents  amoureux 
pâmaient  sur  elles  ;  les  avirons  étaient  d'argent,  qui 
battaient  les  flots  en  cadence,  au  son  des  flûtes,  et  fai- 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  33 

saient  s'empresser  les  eaux  sous  les  délices  de  leurs 
coups.  Quant  à  elle,  son  aspect  met  toute  description  en 
déroute  :  sous  un  pavillon  de  drap  d'or,  elle  reposait  plus 
belle  encore  que  cette  image  de  Vénus  où  l'imagination 
fait  honte  à  la  réalité  ;  à  ses  côtés  de  mignons  garçons 
potelés,  pareils  à  de  souriants  cupidons,  agitaient  des 
éventails  diaprés,  au  souffle  desquels  paraissait  s'aviver 
l'incarnat  des  délicates  joues,  rafraîchies  comme  s'ils 
eussent  à  la  fois  propagé  l'ardent  et  le  frais. 

Agrippa.  —  Malsain  pour  Antoine. 

ExoBARBUS.  —  Ses  suivantes,  comme  autant  de 
Néréides,  et  semblables  aux  fées  des  eaux,  prenaient 
ordre  dans  ses  regards,  décorativement  inclinées.  A 
l'arrière,  une  sirène,  eût-on  dit,  tenait  la  barre,  dont  on 
voyait  les  cordonnets  de  soie,  au  toucher  des  fleurs  de 
ses  doigts,  se  tendre  dans  un  prompt  office.  De  toute  la 
barque  s'exhale  une  invisible  vapeur  parfumée  dont  les 
quais  adjacents  s'enivrent,  vibrant  du  peuple  qu'y  déver- 
sait la  cité.  Vers  elle  tous  accourent,  désertant  la  place 
publique  où  trône  Antoine;  autour  de  celui-ci,  le  vide; 
il  siffle  ;  mais  on  dirait  que  l'air  même  lui  manque,  parti 
pour  contempler  lui  aussi  Cléopàtre,  et  laissant  dans  la 
nature  un  trou. 

Agrippa.  —  Rare  Eg}'ptienne  ! 

Enobarbus.  —  La  barque  accoste  ;  un  messager 
d'Antoine  invite  Cléopàtre  à  souper;  elle  refuse  ;  mieux 
vaut  que  ce  soit  lui  qui  vienne  ;  elle  le  convie  instam- 
ment. Notre  galant  Antoine,  à  qui  femme  jamais 
n'entendit  dire  :  non,  se  fait  coiffer,  raser  dix  fois,  se 
rend  à  la  fête  et,  pour  écot,  paie  de  son  cœur  ce  que  ses 
3'eux  ont  dévoré. 

5 


34  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Agrippa.  —  La  royale  putain  !  Du  grand  César  aussi 
elle  a  su  mettre  au  lit  le  glaive  ;  il  a  labouré  et  elle  a 
porté  la  récolte. 

Enobarbus.  —  Je  l'ai  vue  un  Jour  sauter  à  cloche- 
pied  dans  la  rue  ;  au  quarantième  bond,  perdant  souffle, 
elle  s'arrête,  veut  parler,  palpite,  et,  faisant  de  sa  gêne 
une  grâce  de  plus,  triomphe  dans  la  défaillance. 

MÉCÈNE.  —  A  présent,  c'en  est  fait.  Antoine  a  dû  lui 
dire  adieu  pour  toujours. 

Enobarbus.  —  Antoine  ne  lui  dira  jamais  adieu.  Les 
années  passeront  sans  la  flétrir.  Son  extrême  diversité 
met  au  défi  la  lassitude.  Toute  autre  femme,  en  se  prê- 
tant au  désir  qu'on  avait  d'elle,  l'exténue  ;  mais  elle,  plus 
elle  assouvit,  plus  elle  excite  ;  il  n'est  rien  de  vil,  de  hon- 
teux qui  ne  paraisse  seyant  en  elle,  à  ce  point  que  les  saints 
prêtres-  ia  bénissent  au  milieu  de  ses  débordements. 

Mécène,  —  Si  beauté,  modestie,  sagesse  ont  prise  sur 
le  cœur  d'Antoine,  on  peut  dire  qu'avec  Octavie  il  a 
tiré  un  fameux  numéro. 

Agrippa.  —  Partons.  Mon  cher  Enobarbus,  acceptez,  je 
vous  prie,  d'être  mon  hôte,  tout  le  long  de  votre  séjour  ici. 

Enobarbus.  —  Je  vous  en  remercie  humblement. 

SCÈNE  V 

La  salle  du  palais  d'Egypte. 

CLÉOPATRE,  CHARMION,  IRAS,  MARDIAN. 

Cléopatre.  —  Charmion. 
Char.mion.  —  Madame. 


\ 

SHAKESPEARE  :    ANTOINE  ET   CLÉOPATRE  35 

Cléopatre.  —  Ah  !  Charmion.  Versez-moi  de  la 
liqueur  de  mandragore,  que.  je  traverse  dans  le  sommeil 
le  grand  gouffre  du  temps  qui  me  sépare  de  mon 
Antoine. 

Charmion.  —  Vous  pensez  beaucoup  trop  à  lui. 

Cléopatre.  —  Hélas  !  il  m'a  trahie. 

Charmion.  —  Non,  Madame  !  Espérez. 

Cléopatre.  —  Où  est  Mardian,  le  coupé  ? 

Mardi  AN.  —  Que  puis-je  pour  le  plaisir  de  votre 
Altesse  ? 

Cléopatre.  —  Oh  !  pas  chanter,  surtout  1  Un 
eunuque  ne  peut  rien  pour  mon  plaisir.  Heureux  châtré 
dont  la  calme  imagination  ne  vagabonde  point  là  où.  ton 
•corps  ne  peut  la  suivre.  Eprouves-tu  des  passions,  dis  ? 

Mardian.  —  Oui,  Madame. 

Cléopatre.  —  En  vérité  ! 

Mardian.  —  Non  pas  précisément  en  vérité.  Car  il 
ne  m'est  pas  donné  d'agir  autrement  que  d'une  manière 
honnête.  Mais  en  imagination  mes  passions  se  font 
féroces,  et  tout  ce  que  Vénus  dans  les  bras  de  Mars... 

Cléopatre.  —  Fais  venir  mes  musiciens.  Musique  ! 
morne  aliment  de  ceux  qu'amour  tourmente... 

O  Charmion,  où  crois-tu  maintenant  qu'il  puisse 
être?  Debout...  couché  plutôt...  non,  il  marche...  ou 
s'il  est  à  cheval  !  O  cheval  fortuné  sur  qui  pèse  le  poids 
d'Antoine  !  Hardi  !  Ne  fléchis  pas  !  Sais-tu  bien  qui  tu 
portes  ?  Celui  sur  qui  repose  le  demi-poids  du  monde, 
comme  sur  l'épaule  d'Atlas.  Je  l'entends  qui  parle  à  pré- 
sent, qui  murmure  tout  bas:  «  Où  donc  est  mon 
serpent  du  vieux  Nil  ?  »  C'est  ainsi  qu'il  m'appelle...  Ah  ! 
je  m'enivre  d'un  poison  trop  délicieux.  Penses-tu  !  moi 


36  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  les  années  ont  ridée,  qu'ont  noircie  les  amoureux 
baisers  du  soleil  !  Oh  !  César  au  front  chauve  !  du  temps 
que  tu  planais  ici,  dominant  la  terre,  oui,  j'étais  un  pas- 
sable morceau  pour  un  roi.  Alors  le  grand  Pompée 
tombait  en  arrêt  devant  ma  face  et  l'extase  écarquillait 
ses  yeux  !  C'est  là  qu'il  voulait .  jeter  l'ancre  et  mourir 
en  contemplant  sa  vie. 

Qu'on  m'apporte  ma  ligne.  Allons  pôcherdans  lecanal. 
Là,  tandis  qu'on  entendra  de  loin  la  musique,  je  piperai 
des  poissons  bruns  au  ventre  blond;  mon  hameçon 
crochera  leurs  molles  babines  et  à  chacun,  quand  je  le 
sortirai  de  l'eau,  je  penserai  que  c'est  Antoine  et  je 
crierai  :  Ah  !  Ah  !  te  voilà  pris! 

Charmion,  —  Qu'il  était  gai  votre  concours  de 
pêche,  quand,  une  fois,  vous  fîtes  suspendre  par  votre 
plongeur,  au  fil  d'Antoine,  un  hareng  saur,  qu'il  sortit 
de  l'eau  triomphant. 

Cléopatre.  —  Autrefois!  —  oui;  cette  fois,  j'ai  r'i 
de  lui  jusqu'à  la  nuit  pour  lui  faire  perdre  patience,  puis 
avec  lui  toute  la  nuit  pour  la  lui  rendre  ;  et  le  matin 
suivant,  avant  la  neuvième  heure,  je  l'ai  si  bien  soûlé 
qu'il  roulait  sur  le  lit  revêtu  de  mes  bijoux  et  de  mes 
robes,  tandis  que  son  fameux  glaive  de  Philippes  et  sa 
ceinture  ceignaient  mon  flanc. 

Oh  !  quelqu'un  d'Italie  ! 

Allons,  répands  l'abondance  de  tes  nouvelles  dans 
mon  oreille  impatiente  et  qui  jeûne  depuis  longtemps. 

Messager.  —  Madame  !  Madame  ! 

Cléopatre.  —  Antoine  est  mort  ?  Parle  vilain  !  Tes 
nouvelles  m'assassinent.  Il  est  libre  ?  Il  est  glorieux  ?  Si 
tu  l'accordes,  voici  de  l'or  ;  pose  tes  lèvres  où  mon  sang 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  37 

coule  le  plus  azuré,  sur  cette  main  qu'ont  touchée  des 
lèvres  royales,  et  qui  ne  l'ont  baisée  qu'en  tremblant. 

Messager.  —  Madame,  il  va  bien. 

Cléopatre.  —  Voici  de  l'or  encore.  Mais,  faquin, 
fais  attention  que  selon  le  dicton  :  les  morts  vont  bien. 
Si  c'est  ainsi  que  tu  l'entends,  tout  cet  or  que  voici,  je  le 
fais  fondre  et  le  verse  brûlant  dans  ta  gorge  imprudente. 

Messager.  —  Hélas  1  Madame,  écoutez-moi. 

Cléopatre.  —  Alors  parle.  Mais  je  ne  lis  rien  de  bon 
sur  ta  face.  Antoine  est  libre  et  bien  portant  ?  ta  figure 
d'enterrement  ne  sied  pas  au  clairon  des  bonnes  nou- 
velles. Est-il  malade  ?  Alors,  les  cheveux  en  désordre  et 
pareils  aux  serpents  des  Furies. 

Messager.  —  De  grâce,  ah  !  daignez  m'écouter. 

Cléopatre.  —  J'ai  furieusement  envie  de  le  battre 
avant  qu'il  ne  parle.  Pourtant,  si  tu  dis  qu'Antoine  est 
vivant,  qu'il  va  bien,  qu'il  fraternise  avec  César  et  ne  se 
laisse  point  duper  par  lui,  alors  je  ferai  pleuvoir  sur  toi 
une  averse  d'or,  une  grêle  de  perles  fines. 

Messager.  —  Madame,  il  va  bien. 

Cléopatre.  —  Bien  dit. 

Messager.  —  Il  fraternise  avec  César. 

Cléopatre.  —  Tu  es  un  brave  homme. 

Messager.  —  César  et  lui  sont  plus  grands  amis  que 
jamais. 

Cléopatre.  —  Je  ferai  ta  fortune. 

Messager.  —  Toutefois,  Madame... 

Cléopatre.  —  Oh  !  je  n'aime  pas  ce  «  toutefois  ».  Il 
ternit  le  bien  qui  précède.  Fi  du  «  toutefois  ».  Le  «  tou- 
tefois »  est  un  geôlier  qui  va  relâcher  quelque  monstre. 
Je  te  prie,  mon  ami,  sors  d'un  coup  tes  nouvelles,  le 


38  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

bien  et  le  mal  tout  ensemble  :  il  est  l'ami  de  César,  tu 
dis;  il  va  bien  ;  tu  dis  qu'il  est  libre. 

Messager.  —  Libre...  Madame,  non  :  je  n'ai  pas  dit 
qu'il  est  libre.  Il  est  l'attaché  d'Octavie. 

Cléopatre.  —  Pour  quel  service  ? 

Messager.  —  Le  meilleur  :  le  service  du  lit. 

Cléopatre.  —  Je  suis  pâle,  Charmion  ? 

Messager.  —  Madame,  il  a  épousé  Octavie. 

Cléopatre.  —  Que  la  peste  t "étrangle. 

{Elle  le  frappe  et  le  renverse.) 

Messager.  —  Patience,  ma  bonne  Reine. 
Cléopatre.  —  Qu'a-t-il  dit  ? 

(Elle  frappe  encore.') 

Hideux  drôle  !  Je  ferai  sauter  tes  vilains  yeux  comme 
des  billes  ;  j'arracherai  tes  cheveux,  (Elle  le  secoue.)  Je  te 
ferai  fouetter  de  verges  de  métal,  bouillir  dans  l'eau 
salée  et  macérer  dans  la  saumure. 

Messager.  —  Gracieuse  dame,  j'apporte  la  nouvelle 
du  mariage,  mais  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  fait. 

Cléopatre.  —  Dis  seulement  qu'il  n'en  est  rien  et 
je  te  do,nne  une  province.  Les  coups  reçus  ne  compte- 
ront que  pour  m'avoir  mise  en  colère.  Je  te  comblerai 
de  plus  de  biens  que  n'ose  en  rêver  ta  pudeur. 

Messager.  —  Il  est  marié.  Madame. 

Cléopatre.  —  Scélérat,  tu  n'as  vécu  que  trop  long- 
temps. 

(Elle  sort  un  couteau.) 

Messager.  —  Ma  foi,  je  me  sauve.  Y  pensez-vous, 
Madame  !  Ce  n'est  pas  ma  faute. 

Charmion.  —  Douce  Reine,  maîtrisez-vous  !  Cet 
homme-là  n'est  pas  coupable. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  39 

Cléopatre.  —  Est-il  besoin  d'être  coupable  pour 
être  frappé  par  l'éclair  ?  Que  le  Nil  engloutisse  toute 
l'Egypte  et  change  toute  benoîte  créature  en  serpent. 
Rappelez  cet  esclave!  J'ai  la  rage  au  cœur,  mais  je  ne  le 
mordrai  pas.  Rappelez-le. 

Char.miox.  —  Il  n'ose  ,pas  revenir. 

Cléopatre.  —  Je  ne  lui  ferai  pas  de  mal. 

(Charmion  sort.) 

A  frapper  un  vilain,  main  royale,  tu  t'avilis.  Et  seule 
de  tout  cela  je  suis  la  cause.  Approchez-vous,  Monsieur. 
Sans  doute  il  est  honnête  de  rapporter  fidèlement  les 
nouvelles  ;  mais  quand  elles  sont  mauvaises,  cela  n'est 
pas  prudent.  Propage  avec  cent  voix  le  gracieux  message  ; 
mais  laisse  l'événement  fâcheux  parler  lui-même  à  ceux 
qu'il  accable. 

Messager.  —  J'ai  simplement  fait  mon  devoir. 

Cléopatre.  —  Il  est  donc  marié  ?  Je  hais  d'une  par- 
faite haine  celui  qui  me  répondra  :  oui. 

Messager.  —  Il  est  marié.  Madame. 

Cléopatre.  —  Que  les  dieux  te  confondent  ! 

Messager.  —  Préférez- vous  donc  que  je  mente  ? 

Cléopatre.  —  Je  voudrais  que  tu  aies  menti,  —  dût 
la  moitié  de  l'Egypte  submergée  n'être  plus  qu'une  cuve 
à  reptiles.  Sors  d'ici.  Serais-tu  plus  beau  que  Narcisse, 
ton  visage  me  fiiit  horreur.  Il  est  marié  ? 

Messager.  —  J'implore  votre  altier  pardon. 

Cléopatre.  —  Il  est  marié  ? 

Messager.  —  Ne  prenez  pas  offense  de  celui  qui  ne 
vous  a  pas  offensée.  Me  punir  pour  ce  que  vous  exigez 
de  moi,  cela  n'est  pas  juste.  Oui,  il  a  épousé  Octavie. 

Cléopatre.  —  Que  la  faute  d'Antoine  te  réduise  et 


40  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

décompose  ton  assurance.  Va,  sors  d'ici.  La  marchandise 
romaine  que  tu  colportes,  remporte-la  ;  elle  coûte  trop 
cher  à  mon  cœur.  Qu'elle  te  reste  pour  compte  et  te 

ruine. 

,  (Le  messager  sort.) 

Charmion.  —  Votre  paisible  Altesse,  patience. 

Cléopatre.  —  Charmion,  dis  si  mes  louanges  à 
Antoine,  souvent  je  ne  les  volais  pas  à  César  ? 

Charmion.  —  Souvent,  Madame. 

Cléopatre.  —  Et  c'est  ce  que  je  paie  à  présent. 
Emmène-moi.  Je  défaille.  O  Charmion  !  Iras  !  Ce  n'est 
rien.  Va  vers  le  Messager,  bon  Alexas.  Questionne-le 
sur  Octavie,  Son  visage?  Son  âge  ?  Ses  goûts  ?  Oh  !  et 
la  couleur   de  ses  cheveux,  n'oublie  pas.  Vite,  que  je 

sache... 

'  (Il  sort.) 

Quittons-le  pour  jamais.  Ah!  ne  le  quittons  pas... 
Charmion,  un  côté  de  sa  face  est  hideux  comme  la  Gor- 
gone, mais  l'autre  est  pareil  au  dieu  Mars.  (^A  Maràian.^ 
Cours,  dis  à  Alexas  de  s'informer  aussi  de  sa  taille... 
Oh  !  Charmion,  que  je  suis  à  plaindre  !  Mais  ne  me 
parle  pas.  Ramène-moi  dans  ma  chambre. 

{A  suivre.^ 

Traduction  d'ANDRÉ  gide 


LETTRE  A  UN 
HISTORIEN 


Mes  réflexions  vous  ont  chagriné.  Je  vous  suis  apparu 
comme  un  de  ces  mécontents  à  qui  tout  prétexte  est 
bon  s'il  s'agit  d'arttaquer  la  culture.  Vous  m'avez  repro- 
ché cette  neurasthénie  du  démobilisé  qui  recule  devant 
l'efFort  intellectuel  et  qui  voudrait,  par  quelques  affirma- 
tions simplistes,  échapper  à  la  gêne  des  anciennes  disci- 
plines. Vous  ne  cessiez  de  faire  dévier  l'entretien  en 
suspectant,  le  plus  affectueusement  du  monde,  le  bon 
aloi  de  mes  arguments.  Laissez-moi  revenir  sur  quelques 
points  de  notre  causerie,  sans  beaucoup  d'ordre,  mais  à 
l'abri  de  vos  trop  ardentes  interruptions. 

Et  tout  d'abord  finissons-en  avec  cette  objection  de 
principe  que  vous  voudriez  tirer  d'une  prétendue  servi- 
tude où  notre  esprit  serait  tombé  à  l'égard  des  événe- 
ments. Eh,  parbleu  oui,  sur  bien  des  points  je  raisonna 
autrement  qu'avant  la  guerre  ;  le  contraire  ne  m'inspire- 
rait aucune  fierté.  Car  rien  ne  me  paraît  plus  suspect  de 
pauvreté,  de  stérilité  et  de  sottise  qu'une  certaine  sagesse 
jusqu'à  laquelle  les  événements  ne  retentissent  pas.  Quoi 
d'étonnant  si  jetés  dans  des  conditions  de  vie  aussi 
singulières,    et   confrontés  avec   l'idée  de  la  mort  soit 


42  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

pour  notre  pays,  soit  pour  les  autres  ou  nous-mêmes, 
nous  nous  sommes  posé  des  questions  nouvelles  et  si 
nous  avons  cherché  du  soutien  là  où  nous  n'avions  pas 
coutume  de  le  faire  ?  Mais  ceci  dit,  renoncez  pour  cette 
fois  à  invoquer  la  guerre.  Convenez  que  notre  mécon- 
tentement ne  l'avait  pas  attendue  pour  s'exprimer  et  que, 
depuis  longtemps  déjà,  nous  avions  commencé  ce 
redressement  auquel  nous  ne  faisons  aujourd'hui 
qu'apporter  un  peu  plus  d'impatience  et  de  passion. 

Allons  tout  de  suite  au  nœud  de  la  question.  Par 
suite  de  diverses  circonstances  (en  particulier  par  l'effet 
d'une  spécialisation  presque  inévitable  et  par  une  assimi- 
lation hasardeuse  de  vos  méthodes  à  celles  des  sciences 
exactes)  vous  vous  êtes  trouvés  amenés  à  un  excès  de 
documentation  matérielle,  à  un  abus  du  renseignement 
précis,  qui  a  hni  par  nous  masquer,  à  nous  autres  pro- 
fanes, la  vue  harmonieuse  et  vraie  des  hommes  d'autre- 
fois. Parce  que  l'originalité  et  l'esprit  d'invention  se 
marquent  'moins  dans  la  constatation  de  la  continuité 
que  dans  la  découverte  de  particularités  nouvelles, 
vous  avez  été  tout  natutellement  portés  à  différencier 
les  époques,  à  en  souligner  les  traits  adventices  aux 
dépens  des  traits  éternels.  Vous  vous  êtes  ingéniés  à 
créer  des  perspectives,  à  reculer  les  siècles  les  uns  der- 
rière les  autres,  à  nous  faire  contempler  l'histoire  à 
travers  je  ne  sais  quel  télémètre  qui  en  échelonne  les 
périodes  selon  des  espacements  mathématiques,  de  sorte 
que  les  plus  éloignés  nous  paraissent  nécessairement  les 
plus  petits.  Et  pour  achever  de  nous  dépayser,  pour 
achever  de  nous  rendre  le  passé  inhabitable,  hostile  et 
inhumain,  vous  avez  favorisé  le  foisonnemeift  de  cette 


LETTRE   A    UN    HISTORIEN  43 

petite  érudition,  de  cette  sous-histoire  qui  sous  prétexte 
de  couleur  et  de  curiosité  a  collectionné  les  bizarreries 
et  les  grimaces,  si  bien  que  les  visages  même  récents 
de  notre  propre  pays  nous  semblent  aussi  lointains  et 
déroutants  qu'un  paysage  de  la  Chine. 

Posons  un  principe  qui  nous  épargnera  des  malen- 
tendus :  toute  méthode  me  paraît  bonne  si  elle  me 
rapproche  d'une  époque,  si  elle  me  met  de  plain-pied 
avec  le  passé,  si  elle  me  permet  d'en  tirer  pour  mon 
propre  compte  nourriture,  intérêt  ou  beauté  ;  toute 
méthode  au  contraire  m'indispose  si  elle  hérisse  mon 
chemin  d'obstacles  inutiles.  Je  suis  homme  et  non  pas 
historien  ;  ce  qui  m'intéresse  dans  l'os  c'est  la  moelle  ; 
or  ceux  que  vous  me  passez  sont  nettoyés  comme  des 
bibelots  d'étagère.  Vous  m'avez  déjà  répondu  que  si 
mon  ambition  se  bornait  là,  je  pouvais  la  satisfaire  dans 
les  ouvrages  de  vulgarisation.  Le  malheur,  c'est  qu'ils 
ne  me  satisfont  pas.  Non,  je  prétends  goûter  à  vos 
découvertes  les  plus  pénétrantes,  persuadé  que  l'homme 
est  beaucoup  plus  divers,  plus  étrange  et  plus  mons- 
trueux qu'on  ne  veut  bien  nous  le  montrer  communé- 
ment (dans  le  présent  aussi  Sien  que  dans  le  passé)  ; 
mais  je  demande  que  vous  me  fournissiez  des  documents 
ingénus  et  non  pas  déformés  par  des  partis  pris  profes- 
sionnels. 

Laissez-moi  pousser  la  franchise  aux  limites  de 
l'impertinence.  Jusqu'ici  votre  corporation  avait  usé 
d'une  discrétion  dont  ailleurs  on  a  depuis  long- 
temps fait  litière.  Vous  conveniez  que  vous  étiez  là 
pour  instruire  les  honnêtes  gens,  et  que  ceux-ci  n'avaient 
pas  pour  raison  d'être  de  former  une  cour  aux  historiens. 


44  LA   NOUVELLE    REA^UE   FRANÇAISE 

La  subordination  que  vous  acceptiez,  la  société  vous 
en  marquait  sa  reconnaissance,  ainsi  qu'il  était  logique 
€t  courtois,  en  choisissant  ses  maîtres  et  ses  chefs  parmi 
les  plus  grands  d'entre  vous.  Chez  les  historiens  de 
moindre  envergure,  on  admirait  la  conscience  du  tra- 
vail, fût-ce  en  des  œuvres  d'une  noblesse  un  peu  déser- 
tique. Et  vos  apprentis  mêmes  étaient  les  bienvenus, 
occupés  qu'ils  étaient  à  débroussailler  et  à  déblayer.  On 
vous  savait  gré  de  ces  brillantes  opérations  de  police 
d'où  vous  ne  rentriez  jamais  sans  ramener  par  l'oreille 
quelque  faussaire,  et  Ton  vous  bénissait  quand  vous 
retrouviez  l'accès  d'une  de  ces  sources  primitives  dont 
jusqu'alors  nous  n'avions  bu  l'eau  que  polluée  par  les 
hasards  de  longs  parcoiars. 

En  quoi,  demandez-vous,  ne  sommes-nous  plus  les 
mêmes  que  par  le  passé  ?  —  En  ceci  d'abord,  que  vous 
ne  nous  donnez  plus  de  maîtres.  (J'accorde  que  le  génie 
ne  se  commande  pas;  mais  si  la  rareté  du  génie  peut 
■être  pour  quelque  chose  dans  la  décadence  de  l'art,  la 
réciproque  n'est  pas  moins  vraie).  Ensuite  en  ce  que 
vous  avez  changé  d'attitude  à  l'égard  de  votre  œuvre. 
L'objet  est  devenu  prétexte;  votre  intervention  est 
xievenue  fin  en  soi.  Vous  ne  nous  permettez  plus  de 
vous  oublier.  Une  fois  le  bassin  de  la  source  dégagé, 
enlevez  vos  jalons  et  vos  pioches.  Un  peu  moins  d'éta- 
lage érudit,  non  pas  seulement  parce  que  cette  vaine 
science  est  fastidieuse,  mais  parce  qu'elle  submerge  le 
document.  Laissez-nous  seuls  avec  lui.  On  ne  range 
pas  sur  le  bord  du  saladier  les  limaces  retirées  de  la 
laitue  ;  or  je  sais  telle  édition  d'un  fragile  et  charmant 
poète,  où  vous  êtes  pour  quelque  chose,  et  qui  présente 


LETTRE    A    UN    HISTORIEN  45 

une  petite  feuille  de  texte  dans  une  véritable  marge  de 
chenilles  ! 

Innocentes  manies,  direz-vous.  —  Mais  non;  car  elles 
sont  l'indice  d'une  tendance  qui  nous  blesse.  L'intelli- 
gence choisit  les  aliments,  mais  l'instinct  les  digère. 
Soyez  nos  yeux  et  nos  mains,  mais  laissez-nous  être 
estomacs  ;  laissez-nous  cette  appétence  par  laquelle  nous 
prenons  possession  d'un  texte,  ce  mouvement  de  sym- 
pathie par  lequel  nous  entrons  dans  l'intimité  d'une 
grande  figure.  Ce  n'est  pas  que  nous  intercédions  en 
faveur  d'illusions  et  de  légendes.  Vous  pouvez  nous 
défigurer  un  personnage  traditionnel  sans  que  nous 
nous  plaignions  ;  l'histoire  en  propose  assez  d'autres 
à  notre  admiration.  Dans  la  clarté  de  jugement  vers  la- 
quelle vous  vous  efforcez,  ce  n'est  pas  la  clarté  qui  nous 
inquiète,  c'est  la  rage  de  juger  ;  c'est  ce  perrin-dandisme 
ergoteur  qui  fait  du  moindre  chartiste  un  greffier  de 
tribunal.  Quelle  bonne  foi  ne  serait  déroutée  par  la 
méfiance  tatillonne  dont  vous  nous  faites  la  première 
des  règles  ?  Oubliez-vous  que  nul  n'est  plus  dupé  que 
les  méfiants  ? 

C'est  quelque  chose  que  l'exactitude  des  faits.  C'est 
votre  honnêteté,  mais  une  honnêteté  négative.  L'histoire, 
tout  de  même,  ne  commence  réellement  qu'aux  mobiles 
et  au  retentissement  des  événements  chez  les  individus 
ou  les  peuples.  Tel  trait  peut  être  aussi  vrai  qu'on  vou- 
dra, il  est  mensonger  s'il  exprime  pour  nous  des  senti- 
ments que  n'éprouvaient  pas  les  hommes  de  l'époque. 
Je  crois  sans  peine  qu'au  xvii'  siècle  on  mangeait  mal- 
proprement ;  mais  si  je  m'irrite  à  vous  voir  tant  insister 
sur  ces  doigts  plongés  dans  les  plats  ou  ces  dentelles 


46  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

maculées  de  sauce,  ce  n'est  pas  du  tout  que  ces  précisions 
me  semblent  attentatoires  à  la  noblesse  de  mes  idoles, 
c'est  parce  que,  sous  des  apparences  d'exactitude,  vous 
nous  donnez  l'impression  la  plus  calomnieuse,  celle  d'un 
repas  de  Zoulous,  là  où  l'urbanité,  la  conversation  et  la 
tenue  valaient  peut-être  bien  celles  d'aujourd'hui. 

Mince  sujet  de  chicane  !  Moins  mince  pourtant  qu'il 
ne  paraît,  car  ce  sont  des  détails  de  cette  sorte  qui 
mettent  le  plus  de  barrières  entre  les  hommes.  C'est 
déjà  vrai  entre  contemporains  ;  à  plus  forte  raison  lors- 
qu'il s'agit  des  générations  passées,  avec  qui  nul  ne 
prend  à  cœur  de  dissiper  les  malentendus.  Je  préfère 
encore  les  entremetteurs  un  peu  trop  complaisants  que 
furent  certains  historiens  de  la  vieille  école,  à  cette  véra- 
cité meurtrière  par  laquelle  vous  brouilleriez  les  meil- 
leurs amis.  Devant  un  portrait  à  perruque,  votre  rôle 
•devrait  consister  à  nous  fournir  un  cache  qui  isole  le 
visage  et  nous  le  fasse  apparaître  dans  son  caractère 
profond,  dépouillé  de  ce  que  l'époque  et  la  mode  y 
ajoutaient  d'éphémère  et  de  bizarre.  Mais  on  croirait  que 
vous  preniez  à  tâche  de  ne  me  faire  regarder  que  la 
perruque.  Je  la  distingue  avant  la  figure  des  personnages. 
J'aperçois  ces  monuments  de  boucles  sur  les  champs  de 
bataille  aussi  bien  que  sur  les  oreillers.  J'ai  de  la  peine 
à  imaginer  là-dessous  les  angoisses  et  les  sueurs  du 
combat,  le  désordre  de  la  douleur  et  de  la  passion. 
Débarrassez-moi  de  tout  ce  crin.  —  Il  y  était,  dites- 
vous.  —  Oui,  mais  on  n'y  pensait  pas  jour  et  nuit  ;  et 
lorsqu'on  n'y  pensait  pas,  c'est  comme  s'il  n'avait  pas 
existé. 

Ne  croyez-vous  pas  que  la  dévotion  a   notablement 


LETTRE   A    UN    HISTORIEN  47 

changé  de  nature,  le  jour  où  l'on  a  cessé  de  se  repré- 
senter les  personnages  de  l'Evangile  sous  des  vêtements 
contemporains  ?  et  que  le  drame  de  la  Passion  a  beau- 
coup perdu  de  sa  réalité,  lorsque  ces  toges,  ces  sandales, 
ce  décorum  antique  ont  fait  leur  apparition  ?  Vous  figu- 
rez-vous les  cantiques  franciscains  adressés  à  ces  figures 
intimidantes  ?  Au  Moyen-Age,  si  l'amour  des  mystiques 
a  toute  l'ardeur  et  la  force  de  l'amour  proprement  dit, 
c'est  qu'il  est  direct,  actuel.  Depuis,  la  foi  a  trouvé 
d'autres  accents,  plus  nobles,  plus  grandioses,  plus 
humiliés,  mais  son  essence  la  plus  précieuse  s'est  éventée 
dès  ces  premiers  sacrifices  à  l'exotisme. 

J'en  dirais  autant  des  traductions  grecques  et  latines. 
Pourquoi  le  Plutarque  d'Amyot  a-t-il  eu  tant  d'action 
sur  son  époque  et  continue-t-il  à  nous  émouvoir  ?  On 
voudrait  nous  persuader  que  c'est  à  cause  de  son  style. 
Certes  ce  style  est  savoureux  ;  mais  il  l'est  moins  verba- 
lement que  par  la  force  naïve  avec  laquelle  il  épouse 
l'original,  s'en  approprie  le  contenu,  pénètre  dans  la 
familiarité  des  personnages.  Pas  un  terme  savant  là  où 
peut  servir  une  locution  française  :  les  sommes  d'argent 
sont  comptées  en  écus,  les  distances  mesurées  en  lieues, 
une  amphore  est  une  cruche  et  une  knémide  est  une 
jambière.  Comment  voulez-vous  que,  sans  une  transpo- 
sition où  se  perd  le  plus  chaud  de  mon  élan,  je  fasse 
miennes  les  aventures  d'un  homme  qui  porte  des  kné- 
mides  ?  Du  coup  il  n'est  plus  qu'un  mannequin  de 
musée.  C'est  parfait  pour  qui  s'intéresse  à  l'histoire  de 
l'uniforme,  ou  encore  pour  qui  cherche  des  rimes 
riches  ou  qui  a  besoin  de  quelques  épices  pour  réveiller 
une  imagination  paresseuse.  Mais  Plutarque  vaut  mieux 


48  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

que  cela.  Il  n'est,  je  l'accorde,  ni  très  profond  ni  très 
perspicace  quand  il  décrit  des  natures  exceptionnelles; 
un  certain  ronron  moral  enlève  de  la  netteté  à 
ses  jugements.  Mais  avec  quel  soin  il  note  les  mobiles 
moyens  des  actions  ;  quelles  précisions  il  fournit  sur  ce 
que  fut  la  vie  quotidienne  ;  quelle  admirable  image  il 
trace  de  ce  que  l'Antiquité  considéra  comme  l'honnête 
homme  !  Voilà  un  renseignement  qui  m'intéresse  plus 
qu'aucun  autre,  un  magnifique  repère  pour  apprécier  le 
chemin  parcouru  par  l'humanité,  non  dans  ses  idées, 
non  dans  tel  de  ses  goûts,  mais  dans  son  affinement, 
dans  sa  culture,  dans  cette  somme  que  représenterait, 
aux  diverses  époques,  un  citoyen  d'élite,  si  l'on  pouvait 
estimer  en  chiffres  chacune  de  ses  qualités.  (Ne  voyez- 
vous  pas  qu'aucun  problème  ne  nous  préoccupe  davan- 
tage, depuis  que  la  guerre  nous  a  fourni  des  renseigne- 
ments si  neufs  sur  nous-mêmes,  sur  notre  héroïsme  et 
notre  barbarie,  sur  notre  conception  de  l'honneur,  notre 
désintéressement,  notre  crédulité  ?  Où  en  sommes-nous, 
j'entends  sur  quels  points  avons-nous  changé  par  rapport 
aux  époques  où  l'on  s'est  considéré  comme  à  un  sommet 
de  la  civilisation  ?) 

Eh  bien,  pour  en  revenir  à  Amyot,  s'il  a  su  nous 
représenter  cet  honnête  homme  antique  d'une  manière 
qui  nous  invite  à  tant  de  retours  sur  nous-mêmes,  ne 
le  doit-il  pas  en  partie  à  une  parfaite  absence  de  couleur 
locale,  à  une  élimination  hardie  du  bibelot  grec  et 
latin,  de  l'érudition,  et  à  une  prise  de  possession  non 
moins  hardie  de  tout  ce  qui  fait  l'homme  même  ? 
Pour  réussir  si  parfaitement,  il  ne  suffit  pas  d'une 
bonne  méthode  ;   il  faut  cette  imagination  qui  redonne 


LETTRE   A   UN   HISTORIEN  49 

vie  aux  événements,  qui  ressuscite  les  morts.  Mais  à 
défaut  de  ce  don,  c'est  déjà  quelque  chose  que  la 
méthode.  «  Je  ne  reconnais  pas  chez  Aristote  la  plu- 
part de  mes  mouvements  ordinaires,  dit  Montaigne  ; 
on  les  a  couverts  et  revêtus  d'une  autre  robe  pour 
l'usage  de  l'école.  Si  j'étais  du  métier,  je  naturaliserais 
l'art,  autant  comme  ils  artialisent  la  nature.  » 

On  pourrait  en  dire  autant  des  belles  traductions 
faites  au  xvii*  siècle.  Celles-là  non  plus  ne  dépaysaient 
pas  à  plaisir  le  lecteur.  «  Belles  infidèles  »  tant  qu'on 
voudra  ;  mais  si  elles  trahissaient  c'était  avec  un  amour 
dont  on  voudrait  quelques  traces  sous  la  revêche  fidé- 
lité de  bien  des  traductions  modernes.  Aussi  les  œuvres 
antiques  restaient-elles  présentes,  vivantes,  verdoyantes  ; 
et  si  la  fumure  française  donnait  à  leurs  fruits  une 
saveur  nouvelle,  les  branches  continuaient  du  moins  à 
porter  une  abondance  de  fruits  nourrissants  et  beaux. 
Ainsi  s'explique  la  supériorité  donnée  aux  anciens  : 
ils  étaient  les  anciens  et  les  modernes  par-dessus  le 
marché. 

Je  confesse  avoir  eu,  vers  vingt  ans,  un  déplorable 
goût  pour  les  traductions  de  Leconte  de  Lisle.  Plus  les 
phrases  étaient  chamarrées  de  syllabes  grecques,  plus  je 
m'y  délectais,  confondant  ce  plaisir  déplacé  avec  celui 
que  me  donnaient  les  merveilleux  noms  propres,  les 
éclatants  ornements  de  la  Légende  des  Siècles.  Je  goûte 
toujours  autant  ces  philtres  magiques  que  Hugo  a  su 
composer  avec  l'écume  sonore  de  l'histoire.  Je  me 
répète  toujours  avec  le  même  plaisir  les  Sept  Merveilles 
.du  Monde,  Zitn-Zi:yimi,  et  jusqu'aux  énumérations  du 
Détroit  de  l'Euripe.    Hugo  connaît,  en  experte  sorcière^ 

4 


50  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

la  vertu  des  mots  colorés  et  la  force  avec  laquelle  ils 
projettent  notre  esprit  sur  de  fantastiques  trajectoires. 
Peu  m'importent  les  ingrédients  dont  il  compose  sa 
drogue  :  le  chanvre  vaut  le  vin  ou  le  pavot,  du  moment 
qu'il  s'agit  seulement  de  provoquer  le  délire.  Mais  vou- 
loir tirer  de  Sophocle  une  ébriété  de  cet  ordre,  voilà 
qui  est  absurde  et  sauvage.  Il  a,  sur  les  hommes,  des 
choses  à  dire  qui  méritent  d'être  écoutées  ;  il  réclame 
de  la  docilité  d'esprit  ;  ses  paroles  ne  doivent  pas  servir 
à  des  fuites  en  tous  sens,  à  des  bonds  de  Ménades. 

Si  encore  vous  étiez  juste  pour  Hugo,  on  pourrait 
vous  passer  une  faiblesse  de  poète  pour  les  vocables 
voyants  ;  mais  vous  ne  supportez  pas  son  vin,  le  plus 
riche  en  ivresse  verbale  avec  celui  de  Ronsard.  Vous 
vous  gaussez  des  libertés  qu'il  prend  avec  l'histoire,  et 
vous  ne  voyez  pas  que  l'imagination  '  est  magnifique- 
ment stimulée  par  ces  noms,  ces  allusions,  ces  rappro- 
chements les  plus  hasardeux,  mais  toujours  choisis  avec 
un  prodigieux  sens  de  la  musique  et  de  la  force  évoca- 
trice  ;  alors  que  ces  mômes  mots,  employés  judicieuse- 
ment par  vous,  ne  feraient  que  glacer  votre  texte. 
M'avez-vous  assez  raillé  à  cause  de 

Mossuî 
Que  ccnqiiU  le  premier  DuUlius,  ce  consul 
Oui  jimrchait  précède  de  flûtes  tibicines. 

Que   de  sottises    vous   avez    relevées   dans    ces    deux 

I.  J'entends  l'imagination  lyrique,  voluptueuse  et  centrifuge, 
le  «  ravissement  »  poétique,  et  non  cette  imagination  grave  et 
active,  qui  tend  à  une  possession  du  monde  plus  complète  et  plus 
profonde. 


LETTRE   A    UN    HISTORIEN  5I 

vers,  et  que  vous  avez  ri  de  ce  «  tihicines  »  qui  ne 
saurait  désigner  une  forme  de  flûte,  mais  tout  au  plus 
les  joueuses  de  cet  instrument.  Qu'y  faire  ?  J'en  reste 
à  mon  plaisir.  J'aime  cette  parenthèse  romaine  parmi  la 
turquerie  de  Zim-Zi:^imi.  Vous  êtes  bien  parvenu  à  me 
gâter  un  peu  ces  «  flûtes-flûtistes  »,  pas  assez  pourtant 
pour  m'en  dégoûter  tout  à  fait. 

Vous  allez  m'accuser  de  contradiction  parce  que 
j'aime  chez  Hugo  ce  don  d'ivresse  et  de  dépaysement 
que  je  n'accepte  pas  dans  une  traduction  de  Sophocle  et 
encore  moins  dans  un  livre  d'histoire.  L'apparence  d'illo- 
gisme tient  à  ce  qiie  vous  ne  faîtes  pas,  me  semble-t-il,  une 
distinction  suffisante  entre  le  poète  simple  excitateur  de 
l'imagination  et  le  poète  recréateur  de  l'homme,  divi- 
nateur de  son  âme.  (Le  même  poète  se  manifeste  par- 
fois dans  ces  deux  rôles,  mais  guère  simultanément  ; 
aussi  n'est-il  pas,  je  crois,  arbitraire  d'opposer  l'une  à 
l'autre  ces  deux  formes  d'inspiration.)  Je  n'attends  de 
Hugo  aucune  révélation  ni  sur  moi-même  ni  sur  les 
autres.  Il  est  bien  incapable  de  projeter  dans  aucun 
recoin  de  notre  cœur  un  jet  de  lumière  inattendu.  Il  ne 
saurait  être  nourriture  ;  laissez-le  être  Champagne. 
Mais  ne  champagnisez  pas  ce  qui  n'est  pas  destiné  à 
nous  étourdir.  Laissez-nous  approcher  Œdipe  et  Anti- 
gone  avec  l'esprit  le  plus  lucide  ;  et  surtout  lorsque  vous 
faites  métier  d'historiens,  n'interposez  entre  les  hommes 
et  nous  aucun  mirage.  Vous  avez  le  droit  d'être  poètes, 
mais  seulement  de  ceux  qui  devinent  la  réalité  cachée, 
jamais  de  ceux  qui  nous  aident  à  la  fuir.  C'est  pour 
avoir  voulu,  à  votre  manière,  imiter  les  seconds  que 
vous  êtes  tombés  dans   cet  abus  de  la    couleur  et  du 


52  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

pittoresque  —  forme  «  artiste  »  de  cette  tendance  à  la 
différenciation  et  à  la  fausse  exactitude  que  nous  vous 
reprochons. 

Qu'en  français  Ronsard  «  parle  grec  »,  c'est  souvent 
charmant  et  parfois  admirable  ;  mais  que  vous  alliez 
mettre  des  mots  grecs  dans  la  bouche  de  Grecs  véri- 
tables, voilà  qui  n'a  plus  le  moindre  sel.  Vous  alléguez 
une  raison  d'exactitude  ;  mais,  tout  au  contraire,  ces 
mots  n'ont,  pour  la  plupart  d'entre  nous,  qu'un  sens 
assez  imprécis,  un  sens  noyé  sous  toute  espèce  d'irisa- 
tions littéraires.  Et  quand  ils  seraient  parfaitement 
appropriés,  parfaitement  à  la  mesure  de  la  chose  dési- 
gnée, ils  n'en  seraient  pas  moins  déplorables,  s'ils  parti- 
cularisent ce  qui  pourrait  être  général,  s'ils  relèguent 
dans  l'antiquaille  ce  qui  devrait  rester  à  l'homme  de 
tous  les  temps.  Enfin  —  et  ceci  me  ramène  à  ma 
marotte  —  j'affirme  qu'à  moins  de  preuves  évidentes  du 
contraire,  on  diminue  beaucoup  les  chances  d'erreur  en 
partant  de  ce  principe  que  les  hommes  sont  toujours 
pareils  à  eux-mêmes  et  qu'on  ne  les  peint  jamais  dans 
■  leur  vérité  profonde  mieux  qu'en  employant  des  cou- 
leurs qui  nous  peindraient  nous-mêmes  avec  vérité. 

Laissez-moi  prendre  un  exemple  :  l'idée  qu'un  Fran- 
çais de  culture  moyenne  se  fait  du  xvi'  siècle.  Quelle 
image  de  cette  époque  a-t-on  mise  dans  nos  mémoires  ? 
Ce  ne  sont  qu'arquebuses,  que  gibets,  que  massacres, 
que  discussions  théologiques,  que  fraises,  que  corsets, 
que  monstrueuses  braguettes,  qu'élégances  cruelles, 
qu'ivresse  intellectuelle,  que  jeux  d'artistes  et  de  princes 
—  image  d'ailleurs  belle,  mais  où  nous  ne  pouvons 
nous  imaginer  nous-mêmes  en  quelque  attitude  que  ce 


LETTRE    A    UN    HISTORIEN  53 

soit.  C'est  un  décor  pour  Diane  de  Poitiers  ou  Catherine 
de  Médicis,  mais  où  les  gens  en  veston  n'ont  rien  à 
voir.  Or  voici  que  j'ouvre  les  Essais.  Quelle  fraîcheur  ! 
quel  air  délicieux  !  quelle  brise  de  chez  nous  !  quelle 
rosée  de  nos  prairies  !  Et  quel  ami  charmant,  perspi- 
picace,  attentif!  Il  en  sait  sur  moi-même  beaucoup  plus 
que  moi.  Il  ne  parle  que  de  lui,  mais  si  pertinemment  que 
c'est  parler  de  nous  tous.  Personne  dont  le  commerce  soit 
plus  facile  et  qui  livre  à  l'intimité  jusqu'à  d'aussi  subtils 
replis.  Il  y  a  des  hommes  que  j'aime  davantage,  il  n'y  en  a 
pas  avec  qui  je  m'entende  mieux.  Oui,  mon  ami  ;  toutcama- 
rades  de  lycée  que  nous  soyons,  et  contemporains  et  liés 
d'un  vieil  attachement,  vous  m'êtes  infiniment  moins  lim- 
pide, moins  déchiffrable,  moins  proche.  —  Montaigne 
était  une  exception,  dites-vous.  —  Pour  le  génie,  assu- 
rément, mais  pas  pour  le  caractère  et  la  culture.  Nulle 
part  il  ne  se  donne  pour  un  incompris,  pour  un  agneau 
égaré  parmi  les  loups.  Il  a  été  mêlé  aux  affaires  de  son 
siècle,  il  a  rempli  des  charges  auprès  des  princes  et  s'en 
est  fort  honorablement  acquitté.  Il  analyse  et  consigne 
ce  dont  personne  n'avait  encore  fait  un  sujet  d'étude, 
mais  ses  sentiments  ne  sont  pas  d'un  autre  ordre  que 
ceux  de  son  époque  ;  le  succès  des  Essais  en  fait  foi. 
Ces  nuances,  ces  délicatesses,  cette  subtilité,  cette 
tendresse,  cette  poésie  qui  sont  notre  âme  même,  les 
contemporains  de  Montaigne  s'y  reconnaissaient.  C'est 
donc  que  le  décor,  tout  vrai  qu'il  fût,  nous  induisait  en 
erreur.  C'est  donc... 

Mais  à  quoi  bon  tant  insister  ?  Pardonnez  cette  pesante 
dissertation.  Ce  qui  est  en  jeu  —  vous  le  sentez  aussi 
bien  que  moi,  et  de  là  vient  que  nous  discutons  avec  un 


54  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

peu  trop  de  passion  —  c'est  une  certaine  idée  de  la 
différenciation  des  époques,  qui  traduite  en  langage  pri- 
maire est  devenue  l'idée  d'un  progrès  à  tout  prix.  Vous 
n'en  êtes  qu'à  demi  responsables,  beaucoup  d'entre  vous 
ayant  plutôt  manqué  de  mesure  dans  une  admiration  un 
peu  puérile  du  passé  ;  mais  en  laissant  l'épisodique 
l'emporter  sur  l'essentiel,  vous  avez  facilité  ce  glisse- 
ment. Qui  dit  étrange  dit  étranger  ;  qui  dit  étranger 
dit  barbare.  Un  peuple  dont  les  vêtements,  la  nourri- 
ture, les  objets  usuels  portent  des  noms  si  saugrenus, 
comment  se  figurer  qu'il  trouvait  le  même  goût  que 
nous  à  l'air,  aux  aliments  ;  qu'il  connaissait  chaque 
nuance  de  sensations  qu'un  corps  humain  peut  éprou- 
ver et  à  peu  près  chaque  nuance  de  sentiments.  Ainsi 
vous  avez  soutenu,  plus  que  vous  ne  vous  l'imaginez, 
cette  vague  foi  dans  une  évolution  nécessairement 
ascendante,  qui  aurait  précipité  depuis  cent  ans  son 
mouvement  triomphal.  Dans  l'enseignement  historique 
qu'on"  nous  a  donné,  pas  un  aperçu  qui  n'ait  été  teinté 
de  ce  médiocre  optimisme;  si  bien  que  beaucoup  d'entre 
nous,  même  de  ceux  qui  n'ont  jamais  donné  dans  cette 
religion  ou  qui  l'ont  abjurée,  n'en  continuent  pas 
moins  à  envisager  le  passé  tel  qu'un  enseignement  ten- 
dancieux le  leur  a  présenté.  Ils  ont  redressé  leur  esprit 
mais  non  rappris  l'histoire. 

Si  vous  le  voulez  bien,  nous  parlerons  une  autre  fois 
de  la  façon  dont  la  guerre  a  bousculé  quelques-uns  des 
axiomes  où  nos  jugements  prennent  source.  Le  seul 
point  qui  importe  ici,  c'est  une  certaine  humiliation  de 
la  superbe  et  de  la  raison  raisonnante  ;  par  suite,  un 
besoin  de  chercher  des  normes  ailleurs  que  dans  notre 


LETTRE    A    UN    HISTORIEN  55 

chaos.  Nous  ne  faisons  pas  fi  des  normes  politiques  que 
vous  nous  proposez,  mais  elles  ne  prennent  de  sens 
véritable  qu'une  fois  bien  établies  les  normes  de  l'hon- 
nête homme.  Comment  apprécier  la  valeur  d'un  régime, 
sans  savoir  à  quelles  gens  il  s'appliquait,  en  quoi  ils 
nous  ressemblaient  ou  non  ?  Or  ce  n'est  pas  une 
mosaïque  de  petits  documents  qui  nous  l'apprendra  ; 
c'est  la  méditation  d'un  ou  deux  textes,  la  contempla- 
tion d'un  ou  deux  portraits. 

Vous  vous  étonniez  l'autre  jour  de  voir  tant  d'esprits 
retourner  à  l'Histoire  Sainte  et  à  la  Légende  Dorée  : 
ne  vous  en  prenez  qu'à  vous-mêmes  qui  nous  avez  si 
inconsidérément  désaffecté  l'histoire.  Ce  que  nous  vous 
demandons,  c'est  de  la  repeupler  de  ses  morts,  pour 
que  nous  renouions  avec  eux  un  commerce  familier. 
Nos  curiosités  ne  sont  plus  les  mêmes  qu'autrefois  ; 
elles  sont  moins  libres,  moins  gratuites.  Nous  sommes 
des  hommes  occupés  à  se  reconstruire  une  image  du 
monde.  Nous  attendons  de  votre  amitié  qu'elle  nous 
aide  dans  cette  rude  tâche  ;  et  vous  nous  pardonnerez  si 
nous  nous  insurgeons  avec  une  vivacité  un  peu  injuste 
contre  tout  ce  qui  peut  nous  en  distraire. 

JEAN  SCHLUMBERGER 


FEUILLES   DE    TEMPÉRATURE 


MESURE  DU  TEMPS 


Le  bonheur  a  passé  comme  les  mammouths. 

Il  n'y  a  plus  que  la  faim 

et  le  vermouth. 

Tous  ces  yeux  roses  sur  des  litières  de  pavés  pourris 

s'ouvrent  à  peine 

au  passage  de  la  garde  touranienne. 


Sucés  par  les  panneaux-réclame, 

rongés  de  petites  annonces, 

anémiés  par  les  ventes  fictives 

comme  par  des  maladies  colonialei, 

titubant  sur  leurs  positions  à  terme, 

creux  et  bourrés  d'actions  nominales 

par  les  intermédiaires  au  ne^  gras, 

les  porteurs  découpons  apportent  leur  lymphe  aux  docks  vides, 

attendant  les  bateaux  de  viande  congelée. 


■'■1, 


FEUILLES   DE   TEMPERATURE  57 


RESPECT  HUMA-IN 


Monsieur  le  Directeur, 

je  renonce  à  enfler. 

^abandonne  les  attitudes,  car  maintenant 

il  faut  se  contenter  de  postures. 

Je  renonce  à  m  affirmer  sur  des  caries  de  visite. 

D'ailleurs 

tout  mon  corps  proteste  contre  la  station  verticale. 

Je  suis  sollicité  de  tomber. 

Soudain 

le  mot  PESANTEUR  gagne  en  agrément, 

et  je  lui  cèdcy  et  me  voici  à  terre. 

Mais  quelle  étrange  loi 

me  remet  sur  mes  pieds  malgré  moi 

et  me  fait  solliciter 

de  votre  Haute  Bienveillance 

une  distinction  honorifique  1 


58  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 


FOIRE  DE  LA  FLORIDE 


L'orchestrophone  électrique  à  cartons  perforés 

calcine  la  brasserie, 

amollit  Vâme  de  l'infanterie 

et  mue  les  platanes  en  arbres  d'essieu. 

L'été  est  complet.  ' 

Au-dessus  des  plaines  de  terre  cuite 

irritantes,  les  2}  millions  d'étoiles  de  16'"^  grandeur 

sont  au  re?ide:^-vous. 

Le  Man^anarès,  pour  tromper  la  soif,  suce  des  cailloux. 

Sur  des  collines  de  pralines 

le  calcium  souffle  son  ail. 

Toutes  les  fleurs  de  Manille,  brodées  sur  soie, 

germent  dans  les  capotes  des  victorias. 

La  patronne  du  Tir  enlève  Vœuf 

et  boit  le  jet  d'eau. 

Les  punaises  meurent  dans  les  beignets. 

Pour  60  centimes,  MÔDERN  PHOTO  vous  tire 

en  aviateur,  ou  en  Jésus, 

avec  la  couronne  d'épines. 

SANS  AUGMENTATION  DE  PRIX. 


FEUILLES   DE   TEMPÉRATURE  5^ 


CURE  DE  PRINTEMPS 


Pour  celui  qui  ne  veut  pas  voir      ^ 
que  les  dictatures,  les  vertiges,  les  doctrifies,  les  drogues, 
les  orchestres,  les  hérésies,  les  horiioiîs 
sont  remis  en  question. 
Il  ne  fallait  pas  confondre 
le  tout-à-l'égout  et  la  motoculture 
avec  k  paradis. 

Des  gens  ont  glissé  sur  ce  mot  visqueux  :  L  UXE 
et  se  sont  tués. 
Nous  avons  constaté  le  décès 
d'un  grand  nombre  de  commerçants  français 
qui  avaient  voulu  cesser  d'appartenir  à  des 
ordres  contemplatifs. 

Un  Ministre  noir  inaugura  le'charnier  : 
pris  d'un  désir  hircin, 
il  enlaça  la  chanteuse  subventionnée 
qui  récitait  l'ode  funèbre 
dans  une  robe  de  panne  orangée 
avec  des  manches  en  application  d'Irlande, 
et  l'hymne  à  la  production  lui  resta  dans  la  gorge. 


6o  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Le  combat  des  gras  et  ^es  maigres  finit. 

Les  massacres  entre  maigres  commencent. 

Un  joueur  de  golf  ne  produit  pas  de  calories. 

S'il  faut  quitter  les  raffinements 

on  ne  perdra  pas  grand' chose. 

Des  foules  haineuses 

broutant  la  défiance  aux  pâtures  d'asphalte 

oscillent,  à  l'heure  des  boissons  glacées 

sur  nn  monde  anémié  de  sanglantes  folies  : 

gammes  sales,  catalogues  de  sensualité, 

aucune  évasion  de  ce  côté. 


Sans  risquer  des  incantations 

on  peut  s'expertiser  : 

le  monde  porte  à  faux, 

il  faut  repartir  de  \éro, 

il  faut  repartir  du  niveau  de  la  terre  et  de  la  mer. 

Prétei  votre  concours  à  une  œuvre  de  charité: 

Le  monde  est  à  recommencer. 

PAUL  MORAND 


BEAUTÉ,      MON 
BEAU    SOUCI 


Beauté,  mon  beau  souci,  de  qui  l'âme 

incertaine 

Malhbrbe,  X,  I. 


Du  lierre  et  du  verre,  et  partout  le  teint  rose  et 
délicat  des  briques  sous  le  hâle  noir  lentement  accu- 
mulé par  l'air  chargé  de  vapeurs,  de  fumées  et  de  cou- 
chants rouges...  Des  rues  calmes,  et  qui  restent  calmes 
malgré  leurs  passants  :  comme  les  quais  du  fleuve  ; 
comme  la  rue  de  l'Eglise,  qui  fut  au  siècle  dernier  la 
Grand-Rue  d'un  village  de  banlieue,  dont  les  arbres  et 
les  verts  terrains  vagues  descendaient  jusqu'à  la  rive. 

Mais  l'immense  ville  a  rejoint  le  village  et  se  l'est 
incorporé,  et  maintenant  la  rue  de  l'Eglise  et  l'église 
demeurent,  dans  ce  quartier,  comme  de  précieux  restes 
du  passé,  soigneusement  laissés  à  leur  place,  et  res- 
pectés :  la  rue  avec  ses  détours,  et  la  petite  église  avec 
mn  fragment  de  son  cimetière.  Et  il  y  a  d'autres  souve- 
nirs, plus  récents  :  la  maison  où  vécut  le  prophète 
tonnant  et  grondant  du  culte  des  Héros.  (Une 
malédiction  est  tombée  sur  elle  :  on  en  a  fait  un  musée.) 


62  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Mais  toutes  les  autres  maisons  vivent,  autour  de  celle- 
là  :  même  celle  qu'habita  —  une  inscription  le  dit  — 
ce  charmant  poëte  qu'on  ne  retrouve  que  par  échap- 
pées dans  son  œuvre  et  qui,  père  besogneux  d'une 
nombreuse  famille,  porta  en  lui  pendant  toute  sa  vie, 
qui  fut  une  longue  enfance,  le  souvenir  des  Antilles  où 
il  était  né  et  l'image  d'une  jeune  fille  de  quatorze  ans 
qu'il  avait  aperçue  un  jour  et  n'avait  jamais  revue. 

Elles  vivent,  mais  il  y  a  chez  elles  une  telle  volonté  de 
calme  et  de  paix  que,  dans  ce  coin  de  la  ville,  on 
dirait  que  des  abîmes  de  silence  séparent  tous  les 
objets,  même  les  plus  proches  les  uns  des  autres.  Au 
xviii''  siècle  on  fabriquait  ici  de  la  poterie  ;  mais  à 
présent,  on  y  cultive,  avec  des  soins  infinis,  le  pré- 
cieux silence.  Ici,  chaque  chose  est  à  part  de  toutes 
,  les'autres  :  les  jardins,  les  arbres  citadins  sous  leur 
revêtement  de  suie  humide,  les  chapelles,  les  hôpi- 
taux, la  station  des  taxis,  toutes  ces  choses  existent 
sans  bruit,  saas  rien  qui  laisse  voir  au  passant  leur 
activité.  Tout  est  solitaire  et  discret  ;  les  couleurs 
même  se  taisent  et  demandent  à  être  regardées  plus 
attentivement  qu'ailleurs,  et  ce  n'est  que  de  tout  près, 
et  les  jours  de  soleil,  qu'on  s'aperçoit  que  le  pont 
tendu  sur  ses  hauts  piliers  comme  une  double  guir- 
lande d'une  rive  à  l'autre,  a  son  armature  peinte  en 
vert.  Et  le  fleuve  ne  se  distingue  de  la  brume  que  par 
une  sourde  lueur  d'argent,  ou  de  cuivre,  selon  les 
heures...  A  l'horizon  rempli  d'usines,  un  groupe  de 
hautes  tours,  une  famille  de  noires  Babels,  marque  les 
limites  de  la  ville,  —  si  elle  a  des  limites,  —  du  côté  de 
l'Occident. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 65 

Etendu  sur  un  divan,  près  de  la  fenêtre  en  saillie,  au 
rez-de-chaussée,  Marc  Fournier  goûtait  le  silence  de  son 
quartier  et  cherchait  à  se  l'expliquer.  Conament  se  fai- 
sait-il que  toutes  choses  fussent  à.  ce  point  isolées,  sans 
rayonnement,  sans  accointance,  sans  se  faire  entendre 
leurs  voix  ?  Et  sa  pensée  suivit  la  rue  où  étaient  la  mai- 
son de  Carlyle  et  celle  de  Leigh  Hunt,  jusqu'à  son 
confluent,  après  un  tournant  brusque,  avec  une  rue  plus 
large,  —  et  là,  au  coin,  à  gauche,  il  y  avait,  derrière 
une  palissade  noire,  une  villa  inhabitée  qui  dormait  au 
fond  de  son  jardin  dont  les  allées  s'effaçaient,  transpa- 
raissant encore  sous  les  herbes  et  les  fleurs  comme  les 
événements  d'un  songe  sous  les  premières  sensations 
du  réveil.  C'était  là  qu'avec  la  complicité  de  tout  le 
quartier,  à  la  faveur  de  ce  silence  tendu,  voulu  par  tous 
les  habitants,  la  nature  se  réparait,  reprenait  toutes  ses 
habitudes,  mêlait  toutes  ses  croissances,  oblitérait  avec 
patience  et  entêtement  un  passé  humain,  une,  histoire 
humaine,  dont  les  empreintes  se  voyaient  peut-être 
encore  sur  la  sable  recouvert  de  feuilles  et  de  tendres 
tiges,  —  et  lourdement,  régulièrement,  comme  une 
pulsation,  les  trois  notes  sauvages  et  passionnées  d'un 
oiseau  invisible  tombaient  dans  le  silence  d'ombre  et 
d'or.  Et  c'était  là,  sans  doute,  que  s'étaient  réfugiées  les 
anciennes  petites  divinités  proscrites,  celles  de  la  rive, 
celles  qui  protégeaient  les  potiers,  celles  de  la  forge  et  du 
pré  communal,  —  toutes  les  nymphes  et  les  fées  de 
Chelsea  !  Et  cela  était  beaucoup  plus  important  que  le 
souvenir  morose  des  grands  hommes  qui  jadis  avaient 
habité  là.  Cela  faisait  de  ce  quartier  un  pays  féerique  : 
on  le  sentait  bien  à  ce  silence  de  rêve,  à  cette  lumière 


64  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

adoucie  par  l'eau  et  la  verdure,  fondue  dans  la  brume 
subtile  où  toutes  les  formes  apparaissaient  et  disparais- 
saient soudainement  avec  quelque  chose  comme  ce 
geste  :  le  doigt  sur  les  lèvres. 

«  Oui,  »  songeait  Marc,  «  autrefois  le  quartier  des 
gens  de  lettres,  et  maintenant  celui  des  peintres  :  ce  qui 
explique  la  rencontre,  çà  et  là,  d'un  groupe  de  modèles  : 
des  enfants  brunes  à  grandes  boucles  d'oreilles  rondes 
sous  la  coiffe  blanche  ouverte  comme  un  livre...  Mais 
qu'est-ce  qui  peut  expliquer  ce  silence,  et  ces  douces 
présences  invisibles,  et  cette  calme  pantomime  des  rues 
qui  font  semblant  d'être  désertes,  sinon...  » 

A  ce  moment,  les  Fées  parurent.  Il  y  eut  un  faible 
bruit  de  grelots,  de  rires  et  de  tambourins,  et  deux 
chars  pleins  de  petits  personnages  costumés  s'arrêtèrent 
devant  une  porte,  de  l'autre  côté  de  la  rue,  en  face  du 
quai. 

A  Tentour,  rien  ne  s'étonna,  et  l'après-midi  de  ce 
samedi  soir  de  mai  continua  sa  vie  pensive,  aussi  indiffé- 
rente à  l'arrivée  des  Fées  qu'elle  l'avait  été,  quelques 
heures  plus  tôt,  à  la  cessation  du  travail  de  la  semaine, 
ce  cataclysme  qui  emportait  des  millions  d'êtres 
humains,  fuyant  le  travail,  loin  du  centre  de  la  ville. 
Et  Marc  vit  que  les  Fées,  pour  se  montrer  au  grand 
jour  de  la  rue,  s'étaient  déguisées  en  personnages  de  la 
Comédie  italienne.  Arlequin  fut  le  premier  à  descendre 
du  char,  et  Colombine,  pesant,  l'espace  d'une  seconde, 
sur  sa  main  levée,  sauta  à  pieds-joints  du  marchepied 
sur  le  trottoir.  Les  autres  suivirent,  et  celle  qui  des- 
cendit la  dernière  fut  une  petite  Folie  blanche  et  bleue 
en  masque  de  satin  blanc   qui  s'avança   jusqu'à  l'extré- 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 65 

mité  du  trottoir  et  agiui  dans  la  direction  de  la  fenêtre 
d'où  Marc  la  regardait,  sa  marotte  de  rubans  bleus  et 
blancs.  Puis  elle  courut  rejoindre  ses  compagnons,  et 
tous  pénétrèrent  dans  la  maison  devant  laquelle  leurs 
chars  s'étaient  arrêtés, 

M""^  Crosland  entra  dans  la  chambre,  s'approcha  de 
la  fenêtre,  et  se  penchant  au-dessus  du  divan  elle 
écarta  le  rideau. 

—  Vous  avez  vu  Queenie  ?  dit-elle  à  Marc.  Oui,  elle 
a  dû  venir  avec  les  autres.  Elle  est  déguisée  en  Folie  ; 
un  si  joli  costume  que  les  dames  patronnesses  lui  ont 
prêté  !  Oh,  je  ne  vous  l'avais  pas  dit,  Marc  ?  Une  sur- 
prise que  ces  dames  font  de  temps  en  temps  aux  con- 
valescents des  hôpitaux  :  une  idée  si  charitable.. . 
Malgré  notre  deuil  je  n'ai  pas  voulu  que  ma  fille  refusât 
l'invitation  de  ces  dames.  Queenie  m'a  promis  qu'elle 
viendrait  après  la  visite. 

—  J'espère  qu'elle  pourra  rester  un  peu  et  prendre  le 
thé  avec  nous,  Edith  ?  Préparez-le  ici,  voulez-vous  ? 

M""'  Crosland  laissa  Marc  seul  pendant  un  instant, 
puis  revint  avec  les  objets  du  service  à  thé. 

—  Je  pense  que  vous  n'êtes  pas  mécontent,  Marc  ? 
puisque  vous  m'avez  souvent  dit  que  vous  aimeriez 
connaître  ma  'fille.  J'aurais  voulu  pouvoir  vous  Iz 
présenter  plus  tôt  ;  mais  vraiment  je  n'en  ai  pas  eu 
l'occasion.  Et  sauf  le  soir  où  vous  nous  avez  rencontrées 
comme  je  la  reconduisais  chez  sa  tante... 

On  sonna,  et  l'instant  d'après  la  Folie  bleue  et 
blanche,  le  visage  découvert  à  présent,  et  ses  joues 
roses  et  ses  yeux  bleus  brillant  entre  des  réseaux  tout 
emmêlés  de  fils  blonds,  entra  en  faisant  tinter  tous  les 

5 


6G  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

grelots  de  sa  jupe.  Elle  jeta  son  masque  et  sa  marotte 
sur  le  divan  que  Marc  venait  de  quitter,  et  après  que 
M™''  Crosland  l'eut  embrassée,  elle  vint  à  Marc,  la  main 
tendue  : 

—  Comment  allez-vous  ? 

Et  Marc  Fournier,  qui  allait  avoir  vingt-cinq  ans, 
éprouva  un  léger  mécontentement  de  lui-même  en 
constatant  que,  malgré  ce  qu'il  appelait  son  expérience, 
il  n'avait  pas  appris  à  dissimuler  son  émoi  et  sa  confu- 
sion lorsqu'il  se  trouvait  en  présence  d'une  très  jolie 
fille.  Il  souhaita  même  d'arriver  à  ne  plus  éprouver  cet 
émoi. 

Mais  lorsqu'il  se  vit  assis  entre  l'éblouissante  appari- 
tion et  la  femme  qui  ne  lui  refusait  rien,  et  qu'il  songea 
qu'après  tout  l'éblouissante  apparition  n'était  que  la  fille 
de  cette  femme,  son  sang-froid  et  sa  lucidité  lui  revin- 
rent, et  il  se  mit  à  parler,  sans  se  préoccuper  de  son 
accent  étranger,  et  seulement  attentif  à  ne  pas  appeler 
M""^  Crosland,  devant  sa  fille,  «  Edith  »  tout  court.  Et 
bientôt,  en  réponse  à  une  question  de  lui,  la  Fée  se  mit 
à  raconter  comment  elle  s'était  déguisée,  et  la  hâte  avec 
laquelle  il  avait  fallu  découdre,  puis  recoudre,  pour, 
ajuster  le  costume  trop  étroit.  Elle  riait,  et  par  instants 
sa  voix  montait  plus  haut  qu'elle  n'aurait  voulu.  Mais 
ses  gestes,  tandis  qu'elle  coupait  les  tartines  et  les  por- 
tait à  sa  bouche,  restaient  calmes.  La  blancheur  vivante 
de  ses  mains  et  de  ses  bras  contrastait  avec  la  blancheur 
dure  de  la  nappe  ;  mais  les  deux  blancheurs  paraissaient 
faites  l'une  pour  l'autre,  et  de  toute  la  personne  de 
Qucenie  se  dégageait  une  impression  de  vie  saine, 
délicate  et  propre.  Elle  était  aussi  douce,  polie  et  pure 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 67 

que  peut  l'être  la  créature  humaine.  Enfin  Marc  soutint 
l'éclat  du  visage,  où  il  vit  la  même  santé,  la  même  dou- 
ceur, la  même  pureté,  vivantes,  parlantes,  et  regardantes. 
Le  blanc  même  des  yeux  brillait,  et  quelques  instants 
plus  tard,  tandis  que  le  reste  de  la  figure  était  caché  par 
la  tasse  où  elle  buvait,  il  rencontra  les  yeux  tranquilles, 
d'un  bleu  lointain  et  pur,  et  il  songea  aussitôt  à  ce  Lied 
où  le  poëte  dit  que,  lorsqu'il  pense  aux  yeux  de  celle 
qu'il  aime,  un   océan  de  pensées  bleues  submerge  son 

âme  : 

Ein  Meer  vonhlauen  Gedankcn... 

Marc  n'était  pas  encore  très  sur  de  ses  goûts  en 
poésie,  et  il  se  rappela  qu'il  avait  dit,  précisément  à 
propos  de  celle-ci,  qu'elle  était  un  peu  trop  dans  le  genre 
des  cartes  postales  à  sujet  sentimental.  Mais  presque 
en  même  temps  il  revit  d'autres  regards  dont  le  sou- 
venir l'avait  suivi  pendant  des  jours  :  regards  cruelle- 
ment tendres,  donnés  comme  une  aumône  ou  comme 
une  promesse  qu'on  sait  qu'on  ne  tiendra  pas  :  regards 
de  jeunes  filles  accompagnées,  de  femmes  assises  auprès 
d'un  homme,  regards  de  jeûnes  mariées  en  voyage... 
Mais  dans  les  yeux  de  Queenie,  il  n'y  avait  rien  que  de 
la  gaîté,  de  la  franchise,  et  quelque  chose  comme  une 
rêverie  vague  et  douce. 

Un  peu  gêné,  il  détourna  sa  vue  sur  M""^  Crosland,  et 
il  lui  sut  gré  de  paraître  encore  aimable  et  que  ses 
trente-huit  ans  pussent  soutenir  la  comparaison  avec  les 
quinze  ans  —  était-ce  bien  quinze  ans  ?  —  de  sa  fille. 
C'étaient  les  mêmes  yeux,  moins  vifs,  moins  gais,  mais 
plus  tendres.  Et  quand  elle  baissait  un  peu  la  tête, 
comme  en  ce  moment,  il  y  avait  dans   la  pureté  et  la 


68  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE. 

biancheur  de  son  teint,  et  dans  la  courbe  de  ses  joues,  un 
air  d'enflince  et  de  naïveté  qui  l'émouvait  toujours. 
Il  pensa  :  devine-t-elle  que  je  suis  en  train  de  les 
comparer  ?  Mais  elle  n'ose  pas  me  regarder  :  elle  pense- 
à  notre  secret,  et  elle  est  peut-être  gênée  de  me  voir  à 
son  côté  en  présence  de  sa  fille  ?  Et  Queenie,  se  doute- 
t-elle...  ? 

—  Oh,  ils  sont  partis  sans  moi,  dit  la  Fée,  en  regar- 
dant vers  la  fenêtre.  Et  que  vais-je  faire  ?  Je  ne  peux 
aller  dans  la  rue  vêtue  comme  cela. 

Mais  tout  s'arrangea.  Marc  sortit,  on  entendit  le  coup 
de  sifflet  du  concierge,  et  au  bout  d'un  instant  un  taxi 
s'arrêtait  devant  la  porte.  Marc,  habillé  pour  sortir, 
rentra  en  disant  : 

—  Je  vais  reconduire  Queenie,  M"""  Crosland. 

En  trois  bonds,  et  avec  un  joli  bruit  de  grelots  et  de 
satin  froissé,  la  Folie  alla  se  blottir  dans  un  coin  de  la 
voiture,  et  Marc  la  rejoignit.  M™'^  Crosland  vint  elle- 
même  donner  l'adresse  au  chauffeur,  et  au  moment  où 
la  voiture  démarrait,  Queenie  baissa  la  vitre,  du  côté  où 
était  son  compagnon,  et  s'appuyant  d'une  main  à  la- 
portière,  elle  agita  sa  marotte  jusqu'à  ce  qu'un  tournant 
lui  eut  caché  la  maison.  Marc  releva  la  vitre,  puis,  se 
forçant  un  peu  pour  sourire,  il  dit  : 

—  C'est  votre  nom,  Queenie  ? 

—  Oui  ;  pourquoi  pas  ? 

—  J'avais  pensé  que  c'était  un  nom  d'amitié  que 
vous  donnait  votre  mère. 

—  Oh  non,  je  m'appelle  Queenie. 

Elle  sourit  si  ingénument  que  Marc  n'eut  plus  besoin 
de  faire  effort  pour  sourire.  Il  murmura  : 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 69 

—  Queenie... 

Et  l'instant  d'après  il  était  si  près  d'elle  que  le  beau 
visage  clair  et  les  yeux  bleus  n'étaient  plus  qu'une  seule 
tache  fraîche  devant  ses  yeux,  et  que  ses  lèvres  tou- 
chaient les  douces  lèvres  humides,  et  qu'il  sentait  passer 
leur  souffle  à  travers  sa  moustache.  D'abord  elle  avait  eu 
un  mouvement  de  recul,  mais  aussitôt  après  elle  rendit 
le  baiser,  bravement,  en  fermant  les  yeux,  avec  élan  et 
maladresse.  Puis  elle  essaya  de  dire  «  Non  »,  comme 
un  entant  :  «  N...  n...  non.  »  Et  Marc,  cédant  à  la  pres- 
sion de  son  coude^  consentit  à  se  détacher  d'elle.  Mais 
il  couvrit  de  sa  main  la  petite  main  qui  reposait  sur  le 
coussin.  Il  dit  : 

—  J'espère  que  vous  n'arriverez  pas  en  retard. 

—  J'espère  que  non  ;  je  suppose  qu'ils  m'attendront. 
Toutes  les  pensées  de  Marc  s'élevaient  du  sein  d'une 

grande  joie  tranquille.  C'était  donc  vrai  :  l'éblouissante 
apparition,  la  Fée,  la  jeune  Folie  blanche  et  bleue,  —  il 
l'avait  tenue  dans  ses  bras,  et  ce  visage  vers  lequel  il 
osait  à  peine  élever  ses  regards,  il  y  avait  à  peine  une 
demi-heure...  Ah,  ce  n'était  qu'une  petite  mortelle, 
après  tout  ;  mais  une  si  douce  petite  mortelle.  Ensuite 
il  se  reprocha  d'être  si  ému,  et  d'attacher  tant  d'impor- 
tance à  ce  qu'il  venait  de  faire.  Il  se  dit  qu'il  était  resté 
bien  collégien  malgré  ses  vingt-cinq  ans,  et  qu'un 
homme  de  son  âge  qui  embrassait  une  jeune  fille  devait 
le  faire  délibérément,  et  même  presque  distraitement. 
Sûrement  les  vrais  séducteurs  devaient  prendre  un  pre- 
mier baiser  avec  autant  de  calme  qu'un  employé  des 
postes  oblitère  un  timbre.  Quoi,  cette  enfant  paraissait 
bien  moins  émue  que  lui  ! 


^ 


70  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

En  effet  —  et  Marc  le  comprit  plus  tard,  —  Queenie 
était  plutôt  flattée  qu'émue  par  ce  qui  venait  de  se 
passer.  Elle  avait  bien  reçu  déjà,  et  rendu,  quelques 
baisers  ;  mais  ceux-là  ne  comptaient  plus  à  présent  : 
c'étaient  des  baisers  d'enfants  de  son  âge.  Pour  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie,  elle  venait  d'être  embrassée  par  un 
homme,  —  le  contact  dur  de  la  moustache  taillée 
courte  était  une  sensation  nouvelle  qui  l'intéressait,  — 
mais  surtout  elle  était  fière  d'avoir  découvert  qu'une 
grande  personne,  un  homme,  un  monsieur,  avait,  à 
cause  d'elle,  perdu  pendant  un  instant -le  sérieux  et  la 
gravité  qu'elle  attribuait  à  toutes  les  grandes  personnes. 
Pourtant,  quand  Marc  se  rapprocha  d'elle,  avec  une 
demande,  presqu'une  supplication  dans  son  regard,  elle 
lui  dit  d'une  voix  basse  mais  tranquille  : 

—  Non.  Nous  approchons.  Ils  pourraient  nous  voir. 
Elle  remit  son  masque.  Le  taxi  s'arrêtait.  Elle  était 

descendue   avant  qu'il   eût    pu  mettre  pied   à  terre  et 
l'aider.  Elle  lui  tendit  la  main  en  disant  : 

—  Eh  bien,  au  revoir... 

Il  ne  sut  que  répondre  :  «  Au  revoir  »,  tandis  que  son 
regard  cherchait  à  rencontrer  ses  yeux  dans  les  deux 
fentes  du  masque.  Une  porte  se  referma  sur  elle. 

Dans  le  taxi  qui  maintenant  le  ramenait  chez  lui,  le 
premier  mouvement  de  Marc  fut  d'allumer  une  ciga- 
rette ;  mais  il  s'en  abstint  :  il  voulait  conserver  autour  de 
lui  la  délicate  odeur  qu'avait  laissée  celle  qui  venait  de 
le  quitter.  Etait-ce  tout  ce  qui  lui  restait  d'elle  ?  Il  aurait 
dû  lui  demander  quelque  souvenir  tangible:  son 
masque  (elle   dirait  qu'elle  l'avait  perdu)  ou  le  ruban 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 7I 

de  ses  cheveux.  Elle  avait  peut-être  laissé  tomber  son 
mouchoir  ?  Il  se  baissa,  et  sa  main,  en  tâtant  le  fond  de 
la  voiture,  rencontra  quelque  chose  de  mieux  que  ce 
qu'il  avait  espéré  trouver  :  un  grelot,  qui  s'était  détaché 
de  la  jupe  de  satin  à  rayures  blanches  et  bleues.  De  la 
jupe  ?  oui  :  ceux  de  la  marotte  étaient  beaucoup  plus 
petits.  Un  grelot  qui  avait  tremblé  et  tinté  à  chacun  de 
ses  mouvements  !  A  vrai  dire  il  ne  tintait  plus  mainte- 
nant, car  on  avait  marché  dessus,  elle  sans  doute,  et 
ainsi  le  petit  grelot  avait  vécu  et  était  mort  délicieuse- 
ment. Marc  le  déposa  avec  soin  au  fond  de  la  poche 
intérieure  de  son  gilet  ;  et  alors  il  s'abandonna  à  sa 
grande  joie. 

Il  dit  à  haute  voix  :  «  Queenie  »  ;  et  ensuite  : 
«  Queenie  Crosland  ».  Il  ne  se  souvenait  plus  que  sept 
ou  huit  semaines  auparavant  il  avait  dit  dans  un  moment 
de  joie  semblable  :  «  Edith  »,  et  ensuite:  «  Edith  Cros- 
land » .  Il  chanta.  Puis,  sans  éprouver  la  moindre  honte, 
il  se  récita  doucement,  avec  des  intonations  pas- 
sionnées, les  deux  strophes  du  Lied  où  il  est  question 
de  l'océan  de  pensées  bleues.  Et  avant  qu'il  eût  eu  le 
temps  de  se  reprendre  et  de  rire  de  lui-même,  il  était 
devant  sa  porte. 

II  réagit  assez  pour  se  dire  qu'il  devait  être  prudent, 
et  donner  autant  que  possible  un  air  de  banalité  aux 
éloges  qu'il  ferait  de  Queenie  à  M™*"  Crosland.  Mais  il 
n'eut  pas  besoin  de  suivre  cette  ligne  de  conduite,  car 
dès  qu'il  fut  en  présence  d'Edith  une  partie  des  senti- 
ments que  sa  fille  venait  de  lui  inspirer  se  reportèrent 
sur  elle. 

—  Votre  fille  est  charmante,  Edith.  Si  bien  élevée... 


72  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Oh,  et  blonde  et  blanche  et  douce  comme  vous  !  C'est 
étonnant  comme  vous  vous  ressemblez...  J'aimerais 
savoir  jusqu'à  quel  point  va  la  ressemblance.  A-t-elle  ce 
même  petit  signe...  ? 

—  Oh  Marc,  vous  posez  des  questions!...  Oui,  je 
crois  qu'elle  l'a. 

Puis  elle  ajouta,  avec  un  sourire  que  Marc  ne  comprit 
pas  bien,  ou  qu'il  ne  voulut  pas  comprendre  : 

—  Ce  n'est  qu'une  enfant,  vous  savez  :  quatorze  ans 
le  20  décembre  dernier  ! 

—  Oh  !  dit  Marc  d'un  ton  qui  laissait'  deviner  sa 
déception,  sans  qu'il  s'en  rendît  compte  lui-même. 

Mais  cela  le  servit  à  son  insu.  En  effet,  lorsque,  un 
plus  tard,  il  dit  qu'il  serait  heureux  que  Queenie  vînt 
passer  quelquefois  l'après-midi  avec  M"^  Crosland  et 
iui,  Edith  y  consentit  aussitôt. 

—  Oui.  l'après-midi  du  dimanche,  dit-elle.  Non  pas 
demain  :  je  n'aurais  pas  le  temps  de  prévenir  M™'  Long- 
hurst.  Mais  le  dimanche  suivant  Queenie  viendra. 

—  Très  bien,  dit  Marc  ;  je  vais  donc  être  père  de 
famille  tous  les  dimanches  ;  la  seule  chose,  ma  chère, 
qui  manquait  à  mon  bonheur. 

Sa  journée  de  travail  finie,  et  tandis  que  l'autobus  le 
ramenait  vers  son  quartier  à  travers  les  mille  perspec- 
tives de  la  ville,  Marc  songeait  à  la  paisible  félicité  qui 
l'attendait  chez  lui. 

Ce  n'était  déjà  plus  le  temps  où  cette  pensée  l'occupait 
même  pendant  la  journée  :  l'époque  d'incertitude, 
d'effort,  de  chagrins  et  de  joies  alternées  et  enfin  de 
victoire    ardente,    pendant  laquelle  il  s'était  préparé  ce 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 75 

bonheur  et  l'avait  conquis.  Le  temps  de  l'impatience  et 
de  la  hâte,  lui  aussi,  était  passé.  Et  peut-être  que  cette 
phase,  pendant  laquelle  Edith  et  lui  étaient  surtout 
deux  complices  de  leur  plaisir  mutuel,  seulement  atten- 
tifs l'un  à  l'autre,  ennemis  de  tout  ce  qui  les  empêchait 
d'être  seuls  ensemble,  touchait  maintenant  à  sa  fin.  Une 
phase  plus  calme  et,  somme  toute,  meilleure,  commençait  : 
leurs  habitudes  avaient  fait  connaissance  et  s'entendaient 
bien  ;  ils  goûtaient  plus  lentement  et  plus  savamment 
leur  bonheur,  et  le  perfectionnaient;  et  ainsi  ils  allaient 
s'unissant  plus  étroitement  chaque  jour,  s'identifiant  peu 
à  peu  l'un  à  l'autre.  Déjà,  pour  Marc,  l'idée  ou  le  senti- 
ment qui  était  présent  en  lui  lorsqu'il  disait  :  «  chez 
moi  )i  était  composé  de  tous  les  souvenirs  qu'il  avait 
non  seulement  de  ses  murs  et  de  ses  meubles,  de  son 
feu,  de  ses  livres  et  de  ses  repas,  de  ses  nuits  et  de  ses 
levers,  mais  encore,  et  surtout,  des  souvenirs,  sans 
cesse  augmentés  et  enrichis,  qu'il  avait  d'Edith  Crosland. 
Elle  était  ce  qu'il  y  avait  de  plus  précieux,  de  plus 
intime,  de  plus  voilé,  chez  lui.  Et  tout  cela,  pour 
Marc,  se  résumait  en  cette  pensée  :  qu'après  ses  heures 
de  travail  il  allait,  dans  un  moment,  retrouver  une 
femme  aimable  et  douce  qui  l'attendait. 

C'était  bon,  qu'elle  eût  consenti  à  vivre  chez  lui,  et 
qu'il  pût  partager  toutes  ses  heures,  tous  ses  instants,  et 
que  ce  ne  fût  pas  une  étrangère,  une  dame  en  visite, 
qu'il  allât  retrouver,  mais  sa  femme,  dans  sa  maison  : 
le  don  absolu,  la  possession  complète.  Et  cela  s'était  si 
facilement  arrangé  !  Veuve  depuis  près  de  deux  ans, 
M™^  Crosland  habitait,  avec  sa  fille,  chez  une  sœur  de 
son  mari,  —  une  M""^  Longhurst,  —  contribuant  à  la 


•74  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

dépense  du  ménage.  C'était  par  desamis  des  Longlîurst  que 
Marc  avait  connu  Edith.  Il  n'avait  pas  tardé  à  savoir 
que  les  deux  belles-sœurs  ne  faisaient  pas  très  bon 
ménage  et  qu'Edith  souffrait,  dans  cette  maison.  Déjà  il 
il  était  en  termes  d'intimité  a-ssez  grande  avec  elle  pour 
se  permettre  de  lui  proposer  de  venir  vivre  chez  lui  pen- 
dant les  quelques  mois  qu'il  devait  passer  dans  son 
appartement  de  Chelsea,  mais  il  la  prévint  qu'au  début 
de  l'hiver  il  partirait,  comme  tous  les  ans,  pour  un 
autre  pays.  Elle  devrait  se  considérer  comme  son  invitée, 
et  en  échange,  elle  dirigerait  sa  maison,  avec  pleine 
autorité  sur  la  servante  et  dans  tous  les  détails  du  ménage, 
et  serait  en  somme,  aux  yeux  de  toutes  les  personnes 
qui  pourraient  avoir  affaire  à  Marc,  son  intendante. 
C'était,  pour  elle,  pour  lui,  et  à  l'égard  du  monde,  la 
meilleure  solution.  Il  avait  d'abord  craint  qu'elle  ne 
consentît  à  cet  arrangement  avec  l'impression  que  c'était 
pour  elle  une  sorte  de  déchéance.  Mais  ils  étaient  alors 
trop  préoccupés  de  bien  cacher  et  d'abriter  leur  affection 
pour  qu'elle  s'attardât  à  des  considérations  de  ce  genre  ; 
et  tout  récemment  encore,  elle  lui  avait  dit  que  jamais, 
au  temps  où  elle  jouissait  de  tous  ses  avantages  sociaux 
et  de  toutes  ses  prérogatives  d'épouse,  elle  n'avait  été 
aussi  heureuse  qu'à  présent.  Pour  ses  amies  et  connais- 
sances elle  était  censée  avoir  quitté  Londres. 

Le  fait  qu'il  pût  plaire  à  une  femme,  ou  tout  au 
moins  qu'une  femme  se  laissât  aimer  de  lui,  était  tou- 
jours pour  Marc  un  sujet  d'étonnement,  et  chaque  fois 
que  ce  fait  lui  devenait  évident,  il  inclinait  à  croire  que 
c'était  l'effet  d'un  hasard,  un  miracle,  et  que  ce  phéno- 
mène insolite  ne  se  reproduirait  jamais  plus  dans  sa  vie. 


I 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 75 

Ce  n'était  pas  qu'il  fût  exempt  de  fatuité,  mais  cette 
fatuité  était  toute  en  surface,  et  au  fond  il  se  jugeait 
sévèrement  et  n'avait  aucune  confiance  en  lui-même. 

Et  il  n'avait  pas  tout  à  fait  tort.  Car  s'il  eût  été  plus 
attentif,  il  aurait  compris  qu'il  avait  été  surtout,  à  l'ori- 
gine, aux  yeux  de  M""' Crosland,  ceci  :  l'occasion.  Mais 
c'est  déjà  beaucoup  que  d'être  une  occasion  dans  la  vie 
d'une  femme  ;  et  peut-être  même  qu'en  observant 
mieux  et  en  y  réfléchissant  davantage,  il  aurait  trouvé, 
dans  le  caractère  même  d'Edith,  l'explication,  —  plus  ou 
moins  flatteuse  pour  son  amour-propre,  —  de  l'aflec- 
tion  très  réelle  qu'elle  avait  pour  lui.  Une  fois,  il  avait 
pensé  :  «  Toute  sa  vie  se  résume  ainsi  :  une  rêverie  con- 
fuse et  chaste  et...  l'alcôve.  »  Mais  ce  n'était  pas  aussi 
simple  que  cela.  Il  y  avait,  d'abord,  chez  M""  Cros- 
land,  un  sentiment  très  net  de  son  âge.  Elle  était 
encore  très  aimable,  mais  elle  savait  bien  qu'à 
certains  jours  elle  ne  pouvait  pas,  comme  l'héroïne  de 
Maynard,  «  consulter  son  miroir  avec  des  yeux 
contents.  »  Sans  doute,  on  ne  voyait  encore  tomber 
«  ni  ses  lis  ni  ses  roses  »,  mais  il  était  évident  que 
«  l'hiver  de  sa  vie  »  ne  serait  pas  «  son  second  prin- 
temps »  ;  et  elle  sentait  bien  qu'elle  n'avait  pas  stricte- 
ment droit  à  la  possession  exclusive  et  durable  d'un 
amant  de  vingt-cinq  ans.  C'était  une  sorte  de  larcin 
qu'elle  faisait  à  la  Nature  et  au  Temps.  «  Les  eaux 
dérobées  sont  plus  douces,  et  le  pain  mangé  en  cachette 
a  plus  de  saveur.  » 

D'autre  part  elle  était  d'un  tempérament  roma- 
nesque, et  il  lui  fallait  entourer  les  réalités  de  l'amour 
de  toute  une  nébulelise  de  songes  et  de  brillantes  images. 


7^  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Sa  vie  était  à  la  fois  ce  qu'elle  savait  qu'elle  était,  et  une 
autre  vie,  qui  se  passait  sur  un  plan  supérieur,  dans  la 
région  de  tous  les  raffinements  du  luxe,  de  l'esprit  et  de 
la  passion.  Ce  qu'il  y  avait  de  curieux,  c'est  qu'elle  par- 
venait à  faire  coïncider  ces  deux  plans  et  savait  passer 
de  la  retenue  et  même  de  la  pruderie  les  plus  complètes 
à  un  abandon  effréné,  et  parfois  elle  arrivait  même  à 
réunir  en  elle,  dans  le  même  instant,  la  «  sainte  et  le 
démon.  »  Elle  avait  aussi  un  certain  sens  du  pittoresque. 
Ainsi  elle  aimait  Marc  (elle  se  disait  qu'elle  l'aimait, 
alors  qu'en  réalité  elle  n'avait  rien  de  plus,  à  son  égard, 
qu'un  attachement  affectueux),  elle  1'  «  aimait  »,  entre 
autres  raisons,  parce  qu'il  était  né  et  avait  été  élevé  sur 
le  Continent.  Il  était  à  ses  yeux  un  homme  «  d'une 
autre  race  »,  un  peu  mystérieux,  un  peu  déroutant, 
mais  assurément  plus  tendre  et  plus  empressé  que  ceux 
qu'elle  avait  connus  jusqu'alors.  Et  quand,  le  dimanche 
matin,  Marc  sortait  pour  aller  à  la  petite  chapelle  catho- 
lique romaine  pour  entendre  la  messe,  elle  s'exaltait 
en  songeant  à  ces  pays  qu'elle  n'avait  jamais  vus  :  la 
France,  l'Italie,  l'Espagne,  ces  nations  ardentes,  roma- 
nesques et  pleines  d'une  corruption  raffinée!  Et  Marc, 
qui  s'était  aperçu  de  ce  penchant  d'Edith,  s'amusait  à  lui 
parler  des  nuits  italiennes,  à  lui  raconter  des  scandales 
parisiens,  et  à  lui  décrire  des  courses  de  taureaux. 

Il  aimait  trouver  chez  elle  cette  curiosité  sympathique, 
et  la  regardait  comme  une  preuve  d'ouverture  d'esprit. 
Mais  à  côté  de  cela,  elle  avait  un  goût  fâcheux  pour  ce 
qu'elle  appelait  «  la  vie  intellectuelle  ».  Elle  avait  lu 
beaucoup,  et  d'abord  des  romans,  dont  quelques-uns  lui 
avaient    révélé    l'existence  de    grandes  choses   vagues. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI yy 

comme  l'Esthétique,  la  Psychologie,  et  les  doctrines  et 
les  problèmes  dont  l'ensemble  constitue  ce  qu'on  peut 
appeler  le  monde  de  la  pensée.  Alors  ce  monde,  cette 
vie  de  l'esprit,  lui  étaient  apparus  comme  le  suprême 
luxe,  et  elle  s'était  imposé  la  tâche  d'y  pénétrer,  se  disant 
qu'elle  se  devait  à  elle-même  de  s'orner  de  toutes  ces 
parures.  Mais  elle  avait  échoué,  et  n'importe  qui  à  sa 
place  et  en  s'y  prenant  de  cette  façon,  aurait  échoué.  On 
était  seulement  surpris  de  voir  qu'ayant  lu  tant  de 
livres  elle  en  prit  encore  tant  au  sérieux.  Et  puis  elle 
confondait  tout,  et  il  y  avait  bien  des  vides  dans  sa  cul- 
ture livresque.  Mais  cela  ne  l'empêchait  pas  de  laisser 
voir  à  Marc,  parfois,  qu'elle  le  considérait  un  peu 
comme  un  inférieur  au  point  de  vue  intellectuel.  Un 
jour  même  elle  était  allée  jusqu'à  lui  dire  quelque  chose 
comme  ceci  :  «  Ce  sont  là  des  idées  générales,  et  vous  et 
les  idées  générales  vous  êtes  brouillés.  Vous  êtes  bien  \ 
trop  subjectif...  »  Et  Marc,  agacé,  n'avait  pu  s'empêcher 
de  lui  dire  :  «  Edith,  laissez  donc  vos  philosophes  et  ne 
lisez  que  les  livres  qui  vous  amusent.  »  —  «  Oh  mais 
c'est  de  l'hédonisme  tout  pur  !  »  Elle  avait  raison  :  c'était 
de  l'hédonisme  ;  mais  Marc  se  demanda  si  elle  savait 
exactement  le  sens  de  cet  affreux  mot,  et  si  elle  ne 
croyait  pas  à  l'existence  d'un  philosophe  qui  se  serait 
appelé  Hédon.  Dès  lors  il  la  laissa  divaguer,  et  citer 
dans  une  même  phrase  Swedenborg,  Kant  et  Bergson, 
comme  cela  lui  arrivait  quelquefois.  C'était  même  tou- 
chant :  elle  était  devant  la  vie  intellectuelle  comme  un 
enfant  devant  un  piano  dont  il  ne  sait  pas  jouer,  et  qui 
s'émerveille  lorsque,  en  frappant  des  touches  au  hasard, 
il  réussit  à  produire  un  accord. 


78  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Mais  c'était  là  Tunique  travers  d'une  femme  char- 
mante et  bien  féminine  :  une  petite  dose  de  pédanterie 
nordique.  En  dehors  de  son  commerce  peu  fructueux 
avec  les  livres,  son  esprit  était  prompt,  net  et  vigoureux. 
Ce  n'était  pas  pour  rien  qu'elle  était  du  même  sang  que 
le  peuple  qui  a  donné  au  monde  les  plus  grands  humo- 
ristes. De  ce  peuple  elle  avait  la  finesse,  le  sens  du 
comique,  et  la  grâce  dans  l'expression.  Elle  savait  saisir 
le  côté  ridicule  d'un  objet  ou  d'une  situation,  et  l'expri- 
mer d'une  manière  frappante.  Sans  avoir  l'air  d'y  tou- 
cher, elle  était  quelquefois  terrij^le  et  n'épargnait  rien, 
pas  même  Marc;  et  lui,  heureux  de  lui  voir  si  bien 
lancer  de  si  jolis  traits,  poussait,  au  lieu  du  sobre  et 
énergique  «  Good  1  »  qu'elle  attendait,  des  exclamations 
exotiques  telles  que  :  «  Vas-y  ma  petite  !  »  et  :  «  Anda 
mujer  !  »  qui  la  faisaient  rougir  et  sourire,  comme  si 
son  instinct  lui  eût  fait  reconnaître  l'éloquence  sensuelle 
du  tutoîment. 

Oui,  elle  était  douce,  la  pensée  de  cette  douce  femme 
qui  l'attendait  dans  sa  maison  voilée  de  lierre,  au  fond 
de  cet  étrange  quartier  que  remplissait  la  brume  tiède 
et  dorée  du  soir.  Pensée  calme,  réconfortante  et  pu- 
dique: «Moi  aussi,  on  m'attend.  »  Que  peut-il  man- 
quer au  bonheur  d'un  homme  de  vingt-cinq  aas  qui  a, 
pour  se  distraire,  les  spectacles  de  la  plus  grande  ville  du 
monde  tout  autour  de  lui,  un  travail  qui  ne  l'ennuie 
pas,  une  demeure  paisible,  et  le  pain  quotidien  et  la 
chaleur  du  sein  ?  «  Jeune  homme  qui  êtes  assis  en  face 
de  moi,  et  qui  allez  si  bien  accompagné,  je  n'ai  rien  à 
vous  envier.  Peut-être  nous  retrouverons-nous  ce  soir, 
voisins  de  fauteuil  d'orchestre  au  nouveau  théâtre  qui 


BEAUTE,    MON    BEAU    SOUCI 79 

est  en  face  de  l'hôtel  de  ville  de  Chelsea,  et  alors  vous 
verrez  que  je  n'ai  rien  à  vous  envier.  Et  même  elles  se 
ressemblent  un  peu.  Si  nous  nous  rencontrons,  comme 
je  l'ai  dit,  ce  soir,  nous  ferons  comme  si  nous  igno- 
rions même  notre  existence  ;  mais  elles,  nos  dames,  se 
regarderont  :  deux  femmes,  chacune  escortée  du  respect 
et  de  la  tendresse  d'un  homme,  chacune  exerçant  une 
douce  puissance  sur  la  vie  d'un  homme,  et  toutes  deux 
aimées  et  servies,  connaissant  les  mêmes  Joies  et  initiées 
aux  mêmes  mystères.  Peut-être  même  feront-elles  une 
comparaison  de  vous  et  de  moi  ;  mais,  que  tout  soit 
damné  !  j'ose  dire  que  je  ne  crains  pas  cette  comparai- 
son. »  Et  voilà  où  en  était  Marc  :  à  cette  bourgade  du 
Tendre  qui  s'appelle  Possession-Paisible. 

Mais  depuis  ces  deux  ou  trois  derniers  dimanches 
d'été,  une  nouvelle  pensée  tendait  à  supplanter  en  lui, 
pendant  ses  retours  au  logis,  la  pensée  d'Edith.  Il  y 
avait  maintenant  au  monde  un  nom  merveilleux  : 
Queenie.  Pourquoi  certains  noms  sont-ils  si  beaux  ? 
Qui  expliquera  ce  charme  qu'il  y  a  en  eux,  qui  fait 
qu'on  ne  se  lasse  pas  de  les  dire  quand  on  est  seul,  et 
de  se  les  redire  en  esprit  quand  on  est  dans  la  foule,  et 
qui  nous  oblige  même  quelquefois  à  les  écrire,  aux 
marges  d'un  carnet,  ou  sur  les  pages  d'un  calendrier, 
avec  beaucoup  de  soin,  en  séparant  les  lettres,  et  simple- 
ment pour  les  regarder  ?  Marc  se  répétait  donc  «  Quee- 
nie »  à  travers  tous  Içs  bruits  de  Londres,  et  il  pouvait  à 
peine  croire  qu'il  avait  eu  le  bonheur  de  dire  ce  nom  à 
celle  qui  était  Queenie,  et  qu'il  aurait  encore  le  bonheur 
de   le  lui  dire.  Comme  il  se  sentait  supérieur  à  tous 


80  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ceux  qui  ne  la  connaissaient  pas,  et  qui,  la  voyant,  ne 
savaient  pas  le  secret  de  son  nom  ;  et  comme  il  prenait 
en  pitié  ceux  pour  qui  elle  n'était  que  «  M"''  Crosland  »  ! 
Et  s'ils  avaient  pu  savoir,  les  pauvres  gens,  que  cette 
jolie  enfant  si  insouciante,  si  maîtresse  d'elle-même,  si 
vigoureuse  et  si  capable  de  se  faire  respecter,  —  en 
admettant  que  la  pensée  de  lui  manquer  de  respect  fût 
venue  à  quelqu'un,  —  s'ils  avaient  pu  savoir  que 
«  M"'  Crosland  »  se  laissait  embrasser  par  lui,  Marc  Four- 
nier,  et  qu'elle  lui  rendait  ses  baisers,  chaque  fois  qu'ils 
se  trouvaient  seuls  ensemble  !  Et  que  dimanche  pro- 
chain, encore,  pendant  quelques  secondes  volées  à  la 
vigilance  d'une  mère  et  d'une  amante,  cette  enfant 
serait  entre  ses  bras  comme  une  femme  aimée  et  qui 
aime  ! 

Mais  :  s'aimaient-ils  vraiment  ?  Peut-être  qu'au  fond  ils 
n'aimaient  que  les  baisers  qu'ils  se  donnaient  ?  Chose 
curieuse  :  ils  ne  s'étaient  encore  rien  dit.  Du  reste,  ils 
n'en  avaient  guère  le  temps  :  dès  que  M""^  Crosland  les 
laissait  seuls  un  instant,  ou  qu'ils  trouvaient  moyen  de 
se  rejoindre  (c'était  surtout  pendant  la  préparation  du 
goûter  qu'ils  en  avaient  l'occasion)  sans  dire  un  mot  ils  se 
rapprochaient  l'un  de  l'autre  pour  un  de  ces  baisers 
muets,  essoufflés,  que  la  peur  d'être  surpris  leur  rendait 
à  la  fois  si  doux  et  presque  douloureux.  Puis,  M""''  Cros- 
land survenant,  il  leur  fallait  quelques  instants  pour 
reprendre  leur  sang-froid  et  jouer  leur  rôle  ;  et  dès  lors, 
naturellement,  ils  se  surveillaient.  Le  calme  de  Queenie 
émerveillait  Marc,  et  elle  était  même  toujours  la  pre- 
mière à  s'enhardir  assez  pour  poser  à  Marc  quelque 
question  banale  sur  un  ton  enjoué  et  indifférent.  Et  lui. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI Si 

voulant  l'étonner  à  son  tour,  dominait  peu  à  peu  son 
émoi,  et  allait  jusqu'à  risquer  des  compliments  ou  des 
agaceries,  qui  faisaient  sourire  Edith.  Mais  c'était  tout 
juste  s'ils  osaient  se  regardera  la  dérobée  ou  parfois,  — 
c'étaient  leurs  grandes  audaces,  —  profiter  de  quelque 
petit  incident  du  goûter  pour  se  frôler  les  doigts. 

Et  puis  l'enfant  n'était  pas  toujours  bien  disposée  à 
l'é'gard  de  Marc.  Le  premier  dimanche,  quand  ils  en 
étaient  à  leur  second  ou  troisième  baiser,  Queenie, 
entendant  les  pas  de  sa  mère  qui  se  rapprochaient, 
s'était  écartée  de  lui  en  murmurant: 

—  Que  c'est  contrariant  ! 

Et  Marc,  encouragé  par  ce  dépit  si  naïvement  montré, 
avait  profité  de  la  prochaine  occasion  pour  l'embrasser 
plus  étroitement  qu'il  n'avait  encore  osé  le  faire  et,  pen- 
dant tout  le  reste  de  la  soirée,  Queenie  avait  paru  très 
offensée,  ou  du  moins  elle  avait  montré  tant  de  froide 
indifférence,  que  Marc  avait  eu  l'impression  qu'après 
cela  il  ne  serait  plus  pour  elle  que  ce  monsieur  étranger 
dont  sa  mère  était  l'intendante. 

Elle  boudait  encore  le  dimanche  suivant  et  avait  laissé 
passer  volontairement  deux  occasions  de  donner  à  Marc 
ce  baiser  qu'il  avait  attendu  toute  la  semaine.  Quand  il 
s'était  approché  d'elle,  elle  était  restée  immobile  et  avait 
secoué  la  tète,  lentement  et  résolument...  Il  n'avait  eu 
que  le  temps  de  murmurer  : 

—  Au  moins,  dites  que  vous  me  pardonnez  ? 

Et  comme  M™"=  Crosland  entrait,  il  s'était  mis  à  parler 
très  haut  du  beau  temps  qu'il  faisait.  Comme  c'était 
cruel  de  la  part  de  Queenie  !  et  quel  monstrueux  gas- 
pillage de  bonheur  ! 

6 


82  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Alors,  en  présence  même  d'Edith,  il  lui  avait  offert 
quelques  fleurs  qui  étaient  dans  un  vase  sur  son  bureau, 
et  qu'il  avait  achetées  la  veille,  pour  embellir  l'apparte- 
ment en  l'honneur  de  sa  jeune  amie.  Elle  les  accepta. 
Mais  tout  le  temps  qu'elle  fut  là,  il  se  demanda  avec 
angoisse  si  elle  les  emporterait  ou  si  elle  ferait  semblant 
de  les  oublier.  Et  pendant  qu'il  ne  songeait  qu'à  cela,  il 
lui  fallait  prendre  parti  la  conversation,  et  il  se  forçait 
à  parler,  avec  une  gaîté  nerveuse  à  laquelle  Queenie  ne 
semblait  prêter  aucune  attention.  Oh  comme  il  s'était 
senti  loin  d'elle,  à  ce  moment-là  !  Et  un  peu  plus  tard, 
comme  sa  mère  quittait  la  chambre,  elle  l'avait  suivie, 
vite,  comme  si  elle  avait  eu  quelque  confidence  à  lui 
faire. 

Pourtant  lorsque,  dans  le  reste  de  la  soirée,  Marc  dit 
quelque  chose  d'assez  drôle,  elle  le  regarda,  sans  sourire, 
mais  avec  un  air  d'approbation,  et  il  sentit  une  chaleur 
et  une  détente  en  lui,  et  un  soudain  contentement  de 
soi-même.  Mais  au  départ,  elle  laissa  les  fleurs  sur  la 
table,  et  si  M'""  Crosland  ne  le  lui  avait  pas  fait  remarquer, 
e]lQ  ne  les  aurait  pas  emportées.  Et  alors,  elle  les  saisit 
d'un  geste  brusque  et  irrité. 

Décidément  Marc  avait  quitté  Possession-Paisible  pour 
une  région  plus  accidentée  du  Tendre  ;  ou  plutôt,  dans 
Possession-Paisible  même,  il  avait  commencé  une  nou- 
velle intrigue,  qui  le  menait  par  des  chemins  qu'il  avait 
déjàsouvent  parcourus,  mais  qui  lui  paraissaient  toujours 
nouveaux.  Oh  !  il  se  les  rappelait  bien,  pourtant  :  ces 
baisers  échangés  en  cachette,  ces  incertitudes,  ces  atten- 
tes !  Comme  on  souffre  pour  un  bouquet  refusé;  comme 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 85. 

on  triomphe  pour  un  bouquet  gardé  !  Quelle  confiance 
en  nous-mêmes  peut  nous  donner  ie  moindre  regard,  le 
plus  fugitif  sourire  d'une  enfant  !  Et  quelle  peine,  quel 
sentiment  d'humiliation  affreuse,  pour  un  regard  distrait, 
pour^une  parole  qui  fait  l'éloge  d'un  autre  ! 

Le  dimanche  suivant,  Marc  ne  douta  plus  qu'il  était 
pardonné.  Il  l'était  déjà  au  moment  où  elle  avait  essayé 
d'abandonner  les  fleurs,  mais  elle  s'était  bien  gardée  de 
le  lui  laisser  voir.  Ce  dimanche-Là,  lorsqu'elle  entra,  il 
parut  à  Marc  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  changé  en 
elle,  mais  il  n'aurait  pas  su  dire,  tout  d'abord,  ce  que 
c'était.  Il  la  parcourut  du  regard  tandis  qu'elle  baissait 
les  yeux.  Qu'était-ce  donc  ?  Eh  oui  :  sa  jupe  était  plus 
longue.  Elle  avait  décousu  un  des  volants  de  sa  jupe  de 
deuil,  et  l'avait  recousu  plus  bas.  Elle  rougit  et  détourna 
la  tête  quand  elle  vit  que  Marc  s'était  aperçu  de  ce  chan- 
gement. Du  reste  la  présence  de  M™^  Crosland  les  obli- 
geait au  silence  et  les  contraignait  à  feindre  l'indifférence. 
Et  même  lorsqu'ils  se  trouvèrent  seuls  un  instant,  après 
qu'ils  se  furent  donné  le  long  baiser  de  la  réconciliation, 
Marc  ne  put  rien  dire  sinon  : 

—  Oh  Queenie,  je  craignais  tant  que  la  pluie  ne  vous 
empêchât  de  venir  aujourd'hui  ! 

Et  plus  tard,  en  y  réfléchissant,  il  sentit  bien  qu'il  n'y 
avait  rien  à  dire  au  sujet  de  cette  jupe  allongée.  Il  suffi- 
sait qu'elle  êùt  vu  qu'il  l'avait  remarquée.  Il  était  même 
difficile  d'exprimer  ce  que  cela  signifiait.  «  Puisque  je 
suis  aimée  d'un  homme,  je  ne  veux  plus  qu'on  me 
voie  vêtue  comme  une  enfant.  »  Oui,  quelque  chose 
comme  cela.  Et  vraiment,  pensait  Marc,  elle  était  bien 


84  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

iemme  et  digne  d'être  aimée,  celle  dont  le  premier 
geste,  en  se  voyant  élue  par  l'amour,  était  de  se 
voiler. 

Le  dimanche  suivant,  qui  était  un  de  ces  jours  de 
chaleur  épaisse  et  poisseuse  comme  Londres  en  a  quel- 
quefois au  mois  de  juillet,  Queenie  fit  à  sa  mère  et  à 
Marc  la  surprise  de  venir  avec  une  jeune  fille  de  son  âge, 
qu'elle  leur  présenta  : 

—  Mon  amie  Ruby. 

Ruby  était  brune,  avec  un  teint  blanc  et  rose,  un  petit 
front  bombé,  de  grands  yeux  pensifs  et  le  menton  un 
peu  relevé,  et  tout  cela  lui  donnait  un  air  d'attention 
patiente  et  douce.  Mais  ses  cheveux  coupés  courts  dan- 
saient en  noires  boucles  légères  autour  de  ses  délicates 
oreilles  roses,  de  son  cou  bleui  par  le  réseau  des  veines, 
et  de  sa  nuque  fragile  qu'on  découvrait  par  instant  nue, 
avec  le  renflement,  touchant  à  voir,  de  deux  tendons  qui 
saillissaient  sous  la  peau  duvetée,  couleur  d'ambre  clair, 
selon  les  mouvements  de  sa  tête.  Elle  était  aussi  sérieuse 
et  indolente  que  Queenie  était  rieuse  et  gaie.  Et  même 
il  semblait  qu'elle  donnait  à  Queenie  l'exemple  du 
sérieux,  car  elles  se  tinrent  un  long  moment  silencieuses 
et  bien  sages  sur  leurs  chaises,  jusqu'à  ce  que  Queenie, 
qui  d'abord  avait  parcouru  Marc  d'un  regard  un  peu 
timide  mais  assez  satisfait,  dans  lequel  il  crut  pouvoir 
lire  la  fierté  naïve  qu'elle  éprouvait  à  le  montrer  à  son 
amie,  dit  soudain  : 

—  Oh  Ruby,  ne  soyez  pas  stupide,  vous  voyez  bien 
que  le  piano  est  ouvert  et  je  suis  sûre  que...  ce  monsieur 
sera  content  de  vous  entendre  jouer. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 85 

Elle  avait  dit  «  ce  monsieur  »  parce  que  sa  mère  pou- 
vait l'entendre,  mais  d'un  regard  elle  avait,  en  même 
temps,  demandé  pardon  à  Marc  d'employer  une  expres- 
sion aussi  cérémonieuse  et  distante.  Et,  tandis  que  les 
doigts  appliqués  et  un  peu  durs  de  Ruby  balbutiaient 
«  The  sweetest  flower  that  blows  »  et«  When  other  lips  » 
sur  le  mauvais  piano  que  Marc  louait  au  mois,  le  jeune 
homme  se  demandait  si  Queenie  avait  pris  son  amie 
pour  confidente  de  leur...  —  comment  cela  pouvait-il  s'ap- 
peler ?  —  de  leur  amitié  ?  enfin,  de  cette  espèce  d'amour 
d'écoliers  qui  aurait  dû  n'avoir  aucune  importance  pour 
un  homme  qui  voulait  se  croire  blasé.  «  C'est  peut-être 
pour  qu'elle  me  voie  qu'elle  l'a  amenée...  Mais  en  atten- 
dant elle  nous  gêne  un  peu,  sa  jolie  amie.  » 

Mais  elles  savaient  si  bien  feindre,  toutes  les  deux  ; 
elles  avaient  un  air  si  indifférent,  si  tranquillement 
amusé,  que  Marc  se  reprit  à  douter  que  Ruby  eût  reçu 
les  confidences  de  Queenie.  Et  du  reste  il  était  fort 
possible  que  Queenie  attachât  moins  d'importance  que 
lui  à  leurs  baisers,  et  qu'ils  ne  fussent  pour  elle  qu'un 
jeu,  et  un  jeu  auquel  elle  était  depuis  longtemps  habi- 
tuée... Pourtant,  cette  jupe  allongée,  —  si  évidemment 
à  cause  de  lui...  Ah,  il  aurait  voulu  être  seul  avec  elle, 
ou  tout  au  moins  que  M""=  Croslandse  fût  éloignée  pour 
quelque  temps. 

Ces  pensées  l'occupaient  encore  pendant  le  goûter, 
auquel  ils  se  mirent  plus  tard  que  d'habitude,  et  qu'ils 
firent  très  copieux,  ce  qu'on  appelle  un  «  haut  thé  », 
parce  qu'ils  avaient  l'intention  de  ne  pas  dîner, 
M""  Crosland  se  sentant  un  peu  indisposée,  et  la  ser- 
vante ayant  congé.  Ce  fut  pendant  le  goûter  que  Queenie 


86  LA   NOUVELLE    REVUE  FRANÇAISE 

lui  fît  savoir  qu'elle  habitait  pour  le  moment  chez  les 
parents  de  son  amie,  à  Richmond,  oij  elle  avait  été  invi- 
tée à  passer  quelques  jours.  Alors  Marc  comprit  qu'il  y 
avait  là  une  occasion  à  saisir. 

—  M™'=  Crosland,  dit-il,  puisque  vous  êtes  fatiguée, 
j'accompagnerai  ces  jeunes  filles  jusqu'à  Richmond. 

Edith  consentit.  C'était  un  grand  point  de  gagné. 
Mais  pourvu  qu'à  la  fin  elle  ne  se  décidât  pas  à  venir 
avec  eux  elle  aussi  !  Marc  n'eut  plus  de  repos  jusqu'à  ce 
qu'il  se  vit  dans  la  rue  avec  Ruby  et  Queenie...  Au 
moment  où  il  allait  sortir,  Edith  l'avait  appelé  : 
«  M.  Fournier,  s'il  vous  plaît  ?  »  Il  l'avait  trouvée  dans 
sa  chambre,  un  peu  agitée,  et  elle  lui  dit  : 

—  Vous  savez  que  je  vous  confie  ce  que  j'ai  de  plus 
cher...  après  vous,  ajouta-t-elle  à  voix  plus  basse  en 
répondant  à  son  embrassement.  Et  il  ne  put  s'empêcher  de 
remarquer  trois  minces  traits  parallèles  sur  son  front  et 
deux  légers  plis  aux  coins  de  ses  lèvres. 

Comme  il  soitait  eiîfin,  elle  lui  dit  : 

—  Oh  M.  Fournier,  c'est  si  drôle  de  vous  voir  avec 
ces  deux  chevreaux  !  »  d'un  ton  qui  ne  lui  plût  guère. 

Marc  et  les  deux  chevreaux  marchèrent  d'abord  en 
silence  et  assez  loin  les  uns  des  autres,  dans  la  rue  vide, 
qui  avait  cet  air  hagard  et  résigné  des  dimanches  d'été. 
Mais  au  premier  tournant,  Queenie  vint  se  placer  au 
côté  de  Marc  et  lui  dit  en  riant  : 

—  Maintenant,  Marc,  laissez-moi  porter  votre  canne, 
s'il  vous  plaît. 

Il  la  lui  donna,  tout  ému  qu'elle  l'eût  appelé  par  son 
prénom.  C'était  la  première  fois  ;  et  en  regardant  Ruby, 
il  comprit,  au  sourire  qu'il  vit    passer  dans    ses    yeux, 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 87 

qu'elle  savait  tous  leurs  secrets.  Une  grande  tîerté  l'em- 
plit, tandis  que  Queenie  marchait  d'un  pas  ferme  et 
balancé  à  son  côté,  portant  sa  canne  comme  un  jeune 
page  qui  aurait  poné  1  epée  de  son  seigneur.  Tout  le 
monde  pouvait  voir  que  celte  rayonnante  créature  était 
sa  «  jeune  hlle  »  à  lui,  loyale  et  hdèle. 

Par  Cheyne  Row  et  Oakley  Street  il  les  conduisit  à 
King's  Road  où  ils  attendirent  un  autobus.  En  chemin, 
il  leur  lit  regarder,  par  les  interstices  de  la  palissade  gou- 
dronnée, le  jardin  de  la  villa  désene,  tout  plein  de 
gazouillement  et  de  l'activité  des  oiseaux  qui  s'annon- 
çaient le  crépuscule. 

—  J'aimei'ais  y  passer  toute  une  journée  toute  seule, 
dit  Ruby. 

—  Moi  aussi,  mais  pas  tout  seul,  dit  Marc. 

—  Je  suppose  que  je  sais  avec  qui,  répondit  Ruby. 

—  Je  me  demande  avec  qui  ?  dit  Queenie,  en  fei- 
gnant une  grande  ingénuité. 

Marc  ne  trouvant  rien  d'approprié  à  répondre,  s'aper- 
çut, pour  sortir  d'embarras,  qu'il  voulait  fumer.  Puis, 
quand  il  eut  allumé  sa  cigarette  : 

—  Mais,  dit-il,  jeunes  filles,  pourquoi  irions-nous 
directement  à  Richmond  ?  Je  crois  que  nous  pouvons 
aller  d'abord  dans  Knightsbridge  où  je  connais  un  endroit 
plein  de  douceur  :  la  meilleure  pâtisserie  du  West-End.  Et 
de  là  un  omnibus  nous  conduira  à  Richmond.  Des  votes 
pour  les  femmes  !  Je  mets  cette  proposition  aux  voix. 

Elles  acceptèrent  et  ils  partirent  gaîment.  A  lajiies- 
cente  sur  le  trottoir  de  Knightsbridge,  Queenie  rendit  à 
Marc  sa  canne,  sur  la  poignée  de  laquelle  il  sentit  avec 
délices  la  chaleur  de  la  main  de  son  amie. 


88  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇALSE 

Enfin,  après  qu'il  les  eut  chargées  chacune  d'un  sac  de 
friandises,  ils  prirent  l'autobus  pour  Richmond.  La  nuit 
commençait.  De  l'impériale  où  ils  étaient  à  peu  près 
seuls,  ils  regardaient  s'ouvrir  devant  eux  la  vaste  mer 
métropolitaine,  avec  ses  hautes  lames  de  maisons  se  suc- 
cédant à  perte  de  vue.  L'ombre  augmentait,  et  comme 
le  siège  de  devant  venait  de  se  trouver  vacant,  Marc  s'y 
assit  et  fit  signe  à  Queenie  de  l'y  rejoindre.  Elle  hésitait, 
mais  Ruby  lui  poussa  doucement  le  bras,  et  elle  vint. 

—  Voilà  une  jeune  fille  bien  sage,  dit  Marc  ;  et  il  l'en- 
laça, l'obligeant  à  se  blottir  contre  lui.  Oh,  quel  instant 
que  celui  où  il  sentit  à  travers  ses  vêtements  cette  jeune 
vie,  douce,  tendre  et  vigoureuse,  cette  fierté  qui  se  ren- 
dait, cette  force  qui  s'abandonnait. 

Au-dessus  de  leurs  têtes  tout  le  ciel  se  teignait  déjà  de 
ce  reflet  d'un  rose  intense  qui  caractérise  les  nuits  de  la 
grande  ville,  et  des  lumières  brillaient  de  toutes  parts, 
qui  semblaient  voler  autour  de  leur  course  comme  des- 
étincelles. Toute  la  ville  de  Londres  n'était  qu'une  four- 
naise, un  immense  feu  de  joie  qu'ils  traversaient  suspen- 
dus entre  ciel  et  terre.  C'est  ainsi  que  leur  essor  les  porta 
jusqu'à  la  rive  du  fleuve  et  au-delà^  sans  qu'ils  se  fussent 
rendu  compte  du  chemin  parcouru  ;  et  au  sortir  de 
Putney,  le  souffle  des  pelouses  et  des  espaces  champê- 
tres, qui  s'élevait  du  parc  de  Richmond  et  du  commu- 
nal de  Wimbledon,  les  reçut  dans  sa  délicate  odeur 
humide.  Et  bientôt  après  s'alignèrent  devant  eux  les 
sages  petites  lumières  des  réverbères  de  Richmond  sous 
leurs  abat-jour  de  verre  dépoli. 

—  On  dirait  un  dortoir  d'école  de  jeunes  filles,  dit 
Marc. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 89- 

—  Oui,  exactement,  répondit  Ruby  ;  et  voyez  ! 
ajouta-t-elle  en  désignant  son  amie  d'un  regard. 

Queenie  s'était  endormie,  la  tête  sur  l'épaule  de 
Marc. 

Encore  une  semaine  d'attente.  Marc  était  un  peu 
honteux  de  s'apercevoir  à  quel  point  cette  enfant  l'occu- 
pait. Qui  sait  si  un  jour  Queenie  ne  serait  pas,  dans  son 
souvenir,  tout  simplement  une  d'entre  les  milliers  de  ces 
jolies  petites  londoniennes  en  jupes  courtes  et  cheveux 
pendant  sur  le  dos,  une  de  ces  «  fleurs  de  la  Ville  de 
Londres  »  qu'a  si  admirablement  chantées  le  mystique 
William  Blake,  mais  après  tout  (v  just  a  flapper  »  et  rien 
de  plus  ?  N'avait-il  pas  déjà  tout  ce  qu'il  pouvait  souhai- 
ter pour  son  repos  :  une  femme  aimable  et  attentive  à 
son  bien-être  ?  Mais  non  ;  il  y  avait  cet  appel  rude, 
sauvage  et  mélodieux  de  la  jeunesse  de  Queenie,  dans 
son  cœur,  —  comme  le  chant  du  bel  oiseau  solitaire 
dans  le  jardin  de  la  villa  déserte.  Et  pourtant  c'était  une 
aventure  si  banale  que  c'était  à  peine  s'il  oserait  la  racon- 
ter, en  quelques  mots,  à  un  ami.  Mais  peut-être  pour- 
rait-il la  compliquer  un  peu.  Maintenant  qu'il  était 
assuré  de  l'affection  de  Queenie,  pourquoi  ne  tenterait- 
il  pas  la  conquête  de  Kuby  ?  Elle  lui  avait  paru  moins 
jolie  que  Queenie,  mais  plus  réfléchie,  plus  femme,  bien 
qu'elle  fût  moins  développée.  Ce  petit  front  bombé,  ces 
yeux  et  cette  bouche  qui  semblait  s'offrir,  et  surtout  cette 
nuque  mince  sous  les  courtes  boucles  noires...  Oui,  la 
chose  serait  amusante,  et  possible,  après  tout. 

Il  suivait  paresseusement  ces  pensées  tout  en  mar- 
<:hant  dans  la  foule,  le  long  d'Oxford  Street,  et  soudain 


90  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

une  glace,  dans  l'entrée  d'une  boutique,  lui  présenta  son 
image  en  pied.  Il^en  profita  pour  arranger  son  chapeau 
tout  en  se  regardant,  non  sans  quelque  satisfaaion.  Le 
mariage  d'un  Lyonnais  et  d'une  Milanaise  avait  donné 
un  assez  beau  produit.  Un  haut  et  svelte  gaillard,  aussi 
solide  et  de  tenue  aussi  corecte  que  n'importe  quel 
«  Arthur  »  ou  quel  «  Johnny  »  de  Pall-Mall  ou  de  Picca- 
dilly,  mais  avec  des  attaches  et  des  extrémités  plus  fines 
et  dans  les  yeux  une  lueur  qu'ils  n'ont  pas.  En  dépit  de 
son  origine  commerciale  il  avait  cette  caractéristique 
d'aristocratie,  cet  air,  —  on  ne  sait  si  on  doit  dire  sportii 
ou  légèrement  rustique,  —  ce  teint  coloré  et  cette  vigou- 
reuse simplicité  d'allure  qui  distingue  les  fils  de  la  grande 
bourgeoisie  de  l'espèce  purement  citadine  des  calicots  et 
des  bohèmes.  Avant  de  se  recoiffer  il  lissa  ses  cheveux 
noirs,  divisés  par  une  raie  médiane,  et  qu'il  portait  très 
apbtis,  comme  une  calotte  de  Pierrot,  à  la  dernière 
mode  de  Buenos-Ayres,  où  il  venait  de  passer  quelques 
mois.  Et  en  sifflotant  l'air  d'une  chanson  de  Fragson,  il 
reprit  sa  marche  dans  la  direction  d'Oxford  Circus. 

...  Oui,  ce  serait  amusant  de  voir  si  l'autre  gamine 
voudrait  mordre  à  l'hameçon,  et  si  Queenie  était  capa- 
ble de  se  montrer  jalouse.  Un  passe-temps  comme  un 
autre.  Ce  sont  précisément  ces  petites  intrigues  qui  nous 
font  mieux  sentir  le  côté  sérieux  de  notre  vie,  de  nos 
travaux  et  de  nos  affaires. 

Il  fut  donc  un  peu  déçu  quand,  le  dimanche  suivant, 
Queenie  vint  seule.  Mais  ils  purent  causer  un  peu,  et 
elle  se  montra  si  gaie,  si  confiante  et  si  soumise  déjà 
(comme  sa  mère)  que  Marc  regretta  presque  d'avoir 
considéré  leur  aminé  comme  un  jeu  sans  importance.  Et 


BEAUTE,    MON    BEAU    SOUCI 9I 

puis,  comme  Edith  l'appelait  dans  la  cuisine  pour  l'aider 
à  préparer  le  thé,  elle  sortit  vivement  de  son  réticule  un 
•petit  paquet  enveloppé  dans  du  papier  de  soie,  et  le  ten- 
dit à  Marc  en  balbutiant  : 

—  J'ai  fait  ceci  pour  vous  ;  cachez-le. 
Et  elle  s'enfuit,  la  figure  toute  brûlante. 

C'était  un  mouchoir  de  batiste  dans  un  coin  duquel 
Marc  vit  ses  initiales  :  M.  P.,  joliment  brodées.  Il  ne  se 
doutait  guère,  à  ce  moment,  que  c'était  le  dernier 
dimanche  qu'il  voyait  Queenie. 

Ce  fut  pendant  le  goûter  que  l'incident  se  produisit. 
A  propos  d'une  négligence  ou  d'un  oubli  de  M™*  Cros- 
land,  Marc  s'irrita  et  lui  parla  avec  impatience.  Non  seu- 
lement il  l'appela  Edith,  mais  quiconque  eût  été  là  eût 
compris,  aux  paroles  qu'il  lui  dit,  que  leurs  relations 
n'étaient  pas  strictement  celles  d'un  maître  de  maison  et 
de  son  intendante.  La  figure  d'Edith  s'altéra,  ses  yeux 
se  voilèrent,  et  en  disant  :  «  Excusez-moi  »,  elle  sortit 
rapidement  de  la  chambre. 

Queenie  allait  la  suivre,  lorsque  Marc  lui  dit  :  «  Res- 
tez ».  Et  après  avoir  hésité  une  seconde  entre  sa  mère  et 
son  amoureux,  elle  resta.  Alors  elle  pencha  sa  tête, 
cacha  son  visage  entre  ses  bras  nus,  et  pleura  dou- 
cement. 

—  Voyons,  calmez- vous...  Vraiment,  vous  n'aviez 
pas  deviné  ? 

Elle  le  regarda  bien  en  face,  les  yeux  brillants  de 
colère  au  milieu  de  ses  larmes. 

—  Comment  le  pouvais-je  ?  Ma  propre  mère  ! 

—  N'est-elle  pas  libre,  comme  vous  l'êtes  ?  et  songez 
que  celle  de  vous  deux  qui  aurait  le  plus  de  raisons  de  se 


92  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

plaindre,  c'est  elle  :   nous  la  trompions,  vous  et  moi. 
Elle  fut  longtemps  sans  rien  dire,  et  Marc  en  profita 
pour  ajouter  : 

—  Je  suppose  que  vous  savez  qui  je  préfère,  et  à  qui 
je  renoncerais,  si  je  le  pouvais. 

Il  y  eut  encore  un  silence  pendant  lequel  Marc  prit  la 
main  qu'elle  abandonnait  sur  la  table.  Et  sans  doute 
elle  se  fit  à  l'idée  qu'elle  était  la  rivale,  et  la  rivale  heu- 
reuse, de  sa  mère  ;  car  elle  sourit  tristement  et  dit  : 

—  Je  pense  que  je  ferai  mieux  d'aller  la  rejoindre,  si 
vous  me  le  permettez. 

Elle  se  leva,  mais  avant  qu'elle  eût  fait  un  pas  vers  la 
porte,  Marc  la  retint  et,  à  voix  basse,  sans  oser  la  regar- 
der, il  murmura  : 

—  Depuis  que  je  vous  connais,  dans  ses  bras  je  pense 
à  vous. 

Alors  il  la  laissa  partir.  ^ 

Au  bout  d'un  moment  M"""  Crosland  revint  seule. 

—  Je  suis  vraiment  très  peiné,  Edith... 

—  Oh  Marc,  ne  vous  excusez  pas  ;  elle  avait  tout 
compris  dès  le  premier  dimanche.  Et  peut-être  qu'après 
tout  cela  vaut  mieux  ainsi.  Je  suis  sûre  qu'elle  n'a  rien 
dit  à  sa  tante,  et  puis  tôt  ou  tard  nous  nous  serions 
trahis.  Mais  nous  ferons  comme  s'il  ne  s'était  rien 
passé. 

—  Oui,  cela  vaut  mieux,  dit  Marc. 

Queenie  rentra  à  son  tour  et  le  goûter  s'acheva  pres- 
que gaîment.  La  gaîté  de  Queenie  était  un  peu  nerveuse, 
et  celle  d'Edith  un  peu  forcée.  Quant  à  Marc,  il  triom- 
phait secrètement.  Après  ce  qu'il  venait  de  dire  à  la 
jeune  fille,  il  était  décidé  à  pousser  les  choses  très  loin  ; 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 93 

et  d'abord  à  lui  demander  où  il  pourrait  la  rencontrer 
pendant  la  semaine.  L'occasion  se  fit  attendre  assez 
longtemps,  mais  enfin  ils  se  trouvèrent  seuls  et  Marc 
attira  Queenie  contre  lui. 

Ils  n'avaient  pas  compté  qu'Edith  reviendrait  si  tôt,  et 
en  entendant  ses  pas  dans  le  corridor,  Marc  voulut 
s'éloigner  de  Queenie,  mais  elle  le  retint,  et  lorsqu'il  put 
se  séparer  d'elle,  M"^'  Crosland  était  dans  la  chambre  et 
les  avait  surpris.  Queenie,  la  tête  haute,  la  regardait  bien 
en  face. 

Edith  fit  comme  si  elle  n'avait  rien  vu  ;  mais  peu 
après  elle  trouva  un  prétexte  pour  ramener  Queenie 
plus  tôt  que  d'habitude  chez  M"''  Longhurst.  En  partant 
elle  ferma  la  porte  d'entrée  si  doucement  et  si  lentement 
que  Marc  sentit  qu'elle  faisait  effort  pour  dominer  son 
trouble  ou  son  irritation  ;  et  même,  un  instant,  il  eut 
peur  qu'elle  ne  revînt  plus. 

Elle  revint  ;  mais  il  comprit,  à  son  air  dépité  et  à 
son  affectation  d'indifférence,  d'abord  qu'il  valait  mieux 
ne  faire  aucune  allusion  à  ce  qui  s'était  passé,  et  ensuite 
qu'il  ne  devait  plus  espérer  revoir  Queenie  dans  la 
maison. 

Ce  fut  son  amour-propre  qui  en  souffrit  le  premier. 
C'était  un  peu  comme  si  Edith  eût  exercé  son  autorité 
maternelle  sur  lui  en  même  temps  que  sur  sa  fille.  Non 
seulement  elle  dérangeait  ses  projets  et  le  privait  d'un 
plaisir,  mais  il  avait  l'impression  qu'elle  le  traitait  en 
petit  garçon.  Il  n'eût  plus  manqué  qu'elle  le  grondât, 
comme  une  mère  qui  a  surpris  son  fils  en  train  de  cour- 
tiser une  servante  !   Pourtant,  quel  autre  moyen  avait- 


94  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

eîie  de  se  défendre  contre  sa  jeune  rivale  ?  et  même, 
Marc  aurait  dû  lui  savoir  gré  de  ne  rien  dire  et  de  faire 
comme  si  rien  ne  s'était  passé. 

Mais  il  reverrait  sa  fille.  M"'"  Longhurst  avait  changé 
d'adresse  depuis  l'époque  où  Edith  était  venue  habiter 
chez  lui,  mais  il  saurait  bien  où  elle  demeurait.  Le 
jour  où  il  avait  reconduit  Queenie  à  Richmond,  il  lui 
avait  dit  : 

—  A  propos,  où  demeure  votre  tante,  à  présent  ? 
Elle  avait  répondu  : 

—  Oh,  très  loin  :  plus  loin  que  le  Bout  du  Monde  ! 

Le  Bout  du  Monde  est  une  place  ou  une  rue  à  l'extré- 
mité de  King's  Road,  pas  tellement  loin  du  centre  de 
Chelsea.  Avec  de  la  patience,  il  arriverait  à  découvrir  où 
elle  vivait,  et  alors  il  ferait  tout  ce  qu'il  pourrait  pour  jus- 
tifier la  jalousie  d'Edith.  Peut-être  parviendrait-il  à 
retrouver  aussi  Ruby...  Ah,  qu'elle  était  donc  désagréable 
cette  femme  qui  se  mettait  ainsi  à  la  traverse  de  ses 
plaisirs  ! 

Pourtant,  ce  même  soir,  elle  se  montra  si  douce, 
tendre  et  complaisante  qu'il  eut  comme  l'impression  de 
la  retrouver  après  une  séparation.  Et  puis,  elle  était  sa 
femme,  et  elle  était  là,  sous  sa  main. 

Il  fit  pourtant  quelque  effort  pour  retrouver  Queenie  ; 
c'est-à-dire  qu'il  alla,  au  moins  deux  fois,  se  promener 
dans  la  direction  de  la  gare  de  Chelsea,  au  bout  de 
King's  Road.  Il  se  disait  qu'il  avait  appris  à  cette  enfant 
qu'elle  pouvait  plaire,  non  plus  à  des  enfants  de  son  âge, 
mais  à  des  hommes  ;  et  il  songeait  que  la  découverte  de 
la  liaison  de  sa  mère  avait  dû  opérer  en  elle  un  boule- 
versement qui  la  mettait  à  la  merci  du  premier  amou- 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 95 

reux  sans  scrupule  qui  la  courtiserait.  îl  se  prenait  à 
regretter  ce  qu'il  avait  £vit,  car  il  y  avait,  entre  la  petite 
fille  qui  lui  avait  donné  en  rougissant  le  mouchoir 
qu'elle  avait  brodé  pour  lui,  et  l'amoureuse  qui,  entre 
ses  bras,  avait  défié  sa  mère,  une  distance  morale  déjà 
considérable.  Et  tout  cela  dans  l'espace  d'une  heure  à 
peine.  Mais  il  n'y  pouvait  rien.  «  Bah  !  »  pensa-t-il,  se 
souvenant  d'autres  expériences,  «  elle  est  peut-être  en 
train  de  broder,  en  ce  moment,  les  initiales  d'un  autre  !  » 

—  Puis-je  venir  m'asseoir  près  de  vous,  Marc  ? 
demanda  Edith  sur  le  pas  de  la  porte. 

—  Oui,  mais  à  condition  que  vous  ne  me  parlerez 
pas  :  j'ai  à  travailler. 

—  Oh  ne  soyez  pas  si  égoïste,  Marc  :  pour  si  peu  de 
temps  que  nous  avons  à  être  ensemble.  Quand  il 
m'arrive  de  penser,  mon  cher,  que  chaque  jour  qui 
passe  me  rapproche  du  jour  où  vous  partirez,  je  sens  mie 
douleur  en  moi. 

Juillet,  août  et  septembre  avaient  passé,  et  dans  deux 
ou  trois  semaines  le  jour  que  redoutait  M'"''  Crosland 
serait  arrivé. 

Marc  y  songeait  sans  déplaisir.  Déjà  il  se  sentait  pris 
de  la  nostalgie  du  Continent.  Tout  à  fait  comme,  après 
un  séjour  un  peu  long  sur  le  Continent,  il  se  sentait  pris 
de  la  nostalgie  des  Iles,  de  la  vie  qu'on  y  mène,  et  sur- 
tout de  la  Ville  unique,  qu'il  préférait  même  à  Paris, 
—  probablement  parce  qu'il  la  connaissait  moins  bien  et 
depuis  moins  longtemps.  Et  pourtant,  voici  qu'au  bout  de 
six  ou  sept  mois,  il  commençait  à  en  trouver  le  spec- 
tacle monotone,  et  que  sa  ville  natale,  avec  la  blanche 


96  LA    NOUVELLE    REVUE   FRAKÇALSE 

cathédrale  veillant  comme  une  légion  d'anges  assemblée 
au  carrefour  de  longues  rues  sonores^  apparaissait  dans 
son  souvenir  comme  un  séjour  délicieux,  comme  un 
décor  étrange  et  romanesque,  tandis  qu'il  détournait 
son  regard,  avec  ennui,  de  la  perspective  immense  et 
piètre  des  grandes  voies  bordées  de  jardins  tristes  et  de 
maisons  de  brique  et  de  stuc,  d'aspect  si  pauvre,  si 
morne  et  si  nu,  surtout  dans  la  marée  basse  des 
dimanches.  Il  ne  voyait  plus  la  route  qu'il  parcourait 
quatre  fois  par  jour  ;  et  du  reste,  maintenant  que  le 
temps  était  plus  frais,  il  allait  prendre  le  train  souter- 
rain à  Sloane  Square  chaque  fois  qu'il  avait  à  se  rendre 
à  la  Cité.  Autrefois  il  aimait,  au  contraire,  voyager  sur 
l'impériale  des  autobus  et  varier  son  itinéraire.  Les  auto- 
bus qui,  de  King's  Road,  allaient  dans  la  direction  de 
Westminster  en  passant  par  Pimlico,  lui  offraient  un 
trajet  plein  d'agrément,  et  quand  ils  tournaient  vers  la 
droite,  au  sortir  de  Sloane  Square,  on  passait  le  long  de 
belles  pelouses  toujours  bien  tondues  et  bien  arrosées, 
d'où  montait  une  délicieuse  odeur.  Maintenant,  tout  cela, 
trop  vu,  trop  connu.  La  foule  même  ne  l'intéressait  plus  : 
il  se  sentait  devenu  trop  semblable  à  ces  millions 
d'esclaves  du  travail  et  de  l'habitude,  à  toute  cette  subs- 
tance humaine  tour  à  tour  aspirée  et  rejetée,  à  heures 
fixes,  par  les  gares,  les  usines,  les  banques  et  les  théâtres, 
charriée  par  grappes  et  par  bancs  dans  ces  égouts  à  ciel 
ouvert.  Et  dire  que  l'an  prochain,  lorsqu'il  reviendrait, 
la  vue  de  la  tunique  rouge  d'un  invalide  parmi  cette 
foule,  lui  annonçant  soudain  qu'il  était  véritable- 
ment rentré  dans  Chelsea,  ferait  battre  son  cœur  !  Mais 
maintenant,  s'il  regardait  encore  les  gens  de  son  quar- 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 97 

tier,  c'était  pour  se  dire,  avec  satisfaction,  qu'il  allait 
bientôt  partir,  et  qu'ils  resteraient  là,  — comme  un  collé- 
gien qui  part  en  vacances  bien  avant  la  fin  de  Tannée 
scolaire.  Une  fois  qu'il  aurait  consacré  quelques  après- 
midi  à  des  achats,  il  aurait,  pour  cette  fois,  l'impression 
que  Londres  ne  pouvait  plus  rien  pour  son  bonheur.  A 
propos,  il  faudrait  qu'il  se  rappelât  qu'il  devait  passer 
chez  Harrods  et  acheter  de  cette  poudre  parfumée  contre 
les  mites,  pour  bien  saupoudrer  ses  tapis  avant  de  fer- 
mer son  appartement. 

Son  appartement.  Son  chez  lui.  Ah  !  et  sa  femme  ! 
Comme  on  s'épuise  vite,  lorsqu'on  habite  ensemble  ! 
Même  s'il  n'avait  pas  eu  envie  de  quitter  Londres,  il 
serait  parti  afin  de  quitter  Edith.  Ce  n'était  pas  qu'il  eût 
à  se  plaindre  d'elle  ;  au  contraire  :  il  semblait  que  plus  il 
se  détachait  d'elle,  et  plus  elle  se  montrait  soumise  et 
attentionnée,  ayant  même  renoncé  à  le  convertir  à  son 
vague  idéal  philosophique  et  aux  «  idées  générales  ». 
Mais  il  était  saturé  d'elle.  Ils  pouvaient  se  séparer  à  pré- 
sent :  il  y  aurait  toujours  quelque  chose  d'Edith  Cros- 
land  chez  Marc  Fournier,  comme  il  y  aurait  toujours 
quelque  chose  de  Marc  chez  Edith.  Ils  s'étaient  connus 
aussi  intimement  que  deux  êtres  peuvent  le  faire  et  ils 
étaient  si  bien  devenus  une  même  chair,  qu'ils  com- 
mençaient à  être  insensibles  l'un  à  l'autre. 

Comment  !  C'était  donc  cela  qui,  à  l'origine,  lui  était, 
apparu  comme  une  aventure  et  comme  une  conquête  ? 
Aujourd'hui,  il  le  voyait  bien,  ce  n'était  qu'une  pauvre  et 
banale  histoire,  une  triste  liaison  inavouable  et  heureu- 
sement inavouée,  et  qui  deviendrait  un  sordide  concubi- 
nage, si  elle  durait  seulement  quelques  semaines  de  plus. 

7 


^8  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Non,  il  exagérait.  La  vérité,  c'était  que,  si  ce  n'avait 
pas  été  une  de  ces  conquêtes  qui  flattent  l'amour-propre 
d'un  jeune  homme,  c'avait  été  du  moins  une  acquisition 
utile.  Grâce  à  M""^  Crosland,  Marc  avait  eu  un  intérieur 
bien  tenu  et  une  compagne  agréable,  décente  et  bien 
élevée,  et  il  n'avait  pas  été  à  la  merci  d'une  servante  qui 
n'aurait  songé  qu'à  le  tromper  et  à  profiter  de  son  inat- 
tention aux  choses  du  ménage.  En  somme,  cela  avait 
été  fort  bien,  —  pour  le  temps  que  cela  avait  duré. 

D'ailleurs,  la  nostalgie  «  continentale  »  de  Marc  se 
fortifiait  de  certains  projets  amoureux  auxquels  il 
songeait  de  plus  en  plus  à  mesure  que  son  départ  appro- 
chait. 

Il  retrouverait,  là-bas,  cette  dame,  —  une  amie  de  sa 
mère,  mais  encore  aimable,  —  qui  avait  paru  s'intéresser 
à  lui.  Une  fois,  en  particulier,  comme  leur  conversation 
était  venue  au  poème  de  Dante,  elle  avait  dit,  avec  un 
regard  assez  tendre  à  son  adresse,  qu'elle  comprenait 
bien  que  Dieu  châtiât  l'homicide,  l'avarice,  le  vol,  mais 
pourquoi  l'amour  ?  «  Mais  l'amour,  mon  Dieu,  l'amour 
n'est  pas  un  péché  !  »  Marc  n'avait  pu  s'empêcher  de 
sourire,  et  il  avait  surnommé  cette  dame,  pour  lui-même  ; 
«  L'amore-non-è-peccato  »,  mais  il  avait  été  troublé. 

Celle-là,  ce  serait  une  conquête  flatteuse,  car  elle 
appartenait  à  la  «  société  »,  et  n'avait  pas  la  réputation 
d'être  galante  ;  et  puis,  comme  ils  seraient  gênés  pour  se 
rencontrer  et  même  pour  se  voir,  ils  se  lasseraient  moins 
vite  l'un  de  l'autre.  Mais  il  y  avait  aussi  cette  fille  du 
peuple,  si  belle,  une  Toscane  d'un  type  très  pur,  qu'il 
avait  un  jour  suivie  jusque  chez  elle  et  à  qui  il  avait 
même  eu  l'occasion  de  demander  un  baiser,  —  qu'elle 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 99 

lui  avait  refusé,  du  reste.  Mais  il  reviendrait  à  la  charge. 
Ah  !  quelle  belle  fille  c'était  !  Et  ce  visage  obscur 
et  rayonnant,  qui  était  celui  de  la  Bonté  quand 
elle  souriait,  celui  de  la  Justice  si  elle  fronçait 
un  peu  les  sourcils  et  celui  de  l'Espérance  lors- 
qu'elle rêvait  !  Il  était  seulement  dommage  que  ses-^ 
parents  eussent  donné  à  cette  robuste  déesse  brun€  le 
nom  douceâtre,  blond  et  virgilien,  deLavinie.  Elle  aurait 
dû  s'appeler  Lucrèce...  ou  Clodia. 

•  Pounant  il  se  devait  à  lui-même  de  conquérir  l'autre, 
la  femme  du  monde.  Il  le  devait  pour  la  satisfaction  de 
son  amour-propre  et  pour  la  bonne  opinion  qu'il  dési- 
rait que  ses  amis  eussent  de  lui.  C'était  une  liaison  qui 
le  poserait.  Mais  qui  sait  si  elle  ne  l'asservirait  pas  ?  Et 
puis,  'enfin,  il  aimait  les  femmes  plutôt  en  peintre  et  en 
sculpteur  qu'en  moraliste  et  en  romancier,  et  Lavinie 
était  belle,  tandis  que  l'autre  était  seulement  bien  parée. 
Pourtant  il  devait  —  ah  oui  :  celle-ci  était  le  devoir, 
mais  l'autre  était  le  plaisir  :  Marc  Fournier  avait  déjà  fait 
son  choix.  Car  chacune  était  ou  trop  absorbante  ou  trop 
attrayante  pour  qu'il  songeât  à  poursuivre  les  deux  à  la 
fois.  Le  départ.  Le  voyage.  Et  Lavinie...  Lavinie, 
«  Lavinia  ». 

—  Avez-vous  parlé,  cher  ? 

—  J'ai  dit  quelque  chose,   Edith?  Oh,  c'est   que  je 
pensais... 

—  Vous  pensiez  à  votre  Italie,  nest-ce  pas  ? 

Il  la  re2;arda.  Elle  tournait  le  dos  à  la  fenêtre  et  il 
voyait  mal  ses  traits  :  c'était  comme  si  elle  se  fût  déjà 
un  peu  effacée  de  sa  mémoire   et  qu'elle  ne   fût  plus 


100  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

qu'une  ombre  dans  sa  vie.  Il  se  sentit  pris  de  remords, 
de  pitié  et  de  tendresse,  et  il  alla  s'asseoir  sur  un  coussin, 
à  ses  pieds.  Comme  il  l'avait  aimée,  pourtant,  pendant 
les  premières  semaines  !  et  le  soin  même  qu'ils  mettaient 
tous  deux  à  tenir  leur  liaison  secrète,  les  précautions 
qu'ils  prenaient  pour  qu'on  ne  les  vît  jamais  sortir 
ensemble,  pour  que  la  servante  ne  se  doutât  de  rien, 
tout  cela  avait  ajouté,  pour  lui,  tant  de  charme  à  leur 
intimité...  Parfois  ils  avaient  donné  congé  à  la  servante 
pour  tout  l'après-midi  et  la  soirée,  et  ils  avaient  dîné 
ensemble,  à  la  même  table,  comme  mari  et  femme.  Et 
les  dimanches  qu'ils  avaient  souvent  passés  à  la  maison, 
les  stores  baissés  et  les  lampes  allumées  !...  Quels  jolis 
souvenirs  !  Leur  adieu  même  aurait  les  apparences  d'un 
rendez-vous  :  elle  sortirait  avant  lui  et  irait  l'attendre 
dans  une  rue  éloignée  et  peu  fréquentée.  Lui,  la  pren- 
drait en  passant,  dans  le  taxi  fermé.  Et  elle  en  descen- 
drait un  peu  avant  la  gare  Victoria,  où  les  amis  de 
Marc,  qui  devaient  continuer  à  tout  ignorer,  le  verraient 
arriver  seul. 

—  La  pensée  de  l'Italie  est  pour  moi  une  pensée 
mélancolique,  ma  chère. 

—  Est-ce  bien  vrai  que  vous  n'êtes  pas  content  de 
partir  ?  et  n'avez-vous  jamais  pensé  qu'après  tout  rien  ne 
vous  empêchait  de  rester  ?  L'hiver  n'est  pas  tellement 
froid,  ici,  et  vous  m'avez  dit  que  vous  en  aviez  déjà 
passé  un  tout  entier.  Votre  appartement... 

—  Notre  appartement,  Edith. 

—  Non,  voire  appartement,  —  est  facile  à  chauffer  ; 
voyez  ce  beau  feu.  Ne  pensez-vous  pas  que  là-bas,  dans 
votre  Italie,  vous  ne  regretterez  pas  quelquefois  de  n'être 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUa 10 1 

pas  ici,  bien  calfeutré  dans  votre  maison  anglaise,  avec 
votre  petite  épouse  anglaise  ?  Marc,  ne  froncez  pas  le 
sourcil  :  si  vous  voulez,  je  dirai  un  autre  mot...  Voulez- 
vous  que  je  le  dise  ?  Mais,  Marc,  la  femme  que  vous 
épouserez  un  jour  ne  pourra  pas  vous  aimer  et  vous  res- 
pecter plus  que  je  ne  le  fais  !  Non,  laissez-moi  continuer. 
J'ai  pensé  à  une  chose.  Puisque  c'est  ici  chez  vous,  je 
veux  dire,  puisque  de  toute  façon  vous  payez  le  loyer, 
cela  vous  coûterait  moins  cher  de  rester  ici,  peut-être. 
Vous  pourriez  même  vous  passer  de  servante  ;  il  y  a  une 
chambre  à  coucher  qui  reste  vide,  je  pourrais  faire  venir 
ma  fille  pour  m'aider,  et  à  nous  deux,  nous  tiendrons 
votre  ménage. 

— .  Faire  venir  Queenie  ici  ? 

—  Oui,  dit-elle  en  évitant  le  regard  de  Marc,  j'ai 
pensé  que  cela  vous  épargnerait  les  gages  d'une  ser- 
vante. 

Il  fut  sur  le  point  de  s'écrier  :  «  Pourquoi  ne  l'avez- 
vous  pas  dit  plus  tôt  ?  »  Mais  le  soin  qu'ils  avaient  pris  de 
ne  jamais  parler  de  Queenie,  l'empêcha  de  rien  dire.  Et 
puis,  le  temps  et  l'absence  avaient  fait  leur  œuvre;  il  avait 
renoncé  à  cette  petite  intrigue  enfantine.  Il  dit  : 

—  Non,  il  faut  que  je  parte,  je  l'ai  promis  à  mes 
parents  ;  ils  seraient  très  mécontents.  Et  puis,  j'ai  affaire 
là-bas. 

Pourtant,  un  peu  plus  tard,  il  se  reprit  à  songer  aux 
paroles  de  M'^'=  Crosland,  et  à  la  façon  dont  elle  les 
avait  dites  ;  et,  avec  un  regard  dans  la  direction  d'une 
glace  qui  lui  renvoyait  son  image,  il  pensa  :  «  Comme 
elle  tient  à  me  garder...  Elle  y  sacrifierait  sa  fille  !  »  A 
moins  qu'elle  n'eût  fait  quelque  vilain  projet  :  obliger 


102  I.A    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Marc  à  épouser  Queenie.  «  Et  dans  ce  cas,  il  faudrait 
faire  attention...  Bah  !  je  les  retrouverai  l'année  pro- 
chaine et  alors...  » 

11  avait  une  formule  pour  juger,  au  départ,  les  liai- 
sons qu'il  avait  pendant  ses  intermittents  séjours  dans 
plusieurs  pays,  ces  petits  mariages  de  marin  auxquels  il 
n'attachait,  au  fond,  pas  beaucoup  d'importance,  car  il 
croyait  encore  au  «  grand  amour  »  et  l'attendait,  —  il 
disait  :  «  Après  une  liaison  ennuyeuse,  ou  trop  absor- 
bante, ou  scandaleuse,  ou  coûteuse,  ou  simplement  désa- 
gréable :  un  point.  Après  une  liaison  qui  n'a  rien  été  de 
tout  cela  :  point  et  virgule.  »  Eh  bien,  après  Edith  —  et 
Queenie  —  ce  serait  :  point  et  virgule. 

Demain  à  la  première  heure  on  viendrait  prendre  les 
bagages  :  le  carton  portant  les  initiales  de  l'agence  de 
transports  était  affiché  à  la  fenêtre.  Un  départ  qui  res- 
semblait à  beaucoup  d'autres  :  Marc  tout  seul  dans  la 
chambre  du  devant,  occupé  à  mettre  en  ordre  des 
papiers  et  des  livres  qu'il  laissait,  à  ouvrir  et  à  refermer 
des  tiroirs,  à  prendre  congé  de  son  appartement.  Il  étei- 
gnit les  lampes  du  plafonnier,  ne  laissant  allumée  que 
celle  de  son  bureau,  s'assit,  bourra  une  pipe,  et  se  mit  à 
fumer,  les  jambes  allongées  devant  le  feu. 

Comme  cette  pipe  tirait  bien  !  C'était  Edith 'qui  en 
prenait  soin,  et  ainsi  dans  les  plus  petits  détails,  il  recon- 
naissait l'affection  attentive  dont  elle  l'entourait.  Et 
voilà  :  c'était  la  dernière  nuit  qu'ils  passaient  sous,  le 
même  toit.  Tout  à  l'heure  il  irait  la  rejoindre  quand  la 
maison  serait  endormie.  La  servante  était  définitivement 
partie  ;  mais  il  y  avait  une  autre  présence  dans  l'apparte-,^ 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI IO3 

ment,  qui  les  obligeait  à  prendre  des  précautions  : 
Queenie  était  là.  Sans  doute,  elle  savait  ;  mais  i!  valait 
mieux... 

Marc  ne  l'avait  pas  \nie  ;  il  avait  dîné  en  ville  et  était 
rentré  tard  ;  mais  Edith  l'avait  prévenu  :  «  Je  ferai  venir 
ma  fille  pour  m'aider  à  faire  les  bagages  et  à  mettre  les 
housses  aux  meubles  ».  Elle  devait  être  couchée  dans  la 
chambre  qu'on  n'utilisait  pas.  Le  bruit  que  Marc  avait 
fait  en  entrant  avait  pu  la  réveiller.  Il  fallait  attendre  un 
peu  avant  de...  On  frappa  doucement  à  la  porte. 

—  Entrez,  dit  Marc,  surpris  qu'Edith  vint  le  rejoindre 
dans  cette  pièce. 

La  porte  s'ouvrit. 

—  Mère  m'a  dit  que  vous  désiriez  me  parler  ? 
C'était  Queenie,  dans  un  vêtement  de  nuit  emprunté 

à  sa  mère,  trop  long,   et  qu'elle  relevait  un  peu    pour 
marcher,  en  sorte  qu'on  voyait  ses  pieds  nus. 
Marc  balbutia  : 

—  Je  n'ai  pas...  je  veux  dire,  oui,  je  voulais... 

Elle  sourit,  referma  très  doucement  la  porte,  puis,  en 
mettant  un  doigt  sur  sa  bouche,  elle  traversa  la  chambre 
et  vint  s'asseoir  devant  la  cheminée,  sur  un  pouf  de 
velours  qu'il  y  avait  là. 

—  Parlons  bas,  dit-elle  ;  le  portier  n'est  pas  encore 
couché.  Alors  vous  partez  ?  Et  nous  ne  vous  re verrons 
plus. 

—  Pourquoi  non  ?  Mais  je  voudrais  savoir... 

—  Je  croyais  que  vous  étiez  lassé  d'elle. 

—  Non  ;  mais  depuis  que  je  vous  ai  vue,  je  vous  l'ai 
dit,  je  n'ai  plus  songé  qu'à  vous. 

—  Je  me  le  rappelle,  et  la  manière  dont  vous  me 


104  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

l'avez  dit.  Oui,  mais  je  ne  compte  pas,  je  ne  suis  qu'une 
petite  fille. 

—  Queenie,  dites-moi  :  pourquoi  voulez-vous  que 
nous  parlions  à  voix  basse  si  votre  mère  sait  que  vous 
êtes  ici  ? 

—  Le  sait-elle  ?  Oh  oui,  puisqu'elle  m'a  envoyée. 

—  Comprenez-vous  que  si  elle  vous  a  vraiment 
envoyée,  ou  si  vous  êtes  venue  de  votre  propre  volonté, 
cela  fait  une  grande  différence  pour  moi  ? 

—  Je  ne  comprends  pas.  Pourquoi  ?  Oh,  dit-elle  en 
se  levant  brusquement,  j'ai  trop  chaud  près  de  ce  feu. 
Tiens,  tous  ces  livres  sur  ces  rayons  :  je  ne  me  les  rap- 
pelais pas.  Vous  les  laisserez  ici  ?...  Voilà  un  joli  vase  ; 
vous  l'avez  apporté  d'Italie  ? 

—  Queenie... 

—  Oh  vous  avez  laissé  votre  pipe  s'éteindre.  La  rallu- 
merai-je  avec  une  de  ces  allumettes  en  papier  que  mère 
sait  si  bien  faire  ?  Non,  je  ne  peux  pas  :  cette  chose  a 
perdu  tous  ses  boutons  et,  si  je  me  baissais...  Voyons, 
tenez-vous  tranquille  !  ce  n'est  pas  pour  que  vous  vous 
conduisiez  ainsi  que  mère  m'a  envoyée  vous  voir.  A  pro-  ' 
pos,  qu'est-ce  que  vous  aviez  à  me  dire  ?  Cessez,  ou  je 
crie.  Prenez  garde  ! 

Elle  échappa  soudain  aux  mains  de  Marc  et  d'un  bond 
elle  atteignit  la  porte,  dont  elle  s'était  rapprochée  peu  à 
peu  et  dont  elle  saisit  la  poignée  qu'elle  ne  lâcha  plus. 
Dans  cette  courte  lutte,  «  la  chose  qui  avait  perdu  tous 
ses  boutons  »  s'était  largement  ouverte  et  Marc  se  tint, 
pendant  un  instant,  immobile  et  hésitant  devant  cette 
tendre  et  mince  nudité.  Qu'elle  était  jeune  !  plus  jeune 
qu'elle  ne  le  paraissait  lorsqu'elle  était  vêtue.   Oui,  et 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI lOJ 

les  peintres  et  les  sculpteurs  l'avaient  trompé  :  rien  ne  lui 
avait  fait  prévoir  que  les  seins,  au  début  de  leur  crois- 
sance, eussent  cette  forme  allongée  et  grêle,  avec  ces  trop 
longues  pointes  roses  qui  lui  rappelèrent  certaines  fleurs 
des  prairies  qui  poussent  d'abord  une  mince  tige  mauve, 
et  blanche  à  sa  base,  hors  de  terre.  II  éprouva  un  senti- 
ment de  pitié  et  presque  de  répugnance.  Mais  elle  ne 
songeait  pas  à  se  recouvrir,  et  quand  le  regard  de  Marc 
rencontra  le  sien,  elle  sourit  naïvement  en  écartant,  de 
main  libre,  une  longue  mèche  claire  qui  la  gênait  pour 
voir. 

—  Eh  bien,  adieu,  Marc  ;  j'ai  sommeil  et  je  vais  me 
coucher.  Restez  où  vous  êtes,  j'ai  quelque  chose  de  sérieux 
à  vous  dire.  Si  vous  approchez  j'appelle  et  je  réveille  les 
voisins.  Et  cela  m'est  égal,  que  mère  apprenne  alors  que 
je  suis  entrée  ici.  Comment  avez-vous  pu  croire  qu'elle 
m'avait  envoyée  ?  Je  vous  demande  seulement  de  ne  pas 
lui  dire  que  je  suis  venue.  Et  la  preuve  que  je  suis  venue 
de  ma  propre  volonté,  commevous  dites,  c'est  que  j'avais 
enlevé  la  clef  de  cette  porte,  — de  peur  que  vous  ne  m'en- 
fermiez avec  vous  quand  je  viendrais,  —  une  heure  avant 
que  vous  ne  rentriez.  Voyons,  conduisez-vous  bien, 
Monsieur  !  Seulement,  comme  nous  allons  nous 
quitter  pour  toujours,  vous  pouvez  m'embrasser,  si 
vous  voulez.  Jusqu'à  ce  que  je  dise  :  Assez.  Mais  quand 
j'aurai  dit  assez,  si  vous  continuez,  je  sors  en  criant  dans 
le  corridor  et  il  y  a  un  agent  au  coin  de  la  rue.  Comme 
cela...  Jusqu'à  ce  que  je  dise  :  Assez...  Comme  cela. 
Non  !...  Jusqu'à  ce  que  je  dise  :  Assez...  Jusqu'à... Main- 
tenant assez  !  et  adieu,  mon  cher  ;  bonne  nuit,  mon 
cher. 


I06  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Elle  était  partie.  Et  du  seuil  de  la  chambre,  il  entendit 
qu'elle  fermait  sa  porte  à  clef.  Traversant  le  corridor,  il 
entra  dans  la  salle  de  bains  et  se  plongea  la  tête  et  les 
mains  dans  l'eau  froide.  Le  souvenir  de  Queenie  le 
brûlait. 

Puis,  il  se  rendit  à  la  chambre  d'Edith.  Assise  près  de  la 
cheminée,  elle  Usait. 

—  C'est  ce  roman  dont  vous  m'aviez  parlé,  Marc  ; 
vous  savez  ?  Je  pense  qu'il  est  plutôt  bon,  mais  il  y  a 
certaines  choses...  Ce  passage  où  l'auteur  décrit  les 
jambes  de  l'écolière  assise  sur  le  mur  du  pensionnat, 
vous  vous  rappelez  ?  C'est  presque  indécent. 

(A  suivre). 

VALERY  LARBAUD 


RÉFLEXIONS    SUR 
LA  LITTÉRATURE 

DU    ROMANESQUE 

M.  Seillière  a  déjà  consacré  à  la  psychologie  sociale  du 
xix«  siècle  et  à  certaines  origines  qui  l'expliquent  dans  les 
deux  siècles  antérieurs  une  vingtaine  de  volumes,  intelli- 
gents et  copieux,  d'autant  plus  intéressants  qu'ils  se  relient, 
comme  une  de  ses  chaînes  principales,  à  ce  qui  me  paraît 
être  depuis  vingt  ans  le  Massif  Central  de  la  critique  fran- 
çaise :  une  analyse,  et,  dans  une  certaine  mesure,  un  essai 
de  liquidation  du  romantisme.  On  sait  quelle  est  ici  la  part 
de  M.  Maurras,  de  M.  Lasserre,  de  M.  Benda.  M.  Seillière, 
qui  n'est  pas  comme  eux  journaliste  et  dont  la  lorme  est 
moins  piquante,  se  trouve  moins  connu  du  grand  public, 
ce  qui  n'a  aucune  importance. 

Le  petit  livre  qu'il  vient  de  publier  sur  les  Origines  roina- 
iwsqpes  de  la  Morale  et  de  la  Politique  romantiques,  pose  avec 
élégance  et  s'efforce  avec  discrétion  de  résoudre  de  curieux 
problèmes  littéraires.  J'en  écarterai  tout  ce  qui  appartient 
aux  étiquettes  et  aux  classifications  ordinaires  de  M.  Seil- 
lière, dont  je  ne  nie  pas  d'ailleurs  la  commodité  :  impéria- 
lisme et  mysticisme  démocratique,  au  sens  particulier  et 
personnel  oii  il  les  prend,  sont  des  termes  utiles  à  l'auteur 
pour  exprimer  ses  idées  propres,  mais  dont  on  sent  tout  de 
suite  qu'ils  lui  resteront  aussi  propres  et  qu'ils  n'ont  aucune 


I08  LA    NOUVELLE   REVUE  FRANÇAISE 

chance  d'être  adoptes  par  la  critique  courante.  En  général 
d'ailleurs  les  mots  dont  se  nomme  un  mouvement  littéraire 
et  social  sont  nés  non  d'une  désignation  expresse  de  la  cri- 
tique, de  tel  critique  particulier,  mais  d'un  hasard  obscur, 
d'une  profondeur  populaire  analogue  à  celle  d'où  provient 
le  langage  courant,  et  qui  leur  laisse  le  vague  et  la  souplesse 
nécessaires  :  c'est  le  cas  de  romantisme,  de  naturalisme,  de 
symbolisme.  Le  sens  à  la  fois  littéraire  et  moral  que  M.  Seil- 
lière  s'est  efforcé  de  donner  au  terme  d'impérialisme  risque 
d'amener  de  grandes  confusions.  Au  fond  c'est  un  mot 
anglais,  qui  n'a  de  sens  et  de  portée  que  dans  le  monde 
anglo-saxon,  depuis  Disraeli  et  le  couronnement  de  la  reine 
comme  «  impératrice  ».  On  a  pu  voir  dernièrement  à  quel 
point  il  est  dangereux  de  laisser  le  public  en  user  librement 
et  parler  d'impérialisme  français,  d'impérialisme  italien, 
d'impérialisme  américain.  Ces  réserves  faites,  je  ne  vois  nul 
inconvénient  à  ce  que  M.  Seillière  prenne  comme  fil  con- 
ducteur de  ses  recherches  les  mots  qui  lui  conviennent  :  il 
me  sufïit  de  les  considérer  comme  des  monnaies  dont  il 
use  pour  sa  circulation  intérieure. 

Ce  que  je  dis  se  rapporte  cependant  plus  à  d'autres  livres 
de  l'auteur  qu'à  celui-ci,  où  il  s'est  efforcé  de  reconstituer  la 
filiation  qui  relie  le  roman  romanesque  de  la  littérature 
courtoise  au  roman  romantique  inauguré  par  Rousseau,  le 
roman  étant  dans  les  deux  cas  le  truchement  d'un  idéal 
féminisé,  la  réalisation  d'un  milieu  artificiel  où  la  nature 
féminine  devient  la  valeur  suprême.  Le  livre  roule  donc  sur 
deux  idées,  l'une  qui  intéresse  l'histoire  des  sentiments  et  de 
la  civilisation,  l'autre  qui  concerne  l'histoire  du  roman. 


* 
*    * 


M.  Seillière  ouvre  son    livre  par  une  introduction  qui, 
afin   de  faire   mieux   sentir  par   le   contraste   l'atmosphère 


RÉFLEXIONS    SUR   LA    LITTÉRATURE  10^ 

propre   de   cette    nature  féminine   eu  le  romanesque  et  le 
romantique  nous  ont   plongés,  dessine   les  traits  généraux 
d'  «  une  société  qui  n'a  pas  élaboré  de  morale  erotique  », 
c'est-à-dire  où  la  femme   occupe  un   plan   secondaire,   où 
l'amour,  au  lieu  d'animer   comme  chez  nous  la  vie  et  la 
pensée,  l'art  et  la  littérature  publiques,  est  maintenu  à  peu 
près  silencieusement  dans  le  domaine  individuel  et  privé,  et 
où  les  valeurs  sanctionnées  par  la  bonne  conscience  et  par 
l'opinion  sont  des  valeurs  masculines  d'énergie,  de  discipline 
et   de   politique.    C'est   le   Japon,   pays   d'   «  impérialisme 
rationnel  »  dont  M.    Seillière  rapproche  la  morale  virile  de 
celle  des  sociétés  antiques.  Il  cite  même  à  ce  sujet  un  curieux 
texte  de  Rousseau  lui-même  dans  Is.  Lettre  àd' Alemhert  :  «  Les 
anciens  avaient  en  général  un  très  grand  respect  pour  les 
femmes,  mais  ils  marquaient   ce  respect  en  s'abstenant  de 
les   exposer  au   jugement  du  public,  et  croyaient  honorer 
leur  modestie  en  se  taisant  sur  leurs  autres  vertus...    Dans 
leurs  comédies,  les  rôles  d'amoureuses  et  de  filles  à  marier 
ne     représentaient  jamais   que   des    esclaves   ou   des  filles 
publiques  (comme  les  Geishas  au  Japon)...   Depuis  que  des 
foules  de  barbares,  traînant  avec  eux  leurs  femmes  dans  leur 
armée,  eurent  inondé  l'Europe,  la  licence  des  camps  jointe 
à  la  froideur  naturelle  des   climats  septentrionaux  qui  rend 
la  réserve  moins  nécessaire,  introduisit  une  autre   manière 
de   vi\Te,   que    favorisèrent   les    romans    de    chevalerie... 
C'est  ainsi   que  la  modestie  naturelle  au  sexe  est  peu  à  peu 
disparue  et  que   les  mœurs  des  vivandières  se  sont  trans- 
mises aux  femmes  de  qualité.  »  Le  rôle  que  le  bon  Rousseau 
attribue  ici   aux  invasions  des  barbares  et  à  la  licence  des 
camps  nous  ferait   rire  si  nous  ne   songions  que  c'est  bien 
dans  de  tels  laboratoires  ou  dans  leurs  vapeurs  que  se  sont 
en  effet  formées   les  modes  physiques  et  morales  du  Direc- 
toire et  de  1920. 

M.  Seillière  ne  prétend  d'ailleurs  pas  mettre  notre  civili- 


110  LA   NOU\TELLE   REVUE   FRANÇAISE 

sation  entière  à  rccole  du  Japon.  Il  sait  qu'il  y  a  des  cou- 
rants qui  ne  se  remontent  pas,  et  que  toute  éducation  indi- 
viduelle ou  sociale  consiste  à  prendre  les  hommes  tels 
qu'ils  sojit,  non  tels  qu'ils  auraient  pu  être,  même  mieux 
être,  dans  d'autres  conditions  de  race,  de  temps  et  de 
milieu.  Le  fait  seul  que  l'Occident  est  devenu  maître  de  la 
planète  avec  la  nature  à  moitié  féminisée  que  lui  a  légTiée  le 
moyen-âge,  indique  que  cet  érotismedel'  «  amour  pour  prin- 
cipe »  n'était  pas  un  poison,  était  même  le  contraire.  «  C'est 
probablement  en  partie  grâce  à  son  utilisation  de  l'érotisme 
comme  tonique  de  l'activité  vitale  que  l'Occident  n  pu  se 
soumettre  tant  de  forces  de  la  nature  et  par  là  conquérir 
l'actuelle  domination  du  globe.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier 
que  notre  race  a  conservé  longtemps  des  cadres  moraux 
suffisamment  rationnels  à  ses  impulsions  érotico-affectives, 
sublimées  de  temps  à  autre  en  ingénieux  mysticismes  théo- 
riques. Ces  cadres,  empruntés  de  la  politique  dorienne, 
subsistent  dans  Platon,  le  grand  initiateur  erotique  et  mys- 
tique de  notre  civilisation  européenne  :  on  les  retrouve 
dans  le  stoïcisme  des  Romains,  appuyés  sur  l'expérience 
gouvernementale  de  leur  aristocratie  guerrière  ;  puis  dans 
le  Christianisme  ecclésiastique,  héritier  pour  une  si  grande 
part  des  philosophies  méditerranéennes  antiques,  enfin  chez 
les  grandes  nations  anglo-saxonnes  contemporaines,  qui  ont 
conser\-é  jusqu'ici  un  christianisme  suffisamment  rationnel 
comme  contre-poids  à  leurs  fréquentes  velléités  mystiques. 
Mais,  lorsque  l'érotisme  s'émancipe  précisément  de  tout 
frein,  —  comme  il  arrive  présentement  sous  l'action  de 
l'usure  nerveuse  accrue  par  l'allure  vertigineuse  du  progrès 
moderne,  —  il  devient  une  menace  pour  l'avenir  social  :  le 
mysticisme  prend  alors  un  caractère  féminin  très  frappant  ; 
absorbé  à  trop  haute  dose,  son  action  tonique  devient  une 
action  paralysante  ou  stupéfiante.  C'est  le  péril  romanesque, 
rousseauiste  et  romantique  :  c'est  le  péril  présent.  » 


REFLEXIONS   SUR   LA    LITTERATURE  III 

M,  Scillière  développe  sur  le  plan  historique  ces  mêmes 
idées  que  MM.  Maurras,  Lasserre,  Benda,  ont  utilisées  pour 
une  critique  des  mœurs  et  qui  flottaient  à  l'état  cpars,  dans  la 
pensée  française  depuis  1850.  Et  je  sais  bien  que  rapproche- 
ments, comparaisons,  associations  de  concepts  fournissent 
d'ordinaire  à  la  critique  un  utile  moyen  d'avancer  son 
ouvrage.  Mais  la  destinée  de  cette  Pénélope  est  de  dissocier 
la  nuit  les  idées  qu'elle  associe  le  jour,  et  ce  double  travail, 
qui  satisfait  un  double  intérêt,  n'est  ni  contradictoire  ni 
inutile. 

Le  mouvement  d'idées  dont  nous  nous  occupons  ici  en 
vient  à  associer  comme  les  fils  entrecroisés  du  même  tissu 
romantisme,  mysticisme,  féminisme,  démocratie.  Ou,  pour 
passer  à  un  autre  ordre  de  métaphore,  ils  apparaissent 
comme  les  textes  d'une  inscription  quadrilingue  que  la 
critique  se  plaît  à  traduire  les  uns  par  les  autres.  Si, 
entre  ces  textes,  l'un  est  l'original,  ce  serait,  semble-t-il, 
celui  qui  correspond  au  terme  de  féminisme.  Et,  au  fond, 
il  doit  y  avoir  là,  malgré  toutes  les  dissociations  qui  s'im- 
posent et  le  travail  inverse  de  la  Pénélope  nocturne,  quelque 
chose  de  vrai.  La  vie  donne  à  chacun  l'expérience  de  la 
nature  féminine,  expérience  que  l'on  sait  plus  authentique 
et  plus  profonde  que  tout  concept,  et,  lorsque  nous  retrou- 
vons dans  l'histoire  ou  dans  la  littérature  des  natures  ou 
des  mouvements  analogues,  lorsque  des  courants  de  psy- 
chologie sociale  nous  semblent  passer  par  les  mêmes  che- 
mins que  des  courants  connus  de  psychologie  individuelle, 
il  n'y  a  peut-être  pas  eu  effet  d'explication  plus  juste  que 
celle  qui  au  premier  abord  paraît  simplement  une  méta- 
phore arbitraire.  Si  la  vie  individuelle  est  une  vie  sexuée,  il 
semble  difficile  que  la  vie  sociale  puisse  être  pensée  ou 
éprouvée  sans  des  éléments  de  sexualité,  et  que  la  fonction 
plus  ou  moins  développée  qu'y  remplissent  la  femme  et  la  vie 
amoureuse  ne  se  fasse  pas  sentir  loin  jusque  dans  ses  formes 


112  LA   NOUVELLE   REVUE  FRANÇAISE 

artistiques  et  politiques.  La  comparaison  instituée  par 
M-  Seillière  entre  deux  civilisations  aussi  avancées  sur  des 
voies  divergentes,  aussi  opposées  que  celles  des  Japonais  et 
des  Français,  —  comparaison  que  facilitent  les  enquêtes  de 
Hearn  et  de  Beilessort  —  peut  être  regardée  comme  un 
excellent  procédé  de  travail.  Un  Institut  français  doit  se 
fonder  bientôt  à  Tokio  :  on  pourrait  lui  proposer  comme 
un  butin  enviable  des  analyses  de  ce  genre.  Les  Japonais 
ont  encore  mal  compris  que  le  livre  où  la  majorité  des 
lecteurs  français  croit  prendre  l'idée  la  plus  vraie  du  Japon 
soit  cette  fantaisie  de  marin  en  bordée  (très  jolie  d'ailleurs 
et  dont  les  descriptions,  celles  surtout  des  premières  pages, 
restent  pour  un  lettré  français  inoubliables)  et  ce  monument 
d'ignorance  qu'est  Madame  Chrysanthème.  Les  gens  compé- 
tents sont  d'accord  pour  déclarer  qu'aucun  livre  ne  contribue 
davantage  à  nous  faire  mépriser  par  les  Japonais,  à  nous 
rendre  plus  petits  pour  eux,  plus  Baudar-Log  que  ce  roman 
qui  veut  les  faire  eux-mêmes  petits  et  simiesques. 


* 
*   * 


Nous  touchons  ici  au  second  sujet  de  M.  Seillière. 
Madame  Chrysanthème  fait  partie  d'une  longue  série  de 
romans  (très  inégaux,  mélange  de  chefs-d'œuvre  et  de  rapso- 
dies  puériles)  dont  l'auteur  —  et  ce  fut  une  des  raisons  de 
son  succès  —  d'une  sensibilité  très  fine  et  toute  féminisée, 
est  devenu  la  figure  centrale  d'une  sorte  de  féminisme  plané- 
taire. (Les  Désenchantées  si  terriblement  ennuyeuses  sont  à  ce 
point  de  vue  typiques).  Mais  cela  nous  a  paru  tellement  naturel, 
cela  comportait  tellement  d'antécédents  et  de  sympathies  dans 
le  roman  français  antérieur,  tout  au  moins  depuis  Rousseau, 
que  ce  féminisme  a  semblé  à  beaucoup  de  lecteurs  comme 
l'atmosphère  et  l'air  respirable  du  roman,  du  genre  roman. 
Notons  que  le  roman  planétaire  s'appelait  en  Angleterre  Kipling 


RÉFLEXIONS   SUR   LA   LITTÉRATURE  II 3 

alors  qu'il  s'appelait  en  France  Loti,  que  l'impérialisme  mâle  de 
l'un  s'oppose  au  féminisme  nerveux  de  l'autre  à  peu  près 
comme  le  Tommy  des  Chansons  de  la  Chambrée  à  Mon  frère 
Yves.  De  Tun  et  de  l'autre  côté  du  détroit  les  deux  mondes 
littéraires  nous  offrent  là  deux  points  de  repère  intéressants. 
Et  je  laisse  au  lecteur  le  soin  d'embrancher  ces  réflexions  sur 
les  réflexions  concordantes  que  me  suggéraient  récemment 
le  roman  de  la  destinée  et  le  roman  de  l'aventure. 

M.  Seillière  s'est  efforcé  à  retrouver  dans  les  romans  fran- 
çais antérieurs  àja  Nouvelle  Hêloïse  «  les  sources  de  la  morale 
romanesque  »  et  les  figures  du  féminisme  au  moment  où  il  se 
dédouble  en  un  mysticisme  passionnel.  Il  en  a  vu  la  naissance 
dans  le  lyrisme  et  le  roman  courtois,  en  particulier  dans  les 
poèmes  de  Chrestien  deTroyes  et  les  remaniements  en  prose 
du  Lancclot.  Il  les  a  suivis  dans  l'oeuvre  de  Marguerite  de 
Navarre,  VAstrée  et  Madeleine  de  Scudéry.  Il  s'est  souvenu 
que  Rousseau  fut  dans  son  enfance  un  grand  lecteur  de 
romans,  que  lui  et  son  père,  après  souper,  en  dévoraient 
ensemble  toute  la  nuit,  et  que  VAstrée  en  particulier  était  son 
roman  préféré.  De  sorte  que  Rousseau^nous  arrive  porté  par 
tout  Un  flot  de  littérature  romanesque  dont  il  est  utile  de 
reconstituer  l'inventaire,  et  dont  la  place  est  particulièrement 
importante  dans  les  filiations,  les  généalogies  intellectuelles 
où  se  plaît  la  critique  de  M.  Seillière. 

Et  je  me  demandais,  en  suivant  ces  filiations  qui  en  somme 
sont  assez  justes,  pourquoi  nous  ne  possédons  pas  une  histoire 
du  roman  français,  ou  plutôt  pourquoi  nous  l'avons  laissé 
écrire  par  un  critique  anglais,  d'ailleurs  fort  distingué, 
M.  Saintsbur}-.  Précisément  M.  Saintsbury  vient  de  publier 
le  deuxième  volume  de  son  History  of  ihe  french  novel.  Je  ne 
l'ai  pas  encore  lu,  mais  j'ai  lu  le  premier  qui  va  jusqu'en' 
1800,  et  les  souvenirs  de  cette  lecture  me  paraissent  apporter 
quelque  réponse  à  cette  question. 

Au    premier   abord,    une    histoire     du    roman  français 

8 


I  I  .j  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

stiraii"  non  seulement  intéressante  à  écrire,  mais  facile. 
D'abord  le  roman  constitue  depuis  le  Moyen-Age  un  genre 
pi-rfaitement  continu,  une  série  dense  et  compacte.  Ensuite 
il  nous  présente  un  fidèle  miroir  de  son  époque,  ou  plutôt 
de  l'idéal  que  se  formait  cette  époque.  Enfin,  ne  comportant 
jusqu'à  Rousseau  aucune  œuvre  de  génie  (si  on  laisse  Rabe- 
lais de  côté),  accumulant,  au  contraire,  des  bibliothèques  de 
médiocrité  et  des  continents  de  platitude,  il  permet  au  criti- 
que historien  d'établir  entre  le  livre  et  son  époque  cette  soli- 
darité, cette  endosmose  que  ne  viennent  pas  rompre  le  jail- 
lissement libre,  l'équation  personnelle  de  l'individu.  Il 
existe  sur  ce  sujet  des  essais  partiels,  le  livre  de  M.  Le  Breton 
sur  le  roman  au  xvii*^  siècle,  les  curieux  inventaires  de  la 
littérature  courante  au  xviii^  siècle  qu'a  faits  M.  Momet. 
Nul  équivalent  pourtant,  chez  nous,  de  l'ouvrage  d'ensemble 
de  M.  Saintsburv. 

C'est  qu'une  histoire  suivie  du  roman  français  implique 
un  point  de  vue  beaucoup  plus  naturel  à  un  éti-anger  qu'à 
nous.  Un  étranger  voit  commencer  la  littérature  française, 
comme  les  autres  littératures  européennes,  au  Moyen-Age,  et 
sa  démarche  la  plus  naturelle  est  de  la  suivre  dès  cette  époque. 
Un  Français  laisse  d'ordinaire  aux  médiévistes  ce  qui  est 
antérieur  à  Villon  ou  même  à  Ronsard,  La  rupture,  le 
hiatus  entre  la  France  du  Moven-.\se  et  la  France  de  la. 
Renaissance,  figure,  dans  l'ordre  littéraire,  un  trait  français 
original  pareil  à  ce  qu'est  en  politique  l'opposition  scolaire 
entre  la  France  de  l'Ancien  Régime  et  celle  de  la  Révolution. 
La  prétérition  dédaigneuse  du  Moyen-Age  chez  Sainte-Beuve, 
le  ('  trou  noir  >>  de  Taine,  les  lances  rompues  par  le  pugnace 
Brunetièrc  contre  les  médiévistes,  sont  assez  significatifs.  Or 
si  l'histoire  de  la  poésie  et  du  théâtre  s'accommode  de  cette 
coupure  (et  encore  au  prix  d'une  déformation  certaine), 
l'histoire  du  roman  ne  s'en  accommode  pas.  Le  roman,  bien 
que  l'antiquité  ait  pu  lui  servir  de  a  niatière  »,  ne  tient  à  peu 


RÉFLEXIONS   SUR   LA    LITTÉRATURE  II 5 

près  par  rien  à  l'antiquité  classique  :  il  est  autochtone 
comme  l'architecture  gothique,  il  est  «roman  ».  Une  histoire 
du  roman  doit  tourner  le  dos  à  la  chaîne  classique,  plonger 
d'abord  en  plein  Moyen-Age.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Saints- 
bury,  qui  attribue  comme  M.  Seillière  une  grande  impor- 
tance au  Lancclot  et  voit  en  Genièvre  (peut-être  à  travers  les 
héroïnes  de  Shakespeare)  une  des  plus  attachantes  et  cu- 
rieuses figures  de  tout  le  roman  français. 

M.  Saintsbury  insiste  sur  les  mêmes  courants  généraux 
que  M.  Seillière,  romanesques  et  féministes.  Le  roman  fran- 
çais qui  tient  la  plus  grande  place  dans  son  premier  volume 
(jusqu'à  1800)  est  le  Grand  Cyrus  qu'il  se  glorifie  d'avoir  lu 
en  entier  et  jusqu'au  dernier  de  ses  deux  millions  de  mots. 
11  lui  consacre,  si  mes  souvenirs  sont  exacts,  une  cinquan- 
taine de  pages.  Il  a  en  revanche  une  demi-ligne  sur  les  Liai- 
sons  Dangereuses  de  Laclos,  que  sans  doute  il  n'avait  pas  lues 
quand  il  écrivit  son  ouvrage.  Un  de  ses  amis  s'étonna  de  la 
lacune.  Il  lut  alors  Laclos  et  bien  entendu  expliqua  dans  une 
note  d'une  seconde  édition  que  son  silence  était  juste,  le 
livre  ne  valant  rien  du  tout.  Un  Français  ne  partagera  nul- 
lement l'avis  de  M.  Saintsbury,  et  les  Liaisons  lui  impor- 
teront infiniment  plus  que  le  Cyrus  et  le  Lancelot.  Cela  nous 
montre  à  quel  point  il  est  difficile  de  trouver  sur  la  série  des 
romans  français  un  point  de  vue  juste,  et  quel  départ  soigneux 
s'impose  entre  leur  importance  sociale  cl  leur  valeur  litté- 
raire. L'histoire  du  roman  jusqu'au  xviip  siècle,  c'est  l'his- 
toire d'un  genre  foisonnant,  capital  dans  l'ordre  historique, 
mais  littérairement  manqué.  De  sorte  qu'un  critique  pren- 
drait, dans  les  premiers  volumes  d'une  histoire  du  roman, 
des  habitudes  de  classification  et  de  jugement  dangereuses. 
Et  cette  histoire  qui  nous  paraissait  naguère  si  facile  nous 
présente  maintenant  une  difficulté  invraisemblable.  Déci- 
dément Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait  :  la^  place  des  glands 
(comme  Manon)  est  sur  les  chênes,  et  par  terre  celle  des 


lié  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

citrouilles  de  dix  livres,  Bibliothèque  Bleue  ou  Grand  Cyrus. 
De  sorte  qu'un  regard  jeté  sur  notre  roman  nous  amène  à 
une  conclusion  assez  curieuse.  La  copieuse  série  romanesque 
et  féministe  que  M.  Scillière  nous  montre  allant  de  la  littéra- 
ture courtoise  à  la  Nouvelle  Héloïse  existe,  forme  en  somme 
pendant  quatre  siècles  le  fond  et  le  courant  du  roman  fran- 
çais. Mais  ce  n'est  guère  qu'en  réagissant  contre  elle  et  en  la 
niant  que  le  roman  produit  quelque  chose  de  bon.  Don  Qui- 
chotte,qui  est  le  premier  roman  moderne  de  génie,  l'est  contre 
les  Amadis.  Pourquoi  Rabelais  ouvre-t-il  une  source  inta- 
rissable de  joie  ?  Parce  que  nous  nous  y  débarbouillons  de 
tout  romanesque.  Il  est  singulier  qu'un  livre  aussi  réservé 
exclusivement  à  l'homme,  aussi  hermétiquement  fermé  à  la 
femme  soit  resté  un  des  livres  canoniques  du  peuple  le  plus 
profondément  imprégné  d'odor  di  fcmitia.  Ou  plutôt  c'est 
très  naturel.  La  Princesse  de  Clèves  est  aussi  ennemie  du  roma- 
nesque que  Manon  Lescaut,  et  Gil  Blas  que  Candide.  Si  Rous- 
seau fait  entrer  dans  le  monde  supérieur  du  style  et  de  la  vie 
ce  romanesque  demeuré  jusqu'à  lui  dans  le  terreau  de  la 
littérature,  il  ne  donnera  après  lui  aucun  chef-d'œuvre,  et 
Madame  Boi'ary  sera  au  romanesque  moderne  ce  que  Don 
Quichotte  était  au  romanesque  du  Moyen-Age.  De  sorte  que  le 
romanesque  de  la  Nouvelle  Héloïse  est  aussi  isolé,  aussi 
exceptionnel  dans  l'ordre  de  la  beauté  qu'il  est,  dans  l'ordre 
de  l'existence  sociale,  relié  à  d'innombrables  antécédents  et 
à  d'innombrables  suites.  L'art  a  fait  sur  son  terrain  cette 
police  que  M.  Seillière  voudrait  que  la  société  fît  sur  le  sien, 
Le  romanesque  n'a  été  démasqué  et  chassé  que  par  le  roman, 
cette  lance  d'Achille  de  la  littérature. 

ALBERT   THIBAUDET 


NOTES 


SONNETS  EN  GUERRE,  par  Henry  Céard  (Librairie 
Française). 

Les  meilleurs  vers  inspirés  par  la  guerre  risquent  rort 
d'appartenir  aux  genres  secondaires.  Les  œuvres  qu'on 
nous. a  successivement  présentées  comme  étant  «  le  poème 
de  la  guerre  »  ou  qui  semblaient  avoir  été  construites  sur 
un  plan  lyrique  élevé,  nous  ont  généralement  déçu. 

M.   Henry   Céard   ne  s'est  soucié  que   d'être  simple   et 

vrai  : 

«  ce  que  j'ai  vu,  senti,  souffert,  aimé,  je  l'écrivais 
«  sincèrement,  et  de  mon  mieux... 

Certes,  on  n'attendait  point  de  l'auteur  de  Terrains  à 
vendre  au  bord  de  la  mer  un  débordement  d'effusions  lyriques, 
mais  un  art  aussi  sobre  d'ornements  que  le  sien,  aussi  dépouillé 
'  d'images,  et  pourtant  d'un  accent  si  vigoureux,  a  de  quoi 
surprendre  agréablement  :  M.  Henry  Céard  qui  se  plaît  à 
transposer  dans  notre  langue  les  effets  de  l'hexamètre  latin, 
fait  un  emploi  constamment  heureux  du  vers  de  quatorze  syl- 
labes. S'il  n'est  pas  exact  que  son  vers  ne  soit  taillé,  comme 
il  le  dit  en  terminant,  «  sur  aucun  patron  connu  »  (car  il  s'en 
trouve  maint  exemple  dans  notre  ancienne  poésie,  sans 
parler  de  Verlaine  et  d'autres  poètes  du  xix»  siècle),  du  moins 
ne  doit-il  à  personne  une  variété  de  coupe  et  de  cadence  très 
remarquable  : 


Il8  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Point  de  faucheurs  aux  champs  où  sur  pied  pourrit  la  moisson 
Du  deuil  est  dans  la  rue,  en  chaque  femme  que  je  croise  ; 
Les  fourgons  de  blessés  qu'un  drapeau  rouge  et  bleu  pavoise. 
Font  passer  la  bataille  à  la  porte  de  ma  maison. 

Un  sonnet  intitulé  Colombes  el  avions  où  se  révèle  un  tour 
d'imagination  ingénieux  et  rare  s'achève  sur  un  vers  de  toute 
beauté  : 

Il  nous  faut  oublier  les  doux  termes  que  nous  savions 

Car  les  colombes,  aujourd'hui,  se  nomment  avions... 

Eh  bien  créons  des  mois  nouveaux  au  sens  prodigieux 

Pour  expritner  la  surhumaine  ampleur  de  nos  colères 

Et  les  immenses  deuils,  qui,  tous  les  Jours,  tombent  des  deux. 

Il  est  piquant  de  trouver  chez  un  écrivain  d'une  autre 
génération  cette  hantise  d'un  moyen  nouveau  d'expression, 
qui  soit  à  la  taille  des  événements. 

Précis  et  fin  lorsqu'il  évoque  un  paysage  de  banlieue  ou 
un  aspect  du  Paris  de  la  guerre,  le  poète  s'élève  sans  effort 
au  ton  qui  convient  pour  parler  des  spectacles  célestes,  de 
l'azur  périlleux  et  des  tragédies  aériennes.  Qu'on  lise  le 
merveilleux  sonnet  Ciel  étoile  : 

Féroces  comme  les  humains,  h's  étoiles,  là-haut 
Exercent  dans  le  ciel  leurs  perversités  naturelles. 

Sans  cesse  enflamme  et  mouvement  pour  s'assaillir  entre  elles 
La  clarté  des  beaux  soirs  jaillit  du  choc  de  leurs  querelles. 

Par  une  coquetterie  d'humaniste,  le  romancier  naturaliste 
a  joint  à  ses  vers  français  deux  sonnets  en  hexamètres  latins. 
L'un  d'eux  De  Guynemcr  in  astrum  muialo,  offre  un  mouve- 
ment digne  de  Lucrèce  : 

...  Impavidum  letho  rapuit  spatiosior  octher  ... 

mais  puisqu'il  faut  choisir  on  nous  saura  gré  de  transcrire 
en  entier  ce  four  des  morts  : 


NOTES  119 

Où  sont-ils  enterres  les  soldats  morts  pour  !a  Patrie 
Dans  les  cimetières  du  front  conduits  en  grands  charrois  ? 
Marins  et  passagers,  en  quels  courants,  en  quels  détroits 
Vous  coula  la  torpille,  ou  la  mine,  ou  Tartillerie  ? 

Puisqu'il  n'est  pas  permis  qu'on  s'agenouille  et  que  l'on  prie 
Sur  des  défunts  perdus  on  ne  sait  pas  en  quels  endroits, 
Qu'on  ne  peut  porter  des  bouquets  à  vos  flots,  à  vos  croix, 
M.issacrés  des  schrapnells,  noyés  de  la  piraterie, 

Avions,  avions,  prenez  un  vol  religieux  ! 

Aujourd'hui,  Jour  des  Trépassés,  emportez  dans  les  cieux 

Chrysanthèmes,  œillets,  au  lieu  de  mitraille  et  de  bombes  : 

Des  Dardanelles  à  l'Yser,  élevant  vos  essors 

Partout  dans  l'inconnu,  partout  où  se  creusent  des  tombes^ 

Sur  la  terre  et  la  mer.  jetez,  jetez  des  fleurs  aux  morts  ! 

Le  vers  de  M.  Henry  Céard  possède  la  fermeté  lapidaire 
et  l'éloquence  qui  convient  aux  pensées  graves,  à  la  pitié,  à 
l'amour  du  genre  humain.  Ses  phrases  fortement  rythmées 
tombent  comme  les  plis  d'une  belle  draperie,  noble  et  sévère. 

ROGER  ALl.ARD 

* 

*     * 

L'APPARTEMENT  DES  JEUNES  FILLES,  p^u- 
Roger  AUard,  orné  de  gravures  au  burin,  par  J.-E.  La- 
boureur ;  LES  FEUX  DE  LA  SAINT-JEAN,  par  Roger 
Allard,  poëme  orné  de  cinq  dessins  par  Luc-Albert 
Moreau  (Camille  Bloch). 

V Appartement  des  Jeunes  Filles,  que  M.  Roger  Allard  com- 
posa avant  et  publie  après  les  Elégies  Martiales  est  une 
évocation  hardie,  toujours  délicate,  de  ses  amours  de  jeu- 
nesse, plaisirs  de  vacances  au  bord  de  la  mer.  Quinze 
poèmes  ont  quinze  prénoms  féminins.  Ils  sont  délicieux 
et  divers.  Le  mouvement  de  la  strophe  semble  le  rythme 
d'une  démarche,  et  chaque  pièce,  indépendamment  du  sens 


120  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qu'offrent  les  mots,  nous  trace,  par  l'alacrité  ou  la  nostalgie 
de  sa  musique,  le  dessin  de  son  arabesque  verbale,  un 
visage,  une  apparence  féminine  ardents  ici,  alanguis  plus 
loin. 

Notes  d'un  poëte  que  semble  moins  affliger  la  fuite  de 
l'heure  qu'enchanter  la  grâce  du  souvenir  à  fixer.  Dans  ce 
petit  livre,  les  images  sont  précises,  faites  pour  réveiller 
une  vision  nette,  un  moment  sensuel.  On  a  trop  abusé  de 
cette  sentimentalité  floue  qui  ne  laisse  à  la  suggestion  qu'un 
choix  entre  des  ombres  amorphes  ou  ne  présente  aux  incar- 
nations qu'un  modèle  unique  et  incolore.  Les  héroïnes  de 
M.  Roger  Allard  sont  vivantes,  caractérisées. 

Voici  Laura 

...  S'agenouiUant  sur  la  plage 
Dure  et  luisante  du  parquet, 
Elle  semble  un  grand  coquillage 
Plein  de  musique  et  de  regret. 

Ou  Valentine, 

Laissant  son  ombre  fraîche  orner  un  jour  de  sable. 

Agathe  «  vue  aux  bras  d'un  grand  vent  »,  la  jeune  Lilloise, 
à  qui  l'on  rappelle  : 

//  fut  docile  et  taciturne 
Le  don  de  vos  seins  résignés 
Et  par  le  signe  de  Saturne 
Aux  pâles  amours  désignés. 

Le  notre  vous  rendit  contente. 
Pourtant,  votre  bonheur  soumis 
Fut  pareil  aux  salles  d'attente 
Où  des  pauvres  sont  endormis... 

Adrienne,  que  ses  coussins  transforment  en  un  «  bouquel 
du  verbe  orne  par  les  siècles  savants  ».  L'Appartement  des  feunes 


NOTES  121 

Filles  ne  suggère  pas  un  de  ces  herbiers  poétiques  dont 
chaque  planche  dégage  la  même  odeur  fade,  où  le  même 
gris  teinte  la  diversité  des  pulpes  qui  furent  le  plus  chau- 
dement colorées.  Ce  n'est  pas  davantage  la  suite  mélan- 
colique des  a  chambres  sans  serrures  »  où  M.  Henri  Bataille 
n'ose  plus  entrer.  C'est  un  ensemble  de  pièces  aérées,  sonores 
de  jeunes  rires,  parfois  d'un  sanglot  discret,  où  la  chair  a  les 
couleurs  et  le  parfum  de  la  vie. 

Le  français  irréprochable  de  M.  Roger  Allard  fait  de 
rares  emprunts  aux  vocabulaires  périmés  ou  spéciaux  {guer- 
dori,  hlandices,  noliser).  Il  est  ferme  et  souple,  d'une  solide 
musculature  classique.  Si  l'on  voulait  tenter  de  définir  la 
manière  très  personnelle  de  ce  poëte,  on  pourrait  dire  qu'elle 
se  ressent  de  la  plasticité  baudelairienne  et  sait  tirer  un  parti 
aussi  sûr  qu'audacieux  de  la  dissociation  des  accords  verbaux 
que  l'on  doit  à  Mallarmé.  Cependant,  aucune  imitation. 
M.  Roger  Allard  a  un  accent  bien  à  lui,  et  dont,  possesseur 
d'un  métier  parfait,  il  peut  donner  toutes  les  inflexions  de 
santé  sans  vulgarité,  de  regrets  sans  morbidesse. 

Le  livre,  joliment  édité,  mêle  au  charme  des  strophes 
celui  d'exquises  fantaisies  que  M.  J.-E.  Laboureur  a  bu- 
rinées. 

*   * 

Moins  désinvolte,  malgré  le  conseil  parodique  du  début 
(Philis,  ne  songei  plus  à  faire  la  retraite),  est  ce  poëme  :  Les 
Feux  de  la  Saini-Jeau  où  le  crayon  voluptueux  de  M.  Luc- 
Albert  Moreau  a  étiré  les  flammes  rousses  de  cinq  beaux 
portraits  de  femmes.  Une  première  suite  de  vers  où  le  poète 
rend  visite  à  Philis,  rêve  devant  le  décor  familier,  les  fards,  les 
bijoux,  puis  emmène  son  amie,  est  admirable  de  chaleur,  de 
vivacité  et  de  puissance  descriptive. 

Lorsqu'on  a  lu  ces  pages  où  des  heurts  inattendus  de  rimes 
masculines  et  féminines  réalisent  une  harmonie  sourde  et 


122  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

grave,  on  dccompose  mieux  le  jeu  de  cette  alliance  d'enthou- 
siasme et  de  raison  qui  s'équilibre  chez  M.  Roger  Allard.  Et 
bien  quel'amourde  la  sincérité  n'ait  pas  à  inter\fenir  ici,  on  se 
prend  à  aimer  cette  probité  d'expression  qui  semble,  ne 
voulant  rien  que  de  profondément  éprouvé,  exclure  tout  ce 
qui  n'aurait  pas  été  ressenti  avec  assez  de  vigueur  pour 
joindre  aux  élans  de  l'imagination,  aux  joies  méditatives, 
une  durable  émotion  sensuelle. 

Un  poëme  en  vers  libres,  une  suite  de  tercets  à  ter^a 
rima,  achèvent  ce  recueil.  Deux  livres  antérieurs  à  ces 
Elêgu's  Martiales  qui  ont  si  profondément  marqué  dans 
l'œuvre  de  M.  Roger  Allard  qu'il  nous  a  été  difficile  aujour- 
d'hui de  les  oublier  momentanément  et  d'essayer  de  pré- 
ciser, sans  tenir  compte  de  leurs  révélations,  ce  qui  est 
exclusivement  dû  au  poète  de  l' Appartement  des  Jmnes  Filles ei 
des  Feux  de  la  Saint- Jean. 

JEAN    PELLERIN 

LA  FIN  DU  MONDE,  FILMÉE  PAR  L'ANGE  N.  D., 
roman,  par  Biaise  Cendrars  (Editions  de  la  Sirène). 

Décidé  à  moderniser  la  publicité  céleste,  Dieu  se  rend  en 
Mars  par  le  rapide  interplanétaire.  Le  voici,  pour  com- 
mencer, mais  sans  succès,  barnum  des  religions.  Il  se 
réfugie  auprès  de  son  ami  Menelik,  dans  la  Cité  des  Aven- 
turiers, où,  pour  capter  l'attention  du  public,  il  s'abaisse 
à  des  réclames  philosophiques  telles  que  le  Truc  des 
prophéties  ou  la  projection  du  film  de  la  Fin  du  monde. 

L'ange  N.  D.  souffle  dans  sa  trompette  et  nous  assistons 
au  défilé,  bientôt  vertigineux,  des  siècles  éperdus,  à  la  mort 
des  espèces,  à  l'éclosion  d'êtres  nouveaux  dans  des  végéta- 
tions instantanées.  L'histoire  et  la  préhistoire  accélérées, 
toutes  les  lentes  transformations  de  la  nature  s'accomplissant 
■en  un  tour  de  manivelle,  nous  laissent  soudain  dans  l'indé- 


TNOTES  123 

•cise  période  des  grandes  pluies  primaires,  où  tout  s'arrête,  où 
«  Un  œil  obscur  se  ferme  sur  tout  ce  qui  a  été.  » 

Enfin,  et  non  moins  vite,  le  roman-cinéma  se  déroule  à 
rebours,  et  nous  atterrissons  à  Paris,  sur  notre  vieille  pk- 
nète,  dans  ce  monde,  oe  «  -monde  entier  »  où  le  réalisme  de 
l'auteur  sera  mieux  à  l'aise. 

Tel  est  le  court  épisode  que  nous  présente  M.  Biaise 
Cendrars  en  une  édition  luxueuse,  ornée  des  couleurs  de 
F.  Léger,  compositions,  —  ou  décompositions  —  stri- 
dentes et  agréables,  malgré  un  abus  des  lettres  au  pochoir. 
Les  effets  de  ce  film  de  publicité  sont  un  peu  gros,  —  on 
les  voit  d'Interlaken,  —  mais  l'on  y  retrouve  avec  plaisir  ces 
réalisations  puissantes,  ces  façons  correctes  et  bourrues  de 
conduire  la  phrase  française,  ces  images  obtenues  en  force 
qui  donnent  à  tous  les  écrits  de  M.  Cendrars  une  incontes- 
table vigueur  massive.  paul  morand 

PENSÉES  D'UNE  AMAZONE,  par  Nafalie  Clif- 
Jord  Barmy  (Emile-Paul,  éditeur). 

Les  «  pensées  »  et  les  «  maximes  »  font  un  genre  littéraire 
où  il  y  a  peu  d'apparence  que  des  femmes  écrivains  puissent 
exceller.  Les  lettres  et  les  mémoires  leur  sont  plus  favo- 
rables, parce  que  les  traits  piqnants  et  les  saillies  de  la  con- 
versation y  gardent  un  peu  de  leur  fraîcheur  originale. 

Les  plus  belles  «  pensées  »,  comme  les  plus  beaux  poèmes, 
sont  les  plus  proches  du  lieu-commun.  Leur  beauté  est  toute 
formelle.  De  forts  contrastes  d'éclat  et  d'obscurité  y  jouent  la 
profondeur.  Un  certain  tour  oratoire  n'est  pas  pour  y 
déplaire.  Il  est  aisé  de  vérifier  cette  observation  sur  les 
chefs-d'œuvre  du  genre. 

Ce  sont  ses  mémoires  de  sensations  que  Mademoiselle 
Clifford  Barney  présente  sous  forme  de  notes  rédigées  avec 


124  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

une  négligence  qui  n'est  pas  elle-même  sans  apprêt.  Un 
curieux  tempérament  s'y  révèle,  d'une  épicurienne  anarchiste 
par  dégoût  de  la  morale,  et  que  l'attrait  de  la  politesse  et 
de  la  distinction  inclinerait  au  stoïcisme  —  stoïcisme 
sportif  et  sensuel. 

On  trouve  dans  ce  livre  quelques  traces  de  cette  esthé- 
tique a  liberty  »,  qui  faillit  gâter  les  beaux  dons  de  Renée 
Vivien. 

a  La  chair  des  corps  adolescents  qui  gardent  dans  leurs 
«  ombres  bleues  comme  le  souvenir  des  extatiques  clairs  de 
«  lune  où  ils  se  sont  baignés,  etc..  » 

Cela  date  un  peu,  comme  aussi  certain  satanisme  céré- 
bral. Mais  il  y  a  d'excellents  traits  à  glaner  :  à  propos  des 
Gothas,  voici  qui  est  assez  plaisant  : 

«  De  l'homme  des  cavernes  à  l'homme  des  caves.  » 

On  imagine  au-dessus  de  cette  légende  un  dessin  de  Bofa  ou 
de  Marcel  Capy. 

Dans  une  note  plus  aiguë  cette  phrase  sur  les  victimes  de 
la  guerre  : 

c<  Ils  semblent  presque  tous  indignes  de  leur  malheur  » 

fera  songer  aux  beaux  vers  d'Apollinaire  : 

Je  connais  gens  de  toute  sorte  ; 
ils  n'égalent  pas  leurs  destins... 

Dans  le  goût  pittoresque  ce  petit  croquis  à  la  plume  : 
«  Chiens,  fourrures  à  besoins  » 

ne  serait  pas  désavoué  par  Colette. 

Et  voici  enfin   une  maxime  frappée  dans  toutes  les  règles  ; 

«  Les  bonnes  œuvres  vivent  des  traîtrises  de  l'amour.  » 
Mademoiselle  Clifford  Barnev,  en  vraie  amazone,  sait  l'art  de 


NOTES  125 

décocher  un  trait  derrière  elle,  en  faisant  semblant  de  fuir. 
Elle  n'est  jamais  si  dangereuse  que  lorsqu'elle  paraît  faire 
retraite  devant  l'objection  logique. 

ce  Penser  profondément,  écrit-elle,  c'est  penser  de  façon 
anonyme,  au-dessus  des  couches  d'images  ».  Sentir  et  voir, 
pour  les  femmes,  et  les  amazones,  c'est  penser. 

Sachons  gré  à  Mademoiselle  Barney  d'aimer  les  femmes 
avec  une  si  cruelle  clairvoyance.  Celle-ci  nous  fait  mieux  com- 
prendre sa  misanthropie  indulgente.  Pourtant,  redisons  avec 
le  précieux  Benserade  : 

...  même  pour  nous  haïr  ces  farouches  guerrières 

ne  s'entr'aimèrent  pas, 
mais  d'un  parfait  amour  allaient  sur  leurs  frontières 

goûter  les  vrais  appas.... 

ROGER    ALLARD 

* 
*    * 

LA  NÉGRESSE  BLONDE,  par  Georges  Fourest  (La 
Connaissance). 

Quand  on  relit  les  Odes  fini anihulesques,  en  consultant  à 
chaque  minute  le  commentaire  de  1873,  on  a  rarement 
l'impression  de  périmé,  de  démodé  que  cause  cette  réédi- 
tion de  la  Négresse  blonde.  Et  l'on  se  rend  compte  bien 
vite  que  beaucoup  de  ces  fantaisies,  parodies  et  pastiches 
de  Georges  Fourest  ont  vieilli  moins  par  les  précisions  d'épo- 
que que  par  la  largeur  des  emprunts  faits  au  langage  de  la  jeu- 
nesse du  temps. 

Chaque  génération  d'étudiants  a  son  parler,  ses  formules 
d'ironie  et  d'enthousiasme.  Ce  «  ma  dague,  messeigv.eurs...  » 
ce  «  o^'fc'-,  tous  y)  ce  a  on  c  que  s,  il  ne  craignit...  »  ces  mots 
«  épastroiiiller,  casquer,  épistoler,  symholos,  rihauder,  hirhe, 
coruscant,  »  sont  démonétisés.  Mais  que  l'on  résiste  à  la 
sensation  d'agacement  qu'ils  procurent  et  l'on  aimera  cette 
verve,  cette  «  truculence   »,   eût-on    dit  à  l'époque,  cette 


126  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

variété  verbale.  La  scatologie,  l'obscénité,  les  plaisanteries 
un  peu  lourdes  n'empêchent  pas  d'apprécier  un  esprit  infi- 
niment subtil,  une  entente  ingénieuse  du  cocasse.  Des 
imitations  fort  amusantes  de  Victor  Hugo,  de  Leconte  de 
Lisle,  de  Coppéc,  de  Hérédia,  cette  Siiigei^se  qui  évoque 
les  Fleurs  du  Mal,  décèlent  mieux  que  de  l'érudition,  plus 
qu'un  amour  profond  des  lettres.  Elles  témoignent  d'un 
don  véritable  de  poctc. 

La  série  intitulée  Carnaval  des  chefs  d'Œuvre  est  remar- 
quable. S'il  est  aisé  de  jouer  de  l'anachronisme  et  de  ridicu- 
liser Chimène  en  lui  faisant  soupirer  : 

Qii^il  est  joli  garçon  V assassin  de  papa  ! 

il  est  plus  difficile   de   donner  à  chaque   parodie   (Le   Cld, 

Phèdre,    Iphigénie,    Androwaquc,    Bérénice,   Horace,  etc.)  une 

forme  particulière  d'humour  et  de  transposer  en  des  tons 

divers  les  beautés  d'oeuvres  que  le  respect  littéraire  a  solen- 

nisées.  J-  p- 

* 

PIERRE  HAMP  :  LES  MÉTIERS  BLESSÉS,  LA 
VICTOIRE  MÉCANICIENNE.  (Nouvelle  Revue  fran- 
çaise). 

Pierre  Hamp  est  socialiste  comme  Dante  était  gibelin, 
avec  la  même  passion,  avec  la  même  âpreté  aussi  à  ren- 
contrer le  vrai,  fût-ce  aux  dépens  de  son  propre  parti.  Il  est 
«  la  voix  qui  appelle  vers  l'espoir  des  temps  futurs  »  ;  il  a  de 
sa  mission  d'écrivain  une  idée  mystique  :  «  Viens  Poète. 
Viens  Divin.  Le  Monde  t'attend.  »  Son  verbe  se  veut 
action. 

Dante  aussi  se  proposait  d'agir  sur  les  âmes,  sur  l'orien- 
tation politique  et  sociale  de  son  siècle  et  toute  sa  vertu 
active  s'est  depuis  longtemps  évaporée.  L'existence  de  la 
Divine    Comédie    suffirait    à    prouver  la    légitimité  de  l'art 


NOTES  127 

Utilitaire,  mais  l'utile  d'une  oeuvre  d'art  est  borné  aux 
contemporains  de  son  auteur,  sa  beauté  seule  la  per- 
pétue. 

...  Le  buste 

Survit  à  la  cité. 

Cest  parce  qu'il  est  beau  que  le  monument  dressé  par 
Hamp  à  la  gloire  des  métiers  risque  de  durer  et  non  pas 
parce  qu'il  l'a  consacré  au  travail  et  à  la  peine  des  hommes. 
Celui  qui  écrit  ne  peut  légitimement  attendre  d'autre  gloire 
que  celle  d'être  un  grand  écrivain.  Tant  pis  s'il  a  déclaré 
comme  Hanip  :  «  S'amuser  au  jeu  d'écrire  est  une  occupa- 
tion sénile...  Qu'est-ce  qu'un  homme  de  lettres,  rien  que 
de  lettres  ?  Carton  pâte  et  papier  mâché.  Une  machine  à 
écrire.  »  Malherbe  a  bien  dit  qu'un  poète  n'est  pas  plus  utile 
à  l'Etat  qu'un  joueur  de  quilles.  N'est-ce  pas  en  défini- 
tive une  assez  belle  gloire  que  celle  de  Virgile  ou  de  Slia- 
kespeare  ? 

Ce  ne  sera  pas  méconnaître  la  valeur  de  son  apostolat,  ni 
le  diminuer  que  de  s'arrêter  à  considérer  Pierre  Hamp  comme 
un  homme  de  lettres,  —  et  parmi  les  hommes  de  lettres,  ni 
comme  un  liistorien,  ni  comme  un  économiste,  ni  comme 
un  sociologue,  ni  comme  un  moraliste,  mais  comme 
un  prosateur  qui  écrit  des  proses,  de  la  même  manière 
et  dans  le  même  sens  qu'on  appelle  poète  celui  qui  écrit  des 
vers. 

Les  Métiers  Blessés  ont  pu  être  rédigés  «  pour  servir  à  l'his- 
toire du  travail  en  France  pendant  les  armées  1914  à  1919  », 
ce  n'est  pas  aux  Métiers  Blessés  qu'auront  recours,  dans  un 
siècle  ou  deux,  les  historiens  du  travail  préoccupés  de  la 
condition  du  prolétariat  pendant  la  grande  guerre,  ni  les  éco- 
nomistes en  quête  de  données  statistiques.  Mais  on  ne  lira 
peut-être  plus  depuis  longtemps  les  Croix  de  Bois  ou  le  Feu 
(ju'on  viendra  encore  chercher  dans  la  trilogie  de  guerre  de 
Hamp  :  le  Travail  Invincible,    les  Métiers  Blessés,  la  Victoire 


128  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Mécanicienne  l'âme  de  la  Fnmce  ouvrière  depuis  la  mobilisa- 
tion jusqu'à  la  paix. 

Malgré  tout  son  attirail  de  références  et  de  chiffres,  der- 
rière tout  l'appareil  de  rapports  techniques,  de  circulaires 
administratives,  de  barèmes,  de  bulletins  d'hôpitaux  et  de 
textes  de  lois  qui  nous  déconcertent  et  nous  déroutent,  il  n'y 
a  guère  chez  Hamp  qu'autobiographie  et  impressionnisme. 

Ouvrier  par  nécessité  ou  par  curiosité,  inspecteur  du  tra- 
vail, ce  n'est  pas  la  vie  des  ouvriers  qu'il  chante,  c'est  sa 
propre  vie,  ou  si  l'on  préfère,  en  chantant  sa  propre  vie, 
c'est  celle  des  ouvriers  qu'il  chante.  Son  cas  est,  tout  compte 
fait,  un  cas  de  narcissisme  littéraire. 

Il  faut  regarder  de  près  pour  s'en  apercevoir.  De  loin  ou 
en  gros,  il  fait  figure  de  constructeur.  On  a  pu  croire  qu'il 
composait  comme  un  classique  et  parler  d'un  néo-clas- 
sicisme. En  réalité,  c'est  un  romantique,  un  «  mon- 
treur ». 

Prenez  les  Concourt  et  Hu3'smans.  Donnez-leur  des  mus- 
cles, des  globules  rouges  ;  dépouillez-les  de  leurs  préjugés 
de  caste,  de  leur  égoïsme  littéraire,  de  leurs  manies  ;  lancez- 
les  dans  le  monde  des  usines,  et  vous  avez  sinon  Hamp,  du 
moins  quelque  chose  d'assez  proche  de  lui.  En  un  certain 
sens,  on  peut  dire  qu'il  est  au  point  extrême  d'épanouisse- 
ment et  de  perfection  du  naturalisme  et  de  l'impression- 
nisme. 

D'ailleurs  la  structure  de  ses  premiers  ouvrages,  Le  Rail 
ou  Marée  Fraîche,  Vin  de  Champagne,  rappelait  celle  des  gros 
romans  documentaires  de  1875,  les  procédés  à  tiroir  de  Zola 
dans  le  Ventre  de  Paris,  Germinal  ou  la  Bête  Humaine,  avec 
les  personnages-symboles,  apparaissant,  à  chaque  épisode, 
pour  manifester  les  sentiments  d'une  catégorie  ou  d'une 
caste.  Dans  ses  derniers  livres,  Hamp  a  délibérément  renoncé 
à  ces  formules  artificielles  et  périmées  ;  chaque  chapitre 
(dont  beaucoup  furent   d'abord  articles   de  journal)  nous 


NOTES  129 

offre    le   tout-venant  de  ses  impressions   et   de   ses    réac- 
tions. 

Son  grand  mérite  littéraire  ne  sera  pas  d'avoir  introduit 
dans  l'art  «  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  au  monde,  le  travail  », 
car  depuis  Hésiode  et  les  Géorgiqiies  jusqu'à  Hugo,  Michelet, 
Eugène  Le  Roy,  Guillaumin,  Péguy,  Charles-Louis  Philippe, 
la  beauté  du  travail  et  la  souffrance  du  peuple  ont  eu  une 
place  dans  l'art,  et  plus  particulièrement  les  métiers  agricoles, 
le  machinisme  ne  datant  que  d'un  siècle,  —  son  vrai  mérite 
sera  d'avoir  été  le  premier  ouvrier  à  parler  de  soi  avec  son  âme 
d'ouvrier. 

C'est  son  âme  seule  qui  apporte  une  nouveauté  dans  notre 
littérature,  et  non  pas,  comme  il  semble  le  croire,  le  sujet 
qu'il  traite.  La  littérature  ne  se  renouvelle  jamais  par  les 
sujets  ou  par  la  forme,  elle  ne  se  renouvelle  que  par  des 
états  d'âme  inédits  qui  déterminent  sujets  et  forme. 

Toute  la  vie  humaine  lui  apparaît  en  fonction  du  travail  et 
de  la  peine  des  hommes  ;  il  ne  fait  qu'obéir  à  une  nécessité 
intérieure,  à  une  inspiration  particulière,  en  parlant  des 
métiers.  Mais  ce  qui  nous  émeut,  c'est  moins  le  détail  anec- 
dotique  du  métier  de  pêcheur,  de  métallurgiste,  d'ouvrier  du 
textile,  de  verricrou  de  mécanicien,  c'est  la  souffrance  de  ces 
manuels,  leur  révolte,  leur  résignation,  leur  espoir  ou  leur 
désespoir,  bref  le  jeu  éternel  des  '  sentiments  humains. 
Quant  au  cadre  et  au  thème  mis  en  œuvre  par  l'artiste,  ils 
nous  semblent  d'intérêt  secondaire,  parfois  même  importuns, 
s'ils  nous  cachent  trop  longtemps  l'essentiel. 

Le  moment  culminant  du  drame,  c'est  quand  Hamp  se 
demande  quelle  raison  de  travailler  reste  encore  aux  hom- 
mes,  comme  Claudel  ou  Péguy  se  demandent  quelle  raison 
de  vivre  ils  ont.  Tué  par  l'usinage,  le  métier  se  meurt,  et 
avec  lui  l'honneur  et  l'amour  du  métier,  la  joie  de  l'ouvrage 
bien  fait,  tous  les  grands  sentiments  que  le  compagnonnage 
avait  portés  à  leur  apogée.  Par  quoi  les  remplacera-t-on  ? 

9 


130  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Longtemps,  Hamp  s'attarde  à  célébrer  l'orgueil  du  bon 
ouvrier  et  de  la  bonne  ouvrière,  comme  le  Péguy  de  VAr- 
^ent.  Et  convaincu  de  leur  disparition  inéluctable  et  pro- 
chaine, il  ne  découvre,  pour  se  substituer  à  lui,  que  l'aspi- 
ration vers  la  Justice.  «  Rappelle-toi,  il  faut  aimer  deux 
choses  :  la  justice  et  ton  métier.  »  (Gens,  p.  99).  Bientôt  tous 
les  métiers  ayant  disparu,  il  n'y  aura  plus  à  aimer  que  la  jus- 
tice. 

Nous  voilà  loin  de  Concourt  et  de  l'impressionnisme,  de 
la  peinture  exacte  et  minutieuse  d'après  le  nwiif,  Htmp 
cueille  à  même  les  souvenirs  et  les  impressions  du  temps  oià 
il  travaillait  avec  ses  modèles,  comme  dans  un  métal  en 
fusion  ;  en  repassant  sa  vie,  il  en  retrouve  toute  l'émotion, 
et  il  atteint  au  fond  même  de  la  nature  et  de  la  destinée 
humaine,  à  tous  les  pourquoi,  et  à  tous  les  à  quoi  bon.  Ces 
grands  problèmes,  Hamp  les  formule  selon  sa  conscience 
d'ouvrier,  sans  quitter  l'usine.  Les  grands  mystères  chrétiens 
de  l'au-delà,  de  la  grâce,  du  sacrifice,  de  la  communion  des 
saints,  il  ne  s'en  préoccupe  pas.  Son  angoisse  est  affranchie 
de  toute  l'angoisse  chrétienne  ;  il  ramène  le  problème  à  ses 
termes  judaïques.  Il  réduit  tout  à  la  mesure  de  l'homme  et 
de  son  existence  terrestre,  mais  l'homme  n'en  est  point 
diminué,  car  cette  mesure  s'élargit  de  tout  l'espoir  messiani- 
que, du  vœu  de  justice  et  d'amour,  de  tout  le  vieux  rêve  des 
prophètes. 

La  grandeur  de  Hamp  se  mesure  là  :  il  nous  penche  de 
force  sur  l'abîme  de  notre  destinée,  et  le  vertige  s'empare  de 
nous,  et  nous  sentons  peser  sur  notre  tête  l'irrémédiable 
malédiction  de  la  Genèse  :  «  Tu  gagneras  ton  pain  à  la  sueur 
de  ton  front.  »  D'une  seule  plongée,  il  nous  entraîne  jus- 
qu'au fond  de  nous-même,  puis  il  nous  aide  à  remonter  avec 
l'espoir  de  notre  rédemption.  Sur  le  plan  juif,  il  fait  ce 
que  Dostoïewsky,  Claudel,  Péguy  font  sur  le  plan  chrétien, 
mais  sans  la  même  continuité  dans  l'emprise. 


A' 
NOTES  131 

Souvent,  cet  ouvrier  s'oublie  au  jeu  d'ouvrer  des  phrases 
et  des  mots  sans  plus  ,  Il  connaît  d'ailleurs  cette  faiblesse  et 
l'avoue  :  «  Ce  peut  être  une  joie  fine  qu'on  a  par  aimer  le  beau 
français  depuis  la  phrase  d'Amyotjusqu'aux  versde  \a  Légende 
des  Siècles...  Que  leurs  oeuvres  soient  pardonnées  à  ceux  qui 
ont  aimé  le  beau  français.  »  C'est  la  faiblesse  du  bon  ouvrier 
verrier  qui  perd  son  temps  à  souffler  une  bouteille  à  côtes 
dite  melonnée  comme  si  une  bouteille  ordinaire  ne  conte- 
nait pas  aussi  bien  les  liquides.  Pour  nous,  qui  n'affichons 
pas  pour  le  jeu  d'écrire  le  même  dédain  que  Hamp,  nous 
aurions  tort  de  nous  en  plaindre  :  nous  devons  à  cet 
amour  du  beau  français  ses  plus  beaux  morceaux  de  bra- 
voure. Et  derechef,  nous  revoilà  à  Concourt  «  ouvrier  de 
lettres  ». 

Le  manuel  qu'est  resté  Hamp  travaille  sa  matière  comme 
une  pâte.  Les  mots,  la  syntaxe  ont  pour  lui  une  valeur  maté- 
rielle. Il  écrit  opaque  et  lourd.  Ses  réussites  de  forme,  ce 
sont  des  phrases  à  tenir  dans  la  main  pour  les  soupeser  ou 
les  caresser.  Il  y  a  des  écrivains  visuels,  d'autres  auditifs  : 
lui  est  un  écrivain  du  toucher.  Il  recherche  les  qualités 
tactiles  :  l'épaisseur,  le  poids,  la  consistance,  le  lisse,  le  ru- 
gueux. 

Il  traite  les  mots  comme  une  matière  plus  ou  moins  rare 
et  précieuse.  A  sertir  des  mots  techniques,  il  a  la  joie  du 
bijoutier  qui  travaillerait  des  pierres  inconnues  avant  lui.  A 
transcrire  sur  du  papier  blanc,  les  beaux  noms  des  métiers, 
cubilots,  épeules,  tê\tires,  gomme  adragante,  ringard,  pas- 
iillage,  iourier,  entremeUier,  une  salive  heureuse  emplit  sa 
bouche. 

Mais  comme  le  joaillier,  pour  remplir  les  joTarnées  creu- 
ses, travaille  sur  le  cuivre  et  la  verroterie,  avec  la  même 
conscience  que  sur  le  platine  et  l'émeraude,  Hamp  met  sa 
coquetterie  à  travailler  n'importe  quelle  matière,  la  plus 
ingrate,  lapins  anti-littéraire  :  des  circulaires  administratives 


132  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

OU  des  chiffres.  Il  est  le  premier  et  le  seul  à  avoir  extrait 
d'une  statistique  une  parcelle  d'émotion  littéraire.  Prenons 
garde  qu'il  utilise  ses  chiffres  et  ses  termes  techniques 
exactement  de  la  même  manière  qu'un  Henri  de  Régnier 
ses  ifs,  ses  miroirs  d'eau,  ses  mascarons  et  ses  balustres. 

Le  jeu  d'écrire  interrompt  la  démonstration  entreprise.  Il  y 
a  juxtaposition  et  non  pas  fusion  de  l'élément  impression- 
niste et  de  l'élément  documentaire  ou  prosélytique.  C'est 
tour  à  tour  l'amour  du  métier  d'écrire  et  l'amour  delà  justice 
qui  prend  le  pas.  Le  résultat,  c'est  un  produit  littéraire 
étrange,  violemment  original,  chaotique,  mais  littéraire. 

Faudrait-il  donc  tant  s'en  désoler  ?  Quand,  dans  tous  les 
domaines  de  la  production,  il  n'y  aura  plus  d'ouvriers,  mais 
des  usineurs,  il  restera  du  moins  un  métier,  auquel  l'usinage 
jamais  ne  pourra  se  substituer,  celui  de  l'écrivain.  Un  jour 
viendra  où  il  n'y  aura  plus  au  monde  qu'un  unique  ouvrier  : 
l'homme  de  lettres.  Si  c'est  de  ce  titre  que  la  profonde  admi- 
ration de  beaucoup  d'entre  nous  préfère  saluer  Pierre  Hamp, 
aura-t-il  sujet  de  nous  en  tenir  rigueur  ? 

BENJAMIN-  CRÉMIEUX 
* 
*    * 

LES  VOIX  QUI  CRIENT  DANS  LE  DÉSERT,  sou- 
venirs d'Afrique,  par  Ernest  Psichari.  (Louis  Conard, 
éditeur.) 

Je  m'explique  aujourd'hui  pourquoi  !e  Voyage  du  Ccnliirion 
d'Ernest  Psichari,  lorsque  je  le  lus  en  19 16,  ne  me  procura 
pas  toute  l'émotion  qu'en  attendait  mon  cœur  de  néophyte. 
J'en  exigeais  peut-être  trop  :  moins  des  raisons  que  des  trans- 
ports. Cependant,  par  derrière,  j'entrevis  un  homme  ;  mais 
souhaitai  surtout  de  le  mieux  voir.  Pour  tromper  ma  décep- 
tion, j'en  vins  à  me  plaire  précisément  à  ce  qui  comptait  le 
moins  dans  l'ouvrage  :  de  jolis  coins  de  paysage,  arrêtés, 
transparents  et  quelques  effusions  «  barrésiennes  »  ;  le  reste, 


NOTES  \  133 

je  l'avoue,  me  parut  abstrait  et  glacé.  Que  Psichari  eût  en 
lui  l'étoffe  d'un  véritable  écrivain,  la  chose  est  sûre  ;  d'un 
grand  écrivain,  je  ne  sais  ;  mais  là  n'est  pas  la  question.  Il 
voulut  être  et  fut  un  homme,  un  officier  et  un  chrétien.  De 
quelle  valeur  !  après  l'ouvrage  de  Massis,  le  livre  présent  le 
dira.  J'y  trouve  enfin  l'explication  de  mon  erreur  :  le  Voyage 
du  Centurion,  d'ailleurs  inachevé,  quoiqu'on  l'ait  donné  pour 
complet,  était  un  livre  fabriqué,  sur  un  sujet  qu'il  est  peut- 
être  interdit  de  mettre  en  livre,  je  veux  dire  de  transposer  : 
la  confession  d'un  converti.  Je  comprends  mieux  que  per- 
sonne le  scrupule  de  pudeur  et  de  modestie  qui  poussa  Psi- 
chari à  récrire  sa  confession  sous  une  forme  plus  voilée.  Dans 
un  cas  analogue  les  mêmes  objections  m'arrêtèrent  et  si  je 
passai  outre,  c'est  que  la  volonté  de  «  servir  »  l'emporta  :  je 
n'ai  pas  à  le  regretter.  —  Jamais,  de  son  vivant,  Ernest  Psi- 
chari ne  nous  eût  livré  ce  texte  secret.  11  v  a  mis  le  meilleur 
de  lui-même.  C'est  en  somme  le  Voyage  sous  sa  forme  native, 
directe  et  ingénue  :  rien  plus  que  le  journal  de  route,  mis 
au  net  —  mais  par  goût  de  la  propreté,  non  par  coquet- 
terie d'artiste  —  que  peut  tenir  un  officier  qui  a  des  lettres, 
au  cours  d'une  campagne  difficile.  Il  écrit  pour  lui,  non  pour 
nous.  Aussi  bien  ne  nous  fait-il  grâce  d'aucun  nom  de 
kzar,  de  puits,  de  tribu  (  nous  sommes  en  Mauritanie  et  tout 
est  précieux  au  souvenir)...  Aussi  bien  devons-nous  le  suivre 
dans  des  expéditions  dont  le  but  est  toujours  le  même  :  dis- 
perser les  nomades  et  les  dissidents,  les  houspiller  quand  il  le 
faut,  recevoir  leur  soumission  et  jalonner  les  routes  avec  le 
drapeau  tricolore,  à  travers  les  espaces  mornes,  sans  cesse  en 
quête  d'un  point  d'eau  potable  ou  de  quelque  décevante 
oasis.  Mais  il  nous  peint  aussi  les  mœurs,  la  spiritualité  des 
Maures;  il  nous  peint  la  soif  et  la  solitude — et  surtout, 
chaque  fois  qu'il  pense,  il  note  ce  qu'il  a  pensé.  Or,  tous 
ces  éléments  que  nous  offrait  le  «  centurion  »  dans  un  ordre 
voulu,  dans  une  fixité  artificielle  reparaissent  ici  à  l'état  de 


134  ^^   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

vie,  à  l'état  naissant,  comme  disent  les  chimistes,  et 
placent  «  l'homme  »  devant  nous.  Ecartons  la  littéra- 
ture ;  il  s'agit  dHin  beau  livre  de  spiritualité  qui  exaltera 
bien  des  âmes  ;  je  le  prendrai  pour  ce  qu'il  est,  qui  n'est 
pas  peu. 

Au  départ,  une  volonté.  «  Je  ne  traverserai  pas  en  amateur 
la  terre  de  toutes  les  vertus  (le  désert  d'Afrique),  mais  à  toute 
heure  je  lui  demanderai  la  force,  la  droiture,  la  pureté 
de  cœur,  la  noblesse  et  la  candeur.  »  Devant  la  stèle  funé- 
raire des  lieutenants  Andrieux  et  de  Frausser,  il  reconnaît  la 
France.  «  Ah  !  être  digne  d'elle  !  »  Voilà  son  but.  Il  se  fera 
obéissant.  «  Heure  d'obéissance,  de  confiance,  dit-il  encore  ; 
on  ne  sait  trop  à  quoi  ni  en  quoi,  mais  simplement  d'obéis- 
sance.... »  — et  ce  pendant  l'écrasante  chaleur  des  jours...  le 
sentiment  d'une  mystérieuse  attente.  »  Il  admire  l'Islam  médi- 
tant —  ainsi  le  capitaine  Dupouey  avant  son  retour  à 
l'Eglise  —  et  il  demande  :  ne  pouvons-nous  en  faire  autant  ? 
Tel  est  le  conseil  du  désert  :  replie-toi  !  Se  replier  sur  soi, 
c'est  retrouver  d'abord  la  patrie,  puis  la  chrétienté  et  l'Eglise, 
le  bloc  de  la  tradition,  a  Si  loin  du  progrès  nous  sentons 
que  nous  sommes  des  hommes  de  fidélité  et  qu'au  fond  le  pro- 
grès nous  est  égal.  »  Ne  perçoit-on  pas  là  un  écho  de 
Péguy  ?  —  Alors  commence  l'obsession  religieuse  qui  va  le 
marteler  et  l'exalter  pendant  des  mois,  jusqu'à  ce  dénouement 
qu'il  prévoit  nécessaire  et  inévitable.  Il  n'y  a  pas  à  chercher 
de  raisons  :  «  il  s'agit  de  savoir  si  on  a  le  goût  du  ciel  ou 
non  » —  et  si  on  l'a,  on  doit  trouver  le  ciel.  Il  osera  écrire, 
un  14  juillet  :  «  Ce  qui  est  requis  pour  la  qualité  de  Fran- 
çais, c'est  la  foi  de  saint  Louis  et  de  Jeanne  d'Arc,  sinon 
leur  sainteté.  »  Il  ne  l'a  pas  encore  ;  mais  il  ne  craint  pas  de 
la  demander.  «  Demander  beaucoup,  recevoir  davantage 
encore  »,  secret  du  bonheur  des  chrétiens,  à  l'opposé  de  la 
sombre  foi  des  Mahométans  qui  ne  demandent  rien.  Et  de  nou- 
veau l'image  de  la  France  des  croisades  se  lève,  celle  qu'ai- 


NOTES  135 

mait  Péguy  :  il  comprend  qu'en  tant  que  soldat  «  il  continue 
une  grande  action  chrétienne  passée  ».  II  établira  donc  sa  vie 
sur  ce  plan  supérieur  ;  car,  dit-il,  ((  il  n'est  pas  possible  que 
les  saints  ne  prévalent  pas  contre  nous  et  que  la  pureté  ne 
prévale  pascontre  l'impureté.  »  Il  y  faudra  l'aide  de  Dieu  !..et 
pourtant  a  sa  parole  est  dure  »  ;  mais  la  foi  n'est  si  difficile 
«  qu'afin  de  réserver  le  jeu  de  notre  liberté  ».  Aussi  le  voya- 
geur oscille-t-il  entre  les  deux  ivresses,  celle  de  la  terre  et 
celle  du  ciel  ;  il  les  confond  parfois  :  «  Quelle  joie  de  se 
réveiller  dans  de  jeunes  matins  et  de  s'endormir  dans 
de  jeunes  soirs  !  »  —  Un  jour,  causant  avec  un  Maure 
(c'est  une  des  pages  les  plus  émouvantes  du  livre)  il  en 
vient  à  parler  d'Issa,  c'est-à-dire  de  Jésus.  Au  Maure 
qui  le  tient  pour  un  grand  prophète,  Psichari  répond,  en 
chrétien,  que  Jésus  est  le  fils  de  Dieu  ;  puis  il  se  laisse  aller 
à  raconter  toute  la  vie  du  Maître  selon  que  l'Evangile  nous 
l'enseigne  ;  quand  il  arrive  au  bout,  il  a  des  larmes  plein  les 
yeux.  «  Je  parlais,  dit-il,  du  fond  de  ma  conscience  et  il  ne 
me  semble  pas  que  j'aie  manqué  de  franchise.  »  Un  Français, 
selon  lui,  ne  pouvait  parler  autrement  devant  un  Arabe  : 
pourtant,  il  y  a  déjà  un  peu  plus  que  l'injonction  de  la  tra- 
dition. Il  continuera  donc  d'attendre,  sans  impatience,  que 
Dieu  se  manifeste  :  car  Dieu  doit  se  manifester.  Notez  qu'il 
ne  s'amende  pas,  qu'il  vit  toujours  dans  le  péché.  Le  jour  où 
il  deviendra  catholique,  il  est  sûr  que  tout  «  changera  »  ;  il 
laisse  à  Dieu  le  soin  entier  de  sa  réforme.  Quelle  soumission 
à  la  grâce  !  —  Enfin,  un  jour  de  promenade,  il  tombe  a 
genoux  sur  le  sable,  dans  un  coin  de  désert  et  sans  l'avoir 
voulu.  Nous  touchons  à  la  fin  du  livre  et  du  miracle.  Avant 
d'entrer  dans  le  Saint  des  saints,  Psichari  n'a  plus  qu'à  faire 
son  examen  de  conscience  vis-à-vis  des  vérités  de  la  foi  : 
trente  pages  suprêmes,  ardentes  et  concises,  sans  rhétorique, 
pleines  de  suc,  que  la  littérature  spirituelle  retiendra  parmi 
les  plus  hautes.  Ici,  il  faudrait  tout  citer  ou  rien.   L'amour 


13e  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

aura  raison  des  arjnities  de  la  dernière  heure.  Psichari  n'a 
plus  qu'à  mourir. 

Nous  savons  comment  il  est  mort.  Encore  à  la  manière  de 
Péguy,  son  maître  :  la  tête  haute,  au  feu.  L'homme  avait  le 
cœur  noble,  la  raison  ferme  ;  il  n'est  pas  le  dernier  que 
l'amour  de  la  France  aura  conduit  et  conduira  plus  loin. 
En  ce  sens,  son  livre  élucide  une  disposition  du  cœur  et 
de  l'esprit  commune  en  notre  temps  à  un  grand  nombre 
de  jeunes  hommes.  C'est  un  document  et  une  prière  : 
un  livre  de  réalité.  henri  ghéon 


G.  Q.  G.  SECTEUR  I,  par  Jean  de  Pierrefeu  (l'Edi- 
tion française  illustrée). 

Pendant  la  guerre,  M.  Jean  de  Pierrefeu,  officier  blessé, 
fut  préposé  à  la  rédaction  du  «  communiqué.  »  Peu  d'écrivains 
ont  connu  de  pareils  tirages.  Un  peu  par  dépit  d'avoir  dû 
si  souvent  farder  par  ordre  la  réalité  dangereuse  ou  triste, 
mais  surtout  par  amour  de  la  vérité,  il  publie  maintenant 
ses  mémoires.  Des  questions  y  sont  élucidées  qui  échappent 
à  la  compétence  de  celui  qui  écrit  ces  lignes.  Fantassin  ou 
pilote  d'avion,  j'ai  vu  de  trop  près  ou  de  trop  haut  une 
guerre  qu'on  ne  pouvait  bien  connaître  qu'au  téléphone  et 
sur  la  carte  d'un  état-major.  Mais  indépendamment  des  révé- 
lations qu'il  apporte,  le  livre  de  M.  de  Pierrefeu  oifre  un  intérêt 
littéraire  qui  doit  être  signalé  ici.  Sans  doute  il  y  a  quelque 
exagération  à  prononcer,  comme  on  l'a  fait  à  propos  de  cet 
ouvrage,  le  nom  de  Saint-Simon.  Ce  sont  là  des  compa- 
raisons redoutables.  Spectateur  ironique  et  sceptique,  mais 
scrupuleusement  impartial,  M.  de  Pierrefeu  ne  pouvait 
mettre  dans  ses  narrations  anecdotiques  le  feu  et  la  vivacité 
qui  distinguent  le  génial  mémorialiste  du  grand  siècle,  ni 
dans  les  portraits  une  verve  aussi  directement  cruelle.  On 
admirera  pourtant  l'extrême  variété  des  formules  employées 


KOTES  137 

par  l'annaliste  indiscret  du  G.  Q.  G.  pour  exprimer  courtoi- 
sement la  médiocrité  intellectuelle  de  certains  officiers  d'Etat- 
major.  Aucun  parti  pris  de  dénigrement  n'apparaît,  du  reste, 
dans  ces  pages  vivantes^  où  l'on  trouvera  un  grand  nombre  de 
silhouettes  légèrement  et  finement  dessinées,  comme  celles 
du  lieutenant-colonel  Serrigny,  du  général  Anthoine,  du 
général  Buat.  L'auteur  a  dressé  un  portrait  en  pied,  à  la 
Velasquez,  du  maréchal  Pétain.  C'est  le  personnage  sympa- 
thique et  le  héros  du  drame,  j'allais  écrire,  par  mégarde, 
du  roman. 

Il  est  intéressant  de  noter  que  M.  de  Pierrefeu,  obser- 
vateur et  psychologue  avisé,  se  trouve  ici  d'accord  avec 
le  sentiment  général  des  combattants,  pour  qui  Pétain 
fut  l'incarnation  du  grand  chef.  Les  motifs  de  cette  enviable 
préférence  sont  fort  bien  marqués  par  M.  de  Pierrefeu. 

Voici,  maintenant,  entre  autres  anecdotes  lestement  con- 
tées, un  échantillon  de  sa  manière  : 

«  M.  Mandel  qui,  déjà  à  cette  époque,  portait  ses  vues 
«  sur  la  circonscription  de  Lesparre,  affecta  à  la  mission 
u  française  un  électeur  influent  du  vignoble.  Mais  celui-ci, 
«  un  rural  au  langage  sans  nuances,  déclara,  un  jour  de 
«  franchise  intempestive,  que  M.  Mandel  ne  serait  pas  élu 
«  à  Lesparre  et  qu'il  ne  voterait  pas  pour  lui.  Le  propos  fut 
«  rapporté  au  toi^t  puissant  seigneur  du  cabinet  qui,  séance 
«  tenante,  renvoya  l'ingrat  dans  la  troupe. 

«  Il  n'eut  pas  tort  ;  l'électeur  en  question  ne  fut  pas 
«  assez  influent  pour  le  faire  échouer,  ce  qui  laisse  à 
«  supposer  qu'il  ne  l'aurait  pas  été  davantage  pour  le  faire 
«  réussir.  » 

Le  récit  de  la  promenade  officielle  des  deux  généraux 
dont  personne  n'ignorait  l'antagonisme  et  qui  chaque  matin 
marchaient  publiquement  en  se  donnant  le  bras  n'est  pas 
moins  plaisant. 

A  défaut  de   Saint-Simon,   M.  de  Pierrefeu  nous  donne 


138  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

souvent  du  bon  Bussy-Rabutin  ou  du  meilleur  Tallemant 

des  Réaux.  roger  allard 

* 
*   * 

LES  NUITS  DES  ILES,  par  R.-  L.  Stevenson,  traduc- 
tion de  Frcd  Causse-Macl  (L'Edition  française  illustrée). 

Il  vient  de  se  commettre,  à  l'égard  de  Stevenson,  une  de 
ces  trahisons  contre  lesquelles  on  ne  saurait  protester  avec 
trop  d'énergie.  Nous  attendions  depuis  longtemps  la  traduc- 
tion d'un  de  ses  plus  beaux  recueils,  Isîand  Nights  Entertain- 
nienls,  et  \z  Revnchebdomadaire\tnz\Xdicn^Vih\\trnnt  version 
excellente  due  à  M.  Jacques  Delebecque,  quand  soudain  une 
autre  traduction  a  paru  en  volume,  signée  de  M.  Causse- 
Maël,  mais  tellement  inexacte  et  bâclée  que  l'œuvre  en 
devient  méconnaissable.  C'est  une  de  ces  «  mises  en  fran- 
çais »  devant  lesquelles  on  se  demande  tout  d'abord  s'il  s'agit 
bien  du  même  texte  que  celui  qu'on  a  lu  dans  l'original,  et  si 
le  traducteur  n'a  pas  eu  entre  les  mains  une  édition  remaniée, 
tant  paraissent  inexplicables  les  omissions,  additions,  défor- 
mations de  toute  sorte.  Mais  cette  fois  toute  tentative  d'expli- 
cation honorable  est  découragée  dès  les  premières  lignes. 

Il  n'y  a  pas  besoin  d'avoir  beaucoup  fréquenté  Stevenson 
pour  s'être  rendu  compte  de  l'exquise  perfection  jusqu'à 
laquelle  il  pousse  ses  ouvrages.  Si  jamais  un  auteur  eut  le 
sens  de  la  mesure  et  le  souci  de  la  plus  délicate  mise  au 
point,  c'est  bien  lui.  Trop  parfait  !  serait-on  parfois  tenté  de 
s'écrier  ;  non  qu'il  tombe  jamais  dans  l'académisme  (peu 
d'écrivains  ont  su  jouer  comme  lui  de  l'argot  des  aventuriers 
et  des  gens  de  mer)  ;  mais  on  sent  qu'un  excès  d'urbanité 
l'empêche  parfois  de  nous  dire  tout  ce  qu'il  sait.  Aristocra- 
tique discrétion,  particulièrement  rare  chez  les  natures 
vraiment  riches  ;  mais  en  même  temps  discrétion  si  judi- 
cieuse qu'elle  ne  laisse  perdre  aucun  élément  d'émotion. 
Personne  n'a  parlé  des  Mers  du  Sud  comme  Stevenson,  parce 


NOTES  139 

qu'aucun  voyageur  n'a  possédé  son  art,  mais  peut-être  plus 
encore  parce  que  peu  d'hommes  ont  eu,  au  même  degré  que 
lui,  ce  don  de  sympathie  qui  permet  de  recueillir  en  tout 
être  humain  quelque  chose  de  précieux  et  d'unique.  Pour  lui, 
les  iles  du  Pacifique,  ce  ne  sont  pas  seulement  des  paysages 
et  des  parfums,  c'est  encore  davantage  l'âme  obscure  et  char- 
mante des  indigènes  dont  il  a  su  gagner  l'atfection.  Dans 
Island  Xights  Entcriainrnents,  la  fantaisie,  la  vérité,  l'observa- 
tion attendrie,  l'humour  se  mêlent  selon  le  plus  subtil 
dosage,  et  c'est  cette  œuvre  sensible  et  racée  que  M.  Causse- 
Mâël  a  brutalisée  avec  un  sans-gêne  incroyable. 

N'allons  pas  plus  loin  que  les  premières  lignes.  L'agent 
d'une  société  commerciale  raconte  son  arrivée  à  Falesa. 
Voici,  l'une  en  regard  de  l'autre,  d'abord  la  traduction,  d'une 
littéralité  parfaite,  donnée  par  M.  Jacques  Delebecque, 
puis- celle  de  M.  Causse-Maël. 


La  brise  de  terre,  qui  nous 
soufflait  à  la  figure,  nous  appor- 
tait un  violent  parfum  de  citron 
sauvage  et  de  vanille  (d'autres 
odeurs  aussi,  mais  celles  -  là 
étaient  les  plus  neues),  et  la 
fraîcheur  me  fit  éternuer.  Il  faut 
dire  que  j'avais  vécu  des  années 
dans  une  île  basse  près  de  la 
Ligne,  presque  toujours  seul 
au  milieu  des  indigènes.  Je  fai- 
sais donc  une  expérience  nou- 
velle ;  la  langue  même  du  pays 
allait  m' être  étrangère,  et  la  vue 
de  ces  bois  et  de  ces  montagnes, 
et  leur  parfum  nouveau,  me 
renouvelaient  le  sang. 


La  brise  de  terre  nous  soufflait 
à  la  face  des  effluves  de  limon 
sauvage,  de  vanille  et  de  stéplxi- 
nottc.  La  fraîcheur  de  l'air  me 
frappa  quand  je  déboucliai  sur 
le  pont  et  je  me  pris  à  éternuer. 
Il  faut  vous  dire  que  je  venais  de 
passer  des  années  sur  une  île 
basse  et  marécageuse  près  de 
l'Equateur,  seul  au  milieu  des 
indigènes  hostiles  et  que  j'appré- 
ciais le  changement.  La  vie  nou- 
velle que  j'allais  mener  nie  sédui- 
sait par  dvatice.  On  ni  avait  vanté 
la  douceur  de  Li  population,  les 
agrèvients  réels  du  poste,  et  ma 
foi,  la  vue  de  ces  montagnes 
boisées,  les  parfums  qui  s'en 
dégageaient  me  causaient  une 
vague  griserie. 


li^O  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Remarquez  la  désinvolture  avec  laquelle  ces  lignes  fort 
simples  et  qui  ne  présentaient  aucune  difficulté  d'interpréta- 
tion ont  été  faussées  et  avilies.  Déjà  cette  stèphmwlte  est  assez 
surprenante.  (Ce  mot  n'étant  pas  cité  par  Larousse  j'ignore 
dans  quel  sens  il  précise  les  «  autres  odeurs  »).  Mais  que  dites- 
vous  de  ce  marécageuse,  dans  une  région  où  les  îles  basses 
sont  en  général  des  récifs  de  corail,  et  de  cet  hostiles  appli- 
qué à  des  gens  dont  Stevenson  s'est  toujours  évertué  à  nous 
faire  comprendre  la  bonté  ?  Enfin  que  penser  de  ce  délayage 
qui  produit  chez  M.  Causse-Maël  une  vague  griserie  ? 

Ouelques  lignes  plus  loin,  le  capitaine  raconte  comment 
il  ensevelit  dans  l'île  un  pauvre  diable  d'ivrogne  et  plaça 
cette  inscription  sur  sa  tombe  :  «  John  Adams,  chil  1868.  Va 
et  fais  comme  lui.  »  L'épitaphe  devient  chez  M.  Causse-Maël  : 
«  Passant,  ne  suis  pas  son  exemple.  »  La  morale  est  sauvée  ;on 
ne  saurait  trop  s'en  réjouir  ;  mais  enfin  Stevenson...  Le  tra- 
ducteur l'a  sans  doute  pris  pour  un  petit  journaliste  inconnu 
avec  lequel  on  n'avait  pas  besoin  d'y  regarder  de  si  près. 
Passons  à  M.  Causse-Maël  son  manque  de  tact  littéraire  puis- 
qu'il n'en  est  pas  responsable  ;  mais  comment  n'a-t-il  pas 
compris  que,  même  pour  un  lecteur  fermé  à  toute  beauté, 
les  Nuits  des  Iles  présentaient  un  intérêt  de  documentation 
sur  les  mœurs  du  Pacifique.  Juxtaposons  encore  une  fois  la 
traduction  et  la  paraphrase  : 


J'étais  malade  du  désir  d'avoir 
dos  blancs  comme  voisins,  après 
quatre  années  de  Ligne  qui 
m'avaient  toujours  fait  l'effet 
d'années  de  prison  ;  temps  passé 
à  être  déclaré  «  tabou  »,  à  des- 
cendre à  la  «  Maison  des  Pala- 
bres »  pour  en  savoir  le  motif  et 
pour  faire  lever  la  peine,  à  ache- 
ter du  gin,  à  tirer  une  bordée  et 


J'avais  été  par  trop  sevré  de 
société  pendant  quatre  ans,  mes 
quatre  années  d'Equateur,  que  je 
considérai  toujours  comme  qua- 
tre vraies  années  de  bagne. 
Quelle  existence  que  la  mienne 
au  cours  de  cette  période  mau- 
dite, où  j'étais  seul  de  mon 
espèce  au  milieu  de  sauvages 
smpides  !  J'en   étais  arrivé,  ma 


NOTES  1 4  ^ 

à  la  regretter,  à  rester  le  soir  foi,  à  me  griser  régulièrement 
chez  moi  avec  ma  lampe  pour  pour  oublier  ma  solitude, 
seule  compagnie  ou  à  me  pro- 
mener sur  la  grève  en  me  de- 
mandant dans  quelle  catégorie 
d'imbéciles  il  fallait  me  classer 
pour  être  là  où  j'étais. 

Notez  que  ces  citations  ne  sont  pas  perfidement  choisies, 
mais  qu'elles  sont  toutes  relevées  dans  les  trois  premières 
pages  où  l'on  aurait  encore  pu  cueillir  plus  d'une  cocasserie. 
Hâtons-nous  de  refermer  le  volume,  mais  ne  cessons  pas 
de  protester  contre  de  pareils  brigandages. 

JEAN    SCHLUMBERGER 


POÈTES  ESPAGNOLS  ET  HISPANO-AMÉRI- 
CAINS CONTEMPORAINS. 

Je  m'excuse  d'aborder  un  sujet  si  étranger  à  mes  études 
habituelles.  Je  sais  bien  qu'il  ne  suffit  pas  de  parler  à  peu  près 
couramment  une  langue  pour  être  capable  de  porter  un  juge- 
ment quelconque  sur  des  ouvrages  écrits  dans  cette  langue. 
Cependant,  voici  que  de  plusieurs  côtés,  — et  notamment  de 
Madrid  même,  où  Enrique  Diez-Canedo  m'y  encourage 
publiquement,  dans  un  article  de  la  revue  Espana,  —  on 
me  demande  de  parler  de  la  poésie  espagnole  contemporaine. 
A  vrai  dire,  j'avais  déjà  commencé  d'en  parler,  mù  par  mon 
admiration  pour  l'œuvre  de  Ramôn  Gômez  de  la  Serna 
(Cf.  Hïspaniii,  n»  3,  1918,  et  Littérature,  Septtmhi:e  1919), 
et,  dans  un  article  déjà  ancien  (El  Nuevo  Mercurio 
1907)  j'avait  dit  ce  que  je  pensais  et  ce  qu'on  pouvait  atten- 
dre de  la  poésie  hispano-américaine.  Mais  quant  à  entre- 
prendre les  longues  études  que  suppose  une  connaissance  un 
peu  approfondie  de  ces  littératures,  —  non  ;  et,  comme  on 
dit  là-bas  :  A  vivir  ! 


142  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Pourtant,  voici  trois  livres  qu'il  me  faut  signaler  aux  lec- 
teurs de  cette  revue,  et  j'espère  que  mon  amour  pour  la  langue 
castillane  suppléera  à  mon  manque  de  préparation. 


* 
*   * 


Dans  Le  SymhoUswe  français  cl  la  Poésie  espagnole 
moderne  ',  M.  A.  Zéréga-Fombona  nous  a  donné,  en  fran- 
çais, une  étude  remarquable  des  grandes  lignes  du  problème 
de  l'influence  française  sur  les  lettres  castillanes.  Mais  le  titre 
de  son  ouvrage  est  un  peu  décevant.  Les  trois  quarts  de  ce 
petit  volume  sont  remplis  par  une  étude  philosophique  de 
l'expression  littéraire  et  du  Symbolisme,  et  ce  n'est  que  dans 
les  tout  derniers  chapitres  que  l'auteur  aborde  la  question  de 
l'influence  du  Symbolisme  français  sur  la  poésie  espagnole, 
influence  qu'il  attribue  presque  uniquement  à  l'oeuvre  de 
Ruben  Dario.  On  s'attendait  à  une  étude  plus  complète  et 
plus  détaillée,  et  à  trouver  quelques  preuves  historiques  à 
l'appui  de  cette  thèse.  Est-ce  bien  uniquement  à  travers 
Ruben  Dario  que  le  Symbolisme  français  a  fécondé  la  poésie 
espagnole  contemporaine  ?  Nous  aurions  désiré  savoir  quel- 
que chose  de  l'histoire  de  la  fortune  de  l'œuvre  de  Dario  en 
Espagne.  Personnellement,  nous  pensons  que  c'est,  encore 
plus  peut-être  que  son  exemple,  la  publication  en  volume  de 
ses  articles  sur  les  écrivains  français  vraiment  importants  de 
la  période  1850-1900,  —  sous  le  titre  «  Los  Raros  »  —  qui  a 
éveillé  la  curiosité  de  l'élite  des  artistes  espagnols.  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'histoire  de  l'influence  du  Symbolisme  français  sur 
la  poésie  espagnole  et  hispano-américaine  contemporaine, 
—  un  sujet  très  complexe  et  très  intéressant,  —  reste 
encore!  à  faire.  M.  A.  Zéréga-Fombona  en  a  écrit  la 
préface.   L'écrira-t-il  lui-même  ?  Nous  le  souhaiterions.  Et 

I.  Paris,  Mercure  de  France,  1920. 


NOTES  143 

nous  souhaiterions  aussi  une  étude  sur  le  même  sujet  par 
quelqu'un  qui  connaît  à  fond  la  littérature  française  et  la  lit- 
térature espagnole  ;  quelqu'un  qui  est  le  premier  d'entre  les 
critiques  espagnols  contemporains  :  nous  avons  nommé 
D.  Enrique  Diez-Ginedo. 


* 


Je  crois  que  c'est  Matthew  Arnold  qui  a  dit  qu'une  des 
caractéristiques  de  l'homme  de  génie  était  «  une  vie  extraor- 
dinaire ».  Je  me  souviens  aussi  qu'un  des  plus  célèbres 
romanciers  anglais  contemporains  m'a  dit  un  jour  :  «  L'ar- 
tiste doit  s'amuser.  »  11  semble  bien  que  ce  que  nous  appe- 
lons la  vie  de  bohème  a  dû  exister  depuis  que  l'art  existe. 
Elle  a  dû  exister  à  Athènes,  et  nous  l'entrevoyons  dans  l'en- 
tourage de  Citulle,  d'Horace  et  des  grands  Elégiaques  latins. 
Et  elle  existe  encore,  après  Murger.  Mais  elle  a  change  de 
forme.  Les  bohèmes  de  l'époque  romantique  étaient  des  pro- 
vinciaux réfugiés  à  Paris,  qui  était  pour  eux  une  sorte  de 
jungle  dans  laquelle  ils  s'ébattaient  librement,  heureux 
d'avoir  échappé  à  la  surTcillance  malintentionnée  et  aux  cri- 
tiques des  grotesques  notables  de  leur  petite  ville.  Notre 
moderne  bohème  est  un  personnage  tout  différent,  et  les 
grandes  capitales  sont  plutôt  pour  lui  des  centres  d'études 
que  des  lieux  de  plaisir.  En  y  rentrant,  il  se  dit  :  «  Atten- 
tion :  de  la  tenue.  »  C'est  en  dehors  de  Paris,  de  Londres,  de 
Madrid,  etc.,  qu'il  prend  ses  ébats  et  se  lâche  la  bride.  Notre 
bohème  est  une  bohème  cosmopolite  et  voyageuse,  et  le  tv'pe 
du  bohème  contemporain  est  en  apparence  ceci  :  un  homme 
très  correctement  et  même  élégamment  vêtu,  de  tout  point 
semblable  à  n'importe  quel  homme  du  monde.  Du  reste,  il  a 
plus  d'argent  que  les  bohèmes  de  Murger,  ou,  s'il  n'en  a  pas 
plus,  il  s'arrange  pour  aller  aussi  loin  que  possible  avec  des 
moyens    restreints.    Ne    faisant    en    réalité  parti   d'aucun 


144  L^    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

«  monde  »,  n'ayant  pas  une  a  position  sociale  »  à  garder, 
cela  lui  est  facile  :  il  n'a  pas  ce  qu'on  appelle  des  «  frais  de 
représentation  »  à  faire.  Il  est  né  n'importe  où  :  à  Nice,  à 
Dun-le-Palletau,  à  Barcelone  ou  à  Bucnos-Ayres.  Mais  de 
bonne  heure  il  a  connu  les  noms  et  les  œuvres  des  écrivains 
rrançais  de  la  grande  époque  1870- 1900,  et  c'est  là  que  ses 
études  se  sont  faites,  —  en  plein  Paris.  Souvent  aussi,  une 
maîtresse  parisienne  a  complété  son  éducation  et  l'a  natura- 
lisé français.  Alors  il  est  venu,  à  Paris,  dont  il  a  aimé  jus- 
qu'aux «  taxis  empestés  »,  et  on  l'a  vu  chez  Maxim  et  à 
Montmartre  danser  le  tango  mieux  que  les  danseurs  profes- 
sionnels, étonner  les  vieux  bohèmes  par  sa  connaissance  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  avancé  et  de  plus  hardi  dans  l'art  et 
la  littérature  contemporaine,  et  paraître,  dans  le  même  ins- 
tant, l'homme  le  plus  violent,  le  plus  passionné,  le  plus 
intrépide,  et  le  dilettante  le  plus  délicat.  Puis,  brusquement, 
il  part,  ayant  épuisé  pour  un  temps  tous  les  plaisirs  de  la 
ville,  ayant  besoin  de  libres  espaces,  de  grandes  courses  à 
travers  les  frontières,  les  océans,  les  prairies.  Il  lui  faut  la 
pampa,  et  ses  rapides  petits  chevaux,  et  des  jeux  violents,  et 
une  vie  rude  et  pleine  de  privations,  interrompue  sou- 
dain  par  de   nouvelles   descentes   sur  les    grandes    villes. 

Tel  est  le  genre  d'homme  que  Ricardo  Gûiraldes  nous  pré- 
sente dans  son  dernier  ouvrage,  un  roman  :  Raiicho 
(Buenos-Ayres,  191 7).  Mais  Raiicho  n'est  pas  une  auto- 
biographie. Raucho  n'est  pas  un  artiste  ;  c'est  un  bourgeois 
momentanément  fourvoyé  dans  la  bohème,  et  dès  qu'il  en 
sort,  —  après  avoir  bien  commencé  et  donné  quelques  pro- 
messes, pourtant  — il  cesse  de  nous  intéresser.  Il  retourne 
dans  sa  pampa  ;  il  se  range  ;  et  son  créateur  l'abandonne  au 
seuil  de  sa  vie  désormais  embourgeoisée,  —  à  moins  que  son 
amour  pour  une  femme  qu'il  retrouve  là-bas,  ne  le  sauve  ;  et 
c'est  ce  que  nous  verrons  peut-être  dans  un  prochain  livre. 

Ricardo    Gûiraldes,    heureusement,     n'est    pas   Raucho. 


NOTES  145 

Ricardo  Gùiraldes  est  un  des  premiers,  et  peut-être  le  pre- 
mier, parmi  les  poètes  de  la  plus  récente  génération  litté- 
raire de  la  République  Argentine.  Après  un  recueil  de 
nouvelles  très  remarquables,  il  a  donné  un  recueil  de 
poèmes,  El  Ceticerro  de  Cristal  (Buenos- Ayres,  191e), 
qui  doit  être  cher  à  tous  ceux  qui  aiment  à  voir  ce  que 
devient,  sous  l'influence  des  grands  maîtres  français  de  la 
génération  qui  nous  a  précédés,  la  poésie  de  langue  castil- 
lane. Mais  dans  El  Ccncerro  de  Cristal,  il  y  a  mieux 
que  des  influences  ;  il  y  a  une  personnalité  nettement 
marquée.  Il  faut  citer,  et  citer  dans  la  langue  originale,  car 
c'est  une  espèce  de  poésie  si  délicate,  et  qui  tire  tant  d'efl"ets 
des  sons,  que  sa  beauté  risque  de  s'effacer  sous  les  gros 
doigts   du   traducteur.   Voici  un  poème,   de    1914,    intitulé 

Qnietud  : 

Tarde,  tarde, 

Cae  la  tarde. 

Larga,  larga, 

Se  aletarga 

En  derrumbc  silencioso 

Como  mirada  en  un  pozo. 

Mais  je  vais  essayer  de  traduire  le  poème  intitulé 
Voyager  : 

«  Assimiler  des  horizons.  Qu'importe  que  la  Terre  soit  ronde  ou 
plane  ? 

S'imaginer  comme  désagrégé  dans  Y  atmosphère  qui  enveloppe  toute 
chose.  Créer  des  visions  de  lieux  à  venir  et  savoir  que  toujours  ils 
seront  lointains,  hors  de  notre  atteinte,  comme  tout  idéal. 

Fuir  ce  qui  est  vieux. 

Regarder  le  fil,  qui  coupe  une  eau  écumeusc  et  lourde. 

S'arracher  à  ce  qui  est  connu. 

Boire  ce  qui  vient. 

Avoir  une  âme  de  proue.  » 

Vais-je   parler  de   Rimbaud  («  Départ  dans  l'affection  et 

10 


146  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

!e  bruit  neufs  »)  ;  de  Jules  Laforgue,  de  Whitmaii  ?  Cela 
me  semble  inutile  :  et  plutôt  que  de  me  demander  d'où 
vient  cette  poésie,  j'aime  mieux  la  considérer  en  elle-même, 
la  goûter  en  elle-même,  attentivement,  scrupuleusement, 
comme  j'ai  scrupuleusement  reproduit  sa  ponctuation.  Il 
me  semble  y  découvrir,  surtout,  une  qualité  qui  ne  lui  vient 
que  de  son  auteur:  une  saveur  américaine,  et  plus  spécia- 


lement argentine. 


«  La  plaiae  est  perdue  daas  sa  propre  immensité  » 

(Solo,  poème  daté  de  19 14)  voilà  un  de  ces  vers  qui 
n'ont  pas  de  sources  définies,  et  qui  sont  d'un  grand  poète, 
d'un  poète  qui  a  rejoint  Gongora,  mais  sans  y  songer  et  par 
la  seule  vertu  de  son  inspiration  la  plus  intime.  Qui  sait  si 
ce  poète  subtil,  délicat,  ultra-décadent,  élevé  à  l'école  de 
Rimbaud,  et  sorti  de  cette  nouvelle  Alexandrie  que  fut  le 
Paris  de  1870-1900,  ne  sera  pas  un  jour  considéré  comme 
un  des  grands  poètes  nationaux  de  la  grande  république 
hispano-américaine  ?  Je  voudrais  traduire  El  NiJo,  .un 
poème  daté  de  Paris,  mais  qui  est  une  vision  d'un  pic  de  la 
Cordillère  et  qui  nous  peint,  ou  plutôt  nous  fait  sentir,  la 
descente  planante  d'un  condor  (l'oiseau  symbolique  de 
l'Amérique  du  Sud)  qui  tombe  <<  como  un  pedazo  de 
infinito  »  («  comme  un  morceau  <l'infini  »)  sur  le  sommet 
de  ce  pic.  Mais  j'ai  peur  de  gâter  ce  beau  poème,  et  je  pré- 
fère renvoyer  le  lecteur  au  livre  de  Ricardo  Gùiraldes,  un 
des  plus  beaux  livres  qui  nous  soient  venus,  jusqu'à  présent, 
de  Buenos-Avres. 

*    * 

Gabriel   Miré   est,   avec   Ramon   Gomez   de  la  Serna  et 

Juan  Ramôn  Jiménez,  le  plus  remarquable  des  poètes  espa- 

'  gnols  contemporains.   Ses  poèmes  ont  la  forme  de  romans 

et  sont  écrits  en  prose.  Mais  on  voit  dès  l'abord  que  c'est  à 


NOTES  T  47 

un  poète  lyrique  qTi'on  a  affaire.  Il  a  traduit  plusieurs 
ouvrages  français,  parmi  lesquels,  je  crois,  un  des  romans 
de  Francis  Jammes  (Pomme  â'Anis).  Jammes  ne  pou- 
vait guère  trouver  un  meilleur  traducteur,  car  par  certains 
côtés  Gabriel  Mirô  est  un  Jammes  espagnol.  En  tous  cas 
ses  romans  sont  des  romans  lyriques  comme  ceux  de  notre 
poète.  Mais  il  doit  être  plus  difScile  à  traduire  que  Jammes, 
car  son  vocabulaire  et  son  style  sont  beaucoup  plus  recher- 
chés malgré  son  apparente  simplicité.  Il  est  très  éloigné, 
matériellement,  du  langage  parlé,  ce  qui  explique  peut- 
être  ce  fait  qu'il  ne  jouit  encore,  en  Espagne,  que  d'une 
renommée  très  limitée,  et  qu'il  ne  sera  sans  doute  jamais 
populaire.  C'est  un  très  grand  artiste,  un  très  grand  styliste, 
qui  est  en  train  de  faire  pour  la  langue  castillane  ce  qu'a 
lait  jadis  Gabriel  D'Annunzio  pour  la  langue  italienne.  Il 
est  fâcheux  qu'on  ne  le  connaisse  pas  davantage  chez  nous, 
car  il  a  déjà  une  œuvre  assez  considérable  derrière  lui.  Mais 
je  vois  bien,  lorsque  je  passe  devant  les  quelques  librairies 
de  Paris  qui  vendent  des  livres  espagnols,  que  nous  sommes 
en  retard  de  vingt  ans  en  ce  qui  concerne  la  littérature 
espagnole.  Seule,  M™«  B.  Moreno  a  donné,  il  y  a  deux  ans, 
dans  Hispania,  quelques  pages  traduites  des  Figuras  de 
la  Pasion  ciel  Senor  de  Mirô.  Et  moi,  je  ne  puis  que 
signaler  ici  son  dernier  livre  :  El  humo  dormido, 
(Atenea,  Madrid,  1919)  ;  et  bien  que  j'aie  osé  traduire  des 
pages  de  R.  Gômez  de  la  Serna,  je  crois  qu'il  faudrait  qu'on 
insistât  beaucoup  pour  que  j'entreprisse  de  traduire  quelque 
chose  de  ce  grand  et  difficile  auteur. 

VALERY    LARBAUD 

* 

*    * 

La  Bourse  nationale  des  Voyages  littéraires  devait  être  attribuée, 
cette  année,  à  un  poëte.  Elle  vient  d'échoir  à  M.  André  Lamandé, 
connu  pour  de  judicieuses  critiques  et  pour  des  enquêtes  impar- 
tialement conduites  en  diverses  revues.  Son  recueil  de  vers  Sous  h 


348  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

rlair  regard  d'Athénè,  d'une  forme  académique  où  l'influence  de 
Musset  se  mêle  à  celle  de  Samain,  semblait  plutôt  relever  de  l'aéro- 
page  qui  distribue  les  prix  Archon-Desperouzes  et  Montyon.  Après 
lui  M.  Henri  Fourrât  a  groupé  sur  son  nom  quelques  suffrages. 
11  a  été  rendu  compte  dans  cette  revue  de  son  poëme  original  et 
savoureux  «  les  Montagnards  »,  qui  méritait  assurément  d'être 
couronné...  Certains  diraient  :  et  qui  a  mérité  de  ne  pas  l'être, 
précisément,  en  raison  de  ses  mérites  qui  ne  sont  pas  dans  le  goût 
académique.  Ils  auraient  tort  car  l'Académie  vient  d'attribuer  à 
M.  Pourrat  une  part  de  ce  prix  Archon-Desperouzes  généralement 
réparti  entre  les  plus  médiocres  productions  de  l'année. 

A  propos  de  la  Bourse  de  Voyage,  les  journaux  nous  ont  appris 
que  M.  Anatole  France  assistait,  pour  la  première  fois,  aux  délibé- 
jations  d'un  jury  dont  le  rajeunissement  parait  souhaitable. 


L'Académie  française  a  décerné  le  grand  prix  de  littérature  de 
'^ix  mille  francs  à  M.  Edmond  Jaloux. 

Le  prix  Stendhal,  fondé  en  191 3  par  la  Reviu  Critique  des  Idées  et 
des  Litres^  a  été  décerné  à  M.  Marcel  Boulenger. 

♦ 
»    » 


^ 


LES    REVUES 


SI  LA   PENSEE  MODERNE 
S'EST     SUICIDÉE 

Ce  n'est  point  par  artifice  de  discussion  que  M.  Charles  Maurra* 
déclare  préférer  Ravachol  à  Jules  Simon.  G.  K.  Chesterton  tout 
aussi  sincèrement  placerait  Dada  au-dessus  de  Wells  ou  d'Anatole 
France,  comme  plus  logique. 

Et  même  Dada  vient  à  propos  pour  figurer  ce  «  Suicide  de  la 
pensée  »  dont  il  est  parlé  de  façon  assez  vague,  ou  par  métaphore, 
dans  le  chapitre  d'Ortodoxy  que  traduit  la  Revue  Universelle 
(i  s  avril)  : 

«  Le  ramoUissement  du  cerveau  dont  Nietzsche  finit  par  être  atteint 
ne  fut  pas  un  accident  physique... 

Une  génération  pourrait  empêcher  l'existence  de  la  génération  sui- 
vante, si  tous  ceux  qui  la  composent  se  jetaient  à  la  nier.  Pareillement 
un  petit  nombre  de  penseurs  peut  jusqu'à  un  certain  point  tuer  la  pensée 
en  enseignant  que  cette  pensée  n'a  aucune  valeur...  » 

Mais  l'on  aimera  les  passages  purement  critiques  de  ce  chapitre,  et 
ceux  par  exemple  qui  ont  trait  aux  doctrines  de  la  volonté  : 

«  Admirer  le  choix  pour  hii-inême,  c'est  refuser  de  choisir.  Si  M.  Ber- 
nard Shaiv  vient  à  ttioi  et  vie  dit  :  «  Feuille:^  quelque  chose  »,  cela 
équivaut  à  dire  :  «  Je  ne  me  soucie  pas  de  ce  que  vous  voule^  ».  Fous  ne 
pouve:^  pas  admirer  la  volonté  en  général  parce  que  son  essence  est  du 
particulier » 

au  pragmatisme  : 

«  Le  pragmatiste  dit  à  l'homme  de  penser  ce  qu'il  est  bon,  ce  qu'il  est 
utile  qu'il  pense  et  de  ne  pas  se  préoccuper  de  l'absolu.  Or  une  des  choses 
les  plus  profitables  qu'il  lui  faille  penser,  c'est  l'absolu.  Cette  philosoplne 
est  en  vérité  une  sorte  de  paradoxe  verbal.  Le  pragmatisme  ne  se  préoccupe 
que  des  besoins  humains  ;  et  l'un  des  premiers  besoins  de  l'homme  c'est 
d'être  quelque  chose  déplus  qu'un  pragmatiste  » 


150  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

au  scepticisme  : 

«  Le  révolutionnaire  d'aujourd'hui,  gui  est  un  sceptique  infini,  est  sans 
cesse  occupé  à  miner  ses  propres  mines.  La  satire,  par  exemple,  peut  être 
Jolie  et  anarchique,  mais  elle  implique  la  supériorité  de  certaines  cJjoses 
sur  d'autres  ;  elle  présuppose  un  modèle.  Quand,  dans  la  rue,  des  petits 
garçons  rient  de  l'obésité  d'un  journaliste  distingué,  ils  supposent 
inconsciemment  un  canon  de  sculpture  grecque...  Nietzsche  avait  un  cer- 
tain talent  naturel  bour  le  sarcasme,  mais  il  y  a  toujours  quelque 
chose  dans  sa  satire  qui  manque  de  corps  et  de  poids,  simplement 
parce  qu'elle  n'a  pas  derricre  elle  une  certaine  masse  de  morale  ordi- 
naire. » 


POÈMES  DE  FRANCIS  REEVES 

De  Francis  Reeves,  dans  la  Minerve  française  (lermai),  ceshui- 

tains  : 

PRINTEMPS 

Printemps,  de  si  loin  que  tu  viennes^ 
Tu  n'apportes  que  le  passe. 
Les  miséricordes  sereines 
Du  vieil  espoir  jamais  lassé. 

C'est  en  souvenance  su pr ente 
De  eet  espoir  que  les  défunts 
Tissent  ta  robe  de  baptême 
Qui  répand  ses  lustrais  parfums. 

ÉTÉ 

Chute  d'azur  au  fond  des  ondes, 
Moires  de  feu  sur  les  épis, 
Vielles  des  moissons,  folles  rondes. 
Langueur  d'hymen  dans  les  pourpris... 

Je  songe  à  la  prodigue  vie  ; 
Je  songe  à  la  pure  beauté 
Ducarur  qui  donne  et  communie 
Au  temps  de  sa  maturité. 


LES    REVUES  Î5I 

JUTOMNE 

J'eire  par  la  cite  fatale 
Où  les  ans  raillent  notre  ardeur  ; 
Mes  pas,  dans  Vallée  automtiale. 
Foulent  les  faïu's  du  bonheur. 

Le  ciel,  une  dnw  grande  et  triste 
A  la  mesure  du  regret. 
Penche  son  soleil  d'aniéthyste 
Sur  l'in-pace  grave  et  muet. 

HIVER 

Dans  l'dtre  où  le  grillon  s'enchante, 
Je  jette  une  branche  de  pin  : 
Orgueil  de  futaie  odorante^ 
Ombre  des  saisons  dans  ma  main. 

Avant  quelle  soit  consumée, 
Je  dis  ma  détresse  et  mon  vœu  : 
«  Mon  cœur,,  tu  nés  qu^une  fumée. 
Un  peu  d'amour  qui  cherche  Dieu  ». 


LETTRES  INEDITES  DE  STENDHAL 

La  Connaissance  a  publié,  dans  ses  quatre  premiers  numéros, 
cinquante  lettres  inédites  de  Stendhal.  L'on  y  trouvera  de  nou- 
veaux pseudonymes  de  Beyle,  des  plaintes,  des  projets  d'emprunts, 
ce  mot  :  «  Je  continue  à  travailler  sur  mes  sentiments,  c'est  l'unique  che- 
min du  bonheur  »,  la  définition  de  la  raison,  celle  de  la  vertu,  et  cette 
lettre  à  sa  sœur  Pauline  (1804)  r 

«  Ta  lettre  m'e_^raye  au-delà  de  toute  expression.  Tu  vas  faire  une 
folie.  Songe  qtce  d'aller  à  Voreppe,  à  l'insu  de  ton  père,  te  dégrade  à 
jamais  de  l'état  que  tu  peux  avoir  dans  le  monde,  et  te  met  au  rang  des 
filles  perdues. 

Voilà  la  vérité  en  mon  âme  et  conscience,  fe  te  jure  de  ne  jamais  rien 
communiquer.  Songe  que  de  ta  place,  lu  ne  vois  que  le  bonheur  de  la  vie 


152  LA    NOUVELLE    REVUE    TKANÇAISE 

errante.  Tu  en  otes  tous  les  iuconvèuieuts.  Tu  dois  recevoir  un  de  ces 
jours  une  lettre  qui  est  h  meilleure  réponse  à  celle  du  j.  Tu  y  vois  com- 
bien on  est  quelquefois  triste  d'être  isolé,  et  encore  quelle  di_fférence  de  toi 
à  moi. 

Comme  homme  fat  le  cœur  ]  ou  4  fois  moins  sensible,  paire  que  j'ai 
j  ou  4  fois  plus  de  raison  et  d'expérience  du  monde,  ce  que  vous  autres 
femmes  appele:;^  dureté  de  cœur. 

Comme  homme,  j'ai  la  ressource  d'avoir  des  maîtresses.  Plus  j'en  ai 
et  plus  le  scandale  est  grand,  plus  /acquiers  de  réputation  et  de  brillant 
dans  le  mo>tdc.  Je  suis  parti  de  Grenoble  à  ij  ans  ;  j'en  ai  21  ;  j'ai  eu 
dans  cet  intervalle  tout  ce  qu'on  peut  avoir  en  femmes  ;  hé  bien,  depuis 
deux  ans,  je  commençais  à  me  déi^oûter  de  ce  i^enre  de  vie.  Cela  est  au 
point  que,  vml^ré  vion  âge  de  21  ans,  et  mon  heureuse  position  de 
n'avoir  pas  12  Jr.  de  rente  par  an,  j'épouserais  une  autre  Pauline  sifen 
trouvais  une  qui  ne  fût  pas  nia  sœur,  quitte  à  vivre  de  quelque  métier, 
comme  imprimeur,  par  exemple,  faiseur  de  journaux  ou  autre  chose  encore 
*)lus  triste. 

Ayant  l'âme  bien  plus  tendre  et  ne  l'ayant  pas  dégoûtée  par  4  ans  de 
vie  dans  h  grand  monde,  avant  2  ans  tu  briderais  de  trouver  un  homme- 
aimable.  Tu  le  désirerais  tant  que  tu  finirais  par  te  persuader  (comme 
Mary  Wolstenocrafj  Godivin,  anglaise  célèbre)  que  tu  l'as  trouvé,  et  il 
n'en  serait  rien.  Ce  serait  tout  bonnement  un  gredin.  A  force  de  désirer 
une  chose  dans  ce  genre  où  l'illusion  est  si  facile,  on  finit  par  se  persua- 
der qu'elle  est.  Et  l'irréparable  faute  de  s'être  trompé  éloigne  à 
jamais  le  pouvoir  d'avoir  un  époux  digne  de  soi. 

Songe  à  cette  vérité  :  qui  voudrait,  même  en  étant  amoureux,  épouser 
une  fille  qui  se  serait  sauvée  de  che:(^  ses  parents  ? 

Je  suis  l'homme  le  plus  dépourvu  de  préjugés  que  j'aie  rencontré,  et  je 
t'assure  que  je  ne  le  ferais  pas.  Si  je  l'aimais,  je  la  rouerais,  et  puis  la 
Planterais  là. 

Songe  bien  que  Saint-Preux  est  un  personnage  imaginaire,  de  même 
que  tous  les  héros  de  roman.  Lis  Molière,  La  Bruyère,  l'histoire  :  voilà 
l'homme. 

Apprends  par  cœur  Cinna  ;  les  râles  J'Orestc,  de  Ladislas,  (i'Her- 
mione,  t/;/  Misanthrope.  Cela  te  portera  aux  deux  un  jour.    » 


LES    REVUES  I53 


MAURICE  BOISSARD 

ET 

LE  THÉÂTRE 

Depuis  qu'il  traite  d'un  cœur  égal  de  balistique,  de  vie  mon- 
daine, et  de  la  question  de  savoir  si  Nietzsche  était  pangermaniste, 
le  Mercure  de  France  est  devenu  un  peu  intimidant.  Heureusement 
M.  Maurice  Boissard  nous  reste,  qui  écrit  de  M.  Léo  Larguier,  à 
propos  de  la  Lumière  du  Soir  : 

«  Je  le  voyais  de  temps  eu  temps.  Il  me  plaisait.  Je  dirai  plus  :  il 
m^ intéressait.  J'avais  lu  de  lui  quelques  vers  asse:^  beaux,  quoique  un 
peu  chargés  de  rhétorique,  aux  dépens  de  l'émotion  vraie.  J'aime  asse:; 
les  écrivains  qui  parlent  d'eux  et  M.  Léo  Larguier  parle  toujours  de 
lui.  Il  est  aussi  très  romantique  d'allures  et  de  paroles,  le  dernier  repré- 
sentant de  ce  genre  de  poètes  che:(^  lesquels  l'écrivain  se  doublait  un  peu 
d'un  comédien.  Il  me  racontait  des  histoires,  amusant,  mimant  les  per- 
sonnages, les  situations,  il  me  lisait  ses  vers,  en  parlant  les  dents  serrées, 
habitude  qu'il  a  prise  à  Coppée,  qui  la  tenait  lui-même  de  Banville. 
Car  il  est  étonnant  comme  tous  ces  gens  s'imitent  les  uns  les  autres, 
jusque  dans  le  physique.  Il  m'amusait  aussi  par  certains  détails  de  son 
vocabulaire.  M.  Léo  Larguier  ne  dit  jamais  «  tnon  pardessus  »,  «  wa 
canne  ».  //  dit  «  mon  manteau  »,  «  mon  bâton  ».  Cela  a  pour  lui  plus 
d'allure.  De  même,  il  ne  parle  jamais  de  lui  qu'avec  une  grande  pers- 
pective, sous  l'aspect  d'un  vieux  poète  plein  de  gloire  et  désabusé.  C'est 
plus  décoratif.  Il  v  a  même  mieux,  ce  niot  :  décoratif,  m'en  Jait  sou- 
venir. M.  Léo  Larguier  pensait  déjà,  en  ce  temps-là,  à  être  un  jour 
décoré  de  la  Légion  d'honneur.  Il  ne  disait  pas  alors  :  quand  j'aurai 
la  croix.  Non.  C'eût  été  trop  plat.  Il  disait  :  quand  f aurai  la  mé- 
daille. » 

de  M.  André  Rivoire,  à  propos  de  Roger  Bontemps  : 

«  Il  y  avait  une  belle  salle,  l'autre  soir,  à  l'Odéon,pour  la  répétition 
générale  de  sa  nouvelle  œuvre.  Des  académiciens,  qui  venaient  applaudir 
leur  digne  futur  confrère,  des  sociétaires  de  la  Comédie-Française , 
certainement  jaloux  de  voir  l'Ode'on  jouer  une  chose  aussi  délicieuse,  des 
critiques  qui  n'ont  jamais  rien  critiqué,  des  écrivains  qui  se  sont  tus 


154  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

soigneiiseiiiciit  en  dix  ou  vingt  voliiincs,  des  polies  plus  doues  d'hahilele 
que  de  poésie,  des  acteurs  qui  ne  savent  que  réciter,  des  journalistes  aux 
ordres  comme  aux  gages  de  leur  .journal,  des  fonctionnaires  des  Beaux- 
Arts  qui  venaient  voir  les  heaux-arts  fonctionner,  tous  ces  gens  qui 
n'ont  que  du  métier,  qui  n'ont  en  vue  que  la  réussite,  qui  sont  liés  eti- 
semble  jHir  toutes  sortes  d'intérêt?,  qui  se  soutiennent  mutuellement,  se 
font  une  réclame  réciproque,  se  prodiguent  entre  eux  les  éloges ,  se  payent 
les  uns  les  autres  par  un  compliment,  u>i  article,  un  appui  au  un 
service,  et  pour  qui  le  talent  n'est  rien  s'il  n'est  en  vue,  s'il  n'est  à  la 
mode  du  jour  et  s'il  ne  mène  à  quelque  chose.  Je  regardais  tout  ce  monde, 
ces  gens  sur  bon  nombre  desquels  je  sais  bien  des  histoires.  Je  jouissais 
du  bel  étalage  qu'il  formait,  de  la  belle  image  qu'il  offrait  de  la  société. 
Quel  air  d'aise  sur  tous  ces  visages,  quelle  mine  approbative,  quel  sou- 
rire satisfait  .'Quels  applaudissements  chaleureux  et  empressés  aux  vieilles 
ficelles  mises  en  jeu  par  l'auteur!  L'amour  de  l'art  les  transportait  tous  I 
Voilà  le  théâtre  qui  leur  plaît  !  me  disais-je.  Voilà  la  littérature  comme 
ils  la  comprennent  !  Voilà  l'art  tel  qu'ils  l'entendent,  le  sentent,  et  beau- 
coup d'autres  comme  eux,  l'art  qu'ils  soutiennent ,  propagent  et  défen- 
dent !  Un  art  où  rien  ne  vit,  rien  )i'émeut,  rien  ne  brille,  sensibilité 
ou  intelligence  !  Un  art  d'adresse,  de  métier,  de  convenances ,  fait  d'imi- 
tations, de  conventions  et  de  modèles  !  Le  monde  va  décidément  de  mal 
en  pis.  Nous  sommes  encore  plus  bêtes  qu'en  I()i4.  Cette  fameuse  grande 
guerre  du  droit,  qui  a  si  bien  mis  tout  de  travers,  a  encore  des  résultats 
plus  fâcheux  qu'on  ne  croit  :  elle  n'a  pas  tué  les  gens  qu'il  eut  fallu.  » 

et  de  lui-même  : 

«  Je  n'ai  jamais  eu  grand  goût  pour  les  légendes.  Je  suis  un  réaliste, 
n  me  faut  des  faits,  des  traits  humains,  des  choses  vraies,  fe  n'ai 
aucun  don  d'invention  et  je  le  goûte  peu  che:(  le§  autres.  Je  n'ai  jamais 
c'té  tenté  de  lire  un  livre  de  Wells.  C'est  pour  moi  sans  intérêt,  fe 
donne  volontiers  tous  les  rotnans  du  monde  pour  un  recueil  d'anecdotes 
vraies.  J'y  ai  cent  fois  plus  de  plaisir,  de  réflexions,  de  jotiissance  intel- 
lectuelle. Voilà  les  hommes  !  puis-je  me  dire,  voilà  la  vie  !  Ces  gens 
qui  racontent  des  histoires  inventées  de  toutes  pièces,  avec  tous  leurs 
accessoires  d'enjolivement,  sont  seulement  pour  prêter  de  l' dnie  aux  lecteurs 
qui  n'en  ont  pas.  Je  suis  un  grand  rêveur,  pourtant  !  J'ai  passé,  je  passe 
la  plus  grande  partie  de  ma  vie  à  rêver.  Mais  je  rêvais,  je  rêve  sur  des 
choses  VI- aie  s.  Si  je  n'ai  pas  d'invention,  j'aide  l'imagination.   Quand 


MEMENTO  155 

ie  surprends,  dans  mes  provjenades,  un  couple  de  ces  amants  qui  res- 
pirent, non  pas  la  fade  élégie  sent inten taie j  7nais  le  goût  le  plus  vif 
V un  pour  Vautre,  cette  ardeur  charnelle  qui  met  sa  marque  jusque  sur 
les  visages,  je  m'arrête  souvent  à  les  regarder,  je  rêve  alors  à  la  pas- 
sion, à  cette  exaltation  qui  tout  à  la  fois  anoblit  les  êtres  ou  les  dégrade, 
en  tout  cas  les  fait  vivre  avec  une  certaine  intensité.  » 


MEMENTO 

Action  (avril)  publie  un  roman,  plein  de  fautes  d'orthographe,  de 
G.  Séraphin,  champion  de  course  :  Les  mystères  des  colonies  d'Oulinsou 
les  Secrets  de  l'Enfance.  Les  fautes  d'orthographe  ont  d'abord  leur  charme, 
qui  s'épuise  assez  vite.  A  la  question  :  Que  pense^^vous  de  l'avt  nègre  ? 
l'on  a  répondu  :  le  seul  art  vierge,  le  sperme  vivificateur,  le  seul  art 
anti-idéaliste...  Et  Picasso  :  «  Uart  nègre  ?  connais  pas  ». 


L'a.mocr  de  l'Art  (mai)  contient  de  beaux  bois  de  Galanis.  Louis  Vaux- 
celles  y  parle  de  Fauconnet.  L'on  trouvera  dans  la  partie  littéraire,  que 
dirige  Joachim  Gasquet,  un  portrait  de  Joachim  Gasquet  par  André 
Favory,  une  chronique  sur  la  vie  intellectuelle,  de  Joachim  Gasquet,  un 
éloge  enthousiaste  de  Joachim  Gasquet  par  Jean-Louis  Vaudoycr,  enfin 
diverses  notes,  critiques  et  réflexions  signées  J.  G.  (Joachim  Gasquet, 
peut-être).  L'ensemble  est  aimable. 


André  Suarés  écrit,  à  propos  de  Salluste,  dans  les  Écrits  nouveaux  (mai 
1920)  :  f  Les  héros  de  Rome  sont  tous  couverts  de  dettes  ;  et  ces  fameux  carac- 
tères à  ta  romaine,  si  saints  dans  les  harangues  de  collège,  se  partagent  en 
deux  espèces  :  les  nns  sont  les  plus  terribles  usuriers  que  le  monde  ait  connus  ; 
Us  autres  des  faillis  pleins  £cUgance  :  leur  vertu  consiste  d'abord  à  ruiner 
leurs  créanciers.  Tant  de  courage  désintéressé  explique  leur  mépris  des  fripons 
syriens  :  ils  craignent  la  concurrence  », 

«t,  sur  Molière  au  Vieux  Colombier  (juin  1920)  :  «  Tout  est  réduit  à 
tin  tréteau  sous  un  triangle  de  lumière.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  faire  sentir 
l'harmonie  extraordinaire  des  costumes  avec  les  ais  de  bois  peint  en  brun- 
jaune.  Tous  les  pantins  de  la  farce  font  un  seul  perroquet  d^or  au  grand 
soleil  et  tout  ce  qu'ils  ont  de  couleurs  diverses  ne  sont  que  plumes,  huppes  ou 
aigrettes,  bleu,  vert,  lilas,  vermillon  modulant  dans  le  chaud  ramage  blond. 
Scapin  pique  là-dedans  son  cri  et  ses  bonds,  ses  pattes  et  son  bec  rouge  ». 


1^6  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 


L'Encrier  (i"  mai)  contient  un  conte  dramatique  de  Bernard  Marcotte, 
des  bois  de  Deslignères  et  Louis  Bouquet. 

René  Gillouin  esquisse  dans  I'Europe  Nouvelle  (50  niai)  le  plan  d'une  cri- 
tique gcncrale  du  système  maurrassien. 

Le  Feu  (15  mai)  :  Les  Saintes-Maries-de-la-Mer,  la  tare  miraculeuse,  par 
Joseph  d'Arbaud. 

La  Grande  Revue  (mai)  ;  un  conte  d'Emile  Guillaumin  :  la  Revanche  du 
<f  Pas  Dégourdi  i. 

Dans  les  Llttkes  Parisiennes  (i"  avril),  l'on  trouve  deux  poèmes  de 
Paul  Morand,  et  un  drame  d'aventures  de  Georges  Pillement. 

Littérature  (mai)  présente  vingt-trois  manifestes  du  mouvement  dada. 
André  Breton  écrit  :  «  Avant  tout  nous  nous  attaquons  au  langage  qui  est 
la  pire  ccnvention.  On  peut  très  bien  connaître  le  mot  Bonjour  et  dire  Adieu 
à  la  femme  qu'on  retrouve  après  un  an  d'absence  ». 


L'Opinion  publie  des  critiques  musicales  de  Henry  Bidou.  Jacques  Bou- 
lenger  écrit  sur  les  romans  de  Pierre  Benoit  (17  avril)  :  «  Le  roma- 
nesque ne  se  sauve  que  par  la  fantaisie,  par  le  lyrisme,  par  la  poésie  en  un 
mot,  et  ou  envoyez-vous,  si  peu  que  ce  soit,  en  tout  cela  ?  Si  M.  Pierre  Benoit 
■n'est pas  un  créateur  de  types  profondément  humains...  ce  n'est  pas  non  plus  un 
bien  puissant  créateur  de  types  chimériques.  Compare^  à  ses  Jluents  héros  un 
d'Artagnan,  un  Monte-Cristo  même. 

Non,  ce  n'es!  point  par  la  beauté  des  personnages  que  son  roman  vaut  ;  et  ce 
n'est  pas  non  plus  par  la  beauté  intrinsèque  des  scènes  et  des  épisodes,  car  il 
recherche  beaucoup  moins  une  anecdote  pour  son  «  caractère  »  propre,  que  pour 
les  ejfeis  de  surprise  qu'elle  lui  permet,  et  peu  lui  importe  quelle  soit  banale 
pourvu  qu'elle  amuse  ;  c'est  par  le  mouvement ,  Vanimation,  la  variété.  Car 
tel  est  le  grand  mérite  de  M.  Pierre  Benoit.  Il  nous  prend  par  la  main,  il 
nous  entraine. 

C'est  pourquoi  je  dirai  avec  Af .  Paul  Souday  que  Pour  Dou  Carlos, 
Kœnigsmark  et  même  l'Atlantide  nous  offrent  les  types  mêmes  du  livre  à 
lire  en  chemin  de  fer.  » 

L'Œil  de  Bo.uf  (mai-juin)  :  Le  concert  dans  un  parc,  par  H.  de  Mont- 
herlant. 

La  Renaissance  (21  mai)  :  La  formule  de  M.  yiaminck,  par  Guillaume 
Janneau. 


MEMENTO  157 

Charles  dn  Bos,  dans  la  Revue  critique  des  idées  it  des  livres 
(25  avril),  observe  que  les  héros  de  Stendhal,  par  leur  caractère,  débor- 
dent à  tout  instant  «  non  seulement  l'idée  qu'on  s'en  fait,  mais  l'idée  que 
Stendhal  lui-nu'me  voudrait  s'en  faire  et  voudrait  qu'on  s'en  fit.  Les  romans 
de  Stendhal  ne  sont  nullement,  quoi  qu'on  en  pense,  des  livres  dominés  :  ce 
qui  fait  naître  cette  impression,  c'est  son  don  exceptionnel  du  raccourci. 
L'emploi  du  raccourci  en  art  éveille  involontairement  dans  notre  esprit  l'idée 
d'un  génie  qui  se  domine  :  ce  n'est  pas  toujours  vrai,  et  Stendhal  est  le  meil- 
leur exemple  du  contraire  ». 

(En  lisant  »  le  Rouge  et  le  S'oir  »). 


La  Revue  des  Deux  Mondes  :  un  roman  ukrainien  de  Jérôme  et  Jean 
Tharaud  :  Un  Royaume  de  Dieu.  André  Beaunier  écrit  sur  l'œuvre 
d'Edmond  Jalous.  (i"  juin)  :  «  Un  personnage  de  M.  Edmond  Jaloux 
s'écrie  :  O  déclin,  fin  de  tout...  Et,  cela,  nous  le  connaissions  ;  mais  il 
ajoute  :  universelle  rupture  .'...  Et  ce  mot  qu'il  emprunte  au  vocabulaire 
d'amour  et  de  galanterie  n'a-t-il point  une  grâce  étrange....  1 
et  caractéristique,  si  l'on  veut,  de  la  sorte  d'âme  qui  inspire  le  Jeune 
homme  au  masque  ou  Eumces  dans  la  campagne. 


La  Revue  franco-brésilienne  (i  5  janvier  1920)  écrit,  en  conclusion  à  un  cha- 
leureux article  sur  Paul  Adam  :  «  Paul  Adam  laisse  des  oeuvres  fort  tiom- 
hreuses  :  en  prodiguant  des  louanges  à  celle-ci  ou  à  celle-là  de  ses  œuvres  on 
s'exposerait  à  amoindrir  les  autres  quand  toutes  sans  distinction  sont  dignes 
d'admiration  i>. 

C'est  un  scrupule  délicat. 

» 

La  Revue  des  Jeunes  a  publié  des  extraits  des  Trois  Miracles  de  Sainte  Cécile 
de  Henri  Ghéon  (10  et  25  avril,  10  mai).  Voici  le  martyre  de  saint 
Valérien  : 

Valérien 

J'étais  seul  avec  ma  prière 
qui  n'avait  plus  de  sens  pour  moi... 
quelques  mots  vains,  vagues  et  froids 
comme  un  moulin  qui  tourne  à  vide... 

(Coups  de  fouet) 

Déjà  j'entends  le  chant  liquide 
de  l'eau  qui  ruisselle  et  le  cri 


158  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

du  grain  que  la  meule  meurtril... 
Seigneur  !  voire  nom  reprend  Jorce. 

(Volée  de  coups) 

Je  suis  h  chêne,  dont  l'écorcc 
se  détache  et  montre  Vanhier, 
pareil  a ti  toise  du  guerrier  ! 

(Volée  de  coups) 

Je  suis  rocéan  sur  la  plage 
ietant  les  planches  du  naufrage  ! 


La  Revue  de  Paris  publie  une  pièce  inédite  de  Jules  Lcmaitre  :  Un 
Aventurier  (15  mai,  i"  juin).  Feruand  Vandérem  cite  ces  réflexions: 
ir  Le  jargon  de  notre  époque.,  cette  partie  du  style  purement  de  mode  et  qui  doit 
vieillir,  restera  comme  un  des  plus  monstrueux  jargons  de  la  langue  française. 
Je  suis  trop  de  mon  temps,  j'ai  t/op  les  pieds  dans  h  romantisme  pour  songera 
secouer  complètement  certaines  préoccupations  de  rhétorique.  Seulement,  dans 
ce  style  si  capricieusement  ouvragé,  si  chargé  d'ornements  de  toutes  sortes,  je 
voudrais  porter  la  hache,  ouvrir  des  clairières,  arriver  à  une  clarté  plus  large. 
Moins  d'art  et  plus  de  solidité.  Un  retour  à  la  langue  si  nette  et  si  carrée  du 
XVII*  siècle.  Un  effort  constant  pour  que  l'expression  ne  dépassât  pas  la  sensa- 
tion >i. 

C'est  du  Zola  de  1881  (Les  Romanciers  naturalistes).       ' 


Daniel  Halévy  écrit,  dans  la  Revue  Universelle  (i'=''  mai)  :  «  M.  Paul  Valéry 
s'est  inventé  pour  lui-même  et  ses  initiés,  une  rhétorique  de  l'allusion,  con- 
traire à  notre  rhétorique  classique,  dont  la  règle  veut  qu'on  annonce  les  idées, 
qu'on  développe  leur  contenu  et  que  de  l'une  à  l'autre  on  ménage  les  transi- 
tions. Il  n'est  pas  très  difficile  de  s'accoutumer  à  cette  rhétorique  (ce  fut  celle 
de  Gongora)....  Mais  la  pensée  existe,  elle  veille,  un  esprit  ferme  lie,  ordonne, 
mène  les  images  dispersées  et  parfois  se  découvrant  sans  voiles  il  s'exprime 
avec  l'harmonie,  avec  la  grâce  puissante  du  discours  racinicn  ». 

(De  Mitllanné  à  Paul  Valéry). 


La  Vie  (i*''  juin)  :  Odilon  Redon,  par  Sérusier. 


MEMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 


I.  —  BEAUX-ARTS. 

Henri  Clouzot  :  Les  métiers  d'art 

(7  fr.  50)  ;  Payot  et  C'^. 
Georges  Besson  :  Marquet  (40  fr,)  ; 

G.  Crès  et  C'=. 
Henri    Hertz  :    Degas   (10  Ir.)  ;    F. 

Alcan 
Mario    Meunier  :  Images  de  la   vie 

des  prisonniers  de  guerre.  Préface 

de  P.  Mac  Orlan  (100  fr.)  :  M.  Se- 

heur. 
Maurice  Raynal  :  Lipchitz  (10  fr.)  ; 

Fels. 

II.  —  LITTÉRATURE,  ROMANS, 
THÉÂTRE. 

Guillaume  Apollinaire  :  La  femme 
assise  (7  fr.  50)  ;  Editions  de  la 
Nouvelle  Revue  Française. 

Marguerite  Audoux  :  L'Atelier  de 
Marie-Claire  (5  fr.  75)  ;  E.  Fas- 
quelle. 

Henri  Barbusse  :  La  lueur  dans 
l'abSme  (3  fr.)  ;  Editions  Clarté. 

Barnev  {"S.  Clifford)  ;  Poè'ms  et 
Poèmes  (9  fr.)  ;  Emile-Paul  frères. 

André  Breton  et  Philippe  .Sou- 
PAULT  :  Les  champs  magtiéti^ics 
(5  fr.)  ;  Au  Sans  Pareil. 

Tristan  Corbière  :  Les  Amours 
jaunes  (20  fr.)  ;  G.  Grés  et  C'". 

Maurice  Dekobra  :  Le  Gentleman 
burlesque($  fr.)  ;  Edition  fi;ançaisc 
illustrée. 

Isidore  Ducasse,  comte  de  Lau- 
tréamont :  Poésies.  Préface  de 
Philippe  Soupault  (5  fr.)  ;  Au 
Sans  Pareil. 

Luc  Durtain  :  Le  Retour  des  hommes 
(5  fr.  75)  ;  Nouvelle  Revue  Fran- 
çaise. 

Rémy  de  Gourmont  :  Le  livret  de 
l'Imagier  (7  fr   50)  ;  S.  Kra. 

J.  K.  HuYSMANS  :  La  Cathédrale 
{2  vol.  :  35  fr.  )  ;  G.  Crès  et  C". 


Jacques  de  Lacretellk  :  La  vie 
inquiète  de  yean  Hermelin  (5  fr.)  ; 
B.  Grasset. 

Alfred  Machard  :  Les  Cent  Gosses 
(6  fr.  75)  ;  E.  Flammarion. 

Gérard  de  Nerval  :  La  main  en- 
chantée. Illustré  par  Daragncs 
(60  fr.)  ;  L.  Pichon. 

Charles  Louis  Philippe  :  La  Mère  et 
l'Enfant.  Illustré  de  18  bois  des- 
sinés et  gravés  par  Deslignères 
(5o  fr.)  ;  Nouvelle  Revue  Fran- 
çaise. 

Henri  de  Régnier  :  La  double 
Maîtresse,  avec  bois  en  couleurs 
de  Bonlîls  (25  fr);  Société  littéraire 
de  France. 

Henri  dk  Régnier  :  Le  Trèfle  rouge 
ou  les  Amants  singuliers  (50  fr.)  ; 
La  Renaissance  du  Livre. 

Jules  Romains  :  Donogoo  Tonka  ou 
les  Miracles  de  la  science  (6  fr.)  ; 
Nouvelle    Revue      Française. 

Upton  Sinclair  :  Jimmie  Higgins 
(7  fr  )  ;  La  Renaissance   du  Livre. 

JÉRÔME  et  Jean  Tharaud  :  L'Ombre 
de  la  Croix  (7  fr.  50)  ;  Plon-Nour- 
rit  et  Cie. 

Francis  Thomson  :  Corymbe  de 
l'automne.  Illustré  de  12  bois  des- 
sinés et  gravés  par  André  Lhote. 
(40  fr.)  ;  Nouvelle  Revue  Française. 

Jean  Variot  :  La  Rose  de  Reseim 
(20  fr.);  C.  Bloch. 

Emile  Verhaeres  :  Toute  la  Flan- 
dre. T.  I  :  les  Tendresses  pre- 
mières ;  la  Guirlande  des  dunes 
(6  fr.)  ;  Mercure  de  France. 

Israël  Zangwill  :  Les  Rêveurs  du 
Ghetto  (5  fr.  25)  ;  G,  Crès  et  C*. 

III.  —  DIVERS. 

J.  M.  Kevnes  :  Les  conséquences 
économiques  de  la  paix  (7  fr.  50)  ; 
Nouvelle  Revue  Française. 


LE   GÉRANT  :    G.^STON   GALLLMARD. 


ABBEVILLE.  —   IMPRI.MERIE   F.    PAILLART. 


v 


SAINT    LOUIS 

ROI      DE      FRANCE 


Il  n'y  a  pas  de  force  au  monde  qui  ne  soit  accompa- 
gnée de  séduction. 

C'est  ainsi  que  les  mémoires  du  temps,  et  Gros  qui 
au  théâtre  un  jour  sur  son  genou  crayonna  le  portrait 
de  Napoléon, 

Nous  disent  que  ce  qui  faisait  de  lui  l'Empereur  et  la 
forme  visible  du  Destin, 

C'était  moins  ce  regard  profond  que  cette  espèce  de 
sourire  féminin. 

Il  est  doux  d'être  commandé  par  un  être  que  l'on 
admire. 

Il  est  bon  d'avoir  une  place  au  jour  devant  ses  yeux 
et  de  savoir  qu'on  lui  a  fait  plaisir. 

Et  de  savoir  qu'il  y  a  un  homme  capable  de  juger  ce 
que  nous  faisons  et  de  dire  que  c'était  bien  : 

Tel  Saint  Louis  le  plus  juste  des  hommes  et  le  plus 
beau  parmi  les  lys  Capétiens. 

Et  certes  quand  il  s'agit  de  défendre  contre  les  enne- 
mis du  dehors  et  contre  ceux  du  dedans 

Non  plus  seulement  son  étroit  patrimoine  personnel 
et  la  réserve  de  ses  enfants, 

n 


l62  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Mais  tout  ce  carré  de  la  France  récente  entre  deux 
mers  avec  ces  châteaux  pleins  de  chevaux  et  d'armes 
sonnantes^  et  ces  bonnes  villes  rétives,  et  toutes  ces 
grandes  terres  à  pain,  —  . 

Et  cet  esprit  de  rapine  et  d'avarice  et  de  chicane  par- 
tout, et  ces  droits  ficelés  par  liasses  dans  des  coffres  et 
toutes  ces  libertés  sur  parchemin,  — 

Tant  d'intérêts  expliqueraient  tristement  chez  le  Roi, 
tant  de  limites  et  de  dangers. 

Cet  œil  toujours  en  méfiance  et  ce  cœur  toujours 
resserré. 

Mais  Louis  ne  met  pas  en  doute  un  moment  l'inten- 
dance  qu'il  a  reçue  du  ciel  ; 

Il  se  meut  dans  sa  Seigneurie  comme  dans  une  chose 
naturelle. 

C'est  lui  qui  est  le  Maître  et  il  ne  permet  pas  aux 
affaires  de  le  dominer. 

Rien  de  ce  cœur  qu'il  a  donné  à  Dieu,  défaite  ici-bas 
ou  succès,  ne  corrompt  la  chasteté. 

Humble  et  fort,  et  ce  pli  au  coin  de  la  lèvre  si  bon, 
et  toujours  souriant  et  vermeil. 

Il  soit  en  tout  ee  qu'il  a  à  foire  aussitôt  et  les  choses 
s'ouvrent  à  lui  comme  devant  le  soleil. 

Ah,  c'est  Louis,  notre  Roi,  pas  un  autre,  ce  je  ne 
sais  quoi  de  hardi,  et  de  jeune,  et  de  rapide,  et  de 
majestueux  ! 

C'est  lui  qui  lave  les  pieds  des  pauvres  et  qui  met 
sa  joue  royale  un  moment  contre  le  mufle  des  lé- 
preux. 

Mais  qu'un  traître  lève  le  masque  ou  que  des  brigands 
viennent  l'attaquer. 


SAINT    LOUIS,    ROI    DE    FRANCE  163 

Il  n'y  a  pas  d'enfant  de  vingt  ans  plus  prompt  qui  le 
soit  à  tirer  l'épée  ! 

11  n'y  a  pas  de  regard  plus  dur  que  celui  de  cet  ange 
terrible  ! 

Coule  entre  tes  peupliers  profonde,  ô  Seine,  et  toi, 
Marne  paisible  ! 

Pousse  ta  charrue,  laboureur,  pastoure,  conduis  ta 
vache  dans  les  prés. 

Et  vous,  tremblez,  ennemis  de  la  France,  quand  sur 
son  cheval  blanc  s'élance  notre  Roi  doré  ! 

Qui  n'aimerait  un  juge  si  beau  et  ce  Roi  qui  nous 
défend  avec  son  corps  ? 

Mais  n'est-il  pas  écrit  qu'entre  les  époux  l'union  va 
jusqu'à  la  mort  ? 

«  Eh  quoi,  mon  Roi,  »  dit  la  France,  «  ne  m'aimes- 
tu  que  dans  le  péril  et  dans  l'agonie  ? 

Et  si  je  te  suis  chère  dans  la  peine,  dans  la  joie  est-ce 
que  je  ne  suis  pas  belle  aussi  ? 

La  guerre  s'est  tue  maintenant,  et  c'est  ta  récom- 
pense, ô  Roi,  prête  l'oreille  !  et  l'aimes-tu,  encore  trem- 
blante, la  chanson 

De  la  jeune  mère  qui  du  pied  berce  le  plus  méchant 
de  ses  nourrissons 

Tandis  que  l'autre  sur  le  gros  sein  blanc  tourne  l'œil 
et  bâille  et  joint  les  mains  du  bonheur  de  son  petit 
dîner  ! 

C'est  toi  qui  nous  as  fait  ce  repos  et  cette  sécurité. 

Est-ce  la  peine  d'être  si  belle  ce  soir,  eh  quoi,  ne 
veux-tu  pas  me  regarder  ? 

Quel  est  ce  je  ne  sais  quoi  dans   ton  cœvj  qui  se 


retire  et  ce  regard  qui  m  est  étranger 


164  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISF 

Et  si  mon  vin  cette  année  à  tes  lèvres  n'est  pas  doux 
et  si  mes  pauvres  roses  ne  sont  pas  enivrantes, 

Si  mes  prairies  pour  arrêter  ton  pied  ne  sont  pas 
épaisses  et  cette  grande  paix  au  soir  que  d'autres  trou- 
vent suffisante, 

Si  ce  n'est  pas  vrai  que  je  suis  ton  Verger  Royal,  er 
qu'en  vain  je  verse  et  donne 

A  ce  maître  qui  est  mon  époux  tout  ce  qu'il  y  a  en 
moi  de  promesse  et  d'automne 

Dans  la  joie  et  l'amour  de  mon  cœur  et  dans  cette 
grande  inclination  sur  le  côté. 

Si  mes  fleuves  n'ont  pas  de  murmure  pour  toi 
auprès  de  l'avare  filet  de  Siloé, 

Cependant  il  y  a  des  pauvres  chez  moi  aussi,  il  y  a 
des  veuves  et  des  orphelins, 

Le  loup  ne  manque  point  au  juge,  ni  le  malade  au 
médecin, 

Qui  lui  ouvre  sa  plaie  et  son  âme  et  ses  yeux  avec 
une  foi  candide  ! 

Père,  sens  cet  enfant  dans  tes  bras  qui  t'embrasse  à 
grosses  lèvres  humides  ! 

Et  qui  viendra,  quand  les  trois  lys  de  Louis  auront 
disparu  sur  la  mé. 

Charger  sur  ses  épaules  la  brebis  perdue  avec  sa  patte 
cassée  ?  » 

—  Dieu  est  charité,  et  puisqu'il  aime  ses  créatures, 
pourquoi  ne  les  aimerions-nous  pas  comme  lui  ? 

Ce  n'est  pas  cette  espèce  de  bienveillance  générale, 
c'est  le  mot  amour  qui  est  écrit. 

Et  nous  de  même,  cet  amour,  est-ce  qu'il  ne  servira 


SAINT    LOUIS,    ROI    DE   FRANCE  165 

à  personne,  seulement  parce  qu'il  est  grand,  qui  est  en 
nous  la  même  chose  que  la  vie. 

Pour  que  nous  le  donnions  à  un  autre  et  que  nous 
sentions  ce  cœur  entre  nos  bras  qui  s'éveille  et  ces  yeux 
peu  à  peu  qui  nous  reconnaissent  avec  une  joie  immense  ! 

Qu'il  s'agisse  de  tous  ces  enfants  malades,  ou  de  ces 
païens  que  le  missionnaire  jusque  dans  leurs  îles  va 
sauver,  ou  de  la  France 

Et  de  ce  toit  le  sien  que  le  voyageur  reconnaît  entre 
les  bois  et  les  chaumes, 

—  Ou  de  cette  femme  plus  amère  que  la  nuit  qui  fut 
à  elle  toute  seule  une  fois  notre  patrie  et  notre  royaume  ! 

Dieu  miséricordieusement  a  arrangé  les  choses  de 
telle  façon 

Qu'il  ait  en  chaque  homme  besoin  non  pas  de  lui- 
même  nûment,  mais  de  son  œuvre  et  de  son  opération. 

Et  qu'il  y  ait  en  ce  vaste  équilibre  des  âmes  subjacent 
à  notre  monde  usuel 

Tels  groupes  d'êtres,  ou  ce  quelqu'un  unique,  de 
telle  façon  disposés  et  réservés  qu'ils  ne  puissent  être 
atteints  que  par  nous  seuls. 

Ce  n'est  pas  assez  d'être  avec  Dieu  si  nous  ne  sommes 
capables  de  Lui  coopérer. 

Ce  n'est  pas  assez  de  posséder  le  soleil  si  nous  ne 
sommes  capables  de  le  donner  ! 

Et  si  entre  deux  êtres  parfois  s'éveille  ce  profond  désir 
et  cette  soif  ardente. 

En  sorte  que  notre  propre  vie  paraît  peu  auprès  de 
cette  autre  créature  gémissante 

Qui  dit  qu'elle  s'est  donnée  à  nous  et  qui  maintenant 
anxieusement  nous  regarde  et  nous  considère  à  son  tour. 


ï66  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Connais  dans  toute  leur  immensité  le  devoir  et  l'exi- 
gence de  l'amour  ! 

Ah  !  il  n'y  aurait  pas  ce  désir  vers  nous  et  cette  bou- 
che sur  notre  bouche  dans  le  noir. 

Et  cette  certitude  si  étrangement  vers  nous  hors  de 
tout  rapport  avec  notre  valeur  et  notre  pouvoir, 

Si  cet  être  qui  dit  qu'il  est  bien  pour  toujours  entre 
nos  bras  et  qui  ne  veut  plus  jamais  s'en  arracher. 

Du  fond  de  sa  cause  en  Dieu  avec  nous  nous  deman- 
dait autre  chose  que  l'éternité  ! 

Oui,  cela  ne  serait  point  venu  vers  nous  comme  une 
femme,  et  cette  main  portée 

Comme  jadis  dans  le  sommeil  d'Adam  sur  notre 
cause  et  notre  volonté. 

S'il  n'y  avait  eu  cette  convention  entre  nous  anté- 
rieure à  notre  corps  ! 

Nous  ne  lui  donnerions  point  la  vie  si  ce  n'est  elle 
qui  nous  donnait  la  mort  ! 

«  La  joie  qu'il  y  a  autre  part  que  dans  mon  cœur  », 
dit  un  homme,  «  est-ce  que  tu  la  trouves  encore  dési- 
rable ? 

Ta  prison,  n'y  tiendrais-tu  pas  encore,  ô  stupide^  si 
ce  n'est  moi  qui  te  l'avais  rendue  intolérable  ? 

Et  moi,  ce  n'est  point  ce  beau  corps  qui  plie  et  ce 
sourire  dans  les  larmes  que  je  te  demande, 

Mais  une  chose  tellement  donnée  qu'il  est  impossible 
à  jamais  que  je  te  la  rende  ! 

Est-ce  que  nous  restons  les  mêmes  ?  est-ce  en  vain 
que  nous  nous  sommes  ainsi  rapprochés  ? 

Et  puisque  j'ai  porté  la  main  sur  toi,  et  toi,  est-ce 
que  tu  me  laisseras  tout  entier  ? 


SAINT    LOUIS,    ROI   DE   FRANCE  167 

Ce  coup  que  tu  m'as  porté,  ah,  ce  fut  assez  pour  moi  ! 

Ces  yeux  dont  tu  m'as  regardé  une  seconde,  je  ne 
les  veiTai  plus  en  ce  monde  une  autre  fois  1 

Ah,  c'est  toi-même  une  seconde,  elk  suffit,  avec  ce 
tressaillement,  que  j'ai  touchée  sans  intermédiaire  ! 

Crois-tu  que  désormais  où  je  suis,  il  y  ait  un  moyen 
que  tu  me  sois  étrangère  ? 

O  mon  royaume  !  ces  fleurs  et  ces  fruits  dans  le 
temps  que  tu  me  donnais,  crois-tu  donc  que  j'en  aie 
toujours  besoin  ? 

Pour  que  tu  sois  à  jamais  mon  royaume,  faudra-t-i»l 
que  ce   soit  toujours   le    printemps   sur  ta   face   et  la 


matin  ? 


O  ma  patrie  sans  parole  entre  mes  bras,  si  vous  vous 
dérobiez  un  moment,  serai-je  assez  sourd  jamais  pour 
que  vous  vous  soyez  tue  ? 

Loin  de  toi,  ô  mon  bien,  cet  exil,  suffit-il  pour  que 
tu  n'existes  plus  ? 

S'il  était  si  simple  que  de  t'échapper,  serait-ce  la  peine 
d'être  femme  ? 

Est-ce  mon  corps  seulement  que  tu  veux,  ou  plutôt 
n'est-ce  pas  mon  âme  ? 

Et  ne  dis-tu  pas  que  ton  droit  dans  mon  cœur  au- 
delà  des  choses  sensibles 

Est  ce  lieu  où  le  temps  ne  sert  pas  et  où  la  séparation 
est  impossible  ? 

Ce  qui  n'était  que  l'appétit  naïf  est  devenu  mainte- 
nant l'étude,  et  le  choix  libre,  et  l'honneur,  et  le  ser- 
ment, et  la  volonté  raisonnable. 

Ce  baiser  pendant  que  l'esprit  dort,  à  sa  place*  voici 
le  lonsr  désir  insatiable 


î68  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

D'un  paradis  si  difficile  qui  manque,  que  tout  l'être 
y  soit  intéressé. 

Ce  n'est  point  dans  le  hasard  que  je  t'aime,  mais  c'est 
dans  la  justice  et  la  nécessité. 

Si  je  ne  vivais  pas  le  premier,  sens-tu  bien  mainte- 
nant que  tu  ne  pourrais  vivre  ni  te  mouvoir  ? 

Ce  que  j'ai  été  fait  pour  t'apporter,  de  nul  autre  tu 
n'aurais  pu  le  recevoir. 

Ouvre  les  yeux,  sœur  chérie,  et  reconnais-moi  ! 

Prends,  et  ne  ménage  rien,  et  saisis  ce  qui  a  été  fait 
éternellement  pour  être  ta  proie, 

Ce  grand  don  terrible  de  l'amour  qui  ne  va  pas  sans 
dilacération  ! 

Ce  qui  était  le  plus  caché  en  nous  a  reçu  manifestation. 

O  mon  compagnon  immortel  !  ô  mon  étoile  du  matin 
entre  mes  bras  ! 

L'amour  était  trop  grand  entre  nous  pour  que  satis- 
faction lui  fût  possible  ici-bas  ! 

Ce  n'est  pas  par  un  chemin  si  court  que  l'on  va  jus- 
qu'à notre  être. 

Et  ta  joie,  tu  me  l'as  donnée.  Mais  ta  soif,  ne  me  la 
feras-tu  pas  connaître  } 

Le  désert,  me  le  refuseras-tu  ?  et,  toutes  ces  années, 

Ce  que  c'est  que  d'être  sans  ma  vie,  ne  me  le  feras- 
tu  pas  essayer  ? 

Pour  que  l'âme  avec  les  larmes  jaillisse  et  la  flamme 
en  grande  effusion  avec  le  sang, 

Cette  blessure,  avec  quoi  me  l'aurais-tu  faite  si  pro- 
fonde qu'en  te  retirant  ? 

Ah,  le  temps  n'a  pas  eu  de  prise  sur  nous  et  la  mort 
n'a  pas  réussi  ! 


SAINT   LOUIS,    ROI    DE    FRANCE  169 

Il  n'y  a  pas  de   mort  pour  moi,  tant  que  c'est   moi 

qui  ai  charge  de  te  donner  la  vie  ! 

O  mon  frère  si  beau,  ô  frère  de  mon  âme  sans  pitié, 
Je   ne  te  donnerai  point  mon  cœur,   si  tu  ne  m'en 

arraches  la  moitié  !  » 

—  O  France,  apprends  ce  que  c'est  que  d'avoir  de 
Dieu  même  reçu  Louis  pour  ton  époux  et  pour  ton 
patron  éternel  ! 

O  pays  à  petit  bruit  sous  la  neige  ou  la  pluie  qui  va 
recommencer,  tel  que  je  me  le  rappelle. 

Avec  ce  pâle  rayon  de  jour  une  seconde  qui  se  pro- 
mène sur  les  toitures, 

Et  la  cloche  qui  sonne  les  vêpres  sous  le  ciel  noir  à 
grands  coups  tristes  et  obscurs  ! 

—  Une  nuit  qui  est  quelque  chose  d'énorme  se  pré- 
pare et  il  y  a  un  peu  de  feu  à  l'intérieur  des  maisons. 

Ah,  ce  n'est  pas  gai  chez  nous  et  rien  que  d'y  penser 
me  donne  le  frisson  !  — 

Il  n'y  a  pas  un  peuple,  à  qui,  un  étranger,  le  vient 
voir,  on  dirait  qu'il  est  mieux  en  sécurité  contre  les 
rêves. 

Bien  au  chaud  dans  le  repli  de  sa  petite  vallée,  bien 
empaillotté  à  la  terre. 

Un  homme  curieux  de  ce  qui  est  tout  près  de  lui, 
défiant,  économe  et  malin. 

Sévère  à  Madame  son  épouse  et  mangeur  de  choux 
comme  Jeannot  lapin  ! 

Son  domaine  n'est  pas  à  l'autre  bout  du  monde  ce 
champ  de  hautes  plantes  en  or  tout  rempli  de  têtes  de 
nègres  ! 


170  LA   NOUVELLE   REVUE,  FRANÇAISE: 

Le  sien  qui  est  de  cinq  arpents  tout  en  longueur  lui 
suffit,  avec  ce  morceau  de  lard  dans  son  plat  et  ce  verre 
de  petit  vin  aigre. 

Et  nous  serions  tous  encore  comme  des  Chinois  en 
sabots  à  soigner  notre  propriété  rurale 

Si  Dieu  pour  notre  malheur  ne  nous  avait  donné 
une  certaine  aptitude  pour  les  idées  générales. 

Qui  veut  fiiire  les  choses  par  principes  s'expose  à  des 
conséquences  considérables. 

II  y  a  qui  mène  plus  loin  que  d'être  fou,  c'est  d'être 
raisonnable. 

Et  quoi  de  plus  raisonnable  que  de  chercher  premiè— 
rement  le  Royaume  de  Dieu  et  sa  Justice  ? 

C'est  joli  d'avoir  un  beau  Roi  et  ce  drapeau  plein  de 
fleurdelys  ! 

Et  comme  de  nos  jours  les  petits  bourgeois  et  les  fonc- 
tionnaires de  l'enregistrement 

Se  font  un  véritable  plaisir  d'apporter  la  moitié  de 
leurs  émoluments 

Accompagnée  d'un  pudique  espoir  et  des  fraîcheurs 
de  leur  imagination 

A  Ferdinand  de  Lesseps  qui  la  réclame  pour  ouvrir  la 
terre  aux  nations, 

Ainsi  jadis  quand  on  parlait  de  quelque  chose  de  ce 
côté  où  le  Père  des  Peuples  coinmande  et  où  le  Christ 
a  souffert. 

D'un  bout  de  la  Gaule  jusqu'à  l'autre  il  y  aura  tou~- 
jours  des  volontaires  ! 

Marche  devant,  Roy  Louis  !  je  ne  comprends  pas  tou- 
jours, mais  je  sais  que  c'est  toi  qui  as  raison. 


SAINT   LOUIS,    ROI    DE    FRANCE         -  l'jT 

C'est  moi  qui  panserai  ton  cheval  pendant  que  tu  fais 
oraison. 

Tout  le  monde  n'a  pas  un  roi  comme  nous,  c'est  un 
Ange  qui  porte  la  couronne  ! 

Dans  son  armure  d'or  pâle  svelte  et  mince  ainsi  qu'un 
saule  en  automne. 

Comme  il  est  malin  tout  de  même,  notre  Roi,  et 
comme  il  sait  y  faire  !  et  je  n'en  reviens  pas  que  ce  soit 
moi  à  sa  droite  qui  sois  en  train  à  grands  tours  d'épée 
de  montrer  aux  mécréants 

Sur  l'arène  de  Mansourah  la  manière  dont  on  sait  faire 
les  hommes  à  Orléans  ! 

Tant  que  Louis  sera  notre  Roi,  il  y  aura  de  l'ouvrage 
pour  'les  militaires. 

Il  n'y  a  pas  de  repos  pour  la  France  tant  que  la  sainte 
volonté  de  Dieu  reste  à  faire  ! 

Et  si  parfois  j'ai  de  la  peine  et  si  mon  cœur  est 
lourd  à  cause  de  ceux  que  je  ne  reverrai  plus  avant  de 
mourir, 

Tourne  un  peu  le  visage  vers  moi,  beau  Seigneur,  et 
je  serai  assez  récompensé  par  ton  sourire  ! 

Et  de  même  que  jadis  quand  il  achevait  la  France^ 
lui  et  ses  barons  tout  autour. 

Nous  le  suivions  dans  le  splendide  éclaboussement  de 
la  flmge  sous  le  joyeux  soleil  de  Taillebourg, 

Ainsi  quand  il  s'est  retourné  vers  nous  déjà  vieux,  la 
main  sur  la  croupe  de  sa  bête. 

Notre  regard  a  soutenu  le  sien  aussi  ferme,  le  matin 
de  cette  bataille,  là-ba«,  dont  on  savait  d'avance  que  ce 
serait  une  défaite. 

Mais  puisque  ce  fut  pour  nous-mêmes  si  amer  avant 


1"!  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

-que  l'enfant  fût  né  de  partir,   de  partir  avant  que  la 
moisson  fût  mûre, 

O  France,  comment  douter,  lui  qui  était  ton  époux, 
corps  de  femme,  que  pour  lui  aussi  la  séparation  fut 
■dure  ? 

Supérieur  à  toute  joie  personnelle  et  la  même  chose 
en  lui  que  la  naissance, 

Dieu  a  déposé  en  tout  homme  le  profond  devoir  de 
l'obéissance, 

Et  c'est  pour  cela  qu'on  le  dit  égoïste,  cet  appel  que 
toute  sa  vie  se  passe  à  essayer  de  comprendre  sans  voix, 
et  qui  ne  lui  laisse  point  de  repos  ! 

Car  ce  n'est  pas  pour  lui-même  qu'il  est  né,  mais  pour 
quelque  autre  dessein  plus  haut.  — 

Ces  routes  qui  nous  paraissaient  si  belles,  c'est  cela 
^ui  nous  les  interdit  et  qui  intervient  à  point  nommé. 

II  y  a  cette  chose  en  nous  qui  nous  pousse,  et  qui 
requiert,  et  qui  suggère,  et  qui  prie,  et  qui  refuse  et  ne 
veut  pas,  et  qui  nous  dit  que  par  un  autre  que  nous 
elle  ne  peut  pas  être  exécutée. 

Et  le  sexe  est  hors  de  l'homme,  mais  cela  seul  est  en 
lui,  aussi  en  plein  que  dans  la  femme  l'exigence  de  la 
maternité. 

Il  n'y  a  qu'un  moyen  d'avoir  trouvé  sa  place,  c'est 
d'être  arrivé  là  d'où  littéralement  l'on  ne  peut  plus 
bouger. 

La  seule  chose  qui  délivre  un  Roi,  c'est  d'avoir  les 
deux  mains  liées. 

La  seule  chose  qui  acquitte  de  la  Justice,  c'est  d'être  le 
captif  de  l'amour  ! 

Cela  qui  est  plus  nécessaire  que  soi-même,  il  n'y  a 


SAINT   LOUIS,    ROI    DE    FRANCE  IJJ 

qu'une  victoire,  qui  est  de  l'obliger  à  être  le  plus  fore 
pour  toujours  ! 

Et  toi  qui  étais  ma  fiancée  éternelle  et  de  qui  je  suis 
le  possesseur  et  le  roi, 

Ah,  tu  n'as  qu'à  consulter  ton  cœur  pour  savoir 
que  je  ne  pouvais  vraiment  t'épouser  que  sur  la 
croix  ! 

C'est  autre  chose  de  se  faire  l'un  à  l'autre  pour  le- 
temps  ou  pour  l'éternité  ! 

C'est  en  Dieu  seulement  que  je  ne  t'échapperai  pas 
et  que  tu  es  sûre  de  me  retrouver. 

Cette  vision  par  qui  en  restant  le  même  nous  nous 
revêtons  de  Dieu  et  prenons  à  son  énergie. 

C'est  parce  que  je  t'aime  qu'il  est  bon  enfin  de  l'avoir 
trouvée  et  parce  que  tout  en  moi  était  fait  pour  te  donner 
la  vie  ! 

Royaume,  quand  je  fus  sacré  à  Rheims  et  que  je  mis- 
ma  main  pleine  de  baume  sur  ta  figure, 

11  y  eut  quelque  chose  entre  nous  de  juré,  qui  ne^ 
meurt  pas  mais  qui  perdure. 

Et  il  est  vrai  que  je  me  suis  arraché  de  tes  bras  et  tes- 
yeux  me  cherchent  en  vain,  mais  dis 

Si  c'est  mauvais  que  je  sois  avec  Dieu,  qui  à  jamais  ne 
se  débarrassera  plus  de  Louis. 

Ah,  tu  étais  si  folle  et  si  claire  que  pour  toi  mes 
entrailles  se  sont  émues  ! 

Le  sais-tu,  que  je  suis  ton  pasteur  pour  toujours,  et 
quand  j'ai  mis  mon  manteau  sur  toi,  qui  étais  nue. 

J'ai  senti  qu'à  ne  pas  être  ton  défenseur  devant  Dieu 
et  ta  source,  ni  la  mort  désormais  ne  pouvait  me  servir 
d'excuse  ! 


174  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Si  je  te  fiiis  entendre  ma  voix,  ton  cœur  est-il  encore 
à  toi  pour  que  tu  me  le  refuses  ? 

Et  ces  cheveux  que  devant  ton  miroir  avec  une  atten- 
tion profonde 

Tu  tressais  autour  de  tes  tempes,  trouvant  qu'il  est  si 
joli  d'être  blonde. 

Parce  que  tu  m'as  aimé,  Royaume,  et  parce  que  tu 
m'as  pris. 

Parce  que  ton  sang  est  mon  sang  et  parce  que  tu  es 
où  je  suis. 

Parce  que  ton  infirmité  est  la  mienne  et  parce  que 
mon  désir  est  ton  désir. 

Ce  grand  lambeau  païen  dans  le  vent  de  la  mer  jadis, 
le  sais-tu  maintenant  à  quoi  il  était  fait  pour  servir? 

Le  jour  d'humiliation  vient  sur  toi,  de  ce  compagnon 
qu'on  t'arrache  et  de  cet  enfant  qu'on  tue  ! 

Ah,  tes  frontières  sont  largement  ouvertes,  et  l'ennemi 
t'a  trouvé,  et  ton  sein  n'est  pas  si  défendu, 

O  femme,  que  ton  cœur  d'amante  et  que  ton  cœur 
<îe  mère 

Ne  rompe  avec  un  parfum  qui  remplit  le  ciel  et  la 
terre  ! 

Et  puisque  tu  n'as  plus  de  pain  ni  de  vin  à  offrir,  et 
puisque  la  guerre  a  fLUiché  ton  peuple,  et  puisque  ta 
vigne  est  vendangée, 

■  Viens  dans  la  désolation  avec  moi  à  cette  place  que 
j'ai  convoitée. 

Et  baise,  te  saisissant  toi-même  à  deux  mains  comme 
une  gerbe  de  blé  vivant. 

Cette  place  où  d'un  Dieu  crucifié  il  ne  reste  qu'une 
mare  de  sang  ! 


S.aJNT    LOUIS,    ROI    DE   FRAXCE  175 

Louis  est  revenu  de  son  esclavage  en  Egypte  avec  la 
fièvre. 

Et  déjà  ce  n'est  plus  le  flot  démesuré  du  Nil  qui  est 
promis  à  sa  lèvre. 

Mais,  cette  eau  même  dont  il  rêvait,  ainsi  donc  de 
nouveau  la  voici,  et  cette  source  de  Montargis 

Comme  une  poche  grise  sous  le  talus  frissonnante 
entre  les  myosotis  ! 

Et  comme  jadis,  avant  le  départ,  il  envisageait  par 
i 'étroite  lucarne,  et  c'était  du  haut  de  son  donjon,  à 
Aigues-Mortes  dans  le  désert. 

Ces  lieux  tristes  où  son  royaume  finit  et  tout  ce  sable 
•qTii  précède  la  mer. 

Maintenant  c'est  en  plein  cœur  de  France  de  nouveau 
"Verdoyant,  bois  et  labours. 

Qu'avec  ses  yeux  maintenant  d'exilé,  il  lui  est  donné 
^e  tout  examiner,  qui  est  arrêté  sous  son  regard,  le  pré- 
sent, et  l'avenir  avec  le  passé  qui  se  déploie  tout  autour, 

Comme  une  carte  où  les  chemins  sont  faits  d'avance 
et  l'Histoire  qui  se  déplace  sur  cette  aire  quadrillée. 

Ce  pays  qui  solennellement  une  dernière  fois  lui  est 
■offert  à  comprendre  et  à  juger. 

D'un  cœur  pieux  et  d'un  œil  politique,  il  contemple 
•ses  frontières  spirituelles  et  physiques  pour  toujours,  et 
•ses  directions  et  ses  versants,  et  ses  défauts,  et  sa  voca- 
tion, et  ses  dangers. 

Il  sent  le  vent  sur  le  côté  de  sa  figure  de  l'Archange 
•^i  a  charge  de  nous  présider. 

Et  le  ciel  sans  doute  est  plus  beau,  mais  c'est  cela,  bois 
«et  labours,  et  cette  grande  ville  qui  fume,  sur  la  terre 
«qui  lui  a  été  donnée. 


17e  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Louis  a  aimé  son  royaume  comme  François  aimait  la 
Pauvreté. 

C'est  cela  pour  l'éternité  qui  est  son  droit  et  qui 
est  sa  chair  et  qui  est  son  épouse  et  cette  tête  sur  son 
sein. 

On  peut  tout  lui  demander  excepté  de  cesser  de  lui 
faire  du  bien. 

Et  tout  cela  qui  en  lui  n'était  pas  fait  pour  elle  et 
qui  était  capable  de  mourir. 

Tout  cela  qui  lui  était  inutile  et  qui  n'était  pas  fait 
pour  la  sauver  et  pour  la  défendre  et  pour  la  chérir. 

Tout  cela  qui  était  autre  chose  que  Dieu  et  dis-tu  que 
tu  t'en  lasseras  jamais  ?  cette  source  éternelle  de  la  joie  I 

C'est  cela  qu'il  est  insupportable  de  consen^er  plus 
longtemps  si  vainement  à  soi  seul  en  ce  lieu  qui  est 
ailleurs  que  sur  la  Croix  ! 

Ce  qu'elle  ne  peut  pas  donner,  c'est  lui  qui  le  don- 
nera à  sa  place, 

C'est  lui  qui  sera  en  Dieu  la  consommation  et  la 
couronne  resplendissante  de  la  race, 

L'Ascension  de  la  qualité  française  et  cette  lumière  de 
l'intelligence  qui  lui  est  propre  sur  sa  face, 

Le  Roi  puisé  de  par  le  droit  héréditaire  dans  le  sol 
même,  la  fleur  mâle  puisée  par  le  mérite  dans  la  Grâce  1 

Car  il  y  a  bien  des  roses  dans  les  jardins  de  Tou- 
raine,  il  y  a  bien  des  giroflées  sur  le  vieux  rempart  de 
Senlis, 

Mais  c'est  lui  seul  qui  réalise  le  blason  et  qui  est 
devenu  le  Lys  ! 

Ce  qui  était  ce  printemps  délicieux  jadis,  ce  qui  était 
ce  mystérieux  automne. 


SAIKT   LOUIS,    ROI    DE    FRANCE  I77 

Il  le  voit  à  la  portée  de  sa  main,  simple  comme  une 
croix  et  fermé  comme  une  couronne. 

Il  est  écrit  de  Moïse  qu'il  est  mort  dans  le  baiser 
de  Dieu  et  cela  a  autre  chose  qu'un  sens  faible  pour 
Louis  ! 

Tout  le  désir  qu'il  y  a  dans  l'homme  et  tout  le  don 
qu'il  y  a  dans  la  femme  est  en  lui. 

Mon  Dieu,  il  est  dur  d'être  mort  quand  on  se  sent 
fait  pour  être  avec  la  Vie  ! 

Ce  ne  sont  plus  ces  ombrages  légers  qu'il  lui  faut  et 
ces  brumes  mélancoliques! 

C'est  le  soleil  aveuglant  du  désert  une  fois  de  plus  et 
le  souffle  qui  vient  du  centre  de  l'Afrique  ! 

La  voici  donc  investie  cette  grande  soif  qui  ne  cessera 
plus  ! 

Cette  flamme  à  qui  le  corps  si  durement  aspirait,  la 
voici  donc  revêtue  ! 

Joie  de  sentir  enfin  brûler  ce  qui  n'était  fait  que  pour 
mourir  ! 

Cette  casaque  qui  nous  tenait  cousus,  joie  de  la  sentir 
se  fendre  et  s'ouvrir  ! 

Joie  de  sentir  les  années  de  ma  vie  tomber  de  moi 
comme  du  sable  ! 

Joie  de  sentir  à  mon  front  cette  couronne  enfin  par 
chacune  de  ses  épines  irrécusables  ! 

PAUL    CLAUDEL 
Rio  de  Janeiro,  novembre  1918. 


12 


SHAKESPEARE  : 

ANTOINE  ET   CLÉOPATRE* 


ACTE   III 


SCENE  PREMIERE 

Environs  du  Cap  Miscne, 

(Arrivent  d'un  côte  Pompée  et  Menas  précédés 
de  tambours  et  de  trompettes  ;  de  Vautre 
César-Octave,  Lépide,  Antoine,  Enoharhus  et 
Mécène,  suivis  d'une  troupe  de  soldais.) 

Pompée.  —  Je  garde  vos  otages  et  vous  gardez  les 
miens.  Mais  nous  aurons  un  entretien  avant  que  de 
combattre. 

Octave-César.  —  Il  est  décent  de  recourir  d'abord 
aux  paroles.  Aussi  vous  avons-nous  envoyé  d'avance 
nos  propositions  par  écrit.  Que  si  vous  les  avez  exa- 
minées,   faites-nous  connaître   si   vous  les  estimez  de 

I.  Voir  là  Nouvette  Revue  Française  du  ler  juillet  1920. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  I79 

nature  à  retenir  votre  colère  et  votre  glaive,  à  ramener 
dans  ses  foyers  toute  cette  ardente  jeunesse  sicilienne, 
que  sinon  vous  condamnez  à  périr. 

Pompée.  —  Seuls  sénateurs  de  ce  vaste  univers, 
agents  suprêmes  des  dieux,  c'est  à  vous  trois  que  je 
m'adresse.  Puisque  l'esprit  de  César  aujourd'hui  vous 
anime,  ne  vous  étonnez  point  si  l'esprit  de  mon  père, 
par  moi,  s'oppose  à  vous  et  cherche  à  se  venger.  Dites 
pourquoi  conspirait  le  pâle  Cassius  ?  Et  Brutus,  le  loyal 
Brutus,  dites  ce  qui  le  fit,  avec  les  autres  conjurés, 
ensanglanter  le  Capitole  ?  Amoureux  de  la  liberté  de 
chacun,  ceux-ci  ne  supportaient  pas  qu'au-dessus  de 
tous  s'élevât  quelqu'un.  Tu  sais  maintenant  ce  qui  me 
fit  équiper  ces  navires,  Rome  ingrate,  qui  dans  l'oubli 
du  grand  Pompée... 

Octave-César.  —  Prenez  votre  temps. 

Antoine.  —  Renonce,  ô  Pompée,  a  nous  faire  peur 
avec  tes  voiles.  Nous  saurons  te  répondre  sur  mer.  Quant 
à  nos  forces  de  terre,  tu  sais  de  quoi  elles  sont  capables 

Pompée.  —  Je  t'ai  su  capable,  toi,  de  t'emparer  de 
ma  propre  maison.  Mais  va,  je  te  permets  d'y  demeu- 
rer, puisque  semblable  au  coucou  tu  ne  sais  rien 
édifier  toi-même. 

LÉPiDE.  —  Veuillez  nous  dire  —  car  ceci  nous  écarte 
de  la  question  —  dans  quel  esprit  vous  avez  accueilli 
les  propositions  que  nous  vous  avons  adressées. 

Octave-César.  —  Toute  la  question  est  là. 

Antoine.  —  Oh  !  nous  ne  te  pressons  de  rien 
accepter.  Pèse  bien  le  parti  qu'il  te  sied  de  prendre. 

Octave-César.  —  Et  vers  où  vous  entraînerait 
l'espoir  d'une  plus  haute  fortune. 


A 


l8o  LA    NOUVELLE    REVUE    tRANÇAISE 

Pompée.  —  Vous  m'avez  offert  la  Sicile  et  la  Sar- 
daigne,  à  charge  de  purger  les  mers  qu'infestent  les 
pirates  et  d'approvisionner  de  blé  les  greniers  de  Rome. 
Movennant  quoi  notre  épée  intacte  rentrerait  au  four- 
reau et  seraient  remisés  nos  boucliers. 

Octave,  Antoine  et  Lépide.  —  C'est  cela. 

Pompée.  —  Eh  bien  !  sachez-le  :  j'arrivais  ici  disposé 
à  accepter  cette  offre.  Mais  Marc  Antoine  a  déjà  trouvé 
moyen  de  m'irriter  :  j'ai  mauvaise  grâce  à  te  le  rappe- 
ler, peut-être, -mais  quand  ton  frère  et  César  étaient 
aux  prises,  n'est-ce  pas  en  Sicile  que  ta  mère  a  trouvé 
près  de  nous  bon  accueil  ? 

Antoine.  —  Je  ne  l'ignore  point.  Pompée,  et  je 
tenais  tout  prêt  le  gracieux  remerciement  que  je  te 
dois. 

PoMFÉE.  —  Alors  tends-moi  la  main.  Je  ne  pensais 
pas,  je  l'avoue,  devoir  te  rencontrer  ici. 

Antoine.  —  Oui,  les  lits  d'Orient  sont  moelleux  ! 
Mais  grâces  te  soient  rendues  à  toi  qui  m'en  as  fait 
lever  de  meilleure  heure  et  juste  à  temps  pour  ma 
•  santé. 

Octave-César.  —  Vous  paraissez  un  peu  changé, 
depuis  notre  dernier  revoir. 

Po.MPÉE.  —  Bah  !  je  ne  sais  comment  la  mauvaise 
fortune  sur  mon  visage  inscrit  ses  comptes  ;  mais  du 
moins  je  sais  qu'elle  n'a  pas  prise  sur  mon  cœur. 

LÊPiDE.  —  Quelle  heureuse  rencontre  ! 

Pompée.  —  Je  l'espère,  Lépide.  Ainsi  nous  sommes 
d'accord.  Je  tiens  à  ce  que  notre  convention  soit  con- 
signée par  écrit,  contresignée,  scellée. 

Octave-César.  —  C'est  la  première  chose  à  faire. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  l8l 

Pompée.  —  Puis,  avant  de  nous  séparer,  il  faut  nous 
régaler  les  uns  les  autres.  Tirons  au  sort  à  qui  traitera 
le  premier. 

Antoine.  —  Laissez-moi  commencer,  Messieurs. 

Pompée.  —  Antoine,  c'est  le  sort  qui  décide.  Mais 
tôt  ou  tard,  je  crains  bien  que  ta  savante  cuisine 
égyptienne  ne  l'emporte.  Je  me  suis  laissé  dire  que 
Jules  César  avait  pris  là-bas  quelque  embonpoint. 

Antoine.  —  Vous  vous  êtes  laissé  dire  bien  des 
choses. 

Pompée.  —  Je  n'ai  que  de  courtoises  pensées. 

Antoine.  —  Exprimées  en  courtoises  paroles. 

Pompée.  —  Je  me  suis  donc  laissé  dire  qu'un  Sici- 
lien dû  nom  d'Apollodore  avait  apporté.... 

Enobarbus.  —  N'insistez  pas  :  il  l'a  fait. 

Pompée.  —  Fait  quoi  ? 

Enobarbus.  —  Apporté  sur  ses  épaules  certaine  reine 
d'Egypte  enveloppée  dans  un  tapis.... 

Pompée.  —  Eh  !  mais  je  te  reconnais  à  présent.  Com- 
ment ça  va-t-il,  camarade  ? 

Enobarbus.  —  Pas  mal  ;  et  avec  l'espoir  de  conti- 
nuer ;  quatre  banquets  en  perspective 

Pompée.  —  Donne-moi  la  main.  Quand  j'aurais  dû 
le  plus  te  détester,  je  t'ai  vu  combattre  et  vrai  !  j'ai  envié 
ta  valeur. 

Enobarbus.  —  Seigneur,  je  ne  peux  pas  dire  que  je 
vous  aie  jamais  beaucoup  aimé  :  mais  je  vous  ai  louange 
en  un  temps  où  votre  mérite  valait  bien  dix  fois  mes 
louanges. 

'    Pompée  (à  Antoine).  —  Laisse-le  dire.  Qu'il  ait  son 
parler  franc.  Messieurs,  je   vous  invite  à  bord   de   ma 


l82  .LA  NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

galère.    Soyez    mes    hôtes,    vous    tous.    Venez- vous  ? 

Octave,  Antoine,  Lépide.  —  Montrez-nous  le  che- 
min. Monsieur. 

Pompée.  —  Suivez-moi. 

(Ils  sortent  tous,  excepté  Méfias^ 

MENAS  (à  part).  —  Ton  père,  ô  Pompée,  n'aurait 
jamais  signé  pareil  traité.  ' 

SCÈNE  II 

A  bord  de  la  galère  de  Pompée. 

Symphonie  qu'on  entend  derrière  le  rideau^ 
tandis  que  sur  le  devant  de  la  scène  arrivent 
des  serviteurs  portant  des  plats. 

Premier  Serviteur.  —  Ils  arrivent  !  ils  arrivent  !  Cer- 
tains d'entre  eux  déjà  branlent  sur  leur  base  au  point 
que  le  moindre  vent  les  pourra  coucher. 

Deuxième  Serviteur.  —  Le  nez  de  Lépide  luit 
comme  un  phare.  • 

Troisième  Serviteur.  —  On  lui  fait  boire  tous  les 
fonds  de  bouteille. 

Quatrième  Serviteur.  —  Dès  que  la  discussion 
s'envenime,  il  crie  :  suffit  !  il  s'interpose  ;  il  concilie  et 
les  réconcilie  tous  dans  le  vin. 

Cinquième  Serviteur.  —  Mais  il  se  brouille  de  plus 
en  plus  avec  le  bon  sens. 

Sixième  Sermteur.  —  Et  tout  cela  pour  faire  figure 
parmi  les  grands  hommes  !  Pour  moi,  je  préfère  un 
bâton  bien  en  main  à  une  pertuisane  que  je  ne  pourrais 
pas  soulever. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  183 

Septième  Serviteur.  —  Etre  invité  dans  les  hautes 
sphères  et  ne  pas  savoir  s'y  comporter,  c'est  ressembler 
à  ces  bustes  qui  ont  deux  trous  à  la  place  des  yeux. 

(Entrent  les  convives') 

Antoine  (à  Octave).  —  Oui,  c'est  la  coutume  en 
Egypte  :  ils  inscrivent  sur  leurs  pyramides  au  bord  du 
Nil  l'étiage  de  chaque  crue.  Et  cette  mesure  les  rensei- 
gne sur  la  future  importance  de  la  moisson.  Celle-ci 
sera  d'autant  plus  belle  que  le  Nil  aura  mieux  débordé. 
Dès  que  ses  eaux  se  retirent,  le  cultivateur  sur  la  vase 
encore  molle,  répand  le  grain,  qui  promptement  germe 
et  profite. 

LÉPiDE.  —    On  parle  d'extraordinaires  serpents  !.... 

Antoine.  —  A  tes  souhaits,  Lépide. 

Lépide.  —  Que  votre  soleil  d'Egypte  extrait  de  votre 
limon  ;  par  exemple  votre  crocodile. 

Antoine.  —  Vous  l'avez  dit. 

Pompée.  —  Prenez  place.  Messieurs.  Allons  !  du  vin. 
A  votre  santé,  Lépidus  ! 

LÉPIDE.  —  Je  ne  me  sens  pas  tout  à  fait  aussi  bien 
que  je  le  voudrais  ;  mais.  Messieurs,  vous  ne  me  verrez 
jamais  rester  en  retard. 

Enobarbus.  —  Tu  feras  tout  de  même  bien  de  dormir 
un  peu  pour  te  rattraper. 

LÉPIDE.  —  On  m'a  parlé  aussi  des  pyramides  de 
Ptolémée  comme  d'objets  assez  remarquables  ;  on  m'en 
a  même  beaucoup  parlé. 

MENAS  (à  part  à  Poinpcc).  —  Seigneur,  un  mot. 

Pompée.  —  Allons  !  parle.  Que  veux-tu  ? 

MENAS.  —  Quittez  un  instant  la  table,  je  vous  en 
conjure.  Mon  général,  j'ai  quelque  chose  à  vous  dire. 


184  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Pompée.  —  Plus  tard.  —  Encore  une  santé  pour 
Lépide. 

Lépide.  —  Qu'est-ce  au  juste  que  votre  crocodile. 

Antoine.  —  C'est  un  animal,  Monsieur,  qui  se  res- 
semble étrangement  à  lui-mêne.  Il  est  de  longueur  égale  à 
la  sienne  ;  et  j'en  dirai  autant  de  sa  largeur.  Il  se  meut 
en  se  déplaçant.  Il  se  nourrit  de  ce  qui  l'alimente,  et  ne 
quitte- la  vie  qu'en  mourant. 

Lépide.  —  De  quelle  couleur  est-il  ? 

Antoine.  —  De  couleur  crocodile,  exactement. 

Lépide.  —  Bah  !  quel  étrange  animal  ! 

Antoine.  —  N'est-il  pas  vrai  ? 

Lépide.  —  On  m'a  raconté  qu'il  pleurait. 

Antoine.  —  C'est-à-dire,  plus  précisément,  qu'il  verse 
des  larmes. 

Octave.  —  Si  votre  description  le  satisfait!... 

Antoine.  —  Oui,  grâce  aux  santés  qu'on  lui  porte^ 
ou  c'est  qu'il  est  bien  difficile. 

Pompée  {à  Menas).  —  Encore  ?  Va  te  faire  pendre. 
Hein?  Qu'est-ce  que  tu  veux  ?  Va-t'en.  Eh  bien  !  cette 
coupe  ? 

Menas  (i)  part).  —  Au  nom  de  mes  services,  daignez 
m'entendre.  Levez-vous.  Venez. 

Pompée.  —  Es-tu  fou  ?  {il  se  lève)  Allons  !  parle. 

Menas.  —  Je  me  suis  toujours  découvert  devant  votre- 
fortune. 

Pompée.  —  Oui,  tu  m'as  fidèlement  servi.  Qu'est-ce- 
à  dire  ?  Trinquez  sans  moi,  Messieurs. 

Antoine.  —  Gare  aux  écueils,  Lépide.  Vous  chavirez. 
Menas  (à  Pompée).  —  Voulez-vous  posséder  l'univers  > 

Po.mpée.  —  Que  prétends-tu  ? 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE    ET    CLÉOPATkE  iSj 

MENAS.  —  Je  le  répète.  Veux-tu  régner  sur  le  monde 
entier  ?  , 

Pompée.  —  Qu'entenJs-tu  par  là  ? 

MENAS.  —  Accepte  seulement  et,  si  pauvre  chose  que 
je  sois,  je  me  fais  fort  de  te  donner  le  monde. 

PoMPiiE.  —  Dis  donc  :  combien  de  bouteilles  as-tu 
bues  ? 

MENAS.  —  Non,  Pompée.  Je  n'ai  jamais  été  moins 
ivre.  Tu  peux  devenir,  si  tu  l'oses,  un  Jupiter  humain  : 
tout  ce  que  baigne  l'océan,  tout  ce  que  recouvre  le  ciel, 
si  tu  le  veux,  tout  est  à  toi. 

Pompée.  —  Le  mo^'en  ?  Parle  ! 

MENAS.  —  Les  trois  piliers  du  monde,  les  triumvirs, 
sont  ici,  dans  ta  galère,  entre  tes  mains.  Coupons  les 
.câbles.  Sitôt  en  pleine  mer,  on  fait  leur  affaire  et  tout 
est  à  toi. 

Pompée.  —  Ah  !  que  ne  l'as-tu  donc  fait,  sans  m'en 
parler.  Oui,  toi,  tu  pouvais  le  risquer  ;  moi,  ce  serait  de 
la  bassesse.  Tu  devrais  savoir  que  mon  profit  n'a  jamais 
pris  le  pas  sur  mon  honneur.  D'abord  l'honneur.  Fâcheux 
que  ta  langue  ait  trahi  ton  projet.  Ce  que,  fait  à  mon 
insu,  j'aurais  pu  approuver  par  la  suite,  à  présent,  je  le 
dois  condamner.  N'y  pense  plus.  Buvons. 

MENAS,  —  A  partir  de  quoi  je  renonce  6  Pompée,  à 
servir  ta  fortune  défaillante.  Celui  qui  convoite  et  qui 

fait  des  façons  quand  on  lui  offre  ce  qu'il  convoite 

tant  pis  pour  lui. 

Pompée.  —  A  la  santé  de  Lépide  ! 

Antoine.  —  Portez-le  à  terre.  Pompée,  je  te  ferai 
raison  à  sa  place. 

Enobarbus.  —  Menas  !  à  la  tienne  ! 


3  86  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

MENAS.  —  Enobarbus,  à  ta  santé  ! 

Pompée.  —  Remplis  encore,  on  voit  les  bords. 

Enobarbus  (contemplant  ceux  gui  emportent  IJpidus).  — 
Voilà  de  bien  solides  gaillards,  pour  transporter  un  tiers 
du  monde  ! 

MENAS.  —  Oui  dà  !  le  tiers  du  monde  est  ivre.  Que 
ne  l'est-il  tout  entier.  Tout  irait  comme  sur  des  rou- 
lettes. 

Enobarbus.  —  Bois  donc,  et  poussons  à  la  roue. 

MENAS.  —  Tournons. 

Pompée.  —  Dis  si  nous  approchons  de  tes  fêtes 
d'Alexandrie. 

Antoine.  —  Presque.  Choquons  nos  coupes.  Hurrah  ! 
A  la  santé  de  César  ! 

Octave-César.  —  Je  me  passerais  bien  de  celle-là. 
C'est  une  tâche  ardue  que  de  se  laver  le  cerveau  pour  le 
rendre  plus  trouble. 

Antoine.  —  Prêtez-vous  au  jeu. 

Octave.  —  Ne  crains  rien.  Je  te  ferai  raison.  Mais 
plus  volontiers  je  jeûnerais  durant  trois  jours,  que  de 
tant  boire  en  un  seul. 

Enobarbus  (à  Antoine').  —  Eh  bien  !  mon  vaillant 
empereur  !  Ne  danserons-nous  pas  une  bacchanale  égyp- 
lienne  pour  couronner  dignement  notre  orgie. 

Po.MPÉE.  —  Allons-y,  bon  soldat. 

{Tous  se  lèvent,) 

Antoine.  —  Tenons-nous  par  la  main,  et  tournons 
jusqu'à  ce  que  le  vin  triomphe  de  nos  sens,  pareil  au 
suave  et  délicat  Léthé. 

Enobarbus.  —  Les  mains  dans  les  mains.  Que  la 
musique  nous  assourdisse  :  je  vais  placer  chacun.  Cet 


"SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  187 

enfant  commencera  le  chant;  et  chacun  de  vous  enton- 
anera  le  refrain  de  toute  la  force  de  ses  poumons. 

{Enoharhus  place  les  convives,  tandis  qu'un  en- 
fant chante.') 

L'Enfant  : 

Viens  à  nous,  Monarque  du  vin 
A  l'œil  rose  étonné  de  joie 
Bacchus  !  sous  le  pampre  divin 
Dieu  des  cuves  en  qui  se  noie 
Le  souci  des  fronts  couronnés. 

Refrain  (j'epris  en  chœur)  : 

Verse  le  vin  !  Verse  à  la  ronde 
:  Jusqu'à  faire  tourner  le  monde. 


ACTE   IV 

SCÈNE  PREMIÈRE 
I^  Promontoire  d'Aciimn.  —  Devant  le  Camp  d'Antoine, 

ENOBARBUS  et  EROS. 

Enobarbus,  —  Eh  bien  !  cher  Eros,  quelles  nouvelles 
■de  Rome  ? 

Ergs.  —  D'étranges  nouvelles,  Seigneur. 

Enobarbus.  —  Parle. 

-Eros.  —  César  et  Lépide  ont  déclaré  la  guerre  à 
Pompée. 


l8S  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Enobarbus.  —  C'est  déjà  vieux  :  ensuite  ? 

Eros  — César-Octave,  après  avoir  profité  de  Lépide 
dans  cette  lutte  contre  Pompée  et  avoir  eu  raison  de  ce 
dernier,  a  refusé  de  reconnaître  en  Lépide  son  égal  ;  il 
ne  supporte  pas  qu'il  revienne  à  Lépide  aussi  quelque 
gloire  de  cette  expédition  ;  bien  mieux,  il  l'accuse  d'avoir 
entretenu  avec  Pompée  une  correspondance  secrète,  et 
le  fait  saisir  sans  autre  forme  de  procès.  Voici  donc  le 
pauvre  triumvir  qui  attend,  entre  quatre  murs,  que  la 
mort  enfin  l'élargisse  ! 

Enobarbus.  —  Ainsi  donc,  Antoine  et  César 
demeurent  seuls  en  présence.  Comme  une  paire  de 
mâchoires  qui  se  referme  sur  le  monde,  tout  ce  que 
le  monde  peut  jeter  entre  eux  d'aliments,  ne  les  empê- 
chera pas  de  grincer. 

Eros.  —  Où  est  Antoine  ? 

Enobarbus.  —  Il  se  promème  autour  du  camp,  foule 
aux  pieds  les  joncs  du  rivage  en  murmurant  :  l'imbécile  ! 
(Il  pense  à  Lépide  !)  et  menace  de  mort  l'officier  qui 
crut  bien  faire  en  le  débarrassant  de  Pompée.  Cléopâtre 
l'a  rejoint  et  le  suit  partout  ;  elle  prétend  prendre  part  à 
la  guerre.  Mais  si  maintenant  nous  devons  emmener  au 
combat,  avec  les  chevaux,  les  juments,  celles-ci  auront 
bientôt  à  porter  à  la  fois  le  cheval  et  le  cavalier.  Je  l'ai 
dit  tout  net  à  Antoine,  mais  Canidius,  qui  sait  tirer 
profit  de  sa  présence,  plaide  pour  elle  et  remporte  une 
cause  que  d'avance  les  secrets  désirs  d'Antoine  ont 
gagnée. 

Eros.  —  Le  voici...  mais  ce  n'est  peut-être  pas  le 
moment  de  lui  parler. 

Enobarbus.  —  Tu  n'as  rien  à  lui  dire  qu'il  ne  sache. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  189 

Notre  flotte  toute  équipée  déjà  se  tient  prête  à  marcher 

contre  l'Italie  et  contre  César. 

ÇOn  voit  entrer  dans  le  fond  surhaussé  de  la 
scène.)  Antoine.  Canidius  {causant)  et  Cléo- 
pâtre,  qui  se  détache  d'eux  et  s'avance  vers 
Enoharhus.) 

Cléopatre.  —  Je  ne  te  tiens  pas  quitte,  sois  en  sûr. 

Enobarbus.  —  De  quoi  ?  De  quoi  ?  De  quoi  ? 

Cléopatre.  —  Tu  as  voulu  convaincre  Antoine 
qu'ici  je  n'étais  pas  à  ma  place. 

ExoBARBUS.  —  Eh  bien  ? 

Cléopatre.  —  Puisque  je  ne  suis  pas  une  ennemie, 
pourquoi  n'assisterais-je  pas  au  combat  ? 

Eros.  —  Madame,  ne  craignez-vous  pas  que  votre 
présence  n'embarrasse  Antoine  ?  qu'elle  ne  prenne  sur 
son  cœur,  sur  son  intelligence,  sur  son  temps,  alors  que 
rien  de  lui  ne  devrait  en  être  distrait.  On  l'accuse  déjà 
de  légèreté  et  je  puis  vous  dire  qu'à  Rome  d'où  je  viens, 
on  va  racontant  que  cette  guerre  est  menée  par  Photius, 
par  Mardian  l'eunuque  et  par  vos  femmes. 

Cléopatre.  —  Que  Rome  crève  et  que  pourrissent 
les  langues  qui  jasent  contre  nous  !  J'ai  moi  aussi  mes 
charges  dans  cette  guerre  et  je  dois  au  royaume  que  je 
.gouverne,  d'y  faire  figure  de  soldat.  Tu  entends  ? 

Enobarbus.  — Je  ne  dis  plus  rien. 

{Antoine  et  Canidius  descendent  sur  le  devant 
de  la  scène). 

Antoine.  —  N'est -il  pas  étrange,  Canidius,  que  de 
Tarente  et  de  Brindes  traversant  la  mer  Ionienne,  il  ait  si 
promptement  pu  s'emparer  de  Toryna  ?  {ii  Cléopatre). 
Vous  avez  appris  cela,  ma  charmante  ? 


1,90  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Cléopatre.  —  Pour  s'étonner  de  la  célérité,  il  n'y  a 
rien  de  tel  qu'un  lambin. 

Antoine.  —  Bien  riposté  !  Votre  ironie  ferait  honneur 
au  plus  vaillant  guerrier,  et  fait  honte  à  notre  indolence  l 
Canidius,  c'est  sur  mer  que  nous  voulons  le  jouter. 

Cléopatre.  —  Sur  mer,  oui.  Rien  de  mieux. 

Canidius.  —  Sur  mer,...  oui...  Pourquoi  ? 

Antoine.  —  C'est  là  qu'il  nous  défie. 

Enobarbus.  —  Et  ce  défi  que  vous  lui  lancîezr. 
Seigneur,  de  se  mesurer  avec  vous  en  un  combat  singu- 
lier ? 

Canidius.  —  Et  de  choisir  pour  ce  combat  la  plaine 
de  Pharsale  où  César  triompha  de  Pompée.  Mais  ce 
défi  où  il  ne  trouvait  plus  avantage,  il  l'a  repoussé.  Imi- 
tez-le. 

Enobarbus.  —  Nos  vaisseaux  sont  mal  équipés.  Nos 
marins  sont  des  muletiers,  des  cultivateurs,  tous  gens 
levés  en  hâte  et  par  force.  La  flotte  de  César  a  fait  ses 
preuves  contre  Pompée  ;  ses  navires  sont  vites  autant  que 
les  nôtres  pesants.  Quel  déshonneur  y  a-t-il  à  vous  refu- 
ser à  lui   sur    mer,   dès  que  sur  terre  vous  l'attendez  ? 

Antoine.  —  Sur  mer  ;  sur  mer. 

Enobarbus.  —  Mon  général,  par  là,  vous  rendez  vain 
votre  mérite,  et  jetez  la  confusion  dans  votre  armée, 
qui  vaut  surtout  par  son  infanterie.  Vous  jetez  par-dessus 
bord  votre  propre  expérience  et  votre  renommée.  Vous 
quittez  la  route  qui  vous  mènerait  droit  au  succès  pour 
vous  lancer  dans  les  hasards  et  dans  les  risques. 

Antoine,  —  Je  combattrai  sur  mer. 

Cléopatre.  —  J'ai  soixante  navires  à  voiles.  César 
n'en  a  pas  de  meilleurs. 


SHAKESPEARE  !    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  19! 

Antoine.  —  L'excédent  doit  être  brûlé  ;  nos  forces 
concentrées  sur  le  reste,  près  d'Actium,  fonceront  sur  la 
marine  de  César  quand  elle  doublera  le  promontoire.  Si 
nous  avons  le  dessous,  il  sera  temps  de  prendre  à  terre 
notre  revanche. 

(Arrive  un  messager): 

Quelles  nouvelles  ? 

Messager.  —  Il  n'est  que  trop  vrai.  Seigneur.  César- 
Octave  a  pris  Toryne.  Sa  flotte  est  signalée. 

Antoine.  —  Se  peut-il  qu'Octave  lui-même  l'accom- 
pagne ?  Cette  rapidité  tient  du  prodige.  Canidius,  tu 
commanderas  sur  terre  nos  dix-neuf  légions  et  nos  douze 
mille  chevaux.  Dispose  les  escadrons  sur  le  versant  de  la 
colline,  en  face  de  l'armée  de  César.  De  ce  point  nous 
pourrons  dénombrer  ses  vaisseaux,  et  agir  en  toute  con- 
naissance. Il  est  temps  de  se  rendre  à  bord.  Viens,  ma 

Thétis. 

{Entre  un  soldai'). 

Qu'y  a-t-il  encore,  mon  brave  ? 

Soldat.  —  Mon  noble  empereur,  ne  combats  point 
sur  mer.  Ne  te  fie  pas  à  des  planches  pourries.  Fais  cré- 
dit à  ce  glaive  et  à  ces  cicatrices.  Laisse  barboter  les  Egyp- 
tiens et  les  Phéniciens.  A  nous  les  victoires  sur  terre  où 
nous  avons  continué  de  combattre  l'ennemi  pied  à  pied. 

Antoine,  —  C'est  bon  !  C'est  bon  !  Adieu. 

(Us  sortent). 

Sold.\t.  —  Par  Hercule  !  Je  crois  pourtant  que  j'ai 
raison. 

Canidius.  —  Parbleu  !  Mais  la  raison  ne  gouverne 
plus  Antoine  ;  celui  qui  devrait  nous  conduire  est  con- 
duit et  nous  sommes  tombés  en  quenouille. 


Ï92  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Soldat.  —  N'est-ce  pas  à  vous  qu'est  confié  sur 
terre  le  commandement  des  lésions  et  de  toute  la  cava- 
lerie  ? 

Canidius.  —  Marcus  Octavius,  Marcus  Justeius, 
Publicola  et  Célias  commandent  sur  mer  ;  mais  nous, 
nous  avons  ordre  de  garder  la  terre.  Cette  précipitation 
d'Octave  me  confond. 

Soldat.  —  Tandis  qu'il  s'attardait  à  Rome,  son 
armée  s'acheminait  par  petits  détachements,  de  manière 
à  tromper  nos  espions. 

Canidius.  —  Sais-tu  qui  est  son  lieutenant  ? 

Soldat.  —  Taurus,  je  crois. 

C.wiDius.  —  Je  vois  qui  c'est. 

(Arrive  un  messager'). 

Messager.  —  L'Empereur  mande  Canidius. 
Canidius.  —  Le  temps  est  gros  de  nouvelles  et  en 
enfante  une  par  minute. 

SCÈNE  II 

Même  décor. 

{Enlreiit   sur   la  gauche  des  représentants  de 
l'armée  de  César). 

CÉSAR-OCTAVE,  MÉCÈNE,  AGRIPPA, 
TAURUS,  etc.. 

Octave.  —  Au  mépris  de  Rome,  oui  ;  il  a  fait  tout 
■cela,  et  pis  encore.  Voici,  m'a-t-on  dit,  comment  les 
choses  se  sont  passées  :  Sur  la  place  publique  d'Alexan- 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET    CLEOPATRE  193 

drie  un  tribunal  d'argent  fut  dressé.  Antoine  et  Cléo- 
pâtre,  assis  sur  des  trônes  d'or,  à  leurs  pieds  Césarion, 
fils  illégitime,  prétendaient-ils,  de  mon  père  le  grand 
César,  flanqué  des  deux  bâtards,  fruits  de  la  débauche 
d'Antoine.  C'est  alors  qu'il  conféra  solennellement  à 
Cléopâtre  le  gouvernement  de  l'Egypte,  et  la  proclama 
reine  absolue  de  la  basse  Syrie,  de  Chypre  et  de  la 
Lydie. 

Méchke.  —  Et  tout  cela  devant  le  peuple. 

Octave.  —  En  pleine  place  publique,  vous  dis- 
je  ;  il  a  proclamé  ses  fils  rois  des  rois.  La  grande 
Médie,  le  royaume  des  Parthes  et  l'Arménie  ont  été 
dévolus  à  Alexandre  ;  et  à  Ptolémée  la  Syrie,  la  Ciliciê, 
la  Phénicie  ;  Cléopâtre  apparût  ce  jour-là  sous  le  cos- 
tume de  la  déesse  Isis,  et  déjà  souvent,  m'a-t-on  dit,  il 
hii  était  arrivé  de  donner  audience  dans  cet  accoutre- 
ment. 

MÉCÈNE,  —  Il  faut  que  Rome  en  soit  instruite. 

Agrippa.  —  Ecœurée  déjà  par  l'insolence  d'Antoine, 
il  faut  qu'elle  lui  retire  son  estime. 

Octave.  —  Eh  !  le  peuple  sait  déjà  tout  cela.  Il  a 
reçu  ses  accusations. 

Agrippa.  —  Mais  qui  le  peuple  accuse- t-il  ? 

Octave.  —  Moi.  Il  me  reproche,  ayant  dépouillé 
Sextus  Pompée  de  la  Sicile,  de  ne  point  lui  avoir  donné 
sa  part.  Il  dit  m'avoir  prêté  des  vaisseaux,  et  que  je  ne 
lui  ai  point  rendus.  Enfin  il  s'indigne  que  Lépide  ait 
été  déposé  du  triumvirat  et  que  j'aie  confisqué  tous  ses 
biens. 

Agrippa.  —  Seigneur,  il  faut  répondre  à  ces  accusa- 
tions. 


194  ^-^   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Octave.  —  Un  messager  leur  pone  ma  réponse. 
Je  mande  que  Lépide  était  devenu  trop  cruel  ;  qu'il 
abusait  de  son  immense  autorité  et  méritait  son 
sort.  Volontiers  je  lui  accorde  une  part  de  mes  con- 
quêtes ;  mais  de  son  côté  qu'il  me  cède  une  partie  de 
l'Arménie  et  des  royaumes  conquis  par  lui. 

MÉCÈNE.  —  Il  n'y  consentira  jamais. 

Octave.  —  Je  ne    céderai   pas  non    plus.  Taurus  ! 

Taurus.  —  Seigneur. 

Octave.    —    Elude    tout    engagement     sur    terre. 

Maintiens  intacte  ton  armée.  Ne  t'offre  pas  au  combat 

avant  que  tout    ne  soit  réglé   sur  mer.    Conforme-toi 

strictement   aux  ordres  de  cet  écrit.  Ce  coup  de  dés  va 

décider  de  ma  fortune. 

(Musique). 

(Obscurcissement  de  la  scène.  Symphonie  nautique). 


SCENE  III 

{Entre  Enoharhus). 

Enobarbus.  —  Perdu  !  Perdu  !  Tout  est  perdu  !  Je 
ne  puis  en  voir  davantage.  Le  navire  amiral  égyptien, 
VAnioniade  a  pris  la  fuite  et  les  soixante  voiliers  l'ont 
suivi.  Après  quoi  mes  yeux  se  sont  éteints. 

(Entre  Scarus). 

ScARUS.  —  Dieux  et  Déesses  et  tous  les  habitants  du 
ciel  ! 

Enobarbus.  —  Que  leur  veux-tu  ? 

Scarus.  —   Le  plus  beau   morceau  du    monde  est 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOFATRE  I95 

perdu  par  pure  sottise  !  Pour  des   baisers    nous  avons 
lâché  des  royaumes. 

Enobarbus.  —  Quel  est  l'iispect  du  combat  ? 

ScARUS.  —  De  notre  côté  un  aspect  de  pestilence,  et 
la  promesse  de  la  mort.  Cette  vieille  sorcière  d'Eg3'pte 
—  que  la  lèpre  l'étrangle  —  au  milieu  du  combat, 
tandis  que  les  fortunes  jumelles  balançaient  et  que  la 
nôtre  l'emportait  presque  —  je  ne  sais  quel  taon  la 
pique,  elle  fuit,  telle  une  génisse  en  folie  ;  elle  fuit 
toutes  voiles  dehors. 

Enobarbus.  —  J'ai  vu  cela.  Mes  yeux  en  sont  encore 
malades,  et  j'ai  détourné  mes  regards. 

Scarus.  —  Elle  n'eut  pas  plus  tôt  viré  de  bord,  qu'An- 
toine, déployant  ses  ailes  marines,  comme  une  mouette 
éperdue,  vole  après  elle,  abandonnant  le  plus  beau 
moment  du  combat.  O  honte  !  Oh  !  voir  ce  monument 
de  noblesse  décomposé  par  la  magie  !  Expérience,  cou- 
rage, honneur  jamais  encore  ne  se  sont  ainsi  renonces  ! 

Enobarbus.  —  Hélas  !  Hélas  ! 

(Etiirc  Caiiiditis). 

Canidius.  —  Notre  fortune  sur  mer  a  perdu  le  souf- 
fle !  Elle  sombre  d'une  façon  très  lamentable.  Notre 
Antoine,  s'il  s'était  montré  semblable  à  lui-même,  tout 
aurait  bien  marché  !  Quoi  !  c'est  lui  qui  nous  a  donné 
l'exeniple  de  la  fuite  :  lâchement,  lui  ! 

Enobarbus.  —  Si  c'est  là  qu'ils  en  sont,  bonsoir  ! 

Canidius.  —  C'est  vers  le  Péloponè.se  qu'ils  ont  fui. 

Scarus.  —  Nous  pouvons  aisément  nous  y  rendre. 
J'attendrai  donc  là-bas  l'événement. 

Canidius.  —  Je  vais  me  remettre  à  César  avec  légions 
et  cavalerie.  Six  rois  déjà  m'ont  montré  le  chemin. 


1^6  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Enobarbus.    —    Pour   moi,     je   suivrai    encore,   6 
Antoine,  ta  fortune  blessée,  —  bien   que  ce  soit  mar- 
cher contre  le  souffle  de  la  raison. 
f 

SCÈNE  IV 

Alexandrie.  —  Le  Palais  de  Clcopâfre. 

ANTOINE   et  des  SERVITEURS. 

Antoine.  —  Arrêtez  !  Le  sol  se  dérobe  sous  mes 
pas  ;  il  a  honte  de  me  porter.  Approchez,  mes  amis.  Je 
me  suis  trop  attardé  dans  ce  monde  où  j'ai  perdu  mon 
chemin  pour  toujours.  Je  possède  un  vaisseau  chargé 
d'or  ;  prenez  ;  partagez-vous  cet  or  et  vite  enfuyez-  vous 
vers  César. 

Serviteur.  —  Fuir,  jamais. 

Antoine.  —  J'ai  fui  moi-même.  J'ai  donné  ma 
désertion  en  exemple  aux  couards.  Quittez-moi,  mes 
amis.  Je  me  suis  engagé  sur  une  route  obscure  où  votre 
aide  ne  m'est  plus  d'aucun  secours.  Quittez  !  Vous  trou- 
verez le  trésor  que  j'ai  dit,  dans  le  port  ;  il  est  à  vous. 
Oh  !  je  me  suis  lancé  à  la  poursuite  de  ce  qu'à  présent  je 
rougis  de  regarder.  Mes  cheveux  même  sont  en  révolte  : 
les  blancs  reprochent  aux  bruns  leur  imprudence,  les- 
bruns  aux  blancs  leur  ineptie.  —  Mes  amis,  quittez- 
moi.  J'écrirai  à  quelques  amis  pour  faciliter  votre  route. 
Ne  prenez  pas  cet  air  consterné,  je  vous  prie  ;  ne  pro- 
testez pas  de  vos  regrets  ;  abandonnez  celui  qui  s'aban- 
donne ;  mon  désespoir  vous  donne  un  bon  conseil  : 
gagnez   le    rivage   et  prenez  possession     de    la    galère 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  I97 

•chargée  d'or.  Laissez-moi  un  peu,  je  vous  prie.  Je  vous 
prie,  maintenant;  oui,  laissez-moi.  Car,  vraiment,  je  ne 
peux  plus  commander  ;  alors,  je  vous  prie.  Je  vous 
reverrai  tantôt. 

(Il  s'assied). 

(Entre  CUopàtrc,  quacconipagncnl  Cbannion 

et  Iras). 

Eros.  —  Allez  vers  lui.  Madame  ;  consolez-le. 

Iras.  —  Allez,  reine  bien-aimée. 

Charmion,  —  Allez.  Qu'attendez-vous  ? 

Cléopatre.  —  Laissez-moi  m'asseoir.  O  Junon  ! 

Antoine  (/?  Eros  qui  lui  montre  Cléopdtre).  —  Non, 
non,  non,  non,  non  ! 

Eros.  —  Regardez-la,  seigneur. 

Antoine.  —  Oh  !  fi  !  fi  !  fi  ! 

Charmion.  —  Madame  ! 

Iras.  —  Madame,  reine  chérie. 

Eros.  —  Maître  1  Maître  ! 

Antoine.  —  Oui,  Seigneur  ;  oui....  A  Philippe  il 
tenait  son  épée  exactement  comme  un  danseur.  Tandis 
que  moi,  je  frappais  Cassius  le  maigre,  et  que  je  triom- 
phais de  ce  fou  de  Brutus,  lui  se  reposait  sur  ses  lieute- 
nants ;  il  n'avait  aucune  pratique  de  la  guerre  et  ne 
savait  pas  comme  on  mène  les  escadrons.  Mais,  main- 
tenant..... n'importe  ! 

Cléopatre.  —  Ecartez-vous. 

Eros.  —  La  reine.  Maître,  la  reine. 

Iras.  —  Allez  à  lui.  Madame,  parlez-lui.  L'humiliation 
l'accable. 

Cléopatre.  —  Alors  soutenez-moi  :  Oh  ! 

Eros.  —  Très  noble  sire,  levez-vous.  La  reine  vient. 


198  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

La  mort  va  la  saisir  et  sa  tête  est  penchée.  Que  quelques 
mots  de  vous  la  raniment, 

Antoine.  —  j'ai  forfait  à  ma  gloire  ;  un  écart  sans 
noblesse.... 

Eros.  —  Sire,  la  reine. 

Antoine.  —  Où  donc  m'as-tu  conduit,  Egyptienne  ! 
Pour  cacher  à  tes  yeux  ma  rougeur,  je  me  détourne  et 
contemple  derrière  moi  mon  déshonneur  et  la  ruine. 

Cléopatrc.  —  O  mon  Seigneur  !  Pardonnez  à  nos 
voiles  craintives.  Mais  je  ne  pouvais  pas  penser  que 
vous  alliez  me  suivre. 

Antoine.  —  Tu  savais  pourtant  bien  que  mon  cœur 
était  attaché  à  ta  proue  et  que  tu  m'entraînerais  à  la 
remorque.  Tu  connaissais  ta  suprématie  sur  mon  âme 
et  qu'un  signe  de  toi  pouvait  me  faire  enfreindre  l'ordre 
des  dieux. 

Cléopatre.  —  Oh  1  pardon. 

Antoine.  —  Maintenant,  il  faut  que  j'adresse  d'hum- 
bles propositions  à  ce  jeune  homme  ;  que  je  louvoie, 
que  je  me  traîne,  que  je  m'incHne  ;  moi,  qui  tenais 
comme  un  hochet  dans  mes  mains  la  moitié  du  monde... 
Tu  savais  pourtant  bien,  combien  tu  m'avais  asser\-i,  et 
que  mon  glaive  émoussé  par  l'amour  n'obéissait  plus 
qu'à  l'amour. 

Cléopatre.  —  Pardon,  pardon. 

Antoine.  —  Je  t'en  prie,  pas  une  larme.  Un  seul 
pleur  de  tes  yeux  pèse  autant  que  tout  ce  que  j'ai  perdu. 
Vite,  un  baiser.  Ah  !  voici  qui  compense,  j'ai  envoyé 
vers  lui  Euphronicus.  N'est-il  pas  de  retour  ?  Mon 
amour,  j'ai  le  cœur  lourd  comme  du  plomb.  Qu'on 
apporte  du  vin,  et  à  souper.  La  fortune  apprendra  que 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  I99 

plus  elle  nous  frappe  et  plus  nous  méprisons  ses  coups. 

(Antoine  sort). 
(Cléûpàtrc  fait  signe  à  Enoharhus,  entré  depuis 
quelques  instants  à  Vinsu  d'Antoine). 

Cléopatre.  —  Quel  parti  prendre,  Domitius. 

ExoBARBUS.  —  Faire  vos  réflexions,  puis  mourir. 

Cléopatre.  —  Est-ce  Antoine  ou  moi  qu'il  faut 
accuser  de  ceci  ? 

ExoBARBUS.  —  Antoine  seul,  qui  laisse  son  désir 
dominer  sa  raison.  Qu'importait  que  vous  ayiez  fui  la 
face  terrible  de  la  bataille,  où  les  vaisseaux  rangés  se 
renvoyaient  les  uns  aux  autres  l'effroi.  Pourquoi  vous 
a-t-il  suivie  ?  Les  démangeaisons  de  son  cœur  n'avaient 
pas  à  distraire  ses  vertus  de  capitaine  et  cela  précisé- 
ment lorsque  les  deux  moitiés  du  monde  sont  en 
balance  et  que  sa  destinée  se  joue.  Ce  fut  une  honte 
autant  qu'un  désastre,  cette  course  après  vos  fuyants 
étendards,  l'abandon  de  sa  propre  flotte  effarée. 

Cléopatre.  —  Paix,  je  te  prie. 

(Elle  lui    montre  Antoine  qui    revient  avec 
Euphronins), 

Antoine.  —  Ce  fut  là  sa  réponse. 

EuPHRONTUS.  —  Oui,  mon  Seigneur. 

Antoine.  —  Ainsi  la  reine  peut  compter  sur  sa  clé^ 
mence  si  elle  consent  à  me  sacrifier. 

EuPHRONius.  —  C'est  ce  qu'il  dit. 

Antoine.  —  11  faut  qu'elle  le  sache  :  au  jeune  César 
envoyez  seulement  cette  tête  grisonnante  et  tous  vos 
vœux  de  royauté  aussitôt  seront  comblés. 

Cléopatre,  —  Votre  tête,  mon  Seigneur  ? 

Antoine  (Ji  Euphronins').  —   Retourne  vers   César. 


200  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Dis-lui  que  sur  son  front  s'épanouit  la  pleine  rose  de  la 
jeunesse^  et  que  le  monde  attend  de  lui  quelque  belle 
action  qui  surprenne.  Trésors,  vaisseaux,  légions  peu- 
vent aussi  bien  servir  un  couard  ;  sous  le  sceptre  d'un 
entant  ses  lieutenants  n'auraient  pas  remporté  moindre 
victoire.  C'est  à  eux  non  à  lui  qu'en  revient  tout  l'hon- 
neur. Aussi  je  le  provoque  à  résigner  ses  avantages  ; 
qu'il  se  mesure  avec  ma  valeur  déclinante^  glaive  contre 
glaive  et  seul  à  seul.  Je  vais  le  lui  écrire.  Suis-moi. 

Enobarbus  (à  pari).  —  Oui  !  comme  il  est  vraisem- 
blable que  le  triomphant  César  consente  à  désarmer  son 
bonheur  et  s'exhibe  en  spectacle  pour  relever  le  défi  d'un 
bretteur  !  J'admire  combien  le  jugement  des  hommes  est 
entraînépar  leur  fortune,  de  sorte  que  dignités  extérieures 
et  facultés  intérieures  ont  tôt  fait  de  se  mettre  au  pas. 
Qu'il  puisse  espérer  un  instant,  rêver,  s'il  gardait  quelque 
sens  des  proportions,  que  César  comblé  se  mesure  avec 
lui  vidé  !...    Antoine,  ton    bon  sens  lui-même  est   en 

déroute. 

(Entre  un  serviteur). 

Serviteur.  —  Un  envoyé  de  César. 

Cléopatre.  —  Quoi  !  sans  plus  de  cérémonie  ? 
Voyez  un  peu,  mes  filles.  Ils  se  bouchent  le  nez  devant 
la  rose  épanouie,  ceux  qui  l'adoraient  en  bouton.  Qu'il 
entre. 

Enobarbus.  —  Mon  honnêteté  et  moi  nous  commen- 
çons à  ne  plus  très  bien  nous  entendre.  C'est  être  fou, 
que  de  demeurer  fidèle  à  un  fou.  Et  pourtant  celui  qui 
demeure  féal  alors  que  son  Seigneur  pâlit,  celui-là 
domine  le  dominateur  de  son  maître  et  inscrit  son  nom 
dans  l'histoire.  (Euirc  Thyrèus). 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  201 

Cléopatre.  —  La  volonté  de  César. 

Thyréus.  —  Je  vous  la  ferai  connaître  en  particulier. 

Cléopatre.  —  Il  n'est  ici  que  des  amis.  Parle  sans 
crainte. 

Thyréus.  • —  Mais  peut-être  sont-ils  aussi  les  amis 
d'Antoine. 

En'Obarbus.  —  Il  lui  manque  autant  d'amis,  Monsieur, 
qu'en,  compte  aujourd'hui  César,  (à  part)  sans  quoi 
nous  ne  lui  manquerions  pas.  S'il  plaît  à  César,  notre 
maître  bondira  vers  son  amitié  ;  quant  à  nous,  vous  le 
savez,  nous  sommes  à  qui  il  est,  c'est-à-dire  :  à  César. 

Thyréus.  —  Soit.  Sachez  le  donc,  reine  illustre  :  César 
vous  conjure,  dans  votre  situation  présente,  de  ne  con- 
sidérer rien  que  ceci  :  qu'il  est  César. 

Cléopatre.  —  C'est  tout  à  fait  royal.  Poursuivez. 

Thyréus.  —  Il  n'ignore  point  que  dans  votre  atta- 
chement pour  Antoine  entrait  moins  d'amour  que  de 
crainte. 

Cléopatre.  —  Oh  ! 

Thyréus.  —  C'est  pourquoi  il  prend  grand  pitié  des 
écorchures  de  votre  honneur  ;  il  veut  les  croire  immé- 
ritées. 

Cléopatre.  —  Il  connaît  le  vrai  comme  un  dieu  : 
mon  honneur  n'a  pas  cédé  ;  il  a  été  conquis. 

Enobarbus  (à  part).  —  Je  m'informerai  de  ça  près 
d'Antoine.  Sire,  sire,  vous  faites  eau  de  toutes  parts  ; 
nous  n'avons  plus  qu'à  vous  laisser  sombrer,  si  ce  que 
vous  avez  de  plus  cher  vous  abandonne. 

(Il  sort). 

Thyréus.  —  Dirai-je  à  César  ce  que  vous  désirez  de 
lui  ?  car  il  quête  de  vous  quelque  désir  à  satisfaire.  Il 


202  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

serait  charmé  si  vous  considériez  sa  fortune  comme  un 
escabeau  sous  vos  pieds.  Mais  ce  qui  mettrait  le  comble 
à  sa  joie,  ce  serait  d'apprendre  par  moi  que  vous  quittez 
Antoine  pour  vous  placer  sous  son  égide  à  lui,  maître- 
et  souverain  de  l'univers. 

Cléopatre,  —  Quel  est  ton  nom  ? 

Thyréus.  —  Mon  nom  est  Thyréus. 

Cléopatre.  —  Gracieux  messager,  porte  au  grand 
César  ma  réponse  :  je  baise  sa  main  triomphante.  Dis-lui 
que  je  suis  prête  à  déposer  ma  couronne  à  ses  pieds,  et 
qu'à  ses  pieds  je  m'agenouille.  J'attends  que  son  parler 
souverain  prononce  sur  le  sort  de  l'Egypte. 

Thyréus.  —  Vous  prenez  le  parti  le  plus  noble. 
Quand  la  sagesse  est  aux  prises  avec  la  fortune,  elle  se 
trouve  bien  de  n'excéder  jamais  son  pouvoir.  Je 
demande  en  grâce  de  poser  l'hommage  de  ma  lèvre  sur 
votre  main. 

Cléopatre.  —  Il  y  eut  un  temps  où  César,  le  père 
du  vôtre,  las  de  rêver  à  de  nouvelles  conquêtes,  accor- 
dait sa  lèvre  à  cette  place  indigne  où  il  faisait  pleuvoir 

des  baisers. 

(Rentrent  Antoine  et  Enoharhiis). 

Antoine.  —  Des  faveurs  !  par  Jupiter  tonnant  !  Qui. 
4onc  es-tu,  faquin  ? 

Thyréus,  —  Le  simple  exécuteur  des  ordres  du  plus- 
puissant  des  hommes  et  du  mieux  obéi. 

Enobarbus.  —  Tu  vas  être  fouetté. 

Antoine.  -  HoLî  !  qu'on  vienne  !  Ah  !  faucon  l 
Dieux  et  démons  !  Mon  autorité  s'évapore.  Naguère,  si 
je  criais  «  Holà  !  »  comme  des  enfants  qui  se  bouscu- 
lent, les   rois  accouraient  pour  demander  :  «  Qu'ordoa- 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE    ET    CLEOPATRE  205" 

nez-vous  ?  »  Etes- vous  sourds  ?  Je  suis  encore  Antoine. 
Enlevez  ce  maraud.  Qu'on  le  fustige  ! 

Enobarbus.  —  Il  fait  moins  bon  de  plaisanter  avec 
le  lion  mourant  qu'avec  le  lionceau. 

Antoine.  —  Ciel  et  enfer  !  Fustigez-le  !  Quand  ils 
seraient  vingt    et    des   plus  importants     émissaires  de 

César,  à  oser  toucher  seulement  la  main  de  cette au 

fait  !  comment  l'appelle-t-on  depuis  qu'elle  n'est  plus 
Cléopàtre  .''  Fouettez-le,  compagnons,  jusqu'à  voir  gri- 
macer sa  face  et  fentendre  implorer  pardon  comme  un 
enfant.  Hors  d'ici  ! 

Thyréus.  —  Marc  Antoine. 

Antoine.  —  Hors  d'ici  !  Bien  fustigé  vous  le  ramè- 
nerez.-Ce  laquais  de  César  doit  lui  porter  notre  message. 
(Les  serviteurs  emmènent  Thyréus). 
(à  Cléopàtre) 

Vous  n'étiez  encore  qu'à  demi-flétrie  quand  j'ai  fait 
votre  connaissance.  Quoi  !  J'ai  laissé  là-bas  l'oreiller  nup- 
tial sans  même  y  avoir  posé  ma  tête  ;  j'ai  résigné  l'espoir 
d'une  descendance  loyale,  offerte  par  la  plus  noble  des 
femmes,  tout  cela  pour  disputer  ma  part  à  des  valets. 

Cléopàtre.  —  Mon  bon  Seigneur  ! , 

Antoine.  —  Vous  avez  toujours  été  versatile.  Mais 
la  sagesse  impitoyable  des  dieux  aveugle  ceux  qui  se 
complaisent  dans  leur  vice  ;  ils  laissent  enfoncer  dans 
la  boue  le  jugement  le  plus  lucide  et  nous  forcent  d'adorer 
nos  erreurs  pour  s'esclafter  ensuite  devant  notre  orgueil- 
leuse confusion. 

Cléopàtre.  —  Quoi  !  nous  en  sommes  là  ! 

Antoine.  —  Je  vous  ai  ramassée  comme  un  reste 
sur   l'assiette  du  défunt    César.  Ah  !    j'oubliais  Cneius 


204  ^^   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Pompée,  sans  compter  tant  de  petites  voluptés  clandes- 
tines (la  renommée  les  passe  sous  silence)  que  votre 
luxure  a  de-ci  de-là  picorées.  Car  je  jurerais  bien,  si  peut- 
être  vous  imaginez  ce  que  peut  être  la  continence,  que 
vous  ne  l'avez  jamais  connue. 

Cléopatre.  —  Où  voulez-vous  en  venir  ? 

Antoine.  —  Oh  !  permettre  à  ce  rustre  gagé,  qui 
reçoit  en  se  courbant  son  salaire,  des  familiarités  avec  ce 
sceau  ro5'al,  ce  garant  de  la  foi  des  grands  cœurs,  ce 
•compagnon  de  mes  jeux,  votre  main  !  Oh  !  que  ne  suis- 
je  parmi  les  troupeaux  sur  la  montagne  de  Basan,  pour 
y  mugir  plus  haut  que  les  autres  bêtes  à  cornes  !  Car 
i'ai  de  sauvages  griefs,  et  de  les  proclamer  civilement 
serait  leur  faire  trop  d'honneur. 

(Rentrent  Thyréiis  et  les  serviteurs). 

L'a-t-on  bien  fouetté  ? 

Le  Premier  Serviteur.  —  Richement,  mon  seigneur. 

Antoine,  —  A-t-il  crié,  pleuré,  demandé  grâce  ? 

Le  Premier  Serviteur.  —  Il  a  imploré  son  pardon. 

Antoine.  —  Si  ta  mère  vit  encore,  je  veux  qu'elle 
déplore  d'avoir  donné  le  jour  à  un  garçon.  Quant  à  toi 
je  veux  t'apprendrc  ce  qu'on  récolte  à  s'enrôler  dans  le 
sillage  de  César  :  les  étrivières.  Désormais  je  veux  qu'à 
la  seule  vue  d'une  blanche  main  de  femme,  tu  trem- 
bles. Retourne  vers  César.  Raconte-lui  comment  on  ta 
reçu.  Ne  manque  pas  de  lui  dire  qu'il  m'irrite  avec  sa 
superbe  et  son  arrogance  ;  car,  en  vérité,  ce  que  je  suis 
lui  fait  trop  oublier  ce  que  j'étais.  Il  m'irrjte,  ce  qui  n'est 
parbleu  pas  difficile,  à  présent  que  les  astres  propices 
•qui  jusqu'alors  m'avaient  guidé,  désertant  leur  céleste 
orbite,  ne  plongent  plus  leurs   feux  que  dans   l'abîme 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  205 

des  enfers.  Que  si  mon  discours  lui  déplaît  et  mon 
geste,  rappelle-lui  qu'il  tient  entre  ses  mains  Hippar- 
chus,  l'affranchi  qui  m'a  fui  ;  dis  à  César  qu'il  n'a  qu'à 
se  payer  sur  lui  de  ta  fessée,  le  pendre  s'il  lui  plaît  ou  le 
torturer  à  son  gré.  Emporte  tes  verges.  Va-t'en. 

(Thy relis  sort). 

Cléopatre.  —  C'est  fini  ? 

Antoine.  —  Hélas  !  si  son  astre  vivant  l'abandonne,, 
comment  Antoine  ne  sombrerait-il  pas  dans  la  nuit  ? 

Cléopatre.  —  J'attends  qu'il  en  sorte. 

Antoine.  —  Pour  flatter  César,  faire  les  yeux  doux  à 
quelque  laquais  de  l'office  ! 

Cléopatre.  —  Ne  pas  mieux  me  connaître  ! 

Antoine.  —  Et  se  montrer  de  glace  envers  moi  ! 

Cléopatre.  —  Ah  !  cher,  s'il  en  était  ainsi,  que  le 
ciel  empoisonne  mon  cœur,  que  de  cette  froideur  germe 
la  grêle  ;  que  le  premier  grêlon  m'assassine  ;  que  le 
second  frappe  Césarion  ;  et  que  les  suivants  exterminent 
tour  à  tour  tous  ceux  de  ma  race,  puis  tous  mes  braves 
Egyptiens  ;  qu'ils  gisent  pêle-mêle,  sans  sépulture,  dans 
l'amas  de  cette  grêle  fondue,  jusqu'à  ce  que  les  mouches 
et  les  moustiques  du  Nil  les  dévorent. 

Antoine.  — •  Ah  !  je  suis  satisfait.  Céear  s'établit 
auprès  d'Alexandrie  ;  c'est  là  que  je  veux  lui  résister. 
Nos  forces  de  terre  ont  vaillamment  tenu.  Notre  flotte 
un  instant  égaillée  se  rassemble  et  de  nouveau  navigue 
en  menaçant  les  flots.  Où  donc  s'était  endormi  mon 
courage  ?  Ecoute,  ma  charmante  :  si  du  combat  je 
reviens  encore  pour  baiser  ta  lèvre  adorée,  c'est  tout 
couvert  de  sang  que  je  te  veux  apparaître.   Pour  tracer 


:206  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

iiotie  histoire  la  peinte  de  mon  glaive  sert  de  plume  à 
la  renommée.  J'ai  grand  espoir  encore. 

Cléopatre.  —  ^'ous  revoilà,  mon  brave  Seigneur  ! 

Antoine.  —  Je  me  sens  triple  cœur  et  me  veux  les 
■muscles  triplés  pour  un  combat  sans  défaillance  :  du 
temps  que  mes  heures  coulaient  limpides,  mes  ennemis 
raclietaient  leur  vie  par  un  bon  mot  ;  mais  à  présent  je 
vais  serrer  les  dents  et  vouer  à  l'enfer  tout  l'encombre- 
ment de  ma  route.  Viens  !  accordons-nous  une  dernière 
nuit  de  liesse.  Qu'on  rassemble  ici  mes  capitaines  assom- 
bris. Emplissons  encore  nos  coupes,  et  nous  réveille- 
rons l'aurore. 

Cléopatre.  —  C'est  aujourd'hui  le  jour  de  ma 
naissance  :  je  m'apprêtais  à  le  passer  tout  tristement. 
Mais  puisque  mon  Seigneur  veut  bien  redevenir 
Antoine,  je  vais  être  de  nouveau  sa  Cléopatre. 

Antoine.  —  Il  y  a  encore  du  bon  pour  nous. 

Cléopatre.  —  Convoquez  tous  les  officiers. 

Antoine.  —  Faites  ;  il  faut  leur  parler;  et  je  veux 
que  ce  soir  le  vin  baigne  leurs  cicatrices,  (^se  toiirnanl 
vers  SCS  serviteurs^  Mes  fidèles  amis,  servez-moi  cette 
nuit  encore  ;  peut-être  pour  la  dernière  fois.  Accordez- 
moi,  n'est-ce  p;is,  ces  quelques  heures,  puis....  que  les 
■dieux  vous  récompensent.  Allons  souper  !  Venez.  Incen- 
diions la  nuit  de  mille  torches  et  no3'ons  dans  l'ivresse 
les  importunes  considérations.  Ah  !  je  sens  encore  en 
moi  de  la  sève.  Quand,  demain,  j'irai  combattre,  je  ren- 
drai jaloux  de  moi  la  mort  même,  tant  sa  fiiux  devra 
rendre  de  points  à  mon  glaive.  Viens,  ma  reine  ! 

(Us  soricnl  Ions  à  l'cxccplion  d'Huoburhiis). 

Enobarbus.  —  Il  prétend  éclipser  l'éclair.  Sa  frénésie 


•SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET    CLÉOPATRE  207 

n'est  que  de  l'épouvante  masquée  ;  dans  cet  état  le  doux 
ramier  saute  à  la  gorge  du  vautour.  Je  crois  que  c'est 
aux  dépens  de  sa  cervelle  que  notre  capitaine  reprend 
du  cœur.  Un  courage  qui  corrompt  la  raison,  ronge 
aussi  bien  l'acier  du  glaive.  Je  m'en  vais  inventer  quel- 
que moyen  de  le  quitter. 

{Suite  et  fin  dans  Je  prochain  n°.) 

Traduction  d'ANDRÉ  gide 


POUR    DADA 


Il  m'est  impossible  de  concevoir  une  joie  de  l'esprit 
autrement  que  comme  un  appel  d'air.  Comment  pour- 
rait-il se  trouver  à  l'aise  dans  les  limites  où  l'enferment 
presque  tous  les  livres,  presque  tous  les  événements  ?  Je 
doute  qu'un  seul  homme  n'ait  eu,  au  moins  une  fois 
dans  sa  vie,  la  tentation  de  nier  le  monde  extérieur.  Il 
s'aperçoit  alors  que  rien  n'est  si  grave,  si  définitif.  Il 
procède  à  une  révision  des  valeurs  morales  qui  ne  l'em- 
pêche pas  de  revenir  ensuite  à  la  loi  commune.  Ceux 
qui  ont  payé  d'un  trouble  permanent  cette  merveilleuse 
minute  de  lucidité  continuent  à  s'appeler  des  poètes  : 
Rimbaud,  Lautréamont,  mais  à  vrai  dire  l'enfiintillage 
littéraire  a  pris  fin  avec  eux. 

Quand  fera-t-on  à  l'arbitraire  la  place  qui  lui  revient 
dans  la  formation  des  œuvres  ou  des  idées  ?  Ce  qui  nous 
touche  est  généralement  moins  voulu  qu'on  ne  croit. 
Une  formule  heureuse,  une  découverte  sensationnelle 
s'annoncent  de  façon  misérable.  Presque  rien  n'atteint 
son  but,  si  par  exception  quelque  chose  le  dépasse.  Et 
l'histoire  de  ces  tâtonnements,  la  littérature  psycholo- 
gique, h'est  nullement  instructive.  En  dépit  de  ses  pré- 


/ 


POUR    D.4DA  209 

tentions  un  roman  n'a  jamais  rien  prouvé.  Les  exem- 
ples les  plus  illustres  ne  méritent  pas  d'être  mis  sous  nos 
yeux.  La  plus  grande  indifférence  serait  de  mise.  Inca- 
pables d'embrasser  en  même  temps  toute  l'étendue  d'un 
tableau,  ou  d'un  malheur,  où  prenons-nous  la  per- 
mission de  juger  ? 

Si  la  jeunesse  s'attaque  aux  conventions,  il  n'en  faut 
pas  conclure  à  son  ridicule  :  qui  sait  si  la  réflexion  est 
bonne  conseillère  ?  J'entends  louer  partout  l'innocence 
et  j'observe  qu'elle  est  tolérée  seulement  sous  la  forme 
passive.  Cette  contradiction  suffirait  à  me  rendre  scep- 
tique. Se  garder  du  subversif  signifie  user  de  rigueur 
contre  tout  ce  qui  n'est  pas  absolument  résigné.  Je  ne  vois 
à  cela  aucune  vaillance.  Les  révoltes  se  conjurent  seules  ; 
point  n'est  besoin  pour  éloigner  l'orage  de  ces  vieilles 
paroles  sacramentelles. 

De  telles  considérations  me  semblent  superflues. 
J'affirme  pour  le  plaisir  de  me  compromettre.  Il  devrait 
être  interdit  de  faire  appel  aux  modes  dubitatifs  du  dis- 
cours. Le  plus  convaincu,  le  plus  autoritaire  n'est  pas 
celui  qu'on  pense.  J'hésite  encore  à  parler  de  ce  que  je 

connais  le  mieux. 

Dimanche  ' 

L'avion  tisse  les  fils  télégraphiques 

et  la  source  chante  la  même  chanson 

Au  rende:^-vons  des  cochers  Fape'ritif  est  orangé 

ruais  les  mécaniciens  des  locomotives  ont  les  yeux  blancs 

La  dame  a  perdu  son  sourire  dans  les  bois 

La  sentimentalité  des  poètes  d'aujourd'hui  est  chose 

I.  Philippe  Soupault. 

14 


210  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

sur  Inquelle  il  importerait  de  s'entendre.  Du  concert 
d'imprécations  auquel  ils  se  plaisent  monte  de  temps  à 
autre  pour  les  enchanter  une  voix  proclamant  qu'ils 
manquent  de  cœur.  Un  jeune  homme,  ayant  promené  à 
vingt-trois  ans  le  plus  beau  regard  que  je  sache  sur  l'uni- 
vers, a  pris  assez  mystérieusement  congé  de  nous.  Il  est 
aisé  aux  critiques  de  prétendre  qu'il  s'ennuyait  :  Jacques 
Vaché  n'allait  pas  laisser  de  testament  !  Je  le  vois 
encore  sourire  en  prononçant  ces  mots  :  Dernières 
volontés.  Nous  ne  sommes  pas  pessimistes.  Celui  qu'on 
a  peint  étendu  sur  une  chaise  longue,  si  fin  de  siècle 
pour  ne  pas  déparer  les  collections  psychologiques,  était 
le  moins  las,  le  plus  subtil  de  nous  tous.  Parfois  je  le 
retrouve  ;  dans  le  tramway  un  voyageur  guide  des 
parents  provinciaux  «  Boulevard  Saint-Michel  :  quartier 
des  écoles  »  ;  la  vitre  cligne  de  l'œil  en  signe  d'intelli- 
gence. 

On  nous  reproche  de  ne  pas  nous  confesser  sans 
cesse.  La  fortune  de  Jacques  Vaché  est  de  n'avoir  rien 
produit.  Toujours  il  repoussa  du  pied  l'œuvre  d'art,  ce 
boulet  qui  retient  l'âme  après  la  mort.  A  l'heure  où 
Tristan  Tzara  lançait  de  Zurich  une  proclamation  déci- 
sive, le  manifeste  Dada  19 18,  Jacques  Vaché  sans  le 
savoir  en  vérifiait  les  articles  principaux.  «  La  philoso- 
phie est  la  question  :  de  quel  côté  commencera  regarder 
la  vie,  dieu,  l'idée,  ou  les  autres  apparitions.  Tout  ce 
qu'on  regarde  est  faux.  Je  ne  crois  pas  plus  important  le 
résultat  relatif  que  le  choix  entre  gâteau  et  cerises  après 
dîner»  '.  On  a  hâte,  un  fait  spirituel  étant  donné,  de  le 

I.  Tristan  Tzara. 


POUR   DADA  211 

voir  se  reproduire  dans  le  domaine  des  mœurs.  «  Faites 
des  gestes  »,  nous  crie-t-on.  Mais,  André  Gide  en  con- 
viendra, «  mesurée  à  l'échelle  Eternité  toute  action  est 
vaine  »  '  et  nous  tenons  l'effort  demandé  pour  un  sacri- 
fice puéril.  Je  ne  me  place  pas  seulement  dans  le  temps. 
Le  gilet  rouge,  au  lieu  de  la  pensée  profonde  d'une 
époque,  voilà  ce  que  par  malheur  tout  le  monde  com- 
prend. 

L'obscurité  de  nos  paroles  est  constante.  La  devinette 
du  sens  doit  rester  entre  les  mains  des  enfants.  Lire  un 
livre  pour  savoir  dénote  une  certaine  simplicité.  Le  peu 
qu'apprennent  sur  leur  auteur^  et  sur  leur  lecteur,  les 
ouvrages  les  mieux  réputés  devrait  bien  vite  nous 
déconseiller  cette  expérience.  C'est  la  thèse,  et  non  l'ex- 
pression qui  nous  déçoit.  Je  regrette  de  passer  par  ces 
phases  mal  éclairées,  de  recevoir  ces  confidences  sans 
objet,  d'éprouver  à  chaque  instant,  par  la  faute  d'un 
bavard,  cette  impression  de  déjà  su.  Les  poètes  qui  ont 
reconnu  cela  fuient  sans  espoir  l'intelligible,  ils  savent 
que  leur  œuvre  n'a  rien  à  y  perdre.  On  peut  aimer  plus 
qu'aucune  autre  une  femme  insensée. 

L'aube  tombée  cotmne  une  douche.  Les  cahis  de  la  salle  sont 
loin  et  solides.  Plan  blanc.  Aller  et  retour  sans  mélange,  dans 
Vordre.  Dehors,  dans  un  passage  aux  enfants  sales,  aux  sacs 
vides  et  qui  en  dit  long,  Paris  par  Paris,  je  découvre.  L'ar- 
gent, la  route,  le  voyage  aux  yeux  rouges,  an  crdne  lumi- 
neux. Le  jour  existe  pour  que  f  apprenne  à  vivre,  le  temps. 
Façons-erreurs.  Grand  agir  deviendra  nu  miel  malade,  mal 
jeu  déjà  sirop,  tête  noyée,  lassitude. 

I.  Tristan  Tzara. 


212  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Pensée  ait  petit  bonheur,  vieille  /leur  de  deuil,  sans  odeur, 
je  te  tiens  dans  mes  deux  nmijis.  Ma  tête  a  la  jornie  d'une 
pensée  ' . 

C'est  à  tort  qu'on  assimile  Dada  à  un  subjectivisme. 
Aucun  de  ceux  qui  acceptent  aujourd'hui  cette  étiquette 
n'a  l'hermétisme  pour  but.  «  Il  n'y  a  rien  d'incompré- 
hensible »,  a  dit  Lautréamont.  Si  je  me  range  à  l'opinion 
de  Paul  Valéry  :  «  L'esprit  humain  me  semble  ainsi  fait 
qu'il  ne  peut  être  incohérent  pour  lui-même  »,  j'estime 
par  ailleurs  qu'il  ne  peut  être  incohérent  pour  les  autres. 
Je  ne  crois  pas  pour  cela  à  la  rencontre  extraordinaire  de 
deux  individus,  ni  d'un  individu  avec  celui  qu'il  a  cessé 
d'être,  mais  seulement  à  une  série  de  malentendus 
acceptables,  en  dehors  d'un  petit  nombre  de  lieux; 
communs. 

On  a  parlé  d'une  exploration  systématique  de  l'in- 
conscient. Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  des  poètes 
s'abandonnent  pour  écrire  à  la  pente  de  leur  esprit.  Le 
mot  inspiration,  tombé  je  ne  sais  pourquoi  en  désué- 
tude, était  pris  naguère  en  bonne  part.  Presque  toutes 
les  trouvailles  d'images,  par  exemple,  me  font  l'effet  de 
créations  spontanées.  Guillaume  Apollinaire  pensait 
avec  raison  que  des  clichés  comme  «  lèvres  de  corail  » 
dont  la  fortune  peut  passer  pour  un  critérium  de  valeur, 
étaient  le  produit  de  cette  activité  qu'il  qualifiait  de 
surréaliste.  Les  mots  eux-mêmes  n'ont  sans  doute  pas 
d'autre  origine.  Il  allait  jusqu'à  faire  de  ce  principe  qu'il 
ne  faut  jamais  partir  d'une  invention  antérieure,  la  con- 
dition du  perfectionnement  scientifique  et,  pour  ainsi 

I.  Paul  Eluard. 


POUR   DADA  213 

dire,  du  «  progrès  ».  L'idée  de  la  jambe  lumiaine,  per- 
due dans  la  roue,  ne  s'est  retrouvée  que  par  hasard  dans 
la  bielle  de  locomotive.  De  même  en  poésie  commence 
à  réapparaître  le  ton  biblique.  Je  serais  tenté  d'expliquer 
ce  dernier  phénomène  par  la  moindre  ou  la  non-inter- 
vention, dans  les  nouveaux  procédés  d'écriture,  de  la 
personnalité  du  choix. 

Ce  qui,  dans  l'opinion,  risque  de  nuire  le  plus  effica- 
cement à  Dada,  c'est  l'interprétation  qu'en  donnent  deux 
ou  trois  faux-savants.  Jusqu'ici  on  a  surtout  voulu  y 
voir  l'application  d'un  système  qui  jouit  d'une  grande 
vogue  en  psychiatrie,  la  «  psycho-analyse  »  de  Freud, 
application  prévue  du  reste  par  cet  auteur.  Un  esprit 
très  confus  et  particulièrement  malveillant,  M.  H.  R.  Le- 
normand,  a  même  paru  supposer  que  nous  bénéfi- 
cierions du  traitement  psycho-analytique,  si  l'on  pouvait 
nous  y  soumettre.  Il  va  sans  dire  que  l'analogie  des 
œuvres  cubistes  ou  dadaïstes  et  des  élucubrations  de 
fous  est  toute  superficielle,  mais  il  n'est  pas  encore 
admis  que  la  prétendue  «  absence  de  logique  »  nous 
dispense  d'admettre  un  choix  singulier,  qu'un  langage 
«  clair  »  a  l'inconvénient  d'être  elliptique,  enfin  que  les 
œuvres  dont  il  s'agit  pourront  seules  faire  apparaître  les 
moyens  de  leurs  auteurs,  par  suite  donner  à  la  critique 
une  raison  d'être  qui  lui  a  toujours  manqué. 

Au  lycée  des  pensées  infimes 
Du  monde  Je  plus  beau 
Architectures  hyménoptères 
J'écrirais  des  livres  d'une  tendresse  folle 
Si  tu  étais  encore 


214  ^^   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Dans  ce  roman  coviposé 
En  Imitt  des  marches  ' 

Tout  cela  est  d'ailleurs  si  relatif  que  pour  dix  personnes 
qui  nous  accusent  de  manquer  de  logique,  il  s'en  trouve 
une  pour  nous  reprocher  l'excès  contraire.  M.  J.  H. 
Rosny,  prenant  note  des  déclarations  de  Tristan  Tzara  : 
«  Au  cours  de  campagnes  contre  tout  dogmatisme  et 
par  ironie  envers  la  création  d'écoles  littéraires,  Dada 
devint  le  «  mouvement  Dada  »,  remarque  :  «  Ainsi  l'ori- 
gine du  dadaïsme  ne  serait  point  la  fondation  d'une 
école  nouvelle,  mais  la  répudiation  de  toute  école.  Un 
tel  point  de  vue  n'a  rien  d'absurde,  bien  au  contraire; 
il  est  même  logique,  il  est  trop  logique.  » 

Il  n'a  encore  été  fait  aucun  effort  pour  tenir  compte  à 
Dada  de  sa  volonté  de  ne  point  passer  pour  une  école.  On 
insiste  à  plaisir  sur  les  mots  de  groupe,  de  chef  de  file,  de  dis- 
cipline. On  va  jusqu'à  prétendre  que,  sous  couleur  d'exalter 
l'individualité.  Dada  constitue  un  danger  pour  elle,  sans 
s'arrêtera  voii'  que  cesontsurtout  des  différencesqui  nous 
lient.  Notre  exception  commune  à  la  règle  artistique  ou 
morale  ne  nous  cause  qu'une  satisfaction  passagère.  Nous 
savons  bien  qu'au-delà  se  donnera  libre  cours  une  fan- 
taisie personnelle  irrépressible  qui  sera  plus  «  dada  » 
que  le  mouvement  actuel.  C'est  ce  qu'a  très  bien  aidé  à 
comprendre  M.  J.  E.  Blanche  en  écrivant  :  «  Dada  ne 
subsistera  qu'en  cessant  d'être.  » 

Tirerons-nous  au  sort  le  no)n  de  la  victime 
L'agression  nœud  coulant 

I.  Francis  Picabia. 


POUR    DADA  215 

Celui  qui  parlait  trépasse 
Le  meurtrier  se  relève  et  dit 
Suicide 
Fin  du  monde 
Enroulement  des  drapeaux  coquillages  ' 

Pour  commencer  les  dadaïstes  ont  pris  soin  d'affirmer 
qu'ils  ne  veulent  rien.  Savoir.  Il  n'y  a  pas  à  s'inquiéter, 
rinstinct  de  conservation  l'emporte  toujours  de  part  et 
d'autre.  Comme  quelqu'un  nous  demandait  ingénument, 
après  la  lecture  du  manifeste  «  Plus  de  peintres,  plus 
de  littérateurs,  plus  de  religions,  plus  de  royalistes, 
plus  d'anarchistes,  plus  de  socialistes,  plus  de  police, 
etc.  »  si  nous  «  laissions  subsister  »  l'homme,  nous 
avons  souri,  nullement  résolus  à  faire  le  procès  de 
Dieu.  Ne  sommes-nous  pas  les  derniers  à  oublier  que 
l'entendement  a  ses  bornes  ?  S'il  m'arrive  de  tant  me 
plaire  à  ces  paroles  de  Georges  Ribemont-Dessaignes, 
c'est  qu'au  fond  elles  constituent  un  acte'  d'extrême 
humilité  :  <'  Qu'est-ce  que  c'est  beau  ?  Qu'est-ce  que 
c'est  laid  ?  Qu'est-ce  que  c'est  grand,  fort,  faible  ? 
Qu'est-ce  que  c'est  Carpentier,  Renan,  Foch  ?  Connais 
pas.  Qu'est-ce  que  c'est  moi  ?  Connais  pas.  Connais  pas, 
connais  pas,  connais  pas.  » 

ANDRÉ    BRETON 


I.  Louis  Aragon. 


RECONNAISSANCE  A  DADA 


On  a  déjà  beaucoup  parlé  de  Dada.  Certains  trouvent 
qu'on  en  a  trop  parlé  et  s'étonnent  de  l'indulgence  dont 
la  Nouvelle  Revue  Française  fait  montre  à  son  endroit. 
Personnellement  il  ne  pourrait  rien  m'arriver  de  plus 
désagréable  que  d'être  soupçonné  de  faiblesse  envers  une 
mode  ou  de  ce  consentement  par  timidité  qu'arrache 
aux  esprits  pusillanimes  toute  innovation,  si  abraca- 
dabrante soit-elle.  Aussi  ne  crois-je  pas  inutile  d'indiquer 
ici  brièvement  les  quelques  traits  par  où  Dada  m'est 
sympathique  et  fait,  si  j'ose  dire,  mon  affaire. 


I 


Mais  d'abord  étonnons-nous  qu'il  se  soit  trouvé  des 
gens  pour  se  fâcher  de  ses  gentillesses.  Il  faut  avoir 
vraiment  bien  mauvais  caractère.  Quand  bien  même  son 
intention  de  nous  exaspérer  serait  patente,  quel  meil- 
leur moyen  de  la  déjouer  que  le  sourire  et  la  complai- 
sance ?  André  Gide  du  premier  coup  a  trouvé  l'humeur 
qu'il  fallait  montrer.  Si  j'osais  lui  reprocher  quelque 
chose,  ce  serait  seulement  de  ne  pas  l'avoir  eue  assez 


RECONNAISSANCE    A    DADA  21 J 

inaltérable  et  de   n'avoir  pas   poussé  la  patience  assez 
loin. 

Et  bien  entendu  la  mienne  ne  va  pas  jusqu'à  me  faire 
lire  ou  écouter  tout  au  long  les  litanies  ahurissantes  de 
MM.  Tzara  ou  Picabia.  Je  ne  suis  pas  vertueux  à  ce 
point.  Je  crois  d'ailleurs  que  ce  n'est  point  là  l'effort  qui 
m'est  demandé.  La  plupart  des  poèmes  Dada  sont  non 
pas  seulement  indéchiffrables,  mais  proprement  illisibles 
et  il  n'y  a  pas  lieu  de  leur  consacrer  plus  d'attention 
que  leurs  auteurs,  dans  le  fond,  ne  leur  attribuent  d'im- 
portance. 

Ce  sont  les  idées,  les  principes,  si  l'on  veut  les  axiomes 
d'où  ils  découlent  qui  doivent  nous  intéresser.  Celui-ci 
d'abord  dont  je  trouve  l'expression  parfaitement  nette: 
dans  la  note  d'André  Breton  sur  les  Chants  de  Maldoror 
que  nous  avons  publiée  ici  même  (numéro  du  i"""  juin,, 
p.  919)  :  «  L'idée  de  la  contradiction,  qui  demeure  à 
l'ordre  du  jour,  m'apparaît  comme  un  non-sens.  De 
l'unité  de  corps  on  s'est  beaucoup  trop  pressé  de  con- 
clure à  l'unité  d'âme,  alors  que  nous  abritons  peut-être- 
plusieurs  consciences  et  que  le  vote  de  celles-ci  est  fort 
capable  de  mettre  chez  nous  deux  idées  opposées  en 
ballotage.  »  Autrement  dit,  la  contradiction  n'est  pas 
possible.  L'être  du  sujet  est  la  raison  suffisante  de  tout 
ce  qu'il  exprime.  Du  moment  qu'ils  viennent  de  moi,, 
une  parole,  un  geste,  ont  leur  nécessité,  leur  explication, 
leur  justice  :  l'un  ne  peut  pas  entrer  en  conflit  avec 
l'autre.  Sur  quel  terrain,  sous  l'invocation  de  quelle 
catégorie  se  heurteraient-ils  ?  Même  si  leur  contiguïté 
violente  la  logique,  c'est  tant  pis.  Ou  plutôt  toute 
logique  doit  se  subordonner  à  celle  qui  leur  a  permis 


:2l8  L.\    NOUVELLE    REVUE   FlîANÇAISE 

■d'exister  ensemble.  C'est  de  celle-là. seule  qu'il  importe  de 
tenir  compte.  C'est  celle-là  seule  qu'il  importe,  dans  tous 
les  cas,  de  retrouver,  d'écouter.,  de  traduire.  Saisir  l'être 
avant  qu'il  n'ait  cédé  à  la  compatibilité  ;  l'atteindre  dans 
son  incohérence,  ou  mieux  dans  sa  cohérence  primitive, 
.avant  que  l'idée  de  contradiction  ne  soit  apparue  et  ne 
l'ait  forcé  à  se  réduire,  à  se  construire  ;  substituer  à  son 
unité  logique,  forcément  acquise,  son  unité  absurde, 
seule  originelle  :  tel  est  le  but  que  poursuivent  tous 
les  Dadas  en  écrivant,  tel  est  le  sens  de  toutes  leurs 
élucubrations. 

Qu'on  ne  les  croie  pas  si  sots  que  de  ne  pas  com- 
prendre à  quoi  par  là  ils  se  condamnent.  Ils  savent 
comme  tout  le  monde  quart  est  synonyme  de  moyen, 
et  donc  de  truc,  d'artifice,  et  donc  encore  de  suppres- 
sion, de  combinaison,  d'ajustement.  Ils  aperçoivent  très 
bien  qu'on  ne  peut  donner  naissance  à  une  œuvre  d'art 
■qu'en  s'utilisant  et  en  se  manœuvrant  soi-même  de  façon 
méthodique  et  arbitraire.  En  choisissant  comme  première 
et  préférable  à  tout  leur  propre  intégrité,  les  Dadas 
-renoncent,  très  consciemment,  à  faire  des  œuvres  :  «  Il 
faudrait  remplacer  a'tivre  par  expression,  ou  par  quelque 
chose  de  ce  genre,  »  me  confiait  l'un  d'eux.  Délibéré- 
ment —  c'est  là  leur  véritable  hardiesse,  leur  coup  de 
génie  —  les  Dadas  sortent  de  Tart,  débouchent  dans  une 
région  indéfinissable,  dont  tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est 
qu'y  cesse  la  qualité  esthétique.  «  Au-dessus  des  règle- 
ments du  Beau  et  de  son  contrôle  »,  s'est  écrié  Tzara 
dans  une  Proclamation  sans  pirtcntion. 

L'équivoque  qui  continue  de  régner  sur  l'entreprise 
des  Dadas  s'évanouirait  en  un    moment  si  l'on   voulait 


RECONNAISSANCE    A    DADA  219 

bien  comprendre  que  ces  jeunes  gens  ne  se  donnent  pas 
pour  des  écrivains  ni  pour  des  artistes,  qu'ils  ne  cher- 
chent absolument  rien  sinon  d'échapper  aux  valeurs,  de 
-quelque  ordre  qu'elles  soient. 

Ils  tentent  en  commun,  et  avec  la  collaboration  invo- 
lontaire et  ridiculement  bénévole  du  public,  une  expé- 
rience aussi  folle  et  aussi  logique  que  celles  dont  les 
laboratoires  sont  chaque  jour  le  théâtre  :  l'expérience 
tie  la  réalité  psychologique  absolue.  Ils  se  dévouent  à 
actualiser  sans  choix,  sans  distinction,  sans  prédilection 
■d'aucune  sorte,  toutes  les  parties  de  leur  esprit.  En 
d'autres  termes  ils  délivrent  cette  omni-équivalence  qui 
est  en  puissance  au  fond  de  chacun  de  nous  et  qui 
pratiquement  n'est  vaincue  que  par  la  réflexion  et  par 
la  volonté.  Ils  refusent  de  voir,  d'enregistrer  la  très 
petite  différence  qui  seule  sépare  ce  que  nous  croyons 
de  ce  que  nous  ne  croyons  pas,  ce  que  nous  faisons 
de  ce  que  nous  ne  faisons  pas.  Ils  se  font  un  devoir 
de  prévenir  en  eux  toute  élection  et  d'y  maintenir, 
comme  le  dit  si  bien  André  Breton,  le  «  ballotage  » 
originel. 

Louis  Aragon  a  trouvé  une  formule  charmante  : 
«  Rien,  dit-il,  ne  peut  compromettre  l'intégrité  de 
l'esprit.  »  C'est-à-dire  le  seul  dommage  qui  pourrait 
au  monde  se  produire,  pour  peu  qu'on  le  veuille  bien, 
«st  impossible.  Il  suffit  de  faire  toujours  très  exactement 
tout  ce  qui  vous  passe  par  la  tête  :  cela  ne  peut  avoir 
jamais  aucun  danger  ;  le  seul  danger  serait  de  ne  pas 
ie  faire,  car  l'esprit  en  serait  diminué  d'autant.  Mais 
une  suite  de  mots  abandonnés  de  la  syntaxe,  un  cri,  le 
^este  de  porter  la  main  à  sa  tète  ou  de  se  moucher  sur 


220  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

la  scène  ont  autant  de  sens,  de  portée,  que  les  plus 
sublimes  effusions  de  la  poésie,  dés  lors  que  Vidée  nous  en 
est  venue.  Il  est  impossible  à  l'homme  de  dire  quelque 
chose  qui  n'ait  point  de  sens  ;  le  Serin  Muet,  l'Aventure 
céleste  de  M.  Autipyrine  sont  des  témoignages  aussi  pré- 
cieux, aussi  irremplaçables  que  le  Mystère  de  Jésus  ou  que 
Mon  cœur  mis  à  nu.  C'est  moins  beau  peut-être,  mais  ce 
n'est  pas  moins  essentiel.  En  tous  cas  cela  ne  correspond 
pas  à  une  démarche,  de  la  part  de  l'esprit,  plus  compro- 
mettante. 

Est-ce  à  dire  que  la  folie  n'existe  pas  ?  —  Si  :  elle 
apparaîtrait  nettement  dans  le  cas  d'un  homme  qui 
réussirait  à  s'empêcher  de  penser  ou  de  sentir  quelque 
chose,  de  commettre  un  acte  envisagé,  ou  qui  sim- 
plement—  par  quel  miracle,  on  ne  peut  le  concevoir  — 
deviendrait  capable  de  cette  absurdité  idéale  :  un 
paradoxe. 


* 
*   * 


Le  corollaire  immédiat  de  ces  principes  est  que  le 
langage  n'a  aucune  valeur  fixe  et  définitive  :  «  Avant 
tout,  écrit  André  Breton,  nous  nous  attaquons  au  lan- 
gage qui  est  la  pire  convention.  On  peut  très  bien 
connaître  le  mot  Bonjour  et  dire  Adieu  à  la  femme 
qu'on  retrouve  après  un  an  d'absence.  »  C'est  une 
superstition  que  de  croire  chaque  mot  à  chaque  idée 
pour  toujours  enchaîné  et  recevant  d'elle  seule  son 
pouvoir.  Un  mot  peut  très  bien  surgir  d'un  état  d'es- 
prit auquel  son  sens  abstrait  ne  correspond  en  aucune 
façon  :  l'exprimera-t-il  moins,  cet  état  d'esprit,  pour 
ne  le  signifier  pas  ?  La  véritable  exactitude,  pour  l'écri- 


RECONNAISSANXE    A    DADA  221 

vain,  ne  sera-t-elle  pas  de  le  recueillir,  de  l'inscrire  à  la 
place  où  il  est  venu,  d'accepter  sa  valeur  fortuite,  de 
s'emparer  de  son  témoignage  sans  s'inquiéter  de 
l'aberration  qu'il  contient  :  «  Lautréamont  eut  si  nette- 
ment conscience  de  l'infidélité  des  moyens  d'expression 
qu'il  ne  cessa  de  les  traiter  de  haut  :  il  ne  leur  passa 
rien,  et,  chaque  fois  qu'il  était  nécessaire,  leur  fit  honte. 
Il  rendit  ainsi  en  quelque  sorte  leur  trahison  impos- 
sible. » 

Les  Dadas  ne  considèrent  plus  les  mots  que  comme 
des  accidents  :  ils  les  laissent  se  produire.  Ils  se  com- 
portent à  leur  égard  comme  des  employés  de  chemin 
de  fer  qui  se  désintéresseraient  des  signaux. 

Surtout  que  rien  ne  s'arrange  !  Que  rien  jamais 
n'aille  «  se  dénouer  par  l'artifice  grammatical  »  !  Il  faut 
laisser  les  phrases  se  construire  toutes  seules  :  elles 
auront  toujours  forcément  un  sens,  quand  ce  ne  serait 
que  celui  de  l'esprit  qui  les  profère.  Elles  formeront 
toujours  quelque  chose.  On  viendra  voir  après.  Il  y  a 
des  chances  pour  que  ce  produit  naturel  de  la  pensée 
ait  plus  de  réalité  que  tout  ce  que  la  logique  ou  le 
soût  nous  eussent  aidés  à  combiner. 

Le  langage  pour  les  Dadas  n'est  plus  un  moyen  :  il 
est  un  être.  Le  scepticisme  en  matière  de  syntaxe  se 
double  ici  d'une  sorte  de  mysticisme.  Même  quand  ils 
n'osent  pas  franchement  l'avouer,  les  Dadas  continuent 
de  tendre  à  ce  siirrcalisme,  qui  fut  l'ambition  d'Apolli- 
naire. Ils  pensent  que  l'esprit  est  avant  tout  un  lieu  de 
passage  et  qu'en  le  désencombrant  avec  soin,  des  choses 
—  il  est  impossible  de  dire  lesquelles  —  portées  par 
<ies  linots,  doivent  spontanément  le  traverser,  qu'aucune 


222  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

recherche  ni  aucune  formule  n'eussent  permis  de  décou-^ 
vrir  ni  de  fixer.  «  Essayons,  c'est  difficile,  écrit  Paul 
Eluard,  de  rester  absolument  purs.  Nous  nous  aperce- 
vrons alors  de  tout  ce  qui  nous  lie.  »  Privons  le  langage 
de  toute  utilité  ;  assurons-lui  une  vacance  parfaite,  et 
nous  verrons  aussitôt  l'inconnu  le  choisir,  le  gagner,  le 
mettre  à  profit.  Pour  peu  que  nous  ayons  bien  exacte- 
ment cassé  tous  les  liens  préalables  entre  les  mots, 
d'autres  vont  se  former  qui  enfin  nous  apprendront 
quelque  chose,  —  tant  pis  si  nous  ne  pouvons  pas  dire- 
quoi. 

Sans  doute  c'est  là  dénier  à  la  littérature  tout  carac- 
tère social.  Car  comment  le  lecteur  pourra-t-il  jamais 
savoir  si  ce  que  sa  pensée  rencontre  est  bien  la  même 
chose  que  ce  que  le  coup  de  dés  du  poète  a  amené. 
Mais  une  telle  certitude  est-elle  nécessaire  ?  «  II  y  a, 
dit  André  Breton,  toute  une  série  de  malentendus 
acceptables  »,  qui  font  qu'un  poème  ne  restera  jamais 
absolument  solitaire.  Presque  fatalement,  on  se  retrou- 
vera plusieurs  à  «  veiller  auprès  du  cher  corps  endormi  », 
chacun  bien  persuadé  qu'il  entend  respirer  et  palpiter 
son  enfant. 

Plaire,  émouvoir,  caresser  :  autant  de  fins  ridicules  et 
qu'il  suffit  de  descendre  à  envisager  pour  cesser  d'être 
un  poète.  Ecrire  est  un  acte  essentiellement  privé.  Tout 
au  plus  a-t-on  le  droit  d'espérer  tromper  les  autres,  les 
induire  en  quelque  mirage.  Encore  faudra-t-il  que  cela 
arrive  sans  qu'on  y  ait  formellement  pensé  et  par  le 
seul  miroitement,  par  la  seule  féconde  fausseté  des 
mots  qui  se  seront  fait  jour» 


RECONNAISSAKCE   A    DADA  22  J 


n 


On  peut  c^imer  mie  doctrine  pour  d'autres  raisons  que 
pour  la  simsfaction  qu'elle  vous  apporte  et  sans  éprouver 
la  moindre  envie  de  lui  donner  son  assentiment.  Ce  qui 
me  plaît  en  celle-ci,  —  outre  le  secours  provisoire- 
qu'elle  aura  prêté  à  de  jeunes  talents  que  je  m'attends  à 
voir  s'élever  très  haut,  —  c'est  sa  franchise,  et  c'est  la. 
netteté  avec  laquelle  elle  permet  de  caractériser  la. 
situation  littéraire  actuelle. 

Jusqu'aux  Dadas  on  a  vécu  dans  la  réticence.  Tout  ce- 
que  disent  et  prétendent  les  Dadas,  il  y  a  longtemps- 
que  toute  une  lignée  d'écrivains  s'appuie  dessus  ;  mais 
aucun  n'avait  encore  osé  le  déclarer,  le  produire  comme 
axiome,  ni  en  envisager  de  face  toutes  les  conséquences. 
C'est  la  première  fois  que  l'on  prend  conscience  des 
dogmes  essentiels  que  toute  la  littérature  des  cent  der- 
nières années  implique  et  désigne  ;  c'est  la  première  fois 
aussi  que  l'on  se  décide  à  une  pratique  vraiment  scru- 
puleuse, vraiment  religieuse  et  systématique  de  ces 
dogmes.  Et  l'on  peut  voir  enfin  où  cela  mène. 

Il  y  a  longtemps  déjà  que  cette  idée  est  infuse  dans 
l'esprit  d'un  grand  nombre  d'écrivains,  que  la  littérature  se 
ramène  à  une  extériorisation  pure  et  simple  d'eux- 
mêmes.  Marquer  le  moment  exact  où  elle  les  a  envahis 
ne  va  pas  naturellement  sans  quelque  difficulté.  Mais 
on  peut  au  moins  apercevoir  une  époque  où  ils  n'en 
étaient  pas  du  tout  pénétrés,  où  ils  se  faisaient  de  leur 
fonction  une  image  toute  différente. 


224  ï-^    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  est  bien  évident  qu'aux  yeux  d'aucun  des  grands 
écrivains  de  l'âge  classique  le  germe,  le  plasma  intelli- 
gible, dont  ils  sentaient  leur  cerveau  tapissé  et  en  quoi 
ils  reconnaissaient  la  substance  de  leur  œuvre,  n'appa- 
raissaient comme  des  choses  qu'ils  eussent  simplement 
à  chasser,  à  expulser  telles  quelles  devant  eux.  Comme 
un  objet  plutôt,  qu'il  leur  fallait  explorer,  pénétrer, 
-conquérir.  Ils  se  concevaient  spontanément  dans  un 
certain  rapport  avec  une  réalité,  qui,  alors  même  qu'elle 
leur  était  intérieure,  restait  distincte  de  leur  faculté 
inventive  et  réclamait  simplement  son  emploi.  Même 
dans  la  plus  folle  fantaisie,  ils  se  considéraient  comme 
en  bride  ;  ils  se  voyaient  partie  d'un  système  sur  les 
éléments  étrangers  duquel  ils  ne  s'accordaient  qu'un 
pouvoir  restreint.  Ils  étaient  auteurs  dans  la  mesure 
seulement  où  ils  poussaient  à  l'évidence  certaines  don- 
nées confuses  qu'ils  n'avaient  nulle  conscience  d'avoir 
■eux-mêmes  engendrées. 

Tous  les  classiques  étaient  implicitement  positivistes  : 
ils  acceptaient  le  fait  d'un  monde,  aussi  bien  intérieur 
-qu'extérieur,  et  l'obligation  de  l'apprendre.  Peu  leur 
importait  le  degré  de  sa  réalité,  et  s'il  était  par  hasard 
une  simple  fulguration  de  leur  moi.  Ils  recevaient  en 
toute  simplicité  sa  borne.  Même  s'ils  se  fussent  attribué 
un  certain  pouvoir  métaphysique  d'émanation,  ils 
-eussent  pris  grand  soin  d'en  maintenir  distincts  leur 
don  d'écrivain  et  leur  capacité  créatrice.  Jamais  ils 
n'eussent  songé  à  employer  ceux-ci  à  autre  chose  qu'à 
•éclaircir,  et,  si  l'on  veut,  (car  l'effort  de  mise  au  point 
.n'exclut  pas  l'imagination)  à  transfigurer  la  réalité  qui 
était  sous  les  yeux  de  chacun. 


RECONNAISSAXXE    A    DADA  225 

Il  faudra  tâcher  un  jour  de  décrire  en  détail,  et  avec 
illustrations  à  l'appui,  la  lente  modification  qui  s'est 
produite  au  cours  du  xix'  siècle  dans  l'attitude  mentale 
de  l'écrivain.  En  gros,  elle  a  consisté  dans  un  progressif 
affaiblissement  de  l'instinct  objectif,  dans  une  foi  de 
plus  en  plus  grêle  à  l'importance  des  modèles  extérieurs, 
dans  un  détachement  croissant  de  la  réalité,  et,  conjointe- 
ment, dans  une  identification  de  plus  en  plus  étroite  du 
sujet  avec  lui-même,  dans  un  effort  de  plus  en  plus 
profond  de  sa  part  pour  recueillir  à  l'état  pur  sa  propre 
efficace,  pour  épouser  son  propre  jaillissement  et  pour 
faire  de  l'œuvre  d'art  la  simple  incarnation  de  ses 
velléités  et  de  ses  rêves. 

On  pourrait  dire  qu'à  partir  du  Romantisme  l'écrivain 
sent  sa  puissance  prendre  le  pas  sur  sa  perception  ;  elle 
est  là  qui  le  tracasse,  qui  le  dérange,  qui  le  talonne  ; 
le  plus  urgent  lui  paraît  être  de  la  dépenser  ;  la  créa- 
tion, et  la  création  immédiate,  continuelle  et  intégrale, 
devient  pour  lui  le  seul  recours,  le  seul  devoir.  Il  prend 
Dieu  désormais  dircct-ement  pour  modèle  et  s'applique  à 
copier  d'aussi  près  que  possible  son  opération  ;  il  recom- 
mence à  tout  coup  la  Genèse  ;  à  tout  coup  il  lui  faut 
aboutir  à  quelque  chose  d'aussi  premier  qu'Adam  et 
Eve. 

Flaubert  est  bien  curieux  qui,  tout  en  se  donnant  l'air 
de  peindre  et  de  reproduire  trait  pour  trait  la  plus  plate, 
la  plus  inerte,  et  donc  la  plus  extérieure  réalité,  au  fond 
ne  fait  que  poursuivre  au  travers  d'elle  les  fantômes 
informes  qui  ont  pris  possession  de  son  imagination. 
Jamais  on  ne  vit  réaliste  plus  sceptique  sur  l'existence 
des  choses  qu'il  s'applique  à  décrire,  plus  indifférent  dans 


2Zé  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

le  fond  à  leur  structure  véritnblc.  A  aucun  moment  leur 
complexité  intrinsèque  ne  l'attire  ;  il  est  étonnamment 
dépourvu  du  besoin  de  la  débrouiller  ;  il  n'y  a  point  là 
pour  lui  de  problème,  ni  de  tentation  ;  la  nature  est 
pour  lui  aussi  peu  sirène,  aussi  peu  LoreJei  qu'on  puisse 
le  rêver.  La  soumission  qu'il  lui  déclare  ne  s'accompagne 
en  lui  et  n'est  l'efiet  d'aucun  véritable  amour.  L'obser- 
vation ne  lui  sert  nullement  à  l'explorer,  à  l'approfondir, 
à  gagner  ses  régions  intimes.  Rien  de  moins  entrant  que 
son  regard.  Il  ne  voit  rien  et  ne  cherche  à  rien  voir  au 
delà  de  ce  dont  il  a  besoin.  S'il  se  courbe  sur  la  nature, 
poussif,  geignard,  obstiné  comme  un  mineur  sur  la  veine 
qu'il  débite,  c'est  qu'il  lui  faut  en  extraire  son  bien,  c'est 
qu'il  veut  lui  arracher  les  matériaux  nécessaires  à  son 
édifice.  De  la  pierre,  de  la  planche,  de  l'ardoise  ou  des 
tuiles  :  voilà  tout  ce  que  l'observation  est  chargée  de  lui 
obtenir,  voilà  la  seule  utilité  qu'il  lui  connaisse. 

Dans  le  fond  il  ne  tient  à  rien  qu'à  trouver  une 
matière  pour  une  espèce  d'image  indéfinissable  et  pré- 
cise, d'ordre  dirait-on  poétique,  ou  même  plastique,  que 
couve  son  cerveau.  Albert  Thibaudet  a  eu  raille  fois 
raison  de  le  faire  apparaître  «  comme  le  type  le  plus 
saisissant  chez  nous  du  romancier  qui  pense  par  thè- 
mes '  »,  —  mille  fois  raison  de  souligner  l'importance  de 
sa  fameuse  boutade  :  «  Dans  Salammbô  j'ai  voulu  donner 
l'impression  de  la  couleur  jaune.  Dans  Madame  Bovary 
j'ai  voulu  faire  quelque  chose  qui  fût  de  la  couleur  de 
ces  moisissures  des  coins  où  il  y  a  des  cloportes.  Quant 


1.    Voir    la   Nouvelle     Rei'ue  Française    du    if    octobre    1919, 
pp.  780-81. 


RECONNAISSANCE   A    DADA  227 

nu  reste,  le  plan,  les  personnages,  cela  m'est  bien  égal.  » 
Oui,  si  Ton  y  regarde  de  près,  Flaubert  en  somme  n'écrit 
que  pour  donner  un  corps  à  certaines  lubies  dont  il  est 
hanté  :  le  formidable  troupeau  de  détails  concrets  qu'il 
met  en  branle  et  pousse  devant  lui,  c'est  simplement 
dans  l'espoir  que  le  débarrasseront  en  s'y  précipitant  les 
démons  qui  le  travaillent  \  11  est  un  des  premiers  chez 
qui  la  prédominance  du  moi  créateur  sur  l'objet, 
chez  qui  l'effort  pour  soumettre  le  monde  à  l'esprit, 
pour  forcer  les  choses  à  servir  de  substance  à  l'imagi- 
nation, pour  engager  la  nature  dans  le  train  des  songes, 
deviennent  flagrants. 

Mais  c'est  avec  le  Symbolisme  surtout  que  la  résolu- 
tion s'affirme,  chez  un  grand  nombre  d'écrivains,  de  se 
délivrer  de  tout  modèle  et  de  ne  plus  faire  de  l'art  qu'une 
sorte  de  substitut  de  la  personnalité.  Laissons  de  côté 
Mallarmé,  pourtant  si  instructif,  tout  occupé  qu'il  est  à 
«  fixer  »  sa  sensibilité  en  minutieux  cristaux  poétiques, 
à  se  déposer  lui-même,  par  petits  paquets,  dans  les  mots. 
L'importance  croissante  qu'a  prise  Rimbaud  et  l'extraor- 
dinaire valeur  exemplaire  que  lui  attribuent  aujourd'hui 
les  jeunes  gens  ne  tiennent-elles  pas  essentiellement  à  l'in- 

I .  «  Les  accidents  du  monde,  a-t-il  écrit  lui-même  daos  sa  Prétace 
aux  chansons  de  Louis  Bouilhet  (citée  par  Brunetière  dans  h  Roman 
Naturiilisle,  p.  150),  dès  qu'ils  sont  perçus,  vous  apparaissent  comme 
transposés  pour  l'emploi  d'une  illusion  à  décrire,  tellement  que 
toutes  les  choses,  y  compris  votre  existence,  ne  vous  semblent  pas 
avoir  d'autre  utilité.  »  Jamais  peut-être  on  n'a  exprimé  avec  autant 
de  lourdeur,  de  force  et  de  naïveté  un  plus  complet  dédain  pour  le 
donné,  une  plus  sereine  irréligion  de  la  réalité,  une  conception  plus 
purement  poéiique  du  roman,  une  plus  entière  volonté  de  a  fiction  ». 


228  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

trépidité  avec  laquelle  il  a  d'emblée  rompu  avec  toute 
entité  étrangère,  au  dédain  parfait  qu'il  a  tout  de  suite 
affiché  pour  toute  espèce  de  représentation,  au  ridicule 
qu'il  a  sans  hésitation  jeté  sur  l'idée  qu'une  œuvre  d'art 
pouvait  avoir  à  ressembler  à  quelque  chose,  à  la  tran- 
q^iillité  avec  laquelle  il  s'est  mis  non  pas  du  tout  à  se 
peindre,  mais  à  descendre  lui-même,  chair  et  âme,  dans 
son  poème.  L'œuvre  de  Rimbaud  n'est  qu'un  corps 
qu'il  s'est  donné.  Avec  la  vitesse  et  l'immédiateté  du 
génie  il  a  conjuré  pour  son  usage  et,  si  j'ose  dire,  pour 
sa  décharge  personnelle,  une  de  ces  grandes  «créatures  » 
prodigieuses  comme  on  en  voit  circuler  dans  les  Illumi- 
nations. 

Rimbaud  fut  de  naissaiice  un  émigrant  :  «  Le  long  de 
la  vigne,  m'étani  appuyé  du  pied  à  une  gargouille,  — 
je  suis  descendu  dans  ce  carosse  dont  l'époque  est  assez 
indiquée  par  les  glaces  convexes,  les  panneaux  bombés 
et  les  sophas  contournés.  »  Il  n'a  jamais  cherché  qu'une 
chose  :  s'en  aller;  la  littérature  ne  fut  rien  pour  lui 
qu'un  premier  exil  ;  il  s'y  jeta  poussé  par  le  même  mépris 
de  toute  société,  par  le  même  frénétique  besoin  de 
n'appartenir  à  personne  qui  devaient  plus  tard  le  conduire 
au  Harrar.  On  cherche  pourquoi  il  a  cessé  brusquement 
d'écrire  ;  mais  on  s'éviterait  ce  problème  si  l'on  voulait 
bien  remarquer  qu'en  fait  il  n'a  jamais  écrit,  au  sens 
jusqu'à  lui  donné  à  ce  mot.  Il  s'est  simplement  manifesté. 
Qu'il  ait  un  moment  employé  les  mots  à.  cette  fin,  le 
hasard  peut-être  tout  seul  en  a  décidé  ainsi.  Et  peu-t-être, 
de  son  point  de  vue,  fut-ce  une  faute  que  d'avoir  con- 
senti à  ce  mode  d'expression.  N'est-ce  pas  peut-être  ce 
qu'il  voulait  faire  comprendre  à  sa  sœur  quand  sur  son 


RECONNAISSANCE   A    DADA  229 

lit  de  mort,  parlant  de  ses  premiers  essais,  il  lui  confiait  : 
«  C'était  mal  »  ? 

Si  j'avais  plus  de  temps,  plus  de  place,  je  montrerais 
ici  comment  le  Cubisme  tout  entier,  et  en  particulier  le 
Cubisme  littéraire,  n'est  rien  de  plus  dans  le  fond  qu'un 
raffinement  du  Symbolisme,  c'est-à-dire  de  Fart  de 
s'engendrer  soi-même.  L'exemple  de  Mallarmé  et  de 
Rimbaud  plane  constamment  sur  lui.  Si  les  Cubistes 
parlent  si  souvent  de  construction  ',  ils  pensent  seule- 
ment à  la  construction  au  dehors,  à  l'édification  poétique 
de  leur  personnalité.  Les  lois  qu'ils  s'imposent  ne  cessent 
pas  d'être  subjectives  ;  elles  n'ont  d'autre  sens  que 
d'assurer  une  certaine  cohésion  esthétique  entre  les  élé- 
ments de  leur  sensibilité.  Mais  ils  produisent  cette 
harmonie  avec  tout  le  reste,  elle  sort  d'eux-mêmes 
comme  tout  le  reste.  Il  continue  de  s'agir  uniquement 
pour  eux  d'auto-expulsion.  L'idée  de  repères  extérieurs  à 
observer  ne  les  efileure  même  pas.  Ils  ne  voient  de 
mesure  pour  leur  génie  que  dans  l'intensité  de  la  force 
qu'ils  sentent  les  fuir  au  cours  de  la  création,  ou  que 
dans  l'étrangeté,  au  sens  propre,  dans  l'écart  par  rapport 
au  réel,  des  images,  des  spectacles,  des  mouvements 
ps5'choIogiques,  des  pensées  même  qu'ils  mettent  au 
jour. 

Tout  le  charme  d'Apollinaire  n'est-il  pas  dans  une  cer- 
taine excentricité  qu'il  arrive  à  se  procurer  à  lui-même  ?  — 
Où  le  prendre  ?  dites-vous.  Comment  le  reconnaître?  — 
Justement  il  ne  cherche  pas  du  tout  à  se  faire  recon- 

j.  «  Le  poème  est  un  objet  construit.  »  Max  Jacob.  Préface  du 
Cornet  à  dés. 


2^0  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

uaitre.  Son  seul  effort  est  pour  douer,  pour  animer,  pour 
émettre  les  parties  de  lui-même  qui  n'ont  aucun  rapport 
avec  vous.  Son  poème  est  une  plante  qui  a  poussé  dans 
son  cœur,  une  colombe  qui  s'envole  de  son  sein.  Il  ne 
lui  confie  point  son  image  ;  c'est  de  son  pouvoir,  de  sa 
vertu,  de  son  essence,  qu'il  espère  le  voir  porter  témoi- 
gnage. Une  goutte  de  sa  meilleure  âme  tremble  au 
bec  du  bel  oiseau. 

Et  Max  Jacob  :  «  Le  style  est  la  volonté  de  s'extérioriser 
par  des  moyens  choisis'.  »  Ou  bien  :  «  Surprendre  est 
peu  de  chose,  il  faut  transplanter  *.  »  Et  pour  cela  d'abord 
évidemnient  se  transplanter  soi-même.  Qui  lit  avec  un 
peu  d'étonnement  l'innombrable  et  savoureux  bavardage 
du  poète,  se,  demandant  à  quoi  il  se  réfère,  doit  com- 
prendre que  ce  n'est  à  rien  du  tout  et  que  toute  la  valeur 
de  tant  de  ragots  et  d'effusions  mélangés  n'est  que  de 
communiquer  une  figure  poétique  à  une  âme  qui  reste, 
ou  qui  devient  par  là-même  masquée. 


Je  n'ai  appris  que  récemment  à  goûter,  mais  je  goûte 
tortement  dans  ce  qu'elles  ont  de  réussi,  les  œuvres  de 
Max  Jacob  et  surtout  d'Apollinaire.  J'ai  d'autre  part  pour 
RinTbaud  une  admiration  qui  ne  peut  pas  être  dépassée 
et  je  ne  ferais  pas  grande  difficulté,  par  moments,  à  le 
révérer  comme  le  plus  grand  poète  qui  ait  jamais  existé. 
Je  «>ni<;  né  dans  le  Svmbolismc  et  c'est  chez  Baudelaire, 


1 .  Prcfacc  du  Coi  i:i:j  à  des. 

2.  Ibul. 


RECONNAISSANCE   A    DADA  23  I 

chez  Verlaine,  chez  Mallarmé  que  j'ai  trouvé  mes  pre- 
mières véritables  émotions  littéraires.  Il  ne  peut  donc 
être  question,  en  ce  qui  me  concerne,  d'une  méconnais- 
sance de  la  littérature  que  je  viens  d'analyser,  ni  d'une 
insensibilité  à  ses  charmes. 

Mais  tout  en  l'admirant  profondément,  j'avais  conçu, 
depuis  assez  longtemps  déjà,  des  inquiétudes  sur  ses  pos- 
sibilités :  un  gouffre  me  semblait  peu  à  peu  se  creuser 
dessous  elle  ;  ou  plutôt  j'avais  l'impression  qu'elle  allait 
vers  une  impasse.  Le  grand  mérite  à  mes  yeux  de  Dada, 
le  service  immense  qu'il  me  rend  et  ce  qui  lui  vaut  ma 
reconnaissance,  c'est  qu'il  me  découvre  d'un  seul  coup 
cette  impasse,  c'est  qu'il  atteint  dans  un  sursaut  de 
logique  au  point  de  paralysie  complète  et  d'auto-anéan- 
tissement  d'un  art  dont  je  soupçonnais  déjà  fragiles  les 
chances  de  vie. 

Que  démontrent  en  effet  les  Dadas  si  ce  n'est  qu'il  est 
impossible  en  se  réali^iant  de  réaliser  quelque  chose  et 
que  la  pure  extériorisation  de  soi-même  finit  pour  l'écri- 
vain par  équivaloir  à  une  entière  abdication  ?  Chercher 
le  passage,  l'issue,  travailler  à  son  propre  avènement, 
c'est  fatalement  abandonner  de  plus  en  plus  le  souci  de 
l'art,  la  volonté  de  fondation  esthétique.  Le  mot  de  Max 
Jacob  :  «  s'extérioriser  par  des  moyens  choisis  »,  les 
Dadas  nous  font  voir  qu'il  implique  une  contradiction 
formelle.  Choisir  ses  moyens,  ce  n'est  plus  s'extérioriser 
qu'imparfaitement,  c'est  se  déformer,  c'est  mentir  à  soi- 
même.  L'œuvre  d'art,  ce  «  bijou  »  qu'évoque  Jacob  et 
à  la  concrétion  duquel  il  prétend  donner  tous  ses  soins, 
est  forcément  restrictive  de  la  personnalité.  Pour  qui 
donc  prit  une  fois  comme  idéal  sa  propre  parfaite  expan- 


^^2  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

sion,  le  moment  doit  venir  où  l'œuvre  d'art,  où  l'œuvre 
simplement,  apparaît  inacceptable,  intolérable,  à  fuir. 
Expriniée  en  termes  physiques  la  proposition  gagne 
encore  en  évidence  :  une  littérature  centrifuge,  comme 
fut  la  nôtre  presque  tout  entière  depuis  cent  ans,  a  néces- 
-sairement  son  point  d'aboutissement  en  dehors  de  la  lit- 
térature. Dada,  dans  ce  qu'il  a  d'informe,  de  négatif, 
d'extérieur  à  l'art  représente  d'une  façon  achevée  ce 
qui  fut  le  rêve  implicite  de  plusieurs  générations  d'écri- 
vains. 

Tout  ce  que  contenait  la  tendance  subjective,  il  le 
développe  sans  pitié.  Avec  quelle  force  ne  montre-t-il 
pas  que  vouloir  se  recueillir  soi-même  tout  entier,  c'est 
en  somme  cesser  d'accorder  la  moindre  importance 
à  aucun  de  ses  états  de  conscience  !  Les  représentations 
Dadas,  en  dépit  peut-être  de  leurs  organisateurs,  avaient 
un  sens  très  clair.  Elles  voulaient  dire  :  «  Du  moment 
que  vous,  public,  comme  nous,  acteurs,  avons  décidé  de 
nous  considérer  comme  de  purs  jets  d'eau,  où  pren- 
drions-nous le  droit  de  choisir  entre  les  gouttes  ?  Pour- 
quoi celle-ci  nous  apparaîtrait-elle  délicate  et  brillante, 
cette  autre  trouble  et  vile  ?  Puisque  nous  sommes  d'ac- 
cord pour  ne  rien  faire  d'autre  que  laisser  jaillir  notre 
esprit,  nous  devons  l'être  aussi,  nécessairement,  pour 
ne  remarquer  aucune  différence  entre  ses  divers  épan- 
chements.  C'est  vous,  public,  vous,  nos  aînés,  qui  avez 
commencé.  Il  ne  fallait  pas  vous  rapprocher  ainsi  de 
vous-même,  il  ne  fallait  pas  vouloir  vous  confondre  avec 
votre  âme,  ni  surtout  vouloir  confondre  avec  elle  l'uni- 
vers. Par  votre  faute  maintenant  tout  est  pareil.  Nous 
vous  défions  de  retrouver  le  moindre  critérium,  de  pro- 


RECONNAISSANCE   A    DADA  23^ 

noncer  sans  inconséquence  le  moindre  jugement  sur  les 
produits  de  votre  cerveau  ou  de  votre  volonté.  Bon  gré 
mal  gré  il  faut  que  vous  fassiez  le  plongeon  avec  nous, 
il  faut  que  vous  vous  lanciez  avec  nous  à  la  nage  dans 
l'immense  océan  de  l'indifférence.  Grâce  à  vous  la  psy- 
chologie n'est  plus  qu'une  vieille  histoire.  A  force  de 
s'être  écouté,  on  a  perdu  tout  moyen  de  se  compren- 
dre. Plus  nous  voici  fidèles  à  nous-mêmes,  et  moins  ce 
que  nous  en  recevons  a  d'intérêt.  Plus  nous  essayons 
de  laisser  parler  en  nous  la  profondeur,  et  plus  c'est  la 
surface  qui  s'exprime.  L'inconscient  nous  a  floués.  Après 
nous  avoir  privés  de  tout  notre  discernement,  il  se 
moque  de  nous  et  ne  nous  envoie  plus  que  ses  émis- 
saires les  plus  ridicules.  Mais  encore  une  fois,  essayez 
donc  de  protester,  pour  voir  !  Et  surtout  dites-nous  au 
nom  de  quoi.  » 

Et  encore  au  nom  de  quoi  protesterions-nous,  quand 
Dada  tranquillement  entreprend  de  désaffecter  le  lan- 
gage ?  Que  fait-il  de  plus,  là  encore,  que  de  tirer  les 
conséquences  extrêmes  des  principes  sur  lesquels  le 
Symbolisme,  puis  le  Cubisme  se  sont  fondés  ?  C'est  avec 
Mallarmé,  c'est  chez  Rimbaud  (on  pourrait  même 
remonter  plus  haut  et  sur  ce  point  aussi  Flaubert  n'est 
pas  sans  responsabilité)  que  les  mots  ont  commencé  à 
se  débaucher.  Et  sans  doute  je  tiens  pour  une  très 
géniale  et  très  importante  découverte  celle  de  cette  vertu 
secrète  en  eux,  distincte  de  celle  qu'ils  ont  de  signi- 
fier, et  qui  leur  permet  d'absorber  un  peu  de  la  sensibilité 
de  l'écrivain  et  de  l'emmener,  à  l'état  de  simple  semence, 
dans  un  autre  monde  où  elle  refleurira.  Nul  plus  que 
moi  n'admire  la  façon  dont  chez  Mallarmé  ils  se  déga- 


234  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

gent  tout  doucement  de  leur  sens  individuel,  puis  de 
leur  solidarité  logique,  pour  simplement  finir,  s'étant 
rejoints  ailleurs,  par  éclore,  par  naître  à  plusieurs. 
Mais  enfin,  dans  cette  acception,  ils  cessent  d'être  des 
signes  ;  la  valeur  qu'ils  reçoivent  est  d'un  ordre  post- 
intellectuel.  Ce  qui  détermine  leur  apparition,  c'est 
désomiais  uniquement  leur  parenté  intérieure  avec  tel 
ou  tel  aspect  du  sujet.  Ils  ne  viennent  plus  que  sur  son 
injonction,  que  sous  sa  poussée,  et  pour  lui  composer 
une  figure  nouvelle,  étrangère'.  Le  danger  est  immense. 
Car  la  ressemblance  de  l'un  ou  de  l'autre  avec  le  sujet 
ne  pouvant  -être  appréciée  que  par  celui-ci,  rien  n'em- 
pêche qu'elle  soit  reconnue  dans  tous  les  cas.  Et  en  effet, 
au  fond,  elle  existe  dans  tous  les  cas.  Même  si  on  ne 
l'aperçoit  pas.  Tout  mot,  du  moment  qu'il  est  proféré, 
ou  seulement  envisagé  par  l'esprit  dans  un  éclair,  a  une 
relation  avec  lui.  Tout  mot,  puisqu'il  est  venu  à  la 
pensée,  l'exprime,  car  rien  d'autre  ne  peut  l'y  avoir 
amené,  que  son  aptitude  précisément,  même  si  elle  reste 
incompréhensible,  à  l'exprimer.  Tout  mot  donc  est 
justifiable,  est  expressif,  arrivant  après  n'importe  quel 
autre,  présenté  sous  n'importe  quel  jour,  révélant  n'im- 
porte quoi. 

Ici  encore  Dada  a  vu  juste  et  profond.  Ici  encore  il  a 


I.  Ils  deviennent  de  simples  effets.  Il  faut  voir  avec  quelle 
promptitude  ils  suivent,  il  ne  faut  pas  dire  la  pensée,  mais  la  per- 
sonne de  Rimbaud  par  exemple.  L'obéissance  est  tout  ce  que  le 
poète  leur  demande.  Des  lignes  se  dessinent  dans  l'espace,  des  che- 
mins insaisissables  se  déclarent  où  ils  n'ont  qu'à  se  précipiter  ;  ils 
recueillent  dans  l'instant  mille  directions  ;  ils  sont  précis  et  inutiles 
comme  l'éclair. 


RECONNAISSANCE    A    DADA  235 

raison  en  concluant  au  néant  linguistique,  comme  il 
avait  conclu  déjà  au  néant  psychologique.  Sa  démons- 
tration est  parfaite.  Il  peut  encore  ici  nous  délier^  du 
moment  que  nous  avons  accepté  que  l'écrivain  s'adonne 
à  son  seul  accomplissement,  de  mettre  en  avant 
quelque  principe  que  ce  soit  qui  interdise  le  complet 
bouleversement  du  vocabulaire  et  les  incohérentes  pro- 
cessions de  mots  auxquelles  il  s'amuse.       » 


* 
*    * 


Que  l'on  veuille  bien  ne  pas  me  supposer,  en  pré- 
sence de  tous  les  ravages  de  Dada,  dans  un  état  d'indi- 
gnation ni  de  fureur  que  je  cacherais.  Quelques  mots 
que  j'ai  dits  tout  à  l'heure  ont  fait  croire  peut-être  que  la 
cause  de  l'art  m'était  sacrée,  comme  on  dit,  et  que 
j'allais,  pour  finir,  me  déclai-er  son  champion,  brandir 
un  glaive  d'archange.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  cela. 
L'Art  et  la  Beauté  ne  sont  pas  pour  moi  des  divinités  et 
je  n'éprouve  aucune  révolte  contre  leurs  iconoclastes. 
Avouerai-je  même  que  je  prends  plus  de  plaisir  à  les 
voir  méprisés  qu'encensés,  et  que  rien  ne  m'agace 
autant  que  les  majuscules  dont  on  les  décore  ? 

Je  suis  au  contraire  assez  sensible  à  cette  extrême  mo- 
destie, à  cette  incompréhension  de  toute  grandeur  hu- 
maine qu'André  Breton  souligne,  à  la  fin  de  son  article, 
comme  une  des  vertus  de  Dada.  Je  les  préfère  en  tous 
cas  infiniment  à  la  sufiisance  sacerdotale  de  tant  de 
littérateurs  manques.  Je  me  sens  très  près  du  sentiment 
délicat  et  tragique,  de  la  pudeur  désespérée  qui  pous- 
sent le  même  André  Breton  à  s'écrier  :  «  Il  est  inadmis- 


2';  6  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sible  qu'un  homme  laisse  une  trace  de  son  passage  sur 
la  terre.  « 

Et  comment  serais-je  scandalisé  par  tout  ce  nihilisme, 
alors  que  je  suis 'bien  obligé  de  constater  qu'il  n'est 
qu'un  héritage  et  que  ce  ne  sont  pas  ceux-là  qui  le  pro- 
fessent qui  en  sont  responsables  ?  —  Au  reste,  après 
tout  ce  que  ces  dernières  années  nous  ont  permis  de 
voir,  est-il  aujourd'hui  si  déplacé  ? 

Mais  l'expérience  est  là;  je  ne  puis  l'ignorer.  L'art 
m'apparaît  comme  un  fait  humain,  comme  une  fatalité 
de  notre  nature  :  nous  3^  retomberons  toujours.  On 
peut  me  démontrer  tant  qu'on  voudra  qu'il  est  impos- 
sible :  il  est,  il  a  toujours  été,  donc  il  sera.  Et  j'avoue 
bien  volontiers  que  c'est  là  toute  sa  raison  d'être. 

Persuadé  qu'il  sera,  je  me  demande  à  quel  prix.  Et 
c'est  ici  que  la  démonstration  des  Dadas  me  devient  si 
précieuse.  Les  conséquences  qu'ils  ont  tirées  des  prin- 
cipes régnants  me  paraissent  inéluctables.  Il  faut  donc 
que  ces  principes  soient  changés.  Il  faut  que  nous 
renoncions  au  subjectivisme,  à  l'effusion,  à  la  création 
pure,  à  la  transmigration  du  moi,  et  à  cette  constante 
prétérition  de  l'objet  qui  nous  a  précipités  dans  le  vide. 
Il  faut  qu'un  mouvement  subtil  de  notre  esprit  l'amène 
à  se  dédoubler  à  nouveau  ;  il  faut  qu'il  reprenne  foi  en 
une  réalité  distincte  de  sa  puissance,  qu'il  arrive  à  dis- 
tinguer à  nouveau  en  lui  un  instrument  et  une  matière. 
Il  importe  surtout  que  l'esprit  critique  cesse  de  nous 
apparaître  comme  essentiellement  stérile  et  que  nous 
sachions  redécouvrir  sa  vertu  créatrice,  son  pouvoir  de 
transformation.  Nous  ne  pourrons  nous  renouveler  que 
si   l'acte    de  l'écrivain    se   rapproche     franchement    de 


RECONNAISSANCE    A    DADA  237 

l'effort  pour  comprendre.  C'est  non  pas  en  im-itant 
le  savant,  mais  en  s'apparentant  à  nouveau  à  lui^  que 
l'écrivain  verra  la  fécondité  lui  revenir.  Et  sans  doute, 
il  restera  toujours,  à  la  différence  du  savant,  un  inven- 
teur, un  trompeur.  Mais  il  faudra  qu'il  n'en  ait  plus 
l'air  et  qu'il  ne  se  sache  plus  tél.  Il  faudra  que  le  monde 
irréel  qu'il  a  pour  mission  de  susciter  naisse  seulement 
de  son  application  à  reproduire  le  réel  et  que  le  men- 
songe artistique  ne  soit  plus  engendré  que  par  la  pas- 
sion de  la  vérité. 

JACQ.UES  RIVIÈRE 


LE    RETOUR 
DU   SOLDAT' 


Enfant,  à  cause  des  images,  j'ai  préféré  les  pays  exoti- 
ques à  ma  patrie.  Son  sol  et  son  ciel  étaient  trop 
modestes. 

Son  histoire  me  paraissait  s'assombrir.  Je  doutais  de 
ses  destinées.  Je  repoussais  son  génie  qui  me  hantait. 

A  dix-huit  ans  les  puériles  aventures  américaines  me 
tentèrent.  Mais  je  ne  pus  me  séparer  de  mes  livres  qui 
me  promettaient  des  épreuves  plus  exquises. 

Ma  force  commençait  à  se  consumer  dans  une  biblio- 
thèque, une  caserne  quand  la  guerre  éclata.  Les  murs 
que  je  désespérais  de  briser  se  renversaient  au  souiîie  des 
trompettes. 

Je  crus  à  Marathon.  Des  jeunes  hommes  aux  muscles 
revêtus  de  fer  gagnaient  un  cent  dix  mètres-haies.  La 
lance  séparait  les  flots  barbares. 

Ou  bien  par  une  complaisance  vicieuse,  je  me  serais 
contenté  de  Waterloo  :  le  dernier  reflux  de  la  chair 
française  sur  le  monde  :  le  fer  et  le  feu  immolant  le 
reste  de  cette  belle  vie. 

I.  Fragment  de  Xouvelîe  Patrie. 


LE    RETOUR    DU    SOLDAT  239 

Au  départ  je  portais  une  panoplie  neuve,  on  m'avait 
peint  les  jambes  en  rouge.  Je  croyais  à  la  force  de  nos 
ennemis.  Je  songeais  plus  à  offrir  ma  mort  que  la  victoire 
à  ma  patrie,  , 

Je  fis  la  queue  pendant  des  jours  sur  les  routes  entre 
le  front  Est  et  le  front  Nord.  Je  piétinais  derrière  un 
million  de  citoyens  qui  attendaient  leur  tour. 

Tout  de  suite  je  m'impatientai  ;  les  murs  de  notre 
caserne  nous  escortaient.  Je  craignis  que  cette  guerre  ne 
tût  qu'un  grand  remue-ménage  de  camelote,  un  spec- 
tacle à  bon  marché  comme  le  cinéma  où  Ton  voit  les 
banquiers  se  satisfaire  du  même  plaisir  de  pauvres  que 
les  terrassiers. 

De  moins  en  moins  confiant,  je  doutais  de  pouvoir 
embellir  cette  besogne  industrielle.  Je  chargeai  mon 
fusil,  défis  ma  chaussure,  plaçai  mon  orteil  sur  la 
gâchette.  Un  boutiquier  allégua  que  la  vie  était  bonne 
et  il  mourut  bientôt  avec  une  simple  beauté  prouvant 
que  l'essence  de  la  guerre,  le  sacrifice,  était  intacte. 

La  guerre  commença,  continua  et  finit.  Elle  se  résout 
maintenant  en  un  clin  d'œil. 

Je  ne  songe  plus  à  émigrer.  Cette  terre  qui  a  mon 
sang  aura  mes  os.  Les  hommes  de  France  sont  chiches 
de  leur  semence,  mais  pas  encore  de  leur  sang.  J'ai 
arrosé  la  Turquie  de  ma  sueur  pour  la  donner  aux 
Anglais,  avec  un  monde.  Nous,  nous  avons  gardé  la 
place  où  poser  nos  pieds. 

Pauvre  terre  éreintée.  Ma  race  meurt-elle  d'avoir  le 
plus  vécu  ? 

Nos  pères  n'ont  pas  voulu  faire  des  petits  comme  ces 


2^ù  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

absurdes  Allemands.  Sur  le  champ  de  bataille,  je  cher- 
chais mes  frères  à  mes  côtés.  J'étais  seul,  ô  mon  père. 
Mais  aurai-je  un  fils  ?  Certains  avaient  le  droit,  hier 
encore,  de  ne  pas  se  soucier  du  siècle. 

Race  raidie,  tremblante  à  force  de  raidissement,  l'in- 
telligence est  choix,  décision.  T'étais-tu  décidée  entre  la 
paix  et  la  guerre  ?  entre  la  grandeur  et  la  mort  ? 

Tes  chefs  se  trompèrent  et  pourtant  ils  ont  gagné  la 
guerre.  Tes  hommes  eurent  peur  et  pourtant  ils  ont 
gagné  la  guerre. 

Est-ce  parce  que  tous  nos  anciens  ennemis  moins 
forts  s'étaient  mêlés  à  nous  pour  que  le  plus  gros  ennemi 
fût  égalé  ? 

Cela  n'a  pas  suffi.  Il  a  fallu  la  moitié  du  monde  pour 
contenir  un  peuple  que  mon  peuple,  seul,  a  foulé  à  son 
aise  pendant  des  siècles. 

Déchéance. 

La  France  gardait  la  tète  haute,  souveraine  mais 
son  corps  exsangue  ne  l'aurait  pas  soutenu  si  la  force 
de  vingt  nations  n'avait  accru  ses  membres  énervés. 
Ainsi  sa  pensée  qui  au  cours  de  la  lutte  s'était  ressaisie 
et  surpassée,  n'atteignit  l'ennemi  que  par  un  poing 
étranger. 

La  France  a  été  la  tête  de  la  moitié  du  monde.  Ceux 
dont  la  force  multipliait  sa  force  ne  se  sont  connus  que 
dans  son  unité.  Généreuse,    elle   a  donné  l'impulsion. 

Pendant  cinq  ans  la  France  a  été  le  lieu  capital  de  la 
planète.  Ses  chefs  ont  commandé  à  l'armée  des  hommes, 
mais  son  sol  a  été  foulé  par  tous  et  par  n'importe  quir 
Tout  le  monde  est  venu  y  porter  la  guerre  :  amis  et 
ennemis.  Les  étrangers  y  ont    installé  leur  champ  de 


LE    RETOUR   DU    SOLDAT  24 I 

bataille  pour  vider  une  querelle  où  tous,  eux  et  nous, 
avons  oublié  la  nôtre. 

Notre  champ  a  été  piétiné  par  les  Armées. 

Sur  la  terre,  notre  chair  ne  tient  plus  sa  place.  L'es- 
pace abandonné  a  été  rempli  par  la  chair  produite  par 
les  mères  d'autres  contrées.  Derrière  nous  dans  chaque 
maison  à  la  place  de  celui  qui  était  mort  ou  de  celui 
qui  n'était  pas  né  il  y  avait  un  étranger.  Il  était  seul  avec 
les  femmes. 

Nous  nous  sommes  bien  battus.  Couverts  de  coups 
nous  traînions  encore  au  combat  nos  corps  dont  aucun 
plaisir  n'est  jamais  venu  à  bout. 

Il  y  a  eu  beaucoup  de  lâches  parmi  nous,  mais  le 
souffle  d  une  vie  millénaire  regonflait  sans  cesse  les 
poltrons  et  des  héros  vous  regardaient  avec  les  yeux  de 
la  Patrie. 

Charleroi.  La  Marne. 

Il  faut  que  je  sache.  Il  faut  que  nous  sachions. 
C'est  là  que  s'est  nouée  ma  vie. 

Je  médite  sur  l'existence  de  la  France  et  sur  le  sens  du 
monde. 

La  France  seule  a-t-elle  vaincu  l'Allemagne  au  second 
choc,  au  mois  de  septembre  ? 

Si  je  peux  répondre  oui,  alors  je  respire.  Alors  la  chair 
plus  subtile  a  vaincu  la  chair  plus  épaisse.  Alors  un 
homme  en  a  battu  deux  et  trois.  Alors  un  homme  a 
surmonté  un  supplice  énorme  et  les  gros  canons  et  mille 
mitrailleuses  comme  le  fléau  des  sauterelles  n'ont  pas 
prévalu  contre  sa  pauvre  peau. 

16 


242  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Alors,  hoLirrah  !  riiomme  est  grand  et  la  France 
vi.ra.  Mes  petits  enfants,  préparez-vous  à  apprendre 
beaucoup  de  chapitres.  L'Histoire  de  France  s'allonge. 

Mais  oui,  les  hommes  de  France  "sont  bons  joueurs 
de  ballon,  leurs  poings  sont  prompts,  ils  volent  haut. 

Ma  France,  je  te  vois,  tu  occupes  l'air  comme  la 
jeune  femme  que  je  désire.  Et  comme  elle,  je  te  presse 
sur  mon  cœur. 

Mais  après  la  Marne  ?  Le  coureur  annonce  au  monde 
qu'il  est  sauvé,  il  tombe,  sa  vie  lui  échappe. 

Mais  après  la  Marne,  l'ennemi  s'est  planqué  dans  notre 
terre.  Il  s'y  est  vautré,  la  défonçant  à  grands  coups  de 
bottes.  Et  nous  ne  l'en  avons  pas  arraché. 

Si  nous  étions  restés  seuls,  que  serait-il  arrivé  ? 

Il  faut  que  je  sache,  il  faut  que  nous  sachions.  Est-ce 
ici  que  se  dénoue  ma  vie  ?  Il  faut  qu'à  cet  instant  la 
France  survive. 

Seuls  nous  aurions  lutté  à  mort  comme  nous  avons 
fait. 

Verdun  ?  Mais  il  y  avait  déjà  tant  d'Anglais  en  France 
et  môme,  o  soldats  de  l'An  II  !  tant  de  nègres. 

Et  la  flotte  anglaise  gardait  nos  côtes,  si  Douaumont 
était  la  tour  de  Londres. 

Nous  n'avons  pas  couché  seuls  avec  la  Victoire. 

Honte.  Honte  aussi  parce  que  l'ennemi  qui  nous  a 
échappé,  c'est  peu. 

Notre  vile  consolation  :  l'Allemand  qui  n'a  pas  su 
vaincre  à  la  Marne  n'est  rien. 

Il  s'est  attaqué  au  Français  avec  deux  fois  plus  de 
chair,  dix  fois  plus  de  fer.  Son  défi  avait  été  médité  pen- 
dant quarante  ans.  Voyant  une  partie  des  hommes  se 


LE   RETOUR   DU    SOLDAT  243 

consacrer  à  la  guerre,  les  autres  hommes,  crédules, 
attendaient  de  la  guerre  allemande  la  merveille  de  cet 
âge. 

Mais  l'Armageddon  en  route  vers  Paris  versa  dans 
l'ornière  de  nos  campagnes.  Quel  désastre  humain  ! 

Il  y  avait  une  immense  foi  dans  le  génie  allemand 
qui  sombra  tout  d'un  coup. 

Ce  n'était  pas  la  peine  de  renoncer  à  la  philosophie,  à 
la  musique  pour  rater  un  coup  pareil. 

Et  nous  n'avons  pas  su  vaincre  ces  gens  là. 

Qu'importe  cette  victoire  du  mqnde  en  1918,  cette 
victoire  qui  a  failli,  cette  victoii^e  qu'on  a  abandonnée 
avec  honte  comme  une  défaite,  cette  victoire  du  nombre 
sur  le  nombre,  de  tant  d'empires  sur  un  empire,  cette 
victoire  anonyme.  On  a  renvoyé  les  Français  à  la  charrue 
jouer  les  Cincinnatus. 

Joffre,  notre  gros  homme,  n'avait  attendu  que  cette 
lutte  là  seul  à  seul,  entre  Belfort  et  Nancy.  Il  était 
tranquille,  tenant  cruellement  en  main  nos  passions, 
comme  Corneille.  Un  même  sang  irrigue  le  cerveau 
qui  pense  et  l'intestin  qui  digère. 

Seuls  à  seuls  après  une  première  bataille,  aurions- 
nous  eu  le  temps  de  livrer  une  seconde  bataille  qui 
achevât  la  première  ? 

Ceci  n'est  pas  une  vaine  songerie.  Marathon  est  tou- 
jours possible.  Ou  il  n'y  a  pas  de  génie  humain.  Et  si 
maintenant  je  suis  plus  grand,  plus  fier,  ayant  reconquis 
ma  patrie  dans  mon  esprit,  c'est  que  je  crois  que  la 
France  aurait  pu  vaincre  en  une  heure. 

Comme  il  n'avait  pas  su  vaincre  seul  son  ennemi,  ses 
amis  méprisants  ont  bien  fait  d'interrompre  un    geste 


244  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

indigne.  Sur  son  ennemi  maintenu  à  terre  par  vingt 
bras  étrangers,  le  Français  n'avait  pas  le  droit  au  coup 
de  grâce. 

A  qui  n'a  plus  l'audace  de  conquérir,  à  qui  ne  con- 
naît plus  le  mouvement  naturel  de  proposer  son  âme  à 
un  vaincu,  on  a  refusé  le  Rhin.  Mais  l'Angleterre  a 
laissé  tomber  quelques  rognures  d'empire. 

L'homme  faible  ne  put  choisir  son  ami  qu'entre  deux 
ennemis^  tout  ami  est  ennemi  à  l'homme  faible. 

La  lutte  immense  qui  n'est  pas  finie  se  relâche.  Par  la 
pensée  je  marque  un  temps  d'arrêt  dans  la  poussée  qui 
m'assaille  moi  et  ceux  qui  parlent  mon  langage. 

Pas  de  repos  à  travers  l'éternité. 

Il  n'y  a  ici  aucune  plainte.  Honte  à  ceux  qui  se  plai- 
gnent de  leur  destin.  Les  Français  ont  souffert  moins 
qu'ils  ne  devaient  attendre  de  leurs  crimes  parce  que  leurs 
mérites  ont  été  encore  plus  grands  que  leurs  crimes. 

Quel  goût  ignoble  j'avais  dans  la  bouche  quand  les 
territoriaux  se  lamentaient  de  l'injustice  de  leur  sort 
aux  soirs  où  ils  nous  relevaient.  Mais  selon  la  loi  qui 
règne  sur  les  choses,  ils  montaient  remplacer  les  enfants 
qui  n'étaient  pas  venus  parce  qu'ils  les  avaient  noyés  ou 
poignardés  avant  leur  naissance. 

Relèves  !  rencontres  des  générations  ! 

Jugement  à  la  croisée  des  chemins  qui  mènent  à  la 
rie  et  à  la  mort. 

Nous  avons  besogné  excessivement  parce  que  nous 
n'avions  pas  de  frères  pour  nous  aider. 

Pourtant  ces  Allemands  sont  absurdes.  Il  fallait  bien 
que  quelqu'un  en  Europe  —  et  qui  moins  que  la  France 


LE    RETOUR    DU   SOLDAT  245' 

a  oublié  les  antiques  lois  modératrices  —  arrêtât  un  pul- 
lulement aveugle. 

J'étends  les  bras,  mais  la  chair  de  mon  corps,  de  mon 
peuple,  s'est  amoindrie  et  je  puis  à  peine  embrasser  mon 
étroit  horizon. 

Eh  bien  !  j'en  appelle  aux  nations  qui  ont  une  taille 
humaine,  et  avec  un  regard  armé  par  Athéna,  je  scrute 
plusieurs  gros  Empires. 

Ainsi,  au  milieu  du  monde,  au  rnilieu  des  étoiles,  la 
France  ramasse  sa  chair  usée  par  les  armes  et  les  plaisirs 
autour  d'une  raison  inexpugnable. 

Moi  j'ai  vingt-sept  ans  et  je  suis  suspendu  à  ma  plume. 
Mon  culte  lucide  et  dur  est  un  fer  chauffé  à  blanc.  Il  y  a 
devant  mes  yeux  une  figure  humaine  ;  hors  de  ses  lignes 
délicates,  j'ai  peur  que  la  vie  ne  s'épanche. 

Ah  je  suis  fanatiquement  de  ceux  qui  veulent  que  la 
vie  continue.  Mon  arrière-pensée,  je  commence  à  te 
connaître,  je  t'élèverai  au  grand  jour  comme  mon  pre- 
mier né. 

Peu  à  peu  je  distingue  où  est  la  pulsation  essentielle,, 
je  ne  puis  l'entendre  qu'au  cœur  de  mes  amis,  au  cœur 
de  ma  patrie. 

J'aurais  voulu  témoigner  pour  mes  amis,  pour  les 
jeunes  hommes,  pour  ceux  qui  ont  combattu,  pour  ceux 
qui  sont  morts  (je  te  vois  tirant  et  mourant  derrière 
le  tas  de  briques.  Jeune  juif,  comme  tu  donnes  bien  ton 
sang  à  notre  patrie),  pour  les  peintres,  —  bien  sûr  !  pas 
pour  ceux  qui  savent  chanter,  —  pour  ceux  qui  volent, 
pour  ceux  qui  ont  gagné  les  premières  batailles  au  rugby, 
pour  celui  qui  a  vaincu  avec  des  poings  dirigés  par 
une  déesse. 


24^  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Ils  sont  autour  de  moi  sur  ce  petit  territoire  de  la 
France,  avec  leurs  visages  nus,  leurs  poitrines  marquées 
par  l'honneur  et  une  grande  envie  de  crier  quelque 
chose. 

Nous  sommes  ici  les  pieds  dans  nos  cadavres,  parmi 
nos  femmes  stériles. 

Nous  nous  demandons  ce  que  nous  allons  faire,  ce 
que  vont  faire  les  autres  hommes.- 

Nous  n'avons  pas  dit  notre  dernier  mot.  Plus  d'un 
peuple  périra  avant  nous. 

PIERRE  DRIEU  LA   ROCHELLE 


BEAUTÉ,       MON 
BEAU    SOUCI 


Depuis  près  d'une  demi-heure  Marc  Fournier  se  tenait 
aux  abords  de  la  station  de  Marble  Arch,  et  comme  il 
s'impatientait  il  remonta  un  peu  dans  Oxford  Street, 
jusqu'à  la  première  boutique  de  tabac  qu'il  rencontra. 

Il  venait  de  passer  un  mois  à  Londres,  après  une 
absence  de  trois  ans,  et  maintenant  il  attendait  Quee- 
nie  Crosland,  qu'il  n'avait  pas  revue  depuis  le  lendemain 
de  cette  nuit  où  M"'''  Crosland  lisait  un  roman  dans 
sa  chambre.  C'était  l'avant-dernière  année  que  Marc  avait 
passée  dans  son  logement  de  Chelsea  ;  il  y  avait  de  cela 
quatre  ans. 

Dans  cet  intervalle,  bien  des  choses  s'étaient  passées 
dont  quelques  unes  avaient  eu  beaucoup  d'importance 
pour  lui.  Son  père  était  mort,  et  il  lui  avait  succédé  à 
la  tête  de  la  grosse  maison  d'exportation  de  soieries 
qu'il  dirigeait.  Ainsi,  étant  trop  occupé  pour  continuer 
à  passer  les  étés  à  Londres,  il  avait  cédé  son  appartement 
avec  ses  meubles,  et  c'était  à  Paris,  où  ses  affaires  le  rete- 

I.  Voir  la  Xoin'elJc  Revue  Française  du  lei"  juillet  1920. 


2:\S.  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

liaient  longtemps,  qu'ilavaitson  pied-à-terre  :  une  garçon- 
nière bien  aménagée  dans  un  coin  feuillu  du  vieux  Passy. 

II  n'avait  pas  revu  non  plus  M""=  Crosland,  et  il  ne  la 
reverrait  jamais.  La  pauvre  femme  était  morte,  il  y  avait 
un  an,  à  Philadelphie,  où  un  de  ses  cousins,  veuf, 
l'avait  appelée  pour  tenir  sa  maison,  peu  de  temps 
après  le  départ  de  Marc.  Elle  lui  avait  écrit  souvent,  et 
il  gardait  encore  ses  longues  lettres,  pleines  de  tendresse 
et  de  réminiscences  de  lectures,  avec  leurs  enveloppes 
sur  lesquelles  elle  écrivait,  sans  doute  parce  qu'elle 
croyait  que  c'était  plus  correct  ou  plus  couleur  locale, 
au  lieu  de  «  France  »  :  «  La  France  ».  Une  fois,  elle  lui 
parlait  de  sa  fille  :  «  Queenie,  qui  est  près  de  moi,  me 
dit  de  vous  envover  son  affection.  C'est  une  grande  et 
belle  fille,  à  présent,  et  elle  n'a  pas  pris  l'accent  améri- 
cain. »  Puis,  un  jour,  une  lettre  de  Queenie  elle-même 
lui  avait  appris  la  maladie  et  la  mort  d'Edith.  Marc  en 
fut  triste  pendant-  un  grand  quart  d'heure.  En  somme 
cette  femme  était  une  des  personnes  dont  il  pouvait  se 
dire  qu'elles  l'avaient  vraiment  aimé  :  elle  ne  lui  avait 
fait  que  du  bien,  alors  qu'il  l'avait  mise  dans  une  posi- 
tion où  elle  aurait  pu  lui  nuire,  ou  tout  au  moins  lui 
être  désagréable. 

Il  avait  écrit  à  Queenie  une  lettre  de  condoléances,  et 
dès  lors  ils  avaient  échangé  des  cartes  postales.  C'est 
ainsi  qu'il  avait  appris  son  retour  d'Amérique,  et  qu'elle 
habitait  de  nouveau  chez  sa  tante,  M""-  Longhurst  ; 
mais  c'était  à  un  bureau  de  poste  qu'il  lui  adressait  ses 
cartes.  Une  correspondance  d'un  ton  purement  amical 
de  part  et  d'autre,  du  reste.  Mais  depuis  près  de  cinq  mois, 
Queenie  avait  cessé  de  lui  écrire  et  il  avait  attendu  si 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 249 

longtemps  sa  réponse  à  la  lettre  qu'il  lui  avait  envoyée 
quelque  temps  après  son  arrivée  à  Londres,  qu'il  avait 
presque  renoncé  à  la  voir  avant  son  départ,  car  ses 
affaires  l'obligeaient  à  repasser  dans  peu  de  jours 
sur  le  Continent.  Et  voici  qu'elle  ne  viendrait  peut-être 
pas  au  rendez-vous  qu'il  lui  avait  fixé. 

—  Je  suis  sûre  que  je  ne  me  trompe  pas  :  Mon- 
sieur Fournier  ? 

—  .Oh,  Queenie!...  Mademoiselle  Crosland  ;  com- 
ment allez-vous  ? 

Il  Tavait  à  peine  reconnue,  tant  elle  avait  grandi  : 
mais  tout  de  suite  il  retrouva,  tel  qu'il  l'avait  aimé 
jadis,  le  grand  pays  tendre  et  clair  de  ses  yeux  bleus. 

—  Excusez-moi,  je  suis  en  retard.  Mais  je  travaille 
jusqu'à  six  heures. 

—  Oh,  cela  ne  fait  rien.  Nous  avons  le  temps  d'aller 
goûter  dans  un  joli  endroit  que  vous  ne  connaissez 
peut-être  pas  encore  ;  ii  est  tout  nouveau.  C'est  un  sous- 
sol  avec  de  silencieuses  petites  pièces,  des  tapis  épais, 
des  recoins  mystérieux,  des  lampes  voilées  de  soie  rose, 
et  de  belles  servantes,  vêtues  d'une  manière  impression- 
nante. \'ous  verrez,  c'est  près  de  Piccadilly. 

Elle  dit  :  «  Oh,  Piccadilly  !  »  avec  un  sourire  triste 
qui  fit  que  Marc  la  regarda,  surpris.  Elle  avait  raison  : 
elle  était  vêtue  trop  simplement  pour  qu'il  pût  l'emmener 
dans  cette  élégante  boutique  de  thé.  Même,  trop  pau- 
vrement vêtue.  Il  essaya  de  réparer  sa  bévue  : 

—  C'est  vrai  ;  c'est  loin,  et  quand  nous  arriverons,  ce 
sera  fermé.  Allons  donc  tout  simplement  ici,  tout  près, 
dans  Edgware  Road. 

Ils  y  allèrent. 


J-^O  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

—  Et  maintenant,  versez  le  thé,  Queenie.  Quand 
vous  l'aurez  versé,  et  puisque  nous  avons  la  chance  d'être 
seuls  ici,  vous  me  raconterez  tout  de  cela. 

—  Tout  de  quoi  ? 

—  Mais  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  que  vous  avez 
cessé  de  m'écrire,  et  comment  il  se  fait  que  je  vous 
trouve 

—  Si  pauvre,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oh,  je  ne  veux  pas  dire  cela.  —  Etes-vous  si 
pauvre  ?  Je  pensais  que  vous  aviez  dû  hériter  quelque 
chose  de  votre  mère  ? 

—  Mère  n'avait  plus  rien  quand  elle  est  morte. 
Quand  vous  nous  avez  connues,  elle  vivait  sur  le  capital 
qu'avait  laissé  mon  père. 

Marc  baissa  les  yeux.  Cela  expliquait  bien  des  choses. 
Ainsi  donc,  on  ne  Tavait  pas  aimé  uniquement  pour 
lui-même  ;  et  on  avait  une  arrière-pensée  quand  on  le 
suppliait  de  rester...  En  effet,  c'était  lui,  naturellement, 
qui  faisait  les  frais  du  ménage...  Oui,  mais  Edith  avait 
été  si  économe,  elle  avait  si  bien  pris  soin  de  ses 
intérêts,  surtout  elle  avait  si  bien  caché  ce  fait  terrible  : 
qu'elle  vivait  sur  son  capital,  ne  demandant  jamais  rien 
pour  elle,  faisant  même  de  petits  cadeaux.  Après  tout, 
cette  affaire  n'avait  pas  été  si  mauvaise  que  cela  pour 
l'amour-propre  de  Marc. 

—  Je  serais  restée  en  Amérique,  si  mon  cousin  ne 
s'était  pas  mis  en  tête  de  m'épouser.  Mais  je  ne  pouvais 
pas  m'amener  à  consentir  à  cela.  Un  homme  plein  de 
manies,  autoritaire  et  taquin.  Et  malade,  ajouta-t-elle  avec 
une  expression  d'horreur.  Et  maintenant  je  regrette  de 
ne  l'avoir  pas  accepté  !  Mais  il  est  trop  tard  à  présent. 


BEAUTE,    MON    BEAU    SOUCI 23  I 

—  Pourquoi  ?  •* 

Elle  se  tut,  et  le  regarda  d'un  air  méfiant.  Puis  elle 
sourit,  se  rappelant  peut-être  certaines  choses  ;  et  alors 
elle  se  décida,  et  parla.  C'est  ainsi  que  Marc  apprit  ce 
qu'une  femme  aurait  appelé  «  la  faute  »  ou  «  le  péché  » 
de  Queenie  Crosland,  et  qu'il  appela  sa  mésaventure  : 
elle  avait  donné  un  habitant  de  plus  à  la  plus  grande  ville 
du  monde.  Il  y  avait  six  semaines  de  cela  ;  mais  par 
bonheur.  Dieu  dans  sa  miséricorde  avait  déjà  rappelé 
à  lui  le  pauvre  petit  être  qui  s'était  ainsi  fourvoyé  dans 
ce  monde. 

C'était  à  partir  du  moment  où  ses  ennuis  avaient 
commencé  qu'elle  avait  cessé  d'écrire  à  Marc.  Sa  tante 
l'avait  chassée,  et  elle  avait  perdu  la  place  de  dactylo- 
graphe qu'elle  avait  trouvée  à  son  retour  d'Amérique.  Et 
puis,  il  y  avait  eu  des  semaines  dans  une  maison  de 
santé 

—  Et  le  père  de  l'enfant  ? 

—  Parti,  Dieu  merci.  Je  suppose  qu'il  n'était  pas  plus 
lâche  qu'un  autre  homme  ;  mais  il  est  parti,  très  loin,  en 
Afrique,  après  avoir  dit  qu'il  m'écrirait,  mais  je  n'ai 
plus  entendu  parler  de  lui,  et  je  ne  pense  pas  qu'il 
écrive  jamais.  Et  cela  raut  mieux  ainsi,  puisque  son  fils 
est  mort.  Oh  non,  je  ne  l'aimais  pas.  Ça  a  été  juste  unie 
sottise,  une  erreur.  Comme  c'était  triste,  ces  promenades 
du  dimanche,  et  ces  rendez-vous  dans  la  banlieue  !  Je 
le  connaissais  à  peine  ;  je  ne  sais  pas  comment  j'ai  pu 
consentir.  Il  ne  disait  presque  jamais  un  mot,  mais  je 
sentais  sa  pensée,  tandis  qu'il  marchait  près  de  moi  ; 
quelquefois  il  en  était  tout  tremblant  ;  et  alors,  j'ai  eu 
pitié  de   lui.    Mais    dans  tout    cela,    il    n'y  a   pas   un 


2n2  la   nouvelle    REVUE    FPANÇAISE 

moment,  pas  un  seul,  dont  je  me  souvienne  avec 
plaisir.  Et  il  est  parti  comme  un  voleur.  Enfin,  Dieu 
merci,  c'est  tout  fini. 

—  Et  maintenant  ? 

Marc  vit  qu'elle  était  arrivée  au  moment  le  plus 
pénible  de  sa  confession,  et  il  mit  toute  la  tendresse  et 
toute  l'amitié  qu'il  put  dans  le  regard  dont  il  accompagna 
sa  question. 

Maintenant Voilà:    Quand  elle  était  sortie  de  la 

maison  de  santé  il  ne  lui  restait  plus  qu'une  dizaine  de 
livres  et  elle  ne  savait  pas  quoi  faire  pour  vivre.  Alors  elle 
avait  accepté  la  première  chose  qu'elle  avait  trouvée.  Elle 
n'osait  pas  chercher  une  autre  place  de  dactylographe  : 
elle  ne  pouvait  pas  se  présenter  vêtue  comme  elle  l'était; 
elle  avait  quitté  si  vite  la  maison  de  sa  tante  qu'elle 
n'avait  pas  songé  à  emporter  autre  chose  que  son 
argent.  Ses  robes  et  toutes  ses  autres  affaires  étaient 
restées  là-bas,  et  pour  rien  au  monde  elle  ne  serait  allée 
les  redemander.  Du  reste,  sa  tante  n'aurait  pas  voulu 
qu'elle  franchît  le  seuil.  Alors  elle  avait  pris  une  place 
qu'elle  avait  trouvée  par  hasard,  la  première  venue.  Une 
place,  presque  de  servante.  Oui,  il  fallait  le  dire:  de 
servante.  Dans  un  restaurant  de  Praed  Street,  près  de  la 
gare  de  Paddington.  ^  Oh,  qu'est-ce  que  sa  mère  en 
aurait  pensé  !  Elle  qui  trouvait  que  rien  n'était  trop 
beau  pour  sa  Queenie.  Elle-même  avait  l'impression 
que  ce  n'était  pas  vrai,  et  qu'elle  était  déguisée,  et 
qu'elle  faisait  ce  métier  pour  rire. 

—  Quelquefois  je  m'imagine  que  les  clients,  et  moi, 
et  les  autres  employées,  nous  sommes  des  enfants  qui 
jouons  à  la  dînette  et  je  ne  peux  pas  m'empêcher  de 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 253 

sourire  en  y  pensant.  Mais  que  diraient  les  gens  qui 
m'ont  connue  ? 

—  Et  vous  habitez  ? 

—  Dès  que  j'ai  trouvé  cette  place,  j'ai  acheté 
quelques  meubles  et  j'ai  loué  une  petite  chambre  à 
Harlesden. 

—  Pardon  ? 

—  Harlesden.  Après  Kensal  Rise,  dans  cette  direction. 
Comme  sa  voix  était  douce  et  sa  prononciation  pure! 

Dans  sa  bouche,  Harlesden,  le  nom  de  ce  quartier  perdu 
aux  confins  de  la  ville  et  de  la  banlieue,  devenait  quel- 
que chose  de  si  mélodieux  qu'on  aurait  pu  croire  que 
c'était  le  nom  d'un  de  ces  lieux  charmants  que  les 
poètes  ont  chantés. 

—  Et  vous  y  vivez  seule  ? 

—  Avec  la  propriétaire.  Il  n'y  a  pas  d'autre  locataire. 
Oh,  c'est  vrai  :  jusqu'à  ces  derniers  jours,  je  n'y  vivais 
pas  seule  ;  j'avais  un  compagnon  :  un  pauvre  petit 
chien  que  j'avais  trouvé  dans  la  rue,  un  soir  en  rentrant 
de  Paddington  ;  il  avait  l'air  si  malheureux  et  si  sale  : 
«  sauvage,  et  laineux  et  plein  de  puces  ».  Je  l'ai  emporté 
chez  moi  ;  je  l'ai  bien  lavé,  bien  soigné,  et  il  paraissait 
s'habituer  à  m.oi,  et  voilà  qu'il  m'a  quittée,  lui  aussi. 

—  C'est  bien  vrai  que  vous  vivez  seule  ? 

—  Oh,  je  comprends  !  Comment  une  telle  pensée 
a-t-elle  pu  vous  traverser  l'esprit  ?  après  ce  que  vous  savez 
qui  m'est  arrivé?  Oui,  je  vois  ;  j'ai  mérité  cela  ;  ne  vous 
excusez  pas,  Monsieur  Fournier.  Non,  c'est  bien  fini, 
maintenant.  Oh,  plutôt  que  d'accepter  les  avances  d'un 
homme,  je  me  laisserais  mourir  de  faim,  je  me  jetterais 
dans  le  canal  !  Vous  ne  comprenez  donc  pas  ?  Repasser 


2>4  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

par  où  j'ai  passé  !  Et  puis,  maintenant,  il  faut  que  je 
remonte.  Dans  dix  semaines,  vers  Noël,  j'aurai  écono- 
misé assez  pour  m'acheter  une  robe  décente,  et  alors  je 
mettrai  une  annonce  dans  le  Daily  Telegraph,  et  je 
pourrai  me  présenter  pour  solliciter  une  place  dans  quel- 
que bureau.  Je  pourrais  gagner  ainsi  huit  et  peut-être 
même  dix  livres  par  mois.  Je  me  suis  fait  une  espèce  de 
clavier  de  machine  avec  du  carton,  et  le  soir,  en  rentrant, 
je  m'exerce,  pour  ne  pas  perdre  ma  vitesse.  Petit  à  petit, 
je  pourrai  mettre  de  côté  de  quoi  m'acheter  une 
machine  d'occasion.  Peut-être  dans  deux  ans  j'aurai  de 
quoi  l'acheter  ;  et  alors  je  pourrais  travailler  aussi  à 
domicile.  Le  loyer  de  ma  chambre  est  si  peu  de  chose  ; 
il  est  vrai  que  c'est  si  loin  !  mais  quand  je  gagnerai 
davantage,  je  me  rapprocherai  du  centre,  et  ainsi  j'éco- 
nomiserai sur  le  prix  des  omnibus.  Je  pense  que  dans 
trois  ans  j'aurai  commencé  à  vivre  plus  confortablement. 
Je  pourrai  même  avoir  un  joli  petit  chien  ou  quelques 
oiseaux,  et  alors  je  serai  la  parfaite  vieille  fille,  n'est-ce 
pas  ?  Vous  voyez  que  j'ai  bien  trop  de  choses  auxquelles 
il  faut  que  je  pense,  —  tous  ces  grands  projets  ambi- 
tieux, —  pour  avoir  le  temps  d'être  triste,  et  de  cher- 
cher à  me  faire  consoler  par  quelqu'un  !  A  présent,  je 
hais  tous  les  hommes. 

—  Faites  une  exception  pour  moi,  M"'=  Crosland. 
Mais  que  vous  me  haïssiez  ou  non,  il  faut  que  je  vous 
dise  ceci.  Vous  savez  quelle  amitié  j'avais  pour  votre 
mère.  (Marc  et  Queenie  baissèrent  les  yeux.)  Eh  bien,  je 
^eux  faire  pour  vous  ce  qu'elle-même  aurait  fait  si  vous 
l'aviez  encore.  Je  vous  en  prie,  ne  me  remerciez  pas, 
M""'  Crosland  ;  considérez,  si  vous  voulez,  que  ce  n'est 


BEAUTÉ,  MON  BEAU  SOUCI 255 

pas  pour  vous  que  je  le  fais,  mais  pour  votre  mère,  dont 
je  vénère  la  mémoire.  Seulement,  vous  me  permettrez  de 
vous  accompagner  maintenant  à  Harlesden. 

—  Non,  vous  ne  le  ferez  pas  !  Je  veux  dire  :  cela 
pourrait  donner  à  médire  aux  voisins  ;  ma  propriétaire 
se  ferait  une  fâcheuse  opinion  de  moi,   et   si  on  allait 

prendre  des  renseignements Non,  je  vous  en  prie, 

n'y  venez  pas. 

—  Encore  une  fois,  je  vous  le  demande  comme  ami 
de  votre  mère.  Du  reste,  il  n'est  pas  assez  tard  pour  que 
ma  visite,  qui  sera  très  courte,  attire  l'attention  des  gens, 
et  si  vous  refusez  je  croirai  que  vous  me  cachez  quelque 
chose. 

— ■'  Oui,  j'ai  mérité  de  m'entendre  dire  cela  ;  eh  bien, 
venez. 

Ils  sortirent  dans  Edgware  Road. 


^& 


—  Vous  n'allez  pas  prendre  un  taxi,  je  suppose, 
M.  Fournier  ?  On  n'a  guère  l'habitude  d'en  voir  là-bas. 
Et  puis  cela  vous  coûtera  au  moins  douze  shillings,  pour 
aller  et  revenir. 

—  Cela  ne  fait  rien  ;  donnez  l'adresse  et  montez. 
Nous  lui  dirons  de  s'arrêter  à  une  certaine  distance  de 
votre  porte. 

Une  fois  qu'ils  furent  installés  dans  le  taxi,  —  elle 
aussi  loin  de  lui  que  possible,  —  le  premier  mouvement 
de  Marc  fut  de  lui  prendre  la  main,  mais  il  se  retint. 
Non  :  du  moment  qu'il  se  proposait  de  lui  venir  en 
aide,  c'est-à-dire,  du  moment  qu'il  allait  lui  donner  de 
l'argent,  il  se  devait  à  lui-même  de  la  respecter.  Oui, 
même  si  elle  paraissait  disposée  à  voir  en  lui  plus  qu'un 


2$6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ami  et  à  montrer  qu'elle  se  souvenait  de  leurs  anciennes 
relations,  —  et  à  plus  forte  raison,  alors,  —  jusqu'au  bout 
il  se  conduirait  en  galant  homme  ;  mais  il  dut  s'avouer 
qu'elle  ne  paraissait  pas  disposée  à  voir  en  lui  plus  qu'un 
ami. 

—  Vous  n'avez  rien  qui  puisse  servir  de  preuve  qu'il 
vous  avait  promis  le  maiiage  ?  J'ai  un  am»  avocat... 

—  J'avais  pensé  à  cela,  d'abord.  Non  :  pas  un  bout 
de  lettre.  Mais  même  si  j'avais  quelque  preuve  —  car  il 
m'avait  parlé  de  mariage  et  c'était  chose  convenue  entre 
nous,  —  je  ne  voudrais  pas  l'attaquer  :  l'affaire  pourrait 
être  ébruitée,  ou  paraître  dans  les  journaux.  Si  l'enfant 
avait  vécu...  mais  à  présent,  à  quoi  bon  ?  Et  puis,  est-ce 
que  réellement  je  vaux  moins  qu'avant  ? 

—  Oh  non  ;  peut-être  même  valez-vous  davantage. 
Et  il   pensa  :    «   Oui,   en  somme,  c'est  comme  une 

grande  perte  d'argent  pour  un  homme  :  aux  yeux  du 
monde  il  vaut  moins,  mais  moralement  il  peut  valoir 
davantage,  s'il  a  profité  de  la  leçon.  »  Et  il  commençait 
à  sentir  que  sa  jeune  amie  avait  profité  de  la  leçon 
qu'elle  avait  reçue. 

—  Oh,  il  y  a  si  longtemps  que  je  n'étais  pas  allée  en 
taxi  ! 

Marc  reconnut  les  intonations  qu'avait  sa  voix,  au 
temps  où  elle  était  encore  ignorante  et  heureuse.  Ah, 

comme  il  l'avait non,  pas  «  aimée  »  ;  mais  presque. 

Oh  l'appel  de  cet  oiseau  invisible  dans  le  jardin  aban- 
donné, et...  ce  contact  si  doux  et  un  peu  dur  et  tiède  et 
odorant,  dont  ses  lèvres  avaient  gardé  le  souvenir;  ce 
temps  où  elle  était  la  petite  nymphe  Echo,  encore  à 
demi  prisonnière  du  marbre,  encore   à   demi  emmurée 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 257 

dans  la  dureté  de  lenfance  !  Non,  il  ne  fallait  pas  songer 
à  cela  :  ce  n'était  plus  la  même  personne,  et  elle  n'était 
plus  pour  lui  puisqu'il  allait  lui  donner  de  l'argent.  Elle 
n'était  plus  Queenie.  Elle  était  M"'=  Crosland. 

—  Combien  allez-vous  me  donner  ?  lui  dit-elle, 
comme  si  elle  répondait  à  sa  pensée. 

Marc  balbutia,  surpris  : 

—  Mais....  ce  que  vous  jugerez  nécessaire. 

—  C'est  parce  que  je  veux  vous  le  rendre  le  plus 
tôt  possible,  quand  ce  ne  serait  que  par  petits  acomptes 
de  dix  shillings. 

—  Ne  vous  préoccupez  pas  de  cela.  Je  vous  ai  écrit, 
n'est-ce  pas,  que  je  devais  partir  dimanche  prochain, 
c'est-à-dire  dans  trois  jours. 

—  Oh,  dans  trois  jours  ?  Mais  je  suppose  que  les 
ordres  postaux  d'ici  peuvent  être  payés  en  France  ? 
Je  demanderai. 

—  Mais,  M"'  Crosland....  Enfin,  vous  ferez  comme 
vous  voudrez.  Mon  intention  est  de  vous  donner  dès 
maintenant  quatre  billets  de  cinq  livres  et  ensuite.... 

—  Vingt  livres  ?  Vous  voulez  donc  que  je  vous 
envoie  des  acomptes  pendant  quarante  mois  ?  Non, 
M.  Fournier,  cela  ne  fait  pas  mon  affaire.  N'essayez  pas 
de  me  tenter.  Avec  six  livres,  j'aurai  tout  ce  qu'il  me 
faut,  et  cette  somme  là,  je  pourrai  vous  la  rembourser 
en  une  année,  peut-être  en  huit  ou  dix  mois. 

—  Voici  dix  livres,  dont  vous  me  rembourserez  six, 
puisque  vous  y  tenez.  Les  quatre  autres,  je  vous  les 
donne. 

—  Mais  je  n'en  veux  pas. 

—  Vous  ne  voulez  rien  accepter  de  moi  ? 

17 


258  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

—  Rien  d'aucun  homme  ;  c'est  par  principe.  Croyez- 
vous  que  si  je  n'étais  pas  résolue  à  ne  rien  accepter 
d'aucun  homme  je  n'aurais  pas  écrit,  et  depuis  plusieurs 
mois  déjà,  à  mon  cousin  ?  Il  m'a  fait  assez  d'offres  de 
service,  même  après  mon  départ.  Bien  ;  j'accepte  ces 
dix  livres  ;  vous  ne  pourrez  pas  m'empècher  de  vous 
les  rendre.  Nous  sommes  presque  arrivés,  dites  au 
chauffeur  de  s'arrêter  ici. 

Ils  descendirent  et  traversèrent  à  pied  une  grande 
place  triste  bordée  de  maisons  basses. 

—  C'est  là.  Oh,  j'ai  honte  quand  je  pense  que  vous 
allez  voir  ma  chambre. 

Il  y  avait  encore  un  peu  de  jour  triste  et  sale,  dans  la 
sombre  maison.  Queenie  ouvrit  une  porte  au  fond  de 
l'entrée.  Etait-ce  possible  ?  cette  chambre  nue,  mal 
éclairée  par  une  espèce  de  vasistas  très  élevé  qui  don- 
nait sur  un  mur  de  brique  noircie,  c'était  sa  chambre, 
la  chambre  d'une  très  belle  fille  de  dix-huit  ans  ?  Et 
les  meubles,  les  pauvres  meubles  qu'elle  avait  achetés  : 
un  étroit  lit  de  fer,  une  table,  deux  chaises  et  une 
armoire  en  bois  blanc. 

—  Dès  que  j'aurai  fait  quelques  économies,  dit-elle, 
j'achèterai  de  la  couleur  et  je  les  peindrai  moi-même,  en 
gris  clair  avec  des  filets  bleus,  qu'en  pensez-vous .''  Oh, 
peu  à  peu,  cela  deviendra  tout  à  fait  gentil  ici.  »  Et  elle 
regarda  ses  tristes  murs  avec  ravissement,  comme  si  elle 
les  voj'ait  déjà  tendus  d'un  joli  papier  et  ornés  de  gravures, 

Marc  vit  qu'il  n'y  avait  même  pas  une  carpette  devant 
le  lit. 

—  Je  vais  vous  montrer  quelque  chose,  dit-elle  en 
sortant  une  clé  de  sa  poche. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 259 

Elle  ouvrit  l'armoire  et  en  tira  un  objet  brillant 
qu'elle  mit  entre  les  mains  de  Marc.  C'était  une  photo- 
graphie d'Edith  Crosland,  dans  un  beau  cadre  en  argent 
massif. 

—  Nous  ne  sommes  pas  aussi  pauvre  qu'on  pourrait 
le  croire,  n'est-ce  pas  ?  En  tous  cas,  j'ai  sauvé  ceci.  Pen- 
dant le  jour  je  l'enferme  ici  et  la  nuit  je  le  mets  sous 
mon  traversin.  Oh  oui,  dit-elle  à  Marc,  qui  venait 
d'élever  dans  ses  mains  le  portrait  d'Edith,  en  réalité 
pour  mieux  le  voir,  mais  Queenie  put  croire  que  c'était 
pour  l'approcher  de  ses  lèvres  :  «  Oh  oui,  vous  pouvez 
l'embrasser  !  » 

Elle  s'assit  au  bord  du  lit  et  se  mit  à  sangloter  dans 
son  mouchoir. 

Marc  Fournier  n'aimait  pas  les  scènes  larmoyantes  et, 
sous  préteîcte  que  le  taxi  attendait,  il  prit  congé  dès 
qu'il  vit  Queenie  un  peu  calmée.  Il  lui  dit  qu'il  voulait 
la  revoir  avant  son  départ,  et  savoir  si  elle  avait  reçu 
des  réponses  à  l'annonce  qu'il  ferait  insérer,  dès  le  len- 
demain, dans  plusieurs  grands  quotidiens. 

—  Donnez  cette  adresse  ;  mais  avec  d'autres  initiales 
que  les  miennes,  à  cause  de  ma  tante  et  des  gens  qui 
me  connaissent....  Non,  je  ae  pourrai  pas  vous  voir 
demain  ;  mais  samedi  soir,  si  vous  voulez. 

11  lui  donna  donc  rendez-vous  à  la  station  de  Dover 
Street.  Il  habitait  tout  près,  dans  Mayfair,  une  maison 
de  «  Chambres  de  célibataires  »,  où  il  descendait  lors- 
qu'il était  à  Londres  pour  peu  de  temps. 

Pendant  tout  le  reste  de  la  soirée  et  la  journée  du 
lendemain,  il  fut  inquiet  et  préoccupé.  En  cherchant  à 


2  60  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

revoir  Queenie  il  avait  pensé  terminer  son  séjour  à 
Londres  par  une  amusante  petite  aventure,  qu'il  était 
décidé  à  pousser  aussi  loin  qu'il  le  pourrait.  Il  l'avait 
revue,  mais  l'événement  avait  trompé  son  attente.  Le 
malheur  et  la  pauvreté  de  Queenie  étaient  entre  eux 
comme  une  barrière  infranchissable.  Pourtant...  puis- 
qu'elle n'avait  plus  rien  à  perdre,  pourquoi  la  belle 
jeune  fille  d'à  présent  ne  voulait-elle  pas  se  souvenir 
des  faveurs  que  la  grande  petite  fille  d'autrefois  lui 
avait  accordées  ?  Ah,  c'était  parce  que  l'argent  était 
entre  eux.  Eh  bien  alors,  puisqu'ils  étaient  d'uccord 
pour  oublier  les  beaux  jours  de  Chelsca,  pourquoi  ne 
le  laissait-elle  pas  lui  venir  en  aide  aussi  généreusement 
qu'il  l'aurait  voulu  ?  L'argent,  encore  1  Tant  pis,  il 
l'aiderait  en  dépit  d'elle-même  à  «  remonter.  »  Il  lui 
enverrait  un  chèque  de  quarante  livres  dès  le  lende- 
main. Pour  lui,  maintenant,  qu'est-ce  que  c'était  que 
quarante  livres  ?  Jadis,  à  Chelsea,  il  vivait  tout  un  mois 
avec  cette  somme  ;  mais  à  présent,  qu'il  avait  un  gros 
compte  personnel  ouvert  chez  ses  banquiers  de  Cockspur 
Street,  il  pouvait  bien  faire  ce  cadeau  à  une  amie  dans 
le  besoin,  puisqu'il  était  décidé  à  ne  rien  demander  en 
échange.  Il  remplit  un  chèque  et  le  signa,  (t  Elle  me  le 
renverra,  pensa-t-il.  »  Eh  bien,  non  :  il  le  lui  enver- 
rait en  lui  écrivant  qu'il  partait  pour  le  Continent  et  err 
lui  faisant  ses  adieux.  Avant  qu'elle  pût  le  lui  renvoyer 
à  son  adresse  de  France,  elle  aurait  eu  le  temps  de  réflé- 
chir, et  de  se  dire  qu'après  tout  elle  pouvait  bien  accepter 
ce  don  d'un  absent.  Pourtant  s'il  f;iisait  cela,  il  se  pri- 
verait du  plaisir  de  la  revoir.  Non,  il  tâcherait  de  lui 
faire  accepter  ce  chèque  lorsqu'il  la  verrait,  samedi. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 26 1 

Mais  peut-être  accepterait-elle  du  moins  quelques 
objets  dont  elle  avait  besoin.  En  flânant  dans  Oxford 
Street  et  dans  Tottenham  Court  Road,  il  s'arrêta  aux 
devantures  et  choisit  des  vêtements,  des  meubles,  des 
tentures,  et  en  imagination  il  envoyait  tous  ces  objets 
à  Harlesden  où  ils  transformaient  la  pauvre  chambre  de 
Queenie  en  un  boudoir  luxueux  et  la  paraient  elle-même 
comme  pour  une  présentation  à  la  Cour.  Mais  il  sentait 
combien  ces  cadeaux  seraient  indiscrets,  inconvenants, 
ridicules,  et  combien  mal  venus  de  la  jeune  fille  si  même 
elle  ne  les  lui  renvoyait  pas.  Cependant  il  pourrait  lui 
faire  porter  quelques  meubles  plus  modestes.  Non, 
même  pas  cela  ;  du  moins  pas  avant  de  lui  en  avoir 
parlé.  Elle  était  si  soigneuse  de  sa  réputation,  et  si 
préoccupée  de  ce  que  sa  propriétaire  et  ses  voisins  pou- 
vaient penser  d'elle Mais  à   coup  sûr,  il   n'y  aurait 

pas  d'indiscrétion  à  lui  envoyer  ce  tapis,  épais  et  doux, 
qui  ressemblait  à  ceux  qu'il  avait  eus  à  Chelsea,  et  que 
ses  jolis  pieds  nus  avaient  foulés  un  soir.  Il  l'acheta,  et 
donna  l'adresse  de  Harlesden.  Tiens  !  autre  chose,  à 
quoi  il  n'avait  pas  songé,  et  à  laquelle  il  aurait  dû 
songer  d'abord  :  une  machine  à  écrire  ;  cette  machine 
qu'elle  ne  comptait  pas  pouvoir  acheter  avant  plusieurs 
années,  et  qui  l'aiderait  à  vivre  plus  confortablement.  Il 
y  en  avait  dix,  de  toutes  les  meilleures  marques,  dans 
les  bureaux  de  la  Maison  Fournier  et  C'*^  :  pourquoi 
aurait-il  hésité  à  en  acheter  une  de  plus  pour  la  donner 
à  Queenie  ?  Il  l'acheta,  et  fut  sur  le  point  de  l'envoyer 
aussi  à  Harlesden.  Mais  il  se  ravisa  :  il  valait  mieux  ne 
pas  faire  porter  deux  cadeaux  dans  la  même  journée.  Il 
donna  son  adresse  de  Mayfair. 


2(j2  Là   nouvelle   REVUE    FRANÇAISE 

Ainsi  toutû  la  journée  sa  pensée  tourna  autour  de 
Queenie  et  prit  souvent  la  direction  de  Harlesden.  Lors- 
qu'il rentra  chez  lui  pour  s'habiller,  vers  sept  heures  du 
soir,  il  trouva  une  lettre  de  M""'  Crosland  :  un  simple 
et  sec  accusé  de  réception  des  dix  livres  qu'il  lui  avait 
remises  la  veille  et  h  confirmation  qu'elle  serait  samedi 
soir  à  six  heures  à  la  station  de  Dover  Street. 

—  Vous  voyez,  dit-elle,  j'ai  tout  dépensé  moins  trois 
livres  et  cinq  shillings. 

—  Et  vous  Favez  bien  employé,  ma  belle  jeune 
dame. 

—  Oh,  vous  me  faites  rire.  C'est  le  surnom  que  les 
autres  m'avaient  donné  à  Praed  Street  :  la  jeune  dame. 
Elles   disaient  des    choses     et    elles   employaient    des 

mots Alors  je  leur  disais  :  «  Voyons,  jeunes  filles, 

pourquoi  vous  gâter  ainsi  et  vous  ravaler  vous-mêmes  ? 
Ne  pensez-vous  pas  que  c'est  déjà  bien  assez  que  d'être 
pauvres  comme  nous  le  sommes  et  voulez-vous  renon- 
cer à  être  respectables  ?  »  Oh  mon  Dieu,  si  elles  savaient 
ce  qui  m'est  arrivé  ! 

—  Il  n'y  fiiut  plus  penser. 

—  Au  contraire,  il  fout  que  j'y  pense  constamment. 
C'est  la  seule  chose  qui  puisse  me  soutenir  dans  ma 
lutte  contre  le  monde.  Aii,  c'est  fait  :  j'ai  trouvé  une 
situation  dans  un  bureau,  à  Holborn.  Je  vous  remercie 
d'avoir  fait  insérer  cette  annonce.  Dans  un  mois  je 
commencerai  à  payer  ma  dette.  Mais  je  ne  suis  pas 
tout  à  fait  contente  de  vous  :  le  tapis  est  trop  beau. 
Mais,  après  tout,  merci. 

—  Je  vous  ai  déjà  dit  de  ne  pas  prononcer  ce  mot. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 263 

Ne  le   prononcez  plus.  J'ai  chez  moi,  une  machine  à 
écrire  qui  est  à  vous. 

—     Oh,     est-ce    possible  ?    Comment    pourrais-je 
jamais  -^ 


—  Je  désire  que  vous  vous  libériez  le  plus  tôt  pos- 
sible de  votre  dette,  voilà  tout. 

Il  avait  plaisir  à  la  sentir  marcher  à  son  côté,  de  son 
pas  ferme  et  balancé  :  sa  force  même,  qu'on  devinait  à 
chacun  de  ses  mouvements,  était  un  charme  de  plus  : 
on  la  sentait  capable  de  lutter  et,  si  elle  le  voulait,  de 
faire  mal.  La  femme  avait  tenu  toutes  les  promesses  de 
l'enfant  ;  et  Marc  souhaitait  presque  d'être  rencontré  par 
un  amii  tandis  qu'il  traversait  Piccadilly  avec  elle.  Elle 
avait  fait  des  miracles  avec  la  petite  somme  qu'il  lui 
avait  remise  :  comme  elle  était  difi'érente  déjà  de  la 
jeune  fille  inquiète  et  humiliée  qu'il  avait  retrouvée 
près  de  Marble  Arch  l'autre  jour.  Une  certaine  expres- 
sion dure  et  fermée  qu'il  avait  remarquée  dans  ses  yeux 
avait  disparu.  C'était  une  autre  Queenie,  mais  qui 
continuait  celle  qu'il  avait  connue  autrefois  :  une  douce 
grande  blonde  faite  pour  recevoir  du  bonheur  et  en 
donner. 

—  Nous  allons  prendre  le  thé,  et  ensuite  nous  dîne- 
rons ensemble,  puis  nous  irons  au  théâtre  et  je  vous 
reconduirai  chez  vous  après  que  nous  serons  passés  chez 
moi  pour  prendre  la  machine. 

—  Oh  non,  je  ne  rentre  jamais  après  neuf  heures,  et 
je  n'ai  pas  l'habitude  de  dîner.  Mais  si  vous  voulez,  nous 
irons  à  cette  boutique  de  thé  dont  vous  m'avez  parlé. 

Ils  y  allèrent,  et  s'installèrent  dans  un  coin  près  d'une 
cheminée  où  un  feu  de  charbon   savamment   arrangé 


^^4  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ressemblait  à  un  panier  plein  de  roses.  Là  sous  une 
douce  lumiùre,  assis  dans  des  fauteuils  bas,  ils  eurent 
l'impression  d'être  dans  l'intimité  d'un  chez-soi  tran- 
quille et  luxueux. 

—  Puisque  vous  avez  presque  tout  dépensé,  et  que 
vous  manquez  certainement  de  beaucoup  de  choses 
encore,  voici  ce  que  j'ai  préparé  pour  vous,  c'est  mon 
cadeau  d'adieu,  et  qui  sait  quand  nous  nous  reverrons. 

^  —  Un  chèque  de  quarante  livres  !  Cela  n'a  de  valeur, 
n'est-ce  pas,  que  pour  moi,  et  si  je  le  signe  ? 

—  Oui,  naturellement. 

—  Voilà  je  ne  sais  combien  de  fois  que  vous  dites 
«  Oui,  naturellement  »  ce  soir.  Je  veux  bien  accepter  la 
machine,  comme  cadeau  d'adieu.  Mais  cela,  non,  »  dit- 
elle  en  déchirant  le  chèque,  lentement,  en  tous  petits 
morceaux  qu'elle  jeta  sur  le  foyer  incandescent.  «  J'es- 
père, »  ajouta-t-elle  en  regardant  Marc  d'un  air  de  défi 
«  que  vous  n'êtes  pas  froissé,  M.  Fournier  ?  » 

A  partir  de  ce  moment,  elle  parut  nerveuse  et  dit  à 
Marc,  sans  avoir  l'air  de  le  faire  exprès,  tout  ce  qu'elle 
put  trouver  de  plus  désagréable.    Par  exemple  elle  lui 
apprit  que  sa  propriétaire  de  Harlesden  était  absente  le 
soir  où  il  était  venu  chez  elle  :  «  Et  c'est   heureux,  » 
ajouta-t-elle,  «  qu'elle  ne  vous  ait  pas  vu.  »  Puis,   elle 
trouva  le  thé  mauvais,  et  demanda  plusieurs  fois  quelle 
heure  il  était.  A  un  moment  elle  lui  dit  d'un  ton  sarcas- 
tique  :  «  Je  pensais  que  vous  vous  seriez  marié  là-bas  >  » 
et_  sans  attendre  sa  réponse  elle  voulut  partir,  et  une 
fois  dehors,  elle   dit  que   ce  n'était  pas  la  peine  qu'ils 
allassent    chez  Marc  prendre  la    machine  à  écrire.    Il 
pourrait  la  lui  faire  porter  le  lendemain,  ou  bien  elle- 


BEAUTÉ,    MON   BEAU   SOUCI 265 

même  passerait  la  prendre  chez  le  portier  lundi  prochain. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  rentrer  si  tôt  à  Harlesden, 
M"^  Crosland.  Il  est  à  peine  sept  heures  et  demie.  Nous 
pourrions  faire  une  petite  promenade.  J'ai  pensé  à  un 
endroit  où  nous  pourrions  aller,  et  où  je  serais  certai- 
nement allé,  même  si  j'avais  été  seul,  pour  le  revoir 
avant  mon  départ. 

—  Oh,  à  Chelsea,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  à  Chelsea,  où  il  reste  un  peu  de  ma  jeu- 
nesse et  un  peu  de  votre  enfance,  et  le  souvenir  de  la 
personne  très  chère  que  nous  avons  perdue. 

Elle  y  consentit,  mais  elle  voulut  faire  à  pied  une 
partie  du  trajet,  et  ils  allèrent  jusqu'à  Hyde  Park 
Corner,  où  ils  prirent  un  autobus.  La  nuit  était  déjà 
venue  lorsqu'ils  descendirent  au  coin  de  King's  Road  et 
de  Oakley  Street. 

C'était  une  nuit  de  la  première  quinzaine  d'octobre, 
relativement  tiède.  Ils  suivirent  Oaklev  Street  dans 
la  direction  du  fleuve,  puis  tournèrent  à  droite  dans 
Cheyne  Walk. 

—  Voici  le  jardin,  dit  Marc.  Prenons  la  petite  allée 
centrale. 

—  Et  voici  la  statue  de  Carlyle,  dit  Queenie. 

—  Le  seul  peut-être  de  tous  nos  voisins  qui  soit  resté 
ià.  Et  la  seule  figure,  peut-être,  que  je  reconnaîtrais 
<lans  le  quartier,  c'est  sa  bonne  tête  de  vieux  chien  de 
berger.  Ah  !  voici  mon  ancienne  maison  ;  ma  fenêtre  du 
rez-de-chaussée.  C'est  de  là  que  je  vous  ai  aperçue  pour 
la  première  fois,  un  jour  que  vous  vous  étiez  déguisée, 
avec  d'autres  jeunes  gens,  pour  visiter  les  convalescents 
de  l'hôpital.    Vous   souvenez-vous  ?   Et  vous  rappelez- 


266  LA    NOUVELLE   REVUE  FRANÇAISE". 

VOUS  ce  soir  d'été  où  je  vous  ai  reconduite  à  Riclimond 
avec  votre  petite  amie  Ruby  ?  Comme  nous  étions  gais 
tous  les  trois  !  A  propos  de  je  ne  sais  plus  quoi,  pour 
dire  que  vous  vous  étiez  trompée,  au  lieu  de  «  I  made 
a  mistake  »  vous  avez  dit  :  «  Oh,  1  made  a  mistook  ^)  ;.. 
c'était  la  première  fois  que  j'entendais  cette  plaisan- 
terie d'écolière,  et  dans  mon  souvenir  je  l'ai  identifiée 
avec  vous  et  avec  ce  voyage  à  Richmond,  où  vous  êtes 
arrivée  endormie. 

—  Quelle  mémoire  vous  avez  1 

—  Et  \  ous,  avez-vous  oublié  tout  cela  ? 

—  Peut-être  que  non. 

—  Et  le  jardin  abandonné,  au  coin  de  Cheyne  Row  ? 
Nous  y  passerons  tout  à  l'heure.  Et  vous  souvenez-- 
vous....  Vous  avez  vu  le  tableau  d'Andromède  ?  Eh 
bien,  vous  souvenez-vous  d'une  petite  Andromède  de 
moins  de  quinze  ans,  qui  n'était  pas  attachée  à  un 
rocher,  mais  adossée  à  une  porte  dont  elle  tenait  la. 
poignée,  tandis  qu'à  ses  pieds  un  monstre.... 

—  Oh  ne  parlez  pas  de....  Oui,  »  murmura-t-elle  en. 
baissant  la  tête  :  «  je  me  souviens.  » 

—  Queenie,  pourquoi  avez-vous  été  si  méchante  ce.- 
soir  ?   Etait-ce  que    vous  parliez    sans    réfléchir  ?    Ou 
plutôt,  que  vous  n'aviez  pas  confiance  en  moi  et  que... 
vous    trouviez  que   nous  étions,    là-bas,    trop   près  de- 
Mayfair  ?  Etait-ce  cela  ? 

—  Peut-être. 

—  Oh,  alors  tout  est  bien.  Mais  vous  pouviez  avoir 
confiance  en  moi  et  même  venir  passer  un  instant  dans- 
ma  «  chambre  de  célibataire  ».  C'est  très  curieusement 
aménagé    là-dedans.    Ainsi  la    baignoire  est   dans  une. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 267 

armoire.  Et  puis  il  y  a  toutes  sortes  de  commodités. 
Impossible  de  voir  qui  va  dans  l'ascenseur.  Mais  à  toute 
heure  de  la  nuit,  dans  les  escaliers  et  les  corridors,  je 
me  heurte  à  des  fantômes  parfumés  qui  font  en  mar- 
chant un  bruit  de  soie.  Des  ombres  de  célibataires,  je 
suppose.  Ah  !  c'est  la  première  fois  que  vous  riez 
depuis  notre  rencontre  de  ce  soir. 

—  Et  probablement  la  dernière,  car  il  sera  bientôt 
temps  que  je  rentre. 

—  Queenie,  ne  recommencez  pas  à  être  méchante. 
Songez  que  je  pars  demain  matin.  Oui,  vous  allez  ren- 
trer. Mais  avant,  il  faut  que  je  vous  dise  quelque  chose.- 
Certaines  de  vos  actions  qui  n'ont  eu  aucune  importance 
pour  vous,  sans  doute  —  de  simples  caprices  de  petite 
fille,  —  peuvent  en  avoir  eu  beaucoup  pour  d'autres. 
C'est  une  action  de  ce  genre  que  je  vous  ai  rappelée  il  y 
a  un  instant,  et  vous  m'avez  dit  que  vous  vous  en  sou- 
veniez. Eh  bien,  moi.  je  n'ai  pas  cessé  d'y  songer 
depuis  cette  nuit-là,  et  après  quatre  années  écoulées,  le 
souvenir  que  j'en  ai  gardé  est  demeuré  aussi  net  qu'il 
l'était  le  lendemain.  Vous,  peut-être,  n'y  avez  pas  songé 
une  seule  fois.  Mais  un  homme  îrarde  ces  choses-là 
dans  son  cœur  et  il  y  pense,  la  nuit,  quand  il  est  seul. 
Le  monstre  a  souvent  pensé  à  la  petite  Andromède, 
Queenie,  et  il  a  tout  revu  dans  ses  rêves  :  cette  douce  Nor- 
wège,  ce  beau  pays  de  neige  ensoleillée  ;  et  quand  vous 
m'avez  dit  ce  qui  vous  était  arrivé,  j'ai  senti  comme  un 
coup  dans  la  poitrine  parce  que  vous  aviez  gaspillé 
pour  un  autre  un  trésor  que  vous  m'aviez  permis  d'en- 
trevoir comme  si  un  jour  il  devait  être  à  moi.  Croyez- 
vous  que  si  je   n'avais   pas  songé   à  vous,  pendant  ces 


ïé8  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

quatre  ans,  avec  quelque  chose  de  plus  que  de  l'amitié, 
j'aurais  cherché  à  vous  retrouver  ?  Mais  enfin,  je  vous  ai 
retrouvée  et  cela  me  suffit.  Ne  prenez  pas  le  respect  que 
je  vous  ai  montré  pour  de  l'indifférence,  mais  voyez-y 
plutôt  la  preuve  de  la  profondeur  du  sentiment  que 
vous  m'inspirez,  et  de  la  maîtrise  que  j'ai  sur  moi.  Je 
compte  pouvoir  re%'enir  à  Londres  dans  quatre  mois,  et 
j'y  installerai  une  succursale  de  mes  bureaux  du  Con- 
tinent. J'aurai  besoin  d'un  secrétaire  particulier  ;  je  vous 
offre  ce  poste.  Vous  n'aurez  affaire  qu'à  moi,  et  n'aurez 
à  craindre  ni  les  promiscuités  ni  les  médisances. 
Queenic  !....  Queenie  ! 

Elle  était  partie  en  courant,  et  comme  des  passants 
:survenaient,  Marc  n'osa  pas  s'élancer  à  sa  suite.  Il  la 
vit  qui  atteignait  le  coin  de  Beaufort  Street  au  moment 
où  passait  un  autobus  venant  de  Battersea  et  dont  elle 
avait  dû  apercevoir  avant  lui  les  lumières.  Mais  quand 
Marc  parvint  au  coin  de  la  rue,  il  ne  la  vit  plus,  et  en 
conclut  qu'elle  était  montée  dans  l'autobus. 

Personne  n'avait  h'it  attention  à  sa  mésaventure,  et 
du  reste  que  lui  importait  ?  Il  gagna  King's  Road, 
très  vite,  avec  un  vague  espoir  de  la  retrouver  là.  Mais 
non,  c'était  absurde  :  pourquoi  aurait-elle  joué  à  cache- 
cftche  avec  lui  ?  Pourtant  il  revint  à  Cheyne  Walk, 
Tepassa  devant  son  ancienne  maison,  puis  remonta 
Cheyne  Row  et  en  arrivant  au  tournant  il  aperçut  une 
femme  debout  près  de  la  palissade  du  jardin  abandonné. 
Elle  était  de  la  même  taille  que  Queenie  et  il  crut  que 
c'était  elle,  mais  quand  il  en  fut  plus  près,  il  vit  qu'il 
s'était  trompé.  Il  erra  quelque  temps,  tout  désemparé, 
<lans  ce  quartier  rempli  des  souvenirs  de  sa  jeunesse  ; 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 20^ 

et  tout  à  coup  un  grand  soufHe  de  vent  qui  bouscula 
des  rameaux  au-dessus  de  sa  tête  le  fit  frémir. 

Il  rentra  dans  King's  Road,  toute  flambante  et  bruis- 
sante de  l'activité  du  samedi  soir.  Alors  l'idée  lui  vint 
de  partir  pour  Harlesden.  «  En  prenant  un  taxi,  j'y 
arriverais  encore  avant  elle.  »  Mais  il  n'en  vit  aucun  qui 
fût  vide,  et  il  songea  que  cette  démarche  ne  ferait 
qu'irriter  la  jeune  fille.  «  Et  si  elle  m'avait  menti  ?  Si 
l'autre  n'était  pas  parti  ?  »  Il  se  sentit  rougir.  Etait-il 
possible  qu'elle  l'eût  si  effrontément  dupé  ?  Mais  non, 
toutes  les  actions,  toutes  les  paroles  de  Queenie,  et  ce 
dernier  incident  l'assuraient  qu'elle  était  libre.  Elle  avait 
peur,  tout  simplement  ;  et  après  l'accident  dont  elle 
avait  été  victime,  son  premier  mouvement  était  de  fuir 
dès  qu'un  homme  la  recherchait. 

Il  prit  un  autobus  qui  allait  vers  Piccadilly.  Il  était 
déjà  tard,  et  après  avoir  dîné  sans  appétit,  il  rentra  chez 
lui.  Alors  il  se  mit  à  écrire  à  Queenie  une  lettre  d'ex- 
cuses, mais  dans  laquelle  il  lui  répétait  son  offre  d'un 
poste  de  secrétaire. 

Tout  à  l'heure,  quand  il  lui  parlait,  il  s'était  laissé 
entraîner  par  ses  souvenirs,  par  la  présence  de  la  jeune 
fille  à  côté  de  lui  dans  l'ombre,  et  par  ses  propres 
paroles.  En  somme,  il  avait  oublié  sa  résolution,  et  il 
avait  essayé  de  voir  s'il  ne  pourrait  pas  la  ramener  ce 
soir  même  à  Mayfair.  Et  c'était  pour  cela  qu'il  avait 
fait  consciemment  une  peinture  exagérée  de  ses  senti- 
ments, parce  qu'il  croyait  que  la  plupart  du  temps  les 
femmes  retranchent  au  moins  cinquante  pour  cent  de 
tout  ce  que  les  hommes  leur  disent  lorsqu'ils  leur  par- 
lent d'amour.  Mais  le  point  final  qu'elle  avait  mis  à  son 


:270  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

■iliscours  lui  avait  soudainement  tait  éprouver  tout  de 
bon  la  passion  qu'il  avait  voulu  feindre.  Sa  lettre  s'en 
ressentait,  et  en  la  relisant,  il  eut  honte,  et  la  recom- 
mença. «  Mais  si  elle  aussi  a  joué  la  comédie  ?  si  ce 
brusque  départ  était  calculé  ?  Et  calculé  aussi  son  désin- 
téressement ?  »  Ah,  qui  l'aurait  pu  dire  ? 

Il  déchira  la  page  commencée,  et  prit  une  nouvelle 
feuille  de  papier.  Il  essaya  d'être  plus  cohérent,  et  de  ne 
rien  dire  qui  pût  effaroucher  Queenie,  éveiller  ses 
scrupules  et  sa  métiance,  ou  devenir  —  sait-on  jamais  ? 
—  une  arme  entre  ses  mains. 

Il  n')'  réussit  pas  tout  à  fait,  et  il  aurait  peut-être 
recommencé  encore  une  fois  cette  lettre,  si  son  réveil, 
éclatant  brusquement  sur  une  table  derrière  lui,  ne 
l'eût  averti  qu'il  était  temps  qu'il  se  préparât  à  prendre 
son  train.  Alors,  pour  qu'elle  la  reçut  plus  tôt,  il  des- 
cendit et  la  porta  lui-même  jusqu'au  premier  pilier 
qu'il  rencontra. 

Quatre  jours  après,  à  Paris,  il  trouva  sa  réponse 
dans  son  courrier  du  matin.  .Une  courte  lettre  écrite  à 
h.  machine,  et  d'un  style  strictement  commercial,  mais 
dont  la  banalité  même  et  la  froide  correction  l'émurent, 
car.,,  elle  acceptait  ! 


IBEAUTE,    MON'    BEAU    SOUCI 2"]! 


«  Ail,  il  est  encore  là  !  »  pensa-t-elle  avec  colère,  au 
moment  où  elle  sortait  du  bureau  où  elle  travaillait, 
«  et  il  va  me  suivre  encore,  et  cinq  minutes  après  que 
je  me  serai  assise  à  la  table  de  la  crémerie,  je  le  verrai 
entrer,  s'asseoir  à  luie  table  voisine  et  me  regarder  fixe- 
ment avec  ses  yeux  de  fou.  Les  premiers  temps  il  sou- 
riait et  me  faisait  des  signes  ;  mais  maintenant  il  me 
regarde  fixement  comme  s'il  me  connaissait.  Pourtant 
il  n'y  a  rien  dans  ma  tenue...  Enfin,  aucun  autre 
homme,  jamais,  ne  songe  à  me  sui\Te  et  personne 
n'ose  me  regarder  ainsi.  Un  jour  il  s'est  assis  à  ma  table 
•et  a  même  essayé  de  me  parler.  Mais  je  sais  très  bien 
Tie  pas  regarder,  et  n'avoir  pas  l'air  d'entendre.  Je  ne 
i'ai  regardé  que  cette  seule  fois  ;  et  il  a  si  distinctement 
4u  dans  mes  yeux  que  je  le  considérais  comme  un 
"malotru,  qu'il  a  rougi,  et  s'est  en  allé  aussitôt.  Il  nie 
■persécute.  J'ai  déjà  changé  de  restaurant  ;  je  passe  par 
^es  rues  détournées,  je  modifie  constamment  mon 
itinéraire  pour  rentrer  chez  moi.  Rien  n'y  fait  :  je  le 
retrouve  toujours  à  quelques  pas  de  moi,  avec  son  air 
hagard  et  son  chapeau  ridicule.  U  finira  par  m  aborder 
en  pleine  rue.  » 

—  Puis-je  vous  parler  .-* 

C'était  fait  :  l'homme  à  lair  hagard  était  debout 
-devant  elle,  son  chapeau  ridicule  à  la  main. 

—  Non,  dit-elle  sèchement.  Elle  le  regarda  de  la 
îète  aux  pieds  et,  le  repoussant  avec  le  bout  de  son 
parapluie,  elle  passa. 


272  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Il  tourna  les  talons,  et  quand  elle  osa  jeter  les  yeux 
autour  d'elle,  il  avait  disparu.  Mais  en  arrivant  à  la 
crémerie,  elle  se  sentit  regardée  avec  intensité  par  quel- 
qu'un qui  était  assis  au  fond  de  la  salle.  C'était  lui. 

Il  y  avait  déjà  deux  mois  que  cela  durait  ;  ou  du 
moins  il  y  avait  deux  mois  qu'elle  s'était  aperçu  qu'il 
la  suivait.  Quand  cela  avait-il  commencé  ?  Peut-être 
quelques  jours  seulement  après  son  entrée  au  bureau 
où  elle  était  employée,  c'est-à-dire  il  y  avait  environ 
trois  mois.  Elle  s'était  apprise  à  ne  jamais  regarder  les 
gens  qu'elle  ne  connaissait  pas.  Ainsi,  il  avait  pu  l'atten- 
dre et  la  suivre  depuis  très  longtemps. 

Si  elle  avait  eu  quelque  collègue  femme,  elle  se 
serait  fait  accompagner,  tant  il  l'effrayait.  Mais  elle  ne 
voulait  pas  demander  un  service  de  ce  genre  à  l'un  des 
employés  de  son  bureau,  qui  étaient  tous  des  jeunes 
gens.  Il  lui  fallait  donc  affronter  cette  terreur,  toute 
seule  et  sans  aucune  protection. 

Ses  yeux,  ou  plutôt  son  regard,  était  quelque 
chose  d'affreux  !  Elle  le  revoyait  en  rêve.  Un  enfant 
qu'il  aurait  regardé  de  cette  façon  se  serait  mis  à 
pleurer.  Quelle  étrange  fixité,  et  quelle  expression 
d'angoisse  et  d'insolence  !  Le  soir,  lorsqu'elle  était  dans 
sa  chambre,  assise  devant  sa  machine  et  travaillant, 
tout  à  coup  elle  se  sentait  le  cœur  étreint  par  un  hideux 
pressentiment.   La  porte  allait  s'ouvrir  brusquement  et 

////  entrerait,  la  tête  haute,  et  ses  yeux  !  ses  yeux  ! 

alors,  si  un  meuble  craquait,  elle  courait,  prise  d'épou- 
vante, jusqu'au  commutateur,  éteignait  la  lampe  et,  gre- 
lottante, se  déshabillait  et  se  couchait  dans  l'obscurité. 


BEAUTÉ,    MOX    BEAU    SOUCI 273 

Le  lendemain  du  jour  où  il  l'avait  abordée  dans  la 
rue,  elle  ne  le  vit  pas.  Le  surlendemain  non  plus.  Une 
semaine,  deux  semaines  passèrent  ainsi.  Elle  commença 
à  se  croire  délivrée  de  cette  obsession.  Maintenant  elle 
osait  flâner  un  peu,  s'arrêter  aux  devantures  des  bou- 
tiques, faire  le  tour  des  grilles  de  Bloomsbury  Squan. 
en  regardant  les  jeux  des  oiseaux  dans  ce  jardin  trislo 
et  négligé,  et  où  les  voisins,  qui  en  ont  seuls  la  clé. 
n'entrent  pas  souvent.  Elle  aimait  mieux  Sicilian 
Arcade,  qui  était  encore  dans  sa  nouveauté,  et  comme 
une  surprise  dans  Londres  :  une  rue  de  Sévillc  ou  cc 
Palerme,  et  quand  on  connaissait  la  Méditerranée,  en 
passant  là  on  y  songeait.  Depuis,  insensiblement, 
l'atmosphère  studieuse  et  mesquine  de  Bloomsbury  1  o 
pénétrée  et  l'a  naturalisée.  Ce  serait  uii  intéressant- 
sujet  de  psychologie  citadine  comparée,  qu'un  parallèle 
entre  Kingsway  et  le  boulevard  Raspail,  deux  contem- 
porains que  beaucoup  de  gens  de  cette  génération  om 
vu  naître. 

Elle  était  contente  de  pouvoir  enfin  regarder  à  loisir 
ces  boutiques  de  Sicilian  Arcade,  sans  crainte  de  voir 
surgir  à  son  côté  cet  insolent,  ce  maniaque,  ce  fou.  A 
vrai  dire,  elle  avait  moins  horreur  de  lui  après  ces  quel- 
ques jours  passés  sans  le  voir,  et  même  elle  avaii 
éprouvé  une  espèce  de  soulagement  déjà  lorsqu'il 
l'avait  abordée,  et  qu'elle  avait  entendu  sa  voix  :  il  était 
donc  un  être  humain,  et  non  pas  un  démon  horrible 
et  muet. 

—  Si  vous  lisiez  dans  un  journal 

Elle  frémit  ;  il  était  debout  à  sa  gauche,  mais  il 
regardait  droit  devant  lui,  en  apparence  tout  occupé  à 

i8 


?.74  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

exitmincr  les  gravurc's  exposées  à  la  devanture  d'une- 
boutique,  et  ses  lèvres  remuaient  à  peine.  Elle  fut  telle- 
ment saisie  quelle  n'eut  pas  la  force  de  fuir. 

— dans  un  journal  l'avis  suivant  :  Messieurs  Un- 

tel-et-un-tel,  notaires,  désirent  communiquer  d'urgence 
avec  M""'  Queenie  Crosland  au  sujet  du  testament  de 
son  cousin,  mort  à  Philadelphie  le  vingt-quatre  octobre 
dernier,  —  je  suppose  que  vous  écririez  axes  Messieurs 
ou  que,  s'ils  \-ous  envo\-aient  un  de  leurs  employés, 
vous  consentiriez  à  l'écouter.  Hh  bien.... 

Elle  pensa  avec  .terreur  :  «  Il  sait  mon  nom.  !  » 

,Elle  osa  tourner  un  peu  les  yeux  vers  lui.  Elle  le  .vit 
de  profil,  et  fut  surprise  de  lui  trouver  des  traits  51 
jeunes,  presque  .enfantins  :  ce  menton  arrondi  et  cette 
bouche  aux  lèvres  .un  peu  lourdes.  Pourtant  il  avait 
quelques  cîieveux  gris  :pr.cs  des  tempes.  Un  drôle  de 
profil  qui  contrastait  avec  le  souvenir  qu'elle  avait  de 
son  regard,  un  profil  qui  la  lit  songer  aux  jnots  «un 
grand  garçon  ». 

—  Eh  bien,  ne  serait-il  pas  plus  simple  et  moins 

dé-sagréable  pour  vous  d'écouter  cet  employé  que  de 
vous  exposer  à  être  suivie  encore  tous  les  ;jours,  à  toute 
heure,  par  un  homme  que  vous  détestez  et  qui  vous 
fiùt  peur  1 

Il  ne  bougeait  pas,  ne  se  tournait  pas  vers  elle  ;  et 
elle  vit  que  sa  main,  qui  tenait  une  cigarette  éteinte,, 
tremblait. 

■ —  Si  vous  avez  une  communication  de  cette  nature 
à  me  faire,  pourquoi  ne  me  la  feriez-vous  pas  ici  même 
et  maintenant  ?  Je  ne  savais  pas  que  mon  cousin  fût 
mort.  Eh  bien,  je  vous  écoute. 


BEAUTE,    M0\   BEAU   SOUCI 275 

—  L'affaire  est  un  peu  embrouillée,  ^1"*=  Crosjand. 
Voulez-vous  me  permettre  d'aller  vous  en  parier  ç4îgz 
vous  ? 

• —  \'ous  savez  donc  mon  adresse  ? 

—  Naturellement. 

—  Je  ne  comprends  pas...  Non,  pas  chez  moi. 

—  Très  bien.  Veuillez  donc  vous  trouver  dem;ain 
samedi  à  trois  heures  de  l'après-midi,  ici  tout  près.,  .et 
sur  votre  chemin  à  la  sortie  de  votre  bureau  :  sous  la 
colonnade  du  Musée.  C'est  un  lieu  très  fréquenté,  et 
vous  n'aurez  rien  à  craindre.  Au  revoir,  M"^  Crosland. 

Elle  n'irait  pas.  Elle  se  demandait  même  pourquoi 
elle  l'avait  écouté,  au  lieu  de  s'éloigner  dès  qu'elle  s'était 
aperçu  qu'il  était  là.  Cette  histoire  d'avis  dans  un  journal 
et  d'héritage  n'était  qu'un  mensonge,  et  un  mensonge- 
mal  fait  ;  rien  qu'un  prétexte  pour  entrer  en  relations 
avec  elle.  Pourtant,  non  seulement  il  savait  son  prénom 
et  son  nom,  —  qu'il  avait  pu  apprendre  en  interrogeant 
sa  propriétaire  de  Harlesden  ou  quelque  voisin,  — 
mais  c'était  bien  en  effet  à  Philadelphie  que  son  cousin 
habitait,  et  elle  savait  qu'il  était  depuis  longtemps 
malade.  Comment  cet  inconnu  avait-il  appris  cela  ? 
Il  fallait  qu'il  eût  fait  une  enquête  très  minutieuse  ; 
mais  cela  ne  l'autorisait  nullement  à  entrer  en  relations 
avec  elle.  Si  véritablement  son  cousin  était  mort,  elle 
l'apprendrait,  —  mais  par  qui  ?  Par  sa  tante,  avec  qui 
elle  était  brouillée  et  qui  ne  savait  pas  son  adresse  ? 
«  J'aurais  dû  exiger  qu'il  s'expliquât  sur-le-champ  », 
Tant  pis,  il  était  trop  tard  à  présent  ;  elle  n'irait  pas. 

Le   lendemain,  à   la    fermeture  de  son   bureau,  elle 


27e  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

rentra  chez  elle,  prit  le  thé  «[ans  sa  chambre,  s'habilla, 
sortit  de  nouveau  pour  se  promener.  Il  était  quatre 
heures.  Il  avait  dû  se  lasser  d'attendre.  Elle  prit  le  che- 
min de  fer  souterrain  dans  la  direction  du  centre,  puis 
un  autobus  qui  l'amena  vers  Southampton  Row,  et 
comme  il  était  déjà  près  de  cinq  heures  quand  elle  y 
arriva,  elle  se  dit  qu'elle  pourrait  bien  passer  devant  le 
Musée,  seulement  pour  voir  si  par  hasard  il  y  était 
encore.  Elle  venait  à  peine  d'entrer  dans  Great  Russell 
Street,  qu'elle  le  vit  debout  sur  les  marches  du  Musée. 

Elle  s'enfuit,  et  ne  fut  tranquille  que  lorsqu'elle  se 
retrouva  chez  elle.  Mais  elle  ne  put  s'empêcher  de  sou- 
rire en  pensant  qu'il  l'avait  attendue  si  longtemps  en 
vain.  Oh,  c'était  bien  fait  :  lui-même  il  s'était  mis  au 
Musée,  avec  les  curiosités  et  les  antiques,  et  près  de  ces 
deux  grandes  et  bizarres  figures  de  pierre  qu'on  voit,  de 
la  rue,  sous  la  colonnade  !  Après  cette  déconvenue,  il 
n'oserait  plus  se  montrer.  Mais  sa  tranquillité  ne  dura  pas 
longtemps.  «  C'est  vrai,  se  dit-elle  soudain,  il  sait  mon 
adresse  !  » 

Elle  eut  l'impression  que  toute  retraite  lui  était  cou- 
pée. Elle  finirait  par  le  voir  entrer  dans  sa  chambre, 
comme  elle  l'avait  vu  si  souvent  en  imagination.  Car  ses 
premières  impressions  n'avaient  pas  été  effacées  par  le 
court  entretien  qu'elle  avait  eu  avec  cet  homme.  C'était 
cet  entretien  qui  lui  paraissait  un  rêve  :  il  avait  été  si 
rapide  ;  tandis  que  son  affreux  regard  l'avait  poursuivie 
pendant  si  longtemps.  «  S'il  ose  venir,  je  le  fais  arrêter  », 
se  dit-elle.  Puis  elle  alla  donner  un  tour  de  clé  à  sa 
porte. 

Elle  venait  à  peine  de  se  rasseoir,  qu'on  frappa.  Elle 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 277 

frémit.  On  frappa  encore  ;  et  elle   trouva  la  force  de 
dire  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est  ? 

—  Une  dépêche  pour  vous.  Mademoiselle  Crosland, 
répondit  la  voix  de  sa  propriétaire.  Elle  remarqua  que  sa 
propriétaire  la  traitait  avec  plus  d'égards,  et  moins  fami- 
lièrement, depuis  quelque  temps. 

Sa  première  idée  claire  fut  que  c'était  Marc  Fournier 
qui  lui  annonçait  son  retour  prochain.  Il  ne  lui  avait 
écrit  que  deux  fois  depuis  son  départ  ;  sa  dernière  'lettre 
remontait  à  cinq  semaines  et  pourtant  il  y  avait  quinze 
jours  qu'elle  lui  avait  envoyé  un  nouvel  acompte  de  dix 
shillings  sur  sa  dette.  Sans  doute  il  avait  dû  avoir  trop 
à  faire  pour  écrire,  et  il  télégraphiait.  Ce  ne  pouvait  être 
que  cela,  puisque  lui  seul  savait  son  adresse.  A  moins 
que  Vautre... 

Elle  s'était  trompée  :  la  dépêche  était  de  sa  tante, 
Madame  Longhurst,  qui  l'invitait  à  venir  la  voir  le  len- 
demain dimanche  dans  l'après-midi.  Elle  ajoutait  qu'elle 
avait  une  communication  importante  à  lui  faire. 

D'abord  elle  fut  déçue  :  pourquoi  ce  silence  de  Marc  ? 
Mais  enfin  elle  avait  tellement  besoin,  en  ce  moment^  de 
se  sentir  moins  seule,  de  savoir  qu'on  s'occupait  d'elle, 
qu'il  se  fit  en  elle  une  détente,  et  un  peu  plus  tard  elle 
se  surprit  en  train  de  chantonner.  C'était  comme  si  le 
rude  climat  dans  lequel  elle  avait  vécu  tous  ces  derniers 
mois  s'était  soudain  radouci.  Elle  allait  donc  rentrer  en 
contact  avec  sa  famille  !  «  Après  cela,  vous  ne  pouvez 
plus  rester  chez  moi,  »  lui  avait  dit  sa  tante,  et  alors  elle 
était  montée  dans  sa  chambre,|et  dès  que  Madame  Long- 
hurst était  sortie,  elle  avait  quitté  la  maison. 


ijS  LA   NOUVELLE   REVUE   fRANÇAISÊ 

Elle  arriva  vers  le  milieu  de  l'après-niidi,  et  ce  fut 
comme  si  rien  ne  s'était  passé.  Madame  LonghursÉ 
l'embrassa  et  parla  de  choses  indifférentes.  Pas  la  moin- 
dre allusion  au  passé.  Elle  lui  dit  ffiême,  au  bout  d'un 
ù>oment  : 

— ^  Vous  êtes  plus  jolie  que  jamais,  ma  chère  enfant  ! 

Puis  elle  ajouta  très  vite  ^ 

—  Il  faut  que  voUs  preniez  le  thé  a^^ec  nous  ;  votre 
oncle  est  softi,  mais  ik)us  a?Ufoft$  un  visiteur,  un  ami.^ 
Oh  !  j'oubliais  de  vous  annoncer  la  nouvelle.  Notre 
coUstri  est  moit  et  par  ^n  testament  vous  héritez  dd 
mille  livres.  Il  auniit  pu  mieux  faire  après  toute' la  peine 
qu'Edith  s'était  donnée  pour  lui  ;•  mais  enfin...  ISfat^i^ 
i^éllement  c'est  votre  oriclé:  qui,-  étant  votre  tuteur,  aur* 
la  garde  de  cette  sorti  me  jusqu'à  votre  majorité.  Il  voua 
expliquera  tout  cela.  Et  vous  savez,  Queeuie,  que  si 
vous  voulez  revenir  vivre  ici,  vous  le  pouve;?-. 

^^  Vous  savez  que...  l'enfant...  est  mort  ? 
Elle  fit  «  oui  »  avec  les  paupières. 

—  Mais  comment  l'avez-vôUs  su  ?  et  ifion  adresse,  qui 
Vous  l'a  donnée  ? 

Madame  Lorighurst  la  regarda  un  instant  et  sourit^ 
puis  elle  répondit  : 

— ^  Quelqu'un  qui  s'iméfésse  beaucoup  à  vôtks.  Moi- 
inéme  j'âvàls  clK'rché  à  vous  rettbuver,  mais  sai^s  y 
réussk.  Lui,  a  réussi.  Et  morintenant,  Queenie,  la  ser- 
vante' est  Sortie,  et  vous  ni 'aiderez  à  préparer  le  thé. 

Elle  était  encore  dans  là  cuisine  lorsque  sa-  tante  l'âp- 
peki  ;  leuf  visité\ir  venait  d  arriver^ 

^—  Monsieur  Harding.-  Ma  nièce  Queenie.- 
Comi>ieHt  allc^n^otfs  ?  âh  M.  Hatdiïtg. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI -  279 

Elle  le  regarda,  béante.  C'était  //// / 

Mais  elle  n'eut  pas  le  temps  de  se  livrer  à  sa  surprise: 
il  apparut  que  M.  Harding  était  le  plus  gai  et  le  plus 
jovial  des  hommes.  Il  parlait  constamment,  riait,  faisait 
des  plaisanteries.  Il  aida  les  dames,  à  préparer  la  table 
pour  le.  thé.  Puis  il  alla  au  piano,  l'oiivrit  et  se  mit  à 
chanter  tour  à  tour  en  anglais  et  en  français, avec  toutes 
sortesd'intonations  comiques.  Et  quand  enfin  Qucenie, 
assise  enfiice  de  lui  à' table,  osa  le  regarder,  elle  fut 
étonnée  de  ne  plus  trouver  dans  ses  yeux  cette  expres- 
sion étrange  qui  l'avait  tant  effrayée.  Il  fallait  vraiment 
que  son  imagination  lui  eût  joué  un  tour.  M.  Harding 
avair  le  regard  extraordinairemcnt  vif,  sans  doute,  mais 
plutôt  sympathique,  ce  qu'on  appelait  alors  «  l'œil 
joyeux  ». 

—  Oui,  ma  chère  Madame  Longhurst  »,  dit-il  en  se 
tournant  vers  la  tante  de  Quecnie,  «  oui  :  il  suflit  de 
vouloir  les  choses  avec  intensité,  et  alors  on  découvre 
tout,  et,  comme  dit  le  proverbe  chinois  :  «  Avec  le  céré- 
monial et  la  musique  tout  est  possible  dans  l'Empire  ». 
Oh,  avez-voufi  parlé  à  votre  nièce  de  l'héritage  qu'elle  a 
fait  en  son  absence  ?  La  voici  dotée.  Aussi  ai-je  bien 
envie  de  faire  ma, demande  tout  de  suite...  Madame  Long- 
hurst, si  je  disais  à  votre  charmante  nièce  :  lleginald 
Karding,  rentier,  32  ans,  vous  demande  si  vous  voulez 
être  sa  femme,  que  pensez-vous  qu'elle  répondrait  ? 

—  Vous  savez,  Qucenie  :  il  parle  sérieusement.  C'est 
sa  manière  à  lui  ;  mais  ce  qu'il  vient  dire,  il  me  l'a 
répété  cenr  fois. 

—  Que  croyez-vous  qu'elle  dirait  à  cela,  Madame 
Longhurst  .?  Mais  peut-être  demanderait- elle  quelques 


liSO  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

uétails.  Eh  bien,  je  vous  ai  donné  l'adresse  de  mon 
médecin  et  celle  de  mon  banquier,  n'est-ce  pas.  Madame 
i.ongliurst  ?  Et  quoi  encore  ?  Appartement  à  Londres  ; 
.grande  maison  à  la  campagne  ;  automobile.  Je  ne  sais 
pas  s'il  est  bien  nécessaire  d'ajouter,  —  c'est  un  simple 
détail,  —  que  dans  le  cas  où  je  serais  accepté,  ma  femme 
.'ccevrait  d'abord  mille  livres  pour  son  tiousseauet  deux 
;nille  livres  pour  ses  bijoux  ;  quatre-vingts  livres  par 
mois  pour  le  ménage  ;  vingt  livres  par  mois  pour  son 
;"rgent  de  poche,  et  ses  notes  personnelles  payées  jusqu'à 
v:<'>ncurrence  de  cinq  cents  livres  par  an. 

—  Eh  bien,   Queenie,  que   diriez-vous,  ma  chère  ? 
Ah  !  M.  Harding,  elle  croit  que  vous  plaisantez  et  elle 

l'ose  pas...  Queenie,  c'est  par  M.  Harding  que  j'ai  su 
lout  ce  qui  vous  était  arrivé  ;  c'est  lui  qui  vous  a  retrou- 
vée et  qui  vous  a  fait  revenir  ici. 

Depuis  que  cette  conversation  avait  commencé, 
<  Queenie  se  sentait  mal  à  son  aise.  Les  paroles  de 
M.  Harding  ne  parvenaient  pas  jusqu'à  son  intelligence. 
Waiment,  elle  ne  les  avait  pas  comprises  ;  tout  ce  qu'elle 
comprenait,  c'était  que  ce  Monsieur  et  sa  tante  avaient 
organisé  un  complot  contre  elle.  L'amabilité  de  sa  tante 
l'inquiétait  ;  l'enjouement  de  M.  Harding  l'irritait.  Elle 
■L  mit  instantanément  sur  la  défensive  et  les  premiers 
mots  qu'elle  trouva  furent  ceux-ci  : 

—  Je  dirais  que  je  suis  déjà  fiancée. 

—  Je  ne  le  crois  pas  !  cria  Madame  Longhurst.  Vous 
:k  pourriez  pas  dire  comment  s'appelle  votre  fiancé. 

—  Voilà  une  chose  que  je  n'avais  pas  apprise,  balbutia 
Al.  Harding. 

Je  suis  fiancée  à  M.  Marc  Fournier,  un  étranger. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 28 1 

en  ce  moment  absent,  et  qui  doit  revenir  le  mois  pro- 
chain. Tante,  c'est  ce  Monsieur  dont  mère  a  dirigé 
la  maison  avant  notre  départ  pour  l'Amérique.  Et  main- 
tenant il  faut  que  je  m'en  aille.  Je  suis  fâchée  d'être 
venue  et  je  ne  reviendrai  plus  ici. 
Et  sans  même  saluer,  elle  partit. 

Son  intention  avait  été  de  rompre  une  seconde  fois- 
avec  sa  tante,  et  du  même  coup  avec  ce  M.  Harding,  son 
ennemi,  avec  qui  sa  tante  avait  fait  alliance.  S'il  osait 
l'aborder  encore  une  fois  dans  la  rue,  elle  appellerait  ui> 
aèrent. 

Mais  elle  vit  bien  qu'il  lui  était  impossible  de  rompre 
avec  sa  faniille.  Dès  le  lendemain  de  sa  visite  à  sa  tante,- 
M.  Longhurst,  son  oncle  et  tuteur,  vint  la  voir  chez 
elle.  Il  lui  fournit  toutes  sortes  d'explications,  qu'elle- 
écouta  distraitement,  concernant  son  héritage. 

Lui  non  plus,  ne  fit  aucune  allusion  au  passé.  C'était 
un  homme  froid,  assez  effacé  dans  sa  maison,  et  d'une 
tournure  d'esprit  ironique  ;  et  sa  nièce  fut  surprise  de 
voir  qu'il  lui  témoignait  plus  d'aft'ection  que  d'ordinaire, 
et  la  traitait  même  avec  considération. 

Après  ce  qui  s'était  passé,  il  y  avait  dix  mois,  elle 
aurait  cm  que  ni  son  oncle  ni  sa  tante  n'auraient  même 
daigné  la  reconnaître  s'ils  l'avaient  rencontrée  dans  la 
rue.  Alors  l'idée  que  tout  cela  était  dû  à  l'intervention 
de  M.  Harding  lui  traversa  l'esprit.  Justement  son  oncle,, 
ayant  épuisé  l'affaire  dont  il  était  venu  l'entretenir,  par- 
lait de  M.  Harding. 

—  Permettez-moi  de  vous  dire  que  vous  avez  biea 
joué.  Votre  mère  non  plus  n'avait   pas  mal  joué  quand 


282  LA    NOUVELLE    REVUE   FIUNÇAJSE 

elle  a.  réussi  à  attraper  Crosland.  Mais  vous,  c'est  encore 
mieux  :  vous  n'avez  pasdix-neuf  ans,  et  voilà  un  homme 
de  près  de  cent  mille  livres  accroché  à  votre  hameçon,  et 
déjà  hors  de  l'eau  et  tout  pantelant,  à  vos  pieds  sur 
l'herbe  !  Et  tout  cela,  en  le  fuyant;  en  iic  voulant  abso- 
lument pas  le  voir,  .en  l'écartant  avec  la  bout  de 
votre  parapluie,  comme  s'il  eût  été  un  mendiant 
ivre.  Admirable;  Et  puis^  hier,  le  coup  final  :  vous 
êtes  déjà  fiancée  !  Après,  cela,  c'est  affaire  faite.  Il  est 
désespéré.  Il  m'a^icconipagnéjusqu'au  tournant  de  la  rue, 
où  je  vais  sans  doute  le  retrouver  tout  à  l'heure,  bien 
qu'il  m'ait  dit  adieu.  Nous  nous  étions  souvent  demandé, 
votre. tante  et  moi,  si  ses-intentions. étaient  liojvoraKles  ; 
car  ses  façons  d'être  sont  si  bigarres,  —  mais  cela  viervt 
de  son  éducation  et  de  sarichesse; :  im  entmt  unique,  et 
UJi  homme  qui  n'a  pas  été  habitué  à  s'entendre  dire  non.. 
Et  puis  la  situation  était...  un  peu  équivoque.  Mais 
depuis  hier  nous  n'avonspius.au^iun  doute  là-dessus  : 
c'est  le  mariage.  A. présent' qu'il  est  persuadé  qu'il  a  un 
rival  !  Oh,  j'ose  dire  que  jcle  comprends...  Quelle  peine 
il  s'est  donnée  pour  savoir  qui  vous  étiez,  et  pour  arri- 
ver de  proche  en  proche  jusqu'à  vous.  A  vrai  dire,  il  n'a 
pas  autre  chose  à  faire  de  toute  ht- journée. 

Elle  ne  répondit  rien  à  cela,  qu'elle  atait  du  reste  à 
peine  écouté.  Dès  qu'il  était  question  de  M.  Harding, 
elle  se  réfugiait  en  pensée  auprès  de  Marc  Eournier.  Il 
allait  bientôt  revenir.  PLile  serait  sa  secrétaire,  et  il  était 
probable,  qu'elle  aurait  beaucoup  moins  de  travail  et 
beaucoup  plus  de  liberté  que  dans  le  bureau  où  elle  était 
à  présent.  Et  puis,  elle  aurait  quelqu'im  qui  s'occuperait 
d'elle  et  la  protégerait,  uh   homme  qu'elle  connaissait 


BEAUTÉ,    MON   BEAU   SOUCI •  iS} 

depuis  longtemps.  Quant  aux  relations  qu'elle  aurait 
avec  lui...  D'abord,  ne  serait-elle  pas  sa  secrétaire  ?  et 
ensuite,  elle  espérait  que  Marc  se  comporterait  comme 
il  s'était  comporté  pendant  ces  deux  jours  qu'elle  avait 
passés  avec  lui  dernièrement.  Elle  y  veillerait.  Mais  tout 
ce  qu'elle  savait  c'est  qu'elle  s'était  placée  sous  sa  protec- 
tion, qu'elle  le  considérait  comme" son  maître,  qu'elle 
lui  avait,  dans  le  secret  de  son  cœur,  prêté  serment 
d'allégeance.  Mais  pourquoi  n'écrivait-il  pas? 

Au  moment  où  elle-se  posait  cette  question,.  Marc  lui 
avait  déjà  écrit,  et  elle-  reçut  sa  lettre  le  lendemain'.  Des 
affaires  l'obligeaient  à  rester  plusieurs  nx)is  sur  le  Con- 
tinent (il  écrivait  d'Italie)  ;  mais  il  pensait  beaucoup  à 
elle,  et  tâcherait  d'aller  faire  un  tour  à  Londres  dans  le 
courant  de  l'été,  uniquement  pour  la  voii'.  Ah,  enfin, 
quelqu'un  l'aimait... 

Pourtant,  ce  retard  qu'il  annonçait  l'inquiéta.  Hlle 
reprit  sa  lettre  et  fît,  pour  la  première  fois,  ce  que  sa 
lïière,  dans  ses  moments  d'ambition  intellectuelle,  avait 
rêvé  de  faire  :  de  la  critique  de  texte.  «  Plusieurs  moiS:», 
celapouvaitvouloir  dire  trois,  quatre  mois  :  <ionc,  Marc 
serait  à  Londres  en  juin  au  plus  tard.  Mais  d'autre  parr,.  il 
annonçait  qu'il  viendrait,  pour  quelques  jours  seule- 
ment, «  dans  le  courant  de  l'été;  )ï.  Cela  voulait  dire  que 
sôii'  installation  à  Londres  était  remise  ap^réis  l'été.  Ainsi 
«  plusieurs  mois  »  signifiait  «f  pas  aviïnr  rautomnet»î 
C'était  bien  long,  er  pourquoi  n'avait^il  pas  mis  plus  de 
précision  dans  ces  dates  ? 

Après  soii"  oncle,  ce  fut  sa' tante  qui' vint  la  voir  à 
Harlesden.     C'était    un     dimanche    rtaatin,   et  quand 


?.84  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Madame  Longhurst  entra,  Queenie,  assise  à  sa  table 
devant  son  miroir,  tenait  une  grande  gerbe  de  ses  che- 
veux dans  sa  main  gauche,  tandis  que  de  sa  main  dtoite 
elle  brossait  vigoureusement  la  fine  soie  d'or  pâle  qui 
s'éparpillait  le  long  de  son  bras  nu  et  sur  sa  gorge. 

MadameLonghurst  prit  l'autre  chaise  et  vint  s'asseoir 
près  de  Queenie,  mais  de  façon  à  la  voir  de  face. 

—  Mon  mari  m'avait  bien  dit  qu'il  avait  été  choqué 
en  vous  trouvant  dans  une  chambre  si  misérable,  mais 
je  ne  m'attendais  pas  à  un  tel  dénûment.  Ma  pauvre 
enfant,  comment  avez-vous  pu  ?...  Enfin,  nous  avons 
pensé,  bien  que  les  coupons  de  votre  héritage  ne 
soient  pas  encore  échus,  que  nous  pouvions  vous 
avancer  la  moitié  de  votre  rente,  c'est-à-dire  les  vingt 
livres  que  voici.  Non,  sotte,  ne  me  remerciez  pas  :  c'est 
votre  argent.  Quelle  chevelure  vous  avez,  mon  enfant  ! 
et  longue,  épaisse  et  légère,  tout  à  fait  les  cheveux  de 
fée  de  votre  mère,  à  qui  vous  ressemblez  tant;  et  comme 
vous  avez  grandi  et  comme  vous  êtes  devenue  forte 
depuis  un  an  !  Laissez-moi  vous  regarder. 

Du  bout  des  doigts,  comme  elle  aurait  défait  un  sac  de 
bonbons.  Madame  Longhurst  dénoua  les  rubans  bleus 
qui  attachaient  la  chemise  de  Queenie  à  ses  épaules,  et 
d'un  geste  brusque  elle  abaissa  le  linge. 

—  Soie  et  satin,  ma  chère  !  Vous  êtes  déjà  aussi  for- 
mée que  l'était  Edith  dans  les  premières  années  de  son 
mariage,  quand  nous  avions  coutume  d'aller  tous  les 
étés  aux  bains  de  mer  à  Bexhill. 

—  Non,  laissez  ;  ils  me  font  mal. 

—  Cela  ne  fait  rien,  il  faut  que  je  les  baise  tous  les 
deux.  Voilà...  Et  «  cela  »  n'a  pas  laissé  de  traces  ? 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 285 

Elle  fit  signe  que  non. 

—  Quelle  chance  vous  avez,  en  tout,  et  pour  tout  !  A 
propos,  il  faut  que  je  vous  demande  pardon  d'avoir 
parlé  trop  vite,  dimanche  dernier.  Mais  j'ai  été  si  sur- 
prise quand  vous  avez  dit  que  vous  étiez  fiancée,  que 
je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  voir  que  c'était  une  ma- 
nœuvre. 

—  Ce  n'était  pas  une  manœuvre  !  J'ai  dit  la  vérité. 

—  Oh  vraiment  !  eh  bien,  quand  se  fera  le  mariage  ? 

—  En  automne,  c'est-à-dire... 

—  C'est-à-dire  jamais,  n'est-ce  pas  ? 

—  Et  pourquoi,  jamais  ? 

Elle  lui  dit  le  peu  qu'elle  savait  sur  les  occupations  et 
la  position  de  Marc  Fournier  ;  puis  elle  conclut  : 

—  Voilà  quatre  ans  que  nous  nous  connaissons,  et 
que  nous  n'avons  pas  cessé  de  nous  écrire.  Je  rcc^evais 
ses  lettres  au  bureau  de  poste,  quand  je  vivais  chez  vous. 
Et  je  l'ai  revu  il  y  a  quatre  mois,  et  il  devait  revenir  ces 
jours-ci,  mais... 

—  Mais  il  reviendra  plus  tard,  ou  une  autre  fois.  Y 
ii-t-il  eu  quelque  chose  entre  vous  ? 

Elle  fit  signe  que  non,  et,  se  décidant  à  parler  : 

— -  Non,  et  il  m'a  seulement  offert  de  me  prendre 

^comme  secrétaire.  Et  alors,  j'ai  pensé  que  peut-être... 

Tenez,  c'est  lui  qui  m'a  donné  cette  machine  à  écrire  et 

ce  tapis. 

—  Quelle  munificence  ! 

—  Oh,  il  voulait  me  donner  beaucoup  d'autres 
choses  encore.  Mais  j'ai  refusé,  et  je  lui  ai  déjà  rendu  un 
peu  de  ce  qu'il  a  dépensé  pour  moi. 

—  C'était  bien   la  marche  à  suivre  pour  vous  faire 


286  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

épouser  ;  seulement  il  aurait  fallu  que  l'autre  y  mît  du 
sien . 

—  Comment  pouvez- vous...  ?  Mais  je  n'ai  jamais 
son«:é  à  cela  ! 

---Lui  non  plus,  apparemment.  Oh,  c'est  bien  ce  que 
j^x'^iis  pensé,  et  .vous  êtes  libre.  Vous  n'avez  plus  que 
ce  choix  :  ou  bien  ramasser  avec  difficulté  et  en  vous, 
salissant  les  doigts  un  liard  qu'on  vous  jette  en  aumône,, 
ou  bien  ouvrir  ces  petites  mains  pour  qu'il  y  tombe^ 
plus  de  liasses  de  billets  de  banque  qu'il  n'en  peut  tenir- 
entre  vos  deux  bras  !  Donc,  votre  choix  est  fait.  Et 
voyez,  vous  avez  déjà  un  des  porte-bonheur  traditionnels 
d'une  mariée,  «  quelque  chose  de  bleu  »  :  ces  rubans.  Je. 
suppose,  ma  chère,  que  vous  m'autorisez  à  répéter  à. 
M.  ,Harding  la  conversation  que  nous  venons  d'avoir  en 
ce  qui  concerne  vos  relations  avec  votre  «  fiancé  »  fran-- 
çais...  Oh,  avec  des  ménagements;  je  veux  dire:  eïk 
ne  répétant  que  ce  qui  est  très  favorable  pour  vous, 
c'est-à-dire  presque  tout  ;  mais  en  lui  laissant  quelques 
doutes  en  ce  qui  concerne  les  intentions  de  son  rival, 
—  juste  ce  qu'il  faut  pour  l'inquiéter  et  alimenter  sa 
jalousie. 

-^.Pourquoi  ne  pas  tout  lui  dire  franchement,  et 
même  plus  qu'il  n'y  a  eu,  si  c'est  lui  qui  vous  a  chargée 
de  venir  me  le  demander  ?  Qu'est-ce  que  cela  peut  me 
faire,  puisque  je  ne  veux  pas  de  lui. 

—  Vous  êtes  tout  à  fait  folle  !  Je  ne  sais  pas  quelle 
sorte  d'homme  l'autre  peut  être  ;  mais  Reginald  Har- 
ding.est  loin  d'être  laid  ou  déplaisant. 

—  Je  vous  dis  que  je  le  hais  !  Voilà  des  mois  que  je  le 
hais,  avec  sa  manière  insolente  de  regarder  les  gens.  Et 


BEAUTÉ,    MON    BELXU   SOUCI 287 

l'autre  jour, .  comme  il  faisait  sonner  son  argent  !  Il 
n'a  pas  l'air  d'un  Londonien  :  c'est  quelque  campagnard 
vaniteux  et  sot. 

—  Oh,  ma  chère,  comme  vous  vous  trompez  !  un 
homme  si  spirituel,  et  qui  a  vécu  je  ne  sais  combien 
d'années  à  l'étranger.  Et  un  artiste  :  il  peint  pour  se 
distraire,  ui'a-t-il  dit.  Il  n'est  pas  Londonien  ?  de  nais- 
sance non,  naturellement  :  il  -est  né  dans  la  résidence  de 

.5a  fiunille  en  Somerset,  et  non  pas  dans  une  arrière-bou- 
tique de  l'East-End,  mais  il  connaît  Londres  mieux  que 
vous.  Comment  .en  serait-il  autrement,  à  trente-deux 
ans  et  avec  près  de  trois  mille  livres  de  rentes,  annuelles  ! 

—  Oui,  je  sais  :  le  grand,,  le  seul  argument  qu'il  daigne 
faire  valoir.  Mais  je  ne  le  connais  pas,  et  iljne-me  con- 
naît pas,  ce  monsieur  du  Somerset. 

—  Vous  venez. dédire  q.ue  vous  le  haïssez  depuis  des 
moisy  etmaintenant  vous  ne;  le- connaissez  pas.  En  tous 
cas,  lui  vous  connaît.  II  m'a  dit  :  «Oh,  M''■'^Longl^uTst,. 
j-'ai  tant  regardé  Queenie,  que  je  suis  sûr  maintenant 
que  je  la  connais  jusqu'aux  profondeurs  de  son  âme  !:.» 

—  Oh,  je  sais  qu'il  m'a  regardée.  Et  il  se  permet  d.e 
dire  (c  Queenie  »  en  parlant  de  moi  ?  Je  vous,  ai  dit,  une 
fois  pour  toutes^  que  je  n'en  veux  pas  !  Et  je  ne  m'explique 
pas,  tante,  le  rôle  que  vous  jouez  dans  cette  affaire. 
Tenez,  reprenez  cet  argent  ;  qui  me  dit  qu'il  ne  vient 
pas  de  la  poche.de  Monsieur  «  Quel-est-son-nom?  »  Je 
n'en  veux  pas  non  plus  ;  reprenez-le. 

—  Ne  soyez  pas  stupide.  Vous  voulez  .savoir  le  rôle  que 
je  joue  dans  tout  cela  ?  Celui  d'uu^parente  qui  désire  vous 
voir  heureuse,  et .  bien  mariée,,  et  qui  voudrait  vous  voir 
saisir  une  occasion  inespérée,  une  opportunité  unique. 


288  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  pas  une  fille  sur  mille  n'a  la  chance  de  rencontrer. 
Songez  donc  :  il  sait  tout,  et  il  a  tout  pardonné. 
Queenie  se  leva,  frémissante. 

—  Il  n'a  rien  à  pardonner  !  cria-t-elle,  et  l'indignation 
la  fit  rester  haletante,  ne  trouvant  plus  de  paroles. 

M"''  Longhurst  se  leva,  un  peu  effrayée.  Les  yeux  de 
Queenie  brillaient  méchamment,  et  toute  son  attitude 
exprimait  l'entêtement,  la  dureté,  et  la  fureur  d'une 
jeune  guerrière  saxonne.  xMais  en  même  temps,  le  regard 
innocent  et  tendre  des  deux  fleurs  de  chair  démentait 
le  regard  farouche  des  yeux  et  n'exprimait  que  la  dou- 
ceur, l'abondance  et  la  paix. 

—  Non,  dit  M"'''  Longhurst  ;  non,  c'est  moi  qui  dis 
cela,  ce  n'est  pas  lui.  Il  n'a  pas  dit  qu'il  pardonnait.  Il  a 
dit  :  «  A  partir  du  moment  où  j'ai  vu  M"*"  Crosland  pour 
la  première  fois,  nous  avons  cessé  l'un  et  l'autre  d'avoir  un 
passé  ;  et  je  me  suis  juré  que  jamais  il  ne  serait  fait  la 
moindre  allusion  à  ce  passé.  »  Voyez  comme  il  est  déli- 
vrât, ma  chère.  Et  n'est-il  pas  très  doux,  pour  une  femme, 
•de  sentir  qu'on  l'aime  à  ce  point?  Oui,  c'est  cela,  calmez- 
voas.  Et  ce  soir  je  vous  attends  chez  nous  à  l'heure  du 
thé.  Calmez-vous,  ma  chérie.  Là,  ma  belle.  Eh  bien,  au 
revoir,  Queenie 

Après  le  départ  de  sa  tante  Queenie  demeura  quelque 
temps  pensive  et  les  yeux  baissés.  Puis  peu  à  peu  son 
\isage  prit  une  expression  de  douceur,  à  laquelle  suc- 
céda un  sourire,  et  enfin  elle  rit  jojxuscment.  Et  elle  fut, 
pendant  cet  instant,  tout  à  fait  semblable  à  la  femme 
peinte  sur  le  vase  que  décrit  Thyrsis  dans  la  Première 
Idylle  de  Théocrite  :  «  Mais  à  l'intérieur  de  la  guirlande 
on  a  représenté  une  femme,  chef-d'œuvre  des  Dieux, 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 289 

parée  d'un  voile  et  d'une  ceinture;  et  de  chaque  côté 
d'elle,  des  hommes  aux  cheveux  bien  peignés  se  que- 
rellent avec  des  paroles  ;  mais  ces  choses  ne  touchent 
POINT  son  cœur,  et  tantôt  elle  regarde  cet  homme-là  en 
riant,  et  tantôt  elle  tourne  sa  pensée  vers  l'autre.  » 

Elle  fit  en  sorte  d'arriver  en  retard  chez  sa  tante  :  elle 
se  disait  que  M.  Harding  l'attendait  avec  impatience,  et 
elle  était  heureuse  de  pouvoir  le  tourmenter  ainsi.  Du 
reste,  elle  comptait  presque  qu'il  lui  ferait  une  nou- 
velle demande,  et  cette  fois-ci  dans  les  formes,  solen- 
nellement. Aussi  fut-elle  surprise  et  déçue  quand  elle 
trouva  sa  tante  et  son  oncle  seuls  dans  le  salon. 

Ils  insistèrent  pour  qu'elle  quittât  sa  chambre  de  Har- 
lesden  et  revînt  habiter  chez  eux.  Cela  ne  lui  coûterait 
rien,  elle  serait  bien  plus  confortablement  logée,  et  se 
trouverait  moins  éloignée  de  son  bureau.  M"'*  Longhurst 
la  fit  monter  avec  elle  pour  qu'elle  revît  son  ancienne 
chambre,  sa  chambre  de  jeune  fille,  et  elle  fut  étonnée 
d'y  trouver,  parmi  bien  des  objets  familiers,  quelques  meu- 
bles nouveaux  :  un  joli  fauteuil  et  une  table  qui,  lorsqu'on 
faisait  jouer  un  ressort,  se  transformait  en  un  petit 
bureau  :  il  y  avait  même  du  papier  à  lettres  dans  les 
casiers.  Et  les  rideaux  et  toutes  les  tentures  étaient 
neuves.  Queenie,  sans  rien  dire,  s'approcha  de  la  fenêtre 
et  regarda  le  paysage  tranquille  qu'elle  connaissait  si 
bien  :  un  tronçon  de  rue  et  les  maisons  d'en  face  avec 
les  colonnes  de  leurs  porches,  leurs  façades  enduites  de 
stuc  jaune  ou  blanc,  et  leurs  fenêtres  carrées  dont  les 
stores  intérieurs  étaient  presque  toujours  baissés.  A 
gauche,  on  voyait  les  arbres  d'un  square  que  dépassaient  la 

19 


290  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

tour  et  les  pinacles  d'une  église.  Il  n'y  avait  rien  de 
changé.  Elle  non  plus,  croyait-elle,  n'avait  pas  changé; 
et  elle  sentait  toujours  en  elle  son  âme  d'enfant,  libre, 
rêveuse,  brutale  et  fermée. 

—  C'est  votre  oncle  qui  vous  a  fait  cette  surprise, 
Queenie. 

—  Oh  c'est  lui  ?  dit-eile. 

—  Qui  d'autre  pourrait-ce  être  ?  dit  M""'  Longhurst 
en  souriant.  Eh  bien,  vous  revenez  vivre  avec  nous  ? 

Pour  toute  réponse,  elle  alla  embrasser  sa  tante  ;  puis 
les  deux  femmes  redescendirent. 

Ce  ne  fut  qu'au  bout  d'une  heure  que  M""=  Longhurst 
dit,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  détail  sans  importance, 
que  M.  Harding  n'avait  pas  pu  venir  et  s'était  excusé. 

Dès  le  lundi  soir  elle  quitta  Harlesden  et  revint  vivre 
chez  les  Lonçhurst. 

Toute  la  semaine  passa  sans  que  le  nom  de 
M.  Harding  fût  prononcé  une  seule  fois.  Queenie  fut 
souvent  sur  le  point  d'interroger  sa  tante,  mais  son 
amour-propre  l'en  empêcha.  M.  Harding  ne  reviendrait- 
il  plus  ?«Cet  homme  qui,  dès  leur  seconde  conversation, 
l'avait  demandée  en  mariage,  était-il  bizarre  et  capri- 
cieux au  point  de  s'être  détaché  d'elle  aussi  soudaine- 
ment qu'il  avait  semblé  s'être  épris  ?  Oh  que  n'aurait- 
elle  pas  donné  pour  savoir  ce  que  sa  tante  avait  dit  à 
M.  Harding  après  la  visite  qu'elle  lui  avait  faite  à  Har- 
lesden !  Mais  avait-elle  même  revu  M.  Harding  ? 

Vers  la  fin  de  la  semaine  Queenie  était  véritablement 
inquiète,  ou  du  moins  sa  curiosité  était  excitée  au  plus 
haut  point  ;  et  la  seule  chose  qui  la  satisfit  un  peu  fut 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI 29 1 

une  allusion,  —  ou  ce  qu'elle  prit  pour  une  allusion,  — 
de  son  oncle.  Le  samedi  matin,  comme  elle  sortait  de  la 
salle  à  manger  où  elle  venait  de  déjeuner  hâtivement,  et 
qu'elle  se  précipitait  vers  le  portemanteau  pour  enfoncer 
rapidement  son  chapeau  sur  sa  tète  et  mettre  son 
imperméable,  .elle  se  heurraà  M.  Longhurst  qui  lui  dit 
qu'elle  était  bien  pressée.  Elle  répondit  qu'elle  craignait 
d'arriver  en  retard  à  son  bureau  de  Holborn. 

—  Oh,  vous  allez  à  votre  bure;tu,  ma  chère.  Quelle 
drôle  d'idée  ! 

Enfin,  le  dimanche  à  l'heure  du  thé  on  sonna,  et 
c'était  M.  Harding.  Elle  se  mit  aussitôt  sur  la  défensive. 
Elle  n'aurait  pas  su  dire  si  elle  lui  gardait  rancune  de 
n'être  pas  venu  le  dimanche  précédent,  ou  si  elle  était 
fâchée  qu'il  fût  revenu,  mais  elle  se  sentit  mal  disposée 
à  son  égard,  et  saisit  toutes  les  occasions  qu'elle  trouva 
de  lui  montrer  l'aversion  qu'il  lui  inspirait.  Et  même, 
dans  les  semaines  qui  suivirent,  cela  devint  une  habitude  : 
elle  n'intervenait  guère  dans  la  conversation  que  pour 
dire  quelque  chose  qui,  directement  ou  indirectement, 
devait  blesser  M.  Harding,  et  souvent  sa  tante  était 
obligé-e  de  l'avertir  ou  de  la  rappeler  à  l'ordre.  Mais  lui, 
semblait  ne  pas  s'en  apercevoir,  et  du  reste  il  ne  s'adres- 
sait presque  jamais  à  elle. 

Il  venait  maintenant  tous  les  soirs  après  le  souper,  et 
passait  une  heure  dans  le  salon  des  Longhurst.  Comme 
M.  Longhurst  n'était  presque  jamais  là,  Reginald  restait 
avec  les  deux  dames,  racontant  des  histoires  amusantes, 
décrivant  des  scènes,  des  paysages,  et  des  traits  de 
mœurs  qu'il  avait  observés,  principalement  en  France  et 
en  Algérie.  Puis  il  s'asseyait  au  piano  et  jouait  quelque- 


292  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

fois  pendant  une  demi-heure  de  suite,  après  quoi  il 
prenait  congé,  assez  soudainement,  en  baisant  la  main  de 
M"'"  Londnirst  et  en  s'inclinant  cérémonieusement 
devant  Queenie.  Ces  visites  ne  duraient  jamais  plus 
d'une  heure. 

Queenie  voulait  se    persuader  qu'elles  duraient  trop- 
et  même  un  soir  elle  dit  à  sa  tante  : 

—  Mais  que  vient-il  faire  ici  ? 

—  Quoi,  vous  ne  le  savez  pas,  ma  chère  ? 

Un  instant  une  idée  folle  traversa  l'esprit  de  Queenie  : 
elle  avait  trop  rabroué  et  trop  humilié  M.  Harding,  et 
s'il  continuait  à  venir,  c'était  pour  M'""  Longhurst.  Déjà 
une  ou  deux  fois,  elle  avait  remarqué  qu'il  regardait  sa 
tante  avec  tendresse,  ou  tout  au  moins  avec  admiration. 
«  Après  tout,  elle  n'en  avait  pas  souci  !  Mais  la  pro- 
chaine fois,  pour  qu'ils  fussent  plus  libres,  elle  se  retire- 
rait dans  sa  chambre.  » 

Pourtant  elle  ne  le  fit  pas.  «  Tant  pis  si  je  les  gêne  ».- 
Les  histoires  de  M.  Harding  et  la  musique  qu'il  jouait 
la  distrayaient.  Elle  s'amusait  aussi  à  l'observer,  et  elle 
comprit  peu  à  peu  que  ce  qu'elle  avait  trouve  de  singu- 
lier dans  sa  personne  venait  de  ce  qu'il  avait  vécu  à 
l'étranger.  Evidemment,  ces  petits  haussements  d'épaules, 
ces  façons  de  secouer  la  tête,  ces  jeux  de  physionomie, 
ces  jolis  gestes  des  doigts,  et  même  ce  petit  peu  d'accent 
—  voulu  —  et  qui  rappelait  à  Queenie  celui  de- 
Marc  Fournier,  —  tout  cela  ne  venait  pas  du  Somerset. 
Elle  s'en  rendit  bien  compte  un  soir  où  elle  le  vit  mimer 
une  scène  de  querelle  et  de  réconciliation  entre  un  Français 
du  Midi  et  un  Anglais.  La  vérité,  c'était  que  Marc  Four- 
nier avait  pris,  à  Londres,  un  peu  de  ce  qu'on  appelle- 


BEAUTÉ,  MON  BEAU  SOUCI 295 

en  France  «  le  genre  anglais  »,  tandis  qu'à  Paris, 
ReginalJ  Harding  avait  étudié  et  s'était  assimilé  le  chic 
français,  dont  il  faisait  parade  surtout  lorsqu'il  se  trouvait 
dans  son  pays  d'origine.  Les  hommes  absolument 
dépourvus  d'affectation  sont  rares,  et  assez  ternes. 

Il  y  avait  une  autre  raison  qui  la  fit  rester  au  salon 
lorsque  M.  Harding  y  était  :  elle  crut  sentir  qu'il  faisait 
<ie  grands  efforts  pour  ne  jamais  la  regarder,  et  qu'il 
évitait  de  rencontrer  ses  yeux;  et  elle  essaya  de  le 
prendre  en  faute.  Mais  elle  eut  beau  faire,  elle  ne 
réussit  pas  à  obtenir  de  lui  autre  chose  qu'un  regard 
tranquille  et  distrait,  de  temps  en  temps.  Et  elle  pou- 
vait se  demander,  parfois,  si  c'était  bien  là  l'homme  qui 
était  résolu  à  l'épouser  et  qui  l'avait  même  déjà  demandée 
en  mariage,  et  qui  n'était  là  que  pour  elle.  Cela  l'irritait, 
sans  qu'elle  s'expliquât  pourquoi.  Puis,  une  fois,  elle 
s'aperçut  qu'il  regardait  souvent  dans  la  direction  d'un 
miroir  pendu  au  mur,  et  d'abord  elle  avait  cru  que 
c'était  son  image  à  lui  qu'il  y  regardait.  Mais  enfin  elle 
■comprit  que,  de  la  façon  dont  ils  étaient  placés,  c'était 

son  image  à  elle  que  Reginald  y  voyait Elle  futsur- 

■prise  d'avoir  dit  en  pensant  à  lui  :  «  Reginald  »  et  non  : 
«  M.  Harding  ».  Mais  cette  façon  de  regarder  en  cachette 
5on  image,  au  lieu  de  la  regarder  elle-même  en  face,  lui 
<léplut  et  l'irrita  encore  davantage.  Et  une  autre  fois  qu'elle 
s'était  laissé  aller  à  l'examiner  attentivement,  puisqu'elle 
-était  certaine  qu'il  fuyait  son  regard,  il  l'avait  regardée 
comme  pour  lui  dire:  «  Quand  aurez-vous  fini  de  me 
fixer  ?  »  Elle  avait  rougi  de  dépit,  mais  en  voyant  qu'il 
souriait,  —  tout  en  continuant  à  parler  à  M''''^  Long- 
hurst,  —  elle  sourit  aussi. 


394  LA   NOUVELLE  RE\'UE  FRANÇAISE 

Un  dimanche  en  prenant  le  thé,  Queenie,  distraite  ou 
énervée,  mania,  son  couteau  si  maladroitement  que  la 
pointe  la  blessa  légèrement  au  pouce  droit.  En  voyant 
l'accident,  Reginald,  qui  était  assis  près  d'elle,  eut  un 
frisson  et  saisit  son  propre  pouce  entre  les  doigts  de  sa. 
main  gauche,  comme  si  c'était  lui  qui  se  fùi  coupé.  Il  fit 
cela  si  naturellement,  si  inconsciemment,  que  M"'*"  Long- 
hurst  ne  put  s'empêcher  de  rire,  mais  il  était  trop 
occupé  de  Queenie  pour  y  faire  attention,  et  elle  non 
plus  n'y  fit  pas  attention  sur  le  moment.  Mais  cela  lui 
revint  à  la  mémoire  vers  la  fin  de  la  journée,  et  elle  y 
rêva  longtemps. 

Il  y  avait  plus  d'un  mois  que  les  choses  en  étaient  là 
lorsqu'un  soir,  comme  par  hasard.  M"""  Longhurst 
quitta  le  salon  en  disant  qu'elle  allait  revenir  bientôt,  et 
Reginald  et  Queenie  restèrent  seuls. 

Il  se  tourna  vers  elle,  et  la  regarda  en  souriant  pendant 
un  moment,  puis  il  dit  : 

—  Eh  bien,  M"""  Crosland,  où  en  sont  vos  fiançailles  ? 

—  Et  vous,  où  en  est  votre  éducation  ? 

—  Oui,  je  sais  :  je  suis  un  paysan  du  Somerset  égaré 
dans  Londres.  Et  pourtant,  malgré  mes  mauvaises 
manières,  je  persiste  à  rester  candidat,  et  c'est  pourquoi 
je  veux  connaître  le  programme  de  mon  adversaire.  J'ai 
réussi  à  faire  dire  à  la  charmante  M"'"  Longhurst  bien 
des  choses  qu'elle  n'avait  pas  l'intention  de  me  laisser 
savoir  ;  mais  en  ce  qui  concerne  les  projets  de  Mon- 
.sieur  Fournicr  à  votre  égard,  je  n'ai  rien  pu  lui  tirer  de 
précis.  Dites-moi  donc,  M"^*  Crosland,  si  vous  avez  reçu 
de  ce  Monsieur  une  promesse  de  mai'iage  quelconque. 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SCUCI 295 

je  veux  dire  une  promesse  formelle  écrite,  ou  quelque 
chose  qui  en  soit  l'équivalem. 

—  CeLi  ne  vous  regarde  en  aucune  façon. 

—  Je  vous  demande  pardon,  cela  me  regarde.  Car  s'il 
n'a  pas  fait  cette  promesse,  je  reste  seul  maître  du. 
terrain,  et  alors  je  ne  vous  demande  plus  si  vous 
m'acceptez  ou  non  ;  je  vxdus  demande  de  nommer  Le 
jour  de  la  cérémonie. 

—  Vous  êtes  grossier  et  ridicule  !  Comment  n'avez- 
vous  pas  honte  de  la  conduite  que  vous  avez  tenue  avec 
moi,  et  des  paroles  que  vous  venez  de  dire  ? 

—  Ah  1  votre  première  riposte  était  meilleure,  et  si 
bonne,  même,  qu'il  était  impossible  que  vous  trouviez 
mieu^..  Comment  aurais-je  honte  du  moment  que  je 
sais  que  je  peux  rendre  heureuse  la  personne  que  j'aime? 
Que  je  peux  débarrasser  sa  route  de  tous  les  obstacles  ? 
Lui  ôter  tous  les  soucis  matériels  qui  k  tourmentent  ?  Et 
lui  donner  une  position  et  un  nom  que  beaucoup 
d'autres  femmes  ont  désirés,  et  désirés  en  vain  ? 

—  Je  sais  :  vous  avez  toujours  votre  argent  sur  les 
lèvres,  et  quand  vous  marchez  on  l'entend  sonner  dans 
vos  poches. 

—  Est-ce  que  je  parlais  d  argent  tout  à  l'heure  ?  Je 
TOUS  disais  ce  que  je  pouvais  faire  pour  la  femme  que 
j'aime.  Oui  ou  non,  vousa-t-il  promis  le  mariage?  Car, 
s'il  n'est  plus  là,  même  si  vous  me  dites  non  maintenant, 
je  sais  que  vous  serez  à  moi.  Dites-moi  non,  et  la  pour- 
suite recommencera  ;  elle  diuera  des  mois,  des  années 
s'il  le  faut,  mais  vous  savez  comment  elle  finira.  Eh  bien, 
vous  l'a-t-il  promis  ? 

Elle   le  regarda   dans    les   yeux,  et  vit  avec  quelle 


2^6  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

angoisse  il  attendait  sa  réponse.  Alors,  elle  fit  signe  que 
non,  et  dit  : 

—  Il  m'avait  proposé  d'être  sa  secrétaire  et... 

—  Oh  !  c'était  une  liaison,  n'est-ce  pas  ?  derrière  l'écran 
d'une  situation  quelconque  ;  et  c'est  tout  extrêmement 
correct,  et  qui  va  songer  à  demander  des  explications  ? 
Jusqu'au  jour  où  on  se  lasse  de  la  «  petite  dame  »  et  où 
on  la  rejette  après  l'avoir  avilie.  Mais  moi  aussi,  c'est  une 
liaison  que  je  vous  propose,  seulement  c'est  ce  qui  se 
fait  de  mieux  dans  ce  genre.  Si  vous  voulez  des  garanties 
en  cas  de  désaccord  ou  de  rupture,  vous  en  aurez  ;  et 
si  vous  ne  voulez  pas  qu'il  y  ait  une  chambre  d'enfants 
chez  nous,  oh  d'accord,  de  tout  mon  cœur.  Ce  n'est  pas 
pour  cela  que  je  vous  épouse  ;  pas  plus  que  pour  tenir 
mon  ménage.  C'est  pour  tirer  de  vous  tout  le  bonheur 
que  vous  pouvez  donner,  et  pour  cela  il  faut  que  vous 
soyez  heureuse,  et  vraiment  libre,  et  en  possession 
de  toutes  les  prérogatives  d'une  femme  mariée.  Non 
seulement  riche,  entourée  de  luxe,  et  avec  tout  le 
harnachement  de  bijoux  et  fourrures  indispensable  à 
une  personne  telle  que  vous,  mais  encore  respectable  et 
respectée,  et  une  dame  dans  la  plus  complète  acception 
du  terme.  Mais  une  liaison  secrète  comme  celle 
qu'on  vous  proposait...  Oui  :  la  solution  confortable  et 
peu  coûteuse  du  grand  problème,  la  triste  et  timide 
manière  d'esquiver  la  lutte.  Il  n'est  pas  très  brave,  ce 
Monsieur.  Il  n'ose  pas  vous  entreprendre,  cet  homme 
d'affaires.  Il  n'ose  pas  saisir  à  la  crinière  cette  cavale  effarou- 
chée. Ce  n'est  pas  le  désir  qui  lui  manque,  mais  le 
cœur.  En  dehors  du  plan  de  la  vie  quotidienne,  il  se 
contente  du  tout-fait  :  c'est  plus  sûr,  et  on  en  a  toujours 


BEAUTÉ,    MOX    BEAU    SOUCI 297 

pour  son  argent.  Je  vois  :  il  épousera  ce  qu'ils  appellent, 
là-bas  de  l'autre  côté,  «  une  jeune  fille  comme  il  faut  », 
une  fausse  o;rande  dame  maniérée  dans  le  monde  et  une 
bourgeoise  revêche  et  mesquine  dans  l'intimité  ;  ce  que, 
avec  la  grâce  de  Dieu  et  de  mon  amour,  vous  ne  serez 
pas.  Pauvre  homme  !  et  pourtant  il  a  les  moyens  et 
il  avait  l'occasion  de  faire  un  beau  mariage  romanesque 
et  irrégulier,  un  de  ces  mariages  que  désapprouvent  tant 
les  petits  bourgeois  qui  ne  sont  ni  assez  riches  ni  assez 
éclairés  pour  contribuer  au  progrès  de  la  Morale.  Une 
liaison  !  Vous  savez  le  nom  que  le  peuple  donne  à  ce 
genre  de  marché  ?  Oh,  quand  je  songe  que  vous  étiez 
sans  défense  et  qu'on  vous  a  hh  cette  injure  !  Mais  main- 
tenant, du  moins,  vous  avez  quelqu'un  qui  est  prêt  à 
vous  défendre  contre  le  monde  entier,  et  à  venger  tous 
les  torts  qu'on  vous  a  faits.  Vous  le  savez,  n'est-ce  pas  ? 
Non,  ne  pleurez  pas,  Queenie  :  vous  avez  envie  de  rire, 
et  aussi  de  vous  cacher.  Et  bien,  venez  vous  cacher  entre 
mes  bras.  Madame  Harding.  » 

Quelques  jours  avant  la  cérémonie,  Reginald  Harding 
lui  avait  dit,  entre  beaucoup  d'autres,  une  phrase  qu'elle 
avait  retenue  :  «  Vous  savez,  le  mariage,  quand  on  a 
plusieurs  milliers  de  livres  par  an,  est  une  chose  toute 
différente  du  mariage  avec  quelques  centaines  de  livres. 
Il  en  va  de  même  pour  Londres  :  ce  n'est  pas  la  même 
ville  pour  une  femme  riche  que  pour  une  femme  qui 
n'est  qu'aisée,  comme  votre  tante  par  exemple.  » 

Elle  s'en  rendait  compte  à  présent  ;  à  présent  que 
l'heureux  événement  avait  eu  lieu  et  qu'elle  achevait  de 
dépenser  les  trois  mille  livres  que  son  mari  lui  avait 


298  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE: 

remises  pour  l'achat  de  son  trousseau  et  cks  bijoux.  Elle- 
n'avait  pas  encore  épuisé  la  joie  qu'elle  éprouvait  à 
entrer  délibérément  dans  un  magasin  de  Bond  Street,  à. 
choisir  les  objets  qu'elle  désirait,  à  donner  son  adresse,  à 
remplir  un  chèque  et  à  le  signer  :    Queenie   Harding. 

Comme  Londres  était  belle  et  trépidante  de  toute  la 
pulsation  de  la  planète,  cette  Saison-h'i  1  Vraiment 
Londres,  cet  été,  vous  montait  à  la  tête  comme  un  vin 
nouveau.  Pourtant  ce  n'était  pas  la  grande  cohue  de 
l'année  du  dernier  couronnement  ;  mais  c'était  mieux, 
car  bien  qu^on  se  trouvât  au  cœur  du  monde  et  au  milieu 
du  rendez-vous  des  nations,  les  habitants  et  les  habitués 
delà  ville  avaient  l'impression  de  se  sentir  entre  eux^ 
Oh,  c'était  à  ne  rien  faire  que  flâiier  du  matin  au  soir, 
à  se  perdre  dans  les  foules,  à  se  gaver  de  luxe  et  de 
plaisir.  Et  par  moment  il  semblait  que  la  vie  matérielle 
était  enfin  devenue  digne  de  l'esprit,  et  pouvait  le- 
satisfaire. 

C'était  aussi  l'époque  des  premiers  rag-times,  de 
«  Hitchy-Koo  »  et  de  la  «  fureur  du  nu  ».  Aux  devantures 
des  boutiques  luxueuses,  dans  les  journaux  illustrés, 
partout,  le  regard  tombait  sur  des  photographies  de 
baigneuses  et  de  plages  jonchées  de  nudités  féminines  ;, 
si  bien  que  l'homme  que  ses  occupations  ou  son  plaisir 
retenaient  dans  l'atmosphère  de  bains  turcs  de  la  ville, 
s'imaginait  les  côtes  de  la  Grande-Bretagne  telles  que 
durent  apparaître  auK  yeux  de  Télémaque  les  rivages  de 
l'ile  de  Calypso  :  un  miUion  de  nymphes  debout  ou. 
couchées  sur  les  grèves  ;  un  million  de  néréides  jouant 
avec  les  vagues,  —  la  femme  et  la  mer  partout  en  présence,, 
mêlées  l'une  à  l'autre,  les  chevelures  au  vent  du  large  et 


BEAUTÉ,   MON   BEAU    SOUCI.... ^  299 

le  giclement  de  récume  au  rire.  Et  les  nuits,  les  nuits 
de  Londres,  quand  tout  flambait  comme  du  punch  sous  le 
ciel  de  braise..  Et  ces  rag-times,  —  les  premiers  :  ceux 
qui  sont  venus  après  n'avaient  pas  leur  gaîtésans  frein, 
ni  cette  sauvage  exhortation  au  plaisir.  Le  joli  temps  de 
la  Joyeuse  Angleterre  semblait  revenu  ;  et  c'était  la 
belle  fin  d'une  belle  époque. 

—  Je  ne  sais  plus,  dit  Reginald  Harding  à  sa  femme, 
je  ne  sais  plus  qui  a  écrit  quelque  chose  comme  ceci: 
«  Il  n'y  a  que  Londres  et  Paris  ;  tout  le  reste'  est  du 
paysage.  »  Il  y  a  du  vrai  là-dedans,  mais  pour  jouir 
pleinement  de  ces  deux  villes,  il  faut  apprendre  à  les  voir 
elles ^ussi  comme  du  paysage;  et  pour  cela,  il  n'y  a  rien 
de  tel  que  l'absence  de  toute  ambition  et  l'oisiveté 
absolue.  Il  faut  n'être  rien  et  ne  rien  faire.  C'est  la  ligne 
de  conduite  que  je  me  suis  tracée  quand  j'avais  vingt-cinq 
ans,  et  je  n'en  ai  pas  changé,  et  je  m'en  trouve  bien.... 
N'être  rien,  »  ajouta-t-il  un  peu  plus  bas,  «  que  l'amant 
de  ma  femme,  et  ne  rien  foire  sinon  aimer  ma  femme.... 
Après  que  nous  aurons  passé  l'été  en  contact  avec  l'Océan, 
nous  partirons  pour  Paris,  ma  chère.  Je  vous  montrerai 
le  sage  et  sérieux  Paris,  et  ces  coins  où  j'ai  vécu  au  temps 
de  ma  studieuse  bohème  :  le  quartier  Montparnasse,  la 
rue  de  k  Gaîté,  le  Luxembourg,  l'avenue  de  l'Observa- 
toire. Nous  passerons  deux  ans  à  Paris  ;  ensuite,  ce  sera 
Rome  et  Naples  ;  et  puis  nous  reviendrons  ici  pour 
quelque  temps,  pour  quelque  rag-time,  et  quand  nous 
nous  en  serons  las,  nous  partirons  pour  les  Mers  du  Sud. 

—  Oh,  comme  tout  cela  est  loin  de  Harlesden  !  Oh, 
Reggie,  je  suis  si  heureuse,  je  ne  peux  pas  dire  combien 
je  suis  heureuse. 


3CO  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

—  Donc  VOUS  pensez  que  je  fais  tout  de  même  un  bon 
mâ?î'?  Je  crois  bien  !  Voyez  :  j'ai  même  renoncé  pour 
vous  à  mes  charmants  chapeaux  français,  si  bien  que 
mes  meilleurs  amis  hésitent  avant   de  me  reconnaître. 

Ils  restèrent  un  moment  sans  rien  dire,  se  rendant 
compte,  peut-être,  que  leurs  paroles  à  tous  les  deux 
iraient  sonné  faux,  et  que  déjà  ils  commençaient  à  n'être 
plus  sincères. 

Et  pourtant  ils  étaient  assez  contents  l'un  de  l'autre. 
Et  déjà  Queenie  se  mettait  à  employer  dans  la  conver- 
sation, comme  Reginald,  des  mots  français,  —  de  ces 
mots  qui  sont,  dans  la  série  des  paroles,  ce  que  sont  les 
bouts  dorés  dans  la  série  des  cigarettes. 

Une  quinzaine  de  jours  avant  son  mariage,  et  sur  le 
conseil  de  Reginald,  elle  avait  écrit  à  Marc  Fournier 
pour  lui  annoncer  qu'il  s'était  passé  un  grand  événement 
dans  sa  vie  :  on  avait  demandé  sa  main. 

La  réponse  de  Marc  ne  se  fit  guère  attendre.  C'était 
une  lettre  tout  à  fait  banale  et  correcte  :  les  félicitations 
-d'usage.  Il  ajoutait  qu'il  avait  renoncé  à  son  projet 
■d'installer  des  bureaux  à  Londres. 

—  C'est  un  document  officiel,  cela,  »  dit  Reginald. 
«  Voyez  donc  aux  autres  adresses  où  il  a  pu  vous  écrire.  )) 
Elle  rougit,  car  elle  venait  justement  d'y  penser.  Elle  fut 
donc  à  Harlesden,  et  au  bureau  où  il  lui  adressait  autre- 
fois des  cartes  postales  ;  mais  il  n'y  avait  rien  pour  elle. 

Et  pourtant  si  elle  avait  pu  savoir  !  Marc  Eournier  lui 
avait  écrit  plusieurs  lettres,  qui  racontaient  toute  l'his- 
toire de  ses  sentiments  :  depuis  la  lettre  où  il  offrait,  lui 
^ussi,  le  mariage,  jusqu'à  celle  où  il  la  félicitait    pure- 


BEAUTÉ,    MON    BEAU    SOUCI jOI 

ment  et  simplement,  en  homme  du  monde.  Mais  il  /les 
avait  déchirées  l'une  après  l'autre,  excepté  la  dernière, 
que  Queenie  avait  reçue.  Marc  Fournier  n'était  pas 
comme  ce  grand  poète  anonyme,  —  un  Andalou  proba- 
blement, —  qui  a  dit  : 

«  Ton  amour  est  comme  le  taureau 
Qui  va  partout  où  ou  l'attire  ; 
Mais  le  mien  est  comme  la  pierre 
Qui  demeure  où  on  l'a  posée.  » 

En  ce  moment  même,  il  commençait  une  nouvelle 
petite  intrigue,  banale  et  sans  danger.  Il  y  a  plusieurs 
écoles,  et  lui,  il  appartenait  à  celle  qu'il  avait  baptisée  : 
«  The  Godersela  School  ».  Goder sela,  en  italien, 
signifie  quelque  chose  comme  :  «  se  la  couler  douce  », 
Et  peut-être,  après  tout,  que  Reginald  Harding  appar- 
tenait aussi  à  cette  école  ;  mais  qui  pourrait  dire  lequel 
des  deux  était  l'esprit  original  et  créateur,  et  lequel 
l'imitateur  routinier  ? 

Un  jour  en  passant  dans  Bond  Street,  les  nouveaux 
époux  s'arrêtèrent  devant  un  magasin  d'articles  de 
voyage  : 

—  Voici  une  véritable  œuvre  d'art,  »  dit  Reginald  en 
montrant  une  valise  en  peau  de  crocodile,  garnie  d'un 
nécessaire  de  toilette  en  cristal  et  en  écaille,  avec  des 
bouchons,  des  couvercles  et  des  boîtes  en  argent. 
«  L'homme  qui  a  fait  cela  doit  être  content  de  son  ouvrage.  » 

—  Entrons,  »  dit  Queenie  ;  «  j'ai  une  dette  à  payer.  » 
La   belle  valise    coûtait  une  cinquantaine   de   livres. 

Queenie  l'acheta  et  demanda  une  feuille  de  carton  et  une 
enveloppe.  Sur   l'enveloppe  elle  mit  l'adresse  de  Marc 


302  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Fournier  et  sur  le   carton  elle  écrivit  :  «  De  Queenie 
Crosland.  Un  cadciiu  d'adieu.  » 

—  Non,  Reggie,  c'est  moi  qui  dois  payer. 

Elle  sourit  :  elle  n'y  avait  pas  s'bngé,  d'abord  :  le 
cadeau  était  vraiment  bien  choisi. 

Un  train  du  dimanche  les  mena  calmement  à  Ken- 
ston,  petite  ville  située  au  sud  de  Bristol  et  au  fond  de 
l'estuaire  de  la  Severn.  La  résidence  des  Harding  était 
à  l'intérieur  du  comté,  et  Reginald  avait  préféré  louer 
Tine  villa  dans  un  coin  tranquille  au  bord  de  la  mer, 
pour  y  passer  Tété  avec  sa  femme. 

—  Il  y  avait  si  longtemps  que  je  n'avais  pas  v.u  la 
campagne  1  »  disait  Queenie  sans  cesse  penchée  à  la 
portière  du  compartiment  où  ils  étaient  seuls...  Oh,  les 
petites  gares  de  brique  et  de  bois,  si  propres,  avec  des 
plates-bandes  fleuries  sur  les  quais,  — quelquefois  le  joli 
nom  de  la  station  écrit  avec  des  Heurs  dans  le  gazon  bien 
tondu.  La  douce  abondance  des  prairies  et  des  arbres 
dans  une  brume  bknie,  avec  les  bœufs  et  les  moutons 
-couchés  à  l'ombre,  et  les  villes  «  déguisées  en  vilkiges  », 
—  la  campagne  anglaise  en  été,  la  grande  bergerie  de 
luxe,  le  Petit-Trianon  des  nations. 

—  Oh  ma  chère,  cela  n'est  rien  en  comparaison  du 
Somerset,  »  et  Reginald  se  mit  à  faire  l'éloge  de  sa 
province  natale  avec  une  tendresse  et  une  partialité  qui 
amusèrent  d'autant  plus  sa  femme  qu'elle  savait  qu'ils 
n'y  feraient  jamais  de  longs  séjours.  Le  Devonshire,  avec 
ses  landes  et  ses  collines  ensoleillées,  était  un  pays 
surfait,  «  un  pays  de  laitières  et  de  filles  de  pécheurs  ». 
Le  Somerset,  voilà  le  doux  pays  saxon,  une  teiTe  tou- 


«EAUTÉ,    MON    BEAU   SOUCI 3O3 

jours  jeune  et  fraîche^  avec  ses  larges  vallées  ouvertes  aux 
brises  de  l'Atlantique,  ses  combes  pleines  de  verdure  et  ses 
«  rhines  »  qui  reflètent  dans  leurs  longues  eaux  paisibles 
le  ciel  changeant,  les  saules  et  le  gazon.  Et  puis,  au 
sortir  des  gorges  de  Cheddar,  il  y  a  cette  longue  vallée, 
^e  grand  salon  de  verdure  qui  s'étend  entre  la  ligne  bleue 
des  Mendips  et  les  Quantocks,  et  qui  se  termine  par 
des  pelouses  dans  un  décor  de  ruines  fleuries,  au  seuil 
de  la  claire  cathédrale  de  Wells. 

—  Et  puis  nous  ferons  quelques  excursions.  Vous 
verrez  Bristol,  avec  son  grand  air  d'objet  ancien  et,  entre 
les  verdures  de  ses  squares,  sa  couleur  d'or,  —  de  l'or 
-des  bijoux  de  musées,  —  la  teinte  pelure  d  oignon  des 
vins  très  vieux.  On  imagine  Robinson  Crusoé,  flânant  au 
•crépuscule  dans  la  grande  trouée  dorée  de  Baldwiji  Street. 
Nous  traverserons  la  Severn  et  nous  verrons  Tintern 
Abbey,  la  ruine  énorme  au  fond  d'un  abîme  d'herbe,  le 
grand  vestige  humain  dans  la  solitude  verte  de  la  rive 
boisée  au  bord  de  l'eau  sauvage.  Nous  verrons  Cardiff,  et 
Bute  Street  avec  ses  auberges  chinoises,  ses  bouges 
japonais,  ses  hôtels  grecs  ;  et  après  avoir  passé  devant  le 
château,  et  après  une  montée,  on  trouve  la  cathédrale  de 
Llandaff,  à  moitié  enterrée  dans  un  ravin.  Nous  irons 
dîner  à  l'Ange  Bleu  d'Abergavenn3^  A  propos,  ma  chère, 
ce  n'est  plus  que  dans  le  Pays  de  Galles  qu'on  trouve 
la  vraie  petite  auberge  anglaise  du  bon  vieux  temps. 

Deux  jours  plus  tard  ils  étaient  installés  dans  leur 
villa,  un  peu  en  dehors  de  Kenston,  sur  une  hauteur  en 
îen"asse  plantée  de  hêtres  bas,  dont  le  vent  de  mer  avait 
peigné  l'épaisse  frondaison,  la  rejetant  du  côté  de  la  terre. 
De  leur  porte,  un  sentier  les  menait  à  une  petite  anse 


304  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

sablonneuse  où  leurs  cabines  étaient  dressées.  Ils  y 
descendirent  un  peu  après  le  lever  du  soleil,  et  ils  eurent 
vite  fait  de  se  plonger  dans  l'eau,  plus  tiède  à  cette  heure 
que  l'air  un  peu  âpre  du  matin.  Puis  ils  reprirent  le 
chemin  de  leur  maison,  vêtus  seulement  de  leurs 
peignoirs  et  chaussés  de  sandales,  aspirant  largement  la 
brise  forte  et  salée. 

—  Aujourd'hui  nous  irons  déjeuner  à  Wells,  »  dit 
Reginald,  «  et  nous  passerons  par  Weston.  Je  laisse  le 
chauffeur;  c'est  moi  qui  vous  conduirai. 

Ainsi,  vers  neuf  heures  du  matin,  ils  traversèrent 
Kenston,  où  il  n'y  a  rien  à  voir  sinon  des  maisons  et 
des  chapelles  de  pierre  grise  revêtues  de  lierre,  et  quelques 
chaumières  enfouies  sous  les  fleurs,  —  les  douces  fleurs 
de  l'Ouest,  qui  croissent  dans  le  vent  de  l'Atlantique 
et  que  Quecnie  aimait  déjà  comme  des  sœurs.  Sur  la 
place  qu'on  appelle  «  le  Triangle  »  ils  remarquèrent  la 
vieille  tour  de  l'horloge,  basse  et  petite,  mais  coiflee  d'un 
très  haut  toit  rouge,  pointu  et  drôle.  Un  peu  plus  loin  ils 
découvrirent  une  seconde  tour  d'horloge  à  un  autre  carre- 
four, mais  celle-là  de  métal,  et  moderne. 

—  Je  me  demande  pourquoi  ils  éprouvent  le  besoin 
de  si  bien  savoir  l'heure,  ici  ?  »  murmura  Reginald  ;  et 
Queenie,  qui  avait  envie  de  rire,    profita  de  l'occasion. 

Reginald  essaya  de  suivre  la  voie  du  chemin  de  fer 
local  qui  relie  Kenston  à  sa  bruyante  et  gaie  rivale 
Weston  Magna,  mais  les  chemins  qu'ils  durent  prendre  et 
qui  les  firent  passer  par  le  joli  village  de  Combesbury, 
les  en  éloignaient  sans  cesse  ;  et  ce  fut  un  peu  par  hasard 
qu'ils  se  trouvèrent  enfin  à  l'entrée  du  Boulevard  feuillu 
de  Weston.  Ils  mirent  l'automobile  au  garage  du  Royal 


BEAUTE,    MON    BEAU    SOUCI 305 

Hôtel  et  se  mêlèrent  à  la  foule  qui,  par  toutes  les  rues, 
revenait  déjà  de  la  plage.  Partout  la  verdure  et  le  gris 
tendre  de  la  pierre,  et  la  brise  et  le  soleil,  et  les  ombres, 
sur  les  jardins,  des  nuages  en  marche.  Et  au  bout  de  la 
jetée,  où  ils  allèrent,  ils  revirent  l'estuaire,  le  paysage 
avec  lequel  Queenie  commençait  à  se  flimiliariser  :  les 
hautes  terrasses  au  bord  d'une  infinie  étendue  d'eau 
couleur  d'argent,  et  les  «  holmes  »  ,  ces  deux  monstres 
d'une  ancienne  période  géologique  échoués  au  milieu  du 
golfe,  de  l'autre  côté  duquel  se  levaient  comme  des'astres 
les  montagnes  du  Pays  de  Galles,  couleur  d'argent  elles 
aussi,  à  cette  heure.  Et  Queenie,  toute  droite  dans  la  brise 
dont  elle  sentait  la  véhémence  et  la  fraîcheur  à  travers 
ses  toiles  blanches,   comprit  la  rude  bonté  de  l'Ouest. 

Ce  fut  pourtant  à  Weston  Magna  et  ce  jour-là,  qu'ils 
faillirent  avoir  leur  première  scène  de  ménage.  Comme 
ils  passaient  devant  une  poissonnerie,  Reginald  y  entra 
et  acheta  une  tranche  de  saumon  d'une  dizaine  de  livres, 
en  recommandant  de  la  faire  porter  tout  de  suite  à 
Kenston  par  le  train.  En  sortant,  Queenie  ne  put  s'em- 
pêcher de  lui  dire  qu'il  avait  pris  un  trop  gros  morceau, 
et  que  les  domestiques  en  gaspilleraient  sûrement  la 
moitié. 

—  Allez-vous  régler  ma  dépense,  ma  chère  ?  dit 
Reginald. 

Elle  rougit,  se  mordit  les  lèvres  et  resta  un  moment 
sans  répondre  ;  mais,  après  tout,  il  avait  raison  ;  — et  elle 
se  soumit,  comme  sa  mère  l'eût  fait  en  pareil  cas.  Et 
même,  comme  sa  mère,  elle  éprouvait,  sans  oser  se 
l'avouer,  une  espèce  de  plaisir  sensuel  et  de  fierté  à  voir 
le  bon  appétit  de  son  mari.  Elle  dit  donc  : 

20 


30()  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

—  Je  regrette,  Reggie. 

Et  il  répondit  entre  ses  dents  : 

—  Si  nous  n'étions  pas  dans  la  rue,  j'aimerais  vous 
embrasser  » .  Et  il  ajouta  au  bout  d'un  moment  :  «  Et 
tout  cela  pour  un  morceau  de  saumon  !  » 

Quelques  pas  plus  loin,  elle  lui  dit  : 

—  Oh,  Reggie,  cher^  laissez-moi  porter  votre  canne. 
Ils  revinrent  au  Royal  Hôtel,  et  reprirent  la  route  ;  et 

lorsqu'ils  repassèrent  à  Combesbury,  ils  descendirent 
pour  s'asseoir  un  moment  au  bord  de  la  rivière  Yeo,  où 
ils  trempèrent  leurs  mains.  Et  vers  le  commencement 
de  l'après-midi  ils  entrèrent  dans  la  vallée  bienheureuse. 

VALERY  LARBAUD 

FIN 


RÉFLEXIONS    SUR 
LA  LITTÉRATURE 

LES  ANALYSTES  ROMANDS 

Les  libraires  Crès  et  Georg  ont  commencé  à  publier,  à 
Paris  et  à  Genève,  une  Collection  Helvétique,  établie  dans  les 
mêmes  conditions  de  beauté  irréprochable  et  solide  que  les 
Maîtres  du  Livre  et  où  doivent  figurer  par  le  meilleur  de 
leur  œuvre  les  principaux  écrivains  suisses.  Les  volumes 
annoncés  constituent  un  choix  heureux  et  riche,  si  ce  n'est 
que  l'absence  de  Vinet  étonne  un  peu.  Jusqu'à  présent  trois 
ouvrages  ont  paru,  la  Bibliothèque  de  mon  Oncle,  de  Tôppfer, 
Mon  Village  de  Philippe  Monnier,  Adolphe  de  Benjamin 
Constant. 

Même  si  —  ce  qui  serait  dommage  —  la  collection  devait 
s'arrêter  là,  on  pourrait  trouver  un  sens  à  la  réunion  de  ces 
trois  volumes  et  les  arrêter  en  un  tout  significatif.  On  y  voit 
îa  double  face  et,  si  l'on  veut,  les  deux  versants  de  la  littéra- 
ture suisse  d'expression  française,  l'un  local,  l'autre  uni- 
versel. 

La  littérature  romande  locale  est  une  littérature  agréable  à 
savourer  sur  place,  mais  qui  ne  s'exporte  guère  plus  que  les 
■vins  de  la  Côte.-  Il  est  naturel  que  k  Collection  Helvétique 
commence  parun  livre  de  Tôppfer,  que  les  Suisses  continuent 
à  goûter  fort  et  à  mettre  assez  haut  ;  mais  cette  réputation  n'a 
guère  passé  le  Jura,  et  Tôppfer  netient  en  Franceque  la  place 


508  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

d'un  vieux  nom  désuet.  J'avoue  d'ailleurs  qu'il  ne  m'a  jamais 
ennuyé.  Le  livre  de  Philippe  Monnier,  remarquable  érudit 
genevois,  livre  plein  de  sincérité  et  de  fraîcheur,  est  lui 
aussi  le  type  de  ces  livres  dont  l'agrément  ne  se  transplante 
guère.  On  dirait  qu'il  est  accordé  à  une  certaine  durée  suisse 
tranquille  et  saine,  un  peu  lente,  pour  laquelle  un  lecteur 
français  ordinaire  n'a  guère  de  sens  préparé.  Ce  sont  là  des 
écrivains  suisses  locaux  au  sens  et  dans  la  mesure  où  Rou- 
manille  est  un  écrivain  provençal  local,  qu'il  faut  lire  en 
Avignon  ou  dans  l'esprit  d'Avignon.  Qu'est-ce  que  la  Cam- 
pano  mountado  peut  bien  dire  à  un  Parisien  ? 

Mais,  comme  à  côté  d'un  Roumanille  la  Provence  a  pro- 
duit un  Mistral,  la  Suisse  romande,  au-dessus  de  sa  riche 
littérature  locale,  élève  unC  grande  littérature  européenne, 
gloire  spirituelle  et  couronne  du  Léman,  pareille  aux  Alpes 
roses  qui  l'environnent  le  soir.  C'est  celle  des  Rousseau  et 
des  Staël,  des  Constant  et  des  Amiel.  De  caractère  suisse 
très  autochtone,  elle  s'incorpore  à  la  littérature  française  et 
rayonne  sur  elle,  avec  elle,  dans  la  culture  universelle. 

Si  la  littérature  romande  a  dans  l'une  et  l'autre  de  ces  lit- 
tératures son  Jura  et  ses  Alpes,  on  y  discerne  encore  un 
troisième  élément  :  une  route,  un  fleuve  qui  les  traverse. 
Depuis  la  Nouvelle  Héloïse,  toute  la  littérature  de  la  Suisse  fran- 
çaise est  groupée  autour  du  Léman,  entre  l'ile  où  Rousseau  a 
sa  statue  et  le  beau  cimetière  où  à  Clarens  reposent  Amiel  et 
Vinet  ;  et  ce  Léman  auquel  s'est  identifiée  cette  vie  littéraire, 
entre  ce  Jura  et  ces  Alpes,  nous  fournit  cette  troisième 
image  :  celle  d'un  fleuve  qui  passe,  d'une  route  naturelle  qui 
le  traverse,  ou  plutôt  qui  le  dépose  et  dont  il  n'est  que  l'élar- 
gissement momentané.  Le  Rhône  qui  conduit  ce  pays  vers  la 
France,  qui  l'ouvre  à  la  France  et  qui  lui  ouvre  la  France,  il 
a  pour  double  spirituel  ce  que  j'appellerai  une  littérature  de 
liaison.  Entendons  par  là  celle  que  représentent  les  Suisses 
émigrés  en  France,  qui  vivent  et  écrivent  en  France,  et  qui 


RÉFLEXIONS   SUR   LA    LITTÉRATURE  3O9 

néanmoins  y  gardent  leur  physionomie  natale,  y  sont  appré- 
ciés pour  des  qualités  suisses,  ou  plus  strictementgénevoises 
et  calvinistes,  une  préoccupation  des  choses  morales,  un 
sérieux  un  peu  lourd  pour  lequel  il  y  a  toujours  une  place 
(en  même  temps  qu'un  grain  d'ironie)  dans  la  riche  com- 
plexité de  la  culture  française.  Par  un  certain  côté  les  grands 
Suisses  européens,  qui  ne  sont  européens  que  parce  qu'ils 
sont  d'abord  de  grands  écrivains  français,  appartiennent  à 
cette  littérature  de  liaison  et  ne  sont  pas  acceptés  en  France 
sans  quelques  brimades  :  évidemment  la  Suisse  et  la  répu- 
blique de  Genève  partagent  la  responsabilité  du  calvaire  de 
Rousseau  après  V Emile  et  du  :  Au  loup  !  qui  s'abattit  sur  ce 
malheureux.  Mais  les  persécutions  subies  par  Madame  de 
Staël,  aux  prises  non  seulement  avec  la  force,  mais  avec  cer- 
taines exigences  nationales  françaises,  nous  révèle  en  clair 
entre  les  deux  frontières  l'existence  d'un  plan  de  friction  et 
d'hostilité  :  Alfred  de  Musset  appelle  la  baronne  un  Blùcher 
littéraire,  et  l'on  sait  avec  quelle  ardeur  M.  Maurras  s'est 
appliqué  à  dénoncer  et  à  obturer  «  l'échancrure  de  Genève 
et  de  Coppet  ».  Et  si  grand  qu'ait  été  en  France  le  succès 
d'Amiel,  l'article  que  Brunetière  lui  consacra  dans  un  de  ses 
grands  jours  de  hargne  peut  être  considéré  comme  une  réac- 
tion et  une  défense  du  traditionalisme  français.  Ainsi  les 
grands  Suisses  européens  sont  à  la  fois  entre  la  France  et  le 
Léman  agents  de  liaison  et  agents  de  discorde.  Les  vrais 
agents  de  liaison,  la  vraie  littérature  de  liaison  sont  repré- 
sentés par  ces  Genevois  devenus  Parisiens,  voire  académi- 
ciens, cette  monnaie  d'un  Necker  littéraire  que  sont  les 
Schérer,  les  Cherbuliez,  les  Rod  ;  le  sérieux  un  peu  gris  qu' 
ont  maintenu  Schérer  et  Rod  l'un  sur  la  critique,  l'autre  sur 
le  roman,  la  fantaisie  érudite,  un  peu  laborieuse  de  Cher- 
buliez, assez  injustement  tombé  après  sa  mort  dans  une 
obscurité  cpmplète,  ont  au  contraire  exactement  des  Rous- 
seau et  des  Staël,  des  Constant  et  des  Amiel,  été  accueillis 


310  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

et  élevés  par  les  forces  de  conservation  sociale,  par  le  Temps 
et  la  Revue  des  Deux  Mondes,  au  moment  où  l'élite  protestante 
prenait  dans  le  monde  de  la  bourgeoisie  française  figure  de 
Mentor  et  d'éducatrice. 

Peut-être  cette  classification,  dont  je  ne  me  dissimule  pas 
le  caractère  fragile,  nous  aiderait-elle,  au  seuil  de  cette  Col- 
lection Helvétique,  à  éclairer  ce  problème  souvent  discuté  : 
s'il  y  a  une  littérature  suisse  romande  ou  si  les  écrivains 
romands  sont  simplement  des  écrivains  français  vivant  dans 
un  pays  indépendant  politiquement  de  la  France,  mais  fran- 
çais de  langue  et  de  lettres  aussi  bien  que  la  Lorraine  ou  la 
Comté.  En  réalité  il  y  a  bien  une  littérature  helvétique  de 
langue  française,  avec  une  délimitation  et  une  originalité 
qui  ne  peuvent  se  comparer  à  celles  d'aucune  province  de 
l'unité  française.  Cette  originalité  consiste  dans  l'existence  et 
les  rapports  de  ces  trois  littératures,  l'une  à  tendance  locale, 
la  seconde  à  tendance  européenne,  la  troisième  à  tendance 
française.  La  première  est  maintenue  dans  une  situation 
excentrique  à  l'égard  de  la  France,  qui  l'ignore  à  peu  près  ; 
la  seconde  traverse  la  littérature  française  pour  se  jeter  dans 
la  littérature  européenne  tout  en  gardant  la  couleur  propre 
de  ses  eaux  ;  la  troisième,  au  contraire  de  la  première,  s'in- 
corpore à  la  littérature  française  et  lui  rapporte  —  modes- 
tement jusqu'ici  —  certains  éléments  protestants.  Aucun 
écrivain  n'appartient  d'ailleurs  uniquement  à  l'une  des  trois, 
qui  sont  de  simples  limites  théoriques,  ou  plutôt  des  signes 
de  mouvement,  des  flèches  qui  désignent  des  directions. 


DE 

*     * 


J'arrive  un  peu  tard  à  VAdolphe  de  Benjamin  Constant, 
dont  la  belle  réédition,  précédée  du  Cahier  Rouge  et  d'une 
préface  de  M.  Robert  de  Traz,  est  en  somme  l'occasion  de 
ces  propos.  Et  récemment  l'auteur  de  la  Jeunesse  de  Benjamin 


RÉFLEXIONS   SUR   LA   LITTERATURE  3II 

Constant,  M.  Gustave  Rudler,  qui  a  fait  du  maître  lausannois 
sa  province,  donnait  une  édition  critique  d'Adolphe  avec  une 
long-ue  préface,  pleine  d'éclaircissements,  indispensable 
désormais  aux  fervents  du  court  et  parfait  roman.  Il  serait 
inexact  de  parler,  à  cette  occasion,  d'actualité.  Adolphe,  un  des 
rares  romans  du  xix^  siècle  qui  n'ait  pas  aujourd'hui  une 
ride,  est  étranger,  ou  supérieur,  à  toute  actualité. 

J'ai  rangé  l'auteur  d'Adolphe  parmi  les  grands  Suisses  qui 
furent  de  bons  Européens  (N'est-ce  pas  la  Suisse  de  Bàle  et 
de  Sils  Maria  qui  fut  pour  l'esprit  de  Nietzsche  la  nourrice 
de  cette  idée  du  bon  Européen  ?)  et  qui  ont  mené  par  leur 
personne  et  par  la  destinée  de  leur  œuvre,  d'un  fond  helvé- 
tique et  sous  des  formes  françaises,  une  vie  européenne. 
C'est  peut-être  un  manque  de  goût  que  de  suspendre  à  une 
construction  aussi  sobre  qu'Adolphe  ces  étages  artificiels  et 
lourds.  Q.u'on  me  permette  de  sacrifier  l'élégance  à  la  com- 
modité. 

Le  fond  helvétique,  ou  plus  précisément  romand,  de  Ben- 
jamin Constant,  a  été,  comme  il  était  naturel,  mis  en 
lumière  dans  la  préface  de  l'édition  suisse  par  M.  Robert  de 
Traz.  M,  de  Traz  constate  que  les  grands  écrivains  romands 
ont  pour  trait  commun  le  sens  de  l'analyse.  Et,  appliqué  à 
Constant,  à  Vinet,  à  Amiel,  rien  de  plus  exact.  Pourrait-on 
l'étendre  à  Rousseau,  chez  qui  les  deux  génies  de  l'abstrac- 
tion et  de  la  déformation  passionnées  étouffent  par  tant  de 
côtés  le  don  de  l'analyse  ?  Ils  l'étouffent,  mais  aussi  le  poé- 
tisent et  le  transfigurent,  comme  le  lierre  fait  d'un  arbre  ou 
'  d'un  mur.  Tout  compte  fait,  le  roman  du  Léman,  la  Non- 
velle  Héloïse  est  bien  l'eau-mère  de  la  littérature  aux  cristalli- 
sations variées  dont  parle  M.  de  Traz,  et  dont  il  cherche  les 
origines  dans  la  psychologie  du  Romand, 

Il  la  voit  surtout  dans  une  religion  qui  fait  de  l'homme 
son  propre  confesseur.  Et  il  y  aurait  ici  des  réserves  à  faire. 
La  littérature  d'analyse  ne  s'est  pas  développée  outre-mesure 


312  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

dans  les  pays  protestants  ;  elle  a  au  contraire  l'essentiel  de 
ses  origines  et  le  meilleur  de  sa  floraison  dans  la  France 
catholique,  celle  de  Montaigne  et  du  xyii^  siècle.  11  est  pro- 
bable que  les  analystes  romands  doivent  une  part  de  leur  don 
à  la  culture  française,  et  que  la  mise  en  contact  de  cette  cul- 
ture avec  des  conditions  de  vie  locale  soustraites  en  partie  à 
l'influence  française,  riches  de  sève  indépendante  et  origi- 
nale, lui  a  fourni  ses  traits  particuliers. 

M.  Robert  de  Traz,  qui  connaît  son  pays  et  qui  donna 
l'an  dernier  dans  son  roman  de  la  Puritaine  et  V Amour 
un  curieux  et  fin  morceau  de  psychologie  genevoise, 
marque  avec  justesse  ces  traits  particuliers.  Les  analystes 
romands  «  ne  montrent  pas  la  sociabilité  aimable  qui 
a  tourné  les  moralistes  et  les  romanciers  français  vers 
l'observation  d'autrui.  »  Ils  concentrent  la  leur  tout  entière 
sur  eux-mêmes.  Fils  spirituels  de  Rousseau,  ils  rendent 
à  leur  manière  et  propagent  cette  souveraineté  du  sens 
individuel,  triomphante  après  lui  dans  la  littérature.  Ils 
rompent  l'équilibre  que  les  analystes  français,  de  Mon- 
taigne à  Vauvenargues,  avaient  maintenu  entre  l'homme 
individuel  qui  regardait  en  lui  et  les  hommes  qu'il  regardait 
à  travers  lui  ou  à  travers  l'expérience  desquels  il  se  regardait. 
Surtout,  à  la  différence  des  analystes  français,  ce  sont 
des  scrupuleux  et  des  timides.  Montaigne,  Pascal,  La 
Rochefoucauld,  La  Bruyère  ont  vécu  une  vie  franche, 
hardie,  ont  pris  librement  et  fortement  leur  jour  sur  eux- 
mêmes  et  sur  l'homme,  ont  participé  à  la  volonté  simple,  au 
calme,  au  grand  œil  clair  de  l'âge  classique.  Chez  les 
romands  l'analyse  ne  va  pas  sans  la  conscience  d'une  simple 
impuissance,  d'une  inaptitude  à  la  vie  réelle,  à  laquelle  la 
vie  intérieure  donne  un  substitut  magnifique,  solitaire  et 
triste.  Jamais  ce  cas,  poussé  à  sa  forme  pathologique,  n'a 
éclaté  plus  singulièrement  qu'en  Rousseau.  Les  Confessions 
nous  apprennent  à  quel  point  il  était  rongé  par   les   pires 


RÉFLEXIONS   SUR   LA    LITTERATURE  315 

formes  sexuelles,  psychologiques,  morales  de  la  timidité, 
de  l'impuissance  absolue  à  occuper  avec  décision  et  naturel 
le  moment  présent.  Dans  le  sens  où  il  y  a  un  esprit  de 
l'escalier,  Rousseau  a  vécu  toute  sa  vie  sur  l'escalier.  Il  y  a 
contracté  ses  maladies  mentales  et  écrit  ses  livres.  La 
Nonveile  Héloïse  est  l'œuvre  d'un  homme  qui  doit  rêver 
intensément  l'amour  du  même  fonds  dont  il  le  manque  ; 
et  s'il  place  tous  ses  enfants  aux  Enfants-Trouvés,  l'auteur 
de  VEmik  n'en  sera  que  plus  passionné  de  paternité  et 
d'éducation.  La  timidité,  la  peur  d'être  et  de  vivre  l'a  rejeté 
dans  une  solitude  qui  est  devenue  son  élément  naturel,  et 
où  les  sentiments  sociaux  se  sont  recomposés  comme  images 
avec  une  intensité  telle  que  l'écart  entre  ces  images  et 
leur  possession  aboutit  naturellement  à  des  secousses  de 
folie.  A  un  degré  beaucoup  moindre  et  compatible  avec  la 
vie  la  plus  normale  et  en  apparence  la  plus  calme,  le  même 
caractère  se  retrouve  chez  Constant  et  chez  Amiel,  «  Amiel, 
dit  M.  de  Traz,  qui  a  appliqué  l'analyse  aux  choses  de 
l'intelligence  comme  Constant  aux  choses  du  cœur.  »  L'un 
et  l'autre  ont  trouvé  dans  l'analyse,  comme  Rousseau  dans 
toute  son  œuvre,  la  compensation  et  la  revanche  d'une 
vie  manqute,  d'une  vie  qu'il  était  dans  leur  destinée  de 
manquer.  Ou  plutôt  on  songerait  à  leur  compatriote  Azaïs 
dont  le  système  des  compensations  mérite  peut-être  mieux 
que  les  plaisanteries  dont  on  l'a  accablé  :  à  un  certain  degré 
de  sagesse,  à  certain  biais  que  la  sagesse  permet  à  notre  juge- 
ment, il  n'y  a  pas  de  vie  manquéc,  pas  de  vide,  l'ordre  de  la 
vie  est  l'ordre  du  plein. 


Dans  le  pur  roman  d'Adolphe,  tous  ces  caractères  se 
ramassent,  se  concentrent  et  deviennent  lucides  comme 
au  cœur  d'un  diamant.  Vu  par  un  très  petit  côté,  Adolphe 


314  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

apparaîtrait  comme  le  roman  de  la  timidité,  Adolphe  on  le 
Timide,  comme  Mallarmé  dit  avoir  vu  annoncé  sur  l'affiche 
d'an  spectacle,  en  province,  HamJct  ou  le  Distrait.  Adolphe 
tient  en  partie  ce  caractère  de  son  père  :  Laforgue  appelait 
le  sien  un  dur  par  timidité,  celui  d'Adolphe  est  un  brusque 
et  un  sec  par  timidité.  Un  timide  ou  n'agit  pas,  ou  agit 
par  coups  de  tête,  ou  est  agi  par  autrui  et  l'on  peut  rem- 
placer, si  l'on  veut,  ou  par  et,  car  Adolphe  présente  selon 
les  cas  chacune  des  trois  figures.  Promis  par  ses  talents  au 
plus  éclatant  avenir,  il  n'aboutit  à  rien,  se  perd  obscurément 
dans  l'indifférence  et  l'inaction  ;  la  réflexion  n'étant  pour 
lui  qu'une  manière  d'employer  le  temps  sans  agir,  son 
action  exclut  la  réflexion  comme  sa  réflexion  excluait  l'action, 
et  il  agit  par  brusque  caprice  :  «  Avec  votre  esprit  d'indé- 
pendance, lui  écrit  son  père,  vous  faites  toujours  ce  que 
vous  ne  voulez  pas.  »  —  Excellente  condition,  cette  indé- 
pendance intérieure,  pour  que  la  dépendance  vienne  du 
dehors,  et  d'une  femme  experte  par  nature  à  la  provoquer  et 
à  la  maintenir. 

Ellénore  reste  touchante,  et  nous  suivons  volontiers 
Adolphe  lorsqu'il  assume  toute  la  faute,  ne  donne  tort  qu'à 
sa  propre  faiblesse.  Le  lecteur  comme  l'auteur  prennent  parti 
pour  elle  parce  qu'elle  est  pleinement  femme  et  qu'elle  aime, 
au  lieu  qu'Adolphe  abdique  certains  caractères  normaux  de 
l'homme,  et  n'aime  pas,  croit,  comme  le  lui  dit  Ellénore, 
avoir  de  l'amour  quand  il  n'a  que  de  la  pitié.  Tout  cela  est 
vrai,  et  pourtant  il  faudrait  changer  bien  peu  l'inclinaison 
et  l'optique  du  roman  pour  qu'Ellénore  inspirât  au  lecteur 
homme  (elle  aurait  toujours  pour  elle  la  solidarité  féminine) 
antipathie  et  méfiance,  pour  qu'Adolphe  devînt  le  person- 
nage intéressant.  Nature  exigeante  et  emportée,  incapable 
d'empire  sur  elle-même  quand  il  s'agit  de  son  amour,  inca- 
pable du  désintéressement  qui  sacrifierait  cet  amour  au 
repos  et  aux  chances  de  bonheur  d'Adolphe,   incapable  de 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  315 

laisser  son  amant,  par  instants,  à  lui-même,  de  ne  pas  lui  im- 
poser cette  occupation  forcenée  du  corps  et  de  l'âme,   cette 
présence  despotique  de  la  femme  qui  veut  être  tout  pour 
un    homme,    même    et    surtout     si    cet     homme    devait 
finir   par    n'être    rien    hors    d'elle,    EUénore    fait    volon- 
tairement   par  amour  le   malheur   de   celui  qu'elle  aime. 
Egoïsme    qui    ne   prend  pas   le   masque   du   dévouement, 
mais  qvii  est  à  sa   façon  un   dévouement,   un    dévouement 
aussi    profond    que    l'est  cet   égoïsme,   et   l'un   et   l'autre 
exprimant    sous    deux     noms    opposés     la   même   réalité, 
•qui  est  l'amour.  Cette  présence  entière,  puissante  et  sombre 
de  l'amour  donne  l'être   et   le   sang  à    Ellénore  et  rejette 
Adolphe  dans   le    monde  des  ombres   faibles,   rongées   par 
une   conscience   mauvaise.   On  a   beau   construire  et  déve- 
lopper le  discours  de  Lysias,  il  faut  en  présence  de  l'amour 
vrai  en  venir  toujours  à  la  palinodie  de  Socrate.  L'amour 
d'EUénore   fiiit  le  malheur  d'Adolphe  et  le  malheur  d'El- 
lénore.  Mais  il  est  de    l'être,   il   est   l'être,    et  hors   de   cet 
être  Adophe  ne  trouve  que  le  vide  :   «:  Je  sentis   le  dernier 
lien  se  rompre,   écrit-il  de  la  mort  d'EUénore,  et  l'affreuse 
réalité  se  placer  à  jamais  entre    elle  et  moi.  Combien    elle 
me  pesait,   cette  liberté  que  j'avais  tant  regrettée  !  Combien 
elle  manquait   à  mon  cœur,  cette  dépendance   qui  m'avait 
révolté  souvent  !  ...  J'étais  libre,    en  effet,   je   n'étais  plus 
aimé  ;  j'étais  étranger  pour  tout  le  monde.  » 

Les  exigences  et  l'égoïsme  d'EUénore  se  transfigtu-ent  dans 
le  nom  et  la  réalité  de  l'amour.  A  leur  tour  la  timidité  et  la 
faiblesse  d'Adolphe  s'idéalisent  dans  le  sentiment  de  la  pitié. 
Sa  timidité  i^'emploie  à  ne  pas  oser  rompre  les  liens  que 
lui-même  a  formés,  à  reculer  devant  l'énergie  brutale  qui 
infligerait  la  souffrance  à  l'être  aimé.  De  sorte  que  sa 
timidité  reste  finalement  le  meilleur  de  lui-même  et  qu'il  en 
fait  jaillir  les  trésors  du  coeur  comme  Rousseau,  Constant, 
Amiel,  ont  fait  lever  de  la  leur  ceux  de  l'art  et  de  la  pensée. 


3  lé  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Adolphe  n'a  nullement  ce  caractère  de  nihilisme  sec  qu'on 
y  voit  quelquefois  —  à  travers  certaines  figures  de.  la  vie 
de  Constant  —  il  est  plus  près  de  Rousseau  que  de  Chamfort. 
L'amour  y  est  envisagé  d'un  long  et  mélancolique  regard 
qui  en  pèse  tout  le  poids  substantiel  et  en  pénétre  l'éternelle 
réalité.  L'amour  d'Adolphe  et  d'EUénore  acquiert  chez 
Constant  ce  poids  et  cette  réalité  par  une  construction  en 
profondeur  d'une  psvchologie  ou  mieux  d'une  philosophie 
vécues.  «  L'amour,  dit-il  de  son  commencement,  supplée 
aux  longs  souvenirs  par  une  sorte  de  magie.  Toutes  les 
autres  affections  ont  besoin  du  passé  :  l'amour  crée,  comme 
par  enchantement,  un  passé  dont  il  nous  entoure.  Il  nous 
donne,  pour  ainsi  dire,  la  conscience  d'avoir  vécu,  durant 
des  années,  avec  un  être  qui  naguère  nous  était  presque 
étranger.  »  Adolphe  paraît  illustrer  cette  idée  que  l'amour 
est  pour  notre  être  la  manière  par  excellence  de  durer, 
qu'aimer  c'est  durer,  c'est  amasser  un  capital  intérieur  dont 
nous  dépendons  de  plus  en  plus.  La  mémoire  et  l'habitude 
que  notre  vie  psychologique  enregistre  ordinairement 
avec  lenteur,  l'amour  leur  communique  une  accélération 
effrayante,  à  tel  point  que  Lorsque  l'amour  lui-même  est 
éteint  —  c'est  le  cas  d'Adolphe  —  la  mémoire  et  l'habitude 
qu'il  a  déposées  en  retiennent  la  figure,  suffisent  à  en 
maintenir  l'image,  à  enchaîner  bon  gré  mal  gré  l'homme 
à  cette  image  :  «  La  longue  habitude  que  nous  avions 
l'un  de  l'autre,  les  circonstances  variées  que  nous  avions 
parcourues  ensemble  avaient  attaché  à  chaque  parole,  presque 
à  chaque  geste,  des  souvenirs  qui  nous  replaçaient  tout 
à  coup  dans  le  passé,  et  nous  remplissaient  d'un  atten- 
drissement involontaire,  comme  les  éclairs  traversent  la  nuit 
sans  la  dissiper.  Nous  vivions,  pour  ainsi  dire,  d'une 
espèce  de  mémoire  du  cœur,  assez  piquante  pour  que 
l'idée  de  nous  séparer  nous  fût  douloureuse,  trop  faible  pour 
que    nous  trouvassions   du    bonheur  à  être  unis  v.  La  pro- 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  317 

fondeur  d'Adolphe  consiste  ici  à  avoir  montré  comment  se 
crée  cette  mémoire,  comment  se  forme  et  se  remplit  l'être 
d'un  hom.me  dans  la  durée,  comment  se  modèle  en  nous 
cette  troisième  dimension  qui  nous  donne  une  destinée. 
Il  semble  bien,  d'après  ses  préfaces  et  ses  appendices, 
que  Constant  n'ait  prétendu  nous  offrir  à  travers  une 
demi-fiction  que  son  propre  portrait,  celui  d'un  homme 
«  qui  n'a  suivi  aucune  route  fixe,  rempli  aucune  carrière 
utile  >>,  ayant  «  consumé  ses  facultés  sans  autre  direction 
que  le  caprice,  sans  autre  force  que  l'irritation.  »  Adolphe 
n'est  une  œuvre  de  génie  que  parce  que  Constant  a  dé- 
passé ce  cadre,  atteint  comme  l'auteur  de  la  Nouvelle 
Héloise  à  la  réalité  éternelle  de  l'amour,  élevé  son  sujet 
au-dessus  de  sa  propre  nature  comme  les  grands  analystes 
où  nous  le  rangeons  ont  su  convertir  leur  puissance  critique 
d'analyse  en  une  force  de  création. 

ALBERT    THIBAUDET 


NOTES 


AUTOUR  D'ANTOINE  ET  CLEOPATRE. 

Les  brillantes  repriéscntatioiis  d'un  des  plus  sûrs  chefs- 
d'œuvre  de  Shakespeare  sur  la  scène  de  l'Opéra  nous 
pressent  de  poser  à  neuf  nombre  de  questions  déjà  bien  des 
fois  débattues,  mais  auxquelles  il  semble  pourtant  qu'au- 
cune conclusion  ferme  et  sans  réplique  n'ait  encore  été 
apportée.  Questions  littéraires,  questions  théâtrales  ;  ques- 
tions qui  regardent  en  particulier  l'art  shakespearien,  en 
général  l'art  dramatique,  la  mise  en  scène,  le  décor.  Je 
n'ai  pas  la  prétention  de  les  résoudre,  ni  même  le  dessein 
de  toutes  les  examiner.  Je  livre  simplement  ici  les  réflexions^ 
principales  qui  me  sont  venues  à  l'esprit  dans  l'occasion. 

Comment  tout  d'abord  traduire  Shakespeare  dans  l'en- 
semble et  dans  le  détail  ?  —  Dans  le  détail,  je  crois  que 
nous  tombons  d'accord  pour  condamner  le  mot  à  mot.  Une 
œuvre  littéraire,  une  œuvre  poétique  ne  saurait  passer 
d'une  langue  dans  l'autre  en  conservant  sa  figure  première 
et  le  meilleur  décalque  ne  vaut  rien  :  de  l'anglais  francisé 
est  proprement  du  charabia.  Il  ne  s'agit  pas  moins,  en 
somme,  que  de  faire  du  bon  français  d'après  du  bon  anglais, 
suivant  le  génie  de  la  France  ;  si  on  n'accepte  pas  de  trans- 
poser, on  trahit  à  la  fois  les  deux  langues  et  les  deux 
génies.  Or,  jusqu'ici,  tous  les  traducteurs  de  Shakespeare, 
Marcel  Schwob,  Maeterlinck  et  Copeau  mis  à  part,  ne  nous 
ont  rien  donné  que  de  plat,  de  neutre  ou  d'informe.  Le  type 
de  l'informe  nous  le  trouvons  dans  la  traduction  de  Fran- 
çois-Victor Hugo,  qui  calque  vers  sur  vers  au  mépris  de  la 
langue  ;  à  peine  sauve-t-il  une  sorte  de  mouvement.  Les 
autres  désenchantent  le  texte  poétique  dans  une  prose 
épaisse  qui  sue  l'ennui  et  la  banalité.  On  eu  est  presque  à. 


NOTES  31? 

regretter  la  vieille  traduction  de  Letourneur  dans  les  petits 
volumes  bleus  à  vingt-cinq  centimes  ;  elle  était  sans  pré- 
tention et  se  laissait  lire.  La  vérité,  c'est  qu'à  poète  il  faut 
poète,  et  à  écrivain,  écrivain.  A  preuve  justement  la  ver- 
sion d'André  Gide  avec  laquelle  les  lecteurs  de  cette  revue 
ont  déjà  pu  prendre  contact.  Je  ne  leur  ferai  pas  valoir  les 
qualités  qui  sont  les  siennes  :  elles  sont  filles  du  talent  et 
aussi  —  surtout  —  de  l'amour.  On  sent  qu'à  chaque 
phrase,  une  émulation  passionnée  a  aiguillonné  l'écrivain 
français.  Puisqu'en  anglais  cela  vibre,  cela  pèse,  cela  scin- 
tille, cela  chante,  il  ne  se  tiendra  donc  pour  satisfait,  que 
lorsqu'il  aura  obtenu  que  cela  vibre,  pèse,  scintille  et 
chante  — •  autrement,  n'importe  !  —  en  français,  et  comme 
sait  le  français  vibrer,  peser,  scintiller  et  chanter.  Grâce  à  la 
très  subtile  et  très  précise  connaissance  qu'il  a  du  poids,  de 
la  couleur  et  de  la  musique  des  mots  qu'il  trace,  il  réussit 
presque  à  coup  sûr  ;  de  sorte  qu'il  semble  que  chaque 
phrase  ait  été  re-pensée,  re-sentie,  re-trouvéc  et  qu'elle  ait 
spontanément  re-jailîi  de  l'émotion.  L'hommage  de  ce  beau 
français  était  celui  que  méritait  et  qu'attendait  le  grand  vSha- 
kespeare.  Qu'on  ne  nous  dise  plus  qu'il  est  intraduisible, 
n'est-ce  pas  ? 

Voilà  pour  le  détail.  Plus  délicate  est  la  question  de  la 
fidélité  dans  la  présentation  de  l'ensemble,  du  moins  quand 
on  traduit  du  même  coup  pour  la  lecture  et  pour  la  scène  : 
à  plus  forte  raison  pour  une  certaine  scène,  en  ^espèce  celle 
de  l'Opéra.  C'est  que  le  traducteur  doit  tenir  compte  alors 
et  en  tout  premier  lieu,  des  moyens  matériels  dont  il  dis- 
pose :  ils  ne  sont  pas  les  mêmes  aujourd'hui  qu'autrefois, 
ni  les  mêmes  ici  et  là.  Au  Vieux-Colombier,  comme  sur 
tout  théâtre  où  on  accepte  de  jouer  sans  décors,  le  respect 
absolu  de  l'ordre  et  dû  la  fragmentation  des  scènes  s'im- 
pose :  on  aura  Shakespeare  intégral.  A  l'Opéra,  dont 
l'énorme  plateau  exige  d'être  abondamment  et  luxueusement 


320  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

meublé,  où  certain  Aiste  de  décor  est  nécessaire,  le  temps 
que  prend  le  moindre  changement  de  tableau  réclame  une 
conduite  dift'érente.  Il  faudra  à  tout  prix,  réduire  le  nombre 
des  scènes,  éviter  de  passer  trop  fréquemment  d'un  lieu  à 
l'autre,  sous  peine  de  rompre  sans  cesse  la  ligne  continue 
■de  l'action.  Que  faire  donc?  Toucher  au  texte  de  Shakes- 
peare ?  Nécessairement.  André  Gide  n'hésita  pas  et  quant  à 
moi,  je  n'y  vois  pas  de  sacrilège. 

Entendons-nous  sur  le  respect  dû  aux  chefs-d'œuvre.  S'il 
en  est  d'intangibles  (et  ce  ne  sont  pas  toujours  les  plus 
grands,  mais  seulement  les  plus  parfaits,  les  plus  mesurés, 
les  plus  condensés,  comme  ceux  du  théâtre  français  clas- 
sique) il  en  est  qui  se  prêtent  à  l'adaptation,  à  la  remise  en 
forme,  à  la  retouche  (ce  ne  sont  pas  les  plus  petits)  et  où, 
plus  accusé  que  le  talent,  le  génie  a  laissé  du  jeu,  du  flotte- 
ment, de  l'air  entre  les  diverses  parties  ;  où  le  caprice, 
disons  plutôt  :  la  fontaisie  a  eu  le  pas  sur  la  raison  dans  le 
travail  de  composition.  Tel  est  le  cas  des  drames  «  éliza- 
bethains  »,  de  ceux  de  Shakespeare,  d'Antoine  et  Clèopâtre 
qui  compte  parmi  les  meilleurs.  Ces  ouvrages  sont  presque 
tous,  à  un  certain  point  de  vue,  révisibles  ;  non  pas  par  le 
premier  scribaillon  venu,  mais  par  un  homme  de  talent,  à 
proportion  même  du  respect  et  de  l'amour  qu'il  a  pour  eux. 
Quand  Gide  modifie  Antoine  et  Clèopâtre  il  cherche  à  le 
mieux  faire  entendre,  à  en  tirer  au  jour  l'essentiel.  De 
là  telle  crase  hardie  qui  fond  plusieurs  morceaux  en  un  et 
par  exemple  nous  montre  Clèopâtre  déplorant  le  départ 
d'Antoine  et  aussitôt  apprenait  son  remariage,  quoique  les 
deux  scènes  soient  fort  distantes  l'une  de  l'autre  dans  le 
texte  anglais.  De  même  aussi  pour  nombre  de  scènes 
romaines  qui,  semble-t-il,  n'y  perdent  pas.  Quand  on  est 
côté  Rome,  avec  les  triumvirs,  le  traducteur  tâche  d'y 
demeurer  :  et  réciproquement  côté  Alexandrie  avec  la  reine 
Clèopâtre  ;    il    lutte   tant   qu'il  peut   contre   la   dispersion. 


>îOTES  B^I 

Souci  français,    humain,    logique  ;    mais,    dira-t-on,   anti- 
shakespearien.   Peut-être  ?  Je  n'en  suis  pourtant  pas  bien 
sûr.  Je   me  demande  si  Shakespeare  n'a  pas  plutôt  subi  que 
choisi  sa  forme  de  drame,  si  elle  ne  fut  pas  pour  lui  comme 
un  pis-aller  nécessaire  à  la  place  de   quoi  il   n'avait  rien  à 
mettre,  faut«  d'exemples   différents  de  ceux  que  son  siècle 
lui  proposait.  Qja'il  ait  tiré  le  maximum  d'effet,  de  grandeur 
et  de  poésie  d'une  technique  divisée,    par  touches  pures  ; 
qu'elle  convint  parfaitement  à  quelques-uns   de  ses    sujets 
(et  qu'elle  puisse  convenir  encore  à  certains  autres)  ;   qu'il 
ait,  grâce  à  elle,  obtenu  un  certain  t<  simultanéisme  »  et  ce 
qui  est  plus  précieux,  donné  l'impression  du  temps,  de  la 
«  durée  »  ;    qu'il   ait  créé  enfin  tout  un  art  symphonique  et 
si  j'ose  dire  synchromique,  en  maniant  les  timbres  et  les 
valeurs  comme   fait  le  musicien  ou  le  peintre,  je  n'en  dis- 
"  conviens  pas,  encore  que,   à  mon  avis,    il  y  ait  un  peu  de 
hasard  et  d'improvisati-on  dans  sa  manière    fragmentée  et 
que   ses  rapprochements,  ses  oppositions,  souvent  heureux, 
soient  aussi   parfois  saugrenus.    Mais  l'effort  hardi   de  son 
traducteur  ouvre  à  nos  suppositions  une  perspective  impré- 
vue.   Comment,  sans  modifier  une  réplique,  en  malmenant 
l'ordre  donné,  André  Gide  a-t-il  trouvé  le  moyen  à  plusieurs 
reprises  de  constituer  un  tout  vivant,  raisonnable,  ample, 
harmonieux  et  puissamment  révélateur  par  juxtaposition  de 
scènes   séparées   et  qui   soudain    semblent   faites   pour   se 
rejoindre  ?  Comment,    au  lieu  de  désarticuler  la  pièce,  ren- 
force-t-il    par  là  le  pathétique  des  situations,   la  réalité   de 
l'histoire    et  la  vie  intime   des    personnages  ?  Comment  ? 
Sinon   parce  qu'une    logique    cachée,  indépendante   de  la 
forme  du  drame,  peut-être  hostile  à  elle,  impatiente  de  ce 
joug  trop  léger,  guidait  à  son  insu  le  dramaturge  vers  une 
ordonnance  classique  qu'il  n'avait  pas  le  moyen  de  réaliser  ? 
Je  ne  crois  pas  me  tromper  tout  à  fait  en  imaginant  le  souci 
de  l'art,  en  Shakespeare  (comme  il  fut  en  Balzac)  exclusi- 

21 


522  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

vement  dirigé  dans  le  sens  de  la  création  psychologique  — 
et  en  outre  de  la  poésie.  Ce  que  nous  appelons  la  compo- 
sition (qui  n'est  pas  seulement  l'économie  des  péripéties 
dans  l'intrigue,  mais  aussi  l'équilibre  entre  les  parties)  lui 
était  sans  doute  étranger  et  il  considérait  l'ordonnance 
comme  secondaire,  bien  qu'il  en  eût  le  sentiment  obscur  et 
qui  sait  ?  même,  le  désir.  Il  usait  au  mieux,  avec  les  mille 
ressources  du  génie,  des  commodités  de  la  scène  anglaise 
oii  tout  était  autorisé  ;  comme  tout  le  monde,  il  déve- 
loppait ses  sujets  selon  l'ordre  chronologique,  bondissant 
à  l'envi  de  Sicile  en  Bohême  et  de  Rome  à  Alexandrie, 
avec  la  joie  qu'y  peut  prendre  un  poète,  mais  un  peu  aux 
dépens  du  choc  des  passions.  S'il  avait  eu  à  formuler  une 
esthétique,  je  ne  suis  pas  bien  sûr  qu'il  eût  revendiqué 
très  fort  le  principe  chronologique,  alors  tout  occasionnel 
et  plus  dangereux  que  fécond.  Disons  avec  Lucien  Dubech 
qu'il  n'avait  pas  l'instrument  dramatique  de  son  génie,  mais 
celui  de  son  temps,  imparfait,  sommaire  et  naïf.  Non  !  son 
art  souverain,  irrésistible,  inattaquable,  c'est  de  saisir  quel- 
ques traits  dans  Plutarque  ou  dans  le  moindre  chroniqueur, 
et  de  les  greffer  sur  son  rêve  qui  se  met  aussitôt  à  fleurir  en 
réel  ;  il  ne  compose  pas  des  tragédies,  des  poèmes,  des 
oeuvres  d'art,  mais  des  figures,  des  personnages,  des  vivants, 
et  dans  ce  royaume,  le  sien,  il  est  l'ordre  et  la  raison  même. 
Ceci  dit,  tout  en  approuvant  André  Gide,  je  dois  bieu 
avouer  que  dans  son  œuvre  de  refonte  il  a  dû  se  borner  à 
des  demi-mesures.  Le  drame  tout  entier  n'était  pas  réduc- 
tible en  actes  et,  sous  peine  de  le  mutiler  affreusement, 
nombre  de  petits  épisodes  devaient  être  sauvés,  qui  main- 
tiennent hélas!  par  leur  brièveté  et  par  la  nécessité  oii  l'on  est 
de  planter  un  décor  pour  eux,  l'impression  framnentaire,  entre- 
coupée et  cahotante  que  donnent  toutes  les  pièces  de  Shakes- 
peare quand  on  veut  les  vêtir  de  toiles  peintes  et  de  carton. On 
tacha  de  combler  les  vides  —  je  veux  dire  les  entr'actes  — 


NOTES  323 

avec  de  la  musique  ;  mais  elle  sembla  superflue,  sauf  pour 
évoquer  le  combat  naval.   Je   reviendrai  sur  la    réalisation 
totale.  Mais  je   conclus  dès  à  présent  sur  le  point  qui  nous 
intéresse  :  «  Comment  doit-on  jouer  le  Shakespeare?»  en 
répondant   sans    hésiter   :     «   Avec   moins   de   décors   qu'à 
l'Opéra.  »    Dirai-je   sans   décor?  —  Oui,  plutôt  sans  décor 
qu'avec  trop  de  décors.  Plutôt  au  Vieux-Colombier  que  nulle 
part  ailleurs,  dans  l'état  actuel  des  choses.  C'est  dire  qu'on 
renoncera    à    le    refondre    et    qu'on    le     jouera    intégra- 
lement, scène   après   scène.    Il   y   perdra   par   moment  de 
la  force  ;    mais  il    y  regagnera   l'élan,    la    continuité,    la 
ligne,  qui,  toute  brisée  qu'elle  soit,  est  fort  belle  ;  les  mots 
suppléeront  au  décor.  Ici,  quelqu'un  m'objecte  :  «  Et  pour- 
quoi  pas  la  scène  tournante  des  Allemands  ?  »  Parce  qu'il 
faut  le  temps  qu'elle  tourne  et  que  la  moindre  pause   est 
à   proscrire  ;    on  n'arrête   pas  une  symphonie.  Parce  que, 
aussi,   tout   cet  appareil    est  vraiment  disproportionné    au 
bout   de   dialogue    pour  lequel   on  le  met  en  branle.  Non, 
une  vaste  scène  (si  l'on  veut,  à  compartiments)   où    l'action 
ininterrompue  se  déplacerait  sur  un  beau  fond  d'architecture  : 
le  théâtre  de  Palladio  dont  le  Vieux-Colombier  est  le  rudi- 
ment et  l'espoir.    Ou  bien   un  jeu  multiple  de  rideaux  ;  ils 
ont  les  mêmes  avantages  et  ils  permettent  de  diversifier  les 
effets.  Ou  bien  je  l'avouerai...  un  décor  tout  de  même,  et  je 
vais  préciser  lequel. 

La  mise  en  scène  d'Antoine  et  Cléopâtre  en  achevant  de  me 
brouiller  avec  les  palais  de  carton,  m'a  réconcilié  avec  la 
toile  peinte.  A  plusieurs  reprises,  presque  chaque  fois  où  la 
scène  a  lieu  en  plein  air  (en  particulier  au  commencement 
de  l'acte  III,  devant  le  cap  Misène)  j'ai  eu  l'impression  du 
plus  parfait  accord  entre  le  paysage  et  l'action.  Un  cadre 
neutre  et  une  toile  de  fond,  celle-ci  sobre,  modeste,  à  sa 
place,  aussi  peu  «  ballet  russe  »  que  possible,  représentant 
exactement  les  choses  comme  elles  sont,  le  ciel,  la  mer,  un 


524  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

promontoire,  sans  aucune  recherche  d'effet,  en  un  mot 
situant  le  drame,  c'en  est  assez  et  de  cette  discrète  mais 
précise  évocation,  les  mots  du  dialogue  reçoivent  comme 
une  vertu  décisive  ;  l'histoire  dans  les  lieux  même  de  l'his- 
toire prend  toute  son  ampleur,  tout  son  poids  et  tout  son 
tragique  et  après  cette  expérience  on  a  peine  à  imaginer 
la  même  scène  devant  un  rideau  ou  un  mur.  Shakespeare 
en  vérité,  tout  différent  en  cela  de  nos  classiques,  ne  sépare 
pas  l'homme  de  la  nature  ;  ses  héros  pensent  mais  respirent 
et  ils  vivent  dans  le  concret.  Donc,  quand  il  est  possible  de  les 
présenter  dans  leur  cadre,  dans  leur  atmosphère,  dans  leur  pays, 
pourquoi  ne  pas  le  faire,  si  une  toile  peut  y  suffire.  Ainsi 
révé-je  d'une  série  de  toiles  peintes  (rien  que  des  toiles), 
du  même  goût  et  de  la  même  qualité,  successivement  dé- 
roulées, n'encombrant  pas  la  scène,  mais  au  contraire 
l'approfondissant,  dont  la  vue  nous  transporterait  dans 
la  seconde,  d'Egv'pte  en  Italie,  d'Italie  en  Egypte,  sur  mer 
et  sur  terre,  en  tous  lieux,  sans  ralentir  aucunement  la  course 
du  drame.  Est-ce  là  toute  la  vérité  ?  Je  crois  du  moins  que 
c'en  esc  une,  qui  n'exclut  pas  les  autres,  mais  qu'il  vaudrait 
la  peine  d'essayer  :  on  la  jugerait  à  l'épreuve.  Puisque,  en 
somme,  tout  est  à  refaire  dans  l'ordre  de  la  mise  en  scène, 
j'estime  qu'il  ne  faut  rien  s'interdire  et  que  la  diversité  des 
ouvrages  entraîne  nécessairement  une  grande  diversité  dans 
les  convenances,  par  suite  dans  la  recherche  des  moyens. 
Jacques  Copeau  commence  parle  commencement,  il  reforme 
l'acteur,  la  diction,  la  plastique  et  le  mouvement  chez  l'ac- 
teur, et  temporairement,  il  se  cantonne  dans  cette  tâche.  Mais 
rien  ne  dit  qu'il  n'ira  pas  plus  loin  un  jour  et  quand  la  place 
sera  nette,  quand  le  décor  aura  perdu  sa  morgue  et  sa 
déplorable  ostentation,  qu'il  ne  le  rappellera  pas  doucement, 
pour  soutenir  et  compléter  le  drame  musical,  sculptural, 
architectonique,  dont  dès  à  présent  il  nous  donne  la  figure 
presque  accomplie  sur  la  petite  scène  du  Vieux-Colombier  ; 


NOTES  325 

la  réalisation  de   Cromedeyre  le  Vieil  est  en  ce  sens  un  vrai 
chef-d'œuvre,  je  suis  heureux  de  le  dire  en  passant. 

Pour  en  revenir  à  la  représentation  d'Antoine,  le  reproche 
principal  que  je  ferai  à  cette  vaste  tentative,  c'est  d'avoir 
manqué  de  cohésion.  Des  décors  d'un  goût  parfait  et  j'en 
félicite  M.  Drésa  ;  un  absurde  excès  d'accessoires  ;  trop  de 
musique,  trop  peu  aussi  (elle  est  de  M.  Florent  Schmitt)  : 
c'est-à-dire  trop  de  grands  morceaux  symphoniques,  pas 
assez  de  petits  pour  souder  les  tableaux  entre  eux  ;  je  mets 
à  part  l'heureuse  symphonie  nautique  qui  est  colorée,  vigou- 
reuse et  vraiment  en  situation.  Quant  à  l'interprétation, 
étudiée  et  combinée  jusque  dans  le  moindre  détail,  elle 
ne  serait  pas  loin  de  m'avoir  paru  excellente  (dans  les 
scènes  romaines  surtout)  si  le  gouffre  tétralogique  de  l'énorme 
Opéra  ne  la  dévorait  littéralement.  M.  de  Max  eut  des  mo- 
ments superbes  ;  M.  Yoneî  dessina  nettement  la  juvénile  et 
sèche  figure  d'Octave  ;  M.  Bour  fut  de  premier  ordre  dans 
Lépide  ;  nulle  part,  en  somme,  on  ne  sentit  de  «  trous  ». 
Mais  tout  ce  bon  et  honnête  travail  était  rapetissé,  annulé  par 
le  cadre  et  trop  souvent  hélas  !  perdu.  L'interprète  qui  eut  le 
plus  à  souffrir  de  ces  conditions  affreuses  fut  celle  qui  les 
avait  faites.  Madame  Ida  Rubinstein.  On  reconnut  la  <c  bal- 
lerine »  au  jeu  subtil  et  savamment  concerté  de  son  corps  ; 
on  s'étonna  de  retrouver  «  la  récitante  »  toute  guérie  de  son 
accent  et  en  possession  des  moyens  vocaux  les  plus  rares. 
Mais  quoiqu'elle  semblât  donner  à  chaque  mot,  à  chaque 
geste,  à  chaque  intention  du  texte  et  à  chaque  courbe  du 
chant  toute  leur  valeur  et  leur  vénusté,  quoique,  dans  le  dé- 
tail, elle  ne  cessât  pas  de  nous  satisfaire,  on  eut  l'impression 
que  ces  traits  choisis  et  réglés  n'arrivaient  pas  à  dessiner 
précisément  une  figure.  Quelque  chose  voulait  sortir  qui  ne 
sortait  pas  :  la  Cléopâtre  de  Shakespeare.  Etait-ce  encore  la 
faute  de  l'optique  ?  Sur  une  plus  petite  scène,  l'art  trop 
subtil   et  trop    intelligent  de   l'interprète   principale  eût-il 


32^  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

moins  hermétiquement  voilé  sa  nature,  son  tempérament- 
son  génie  ?  Je  ne  sais.  Sur  la  scène  de  l'Opéra,  cette  Cléo- 
pâtre  manqua  de  vie,  de  pouvoir  tragique,  de  réalité  et  ne 
nous  donna  que  des  joies  plastiques.  Nous  ne  saurions  en- 
core dire  si  Madame  Ida  Rubinstein  a  l'étoffe  d'une  tragé- 
dienne :  nous  attendrons  une  autre  épreuve,  dans  de  moms 
barbares  conditions.  Seul  surnageait,  quand  on  parvenait  à 
l'entendre,  le  texte  somptueux  de  Gide,  Concluez  donc. 

HENRI  GHÉON 


* 
«    * 


AUX  BALLETS  RUSSES  :  PULCINELLA. 

Strawinsky,  chargé  de  nous  présenter  la  musique  de  Per- 
golèse,  a  prévenu  l'impression  de  naïveté  que  nous  y  pou- 
vions trouver.  Notre  ennui  est  empêché  par  l'outrance.  Aux 
motifs  qui  nous  eussent  fait  sourire  nous  sommes  devancés  : 
une  orchestration  franchement  grotesque  les  a  tournés  à 
Tironie,  cette  ironie  où  Strawinsky  sait  atteindre  par  la 
vertu  de  timbres  disparates.  Ce  qui  nous  eût  paru  grêle,  il 
le  dépouille  encore.  11  accentue,  il  rend  cruelle  la  défor- 
mation qu'un  esprit  du  xx«  siècle  impose  à  cette  musique 
charmante.  Crainte  d'un  reproche,  il  met  lui-même  le 
doigt  sur  les  fadeurs  du  dix-huitième  siècle  italien.  Le 
comique  est  fait  cocasserie. 

Souvent  la  souplesse  de  Pergolèse  est  brutalisée,  sans 
doute  ;  parmi  ces  violences  il  faut  une  grâce  insigne  pour 
qu'une  mélodie  conserve  sa  candeur.  Mais  sans  le  correctif 
de  cette  brusquerie  nous  n'oserions  trouver  saveur  aux 
entrechats  des  adolescents,  au  tendre  de  leurs  costumes. 
Les  oppositions  de  Picasso  s'accordent  aux  contradictions 
de  la  musique  ;  elles  sont  de  même  ordre.  Par  là  se  trouve 
sauvée,  tant  bien  que  mal,  l'unité  qui  nous  enchantait  aux 
premiers  Ballets  Russes. 

YVONKE  RIHOUET 


NOTES  327 


*    * 


CINEMATOMA,  par  Max  Jacob  (U  Sirène). 

Un  bref  avis  au  lecteur  nous  invite  à  trouver  dans  ce  livre 
non  pas  un  recueil  de  nouvelles,  mais  une  collection  de 
caractères.  L'auteur  se  flatte  de  rajeunir  le  genre  du  portrait. 
Plus  justement  encore  on  pourrait  dire  que,  grâce  à  lui,  le 
monologue  est  promu  à  la  dignité  de  genre  littéraire.  On  sait 
quels  effets  plaisants  M.  Max  Jacob  tire  de  l'imitation  ingé- 
nieuse des  romans-feuilletons,  des  faits-divers,  des  locutions 
vicieuses  du  style  «  calicot  ».  Avec  une  ironie  discrète  qui 
n'appartient  qu'à  lui,  il  excelle  à  utiliser  en  les  transposant 
le  détail  trivial  et  l'élément  de  mauvais  goût.  On  a  cru  pouvoir 
démarquer  sa  manière  ;  c'était  méconnaître  la  douloureuse 
poésie  que  déguise  mal  ce  verbiage  emprunté.  Sa  fantaisie 
s'exerce  sur  un  fonds  d'observation  cruelle  et  sagace.  Dans 
ses  imitations,  M.  Max  Jacob  fait  songer  à  ces  excellents 
comiques  auxquels  un  vieux  chapeau  mou  suiîit  pour  évo- 
quer indifféremment  Napoléon,  Clemenceau  ou  Sarah  Ber- 
nhardt.  Par  sa  volubilité  dans  les  récits,  il  égale  cette  verve 
heureuse  qui  donne  tant  de  prix  aux  propos  de  cafés  de  cer- 
tains ivrognes  d'humeur  gaie.  De  même  parmi  les  person- 
nages qu'il  nous  présente,  il  en  est  qui,  grâce  à  leur  gesticula- 
tion cocasse  ont  un  air  de  famille  avec  des  héros  de  l'écran.  La 
cinématomie  doit  peut-être  quelque  chose  à  l'art  de  Charlie 
Chaplin. 

Les  meilleurs  de  ces  tableaux  de  mœurs,  Daniel  congréga- 
niste  et  clerc  d'huissier,  les  Mémoires  d'une  dame  journaliste  ou 
le  Monsieur  qui  voyage  en  sleeping  pour  la  première  fois,  assu- 
rent à  notre  auteur  une  place  auprès  de  Restif  de  la  Bretonne 
sur  lequel  M.  Max  Jacob  possède  entre  autres  avantages, 
celui  d'être  un  poète  dont  l'amère  sensibilité  transparaît 
sous  le  maquillage  du  grime. 

ROGER    ALLARD 


MEMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 


I.  —  BEAUX-ARTS. 

Roger  Allard  :    Luc  Albert    Mo- 

reau   (^  fr.  50)  ;  Nouvelle  Revue 

Française. 
Elie   Faure  :    L'Arl  et    le   Peuple 

(i  fr.)  ;  Crw. 
Albert    Gleizes  :    Du  Cubisme  et 

des      moyens     de     le     comprendre 

(6  fr.)  ;  La  Cible. 

IL  —  LITTÉRATURE, 
ROMANS,  THEATRE. 

Claude  Anet  :    Ar  iane,  jeune  fille 

russe  (6  fr.)  ;  La  Sirène. 
A.  d'Argenson  :  Pénombre  (5  fr.)  ; 

Messein. 
Julien    Benda  :    Dialogues    d'Eleu- 

thère(6  fr.)  ;  Emile-Paul. 
Pierre  Bonardi  :    Le   Visage  de  la 

brousse  (5  fr.)  ;  La  Sirène. 
Pierre  Camo  :    Le  Livre  des  regrets 

(8  fr.)  :  Garnier. 
Jean  Cocteau  :    Poésies   (12  fr.)  ; 

La  Sirène. 
Tristan    Corbière  :     La     rapsode 

foraine   et    le    Pardon   de   Sainte- 

Anne-la-Palud   (60  fr.)  ;    Floury. 
Maurice      Donnay   :        Dialogues 

d'hier  (6   fr.  75);  Flammarion. 
P.  Drieu   la  Rochelle  :  Fond  de 

cantine  (5  fr.)  ;    Nouvelle    Revue 

Française. 
Georges  Duha.mel  :   L'Œuvre   des 

athlètes     (7   fr.    50)  ;      Nouvelle 

Revue  Française. 
H.    EwERS  :     Mandragore,    histoire 

d'un   être  mystérieux  (trad.  Char- 

lette    Adrianne   et   Marc  Henry), 

(5     fr.     50)  ;      Edition    française 

illustrée. 
Jean    Giraudoux  :    Adorable   Clio 

(6  fr.)  ;   Emile-Paul. 
Francis   Grierson  :  La   Vallée  des 

Ombres      (trad.     L.      Bazalgette) 

(5  fr.  75)  ;    F.  Rieder. 


La  Fontaine  :  Lettres  à  sa  Jemmc 
(}0  fr.)  ;  Helleu  &  Sergent. 

Andréas  Latzko  ;  Les  Hommes  en 
guerre  (trad.  Magdeleine  Marx) 
(6  fr.  75)  ;    Flammarion. 

Jack  London  :  Le  fils  du  loup 
(trad.  Joubert)  (5  fr.)  ;  Edition 
française  illustrée. 

Pierre  Mac  Orlan  :  La  Brte  con- 
quérante. Le  Rire  jaune  (5  fr.)  ; 
Edition  française  illustrée. 

Emile  Mazaud  :  Lettres  de  Gosses 
(S  fr.  75)  ;  Albin  Michel. 

Dmitri  de  Mérejkovskt  :  Le  ro- 
man de  Léonard  de  Vinci  (3  fr.)  ; 
Nelson. 

Prosper  Mérimée  :  H.  B.  par  un 
des  Quarante  (5  fr.)  ;  La  Con- 
naissance. 

Octave  Mirbeau  :  Les  Contes  de  la 
Chaumière  (20  fr.)  ;  La  Connais- 
sance. 

EuGèNE  MoNTFORT  :  Vn  cceur 
vierge  (6  fr.  75)  ;  Flammarion. 

Péladan  :  Le  voeu  de  la  Renais- 
sance (2  fr.)  ;  Sansot. 

Georges  de  Porto-Riche  :  Ana 
tomie  sentimentale  (8  fr.)  ;  Ollen- 
dorff. 

Ernest  Raynaud  :  Les  Bucoliques 
et  la  Copa  de  Virgile  interprétées 
en  vers  français  (8  fr.)  ;   Garnier. 

Henri  de  Régnier  :  La  Pécheresie 
(7  fr.)  ;  Mercure  de  France. 

André  Salmon  :  Bob  et  Babette  en 
ménage  (5  fr.  75)  ;   Albin  Michel. 

Pierre  Sabatier  :  L'Esthétique  des 
Concourt  (25  fr.)  ;  Hachette. 

Jean  de  Tin  an  :  Un  Document  sur 
V impuissance  d'aimer  ;  Erytljrée 
(15  fr.)  ;    Edouard-Joseph. 

Paul  Verlaine  ;  Romances  sans 
paroles  (illustr.  de  Picart  Le 
Doux),  (60  fr.)  ;  Messein. 

H.  G.  Wells  :  La  Flamme  immor- 
telle (trad.  Butts),  (6  fr.)  ;   Payot. 

Emile  Zavie  :  Les  beaux  soirs  de 
l'Iran  (5  fr.  75)  ;  Renaissance  du 
Livre. 


LE   GERANT  •    GASTON   GALLIMARD. 


ABBEVILLE.  —   IMPRIMERIE   F.    PAILLART. 


HAI-KAIS 


Les  haï-kaïs  sont  des  poèmes  japonais  de  trois  vers  ;  le 
premier  vers  a  cinq  pieds,  le  second  sept,  le  troisième  cinq. 

est  difficile  d'écrire  plus  court  ;  l'on  dira  :  moins  ora- 
toire. La  poésie  japonaise  de  treize  siècles  tient,  à  peu 
près,  dans  ces  miettes. 

Basil  Hall  Chamberlain  les  appelle  épigrammes  lyri- 
ques. «  Lucarne  ouverte  un  instant  »,  dit-il,  ou  «  soupir 
interrompu  avant  qu'on  l'entende  ».  De  toute  manière, 
ce  sont  des  poésies  sans  explication. 

Paul  Louis  Couchoud  a  su  les  traduire  '. 


*  * 


Le  haï-kaï  est  pittoresque,  ou  bien  mystique. 
Voici  le  canard  sauvage  : 

//  a  l'air  tout  Jier 

D'avoir  vu  le  fond  de  l'eau 

Le  petit  canard. 

I.  Dans  :  Sages  et  poètes  d'Asie  (Calmann-Lévy,  édit.) 

32 


330  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

JLe  bon  poète  embarrassé  : 

De  ma  baignoire  ' 

Où  jeter  l'eau  bouillartie  ? 
Partout  des  cris  d'insectes. 

Voici  cependant  l'écoulement  des  apparences  : 

Elles  s'épanouissent,  alors 

On  les  regarde,  —  alors  les  fleurs 

Se  flétrissent, —  alors... 


* 

*  * 


!Dbc  faiseurs  de  haï-kaïs,  qui  se  découvrent  ici  réunis 
autour  de  Couchoud,  tâchent  à  mettre  au  point  un  ins- 
trument d'analyse.  Ils  ne  savent  pas  quelles  aventures, 
ik  supposent  la  plupart  que  des  aventures  attendent 
ie  haï-kaï  français  —  (qui  pourrait  trouver  par  exemple 
la  sorte  de  succès  qui  vint  en  d'autres  temps  au  ma- 
drigal, ou  bien  au  sonnet  ;  et  par  là  former  un  goût 
commun  : 

ce  goût  justement  qui  passe  pour  préparer  la  venue 
«d'œuvres  plus  décisives.) 

JEAN  PAULHAN 


HAJ-KAÏS  331 

AU    FIL    DE   L'EAU 


Le  convoi  glisse  déjà 

Adieu  Notre-Dame 

Tiens  !. . .  la  gare  de  Lyon  ! 

* 

Sur  le  bord  du  bateau 

Je  me  hasarde  à  quatre  pattes. 

Que  vie  veut  cette  libellule  ? 

* 

Les  joncs  même  tombent  de  sommeil. 

Je  rôtis  délicieusement 

Midi. 

* 

Dans  le  soir  brûlant 

Nous  cherchons  une  auberge. 

0  ces  capucines  ! 

* 

Sur  le  chemin  de  halage 

En  bonnets  de  fous 

Deux  bourricots. 

* 

Le  vi^ux  canal 

Sous  l'ombre  monotone 

S'est  vert-de-grisé. 


}S2  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

La  vache  repue 
Ne  voit  que  le  pied 
Du  saule  argenté. 


Le  fleuve  mal  etidortni 


Fait  znvre  dans  la  terreur 
Le  village  pelotonné. 


Dans  la  nuit  silencieuse 

Lé  fleuve  épuisé  et  la  vieille  tour 

Se  rappellent  leur  vaillance. 


Une  simple  fleur  de  papier 
Dans  un  vase. 
Eglise  rustique. 


Elle  haie  le  bateau 

Quand  l'épaule  est  meurtrie^ 

Elle  tire  avec  le  ventre. 


190J. 


PAUL  LOUIS  COUCHOUD 


«AÏ-KAÏS  333 


AU.  CIRQUE 


Matinée  à  Médrano: 
Dans  une  attente  joyeuse 
L'immense  cirque  pépie. 

Dans  des  satins,  des  Jumières, 

Et  des  bouffées  de  crottin, 

Voici  venir  l'écuyère  : 

Avec  ses  écailles  lie  de  vin 

Et  son  sourire  carmin. 
Une  livrée  verte  la  présente. 

Des  galops  égaux 

An-dessous  de  sauts 

Crevant  des  cerceaux. 


Sur  les  joues  des  soufflets  se  plaquent, 

Les  corps  chutent  en  claquant  h  bois... 

Les  tout  petits  se  cachent. 

Le  cloivn  a  déclanchê  des  rires  frénétiques 
Il  fit,  en  s'asseyant,  fuser 
Un  air  léger  de  musique. 


354  l'A.   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


L'acrobate 

Ne  peut  plus 

Dégager  sa  vertèbre. 


Après  le  «  tour  » 
Son  visage  se  crispe 
Il  sourit. 


Comme  une  halle  élastique^ 

Projeté  par  le  tapis, 

Il  bondit,  bondit,  bondit. 

Dans  des  splendeurs  voltaïqiies 

Tourbillonnent  des  corps  ailés... 

Au-dessus  d'un  grand  filet. 


Après  ces  éblouis  sèment  s     , 
Nous  ramenons,  dans  la  nuit  noire. 
Le  désespoir  de  nos  enfants. 

Mai  i^i6. 

JULIEN  VOCANCE 


HAÏ-KAl'S  33Î 


POUSSIÈRE    DE    POÈME 


Flaque  d'eati  sans  un  pli. 

Le  coq  qui  boit  et  son  image- 

Se  prennent  par  le  bec. 

* 

Elle  a  dit  :  Oui, 

Mais  elle  a  répondu  trop  vite.. 

J'ai  compris  :  Non. 

* 

Sur  l'épaule  du  soir 
Comme  d'un  frère  vénérable- 
Ne  puis-je  m'accouder^ 

* 

L'obus  en  éclats 

Fait  jaillir  du  bouquet  d'arkres^- 

Un  cercle  d'oiseaux. 


Trou  d'obus  où  cinq  cadavres 

Unis  par  les  pieds  rayomient,. 

Lugubre  étoile  de  mer.. 

GEORGES  SABIROK 

Georges  Sabiron,  soldat  au  149e  d'Infanterie,  a  été  tué  dans 
les  tranchées  d'Arcy  Sainte-Restitue,  quelques  mois  après  avois- 
écrit  ces  haï-kaïs,  que  la  Vie  (Mars  19 18)  a  publiés.. 


33^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


POEMES    SUR    MESURE 


An-dessus  il  y  a  le  ciel  et  plus  bas  le  plajond 

Et  sur  la  table  une  boîte  de  petits  pois 

Avec  le  mode  d'emploi. 


Les  oiseaux  chantent  toujours  au  sommet  de  la  maison 

Le  Printemps  dans  les  villes 

Est  sur  les  toits. 


Un  sentiment  est  une  robe  à  traîne 

Il  est  bien  malaisé  d'empêcher 

Qiion  ne  marche  dessus. 


Les  courbes  sont  les  promises  des  yeux 

Mariage  secret  d'un  œil 

Avec  un  fauteuil. 


Le  train  sur  son  chemin  géométrique 

Traverse  le  mois  de  Juin 

Les  coquelicots  font  la  haie 

PIERRE  ALBERT-BIROT 


HAÏ-KAÏS  357 


MAISON    EN    POITOU 


La  barrière  ouverte 

Laisse  voir  les  buis  frais  taillés. 

Tendre  pluie  d'hiver. 

* 

La  pie,  sa  queue  droite. 

Arrive,  fait  trois  petits  bonds, 

Se  pose  et  attend. 

* 

Dans  le  vent  du  soir 

Le  corbeau  retardataire 

Croasse  et  se  hâte. 

* 

Autour  de  ma  maison 

Dans  la  nuit  le  vent  d'hiver 

Chante  sur  deux  notes. 

* 

Veillée  solitaire  ; 

L'heure  oiï  les  chenets  renoncent 

A  nous  consoler. 

* 

Nuit  d'hiver,  campagne, 

Braise  rouge  dans  la  cheminée. 

Et  mes  amis  loin. 


33^  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE: 


Nuit  sur  les  fenêtres, 

Nuit  sur  ks  champs  et  les  roules, 

Moi  seul  et  ma  lampe. 


Contre  le  sein  nu 

L'enfant  rit,  tourne  la  tête 

Et  le  lait  déboi-de. 


Le  bras  de  la  mère 

Le  long  du  petit  enfant, 

Un  fuseau  géaîit. 


Mes  deux  mains  se  ferment 

Sur  un  volume  sans  égal. 

Le  corps  de  V aimée. 


Je  in  éveille  la  7iuit, 

La  lune  baigne  la  route. 

Désir  de  voyage. 

JEAN-RICHARD  BLOCH 


HAÏ-KAÏS  33^ 

Fieux  chat  ronronnant,  tu  m'aimes  ? 

Dieu  fe  Je  rende, 

Galeux  ! 

* 

Vieille  barqne  à  la  côte, 

Pour  moi  plus  de  voile  au  vent. 

Pourtant  je  sens  la  mer  qui  monte. 

* 

Au  fil  de  l'eau  rapprochées,  séparées. 

Ce  bouquet  de  roses  fatiées. 

Et  dite  lettre  déchirée. 

♦ 

Au  feu  la  vieille  lettre. 

Ah  !  dans  la  cendre  des  mots  ont  brillé 

Comme  pour  survivre. 

* 

Crotte  de  papier  par  ci. 
Crotte  de  papier  par  M,  , 

Tiens  !  mon  mari  est  rentré. 

■    * 

Aux  naseaux  de  mon  chevnl 
Les  hirondelles  croisent  : 
Ciseaux  à  couper  le  vent. 

*  '  JEAN    BRETON 


^40  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


POUR    VIVRE    ICI 


A  uioitié  petite, 

La  petite 

Montée  sur  un  banc. 


Le  vent 

Hésitant 

Roule  une  cigarette  d'air. 

* 

Palissade  peinte 

Les  arbres  verts  sont  tout  roses 

Voilà  ma  saison. 


Le  cœur  à  ce  quelle  chante 

Elle  fait  fondre  la  neige 

La  nourrice  des  oiseaux. 

* 

Paysage  de  paradis 

Nul  ne  sait  que  je  rougis 

Au  contact  d'un  homme,  la  nuit. 

* 

La  muette  parle 

C'est  l'imperfection  de  l'art 

Ce  langage  obscur. 


HAÏ-KAÏS  341 


L'automobile  est  vraiment  lancée 

Quatre  têtes  de  martyrs 

Roulent  sous  les  roues. 


Roues  des  routes. 

Roues  fil  à  fil  déliées, 

Usées. 


Ah!  mille  flammes,  un  feu  y  la  lumière, 

Une  ombre  ! 

Le  soleil  me  suit. 


Femme  sans  chanteur, 

Vêtements  noirs,  maisons  grises. 

L'amour  sort  le  soir. 


Une  plume  donne  an  chapeau 
Un.  air  de  légèreté. 
La  cheminée  fume. 


PAUL   ELUARD 


342  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Le  petit  port  est  endormi. 

Soudain  dans  le  silence  gris, 

Le  bout  des  mais  s'éclaire  ! 

* 

Des  canards  sauvages 

Posés  sur  la  mer. 
L'ombre  d'un  nuage. 


MAURICE   GOEIN 


* 


Nous  avons  sei:^e  ans  tous  les  deux. 

Mais  quand  elle  en  aura  dix-huit^ 

Je  n'en  aurai  que  dix-huit. 


HENRI    LEFEBVRE 


* 

*     * 


Le  berger  crache  des  louis  d'or, 

La  vache  lâche  un  arc-en-ciel  : 

Coucher  de  soleil. 

Le  banc  de  bois  est  humide, 

Le  banc  de  pierre  est  glacé  : 

Reudei-vous  d'automne. 


ALBERT   PONCIN 


;haï-kaïs  345 

Nnacres  roii('es  du  couchant. 

Dans  un  trou  vert 
Un  mince  croissant  de  lune. 


Nuit  d'alerte. 

Le  projecteur  à  Yhori:^oii 

Ouvre  et  ferme  son  éventail. 


Dans  la  nuit  noire 
Une  étoile  et  son  reflet. 
Il  y  a  donc  de  Veau? 


La  nuit  en  Bretagne. 

Un  vieux  chant  passe  et  s'en  va, 

Dans  un  bruit  de  sabots. 


Grincement  de  roues. 

Un  tas  de  foin  grossit 

Jusqu'à  cacher  la  lune. 


Sur  la  plage 

Un  bout  de  planche  : 

Un  grand  navire  a  fait  naufrage. 


344  ^A.    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Au  clair  de  la  lune, 

Dans  la  brume  un  pêcheur  s'enftmce. 

Vers  le  bruit  de  la  mer. 


Mes  amis  sont  morts. 

Je  m'en  suis  fait  d'autres. 

Pardon... 

* 


Je  veux  bien  la  voir, 

Son  Jiancé  aussi, 
Mais  pas  ensemble. 


Je  pleurais  dans  le  fauteuil  d'osier  ; 

Elle  nia  dit  :  <(  Console:;jVous  » 

Et  s'est  mise  à  pleurer. 


Reste  à  la  fenêtre, 

La  face  dorée  par  la  lampe, 

Et  les  chei'eux  baignés  de  lune. 


RENÉ   MAUBLANC 


HAI-KAIS 


545 


La  fumée  s'envole  au  Nord 

Le  papillon  blanc  vers  l'Est 

Vent  frivole 


La  rivière  coule  nue 

Les  jeunes  arbres  vont  vivre 

Dans  les  bois 


Qui  te  parle  en  souriant  1 

Non,  c'est  le  ruisseau  gui  roule 

Quelques  fleurs 


La  fille  étonnée  recherche 

Les  instincts  bêtes  féroces 

Du  sermon 


Le  costaud  pourtant  est  mort 

Même  sa  fièvre  allait  bien 

Dit, le  faible 


La  mère  au  fond  du  jardin 

Ce  n'est  pas  goût  pour  la  lune 

L  enfant  crie 

JEAN   PAULHAN. 
2J 


TOUTES     CHOSES 
EGALES  D'AILLEURS... 


L'absence  de  système  est  encore 
un  système,  mais  le  plus  sympa- 
thique. 

Tristan  Tzara, 


ARTHUR 

Anicet  n'avait  retenu  de  ses  études  secondaires  que 
la  règle  des  trois  unités,  la  relativité  du  temps  et  de 
l'espace  ;  là  se  bornaient  ses  connaissances  de  l'art  et  de 
la  vie.  Il  s'y  tenait  dur  comme  fer  et  y  conformait  sa 
conduite.  Il  en  résulta  quelques  bizarreries  qui  n'alar- 
mèrent guère  sa  famille  jusqu'au  jour  qu'il  se  porta  sur 
la  voie  publique  à  des  extrémités  peu  décentes  :  on 
comprit  alors  qu'il  était  poète,  révélation  qui  tout 
d'abord    l'étonna    mais   qu'il  accepta    bonnement,   par 


TOUTES  CHOSES  ÉGALES  d'aILLEURS...  347 

modestie,  dans  la  persuasion  de  ne  pouvoir  lui-même 
en  trancher  aussi  bien  qu'autrui.  Ses  parents,  sans 
doute,  se  rangèrent  à  l'avis  universel  puisqu'ils  firent 
ce  que  tous  les  parents  de  poètes  font  :  ils  l'appelèrent 
fils  ingrat  et  lui  enjoignirent  de  voyager.  Il  n'eut  garde 
de  leur  résister  puisqu'il  savait  que  ni  les  chemins  de 
fer  ni  les  paquebots  ne  modifieraient  son  noumène. 

Un  soir,  dans  une  auberge  d'un  pays  quelconque 
(Anicet  ne  se  fiait  pas  à  la  géographie,  basée  comme 
toutes  les  sciences  sur  des  données  sensibles  et  non  sur 
les  intangibles  réalités),  il  remarqua  tandis  qu'il  dînait 
que  son  voisin  de  table  d'hôte  ne  touchait  à  aucun  des 
mets  et  semblait  cependant  passer  par  toutes  les  jubila- 
tions gastronomiques  du  gourmet.  Anicet  saisit  immé- 
diatement que  ce  convive  étrange  était  un  esprit  libre 
qui  se  refusait  à  recourir  aux  formes  a  priori  de  la  sensi- 
bilité et  n'éprouvait  pas  le  besoin  de  porter  les  aliments 
à  ses  lèvres  pour  en  concevoir  les  qualités.  «  Je  vois. 
Monsieur,  lui  dit-il,  que  vous  ne  tombez  pas  dans 
la  crédulité  où  se  tiennent  généralement  les  hommes, 
et  que,  par  mépris  de  leur  sotte  représentation  de 
l'étendue,  vous  vous  abstenez  des  simulacres  par  les- 
quels ils  s'imaginent  changer  leurs  rapports  avec  le 
monde.  De  même  que  certains  peuples  croient  à  la 
vertu  des  signes  écrits,  de  même  le  commun  attribue 
superstitieusement  à  ses  gestes  le  pouvoir  de  bouleverser 
la  nature.  Je  me  gausse  autant  que  vous-même  d'une 
semblable  prétention,  laquelle  dénote  la  légèreté  d'esprit 
de  nos  contemporains  (mot  dénué  de  sens  que 
j'emprunte,  comme  vous  le  pensez  bien,  à  leur  propre 
langage)  et  la  facilité  qu'éprouvent  les  apparences  à  les 


348  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

abuser  de  leur  jeu.  On  me  nomme  Anicet,  je  suis 
poète  et  fais  semblant  de  voyager  pour  complaire  à  ma 
famille.  Je  ne  saurais  vous  dissimuler  combien  je 
brûle  d'apprendre  à  côté  de  qui  je  suis  assis.  La  distinc- 
tion qui  paraît  sur  votre  visage  et  l'excellence  des  prin- 
cipes dont  vous  avez  fait  montre  en  cette  occasion 
m'incitent  à  n'avoir  pas  de  plus  vif  désir.  »  Anicet  se  tut, 
fort  content  de  soi-même,  de  l'aménité  qu'il  avait  mise 
en  ses  propos,  de  sa  période  et  de  la  délicatesse  des 
sentiments  qu'il  y  avait  exprimés,  enfin  des  quelques 
archaïsmes  par  lesquels  il  avait  si  finement  nargué 
l'idée  de  temps  et  la  chronologie  puérile  et  honnête  des 
lourdauds  qui  présentement  se  pourléchaient  de  Tillusion 
d'un  rapprochement  de  leur  palais  et  d'une  tarte  à  la 
crème. 

L'inconnu  ne  se  fit  pas  prier  et  commença  le  récit 
suivant  :  «  Je  m'appelle  Arthur  et  je  suis  né  dans  les 
Ardennes,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  mais  rien  ne  me  permet 
de  l'affirmer,  d'autant  moins  que  je  n'admets  nullement, 
comme  vous  l'avez  deviné,  la  dislocation  de  l'univers  en 
lieux  distincts  et  séparés.  Je  me  contenterais  de  dire  :  je 
suis  né,  si  même  cette  proposition  n'avait  le  tort  de 
présenter  le  fait  qu'elle  exprime  comme  une  action 
passée  au  lieu  de  le  présenter  comme  un  état  indépen- 
dant de  la  durée.  Le  verbe  a  été  ainsi  créé  que  tous  ses 
modes  sont  fonctions  du  temps,  et  je  m'assure  que  la 
seule  syntaxe  sacre  l'homme  esclave  de  ce  concept,  car 
il  conçoit  suivant  elle,  et  son  cerveau  n'est  au  fond 
qu'une  grammaire.  Peut-être  le  participe  naissant 
rendrait-il  approximativement  ma  pensée,  mais  vous 
voyez  bien,  Monsieur,  »  et  ici  Arthur  frappa  la  table  du 


TOUTES   CHOSES    ÉGALES    d'aILLEURS...  34^ 

poing,  «  que  nous  n'en  finirons  plus  si  nous  voulons 
approprier  nos  discours  à  la  réalité  des  choses,  et  que 
le  maître  d'auberge  nous  chassera  de  cette  salle  avant  la 
fin  de  mon  histoire,  si  nous  ne  consentons  chemin 
faisant  à  des  concessions  purement  formelles  aux  caté- 
gories que  nous  abominons  comme  de  faux  dieux,  et 
dont  nous  nous  servirons,  si  vous  le  voulez  bien,  à 
défaut  de  les  servir. 

«  Je  m'appelle  Arthur  et  je  suis  né  dans  les  Ardennes. 
De  très  bonne  heure,  on  me  donna  un  précepteur  lequel 
devait  m'enseigner  le  latin  mais  qui  préféra  m'entretenir 
de  philosophie.  Mal  lui  en  prit,  car  très  rapidement  je 
remarquai  que  mon  professeur  démentait  par  sa  con- 
duite lés  principes  mêmes  qu'il  avait  démontrés.  Il 
agissait  comme  si  Dieu  pour  construire  la  terre  avait 
préalablement  calculé  la  dixmillionième  partie  du  quart 
du  méridien  terrestre.  Je  fus  outré  de  cette  malhon- 
nêteté. Aux  reproches  un  peu  véhéments  que  je  lui  fis, 
le  philosophe  improbe  répondit  par  la  délation.  Mon 
père,  homme  simple  et  qui  ignorait  tout  de  l'impératif 
catégorique,  me  fustigea  devant  mes  sœurs.  Je  décidai 
de  quitter  la  maison  car  déjà  je  possédais  ce  sens  aigu 
de  la  pudeur  qui  devait  me  dominer  par  la  suite.  Je 
voyageai  d'abord  par  les  routes,  mendiant  mon  pain  ou 
le  dérobant  de  préférence.  C'est  pendant  cette  période 
de  ma  vie  que  j'appris  à  concevoir  les  eaux,  les  forêts, 
les  fermes,  les  figurants  des  paysages  indépendamment 
de  leurs  liens  sensibles,  à  me  libérer  du  mensonge  de  la 
perspective,  à  imaginer  sur  un  plan  ce  que  d'autres 
considèrent  sur  plusieurs  comme  les  enfants  qui 
épèlent,  à  ne  plus  me  laisser  berner  de  l'illusion  des 


350  LA    NODVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

heures  et  embrasser  simultanément  la  succession  des 
siècles  et  des  minutes.  Un  beau  soir,  un  peu  fatigué  de 
ces  panoramas  champêtres,  je  me  glissai  dans  un  train 
et  fis,  caché  sous  une  banquette  pour  ne  pas  payer  mon 
billet,  le  chemin  de  C...  à  Paris.  Cette  position  ne 
m'incommoda  pas,  dans  la  connaissance  où  j'étais  qu'un 
préjugé  seul  amène  les  voyageurs  à  en  préférer  une 
autre.  J'utilisai  le  trajet  à  m'accoutumer  à  regarder  le 
monde  du  ras  du  sol,  ce  qui  me  permit  de  me  faire  une 
idée  des  représentations  qu'en  ont  les  animaux  de  basse 
taille.  Puis  je  m'avisai  qu'à  l'inverse  de  mon  passe-temps 
habituel  rien  n'était  plus  aisé  que  de  reporter  sur  plu- 
sieurs plans  ce  que  l'on  voit  sur  un  seul  :  il  suffit  de 
fixer  obliquement  ce  qu'on  veut  dissocier  au  lieu  de  le 
regarder  de  champ.  J'appliquai  immédiatement  ce  pro- 
cédé pour  éloigner  de  ma  figure  les  bottes  du  voyageur 
assis  au-dessus  de  moi.  Dans  l'enthousiasme  de  ces 
exercices,  je  scandai  mentalement,  au  bruit  rythmé  du 
train  sur  le  ballast,  des  poèmes  qui  faisaient  bon  marché 
du  principe  d'identité  lui-même.  » 

Anicet  se  permit  de  l'interrompre  :  «  Vous  êtes  donc 
aussi  poète,  Monsieur  ?  » 

—  A  mes  moments  perdus,  reprit  le  narrateur. 
J'arrivai  donc  à  destination  dans  la  plus  heureuse  dispo- 
sition d'esprit.  Songez  à  ce  qu'est  Paris  pour  un  garçon 
de  seize  ans  qui  sait  s'émerveiller  de  tout  et  de  mille 
manières.  Dès  la  gare,  je  me  sentis  transporté  :  ce  mou- 
vement, les  maisons  chargées  de  la  perspective,  cette 
façon  originale  d'écrire  CAFÉ  au  fronton  des  palais,  les 
fêtes  lumineuses  du  soir  et  les  murs  couverts  d'hyper- 
boles, tout  concourait  à  ma  joie.   Il  y  avait  peu  d'appa- 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES   d'aILLEURS...  35  I 

rence  que  je  me  lassasse  jamais  d'un  décor,  varié  sans 
cesse  par  les  quelques  méthodes  de  contemplation  que 
je  possédais,  quand  une  aventure  vint  me  donner  les  loi- 
sirs et  la  retraite  nécessaires  pour  en  élaborer  d'autres. 

Un  matin  que  je  croisais  un  convoi  funéraire,  je  me 
représentai  le  mort,  comme  je  m'étais  assoupli  à  le 
faire,  indépendamment  de  la  durée.  Simultanément  je 
le  perçus  dans  les  poses  les  plus  prétentieuses,  les  plus 
insignifiantes  et  les  plus  naturelles,  accomplissant  toutes 
les  bassesses  et  toutes  les  sottises  d'une  vie  sans  intérêt, 
avec  ses  petits  vices  et  ses  petites  vertus,  si  peu  respon- 
sable que  je  ricanai  assez  haut  de  voir  les  passants  se 
découvrir  devant  la  boîte  cirée  qui  renfermait  ses  restes. 
A  cette  époque,  l'issue  malheureuse  d'une  guerre  encore 
récente,  les  dissensions  politiques  et  le  joug  toujours 
sévère  du  romantisme  portaient  les  esprits  parisiens  à 
des  violences  peu  coutumières  aux  habitants  de  la  ville 
la  plus  polie  du  monde.  Un  quidam  m'arrêta  et 
m'ordonna  d'un  ton  emphatique  de  mettre  chapeau  bas 
devant  je  ne  sais  quelle  image  de  notre  humilité.  Je 
caressai  mon  olibrius  de  quelques  épithètes  et  n'en  fis 
rien.  Comme  cet  individu  cherchait  à  m'}-  contraindre, 
je  lui  donnai  une  leçon  pratique  de  philosophie.  Cela  se 
termina  au  poste  de  police  et  je  fus  jeté  dans  une  pièce 
obscure  où  l'on  m'oublia  trois  jours.  Pour  être  plus  libre 
que  mes  geôliers,  il  suffisait  de  m'abstraire  du  temps  ou 
de  l'étendue,  mais  je  préférai  mettre  à  profit  cette  réclu- 
sion pour  des  évasions  nouvelles.  Les  mathématiciens 
ont  inventé  d'autres  espaces  que  le  nôtre,  à  n  dimen- 
sions, disent-ils.  Mais  embarrassés  par  l'habitude  de 
penser  suivant  trois  dimensions,  ils  ne  parviennent  pas 


352  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

à  se  représenter  leurs  propres  imaginations.  Grâce  à  ses 
gymnastiques  préalables,  ce  fut  au  contraire  un  amuse- 
ment pour  mon  esprit  que  d'envisager  le  monde  en 
donnant  à  n  les  valeurs  les  plus  diverses  ;  j'étais  en  train 
de  concevoir  l'étendue  à  un  tiers  de  dimension  quand 
on  se  souvint  de  ma  présence  pour  me  faire  comparaître 
devant  le  commissaire.  Comme  mes  réponses  subissaient 
un  léger  trouble  du  fait  de  cet  exercice,  ce  fonctionnaire, 
qui  avait  une  idée  puérile  de  la  relativité  des  concepts, 
ne  comprit  rien  à  mes  discours  et,  dans  la  persuasion  de 
parler  à  un  fou,  me  fit  relâcher. 

Paris  devint  pour  moi  un  beau  jeu  de  constructions. 
J'inventai  une  sorte  d'Agence  Cook  bouffonne  qui  cher- 
chait vainement  à  se  reconnaître,  un  guide  en  main,  dans 
ce  dédale  d'époques  et  de  lieux  où  je  me  mouvais  avec 
aisance.  L'asphalte  se  remit  à  bouillir  sous  les  pieds  des 
promeneurs  ;  des  maisons  s'effondrèrent  ;  il  y  en  eut  qui 
grimpèrent  sur  leurs  voisines.  Les  citadins  portaient 
plusieurs  costumes  qu'on  voyait  à  la  fois,  comme  sur 
les  planches  des  Histoires  de  l'Habillement.  L'Obélisque 
fit  pousser  le  Sahara  Place  de  la  Concorde,  tandis  que 
des  galères  voguaient  sur  les  toits  du  Ministère  de  la 
Marine  :  c'étaient  celles  des  écussons  aux  armes  muni- 
cipales. Des  machines  tournèrent  à  Grenelle  ;  il  y  eut 
des  Expositions  où  l'on  distribua  des  médailles  d'or  aux 
millésimes  différents  sur  l'avers  et  sur  le  revers;  elles 
coïncidèrent  avec  des  arrivées  de  Souverains  et  des  délé- 
gations extraordinaires.  On  habita  sans  inquiétude  dans 
des  immeubles  en  flammes,  dans  des  aquariums  gigan- 
tesques. Une  forêt  surgit  soudain  près  de  l'Opéra,  sous 
les  arbres   de    fer   de   laquelle   on   vendait  des  étoffes 


TOUTES   CHOSES   EGALES   BAILLEURS...  3  53 

bayadères.  Je  changeai  de  quartier  les  Abattoirs  et  le 
canal  Saint-Martin  ;  le  bouleversement  n'épargna  pas  les 
Musées,  et  tous  les  livres  de  la  Bibliothèque  Nationale 
submergèrent  un  jour  la  foule  des  badauds. 

Vous  parlerai-je  des  mille  métiers  que  j'adoptai,  tour  à 
tour  camelot  et  chantant  comme  des  poèmes  les  titres 
des  journaux  que  je  vendais,  homme-réclame  par 
amour  des  chapeaux  hauts  de  forme,  porteur  de  bagages, 
débardeur  à  la  Villette  ?  L'étrangeté  de  ma  vie  m'attira 
des  curiosités,  des  fréquentations,  des  amitiés.  Je  connus 
dans  certains  milieux  une  vogue  égale  à  celle  d'un  pres- 
tidigitateur ou  d'un  danseur  de  corde.  Enfin  quelques 
oisifs  de  la  rive  gauche  me  trouvèrent  du  génie.  Je  fus 
admis  dans  des  cercles  choisis,  des  académiciens  m'héber- 
gèrent, des  femmes  du  monde  voulurent  me  connaître. 
Le  contact  journalier  de  mes  semblables  avait  fortement 
développé  chez  moi  ce  sentiment  de  la  pudeur  dont  je 
vous  ai  déjà  parlé  et  qui  m'était  inné.  Je  me  dérobai  aux 
sollicitations  du  monde  pour  éviter  de  me  mettre  à  nu 
devant  tous.  C'est  à  cette  époque  que  je  connus  Hortcnse. 
Elle  ignorait  tout  de  la  vie,  mais  non  de  l'amour. 
Image  de  la  passivité,  elle  supporta  mes  fantaisies  sans 
les  comprendre.  Elle  admit  toutes  les  expériences,  se  pha 
à  tous  les  caprices  et  me  laissa  pénétrer  jusqu'au  dégoût 
les  secrets  de  la  féminité.  Devant  elle  je  pouvais 
dépouiller  tout  masque,  penser  haut,  dévoiler  l'intime 
de  moi-même,  sans  craindre  qu'elle  y  entendît  rien. 
Elle  me  fut  un  manuel  précieux  que  j'abandonnai  au 
bout  de  trois  semaines  :  j'avais  appris  à  connaître  la 
vision  féminine  du  monde,  aussi  distante  de  celle  des 
hommes  que  l'est  celle  des  souris  valseuses  du  Japon, 


3  54  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

lesquelles  n'imaginent  que  deux  dimensions  à  l'espace. 

Parmi  les  amis  que  m'avaient  valus  quelques  dons 
naturels  il  en  fut  un  qui  s'attacha  plus  particulière- 
ment à  moi.  Quand  L***  parvenait  à  pénétrer  ma 
pensée,  je  le  battais  jusqu'au  sang.  Il  me  suivait  comme 
un  cbien.  Ma  pudeur  était  incommodée  à  l'excès  de  cette 
présence  perpétuelle  et  mon  seul  recours  était  de 
m'évader  dans  un  univers  que  je  bâtissais  et  dans  lequel 
L***  cherchait  à  m'atteindre  avec  des  efforts  si  grotesques 
que  parfois  je  riais  de  lui  jusqu'à  ce  qu'il  en  pleurât. 
Cette  honte  qui  me  prenait  quand  on  me  devinait 
s'exagéra  vers  ce  temps  au  point  qu'une  simple  question, 
comme  :  quelle  heure  est-il  ?,  si  par  hasard  je  l'allais 
moi-même  prononcer,  me  faisait  monter  le  rouge  aux 
joues  et  me  rendait  la  vie  intolérable.  Je  devins  agressif, 
méfiant,  insolent.  Je  gifflais  à  tous  propos  les  indiscrets. 
Il  y  eut  des  scandales  dans  des  réunions,  des  banquets. 
Le  comble  fut  qu'une  aventure  de  cet  ordre  se  trouva 
contée  ironiquement  dans  un  journal  avec  mon  nom  en 
toutes  lettres.  Je  ne  pus  plus  supporter  le  regard  des  gens 
dans  la  rue  :  je  décidai  de  m'expatrier. 

L***  m'accompagna  à  Londres  où  le  brouillard  nous 
permit  quelques  distractions  nouvelles.  Joli  songe  doré 
des  bords  de  la  Tamise,  on  se  fatigue  à  la  fin  de  com- 
parer tes  réverbères  à  des  points  d'orgue.  La  diversion 
survint  heureusement  sous  les  espèces  d'une  fille  de 
comptoir  dans  une  de  ces  maisons  de  pickles  et  de  picca- 
lilies  qui  parfument  tout  un  quartier  au  vinaigre  rose, 
encens  d'un  culte  inconnu.  Elle  avait  l'aspect  de  ces 
poupées  anglaises,  héroïnes  des  récits  de  Golliwog,  et 
qui  s'appellent  inlassablement  Peg,  Meg  ou  Sarah  Jane, 


TOUTES   CHOSES    ÉGALES   d'aILLEURS...  355 

les  cheveux  peints  très  noirs  sur  le  crâne  ovoïde,  les 
pommettes  carminées,  les  yeux  faits  au  pinceau,  pas  de 
nez,  le  corps  formé  de  pièces  de  bois  apparentes  arti- 
culées par  des  chevilles,  les  membres  cylindriques.  Dès 
qu'elle  fut  ma  maîtresse  je  m'aperçus  de  mon  erreur  : 
rien  de  plus  harmonieux  que  cette  enfant  potelée,  rien 
de  plus  souple  que  ses  gestes.  Habitué  à  Hortense,  je 
me  laissai  aller  à  penser  haut  devant  Gertrud,  à  transpo- 
ser la  vie,  à  me  montrer  au  naturel.  Bien  vite  il  fallut 
convenir  qu'elle  me  pénétrait,  que  rien  ne  lui  échappait 
de  ce  que  je  lui  abandonnais  et  qu'il  n'y  avait  pas  de  jeu 
si  compliqué  qu'elle  n'en  sût  saisir  la  règle  et  la  marche. 
Après  m'être  un  instant  révolté  d'une  perspicacité  qui 
ne  venait  point  sur  commande,  je  ne  pus  me  retenir 
d'un  mouvement  d'admiration  pour  cette  Gertie  si 
voisine  de  moi  que  je  pensais  déjà  l'atteindre  et  me  con- 
fondre avec  elle.  Elle  apportait  à  me  suivre  une  intelli- 
gence, une  lucidité  qui  me  déconcertaient.  Elle  me  devan- 
çait dans  ces  courses  spirituelles,  devinait  la  direction 
que  j'allais  prendre,  me  surprenait  par  les  bonds  qu'elle 
exécutait  de  système  en  système  et  m'enseignait  à  son 
tour  mille  divertissements  nouveaux.  Parfois  nous 
nous  poursuivions  à  travers  les  espaces  de  notre  inven- 
tion, nous  nous  fuyions,  nous  cachions  l'un  à  l'autre, 
et  finalement  nous  rencontrions  au  détour  d'un 
univers.  Tout  aboutissait  à  l'amour.  Il  devenait  le  but 
suprême  de  la  vie  :  pas  un  geste,  pas  un  rire  qui  n'y 
menât.  Que  je  me  sentais  loin  au-dessus  de  l'émotion 
goûtée  aux  premiers  jours  de  Paris,  maintenant  que 
j'allais  contempler  avec  Gertie  de  la  coupole  de  S'  Paul 
Church  cette  autre  métropole  que  les  mêmes  techniques 


35^  LA    NOUVELLE  REVUE   FRANÇAISE 

accommodaient  à  mon  gré,  mais  pour  mener  à  une  joie 
plus  noble  et  plus  complète,  du  sein  de  laquelle  je 
regardais  avec  pitié  ces  pauvres  astronomies  passées  et 
les  enthousiasmes  de  mes  seize  ans  !  Suprême  abolition 
des  catégories,  l'amour  rendait  tout  aisé,  tout  docile, 
nous  n'avions  plus  de  limites  à  nous-mêmes  au  moment 
qu'il  s'accomplissait.  Nous  admettions  sans  protestation 
qu'il  fût  notre  maître,  mais  nous  le  lui  rendions  bien.  Il 
se  pliait  à  nos  caprices,  car  nous  savions  le  secret  de 
l'éterniser,  de  le  recommencer,  de  le  suspendre.  Nous  le 
connûmes  sous  toutes  ses  formes,  nous  en  inventâmes,  et 
nous  portâmes  dans  l'amour  nos  méthodes  d'exaltation. 
Nous  nous  y  adonnâmes  aux  confusions  de  plans^  de 
lieux,  d'instants  et  de  durée.  Tout  prenait  un  sens  ero- 
tique et  tout  devenait  autel  pour  la  religion  de  l'amour. 
Une  factice  rivalité  d'imagination  nous  poussa  aux 
fantaisies  les  plus  folles.  Nous  nous  aimâmes  dans  toutes 
les  contrées,  sous  tous  les  toits,  dans  toutes  les  compa- 
gnies, sous  tous  les  costumes,  sous  tous  les  noms.  Ce 
fut  un  merveilleux  voyage  de  noces.  «  Gertie,  si  nous 
allions  aux  lacs  italiens  ?  »  Nous  cherchions  à  nous 
décevoir,  mais  la  déception  même  tournait  à  la  volupté. 
Au  temps  précis  où  l'un  de  nous  perdait  le  contrôle  de 
soi-même,  le  second  parfois  se  sauvait  dans  un  autre 
monde.  Le  jeu  consistait  à  forcer  l'évadé  au  gîte.  Que 
me  fallait-il  de  plus  ?  Par  moments  j'éprouvais  le  besoin 
d'être  seul  et  Gertie  intervenait,  me  tourmentait  jus- 
qu'à ce  qu'un  mensonge  m'eût  débarrassé  d'elle.  Par 
moments  je  me  lassais  d'être  un  lutteur  à  armes  égales 
devant  un  autre  lutteur.  Par  moments,  cela  me  gênait 
de  dire:  nous  toujours,  jamais:  je.   Par  moments  il  y 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES   d'aILLEURS...  357 

avait  un  abîme  entre  nos  lèvres  réunies.  Par  moments 
je  me  sentais  hostile,  dur,  avec  la  mâle  envie  de  frapper 
cette  fille  trop  clairvoyante  dont  les  roueries  m'agaçaient, 
dont  les  moqueries  me  blessaient,  dont  les  provocations 
n'excitaient  pas  seulement  mon  désir  mais  aussi  la  haine 
noire  de  ma  pudeur  offensée.  Bref  le  dialogue  m'excé- 
dait, et  le  prétexte  qui  s'offrit  (L***  voulait  revenir  sur 
le  continent),  fut  accueilli  comme  un  soulagement.  Un 
jour,  au  lieu  de  prendre  la  voie  lactée,  je  pris  le  vapeur 
à  Douvres. 

Quelques  discussions  avec  L***  qui  dégénérèrent  en 
querelles,  un  voyage  pendant  lequel  je  pensai  mourir, 
la  certitude  trouvée  au  cours  de  ma  liaison  dernière  que 
l'art  n'esi  pas  la  fin  de  cette  vie,  un  scandale  qui  se  fit 
vers  la  même  époque  autour  de  mon  nom,  la  publicité 
qu'on  lui  donna  et  la  calomnie  qui  s'en  empara,  enfin 
mille  causes  plus  offensantes  les  unes  que  les  autres 
m'engagèrent  à  changer  d'existence.  Je  résolus  de  donner 
un  but  différent  à  mes  jours  et  de  tourner  mon  activité 
vers  le  commerce  et  l'acquisition  des  richesses.  Après 
avoir  liquidé  ce  qui  restait  de  mon  passé,  je  me  munis 
d'un  lot  de  verroteries  el  je  partis  en  Afrique  orientale, 
dans  l'intention  de  pratiquer  la  traite  des  nègres. 

L'aisance  que  j'apportais  à  m'adapier  à  n'importe 
quelle  manière  de  concevoir,  l'absence  de  tous  les  liens 
qui  enchaînent  les  Européens  en  exil,  me  mirent  rapi- 
dement en  lumière  aux  yeux  des  indigènes,  peu  accou- 
tumés de  voir  un  blanc  se  soucier  d'eux  avec  autant  de 
clairvoyance,  et  à  ceux  des  colons  qui  durent  bientôt  en 
passer  par  moi  pour  toute  tractation  avec  les  gens  du 
pays.  Il  n'y  eut  plus  un  échange,  une  affaire  que  je  n'y 


358  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE. 

fusse  intéressé  ou  que  je  n'y  intervinsse.  Je  m'enrichis, 
impudemment  aux  dépens  de  tout  le  monde,  et  tout  le 
monde  en  retour  m'en  exprima  sa  gratitude.  Je  devenais 
une  sorte  de  potentat  économique,  aussi  indispensable  à 
la  vie  que  le  soleil  aux  cultures.  Je  me  grisais  de  ces 
succès  rapides,  mes  seules  préoccupations  désormais. 
Toute  la  poésie  pour  moi  se  bornait  aux  colonnes  de 
chiffres  sous  les  rubriques  DOIT  et  A\'OIi\  de  mes 
registres.  Je  m'enivrais  de  nombres,  je  me  saoulais  de 
mesures.  Tout  ce  qui  concernait  les  évaluations  de 
la  durée,  de  l'espace,  des  quantités,  me  paraissait 
subitement  la  plus  merveilleuse  création  humaine. 
L'assurance  qu'aucune  réalité  ne  les  légitimait  me  pous- 
sait à  l'admiration  de  ces  unités  que  l'homme  a  méticu- 
leusement  choisies  de  façon  arbitraire  pour  servir  de 
point  d'appui  à  ses  emprises  sur  la  nature.  Rien  de  plus 
pur,  de  plus  exempt  d'éléments  étrangers  que  les  idées 
mathématiques.  Ce  sont  des  vues  de  l'esprit,  qui 
n'existent  que  si  quelqu'un  les  imagine  et  qui  n'ont  ni 
fondement  ni  existence  en  dehors  de  celui  qui  les 
conçoit.  Les  plus  beaux  poèmes  furent  éclipsés  à  mes. 
yeux  par  les  épures,  par  les  machines.  La  pendule, 
étonnante  réalisation  d'hypothèse,  qui  continue,  quand 
son  propriétaire  n'est  plus  là,  à  calculer  une  quantité 
qui  n'a  de  réalité  qu'en  présence  de  lui,  me  bouleversait 
plus  qu'elle  ne  faisait  les  peuplades  auxquelles  j'en 
montrais  une  pour  la  première  fois.  J'étudiais  les 
sciences  exactes  comme  j'eusse  cherché  à  pénétrer  les 
secrets  du  lyrisme.  Un  grand  orgueil  me  naissait,  que 
seul  peut-être  j'en  sentisse  la  beauté.  J'essayais  parfois 
de  la  divulguer  parmi  quelques-uns  de  ces  sorciers  de 


TOUTES   CHOSES   EGALES   D  AILLEURS...  359 

tribus,  hommes  éminents  et  sages,  mieux  ouverts  à  la 
spéculation  que  ces  Messieurs  de  Paris.  Ils  ne  parve- 
naient point  à  me  comprendre,  hochaient  la  tête,  et  l'un 
d'eux  disait  :  «  Voici -une  datte,  une  deuxième  datte, 
une  troisième  datte.  Il  y  en  a  trois.  Je  les  vois,  donc  le 
nombre  trois  n'est  pas  seulement  une  vue  de  l'esprit 
mais  aussi  des  yeux.  »  Ainsi  raisonnent  faussement  les 
plus  experts  des  hommes,  sans  saisir  que  les  dattes 
existent  mais  non  le  rapport  qu'eux  seuls  établissent 
entre  elles.  Les  rares  relations  épistolaires  que  je  conser- 
vais avec  l'Europe  m'apprirent  qu'on  y  déplorait  ma 
disparition  et  mon  silence,  que  la  gloire  m'y  attendait 
pour  peu  que  je  consentisse  à  y  revenir.  Cette  nouvelle 
ne  m'émut  pas  ;  je  préférais  à  ces  lauriers  vulgaires  la 
situation  de  despote  et  de  sage  que  je  m'étais  faite  dans 
ces  pays  africains.  Tout  le  monde  reconnaissait  ma 
supériorité  intellectuelle,  matériellement  je  n'avais  plus 
rien  à  désirer.  Quelques  prodigalités  me  sacrèrent 
dieu,  j'eus  un  nom  dans  les  dialectes  de  la  région,  je 
devins  légendaire.  Je  fus  de  tous  les  débats  religieux; 
la  casuistique  dépendit  de  moi  ;  je  traitai  des  dogmes 
solaires,  du  culte  des  idoles  ;  on  me  mit  à  contribution 
pour  expliquer  les  phénomènes  naturels,  les  cataclysmes, 
les  signes  célestes. 

C'est  ainsi  qu'un  jour  on  m'amena  en  grande  pompe 
dans  un  village  où  j'avais  affaire,  une  fille,  folle,  me  dit- 
on,  que  la  population  considérait  comme  sacrée.  Un 
Européen  qui  s'était  fixé  aux  environs  et  qui  pratiquait 
la  médecine  dans  ces  parages,  m'expliqua  :  «  Cette  jeune 
négresse,  sans  doute  sourde,  mais  non  pas  muette,  est 
affligée  depuis  sa  naissance  d'une  maladie  nerveuse  assez 


360  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

complexe.  Elle  n'a  jiimais  pu  apprendre  à  communiquer 
avec  ses  semblables  ni  par  la  voix  ni  par  la  mimique. 
Ses  gestes,  incoordonnés,  ne  semblent  pas  appropriés  à 
une  fin.  Elle  ne  peut  se  mouvoir,'  même  pour  l'accom- 
plissement de  ses  fonctions  naturelles  qu'il  faut  bien  que 
<les  servantes  préviennent   pour  elle.  Par  bonheur  elle 
ne   résiste  jamais  à  une   impulsion   quelconque  qu'un 
étranger  donne   à  l'un  de  ses  membres.    Elle   semble 
demeurée  dans  l'état  du  nouveau-né,  et  ces  gens  naïfs 
la  respectent  comme  un  prodige.  »  Dès  qu'elle  se  trouva 
devant  moi,  je  fus  frappé  de  la  grande  beauté  de  cette 
fille.  Elle  possédait  visiblement  la  virginité  la  plus  rare, 
celle  que  jamais  un  désir  d'homme  n'effleura,  tant  la 
crainte  et  la  vénération  tenait  chacun  éloigné  d'elle.  Je 
remarquai  tout  d'abord  cette  apparente  incoordination 
des  mouvements,  signalée  par  l'officier  de  santé  ;  on  eût 
dit,  quand   elle  cherchait   à  saisir    un    objet,   que  ses 
regards,    séparément  commandés,   partaient    d'un  être 
différent  de  celui  qui  tendait  la  main.  Il  n'y  avait  aucun 
rapport    entre  l'étendue  de  son  geste  et  la   distance  à 
franchir  ;   parfois  un   objet  qui   passait   devant  elle  la 
tentait   plusieurs   minutes  après  sa  disparition  et   elle 
faisait   mine    de   l'atteindre  vers  l'emplacement  depuis 
longtemps  vide  ou  dans  toute  autre  direction.  Aucun 
doute  pour  moi  ne  subsista  quand  j'eus  pensé  au  mot  : 
synchronisme,    qui    désigne    admirablement    cela    qui 
faisait  défaut  à  ses  actes  :  cette  fille  n'était  ainsi  isolée 
de  ses  semblables  que   parce  qu'elle   n'avait  pas  l'idée 
de    temps,    et    vraisemblablement    pas    celle    d'espace. 
Gertrud  quand  elle  s'abstrayait  des  modes  de  la  sensibi- 
lité avait  de  ces  attitudes,  inexplicables  pour  un  tiers. 


TOUTES   CHOSES    ÉGALES   d'aILLEURS...  361 

mais  que  je  ne  pouvais  méconnaître.  L'idée  me  vint 
qu'en  appelant  à  mon  aide  mes  anciens  talents,  je  par- 
viendrais à  m'entendre  avec  la  folle-par-philosophie. 
Cela  ne  manqua  pas,  et,  après  quelques  jours  d'éduca- 
tion, j'arrivai  à  communiquer  avec  elle  à  l'aide  de 
monosyllabes,  de  gestes  qui  semblaient  incoordonnés 
aux  assistants,  de  contacts.  Ma  réputation  de  sorcier 
déjà  établie  fut  confirmée  du  coup  et  l'on  me  confia  la 
vierge  noire  qui  manifestait  mon  caractère  magique 
en  correspondant  avec  moi.  Je  l'emmenai  dans  une 
habitation  où  je  m'appliquai  à.  parfaire  son  instmction. 
Elle  me  fit  tout  d'abord  comprendre  que,  parvenue  à 
l'âge  nubile,  elle  entendait  prendre  un  amant,  ce  qui  lui 
semblait  un  mal  nécessaire,  et  que,  puisque  je  l'avais 
conquise  comme  nul  autre,  il  était  normal  que  ce  fût 
moi.  Je  n'eus  garde  de  lui  refuser  ce  service,  et,  l'amour 
aidant,  ma  tâche  se  trouva  simplifiée.  Je  liii  donnai 
bien  des  noms  par  la  suite,  mais  si  je  veux  encore 
aujourd'hui  penser  à  mon  Africaine,  je  l'appelle  de  celui 
qu'elle  préférait,  quoiqu'il  ne  soit  pas  sur  le  calendrier, 
Viagère,  que  je  ne  puis,  après  bien  des  années  et  à  un 
âge  moins  ardent,  prononcer  sans  une  certaine  émo- 
tion. Viagère,  trop  intelligente,  s'était  mentalement 
développée  avec  une  précocité  rare  alors  qu'elle  n'avait 
pas  encore  acquis  de  ceux  qui  étaient  chargés  de  sa 
petite  enfance  la  science  de  considérer  l'univers  suivant 
les  modes  généralement  adoptés.  Aussi  vivait-elle  au 
milieu  des  siens  comme  une  étrangère,  laquelle  ne 
comprend  pas  la  langue  que  l'on  parle  autour  d'elle. 
Mais  son  esprit,  déjà  formé  quand  j'en  commençai 
l'éducation,    exempt   de  toute    idée  préconçue,    apprit 


/ 

362  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

aisément  les  divers  systèmes  que  je  lui  proposai,  sut  les 
appliquer  rapidement,  non  point  comme  Gertrud  qui 
était  embarrassée  par  la  vision  commune  du  monde, 
mais  d'un  point  de  vue  général,  large,  philosophique, 
auquel  je  n'avais  atteint  qu'au  prix  d'incessants  efforts. 
Elle  put  se  mettre  en  liaison  avec  les  hommes  et  ne 
retint  de  leurs  discours  qu'une  admiration  sans  borne  à 
mon  égard,  et  le  juste  sentiment  de  ma  supériorité  sur 
eux.  Tout  ce  qu'elle  savait  lui  venait  de  moi,  je  Tavais 
façonnée  à  mon  image  :  elle  n'eut  qu'une  religion, 
m'aimer.  Mais  cet  amour  fut  d'autre  sorte  que  celui  ren- 
contré à  Paris  ou  à  Londres.  Le  calme  y  régnait,  et  non 
cette  inquiétude  de  connaître  qui  me  talonnait  aux  bras 
d'Hortense,  ni  cette  pudeur  d'être  connu  qui  me  faisait 
quitter  ceux  de  Gertie.  Je  n'avais  pas  besoin  de  sonder 
son  âme,  œuvre  de  mon  génie,  et  le  mot  pudeur  perdait 
pour  moi  tout  sens  devant  elle,  puisqu'elle  était  un 
reflet  de  moi-même.  Je  songeais  avec  orgueil  de  combien 
j'avais  dépassé,  en  modelant  cet  être,  les  faibles  imagi- 
nations des .  hommes  :  s'éprendre  d'une  statue  au  point 
de  l'animer  n'était  pas  un  exploit  pareil  à  celui  de  dissi- 
per les  ténèbres  qui  entouraient  Viagère  et  d'appeler 
cette  larve  à  la  vie.  L'existence  avec  elle  n'avait  pas 
l'amour  pour  but,  elle  était  l'amour  même.  Rien  ne  me 
choquait  chez  ma  maîtresse  puisque  tout  en  elle  venait 
de  moi.  Pas  un  instant  je  ne  pouvais  cesser  de  l'aimer  ni 
elle  de  m'adorer,  par  simple  instinct  de  conservation. 
Ce  n'est  que  dans  le  récit  que  j'emploie,  en  parlant  de 
nous  deux,  le  pronom  personnel  à  la  première  personne 
du  pluriel.  Nous  n'étions  qu'une  seule  personne,  une 
seule    volonté,  un   seul  amour.  Aussi    la  volupté   ne 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES   d'aILLEURS...  ^63 

s'épuisait-elle  jamais  pour  nous,  et  grâce  à  la  science  que 
j'avais  de  me  soustraire  aux  lois  pln^siques  inventées  par 
les  hommes,  je  trouvais  sans  cesse  en  moi  les  ressources 
qui  la  perpétuaient.  Toutes  les  variations  que  j'avais  fait 
subir  à  mes  amies  passées  devenaient  superflues,  où 
l'acte  se  suffisait,  sans  que  nos  fantaisies  demandassent 
d'autres  décors.  Néanmoins  du  nœud  de  cette  étreinte 
sans  fin  qui  nous  unissait  nous  associions  le  monde  à 
nos  ébats.  Mais  au  lieu  de  nous  explorer  nous-mêmes  à 
l'occasion  d'un  spectacle  donné,  ainsi  que  je  l'avais  fait 
au  cours  de  mes  aventures  antérieures,  nous  ne  portions 
nul  intérêt  à  nos  réactions  affectives,  mais  nous  sou- 
ciions de  la  seule  ambiance  où  nous  nous  trouvions. 
Ainsi  nous  n'étions  curieux  que  d'autrui  et  pas  de  nous- 
mêmes,  parce  que  nous  échangions  à  tout  instant  le 
meilleur  de  notre  énergie,  et  que  chacun  donnait  à 
l'autre  l'image  de  son  propre  don.  Sans  jamais  inter- 
rompre le  commerce  de  nos  corps,  nos  esprits  s'appli- 
quèrent à  connaître  la  substance  réelle  des  choses  et  la 
conception  que  l'univers  avait  de  nous.  C'est  dans  la 
poursuite  de  ces  expériences  que  nous  apprîmes  que  le 
lion  ne  mange  les  hommes  que  parce  qu'il  les  prend 
pour  des  plantes  qui  courent  ;  que  nous  sûmes  des 
grandes  fourmis  rouges  qu'elles  croient  à  l'immortalité 
de  l'Ame  ;  que  nous  discutâmes  avec  des  sensitives  des 
théories  qui  assimilent  la  lumière  à  des  vibrations,  à  des 
émanations  ;  que  les  serpents  nous  enseignèrent  la  véri- 
table explication  de  l'hypnotisme,  basée  sur  la  grande 
vitesse  de  la  lumière,  l'impossibilité  pour  l'homme  d'éva- 
luer des  fractions  infinitésimales  de  la  durée  et  de 
l'espace,  et  la   confusion  de  temps   et  de  lieu  que  le 


364  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

regard  fait  naître  en  lui  par  sa  soudaineté  et  qui,  artifi- 
ciellement, abolit  les  formes  de  sa  sensibilité.  Nous 
transposions  le  plaisir  de  nos  sens  à  chacune  de  ces 
découvertes,  de  telle  sorte  que  par  un  doux  mensonge 
nous  feignions  de  le  croire  purement  intellectuel  et 
intimement  attaché  à  la  satisfaction  du  travail  accompli. 
Ainsi  notre  joie  avait  mille  visages  sans  que  la  source  en 
fût  modifiée.  Cela  dura  toute  une  éternité. 

Mais  c'est  en  France  que  je  suis  mort,  voici  plus  de 
vingt  ans.  Dans  le  mépris  où  je  me  tiens  de  la  façon 
humaine  de  regarder  la  vie,  je  n'hésite  pas  à  n'en  point 
tenir  compte  et  à  diner  anachroniquement  ce  soir  à  vos 
côtés.  Il  n'y  a  rien  d'étonnant,  Monsieur,  à  ce  que  mes 
traits  vous  aient  incité  à  entamer  la  conversation,  car  ce 
sont  ceux  d'un  homme  lequel  a  délaissé  la  poésie  où  il 
excella,  paraît-il,  au-dessus  de  tout  autre,  qui  a  connu 
l'amour  comme  personne  ici-bas,  mais  qui  sait  aujour- 
d'hui se  suffire,  qui  a  dédaigné  une  gloire  offerte,  délaissé 
une  popularité  dont  il  se  passe  fo'rt  bien,  abandonné 
des  richesses  dont  il  ignore  le  compte,  qui  est  revenu  de 
la  vie  dont  il  peut  sortir  à  son  gré  et  de  la  mort  qu'il 
connaît  trop  bien  pour  v  croire  et  qui,  tout  solde  fait 
de  tant  de  qualités  naturelles  et  de  connaissances  amas- 
sées, n'a  gardé  que  raff"abilité  bavarde  d'un  vieillard, 
petit  fonctionnaire  retraité  de  province  qui  s'entretient  à 
l'issue  d'un  repas  de  table  d'hôte,  en  buvant  le  café 
trop  chaud  à  petites  lampées,  avec  un  Monsieur  Anicet, 
poète,  et  qui  fait  semblant  de  voyager  pour  complaire  à 
sa  famille.  » 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES    d'aILLEURS...  36; 


II 


AK1CET 


«  Monsieur,  dit  Anicet,  je  dînerais  tous  les  soirs  chez 
les  aubergistes  pour  peu  que  je  fusse  assuré  d'y  trouver 
toujours  un  voisinage  qui  valût  le  vôtre.  Par  un  miracle 
assez  inexplicable,  votre  récit  était  précisément  celui  que 
j'attendais  à  cette  heure  de  ma  vie,  et  vous  avez  bien 
vu  qu'il  m'a  tenu  sous  le  charme.  Mais  permettez-moi 
quelques  critiques  sur  la  façon  dont  vous  avez  usé 
pour  le  faire.  11  m'y  a  paru  un  certain  désordre  qui 
porte  assez  la  marque  de  l'époque  où  vous  êtes  censé 
avoir  vécu,  une  certaine  anarchie,  conséquence  de  la 
tempête  romantique  dont  les  meilleurs  esprits  se  ressen- 
taient encore  à  la  fin  du  siècle  dernier,  une  certaine 
complexité  que  la  raison  déplore  et  de  laquelle  un 
homme,  aussi  libéré  que  vous  l'êtes  des  préjugés  en 
cours,  pourrait  aisément  se  défaire.  Vous  vous  êtes 
peint  dans  l'enfance,  l'adolescence  et  la  maturité  ;  vous 
m'avez  promené  par  les  contrées  les  plus  diverses  ;  vous 
m'avez  conté  au  moins  trois  romans  amoureux.  Il  eût 
été  très  simple  et  bien  plus  démonstratif  de  vous  sou- 
mettre dans  cet  exposé  à  la  règle  des  trois  unités,  qui 
présente  l'avantage  de  réduire  au  minimum  l'impor- 
tance des  concepts  humains  et  de  permettre  une  clarté 
narrative  qu'on  n'atteindrait  pas  sans  elle.  Ainsi  vous 


366  ,  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

eussiez  présenté  dans  un  seul  décor,  sans  sacrifier  à 
l'exotisme^  vos  amours  avec  une  seule  femme  qui  prît 
successivement  les  diverses  attitudes  de  vos  maîtresses 
successives  dans  une  unité  de  temps  à  votre  choix,  le 
jour  par  exemple.  N'objectez  pas  que  vous  auriez  altéré 
la  réalité,  je  sais  que  cela  vous  indiffère,  et  si  vous  y 
voulez  réfléchir,  vous  conviendrez  que  cela  n'eût  rien 
changé  à  la  portée  de  votre  récit  mais  aurait  conféré  à 
celui-ci  la  composition  et  la  pureté  qui  lui  manquent.  Ne 
vous  froissez  pas  d'une  observation  qui  prouve  seule- 
ment l'intérêt  que  suscite  en  moi  votre  narration  et  qui 
part  tout  naturellement  d'un  jeune  homme  de  ce  temps- 
ci,  accoutumé  par  tempérament  et  par  souci  de  style 
à  se  soumettre  toujours  à  une  règle,  non  pas  par 
conviction,  mais  dans  la  certitude  que  peu  importe  à 
quelle  discipline  on  se  plie  pourvu  qu'on  en  reconnaisse 
une.  Cette  époque-ci  n'est  point  à  la  révolte,  elle  sourit 
facilement  des  incartades  mais  ne  pense  pas  détenir  la 
vérité.  Voici  pourquoi,  en  bon  fils  de  mon  siècle,  je 
conforme  mes  actes  et  mes  oeuvres  à  une  loi,  probable- 
ment sans  fondement,  mais  qui  revêt  à  mes  yeux  le 
prestige  d'être  tombée  en  désuétude,  de  sembler  intolé- 
rable à  autrui,  et  de  ne  me  peser  guère  à  moi  qui  ne 
crois  ni  au  temps,  ni  au  lieu,  ni  à  l'action.  En  illustra- 
tion à  ce  préambule,  et  pour  répondre  à  votre  confiance 
et  à  vos  confidences,  je  vous  ferai  le  récit  suivant  dans 
lequel  je  vais  m'efforcer  d'appliquer  les  principes  qui  me 
sont  personnels  comme  comme  ceux  qui  nous  sont 
communs.  Remarquez  bien.  Monsieur,  que  leur  strict 
usage  entraîne  d'une  façon  constante  l'emploi  du  présent 
de   l'indicatif  qui    vient   ainsi  se    substituer  au    passé 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES    BAILLEURS...  .  367 

défini  bien  pompeux  pour  le  goût  actuel,  embarrassant 
dans  l'expression  des  sentiments  familiers  et  trop  sou- 
vent escorté  dans  les  propositions  relatives  du  disgra- 
cieux imparfait  du  subjonctif.  Excusez  de  si  longs 
prolégomènes  de  n'introduire  que  le  bref  :  Conte  de  la 
Parfumeuse  et  des  Bonnes  Mœurs. 

Souffrez  qu'il  débute,  puisque  j'emprunte  au  théâtre 
la  règle  à  laquelle  je  le  ploie,  comme  ferait  un  texte 
dramatique,  par  la  description  du  décor  unique  dans 
lequel  il  va  se  dérouler.  Le  lieu  impersonnel,  neutre, 
où  tout  peut  advenir,  où  à  toute  heure  du  jour  les 
divers  acteurs  ont  accès,  où  d'anciens  amis  pourront  se 
retrouver,  des  amoureux  se  réunir,  la  cour  et  la  ville 
défiler,  n^est,  je  vous  en  fais  grâce,  ni  le  vestibule  à 
colonnes  de  la  tragédie,  ni  la  place  publique  de  la  comé- 
die, mais  participe  de  ces  deux  cadres  comme  l'action 
suivante  fait  de  ces  deux  genres.  Elle  se  déroule  à  Paris 
de  nos  jours,  dans  un  des  passages  vivants  qui  mènent 
des  plaisirs  aux  affaires,  des  boulevards  aux  quartiers 
commerciaux.  C'est  la  route  que  prend  quotidienne- 
ment Anicet,  fils  de  famille,  pour  se  rendre  de  la  maison 
paternelle  aux  domaines  plaisants  de  la  galanterie,  et  celui 
que  Monsieur  son  père,  agent  de  change,  suit  également 
quand  il  va  de  son  bureau  à  la  Bourse,  la  tête  bourrée 
de  chiffres  et  sans  prendre  garde  aux  tentations  du  che- 
min. Mille  appâts  pour  la  curiosité  d'un  garçon  de 
vingt  ans  arrêtent  aux  devantures  les  regards  d'Anicet 
junior.  11  y  a  l'étalage  d'un  marchand  de  papiers  peints, 
celui  d'un  épicier  qui  vend  des  produits  exotiques,  man- 
darines du  Cambodge,  noix  de  galles,  jujubes,  au  milieu 
desquels  trône  un  œuf  de  verre  rempli  de  graines  de 


368  •  LA    NOUVELLE   REVUE   FRAMÇAISE 

cacao  ;  l'étalage  d'un  tailleur  auquel  moulés  sur  des 
fonds  blancs  obliques  des  pantalons  rayés  et  des  vestons 
cintrés  frappent  de  stupeur  les  âmes  sensibles  à  ce  pro- 
dige qu'un  vêtement  suffise  à  soi-même  ;  l'étalage  d'un 
second  tailleur  constitué  de  pièces  de  drap  de  trois  ou 
quatre  gris,  du  fer  à  la  perle,  de  chiné  beige,  rouge  et 
vert,  à  carreaux  petits  et  grands,  obliques  ou  droits  et 
pointillés  de  tous  acabits  ;  l'étalage  d'un  orthopédiste, 
mains  coupées,  corsets  barbares,  chaussures  chinoises 
avec  les  affireux  plâtres  des  diverses  sortes  de  pieds  con- 
trefaits, béquilles  évocatrices  des  sorcières,  et  bandages 
hideux  qui  déshonorent  des  Vénus  de  Milo  de  plomb 
doré;  l'étalage  d'une  fabrique  de  machines  à  coudre, 
bêtes  féroces  au  milieu  desquelles  se  hasardent  des 
ouvrières  dompteuses  (si  seulement  j'avais  la  chance 
d'en  voir  dévorer  une)  ;  l'étalage  d'un  coiffeur-parfu- 
meur avec  ses  cires  blousées  de  soie  rose,  ses  fers  à 
friser,  ses  flacons  d'essences  aux  noms  entièrement 
créés,  le  buste  du  Monsieur  décoré  dont  les  cheveux,  la 
barbe  sont  blancs  du  côté  droit  et  noirs  du  côté  gauche. 
Enfin  il  y  a  là  l'entrée  de  l'Hôtel  Meublé,  entre  des 
plantes  vertes,  où  vient  aboutir  directement  l'escalier  au 
tapis  gris  à  marges  rouges,  aux  tringles  de  cuivre  ;  sous 
le  titre  bleu  et  blanc  qu'une  lampe  à  gaz  éclaire,  ce  seuil 
s'ouvre  avec  une  discrétion  professionnelle  sans  que  le 
visage  d'aucun  portier  retienne  le  passant  de  le  franchir. 
Sous  le  toit  de  verre  qui  garde  ce  lieu  des  intempéries, 
le  promeneur  sentimental  se  trouve  assez  retranché  du 
monde  pour  se  laisser  aller  à  ses  fantaisies,  assez  voisin 
de  lui  pour  emprunter  à  son  activité  industrielle  les 
éléments  d'un  enthousiasme  singulier. 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES    d'aILLEURS...  369 

Ce  promeneur,  c'est  Anicet  fils,  qui  parle,  mentalement 
et  non  pas  en  frappant  les  parois  de  sa  bouche  avec  sa 
langue,  en  soufflant  l'air  de  ses  poumons  sur  ses  cordes 
vocales  et  en  agitant  ses  lèvres  comme  font  puérilement  les 
acteurs  dans  les  pièces  de  théâtre  :  «  Décor  où  se  com- 
plaît ma  sensibilité,  je  te  baptise  Passage  des  Cosmora- 
mas.  J'ai  parmi  mes  vieux  jouets  une  boîte  de  prestidi- 
gitation où,  sur  des  étagères  garnies  de  miroirs  de 
métal,  sont  rangés  les  gobelets,  les  muscades,  la  baguette 
jaune  et  noire,  les  mouchoirs  de  couleur,  les  pièces  de 
cinq  francs  à  l'effigie  de  Napoléon  III  multipliables  à 
volonté,  tout  l'attfrail  d'un  transfigurateur  des  mondes. 
Ce  lieu  en  est  l'image,  et  tout  s'offire  à  ma  guise  pour 
y  transposer  la  vie.  Aux  devantures,  les  inscriptions  ne 
demandent  qu'à  changer  de  sens,  et  si  je  lis  :  ici  on 
parle  anglais,  l'humble  boutique  dévient  pour  moi  un 
endroit  mystérieux  où  l'on  s'assemble  pour  se  croire  en 
Grande  -  Bretagne  :  merveilleux  subterfuge  dont  je 
demeure  saisi.  Les  majuscules  sur  les  glaces  des  maga- 
sins se  muent  en  troublants  hiéroglyphes.  Les  noms 
propres  des  fabricants  prennent  des  significations  mena- 
çantes. Le  faux-jour  qui  naît  du  conflit  des  lampes  aux 
vitrines  et  de  la  clarté  blafiirde  du  plafond,  permet  toutes 
les  erreurs  et  toutes  les  interprétations.  Quel  étrange 
aspect  revêtent  chez  l'orthopédiste  ces  appareils  trop 
bien  faits,  sinistres  imitations  de  la  nature  même, 
démons  qui  attendent  un  amputé  pour  le  posséder  en 
s'interposant  entre  sa  volonté  et  la  vie.  Ecris,  main 
de  bois,  dit  le  manchot,  mais  elle  continue  à  se 
déplacer  suivant  son  grand  axe,  avec  une  précision 
mécanique,  sans  tenir  compte  des  observations.  Tout  à 


370  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

coup  le  Dialheureux  infirme  s'aperçoit  que  ce  qui  bouge 
au  bout  de  son  bras  mutilé,  c'est  un  horrible  scor- 
pion qui  tourne  lentement  sur  soi-même.  Pour  qu'il 
m'épargne,  je  lui  offre  les  fruits  des  îles  à  l'étalage  de 
l'épicier.  Du  rose  au  rouge  et  au  violet,  ils  prennent 
l'apparence  de  viandes  bleues,  et  les  figues  fendues 
saignent  comme  de  jolis  cancers.  Les  racines  d'ignames 
se  multiplient,  rampent,  courent,  montent  et  toute  une 
forêt  vierge  éclot  de  l'œuf  de  verre  où  les  graines  de 
cacao  gardaient  les  parfums  des  Indes  et  des  Amériques. 
De  la  boutique  du  naturaliste,  qui  jusqu'ici  me  passait 
inaperçue,  s'échappe  la  faune  qui  peuple  les  branches, 
les  taillis,  les  lianes,  en  tout  point  semblable  à  celle  des 
figures  dans  les  livres  de  prix.  Mais,  rat  musqué, 
casoar,  loutre,  eider,  petit  gris  ou  carabe  doré,  tous 
conservent  en  recouvrant  la  vie  ce  caractère  poussié- 
reux des  animaux  empaillés.  La  végétation  se  développe 
tellement,  les  bêtes  deviennent  si  nombreuses,  que  je 
me  sens  enserré,  étouffé,  étranglé  et  que  des  êtres  ver- 
miculaires  me  frôlent  le  visage,  que  des  pattes  d'insectes 
s'insinuent  sous  mes  vêtements,  que  la  nature  m'en- 
vahit. J'ai  beau  me  dire  que  l'illusion  me  tient,  que  ces 
ramages  n'existent  qu'à  la  devanture  du  marchand  de 
papiers  peints,  que  le  crissement  des  ongles  des  chacals 
sur  les  feuilles  mortes,  le  hurlement  des  loups  blancs,  le 
sifflement  des  boas  constrictors  se  réduisent  au  bruit 
des  machines  à  coudre,  que  l'homme  mangé  par  le  tigre 
qui  n'en  a  laissé  que  le  buste  est  une  réclame  de  tein- 
ture pour  les  cheveux,  j'ai  beau  me  dire  que  je  ne  cours 
aucun  danger,  l'épouvante  me  gagne  à  force  d'imagina- 
tion.   Comment  sortir  de  la  forêt  ?  Je  ne  sais  pas  les 


TOUTES   CHOSES  EGALES   D  AILLEURS...  37I 

mots  magiques  qui  feraient  évanouir  le  charme.  Avec 
angoisse  je  regarde  autour  de  moi  sans  rien  apprendre. 
Tout  à  coup  une  inscription  me  saute  aux  yeux.  Je  la 
lis  tout  haut  :  VÊTEMENTS  TOUT  FAITS  ET  SUR 
MESURE.  Le  sort  est  rompu,  merci  mon  Dieu,  je  suis 
sauvé.  Je  n'ai  pas  cessé  de  me  trouver  dans  le  Passage 
où  se  complaît  ma  sensibilité.  Seulement  il  fait  nuit 
dans  le  monde  et  les  magasins  ont  gagné  la  bataille  de 
l'électricité  contre  le  jour.  Parce  que  je  reviens  d'un 
long  voyage,  je  contemple  le  paysage  avec  des  yeux 
d'étranger,  sans  bien  comprendre  sa  signification  ni  me 
faire  une  idée  nette  du  point  de  l'espace  et  du  moment 
des  siècles  où  je  vis.  Sans  doute,  à  ma  droite,  à  ma 
gauche,  les  mannequins  des  deux  tailleurs,  les  corps 
qui  animent  ces  habits  visibles,  n'en  ont  pas  non  plus 
notion.  Leurs  têtes,  leurs  jambes,  leurs  mains  sont  vrai- 
semblablement restées  dans  une  autre  époque.  Je  m'y 
transporte,  et  par  un  curieux  renversement  des  valeurs  je 
n'aperçois  plus  autour  de  moi  que  des  mains,  des  jambes, 
des  tètes,  des  chapeaux,  des  gants,  des  pantalons  démodés. 
Mais  quel  style  adoptent  donc  ces  êtres  fragmentaires  ? 
Aux  gibus,  aux  escarpins,  je  reconnais  le  Second  Empire. 
Je  suis  entre  deux  haies  de  boursiers  et  gandins  :  l'un 
en  habit  de  nankin  bleu  barbeau  revient  de  conduire 
en  tilbury  dans  l'Allée  de  l'Impératrice;  l'autre,  les 
favoris  à  l'autrichienne,  cravaté  jusqu'au  menton,  la 
serviette  de  chagrin  sous  le  bras,  siffle  un  quadrille  que 
ses  pieds  scandent  déjà  ;  celui-ci  est  un  milord  ;  ce  qua- 
trième porte  un  pantalon  collant  cuisse  de  nymphe  émue, 
un  gilet  de  velours  et  des  bagues  à  tous  les  doigts  ;  on 
reconnaît  à  la  presse  qui  l'entoure  que  ce  beau  merle-ci 


372  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

est  un  couturier  ;  ce  cavalier  un  peu  trop  brun  appar- 
tient à  la  suite  de  l'Empereur  du  Brésil  ;  ce  joli  cœur, 
ce  cocodès...  mais  place  aux  dames  !  Voilà  les  parta- 
geuses,  qui  se  mettent  de  la  partie.  On  ne  les  distingue 
pas  au  visage:  elles  sont  uniformément  coiffées  en 
bandeaux  comme  la  divine  Eugénie.  On  les  classe 
d'après  leurs  robes  dont  les  noms  sont  au  goût  du  jour  : 
Lady  Rowena,  Stéphanie,  Rendez-vous  bourgeois,  Des- 
démone,  L'Absence,  Camille,  Les  Repentirs,  Sans-Souci, 
Pensez-y  toujours.  Le  Torrent.  Qu'arrive-t-il  donc  ? 
Toutes  les  femmes  se  précipitent  vers  un  nouvel  arri- 
vant. Qui  me  dira  son  nom  ?  La  rumeur  le  murmure  : 
Palikao,  Palikao,  c'est  le  futur  ministre  de  la  guerre, 
le  plus  charmant  homme  de  l'Etat.  Il  semble  qu'on 
n'attendait  que  lui  pour  tirer  les  ficelles.  Voici  toute  la 
foule  qui  se  met  à  danser.  Les  couples  se  font  vis-à-vis, 
sautent,  saluent,  chahutent.  On  saisit  subitement  pour- 
quoi le  bas  des  pantalons  épouse  les  mollets  des 
hommes  à  voir  ceux-ci  passer  le  pied  par-dessus  la  tête 
de  leur  danseuse.  Quelle  musique  joue-t-on  là,  elle  a  le 
diable  au  corps.  Les  entrechats  s'accélèrent.  Le  bal 
devient  général.  11  n'y  a  que  moi  qui  fais  cavalier  seul. 
Bousculé  par  tout  le  monde,  je  ne  sais  plus  où  me  garer  ; 
cet  air  de  bastringue  me  trotte  par  la  tête,  il  faut  bien 
que  je  danse  aussi.  Vite,  une  femme.  Toutes  sont 
prises,  je  reste  désemparé.  Justement  de  la  Parfumerie 
sort  celle  que  j'attendais  :  elle  a  seize  ans  et  un  costume 
à  la  Moresque.  Tout  de  suite,  je  l'engage  pour  la 
mazourke  à  cause  de  son  ingénuité.  Mais  nous  dansons 
le  cancan.  Quelle  fougue  elle  y  apporte.  Je  ne  m'imagi- 
nais pas  qu'on  pût   lever  si   haut  la  jambe.    La   Parfu- 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES    d'aILLEURS...  373 

meuse  naïve  replie  la  cuisse  et  la  détend  d'un  seul  coup 
comme  un  ressort,  le  pied  pointé  en  avant,  qui  vient 
donner  contre  ma  poitrine  et    m'envoie   de  surprise  à 
quelques  pas.  Dès  que  je  suis  remis  de  mon  émotion, 
nous  renouons  le  motif  et   nous  rapprochons  corps  à 
corps.  Par  exemple,  je   me  demande  un  peu    ce    que 
ce  petit  démon   me   fait   danser   là.   Il   n'y  a    pas   de 
nom  pour  ces  cabrioles,  ces  tours  de  force,  ces  voltiges. 
Comment  puis-je  suivre  ces  pas  que  j'ignore  ?  Toute  la 
société  fait  cercle  autour  de  nous.  Je  ne  sais  quelle  force 
me  pousse,  on  jurerait   que  j'ai  dansé   ce   charivari-là 
toute  ma  vie.   Exaltante  gymnastique,  chaque   passade 
me  permet  de  mieux  connaître  une  des  merveilles  de 
ma  partenaire.  La   fermeté  de  ses  seins   ne  peut  plus 
m'échapper,  maintenant  que  je  soulève  ce  corps  par  la 
taille  et  qu'ensuite  je  le  ramène  contre  moi.  Comment 
ne  pas  apprécier  ses  bras,  noués  autour  de  mon  cou  pour 
la  figure  suivante  ?  Je  ne  parle  pas  des  intimes  contacts. 
L'assemblée  applaudit,  et,  fort  de  son  approbation,  ivre 
de   la  beauté  qui   s'abandonne  à   moi,  je  continue  cet 
exercice.  Cependant  ma  danseuse  demeure  mon  guide, 
et    quand    les    mouvements     nous    rapprochent,    elle 
m'enseigne  en  ces  termes  l'art  et  la  volupté  : 

«  Le  sentiment  qui  t'anime,  qui  te  porte,  qui  te  pos- 
sède, sans  que  tu  le  puisses  définir,  s'appelle  désir  en 
français,  mot  dont  la  traduction  latine  est  précisément 
le  nom  même  de  l'amour.  Par  ce  trait  ingénieux,  les 
anciens  marquaient  que  ce  mouvement-là  fait  tout  le 
prix  de  cette  passion-ci.  Le  désir  se  réduit  à  l'attente  de 
la  volupté,  accompagnée  de  la  représentation  anticipée 
de  l'objet  de  notre  transport.   Sa  puissance   est   seule 


374  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

infinie,  et  non  celle  de  l'amour  ;  elle  transforme  à  son 
gré  les  imperfections  en  beautés,  interprète  les  données 
des  sens  suivant  l'idéal  que  nous  nous  proposons,  de  telle 
sorte  que  nous  le  réalisons  toujours  à  coup  sûr,  anéantit 
en  nous  les  préoccupations  étrangères  à  l'idée  qui  nous 
domine  et  simplifie  cette  psychologie  trop  complexe, 
obstacle  à  la  grandeur  de  nos  actions.  Ainsi,  par  un 
double  travail  dont  l'effet  paraît  immanquablement,  le 
désir  modifie  l'univers  et  nous-mêmes,  qu'il  embellit 
d'un  même  élan.  Sans  que  je  m'étende  autrement  sur 
des  détails  difficiles  à  pousser  à  la  lumière  dans  la  situa- 
tion où  nous  sommes,  tu  sauras  apercevoir  ici  quelle 
méthode  d'exaltation  je  viens  de  mettre  à  ta  portée  en 
te  dotant  de  quelques  principes  généraux.  Le  désir  seul, 
n'en  doute  pas,  me  fait  si  belle  et  te  transfigure  à  ce 
point  que  tu  devines  une  danse  dont  tu  ignorais  tout,  et 
que  les  hommes  font  cercle  pour  t'admirer,  encore  que 
le  plus  souvent  tu  passasses  pour  peu  plaisant  à  voir. 
Ne  te  sens-tu  pas  confondu  par  l'élégance  concertée  de 
nos  mouvements.  Les  figures  que  nous  dessinons  ici 
gardent  ce  caractère  hautain  des  conceptions  les  plus 
pures  de  l'homme,  bien  que  l'unique  sensualité  nous 
guide  vers  un  point  final,  facile  à  prévoir.  Le  souci 
de  la  composition  ne  saurait  mieux  balancer  nos  atti- 
tudes respectives,  car  tout  naturellement  le  désir  nous 
conduit  à  la  beauté.  L'accord  qui  paraît  entre  nous 
mène  graduellement  chacun  à  ne  plus  contempler  que 
l'autre.  Ainsi  sur  ces  peintures  de  la  comédie  italienne, 
deux  danseurs  très  grands  et  tenant  la  toile  presque 
entière  compensent  leurs  gestes  respectifs,  tandis  que 
tout  au  bas  du  tableau  on  aperçoit  minuscule  et  loin- 


TOUTES    CHOSES    ÉGALES    d'aILLEURS...  375 

taine,  la  place  de  la  ville  avec  ses  maisons  à  colonnades 
et  les  passants  perdus  dans  cette  petitesse.  Remarque 
encore,  ô  bel  amant,  qu'au  cours  de  ce  morceau  d'élo- 
quence, ce  qui  nous  entoure  a  pris  l'aspect  que  lui 
prêtaient  mes  paroles.  Le  décor  où  se  meut  notre  sensi- 
bilité commune  se  croit  dans  l'obligation  de  se  plier  à 
notre  vision  du  monde.  Voici  que  nous  nous  trouvons, 
comme  des  partenaires,  perdus  dans  l'île  de  Robinson. 
Les  autres  hommes  et  les  villes  et  les  palais  sont  à  de 
telles  distances  qu'il  ne  vient  pas  à  Tesprit  d'y  songer.  Il 
ne  reste  plus  à  nos  pieds  qu'une  palmeraie  géante  que  la 
perspective  atténue  à  n'en  faire  qu'un  bouquet  d'herbe. 
Pour  simpHfier  le  paysage,  il  suffit  de  nous  rapprocher. 
Mais  à  ce  moment  de  la  danse,  un  nouveau  sens  inter- 
vient dans  l'imagination  que  nous  nous  faisons  de  l'autre. 
Le  di\-in  toucher  bouleverse  nos  représentations.  Laissons 
durer  ce  point  extrême  du  désir.  Nous  commençons  à 
nous  connaître,  avec  lenteur,  immobiles,  craignant  de 
perdre  le  pouvoir  d'éterniser  nos  jeux,  d'anah^ser  nos 
corps  et  de  damner  nos  âmes.  Tremblant  émoi  de  cet 
arrêt  mutuellement  consenti  qui  nous  épuise  sans  nous 
vaincre.  Un  instant  semble  nous  suspendre.  Mais  dans  la 
courbe  de  mon  bras,  au  pli  du  coude,  à  peine  bleue,  tu 
aperçois  une  étoile  tatouée,  signe  mystérieux  qui  t'attire 
vers  moi.  Tu  as  bougé,  le  charme  est  rompu,  je  ne  peux 
plus  attendre,  ni  toi-même.  Appuie  tes  lèvres  sur  le 
signe,  rouges  sur  bleu,  et  serre-moi.  Murmure  encore 
avant  de  me  saisir  le  nom  que  j'aime  dans  l'amour  : 
Lulu.  Mais  qu'attends-tu  maintenant  que  ma  tête  est 
renversée,  et  mes  cheveux.  Ah  prends  tes  aises.  « 
Docilement  je  me   conforme  aux  enseignements  de 


376  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

cette  tendre  beauté,  si  semblables  à  ceux  de  la  nature 
qu'elle  la  personnifie  à  mes  yeux.  Je  sens  des  points  de 
moi-même  naître  à  une  vie  de  laquelle  je  ne  les  eusse 
pas  cru  capables.  Le  plaisir  s'étire  doucement,  se  pro- 
page, se  précise,  se  prolonge  avec  toute  la  fantaisie  géo- 
graphique d'un  fleuve  sinueux.  Je  puis  dire  tout  à  coup 
que  la  volupté  débute,  et  plein  de  la  leçon  que  je  viens 
d'écouter  j'annonce  en  ces  termes  la  nouvelle  à  ma  cama- 
rade :  «  Lulu  )).  Elle  n'hésite  pas  à  frissonner,  je  cours 
après  son  soufl^e  et  tandis  qu'elle  s'échappe  des  dimen- 
sions coutumières,  je  me  perds  sans  m'en  rendre  compte 
au  centre  des  sensations.  » 

Anicet  junior  se  tait  au  moment  même  qu'il  passe  du 
désir  à  sa  satisfaction.  Tout  d'abord  sa  pensée  trop 
faible  l'abandonne  au  sein  de  la  matière.  Puis  il  par- 
vient à  un  paroxysme  fugitif,  auquel  il  demeure  comme 
une  machine  au  point  morr,  comme  un  navire  au  som- 
met de  la  vague.  Et  brusquement  tout  s'écroule  sous 
lui.  Il  sent  ce  petit  trouble  qu'on  éprouve  en  ascenseur 
à  la  descente.  Il  pense  avec  à-propos  qu'il  a  faim,  que 
les  petits  pains  au  beurre  sont  des  objets  de  délectation, 
et  qu'il  se  trouve  dans  une  situation  ridicule  dont  il  ne 
se  croit  pas  l'énergie  de  sortir.  Un  certain  agacement 
lui  vient  de  sacrifier  banalement  à  une  tristesse  prover- 
biale, et  pour  racheter  la  vulgarité  dans  laquelle  il  est 
tombé,  notre  héros  se  tourne  vers  le  monde  extérieur  et 
le  regarde.  Justement  voici  Monsieur  son  père,  dont 
l'entrée  était  dès  longtemps  préparée,  qui  lève  les  bras 
au  ciel  et  ne  peut  plus  ignorer  la  polissonnerie  de  sa 
progéniture.  Voici  le  rassemblement  classique,  avec  ses. 
figurants  habituels.  \''oici  les  vieilles  filles  qui  contem- 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES    d'aILLEURS...  377 

plent  l'inconduite  du  jeune  homme,  qu'elles  décorent, 
à  l'instar  des  journaux  du  lendemain,  de  noms  sylvestres 
et  mythologiques.  Voici  dans  l'indignation  la  plus  vive 
tous  les  autres  personnages  de  Guignol  :  le  Commissaire 
ceint  de  son  écharpe  et  qui  représente  ici  l'ordre,  la  loi, 
la  Société  ;  le  gendarme  qui  se  fait  une  haute  idée  de 
sa  mission  ;  le  propriétaire  qui  s'en  prend  à  Tolstoï  de 
l'immoralité  de  ses  contemporains  ;  le  brigand  calabrais 
lui-même  qui  ponctue  d'un  Diavolo  traditionnel  l'affir- 
mation qu'on  ne  devrait  offenser  la  pudeur  qu'à  huis- 
clos  ou  dans  la  campagne.  Il  n'est  pas  jusqu'au  crocodile 
qui  ne  verse  un  pleur  sur  la  perversion  de  la  jeunesse. 
Au  milieu  de  la  réprobation  générale,  Anicet  fils  ne  perd 
pas  le  sentiment  de  sa  dignité.  Il  se  rajuste  d'un  geste 
plein  de  noblesse  qui  ramène  un  instant  son  attention 
sur  la  parfumeuse  endormie.  A  vrai  dire,  il  manifeste 
quelque  étonnement,  sans  néanmoins  se  laisser  aller  à 
une  mimique  de  mauvais  goût,  lorsqu'il  constate  qu'en 
retournant  à  l'époque  actuelle  sa  séductrice  a  repris 
cinquante  années  d'âge  qu'elle  avait  omis  d'accuser.  Ses 
cheveux  sont  teints  au  henné,  le  fard  ne  masque  pas 
ses  rides,  il  ne  faut  pas  être  grand  clerc  pour  juger  ses 
dents  trop  parfaites,  ni  ses  charmes  trop  avantageux. 
Anicet  trouve  ce  spectacle  écœurant,  d'autant  plus  qu'il 
ne  peut  douter  qu'on  l'ait  trompé  à  bon  escient.  Il  s'en 
veut  d'avoir  prêté  une  attention  quelque  peu  soutenue 
à  des  ruines,  belles  encore,  mais  qu'on  se  vexe  d'avoir 
prises  pour  un  palais  confortable.  Ainsi  elle  lui  ment 
effrontément,  profite  du  désarroi  dans  lequel  le  met  le 
décor,  et,  sous  prétexte  de  lui  enseigner  à  considérer 
l'univers,  surprend  sournoisement  son  innocence.  Une 

25 


37^  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

perfidie  si  noire  mérite  un  châtimenr  immédiat  :  Anicet 
soulève  la  tète  de  la  vieille  impudique,   et  sans  autre 
procès  lui  tord  proprement   le   cou.  Ce  dernier  point 
n'émeut  pas  tant  la  population  présente  que  ne  l'a  fait 
l'attentat   scandaleux   à    la  morale   publique.    Certains 
fantoches  soulignent  avec  horreur  le  raffinement  parti- 
culier qu'il  existe  à  outrager  les  bonnes  mœurs  sur  la 
voie  publique,  précisément  devant  la  porte  d'un  Hôtel 
Meublé  où  pour  la  somme  infime  de  deux  francs  l'on 
eût  trouvé  les  moyens  de  dissimuler  à  l'honnête  peuple 
de  Paris  des  intempérances  tolérables  seulement  à  moins 
de  trois  spectateurs.  Poussés  aussi  bien  par  les  exigences 
de  la  conscience  publique  que  par  celles  de  leurs  fonc- 
tions,   le   Commissaire   et    le    gendarme    s'avancent   et 
procèdent    à   l'arrestation   du    jeune   libertin.    Celui-ci, 
avec  toute  la  réserve  qu'une  telle  éventualité  comporte, 
les  assure  de  sa  parfaite  soumission.  A  ce  moment,  la 
scène  est  envahie  par  les  machinistes  qui  la  transforment 
en  tribunal    à  l'aide  de   quelques   bancs,   de  quelques 
greffiers  et  de  quelques  municipaux.    Les    juges  font 
leur  apparition,   avec  la  toge,   la  toque  et   l'hermine, 
mais  sans  se  porter  à  d'autres   excentricités.   La   foule 
prend   place  dans  les  devantures  des  boutiques  tandis 
qu'Anicet    se    félicite    d'un    jugement    rendu   au    lieu 
même  du  crime,   et,  si  l'on  peut  dire,  au   milieu   de 
ses  circonstances  atténuantes.  Le  cérémonial  de  la  pro- 
cédure  l'enchante  :   il  ne    sait  comment   remercier  les 
juges  du  spectacle   gratuit  qu'ils  lui  donnent.  Il  goûte 
comme  un  morceau  du  plus  délicieux  humour  le  dis- 
cours en  trois  points  de  son  avocat  qui  plaide  la  folie. 
Il  apprécie  à  sa  juste  valeur  l'énergie  du  procureur  qui 


TOUTES   CHOSES   ÉGALES    D  AILLEURS...  379 

requiert  contre  lui  avec  une  fougue  cicéronienne.  Enfin 
quand  on  lui  demande  sacramentellement  son  avis  per- 
sonnel, Anicet  se  lève,  et  sur  le  ton  d'urbanité  que 
nous  lui  connaissons,  expose  à  la  cour  la  véritable 
version  d'un  incident  déplorable,  où  lui-même  fut  le 
premier  lésé,  le  premier  leurré,  le  premier  désabusé.  Il 
prend  à  témoins  les  divers  étalages  qui  l'entourent,  et 
qui  sont  tous  légèrement  fautifs  dans  cette  aventure, 
pour  expliquer  au  tribunal  d'une  façon  primesautière  et 
pittoresque  la  marche  des  événements.  Il  ne  dédaigne 
dans  son  brillant  exposé  ni  quelques  redondances  rhéto- 
riques, ni  cet  esprit  un  peu  mordant  qui  lui  vaut  le 
plus  souvent  des  succès  d'estime.  Mais  l'auditoire  ne 
semble  pas  se  laisser  convaincre,  et  sur  l'assurance  du 
Docteur  qu'Anicet  est  fou,  mais  inoffensif,  on  rend  notre 
jeune  orateur  à  sa  famille  avec  des  conseils  hydrothéra- 
piques  que  celle-ci  met  à  profit  en  lui  intimant  l'ordre 
de  voyager.  Au  finale,  tandis  que  la  foule  massée  à 
gauche  entonne  un  chant  injurieux  pour  le  voyageur  et 
que  ses  parents  au  premier  plan  à  droite  baissent  triste- 
ment la  tête  de  honte,  on  voit  Anicet  s'éloigner  dans  le 
fond  d'un  air  allègre,  un  bâton  sur  l'épaule  et  toute  sa 
fortune  dans  un  mouchoir  noué  au  bout  de  ce  bâton  : 
une  montre  en  or,  cadeau  maternel,  un  centimètre  en 
ivoire,  don  de  son  père,  le  mépris  général  et  quelques 
principes  de  philosophie.  Et  comme  il  n'y  a  pas  de  rideau 
pour  clore  le  spectacle,  on  se  contente  d'un  manque 
opportun  d'électricité  qui  vient  rappeler  bien  à  propos 
à  l'honorable  société  qu'il  n'est  comédie  si  légère  ni 
badinage  si  superficiel  qui  ne  nous  doive  faire  souvenir 
de  ce  que   la  lumière  n'appartient  que  passagèrement 


380  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

aux  hommes  et  de  ce  que  les  plaisirs  dont  nous  nous 
croyons  le  mieux  assurés  sont  précisément  les  plus  illu- 
soires et  les  plus  éphémères.  » 

«  Je  n'ai  point  goûté  comme  vous  faites,  dit  Arthur, 
l'ordonnance  un  peu  trop  théorique  de  votre  récit.  Mais 
si  j'ai  quelques  fois  baillé  durant  sa  préface  et  son  expo- 
sition, vous  conviendrez  que  j'ai  marqué  l'attention  la 
plus  vive  à  toute  la  dernière  partie,  qui  m'a  particuliè- 
rement touché  pour  une  raison  que  vous  ignorez  et  dont 
il  faut  que  je  vous  éclaircisse.  A  l'étoile  bleue  de  son 
bras,  au  diminutif  intime  qu'elle  aimait,  et  surtout  à  la 
nature  de  ses  propos,  je  n'ai  pu  méconnaître  en  la  per- 
sonne de  votre  parfumeuse  cette  même  Gertrud  dont  je 
vous  ai  tout  à  l'heure  entretenu.  Elle  ne  possédait  plus, 
d'après  la  fin  de  votre  histoire,  cet  éclat  incomparable  et 
cette  fraîcheur  qui  la  mettaient  au-dessus  de  toutes  les 
femmes  et  de  toutes  les  louanges  au  temps  déjà  lointain 
de  nos  amours.  Je  ne  pourrais,  m'étant  toujours  tenu 
au  courant  de  ses  aventures,  m'étonner  qu'une  fille  aussi 
galante  ait  pu  vous  faire  illusion  avec  si  peu  d'atouts 
dans  son  jeu.  Mais  je  vous  sais  gré  de  l'avoir  fait  dispa- 
raître :  elle  commençait  à  encanailler  ma  mémoire  et  à 
rouler  avec  le  premier  venu  dans  les  lieux  les  moins 
propices  au  respect  que  j'eusse  aimé  qu'on  lui  portât. 
Elle  enseignait,  vous  l'expérimentâtes,  Monsieur,  à  tort 
et  à  travers  à  tous  les  croquants  les  méthodes  qu'elle 
tenait  de  moi  et  qu'elle  galvaudait  sans  scrupule  pour 
se  tailler  auprès  des  jeunes  gens  une  façon  de  popularité. 
Aussi  ne  me  restc-t-il  plus  qu'à  vous  remercier  de  ce 
service  involontaire  et  du  compte-rendu  que  vous  m'en 
avez  fait  avec  tout   l'art  désirable,  malgré  ce  petit  ton 


TOUTES    CHOSES   ÉGALES    d'aILLEURS...  38 1 

pédant  dont  vous  ne  savez  pas  assez  vous  défendre^  qui 
ne  vous  passera  qu'avec  l'âge  et  qui  n'est  au  demeurant 
qu'un  travers  bien  minime  que  vous  pardonnerez  sans 
peine  à  un  barbon  de  relever.  » 

«  Je  n'aurais  garde  de  m'en  formaliser,  répondit  en 
souriant  Anicet,  mais  ce  qui  me  tient  assez  désagréable- 
ment à  cœur  pour  la  minute,  c'est  d'apercevoir  à  notre 
rencontre  et  aux  propos  que  nous  avons  échangés  un 
sens  caché,  prétentieux,  ambitieux,  qui  dépasse  sans  le 
moindre  souci  des  proportions  le  cadre,  somme  toute 
un  peu  mesquin,  des  conversations  de  table  d'hôte,  en 
un  mot,  pour  parler  grec  et  clairement  m'exprimer  :  un 
symbole.  Je  le  dégagerai,  si  vous  y  consentez,  dans  le 
désir  d'en  faire  prompte  justice.  Nous  représentons  ici 
l'un  et  l'autre  aussi  bien  que  nous  le  pouvons  deux 
générations  différentes.  Si  la  vôtre  avait  besoin  pour  se 
développer  de  passer  tout  d'abord  par  les  bras  d'une 
Hortense,  qui  figurera  selon  votre  fantaisie  la  conception 
commune  de  l'univers  ou  la  poésie  romantique,  la 
mienne  qui  dès  le  collège  fut  initiée  à  ces  Hortenses, 
débuta  dans  la  vie  par  l'amour  de  Gertrud.  Cette  dame, 
la  plus  belle  de  votre  époque  et  l'idéal  de  vos  contem- 
porains, quand  vous  l'avez  abandonnée  pour  réaliser 
votre  destinée  personnelle,  s'est  graduellement  mise  à  la 
portée  de  tous  au  fur  et  à  mesure  que  ses  charmes  se 
flétrissaient.  Un  moment  elle  a  pu  me  retenir  comme 
Hortense  fit  vous-même,  et  me  berner  de  quelques 
fantasmagories  d'un  autre  âge.  Cela  ne  sut  que  m'attirer 
la  haine  des  épiciers  de  ce  temps  et  un  sort  assez  sem- 
blable à  celui  qui  vous  échut  après  l'aventure  de  l'enter- 
rement.  Mais,   quand  je   m'aperçus   de    quels  philtres 


382  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

licmodés  je  faisais  usage,  je  ne  persistai  pas  dans  mon 
erreur  et  partis  à  la  recherche  de  l'idée  moderne  de  la 
vie^  de  la  ligne  même  qui  marquait  l'horizon  de  vos 
contemporains.  Après  avoir  comparé  le  cycle  révolu  de 
vos  jours  à  celui  commençant  des  miens,  il  ne  nous  reste 
plus,  Monsieur,  à  ce  que  je  crois,  qu'à  nous  séparer, 
emportant  de  cette  rencontre,  moi  la  leçon  de  votre 
exemple  et  le  désir  de  trouver  dans  l'avenir  m.a  Gertrud 
et  ma  Viagère  (c'est  là  tout  le  sujet  de  cette  histoire), 
vous  le  souvenir  de  vos  seules  amours  et  l'incompréhen- 
sion totale  d'une  jeunesse  qui  n'est  plus  la  vôtre.  »  ' 

LOUIS    ARAGON 


I .  Ces  récits  constituent  les  chapitres  I  et  II  d'Anùet  ou  le  Pano- 
rama, roman  (à  paraître). 


« 


CRITERIUM    DES 
NOVICES   AMATEURS 


A  Lucien  Dubech 

qui  mangea  du  laurier  rose  sur  le 

tombeau  d'Amvcus. 


Soudain  l'irruption  des  corps  est  pareille  à  l'éclatement 
de  l'orchestre. 

Trente  fois  croisés  dans  la  rue,  si  je  me  doutais 
qu'aussi  beaux  qu'à  la  palestre  ! 

Je  crois  en  Dieu  1 


Ils  s'avancent  sans  s'approcher,  loin  derrière  leurs  bras 
tendus, 

la  tête  rejetée  en  arrière  comme  les  aveugles  ou  les 
statues 

de  satyres  qui  par  là  symbolisent  la  joie  de  l'ivresse 
dyonisiaque, 

et  l'un  et  l'autre  ont  aussi  peur  de  la  défense  qu'ils 
ont  peur  de  l'attaque. 


384  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Plus  qu'aucune  danse  au  monde,  'Son  brusque  chan- 
gement de  garde  est  beau, 

mais  il  n'est  pas  aimé  du  public  à  cause  de  l'aristo- 
cratie de  sa  peau, 

polie  comme  à  la  pierre  ponce,  et  fondante,  et  bril- 
lante de  pâleur, 

et  diaphane  comme  le  Paros  qui  est  allumé  à  l'inté- 
rieur. 

Tout  ce  qui  disparaît  et  reparaît  et  se  transforme  à 
chaque  seconde  !• 

Sur  sa  poitrine  et  sur  son  dos  à  chaque  seconde  c'est 
un  nouveau  monde. 

Mais  rien  que  là,  car  ses  jambes  sont  à  peine  dégros- 
sies comme  aux  jeunes  chiens, 

encore  empâtées  d'enfance,  et  le  modelé  de  ses  genoux 
ne  vaut  rien. 

Lors  Reby  de  cuivre  rouge,  son  adversaire,  en  parfait 
détachement, 

Reby  la  Musaraigne,  sombre  et  chaud  comme  le  soleil 
couchant, 

les  jambes  droites  et  fendues,  bondit,  et  ses  péroniers 
latéraux 

jaillissent  comme  les  tendons  d'une  sauterelle  ou  les 
nervures  des  végétaux. 

O  corps  tels  exactement  que  Dieu  les  verra  ressus- 
cites 

s'il  est  vrai  que  nous  devons  l'être  dans  l'état  de  notre 
plus  grande  beauté, 

ô  nobles  corps  ! 


CRITERIUM    DES    NOVICES    AMATEURS  385 

Gauche  doublé  de  Reby  au  menton,  et  crochet  du 
droit  sur  le  cou, 

(je  ris  du  clignement  de  ses  yeux  au  moment  où  il 
encaisse  le  coup). 

Il  encaisse,  mais  vif  comme  l'éclair,  il  riposte  en  re- 
mise du  droit  au  flanc. 

Voilà  !  Tu  l'as  bien  coupée,  sa  profonde  puissance  de 
déplacement  ! 

Encore  !  Tu  as  trouvé  ton  coup  !  Travaille-le  avec  des 
crochets  aux  côtes. 

Encore  !  Tu  l'as  arrêté  !  —  Regardez  son  estomac  qui 
tressaute  !  — 

Le  ring,  les  cordes,  l'arbitre  tressautent  comme  cet 
estomac  et  ce  cœur. 

Walton  frappe  du  poing  sur  le  rebord  :  God  !  Ycur 
boy  s  a  merry  little  fighter  ! 

Time. 


Douce  est  l'eau  sur  son  corps  qui  brûle  et  sa  vie  par- 
tout appuyée. 

Les  trois  cordes  posent  leurs  trois  ombres  sur  les  ver- 
tèbres de  l'échiné  mouillée, 

blanche,  imberbe  et  reflétante  comme  le  pur  ivoire 
césarien. 

Tout  autour  que  devient  la  France  ?  Mais  ici  vraiment 
on  est  très  bien. 

Ce  quelque  chose  de  déboutonné,  sans  une  pensée, 
que  reposant  ! 

Et  pas  de  pli  au  pantalon,  et  le  col  mou  et  pas  de 
gants. 


38e  LA   \OUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

J'ai  laissé  V Action  Française  à  ma  place  et  mon  voisin 
lit  le  Populaire. 

Ça  ne  fait  rien,  on  est  copains  tout  de  même,  il  s'en 
fait  pas  pour  ça,  le  frère. 

Que  de  plaisir  ! 


Debout,  corps  pareils  à  tant  de  corps  qui  furent  tués, 

corps  que  demain  peut-être  au  fond  de  la  tranchée 
nouvelle, 

je  relèverai  avec  mes  mains  coutumières  des  frater- 
nités, 

debout,  joie  éternelle  ! 


Allons,  les  voici  en  garde,  sournois,  brassant  l'air,  tis- 
sant l'air, 

si  nets  et  propres  et  onduleux  comme  s'ils  bougeaient 
au  fond  de  la  mer, 

(sauf  que  la  corde  où  il  s'appuya  met  une  barre  rouge 
sur  ses  omoplates). 

Les  cinq  doigts  de  ses  grands  dentelés,  comme  si  un 
lion  l'avait  pris  dans  ses  pattes, 

dressent  la  force  de  la  poitrine  au-devant  du  cœur 
bien  abrité, 

—  ô  femmes,  qu'il  est  difficile  à  atteindre,  ce  cœur, 
derrière  un  tel  bouclier  ! — 

Translucide  ainsi  qu'un  savon  de  glycérine  arrivé  à 
sa  fin, 

luisant  comme  luisait  le  Parthénon,  de  nitre,  d'huile, 
de  cire  et  de  parfum. 


CRITERIUM    DES   NOVICES   AMATEURS  387 

les  grands  droits  et  obliques  de  l'abdomen,  et  ce  corset 
cuirassé  d'insecte 

divisent  le  temple  inspiré  construit  par  le  divin  archi- 
tecte. 

Les  veines,  les  os,  les  muscles  le  font,  tandis  qu'il  va 
luisant, 

fouillé  comme  une  matière  orfévrée  par  un  amoureux 
artisan,  ^ 

dont  la  seule  paille  serait  peut-être  au  bas  de  cette 
nuque  couleur 

d'abricot  frais  la  marque  brune  du  bouton  de  col 
rouillé  par  la  sueur. 

Homme  !  le  plus  noble  des  Anges  qu'ait  soufflé  Dieu  1 


Hé  là  !  le  voilà  dans  les  cordes,  et  le  sang  sur  le  corps 
frais  lavé, 

et  les  cordes  longtemps  frissonnantes  alors  que  lui 
déjà  s'est  relevé. 

Le  moindre  petit  calicot  prendrait  place  au  milieu  des 
Vivants 

par  la  seule,  sainte  et  splendide  soudaine  apparition  de 
son  sang. 

D'une  seconde  à  l'autre,  très  distincte,  j'ai  l'impression 
d'une  bataille  perdue. 

Qu'a-t-il  ?  Au  lieu  de  répondre,  il  remonte  sa  culotte 
avec  ses  mains  pattues. 

Et  sa  garde  ?  Il  se  couvre  !  Et  ces  grands  bras  stupides 
qui  fauchent  ! 


388  \  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Bien  !  Au  bout  de  deux  rounds,  il  s'aperçoit  enfin  qu'il 
a  un  gauche  ! 

Encore,  ton  gauche  !  Encore,  ton  gauche  !  Ah, 
malheur  !  Vin-fighting  le  secoue  ! 

Et  pourtant,  tout  cela  sans  que  le  rouge  une  fois 
monte  à  ses  joues. 

—  God  /  sa  y  s  J  Val  ton  puffîng,  sce  the  diicky  dncking  ! 
W'hy,  find  an  opening,  step  inside  of  bis  bloio  ! 
Nûw  youre  in  thc  right  place,  ducky,  set  a  fast  pace, 
Land  a  hook  in  bis  face  !  Dont  you  see  be  guards  loiv  ? 

Il  sourit.  Comme  dans  les  tirs  forains,  le  zouave 
sonne  un  petit  air  si  on  le  touche, 

à  chaque  fois  qu'il  est  bien  touché,  un  pauvre  sou- 
rire dans  l'instant  crispe  sa  bouche. 

Il  vague  avec  des  bras  tendus,  tel  qu'un  honmie  à 
demi-endormi, 

il  s  appuie  contre  celui  qui  le  frappe  comme  à  l'épaule 
de  son  meilleur  ami. 

D'un  regard  douloureux  vers  l'arbitre  il  implore  qu'on 
fasse  cesser  ça, 

mais  moi,  si  j'étais  l'arbitre,  je  sais  bien  que  je  n'arrê- 
terais pas  le  combat. 

Bien  souvent,  moi  aussi,  j'ai  été groggy  devant  un  être. 

i 

Des  femmes  crient  derrière  moi.  Le  gaz,  comme  un 
mourant,  bat  dans  l'air. 

Toujours,  comme  un  rocher  que  couvre  et  découvre 
la  mer. 


CRITERIUM    DES   NOVICES   AMATEURS  389 

quand  le  corps-à-corps  se  défait,  je  me  serre  en  voyant 
reparaître 

cette  chose  sanglante  qui  sourit. 

Time.  Je  monte.  Sous  ma  main  son  corps  brûle  d'une 
façon  effra3'ante. 

(Sur  ma  manche  pleuvent  les  duvets  de  la  serviette- 
éponge  qui  l'éventé). 

Dieu  !  Quelque  chose  de  physique  m'éloigne  de  ce 
garçon  fourbu. 

Vraiment,  c'est  plus  fort  que  moi,  je  ne  peux  pas  sup- 
p'orter  les  vaincus. 

Epongeant  les  cheveux  durs  et  sous  le  vague  regard 
exténué, 

je  lui  dis  :  «  Mon  cher  garçon,  tu  l'as  voulu,  il  faut 
continuer». 

Et  je  sens  (effrayante  est  la  façon  dont  l'essoufflement 
le  fait  battre) 

son  reproche  parce  qu'il  n'a  que  trois  soigneurs  alors 
que  son  adversaire  en  a  quatre. 

On  lui  présente  de  l'eau,  mais  il  refuse  cette  eau  rouge 
de  ijang. 

Refuse  cette  eau. 

Pales,  aux  visages  de  perle,  mains  tordues,  je  vois  pal- 
piter et  mourir 

ces  anglaises  et  ces  américaines  si  ingénues  dans  l'acte 
de  s'offrir. 

Car,  tournoyant,  dans  cette  extrême  déchéance  il  est 
toujours  pareillement  beau. 


390  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  la  plèbe  exulte,  car  on  ne  l'aime  pas,  j'ai  dit  pour- 
quoi, à  cause  de  sa  peau. 

Chère  plèbe,  moi,  ne  t'ai-je  pas  aimée  dans  le  désordre 
des  fins  de  séance,  % 

quand  les  troisièmes  passent  aux  premières  et  que  le 
gaz  défaille  et  s'élance  ? 

Huit  secondes  encore  il  titube.  A-t-il  conscience  du 
mot  que  jeta 

le  taciturne  docteur  roumain  à  la  bouche  de  Mala- 
testa, 

et  du  geste  millénaire  de  son  bras  levé  pour  la 
grâce, 

et  du  jaillissement  triomphal  hors  le  vainqueur  qui 
traverse  et  l'embrasse  ? 

Qu'on  le  descende  ! 


Et  je  sens  que  se  dessèche  et  se  recroqueville  mon 
amitié, 

et  malgré  moi  je  me  détourne,  pas  assez  pour  ne  pas 
voir  qui  pendent 

ces  jambes  blanches  et  sanglantes  de  petit  esclave 
crucifié, 

HENRY   DE  MONTHERLANT 


SHAKESPEARE  : 

ANTOINE  ET  CLEOPATRE' 


ACTE   V 


SCENE   PREMIERE 

(^Métne  lien  qu'à  la  dernière  scène  de  l'acte  précédent). 

(^Aii  petit  matin.  —  Deux  serviteurs  entrent, 
encore  à  demi  endormis  ;  ils  font  un  peu  d'ordre 
et  relèvent  les  rideaux  devant  le  jour  naissant. 
Antoine  se  soulève  de  la  couche  où  il  repose, 
tout  vêtu,  auprès  de  Cléopâtre.  Il  traverse  la 
scène  et  appelle  au  dehors  :) 


Antoine.  —  Eros  !  Eros  !  mon  armure. 
Cléopâtre.  —  Dors  encore  un  moment. 
Antoine.  —  Non,  ma  gazelle,  Eros  !  Eros,  Allons  ! 
viens.  Mon  armure. 

(Eros  entre,  apportant  l'armure.) 

I.  Voir  la  XouveJle  Revue  Française  des  lei"  juillet  et  ic'  août  1920. 


392  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Viens,  mon  brave  :  apporte  cette  cuirasse  et  aide-moi 
à  me  revêtir.  Si  la  fortune  se  détourne  de  nous  aujour- 
d'hui, c'est  bien  que  nous  l'aurons  bravée.  Allons  ! 

Cléopatre.  —  Permets-moi  de  t'aider  :  où  accroche- 
t-on  ça  ? 

Antoine.  —  Laisse  !  Laisse  !  Occupe-toi  d'armer  mon 
cœur.  —  Pas  ainsi.  Pas  ainsi.  Là.  Là. 

Cléopatre.  —  Doucement.  Bien.  Je  veux  aider. 
Est-ce  assez  serré  ? 

Antoine.  —  A  présent,  à  nous  la  victoire  !  Suis-je 
bien,  mon  bon  camarade?  Va  t'équiper. 

Eros.  —  A  l'instant,  cher  Seigneur. 

Cléopatre.  —  Na  !  Cela  n'est-il  pas  bien  bouclé  ? 

Antoine.  —  A  ravir.  Et  malheur  à  celui  qui  tente- 
rait de  le  dégrafer  avant  l'heure  et  que  ne  m'y  invite  la 
soif  d'un  repos  bien  gagné.  Tu.  t'embrouilles,  Eros;  j'ai 
dans  la  reine  un  écuyer  plus  adroit  que  toi.  Fais  vite. 
O  mon  amour,  que  ne  peux-tu  me  voir  combattre, 
goûter  toi-même  à  ce  divertissement  royal.  Tu  verrais 
aujourd'hui  le  bon  artisan  que  je  suis. 

(Entre  un  ojficier  armé.) 

Bonjour,  toi.  Sois  le  bienvenu.  On  voit  à  ton  aspect 
que  tu  sais  le  métier  des  armes.  Le  travail  qui  nous 
plaît  nous  trouve  en  disposition  matinale  et  nous 
y  courons  pleins  de  joie. 

Premier  officier.  —  Un  millier  de  soldats,  ,  Sei- 
gneur, matinaux  comme  moi,  déjà  tout  harnachés,  vous 
attendent  aux  portes  de  la  ville. 

(Sonneries  de  clairons.  —  Entrent  des  soldais 
et  des  officiers.) 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  393 

Capitaine.  —  Un  beau  temps  ce  matin.  Salut,  mon 
Général. 

Tous.  —  Salut  !  Salut  ! 

Antoine.  —  Voilà  de  la  bonne  musique,  mes  petits. 
Ce  matin  radieux  est  pareil  à  l'enfance  de  quelqu'un  qui 
prétend  faire  parler  de  lui.  (à  Eros)  Bien,  bien.  Passe- 
moi  cela.  Non,  pas  ainsi.  Voilà,  {aux  serviteurs)  — 
Donne-moi  ta  main,  toi  ;  tu  m'as  toujours  été  fidèle  ;  et 
toi  aussi  ;  et  toi  ;  et  toi  ;  vous  m'avez  bien  servi  ;  vous 
avez  eu  des  rois  pour  collègues.  Que  ne  suis-je  aussi 
nombreux  que  vous,  et  que  n'êtes-vous  réunis  en  un 
seul  Antoine  ;  j'aurais  plaisir  à  vous  servir  aussi  bien 
que  vous  m'avez  servi. 

Serviteurs.  —  Aux  dieux  ne  plaise  ! 

Antoine.  —  Peut-être  ne  me  verrez-vous  plus,  ou  qu'à 
l'état  d'ombre  infirme  ;  et  peut-être  demain  devrez-vous 
suivre  un  autre  maître.  Pour  moi,  je  vous  regarde  tous 
comme  si  je  ne  devais  plus  vous  revoir. 

Cléopatre.  —  Qu'est-ce  qui  lui  prend  ? 

Eros.  —  Le  besoin  de  faire  pleurer  ses  amis. 

Antoine.  —  Mes  fidèles  amis,  je  ne  vous  congédie 
pas.  J'ai  comme  maître  épousé  votre  bon  service  et  ne 
m'en  déferai  qu'à  la  mort. 

(Les  serz'itcurs  fondent  en  larmes.) 

Eros.  —  A  quoi  pensez-vous,  mon  Seigneur,  de 
nous  attrister  ainsi  ?  Voyez-les  tous  pleurer  !  Et  moi, 
comme  un  âne  qui  aurait  brouté  de  l'oignon!  Vous 
allez  faire  de  nous  des  femmes. 

Antoine.  —  Ho  !  Ho  !  Ho  !  (//  rit)  Que  le  sphinx 
m'emporte  si  j'avais  ce  désir.  Mais  ces  larmes  désaltèrent 

26 


394  I-^   NOU\'ELLE   REVUE   FRANÇAISE 

mon  cœur.  Mes  généreux  amis,  vous  prêtez  à  mes 
paroles  un  sens  trop  douloureux  ;  ce  que  j'en  disais 
n'était  qu'à  titre  de  réconfort  au  contraire.  Sachez,  cliers 
coeurs,  que  j'ai  bel  espoir  pour  tantôt  ;  et  j'attends  du 
combat  la  victoire  et  la  vie,  plutôt  qu'une  mort  hono- 
rable. {A  Cléopâtre)  Madame,  adieu,  Soj'ez  heureuse 
quoi  qu'il  advienne.  Allons  !  un  baiser  de  soldat  !  A 
tourner  de  gracieux  compliments,  j'aurais  honte.  Je  vous 
quitte  comme  un  homme  bardé  de  fer.  Et  maintenant, 
qui  veut  combattre,  qu'il  me  suive  et  je  le  mène  au  bon 
endroit  !  Adieu. 

{Soldats  et  cJ^fs  précèdent  Antoine.^ 

Charmion  (à!  Cléopâtre).  —  Vous  plaît-il  qu'on  vous 
mène  à  votre  chambre  ? 

Cléopâtre.  —  Conduisez-moi.  Il  part  si  vaillamment  ! 
Si  seulement  César  se  mesurait  à  iui  seul  à  seul  !... 
Antoine  alors...  Mais  à  présent... 

(^Antoine  au  moment  de  sortir  est  arrêté  par  un 
soldat  qui  se  prosterne  devant  lui.') 

Soldat  {Le  même  qu'à  l'acte  HT).  —  Antoine  !  que 
les  dieux  aujourd'hui  te  favorisent  ! 

Antoine.  —  Je  te  reconnais,  mon  brave.  Plût  aux 
cieux  que  j'eusse  écouté  ta  voix,  l'autre  jour,  et  l'élo- 
quence de  tes  blessures  quand  tu  me  suppliais  de  ne  pas 
me  fier  aux  flots. 

Soldat.  —  Tu  m'eusses  écouté,  que  les  rois  révoltés 
marcheraient  encore  à  ta  suite  et  l'officier  qui  t'aban- 
donna ce  matin. 

Antoine.  —  Qui  donc  a  pu  m'abandonner  de  si 
bonne  heure  ? 

SoLD.\T.  —  Un  homme  qui  t'était  cher  entre  tous. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  395 

Appelle  Enobarbus,  il  ne  t'entendra  pas  ;  ou,  du  camp 
<de  César,  répondra  :  «  Je  ne  suis  plus  des  tiens.  » 

Antoine.  —  Que  me  dis-tu  là  ? 

Soldat.  —  Il  a  rallié  César. 

Eros.  —  Sans  emporter  ni  ses  effets  ni  son  argent  ? 

Antoine.  —  Est-il  parti,  vraiment  ? 

Soldat.  —  Rien  de  plus  certain. 

Antoine.  —  Va,  mon  Eros,  occupe-toi  de  lui  faire 
parvenir  tout  ce  qu'il  possède.  Je  veux  qu'on  ne  lui 
retienne  pas  une  obole.  Ecris-lui,  je  signerai.  Une  lettre 
d'adieu  tout  affectueuse.  Je  souhaite  qu'il  n'ait  jamais 
plus  motif  de  changer  de  maître.  Dis-le  lui.  Ma  mau- 
vaise fortune  a  corrompu  d'honnêtes  gens  !  Hâtons-nous. 
Enobarbus  ! 

ÇIls  sorieut.) 

SCÈNE  II 
{Le  camp  de  César,  devant  Alexandrie.^ 

CÉSAR,  AGRIPPA,  MÉCÈNE,  ENOBARBUS 

(ce  dernier  un  peu  à  l'écart.) 

CÉSAR  {achevant  de  lire  une.  lettre^.  —  Il  me  traite 
d'enfant.  Il  morigène  comme  s'il  avait  le  pouvoir  de 
me  chasser  d'Egypte  ?  Il  a  battu  de  verges  mon  messager. 
Il  me  provoque  en  combat  singulier  :  César  contre 
Antoine.  Faisons  savoir  au  vieux  ruffian  qu'il  ait  à  faire 
choix  d'une  autre  façon  de  mourir  ;  et  qu'au  demeurant, 
j;e  me  moque  de  ses  menaces. 

Mécène.  —  César  peut  penser  que  pour  se  livrer  à 


396  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

de  pareilles  fanfaronnades,  ce  grand  capitaine  doit  être 

aux  abois.  Ne   le    laissez  pas  se  ressaisir,    et  mettez  à 

profit  sa  démence.  La  fureur  est  de  mauvais  conseil. 

CÉSAR.  —  Annoncez  à  mes  officiers  que  de  tant  de 

batailles  nous  allons  livrer  la  décisive.  Nous  comptons  à 

présent   dans  nos    rangs   d'anciens  amis  d'Antoine  en 

nombre  suffisant  pour  s'emparer  de  sa  personne.  Je  veux 

qu'on  me  l'amène  prisonnier.  Veillez  à  régaler  d'abord 

mon  armée  ;  nous  avons  des  munitions  en  abondance, 

et  mes    hommes    ont  bien    mérité   de    mes   largesses. 

Pauvre  Antoine!  Agrippa,  c'est  à  toi  d'engager  Taction. 

Tu   m'as   bien  compris  :  je  veux  qu'Antoine  soit  pris 

vivant.  Fais-le  savoir. 

Agrippa.  —  Tu  seras  obéi. 

(//  sort.) 

César.    —    Le    temps  de    la    paix   universelle    est 

proche.  Que  ce   jour  nous  soit  seulement  favorable,  et 

sur  la  terre  tripartite  verdoiera  de  nouveau  librement 

l'olivier. 

(Entre  lin  messager'). 

Messager.  —  Antoine  est  arrivé  sur  le  champ  de 
bataille. 

César.  —  Va  ;  recommande  à  Agrippa  de  placer  les 
déserteurs  à  l'avant-garde  afin  qu'Antoine  épuise  sur 
lui-même,  en  quelque  sorte,  sa  fureur. 

(7/^  sortent.) 

Enobarbus.  —  Alexas  a  trahi.  Envové  en  Tudée  charç^è 
de  mission  par  Antoine,  il  a  persuadé  le  grand  Hérode 
de  se  rallier  à  César  et  d'abandonner  Antoine  son  maître. 
En  récompense  de  quoi  César  l'a  fait  pendre.  Canidius 
et  tous  ceux  que  jj'ai  vu  tourner  briJe  ont  obtenu  de 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  397 

César  un  emploi  ;  mais  ils  n'ont  pas  sa  confiance.  J'ai 
mal  agi  ;  je  m'en  accuse  sincèrement  et  sais  que  désor- 
mais je  ne  connaîtrai  plus  k  joie. 

(Entre  un  soldai  de  César.) 

Soldat.  —  Enobarbus,  Antoine  vous  a  fait  expédier 
tous  vos  trésors,  et  qu'ont  encore  grossis  ses  largesses. 
Son  messager  est  venu  sous  ma  garde  ;  dans  votre  tente 
il  décharge  à  présent  ses  mulets. 

Enobarbus.  —  Va  !  Je  te  fais  cadeau  de  ce  qu'ils 
portent. 

Soldat.  —  Vous  croyez  que  je  plaisante,  Enobarbus  ; 

mais  je  vous  dis  la  vérité.  Vous  feriez  même  bien  d'escorter 

le  messager  jusqu'à  la  sortie  du  camp  ?   Je  l'aurais  fait 

moi-même  si   l'on    ne  m'attendait  pas  à   mon    poste. 

Votre  empereur  continue   à  se  conduire  en  véritable 

Jupiter. 

(//  sort.) 

Enobarbus.  —  Ah  !  Je  suis  l'être  le  plus  abject  de  la 
terre,  et  je  le  sens  comme  pas  un.  Antoine,  grand  cœur 
intarissable,  comment  aurais-tu  payé  mon  ton  service, 
•si  tu  couronnes  d'or  ma  vilenie.  Ceci  gonfle  mon  cœur. 
Si  le  remords  ne  suffit  pas  à  le  briser,  nous  chercherons 
quelque  moyen  plus  prompt.  Mais  le  remords  y  suffira, 
je  le  sens.  Que  contre  toi,  moi  je  combatte  ?  Non,  non. 
Je  veux  chercher  quelque  fosse  où  pourrir.  La  plus 
immonde  est  la   mieux  assortie  à  cette  conclusion  de 

ma  vie. 

(//  sort.  Entrent  en  ttiniulte  des  soldats  ;  lani- 
hours  et  trompettes.) 

Agrippa,  —  Il  faut  battre  en  retraite,  nous  nous 
rsommes  engagés  trop  avant,  César  lui-même  a   de  la 


598  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

tablature.    Leur  résistance  dépasse   tout  ce  qu'on   eût 
cru. 

(Ils  fuient.) 

{Entrent  Aniline  et  Scarus  blessé.  Le  bruit  du 

combat  continue.) 

Scarus.  —  Oh  !  mon  brave  empereur,  voilà  ce  qui 
s'appelle  combattre  !  Si  nous  avions  su  nous  tenir  ainsi 
dès  le  début,  nous  les  aurions  reconduits  chez  eux  et 
chacun  aurait  eu  son  compte. 

Antoine.  —  Tu  saignes  abondamment. 
Scarus.  —  J'avais  ici  une  entaille   en  forme  de  T, 
qui  maintenant  est  faite  comme  un  H. 

ÇLcs  soldats  de    César  au  fond  de  la  sccu-e 
fuient.') 

Antoine.  —  C'est  la  déroute. 

Scarus.  —  Nous  les  poursuivrons   dans   des  trous. 
J'ai  place  encore  pour  six  blessures. 
{Entre  Eros.) 

Eros.  —  Les  voici  battus,  Seigneur.  Et  notre  avan- 
tage prend  tout  l'aspect  d'une  belle  victoire. 

Scarus.  —  C'est  plaisir  que  de  leur  tailler  des  crou- 
pières. Talonnons  ces  fuyards.  Courons-leur  sus, 
comme  à  des  lièvres. 

Antoine.  —  Pour  ta  joyeuse  humeur,  je  te  promets 
une  récompense,  et  dix  pour  ta  vaillance.  —  Viens- 
t'en. 

Scarus  {boitant).  —  Je  vous  suis  de  mon  mieux. 
(Symphonie  héroïque.) 

(Revient  Antoine,  suivi  de  quelques  chefs  et  de 
Scarus.) 

Antoine.  —    Nous  les  avons   renfoncés  dans  leur 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  399 

camp.  Cours  au-devant  de  la  Reine,  et  raconte  lui  nos 
exploits. 

(Cléopâirc  et  sa  suite  apparaissent  dans  le  fond 

de  la  scène.) 

Demain  matin,  dès  avant  le  lever  du  soleil,  nous 
achèverons  de  les  saigner.  Mes  valeureux  amis,  je  vous 
rends  grâces  à  tous;  vous  avez  bien  battu;  et  non  pas 
comme  pour  la  cause  d'un  autre,  mais  chacun  faisant  de 
ma  cause  la  sienne.  Chacun  dô  vous  s'est  montré  vail- 
lant comme  Hector. 

Rentrez  en  ville,  embrassez  vos  femmes,  vos  amis  ; 
dites-leur  vos  prouesses.  Que  leurs  larmes  de  joie  lavent 
le  sang  caillé,  et  que  leurs  lèvres,  avec  vénération,  se 
vienneîit  poser  sur  les  lèvres  de  vos  blessures,  (à  Scarus) 
Donne-moi  ta  main. 

(Cléopâirc  venant  sur  le  devant  de  la  scène.) 

Je  veux  présenter  ta  valeur  à  cette  grande  enchante- 
resse et  que  sa  louange  te  récompense.  O  toi,  jour  de  ce 
monde,  enchaîne  avec  ton  bras  .mon  cou.  Viens  sur 
mon  cœur,  sur  mon  cœur  tout  armé,  et  chevauche  à 
travers  ma  cuirasse,  en  triomphe  sur  ses  bondissements. 

Cléopatre.  —  Roi  des  Rois  !  O  héroïsme  sans  limites, 
ton  retour  souriant  échappe  aux  embûches  des  homm.es. 

Antoine.  —  Mon  rossignol.  Nous  les  avons  chassés  jus- 
qu'à leurs  lits.  Oui,  ma  fille  !  (//  lève  son  casque  et  montre  ses 
cheveux)  Bien  que  les  gris  soient  quelque  peu  mêlés  aux 
bruns,  nous  avons  gardé  de  la  cervelle  assez  pour  raidir 
encore  nerfs  et  muscles  et  pour  damer  le  pion  aux  jou- 
venceaux. 

Vois  ce  guerrier.  Accorde  ta  main  favorable  à  sa  lèvre. 
Vas-y  d'un  baiser,  brave.  A  le  voir  combattre  aujour- 


400  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

d'hui  on  eût  dit  quelque  dieu  vengeur  qui,  par  haine, 
eût  pris  leur  forme  pour  les  détruire. 

Cléopatre.  —  Ami_,  tu  recevras  une  cuirasse  d'or 
qui  couvrit  la  poitrine  d'un  roi. 

Antoine.  —  Il  la  mérite,  quand  elle  serait  escarbou- 
clée  et  pareille  au  char  du  soleil.  Donne-moi  ta  main;  à 
travers  Alexandrie,  menons  notre  joyeux  cortège,  avec 
nos  boucliers,  balafrés  comme  nous.  Je  convierais  à 
souper  toute  l'armée  si  seulement  le  grand. palais  était 
assez  vaste.  N'importe!  nous  ferons  carrousse  et  boirons 
à  ce  jour  de  demain  qui  nous  promet  royal  péril  encore. 
Clairons,  sonnez  !  Qu'une  clameur  d'airain  emplisse  à 
Tassourdir  la  ville.  Mariez-y  vos  roulements,  tambours  ! 
Car  l'applaudissement  de  la  terre  et  du  ciel  doit  éclater 
à  notre  approche. 

(^Musique  triomphale.') 

SCÈNE  III 

Extrémité  du  Camp  de  César.  —  //  fait  nuit. 
Des  sentinelles  veillent. 

Premier  Soldat.  —  Si  nous  ne  sommes  pas  relevés 
d'ici  une  heure,  il  nous  faudra  rallier  le  corps  de  garde; 
la  nuit  est  claire  ;  et  l'on  doit  livrer  bataille  dès  deux 
heures  du  matin. 

Second  Soldat.  —  La  journée  d'hier  a  été  dure  pour 

nous. 

{Entre  Enoharlms). 

Enobarbus.  —  Sois  mon  témoin,  ô  nuit  ! 
Troisième  Soldat.  —  Quel  est  cet  homme  ? 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  4OI 

Second  Soldat.  —  Silence,  écoutons-le. 

Enobarbus.  —  Assiste-moi,  lune  bienveillante.  Quand 
les  traîtres  plus  tard  seront  voués  à  l'exécration  par  la 
mémoire  vindicative  des  hommes,  témoigne  que,  devant 
ta  face  brillante,  le  misérable  Enobarbus  s'est  re- 
penti. 

Premier  Soldat.  —  Enobarbus  ! 

Troisième  Soldat.  —  Paix  !  Ecoute  ! 

Enobarbus.  —  Souveraine  bergère  des  profondes 
mélancolies,  que  ton  poison  subtil  m'imbibe,  et  que  ma 
vie,  que  je  sens  me  trahir  à  son  tour,  déserte  enfin 
mon  corps.  Ah  !  que  tu  viennes  enfin  te  briser,  lâche 
cœur,  contre  le  silex  acéré  de  ma  faute.  Tout  séché  de 
chagrin,  puisses-tu  te  réduire  en  cendres,  échappant  aux 
malsaines  pensées.  Antoine,  Antoine,  plus  généreux  que 
ma  révolte  n'est  infâme,  pourvu  que  toi,  secrètement, 
tu  me  pardonnes,  que  sur  le  grand  registre  du  monde, 
mon  nom  s'inscrive,  le  nom  d'un  traître,  d'un  trans- 
fuge   Antoine  !  Oh  !  Marc  Antoine  ! 

Second  Soldat.  —  Parlons-lui. 

Premier  Soldat.  —  Prêtons  l'oreille  encore,  car  ce 
qu'il  raconte  pourrait  bien  intéresser  César. 

Troisième  Soldat.  —  Ecoutons.  Mais  il'semble  s'être 
endormi. 

Premier  Soldat.  —  Evanoui  plutôt.  Car  jamais  si 
lugubre  prière  n'a  conduit  personne  au  sommeil. 

Second  Soldat.  —  Approchons-nous. 

Troisième  Soldat.  —  Réveillez-vous,  eh  l'ami  !  Par- 
lez-nous ! 

Second  Soldat.  —  Entendez-vous  ? 

Premier  Soldat.   —  La  main  de  la  mort  l'a  saisi. 


402,  LA   NOUVELLE    RE\UE   FRANÇAISE 

(Tambours).  Ecoute  !  les  tambours  battent  le  réveil. 
Emportons  dans  le  camp  ce  malheureux.  C'est  un 
personnage  de  marque.  Viens.  Notre  quart  est  plus  qu'a- 
chevé. 

Troisième   Soldat.  —  Allons  1   II  peut  encore  cd 

revenir. 

(Entre  Antoine  et  Scartis^  puis  Varniéc.') 

Antoine.  —  Tous  leurs  préparatifs  sont  de  nouveau 
sur  mer,  décidément  nous  ne  leur  plaisons  pas  sur  terre 
ferme. 

ScARUS.  —  Ils  sont  prêts  à  la  fois  sur  mer  et  sur  terre. 
Seigneur. 

Antoine.  —  Que  ne  puis-je  également  dans  l'air  et 
le  feu  les  poursuivre  !  Toujours  est-il  que  notre  infan- 
terie tient  le  pied  de  cette  colline.  Mes  ordres  sont 
donnés  à  la  flotte,  elle  a  déjà  quitté  la  rade.  De  là-haut 
nous  pouvons  admirer  leur  déplacement  et  la  rencontre.. 
(Ils  sortent). 

(César  traverse  avec  son  armée  l'autre  extrémité 
de  la  scène.) 

CÉSAR.  —  A  moins  d'être  attaqués,  pas  de  combat 
sur  terre.  Et  je  doute  qu'il   nous  attaque  ;  car  le  meil- 
leur de  ses  fbrces  est  embarqué.  Gagnons  les  vallées  et 
conservons  nos  avantages. 
(Ilspassent.) 
(Trois  paysans  descendent  de  h  colline.) 

Premier  Paysan.  — Non.  Ils  ne  s'étaient  pas  encore 
abordés.  De  la  lisière  du  bois  de  pins,  là-haut,  j'ai  fort 
bien  pu  les  voir,  dans  la  clarté  de  la  lune,  doubler  le 
cap.  Mais  peut-être  qu'ils  se  sont  rencontrés  maintenant. 

Deuxième  Paysan.  —  On  dit  que  des  oiseaux  ont  fait 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  4O3 

leur  nid  dans  les  agrès  des  galères  égyptiennes.  Les 
augures  consultés  n'ont  pas  voulu  se  prononcer  ;  mais 
on  dit  qu'ils  font  la  gi'imace. 

Troisième  Paysan.  —  On  dit  qu'Antoine  est  tour  à 
tour  bouillant  et  abattu.  Que  par  accès  sa  fortune  inquiète 
l'ernplit  ou  de  crainte  ou  d'espoir  selon  qu'il  regarde 
ce  qui  lui  reste  encore,  ou  ce  qu'il  a  déjà  perdu. 

(//j"  sorlenl.  —  Antoine   redescend  de  la  col- 
line.) 

Antoine.  —  Tout  est  perdu.  La  perfide  Egyptienne 
m'a  trahi.  Ma  flotte  s'est  aussitôt  rendue  ;  de  là-haut^ 
j'entendais  leurs  cris  de  joie  et  je  les  ai  vus,  jetant  en  l'air 
leurs  bonnets,  s'embrasser  comme  des  amis  longtemps 
perdus  qui  se  retrouvent.  Triple  putain  !  C'est  toi  qui 
m'as  vendu  à  ce  novice.  Ah  !  mon  cœur  désormais  ne 
fait  plus  la  guerre  qu'à  toi.  (A  Scariis  qui  l'a  rejoint.^  Dis- 
leur à  tous  de  fuir.  Car  après  que  je  serai  vengé  de 
ses  charmes,  tout  sera  dit.  Dis-leur  de  fuir.  Va. 

(Scarus  sort.  Le  ciel  se  colore  ci  s'éclaire.  C'est 

l'aurore.^ 

Soleil,  tu  m'apparais  pour  la  dernière  fois.  C'est  ici 
qu'Antoine  prend  congé  de  la  Fortune.  En  être  venu  là  ! 
Tous  les  cœurs  qui  jappaient  et  frétillaient  à  mes  talons 
et  dont  les  vœux  attendaient  de  moi  leur  provende,  vont 
à  présent  caracoler  près  de  César.  Tous  apportent  l'encens 
à  son  éclosion  ;  le  chêne  vieillissant  perd  jusqu'à  son 
écorce,  lui  qui  les  abritait  tous  autrefois.  Je  suis  trahi. 
Ame  douteuse  de  rEg}'ptienne,  enchanteresse  mortelle 
dont  le  regard  armait  ou  désarmait  mon  bras,  dont 
les  seins  formaient  ma  couronne,  mon  ciel...  en 
parfaite    gipsy,   à   ce   jeu    de  pair  et   impair   tu  m'as 


404  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mené  jusqu'au  cœur  même  de  la  détresse.  Holà  !  Eros  ! 
Eros  ! 

{Enlrcut  Clcopâlre  et  ses  suivaiiles.  —  Elles  se 
iieunciil  à  l'extrême  gauche  de  la  scène.) 

Antoine.  —  Encore  toi,  Magicienne  !  Arrière. 

Cléopatre,  —  Pourquoi  mon  maître  se  débat-il  ainsi 
contre  son  amour  ? 

Antoine,  -t-  Disparais  !  ou  je  fais  justice,  et  César 
est  volé.  C'est  derrière  son  char  qu'est  ta  place,  attachée 
et  traînée  en  butte  aux  huées  de  la  populace,  toi,  la  plus 
grande  honte  des  temps.  Qu'on  t'exhibe  à  la  manière 
d'un  monstre  ;  les  plus  pauvres  paieront  pour  te  voir  ; 
on  te  montre  déjà  du  doigt  ;  la  patiente  Octavie  prépare 
depuis  longtemps  ses  ongles  pour  te  lacérer  le  visage. 

Cléop.\tre.  —  Soutenez-moi.  Il  est  plus  furieux 
qu'Ajax  frustré  du  bouclier  d'Achille.  Plus  redoutable 
qu'un  sanglier  traqué. 

Charmion.  —  Réfugions-nous  dans  le  tombeau  des 
Ptolémées  ;  nous  en  condamnerons  l'entrée  et  ferons 
dire  que  vous  êtes  morte.  L'âme  ne  s'attache  pas 
au  corps  plus  fortement  qu'à  ce  qui  faisait  sa  gran- 
deur. 

Cléopatre.  — Au  tombeau.  Oui,  nous  lui  ferons  dire 
par  Mardian  que  je  me  suis  donné  la  mort,  et  que  le 
dernier  mot  que  j'ai  prononcé  fut  :  Antoine.  Il  fau- 
dra lui  dire  cela  sur  un  ton  bien  pathétique.  Mardian 
viendra  nous  raconter  comment  il  supporte  ma  mort. 

(  Clcopâ  trc  dispa  rai  t.) 

Antoine.  —  Ah  !  tu  fais  bien  de  fuir,  s'il  est  vrai  que 
vivre  est  un  bien.  Pourtant,  si  j'épuisais  sur  toi  ma 
fureur,  ta  seule  mort  en  épargnerait  mille.  —  Eros  ! 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  405 

Holà  !  —  Je  sens  sur  moi  l'ardente  tunique  de 
Nessus  !  Hercule  !  s'il  est  vrai  qu'en  moi  tu  reconnais 
ton  sang,  enseigne-moi  comment  tu  sus  lancer 
Lychas  par-dessus  les  cornes  de  la  lune,  et  qu'à  l'exem- 
ple de  ta  main,  qui  sut  manier  la  massue,  cette  main 
sache  en  finir  enfin  avec  moi-même.  Mais  elle  doit 
mourir  aussi,  la  sorcière.  A  ce  garçon  romain,  la  garce 
m'a  vendu,  et  c'est  sous  son  complot  que  je  succombe^ 

Elle  mourra.  Eros  !  Eros  ! 

(Entre  Eros.) 

Eros  !  peux-tu  me  voir  encore  ? 

Eros.  —  Parbleu  !  Seigneur  ! 

Antoine.  —  Parfois  nous  voyons  un  nuage  prendre 
l'aspect  d'^un  dragon,  d'un  lion,  d'un  ours  ;  parfois  quel- 
que vapeur  errante  offre  l'image  d'une  tour,  d'un  châ- 
teau, d'un  racher  crénelé,  d'une  montagne  abrupte,  ou 
d'un  promontoire  azuré  couvert  d'arbres,  que  notre  œil 
abusé  voit  chanceler  dans  l'air.  As-tu  bien  observé  par- 
fois ces  crépusculaires  fantômes  ? 

Eros.  —  Certes,  Seigneur. 

Antoine.  —  A  l'instant,  c'était  un  cheval,  puis,, 
fuyant  comme  la  pensée,  ce  n'est  plus  rien  ;  cela  se 
fond,  se  résorbe,  ainsi  que  de  l'eau  dans  de  l'eau. 

Eros.  —  Oui,  mon  Seigneur. 

Antoine  —  Eros,  cher  brave  enfant.  Ton  maître 
désormais  n'a  pas  plus  de  réalité  que  ces  apparences  ;. 
ici  je  suis  peut-être  Antoine,  mais  je  ne  puis  maintenir 
plus  longtemps  cette  forme  visible,  mon  enfant  ;  oui, 
j'ai  combattu  pour  l'Egypte,  pour  cette  reine,  je  croyais 

que  j'avais  son  cœur,  car  elle  avait  le  mien ce  cœur 

qui   m'attirait   tant   de  cœurs,   lorsque   j'en    disposais 


40é  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

encore,  perdus,   perdus Elle,  Eros,  elle  a  foit  le  jeu 

de  César  et  triché  en  sorte  que  ma  propre  gloire  serve 

d'atout  à  l'ennemi.  Non  !  pas  pleurer  !  non,  doux  Eros. 

On  se  reste  encore  à  soi-même,   quand  à  soi-même  on 

prétend  mettre  fin. 

(Entre  Mardiaii.) 

Oh  !  ton  infâme  maîtresse,  elle  m'a  pris  jusqu'à  mon 
épée. 

Mardian.  —  Antoine,  non.  Ma  maîtresse  vous 
aimait  et  sa  fortune  épousait  indissolublement  la  vôtre. 

Antoine.  —  Eunuque  impudent  !  Silence.  Elle  a  trahi 
et  doit  mourir. 

Mardian.  —  Hélas  !  aucun  de  nous  ne  peut  mourir 
deux  fois,  La  pauvre  dame  s'est  déjà  acquittée  de  ce  soin. 
Sa  main  n'a  pas  voulu  laisser  à  la  vôtre  l'ennui  de  la 
tuer,  cf  Antoine  !  Mon  très  noble  Antoine  »,  disait-elle, 
et  ce  furent  ses  dernières  paroles.  Puis,  comme  elle  répé- 
tait encore  votre  nom,  un  sanglot  l'arrêta  dans  sa  gorge, 
où  il  demeura  suspendu  à  mi-chemin  entre  le  cœur  et 
les  lèvres  ;  de  sorte  qu'elle  meurt,  ensevelissant  en  elle 
votre  nom . 

Antoine.  —  Elle  est  morte  ! 

Mardian.  —  Morte. 

Antoine.  —  Eros,  désarme-moi.  Le  dur  labeur  du  jour 
est  fini.  Il  est  temps  de  dormir.  (A  Mardiafi).  Pour  prix  de 
son  message,  tiens-toi  pour  satisfait  de  repartir  vivant.  Va. 

(Mardian  sort.) 

Allons  !  dépouille-moi.  Les  sept  replis  de  la  cuirasse 
d'Ajax  ne  suflîraient  plus  à  comprimer  les  battements 
sauvages  de  mon  cœur.  Oh  !  que  mes  flancs  éclatent  î 
Brise  ton  enveloppe  précaire  !  Echappe  à  ta  prison,  mon 


SHAKESPEARE  :  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE  4O7 

cœur.  Eros,  allons  1  fais  vite.  C'en  est  fait  du  soldat. 
Emporte  cette  ferraille,  à  qui  parfois  pourtant  j'ai  fait 
honneur.  Va  !  laisse-moi  seul  un  moment. 

(^Eros  le  quitte.^ 

Je  vais  te  rejoindre,  ô  Cléopâtre,  je  vais  implorer  mon 
pardon.  Tout  délai  me  torture.  Une  fois  éteint  le  flam- 
beau, il  ne  reste  plus  qu'à  se  coucher,  sans  tâtonner  dans 
le  noir  plus  longtemps.  Mon  effort  désormais  ne  s'en 
prend  plus  qu'à  soi-même.  Il  faut  apposer  ici  notre  sceau  ; 
€t  que  tout  en  soit  dit.  —  Eros  !  —  Je  viens,  ô  ma  reine  ! 
—  Eros  !  —  Attends-moi  !  Sur  les  prés  semés  d'aspho- 
dèles, la  main  dans  la  main,  nous  irons.  Notre  démarche 
passionnée  fixera  le  regard  des  ombres,  Didon  et  son 
amant  Enée  jalouseront  notre  cortège.  —  Holà  !  Eros  ! 

Eros  ! 

{Eros  revient.') 

Eros.  —  Que  désire  mon  Seigneur  ! 

Antoine.  —  Depuis  que  Cléopâtre  est  morte,  j'ai 
vécu  dans  un  opprobre  à  faire  honte  aux  dieux.  Moi  qui 
façonnais  le  monde  à  coups  de  glaive  et  qui  sur  le  dos 
glauque  et  mouvant  de  Neptune  construisais  des  cités 
de  vaisseaux,  aurais-je  à  présent  moins  de  résolution 
qu'une  femme,  moins  moble  cœur  que  celle  qui  m'en- 
seigne à  présent  par  sa  mort  comment  on  se  déUvre  de 
César,  en  disant  :  «  Moi  seul  peux  disposer  de  moi  ». 
Eros,  tu  m'as  promis  que  lorsque  le  moment  viendrait, 
et  le  voici  certainement  venu,  où  je  ne  verrais  plus 
d'échappement  possible  à  l'horreur,  sur  ma  demande  tu 
me  tuerais.  Fais,  Il  est  temps.  Dis-toi  que  ce  n'est  pas 
moi  que  tu  frappes,  c'est  César  que  tu  frustres.  Allons  ! 
mets  un  peu  de  rouge  à  tes  joues. 


408  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Eros.  —  Que  les  dieux  m'en  préservent  :  quand  les 
flèches  ennemies  même  se  détournaient  de  toi,  j'ose- 
rais... 

Antoine.  —  Eros,  tu  préfères  du  haut  des  balcons  de 
Rome  contempler  ton  maître  déchu,  les  bras  liés, 
la  nuque  asservie,  le  front  incliné  sous  la  honte,  traîné 
derrière  le  trône  ambulant  de  Césa»",  pour  rehausser 
l'éclat  de  son  triomphe. 

Eros.  —  Jamais  je  ne  verrai  cela. 

Antoine,  —  Viens  donc.  Il  faut  qu'une  blessure  me 
guérisse.  Sors  cette  honnête  épée  qui  rendit  au  pays  tant 
de  services. 

Eros.  —  O  maître,  excusez-moi 

Antoine.  —  Lorsque  je  t'affranchis,  ne  m'as-tu  pas 
juré  d'obtempérer  à  cette  requête  ?  Fais-le  donc  ;  ou  je 
tiens  pour  néant  tous  tes  services  passés.  Qu'attends-tu  ? 
Frappe. 

Eros.  —  Détourne  alors  de  moi  ce  visage  où  respire 
toute  la  mxajesté  de  l'univers. 

Antoine  (^se  détournant').  —  Va. 

Eros.  —  Mon  épée  est  tirée. 

Antoine.  —  Qu'elle  accomplisse  en  hâte  sa  besogne. 

Eros.  —  Mon  maître  bien-aimé,  mon  roi,  mon  capi- 
taine, avant  le  coup  fatal,  ah  !  laissez-moi  vous  dire  : 
adieu. 

Antoine.  —  Bien  dit,  mon  compagnon,  adieu  ! 

Eros.  —  Dois-je  frapper? 

Antoine.  —  Frappe. 

Eros.  —  C'est  fait.  Ainsi  je  n'aurai  pas^à  te  pleurer. 

{Il  se  tue.) 

Antoine.  —  Ami   trois  fois  plus  noble  que  moi- 


SHAKESPEARE  :  ANTOINE  ET  CLÉOPATRE  4O9 

même  !  Tu  me  montres  comment  m'y  prendre  !  De  ma 
reine  et  de  toi,  vaillant  Eros,  je  vais  suivre  les  instruc- 
tions. La  mort  m'attend  comme  une  épouse,  le  lit  d'amour 
s'entr'ouvre...  Comment  faisais-tu  donc  Eros  ?  Je  suis 
donc  ton  élève,  et  voici  ce  que  tu  m'as  enseigné  (7/  se 
jette  sur  son  êpée^.  Quoi  !  je  ne  suis  pas  mort  ?  pas  mort  !... 
Gardes  !  ohé  !  gardes  !  Achevez-moi. 

(Entre  Dcrcctas  ci  des  gardes.) 

Premier  Garde.  —  Quel  est  ce  bruit  ? 

Antoine.  —  J'ai  mal  fait  mon  travail,  mes  amis. 
Tâchez  d'y  mettre  la  dernière  main. 

Second  Garde.  —  L'astre  est  tombé. 

Premier  Garde.  — Les  temps  sont  révolus. 

Troisième  Garde.  —  Malheur  !  Malheur  ! 

Antoine.  —  Ah  !  que  celui  qui  m'aime  m'achève. 

Premier  Garde.  —  Ça  non,  pas  moi. 

Second  Garde.  —  Moi  non  plus. 

Troisième  Garde.  —  Ce  n'est  pas  à  nous  qu'il  faut 
demander  ca. 

(Ils  sortent.) 

Dercétas.  —  ^Tes  revers  et  ta  mort  mettent  tes  ser- 
viteurs en  déroute.  Cette  nouvelle,  et  ce  glaive  que 
î'em porte,  seront  les  bienvenus  de  César  et  me  vau- 
dront un  bon  accueil. 

(Entre  Dioniède). 

Diomède.  —  Où  est  Antoine  ? 
Dercétas.  —  Ici,  Diomède,  ici. 
Diomède.  —  Vit-il  encore  ?  Pourquoi  ne  me  réponds- 
tu  pas  ? 

(Dercétas  sort.) 

27 


410  LA  NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Antoine.  —  Est-ce  toi,  Diomcde  ?  Tire  ton  glaive. 
Achève-moi,  tue-moi. 

DiOMÈDE. — Mon  maître  vénéré,  Cléopâtre  m'envoie 
vous  dire... 

Antoine.  —  Quand  t'a-t-elle  envoyé  ? 

DiOMEDE.  —  Je  la  quitte  à  l'instant. 

Antoine.  —  Où  donc  est-elle  ? 

DiOMÈDE.  —  Elle  s'est  enfermée  dans  le  tombeau  des 
Ptolémées.  —  Une  crainte  prophétique  s'est  emparée 
d'elle  lorsqu'elle  a  vu  que  vous  la  soupçonniez  —  ce 
qu'aux  dieux  ne  plaise  —  d'avoir  composé  avec  César,  et 
qu'un  injuste  ressentiment  vous  aveuglait,  elle  vous  fit 
annoncer  qu'elle  était  morte,  mais  craignant  sitôt 
ensuite  le  funeste  effet  de  cette  nouvelle,  elle  m'envoie 
vous  annoncer  la  vérité.  J'accours,  mais  je  crains  bien, 
trop  tard. 

Antoine.  —  Trop  tard,  mon  bon  Diomède.  Appelle 
ma  garde,  je  te  prie. 

Diomède.  —  Holà,  gardes  !  Eh  quoi  !  viendrez-vous  ? 
Le  maître  vous  appelle. 

{Eiitrcni  quaifc  ou  cinq  gardes  de  la  suite  d'Antoine.^ 

Antoine,  —  Mes  bons  amis,  portez-moi  jusqu'auprès 
delà  Reine.  C'est  le  dernier  service  que  je  requiers  de 
vous. 

Premier  Garde.  —  Calamité,  Seigneur,  que  vous  ne 
puissiez  vivre  plus  longtemps  que  nous  tous,  vos 
fidèles. 

Tous.  —  Jour  de  malheur  ! 

Antoine.  —  Mes  bons  compagnons,  n'accordez  pas  au 
destin  cruel  l'hommage  de  vos  larmes.  Accueillons  de 
bonne  grâce  ce  qui  nous  mortifie  et  mortifions  le  châti- 


SHAKESPEARE;    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  4II 

ment  en  souriant  de  ses  atteintes.  Soutenez-moi.  Je 
vous  ai  bien  souvent  conduits  ;  à  votre  tour,  vous,  por- 
tez-moi ;  oh  !  déjà  je  vous  remercie. 

(//y  sortent.^ 


ACTE   VI 

SCÈNE  PREMIÈRE 

L'extérieur  du  monument  funèbre  dont  on  verra 
l'intérieur  à  la  scène  suivante.  —  Il  forme  ter- 
rasse, et  c'est  sur  cette  terrasse  que  se  tient 
Cléopâtre  cntoufée  de  ses  femmes. 

Cléopatre.  —  Oui,  Charmion  ;  c'est  pour  n'en  plus 
sortir,  que  nous  nous  sommes  enfermées  ici. 

Charmion.  —  Ayez  bon  espoir.  Madame. 

Cléopatre.  —  Non,  je  ne  connaîtrai  plus  l'espoir, 
Charmion.  Je  ne  tiens  plus  pour  bienvenu  que  le  ter- 
rible, et  les  consolations  me  font  horreur.  Notre  dou- 
leur, pour  s'assortir  au  mal  qui  l'a  causée,  ne  sera  jamais 
trop  immense. 

(Passe,  au  pied  du  monument,  Diomède.) 

Cléopatre  Çà  Diomède).  —  Quoi  !  Serait-il  mort  ? 

D10MÈDE.  —  La  mort  plane  sur  lui,  mais  il  respire 
encore.  Ses  gardes  vous  l'amènent  ;  le  voici. 

(Entre  Antoine  porté  par  les  Gardes.) 

Cléopatre.  —  O  Soleil,  incendie  ton  axe,  consume 
ton  support,  disparais,  abandonne  à  l'obscurité  le  rivage 
inconsistant  du  monde.  Antoine  !   Antoine  !  Antoine  ! 


412  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

A  moi  Charrnion  !  A  moi  Iras  !  A  l'aide,  à  la  rescousse, 
amis.  Aidez  à  le  hisser  jusqu'ici. 

Antoine.  —  Doucement  !  Non  point  César  ;  Antoine 
seul  a  triomphé  d'Antoine. 

Cléopatre.  —  Je  savais  qu'Antoine  ne  pouvait  être 
vaincu  que  par  Antoine.  Mais  hélas  ! 

Antoine.  —  Je  meurs,  Egypte  !  Je  meurs.  Je  ne  puis 
écarter  la  mort  que  juste  le  temps  de  poser,  de  tant  de 
légions  de  baisers,  le  pauvre  dernier,  sur  tes  lèvres. 

Cléopatre.  —  Je  n'ose  pas  descendre,  cher.  —  Mon 
seigneur,  pardon,  j'ai  peur,  peur  d'être  prise.  Il  ne  faut 
pas  que  le  fortuné  César  dans  sa  parade  puisse  se  glori- 
fier de  m'avoir.  Et  tant  qu'il  y  aura  encore  pour  moi  des 
couteaux  aiguisés,  du  poison,  des  serpents,  des  lacets,  je 
suis  tranquille.  Votre  épouse,  la  chaste  Octavie,  ne  doit 
pas  goûter  le  plaisir  de  reposer  sur  ma  déconvenue  ses 
yeux  modestes.  Mais  viens  !  viens,  mon  ami  !  Femmes, 
aidez-moi,  il  faut  que  nous  le  tirions  jusqu'ici.  —  Allons, 
camarades  :  un  coup  de  main. 

Antoine.  —  Ah  !  faites  vite  ou  il  ne  sera  plus  temps. 

Cléopatre.  —  En  voilà  un  exercice  !  Non  !  mais  ce 
que  vous  êtes  lourd,  mon  Seigneur  !  Toute  notre  fai- 
blesse s'ajoute  à  votre  poids.  Si  j'étais  Junon,  j'ordon- 
nerais à  Mercure  ailé  de  vous  enlever  jusqu'au  trône  de 
Jupiter.  Mais  les  souhaits  sont  les  gestes  de  fous.  Bien, 
encore  un  effort  !  Oh  !  viens  !  viens  !  viens  ! 

{Ils  amènent  kniement  Antoine  jusqu'à  la 
terrasse). 

Cléopatre.  —  Te  voilà  !  te  voilà  !  Viens  mourir  où 
tu  voulais  vivre.  Ranimer  avec  des  baisers  !  Ah  !  si  je 
leur  connaissais  ce  pouvoir,  j'y  userais  mes  lèvres. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  4I3 

Tous.  —  Quel  triste  spectacle  ! 

Antoine.  —  Je  meurs,  Egypte  !  Je  meurs  !  Un  peu 
de  vin  je  vous  prie.  Je  veux  te  dire... 

Cléopatre.  —  Non,  laisse-moi  parler.  Je  pousserai 
mon  imprécation  jusqu'au  ciel  où  de  confusion  trébu- 
chera sur  sa  roue  la  Fortune. 

Antoine.  —  Un  mot  seulement,  reine  adorée.  Cher- 
che auprès  de  César  l'honneur  et  la  sécurité. 

Cléopatre.  —  Hélas  !  en  cherchant  Tun,  je  perds 
l'autre. 

Antoine.  —  Non,  écoute-moi,  mon  amie.  De  tous 
ceux  qui  entourent  César  ne  te  fie  qu'à  Proculéius. 

Cléopatre.  —  Je  ne  me  fie  qu'à  ma  résolution  et  qu'à 
mes  mains. 

Antoine.  —  Oublie  la  décevante  fin  de  l'histoire. 
Ramène  complaisamment  ta  pensée  sur  l'heureux  temps 
où,  pour  toute  la  terre,  rien  n'était  de  plus  fort,  de  plus 
noble  que  moi.  Je  meurs  sans  honte,  Romain  vaincu 
par  un  Romain  et  ce  n'est  pas  à  un  ennemi  du  sol,  ni 
lâchement,  qu'aujourd'hui,  je  rends  mon  épée.  Mon 
souffle  me  quitte,  je  suis  à  bout. 

Cléopatre,  —  O  le  plus  grand  des  hommes,  tu  veux 
donc  mourir  !  N'as-tu  donc  plus  souci  de  moi  ?  Faut-il 
que  je  m'attarde  sans  toi  dans  ce  monde  décoloré  qui 
sans  toi  ne  m'est  rien  plus  qu'un  cloaque.  O  mes  filles, 
voyez  !  La  couronne  de  l'univers  se  dénoue.  Seigneur  ! 
la  guirlande  flétrit,  la  palme  du  combat  se  fane  et  l'éten- 
dard est  abattu,  A  présent  tous  les  enfants  des  hommes 
se  valent  ;  ce  qui  superbement  les  dominait  n'est  plus. 
Tout  se  nivelle  et  s'égalise  et  la  lune  en  visitant  la  terre 
ne  saura  plus  où  regarder.  (Cléopatre  défaille.) 


^ 


414  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Charmion.  —  Reposez-vous,  Madame. 

Iras.  —  Quoi  !  Morte,  elle  aussi  ! 

Charmion.  —  Madame  ! 

Iras.  —  Reine,  reine  d'Egypte  î 

Charmion.  —  Paix,  Iras... 

Cléopatre.  —  Je  ne  suis  plus  qu'une  simple  femme, 
tout  juste  à  la  hauteur  de  la  servante  d'étable  qui  porte 
le  lait  au  marché.  Je  veux  jeter  mon  sceptre  à  la  face 
insolente  des  dieux  ;  mon  univers  valait  le  leur,  aussi 
longtemps  qu'il  gardait  sa  parure  ;  ils  l'ont  volée.  Rien 
ne  m'est  plus.  La  résignation  n'est  que  duperie  et  la 
révolte  pareille  à  l'aboiement  d'un  chien  fou.  Est-ce  un 
crime  alors,  Charmion,  est-ce  un  crime  de  forcer  la 
porte  mystérieuse  de  la  mort  avant  que  la  mort  n'y 
invite  ?  Dites,  mes  filles,  mes  nobles  filles  ?  Ah  I  voyez  ! 
voyez  !  le  flambeau  de  ses  yeux  s'est  éteint.  Prenez  cœur. 
Messieurs,  il  nous  faut  l'enterrer  à  présent.  Puis  le  geste 
reste  à  faire,  le  plus  courageux,  le  plus  digne,  à  la  belle 
manière  romaine,  et  que  la  mort  nous  jalouse  ce  coup. 
Venez  1  Les  barreaux  de  la  cage  sont  froids  d'où  cet 
immense  esprit  s'est  échappé.  Venez,  mes  femmes  !  fai- 
sons de  notre  résolution  notre  amie  et  ne  la  laissons 
plus  nous  attendre. 

{Ils  sortent,  emportant  le  corps  d'Antoine.) 


SHAKESPEARE  I    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  415 

SCÈNE  II 

Intérieur  du  tombeau. 

CLÉOPATRE  —  CHARMION  et  IRAS 

Cléopatre.  —  Mon  désespoir  fait  place  à  un  état 
meilleur.  Quelle  dérision  qu'être  César.  Il  n'est  que  le 
laquais  de  la  Fortune  et  celle-ci  dispose  de  lui.  L'acte 
qui  dispose  de  soi  et  met  un  terme  à  tous  les  autres,  cet 
acte  seul  est  grand  ;  qui  garrotte  les  accidents,  muselle 
les  vicissitudes,  qui  délivre  enfin  le  sommeil  et  fait  per- 
dre goût  à  la  fange  dont  se  nourrit  également  le  men- 
diant et  l'empereur. 

(^A  la  porte  du  monument  se  présentent  Procu- 

léius,  Gallus  et  des  soldais.) 

Proculéius.  —  César  envoie  ses  compliments  à  la 
Reine  d'Egypte.  Il  souhaite  de  savoir  quelles  requêtes 
elle  voudrait  lui  adresser. 

Cléopatre.  —  Quel  est  ton  nom  ? 

Proculéius.  —  Proculéius. 

Cléopatre.  —  Oui,  je  sais  par  Antoine  que  l'on  peut 
se  fier  à  toi.  Mais  celui  qui  n'attend  plus  rien  n'a  plus 
à  craindre  d'être  trompé.  S'il  plaît  à  ton  maître  de  voir 
mendier  une  reine,  dis-lui  qu'une  Reine  décemment  ne 
peut  demander  moins  qu'une  couronne.  S'il  lui  plaît 
d'accorder  à  mon  fils  l'Egypte  conquise,  il  me  redonne 
assez  pour  que  je  le  remercie  à  genoux. 

Proculéius.  —  Ne  perdez  pas  courage  :  vous  tombez 
en  de  généreuses  mains.  Soyez  sans  crainte.  Livrez-vous 


41 6  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

en  toute  confiance  à  mon  maître,  dont  la  magnanimité 
se  répand  sur  ceux  qui  l'implorent.  Laissez-moi  lui  faire 
part  de  votre  gracieuse  soumission,  et  vous  trouverez  en 
lui  le  vainqueur  le  plus  dispos  à  Tindulgence  envers 
celui  qu'il  voit  devant  lui  s'agenouiller. 

Cléopatre.  —  Dis-lui,  je  te  prie,  que  je  suis  la  vassale 
de  sa  fortune  et  que  je  i émets  entre  ses  mains  l'autorité 
qu'il  a  conquise.  Je  fais  des  progrès  d'heure  en  heure 
dans  l'art  d'obéir  et  serais  charmée  de  le  voir. 

Proculéius.  —  Tout  cela  lui  sera  redit,  Madame, 
Reprenez  cœur,  car  je  sais  que  votre  douleur  a  ému 
celui  qui  Ta  causée. 

Gallus.  —  Voyez  combien  il  est  aisé  de  la  surprendre. 
(A  ce  moment  Proculéius  et  deux  soldats  esca- 
ladent le  monument  au  moyen  d'une  échelle  et 
font  Cléopatre  prisonnière  tandis  que  d'autres 
soldats  ouvrent  la  porte  condamnée.) 

Gallus  {à  Pronik'iiis).  —  Sur\-eillez-la  jusqu'à  l'ar- 
rivée de  César, 

(//  sort.) 

Iras.  —  Maîtresse  ! 

Charmion.  —  Princesse  Cléopatre^  vous  voilà  prise. 

Cléopatre.  —  A  l'aide,  fidèle  acier. 

Proculéius.  —  Rentrez  cela.  Madame,  rentrez  !  (II 
la  désarme)  Renoncez  à  un  tel  attentat  ;  je  suis  ici  pour 
vous  secourir  et  non  pour  vous  perdre. 

Cléopatre.  —  Quoi,  la  mort  aussi  m'est  défendue,, 
qu'on  accorde  même  aux  chiens  malades. 

Proculéius.  —  Cléopatre,  n'éludez  pas  la  clémence 
de  mon  maître  en  attentant  contre  vous-même.  N'en- 
levez  pas  au    monde   l'occasion   d'admirer     un    geste 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  417 

magnanime,  dont  votre   mort  cherche  à  nous  frustrer. 

Cléopatre.  —  Où  es-tu,  mort  !  Viens  à  moi  !  Viens  1 
viens  !  viens  !  Emporte  une  Reine,  qui  vaut  bien,  tout  de 
même,  un  lot  de  mendiants  ou  d'enfants  nouveau-nés! 

Proculéius.  —  Oh  !  du  cahne,  Madame. 

Cléopatre.  —  C'est  bien.  Monsieur,  je  ne  vais  plus 
rien  manger  ;  plus  rien  boire.  Monsieur.  Et  s'il  est 
nécessaire  d'insister,  je  ne  dormirai  plus.  Je  ruinerai 
cette  enveloppe  mortelle,  en  dépit  de  César.  Sachez-le 
bien.  Monsieur  !  je  ne  supporterai  jamais  de  paraître 
enchaînée  à  la  cour  de  César,  et  sous  les  yeux  dédai- 
gneux de  la  stupide  Octavie  ?  Pensez-vous  que  je  vais 
me  laisser  traîner  et  exhiber  devant  la  glapissante  vale- 
taille de  Rome  ?  Ah  !  qu'un  fossé  d'Egypte  m'est  un 
plus  agréable  tombeau  !  Que  sur  la  boue  du  Nil  on 
m'abandonne  nue  et  en  proie  aux  insectes  d'eau  dévo- 
rants !  qu'on  choisisse  plutôt  pour  gibet  la  plus  haute 
de  mes  pyramides,  qu'on  m'y  pende  et  que 

Proculéius.  —  Vous  vous  exagérez  une  horreur 
qu'aucune  pensée  de  César,  croyez-moi,  ne  justifie. 

(Eutre  Dolahella.) 

Dolabella.  —  Proculéius,  César  m'envoie  vers  vous, 
instruit  de  tout  ce  que  vous  venez  de  faire.  J'ai  ordre 
de  vous  remplacer  et  de  prendre  la  Reine  sous  ma 
garde. 

Proculéius.  —  Eh  bien  !  je  n'en  suis  pas  fâché,. 
Dolabella.  Mais  soyez  gentil  avec  elle.  {^A  Cléopatre) 
S'il  vous  plaisait  de  faire  savoir  quoi  que  ce  soit  à 
César... 

Cléopatre.  —  Dis-lui  que  je  voudrais  mourir. 

(Sortent  Proculéius  et  les  soldats.) 


41 8  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

DoLABELLA.  —  Très  noble  Reine,  vous  avez  sans 
doute  entendu  parler  de  moi. 

Cléopatre.  — :  Je  ne  peux  pas  dire. 

DoLABELLA.  —  Assurément  je  suis  connu  de  vous. 

Cléopatre.  —  Ah  !  Qu'importe,  Monsieur,  que  je 
vous  connaisse  ou  non.  Dites-moi,  vous  riez  au  récit 
des  songes  ?  Vous  avez  cette  manie,  ii'est-ce  pas  ? 

DoLABELLA.  —  Je  HC  VOUS  suis  pas... 

Cléopatre.  —  J'ai  rêvé  d'un  empereur  qui  s'appe- 
lait Antoine.  Oh  !  que  je  puisse  dormir  encore,  pour 
revoir  encore  son  pareil. 

DoLABELLA.  —  Permettez-moi,  Madame... 

Cléopatre.  —  Son  visage  était  semblable  aux  cieux, 
le  soleil  y  brillait  et  la  lune  illuminait  ce  petit  rond,  la 
terre. 

DoLABELLA.  —  Très  souveraine  reine,  si  je... 

Cléopatre.  —  Son  pas  enjambait  l'océan  ;  son  bras 
étendu  faisait  ombre  sur  le  monde  ;  sa  voix,  quand  il 
parlait  à  un  ami,  rappelait  la  musique  des  sphères  ; 
mais  menaçante,  ébranlait  l'air  comme  un  tonnerre. 
Sa  bonté  n'avait  pas  d'hiver  ;  son  automne  apportait  un 
foisonnement  de  moissons.  Ses  jeux  délicieux  sem- 
blaient ceux  du  dauphin  qu'on  voit  parmi  les  ondes 
apparaître  ;  sous  sa  livrée  s'agitaient  tortils  et  couronnes  ; 
il  secouait  sa  robe  et  les  royaumes,  comme  des  aumônes, 
pieu  valent. 

Dolabella.  —  Cléopatre  ! 

Cléopatre.  —  Un  homme,  existe-t-il,  pouvait-il 
exister  peut-être,  dites,  pareil  à  celui-là  que  je  revais  ? 

Dolabella.  —  Chère  Madame,  je  ne  crois  pas. 

Cléopatre.  —  Tu  mens,  j'en  atteste  les  dieux.  Mais 


SHAKESPEARE  :  ANTOINE  ET  CLEOPATRE  4I9 

•qu'il  soit  seulement,  qu'il  ait  pu  être,  voici  qui  déborde 
le  rêve,  et  la  puissance  d'imaginer.  La  Nature  envie, 
pour  créer,  l'étoffe  inépuisable  du  rêve  ;  mais  en  conce- 
"vant  un  Antoine,  elle  fait  pièce  au  rêve  et  le  rêve  cède, 
vaincu. 

DoLABELLA.  ■ —  Ecoutez-moi,  chère  Madame.  La 
perte  que  vous  venez  de  faire  est  inestimable,  assuré- 
ment ;  elle  n'a  d'égale  que  votre  douleur  ;  que  jamais 
rien  de  ce  que  j'entreprends  ne  réussisse  si,  par  contre- 
coup, je  n'en  ressens  moi-même  un  chagrin  qui  me 
Touche  le  fond  du  cœur. 

Cléopatre.  —  Je  vous  remercie  bien.  Monsieur. 
Savez-vous  ce  que  César  prétend  faire  de  moi  ? 

DoLABELLA.  —  Je  répugue  à  vous  dire,  ce  qu'il  faut 
pourtant  que  vous  sachiez. 

Cléopatre.  —  Faites  donc,  je  vous  prie. 

DoLABELLA.  —  Si  généreux  qu'il  soit... 

Cléopatre.  —  Il  veut  me  traîner  en  triomphe. 

DoLABELLA.  —  Madame,  il  en  a  l'intention. 

{Cris  à  l'extérieur  :    Vive  César  !    Place  ! 
Place  !) 
(Entrent  César,  Proculéius,  Mécène,  Séleiicns.) 

César.  —  Où  donc  est  la  Reine  d'Egypte  ? 
DoLABELLA.  —  Voici  l'empcreur.  Madame. 

(Cléopiitrc  s'agenouille.) 

CÉSAR.  —  Relevez-vous.  Il  ne  faut  pas  vous  agenouil- 
ler. Je  vous  en  prie,  relevez-vous,  reine  d'Egypte. 

Cléopatre.  —  Les  dieux  l'ont  voulu,  sire  ;  je  dois, 
à  mon  maître  et  Seigneur,  obéissance. 

César.  —  Quittez  donc  ces  sombres  pensées.  Le  sou- 
venir de  vos  offenses  encore  qu'inscrit  à   même  notre 


420  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

chair,  nous  ne  voulons  plus  y  penser  que  comme  à  un 
effet  du  hasard. 

Cléopatre.  —  Unique  arbitre  de  ce  monde.  Je  ne 
sais  point  plaider  ma  cause  assez  bien  pour  me  blanchir 
à  vos  yeux.  Mais  reconnaissez,  Seigneur,  que  les  fautes 
dont  on  m'accuse  sont  de  celles  dont  plus  d'une  femme 


a  rougi. 


César.  —  Cléopatre,  nous  sommes  disposés  à  atté- 
nuer plutôt  qu'à  exagérer  nos  griefs.  Si  vous  vous 
pliez  à  nos  intentions,  qui  sont,  croyez-le,  des  plus 
bienveillantes,  vous  reconnaîtrez  que  vous  avez  gagné 
au  change.  Mais  si,  vous  suivez  le  chemin  d'Antoine  et 
agissez  cruellement  envers  moi,  en  vous  dérobant  aux 
effets  de  mon  bon  vouloir  vous  vouerez  par  là  même  vos 
enfants  à  cette  destruction  dont  je  veux  les  sauver,  pour 
peu  que  vous  me  fassiez  confiance.  Je  vais  prendre  congé 
de  vous. 

Cléopatre.  —  Vous  pouvez  prendre  tout  ce  qui  vous 
plaît  ;  tout  est  à  vous  dans  le  monde.  Et  nous,  vos  tro- 
phées de  victoire,  selon  votre  plaisir,  disposez  de  nous.  — 
{Elle  lui  muet  un  papier)  Tenez,  mon  bon  Seigneur. 

César.  —  Pour  tout  ce  qui  vous  concerne,  Cléo- 
patre, j'écouterai  votre  conseil. 

Cléopatre.  —  Voici  le  relevé  des  sommes,  de  la 
vaisselle  d'or,  des  joyaux,  enfin  de  tout  ce  que  je  pos- 
sède, très  exactement  dénombré,  à  quelques  babioles 
près.  Où  est  Séleucus  ? 

Séleucus.  —  Me  voici.  Madame. 

Cléopatre.  —  Je  vous  présente  mon  trésorier.  Qu'il 
vous  dise.  Seigneur,  sur  sa  vie,  si  j'ai  par  devers  moi 
rien  gardé.  Allons,  dis  la  vérité,  Séleucus. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  42 1 

SÉLEUCUS.  —  Madame,  je  préfère  cadenasser  mes  lèvres 
plutôt  que,  sur  ma  vie,  témoigner  de  ce  qui  n'est  pas. 

Cléopatre.  —  J'ai  gardé  quelque  chose,  moi  ? 

SÉLEUCUS.  —  Assez  pour  racheter  tout  ce  que  vous 
avez  déclaré. 

CÉSAR.  —  Mais  ne  rougissez  pas,  Cléopatre  !  Votre 
précaution  est  digne  de  louange. 

Cléopatre.  —  Voyez,  César  !  Admirez  comme  le 
succès  entraîne  tout  après  lui  !  Ce  qui  était  mien 
devient  vôtre;  ce  qui  est  vôtre  serait  mien,  si  nos  destins 
se  retournaient.  Mais  c'est  l'ingratitude  de  ce  Séleucus 
qui  m'enrage.  Esclave  de  pas  plus  de  fiance  que  l'amour 
d'une  prostituée  !  Tu  te  caches  ?  Ah  !  tu  fais  bien  de  te 
cacher.  Mais  je  saurai  trouver  tes  yeux,  je  t'assure, 
quand  ils  s'envoleraient  !  vilain  drôle,  laquais,  chien  ! 
ah  !  canaille  ! 

César.  —  Excellente  reine,  nous  vous  supplions 
de... 

Cléopatre,  —  O  César,  est-il  rien  de  plus  mortifiant 
que  ceci  !  A  l'instant  où  vous  daignez  nous  faire 
visite,  comblant  d'un  tel  honneur  ma  patiente  indi- 
gnité, voici  que  mon  propre  servant  vient  ajouter  à  la 
somme  de  mes  disgrâces  le  surcroît  de  sa  perfidie. 
Disons  donc,  gracieux  César,  que  j'ai  mis  de  côté  quel- 
ques colifichets  de  femme,  quelques  oripeaux  sans 
valeur,  de  ces  petits  riens  qu'on  offre  aux  familiers  ; 
disons  encore,  un  souvenir  d'un  peu  plus  de  prix 
que  je  réservais  pour  votre  épouse,  un  autre  encore 
pour  me  concilier  Octavie.  Dois-je  être  dénoncée  à 
cause  de  cela  par  celui-ci  que  j'ai  nourri  ?  Dieux  !  sa 
lâcheté  m'est  plus  cruelle  encore  que   mes   revers.  — 


422  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

(A  Séhticus)  Va-t'en  de  grâce  !  Ou  de  dessous  les  cen- 
dres de  l'infortune  les  braises  de  mon  ressentiment 
vont  surgir.  Si  tu  étais  un  homme,  tu  aurais  pitié  de 
moi.  (Elle  sanglote.) 

César.  —  Retire-toi,  Séleucus. 

(Séleucus  sort.) 

Cléopatre.  —  Il  faut  bien  qu'on  le  sache  :  nous,  les 
plus  grands,  nous  devons  répondre  pour  les  fautes  des 
autres,  et  quand  nous  succombons  c'est  d'après  le 
mérite  d'autrui  qu'on  nous  juge  ;  c'est  vraiment  pitié  ! 

César.  —  Cléopatre,  nous  n'appliquerons  notre  droit 
de  conquête  ni  sur  ce  que  vous  avez  mis  en  réserve,  ni 
même  sur  ce  que  vous  avez  déclaré.  Tout  est  à  vous 
encore.  Disposez-en  selon  votre  plaisir.  Persuadez-vous 
que  César  n'est  pas  un  commerçant,  pour  marchander 
avec  vous,  sur  des  objets  de  commerce.  Rassurez-vous, 
vous  n'êtes  prisonnière  que  de  vos  propres  pensées. 
Chère  Reine,  délivrez-vous.  Quant  à  nous,  notre 
intention,  en  ce  qui  vous  concerne,  est  d'écouter  votre 
conseil.  Mangez  donc  et  dormez.  Notre  sollicitude  est 
celle  d'un  ami.  Sur  ce  :  Adieu  1 

Cléopatre.  —  Mon  maître  et  mon  Seigneur  ! 

César.  —  Ne  m'appelez  pas  ainsi.  Adieu. 

(César  se  retire  avec  sa  suite.) 

Cléopatre.  —  Il  me  paie  de  mots,  filles,  il  me  paie- 
de  mots,  pour  me  distraire  du  soin  de  ma  gloire,  mais 
écoute  un  peu,  Charmion.  (^Elle  lui  parle  à  voix  basse.') 

Iras.  —  C'en  est  fait,  maîtresse  chérie.  En  route 
pour  les  ténèbres,  la  radieuse  journée  est  finie. 

Cléopatre.  —  Fais  vite,  j'ai  donné  ordre  et  tout  est 
prêt.  Hâte-toi. 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLEOPATRE  425 

Charmion.  —  j'v  viiis. 

(Entre  Dolahdla.) 

DoLABELLA.  —  Où  cst  la  Reine  ? 
Charmion.  —  Vous  la  voyez,  Monsieur. 

{Elle  sort.)    . 

Cléopatre.  —  Dolabella. 

DoLABELLA.  —  Madame,  fidèle  au  serment  que  vous 
avez  exigé  de  moi,  et  que  mon  zèle  pour  vous  me  fait 
un  dev-oir  de  tenir,  je  viens  vous  annoncer  que  César  a 
décidé  de  repartir  pour  la  Syrie  et  que  vous  devez,  vous 
et  vos  enfants,  prendre  les  devants  dans  trois  jours. 
Faites  profit  de  cet  avis.  Pour  moi  j'ai  tenu,  selon,  votre 
désir,  ma  promesse. 

Cléopatre.  —  Je  suis  bien  obligée,  Dolabella. 

DoLABELLA.  —  Votre  serviteur.  Adieu,  reine  très 
aimable.  Je  retourne  auprès  de  César. 

Cléopatre.  —  Adieu  et  merci. 

(Dolabella  se  retire.) 

Eh  bien  !  Iras  !  qu'en  penses-tu  ?  Toi,  petite  marion- 
nette d'Egypte,  tu  vas  être  produite  à  Rome,  tout  comme 
moi.  Des  ouvriers  aux  tabliers  fangeux,  quittant  la 
truelle  et  l'équerre,  nous  élèveront  sur  le  pavois. 
Comme  encens,  nous  respirerons  l'épais  nuage  de  leurs 
haleines,  et  le  relent  de  leurs  grossières  digestions. 

Iras.  —  Les  dieux  nous  en  préservent  ! 

Cléopatre.  —  Las  !  rien  n'est  plus  certain.  Iras. 
D'impudents  licteurs  nous  rudoieront  comme  des 
.  filles.  Les  mauvais  rimailleurs  nous  blasonneront  en 
vers  faux.  Nous  serons  parodiées  par  des  histrions  de 
tréteaux.  On  prétendra  mimer  nos  orgies  ;  on  y  verra 
rouler   Antoine   ivre,    et    quelque  éphèbe  en   travesti. 


424  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

dans  le  rôle  de  Cléopâtre,  saura  prêter  à  ma  grandeur 
sa  voix  grêle  avec  des  postures  de  bordel. 

Iras.  —  Grands  dieux  ! 

Cléopâtre.  —  Rien  n'est  plus  certain. 

Iras.  —  Jamais   je  ne   verrai  cela.     Ces   ongles   se 
seront  d'abord  enfoncés  dans  mes  yeux. 

Cléopâtre.  —   Bravo  !   c'est   un    moyen  de  décon- 
certer leurs  projets.  (Charmion  revient.) 

Eh  bien,  Charmion  ?  A  présent,  parez-moi,  mes 
filles  ;  cherchez  mes  vêtements  les  plus  royaux.  Embar- 
quons-nous sur  le  Cydnus  ;  je  vais  à  la  rencontre  d'An- 
toine. Va,  ma  petite  Iras  !  Ma  courageuse  Charmion, 
nous  allons  tout  de  bon  en  finir.  Acquitte-toi  de  ces 
derniers  soins,  puis  je  te  donne  congé  et  jusques  à  la  fin 
-du  monde.  Allons,  apporte  ma  couronne  et...  Quel 
est  ce  bruit  ? 

Çlras  sort.  Bruit  au  dehors  —  Entre  un  garde.) 

Garde.  —  Il  y  a  ici  un  paysan  qui  veut  absolument 
pénétrer  jusqu'auprès  de  Votre  Altesse.  Il  vous  apporte 
un  panier  de  figues. 

Cléopâtre.  —  Qu'on  le  laisse  venir. 

(Le  garde  sort.) 

Qu'une  si  noble  action  doive  recourir  à  un  si  misé- 
rable moyen.  Mais  il  m'apporte  la  liberté.  Ma  résolu- 
tion est  prise.  Impassible  comme  le  marbre,  de  la  tète 
aux  pieds.  Je  n'ai  plus  rien  d'une  femme  et  la  chan- 
geante lune  ne  me  tient  plus  asservie. 

(Entrent  des  gardes  et  un  paysan.) 

Garde.  —  Voici  le  paysan. 
Cléopâtre.  —  C'est  bien.  Laisse-nous. 

(Le  garde  se  retire.) 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE    ET    CLÉOPATRE  425 

Tu  m'apportes  donc  ce  gentil  vermisseau  du  Nil  qui  tue 
sans  faire  souffrir  ? 

Paysan.  —  Je  l'ai,  pour  sûr.  Mais  je  ne  vous  enga- 
gerai pas  d  y  toucher,  car  sa  piqûre  est  immortelle.  Ceux 
qui  en  meurent  n'en  relèvent  pas  souvent. 

Cléopatre.  —  Tu  connais  des  personnes  qui  en 
sont  mortes  ? 

Paysan.  —  Oh  !  des  masses  :  hommes  et  femmes. 
Pas  plus  tard  qu'hier  encore  on  parlait  d'une.  Une  brave 
honnête  femme  ;  un  peu  portée  sur  le  mensonge,  ce 
qui  n'est  jamais  agréable  chez  une  femme,  quand  ça  ne 
sert  à  rien.  Comment  elle  est  morte,  ce  qu'elle  a 
souffert,  tout  ça,  c'est  elle-même  qui  le  raconte  et  que 
le  ver  a  joUment  travaillé. 

Cléopatre.  —  C'est  bien,  tu  peux  partir. 

Paysan.  —  Je  vous  souhaite  bien  du  plaisir  avec  le 
ver. 

Cléopatre.  —  Adieu  ! 

Paysan.  —  Faites  attention  que  le  ver  ne  se  laisse 
pas  mener. 

Cléopatre.  —  C'est  bien  ;  c'est  bien.  Adieu  ! 

Paysan.  —  Méfiez-vous  du  ver,  croyez-m'en.  Ne  le 
confiez  qu'à  des  gens  adroits  ;  car,  voyez-vous,  il  n'y  a 
rien  de  bon  à  en  tirer. 

Cléopatre.  —  Ne  t'inquiète  pas.  On  y  veille. 

Paysan.  —  Il  ne  faut  rien  lui  donner  à  manger.  Il 
n'en  vaut  pas  la  peine. 

Cléopatre.  —  Tu  crois  qu'il  me  mangerait  ? 

Pays.\n.  —  Je  ne  suis  pas  si  bête  de  croire  que  le 
diable  lui-même  oserait  manger  une  femme.  Je  sais  que 
la  femme  est  le  régal  des  dieux  quand  ce  n'est  pas  un 

28 


42 6  LA    NOU\'ELLE   REVUE   FRANÇAISE 

démon  qui  l'accommode.  Mais  il  faut  croire  que  ces 
putassiers  de  démons  font  grand  tort  aux  dieux  dans 
les  femmes.  Car  sur  dix  femmes  qu'ils  se  préparent,  le 
diable  en  gâte  bien  la  moitié. 

Ci-ÉOPATRE.  —  Va-t'en  maintenant,  laisse  nous. 
Paysan.    —   I^ar  ma  foi  !    Amusez-vous    bien  avec 
le  ver. 

(Le.  Paysan  s'en  va.) 

(Iras  rentre  avec  les  atours  royaux.) 

Cléopatre.  —  Donne-moi  mon  manteau.  Pose  la 
couronne.  Je  sens  une  soif  immortelle.  Jamais  plus  le 
jus  de  la  grappe  d'Egypte  ne  viendra  rafraîchir  mes 
lèvres.  Fais  vite,  Iras  !  Dépêche-toi,  je  crois  entendre 
Antoine  ;  il  m'appelle  ;  je  le  vois  qui  se  lève;  il  me  dit  : 
tu  fais  bien.  Il  rit  à  la  fortune  de  César.  Les  dieux  font 
payer  trop  cher  la  fortune.  Antoine,  me  voici,  ton 
épouse.  Mon  courage  veut  mériter  ce  titre.  Je  suis  de  la 
flamme  et  de  l'air.  Tout  ce  qui  pèse  en  moi,  je  le  laisse 
à  la  terre  et  pour  alimenter  d'autres  vies.  Eh  bien  !  Tout 
est-il  prêt  ?  Venez  !  Cueillez  la  dernière  chaleur  de  ma 

lèvre.  Bon  voyage,  aimable  Charmion  ;  Iras,   adieu 

(Iras  tombe  et  meurt.)  Eh  !  quoi  I  Suis-je  un  aspic  !  Mon 
baiser  l'a  tuée  !  Quoi  le  nœud  si  facilement  se  défait  ? 
Ah  !  vraiment  ton  étreinte,  ô  mort,  est  pareille  à  celle 
d'un  amant  ;  elle  blesse,  mais  on  la  désire.  Iras,  oh  ! 
comme  elle  est  tranquille.  Tu  pars  si  doucement,  comme 
pour  montrer  que  le  monde  ne  vaut  pas  qu'on  lui  dise 
adieu. 

Charmion.  —  Nuages  épais,  répandez  vos  averses,  et 
qu'elles  soient  comme  les  larmes  des  dieux, 
f  Cléopatre.  —  Oh  !  lâche  que  je  suis  de  me  laisser 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE    ET    CLÉOPATRE  427 

devancer  par  elle.  Si  maintenant  elle  rencontre  avant 
moi  mon  Antoine  aux  belles  boucles,  elle  me  volera 
peut-être  ce  baiser  dont  je  veux  faire  tout  mon  ciel. 
Viens,  vermisseau  mortel  ! 

{EIL  applique  l'aspic  à  soji  sein.') 

Ta  dent  aiguë  saura  trancher  d'un  coup  le  fil  tenace 
de  la  vie.  Fâche-toi,  pauvre  fou  venimeux  !  Finissons- 
en  !  Que  ne  peux-tu  parler  !  tu  me  dirais  :  ah  !  quel  grand 
niais  malavisé  que  ce  César. 

Charmion.  —  Etoile  du  levant  ! 

Cléopatre.  —  Silence  !  Silence  !  Regarde  :  sur  mon 
sein  le  nourrisson  s'endort  en  tétant  sa  nourrice. 

Charmion.  —  Mon  cœur  se  fend. 

Cléopatre.  —  Suave  comme  la  myrrhe,  aussi  subtil 
que  l'air,  aussi  doux...  Marc  Antoine!  (^Elle  applique  à 
son  bras  un  second  aspic.)  Viens  !  je  vais  te  nourrir  aussi. 
Pourquoi  demeurer  plus  longtemps.,, 
(Elle  imurt.) 

Charmion.  —  :  dans  ce  monde  absurde.  Adieu  donc. 
Vante-toi^  mort  !  tu  viens  de  ravir  à  la  terre  un  joyau 
non  pareil.  Ecrans  d'albâtre,  abaissez-vous.  Le  radieux 
Phébus  jamais  plus  ne  sera  salué  par  un  regard  aussi 
royal.  Cette  couronne  est  de  travers.  Je  vais  la  redresser  ; 
puis  jouer  mon  rôle. 

(Des  gardes  entrent  précipitamment .) 

Premier  Garde.  —  Où  est  la  reine  ? 

Charmion.  —  Parlez  plus  bas.  Elle  repose. 

Premier  Garde.  —  César  a  envoyé.,, 

Charmion.  —  Un  messager  trop  lent. 

(Elle  applique  un  aspic  à  son  bras.) 

Allons,  dépêche-toi  ;  ah  !  je  te  sens  un  peu... 


428  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Premier  Garde.  —  Approchez,  vous  autres.  Ah  !  il  y 
il  du  mauvais.  César  a  été  joué. 

Premier  Garde.  —  Dolabella  vient  d'arriver  ;  appe- 
lez-le. 

Premier  Garde.  —  Qu'est-ce  qu'elles  ont  fabriqué  ? 
Charmion  !  Ah  !  C'est  du  beau  travail  ! 

Charmion.  — Du  beau  travail,  et  digne  d'une  prin- 
cesse, fille  de  tant  de  rois.  Ah  !  soldat 

CE  lie  meurt. ^ 
(Entre  Dolahclla.) 

Dolabella.  —  Que  se  passe-t-il  ? 

Second  Garde.  —  Tout  le  monde  est  mort. 

Dolabella.  —  César,  vos  pressentiments  se  réalisent  : 
vous  venez  à  temps  pour  contempler  ce  que  vous 
auriez  tant  voulu  empêcher. 

(Entre  César  eseorté  par  sa  suite.) 

César.  —  Conclusion  intrépide.  Elle  avait  éventé 
nos  desseins  ;  sa  royale  fierté  a  mis  à  l'abri  sa  couronne. 
Comment  sont-elles  mortes  ?  On  ne  voit  pas  trace  de 
sang. 

Dolabella.  —  Qui  les  a  quittées  le  dernier  ? 

Premier  Garde.  —  Un  paysan  qui  leur  apportait  des- 
figues,  dans  la  corbeille  que  voici. 

César.  —  Fruits  empoisonnés? 

Premier  Garde.  —  Celle-ci,  Charmion,  vivait  encore 
à  l'instant.  Elle  était  debout  et  parlait.  Quand  je  suis 
entré,  elle  arrangeait  le  diadème  sur  le  front  de  sa  maî- 
tresse expirée.  Elle  s'est  mise  à  trembler,  puis  soudain 
est  tombée. 

César.  —  O  faiblesse  héroïque  !  Si  elles  avaient  pris 
du  poison  on  le  reconnaîtrait  à  quelque  enflure.  A  la 


SHAKESPEARE  :    ANTOINE    ET    CLÉOPATRE  429 

voir  on  croirait  qu'elle  dort  ;  dans  une  pose  d'une  grâce 
si  triomphante  qu'un  autre  Antoine  serait  séduit. 

DoLABELLA.  —  Vovcz  !  là,  sur  le  sein,  une  goutte  de 
sang  perle  auprès  d'une  petite  ampoule.  On  retrouve  la 
même  à  son  bras. 

Premier  Garde.  —  Ça,  c'est  la  marque  d'un  aspic. 
Et  tenez  !  sur  ces  feuilles  de  figue,  un  peu  de  bave, 
comme  celle  que  les  aspics  répandent  dans  les  cavernes 
du  Nil. 

César.  —  Il  est  très  probable  que  c'est  de  cette  façon 
qu'elle  est  morte.  Son  médecin  m'a  dit  qu'elle  se  livrait 
à  d'infinies  recherches  sur  la  plus  facile  façon  de  mourir. 
Enlevez -la  de  cette  couche.  Ses  femmes  noo  plus  ne 
doivent  point  rester  ici.  Cléopâtre  doit  être  ensevelie 
près  d'Antoine.  Aucun  tombeau  de  ce  monde  ne  se  sera 
jamais  saisi  d'un  couple  plus  fameux.  D'aussi  grands 
événements  frappent  d'étonnement  ceux-là  mêmes  qui 
les  produisent.  Mon  triomphe  sur  eux  ne  me  rapportera 
pas  plus  de  gloire,  qu'à  eux  leur  aventure  ne  leur  rap- 
portera de  pitié.  Notre  armée  leur  fera  d'imposantes 
funérailles.  Puis  nous  rentrons  à  Rome.  Va,  Dolabella. 
Donne  les  ordres  pour  ce^te  grande  solennité. 


FIN 


Traduction  d'ANDRÉ  gide 


RÉFLEXIONS    SUR 
LA  LITTÉRATURE 

MÉMOIRES 

Voici  quatre  livres  de  mémoires  littéraires  parus  à  peu 
près  en  même  temps,  et  qui  sont  pour  ces  jours  de  vacances 
une  agréable  et  reposante  lecture  :  Au  temps  de  Judas 
de  M.  Léon  Daudet,  Souvenirs  de  la  Pie  Littéraire  de  M.  An- 
toine Albalat,  Quelques  fantômes  de  jadis  de  Laurent  Tailhade, 
et  les  Sonvenirs  d'Action  Publique  et  d'Université  de  M.  Louis 
Dimier.  On  me  dit  qu'il  y  en  a  d'autres  sous  presse.  Les 
mémoires  des  gens  de  lettres  donnent  en  rangs  serrés  comme 
naguère  les  mémoires  de  combattants  et  même  d'auxis.  Le 
public  s'est  lassé  des  derniers  parce  qu'il  trouvait  que  c'était 
toujours  la  même  chose.  Le  jour  prochain  où  la  douzaine 
actuelle  des  premiers  sera  achevée,  il  pourra  facilement 
trouver  là  aussi  des  traits  communs,  qui  le  lasseront  peut- 
être.  Mais  il  aura  tort  d'être  lassé. 

D'abord  parce  qu'il  y  a  tout  de  même  une  différence. 
La  ressemblance  entre  les  récits  de  guerre,  écrits  par  des 
débutants  dans  la  vie  littéraire,  ou  dans  la  vie  militaire,  et 
presque  toujours  dans  toutes  les  deux  à  la  fois,  venait  en 
partie  de  ce  que  le  lecteur  ignorait  à  peu  près  leur  vie 
passée,  ne  les  voyait  que  sur  une  scène  contemporaine  où 
tous  se  groupaient  en  deux  ou  trois  types,  et,  à  l'intérieur 
de  ces  types,  se  distinguaient  mal  les  uns  des  autres.  Ce  qui 


RÉFLEXIONS   SUR   LA    LITTÉRATURE  43 1 

nous  individualise  c'est  notre  passé,  c'est  notre  ensemble 
de  mémoire  et  d'habitude.  Ce  qui  nous  soustrait  plus  ou 
moins  à  ce  passé  appauvrit  plus  ou  moins  notre  indivi- 
dualité, quitte  à  devenir  plus  tard,  incorporé  à  notre 
mémoire,  un  élément  qui  l'enrichit.  Et  c'est  pourquoi,  pour 
avoir  l'imaoe  vivante  et  orig-inale  des  fortes  destinées  indivi- 
duellcs  qu'a  fait  naître  notre  guerre,  il  faut  attendre  le 
temps  de  la  mémoire,  le  temps  des  mémoires,  celui  des  Coignet 
et  des  Marbot,  des  Ségur  et  des  Chateaubriand.  Ce  passé,  que 
nous  voulons  sentir  incorporé  à  des  mémoires  et  que  les  livres 
de  guerre  ne  purent  comporter  jusqu'ici  que  fort  peu,  il  est  au 
contraire  l'élément  d'où  émergent  naturellement  les  souvenirs 
d'une  vie  littéraire.  Ceux-ci  ont  pour  atmosphère  les  années 
de  la  vieillesse  ou  de  la  maturité  descendante.  Ils  sont  écrits 
par  quelqu'un  qui  a  un  passé,  et,  surtout,  à  la  différence 
des  souvenirs  que  nous  donneront  les  Marbot  ou  les  Ségur 
de  demain,  ils  sont  écrits  par  des  gens  dont  nous  connais- 
sons le  passé  :  leur  passé  d'auteur  se  double  de  notre  passé 
de  lecteur,  du  passé  que  nous  leur  apportons  comme  lec- 
teurs de  leurs  œuvres  et  qui,  nous  mettant  de  plain-pied  avec 
eux,  nous  fait  aborder  les  souvenirs  de  leur  vie  littéraire  en 
portant,  derrière  nous,  cette  même  vie  littéraire  dans  nos 
souvenirs.  Ils  partagent  ce  privilège  avec  les  hommes  poli- 
tiques, qui  ont  vécu  comme  eux  en  public,  et  dont  la  vie 
est  incorporée  à  celle  du  public,  de  sorte  que  (par  une  illu- 
sion à  laquelle  je  viendrai  tout  à  l'heure)  nous  attendons  les 
mémoires  d'un  Talleyrand  ou  d'un  Clemenceau  avec  la 
même  impatience  et  les  mêmes  espoirs  que  ceux  d'un 
Sainte-Beuve  ou  d'un  Renan. 

Et  puis,  pourquoi  les  traits  communs  que  nous  trouvons 
nécessairement  entre  les  divers  mémoires  de  la  \ie  littéraire 
tout  aussi  bien  qu'entre  les  abondants  mémoires  d«  la  vie 
militaire  nous  seraient-ils  une  raison  de  lassitude  plutôt 
qu'une    source  d'intérêt?  Ces   traits    communs  nous    con- 


432  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

duisent  à  connaître  un  genre  commun,  à  réaliser  une  Idée. 
Ils  ne  s'étendent  pas  au  style,  puisque  chaque  auteur  aborde 
ce  genre  de  récit  avec  son  style  propre,  et  même  avec  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  et  de  plus  original  dans  ce  style  propre  : 
il  est  presque  sans   exemple   que   les  mémoires  d'un  auteur 
ne  soient  pas  la  partie  la  mieux  écrite  de  son  œuvre,  de  son 
oeuvre  en    prose  s'il  s'agit  d'un   poète.    On  citerait  aussi 
bien   ici    Rousseau    que    Marmontel,    Chateaubriand    que 
George  Sand,  les   Confidences   de    Lamartine  que  les  Choses 
Vues  de  Victor  Hugo.  Pour  parler  des  livres  d'aujourd'hui, 
la    différence   entre    le   style   pittoresque   et   savoureux   de 
M.    Léon  Daudet  dans  ses  mémoires  et  le  style  plus  terne 
de  ses  romans  est  frappante.  Le  genre  des  mémoires  dégage 
donc  chez  un  auteur   l'originalité   de  style,    probablement 
parce  que,  le  style  étant  l'homme  et  la  vie  de  l'homme, 
l'œuvre  la  plus  consubstantielle  à  l'homme  et  à  sa  vie  four- 
nira au   style  son   élément  le  plus  naturel  et  son  aliment  le 
plus  riche.  (Donnons  d'ailleurs  du  jeu  à  cette  idée  et  met- 
tons-la au  point  en  nous  rappelant  l'exemple  apparemment 
contraire  de  Flaubert.)  Des  mémoires  nous   laisseront  donc 
facilement,   par    leur    forme  comme    par  leur  fond,    une 
impression  d'humanité  originale.   Cela  n'empêche  pas  que 
les  mémoires  des  gens  de  lettres,  en    se  pressant   les   uns 
contre  les  autres  et  en    se   laissant  comparer   les  uns  aux 
autres,   ne  tendent  à  esquisser  des  traits  généraux  et  à  des- 
siner le  visage  d'un  portrait  composite. 


* 
*   * 


L'image  générique  qui  se  dégage  à  première  vue  des 
quatre  volumes  que  j'ai  ici  sous  les  yeux  serait  peut-être 
celle  d'une  danse  du  scalp.  Tristan  Bernard  et  Pierre 
Veber  rédigèrent  autrefois  un  petit  journal  qui  se  publiait 
comme   supplément  à  la  Revue    Blanche    et   qui   s'appelait 


REFLEXIONS   SUR    LA    LITTÉRATURE  435 

le  Chasseur  de  Chevelures,  défonuaicur  du  réel  et  infor- 
mateur du  possible.  Je  songeais  à  ce  triple  titre  en  lisant  les 
petits  mémoires  de  MM.  Daudet,  Dimicr,  Tailhade.  Le 
divertissant  est  même  que,  les  Animaux  malades  de  la  peste 
figurant  dans  une  actualité  éternelle,  le  plus  vitupéré  des 
quatre  pour  sa  férocité  s'est  trouvé  M.  Albalat  qui  m'a  paru 
généralement  assez  plein  de  sympathie  pour  toutes  les 
figures  qu'il  évoquait.  A  voir  l'émotion  soulevée  par  son 
Moréas,  je  m'étais  attendu  à  trouver,  en  ouvrant  le  livre, 
sur  l'auteur  des  Stances  l'équivalent  des  pages  anciennes  de 
M.  Daudet  sur  le  vicomte  d'Avenel  ou  de  Laurent  Tailhade 
sur  Jean  Rameau.  M.  Albalat  nous  laisse  bien  entendre  que 
Moréas  n'était  pas  un  puits  de  science,  qu'il  ne  se  targuait 
pas  —  et  avec  raison  —  de  modestie,  et  qu'il  n'était  pas 
venu  d'Athènes  expressément  pour  disputer  à  M.  de  Coislin 
le  titre  d'homme  le  plus  poli  de  France.  Mais  il  salue  en  lui 
un  très  beau  poète,  il  nous  montre  derrière  ces  dehors  en 
somme  pittoresques  et  qui  ne  faisaient  de  mal  à  personne 
un  homme  résigné  sous  une  vie  d'ennui,  ayant  des  coins  tou- 
chants dé  tendresse  dans  le  cœur  et  qui  s'avança  vers  la 
mort  dans  un  r}'thme  de  style  antique.  N'oublions  pas  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  insipide  que  les  vies  de  saints  laïques  et 
que  ce  fut  une  dure  destinée  pour  Descartes  et  Spinoza 
que  de  laissser  derrière  eux  à  nous  conter  leur  vie  deux 
hagiographes  aussi  confits  que  Baillet  et  Colerus.  M.  Paul 
Arbelet,  qui  vient  de  commencer  une  monumentale  et  par- 
faite biographie  de  Stendhal,  ne  se  croyant  pas  obligé 
d'écrire  une  vie  de  saint  Stendhal,  M.  Souday  s'est  étonné 
et  presque  scandalisé  de  voir  un  homme  qui  passe  pour 
Stendhalien  «  débiner  le  patron  ».  C'est  être  précisément 
un  vrai  stendhalien  que  se  tenir  en  garde  contre  le  patron 
lui-même,  et  ceux  qui,  après  nous,  nous  représentent  avec  les 
passions,  les  ridicules  et  les  petitesses  qui  font  leur  partie 
dans  presque  toute  existence  humaine,  ceux  qui  lèvent  nos 


434  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

masques  et  dégagent  de  nous  des  figures  qui  étaient  bien  en 

nous,  mais  que  l'optique  de  notre  temps  ne  permettait  ni  à 

nous  ni  aux  autres  d'apercevoir,  ceux-là  sèment  sur  notre 

tombe  des  choses    après  tout  vivantes,  qui  valent  parfois 

mieux  que  l'eau  bénite  et  les  marbres  funéraires.  Pierrot 

dans  une  comédie   de   Théophile  Gautier   rédige   ainsi    sa 

propre  épitaphe  : 

//  ne  fit  rien  qui  vûiUe 

Et  vécut  sans  remords  en  parfaite  canaille... 

C'est  plus  original  que  bon  fils,  bon  époux, 

Bon  père,  et  caiera,  comme  les  morts  sont  ions. 

Je  veux  dire  que  le  diable  porte  sa  pierre  à  Dieu,  et  que 
les  ennemis  d'un  grand  écrivain,  après  sa  mort,  ne  mordent 
pas  précisément  sur  du  granit,  mais,  à  la  façon  des  eaux 
courantes,  sculptent  le  granit  qu'ils  rongent.  Le  livre  de 
Sainte-Beuve  a  rendu  en  somme  service  à  Chateaubriand,  le 
Journal  des  Goiicourt  à  Sainte-Beuve,  Edmond  Biré  à  Victor 
Hugo.  Si  le  lecteur  sait  mettre  au  point  ces  réquisitoires 
et  en  tirer  la  substance  utile,  il  les  voit  qui  jettent  du  bois 
humain  dans  la  flamme  du  génie,  croyant  l'obscurcir  et  la 
nourrissant. 

Toutes  ces  raisons,  qui  ne  vont  pas  sans  quelque  so- 
phisme, consoleront  peut-être  l'écrivain  d'occuper  parmi 
les  artistes  certaine  place  privilégiée,  peut-être  réelle- 
ment, peut-être  à  rebours.  La  biographie  des  grands 
peintres  ou  des  grands  musiciens  nous  est  présentée  géné- 
ralement sous  les  espèces  d'une  louange  continue.  Leur 
génie  constitue  une  présomption  de  grandeur  d'âme  ;  on 
s'attaque,  suivant  les  fluctuations  du  goût,  à  leur  œuvre, 
mais  point  à  leur  vie,  qui  ne  s'écrit  guère  que  sur  un 
ton  d'indifférence  ou  d'apologie.  Il  n'en  est  pas  de  même 
de  l'écrivain,  surtout  depuis  le  xviii»^  siècle.  Voltaire, 
Rousseau,  Chateaubriand,  Lamartine,  Victor  Hugo,  Musset, 
Vigny,    Balzac,    ont   eu    à    subir  un   jugement   des    morts 


RÉFLEXIONS    SUR    LA   LITTÉRATURE  435 

rigoureux,  ils  ont  passé  devant  le  juge  d'instruction  d'outre- 
tombe,  ils  y  sont  encore.  Et  c'est  d'abord  que  la  plu- 
part d'entre  eux  ont  eu  le  tort  d'écrire  leur  panégyrique, 
un  panégyrique  qui  appelait  une  réponse.  Mais  c'est  en- 
suite et  surtout  que  les  écrivains  sont  jugés  par  des  écri- 
vains, par  des  confrères.  C'est  que,  depuis  le  xvrn«  siècle, 
il  y  a  une  société  d'hommes  de  lettres,  société  jusqu'à 
un  certain  point  autonome,  et  qui,  à  la  différence  des 
autres  confréries,  ne  s'arrête  pas  aux  vivants,  mais  s'in- 
corpore des  morts,  les  engage  dans  ses  luttes  intérieures  : 
un  peintre  peut  regretter  le  rôle  de  David  ou  d'Ingres 
dans  la  suite  de  la  peinture,  mais  jamais  il  ne  professera 
contre  l'un  ou  l'autre  cette  sorte  de  haine  professionnelle 
que  tels  de  nos  écrivains,  de  nos  critiques  d'aujourd'hui 
témoignent  contre  Rousseau  ou  Chateaubriand,  Sainte- 
Beuve  ou  Baudelaire.  Il  y  a  là  un  ordre  de  goûts  et 
d'antipathies,  d'apologies  ou  d'invectives,  qui  parait  appar- 
tenir au  monde  de  la  politique  plutôt  qu'au  monde  de 
l'art  et  qui  rappelle  les  combats  sur  les  noms  de  Danton, 
de  Napoléon  ou  de  Guizot.  Et  comme  le  plus  grand  nom- 
bre de  ces  écrivains  ont,  par  eux-mêmes  ou  leurs  disciples, 
un  pied  dans  la  politique,  les  haines  propres  au  genu^ 
irritahile  et  les  haines  naturelles  à  la  politique  se  conjuguent 
pour  former  une  atmosphère  orageuse. 

Dès  lors  on  ne  s'étonnera  pas  de  voir  les  quatre  livres 
qui  nous  occupent  suivre  une  voie  largement  frayée  par 
les  confrères  antérieurs.  Désiré  Nisard  a  eu  la  franchise 
d'intituler  des  souvenirs  de  ce  genre  ^gri  somnia  (ce  qu'un 
petit  garçon  étourdi  traduirait  avec  divination  par  songes 
d'un  aigri)  ;  Maxime  du  Camp,  dans  ses  intéressants  Sou- 
venirs littéraires,  nous  en  avait  donné  un  bel  échantillon, 
et  encore  ces  Souvenirs  imprimés  ne  sont-ils  qu'un  passc- 
tout-grain  derrière  lequel  existent,  recouvertes  à  la  Biblio- 
thèque  Nationale   par  des  toiles  d'araignée  qui  seront  un 


4^6  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

jour  séculaires,  des  bouteilles  mystérieuses  auxquelles  son 
testament   nous   défend    de   toucher.    Et    les    mémoires  au 
jour  le  jour  des  Concourt,    leur   destinée    posthume...    Si 
les  historiens  futurs  s'essayent  à  \ine  ps3-chologie  des  gens  de 
lettres  d'après  les  mémoires  que  les  gens  de  lettres  ont  écrits 
les  uns  sur  les  autres,  cette  psychologie  ne  pourra  manquer  de 
donner  un  tableau  peu  avantageux  de  la  corporation.   Mais 
enfin  ce  tableau   serait   vivant,  et  tous  ces  livres   sont  bien 
des   livres  vivants.    Comparez-les   aux  exceptions.  La  plus 
intéressante  de  ces  exceptions  est  probablement  fournie  par 
les  Mémoires,  si  agréables  à   lire,  de  Marmontel,   qui  n'ont 
rien  de  féroce,  et  où  se  développe,  avec  une  facilité  heu- 
reuse qui  n'a   d'égale    que    celle   de   la   carrière   même  de 
l'auteur,  la  vie  d'un  homme  de  lettres  arrivé,  favorisé  par 
les  circonstances  et  ingénieux  à  solliciter  cette  faveur.  Or  ce 
ton  de  sincérité  touchante,  qui  ouvre  si  facilement  le  cœur 
du    lecteur  dupé,   dissimule  un  adroit  hâbleur,  aussi  aisé  à 
percer  d'ailleurs  que  ce  roi  des  menteurs  qu'est  Benvenuto 
Cellini.  La  part  du  mensonge  conscient  dans  les  inexactitudes 
de    Chateaubriand,  de  Lamartine,  de  Hugo  sur  eux-mêmes 
fait  aujourd'hui  encore  un  problème  psychologique  qui  n'est 
point  simple.  Mais  lorsque  l'auteur  de  mémoires  est  violent 
et  passionné,  lorsqu'il  a  toutes  les  chances  possibles  de  nous 
tromper  à  moitié,  il  nous  donne  rarement  une  impression  de 
mensonge.   Les  portraits   dessinés   avec  tant   de  verve  par 
M.  Léon  Daudet  nous  présentent  ses  ennemis  et  ses  amis  tels 
sans  doute  qu'il    les  voit   réellement,  et  cette   réalité  de  sa 
vision  est  après  tout  une  réalité.  11  en  est  de  même  de  ceux 
de  Tailhade.    Il  y  a   là   un  génie  de  déformation  supérieur 
à  celui  du  caricaturiste   Rouveyre,    mais  de    même  ordre. 
Le  caricaturiste,  il  est  vrai,  sait  qu'il   n'y   a   pas   de   visage 
humain  dont  on  ne  puisse  extraire  son  schème  de  laideur  ; 
même  dans  une  irréprochable  figure  adolescente,  il  indiquera 
les   lignes   de   fracture    par   lesquelles  demain  l'effondrera. 


RÉFLEXIONS   SUR    LA    LITTERATURE  437 

Mais  l'écrivain,  moins  lesté  par  la  matière,  réser\'e  ce  genre 

de  déformation  à  ses  ennemis  et  croit  peut-être  de  bonne 

foi  qu'eux  seuls   en   sont   susceptibles.    Pour   lui  l'inimitié 

est  un  principe  d'art  :  Facit  indignatio  vernis,   au  lieu    que 

l'indignation  n'a  jamais  fait  œuvre  d'architecte,  de  sculpteur 
ou  de  peintre. 


De  sorte  qu'un  auteur  de  mémoires  a  généralement  un 
pied  dans  l'art  littéraire,  un  pied  dans  un  tumulte  à  figure 
politique  et  qui  se  confond  souvent  avec  la  politique  elle- 
même.  A  moins  d'y  être  poussé  par  une  vocation  particulière 
et  de  n'écrire  guère  que  cela,  comme  Retz  et  Saint-Simon, 
aucun  des  grands  auteurs  du  xyii^  siècle  n'a  écrit  ses  Mé- 
moires. -Ils  ne  pensaient  rien  avoir  à  dire  d'intéressant,  au 
contraire  d'un  Sully,  d'un  Richelieu,  d'un  Pomponne,  d'un 
Torcy,  même  d'un  Louis  XIV  qui  jugeaient  utile  que  l'expé- 
rience de  leur  vie  fût  enregistrée  pour  leurs  successeurs  ou 
leurs  descendants.  Rousseau,  le  premier  après  saint  Augustin,, 
intéresse  l'humanité  à  la  vie  d'un  homme  qui  n'est  rien 
qu'un  homme,  —  pas  même  d'un  homme  de  lettres,  puis- 
que la  seconde  partie  des  Confessions,  écrite  tard,  ne  rentrait 
pas  dans  le  plan  primitif  et  reste  bien  inférieure  à  la  pre- 
mière. Mais  Rousseau  est  entraîné  pendant  sa  vie  et  surtout 
après  sa  mort,  par  le  poids  d'une  réalité  politique,  il  en  est 
captif,  et  presque  tous  les  écrivains  qui  après  lui  ont  écrit 
des  Mémoires  ont  mené  plus  ou  moins  une  carrière  mixte 
de  politique  et  de  littérature,  ce  qui  ne  les  disposait  pas 
tout  à  fait  à  la  sagesse  et  à  l'égalité  d'âme.  De  nos  quatre 
mémorialistes,  deux,  MM.  Daudet  et  Dimier,  sont  des  mi- 
litants de  l'Action  Française,  Laurent  Tailhade  appartint 
à  la  presse  anarchiste,  socialiste  ou  socialisante.  Le  seul 
qui  n'ait  rien  de  politique,  M.  Albalat,  est  aussi  le  plus 
modéré. 


438  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

L'intérêt  de  tous  ces  livres  de  Mémoires  nous  laisse 
donc  croire  d'abord  que  la  littérature  a  été  ici  heureu- 
sement fécondée  par  la  politique.  Et  cela  est  sans  doute  vrai, 
mais  dans  des  limites  qu'il  est  curieux  de  marquer.  La  litté- 
rature de  mémoires  est  extrêmement  abondante,  en  France, 
pour  des  raisons  de  psychologie  nationale  et  littéraire  assez 
évidentes  :  aucun  pays  n'offre  une  suite  de  mémoires, 
une  permanence  de  durée  humaine  aussi  compactes.  S'il 
en  existait  une  bibliographie  spéciale,  on  verrait  que  les 
mémoires  des  hommes  politiques  y  tiennent  la  plus  grande 
place,  et  ensuite  ceux  des  militaires,  des  femmes,  des 
hommes  de  lettres.  Or  tous  les  mémoires  français  qui 
ont  une  valeur  littéraire  se  trouvent  dans  les  trois  der- 
nières catégories,  et  la  première,  la  plus  riche  en  noms 
illustres,  ne  fournit  que  des  livres  d'une  importance  histo- 
rique considérable,  mais  d'une  valeur  propre  médiocre 
ou  nulle.  Les  hommes  politiques  ont  eu  plus  que  les  autres 
la  coutume  d'écrire  leurs  mémoires,  et  plus  que  les  autres 
ils  y  ont  échoué. 

Cela  ne  date  pas  d'aujourd'hui.  Deux  des  personnages 
les  plus  originaux  de  l'histoire  politique  romaine,  Svlla  et 
Auguste,  ont  rédigé  leurs  mémoires.  Plutarque  avait  les 
premiers  sous  les  yeux  et  Suétone  les  seconds.  Aucun 
ancien  ne  leur  a  attribué  de  valeur,  et  ils  ont  dû  se  perdre 
assez  tôt.  Les  deux  livres  de  mémoires  qui  comptent  dans 
la  littérature  ancienne  sont  des  mémoires  militaires,  VAna- 
ha$c  de  Xénophon  et  les  Commentaires  de  Œsar,  d'où  César 
a  eu  soin  d'éUminer  sa  vie  politique  pendant  les  deux 
guerres,  ce  qui,  à  la  fois,  donne  au  De  Bcllo  Gallico 
sa  pureté  de  médaille  et  brouille  les  plans  du  De  Bello 
Ch'ili. 

En  France,  les  plus  grands  noms  de  la  politique  se 
trouvent  sur  les  mémoires  les  plus  ternes.  Je  laisse  de 
côté  les  singuliers  Mémoires,  écrits  à  la  seconde  personne 


RÉFLEXIONS   SUR   LA   LITTÉRATURE  439 

du  pluriel,  où  Sully  se  fait  raconter  sa  vie  par  ses  secré- 
taires. Mais  si  le  Testament  Politique  de  Richelieu  reste 
une  œuvre  attachante  et  forte,  ses  Mémoires  sont  à  peu 
près  illisibles  pour  qui  n'v  cherche  pas  un  intérêt  histo- 
rique. Seuls  aussi  les  historiens  lisent  les  innombrables 
Mémoires  d'hommes  politiques  publiés  dans  les  Documents 
inédits  et  la  collection  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France. 
Les  mémoires  de  Frédéric  II  et  de  Napoléon  sont,  comme 
ceux  de  César,  presque  tous  militaires.  On  sait  quels  espoirs 
firent  naître  les  Mémoires  politiques  de  Talleyrand,  et 
quelle  désillusion  suivit  leur  publication.  Les  Mémoires 
que  Guizot  et  Emile  Ollivier  ont  consacrés  avec  complai- 
sance à  leur  vie  politique  sont  aussi  gibier  d'historien  et 
d'historien  seulement.  Je  ne  sais  quelle  bizarre  destinée  m'a 
fait  lire  un  jour  les  Souvenirs  politiques  de  M.  de  Freycinet  : 
ils  portent  presque  tout  entiers  sur  la  cuisine  parlemen- 
taire et  sont  certainement  inférieurs  à  ceux  du  cuisinier 
Carême. 

Un  grand  homme  politique  ou  simplement  un  homme 
politique  qui  a  occupé  une  position  considérable  nous 
donnera  de  médiocres  Mémoires.  Mais  un  homme  qui  a 
essayé  la  vie  politique,  et  qui  y  a  échoué,  un  raté  de 
la  politique,  en  écrira  parfois  d'excellents.  C'est  le  cas 
du  cardinal  de  Retz.  X'est-ce  pas  aussi,  sur  un  plan 
monumental  (lisez  le  livre  d'Albert  Cassagne)  celui  de 
Chateaubriand  ?  Alexis  de  Tocqueville,  dans  ses  Souvenirs 
si  intelligents,  nous  montre  nées  des  mêmes  racines  sa 
lucidité  devant  la  politique  et  son  incapacité  d'en  faire 
activement. 

Les  mémoires  de  la  vie  militaire  forment,  au  contraire 
de  ceux  de  la  politique,  un  des  beaux  fleurons  de  notre 
littérature  de  Mémoires,  avec  les  Villehardouin  et  les  Join- 
ville,  les  Monluc  et  les  Marbot,  et  tant  d'autres  qui  n'ont 
fait  que  raconter  sincèrement   et  naïvement   leur   vie.   Au- 


440  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

tant  que  dans  la  littérature  épistolaire  les  femmes  ont 
triomphé  dans  la  littérature  des  mémoires,  qui  ne  sont 
qu'une  coriespondancc  à  l'adresse  de  la  postérité,  depuis 
Madame  de  Motteville  jusqu'à  Madame  Roland  et  à  Ma- 
dame de  Boigne.  Quant  aux  gens  de  lettres,  depuis  Rousseau, 
ils  nagent  là  dans  leur  élément. 

Certainement  tout  cela  a  ses  raisons  et  il  n'est  peut- 
être  pas  bien  difficile  de  les  dégager.  Les  mémoires  d'un 
grand  homme  politique  pourraient  être  de  trois  sortes,  avoir 
l'un  des  trois  genres  d'intérêt  :  un  intérêt  historique,  celui 
de  l'histoire  prise  à  sa  source,  contée  par  ceux  qui  l'ont  faite, 
—  un  intérêt  de  narration  et  de  psychologie,  le  tableau 
de  la  société,  de  l'humanité  qu'ils  ont  connues,  —  un  in- 
térêt d'analyse  intérieure,  l'exposé  à  la  Rousseau  et  à  la 
Chateaubriand  de  son  être  par  un  homme  de  génie.  Au- 
cune de  ces  trois  éventualités  ne  s'est  jamais  produite,  sauf 
une  fois  la  dernière,  exception  qui  confirme  la  règle. 

Pour  qu'il  fît  sa  propre  histoire,  il  faudrait  qu'un  homme 
d'Etat  ^ùt  des  qualités  d'historien,  les  élevât  même  à  la 
deuxième  puissance  comme  qualités  d'auto-historien.  Or  cela 
ne  s'est  jamais  vu  et  il  y  a  là  quelque  chose  d'assez  singulier. 
Un  lieu  commun  très  ancien  et  apparemment  très  évident  veut 
que  l'histoire  soit  l'école  des  hommes  d'Etat.  Mais  ils  ont  fait 
en  général  l'école  buissonnière.  M.  Lloyd  George  qui  est, 
dit-on,  l'homme  d'Etat  le  mieux  doué  d'aujourd'hui,  est 
connu  pour  son  ignorance  en  cette  matière,  et  pour  ce  record 
d'avoir  attribué  la  victoire  de  Trafalgar  aux  navires  de  la 
reine  Anne.  Mais  cela,  ce  n'est  que  de  l'anecdote.  La  vérité 
est  que  le  sens  politique  et  le  sens  historique  vont  mal  ensem- 
ble, ne  s'accordent  qu'en  un  certain  point  intermédiaire  de 
médiocrité  commune  comme  chez  Thiers  et  Guizot.  Proba- 
blement l'histoire  demande  un  sens  du  passé,  la  politique 
un  sens  du  présent  et  de  l'avenir  ;  l'historien  tend  à  voir  les 
événements  sous  un  aspect  de  répétition,  l'homme  politique  à 


REFLEXIONS   SUR    LA    LITTERATURE  44I 

en  épouser  de  l'intérieur,  en  artiste,  la  vie  imprévisible  ; 
l'historien  homme  d'État  sera  porté  à  composer  sa  con- 
duite comme  Voltaire  composait  ses  vers  tragiques  avec  des 
centons  de  Racine  ;  l'homme  d'Etat  historien  sera  aussi 
gauche  et  aussi  dépaysé  pour  écrire  sa  propre  histoire  que 
l'eût  été  Victor  Hugo  pour  rédiger  une  analyse  critique  du 
Satyre  ou  que  l'était  Rodin  pour  «  expliquer  »  ses  marbres. 
Pour  qu'il  fît,  comme  Saint-Simon,  un  tableau  des  groupes 
humains  parmi  lesquels  il  a  vécu,  il  faudrait  que  l'homme 
d'Etat  les  eût  connus,  comme  Saint-Simon,  de  façon  libre  et 
désintéressée.  L'art,  la  «  finalité  sans  fin  »  est  à  ce  prix.  Mais 
il  les  a  connus  au  contraire  de  façon  pratique,  pour  s'en  ser- 
vir. Il  n'est  homme  politique  que  parce  qu'il  est  capable  de 
l'effort  d'abstraction  qui  d'un  homme  complet  et  vivant  lui 
fait  isoler  et  considérer  un  seul  ressort,  celui  qu'il  peut 
incorporer  à  l'armature  de  l'Etat.  C'est  la  grande  force  d'un 
Richelieu  ou  d'un  Napoléon.  Richelieu  était  probablement 
très  sincère  lorsqu'à  son  lit  de  mort  il  répondit  (si  cette 
légende  est  vraie)  à  la  question  de  son  confesseur  :  «  Par- 
donnez^vous  à  vos  ennemis  ?  —  Je  n'en  eus  jamais  d'autres 
que  ceux  de  l'Etat.  »  Il  en  était  arrivé  à  voir  les  hommes 
sous  la  catégorie  des  services  qu'ils  pouvaient  rendre  ou  des 
dommages  qu'ils  pouvaient  porter  à  l'Etat.  Mais  si  Saint- 
Simon  eût  vu  ses  amis  et  ses  ennemis  sous  cet  angle,  il  n'eût 
jamais  écrit  ses  mémoires.  M.  Léon  Daudet  nous  fait  sourire 
quand,  dans  la  préface  d'un  volume  de  Souvenirs  où  ses  enne- 
mis privés  comme  M.  Jean  Aicard  et  M.  Hanotaux  sont 
copieusement  arrosés  de  prose  pittoresque,  il  déclare  n'avoir 
en  vue  dans  ses  exécutions  que  l'intérêt  de  la  chose  publi- 
que. A  la  Muse  robuste  des  Mémoires  on  pourrait  adresser 
les  jolis  vers  du  vieux  Martian  à  sa  fille  dans  la  Piilchérie  de 
Corneille  : 

Pour  r intérêt  public  rarement  on  soupire 

Si  quelque  ennui  secret  n'y  mêle  son  martyre  ; 


442  LA    \OU\'ELLE    REVUE   FRANÇAISE 

L'jui  se  cache  sous  T autre  et  fait  uti  faux  éclat, 
Et  jamais,  ù  ton  âge,  en  ne  plaignit  Y  Etat. 

Enfin  si  les  Mémoires  d'hommes  politiques  ne  nous  offrent 
pas  davantage  le  tableau  d'une  vie  intérieure,  c'est  que  le 
sacrifice  de  cette  vie  est  pour  eux  l'un  de  ceux  que  demande 
le  sei'vice  de  l'Etat.  Comme  dit  Renan,  ils  ne  font  pas  orai- 
son. Il  y  a  une  exception  apparente,  puisqu'un  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  vie  intérieure  a  été  réalisé  à  Rome  par  un  des 
maîtres  du  monde.  Mais  il  était  réservé  à  Marc-Aurèle  de 
donner  exactement  l'exemple  contraire  à  ce  qui  constitue 
chez  un  roi  le  plus  haut  sacrifice  qu'il  puisse  faire  à  l'Etat  : 
le  sacrifice  d'un  fils,  tel  que  Pierre  le  Grand  l'offrit  à  son 
œuvre.  La  lucidité  intérieure  de  l'auteur  du  livre  A  moi- 
même  et  l'aveuglement  politique  du  père  de  Commode  s'op- 
posent comme  dans  une  toile  de  Rembrandt  avec  une  vérité 
éternelle. 

Et  pourtant  les  hommes  politiques  ont  écrit  volontiers  des 
mémoires.  Mais  si  ces  mémoires  sont  mauvais,  c'est  un  peu 
parce  qu'ils  appartiennent  à  un  genre  qu'on  pourrait  appeler 
les  mémoires  d'avocat.  Leurs  mémoires  sont  des  plaidoyers, 
des  œuNTes  pragmatiques  destinées  à  les  défendre  devant  la 
postérité.  De  là  les  vices  de  déformation  astucieuse  et  toutes 
les  plaies  de  la  prose  avocassière.  Les  Mcmoirca  sur  Vhistoircdc 
mon  temps  que  Guizot  rédigea  dans  sa  retraite ,  YEmpirc  libéral 
moitié  histoire  moitié  mémoires  d'Emile  OUivicr,  toute  cette 
littérature  de  limogés  n'est  point  en  état  de  grâce  pour  réa- 
liser des  chefs-d'œuvre.  Ces  apologies  doivent  être  prises  en 
la  flamme  vivante  du  discours,  comme  ce  fut  le  cas  de 
Démosthène  dans  le  Discmrs  sur  la  Coiinvinc,  de  Guizot  lui- 
mcmc  dans  la  séance  parlementaire  du  f'ai  éU  à  Gave!  !  Mais 
lorsque  le  plus  grand  avocat  qui  ait  existé  voulut  écrire  des 
mémoires  de  ce  genre,  il  ne  put  se  rendre  à  lui-même  le  ser- 
vice qu'il  avait  rendu  à  Murcna-et  à  Milon  :  nous  n'avons  pas 


RÉFLEXIONS   SUR   LA    LITTÉRATURE  443 

ses  mémoires  en  vers  sur  son  consulat,   parce  qu'ils  se  sont 
effondrés  sous  les  huées  de  l'antiquité. 

Toutes  ces  réflexions  n'ont  empêché  de  parler  comme  ils 
en  valaient  la  peine  de  quatre  livres  pleins  d'expérience  et  de 
renseignements.  Je  voudrais  qu'on  les  lût,  et  surtout  qu'on 
sût  les  lire,  ce  à  quoi  ces  généralités  ne  nuiront  peut-être 
pas.  Si  par  exemple  vous  apprenez  dans  les  Souvenirs  de 
M.  Dimier  que  Brunetière  «  ne  fut  qu'un  sot  »  et  qu'Etienne 
Lamy  «  avait  l'air  d'une  bûche  et  ne  valait  guère  plus  », 
retenez  d'abord  que  ces  deux  catholiques  furent  les  adver- 
saires politiques  de  l'auteur  sur  la  question  du  ralliement. 
Homo  houïiui  lupus,  fcinina  femiiur  lupior,  clericiis  clerico  hipis- 
sUuus,  macaron Lsaient  les  goliards  du  moyen-âge.  Et  c'est  la 
bonne  Niande  rouge  dont  se  nourrissent  de  bons  Mémoires.  Re- 
tenez ensuite  que  tous  deux  sont  vus  d'un  cabinet  directorial  oia 
étaient  refusés  —  peut-être  pour  les  mêmes  raisons  politi- 
ques —  les  articles  d'art,  d'ailleurs  fort  bons,  de  M.  Dimier. 
Etienne  Lamy  (que  j'ai  connu  comme  un  fort  galant  homme 
spirituel  et  gai)  fit  sans  doute  ce  jour-là  à  M.  Dimier  visage 
de  bois  :  c'est  manière  en  effet  d'a\'ûir  l'air  d'une  bûche.  Le 
plaisir  qu'on  éprouve  à  lire  des  mémoires  passionnes  (on  ne 
séparera  plus  de  Saint-Simon  les  notes  de  l'édition  Boislile) 
vient  en  partie  de  ces  exercices  de  traduction. 

ALBERT  THIBAUDET 


NOTES 


LA  JEUNESSE  DE  STENDHAL,  par  Paul  Arhekt 
(Champion). 

Je  m'étonne  qu'on  ne  nous  ait  pas  encore  donné,  sous  ce 
titre  :  «  Un  contemporain  de  Stendhal  »,  une  vie  de  Napo- 
léon. Cela  viendra,  sans  doute.  Au  reste  nous  avons  de  quoi 
tromper  notre  attente  :  voici  un  livre  sur  Stendhal,  oii  il 
n'est  parlé  que  de  Stendhal. 

J'ai  ouvert  ce  gros  livre  avec  inquiétude  ;  je  ne  l'ai  pas 
terminé  sans  regret.  Ces  éoo  pages  se  lisent  sans  ennui,  et 
nous  font  désirer  la  suite.  Le  sujet  exige  un  tel  effort,  le 
mérite  de  l'auteur  le  justifie.  M.  Arbelet  a  entrepris  de  com- 
prendre et  d'expliquer  Beyle  ;  sa  réussite  n'est  pas  mince. 
Elle  n'est  pas  mince,  mais  elle  est  incomplète  ;  il  fallait  s'y 
attendre.  Comme  il  y  a  autant  de  façons  d'expliquer  un 
caractère,  et  de  le  juger,  qu'il  y  a  d'hommes  à  l'étudier, 
on  ne  peut  pas  dire  que  l'ouvrage  de  M.  Arbelet  soit  défi- 
nitif, ni  surtout  qu'il  soit  convaincant.  Mais  il  y  a  toujours 
plaisir  à  connaître  et  à  discuter  l'opinion  d'un  homme  instruit 
de  son  sujet,  intelligent  et  fin,  et  qui  écrit  agréablement. 
D'ailleurs  il  est  bien  remarquable  que  M.  Arbelet,  dans  une 
si  longue  étude,  ne  se  livre  à  aucune  digression  :  c'est  tou- 
jours Bcyle  qui  est  en  scène  ;  tout  se  ramène  à  lui  ;  il  n'est 
pas  un  prétexte  vague  à  des  vues  générales  sur  la  littérature, 
la  société  ou   la  morale,  que  développent  volontiers,  autour 


NOTES  345 

d'un  trop  maigre  sujet,  des  auteurs  abondants.  Cependant, 
M.  Arbelet  ne  se  perd  pas  non  plus  dans  des  niaiseries  affli- 
geantes ou  d'encombrantes  inutilités.  C'est  une  âme,  sa  forma- 
tion, ses  manifestations,  qu'il  étudie.  Il  le  fait  avec  beaucoup 
de  subtilité,  de  méthode,  d'intelligence,  après  de  nombreuses 
recherches  (dont  il  jette  la  substance  en  notes,  nous  débarras- 
sant ainsi  de  ce  pesant  appareil  d'érudition  qui,  chez  tant 
d'auteurs,  transforme  un  livre  littéraire  en  une  mosaïque  de 
fiches).  Il  m'a  convaincu  qu'il  avait  beaucoup  de  mérite,  mais 
non  pas  qu'il  avait  raison. 

Ecrire  un  livre  d'analyse,  c'est  interpréter  les  faits  d'obser- 
vation, pour  en  expliquer  l'origine,  et  pénétrer  ainsi  l'âme 
qui  les  a  inspirés  ;  puis,  cette  âme,  il  faut  la  juger.  Mais 
plus  l'analyste  est  délié,  plus  il  découvrira  de  raisons  pos- 
sibles, vraisemblables,  aux  actes  qu'il  obsers'e,  sans  pouvoir 
décider,  s'il  est  sincère,  laquelle  fut  le  mobile  véritable  ;  il 
choisira,  s'il  veut  décider  cependant,  celle  qui  cadre  le 
mieux  avec  son  impression  générale.  Cette  impression  géné- 
rale est  antérieure  à  l'analyse,  au  raisonnement  ;  elle  est, 
pour  une  grande  part,  une  affaire  de  sentiment.  Ainsi,  le 
jugement  est  porté  avant  l'examen  sérieux;  et  l'analyse,  qui 
est  proprement,  si  j'ose  dire,  un  raisonnement  d'imagi- 
nation, puisqu'elle  s'attache  à  édifier  des  hypothèses  logi- 
ques, se  résout  par  le  sentiment,  quand  il  s'agit  de  faire  un 
choix,  car  l'expérience  lui  est  interdite,  s'il  s'agit,  comme 
c'est  le  cas,  d'examiner  du  passé.  C'est  ce  qui  explique  les 
jugements  contradictoires  portés  sur  tous  les  hommes  qui 
ont  eu  le  périlleux  honneur  d'intéresser  la  postérité.  C'est  ce 
qui  explique  aussi  pourquoi  tant  d'écrivains  d'analyse,  capa- 
bles de  construire  dans  leurs  livres,  avec  exactitude  et  jusque 
dans  les  détails,  des  personnages  nuancés,  se  sont  révélés, 
dans  la  vie,  de  médiocres  observateurs,  je  veux  dire  trop 
subtils  et  trop  riches  en  explications,  par  conséquent  trop 
incertains,   pour  pénétrer  la  vérité  des  caractères.  Ou  bien 


446  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ils  jugent  avec  leur  sentiment,  trouvent  une  raison  qui  les 
satisfait,  et  s'y  tiennent,  prenant  pour  la  vérité  le  vraisem- 
blable qui  leur  agrée.  Ce  fut  le  cas  de  Stendhal,  qui  n'est 
vraiment  lucide  que  pour  observer  les  mouvements  de  son 
àme  propre  et  des  âmes  à  sa  ressemblance,  parce  qu'il  s'exa- 
mine avec  sincérité,  pour  se  connaître,  et  sans  souci  de  se 
juger  (donc  sans  être  porté  à  dissimuler  ses  fautes,  ou  à  les 
excuser);  quant  à  la  connaissance  des  autres,  qui  n'ont  point 
l'heiir  de  lui  agréer,  ou  bien  il  la  néglige,  s'ils  l'ennuient, 
ou  bien,  s'il  les  déteste,  elle  se  résout  dans  un  jugement 
simpliste,  sommaire,  aveugle,  et  sans  appel. 

M.  Arbelet  donne  dans  le  même  travers,  mais,  chez  lui, 
il  est  plus  aimable.  Quand  on  consacre  six  cents  pages  à  la 
seule  jeunesse  d'un  homme,  on  ne  peut  se  défendre  d'un 
certain  sentiment  pour  lui,  ni,  par  la  suite,  de  justifier  ce 
sentiment.  Du  moins  cette  indulgence  n'est  pas  cherchée  ;  et 
il  lui  sera  beaucoup  pardonné  pour  cela.  Non  que  M.  Arbelet 
épouse  toutes  les  passions  de  Beyie,  ou,  si  l'on  veut,  de 
Henri  Brulard  (car  c'est  la  vie  de  Henri  Brulard  qui  natu- 
rellement lui  sert  de  source  principale).  Il  croit  à  sa  sincé- 
rité ;  mais  le  sachant  passionné,  il  doute  si  ses  sentiments 
sont  justes,  et  même  s'ils  sont  vrais. 

Les  sentiments  de  sa  jeunesse,  Stendhal,  en  les  ressusci- 
tant, ne  se  les  rappelle  pas  seulement,  il  les  éproirve  à  nou- 
veau. Le  vieux  consul  se  remet,  si  j'ose  dire,  «  dans  la  peau  » 
de  l'enfant  qu'il  fut,  et,  grâce  à  une  mémoire  aiguë,  et  à  une 
rancune  tenace,  cette  réminiscence  devient  une  revivis- 
cence. C'est  là  le  curieux  de  son  cas,  et  ce  qui  explique 
l'importance  qu'il  attache  à  des  enfantillages.  Et,  s'il  les 
ressuscite  avec  une  telle  flamme,  c'est  que,  s'ils  ont  depuis 
changé  d'objet,  ses  sentiments  n'ont  pas  changé  de  nature  ; 
s'appliquant  à  nouveau  sur  leur  objet  ancien,  ils  n'ont  pas  à 
se  modifier  pour  le  ressaisir  ;  bien  mieux,  la  réflexion,  et  le 
jugement,  n'ayant  jamais  eu  de  prise  sur  l'âme  passionnée  de 


NOTES  447 

Stendhal,  ses  haines  ou  ses  affections  d'autrefois  lui  sem- 
blent toujours  justifiées,  et  son  aveuglement  persiste.  Un 
seul  élément  s'est  modifié  :  cette  sensibilité,  voilà  un  demi^ 
siècle  qu'elle  s'irrite,  qu'elle  se  développe  dans  le  sens  de 
la  misanthropie,  de  la  rancune,  de  l'aigreur  ;  les  impressions 
d'enfance,  ressenties  à  nouveau,  le  sont  dans  le  même  sens 
que  jadis,  mais  avec  un  excès  qu'elles  n''ont  point  connues, 
et  que  le  vieillard  se  plaît  encore  à  exagérer.  Henri  Brulard 
nous  semble  l'enfant  le  plus  per\'ers,  le  plus  haineux,  le 
plus  irrespectueux,  le  plus  ardent,  le  plus  rempli  d'idées 
fausses,  alors  qu'il  s'attache  surtout  à  nous  persuader,  dans 
son  âge  mûr,  qu'il  a  été  tout  cela,  qu'il  met  sa  joie  à  déplaire 
et  qu'il  se  ré'^•èle  ainsi  un  vieil  homme  très  rancunier,  très 
peu  scrupuleux,  très  peu  tendre,  très  sensible,  et  très  irré- 
fléchi. Ce  n'est  pas,  à  la  vérité,  le  portrait  qu'en  trace 
M.  Arbelet  ;  le  jeune  Beyle  est  moins  noir  à  ses  yeux,  et 
aux  nôtres,  que  dans  l'esprit  du  vieux  Stendhal  ;  mais  il 
dispose,  pour  le  vieux  Stendhal,  de  trésors  d'indulgence.  Il 
nous  démontre,  par  exemple  que  ce  voluptueux  amour  pour 
sa  mère,  qu'on  lui  a  tant  reproché,  était  un  attachement 
pur  et  vif  de  petit  enfant,  dont  toute  la  souillure  a  été 
ajoutée,  dans  le  but  de  déplaire,  cinquante  ans  plus  tard.  Et 
il  nous  convainc  facilement  qu'il  n'y  avait  point  là  un 
sadisme  d'enfant  trop  précoce  ;  mais  il  ne  songe  pas  qu'il  y 
a  là,  bien  étalé,  un  sadisme  recuit  de  xieux  voluptueux. 

M.  Arbelet,  à  vrai  dire,  ne  songe  pas  souvent  à  tirer  des 
conclusions  des  erreurs  de  Stendhal  et  de  ses  injustices.  II 
ne  les  partage  pas  toutes,  mais  il  les  excuse  volontiers,  et 
parfois  il  y  trouve  un  motif  de  louange  ou  de  réjouissance. 
Henri  Beyle  haïssait  cordialement  son  père,  sa  tante  Séra- 
phie,  l'abbé  Raillanne  et  quelques  autres.  M.  Arbelet  ne  les 
trouve  pas  si  haïssables,  et  détaille  leur  portrait  avec  finesse 
et  bienveillance.  Mais  cette  haine  l'émerveille  :  bon  petit 
cœur,  il  ne  haïssait  tant  que  parce  qu'il  avait  l'âme  tendre  ! 


448  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Cette  tendresse  de  Stendhal  est  une  marotte  de  M.  Arbelet  : 
l'origine  qu'il  lui  prête,  et  la  preuve  initiale  qu'il  en  donne, 
suffiraient  à  nous  en  faire  douter.  Mais  où  diable  l'a-t-il  vue 
ensuite  ?  Nous  le  connaissons  sensible  à  l'excès,  susceptible, 
voluptueux,  romanesque  ;  ce  sont  des  qualités  qui  s'accom- 
modent de  la  tendresse,  mais  qui  ne  l'impliquent  pas,  ni 
n'en  tiennent  lieu.  Est-ce  la  tendresse,  ou  le  sens  artistique 
et  une  sensibilité  nerveuse  qui  émeuvent  jusqu'aux  larmes 
cet  incroyant  buté,  et  cet  anticlérical  farouche,  devant  les 
cérémonies  religieuses  ?  Est-ce  la  tendresse  qui  agite  l'âme 
de  cet  ami  lointain  du  peuple,  que  dégoûtent  la  saleté  et  la 
sottise,  de  ce  héros  de  cabinet  écœuré  par  la  soldatesque  ? 
A-t-il  même  jamais  aimé,  jamais  cherché  dans  ses  succes- 
sives amours,  autre  chose  que  la  satisfaction  des  sens,  et  la 
vaine  rencontre  d'un  idéal  romanesque  ?  Romanesque  et 
lucide,  il  espère  éprouver  la  grande  passion,  et  chaque  expé- 
rience le  déçoit,  parce  qu'elle  demeure  inégale  à  son  rêve. 
Attaché  à  l'amour,  et  non  pas  à  l'amante,  il  en  multiplie  les 
esssais,  parce  que,  lucide,  il  dessèche  sa  passion  du  moment, 
et  que,  romanesque,  il  pare  la  suivante  des  plus  somp- 
tueuses couleurs.  Et  il  ne  se  doute  pas  qu'une  grande  passion 
suppose  un  grand  amoureux,  c'est-à-dire  un  homme  capable 
de  toutes  les  illusions,  et  de  tous  les  attachements,  d'un 
complet  oubli  de  soi-même,  et  d'une  tendresse  infinie.  De 
toutes  ces  vertus,  il  ne  possède  que  les  illusions  ;  encore  ne 
lui  servent-elles  point  à  parer  les  réalités,  mais  à  se  perdre 
dans  des  chimères,  dont  il  n'aperçoit  même  pas  qu'elles  sont 
chimériques. 

Stendhal  n'a  pas  d'indulgence  ;  c'est  la  première  vertu 
du  cœur.  Elle  demande  beaucoup  de  candeur,  ou  beaucoup 
de  philosophie.  Il  est  naïf,  mais  point  candide  ;  et  pour 
de  la  philosophie,  il  eût  fallu  une  âme  plus  calme,  une 
misanthropie  mieux  fondée  (par  exemple  :  les  hommes  ne 
valent  pas  cher,    mais   il  faut  les   prendre  tels  qu'ils  sont, 


NOTES  •  449 

louer  leurs  beaux  côtés  et  les  plaindre  d'être  si  laids), 
et  quelques  idées  générales.  Mais  Beyle  ne  pense  pas,  il 
sent.  Ses  principes  politiques  et  religieux,  nous  en  connais- 
sons l'origine  :  il  est  républicain  et  anticlérical,  à  Sept  ans, 
si  je  ne  me  trompe,  parce  que  son  père,  sa  tante,  son 
précepteur,  qu'il  n'aime  pas,  sont  royalistes  et  catholiques. 
(Faut-il  croire  qu'il  est  patriote  parce  que  ses  ennemis 
intimes  lui  semblent  ne  pas  l'être  ?)  Le  plus  grave  est  qu'il 
le  demeurera  toute  sa  vie,  et  pour  les  mêmes  raisons.  Et 
parce  que  son  sentiment  guide  sa  pensée  et  son  obser- 
vation, il  ne  remarquera  dans  la  vie  que  ce  qui  le  sert  :  tout 
ce  que  font  de  bien  les  gens  qui  partagent  une  opinion 
qu'il  hait,  il  ne  le  verra  pas  ;  tout  ce  qu'ils  font  de  mal  lui 
servira  à  renforcer  sa  haine,  à  donner  à  celle-ci  une  appa- 
rence de  raison,  sans  même  qu'il  se  demande  si  ces  gens, 
quand  ils  font  le  mal,  suivent  leurs  principes  ou  s'ils  les 
violent  ;  bien  mieux,  c'est  par  aversion  de  ces  gens  qu'il 
jugera  leurs  principes  faux.  Il  déteste  les  ennuyeux  ;  or  les 
gens  vertueux  l'ennuient;  donc  la  vertu  est  détestable.  Syllo- 
gisme simpliste,  qui  formera  le  fond  de  son  raisonnement. 
Là-dessus,  M.  Arbelet  d'écrire  avec  admiration  :  «  Aucun 
scrupule  gênant  ne  l'empêchera  de  trouver  la  vérité,  ni  d'oser 
la  dire.  »  Il  serait  mieux  de  supposer  que  beaucoup  de 
partis-pris  gênants  l'empêcheront  de  découvrir  la  vérité. 
D'ailleurs  il  ne  la  cherche  pas  ;  son  seul  souci  est  l'analyse, 
j'entends  l'analyse  de  soi,  ou  de  ceux  qui  ressemblent  à  ce 
qu'il  est,  croit  être  ou  rêve  d'être,  et  il  faut  dire  qu'il  y 
excelle  (encore  ne  s'inquiète-t-il  pas  de  la  valeur  morale, 
ni  de  porter  un  jugement,  ni  de  dégager  des  conclusions 
générales).  Ayant  du  goût  pour  l'héroïsme  et  pour  le  roma- 
nesque, mais  dénué  du  pouvoir  de  le  réaliser,  il  passera  ce 
goût  en  écrivant  des  romans  ;  ses  personnages  seront  héroï- 
ques, ils  seront  romanesques,  ils  seront  vrais,  parce  qu'ils 
seront   non  pas   observés,   mais    imaginés  par  un   homme 


4)0  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

logique  et  lucide,  dont  les  chimères  sont  irréalisables,  mais 
précises,  et  qui  se  connaît  bien.  Un  Julien  Sorel,  par 
exemple,  est  un  homme  exceptionnel  ;  mais  il  est  admira- 
blement fouillé  et  construit,  sans  une  erreur,  sans  une 
lacune.  Stendhal  a  dû  envier  ce  frère  de  son  âm€,  mais  qui 
savait  vouloir  et  agir,  et  qui  lui  ressemblait  en  le  surpas- 
sant, comme  il  a  dû  aimer  mademoiselle  de  la  Mole,  ou 
Mina  de  Wangel,  qui  ne  Teussent  d'ailleurs,  s'il  les  eût  ren- 
contrées, probablement  jamais  aimées. 

M.  Arbelet,  comme  Stendhal,  est  un  analyste  subtil,  et 
limité  ;  comme  lui,  il  a  regard  perçant,  et  des  œillères.  Il 
décompose  admirablement  un  sentiment,  et  puis  il  lui  donne 
un  faux  nom  :  i'émotivité  devient  de  la  tendresse  ;  la 
révolte,  de  l'indépendance  ;  l'esprit  de  contradiction,  une 
volonté  toute  personnelle.  Il  se  trompe,  par  affection  ;  mais 
sa  bonne  foi  est  touchante.  Il  blâme  les  parents  de  n'avoir 
rien  compris  à  l'enfant.  J'aurais  voulu  l'y  voir  !  Il  juge,  lui, 
l'enfance,  après  en  avoir  vu  l'épanouissement  ;  mais  le  petit 
bonhomme  qui  envoie  le  bijlct  Gardon,  qui  se  réjouit  de  la 
mort  de  deux  prêtres  guillotinés,  à  qui  la  mort  de  Louis  XVI 
cause  le  plus  vif  bonheur,  qui  fait  des  scènes  à  Séraphie, 
et  pleure  ép'erdùment  devant  un  bol  qui  lui  rappelle  la  mort 
de  son  ami  Lambert,  était  bien  fait  pour  inquiéter  d'hon- 
nêtes gens.  Qu'ils  n'aient  rien  compris  à  Henri  Beyle,  ce 
n'est  pas  douteux,  et  c'est  fâcheux.  Mais  cet  effroi  que  leur 
inspirent  des  symptômes  alarmants  de  sécheresse  de  cœur, 
et  de  sensiblerie,  de  cruauté,  de  ruse,  d'entêtement  et  d'iras- 
cibilité, n'est-il  pas  une  prudente  réserve,  plus  rare,  et  peut- 
être  plus  estimable,  que  cette  admiration  béate  des  parents 
qui  songent  avec  orgueil,  parce  que  leur  fils  se  bat  tout  le 
jour  avec  des  galopins  :  «  Nous  en  ferons  un  miKtaire  »  et 
le  voient  général,  ou,  parce  qu'il  dessine  des  bonshommes 
sur  les  murs  :  «  Il  sera  peintre  »,  étant  sous-entendu  qu'il 
aura  du  «renie  ? 


J 

I 

! 


NOTES  451 

M.  Arbelet  blâme  les  parents,  mais  il  se  réjouit  de  leur 
ignorance,  et  de  leur  stupide  système  d'éducation.  La 
tyrannie  domestique  développe,  par  son  excès,  un  vif  désir 
d'indépendance,  et  la  force  de  la  volonté  se  développe  par 
la  contrainte.  Beyle,  petite  âme  tendre,  s'il  eût  été  aimé,  ne 
se  fût  pas  développé  :  il  eût  obéi,  par  amour,  et  fût  devenu 
un  bon  brave  homme  d'avocat,  bourgeois  estimé  de  Gre- 
noble, et  peut-être  membre  notoire  des  sociétés  savantes  du 
lieu  ;  il  eût,  comme  son  grand-père  Gagnon,  fait  des  éloges 
académiques.  Pour  tout  dire,  «  bien  élevé,  »  il  eût  été  nul. 
C'est  faire  peu  de  cas  de  la  bonne  éducation,  et  du  mérite  de 
Stendhal.  L'  «  éducation  de  la  haine  »  (entendez  que  c'est 
lui  qui  hait)  l'a  sauvé  de  la  médiocrité.  Mais  l'indépendance 
n'est  pas  si  bonne,  et  me  paraît  bien  anarchique,  quand  elle 
se  révolte  contre  l'autorité,  repousse  la  discipline,  et,  anté- 
rieure au  jugement,  crée  moins  une  volonté  libre,  débar- 
rassée de  préjugés,  que  des  velléités  chancelantes,  dépour- 
vues d'enseignement.  J'aime  à  croire  que  Beyle,  élevé  par 
un  maître  vertueux,  mais  intelligent,  et  surtout  point 
ennuyeux,  n'eût  pas  changé  de  qualités  :  il  les  eût  seulement 
développées  dans  un  autre  sens  :  plus  attentif  et  plus  pru- 
dent, il  eût  attendu,  pour  juger  le  monde,  de  l'avoir  vu, 
pour  émettre  des  opinions,  d'acquérir  des  idées  générales  ; 
né  volontaire,  il  eût  été  plus  tenace,  et  moins  entêté,  il  eût 
moins  imaginé,  plus  agi,  moins  dispersé  ses  efforts,  et  plus 
réalisé.  Et  sans  doute,  il  eût  moins  et  mieux  aimé.  Misan- 
thrope moins  précoce,  il  eût  été  plus  curieux  et  plus 
serein.  Mais  voyez  le  malheur,  cet  honnête  homme  fût 
alors  entré  à  l'Ecole  Polytechnique,  ou  fût  devenu  colonel. 
Nous  aurions  un  héros  obscur  de  plus,  et  un  grand  écrivain 
de  moins.  Mieux  vaut  cet  affreux  Beyle,  et  que  Stendhal 
existe. 

LOUIS  MARTIN-CHAUFFIER 


4  52  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


*     * 


LA  CRISE  SOCIALE  DE  1848.  LES  ORIGINES  ET 
LA  RÉVOLUTION  DE  FÉVRIER  par  Pierre  Quentin- 
Bauchart  (Hachette). 

Pierre  Quentin-Bauchdrt,  tué  à  l'ennemi  en  19 16,  avait 
consacre  deux  volumes  consciencieux  et  complets  à  la  vie 
politique  de  Lamartine.  Il  se  préparait  sans  doute  à  écrire 
une  histoire  de  la  République  de  1848  qui,  entre  VHisloire  de 
la  Monarchie  de  Juillet  de  Thureau-Dangin  et  VHisloire  du 
Second  Empire  de  M.  Pierre  de  la  Gorce,  nous  manque  encore 
malgré  les  livres  estimables  de  Georges  Renard  et  de  Bou- 
niols.  Ce  livre  inachevé,  consacré  aux  origines  sociales  de 
la  Révolution  de  1848  et  à  l'histoire  de  ses  premiers  mois, 
du  24  février  au  16  avril,  peut  passer  pour  la  maquette,  assez 
poussée  sur  quelques  points,  de  la  première  partie. 

Elle  nous  donne  de  grands  regrets  qu'une  mort  glorieuse 
ait  brisé  l'œuvre  commencée.  Certes  l'auteur  s'il  eût  vécu 
eût  nourri  sa  documentation  et  fait  une  plus  large  révision 
des  sources.  Mais  il  avait  vraiment  ce  qu'on  pourrait  appeler 
le  sens  de  1848,  c'est-à-dire  la  faculté  de  sympathie  avec  une 
époque  assez  différente  de  la  nôtre,  et  qui  mérite  mieux  que 
le  mépris  où  on  la  tient  aujourd'hui.  Certes  la  Révolution 
de  Février  fut  une  faute  de  ceux  qui  la  firent  ou  la  laissèrent 
faire  et  un  malheur  pour  la  France.  Mais,  après  le  départ  de 
la  duchesse  d'Orléans  et  de  son  fils,  cette  révolution  était  un 
fait  accompli,  clic  appartenait  au  pays,  et  l'historien,  même 
s'il  la  déplore,  ne  doit  plus  s'intéresser  dès  lors  qu'aux  efforts 
loyaux  des  hommes  qui  essayèrent  d'instituer  l'ordre  nou- 
veau. C'est  dans  cet  esprit  d'attention  généreuse  que  Pierre 
Quentin-Bauchart  aborde  son  sujet.  De  même  il  est  excellent 
que  VHisloire  de  la  Monarchie  de  Juillet  ait  été  écrite  par  un 
homme  d'esprit  et  de  tempérament  orléanistes.  Les  périodes 


NOTES  453 

à  moitié  contemporaines,  encore  mal  entrées  dans  l'histoire, 
doivent  pour  être  bien  comprises  être  vécues  et  présentées 
de  l'intérieur. 

L'auteur  s'est  attaché  ici  à  la  crise  sociale  qui  gravite  autour 
des  journées  de  février.  Il  eût  sans  doute  complété  son 
œuvre  par  une  étude  de  la  crise  politique.  Mais  il  donne  une 
idée  fort  nette  et  fort  juste  des  rapports  entre  le  social  et  le 
politique,  des  malentendus  et  du  divorce  habituel  entre  ceux 
qui  parlent  l'une  de  ces  deux  langues  et  ceux  qui  parlent 
l'autre.  C'est  depuis  1848  que  la  connaissance  des  deux  lan- 
gues, de  leurs  analogies  et  de  leurs  différences,  la  faculté 
de  traduire  rapidement  l'une  dans  l'autre,  de  voir  les 
intérêts  économiques  sous  les  doctrines  politiques,  sont  deve- 
nues une  des  qualités  indispensables  (et  fort  rares)  de  l'homme 
d'Etat. 

Pierre  Quentin-Bauchart  avait  commencé  une  carrière 
politique  qui  promettait  d'être  brillante.  Il  avait  choisi  heu- 
reusement, avec  la  République  de  1^848,  l'époque  dont  les 
enthousiasmes  et  les  déceptions  sont  pour  l'homme  d'Etat 
les  plus  instructives.  Une  des  raisons  de  solidité  de  la  troi- 
sième République  est  qu'elle  a  tenu  compte  des  expériences 
et  des  échecs  de  la  République  qui  l'avait  précédée.  Les  deux 
discours  de  Lamartine  et  de  Jules  Grévy  à  l'Assemblée  Cons- 
tituante sur  le  mode  d'élection  du  président  ont  pu  mériter 
de  devenir  classiques,  en  opposant  de  façon  saisissante  la 
grandiloquence  romantique  du  poète  et  le  bon  sens  pratique 
du  paysan  français  devenu  légiste.  Et  cette  époque  nous  a 
donné,  peut  nous  donner  encore  bien  d'autres  leçons.  Aussi 
est-il  à  souhaiter  que  l'œuvre  d'histoire  qu'a  voulu  réaliser 
l'auteur  de  ce  livre  soit  reprise  par  d'autres. 

ALBERT  THIBAUDET 


454  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

LES  BUCOLIQUES  ET  LA  COPA  DE  MRGILE 

interprétées  en  vers  français  par  Ernest  Raynaud  (Garnier 
frères). 

Que  la  justice  fût  moins  exactement  rendue  quand  les 
vieux  magistrats  consacraient  leurs  loisirs  à  traduire  Horace, 
cela  n'est  point  prouvé,  au  contraire.  Mais  c'est  une  tradi- 
tion qui  se  perd.  Oflicier  de  police,  jM.  Ernest  Raynaud 
interprète  les  Bucoliques  en  vers  français.  Poète  il  fut  naguère 
couronne  de  lauriers  par  les  mains  amies  de  Moréas,  de 
Frédéric  Plessy  et  des  compagnons  de  l'Ecole  Romane.  A 
ces  derniers,  à  l'idéal  littéraire  que  lui-même  ser\-it  à  leurs 
côtés,  l'auteur  de  la  Couronne  des  jours  avoué  une  fidélité  très 
digne,  dont  on  fut  mal  inspiré  de  lui  faire  un  reproche.  Plein 
de  zèle  pour  la  poésie  il  n'en  déploya  pas  moins  en  faveur 
de  la  mémoire  de  Baudelaire  et  de  Verlaine,  qu'il  sut  défendre 
en  toute  occasion. 

Sa  traduction  révèle  un  grand  souci  d'exactitude,  et  de 
simplicité,  un  sentiment  fin  de  la  concordance  des  rNlhmes 
et  des  sonorités,  dans  l'une  et  l'autre  langue.  Comme  lui- 
même  en  prévient  le  lecteur  dans  sa  préface,  il  s'est  soigneu- 
sement gardé  «  des  excès  de  pittoresque  et  de  couleur  »... 
des  «  bariolages  de  style...  suprême  ressource  des  littéra- 
tures épuisées  ».  Pourtant  on  peut  penser  que  M.  Ernest  Ray- 
naud atténue  et  pâlit  à  l'excès  ;  l'image  et  l'épithète  chez 
Virgile  ne  manquent  ni  d'énergie  ni  de  couleur.  Il  n'est 
jamais  prosaïque.  Son  traducteur  n'évite  pas  toujours  le 
développement  et  la  paraphrase,  double  écueil  fatal  aux 
alexandrins  enclins  à  voyager  par  couples. 

Tels  ceux-ci 

...  Son  geste  héréditaire  emplira  de  merveilles 
un  monde  à  qui  son  père  a  su  dicter  des  lois 

qui  ne  rendent  pas  le   mouvement  lyrique  de  l'hexamètre 
latin  : 


NOTES  455 

PacatumquL-  reget  patriis  virtutibus  orbem. 

Mais  souvent  M.  Ernest  Raynaud  est  plus  heureux  : 

Phyllis  n'a  qu'à  paraître,  une  averse  agréable 
tcmihe  et  le  paysage  a  repris  sa  frukheur. 

En  vérité  cette  poésie  si  souvent  imitée  délie  l'imitation  : 
Chénier,  quelquefois...  mais  sa  flûte  est  plus  grêle  et  n'a 
les  beaux  sons  graves  dt  celle  de  Mantoue. 

Quelques  vers  de  Bol\  Endormi  et  de  la  Tristesse  d'Olympio 
(je  songe  surtout  aux  «  grands  chars  gémissants...  »)  ont  quel- 
que chose  de  cette  grâce  vigoureuse  et  noble .  qui  pare  le 
divin  poète  latin. 


ROGER  ALLARD 
* 


GASPARD    DE  LA  NUIT,   par  Louis   Bertrand   (à 
la  Sirène). 

Après  àts  siècles  de  philosophie,  nous  vivons  sur  les 
idées  poétiques  des  premiers  hommes.  En  disant  «  le  para- 
dis 5)  nous  montrons  le  ciel.  Le  mer\^eillcux  abstrait  répond 
à  un  besoin  trop  particulier  pour  décider  en  quoi  que  ce  soit 
de  nos  mœurs.  V Angélus  de  Millet  est  à  cet  égard  une 
illustration  préférable  à  tous  les  travaux  des  penseurs.  Le 
rôle  que  joue  dans  la  croyance  le  sens  esthétique  le  plus 
vulgaire  nous  console  de  mille  débats  inutiles.  Une  mort 
accidentelle  se  traduit  bien  des  années  après  dans  la  cam- 
pagne par  une  petite  croix  élevée  au  lieu  de  la  chute.  C'est 
tout  ce  que  nous  voulons  savoir.  Le  mot  révélation  ne  sau- 
rait s'appliquer  qu'à  ce  qui  tombe  sous  le  sens  :  une  parole, 
UT>e  guérison.  En  présence  d'un  phénomène  surnaturel,  nous 
n'exprimons  janoais  que  le  ravissement  ou  la  peur.  Les  plus 
sceptiques  d'entre  nous  habitent  une  maison  hantée.  La  bio- 
logie qui,  de  Bos  jours,  repousse  la  génération  spontanée, 
admet  d'autres  principes  aussi   peu  rationnels.  L'histoire  se 


456  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

mord  la  queue.  Si  «  comme  dit  le  poète  »  est  une  de  nos 
locutions  courantes,  c'est  que  par  elle  nous  témoignons  à 
chaque  instant  notre  hâte  d'en  finir  avec  la  partie  adverse 
en  o:ao:nant  l'observatoire  d'où  l'on  voit  «  un  ans^e  descendre, 
les  ailes  frémissantes,  du  temps  étoile  ». 

Le  romantisme  a  donné  prise  à  une  réaction  qui  dure 
encore  et  expose  nombre  d'œuvres  présentes  et  futures  à 
une  condamnation  sommaire.  On  tienc  absolument  à  exter- 
miner les  Indiens  Sioux  qui,  pour  les  hommes  d'une  autre 
race,  ne  sont  guère  reconnaissables  qu'à  leurs  plumes.  Je 
pense  qu'il  n'est  rien  d'insignifiant  pour  la  critique.  On 
raconte  que  Turenne  s'évanouissait  à  la  vue  d'une  souris.  Le 
pouvoir  de  cette  souris,  qui  n'est  pas  négligeable,  ne  suffit 
pas  à  expliquer  le  génie  de  Turenne.  11  en  va  de  même, 
selon  moi,  du  clair  de  lune  et  du  poison  romantiques.  Bien- 
tôt les  sources  du  lyrisme  moderne  :  les  machines,  le  jour- 
nal quotidien,  pourront  à  leur  tour  être  considérées  sans 
émotion.  La  faillite  d'une  des  plus  belles  découvertes  poé- 
tiques de  notre  époque,  celle  de  l'hystérie,  devrait  nous 
mettre  en  garde  contre  une  fâcheuse  tendance  à  généraliser. 
On  sait  aujourd'hui  qu'il  n'y  a  pas  d'  «  état  piental  hysté- 
rique »  et  je  suis  bien  près  de  croire  qu'il  n'y  a  pas  non  plus 
d'état  mental  romantique.  Charcot  n'avait  pas  compté  avec  le 
don  de  simulation  de  ses  sujets.  N'oublions  pas  que,  les  uns 
et  les  autres,  nous  suivons  une  mode  qui  change  toutes  les 
saisons. 

Gaspard  de  la  Nuit  ne  peut  être  retenu  que  comme  une 
date  dans  l'histoire  de  la  littérature.  A  sa  manière  il  donne  à 
penser  qu'il  n'existe  pas  de  condition  morale  de  la  beauté. 
Avec  lui  on  commence  à  s'intéresser  à  autre  chose  qu'aux 
courses  d'obstacles.  Il  est  inadmissible  que  le  langage  triom- 
phe insolemment  de  difficultés  voulues  (prosodie),  que 
l'ambition  du  poète  se  borne  à  savoir  danser  dans  l'obscurité 
parmi  des  poignardsct  des  bouteilles.  Le  vœu  de  Baudelaire  : 


NOTES  457 

«  Qui  n'a  rêve*  le  miracle  d'une  prose  poétique,  musicale, 
sans  rythme  et  sans  rime,  assez  souple  et  assez  heurtée  pour 
s'adapter  aux  mouvements  lyriques  de  l'âme,  aux  ondulations 
de  la  rêverie,  aux  soubresauts  de  la  conscience  ?  »  peut  fort 
bien  être  interprété  dans  ce  sens.  Certes  la  prose  de  Louis 
Bertrand  diffère  sensiblement  de  cet  idéal,  et  Baudelaire  ne 
semble  pas  avoir  été  plus  heureux.  C'est  que  tous  deux  ne 
cessèrent  en  écrivant  de  se  placer  dans  le  cadre  du  «  poème», 
en  sorte  qu'il  s'établit  promptement  un  modèle  du  genre  et 
qu'on  put  apprendre  la  règle  du  nouveau  jeu.  On  «  com- 
posa »  dès  lors  des  poèmes  en  prose  tout  comme  des  son- 
nets. MM.  Pierre  Reverdy  et  Max  Jacob  viennent  de  se 
rendre  maîtres  de  cette  forme  ;  il  est  fâcheux  pour  eux 
que  les  assignats  n'aient  pas  conservé  leur  valeur.  La  char- 
mante distinction  que  l'autevir  du  Cornet  à  dés  nous  im- 
pose entre  le  poème  de  Rimbaud  et  le  sien  me  semble 
fondée.  Toutefois  qu'il  me  laisse  me  prononcer  avec  Rim- 
baud pour  le  démembrement.  Mon  cher  Max,  l'enfer  de  l'art 
est  pavé  d'intentions  semblables  aux  vôtres.  Par  contre  les 
Illuminations  n'ont  rien  à  voir  avec  le  système  métrique,  et 
c'est  à  elles  qu'il  a  été  donné  d'entrer  en  communication 
avec  notre  moi  le  plus  intime,  à  elles  qu'il  a  appartenu  de 
nous  faire  goûter  les  délices  de  cette  «  Chasse  spirituelle  » 
qui  n'est  pas  seulement  pour  nous  un  manuscrit  perdu. 

Notre  vie  est  toujours  la  Maison  du  Passeur.  «  En  moins 
de  temps  qu'il  n'en  faut  pour  l'écrire  »  nous  nous  transpor- 
tons d'un  monde  dans  un  autre.  Il  ne  faut  pas  confondre  les 
livres  qu'on  lit  en  voyage  et  ceux  qui  font  voyager.  Malgré 
tout  je  trouve  bon  que  Bertrand  se  plaise  à  nous  précipiter 
du  présent  dans  un  passé  où  aussitôt  nos  certitudes  tombent 
en  ruines.  Je  le  loue  aussi  de  recourir  au  dialogue  chaque 
fois  qu'il  veut  faire  éclater  le  malentendu.  Il  n'est  pas  de  lec- 
ture après  laquelle  on  ne  puisse  continuer  à  chercher  la 
pierre  philosophale.  L'humanité  n'a  pas  vieilli.  Dans  la  nuit 

30 


458  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  Gaspard  qu'importe  s'il  faut  étendre  longtemps  la  main 
pour  sentir  tomber  une  de  ces  pluies  très  fines  qui  vont 
donner  naissance  à  une  fontaine  enchantée  ? 

AKDRÉ    BRETON 


* 

*    * 


INTRODUCTION  A  QUELQUES  ŒUVRES,  par 

Paul  Claudel  (Les  Cahiers  des  Amis  des  Livres). 

Certains  mots  sous  la  plume  de  M.  Paul  Claudel  sont 
pareils  à  ces  herbes  des  champs  que  l'on  sent  sous  les  doigts, 
à  mesure  qu'on  les  presse,  rendre  deux,  trois  odeurs  diffé- 
rentes mais  germaines  l'une  de  l'autre  : 

Celui-là  qui,  comme  un  parfait  musicien,  garde  le  sentiment 
toujours  présent  de  ce  concert  aux  innombrables  instruments  où  il 
a  sans  cesse  parmi  des  surprises  toujours  renouvelées,  à  suivre  ou 
à  inventer  sa  partie,  est  ce  qu'on  appelle  un  homme  juste,  ce  qui 
est  infiniment  plus  qu'uu  surhomme.  Il  est  juste,  comme  tout  le 
cœur  éprouve  qu'une  note,  qu'une  phrase  musicale  est  juste, 
qu'elle  advient  saintement  à  cette  place  où  on  l'attendait.  Il  l'est 
parce  qu'il  a  entendu  ce  conseil  des  Ecritures  :  A^^  impedias  musi- 
cam  !  N'empêchez  pas  la  musique  ! 

On  a  dit  que  ce  qui  distingue  un  raisonnement  d'un  jeu 
de  mots,  c'est  que  celui-ci  ne  saurait  être  traduit.  Peut- 
être  serait-il  malaisé  de  traduire  le  passage  ci-dessus.  Et 
cependant  ici,  sous  les  mots,  l'esprit  trouve  le  suc  de  la 
pensée.  Hugo  en  ses  semi-calembours  a  de  ces  sortes  d'entre- 
visions.  Il  exécute  des  tours  prestigieux  qui  finissent  par  lui 
troubler  la  vue  : 

Car  le  mot  c'est  le  verbe,  et  le  Verhe  c'est  Dieu... 

Cela  s'appelle  au  vrai  tirer  des  lapins  d'un  chapeau.  Beau 
travail  qui  fait  l'admiration  des  amateurs,  mais  qu'il  est 
difiicile  de  prendre  au  sérieux  tout  à  fait.  Quand  M.  Paul 
Claudel  explique  ce   que  c'est  qu'un  «  homme  juste  »,  ou. 


NOTES  459 

à  propos  des  Saints  de  France,  qu'un  «  patron  »,  il  y  a  sans 
doute  dans  son  dire  autre  chose  qu'un  effet  de  vocabulaire. 
A  travers  la  vie  des  âges,  dans  les  manières  de  vivre,  de 
sentir,  de  percevoir,  il  retrouve  les  raisons  des  significations 
diverses  dont  s'est  peu  à  peu  chargé  le  mot  ;  et  des  clartés 
courent  tout  le  long  de  la  pensée. 

Mais  revenons.  M.  Paul  Claudel,  dans  cette  Introduction, 
â  été  amené,  parlant  du  drame,  de  la  composition,  des  per- 
sonnages, à  montrer  comment  les  individus  ne  se  trouvent 
isolés  ni  aux  limites  de  leur  durée  personnelle,  ni  sur  le 
plan  oi^i  ils  poursuivent  leur  carrière.  L'homme  juste  n'est-il 
pas  celui  qui  se  sent  un  élément  dans  une  harmonie,  har- 
monie que  d'ailleurs  il  contribue  à  établir  ? 

Sans  cette  harmonie  autour  d'elle,  sans  ces  appels  de  l'extérieur 
qui  font  "  vibrer  cette  construction  de  résonnateurs  en  elle  dont 
aucun  regard  direct  ne  pourrait  lui  donner  l'intelligeuce,  aucune 
personnalité  humaine  ne  serait  en  mesure  de  connaître  ses  possi- 
bilités. Ce  sont  les  circonstances  extérieures  qui  lui  permettent  de 
se  révéler,  ou,  comme  le  dit  profondément  le  langage  courant,  de 
se  produire,  de  produire,  bien  souvent  à  sa  profonde  surprise,  un 
être  presque  entièrement  nouveau  qu'elle  ignorait.  C'est  en  cela 
que  la  fameuse  maxime  Socratique  :  Connais-toi  toi-même  !  me 
paraît  impraticable... 

De  fliit  un  plongeur  de  restaurant  a  pu  se  révéler  au  cours 
de  la  guerre  soldat,  chef,  intelligent  et  héroïque  ;  et  il  est  à 
supposer  qu'il  n'eût  rien  gagné  jadis  à  tent«r  de  se  connaître 
par  introspection  directe. 

Nous  sentons  tous  que  c'est  là  une  attitude  contraire  à  la  nature 
et  que  l'œil  est  fait  pour  être  tourné  non  pas  vers  le  dedans,  mais 
vers  le  dehors.  La  vraie  maxime  chrétienne  opposée  à  la  maxime 
Socratique,  ce  n'est  pas  :  Connais- toi  toi-même  !  mais  :  Oublie-toi 
toi-même  !  en  d'autres  termes  :  Tourne  ton  attention  ailleurs  que 
vers  toi-même,  que  ce  soit  vers  Dieu  ou  vers  les  choses  et  les 
gens  à  l'égard  de  qui  tu  as  un  devoir  à  remplir. 


460  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

(Peut-être  faut-il  noter  que  se  connaître  et  s'oublier  ne 
s'opposent  pas  tellement.  Le  premier  peut  même  mener 
droit  au  second  :  examen  de  conscience,  humilité,  sain- 
teté...  On  entrevoit  les  distinctions  nécessaires,  d'ailleurs.) 

Considérations  bien  générales,  ajoute  M.  Paul  Claudel, 
mais  point  inutiles  à  faire  comprendre  l'œuvre  d'un  drama- 
turge. «  Tandis  que  dans  la  vie  on  croit  que  ce  sont  les 
caractères  qui  expliquent  l'action,  ici  c'est  l'action  qui  impli- 
que les  caractères.  » 

On  le  croit  dans  la  vie.  Mais  si  l'on  attend  du  dramaturge 
des  œuvres  qui  le  montrent,  c'est  surtout  parce  que  Racine 
et  tous  les  classiques  ont  pensé  qu'en  effet  les  caractères 
doivent  déterminer  l'action.  Pourtant  il  y  a  un  point  à  bien 
voir  :  la  tragédie,  —  qu'on  a  définie  une  crise,  le  moment 
de  libre-arbitre  oià  tout  étant  mis  en  balance,  chaque  prota- 
goniste se  rassemble,  quasi  hors  de  la  durée,  —  n'est  pas  le 
drame,  «  action  complexe  ou  collective  ».  Et  l'on  n'est  point 
en  droit  d'opposer  Racine  à  M.  Paul  Claudel. 

Il  serait  curieux  de  relire,  éclairés  par  ccWq  Introduction ,  les 
huit  ou  dix  drames  que  l'on  sait.  En  premier  lieu  Tète  d'Or, 
le  plus  héroïque,  auquel  j'imagine  que  va  la  faveur  secrète 
de  l'auteur.  Y  voit-on  les  caractères  expliquer  l'action,  ou 
bien,  au  rebours  ?...  Cela  fait  question.  Tête  d'Or  soulève 
un  peuple  et  lui  impose  les  sentiments  que  les  circonstances 
exigent  ;  mais  il  avait  en  lui  avant  toute  action  la  volonté 
d'être  un  surhomme  : 

Que  tenterai-je  ?  sur  quoi  me  jettenii-je  d'abord  ?  L'audace  aux 
yeux  perçants  crie  en  avant,  et  une  trompette  de  fer  excite  mon  cceur 
désespéré. . . 

Puissc-je  dex'enir  terrible  !  puissè-je  épouvanter  comme  te  vent  et  le 
feu! 

La  jeune  fille  Violaine  illustrerait  mieux  la  théorie.  Ce  sont 
bien  les  événements  qui  contraignent  Violaine  à  la  sainteté. 
Elle  devient  sainte  parce  qu'elle  écoute  l'appel  de  Dieu,  la 


NOTES  461 

vocation,  qu'elle  fait  en  toute  rencontre  ce  que  Dieu  attend 
d'elle.  Elle  ne  semblait  qu'une  enfant  joyeuse,  la  jeune  fille 
que  son  fiancé  rit  de  voir  à  travers  les  branches  de  pommier 
en  fleur  ;  elle  ne  connaissait  pas  son  âme,  ses  possibilités. 
Cependant  tout  être  a  en  lui  un  saint,  un  héros,  et  l'huma- 
nité complète.  Le  père  de  Violaine  l'entrevoit. 

Mais  chacun  dans  sa  poitrine  contient. 

Un  homme  et  une  femme,  et  qu'es-iii,  â  ma  fille,  que  Vcpanouisse- 
ment  de  ce  qu'il  y  avait  en  moi  de  féminin... 

«  Chacun  de  nous,  écrit  George  Polti  dans  son  sagace  et 
pénétrant  Art  d'Inveiifer  les  Personnages,  a  tonte  l'âme 
humaine,  toujours  et  partout  à  elle-même  identique,  puis- 
que complète,  puisque  constituée  à  l'image  de  l'Infini.  » 
«  Il  n'y  a  pas  de  caractères,  il  n'y  a  que  des  instables...  Le 
caractère  n'est  que  l'impression  sur  autrui,  (qui  nous  la 
reflète  et  nous  en  persuade,)  produite  par  quelques-unes  de 
nos  actions...  »  Le  Moi,  c'est  au  fond  le  nom,  ijne  sugges- 
tion, un  mensonge. 

Taine,  Barrés,  ont  considéré  l'individu  comme  un  pro- 
duit de  sa  terre  et  de  ses  morts,  déterminé,  limité,  con- 
damné à  certaines  façons  de  penser  et  de  sentir  comme  il 
l'est  à  un  certain  type  physique.  Leur  théorie  demeure  ; 
mais,  comme  il  arrive  aux  théories  scientifiques,  qui  ne 
■sont  jamais  renversées  entièrement  par  celles  qui  les  rem- 
placent, peut-être  conviendrait-il  d'y  apporter  un  correctif. 
Et  en  lisant  M.  Bergson,  on  imagine  ce  que  ce  correctif 
pourrait  être. 

Les  relations  de  la  conscience  au  cerveau  sont  à  peu  près, 
pour  M.  Bergson,  celles  d'un  tableau  à  un  cadre  :  ce  n'est 
point  un  état  d'âme  quelconque  qui  correspondra  à  un  état 
cérébral  donné  :  »  Posez  le  cadre,  vous  n'y  placerez  pas 
n'importe  quel  tableau  ;  le  cadre  détermine  quelque  chose 
du  tableau  en  éliminant  par  avance  tous  ceux   qui  n'ont  pas 


4^2  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

la  même  forme  et  la  même  dimension...  »  ;  mais  une  multi- 
tude de  tableaux  différents  peuvent  entrer  dans  le  cadre  ; 
«  et  par  conséquent  le  cerveau  ne  détermine  pas  la  pensée  ; 
et  par  conséquent  la  pensée,  en  grande  partie  du  moins,  est 
indépendante  du  cerveau.  »  ' 

«  La  vie  de  l'esprit,  dit  plus  loin  M.  Bergson,  ne  peut  pas 
être  un  effet  de  la  vie  du  corps...  Tout  se  passe  comme  si  le 
corps  était  simplement  utilisé  par  l'esprit,  et  dès  lors  nous 
n'avons  aucune  raison  de  supposer  que  le  corps  et  l'esprit 
soient  inséparablement  liés  l'un  à  l'autre.  » 

M.  Paul  Claudel  au  demeurant,  loin  de  ne  faire  point  état 
de  l'hérédité,  n'a-t-il  pas  fondé  en  partie  sur  elle  cette  suite 
de  VOfage  que  sont  le  Pain  dur  et  le  Père  humilié  ?  Il  ne  son- 
gerait pas  à  nier  le  cadre,  mais  il  doit  penser  que  le  tableau 
peut  le  faire  craquer  au  besoin.  L'âme,  selon  le  mot  des 
anciens,  ne  se  bâtit-elle  pas  son  corps  ? 

On  trouvera  dans  ce  même  cahier  d'intéressantes  idées 
non  seulement  sur  le  drame  et  sur  le  héros,  mais  encore 
sur  le  poème  et  sur  le  saint.  L'importance  typographique  du 
livret  n'est  pas  considérable  ;  on  n'en  saurait  dire  autant  de 
son  importance  littéraire.  henri  pourrat 


LI  RAMPAU  D'ARAM,  par  Joii se  d' A rhaud  (ùdiûon 
du  Feu). 

Le  nouveau  recueil  de  M.  Joseph  d'Arbaud  est  composé 
dans  sa  plus  grande  partie  de  poèmes  de  guerre.  Pour  des 
raisons  très  simples,  que  Brunetière  a  expliquées  autre- 
fois, la  poésie  patriotique  est  peut-être  la  plus  ingrate,  litté- 
rairement, de  toutes.  En  1870,  où  elle  fut,  pour  tous  nos 
poètes,   une   sorte    de   service   commandé,    il    n'est  aucun 

I.  L'Energie  Spirituelle. 


NOTES  463 

d'eux  (à  commencer  par  l'auteur  de  V Année  Terrible)  qu'elle 
n'ait  sensiblement  abaissé  au-dessous  de  lui-même.  Les 
poètes  n'en  ont  d'ailleurs,  si  on  veut,  que  plus  de  mérite  à 
entrer  dans  ce  service  commandé  et  à  faire  ce  sacrifice.  Ceci 
pour  expliquer  que  ces  poèmes  de  M.  d'Arbaud  ne  nous 
rendent  pas  tout  à  fait  en  entier  le  souffle  et  le  charme  du 
Lausié  d'Arle.  Heureusement  une  des  précieuses  qualités  de 
l'auteur  y  reste  intacte.  Toujours  la  même  technique  irré- 
prochable du  beau  vers  bien  frappé  et  surtout  l'éclat  magni- 
fique des  vrais  mots  provençaux  pris  au  cœur  même  de  la 
langue  d'oc.  Nul  poète  provençal  n'a  suivi  mieux  que 
M.  d'Arbaud  le  conseil  donné  par  Mistral  dans  le  sonnet 
liminaire  du  Trésor  du  Felibrige,  de  puiser  dans  ce  trésor. 
Mais  pour  suivre  ce  conseil  il  faut  précisément  n'en  avoir 
pas  besoin,  n'avoir  pas  besoin  du  Trésor,  porter  ce  Trésor 
en  soi,  dans  le  langage  héréditaire  assimilé  en  poésie. 
C'était  d'ailleurs  le  cas  de  Mistral  dont  le  vrai  et  propre 
trésor,  même  lexicographique,  est  dans  sa  poésie,  non  dans 
les  deux  volumes  du  dictionnaire  en  grande  partie  reproduit 
d'Honnorat,  (dont  le  nom  au  moins  aurait  pu  y  être  honnê- 
tement rappelé.  Depuis  le  Curé  de  Cucugnan  jusqu'au  Trésor, 
les  félibres  ont  parfois  envisagé  la  propriété  littéraire  avec 
une  imagination  à  la  Bilboquet  multipliée  par  le  soleil  du 
Midi.  Cette  malle  doit  être  à  nous...  Et  heureusement  ils  en 
ont  fait  un  usage  tel  qu'elle  est  bien  aujourd'hui,  authcnti- 
quement,  à  eux.) 

On  est  sensible  à  ces  qualités  de  M.  d'Arbaud  en  un 
temps  où  beaucoup  de  poètes  provençaux  sont  invincible- 
ment conduits  à  écrire,  comme  le  curé  Sistre,  du  français 
provençalisé  et  à  négliger  faute  d'usage  le  trésor  particulier 
de  leur  langue.  J'hésiterais  peut-être  davantage  devant  les 
mètres  employés  par  M.  d'Arbaud.  Ils  sont  peu  variés  : 
le  quatrain  d'octosyllabes  et  le  quatrain  d'alexandrins,  qu'il 
emploie    de  préférence,  me   paraissent   bien   liés   à   notre 


,|é4  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

français  du  Nord.  Mistral,  dont  le  génie  a  fixé  les  r^'thmes 
lyriques  provençaux  comme  Ronsard  et  Victor  Hugo  ont 
fixé  les  rythmes  poétiques  français,  n'en  use  presque  jamais 
En  matière  de  mètre  poétique  Mistral  n'a  francisé  qu'une 
seule  fois,  avec  les  alexandrins  tragiques  de  la  Reine  Jeanne, 
et  l'essai  a  été  absolument  malheureux.  La  francisation  de  la 
métrique  comme  celle  des  mots  paraît  l'un  des  nombreux 
périls  que  court  aujourd'hui  la  poésie  provençale. 

Je  crois  en  effet  qu'en  ces  matières  les  questions  de  voca- 
bulaire et  de  technique  ont  leur  importance.  Une  récente 
discussion  nous  en  fit  récemment  souvenir.  Précisément  à 
l'occasion  du  Laiisié  d'Arle,  je  faisais  remarquer  à  cette 
place,  en  février  19 14,  que  le  Midi  ne  nous  a  donné  aucun 
de  nos  grands  poètes,  mais  quelques-uns  de  nos  prosateurs  les 
plus  originaux.  M.  Jacques  Chaumié  a  repris  à  propos  cette 
question  sous  forme  d'enquête  dans  les  Marges.  J'écrivais 
en  19 14  :  «  La  musique  la  plus  secrète  d'une  langue,  celle 
qui  se  traduit  par  la  poésie,  ne  se  révèle  que  pour  celui 
qui  appartient  à  cette  langue  tout  entier  et  qui  plonge 
en  elle  chacune  de  ses  plus  profondes  racines...  La  poésie 
d'oc,  coupée  et  renversée  après  le  tumulte  du  xiii=  siècle, 
est  demeurée  jusqu'au  xix^  siècle  en  sommeil...  Et  pendant 
tout  ce  temps,  le  Midi,  qui  a  mal  chanté  dans  sa  langue, 
a  mal  chanté  dans  celle  d'outre-Loire,  ou  du  moins  n'y 
est  pas  parvenu  jusqu'à  la  pointe  extrême  de  musique.  » 
Si  j'avais  été  consulté  par  les  Marges,  ce  m'aurait  été 
une  occasion  de  serrer  davantage  le  problème.  Je  n'au- 
rais pas  été  chercher  les  raisons  morales,  littéraires,  histo- 
riques qu'on  a  invoquées,  et  qui  m'ont  paru  très  ver- 
bales. Au  fond  de  tout  cela  il  y  a  une  question  phonétique. 
Ce  que  nous  appelons  l'accent  méridional  (l'assaini)  n'est 
autre  chose  que  l'accent  propre  de  la  langue  d'oc,  trans- 
porté par  le  méridional  francisant  dans  la  langue  française. 
Cet  accent  suffit  à  détraquer  pour  son  oreille  le  système 


NOTES  465 

délicat  et  fragile  des  sons  de  notre  langue,  à  bousculer 
toutes  les  valeurs  phonétiques  et  rythmiques  qui  sont 
le  corps  d'un  vers  français.  Cela  n'empêchera  pas  un  méri- 
dional de  faire  des  vers  français  à  la  suite,  comme  Santeul 
ou  Jouvency  faisaient  des  vers  latins,  et  Frédéric  II  des  vers 
français  à  la  suite,  mais  cela  lui  interdira  d'y  faire  fonction  de 
maître  et  de  créateur.  Ainsi  un  homme  du  Nord  comme 
Lucien-Bonaparte  Wyse  faisait  des  vers  provençaux  à  la  suite, 
ainsi  un  autre  Frédéric  II,  le  petit-fils  de  Barberoussc,  en  faisait 
quand  la  poésie  provençale  rayonnait  sur  l'Europe  du  même 
éclat  presque  que  plus  tard  la  poésie  française  classique.  Ce 
n'est  pas  une  question  de  sang  et  de  race,  mais  une  question 
d'oreille.  Si  à  l'âge  d'un  an  les  parents  du  petit  Racine 
l'avaient  envoyé  chez  son  oncle  d'Uzès  et  s'il  y  était  resté 
jusqu'à  quinze  ans,  il  n'y  aurait  pas  de  poésie  racinienne,  et 
si  par  un  miracle  impossible  le  démon  du  théâtre  l'avait 
tout  de  même  emporté  chez  lui,  sa  Phèdre  n'eût  pas  été 
versifiée  d'une  façon  bien  supérieure  à  celle  de  Pradon.  Il 
aurait  pu  ne  pas  y  apprendre  cent  mots  de  patois  :  néanmoins 
l'accent  du  Midi,  qu'il  eût  nécessairement  contracté,  n'eût  pas 
permis  à  son  oreille  de  développer  la  corde  suprême,  à  son 
génie  d'ouvrir  dans  le  cœur  du  vers  français  la  chambre  la 
plus  secrète  de  sa  musique.  Inversement  un  enfant  issu  de 
parents  avignonnais  ou  toulousains,  élevé  à  Paris  dans  la 
seule  langue  française,  ne  présentera  sans  doute  aucun  vice 
rédhibitoire  qui  puisse  l'empêcher  de  devenir  un  Ronsard 
ou  un  Victor  Hugo.  La  même  observation  peut  être  faite, 
semble-t-il,  pour  la  Suisse  romande  que  pour  le  Midi.  Elle 
a  donné  de  grands  prosateurs,  à  la  France,  pas  un  seul 
poète.  On  ne  saurait  invoquer  cependant  les  mêmes  causes. 
Les  grands  prosateurs  de  ce  pays,  Rousseau,  Madame  de 
Staël,  Constant,  Amiel,  sont  rendus,  par  certains  de  nos 
critiques,  responsables  de  la  poésie  romantique  (les  deux 
premiers  du   moins)  et  pourtant  Rousseau  et  Amiel,  s'ils 


466  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

curent  une  vraie  sensiliflité  romantique,  furent  aussi  mau- 
vais poètes  que  grands  prosateurs.  C'est  qu'à  vrai  dire  la 
littérature  romande  ne  s'étend  que  sur  un  bref  espace  de 
temps  :  elle  n'existe  pas,  du  point  de  vue  français,  avant 
Rousseau.  Elle  n'a  point  l'étoffe  nécessaire  pour  fournir  une 
littérature  complète,  l'épaisseur  numérique  d'humanité  au 
sein  de  laquelle  poètes  et  prosateurs  sont  également  et  lar- 
gement appelés  à  l'être.  Il  n'est  pas  impossible  qu'il  y  ait  là 
aussi  une  question  de  phonétique,  je  crois  plutôt  que  c'est 
affaire  de  hasard  :  remarquez  que  la  Bretagne,  avec  quatre 
grands  prosateurs  nés  depuis  la  fin  du  xviii^  siècle  (Chateau- 
briand, Lamennais,  Renan,  Villiers-de-l'Isle-Adam)  et  son 
défaut  complet  de  bons  poètes,  fait  un  pendant  curieux  à 
la  Suisse  romande  et  aussi  à  la  France  d'oc.  Mais  il  n'y  a 
sans  doute  aucune  raison  profonde  pour  qu'un  grand 
poète  genevois  ou  breton  ne  naisse  pas  demain,  de  même 
qu'il  n'y  en  a  aucune  pour  que  le  recul  constant  de  la 
langue  d'oc  (une  ombre  en  survivra  d'ailleurs  longtemps 
dans  l'accent  qui  restera  malgré  tout  au  français  parlé  dans 
le  Midi),  le  brassage  entre  les  provinces  françaises  ne 
permettent  pas  à  un  fils  de  méridionaux  authentiques,  élevé- 
comme  je  l'ai  dit,  de  réussir  la  même  destinée. 

ALBERT   THIBAUDET. 


LES  SEPT  CHANSONS  de  Malipiero  à  l'Opéra. 

Les  journaux  ont  révélé  au  monde  le  scandale  provoqué 
par  la  représentation  à  l'Académie  Nationale  de  Musique  des 
Sept  Chansons  de  G.  Francesco  Malipiero.  Tous  les  critiques 
de  la  grande  presse  se  sont  trouvés  d'accord  pour  proclamer 
l'erreur  de  la  direction  en  montant  une  œuvre  aussi  révo- 
lutionnaire. Par  contre  leurs  appréciations  ne  concordèrent 
pas  aussi  bien  quant  aux  défauts  de  l'œuvre,  «  Dissonances 
insupportables  »,  «  Musique  d'une  discordance  privée  de  tout 


NOTES  467 

agrément  »,  «  Musique  tellement  dissonante  qu'elle  perd  toute 
signification  »  s'exclamèrent  MM.  Jean  Poueigh,  Alfred 
Bruneau  et  Paul  Souday,  tandis  que  M.  Reynaldo  Hahn, 
loin  de  se  plaindre  d'avoir  eu  l'oreille  déchirée,  reprochait  au 
vocabulaire  harmonique  et  orchestral  de  Malipiero  d'être 
debussyste.  «  A  aucun  moment  la  musique  ne  donne  à  ces 
sept  tableaux  l'émotion  qui  pourrait  seule  les  transfigurer  », 
écrivait  M.  Adolphe  Boschot,  tandis  que  M.  Banès,  après  un 
jugement  sévère,  avouait  que  «  l'émotion  vous  étreint  puis- 
samment aux  belles  scènes  des  Vêpres  et  du  Retour  »  et  que 
«  les  pages  intéressantes  ne  manquent  point  ». 

On  éprouve  un  sentiment  de  malaise  à  lire  les  comptes- 
rendus  publiés  au  lendemain  de  la  première.  Quelques  cri- 
tiques enthousiastes  signées  de  musiciens  ou  d'écrivains 
dont  la  jeunesse  n'exclut  pas,  bien  au  contraire,  la  coln- 
pétence,  le  talent  et  l'indépendance  et  puis  un  flot  d'asser- 
tions contradictoires,  parfois  franchement  saugrenue», 
entremêlées  de  récriminations  contre  la  direction  de 
l'Opéra.  On  ne  peut  s'empêcher  de  penser  :  Mais  à  qui  en 
veulent  ces  çrens  là  ? 

Cette  impression,  beaucoup  de  ceux  qui  assistèrent  à  la 
première  l'ont  ressentie.  Singulière  représentation  que 
celle-là  !  Public  d'abonnés,  de  spectateurs  ayant  payé  leurs 
places  pour  ouir  Rigoletlo  et  de  critiques  musicaux.  Exé- 
cution franchement  médiocre  malgré  les  louables  efforts 
du  chef  d'orchestre  qui  n'arriva  pas  à  empêcher  cer- 
tains instrumentistes  de  partir  deux  ou  trois  mesures  trop 
tôt,  ce  qui  ne  s'était  pas  produit  aux  dernières  répétitions. 
Mise  en  scène  insuffisamment  réglée  donnant  une  impres- 
sion de  travail  hâtif  et  d'inachevé.  Malgré  tout,  la  musique 
de  Malipiero  dégageait  une  telle  force  de  vie,  les  décors  de 
Valdo  Barbey  étaient  si  beaux  dans  leur  simplicité  et  les 
chanteurs  si  remarquables  que  le  succès  parut  se  dessiner 
nettement  dès  les  premiers  tableaux.  11  y  avait  pourtant  aux 


468  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

fauteuils  de  balcon  des  groupes  hostiles  qui  parlaient  à 
haute  voix  et  "s'exclamaient  sans  cesse,  excellente  manière 
d'écouter  la  musique.  Le  dernier  tableau,  par  la  faute  du 
décorateur,  dont  ce  fut  la  seule  erreur,  offrit  à  la  cabale  une 
excellente  occasion  de  se  déchaîner. 

On  sait  en  quoi  consistent  les  Sept  Chansons.  Ce  sont  des 
poèmes  des  xv^  et  xvi«  siècles  que  Malipiero  a  mis  en  mu- 
sique. Pour  chacun  de  ces  morceaux,  il  a  imaginé  une  brève 
action  dramatique  jouée  par  un  chanteur  assisté  de  panto- 
mimes. Le  dernier  tableau  illustrait  le  fameux  chant 
carnavalesque  de  Laurent  le  Magnifique  pour  le  Char  de  la 

Mort  : 

Dolor,  Pianto,  Pcnitenza 

Ci  tormentan  tutta  via. 

Questa  morta  compagnia 

Va  gridando  :  Pcnitenza  ! 

Malipiero  avait  inventé  le  scénario  suivant  :  Le  Matin  des 
Cendres.  Au  petit  jour  des  bandes  de  masques  courent 
encore  les  rues  tandis  que  les  fidèles  appelés  par  les 
cloches  se  rendent  à  l'éolise.  Survient  une  confrérie  de 
Pénitents  escortant  le  Char  de  la  Mort  qui  va  figurer  dans 
la  procession.  Elle  se  heurte  à  une  troupe  de  pierrots  ivres 
qui  hurlent  et  dansent.  Les  pénitents  font  remuer  le  manne- 
quin représentant  la  Mort  et  les  pierrots  s'enfuient.  La  con- 
frérie entonne  son  chant,  reprend  sa  marche  et  sort  en 
criant  :  Pénitence  !   Pénitence  ! 

Or  il  arriva  que  le  char  de  la  Mort  au  lieu  d'être  une 
simple  plateforme  roulante  supportant  la  figure  de  la 
Camarde,  présenta  assez  vaguement  la  forme  d'un  cercueil. 
On  crut  que  c'était  un  enterrement  autour  duquel  venaient 
danser  des  Pierrots  et  l'on  trouva  l'invention  de  très  mauvais 
goût.  Pourtant  il  y  avait  des  programmes  qui  eussent  dû 
permettre  aux  spectateurs  et  à  plus  forte  raison  aux  critiques 
de  fiiire  le  départ  entre  l'erreur  du  metteur  en  scène  et  celle 


NOTES  469 

du  musicien.  Au  baisser  du  rideau,  dominant  les  applau- 
dissements, des  sifllets  fusèrent.  Un  monsieur  hurla  «  Vive 
la  France  !  »  et  la  poignée  de  spectateurs  qui  n'avait  cessé 
de   parler  pendant  la  représentation  lui  fit  écho. 

Or  parmi  les  siffleurs  plusieurs  musiciens  se  distinguèrent 
par  leur  ardeur  qui,  la  veille,  s'en  étaient  venus  trouver 
M.  Rouché  pour  se  plaindre  hautement  qu'il  eût  accueilli 
une  oeuvre  étrangère  alors  que  leurs  opéras  et  leurs  ballets  de- 
meuraient en  souffrance.  Ces  mêmes  compositeurs  dont 
plusieurs  signèrent  des  articles  furibonds  contre  les  Sepi 
Chansons  et  dont  aucun  ne  compte  parmi  les  gloires  de  l'école 
française  moderne,  revinrent  au  lendemain  de  la  première 
menacer  le  directeur  d'un  pire  scandale  si  la  pièce  ne  dispa- 
raissait pas  de  l'affiche.  Ils  eurent  satisfaction. 

Il  seraît  fâcheux  qu'on  pût  croire  à  l'étranger  le  public  pari- 
sien en  proie  à  ce  genre  de  xénophobie  que  Stendhal  dénom- 
mait «  le  patriotisme  d'antichambre  ».  Le  succès  dans  les  con- 
certs et  les  théâtres  lyriques  d'œuvres  allemandes,  russes,  ita- 
liennes prouve  à  l'évidence  que,  pour  l'immense  majorité,  les 
Français  pensent  avec  le  général  Mangin  qu'  «  il  n'est  rien  de 
plus  stupidc  que  le  chauvinisme  artistique  ».  L'école 
française,  celle  qu'illustrent  les  noms  de  Gabriel  Fauré, 
de  Vincent  d'Indy,  de  Paul  Dukas,  de  Maurice  Ravel, 
d'Albert  Roussel,  etc.,  est  assez  vigoureuse  pour  n'avoir 
aucun  besoin  de  protection.  Au  reste,  il  y  aurait  de  la 
bouffonnerie  dans  cette  prétention  de  vouloir  réserver 
aux  musiciens  français  la  scène  de  l'Académie  Nationale  de 
Musique,  si  l'on  songe  à  tout  ce  que  notre  musique  drama- 
tique doit  à  l'étranger,  quand  ce  ne  serait  qu'à  Lulli,  à  Gluck 
et  à  Rossini,  créateurs  des  trois  formes  les  plus  durables  de 
l'opéra  français. 

Mais  qui  donc  parmi  les  siffleurs  s'inquiétait  du  sort  de 
la  «  musique  française  »  ?  Pauvre  musique  si  ceux-là  qui 
prétendaient   parler  en  son  nom  étaient  ses  seuls  soutiens  l 


** 


470  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Le  scandale  fut  causé  par  un  petit  nombre  de  musiciens-criti- 
ques, mécontents  de  n'être  pas  joués,  et  non  par  le  public.  Le 
jour  011  les  Sept  Chansons  reparaîtront  sur  l'affiche,  les  gens  de 
bonne  foi  s'apereevront  avec  surprise  qu'il  n'y  avait  rien  dans 
cette  œuvre  qui  pût  justifier  l'accusation  de  futurisme.  Si 
j'avais  un  reproche  à  adresser  à  l'auteur,  c'est  de  s'être  con- 
tenté d'inventions  scéniques  d'un  romantisme  désuet.  Le 
drame  côtoie  le  mélodrame.  Je  pense  que  Malipiero  voulut 
plus  ou  moins  consciemment  tenter  cette  gageure  de  traiter 
à  sa  manière  des  sujets  qui  eussent  pu  inspirer  Mascagni 
ou  Puccini  afin  de  prouver  qu'un  sujet  «  vériste  »  pouvait 
être  l'occasion  de  belle  musique,  simple,  poignante,  exempte 
d'emphase  et  de  grandiloquence. 

Et  puis  cette  survivance  de  l'esprit  romantique  se  com- 
binant avec  une  sensibilité  toute  moderne  est  caractéristique 
du  tempérament  de  Malipiero  et  ne  constitue  pas  le  moindre 
attrait  de  ces  œuvres  svmphoniqucs  d'une  sombre  puis- 
sance :  Pause  del  Silen~Ji\  Panlea,  Ditiranibo  tragico... 

Comme  l'observe  très  justement  M.  A.  Cœuroy,  «  le 
seul,  le  véritable  intérêt  des  Sept  Chansons  est  la  musique. 
Et  celle-là  est  d'un  maître.  Autant  la  vision  scénique  est 
convenue,  autant  la  musique  est  libre  et  vivante.  On  ne 
sait  ce  qu'il  y  faut  le  plus  admirer  :  la  force  du  r}^thme 
ou  la  mélodie.  Dès  le  début,  le  rythme  s'installe  dans 
l'orchestre  et  n'en  sort  plus  ;  il  passe  dans  tous  les  timbres, 
dans  tous  les  registres  ;  il  est  puissant  comme  le  rjlhme 
des  chants  populaires.  Au  travers  la  mélodie  circule,  aisée, 
ample,  variée...  Il  y  a  des  musiques, ,  comme  celle  des 
imitateurs  de  Delussy  qui  sentent  le  parti-pris  et  la  facture. 
Ici  rien  de  tel.  Point  de  dissonance  pour  l'amour,  de  la 
dissonance  :  il  n'y  a  qu'une  joie  musicale  qui  s'exprime  avec 
une  diversité  infinie.  »  On  ne  saurait  mieux  dire^  et  ayant 
eu  l'occasion  d'exprimer  souvent  mon  opinion  sur  cette 
partition    dont   j'ai  été   le   premier  à  proclamer  la  valeur, 


9 


NOTES  471 

j'éprouve  une  vive  satisfaction  à  voir  mon  goût  partagé 
par  un  jeune  écrivain  aussi  compétent  et  compréhensif  que 
M.  Cœuroy,  par  un  musicien  aussi  raffiné  que  M.  Roland 
Manuel  et  par  un  des  rares  critiques  de  la  grande  presse 
qui  n'abdique  jamais  son  indépendance  M.  R.  Brunel,  sans 
parler  de  MM,  Louis  Laloy  et  Edouard  Schneider  qui  ont 
été  acquis  à  cette  œuvre  dès  le  premier  jour. 

Au  reste,  en  dépit  d'une  exécution  médiocre,  les  musi- 
ciens non  prévenus  ont  été  sensibles  à  l'éclat  de  la  palette 
orchestrale.  «  M.  Malipiero,  note  M.  Roland  Manuel,  est 
l'un  des  cinq  ou  six  compositeurs  de  ce  temps  qui  possè- 
,dent  au  plus  haut  degré  la  science  de  l'orchestre.  A  cet 
■égard,  les  Sept  Chansons  présentent,  à  tout  instant,  d'éton- 
nants exemples  d'une  prodigieuse  habileté  et  d'un  don 
merveilleux...  Cet  orchestre  transparent  est  net  de  vaine 
surcharge...  Tout  est  clair,  utile  et  parfaitement  en  place...  » 

Qu'il  est  difficile  de  concilier  ces  appréciations  émanant 
•d'hommes  dont  l'indépendance  est  connue  avec  celles  que 
nous  citions  en  commençant  cet  article...  Mon  Dieu,  oui,  la 
première  des  Sept  Chansons  a  été  un  scandale  !... 

HENRY  PRUNIÈRES 
*    * 

LETTRES  ANGLAISES  :  LA  QUESTION  DES 
ANGLICISMES. 

Voici  une  agréable  surprise  :  un  dictionnaire  des  angli- 
cismes. Copions  d'abord  le  titre,  pour  les  lecteurs  qui  dési- 
reraient se  rendre  acquéreurs  de  ce  volume  :  «  Edouard 
Bonnaffé  :  L'Ançilicismc  et  VAnalo-Amcricainstue  dans  la 
langue  française,  dictionnaire  étymologique  et  historique  des 
Anglicismes,  préface  de  M.  Ferdinand  Brunot,  Paris,  Delà- 
grave,  15,  rue  Soufflet,  1920.  »  Nous  avons  ainsi  dès  l'abord 
l'impression  que  ce  livre  est  l'œuvre  d'un  philologue  de  pro- 
Jession  :  une  préface  de  F.  Brunot  est  une  excellente  lettre 


472  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

d'introduction  auprès  du  public.  Cette  impression  est  du 
reste  confirmée  par  la  lecture  des  pages  que  l'auteur  a  mises 
en  tête  de  son  Dictionnaire. 

Il  faut  citer  et  au  besoin  commenter  quelques  passages  de 
cette  Introduction  de  M.  E.  Bonnaffé  :  car  la  question  des 
Anglicismes  est  devenue,  dans  ces  derniers  temps,  une  ques- 
tion d'actualité,  dont  on  trouve  des  échos  même  dans  la 
presse  quotidienne. 

L'auteur  vient  de  dire  que  les  emprunts  faits  par  l'anglais 
au  français  sont  beaucoup  plus  nombreux  que  ceux  du  fran- 
çais à  l'anglais,  puis  il  ajoute  :  «  De  notre  côté  il  n'y  a  ni  la 
même  mobilité  ni  la  même  facilité  d'assimilation  verbale. 
Le  nombre  de  mots  anglais  francisés  est  donc  beaucoup 
moins  considérable.  Par  contre,  un  certain  engouement,, 
assez  inexplicable  en  soi,  et  qui,  depuis  un  demi-siècle,  a 
gagné  jusqu'aux  classes  moyennes  de  la  société,  nous  fait 
adopter  une  quantité  de  termes  sportifs,  de  locutions  soit 
disant  «  high-life  »,  parfois  complètement  inutiles,  et,  la 
plupart  du  temps,  rendues  méconnaissables  par  la  manière 
dont  on  les  prononce.  » 

Très  juste.  Mais  cet  engouement,  est-il  si  difficile  à  expli- 
quer ?Les  deux  principaux  personnages  masculins  de  Corinne, 
on  l'Italie  sont,  comme  on  sait,  un  Anglais  et  un  Français,  et 
quelque  part  le  Français  dit  à  l'Anglais  —  je  cite  de  mé- 
moire —  qu'il  n'y  a  qu'eux,  hommes  de  leurs  deux  nations^ 
qui  aient  une  physionomie  originale  et  une  personnalité  bien 
marquée  parmi  tous  les  peuples  d'Europe.  Ainsi,  pour  ce 
«  monsieur  »,  la  belle  Corinne  elle-même  pourrait  bien  faire 
perdre  la  tête  à  «  un  Prince  allemand  ou  à  quelque  Grand 
d'Espagne  »,  mais  aux  yeux  d'un  Français  ou  d'un  Anglais, 
gens  plus  délicats,  moins  naïfs,  plus  dégourdis,  elle  ne  peut 
être  «  qu'une  femme  aimable  »  comme  tant  d'autres.  Eh 
bien,  l'Anglais  et  le  Français  de  Mi^ede  Staël  existent  encore. 
Aujourd'hui  comme  alors  ils  s'estiment  et  s'étonnent  mutuel- 


NOTES  473 

lement  :  le  Français  moyennement  cultivé  est  étonné  par 
l'Anglais,  tandis  que  l'Anglais  (mais  l'Anglais  1res  cultivé 
seulement)  admire  chez  le  Français  toutes  sortes  de  qualités 
dont  le  Français  lui-même  ignore  qu'il  les  possède  :  pai 
exemple  sa  sensibilité  à  l'égard  des  formes  littéraires,  et  It 
sérieux  avec  lequel  il  parle  de  tout  ce  qui  touche  aux  beaux- 
arts.  Voilà  pourquoi,  sans  doute,  les  mots  anglais  ont  acquis 
•un  si  haut  prestige  aux  yeux  du  public  français,  de  même 
■qut  les  mots  français  aux  yeux  du  public  lettré  anglais 
(exemples  :  les  «  Marys  »  un  peu  prétentieuses  se  faisant 
appeler  «  Marie  »,  et  tant  d'expressions  françaises,  —  mots 
«  de  luxe  »,  —  souvent  si  improprement  employées  dans 
Jcs  textes  qu'il  est  presque  impossible  de  les  conserver  telles 
quelles  lorsqu'on  traduit  ces  textes  en  français).  Toutefois, 
nous  n'avons  fait  que  reculer  la  difficulté  :  il  s'agirait  main- 
tenant d'expliquer  les  raisons  du  prestige  que  nos  voisins 
exercent  sur  nous  et  de  celui  que  nous  exerçons  sur  eux  ; 
mais  ce  serait  sortir  du  domaine  de  la  philologie. 

Autre  chose  :  en  disant  oue  cette  ançflomanie  verbale  «  a 
gagné  jusqu'aux  classes  moyennes  »,  M.  E.  Bonnaffé  sou- 
ligne un  fait  très  important  et  dont  il  aurait  dû  tirer  les  con- 
séquences probables.  En  effet,  cette  extension  indique 
presque  certainement  la  fin  de  l'anglomanie  verbale.  Flirt  et 
Jlirter,  qui  figurent  dans  ce  dictionnaire,  sont  déjà  presque 
des  archaïsmes  :  on  ne  les  entend  plus  guère  qu'en  province 
ou  dans  des  milieux  sociaux  sans  contact  avec  les  groupes 
intellectuels  et  les  hautes  classes  qui  dépendent,  au  point  de 
vue  linguistique  et  idéologique,  de  ces  groupes,  Up  to  date, 
et  d'autres  expressions  du  même  genre,  ne  tarderont  à  passer 
de  mode  aussi.  Un  travail  de  décomposition  est  en  train  de 
s'accomplir  sous  nos  yeux.  Un  nombre  considérable  d'an- 
glicismes, dont  beaucoup  furent  «  lancés  »  par  les  écrivains 
de  l'école  du  Roman  Psychologique,  sont  devenus  vulgaires 
ou  sont  en  train  de  le  devenir  ;  exactement  comme  ces  faux 


U 


474  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

anglicismes,  de  fabrication  française,  (Jooliug,  rallyc-papcr, 
recordman,  etc.)  que  M.  E.  BonnafFé  signale.  Ces  derniers 
ont  disparu  ou  disparaîtront  parce  que  la  langue  anglaise  est 
mieux  connue  en  France  qu'elle  ne  l'était  il  y  a  vingt-cinq  et 
trente  ans.  Déjà  des  enseignes  en  pseudo-anglais,  comme 
«  Modem'...  (bar,  restaurant,  etc.)  »,  qu'on  voyait  dans  le 
quartier  de  l'Opéra,  ne  se  rencontrent  plus  que  dans  les  faur 
bourgs.  De  même  l'étonnant  génitif  du  prénom  devant  le 
nom  (a  Arthur's  Dupont  »)  et  tous  les  abus  de  1'  «'s  »,  qui 
paraît  avoir  exercé  une  véritable  fascination  sur  les  commer- 
çants parisiens,  —  le  peuple  y  a  vu,  peut-être,  une  forme 
d'abréviation  pleine  de  désinvolture  et  d'audace.  Elle  a  dis- 
paru aussi,  cette  inscription  qu'on  a  pu  voir  pendant  des 
années,  en  lettres  d'or,  à  la  devanture  d'un  grand  magasin  de 
fourrures  de  la  rue  Saint-Honoré  :  Furs  taken  care  off  (sic)  ; 
et  on  chercherait  en  vain  aux  devantures  des  crémeries  ceFive 
o'clock  à  toute  heure  qu'une  femme  d'esprit  nous  affirme  avoir 
vu  il  y  a  quelques  années.  Un  plus  grand  nombre  de  Fran- 
çais savent  l'anglais  :  par  suite  il  est  moins  «  chic  »  de  savoir 
l'anglais  ;  et  ils  le  savent  mieux  :  par  suite  ils  sont  revenus 
de  l'enthousiasme  et  de  l'admiration  qu'éprouvent  tous  les 
commençants,  et,  les  mots  leur  étant  mieux  connus,  plus 
familiers,  ils  les  respectent  moins,  et  leur  préfèrent  leurs 
équivalents  français.  La  plupart  de  ces  locutions  soit-disant 
«  high-life  »  appartiennent  donc  au  domaine  de  la  mode, 
et  ne  sont  pas  destinées  à  rester  dans  le  langage,  parlé  ou 
écrit,  et  peut-être  M.  E.  Bonnaffé  aurait-il  bien  fait  en  les 
excluant  de  son  dictionnaire,  ou  en  les  y  faisant  figurer  en 
caractères  plus  petits  que  ceux  dans  lesquels  ont  été  impri- 
més les  anglicismes  durables,  c'est-à-dire  :  ceux  dont  l'usage 
est  fréquent  dans  toutes  les  classes  de  la  société  et  dont  l'in- 
troduction remonte  à  cinquante  ans  au  moins.  Il  est  vrai 
qu'alors  son  dictionnaire,  au  lieu  d'avoir  près  de  deux  cents 
pages,  n'en  aurait  eu  peut-être  que  cent  cinquante.   E!n  tout 


NOTES  475 

cas,  il  est  peu  probable  que  se  réalise  jamais  cette  prédiction 
de  M.  de  Vogué  (citée  par  M.  Bonnaffé  dans  son  Introduc- 
tion) :  «  Dans  vingt  ans,  si  Dieu  nous  prête  vie,  nous 
arpenterons  un  boulevard  qui  ne  différera  guère  de  Picca- 
dilly.  »  On  nous  demandera  peut-être  :  «  Mais,  quelle 
a  manie  »  verbale  va  succéder  à  l'anglomanie  ?»  —  Si  nous 
osions  faire  une  prédiction,  nous  répondrions  :  «  La  gallo- 
manie  »,  c'est-à-dire  la  remise  en  honneur  et  la  résurrection 
de  beaucoup  de  vieux  mots  français  ;  par  exemple  ménager 
(d'hôtel)  au  lieu  de  manager.  Mais  ce  que  nous  désirons  n'est 
pas  forcément  ce  qui  arrivera.  Et  puis,  il  faudra  longtemps 
pour  que  l'anglomanie  verbale  achève  de  décrire  sa  courbe 
descendante,  et  les  yeux  et  les  oreilles  des  puristes  n'ont  pas 
fini  de  souffrir. 

C'est'ainsi  qu'il  y  a  quelque  temps  nous  avons  entendu,  en 
plein  Paris,  un  Français,  —  un  explicateur  de  cinématogra- 
phe, —  employer  douze  ou  quinze  fois  dans  une  heure  le 
mot  «  réaliser  »  dans  son  sens  anglais  (d'origine  améri- 
caine) :  «  Les  explorateurs  réalisent  le  danger  qu'ils  courent. 
Shackleton  réalise  la  situation  désespérée  dans  laquelle...  etc., 
etc.  »  Et  le  lendemain  ou  le  surlendemain,  nous  lisions  dans 
un  grand  quotidien  :  «  L'Allemagne  n'a  pas  encore  réalisé 
sa  défaite.  » 

Chose  curieuse,  dans  ce  même  quotidien,  quelques  jours 
avant,  quelqu'un  protestait  contre  les  anglicismes,  et  accu- 
sait «  les  jeunes  écrivains  ■»  de  corrompre  la  langue  fran- 
çaise en  se  faisant  les  introducteurs  de  mots  et  locutions 
vicieuses. 

«  Réaliser  »  est  bien  le  type  de  ces  barbarismes.  Déjà 
«  realize  »  n'est  pas  d'un  excellent  anglais,  et  nous  n'aurions 
jamais  osé  l'écrire  dans  une  dissertation  de  licence.  Mais 
«  réaliser  »,  en  français,  n'a  et  ne  peut  avoir  qu'un  sens  : 
«  rendre  réel  ».  Nous  nous  sommes  demandé  quel  «  jeune 
écrivain  »  avait  introduit  ce  mot  («  Une  nouvelle  acception 


476  LA  NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

équivaut   à  un  mol  nouveau  »,   dit  Bréal,  que  cite  M.  E. 
Bonnaffé,)   et,  une  fois   en  possession  du  Dictionnaire  des 
Anoliciswes,   nous  l'y   avons  cherché,  mais   sans  beaucoup 
compter  l'y  trouver.  Or,  il  y  est,  et  savez-vous  qui  l'a  intro- 
duit en  France  ?  Paul  Bourget  !  et  cela  en  1895.  Prenez-vous 
en  donc  à  Paul  Bourget,  ô  puriste,  et  laissez  en  paix  —  au 
moins  en  ce  qui  concerne  «  réaliser  »  —  les   «   jeunes  écri- 
vains ».  Mais  Paul  Bourget  a  une  excuse  :  c'est  dans  Outrc' 
Mer  qu'il  emploie  «  réaliser  »  (deux  fois,  d'après  M.  Bon- 
naffé). Dans  un  livre  sur  les  Etats-Unis,  un  américanisme 
était  bien  à  sa  place  ;  c'était  un  peu  de  couleur  locale,  un 
artifice   littéraire  tout  à  fait  légitime,   et  dont  Taine  avait 
donné  l'exemple.   Le  mal  a  commencé  le  jour  où  un  Fran- 
çais a  tiré  ce  «  réaliser  »  des  pages  à'Oiiire-Mer.  (D'après  le 
New  English  Dictiouary,  —  NED  pour  les  philologues,  — 
«  realize  »  dans  le  sens  de  comprendre,  saisir,  se  rendre  compte 
de...,  fut  «  à  l'origine  en  usage  surtout  en  Amérique,  et  sou- 
vent condamné  de  ce  fait  par  les  écrivains  anglais,  vers  le 
milieu  du  xix^  siècle  ».  On  le  trouve  pour  la  première  fois 
en  1775  dans  la  Cardipbonia  de  John  Newton,  l'ami  du  poète 
Cowper.    Au   point    de   vue    sémantique,    il  y  a  eu,    en 
anglais,   un  acheminement  vers  cette  acception,  une  évolu- 
tion dont  on  retrouve  les  chaînons  successifs.  Rien  de  tel  en 
français.) 

Continuons  de  lire  l'introduction  de  M.  E.  Bonnaffé. 
«  Il  y  a  lieu,  écrit-il,  de  noter  que,  malgré  la  longue 
domination  de  l'Angleterre  sur  une  partie  de  nos  pro- 
vinces, sous  les  Plantagenets,  malgré  la  guerre  de  Cent 
Ans  qui  nous  mit  aux  prises  d'une  façon  si  étroite  avec 
nos  voisins,  ceux-ci  ne  nous  ont  passé,  pendant  toute 
cette  période,  qu'un  nombre  insignifiant  de  vocables.  » 
Ceci  nous  fait  penser  que  tel  n'était  pas  l'avis  d'un  an- 
gliste  distingué,  philologue  un  peu  Imaginatif,  mais 
esprit  original,  qui  a  laissé  sa  marque  et  que  M.  E.  Bon- 


NOTES  477 

naffé  cite  souvent  :  Philarète  Chasies.  II  a  donné  quel- 
que part  un  certain  nombre  d'étymologies  curieuses,  — 
à  vrai  dire  assez  difficiles  à  vérifier,  mais  qui  tendraient 
à  augmenter  la  liste  des  anglicismes  datant  de  la  guerre 
de  Cent  Ans.  Une  de  ces  étymologies  est  celle  de  «  guil- 
ledou »  («  courir  le  guilledou  »)  qui  ne  figure  pas 
dans  l'ouvrage  de  M.  E.  BonnaflFé.  Mais  il  a  pu  l'exclure 
parce  qu'il  en  a  trouvé  l'origine  anglaise  trop  douteuse 
(et  pourtant  ?)  ou  parce  qu'il  a  craint  de  choquer  la 
modestie  des  lectrices,  —  comme  Samuel  Johnson,  qu'une 
dame  félicitait,  un  jour,  d'avoir  exclu  de  son  dictionnaire 
«  les  vilains  mots  »  :  —  «  Ah  !  ma  chère,  répondit  le 
grand  Docteur,  vous  les  y  avez  donc  cherchés  ?  » 

«  A  partir  du  xix«  siècle,  c'est  l'envahissement.  »  Oui, 
mais  nous  avons  dit  plus  haut  ce  que  nous  en  pensions, 
et  que  le  xx^  siècle  verra  très  probablement  la  fin  de 
l'anglomanie  verbale,  les  vieux  anglicismes  (ceux  d'avant 
1800)  et  les  mots  techniques  seuls  demeurant  dans  le 
vocabulaire. 

«  Comme  on  aura  pu  s'en  rendre  compte  par  l'énu- 
mération  ci-dessus,  le  long  séjour  qu'ont  fait  en  France, 
pendant  la  guerre,  les  armées  anglaise  et  américaine,  ne 
paraît  pas  avoir  eu  d'influence  marquée  sur  notre  voca- 
bulaire. Nous  sommes  encore,  il  est  vrai,  beaucoup  trop 
près  des  événements  pour  tenter  de  pronostiquer  leurs 
répercussions  linguistiques.  Cependant,  ayant  été  mêlé, 
pendant  trois  ans  et  demi,  comme  officier  du  Ser\-ice 
des  Chemins  de  Fer  dans  la  zone  britannique,  au  mou- 
vement des  troupes  alliées,  nous  avons  été  frappé  du  très 
petit  nombre  de  mots  et  de  locutions  que  les  populations 
du  Nord  ont  adoptés  de  leurs  hôtes  en  kaki.  » 

Sans  doute,  mais  ce  n'était  pas  par  les  troupes  britan- 
niques et  américaines  que  les  anglicismes  avaient  des 
chances  d'être    importés.    Ces   anglicismes-là    auraient   pu 


478  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

être  adoptés,  cralemenl,  par  «  les  populations  du  Nord  »  ; 
leur  forme  aurait  été  profondément  modifiée,  ils  se  seraient 
incorporés  d'abord  au  parler  local,  seraient  devenus  du 
patois  ;  enfin  ils  n'auraient  pu  entrer  dans  la  langue 
française  qu'après  un  long  stage  en  province,  au  bout 
duquel  ils  seraient  probablement  devenus  d'abord  de 
l'argot  parisien  ;  mais  ils  auraient  couru  tant  de  risques 
en  route  !  Non  :  la  plupart  des  anglicismes  de  la  guerre, 
—  anglicismes  de  vocabulaire  et  de  s^-ntaxe  (surtout  de 
S3'ntaxe),  —  sont  venus  par  les  journaux,  par  les  com- 
muniqués traduits  mot  à  mot,  par  les  articles  de  pro- 
pagande importés  d'outre-Manche,  par  les  documents 
diplomatiques  traduits  à  la  hâte  et  sans  soin  ;  et  enfin, 
dans  une  assez  faible  mesure,  par  les  conversations  entre 
gens  cultivés  de  nationalités  différentes.  De  ces  angli- 
cismes-là nous  avons  déjà  dit  un  mot,  l'an  dernier,  dans 
la  Nouvelle  Revue  Françoise  (Juillet  1919)  :  à  notre  avis, 
un  certain  nombre  d'entre  eux  étaient  d'anciens  galli- 
cismes qui  nous  faisaient  retour  ;  d'autres  étaient  de  purs 
latinismes,  parfaitement  acceptables  '  ;  et  quelques-uns  en- 
core étaient  si  bien  francisés  qu'on  ne  pouvait  que  se 
féliciter  de  les  voir  s'agréger  au  vocabulaire  ou  à  la  syn- 
taxe  française. 

Il  serait  trop  long  d'examiner  en  détail  le  dictionnaire 
de  M.  E.  Bonnaffé.  Ce  n'est  pas  que  l'envie  nous  en 
manque,  mais  nous  craignons  d'abuser  de  la  patience  du 
lecteur.  Voici  toutefois  quelques  gloses  à  des  mots  qui, 
tandis  que  nous  parcourions  cet  ou\Tage,  ont  attiré  notre 
attention  : 

Cosy  et  cosy  corner  sont  des  anglicismes,  à  notre  avis, 
de   passage,    des  anglicismes  de   mode,   qui   ne   tarderont 

1.  Du  même  type  que  «  Evoluer,  évolution  »,  qui  est  nvlvere 
employé  comme  un  verbe  neutre. 


NOTES  479 

pas  à  rejoindre  flirt  à  la  campagne.  (A  remarquer,  que 
le  mot  flirt  appliqué  aune  personne  —  «  Shc  is  a  flirt  »  : 
«  C'est  une  coquette  »,  —  n'aura  pas  été  connu  en  France.) 

Lunch.  Ce  mot  restera-t-il  ?  En  tout  cas,  l'auteur 
devrait  nous  avertir  que  «  lunch  »  est  devenu  vulgaire 
en  Angleterre  :  dans  les  rapides  de  la  Manche,  lorsque 
l'employé  du  wagon-restaurant  passe  dans  le  couloir  en 
annonçant  :  «  Lunch  readv  !  »  les  Ano-lais  sourient  ;  ce 
n'est  pas  à  cause  de  l'accent  avec  lequel  l'employé  pro- 
nonce ce  mot  ;  c'est  parce  que  «  lunch  »  est  du  dernier 
petit-bourgeois  et  tombe  en  désuétude. 

Snob.  N'a  pas  la  même  acception  en  français  qu'en 
anglais.  Si  un  Anglais  me  disait:  «  You  are  a  snob  », 
je  me  sentirais  offensé,  et,  selon  notre  humeur,  la  con- 
versation pourrait  finir  désagréablement  et  la  paix  du 
Roi  être  violée.  Au  contraire,  si  un  Français  me  disait  : 
«  Allez,  vous  n'êtes  qu'un  snob  »,  je  m'efforcerais  de 
lui  prouver  très  aimablement  qu'il  se  trompe.  Et  même, 
à  l'époque  où  je  ne  savais  pas  l'anglais,  j'aurais  été  plutôt 
flatté.  Il  aurait  fallu  indiquer  cette  différence  de  sens. 
Du  reste  snob  passera  probablement  à  l'état  d'archaïsme 
littéraire. 

Signalons  quelques  oublis  et  omissions,  comme  celle 
de  «  ouate  »  (bien  installé  en  France)  ;  et  de  «  rag-time  », 
qui  a  déjà  disparu  avec  l'espèce  de  danses  qu'il  dési- 
gnait, et  toute  une  série  de  noms  propres  anglais  qui 
ont  été  substitués,  —  momentanément,  espérons-le,  — 
aux  noms  français  déjà,  et  depuis  longtemps,  existants  : 
Canterbury  pour  Cantorbéry,  les  Iles  Scilly  pour  les  Iles 
Sorlingues,  etc.  A  ce  propos  il  n'est  pas  déplacé,  peut- 
être,  de  faire  observer  que,  si  nous  disons  et  écrivons 
toujours  «  Cantorbéry  »  en  parlant  de  la  ville  anglaise, 
nous  disons  et  écrivons  «  Canterbury  »  en  parlant  de  la 
ville    néo-zélandaise,    suivant   en   cela  l'exemple  des   géo- 


o 


^ 


480  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

graphes,  qui  écrivent  Cordouc  (Espagne)  et  Côrdoba  (Repu- 
blique Argentine). 

Le  nom  de  la  comtesse  d'Aulnoy  ne  figure  pas  dans 
l'index  de  ce  Dictionnaire.  M.  E.  Bonnaffé  aurait  cepen- 
dant pu  trouver  chez  elle  des  mots  ou  des  formes  inté- 
ressants («  barge-  »  et  «  Cherincras  »  —  pour  Charing 
Cross,  —  entre  autres).  Enfin,  d'une  manière  générale, 
il  nous  semble  qu'il  aurait  dû  étendre  son  enquête,  d'une 
part  à  un  plus  grand  nombre  de  traducteurs  (respon- 
sables, au  même  titre  que  les  romanciers  de  la  période 
1875-1900,  de  l'introduction  de  plusieurs  anglicismes), 
et  d'autre  part  aux  ouvrages  de  biologie  générale  pos- 
térieurs à  la  publication  de  l'Origine  des  Espèces  :  c'est 
ainsi  qu'à  l'article  sport  nous  avons  été  surpris  de  ne  pas 
trouver  le  substantif  «  sport  »  dans  le  sens  de  «  produit 
d'une  variation  brusque  ».  A  ce  propos  je  me  permets 
de  signaler  à  M.  E.  Bonnaffé  le  verbe  «  sporter  »  que 
fai  dû  employer  (au  sens  de  «  devenir  un  cas  de  varia- 
tion brusque  »)  pour  rendre  exactement  la  pensée  de 
Samuel  Butler  dans  un  passage  de  La  vie  et  l'habitude. 
Voilà  un  anglicisme  dont  je  prends  l'entière  responsabilité, 
et  pour  lequel  j'ose  espérer — pacc  M.  L.  Blaringhem  — 
un  accueil  favorable. 

Mais  en  voilà  assez.  Pour  conclure  nous  dirons  que 
ce  livre,  à  la  fois  attachant  et  utile,  vient  à  son  heure  : 
il  est  comme  l'inventaire  des  mots  anglais  qui  sont  entrés 
à  peu  près  définitivement  dans  la  langue  française,  et 
de  ceux  —  un  bon  tiers  de  la  liste  —  qui  n'y  auront 
fait  qu'un  court  séjour  ;  —  un  inventaire  des  anglicismes 
dressé,  crovons-nous,  à  la  veille  de  la  disparition  de  l'an- 


glomanie verbale. 


VALERY    LARBAU» 
* 
*    » 


NOTES  48 1 

M.  PIERRE  LASSERRE  CONTRE  MARCEL 
PROUST. 

Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  l'infaillibilité  avec 
laquelle  M.  Pierre  Lasserre  découvre  l'un  après  l'autre  tous 
les  sujets  qui  peuvent  mettre  le  mieux  en  lumière  sa  radicale 
incompréhension  de  la  littérature  contemporaine.  Après 
Claudel,  après  Péguy,  le  voici  qui  prend  bien  garde  de  ne 
pas  manquer  l'occasion  superbe  que  lui  offrait  Marcel 
Proust.  Son  article  de  la  Revue  Universelle  (n°  du  P""  Juillet): 
Marcel  Proust  humoriste  et  moraliste  témoigne  d'un  manque 
de  pénétration  vraiment  exceptionnel.  Sous  les  dehors  de 
l'aisance  et  de  la  vivacité,  le  plus  naïf  pédantisme  et  une 
extrême  inintelligence  s'y  étalent  inconsidérément.  Par 
moments  on  croit  entendre  Bloch  lui-même,  par  miracle 
sorti  de  VOmhre  des  jeunes  filles  en  fieurs  et  en  entreprenant 
la  critique,  ou  plutôt  l'éreintement. 

Plusieurs  phrases  de  M.  Lasserre  indiquent  qu'il  fiiit  grand 
cas  de  la  «  légèreté  ».  (Ne  reprochc-t-il  pas  à  Marcel  Proust 
d'être  «  l'écrivain  le  plus  empesé  de  son  temps  »  ?)  Lui- 
même  tient  à  en  donner  l'exemple  : 

«  Je  savais  bien,  lisait-on  dans  A  l'ombre  des  jeunes  filles 
et!  fieurs,  que  je  ne  posséderais  pas  cette  jeune  cycliste  si 
je  ne  possédais  aussi  ce  qu'il  y  avait  dans  ses  yeux, 
etc.  » 

«  Manière  de  dire  un  peu  exagérée,  interrompt  aussitôt 
M.  Lasserre.  Car  il  nous  a  été  montré  dans  les  yeux  de  la 
jeune  cycliste  tout  un  paysage  comprenant  notamment  les 
«  pelouses  des  hippodromes  »  (M.  Proust  a  voulu  pro- 
bablement dire  :  des  vélodromes)  familiers  à  sa  mémoire 
Imaginative.  Et  ce  serait  une  beaucoup  trop  bonne  affaire 
que  la  possession  d'une  cycliste  jeune  et  jolie  entraînant  par 
dessus  le  marché  l'acquisition  gratuite  du  terrain  où  elle 
cultive  son  sport.  » 


^82  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Il  est  évidemment  regrettable  que  l'œuvre  de  Marcel 
Proust  ne  soit  pas  plus  abondante  en  traits  de  la  grâce  de 
celui  que  décoche  ici  M.  Lasserre.  Elle  se  laisserait  lire  cer- 
tainement avec  beaucoup  plus  d'amusement. 

Mais  le  fond  en  resterait  toujours  déplorablement  aride. 
Car  Marcel  Proust  n'a  jamais  eu  la  moindre  imagination, 
la  moindre  sensibilité.  «  Sa  nature  ?  J'ai  dit,  tranche 
M.  Lasserre,  qu'il  n'en  avait  pas.  »  Aussi  est-il  obligé  de  se 
forsrer  sans  cesse  artificiellement  des  sensations. 

«  Tout  chez  lui  est  concerté.  D'impressions  vives,  per- 
sonnelles, originales,  colorées,  qui  valussent  la  peine  d'être 
écrites,  il  n'en  a  point.  Il  veut  cependant  écrire  des  im- 
pressions. Placé  dès  lors  devant  le  problème  de  l'omelette 
sans  œufs  (encore  un  joli  trait  et  dont  Marcel  Proust  fera 
bien  d'enrichir  son  répertoire),  M.  Proust  fait  de  Versât'^. 
La  qualité  d'inspiration  et  de  feu  d  esprit  qui  lui  serait 
nécessaire  nour  briller  dans  le  genre  littéraire  de  son  choix, 
ii  en  fabrique  le  sim.ili  au  moyen  d'une  espèce  de  cuisine 
intellectuelle.  x> 

Sans  nous  laisser  éblouir  par  l'éclat  du  style,  sondons  un  peu 
la  profondeur  de  ces  remarques  de  M.  Lasserre.  Elles  ont  ce 
rare  mérite  de  devenir  extrêmement  justes  sitôt  qu'on  en  prend 
le  contre-pied.  C'est  en  eifet  une  évidence  que  chez  Marcel 
Proust  rien  «  n'est  concerté  ».  M.  Lasserre  a  tout  à  fait 
raison  de  dire  que  «  d'impressions  vives,  personnelles, 
originales,  colorées,  et  qui  vaillent  la  peine  d'être  écrites,  » 
Proust  eh  a  trop.  C'est  même  la  difficulté  contre  laquelle  il 
doit  lutter  sans  cesse  :  endiguer  ce  flot,  éviter  d'être  sub- 
mergé par  lui  ;  tout  son  art  se  réduit  peut-être  à  faire  face,  à 
tenir  tête  à  sa  mémoire,  —  une  des  plus  copieuses  qui  se 
soient  jamais  vues. 

Et  combien  M.  Lasserre  est  avisé  quand  il  dénonce 
«  cette  qualité  d'inspiration  et  de  feu  d'esprit  »  qui  le 
frappe  chez  Marcel  Proust  !  Nul  auteur,   en  etïet,  qui  ait, 


ÎUEVUE   DES   REVUES  483 

moins  que  Proust,  à  chercher  ce  qu'il  va  dire,  qui  ait  moins  de 
trajet  à  faire  pour  atteindre  son  sujet,  qui  soit  plus  facilement 
-et  plus  vite  à  son  niveau;  nul  écrivain  qui,  moins  que  lui, 
s'inquiète  de  a  prendre  un  ton  ».  La  simplicité,  l'absence  de 
recherche  et  d'effort,  le  naturel  (certains  diraient  peut-être  :  la 
nonchalance)  :  voilà  bien,  en  effet,  les  qualités  éminentes  de 
Marcel  Proust.  Il  a  de  l'esprit  comme  s'il  parlait  seulement, 
au  fur  et  à  mesure  des  choses,  sous  leur  seule  influence. 
Jamais  il  ne  s'écoute,  jamais  il  ne  se  travaille  ;  c'est  le  simple 
courant  de  sa  pensée  qui  l'amène  à  ses  meilleures  inven- 
tions. 

Après  tout,  c'est  peut-être  de  la  reconnaissance  que  nous 
devons  à  M.  Pierre  Lasserre.  Je  me  trompais  au  début  en 
l'accusant  d'inintelligence.  Il  a,  au  contraire,  le  sens  de  l'erreur 
profitable...  tout  au  moins  pour  les  autres.  Voici  que  sans 
le  vouloir  il  nous  a  mis  sur  la  voie  de  plusieurs  des  caracté- 
ristiques essentielles  du  talent  de  Marcel  Proust.  Conti- 
nuerons-nous de  lui  faire  mauvais  visage  ?  Ce  serait  cruel, 
puisque,  dans  cette  affaire,  il  est  le  seul  en  somme  qui  soit 
victime,  le  seul  qui  reste  privé  de  récompense  et  de  plaisir. 

JACQUES    RIVIÈRE 


REVUE    DES    REVUES 

ALAIK-FOURNIER 

Notre  regret  d'Alain-Fournier,  si  nous  voulons  le  dire, 
les  mêmes  mots  qu'Alain-Fournier  inventait  s'offrent  d'abord. 
Ou  ceux  qu'il  avait  préférés  :  Certains  d'entre  nous,  disait 
Keats,  ont  rencontré  Antigone  dans  une  autre  vie... 

Notre  rencontre  avec  Alain-Fournier  tient  de  cette  autre 
•vie.  Il  est  difficile  de  la  rappeler,  et  demeurer  exact.  Qja'un 


484  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

regret  nouveau   continue  seulement  le  regret,  que   formait 
chaque  page  du  Grand  Meaulnes. 

Edmond  Pilon  écrit  dans  la  Revue  Hebdomadaire 
(3  Juillet;  : 

Il  savait  que  l'on  peut  partir  de  la  boutique  d'un  vannier  pour 
s'en  aller  à  la  conquête  et  découvrir  le  monde  ;  mais  ce  qu'il  savait 
bien  aussi,  à  la  façon  de  Stevenson,  c'est  que,  non  loin  de  nous,  à 
deux  pas,  de  l'autre  côté  de  la  clôture  d'un  grand  parc,  auprès 
d'une  forêt  et  le  long  d'un  fleuve,  il  est  un  pays  merveilleux  ;  et 
que  cela,  ce  pays  fabuleux,  ce  domaine  de  soleil  et  de  clarté,  on 
peut  tout  d'un  coup  l'apercevoir,  entre  les  branches,  un  beau  matin, 
au  bout  d'  «  une  longue  avenue  sombre  dont  la  sortie  est  un  rond 
de  lumière  tout  petit  ». 

Et  plus  loin  : 

«  Prenez  le  livre  de  Robert-Louis  Stevenson,  écrit  Marcel 
Schwob  dans  sou  Spicilège  en  parlant  de  l'Ile  au  Trésor. 
Qu'est-ce  ?  dit-il.  Une  île,  un  trésor.  Des  pirates.  Qui  raconte?  Un 
enfant  à  qui  arriva  l'aventure.  »  Eh  bien  !  dans  le  Grand  Meaulnes, 
il  en  est  de  même.  C'est  à  un  enfant  que  l'aventure  arriva  ;  c'est 
un  autre  enfant  qui  la  raconte.  Et  voilà  justement  ce  qui  fait  la 
suavité,  le  charme  et  surtout  V extraordinaire  fraîcheur  qui  nous  sur- 
prit tous  comme  une  source,  quand  parut  ce  livre,  au  milieu  du 
désert  bien  un  peu  aride  des  lettres,  avant  la  guerre. 

M.  Maurice  Barrés,  en  louant  naguère  Alain-Fournier,  écrivit  que 
la  «(  souple  fantaisie  de  l'auteur  du  Grand  Meaulnes  nous  promet- 
tait un  Charles  Nodier  ».  Mais,  dans  le  Grand  Meaulnes,  il  n'y  a  pas 
que  ce  seul  relief  des  images,  cette  négligence  abandonnée  du  style, 
enfin  cette  simplicité  et  ce  manque  d'apprêt  qui  enchantent  chez 
Nodier.  Dans  le  Grand  Meaulnes,  il  y  a  autre  chose  et  plus  peut- 
être  :  une  intensité  et  un  lyrisme,  une  qualité  de  la  fantaisie  tout  à 
fait  rares  et  personnels.  Aussi,  suis-je  assuré  que,  —  plus  tard,  — 
quand  ils  rendront  justice  à  Alain-Pournier,  les  critiques  futurs 
placeront  très  haut  cet  écrit  original.  Pour  nous,  —  ce  cher  beau 
livre  soulevé  de  toute  l'ivresse  d'un  printemps  plein  d'orage  et  de 
larmes,  —  nous  ne  pouvons  que  l'aimer  comme  nous  aimons 
déjà,  —  dans  divers  ordres  de  l'art,  —  VIris  de  Watteau,  la  des- 


REVUE   DES   REVUES  485 

cription   de   l'automne  dans  Dominique,  les  Caprices  de  Musset  el 
quelques-unes  de  ces  Filles  du  feu  d'une  ardente  douceur..; 

Voici  Alain-Fournier  lui-même  : 

Il  habitait,  dans  le  quartier  de  l'Observatoire,  une  de  ces  rues 
paisibles  et  solitaires  qui  font  songer  aux  vieilles  rues  de  Bourges. 
C'était  un  mince  jeune  homme  brun,  d'aspect  très  doux,  les  cheveux 
lisses,  la  moustache  fine un  jeune  compagnon  de  lettres  enthou- 
siaste et  mesuré. 

Alain-Fournier  s'en  alla  disparaître  dans  une  embuscade. 

Cela  se  produisit  le  22  septembre  1914,  dans  la  Meuse,  au  bois 
Saint-Rémy.  Le  pauvre  Albert  Thierry,  dont  la  Grande  Revue 
publia  de  si  poignants  Carnets  de  guerre,  lui-même  blessé  et  soigné 
dans  un  hôpital  militaire,  vint  à  apprendre  la  nouvelle  et,  fébrile- 
ment, la  nota  :  «  Journaux.  X...  a  été  pris,  et  Alain-Fournier, 
cher  Grand,  Meaulnes,  blessé,  a 


SUR     LA     LANGUE    ET 
LA  PENSÉE  CHINOISES 

Les  recherches  pénétrantes^  sobrement  appliquées  à  la  rca 
lité,  que  Lévy-Bruhl  a  poursuivies  sur  la  mentalité  des  pri 
mitifs,  ont  été  à  l'origine  de  toute  une  série  d'observations 
et  d'enquêtes.  Les  conclusions  auxquelles  l'étude  de  la  langue 
chinoise  a  conduit  Marcel  Granet  (Revue  philosophique, 
Janv. -Février  et  Mars-Avril)  méritent  d'être  notées  :  elles 
viennent  confirmer,  dans  leur  ensemble,  les  hypothèses 
générales  que  Lévy-Bruhl  admettait  au  terme  de  son  étude  ; 
elles  offrent  des  traits  intéressants  sur  divers  points  et 
touchant  par  exemple  le  jeu,  la  siluaiion  des  mots  chinois  : 

Les  mots  chinois  qui  se  rapprochent  le  plus  de  nos  verbes 
n'expriment  point  une  action  verbale  toute  nue  et  abstraite,  une 
action  qui  ait  besoin,  pour  être  considérée  comme  réelle,  d'être 
rapportée  à  un  sujet  agissant  ;  ces  mots  peignent,  au  contraire,  des 
manières  d'être  en  train  de  se  réaliser,  et  la  vision  de  l'action  n'est 


486  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE: 

jamais  détachée  de  celle  de  son  principe  ou  de  sa  fin  :  si  Ton  peut 
dire  que  ces  mots  ressemblent  à  nos  verbes,  c'est  en  pensant  à  ceux 
qui  sont  iutransitifs  et  impersonnels,  qui  se  passent  de  sujet  et  se 
suffisent  à  eux-mêmes.  Les  mots  chinois,  d'autre  part,  qui  semblent 
le  plus  voisins  de  ce  que  nous  nommons  adjectifs  ou  substantifs 
n'expriment  jamais  l'idée  d'un  état  ou  d'une  substance  conçue- 
indépendamment  de  sa  réalité  objective  ;  ils  n'ont  pas  besoin  d'être- 
mis  nécessairement  en  rapport  avec  un  verbe  et  peuvent  eux  aussi 
s.e  suffire  à  eux-mêmes.  Chaque  mot  éveille  une  image,  plus  ou 
moins  active,  mais  toujours  assez  complexe  pour  former  une  espèce 
de  tout  ayant  sa  vie  indépendante. 

Le  Chinois  dans  son  langage  doit  aller  ainsi  du  concret  à 
l'abstrait,  et  l'Européen  au  contraire  de  l'abstrait  au  concrets 
L'un  pense  d'abord  en  artiste,  l'autre  en  savant  : 

Le  Chinois  dispose,  non  pas  d'une  langue  faite  pour  noter  des 
concepts  d'une  abstraction  ou  d'une  généralité  variées,  apte  à 
exprimer  toutes  les  modalités  du  jugement,  et  orientant  enfin  l'es- 
prit vers  l'analvse,  mais,  au  contraire,  d'une  langue  entièrement 
attachée  à  l'expression  pittoresque  des  sensations  et  où  seul  le 
rythme,  dégageant  la  pensée  de  l'ordre  émotionnel,  permet 
d'ébaucher,  en  une  espèce  d'éclair  intuitif,  quelque  chose  qui 
ressemble  à  une  analvse  ou  à  une  synthèse.  Tandis  qu'un  Français, 
par  exemple,  possède,  avec  sa  langue,  un  merveilleux  instrument 
de  discipline  logique,  mais  doit  peiner  et  s'ingénier,  s'il  veut  tra- 
duire un  aspect  particulier  et  concret  du  monde  sensible,  le  Chinois- 
parlé  au  contraire  un  langage  fait  pour  peindre  et  non  pour  classer,, 
un  langage  fait  pour  évoquer  les  sensations  les  plus  particulières  et 
non  pour  définir  et  pour  juger,  un  langage  admirable  pour  un 
poète  ou  pour  un  historien,  nuis  le  plus  mauvais  qui  soit  pouç  sou- 
tenir une  pensée  claire  et  distincte,  puisqu'il  oblige  les  opérations 
qui  nous  semblent  les  plus  nécessaires  à  l'esprit,  à  ne  se  faire 
jamais  que  de  façon  latente  et  fugitive. 

D'oili  vient  que  les  Chinois,  pour  acquérir  la  science  occi- 
dentale» se  voient  aujourd'hui  forcés  de  modifier  profon- 
dément leur  langue,  et  en  quelque  manière  de  la  retourner. 


MEMENTO  487 

MEMENTO 

L'Amour  de  l'Art  (Juin)  ;  L'art  roman,  par  Antoine  Bourdelle  ; 
Dcnueme,  poème  de  Paul  Valér}-  ;  et  un  beau  portrait  de  Renoir 
par  Angel  Zarraga. 

Le  Crapouillot  est  la  première  revue  qui  ait  su  parler  avec  goût 
et  avec  précision  des  spectacles  de  cinéma.  II  continue.  Des  cri- 
tiques de  Jean  Galtier-Boissière  et  d'André  Varagnac  (i"  Juin, 
1er  Juillet). 

Il  faut  signaler  dans  la  Revue  des  Jeunes  (10  Juillet)  \es  frag- 
ments inédits  des  carnets  du  lieutenant  de  vaisseau  Dominique-Pierre 
Dupoucy.  i 

Dans  Rythme  &  Synthèse  (Mai),  ce  poème  de  Paul  Valér\'  : 

LES  GREKADES 

Dures  grenades  entr'ouvertes 
Cédant  à  l'excès  de  vos  grains, 
Je  crois  voir  des  fronts  souverains 
Eclatés  de  leurs  découvertes  ! 

Si  les  soleils  par  vous  subis, 

O  grenades  entrebâillées. 

Vous  ont  fait  d'orgueil  travaillées 

Craquer  les  cloisons  de  rubis, 

Et  que  si  l'or  sec  de  Vécorce 
A  la  demande  d'une  force 
Crève  en  gemmes  rouges  de  jus, 

Cette  lumineuse  rupture 
Fait  riHrr  une  âme  que  feus 
De  sa  secrète  architecture. 

* 

.     La  Revue  Universelle  (i  5  Juillet)  :  Les  théories  d'Einstein,  par 

Lucien  Fabre. 

* 

La  Vie  (12  Juillet)  donne  un  poème  de  Henri  Pourrat  :  Mon 
Logis. 


488 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


MEMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 


L  —  BEAUX-ARTS. 

BissiBRK  ET  Ravnal  (Maurice)  : 
Georges  Braque.  Fernand  Léger ^ 
Juan  Cris.  Pablo  Picasso  (loo  fr)  ; 
L.  Roscnberg. 

IL  —  LirrÉRATURE, 
ROxMANS,  THÉÂTRE. 

Loi'lS  Bakthol'  :  Un  voyage  roman- 
tique en  1S36,  dessins  de  Victor 
Hugo  et  de  Célesiiu  /fauteuil 
(150  fr.)  ;    H.  Floury. 

Paul  Claudel  :  /-c  Pire  Humilié 
(7  fr.):  Nouvelle  Revue  Française. 

Jean  Cocteau  :  Carte  blanche  (6  fr.  )  ; 
La  Sirène. 

Lucien  Descaves  :  Rongcmaille 
vainqueur(2oU.)  ;  Libr.  Ollendorff. 

■Georges  Duhamel  ;  Guem  et  litté- 
rature {(y  fr.)  ;  La  Maison  des  amis 
des  livres. 

Luc  DuRTAiN  ;  Georges  Duhamel 
(6  fr.)  ;  La  M.iison  des  amis  des 
livres. 

IsabellkEbkrhardt:  Pages  d'Islam 
publiées  par  Victor  Barrucaud 
(6  fr.)  ;  E.  Fasquelle. 

André  Gide  :  La  Symphonie  pasto- 
rale (4  fr.  80)  ;  Nouvelle  Revue 
Française. 

La  Rochefoucauld  :  Réflexions  ou 
Sentences  et  Maximes  morales 
(20  fr.):    Grés. 

Larsson  :  La  logique  de  la  poésie 
(7  fr.  50)  :    Crés. 

^Iarc  Leci.hrc  :  En  lâchant  l' Barda. 

Pocmes  (3  fr.j;  Crôs. 
Pierre  Mac  Orlan  :    Petit   manuel 
du  parfait   aventurier  (4   fr.  50;  : 
La  Sirène. 

François    Mauriac    :    De    quelques 
caurs  inquiets  (4  fr. y  ;  Société  lit- 
téraire de  France. 
Marcel  Martinet  :  Les  temps  mau- 
dits (6  fr  )  ;  Ollendorff. 
Charles     Maurras    ;    L'Etang     de 

Serre  (lo  fr.)  ;  Ld.  Champion. 
X...  :  Les  Propos   d'Alain,    Tome  ï  : 
6  fr.  ;  Tome  II.  :  6  fr.  75  ;  Nouvelle 
Revue  Française. 


Radindranatm  Tagork  :  le  Jardi- 
nier d'amour.  Trad.  Henriette 
Mirahaud-Thorens  (6  fr.  6oy  ;  Nou- 
velle Revue  Française. 

Retz  (cardinal  de)  :  Supplément  à  la 
correspondance.  Edité  par  Claude 
Cochin  {3o  fr.)  ;  Hachette. 

Romain  Rolland  Aux  peuples 
assassinés  (8  l'r.)  ;    Ollendorff. 

André  Salmon  :  La  Négresse  du 
Sacré-Ca-ur  (6  fr.  75)  ;  Nouvelle 
Revue  Française. 

Stendhal  :  La  Chartreuse  de  Parme. 
Fac-similé  de  l'exeniplairc  de  l'au- 
teur, par  Paul  Arbelel  (1500  fr.)  ; 
Ed.  Champion.  , 

R.  L.  Stevenson  :  Dans  les  mers  du 
Sud.  Trad.  Marie  Louise  des  Go- 
rets (7  fr.  50)  ;  Nouvelle  Revue 
Française. 

John  Millington  Svnge  :  Le  Baladin 
du  monde  occidental  (6  fr.)  :  La 
Sirène. 

Louis  Thomas  :  L'Esprit  d'Oscar 
U'ilde  (6  fr.)  ;  Crès. 

Francis  Thomson  :  L'ne  antienne  de 
la  Terre  (6  fr.)  ;  La  Maison  des 
amis  des  livres. 

III.  —  MORALE.  PHILOSOPHIE, 
RELIGION.  THÉOLOGIE,  HIS- 
TOIRE, SCIENCES. 

Berkeley  :  Les  Principes  de  la  Con- 
naissance humaine{^  fr.);  A.  Colin. 

G.  HoNNiER  :  Zes  Plantes  des  ehamfs 
et  des  bois  (ao  fr.)  ;  J-B.  Baillière 
et  (ils 

J-H.  Fabrk  :  Les  serviteurs  {7  fr.)  : 
Delagrave. 

Henri  Ghéon  :  Le  Miroir  de  Jésus 
(lo  fr.)  ;  Libr.  do  l'Art  Catholique. 

Docteur  Lucien-(Jrai  x  :  Les  L'.iusses 
Aouvelles  de  la  Grande  Guerre 
(7  fr.  50);  Edition  française  illus- 
trée. 

Les  amis  dr  Proudhon  :  Proudhon  et 
notre  temps  (7  fr.   50)  ;  Chirou. 

Un  relioieu.v  Dominicain  :  Les  orai- 
sons de  Sainte  Catherine  de  Sienne 
(5  fr.)  ;  Libr.  de   TArt   Catholique. 


LE   GKRANT  :    G.\STON   GALLIMARD. 
ABBEVILLE.  —   IMPRIMERIE   F.    PAILLART. 


BONNES   INTENTIONS 


La  présence  de  Dieu  dans  les  différents  sanctuaires  ne 
se  manifeste  pas  chez  les  mêmes  dévots  par  de  mêmes 
émotions.  Des  affiches  dénoncent  l'existence  des  voyages 
pieux  et  celle  des  agences  qui  les  organisent  vers  les  sanc- 
tuaires les  plus  émouvants.  Je  respecte,  j'admire,  j'aime 
l'ardeur  des  pèlerins  pour  la  connaissance  de  Dieu  par 
ses  multiples  aspects.  Je  ne  les  veux  croire  ni  des  habi- 
tués, ni  des  sensuels,  ni  des  gourmands  de  sentiments 
pas  plus  que  je  ne  fais  du  savant  devant  la  vérité,  de 
l'explorateur  devant  la  terre  inconnue.  Vraiment,  il  y  a 
de  beaux  caractères  dans  la  pépinière  de  Dieu...  j'en  ai 
fréquenté...  j'en  fréquente...  dans  celle  du  diable  aussi... 
c'est  troublant.  Je  ne  puis  parler  de  ces  fortes  âmes  que 
l'espoir  de  s'approcher  de  l'Œil  et  du  Cœur  de  N.-S. 
transporte  souvent  pauvres  d'argent  bien  au-delà  des 
gares,  en  Italie,  en  Espagne.  Je  ne  veux  pas  parler  davan- 
tage des  fidèles  de  nos  fêtes  paroissiales  à  Paris  qui  à 
Sainte-Geneviève  et  à.  Saint-Sulpice  le  2  et  le  19  jan- 
vier, à  Saint-MédardIeS  juin,  à  Saint-Eustache  le  29  sep- 
tembre, à  Saint-Roch  le  16  août,  à  Notre-Dame-des- 
Victoires  en  tous  temps  et  certains  dimanches  au  Sacré- 
Cœur    apportent    leur    zèle    d'organisateurs  dans   les 

32 


490  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

processions,  leur  calme  douleur  résignée,  qui  se  con- 
naissent et  se  reconnaissent  sans  se  saluer,  déplorent 
dans  les  coins  le  malheur  des  temps,  notent  les  coups 
de  la  vengeance  de  Dieu  ou  les  miracles  de  Sa  Miséri- 
corde. Je  ne  veux  parler  que  d'un  seul  de  ces  pèlerins  des 
églises  parisiennes,  j'en  veux  parler,  car  personne  ne 
s'aviserait  de  le  faire. 

Il  est  si  petit,  il  a  si  peu  de  corps  qu'on  ne  le  remar- 
que pas  ;  il  a  les  traits  si  rougeauds,  si  ronds,  si  effacés 
qu'il  semble  n'en  avoir  aucun.  Plus  de  cheveux,  pas  de 
moustaches,  point  d'âge.  A-t-il  un  nom  ?  «  Il  est  ici  tous 
les  jours  »,  me  dit  un  Suisse  près  de  qui  je  m'enquérais  de 
lui  parce  qu'il  avait  parlé  à  un  prêtre  trop  gaiement  en 
l'appelant  «  Monsieur  »  en  s'excusant,  en  bredouillant. 
«  Oh  !  c'est  un  monsieur  très  bien  :  il  est  très  donnant... 
toujours  !  tenez  !  le  voilà  à  la  chapelle  Saint-Joseph  en 
train  de  pleurer.  Il  fait  toutes  les  églises  de  Paris  comme 
ça.  »  Je  le  regardai  :  il  a  la  bouche  mince  et  méchante, 
les  5''eux  sans  vie...  ou  plutôt...  oui  plutôt...  plutôt  per- 
vers... ma  foi  !  Ses  habits  sont  élégants  mais  fatigués. 
Son  chapeau  a  coûté  cher  à  quelqu'un  mais  pas  à  lui  ! 
son  pardessus  est  superbe  mais  ne  lui  va  vraiment  pas 
assez  !  Le  voilà  qui  s'essaie  à  l'onction  près  du  Suisse  : 
c'est  un  comédien  !  Tiens,  il  sourit  !  Oh  !  quelle  souf- 
france secrète,  quelle  naïve  bonté  !  c'est  un  philanthrope 
par  désespoir  et  par  habitude.  Non  !  Il  n'est  pas  pareil 
aux  dévots.  Je  le  surnomme  le  «  petit  homme  des 
églises  »,  c'est  le  héros  de  cette  histoire  qu'on  m'a 
contée. 

A  tout  petits  pas  assez  rapides,  il  tourne  autour  de  la 
nef  dans  une  église  de  faubourg  :  il  ne  prie  pas,  il  estdur 


BONNES    INTENTIONS  491 

•  et  orgueilleux  ;  il  cherche  la  sacristie,  elle  est  devant  lui, 
il  la  cherche  encore,  il  est  myope  ou  distrait.  «  Sacristie  ! 
ah  !  c'est  là  ?  »  Il  hésite  encore^  il  entre  ;  il  s'arrête  ;  il 
attend  qu'on  le  remarque,  mais  qui  le  remarquerait  ? 

«  C'est  un  mariage  ?... c'est  pour  un  enterrement?,..» 
Le  petit  homme  des  églises  prend  beaucoup  d'onction  et 
de  politesse. 

«  Je...  c'est...  non...  moins  important  que...  excusez- 
moi,  monsieur  l'abbé,  c'est  mon  agenda...  un  petit  service 
que...  pouvez-vous...  ce  n'est  pas  un  livre  de  messe... 
les  monuments  de  Paris...  mon  agenda  ne  mentionne 
dans  ce  quartier  que  Saint-Jean  de  Belleville  et  Saint- 
Joseph  deMénilmontant.  Est-ce  qu'il  y  a  d'autres  églises  ? 

—  Il  y  a  boulevard  de  la  Villette  la  chapelle  de  la 
Vierge  dans  une  imprimerie.  Il  y  a  rue  de  Bagnolet 
l'église  flamande  de  la  Sainte-Famille  :  il  y  a  près  du 
canal  Saint-Martin... 

—  Je  la  connais...  je  suis  désolé...  merci...  je  la  con- 
nais... désolé...  mais  si  !  mais  non  !  oh  !  ne  me  recon- 
duisez pas,  » 

Un  prêtre  l'a  pris  pour  un  étranger  qui  visite  Paris  et 
peut-être  pour  un  fou  s'il  l'a  vu  se  remettre  à  pleurer 
sans  savoir  pourquoi. 

Depuis  qu'ils  n'étaient  plus  retenus  par  les  devoirs  de 
la  guerre,  les  hommes  de  cette  époque  songeaient  à  ceux 
de  la  famille  :  au  mariage  !  et  on  demandait  à  Dieu  de 
consacrer  les  unions  plus  souvent  que  jadis,  les  douleurs 
de  la  guerre  ayant  attendri  les  coeurs  et  les  ayant  rappro- 
chés du  Consolateur  Divin.  Un  samedi  vers  midi  le  gro- 
tesque petit  homme  des  églises  entra  à  Saint-Joseph  de 
Ménilmontant,  sanctuaire  neuf  mais  souillé  parles  foules 


492  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

comme  une  école  communale.  Les  cortèges  de  noces 
étaient  plus  nombreux  que  les  prêtres  et  moins  nom- 
breux que  les  chapelles  de  la  grande  église. 

«  Bénissez  tous  les  fidèles  qui  sont  venus  recevoir  le 
Sacrement  de  mariage,  disait  le  petit  homme  à  genoux 
sur  les  marches  d'une  chapelle.  Donnez-moi  un  peu 
d'intelligence  aujourd'hui  et  je  ne  mangerai  que  des 
légumes  ce  matin,  un  peu  d'intelligence  car  je  ne  com- 
prends rien  de  rien.  Saint  Joseph,  donnez-moi  des  pensées 
plus  chastes  car  l'obscénité  est  dans  mes  yeux,  dans  mes 
oreilles  et  dans  ma  tête.  Sacré-Cœur,  donnez-moi  l'amour 
de  l'humanité,  disait-il  ailleurs,  car  je  me  réjouis  de  son 
malheur  et  la  méchanceté  et  la  vengeance  sortent  de 
moi  naturellement.  » 

Il  avait  parlé  à  la  moitié  des  saints  honorés  d'autels 
en  ce  lieu  et  s'apprêtait  à  visiter  les  autres  quand  il  fut 
arrêté  par  les  cortèges  nuptiaux.  Alors  derrière  chacune 
de  ces  nouvelles  familles  il  médita  sur  ses  malheurs  pos- 
sibles priant  Dieu  de  les  détourner  d'elles.  Toujours 
priant,  toujours  pleurant,  il  arriva  près  d'une  porte  grande 
et  close  et  près  d'une  chapelle  qui  eût  été  claire  si  les 
vitres  en  étaient  restées  blanches  et  qui  devait  être  égayée 
un  jour  par  les  boiseries  d'une  consécration.  A  cette- 
grotte  sans  miracle  deux  marches  conduisaient  que 
deux  cierges  n'éclairaient  pas.  Là  trois  malheureux 
attendaient  un  prêtre  :  il  vint  sans  faste  portant  un 
livre.  Un  ouvrier  noir  le  suivait  plus  fait  pour  servir 
les  morts  que  les  vivants.  Oh  !  le  pauvre  mariage  que 
voilà  !  pas  de  chaises  !  pas  d'amis  !  un  témoin,  un 
seul,  bossu,  falot,  louche  et  blond,  accroupi  sur  un  prie- 
Dieu  : 


BONNES   INTENTIONS  /|93 

«  Rébecca...  patriarches...  pas  de  brutalités...  Dieu 
d'Israël...  la  femme  forte...  Jésus-Christ...  » 

Le  prêtre  lit  très  bas.  Le  grotesque  petit  homme  des 
églises  n'écoute  pas  ;  il  regarde  la  triste  humanité,  la  robe 
€t  le  chapeau  secs  que  cette  servante  mariée  a  cousus  en 
suivant  la  mode  vaguement,  et,  le  teint  rougi  par  la  timi- 
dité ou  par  des  travaux  militaires  récents,  ce  garçon  de 
café  endimanché.  Le  prêtre  dit  très  vite  :  «Mettez  votre 
main  droite  sur  celle  de  votre  épouse.  Vous  êtes  unis 
devant  Dieu.  » 

«  Enfants,  mes  enfonts  !  pense  le  grotesque  petit  homme 
des  églises,  enfants  de  ce  peuple.  Il  y  avait  un  ami  à 
votre  noce,  mes  enfonts.  Mes  prières  valent  celles  d'une 
foule,  ma  prière  est  plus  forte  que  celle  des  mondains 
impies,  mes  enfants.  Vous  n'avez  pas  eu  de  messe  mais 
vous  avez  eu  des  prières  amicales.  Bénissez-les,  mon 
Dieu. 

—  Attendez-moi  là,  dit  simplement  le  prêtre.  Je  vais 
jusqu'à  la  sacristie  chercher  le  registre  des  mariages. 
Vous  savez  signer  ?  à  la  bonne  heure  !...  je...  n'ai  pas 
parlé  des  bagues...  houm  !  Attendez-moi  là...  » 

Alors  l'époux  dit  devant  Dieu  : 

—  Tu  le  connais  le  petit  vieux  qui  est  vissé  derrière 
depuis  le  commencement.  Si  !  tu  le  connais,  va  !  t'as 
toujours  aimé  les  vieux.  Il  pleure  parce  que  tu  t'maries 
tiens,  c't'idée. 

—  T'avais  promis  qu'  c'était  fini  après  le  mariage. 

—  T'as  juré  qu't'en  avais  jamais  eu  d'autres  que  moi. 
A  preuve  qu'on  se  mariera  à  l'Eglise,  t'as  dit.  On  se 
mariera  par  le  prêtre,  à  preuve  que  j'suis  pas  une  saleté. 
£h  bien  !  ça  fait  que  t'es  deux  fois  plus  saleté. 


494  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Le  témoin  bossu  et  blond  mettait  les  doigts  dans  le 
nez.  C'est  un  savetier  de  la  rue  de  Tlemcen  qui  a  tro- 
qué contre  l'apéritif  et  le  déjeuner  une  matinée  de  tra- 
vail et  de  gains. 

«  Et  toute  ma  vie  je  prierai  pour  eux  :  ils  ne  me 
verront  pas  et  Dieu  les  comblera  de  prospérité.  Ils  me 
devront  le  bonheur  et  nul  que  Dieu  ne  le  saura.  Saint 
Joseph  n'était  pas  plus  riche  quand  il  prit  Marie  devant 
Dieu...  devant  Dieu...  devant  Dieu.  » 

Ainsi  pensait  le  petit  homme  des  églises  et  malgré 
l'envie  qu'il  en  avait  il  n'osa  pas  avec  le  témoin  bossu  et 
blond  signer  le  registre  apporté  par  le  prêtre. 

Une  heure  après  au  milieu  d'ouvriers  bruyants  et  rési- 
gnés le  petit  homme  des  églises  rêvait  devant  un  cou- 
vert de  fer,  une  table  en  marbre  blanc,  un  plat  de  hari- 
cots roses  et  une  carafe  d'eau.  Il  ne  comprit  ni  la  présence 
debout  à  cette  table  du  marié  qu'il  avait  béni,  ni  les 
paroles  qu'il  lui  disait. 

«  Alors  !  c'est  y  à  Madame  que  vous  en  avez  ?  D'où 
donc  que  vous  la  connaissez  Madame  ?  Vous  pouvez  y 
faire  société  à  Madame  car  nous  autres  on  va  bouifer 
ailleurs,  pas,  Charles  ? 

—  Laisse-le  donc,  disait  Charles,  tu  vois  bien  que  c'est 
un  louftingue. 

—  J'aime  pas  beaucoup  qu'on  se  foute  de  moi.  » 

Le  petit  homme  des  églises  n'eut  ni  le  courage 
d'achever  son  maigre  repas  ni  celiii  de  l'abandonner,  ni 
celui  de  répondre  aux  paroles  brutales  des  hommes,  au 
regard  douloureux  de  la  pauvre  mariée  solitaire.  \'ague- 
ment  il  devinait  toute  intervention  nuisible,  toute  expli- 
cation inutile.  Le  premier  pas  vers  la  sainteté    est  la 


BONNES    INTENTIONS  495 

conquête  du  calme  intérieur,  il  s'essaya  à  retrouver  ce 
qu'il  en  avait  perdu. 

Le  même  soir,  dans  une  chambre  d'hôtel,  rue  des 
Amandiers,  un  garçon  de  café  enlevait  un  habit  de 
travail  : 

«  Je  te  ferai  parler  !  Je  t'en  ferai  tant  que  tu  finiras 
par  parler  !  » 

Il  y  avait  une  voix  qui  venait  du  mur,  de  la  nuit,  des 
épaules,  et  qui  disait  : 

«  Pas  celui-là,  j' te  dis,  Alfred  !  Pas  celui-là.  » 

Le  petit  homme  des  églises  s'appelle  M.  le  marquis 
Mesmin  Crescent  Lepan  de  la  Cressonoye. 

MAX  JACOB 


NOTE  SUR  MÉRIMÉE 
PORTRAITISTE 


11  y  a  dans  la  Chronique  du  règne  de  Charles  IX  un  clia- 
pitre  intitulé  :  «  Dialogue  entre  le  lecteur  et  l'auteur  », 
qu'il  importe  de  lire  de  près  si  l'on  veut  bien  comprendre 
l'attitude  de  Mérimée  vis-à-vis  de  la  littérature  descrip- 
tive appliquée  à  une  matière  historique. 

Le  titre  seul  du  chapitre  indique  que  Mérimée  con- 
trevient ici  à  tous  ses  principes,  mais  il  n'y  contrevient 
qu'afin  de  les  mieux  étayer,  en  découvrant,  une  fois  pour 
toutes,  les  secrets  motifs  de  ses  fins  de  non-recevoir. 

Le  lecteur  commence  par  féliciter  l'auteur  de  l'occa- 
sion que  lui  offre  son  sujet  de  décrire  les  grands  person- 
nages de  la  cour  franco-italienne  du  château  de  Madrid. 
Sur  quoi  l'auteur  se  récuse  :  «  Je  voudrais  bien,  dit-il, 
avoir  le  talent  d'écrire  une  Histoire  de  France,  je  n'écri- 
rais pas  de  contes  »,  et,  aussitôt,  il  ajoute  :  «  Mais,  dites- 
moi,  pourquoi  voulez-vous  que  je  vous  fasse  faire  con- 
naissance avec  des  gens  qui  ne  doivent  point  jouer  de 
rôle  dans  le  roman  ?  ;; 

Blâme  sévère  du  lecteur  indigné  :  «  Mais  vous  avez 
le  plus  grand  tort  de  ne  pas  leur  y  faire  jouer  un  rôle. 
Comment!  vous  me  transportez  à  l'année  1572,  et 
vous  prétendez  esquiver  les  portraits  de  tant  d'hommes 


îsOTE    SUR    MÉRIMÉE    PORTRAITISTE  497 

remarquables  »  et,  complaisamment,  il  lui  propose  de 
l'aider,  de  lui  fournir  l'entrée  en  matière  : 

«  Allons,  il  n'y  a  pas  à  hésiter.  Commencez,  je 
vous  donne  la  première  phrase  :  la  porte  du  salon 
s'ouvrit,  et  l'on  vit  paraître.... 

—  Mais,  Monsieur  le  Lecteur,  il  n'y  avait  pas  de 
salon  au  château  de  Madrid  ;  les  salons... 

—  Eh  bien  !  La  grande  salle  était  remplie  d'une 
foule...  etc..  parmi  laquelle  on  distinguait... 

—  Que  voulez-vous  qu'on  y  distingue  ? 

—  Parbleu  !  Primo:  Charles  IX... 

—  Secundo  ? 

—  Halte-là.  Décrivez  d'abord  son  costume,  puis 
vous  me  ferez  son  portrait  physique,  enfin  son  portrait 
moral.  C'est  aujourd'hui  la  grande  route  pour  tout 
faiseur  de  roman. 

—  Son  costume  ?  Il  était  habillé  en  chasseur,  avec 
un  grand  cor  de  chasse  passé  autour  du  cou. 

—  Vous  êtes  bref. 

—  Pour  son  portrait  physique...  attendez...  Ma  foi, 
vous  feriez  bien  d'aller  voir  son  buste  au  musée  d'An- 
goulême.  Il  est  dans  la  seconde  salle,  N°  98.  » 

Je  ne  sais  pas  de  réponse  qui  soit  plus  caractéristique, 
plus  révélatrice  du  fond  de  la  pensée  de  Mérimée.  En 
réalité,  de  tout  personnage  qui  l'intéresse  le  physique  le 
passionne,  —  plus  peut-être  même  qu'il  ne  passionne 
les  écrivains  qui,  rivalisant  avec  les  peintres,  exécutent, 
souvent  avec  maîtrise,  de  tels  portraits;  car  ici  la  passion 
de  Mérimée  est  une  passion  désintéressée,  pure  de  toute 
arrière-pensée  d'émulation  :  c'est  la  passion  à  base  de 


-198  LA  >TOUVELLE  REVUE   FRANÇAISE 

curiosité  du  grand  observateur,  du  naturaliste  :  l'œil  qui 
regarde,  non  la  main  qui  s'acharne  à  rendre.  Connaître 
le  physique  des  personnages  historiques,  c'est,  chez 
Mérimée,  à  la  fois  un  plaisir  et  un  besoin,  comme  une 
loi  de  son  esprit. 

«  Ne  trouvez-vous  pas  agréable  de  voir  %  the  mind's  eye 
les  objets  dont  il  est  question  dans  l'histoire  ?  Lorsque 
je  voulais  écrire  l'histoire  de  César,  j'avais  tant  regardé 
et  si  souvent  dessiné  ses  médailles  et  son  buste  de  Naples, 
que  je  le  voyais  très  distinctement  à  Pharsale  et  même  à 
Alexandrie  '.  » 

Mais  connaître  et  rendre  sont  deux  opérations  tout  à 
fait  différentes,  —  que  l'on  a  peut-être  trop  tendance  à 
considérer  comme  les  deux  stades  complémentaires  d'une 
opération  unique  :  entre  les  deux,  la  relation  simple  de 
cause  à  effet  s'établit  bien  moins  fréquemment  qu'on  ne 
pourrait  le  supposer.  La  connaissance  d'un  Mérimée,  — 
de  qui  Victor  Cousin,  pour  l'avoir  une  fois  éprouvé  à 
ses  dépens,  disait  :  «  Il  ne  sait  rien  imparfaitement  »,  — 
circonstanciée  et  scrupuleuse,  où  un  retrait,  un  repentir 
vient  aussitôt  corriger,  compenser  toute  avance  un  peu 
risquée,  de  toutes  les  formes  de  connaissance  est  peut- 
être  la  moins  favorable  à  l'art  de  rendre,  au  sens  plas- 
tique du  terme,  lequel  trouve  son  meilleur  point  de 
départ,  son  tremplin  le  plus  efficace,  dans  une  vue  limitée 
prise  par  un  regard  perçant. 

Mais,  objectera-t-on  peut-être,  ce  refus  de  Mérimée  à 
entreprendre  le  portrait  physique  d'un  personnage  ne 
tiendrait-il  pas,  tout  simplement,  à  quelque  impuissance 

I.    Vue  d'iiespoiidaiice  inédite,  p.  53,  lettre  de  1856. 


NOTE    SUR    MÉRIMÉE    PORTRAITISTE  499 

de  sa  part  ?  On  pourrait  admettre  la  plausibilité  de  l'expli- 
cation si  certaines  particularités,  sur  lesquelles  nous 
aurons  à  revenir  plus  loin,  ne  venaient,  justement  dans 
la  suite  de  notre  chapitre,  lui  apporter  un  curieux 
démenti.  Non,  la  vérité,  c'est  que  Mérimée,  qui  aurait 
pu  prendre  comme  devise  d'écrivain  le  «  Nibil  fore  aliter 
ac  deceai  »  de  ce  Cicéron  pour  lequel  il  s'est  montré  si 
in j  uste,  a  le  sens  le  plus  susceptible,  le  plus  chatouilleux  — 
un  sens  attique  —  de  ces  distinctions  entre  les  genres, 
de  ces  délimitations  entre  les  arts,  dans  lesquelles 
triomphe  le  meilleur  esprit  gréco-latin,  l'esprit  d'un 
Aristote  et  celui  d'un  Quintilien.  Il  n'est  que  de  lire  les 
Lettres  à  une  Inconnue  ou  la  Correspondance  Inédite  pour 
rencontrer,  toutes  les  fois  où  il  s'agit  d'un  tableau,  d'une 
statue,  d'un  objet  d'art,  quel  qu'il  soit,  ces  remarques  qui 
ne  trompent  pas,  qui  décèlent  aussitôt  l'amateur  véri- 
table, —  traductions  toujours  précises  d'impressions 
exactes  et  authentiques.  Mais,  justement,  cette  distance 
qui,  du  peintre,  sépare  l'écrivain,  Mérimée  ne  la  fran- 
chira pas,  parce  qu'il  la  juge  infranchissable,  que,  d'ail- 
leurs, il  estime  qu'il  est  bien  qu'il  en  soit  ainsi,  et  parce 
qu'il  ne  convient,  en  aucun  cas,  d'entreprendre  l'im- 
possible. Une  certaine  confusion  entre  ce  qui  se  peut  et 
ce  qui  ne  se  peut  pas  dans  une  forme  d'art  donnée,  rien 
peut-être  n'inspire  à  l'esprit  de  Mérimée  une  plus  invin- 
cible répugnance,  comme  une  sorte  de  dégoût  ;  il  y 
entre  le  sentiment  d'un  ridicule  qui  entraîne  à  ses  yeux 
une  pointe  de  déshonneur  pour  l'intellect,  —  mais,  sur- 
tout, il  voit  dans  cette  confusion  un  manquement  au 
code  esthétique  fondamental,  et,  par  là,  une  manière 
d'improbité. 


500  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Il  se  trouve  ici  d'accord  avec  Taine,  mais  pour  des 
motifs  d'un  ordre  tout  différent. 

Le  deuxième  volume  de  la  correspondance  de  Taine 
renferme  en  effet  toute  une  série  de  notes  sur  l'impor- 
tance desquelles  Paul  Bourget  a  rappelé  l'attention  au 
moment  de  la  publication  à'Etienue  Mayraii  :  les  notes 
personnelles  de  février  et  d'octobre  1862,  un  des  plus 
beaux  efforts  d'auto-critique  qui  existent,  et  les  notes 
sur  Paris  qui  s'échelonnent  entre  1861  et  1863,  et  dans 
lesquelles  sont  transcrits  et  commentés  certains  entre- 
tiens de  Taine  avec  les  écrivains  et  les  artistes  célèbres 
de  son  époque.  Du  récit  de  ses  deux'premières  rencontres 
avec  Flaubert  en  1S62,  après  la  publication  de  Salammbôy 
je  détache  les  phrases  suivantes  : 

«  Ma  thèse  avec  lui  est  de  lui  dire  (avec  des  ménage- 
ments) que  son  style  s'écaillera,  que  la  description  sera 
inintelligible  dans  cent  ans,  qu'elle  l'est  déjà  pour  les 
trois  quarts  des  esprits,  que  la  narration  et  l'action 
comme  dans  GiJ  BJas  et  Fielding  sont  les  seuls  procédés 
■durables. 

»  Il  répond  qu'aujoiu-d'hui  il  n'y  a  pas  moyen  de  faire 
autrement,  que  d'ailleurs  il  n'y  a  pas  d'art  sans  pittores- 
que, que  l'idée  doit  atteindre  les  dehors,  se  manifester 
par  une  forme  corporelle  et  visible. 

»  Toujours  est-il  que  c'est  de  la  littérature  dégénérée, 
tirée  hors  de  son  domaine,  traînée  de  force  dans  celui  de 
la  science  et  des  arts  du  dessin....  » 

«  Ma  thèse  est  toujours  que  son  état  d'esprit,  la  vision 
<iu  détail  physique,  n'est  point  transmissible  par  l'écri- 
ture, mais  seulement  par  la  peinture.  Sa  réponse  est  que 
c'est  là  son  état  d'esprit,  et  l'état  d'esprit  moderne....  » 


NOTE   SUR    MÉRIMÉE   PORTRAITISTE  jOI 

«  Tout  ce  qui  n'est  pas  une  forme  physique,  minu- 
tieusement vue  par  une  vue  de  visionnaire,  est  pour  lui 
non  achevé,  vague. 

»  Il  écrit  d'une  manière  extraordinaire,  avec  un  pre- 
mier jet  incomplet,  maladif,  mettant  des  carrés,  des 
losanges,  un  mot  en  vedette,  un  bout  de  phrase,  atten- 
dant que  le  chant  vienne,  reposant,  revenant  avec  un. 
labeur  énorme  et  insensé...  » 

Il  ne  saurait  être  question  d'aborder  un  seul  des  nom- 
breux et  passionnants  problèmes  que  ces  textes  soulè- 
vent ;  il  ne  s'agit  ici  de  Flaubert  et  de  Taine  que  par- 
rapport  à  Mérimée  :  en  regard  de  ces  notes  de  Taine 
dans  lesquelles  la  pensée  est  si  honnêtement  pesée,  je 
ne  mettrai  pas  les  passages  des  Lettres  à  une  Inconnue 
qui  ont  trait  à  Salainnihô  :  l'irritation  qui  s'y  fait  jour  et 
qui  n'est  rendue  que  plus  vive  par  la  nécessité  où  se 
trouve  Mérimée  de  reconnaître  que  l'auteur  «  a  du 
talent  »,  engendre  une  injustice  qui  n'est  plus  guère  que 
de  la  légèreté. 

Mais  puisqu'en  réalité  c'est  une  conception  générale- 
qui  est  en  jeu,  dans  laquelle  le  cas  de  Flaubert  n'inter- 
vient, pour  Taine  comme  pour  Mérimée,  qu'à  titre  de 
réactif,  relisons  plutôt  dans  la  notice  de  Mérimée  publiée 
en  1855  en  tête  des  œuvres  complètes  de  Stendhal  cette 
page  si  symptomatique  : 

«  Comme  tous  les  critiques,  Beyle  luttait  contre  une 
difficulté  probablement  insoluble.  Notre  langue,  ni 
aucune  autre  que  je  sache,  ne  peut  décrire  avec  exac- 
titude les  qualités  d'une  œuvre  d'art.  Elle  est  assez  riche 
pour    distinguer  les   couleurs  ;  mais,  entre  les  nuances 


502  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

qui  ont  un  nom,  combien  y  en  a-t-il,  appréciables  aux 
yeux,  qu'il  est  absolument  impossible  de  déterminer 
par  des  mots  !  La  pauvreté  des  langues  devient  encore 
bien  plus  sensible  lorsqu'il  s'agit  de  formes,  non  plus 
de  couleurs.  Un  œil  médiocrement  exercé  reconnaît 
facilement  un  contour  \'icieux.  Quiconque  examine  k 
statuette  de  la  Vénus  de  Milo  réduite  par  le  procédé 
Callos,  reconnaît  aussitôt  que  le  nez  n'est  pas  antique.. 
Pourtant  la  différence  entre  ce  nez  rapporté  et  le  nez  du 
statuaire  grec  ne  peut  consister  qu'en  une  fraction  de 
millimètre  :  or  quels  mots  peuvent  caractériser  cette 
forme  dont  k.  beauté  dépend  d'une  fraction  de  milli-' 
mètre  en  plus  ou  en  moins  ?  Ce  qui  se  sent  avec  tant 
de  facilité,  on  ne  peut  l'exprimer  avec  du  noir  sur  du 
blanc,  comme  disait  Beyle  '.  » 

Nous  touchons  ici  le  fond  de  la  pensée  de  Mérimée. 
Si  déjà  il  considérait  qu'il  était  impossible  de  faire  avec 
des  mots  k  copie  d'un  portrait  peint,  d'opérer  la  trans- 
lation dans  le  domaine  verbal  d'un  système  de  formes 
et  de  couleurs  que  l'on  a  pourtant  sous  les  yeux,  com- 
bien devait  lui  paraître  h  la  fois  plus  folle  et  plus 
vaine  l'entreprise  de  l'écrivain  qui,  partant  d'une  simple 
image  mentale,  prétend  néanmoins,  avec  le  seul  soutien 
de  ces  mêmes  mots,  édifier  une  œuvre  qui  rivalise  de 
plasticité  et  comme  de  matière  avec  celle  du  peintre. 

La  protestation  de  toute  la  nature  de  Mérimée  là- 
contre  est  encore  plus  foncière  que  celle  de  Taine.  La 
protestation  de  Taine  se  rattache  à  ces  préoccupations 
d'hygiéniste   mental  dans  lesquelles   Paul   Bourget  voit 

I.  Mérimée.  Portraits  historiques  et  littéraires,  pp.  184-185. 


NOTE    SUR    MERIMEE    PORTRAITISTE  503 

avec  raison  une  des  pièces  maîtresses  de  son  esprit. 
Taine  vérihe  sur  un  Flaubert  ce  qu'il  avait  déjà  signalé 
à  la  fin  de  son  étude  sur  Lord  Byron  comme  une  fata- 
lité propre  à  l'artiste  moderne,  à  savoir  qu'un  tel  mode 
de  création  détruit  infailliblement  l'écrivain  qui  s')''  livre; 
et  il  se  détourne  alors  d'un  péril  dont,  à  un  moment, 
il  s'était  senti  lui-même  menacé,  mais  il  se  détourne 
tout  en  admirant,  et  s'il  se  persuadait  que  les  conditions 
de  travail  fussent  susceptibles  de  modification,  sans 
doute  ne  se  détournerait-il  pas.  Voici  d'ailleurs,  à  cet 
égard,  le  texte  capital.  Il  vient  Me  dire  que  son  idée 
fondamentale  a  été  «  de  peindre  l'homme  à  la  façon 
des  artistes  et  en  même  temps  de  le  construire  à  la 
façon  des  raisonneurs  »,  et  il  ajoute  :  «  L'idée  est  vraie; 
de  plus,  quand  on  peut  la  mettre  à  exécution,  elle 
produit  des  effets  puissants,  je  lui  dois  mon  succès  ; 
mais  elle  démonte  le  cerveau,  et  il  ne  faut  pas  se 
détruire.  » 

Mérimée,  lui,  se  détourne,  mais  sans  admiration. 
C'est  qu'en  plus  des  mille  différences  palpables  qui  les 
séparent,  ces  deux  hommes,  dans  la  région  même  des 
dons,  par  les  obscures  racines  de  leurs  facultés,  étaient 
aussi  loin  que  possible  l'un  de  l'autre.  Chez  Taine,  la 
faculté  artistique  était  beaucoup  moins  spontanée 
qu'inlassablement  conquise,  héroïquement  obtenue,  et 
ainsi  qu'il  advient  parfois,  il  contemplait,  non  sans 
nostalgie,  dans  ces  possibilités  qui  s'ouvrent  devant  la 
richesse  et  la  générosité  de  dons  de  l'artiste  plastique, 
des  mondes  relativement  interdits.  Chez  Mérimée  le 
don  de  l'artiste  Httéraire,  —  de  l'artiste  littéraire  pur  — 
était  au   contraire  inné,  mais  comme  nonchalant.  Il  en 


504  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

usait  de  moins  en  moins,  et,  avec  les  années,  il  en  était 
venu  à  ne  plus  priser  véritablement  que  l'histoire.  Or, 
il  ne  perdait  jamais  de  vue  les  saccages  splendides,  mais 
gigantesques,  auxquels  l'écrivain  de  type  plastique  se 
livre  sans  cesse  dans  ce  domaine  de  l'histoire  que 
Mérimée  eût  voulu  transformer  en  une  chasse  gardée.  De 
là  sa  répugnance,  ses  dégoûts,  ses  injustices  même  ;  de 
là  aussi,  qu'élevant  pour  une  fois  la  voix,  car  il  esti- 
mait que  le  sujet  en  valait  la  peine,  il  s'écrie  dans  une 
de  ses  lettres  :  «  L'Histoire  est  à  mes  yeux  une  chose 
sacrée.  » 

Le  plus  curieux,  —  et  ceci  nous  ramène  à  la  suite  de 
notre  dialogue,  —  c'est  qu'après  s'être  récusé  auprès  de 
son  lecteur,  et  l'avoir  poliment,  mais  fermement,  ren- 
voyé au  buste  de  Charles  IX  du  Musée  d'Angoulême, 
Mérimée,  sur  son  insistance,  et  dans  l'espoir  de  se 
débarrasser  de  lui,  finit  par  s'exécuter,  et,  en  quelques 
lignes,  il  nous  trace,  de  Charles  IX  et  de  Catherine  de 
Médicis,  des  portraits  qui,  faits  en  des  termes  tout 
moraux  qui  n'ont  même  pas  l'air  d'avoir  été  choisis 
avec  un  soin  particulier,  restituent  néanmoins  sous  nos 
yeux,  et  de  la  manière  la  plus  frappante,  le  phy- 
sique des  personnages.  Récompense  accordée  au  regard 
objectif,  à  l'œil  pur  qu'il  n'a  cessé  de  diriger  sur  toutes 
choses. 

Mais  qu'il  vienne  à  s'agir,  non  plus  d'un  personnage 
historique,  mais  d'une  créature  de  son  imagination, 
l'esprit  de  Mérimée  se  trouve  alors  en  face  de  difficultés 
d'un  autre  ordre,  et  qui  lui  interdisent  bien  plus  sévère- 
ment encore  le  portrait  physique  de  ses  propres  person- 
nages. Nous  avons    noté  plus  haut   une  analogie  à  cet 


NOTE   SUR   MÉRIMÉE   PORTRAITISTE  505 

égard  entre  l'attitude  de  Stendhal  et  la  sienne,  mais  on 
découvre  à  la  réflexion  que  les  pourquoi  de  cette  atti- 
tude sont,  au  fond,  très  différents.  Stendhal,  toujours 
requis  ailleurs,  passe,  pour  voler  à  des  tâches  qui  l'inté- 
ressent bien  davantage.  —  Chez  Mérimée,  tout  à  la 
fois  plus  disponible  et  plus  concerté,  il  y  a  plutôt  comme 
un  nouveau  scrupule  ;  historien,  avant  tout,  — •  d'un 
goût  qui,  d'autre  part,  lui  interdisait  jusqu'à  la  seule 
conception  du  roman  à  clé,  il  se  trouve  pris  entre  deux 
solutions  également  impossibles.  Il  n'a  pas  cette  verve 
qui  fait  jaillir  les  personnages  avec  toutes  leurs  particu- 
larités physiques  et  animales,  —  il  faudrait  donc  les 
construire,  dans  une  certaine  mesure  les  fabriquer,  et 
quelle  opération  plus  artificielle,  plus  factice,  plus  con- 
traire au  canon  de  l'art  littéraire  tel  que  Mérimée  le 
conçoit,  qu'une  opération  de  ce  genre  !  Non,  —  sem- 
ble-t-il  toujours  dire,  —  de  ses  personnages  un  écrivain 
ne  doit  décidément  au  lecteur  que  le  portrait  moral  et 
si,  à  travers  ce  portrait  moral,  il  se  trouve  qu'il  lui  livre 
quelque  chose  de  plus,  tant  mieux  pour  l'écrivain,  à 
condition  qu'il  ne  l'ait  pas  cherché.  Le  lecteur  avec 
cela  n'est-il  pas  encore  satisfait  ?  S'il  proteste,  comme  à 
la  fin  du  dialogue  :  «  Oh  !  je  m'aperçois  que  je  ne  trou- 
verai pas  dans  votre  roman  ce  que  je  cherchais  », 
Mérimée  se  bornera  toujours  à  répondre  :  «  Je  le  crains  ». 

CHARLES  DU   BOS 


Î5 


CHANSONS... 


ELLE    ET    MOI 

(Le  bon  ménager  d'Auvergne  forme  ce  rêve  d'avoir 
une  Muse,  et  dit  comment  il  se  comporterait  à  son 
égard.) 

J'ai  rêvé  Vautre  nuit  que  f  avais  une  Muse. 
■Je  voudrais  bien  prnidre  ce  rêve  au  mot. 
«  Vene:;^^  la  belle  enfant,  danser  sous  les  ormeaux  - 

Au  doux  son  de  la  cornemuse  ! 
Danse:^y  saute:^,  et  embrasse:;^  qui  vous  voudre:^, 

A  vous  d'en  faire  à  votre  tête.  » 
Oui.  Mais  pour  dire  vrai,  je  vous  la  mènei'ais 

Plutôt  à  la  baguette. 
Car  il  ferait  beau  voir  que  tout  n'aille  à  mon  gré. 

Et  que  l'on  fasse  sa  Sophie  ! 

Je  lui  en  passerais  l'envie. 
<(  Ha,  par  ma  foi,  vous  dansere^  !  » 
Pour  la  voir  pivoter  et  ballertout  deinênw, 
Je  crois  que  je  ferais  comme  ces  mâchurés 

A  leurs  ours-martins  de  Bohème 


CHANSONS  5<^7 

Tapant  du  tambourin  tout  contre  sans  arrêt. 
Et  poussant  pour  marcher  de  mes  souliers  ferrés 

Sur  les  pieds  nus  de  la  pauvrette. 
«  Une  Muse,  ça  se  taquine  !  Allons,  hardi  ! 
Et  vous  la  belle  enfant,  ne  faites  pas  la  tête  ! 

—  Oui  êtes-vous,  pour  me  parler  ainsi  ? 

—  Je  suis,  madame,  le  sire  de  Framboisy.  » 


DU    MIEL 

(Sa  ménagère  se  complaignant  sans  cesse  de  la  rareté 
du  sucre,  le  bon  ménager  forme  le  projet  d'avoir  un 
rucher  dans  son  jardin.)    » 

On  dit  bien  :  qui  na  pas  de  miel  en  son  rucher 

Doit  tout  au  moins  en  avoir  sur  sa  langue. 

Pour  les  gens.  Car  les  gens  aiment  se  pourlécher, 

A  défaut  de  vrai  miel,  d'une  douce  harangue. 

Je  voudrais  un  rucher  tout  uniment  pour  moi, 
Non  pour  en  affiner  le  monde. 

Le  miel  plaît,  il  sent  bon,  a  belle  couleur  blonde. 

Il  est  bien  de  garder  au  jardin  un  endroit 

Où,  sous  un  vieux  sureau  penchant  au  petit  toit 

De  tuiles  ébréchées  que  le  lichen  écaille, 

S'alignent  trois  ruches  de  paille. 
Un  recoin  en  balcon,  donnant  côté  de  jottr. 
Tout  d'herbe,  de  feuillage,  et  de  rayons  qui  glissent 
Dans  l'odeur  chaïuie  des  lys  rouges,  des  mélisses. 
L'après-midi  d'été  7^on:^onnant  à  l'eniour... 


508  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Oui,  j'aimerais  avoir  en  îiion  petit  ménage 

Une  retraite  oii  se  ferait  h  miel. 
Les  abeilles  iraient  butiner  sons  le  ciel 
Aux  acacias  bordant  la  route  du  village, 
Et  reviendraient  ici  l'amasser  en  requoi. 

Ainsi  se  fait  sans  quon  y  pense. 
Pourvu  que  l'on  ait  su  garder  par  dei'ers  soi 

Un  coin  de  paix  tranquille  et  coi. 

Le  miel  de  la  douce  sapience. 

Et  maintenant,  écoute  une  chose,  mon  fi  : 

«  As-tu  trouvé  le  miel,  prends-en  ce  qui  suffit.  » 


UN    DEPART 

(Ici  le  bon  ménager  se  souvient  d'une  rencontre  faite 
la  veille  au  cours  de  sa  petite  promenade.) 

J'ai  fait  hier  rencontre  au  pont 
Du  Claude  et  de  sa  Toi  non. 
Habillés  qu'ils  étaient  de  leurs  dimanches. 
Moi  d'abordée  f  hésitai  quelque  peu 
Et  ne  les  reconnus  que  passé  la  Croix-blanche. 

Elle,  rouge  comme  le  feu, 
Verbiageant ,  frétillant,  ne  se  tenait  pas  d'aise 
Et  dansait  presque,  ainsi  qu'un  coq  sur  de  la  braise. 
Lui,  l'air  naïf  et  faraud. 
Suivait  d'un  pas  relevé  son  élue. 
Et  portait  sur  l'épaule,  —  il  est  puissant  ribaud  — 
Une  malle  à  bandes  poilues. 


CHANSONS  509 

La  Toiuùn  ma  honjoiirc 
D'une  façon  fort  civile. 
Son  homme  m'a  déclaré 
Qu'on  partait  pour  la  grand'vilk... 
N'en  furent  pas  au  haut  là-bas 
Qu  ils  pressèrent  encor  le  pas. 
Ne  se  tour  fièrent  même  pas 
Pour  regarder  les  noyers  du  village. 
Les  maisons  de  la  soupe  chaude  et  du  bon  feu, 
Ces  toits  en  escalier  au  creux  de  leur  feuillage 
D'où  les  fumées  montaient  dans  la  paix  du  bon  Dieu... 

Au  tournant  du  bois-bocage 

Une  pie  a  jacassé. 

A  la  corne  du  pacage 

Une  grolle  a  croassé. 

Dieu  vous  garde  du  présage  ! 

Moi  je  n'avais  rien  chanté 

Sinon  quelque  :  Bon  voyage  ! 

Vu  qu'on  n'aurait  pas  compris. 

D ailleurs,  ce  nous  dit  le  sage  : 
A  chose  faite,  conseil  est  pris. 

Parte:^,  parte^,  mes  amis. 
Puis  donc  que  vous  ave^  bouclé  votre  bagage. 

Mais  pu  issiei-vous  pour  le  prix 
Ne  pas  aller  vous  trop  faire  lanlaire 
Et  quelque  jour  nous  revenir  marris. 
Car  ce  n'est  pas  pour  rien  qu'on  voit  une  galère 

Sur  le  blason  de  Paris. 


510  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 


FILS  DE  L'AUVERGNE  QUI  \'OYAGEZ... 


(Un  dimanche  après  vêpres,  le  bon  ménager  songe  à 
tous  les  gens  du  pays  qui  cheminent  au  loin  de  par  le 
monde.) 

F/75  de  r Auvergne  qui  voyage::^  sous  l'averse 

Ou  dans  la  bise  et  dans  le  hâle, 

Par  les  grand'routes  nationales 

Pour  les  besoins  de  vos  commerces, 
Les  chaudronniers,  les  rétameurs,  les  porte-balle, 

Les  raccommodeurs  de  faïence, 
Que  les  accordéons  jouant  des  airs  de  danse 

Dans  les  faubourgs  au  bas  des  côtes, 
Vous  fassent  souvenir  de  notre  terre  haute  : 
Les  dimanches,  ces  soirs  aux  roulements  d'oi-age 
Qu'on  dansait  la  bourrée  dans  le  bas  du  village. 
Les  fêtes,  les  marchés,  les  pèches  à  mi-cuisse 
Dans  le  ruisseau  de  la  truite  et  de  l'écrevisse  ; 
Et  tout,  le  goût  du  vent,  l'odeur  des  vieilles  salles, 
Le  lit  à  housse  rouge  et  la  table  où  l'on  mange. 
Le  gros  soleil  sur  les  rochers  à  digitales. 
Et  ce  bruit  que  faisait  la  porte  de  la  grange... 

Mais  vous  qui  par  hasard  êtes  de  là  derrière. 
Ha,  souvene:^-vous  seulement  de  Picquolagne, 

De  Vinchal,  du  pont  de  Thiolicre 

Et  de  la  petite  montagne. 

HENRI   FOURRAT 


NOTES    DE    JULES    LAFORGUE 


Nous  dci'ous  à  l'ohligeaucc  de  M.  Jacques-Emile  Blanche  la 
comniuiiicaiion  d'un  agenda  ayant  appartenu  à  Jules  Laforgue  et 
couvert,  par  endroits,  de  notes  manuscrites,  que  les  amis  et  admi- 
rateurs du  poète  ne  liront  pas  sans  intérêt.  Elles  datent  de  son 
séjour  en  Allemagne,  oh  il  occupait  les  fonctions  de  [lecteur  auprès 
de  l'impératrice  Augusla.  —  L'agenda,  qui  est  de  i8Sj,  est  le 
Carnet  mondain,  édité  par  Charpentier,  avec  texte,  dessins  et 
dessins  en  couleurs  par  divers  artistes. 

(Au  haut  de  la  page  du  titre).  —  Hippolyte  étendu  sans 
forme  et  sans  couleur. 

JANVIER 

Lundi  I". —  Rentré  coucher  à  4  heures  après  le  Cham- 
pagne et  le  plomb  fondu  de  Charlottenburg.  Été  à 
8  1/2  à  la  messe  —  rentré  —  mort  de  Gambetta.  Visites 

—  Panaches. 

Mardi  2.  —  Eté  à  8  1/2  à  la    messe  Edwige  Kirche 

—  avec  M.  B.  —  la  bouche  pâteuse —  les  3'eux  brouillés 

—  froid  glacial  —  Elle  à  son  banc  —  moi  à  la  porte 
près  d'une  mendiante,  les  pieds  glacés  aux  dalles,  perdu 
dans  les  vitraux  lamentables. 

(Après  le  ji  Janvier  sous  la  rubrique  ''  Notes  ")  — 
Eugène  à  Berlin.  Observations. 


512  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

FÉVRIER 

{Après  le  28,  sous  la  rubrique  "Notes  ") —  La  Toccata. 
Bach  —  Thausig.  Le  concerto  de  Rubinstein  —  La 
Fantaisie  de  Liszt  —  Le  Lohengrin. 

Dell-Eva  —  Coppélia  —  Carmen  —  La  reine  de 
Saba  —  Hamlet. 

MARS 

Jeudi  J".  —  Marions-nous  —  Mariez-vous.  X. 

Samedi  77.  — Gudrun. 

Dimanche  18.  —  Le  Prophète  (!)  Drame  en  deux 
actes.  Un  malheureux. 

Lundi  ip.  —  Congé  —  Complainte  du  fœtus. 

Mardi  20.  —  Congé  —  Thé  à  cinq  heures  —  Back- 
fisch.  Liebling  —  Biichlein  —  complainte  des  amou- 
reuses —  donné  à  R.  à  lire  cette  lettre  prise  à  Eugène. 

Mercredi  21.  —  Congé  —  Tannhiiuser  —  Précédé 
d'un  hymne  au  Kaiser.  Ma  belle  inconnue  de  l'Opéra  ! 
souvenir  éternel  —  Elle  aura  ma  dernière  pensée  à  mon 
lit  de  mort.  Idéal  entrevu  et  enfin.  Je  suis  sur  qu'elle  a 
vu  que  je  l'adorais  et  qu'elle  m'en  a  adoré  —  Où  est-elle  ? 
elle  se  couche  ?  Elle  ôte  ses  faux  cheveux  —  en  fredon- 
nant cette  obsession,  l'ouverture  du  Tannhiiuser,  que 
chantent  ensuite  les  pèlerins  —  ouverture  que  j'ai  tant 
entendue  dans  le  spleen  de  Coblentz.  —  Tout  est  mys- 
tère —  Elle  était  seule. 

Jeudi  22.  —  Congé  —  Reichsall  —  die  Ochsen  —  les 
acrobates  —  les  2  créoles.  —  La  vie  est  bizarre.  —  le 
grand  volume  de  Mariette-Bey  —  Mon  Alléluia  —  Pro- 


NOTES  DE  JULES  LAFORGUE  513 

logue  à  mes  complaintes.  Tous  ces  gens  qui  commu- 
nient !! 

Vendredi  2).  —  Congé.  — la  journée  seul  —  Toujours 
l'économique  Printz  —  Une  course  dans  le  Thiergarten 

—  spleen  —  Impossible  de  combiner  deux  idées  devant 
le  papier  blanc  —  Toujours  pas  de  lettres  —  Plus  un 
radis  —  fait  avancer  mon  trimestre. 

Samedi  24.  — Au  cirque  —  les  AquimofF  —  la  con- 
naissance de  l'illustre  Cascabel  —  Proteus.  de  la  neige. 

Dimanche  25.  —  les  Accents,  exotiques.  Qu'irai-je 
faire  aux  États-Unis  ? 

Jeudi  2<).  —  Concert  F.  Planté.  Sing-Akadémie  — 
succès  fou.  la  tête  des  berlinois  —  le  P.  Radziwill  dans 
sa  loge. 

Vendredi  }0.  —  au  Walhalla  —  l'hystérique  de  Théo, 
les  Scha^ffer  —  les  2  Darc  —  les  chiens  —  Exposition 
Gurlitt  et  Jansen  avec  R.  l'antipathie  instinctive  devinée 

—  M"=  de  Jo.  Klinger.  Une  photo  de  Dell-Eva  fiiisant 
une  pointe  et  souriant. 

Samedi  p.  —  Tristan  et  Ysolde  —  drames  Mallar- 
méens  —  couché  •  à  4  heures  —  Mon  porteplume  — 
seul  au  monde. 

(Sons  la  rubrique  ""  Noies  ")  ■  -  Dîners  sommaires  — 
pipes  nombreuses  —  Démocraiie  —  Mon  Faust  —  mort 
à  Gidel  à  Louis-le-Grand  —  Indigestion  de  Carmen  — 
Gudrun. 

AVRIL 

Dimanche  i".  —  Soleil  —  Que  fait  en  ce  moment 
l'être  qui  dessina  les  chats  en  regard  desquels  j'écris  ????? 
fÎDi  Démocratie  —  (ce  soir  non  la  H.  mais  la  Schôl) 


514  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Une  heore  à  l'opéra  les  Rattenfanger.  Un  joli  décor  — 
La  Pr.  F.  Ch.  — échange  de  coups  d'œil  —  que  fait  ce 
mystérieux  lord  de  Bourget  ? 

Lundi  2.  — Je  trouve  ma  pièce  stupide — En  face 
l'éternel  sourire  de  Dell-Eva  —  Walhalla  —  manqué 
Versenbot  \  Mélancolie  de  l'homme-serpent.  Retour  — 
avec  Théo  -  dans  la  Friedrichstrasse.  Bahnhof,  mélan- 
colie. —  2'-  édition  mais  plus  huppée  de  cl. 

Mardi  ).  —  Les  diamants  de  la  Couronne  —  stupide. 
Soupe  avec  Thé-o  et  Lewinsky  —  Le  problème  des 
huîtres. 

Dimanche  8.  —  Eté  voir  danser  Dell-Eva  à  Carmen  — 
Et  la  danseuse  phtisique  —  Et  le  danseur  qui  m'a  jeté 
le  mauvais  œil. 

Lnndi  9.  —  J.  B.  —  et  S.  M.  V.  1!  —  Partout  la  dyna- 
mite—  Ici  de  grands  malades  —  J'attends  de  l'Imprévu  ! 
Le  cœur  palpitant. 

Mardi  10.  —  Il  pluviotte.  Acheté  une  huître  bronze 
chinois  pour  pot  à  tabac  —  puis  comme  encrier. 

Vendredi  75.  —  chargé  demi-mot  de  regret  pour 
Planté  —  voir  après  lecture  danser  Dell-Eva  Reine  de 
Saba  de  Goldmarck  —  puis  au  concert  Planté  —  à  la  fin 
présenté  par  Huster  —  (de  même  à  Fernow  et  Wolf  ?) 
charmant  débordant —  Avec  Théo — rencontré  l'Amé- 
ricain "  Thausig  ist  mein  Gott  !  ".  Colossal  !  etc.  —  été 
chez  Julitz  —  huîtres  microscopiques  —  éreinté. 

Samedi  14.  —  9h.  Hôtel  de  France  —  Planté  — 
seuls  —   causé    —  bredouillé  avec  mon   français  —  sa 


1.  Mot  douteux. 

2.  ThcoYsa}e,  pianiste  compositeur,  frère  d'Eugène, le  violoniste. 


NOTES  DE  JULES  LAFORGUE  515 

photo  —  son  cahier  d'articles  réunis  par  un  0*=  ^  de 
l'ambassade  —  Il  retarde  d'un  jour  son  départ,  naissance 
d'un  enfant.  —  angoisse  —  court  chez  la  H  —  emballé 
par  cette  figure  insoucieuse,  déjà  embêtée  à  cette  heure 
par  des  solliciteurs  —  Rentré  —  Angoisse  !  Bernstein  — 
sorti  ;  ensemble^  —  voir  chez  R.  —  Neinder  >.  ça  va  — 
lecture  —  délivré  —  chez  Langlet  '^  —  puis  à  l'hôtel  : 
Oubliez  tout,  excepté  que  je  vous  suis  dévoué. 

Diinamhe  ij.  —  Mon  costume  —  mince  d'élégance  - — 
Toto  ne  va  pas  à  Charlottenhurg  —  Ollerich  —  spleen 

—  soirée  chez  lui  —  dames  —  le  matin  promenade 
avec  R. 

Lundi  i6.  — Lecture  —  puis  chez  R  —  scène  inter- 
minable —  banquise  et  tison,  —  Aïda, 

Mardi  ly.  —  Lecture  —  ébauché  préparatifs  pour 
malles  —  Dresde  —  à  i  h.  chez  Théo  —  toilette  impa- 
tientante —  ses  chaussures  !  fous  !  à  2.  départ  —  sous 

—  cigares  —  butterhrod.  paysages  —  seuls  —  chahut. 
Arrivé  à  6.  rôdé  —  bêtes  curieuses,  nos  chapeaux  — 
rôdé  —  perdus  —  voitures  énormes  —  cocher  fumiste 

—  nuit  —  dîné  Hôtel  de  France,  plan  —  traversé  l'Elbe 

—  rôdé  —  éreintés  —  Kaiserhoff —  vaste  chambre  au 
premier  —  fumé  au  balcon  —  couché  —  causé  —  Pan- 
théisme —  apparence  Brahme,  renoncement,  jusqu'à 
minuit  en  fumant  —  Ostende  —  réveil  —  fous. 

Mercredi  18.  —  Lc\'és  à  8  en  fr.  —  fumé  sur  le  balcon 
devant  une  caserne,  soldats  enfants  —  fait  les  fous  — 
payé  la  note  —  rôdé  jusqu'à  dix  h.  —  ruisselance  des 
chefs-d'œuvre  —  beau  à  sangloter  —  n'insistons  pas  — 

1-2-3-/1.  Mots  douteux. 


5l6  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

rôdé  —  mangé  liôtel  de  France  —  rôdé  —  Kunstverein 
(deux  Klinger)  terrasse  café  —  fumé  —  rôdé  —  plein 
le  dos  —  musée  ethnographique  et  anthropologique  — 
spleen  — fumé  —  rôdé  —  gare,  embêtements  —  éreintés 

—  rôdé  en  voiture  —  départs  —  folie  —  fumé  —  senti- 
mentalité, crépuscule  champs  —  dormi  côte  à  côte,  joue 
■contre  joue  —  arrivés  à  minuit  —  rôdé  —  fous  —  Lune. 

Jeudi  /<?.  —  Rentré  ce  matin  à  i  h.  tout  encombré  — 
pêle-mêle  —  fait  mes  malles  —  couché  —  levé  à  7  — 
tout  expédié  —  lavé  —  rasé  —  vu  Théo  —  parti  avec 
Velten  —  journée  de  paysages  monotones  avec  le  siffle- 
ment des  poussières  '.  plus  nous  allions  plus  ça  verdis- 
sait —  troupeaux  de  moutons  —  Pâtres  idiots  (v.  aux 
notes  !!!) 

Vendredi  20.  —  Levé  à  8.  —  Rinçage  effréné  —  écrit 
à  Henry  —  Promenade  invinciblement  poseuse  dans  les 
Lichtental  —  Une  aquarelliste  —  passé  par  la  villa  de 
du  Camp.  L'Impé.  d'Autriche  et  sa  fille,  dîné  avec  Artelt 

—  travaillé  —  écrit  à  Théo  —  et  envoyé  quelques  arti- 
■cles  traduits  à  Planté  à  Mont-de-Marsan  —  cabinet  de 
lecture.  Peur  des  yeux  bleus  de  chez  Marx  —  soupe  — 
thé  —  O"''  \'istchoune  ?  lecture  —  relation  sur  Dresde. 
Le  chambellan  aux  doigtiers  d'argent. 

Samedi  21.  —  Ce  matin  Yburgstrasse  —  lecture  mer 
intérieure  Boudaire  ^  —  Promenade  folle  avec  R.  lamen- 
tations d'ambitieux  esclave  —  etc.  —  Lecture  —  La  C'"^'^ 
V,  yeux  baissés  —  Discours  de  Mgr.  Perraud.  Est-ce 
nssez  idiot  !  Quelle  comédie  —  Tous  ces  gens-là  sont-ils 
assez  stupidcs  et  vides  ! 

1-2.  Mots  douteux. 


NOTES   DE   JULES   LAFORGUE  517 

Diiuauchc  22.  —  De  bonne  heure  jusqu'à  Lichtental 

—  Puis  à  hi  messe  avec  R.  et  D.  —  Cora  Pearl  —  le 
Salon  —  selles  (40  pers.)  Impé.  d'Autr.  —  visité  les 
écuries  —  rien. 

Lundi  2^.  —  Scène  avec  R.  !  projets  de  fortune,  Halle 
aux  tableaux  et  dessins.  Impressionnisme  et  cire  ! 
Mardi  24.  —  B.  '  Tag.  —  loin  très  haut  avec  Shivier 

—  en  revenant  vu  monter  Imp.  d'Autriche,  en  gris, 
l'éventail  cuir  en  abat-jour. 

Mercredi  2).  —  Le  duc  et  la  duchesse  d'Alençon.  Qui 
m'aurait  dit  à  15  ans  à  Tarbes  !.. 

Jeudi  26.  —  Là-haut,  Yburgstrasse  —  La  duchesse 
d'Alençon  rouge,  la  O"^^"  Trani  g^*-'  jaune  — 

Vendredi  2/.  —  Sei*vice  à  l'Église  grecque.  Popes 
noirs  à  croix  d'argent  —  nasillements  insensés  —  Por- 
traits des  Stourdza  —  scène  avec  R. 

Samedi  2S.  —  Dans  les  bois.  Une  cathédrale  de  feuilles- 
tendres,  un  silence,  et  toute  cette  armée  de  minces  troncs 
grisâtres  tigrés  de  mousses.  —  La  O'"  Trani  —  la  folie 
de  me  sauver  comme  seul  au  monde  et  de  vagabonder  à- 
travers  les  peuples,  les  fils  de  l'Homme  —  Mes  Com- 
plaintes. 

Dimanche  2^.  —  Averse  —  Cabinet  de  lecture  — 
Mélancolie  du  cornet  à  piston  dans  l'averse. 

Lundi  )o.  — A  la  gare  Cécile  de  Sch.  —  Promenade- 

—  Leurs  cors  —  Tout  humide  et  reverdoyant. 

Notes 

de  Berlin  à  Bade  —  dîné  avec  R.  lu  Une  Vie  de  Mau- 
passant,  reçu  la  Revue  —  pris  le  thé  —  cigares  —  R.  et. 

I.  Mot  douteux. 


5l8  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Sch..  —  et  la  sœur  Placida  riant,  signes  —  Insensé.  Cré- 
puscule —  les  draperies  de  la  nuit  sont  retenues  par  la 
fibule  de  nacre  de  la  lune  —  je  chantonne  dans  ma 
mémoire  des  lambeaux  d'airs  de  cet  hiver  (Toccata,  la 
prière  et  l'autre  du  Freischùtz,  Tannhiiuser,  Lohengrin, 
Carmen  !)  la  locomotive  déraillée.  —  Les  chauffeurs 
tremblants  —  locomotive  lente  enlevée  aux  voyageurs 
arrivant  de  Mannheim  !  bout  de  tendresse,  serrements 
<ie  mains  tièdes  avec  R.  —  arrivé  ici  à  i  1/2  —  ma 
•vieille  cliambre  avec  un  feux  Berghem  ou  Dujardin  — 
installation  —  dodo,  réflexions  sur  la  vie. 

à  Bade  —  les  journées  passent  ne  sais  comme,  pas  la 
force  de  m'atteler  à  une  besogne  — -  on  mange  trop  bien 

—  ou  fume  trop  —  on  n'est  pas  assez  seul  —  voisins, 
voisines,  il  y  a  dans  Tair  trop  de  tentations  de  prome- 
iiades.  — 

MAI 

Mardi  i".  —  Avec  R.  Tendresse  —  Cigares  —  Le 
Salon  là-bas  —  Rage  d'esclave  —  Ambition  —  sans  le 
sou  —  Rochegrosse  —  Les  Furstenstein  — 

Mercredi  2.  —  Rage  de  dents  —  promenades  éter- 
nelles —  bons  repas  —  cigares  —  La  complainte  des 
vieilles  tapisseries  de  haute  lisse.  Les  Rantzau. 

Jeudi  ).  —  Promenades  —  orchestre  —  etc.  —  Fête 

—  spleen  —  cigares  —  Prairies  —  Hannetons.  «  J'avoue 
que  c'est  la  dernière  des  choses  à  laquelle  je  serais 
exposée  ».  — 

Vendredi  4.  —  comme  toujours. 
Samedi  /.  —  Après   la:  lecture  —  seul  à  la  lampe  — 
Hartmann  —  Dehors  l'averse  —  Hallucination    univer- 


NOTES   DE  JULES   LAFORGUE  5  19 

selle  —  Eâroi  réel  devant  la  débâcle  de  mon  (?)  cerveau. 

Dimanche  6.  —  Embêtement  général. 

Lundi  y.  —  Clown  à  New-York,  costume  épatant  — 
Exécutant  en  une  minute  de  g**"  caricatures  au  charbon 
des  grandes  personnalités  européennes  et  des  pers.  des 
États-Unis  —  (Le  clown  du  Walhalla  à  Berlin). 

Mardi  S.  —  Oti'est-ce  qui  peut  bien  m'ètre  arrivé 
mardi  8  ? 

Mercredi  p.  —  v.  Valérie  de  Sch. 

Jeudi  10.  —  Averses  —  spleen  —  la  fête  des  petites 
filles  —  (Traduct.  Planté). 

Vendredi  ii.  — L'Étincelle.  Le  monde  où  l'on  s'en- 
nuie. (Quelles  pièces  idiotes  !)  Devoyod  —  P.  Renez 
etc.  —  Averses  —  la  Reine  de  Wurtemberg.  Kcine  Fer- 
les iing. 

Samedi  I2.  —  Averses  —  Pas  de  lecture  le  soir.  Scène 

—  Yulichen  Complainte  des  pianos  —  rage  de  faire 
mon  portrait  dans  le  miroir. 

Dimanche  i).  —  Schônes  Wetter  —  Que  fait  Théo 

—  spleen  —  Encore  quinze  jours  et  à  Berlin.  Spleen 
effroy^able  !!  —  Ah  !  il  faudra  soigner  ça  —  Ce  couron- 
nement sera  peut-être  une  distraction  —  L'orchestre  d'à 
côté  fait  rage  —  Quel  métier. 

Lundi  14.  —  Embêtement  fixe  —  Nombre  infini  de 
<iegrés  au  dessus  de  zéro.  Eté  chez  du  Camp  —  Sous 
prétexte  de  Pentecôte  —  Débauches  de  l'orchestre  d'à 
côté  —  Salade  de  valses,  d'ouvertures,  de  rhapsodies,  de 
marches,  etc.  Puis  les  cloches  de  la  Vallée  —  Qu'est- 
ce  qui  m'arrivera  mardi  1 5  ? 

Mardi  ij.  —  Il  ne  m'est  rien  arrivé. 

Mercredi  16,  —  Eté  chez  du  Camp.  Chaleur   acca- 


520  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

blante  —  Cigares  —  Promenades  accoutumées  — 
M""  de  Kcrouare. 

Jeudi  17.  —  Cette  fête  des  gens  —  Humanité,  encore 
une  fois,  que  tu  me  fais  de  la  peiné — Lecture  —  Le 
verre  d'huile  de  du  Camp.  Dans  la  nuit  —  complainte 
des  bals  — •  En  bas  on  danse  —  Les  crins-crins,  le  pis- 
ton, les  baisers  de  Strauss.  —  O  terre,  ô  terre,  que  tu 
me  fais  de  la  peine. 

Vendredi  iS.  —  Visite  à  du  Camp  —  Longue 
«  bavette  »  comme  dit  Taine.  Le  portrait  de  Judith  la 
filleule  (500.000)  —  La  visite  au  salon  —  perruque  — 
Devenons-nous  fous.  Manet  relevant  de  l'ophtalmologie 
ne  voyait  que  les  surfiices  planes  —  Les  portraits  du 
siècle  —  David  et  surtout  Gros  (énorme).  Deux  sortes 
de  gens  de  lettres  —  ceux  qui  les  aiment  et  ceux  qui 
en  vivent.  Puvis  et  Massenet,  bons  garçons  —  Clairin, 

Samedi  1^.  —  Rien  —  L'arrivée  de  la  Vie  Moderne 
• —  je  me  roule  des  cigarettes,  tabac  conservé  au  frais 
dans  mon  huître  bronze  chinois  —  Pas  de  lettres  — 
Dîner  copieux.  Je  coule. 

Dimanche  20.  —  ?  O  —  Promenade  à  8  h.  du  matin 
jusque  là-haut  —  g''''  impression  —  Notes  — •  Le  vent  — 
Les  pins  gémissant,  craquant  comme  de  vieux  meubles, 
les  miaulements  nasillards  enflmtinement  plaintifs  des 
corbeaux  —  la  silhouette  décharnée,  gris  de  fer  d'une 
cigogne  qui  file  vers  Strasbourg  —  puis  droite  plafon- 
nant —  silence  habité  des  seuls  oiseaux  —  de  hautes 
salles  —  Le  coucou  sournois,  le  genêt,  la  flûte  mono- 
tone des  merles  noirs  à  bec  orangé. 

Lundi  21.  —  A  8  h.  Parti  pour  Strasbourg.  Le  petit 
vieux  chef  de  gare  —  Mes  Anglais  —  Le  Gaulois  —  le 


NOTES    DE   JULES    LAFORGUE  521 

Voltaire  — arrivé  à  loh.  Pourquoi  que  tu  pleures,  René  ? 

—  Flâné,  que  de  gasse  et  de  gàsschen!  Pas  de  cigognes. 
Tout  parle  français  hors  les  soldats  et  les  enfants.  Du 
moins  les  enfants  pauvres  —  Flâné  —  mangé.  Hôtel  de 
l'Europe  —  Café  à  la  franc.  —  Café  Broglie-platz,  où 
est  le  Rhin  ?  —  Jeunes  filles  à  cheveux  châtains  ou  noirs 

—  L'Exposition  hôtel  de  Ville  —  Zundt.  Doré  —  La 
Vilette  etc.  —  Pille  —  Montchablon  —  Flâné  —  que 
àe  gasse  ei  dt  gàsschn.  Revenu  ici  à  7  h.  (un  peu  de 
la  route  avec  mes  goinfres  d'Anglais)  —  Kurhaus; 
Parsifal  !  la  g'^'^  symphonie  de  Beethoven  —  Promenade 
au  clair  de  lune  avec  Betelschen  —  A  11  h.  senti- 
mental et  sceptique. 

Mardi  22.  —  Une  heure  avec  les  yeux  bleus  de  chez 
Marx  —  Spleen  —  Lettre  de  Bourget  —  Lettre  de 
Planté  —  Figaro  article  sur  le  pointe-séchiste  Marcelin 
Desboutin.  —  ô  gravure,  quand  me  laisseras-tu  tran- 
quille. 

Mercredi  2}.  — Encore  cinq  jours:  et  du  change- 
ment —  Misérable  et  inconstante  créature. 

Jeudi  24.  —  Dès  8  h.  —  La  procession  de  la  Fête- 
Dieu  !  Devant  l'hôtel  d'Angleterre  —  Elles  avec  la  sœur 
Placida  aux  fenêtres  de  la  duch.  Hamilton.  —  Quelle 
horrible  population  tannée,  déjetée,  osseuse,  abrutie, 
abêtie  —  ô  faune  àuc5'.êoY,To;  de  Praxitèle  —  Les  valets 
s'étaient  mis  à  la  file  des  hommes  aussi  —  en  noir  et 
gantés.  Toujours  la  hiérarchie,  Corbeil  d'abord  et  le 
palefrenier,  le  gros,  le  dernier.  Les  petites  filles,  les  gar- 
çons. —  C'est  «  ÉNORME  !  »  des  gens  récitaient  des 
chapelets. 

Vendredi  2j.  —  La  princesse  Victoria  de  Suède,  celle 

34 


522  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  D'  Evans  voulait  marier  à  Loulou  en  leur  léguant 
ses  millions.  —  Là-bas  est  le  couronnement  —  Et  je 
n'y  suis  pas  —  Je  serais  le  seul  à  y  faire  de  la  psycho.  — 
Complainte  du  soir  d'hyménée  (envo3'é  mon  mono- 
logue des  journées  à  Coquelin  cadet  !  !).  —  Rein  des 
chansons  des  Rues  et  des  bois  —  Vraiment  un  Etre  unique. 

Samedi  26.  —  Complainte  des  aveugles  —  Eté  avec 
les  2  Scho  —  boire  là  haut  du  kuhmiich  —  Mes  che- 
veux en  brosse  —  l'œil  rouge  de  l'Imp.  Lettre  de 
Bourget  —  demain  le  coitnmnenient  !  Que  va-t-il  arriver  ? 
Qu'est-ce  qui  est  écrit  ?  ?  ?  ? 

Dimanche  2j.  —  Autour  de  la  chapelle  grecque  où 
eiTait  un  pope  crasseux  dans  les  belles  fleurs  en  fleur  — 
Grande  scène  avec  R...  Elle  était  née  pour  être  mère  — 
Le  soir  lettre.  —  Lecture  —  bagages  —  Adieux  à 
Max.  du  Camp  (Evans,  Michiels. 

Lnndi  2S.  —  A  5  h.  promenade  vers  Lichtenthal  — 
Les  paysans  descendant  vers  la  ville  —  Les  puissants 
effluves  de  café  des  hôtels  —  rentré  —  puis  à  la  Trink- 
halle  —  puis  rentré,  pourboires  —  puis  rentré  —  puis 
promenade  —  rentré  —  puis  à  la  gare  —  puis  vouloir 
rentrer  pour  Adieu  à  la  p"^  Cécile  —  pas  pu  —  et  au 
galop  à  la  gare  —  Voyage  —  poussière  —  spleen  —  de 
8  à  II  h.  du  soir.  Quelle  journée  —  pris  le  thé  avec 
elles  dans  le  salon  bleu  —  Là-bas  à  Moscou  rien  — 
Mort  de  Rivière  etc.  —  Le  soir  seul  dans  le  coupé  chan- 
tant des  airs  au  crépuscule  —  Potsdamer  bahnhof  — 
puis  en  voiture  avec  R.  et  la  Schwester  Plàcida  (qui 
m'aime?).  R  se  pressait  contre  moi  —  Et  Placida  jetait 
des  regards  me  semble-t-ii. 

Mardi  2<).  —  Théo  —  la  pipe  — piano  (pastorale  de 


NOTES   DE   JULES    LAFORGUE  52^ 

Scarlatti  Thausig)  Bauer  —  Diraitri  —  salon  de  Char- 
lottenburg  —  lamentable  —  (v.  aux  notes)  Exposit. 
d'Hygiène  —  lamentable  aussi  —  dîné  là  —  rentré  par 
le  chemin  de  fer  —  2  grues  —  Envoi  à  Bourget  —  Lec- 
ture —  le  palais  —  son  petit-fils  le  g^  duc  de  Bade 
écoutant  ? 

Mercredi  jo.  —  Ereinté  —  Tendresses  chez  R, 
Explosion. 

Jeudi  ji.  —  Ereinté  —  Pris  des  notes  au  salon  à 
Charlottenburg.  Tendresses. 

JUIN 

Vendredi  i"  —  Ereinté  —  Tendresses. 

Samedi  2.  —  Théo  et  Lewinski,  à  l'Hygiène-Austel- 
lung.  puis  Friedrichstrasse  i  Treppe  —  des  morsures  ! 
Lettre  de  Bourget. 

Dimanche  3,  —  Seul  —  National-Gallery  —  «  Je  ne 
suis  plus  digne  de  vos  baisers  »  —  «  Racontez-moi 
tout  alors  »  —  Sch.  avait  pleuré  —  elle  s'ennuie  — 
Flick  et  Flock  —  Dell-Eva  —  chaleur  accablante  — 
balcon  du  café  Bauer  —  ô  les  soirs  de  dimanche  d'été 
dans  la  capitale.  —  Que  ma  destinée  est  sublime  !  et 
que  tout  est  éphémère. 

Lundi  4.  —  Salon  de  Charlottenburg  avec  R  — 
Envoyé  à  Bourget  à  Oxford  la  complainte  du  soir 
d'Hv  menée. 

Mardi  j.  —  Avec  Théo  au  salon  —  trois  heures  de 
notes,  puis  mal  dîné  là  à  une  terrasse  —  puis  le  café 
chez  les  Mey\valt  —  La  Lischen  désirable  —  Rentrés 
—  à  8  h.  Lewinski  —  TAkademia  of  Music  —  le  vieux 
dont  le  ventre  vibrait  solitaire  —  La  première,  blasée 


524  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

—  Celle  qui  m'a  fait  demander  un  ananas  —  bowle  — 
ressemblant  à  Marguerite  —  La  dernière,  voix  insen- 
sée !  !  —  puis  le  tingle-tangle  de  la  Hauswagtei  ' 
platZj  3.  Une  Juive  aux  aisselles  ^  noires  —  une  blonde 
en  bois  —  et  l'Anglaise  rouge,  inouïe.  «  Yours,  yours, 
yours.  »  La  quête  aux  pfennige  —  accompagné 
Lewinski  à  minuit  au  tramway  et  là  lui  emprunté 
dix  marks  —  Partie  carrée  insensée  —  Lutte  (d'abord 
les  ohringen  pour  la  monnaie  —  inouïe  d'entêtement) 
Friedrichstrasse  159,  bei  Eisa  IIL  A  2  h.  café  chez 
Bauer  —  puis  erré  philosophant  le  long  de  la  Sprée 
désolée  au  jour  naissant  avec  ses  énormes  péniches. 
Inouï  —  Rentré  chez  lui  à  4  h.  1/2.  Causé  jusqu'à 
6  h.  1/2  —  Au  palais  à  7  h.  —  malles  —  toilette  — 
puis  à  la  Potsdamer  Bahnhof  —  l'Empereur  l'accompa- 
gnait —  Vais  avec  Velten  —  R.  devant  ma  mine  — 
Excusé  ou  essayé  —  temps  splendide  —  arrivé  à  9  1/2 
à  Coblentz.  La  O""  Hacke  sur  le  seuil  —  soupe  chez 
Velten  —  ma  chambre  sur  le  Rhin  —  dormi  —  (!) 

Jeudi  7.  —  C"*-'  Hacke  —  Lecture.  Le  matin  fumé  la 
pipe  —  dessiné  des  bateaux  et  le  pont  —  coup  d'orage 

—  spleen  —  amas  de  journaux. 

Le  soir  après  la  lect.  —  essayé  de  travailler  —  mais 
fenêtre  ouverte  —  trop  de  moustiques  — . 
Vendredi  8.  —  Scène  de  l'indigne. 
Samedi  5?.  —  Après  la  lecture  —  le  livre  de  la  Queen 

—  visite  à  Napoléon  III  —  «  Hélas  !  »  —  la  nuit  —  averse 
dans  le  jour  —  les  grenouilles  crécellent  monotonement 

—  des  pipes  —  la  langue  me  pèle. 

1-2.  Mots  douteux. 


NOTES    DE   JULES   LAFORGUE  52) 

Dimanche  lo.  —  Congé  de  2  jours  —  Je  dois  aller  à 
Cologne  —  Emprunt  de  100  m.  Un  g'^  bateau  à  2  che- 
minées —  à  5  h.  l'orage  —  puis  sur  le  pont  —  les 
rives  —  les  vilaines  gens  des  réjouissances  dominicales 

—  chanté  —  épatant  (fer  Vaîer  Rbein  —  Arrivé  à 
10  h.  1/2  —  couché  —  (café  atroce)  à  l'hôtel  de 
Cologne  en  face  —  Un  ménage  d'ouvriers  mangeant 
par  la  fenêtre  avec  la  placidité  de  tous  les  jours.  — 
Ecrit  à  Marie  et  à  Bourget  — 

Lundi  II.  —  Levé  à  8  h.  —  café  —  note  —  le  Dôme 

—  un  guide  —  Le  Christ  en  bois  9=  siècle  style  grec 
sans  couronne,  les  jambes  à  la  Morat  '.  Un  monstrueux 
S'  Christophe  en  pierre  coloriée  —  Je  préfère  la  S'*=  Cha- 
pelle et  N.  Dame  —  Chez  Farmoy  ^  le  modèle  en  bois 
18  ans  et  17  jours  !  flacon  d'eau  et  photo  —  Permanente 
Kunst  Austellung,  vergiftet  de  G.  Max  et  martyre 
chrétienne,  le  tourmenté  factice  et  chromo  d'Andréas 
Aschenbach  —  Au  Musée,  un  buste  de  César  et  de 
Scipion  l'Africain  —  l'épatant  petit  Roybet  —  la  Louise 
de  Richter  —  Le  Camphausen  à  képi  français  —  erré  — 
à  10  1/4  le  Bismarck  —  jeune  couple  français.  L'éternel 
fouettage  des  flots  flasques  —  Table  d'hôte.  La  petite 
comtesse  Blumenthal  devenue  jolie  —  8  h.  de  bateau 

—  les  rives  —  sensation  de  pleine  mer  —  Le  maître 
d'école  de  Blondel  loyal,  débonnaire,  Breton.  «  L'indé- 
licatesse est  la  cruauté  moderne  »  Lettre  de  Klinger. 
Lecture. 

Mercredi  73.  —  Silence  de  Bourget  —  Le  silence  et 
ses  reflets. 

1-2.  Mots  douteux. 


52é  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Jeudi  14.  ■ —  Le  boulet  de  mon  salon  berlinois  — 
l'horrible  loque  du  catalogue  —  ma  pipe  cassée  ou 
désagrégée  par  trop  d'imbibition  nicotinale  —  silence  de 
Théo  —  Lettre  de  Chariot  —  (?). 

Vendredi  ij.  —  Terminé  mon  saloti,  onze  mons- 
trueuses pages  et  envoyé  rue  Favart  --  L'Impé.  l'attend 
de  plus  en  plus.  Quel  fiasco  si  ça  ne  passait  pas  !  La 
0<=  Schiemelman  maigre  simple  à  la  Bachem  boitant 
avec  une  canne  —  bavarde  !  un  rire  nerveux  de  femme 
qui  a  beaucoup  sangloté.  La  Vitzthung  toujours  perche 
et  muette  comme  le  poisson  de  ce  nom  —  et  la  Elsen  (?) 
idiote,  prenant  son  thé  avec  des  mines  imperceptibles 
—  changement  de  Chambellan  —  reçu  le  5"  de  la 
Légende  des  siècles  —  Un  prodigieux  monsieur,  en 
vérité. 

Samedi  16.  —  Les  cloches  chevrotantes  de  Coblentz. 

Dimanche  ly.  —  Soleil  —  paisibilité  —  Le  Rhin  là- 
bas  sous  le  pont,  un  gamin  endimanché  fait  des  rico- 
chets en  lançant  à  l'écho  des  tyroliennes  monotones. 

Lundi  j8.  —  Point  de  côté  —  pris  froid  —  souve- 
nirs. Il  doit  être  moins  difficile  de  mourir  que  je  ne  me 
l'étais  figuré  —  Le  soir  pleine  lune  sur  le  Rhin. 

Mardi  i^.  —  Matinée  de  soleil  sur  le  Rhin  —  on 
entend  le  bruit  de  la  tondeuse  sur  les  petites  pelouses  du 
jardin  où  les  gens  (fées?  ')  jouent  au  lawn-tennis. 

Mercredi  20  ^.  Cercle  —  aux  Anlagen  —  crème  — 
poudre  oriza  de  Moltke  —  refais  ma  pièce  —  Rêve 
d'aller  à  Dusseldorf —  Pas  de  lettre  —  le  8  Antoine  de 

1.  Mot  douteux. 

2.  Sous  le  mot  mercredi,  un  croquis  à  la  plume  :  h  tète  de  de 
Moltke. 


NOTES    DE   JULES   LAFORGUE  527 

Busch,  gagné  ma  i'"^  partie  de  crocket  avec  la  Biibelschen 
—  la  première  et  seule  fois  que  j'eusse  touché  un  crocket, 
rue  Achille  Fould  ! 

Jeudi  21.  —  Gagné  2  part,  de  crocket  avec  Sch. 

Vendredi  22.  —  Salon  de  Berlin  à  refaire  —  Quel 
boulet  ! 

Samedi  2).  —  Le  colonel  —  Voyage  en  Egypte  du 
P*"  F.  Charles.  Ma  réponse  au  livre  de  Hillebrand  ! 

Dimanche  24.  —  Spleen  —  revu  Maria  Sch.  —  éton- 
nante —  La  sagesse  de  Verlaine  —  Quel  vrai  poète  — • 
C'est  bien  celui  dont  je  me  rapproche  le  plus  —  négli- 
gence absolue  de  la  forme,  plaintes  d'enfant  — 

L'Alexandre  Dumas  de  Bourget. 

Lundi  2).  —  Crocket  —  Lady  Seymour  ? 

Mercredi  2j.  —  Man  '  !  c'est  un  original  ? 

Jeudi  2S.  —  Grand  thé  —  la  baronne  ?  avec  sa  gorge, 
ses  allures  de  servante  —  Lady  Seymour,  longue  bavette 
sur  la  peinture  anglaise.  Les  2  petites  comtesses  — 
L'étrange  backfisch  la  Vitztung. 

Vendredi  25?.  —  Perdu  au  crocket  —  chaleur  atroce 
cassant  bras  et  jambes. 

Samedi  }o.  —  ? 

Notes 

Vous  savez,  entre  littérateurs,  n'est-ce  pas,  gardez- 
moi  le  secret. 

Période  aiguë  d'amabilité  des  2  parts. 


I.  Mot  surchargé,  illisible. 


528  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

JUILLET 

Dimanche  i".  —  La  Vie  parisienne. 
Mardi  ).  —  Quelques  complaintes  —  Quand  enfin 
publierai-je  quelque  chose  ?  Renvoyé  mon  salon  refait 

—  mal  de  tête  atroce.  Encore  le  colonel.  Propositions 
pour  Munich  —  de  Gélien  —  Vive  le  roi  à  Kœnigraetz 

—  photo.  3  juillet. 

Vendredi  6.  —  Crocket.  L'Empereur  —  départ  pour 
Munich  —  Sleeping-car.  Orage.  Ma  pipe. 

Samedi  7.  —  A  8  h.  Central  Bahnhof —  Hôtel  Belle- 
vue,  toilette  puis  au  hasard.  Exposit.  '  «  Plaisirs  de 
voyager,  libre,  bien  mis  avec  de  l'argent,  sans  bagages  » 

—  le  soir  théâtre  troupe  Meiningen —  l'italien. 
Dimanche  8.  — ■  Pinacothèque.  Boucher  —  Hofer  — 

les  étudiants,  bleus,  blancs,  rouges,  si  grossiers  —  le 
tramway  pour  aller  boire  de  la  bière.  —  Le  soir  erré,, 
éreinté  à  mort,  par  les  rues  noires  — . 

Lundi  <).  —  Exposit.  les  Italiens  clowns  —  galerie 
Schack  —  erré  —  puis  en  gare  —  nuit  en  sleeping- 
car. 

Mardi  10.  —  Mayence  —  Coblentz  —  Pas  de  lettres 

—  de  journaux  —  Lettre  à  Bœcklin,  à  Wauters.  Lec- 
ture du  matin. 

Mercredi  11.  —  Spleen  —  été  à  Hôhrd  ?  acheté- 
deux  puissants  hanaps  ou  vidrecomes  —  Nihilisme  dans 
le  Temps  —  ce  sont  des  articles  comme  votre  pauvre- 
père  devrait  en  lire  plus  souvent. 

I.  Mot  douteux. 


KOTES   DE   JULES   LAFORGUE  529 

Jeudi  12.  —  Cercle  —  crocket  —  le  colonel  Egypte. 

Vendredi  i^.  —  Le  matin  lecture  —  tandis  qu'elle 
signe  des  diplômes  —  oh  !  le  règne  de  la  lettre 
gothique. 

Samedi  14.  —  G"*"-'  soirée.   12  personnes  —  4  tables 

—  le  voyageur  barbe  à  la  française,  voix  grave  et  lente 
(dix  ans,  pôle  nord)  —  Je  faisais  remarquer  sa  distinc- 
tion à  la  O"'  Eisa  (qui  en  est  amoureuse  ?)  Les  2  jeunes- 
Furstenberg  —  piquantes  (la  plus  jeune  !)  —  le  prince 
fils  du  prince  Hermann  —  de  Gélien,  sa  femme  et  sa 
fille  —  Le  O^  ?  Hussard  —  (jadis  à  l'ambass.  à  Londres) 
à  Rome  mainten.  s'est  fait  présenter  à  moi  —  char- 
mante conversation  —  notre  table,  moi  —  Eisa  — 
M"'^  de  Gélien  —  Le  G"-'  hussard,  l'aînée  Fursten- 
berg, Schwerin,  la  jeune  Furstenberg  —  le  prince 
président  —  on  jouait  à  la  loterie  —  des  lots 
articles  de  Vienne  ou  de  Paris  —  je  ne  voulais  pas  jouer 

—  On  avait  commencé  —  la  Hacke  s'est  levée  et  m'a 
dit  tout  haut  que  je  joue  de  par  l'Impérat.  —  on  joue 

—  à  la  T""  carte  je  gagne  !  et  double  !  une  boîte  peluche 
bleue  à  roses  pour  cartes,  et  un  cendrier  en  métal 
(tètes  !)  —  on  continue  —  thé  —  souper  —  glaces  — 
conversation  —  Je  rentre  mes  lots  sous  le  bras  —  Et  je 
fume  une  pipe  en  ravaudant  mes  complaintes.  Le  prince 
à  côté  de  qui  j'étais  et  dont  j'avais  aimablement  arrangé 
les  cartes,  m'a  serré  la  main  en  sortant  !  —  buU-dog,  va  ! 

Dimanche  ij.  —  Concert,  arrangé  aux  écuries  les 
drapeaux.  Les  toilettes  des  chœurs  fLes  saisons  de  Haj^dn.) 
l'épileptique  chef  Maszkov^-ski  —  mes  complaintes, 
C'""=  Eisa  cousine  du  pianiste  Graf  Zicky  — . 

Lundi  16.  —  Lecture   matin  —  Midi    sonnant   aux: 


530  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pendules  du  château  —  Par  la  fenêtre  le  Rhin  sous 
l'averse  —  Déjeuné  —  pipes  —  rêvassé  —  Ce  soir 
Joachim  et  Brahms.  Le  vent,  le  vent  —  concert- 
Joachim  (ses  variations  et  le  concerto  de  Max  Bruch)  — 
froid  —  les  toilettes  —  les  tètes  —  chanteuse  légère  en 
lunettes.  Ridicule  des  gens  qui  chantent  —  Brahms  et 
Hiller  —  Quelles  balles  d'artistes  !  chœurs  —  Ce  soir  la 
(^tesse  Munster  —  (rendez-vous  à  Ostende  !)  quels  yeux 

—  le  roman  de  Ouïda  (les  glaces). 

Mardi  ly,  —  Le  C**"  Mouraviev  (croix  rouge)  —  invi- 
tât, au  dîner  —  Placé  entre  Brandebourg  et  lieutenant 

—  lettre  à  la  Hacke  et  confér.  au  pied  de  la  statue  en 
haut  du  g''  escalier  —  ce  soir,  observé  l'Emp.  mys- 
tère —  Règle  du  jeu  de  crochet  —  ennuis  pour  mes 
chemises  —  2'^  vent  —  tout  blafard  —  sensations  d'au- 
tomne.  — . 

Mercredi  iS.  —  Pluies  —  averses  —  vent,  qui  ont 
tout  lavé,  car  ce  soir  clair  de  lune  solitaire  sur  le  Rhin 
et  les  coteaux,  clair  de  lune  charmeur  des  nids  —  pas 
de  lecture  —  soirée  —  le  prince  —  le  prince  Mavrocor- 
dato^  noir,  barbu,  pommadé,  mauvais  franc,  ganté 
comme  un  marié  de  province,  tournant  ses  pouces  gantés 
quand  l'Impé.  le  complimentait  —  Il  a  joué,  il  a 
réveillé  ce  pianino  que  je  croyais  mort  —  délicat,  bon 
élève  princier,  (air  national  grec  ?)  la  princesse,  petite, 
maigre,  ébouriffée,  crépue,  bêtasse,  en  bleu  empesé  — 
Puis  les  autres  —  M'="'=  de  Gélien  trop  blondasse  mais  si 
vive  dans  sa  douceur  de  laide  charmante  —  etc.  etc..  — 
Dans  ce  monde,  pas  cinq  minutes  de  conversation  non 
creuse,  fine,  subtile,  neuve  —  des  banalités  de  salon  — 
art,  littérature,  etc. 


NOTES    DE  JULES    LAFORGUE  531 

Jetidi  ip.  —  Comme  toujours  —  lecture  le  matin  à 
midi  après  le  déjeuner,  Taprès-midi  après  le  café,  crocket 
avec  B  ou  scène  avec  R  —  diné  à  5  1/2  —  puis  prome- 
nade en  voiture  tous  4  ou  crocket  —  automne  —  vent  — 

Vendredi  20.  —  J.  D,  Complaintes. 

Samedi  21.  —  Reçu  2  placards  d'épreuves  de  mon 
article  —  et  retourné  —  l'officier  pour  l'officiel  Werner  ! 
foudroyant  pour  poudro3'ant. 

Dimanche  22  1 

Lundi  2}.  —  Prenant  mes  congés,  de  Potsdam  aller 
jusqu'à  ?  Hambourg  —  de  Hambourg  au  Havre,  du 
Havre  à  Paris  ? 

Mardi  24.  —  Cécile  de  Schôler  —  dessiné  2  fois  à 
la  plume  l'Innocent  de  Velasquez  (photo)  collection 
Devonshire  —  puis  des  sanguines  of  Watteau. 

Mercredi  2j.  —  Mes  congés  du  10  août  au  i*"'  novem- 
bre !  —  Fumé  l'odalisque  —  maudite  la  race  des  blan- 
chisseuses inexactes  !  !  —  Ce  soir  le  prince  Mavrocor- 
dato  —  coiffeur  —  joue  —  puis  cause  en  mangeant 
avec  l'Emp. 

T>,        .      (  de  prince  —  cabotin 
Des  airs  1111 

f  capables  de  bourgeois 

tel  morceau  du  cachet  —  Elle  :  on  retrouve  la  trace  de 

ses  souffrances  dans  les  morceaux  de  Chopin  —  On  joue. 

courses  de  chevaux  de  plomb  —  une  partie.  Je  joue  le 

dernier  tout  le  temps,   je  vais  dernier,   et  soudain  je 

gagne  !  !  l'Imp.  envoie  la  C.  Hacke  chercher  un  carnet 

peluche  rouge  pour  mon  lot. 

Jeudi  26.  —  La  Pr''"  Fûrstenberg  envoyant  à  l'Imp. 
de  l'eau  de  Lourdes  et  de  la  poudre. 

Samedi  28  }  —  Mes  complaintes  —  Paris  !  Paris  !  — 


532  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Un  livre  Quantin  —  sur  la  peinture  allemande  con- 
temporaine — 

Dimanche  29  ?  —  Crocket  ■ —  La  duchesse  de  Tourzeî 

—  Schreckliche  Zeit.  —  Etrange  époque.  Paris  !  — 
Paris  !  — 

Lundi  )o}  —  Paris  !  —  40  complaintes  —  recopie 
avant  la  messe  — . 

Mardi  ji.  —  Soirée  —  Une  quarantaine  de  personnes 

—  La  tête  du  Seligmann  examinant  le  Saxe  —  causé 
tout  le  temps  avec  un  Monsieur  roux  dont  je  ne  con- 
naîtrai jamais  l'identité  —  La  fièvre  des  derniers  jours  — 
la  cour  à  la  Hacke  —  le  bruit  des  joueurs  de  whist.  Le 
chœur  —  4  morceaux  —  Salve  Regina  —  salle  aux  tapis- 
series Boucher.  —  finite  complaintes,  finite  avant  la 
messe  —  Logerai-je  Hôtel  Jersey  ? 

AOUT 

Mercredi  i".  —  Thé  —  tout  français  —  la  catastrophe 
d'Ischia  —  une  purée  de  5000  mortels  —  Les  Lois 
s'amusent  —  le  choléra  — 

Et  allez  donc,  gens  de  la  terre. 
Tout  est  un  triste  et  vieux  mystère. 

Jeudi  2.  —  La  Kronprincesse  de  Suède  —  g^"  dégin- 
gandée en  allée  —  le  duc  de  Schonen  '  (9  mois)  le  soir 
thé  —  loterie  —  elle  me  présente  —  correction  de  mon 
angle  —  la  Jansen  ^.  la  vice-vice-reine  à  qui  les  Coblen- 
ziens  font  la  cour.  Fermé  mes  complaintes. 

1-2.  Mots  douteux. 


NOTES   DE   JULES   LAFORGUE  333 

Vendredi  ).  —  Reçu  la  Gazette  des  B.  A.  mon  article. 

Samedi 4.  —  Arrivé  à  3  1/2  (à  Ems)  la  gare,  un  pont, 
au  quai  des  mulets  ornés  de  rouge  —  eau  dormante, 
petit  vapeur  de  plaisance  —  une  poignée  d'hôtels  dans 
un  trou  de  montagne  —  Les  gens  se  promenant  un 
verre  à  la  main  —  les  sources  et  leurs  nymphes  — 
ouvrier  occupé  à  graver  des  initiales  sur  un  verre  éme- 
raude  —  les  galeries,  boutiques,  —  acheté  Graindorge 
et  un  coupe-papier  =  5  m.  50.  Le  bijoutier  de  Coblenz 
et  son  corail  solitaire  —  La  musique  —  celui  qui  joue 
des  airs  de  Carmen  sur  le  xylophone.  Toilettes  —  une 
toute  en  pensées  —  Un  français  lisant  les  mémoires  de 
M.  Claude.  Les  2  rouges.  Une  fine,  longue,  longue, 
gants  rouges  !  —  le  soir  viandes  froides  —  après  la  lec- 
ture —  la  charité  de  Maxime  du  Camp. 

{Ecrit  m  marge  dans  le  haut  de  la  page^  :  La  pierre  à 
l'endroit  où,  en  1870,  le  roi  de  Prusse  tourna  le  dos  à 
Benedétti. 

Dimanche  j.  —  Promenade  en  voiture  le  long  des 
vignes  de  la  Moselle  —  reçu  l'Irréparable  i'^  partie,  de 
Bourget.  Je  me  suis  rué  dessus,  je  riais  tout  seul  dans  ma 
chambre,  tellement  chatouillé  au  tréiond  de  mes  impié- 
tés Schopenhaueriennes  —  plus  un  paquet  d'articles  du 
Parlement  — 

Lundi  6.  —  La  C"  Blumenthal  —  le  soir  toujours 
voiture  Mayence  chaussée  —  Le  train  qui  passe  —  la 
barrière  qu'on  ferme  —  la  petite  église  de  l'Imp.  où  un 
paysan  ne  veut  pas  vendre  la  place  d'un  arbre  —  thé  — 
princesse  d'Arenberg  et  sa  fille  Bruxelles  —  Elle  cause 
avec  Gélien,  chauvinisme  français,  la  Commune,  une 
lourde  et  pédante  personne  —  sans  tact  —  l'Imp.  lui 


534  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

répond  :  Je  crains  que  si  l'on  donnait  carte  blanche  à  un 
dynamiteur,  on  en  trouverait  partout. 

Mardi  7  ?  —  Xavier  Marmier. 

Mercredi  S.  —  Bebelclien-Crocket-party.  Diplo- 
matie (l'Exposit.  des  100  chefs  d'œuvre)  pour  partir 
le  jeudi,  échoué.  Eugène  ',  Hekking  et  Lindenlaub 
m'attendent  à  Liège  ! 

Jeudi  <).  —  Diplomatie  pour  partir  le  vendredi  échoué 

—  La  reine  de  Belgique  —  tour-promenade  du  soir^ 
avec  le  train  qui  passe  —  Averses  —  vent  —  malles  — 
papiers  au  panier.  2000  m. 

Samedi  11.  —  Départ  malade  à  sièges  soufflés  — 
Verviers  3  h.  —  Eugène^  Lindenlaub,  Hekking  —  soirée 
Voncken  —  couronne,  bouquets  —  ouvriers  —  la  ban- 
quiste.  Hôtel  de  Londres  —  lecture.  Névroses  jusqu'à  4  h. 
du  matin. 

Difiianche  12.  — Liège  —  Clément  et  son  horizontale 

—  bal  —  théâtre  (pauvre  Jacques)  Hekking,  le  chien  a 
tout  mangé. 

Lundi  I).  —  Spa,  connaissances  d'Eugène,  cousins, 
cousines,  tantes,  oncles  —  fête  —  lampions  au  Gérons- 
tère.  Casino  salle  de  lecture  —  Marges  ^  de  Fontanes, 
rentré  à  Verviers  à  10  h.  parti  avec  Lindenlaub  pour 
Paris  à  i  h,  du  matin  — 

Mardi  14.  —  Paris  douane  mes  vases  de  Hohr  —  99 
Boul'Mich  —  Hcni-y  —  Riemer  — 

Mercredi  ij.  —  Bourget  en  Lorraine  —  Eden  — 
théâtre  Riemer  —  jusqu'à   Rollin    rentré  à  pied  sand- 


1,  Eugène  Ysave. 

2.  Mot  douteux. 


NOTES    DE   JULES   LAFORGUE  53  J 

wiches  rue  Richelieu  — ■  rue  Champollion,  12  — 
Laporte,  Nevers  —  dix  h.  du  matin  +  4. 

Jeudi  16.  —  Henry.  L'ouvrière  —  coquetteries,  poses 
anti-poseuses.  Atelier  d'Henry  Gros  — •  cires  exquises  — 
le  Geoffroy  S'-Hilaire  —  Olive. 

Vendredi  77.  —  Après-midi  chez  Larroque  —  piano  — ■ 
Gaouchos  —  Fauré  le  soir  ensemble  —  crise  de  retour 
de  la  Fauré,  rires  nerveux  sur  l'épaule  de  la  femme  du 
tailleur  \  —  Sagesse  de  la  Loula  —  costume  de  la  Loula 

—  virginité  du  salut  militaire  —  rue  Rouiller. 

Samedi  iS.  —  Avec  Riemer —  le  soir  Henri  et  l'ou- 
vrière —  revu  Nevers. 

Dimanche  15?.  —  A  8  h.  10  départ  pour  Tarbes  — 
journée  avec  Riemer  —  dîner  chez  Thiviez  -  —  Jardin 
des  Plantes —  dormi  en  wagon  !  costume  anglais. 

Lundi  20.  —  A  5  h.  cà  Bordeaux  —  Lavabo  —  accent  ! 

—  déjeuné  Morieux  —  Tarbes,  tour,  Massac  >  à  midi  39. 
Mardi  21.  —  Pérès  '^  —  le  soir  musique  aux  allées  — 

Marguerite  entrevue  dans  le  va  et  vient  causant  pâle, 
la  tète  haute,  perdue,  avec  un  Monsieur  vulgaire  et 
gras. 

Mercredi  22.  —  Bagnères  de  Bigorre  —  voitures  à 
petits  chevaux  grelots  —  la  Vierge  du  Dédale  >  —  l'accent 
traînard  et  bravache  des  gens  —  les  maïs  —  dîné  Hôtel 
Beauséjour  —  colonie  élégante  nulle  —  Goustous,  pro- 
menade abrutissante  —  Rentré  à  10  h.  du  soir  —  les  prés 
bruissants  de  cigales  et  grillons  — 

Samedi  2;.  —  Tarbes  à  Bayonne  —  sur  les  banquettes 
journaux  conservateurs  en  deuil  —  deux  royalistes  les 

1-2-3-4-5.  Mots  douteux. 


53^  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

larmes  aux  yeux  —  à  la  gare  de  Pau  drapeaux  etc.. 
réception  du  ministre  des  postes  et  tclégr.  —  Raynal  — 
Lourdes,  hôpital  —  Le  soir  Bertrand. 

Dimanche 26.  —  Hôtel  de  Londres  '  — Bertrand  et  deux 
officiers  —  S'-Sébastien  —  le  capitaine  —  Lagartigo  et 
Frascuelo  —  Mantilles  éventail  —  assaut  des  trains  lents, 
retour  (notes). 

Lundi  2y.  —  Biarritz  —  les  grues  —  notes  —  la  lame 
—  le  phare  —  rentré  à  minuit  avec  Bertrand. 

Mardi  28.  —  A  Tarbes  à  2  h.  après  midi  —  Marie 
Ten  aillou  ^ 

SEPTEMBRE 

Vendredi  7.  —  Cadeau  des  drames  de  Klinger.  9,  im- 
passe du  Maine. 

Samedi  8.  —  Mon  roman.  «  Ce  pauvre  Etienne  » 
notes  —  Tourgueneff  —  mort  —  Mon  Don  Juan  de 
Pouchkine  ? 

Dimanche  p.  -  M.  Lafitte  —  nuls  —  Ennuis  d'ar- 
gent. 

Lundi  10.  —  A  Lourdes  —  jeunes  brancardiers  épa- 
nouis 3. 

Dimanche  16. — Lafitte. 

Mardi  18.  —  Musique  —  cirque  —  parade. 

Jeudi  20.  —  Musique. 

Samedi  22.  —  Notes  pour  roman  «  l'Aveugle  »  Ennuis 
d'argent. 

Dimanche  2).  —  Avec  Pérès  ■*. 

Lundi  24.  —  Lamon  —  La  fête. 

1-2-3-4.  Mots  douteux. 


NOTES   DE   JULES    LAFORGUE  5  3 y 

NOVEMBRE 

Jciliii  1".  —  Au  cimetière  d'Ivry  —  bières  mal  brû- 
lées —  angoisse  de  mon  argent  —  Lettre  à  Pigeon  — 
cafés  —  gens  endimanchés  —  cabinet  de  lecture  rue  Vau- 
girard  fermant  à  5  h.  —  Pas  de  journaux  du  soir  — 
crépuscule  au  Luxembourg  — •  Rieffel  —  Formosa  et  le 
Jh'l  Aniiand. 

Vendredi  2.  —  Angoisse  de  mon  argent  —  la  comé- 
die —  chez  Rieffel  —  le  soir  chez  Henrv  —  Résina  C. 

Samedi  j.  —  Le  matin  —  averse  —  boue  et  tramways 
—  N°  17  —  ^)<),  B^  S'-Michel  —  ma  malle  —  etc.... 
Réveillé  dès  5  h.  à  8.  Rieffel  —  gare  de  l'Est  —  camions 
lents  à  indifférence  journalière  —  averse  —  café  au  lait 
Paris  —  s;ueule  de  bois  —  vovage —  ô  mélancoliasse.  — 
les  2  Avricourt  —  le  train  d'été  à  partir  d'Aos  à  11  h. 
Richard  —  les  fenêtres  Mindorff  et  Bachem  éclairées 
seules  —  la  sœur  Placida  circulant  blanche  arrangeant 
des  coussins. 

Dimanche  4.  —  Jour  tiède  de  printemps  —  l'unique 
boudiné  de  Bade. 

Lundi  ).  — Je  passe  le  blaireau  de  l'euphuisme  sur 
ma  complainte.  Oh  !  cette  cloche  des  après-midis  de  mai  ! 
le  Kurgarten  fouetté  d'averses  par  rafales  —  Et  les  belles 
feuilles  mortes  —  Et  les  deux  monts  d'un  vert  noir  pro- 
fond et  vivace  tacheté  de  rousseurs  — 

Mardi  6.  —  Quelle  interruption  !....  et  quelle  mélan- 
colie —  Ma  table  —  N"  19  villa  Mesmer  —  la  lampe  — 
la  cire  de  Gros  qui  me  sourit  —  remis  —  viens  de  dîner 
dans   la   blanche  Speise-Saal  —  Le  jet  d'eau  en  bas  — 

35 


53^  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Un  piano  joue  des  fugues  quelconques  —  Mélancolie 
idéale  !  et  tout  me  convie  à  m'y  abandonner  —  Et  je 
n'ose  —  Que  je  suis  un  pauvre  être  inquiet. 

Lundi  12.  —  Averses  patientes  comme  des  anges  — 
départ  midi  —  Deux  impotentes  —  avec  Schlief  —  le 
Corydon    de  Gratz  —  la  Sapho  de  Bade  —  le  mot  de 

Gortchakoff  «  un  homme  n'est  pas  vieux  tant  qu'il  a 

Arrivée  à  7  —  Lecture  à  8  1/2  (la  Germania  sans  feu 
de  Bengale,  ia  ville  de  Bingen).  Ma  chambre,  le  Rhin 
terreux. 

Les  rues  délayées  d'ocre  rouge  de  Bade,  par  les  averses 
persistantes,  le  Coblentz  que  j'ai  quitté  il  y  a  trois  mois, 
ivre  de  gaîté  pour  trouver  Ysavc,  Lindenlaub,  Hekking 
à  \'erviers. 

Kahn  4  rue  Laugier  ' 

Henry  5  quai  d'Anjou 

Ysaye  8  rue  Papillon 

Emile  36  rue  des  Moines 

M.  Br  isba  ne 

Ephrussi  81  rue  de  Monceau 

Bourget  7  rue  Monsieur 

Lindenlaub  39  Claude  Bernard 

Bernstein  25  in  den  Zellen 

Miss  Lee  57^Werniggraetzer  Strasse 

M.  Fuchs. 


I.  Ces  adresses  sout  notées  h  la  fin  de  l'agenda,  à  l'intérieur  du 
papier  de  garde. 


LES     PINCENGRAIN 

HISTOIRE  DTXE  FAMILLE  CHAMPENOISE 


PREMIERE  PARTIE 

LA  FAUTE  DE  PIXCEXGRAIX 

I 

—  «  Encore  une,  mon  cher  gendre,  qui  n'a  pas  su 
porter  le  mariage.  Il  y  laut  mettre  tant  de  sensibilité  et 
d'esprit.  » 

Maman  Lecœur  jette  cette  parole  devant  sa  fille.  Elle 
revient  de  l'enterrement  d'une  jeune  femme,  où  Pin- 
cengrain  l'accompagnait. 

Bien  prise  dans  sa  visite  pailletée  de  jais,  sous  son 
petit  chapeau  en  taffetas,  Maman  Lecœur  paraît  être  une 
bourgeoise  qui  friserait  la  noblesse,  à  cause  de  la  simpli- 
cité dans  la  recherche  de  sa  toilette  et  de  la  distinction 
de  son  nez.  Elle  est  seulement  fille  et  veuve  de  gardes- 
forestiers.  Son  père  et  son  mari  ont  bien  voulu  se  tuer 
au  travail  quotidien  pour  elle. 

Maman  Lecœur  est  fluette,  guindée.  Son  gendre  lui 
ressemble  comme  un  fils  ne  ressemble  pas  toujours  à  sa 


540  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mère.  Leurs  mains  et  leur  visage  luisent  et  s'insinuent 
au-devant  de  leur  regard  qui  reluit  davantage  et  vous  a 
percés. 

On  a  malgré  ses  cinquante  ans  des  coquetteries  de 
vierge.  On  entre  toujours  pour  le  principe  et  par  tradi- 
tion en  rivalité  avec  toutes  les  femmes  de  la  terre,  même 
avec  sa  propre  fille. 

Il  faut  que  Monsieur  le  Curé  puisse  dire  de  Maman 
Lecœur  qu'elle  est  très  distinguée  et  que  son  gendre  le 
pense  toujours. 

«  Il  faut  parer  le  personnage  qu'on  doit  faire,  pour- 
suit Maman  Lecœur  en  s'adressant  à  sa  fille  directement, 
—  jouer  avec  une  espèce  de  génie,  un  peu  de  malice  et 
beaucoup  d'amour  son  petit  rôle,  —  s'habituer  à  la 
bonne  ruse  comme  aux  pires  roueries  sentimentales,  — 
paraître  toujours  belle  et  plus  désirable,  —  être  trois 
fois  femme  pour  rester  la  femme  de  quelqu'un  toute 
sa  vie.  C'est  ce  que  je  dis  souvent  à  Clorinde. 

—  Pourquoi  dites-vous  cela  à  Clorinde  ?  »  inter- 
rompt Monsieur  Pincengrain,  qui  n'approuve  pas  encore 
tout  à  fait  sa  belle-mère. 


II 


Le  soir,  Madame  et  Monsieur  Pincengrain  sont  assis 
<ie  chaque  côté  de  la  cheminée  dans  la  grande  arrière- 
boutique  de  leur  épicerie.  Madame  Pincengrain  tient 
petit  Kobert  sur  ses  genoux.  Monsieur  Pincengrain 
petite  Véronique.  Les  anges  dorment.  A  l'écart  jouent 
Jeux  diablotins  qu'on  aime  à  peine. 

—  «  Quelle  créature  extraordinaire  est    notre  Véro- 


LES    PIXCEKGRAIN  541 

nique,  dit  Pincengrain.  Brunette  si  mince...  je  crains 
de  la  briser  quand  je  l'habille,  et  sa  peur  du  mal  m'impres- 
sionne. Je  n'ose  pas  lui  faire  seulement  une  remarque 
dans  le  pressentiment  du  remords  et  de  la  résolution 
que  je  vais  faire  naître  au  cœur  de  l'enfant. 

—  Robert  m'a  dit...,  conte  Madame  Pincengrain 
avec  mystère,  tu  ne  devinerais  pas  ?...  ce  matin 
parce  que  je  le  porte  toujours  :  quand  je  serai  grand  et 
que  tu  seras  toute  petite,  je  te  porterai.  En  revenant  de 
promenade  il  se  retournait  souvent  dans  sa  voiture  pour 
me  voir.  Je  le  grondais.  Alors  il  m'a  dit  que  j'étais  trop 
belle,  qu'il  se  marierait  avec  moi,  puis  tout  de  suite 
après,  comme  si  c'était  la  même  chose,  qu'il  se  ferait 
prêtre  et  que  nous  bâtirions  des  églises  pareilles  à 
Notre-Dame  de  Reims. 

—  La  recette  n'a  pas  été  brillante  aujourd'hui, 
soupire  Pincengrain.  Je  vais  avoir  besoin  de  trois  cents 
francs  pour  l'affichage. 

—  Pincengrain,  Pincengrain,  si  j'avais  su  me 
plaindre  une  seule  fois,  je  me  fâcherais  ce  soir.  Il  y  a 
deux  ans  nous  parlions  de  nous,  de  Robert  et  de  Véro- 
nique bien  tranquillement  toute  la  veillée.  Mais  voilà 
que  la  politique  s'est  glissée  dans  notre  seul  moment  de 
repos  et  l'empoisonne.  » 


III 


—  «  Ces  mille  francs  sont  à  vous,  mon  gendre.  Il  me 
faut  être  raisonnable.  Vous  vous  donnez  bien  la  peine 
d'être  parfait  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  avec  ma  fille 
et  avec  moi.  Ce  sont  les  derniers  francs  que  j'aie.  Faites- 


542  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

moi  le  billet  promis  pour  la  rente  que  vous  me  devrez 
servir.  » 

Pincengrain  maugrée  pour  la  rente  et  le  mensonge. 
Maman  Lecœur  garde  certainement  encore  beaucoup 
d'  «  espèces  »  couchées  entre  ses  draps  marqués  d'un 
grand  L.  Il  se  réjouit  tout  de  même  du  service  qu'on  lui 
rend,  —  jusqu'à  ce  qu'il  se  prenne  à  craindre  que 
Maman  Lecœur  eût  dit  vrai,  que  ce  soit  la  fin  d'un  trésor 
inépuisable. 

IV 

Maman  Lecœur  sortait  avec  son  gendre.  La  Gerboise 
entrait.  Elle  dit  : 

«  Vous  êtes  bienheureuse,  Madame  Pincengrain, 
d'avoir  un  mari  comme  celui-ci.  Dans  trois  semaines,  il 
sera  notre  maire.  On  le  dirait  prêtre,  tant  il  est  sage. 
Tout  le  monde  l'admire  avec  Maman  Lecœur.  On  dirait 
qu'il  sait  tout  ce  qu'on  ignore,  et  qu'elle  lui  parle  de 
tout  ce  qu'il  sait.  J'ai  perdu  le  pauvre  mien,  l'année 
dernière.  Il  n'était  pas  comparable,  bien  sûr,  à  Mon- 
sieur Pincengrain.  Monsieur  Pincengrain  a  tellement  le 
soin  de  sa  personne.  11  brille  comme  un  rasoir  dans  sa 
gaine  de  buis.  » 

Elle  pleure. 

Madame  Pincengrain  la  console  avec  toutes  sortes  de 
tendresses  neuves,  inespérées.  Elle  lui  dit,  sans  y  prendre 
garde,  en  lui  remettant  le  linge  sale  : 

«  Venez  veiller  avec  nous  de  temps  en  temps, 
Gerboise. 

—  Vous  êtes  bonne.  Madame  Pincengrain.  Ce  linge 


LES    PINCENGRAIX  543 

à  laver...  S'il  n'était  pas  mort,  je  ne  laverais  pas  le  linge 
des  autres.  » 

V 

Monsieur  Pincengrain  seul,  sur  le  mail  des  acacias  : 
—  «  Ma  belle-mère  est  admirable.  Quelle  mairesse 
elle  eût  jouée  !  Clorinde  est  par  trop  insuffisante.  Elle 
s'habille  de  pilou  et  méprise  la  politique.  Elle  m'aime  ; 
elle  aime  ses  enfants  ;  c'est  tout.  La  Gerboise  a  moins 
l'air  d'une  paysanne  et  d'une  servante  qu'elle.  Son 
visage  n'est  pas  replet  ni  ses  cheveux  bêtement  noués  et 
blonds. 

Pourquoi  la  Gerboise  me  regarde-t-elle  avec  de  grands 
veux  de  vache  ?  » 


VI 


Monsieur  Pincengrain  a  du  médecin  de  village  et  du 
croque-mort.  On  le  rabaisserait  ou  relèverait  un  peu 
trop  en  le  comparant  exclusivement  à  l'un  ou  à  l'autre. 
Il  a  presque  autant  de  dignité  que  le  premier,  presque 
plus  de  tristesse  macabre  que  le  second,  les  ridicules  de 
tous  les  deux.  Sa  redingote  noire,  prétentieuse  pour  un 
épicier,  conviendrait  parfaitement  au  docteur,  si  ses 
mains  calleuses  et  couleur  de  terre  malgré  la  pâleur  et  le 
soin,  ne  disaient  qu'on  s'occupe  surtout  de  besognes 
serviles.  Le  visage  osseux  sent  le  squelette.  L'âme  se 
complaît  dans  l'aridité  et  la  maigreur. 

Comme  il  s'avance  dans  le  chemin,  la  Gerboise 
cause  sur  le  pas  de  sa  porte  avec  la  charcutière  «  d'en 
face  »  : 


544  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

«  Voici  venir  Monsieur  Pincengrain  le  pâle  dans  sa 
redingote  noire,  dit  celle-ci. 

—  Comme  il  est  bien!  dit  celle-là. 

—  Un  peu  guindé,  reprend  l'une. 

—  Mais  si  soigné,  répond  l'autre. 

—  Et  triste  ? 

—  On  ne  sait  pas  »,  aime  à  supposer  la  Gerboise. 
Elle  l'appelle  du  doigt,  quand  il  les  salue.  Elle  Ta  con- 
duit dans  sa  maison. 

—  «  Je  voudrais  vous  parler  de  ma  ten-e  qui  est  à 
vendre.  » 

Quand  elle  a  refermé  la  porte  sur  eux,  une  main  de 
laveuse  s'accroche  à  la  redingote  magistrale  et  cherche 
le  corps  de  Pincengrain. 

Ils  sont  sur  le  lit. 


VII 


—  «  Marius  !  »  appelle  Madame  Pincengrain. 

Les  enfants  rentrent  de  classe  et  la  délivrent.  Survient 
Monsieur  Pincengrain  (Monsieur  Pincengrain  s'appelle 
Marius).  Elle  raconte  : 

«  J'allais  dans  la  buanderie.  Quelqu'un  marchait 
derrière  moi.  Je  n'y  avais  pas  mis  le  pied  qu'on  m'y  enfer- 
mait à  double  tour  et  voilà  deux  heures  que  j'y  suis.  » 

Elle  regarde  autour  d'elle  et  toute  en  larmes  : 

—  «  Mes  oiseaux  !  On  a  donné  la  volée  à  mes 
oiseaux.  On  a  brisé  les  lis  et  les  hortensias  qui  allaient 
fleurir  sous  la  fenêtre  de  notre  chambre.  C'est  tout  ce 
que  j'avais  emporté  de  la  maison  et  de  la  forêt  de  mon 
père. 


LES    PIXCEXGRAIN  545 

—  Que  veux-tu  ?  dit  Pincengrain.  Il  faut  nous  rési- 
gner,  Clorinde^   à    avoir   des   ennemis  politiques.  » 


VIII 


Le  soir,  Pincengrain  fatigué  se  couche  de  bonne  heure. 
L'arrière-boutique  tient  lieu  de  salle  à  manger  et  de 
chambre  à  coucher. 

Clorinde  veille  en  face  du  lit.  Elle  raccommode  les 
vêtements  de  ses  enfants. 

Pincengrain  lui  dit  : 

—  «  Encore  ce  peignoir  de  pilou,  couleur  de  cendre. 
Si  quelqu'un  venait...   » 

Clorinde,  sans  faire  une  remarque,  va  décrocher  la 
robe  de  satin  noir  du  lendemain  de  ses  noces,  garnie  d'un 
liseré  d'argent.  Elle  s'en  revêt. 

Entre  la  Gerboise. 

—  «  Je  viens  veiller  avec  vous,  Madame.  » 

Ses  yeux  cherchent  le  lit,  où  Pincengrain  maintenant 
dort.  Elle  le  regarde  sans  travailler,  tout  le  temps  que 
Madame  Pincengrain  travaille.  Madame  Pincengrain  lui 
raconte  pour  la  centième  fois  que  son  père  habitait  une 
grande  forêt  ;  qu'il  était  pieux  ;  qu'elle  l'aimait  ;  qu'elle 
ne  s'est  pas  mariée  pour  quitter  sa  mère  ;  mais  qu'elle 
s'est  réjouie  de  la  quitter,  en  se  mariant  ;  qu'elle  aimait 
beaucoup  moins  sa  mère  que  son  père,  sans  toutefois 
ne  l'aimer  point. 

La  Gerboise  regarde  le  lit.  Pincengrain  se  réveille.  Il 
dit  : 

—  «  Qui  nous  fait  donc  la  politesse  de  nous  venir 
voir  ? 


546  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

—  C'est  la  Gerboise,  répond  Madame  Pincengrain. 

—  Bonsoir,  Gerboise. 

—  Bonne  nuit,  Monsieur  Pincengrain,  »  dit  la  Ger- 
boise avec  un  enthousiasme  indiscret  sous  la  cérémonie. 

Véronique  pleure  dans  son  sommeil. 
Sa  mère  la  console  de  la  voix. 

—  «  La  lumière  les  gêne  »,  dit-elle. 
La  Gerboise  s'en  va. 


IX 


Véronique  :  «  Maman,  la  petite  Lucie  m'a  dit  que 
le  soir  papa  vient  chez  elle,  » 

Robert  :  e  Et  à  moi,  qu'elle  croyait  bien  avoir 
reconnu  père  dans  le  lit  de  sa  mère.  » 

Madame  Pincengrain  se  demande  si  elle  rêve  affreuse- 
ment, se  frotte  les  yeux,  croit  qu'elle  devient  folle,  veut 
se  moquer  des  larmes  que  fait  verser  un  conte  d'enfants, 

—  «  Et  pourquoi  faut-il  que  ce  soit  ses  enfants  qui 
lui  disent  ce  mal  et  qu'ils  lui  parlent  de  leur  père  ?  » 

Elle  pleure. 

Maman  Lecœur  entre  sans  voir.  La  rue  était  ensoleillée. 
La  maison  est  sombre.  Elle  enlève  ses  gants  d'une  façon 
précieuse.  Elle  dit  : 

«  Je  viens  de  la  Sacristie  où  les  Mères  Chrétiennes  se 
réunissaient  extraordinairement  sous  la  Présidence  de 
Monseigneur  de  Chàlons.  Toutes  ces  dames  se  plaignent 
que  tu  n'aies  pas  assez  de  piété.  » 

Clorinde  pense  que  sa  mère  jusqu'alors  la  détournait 
de  l'Eglise,  pour  ménager  la  candidature  anticléricale  de 
Pincengrain. 


LES   PINXENGRAIN  547 

Maman  Lecœur  voit  les  larmes  de  sa  fille  : 

—  «  Ah  !  tu  le  sais  ?  dit-elle,  u  le  sais  ?  Le  malheur 
est  grand.  Tout  le  monde  en  parle.  Mais  je  t'avais^,  Dieu 
merci  !  prévenue  et  je  suis  innocente.  Une  femme,  vois- 
tu,  doit  recommencer  de  séduire  son  mari  tous  les  jours. 
Il  faut  supporter  d'être  la  maîtresse  ou  qu'il  y  ait  une 
maîtresse  à  côté  de  soi.  » 

Maman  Lecœur  ajoute  presque  bas  : 

—  «  Pincengrain  est  un  homme  supérieur.  Il  avait 
sans  doute  droit  à  un  autre  plaisia".  Mais  la  Gerboise  est 
vraiment  moins  que  rien.  Je  suis  humiliée  pour  lui, 
pour  toi  et  pour  moi.  » 

Clorinde  ne  comprend  rien  à  ce  que  dit  sa  mère. 
Elle  ne  l'écoute  pas  non  plus,  grâces  à  Dieu  !  Elle  écoute 
son  mari  qui  s'entretient  avec  une  religieuse  dans  l'épi- 
cerie. 

X 

Sœur  Ephrem  est  une  virago  habillée  de  noir  et  de 
blanc,  presque  un  homme,  qui  serait  un  vieillard, 
comme  Pincengrain  ressemble  à  une  vieille  femme, 
jaunie,  ridée,  à  la  voix  aigre. 

Ils  sont  pareils,  sauf  que  l'une  est  religieuse,  l'autre 
candidat  anticlérical  :  contraste  apparent  qui  efface  la 
ressemblance  de  deux  natures  également  antipathiques. 
Ils  se  disputent  sans  cesse  pour  leurs  idées,  mais  aiment 
réciproquement  leurs  caractères.  Si  Sœur  Ephrem  avait 
été  mariée  avec  Monsieur  Pincengrain,  elle  n'eût  pas 
conservé  sa  religion,  et  si  Monsieur  Pincengrain  avait 
épousé  Sœur  Ephrem,  il  n'eût  pas  été  candidat  anticlé- 
rical :  Monsieur  Pincengrain  eût  été  toute  la  religion  de 


548  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sa  femme  ;  Sœur  Ephrem  toute  la  politique  de  son  mari. 
Sœur  Ephrem  et  Monsieur  Pincengrain  sont  aussi  âpres 
aux  opinions,  aussi  égoïstes,  aussi  impropres  à  com- 
prendre qu'on  souffre  autour  d'eux,  dès  qu'ils  ont  du 
plaisir  ou  une  idée  fixe.  Si  Monsieur  Pincengrain  avait 
épousé  Sœur  Ephrem,  ils  passeraient  une  moitié  de  leur 
temps  à  faire  Tamour,  l'autre  à  se  haïr. 


XI 


Pincengrain  est  couché  tout  nu,  auprès  de  la  Gerboise. 
Ses  deux  pieds,  qui  se  promènent  dans  les  roses  roses  du 
rideau  damassé,  vont  se  reposer  sur  le  ciel  du  lit. 

Il  dit  : 

«  Parce  que  nous  faisons  de  la  politique,  on  croit  que 
nous  devons  avoir  l'air  compassé.  » 

La  Gerboise  lui  dit  : 

«  Clorinde  est  si  froide  !  » 

Pincengrain  sourit  de  la  familiarité  que  se  permet 
d'avoir  sa  maîtresse  à  l'égard  de  sa  femme.  Il  pense  à 
Sœur  Ephrem  qui  lui  regardait  les  mains  sur  un  bocal 
de  candi,  ce  soir.  Il  croit  qu'elle  les  voyait,  parce  qu'il 
est  perverti. 

La  Gerboise  conseille  très  fort  à  sa  fille,  qui  chante 
sur  le  lit  de  fortune  qu'on  lui  a  dressé  dans  l'entrée,  de 
dormir. 

La  lampe  fume  près  du  vin  et  d'un  bouquet  de  dahlias 
sombres  qui  puent. 

—  «  Marins  !  »  appelle  une  voix,  de  l'autre  côté  de  la 
porte  mince,  dans  le  chemin. 


lES    PINCENGRAIN  5^9 

Pincengrain  reconnaît  la  voix,  de  Clorinde. 
Il  éteint  la  lampe. 

XII 

Véronique  :  «Autrefois,  père,  tu  faisais  la  toilette  de 
■mes  petits  ongles  et  tu  me  baignais  le  soir.  » 

Robert  :  «  Pourquoi  es-tu  rentré  tard  hier  ?  Maman 
a  pleuré,  pleuré.  Quand  mes  sœurs  se  sont  endormies," 
elle  m'a  laissé  seul,  pour  que  je  les  garde,  moi,  le  tout 
.petit.  Elle  est  sortie.  Elle  est  revenue.  Le  temps  d'aller 
jusque  chez  la  Gerboise...  » 

Monsieur  Pincengrain  qui  avait  toujours  été  d'une 
-douceur  parûiite  avec  ses  enfants  et  surtout  avec  sa  fille 
Véronique  écarte  les  bras  violemment  et  la  repousse. 
L'enfant,  interdite,  se  réfugie  dans  la  cour  auprès  de  sa 
mère.  Elle  s'y  évanouit. 

Alors,  Madame  Pincengrain  vient  s'asseoir  en  face 
de  Monsieur  Pincengrain.  Elle  porte,  sur  ses  bras,  sa 
préférée  qui  est  à  demi  morte.  Elle  la  déshabille.  Pin- 
cengrain voit  le  petit  corps. 

Il  se  lève  pour  aller  promener  au  mail  des  acacias. 


XIII 


C'est  le  jour  des  élections  municipales.  Tout  en  se 
promenant,  Pincengrain  médite  «  la  Vie  »  du  premier 
César.  Il  vient  de  lire  la  traduction  de  Suétone  qu'ofîVe 
la  Bibliothèque  Nationale  pour  vingt-cinq  centimes  sur 
papier  de  paille,  —  et  conclut  : 

«   Cette  Gerboise  est    inimitable  :    une    courtisane 


550  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

de  roi...  Il  me  manquait,  pour  être  grand,  de  connaître 
les  voluptés  qu'elle  imagine.  La  Mairie  de  mon  village 
ne  me  suffit  déjà  plus,  —  que  je  n'ai  pas  encore.  » 


XIV 


Avant  que  revienne  Monsieur  Pincengrain,  la  Gerboise 
essoufflée  arrive.  Elle  appelle  : 

—  «  Monsieur,  Monsieur  Marins,  Marins...  » 
Madame  Pincengrain  continue  de  bercer  petite  Véro- 
nique comme  si  Pincengrain  était  toujours    là   devant 
elles  deux.  Elle  ne  se  détourne  pas. 

La  Gerboise  lui  demande  ce  qu'a  Véronique  pour 
être  si  blême,  et  sans  attendre  une  réponse  lui  parle  des 
élections. 

Pincengrain  rentre.  Il  dit,  après  un  silence  impres- 
sionnant : 

—  «  Je  suis  maire.  » 

A  ce  moment,  du  fond  de  la  cour  monte,  —  telle  une 
ser\'ante  chargée  de  tout  le  linge  sale  de  la  maison  — 
Madame  Pincengrain  vers  la  Gerboise  qui  ne  fait  pas  un 
pas  pour  la  servir. 

La  Gerboise  lui  dit  : 

—  «  Il  foudra  vous  chercher  une  laveuse.  Je  ne  lave- 
rai plus  pour  le  monde.  » 

Pincengrain  se  trouble  un  peu. 
Madame  Pincengrain  répond  : 

—  «  Comme  vous  voudrez.  Gerboise  »,  tandis  qu'elle 
va  bercer  encore  sa  petite  \'éronique  avec  le  même 
calme  imperturbable.  Et  elle  ne  regarde  personne. 


LES    PI\-CENGRA!\-  -  5  51 

XV 

Maman  Lecœur,  sur  l'air  d'une  grande  dame  qui  voit 
le  revers,  a  conduit  ses  petites  filles  dans  un  asile 
d'enfants  abandonnés.  Des  religieuses  dirigent  l'asile  qui 
porte  un  nom  poétique.  Maman  Lecœur  pense  que  ses 
petites  filles  au  moins  pourront  parler  plus  tard,  comme 
dans  les  romans,  —  de  leur  couvent. 

Elle  s'entretient  avec  la  supérieure...  de  spiritualité. 
On  la  fait  asseoir  dans  un  fauteuil  de  velours  cramoisi, 
à  cause  de  la  distinction  de  ses  manières,  de  sa  robe  et 
de  son  nez.  Cependant  ses  petites  filles  vont  prendre 
leur  place  à  l'orphelinat  et  sa  fille  a  rejoint  une  grande 
ville  du  Nord,  où  elle  .sera  caissière  depuis  le  matin  jus- 
qu'au soir,  dans  une  épicerie. 

Les  Pincengrain  sont  ruinés. 

Maman  Lecœur  vivra  désormais  toute  seule  dans  sa 
petite  maison,  où  elle  garde  Robert. 

XVI 

Robert  est  inconsolable  de  ne  plus  voir  sa  mère, 
«  sa  petite  cane  »,  «  sa  fiancée  ».  Il  lui  écrit  tous  les 
jours  : 

«  N'aie  crainte.  Je  serai  curé  de  la  grande  Paroisse.  Je 
me  marierai  avec  toi.  Nous  bâtirons  des  églises  comme 
il  n'y  en  a  pas  encore.  » 

Un  soir,  il  rentre  tout  suffoquant.  Sa  grand'mère  lui 
demande  ce  qu'il  y  a. 

—  «  Je  péchais  dans  l'oseraie,  où  personne  jamais  ne 


5)2  LA    XOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

vient,  pour  que  je  pense  mieux  à  mère.  Quelqu'un 
venait.  Je  ne  le  connaissais  pas,  et  puis  je  l'ai  reconnu. 
C'était  père.  Il  a  voulu  m'embrasser.  Je  lui  ai  dit  «  non  » 
et  je  me  suis  mis  à  courir  jusqu'ici.  Jamais  plus  je  n'irai 
à  l'oseraie.  » 

Alors  Maman  Lecœur  lui  fait  un  reproche  : 
«  Il  fallait  tout  de  même  l'embrasser.  Il  va  croire  que 
c'est  moi  qui  ne  veux  pas... 

—  Si  j'avais  su,  répond  Robert,  je  lui  aurais  dit  que 
c'était  moi  tout  seul  qui  ne  voulais  pas.  » 

XVII 

Un  dimanche  matin.  Maman  Lecœur  revient  de  l'église  : 
elle  trouve  petit  Robert  en  chemise  de  nuit  dans  la 
mansarde.  Il  a  étendu  sur  ses  genoux  un  grand  sabre 
rouillé  qu'il  frotte  avec  du  papier  de  verre  et  le  coin  de 
5a  descente  de  lit. 

Il  tousse  plus  que  jamais,  demande  une  enveloppe 
pour  écrire  à  «  tite  Véronique  ».  Maman  Lecœur  lui  aban- 
donne un  ruban  de  parchemin.  Elle  regarde  plus  tard, 
quand  la  fièvre  augmente,  ce  qu'il  a  écrit. 

—  «  Tite  Véronique,  tout  ce  matin  j'ai  fourbi  le  sabre 
■de  papa  Lecœur  pour  tuer  la  Gerboise,  quand  je  serai 
grand.  » 

Il  délire. 

Maman  Lecœur  envoie  chercher  Sœur  Ephrem, 
Dès  que  Sœur  Ephrem  est  entrée,  Robert  pleure  davan- 
tage.  On    ne  sait  pas  pourquoi.    C'est  que  lui  seul  a 
découvert   et  éprouve  douloureusement  en  elle  la  res- 
semblance du  père. 


LES    PINCENGRAIN  553 

La  même  nuit,  Robert  meurt. 

Le  lendemain,  tout  le  monde  respectueusement  se 
tiendra  le  long  de  la  route  de  Reims,  à  l'arrivée  de 
Madame  Pincengrain.  On  sait  qu'elle  l'aimait  tant. 

Chacun  veut  voir  son  chagrin  entre  les  bras  des 
Mères  Chrétiennes,  de  Maman  Lecœur.  Tout  le  monde 
vit  une  statue  qui  marchait  toute  seule  dans  le  chemin. 

XVIII 

Madame  Pincengrain  a  repris  sa  place  au  comptoir 
dans  la  toute  petite  maison  de  bois  habituelle,  grande 
comme  un  reliquaire  ou  la  niche  d'une  sainte. 

Son  masque  s'est  creusé,  émacié,  terni.  Elle  ne  pleure 
pas.  Il  ne  faudrait  pas  qu'elle  pleure.  Elle  n'en  a  pas  le 
désir  non  plus.  Elle  aime  cette  solitude  qu'on  lui  a  faite, 
trouve  de  la  douceur  à  sa  prison,  parce  qu'elle  y  voit 
une  apparence  de  sépulcre.  L'enfant  mort  y  est  toujours 
étendu  froid  sur  ses  genoux.  Elle  méprise  constamment 
l'or  qu'elle  touche,  puisqu'il  ne  pourrait  pas  l'empêcher 
de  se  souvenir  ni  d'être  seule.  Elle  tremble  seulement 
que  sa  douleur,  où  elle  est  enfermée,  ne  la  rende 
orgueilleuse  et  insensible.  Elle  évite  de  faire  le  moindre 
mouvement  qui  ne  serait  pas  indispensable,  —  pour  ne 
pas  déranger  le  Mort,  —  et  se  demande  si  elle  pense 
encore  à  ses  filles. 

Un  papillon  vient-il  s'égarer  dans  l'épicerie,  elle  sait 
qu'il  vient  de  la  forêt  de  son  père.  Elle  se  souvient 
d'avoir  été  vive  comme  lui. 


36 


554  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

XIX 

Véronique  et  Prisca  sont  revenues  du  couvent  pour 
assister  Maman  Lecœur.  C'est  au  tour  de  maman  Lecœur 
de  mourir. 
•  Maman  Lecœur  pense  toujours  à  Pincengrain. 

Véronique  et  Prisca  sont  assises  en  deuil  de  chaque 
côté  de  son  lit  et  de  cette  pensée. 

Il  est  dix  heures  du  soir. 

Une  voisine  se  tient  sur  le  pas  de  sa  porte.  Elle  ne 
peut  pas  dormir.  Elle  a  le  pressentiment  que  Maman 
Lecœur  mourra  cette  nuit. 

La  Gerboise  vient  rôder  autour  de  cette  heure  et  de 
cette  maison,  on  ne  sait  pourquoi.  Elle  regarde  par  la 
fenêtre  de  Maman  Lecœur.  Véronique  et  Prisca  recon- 
naissent le  pas  et  le  visage. 

Elle  dit  très  fort  à  la  voisine  : 

—  «  Morte  ?  )) 

Maman  Lecœur  reconnaît  la  voix  de  la  Gerboise. 
Maman  Lecœ'ur  se  soulève,  comme  si  c'était  la  voix  de  la 
mort  qu'elle  eût  entendue.  Elle  demande  à  ses  petites-filles 
d'aller  au-devant  d'elle  pour  la  chasser.  Elle  foit  de  grands 
gestes,  comme  pour  se  débarrasser  de  quelqu'un  qui 
l'étoufferait.  Elle  crie.  Véronique  et  Prisca  s'évanouissent. 
La  voisine  et  la  Gerboise  qui  la  suit,  entrent  pour  habil- 
ler une  morte.  La  Gerboise  cherche  dans  l'armoire  de 
Maman  Lecœnir.  Elle  y  trouve  le  voile  de  mariage  de 
Clorinde,  et  l'étend  sur  le  pauvre  visage,  après  la 
toilette. 

Le  lendemain,   quand    Madame  Pincengrain  deman- 


LES   PINCENGRAIN  5  55 

dera  qui  a  fait  la  dernière  toilette  de  sa  mère,  la  voi- 
sine tout  naturellement  lui  répondra  : 
—  «  C'est  la  Gerboise.  » 


DEUXIEME   PARTIE 

LE  MARIAGE  DE  GODICHON 

I 

Véronique  et  Eliane  reviennent  de  leur  Paroisse.  Les 
Vêpres  sont  dites.  Elles  trouvent  leur  mère  assise  sur 
une  chaise  de  paille  au  milieu  de  leur  unique  chambre, 
entre  les  deux  lits,  ses  mains  sur  ses  genoux.  Elles 
prennent  une  chaise  de  paille  et  s'asseoient  de  chaque 
côté  de  leur  mère,  assez  loin  d'elle.  Véronique  fait  un 
travail  de  broderie  très  blanche  pour  Eliane.  Eliane  tri- 
cote des  bas  noirs  pour  Véronique. 

Elles  disent  un  mot  toutes  les  demi-heures,  toujours 
le  même  : 

«  Prisca  va  rentrer.  » 

Madame  Pincen^rain  se  tait. 

Leur  caur  ne  peut  contenir  une  forte  émotion  de 
joie,  qui  vient  d€  cette  intimité  si  heureuse^  inespérée  et 
précaire.  Trois  larmes  brûlantes  disent  un  instant  le  mys- 
tère de  leur  union. 

Mesdames  Pincengrain  se  sont  réunies  à  Paris. 
Madame  Pincengrain  ne  travaille  plus.  Ses  filles  tra- 
vaillent.. Elles  partent  le  matin,  rentrent  le  soir,  vont  à 
la  Grand'Messe  et  aux  Vêpres   le  dimanche,  trouvent 


556  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

toujours,  quand  elles  rentrent,  leur  mère  assise  sur  la 
même  chaise  de  paille,  au  milieu  de  la  chambre,  entre 
les  deux  lits,  ses  deux  mains  sur  ses  genoux.  Il  y  a  plus 
de  cinq  années  que  Madame  Pincengrain  n'est  pas  sortie 
de  l'unique  chambre. 

Prisca  est  un  peu  différente  de  ses  deux  sœurs.  Elle 
ressemble  à  la  jeunesse  de  Madame  Pincengrain.  Elle  est 
blonde,  à  face  replète,  très  gaie,  insouciante,  naturelle, 
et  presque  éclatante  comme  une  fleur  des  forêts  ou  un 
oiseau.  Madame  Pincengrain  a  un  fiiible  pour  cette 
Prisca.  Elle  n'a  pas  besoin  d'être  si  tendre  envers  Eliane 
et  Véronique  qui  lui  sont  pareilles,  silencieuses  et 
tristes,  fortes  dans  l'inconsolation  comme  son  âge  mûr 
et  sa  vieillesse,  pour  les  aimer.  Elle  les  voit  toujours,  et 
en  elle-même.  Elle  regarde  quelquefois  Prisca  pour  se 
reposer.  Prisca  ne  va  pas  aux  Vêpres.  Une  vieille  demoi- 
selle champenoise  vient  la  chercher  le  dimanche  soir. 
Elles  se  promènent  dans  les  jardins  de  Paris. 


II 


Madame  Pincengrain  n'a  jamais  l'air  de  travailler. 
Quand  ses  filles  rentrent,  elle  se  repose.  Mais  le  linge  est 
repassé,  le  couvert  mis,  le  repas  préparé.  Quand  elle  se 
repose,  pourquoi  a-t-elle  choisi  la  place  la  moins  conve- 
nable, le  milieu  de  la  chambre  où  le  froid  vient  de  par- 
tout, et  une  chaise  de  paille  ?  N'y  a-t-il  pas  au  coin  de~ 
la  cheminée  la  bonne  bergère  capitonnée  de  maman 
Lecœur  ?  Le  repos  de  Madame  Pincengrain  a  toujours' 
l'air  provisoire  et  inquiet.  Elle  penche  la  tête  un  peu  en 
avant  comme  si  elle  allait  se  lever  et  prête  l'oreille,  pour' 


Î,ES    PINCENGRAIN  557 

entendre  venir  de  plus  loin  celui  ou  celle  qui  pourrait  la 
déranger  ou  la  délivrer. 

Les][^voisins  respectent  cette  vieille  femme  inconnue, 
si  maigre,  si  pâle,  au  visage  de  squelette,  qui  leur  appa- 
raît entre  deux  rideaux  de  lin  soulevés  comme  des  ailes 
d'ange.  La  blancheur  du  linge  qu'elle  entretient  autour 
de  son  visage  trouble  la  conscience  de  Paris. 

Prisca  traverse  en  étrangère  le  silence  de  sa  mère  et 
de  ses  sœurs.  Elle  se  laisse  vaincre  rarement  par  l'atmos- 
phère triste  et  tranquille  qu'elles  ont  créée.  Elle  couche 
dans  le  lit  de  sa  mère.  Véronique  et  Eliane  partagent 
l'autre  lit.  Véronique  a  choisi  comme  devise  «  Tout 
droit».  Eliane,  quand  on  lui  demande  la  sienne,  dit  : 
«  Suivre  Véronique  ».  Leurs  actions,  si  elles  sont  iden- 
tiques, n'ont  cependant  pas  la  même  valeur.  Véronique 
aime  l'ascétisme  pour  lui-même,  ne  connaît  que  des 
émotions  morales,  trouve  sa  joie  dans  la  rigueur  de  la 
justice  où  elle  se  tient.  Eliane  aime  l'ascétisme  pour  Dieu, 
ne  connaît  que  des  émotions  religieuses,  trouve  sa  joie 
dans  l'enthousiasme  du  grand  amour  chrétien.  Véronique 
porte  un  air  de  la  religion.  Elle  en  adopte  les  rites 
et  pratique  les  exercices  de  piété  pour  la  distinction  qu'ils 
confèrent,  et  parce  qu'ils  conviennent  aux  «  honnêtes 
gens  ».  Mais  elle  ne  demande  pas  son  secours  à  Dieu,  et 
ne  trouve  pas  en  lui  la  joie  du  cœur.  Elle  ne  prie  jamais. 
Elle  aime  d'abord  et  froidement  le  bien,  et  tout  de  suite 
après  le  bien,  la  couleur  jaune  et  la  maigreur. 

Prisca  n'est  jamais  entrée  si  avant  dans  la  morale  et 
la  religion.  Elle  prend  à  l'une  et  à  l'autre  ce  qui  peut 
convenir  à  son  rêve  léger,  à  sa  vie  sans  importance,  à 
son  mariage  ridicule  de  demain.  Le  plus  grand  charme 


558  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

de  Prisca  est  dans  la  façon  dont  elle  parle  de  ses  sœurs 
et  de  sa  mère  ;  de  sa  mère  qui  porte  une  douleur 
inconsolable  ;  de  Véronique  plus  intelligente  qu'elles 
trois,  plus  instruite  que  femme  ordinaire,  et  droite 
comme  l'image  de  la  Justice  ;  d'EIiane  la  plus  pure,  qui 
est  sans  péché,  une  bonne  victime  expiatoire. 

Madame  Pincengrain  pense  toujours  à  Monsieur  Pin- 
cengrain.  Elle  n'en  parle  jamais,  —  défend  à  ses  filles 
d'en  parler,  —  ou  bien  elle  en  parle  comme  d'un  mort. 
Elle  se  réjouit  d'avoir  l'apparence  d'une  morte,  pour 
satisfaire  à  des  perversions  insoupçonnées.  Elle  recherche 
la  propreté  la  plus  excessive,  observe  un  soin  de  son 
corps  que  ses  filles  ne  lui  connaissaient  pas  et  qu'elles 
servent,  comme  on  est  impressionné  devant  la  pierre 
d'un  autel.  S'il  arrive  à  Madame  Pincengrain  de  parler 
de  Maman  Lecœur,  sa  propre  mère,  clic  dit  que  c'était 
«  une  belle  petite  femme  ». 


III 


Prisca  rentre  en  retard  un  soir.  Ses  sœurs  s'inquiètent. 
Sa  mère  lui  fait  un  reproche.  Prisca  se  retourne  vers  leur 
tristesse  avec  un  regard  nouveau  qui  leur  reste  étranger, 
qu'elles  prennent  pour  de  la  colère  contre  elles,  parce 
qu'il  est  joyeux.  Eliane  n'a  jamais  rien  désiré  qui  ne  fût 
conforme  au  cœur  de  Véronique.  Véronique  n'a  jamais 
dit  non  aux  états  d'âme  parfois  si  sombres  de  sa  mère. 
L'union  de  ces  trois  créatures  moroses  paraissait  univer- 
selle et  indissoluble.  La  joie  de  Prisca  les  fait  souffrir, 
leur  fait  éprouver  leur  «  différence  »  dans  le  monde,  et 
presque  les  insulte. 


LES    PlîsCENGRAIX  '  559 

—  «  Il  s'appelle  Godichon,  commence-t-ellc.  Il  est  un 
peu  plus  jeune  que  moi.  J'ai  vieilli  si  vite  entre  vous 
trois.  Il  est  plus  petit  que  moi  aussi.  Il  est  comique,  tout 
rose  et  blanc.  La  rondeur  absolue  de  sa  face  est  corrigée 
par  une  barbiche  de  bouc  d'un  blond  fode.  \'éronique 
ne  l'aimera  pas,  parce  qu'il  est  gros  et  n'aime  pas  le 
jaune. 

—  De  qui  nous  parles-tu  ?  »  demande  Madame  Pin- 
cengrain  qui  ne  l'avait  pas  écoutée. 

—  «  De  mon  fiancé.  » 

Prisca,  qui  aurait  pu  être  une  belle  fille  blonde,  était 
devenue  un  peu  maigre  et  pâle,  à  cause  de  la  tristesse  de 
ses  sœurs  et  de  sa  mère.  Elle  eût  pu  être  commune  aussi 
dans  son  port,  et,  dans  son  âme,  frivole  ;  mais  une  dis- 
crétion, un  charme  délicat  la  pénétrait  toute,  qui  ne 
lui  venait  pas  d'elle-même  et  se  répandait  sur  ses  actions  ; 
il  lui  venait  de  l'atmosphère  de  ses  réveils  et  de  ses 
nuits,  de  la  fermeté  morale  de  Véronique,  de  la  reli- 
gion d'Eliane,  auxquelles  elle  participait.  La  grande 
douleur  de  sa  mère  aussi,  dont  elle  se  souvenait  tou- 
jours, consacrait  sa  santé  et  sa  joie,  se  reflétait  sur  les 
beautés  vulgaires  de  son  apparence,  sur  ses  cheveux 
dorés,  pour  qu'elle  devînt  une  épouse  par  trop  inespérée 
et  comme  «  le  paradis  »  de  Godichon. 


IV 


Le  dimanche  suivant.  Mesdames  Pincengrain  sont 
installées  à  leurs  places  respectives.  Prisca  va  et  vient 
autour  des  statues.  Elle  s'assied  en  face  de  sa  mère  qui  a 
couvert  d'une  dentelle  noire  sa  tête,  et  boutonné  autour 


5^0  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

de  son  cou  un  foulard  amidonné,  simple  et  éclatant  de 
blancheur.  Véronique  et  Eliane  sont  dans  leur  deuil 
coutumier.  Elles  n'ont  pas  regardé  leur  mère  pour  dis- 
poser tout  de  même  leurs  mains  comme  elle,  sur  leurs 
genoux.  Prisca  porte  un  corsage  de  satinette  rose.  Dans 
ses  cheveux  étincelle  Tunique  bijou  qui  reste  aux  Pin- 
cengrain. 

Mesdames  Pincengrain  se  taisent.  Prisca  essaie  de  les 
préparer  à  la  visite  de  Godichon  et  de  sa  mère.  Elle 
dépeint  celle-ci  fantastique  d'inconvenance  et  de  vul- 
garité, faite  comme  pour  signifier  ce  qui  peut  leur  déplaire 
le  plus  au  monde. 

Prisca  reste  bien  au-dessous  de  la  réalité  dans  les 
poétiques  exagérations  qu'elle  imagine  sur  un  être 
inconnu.  Entre  Madame  God'chon.  Elle  habite  la  pro- 
vince. Son  voile  de  veuve,  lom  d'elle  flotte,  quand  elle 
marche,  et  les  volants  antiques  de  sa  jupe  de  moire  font 
un  bruit  de  fougères  sèches  dans  le  vent  d'automne.  Il 
faut  qu'elle  donne  de  grands  éclats  de  sa  voix,  qu'elle 
s'accompagne  d'un  geste  encore  plus  surprenant,  sans 
qu'elle  ait  rien  à  dire.  Voilà  qu'elle  se  lève  pour  donner 
la  comédie  de  ce  qu'elle  raconte  ?  C'est  le  mouvement 
perpétuel,  une  machine  parlante.  Elle  éclabousse  de 
salive  les  visages,  bouleverse  de  la  main  les  meubles,  les 
objets,  les  membres  qu'on  expose  encore  assez  loin  d'elle. 
N'ouvre-t-elle  pas  l'armoire  de  Madame  Pincengrain, 
pour  lui  dire  que  celle  de  son  fils  est  en  désordre  ?  Elle 
soulève  le  jupon  de  Véronique  pour  affirmer  que  celui 
d'une  Godichon  est  de  soie,  de  la  balayeuse  au  corselet. 

Quand  la  Godichon  est  entrée,  Prisca  s'est  avancée 
vers  elle.  Les  trois  Pincengrain  se  sont  élevées  pour  se 


LES   PINCENGRAIN  5^1 

rasseoir  sans  broncher.  Elles  n'ont  pas  encore  dit  une 
parole  que  la  Godichon  les  a  renseignées  sur  toute  sa 
vie. 

Godichon  est  gêné  par  tout  le  train  de  sa  mère,  d'au- 
tant plus  qu'il  ne  s'est  jamais  trouvé  en  face  d'êtres  plus 
différents  d'elle.  Il  pense  à  la  douceur,  à  la  modestie  de 
Prisca,  au  silence  qui  l'environne  et  l'accompagne  tou- 
jours, pour  s'humilier,  humilier  sa  mère  et  toutes  les 
femmes  devant  sa  fiancée.  Il  cherchait  le  secret  de  l'exis- 
tence de  Prisca  et  des  fascinations  qu'elle  exerçait  jus- 
que dans  les  profondeurs  de  son  être  et  sur  l'inconnu  en 
lui.  Voilà  qu'elle  se  détache  en  le  bas-relief  le  plus  simple 
et  sombre,  orné  de  trois  saintes  nimbées,  comme  une 
Vierge  au  lis.  Il  est  moins  étonné  par  elle,  à  cause  de 
celles  qui  l'accompagnent.  Il  s'émer\-eille  surtout  de  la 
parenté  qu'il  pourrait  avoir  avec  des  femmes  si  pâles  et 
tellement  silencieuses  dont  l'une  demain  serait  sa  mère, 
et  les  deux  autres  ses  sœurs.  Prisca  le  reaiarde  avec  ten- 
dresse  pour  l'encourager  à  espérer,  malgré  le  découra- 
gement que  leur  donne  le  geste  excessif  de  sa  mère.  Il 
imagine  à  peine  que  ces  femmes  puissent  l'aimer  jamais, 
être  familières  un  jour  avec  le  petit  corps  si  gauche  et 
grotesque  du  fils  de  la  Godichon.  Il  les  voit  lointaines  et 
impénétrables,  inaccessibles,  attirantes  comme  la  Paix 
ou  la  Mort. 

—  «  Je  n'ai  jamais  approché,  pense-t-il,  que  des  êtres 
taciles  et  sans  mj-stère,  dont  on  sait  le  prix  et  qu'on  peut 
connaître.  J'ai  tellement  vécu  déjà.  Comme  on  doit  se 
reposer  parfaitement  entre  leurs  bras  immobiles,  tandis 
que  Prisca  irait  et  viendrait  autour  de  nous,  pour  me 
servir.  » 


5^2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

V 

Le  soir.  Madame  Pincengrain  —  quand  on  s'est  tu 
longtemps,  à  cause  de  la  fatigue  que  dispensent  le  bruit  et 
la  laideur,  —  demande  à  sa  fille  ce  qui  peut  lui  plaire  en 
Godichon. 

—  «  Il  est  plus  petit  que  son  frère,  dit  Prisca,  plus 
laid,  plus  sot,  moins  aimé.  Sa  mère  vient  pour  le  marier; 
elle  ne  parle  que  de  l'autre.  Tout  le  temps  qu'il  ma 
conté  parallèlement  les  avantages  de  son  cadet  et  ses 
propres  disgrâces,  j'ai  haï  son  frère,  et  quand  il  a  pleuré 
pour  le  mépris  qu'il  allait  soulever  en  moi,  je  l'ai  aimé. 
Je  l'aime  pour  tout  ce  dont  Dieu  l'a  privé  et  aussi  parce 
qu'il  vous  a  déplu  et  qu'il  en  a  souffert,  —  pour  toute  la 
misère  immense  que  peut  porter  au  monde  un  petit  être 
rose  et  blanc,  comme  Godichon,  —  et  surtout  parce 
qu'il  est  digne  déjà  que  vous  l'aimiez  un  jour,  plus  tard, 
iquand  il  sera  trop  tard.  » 

Madame  Pincengrain  se  tait. 

Elle  pense  à  une  autre  misère  plus  matérielle.  Madame 
Godichon  est  peut-être  fée  plus  riche  que  ridicule. 
Admirable  est  le  traitement  de  son  fils.  Quand 
Madame  Pincengrain  s'en  réjouit,  elle  ne  songe  pas  à 
elle-même.  Elle  songe  à  Prisca  et  à  ses  deux  filles  —  les 
tristes  —  qui  seront  peut-être  gardées,  par  Godichon,  de 
la  faim. 

VI 

Le  jour  du  mariage  de  Prisca  est  proche.  Mesdames 
Pincengrain  qui  ne  veulent  pas  donner  en  spectacle  leur 


LES   PINCENGRAIN  5^3 

pauvreté  à  Madame  Godichon,  Tentretiennent  tout  !e 
jour,  les  mains  croisées  sur  leur  poitrine,  comme  des 
femmes  qui  peuvent  ne  pas  faire  elles-mêmes  leur  vête- 
ment. Dès  que  Madame  Godichon  est  partie  le  soir  très 
tard,  elles  cherchent  au  fond  d'une  mansarde  la  robe  de 
la  mariée,  pliée  en  quatre  dans  un  drap  très  blanc.  Elles 
retendent  sur  leurs  genoux  décharnés  et  y  travaillent 
toutes  les  quatre.  Elles  cousent  ainsi  jusqu'au  jour  sans 
défaillance.  Quand  la  huitième  nuit  s'achève  et  qu'il  va 
fiilloirse  parer  pour  l'accompagnement  des  noces,  elles 
ressemblent  à  des  fantômes  qui  préparent  un  linceul. 
Leurs  mains  maigres,  humides  et  froides,  transparentes 
comme  des  nuages,  leur  paraissent  lourdes  et  impossibles 
à  soulever. 

Chacune  se  trouvera  mal  à  son  tour  sur  le  chemin  de 
l'église  :  Madame  Pincengrain,  Véronique,  Eliane.  Le 
cortège  trois  fois  s'arrêtera  pour  les  attendre  revenir  de 
la  mort.  Prisca  elle-même  pâlira  au  bras  de  Godichon,  à 
l'heure  de  l'office,  —  la  plus  solennelle. 


VU 


Godichon,  qui  faisait  dans  le  monde  la  figure  d'un 
jeune  homme  brutal  et  sacrifié,  devient  un  mari  heu- 
reux et  entreprenant.  Chez  les  Pincengrain,  sans  être 
incommodé  par  la  tristesse  des  trois  femmes,  il  prend 
l'attitude  qui  convient  à  son  caractère  et  à  ses  expé- 
riences. Devant  Véronique  loyalement  ilaffimie  qu'il  n'y 
a  pas  de  bien  dans  le  monde  en  dehors  d'elle,  —  devant 
Eliane,  que  le  catholicisme  est  une  erreur,  si  elle  est 
une  sainte.   Toutes  les  deux  rendent    hommage  à   la 


564  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

sincérité  de  Godichon.  Toutes  les  quatre  l'ont  converti 
bientôt  à  la  seule  religion  qui  les  intéresse,  celle  du 
désintéressement.  Une  communion  d'idées,  en  même 
•temps  que  le  communisme  le  plus  absolu  sont  réalisés 
•dans  cette  maison.  Godichon  dépose  tout  ce  qu'il 
.gagne  entre  les  mains  scrupuleusement  soignées  de 
Madame  Pincengrain.  Comme  il  ne  peut  plus  vivre 
sans  elle,  ni  loin  de  \'éronique  et  d'Eliane,  quand  les 
indiscrétions  de  Prisca,  insatiable  amoureuse,  ont  lassé 
Je  désir  d'un  homme  que  la  vie  déjà  a  lassé,  —  il  installe 
sa  belle-famille  dans  un  grand  appartement  qu'il  parta- 
:gera.  Leur  salle  à  manger  sera  riche,  austère  et  artis- 
tique, presque  religieuse,  gothique. 

Godichon  a  repeuplé  d'oiseaux  très  gais  les  cages  de  sa 
belle-mère,  et  fleuri  les  douze  fenêtres  de  l'appartement. 
Madame  Pincengrain  se  croit  revenue  dans  la  forêt  de 
■sa  jeunesse.  Elle  se  lève  de  bonne  heure  l'été,  avant  que 
Prisca  ne  s'éveille,  pour  parler  avec  son  gendre  intime- 
ment. Sont-ils  seuls  et  le  jour  point-il  derrière  les 
fleurs  ?  Godichon  lui  fait  confidence  de  ses  plaisirs.  Au 
détour  d'une  phrase  comme  d'un  sentier  ensoleillé,  elle 
rencontre  Pincengrain  et  salue  avec  regret  ce  fiancé 
ancien  et  nouveau  qu'elle  n'avait  pas  connu.  Si  Godi- 
chon s'égare  dans  une  église  et  parle  sur  la  religion, 
elle  lui  accorde  tout  ce  qu'il  veut,  —  pourvu  qu'il  ne 
contrarie  pas  trop  Eliane  sur  ce  chapitre  au  déjeuner, 
et  qu'il  revienne  bientôt  à  l'histoire  de  ses  plaisirs,  dont 
il  s'abstiendra  de  faire  mémoire  au  dîner  devant  Véro- 
nique. 


LES    PIXCEXGRAIN'  565 

VIII 

Un  soir  de  dimanche,  Eliane  est  assise  seule  auprès 
de  sa  mère.  Madame  Pincengrain  trône  dans  un  fauteuil 
de  bois  sculpté,  monumental,  comme  au  fond  d'une 
chaire  à  baldaquin.  Trois  degrés  la  surélèvent.  Eliane, 
pour  une  fois,  n'ira  pas  aux  \'épres.  Elles  disent  à  des 
intervalles  réguliers  toujours  la  même  parole  : 

«  Véronique  va  rentrer.  » 

Véronique  revient  d'un  long  voyage.  Elle  est  fatiguée 
à  mourir.  Elle  va  tomber.  Elle  embrasse  sa  mère,  sa 
sœur,  et  prend  sa  place  en  face  d'Eliane,  de  l'autre  côté 
de  leur  mère  : 

«  J'arrive  chez  le  curé  du  Monteil,  après  la  messe. 
Il  n'a  pas  voulu  que  père  eût  un  enterrement  chrétien. 
Je  l'ai  supplié.  Il  m'a  rappelé  toutes  les  fautes  du  mort 
qu'il  appelait  des  crimes.  Je  lui  ai  dit  que  je  les  savais^ 
que  j'étais  sa  fille,  que  nous  en  avions  souffert,  que  nous 
lui  avions  pardonné,  que  l'Eglise  fasse  de  même.  Comme- 
je  m'asseyais  à  ce  moment  un  peu  lasse,  il  se  leva: 
«  Et  puis  votre  père  a  fait  vendre  mon  presbytère  aux 
enchères  publiques.  »  —  Je  me  suis  présentée  à  la 
mairie,  pour  réclamer  le  droit  d'inhumer  sur  la  com- 
mune. Le  Conseil  municipal  était  réuni  dans  la  salle 
des  Fêtes.  Monsieur  Bidon,  ceint  de  son  écharpe  trico- 
lore à  la  place  de  père,  m'a  obligée  à  dire  trois  fois  le- 
nom  de  Pincengrain,  quand  il  m'avait  reconnue. 

Vers  midi  enfin,  je  prenais  la  route  des  Sorbiers,, 
pour  rejoindre  la  maison  où  était  le  corps.  Ce  voyage  de 
toute  une  nuit,  après  quinze  ans  d'absence,  m'avait  paru 


566  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

interminable  :  j'allais  me  retrouver  en  face  de  celui  qui 


m'aimait  tant. 


—  Comme  il  t'aimait  !  »  interrompt  Madame  Pincen- 
grain,  qui  descend  de  son  fauteuil  et  prend  une  chaise 
pareille  à  celles  de  ses  filles,  pour  se  rapprocher  de  Véro- 
nique. 

—  «  Je  marche  longtemps.  J'arrive  au  petit  pont  de 
pierre.  Un  bruit  de  pas  presque  nombreux  vient  au- 
devant  de  moi.  Je  lève  les  yeux.  La  bière  sur  la  route 
s'avance,  couverte  d'un  drap  rouge,  «  la  Libre-Pensée  » 
entre  les  paysans.  Elle  est  à  deux  pas  de  moi.  Je  pourrais 
la  toucher  de  la  main.  On  dirait  qu'elle  tremble  sur  les 
épaules  des  hommes.  Elle  va  s'arrêter  ?  Elle  passe, 
comme  si  je  lui  étais  étrangère.  Les  paysans  se  découvrent 
devant  moi.  Je  vais  pour  les  suivre;  miais  la  Gerboise 
est  là  qui  marche  toute  seule.  Je  m'appuie  au  parapet 
du  pont.  Des  femmes  que  je  ne  connais  pas,  revêtues 
de  longues  mantes,  soulèvent  leur  voile  pour  me 
voir.  Quand  elles  sont  au  bout  de  la  route,  je  me  décide 
à  avancer.  Je  ne  pensais  à  personne  qu'aux  arbres  qui 
dansaient  loin  de  moi  de  chaque  côté  de  moi  et  à  la 
route  interminable  qui  remuait  sous  mes  deux  pieds. 
Au  cimetière,  je  n'ai  jamais  été  si  lasse  de  ma  vie.  La 
Gerboise  m'a  embrassée.  Il  y  avait  avec  elle  deux:  enfants 
que  je  n'ai  pas  regardés,  qui  devaient  être  mes  frères. 
Plus  loin,  j'ai  rencontré  sa  fille  Lucie.  Je  n'ai  pas  pu 
m'empêcher  de  lui  demander  quelle  était  la  physio- 
nomie de  père,  quand  il  est  mort.  —  «  11  était  devenu 
très  gros,  m'a-t-elle  dit,  et  il  ne  se  lavait  plus.  »  Alors 
Madame  Pincengroin  tressaillit  dans  sa  chair  et  son 
cœur  qui  allait  se  briser  ne  se  brisa  pas. 


LES    PIXCENGRAIN  567 

Les  genoux  des  trois  femmes  se  touchaient.  Elles 
avaient  reconnu  le  curé  du  Monteil,  Monsieur  Bidon  le 
maire,  la  Gerboise,  sa  fille  Lucie.  Il  n'y  avait  que  cet 
homme,  gros  et  malpropre,  assis  sur  le  banc  de  la  Ger- 
boise, devant  sa  porte,  au  pied  d'une  vigne  pourrie,  le 
soir,  —  qu'elles  ne  pouvaient  pas  reconnaître. 

Comme  leurs  trois  fronts  se  rapprochaient,  Godichon 
entra.  Il  fit  une  pirouette  et  se  saisit  des  mains  de  Véro- 
nique. Prisca  et  lui  ignoraient  la  mort  de  «  père  ». 
Ses  familiarités  avec  les  membres  précieux,  soignés  et 
tristes  de  Véronique,  d'Eliane  et  de  Madame  Pincengrain 
parurent  davantage  ce  soir  une  profanation.  Godichon 
s'apeirçutde  leur  recul  et  rabattit  ses  expansions  sur  Prisca 
qui  en  fut  heureuse. 

Mesdames  Pincengrain  pèsent  tous  les  mots  qu'elles 
emploient.  Elles  disaient  de  leurs  morts  qu'ils  étaient 
«  partis  »  et  de  Monsieur  Pincengrain  qu'il  était 
«  mort  ».  Godichon  remarqua  ce  soir-là  qu'elles  dirent 
du  père  pour  la  première  fois  :  «  Il  est  parti.  » 


IX 


Le  jour  anniversaire  des  noces  de  Prisca,  Madame  Go- 
dichon vient  annoncer  aux  Pincengrain  le  mariage  de 
son  fils  cadet.  Il  épousera  Marie.  Mesdames  Pincengrain 
se  taisent  devant  ce  nom.  Le  silence  de  Véronique  et 
d'Eliane  n'étonne  pas  Madame  Godichon^  mais  son  fils 
aîné  aurait-il  appris  l'indulgence  envers  son  frère,  le 
respect  envers  elle,  une  réserve  sans  exemple  dans  son 
passé,  la  politesse  ? 


568  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Elle  rend  toutes  sortes  de  grâces  à  ses  éducatrices, 
quand  Prisca  commence  : 

«  Cette  Marie  n'aura-t-elle  pas  été  la  fiancée  de  vos 
deux  fils  ? 

—  Une  paysanne,  dit  Godichon,  que  le  luron  n'a 
pas  voulue,  que  le  distingué  épouse. 

—  Pourquoi  l'épouse-t-il  ?  dit  Prisca. 

—  Parce  qu'elle  est  blonde,  parce  qu'elle  est  sotte, 
ou  parce  qu'elle  est  dotée  ?  »  interroge  Godichon. 

Sa  mère  se  tait.  Elle  pense  que  son  fils  aîné  a  pris 
chez  les  Pincengrain  un  peu  d'esprit  et  encore  plus  de 
méchanceté.  Godichon  continue  : 

«  Il  suffisait  que  les  vingt  mille  francs  de  Marie 
ne  sortissent  pas  de  la  famille.  Je  n'irai  pas  aux  noces. 
Nous  approuverions  par  notre  présence  un  mariage 
intéressé,  et  je  craindrais  de  retrouver  dans  la  femme 
de  mon  frère  ma  fiancée  d'autrefois.  Question  de  déli- 
catesse !  » 

Madame  Godichon  supplie.  Godichon  résiste.  Sa 
mère  trouve  qu'on  prend  de  la  ténacité  à  vivre  parmi 
des  femmes  silencieuses. 


Madame  Godichon  est  partie.  Les  Pincengrain  et 
Godichon  se  sentent  rapprochés  parce  qu'ils  ont  un  sujet 
de  conversation  nouveau.  Ils  peuvent  dire  ensemble  du 
mal  de  quelqu'un,  du  fiancé  de  Marie,  et  se  moquer  de 
Marie.  Véronique  fait  mine  de  les  retenir  et  pique 
des  deux.  Une  ardeur  joyeuse  illumine  le  front  des 
saintes,  où  perce  la   haine.  Ils  n'épargneront  même  pas 


LES    PIN'CEXGRAIN  569 

Madame  Godichon.  Madame  Pincengrain  attaque  :  elle 
dit,  pour  flatter  Godichon,  que  «  cette  femme,  sa 
mère  »,  ne  parle  pas  leur  langue,  qu'elle  ne  sait  pas  le 
sens  du  mot  «  désintéressement  »,  qu'il  faut  l'excuser, 
que  lui-même  l'a  si  bien  appris.  Mais  Godichon  a  décidé 
de  livrer  le  premier  sa  mère  au  sarcasme.  Mes- 
dames Pincengrain  lui  savent  gré  de  cette  générosité 
envers  elles,  du  sacrifice  qu'il  leur  fait  de  sa  propre  mère. 
Dans  le  mouvement  de  sa  passion  elles  se  sont  levées 
pour  l'entendre.  Emu  par  la  douceur  amère  de  cette 
intimité  de  femmes,  voilà  qu'il  leur  conte  deux  ou  trois 
anecdotes  qu'il  regrettera  d'avoir  dites,  qui  déshonorent 
son' frère,  atteignent  sa  mère  dans  l'honneur,  feront  la 
consolation  de  ces  dames  Pincengrain,  dès  que  Godichon 
lie  sera  pas  là,  ou  ne  leur  sera  plus  préférable.  Elles 
pourront  parler  alors  d'autre  chose  de  plus  profond  que 
de  la  malpropreté  du  corps  de  Madame  Godichon,  qui 
est  un  sujet  qu'elles  ont  épuisé.  Elles  ne  voient  pas 
encore  que  Godichon  est  malpropre  comme  sa  mère. 
Elles  s'apercevront  bientôt  que  ces  deux  ou  trois  contes 
sont  préjudiciables  à  son  âme. 

XI 

Godichon  ni  Prisca  n'iront  pas  aux  noces  de  leur 
frère.  Eliane  seule,  qui  est  innocente  de  tout,  y  repré- 
sentera les  Pincengrain. 

Madame  Godichon  avait  parlé  d'un  cavalier  qu'elle  lui 
donnerait,  Godeau,  le  modèle  des  parfaits  et  de  belle 
condition.  Elle  disait  chez  les  Pincengrain  que  Godeau 
était  fait  pour  Eliane,  chez  les  Godeau  qu'Eliane  était 

37 


570  LA  NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

faite  pour  Godeau.  Elle  appelait  Eliane  «  mon  tout  » 
chez  les  Godeau,  et  Godeau  «  mon  tout  »  chez  les  Pin- 
cengrain.  A  l'heure  où  Eliane  s'en  vient  de  la  gare, 
escortée  des  Godichon  pour  assister  aux  noces  de  Marie, 
tous  les  Godeau  sont  sur  le  pas  de  leur  porte,  excepté 
Godeau.  Il  se  tient  derrière  ses  persiennes  fermées,  entre 
deux  livres  ouverts,  l'un  de  philosophie,  l'autre  de  reli- 
gion, pour  voir  à  travers  les  défauts  du  bois  de  la 
jalousie,  passer  une  Parisienne  qui  pourrait  bien  devenir 
sa  femme.  Il  lui  reconnaît  la  chevelure  d'or  d'Aphrodite, 
mais  les  pieds  un  peu  lourds  d'une  chrétienne. 


XII 


Quand  Eliane  sera  revenue  chez  elle  un  soir,  dans  le 
lit  de  Véronique  elle  lui  contera  ses  impressions.  Elle 
ne  lui  dit  pas  que  Monsieur  Godeau  lui  plaît,  mais  : 
«  Si  tu  savais  comme  Monsieur  Godeau  te  plairait. 
Il  est  grand,  très  mince,  presque  maigre.  On  voit  les 
os  de  son  visage.  Il  aime  le  jaune.  Il  a  aimé  la  religion. 
Il  fait  le  bien.  Je  me  sens  toute  changée  à  cause  de  lui. 
Je  ne  vois  plus  les  choses  comme  je  les  voyais,  quand  je 
ne  le  connaissais  pas  encore.  Il  parle  de  Dieu  auquel  il 
ne  croit  plus  avec  une  ferveur  qui  a  redoublé  ma  foi. 
Mais  je  suis  surtout  heureuse  pour  l'enthousiasme  que 
te  donnera  Monsieur  Godeau.  Il  expose  dans  sa 
chambre  un  crucifix,  dont  il  compte  les  plaies  devant 
vous.  Il  en  dépeint  la  face,  le  corps,  comme  s'il  les 
vovait  vraiment  palpiter.  On  pleure  en  l'écoutant.  On 
croit  que  c'est  Monsieur  Godeau  qu'on  regarde  souffrir 
sur  la  croix,  tant  il  est  ému.  Tu  deviendras  pieuse  à  le 


LES   PIKCENGRAIN  57^ 

connaître.  Un  soir  au  crépuscule,  avec  ses  sœurs,  il 
m'a  conduite  sur  une  montagne  déserte,  couverte 
d'ajoncs  secs  et  de  bruyères,  où  il  nous  a  fait  danser.  Je 
n'avais  jamais  dansé  ;  et  puis  il  nous  a  fait  agenouiller 
vers  le  soleil  disparu,  pour  dire  notre  «  Pater  ». 
Toujours  il  m'entraînait  en  .avant,  et  les  autres 
semblaient  nous  faire  escorte.  Personne  ne  l'inté- 
ressait plus  que  moi,  et  il  semblait  n'être  occupé 
que  de  lui-même.  Il  parlait  du  soleil  comme  de 
son  cousin.  Jamais  je  n'avais  regardé  le  soleil,  avant 
d'avoir  vu  Monsieur  Godeau.  Je  m'attendris  chaque  soir 
maintenant  quand  le  soleil  s'en  va.  Mais  Monsieur  Go- 
deau donne  surtout  le  goût  de  voir  une  lumière  plus 
divine,  qui  pourrait  être  en  lui,  que  je  veux  chercher 
en  Dieu.  » 

XIII 

Le  lendemain,  Godeau  fit  son  entrée  chez  les  Pincen- 
grain.  On  le  présenta  d'abord  à  Véronique,  comme  à 
la  plus  instruite  et  au  plus  parfait  modèle  de  l'idéal  triste 
de  la  maison.  Il  accourait  au-devant  d'elle,  l'âme  tra- 
vaillée de  pressentiments  infinis.  Elle  le  voyait  venir  de 
l'éternité  comme  le  soleil  se  lève  au  pied  d'une  colline 
qui  porte  une  pauvre  vigne  et  veut  voir  mûrir  son 
fruit. 

Tout  le  monde  se  fit  leur  complice,  et  la  mère  de 
Véronique  et  la  mère  de  Godeau.  Ils  étaient  faits  pour 
se  comprendre,  répétait  Madame  Godichon.  On  les 
rapprocha,  en  attendant  le  dîner;  on  isola  leurs  deux 
couverts  à  table.  Ils  eurent  une  conversation  immédiate, 
intime  et  continuelle,  oublièrent  leur  entourage,  et  avant 


572  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

le  dessert   parlaient   d'enthousiasme,  se  montraient  les 
images  de  leurs  saints. 

Godeau,  entrant  chez  les  Pincengrain,  avait  regardé 
Godichon,  —  comme  un  qu'il  avait  connu  pitoyable 
dans  leur  petite  ville  natale  et  méprisé,  —  de  ce  regard 
que  l'instruit,  le  distingué,  le  riche  peut  jeter  sur  l'igno- 
rance, la  grossièreté  et  le  plus  pauvre  du  monde.  Il 
l'avait  aussitôt,  par  son  attitude,  dominé  dans  son  propre 
esprit  et  dans  l'esprit  des  quatre  dames  Pincengrain. 

Tout  le  temps  que  Véronique  lui  parlait,  une  nos- 
talgie de  l'âme  d'Eliane  travaillait  Godeau.  Il  se  sentait 
redevenir  chrétien  pour  se  rapprocher  de  la  jeunesse. 
Véronique  était  une  vierge  par  trop  rassise  déjà.  La 
pointe  maladroite  que  Godichon  dirigea  contre  le  chris- 
tianisme, acheva  la  conversion  de  Godeau. 

Godichon  n'avait  pas  d'autre  vocabulaire  que 
celui  qu'il  empruntait  à  son  journal  anticlérical.  Il 
était  heureux  ue  pouvoir  parler  abondamment  de  quel- 
que chose  pour  tuer  le  temps,  et  avec  une  compétence 
apparente  devant  Godeau.  Le  christianisme  l'intéressait 
moins  que  la  discussion  et  Godeau  l'exaspérait  plus  que 
le  christianisme. 

XJV 

Godeau,  ramené  au  christianisme,  par  le  concours 
d'Eliane  charmante,  de  Véronique  ennuyeuse  et  de  Godi- 
chon exaspéré,  veut  retrouver  le  .secret  de  «  l'Admi- 
rable »  pour  les  prosterner  tous  les  trois  devant  lui- 
même.  Il  imagine  des  ascétismes  nouveaux  et  leur  donne 
en  lui  le  spectacle  de  la  perfection. 

Eliane  qui  avait  rêvé  d'être  aimée  de  Godeau,  et  qui 


LES    PINCENGRAIN  573 

l'aime  plus  que  tout  au  monde  sans  le  savoir,  fait  tout 
ce  qu'il  faut  constamment  davantage,  pour  lui  être  le 
plus  séduisante.  Elle  commence  par  se  souvenir  de  Dieu 
et  paraître  oublier  Godeau,  ce  qui  est  la  perfection. 
Elle  trouve  Dieu  en  Godeau.  Godeau  trouve  Dieu  en 
elle.  Ils  sont  ravis  l'un  dans  l'autre,  quand  ils  paraissent 
l'un  de  l'autre  se  détourner. 

Véronique,  qui  n'avait  su  garder  rien  de  sensible  dans 
la  conception  de  sa  justice,  est  désemparée,  quand  il  lui 
arrive  d'aimer  Godeau  et  d'être  contrainte  à  réaliser  la 
perfection  pour  lui  devenir  aimable.  On  ne  peut  aimer 
Godeau  et  rester  parfaite.  Véronique  ne  connaît  pas  le 
subterfuge  de  l'amour  de  Dieu,  pour  échapper  au 
dilemne. 

Eliane  et  Godeau  parlent  de  Béthanie,  et  Godeau, 
comme  à  une  Madeleine  inconvertie,  prêche  à  Véronique 
que  Dieu  vaut  mieux  que  Godeau.  Il  essaie  de  le  prou- 
ver. Véronique  ne  voit  que  Godeau.  Le  sentiment  de 
sa  propre  imperfection  devant  la  perfection  de  Godeau 
fait  qu'elle  cherche  une  place  près  de  ses  pieds. 

Bientôt,  elle  est  humiliée  devant  Godichon  lui-même, 
par  l'excès  de  sa  passion  pour  Godeau.  Elle  soutenait  à 
Godichon  que  le  bien  existe  dans  le  monde  ;  il  ne  vou- 
lait le  reconnaître  qu'en  elle  ;  voilà  qu'elle  ne  peut  plus 
soutenir  le  bien  dans  le  seul  refuge  qu'il  s'était  gardé  sur 
la  terre.  La  conscience  de  cette  obligation  morale  et 
d'orgueil  qu'elle  a  contractée  en  face  de  Godichon  la 
retient  dans  un  devoir  qu'elle  ne  se  connaît  plus.  La 
peur  même  de  voir  Godeau  s'éloigner  d'elle  lui  donne 
l'héroïsme  honteux  de  paraître  mystique,  —  alors  qu'elle 
ne  peut  l'être,  —  ou  de  la  première  hypocrisie. 


5^4  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

XV 

Prisca,  qui  avait  eu  jusqu'à  ce  jour  le  plus  de  joie 
parmi  les  siens,  paraissait  diriger  ses  sœurs  et  sa  mère. 
On  ne  sait  pourquoi  Véronique  s'est  élevée  maintenant 
au-dessus  d'elle  dans  sa  force.  Elle  commande  aux  batte- 
ments des  quatre  coeurs. 

Madame  Pincengrain  appelle  Godeau  «  mon  fils  ». 
Véronique  et  Eliane  l'appellent  «  mon  frère  ».  On  lui 
donne  la  place  d'honneur.  Godichon  cire  ses  souliers  et 
va  lui  porter  un  parapluie  au  bout  du  monde,  s'il  vient  à 
pleuvoir  et  qu'on  sache  Godeau  en  apostolat. 

Godichon  voit  moins  la  perfection  de  Véronique. 
Celle  de  Godeau  l'éblouit.  Il  voit  Godeau  entre  Véronique 
et  Eliane,  comme  le  soleil  resplendit  dans  le  désert 
entre  deux  palmiers. 

Godichon  troublé  dans  ses  admirations  devient  malade. 
Il  a  souvent  la  fièvre.  On  l'humilie.  Madame  Pincen- 
grain le  suit  sans  cesse  avec  un  linge  pour  essuyer  la 
trace  de  ses  pieds  sur  le  plancher  et  l'endroit  de  la  table 
où  ses  doigts  ont  passé.  On  lui  dit  devant  Godeau  qu'il 
est  malpropre  ;  sa  femme  soulève  les  épaules,  en  le 
regardant,  si  parle  Godeau.  Si  Godeau  préfère  un  mets 
qui  empoisonne  Godichon,  on  empoisonne  Godichon 
pour  plaire  à  Godeau. 

Godeau  s'assied  dans  l'unique  fauteuil  à  baldaquin  ; 
ces  dames  ont  pris  les  trois  chaises  sculptées  ;  Godichon 
cherche  le  tabouret. 

Godichon  ne  discute  plus  le  christianisme.  Il  en 
accepte   la   puissance   mystérieuse.  Il  lui  reconnaît  une 


LES   PINCENGRAIN  575 

autorité  douce,  persuasive,  il  ne  sait  pas  ?  irrésistible, 
qui  le  prépare  délicieusement  à  la  mort.  Il  parle  de  «  la 
Grâce  »  comme  théologien.  Lui,  le  petit  nain  trapu  qui 
avait  désiré  de  voir  le  géant  le  plus  terrible  de  la  terre, 
pour  le  défier  et  qu'on  ne  pût  contester  son  courage  ni 
sa  force  au  moins,  si  on  lui  refusait  l'intelligence  et  le 
charme,  voilà  qu'il  rencontre  un  éphèbe  pâle  et  sans 
muscles,  qui  d'avance  l'a  réduit. 


XVI 


Ce,  soir  cependant,  Godichon  paraît  souffrir  de  sa 
défaite.  Godeau  lui  a  dit  un  mot  trop  dur.  Véronique 
ni  Eliane  ne  l'ont  pas  regardé  avec  leur  pitié  habituelle. 
Parce  qu'il  a  soulevé  un  peu  trop  haut  vers  ses  lèvres 
le  pied  de  Prisca,  pour  le  baiser.  Madame  Pincengrain 
l'a  menacé  d'emmener  ses  filles  et  de  se  retirer  de  lui. 

Godichon  se  met  à  parler  très  vite  entre  les  trois 
femmes  assises  et  devant  Godeau,  pontife  étonné.  11 
expose  un  doute  particulier,  violent  et  subit  qu'il 
éprouve.  Godeau  s'emporte,  rétorque,  objecte  à  son 
tour,  convainc  ces  dames.  Godichon  se  rabat  sur  l'esprit 
du  christianisme  où  il  découvre  la  haine  de  la  vie.  Il 
pa^le  de  l'hypocrisie  de  tous  les  chrétiens.  Alors,  Godeau 
veut  se  croire  blessé.  Il  se  lève.  Il  gagne  la  porte.  Ces 
dames  Pincengrain  le  poursuivent.  Eliane  a  pris  une 
basque  de  son  habit.  Prisca  s'agenouille.  Véronique 
l'accompagne  jusque  dans  la  rue,  tandis  que  Madame 
Mère  a  fixé  sur  Godichon  le  regard  le  plus  dur  qu'elle 
eut  jamais,  —  immobile,  sans  parole,  ses  bras  en  croix. 


576  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

XVII 

Le  dimanche  suivant,  Godeau  a  voulu  prendre  le- 
tabouret,  humble  aux  pieds  de  Godichon  qui  est  assis 
pour    une    fois    dans    l'unique    fauteuil    à    baldaquin. 

Ces  dames  les  ont  isolés  solennellement  tous  les  deux. 
Elles  causent  dans  un  coin  de  la  grande  salle  autour  de 
«  la  vieille  demoiselle  champenoise  ^).  La  vieille  demoi- 
selle est  triste  parceque  Godichon,  qui  se  moquait  toujours 
d'elle,  ne  s'en  moque  plus.  Ces  dames  commencent  à 
dire  qu'il  est  devenu  plus  docile,  qu'il  a  beaucoup  gagne- 
en  leur  compagnie  et  surtout  en  celle  de  Monsieur 
Godeau,  qu'il  ne  profère  plus  de  mots  grossiers  er 
qu'elles  peuvent  lui  laver  le  corps  chaque  matin,  qu'il  est 
sur  le  point  de  prier. 

La  tête  de  Godichon  repose  blanche,  —  tel  un  masque- 
de  plâtre,  —  sur  un  coussinet  rouge  sang  en  auréole  de 
martyr.  Elle  s'incline  sur  son  bras.  Godeau  continue  le 
sermon.  Prisca  se  lève.  Godichon  est  mort. 


TROISIEME    PARTIE 

L'APOTHÉOSE  DE  GODEAU 

I 

Godeau  conduisit  le  deuil  de  Godichon.  Tout  le 
monde  vit  la  couronne  de  roses  naturelles  démesurée- 
qu'il  lui  fit  faire.  Véronique  répéta  une  fois  de  trop  que 


LES    PINCENGRAIN  577 

cette  couronne  était  la  plus  belle.  Prisca  en  conçut  de 
l'impatience.  Au  repas  des  funérailles,  Godeau  prononça, 
l'éloge  de  Godichon. 

Mesdames  Pincengrain  qui  comptaient  sur  le  traite- 
ment de  Godichon  pour  vivre,  parlèrent,  comme  elles 
savaient,  du  désintéressement  devant  sa  mère.  Leur  ton 
absolu  devenait  irrésistible,  donnait  la  fièvre  et  le  goût. 
de  les  imiter  jusqu'à  l'hallucination.  Madame  Godichon 
crut  faire  un  beau  geste,  en  leur  abandonnant  tout  ce 
que  lui  laissait  son  fils.  Elle  invita  son  fils  cadet  à  se 
conduire  comme  elle.  Avant  tout,  les  Pincengrain  se 
souciaient  de  n'être  les  obligées  de  personne.  Elles  ne  se 
souvinrent  plus  le  lendemain  que  de  la  malpropreté  de 
la  Godichon  et  de  trois  anecdotes,  qui  la  convainquaient^ 
elle  et  son  fils,  d'indélicatesse. 

Madame  Pincengrain,  avec  l'argent  de  la  Godichon, 
fit  faire  un  grand  portrait  de  Godichon  en  pied  et  dit 
que  sa  mère  le  pleurait  moins- qu'elle. 


II 


Un  jour,  Eliane  vint  vers  sa  mère  et  lui  dit  :  «  Je 
veux  être  religieuse.  » 

Sa  mère  pensa  :  «  En  voici  une  qui  ne  mourra 
pas  de  faim.  » 

Elle  lui  répondit  :  «  Choisis  plutôt  un  ordre  cloî- 
tré. On  ne  voit  pas  clair  avec  ces  cornettes.  Je  ne  serais 
pas  tranquille.  Tu  te  ferais  écraser  par  une  auto.  » 

Eliane,  la  nuit  prochaine,  dit  à  sa  sœur  Véronique^ 
dans  leur  lit  : 


57^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

«  Je  veux  être  religieuse.  Mère  m'a  permis.  Je  par- 
tirai, si  tu  le  permets  toi-même.  » 

Véronique  sentit  son  cœur  battre  affreusement.  Elle 
pensait  : 

«  Enfin,,  je  vais  être  seule  avec  Monsieur  Godeau.  » 
Eliane  était  toujours  entre  eux  et  Godeau  la  préférait 
pour  sa  perfection  et  sa  jeunesse. 

Véronique  répondit  à  Eliane  :  «  Il  ne  m'est  pas 
loisible  d'entraver  une  vocation.  » 

Eliane  crut  que  sa  sœur  inconsolable  pleurait,  et  pleura 
toute  seule. 

Prisca  eut  une  pensée  de  vanité,  à  la  nouvelle  de 
cette  résolution  d'Eliane  :  «  Pouvoir  parler  à  ses  amants 
de  sa  sœur  Eliane  qui  est  entrée  en  religion.  » 

Godeau  éprouva  un  sentiment  d'orgueil.  Il  comprit 
que  cette  jeune  fille  allait  sacrifier,  —  pour  lui  prouver 
qu'il  avait  été  à  ce  point  persuasif  et  séduisant  dans  le 
spirituel,  —  toutes  les  joies  inestimables,  matérielles, 
auxquelles  il  se  proposait  bien  de  revenir  lui-même,  sans 
tarder. 

III 

Madame  Pincengrain  seule  vit  avec  un  peu  de  colère 
Monsieur  Godeau  se  pervertir.  —  «  Puisqu'il  en  épou- 
serait quelqu'une,  il  aurait  pu  choisir  Eliane...  Il  en 
avait  fait  l'épouse  de  Dieu,  c'était  toujours  cela.  » 

Madame  Pincengrain  restait  surtout  déçue,  parce 
qu'elle  avait  cru  longtemps  trouver  en  Godeau  quel- 
qu'un qui  fût  parfait.  Elle  sentait  bien  que,  depuis  l'avè- 
nement de  Godichon,  son   âme  s'était   dégradée,   que 


LES   PINCEXGRAIN  579 

Godeau  l'avait  relevée.  Sans  doute  elle  se  disait  qu'ils 
avaient  épuisé,  elle  et  Godeau,  tous  les  thèmes  de  la 
religion  et  de  la  morale,  dans  leurs  interminables  cause- 
ries. Il  lui  parlerait  maintenant  de  ses  plaisirs.  Elle  y 
trouverait  de  l'imprévu,  après  ceux  de  Godichon.  Mais 
aux  lumières  anciennes  de  Godeau,  elle  se  reprochait 
cette  perversité  possible. 

Prisca  fronçait  le  sourcil  devant  l'apostat  et  profitait  du 
mauvais  exemple. 

Véronique  songeait  :  «  Ses  péchés  ne  vont-ils  pas 
le  rapprocher  de  moi,  si  sa  perfection  l'en  éloignait.  Il 
va  me  croire  trop  triste.  Je  vais  faire  entrer  l'excentrique 
dans  ma  discrétion.  Il  sera  séduit.  » 

Eliane  priait  pour  Godeau. 


IV 


Madame  Pincengrain  ne  croit  plus  au  désintéresse- 
ment de  personne.  Elle  se  remémore  avec  amertume 
tous  les  repas  que  Godeau  a  pris  chez  Godichon.  Elle  se 
rappelle  qu'il  montait  quatre  étages  chaque  matin  pour 
lui  soutirer  un  bol  de  lait. 

Madame  Pincengrain  ne  veut  plus  croire  au  désinté- 
ressement de  personne.  Quand  Godeau  prend  des  confi- 
tures, elle  enlève  le  fromage.  Il  n'y  avait  que  Godichon 
pour  être  désintéressé.  Godeau  a  trop  d'esprit  pour 
l'avoir  été  jamais. 

Le  jour  où  Eliane  devait  entrer  au  couvent  arriva. 
Godeau  était  debout  près  de  la  porte  de  l'appartement. 
Madame  Pincengrain  prenait  son  bras.  Prisca  et  Véronique 
suivaient  Eliane  dont  on  avait  lavé  les  cheveux.  Cette 


580  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

chevelure  d'un  bel  or  allait  retenir  un  instant  le  regard 
de  tout  le  monde,  avant  de  se  dérober  pour  jamais  sous 
le  voile. 

Eliane  s'arrêta  : 

«  J'ai  oublié  quelque  chose.  » 

Elle  disparut  dans  l'appartement.  C'était  la  dernière 
fois  qu'elle  s'y  trouvait.  Elle  allait  faire  ses  adieux  sans 
doute  à  chaque  meuble,  à  chaque  petit  coin  qu'elle  avait 
aimé.  Elle  ne  regarda  rien.  Elle  avait  oublié  de  garnir  la 
lampe.  Depuis  l'âge  de  dix  ans,  elle  s'acquittait  quoti- 
diennement de  cette  besogne.  Quand  on  reviendrait  le 
soir,  qu'elle  ne  serait  plus  là,  et  qu'on  parlerait  d'elle, 
ses  deux  sœurs,  sa  mère  et  Monsieur  Godeau,  il  ne  fal- 
lait pas  qu'elle  eût  oublié  de  garnir  la  lampe  qui  éclai- 
rerait les  siens. 

Comme  c'était  Godeau  qui  payait  la  voiture,  Madame 
Pincengrain  demanda  à  ce  qu'on  allât  visiter  le  Louvre 
et  le  Panthéon.  «  Eliane  jamais  plus  ne  les  verrait.  » 
Eliane  se  demandait  comment  cette  femme,  sa  mère, 
avait  le  courage  de  lever  la  tête  pour  admirer  des  demoi- 
selles peintes  qui  dansaient  sur  les  murs  d'un  Temple 
autour  de  Godeau,  —  quand  elle  conduisait  sa  propre 
fille  sous  le  ciseau  du  prêtre.  Eliane  voyait  les  plaies 
de  Dieu  qu'elle  panserait  toute  sa  vie,  et  rien  d'autre. 

Véronique  et  Prisca  s'étonnaient  douloureusement 
aussi  des  curiosités  incompréhensibles  de  leur  mère 
qu'elles  ne  pouvaient  partager.  Le  masque  de  Madame 
Pincengrain  se  faisait  plus  dur.  Elle  pensait  que  le  taxi- 
mètre marchait,  que  Godeau  lui  remboursait  un  peu  ses 
dîners. 


LES    PINCENGRAIN  S^''^ 

Quand  Eliane  eut  dit  adieu  à  tout  le  monde  qui  l'ac- 
compagnait, à  sa  mère  et  à  Godeau,  —  la  porte  du  cou- 
vent se  referma  sur  elle.  Elle  la  fit  rouvrir. 

Elle  courait  derrière  Véronique.  Elle  lui  remit  son 
parapluie  et  les  gants  qu'elle  portait. 

—  «  Tu  les  utiliseras  »,  dit-elle. 

Cette  démarche  fait  énigme. 

Eliane,  dans  le  jardin  de  la  communauté  rencontra 
la  Mère  Prieure,  qui  lui  dit  :  «  Comme  vous  frappiez  à 
la  porte  du  noviciat,  un  homme  mort  qu'on  nous  appor- 
tait entrait  par  la  porte  de  l'hôpital.  C'est  la  bienvenue 
que  Dieu  vous  souhaite.  Venez  laver  le  corps  de 
l'inconnu.  » 

Eliane  crut  ensevelir  le  corps  de  Godeau. 


V 


Une  vieille  dame  riche,  malade  et  sourde  eut  besoin 
d'une  garde.  Véronique  s'offrit  à  la  soigner.  Elle  s'y 
rendait  pour  «  passer  la  nuit  »  en  robe  de  tulle  noir, 
ses  cheveux  bruns  lissés  sur  ses  tempes  étroites,  un  œil- 
let rouge  sanglant  près  du  cœur. 

Godeau  devait  venir  la  rejoindre  un  de  ces  soirs  dans 
l'antichambre  de  la  vieille  femme  qui  se  mourait.  Un 
fauteuil  de  paille  et  une  chaise  faisaient  tout  l'ameu- 
blement de  cette  pièce  aux  murs  nus  et  blancs,  très 
hauts. 

Véronique  s'assit  dans  le  fauteuil,  ses  pieds  en  croix, 
ses  mains  en  croix. 

Godeau  imaginait  le  ventre  de  Véronique,  —  gros 
comme  un  œuf  d'autruche. 


582  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Corps  de  femme  jamais  n'avait  été  plus  aride,  plus 
brûlant,  plus  desséché  par  le  Désir,  plus  désertique.  Les 
yeux  de  Véronique  avaient  mangé  toute  sa  face  pour 
mieux  voirGodeau. 

Longtemps  Godeau  calcula  le  mouvement  qu'il  aurait 
à  faire,  pour  que  sa  tête  reposât  sur  l'épaule  de  Véronique 
ou  sur  ses  genoux  sans  s'être  brisée.  Il  en  étudia  la 
trajectoire,  compta  jusqu'à  dix. 

La  veilleuse  tremblait.  Véronique  se  demanda  par 
quel  miracle  la  tête  d'un  homme  s'appuyait  à  l'épaule  de 
la  Maigreur  et  de  l'Honnêteté.  Il  est  vrai  que  c'était  la 
tête  de  Godeau. 

Elle  la  regardait  sans  l'oser  toucher,  et  puis  elle  se  mit 
à  la  repousser  avec  des  caresses.  Godeau  ajouta  à  la 
répulsion  de  Véronique  plus  de  sens  qu'à  ses  caresses  qui 
étaient  si  dures.  Il  se  redressa. 

Véronique  dit,  —  qui  n'attribuait  de  sens  qu'à  ses 
caresses  : 

«  Oh  !  Monsieur  Godeau.  Quelle  honte  !  Vous 
allez  me  croire  pareille  à  elles  toutes.  » 

Cérémonieux  et  froissé,  Godeau  proclama  qu'elle  ne 
l'aimait  point. 

Véronique  dit  :  «  J'ai  encore  ma  mère.  » 

On  entendit  la  vieille  femme,  qui  se  mourait,  se 
retourner. 

VI 

Deux  mois  plus  tard.  Madame  Pincengrain  allait 
mourir.  Godeau  se  trouvait  auprès  de  l'alcôve  de  son 
agonie.  Véronique  lui  parlait  des  persécutions  dont  elle 


LES    PINCENGRAIN  585 

était  l'objet  de  la  part  de  sa  mère  et  de  sa  sœur,  à  cause 
de  lui.  Godeau  expliqua  : 

«  Elles  sont  jalouses  de  moi,  parce  que  vous  m'ai- 
mez trop.  Si  je  prends  des  confitures,  elles  enlèvent  le 
fromage  ». 

A  ce  moment,  madame  Pincengrain  appela  Godeau  : 

—  «  On  ne  sait  pas  toujours  bien  agir,  monsieur  Go- 
deau. Godichon  en  est  mort.  La  vie  est  difficile.  Mon 
père,  un  vieux  soldat  de  Napoléon,  avait  coutume  de 
dire  qu'il  y  faut  souvent  changer  son  fusil  d'épaule.  Je 
vous  demande  pardon,  monsieur  Godeau  ;  j'ai  manqué 
d'égards  envers  vous  et  de  bonté  ces  derniers  mois,  aux 
desserts.  Tout  le  fruit  de  la  douceur  universelle  que  j'eus 
pour  vous,  durant  trois  années,  est  perdu.  Vous  ne  vous 
souviendrez  jamais  que  du  mal  que  je  vous  ai  fait  ;  et 
comme  j'étais  devenue  méchante  !  Ah  !  si  vous  aviez 
connu  mes  jours  de  grande  douleur,  comme  j'étais 
digne  !  Je  ne  sais  pas  si  j'ai  cru  à  Dieu  jamais.  Bien  peu 
des  dévots  mêmes  y  croient.  Mais  durant  trois  années 
j'ai  cru  en  vous  et  que  vous  m'éleviez  au-dessus  de 
Godichon.  Si  vous  n'êtes  pas  fidèle,  il  n'est  pas  possible 
qu'un  autre  le  soit.  Véronique  va  être  seule  au  monde, 
monsieur  Godeau,  et  vous  êtes  bien  seul...  » 

Une  quinte  de  toux,  un  évanouissement  interrom- 
pirent les  conclusions.  Godeau  essaya  d'échapper  aux 
inviolables  promesses  qu'on  peut  faire  à  l'oreille  d'une 
mourante. 

VII 

Véronique  causait  avec  Godeau. 

—  «  Véronique  !  »  appelle  sa  mère. 


584  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇALSE 

Véronique  causait  avec  Godeau.  Il  y  avait  iiuit  jours 
qu'elle  désirait  sa  venue.  Celle  qui  n'a  jamais  dit  «  non  » 
à  sa  mère,  ne  répond  pas,  quand  elle  l'appelle,  à  l'heure 
de  kl  mort. 

—  «  Véronique  !  »  appelle  une  autre  fois  sa   mère. 
Véronique  causait  avec  Godeau.  Il  allait  peut-être  lui 

dire  à  cette  minute  le  mot  qu'elle  attendait  depuis  trois 
années.  Godeau  la  presse  d'aller  vers  sa  mère.  Elle  le 
regarde  toujours. 

—  «  Véronique  !  »  appelle  une  dernière  fois 
madame  Pincengrain  épuisée. 

Véronique  se  souvient  que  sa  mère  se  meurt.  Elle 
prend  le  soin  de  s'excuser  auprès  de  monsieur  Godeau, 
avant  de  courir  vers  le  lit. 

—  «  Va,  va  causer  avec  Godeau,  lui  dit  sa  mère. 
II  est  trop  tard.  Sache  que  tu  m'as  fait  mourir  d'impa- 
tience et  d'indignation,  que  tu  es  la  pire  des  filles. 
Godeau,  Godeau,...  toujours  Godeau...» 

Les  yeux  de  Madame  Pincengrain  fixaient  sur  Véro- 
nique un  regard  terrible.  Prisca  essaiera  toute  la  nuit 
de  les  fermer. 

VIII 

Godeau  arrive  chez  Véronique.  Elle  se  tient  auprès 
-de  sa  fenêtre  depuis  un  an,  pour  le  voir  revenir. 

—  «  Que  Prisca  est  blonde  !  pense-t-elle,  depuis  que 
mère  est  morte.  Nous  sommes  grandes  comme  des  anges, 
aussi  grande  l'une  que  l'autre.  Il  n'y  a  pas  un  ange  noir 
plus  noir  que  moi.  Je  crois  que  Prisca  est  la  maîtresse 
d'un  homme  riche  qui  était  le  maitre  de  Godichon  et  que 
Godichon  haïssait...  Bonjour,  monsieur  Godeau  ». 


LES    PIXCEN'GRAIN  585 

—  «  Je  viens  de  rencontrer  Prisca  au  bras  du  vieux 
monsieur  Prud'homme  »,  dit  Godeau.  «  Une  veuve 
inconsolable,  qui  méprisait  avant  la  mort  de  son  mari 
toute  préoccupation  d'intérêt  dans  le  mariage,  —  peut 
bien  sans  déroger  accepter  pour  amant  ce  vieillard  mort- 
doré.  Il  suffit  d'être  logique  avec  soi-même.  » 

—  «  J'avais  peur  de  Godichon  »,  dit  Véronique.  «  Je 
lui  avais  si  souvent  affirmé  que  le  bien  existe  sur  la 
terre.  Je  me  devais  de  lejui  laisser  croire  jusqu'à  la  fin. 
J'ai  eu  peur  d'Eliane  ensuite.  Elle  me  rendait  mon 
image,  quand  je  ne  me  souvenais  plus  de  moi  déjà  ni  de 
la  justice.  Elle  m'obligeait  à  un  respect  nouveau  de  moi- 
même,  quand  je  la  regardais.  Et  puis,  j'ai  eu  peur  de 
mère,  jusqu'à  l'avoir  désespérée  et  que  légère  me  fut  sa 
malédiction.  J'ai  eu  peur  de  Prisca  enfin,  pour  le  mau- 
vais exemple  que  je  lui  aurais  donné...  » 

—  «  Godichon  n'est  plus,  dit  Godeau.  Eliane  est  sau- 
vée. Votre  mère  est  morte.  Prisca  est  perdue...  » 

Véronique  cherche  dans  son  porte-monnaie  une 
lettre  de  Godeau  qui  lui  paraît  excitante.  Elle  trouve 
la  lettre  de  petit  Robert  :  «  Ce  matin,  j'ai  fourbi  le  sabre 
de  papa  Lecœur,  pour  tuer  la  Gerboise,  quand  je  serai 
grand.  » 

—  «  Il  me  semble  »,  traduit  \'éronique,  «  que  père 
m'entraîne  vers  lui,  que  je  vais  retrouver  l'indulgence 
qui  lui  convient,  à  lui  ressembler.  Il  m'aimait  tant.  Je 
relève  les  péchés  de  Pincengrain,  en  les  accordant  à  la 
beauté  et  à  l'esprit  de  Godeau.  » 

Godeau  s'écrie  :  —  «  Il  n'y  a  plus  personne  entre  toi 
et  moi.  » 

—  «  Il  y  a  encore  le  Dieu  de  Godeau  »,  dit  Véro- 

38 


586  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

nique.  «  Je  n'ai  jamais   cm  tout  à  fait  qu'au  Dieu   de 
Godeau.  » 

—  «  Godeau,  dit  Godeau,  ne  pouvait  que  faire  sem- 
blant de  croire  à  Dieu,  pour  distraire  un  moment  de  ses 
solitudes.  Dieu  est  le  plus  parfait  jouet  d'un  homme 
d'esprit,  —  qui  le  prend  et  le  laisse,  quand  il  veut.  » 

—  «  Jusqu'à  ce  qu'il  en  ait  pris  lui-même  la  place  », 
dit  Véronique. 

FIN 

« 

MARCEL  JOUHAKDEAU 


RÉFLEXIONS    SUR 
LA  LITTÉRATURE 

LA  SYMPHONIE  PASTORALE 

Nous  n'avons  jusqu'ici  parlé  qu'avec  la  plus  grande  reserve 
des  ouvrages  que  nos  lecteurs  connaissaient  pour   en  avoir 
eu    la  primeur  dans  la  revue.    En  particulier,  aucun  livre 
d'André  Gide  n'a  été  l'objet  de  la  moindre   note.   Cette  dis- 
crétion  nous    continuerons  à   l'observer   dans  son  esprit  ; 
mais,  comme  elle  n'avait  rien  d'une  consigne  littérale,  il  n'y 
a  aucun  Heu  de  lui  laisser  l'apparence  de  lettre  et  de  con- 
sione.  Depuis  que   la  Nouvelle  Revue  Fraiiçiuse  a  repris  sa 
publication,  les  rapports  de  ses  collaborateurs  ont  été  plutôt 
de  discussion  que  de  congraculation.  L'expérience,  la  raison 
et  le  bon  goût  nous  montrent  là  un  moyen    de  vie  et  de 
santé  supérieur  aux  échanges  de  séné  et  de  casse.  Les  livres 
<l'André  Gide,  qui  sont  des  livres  d'intelligence,  de  réflexion 
et  de  critique  sollicitent  l'intelligence,  la  réflexion,  la  cri- 
tique, parfois  avec  eux,  parfois  contre  eux,  y  trouvent  leur 
milieu  et  leur  prolongement  naturels.  Il  semble  même  que 
l'auteur  s'efforce  aujourd'hui  d'y  tenir  le  moins  de  place  pos- 
sible, afin   d'en   laisser   davantage  où  s'éveille,   s'exerce  et 
s'étende  sur  ses  thèmes  l'esprit  du  lecteur.   Et  cela  ne  s'en- 
tend ni  des  Nourriiures  Terrestres  ni  de  Paliides  développés 
dans  le  mouvement  inverse  et  d'oii  Gide  est  revenu,  depuis 
Vîinmordiste,  par  une  grande  courbe.  Mais  la  Porte  Etroite 


588  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

donnait  beaucoup  à  cette  spontanéité  du  lecteur  ou  du  cri- 
tique, et  il  semble  que  la  Symphonie  Pastorale,  s'accordant 
ici  avec  son  titre  musical,  lui  abandonne  davantage  encore. 
On  voudra  bien  trouver  naturel  que  je  réponde  ici  à  cet  appel 
d'air. 

Peut-être  regrettcrais-je  que  la  mariée  soit  trop  belle  et  que 
l'auteur  me  fasse  le  cliamp  trop  large.  11  a  indiqué  tout  l'es- 
sentiel de  son  sujet,  et  c'est  à  nous  de  faire  refleurir  ses 
roses  de  Jéricho.  iMais  ce  sujet  était  si  beau  et  si  riche,  il 
prêtait  à  tant  de  variations  et  de  suggestions  qu'on  voudrait 
que  l'auteur  se  fût  pris  pour  lui  de  plus  de  passion  encore,  et 
qu'il  l'eût  traité  en  vraie  svmphonie  plutôt  qu'en  sonate.  11 
dépasse  par  trop  le  cadre  de  cette  musique  de  chambre  à 
laquelle  Gide  s'est  tant  plu  avec  le  Retour  de  l'Eufaut 
Prodigue,  la  Porte  Etroite  et  Isabelle.  Peut-être  abandonncrai-je 
tout  à  l'heure  ce  point  de  vue,  mais  ce  ne  sera  pas  sans  en 
avoir  tiré  ce  qu'il  contient  de  juste. 

Quand  je  dis  que  ce  sujet  est  très  beau,  quand  à  la 
réflexion  j'ajoute  que  c'est  peut-être  le  plus  beau  qui  soit,  je 
pense  à  ce  titre  d'un  livre  de  Descartes  :  Du  Monde  ou  de  la 
Lumière.  Pour  une  intelligence  l'idée  du  monde  se  confond 
avec  l'idée  de  la  lumière,  connaître  c'est  voir  ;  et  l'allégorie 
de  la  caverne  dans  la  République  est  à  peine  une  allégorie,  et 
bien  plutôt  la  transposition  exacte  à  la  lumière  intellectuelle 
de  ce  qui  concerne  sa  sœur  aînée  ou  bien  jumelle,  la  lumière 
physique.  Cela  a  donné  naturellement  une  des  plus  belles 
pages  des  littératures  humaines.  Platon  aurait  fait  évidem- 
ment un  grand  livre  en  développant  l'aventure  d'un  de  ces 
prisonniers  ;  et  ce  livre  après  tout  nous  l'avons  et  il  est 
formé  par  l'ensemble  des  dialogues,  lutte  de  la  lumière  et 
des  ténèbres,  histoire  des  yeux  qui  s'ouvrent,  ou  qu'ouvre  le 
pasteur-type,  Socrate. 

Mais   pour  les  yeux   de  l'âme  comme  pour  les  yeux  du 
corps  la  lumière  existe  en  fonction  de   l'ombre,  en  fonctioa 


RÉFLEXIONS   SUR    LA   LITTÉRATURE  589 

•des  ténèbres.  Le  héros  de  la  lumière  dans  le  monde  de  la  pein- 
ture c'est  Rembrandt.  Et  dans  les  dialogues  platoniciens,  où 
la  lumière  intellectuelle  diffère  tellement  de  cette  lumière 
d'atelier  répandue  chez  Aristote,  Descartes  ou  Spinoza,  où 
elle  subit  autant  de  contacts  avec  l'ombre  que  dans  Rem- 
brandt et  donne  des  modelés  aussi  vivants,  l'ignorance,  l'in- 
terrogation, l'ironie  socratique  constituent  la  part  de  ces 
ténèbres  nécessaires. 

Un  philosophe,  un  peintre,  un  poète  peuvent  connaître  à 
des  titres  différents  que  la  lumière  est  chose  vivante  et  qu'il 
n'y  a  pas  solution  de  continuité  entre  la  lumière  extérieure 
qui  frappe  la  rétine  et  la  lumière  intérieure  qui  s'exprime  par 
le  regard.  Dans  quelle  mesure  l'une  est  fonction  de  l'autre, 
la  psvchologie  l'a  expliqué  en  analysant  l'atlas  visuel  et  l'atlas 
tactile  (le  mot  heureux  de  Taine  peut  être  conservé).  Mais 
ces  théories  ont  contracté  une  vie  vraiment  dramatique, 
depuis  le  wiii^  siècle,  dans  l'observation  des  aveugles-nés 
auxquels  une  opération  donnait,  à  l'âge  adulte,  l'usage  delà 
vue.  Diderot  ne  manqua  pas  de  ressentir  l'intérêt  prodigieux 
de  cette  découverte  et  d'en  exploiter  avec  profondeur 
toutes  les  suggestions  dans  la  Leilre  sur  les  Aveugles  qui  le  fil 
mettre  à  \^incennes.  Trente  ou  quarante  ans  plus  tard,  écri- 
vant des  commentaires  à  cette  lettre,  il  y  esquissait  la  touchante 
et  belle  histoire  de  mademoiselle  de  Salignac,  qui  semble 
annoncer  déjà  Gertrude,  et  à  laquelle  l'auteur  de  Jacques  le 
Fataliste  et  du  Neveu  de  Rameau  eût  été  capable,  s'il  s'y  fut 
arrêté,  de  donner  une  vie  magnifique. 

11  est  singulier  que  (sauf  les  Emmurés  de  M.  Lucien  Des- 
cave et  un  ou  deux  autres  livres)  le  roman  n'ait  jamais 
touché  à  ce  sujet  profond  et  riche.  Un  aveugle-né  daiis 
une  famille,  dans  une  histoire,  y  fait  un  peu  la  figure 
de  l'Ingénu  ou  de  de  Micromégas  dans  un  roman  de 
Voltaire  (et  c'est  pourquoi  la  Lettre  sur  les  Aveugles 
devient  si  vite,  sous   la  plume  de  Diderot,  de  la  littérature 


590  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

critique  et  qui,  comme  disait  Flaubert,  sape  les  bases). 
L'aveugle-né  a  ses  sens,  son  monde,  sa  raison  à  lui.  Il  donne 
l'impression  du  différent,  est  enveloppé  en  même  temps, 
d'une  pitié  attentive  et  d'une  bienveillance  sacrée.  1!  apporte 
par  sa  présence  aux  plus  obtus  une  leçon  de  relativisme. 
Il  permet  et  propage  une  existence  plus  consciente,  plus 
curieuse,  plus  tragique.  Si  c'est  une  femme,  elle  étend  encore 
ce  domaine  en  fragilité,  en  sensibilité,  en  délicatesse.  Dans 
cette  funille  ou  ce  milieu,  deux  mondes  sont  en  contact 
comme  dans  un  pays  frontière  et  bilingue,  une  Alsace  ou 
une  Suisse.  On  ne  peut  manquer  d'y  faire  des  versions  et  des 
expériences  curieuses,  d'v  avancer  dans  la  connaissance  d'aa- 
trui  et  de  soi-même. 


La  Symphonie  Pastorale  est  en  somme  le  troisième  lixre 
d'analyse  serrée,  raisonnable,  sans  fantaisie  lyrique,  qu'ait 
écrit  André  Gide  ;  les  deux  premiers  étaient  VlniinaraUsle  et 
la  Porte  Etroite.  Tous  trois  paraissent  construits  sur  un  cer- 
tain modèle  commun.  C'est  l'histoire  d'un  caractère  lancé 
dans  la  vie,  et  retourné  par  des  forces  intérieures  qu'il  por- 
tait en  lui  et  qu'il  ignorait,  —  l'histoirs  d'une  guérison  qui 
devient  elle-même  une  maladie,  ou  plutôt  la  transposition 
des  idées  de  maladie  et  de  guérison  dans  un  monde  où  ces 
deux  termes  cessent  de  comporter  une  raison  et  où  il  n'y  a 
plus  que  des  états  cliniques  :  reuvre  d'un  esprit  qui  ne  qua- 
lifie point  et  qui  seulement  expose.  Le  Michel  de  Vliuniora- 
liste,  malade  physiquement,  est  guéri  par  le  dévouement  de 
sa  femme,  et  cette  guérison  prend  elle-même  la  figure  d'une 
maladie  puisque  Michel  y  perd  la  pitié,  l'amour,  s'attache 
comme  à  un  absolu  à  cette  vie  personnelle,  égoïste  qu'il 
allait  perdant  et  qu'il  a  retrouvée  avec  une  joie  de  pasteur 
devant  sa  brebis  perdue.  Alissa  s'est  efforcée  d'entrer  par  la 
porte  étroite,  elle  a  sacrifié  sa  vie  à  la  vie  éternelle  et  il  paraît 


REFLEXIONS   SUR    LA    LITTERATURE  59 1 

bien  que  le  rétrécissement  continu  de  la  voie  qu'elle  suit 
vers  cette  porte  stricte  soit  simplement  l'affaiblissement  et  la 
perte  de  la  vie  vraie.  Dans  Michel  l'instinct  vital  s'accroît  et 
emporte  tout  ;  dans  Alissa  il  décroît  et  manque  à  tout.  Est- 
il  la  seule  vérité  ?  Doit-il  s'appeler  le  mensonge  vital  ?  L'au- 
teur refuse  de  répondre,  où  plutôt  il  est  placé  et  il  nous 
place  à  un  point  où  le  même  texte  —  la  vie  —  peut  se  lire 
indifféremment  dans  les  deux  langues. 

Alissa  s'est  engagée  Ters  la  porte  étroite  parce  qu'un 
fiancé  sans  énergie  l'y  laisse  tristement  aller,  et  qu'il  ajoute  à 
celle  d'Alissa,  pour  l'accélérer,  sa  propre  démission  de  la  vie. 
Le  récit,  vu  d'un  certain  biais,  est  construit  sur  cette  parole 
de  l'Evangile  quCj  si  un  aveugle  oonduit  un  autre  aveugle, 
ils  tomberont  tous  deux  dans  le  précipice.  Le  terme  d'aveugle 
n'appartient  d'ailleurs  qu'à  l'un  des  deux  langages  critiques 
en  lesquels  on  peut  traduire  le  livre.  Et,  pour  peu  que  nous 
en  eussions  envie,  les  dernières  pages,  le  ménage  de  Juliette, 
pourraient  nous  incliner  à  croire  (qu'à  Jérôme  et  à  Alissa  est 
échue  la  meilleure  part. 

On  voit  dès  lors  le  rapport  qui  unit  le  thème  de  la  Sym- 
phonie  à  celui  de  la  Parle  Elroilc.  C'est  un  peu  artificiellement 
que  je  viens  de  rappeler  à  propos  de  la  dernière  un  mot  de 
l'Evangile  :  il  y  a  chez  Jérôme  plutôt  qu'aveuglement  torpeur, 
mollesse  et,  dans  la  conduite  d'Alissa  il  pèche  par  omission  et 
non  par  action  ;  mais  dans  la  Symphonie  nous  trouvons  litté- 
ralement l'histoire  d'une  aveugle  conduite  par  un  aveugle  et 
l'issue  tragique  que  prédit  l'Evangil'e. 

Le  pasteur  est  aveugle  non  évidemment  comme  Gertrude, 
mais,  sur  un  autre  registre,  dans  la  même  mesure.  Comme 
Gertrude  il  figure  un  aveugle  au  milieu  de  clairvoyants,  et  le 
principal  clairvoyant  est  ici  sa  femme.  Amélie  a  du  bon  sens, 
de  la  raison  et  de  l'arithmétique.  Elle  sait  que  sur  un  trou- 
peau de  cent  brebis,  une  brebis,  même  si  elle  est  égarée,  ne 
compte    que  pour  un   centième.  Et  le  pasteur,  qui  porte 


592  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

l'Evangile  et  qui  marche  à  sa  lumière,  a  pitié  de  cet  aveu- 
glement, car  la  clairvovance  de  l'un  est  la  cécité  de  l'autre. 
Mais  Amélie  voit  clair  là  oii  son  mari  reste  dans  les  ténè- 
bres ;  elle  voit  clair  dans  l'amour  du  pasteur  pour  Ger- 
trude.  Jacques  aussi  y  voit  clair.  Et  cette  cécité  du  pasteur 
en  ce  qui  concerne  son  amour  n'est  qu'un  cas  d'une  cécité 
plus  générale,  d'une  ombre  dans  laquelle  il  baigne  et  qui 
paraît  son  élément  comme  l'est  pour  Gertrude  la  nuit  maté- 
rielle des  aveugles.  Pasteur  de  rEvano;ile  et  de  la  loi  d'amour 
il  croit  à  la  bonté  et  à  l'innocence  de  l'amour,  il  se  livre 
comme  à  une  facilité  suprême  à  l'abondante  charité  de  son 
cœur  ;  il  croit  en  s'abandonnant  à  la  mansuétude  et  à  la  ten- 
dresse marcher  divinement  dans  une  voie  sans  piège.  C'est 
sur  cette  voie  qu'il  a  ramassé  la  brebis  perdue  pour  la  porter 
vers  son  foyer.  Et  cette  parabole  de  la  brebis  perdue  justifie 
pour  lui  toute  la  conduite  aveuglée  qui  mènera  son  cœur  à 
la  ruine  et  Gertrude  à  la  mort.  Elle  l'autorise  et  l'invite  à 
s'occuper,  comme  Amélie  le  lui  reproche  avec  amertume, 
de  Gertrude  plus  qu'il  n'a  fait  jamais  d'aucun  de  ses  enfants. 
Il  glisse  insensiblement  à  l'amour,  avec  le  doux  consente- 
ment qui  l'attache  au  progrès  d'une  bonne  œuvre.  Il  est 
aveugle  et  il  vit  dans  le  bonheur  des  aveugles. 

Un  bonheur  comme  celui  de  Gertrude.  Gertrude  est  la 
fille  spirituelle  du  pasteur,  et  cette  pureté  spirituelle  abolit 
toutes  les  barrières  qui  partagent  le  champ  du  cœur  dans 
l'espace  de  la  paternité  à  l'amour.  Quand  le  pasteur  l'a 
recueillie,  à  l'âge  de  quinze  ans,  ce  n'était  que  de  la  chair 
sans  âme,  une  misérable  couverte  de  vermine  et  qui,  de 
n'avoir  vécu  qu'avec  une  vieille  femme  sourde,  était  restée 
muette.  Par  une  éducation  patiente  il  l'éveille  à  la  parole  et 
à  l'esprit.  Et,  ici  comme  ailleurs,  nous  sommes  un  peu  gênés 
par  la  condensation  et  la  brièveté  du  récit  :  un  beau  défaut, 
et  que  tant  de  livres  diffus  et  sans  discipline  nous  rendent 
cher,  mais  un  défaut  tout  de  même.  Il  semble  que  ce  récit  et 


RÉFLEXIONS    SUR   LA   LITTÉRATURE  593 

CCS  personnages  ne  soient  pas  tout  à  fait  accordés  au  rythme 
de  la  durée  humaine.  Ainsi  ces  projections  cinématographi- 
ques qui  nous  font  suivre  hi  marche  accélérée  d'une  rose  qui 
s'ouvre,  d'une  chrysalide  qui  devient  papillon  ;  c'est  très 
intéressant,  mais  nous  restons  un  peu  gênés  devant  cet  ingé- 
nieux artifice  parce  qu'il  nous  montre  la  vie  sous  un  aspect 
contraire  à  la  vie,  une  vie  sans  durée  ou  du  moins  sans  la 
durée  qui  est  propre  à  la  vie,  une  vie  oii  cette  durée  vraie 
est  remplacée  par  un  ordre  de  rapports  qui  l'imite  sans  la 
remplacer.  Nous  vivons,  comme  aime  à  le  rappeler  M.  Berg- 
son, dans  un  monde  où  nous  devons  attendre  qu'un  morceau 
de  sucre  fonde.  La  fiction  qui  nous  soustrait  à  cette  attente 
nous  soustrait  aux  lois  de  notre  monde,  aux  lois  de  la  vie. 
Les  grands  romans  anglais,  ceux  de  Thackeray,  de  Dickens, 
d'Eliot  nous  conservent  merveilleusement  ce  sens  de  la 
durée.  Le  roman  français  plus  abstrait,  plus  nerveux,  plus 
pressé,  y  réussit  peut-être  un  peu  moins,  ou  bien  tourne 
adroitement  autour  de  la  difficulté.  Cette  difficulté,  dans  le 
sujet  de  la  Symphonie  Pastorale,  était  peut-être  insurmon- 
table :  on  peut  exprimer  en  quelques  pages,  par  des  points 
de  repère  bien  choisis,  toute  la  durée  d'un  enfant  qui  devient 
homme,  et  cela  parce  que  sa  durée  est  la  nôtre  propre,  celle 
que  nous-mêmes  avons  vécue  ;  il  n'en  est  pas  de  même  de 
la  durée  d'une  idiote,  muette  et  aveugle,  qui  en  quelques 
années  devient  une  belle  créature,  sensible,  intelligente,  élo- 
quente, et  les  points  de  repère  les  mieux  choisis  paraissent 
ici  artificiels  parce  que  notre  expérience  ne  nous  fournit  rien 
qui  puisse  les  réunir.  De  sorte  que  le  franc  parti  de  schéma- 
tisme et  de  concision  qu'a  pris  André  Gide  était  peut-être 
après  tout  le  bon  parti. 

Gertrude  a  apporté  sans  le  savoir  la  division  et  le  mal 
dans  la  maison  du  pasteur.  Mais  elle  reste  heureuse,  de  ce 
bonheur  intéméré,  continu  et  doux  qui  est  propre  aux  aveu- 
gles et  qui,  dans  une  certaine  mesure,  appartient   aussi  à  cet 


594  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

autre  aveugle  qu'est  le  pasteur.  On  sait  que  les  aveugles-nés 
ont,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  l'air  plus  heureux  que 
les  clairvovants,  et,  psychologiqucmeut,  cela  se  tient  fort 
bien  avec  cet  autre  fait  en  apparence  contraire  que  les  adultes 
devenus  aveugles  par  accident  sont  parmi  les  mutilés  ceux 
qui  nous  paraissent  davantage  à  plaindre.  C'est  qu'un  aveu- 
gle-né vit  dans  un  monde  à  sa  mesure,  un  monde  tactile, 
odorant  et  sonore  qui  l'entoure,  s'adapte  à  lui  comme  un 
vêtement  souple  et  chaud.  Son  univers  reste  à  sa  portée. 
L'ordre  visuel  au  contraire  est  l'ordre  des  choses  qui  ne  sont 
pas  à  notre  portée  de  vie,  l'ordre  de  ce  qui  nous  est  coexis- 
tant et  qui,  par  rapport  a  notre  existence  propre,  demeure, 
dans  sa  presque  totalité,  du  pur  possible.  Cet  espace  visuel, 
étendu  par  le  télescope  jusqu'à  des  mondes  qui  ont  disparu 
depuis  des  milliers  d'années,  multiplie  devant  nous  les 
objets  proposés  à  notre  choix  et  à  notre  désir.  Il  constitue  le 
monde  propre  à  des  êtres  de  désir,  et  il  faut  beaucoup  de 
bonheur  ou  beaucoup  de  sagesse  pour  que  le  désir,  moyen 
de  progrès  pour  l'espèce,  n'amène  pas  le  mal  de  l'individu.  Et, 
bien  qu'il  soit  évidemment  plus  difficile  et  plus  beau  d'at- 
teindre la  sagesse  en  traversant  dans  le  voyage  humain  la 
lumière,  pleine  d'embûches,  du  jour,  tout  se  passe  comme 
si  les  aveugles  de  naissance  la  captaient,  cette  sagesse,  dans 
la  fraîcheur  de  sa  source  obscure. 

Mais,  tout  en  restant  à  sa  stricte  portée,  le  monde  d'un 
aveugle-né  peut  devenir  aussi  riche,  aussi  nuancé,  aussi  pro- 
fond que  le  monde  d'un  clairvoyant.  André  Gide  a  été  très 
sobre  dans  ses  allusions  à  ce  monde  comme  dans  le  reste, 
mais  les  perspectives  qu'il  ouvre  sur  lui  sont  d'une  étrange 
beauté.  Le  dialogue  du  pasteur  et  de  Gertrude  sur  les  lys  des 
champs  est  pur  lui-même  comme  un  de  ces  lys  idéaux  que 
décrit  l'aveugle  :  «  Ne  pensez-vous  pas  qu'avec  un  peu  de 
confiance  l'homme  recommencerait  de  les  voir  ?  Mais  quand 
j'écoute  cette  parole,  je  vous  assure  que  je  les  vois.  Je  vais 


RÉFLEXIONS   SUR    LA    LITTERATURE  595 

VOUS  les  décrire,  voulez-vous  ?  On  dirait  des  cloches  de 
flamme,  de  grandes  cloches  d'azur  emplies  du  parfum  de 
l'amour  et  que  balance  le  vent  du  soir.  Pourquoi  me  dites- 
vous  qu'il  n'y  en  a  pas,  là  devant  nous?  J'en  vois  la  prairie 
toute  emplie.  »  Le  monde  où  vit  Gertrude  est  beau  comme 
un  ra3'on  de  miel,  d'un  miel  composé  de  la  musique,  si 
complète  et  si  puissante  pour  une  créattu-e  chez  qui  l'oreille 
est  appelée  à  suppléer  le  regard,  de  la  charité  des  hommes, 
de  la  douceur  du  maître  qui  l'a  conduite  à  la  pensée,  de 
l'Evangile  dans  lequel  cette  maison  de  pasteur  l'a  main- 
tenue baignée. 

Ce  monde  est  beau,  mais  illusoire.  Ce  monde  qui  s'est 
formé  autour  d'une  aveugle  participe  de  l'aveuglement  et  du 
mensonge.  On  songerait  un  peu  au  Canard  Sauvage . 

Dans  un  monde  de  clairvoyants,  il  y  a  un  ordre  de  la 
lumière,  qui  fait  fonction  de  vérité.  Et  le  jour  où  Gertrude  a 
cessé  d'être  physiquement  aveugle,  le  contraste  entre  l'erreur 
où  elle  était  mêlée  et  la  vérité  à  laquelle  lui  donne  accès  son 
sens  nouveau  lui  rend  sa  destinée  contradictoire  et  la  vie 
impossible.  A%eugle  elle  a  aimé  la  parole  et  l'âme  du  pas- 
teur ;  clairv'oyante  elle  voit  que  cette  parole  et  cette  âme 
correspondent  à  la  figure  de  Jacques.  Son  monde  ancien  et 
son  monde  nouveau,  au  lieu  de  se  combiner  pour  la  faire 
vivre,  la  tuent  par  leur  contraste. 

A  ce  point  du  récit,  il  v  a  un  monde  d'illusion  et  un 
monde  de  vérité.  Le  monde  d'illusion  se  confond  avec 
l'aveuglement  physique  de  Gertrude  et  l'aveuglement  spiri- 
tuel du  pasteur.  Cette  illusion  c'est,  d'une  façon  générale, 
celle  de  la  facilité,  cette  facilité  que  Lamartine  appelait 
la  grâce  du  génie  et  qui  en  paraît  la  tentation  et  le  danger  : 
danger  de  l'art,  danger  de  l'Etat,  danger  de  la  vie  intérieure, 
ce  Est-ce  trahir  le  Christ?  dit  le  pasteur.  Est-ce  diminuer, 
profaner  l'Evangile  que  d'y  voir  surtout  une  viclhodc  pour 
arriver  à  la  vie  hienheiireiix  ?  L'état  de  joie,  qu'empêchent 


596  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

notre  doute  et  la  dureté  de  nos  cœurs,  pour  le  chrétien  est 
un  état  obligatoire.  Chaque  être  est  plus  ou  moins  capable 
de  joie.  Chaque  être  doit  tendre  à  la  joie.  Le  seul  sourire  de 
•Gertrude  m'en  apprend  plus  là-dessus  que  mes  leçons  ne  lui 
enseignent.  »  L'interférence  de  cette  joie  de  Gertrude  et  de 
la  docte  joie  enseignée  au  pasteur  par  son  Evangile  a  été 
l'amour,  ou  plutôt  l'illusion  et  le  mensonge  de  l'amour,  illu- 
sion et  mensonge  dont  meurt  la  jeune  fille  quand  elle  les  voit 
en  face. 

La  vérité  chrétienne,  ou  même  la  vérité  tout  court  se  défi- 
nira t-elle  par  le  contraire  de  cette  facilité,  de  cette  joie  spon- 
tanée ?  En  tout  cas  c'est  à  ce  contraire,  tenu  par  lui  pour  la 
vérité,  que  l'erreur  de  son  père  conduit  la  clairvoyance  de 
Jacques  :  «  Le  fâcheux,  dit  le  pasteur,  c'est  que  la  contrainte 
qu'il  a  dû  imposer  à  son  cœur,  à  présent  lui  paraît  bonne 
en  elle-même  ;  il  la  souhaiterait  voir  imposer  à  tous.  »  Et 
Jacques  devient  catholique,  et  Gertrude,  quand  elle  a  compris, 
devient  catholique  comme  celui  qu'elle  aime.  Sans  doute  le 
catholicisme  parait-il  à  Jacques  le  vrai  parce  qu'il  est  plus 
difficile,  plus  complexe,  s'identifie  mieux  ayec  le  tragique 
humain.  C'est  une  conversion  dans  laquelle  «  il  entre  plus 
âe  raisonnement  que  d'amour  ». 

Dès  lors  il  semble  bien  que  la  Symphonie  soit  une  contre- 
partie de  la  Porte  Etroite.  Le  véritable  aveugle  de  la  .Vyw- 
phouic,  qui  est  le  pasteur,  voit  le  fleuve  évangélique  passer 
sous  une  porte  large,  et  il  y  passe  avec  lui  dans  la  facilité  de 
son  cœur  ouvert  :  «  Je  cherche  à  travers  l'Evangile,  je 
cherche  en  vain  commandement,  menace,  défense.  Tout 
cela  n'est  que  de  saint  Paul.  »  «  C'est  au  défaut  de  l'amour 
que  nous  attaque  le  Malin.  Seigneur  !  enlevez  de  mon  cœ^nr 
tout  ce  qui  n'appartient  pas  à  l'amour.  »  La  SympJmiic 
Pastorale  parait  conclure  à  l'erreur  de  la  porte  large  (avec  les 
critiques  récents  du  romantisme,  de  AL  Seillièreà  M.  Maur- 
ras)  comme  la  Porte  lîlroilc  concluait  à  l'erreur  de  la   voie 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  597 

Stricte,  et  cette  contradiction  laisse  beau  jeu  à  ceux  qui 
donneraient  volonlicrs  de  Gide  la  définition  que  Moréas 
donnait  de  Sainte-Beuve  :  un  naturel  tortueux  surexcité  par 
l'intelligence.  Mais  cette  apparence  doit  être  redressée. 

11  va  là  au  contraire,  ou,  si  l'on  veut,  aussi  bien,  l'expres- 
sion d'une  parfaite  loyauté  intellectuelle.  En  réalité 
aucune  de  ces  deux  études  de  psychologie  religieuse 
n'implique  de  conclusion  positive,  ou  plutôt  chacune 
des  deux  corrige  et  détruit  ce  que  l'autre  pourrait  pré- 
senter comme  apparence  de  conclusion  positive.  Les  conclu- 
sions positives  sont  des  abstraits,  des  coupes  théoriques- 
sur  la  vie  ;  l'auteur  des  Xoiirriliircs  Terrestres  les  écarte 
pour  épouser  directement  et  authentiquement  la  vie.  11  ne 
présente  pas  à  la  critique  ce  bloc  d'idées  arrêtées  par  lequel 
elle  aurait  prise  sur  lui  et  le  cataloguerait  parmi  les  tenants 
ou  les  auteurs  d'une  doctrine.  Tant  mieux  après  tout  :  il  ne 
faut  pas  que  la  critique  soit,  comme  le  pasteur  de  la  Sym- 
phonie, victime  de  la  facilité  et  de  la  porte  large. 

Je  rappelais  tout  à  l'heure  Ibsen  (et,  entre  parenthèses,  les- 
dialogues  de  la  Symphonie  nous  font  parfois  regretter  que 
l'œuvre  n'ait  pas  été  exécutée  sous  la  forme  dramatique, 
qu'elle  me  semble  fort  bien  comporter.  Il  est  vrai  qu'alors 
«  la  scène  à  faire  »  eût  été  la  même  que  celle  de  la  Mcissièrc). 
Le  Canard  Sauvage,  Un  Ennemi  du  Peuple,  Rosinersholm 
paraissent  de  même  impliquer  des  conclusions  contradic- 
toires. Les  critiques  français,  dont  l'éducation  s'était  faite 
dans  la  pièce  à  thèse  d'Augier  et  de  Dumas,  en  ont  été  trou- 
blés, ou  bien  ont  essavé  de  concilier  ces  contraires  et  de 
prêter  à  Ibsen  des  thèses  générales  et  permanentes.  Du  jour 
où  Ibsen  eût  déclaré  et  expliqué  que  la  scène  était  pour  lui 
un  lieu  de  vie  et  non  une  chaire  à  thèses,  il  leur  parut  moins 
intéressant.  Or  les  romans  de  Gide  sont  comme  les  pièces 
d'Ibsen  des  points  de  vue  vivants  sur  un  problème,  non  des 
plaidoyers  pour  la  solution  de  ce  problème.  Le  contraire  de 


598  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

M.  Paul  Bourgct.  Certains  verront  là  un  scepticisme,  un 
nihilisme,  un  «  athéisme  social  »  qu'ils  condamneront  sévè- 
rement. Ainsi  M.  Artus  Bertrand  condamnait  non  seule- 
meut  Paul-Louis,  mais  toute  espèce  de  pamphlet.  —  «  Pour- 
tant, lui  demandait  Courier,  les  Lettres  Provinciales  ? —  Oh! 
livre  admirable,  divin,  un  des  chefs-d'œuvre  de  notre  lan- 
gue ».  Rappelons-nous  donc  les  raisons  qu'on  nous  donnait 
au  collège  pour  nous  faire  aimer  les  contradictions  appa- 
rentes de  la  Fontaine,  et  par  exemple  les  morales  opposées 
de  V Hirondelle  et  les  Petits  Oiseaux  et  du  Meunier,  son  Fils  et 
TA  ne. 

ALBERT   THIBAUDET 


NOTES 


LE  CHAOS  EUROPÉEN,  par  Norman  AiigelJ,  tra- 
duit de  l'anglais  par  André  Pierre  (Bernard  Grasset). 

La  traduction  littérale  du  titre  devrait  être  •:  Le  Trailê  de 
paix  et  le  chaos  èconamiqiie  de  l'Europe,  mais  on  a  craint  sans 
doute  une  contusion  avec  le  livre  de  M.  J.  M.  Keynes  :  les 
Conséquences  économiques  du  traité  de  paix.  En  fait  les  deux 
livres  traitent  le  même  sujet  dans  un  même  esprit.  Ils  font 
tous  deux  le  procès  du  traité  de  "N'ersailles,  et  s'adressent, 
le  premier  aux  hommes  d'Etat  et  aux  intellectuels,  le  second 
au  grand  public,  pour  exiger  une  révision  immédiate  du 
traité,  sans  laquelle  il  n'est  pas  pour  eux  d'espoir  d'un  relè- 
vement économique  de  l'Europe. 

Déjà  longue  est  la  liste  de  tous  les  ouvrages  anglais  qui 
traitent  la  question.  C'est  que  la  méthode  britannique  est  la 
même  :  elle  tend  à  mettre  fin  au  chaos  européen  par  une 
restauration  économique.  C'était  également  le  point  de  vue 
de  M.  Lloyd  George  quand,  dans  un  discours  récent  sur  la 
Russie,  il  concluait  :  donnons  aux  peuples  la  prospérité 
matérielle  et  l'ordre  moral  en  naîtra. 

Les  faits  ne  semblent  pas  justifier  cette  théorie  :  on  voit 
■en  eflfet  la  vie  économique  européenne  reprendre  tant  bien 
•que  mal,  les  échanges  commerciaux,  les  relations  postales  et 
ferroviaires  se  renouer  et  cependant  l'inquiétude  rester  la 
même.  C'est  qu'on  a  omis  de  doter  l'Europe  d'un  statut 


600  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

moral.  Tout,  en  matière  internationale,  le  change,  les  opé- 
rations de  bane-[uc,  le  commerce  extérieur  ou  la  diplomatie, 
a  une  base  spirituelle.  Tant  qu'il  n'y  aura  pas  de  sécurité 
morale  pour  les  nations,  il  n'y  aura  pas  non  plus  de  pro- 
duction matérielle  abondante  et  même  suffisante.  Mais 
ceci  n'apparaît  pas  comme  une  vérité.  Aussi  ne  connaî- 
tra-t-on  peut-être  plus  que  de  courtes  suspensions  d'armes. 
Ces  réserves  d'ordre  général  une  fois  faites,  passons  à 
l'examen  du  livre  de  Norman  Angell.  Un  avertissement  limi- 
naire, écrit  spécialement  par  l'auteur  (qui  a  résidé  longtemps 
à  Paris  comme  directeur  de  l'édition  continentale  du  Daily- 
Maiï)  pour  le  public  français  peut  se  résumer  ainsi  :  il  est  un 
obstacle  au  relèvement  économique  de  l'Europe  :  c'est  la 
politique  de  la  France.  Par  excès  de  méfiance  envers  son 
ennemi  héréditaire,  la  France  mène  l'Europe  et  va  elle- 
même  à  la  ruine.  Il  est  impossible  de  reconstruire  en  faisant 
une  politique  de  répression,  c'est-à-dire  en  voulant  appli- 
quer le  traité  de  Versailles.  Donc  révision  immédiate  de  ce 
traité.  La  loi  qui  se  dégage  de  cette  guerre  est  celle  de  l'inter- 
dépendance économique  des  peuples  ;  «  nous  sommes  tous 
économiquement  solidaires  les  uns  des  autres»,  ditN.  Angell. 
A  cet  égard,  l'on  ne  peut  que  regretter  que  le  traducteur  ait 
cru  devoir  omettre  le  chapitre  où  l'auteur  traite  de  la  dépen- 
dance de  la  Grande-Bretao;ne  vis-à-vis  du  continent  :  con- 
trairement  à  ce  qu'il  affirme  dans  son  avant-propos,  cela  nuit 
à  l'unité  du  livre  ;  on  eût  aimé  serrer  de  près  cette  question. 
Si  en  effet  les  théoriciens  anglais  envisagent  tous  les  pro- 
blèmes de  la  restauration  européenne  sous  leur  aspect  éco- 
nomique, c'est  que  parmi  les  alliés,  la  Grande-Bretagne  est 
beaucoup  plus  directement  menacée  que  la  France  par 
exemple.  On  peut  envisager  à  la  rigueur  une  France  se  suf- 
lisant  à  elle-même.  On  peut  même  concevoir  une  politique 
économique  française  de  vase  clos,  où  une  juste  répartition 
des  richesses  nationales,  une  mise  en  valeur  intensive  de  ses 


NOTES  60 1 

colonies,  une  prohibition  de  sortie  totale  et  sévèrement 
maintenue  pour  tout  ce  que  le  marché  intérieur  est  à  même 
d'absorber,  enfin  de  très  sévères  restrictions  mises  à  l'entrée 
et  à  la  résidence  des  étrangers,  permettraient  à  la  France  de 
ne  plus  dépendre  que  d'elle-même.  Il  n'en  est  pas  de  même 
pour  la  Grande-Bretagne.  L'Angleterre  est  une  île.  Du 
dehors,  nous  en  sentons  tous  les  avantages.  Du  dedans  ils 
en  voient  tous  les  inconvénients.  «  La  Grande-Bretaiine,  dit 
Norman  Angell,  ne  peut  entretenir  sa  population  que  grâce 
au  commerce  avec  ses  ennemis  commerciaux  ;  ainsi  l'on 
peut  mesurer  combien  la  restauration  do  la  Grande-Bretagne 
ser;iit  handicapée  par  la  perte  de  marchés  tels  que  ceux  de 
l'Europe  Centrale  et  Sud-Orientale  ».  Comme  on  ne  peut 
«  traire  la  vache  et  l'égorger  »,  il  faut  permettre  à  l'Europe 
de  vivre. 

C'est  toujours  le  même  procès  de  la  politique  de  Ver- 
sailles. Nous  ne  nierons  pas  à  Norman  Angell  son  droit  à  la 
critique,  encore  qu'il  y  fasse  montre  de  bien  moins  de  valeur 
que  Keynes  ;  son  livre  est  mal  ordonné,  souvent  excessif' 
et  insuffisamment  documenté  ^.  On  peut  regretter  seulement 
de  ne  jamais  trouver  chez  ces  auteurs  qui  prennent  soin  de 
se  dire  francophiles,  un  mot  de  sympathie  pour  la  France, 
un  geste  d'admiration  pour  son  passé,  de  foi  en  ses  desti- 
nées, geste  qui  devrait  leur  venir  dviutant  plus  spontané- 
ment que  leurs  critiques  de  la  politique  du  moment  sont  plus 
vives. 

p.    M. 

1.  «  A  Budapest  les  souffrances  sont  terribles  »,  affirme  l'auteur. 
Qu'on  permette  à  quelqu'un  qui  était  en  Hongrie  il  y  a  un  mois  de 
relever  l'inexactitude  de  cette  assertion. 

2.  A  plusieurs  reprises,  Norman  Angell  excuse  l'Allemagne 
■de  ne  pas  livrer  de  charbon  «  faute  de  moyens  de  transports,  la 
France   lui  ayant  pris  à  l'armistice  sou  matériel  roulant  ».  Ce  n'est 

.pas  un  argument  sérieux . 

39 


6()2  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 


* 
*    * 


H.  B.,  par  /'////  des  Qiiaraiile  (réimpression  de  la 
Connaissance). 

On  a  bien  fait  de  réimprimer  ces  quelques  pages  qui 
n'existaient  pas  dans  les  œuvres  dites  complètes  de  Mérimée, 
ou  plutôt  qui  y  étaient  remplacées  par  l'essai,  plus  long  et 
plus  terne,  des  Porlraits  Liltéraires.  L'entrée  de  Mérimée  dans 
le  domaine  public  va  d'ailleurs  permettre  de  réaliser  une 
véritable  édition  complète,  analogue  au  Stendhal  de  Cham- 
pion, et  où  la  correspondance,  avec  ses  parties  inédites, 
pourra  être  donnée  dans  son  entier.  Sans  se  dissimuler  Its 
lacunes  et  les  limites  de  Mérimée,  la  vulgarité  de  son  style, 
le  caractère  artificiel  de  beaucoup  de  ses  récits,  on  doit  lui 
marquer  une  place  capitale  parmi  les  intelligences  qui  ont 
maintenu  tout  le  long  du  romantisme  l'esprit  et  la  tradition 
du  xviii'^  siècle. 

On  ne  saurait  chercher  dans  cet  opuscule  un  vrai  portrait 
de  Stendhal  ;  mais  on  y  trouve  des  coups  de  crayon  heu- 
reux, dont  doit  faire  état  le  peintre  de  ce  portrait.  Nous 
avons  les  conversations  de  Stendhal  avec  son  lecteur.  Nous 
aimerions  avoir  des  conversations  vraies  de  Stendhal  avec 
quelqu'un  de  ses  contemporains  qui  fût  de  son  bord  et  de 
son  intelligence,  —  et  nul  n'en  pouvait  être  mieux  que 
Mérimée.  Bien  qu'aucune  parole  de  Stendhal  ne  soit  propre- 
ment rapportée  dans  ces  pages,  il  semble  que  nous  l'y  voyons 
causer.  Et  si  nous  n'y  voyons  pas  causer  Mérimée,  nous  l'y 
voyons  écouter  avec  un  sourire  intérieur  et  froid.  L'ironie 
très  voilée  avec  laquelle  il  parle  de  Stendhal  ressemble  à 
l'ironie  avec  laquelle  Stendhal  eût  parlé  de  Mérimée.  Elle 
parait  appartenir  à  un  protocole  de  relations  idéales.  Elle 
•est  comme  une  politesse  de  l'intelligence. 

Le  livret,  tiré  à  vingt-cinq  exemplaires,  avait  ^té  d'abord 


NOTES  603 

à  peine  publié.  En  effaçant  du  titre  le  nom  de  Stendhal 
aussi  bien  que  le  sien  propre,  Mérimée  avait-il  l'intention 
de  maintenir  leurs  relations  dans  une  sorte  de  royaume  des 
ombres,  ou  bien  prétendait-il  seulement  prolonger  par 
quelques  exemplaires  distribués  l'écho  d'une  conversation  ? 
Attribuons  plutôt  cette  discrétion  à  ce  que  Maxime  du  Camp, 
dans  ses  Souveuirs,  appelle  un  peu  lourdement  le  caractère 
ordurier  du  livre.  Telle  ligne  sur  Saint  Jean  eût  écœuré  trop 
profondément  l'Impératrice. 

Uauteur  de  Clara  Ga\iil  et  des  chants  il ly riens  a  su  mettre 
dans  ses  publications  l'imprévu  et  le  pittoresque  qu'on  y 
mettait  au  xviiF  siècle.  Il  aimait  faire  à  ce  qu'il  écrivait  une 
destinée  originale.  Il  publiait  comme  Voltaire,  avec  des  plans 
et  des  nuances,  en  artiste  et  non  en  fournisseur  d'éditeur. 
Q.ui  aura  le  courage  et  le  talent  de  faire  pour  lui  ce  que 
M.  Paul  Arbelet  fait  pour  Stendhal,  de  nous  donner  la 
copieuse,  lucide,  —  et  ironique  —  biographie  qui  nous 
manque  ? 

ALBERT  THIBAUDET 

* 

*    * 

POÉSIES,  par  Jean  Cocteau  (La  Sirène). 

Ce  recueil  suggère  l'idée  d'un  numéro  très  copieux  d'une 
revue  d'  «  esprit  nouveau  ».  Au  bas  de  certaines  pièces,  on  se 
prend  à  chercher  une  signature  qui  n'est  pas  nécessairement 
celle  de  M.  Jean  Cocteau.  Doué  de  plus  d'esprit  et  de  talent 
que  la  plupart  de  ceux  qu'il  imite,  il  prend  son  bien  où  il  le 
trouve  et  sa  prodigieuse  mémoire  n'a  d'égale  que  son  éton- 
nante faculté  d'oubli.  Excellent  metteur  en  scène  il  pratique 
en  \-irtuose  la  mise  au  point  des  procédés  à  la  mode,  mais  il 
est  tourmenté  du  besoin  de  passer  pour  un  inventeur  en 
matière  de  truquage  typographique.  C'est  une  volontaire  et 
gracieuse  victime  de  la  lutte   sournoise  engagée   entre  les 


é04  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

écrivains  qui  ont  quelque  chose  à  exprimer  et  les  reporters  de 
la  littérature  occupés  à  couper  sous  le  pied  du  voisin  l'herbe 
maigre  de  la  nouveauté. 

Le  Cap  de  Bonuc-Espênvice,  pénible  pensum  pseudo-cubiste, 
était  presque  illisible  ;  dans  ce  recueil  de  Poésies,  il  y  a  des 
pièces  de  plus  heureuse  veine.  Les  plus  brèves  sont  aussi  les 
meilleures  ;  encore  n'en  voit-on  pas  de  si  courtes  qui  ne 
pourraient  encore  être  tronçonnées  :  les  morceaux  n'en 
seraient  que  plus  vivants.  On  obtiendrait  de  cette  façon  un 
choix  fort  agréable  d'épigrammcs  descriptives  (faut-il  dire, 
pour  nous  faire  mieux  entendre,  d'haï-kaïs  ?) 

En  voici  quelques-unes  : 

Le  toit  domine  uu  champ  de  courses 
après-diiier  comme  Vdiiie  des 
jockeys  morts  la  moiigoljiîre 
monte  au  ciel 

...au  bout  du  corridor  charmant 
la  nuit  met  ses  faux  diamants... 

Dans  la  bulle  de  savon 
Je  jardin  n'entre  pas 

il  glisse 

autour 

Ce  vent  convexe 
épouse  tout 

Si  la  carabine  Flobert 
lance  l'œuf  contre  les  rochers 
la  dame  n'a  qu'à  se  pencher 
pour  refleurir  la  tulipe. 

On  en  citerait  d'autres  auxquels  ne  font  défaut  ni  la  grâce 
ni  l'ingéniosité.  Ce  genre  de  réussites  est  devenu  fort 
commun.  Un  tel  art  fondé  sur  la  notation  pittoresque  s'appa- 
rente à  Jules  Renard,  à  travers  l'école  Bonnard-Vuillard,  beau- 


NOTES  605 

coup  plus  qu'à  Picasso  et  à  Braque,  bien  qu'il  s'efforce  à  une 
profitable  analogie. 

Ce  qui  ne  saurait  être  dénié  à  M.  Cocteau  c'est  la  parfaite 
aisance  avec  laquelle  il  laisse  tomber  le  poncif  usagé.  Hier  il 
découvrait,  après  d'autres,  fe  paradis  d'acajou  et  de  nickel 
des  bars,  les  jazz-bands  et  les  gratte-ciels,  aujourd'hui  le  voici 
qui  s'avise  qu' «il  n'y  a  rien  de  plus  démodé  que  le  moderne». 
Il  prépare  son  retour  à  la  Rose,  c'est-à-dire  à  son  naturel. 
Rien  de  mieux,  surtout  si  la  rose  est  un  peu  plus  étoffée  que 
celle  de  Sbébéra:^ade.  Cette  conversion  est  à  inscrire  au 
compte  de  Dada.  M.  Jean  Cocteau  renonceà  la  lutte.  Honneur 
au  plus  offrant  et  dernier  enchérisseur. 

ROGER  ALLARD 

*    * 

EDMOND  JALOUX. 

L'Académie  Française  a  décerné  cette  année  son  prix  prin- 
cipal de  littérature  à  l'œuvre  de  M.  Edmond  Jaloux.  Cette 
récompense  allait  d'une  façon  parfaitement  naturelle  à  l'un  des 
romanciers  les  plus  distingués  d'aujourd'hui,  et  elle  nous  fait 
une  occasion  de  marquer  un  peu  la  place  qu'il  occupe. 

La  production  romanesque  de  M.  Jaloux,  déjà  considérable, 
rappelle  par  certains  côtés  celle  de  M.  Bourget,  de  M.  Boy- 
lesve,  de  M.  Bertrand.  Comme  eux  M.  Jaloux  se  fait  du 
roman  une  idée  organique  et  vivante  qui  le  conduit  à  tenter 
des  genres  différents,  à  remplir  un  cercle  plutôt  qu'à  allonger 
une  ligne.  C'est  là  pour  un  romancier  une  condition  de 
renouvellement  et  d'élasticité  ;  c'est  seulement  ainsi  que  lui- 
même  apprend  à  connaître  ses  forces  et  que  nous  apprenons 
à  le  connaître  suivant  ses  réussites  et  ses  échecs,  à  le  modeler 
selon  les  ombres  et  les  lumières  qui  lui  sont  propres. 

M.  Jaloux  a  écrit  des  romans  de  mœurs  provinciales,  pit- 
toresques et  vigoureux,  comme  les  Sangsues,  des  romans 
d'analyse  très  délicats  comme  V Agonie  de  l'Amour,  des  romans 


6oé  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

de  psychologie  mondaine  un  peu  superficielle  commeYËven- 
îail  de  Crêpe,  des  études  posées  et  profondes  d'âme  enfantine 
comme  Le  Reste  est  silence,  des  constructions  sûres  et  solides 
de  caractère  comme  Fumées  dans  la  Campagne,  des  fantaisies 
comme  Vlncertaine,  des  suites  de  dialogues  d'une  belle  tenue 
comme  Au-dessus  de  la  Ville.  Si  on  voulait  chercher  un 
caractère  commun  à  toutes  ces  œuvres  dénature  fort  diverse, 
on  le  trouverait  peut-être  dans  un  ton  général  d'intelligence 
et  de  réflexion.  L'auteur  est  de  ces  romanciers  qui  sont  capa- 
bles, comme  M.  Paul  Bourget  ou  M.  Louis  Bertrand,  d'excel- 
lente critique,  et  cette  présence  de  l'esprit  critique  (ou  plutôt 
d'un  esprit  de  la  critique,  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose)  se 
sent  dans  leurs  productions,  leurs  constructions,  leurs  person- 
nages comme  les  éléments  chimiques  d'un  terrain  dans  les 
plantes  qui  y  poussent.  Avec  des  qualités  différentes  et  une 
réussite  inégale,  ils  prennent  leur  sujet  du  dehors  plus  que 
du  dedans,  valent  par  des  mérites  de  dessin  plutôt  que  par 
des  inventions  de  lumière  et  de  couleur,  lorsque  cette  probité 
du  métier  est  servie  par  la  trouvaille  d'un  sujet  favorable,  au 
milieu  d'oeuvres  honorables  ou  curieuses,  ils  arrivent  une  ou 
deux  fois  —  ou  plus  souvent  —  à  réaliser  dans  sa  plénitude 
le  chef-d'œuvre  que  leur  nature  et  leur  travail  comportaient, 
M.  Edmond  Jaloux  est  parvenu  au  moins  deux  fois  à  cette 
réussite,  avec  Le  Reste  est  silence  et  Fumées  dans  la  Campagne. 
Ce  sont  des  œuvres  d'une  science,  d'une  mesure  irrépro- 
chable, et  dont  la  pureté  de  lignes  comporte  une  résonance 
musicale  longtemps  prolongée.  On  y  retrouve  l'élégance,  la 
science  de  composition,  la  mélancolie  harmonieuse  et  douce 
de  certains  romans  de  Tourgueniew.  C'est  le  travail  d'un 
écrivain  ingénieux,  attentif,  qui  pour  nous  émouvoir  a  besoin 
de  précautions,  de  silences,  de  développements,  de  durée. 
Aussi  le  roman  lui  convient-il  mieux  que  la  nouvelle,  bien 
qu'il  y  en  ait  une  ou  deux  de  fort  agréables  dans  le  Boudoir 
de  Proserpinc. 


NOTES  607 

Les  deux  derniers  romans  de  M.  Jaloux,  Fiiiiices  dans  la 
Canipao^nc  et  Au-dessus  de  la  Ville,  sont  ceux  de  ses  ouvrages 
qui  témoignent  de  plus  de  maturité,  de  l'idée  la  plus  haute 
(et,  pour  le  dernier,  la  plus  sévère),  qu'il  se  soit  f;iite  de  son 
art.  11  ne  s'est  donc  pas  engagé  dans  la  voie  de  la  facilité, 
et  la  courbe  lente  et  assez  réi^ulière  de  son  œuvre  nous 
montre  que  nous  pouvons  espérer  encore  au  moins  une 
autre  Fumées.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  faire  une  belle 
destinée  de  créateur  d'âmes. 

ALBERT  THIHAUDET 


* 


LA  NÉGRESSE  DU  SACRÉ-CŒUR  (et  quelques 
monstres  aimables  et  cruels),  par  André  Sahiion  (Edi- 
tions de  la  Nouvelle  Revue  Française). 

Il  faut  avoir  vécu  avec  intensité  à  Montmartre,  ce  repaire 
des  mauvaises  habitudes  et  des  penchants  dangereux  pour 
savoir  à  quel  point  la  négresse  du  Sacré-Cœur  est  vuie  fille 
aux  attitudes  consolantes  et  combien  les  personnages  de  sa 
cour  sont  dignes,  pour  la  plupart,  de  la  fin  brutale  que  l'au- 
teur leur  départit.  Muniu,  le  frère  O'  Brien,  cet  étonnant 
planteur,  flibustier  honnête,  l'allemand  voué  dès  sa  naissance 
au  régiment  étranger  de  Saïda,  et  cette  petite  fille,  semblable 
à  toutes  celles  qui  fleurissent  les  alentours  de  la  rue  Saint- 
Vincent,  sont  autant  d'ornements  pour  les  beaux  cortèges 
sentimentaux  d'un  poète  qui  n'est  pastoujours  tendre.  Echap- 
pés d'un  monde  réel  comme  il  est  donné  aux  plus  lourds  de 
le  contempler,  ils  dansent  leur  vie  aux  limites  d'une  mer- 
veilleuse aventure  mal  définie  pour  chacun  d'eux.  Car  l'aven- 
ture que  Salmon  pouvait  concevoir  au-delà  des  proportions 
montmartroises  est  ramenée  par  ses  personnages  aux  fata- 
lités tragiques  d'une  comédie  dont  les  acteurs  et  les  arlequins 
en  casquettes  sont  dessinés  par  Picasso,  plus  exactement 
comme  Picasso  dessinait  il  y  a  quinze  ans. 


6o8  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Devant  le  cabaret  de  Chilperic,  il  y  a  un  carrefour  que  les 
habitués  connaissent  bien,  une  route  borde  un  cimetière  de 
province,  une  autre  un  terrain  vague  ;  à  l'angle  de  la  troi- 
sième et  de  la  quatrième  route  s'élève  une  maison  à  six 
étages.  Le  soir  un  éclairage  assez  chiche  donne  à  cette  mai- 
son  peinte  en  rouge  brun  un  aspect  qui  la  fait  ressembler  à 
une  maison  de  bourreau  pour  petite  ville  de  cinq  mille 
âmes.  La  nuit,  ces  quatre  routes,  dont  chacune  aboutit  à  je 
ne  sais  quel  mystère  peu  enchanteur,  sont  parfaitement 
désertes  jusqu'au  moment  où  il  ne  le  faut  pas.  L'immeuble  de 
rapport  garde  un  air  d'honnêteté  trompeuse  et  l'on  imagine 
que  le  seul  personnage  possible  dans  ce  décor  est  un  petit 
vieillard  vêtu  proprement,  qui,  tout  en  regardant  autour  de 
lui  avec  une  inquiétude  craintive,  lave  une  tête  fraîchement 
coupée  dans  un  seau  d'eau.  Il  ne  faut  pas  chercher  le  nom 
du  vieillard,  le  nom  de  la  rue,  et  le  nom  de  la  concierge  de 
l'immeuble,  tout  cela  n'offre  aucun  intérêt,  mais  c'est  le 
décor  où  la  négresse  du  Sacré-Cœur  évolue,  c'est  le  paysage 
que  nous  avons  eu  sous  les  yeux,  mon  cher  Salmon,  en 
marge  de  la  bonne  route  que  nous  avons  toujours  suivie. 


* 
*    * 


J'ai  pour  Salmon  poète  et  romancier  ime  profonde  admi- 
ration. Cet  écrivain  élégant,  habile  à  évaluer  la  canaille  selon 
son  importance,  n'est  jamais  la  dupe  de  ses  créations.  Une 
tendresse  un  peu  hautaine  flotte  dans  l'atmosphère  qu'il  a 
choisie,  mais  il  ne  perd  jamais  de  vue  la  valeur  morale  de 
ses  héros  et  pour  cette  raison  ces  voyous  ne  sont  pas  odieux. 
Le  poète  les  rend  sympathiques,  moins  par  leurs  gestes  quo- 
tidiens, que  par  ce  qu'il  y  a  d'inachevé  dans  ces  gestes.  Le 
curieux  goût  d'aventure  de  cet  écrivain  entoure  les  héros  de 
ce  roman  d'une  auréole  que  quelques-uns  peuvent  recon- 
naître pour  le  signe  du  martyr.  Mais,  je  le  répète,  Salmon  ne 


NOTES  60^ 

fait  jamais  de  dupes,  car  il  est  bien  entendu  que  ce  qui  appar- 
tient à  l'imagination  reste  la  propriété  de  l'auteur.  La  sym- 
pathie ne  va  pas  au  ruffian  habillé  de  rose,  elle  va  à  celui 
qui  lui  donna,  avec  ce  costume,  l'occasion  de  faire  figure 
dans  un  livre,  honorablement.  Enfin  dans  le  livre  de  Salmon, 
il  y  a  un  allemand  :  Karl  Darneting  qui,  à  lui  seul,  est  un 
élément  important  de  mystère. 

Les  personnages  de  nationalité  allemande  se  retrouvent 
dans  plusieurs  livres  d'Apollinaire,  dans  Indice  ^^,  d'Alexandre 
Arnoux,  etc..  Pour  beaucoup  d'écrivains  de  notre  généra- 
tion, l'Allemand  représente  le  point  mystérieux  dont  l'aven- 
ture va  partir.  L'auteur  se  tient  devant  l'Allemand  créé  par 
lui,  comme  le  chien  d'arrêt  devant  les  herbes  oii  les  perdrix 
sont  rassemblées.  Les  romantiques  furent  influencés  par  les- 
vieux  conteurs  allemands  qu'ils  assimilaient  trop  rapidement. 
Les  contes  de  Museus  et  d'Achim  d'Arnim  fournirent  des- 
thèmes infinis  aux  amateurs  de  rêves  et  de  pipes  à  la  fumée 
loquace.  Aujourd'hui  que  nous  le  connaissons  mieux,  l'Alle- 
mand demeure  plus  mystérieux  encore.  Karl  Darneting, 
dépouillé  de  l'uniforme  feldgrau,  est  un  personnage  impor- 
tant pour  les  livres  où  notre  race  jouera  sa  chance,  dans 
l'avenir.  C'est  le  héros  indéfinissable  d'un  grand  roman  d'in- 
quiétude dont  André  Salmon  écrira  les  pages. 


PIERRE  MAC-ORLAK. 


* 
*    * 


UNE  AMITIÉ,  par  Pierre  Lièvre  (la  Renaissance  du. 
Livre). 

Ce  sont  des  entretiens  sur  le  devoir,  la  discipline,  l'auto- 
rité, la  liberté,  la  mort  et  le  courage  et  autres  sujets  du 
même  ordre.  Ces  controverses  courtoises  ont  pour  cadre 
la  vie  menacée  sinon  taciturne  d'une  escadrille  de  réglage^ 
vers    le    milieu  de   la   guerre.    Il   faudrait   n'avoir   jamais 


6lO  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

fréquenté  de  popote  pour  ignorer  que  les  propos  de 
table,  lorsqu'ils  cessent  d'être  bas  ou  frivoles,  agitent 
volontiers  les  plus  graves  problèmes.  La  conversation 
qui  s'échaufte  en  traversant  la  zone  politique  aboutit  bien 
vite  à  une  discussion  sur  l'immortalité  de  l'âme  et  s'arrête 
dans  ce  cul-de-sac.  M.  Pierre  Lièvre  a  mis  en  présence  deux 
interlocuteurs  principaux,  de  formation  intellectuelle  et 
morale  diti'érente  et  de  caractère  tranché.  J'ai  cru  reconnaître 
sous  la  veste  d'aviateur,  Alceste  et  Philinte,  à  cela  près 
qu'Alceste  est  devenu  catholique  fervent  et  non  moins  fer- 
vent disciple  de  M.  Maurras  et  brûle  de  se  dévouer  à  cette 
humanité  qu'il  doit  faire  effort  pour  ne  pas  mépriser.  Phi- 
linte, de  son  côté,  est  républicain  modéré  ;  il  professe  la 
tolérance  et  l'éclectisme,  mais  sa  culture  artistique  et  litté- 
raire s'étend  au  delà  de  Rimbaud  et  Jusqu'aux  terres  mysté- 
rieuses du  cubisme.  Autour  de  ces  protagonistes  entre  lesquels 
se  noue  et  se  dénoue  une  amitié  dont  NL  Pierre  Lièvre  suit 
avec  une  délicatesse  infinie  les  moindres  détours,  des  per- 
sonnages secondaires  observés  sans  parti  pris  d'indulgence 
ou  de  dénigrement,  sont  dessinés  d'un  trait  sobre  et  juste. 
L'auteur  n'hésite  pas  à  marquer  les  ridicules  et  les  faiblesses 
de  braves  gens  entre  lesquels  la  mort  fait  un  choix  quasi- 
quotidien,  mais  il  se  garde  de  les  rendre  odieux.  Exciter  à 
l'extrême  la  pitié  ou  la  haine  lui  paraît  un  jeu  trop  vul- 
gaire. Il  sait  aussi  sacrifier  le  détail  réaliste  à  lavérité  générale. 
Le  cadre  est  discrètement  esquissé,  mais  bien  vu.  Je  n'ai  pas 
souvenir  d'avoir  rien  lu  qui  rendît  aussi  heureusement  les 
impressions  que  laisse  le  vol  mécanique.  Une  Amitié  est  l'un 
des  très  rares  ouvrages  traitant  des  choses  de  l'air,  où  ne  se 
rencontrent  pas  des  descriptions  extravagantes  d'invraisem- 
blables manœuvres,  dont  les  professionnels  ne  sont  pas 
moins  prodigues  que  les  romanciers  d'aventures  aérien- 
nes. 

Q.uant  au  style  de  l'ouvrage,  il  est  d'une  perfection  aisée 


"NOTES  6ll 

qui  enchante.  Il  reflète  en  se  jouant  les  nuances  les  plus 
fines  d'une  pensée  pénétrante,  et  qui  fuit  par  un  suprême 
souci  d'élégance  l'apparence  même  de  la  profondeur.  Si  le 
terme  d'  «  écrivain  de  race  »  n'était  si  galvaudé,  on 
l'appliquerait  volontiers  à  M.  Pierre  Lièvre. 

ROGER  AI.I.ARD 

* 
*     * 

LES  TERRASSES  DE  TOxMBOUCTOU.  —  DES 
FANTAISIES  SUR  L'ÉTERNEL,  par  Robert  Ranâaii 
(2  vol.  des  Editions  du  Livre  Mensuel), 

Al.  Robert  Randau  est  connu  d'un  cercle  restreint  de  lec- 
teurs qui  devrait  bien  s'élargir.  Il  serait  naturel  qu'il 
s'étendit  à  ceux  qui  ne  craignent  pas  un  style  insoucieux 
de  toute  chaîne  académique,  qui  se  plaisent  devant  un 
flot  limoneux,  mais  fécond  et  puissant,  dont  à  vrai 
dire  il  serait  impossible  de  tirer  un  verre  d'eau  claire. 
Un  puriste  comme  M.  Abel  Hcrmant  placera  encore 
M.  Randau  à  plusieurs  étages  au  dessous  des  Concourt  et 
de  Villiers  de  l'Isle-Adam,  rangera  ces  livres  touflus  et  bar- 
bares dans  quelque  art  nègre.  Et  je  suis  loin  de  mettre  les 
livres  de  M.  Randau  au  rang  des  œuvres  parfaites,  mais  je 
les  préfère  à  ces  œuvres  froides  qui  sont  écrites  sous  le 
signe  de  la  perfection  comme  les  prélats  de  Béranger 
siègent  en  invoquant  le  Saint-Esprit. 

Non,  dit  T Esprit-Saint,  je  ne  descends  pas. 

M.  Randau  a  le  mouvement,  la  vie,  la  verve  et  il  roule 
ces  qualités  avec  épaisseur  et  tumulte  dans  les  livres  qui 
restent  ses  meilleurs,  les  Rovuius  de  la  Grande  Brousse,  les 
Explorateurs,  le  Commandant  et  les  Foulhé,  Y  Aventure  sur  le 
Niger.  Je  crois  bien  que  ce  sont  les  seules  œuvres  de  vraie 
•littérature  coloniale  et  africaine  non  seulement  par   le  sujet 


6l2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

(ce  qui  n'est  pas  la  question),  mais  par  la  substance,  la 
matière,  Ttidcur  :  cela  sent  le  nègre  et  l'huile  de  palme. 
M.  Randau  est  un  colonial  d'origine  algérienne,  qui  circule 
et  administre  depuis  vingt  ans  en  Afrique  occidentale  fran- 
çaise, où  il  porte  aujourd'hui  le  titre  pittoresque  d'Inspec- 
teur des  cercles  de  nomades.  On  comprend  qu'il  ne  relève 
pas  de  la  même  esthétique  qu'un  inspecteur  d'Académie  :  il 
en  faut  d'ailleurs  des  uns  et  des  autres. 

Les  Roniatis  de  la  Grande  Brousse  étaient  des  livres  vio;ou- 
reux  d'aventure,  d'action,  de  bonne  santé,  de  foi  en  l'espace 
africain,  en  les  puissances  du  Grand  Niger,  en  les  énergies 
coloniales,  avec  des  peintures  truculentes,  amusées,  en 
somme  sympathiques  de  la  vie  indigène.  Les  Terrasses  de 
Tomhouclou,  d'une  verve  aussi  cocasse,  d'une  enluminure 
aussi  fraîche  et  barbare,  paraissent  écrites  dans  un  moment 
de  désenchantement  et  sous  le  signe  du  terrible  cafard 
africain.  Bonne  manière,  d'ailleurs,  de  l'écraser,  que  d'en 
faire  l'impitoyable  physiologie.  Il  était  bien  superflu  que 
M.  Randau  attribuât  son  livre  au  Touareg  Amessakoul  Ag 
Tidct,  dont  la  biographie  liminaire,  en  son  excès  de  fan- 
taisie, n'intéresse  guère.  Mais  le  tableau  de  haute  graisse  et 
parfois  d'émotion  vraie  que  le  prétendu  Amessakoul  nous 
donne  de  la  vie  à  Tombouctou,  européenne  et  indigène,  me 
paraît  du  meilleur  Randau. 

Des  Fantaisies  sur  l'Eternel  sont,  comme  les  Terrasses,  une 
suite  de  dialogues  oij  M.  Randau  met  en  scène  de  façon 
bouffonne  plusieurs  époques  historiques.  Je  n'en  aperçois 
de  plaisant  et  d'excellent  qu'une  farce  d'une  cocasserie 
endiablée,  la  Passion  de  Judas,  qu'il  serait  curieux  de  voir 
jouer  sur  quelque  théâtre  comme  drame  satyriquc  —  elle 
n'est  point  irrévérencieuse  —  après  le  drame  tragique  de  la  . 
Passion.  Quelques  autres  scènes  de  ces  Fantaisies  témoignent 
de  la  même  verve,  mais  le  grand  morceau  qui  tient  plus  de 
la  moitié  du  livre.  Le  Fils  de  Don  Juan,  où  il  y  a  des  idées 


NOTES  613 

ingénieuses,  paraît  bien  manqué.  Ces  deux  livres  un  peu 
inattendus,  témoignent,  dans  l'ensemble,  d'une  souplesse  et 
d'un  renouvellement  remarquables,  qui  font  bien  augurer 
des  prochaines  œuvres  de  l'auteur. 


ALBERT    THIBAUDET 


* 
*    * 


PETIT  MANUEL  DU  PARFAIT  AVENTURIER, 
par  Pierre  Mac-OrJan  (La  Sirène). 

L'Esprit  d'aventure  est  une  perversion  de  l'imagination, 
dont  il  ne  tient  qu'à  nous  désormais,  guidés  par  M.  Pierre 
Mac-Orlan,  de  tirer  le  meilleur  parti  voluptueux.  Cette 
faculté,  dont  les  développements  possibles  sont  innombrables, 
n'est-elle  pas,  à  l'origine,  une  feinte,  un  déguisement  de 
l'instinct  poétique,  refréné  par  la  prudence  bourgeoise  ? 
La  guerre  a  fourni  maint  exemple  de  l'esprit  d'aventure 
tournant  au  sadisme  intellectuel.  Les  acteurs  de  cette 
tragédie  —  aventuriers  actifs,  donc  inconscients  —  n'étaient 
pas  les  meilleurs  clients  des  fabricants  de  récits  militaires. 
Mais  nombreux  furent  ces  «  aventuriers  passifs  »  qui  prati- 
quèrent l'héroïsme  par  délectation  morose,  et  goûtaient  ainsi 
de  secrètes  jouissances. 

D'un  trait  sagace,  et  dont  l'arabesque  imprévue  s'inscrit 
;avec  une  singulière  netteté,  l'auteur  du  Chaut  de  l'équipage 
souligne  les  rapports  étroits  de  l'érotisme  et  de  l'esprit 
d'aventures.  Il  isole  le  ferment  de  cruauté  qui  repose  au  fond 
■de  toute  littérature  aventurière,  exception  faite  des  compila- 
tions entomologiques,  cynégétiques  et  géographiques  à  la 
Jules  Verne. 

Il  y  a  dans  le  petit  traité  de  M.  Mac-Orlan  l'esquisse  d'une 
•étude  littéraire  et  psychologique  extrêmement  importante. 
Le  nom  de  M.  Fernand  Fleuret  et  ceux  des  libertins  du 
xviF  siècle  y  reviennent  à  diverses  reprises.  Ce  n'est  pas  par 
iiasard.  Dans  l'attrait  tout  spécial  de  la   poésie  satirique  de 


6î4  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

cette  époque  on  distingue  un  arrière-goût  de  vagabondage 
démoniaque.  D'autres  points  vaudraient  la  peine  d'être  élu- 
cidés :  archaïsme  spécial  du  roman  policier  ;  les  fiacres  de 
Monsieur  Lccoq  et  l'auto  de  Pearl  White.  M.  Pierre  Mac- 
Orlan  n'a  retenu  du  sujet  que  les  points  de  contact  avec  sa 
propre  sensibilité.  En  ce  sens,  son  manuel  est  une  manière 
de  confession.  La  pratique  de  ce  genre  littéraire  réserve  à 
l'écrivain  des  joies  particulières.  M.  Pierre  Mac-Orlan  prend 
plaisir  à  démonter  sous  nos  yeux,  avec  une  ironique  simpli- 
cité, les  rouages  de  son  invention  romanesque.  Mais  le  rusé 
prestidigitateur  garde,  dans  son  imagination  de  conteur- 
poète,  le  secret  d'animer  le  mécanisme. 


ROGER  ALLARD 


*    * 


LE  PENDU  DÉPENDU,  de  Henri  Ghcon,  au  Théâtre 
Balzac. 

Le  nouveau  théâtre  de  la  rue  Fontaine  a  donné  pour 
premier  spectacle  une  farce  tirée  par  Henri  Ghéon  de  la 
Légende  des  Saints.  La  pente  naturelle  de  ses  préoccupa- 
tions portait  Ghéon  à  reprendre  les  traditions  du  théâtre 
religieux  abandonnées  chez  nous  depuis  le  Moyen-Age  : 
j'entends  qu'il  n'aspirait  pas  simplement  à  écrire  des  pièces 
dont  le  sujet  fût  religieux  —  ce  qu'à  aucune  époque  on  n'a 
cessé  de  faire  —  mais  qu'il  se  rattachait  délibérément,  par 
une  attitude  d'esprit  plus  que  par  des  analogies  formelles, 
à  nos  anciens  mystères.  On  a  pu  lire  ici-même  et  dans 
diverses  revues  des  fragments  du  Mystère  de  Sainte  Cécile, 
trilogie  lyrique  et  séraphique,  dont  les  pures  et  souples 
lignes,  les  vers  fluides  et  ardents  forment  comme  un  écho 
de  certains  choeurs  de  Racine  et  de  certaines  strophes  à'Eloa. 
Dans  le  Pauvre  sous  l'Escalier,  tragi-comédie  sacrée  tirée  de 
la  vie  de  Saint  Alexis  et  que  le  Vieux-Colombier  doit  monter 
la  saison  prochaine,  on  trouvera,  alternant  avec  des  scènes 


NOTES  6  I  5 

du  mysticisme  le  plus  aigu  et  le  plus  délicat,  ces  passages 
comiques,  voire  de  pure  farce,  qui  furent  jadis  les  agré- 
ments humains  de  cette  sorte  d'ouvrages.  Enfin,  pour  aller 
jusqu'au  bout  de  sa  tentative,  Ghéon  a  écrit  ce  Miracle  du 
Pendu  dépendu  où  l'on  voit  un  pèlerin  se  rendant  à  Compos- 
telle  faussement  accusé  d'avoir  volé  un  ffobelet  d'araent, 
pendu,  miraculeusement  maintenu  en  vie  par  Saint  Jacques 
et  finalement  remis  sur  ses  pieds,  plus  souriant  et  candide 
que  jamais. 

La  presse  a  été  quelque  peu  déconcertée  par  cette  naïve 
histoire.  Elle  s'attendait  à  trouver,  dans  ce  nouveau  théâtre 
montmartrois,  sinon  une  pièce  gaillarde,  du  moins  quelque 
chose  de  rare,  de  raffiné,  d'extraordinaire.  Or  l'extraordi- 
naire a  précisément  consisté  en  ceci  qu'on  l'a  mise  en  pré- 
sence d'une  farce  populaire,  sommaire  et  naïve,  d'une 
naïveté  authentique,  sans  mièvreries,  sans  enfantillages  pour 
gens  blasés,  un  vrai  divertissement  de  patronage,  avec  de 
grosses  plaisanteries,  une  verve  drue  et  une  poésie  qui 
demande,  pour  être  sentie,  une  certaine  fraîcheur  d  ame. 
Le  malentendu  était  aggravé  par  le  jeu  des  acteurs,  dont  la 
bonne  volonté  ne  parvenait  pas  à  faire  oublier  le  manque  de 
style.  Rien  n'est  plus  malaisé  que  d'obtenir  une  simplicité 
qui  ait  de  la  force  et  du  caractère,  de  la  part  de  comédiens 
habitués  à  jouer  de  petites  choses  réalistes.  Ici  leur  con- 
science professionnelle  les  a  desservis,  et  la  vérité  qu'ils  ont 
cherché  <à  mettre  dans  l'interprétation  des  deux  premiers 
actes  n'a  fait  qu'y  introduire  de  l'invraiseniblance.  Il  a  fallu 
le  troisième  acte  avec  son  pendu  qui  se  met  à  parler,  pour 
que  le  sujet  même  imposât  aux  acteurs  le  ton  et  le  style  de 
la  farce.  Et  aussitôt  le  spectacle  a  pleinement  porté  ;  il  a 
ému  et  il  a  fait  rire. 

Il  faut  espérer  que,  de  la  veine  féconde  où  il  a  puisé  celle-ci, 
Henri  Ghéon  tirera  d'autres  pièces  et  qu'il  saura  rendre 
une  vie  ingénue  à  des  sujets  qui  depuis  si  longtemps  avaient 


6î6  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

cessé  d'ctre  utilisables.  Mais  souhaitons  qu'il  tente  sa  pro- 
chaine expérience  dans  un  cadre  mieux  approprié,  d'où  soit 
dès  l'abord  exclu  tout  soupçon  d'esthétisnie.  Les  qualités  de 
son  dialogue  n'y  apparaîtront  qu'avec  plus  d'évidence. 

JEAX  SCHLUMBERGER 

LA  DOULOUREUSE  PASSION,  par  Anm-Cathe- 
riue  Emmerich,  avec  bois  gravés  de  Malo  Renault, 
-(La  Connaissance). 

Ce  n'est  pas  une  révélation  pour  les  fiimiliers  des  chefs- 
-d'œuvre  mystiques.  Mais  ces  fomiliers  sont  rares,  même 
hélas  !  chez  les  chrétiens.  Du  reste,  en  général  il  suffit  qu'un 
ouvrage  soit  dit  spirituel  pour  qu'un  lecteur  qui  se  respecte 
l'écarté  dédaigneusement.  Et  je  ne  parle  pas  des  critiques 
c|ui  font  profession  de  s'intéresser  à  tout,  au  mazdéisme,  au 
brahmanisme,  au  «  totémisme»,  mais  devant  l'art  chrétien  et 
la  pensée  chrétienne  et  à  plus  forte  raison  catholiques,  se 
récusent  formellement  !  A  l'endroit  du  catholicisme,  les 
journaux,  les  revues,  le  lecteur  moyen,  le  feuilletoniste  se 
-conduisent  comme  si  la  littérature,  ofliciellement  laïcisée,  ne 
devait  avoir  désormais  aucune  attache  avec  la  religion  du 
plus  grand  nombre  des  Français.  On  ne  saurait  donc  assez 
•encourager  des  tentatives  comme  celle  de  la  «  Connaissance  » 
qui  s'efforce  de  mettre  en  circulation,  par  le  moyen  d'édi- 
tions soignées,  tels  extraits  d'ouvrages  mystiques  de  la  plus 
haute  valeur,  enterrés  jusqu'ici  chez  des  éditeurs  spéciaux  et 
tout  à  fait  inconnus  du  public.  Pour  commencer  ils  ne  pou- 
vaient pas  mieux  choisir  que  la  Doiilotiretise  Passion  de  la 
-sœur  augustine  Anne-Catherine  Emmerich.  Dans  la  com- 
pagnie des  auteurs  mystiques,  celle-ci,  une  des  dernières 
venues,  occupe  une  place  quasiment  unique,  en  ce  sens  que 
le  pouvoir  de  «  vision  »  qui  se  manifesta  chez  elle  et  qui,  à 
lout  le  moins,  mérite  le  nom  de  «génie  »,  au  lieu  de  l'en- 


NOTES  617 

traîner  loin  de  la  terre,  dans  la  pure  contemplation,   s'est 
entièrement  concentré  sur  la  vie  terrestre  de  Jésus-Christ 
dans  sa  réalité  physique.  Au  commencement  du  xix^  siècle, 
dans  son  couvent  de  Dulmen,  en  pays  rhénan,  la  sœur  dicta, 
comme    spontanément,   avec  une  volubilité    incroyable,    à 
Clément  Brentano  qui  les  a  publiés  en  allemand,  la  matière 
de  trois  énormes  volumes  qui  suivent  pas  à  pas  le  Nouveau. 
Testament,  racontent  la  Naissance,  la  Vie  cachée,  la  Prédica- 
tion, le  Calvaire,  mais  à  la  façon  réaliste  et  sans  omettre 
aucun  détail  sur  les  mœurs,  le  costume,  le  paysage,  les  par- 
ticularités   historiques    et    pittoresques    touchant    le  grand 
drame  sacré.  Qiie  de  récents  archéologues  aient  confirmé 
sur  bien  des  points  l'exactitude  de  ces  «  vues  »,  c'est  une 
.autre  question.  Littérairement  parlant,  je  ne  connais  aucun 
•exemple  d'une  telle  faculté  d'évocation  descriptive.  Et  ce 
n'est  pas  le  rythme  qui  porte  ici  le   verbe   et  ce  n'est  pas 
l'exaltation  de  la  couleur  ;  Anne-Catherine  ne  peint  pas,  ne 
chante  pas  ;  elle  constate.  Elle  a  tout  vu  et  tout  étant  sacré 
pour  elle,  tout  noté.  «  La  croix  du  Sauveur  était  arrondie  par 
derrière  et  formait  une  surface  plane  sur  le  devant.  Elle  était 
à  peu  près  aussi  large  qu'épaisse,  etc..  »   Je  vous  fais, grâce 
de  la  minutieuse  description   que  subitement  dramatise  et 
authentifie  un  trait  effrayant  comme    celui-ci  :    «  Son  corps 
était  tellement  allongé  qu'il  ne  recouvrait  plus  complètement 
l'épaisseur   du  bois  de   la  croix   ».   Voilà   Anne-Catherine 
Emmerich.  La  force  tragique  et  lyrique  du  trait  est   puisée 
dans  l'exactitude.    Ainsi  les   faits,   les    choses   et   les  êtres 
reprennent  vie,  consistance,  durée  ;  s'ils  glissent  sans  cesse 
dans   le   plan  mystique,  c'est  pour  un   surcroit   de   réalité. 
Auprès  d'une  telle  peinture,  les  récits  soi-disant  exacts  et  soi- 
disant  humains  d'un  Strauss  et  d'un  Renan  apparaissent  d'une 
maigreur  et  d'une  pâleur  abstraites  ;  ils  sont  froids,  ils  sont 
loin  de  nous.  Anne-Catherine  Emmerich,  qu'elle  ait  «  vu  n, 
ou  imaginé,  demeure   le  seul  écrivain  qui  restitue  dans  sa 

.40 


él8  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

réalité  totale,  physique  autant  que  spirituelle,  le  drame  de  la 
Rédemption  si  tristement  décoloré  par  le  faux  spiritualisme 
moderne  ;  et  seule  clic  est  dans  la  tradition  catholique  qui  ne 
sépare  pas  l'âme  du  corps.  —  Souhaitons  que  la  publication 
de  ce  morceau  incite  le  lecteur  à  lire  tout  l'ouvrage.  Non  pas 
chef-d'œuvre,  mais  unique  trésor  et  sans  l'ombre  de  préten- 
tion littéraire  :  c'est  sa  faiblesse  et  c'est  son  prix. 

HENRI    GHÉON' 


*   * 


LE  JOURNALISME  EN  VINGT  LEÇONS,  par 
Robert  de  Jouvcnel  (Pavot). 

Ecrit  (et  même  fort  élégamment  écrit)  à  l'usage  de  ceux 
qui  font  les  journaux  et  de  ceux  qui  les  lisent,  ce  petit  traité 
enseigne  aux  uns  l'art  de  mentir  aux  autres  et  à  tous  celui 
de  se  mépriser  mutuellement.  Il  joint  donc  l'utile  à 
l'agréable.  roger  allard 


*    * 


LES  PENSÉES  CHOISIES  DES  ROIS  DE  FRANCE, 
recueillies  par  Gabriel  Bo'issy.  (Grasset). 

Le  grand  succès  de  cette  anthologie  est  dû  à  l'effet  de  sur- 
prise produit  sur  le  lecteur  français.  Celui-ci  était  persuadé 
que  le  peuple  le  plus  spirituel  de  la  terre  avait  été  gouverné 
pendant  des  siècles  par  des  imbéciles  ou  des  crapules.  En 
nous  tirant  d'erreur,  M.  Gabriel  Boissy  flatte,  somme  toute, 
notre  amour-propre  national.  Et  l'on  apprendra  dans  ce  livre 
que  Louis  XVIII  écrivait  en  bon  français  à  l'époque  même 
où  le  seul  P.-L.  Courier  pouvait,  selon  M.  Anatole  France, 
se  flatter  d'écrire  à  la  perfection.  roger  allard 


NOTES  619 

TRADITION  ET  TROISIÈME  DIMENSION. 

Plus  encore  que  le  mouvement  désordonné  des  exposi- 
tions en  19 19-1920,  la  parution  ininterrompue  de  livres  ou 
d'articles  sur  l'art  révèle  l'énorme  travail  auquel  se  livre  la 
pensée  contemporaine  pour  mettre  au  point  ses  inquiétudes, 
asseoir  ses  jugements  et  trouver  une  formule  picturale  vivante 
et  fertilisante. 

Le  peintre  cubiste,  intellectuel  et  théoricien  (je  ne  dis  pas 
idéologue),  avant  la  guerre  méprisé  et  tourné  en  dérision, 
est  aujourd'hui,  sinon  mieux  compris,  du  moins  écouté  et 
discuté.  On  lui  fait  crédit,  on  lui  demande  ses  raisons. 

Des  esprits  sérieux,  des  professeurs  même,  peu  suspects 
de  faiblesse  à  l'égard  des  jeunes  artistes,  veulent  bien  solli- 
citer leurs  explications  ;  malgré  que  sévère,  leur  réplique 
me  paraît  plus  précieuse  et  encourageante  que  les  cris  d'ad- 
miration irraisonnée  de  certains  de  nos  amis. 

D'aucuns  s'étonnent  de  voir  M.  André  Michel,  ou  M.  Henri 
Longnon  reconnaître,  tout  en  blâmant  notre  technique,  le 
bien-fondé  de  nos  désirs  et  abandonner  à  leur  déroute  les 
impuissants  ofhciels  : 

A  vrai  dire  une  influence  intellectuelle  peut  encore  se  marquer, 
qu'on  imagine  dirigée  dans  le  même  sens  que  la  réflexion  politique 
ou  morale,  c'est-à-dire  vers  la  remise  en  place  de  toutes   choses, 

vers  le  retour  à  un  ordre  jugé    désormais   nécessaire Aussi  bien 

n'est-ce  pas  plus  au  Salon  de  la  Nationale  qu'à  celui  des  Artistes 
français  qu'on  peut  s'attendre  à  rencontrer  les  premiers  témoignages 
de  cette  évolution. 

Ce  dur  jugement  de  M.  Henri  Longnon  est  définitif. 
La  faillite  des  Salons  officiels  est  chose  admise  par  le  moins 
audacieux  ;  le  journal  le  Temps  a  solennellement  souligné  la 
rupture. 

Si  l'on  considère  les  productions  de  l'Ecole  comme  défini- 
tivement isolées,  sans  raccord  avec  aucune  ligne  spirituelle. 


620  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

il  ne  reste  plus  actuellement  que  deux  ordres  de  pensée  pos- 
sibles en  art.  11  n'y  a  plus  en  présence  que,  d'un  côté,  l'idéal 
impressionniste  (auquel  se  rattachent  les  mauvais  imitateurs 
de  Cézanne,  les  paresseux  disciples  de  Sisley  et  de  Monet  et 
ces  «  fauves  »  devenus  amoureux  de  leur  confortable  cage) 
—  et,  de  l'autre,  l'idéal  cubiste  englobant  tous  les  peintres 
renonçant  au  lanijase  direct.  D'un  côte  religion  de  l'instinct, 
du  don  pur,  libéré  de  toute  entrave,  négation  de  tous  prin- 
cipes, innovation  totale,  anarchie.  De  l'autre,  au  contraire, 
respect  de  la  règle  et  recherche  des  principes  traditionnels. 
Il  était  fatal  qu'il  y  eût  rencontre  et  accord  sur  le  fond, 
sinon  sur  la  forme,  entre  les  cubistes  et  certains  «  conserva- 
teurs »  assez  indulgents  pour,  en  faveur  d'une  idée,  fermer 
les  yeux  sur  ce  qu'ils  jugeront  longtemps  encore  être  des 
écarts  du  langage  pictural. 


* 
*   * 


Parmi  les  explications  touchant  l'art  moderne,  je  signalerai 
la  plaquette  que  M.  Albert  Gleizes,  peintre,  publie  sous  ce 
titre  :  Du  cubisme  et  des  moyens  de  le  comprendre.  Ce  petit 
livre  renferme  un  court  historique  du  mouvement  actuel, 
indiquant  fort  bien  la  nécessité  esthétique  en  quelque  sorte 
supérieure  à  laquelle  les  peintres  nouveaux  obéirent  d'abord 
aveuglément.  L'embrouillamini  des  idées  contradictoires, 
enfantines  ou  prétentieuses  dont  essayèrent  de  se  couvrir 
certains  des  novateurs  est  indiqué  rapidement  et  quelques 
axiomes  excellents  expriment  avec  justesse  les  désirs  plus 
lucides  des  cubistes  actuels.  Les  illustrations  qui  accompa- 
gnent le  texte  eussent  peut-être  pu  être  mieux  choisies.  Elles 
ne  nous  paraissent  pas  assez  convaincantes  pour  un  livre, 
somme  toute  de  vulgarisation.  De  plus,  si  la  sourcilleuse 
intransigeance  de  ce  cubiste  convaincu  motive  l'élimination, 
de  ce  livre  sérieux,  de  reproductions  d'œuvres  moins  abs- 


NOTES 


621 


traites  —  il  les  juge  moins  décidées  —  je  m'explique  mal 
l'oubli  où  est  laissée  Madame  Maria  Blanchard,  peintre  pas 
assez  connu,  dont  les  productions  antérieures,  d'une  maîtrise 
singulière,  justifient  l'hermétisme  de  son  actuel  cubisme.  Ce 
n'est  certainement  qu'un  oubli,  car  il  serait  à  souhaiter  que 
les  déclarations  esthétiques  des  artistes  ou  des  critiques  d'art 
contemporains  émanassent  d'esprits  aussi  dégagés  à  la  fois 
de  toute  camaraderie  et  de  toute  mesquine  rancune  que  l'est 
celui  de  M.  A.  Gleizes. 


* 

*   * 


Parmi  les  réponses  de  nos  courtois  adversaires,  je  choisirai 
l'article  que  M.  Henri  Longnon  a  publié  dans  la  Revue  Uni- 
verselle du  i^""  mai.  Rien  n'est  plus  instructif  que  la  confronta- 
tion de  ce  texte  (qui  critique  certains  des  miens)  avec  celui 
de  M.  A.  Gleizes.  Rien  mieux  que  la  comparaison  de  ces 
affirmations  contraires  ne  fait  mesurer  l'écart  qui  peut  se  pro- 
duire entre  deux  mentalités  différentes,  soucieuses  des  mêmes 
n'suUals,  dès  qu'il  s'agit  d'adopter  les  moyens  propres  à  les 
atteindre  !  «  Le  grand  intérêt  de  l'école  cubiste,  c'est  d'avoir 
parmi  les  peintres  fait  renaître  le  goût  des  théories  »  ;  «  Avant 
de  s'élever  à  la  dignité  d'expression  intellectuelle,  tout  art  est 
d'abord  un  métier,  où  la  réalisation  de  l'œuvre  est  comman- 
dée par  la  technique  »  ;  «  Cette  reconstruction  objective 

du  monde  extérieur,  qui  est,  en  définitive,  je  crois,  l'objectif 
de  la  nouvelle  école  ?  Car  je  ne  puis  penser  que  nous  ne 
soyons  d'accord,  M.  Lhote  et  moi,  pour  estimer  que  cette 
reconstruction  ne  doive  être  la  base  de  tout  essai  de  restau- 
ration de  la  peinture.  »  Voici  des  phrases  de  M.  Longnon 
qui  attestent  un  certain  fonds  commun  d'idées,  sur  lequel 
il  semblerait  facile,  chacun  travaillant  de  son  côté,  d'élever 
des  constructions  parallèles.  Hélas  !  dès  qu'il  s'agit  seulement 
de  choisir   les   matériaux  nécessaires,    dès   que,  quittant  le 


622  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

domaine  des  idées,  on  passe  à  celui  des  réalisations,  rien  ne 
va  plus. 

Consultons  le  livre  de  M.  Gleizes,  à  la  page  qui  peut  nous 
renseigner  sur  «  la  découverte  ou  l'application  technique  » 
avec  laquelle,  selon  M.  Longnon,  «  chaque  grande  conquête 
va  de  pair  ».  Voici  ce  que  nous  lisons  : 

La  peinture  c'est  l'art  d'animer  une  surface  plane.  La  surface 
plane  est  un  monde,  à  deux  dimensions.  Elle  est  vraie  par  ces 
deux  dimensions.  Prétendre  l'investir  d'une  troisième  dimension, 
c'est  vouloir  la  dénaturer  dans    son  essence  même. 

Et  ailleurs  : 

N'est-il  pas  contraire  à  la  raison  qu'un  tableau,  appelé  à  être 
placé  à  côté  d'objets  à  trois  dimensions,  veuille  continuer,  dans 
l'illusion  d'optique,  ces  trois  dimensions  —  au  lieu  de  demeurer 
lui-même.  En  vérité,  le  rôle  du  peintre  est  de  faire  vivre  dans  deux 
dimensions,  celles  de  son  intermédiaire,  la  réalité  qui  en  a  trois  — 
et  non  de  rappeler,  en  interprétant  plus  ou  moins,  ces  trois  dimen- 
sions sur  une  surface  plane. 

Passons  maintenant  à  l'article  de  M.  Longnon  : 

«  Toute  orme  donnée  par  la  nature  possède  trois  dimensions  . 
hauteur,  largeur,  épaisseur  ;  et  tout  art,  pour  exprimer  cette  forme 
dans  ses  qualités  essentielles  doit  donner  l'idée  de  ces  trois  dimen- 
sions ».  Plus  loin  :  «  La  matière  d'Ingres,  peut-être  aussi  propre 
(mais  moins  belle)  qu'une  autre  à  exprimer  la  hauteur  et  la  largeur 
des  objets,  est  impropre  à  évoquer  leur  troisième  dimension,  le 
relief  et  la  profondeur.  Elle  abolit  ainsi  le  volume,  élément  essentiel 
de  la  sensualité  plastique.  Cette  suppression  fait  que  les  formes 
nouvelles  révélées  par  Ingres  ne  jouent  que  dans  deux  dimensions, 
la  hauteur  et  la  largeur,  et  que  le  relief  et  la  profondeur  leur  fai- 
sant défaut,  elles  semblent  paradoxales  et  même  estropiées.  Que 
peut  valoir  en  soi  une  analyse  de  la  forme  pratiquée  suivant  une 
telle  méthode  et  par  de  tels  moyens  ?  » 

J'ai  tenu  à  citer  longuement,  pour  que  s'affirme  avec 
précision     l'énormitc    du     fossé    qui    sépare   actuellement 


NOTES  623 

des  esprits  que  l'on  peut  dire  parents.  Certains  déplorent,. 
devant  de  tels  exemples,  la  confusion  actuelle.  Il  n'y  a  là,  au 
contraire,  que  motif  à  émulation.  Pour  ma  part,  je  me 
réjouis  en  évaluant  la  somme  d'etforts  qu'il  va  fiilloir  dépen- 
ser pour  élucider,  non  par  de  vaines  paroles,  mais  par  des 
œuvres  persuasives,  un  problème  dont  ces  textes  antagonistes 
font  soupçonner  les  vastes  proportions. 


* 
*  * 


Je  demande  la  permission  de  m'attarder  un  peu  sur  cette 
question  capitale  de  la  troisième  dimension,  "en  attendant  de 
démojitrer  au  prix  de  quels  travaux  et  de  quels  sacrifices 
Cézanne  Sinixa.  à.  suggérer  la  profondeur  au  lieu  d^riiinler,  ce 
qui,  si  j'y  réussis,  ébranlera  peut-être  un  peu  la  confiance  de 
nos  distingués  adversaires  en  la  vertu  des  techniques  péri- 
mées. 

La  raison  qu'invoque  d'abord  M.  Longnon  pour  restaurer 
la  profondeur  du  tableau  est  d'ordre  réaliste.  La  nature  nous 
offre  trois  dimensions  :  il  est  donc  nécessaire  de  la  repré- 
senter dans  ses  trois  dimensions.  Je  pourrais  objecter  que  la 
nature  est  une  chose  et  la  peinture  une  autre,  ou  dire  avec 
Richard  Wagner  que  «  l'art  commence  où  la  nature  cesse  » 
mais  je  préfère,  adoptant  un  langage  moins  prétentieux, 
émettre  la  proposition  suivante  :  N'est-il  pas  possible  d'ex- 
primer la  profondeur  autrement  que  littéralement  ?  Ne  pou- 
vons-nous donner  réqiiivalcul  de  la  troisième  dimension  ?  Ce 
droit  que  l'on  accorde  au  poète  au  nom  même  de  la  vérité, 
d'exprimer  les  choses  par  suggestion,  ne  peut-on  l'accorder 
enfin  aux  peintres  sur  un  point  ?  La  profondeur  ne  peut-elle 
se  réaliser  dans  l'esprit  du  spectateur  plutôt  que  sur  la  toile  ? 
Résultant  du  dvnamisme  des  couleurs  qui  se  situent  naturel- 
lement à  différents  degrés  de  profondeur,  cette  cl islûucc  entre 
des  plans  colorés  ne  scra-t-elle   pas  à  la  fois  plus  éloquente 


624  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

et  plus  mystérieuse  que  si  elle  est  le  résultat  d'un  éclielonne- 
ment  mécanique,  suivant  les  lois  —  d'ailleurs  convention- 
nelles —  de  la  perspective  aérienne  ?  Une  seule  référence  : 
Giotto,  qui  réduisit  la  profondeur  au  minimum,  est-il  moins 
grand,  moins  beau  que  n'importe  quel  perspccleiir  du  siècle 
suivant  ? 

Le  second  argument  qu'invoque  M.  Longnon  pour  con- 
damner la  technique  cubiste  repose  sur  une  analyse  du 
métier  «  traditionnel  ».  Mais,  d'abord,  par  quoi  nous  est 
révélée  la  tradition  ?  Par  les  musées.  Or  ceux-ci  nous  pro- 
posent-ils une  technique  immuable  ?  J'entends  bien  que  celle 
qui  nous  est  présentée  comme  traditionnelle  est  celle  de  la 
Renaissance.  Je  suis  le  premier  à  vénérer  les  Dieux  de  cette 
époque,  les  \'cnitiens  et  Rubens  ;  aussi  ne  pensé-jc  pas  les 
diminuer  en  prétendant  que  leur  art,  devenu  par  la  suite 
traditionnel,  fut,  à  ses  débuts,  aussi  anti-traditionnel  que 
possible,  puisque  en  contradiction  flagrante  avec  celui  des 
primitifs.  Un  critique  aussi  sévère  que  M.  Longnon  eût  pu 
reprocher  avec  raison  à  Rubens  d'être  un  révolutionnaire 
renonçant  à  l'admirable  tradition  des  Van  Eyck.  Par  quoi 
Rubens  eût-il  pu  se  défendre  ?  Peut-être  seulement  par 
quelque  réflexion  semblable  à  l'irrévérencieuse  boutade  de 
Rémy  de  Gourmont  :  «  La  tradition,  la  tradition  !  Il  y  a 
commencement  à  tout,  même  à  la  tradition  ».  Donc,  quand 
M.  Longnon,  qui  voit  comme  moi  en  Ingres  le  père  du 
cubisme,  constate  qu'il  «  mit  au  point  une  technique  tout  au 
rebours  de  l'ancienne  »,  ce  ne  devrait  pas  être  pour  blâmer 
le  peintre  de  VOihili.ujiie,  mais  pour  lui  accorder  au  contraire 
le  titre  incontestable  de  rénovateur.  Car  l'artiste  qu'en  pleine 
décadence  romantique  on  appelait  «  le  Gothique  »  est  certes 
celui  qui,  de  tous  ceux  de  son  époque,  est  le  plus  digne  de 
la  déférence  de  tout  véritable  traditionaliste. 

Il  n'est  pas  une  loi  de  cette  peinture  à  deux  dimensions 
des  primitifs,  plane,  murale,  architecturale,  précise,  parfaite. 


NOTES  .  625. 

que  la  Renaissance  n'ait  violée.  Les  peintres  du  xvi=  siècle 
\écurent  sur  un  schisme  ;  ils  firent  d'une  technique  «  tout 
au  rebours  de  l'ancienne  »  le  sujet  de  mille  émerveillements 
nouveaux.  Le  moment  est  venu  de  constater  à  notre  tour 
l'épuisement  de  leurs  formules.  L'Kcole  couronne  les 
productions  misérables  d'un  Jean  Gabriel  Domergue  ; 
MM.  Emile  Bernard  et  Armand  Point,  cultivés  autant  qu'on 
peut  l'être,  d'une  pureté  d'intentions  absolue,  et  détenteurs 
des  secrets  contenus  en  cette  partie  des  musées  choisie  par 
nos  critiques,  n'arrivent  même  plus  à  intéresser  les  amateurs 
de  taux  tableaux.  C'est  à  ces  signes  de  décrépitude  qu'on 
reconnaît  la  fin  d'une  période  historique  et  l'imminence 
d'une  Révolution. 

Je  sais  que  nous  ne  pouvons  eflectuer  la  nôtre  par-dcssns 
la  Renaissance,  et  c'est  en  ceci  que  je  dilTcre  d'opinion  avec 
mon  ami  Gleizes,  partisan  d'un  retour  pur  et  simple  à  l'idéal 
gothique,  voire  bvicantin.  Ce  programme  serait  sans  doute 
excessif.  Une  civilisation  ne  se  débarrasse  pas  aussi  rapide- 
ment, aussi  légèrement  des  habitudes  acquises.  L'oubli  total 
des  beautés  de  la  Renaissance  serait  un  sacrifice  cruel  autant 
qu'inefficace.  On  ne  peut  brûler  complètement  ce  que  l'on  a 
si  longtemps  adoré.  Un  détachement  spontané  n'indiquerait 
qu'une  grande  sécheresse  de  cœur.  Ces  obstacles  tout  senti- 
mentaux que  \L  Gleizes  dénonce  comme  seules  entraves  à 
notre  libération  entière,  ces  tergiversations,  ces  remords, 
ces  craintes,  cette  pudeur,  sont  autant  de  ferments  qui  don- 
neront à  nos  oeuvres  le  baptême  de  l'inquiétude  et  les  dote- 
ront d'une  âme  et  d'un  mystère.  Le  but  idéal  sera  atteint  ; 
la  simplicité  des  primitifs  sera  retrouvée,  mais  à  travers  la 
Renaissance,  dont  quelque  chose  demeure  malgré  tout  dans 
notre  œil  et  dans  nos  doigts  :  une  façon  déliée  et  rapide  de 
travailler,  un  goût  de  la  chair,  et  puisqu'il  faut  tout  avouer 
quelque  scepticisme  et  un  certain  manque  d'humilité. 

Mais  pourquoi  chercher  une  formule  souple  et  complexe 


()2G  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

pour  définir  notre  effort  ?  Ne  nous  sufHrait-il  pas  ck>  dire, 
avec  M.  Longnon  ou  M.  André  Michel  :  «  Oui,  nous  voulons 
prendre  modèle  sur  nos  derniers  maîtres,  les  Renaissants  » 
et  d'ajouter  :  «  Ce  sera  précisément  en  n'imitant  pas  leurs 
œuvres  ».  Car,  de  même  qu'un  enfant  imite  son  père  en 
s'inspirant  de  sa  conduite  ancienne,  plutôt  qu'en  simulant 
ses  tics  actuels,  de  même  nous  imiterons  nos  maîtres  immé- 
diats, selon  la  logique  d'une  émulation  lucide,  en  refaisant 
^wn  leur  œuvre,  mais  leur  geslc  initial.  Et  puisque  leur  geste 
fut  si  audacieusement  dénégateur  du  passé,  ayons  le  courage 
de  rejeter  le  plus  possible  d'un  passé  qu'ils  représentent  à 
leur  tour.  Comportons-nous  autant  que  possible  à  leur  égard 
comme  ils  se  comportèrent  à  l'égard  des  primitifs.  Voilà  la 
vraie  tradition  :  une  révolte  appliquée,  surveillée,  cons- 
ciente, conduisant  non  à  une  libération  complète,  mais  à  un 
assujettissement  à  de  nouvelles  règles  —  ou  à  de  plus 
anciennes,  ce  qui  «  revient  au  même  »  puisque  tout  recom- 
mence. 

ANDRÉ  LHOTE 


* 
*    * 


LETTRES  ALLEMANDES  :  LES  PIONNIERS 
LITTÉRAIRES  DE   LA  FRANCE  NOUVELLE,   par 

Enist  Citrlius. 

Il  me  déplairait  de  voir  mon  rôle  ici  réduit  i  ne  signaler 
qu'erreurs,  ridicules  ou  insuffisances.  Aussi  est-ce  avec  une 
satisfaction  réelle  que  j'appelle  l'attention  des  lecteurs  de  la 
Nouvelle  Rei'ue  Française  sur  un  livre  de  critique  bien  fiiit, 
intelligent  et  solide.  Il  intéressera  d'autant  plus  qu'il  a  pour 
objet  les  lettres  françaises  :  l'auteur  en  est  Hrnst  Curtius,  pro- 
fesseur à  l'Université  de  Bonn,  où  il  fit  en  1914  une  série  de 
leçons  qu'il  publia  à  la  fin  de  la  guerre  en  un  volume  ayant 
pour  titre  :  Die  litlerariseben  îl'eghereiier  des  ueueii  Frankreichs 
(«  Les  pionniers  littéraires  de  la  France  nouvelle  »).    C'est 


NOTES  627 

une  étude  remarquable  sur  l'orientation  de  la  mentalité  fran- 
çaise depuis  1890,  orientation  dont,  d'après  Curtius,  il  ne  fut 
pris  conscience  historiquement  que  vers  19 10. 

L'auteur  apporte  à  l'obsen-ation  de  ce  mouvement  ascen- 
sionnel de  la  sève  française  une  indéniable  sympathie  dont 
son  intelligence  critique  bénéficie,  et  se  trouve  élargie.  L'in- 
troduction, claire  et  bien  composée  contient  une  courte  re\'Tic 
historique,  un  exposé  des  motifs  ou  plutôt  une  énumération 
des  symptômes  précurseurs  du  mouvement,  ■ —  car  en  bon 
disciple  de  Bergson,  Curtius  se  refuse  à  trouver  l'entière 
explication  d'un  phénomène  psychologique  dans  les  états  de 
conscience  qui  le  précèdent — ■  des  citations  presque  toujours 
bien  choisies  et  témoignant  d'une  documentation  abondante, 
sinon  complète  : 

Le  mouvement  semble  se  répartir  sur  deux  générations.  La  plus 
ancienne  est  celle  des  pionniers  et  des  avant-coureurs  (^«  Bahn- 
hrether  tuul  JVeghereiter  d),  ils  sont  nés  autour  de  70. 

Curtius  en  veut  voir  cinq  principaux  :  Gide,  Péguy,  Rol- 
land, Suarès  et  Claudel.  Ils  sont  solitaires  :  leur  effort  ne 
trouve  pas  d'écho  dans  leur  propre  génération  mais  leurs 
livres  seront  les  livres  vitaux  («  Lehciisbiicbcr  »)  de  ceux  qui, 
nés  vers  1885,  prendront  la  parole  à  partir  de  19 10. 

S'il  laisse  de  côté  de  grands  écrivains  comme  Maurras  ou 
Barrés,  de  bons  auteurs  comme  France  et  Henri  de  Régnier, 
c'est  qu'il  n'entend  pas  parler  de  tous  les  courants  dont  le 
faisceau  fonnela  conscience  française  de  l'époque,  mais  seu- 
lement de  ceux  dont  la  flèche  pointe  en  avant,  et  dont  la 
direction  va  du  centre  à  la  périphérie.  Le  sens  lui  fait  certes 
défaut  des  proportions  de  ces  cinq  auteurs,  si  bien  choisis 
pour  illustrer  son  thème,  mais  il  faut  admirer  à  quel  degré  il 
est  arrivé  à  les  pénétrer,  et  il  est  assez  curieux  pour  nous  de 
constater  avec  quels  reliefs  et  quels  creux  le  profil  de  cha- 
cun se  dessine  aux  yeux  d'un  étranger  lettré,  compréhensif, 
et  qui  paraît  de  bonne  foi. 


628  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Qu'André  Gide  dont  pourtant  la  position  est  fort  intelli- 
gemment définie,  soit  présenté  à  une  échelle  diminuée, 
alors  que  l'importance  de  Rolland  est  plusieurs  fois  grossie, 
ceci  ne  doit  pas  nous  surprendre  outre  mesure  :  Tout  cons- 
pire à  faire  Romain  Rolland  plus  grand  que  nature  pour  l'ap- 
préciation allemande,  et  sans  doute,  bic-n  plus  encore  que 
ses  tendances  politiques,  d'évidentes  affinités  dans  le  tour 
d'esprit. 

«  La  conscience  eurooéenne  se  fait  de  l'intelligence  fran- 
çaise,  manifestée  dans  ses  grandes  créations  depuis  la  haute 
Renaissance  jusqu'à  nos  jours,  une  image  nette...  cette  image 
de  la  vieille  France,  fixée  par  l'histoire,  rejoint  celle  de  la 
jeune  France  à  travers  André  Gide.  »  Curtius  le  constate 
moins  révolutionnaire,  moins  novateur,  moins  hardi  aussi 
que  Rolland,  Suarès,  Claudel  ou  Péguy.  Mais  il  l'a  senti  avec 
précision  profondément  classique,  et  a  rendu  toute  justice  à  la 
double  inspiration  qui  anime  l'auteur  de  l'Eiifaiil  prodigue. 
Cette  double  inspiration,  comment  lui  reprocher,  à  lui  étran- 
ger, à  lui  allemand,  de  la  confiner  au  domaine  de  l'esprit  et  de 
la  forme,  ne  la  sentant  pas  dans  celui  du  cccur,  et  de  prêter 
plus  d'humanité  à  «  d'autres  esprits  qui  retrouvèrent  en  une 
«  fraternelle  effusion  le  chemin  des  intarissables  sources 
«  de  l'amour  sanctifié  par  la  douleur,  de  l'acte  héroïque,  de 
la  «  foi  témoignante  ».  Ce  n'est  pas  qu'il  se  méprenne  sur 
Gide  :  il  ne  le  découvre  qu'à  moitié,  et  sa  perspicacité  ne 
pénètre  pas  la  pudeur  d'âme  du  plus  discret  des  auteurs. 
Perspicacité  de  la  tête  plus  que  de  la  sensibilité,  —  Curtius, 
ici,  se  montre  bien  de  sa  race,  mais  il  faut  le  louer  sans  res- 
triction de  tout  ce  qu'il  dit  sur  l'œuvre  critique  de  Gide,  et 
qui  ne  fut  guère  mieux  dit  jusqu'ici,  ni  plus  complètement. 
Il  saisit  d'un  coup  l'essentiel  de  cette  pensée  d'apparence  si 
compliquée,  il  en  saisit  surtout  la  foncière  nouveauté  ;  tout 
ce  qui  s'en  laisse  expliquer,  il  l'expose  avec  une  lucidité 
rare.  S'il  n'était  pas  incongru  de  parler  de  la  métaphysique 


NOTES  629 

de  Gide,   on  dirait  volontiers  que  Curtius  l'a  subtilement  et 
comme  d'un  coup  pénétrée. 

La  portée  historique  de  Gide  repose  sur  deux  piliers,  dit-il,  son 
œuvre  critique  et  son  œuvre  créatrice. 

Il  analyse  avec  sagacité  les  Prétextes  et  les  N'oiiveaiix  Pré- 
textes, ces  volumes  de  critique  d'art  qui  vont  au  delà  de  l'art 
et  qui  sont  autant,  à  qui  sait  lire,  des  traités  de  morale  indi- 
viduelle et  sociale,  si  importants  qu'il  ne  faudrait  pas 
s'étonner  qu'ils  fussent  appelés  à  devenir,  dans  un  temps 
assez  proche,  lesplussùrs  véhicules  à  l'étranger,  de  l'influence 
éducatrice,  qui  est  dévolue  à  la  France  parmi  les  nations. 

Dans  l'anarchie  artistique  de  l'époque  présente,  est-il  dit  plus 
loin,  Gide  a  maintenu  vivantes  les  traditions  de  la  vieille  France. 
Tous  les  instincts  du  classicisme  français  vivent  en  lui  et  il  loue 
dans  ce  classicisme  précisément  ce  qui  paraît  si  étroit  et  si  étranger 
au  sentiment  superficiel  des  modernes  :  la  clarté. 

Il  l'aime  parce  qu'elle  protège  le  plus  sûrement  le  secret  de 
l'œuvre  d!art  contre  toute  intrusion  profane... 

Voici  maintenant  le  passage  sur  Rolland  : 

Nul  Français  cadrant  si  peu  que  Romain  Rolland  avec  l'image 
que  nous  avons  coutume  de  nous  faire  de  la  France  Moderne. 

Certains  s'étonneront  que  cette  voix,  dit  en  1914,  Otto  Grau- 
toff,  vienne  d'un  pars  auquel  si  souvent  nous  reprochons  ses  ten- 
dances neurasthéniques,  que  nous  sommes  habitués  à  considérer 
comme  le  terrain  d'éclosion  de  convoitises  séniles  et  corruptrices. 
Nous  ne  pensions  pas  que  la  santé,  la  force,  l'équilibre  de  l'âme,  la 
beauté  limpide  et  claire  pussent  se  rencontrer  aussi  bien  sur  l'autre 
rive  du  Rhin. 

Il  a  fallu  Romain  Rolland  pour  les  en  convaincre. 

On  comprend  du  reste  que  certains  côtés  à  la  fois  subli- 
mes, moralisateurs,  didactiques,  certains  côtés  «  Schiller  », 
si  j'ose  dire,  et  cette  sauce  à  la  fois  sentimentale  et  vertueuse 
où  il  a  réussi  à  faire  flotter  d'aussi  rudes  figures  que  celles  de 


630  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Michcl-Angc  et  de  Beethoven,  aient  pu  séduire  des  esprits 
allemands  dans  précisément  ce  qu'ils  ont  d'anti-Gœthéen  et 
d'anti-Nietzschéen...  D'ailleurs  Curtius  est  trop  intelligent  et 
trop  bon  connaisseur  pour  ne  pas,  au  moins  par  un  bout,  le 
sentir. 

Jean  Christophe,  dit-il,  n'est  pas  le  fruit  d'une  volonté  d'art  pour- 
suivant un  but  d'expression  esthétique.  Cela  explique  pourquoi 
ceux  qui  dans  l'art  ne  cherchent  que  l'art  («  die  von  der  Kiinsl  nur 
die  KiiHst  li'ollen  »),  se  détournent  de  Rolland.  Les  milliers  de  lec- 
teurs pour  qui  Jean  Christophe  est  devenu  un  anii  n'ont  pas  tant 
senti  ce  livre  comme  une  expérience  d'art  que  comme  une  leçon  de 
vie  qui  n'a  rien  à  faire  avec  la  littérature.  —  Ce  livre  prêche  puis- 
samment l'énergie  !  («  Eine  geivaltiçe  Predigt  der  Energie  ist  dies 
Buch  »). 

En  effet,  prêche. 

Et  plus  loin  :  «  Le  grand  danger  de  cette  conception  de 
l'art  est  de  nous  amener  facilement  à  faire  servir  l'art  à  des 
fins  qui  sont  en  dehors  de  l'art...  peut-être  Rolland  ne  s'est- 
il  pas  toujours  assez  défié  de  ce  danger  ».  Voilà  qui  est 
mieux,  mais  ensuite  :  u  Tout  comme  Christophe,  lui-même 
a  trouvé  le  chemin  d'une  conception  plus  profonde  des 
rapports  entre  l'art  et  le  salut  de  l'humanité  ». 

Curtius  pense  que  s'il  fallait  assigner  un  milieu  spirituel  à 
l'état  d'esprit  de  Romain  Rolland  on  l'imai^inerait  le  plus 
volontiers,  dans  la  sphère  d'une  culture  individuelle  intério- 
risée par  le  protestantisme  et  la  musique  f«  in  der  Sphâre  der 
protesianiisch  imtsihalisch  vcrinnerlichten  Persdnlichheitskiiltur  »). 

On  voit  que,  traduite  en  langue  française,  à  ce  crible  inexo- 
rable, la  pensée  perd  l'espèce  de  fermeté  qu'elle  usurpait,  et 
ne  signifie  rien  que  d'assez  vague. 

Dans  l'idéalisme  de  Rolland  vit,  purifié  de  ses  ingrédients  trop 
humains,  le  plus  noble  pathétique  des  traditions  révolutionnaires  de 
France,  l'enthousiasme  humanitaire  de  Diderot,  de  Michelet,  de 
Victor  Hugo,  de  Zola.  \n  de  cet  angle,  l'œuvre  de  Rolland  semble 


NOTES  631 

se  rattacher  («  inicb  rùchalrts  ^?/  iveiscu  »)  aux  grandes  traditions  de 
la  philosophie  des  lumières. 

•Pour  Curtius,  Au-dessus  de  la  mêlée,  est  un  des  rares  livres 
qui  resteront,  k  quand  seront  envolées  à  tous  les  vents  les 
montagnes  de  papier  de  la  littérature  de  guerre  ». 

Ce  qu'on  peut  dire  de  mieux  de  celte  étude  c'est  que 
sans  doute  l'auteur  y  voit  Rolland  comme  Rolland  se  voit 
lui-même,  et  que  son  absence  de  critique  a  droit  à  quelque 
indulgence  de  la  part  d'un  Allemand  qui  manifestem.ent 
aime  la  France,  et  en  dépit  de  tout,  ne  paraît  pas  avoir  tout 
à  fait  abandonné  l'espoir  d'un  rapprochement. 

Si  diiiérents  de  tempérament  que  soient  Rolland  et  Gide, 
ils  sont  parents  en  ceci  que  leur  art  s'est  développé  par 
l'entrée  en  rapport  avec  les  idées  de  leur  époque,  qu'ils  sont 
tous  deux  nourris  de  la  substance  du  xix^  siècle.  Par  contre 
la  première  impression  qu'on  reçoit  de  Claudel  est  celle 
d'une  absence  de  toute  histoire  («  Gcschichtslosigkcit  »),  un 
bloc  erratique  des  Vosges,  le  seul  poète  de  la  France  moderne 
dont  l'inspiration  jaillisse  de  ses  propres  sources.  »  Curtius 
sent  profondément  cette  forte  et  originale  poésie,  qui  a 
selon  lui  le  poids  et  la  densité  des  fruits  lentement  mûris... 
Qu'il  y  trouve  ample  matière  à  déploiement  d'interprétation 
métaphysique  ne  doit  pas  étonner,  et  il  n'est  certes  pas  dans 
ses  intentions  de  compromettre  le  poète  par  une  louange 
comme  celle-ci  :  «  Claudel  a  apporté  aux  Français  le  drame 
métaphvsique,  aux  Français  qui  sont  de  tous  les  peuples  le 
plus  a-métaphysiquc.    La  cosmologie  de  Claudel  n'est  pas 

désagrégeante elle    instaure  l'ordre,  cet  ordre  qui  était 

au  commencement  et  qui  est  à  la  fin.  » 

L'essai  sur  Suarès  est  de  tous  le  plus  intéressant  psycho- 
logiquement. En  voici  quelques  citations  : 

«  La  passion  est  pour  Suarès  la  forme  fondamentale  de  la  vie,, 
l'idée  centrale  de  la  pensée.  Son  tempo  reste  toujours  pareil  :  ïallegro 


6^2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

furioso  de  hi  passion  de  vivre.  Suarès  prend  sa  part  du  combat 
général  que  la  Jeune  France  comme  la  Jeune  Allemagne  mènent 
contre  rinteliectualisme  mécanisant.  Il  est  parmi  les  prophètes  de 
l'irrationalisme  moderne,    il  n'a   que   faire  d'une  vérité  qui  ne  vit 

plus.  Une  erreur  vivante  lui  vaut  plus  que  la  vérité  morte Il 

n'y  s.  pas  de  mot  allemand  pour  le  substratum  de  pensée  singu- 
lièrement composé  qu'exprime  le  mot  français  scièiiité  comme  le 
latin  sciciiitas..  Depuis  que  Lucrèce  a  parlé  du  sapicntiuni  teuipJa 
sereiui,  ce  mot,  dans  les  bouches  latines  et  romanes,  s'est  chargé  de 
vie  et  de  destinée  qu'il  charrie  comme  un  fardeau  précieux.  Peut- 
être  désigne-t-il  une  possibilité  de  l'âme  essentiellement  romane  et 
latine  et  par  là  même  intraduisible....  Ce  qui  ne  peut  se  rendre  par 

le    langage  correspond  toujours  à  une  lacune  dans  la  culture 

La  lutte  entre  la  conception  païenne  et  chrétienne  n'est  en  fin  de 
compte  qu'un  cas  spécial  de  l'état  de  tension  oij  l'assimilation  de 
toutes  les  cultures  anciennes  et  modernes  a  mis  l'âme  de  l'homme 
d'aujourd'hui  »....  «  Vis-à-vis  de  ce  qui  l'entoure,  Suarès  se  place 
à  des  points  de  vue  analogues  de  ceux  de  Rolland  :  il  procède  à 
une  critique  destructrice  du  monde  officiel  en  France.  »  —  «  Suarès 
aime  le  silence,  mais  ne  peut  se  taire » 

Le  critique  a  saisi  l'importance  littéraire  de  Suarès  qu'il 
situe  avec  justesse,  il  a  senti  aussi  que  son  essence  pro- 
fonde c'est  la  passion  de  la  vie  et  que  cette  passion  est 
malheureuse. 

Péguy  est  le  dernier  auteur  traité.  Comme  les  autres  avec 
un  visible  plaisir  de  pénétration  et  peut-être  encore  avec 
plus  de  soins.  La  documentation  est  e.xcellentc  sur  la  bio- 
graphie et  sur  les  Cahiers.  Curtius  déclare  Péguy  intradui- 
sible «  à  la  deuxième  puissance  ».  «  Pour  Péguy,  dit-il,  en 
contraste  avec  Suarès,  la  vie  est  égale  à  de  la  valeur  réelle 
vécue.  »  Il  ne  lui  trouve  pas  de  précédent,  pas  d'analogie 
liistoriquc  ;  en  tant  qu'écrivain  il  l'incorpore,  suivant  en 
cela  l'indication  de  Péguy  lui-même,  parmi  les  chroni- 
queurs français,  —  classement  plus  ingénieux  que  juste.  A 
plusieurs  reprises  il   revient   sur    le  paganisme   de   Péguy, 


NOTES  63  3 

«  cette  espèce  de  répuo;nance  à  la  morale  en  lui  comme  en 
Barrés  ■>>  ;  il  découvre  les  assises  nationales  et  païennes  de 
leur  foi  catholique. 

L'article  conclut  ainsi  :  «  Péguy  est  un  combattant  pour 
la  France.  Il  a  mené  le  combat  charnel  et  il  a  mené  le 
combat  spirituel.  Il  a  donné  son  sang  pour  la  France  comme 
les  héros  et  les  saints  qu'il  vénérait.  » 

En  un  résumé  excellent,  Curtius  expose  ensuite  à  quel 
point  jusqu'ici  a  été  fausse  et  incomplète  l'image  que  l'Alle- 
magne intellectuelle   se  faisait  de  la  France  contemporaine. 

Les  uns  ne  consentaient  à  y  voir  qu'esthétisme,  déca- 
dence, érotisme,  un  mélange  dont  la  vulgarisation  a  donné 
le  «  cabaret  »,  cette  tardive  poussée  viennoise  et  berlinoise 
du  Chat  Noir  d'antan.  Cette  conception  était  surtout  celle 
des  littérateurs,  «  qui,  dit-il,  inventèrent  l'atmosphère  du 
café  en  opposition  avec  celle  de  la  brasserie  ». 

Une  autre  partie  du  public  que  ses  occupations  mettaient  à  l'écart 
des  actualités  de  la  cuisine  littéraire,  tenait  la  littérature  française 
pour  un  des  composés  les  plus  importants  de  toute  formation 
intellectuelle  et  en  général  de  toute  culture  humaine  aboutie.  Ils 
appréciaient  de  la  France  tout  ce  qui  est  étranger  à  l'Allemand. 
Quand  ils  lisaient  des  livres  français  ils  ne  voulaient  pas  que  quoi 
que  ce  fût  de  germanique  leur  fût  rappelé,  ni  rien  percevoir  qui 
leur  fût  parent.  Ils  voulaient  se  sentir  enveloppés  par  la  magie  de 
la  latinité La  France  de  l'esprit  comme  la  France  de  déca- 
dence, deux  visions,  aussi  incomplètes  l'une  que  l'autre,  chacune 
contenant  un  aspect  de  la  réalité  française Toutes  deux  pro- 
venaient de    la   svnipathie    et    de    l'admiration Toutes   deux 

ouvraient  la  porte  d'un  domaine  des  lettres  françaises Elles  ne 

devenaient  dangereuses  que  quand  elles  prétendaient  de  leur  angle 
insuffisant  déterminer  l'esprit  total  de  la  France 

Une  image  nouvelle  de  la  France  ne  pourra  naître  en  Alle- 
magne que  quand  un  intérêt  y  sera  disponible  pour  la  nouvelle  vie 
intellectuelle  en  France,  qui  dépassera  celui  d'un  contact  fugitif. 

Le  livre  se  termine  ainsi  : 

41- 


634  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

En  résumant  les  citations  ci-dessus  on  se  rend  compte  que  le 
mouvement  intellectuel  qui  a  ses  guides  et  ses  initiateurs  en  les 
personnes  de  Gide,  de  Rolland,  de  Claudel,  de  Suarès,  de  Péguv, 
est  assez  profond  pour  dérouter  l'esprit  français  dans  les  défini- 
tions que  jusqu'ici  il  avait  données  de  lui-même  et  que  le  voici 
forcé  à  une  nouvelle  investigation,  à  une  nouvelle  conception  de 
son  être.  Il  s'est  rendu  compte  de  sa  propre  expansion  qui  fait 
éclater  ses  formes  traditionnelles.  Conscient  de  sa  force,  il  déchire 
l'acte  de   décès  que    lui  avaient    délivré  les   diagnosticiens  de  sa 

décadence Il  sait  que  la  nouvelle   France    est  la  vraie  France, 

la  France  éternelle.  La  révolution  mondiale  de  cette  guerre  va- 
t-clle  éparpiller  au    vent  la  graine  multiple  qui  a  germé  en  cette 

France    nouvelle  ? Ou    bien     la   cause     française  sera-t-ellc 

défendue  dans  un  monde  ébranlé  jusqu'en  ses  fondations  ?  C'est  la 

question   du   destin   spirituel  de  la  France Et  ce  n'est    pas 

l'avenir  de  la  France  seule  qui  en  dépendra.  L'Europe  entière  v  est 
intéressée.  Il  ne  peut  être  indifférent  pour  l'avenir  de  l'Europe, 
que  la  foi  et  l'esprit  français  y  participent  ou  non 

A  ces   paroles  que   nous  n'avons  aucune  raison  de  ne  pas 

tenir  pour  sincères,  comment  ne  pas  souscrire  ? Quelles 

que  soient  les  nuances  d'interprétation  qui  nous  puissent 
séparer  d'un  esprit  dont  les  points  de  vue  sont  néces- 
sairem.ent  très  ditTércnts  des  nôtres,  mais  qui  parait  un 
connaisseur  passionné  de  la  civilisation  française,  il  est 
de  notre  devoir  d'en  faire  abstraction,  et  de  ne  consi- 
dérer que  la  bonne  volonté  et  l'intelligence  qui  sont  ici 
dépensées. 

Ce  que  l'Allemagne  gagne  en  authentiques  clartés  sur 
la  France,  sur  la  véritable  étendue  de  sa  vie  intellectuelle 
et  sur  la  profondeur  de  sa  vie  morale,  comme  sur  ses  possi- 
bilités de  culture,  ne  pourra  jamais  être  qu'au  plus  grand 
avantage  de  celle-ci. 

Et  si,  selon  de  mot  de  Maurras  lui-même,  «  il  y  a  en  tou 
Allemand  un  candidat  à  la  qualité  de  Français,  »  au  point 
de  vue  français  conuuc   au  point  de  vue  humain,  comntent 


ÎIOTES  635 

ne  pas    faire  bon   accueil   à  tout    ce   qui    préparc   à    cette 
candidature  des  bases  iion  sophistiquées  ? 

ALAIN  DESPORTES 

*    * 

L'EXPOSITION  DES  BEAUX-ARTS  DE  DUS- 
SELDORF. 

La  ville  de  Dùsseldorf  a  oroanisé  cet  été,  dans  son  ijrand 
palais  au  bord  du  Rhin,  une  exposition  purement  alle- 
mande. Jadis,  les  expositions  de  Dùsseldorf  ou  de  Cologne 
étaient  internationales,  avec  des  comités  où  figuraient  un 
certain  nombre  de  peintres,  d'écrivains  et  de  marchands 
parisiens.  —  Rappelons  la  belle  exposition  organisée  en  191 2 
par  le  Somhrhumi  à  Cologne  ;  on  put  y  voir  de  nom- 
breuses toiles  de  Cézanne,  Van  Gogh,  Gauguin,  Signac, 
Seurat,  Marie  Laurencin,  Matisse,  Picasso. 

L'exposition  actuelle  est  éclectique.  Elle  va  de  l'acadé- 
misme et  du  naturalisme  jusqu'à  l'impressionnisme,  avec 
Liebermann,  Corinth,  SIevogt,  Uhde,  Kohlschein. 

La  partie  la  plus  vivante  est  celle  consacrée  aux  fauves 
d'ici,  dont  aucun  n'a  moins  de  40  ans.  On  distingue  chez 
eux  deux  tendances  distinctes,  l'une  purement  germanique, 
qui  remonte  au  Norvégien  Edouard  Munck  :  cérébrale,  visant 
avant  tout  au  contenu  spirituel  du  tableau  —  et  l'autre, 
rhénane  et  westphalienne,  qui  se  rapproche  de  la  tradition 
française. 

Les  peintres  du  premier  groupe  dessinent  puissamment 
avec  leurs  pinceaux  plutôt  qu'ils  ne  «  peignent  ».  Ils  sont 
fort  intéressants,  ont  une  renommée  énorme  en  Allemagne 
où  leurs  œuvres  atteignent  de  très  hauts  prix.  Kirchner 
est  le  plus  célèbre  d'entre  eux,  avec  Xolde,  Heckel  et 
Meidner. 

Paula  Modersohn,  morte  très  jeune,  a  vécu  à  Paris,  a  subi 
l'influence  de  Cézanne  sans  oublier  les  bons  peintres  rhé- 


636  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

nans  Leibl  et  Trûbner.  L'Autrichien  Oskar  Kokoschka  pro- 
cède de  \';in  Gogli.  Paul  Klee,  un  suisse  de  Munich,  fait  de 
curieuses  petites  aquarelles  qui  font  penser  à  Braque. 

Le  clou  de  ce  «  salon  »  est  une  belle  et  complète  rétros- 
pective de  l'œuvre  d'un  sculpteur  rhénan  mort  en  jan- 
vier 1919,  Wilhelm  Lehmbruck.  On  n'a  pas  oublie  sa 
curieuse  exposition  de  juin  19 14,  chez  Barbazanges,  préfacée 
par  André  Salmon.  Sa  très  noble  et  pure  inspiration  pro- 
vient en   partie  de  la  statuaire  gothique  française. 

Bien  des  peintres  rhénans  ont  vécu  à  Paris,  comme  Otto 
de  Waetjen,  qui  a  envoyé  un  Bal  harceloiiiiais,  Rudolf  Lévv, 
le  président  des  «  Peintres  du  Café  du  Dôme  »,  et  Thesing 
et  les  frères  Sohn-Rethel.  —  D'autres  n'ont  fait  qu'y  passer, 
mais  ont  gardé  des  traces  de  leur  passage. 

Le  président  de  la  «  Société  des  Jeunes  Rhénans  »  est 
Henri  Nauen.  Il  exposa  aux  Indépendants,  en  19 10,  un 
grand  panneau  :  La  Récelfe,  encore  influencé  de  \'an  Gogh. 
Il  a  cette  année  trois  intéressants  panneaux  destinés  à  une 
salle  de  concert.  Max  Burchartz  conserve  à  travers  tout  une- 
tendance  classique.  Otto  Gleichmann  a  des  toiles  d'une 
vision  intérieure  intense,  curieuse,  émouvante. 

August  Macke,  de  Bonn,  plein  de  goût,  et  Franz  Marc,, 
un  Bavarois,  tous  deux  morts  à  la  guerre,  avaient  édité,  avec 
le  Russe  Kandiski,  le  Cavalier  Bleu,  revue  qui  eut  un  succès 
énorme  en  Allemagne.  Marc  a  subi  depuis  l'influence  de 
Picasso. 

Tué  également  à  la  guerre  à  26  ans,  ayant  cessé  de 
peindre  à  23  ans,  mais  laissant  plus  qu'une  promesse  der- 
rière lui,  voici  Morgner,  au  tempérament  puissant.  Il  est 
venu  de  la  ville  libre  de  Soest,  en  Wcstphalie,  qui  a  des 
vitraux  célèbres.  La  galerie  Flechtheim  donne  parallèlement 
une  importante  exposition  de  ses  œuvres.  C'était  un  peintre 
né.  —  En  1910  il  était  encore  d'un  impressionnisme  frais  et 
agréable,  en  19:1  il  subit  l'influence  des  néo-impressionnistes- 


"NOTES  637 

qu'il  a  VUS  probablement  au  musée  de  Hagen,  en  191 2  et 
191 5  il  peint  des  toiles  pleinement  originales,  d'une  couleur 
et  d'une  force  surprenantes,  et  s'il  y  reste  une  influence, 
c'est  celle  des  vitraux  de  sa  ville  natale,  qui  ont  impressionné 
son  enfance. 


* 
*   * 


La  galerie  Flcchthcim,  à  côté  des  peintres  rhénans,  expose 
régulièrement  des  Vlaminck,  Derain,  Picasso,  Duty, 
Van  Dongen,  Marie  Laurencin,  des  aquarelles  de  Signac  et 
de  Cézanne. 


* 


Dùsseldorf  prépare  pour    1921    une   exposition    interna- 
tionale où  les  peintres  français  seront  invités,  s'ils  h  désirent. 

H.  p.    ROCHE 


* 
*    * 


SUR  LA  CONDITION  PRÉSENTE  DES  LETTRES 
ITALIENNES. 

Dans  la  vie  intellectuelle  de  l'Europe,  la  littérature  ita- 
lienne d'aujourd'hui  ne  joue  aucun  rôle  actif  et  fécondant. 
Elle  n'est  plus  qu'une  succursale  des  littératures  étrangères, 
française  et  anglaise  en  particulier.  Les  auteurs  à  succès  en 
sont  encore  à  imiter  Dickens  et  Maupassant  ;  les  auteurs 
d'avant-garde  ne  débarquent  du  dernier  bateau  que  pour 
monter  dans  le  suivant,  quittant  Romain  Rolland  pour 
Claudel,  Claudel  pour  Apollinaire,  Apollinaire  pour  Tzara. 

Tout  bien  considéré,  l'Italie  a  d'Annunzio  et  n'a  que  lui. 
Encore  faut-il  s'entendre  :  il  y  a  d'Annunzio,  comme  il  y  a 
Carducci  ouLeopardi.On  uele discute  plus,  mais  c'est  depuis 
qu'on  ne  l'imite  plus.  Son  art  appartient  déjà  à  l'histoire 
littéraire  et  ses  oeuvres  ne  sont  plus  que  des  pièces  de 
musée. 


658  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

D'Annunziocxccptc,  l'Italie  n'a  aucun  grand  écrivain  vivant 
à  exporter.  Lesmcillevirs  des  Futuristes  (Palaz/.cschi,  Govoni, 
Qivacchioli),  les  écrivains  du  groupe  si  sympathique  de  la 
Voce  (Papini,  Jahier,  Soffici,  Rébora),  tout  audacieux  et 
entreprenants  qu'ils  soient,  n'ont  encore  à  leur  actif  que  des 
demi-réussites.  Ce  n'est  pourtant  ni  la  culture,  ni  l'imagina- 
tion, ni  les  dons  lyriques,  ni,  pour  tout  dire  d'un  mot,  le 
talent  qui  leur  manquent.  Et  le  plus  triste,  c'est  qu'une  réus- 
site complète  de  l'un  d'eux  ne  nous  apporterait,  à  nous- 
Français,  aucun  enseignement  original. 

On  a  dit,  pour  expliquer  cette  sorte  de  paralysie,  que  les 
Italiens  traversaient  une  phase  «  culturelle  »,  de  posivitisme 
et  de  critique,  peu  favorable  à  une  floraison  littéraire.  F^t  il 
est  vrai  qu'en  dehors  de  d'Annunzio,  les  deiix  seuls  grands 
noms  familiers  au  public  européen  sont  ceux  du  critique-phi- 
losophe Benedetto  Croce  et  de  l'historien-critique  Gugliclmo 
Ferrero.  Mais  l'activité  spirituelle  d'un  peuple  de  quarante 
millions  d'âmes  serait-elle  donc  si  limitée  qu'il  ne  pût  pro- 
duire des  lyriques,  et  des  romanciers  parce  qu'il  produit  des 
critiques  ?  Il  est  faux  du  reste  que  le  goût  des  lettres  soit  en 
défaveur  en  Italie,  mais  poètes  et  prosateurs  étrangers  sup- 
pléent à  la  pénurie  des  écrivains  nationaux.  Un  Français 
notamment  s'émerveille  de  voir  les  plus  hermétiques  poètes 
de  son  pays  lus,  commentés,  compris,  traduits  même  par 
l'élite  de  la  jeunesse  italienne. 

Ce  tarissement  de  la  création  littéraire  est  un  phénomène 
particulier  à  l'Italie.  De  1625,  année  où  meurt  le  chevalier 
Marin,  à  1750,  elle  n'a  pas  eu  un  seul  grand  écrivain.  Ce 
phénomène  semble  lié  à  un  autre  :  l'absence  d'écoles,  l'indi- 
vidualisme de  la  production  littéraire.  Les  grands  écrivains 
surgissent  en  Italie  comme  des  météores,  créent  leur  univers 
artistique  dans  une  langue  à  eux,  puis  disparaissent  sans 
laisser  de  disciples,  mais  seulement  de  mauvais  et  plats  imi- 
tateurs. On  peut  leur  découvrir  des  précurseurs,  mais  le  plus 


NOTES  639 

souvent  c'est  dans  la  tradition  populaire  qu'ils  sont  ailes 
chercher  la  matière  qu'ils  ont  élaborée.  C'est  le  cas  de 
Boccace  et  c'est  celui  de  l'Arioste. 

Cet  individualisme  littéraire  e*st  d'autant  plus  curieux  à 
souligner  que  l'histoire  des  arts  plastiques  en  Italie  n'est 
qu'une  chaîne  ininterrompue  d'écoles.  Raphaël  sort  de  Péru- 
gin,  et  Sodoma  du  \'inci.  Mais  Dante,  Pétrarque,  Boccace 
ont,  des  fondements  au  toit,  bâti  leur  œuvre  seuls,  l'ont  seuls 
aménagée  et  meublée.  Ils  créèrent  et  épuisèrent  à  eux  seuls 
leur  «  manière  ».  Aucun  ne  laissa  à  glaner  après  lui  dans  son 
champ  ' . 

On  ne  suit  jamais  en  Italie  à  travers  un  grand  nombre 
d'individualités  de  mérite  inégal  l'éclosion,  puis  l'évolution 
d'un  genre.  Hardy,  Rotrou,  Corneille,  Racine,  Voltair», 
Crébillon,Ducis,  la  naissance,  l'apogée  et  la  mort  delà  tragé- 
die classique,  ou  encore  l'effort  concerté  des  hommes  de  la 
Pléiade  ou   du  Symbolisme  n'ont  pas  de  pendants  en  Itixlie. 

Plus  riche  peut-être  en  génies  littéraires  que  les  autres  pays 
d'Europe,  l'Italie  a  toujours  été  singulièrement  plus  pauvre 
en  talents. 

Nous  sommes  depuis  quinze  ans  assez  volontiers  sévères 
envers  nos  romantiques.  L'Italie  n'a  pas  eu  de  véritable 
romantisme,  et  l'on  peut  se  demander  si  ce  n'est  pas  à  cela 
qu'elle  doit  sa  stérilité  actuelle.  Le  romantisme  italien,  celui 
d'un  Manzoni  et  de  ses  disciples,  n'a  pas,  comme  ailleurs, 
renouvelé  le  lyrisme  et  libéré  les  moyens  d'expression.  Il 
s'est  borné  à  un  rôle  de  propagande  nationale  et  populaire  et 
n'a  eu  aucun  vrai  lyrique  à  son  service.  Les  grands  lyriques 
italiens  du  xix"^  siècle  —  Leopardi,  Foscolo,  Carducci  — 
ont  tous  été  par  malheur  des  classiques.  Les  romantiques 
de  nom  ont  jeté  bas  l'apprêt  et  la  pompe  académique,  mais 
pour  aboutir  à  des  vers  de   mirliton. 

I.  Le  pétrarquisme  n'est  qu'une  exception  apparente.  Aucun 
pétrarquiste  n'a  rien  ajouté  à  Pétrarque. 


640  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Tout  le  maigre  apport  du  romantisme  italien  s'est  dissipé 
en  fumée  après  i8éo  sous  l'influence  d'un  grand  fait  politi- 
que :  l'unité.  Le  lyrisme  patriotique  traditionnel,  auquel  il 
avait  ajouté  une  note  nouvelle,  a  disparu  après  avoir  fleuri 
une  dernière  fois  chez  d'Annunzio,  poète  de  l'impérialisme 
et  de  la  plus  grande  Italie. 

On  peut  dire  que  l'unité  italienne  a  enlevé  leur  principal 
motif  d'inspiration  aux  poètes  de  la  péninsule.  Et  comme 
leur  romantisme  ne  leur  a  légué  aucune  tradition  de  lyrisme 
personnel,  ils  tâtonnent  sans  trouver  leur  voie.  Ce  qui  fait 
cruellement  défaut  à  l'Italie,  c'est  de  n'avoir  pas  derrière  elle 
une  série  du  genre  Lamartinc-Hugo-Musset-Baudelaire- 
Verlaine  et  Bvron-Shelley-Keats-Brpwning. 

Dans  l'ordre  littéraire,  moins  encore  que  dans  l'ordre  social 
ou  politique,  la  nature  ne  fait  pas  de  saut.  Le  propre  de  l'Italie 
contemporaine  est  pourtant  de  vouloir  dans  tous  les  domai- 
nes brûler  les  étapes.  A  peine  sortie  de  la  monarchie  absolue, 
elle  veut  sauter  par-dessus  le  parlementarisme,  et  tend  vers 
les  Soviets  ;  au  sortir  d'un  régime  économique  moyenâgeux, 
elle  prétend  réaliser  les  grands  trusts  à  l'américaine  ;  ses 
campagnes  sont  encore  dans  l'analphabétisme  et  lapouillerie, 
et  ses  grandes  villes  rivalisent  déjà  en  bonne  tenue  et  en 
modernité  avec  les  plus  belles  villes  d'Allemagne. 

En  littérature,  l'Italie  a  voulu  du  classicisme  (devenu,  sauf 
exceptions,  académisme)  passer  au  futurisme.  Depuis  vingt 
ans,  elle  balbutie.  Ardengo  Softici,  qui  était,  avant  la  guerre,  de 
Montparnasse  au  moins  autant  que  de  Florence,  disait  un 
jour  :  «  Les  littérateurs  italiens  ont  avant  tout  besoin  de  boire 
de  l'absinthe.  »  Rien  de  plus  exact  :  l'absinthe,  breuvage 
romantique,  leur  conviendrait  parfaitement.  Soflîci,  en  par- 
lant de  la  sorte,  pensait  aux  vieilles  perruques  qui  étaient 
encore  au  sage  régime  du  vin.  Il  ne  songeait  pas  aux  cock- 
tails dadaïstes. 

De  l'académisme  ils  ont  bondiàl'ésotérisme.  Qu'ils  boivent 


NOTES  641 

donc  de  l'absinthe,  comme  le  conseille  Soffici,  et  qu'ils 
s'abandonnent  ensuite  à  ces  longues  effusions  sentimentales, 
où  l'homme  s'étale  à  nu,  s'anatomise  inlassablement,  qu'ils 
se  montrent  un  peu  tels  qu'ils  sont,  au  lieu  d'imiter 
Machiavel  et  de  vêtir  l'habit  de  cour  avant  d'écrire.  Entre 
autres  défauts,  la  littérature  italienne  d'aujourd'hui  a  en  effet 
celui  d'être  mortellement  ennuyeuse.  Les  humoristes  eux- 
mêmes  sont  ennuyeux,  et  le  plus  célèbre  d'entre  eux,  Alfred 
Panzini,  qu'on  voudrait  faire  passer  pour  un  Anatole  France 
plus  pointu,  est  celui  qui  emporte  la  palme. 

Pour  (<  passer  un  bon  moment  »,  il  n'y  a  qu'une  ressource, 
c'est  d'aborder  les  contemporains  qui  écrivent  en  dialecte.  Les 
sonnets  pi-sans  de  Renato  Fucini,  les  poèmes  napolitains  de 
Salvat'ore  di  Giacomo,  les  épopées  burlesques  en  romain  de 
Pascarella  ou  les  fables  de  Trilussa,  voilà  d'authentiques  chefs- 
d'œuvre.  Toute  la  spontanéité,  toute  la  verve,  tout  le  lyrisme 
italien  semblent  s'être  réfugiés  dans  la  littérature  dialectale. 

Nous  touchons  sans  doute  là  au  nœud  même  du  problème. 
L'outillage  littéraire  italien  est  défectueux. 

L'outil  qui  fait  encore  défaut  aux  Italiens  et  que  seul  un 
véritable  romantisme  aurait  pu  leur  donner  :  c'estune  langue. 
Nous  qui  en  possédons  une  admirablement  mise  au  point  il 
y  a  trois  siècles,  réglée  à  nouveau  tous  les  cinquante  ans  par 
un  ou  deux  grands  écrivains  (ces  «  lexiques  en  désordre  » 
selon  le  mot  de  Cocteau),  nous  ne  soupçonnons  pas  l'effort 
supplémentaire  —  et  vain  le  plus  souvent —  qu'exige  d'un 
auteur  la  création  de  son  vocabulaire. 

Ce  problème  de  la  langue  est  si  important  que  la  plupart 
des  grandes  querelles  littéraires  italiennes  ont  été  provoquées 
par  lui  et  que  de  Dante  à  Carducci,  en  passant  par  Manzoni 
et  Leopardi,  il  n'est  pas  un  grand  écrivain  qui  n'ait  eu  sa 
théorie  de  la  langue.  Combien  d'auteurs  de  second  plan  qui 
avaient  quelque  chose  à  dire  n'ont  pu  que  le  bégayer  ou  le 
déclamer. 


6^2  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

En  191 3,  un  critique  mort  depuis  à  la  guerre,  le  meilleur 
de  sa  génération,  Renato  Serra  saluait  l'avènement  de  l'unité 
linguistique  de  l'Italie  : 

ce  Ce  qui,  écrivait-il,  semblait  un  mythe,  un  idéal  fiibuleux 
et  impossible,  poursuivi  sans  trêve  à  travers  tous  les  siècles 
de  notre  histoire,  l'unité  de  la  langue  et  de  l'expression  litté- 
raire, commence  aujourd'hui  à  être  un  fait  accompli  et  paci- 
fique, si  naturel  que  les  gens  n'y  font  presque  pas  attention. 
Mais  c'est  un  fait  :  les  différences  si  profondes  qui  diversi- 
fiaient et  salissaient  les  productions,  hier  encore,  ont  dis- 
paru. On  ne  sent  plus  aujourd'hui,  en  le  lisant,  si  l'auteur  est 
lombard,  piémontais  ou  sicilien  ;  on  netrouve  plus  à  côté  de 
la  piige  conventionnelle  et  académique,  la  page  grossière- 
ment calquée  sur  le  français,  ou  confuse  et  incertaine  dans  sa 
recherche  de  l'expression  vive  et  courante  ;  il  n'y  a  plus  cette 
difiércnce  de  caste  qu'il  y  avait  entre  la  façon  d'écrire  des 
lettrés  et  des  professeurs  et  celle  de  la  masse  et  de  l'usage. 
Rappelez-vous  seulenient  l'époque  de  Carducci,  et  à  côté  de 
lui,  le  langage  d'un  des  derniers  puristes,  d'un  manzonien, 
d'un  romancier  lombard  comme  Rovetta  ou  d'un  Vicentin 
comme  Fogazzaro,  et  puis,  la  langue  des  journaux,  ce  type 
hybride  participant  de  la  rédaction  administrative  et  de  la 
traduction  du  français.  » 

Serra  criait  trop  tôt  victoire.  Certes  on  ne  se  bat  plus 
aujourd'hui  comme  il  y  a  seulement  soixante  ans,  quand  les 
puristes  s'interdisaient  encore  un  mot  ou  une  tournure  qui 
ne  figurât  pas  dans  un  des  bons  auteurs  du  Cifii/iiccento,  et 
que  les  Manzoniens  n'avaient  souci  que  de  farcir  leur  prose 
de  ce  riboboli  »  florentins,  mais  on  n'est  pas  encore  parvenu 
à  l'unification  rêvée.  La  façon  d'écrire  «  rai-partie  cardu- 
cienne  et  d'annunziesque  »  que  Serra  s'efforçait  de  définir  et 
qu'il  croyait  une  formule  d'avenir  est  déjà  périmée.  Le 
drame  reste  pour  les  écrivains  d'aujourd'hui  le  même  que 
pour  ceux  d'hier  :  ou  bien   étudier  l'italien   dans  les   livres 


NOTES  645 

comme  une  langue  morte,  ou  bien  aller  à  Florence  ou  à 
Sienne  remplir  ses  cahiers  d'expressions  recueillies  sur  les- 
lèvres  du  peuple. 

Parlant  du  dernier  livre  de  Piero  Jahier,  M.  Francesco 
Ruffini  écrivait  dans  la  Ganeita  del  Popolo  du  4  mai  dernier  : 
a  Jahier,  piémontais  d'origine,  a  eu  lachancede  voir  résolue 
par  la  nature  et  le  hasard  cette  grosse  question  de  la  langue, 
qui  a  fait  le  désespoir  de  tous  les  écrivains  nés  dans  le  Nord 
(dans  le  Midi  aussi)  de  Manzoni  à  De  Amicis...  La  mère  de 
Jahier  était  florentine  ;  il  a  fait  toutes  ses  études  à  Florence, 
fréquenté  les  cénacles  littéraires  toscans,  et  ainsi  s'est  opérée- 
chez  lui  une  fusion  vraiment  intime  de  son  fond  montagnard 
et  du  langage  le  plus  purement  florentin.  » 

Le  problème  ne  sera  résolu  que  le  jour  où,  à  quelques 
provincialismes  près,  tout  le  monde  en  Italie  parlera, 
l'idiome  de  Florence  comme  tout  le  monde  en  France  parle 
l'idiome  de  Paris.  Ce  jour  est  encore  loin.  La  bourgeoisie 
de  Milan  parle  encore  «  meneghino  »,  celle  de  Turin,  pié- 
montais, etc..  On  peut  espérer,  mais  à  très  longue  écliéance, 
que  le  développement  de  l'instruction  finira  par  répandre 
dans  toute  la  péninsule  l'usage  du  toscan  et  par  faire  tomber 
les  cloisons  étanches  qui  séparent  la  langue  parlée  de  la 
langue  écrite. 

Mais  s'il  faut  attendre  jusque  là  pour  voir  fleurira  nouveau 
la  littérature  transalpine,  nous  risquons  de  perdre  patience. 
On  aimerait  voir  les  écrivains  italiens  d'aujourd'hui  travailler 
à  aplanir  la  route,  en  dètoscanisanl  la  langue  pour  V italianiser^ 
en  luttant  pour  la  liberté  du  vocabulaire  comme  Hugo  lutta 
pour  le  droit  d'écrire  dans  Hcrnani  :  c<i  Quelle  heure  est-il  ? 
Minuit  ».  Mais  le  groupe  de  la  Voce,  dont  presque  tous  les 
membres  sont  toscans,  se  désintéresse  de  la  question.  Les 
futuristes  paraissent  l'ignorer,  et  pourtant  leurs  «  paroles  en 
liberté  »  restent  encore  esclaves  du  vieu.s.  vocabulaire  poéti- 
que :  onde,  grève,  char,  coursier,  etc.. 


^44  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

On  reste  confondu  de  la  manière  dont  s'y  prennent  les 
littérateurs  italiens  d'aujourd'hui  pour  atteindre  l'originalité. 
Quand  on  songe  qu'un  poète  un  peu  doué  qui  s'aban- 
donnerait à  rimer  des  vers  fluents  et  sincères  comme  les 
Nuits  de  Musset  ou  les  Harmonica  lamartiniennes  serait  un 
grand  novateur,  qu'un  poète  mélodieux  et  subtil  comme 
Verlaine  ou  seulement  Samain  en  serait  un  autre,  quand  on 
voit  le  succès  obtenu  par  Guido  Gozzano  pour  quatre  vers 
d'une  émotion  un  peu  «  directe  »  qu'il  avait  écrits,  on  se 
demande  ce  que  les  écrivains  italiens  ont  à  gagner  à  faire  du 
futurisme,  du  cubisme  ou  du  dadaïsme. 

Comment  ne  se  rendent-ils  pas  compte  qu'ils  ont  tout  un 
romantisme  en  retard  à  rattraper  ?  Qii'attcndcnt-ils  pour 
s'élancer  dans  les  effusions  sentimentales  et  les  récits  auto- 
biographiques ?  Simplicité  du  fond,  simplicité  de  la  forme, 
sincérité  humaine,  tout  unie  et  quotidienne,  ou  lyrique,  ou 
gonflée  d'humour,  telle  est  pour  eux  la  sagesse  littéraire. 
Heureuses  les  périodes  littéraires  pour  qui  la  sagesse  est  d'être 
simple.  On  ne  peut  jauger  d'avance  ce  que  le  développement 
actuel  d'un  romantisme  italien,  sans  mal  du  siècle,  et  après 
W'hitman,  pourrait  apporter  de  neuf  et  de  beau  à  l'Europe. 
Souhaitons-en  l'avènement,  sans  toutefois  nous  montrer  sur- 
pris, si  un  homme  de  génie  —  celui  que  le  xx^  siècle  doit  à 
l'Italie  —  rompt  tout  à  coup  le  silence  d'aujourd'hui  par  une 
■œuvre  fertilisante  et  imprévisible. 

BEKJAMIK    CRÉMIEUX 


* 
*    * 


LES    REVUES  645 

LES    REVUES 

UN  BALLET 

DE 

DESCARTES 

La  jeune  Revue  de  Gekève,  dont  on  connaîtra  plus  loin 
les  intentions  et  les  méthodes,  a  publié  dans  son  second 
numéro  (Août)  un  ballet  de  Descartes  qui  fut  dansé  au  châ- 
teau royal  de  Stockholm  :  ballet  non  pas  inédit  mais  égaré  et 
si  bien  égaré  qu'il  a  fallu  l'aller  chercher  en  Suède.  M.  Nords- 
trom l'a  découvert  dans  la  bibliothèque  d'Upsal.  Albert  Thi- 
baudet  le  présente  et  le  critique  : 

La  réforme  de  Malherbe  n'a  pas  encore  surmonté  toutes  les 
résistances,  et  Descartes  poète  écrit  à  la  manière  des  poètes  indépen- 
dants et  en  belle  humeur  du  temps  de  Louis  XIIL 

...  11  est  certes  plus  proche  en  poésie  de  Scarrou,  de  Théophile,  de 
Saint- Arriand,  que  de  Corneille,  avec  qui  la  critique  lui  découvre 
volontiers,  un  peu  par  goût  de  la  symétrie,  tant  de  rapports  et  de 
ressemblances. 

...  Et  le  caractère  attardé  de  cette  poésie  s'accorde  parfaitement 
chez  Descartes  avec  le  caractère  de  sa  prose.  Il  m'a  toujours  paru 
étrange  de  voir  l'histoire  littéraire  faire  du  Discours  sur  h  Méthode 
une  date  dans  l'histoire  de  la  prose  française.  On  doit  être  frappé 
au  contraire  par  le  caractère  archaïque  du  style  et  même  de  la 
langue  de  Descartes.  En  1656  Balzac  a  commencé  depuis  plusieurs 
années  sa  correspondance,  et  son  stvie  laisse  de  plus  de  cin- 
quante ans  en  arrière  les  longues  phrases  que  Descartes  a  trans- 
posées du   latin. 

De  toute  façon,  c'est  une  bonne  fortune  que  la  décou- 
verte d'un  ballet  sur  la  Naissance  de  la  Paix  ;  Descartes 
exprime  à  peu  près  les  idées  de  Norman  Angell  : 

Célébrons  donc  celte  Naissance, 
Et  remarquons  en  cette  Danse 


/ 


6,^6  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Où  la  guerre  et  la  poix  estaient  leur  pouvoir. 
Que  Pal  las  a  raison  de  penser  que  la  guerre, 

La  meilleure  qu'on  puisse  avoir, 
Osle  toujours  beaucoup  des  beautés  de  la  terre. 
Et  que  de  nous  donner  la  Paix 
C'est  le  plus  grand  de  ses  bienfaits. 

Xoïci  les  soldats  estropiés  : 

Qui  voit  comme  nous  sommes  faits ■ 
Et  pense  que  lu  guerre  est  belle. 
Ou  qu'elle  vaut  mieux  que  la  Paix, 
Est  £siropiè  de  cervelh. 

les  fuyards  : 

Nous  nous  sommes  bien  défendus. 

Mais  nous  estions  vendus. 
Tous  nos  chefs  n'ont  rien  fait  qui  vaille. 
Tous  les  chants  sont  couverts  de  cors. 

Tous  les  -riostres  sont  morts. 
Nous  avons  perdu  la  bataille. 

la  terre  qui  se  renouvelle  : 

Xc  vous  estonne:;^  pas  de  me  voir  jeuiu  et  belle, 
Moi  qui  vous  paroissois  tantost  tout  autrement  : 
Mon  naturel  est  tel  que  je  me  renouvelle 
Si  îost  que  je  jouis  de  mon  contentement. 

Quand  mes  bois  sont  conpe^,  mes  villes  ruinées. 
Tous  mes  chams  délaisse:^,  mes  chasteaux  démolis 
On  peut  dire  à  bon  droit  que  j'av  maintes  années. 
Et  que  mes  membres  morts  sont  presque  ensevelis. 

Mais  la  paix  revenant  on  repare  mes  viles. 
On  scmc  d'autres  bois,  on  fait  d'autres  chasteaux, 
On  cultive  vies  chams  pour  les  re-ndre  fertiles, 
El  j'ay  par  ce  nm'en  des  -membres  tous  nouveaux. 


MEMENTO  647 

MEMENTO 

Le  Correspondant  (25  Juin).  Maurice  Emmanuel  écrit,  sur 
Un  chœur  au  salon  : 

Quelle  surprise  !  Encadré  par  les  tableaux  que  Maurice  Denis  a  groupés 
•en  une  section  d'art  religieux,  un  cliœur,  voué  au  chant  liturgique, 
5'est  fait  entendre  le  25  mai  dernier,  à  la  Société  nationale  des  Beaux- 
Arts... 

Il  se  trouve  encore  de  nos  jours  un  maître  de  chœur,  un  seul,  pour  qui 
l'étude  et  la  culture  des  voix  demeure  œuvre  de  soin,  de  science  et  de 
patience  ;  qui  sait  tout  ce  que  la  musique  doit  à  la  sensation,  et  qui  édifie 
sur  le  plaisir  de  l'oreille  les  coustruations  sonores  les  plus  mystiques.  Ce 
musicien,  dont  s'inspire  M.  Clément  Besse,  et  dont  je  m'honore  d'être 
le  disciple,  est  maître  de  chapelle  à  la  cathédrale  de  Dijon.  Dans  la  vieille 
cité  des  ducs  de  Bourgogne  qu'embellirent  Claus  Sluter,  Hugue  Sainbin  et 
Rude,  l'église  métropolitaine  retentit  des  voix,  justes  en  perfection,  des 
soixante  élèves  de  M.  le  chanoine  Moisscnet.  Effort  d'un  autre  âge  ?  Ce 
n'est  pas  dit  ;  et  il  faut  le  répéter  sans  se  lasser  jamais  :  un  musicien,  quel 
qu'il  soit,  pianiste,  flûtiste,  compositeur,  doit  pratiquer  l'art  choral,  parti- 
-ciper  à  la  vie  organique  de  cet  édifice,  tout  vivant,  de  la  polyphonie.  Tout 
musicien  doit  chanter,  dans  un  ensemble  de  voix  sévèrement  discipliné,  — 
même  si  sa  voix  propre  est  défectueuse  et  mal  timbrée.  La  sensation  de  la 
justesse  est  un  tel  bienfait  et  un  si  pur  délice  que,  à  qui  l'igiwre,  il  man- 
quera toujours  un  auxiliaire  indispensable. 


« 


La  Revue  de  Genève  (46,  rue  du  Stand,  Genève),  paraît  depuis 
le  ler  juillet.  Elle  a  publié,  dans  ses  deux  premiers  numéros,  un  ballet 
de  Descartes,  un  essai  d'André  Suarés,  un  roman  de  Conrad,  une 
■étude  de  Camille  Mauclair,  la  «  Campagne  avec  Thucydide  »  d'Al- 
bert Thibaudet,  «  La  marche  sur  Paris  et  la  bataille  de  la  Marne  » 
du  général  von  Kluck,  enfin  plusieurs  chroniques  nationales  et 
■internationales.  M.  Robert  de  Traz,  qui  la  dirige,  écrit  : 

Voici  nos  intentions  : 

Nous  voudrions  réunir  ici  des  écrivains  de  valeur,  appartenant  à  des  pays 
divers,  et  les  faire  entendre  côte  à  côte,  sans  autre  intermédiaire  que  la 
traduction.  \ous  convoquerons  des  hommes  typiques  et  nous  les  laisserons 


64'S  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

s'exprimer  librement.  Nous  apporterons  des  textes  d'une  portée  littéraire 
et  psychologique,  pour  aider  à  comparer  et  à  savoir.  Q.ue  l'on  nous  com- 
prenne bien  :  nous  ne  venons  pas  prêcher  une  doctrine  de  conciliation 
obligatoire,  mais  simplement  fournir  l'occasion  de  rencontres  qui  ne  se 
produiraient  pas  ailleurs.  Dessein  prudent,  d'une  sagesse  empirique,  et  qui 
vise  à  juxtaposer,  non  à  confondre. 

* 
*    * 

Anatole  France,  dans  la  Revue  de  Paris  (ler  septembre),  parle 
enfin  de  Stendhal  ;  voici  deux  aimables  motifs  de  vignettes  : 

A  Milan,  durant  les  guerres,  le  hasard  ingénieux...  se  plut  à  joindre 
dans  une  loge  de  la  Scala  un  jeune  oflicier  joufflu,  enluminé,  râblé, 
le  mollet  tendu,  à  un  vieux,  long  et  mélancolique  général  d'artillerie 
Henri  Beyle  à  Choderlos  de  Laclos.  Beyle,  dès  l'enfance,  piochait  les 
Liaisons  dangereuses  comme  le  manuel  du  bon  séducteur.  Or,  Laclos  avait 
composé  ce  livre  dans  sa  jeunesse  à  Grenoble.  Le  jeune  Dauphinois  lui 
put  parler  de  madame  de  Merteuil,  de  son  vrai  nom  madame  de  Montfort, 
boiteuse  et  qui  lui  donnait  des  noix  confites.  Et  Laclos,  attristé  par  la 
ruine  de  ses  ambitions  démesurées,  «  s'attendrit  »  à  ce  souvenir. 

11  avnit  horreur  de  l'art  chrétien.  11  ne  pouvait  souffrir  ce  qui  est  triste 
et  s'en  tenait  sur  les  cathédrales  au  sentiment  de  Fcnclon  qui.  dans  son 
Dialogue  sur  ïhlcquencc,  comparait  un  mauvais  sermon  à  une  église 
gothique.  C'est  Mérimée,  qui  lui  apprit  à  distinguer  l'arc  roman  de  l'arc  en 
tiers-point.  L'archéologue  qui  étudia  la  Chaise-Dieu  et  Saint-Savin,  le 
jeune  Mérimée,  ironique  et  froid,  montrant  au  gros  homme  rougeaud  qui 
tend  le  jarret  une  abside  romane  ornée  de  têtes  coupées,  voilà  un  beau 
sujet  de  vignette  !  Celle-là  nous  l'imaginons  romantique,  dans  la  manière 
cruelle  et  satanique  des  lithographies  dont  l^ugéne  Delacroix  illustra  le 
Faust  de  Gathe.  Cette  lithographie  porterait  pour  légende  en  lettre  gothi- 
que de  style  1850  : 

«  Stend.  —  Non,  je  n'aime  pas  l'art  triste. 

«  Mér.  —  Ce  qui  amuse  n'est  pas  triste.  Voyez  toute  cette  diablerie  !  » 


La  revue  Universelle  (15  Août)  .•  La   thcorie  de  la  lutte  des 
classes,  par  G.  Valois. 

LE   GÉRANT  :    GASTON   GALLIMARD. 
APBEVILLE.  —    IMPRIMERIE   E.    PAILLART. 


b'-^'f 


L'ENSEIGNEMENT  DE  CÉZANNE 


«  Si  j'étais  peintre  de  paysages,  je  vou- 
drais m'épuiser  en  efforts  sublimes  pour 
vous  contraindre  d'en  adorer  un  seul  :  coin 
d'ombre  ou  de  lumière,  de  ciel  et  d'eau  ou 
de  verdure,  et  qui  serait  tout  l'univers.  » 
André  Salmon,  La  Négresse  du 
Sacn'-Cœiir. 


Il  y  a  des  génies  dont  la  destinée  est  d'être  compris  à 
rebours,  prisés  pour  les  raisons  qu'ils  eussent  pu  avoir 
de  se  mépriser.  C'est  le  cas  —  entre  cent  —  de  David, 
d'Ingres  et  de  Cézanne,  J'entends  de  toutes  parts  louer 
Cézanne  de  son  réalisme  solide,  de  son  sens  du  volume, 
de  la  pesanteur  et  de  la  profondeur  de  ses  tableaux  avec 
les  mêmes  mots  dont  on  peut  se  servir  pour  vanter 
Courbet,  dont  il  est  l'adversaire  autant  que  l'admirateur. 
Je  vois  chaque  jour,  exposés  à  ces  vitrines  qui  sollicitent 
l'amateur  raisonnable,  des  natures  mortes  et  des  paysages 
dont  la  facture  hachée,  à  prétention  cézannienne,  ne 
recouvre  cependant  que  des  formes  sans  éloquence, 
impuissantes  à  s'évader  de  la  plus  plate  Httéralité.  Grâce 
au  maître  d'Aix  la  médiocrité  et  la  bassesse,  au  lieu 
d'emprunter  à  la    photo-peinture  des  Artistes  français 

42 


650  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

leurs  moyens  d'expression,  prennent  hypocritement  un 
visage  décent.  Devant  cette  supercherie,  on  aurait  envie 
de  crier  «  à  bas  Cézanne  !  »  si  on  ne  savait  que  certains 
peintres^,  par  des  moyens  différents  quoique  issus  des 
siens,  perpétuent  son  esprit. 

Ici,  il  faut  constater,  d'ailleurs,  un  singulier  phéno- 
mène d'ingratitude  —  peut-être  nécessaire,  après  tout, 
au  labeur,  qui  aime  à  se  croire  «  indépendant  ».  —  Il 
est  de  bon  ton,  depuis  quelques  années,  chez  les  peintres 
dont  Cézanne  fut  le  libérateur,  de  le  considérer  de  haut, 
de  le  négliger,  comme  si  ses  conseils  se  fussent  tout  à 
coup  évaporés.  Le  grand  homme  est  en  ce  moment 
comme  arrivé  à  un  point  mort  dans  l'oscillation  de  sa 
gloire. 

Je  voudrais  tenter  de  le  réhabiliter  aux  yeux  de  ses 
détracteurs  volontaires  :  quelques  cubistes,  et  de- ses  dif- 
famateurs inconscients  :  les  réalistes  à  courte-vue  qui 
l'invoquent  —  peut-être  sincèrement  —  au  sein  de  leurs 
misérables  travaux.  Un  ancien  disciple  de  Cézanne, 
M.  Emile  Bernard,  s'occupant  maintenant  (k  l'en 
croire)  à  des  besognes  plus  sérieuses,  accuse  son  ancien 
maître  d'être  le  fauteur  du  désordre  pictural  actuel. 
L'exemple  de  son  travail  obstiné  d'après  nature  aurait 
suscité  cette  horde  de  maniaques  qui  peignent  inlassa- 
blement les  maisons  de  la  campagne  d'Aix,  ou  des 
pommes  dans  un  compotier.  Le  crime  de  ce  grand  pein- 
tre serait,  au  dire  de  M.  E.  Bernard,  d'avoir  «  basé  son 
système  sur  une  optique  ».  Le  remède  unique  contre 
cette  formule  qui,  toujours  selon  M.  E.  Bernard,  con- 
tiendrait ses  propres  germes  de  destruction,  ne  serait 
autre  qu'un  retour  sans  remords  à  la  grande    tradition 


l'enseignement    de    CÉZANNE  65  I 

classique  :  Puvis-Delacroix-Rubens-Le  Vinci-Tintoret- 
Michel  Ange.  Le  peintre  ne  regardera  plus  de  trop  près 
cette  partie  du  spectacle  du  Monde  au  décalque  de 
laquelle  s'acharnent  la  majorité  des  artistes  actuels  ;  il 
réapprendra  les  règles  classiques  :  l'anatomie,  la  perspec- 
tive, la  composition  ;  il  adoptera  en  d'autres  termes  les 
lois  de  la  convention  picturale  qui  a  produit  les  plus 
belles  œuvres  et  y  soumettra  à  nouveau  la  Nature. 
Il  n'y  a  dans  cet  exposé,  pour  qui  juge  superficiellement, 
rien  qui  puisse  choquer  tout  artiste  sincèrement  épris 
de  rénovation  artistique  et  cependant  il  n'est  pas  une 
partie  de  cette  exhortation  qui  ne  puisse  à  mon  avis 
mieux  égarer  ceux-là  mêmes  qu'elle  se  propose  de 
diriger. 

Quand  M.  E.  Bernard  nous  indique  les  Musées  comme 
référence,  il  a  infiniment  raison,  et  il  ne  fait  là  qu'adop- 
ter la  seconde  partie  de  la  formule  cézannienne  :  «  J'ai 
voulu  faire  de  l'impressionnisme  quelque  chose  de  solide 
et  de  durable  comme  l'art  des  Musées».  Mais  quand  il 
nous  désigne  les  œuvres  et  les  procédés  de  la  Renais- 
sance comme  bons  à  recommencer,  il  se  trompe.  Les 
moyens  dont  usèrent  les  peintres  de  cette  époque  ne 
sont  eux-mêmes  autre  chose  que  des  résultats  dont  la 
source  est  dans  une  certaine  activité  de  la  sensibilité. 
Nous  en  réserver  l'emploi  revient  à  nous  convier  à  cons- 
truire avec  du  déjà  construit.  On  n'édifie  pas  une  maison 
avec  une  autre  maison,  encore  moins  avec  des  ruines, 
si  augustes  soient-elles  :  on  cherche  une  carrière  d'où 
extraire  une  pierre  humide  et  vivante.  Si  le  gisement 
ancien  est  épuisé,  on  en  découvre  un  nouveau.  Cézanne 
est  le  découvreur  hardi  d'une  veine  inexplorée  dans  le 


652  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

domaine  de  la  spéculation  picturale  :  il  travaille  avec 
des  matériaux  vierges  :  rien  d'étonnant  à  ce  que  le  plan 
de  l'édifice  dont  il  pose  les  premières  pierres  ne  ressemble 
ni  de  couleur  ni  de  proportions  à  ceux  qui  furent  cons- 
truits en  d'autres  temps  et  d'autres  lieux. 


* 


Dans  une  de  ces  petites  expositions  à  tendance  presque 
uniquenient     impressionniste     qu'organise    la  librairie 
Crès,  on  pouvait  voir,  dernièrement,    deux  œuvres  de 
Cézanne.  (Je  souligne  le  fait  à  titre  d'exemple  de  ce  que 
je  constate  plus    haut  :   le  peintre  essentiellement  anti- 
impressionniste  patronant   des    manifestations   dont  il 
eût  réprouvé  l'esprit.)  L'une  de  ces   œuvres,  datant  de 
ses  débuts,  représentait  une  tête  de  femme  très  empâtée, 
traitée  fougueusement  h  coups  de  couteau  à  palette.    Le 
manque  d'expérience    du   peintre  s'y  dissimule  (selon 
l'habitude  à  laquelle    nul  de  nous  n'échappa)   derrière 
une  truculence  de  facture,  un  énervement  de  la   main^ 
aboutissant  à  une  «  cuisine  »  violente  simulant  la  force 
et  la  décision  absentes.  L'autre  toile,  de  beaucoup  pos- 
térieure, était  le  portrait  de  Joachim  Gasquet  :   on  peut 
l'affirmer  ressemblant,  encore  que  non  terminé.  Cézanne, 
à  cette  époque,  possède  son  métier  à  fond  ;  les  valeurs, 
transposées  dans  ce  registre  ardoisé  si  longtemps  par  lui 
adopté,  sont  d'une  finesse,  d'une  rareté  indépassables.  Le 
noir  nourri  et  profond  du  veston  est  d'une  sonorité  pro- 
digieuse. Le  peintre  le  plus  féru  de  lui-même  ne   peut 
que  s'enthousiasmer  et  se  désespérer  devant  cette    mer- 
veille de  force  aérienne.  Ici  plus  d'épaisseur  :  une  matière 


l'enseignement    de    CÉZANNE  653 

unique,  digne  des  plus  grands  maîtres,  obtenue  avec  le 
minimum  de  pâte.  La  légèreté  d'une  aquarelle  chinoise, 
la  profondeur  d'un  épais  Rembrandt.  Nul  discours  n'eût 
pu,  mieux  que  la  présentation  de  ces  deux  toiles,  nous 
ser\àr  d'enseignement.  Entre  l'œuvre  du  début,  lourde 
et  terrestre,  et  celle  de  la  maturité,  rayonnante  et  subli- 
misée,  le  chemin  parcouru  par  cette  sensible  intelligence 
se  dessinait  avec  netteté.  Il  est  inconcevable  que  les 
organisateurs  de  cette  exposition,  et  certains  des  expo- 
sants même  n'aient  pas  mieux  vu  que  Cézanne  incarne 
la  victoire  de  l'esprit  sur  la  matière. 

Pour  qui  l'essentiel  du  devoir  artistique  accompli  par 
Cézanne  s'affirme  tel,  il  ne  lui  reste  qu'à  parcourir,  selon 
son  endurance  physique  personnelle,  les  étapes  du  dan- 
gereux voyage,  et,  partisan  résolu  d'un  art  spiritualiste, 
de  demander  aux  œuvres  du  Maître  le  secret  d'une  des 
plus  grandes  réussites  d'évasion  terrestre  que  l'esprit 
humain  ait  jamais  réalisées.  Par  quel  moyen  ce  peintre 
arriva- t-il  à  dépouiller  ses  œuvres  de  cette  couche 
d'humus,  de  cette  crasse  qui  entoure  toute  production 
imparfaite  ?  Ce  Méditerranéen  vibrant  et  modeste  qui, 
à  la  suite  des  grands  maîtres  français,  célèbre  le  mariage 
du  «  style  »  italien  et  de  la  bonhomie  flamande,  opéra- 
t-il  le  miracle  grâce  à  une  passive  obéissance  aux  procé- 
dés de  Venise  ou  d'Amsterdam  ?  Non  :  les  moyens 
employés  par  Cézanne  offrent  avec  une  rigueur  pro- 
gressive un  démenti  absolu  à  ceux  des  maîtres  classiques. 
Et  cependant  ses  œuvres,  à  la  suite  des  leurs  et  sur  le 
même  plan,  se  placent  avec  majesté.  Je  vais  essayer  de 
démontrer  qu'elles  sont,  comme  leurs  aînées,  le  fruit  du 
même  rythme  créateur,  et  que  la  poussée  qui  les  déter- 


654  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mine  est  un  identique  désir  de  iiaute  généralisation. 
Cézanne  est  sorti  tout  entier  du  moule  traditionnel  : 
son  histoire,  loin  d'être  celle  d'un  raté,  selon  la  con- 
ception de  Zola,  ou  celle  d'un  homme  qui  resterait  «  le 
primitif  de  lui-même  »,  selon  la  phrase  de  M.  E.  Bernard, 
son  histoire  est  celle  de  tous  les  grands  précurseurs. 

Quand  les  abstraites  splendeurs  de  Byzance  cessèrent 
d'exercer  sur  les  peintres  du  Quattrocento  leur  influence 
fécondante,  les  artistes  nouveaux,  quittant  des  yeux  le 
catalogue  des  formes  rituelles,  tournèrent  leurs  regards 
vers  la  réalité  pour  y  cueillir  toutes  frémissantes  des 
formes  parentes  de  celles  qu'ils  avaient  l'habitude  de 
tracer.  Ce  mouvement  de  «  conversion  »  s'accentua  gra- 
duellement durant  deux  siècles  et  donna  naissance  à  de 
nouveaux  «  canons  »,  au  premier  rang  desquels  il  faut 
placer  la  perspective.  La  régénération  de  l'art  pictural 
fut  donc  demandée  en  partie  à  une  optique  nouvelle. 
Pour  la  première  fois  place  prépondérante  fut  donnée  à 
l'illusion  d'optique.  Les  objets  ne  furent  plus,  comme 
chez  les  primitifs,  représentés  tels  qu'ils  sont,  mais  tels 
qu'ils  paraissent  être.  A  dire  vrai  les  constatations  de  la 
perspective  italienne  sont  fort  incomplètes.  On  se  con- 
tenta par  exemple  de  faire  fuir  les  horizontales  sans  uti- 
liser la  déformation  des  verticales  ;  l'ellipse  que  dessine 
toute  surface  ronde  placée  obliquement  par  rapport  à 
l'œil,  demeura  régulière,  n'étant  pas  analysée  dans  ses 
détails.  La  déformation  perspective  s'arrête  ainsi  à  son 
premier  temps,  elle  est  plus  intellectuelle  que  vraiment 
sensible  ;  elle  est  soumise  à  des  lois  fixes,  codifiée,  et  son 
application  est  systématisée.  L'habitude  de  s'entretenir 
avec  l'éternel  arrête  l'artiste  sur  la  pente  des  concessions 


l'enseignement    de    CÉZANNE  6$$ 

aux  sens  :  il  ne  perd  pas  de  vue  l'universel,  et  s'il  cesse 
de  le  voir  directement,  et  pour  ainsi  dire  «  sur  mesure  », 
il  l'évoque  constamment,  à  travers  l'accidentel  des  sen- 
sations visuelles  qu'il  sait  limiter.  La  perspective  italienne 
peut  être  définie  :  une  convention  basée  sur  les  sensa- 
tions de  l'œil,  mais  dont  le  but  ne  cesse  pas  d'être  géné- 
ralisateur.  Grâce  à  la  sagesse  dans  l'emploi  des  nouvelles 
formules,  toute  oblique  convergeant  vers  un  point  fixe 
implique  l'horizontale  réelle,  tout  ovale  est  relié  par  les 
voies  de  l'esprit  au  cercle  initial,  et  tout  cercle  particulier, 
quittant  l'objet  qui  le  supporte,  comme  les  ondes  issues 
d'un  caillou  jeté  dans  l'eau,  se  propage  sur  la  toile  jusqu'à 
envelopper  l'œuvre  tout  entière  d'un  mouvement  éternel 
et  fermé. 

Lorsque  l'heure  des  sacrifices  historiques  eut  sonné  à 
nouveau,  les  impressionnistes,  obéissant  à  l'impulsion 
ancienne,  achevèrent  ce  mouvement  de  conversion  ébau- 
ché par  la  Renaissance.  Cela  les  amena  à  faire,  si  j'ose 
continuer  la  figure,  un  demi-tour  complet.  Ils  se  trou- 
vèrent face  à  la  réalité.  Sans  voiles,  mais  le  dos  tourné  au 
mur  d'où  naquit  jadis  la  raison  d'être  du  peintre.  Dès 
lors,  n'ayant  plus  sous  les  yeux  le  cadre  architectural  où 
jusque-là  s'inséraient  tous  les  travaux  de  l'artisan,  ils 
poussent  jusqu'au  bout  l'étude  des  phénomènes  opti- 
ques, les  enregistrant  sans  choix.  Fidèles  à  leur  position 
apostatique,  ils  renoncent  au  frein  que  les  Renaissants 
-  inventèrent.  Le  tableau  entièrement  Hbéré  de  la  tutelle 
murale  n'offre  aucune  résistance  aux  éléments  dissolvants 
venus  du  dehors.  Grâce  à  cette  entière  liberté  de  recher- 
che, les  gais  explorateurs  sans  souci  mettent  au  jour, 
mélangés  à  de   nombreuses  scories,  des  matériaux  nou- 


656  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

veaux,  que  je  suis  le  premier,  quoi  qu'en  disent  avec 
malveillance  certains  critiques,  à  leur  savoir  gré  d'avoir 
découverts  et  utilisés.  Pour  dissiper  un  malentendu, 
remercions  Monet  de  ses  rubis  et  de  ses  émeraudes, 
Sisley,  Jongkind  et  Boudin  de  leurs  charmantes  verrote- 
ries, Berthe  Morisot  de  ses  guirlandes,  Manet  et  Pissaro 
de  leurs  piliers  et  de  leurs  chapiteaux,  mais  sachons  leur 
gré  surtout  d'avoir  restauré  la  peinture  d'intimité,  sacri- 
fiée par  les  Italiens  à  la  peinture  décorative,  et  d'avoir 
été  suffisamment  logiques  pour  substituer  à  la  notion 
décorative  de  beauté,  la  notion  d'intensité,  dont  Cézanne 
tirera  les  conclusions  les  plus  fécondes.  (En  effet,  le 
tableau,  n'étant  plus  soutenu  par  une  charpente  intérieure 
se  fût  volatilisé,  pour  ainsi  dire,  s'il  n'avait  pas  été  rempli 
par  quelque  chose  qui  lui  donnât  du  poids.  La  richesse 
de  la  matière  colorée  vient  vivifier  la  surface  jadis  ani- 
mée par  les  développements  ornementaux  ;  l'œuvre  se 
ramasse,  renonce  aux  grandes  dimensions,  le  souci  de  la 
qualité  matérielle  renaît.) 

C'est  donc  grâce  à  un  mouvement  pareil  à  celui  qui 
poussa  les  peintres  du  xv''  siècle  à  demander  à  leurs  sen- 
sations le  renouvellement  de  leurs  formules  que  ceuxdu 
XIX'  renouvelèrent  les  leurs.  Le  geste  eût  été  parfait  s'il 
eût  coexisté,  comme  celui  des  Renaissants,  avec  une  spé- 
culation spirituelle.  Mais  loin  d'être  mis  au  service  de 
l'esprit,  les  matériaux  nouveaux  sont  cultivés  pour  eux- 
mêmes.  Le  travail  impressionniste  pur  s'arrête  à  la 
recherche,  par  l'impression  directe,  «  d'après  nature  », 
d'une  expression  uniquement  colorée  et  sans  aucun 
pouvoir  généralisateur.  S'il  y  a  marche  ascendante  de 
l'acuité    sensible,  et   du  pouvoir   analytique,  depuis  la 


l'enseignement    de    CÉZANNE  657 

Renaissance,  il  y  a  régression  de  la  faculté  d'organisation. 
Par  exemple,  les  éléments  du  tableau  qui,  chez  les  pri- 
mitifs, étaient  superposés,  se  trouvent,  chez  les  renaissants, 
agencés,  com-posés  ;  mais  chez  les  impressionnistes  les 
voici  —  irréparablement,  croirait-on  —  confondus.  Avant 
de  montrer  comment  l'ordre  s'établira,  situons  une  fois 
pour  toutes  la  figure  de  l'impressionnisme  pur  :  L'im- 
pression personnelle  du  peintre  sur  un  ensemble  d'appa- 
rences, succède  à  la  description  didactique  des  Renaissants, 
laquelle  succédait  à  l'inventaire  impersonnel  et  moralisateur 
des  Primitifs. 

On  le  voit,  l'homme  peu  à  peu  s'avance  dans  un 
domaine  qui  appartenait  au  début  à  la  religion  et  à  la 
morale.  De  serviteur,  le  peintre  devient  progressivement 
maître,  et  se  dresse  à  lui-même  son  propre  autel  ;  il  se 
met  au  premier  plan  de  son  œuvre  qui,  dès  lors,  vit 
d'une  vie  propre  limitée  comme  une  vie  animale  —  et 
n'est  plus  qu'un  document  psychologique.  Un  tel  rape- 
tissement de  l'idéal  artistique  eût  nécessairement  abouti 
à  un  violent  mouvement  de  réaction  académique  sem- 
blable à  celui  que  préconise  M.  E.  Bernard  si  n'eussent  pas 
surgi  les  trois  artistes  qui  devaient,  en  dotant  d'une  âme 
la  paresseuse  nymphe  impressionniste,  transformer  du 
même  coup  son  visage  et  lui  donner  les  proportions 
d'une  nouvelle  déesse. 

Voici  donc,  brassant  les  matériaux  neufs  et  tenant  en 
main  la  règle  et  le  compas,  sans  lesquels  nulle  œuvre 
ne  s'élève,  les  trois  premiers  constructeurs  :  Renoir,  le 
maître  maçon,  joyeux,  logique  et  sain  ;  Seurat,  le  théo- 
ricien précis,  le  délicat  et  subtil  ornemaniste,  le  tour- 
neur de  pures  colonnes  ;    enfin,   découvrant  un   lien  à 


658  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

chaque  chose  et  lui  donnant  son  sens  véritable,  Cézanne, 
le  grand  architecte,  le  maître  de  l'œuvre,  possédant  les 
secrets  de  la  matière  et  traçant,  sur  le  modèle  de  l'uni- 
vers, le  plan  du  temple  nouveau. 

Pour  réaliser  sa  tâche,  et  introduire  dans  une  atmos- 
phère morale  et  architecturale  la  peinture  «  au  jour  le 
jour  »  des  braconniers  impressionnistes,  Cézanne  com- 
prit qu'il  ne  suffisait  pas  «  d'user  culinairement  du 
monde  »,  comme  dit  Emerson,  mais  qu'il  fallait  en  avoir 
une  perception  humaine  et  universelle.  Au  lieu  de 
s'ébrouer  follement  en  des  prairies  trop  fleuries  et  de 
laisser  son  regard  s'amuser  au  gré  des  arabesques  passa- 
gères, il  admit  implicitement  qu'il  lui  fallait  adopter 
«  une  rectitude  de  position  telle  que  les  pôles  de  l'œil 
coïncidassent  avec  l'axe  du  monde  ».  En  cette  attitude, 
l'artiste  peut  envisager  les  phénomènes  ;  il  le  doit , 
même  puisqu'ils  deviennent  pour  lui  le  langage  symbo- 
lique des  grandes  lois  cosmiques.  Découverte  magnifique, 
invention  du  seul  génie  !  Où  Gauguin  tente,  avec  une 
intelligence  de  littérateur  plus  que  de  peintre  de  réaliser 
cette  même  orientation  de  l'esprit  synthétique  en  s'éva- 
dant  entièrement  de  l'impressionnisme,  c'est-à-dire  en 
soulevant  un  problème  hors  de  l'aclualité,  Cézanne,  avec  la 
sagesse  du  juste,  assume  entièrement  la  question  posée 
et  trouve  la  seule  réponse  pertinente.  Les  impression- 
nistes, dédaignant  le  ciel,  n'interrogèrent  que  la  terre. 
Il  ne  va  pas  déserter  la  région  que  défrichent  gauchement 
ses  condisciples  ;  il  conservera  au  contraire  leur  attitude 
courbée.  Au  lieu  de  se  redresser  orgueilleusement, 
comme  son  faux  disciple  Gauguin  vers  les  cieux  trop 
connus  des  enlumineurs,  il  cherchera  sur  la  terre  un  reflet 


l'enseignement    de    CÉZANNE  659 

de  ce  ciel  qui  la  domine.  Les  mouvements  des  ombres 
et  des  lumières  terrestres  cachent  l'immobilité  d'une  loi 
supérieure.  Il  s'agitde  trouver  et  de  transcrire  la  minute 
suprême  où  les  deux  faces  de  la  réalité  se  superposent  et 
fusionnent  parfaitement. 

Cézanne  continue  donc  à  scruter  la  nature  ;  il  met 
au  jour  les  mêmes  matériaux  que  ses  prédécesseurs, 
mais,  au  lieu  de  se  reposer  après  ce  travail  préparatoire, 
il  soumet  ces  matériaux  à  la  pression  de  ses  commen- 
taires, et  tire  les  conclusions  nécessaires.  Le  résultat 
matériel  de  cette  opération  de  l'esprit  est  celui-ci  :  La 
vaste  et  bouillonnante  ondulation  qui,  dans  les  œuvres 
impressionnistes,  se  répète  sans  fin  —  n'ayant  à  céder  la 
place  à  rien  d'autre  —  s'arrête  et  se  solidifie  dans  celles 
de  Cézanne.  La  ligne  serpentine  disparaît,  qui  refléchis- 
sait l'indécision  des  autres  peintres,  pour  laisser  ici  place 
à  l'angle  droit,  S3^mbole  de  l'équilibre  entre  la  matière  : 
horizontale,  et  l'esprit  :  vertical.  La  géométrie,  qui  pré- 
side à  toute  création,  apparaît,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  la 
touche  désordonnée  du  début  qui  ne  prenne  forme.  De 
virgule,  elle  devient  trait  :  la  main  même  commande  à 
la  matière. 

Fidèle  encore  à  l'impulsion  reçue,  Cézanne  ne  va  pas, 
comme  Gauguin,  dont  l'esprit  est  décidément  la  négation 
du  sien,  larmoyer  sur  l'absence  de  murs  à  décorer,  ou 
peindre  des  décorations  sans  emploi  :  Il  hérite  du  goût 
impressionniste  pour  la  petite  dimension  ;  il  étudie  les 
moyens  de  remplacer  sans  appauvrissement,  la  quantité, 
legs  de  l'Italie,  par  la  qualité,  sens  par  excellence  fran- 
çais, dont  Foucquet,  notre  plus  haute  référence  natio- 
nale, fut  le  parfait  ouvrier.  Il  réapprend,  pour  notre  salut. 


660  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

qu'en  art  comme  ailleurs  toute  richesse  est  intérieure.  On 
ne  saurait  trop  insister  sur  cette  délivrance  par  Cézanne 
de  la  peinture  française  depuis  quatre  siècles  ligottée 
comme  Angélique  sur  le  rocher  théâtral  du  Sublime  ita- 
lien. Ce  héros  pacifique  osa  ce  simple  geste,  qu'Ingres, 
trop  ébloui  par  le  côté  '.(  décorateur  »  de  Raphaël,  ne  fit 
qu'à  moitié  :  Il  referma  la  porte  séculaire  donnant  sur 
des  contrées  trop  magnifiques  et  du  même  coup,  ouvrit 
une  nouvelle  fenêtre  sur  l'infini.  Il  reconduisit,  avec  des 
politesses  dont  on  suit  le  reflet  dans  ses  premières  com- 
positions mouvementées,  la  classique  déesse  italienne  à 
sa  frontière.  Mais,  ce  faisant,  il  rencontra  en  chemin 
une  fée  nouvelle,  semblable  à  celles  qui,  dans  les  contes, 
revêtent,  pour  éprouver  le  cœur  du  passant,  la  robe  la 
plus  humble.  Il  fut  le  premier  à  donner  audience  avec 
une  entière  générosité,  avec  un  modeste  abandon,  à  la 
fée  «sensation  ».  Les  impressionnistes,  certes,  l'avaient 
déjà  accueillie,  mais  n'avaient  pas  eu  la  patience  d'écou- 
ter son  discours  jusqu'au  bout.  Elle  ne  leur  laissa  entre 
les  mains,  pour  prix  de  leurs  gentillesses,  qu'une  poignée 
de  perles.  Elle  donna  davantage  à  Renoir,  à  Seurat  et  à 
Cézanne.  Ce  dernier  eut  comme  récompense  de  son 
humilité  le  pouvoir  de  lire  à  travers  les  objets.  L'univers 
pour  lui  n'eut  plus  de  limites  matérielles.  Les  phéno- 
mènes devinrent  transparents,  et  laissèrent  voir  leurs 
sources.  Le  dessus  et  le  dessous  des  objets  lui  apparurent 
simultanément.  C'est  pourquoi  le  geste  maniaque  de 
planter  son  chevalet  en  plein  air  n'a  plus  chez  lui  le 
ridicule  qu'il  revêt  chez  tant  de  collectionneurs  de 
«  points-de-vue  ».  Les  objets,  pour  qui  est  initié  aux 
plus  élémentaires  mystères  du  monde,  ne  s'arrêtent  pas 


l'enseignement    de    CÉZANNE  66 1 

à  leurs  seules  racines.  Dès  lors,  il  n'y  a  plus  aucune 
bassesse  à  les  étudier,  puisqu'on  eii  saisit  aussitôt  les 
prolongements.  La  sempiternelle  formule  :  «  Imiter  la 
nature  »  prend  ici  un  sens  supérieur  à  celui  qu'entend  le 
morne  paysagiste.  Celui-ci  imite  les  produits  de  la  nature, 
alors  qu'il  en  faut  imiter  les  lois.  Quiconque  possède, 
par  culture  ou  par  intuition,  l'idée  que  «  le  monde 
physique  est  purement  symbolique  du  monde  spiri- 
tuel »  ',  le  sens  de  la  gravitation  universelle,  de 
l'équilibre,  et  de  la  ressemblance  du  petit  et  du  grand,  a 
le  droit  de  regarder  autour  de  lui  :  //  ne  copiera  qu'en 
inventant.  Cézanne,  comme  Rimbaud,  son  frère  en 
esprit,  nous  enjoint  de  «  regarder  la  nature  »,  mais,  don- 
nant un  sens  pur  à  cette  rengaine  du  public,  ajoute  : 
(c  car  l'on  ne  voit  que  soi  ».  Tous  les  accidents  que  son 
œil  contourne  et  délimite  lui  disent  la  même  chose 
qu'au  poète  :  ils  sont  le  reflet  de  son  rêve  intérieur.  Ils 
sont  de  ce  rêve  la  justification,  les  supports  et  le  nou- 
veau visage. 

Ainsi,  pour  prendre  exemple  sur  la  matière  même  de 
l'œuvre  cézannienne,  le  grand  peintre,  pour  parachever 
la  destitution  de  l'idéal  italien,  remplace  la  perspective 
académique  par  une  perspective  en  quelque  sorte  affec- 
tive. Négligeant  la  mesure  métrique  des  choses,  il  donne 
à  celles-ci  leur  dimension  spirituelle.  Il  construit  sur  le 
plan  plastique  ce  que  Rimbaud  construisit  sur  le  plan 
poétique  :  une  hiérarchie  nouvelle,  un  système  de  pré- 
férences qui  a  l'émotion  pour  base  et  la  métaphore  pour 
véhicule.  Il  donne  à  chaque  objet  la  place  et  la  grandeur 


I.  Swedenborg. 


6G2  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

que  sa  vertu  expressive  lui  assigne,  plutôt  que  celle  qui 
résulte  de  l'éloignement,  et  que  l'absurde  travail  des  aca- 
démies fixe  impitoyablement.  (On  connaît  ce  cligne- 
ment d'œil  mensurateur  devant  le  bras  étendu  armé 
d'un  crayon  en  guise  de  jauge.) 

Cézanne  n'a  pas  à  fermer  à  demi,  comme  à  l'Ecole, 
des  yeux  myopes  de  bâcleur  de  pochades,  mais  à  les 
ouvrir  tout  grands,  car  il  ouvre  en  même  temps  les 
portes  de  son  esprit.  On  comprend  facilement  que  les 
amateurs  de  perspective  linéaire,  ou  projection  immobile 
du  spectacle  sur  notre  rétine,  ne  voient  que  chaos  dans 
ses  tableaux  de  la  dernière  époque,  qui  s'organisent  selon 
l'importance  émotive  de  chaque  partie.  Un  paysage  de 
Cézanne  n'a  ni  ligne  d'horizon^  ni  point  de  fuite  unique  ; 
il  ne  sied  pas  de  se  promener  dans  ce  monde  peint  avec 
l'àme  d'un  arpenteur,  mais  avec  un  sentiment  poétique 
frais,  et  le  dédain  des  conventions  usées.  Ce  château 
blanc,  qui,  certes,  existe  exactement,  pour  les  pieds  du 
touriste,  au  bout  de  l'allée  du  parc,  se  place  réeUement, 
pour  moi  qui  le  vois  à  travers  les  branches  des  premiers 
arbres  de  l'allée,  au  premier  plan  du  spectacle.  De  même 
que  mes  doigts,  à  travers  lesquels  je  regarde  un  visage, 
n'existent  plus  pour  le  regard  de  mon  esprit,  de  même 
ces  feuilles  (qui  pourraient  me  cacher  les  détails  archi- 
teaoniques)  et  cette  distance  (qui  m'induirait  en 
erreur  sur  les  proportions  du  château)  s'évanouissent 
sans  laisser  de  trace  dans  mon  œil.  Si  j'ai  suivi  et  noté 
scrupuleusement  le  mécanisme  de  ma  vision  synchro- 
nique,  j'obtiens  sur  mon  tableau  l'image,  non  des  objets 
inanimés,  mais  d'objets  que  le  contact  des  sens  épris 
illumine  et  doue  de  vie  humaine  —  c'est-à-dire  céleste. 


l'enseignement    de    CÉZANNE  ()(,l 

C'est  cette  fusion  ordonnée,  intelligible  et  plastique 
des  formes,  ce  chevauchement  des  plans  vivants,  cet 
enlacement  amoureux  des  objets  qui  ne  peuvent  désor- 
mais vivre  les  uns  sans  les  autres  et  qu'on  ne  peut 
découper  du  pinceau,  séparer  sans  les  taire  mourir,  c'est 
ce  conglomérat  sensible  que  Cézanne  reconstitue  dans 
ses  tableaux,  dont  il  importe  peu  qu'ils  représentent  un 
compotier  rempli  de  pommes,  un  paysage  d'ici  ou  d'ail- 
leurs, ou  une  figure.  L'objet  matériel,  ici,  ne  compte 
plus  ou,  plutôt  il  n'y  a  plus  qu'un  seul  objet  en  vue  : 
c'est  Fémotion  née  de  la  sensation.  Quand  Cézanne  allait 
«  sur  le  motif»,  il  savait  bien  —  encore  qu'il  eût 
«  adopté  »  tel  bouquet  d'arbres  —  que  ce  motif  serait 
tout  spirituel  :  la  vibration  intérieure,  au  contact  de 
l'objet-prétexte. 

Il  me  paraît  nécessaire  de  m'attarder  sur  ce  parallé- 
lisme que  j'aperçois  entre  le  plus  éloquent  des  peintres 
et  le  plus  émouvant  des  poètes,  et  de  définir  une  fois 
pour  toutes  ce  que  j'ai  déjà  nommé  la  métaphore  plas- 
tique. 

A  qui  reçoit  une  émotion  profonde,  la  constatation 
pure  et  simple  du  fait  ne  sufiit  pas.  Le  poète  ne  se  con- 
tente pas  de  décrire  l'objet,  d'en  donner  le  contour  exact, 
mais  il  le  prend  et  le  projette  dans  un  monde  difi'érentde 
celui  où  il  baigne  ordinairement.  Il  le  remplace  ainsi 
par  un  autre  objet  mieux  que  le  premier  capable  de  nous 
éblouir.  La  lumière  projetée  en  la  conscience  du  lecteur 
par  l'apparition  soudaine  de  cet  objet  inattendu  donne 
l'équivalent  de  l'émotion  du  poète.  Cézanne,  mû  par  un 
sentiment  semblable  à  celui  qui  anime  ce  dernier,  ima- 
gine une  opération  identique.  Il  connaît  un  monde  mer- 


664  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

veilleux,  où  toutes  les  figures  sont  dans  des  rapports 
toujours  harmonieux  ;  elles  baignent  dans  une  atmos- 
phère idéale,  d'un  pur  cristal  ;  nul  phénomène  de 
réfraction,  nulle  poussière,  nulle  végétation  parasitaire 
ne  viennent  altérer  ces  rapports  éternellement  justes. 
C'est  le  domaine  de  la  géométrie,  domaine  des  dieux, 
qu'il  est  interdit  au  peintre,  serviteur  de  la  terre,  de  par- 
courir, mais  auquel  il  lui  est  enjoint  de  faire  allusion. 
Pour  qui  est  capable  de  s'élever  à  ces  hauteurs,  tout 
objet  ou  tout  ensemble  d'objets  suggère,  à  travers  la  pro- 
fusion des  détails,  la  pure  forme  essentielle,  géométri- 
que. La  ronde  des  apparences  en  perpétuel  changement 
et  s'effaçant  pour  ainsi  dire  elles-mêmes  du  commence- 
ment à  la  fin  de  la  journée  semble  à  certains  moments 
s'approcher  d'une  figure  parfaite.  C'est  alors  qu'on  dit 
des  choses  qu'elles  sont  le  plus  belles.  Pour  Cézanne, 
familier  de  l'absolu,  il  n'est  point  de  moment  où  cette 
beauté  ne  puisse  se  révéler  en  son  imagination,  comme 
elle  apparut  jadis  à  Paolo  Ucello  et  au  Gréco.  Dès  lors, 
pour  lui,  exprimer  un  objet  revient  à  affirmer  le  rapport 
qu'il  soutient  à  n'importe  quel  moment  de  son  évolu- 
tion terrestre  avec  telle  figure  transcendantale  :  sphère, 
cône,  cylindre,  ou  avec  une  figure  complexe  résultant 
de  leurs  combinaisons.  Et  c'est  la  sensation  qui  est  le 
truchement  de  cette  transfiguration.  Cézanne,  compa- 
rant l'objet,  cause  de  sa  sensation,  à  son  équivalent  dans 
un  monde  supérieur,  use  d'une  métaphore  plastique.  Il 
crée  un  nouvel  objet,  dont  les  racines  plongent  au  plus 
profond  et  au  plus  mystérieux  de  la  conscience  humaine. 
A  la  suite  de  Grûnevald  et  du  Gréco,  il  est  un  des  rares 
peintres  auxquels  on  puisse  appliquer  la  formule  «  pein- 


l'enseignement    de    CÉZANNE  66) 

dre  avec  son  âme  ».  C'est  bien  là  la  plus  périlleuse  ten- 
tative que  puisse  assumer  un  artiste.  Un  tel  idéal  impli- 
que, pour  ne  pas  atteindre  à  un  mysticisme  extravagant, 
une  digestion  préalable,  à  titre  d'antidote,  de  toute  la 
géométrie  et,  dans  l'œuvre  même,  l'omni-présence  de 
ce  support  invincible.  Ce  qui,  chez  les  esprits  unique- 
ment scientifiques  aboutit  à  la  sécheresse,  provoque  au 
contraire,  chez  cette  âme  tendre,  le  maximum  d'expres- 
sion. Une  grande  partie  du  pouvoir  tmotif  des  toiles 
de  Cézanne  provient  ainsi  de  ce  que  le  peintre,  au  lieu 
de  les  cacher,  montre  ses  moyens- 

J'ai  déjà  indiqué  '  —  trop  rapidement  à  mon  gré  — 
la  genèse  de  cette  orientation  nouvelle  de  l'esprit  pictural 
dont  je  distinguais  les  prémices  en  David,  cet  autre  pré- 
curseur dont  le  règne  est  loin  d'être  terminé.  Cette  mise 
en  évidence  de  la  méthode  du  peintre  est  encore,  chez 
l'auteur  des  Satines,  assez  discrète.  Dans  ses  toiles  les 
plus  didactiques,  la  démonstration  est  toujours  absorbée 
par  le  sujet  qui  la  motive.  Chez  Cézanne  la  pensée  pure- 
ment picturale  est  de  moins  en  moins  camouflée  par 
l'anecdote.  Au  fur  et  à  mesure  qu'il  possède  les  éléments 
de  son  art,  ceux-ci  tendent  à  renfermer  toute  l'émotion. 
La  gratuité  de  ses  sujets  favoris  :  baigneuses  et  natures- 
mortes  est  indéniable.  Le  geste  de  la  femme  qui  au 
centre  du  tableau  des  Satines  étend  les  bras  horizontale- 
ment est  autant  un  mouvement  de  supplication  que 
l'affirmation  d'un  angle  constructif.  Dans  le  grand 
tableau  des  Baigneuses  de  la  collection  Pellerin,  au  con- 


I.  Première  visite  au  Louvre.    Voir   la  Nouvelle  Revue  Française 
4u    1"='  septembre  1919. 

43 


666  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

traire,  les  nudités  ne  sont  strictement,  ainsi  que  les 
troncs  d'arbres  du  second  plan,  que  la  limite  de  pyra- 
mides idéales.  C'est  la  seule  impondérable  force  inté- 
rieure de  l'artiste,  le  rayonnement  de  son  âme  de  peintre 
qui  nimbe  ces  corps  —  désintéressés  de  toute  aventure 
autre  que  plastique  —  d'un  halo  de  grâce  et  d'humanité. 
La  prédominance  de  la  volonté  spéculative  sur  le  respect 
de  la  vérité  naturelle  ou  historique  s'affirme  chez 
Cézanne  jusque  dans  la  composition.  Chez  David,  la 
solidité  de  l'édifice  constructif  est  due  à  la  seule  sûreté 
du  goût  et  à  l'application  de  deux  ou  trois  règles  sim- 
ples. Chez  Cézanne^  je  peux  affirmer —  encore  que  je  ne 
pousse  pas  l'impertinence  jusqu'à  prétendre,  comme  cer- 
tains faux-savants,  avoir  déchiffré  toute  l'énigme  cézan- 
nienne  —  je  peux  affirmer  que  la  construction  est,  à 
partir  de  1885,  le  résultat  d'une  combinaison  métho- 
dique, mathématique,  scientifique  de  formes  élémen- 
taires, choisies  comme  types  ou  Icit-motiv  et  dont  la 
répercussion  systématique,  au  lieu  d'être  soigneusement 
motivée  par  des  objets  d'apparence  innocente,  transpa- 
raît, s'avoue,  s'affirme  avec  éloquence.  Qu'on  regarde 
avec  quelque  attention  ses  tableaux  à  partir  de  l'époque 
où  il  peignit  ce  curieux  Mardi  gras  aussi  singulier  d'as- 
pect qu'une  écriture  chiffrée  et  dont  toutes  les  formes  se 
font  les  unes  aux  autres  de  mystérieuses  allusions.  Cer- 
taines natures-mortes  sont  le  résultat  d'un  svstème  d'ana- 
logies  de  formes,  de  rappels  et  de  répétitions  :  par 
e-xem^ple  de  la  courbe  d'une  assiette  et  de  l'angle  d'une 
table  dans  les  plis  à  sous-entendus  d'une  serviette,  ici 
tortillée  arbitrairement,  là  étirée,  et  d'une  rigidité  invrai- 
semblable. On  retrouve  sur  toute  l'étendue  de  ces  toiles 


l'enseignement    de    CÉZANNE  667 

—  si  l'on  veut  se  donner  la  peine  de  chercher  —  les 
mêmes  repères  qui,  comme  des  rimes  plastiques,  les 
jalonnent.  Le  tableau  devient  ainsi  un  merveilleux  champ 
d'expériences.  La  poésie  qui  s'en  dégage  provient,  autant 
que  de  la  couleur,  et  plus  que  du  sujet,  de  ce  qu'il 
demeure  le  témoin  et  l'arbitre  d'un  jeu  aussi  cérébral 
que  sensible.  J'entends  ricaner  quelques  leaders  impres- 
sionnistes :  «  Jeu  de  puzzle.  »  Mais  oui,  certainement  : 
Jeu.  Jeu  d'autant  plus  enivrant  qu'on  ne  sait  jamais  quand 
il  cesse  d'être  un  divertissement  pour  devenir  un  grave 
exercice  ;  jeu  qui  permet  la  seule  fantaisie  licite  et  qui, 
si  l'âme  de  l'artiste  est  puissante  et  noble,  reflétera  tou- 
jours cette  émotion  de  nature  qui  n'aura  jamais  cess.é  de 
l'animer  secrètement.  Car  le  travail  de  Cézanne  ne  cesse 
pas  d'être  un  eflbrt  d'introspection.  Grâce  à  ses  décou- 
vertes admirables,  les  féeries  indécises  qui  naissent  en 
notre  conscience  au  choc  d'une  émotion  trouvent  le 
chemin  de  leur  extériorisation  avant  leur  rapide  évapo- 
ration. 

Pour  résumer  la  méthode  de  Cézanne,  on  doit  la  divi- 
ser en  deux  temps.  D'abord  le  peintre,  au  contact  d'un 
spectacle,  éprouve  une  émotion  d'ordre  essentiellement 
plastique  :  il  démêle  sous  les  apparences  l'existence  d'un 
ordre  caché  qui  suscite  en  sa  conscience  une  construction 
géométrique  adéquate.  La  sensation  remplace  l'inspiration 
au  sens  classique  et  demeure  investie  des  mêmes  pou- 
voirs. Le  premier  travail,  direct,  spontané,  consiste  à 
nourrir  de  matériaux  colorés,  renfermant  l'essentiel  de 
l'objet  envisagé,  le  fugace  édifice  de  la  sensation.  Le 
second  travail  qui  a  lieu  à  tête  reposée  consiste  à  sou- 
mettre à   un   rythme   mécanique  —   reflet  du  rythme 


668  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

universel  —  les  éléments  nés  de  l'an.ilyse  précédente. 
Qui  douterait  de  la  fidélité  qu'eut  Cézanne  à  cette 
méthode  de  travail  n'a  qu'à  voir,  chez  M.  Vol- 
lard,  ses  derniers  paysages.  Non  seulement  les  végéta- 
tions et  les  maisons  sont  débarrassées  de  leur  caractère 
particulier,  anecdotique,  mais  il  n'y  a  plus  au  sens  où 
l'entend  le  réalisme  de  Courbet,  ni  maison,  ni  arbre,  ni 
terrain  «  proprement  dits  ».  Un  vaste  rythme,  ici  verti- 
cal, là  giratoire,  entraîne  tous  les  éléments  du  spectacle 
en  une  trombe  cohérente  et  figée.  Les  objets  se  défont, 
se  dénouent,  se  mélangent  en  ne  laissant  émerger  d'eux- 
mêmes,  dans  cette  assemblée  compacte,  qu'une  partie 
significative,  angle  d'un  toit  et  d'un  mur,  courbe  d'un 
tertre,  cannelures  et  entonnoir  d'une  masse  de  feuilla- 
ges, dôme  et  volute  d'un  nuage,  derniers  témoins  de 
l'analyse  précédant  cette  synthèse.  Comment  pourrait- 
on  désormais  juger  ces  œuvres  sous  l'angle  de  l'harmonie 
classique  ?  Les  mots  bouche-trous  adorés  des  critiques 
paresseux  :  cadence,  ordonnance,  profondeur,  atmos- 
phère, coloris,  perdent  ici  tout  sens.  Le  rythme  ne  pro- 
vient plus  d'un  échelonnement  gradué  et  majestueux 
des  arbres  et  des  «  fabriques  »  comme  dans  les  tableaux 
du  Poussin,  mais  il  est  semblable  au  mouvement  du 
chaos  s'organisant  selon  l'ordre  cosmique.  L'ordonnance 
n'est  plus  cette  distribution  des  objets  selon  l'importance 
que  lui  accorde  une  convention  immuable  (semblable  à 
celle  qui  englobe  les  lois  de  la  civilité  honnête),  mais 
une  spéculation  strictement  plastique  sur  des  différences 
de  dimensions  tout  abstraites.  La  profondeur  ne  rappelle 
plus  nos  souvenirs  de  touristes  et  ne  flatte  plus  notre 
goût  des  promenades. 


l'enseignement    de    CÉZANNE  669 

L'idée  de  Cézanne,  que  tout  doit  se  passer  sur  la  sur- 
face de  la  toile,  l'entraîna  à  faire  chavirer  sur  un  seul 
plan  vertical  les  formes  qui,  dans  la  nature,  s'échelon- 
nent horizontalement,  partant  de  notre  œil  pour 
rejoindre  l'horizon.  L'espace,  ici,  n'est  pas  matériel  ;  il 
exclut  l'idée  de  distance,  de  vide  et  de  mensuration.  La 
troisième  dimension,  ou  profondeur  métrique,  est  sup- 
primée pour  laisser  place  à  une  dimension  toute  méta- 
phorique, elle  aussi,  et  qui  nous  offre  une  évocation 
illiinitée.  Quelques  peintres,  à  ce  propos,  parlèrent  de 
quatrième  dimension,  sans  se  douter  du  danger  qu'ils 
faisaient  ainsi  courir  au  langage  pictural  nouveau.  Il  ne 
peut  réellement  être  question  d'employer  ici  un  vocable 
appartenant  à  la  science  purement  intellectuelle  des 
mathématiques,  pas  plus  que  de  se  contenter  des 
deux  dimensions  de  la  peinture  plate,  ornementale. 
Cette  dimension  qui  n'est  ni  la  seconde,  ni  la  troi- 
sième, pourquoi  ne  pas  l'appeler  tout  simplement 
la  profondeur  picturale  ?  Quant  à  l'atmosphère  elle 
perd  ici  son  sens  de  chose  neutre  et  respirable,  mais 
elle  se  dégage,  impondérable,  des  subtils  prolongements 
des  objets,  de  leur  façon  de  se  continuer  sur  la  toile  et 
de  se  conjuguer.  Elle  résulte  du;V//  délicat  que  le  peintre 
introduit  entre  les  rouages  de  cette  machine  vivante, 
douée  d'un  corps  et  d'un  esprit,  qu'est  le  tableau  véri- 
table. Enfin  la  couleur,  qui  jadis  se  répandait  à  l'inté- 
rieur de  formes  fermées  et  les  revêtait  du  ton  local, 
s'écoule  par  la  blessure  de  ces  formes,  ouvertes  du  fait 
de  leurs  compénétrations,  et,  dès  lors,  n'exprime  plus 
le  ton  sut  generis,  mais  l'indique  à  peine,  sur  la  partie 
résistante  qu'abandonne  l'objet   à  l'analyse  matérielle. 


éyO  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  paysages  de  la  dernière  époque  sont  revêtus  d'un 
chromatisme  extrêmement  réduit,  dont  la  richesse  ne 
provient  que  des  modulations  de  la  couleur  sur  l'échelle 
des  valeurs  qui  vont  du  noir  au  blanc.  Cette  couleur, 
choisie  avec  parcimonie,  aussi  abstraite  que  les  formes 
qu'elle  recouvre,  est  moins  représentative  qu'évocatrice. 
Elle  est  constituée  habituellement  par  un  violet  (mélange 
de  laque  et  de  bleu  de  prusse),  un  jaune  (ocre  jaune)  et 
un  vert  (véronèse).  On  pourrait,  jouant  sur  les  mots, 
parler  de  tons  «  universels  »  ou  «  passe-partout  ».  Au 
lieu  d'être  des  tons  analytiques,  comme  au  début  de  ses 
recherches,  ce  sont  des  tons  récapitulatifs. 

Est-il  besoin  de  souligner  à  nouveau  le  caractère  pro- 
fondément, radicalement  insurrectionnel  des  procédés  de 
Cézanne,  complètement  exclusifs  de  ceux  employés  par 
les  peintres  dits  «  classiques  »  ?  Je  terminerai  cette  étude 
en  proposant  seulement  de  rayer  de  la  liste  des  vocables 
pompeux  dont  on  importune  sa  mémoire,  celui  de 
«  Beauté  ».  Il  n'y  a  plus  rien  ici  de  Joconde  ni  de  Venus  ; 
ni  sourire  engageant,  ni  représentation  de  membres 
bien  amenuisés,  mais  un  équivalent  imagé  du  mystère 
sacré  que  dégagent  les  gestes  d'un  corps  vivant.  Il  y  a 
une  intensité  plastique  et  suggestive.  C'est  cette  puissance 
à  demi  avouée,  cette  secrète  fermentation  de  la  forme 
repliée  et  prête  à  bondir,  et  saturée  de  géométrie  et  de 
tons  solaires  ;  c'est  le  profond  bouillonnement  de  mille 
virtualités  expressives  qui  rendent  désormais  insuffisant 
et  banal  un  mot  qui  a  plus  rarement  aujourd'hui  que 
n'importe  quand  signifié  quelque  chose. 


l'enseignement    de   CÉZANNE  6/1 


* 


Pour  ceux  des  peintres  qui  comme  moi  ont  tout  à 
créer,  né  s'étant  jusqu'ici  bornés  qu'à  soulever  de  timides 
hypotiièses,  je  souiiaite  que  le  redoutable  problème  posé 
par  Cézanne  apparaisse  le  plus  possible  débarrassé  des 
brumes  dont  l'entourent  tant  de  littérateurs  plus  sou- 
cieux —  c'est  leur  droit  et  peut-être  leur  devoir —  d'ali- 
gner des  phrases  ornementales  que  de  dégager  le  sens  de 
cette  espèce  d'ultimatum  que  pose  aux  seuls  peintres  ce 
grand  génie.  Il  est  impossible  de  se  dérober  à  cette 
injonction  imposante,  impossible  de  ne  pas  collaborer  à 
cette  immense  entreprise  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  celle 
d'un  seul  homme,  mais  de  tous  ceux  qui,  à  la  suite  d'In- 
gres et  de  Courbet,  cherchèrent  par  la  culture  de  leurs 
sensations  des  moyens  nouveaux,  et,  souci  plus  impor- 
tant, de  nouveaux  motifs.  L'impressionnisme,  souvent  si 
superficiellement  analysé,  ne  doit  plus,  après  l'usage  qu'en 
fit  Cézanne,  nous  apparaître  comme  une  simple  tenta- 
tive de  nettoiement  de  la  palette,  ainsi  qu'un  journaliste 
extraordinairement  ému  de  mes  propos  sur  Renoir  l'écrit 
encore.  De  l'avis  même  de  Renoir  '  la  palette  n'a 
jamais  produit  si  peu  de  chefs-d'œuvre  que  depuis  qu'elle 
tut  soi-disant  nettoyée.  Le  sens  fatal  et  profond  de 
l'impressionnisme  dépasse  les  prédictions  des  impression- 
nistes du  début  :  il  implique,  non  un  rajeunissement  de 
k  palette  —  ce  qui  ne  veut  rien  dire  — ,  mais  un  rajeu- 
nissement des  esprits.  Ne  compromettons  pas,  par  des 

î.  Réponse  à  l'enquête  de  la  Revue  du  15  septembre  191 5. 


6'72  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

bavardages  en  marge  de  la  peinture,  le  succès  de  cette 
insurrection  salutaire  ;  nous  donnerions  ainsi  à  M.  E. 
Bernard  l'occasion  de  nous  diminuer.  Avouons  qu'il 
n'est  rien,  dans  tout  ce  que  l'on  tenta  durant  ces  vingt 
dernières  années,  qui  ne  trouve  dans  Cézanne  son  point 
de  départ  et  encore,  parfois,  sa  solution  anticipée.  Ceux 
qui  parmi  nous  eurent  le  sens  créateur  le  plus  étendu 
ne  firent  que  souligner  les  intentions  les  plus  secrètes  du 
Maître,  et  donner  plus  de  liberté  à  ses  gestes  dont  d'ex- 
cessives pudeurs  restreignirent  souvent  le  jeu.  Le  droit 
du  peintre  à  disposer  librement  des  objets  pour  recons- 
tituer et  rendre  sensibles  à  autrui  les  architectures  mentales 
nées  de  sa  sensation  est  affirmé  avec  violence  par  tous  ceux 
qu'anime  un  esprit  nouveau.  Il  est  possible  que  les 
résultats  jusqu'ici  obtenus  par  les  méthodes  récentes  de 
travail  ne  vaillent  pas  ceux  dus  aux  méthodes  anciennes. 
Mais  —  encore  que  le  nouvel  art  n'en  soit  qu'à  ses  débuts 
—  les  jeunes  peintres,  en  répondant  de  leur  mieux  à 
la  question  posée  par  Cézanne  ont  rempli  leur  devoir.  Que 
ceux  qui  les  blâment  cessent  donc  de  répondre  inlassa- 
blement à  de  séculaires  questions  qui  ne  se  posent  plus  et 
trouvent,  s'ils  le  peuvent,  à  la  dernière  posée  une.  solu- 
tion plus  juste  que  celle  des  cubistes  —  ou  encore,  s'ils 
s'en  sentent  la  force,  et  si  une  telle  entreprise  est  pos- 
sible, qu'ils  soulèvent  une  nouvelle  inquiétude.  Jusque- 
là  j'affirme  qu'il  n'est  pas  d'idéal  artistique  capable 
d'exciter  davantage  les  facultés  les  plus  poétiques  et  les 
plus  généreuses  de  l'esprit  humain. 

ANDRÉ  LHOTE 


ODE 


Qui  me  Je  dit,  qu'en  ce  monmit 
Dans  la  pleine  épaisseur  du  monde, 
Tourne,  se  creuse,  tourne  et  manque 
Un  rond  au  loin  d'espace  mort  ? 

Ou  comme  si  le  vent  trouvait 
Au  centre  d'une  capitale 
Une  grand' pi  a  ce  bien  ouverte  : 
Personne,  que  le  vent  subtil. 

Une  sorte  de  carrefour 
Vous  appelle  à  la  fin  des  rues, 
Mais  tous  les  hommes  s'en  détournent 
Par  des  chemins  qu'ils  ont  appris. 

Qui  vient  de  le  dire,  soudain. 
En  dépit  des  lampes  tranquilles. 
Tandis  que  les  oreilles  tintent 
Et  que  le  sang  fait  un  recul  ? 


t)74 


LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 


* 

*     * 


11  faudrait  se  lever  ifici. 
Partir  —  mit  pas  avec  les  nioiihres, 
Peut-être,  ni  la  chair  assise  — • 
Avec  autre  chose  de  moi. 

Il  faudrait  arriver  au  bord 
De  ce  lieu  que  le  pas  déteste, 
Puis  bravement,  d'un  coup  de  force, 
Passer,  passer  au  nom  de  tous. 

N'est-ce  pas  le  devoir  premier. 
Coudre  cette  affi'eiise  blessure, 
Reparer  le  monde,  là- même  ? 
Le  reste  se  fait  à  loisir. 

Mais  tout  pèse  d'un  poids  si  las, 
Et  l'entreprise  est  si  lointaine 
Que  c'est  beaucoup,  déjà,  pour  l'âme 
Que  d'y  penser  plus  d'un  instant. 


JULES    ROMAINS 


VIE  DE  GUILLAUME 
APOLLINAIRE 


André  Gide,  Jacques  Rivière,  qu'est-ce  que  ces  pages 
sans  lien,  qui  ne  relèvent  d'aucun  genre,  d'aucune 
méthode  et  qui  ne  pourront  satisfaire  personne,  ni  moi- 
même  ?  Et  pourtant  vous  m'avez  pressé  de  les  écrire. 

Il  y  a  bien  des  semaines  déjà  que  tous  ceux  qui 
devaient  savoir  ont  su  que  le  deuxième  anniversaire  de 
la  mort  de  Guillaume  Apollinaire  serait  commémoré 
avec  une  espèce  d'éclat.  Plusieurs,  au  moins  qualifiés 
par  leur  fidélité  à  la  grande  mémoire,  leur  tendresse, 
leur  dévotion  paisible,  ont  reçu  dans  le  même  moment 
comme  un  ordre  —  parti  d'où  cela  ?  — et  qui  les  qua- 
lifiait mieux  encore.  J'avais  jeté  des  notes,  puis  tout 
déchiré,  renonçant  quand  je  savais  déjà  le  projet  d'André 
Rouveyre,  réalisé  au  Mercure  de  France,  le  projet  d'An- 
dré Billy,  que  réalise  Les  Ecrits  Nouveaux. 

Je  ne  sais  rien  exactement  des  raisons  vraies  de  mon 
renoncement  quand  vous  êtes  venus  me  presser  d'écrire, 
André  Gide,  Jacques  Rivière. 

Hélas  !  ce  n'est  pas  ici  l'étude  attendue,  nécessaire,  du 
plus  formidable  et  du  plus  complet  tempérament  de 
poète.  Dans  l'ordre  des  souvenirs,  je  confesse  que  je  ne 
puis  tout  dire  si  je  n'ai  rien  oublié.  Alors,  à  quoi  bon  ? 


G-jé  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Mieux  eût  valu,  je  pense,  le  pieux  exercice  d'un 
jeune  homme  nourri  de  son  exemple  et  qui  ne  l'au- 
rait pas  connu. 

Les  images  d'hier  m'assaillent  et  j'écoute  plusieurs  des 
plus  belles,  des  plus  douces.  Non,  pas  cela...  pas  si  tôt 
cela  !...  gardons-le  encore  pour  nous  ! 

Et  j'écris  comme  on  écrirait  agenouillé  sur  une  tombe, 
collant,  pour  prendre  dictée,  l'oreille  contre  la  dalle 
glacée. 

J'ai  dans  un  coffre  que  je  n'ose  plus  ouvrir  le  dernier 
poème  écrit  au  front  par  René  Dalize,  le  poème  bouffon 
et  hardi  de  la  mort  militaire  ;  les  vers  en  sont  recopiés 
de  la  main  divine  de  Guillaume  Apollinaire.  C'est  trop. 

C'est  pendant  un  entr'acte  des  Ballets  russes,  après 
Parade,  qu'André  Billy,  m'attirant  à  l'écart,  m'appiit  la 
mort  du  capitaine  René  Dalizc,  tué  à  la  ferme  de 
Cogne-le- Vent. 

Un  grotesque  me  poursuivait,  gueulant  :  «  Alors, 
c'est  ça,  l'art  français  ?...  Alors,  vous  jo///^w^  ça  ?... 
Alors...  »  L'ai-je  assez  injurié  !... 

Un  dimanche,  le  lo  novembre  1918,  quand  l'im- 
mense espoir  de  la  paix  commençait  de  nous  rendre  le 
repos  perdu,  un  télégramme  m'apportait  la  nouvelle  de 
la  mort  de  mon  ami  Guillaume  Apollinaire. 

Naguère,  dans  les  tranchées,  je  m'étais  abandonné, 
avec  beaucoup  de  soldats  parmi  les  hommes  les  plus 
simples,  à  la  représentation  pathétique  de  celui  qui  serait 
le  dernier  mort  de  la  guerre.  Ce  devait  donc  être  toi, 
mon  Guillaume  ! 

Guillaume  Apollinaire,  mort  dans  ton  lit,  terrassé  par 
la  grippe  espagnole  dont  on  a  dit  que  c'était  la  peste  à 


VIE    DE    GUILLAUME    APOLLINAIRE  677 

cause  qu'à  la  suite  de  la  guerre,  dans  la  pensée  de  ceux 
qui  la  souffrent,  vient  immanquablement  la  peste. 

Guillaume  Apollinaire,  si  pâle  sur  l'oreiller  blanc 
dominé  par  le  képi  neuf  de  lieutenant,  rouge,  noir  et  or 
comme  un  coq  français. 

Guillaume  livide,  avec  la  tache  rose-rouge  de  la 
double  blessure  à  ton  front. 

Quelques-uns  de  ceux  qui,  ce  dimanche-là,  se  retrou- 
vèrent dans  le  petit  appartement  du  boulevard  Saint - 
Germain,  glacés,  serrant  les  mâchoires,  devraient  se 
réunir  pour  évoquer,  pour  réveiller,  pour  remuer 
ensemble  tant  de  riche  cendre.  De  leurs  souvenirs  asso- 
ciés, des  affirmations  éprouvées  de  ces  témoins  sachant 
trop  l'immensité  de  la  perte,  on  pourrait  peut-être  com- 
poser un  hommage  qui  fût  un  jugement,  équitable. 

Nous  revînmes  le  lendemain,  le  lundi  1 1  novembre, 
quand  tonnaient  les  vieux  canons  des  Invalides,  quand 
sonnaient  toutes  les  cloches  parisiennes  ;  celles  de  Saint- 
Thomas  d'Aquin  où  s'était  marié  Guillaume,  celles  de 
Saint-Merr\^  dont  il  avait  chanté  le  musicien.  Et  des 
bandes  descendaient  le  boulevard  en  hurlant  :  «  Cotis- 
piiei,  Guillaume  .'...  Co)ispuc\,  Guillaume,  conspue:^  !  »... 
Epouvante  !  Que  nous  étions  près  l'un  de  l'autre,  Max 
Jacob,  nous  que  joies  et  malheurs  avaient  tant  appro- 
chés ! 

Nous  prîmes  notre  repas  au  premier  étage  d'un  café 
du  boulevard  Saint-Germain.  Des  Saint-Cyriens  casqués 
défilèrent  avec  des  drapeaux,  et  en  chantant.  Nous  fûmes 
à  la  fenêtre  saluer  ces  jeunes  soldats  qui  n'iraient  pas  à  la 
guerre,  qui  ne  mourraient  pasd'elleet  sans  doute,  d'en  bas, 
nous  prirent-ils  pour  de  très  joyeux  drilles,  à  nous  voir. 


678  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

à  nous  entendre  mêler  aux  leurs  des  cris  plaisants,  ceux 
qu'eût  poussés  Guillaume  qui  aimait  les  enfants  armés, 
qui  chérissait  en  humaniste  l'image  parfaite  de  la  paix  et 
de  ses  travaux  et  qui  n'avait  pas  détesté  le  spectacle  delà 
guerre. 

Inoubliable  horreur  de  tant  de  deuil  dans  cette  apo- 
théose ! 


* 
*   * 


Un  samedi  de  l'automne  de  1903,  nous  nous  rencon- 
trions, sans  nous  connaître,  au  sous-sol  du  Soleil  d'Or 
devenu  le  Café  du  Dcparl,  à  l'angle  du  quai  Saint- 
Michel  et  du  boulevard.  Guillaume  Apollinaire  a  écrit 
dans  Alcools  ceci  qui  est  inimitable  : 

Nous  nous  sommes  rencontrés  dans  un  caveau  maudit 

Au  temps  de  notre  jeunesse 

Fumant  tous  deux  et  mal  vêtus  attendant  l'aube 

Epris  des  mêmes  paroles  dont  il  faudra  changer  le  sens 

Trompes  trompés  pauvres  petits  et  ne  sachant  pas  encore 
rire 

La  table  et  les  deux  verres  devinrent  un  mourant  qui 
nous  Jeta  le  dernier  regard  d'Orphée 

Les  verres  tombèrent  se  brisèrent 

Et  nous  apprîmes  à  rire 

Nous  partîmes  alors  pèlerins  de  la  perdition 

A  travers  les  rues  à  travers  les  contrées  à  travers  la  rai- 
son... '■ 


1.  Poème  lu  au  Mariage  d'André  SalinoH  le  i^  juillet  ipop.  (Alcools^ 
page  84.) 


VIE    DE    GUILLAUME    APOLLINAIRE  679 

En  ce  temps-là,  il  n'était  pas  encore  parfaitement 
impossible  de  s'accouder  à  un  piano  pour  réciter  des  vers 
dans  une  cave  enfumée.  Parce  que  nous  avions  vingt 
ans,  parce  que  nous  entendions  pour  la  première  fois  nos 
vers  se  résoudre  en  naïve  musique  pour  des  inconnus, 
la  cave  nous  paraissait  illuminée.  Par  la  suite,  nous  tra- 
vaillâmes gaiement  à  rendre  une  telle  attitude  irrece- 
vable. La  jeunesse  a  besoin  d'assurer  une  destruction 
quelconque.  Nous  avons  détruit  cela.  Nous  avons  tra- 
vaillé aisément  à  ruiner  l'attitude  artistique  et  la  vie  litté- 
raire qui  n'étaient  plus  que  convention  amollie,  après 
s'être  soutenues  longtemps  assez  haut  mais  toujours 
artificiellement.  Dédais^neux  du  conseil  de  mettre  de  la 
vie  dans  l'art,  nous  avons  tenté  de  restituer  l'art  à  la 
vie. 

Nous  nous  reconnûmes.  Qui  aborda  l'autre  le  pre- 
mier ?  Je  crois  que  le  charmant  Arne  Hammer,  le  filleul 
de  Bjerstern  Bjornson,  secrétaire  de  VEiiropéeii,  sut  obéir 
à  sa  mission  desecourir  nos  timidités.  Quelques  semaines 
plus  tard,  nous  nous  trouvions  en  face  de  Max  Jacob  et 
Guillaume  que  nous  accompagnions  rencontrait  «  le  plus 
ancien  de  ses  amis  «,  René  Dalize  le  marin,  dans  un 
rassemblement,  qui  revenait  de  Chine  et  de  la  Marti- 
nique. La  mort  seule  devait  dissoudre  le  groupe. 

Je  ne  peux  rien  écrire  que  d'une  écriture  brisée. 

Jacques  Rivière  avait  raison.  L'anecdote  peut  être 
mer\eilleusement  appropriée. 

Une  suite  d'images,  divinement  tristes  malgré  leurs 
vives  couleurs  à  cause  de  la  faiblesse  de  nos  yeux  mar- 
tyrisés. 

Guillaume  était  marqué  pour  régner. 


^80  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Sa  simplicité,  ses  façons  de  camarade  ajoutaient  à  son 
autorité.  Mais  il  possédait  encore  ce  prestige  d'avoir  col- 
laboré à  la  Revue  Blanche,  dont  nous  suivions  l'agonie, 
d'avoir  publié  avant  1900,  d'être  un  homme  du  siècle 
de  la  vie  littéraire  ;  cette  vie  littéraire  que  nous  voulions 
assassiner  comme  on  mange  les  vieillards  dans  certaines 
îles,  pour  épargner  aux  parents  la  honte  de  la  décrépi- 
tude. 

Nous  avons  conçu  et  exécuté  certaines  farces  qui  ont 
rendu  impossible  une  nouvelle  saison  des  Soirées  de  la 
Plume.  Les  grimaces  de  Mécislas  Golberg  nous  étaient 
un  encouragement  puissant.  Nous  aimions  tant  la  poé- 
sie qu'il  nous  devenait  obligé  de  tourmenter  plusieurs 
poètes.  De  charmants  élégiaques  très  bien  habillés  se 
produisaient  au  Soleil  d'Or.  Après  que  chacun  d'eux 
avait  fait  valoir  l'une  de  ses  élégies,  l'un  de  nous  sur- 
gissait qui  déclamait  de  Corbière  le  Fils  de  Lamartine  et 
de  Gra::jella.  Exercice  qui  troublait  plus  profondément 
les  esprits  que  ce  Schiendcrhannes  dont  un  poète  gascon 
disait,  à  chaque  audition  :  «  Cest  un  geinre  !  » 

Ainsi  Guillaume  Apollinaire  commença-t-il  son 
apprentissage  de  chef  d'école. 

Un  soir,  Fagus  nous  révéla  que  la  Revue  Blanche  en 
était  à  son  dernier  numéro.  Je  ne  sais  pas  s'il  faut 
aujourd'hui  sourire  ;  ce  soir-là  nous  prîmes  le  deuil.  Un 
grand  espoir  s'anéantissait.  Il  nous  avait  semblé,  et  jus- 
tement je  pense,  que  la  Revue  Blanche  qui  parait  si  dure- 
ment datée  aujourd'hui,  était  riche  d'un  perpétuel  pou- 
•voir  de  rajeunissement.  La  Plume  fleurait  trop  le  quar- 
tier et  l'esprit  verlainien  sans  Verlaine.  Moréas  en  faisait 
fi.  Nous  décidons  donc  de  fonder  une  revue.  Apollinaire 


VIE    DE    GUILLAUME    APOLLINAIRE  68 1 

ne  détestant  pas  un  certain  mystère  nous  apprit  seu- 
lement qu'il  entrait  en  correspondance  avec  des  gens 
importants.  Officiers  ou  officiels  monégasques,  fonc- 
tionnaires romains,  un  conspirateur  albanais  !  Tous,  et 
tout  simplement,  des  condisciples  de  Guillaume  au  col- 
lège catholique  de  Monaco  ou  au  lycée  de  Nice. 

Enfin,  un  soir,  Guillaume  nous  émerveilla  —  lui  qui 
eut  pour  devise  :  J'éiuerveiUe  !  —  en  nous  révélant  qu'on 
était  à  la  veille  de  la  réalisation.  Ça  se  passait  rue  de 
Seine,  là  où  l'on  a  percé  la  rue  Callot,  dans  une  bou- 
tique de  marchand  de  vin  restaurateur  aux  poches  gon- 
flées des  bons  que  nous  lui  signions  chaque  soir  en  paie- 
ment, jusqu'à  règlement  de  comptes.  Le  bonhomme 
auvergnat  se  nommait  Ginisty.  Son  établissement  était 
YOdéon.  Mais  pour  une  si  neuve  entreprise,  un  cadre 
nouveau  convenait.  Nous  fûmes  donc  fonder  le  Festin 
d'Esope  (après  avoir  rejeté  Le  Geste  et  Notre  Route)  dans 
une  étroite  brasserie  de  la  rue  Christine. 

C'est  cette  même  brasserie  qu'Apollinaire,  six  ou 
sept  ans  plus  tard,  désira  de  revoir  pour  composer 
son  poème  Lundi,  Rue  Christine,  orphisme  de  l'assas- 
sinat : 

Des  piles  de  soucoupes  des  fleurs  un  calendrier 

Pim  pam  pi  m 

Je  dois  fiche  près  de  )00  francs  à  ma  probJoque 

Je  préférerais  me  couper  Je  parfaitement  que  de   les   lui 

donner 
Je  partirai  à  20  h.  2  y 
Six  glaces  s'y  dévisagent  toujours 
Je  crois  que  nous  allons  nous  embrouiller  encore  davantage 

44 


682  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

La  réunion  de  jeunes  innocents,  ardents  et  maltraités 
très  fort  par  la  vie  qu'ils  aiment,  devient  cette  élaboration 
du  crime. 

Témoin  de  mon  mariage  en  l'église  Saint-Merry,  le 
13  juillet  1909,  Guillaume  Apollinaire  revient,  en  1913  ', 
à  l'Eglise  noire  d'encens,  noire  de  la  poudre  des  barri- 
cades, noire  du  crayon  de  Daumier  et  il  chante  avec  le 
Musicien  de  Saint-Merry  : 

Il  jouait  de  la  flûte  et  la  musique  dirigeait  ses  pas 

Il  s'arrêta  au  coin  de  la  rue  Saint-Martin 

Jouant  l'air  que  je  chante  et  que  j'ai  inventé 

Les  femmes  qui  passaient  s'arrêtaient  près  de  lui 

Il  en  venait  de  toutes  parts 

Lorsque  tout  à  coup  les  cloches  de  Saiiil-Merry  se  mirent 

à  sonner 
Le  musicien  cessa  de  jouer  et  but  à  la  fontaine 
Qui  se  trouve  au  coin  de  la  rue  Sinwn-le-Franc 
Puis  Saint-Merry  se  tut 

Je  crois,  et  ne  pense  pas  avoir  besoin  de  m'expliquer, 
à  l'importance  de  ces  retours  justifiant  toute  une  partie 
de  l'œuvre  de  Guillaume  Apollinaire.  Mais  il  faut  avoir 
beaucoup  vécu  et  en  confidence  auprès  de  ce  grand  poète 
pour  affirmer  comme  je  fais,  laissant  à  d'autres  le  soin 
d'une  glose.  S'il  était  nécessaire  je  relèverais  beaucoup 
d'autres  retours,  rapports,  rapprochements  aussi  capi- 
taux. 

L'examen  de  ce  phénomène,  à  peu  près  constant  chez 
mon  ami^   ramènerait  à  son  origine,  cette  faculté,  ou 

I.  Le  21  du  mois  de  mai  191 3  {Calligrammes). 


VIE    DE    GUILLAUME    APOLLINAIRE  68^ 

mieux,  cette  nécessité  dont  il  jouissait  non  pas  de  s'ap- 
proprier mais  de  transformer  à  son  usage  l'événement 
né  d'autrui  et  auquel  on  l'associait,  soit  en  actes,  soit 
par  la  parole.  Ainsi  s'explique  que  Guillaume  Apolli- 
naire ait  été  peut-être  le  premier  poète  en  état  agréable 
de  composer  dans  le  bruit  des  conversations  de  ses 
amis,  voire  d'étrangers,  de  ces  importuns  qui  encom- 
braient sa  maison  et  qu'il  s'appliquait,  malicieux  et 
naïf,  à  nous  peindre  comme  les  meilleurs  fils  du  monde, 
les  plus  précieux  hôtes,  jusqu'au  jour  que,  leur  refusant 
sourdement  sa  porte,  il  les  écoutait  carillonner,  en  riant 
dans  le  creux  de  sa  main,  logé  en  boule  parmi  les  cous- 
sins pareils  à  des  ventres  coupés,  à  de  joyeux  bedons 
arrachés,  enveloppés  de  gilets  bariolés. 

Guillaume  Apollinaire,  interrompu  dans  ce  qu'avant 
le  Parnasse  on  nommait  la  méditation,  s'emparait,  au 
vol,  de  la  phrase  la  plus  banale,  la  plus  triviale  —  si 
elle  était  incongrue  ce  pouvait  être  du  bonheur  pour 
r  «  esprit  nouveau  »  !  —  et,  sans  la  parer,  sans  trahir 
la  révélation,  il  repartait  de  ce  plan,  de  ce  dernier  des 
plans  superposés  dans  un  miracle  d'unité,  pour  de 
nouvelles  ascensions  en  un  ciel  libre,  sans  perdre  de  vue 
la  terre. 

As-tii  pris  la  pièce  de  dix  sons  je  l'ai  prise 

Ceci  qui  dépasse  la  critique  littéraire  devrait  tenter 
un  psychologue,  au  moins  un  Janet  ou  le  Daudet  le 
moins  culbutant. 

*    * 

Nous  apprîmes  à  rire.  Tu  le  sais,  Billy,.  qui  riais  si 


684  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

mal  dans  ta  barbe  révoquée,  ta  barbe  de  conscrit  du 
Cambrésis,  lorsque  «  le  baron  »  nous  rassembla  !  Nous 
apprîmes  à  rire.  Je  recopie,  en  pensant  beaucoup  aux 
jeunes  inventeurs  de  1920,  ces  vers  farce  de  Guillaume. 
Personne  n'en  a  jamais  rien  lu. 

Manli,  2  octobre  i()o6. 
A    celui    qui    rè^^it 
La  troupe  Le  Bargy. 

Tu  partiras,  dil-on,  vendredi  pour  l'Afrique; 
Viens  demain  avec  moi  vider  quelque  barrique 
D'eau  de  vie  ou  de  vin.  Je  t'attendrai  de  huit 
Heures  jusqu'à  midi,  puis  d'une  heure  à  minuit. 
Aussi  bien  laisse  donc  ton  maître  à  ses  cravates, 
(Eternelle  douleur,  Pcricr,  vous  en  rêvâtes  !) 
Et  porte-moi  tout  ce  que  tu  m'avais  promis  ; 
Il  ne  faut  pas  manquer  de  parole  aux  amis. 
Et  puis  dorénavant  pas  d'anthropophagie, 
Tu  ne  mangeras  plus  d'allumette-bougie  ; 
Chaque  amphiboche  et  toi  serez  de  la  régie. 
Dis-moi,  quand  tu  sauras  par  cœur  tout  le  Duel 
Appremiras-tn  les  vers  d'Eugène  Manuel 
Avec  ceux  de  celui  qu'à  Don  Caramuel  ' 
Moréas  compara  pour  dire  quelque  chose  ? 
Laissons,  laissons,  laissons  à  son  rosier  la  rose 
Et  laissons  à  Paul  Fort  ses  poèmes  en  prose. 
Prends  pour  le  lire  en  route  un  roman  de  Beaubourg 


I .  Le  sculpteur  catalan  Manuel  Ugue  dit  Manolo.  Voici  le  vers 
de  Moréas  :  De  Don  Caramuel  Manolo  suit  la  trace.  Manolo  com- 
posait d'étranges  poèmes  phonétiques  en  son  ignorance  de  notre 
langue  écrite. 


VIE    DE    GUILLAUME    APOLLINAIRE  685 

Et  pour  les  miits  d'automne  engage  au  Luxembourg 
Quelque  tante  à  l'œil  vif,  à  la  mine  éclatante 
Puisqu'il  faut,  pour  camper  en  voyage,  une  tente. 
J'habite  au  Vésinet,  huit  boulevard  Carnot. 

Guillaume  Apollinaire 

P.  S.  Apporte  le  tonneau  '. 
Viens  toujours  rue  de  la  Pépinière. 

Apollinaire  y  était  employé  de  banque.  Je  «  tour- 
nais »  pour  l'entrepreneur-comédien  Barret,  un  peu  las 
du  Secrétariat  de  Vers  et  Prose,  n'ayant  pas  les  vertus 
de  Paul  Fort. 

Guillaume  ne  se  plaignait  pas.  Il  redoutait  comme 
une  honte  d'être  plaint,  ainsi  qu'on  voyait  les  meilleurs 
plaindre  le  pauvre  Charles-Louis  Philippe,  piqueur  des 
Ponts  et  Chaussées,  inspecteur  des  étalages  de  mas- 
troquets  «  dans  les  septièmes  arrondissements  »,  qu'il 
pleuve   ou   grêle,  et  pour  quel  prix!  —  faible,  malade. 

Notre  pauvreté  se  donnait  des  airs. 

Guillaume  passait  pour  gagner  de  l'argent  à  la  Bourse. 
On  en  riait  !  Si  haut  !  Comme  ce  soir  où  nous  fûmes 
en  loge  au  Nouveau-Cirque,  avec  un  sou.  L'ouvreuse 
nous  adopta  en  quelque  sorte.  Mais  Guillaume  négligea 
cette  sainte  matrone  pour  faire  de  l'œil  à  l'écuyère. 

Voilà  des  souvenirs  bien  médiocres,  dira-t-on. 

Hé  quoi  !  Ecrire  cela,  pas  plus,  d'Apollinaire  ?  C'est 
—  qu'on  y  prenne  garde  —  que  tout  cela  est  démodé 
au  point  d'atteindre  au  style. 

I.  Le  jeu  de  tonneau  du  jardin  de  mes  parents,  à  Chelles.  Guil- 
laume affichait  des  prétcntioas  à  mettre  dans  la  «  grenouille  »  à 
volonté. 


6S6  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

C'est  des  fleurettes,  des  étincelles  d'un  âge  dont  rien 
ne  reviendra  plus,  et  tout  ce  qui  était  possible  en  ce 
temps-là  valait  souvent  mieux  que  l'horrible  raison  de 
cet  âge  de  fer  qu'on  nous  a  fait. 

Mais  beaucoup  de  ce  qui  était  alors  possible,  c'est  toi, 
Guillaume,  qui  la  rendu  possible,  par  ta  force  douce, 
par  je  ne  sais  quelle  grâce  si  sage,  par  ton  génie. 

J'en  veux  tenter  la  preuve. 


-* 
*  * 


Je  souhaile  dans  ma  maison 

Une  femme  ayant  sa  raison. 

Un  chat  passant  parmi  les  livres. 

Des  amis  en  toute  saison 

Sans  lesquels  je  ne  peux  pas  vivre  ' 

Las  d'habiter  le  Vésinet,  de  manquer  tant  de  trains, 
ce  qui  lobligeait  à  fréquenter  les  bars  anglais  de  des 
Esseintes,  rue  d'Amsterdam,  Guillaume  Apollinaire 
s'installa  rue  Léonie,  devenue  rue  Henner.  Je  ne  revois 
pas  le  chat,  mais  il  y  eut  dans  la  maison  un  doux  bruit 
de  robe,  de  mâles  voix  amies  firent  trembler  les  glaces 
et  chaque  jour  les  livres  s'ajoutaient  aux  livres. 

Le  temps  des  essais  était  passé.  Le  Festin  d'Esope,  dont 
l'histoire  seule  exigerait  beaucoup  de  place,  n'occupait 
plus  notre  mémoire  et  l'on  oubliait  même  la  Revue 
Immoraliste  (deux   numéros  -)  qui    avait  associé   Guil- 


1 .  Le  Bestiaire  ou  Cortège  d'Orplièe  (Le  Cliat). 

2.  Même,  le  second  numéro  de  la  Revue  Ivnuoraliste  devint  l'uni- 
que  numéro    des  Lellres  Moilenies  ;   la   concierge   de    notre    ami 


VIE    DE   GUILLAUME   APOLLINAIRE  687 

laume  et  ses  amis  au  fils  de  l'auteur  d'En  r  venant  de  la 
revue.  Détail  qui  nous  ramènerait  aux  bars  de  la  gare 
Saint-Lazare,  au  Criterion,  à  la  clinique  du  D'  R..., 
hospitalisant  la  Revue  hnmoraliste  en  des  locaux  bénis  ; 
au  Vésinet,  à  Chatou  ;  tout  cela  qui  vaudrait  une  longue 
chronique.  Nous  avions  comploté  d'écrire  un  roman 
moderne  sur  la  vie  des  bords  de  la  Seine  —  la  Vie 
chatouillarde,  disait  Guillaume  qui,  sous  le  prétexte 
gamin  d'effacer  jusqu'au  souvenir  de  Maupassant,  eût 
réalisé  l'ambition  naturaliste  bien  mieux  que  les  natura- 
listes qu'il  avait  relativement  peu  pratiqués,  leur  préfé- 
rant Paul  Féval. 

Chatou  permit  à  Guillaume  de  connaître  de  bonne 
heure  André  Derain  et  Vlaminck,  lesquels  furent  un 
temps  les  cadres  et  les  troupes  de  Y  Ecole  de  Chatou.  D'une 
suite  de  propos  nocturnes  naquit  en  Guillaume  Apolli- 
naire l'ambition  de  se  dévouer  à  la  défense  de  la  pein- 
ture moderne.  Jusqu'alors,  il  n'avait  rien  donné  dans  ce 
genre  qu'une  13'rique  et  très  lucide  étude  sur  Picasso, 
illustrée  de  reproductions  de  V Epoque  bleue  et  de  l'époque 
des  Saltimbanques,  que  publia  La  Plume.  Cette  étude  n'a 
pas  été  recueillie  dans  Les  Peintres  Cubistes.  Quand,  en 
19 10,  je  passai  au  Paris-Journal  de  Gérault-Richard, 
Apollinaire  me  remplaça  à  V Intransigeant.  Il  y  fit  mer- 
veille. Les  poètes  longtemps  écartés  de  la  presse  prirent 
avec  lui  une  fière  revanche  et  tous  les  peintres  nommés 
au  long  de  ses  Salons  et,  plus  tard,  dans  sa  Vie  anecdo- 


l'homéopathe  bien  pensant  s'étant  inquiétée  de  ces  poètes,  voire  du 
fameux  «  Conspirateur  albanais  »  lui  demandant  «  l'étage  de  la 
Revue  Immoral is te  »,  on  consentit  ce  sacrifice  à  notre  hôte. 


688  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

iiquc  du  Mercure  de  France,  défilèrent  rue  Henner,  dans 
cette  petite  salle  à  manger  encombrée  de  ses  meubles 
bretons  qui  le  faisaient  rigoler,  autour  de  cette  table 
bourgeoise  en  noyer  ciré  sur  laquelle  M.  Louis  de  Gon- 
zague  Frick,  sanglé  dans  un  raglan  autant  que  dans  une 
capote  hongroise,  monocle,  ganté  de  blunc  et  le  tube  à  la 
main,  vint  poser  une  pomme  mûre,  tous  les  matins, 
deux  mois  durant. 

Les  peintres  suivirent  Guillaume  à  Passy,  rue  Gros, 
d'abord,  et  rue  La  Fontaine,  ensuite,  et  puis  boulevard 
Saint-Germain.  Même  leur  nombre  s'augmentait.  L'ar- 
deur que  dépensait  Guillaume  à  leur  défense  n'était  pas 
du  goût  de  tous  ses  amis.  Si  l'exquis  René  Dalize  avait 
un  faible  pour  Apollinaire  et  sa  Muse  par  le  Douanier 
Rousseau,  et  sur  quoi  l'on  a  tout  dit,  il  estimait  médio- 
crement les  cubistes.  Prié  aux  noces  du  peintre  Gleizes, 
Guillaume,  en  retard  ainsi  qu'à  l'habitude,  se  mettait  en 
quête  d'un  fiacre. 

—  J'espère,  dit  René  Dalize,  que  tu  vas  prendre  un 
fiacre  aux  roues  carrées  ! 

Lorsque  Guillaume  Apollinaire  fit,  en^la  salle  de  la 
rue  de  l'Orient,  représenter  les  ManicUcs  de  Tirésias  ',  ce 
qui  n'alla  pas  sans  quelque  tapage,  bon  nombre  des  pein- 
tres en  faveur  de  qui  mon  ami  s'était  compromis,  dédai- 


I .  Apollinaire  a  fondu  dans  Les  Mamelles  deux  parades  (notam- 
ment la  scène  du  gendarme)  dont  il  nous  fit  lecture  à  VOdc'ou,  au 
dessert.  Les  deux  pièces  devaient  être  publiées  sous  ce  titre  unique  : 
Théâtre  de  GuiUauwe  Apollinaire.  Le  même  soir,  Apollinaire  nous  a 
lu  Le  Giin-Gim-Gim  des  Capussius,  jamais  édité  et  qui,  dans  la 
suite,  a  constitué  le  chapitre  du  Polte  Assassiné  intitulé  Dramaturgie, 
mais  sensiblement  remanié. 


VIE    DE   GUILLAUME    APOLLINAIRE  689 

gnant  de  profitables  alliances,  perdant  par  son  honnêteté 
la  petite  situation  acquise  dans  un  journal  du  soir, 
rédigèrent  un  effarant  communiqué  aux  fins  de  se  déso- 
lidariser d'avec  Guillaume  Apollinaire  «  qui  les  compro- 
mettait !  » 

C'est  à  crever  de  rire  !  Je  l'en  vis  pleurer.  Depuis,  les 
meilleurs  d'entre  ces  coupables  ont  témoigné  d'un  vrai 
repentir.  Je  n'ai  rapporté  cette  pitoyable  anecdote  que 
pour  marquer  mieux  la  sincérité  de  mon  cher  compa- 
gnon continuant  après  cela  de  servir  la  cause  d'un  art 
qui  lui  devait  tant  et  qui  avait  tout  son  amour.  Je  mets 
au  défi  qui  que  ce  soit  de  se  flatter,  sérieusement,  d'avoir 
recueilli  d'Apollinaire  le  moindre  aveu  de  mystification. 
D'honnêtes  gens  se  trompent  quand  ils  soutiennent 
qu'Apollinaire  s'amusait  en  poète  de  faire  vivre  des 
baudruches,  de  prêter  son  âme  diaprée  à  des  manne- 
quins. 

Voici  ce  qui  advint,  simplement,  et  qui,  avant  nous, 
fut  vrai  pour  les  historiens  au  jour  le  jour  du  symbo- 
lisme, de  l'impressionnisme  ou  du  réalisme.  On  ne  peut 
pa-s,  au  premier  jour,  alors  qu'on  aspire  à  faire  admettre 
le  credo  d'une  école,  rendre  sensible  le  génie  du  chef,  de 
l'initiateur,  la  valeur  des  premiers  disciples  et  l'inanité 
des  trublions  accourus.  Les  ennemis  de  ces  écoles  neuves 
le  savent  bien  qui,  avec  moins  d'honnêteté,  usent  de  la 
méthode  contraire  et,  pour  l'éreinter,  adoptent,  eux 
aussi,  tout  le  groupe.  Pour  discréditer  Mallarmé,  Henry 
Fouquier  utilisait  Baju.  A  cause  de  quoi,  l'on  refusa 
d'admettre  notre  tendresse  dédiée  au  vieux  Rousseau. 
Même  parmi  d'anciennes  victimes  des  Fouquier  on  mé- 
connut la  bonne  foi  d'Apollinaire.  Seuls  parmi  nos  aînés, 


690  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Jean  Moréas,  Rémy  de  Gourmont,  Alfred  Jarry  et,  il 
faut  le  dire,  le  léger  Paul  Fort,  tinrent  le  poète  d'Alcools 
pour  incapable  d'aucune  simulation. 

Les  farces  qu'il  se  permit  furent  d'autre  sorte.  Il 
trompa  l'ennui  d'accomplir  des  besognes  de  librairie 
en  équivoquant  avec  une  verve  rare.  Dalize  ici  fut  par- 
fois son  complice.  L'avenir  retrouvera  la  clé  d'une  his- 
toire littéraire  enfouie  sous  un  fatras  babylonien  imité 
des  pédants.  M.  Seignobos  a  couvert  de  son  autorité 
une  publication  internationale,  accueillante  aux  élucu- 
brations  du  poète  annonçant,  avec  traduction  des  pièces 
diplomatiques  et  dépêches  datées  à  l'appui,  la  prochaine 
conversion  du  Kaiser  au  catholicisme  ! 

Ah  !  ce  bureau  de  VEuropéen,  rue  Dauphine  !  Le  gentil 
Arne  Hammcr,  secrétaire  fidèle,  couvrant  de  son  corps, 
de  ses  bras,  !a  table  du  rédacteur  en  chef,  aux  fins  de 
contrarier  le  pillage  des  revues  que  nous  préméditions. 
Quand  Jean  Jaurès  et  Pressensé  parlèrent,  au  Tivoli 
Vaux  Hall,  en  faveur  des  juifs  martyrisés  à  Kichinew, 
Pierre  Quillard  et  Louis  Dumur  prièrent  leurs  jeunes 
collaborateurs  d'assurer  un  service  de  propagande  ;  soit 
vendre  V Européen  dans  la  salle.  Le  prix  exorbitant  pour 
l'époque,  six  sous,  favorisait  mal  notre  industrie.  Je  pris 
sur  moi  de  distribuer  gratuitement  l'organe.  Idée  que 
Guillaume  voulut  trouver  la  meilleure.  Mais  c'était  long. 
Alors,  grimpant  aux  galeries,  Guillaume  qui  avait  de  ces 
innocentes  inventions,  ne  cessa  plus  de  jeter  ses  Européen 
sur  le  parterre,  par  gros  paquets  ficelés.  Il  y  eut  tempête. 
Le  prolétaire  se  révolta  assommé  par  le  poète  et  j'eus 
grand'peine  à  tirer  de  là  Guillaume  qu'après  le  peuple 
les  agents  voulurent  malmener  sans  savoir  pourquoi. 


VIE    DE   GUILLAUME    APOLLINAIRE  69 1 


* 


J'ai  vu  Guillaume  Apollinaire  engraissé,  déjeunant 
seul,  pareil  ainsi  au  Roi  Soleil  et  tenant  tour  à  tour  les 
propos  de  Denis  Diderot  et  de  Casanova,  et  puis,  en 
pelant  une  poire,  chantant  quelque  refrain  bien  absurde 
des  mauvaises  époques  :  1827,  1850  ou  1875  : 

FoiitOHS-noiis  d'ça, 
TralaJala  ! 

Mais  je  sais  de  quoi  Guillaume  ne  se  foutait  pas. 

J'ai  vu  Guillaume  au  jour  le  plus  affreux  de  sa  vie. 
En  l'embrassant,  je  lui  glissai  une  parole  d'espérance.  Il 
riait  dans  ses  larmes 

Foutons-nous  d'ça, 
TralaJala  ! 

Et  si  la  calomnie  n'a  pas  tout  à  fait  désarmé,  si  les 
ignorants,  les  artistes  de  contrebande,  si  ceux  qui  te 
doivent   tout   nient  encore,  ah  !   Guillaume  mon  frère 

Foulons-nous  d'ça. 

Tu  adorais  ce  refrain  ridicule.  Et  vraiment  ne  chante- 
rons-nous plus  jamais  cet  air  Saint-Simonien,  Ménilmon- 
tant,  chant  religieux,  à  quoi  nous  avions  voulu  rendre 
une  certaine  vogue  ! 


* 
*  * 


La  guerre  !  Les  recruteurs  se  montraient  exigeants  et 
quelques    bonnes    volontés   demeuraient    à    l'abandon. 


^92  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Apollinaire,  en  peine  de  servir,  manqua  entrer  dans  les 
postes. 

—  Bon  sang  !  s'écria  Dalize  en  bouclant  sa  cantine, 
nous  ne  recevrons  jamais  nos  lettres. 

Ce  fut  Tartillerie,  Nîmes  d'où  il  m'écrivit  : 

J'ai  vu  Creiniiit:;;^  à  Nice  où  il  est  encore  an  dépôt.  Très 
jaloux  de  via  tenue  de  conducteur.  C'est,  il  est  vrai,  très 
chic. 

Il  m'écrivit  encore  à  Vincennes^  très  sérieux  :  «  Je  te 
félicite.  »  Au  front,  cette  carte  me  parvint  :  «  Brigadier, 
je  suis  dans  un  patelin  où  j'ai  retrouvé  le  vin  de  T Escargot, 
rue  Lepic,  ce  n'est  pas  V Anjou.  » 

C'était  la  Champagne  où  l'infanterie  le  prit  pour  en 
faire  un  officier  et  où  la  mort  lui  donna  le  baiser  de  fer 
et  de  feu  avec  la  marque  de  quoi  il  devait  vivre  jusqu'à 
ce  que  la  fièvre  l'emporte, 

«...  le  brigadier  au  masque  aveugle  souriait  amoureuse- 
ment à  l'avenir,  lorsqu'un  éclat  d'obus  de  gros  calibre  le 
frappa  à  la  tête  d'où  il  sortit,  comme  un  sang  pur,  une 
Minerve  triomphale. 

«  Debout,  tout  le  nuvide,  afin  d'accueillir  courtoisement  la 
victoire  !  » 

Le  jour  mourait  sans  que  la  pensée  nous  vînt  d'allu- 
mer les  lampes  ;  ma  femme  et  moi,  nous  écoutions  ta 
femme  en  deuil  «...  Il  était  si  triste  d'être  depuis  la 
guerre  éloigné  de  ses  amis...  il  ne  se  consolait  pas  de 
la  mort  de  René  Dalize...  il  se  sentait  très  seul...  le 
soir...  ah  !  comme  il  vovait  tomber  le  soir  avec  hor- 
rcur  !  » 

Il  y  a,  rue  de  Châteaudun,  chez  un  bouquiniste,  une 


VIE    DE    GUILLAUME    APOLLINAIRE  695 

échelle  de  bambou  au  haut  de  laquelle  je  te  vois  tou- 
jours juché,  en  habit  gris.  J'ai  rencontré  une  fois  Gio- 
vanni Moroni  et  ses  belles  bagues  fausses  et  ne  l'ai  plus 
revu.  J'irai,  songeant  au  jour  des  jours  où  les  tristes 
vivants  ressusciteront  parmi  les  morts  élus,  boire  un 
verre  à  ta  santé  chez  le  troquet  de  la  rue  Caulaincourt, 
au  rez-de-chaussée  de  la  maison  d'une  somnambule  qui 
avait  ta  pratique.  Je  t'y  attendis  deux  heures.  Et  j'irai 
en  boire  un  autre  chez  le  bougnat  de  l'avenue  Niel  où 
nous  fûmes  noyer  de  clairet  notre  folle  gaieté,  après 
avoir,  pour  «  le  baron  »,  été  demander  raison  à  ce  sym- 
pathique M.  D...  qui  nous  répondit  :  «  Pouvais-je  sup- 
poser !...  Vrai,  messieurs,  je  croyais  que  vous  veniez 
m'intéresser  à  la  fondation  d'une  revue  !  » 

Guillaume,  tout  est  bien  changé  ;  tout  est  bien  froid 
ici  et  les  hommes  sont  plus  durs.  Bannis  les  regrets 
d'une  vie  dont  l'ordinaire  t'eût  affligé  de  désillusions. 
Pourtant  le  soleil  de  gloire  s'est  levé  sur  ton  champ 
d'asile  et  le  jour  viendra  de  la  résurrection  des  poètes. 

ANDRÉ   SALMON 


COULEUR  DU   TEMPS 

ACTE  PRExMIER 

SCÈNE    I 

Une  place  publique  dans  la  capitale  d'un  pays 

qui  jouit  de  la  paix 
NYCTOR,  ANSALDIN  DE  ROULPE,  VAN   DIEMEN. 

ANSALDIN 

Il  entre  suivi  par  ses  compagnons  qu'il  veut  entraîner  tandis 
que  Nyctor  surtout  fait  mine  de  ne  pas  vouloir  le  suivre 

Par  ici  par  ici  venez  donc 
Notre  avion  est  prêt  à  voler 

VAN  DIEMEN 

Belles  nuits  de  ma  ville  natale 

C'est  à  présent  seulement 

Que  je  sens  toute  votre  douceur 

ANSALDIN 

Vous  verrez  ce  sera  mer\-eilleux 
Notre  voyage  s'annonce  bien 

VAN    DIEMEN 

C'est  ici  que  j'ai  vécu  aimé 
Et  que  je  me  suis  enrichi 


COULEUR    DU    TEMPS  695 

ANSALDIN 

Je  crois  qu'il  est  bien  temps  de  partir 
Car  sous  peu  le  règne  de  la  mort 
S'étendra  jusqu'ici 

NYCTOR 

Laissez-moi 
Partez  si  vous  voulez  partez  donc 

Mais  moi  je  reste 

Oui  la  mort  règne 

Mais  cependant 

Notre  patrie 

N'appartient  pas 

A  ces  royaumes 
On  y  jouit  en  paix  de  la  vie 
Et  l'on  y  meurt  encore  en  paix 

ANSALDIN 

Vite 
Venez  nous  discuterons  après 

NYCTOR 

N'est-il  pas  plus  dangereux  encore 
D'aller  cueillir  la  rose  d'azur 
Dans  les  grands  jardins  aériens 

ANSALDIN 

Venez  vite  il  est  temps  de  partir 

La  mort  vient  qai  ne  trouve  pas  juste 

Que  quelqu'un  vous  vous  ou  bien  moi 

Echappe  à  sa  domination 

Il  est  encore  temps  de  partir 

Bientôt  l'on  verra  bondir  la  mort 


696  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Elle  bondira  jusqu'ici 
Comme  un  tigre  affamé  au  milieu 
D'un  troupeau  éperdu  de  captives 
Venez  vite  Au  sud  à  l'est  au  nord 
Coule  le  sang  des  antagonistes 
Et  leurs  grandes  ombres  atroces 
Obscurciront  bientôt  l'horizon 
A  l'ouest  c'est  la  mer  incertaine 
Que  sillonnent  de  nouveaux  poissons 
Au-dessus  de  nos  têtes  enfin 
Des  oiseaux  de  métal  et  de  bois 
Planent  menaçants  il  faut  partir 

//  essaye  de  les  eni rainer 

NYCTOR 

Partez  si  vous  voulez  je  reste 
Car  il  ne  faut  jamais  déserter 

VAN   DIEMEN 

Déserter  le  mot  est  un  peu  fort 
N'avons-nous  pas  le  droit  de  partir 
Notre  pays  jouit  de  la  paix 
D'ailleurs  le  ministre  m'a  donné 
Passeports  autorisations 
Enfin  tout  ce  qui  est  nécessaire 

NYCTOR 

Mais  on  peut  avoir  besoin  de  nous 

Et  un  pressentiment  me  dit 

Qu'en  partant  nous  allons  à  la  mort 

ANSALCIN 

A  la  vie 


COULEUR   DU    TEMPS  697 

[  VAN  DIEMEN 

Et  qu'en  savons-nous 

ANSALDIN 

A  la  vie  je  le  jure  Venez 

NYCTOR 

Vous  ne  songez  qu'à  mon  existence 
Merci  mais  moi  j'aime  le  danger 
Je  suis  un  poète  et  les  poètes 
Sont  l'âme  de  la  patrie 

ANSALDIN 

Venez 

'i 

I  NYCTOR 

Platon  les  met  hors  de  la  République 

Ils  sont  au-dessus  lois  et  morale 

Mais  un  tel  privilège  comporte 

De  très  grandes  obligations 

Et  notamment  celle  d'exprimer 

Tout  ce  que  les  autres  citoyens 

Peuvent  ressentir  de  sublime 

C'est  pourquoi  il  faut  bien  que  je  reste 

VAN  DIEMEN 

Vos  scrupules  je  les  comprends  tous 
Mais  j'ai  réfléchi  à  notre  cas 
En  partant  nous  sauvons  avec  nous 
L'âme  même  de  notre  patrie 
•Comme  fît  Enée  en  quittant  Troie 
Et  Rome  naquit  de  ce  départ 
Une  Rome  nouvelle  monte  en  nous 
Pour  moi  j'eusse  évité  ce  voyage 

45 


698  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Je  suis  vieux  c'est  pour  vous  que  je  pars 

Pour  sauver  un  savant  un  poète 

Et  plutôt  qu'eux  je  sauve  leur  œuvre 

Partez  partez  pour  sauver  votre  œuvre 

Elle  est  votre  patrie  sauvez-la 

Elle  appartient  à  l'humanité 

Partez  vous  en  êtes  responsables 

KYCTOR 

Je  me  rends  enfin  vous  l'emportez 
Hélas  (//  pleure) 

ANSALDIN 

Il  est  grand  temps  de  partir 

NYCTOR 

Et  voici  le  moment  du  départ 

Je  le  considère  avec  angoisse 

Trois  hommes  pour  un  monde  nouveau 

L'un  riche  ce  qui  nous  a  permis 

De  tout  préparer  pour  ce  voyage 

Adieu  donc  monde  où  rien  n'est  gratuit 

Il  est  tout  le  passé  ce  richard 

Le  passé  c'est-à-dire  la  mort 

L'autre  un  savant  dont  les  connaissances 

Nous  feront  vivre  il  est  le  présent 

C'est-à-dire  la  vie  et  la  lutte 

Quelque  chose  enfin  de  bien  bourgeois 

Le  corps  oui  la  réalité 

L'autre  enfin  voyageant  les  mains  vides 

Pleurera  à  jamais  pleurera 

Comme  si  tout  était  trépassé 

Comme  si  le  présent  était  mort 


COULEUR    DU   TEMPS  699 

Car  il  est  l'avenir,  ce  poète 
C'est-à-dire  la  crainte  joyeuse 
Moins  que  la  mort  et  plus  que  la  vie 
L'avenir  enfin  ou  le  désir 
La  beauté  même  ou  la  vérité 

ANSALDIN 

Venez 

VAN  DIEMEN 

N'avez-vous  rien  oublié 

ANSALDIN 

Tout  est  prêt 

NYCTOR 

Adieu  mon  doux  pays 

ANSALDIN 

Mon  nouveau  moteur  fera  merveilles 
Nous  avons  de  quoi  faire  deux  fois 
Le  tour  du  monde  aérien 

VAN  DIEMEN 

Bien 

NYCTOR 

Et  la  nuit  s'ouvre  magiquement 
Comme  un  porche  béant  entrons  vite 
Dans  le  palais  inconnu 

ANSALDIN 

Venez 

VAN   DIEMEN 

Vous  êtes  sûr  de  votre  appareil 

ANSALDIN 

N'en  doutez  pas  mais  il  faut  partir 


700  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

VAN   DIEMEN 

Et  VOUS  saurez  vous  orienter 

ANSALDIN 

Oui  venez  montez  dans  l'appareil 
L'atmosphère  est  je  crois  favorable 

SCÈNE     II 

Entre  ciel  et  terre 
LES  MÊMES 

NYCTOR 

Le  désir  infini  qui  nous  enlève  au  ciel 
M'ordonne  de  chanter  Et  puis  quelle  douceur 
J'oublie  ce  qui  n'est  pas  la  suave  douceur 
De  ce  voyage  aérien  et  il  me  semble 
Que  si  je  chantais  à  présent  l'hymne  du  ciel 
Je  prendrais  à  mon  chant  un  si  noble  plaisir 
Que  je  m'arrêterais  pour  l'entendre  vibrer 
Dans  l'espace  Harmonie  Eblouissement  d'or 
Des  musiques  du  ciel  Résonnances  de  feu 
D'une  ardente  lumière  arrivant  à  grands  flots 
Les  ondes  de  mon  chant  assaillent  le  silence 
Le  silence  infini  et  l'immobilité 

Mais  quelle  douceur 

La  terre  se  creuse 

L'horizon  s'élève 

ANSALDIN 

Il  s'élève  à  mesure 
Que  nous  nous  élevons 


COULEUR  DU  TEMPS  701 

NYCTOR 

Et  des  nuages  dorés 
Folâtrent  autour  de  nous 
Ainsi  que  des  dauphins  autour  d'une  carène 

VAN   DIEMEN 

Nyctor  ne  vous  penchez  pas 

NYCTOR 

Que  sont  ces  traces  ces  longues  traces 
Qui  partout  partout  rayent  le  sol 
Est-ce  une  région  volcanique 

VAN  DIEMEN 

Nyctor  Nyctor  regardez  au  ciel 

NYCTOR 

Laissez-moi  le  spectacle  est  poignant 
Et  descendons  à  une  altitude 
Qui  me  permette  de  regarder 

'  VAN  DIEMEN 

Non  redoublons  plutôt  de  vitesse 

Montons  plus  haut  fuyons  ces  oiseaux 

Qui  paraissent  bien  vouloir  nous  poursuivre 

NYCTOR 

Ils  poursuivent  l'avion  là-bas 

ANSALDÎN 

Prenez  garde  car  d'étranges  fleurs 
Eclosent  brusquement  près  de  nous 

NYCTOR 

Mais  avant  de  quitter  ces  régions 
Je  veux  voir  ces  sites  désolés 


702  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Et  je  veux  connaître  sur  le  sol 
Le  danger  enivrant  descendons 

ANSALDIN 

Ce  serait  une  grande  imprudence 

NYCTOR 

Lâches  vous  avez  peur  de  la  mort 

ANSALDIN 

Je  ne  crains  pas  la  mort  cependant 
Je  ne  veux  pas  être  à  sa  merci 

VAN  DIEMEN 

Aucun  de  nous  n'a  peur 
Eh  bien  soit  descendons 

NYCTOR 

La  terrible  magie 
De  cette  ardente  lutte 
Me  retiendra  en  bas 
Quelques  instants  à  peine 
Puis  je  romprai  le  charme 
Et  nous  repartirons 

VAN   DIEMEN 

C'est  bien 

ANSALDIN 

Nous  descendons 


COULEUR   DU   TEMPS  703 

SCÈNE     III 
Champ  de  bataille  avec  des  croix 

MADAME  GIRAUME  puis  MAVISE 
MADAME  GIRAUME 

C'est  ici  qu'a  eu  lieu  la  bataille 
Il  est  tombé  frappé  à  la  tête 
Elle  trouve  la  croix  sous  laquelle  repose  son  fils 

Mon  fils  te  voilà  sous  cette  croix 
Te  voici  mon  joyau  précieux 
Te  voici  mon  fruit  blanc  et  vermeil 
C'est  mon  fils  c'est  mon  enfant  c'est  lui 
Fils  tu  n'es  plus  rien  que  cette  croix 
C'est  mon  fils  c'est  mon  enfant  c'est  toi 
O  très  belle  fontaine  vermeille 
Te  voilà  tarie  à  tout  jamais 
O  toi  dont  la  source  était  en  moi 
C'est  mon  fils  c'est  mon  enfant  c'est  toi 
Tu  dors  dans  la  pourpre  impériale 
Teinte  du  sang  que  je  t'ai  donné 
O  fils  beau  Ivs  issu  de  ma  chair 
Floraison  exquise  de  mon  cœur 
Mon  fils  mon  fils  te  voilà  donc  mort 
A  ton  front  une  bouche  nouvelle 
Rit  de  tout  ce  que  ce  soir  j'endure 
Parle  sous  terre  bouche  nouvelle 
Que  dis-tu  bouche  toujours  ouverte 
Tu  es  muette  bouche  trop  rouge 

MAVISE 

Sa  mère  est  près  de  son  tombeau 


704  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

O  Fiancé  si  beau  si  fort 

Toi  qui  mourus  vêtu  de  bleu  1 

Un  morceau  de  ciel  enterré  ! 

Il  était  adroit  et  habile 

Il  était  fort  j'étais  savante 

Lui  le  travail  moi  la  pensée 

La  vie  et  l'ordre  en  un  seul  couple 

Lui  le  travail  moi  la  pensée 

Il  était  fort  j'étais  savante 

MADAME  GIRAUME 

Et  comme  ton  corps  doit  être  lourd 
Déjà  je  plie  sous  ton  souvenir 
O  mon  fils  je  t'ai  porté  jadis 
Lorsque  lu  ne  pesais  presque  rien 
Et  je  n'ai  plus  de  lait  pour  nourrir 
Ta  mort  comme  j'ai  nourri  ta  vie 

MAVISE 

Mais  ma  science  ne  peut  pas 
Faire  ressusciter  sa  force 
Je  veux  me  coucher  près  de  lui 
Près  de  lui  dans  ma  robe  noire 
Il  était  bleu  comme  le  jour 
Je  suis  plus  triste  que  la  nuit 

MADAME  GIRAUME 

Parle  mon  fils  réponds  à  ta  "mère 
C'est  la  voix  qui  t'apprit  à  parler 

MAVISE 

Orgueil  orgueil  abaisse-toi 
Orgueil  qui  ne  sais  plus  souffrir 


COULEUR    DU   TEMPS  7O5 

Depuis  que  tout  le  monde  souffre 
Mais  que  m'importent  tous  les  autres 
Il  est  là  bleu  comme  le  ciel 
Où  rougeoient  les  nuées  du  soir 

MADAME  GIRAUME 

J'ai  fait  des  démarches  incroyables 
Pour  atteindre  ce  lieu  prohibé 
Et  te  voilà  mort  mon  cher  enfant 
Qu'ont-ils  fait  de  toi  ils  t'ont  tué 
Ils  s'y  sont  mis  tous  pour  te  tuer 
Et  puisqu'ils  en  voulaient  à  mon  sang 
Pourquoi  donc  pour  en  tarir  la  source 
N'ont-ils  pas  pris  ma  vie  ô  mon  fils 
Pourquoi  ta  vie  et  non  pas  la  mienne 

MAVISE 

Mon  amour  pour  toi  contient  tout 
Les  grandes  raisons  de  ta  mort 
Et  cet  avenir  qui  naît  d'elle 
Mais  réponds  réponds  que  tu  m'aimes 
O  mon  fiancé  je  suis  vierge 
Mais  tout  ton  sang  repose  en  moi 
Tu  m'as  fécondée  en  mourant 
Je  sens  en  moi  tout  l'avenir 

MADAME  GIRAUME 

Que  vais-je  devenir  douloureuse 
Désolée  meurtrie  et  tout  en  larmes 
Écoutez  mon  fils  mon  fils  est  mort 
Mon  fils  une  grappe  de  raisin 
Dont  on  a  exprimé  tout  le  vin 
Et  ce  vin  précieux  ils  l'ont  bu 


706  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Ils  sont  ivres  voyez  écoutez 

Ils  en  sont  tous  ivres  de  ce  vin 

De  ce  vin  mon  sang  mon  sang  vermeil 

MAVISE 

Nous  sommes  enfin  mariés 

Et  l'avenir  est  notre  fils 

Voici  les  bataillons  issus 

De  ton  trépas  de  ton  espoir 

Savais-tu  combien  je  t'aimais 

Je  baise  le  sol  de  ta  tombe 

Comme  si  je  baisais  tes  lèvres 

O  merveille  la  terre  a  rendu  le  baiser 

MADAME  GIRAUME,  MAVISE,  VOIX  DES  MORTS  ET  DES  VIVANTS 

ensemble 

MADAME    GIRAUME 

O  fils  ô  mon  fils  plus  blanc  qu'un  Ij's 
Mon  fils  mon  fils  hiver  de  mon  âme 
O  mon  fils  hostie  de  la  patrie 
O  fils  douceur  et  douleur  immenses 
Réponds  réponds  mon  petit  enfant 
Réponds  réponds  mon  petit  enfant 

MAVISE 

Mort  ô  mort  ô  vivante  mort 
Merveilleuse  et  cruelle  mort 
Mes  larmes  sang  de  mon  esprit 
Baignent  le  sol  qui  m'a  rendu 
Son  suprême  baiser  ô  larmes 
Coulez  pour  ma  grande  douleur 
Et  la  terre  comme  un  anneau 
T'entoure  ô  mon  beau  fiancé 
C'est  la  bague  des  épousailles 


COULEUR    DU   TEMPS  7O7 

VOIX  DES  MORTS  ET  DES  VIVANIS 

C'est  le  crépuscule  de  l'Amour 

Et  qu'importent  qu'importent  les  hommes 

Qu'importent  les  frelons  à  la  ruche 

Qu'importent  gloire  richesse  amour 

Et  qu'importent  qu'importent  les  hommes 

Adieu  Adieu  il  faut  que  tout  meure 

SCÈNE     IV 
LES    MÊMES,   NYCTOR,    VAN    DIEMEN,    ANSALDIN   DE  ROULPE 

VAN   DIEMEN 

Voici  des  femmes 

NYCTOR 

Voici  des  cris 

ANSALDIN 

C'est  le  séjour  de  la  mort 

VAN  DIEMEN 

Mesdames  c'est  un  endroit  malsain 
Ne  restez  pas  ici  suivez-nous 

MADAME  GIRAUME 

Puisque  je  ne  verrai  plus  mon  fils 
Emmenez-moi  donc  où  vous  voudrez 

NYCTOR  à  ANSALDIN 

C'est  une  compagnie  imprévue 
Mais  la  femme  est  l'ennemie  du  rêve 
Et  je  vais  peut-être  m'ennuyer 
Moi  qui  jamais  jamais  ne  m'ennuie 
Hier  elles  s'amusaient  peut-être 
Aujourd'hui  elles  sont  tout  en  larmes 


708  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Demain  elles  auront  oublié 

La  mort  pour  ne  songer  qu'aux  vivants 

Et  les  voilà  prêtes  à  nous  sui\  re 

Mais  elles  ne  sont  que  deux  tant  mieux 

Je  pourrai  s'il  me  plaît  rester  seul 

ANSALDIN 

Nyctor  vous  êtes  vraiment  injuste 
Elles  ne  savent  pas  nos  desseins 
Elles  supposent  que  nous  voulons 
Simplement  les  faire  s'éloigner 
De  ce  dangereux  champ  de  bataille 
Et  ne  pensent  pas  que  nous  allons 
Voir  le  pays  divin  de  la  paix 

NYCTOR 

Il  faut  donc  leur  dire  nos  projets 

ANSALDIN 

Mais  non  elles  ne  nous  suivraient  pas 
Plus  tard  elles  apprécieront  mieux 
L'ineffable  douceur  de  la  paix 
Car  elles  ont  souffert 

NYCTOR 

Misérable 

ANSALDIN 

Et  ce  seront  d'utiles  compagnes 

NYCTOR 

Et  vous  ne  les  renseignerez  pas 

ANSALDIN 

Non 


COULEUR  DU  TEMPS  7^9 

NYCTOR 

Je  vais  leur  dire  ce  qui  en  est 

ANSALDIN 

Je  le  défends  si  vous  le  tentez 
Je  vous  tuerai  car  je  n'admets  pas 
Que  vous  contrecarriez  mes  projets 

NYCTOR 

Je  suis  sans  volonté  Ansaldin 
Et  je  me  trouve  à  votre  merci 
Je  vous  hais  voilà  la  paix  promise 
Et  c'est  déjà  la  haine  entre  nous 

MADAME  GIRAUME 

Mavise  venez  aussi 

MAVISE 

Où  ça 

VAN  DIEMEN 

Ailleurs 

MAVISE 

Mère  de  mon  fiancé 
Je  vous  suivrai  toujours  et  partout 

NYCTOR 

Et  cette  époque  veut  pour  surnom 
Ce  terrible  mot  latin  cruor 
Qui  signifie  du  sang  répandu 

ANSALDIN 

Par  ici  il  est  temps  de  partir 
J'entends  les  premiers  éclatements 
De  ce  qu'ils  appellent  aujourd'hui 


7 10  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Une  préparation  Venez 

Foix  des  morts  et  des  vivants 
Adieu  Adieu  il  faut  que  tout  meure 

ACTE   DEUXIÈME 

Une    île   déserte 

SCÈNE     I 
VAN   DIEMEN,   MADAxME   GIRAUME. 

VAN   DIEMEN 

Quel  agréable  voyage 

MADAME  GIRAUME 

Oui 
Bien  agréable  où  sommes-nous  donc 

VAN    DIEMEN 

Tout  près  de  l'Equateur  dans  une  île  africaine 
Que  ne  hante  jamais  aucun  navigateur 
D'après  ce  qu'en  a  dit  notre  cher  Ansaldin 
C'est  une  île  déserte  à  moins  qu'elle  ait  changé 
Et  soit  peuplée  depuis  son  exploration 
Par  les  grands  voyageurs  Livingstone  et  Stanley 
Et  nous  y  rencontrerons  peut-être  quelques  nègres 
Des  serpents  et  aussi  des  monstres  poétiques 
Que  nous  inventerons  pour  vous  faire  plaisir 

MADAME    GIRAUME 

Quoi  une  île  déserte  en  Afrique 
L'Equateur  des  serpents  et  des  monstres 
Est-ce  possible  mais  vous  riez 
Vous  vous  moquez  de  moi  n'est-ce  pas 


COULEUR    DU   TEMPS  7II 

VAN  DIEMEN 

Non  c'est  vrai 

MADAME  GIRAUME 

Vous  souriez 

VAN   DIEMEN 

Mais  non 

MADAME  GIRAUME 

Nous  n'avons  pas  quitté  mon  pays 
Serait-ce  vrai  non  mais  il  fait  chaud 
Oui  il  fait  une  chaleur  torride 
Mais  non  vous  riez  je  ne  vois  point 
De  végétation  tropicale 

VAN  DIEMEN 

C'est  qu'elle  ne  se  laisse  pas  voir 
Dès  l'abord  et  que  pour  distinguer 
La  végétation  tropicale 
De  celle  qui  ne  l'est  pas  il  faut 
S'entendre  un  peu  à  la  botanique 
Mais  avec  de  l'habitude 

MADAME  GIRAUME 

Quoi 
L'Equateur  la  chose  est  incroyable 
Cependant  vous  me  l'affirmez 

VAN  DIEMEN 

Oui 

MADAME  GIRAUME 

Mais  quelles  gens  êtes-vous  donc 

VAN   DIEMEN 

Nous  aimons  la  paix  et  nous  fuyons 
Les  pays  qu'elle  n'habite  pas 


712  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Par  pitié  pour  votre  désespoir 
Nous  vous  avons  priées  de  venir  avec  nous 
Et  vous  êtes  venues  de  plein  gré 

MADAME  GIRAUME 

Ce  que  vous  m'apprenez  m'étourdit 
Et  il  faut  que  je  m'y  habitue 
Et  puis  oui  vous  avez  eu  raison 
Qu'aurions-nous  fait  là-bas 

VAN  DIEMEN 

En  effet 

MADAME  GIRAUME 

Les  femmes  sont  faites  pour  la  paix 
Mais  où  donc  trouver  la  paix  sinon 
Dans  une  île  déserte 

VAN  DIEMEN 

C'est  ça 

MADAME  GIRAUME 

Mais  nous  y  serons  si  abandonnés 
Cinq  êtres  tous  seuls  dans  l'univers 

VAN  DIEMEN 

Unis  comme  les  doigts  de  la  main 
Eh  oui  nous  serons  seuls 

MADAME  GIRAUME 

Seuls  tout  seuls 

VAN  DIEMEN 

C'est*  l'heure  pour  certains 
De  supporter 
La  solitude 


COULEUR   DU   TEMPS  7I3 

Là-bas  d'où  nous  venons  un  homme  n'est  plus  rren 

Là-bas  l'individu  n'est  qu'une  particule 

D'êtres  au  corps  énorme  anciens  ou  nouveaux 

L'homme  n'est  qu'une  goutte  au  sang  des  capitales 

Un  tout  petit  peu  de  salive  dans  la  bouche 

Des  assemblées  brin  d'herbe  au  champ  qu'est  un  pays 

C'est  un  simple  coup  d'œil  jeté  dans  un  musée 

La  pièce  de  billon  dans  la  caisse  des  banques 

C'est  un  peu  de  buée  aux  vitres  d'un  café 

Il  pense  mais  il  est  l'esclave  des  machines 

Les  trains  dictent  leurs  lois  à  l'homme  dans  l'horaire 

L'homme  n'était  plus  rien  c'est  pourquoi  nous  fuyons 

Pour  retrouver  un  peu  de  liberté  humaine 

MADAME  GIRAUME 

Je  vous  écoute  comme  on  écoute 
Son  libérateur  ce  que  vous  dites 
Me  cause  une  allégresse  infinie 
Un  plaisir 

VAN  DIEMEN 

Prenez  garde  madame 
Mais  je  ne  m'habituerai  jamais 
A  ce  que  vous  ne  soyez  plus  triste 
Vous  devez  nous  rappeler  sans  cesse 
Dans  le  domaine  heureux  de  la  paix 
Les  douleurs  dont  on  souffre  là-bas 


46 


714  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

SCÈ  N  E     1  I 
ANSALDIN  DE  ROULPE,   MAVISE 

MAVISE 

Oui  c'est  une  infamie 
Vous  nous  avez  trompées 
Vous  vous  êtes  moqués 
De  femmes  malheureuses 
Je  veux  voir  à  l'instant 
Ce  monsieur  Van  Diemen 
Je  veux  qu'on  nous  ramène 
Dans  notre  beau  pays 

ANSALDIN 

Oh  je  l'attendais  cette  colère 
Cette  fureur  vous  êtes  injuste 
Nous  vous  avons  sauvées  de  la  mort 
Et  de  la  plus  affreuse  tristesse 
Qu'auriez- vous  fait  là-bas  dites-moi 
Simples  cellules  madréporiques 
Des  attols  monstrueux  et  dolents 
Qui  montent  à  la  surface  affreuse 
Du  tragique  océan  humain 
D'ici  vous  dominez  l'univers 

MAVISE 

Qu'importe  Le  devoir 
C'est  de  rester  là- bas 
C'est  le  devoir  des  femmes 
De  panser  les  blessures 
De  consoler  les  cœurs 


COULEUR    DU   TEMPS  715 

ANSALDIN 

C'est  donc  Nyctor  qui  avait  raison 
Il  ne  voulait  pas  que  vous  veniez 

M  AVISE 

Si  vous  aviez  tout  dit 
Vous  auriez  bien  agi 
J'ai  cru  que  simplement 
Vous  vouliez  nous  mener 
Hors  du  champ  de  bataille 
Et  non  à  l'Equateur 
Pour  y  chercher  la  paix 
Mais  elle  est  cette  paix 
Seulement  dans  les  cœurs 
Et  c'est  le  savez-vous 
Le  devoir  accompli 

AKSALDIN 

Pardonnez-moi  car  en  vous  voyant 

J'ai  été  séduit  et  attiré 

Puis  j'ai  compris  qu'ainsi  que  moi-même 

Vous  aimiez  avant  tout  la  science 

Et  il  me  sembla  que  vous  étiez 

Pareille  au  terrain  où  lentement 

Par  hasard  et  par  mille  chimies 

Se  forment  ces  pierres  précieuses 

Qui  taillées  et  polies  sont  si  belles. 

M  AVISE 

La  beauté  est  en  tout 
Le  devoir  accompli 


yiô  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ANSALDIN 

Voulez-vous  donc  n'être  que  l'esclave 
Des  grandes  paroles  collectives 

MAVISE 

Mais  ces  grandes  paroles  désignent 
Des  êtres  véritables  Patrie 
Nationalités  ou  bien  races 
Dont  nous  sommes  une  particule 
Que  dire  d'un  globule  du  sang 
D'une  simple  cellule  du  corps 
Qui  se  refuserait  à  remplir 
Sa  fonction 

ANSALDIN 

Soit  et  cependant 
Hors  vos  états  policés  ou  non 
Du  sang  il  naît  un  ordre  nouveau 
Il  naît  un  état  un  grand  état 
La  nation  de  ceux  qui  ne  veulent 
Plus  de  mots  souverains  plus  de  gloire 
Et  comme  les  premiers  chrétiens 
Ils  sont  tous  prêts  dans  la  douleur 
Prêts  à  devenir  universels 

Le  Christ  acquit  aux  hommes 

Leurs  droits  spirituels 

Et  la  France  inventa 

Leurs  droits  philosophiques 

Dans  cette  île  déserte 

Proclamons  donc  enfin 
Leurs  droits  physiques  et  politiques- 


COULEUR    DU    TEMPS  7I7 

M  A  VISE 

Nous  n'avons  pas  le  droit 
D'abandonner  ainsi 
Les  morts  et  les  vivants 

ANSALDIN 

Voiis  êtes  esclave  de  paroles 

MAVISSE 

Ramenez-nous  dans  notre  pa3's 

ANSALDIN 

Il  naît  une  catholicité 

Fondée  seulement  sur  la  science 

Et  sur  l'intérêt  immédiat 

Des  hommes  ne  serait-il  pas  juste 

Dites-moi  que  leur  tranquillité 

Allât  de  pair  avec  les  progrès 

De  l'industrie 

MAVISSE 

Folie  O  folie 
Ramenez-nous  dans  notre  pays 
Allez  chercher  monsieur  Van  Diemen 
Je  vous  attends  ici 

ANSALDIN 

J'obéis 

SCÈNE      III 
MAVISE 

M  AVISE 

Peut-être  me  trompé-je 
Les  femmes  souffrent  tant 


7l8  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Et  moi  j'ai  tant  souffert 

Mille  pensées  m'assaillent 

Je  ne  me  connais  plus 

Je  crie  contre  le  rapt 

Qui  m'a  menée  ici 

Et  au  fond  de  moi-mêm.e 

Je  me  sens  presque  heureuse 

O  vie  ô  vie  instable 

Je  suis  comme  un  jardin 

Que  le  vent  ou  la  pluie 

Peut  d'un  instant  à  l'autre 

Défleurir  Vie  passée 

Violente  et  sublime 

Et  quelle  fille  étais-je 

J'allais  me  marier 

Et  l'amour  est  sous  terre 

Mais  qu'eût  été  l'amour 

Je  ne  sais  je  ne  sais 

Je  sais  que  je  suis  belle 

Comme  un  champ  de  bataille 

Tout  l'amour  crie  vers  moi 

L'amour  de  tous  les  hommes 

L'amour  de  tous  les  êtres 

De  toutes  les  machines 

Mais  puis-je  puis-je  aimer 

Moi  ivre  de  devoir 

Ivre  d'être  assaillie 

Par  les  tentations 

Ivre  d'y  résister 

A  moi  ivre  de  lutte 

On  voudrait  imposer 


COULEUR   DU   TEMPS  "JIJ 

La  paix  ignoble  et  triste 
De  cette  île  déserte 
Non  il  faut  que  je  parte 
Il  faut  qu'on  me  ramène 
Dans  cette  humanité 
Pleine  d  amour  et  de  haine 
Mais  j'hésite  à  partir 
Comme  un  nouveau  devoir 
A  surgi  dans  mon  âme 
A  grandi  dans  mon  cœur 
Un  devoir  vis  à  vis 
De  cet  enfant  Nyctor 
Qui  se  tient  à  l'écart 
Honteux  d'être  parti 
Honteux  d'être  poète 
Honteux  d'être  vivant 

SCÈNE     IV 
MAVISE,  NYCTOR 

NYCTOR 

Etes-vous  donc  égarée  Mavise 

MA\aSE 

Non  j'ai  prié  monsieur  Ansaldin 
De  retrouver  monsieur  Van  Diemen 

NYCTOR 

Ah  \'ous  êtes  outrée  de  ce  rapt 
Je  vous  devine  et  je  vous  approuve 
Oui  vous  voulez  repartir  là-bas 
C'est  juste  et  je  suis  un  grand  coupable 


720  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Car  moi  seul  de  mes  trois  compagnons 
Savais  quel  crime  nous  commettions 
En  vous  entraînant  sans  vous  le  dire 
Loin  du  jardin  des  explosions 

M  AVISE 

Votre  regard  m'enivre  Nyctor 
Et  vous  devinez  bien  mes  pensées 
L'humanité  tout  entière  parle 
Par  votre  voix  si  harmonieuse 
L'humanité  dont  je  suis  l'épouse 
Depuis  que  mon  fiancé  est  mort 

NYCTOR 

Je  ne  suis  qu'un  poète  une  voix 
De  l'infini  une  faible  voix 

MAVISE 

Oui  il  y  a  dans  votre  réser\-e  ! 

Dans  votre  goût  de  la  solitude 

Quelque  chose  Nyctor  qui  m'échappe 

Et  qui  pourtant  m'attire  écoutez 

Et  cependant  j'avais  renoncé 

A  la  chimie  trompeuse  des  cœurs 

L'amour  c'était  pour  moi  une  armée 

M'assaillant  m'assiégeant  mais  vaincue 

Savante  je  rêvais  d'un  bonheur 

Fondé  sur  le  devoir  accompli 

Et  sur  la  liberté  de  chercher 

La  lutte  mais  oui  toujours  la  lutte 

De  l'humanité  contre  mon  cœur 

De  mon  cerveau  contre  la  nature 


COULEUR  DU  TEMPS  72 I 

NYCTOR 

Et  VOUS  voilà  réduite  à  la  paix 

MAVISE 

Que  de  sphinx  rôdent  autour  de  moi 
Tous  m'ont  crié  devine  devine 
Et  à  chacun  d'eux  je  voudrais  bien 
Pouvoir  répondre  j'ai  deviné 
Quel  monstre  singulier  êtes-vous 
Qui  ne  me  proposez  pas  d'énigme 
Dites-moi  voulez-vous  que  je  reste 

NYCTOR 

Votre  devoir 

MAVISE 

Je  le  sacrifie 

NYCTOR 

Vos  souvenirs 

MAVISE 

Je  les  sacrifie 

NYCTOR 

O  femme  ô  femme  plus  mécanique 
Plus  mécanique  que  les  machines 
L'âme  des  canons  est  plus  sensible 
Que  l'âme  de  la  femme  il  ne  crie 
En  elle  que  l'instinct  de  l'espèce 

MAVISE 

Je  suis  une  femme  bien  étrange 
Et  aussi  esseulée  que  vous  l'êtes 
Je  cherche  la  formule  savante 


722  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Qui  contiendrait  la  toute-puissance 
Permettez  Nyctor  que  je  m'éclaire 
A  la  flamme  de  votre  cerveau 
Nous  unirons  si  vous  le  voulez 
La  science  avec  la  poésie 
Ainsi  qu'il  fut  au  commencement 
Mais  non  non  je  m'égare  Nyctor 
Je  ne  sais  plus  rien  Nyctor  plus  rien 
J'ai  tout  oublie  tout  oublié 
Et  de  plus  je  n'ai  rien  deviné 
Oui  il  faut  aimer  sans  rien  savoir 

NYCTOR 

Aimer  c'est  sans  doute  la  formule 
De  la  puissance  absolue  aimer 
Mais  qui  peut  aimer  à  volonté 

MAVISSE 

Celui  qui  ne  fuit  pas  le  danger 

NYCTOR 

C'est  vrai  le  danger  est  à  la  vie 
Comme  le  sublime  est  au  poète 
Mais  que  cela  est  loin  de  l'amour 
Tiens  voici  Ansaldin  il  vous  aime 
Adieu 

MAVISE 

Est-ce  la  paix  entre  nous 

NYCTOR 

Adieu 


COULEUR    DU    TEMPS  723 

SCÈNE     V 
LES  MÊMES,  AXSALDIN  DE  ROULPE,  LE  SOLITAIRE 

ANSALDIN 

J'ai  parcouru  toute  l'île 

Ne  vous  en  allez  donc  pas  Nyctor 

Je  n'ai  pas  rencontré  Van  Diemen 

MAVISE 

Oh  il  ne  doit  pas  être  bien  loin 

ANSALDIN 

\oici  le  seul  habitant  de  l'île 

LE  SOLITAIRE 

Je  vous  le  répète  fuyez  donc 
Ce  volcan  le  maître  de  cette  île 
Se  réveille  fuyez  avant  peu 
Il  dévastera  tout  mais  fuyez 
Ou  bien  vous  périrez  avec  moi 
Fuyez  Fuyez 

SCÈNE     VI 
LES  MÊMES,  VAN  DIEMEN,  MADAME  GIRAUME 

ANSALDIN 

Cet  honmie  a  bien  raison 
En  errant  dans  l'île  j'ai  bien  vu 
Le  grave  danger  qu'il  nous  annonce 

Le  solitaire  est  sur  le  point  de  s'évanouir. 

VAN  DIEMEN 

Qu'avez-vous 


724  l'A    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

MADAME  GIRAUME 

Cet  homme  meurt  de  faim 

LE    SOLITAIRE 

Non  non  mais  laissez-moi  me  remettre 
Depuis  dix  ans  je  n'ai  pas  parlé 
Avec  un  être  humain 

ANSALDIN 

Quelle  paix 

LE  SOLITAIRE 

Oui  si  on  peut  appeler  ainsi 
La  dure  lutte  avec  la  nature 
Avec  les  animaux  les  insectes 

VAN  DIEMEN 

Venez  avec  nous  pourquoi  rester 

NYCTOR 

Oui  venez 

LE    SOLITAIRE 

Je  n'en  ai  pas  le  droit 
Le  devoir  me  retient  dans  cette  île 

ANSALDIN 

Quel  est  donc  cet  austère  devoir 

LE  SOLITAIRE 

Le  devoir  d'expier  un  grand  crime 
Mais  vous  êtes  là  comme  des  juges 
Vous  qui  vous  envolerez  bientôt 
O  multiple  oiseau  inattendu 
Je  vais  vous  dire  ce  que  j'expie 


COULEUR   DU    TEMPS  725 

Vous  jugerez  et  vous  partirez 
Tandis  que  vous  vous  envolerez 
Un  feu  mortel  me  purifiera 

VAN  DIEMEN 

Parlez 

NYCTOR 

Parlez 

LE    SOLITAIRE 

Mes  compatriotes 
M'ayant  accablé  sous  l'injustice 
Je  me  suis  vengé  en  trahissant 
Puis  je  fus  justement  condaniné 
Tandis  que  le  navire  voguait 
Vers  le  lieu  où  l'on  me  déportait 
Je  me  suis  évadé  à  la  nage 
Et  je  n'ai  pas  le  droit  de  partir 
J'ai  moi-même  choisi  ma  prison 
Quand  on  a  conscience  du  crime 
On  ne  s'évade  pas  de  prison 
Tant  qu'on  n'a  pas  encore  expié 
Et  je  n'ai  pas  encore  expié 
J'ai  mené  une  vie  admirable 
Dans  sa  sauvagerie  une  vie 
De  luttes  dont  je  fus  le  vainqueur 
Laissez  moi  laissez-moi  donc  adieu 
J'ai  voulu  choisir  le  châtiment 
Et  non  l'éviter  Adieu  fuyez 
Adieu  je  ne  suis  qu'un  criminel 

NYCTOR 

Vous  le  fûtes 


J26  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

LE    SOLITAIRE 

Qu'entends-je  merci 

VAN   DIEMEN 

Mais  si  vous  tenez  à  expier 
Vous  n'avez  pas  le  droit  de  mourir 
Il  faut  vivre  et  souffrir 

LE  SOLITAIRE 

Est-ce  vrai 

ANSALDIN 

Venez  avec  nous 

LE   SOLITAIRE 

Qui  êtes-vous 

ANSALDIN 

Des  hommes  qui  voient  en  vous  un  homme 
Comme  les  autres  pendant  qu'ailleurs 
Les  autres  s'entretuent 

LE    SOLITAIRE 

Où  cela 

VAN   DIEMEN 

Là-bas  Dans  tous  les  pays 

LE  SOLITAIRE 

O  joie  O  joie  on  peut  donc  verser  son  sang 
On  peut  mourir  honorablement 
On  peut  mourir  glorieusement 
Emmenez-moi  aux  pays  sanglants 
Je  mourrai  pour  ceux  que  j'ai  trahis 
Je  réparerai  enfin  mon  crime 


COULEUR    DU    TEMPS  727 

Juges  descendus  du  ciel  dans  l'île 
Voulez-vous  m'absoudre  de  mon  crime 
Et  suis-je  un  homme  comme  les  autres 
Un  homme  ayant  le  droit  de  mourir 
En  poussant  le  cri  de  la  bravoure 
Un  homme  dont  le  sang  peut  couler 
Comme  un  fleuve  où  je  me  laverai 

VAX  DIEMEN 

Oui  nous  vous  jugeons  et  votre  crime 
Est  remis  mais  venez  avec  nous 
Quand  nous  aurons  trouvé  le  pays 
Où  gît  cette  paix  que  nous  cherchons 
Nous  vous  ramènerons  aux  pays 
Où  le  sang  coule 

ANSALDIN 

Vite  Venez 
Vite  il  est  grand  temps  d'appareiller 
Nous  gagnerons  le  pôle  venez 

MAVISE 

Ce  traître  a  plus  fortement  que  nous 
Le  sentiment  de  son  devoir 

NYCTOR 

Ah  voyez  le  volcan  jette  des  flammes 
La  lave  jaillit  c'est  la  nature 
Qui  se  déclare  notre  ennemie 

ANSALDIN 

Venez 

NYCTOR 

Voyez  donc  comme  est  terrible 
Cette  paix  que  nous  cherchons  en  vain 


728  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ACTE    TROISIÈME 

SCÈNE     I. 

Entre  ciel   et  terre 

NYCTOR,  ANSALDIN  DE  ROULPE,  VAN  DIEMEN,  LE  SOLITAIRE, 

MADAME  GIRAUME,  MAVISE 

Puis  les  voix  des  Dieux 

VAN    DIEMEN 

C'est  un  éblouissement  aftreux 
Ansaldin  vous  montez  bien  trop  haut 
Le  soleil  aujourd'hui  a  vraiment 
Un  éclat  qu'on  ne  peut  soutenir 

ANSALDIN 

Il  faut  cependant  monter  encore 
Voyez  ces  gros  nuages  qui  montent 
Et  nous  montons  pour  fuir  la  tempête 

MAVISE 

Oh  certains  ont  une  forme  humaine 
D'autres  nuages  ont  l'air  de  monstres 

NYCTOR 

Oui  VOUS  avez  raison  et  depuis  un  quart  d'heure 
Je  les  vois  arriver  ce  sont  les  dieux  Mavise 
Les  dieux  oui  tous  les  dieux  de  notre  humanité 
Qui  s'assemblent  ici  et  c'est  sans  aucun  doute 
Bien  la  première  fois  que  cela  leur  arrive 
Les  dieux  de  pierre  et  d'or  les  dieux  de  la  matière 
Et  ceux  de  la  pensée  viennent  vers  le  soleil 


■COULEUR   DU    TEMPS  729 

L'univers  sous  leur  ombre  oscille  de  terreur 

Et  l'atmosphère  même  en  est  toute  troublée 

Bel  fend  l'immensité  avec  ses  douze  cornes 

Tous  les  temples  se  sont  ouverts  et  tous  les  dieux 

Sont  venus  de  partout  pour  parler  au  soleil 

Tous  sont  bons  même  ceux  qui  aiment  les  victimes 

Ils  ont  toujours  voulu  la  paix  de  leurs  croyants 

La  plupart  aiment  l'homme  et  voudraient  qu'il  soit  bon 

ils  voudraient  que  jamais  il  ne  donnât  la  mort 

Ils  veulent  qu'à  eux  seuls  s'immolent  les  hosties 

Gages  sacrés  de  paix  entre  l'homme  et  la  vie 

Les  plus  sanglants  les  plus  cruels  aiment  la  paix 

Et  c'est  pourquoi  ils  viennent  tous  se  concerter 

Avec  ce  grand  soleil  qui  nous  vivifie  tous 

Voyez  ces  dieux  ce  sont  une  mer  déchaînée 

C'est  un  grand  incendie  qui  s'avance  et  qui  gronde 

Voici  les  vieux  génies  taureaux  au  front  humain 

Dont  la  barbe  ruisselle  et  coiffés  de  la  mitre 

Tous  ces  dieux  monstrueux  obscurcissent  l'azur 

Les  dieux  de  Babylone  et  tous  les  dieux  d'Assur 

Voici  Melquarth  le  nautonier  et  le  moloch 

L'affamé  qui  toujours  nourrit  son  ventre  ardent 

Baal  au  nom  multiple  adoré  sur  les  côtes 

Ce  tourbillonenment  Belzébuth  Dieu  des  mouches 

Et  des  champs  de  bataille  écoutez  écoutez 

Tanit  vient  en  criant  et  Lilith  se  lamente 

Et  sur  un  trône  fait  de  flammes  étagées 

D'anges  épouvantés  et  de  bêtes  célestes 

Terrible  et  magnifique  entouré  d'ailes  d'or 

De  cercles  lumineux  à  la  lueur  mouvante 

Jéhovah  le  jaloux  dont  le  nom  épouvante 

47 


730  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Arrive  fulgurant  infini  adorable 

Voici  des  dieux  toujours  des  dieux  toujours  des  dieux 

Tous  les  antiques  dieux  venus  des  pyramides 

Les  sphinx  les  dieux  d'Egypte  aux  têtes  d'animaux 

Les  nomes  Osiris  et  les  dieux  de  la  Grèce 

Les  muses  les  trois  sœurs  Hermès  les  Dioscures 

Jupiter  Apollon  tous  les  dieux  de  Virgile 

Et  la  tragique  croix  d'où  le  sang  coule  à  flots 

Par  le  front  écorché  par  les  cinq  plaies  divines 

Domine  le  soleil  qui  l'adore  en  tremblant 

Voilà  les  manitous  les  dieux  américains 

Les  esprits  de  la  neige  et  leurs  mouches  ganiqucs 

Le  Teutatès  gaulois  les  walk3Ties  nordiques 

Les  temples  indiens  se  sont  aussi  vidés 

Tous  les  dieux  assemblés  pleurent  de  voir  les  hommes 

S'entretuer  sous  le  soleil  qui  pleure  aussi 

LES   VOIX   DES   DIEUX 

Soleil  ô  vie  ô  vie 

Apaise  les  colères 

Console  les  regrets 
Prends  en  pitié  les  hommes 
Prends  en  pitié  les  Dieux 
Les  Dieux  qui  vont  mourir 
Si  l'humanité  meurt 


COULEUR   DU   TEMPS  73  I 

SCÈNE     II 

Le  Pôle  Sud 

LE  SOLITAIRE,  NYCTOR,  ANSALDIN  DE  ROULPE,  VAN  DIEMEN, 

MADAME  GIRAUME,    MAVISE. 

VAN  DIEMEN 

Nous  voici  au  pôle  mes  amis 
Est-ce  ici  le  séjour  de  la  paix 
Ansaldin  vous  nous  avez  promis 
De  nous  rendre  la  vie  agréable 
Et  nous  tremblons  de  froid  et  de  peur 

NYCTOR 

Hélas 

MAVISE 

Parfois  le  sommeil  me  gagne 
Comme  si  tout  se  glaçait  en  moi 

MADAME    GIRAUME 

Moi  je  regrette  un  petit  balcon 
Donnant  sur  une  rue  peu  passante 
Et  le  bruit  très  lointain  des  tramways 
Banquise  de  souvenirs  glacés 

MAVISE 

Souvenirs  Souvenirs 

LE    SOLITAIRE 

Mais  j'espère 
Que  nous  ne  resterons  pas  longtemps 
Dans  ce  désert  vous  jm'avez  promis 
De  me  ramener  dans  les  pays 
Du  grand  courage  individuel 


732  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

NYCTOR 

La  blancheur  souveraine  qui  brille 
Partout  est  l'image  de  la  paix 
Implacablement  froide  la  paix 
Vers  laquelle  monsieur  Ansaldin 
De  Roulpe  nous  a  enfin  menés 
Nous  ne  tarderons  pas  à  connaître 
Cette  paix  dans  toute  son  horreur 

MADAME    GIRAUME 

La  profonde  et  l'éternelle  mort 

VAN   DIEMEN 

De  fortes  brises  accompagnées 

De  durs  flocons  de  neige  voyez 

Font  rage  continuellement 

Et  couvrent  tout  d'un  brouillard  livide 

Fait  d'embrun  et  de  l'humidité 

Congelée  de  l'atmosphère 

NYCTOR 

Hélas 

VAN    DIEMEN 

Mais  si  monsieur  Ansaldin  de  Roulpe 
Réussit  ses  miracles  savants 

ANSALDIN 

Mais  ne  vous  impatientez  pas 
J'organiserai  tout  savamment 
Logis  chauffage  éclairage  tout 
Et  je  tirerai  tout  de  la  glace 

NYCTOR  à  VAN    DIEMEN 

Il  ne  faut  pas  trop  compter  sur  lui 
Je  crois  bien  qu'il  est  devenu  fou 


COULEUR    DU    TEMPS  735 

Si  je  savais  mener  l'avion 
Nous  repartirions  oui  Ansaldin 
Est  fou  et  nous  ne  tarderons  pas 
A  le  devenir  aussi  nous  tous 
La  mort  nous  attend  Adieu  Mavise 
.  Il  me  semble  que  ma  pensée  se  gèle 

MAVISE 

Ma  parole  se  glace  au  sortir 
De  ma  bouche 

MADAME   GIRÂUME 

Je  me  sens  mourir 

ANSALDIN 

Ne  désespérez  pas  je  vous  prie 
Mais  ayez  tous  confiance  en  moi 
Et  je  vois  déjà  la  cité  blanche 
Qui  bientôt  s'élèvera  ici 
Je  ferai  jaillir  une  lumière 
Toutes  les  banquises  brilleront 
Comme  des  diamants 

MAVISE 

C'est  fou 

ANSALDIN 

Et  des  palais  seront  nos  demeures 
La  terre  donnera  la  chaleur 
Des  profondeurs  une  vie  magique 
Va  naître  ici  bientôt 

LE   SOLITAIRE 

Mais  je  veux 
Aller  au  pays  où  Ton  se  bat 
O  souvenirs  cruels  souvenirs 


734  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

NYCTOR 

Le  froid  augmente  en  mourant  ici 

Nous  aurons  la  consolation 

De  ne  point  tomber  en  pourriture 

Dans  des  siècles  nous  serons  intacts 

Comme  si  nous  dormions  car  la  mort 

Ce  n'est  pas  la  putréfaction 

Dans  ce  lieu  merveilleux  de  la  paix 

Mais  seulement  un  sommeil  sans  fin 

VAN  DTEMEN 

Allons  ne  nous  abandonnons  pas 
Au  désespoir  et  séparons-nous 
Pour  aller  tous  à  la  découverte 
Pour  ma  part  parmi  les  blocs  épars 
Je  vais  sur  ces  pentes  de  cristal 
Reconnaître  notre  blanc  royaume 

SCÈNE     III 
MAVISE,  NYCTCR 

NYCTOR 

Leurs  silhouettes  dans  le  brouillard 
Sont  comme  des  fantômes 

MAVISE 

Hélas 
Vous  êtes  cruel  Nyctor  oui  vous  l'êtes 
Vous  avez  écarté  tout  espoir 
Nous  n'avons  plus  foi  dans  Ansaldin 
C'est  votre  faute 


COULEUR    DU   TEMPS  735 

NYCTOR 

Mais  il  est  fou 

MAVISE 

La  folie  a  fait  de  grandes  choses 

Le  doute  est  toujours  cause  de  mort 

Sachez  qu'on  peut  tout  utiliser 

Même  les  aurores  boréales 

Qui  splendides  marchent  dans  le  ciel 

En  froissant  leur  grand  manteau  de  soie 

NYCTOR 

Mais  nous  sommes  plus  près  de  la  mort 
Plus  près  qu'avec  une  mitrailleuse 
Braquée  sur  notre  poitrine 

MAVISE 

Quoi 
Oh  lâche  je  vous  méprise  L'homme 
N'est-il  pas  en  tous  lieux  et  toujours 
En  dancrer  Fou  ou  non  Ansaldin 
Espère  Vous  rêvez  à  la  mort 
Puisque  vous  avez  votre  bon  sens 
Sauvez-nous  inventez  soyez  homme 

NYCTOR 

O  nuit  ô  splendide  nuit  où  rampent 
Les  célestes  bêtes  de  phosphore 
Belles  musiques  agonisant 
Dans  la  rondeur  de  l'immensité 
Je  jouis  pleinement  de  la  paix 
De  ces  splendeurs  et  de  ces  blancheurs 
Et  l'éternité  qui  les  fit  naître 
Ne  les  verra  jamais  mourir 


736  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

MAVISE 

Ah 
Il  est  devenu  fou  il  est  fou 
Tous  sont  devenus  fous 

NYCTOR 

C'est  je  crois 
Une  promesse  d'éternité 
Que  mourir  dans  cette  froide  paix 
Mais  je  vais  aller  me  promener 

MAVISE 

J'ai  peur  de  lui  j'ai  peur  d'être  seule 

(^Elk  crié) 
Venez  tous  au  secours  au  secours 

SCÈNE    w 

Un   autre  site  du  pôle  avec  une  banquise  de  glace  trans- 
parente qui  renferme  un  corps  de  femme 
LA  FEMME  DANS  LA  BANQUISE  DE  GLACE,  NYCTOR 

NYCTOR  entrant 
Comme  elle  est  belle  mais  je  suis  fou 
Est-ce  possible  ou  n'est-ce  qu'un  songe 
Je  vois  bien  devant  moi  la  beauté 
L'adorable  beauté  de  mes  rêves 
Elle  est  plus  belle  que  dans  les  livres 
Toutes  les  imaginations 
Des  poètes  n'avaient  supposé 
Elle  est  plus  belle  que  ne  fut  Eve 
Plus  belle  que  ne  fut  Eurydice 
Plus  belle  qu'Hélène  et  Dalila 
Plus  belle  que  Didon  cette  Reine 


COULEUR   DU   TEMPS  737 

Et  que  non  Saloméla  danseuse 

Que  ne  fut  Cléopâtre  et  ne  fut 

Rosemonde  au  palais  Merveilleux 

O  beauté  je  te  salue  au  nom 

De  tous  les  hommes  de  tous  les  hommes 

C'est  moi  qui  t'avais  imaginée 

C'est  moi  qui  t'ai  enfin  inventée 

Je  t'ai  créée  fille  de  mes  rêves 

Je  t'adore  ma  création 

SCÈNE     V 
LES  MÊMES,   ANSALDIN  DE  ROULPE 

ANSALDIN 

Que  vois-je  quelle  est  cette  merveille 
Mais  c'est  là  un  phénomène  unique 
On  parle  de  mammouths  millénaires 
Retrouvés  intacts  en  Sibérie 
C'est  une  femme  Et  quelle  beauté 
Voilà  voilà  la  vie  immortelle 
La  paix  harmonieusement  belle 
C'est  la  science  parfaite  et  pure 
C'est  la  plus  belle  qu'on  puisse  voir 
Et  cependant  elle  est  plus  antique 
Que  la  plus  antique  des  beautés 
Qu'aient  jamais  célébrée  les  poètes 
Elle  est  vraie  ce  n'est  pas  un  prestige 
Elle  est  là  derrière  cette  glace 
C'est  la  beauté  la  jeunesse  même 
Et  c'est  l'être  le  plus  ancien 


738  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

NYCTOR 

Ne  serait-ce  pas  Eve  elle-même 

ANSALDIN 

Qu'importe  son  nom  c'est  la  science 
Celle  que  depuis  les  origines 
Le  froid  de  la  paix  a  conservée 
Belle  et  pure  à  jamais 

NYCTOR 

Et  je  l'aime 

ANSALDIN 

Arrière  qui  donc  ose  l'aimer 

NYCTOR 

Moi  je  l'adore  et  elle  est  à  moi 
A  moi  seul  qui  l'ai  vue  le  premier 

ANSALDIN 

Mais  qu'importe  elle  n'est  qu'à  moi  seul 
Puisque  seul  je  puis  la  conserver 
Je  suis  seul  à  pouvoir  assurer 
La  perpétuité  de  sa  beauté 

NYCTOR 

.  Et  moi  je  l'idéaliserai 

ANSALDIN 

Et  moi  je  la  sauvegarderai 

NYCTOR 

C'est  l'idéal 

ANSALDIN 

Non  c'est  la  science 
Mais  quelle  gloire  pour  un  savant 


COULEUR    DU    TEMPS  739 

Je  la  transporterai  en  Europe 

Et  quelle  gloire  m'entourera 

La  gloire  même  de  sa  beauté 

Devant  quoi  pâliront  les  artistes 

Devant  quoi  pâliront  les  poètes 

On  bâtira  un  musée  pour  elle 

Ce  sera  son  palais  éternel 

Où  elle  survivra  à  jamais 

On  y  portera  ce  bloc  de  glace 

Sans  cesse  jour  et  nuit  des  machines 

Seront  occupées  à  la  garder 

Froide  et  dure  transparente  comme 

Un  diamant  oui  un  diamant 

Un  immense  diamant  de  glace 

C'est  la  seule  splendeur  qui  soit  digne 

De  sa  beauté  précieuse  et  pure 

NYCTOR 

Mais  si  vous  ne  m'aviez  pas  suivi 
Vous  n'auriez  pas  trouvé  cette  femme 
Avouez  qu'elle  est  à  moi 

ANSALDIN 

A  moi 

NYCTOR 

Elle  est  à  moi  qui  l'ai  inventée 

ANSALDIN 

A  moi  qui  peux  la  sauvegarder 

NYCTOR 

Mais  elle  est  la  fille  de  mes  rêves 
Et  de  mon  imagination 


740  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ANSALDIN 

Mais  elle  est  une  réalité 

Elle  est  à  la  science  et  non  pas 

A  l'irréelle  poésie 

SCÈNE     VI 
LES  MÊMES,  VAN  DIEMEN 

VAN  DIEMEN 
Ah 

Je  ne  rêve  pas  non  Qu'elle  est  belle 

NYCTOR 

Elle  est  à  moi 

ANSALDIN 

Non  elle  est  à  moi 

VAN  DIEMEN 

Elle  est  à  moi  oui  elle  est'à  moi 
Car  c'est  moi  qui  suis  venu  ici 
Et  VOUS  ne  m'avez  suivi  que  grâce 
A  la  bonté  que  j'eus  de  vous  prendre 
Avec  moi  est-ce  vrai  Répondez 
Sans  moi  vous  seriez  restés  là-bas 
La  voilà  la  paix  la  belle  paix 
L'immobile  paix  de  nos  souhaits 
Elle  est  à  moi  partez  mais  partez 

ANSALDIN 

Elle  est  à  moi 

NYCTOR 

Elle  n'est  qu'à  moi 


COULEUR   DU    TEMPS  74 I 

SCÈNE     \'  I  I 
LES   MÊMES,    LE  SOLITAIRE 

LE  SOLITAIRE 

Qu'elle  est  belle  A  vous  cette  merveille 
Non  non  Elle  est  à  moi  tout  seul 
Elle  est  à  moi  et  non  pas  à  vous 
Des  fous  des  trompeurs  Je  veux 
Que  vous  vous  en  alliez  laissez-moi 
J'ai  été  longtemps  seul  laissez-moi 
Avec  elle  je  veux  vivre  ici 
Allez  vous-en  mais  allez  vous-en 
Je  vous  ai  tous  sauvés  de  la  mort 
Dans  l'île  volcanique  est-ce  vrai 
Laissez  cette  femme  solitaire 
Au  solitaire  que  j'ai  été 
Allez  vous-en  donc  je  vous  en  prie 
Elle  est  à  moi  et  non  pas  à  vous 

X  YCTOR 

Eve  modèle  de  la  beauté 

ANSALDIN 

La  science  qui  ne  change  pas 

VAN  DIEMEN 

Immobile  et  très  belle  à  jamais 

C'est  la  paix  même  que  nous  cherchons 

LE  SOLITAIRE 

Puisque  vous  le  voulez  ce  sera 
Pour  elle  que  nous  nous  battrons 


742  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

ANSALDIN 

Soit 

VAN  DIEMEN 

Jusqu'à  la  mort 

NYCTOR 

Oui  jusqu'à  la  mort 

Ils  se  battent. 

SCÈNE     VIII 

LES  MÊMES,  MADAME  GIRAUME,  MAVISE, 

VOIX  DES  MORTS  ET  DES  VIVANTS 

MAVISE 

Et  voilà  cette  paix  qu'on  cherchait 
Cette  immobile  paix  pour  laquelle 
Ils  se  battent  ces  malheureux  fous 

VAN  DIEMEN 

Ah  je  meurs  Assassins  Assassins 

MAVISE 

Quelle  horreur  et  nous  vivrons  encore 
Jusqu'à  ce  que  le  froid  souverain 
Faisant  tourbillonner  un  grand  vent 
Sur  nos  silhouettes  accroupies 
Crie  désespérément  son  triomphe 

NYCTOR 

Je  meurs  avec  joie  pour  sa  beauté 

ANSALDIN 

Je  meurs  satisfait  j'ai  tout  connu 

LE  SOLITAIRE 

Ah  il  nVa  tué  mon  sang  me  lave 


COULEUR   DU   TEMPS  743 

M  A  VISE  ' 

Voilà  cette  paix  si  blanche  et  belle 

Si  immobile  si  morte  enfin 

La  voilà  cette  paix  homicide 

Pour  laquelle  les  hommes  se  battent 

Et  pour  laquelle  les  hommes  meurent 

MADAME  GIRAUME 

O  mon  fils  je  t'avais  oublié 
Tu  mourus  en  faveur  de  la  vie 
Nous  mourons  d'une  paix  qui  ressemble  à  la  mort 

VOIX  DES  MORTS  ET  DES  VIVANTS 

Adieu  Adieu  il  faut  que  tout  meure 

GUILLAUME    APOLLINAIRE 


SI   LE  GRAIN   NE  MEURT... 


FRAGMENTS 
IV 


Ma  mère  se  laissa  persuader  par  la  famille  d'aller  passer 
à  Rouen  les  premiers  temps  de  son  deuil.  Elle  n'eut  pas 
le  cœur  de  me  laisser  chez  Monsieur  Vedel  ;  et  c'est 
ainsi  que  commença  pour  moi  cette  vie  irrégulière  et 
désencadrée,  cette  éducation  rompue  à  laquelle  je  ne 
devais  que  trop  prendre  goût. 

C'est  donc  dans  la  maison  de  la  rue  de  V.,  chez  mon 
oncle  T.,  que  nous  passâmes  cet  hiver.  M.  Pourtil,  un 
professeur  qui  donnait  également  des  leçons  à  ma  cou- 
sine Juliette,  vint  me  faire  travailler  un  peu  chaque 
jour.  Il  se  servait,  pour  m'enseigner  la  géographie,  de 
«  cartes  muettes»,  dont  je  devais  repérer  et  inscrire  tous 
les  noms,  repasser  à  l'encre  les  tracés  discrets.  L'effort 
de  l'enfant  était  considérablement  épargné  ;  grâce  à  quoi 


i.  Voir  h  Kouveîle  Revue  Française  des    ic  février,    i"  mars  et 
i*"^  mai  1920. 


SI    LE    GRA1\    NE    MEURT...  745 

il  ne  retenait  plus  rien.  Je  né  me  souviens  que  des  doigts 
en  spatule  de  M.  Pourtil,  extraordinairement  plats, 
larges  et  carrés  du  bout,  qu'il  promenait  sur  ces  cartes. 
Je  reçus  en  cadeau  de  nouvel  an,  cet  hiver,  un  appa- 
reil à  copier  ;  je  ne  sais  plus  le  nom  de  cette  machine 
rudimentaire,  qui  n'était  en  vérité  qu'un  plateau  de 
métal  couvert  d'une  substance  gélatineuse,  sur  laquelle 
on  appliquait  d'abord  la  feuille  qu'on  venait  d'écrire, 
puis  la  série  des  feuilles  à  impressionner.  L'idée  d'un 
journal  naquit-elle  de  ce  cadeau,  ou  au  contraire  le 
cadeau  vint-il  pour  répondre  à  un  projet  de  journal  ? 
Peu  importe.  Toujours  est-il  qu'une  petite  gazette  à 
l'usage  des  proches  fut  fondée.  Je  ne  pense  pas  avoir 
conservé  les  quelques  numéros  qui  parurent  :  je  crois 
bien  qu'il  y  avait  de  la  prose  et  des  vers  de  mes  cousines  ; 
quant  à  ma  collaboration,  elle  consistait  uniquement 
dans  la  copie  de  quelques  pages  des  grands  auteurs  :  par 
une  modestie  que  je  renonce  à  qualifier,  je  m'étais  per- 
suadé que  les  parents  trouveraient  plus  de  plaisir  à  lire 
<(  L'Écureuil  est  un  gentil  petit  animal...  »  de  BufTon  et 
des  fragments  d'épîtres  de  Boileau,  que  n'importe  quoi 
de  mon  cru  —  et  qu'il  était  séant  qu'il  en  fût  ainsi. 

Cette  année  1881,  ma  douzième,  ma  mère  qui  s'in- 
quiétait un  peu  du  désordre  de  mes  études  et  de  mon 
désœuvrement  à  La  Roque,  fit  venir  un  précepteur.  Je 
ne  sais  trop  qui  put  lui  recommander  M.  Gallin. 
C'était  un  tout  jeune  gandin,  un  étudiant  en  théologie 
je  crains  bien,  myope  et  niais,  que  les  leçons  qu'il  don- 
nait semblaient  embêter  encore  plus  que  moi,  ce  qui  n'était 
pourtant  pas  peu  dire.  Il  m'accompagnait  dans  les  bois, 

4S 


746  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

mais  sans  cacher  qu'il  ne  goûtait  pas  la  campagne.  J'étais 

ravi  quand  une  branche   de  coudre,  au  passage,   faisait 

sauter  son  pince-nez.  Il  chantait  du  bout  des  lèvres,  avec 

affectation,  un  air  des  Cloches  de  Cornei'ille,  où  revenaient 

ces  paroles  : 

...  Des  amourettes. 
Qu'on  n'aime  pas. 

La  complaisante  affectation  de  sa  voix  mièvre  m'exas- 
pérait ;  je  finis  par  déclarer  que  je  ne  comprenais  pas 
qu'il  pût  trouver  plaisir  à  chanter    de  pareilles  inepties. 

—  Vous  trouvez  cela  stupide  parce  que  vous  êtes  trop 
jeune,  répliqua-t-il  avec  suffisance.  Vous  aimerez  cela 
plus  tard.  C'est  au  contraire  très  fin. 

Il  ajouta  que  c'était  un  air  très  vanté  d'un  opéra  très 
en  vogue...  Tout  alimentait  mon  mépris. 

J'admire  qu'une  instruction  si  brisée  ait  malgré  tout 
pu  réussir  en  moi  quelque  chose  :  l'hiver  suivant  ma 
mère  m'emmena  dans  le  midi.  Sans  doute  cette  décision 
fut-elle  le  résultat  de  longues  méditations,  de  patients 
débats  ;  chaque  action  de  maman  était  toujours  très 
raisonnée.  S'inquiétait-elle  de  mon  médiocre  état  de 
santé  ?  Cédait-elle  à  des  objurgations  de  ma  tante 
Charles  Gide,  qui  s'obstinait  volontiers  h.  ce  qu'elle  esti- 
mait le  préférable  ?  Je  ne  sais.  Les  raisons  des  parents 
sont  impénétrables. 

Les  Charles  Gide  occupaient  alors  à  Montpellier,  au 
bout  en  cul-de-sac  de  la  rue  Salle  L'Evêque,  le  second  et 
dernier  étage  de  l'hôtel  particulier  des  Castelneau. 
Ceux-ci  ne  s'étaient  réservé  que  le  premier  et  le  rez-de- 
chaussée  beaucoup   plus  vaste,   de    plain    pied  avec  un 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  747 

jardin  où  nous  avions  gracieux  accès.  Le  jardin  n'était 
en  lui-même,  autant  qu'il  m'en  souvient,  qu'un  fouillis 
de  chênes-verts  et  de  lauriers,  mais  sa  position  était 
admirable  ;  en  terrasse  d'angle  au-dessus  de  l'Esplanade, 
dont  il  dominait  l'extrémité,  ainsi  que  les  faubourgs  de 
la  ville,  jetant  le  regard  jusqu'au  lointain  pic  Saint-Loup, 
que  mon  oncle  contemplait  également  des  fenêtres  de 
son  cabinet  de  travail. 

Est-ce  par  discrétion  que  ma  mère  et  moi  nous  ne 
logeâmes  pas  chez  les  Charles  Gide  ?  ou  simplement 
parce  qu'ils  n'avaient  pas  la  place  de  nous  héberger  ?  car 
nous  avions  Marie  avec  nous.  Peut-être  aussi  le  deuil 
inclinait-il  ma  mère  et  la  faisait-elle  souhaiter  plus  de 
solitude.  Nous  descendîmes  d'abord  à  l'hôtel  Nevet, 
avant  de  chercher  dans  un  quartier  voisin  un  apparte- 
ment meublé  où  nous  installer  pour  l'hiver. 

Celui  sur  lequel  s'arrêta  le  choix  de  ma  mère  était 
dans  une  rue  en  dépente  qui  partait  de  la  grand'place, 
à  l'autre  bout  de  l'Esplanade  ;  en  contre-bas  de  celle-ci, 
de  sorte  qu'elle  n'avait  de  maisons  que  d'un  côté.  A 
mesure  qu'elle  descendait,  s'éloignant  de  la  grand'place, 
la  rue  se  faisait  plus  sombre  et  plus  sale.  Notre  maison 
était  vers  le  milieu. 

L'appartement  était  petit,  laid,  misérable  ;  son  mobi- 
lier était  sordide.  Les  fenêtres  de  la  chambre  de  ma 
mère  et  de  la  pièce  qui  servait  à  la  fois  de  salon  et  de 
salle  à  manger,  donnaient  sur  l'Esplanade,  c'est-cà-dire 
que  le  regard  butait  sur  le  mur  de  soutènement.  Ma 
chambre. et  celle  de  Marie  prenaient  jour  sur  un  jardinet 
sans  gazon,  sans  arbres,  sans  fleurs,  et  que  l'on  eût 
appelé  cour,  n'eussent  été   deux   buissons  sans  feuilles 


748  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sur  lesquels  lu  lessive  de  la  propriétaire  s'épanouissait 
hebdomadairement.  Un  mur  bas  séparait  ce  jardin  d'une 
courette  voisine,  sur  laquelle  ouvraient  d'autres  fenêtres  : 
il  y  avait  là  des  cris^  des  chants,  des  odeurs  d'huile,  des 
langes  qui  séchaient,  des  tapis  qu'en  secouait,  des  pots 
de  chambre  qu'on  vidait,  des  enfanis  qui  piaillaient, 
des  oiseaux  qui  s'égosillaient  dans  leurs  cages...  On 
voyait  errer  de  cour  en  cour  nombre  de  chats  famé- 
liques que,  dans  le  désœuvrement  des  dimanches,  le 
fils  de  la  propriétaire  et  ses  amis,  grands  galopins  de 
dix-huit  ans,  poursuivaient  à  coups  de  débris  de  vaisselle. 
Nous  dînions  assez  souvent  chez  les  Charles  Gide  ; 
leur  cuisine  était  excellente  et  contrastait  avec  la  rata- 
touille que  nous  apportait  le  reste  du  temps  un  traiteur. 
La  hideur  de  notre  installation  me  donnait  à  penser  que 
la  mort  de  mon  père  avait  entraîné  notre  ruine  ;  mais  je 
n'osais  questionner  maman  là-dessus.  Si  lugubre  que  fût 
l'appartement,  c'était  un  paradis  pour  qui  revenait  du  lycée. 
Je  doute  s'il  avait  beaucoup  changé  depuis  le  temps 
de  Rabelais.  L'entrée  des  classes  était  si  peu  protégée 
que  le  jeu  des  élèves  était  d'attirer  les  chiens  de  la  rue. 
Non  ;  je  dois  me  tromper  ;  la  classe  n'ouvrait  tout  de 
même  pas  directement  sur  le  dehors...  En  tout  cas  je 
me  souviens  fort  bien  que,  par  la  porte  que  Monsieur 
Nadaud  laissait  volontiers  ouverte,  un  jour  un  chien 
entra  ;  après  tout  c'était  peut-être  le  chien  du  con- 
cierge... Comme  il  n'y  avait  de  patères  nulle  part  où 
pouvoir  accrocher  ses  eflets,  ceux-ci  servaient  de  coussin 
de  siège  ;  et  aussi  de  coussin  de  pieds  pour  le  voisin 
d'au-dessus,  car  on  était  sur  des  gradins.  On  écrivait  sur 
ses  genoux. 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  749 

Deux  factions  divisaient  la  classe,  et  divisaient  tout  le 
lycée  :  Il  y  avait  le  parti  des  catholiques  et  le  parti  des 
protestants.  A  mon  entrée  à  l'École  Alsacienne  j'avais 
appris  que  j'étais  protestant  :  dès  la  première  récréation 
les  autres,  m'entourant,  m'avaient  demandé  : 

—  T'es  catholique,  toi  ?  ou  protescul  ? 
Parfaitement  interloqué,  entendant  pour  la  première 

fois  de  ma  vie  ces  sons  baroques  —  car  mes  parents 
s'étaient  gardés  de  me  laisser  connaître  que  la  foi  de  tous 
les  Français  pouvait  ne  pas  être  la  même,  et  l'entente 
qui  régnait  h  Rouen  entre  mes  parents  m'aveuglait  sur 
leurs  divergences  confessionnelles  —  je  répondis  que  je 
ne  savais  pas  ce  que  tout  cela  voulait  dire.  Il  y  eut  un 
camarade  obligeant  qui  se  chargea  de  m'expliquer  : 

—  Les  catholiques  c'est  ceux  qui  croient  à  la  Sainte 
Vierge. 

Sur  quoi  je  m'écriai  qu'alors  j'étais  sûrement  protes- 
tant. Il  n'y  avait  pas  de  juifs  parmi  nous,  par  miracle  ; 
mais  un  petit  gringalet,  qui  n'avait  pas  encore  parlé, 
s'écria  soudain  ; 

—  Mon  père,  lui,  est  athée.  —  Ceci  dit  d'un  ton 
supérieur,  qui  laissa  les  autres  perplexes.  Je  retins  le  mot 
pour  en  demander  l'explication  à  ma  mère  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  :  athée  ? 

—  Cela  veut  dire  :  un  vilain  sot. 

Peu  satisfait,  j'interrogeai  derechef,  je  pressai  ;  enfin 
maman,  lassée,  coupa  court  à  mon  insistance,  comme 
elle  faisait  souvent,  par  un  : 

—  Tu  n'as  pas  besoin  de  comprendre  cela  maintenant, 
ou  :  Tu  comprendras  cela  plus  tard.  (Elle  avait  un  grand 
choix  de  réponses  de  ce  genre,  qui  m'enrageaient). 


■7)0  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

S'étonnera-t-on  que  des  mioches  de  dix  à  douze  ans 
se  préoccupassent  déjà  de  ces  choses  ?  Mais  non  ;  il  n'y 
avait  là  que  ce  besoin  inné  du  Français,  de  prendre  parti, 
d'être  d'un  parti,  qui  se  retrouve  à  tous  les  figes  et  du 
haut  en  bas  de  notre  société. 

Un  peu  plus  tard,  me  promenant  au  Bois  avec  Fran- 
çois de  Witt  et  mon  cousin  Octave  Join-Lambert,  dans 
la  voiture  des  parents  de  celui-ci,  je  me  fis  chanter  pouille 
par  les  deux  autres  :  ils  m'avaient  demandé  si  j'étais 
royaliste  ou  républicain,  et  j'avais  répondu  : 

—  Républicain  parbleu  !  ne  comprenant  pas  encore, 
puisque  nous  étions  en  république,  qu'on  pût  être  autre 
que  républicain.  François  et  Octave  m'étaient  tombé 
dessus  à  bras  raccourcis.  Sitôt  de  retour  : 

—  Ça  n'est  donc  pas  ça  que  j'aurais  dû  dire?  avais-je 
demandé  naïvement. 

—  Mon  enfant,  m'avait  répondu  ma  mère  après  un 
petit  temps  de  réflexion,  lorsqu'on  te  demandera  ce  que 
tu  es,  dis  que  tu  es  pour  une  bonne  représentation  cons- 
titutionnelle. Tu  te  souviendras  ? 

Elle  m'avait  fait  répéter  ces  mots  surprenants. 

—  Mais...  qu'est-ce  que  ça  veut  dire  ? 

—  Eh  bien  !  précisément,  mon  petit  :  les  autres  ne 
comprendront  pas  plus  que  toi,  et  alors  ils  te  laisseront 
tranquille. 

A  Montpellier  la  question  confessionnelle  importait 
peu  ;  mais  comme  l'aristocratie  catholique  envoyait  ses 
enfants  chez  les  Frères,  il  ne  restait  guère  au  lycée,  en 
regard  des  protestants  qui  presque  tous  cousinaient 
entre  eux,  qu'une  plèbe  souvent  assez  déplaisante  et 
qu'animait  contre  nous  des  sentiments  nettement  haineux. 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  7)1 

Je  dis  «  nous  »  car  presque  aussitôt  j'avais  fait  corps 
avec  mes  corréligionnaires,  enfants  de  ceux  que  fréquen- 
taient mon  oncle  et  ma  tante,  et  auprès  de  qui  j'avais 
été  introduit.  Il  y  avait  là  des  W***,  des  L***,  des  C***, 
des  B***,  parents  les  uns  des  autres  et  des  plus  accueil- 
lants. Tous  n'étaient  pas  dans  ma  classe,  mais  on  se 
retrouvait  à  la  sortie. 

Les  deux  fils  du  docteur  L***  étaient  ceux  avec  qui  je 
frayais  le  plus.  Ils  étaient  de  naturel  ouvert,  franc,  un 
peu  taquin,  mais  foncièrement  honnête  ;  malgré  quoi  je 
n'éprouvais  qu'un  médiocre  plaisir  à  me  trouver  avec 
eux,  Je  ne  sais  quoi  de  positif  dans  leurs  propos,  de 
déluré  dans  leur  allure,  me  rencognait  dans  ma  timidité, 
qui  s'était  entre  temps  beaucoup  accrue.  Je  devenais 
triste,  maussade  et  ne  fréquentais  mes  camarades  que 
parce  que  je  ne  pouvais  faire  autrement.  Leurs  jeux  étaient 
bruyants  autant  que  les  miens  eussent  été  calmes  et  je  me 
sentais  pacifique  autant  qu'ils  se  montraient  belliqueux. 
Non  contents  des  tripotées  au  sortir  des  classes,  ils  ne  par- 
laient que  de  canons,  de  poudre  et  de  «  pois  fulminants  ». 
C'était  une  invention  que  nous  ne  connaissions  heureu- 
sement pas  à  Paris  :  un  peu  de  fulminate,  un  peu  de  fin 
gravier  ou  de  sable,  le  tout  enveloppé  dans  un  papier  à 
papillotes,  et  cela  pétait  ferme  quand  ofi  le  lançait  sur  le 
trottoir  entre  les  jambes  d'un  passant.  Aux  premiers  pois 
que  les  fils  L***  me  donnèrent,  je  n'eus  rien  de  plus  pressé 
que  de  les  noyer  dans  ma  cuvette,  sitôt  rentré  dans  notre 
infect  appartement.  L'argent  de  poche  qu'ils  pouvaient 
avoir  passait  en  achats  de  poudre  dont  ils  bourraient 
jusqu'à  la  gueule  des  petits  canons  de  cuivre  eu  d'acier 
qu'on  venait  de  leur  donner  pour  leurs  étrennes  et  qui 


752  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

positivement  me  terrifiaient.  Ces  détonations  me  tapaient 
sur  les  nerfs,  m'étaient  odieuses  et  je  ne  comprenais  pas 
quelle  sorte  de  plaisir  infernal  on  y  pouvait  prendre. 
Ils  organisaient  des  feux  de  file  contre  des  armées  de 
soldats  de  plomb...  Moi  aussi  j'avais  eu  des  soldats  de 
plomb  ;  moi  aussi  je  jouais  avec  ;  mais  c'était  à  les  faire 
fondre.  On  les  mettait  tout  droits  sur  une  pelle  qu'on 
faisait  chauffer  ;  alors  on  les  voyait  chanceler  soudain  sur 
leur  base,  piquer  du  nez,  et  bientôt  s'échappait  de  leur 
uniforme  terni  une  petite  âme  brillante,  ardente  et 
dépouillée...  Je  reviens  au  lycée  de  Montpellier. 

Le  régime  de  l'École  Alsacienne  amendait  celui  du 
lycée  ;  mais  ces  améliorations,  pour  sages  qu'elles  fus- 
sent, tournaient  à  mon  désavantage.  Ainsi  l'on  m'avait 
appris  à  réciter  à  peu  près  décemment  les  vers,  ce  à 
quoi  déjà  m'invitait  un  goût  naturel  ;  tandis  qu'au  lycée 
(du  moins  celui  de  Montpellier)  l'usage  était  de  réciter 
indifféremment  vers  ou  prose  d'une  voix  blanche,  le 
plus  vite  possible  et  sur  un  ton  qui  enlevât  au  texte 
je  ne  dis  pas  seulement  tout  attrait,  mais  tout  sens 
même,  de  sorte  que  plus  rien  n'en  demeurait  qui  moti- 
vât le  mal  qu'on  s'était  donné  pour  l'apprendre.  Rien 
n'était  plus  affreux  ;  ni  plus  baroque  ;  on  avait  beau 
connaître  le  texte,  on  n'en  reconnaissait  plus  rien  ;  on 
doutait  si  l'on  entendait  du  français.  Quand  mon  tour 
vint  de  réciter  (je  voudrais  me  rappeler  quoi),  je  sentis 
aussitôt  que,  malgré  le  meilleur  vouloir,  je  ne  pourrais 
me  plier  à  leur  mode,  et  qui,  vrai!  me  répugnait  trop... 
Je  récitai  donc  comme  j'eusse  récité  chez  nous. 

Aux  premiers  vers  ce  fut  de  la  stupeur,  cette  sorte  de 
stupeur  que  soulèvent  les  vrais  scandales  ;  puis  qui  fit 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  753 

place  à  un  immense  rire  général.  D'un  bout  à  l'autre 
des  gradins,  du  haut  en  bas  de  la  salle,  on  se  tordait  ; 
chaque  élève  riait  comme  il  n'est  pas  souvent  donné  de 
rire  en  classe  ;  on  ne  se  moquait  même  plus  ;  l'hilarité 
était  irrésistible  au  point  que  Monsieur  Nadaud  lui- 
même  y  cédait  ;  du  moins  souriait-il,  et  les  rires  alors, 
s'autorisant  de  ce  sourire,  ne  se  retenaient  plus.  Le  sou- 
rire du  professeur  était  ma  condamnation  assurée  ;  je  ne 
sais  pas  où  je  pus  trouver  la  constance  de  poursuivre 
jusqu'au  bout  du  morceau,  que.  Dieu  merci,  je  possé- 
dais bien.  Alors,  à  mon  étonnement  et  à  l'ahurissement 
de  la  classe,  on  entendit  la  voix  très  calme,  auguste  même, 
de  Monsieur  Nadaud,  qui  souriait  encore  après  que  les 
rires  enfin  s'étaient  tus  : 

—  Gide,  dix.  (C'était  la  note  la  plus  haute.)  Cela 
vous  fiiit  rire.  Messieurs  ;  eh  bien  !  permettez-moi  de 
vous  le  dire  :  c'est  comme  cela  que  vous  devriez  tous 
réciter. 

J'étais  perdu.  Ce  compliment,  en  m'opposant  à  mes 
camarades,  eut  pour  résultat  le  plus  clair  de  me  les 
mettre  tous  à  dos.  On  ne  pardonne  pas,  entre  condis- 
ciples, les  faveurs  subites,  et  Monsieur  Nadaud,  s'il 
avait  voulu  m'accabler,  ne  s'y  serait  pas  pris  autrement. 
Ne  suffisait-il  pas  déjà  qu'ils  me  trouvassent  poseur,  et 
ma  récitation  ridicule  ?  Ce  qui  achevait  de  me  compro- 
mettre, c'est  qu'on  savait  que  je  prenais  avec  Monsieur 
Nadaud  des  leçons  particulières.  Et  voici  pourquoi  j'en 
prenais  : 

Une  des  réformes  de  l'Ecole  Alsacienne  portait  sur 
l'enseignement  du  latin,  qu'elle  ne  commençait  plus 
qu'en  sixième.  De  la  sixième  au  baccalauréat  ses  élèves 


754  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

auraient  le  temps,  prétendait-elle,  de  rejoindre  ceux  du 
lycée  qui,  dès  la  neuvième  ânonnaient  :  rosa,  rosœ.  On 
partait  plus  tard,  mais  pour  arriver  pas  moins  tôt  ;  les 
résultats  l'avaient  prouvé...  Oui  ;  mais  moi  qui  prenais 
la  course  en  écharpe,  j'étais  handicapé  ;  malgré  les 
fastidieuses  répétitions  de  Monsieur  Xadaud  je  perdis 
vite  tout  espoir  de  rattraper  jamais  ceux  qui  déjà  tra- 
duisaient Virgile.  Je  sombrai  dans  un  désespoir  affreux. 
Ce  stupide  succès  de  récitation  et  la  réputation  de 
poseur  qui  s'ensuivit  déchaînèrent  l'hostilité  de  mes 
camarades  ;  ceux  qui  d'abord  m'avaient  entouré  me 
renoncèrent  ;  les  autres  s'enhardirent,  dès  qu'ils  ne  me 
virent  plus  soutenu.  Je  fus  moqué,  rossé,  traqué.  Le 
supplice  commençait  au  sortir  du  lycée  ;  pas  aussitôt 
pourtant,  car  ceux  qui  d'abord  avaient  été  mes  com- 
pagnons ne  m'auraient  tout  de  même  pas  laissé  brimer 
sous  leurs  yeux  ;  mais  au  premier  détour  de  la  rue.  Avec 
quelle  appréhension  j'attendais  la  fin  de  la  classe  !  Et 
sitôt  dehors,  je  me  glissais,  je  courais.  Heureusement 
nous  n'habitions  pas  loin  ;  mais  eux  s'embusquaient  sur 
ma  route  :  alors,  par  peur  des  guet-apens,  j'inventais 
d'énormes  détours  ;  ce  que  les  autres  ayant  compris,  ce 
ne  fut  plus  de  l'affût,  ce  devint  de  la  chasse  à  courre  ; 
pour  un  peu  c'aurait  pu  devenir  amusant  ;  mais  je  sentais 
chez  eux  moins  l'amour  du  jeu  que  la  haine  du  misérable 
gibier  que  j'étais.  Il  y  avait  surtout  le  fils  d'un  entre- 
preneur forain,  d'un  directeur  de  cirque,  un  nommé 
Lopez,  ou  Tropez,  ou  Gomez,  un  butor  de  formes 
athlétiques,  sensiblement  plus  âgé  qu'aucun  de  nous, 
qui  mettait  son  orgueil  à  rester  dernier  de  la  classe, 
dont  je  revois  le   mauvais  regard,  les  cheveux  ramenés 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  75  J 

bas  sur  le  front,  plaques,  luisants  de  pommade,  et  la 
La  Vallière  couleur  de  sang  ;  il  dirigeait  la  bande,  et 
celui-là  vraiment  voulait  ma  mort.  Certains  jours  je 
rentrais  dans  un  état  pitoyable,  les  vêtements  déchirés, 
pleins  de  boue,  saignant  du  nez,  claquant  des  dents, 
hagard.  Ma  pauvre  mère  se  désolait.  Puis  enfin  je  tombai 
sérieusement  malade,  ce  qui  mit  fin  à  cet  enfer.  On 
appela  le  docteur  :  j'avais  la  petite  vérole.  Sauvé  ! 

Bien  soignée  la  maladie  suivit  son  cours  ordinaire  ; 
c'est-à-dire  que  j'allais  être  bientôt  remis  sur  pied.  Mais 
à  mesure  qu'avançait  la  convalescence  et  qu'approchait 
l'instant  où  je  devrais  reprendre  le  licol,  je  sentais  une 
affreuse  angoisse,  faite  du  souvenir  de  mes  misères,  une 
angoisse  sans  nom  m'envahir.  Dans  mes  rêves  je  revoyais 
Gomez  le  féroce  ;  je  haletais  poursuivi  par  sa  meute  ; 
essuyais  à  nouveau  contre  ma  joue  l'abominable  contact 
du  chat  crevé  qu'un  jour  il  avait  ram,a!^é  dans  le  ruisseau 
pour  m'en  frictionner  le  visage,  tandis  que  d'autres 
me  tenaient  les  bras  ;  je  me  réveillais  en  sueur,  mais 
c'était  pour  retrouver  mon  épouvante  en  songeant  à 
ce  que  le  docteur  L***  avait  dit  à  ma  mère  :  —  dans  peu 
de  jours  je  pourrais  rentrer  au  lycée  —  alors  je  sen- 
tais le  cœur  me  manquer.  Au  demeurant  ce  que  j'en  dis 
n'est  nullement  pour  excuser  ce  qui  va  suivre.  Dans  la 
maladie  nerveuse  qui  succéda  à  ma  variole,  je  laisse 
aux  neurologues  à  démêler  la  part  qu'y  prit  la  complai- 
sance. 

Voici  je  crois  comment  cela  commença  :  Au  premier 
jour  qu'on  me  permit  de  me  lever,  un  certain  vertige 
faisait  chanceler  ma  démarche,  comme  il  est  naturel  après 
trois  semaines  de  lit.  Si  ce  vertige  était  un  peu  plus  fort. 


7)6  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

pensais-je,  puis-je  imaginer  ce  qui  se  passerait  ?  Oui, 
sans  doute  :  ma  tête,  je  la  sentirais  fuir  en  arrière  ;  mes 
genoux  fléchiraient  (j'étais  dans  le  petit  couloir  qui 
menait  de  ma  chambre  à  celle  de  ma  mère)  et  soudain 
je  croulerais  à  la  renverse.  Oh  !  me  disais-je,  imiter  ce 
qu'on  imagine  !...  Et  tandis  que  j'imaginais,  déjà  je 
pressentais  quelle  détente,  quel  répit  je  goûterais  à  céder 
à  l'invitation  de  mes  nerfs.  Un  regard  en  arrière,  pour 
m'assurer  de  l'endroit  où  ne  pas  me  faire  trop  de  mal  en 
tombant... 

Dans  la  pièce  voisine,  j'entendis  un  cri.  C'était  Marie, 
qui  accourut.  Je  savais  que  ma  mère  était  sortie  ;  un 
reste  de  pudeur,  ou  de  pitié,  me  retenait  encore  devant 
elle  ;  mais  je  comptais  qu'il  lui  serait  tout  rapporté. 
Après  ce  coup  d'essai,  presque  étonné  d'abord  qu'il 
réussît,  promptement  enhardi,  devenu  plus  habile  et 
plus  décidément  inspiré,  je  hasardai  d'autres  mouve- 
ments, que  tantôt  j'inventais  saccadés  et  brusques,  que 
tantôt  je  prolongeais  au  contraire,  répétais  et  rythmais 
en  danses.  J'y  devins  fort  expert  et  possédai  bientôt  un 
répertoire  assez  varié  :  celle-ci  se  sautait  presque  sur 
place  ;  cette  autre  nécessitait  le  peu  d'espace  de  la  fenêtre 
à  mon  lit,  sur  lequel,  tout  debout,  à  chaque  retour  je  me 
lançais  :  en  tout  trois  bonds  bien  exactement  réussis  ; 
et  cela  plus  d'une  heure  durant.  Une  autre  enfin  que 
j'exécutais  couché,  les  couvertures  rejetées,  consistait  en 
une  série  de  ruades  en  hauteur,  scandées,  comme  celles 
des  jongleurs  japonais. 

Maintes  fois  par  la  suite  je  me  suis  indigné  contre 
moi-même,  doutant  où  je  pusse  trouver  le  cœur,  sous 
les  yeux  de   ma  mère,  de  mener  cette  comédie  ?   Mais 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  757 

avouerai-je  qu'aujourd'hui  cette  indignation  ne  me 
paraît  pas  bien  méritée  :  Ces  mouvements,  s'ils  étaient 
conscients,  n'étaient  qu'à  peu  près  volontaires.  C'est-à- 
dire  que,  tout  au  plus,  j'aurais  pu  les  retenir  un  peu. 
Mais  j'éprouvais  le  plus  grand  soûlas  à  les  faire.  Ah  !  que 
de  fois,  longtemps  ensuite,  souftVant  des  nerfs,  ai-je  pu 
déplorer  de  n'être  plus  à  un  âge  où  quelques  entrechats... 

Dès  les  premières  manifestations  de  ce  mal  bizarre, 
le  docteur  L***  avait  pu  rassurer  ma  mère  :  les  nerfs,  rien 
que  les  nerfs,  disait-il  ;  mais  comme  tout  de  même  je 
continuais  de  gigoter,  il  jugea  bon  d'appeler  à  la  rescousse 
deux  confrères.  La  consultation  eut  lieu,  je  ne  sais  com- 
ment ni  pourquoi,  dans  une  chambre  de  l'hôtel  Nevet  \ 
Ils  étaient  là,  trois  docteurs,  L***,  T***  et  B***,  ce  der- 
nier, médecin  de  Lamalou-les-bains,  où  il  était  question 
de  m'envoyer.  Ma  mère  assistait,  silencieuse. 

J'étais  un  peu  tremblant  du  tour  que  prenait  l'aven- 
ture ;  ces  vieux  messieurs,,  dont  deux  à  barbe  blanche, 
me  retournaient  dans  tous  les  sens,  m'auscultaient,  puis 
parlaient  entre  eux  à  voix  basse...  Allaient-ils  me  percer 
à  jour  ?  dire,  l'un  d'eux,  M.  T***  à  l'œil  sévère  : 

—  Une  bonne  fessée,  Madame,  voilà  ce  qui  convient 
à  cet  enfant...? 

Mais  non  ;  et  plus  ils  m'examinent,  plus  semble  les 
pénétrer  \e  sentiment  de  l'authenticité  de  mon  cas. 
Après  tout,  puis-je  prétendre  en  savoir  sur  moi-même 
plus  long  que  ces  Messieurs  ?  En  croyant  les  tromper, 

I.  A  bien  v  rclléchir  je  crois  qu'il  faut  placer  cette  consultation 
entre  mes  deux  premiers  séjours  à  Lamalou,  et  c'est  ce  qui  expli- 
querait que  nous  fussions  à  Thôtel. 


7)8  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

c'est  sans  doute  moi  que  je  trompe...  La  séance  est 
finie. 

Je  me  rhabille.  T***  paternellement  se  penche,  veut 
m'aider  ;  B***  aussitôt  l'arrête  ;  je  surprends  de  lui  à 
T***  un  petit  geste,  un  clin  d'œil,  et  suis  averti  qu'un 
regard  malicieux,  fixé  sur  moi,  m'observe,  veut  m'ob- 
server  encore,  alors  que  je  ne  me  sache  plus  observé, 
qu'il  épie  le  mouvement  de  mes  doigts,  ce  regard,  tandis 
que  je  reboutonne  ma  veste...  «  Avec  le  petit  vieux  que 
voilà,  s'il  m'accompagne  à  Lamalou,  il  va  falloir  jouer 
serré,  »  pensai-je,  et,  sans  en  avoir  l'air,  je  lui  servis 
quelques  grimaces  de  supplément,  du  bout  des  doigts 
trébuchant  dans  les  boutonnières. 

Quelqu'un  qui  ne  prenait  pas  au  sérieux  ma  maladie, 
c'était  mon  oncle  ;  et  comme  je  ne  savais  pas  encore 
qu'il  ne  prenait  au  sérieux  les  maladies  de  personne, 
j'étais  vexé,  j'étais  extrêmement  vexé,  et  résolus  de 
vaincre  cette  indifférence  en  jouant  gros.  Ah  !  quel  sou- 
venir misérable  !  Comme  je  sauterais  par  dessus,  si  j'ac- 
ceptais de  rien  omettre  !...  Me  voici  dans  l'antichambre 
de  l'appartement,  rue  Salle  L'Evêque  ;  mon  oncle  vient 
de  sortir  de  sa  bibliothèque  et  je  sais  qu'il  va  repasser  ; 
je  me  glisse  sous  une  console,  me  couche  à  ras  le  sol, 
sur  les  dalles,  et,  quand  il  revient,  j'attends  d'abord 
quelques  instants,  si  peut-être  il  m'apercevra  de  lui- 
même,  car  l'antichambre  est  vaste  et  mon  oncle  va 
lentement  ;  mais  il  tient  à  la  main  un  journal  qu'il  lit 
tout  en  marchant  ;  encore  un  peu  et  il  va  passer  outre... 
Je  fais  un  mouvement;  je  pousse  un  gémissement  ; 
alors  il  s'arrête,  soulève  son  binocle  et,  de  par  dessus 
son  journal  : 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  759 

—  Tiens  !...  Qu'est-ce  que  tu  fais  là  ? 

Je  me  crispe,  me  contracte,  me  tords  et,  dans  une 
espèce  de  sanglot  que  je  voudrais  irrésistible  : 

—  Je  souffre,  dis-je. 

Mais  tout  aussitôt  j'eus  la  conscience  du  fiasco  :  mon 
oncle  remit  le  lorgnon  sur  son  nez,  son  nez  dans  son 
journal,  rentra  dans  sa  bibliothèque  dont  il  referma  la 
porte  de  l'air  le  plus  quiet.  O  honte  !  Que  me  restait-il 
à  faire,  que  me  relever,  secouer  la  poussière  de  mes  vête- 
ments, et  détester  mon  oncle  ;  à  quoi  je  m'appliquai  de 
tout  mon  cœur. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  je  l'en  aimai  d'autant  plus 
par  là  suite  ? 

Les  rhumatisants  s'arrêtaient  à  Lamalou-le-bas  ;  ils 
trouvaient  là,  auprès  de  l'établissement  thermal,  un 
bourg,  un  casino,  des  boutiques.  A  quatre  kilomètres  en 
amont,  Lamalou-!e-haut,  ou  le-vieux,  le  Lamalou  des 
ataxiques,  n'offrait  que  sa  sauvagerie.  L'établissement  des 
bains,  l'hôtel,  une  chapelle  et  trois  villas,  dont  celle  du 
Docteur  B***  :  c'était  tout  ;  encore  l'établissement  se  déro- 
bait-il aux  regards,  en  contre-bas  dans  une  faille  ravi- 
neuse  ;  celle-ci,  brusquement,  coupait  le  jardin  de  l'hôtel 
et  glissait,  ombreusement,  furtivement,  vers  la  rivière. 
A  ITige  que  j'avais  alors,  le  charme  le  plus  proche  est 
extrême  ;  une  sorte  de  myopie  désintéresse  des  plans 
lointains  ;  on  préfère  le  détail  à  l'ensemble  ;  au  pays  qui 
se  livre,  le  pays  qui  se  dissimule  et  qu'on  découvre  en 
avançant. 


-60  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Nous  venions  d'arriver.  Pendant  que  maman  et  Marie 
s'occupaient  à  défaire  les  malles,  j'échappai.  Je  courus 
au  jardin  ;  je  pénétrai  dans  cet  étroit  ravin  ;  par-dessus 
les  parois  schisteuses,  de  hauts  arbres  penchés  formaient 
voûte  ;  un  ruisselet  fumant,  qui  s'échappait  de  l'établisse- 
ment thermal,  chantait  au  bord  de  mon  sentier  ;  son  lit 
était  tapissé  d'une  épaisse  rouille  floconneuse  ;  j'étais 
transi  de  surprise,  et,  pour  exagérer  mon  ravissement, 
je  me  souviens  que  j'avançais  les  bras  levés,  à  l'orien- 
tale, ainsi  que  j'avais  vu  faire  à  Sindbad  dans  le  Val- 
lon des  Pierreries,  sur  une  image  de  mes  chères  Mille 
et  une  Nuits.  La  faille  aboutissait  à  la  rivière^  qui  faisait 
coude  à  cet  endroit  et  dont  l'eau  rapide,  en  venant  buter 
contre  la  falaise  schisteuse,  l'avait  profondément  creu- 
sée ;  le  haut  de  la  falaise  était  frangé  par  l'inculte  pro- 
longement des  jardins  de  l'hôtel  :  yeuses,  cistes,  arbou- 
siers et,  courant  d'un  arbuste  à  l'autre,  puis  retombant  en 
chevelure,  dans  le  vide  hésitant  au-dessus  des  eaux,  le 
smilax  aimé  des  bacchantes.  La  limpidité  de  la  rivière 
éteignait  aussitôt  l'ardeur  ferrugineuse  des  sources  ;  des 
troupeaux  de  goujons  jouaient  parmi  les  débris  ardoisés 
faits  du  délitement  des  roches  ;  celles-ci  ne  s'abaissaient 
qu'un  peu  plus  loin,  en  aval,  où  plus  lentement  coulaient 
des  eaux  plus  profondes  ;  en  amont,  rétrécissement  de 
la  rivière  en  précipitait  le  cours  :  il  y  avait  des  remous, 
des  bondissements,  des  cascades,  des  vasques  fraîches  où 
l'imagination  se  baignait  ;  par  endroits  lorsqu'un  avan- 
cement de  la  fiilaise  barrait  la  route,  de  grandes  dalles 
espacées  permettaient  de  passer  sur  l'autre  rive  ;  par 
endroits  les  fiilaises  des  deux  rives  à  la  fois  se  rappro- 
chaient :  force  était  de  gravir,  quittant  le  bord  des  eaux, 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  761 

quittant  l'ombre.  On  retrouvait,  au-dessus  des  falaises, 
un  terrain  où  quelques  cultures  fanaient  sous  un  ardent 
soleil  ;  plus  loin,  aux  premières  pentes  des  monts,  com- 
mençaient d'immenses  forêts  de  châtaigniers  séculaires. 

La  piscine  de  Lamalou-le-haut  prétendait,  je  crois, 
remonter  au  temps  des  Romains  ;  elle  était  du  moins 
primitive,  et  je  l'aimais  pour  cela  ;  petite,  mais  il 
importait  peu,  puisqu'il  était  prescrit  d'y  demeurer  tout 
immobile  afin  de  permettre  à  l'acide  carbonique  d'opérer. 
L'eau,  d'une  opaque  couleur  dérouille,  n'était  point  si 
chaude  qu'en  y  plongeant  on  ne  s'y  sentît  d'abord 
frissonner  ;  puis  bientôt,  si  l'on  ne  bougeait  point,  ve- 
naient vous  taquiner  des  myriades  de  petites  bulles,  qui 
se  fixaient  sur  vous,  vous  piquaient,  interposaient  à  la 
demi-fraîcheur  de  l'eau  une  cuisson  mystérieuse  par  quoi 
les  centres  nerveux  fussent  décongestionnés  ;  le  fer  agis- 
sait de  son  côté,  ou  de  connivence,  avec  le  concours  d'on 
ne  sait  quels  éléments  subtils,  et  tout  cela  mêlé 
faisait  l'extraordinaire  efficacité  de  la  cure.  On  sortait 
du  bain  la  peau  cuite  et  les  os  gelés.  Un  grand  feu  de 
sarments  flamboyait,  que  le  vieil  Antoine  activait  encore 
>et  au-dessus  duquel  il  faisait  ballonner  ma  chemise  de 
nuit  ;  car  ensuite  on  se  recouchait  :  par  un  interminable 
couloir  on  regagnait  l'hôtel,  et  sa  chambre,  et  son  lit 
que  bassinait  en  votre  absence  un  "  moine  "  —  c'est 
ninsi  qu'on  appelle  là-bas  un  réchaud  qu'un  ingénieux 
système  d'arceaux  suspend  entre  les  draps  écartés. 

L'assemblée  des  docteurs,  à  la  suite  de  cette  première 
cure,  reconnut  que  Lamalou  m'avait  fait  du  bien  (oui, 
décidément,  ce  dut  être  cette  consultation  qui  se  tint 
1  l'Hôtel  Nevet)  et  conclut  à  l'opportunité  d'une  nou- 

49 


7^2  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

velle  cure  en  automne  ;  ce  qui  servait  tous  mes  désirs. 
Entre  temps  l'on  m'envoyait  prendre  des  douches  à 
Gérardmer. 

Je  renonce  à  copier  ici  les  pages  où  je  racontais  d'abord 
Gérardmer,  ses  forêts,  ses  vallons,  ses  chaumes,  la  vie 
oisive  que  j'y  menai.  Elles  n'apporteraient  rien  de  neuf  et 
j'ai  hcâte  de  sortir  enfin  des  ténèbres  de  mon  enfance. 

Lorsqu'après  dix  mois  de  jachère  ma  mère  me 
ramena  à  Paris  et  me  remit  à  l'Ecole  Alsacienne,  j'avais 
complètement  perdu  le  pli.  Je  n'y  étais  pas  depuis 
quinze  jours  que  j'ajoutais  à  mon  répertoire  de  troubles 
nerveux,  les  maux  de  tête,  d'usage  plus  discret,  et 
partant  plus  pratique  en  classe.  Ces  maux  de  tête 
m'ayant  complètement  quitté  à  partir  de  la  vingtième 
année,  et  plus  tôt  même,  je  les  ai  jugés  très  sévèrement 
par  la  suite,  les  accusant  d'avoir  été,  sinon  tout  à  fait 
feints,  du  moins  grandement  exagérés.  Mais  à  présent 
qu'ils  reparaissent,  je  les  reconnais,  ceux  de  la  quarante- 
sixième  année  '  exactement  pareils  à  ceux  de  la  treizième, 
et  admets  qu'ils  aient  pu  décourager  mon  effort.  En 
vérité  je  n'étais  pas  paresseux  ;  et  de  toute  mon  âme 
j'applaudissais  en  entendant  mon  oncle  Emile  déclarer  : 

—  André  aimera  toujours  le  travail. 

Mais  c'était  également  lui  qui  m'appelait  :  l'irrégulier. 
Le  fait  est  que  je  ne  m'astreignais  qu'à  grand'peine  ; 
à  cet  âge  déjà,  l'obstination  laborieuse  je  la  mettais  dans 
la  reprise  à  petits  coups  d'un  effort  que  je  ne  pouvais 
pas  prolonger.  Il  me  prenait  des  fatigues  soudaines, 
des  fatigues  de  tête,  des  sortes   d'interruptions  de  cou- 

I.  Ecrit  en  1916. 


SI    LE    GUAIX    XE    MEURT...  763 

rant,  qui  persistèrent  après  que  les  migraines  eurent 
cessé,  ou  qui,  plus  proprement,  les  remplacèrent,  et  qui 
se  prolongeaient  des  jours,  des  semaines,  des  mois. 
Indépendamment  de  tout  cela,  je  ressentais  alors  un 
dégoût  sans  nom  pour  tout  ce  que  nous  faisions  en 
classe^  pour  la  classe  elle-même,  le  régime  des  leçons, 
les  examens,  les  concours,  les  récréations  même  ;  et 
l'immobilité  sur  les  bancs,  les  lenteurs,  les  insipidités, 
les  stagnances.  Que  mes  maux  de  tête  vinssent  fort  à 
propos,  cela  est  sûr  ;  il  m'est  impossible  de  dire  dans 
quelle  mesure  j'en  jouais. 

Brouardel,  que  nous  avions  d'abord  comme  docteur, 
était  cependant  devenu  si  célèbre  que  ma  mère  reculait 
à  le  demander,  tout  empêchée  par  je  ne  sais  quelle  ver- 
gogne, que  certainement  j'héritai  d'elle  et  qui  me  para- 
lyse également  en  face  des  gens  arrivés.  Avec  Monsieur 
Doussart,  qui  l'avait  remplacé  près  de  nous,  rien  de  pareil 
n'était  à  craindre  ;  on  pouvait  être  bien  assuré  que  la 
célébrité  jamais  ne  se  saisirait  de  lui,  car  il  n'offrait 
aucune  prise  :  un  être  débonnaire,  blond  et  niais,  à  la 
voix  caressante,  au  regard  tendre,  au  geste  mou  —  inof- 
fensif en  apparence  ;  mais  rien  n'est  plus  redoutable 
qu'un  sot.  Comment  lui  pardonner  ses  ordonnances  et 
le  traitement  qu'il  prescrivit.  Dès  que  je  me  sentais,  ou 
prétendais,  ners'eux  ;  du  bromure  ;  dès  que  je  ne  dor- 
mais pas  :  du  chloral.  Pour  un  cerveau  qui  se  formait  à 
peine  !  Toutes  mes  défaillances  de  mémoire  ou  de 
volonté,  plus  tard,  c'est  lui  que  j'en  fais  responsable.  Si 
l'on  plaidait  contre  les  morts  je  lui  intenterais  procès. 
J'enrage  à  me  remémorer  que  durant  des  semaines, 
chaque  nuit,   un  verre  à  demi  plein  d'une   solution  de 


764  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

chloml  (j'avais  la  libre  disposition  du  flacon  plein  de 
petits  cristaux  d'hydrate  et  dosais  à  ma  fantaisie)  de 
chloral,  dis-je,  attendait  au  chevet  de  mon  lit  le  bon 
plaisir  de  l'insomnie,  et  que  je  sirotais  à  petits  coups  dès 
la  première  impatience  ;  que  durant  des  semaines,  des 
mois^  je  trouvais  en  me  mettant  à  table,  à  côté  de  mon 
assiette,  ma  bouteille  de  "  sirop  Laroze  —  d'écorces 
d'oranges  amères,  au  bromure  de  potassium  "  ;  dont 
il  me  fallait  prendre  à  chacun  des  repas,  une,  puis  deux, 
puis  trois  cuillerées  —  et  de  cuillère  non  pas  à  café, 
mais  à  soupe  —  puis  recommencer,  rythmant  ainsi 
par  triades  le  traitement,  qui  durait,  durait  et  qu'il  n'y 
avait  aucune  raison  d'interrompre  avant  l'abrutissement 
complet  du  patient  naïf  que  j'étais.  D'autant  qu'il  avait 
fort  bon  goût,  ce  sirop  !  Je  ne  comprends  encore  pas 
comment  j'en  ai  pu  réchapper  quelque  chose. 

ANDRÉ  GIDE 


RÉFLEXIONS    SUR 
LA   LITTERATURE 

LES  CONCOURT 

S'il  faut  en  croire  le  Journal,  Larroumet  contait  un  jour 
chez  Edmond  de  Concourt  qu'ayant  cité  un  livre  des  deux 
frères  dans  les  notes  de  sa  grosse  thèse  sur  Marivaux,  il  fut, 
à  la  soutenance,  vivement  repris  pour  avoir  osé  prononcer 
le  nom  d'un  homme  qui  avait  appelé  l'antiquité  le  pain  des 
professeurs.  Je  crois  fort  que  Larroumet,  Gascon  avisé  et 
intrigant,  inventait  là  de  quoi  se  faire  bien  voir  du  vieil 
homme  de  lettres  d'Auteuil,  bien  qu'à  vrai  dire  des  sorties 
de  ce  genre  ne  fussent  pas  inconnues,  dans  la  vieille  salle 
des  thèses,  au  temps  du  doyen  Himly.  Quoiqu'il  en  soit, 
c'est  comme  sujet  de  thèse  que  les  Concourt  entrent  aujour- 
d'hui en  Sorbonne,  —  de  l'énorme  thèse  qu'insoucieux  de 
la  crise  du  papier  M.  Pierre  Sabatier  consacre  à  VEsthéiiqiic 
des  Goiicoiirt  :  livre  un  peu  diffus  mais  complet,  écrit  dans 
un  effort  consciencieux  de  sympathie,  et  qui  rendra  de  bons 
services.  On  y  souhaiterait  un  jugement  moins  timide,  ou, 
plus  simplement,  un  jugement.  Sans  faire  du  jugement,  à  la 
manière  de  M.  Lasserre,  le  tout  de  la  critique,  on  ne  saurait, 
à  moins  d'une  certaine  démission,  se  soustraire  à  la  fonction 
de  juger,  lorsqu'on  traite  d'une  matière  aussi  litigieuse  et 
aussi  discutée  que  celle  qu'a  choisie  M.  Sabatier.  Et  je  ne 
veux  pas   dire   qu'il  s'en  dispense  tout  à  fait,  mais  enfin  il 


766  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

prc'fèrc  comprendre  et  approuver,  et  il  me  semble  que  si 
j'étais  un  fidèle  des  Concourt,  je  ne  lui  saurais  pas  un  gré 
bien  vif  de  cette  bienveillance  un  peu  molle. 

Car  il  y  a  une  question  des  Concourt.  Ils  ont  vécu  dans 
une  atmosphère  de  bataille  littéraire,  et  la  piété  fraternelle 
d'Edmond  de  Concourt  a  même  fait  admettre  la  légende 
d'après  laquelle  Jules  aurait  été  tué  dans  cette  bataille,  vic- 
time de  la  littérature,  de  l'acharnement  au  travail  et  surtout 
des  coups  portés  par  la  critique  malveillante.  Et,  au  fond,  ce 
conflit  persistant,  cette  opposition  des  Concourt  et  de  la 
critique  sont  bien  une  réalité  littéraire,  curieuse  à  voir  de 
près,  et  qui  nous  ouvre  une  route  dans  l'histoire  intellectuelle 
du  siècle  passé. 

Il  faut  d'abord  liquider  en  souriant  certains  points  de'vue 
un  peu  élémentaires,  propos  de  Crcnier  et  de  Journal,  aux- 
quels la  .candeur  d'Edmond  de  Concourt  et  la  politesse  de 
ses  interlocuteurs  se  ralliaient  volontiers.  Les  deux  frères  se 
seraient  aliénés  par  leurs  premiers  romans  les  milieux  les 
plus  influents.  Charles  Demailly  les  aurait  brouillés  avec  les 
journalistes,  parce  que  la  rédaction  du  Scandale  y  est  peu 
flattée,  Manette  Salomon  avec  les  Juifs,  parce  que  Manette  est 
d'Israël,  Madame  Gervaisais  avec  les  catholiques,  tous  leurs 
romans  où  la  femme  est  dépeinte  menteuse,  perfide  ou 
hystérique,  avec  les  femmes,  et  leurs  livres  d'histoire,  his- 
toire libre  et  non  ofiîcielle,  avec  les  professeurs,  qui  consi- 
dèrent l'histoire  comme  leur  chasse  gardée,  ou  comme 
leur  «  pain  »  (justement  déserté  par  le  beurre).  Joignez  à 
cela  une  histoire  de  France  dirigée  obstinément,  pendant 
un  demi-siècle,  contre  les  Concourt,  comme  autrefois 
contre  la  maison  d'Autriche,  et  tous  les  grands  événements 
qui  absorbent  l'attention  publique,  depuis  le  coup  d'Etat 
jusqu'à  l'assassinat  de  Carnot,  éclatant  le  jour  de  la  mise  en 
vente  d'un  de  leurs  livres. 

La  vérité  est   que,   si  les   Concourt   n'ont    pas  connu  la 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  767 

gloire  bien  installée  et  les  gros  tirages  des  Flaubert,  des 
Zola,  des  Daudet  et  des  Maupassant,  ils  ne  sauraient  tout  de 
même  passer  pour  des  méconnus  ou  des  sacrifiés  tels  que  le 
furent  Gérard  de  Nerval  ou  \'illiers  de  l'Isle-Adam.  Edmond 
de  Concourt  a  occupé  pendant  les  trente  dernières  années, 
les  années  solitaires  de  sa  vie,  une  place  ni  très  supérieure 
ni  très  inférieure  à  son  mérite.  Des  sources  de  mésintelli- 
gence qu'il  indiquait  ou  qu'on  indiquait  autour  de  lui,  il  en 
est  pourtant  deux  que  je  crois  sérieuses  et  qu'il  faut  prendre 
en  considération.  Il  est  exact  que  la  misogynie  des  deux 
frères  les  disposait  peu  à  comprendre  les  femmes,  et  que 
leurs  romans  n'ont  presque  pas  eu  de  public  féminin.  A  vrai 
dire  la  psychologie  des  personnages  féminins  est  une  des 
parties  les  plus  remarquables  de  leur  œuvre  ;  mais  la  psy- 
chologie de  la  femme  ne  porte  presque  jamais  chez  eux  sur 
l'amour,  au  sens  plein  et  courant  du  mot,  c'est-à-dire  sur  ce 
qui  eût  séduit  des  lectrices.  Ils  ne  pouvaient  donc  conquérir 
ce  large  public  féminin  qui  fait  à  un  romancier  une  des  plus 
sûres  assises  de  sa  renommée.  En  second  lieu   il  est  certain 

—  et  le  Journal  s'en  plaint  —  que  les  Concourt  ont  eu  cons- 
tamment et  ont  encore  contre  eux  les  professeurs  et  la  cri- 
tique universitaire,  c'est-à-dire  presque  toute  la  critique 
pTrofcssionnelle.  Dans  la  longue  campagne  de  la  Revue  des 
Deux-Mondes —  Montégut,  Taillandier,  Brunetière,  Doumic 

—  contre  le  roman  réaliste  et  naturaliste,  les  auteurs  de 
Germinie  Laccrieux  ont  toujours  attiré  sur  eux  les  ironies  et 
les  coups  les  plus  coléreux.  La  thèse  de  M.  Sabatier  marque 
peut-être  la  fin  de  ces  luttes,  et  dans  trois  ans  le  centenaire 
de  l'aîné  des  Concourt  éclaircira  sans  doute  l'atmosphère  où 
l'on  pourra  aborder  d'une  âme  rassise  le  problème  de  leur 
place  et  de  leur  influence.  Mais  dès  maintenant  nous  pou- 
vons peut-être  discerner  sur  la  critique  les  côtés  de  l'horizon 
d'où  se  lèveront  les  nuages  et  où  s'établira  le  calme. 


768  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 


*    * 


Un  artiste,  un  écrivain,  laissent  derrière  eux  une  œuvre 
et  un  nom,  et  ces  deux  héritages  peuvent  être  d'importance 
égale  ou  inégale.  J'entends  par  œuvre  une  œuvre  qui  con- 
tinue à  être  lue,  par  nom  un  nom  qui  ne  constitue  pas  un 
mot  vide,  mais  pour  l'esprit  la  représentation  d'un  être 
indéfiniment  et  originalement  vivant.  Pour  un  Rousseau  ou 
un  Constant  l'un  et  l'autre  sont  à  peu  près  de  poids  et 
d'amplitude  pareils  :  un  nom  qui  évoque  une  ligne,  une 
forme  originale  de  vie  ou  de  pensée,  une  œuvre,  Confes- 
sions ou  .Adolphe,  qui  demeure  constamment  actuelle  et 
fréquentée.  De  l'abbé  Prévost  il  ne  reste  pas  de  nom,  — 
rien  que  des  syllabes  mortes  comme  celles  de  Gutenberg  ou 
de  Parmentier  —  mais  une  œuvre,  Manon  Lescant.  De 
Buffon  ou  de  Madame  de  Staël  il  ne  reste  pour  ainsi  dire  pas 
d'œuvre,  en  ce  sens  que  leurs  livres  ne  sont  plus  lus  que 
par  des  professionnels,  mais  il  reste  de  grands  noms  parce 
que  l'un  et  l'autre  ont  été  des  centres  de  pensée  ou  de  sensi- 
bilité, des  dates,  des  influences.  Quand  il  s'agit  de  prévoir 
ce  qui  restera  des  Concourt,  nous  pouvons  hésiter  sur 
l'œuvre  plus  que  sur  le  nom. 

Leurs  romans  datent  aujourd'hui  beaucoup,  et  bien  qu'il 
y  en  ait  la  moitié  qu'il  m'arrive  de  relire  avec  intérêt  et 
plaisir,  je  suis  bien  sûr  qu'aucun  d'eux  ne  conservera  autant 
de  lecteurs  que  YEducation  Sentimentale,  Bel-Ami  ou  Sapho. 
Jules  Lemaître,  parlant  de  Charles  Demailly,  dit  qu'on  n'a 
jamais  eu  dans  un  journal  plus  d'esprit  que  les  Concourt 
n'en  prêtent  à  la  rédaction  du  Scandale.  Or  c'est  de  l'esprit 
qui  paraît  aujourd'hui  grimacer  comme  le  sourire  d'une  tête 
de  mort,  le  même  à  peu  près  que  celui  qu'on  trouve  dans 
VEtienue  Mayran  de  Taine,  qui  en  est  contemporain  et  qui 
est  devenu   sinistre.  Je  sais   bien   que  rien   ne    se  démode 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  LITTÉRATURE  76^ 

comme  l'esprit,  et  qu'un  numéro  de  hi  T/V  Parisienne  tourne 
à  l'illisible  et  à  l'aigre  en  moins  de  dix  ans.  Mais  c'est  dans 
tous  les  romans  des  Concourt  que  nous  trouvons  quelque 
chose  de  cet  archaïsme,  de  cette  vieillerie  et  de  cette  pous- 
sière. Impression  qui  détournera  de  plus  en  plus  le  lecteur 
ordinaire,  mais  qui  pourra  retenir  le  lecteur  curieux.  Il  suffit 
de  souffler  sur  cette  poussière,  de  netto3'er  un  peu  pour  voir 
apparaître  des  pièces  délicates  ou  robustes.  Manette  Salo- 
nion,  Gcnuiiiic  Lacerteiix,  Rciicc  Maiiperin  sont  des  œuvres 
savantes  et  soignées,  où,  sous  le  décousu  apparent,  les 
auteurs  savent  réaliser  jusqu'au  bout  leurs  intentions,  où  les 
caractères  se  tiennent,  où  circule  un  sentiment  vivant. 

Q.uant  aux  livres  d'histoire,  qui  forment  une  si  grosse 
partie  de  leur  œuvre,  ils  ont  pu  amuser  beaucoup  MM.  de 
Concourt,  leur  fournir  une  excellente  occasion  de  faire 
vivre  leurs  découvertes  d'estampes,  de  miniatures,  d'étoffes, 
apporter  même  une  contribution  à  la  psychologie  du  bric-à- 
brac.  Historiquement,  littérairement  ils  n'existent  guère.  Ils 
intéressent  non  pas  même  l'amateur  qui  s'occupe  du 
xviii':  siècle,  mais  l'amateur  qui  s'occupe  de  la  façon  dont  on 
s'est  occupé  du  xviii«  siècle.  II  fiVdt  faire  une  exception  pour 
cette  série  d'études  sur  les  grands  peintres  qui  s'appelle  VArt 
au  XVIII^  siècle.  C'est  un  des  cinq  ou  six  bons  livres  de  cri- 
tique d'art  qui  existent  en  France,  et  il  me  semble  bien  que 
c'est  en  fait  de  style  le  chef-d'œuvre  des  Concourt. 

Et  il  faut  bien  arriver  à  cette  question  rebattue  et  célèbre 
du  style  des  Concourt.  S'il  n'y  a  que  les  œ^uvres  bien  écrites 
qui  passent  à  la  postérité,  quelle  assurance  celles  des  Con- 
court ont-elles  de  faire  le  grand  voyage  ?  Les  Concourt 
écrivent-ils  bien,  ou,  simplement,  écrivent-ils?  Certes  ils- 
se  sont  donné  beaucoup  de  peine.  Ils  ont  fait  difficilement 
du  style  difficile.  Le  résultat  vaut-il  l'effort  ? 

C'est  le  point  sur  lequel  la  critique  universitaire  a  le  plus 
âprement  crié  au  scandale.  Elle  a  eu  en  horreur  un  style  qui 


770  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

prend  le  français  à  rebrousse-poil,  passe  sans  cesse,  avec  un 
rythme  de  douche  écossaise,  de  la  préciosité  extrême  à  la 
négligence  outrée,  procède  par  juxtaposition  et  jamais  par 
construction,  et  des  phrases  qui  ne  peuvent  se  lire  tout  haut 
sans  disloquer  la  voix.  En  revanche  les  Concourt  font 
remonter  jusqu'à  Flaubert  leur  haine  du  rondouillard  et  de 
l'oratoire,  dénoncent  dans  Salammbô  une  syntaxe  à  l'usage 
des  vieux  universitaires  flegmatiques. 

De  fait  on  ne  saurait  dire  que  ce  style  procure  à  l'oreille 
et  au  goût  de  grandes  voluptés.  Mais  on  s'y  accoutume  et 
même  on  y  prend  plaisir  dès  qu'on  l'a  rangé  sous  son  idée, 
dès  qu'on  l'a  mis  à  la  place  qui  lui  convient  dans  le  paysage 
des  stj'les  français.  S'il  n'existait  pas  il  manquerait  quelque 
chose  à  la  complexité  harmonieuse  de  notre  art  littéraire.  A 
sa  racine  il  y  a  une  faiblesse  et  une  insuffisance,  il  y  a  l'inintel- 
ligence et  l'impossibilité  du  continu,  du  continu  constructii" 
dans  le  plan  d'un  roman,  du  continu  logique  dans  un  cha- 
pitre, du  continu  rythmique  et  musical  dans  le  dessin  d'une 
phrase.  Comme  il  est  naturel  les  Concourt  ont  déclassé  et 
méprisé  l'art  dont  ils  étaient  incapables,  et  mis  à  une  place 
très  haute  celui  qu'ils  possédaient  à  un  degré  très  haut  :  l'art 
d'exprimer  et  de  jeter  sur  le  papier,  d'une  touche  sûre,  une 
impression  vue.  Et  la  somme  de  ces  impressions  a  fait  quel- 
que chose  d'original  qui  a  agi  profondément  sur  tout  l'art 
contemporain.  Mais  l'Université  enseigne  à  développer,  à 
faire  des  «  discours  ».  Elle  a,  de  son  côté,  une  tendance  à 
croire  que  là  est  toute  la  substance  de  la  littérature.  Aussi 
s'est-elle  réconciliée  assez  vite  avec  ceux  des  romantiques  qui 
étaient  des  «  oratoires  ».  Et  il  s'est  trouvé,  par  une  heureuse 
combinaison  du  destin  artiste,  que  pendant  vingt  ans  le  plus 
grand  nom  de  la  critique  française  a  été,  après  celui  de 
Voralor  Tainc,  celui  d'un  professeur  à  l'Ecole  Normale, 
grand  concaténatcur  devant  l'Eternel,  un  tacticien  du  livre, 
dont  l'art  essentiel  consistait  à  grouper  solidement  et  à  faire 


UErLKXIOKS    SUR    LA    LITTÉKATURK  77 1 

marcher  puissamment  des  iîles  irrésistibles  Je  raisons  sous 
leur  équipement  complet  :  on  conçoit  que  pour  un  Ferdi- 
nand Brunetière  un  Concourt  ait  été,  absolument  et  radica- 
lement, le  mal,  l'Adversaire. 


* 
*   * 


Mais  ce  n'est  pas  dans  son  être  propre,  dans  les  livres  des 
Concourt  même,  que  ce  style  prend  son  intérêt  le  plus  vif. 
C'est  dans  son  mouvement,  son  influence,  la  flamme  qu'il 
allume  ei  propage.  Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  du  style 
des  Concourt,  mais  de  leurs  romans,  de  leurs  recherches  et  de 
leqrs  idées  sur  l'art  du  xviiF  siècle  et  sur  l'art  japonais.  Ils 
durent  comme  un  nom  plus  encore  que  comme  une  œuvre. 
Ils  ont  été  considérables  par  leur  influence,  dont  toute  la 
littérature  française,  depuis  soixante  ans,  a  été  retournée  et 
labourée. 

Le  roman  dit  naturaliste,  qui  continue  à  vivre  de  façon 
assez  florissante  en  France  et  à  l'étransfer,  a  eu  deux  têtes, 
deux  sources,  Flaubert  et  les  Concourt.  Si  Zola  et  Maupas- 
sant  descendent  de  Flaubert,  Alphonse  Daudet  vient  authen- 
tiquement  des  Concourt.  Et  son  style,  qui  est  un  des  meil- 
leurs du  roman  français,  met  au  point  avec  des  qualités  de 
mesure,  de  finesse  et  d'oreille  une  bonne  partie  des  nou- 
veautés qu'apportaient  Charles  DemaiUy  et  Manette  Saloinon. 
C'est  par  lui  que  le  vin  encore  rude  des  deux  frères  s'est 
dépouillé,  que  leurs  trouvailles  se  sont  incorporées  à  un  cer- 
tain acquis  durable  des  lettres  françaises.  Daudet  lui-même 
voyait  d'ailleurs  l'influence  des  Concourt  s'étendre  plus  loin 
encore.  Comme  Edmond,  à  son  âge,  restait  quelque  peu 
ahuri  et  pantois  devant  le  Symbolisme,  il  lui  disait  d'un 
ton  moitié  plaisant  et  moitié  sérieux  (c'est  M.  Albalat  qui  le 
rapporte)  :  «  Ce  sont  vos  disciples,  votre  postérité.  » 

Ce  qui  est  vrai  jusqu'à  un  certain   point.  Le   Symbolisme 


772  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

fut  le  règne  de  ce  qu'on  appelait  l'écriture  artiste,  et  l'écri- 
ture artiste  peut  passer  pour  un  héritage  des  Concourt.  Elle 
consiste  dans  un  effort  d'invention  verbale  perpétuellement 
visible,  dans  une  volonté  de  laisser  cet  effort  incorporé  à  la 
texture  du  style  :  il  faut  que  le  lecteur  voie  que  l'auteur  s'est 
appliqué  et  qu'au  contraire  d'Oronte  il  a  mis  beaucoup  plus 
d'un  quart  d'heure  à  faire  sa  phrase.  Elle  aboutit  rapidement  à 
certaines  fondrières,  par  exemple  à  la  cacographie  de  Jean 
Lombard.  Mais  elle  a  aussi  contribué  à  forijer  des  stvles 
solides,  ingénieux,  construits  et  défendus  contre  le  cliché  par 
une  vigilance  intelligente,  comme  ceux  de  Huysmans  et  de 
Rémy  de  Gourmont. 

Surtout  le  Svmbolisme  et  une  bonne  partie  de  la  littéra- 
ture actuelle  ont  continué  l'œuvre  des  Concourt  et  mené  leur 
combat  en  réagissant  de  plus  en  plus  contre  l'oratoire,  en  lui 
devenant  de  plus  en  plus  étrangers.  L'incapacité  absolue  des 
Concourt  dans  tout  l'ordre  qui  se  rattachait  plus  ou  moins 
à  la  culture  oratoire,  s'est  étendue  peu  à  peu,  en  entourant 
et  en  dépassant  certains  îlots  tenaces  de  résistance,  à  toute 
notre  littérature. 

Notons  que  les  nouveautés  vers  lesquelles  allait  en  peinture 
le  goût,  hardiment  précurseur,  des  Concourt,  marquent  bien 
les  affinités  et  les  analogies  qui  nous  feront  mieux  com- 
prendre ce  qu'est  une  réaction  contre  l'oratoire.  La  peinture 
du  xviiie  siècle  qu'ils  ont  si  intelligemment  ramenée  à  la 
lumière,  aimée  et  étudiée,  vit  dans  un  état  précaire  de  ten- 
dresse et  de  défense  contre  la  peinture  oratoire  qui  la  pré- 
cède —  celle  du  xvii^  siècle,  —  contre  celle  qui  la  guette  et 
dont  elle  a  porté  le  germe  —  Creuze  conseillé  par  Diderot,  — 
contre  celle  qui  la  suit  —  David  dont  les  élèves  cribleront 
de  mie  de  pain  VEnibarqucnieiil  pour  Cythère.  —  Pareillement 
l'art  japonais  est  à  l'antipode  de  la  «  composition  »  gréco- 
romaine  et  classique,  et,  par  une  loi  inévitable  de  compen- 
sation, en  même  temps  que  nous  nous  sommes  fait  un  sens 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  775 

pour  le  comprendre,  nous  avons  laissé  s'oblitérer  en  partie 
celui  qui  nous  portait  vers  les  ensembles,  vers  les  organismes 
d'art  bien  liés. 

Aussi  tout  n'est-il  pas  hux  dans  ces  propos  de  Jules  de 
Concourt,  recueillis  par  le  Journal  et  dont  le  sens  (je  n'en  ai 
pas  le  texte  sous  les  yeux)  est  à  peu  près  celui-ci.  Il  y  a  eu 
après  1850  trois  grandes  sources  de  rénovation,  le  retour  au 
xviiF  siècle,  la  découverte  du  japonisme,  l'introduction  du 
réalisme  dans  le  roman.  Or  nous  avons  été  pour  beaucoup 
dans  chacun  de  ces  trois  mouvements.  Donc  nous  sommes 
un  peu  là.  En  réalité  ces  trois  lignes  selon  lesquelles  s'est 
exercée,  de  la  manière  la  plus  féconde,  l'activité  des  Con- 
court, suivent  une  même  direction,  convergent  vers  un 
point,  celui  que  dans  son  Art  Poétique  symboliste  \'erlaine 
exprime  par  un  vers  lapidaire  :  Prends  l'éloquence  et  tords 
lui  le  cou.  Dans  le  réalisme  et  le  naturalisme  même  cet  art 
de  la  sensation  isolée  et  de  la  touche  discontinue  a  eu  contre 
lui  l'art  purement  oratoire  d'un  méridional,  d'un  latin,  Zola, 
•qui  est  bien,  par  son  talent  de  constructeur,  ou,  comme  on 
•disait,  de  maçon,  à  l'antipode  des  Concourt.  Mais  précisé- 
ment Zola  servit  de  tête  de  Turc  à  toute  la  génération  qui 
<;ut  de  quinze  à  vingt-cinq  ans  vers  1890.  Le  déclassement  de 
l'art  oratoire  se  fit  ou  se  continua  contre  lui,  alors  que  l'on 
entoura  jusqu'à  sa  mort  Edmond  de  (joncourt  d'un  contor- 
table  respect. 

Observons  d'ailleurs  que  ce  déclassement  de  l'oratoire,  en 
roulant  sur  une  pente  logique  qui  n'est  en  somme  que  de  la 
liaison  et  de  l'oratoire  retournés,  a  pour  limite  dernière  un 
.art  de  mots  discontinus,  ce  que  Marinctti  appelle  les  mots  en 
liberté  (quel  réactionnaire  déjà,  quel  jacobin  nanti  que  le 
dictionnaire  en  bonnet  rouge  de  Victor  Hugo  !)  et  ce  que 
Dada  renonce  à  appeler  d'un  mot  quelconque,  car  dans  un 
mot  il  y  a  déjà  du  discours.  «  Monsieur,  disait  jadis  notre 
4iroviseur  de  Louis-le-Crand  aux  fumeurs  trop  précoces,  on 


774  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

va  de  la  cigarette  au  cigare,  du  cigare  à  la  pipe,  et  de  la  pipe 
à  l'échafaud.  »  Et  Ponsard  estimait  de  même  que  quand  la 
borne  est  franchie  il  n'est  plus  de  limite. 

Mais  enfin  lier  des  mots  et  des  idées,  faire  de  l'oratoire  cela 
s'appelle  penser,  et,  la  faculté  de  liaison  étant  faible  chez  les 
Concourt,  on  en  a  inféré  une  pareille  faiblesse  de  leur 
faculté  de  penser.  Quand  parurent  les  comptes-rendus  des 
dîners  Magny,  réduits,  disait-on,  à  des  commérages  et  à  des 
calembredaines,  Renan  et  Taine  firent  observer  que  si  on 
n'y  avait  tenu  que  de  pareils  propos  ils  n'y  fussent  pas 
retournés  deux  fois,  et  que  les  relations  de  M.  de  Concourt 
témoignaient  seulement  de  son  inaptitude  absolue  à  saisir 
justement  et  à  reproduire  proprement  une  idée  générale. 
Evidemment  il  y  a  là  du  vrai.  Il  ne  faut  pas,  cependant,  comme 
ont  une  tendance  à  le  faire  les  critiques,  spécialistes  de 
l'abstraction,  faire  consister  toute  la  pensée  dans  la  pensée 
abstraite,  croire  trop  facilement  à  la  bêtise  de  Victor  Hugo, 
séparer  trop  arbitrairement,  ainsi  que  Faguet,  les  poètes  et 
les  romanciers  en  gens  qui  ont  des  idées  et  gens  qui  n'en  ont 
pas.  Un  critique  a  des  idées  de  critique,  c'est  son  métier. 
Mais  un  poète  a  des  idées  de  poète,  et  un  philosophe  pour- 
rait avec  justice  donner  toutes  les  idées  de  tous  les  critiques 
français  pour  l'idée  de  poète  qu'est  le  Satyre.  Un  romancier 
a  des  idées  de  romancier,  et  celle  de  Madame  Boz'ary  est  au 
moins  aussi  féconde  et  aussi  instructive  que  l'idée  historique 
de  l'Europe  et  la  Révolution  française  ou  l'idée  critique  de 
VEvoliition  des  Genres.  Les  Concourt,  eux,  ont  des  idées  d'ar- 
tistes, et  ce  sont  des  idées  parfaitement  viables  et  intéres- 
santes. Pour  en  revenir  au  même  exemple,  leur  tableau  des 
dîners  Magny  est  évidemment  incomplet,  mais  il  est  vivant, 
il  est  vu  par  des  yeux  d'artiste,  il  en  sort  par  exemple  un 
Théophile  Cautier  d'un  relief  étonnant.  Il  n'est  ni  déplai- 
sant ni  inutile  de  relire  de  temps  en  temps  un  volume  du 
Journal  (et  il  ne  faudrait  pas  tout  de  même  oublier  que   le 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  775 

testament  d'Edmond  de  Concourt  m'a  donne,  à  moi  public, 
le  droit  d'en  lire  au  dépôt  des  nianiascrits  de  la  Bibliothèque 
Nationale,  depuis  191 8,  le  texte  complet,  de  la  même  encre 
et  sous  la  garantie  du  même  code  civil  qui  lui  ont  permis 
d'instituer  les  rentes  des  Huit).  C'est  le  spectacle  de  la  vie 
contemporaine  vue  par  un  œil  vif,  transmise  à  un  cerveau 
agile,  rendue  par  une  main  nerveuse  et  sûre.  Ces  instantanés 
resteront  dans  notre  littérature  des  Mémoires,  contribueront, 
comme  au  xviii^  siècle  la  correspondance  de  Grimm,  à 
donner  un  tableau  animé,  et  après  tout  assez  sûr,  de  la  vie 
littéraire.  Ils  demeureront  peut-être  le  meilleur  de  cette  oeuvre 
des  Concourt,  un  peu  chaotique,  mais  pittoresque  et  mobile, 
et  qu'à  l'imitation  du  livre  d'Edmond  de  Concourt  sur  la 
Maison  cVun  Artiste,  —  la  sienne  —  on  pourrait  appeler  le 
cerveau 'd'un  artiste. 

ALBERT    THIBAUDET 


i'f 


NOTES 


PAUL-JEAN  TOULET. 

Toulct  nous  a  quittes  au  moment  où  son  nom  commen- 
çait à  passer  enfin  un  cercle  étroit  d'initiés,  d'amis. 

Une  réédition  ou,  plus  exactement,  une  nouvelle  mise 
en  vente  de  Monsieur  du  Paiir,  deux  livres  en  deux  ans, 
Comme  une  fantaisie  et  la  Jeune  file  verte,  avaient  permis 
à  ceux  qui  connaissaient  son  œuvre  de  le  rappeler.  Les 
bibliophiles  s'inquiétaient  du  Mariage  de  don  Quichotte,  de 
la  «  première  »  de  Mon  amie  Xane,  des  trois  fascicules  du 
Damier.  Et  l'on  collectionnait  les  numéros  de  revues  qui 
publiaient  les  Contrerimes,  ces  strophes  écrites  selon  le 
rythme  du  chant  de  Ronsard  pour  Gastyne,  mais  oia  le  troi- 
sième vers  répond  au  second. 

L'œuvre  que  laisse  Paul-Jean  Toulet,  d'une  richesse 
inutile  à  beaucoup  de  gens,  n'atteindra  jamais  à  la  grande 
notoriété.  Il  demeurera  vivant  et  choyé  dans  une  élite 
qu'on  doit  souhaiter  nombreuse  moins  pour  l'écrivain 
•que  pour  les  lettres.  Car  on  ne  saurait  demander  un  plai- 
sir de  meilleure  qualité  que  celui  pris  à  ces  romans  de 
•composition  désinvolte,  à  ces  contes  nonchalants  où  les 
fantaisies  anachroniques,  les  malices  de  mystificateur,  les 
jeux  de  paradoxes,  les  sollicitations  d'exégèse  les  moins 
prévues  s'habillent  des  images  les  plus  hardies  et  les  plus 
variées  ?  La  durée  semble  promise  à  ce  style  qui  n'est  pas 
.classique    aux   yeux    de   l'école,    qui   le   restera,    toutefois, 


KOTES  777 

à  l'oreille  et  à  la  raison.  Bien  que  Toulet  en  ait  souvent 
trop  travaillé,  damasquiné  le  métal,  son  verbe  reste  so- 
lide. Malgré  ses  caprices  et  ses  clowneries  délicieuses  de 
syntaxe,  il  n'évoque  jamais  les  abominables  jargons  dits 
«  artistes  »  dont  on  nous  a  tant  fatigués.  Il  s'est  appris 
chez  le  Balzac  d'Angoulême,  chez  La  Bruyère  et  chez  Ra- 
cine, façonné  avec  Voltaire,  Laclos  et  Rivarol.  Le  beau  pas- 
tiche que  réalise  l'épître  dédicatoirc  de  Mou  amie  Nane 
atteste  déjà  une  sûreté  foncière. 

Et  l'expression  de  Toulet  a,  quand  il  le  faut,  une 
concision,  une  sobriété  magistrales,  lorsqu'on  découvre 
dans  ses  écrits  autre  chose  qu'un  divertissement.  Sous  la 
bizarrerie  des  personnages  et  du  décor,  il  est  d'âpres  et 
même  de  brutales  leçons.  Nane,  M.  du  Paur,  la  M"'«  d'Erèse 
des  Tendres  Ménages  ne  se  travestissent  que  pour  mieux 
accuser  leur  humanité,  traduire  plus  fortement  le  pessi- 
misme irréductible  de  l'auteur.  Ou  plutôt  son  mépris 
quelquefois  amusé,  rarement  indulgent.  Un  recueil  de 
pensées,  voire  de  boutades,  de  petits  portraits  (le  Divan 
en  a  imprimé  quelques  pages)  nous  fera  connaître  l'es- 
sentiel du  Toulet,  habile  à  chercher,  implacable  à  dé- 
noncer la  tare,  apportant  une  joie  féroce  à  en  détailler 
la  laideur.  Puis,  revenant  à  un  rêve  de  beauté,  d'élévation 
inaccessibles,  et,  par  la  nostalgie  qu'il  éprouve,  expliquant  la 
haine  satisfaite  de  sa  clairvoyance.  Ahnanach  des  Trois  Im- 
postures annoncera  le  titre  amer. 

La  saveur  de  la  prose  qui  trace  ses  précieuses  arabesques, 
réussit  des  ellipses  si  caractéristiques  dans  la  Princesse 
de  Colchide  ou  les  Ombres  Chinoises,  le  charme  des  fictions, 
des  symboles,  l'inattendu  des  répliques,  les  observations 
aiguës,  tout  ce  que  le  roman  et  la  nouvelle  de'T.-J.  Toulet 
mêlent  en  un  si  voluptueux  et  clair  désordre  vient,  semble- 
t-il,  au  second  plan  lorsqu'on  relit  les  Contrerimes.  Le 
travail  du  prosateur  parait  n'être  qu'un  exercice  où  l'art  du 

50 


778  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

poète  affermit  son  habileté,  dégage  son  émoi,  se  fait  «  sa- 
vant et  pur  »  selon  la  noble  constatation  de  Moréas.  Tantôt 
discret,  recueilli. 

C'est  à  voix  basse  qu'on  enchante 

Sous  la  cendre  d'hiver 
Ce  ccvur,  pareil  au  feu  couvert, 

Qui  se  consume  et  chaiJe. 

Plaisamment  évocateur. 

Dans  son  palais  d'aventurine 

Où  se  mourait  le  jour, 
Âve:(-vous  vu  Bcnid roulboudour , 

Princesse  de  la  Chine, 

Plus  rose  en  son  voir  pantalon 
Que  nacre  sous  Vécaille  ? 

Railleur,  épris  de  burlesque,  caricaturant  des  huissiers, 
ou  peignant  un  Satan  femelle  qui  montre  ses  seins   avec 

orgueil, 

Oui,  siffia-t-elle,  et  le  sikuce 

Ondulait  à  sa  voix  : 
Ils  ne  tombent  pas  tous,  tu  vois. 

Les  fruits  de  la  science. 

Il  n'est  rien  que  Toulet  poëte  ne  s'essaie  à  traduire.  Et,  ici 
l'expression  n'asservit  jamais  l'interprète.  Elle  lui  donne  au 
contraire  la  sûreté  dont  il  a  besoin,  lui  permet  de  s'aban- 
donner sans  contrainte  à  ses  souvenirs  et  à  ses  ima2:es. 

Toulet  est  mort  à  Guéthary.  Il  avait  quitté  quelques 
mois  avant  la  guerre  Paris  et  ce  bar  de  la  Paix  dont  il 
faudrait  écrire  les  soirées  qu'il  enchanta  de  son  désen- 
chantement. «  Quand  on  a  connu  que  la  vie  n'est  que 
tumée,  a-t-il  dit,  celle  de  son  propre  toit  garde  encore 
quelque  douceur.  »  Le  passant  de  l'Ile  Maurice,  de  l'Al- 
gérie, du  Tonkin  et  de  l'Ile  de  France  regagna  son  pays 
et  le  quitta  pour  la  côte  basque  au  climat  plus  favorable. 
On   ne  doit  pas  joncher  cette  tombe  de  lieurs  banales,  un 


NOTES  779 

seul  vœu  convient,  celui  qui  appelle  une  édition  complète 
de  l'œuvre  de  Paul-Jean  Toulct.  De  ce  qui  lui  garantira  en 
quelques  hommes  soucieux  de  la  perpétuer  toute  sa  durable 
existence. 

JEAN  PELLERIN 


* 

*    * 


FEUILLES  DE  TEMPÉRATURE,  par  Pmil  Morand 
{Au  Sans-pareil). 

Vérification  faite  la  Muse  de  AL  Paul  Morand  a  le  pouls 
parfaitement  régulier.  Ce  n'était  qu'une  fausse  fièvre.  Le 
papier  des  feuilles  de  température  est  finement  quadrillé  ;  les 
points  de  repère  y  sont  innombrables.  Ainsi  cette  courbe  de 
fantaisie  avec  les  associations  d'idées  en  guise  de  nœuds  de 
ruban  est  tracée  au  compas.  Elle  part  de  Jules  Laforgue, 
traverse  Whitman  et  d'autres  régions  plus  proches  de  nous 
et  aboutira  d'ici  peu  à  M.  Paul  Morand  romancier  et  auteur 
dramatique.  Le  carnet  de  notes  impressionnistes  a  remplacé 
le  recueil  de  sonnets  par  quoi  l'usage  voulait  qu'on  débutât 
dans  les  lettres.  M.  Paul  Morand  sait  parler  des  banques,  des 
usines,  des  bureaux,  des  affaires  avec  aisance  et  sans  affecta- 
tion, en  homme  depuis  longtemps  familiarisé  avec  la  Compa- 
gnie des  wagons-lits  et  des  grands  express  européens.  Trop 
intelligent  pour  prendre  systématiquement  le  lecteur  pour 
un  imbécile,  il  évite  d'avoir  l'air  de  s'amuser  à  ses  dépens. 
On  n'ose  plus  prononcer  le  mot  de  mystification  car  il  est 
pris  au  tragique  par  ceux-là  mêmes  qui  font  profession  de 
ne  rien  prendre  au  sérieux.  11  est  pourtant  une  mystification 
qui  peut  passer  pour  un  développement  lyrique  de  l'ironie. 
Pour  qui  ne  croit  à  rien  du  monde  sensible,  c'est  une  forme 
de  la  sincérité. 

Voici  à  la  fin  de  Mine  d'or  une  des  plus  heureuses  ren- 
contres de  M.  Paul  Morand  : 


780  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

...  Pronieiiadrs  aux  hoiis  soitiitioits 

Les  faillis  se  rèhahiliteiit 

Par  des  confessions  publiques. 

Au  printemps 

tout  est 

parfumerie  —  tulle  —  fleurs 

occasions  exceptionnelles. 

C'est  la  fête  des  agents  de  change  et  des  garçons 

de  recette. 

U ensemble  du  marché  est  bien  impressionné 

par  le  soleil. 

Observons  toutefois  que  ces  allusions  ingénieuses  et  ces 
emprunts  amusants  au  répertoire  des  annonces  et  de  la  chro- 
nique financière  seront  d'ici  peu  d'années  tout  à  fait  imper- 
ceptibles. Et  surtout  c'est  un  exercice  trop  facile  pour  occu- 
per longtemps  un  esprit  aussi  juste,  aussi  fin  que  M.  Paul 
Morand. 

ROGER  ALLARD 

*    * 

LES  DERNIERS  VERS  DE  PAUL  DROUOT  (Im- 
primerie François  Bernouard). 

Parmi  les  poètes  morts  à  la  guerre,  il  en  est  peu  dont  la 
perte  doive  être  plus  vivement  ressentie  que  celle  de  Paul 
Drouot.  Deux  volumes  de  vers,  La  Grappe  de  raisin  et  Sous 
le  vocable  du  chêne,  témoignaient  des  dons  les  plus  rares.  Le 
premier  se  compose  de  courtes  pièces,  dont  la  forme  n'est 
pas  sans  rappeler  les  Stances  de  Moréas,  mais  où  l'on  sent 
frémir  une  voix  ardente  et  fiévreuse  avec  des  inflexions 
d'aigre  amertume  : 

Au  di'partir  du  mois  d'avril  aimer  la  pluie, 
A  rhiver  méconnu  consacrer  un  grand  feu 
Diins  l'dlre  glacial  et  recouvert  de  suie, 
Pnter  l'oreille  aux  voix  du  concert  ténébreux 


NOTES  781 

Qu'unit  la  bûche  ardente  au  IriJle  de  Taverse, 
Songer  qu'un  maigre  cœur  dans  les  pleurs  et  les  cris 
Se  satisfait,  qu'en  peu  de  cendre  il  se  disperse 
Comme  un  tison  chenu,  de  souvenirs  transi... 

Ce  même  voluptueux  pessimisme  est  répandu  dans  les 
poèmes  groupés  «  Sous  le  vocable  du  chêne  »  (19 10)  où 
l'influence  de  Baudelaire  est  sensible  sans  toutefois  masquer 
la  saveur  personnelle  d'une  poésie  volontairement  âpre. 

Née  sous  le  signe  de  la  mélancolie  et  de  la  grâce,  elle 
exprime  avec  une  obstination  passionnée  le  désir  de  l'action 
et  le  goût  de  la  force.  Paul  Drouot  est  de  ceux  que  leur 
destin,  si  tragique  fut-il,  n'aura  pu  étonner  ni  décevoir. 
Son  chef-d'œuvre,  à  mon  gré,  est  le  poème  inspiré  par  le 
souvenir  de  ses  Ardennes  natales  et  qui  est  intitulé 
Péiiûi libre  : 

C'est  mon  pays,  âpre  pays^ 

avec  son  hori:(on  qui  pense, 

les  pleurs  de  ses  sources  jaillis 

comme  mes  larmes,  en  silence. 

...  Là,  comme  un  ancien  trésor 

Luit  le  soleil  de  l'infortune. 

Celui  qui  a  écrit  ces  deux  derniers  vers  est  digne  de  tous 
nos  regrets  et  de  la  fidélité  des  amis  qui  ont  entrepris  de 
faire  vivre  sa  mémoire. 

Trompé  par  d'impudentes  réclames,  le  public  n'est  que 
trop  porté  à  se  méfier  des  œuvres  nouvelles  d'écrivains 
tombés  au  champ  d'honneur.  Un  effort  comme  celui-ci  n'en 
est  que  plus  méritoire  et  M.  François  Bernouard  s'honore 
en  y  participant. 

ROGER    ALLARD 

* 

*    * 

LA  LÉGENDE  DES  SIÈCLES  de  Victor  Hugo, 
édition  critique  avec  un  commentaire  et  des  notes  par 


782  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

M.  Paul  Bcnet.  (Hachette.  Collection  des  Grands  Écri- 
vains, 2  vol.  gr.  in-8.) 

M.  Paul  Bcrret  a,  depuis  trente  ans,  consacré  tous  ses  loisirs 
à  étudier  la  poésie  de  Hugo,  les  sources  historiques  et  litté- 
raires de  son  inspiration,  ses  procédés  de  travail  et  la  méca- 
nique de  son  verbe  incomparable.  Son  édition  de  la  Légende 
des  siècles  est  un  monument  d'érudition  en  même  temps  qu'un 
chef-d'œuvre  de  critique  scientifique.  L'abondance  et  l'in- 
géniosité des  confrontations  de  textes  font  de  cet  ouvrage 
une  sorte  de  dictionnaire  des  images  et  du  lyrisme  roman- 
tiques. M.  Paul  Berrct  est  un  admirateur  de  Victor  Hugo 
poète,  mais  il  ne  professe  pas  à  l'endroit  du  philosophe  et 
du  penseur  le  culte  orthodoxe  de  M.  Paul  Soudav  qui,  par 
une  singulière  déformation  du  sens  critique,  classe,  juge, 
censure  et  loue  les  écrivains  morts  ou  vivants  selon  qu'ils 
ont  eux-mêmes  bien  ou  mal  parlé  —  ou  pensé  —  de  Hugo. 
L'a.théisme  de  Mérimée  n'a  pu  sauver  cet  auteur  des  foudres 
de  M.  Soudav.  Et  naguère,  pour  délit  de  lèse-Hugo,  Baude- 
laire et  Moréas  furent,  par  le  magistcr  du  Temps,  fustigés 
d'importance. 

M.  Paul  Soudav,  ferme  républicain,  considère  Victor 
Hugo  comme  un  pilier  du  régime  et  l'hugolàtrie  comme  la 
marque  d'un  esprit  libre  et  ami  du  progrès.  Mais  il  a  donné 
par  ailleurs  tant  de  preuves  de  son  peu  de  goût  et  de  dis- 
cernement en  matière  de  poésie  qu'on  peut  bien  douter  qu'il 
admire  en  Victor  Hugo  ce  qui  est  en  effet  admirable. 

Le  caractère  colossal  et  pyramidal  de  l'œuvre  de  Hugo, 
construite  en  forme  de  système  philosophique  où  les  pro- 
positions sont  remplacées  par  des  antithèses,  a  quelque 
chose  de  simpliste  et  de  volontairement  primaire.  Ce  côté 
déplaisant  et  suranné  est  justement  celui  qui  parait  avoir 
séduit  M.  Paul  Souday.  Mais  la  bête  noire  de  ce  dernier 
est  Lamartine  que    de  méchants    réactionnaires    feignent 


NOTES  783 

d'admirer  pour  faire  pièce  à  Hugo.  Cest  que  M.  Souday  est 
insensible  à  la  noblesse  souveraine  d'un  Lamartine  et  d'un 
Ronsard.  L'un  est  le  vrai  grand  poète  libéral  et  démocrate, 
l'autre  le  poète  royal  par  excellence.  Ou  plutôt  si  M.  Souda}- 
sent  cela,  il  en  éprouve  de  la  gène  et  du  dépit.  Quant  à 
Hugo  il  est  le  premier  des  chefs  d'orchestre,  mais  non  le 
premier  des  chanteurs.  Lorsqu'il  est  excellent  et  il  l'est  quel- 
quefois, il  égale  les  plus  hauts.  Mais  si  le  plaisir  que  l'on 
prend  à  relire  s^s  poèmes  est  inégal,  le  profit  est  toujours 
grand.  Même  après  Baudelaire,  après  Rimbaud,  aucmic 
œuvre  n'est  plus  riche  d'excitations  intellectuelles,  plus  géné- 
ratrice d'idées  poétiques  que  la  sienne,  où  les  idées  comptent 
pour  si  peu.  C'est  le  jardin  d'essai  de  toute  la  poésie 
moderne.  Il  suffit  de  savoir  y  chercher  fortune.  A  cet  égard 
la  Légende  des  siècles  n'était  pas  le  moins  intéressant  de  ses 
ouvrages  ;  il  est  désormais  le  plus  précieux  de  tous,  grâce  à  la 
patience  et  à  la  science  de  M.  Paul  Berret,  que  l'auteur  de 
ces  lignes  eut  le  bonheur  et  l'honneur  d'avoir  pour  maître 
de  rhétorique,  et  auquel  il  garde  toute  sa  vénération. 

ROGER    ALLARD 

* 

ADORABLE  CLIO,  par  Jean  Giraudoux  (Emile- 
Paul). 

Comment  rendre  compte  de  ce  livre  charmant  sans  en 
flétrir  la  grâce  et  l'émotion  ?  Peu  d'écrivains  semblaient 
moins  appelés  que  M.  Giraudoux  à  parler  de  la  guerre  ;  il 
y  en  a  peu  dont  l'inspiration  parût  moins  mobilisable.  Mais 
parce  que  sa  sensibilité  est  vraie,  son  imagination  vivante, 
et  que  sa  subtilité  —  sa  redoutable  et  charmante  subtilité 
—  est  presque  toujours  plus  attendrie  que  cérébrale,  il  nous 
a  bel  et  bien  donné  quelques-unes  des  notes  les  plus  péné- 
trantes qu'on  ait  écrites  sur  certains  aspects  de  la  guerre. 
Ce  n'est  pas  la  boue,  le  sang  et  la  pourriture  ;  mais  sous  la 


78^  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

nappe  de  lumière  frisante  dont  M.  Giraudoux  se  plaît  à 
noyer  ses  paysages,  on  n'oublie  pas  le  sang.  Si  ce  qu'il 
décrit  se  nacre  de  reflets,  si  tout  ce  qu'il  évoque  s'entoure 
d'associations  imprévues,  c'est  par  l'effet  de  ce  courage  sou- 
riant, qui  a  maintenu  la  bonne  humeur  du  soldat  jusque  dans 
les  plus  mornes  épreuves.  (On  n'en  trouverait  pas  de  meil- 
leur exemple  que  les  pages  de  ce  volume  qui  peignent  une 
matinée  sur  la  presqu'île  de  Gallipoli.)  D'ailleurs,  à  côté 
de  l'épopée,  la  bucolique  de  guerre  et  l'élégie  ont  aussi  leurs 
droits.  Combien  de  combattants  pour  qui  la  guerre  de  posi- 
tion fut  la  première  expérience  de  vie  champêtre  !  A  moins 
d'être,  dans  le  civil,  bûcheron  ou  charbonnier,  quand  a-t-on 
pu  goûter  le  cycle  des  saisons  mieux  que  dans  un  gourbi 
au  fond  des  bois  ;  et  surveiller  toutes  les  heures  de  la  nuit 
et  de  l'aube,  que  par  le  soupirail  d'un  observatoire  ;  et 
nouer  des  amitiés  inattendues,  que  dans  l'oisiveté  des  can- 
tonnements ;  et  connaître  les  peuples  du  monde  entier,  qu'en 
cette  babel  d'armées  amies  que  fut  le  front  pendant  les  der- 
nières années  ?  Les  souvenirs  heureux  étant  ceux  qui  finis- 
sent presque  toujours  par  prendre  le  dessus  dans  nos 
mémoires,  qui  sait  si  un  livre  comme  celui-ci,  avec  son 
enjouement  et  sa  mélancolie,  ne  semblera  pas  un  jour,  à 
beaucoup  de  ceux  qui  ont  fait  la  guerre,  un  miroir  plus 
fidèle  que  tel  récit  plus  littéral  de  ce  qu'ils  ont  vu  ? 

On  n'a  pas  oublié  cette  .V///7  à  Chnieaiiroiix,  qui  parut 
ici-même  et  par  laquelle  débute  Adorable  Clio.  Dans  un 
hôpital  militaire  de  la  ville  où  s'est  écoulée  son  enfance, 
l'auteur  passe  toute  une  nuit  à  échanger  des  lettres  avec 
un  ami  de  pension,  un  Russe  qu'il  a  connu  dans  un 
aimable  Munich  d'il  y  a  vingt  ans.  On  se  rappelle  avec  quel 
art  capricieux  les  plans  se  confondent,  les  époques  se 
superposent,  les  contrées  se  télescopent,  quel  agrément 
naît  de  ces  contrastes,  de  ces  rapprochements,  de  ces  émo- 
tions répercutées  comme  dans  un  jeu  de  glaces.  Même  fan- 


NOTES  785 

taisie,  mais  sur  un  ton  plus  grave,  dans  ce  Repos  au  lac 
Asqiiam  où  les  figures  sanglantes  des  jeunes  poètes  tombés 
pendant  la  guerre  traversent  un  papillotant  paysage  d'Amé- 
rique, enchâssé  lui-même  entre  deux  souvenirs  d'amour. 
S'il  y  a,  dans  l'architecture  de  ces  rêveries,  un  procédé  un 
peu  trop  visible  et  si  M.  Giraudoux  semble  trop  craindre 
d'être  indiscret  en  posant  çà  et  là  quelques  touches  plus 
larges  et  plus  insistantes,  on  ose  à  peine  le  lui  reprocher, 
tant  il  sait  conserver,  sous  son  ingéniosité,  la  fraîcheur  de 
ses  émotions.  (Voyez,  dans  ce  volume,  les  touchants  sou- 
venirs de  la  vie  de  fantassin  intitulés  Mort  de  Segaux,  mort 
de  Drigeard.)  Sans  cesse  on  tremble  qu'il  ne  franchisse  la 
limite  de  la  quintessence,  tant  il  s'amuse  à  la  serrer  de  près. 
On  songe  à  ce  «  bouleau  fluet  et  géant  »  dont  il  parle,  «  qui 
n'a  qu'une  toutfe  à  son  sommet  et  qui  chavirera  s'il  lui 
pousse  une  autre  feuille  ».  Cette  feuille,  M.  Giraudoux  l'ar- 
rache à  temps  et  si  le  bouleau  oscille  un  instant,  c'est  gra- 
cieusement et  sans  verser. 

Nous  a-t-on  assez  décrit  ou  chanté  l'entrée  des  troupes 
françaises  dans  les  villes  d'Alsace  ;  mais  que  tout  cela  est 
terne,  plat  ou  emphatique  à  côté  du  délire  d'amour  auquel 
nous  avons  assisté,  à  côté  de  la  merveilleuse  flambée  où 
le  comique  le  plus  attendrissant  se  mêlait  aux  larmes  de 
joie.  Je  n'ai  retrouvé  ce  frémissement,  ce  crescendo  d'ivresse 
que  dans  VEiilréc  à  Savane  de  M.  Giraudoux.  Libre  à  lui 
de  juxtaposer  de  petites  images  tarabiscotées,  s'il  en  obtient 
cet  effet  d'ensemble. 

Certains  s'irriteront  contre  le  ton  de  ce  livre,  trop  «guerre 
en  dentelles  »  à  leur  goût.  S'imaginent-ils  donc  que  la 
guerre  de  la  Succession  d'Espagne  ou  la  guerre  de  Sept 
Ans  furent  beaucoup  plus  riantes  que  celle  d'où  nous 
sortons  ?  L'élégance  n'a  jamais  résidé  que  dans  la  bravoure 
du  conteur.  Notre  époque  n'aurait-elle  plus  assez  de  verve 
pour   aimer  la  crânerie  lorsqu'elle  est   jointe  à   de  la  jeu- 


786  LA   NOUVELLE' REVUE   FRANÇAISE 

nesse,  de  la  sensibilité  et  de  la  justesse  de  coup  d'œil  ?  Clio 
est  une  muse  austère  ;  laissons-la  pour  une  fois  être 
«  adorable  ».  «Pardonne-moi,  ô  guerre,  de  t'avoir,  — 
toutes  les  fois  où  je  l'ai  pu,  —  caressée  !...  » 

JEAN    SCHLUMBERGER 
* 

L'ATELIER  DE  MARIE-CLAIRE,  par  Marguerite 
Aiidotix  (Fasquelle,  éditeur). 

Madame  Marguerite  Audoux,  couturière,  décrit  VAtelier 
de  Marie-Claire,  comme  Madame  Colette,  mime,  décrivait 
l'Envers  du  Music-Hall.  Une  part  de  confession,  une  part 
d'observation  directe  et  nue,  une  part  d'humour,  une  part 
d'émotion  et  un  style  fluide  comme  l'eau  d'un  beau  canal, 
coupé  d'écluses,  où  le  sentiment  s'élève  peu  à  peu  jusqu'à 
emplir  toute  l'àme,  tout  flottant  d'images  fraîches  et  pim- 
pantes comme  des  péniches  aux  cuivres  luisants  et  fleuries 
de  géraniums. 

Ce  n'est  que  du  naturalisme,  mais  l'on  ne  songe  pas  une 
seule  fois  à  Zola,  qui  eût  pourtant  pu  faire  de  ce  thème  un 
des  leit-motivs  du  Bonheur  des  Dames,  pas  une  fois  à  Maupas- 
sant.  On  pense  parfois  à  Charles-Louis  Philippe,  mais  plus 
souvent  à  Stevenson. 

\J Atelier  de  Marie-Claire,  c'est  un  navire  avec  son  équipage 
qui  va  de  l'île  de  la  Clientèle  bourgeoise  à  l'île  des  Confec- 
tionneurs, à  travers  écueils  et  tempêtes.  C'est  un  voyage  au 
pays  de  la  couture,  aussi  riche  en  émotions  inattendues,  en 
chausses-trappes,  aussi  générateur  d'énergie  et  d'héroïsme 
qu'un  voyage  à  l'Ile  au  Trésor.  L'épisode  de  la  robe  de 
Madame  Linella  (p.  90  et  suiv.)  ofl"re  un  intérêt  de  même 
ordre  que  l'épisode  du  câble  coupé  et  du  retour  dans  l'île  du 
mousse  de  Stevenson.  Ici  comme  là  il  s'agit  d'une  difficulté 
technique  (d'une  technique  ignorée  de  la  généralité  des  lec- 
teurs) à  surmonter  pour  atteindre  un  but  idéal,  et  qu'on  ne 


NOTES  787 

surmonte,  après  des  péripéties  angoissantes,  que  pour  tom- 
ber dans  de  nouvelles  difficultés  et  de  nouveaux  danj^ers. 

Le  défaut  du  roman  naturaliste  traditionnel,  de  la  «  tranche 
de  vie  »,  ce  n'était  pas,  comme  on  l'a  répété,  l'absence  de 
romanesque,  c'était  son  asservissement  à  la  manie  historique 
du  xix^  siècle.  Il  singeait  l'histoire,  la  pseudo-logique  de 
l'histoire,  avec  ses  rapports  plausibles  de  cause  à  eft'et,  erreur 
plus  grave  encore  que  de  philosopher,  de  moraliser  ou  de 
poétiser  en  racontant. 

Ce  que  les  romanciers  d'aventures  ont  tenté  en  accumulant 
les  péripéties  romanesques  et  en  nous  dépaysant,  deux 
femmes  —  Marguerite  Audoux  et  Colette  —  l'ont  réalisé 
simplement  en  s'affranchissant  de  la  servitude  historique. 
Leur  vision  est  anti-historique  :  légendaire.  Ce  n'est  pas  pour 
rien  que  la  sagesse  orientale  met  dans  la  bouche  d'une 
femme  les  contes  des  Mille  et  Une  Nuits.  Quand  elle  s'aban- 
donne à  son  génie  naturel,  sans  souci  des  procédés  littéraires 
masculins,  la  femme  crée  sans  effort  une  atmosphère  de 
légende  autour  de  ses  personnages.  Selma  Lagerlôf  est 
l'exemple  le  plus  typique  de  cette  aptitude  féminine.  Colette 
(dans  quelques-uns  de  ses  livres)  et  Marguerite  Audoux,  pro- 
fondément Françaises  et  donc  réalistes,  ont  donné  un  aspect 
légendaire  à  d'humbles  figures  d'aujourd'hui. 

On  a  cru  que  le  récent  apport  féminin  dans  la  littérature, 
c'était  l'individualisme  effréné,  le  paroxpme  sexuel  perma- 
nent et  une  ivresse  dyonisiaque  sans  répit.  Rien  n'est  plus 
faux  :  il  n'y  avait  là  qu'imitation  outrancière  d'ouvrages  mas- 
culins, et  notamment  de  d'Annunzio. 

Le  véritable  apport  féminin,  depuis  quinze  ans,  se  trouve 
chez  Colette  et  Marguerite  Audoux,  et  c'est  d'avoir  donné  au 
roman  naturaliste  dégénéré  la  ligne  et  le  mouvement  du 
roman  d'aventures. 

Que,  par  surcroit,  l'Atelier  de  Marie-Claire  soit  dans  sa 
modération  un  des  réquisitoires  les  plus  efficaces  et  les  plus 


788  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

émouvants  qui  existent  contre  la  société  et  le  régime  du  tra- 
vail actuels,  cela  démontre  qu'on  peut  traiter  les  sujets  sociaux 
sans  le  moindre  prêchi-précha,  et  aussi  que  le  tumulte  rocail- 
leux d'un  Zola  ou  d'un  Paul  Adam  n'est  pas  la  seule  forme 
qui  leur  convienne. 

BENJAMIN    CRÉMIEUX 


LES  BEAUX  SOIRS  DE  L'IRAN,  roman  contempo- 
rain en  Perse,  par  Emile  Zavie  (La  Renaissance  du 
livre). 

La  sauvegarde  du  droit  des  peuples  iraniens  à  disposer 
d'eux-mêmes  a  voulu  qu'un  écrivain  français  servît  là-bas 
comme  interprète. 

Lorsque  M.  Emile  Zavie  voyage,  c'est  à  la  façon  du  Prési- 
dent de  Brosses,  de  Casanova  ou  de  Stendhal.  Entendez  qu'il 
ne  s'embarrasse  pas  de  l'attirail  du  peintre  et  de  la  boîte  à 
couleurs  de  Chateaubriand.  Le  titre  même  de  son  roman  est 
une  duperie  ironique  faite  exprès  pour  décevoir  les  amateurs 
d'exotisme  impressionniste. 

Sous  le  ciel  d'Orient  le  plus  fertile  en  prestiges  c'est  le 
jeu  des  passions  qui  intéresse  l'auteur  de  ce  récit. 

Historiographe  et  critique  du  naturalisme,  M.  Emile  Zavie 
a  gardé  de  la  fréquentation  des  maîtres  de  l'école,  le  goût  de 
l'observation  physiologique  et  cette  espèce  de  connaissance 
sensorielle  des  mouvements  du  cœur  humain  ou  plutôt  de  ce 
qu'on  désigne  par  cet  euphémisme. 

Dans  un  jardin  de  Perse,  les  confidences  d'une  amante 
douloureuse  éveillent  dans  son  esprit  l'écho  d'une  phrase  de 
Mérimée  sur  le  bonheur  introuvable  chez  autrui  et  si  diflicile 
à  découvrir  chez  soi-même.  La  rencontre  est  significative  : 
le  style  de  M.  Emile  Zavie  est  de  la  même  famille,  nerveux, 
sobre,  un  peu  sec. 

Son  roman  est  de  ceux  qui  ne  se  racontent  pas,  tellement  la 


NOTES  789 

trame  en  est  simple  et  nue.  Qu'il  conte  ou  décrive,  l'auteur 
semble  toujours  craindre  de  trop  appuyer  sur  une  certitude. 
Pour  lui  l'homme  et  la  nature  ne  sont  que  des  mirages  et  sa 
passion  d'observer  n'a  d'égale  que  son  scepticisme.  Il  se 
garde  bien  de  jamais  conclure  et,  comme  ses  héros,  il  se  plaît 
aux  sentiments  et  aux  paroles  qui  se  tiennent  au  bord  du 
silence.  Discrétion  rare  et  difficile  à  pratiquer,  que  M.  Zavie 
ne  craint  pas  de  pousser  à  l'extrême. 

ROGER    A1.I..\RD 

* 
*    * 

MANDRAGORE,  histoire  d'un  être  mystérieux,  par 
/.  IV  Ewers,  traduit  de  l'allemand  par  Marc  Henry 
(Edition  française  illustrée). 

L'auteur  de  ce  livre  fréquentait  les  cercles  littéraires  de  la 
rive  gauche,  avant  la  guerre.  Il  passait  pour  l'un  des  meil- 
leurs jeunes  poètes  allemands.  On  ne  saurait  concevoir  une 
idée  favorable  de  son  génie  d'après  cette  Mandragore,  éditée, 
paraît-il;  en  toutes  langues  avant  d'être  traduite  dans  la 
nôtre.  Est-ce  que  le  français  serait  moins  apte  à  exprimer  ce 
mélange  de  satanisme  et  de  sentimentalité  :  Rops  tourné  au 
chromo  ?  Il  fiiudrait  alors  remercier  les  éditeurs  de  cette  tra- 
duction française,  qui  nous  donnent  l'occasion  de  faire  une 
constatation  aussi  agréable,  en  admettant  qu'elle  soit  exacte, 

ce  qui  serait  trop  beau.  roger  allard 

* 

BIBLIOTHÈQUE  SCANDINAVE,  collection  de  tra- 
ductions des  auteurs  Scandinaves,  dirigée  par  Lucien 
Maury  et  Paul  Desfenilles.  I.  LA  LOGIQUE  DE  LA 
POÉSIE,  par  Hans  Larsson.  —  IL  ELSE,  par  Kielland. 
—  III.  MADAME  MARIE  GRUBBE,  par  Jacohsen 
(E.  Leroux). 

Il  y  aurait  quelque  exagération  à  se  plaindre  que  les  litté- 


790  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

ratures  Scandinaves  soient  ignorées  en  France,  et  il  existe 
déjà  une  bibliothèque  appréciable  de  traductions.  Dans  cette 
bibliothèque  on  trouve  néanmoins  d'énormes  lacunes  qu'il 
importe  de  combler.  Rares  sont  les  écrivains  illustres  dont 
les  œuvres  à  peu  près  complètes  soient  passées  en  français. 
Ibsen  en  Norvège,  et  aussi,  à  peu  près,  Johan  Bojer  ;  en 
Suède,  la  seule  Selma  Lagerlôf.  Mais  Bjôrnson  (qui  s'en  est 
plaint  amèrement)  est  loin  d'avoir  bénéficié  chez  nous  de  la 
mémo  curiosité  qu'Ibsen,  et  de  l'œuvre  énorme  de  Strindberg 
nous  n'avons  guère  que  des  bribes.  Knut  Hamsun  reste  en 
grande  p^^rtie  à  traduire.  Kierkegaard  est  fréquemment  cité  ; 
on  le  lit  dans  des  traductions  allemandes,  il  n'en  a  rien  été 
donné  en  français. 

Un  travail  considérable  est  donc  encore  nécessaire  pour 
assurer  la  liaison  entre  la  France  et  les  riches  littératures  du 
Nord.  La  Bibliothèque  Scandinave,  dont  s'occupent  active- 
ment MM.  Maury  et  Desfeuilles,  sera  donc  de  grande  utilité. 
Elle  a  publié  jusqu'ici  trois  volumes  intéressants  à  divers 
titres,  mais  de  valeur  assez  inégale. 

La  Logique  de  la  Poésie,  du  professeur  Larsson,  parue  avec 
une  préface  de  M.  lioutroux  est  un  essai  de  critique  philoso- 
phique d'une  élégance  et  d'une  finesse  remarquables.  Elle  rap- 
pelle certains  de  ces  essais  où  les  professeurs  français  aimaient 
autrefois  à  résumer  leur  expérience  et  leur  goût,  tels  que  la 
Délicalcsse  dans  r Ali  de  Jules  Martha.  Cette  critique  un  peu 
abstraite  est  aujourd'hui  démodée  chez  nous.  Il  n'est  pas 
mauvais  qu'elle  nous  revienne  de  l'étranger,  et  que  le  pre- 
mier livre  de  la  Bihiiolbègiic  Sciiiuliiiai'c  nous  rappelle  quel- 
ques vieilles  qualités  françaises  dont  nous  devenons  un  peu 
oublieux.  Les  volumes  suivants  auront  d'ailleurs,  sans 
doute,  à  faire  connaître  encore  en  France  certains  aspects  de 
la  critique  suédoise,  et  on  nous  annonce  une  traduction  de 
Levertin  qui  fut  vraiment  un  critique  de  valeur. 

Elsc,   de   Kielland,    paraîtra,  je   crois,   un  peu   mince   au 


NOTES  791 

lecteur  français,  et  peut-être  la  littérature  norvégieane  eût- 
elle  fourni  pour  inaugurer  sa  part  de  la  Bibliothèque  une 
œuvre  plus  signiiîcative.  En  revanche  Madame  Marie  Gruhhe 
complèie  heureusement  en  français  l'œuvre  de  Jacobsen, 
dont  les  deux  grands  romans  se  trouvent  ainsi  traduits 
dans  notre  langue.  Cette  reconstitution  de  la  vie  Scandinave 
au  wm"  siècle  rappelle  dans  une  certaine  mesure  la  Roniola 
de  George  Eliot.  C'est  comme  Romohi  une  œuvre  très 
soignée,  pleine  d'archéologie,  groupée  autour  d'un  caractère 
de  femme  solidement  et  savamment  construit.  Mais,  au  con- 
traire de  Roniola,  Marie  Griihhe  est  une  œuvre  de  stvle 
minutieux  et  artiste,  qui  paraît  inspirée  parfois  de  Gautier  et 
de  Flaubert,  un  des  livres  les  mieux  écrits  de  la  littérature 
danoise,  et  la  traduction  a  au  moins  le  mérite  de  nous 
le  laisser  parfois  deviner. 

La  Bibliothèque  Scandinave  sera  continuée  par  trois  histoires 
de  la  littérature  suédoise,  danoise,  norvégienne,  par  une  tra- 
duction de  Kierkegaard,  et  une  autre  de  l'Edda.  Il  serait  ii 
souhaiter  qu'on  y  ajoutât  des  études  détaillées  sur  deux  écri- 
vains très  représentatifs  de  leurs  pays,  dont  l'œuvre  ne  pas- 
sera jamais  en  français  que  par  fragments,  Bjôrnson  etStrind- 
berg.  L'un  et  l'autre  fourniraient  d'excellents  sujets  de 
thèse,  et  l'existence  de  la  Bibliothèque  résoudrait  en  partie 
pour  leurs  auteurs  les  difficultés  pécuniaires  que  le  prix  du 
livre  dresse  maintenant  devant  le  doctorat.  Si  nous  voulons 
que  l'étranger  nous  connaisse  il  nous  faut  apprendre  à  le 
connaître  nous-mêmes.  Le  monument  d'ignorance  que  fut 
l'article  de  Jules  Lemaître  sur  les  Liitératurcs  du  Nord 
(Strindberg  y  est  pris  pour  un  Allemand)  nous  a  assez  ridi- 
culisés pour  nous  donner  le  désir  de  mettre  fin  à  l'état  d'es- 
prit d'où  il  est  né. 

ALFRED  THIBAUDET 


* 
*    * 


792  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

LETTRE  D'ALLEMAGNE. 

Avant  la  guerre,  lorsque  mes  amis  voulaient  bien 
s'adresser  à  moi  pour  savoir  où  en  était  le  mouvement 
intellectuel  en  Allemagne,  je  leur  citais  des  noms,  je 
leur  signalais  des  œuvres,  et  je  n'envisageais  l'Allemagne 
que  comme  une  donnée  spirituelle,  représentant  une  des 
formes  de  la  pensée  humaine.  Q.uant  à  l'actualité  laide 
et  bru3'ante,  dans  laquelle  se  mêlaient  la  brutalité  des 
appétits  et  le  clinquant  du  prestige,  je  pouvais  ne  pas  en 
parler.  La  littérature  et  la  philosophie,  en  effet,  cons- 
tituaient alors  un  monde  à  part.  La  pensée  était  un  refuge, 
une  sorte  de  retraite  spirituelle  fermée  aux  idées  du  jour, 
et  dans  laquelle  on  ne  voulait  voir  les  choses  que  suh 
xtcrnitatis  spccie,  ou  ce  qui  revenait  au  même,  sub  specie 
anima;.  Les  vrais  poètes,  les  vrais  philosophes  —  et  qu'avais- 
je  besoin  de  parler  des  autres  —  étaient  ceux  qui  ne  com- 
prenaient rien  à  la  politique  et  savaient  ignorer  ce  qui 
se  passe  au  dehors.  Les  circonstances  ont  changé.  L'éter- 
nité est  peu  de  chose  en  regard  des  exigences  impératives 
et  immédiates  du  présent  ;  l'âme  est  devenue  un  centre 
de  résonnance,  une  sorte  d'appareil  pour  enregistrer  les 
Impressions  d'un  monde  que  jadis  elle  ne  voulait  pas 
connaître. 

C'est  pourquoi  il  semble  difficile  maintenant  d'isoler 
la  littérature  et  la  philosophie  de  l'ensemble  des  mou- 
vements sociaux  et  politiques,  et  d'analyser  la  crise  intel- 
lectuelle, qui  sévit  en  ce  moment,  autrement  qu'en  la 
rapportant  à  des  conditions  d'un  ordre  plus  général.  Nous 
voudrions  toutefois  tenter  de  le  faire,  croyant  que  tout 
essai  d'envisager  la  littérature  comme  littérature,  la  philo- 
sophie comme  philosophie,  faciliterait  une  certaine  liberté 
d'appréciation.  Ajoutons,  d'autre  part,  que  les  conditions 
dans  lesquelles  la  pensée    allemande   évolue,    soit   qu'elles 


•KOTES  793 

soient  d'un  ordre  plus  général,  soit  qu'elles  se  rapportent 
plus  particulièrement  à  l'Allemagne  d'aujourd'hui,  sont 
assez  connues,  assez  ressenties,  dirais-je,  par  le  monde 
européen,  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  d'entrer  dans 
de  longs  détails  à  leur  sujet.  Sans  pouvoir  espérer  restituer 
à  la  littérature  et  à  la  philosophie  l'indépendance  dont  elles 
jouissaient  jadis,  je  me  bornerai  donc  à  retracer  ici  les 
répercussions  sentimentales  d'événements  que  je  laisserai 
dans  la  pénombre. 

L'Allemagne  intellectuelle  traverse   une  crise.  Il  semble 
bien  inutile  d'insister  sur  ce  que  tout  le  monde  sait,   sans 
l'avoir   appris,    tant  il    est  vrai  que  le  contraire  aurait  lieu 
de  surprendre.  C'est  pourquoi,  je  ne  m'étendrai  pas  long- 
temps pour  dire  qu'il    y   a   fermentation   dans    les   esprits, 
que  les  vieux   se    sentent   mal  à   l'aise  et  ne    savent  trop 
que  faire  dans  un  monde  qu'ils  ne  reconnaissent  plus  et  qui 
ne  veut  plus  les  connaître,  que  les  jeunes  sont  sans  pitié 
pour  les  vieux,    qu'il  y  a   chez   eux   désespérance  et  exal- 
tation, enthousiasme    et  satire,   qu'avant  d'avoir   une  con- 
viction,  ils  en  ont  le  geste,  et  que  parfois  à  force  de  répéter 
ce  geste,  il  se  forme  chez  eux  quelque  chose  qui  ressemble 
fort  à  une  conviction  ;   qu'après,  changeant  de  conviction, 
ils  vont  d'un  absolu  à  l'autre,  et  que  l'absolu  s'exprime  tou- 
jours  en  paroles  tranchantes   et    sonores,    qui    cependant 
cachent  mal  le  désarroi  intérieur.  Ce  sont  là  des  symptômes 
<l'un  ordre  fort  général,  et  j'aime  mieux  en   venir  tout  de 
suite    aux   caractères    particuliers   d'une   crise,    qui   parfois 
d'ailleurs,  déroute   l'observateur  par  des  changements  brus- 
ques et  inattendus.  Je  me  bornerai  pour  l'instant  à  en  relever 
deux  aspects,  l'un  qui  a  surtout  trait  aux  conditions  générales 
sous    lesquelles  l'homme   d'à   présent    conçoit  l'avenir   du 
^enre  humain,  l'autre  qui  concerne   son    être  intime   et  sa 
destinée  particulière. 


51' 


794  LA  NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Lorsque  je  rentrai  en  Allemagne,  et  que  je  revis  les 
intellectuels  que  je  connaissais  d'avant  la  guerre,  le  nom 
qui  revenait  sans  cesse  dans  leur  conversation  était  celui 
de  M.  Spengler.  Il  v  a  une  façon  de  vous  demander  si 
vous  avez  lu  un  livre,  qui  équivaut  à  vous  dire  que  dans 
le  cas  —  tout  à  fait  invraisemblable  d'ailleurs,  —  où  vous 
ne  l'auriez  pas  lu,  vous  ignorez  à  peu  près  tout.  C'est 
ainsi  que  je  fus  questionné  au  sujet  du  livre  de  M.  Spen- 
gler :  Der  Uiitergang  des  Ahendlaudes.  Je  lus  donc  le  livre 
avec  curiosité,  et  voici  ce  que  j'ai  cru  v  trouver  de  plus 
frappant. 

M.  Spengler  nous  dit  que  chaque  civilisation  a  son 
enfance,  sa  jeunesse,  son  âge  viril  et  sa  période  de  vieil- 
lesse. L'histoire  d'une  civilisation  est  une  biographie. 
Tout  comme  l'évolution  de  l'homme  celle  des  différentes 
civilisations  obéit  à  de  certaines  lois,  et  présente  à  certains 
moments  les  mêmes  phénomènes.  Ayant  connu  un  certain 
nombre  de  personnes  de  différents  âges,  il  vous  sera  facile  de 
préciser  l'âge  de  toute  personne  que  vous  rencontrerez  par 
la  suite.  Il  en  sera  de  même  pour  les  civilisations.  En  les 
comparant  entre  elles,  il  vous  sera  possible  de  préciser  le 
«  moment  historique  »,  l'étape  à  laquelle  elles  sont  arrivées. 
Appliquons  ceci  à  notre  civilisation  occidentale.  Notre 
époque,  vous  dira  M.  Spengler,  ressemble  étrangement 
à  ce  que  nous  savons  de  la  décadence  des  Egyptiens,  des 
Arabes,  des  Chinois  et  surtout  des  Romains.  Mais  pour- 
quoi les  civilisations  meurent-elles  ?  L'histoire  d'une  civili- 
sation n'étant  que  le  développement  successif  des  possibilités 
qu'elle  renferme,  ces  possibilités  une  fois  épuisées,  elle 
s'anéantit.  Et  si  nous  nous  obsers'ons  bien,  ne  sentons- 
nous  pas  en  nous  les  symptômes  de  la  vieillesse  ?  C'est  le 
cerveau  qui  règne  chez  nous,  et  non  plus  l'âme.  On  est 
devenu  conscient  en  tout,  et  on  fait  de  la  science  de 
tout  ;  on  constate   les   faits,   et    la  vie  elle-même   est   de- 


NOTES  79  5 

venue  un  fait.  Ceci  précisément  prouve  que  notre  vitalité 
est  fort  réduite,  que  les  vraies  sources  de  notre  producti- 
vité sont  taries,  et  que  nos  virtualités  intérieures  sont  à  la 
veille  de  s'épuiser.  C'est  l'agonie  de  l'âme  qui  a  commencé, 
le  grand  signe  avant-coureur  de  la  mort  lente  d'une  civili- 
sation. 

Mais    qu'allons-nous   faire   avant    de    mourir,   comment 
remplir  les  derniers   moments    qui   nous   restent  à  vivre  ? 
En  gens  raisonnables  et  sensés  que  nous  sommes  devenus, 
nous  saurons  nous  résigner  à  ne  plus  faire  que  les  choses 
qui    sont   de    notre  âge.    Nous  ne   ferons  plus  les   jeunes 
en  histoire,   ne  pouvant    ignorer  que    nous   sommes   prêts 
d'avoir   accompli   notre   destinée   et   que  ce   serait  en  vain 
que    nous    lutterions    contre    les    lois   du  développement 
historique.  Sachant  exactement  où  nous  en  sommes,  nous 
saurons   prendre   les  choses   comme  elles  sont,  et,  en  gens 
avisés,  suivre  un  régime  approprié   à    notre   état  de   vieil- 
lesse.  Il  y  a  des  choses  qui  nous  sont  défendues,   d'autres 
qui  nous  sont  permises.    Ne   faisons  par  exemple    plus   de 
poésie,  ce  serait  tout   à   fait   hors    de  saison   et   d'ailleurs 
ce   serait  de   la   fort  mauvaise   poésie,   ne  faisons  plus  de 
peinture,    ce   serait    un    art   décadent  ;    ne  nous   risquons 
plus   à   échafauder    des    systèmes    de    philosophie  ;    nous 
ne  ferions  que  répéter  ce  que  d'autres  ont  dit  avant  nous. 
Mais    que    pouvons-nous    donc   faire    qui   soit  en    rapport 
avec  notre   âge  ?   Nous   savons    bâtir  des  chemins  de   fer, 
et   faire   de   la    navigation.    Voilà  qui   est   fort  bien   pour 
des   gens    dont   la   vitalité   se  réduit  de   plus  en  plus  aux 
fonctions  cérébrales.    Une    autre   tâche   pourtant   nous   est 
réservée    et    qui   est   beaucoup    plus   importante.   Si   nous 
sommes    incapables  de    création  métaphysique,   du   moins 
pouvons-nous   établir  le  bilan  de  la  philosophie  antérieure. 
Sceptiques,  désabusés,  parce  que  sans  vie  et  sans  foi,  nous 
sommes  bien  placés  pour  faire  l'histoire  des  idées  que  d'autres, 


796  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

plus  forts  et  plus  croyants,  avaient  su  extraire  du  fond  de 
leur  âme,  et  pour  en  dégager  les  caractères  essentiels.  Puis, 
quand  notre  destinée  s'achèvera,  nous  saurons  mourir  en 
hommes  conscients  et  enregistrer  en  observateurs  curieux  et 
avisés  toutes  les  étapes  de  notre  dissolution  finale. 

Les  quelques  idées  que  nous  venons  d'esquisser  n'épui- 
sent certainement  pas  la  philosophie  de  M.  Spengler  ; 
mais  notre  résumé  suffira,  je  le  crois,  pour  expliquer 
l'impression  que  ces  théories  ont  produite  sur  ses  con- 
temporains, et  pour  diagnostiquer  les  symptômes  de  la 
crise  qui  les  prédisposait  à  recevoir  les  révélations  de  notre 
philosophe.  On  a  le  sentiment  de  vivre  dans  un  moment 
tragique  ;  M.  Spengler  interprète  ce  sentiment,  et  le  légi- 
time. Or,  on  aime  toujours  à  être  dans  le  vrai,  fût-ce 
pour  se  dire  en  droit  de  soufîVir.  D'autre  part,  M.  Spen- 
gler emploie  des  arguments  tirés  de  l'histoire  univer- 
selle, et  c'est  précisément  ce  qu'il  fallait  à  des  gens  qui 
pendant  cinq  ans  n'avaient  entendu  parler  que  de  guerre 
mondiale. 

Mais  pour  mieux  apprécier  la  crise  qui  sévit  en  ce  mo- 
ment et  qui,  comme  nous  allons  le  voir,  semble  ici  porter 
atteinte  au  sens  de  l'orientation  morale,  il  faut  qu'en  quel- 
ques mots  nous  en  indiquions  les  origines.  Avant  la  guerre, 
il  en  était  du  temps  comme  de  l'espace  ;  on  savait  où  on 
était,  et  cela  suffisait.  Inutile  de  vous  dire  à  combien 
de  lieues  vous  vous  trouviez  de  Pékin  ou  de  New-York  ; 
inutile  de  préciser  combien  de  siècles  vous  séparaient  du 
temps  de  Charlemagne  ou  de  celui  du  roi  David.  Etre 
allemand  ou  être  de  son  siècle  semblaient  choses  égale- 
ment naturelles.  Cela  ne  signifiait  en  somme  qu'être  placé 
dans  certains  cadres,  dans  lesquels  la  vie  évoluait,  en 
suivant  l'ordre  qui  lui  était  particulier. 

Survint  la  guerre,  qui  chez  beaucoup  bouleversa  les  con- 
ceptions du  temps  et  de  l'espace,  et  tout  le  monde  se  mit  à 


NOTES  797 

l'histoire  universelle.  Or,  si  jadis  les  jours  se  suivaient,  si 
leur  suite  même  vous  donnait  je  ne  sais  quel  sentiment  de 
sécurité,  les  choses  ont  bien  changé,  depuis  qu'étendant  la 
vue  au  loin,  on  se  mit  à  compter  les  siècles  et  à  ne 
plus  vivre  que  par  époques.  On  s'aperçut  alors  que  c'était 
un  tait  fort  digne  d'attention  que  d'être  né  en  19...,  et 
on  alla  demander  conseil  aux  historiens.  L'ordre  des  temps 
est  devenu  pour  les  Allemands  un  problème,  et  à  force 
d'y  penser,  ils  ont  perdu  tout  repos  et  toute  stabilité. 
C'est  ainsi  que  mal  réveillés  encore  d'un  long  cauchemar, 
ils  me  font  l'impression  parfois  de  naufragés,  qui  au  mi- 
lieu des  flots,  cherchent  par  des  calculs  savants,  et  en 
observant  la  marche  des  étoiles,  à  déterminer  sur  quel 
point  de  la  surface  du  globe  le  sort  les  a  jetés. 

Il  y  a  quelque  chose  que  l'on  semble  avoir  perdu  aujour- 
d'hui, et  c'est  l'abandon  à  la  vie,  et  la  confiance  dans  le  mo- 
ment présent.  Jacob  Burckhardt,  le  grand  historien  de  la 
Renaissance  italienne,  préconisait  cette  volonté  aveugle, 
ces  aspirations  irréfléchies,  qui,  dégageant  chez  les  dif- 
férentes générations  les  forces  latentes,  préparent  l'ave- 
nir. L'homme  d'aujourd'hui,  par  contre,  semble  ne  savoir 
agir  qu'après  s'être  retracé  le  plan  de  l'histoire.  11  paraît 
vouloir  se  constituer  sa  propre  providence,  et  par  un 
singulier  renversement  des  choses,  l'historien  se  place 
pour  ainsi  dire  à  l'origine  de  l'histoire  qu'il  recommence. 

Mais  les  Allemands  ne  sont  pas  seulement  devenus  des 
historiens,  ils  sont  passés  à  l'état  de  personnages  histo- 
riques. Simmel,  pour  montrer  à  ses  étudiants  de  quelle 
façon,  dans  l'esprit  des  historiens,  se  forme  ce  que  nous 
sommes  convenus  d'appeler  l'histoire,  leur  faisait  remar- 
quer, que,  de  deux  personnages  ayant  vécu  à  la  même 
époque,  l'un,  César,  entrait  de  plein  droit  dans  l'histoire 
universelle,  tandis  que  l'autre,  son  valet  de  chambre,  res- 
tait modestement  à  la  porte.    Depuis,   les  choses  ont  bien 


798  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

changé.  Tout  \c  monde,  sans  ctre  César  est  devenu  histo- 
rique. C'est  un  des  effets  de  la  grande  guerre.  On  était 
d'ailleurs  fort  content,  au  commencement,  du  rôle  qu'on 
allait  jouer,  et,  de  maints  documents  que  j'ai  sous  la 
main,  s'exhale  à  la  fois  une  reconnaissance  émue  envers 
la  Providence  qui  allait  permettre  d'entrer  dans  le  domaine 
de  l'histoire,  de  l'histoire  universelle  bien  entendu,  ainsi 
qu'un  mépris  hautain  pour  ceux  qui,  avant  la  guerre, 
végétaient  sans  histoire  et  partant,  sans  grandeur.  Ceci 
explique  aussi  pourquoi  on  commença  à  s'intéresser  beau- 
coup à  l'histoire,  qui  était  devenue  la  chose  de  tout  k 
monde,  en  même  temps  qu'ime  affaire  personnelle. 

Quand  on  eut  vécu  cette  tragique  expérience  que  l'his- 
toire souvent  se  fait  aux  dépens  de  ceux  qui  croyaient 
la  faire,  le  prestige  dont  jouissaient  les  historiens  ne  cessa 
pas  cependant  de  croître.  Comme  jadis  les  ouailles,  dans 
kurs  angoisses,  s'adressaient  à  leur  curé  pour  savoir  le 
pourquoi  et  le  comment  d'un  monde  qu'ils  habitaient  sans 
k  comprendre,  les  hommes  de  la  génération  présente  sem- 
blent mettre  toute  leur  confiance  en  des  constructeurs  d'his- 
toire, qui  se  fout  forts  d'interpréter  k  sort  particulier  de 
chacun,  par  les  données  de  l'histoire  universelle.  La  foi 
sembJe  s'être  retirée  dans  l'histoire,  une  histoire  sans  Dieu 
et  sans  providence,  mais  dont  les  vues  répondent  à  des 
besoins  que  des  interprétations  tirées  de  la  ^^e  individuelle 
ne  sauraient  satisfaire,  depuis  que  l'homme,  pendant  une 
longue  suite  d'années,  a  senti  son  impuissance  et  perdu  con- 
fiance en  ses  propres  forces. 

Mais  n'est-il  pas  après  tout  bien  naturel  qu'il  y  ait  des 
gens  en  Allemagne,  qui  se  sentant  à  un  tournant  de  leur 
histoire  et  de  l'histoire  mondiale  aient  dirigé  leurs  regards 
vers  le  passé,  pour  comprendre  le  présent  et  deviner  l'avenir. 
Où  va-t-elk,  notre  civilisation  moderne  ?  Est-ce  à  l'abîme 
plein  d'horreur,  est-ce  à  des    liautcurs    inconnues   jusqu'ici 


NOTES  799 

à  riiumanité  ?  se  demande  M.  Natorp  (Deutscher  JVeltbemf). 
De  mcnie  M.  Pannwitz  (Die  Krisis  der  europàischen  Kvîtiir) 
s'interroge  pour  savoir  si  c'est  la  grandeur  qui  nous  attend, 
ou  le  précipice.  Devant  des  questions  aussi  angoissantes 
ne  serait-il  pas  permis  de  convoquer,  en  conseil  de  famille, 
pour  ainsi  dire,  l'humanité  tout  entière,  les  vivants  et  les 
morts  ? 

Toutefois  je  ne  peux  m'empècher  de  faire  mes  réserves. 
Je  trouve  qu'on  abuse  des  morts.  Ce  sont  de  continuels 
défilés  d'Egyptiens,  d'Assyriens,  de  Grecs  et  de  Romains 
que  l'on  manœuvre  à  sa  guise,  et,  oubliant  trop  que  ces 
peuples  ont  rempli  leurs  destinées,  on  voudrait  qu'ils  s'inté- 
ressassent à  la  nôtre,  et  participassent  en  quelque  manière 
aux  misères  du  jour. 

Je  reproche  aux  vivants  de  manquer  de  discrétion,  de 
même  que  je  trouve  que  le  savant  historien  abuse  parfois 
du  moment  tragique,  lorsque  m'entraînant  au  bord  du  pré- 
cipice, il  m'y  arrête  pour  que  j'écoute  son  système  ;  et  je  lui 
en  veux  de  prolonger  mon  agonie. 

Mais  nV  a-t-il  pas  une  certaine  grandeur  à  vouloir  quitter 
les  bornes  étroites  de  notre  existence  particulière,  pour 
embrasser  du  regard  le  développement  universel  ? 

Grandeur  d'emprunt,  serais-je  tenté  de  dire,  grandeur 
toujours  factice,  dès  qu'en  étendant  la  vue,  elle  resserre 
l'âme  et  laisse  l'homme  petit  et  faible. 

Je  n'entends  parler  que  siècles  et  époques  ;  tout  est 
devenu  mondial  et  universel.  Ajoutez  à  cela  que  l'on  ne 
procède  que  par  catastrophes  qui  engloutissent  le  monde, 
et  en  font  naître  d'autres.  Tout  est  à  la  synthèse  et  aux 
visions  apocalyptiques,  et  je  suis  écrasé  par  les  preuves  que 
l'on  me  donne  de  ma  petitesse  dans  le  monde. 

Mais  me  sera-t-il  prouvé  aussi  qu'en  apprenant  à  mépriser 
l'individu,  la  nouvelle  génération  ait  acquis  de  ce  fait,  une 
grandeur   réelle  ?   Ou    n'est-ce  pas  plutôt  qu'obsédée  des 


800  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

visions  d'un  passe  récent,  elle  ne  serait  pas  encore  revenue 
à  la  vie  ? 

C'est  la  guerre  qui  continue  dans  les  âmes  et  les  esprits. 
Au  fond  des  conceptions  historiques  de  leurs  savants,  il  y  a 
je  ne  sais  quel  besoin  de  manœuvrer  les  peuples,  de  ne 
compter  les  individus  que  par  unités  ;  il  y  a  en  quelque  sorte 
la  brutalité  du  chiffre.  Les  esprits  en  sont  encore  à  penser  en 
masses  et  par  masses.  Ayant  perdu  le  sens  de  ce  qui  est 
individuel  et  particulier,  leur  vue  aisément  embrassera  les 
temps  et  les  peuples.  Mais  c'est  aussi  pourquoi  il  est  à 
craindre  que  se  figurant  voir  les  choses  en  grand,  il  leur 
arrive  de  ne  les  plus  voir  qu'en  gros. 

«  Le  bon  sens  consiste  beaucoup  à  connaître  les  nuances 
des  choses  »,  nous  dit  Montesquieu.  Or,  ce  bon  sens  se  perd 
facilement,  quand  on  s'habitue  à  ne  voir  tout  que  de  loin, 
et  en  raccourci.  C'est  pourquoi  je  dirais  volontiers  à  ces 
constructeurs  de  synthèses  historiques,  dont  l'esprit  semble 
être  encore  mal  démobilisé,  de  réduire  leurs  mesures  au 
niveau  de  la  vie  pacifique,  qui  rend  l'individu  à  lui-même. 
Perchés  sur  une  montagne,  ils  ont  trouvé  un  bon  observatoire 
pour  voir  évoluer  des  niasses.  Mais  il  y  a  des  choses  qu'on  ne 
voit  bien  qu'en,  descendant  dans  la  plaine,  et  je  ne  sais 
s'il  ne  faudrait  leur  souhaiter  de  rentrer  peu  à  peu  dans  leurs 
villages,  et  d'y  retrouver  bientôt  le  sens  des  choses  particu- 
lières, et  la  vie  aux  aspects  multiples. 

Mais  une  fois  rentrés,  retrouveront-ils  les  visions  de  jadis  ? 
et,  avant  tout,  se  retrouveront-ils  eux-mêmes  ? 


Gœthe  ne  croyait  pas  qu'une  guerre,  fùt-elle  mondiale, 
pût  exercer  une  infîuence  bienfaisante  sur  les  esprits.  Selon 
lui,  le  renouveau  qu'elle  produit  en  pensée  et  en  poésie,  par 
le  fait  d'intensifier  et  d'étendre  les  visions,  garde  toujours 
quelque  chose  d'artificiel,  qui  fausse  l'intuition  artistique  et 


NOTES  80 1 

en  tarit  les  sources.  «  Les  événements  d'aujourd'hui,  dit-il 
en  parlant  à  Eckermann,  ont  stimulé  le  vouloir  plutôt  que 
l'esprit,  l'esprit  politique  plutôt  que  l'esprit  artistique,  et  par 
contre,  toute  naïveté  s'est  perdue  et  tout  rapport  direct  avec 
le  monde  sensible.  »  Gœthe,  s'il  avait  vécu  de  notre  temps, 
n'aurait,  je  le  suppose,  trouvé  aucune  raison  de  modifier  son 
jugement.  C'est  le  :  je  veux,  qui  en  ce  moment  est  au  com- 
mencement de  toute  production  artistique  et  une  conviction 
bien  arrêtée  précède  et  dirige  l'inspiration.  Avant  de  se 
mettre  à  l'œuvre,  l'artiste,  ce  me  semble,  se  met  en  posture, 
bien  décidé  à  ne  s'abandonner  qu'à  ce  qu'il  croit  légitime. 
Il  attend  de  pied  ferme  ombres  et  visions,  il  donnera  accès 
aux  unes,  il  chassera  les  autres,  puis,  convaincu  d'avoir 
édifié  un  monde  selon  les  règles,  il  jouira,  dans  ses  extases 
mêmes,  du  sentiment  d'avoir  raison,  et  de  s'être  acquitté  de 
ses  devoirs  d'homme  moderne. 

Car  tout  est  là  en  ce  moment  :  avoir  raison  ou  avoir  tort, 
suivre  son  temps  ou  ne  pas  le  suivre.  A-t-on  raison  de 
peindre  comme  cela,  a-t-on  tort  ?  En  cultivant  telle  forme 
d'expression  poétique  est-on  de  son  temps,  ne  l'est-on  pas  ? 
L'œuvre  d'art  présente  une  intention  plutôt  qu'une  réalité, 
une  exhortation  à  quelque  chose  plutôt  que  la  vision  de 
quelque  chose.  Au  fond  ces  poètes  et  artistes  sont  des  mora- 
listes. En  m'en  retournant  de  chez  eux,  je  fais  mon  examen 
de  conscience  :  j'ai  trop  badiné  jusqu'ici,  et  j'ai  trop  aimé 
le  xviiie  siècle  ;  j'ai  bien  d'autres  fautes  à  me  reprocher, 
comme  par  exemple  de  n'avoir  pas  changé  de  grammaire 
et  de  syntaxe.  Il  faudra  que  je  me  convertisse  ;  autrement 
je  ne  serai  jamais  qu'un  mauvais  contemporain,  un  entant 
égaré  qui  n'est  pas  de  son  siècle. 

Poètes  et  artistes,  en  elfet,  se  bornent  rarement  à  dire  :  je 
veux.  C'est  :  nous  voulons,  qu'il  faut  entendre  :  volonté 
collective  et  partant  impérative,  qui  s'impose  au  nom  d'une 
époque  dont  il  faut  être,  par  droit  et  devoir  de  naissance. 


802  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Mais  avant  d'analyser  plus  à  fond  les  caractères  intrin- 
sèques de  la  volonté  de  ces  maîtres,  qui  commandent  au  nom 
de  l'histoire,  autorité  suprême  de  nos  jours,  disons  quelques 
mots  pour  préciser  ce  qu'ils  veulent,  et  nous  disent  vouloir. 

La  crise  artistique  et  littéraire  d'aujourd'hui  ressemble  à 
toutes  les  crises  de  ce  genre.  Périodiquement  l'art  se  révolte 
contre  l'art,  la  littérature  contre  la  littérature.  L'art  alors 
s'accuse  de  mensonge,  et  la  littérature  se  méprise  parce  que 
littérature.  L'artiste  et  le  poète,  dans  ces  moments,  semblent 
reprocher  à  leur  art  de  n'être  que  de  l'art,  et  aux  images  de 
n'être  que  des  ombres.  C'est  une  tension  entre  l'art  et  la 
vie,  tension  tout  intérieure,  bien  entendu,  car  il  ne  s'agit 
toujours  que  de  différences  entre  ce  que  l'artiste  éprouve, 
et  les  moyens  dont  l'art  dispose  pour  le  rendre.  On  cher- 
chera donc  à  éliminer  tout  ce  qui  s'interpose  entre  i'urtis.te 
et  l'œuvre  de  ses  visions.  C'est  Fart  direct  que  l'on  veut, 
l'art  qui  ferait  retour  à  l'àme,  dont  il  s'est  éloigné,  en  sui- 
vant les  voies  détournées  que  les  conventions  et  les  bien- 
séances lui  ont  tracées  ou  bien,  —  et  c'est  la  théorie  du 
jour  —  en  se  laissant  guider  par  les  vues  d'une  réalité  qui 
n'est  pas  la  sienne,  la  réalité  des  choses  extérieures.  On 
cherchera  donc  à  raccourcir  la  voie  qui  sépare  les  visions 
de  1  amc  et  les  images  de  l'art,  et  l'on  goûtera  d'une  liberté 
nouvelle,  du  moment  où  l'on  pourra  sans  réserve  et  sans 
s'imposer  de  contrainte,  s'abandonner  aux  inspirations.  L'art 
semblera  plus  vrai,  parce  qu'exprimant  sans  ambages  et  sans 
détours  ce  qui  se  passe  dans  l'âme  de  l'artiste,  il  sera  censé 
être  plus  près  de  la  vie. 

Je  me  bornerai  ici  à  ces  quelques  indications  sur  les  carac- 
tères de  l'art  moderne,  qui,  à  tout  prendre,  ne  sont  ni  parti- 
culiers à  notre  époque,  ni  à  l'Allemagne,  pour  en  venir  à  ce 
qui  plus  particulièrement  fait  le  fond  de  visions  et  d'émo- 
tions, que  littérature  et  art  cherchent  à  exprimer  en  ce 
moment. 


NOTES  803 

La  crise  de  l'art  se  complique  ici  d'une  crise  de  sentiment, 
laquelle  n'est  pas  du  domaine  de  l'imagination.  Cette  ânx; 
qui  recherche  l'expression  immédiate  de  ce  qu'elle  vit  et  de 
ce  qu'elle  sent,  c'est  une  âme  en  peine  et  qui  veut  dire 
ses  souffrances.  Mais  ce  n'est  pas  par  gestes  pathétiques 
qu'elle  essaiera  de  les  rendre.  Le  tragique  s'exprime  parfois 
mieux  par  grimaces  et  contorsions  que  par  mots  profonds 
et  rythmes  sonores.  C'est  ce  que  n'ignorent  pas  nos  artistes 
et  poètes,  qui  ont  d'ailleurs  subi  l'influence  de  l'art  japonais. 
Ils  rechercheront  donc  le  grotesque  de  préférence  au  pathé- 
tique, pour  exprimer  la  désespérance  et  le  morne  abatte- 
ment. Je  ne  ferai  aucune  difficulté  pour  reconnaître  que  je 
préfère  leur  façon  de  se  communiquer,  aux  manières  des 
pédants  savants  qui  diluent  la  tragédie,  et  aux  paroles  onc- 
tueuses de  ceux  qui  la  mettent  en  formules  édifiantes. 
Mais  je  dirai  aussi  que  la  génération  est  mal  préparée  à  la 
trao[édie. 

Avant  la  guerre,  vie  et  littérature  tendaient  de  plus  en 
plus  à  éliminer  de  la  conscience  les  éléments  tragiques. 
L'état  réglé  des  choses  produisait  une  certaine  sécurité,  qui, 
de  l'extérieur,  (rainait  l'intérieur.  Nous  n'avons  connu  alors 
qu'un  grand  poète  tragique,  et  ce  fut  le  suédois  Strindberg. 
Il  fut  peu  compris  avant  la  guerre,  mais  la  génération  pré- 
sente retrouve  dans  ses  œuvres  les  visions  d'un  enfer,  dont 
les  expériences  récentes  ont  révéla  l'existence.  Sera-ce  donc 
Strindberg  qui  donnera  aux  poètes  et  aux  artistes  le  sens  du 
tragique  ?  Sera-ce  lui  le  prophète  de  cette  génération  ? 
J'hésite  à  le  croire,  du  moins  je  ne  crois  pas  qu'il  puisse 
jouer  ce  rôle  en  ce  moment.  Chez  Strindberg  c'est  la  tragédie 
de  l'individu  qui  a  souffert  en  son  âme  et  en  sa  chair,  et  qui 
de  ses  souff"rances  a  su  composer  une  tragédie  humaine.  La 
tragédie  par  contre  qui  se  joue  en  ce  moment  ici,  est  encore 
trop  chargée  de  faits  et  de  dates,  elle  est  encore  trop  liisto- 
rique,   en  un  certain  sens,  pour  pouvoir  être  humaine,  et 


804  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

puis,  étant  venue  du  dehors  plutôt  que  du  dedans,  le  moi 
tragique  lui  fait  défaut. 

En  effet,  si  les  événements,  certes,  sont  tragiques,  les 
personnages,  à  généralement  parler,  ne  le  sont  guère. 
Aussi  a-t-on  souvent  l'impression  d'une  tragédie  jouée  par 
des  acteurs  fort  médiocres.  Je  vous  ai  déjà  parlé  du  pédant 
tragique  qui  manque  son  effet  par  de  trop  longs  discours. 
Il  y  a  aussi  ceux  qui  trop  aisément  confondent  leurs  misères 
personnelles  avec  le  drame  universel,  et,  de  ce  fait,  rédui- 
sent la  grande  tragédie  aux  proportions  d'une  comédie  lar- 
moyante et  bourgeoise.  Il  y  a  enfin  la  grande  masse  anonyme 
composée  de  ceux  qui  n'ont  qu'un  rôle  effacé  à  jouer  ;  et 
ce  sont  peut-être  eux,  les  figurants  de  la  grande  tragédie, 
qui  par  mines  et  gestes  expriment  le  mieux  ce  que  les  autres, 
en  vain,  cherchent  à  mettre  en  paroles.  Mais  il  semble  dif- 
ficile de  ne  composer  une  tragédie  que  de  figurants,  et  on 
est,  qu'on  le  veuille  ou  non,  à  la  recherche  de  l'individu. 

Or,  c'est  précisément  ici  que  nous  touchons  au  grand 
problème,  qui  semble  se  poser  pour  la  vie  intellectuelle  en 
Allemagne.  L'intellectuel  allemand, —  je  parle  de  la  jeunesse 
—  a  été  brusquement  tiré  du  refuge  qu'il  s'était  créé  en 
lui-même,  et  lorsqu'il  a  voulu  y  revenir,  il  a  trouvé  la  porte 
close.  Resté  au  dehors  il  s'est  mis  en  quête  de  ceux  qui, 
comme  lui,  erraient  sur  les  grand'routes,  et  vous  ne 
voyez  plus  que  bandes  et  groupes  où  vous  étiez  accoutumé 
à  trouver  des  individus. 

Toutefois  ne  croyez  pas  que  l'individu  ait  volontairement 
abdiqué  sa  personnalité.  Il  cherche,  au  contraire,  dans  le 
groupe,  ce  qu'il  ne  peut  trouver  en  lui-même,  et  se  mettant 
d'accord  avec  les  autres,  il  se  croit  original.  Mais  si  par  ses 
cris  et  gestes  il  nous  démontre  qu'il  n'est  pas  comme  les 
autres,  il  ne  saurait  nous  convaincre  qu'il  sait  être  lui-même  ; 
à  travers  les  cris  dissonants  et  les  gestes  incohérents  par 
lesquels   il  cherche  à  prouver  son  originalité  aux  autres  et  à 


NOTES  805 

lui-même,  on  sent  la  détresse  de  l'homme  qui  a  perdu  son 
moi. 

La  grande  victime  de  la  guerre  ici,  c'est  l'individu.  Je 
m'imagine  parfois  que,  revenus  de  la  guerre,  beaucoup 
d'entre  eux  essayèrent  d'abord  de  vivre  de  la  vie  personnelle 
de  jadis.  Ils  allaient  enfin  retrouver  leur  moi,  et  les  senti- 
ments nuancés  qu'ils  avaient  connus  autrefois. 

Mais  rentrés  chez  eux,  ils  se  sentirent  étrangement  dépaysés. 
Ayant  perdu  l'habitude  du  silence,  du  colloque  intime  et 
d'une  vie  fondée  sur  la  durée  individuelle,  ils  ne  savaient 
plus  écouter  leur  âme  qui  semblait  être  devenue  muette. 

Faut-il  voir  en  cet  homme  qui  a  perdu  son  moi,  le  proto- 
type de  la  génération  présente  ?  Ou  n  est-ce  là  qu'une  apos- 
tasie passagère,  et  l'âme  reviendra-t-elle  un  jour  de  son  exil 
pour  se  retrouver  plus  riche  et  plus  humaine  qu'avant  ? 
Tout  le  problème  sur  lequel  repose  l'avenir  de  la  vie  de 
l'esprit  en  Allemagne  est  là.  Nous  n'avons  voulu  aujour- 
d'hui que  signaler  la  crise  par  laquelle  passe  l'Allemagne 
intellectuelle,  et  nous  nous  réservons  d'en  noter,  au  fur  et 
à  mesure  de  leur  développement,  les  diverses  phases. 

BERN.\RD    GRŒTHUYSEN 


LES    REVUES 

LE  GÉNIE  MÊME  NE  SUFFIT  PAS 

Jules  Romains  remarque,  dans  la  Rekaissakce  (14  août), 
que  le  mépris  systématique  où  le  xix*  siècle  a  tenu  les  doc- 
trines est  en  grande  partie  responsable  du  désordre  actuel. 
Il  a  certes  raison.  L'on  voudrait  seulement  qu'il  eût  raison 
avec  plus  de  peine.  La  question  vaut  d'être  traitée,  et  par 
Jules  Romains.  Elle  est  du  moins  abordée  ici,  et  délimitée 
avec  bon  sens  : 


So6  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Mépris  des  théories,  ou,  ce  q.ui  revient  au  même,  tlaéories  ten- 
dant à  établir  qu'il  n'en  faut  point,  théories  anti-théoriques.  Q.ue 
poiivait-il  sortir  de  là  ? 

D'abord,  chez  les  directeurs  du  goût  public,  chez  les  critiques, 
une  sorte  d'éclectisme,  plus  ou  moins  altéré  par  les  antipathies  per- 
sonnelles, par  les  caprices  de  l'humeur.  En  principe,  tout  est  légi- 
time, toutes  les  tendances  se  valent...  Une  telle  anarchie  garde,  chez 
le  critique,  de  l'élégance.  Avec  du  talent,  elle  peut  être  fort 
agréable.  Mais  elle  a  son  reflet  dans  l'esprit  public,  et  plus  on  s'en- 
fonce dans  la  profondeur  du  public,  plus  le  reflet  y  devient 
difforme. 

A  quelque  distance  de«  foyers  de  culture,  le  spectacle  du  désor- 
dre mental  prend  un  caractère  inquiétant  et  pour  ainsi  dire  vertigi- 
neux. Je  ne  sais  s'il  vous  est  arrivé  de  lire  avec  assez  de  recueil- 
lement ces  correspondances  entre  abonnées  que  les  journaux  de 
modes  ont  imaginé  d'accueillir,  et  qui  permettent  à  des  milliers  de 
femmes  d'échanger  leurs  avis  sur  toute  espèce  de  sujets.  J'y  ai, 
quant  à  moi,  consacré  de  longues  heures.  J'en  suis  sorti,  chaque 
fois,  plein  de  tristesse  et  tenant  le  cas  de  notre  époque  pour  déses- 
péré. Quels  abîmes  d'éclectisme  !  Et  comme  on  préférerait  des  cer- 
velles bornées  et  ignorantes  à  ces  cervelles  mal  instruites  qui  ne 
savent  plus  ni  choisir  ni  rejeter.  Pascal,  Lamartine  et  l'auteur  de 
Phi-Phi  sont  célébrés  du  même  ton,  associés  dans  une  même  liste 
d'élus,  conseillés  pour  l'apaisement  des  mêmes  besoins  de  l'âme  ; 
et  cela  sans  malice,  sans  soupçon  d'ironie,  avec  une  tranquille 
inconvenance. 

«  * 

LA  MÉCHANTE,  ÉLOGE  DE  LA  POLYGAMIE, 
COMME  LE  VENT. 

Ce  sont  des  essais  récents  —  portraits,  réflexions  ou  fan- 
taisise  —  d'Eiigène  Marsan.  L'un  a  paru  dans  les  Ecrits 
NOUVEAUX  (Juillet),  l'autre  dans  le  Divan  (Janvier-Février), 
le  troisième  dans  Pour  le  Plaisir  (15  Juillet).  Ils  ont  tous 
trois  le  même  charme  :  tendresse  et  sensualité  mêlées  ou 
bien  distinctes,  cependant  en  tous  cas  sévèrement  mesurées. 


LES    REVUES  SgJ 

Vous  laissez  le  beau  linge  blanc  aux  belles  femmes  :  vous  ne 
mettez  sur  vous  que  des  toiles  d'araignée,  bleues,  vertes,  roses, 
et  si  bizarrement  coupées  que  votre  pantalon  ne  ressemble  à  rien. 

L'on  vous  décou\Tirait  trop  au  travers  s'il  n'v  en  avait  tant  que 
vous  superposez  exprès,  sachant  que  votre  forme  a  moins  de  pou- 
voir, imparfaite,  que  leur  légèreté  et  leur  chaleur. 

Vous  ne  laissez  pas  voir  beaucoup  plus  que  vos  bras  et  votre 
épaule,  mais  l'on  ne  sait  plus  jusqu'où  monte  la  soie  de  vos  deux- 
bas. 

Si  vous  versez  une  mortelle  douceur  dans  toutes  les  veines,  une 
à  une,  votre  tête  n'est  pourtant  rien.  Qu'une  ombre.  La  gouache 
d'un  éventail. 

J'étais,  il  3'  a  cinq  ou  six  ans,  dans  une  grande  ville  de  Lombardie, 
à  la  fin  de  l'été.  Je  m'étais  pris  d'amitié  pour  l'une  de  ces  esclaves 
bénévoles  que  je  voyais  dans  la  plus  belle  salle  du  monde  au  plafond 
voûté  et  très  bien  peint.  J'aimais  à  m'y  trouver  à  la  fin  de  l'après- 
midi.  Les.  hautes  persiennes  vertes  à  jalousies  mettaient  aux  murs 
couleur  de  pourpre  une  grille  d'or.  Le  mobilier  était  d'ébèue  et  de 
damas  rouge  ;  ce  Louis  XV  du  Second  Empire  entremêlé  de  poufs 
avait  vu  des  ambassadeurs  et  des  princes...  Mon  amie  s'appelait 
donc  Florence.  Elle  ressemblait  à  votre  Polaire  et  même  elle  en 
tirait  vanité,  lorsqu'elle  cédait  à  un  idéal  cosmopolite.  Mais  elle 
avait  une  beauté  plus  étoffée.  Je  n'étais  pas  sans  avoir  remarqué 
chez  elle  quelque  chose  que  je  n'avais  pas  la  fatuité  de  préciser.  Il 
arriva  qu'un  jour  elle  ne  demeura  plus  maîtresse  de  cacher  son 
trouble  :  et  cette  fois  je  voulus  savoir.  Première  réponse  :  un  haus- 
sement d'épaules.  J'insistai,  ce  que  je  regrette  à  présent  puisque  je 
blessais  certainenaent  ce  cœur  où,  malgré  tout,  la  pudeur  s'était 
réservé  un  dernier  refuge,  le  silence.  L'on  me  répondit  à  la  fin,  en 
levant  toujours  les  belles  épaules  :   «  Pw  Iroppo  !  »  C'est-à-dire  : 

«  Il  n'est  que  trop  vrai  !  » 

* 

Lorsque  l'homme  remet  son  manteau,  celle  qu'il  a  choisie  et 
qu'il  va  quitter,  dit  son  nom...  Quoi  donc  ?  A-t-elle  espoir  que  cet 
éphémère  lui  revienne  ?  Veut-elle  manifester  qu'elle  existe  aussi,  et 
ne  pas  demeurer  dans  votre  mémoire   une  figure  anonyme  ?  Il  se 


8o8  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

peut  que  son  partenaire  ne  la  regarde  déjà  plus  et  même  qu'il  la 
haïsse,  ce  que  je  tiens  pour  une  vilenie.  Si  vous  revenez  jamais, 
elle  sait  que  le  caprice  vous  mène.  Ou  bien  elle  sera  partie...  Hlle 
dit  pourtant  ce  nom,  qu'on  ne  lui  demande  pas  toujours  :  par  habi- 
tude et  civilité... 

Le  dessin  que  j'ai  vu  sur  un  mur  représentait  un  Adam  et  une 
Eve,  debout. 

Les  sentiments  d'Eve  auraient  demandé  un  art  impossible,  le 
génie  du  Guide,  qui  avait  au  dire  de  Stendhal  cent  manières  de 
faire  regarder  le  ciel  par  deux  beaux  yeux.  L'on  s'en  était  tiré  par 
un  trait  de  génie.  L'on  avait  mis  à  la  jeune  fille  une  queue  diablo- 
tine  et  qui  semblait  bouger. 


MEMENTO 

Edmond  Pilon  raconte,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes 
(i"  Juillet)  : 

Descôteaux  est  cet  original  dont  La  Bruyère  s'est  servi  pour  peindre  son 
amateur  de  tulipes.  Vous  savez,  le  fameux  pass.ige  :  Lefieiiriste  a  un  jardin 
dans  le  faubourg  ;  il  y  court  au  lever  du  soleil,  et  il  en  revient  à  son  coucher  ; 
vous  le  voye:^  planté  et  qui  a  pris  racine  au  milieu  de  ses  tulipes.  Eh  bien  !  cet 
homme  singulier,  debout  au  milieu  d'un  parterre  diapré  de  belles 
fleurs,  qui  sourit  et  fait  l'entendu,  c'est  Descôteaux  le  joueur  de  flûte,  le 
•même  qui,  —  dans  la  société  de  Chapelle,  —  fréquenta  che2  les  quatre 
amis. 

Nous  voici  donc  en  compagnie  des  quatre  amis  : 

La  Bruyère,  enveloppé  de  son  manteau,  afl^ectant  cet  air  grave  et 
méditatif,    pesant  et    «    un    peu    soldat    »  qu'on  lui    a  reproché,  écoute  le 

flûtiste.... 

« 

A  cinq  ou  six  pas  en  arrière,  venaient  Gâches  et  La  Fontaine.  Gâches 
était  cet  ami  que  La  1-ontaine,  bien  trop  timide  et  nonchalant  pour  se 
souvenir  de  ses  propres  vers,  conduisait  avec  lui  à  dessein  de  lui  faire 
réciter  des  fables  à  sa  place. 

L'on  cause  : 
Une  saillie  de  Boileau  fit,  à  ce  moment,  bien  rire   ces   Messieurs  ;  c'est 


MEMENTO  809 

quand  il  rapporta  qu  ayant  cté  une  fois  à  la  campagne  chez  Barbin,  le 
fameux  libraire,  celui-ci  l'avait  conduit,  après  le  repas,  dans  un  jardin  atte- 
nant à  la  maison  mais  si  ridiculement  petit  qu'il  semblait  qu'on  y  étouffât. 
Et,  comme  l'auteur  des  Epîtres  n'avait  eu,  aussitôt  parvenu  dans  cet 
endroit,  que  l'idée  de  s'enfuir  pour  appeler  son  cocher  et  rentrer  en  ville, 
Barbin  lui  avait  demandé  avec  surprise  où  il  allait.  «  Je  vais  à  Paris 
prendre  l'air  »,  avait  répondu  Boile.iu  que  l'exiguïté  de  ce  petit  domaine 
avait  offensé. 

Dans  la  Revue  Mondiale  du  i^''  Octobre  M.  C.  Marx  donne  une 
excellente  étude  sur  Un  rénovateur  du  roman  :  Marcel  Proust. 

Etonnante  rencontre  chez  un  seul  être  d'une  sensibilité,  d'une  imagina- 
tion, d'une  mémoire  sans  égales  !  Si  singulièrement  fondues,  ces  trois 
facultés  n'en  sont  plus  qu'une  :  mémoire  sensible,  imagination  de  la  sensi- 
bilité.? comment  la  nommer  ?  Grâce  à  sa  vigilance,  tout  est  sauvé  de 
l'oubli.  Et  toujours  par  la  magie  du  moindre  détail  :  la  rutilance  d'une 
tarte  aux  cerises,  l'emploi  particulier  d'un  mot,  quelques  notes  d'une  sonate 
reconnue  —  ou  moins  encore,  une  saveur,  une  odeur  «  portent  sans  fléchir 
l'édifice  immense  du  souvenir  ».  Ce  détail  si  heureusement  retrouvé  à  tout 
instant  par  Marcel  Proust,  pour  en  sentir  toute  la  valeur,  il  faudrait  relire 
un  roman  de  l'époque  naturaliste  (de  préférence  un  médiocre,  car  les  plus 
grands  dépassent  l'Ecole),  l'opposer  à  la  remarque  terne,  ennuyeuse,  véri- 
dique  et  toujours  superflue  épinglée  par  la  «  mémoire  volontaire  ».  La  vie 
prise  en  notes  au  jour  le  jour,  observée  dans  le  but  sacro-saint  d'écrire,  ne 
livra  d'elle  qu'un  aspect  extérieur  et  figé. 

Proust,  lui,  respecte  les  grandes  retouches,  la  lente  mise  au  point  inté- 
rieure. L'inutile  s'efface  du  cliché.  Seul  subsiste  ce  qui  atteignit  la  sensi- 
bilité et  c'est  l'imagination  qui  le  réinvente  et  l'enrichit.  Mieux  goûtées 
qu'à  l'heure  tumultueuse  de  la  réalité,  les  impressions  s'inscrivent  défini- 
tivement. Rien  ne  peut  plus  les  affaiblir.  Pour  les  exprimer,  la  variété 
d'analyses  est  si  grande  que  ce  n'est  plus  qu'un  jeu  de  cueillir  la  mieux 
adaptée,  la  plus  riche  en  correspondances. 


Le  Mercure  de  Fr.xnce  (15   sept.)  :  Renaissance,  par  Adolphe 
Delemer. 


MEMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 


I. 


BEAUX-ARTS. 


MouRGUE  et  Chastel  :  Caricatures  de 
Danseurs  et  de  Danseuses  à  la  mode 
(50  fr.)  ;  Editions  du  Bon  Ton. 

Rembrandt  :  Légendes  religieuses. 
Prcf.nce  d'ELiE  Faure.  20  PI. 
(1.200  fr.)  ;  Crès. 

André  Salmon  :  Uart  vivant  (9  fr.)  ; 
Crès. 

II.  —  LITTÉRATURE, 
ROMANS,  THÉÂTRE, 

Paul  Adam  :  Le  Lion  d'Arras 
(6  fr.  75)  ;  Flammarion. 

Henri  Bachelin  :  Sous  les  Marron- 
viers  en  fleurs (^  fr.);  Société  litté- 
raire de  France. 

Léon  Bloy  :  Lettres  de  jeunesse 
(30  fr.);  Edouard-Joseph. 

Paul  Bourget  :  Anomalies  (7  fr.)  ; 
Plon-Nourrit. 

Léon  Deffoux  et  Emile  Zavie  :  Le 
groupe  de  Médan  (9  fr.)  ;  Payot. 

René-Louis  Doyon  :  Proses  mys- 
tiques  (24  fr.)  ;  La   Connaissance. 

Georges  Duhamel  :  Elégies  (120  fr.); 
Camille  Bloch. 

Edmond  Fleg  :  Le  Psaume  de  la 
Terre  Promise  ;  Kundig. 

René  Ghil  :  Les  Images  du  Monde, 
Dire  dts  Sangs  (<y  fr.  60);  Figuière. 


Luis  de  Gongora  :  Fable  de  Poly- 
phème  et  Galathce,  traduite,  et 
précédée  d'une  ode  à  Gongora^ 
par  Marius  André  (8  fr.)  ; 
Garnier. 

J.-P.  Jacobsen  :  Madame  Marie 
Gruhbe  {$  fr.);  Leroux. 

Jules  Laforgue  :  Ennuis  non  ri- 
mes. Chroniques  parisiennes,  i88y 
(15  fr.)  ;  La  Connaissance. 

Pierre  Loti  :  La  mort  de  notre  chère 
France  en  Orient  (6  fr,  75)  ; 
Calmann-Lévy. 

François  Mauriac  :  La  Chair  et 
le  Sang  (6  fr.)  ;  Emile-Paul. 

Charles  Maurras  :  Le  Conseil  de 
Dante  (5  fr.)  ;  Nouvelle  Librairie 
Nationale. 

Robert  de  Montesquiou  :  Les  Dé- 
lices de  Capharnaiim  (7  fr.)  ; 
Emile-Paul. 

Henry  de  Montherlant  :  La  Relève 
du  matin  (6  fr.)  ;  Société  littéraire 
de  France. 

Romain  Rolland  :  Clérambault,  bis- 
toire  d'une  conscience  libre  pendant 
la  guerre  (8  fr.)  ;  Ollendorff. 

Sainte-Beuve  :  Madame  de  Pontivy- 
Christel,  Le  Clou  d'or,  La  Pendule 
(2  vol.,  20  fr.)  ;  Société  Littéraire 
de  France. 

Claude  Tillier  :  Mon  oncle  Benjamin 
(20  fr.)  ;  La  Connaissance. 

Paul  VALi-ry  :  Le  Cimetière  marin 
(12  fr.)  ;  Emile-Paul. 

Emile  Verhaeren  :  Le  Cloître 
(250  fr.)  ;  La  Connaissance. 


LE   GERANT  :    GASTON   GALLIMARD. 
ABBEVILLE.  —   IMPRIMERIE   F,    PAILLART. 


SI   LE  GRAIN   NE  MEURT... 


FRAGMENTS 


V 


C'est  sur  la  côte  d'Azur  que  nous  achevâmes  de 
passer  l'hiver.  Anna  nous  avait  accompagnés.  Une 
fâcheuse  inspiration  nous  arrêta  d'abord  à  Hyères,  où  la 
campagne  est  d'accès  difficile,  où  la  mer,  que  nous  espé- 
rions toute  proche,  n'apparaissait  au  loin,  par  delà  les 
cultures  maraîchères,  que  comme  un  mirage  décevant  ; 
le  séjour  nous  y  parut  mortel  ;  de  plus  Anna  et  moi 
y  tombâmes  malades.  Un  certain  docteur  dont  le  nom 
me  reviendra  demain,  spécialiste  pour  enfants,  persuada 
ma  mère  que  tous  mes  malaises,  nerveux  ou  autres, 
étaient  dus  à  des  fiatuosités  ;  en  m'auscultant  il  décou- 
vrit à  mon  abdomen  des  cavités  inquiétantes  et  une  dis- 
position à  enfler  ;  même  il  désigna   magistralement  le 

I.  Voir  la  Nouvelle  Revue  Française  (i^r  février,  ler  niars,  i"  mai 
et  !«''  novembre  1920). 

S2 


8l2  LA    NOUVELLE    REVUÈ   FRANÇAISE 

repli  d'intestin  où  se  formaient  les  vapeurs  peccantes  et 
prescrivit  le  port  d'une  ceinture  orthopédique  de  cent 
,  cinquante  francs,  à  commander  chez  son  cousin  le  ban- 
dagiste,  pour  prévenir  mon  ballonnement.  J'ai  porté 
quelque  temps,  il  me  souvient,  cet  appareil  ridicule  qui 
gênait  tous  mes  mouvements  et  avait  d'autant  plus  de 
mal  à  me  comprimer  le  ventre  que  j'étais  maigre  comme 
un  clou. 

Les  palmiers  d'Hyères  ne  me  ravirent  point  tant  que 
les  eucalyptus  en  fleurs.  Au  premier  que  je  vis,  j'eus 
un  transport  ;  j'étais  seul  ;  il  me  fallut  courir  aussitôt 
annoncer  l'événement  à  ma  mère  et  à  Anna,  et  comme 
je  n'avais  pu  rapporter  la  moindre  brindille,  les  frondai- 
sons fleuries  restant  hors  de  prise,  je  n'eus  de  cesse  que 
je  ne  les  eusse  amenées  toutes  deux  au  pied  de  l'arbre  de 
merveilles.  Anna  dit  alors  : 

—  C'est  un  eucalyptus  ;  un  arbre  importé  d'Australie. 
—  Et  elle  me  fit  observer  le  port  des  feuilles,  la  disposi- 
tion des  ramures,  la  chute  del'écorce... 

Un  chariot  passa  ;  un  gamin  haut  perché  sur  des  sacs 
cueillit  et  nous  jeta  un  rameau  couvert  de  ces  fleurs 
bizarres  qu'il  me  tardait  d'examiner  de  près.  Les  boutons 
couleur  vert-de-gris,  que  couvrait  une  sorte  de  pruine 
résineuse,  avaient  l'aspect  de  petites  cassolettes  fermées  ; 
on  aurait  cru  des  graines,  n'eût  été  leur  fraîcheur  ;  et 
soudain  le  couvercle  d'une  ces  cassolettes  cédait,  sou- 
levé par  un  bouillonnement  d'étamines  ;  puis  le  cou- 
vercle tombait  à  terre,  les  étamines  délivrées  se  dispo- 
saient en  auréole  ;  de  loin,  dans  le  fouillis  des  feuilles 
coupantes,  oblongues  et  retombées,  cette  blanche  fleur 
sans  pétales  semblait  une  anémone  de  mer. 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  813 

La  première  rencontre  avec  l'eucalyptus  et  la  décou- 
verte, dans  les  haies  qui  bordaient  les  chemins  vers 
Costebelle,  d'un  petit  arum  à  capuchon,  furent  les  évé- 
nements de  ce  séjour. 

Pendant  que  nous  nous  morfondions  à  Hyères,  maman, 
qui  ne  prenait  pas  son  parti  de  notre  déconvenue,  pous- 
sait une  exploration  par  delà  TEsterel,  revenait  éblouie, 
et  nous  emmenait  à  Cannes  le  jour  suivant.  Si  médio- 
crement installés  que  nous  fussions,  près  de  la  gare, 
dans  le  quartier  le  moins  agréable  de  la  ville,  j'ai  gardé 
de  Cannes  un  souvenir  enchanté.  Aucun  hôtel  et  pres- 
que aucune  villa  ne  s'élevait  encore  dans  la  direction  de 
Grasse  ;  la  route  du  Cannet  circulait  à  travers  les  bois 
d'oliviers  ;  où  finissait  la  ville,  la  campagne  aussitôt 
commençait  ;  à  l'ombre  des  oliviers,  narcisses,  ané- 
mones, tulipes  croissaient  en  abondance  ;  à  profusion 
dès  que  l'on  s'éloignait. 

Mais  c'est  principalement  une  autre  flore  qui  recevait 
le  tribut  de  mon  admiration  ;  je  veux  parler  de  la  sous- 
marine,  que  je  pouvais  contempler  une  ou  deux  fois  par 
semaine,  quand  Marie  m'emmenait  promener  aux  îles  de 
Lerins.  Il  n'était  pas  besoin  de  s'écarter  beaucoup  du 
débarcadère,  à  Sainte-Marguerite  où  nous  allions  de 
préférence,  pour  trouver,  à  l'abri  du  ressac,  des  criques 
profondes  que  l'érosion  du  roc  divisait  en  multiples 
bassins.  Là,  coquillages,  algues,  madrépores  déployaient 
leurs  splendeurs  avec  une  magnificence  orientale.  Le 
premier  coup  d'œil  était  un  ravissement  ;  mais  le  passant 
n'avait  rien  vu,  qui  s'en  tenait  à  ce  premier  regard  :  pour 
peu  que  je  demeurasse  immobile,  penché  comme  Nar- 
cisse au-dessus  de  la  surface  des  eaux,  j'admirais  lente- 


8 14  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ment  ressortir  de  mille  trous,  de  mille  anfractuosités  du 
roc,  tout  ce  que  mon  approche  avait  fait  fuir.  Tout  se 
mettait  à  respirer,  à  palpiter,  le  roc  même  semblait 
prendre  vie  et  ce  qu'on  avait  cru  inerte  commençait  crain- 
tivement à  se  mouvoir  ;  des  êtres  translucides,  bizarres, 
aux  allures  fantasques  surgissaient  d'entre,  le  lacis  des 
algues;  l'eau  se  peuplait;  le  sable  clair  qui  tapissait  le 
fond,  par  places,  s'agitait,  et  tout  au  bout  de  tubes  ter- 
nes, qu'on  eût  pris  pour  de  vieilles  tiges  de  jonc,  on 
voyait  une  frêle  corolle,  peureuse  encore  un  peu,  par 
petits  soubresauts  s'épanouir. 

Tandis  que  Marie  lisait  ou  tricotait  non  loin,  je  res- 
tais ainsi  durant  des  heures,  sans  souci  du  soleil,  con- 
templant inlassablement  le  lent  travail  rotatoire  d'un 
oursin  pour  se  creuser  une  alvéole,  les  changements  de 
couleur  d'une  pieuvre,  les  tâtonnements  ambulatoires 
d'une  actinie,  et  des  chasses,  des  poursuites,  des  embus- 
cades, un  tas  de  drames  mystérieux  qui  me  disaient 
battre  le  cœur.  Je  me  relevais  d'ordinaire  avec  un  mal 
de  tête  fou.  Comment  eût-il  été  question  de  travail  ? 

Durant  tout  cet  hiver,  je  n'ai  pas  souvenir  d'avoir 
ouvert  un  livre,  écrit  une  lettre,  appris  une  leçon.  Mon 
esprit  restait  en  vacances  aussi  complètement  que  mon 
corps.  Il  mie  paraît  aujourd'hui  que  ma  mère  aurait  pu 
profiter  de  ce  temps  pour  me  fiiire  apprendre  l'anglais 
par  exemple  ;  mais  c'était  là  une  langue  que  mes  parents 
se  réservaient  pour  dire  devant  moi  ce  que  je  ne  devais 
pas  comprendre  ;  de  plus  j'étais  si  maladroit  à  me  servir 
du  peu  d'allemand  que  Marie  m'avait  appris,  que  l'on 
jugeait  prudent  de  ne  pas  m'embarrasser  davantage.  Il 
y  avait  bien  dans  le  salon  un  piano,  fort  médiocre  mais 


SI    LE   GRAIN    NE    MEURT...  815 

sur  lequel  j'aurais  pu  m'exercer  un  peu  chaque  jour  ; 
hélas  !  n'avait-on  pas  recommandé  à  ma  mère  d'éviter 
soigneusement  tout  ce  qui  m'eût  coûté  quelque  effort  ?... 
J'enrage^  comme  Monsieur  Jourdain,  à  rêver  au  virtuose 
qu'aujourd'hui  je  pourrais  être  si  seulement,  en  ce  temps, 
j'eusse  été  quelque  peu  poussé. 

De  retour  à  Paris,  au  début  du  printemps,  maman  se 
mit  en  quête  d'un  nouvel  appartement,  car  il  avait  été 
reconnu  que  celui  de  la  rue  de  Tournon  ne  pouvait  plus 
nous  convenir.  Evidemment,  pensais-je  au  souvenir  du 
sordide  logement  garni  de  Montpellier,  évidemment  la 
mort  de  papa  entraîne  l'effondrement  de  notre  fortune  ; 
et  de  toute  manière  cet  appartement  de  la  rue  de  Tout- 
non  est  désormais  beaucoup  trop  vaste  pour  nous  deux. 
Qui  sait  de  quoi  ma  mère  et  moi  allons  devoir  nous 
contenter  ? 

Mon  inquiétude  fut  de  courte  durée.  J'entendis  bien- 
tôt ma  tante  Démarest  et  ma  mère  débattre  des  ques- 
tions de  loyer,  de  quartier,  d'étage  et  il  n'y  paraissait  pas 
du  tout  que  notre  train  de  vie  fût  sur  le  point  de  se 
réduire.  Depuis  la  mort  de  papa,  ma  tante  Claire  avait 
pris  ascendant  sur  ma  mère.  Elle  lui  disait  sur  un  ton 
tranchant  et  avec  une  moue  qui  lui  était  particulière  : 

—  Oui,  l'étage,  passe  encore.  Avec  un  ascenseur  on 
peut  consentir  à  monter.  Mais,  quant  à  l'autre  point, 
non,  Juliette.  Je  dirai  même  :  absolument  pas.  Et  elle 
faisait  du  plat  de  la. main  un  petit  geste  en  biais,  net  et 
péremptoire  qui  mettait  fin  à  la  discussion. 

Cet  «  autre  point  »,  c'était  la  porte  cochère.  Il  pouvait 
paraître  à  l'esprit  d'un  enfant  que,  ne  recevant  guère  et 


8l6  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ne  roulant  point  carrosse  nous-mêmes,  la  porte  cochère 
était  chose  dont  on  eût  pu  peut-être  se  passer.  Mais  l'en- 
fant que  j'étais  n'avait  pas  voix  au  chapitre  ;  et  du  reste 
que  pouvait-on  trouver  à  répliquer,  après  que  ma  tante 
avait  déclaré  : 

—  Ce  n'est  pas  une  question  de  commodité,  mais  de 
décence. 

Puis,  voyant  que  ma  mère  se  taisait,  elle  reprenait 
plus  doucement,  mais  d'une  manière  plus  pressante. 

—  Tu  te  le  dois  ;  tu  le  dois  à  ton  fils. 

Puis,  très  vite  et  comme  par-dessus  le  marché  : 

—  D'ailleurs,  c'est  bien  simple,  si  tu  n'as  pas  de  porte 
cochère,  je  peux  te  nommer  déjà  ceux  qui  renonceront 
à  te  voir. 

Et  elle  énumérait  aussitôt  de  quoi  faire  frémir  ma 
mère.  Mais  celle-ci  regardait  sa  sœur,  souriait  d'un  air 
un  peu  triste  et  disait  presque  tendrement  : 

—  Et  toi,  Claire,  tu  cesserais  aussi  de  venir  ? 

Sur  quoi  ma  tante  reprenait  sa  broderie  en  pinçant 
les  lèvres. 

Ces  conversations  n'avaient  lieu  que  quand  Albert 
n'était  pas  là.  Albert  certainement  manquait  d'usages. 
Ma  mère  l'écoutait  pourtant  volontiers,  se  souvenant 
d'avoir  été  d'esprit  frondeur  ;  mais  ma  tante  préférait 
qu'il  ne  donnât  pas  son  avis. 

Bref,  le  nouvel  appartement  choisi  se  trouva  être  sen- 
siblement plus  grand,  plus  beau,  plus  agréable  et  plus 
luxueux  que  l'ancien.  J'en  réserve  la. description. 

Avant  de  quitter  celui  de  la  rue  de  Tournon,  je  regarde 
une  dernière  fois  tout  le  passé  qui  s'y  rattache  et  relis 
ce  que  j'en  ai  écrit.   Il  m'apparaît  que   j'ai  obscurci  à 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  817 

l'excès  les  ténèbres  où  patientait  mon  enfance  ;  c'est-à- 
dire  que  je  n'ai  pas  su  parler  de  deux  éclairs,  deux  sur- 
sauts étranges  qui  secouèrent  un  instant  ma  nuit.  Les 
eussé-je  racontés  plus  tôt,  à  la  place  qu'il  eût  fallu  pour 
respecter  l'ordre  chronologique,  sans  doute  se  fût  expli- 
qué mieux  le  bouleversement  de  tout  mon  être,  ce 
soir  d'automne,  rue  de  L..,,  au  contact  d'une  nouvelle 
réalité. 

Oui,  ces  deux  menus  faits  sont  bien  du  même  ordre 
que  ce  troisième  ;  on  dirait  qu'ils  l'ont  préparé,  et  sans 
doute  est-il  maladroit  de  ne  les  raconter  qu'ensuite  ; 
mais  parmi  les  puérilités  avoisinantes,  je  ne  savais  ;  à 
présent  il  est  plus  aisé...  Le  premier  me  reporte  loin  en 
arrière  ;  je  voudrais  préciser  Tannée  ;  mais  tout  ce  que 
je  puis  dire,  c'est  que  mon  père  vivait  encore.  Nous 
étions  à  table  ;  Anna  déjeunait  avec  nous.  Mes  parents 
étaient  tristes  parce  qu'ils  avaient  appris  dans  la  matinée 
la  mort  d'un  petit  enfant  de  quatre  ans,  fils  de  nos 
cousins  Widmer  ;  je  ne  connaissais  pas  encore  la  nou- 
velle, mais  je  la  compris  à  quelques  mots  que  ma  mère 
dit  à  Nana.  Je  n'avais  vu  que  deux  ou  trois  fois  le  petit 
Emile  Widmer  et  n'avais  point  ressenti  pour  lui  de 
sympathie  bien  particulière  ;  mais  je  n'eus  pas  plus  tôt 
compris  qu'il  était  mort,  qu'un  océan  de  chagrin  déferla 
soudain  dans  mon  cœur.  Maman  me  prit  alors  sur  ses 
genoux  et  tâcha  de  calmer  mes  sanglots  ;  elle  me  dit  que 
chacun  de  nous  doit  mourir  ;  que  le  petit  Emile  était 
au  ciel  où  il  n'y  a  plus  ni  larmes  ni  souffrances,  et  tout 
ce  que  sa  tendresse  imaginait  de  plus  consolant  ;  rien 
n'y  fit,  car  ce  n'était  pas  précisément  la  mort  de  mon 
petit  cousin  qui  me  faisait  pleurer,  mais  je  ne  savais  quoi, 


8l8  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

mais  une  angoisse  indéfinissable  et  qu'il  n'était  pas 
étonnant  que  je  ne  pusse  expliquer  à  ma  mère,  puis- 
qu'encore  aujourd'hui  je  ne  la  puis  expliquer  davantage. 
Si  ridicule  que  cela  doive  paraître  à  certains,  je  dirai 
pourtant  que,  plus  tard,  en  lisant  certaines  pages  de 
Schopenhauer,  il  me  sembla  tout  à  coup  la  reconnaître. 
Oui  vraiment^  pour  les  comprendre,  c'est  le  souvenir  de 
mon  premier  schaadern  à  l'annonce  de  cette  mort  que, 
malgré  moi  et  tout  irrésistiblement,  j'évoquai. 

Le  second  tressaillement  est  plus  bizarre  encore  : 
c'était  quelques  années  plus  tard,  peu  après  la  mort  de 
mon  père,  c'est-à-dire  que  je  devais  avoir  onze  ans.  La 
scène  de  nouveau  se  passa  à  table,  pendant  un  repas  du 
matin;  mais,  cette  fois,  ma  mère  et  moi  nous  étions  seuls. 
J'avais  été  en  classe  ce  matin-là.  Que  s'était-il  passé  ? 
Rien  peut-être...  Alors  pourquoi  tout  à  coup  me  décom- 
posai-je  et,  me  jetant  entre  les  bras  de  maman,  sanglotant, 
convulsé,  sentis-je  à  nouveau  cette  angoisse  inexprimable, 
la  même  exactement  que  lors  de  la  mort  de  mon  petit 
cousin  ?  On  eût  dit  que  brusquement  s'ouvrait  l'écluse 
particulière  de  je  ne  sais  quelle  commune  mer  intérieure 
inconnue  dont  le  flot  s'engouffrait  démesurément  dans 
mon  cœur  ;  j'étais  moins  triste  qu'épouvanté  ;  mais  com- 
ment expliquer  cela  à  ma  mère  qui  ne  distinguait,  à 
travers  mes  sanglots,  que  ces  confuses  paroles  que  je 
répétais  avec  désespoir  :  . 

—  Je  ne  suis  pas  pareil  aux  autres  !  Je  ne  suis  pas 
pareil  aux  autres  ! 

Deux  autres  souvenirs  se  rattachent  encore  à  l'appar- 
tement de  la  rue  de  Tournon  :  il  faut  vite  que  je  les  dise 


SI    LE   GRAIK   NE    MEURT...  819 

avant  de  déménager  :  je  m'étais  fait  donner  pour  mes 
étrennes  le  gros  livre  de  chimie  de  Troost  :  ce  fut  ma 
tante  Lucile  qui  me  l'offrit  ;  ma  tante  Claire,  à  qui  je 
l'avais  d'abord  demandé,  trouvait  ridicule  de  me  faire 
cadeau  d'un  livre  de  classe  ;  mais  je  criai  si  fort  qu'au- 
cun autre  livre  ne  pouvait  me  fiiire  plus  de  plaisir,  que 
ma  tante  Lucile  accéda.  Elle  avait  ce  bon  esprit  de 
s'inquiéter,  pour  me  contenter,  de  mes  goûts  plus  que 
des  siens  propres,  et  c'est  à  elle  que  je  dus  également, 
quelques  années  plus  tard,  la  collection  des  Lundis  de 
Sainte-Beuve,  puis  la  Comédie  Humaine  de  Balzac... 
Mais  je' reviens  à  la  chimie. 

Je  n'avais  encore  que  treize  ans,  mais  je  proteste 
qu'aucun  étudiant  jamais  ne  plongea  dans  ce  livre  avec 
plus  d'avidité  que  je  ne  fis.  Il  va  sans  dire,  toutefois, 
qu'une  partie  de  l'intérêt  que  je  prenais  à  cette  lecture 
pendait  aux  expériences  que  je  me  proposais  de  tenter. 
Ma  mère  consentait  à  ce  que  cette  office  y  servît,  qui  se 
trouvait  à  l'extrémité  de  notre  appartement  de  la  rue 
de  Tournon,  à  côté  de  ma  chambre,  et  où  j'élevais  des 
cochons  de  Barbarie.  C'est  là  que  j'installai  un  petit 
fourneau  à  alcool,  des  matras  et  des  appareils.  J'admire 
encore  que  ma  mère  m'ait  laissé  faire  ;  soit  qu'elle  ne  se 
rendît  pas  nettement  compte  des  risques  que  couraient 
les  murs,  le  plancher  et  moi-même,  ou  peut-être  estimant 
qu'il  valait  la  peine  de  les  courir  s'il  devait  en  sortir 
pour  moi  quelque  profit,  elle  mita  ma  disposition,  heb- 
domadairement, une  somme  assez  ronde  que  j'allais 
aussitôt  dépenser  place  de  la  Sorbonne  ou  rue  de  l'An- 
cienne Comédie  en  cornues,  éprouvettes,  sels,  métal- 
loïdes et    métaux  —   acides    enfin,    dont    certains    je 


820  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

m'étonne  aujourd'hui  qu'on  consentît  à  me  les  vendre  ; 
mais  sans  doute  le  commis  qui  me  servait  me  prenait-il 
pour  un  simple  commissionnaire.  Il  arriva  nécessaire- 
ment qu'un  beau  matin  le  récipient  dans  lequel  je 
fabriquais  de  l'hydrogène  m'éclata  au  nez.  C'était,  il 
m'en  souvient,  l'expérience  dite  de  «  l'harmonica  chi- 
mique »  qui  se  fait  avec  le  concours  d'un  verre  de 
lampe...  La  production  de  l'hydrogène  était  parfaite; 
j'avais  assujetti  le  tube  effilé  par  où  le  gaz  devait  sortir, 
que  je  m'apprêtais  à  enflammer  ;  d'une  main  je  tenais 
l'allumette  et  de  l'autre  le  verre  de  lampe  dans  le  corps 
duquel  la  flamme  avait  mission  de  se  mettre  à  chanter  ; 
mais  je  n'eus  pas  plus  tôt  approché  l'allumette,  que  la 
flamme,  envahissant  l'intérieur  de  l'appareil,  projeta  au 
diable  verre^  tubes  et  bouchons.  Au  bruit  de  l'explosion 
les  cochons  de  Barbarie  avaient  fait  en  hauteur  un  bond 
absolument  extraordinaire  et  le  verre  de  lampe  m'était 
échappé  des  mains.  Je  compris  en  tremblant  que,  pour 
peu  que  le  récipient  eût  été  plus  solidement  bouché,  le 
verre  même  m'eût  éclaté  au  visage,  et  ceci  me  rendit 
plus  réservé  dans  mes  rapports  avec  les  gaz.  A  partir  de 
ce  jour,  je  lus  ma  chimie  d'un  autre  œil.  Comme  Dieu 
départ  les  justes  et  les  injustes,  je  désignai  d'un  crayon 
rouge  les  corps  tranquilles,  ceux  avec  lesquels  il  y  avait 
plaisir  à  commercer,  d'un  crayon  bleu  tous  ceux  qui  se 
comportent  d'une  façon  douteuse  ou  terrible. 

Il  m'est  arrivé  ces  temps  derniers  d'ouvrir  un  livre  de 
chimie  de  mes  jeunes  nièces.  Je  n'y  reconnais  plus  rien  ; 
tout  est  changé  :  formules,  lois,  classification  des  corps, 
et  leurs  noms,  et  leur  place  dans  le  livre,  et  jusqu'à  leurs 
propriétés...  Moi  qui  les  avais  cru  si  fidèles!  Mes  nièces 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  82 1 

s'amusent  de  mon  désarroi  ;  mais,  devant  ces  boulever- 
sements, j'éprouve  une  secrète  tristesse,  comme  lors- 
qu'on retrouve  pères  de  famille  d'anciens  amis  qu'on 
imaginait  devoir  toujours  rester  garçons. 

L'autre  souvenir  est  celui  d'une  conversation  avec 
Albert  Démarest.  Quand  nous  étions  à  Paris,  il  venait 
dîner  chez  nous  une  fois  par  semaine,  accompagnant  sa 
mère.  Après  dîner,  ma  tante  Claire  s'installait  avec 
maman,  devant  une  partie  de  cartes  ou  de  jacquet  ;  Albert 
et  moi  nous  nous  mettions  au  piano,  d'ordinaire.  Mais, 
ce  soir-là,  la  causerie  l'emporta  sur  la  musique.  Qu'avais- 
je  pu  "dire  pendant  le  dîner,  je  ne  sais  plus,  qui  parut  à 
Albert  mériter  d'être  relevé  ?  Il  n'en  fit  rien  devant  les 
autres  et  attendit  que  le  repas  fut  achevé  ;  mais  sitôt 
après,  me  prenant  à  part... 

J'avais  pour  Albert,  à  cette  époque  déjà,  une  espèce 
d'adoration  ;  j'ai  dit  de  quelle  âme  je  pouvais  boire  ses 
paroles,  surtout  lorsqu'elles  allaient  à  l'encontre  de  mon 
penchant  naturel  ;  c'est  aussi  qu'il  ne  s'y  opposait  que 
rarement  et  que  je  le  trouvais  d'ordinaire  extraordinaire- 
ment  attentif  à  comprendre  de  moi  précisément  ce  qui 
risquait  d'être  le  moins  bien  compris  par  ma  mère  et 
par  le  reste  de  la  famille.  Albert  était  grand  ;  à  la  fois 
très  fort  et  très  doux  ;  ses  moindres  propos  m'amu- 
saient inexprimablement,  soit  qu'il  dît  précisément  ce 
que  je  n'osais  point  dire,  soit  même  ce  que  je  n'osais  pas 
penser  ;  le  son  même  de  sa  voix  me  ravissait.  Il  repré- 
sentait pour  moi  l'art,  la  liberté,  la  franchise.  Je  le  savais 
vainqueur  à  tous  les  sports,  à  la  nage  et  au  canotage 
surtout  ;  et  après  avoir  connu  l'ivresse  au  grand  air  du 
bel  épanouissement  physique,  la  peinture,  la  musique  et 


822  LA   NOUVELLE  REVUE   FRANÇAISE 

la  poésie  l'occupaient  à  présent  tout  entier.  Mais  ce  soir- 
là  ce  n'est  de  rien  de  tout  cela  que  nous  parlâmes.  Ce 
soir,  Albert  m'expliqua  ce  que  c'était  que  la  patrie. 

Certes  sur  ce  sujet  il  me  restait  beaucoup  à  apprendre  ; 
car  ni  mon  père,  ni  ma  mère,  si  bons  Français  qu'ils 
fussent,  ne  m'avaient  inculqué  le  sentiment  très  net  des 
frontières  de  nos  terres  ni  de  nos  esprits.  Je  ne  jurerais 
pas  qu'ils  l'eussent  eux-mêmes  ;  et  par  tempérament 
naturel,  disposé  comme  l'avait  été  mon  père  à  attacher 
moins  d'importance  aux  faits  qu'aux  idées,  je  raisonnais 
là-dessus,  à  treize  ans,  comme  un  idéologue,  comme  un 
enfant  et  comme  un  sot.  J'avais  dû  déclarer  pendant  le 
dîner,  qu'en  70  «  si  j'avais  été  la  France  »  je  ne  me 
serais  sûrement  pas  défendu  —  ou  quelque  ànerie  de 
ce  genre  ;  et  que  du  reste  j'avais  horreur  de  tout  ce  qui 
est  militaire.  C'est  là  ce  qu'Albert  avait  jugé  nécessaire 
de  relever. 

Il  le  fît  sans  protestations,  ni  grandes  phrases,  mais 
simplement  en  me  racontant  l'invasion,  et  tous  ses  sou- 
venirs de  soldat.  Il  me  dit  égale  à  la  mienne  son  horreur 
de  la  force  qui  provoque,  mais  que  pour  cela  même  il 
aimait  celle  qui  défend,  et  que  la  beauté  du  soldat 
venait  de  ce  qu'il  ne  se  défendait  pas  pour  lui-même, 
mais  bien  pour  protéger  les  faibles  qu'il  sentait  menacés. 
Et  tandis  qu'il  parlait,  sa  voix  devenait  plus  grave  et 
tremblait  : 

—  Alors  tu  penses  qu'on  peut  de  sang-froid  laisser  in- 
sulter ses  parents,  violer  ses  sœurs,  piller  son  bien...  ?  et 
l'image  de  la  guerre  certainement  passait  devant  ses 
yeux,  que  je  voyais  s'emplir  de  larmes  bien  que  son 
visage  fût  dans  l'ombre.  Il  était  dans  un  f^iuteuil    bas, 


SI    LE    GRAIN    \E    MEURT...  823 

tout  près  de  la  grande  table  de  mon  père  sur  laquelle 
j'étais  juché,  les  jambes  ballantes,  un  peu  gêné  par  ses 
propos  et  d'être  assis  plus  haut  que  lui.  A  l'autre  extré- 
mité de  la  pièce,  ma  tante  et  ma  mère  travaillaient  un 
grabuce  ou  un  bczi£:ue  avec  Anna  qui  était  venue  dîner 
ce  soir-là.  Albert  parlait  à  demi-voix,  de  manière  à  n'être 
pas  entendu  par  ces  dames  ;  après  qu'il  eût  achevé  de 
parler,  je  pris  sa  grosse  main  dans  les  miennes  et 
demeurai  sans  rien  dire,  assurément  plus  ému  par  la 
beauté  de  son  cœur  que  convaincu  par  ses  raisons.  Du 
moins  devais-je  me  rappeler  ses  paroles,  plus  tard, 
lorsque  je  fus  mieux  éduqué  pour  les  comprendre.  Et 
pourtant  je  ne  suis  pas  sûr,  aujourd'hui,  de  lui  donner 
pleinement  raison. 

L'idée  de  déménager  m'exaltait  immensément  et 
l'amusement  que  jeme  prom.ettaisde  la  mise  en  place  des 
meubles  ;  mais  ce  déménagement  s'effectua  sans  moi.  A 
notre  retour  de  Cannes,  maman  m'avait  mis  en  pension 
chez  un  nouveau  professeur  ;  ce  dont  elle  espérait  plus 
de  profit  pour  moi,  plus  de  tranquillité  pour  elle. 

M.  Richard,  à  qui  je  fus  confié,  avait  eu  le  bon  goût 
de  se  loger  à  Auteuil  ;  et  peut-être  maman  m'avait-elle 
confié  à  lui,  précisément  parce  qu'il  habitait  Auteuil. 
Il  occupait,  dans  la  rue  Raynouard,  au  n^  12  je  crois, 
une  maison  vieillotte  à  deux  étages,  flanquée  d'un  jar- 
din pas  très  grand  mais  qui  formait  terrasse  et  d'où  l'on 
dominait  la  moitié  de  Paris.  Tout  cela  existe  encore  ; 
pour  peu  d'années  sans  doute,  car  le  temps  est  loin  où 
une  modeste  famille  de  professeur  choisissait  la  rue 
Raynouard  pour  des  raisons  d'économie.  M.  Richard  ne 


824  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

donnait  alors  de  leçons  qu'à  ses  pensionnaires,  c'est-à- 
dire  qu'à  moi  et  qu'à  deux  demoiselles  anglaises  qui,  je 
crois,  payaient  surtout  pour  le  bon  air  et  la  belle  vue. 
M.  Richard,  à  vrai  dire,  n'était  pas  professeur  ;  ce  ne  fut 
que  plus  tard,  qu'ayant  passé  son  agrégation,  il  obtint 
un  cours  d'allemand  dans  un  lycée.  C'est  au  pastorat 
qu'il  se  destinait  d'abord  et  pour  quoi  il  avait  fait,  je 
pense,  d'assez  bonnes  études,  car  il  n'était  ni  paresseux, 
ni  sot  ;  puis  des  doutes  ou  des  scrupules  (les  deux 
ensemble  plus  vraisemblablement)  l'avaient  arrêté  sur  le 
seuil  de  l'église.  Il  gardait  de  sa  première  vocation  je 
ne  sais  quelle  onction  du  regard  et  de  la  voix,  qu'il  avait 
naturellement  pastorale,  je  veux  dire  propre  à  remuer 
les  cœurs  ;  mais  un  sourire  tempérait  ses  propos  les 
plus  austères,  mi-triste  et  mi-amusé,  et  je  crois  presque 
involontaire,  à  quoi  l'on  comprenait  qu'il  ne  se  prenait 
pas  lui-même  bien  au  sérieux.  Il  avait  toutes  sortes  de 
qualités,  de  vertus  même,  mais  rien  dans  son  person- 
nage ne  paraissait  ni  tout  à  fait  valide,  ni  solidement 
établi  ;  il  était  inconsistant,  flâneur,  prêt  à  blaguer  les 
choses  graves  et  à  prendre  au  sérieux  les  fadaises  — 
défauts  auxquels,  si  jeune  que  je  fusse,  je  ne  laissais  pas. 
d'être  sensible  et  que  je  jugeais  en  ce  temps  avec  peut- 
être  encore  plus  de  sévérité  qu'aujourd'hui.  Je  crois  que 
sa  belle-sœur,  la  veuve  du  général  Bertrand,  qui  vivait 
avec  nous  rue  Raynouard,  n'avait  pas  pour  lui  beau- 
coup de  considération  ;  et  cela  m'en  donnait  beaucoup 
pour  elle.  -  Femme  de  grand  bon  sens  et  qui  avait 
connu  des  temps  meilleurs,  il  me  paraît  qu'elle  était  la 
seule  personne  raisonnable  de  la  maison  :  avec  cela 
beaucoup  de  cœur,  mais  ne  le  montrant  qu'à  la  meilleure 


SI    LE   GRAIN    XE    MEURT...  -  82 5 

occasion.  Madame  Richard  avait  autant  de  cœur  qu'elle 
sans  doute  ;  même  on  eût  dit  qu'elle  en  avait  davantage, 
car,  de  bon  sens  aucun,  il  n'y  avait  jamais  que  son  cœur 
qui  parlât.  Celle-ci  était  de  santé  médiocre,  maigre,  au 
visage  pâle  et  tiré  ;  très  douce,  elle  s'effaçait  sans  cesse 
devant  son  mari,  devant  sa  sœur,  et  c'est  assurément 
pourquoi  je  n'ai  conservé  d'elle  qu'un  souvenir  indistinct; 
tandis  qu'au  contraire.  Madame  Bertrand,  solide,  affirma- 
tive et  décidée,  a  su  graver  ses  traits  dans  ma  mémoire. 
Je  crois  que  tout  le  monde  avait  un  peu  peur  d'elle,  à 
commencer  par  M.  Richard  lui-même  ;  et  c'est  probable- 
ment pour  cela  que  j'attachais  plus  de  prix  à  son  estime 
qu'à  celle  des  autres  hôtes  de  la  maison.  Elle  avait  une 
fille  de  quelques  années  plus  jeune  que  moi,  qu'elle  tenait 
précautionneusement  à  l'écart  de  nous  tous,  et  qui,  à  ce 
qu'il  me  semblait,  souffrait  un  peu  de  l'excès  d'autorité 
de  sa  mère.  Yvonne  Bertrand  était  délicate,  chétive 
presque,  et  comme  réduite  par  la  discipline  ;  même 
quand  on  la  voyait  sourire,  elle  avait  toujours  l'air  d'avoir 
pleuré.  Je  ne  la  voyais  guère  qu'aux  repas. 

Les  Richard  avaient  deux  enfants  :  une  fillette  de  dix- 
huit  mois,  que  je  considérais  avec  stupeur  depuis  le  jour 
où,  dans  le  jardin,  je  lui  avais  vu  manger  de  la  terre,  au 
grand  amusement  du  petit  Biaise,  son  frère,  chargé  de  la 
surveiller,  bien  qu'il  ne  fût  âgé  lui-même  que  de  cinq  ans. 

Tantôt  seul,  tantôt  avec  M.  Richard,  je  travaillaisdans 
une  petite  orangerie,  si  j'ose  appeler  ainsi  un  appentis 
vitré,  qui  s'appuyait  au  mur  aveugle  d'une  grande  mai- 
son voisine,  à  l'extrémité  du  jardin. 

A  côté  du  pupitre  où  je  travaillais,  végétait  sur  une 
planchette  un  glaïeul  que  je   prétendais  voir  pousser. 


826  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

J'avais  acheté  Toignon  au  marché  de  Saint-Sulpice  et 
l'avaiç  mis  en  pot  moi-même.  Un  glaive  verdoyant  avait 
bientôt  surgi  de  terre,  et  sa  croissance  de  jour  en  jour 
m'émerveillait  ;  pour  la  contrôler,  j'avais  fiché  dans  le 
pot  une  baguette  blanche  sur  laquelle,  chaque  jour, 
j'inscrivais  le  progrès.  J'avais  calculé  que  la  feuille 
gagnait  trois  cinquièmes  de  millimètre  par»  heure,  ce 
qui  tout  de  même,  avec  un  peu  de  patience,  devait  être 
perceptible  à  l'œil  nu.  Or  j'étais  tourmenté  de  savoir  par 
où  le  développement  se  faisait.  Mais  j'en  venais  à  croire 
que  la  plante  donnait  d'un  coup  toute  sa  poussée  dans 
la  nuit,  car  j'avais  beau  rester  les  yeux  fixés  sur  la 
feuille...  L'observation  des  souris  était  infiniment  plus 
récompensante.  Je  n'étais  pas  depuis  cinq  minutes  devant 
un  livre  ou  devant  mon  glaïeul,  que  gentiment  elles 
accouraient  me  distraire  ;  chaque  jour  je  leur  apportais 
des  friandises,  et  je  les  avais  enfin  si  bien  rassurées 
qu'elles  venaient  grignoter  les  miettes  sur  la  table 
même  où  je  travaillais.  Elles  n'étaient  que  deux  ;  mais 
je  me  persuadai  que  l'une  des  deux  était  pleine,  de 
sorte  que  chaque  matin,  avec  des  battements  de  cœur 
j'espérais  l'appauition  des  souriceaux.  Il  y  avait  un  trou 
dans  le  mur;  c'est  là  qu'elles  rentraient  quand  approchait 
M.  Richard  ;  c'est  là  qu'était  leur  nid  ;  c'était  de  là  que  je 
m'attendais  à  voir  sortir  la  portée  ;  et  du  coin  de  l'œil 
je  guettais  tandis  que  M.  Richard  me  faisait  réciter  ma 
leçon  ;  naturellement  je  récitais  fort  mal  ;  à  la  fin 
M.  Richard  me  demanda  d'où  venait  que  je  paraissais  si 
distrait.  Jusqu'alors  j'avais  gardé  le  secret  sur  la  pré- 
sence de  mes  compagnes.  Ce  jour-là  je  racontai  tout. 
Je  savais  que  les  jeunes   filles  ont  peur  des  souris  ; 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  827 

j'admettais  que  les  ménagères  les  craignissent  ;  mais 
M.  Richard  était  un  homme.  Il  parut  vivement  inté- 
ressé par  mon  récit.  Il  me  fit  lui  montrer  le  trou,  puis 
sortit  sans  rien  dire,  en  me  laissant  perplexe.  Quelques 
instants  après  je  le  vis  revenir  avec  une  bouillotte 
fumante.  Je  n'osais  comprendre. 

—  Qu'est-ce  que  vous  apportez,  Monsieur  ? 

—  De  l'eau  bouillante. 

—  Pour  quoi  faire  ? 

—  Les  échauder,  vos  sales  bêtes. 

—  Oh  !  Monsieur  Richard,  je  vous  en  prie  1  Je  vous 
en  supplie.  Justement  je  crois  qu'elles  viennent  d'avoir 
des  petits... 

—  Raison  de  plus. 

Et  c'est  moi  qui  les  avais  livrées  !  J'aurais  dû  lui 
demander  d'abord  s'il  aimait  les  animaux...  Pleurs,  sup- 
phcations,  rien  n'y  fit.  Ah  !  quel  homme  per\-ers  !  Je 
crois  qu'il  ricanait  en  vidant  sa  bouillotte  dans  le  trou 
du  mur.  Mais  j'avais  détourné  les  yeux. 

J'eus  du  mal  à  lui  pardonner.  A  vrai  dire  il  parut  un 
peu  surpris  ensuite,  devant  le  grand  chagrin  que  j'en 
avais  ;  il  ne  s'excusa  pas  précisément,  mais  je  sentais 
percer  un  peu  de  confusion  dans  l'effort  qu'il  fiisait 
pour  me  démontrer  à  quel  point  j'étais  ridicule,  et  que 
ces  petits  animaux  étaient  affreux,  et  qu'ils  sentaient 
mauvais,  et  qu'ils  faisaient  beaucoupde  mal  ;  surtout  ils 
m'empêchaient  de  travailler.  Et  comme  M.  Richard 
n'était  pas  incapable  de  retour,  il  m'offrit,  à  quelque 
temps  de  là,  en  manière  de  réparation,  tels  animaux  que 
je  voudrais,  mais  qui  du  moins  ne  fussent  pas  nuisibles. 

Ce  fut  une  couple  de  tourterelles.  Après  tout,  fut-ce 

53 


828  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

bien  lui  qui  me  les  ofFrit,  ou  simplement  les  toléra-t-il  ? 
Mon  ingrate  mémoire  abandonne  ce  point...  On  sus- 
pendit leur  cage  d'osier  dans  une  volière  aux  grillages  à 
demi-crevés  qui  faisait  pendant  à  l'orangerie,  et  où 
vivaient  deux  ou  trois  poules,  piailleuses,  coléreuses, 
stupides,  qui  ne  m'intéressaient  pas  du  tout. 

Les  premiers  jours  je  fus  chamié  par  le  roucoulement 
de  mes  tourterelles  ;  je  n'avais  rien  encore  entendu 
de  plus  suave  ;  elles  roucoulaient  comme  des  sources, 
sans  arrêt  et  tout  le  long  du  jour  ;  de  délicieux,  ce  bruit 
devint  exaspérant.  Miss  Elvin,  l'une  des  deux  pension- 
naires anglaises,  à  qui  le  roucoulis  tapait  particulièrement 
sur  les  nerfs,  me  persuada  de  leur  donner  un  nid.  Ce 
que  je  n'eus  pas  plus  tôt  fait,  que  la  femelle  se  mit  à 
pondre,  et  que  les  roucoulements  s'espacèrent. 

Elle  pondit  deux  œufs  ;  c'est  leur  mesure  ;  mais  comme 
je  ne  savais  pas  combien  de  temps  elle  les  devait  couver, 
j'entrais  à  tout  propos  dans  le  poulailler  ;  là,  juché  sur 
un  vieil  escabeau,  je  pouvais  dominer  le  nid  ;  mais 
comme  je  ne  voulais  pas  déranger  la  couveuse,  j'atten- 
dais interminablement  qu'elle  voulût  bien  se  soulever 
pour  me  laisser  voir  que  les  œufs  n'étaient  pas  éclos. 

Puis,  un  matin,  dès  avant  d'entrer,  je  distinguai,  sur 
le  plancher  de  la  cage,  à  hauteur  de  mon  nez,  des 
débris  de  coquilles  à  l'intérieur  légèrement  sanguinolent. 
Enfin  !  Mais  quand  je  voulus  pénétrer  dans  la  volière 
pour  contempler  les  nouveau-nés,  je  m'aperçus  à  ma 
profonde  stupeur  que  la  porte  en  était  fermée.  Un  petit 
cadenas  la  maintenait,  que  je  reconnus  pour  celui  que 
M.  Richard  avait  été  acheter  avec  moi  l'avant-veille  à  un 
bazar  du  quartier. 


SI    LE    GRAIN    KE    MEURT...  829 

—  Ça  vaut  quelque  chose  ?  avait-il  demandé  au 
marchand. 

—  Monsieur,  c'est  aussi  bon  qu'un  grand,  lui  avait-il 
été  répondu. 

Monsieur  Richard  et  Madame  Bertrand,  exaspérés  de 
me  voir  passer  tant  de  temps  auprès  de  mes  oiseaux, 
avaient  résolu  d'y  apporter  obstacle  ;  ils  m'annoncèrent  au 
déjeuner  qu'à  partir  de  ce  jour,  le  cadenas  resterait  mis, 
dont  Madame  Bertrand  garderait  la  clef,  et  qu'elle  ne  me 
prêterait  cette  clef  qu'une  fois  par  jour,  à  quatre  heures, 
à  la  récréation  du  goûter.  Madame  Bertrand  arrivait  à  la 
rescousse  chaque  fois  qu'il  y  avait  lieu  de  prendre  une 
initiative  ou  d'exercer  une  sanction.  Elle  parlait  alors 
avec  calme,  douceur  même,  mais  grande  fermeté.  En 
m'annonçant  cette  décision  terrible,  eUe  souriait  pres- 
que. Je  me  gardai  de  protester  ;  mais  c'est  que  j'avais 
déjà  mon  idée  :  ces  petits  cadenas  à  bon  marché  ont 
tous  des  clefs  semblables  ;  j'avais  pu  le  constater  l'au- 
tre jour  tandis  que  M.  Richard  en  choisissait  un.  Avec 
les  quelques  sous  que  j'entendais  tinter  dans  ma  poche.. . 
sitôt  après  le  déjeuner,  ra'échappant,  je  courus  au  bazar. 

Je  proteste  qu'il  n'y  avait  place  en  mon  cœur  pour 
aucun  sentiment  de  révolte.  Jamais,  alors  ou  plus  tard, 
je  n'ai  pris  plaisir  à  frauder.  Je  prétendais  jouer  avec 
Madame  Bertrand,  non  la  jouer.  Comment  l'amusenïent 
que  je  me  promettais  de  cette  gaminerie  put-il  m'aveu- 
gler  à  ce  point  sur  le  caractère  qu'elle  risquait  de 
prendre  à  ses  yeux  ?  J'avais  pour  elle  de  l'affection,  du 
respect,  et  même,  je  l'ai  dit,  j'étais  particulièrement 
soucieux  de  son  estime  ;  le  peu  d'humeur  que  peut-être 
je  ressentais  venait  plutôt  de  ce  qu'elle  eût  eu  recours  à 


830  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

cet  empêchement  matériel,  alors  qu'il  eût  suffi  de  faire 
appel  à  mon  obéissance  ;  c'est  aussi  là  ce  que  je  me 
proposais  de  lui  faire  sentir  ;  car,  à  bien  considérer  les 
choses,  elle  ne  m'avait  pas  précisément  défendu  d'entrer 
dans  la  volière  ;  simplement  elle  y  mettait  obstacle, 
comme  si...  Eh  bien  !  nous  allions  lui  montrer  ce  que 
valait  son  cadenas.  Naturellement,  pour  entrer  dans  la 
cage,  je  ne  me  cacherais  point  d'elle  ;  si  elle  ne  me 
voyait  pas,  ce  ne  serait  plus  amusant  du  tout  ;  j'attendrais 
pour  ouvrir  la  porte  qu'elle  fût  au  salon,  dont  les  fenêtres 
faisaient  face  à  la  volière  (déjà  je  riais  de  sa  surprise)  et 
ensuite  je  lui  tendrais  la  double  clef  en  l'assurant  de  mon 
bon  vouloir.  C'est  tout  cela  que  je  ruminais  en  revenant 
du  bazar  ;  et  qu'on  ne  cherche  point  de  logique  dans 
l'exposé  de  mes  raisons  ;  je  les  présente  en  vrac,  comme 
elles  m'étaient  venues   et   sans  les  ordonner  davantage. 

En  entrant  dans  le  poulailler,  j'avais  moins  d'yeux 
pour  mes  tourterelles  que  pour  Madame  Bertrand  ;  je  la 
savais  dans  le  salon,  dont  je  surveillais  les  fenêtres  ; 
mais  rien  n'y  paraissait  ;  on  eût  dit  que  c'était  elle  qui  se 
cachait.  Comme  c'était  manqué  !  Je  ne  pouvais  tout  de 
même  pas  l'appeler.  J'attendais  ;  j'attendais  et  il  fallut 
bien  à  la  fin  se  résigner  à  sortir.  A  peine  si  j'avais  regardé 
la  couvée,  sans  enlever  ma  clef  du  cadenas.  Je  retournai 
dans  l'orangerie  où  m'attendait  une  version  de  Quinte 
(Zurce  et  restai  devant  mon  travail,  vaguement  inquiet 
et  me  demandant  ce  que  j'aurais  à  faire,  quand  sonnerait 
l'heure  du  goûter. 

Le  petit  Biaise  vint  me  chercher  quelques  minutes 
avant  quatre  heures  :  sa  tante  désirait  me  parler.  Madame 
Bertrand  m'attendait  dans  le  salon.  Elle  se  leva  quand 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  83  I 

j'entrai,  évidemment  pour  m'impressionner  davantage  ; 
me  laissa  faire  quelques  pas  vers  elle,  puis  : 

—  Je  vois  que  je  me  suis  trompée  sur  votre  compte  ; 
j'espérais  que  j'avais  à  faire  à  un  honnête  garçon...  Vous 
avez  cru  que  je  ne  vous  voyais  pas  tout  à  l'heure... 

—  Mais... 

—  Vous  regardiez  vers  la  maison  dans  la  crainte  que... 

—  Mais  précisément  c'est... 

—  Non,  je  ne  vous  laisserai  pas  dire  un  mot.  Ce  que 
vous  avez  fait  est  très  mal.  D'où  avez-vous  eu  cette  clef? 

—  Je... 

— ;  Je  vous  [défends  de  répondre.  Savez-vous  où  l'on 
met  les  gens  qui  forcent  les  serrures  ?  En  prison.  Je  ne 
raconterai  pas  vos  tromperies  à  votre  mère,  parce  qu'elle 
en  aurait  trop  de  chagrin  ;  si  vous  aviez  un  peu  plus 
songé  à  elle,  jamais  vous  n'auriez  osé  faire  cela. 

Je  me  rendais  compte,  à  mesure  qu'elle  parlait,  qu'il 
me  serait  à  tout  jamais  impossible  d'éclairer  pour  elle 
les  mobiles  secrets  de  ma  conduite  ;  et,  à  dire  vrai,  ces 
mobiles,  je  ne  les  distinguais  plus  bien  moi-même  ;  à 
présent  que  l'excitation  était  retombée,  mon  espièglerie 
m'apparaissait  sous  un  jour  autre  et  je  n'y  voyais  plus 
que  sottise.  Au  demeurant,  cette  impuissance  à  me  jus- 
tifier avait  amené  tout  aussitôt  une  sorte  de  résignation 
dédaigneuse  qui  me  permit  d'essuyer  sans  rougir  le 
sermon  de  Madame  Bertrand.  Je  crois  qu'après  m'avoir 
défendu  de  parler,  elle  s'irritait  à  présent  de  mon  silence, 
qui  la  forçait  de  continuer  après  qu'elle  n'avait  plus  rien 
à  dire.  A  défaut  de  voix,  je  chargeais  mes  yeux  d'élo- 
quence : 

—  Je  n'y  tiens  plus  du  tout,  à  votre  estime,  lui  disaient- 


832  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ils  ;  dès  l'instant  que  vous  me  jugez  ma!,  je  cesse  de  vous 
considérer. 

Et  pour  exagérer  mon  dédain,  je  m'abstins  quinze 
jours  durant  d'aller  visiter  mes  oiseaux.  Le  résultat  fut 
excellent  pour  le  travail. 

M.  Richard  était  bon  professeur  ;  plus  que  le  besoin 
de  s'instruire,  il  avait  le  goût  d'enseigner  ;  il  s'y  prenait 
avec  douceur  et  avec  une  sorte  d'enjouement  qui  faisait 
que  ses  leçons  n'étaient  pas  ennuyeuses.  Comme  il  me 
restait  tout  à  apprendre,  nous  avions  dressé  un  emploi 
du  temps  compliqué,  mais  que  brouillaient  sans  cesse 
mes  maux  de  tête  persistants.  Il  faut  dire  aussi  que  mon 
esprit  prenait  facilement  la  tangente  ;  M.  Richard  m'y 
suivait,  tant  par  crainte  de  me  fatiguer  que  par  goût 
naturel,  et  la  leçon  dégénérait  en  causerie.  C'est  l'in- 
convénient ordinaire  des  professeurs  particuliers. 

M.  Richard  avait  du  goût  pour  les  lettres,  mais 
n'était  pas  assez  lettré  pour  que  ce  goût  fût  excellent.  Il 
ne  se  cachait  pas  de  moi  pour  bâiller  devant  les  classi- 
ques ;  force  était  de  se  soumettre  aux  programmes,  mais 
il  se  remettait  d'une  analyse  de  Cinna  en  me  lisant  îcRoi 
s'amuse.  Les  apostrophes  de  Triboulet  aux  courtisans 
m'arrachaient  des  larmes  ;  avec  des  sanglots  dans  la  voix 
je  déclamais  : 

Oh  !  voye^  !  Cette  main,  main  qui  n'a  rien  d'illustre. 
Main  d'un  homme  du  peuple,  et  d'un  serf  et  d'un  rustre, 
Cette  main  qui  paraît  désarmée  aux  rieurs 
Et  qui  n'a  pas  d'épée,  a  des  ongles.  Messieurs  ! 

Ces  vers  dont  aujourd'hui  la  soufflure  m'est  intoléra- 


SI   LE   GRAIN    NE    MEURT...  S^^ 

ble,  à  treize  ans  me  paraissaient  les  plus  beaux  du  monde, 
et  autrement  émus  que  le 

Emhrassons-noiis,  Cnina. 

qu'on  proposait  à  mon  admiration.  Je  répétais  après 
M.  Richard  la  tirade  fameuse  du  Marquis  de  Saint- 
Vallier: 

Da72S  votre  Ht,  tombeau  de  la  vertu  des  femmes, 
Vous  avei  froidement,  sous  vos  baisers  infâmes 
Terni,  Jîéiri,  souillé,  deshonoré,  brisé, 
jPiane  de  Poitiers,  Comtesse  de  Bre'ié. 

Qu'on  osât  écrire  ces  choses,  et  en  vers  encore  !  voici 
qui  m'emplissait  de  stupeur  lyrique.  Car  ce  que  j'admirais 
surtout  en  ces  vers,  c'était  assurément  la  hardiesse.  Le 
hardi,  c'était  de  les  lire  à  treize  ans. 

Devant  mon  émotion,  et  constatant  que  je  rendais 
comme  un  violon,  M.  Richard  résolut  de  soumettre 
ma  sensibilité  poétique  à  de  plus  rares  épreuves.  Il  m'ap- 
porta les  Blasphèmes  de  Richepin  et  les  Névroses  de  Rol- 
linat,  qui  étaient  à  ce  moment  ses  livres  de  chevet,  et 
commença  de  me  les  lire.  Bizarre  enseignement  ! 

Ce  qui  me  permet  de  préciser  la  date  de  ces  lectures, 
c'est  le  souvenir  exact  du  lieu  où  je  les  fis.  M.  Richard 
avec  qui  je  travaillai  trois  ans,  s'installa  au  centre  de 
Paris  l'hiver  suivant  ;  le  Roi  s'amuse,  les  Névroses  et  les 
Blasphèmes  ont  pour  décor  la  pttite  orangerie  de  Passy. 

M.  Richard  avait  deux  frères.  Edmond,  le  puîné,  était 
un  grand  jeune  homme  mince,  distingué  d'intelligence 
et  de  manières,  que  j'avais  eu  comme  précepteur  l'été 
précédent,  en  remplacement  de  Gallin  le  dadais.  Depuis 


834  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

je  ne  Tai  plus  revu  ;  il  était  de  santé  délicate  et  ne  pou- 
vait vivre  à  Paris.  (J'ai  récemment  appris  qu'il  avait  fait, 
depuis,  une  brillante  carrière  dans  la  banque.) 

Je  n'étais  que  depuis  peu  de  temps  rue  Raynouard 
lorsqu'y  vint  habiter  le  second  frère,  Abel,  qui  n'avait  que 
cinq  ans  de  plus  que  moi.  Il  vivait  précédemment  à 
Guéret,  chez  une  sœur  dont  je  connaissais  l'existence 
parce  que,  l'été  passé,  Edmond  Richard  avait  parlé  d'elle 
à  ma  mère  ;  c'est-à-dire  que,  répondant  aux  interroga- 
tions de  ma  mère  qui,  le  soir  de  son  arrivée  à  La  Roque, 
s'informait  affablement  de  ses  proches,  comme  elle  lui 
demandait  : 

—  Vous  n'avez  pas  de  soeurs,  n'est-ce  pas  ?  • 

—  Si,  Madame,  avait-il  dit.  Puis,  en  homme  bien 
élevé  trouvant  son  monosyllabe  un  peu  bref,  il  ajoutait 
d'une  voix  douce  : 

—  J'ai  une  sœur,  qui  vit  à  Guéret. 

—  Tiens  !  faisait  maman  ;  à  Guéret...  Et  que  fait- 
elle  ? 

—  Elle  est  pâtissière. 

Ce  colloque  avait  lieu  pendant  le  dîner;  mes  cousines 
étaient  là  ;  nous  étions  suspendus  aux  lèvres  du  nouveau 
précepteur,  cet  inconnu  qui  venait  partager  notre  vie  et 
qui,  pour  peu  qu'il  se  montrât  prétentieux,  niais  ou 
grincheux,  allait  nous  gâter  nos  vacances. 

Edmond  Richard  nous  paraissait  charmant,  mais  nous 
guettions  ses  premiers  propos  sur  lesquels  notre  juge- 
ment collectif  allait  s'asseoir,  ce  jugement  si  implacable, 
si  irrévocable,  que  sont  disposés  à  porter  ceux  qui  ne 
connaissent  rien  de  la  vie.  Nous  n'étions  pas  moqueurs 
et  c'est  un  rire  sans  méchanceté,  mais  un  fou  rire  incoer- 


SI    LE    GRAIN    NE    MEURT...  835 

cible,  qui  s'empara  de  nous  à  ces  mots  :  Elle  est  pâtis- 
sière —  qu'Edmond  Richard  avait'dit  pourtant  bien  sim- 
plement, droitement,  et  courageusement  si  tant  est  qu'il 
ait  pu  pressentir  ces  rires.  Nous  les  étouffâmes  de  notre 
mieux,  sentant  bien  à  quel  point  ils  étaient  indécents  et 
cruels  ;  la  pensée  qu'il  a  pu  les  entendre  me  rend  ce 
souvenir  très  douloureux. 

Abel  Richard  était  sinon  simple  d'esprit,  du  moins 
sensiblement  moins  ouvert  que  ses  deux  aînés  ;  et  c'est 
pourquoi  son  instruction  avait  été  très  négligée.  Grand 
garçon  d'aspect  flasque,  au  regard  tendre,  à  la  main  molle, 
à  la  voix  plaintive,  il- était  serviable,  empressé  même, 
mais  pas  très  adroit,  de  sorte  que,  pour  prix  de  ses  soins, 
il  recevait  moins  de  remerciements  que  de  rebuffades. 
Bien  qu'il  tournât  sans  cesse  autour  de  moi,  nous  ne 
causions  pas  beaucoup  ensemble  ;  je  ne  trouvais  rien  à 
lui  dire,  et  lui  semblait  tout  essoufflé  dès  qu'il  avait  sorti 
trois  phrases.  Un  soir  d'été,  un  de  ces  beaux  soirs 
chauds  où  vient  se  reposer  dans  l'adoration  toute  la 
peine  de  la  journée,  nous  prolongions  la  veillée  sur  la 
terrasse.  Abel  s'approcha  de  moi  selon  son  habitude  et, 
comme  à  l'ordinaire,  je  feignais  de  ne  pas  le  voir  ;  j'étais 
assis  un  peu  à  l'écart,  sur  une  escarpolette  où  durant 
le  jour  se  balançaient  les  enfants  de  M.  Richard  ; 
mais  ils  étaient  couchés  depuis  longtemps.  Du  bout  du 
pied  je  maintenais  immobile  la  balançoire,  et,  sentant 
Abel  tout  près  de  moi  maintenant,  immobile  lui  aussi, 
appuyé  contre  un  montant  de  la  balançoire  à  laquelle 
sans  le  vouloir  il  imprimait  un  léger  tremblement,  je  res- 
tais la  face  détournée,  les  regards  fixés  vers  la  ville  où  les 
feux  répondaient  aux  étoiles  du  ciel.  Nous  demeurions 


836  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇALSE 

ainsi  depuis  assez  longtemps  l'un  et  l'autre  ;  à  un  petit 
mouvement  qu'il  fit  enfin  je  le  regardai.  Sans  doute  il 
n'attendait  que  mon  regard  ;  il  balbutia  d'une  voix 
étranglée,  et  que  je  pouvais  à  peine  entendre  : 

—  Voulez-vous  être  mon  ami  ? 

Je  ne  ressentais  à  l'égard  d'Abel  qu'une  affection  des 
plus  ordinaires  ;  mais  il  aurait  fallu  de  la  haine  pour 
repousser  ce  cœur  qui  s'offrait,  je  répondis  : 

—  Mais  oui,  ou  :  Je  veux  bien  ;  gauchement,  confu- 
sément. Et  lui,  tout  aussitôt,  sans  transition  aucune  : 

—  Alors,  je  vais  vous  montrer  mes  secrets.  Venez. 
Je  le  suivis.  Dans  le  vestibule  il  voulut  allumer  une 

bougie  ;  il  était  si  tremblant  que  plusieurs  allumettes 
se  cassèrent.  A  ce  moment,  la  voix  de  M.  Richard  : 

—  André  !  Où  êtes-vous  ?  Il  est  temps  d'aller  vous 
coucher. 

Abel  me  prit  la  main  dans  l'ombre. 

—  Ce  sera  pour  demain,  dit-il  avec  résignation. 

Le  jour  suivant  il  me  fit  monter  dans  sa  chambre.  J'y 
vis  deux  lits  ;  mais  un  restait  inoccupé  depuis  le  départ 
d'Edmond  Richard.  Abel,  sans  un  mot,  se  dirigea  vers 
une  armoire  de  poupée,  qui  se  trouvait  sur  une  table, 
l'ouvrit  avec  une  clef  qui  restait  pendue  à  sa  chaîne  de 
montre  ;  il  sortit  de  là  une  douzaine  de  lettres  ceinturées 
d'une  faveur  rose,  dont  il  défit  le  nœud  ;  puis,  me  ten- 
dant le  paquet  : 

—  Tenez.  Vous  pouvez  toutes  les  lire,  fit-il  avec  un 
grand  élan. 

A  dire  vrai,  je  n'en  avais  aucun  désir.  L'écriture  de 
toutes  ces  lettres  était  la  même  ;  une  écriture  de  femme, 
déliée,  égale,  banale,  pareille  à  celle  des  comptables  ou 


SI   LE   GRAIN    VE    MEURT...  837 

des  fournisseurs,  et  dont  le  seul  aspect  eût  glacé  ma  curio- 
sité. Mais  je  ne  pouvais  me  dérober  ;  il  fallait  lire  ou 
mortifier  Abel  cruellement. 

J'avais  pu  croire  à  des  lettres  d'amour  ;  mais  non  : 
c'étaient  des  lettres  de  sa  sœur,  la  pâtissière  de  Guéret  ; 
de  pauvres  lettres  éplorées,  lamentables,  où  il  n'était 
question  que  de  traites  à  payer,  de  termes  échus, 
d'  «  arriéré  »  —  je  voyais  pour  la  première  fois  ce  mot 
sinistre  —  et  je  comprenais  à  des  allusions,  des  réticen- 
ces, qu'Abel  avait  dû  généreusement  faire  l'abandon  à 
sa  sœur  d'une  part  qui  lui  serait  revenue  de  la  fortune 
de  leurs  parents  ;  je  me  souviens  spécialement  d'une 
phrase  où  il  était  dit  que  son  geste  ne  suffirait  pas,  hélas  ! 
à  «  couvrir  l'arriéré  »... 

Abel  s'était  écarté  de  moi  pour  me  laisser  lire  ;  j'étais 
assis  devant  une  table  de  bois  blanc,  à  côté  de  l'armoire 
minuscule  d'où  il  avait  sorti  les  lettres  ;  il  n'avait  pas 
refermé  l'armoire  et,  tout  en  lisant,  je  louchais  vers  celle- 
ci,  craignant  que  n'en  sortissent  d'autres  lettres  ;  mais 
l'armoire  était  vide.  Abel  se  tenait  près  de  la  fenêtre 
ouverte  ;  assurément  il  connaissait  ces  pages  par  cœur  ; 
je  sentais  qu'il  suivait  de  loin  ma  lecture.  Il  attendait 
évidemment  quelque  parole  de  sympathie,  et  je  ne  savais 
trop  que  lui  dire,  répugnant  à  marquer  plus  d'émotion 
que  je  n'en  éprouvais.  Les  drames  d'argent  sont  de  ceux 
dont  un  enfant  sent  le  plus  difficilement  la  beauté  ; 
j'aurais  juré  qu'ils  n'en  avaient  aucune,  et  j'avais  besoin 
de  quelque  sorte  de  beauté  pour  m'émouvoir.  j'eus  enfin 
l'idée  de  demander  à  Abel  s'il  n'avait  pas  un  portrait  de 
sa  sœur,  ce  qui  m'épargnait  tout  mensonge  et  cepen- 
dant pouvait  passer  pour  un  témoignage  d'intérêt.  Avec 


83S  .  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

une  hâte  bégayante,  il  tira  de  son  portefeuille  une  pho- 
tographie ; 

—  Comme  elle  vous  ressemble  !  m'écriai-je. 

—  Oh  !  n'est-ce  pas  !  fit-il  dans  une  jubilation  subite. 
J'avais  dit  ce  mot  sans  intention,  mais  il  y  trouvait  plus 
de  réconfort  que  dans  une  protestation  d'amitié. 

—  Maintenant  vous  savez  tous  mes  secrets,  reprit-il, 
après  que  je  lui  eus  rendu  l'image.  Vous  me  raconterez 
les  vôtres,  n'est-ce  pas  ? 

Déjà,  tout  en  lisant  les  lettres  de  sa  sœur,  j'avais  dis- 
traitement évoqué  Em...  Auprès  de  ces  tristesses  désen- 
chantées, de  quel  rayonnement  se  nimbait  le  beau  visage 
de  mon  amie  !  Le  vœu  que  j'avais  fait  de  lui  garder  tout 
l'amour  de  ma  vie  gonflait  mon  cœur  où  foisonnait  la 
joie  ;  d'indistinctes  ambitions  déjà  tout  au  fond  de  moi 
s'agitaient;  mille  velléités  confuses  :  chants,  rires,  danses 
et  bondissantes  harmonies  formaient  cortège  à  mon 
amour.  A  la  question  d'Abel  je  sentis,  gonflé  de  tant  de 
biens,  mon  cœur  s'étrangler  dans  ma  gorge.  Et,  décem- 
ment, devant  sa  pénurie,  puis-je  étaler  mes  trésors,  pen- 
sais-je  ?  En  détacherai-je  quelque  parcelle  ?  Mais  quoi  ! 
c'était  le  bloc  d'une  fortune  immense,  un  lingot  qui  ne 
se  laissait  pas  monnayer.  Je  regardai  de  nouveau  le 
paquet  de  lettres  autour  duquel  Abel  renouait  avec  appli- 
cation la  faveur,  la  petite  armoire  vidée...  et  quand  Abel 
de  nouveau  me  demanda  : 

—  Dites-moi  vos  secrets,  voulez-vous  ? 
Je  répondis  : 

—  Je  n'en  ai  pas. 

ANDRÉ   GIDE 


SAINT   MARTIN 


La  mère  est  ce  qu'il  y  a  de  patient  et  de  fidèle  et 
<ie  tout  près  et  de  toujours  pareil  et  de  toujours  pré- 
sent., 

C'est  toujours  la  même  figure  attentive,  et  c'est  tou- 
jours, sous  son  regard,  le  même  enfant, 

Qui  sait  que  tout  lui  appartient  sans  pitié  et  qui  vous 
trépigne  de  ses  deux  pieds  sur  le  ventre. 

Mais  le  père  est  ce  qui  n'est  jamais  là,  il  sort  et  l'on  ne 
sait  jamais  au  juste  quand  il  rentre. 

L'hôte  aux  rares  paroles  du  repas  que  le  journal  dès 
qu'il  a  quitté  la  table  réengloutit  : 

Un  bonjour,  un  bonsoir  distraits,  une  ou  deux  ques- 
tions de  temps  en  temps,  une  explication  difficile  et  pas 
finie, 

Puis  subitement  parfois  quelques  jeux  violents  et 
courts  et  l'intervention  terrifiante  de  ce  gros  camarade. 

Et  cependant  c'est  bon,  cette  grosse  main  quand  on  ne 
sait  plus  au  juste  où  l'on  est,  qui  vous  prend,  ou 
sur  le  front  cette  caresse  furtive  lorsque  l'on  est  malade. 

C'est  lui  qui  commande  notre  château  et  qui  se  dé- 
brouille au  dehors  avec  ce  grand  monde  confus. 

Il  est  le  justicier  en   dernier  recours  formidable   et 


840  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

le  côté  avec  espoir  toujours  par  où  l'on  attend   l'inat- 
tendu. 

Avant  que  nous  soyons  il  était  là  et  déjà  nous  étions 
avec  lui  sa  nécessité  et  son  désir. 

De  son  côté  est  le  commencement  et  cela  dont  le 
propre  est  de  ne  pas  mourir. 

Il  y  a  eu  un  moment  de  lui  à  nous  commun  où  nous 
n'étions  pas  séparés. 

Et  certes  nous  ne  serions  pas  venus  dans  ce  monde  si 
bien  fait  et  que  notre  devoir  comme  tout  homme  vivant 
est  de  déranger, 

Et  nous  aurions  pu  attendre  longtemps  le  consente- 
ment de  notre  mère. 

Si  lui  n'avait  tout  secoué  pour  nous  arracher  de  lui 
dans  le  grondement  de  son  rire  et  de  sa  colère. 

Et  cela  même  qui  nous  a  faits,  c'est  cela  dans  les  grands 
moments  qui  nous  ressaisit. 

C'est  ses  yeux  qui  recherchent  les  nôtres,  les  mêmes,, 
pour  voir  si  nous  sommes  un  mâle  comme  lui. 

Ainsi  quand  ce  n'est  pas  un  homme  seulement,  par 
hasard,  mais  que  la  nation  même  jusque  dans  ses  racines 
est  insultée. 

Et  qu'un  autre  peuple  en  pleine  figure  la  nie  et  lui  dit 
que  le  moment  est  venu  de  la  vérité, 

Et  ce  droit  qu'elle  prétend  de  ne  pas  obéir,  on  va  bien 
voir  à  l'instant  de  quoi  c'est  fait. 

Un  frisson,  plus  encore  que  la  colère,  surprise,  dépla- 
çant le  sommeil  stupide  de  la  paix, 

La  révélation  tout  à  coup  de  cette  chose  plus  que  nous 
autour  de  nous  nécessaire,  et  plus  ancienne  que  nous 
avec  nous,  et  tellement  plus  forte  et  ample, 


SAtNT    MARTIN  84I 

Reçue,  er  que  pour  continuer  à  tout  prix  il  n'y  a  pas 
à  choisir  que  nous  restions  tous  ensemble, 

Parce  que  je  tiens  de  toutes  parts  et  que  c'est  moi 
par  mon  nom  que  l'on  affronte 

Et  que  c'est  vrai  qu'on  m'a  frappé,  de  tant  d'âmes  créant 
cette  âme  qui  refuse  la  honte  ! 

Et  de  même  aux  grandes  heures  pour  chacun  de 
nous  de  l'épreuve,  et  du  doute,  et  du  danger. 

Quand  la  mort  heurte  à  petit  bruit  à  nos  portes, 
mais  pas  autant  que  nous  lui  sommes  préparés. 

Quand  le  Fort  Ennemi  nous  attaque,  pas  autant  que 
nous  avons  de  ressources  pour  lui  répondre, 

Quand  le  capitaine  salue  pour  la  dernière  fois  la 
mer  en  biais  du  haut  de  son  navire  qui  s'effondre. 

Quand,  le  kilomètre  qu'on  lui  avaitdonnécommesa part 
gagné  et  toute  l'armée  qui  se  lève  pour  le  suivre, 

La  victoire  pour  le  chef  de  section  est  si  grande  qu'il 
y  aurait  eu  injustice  à  lui  surs-ivre, 

Quand  la  nuit  chargée  de  soupirs  s'achève  et  le  pro- 
blème du  savant  est  résolu, 

Quand  le  sculpteur  voit  le  premier  sourirc  sur  le  visage 
de  sa  statue. 

Quand  la  tentation  pied  à  pied  repoussée  s'éloigne  et 
dans  le  ciel  du  matin  luit  une  lampe  solennelle. 

Quand  nous  nous  arrachons  à  ce  qui  passe  à  cause  de 
ce  qui  est  éternel. 

Alors  dans  une  plénitude  qui  au-dessus  de  toute  satis- 
faction est  la  paix. 

J'entends  une  voix  qui  dit  :  O  mon  fils,  connais  ce 
père  qui  t'a  fait  ! 


842  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

O  France,  rappelle-toi,  en  ces  jours  où  je  commen- 
çais avec  toi,  quand  cette  dure  carapace  sur  le  monde  de 
main  d'homme. 

Nations  sur  nations  imbriquées,  l'impôt,  et  les  longues 
chaussées  de  ciment  à  travers  tout,  et  la  loi  de  Rome, 

Par  étoiles  et  par  larges  morceaux  se  mit  à  partir,  et 
tous  ces  Allemands  qui  passent  par  les  portes  débarrées. 

Et  le  grand  temple  qui  donne  de  la  bande  sur  la  gauche 
;à  cause  de  la  source  au-dessous  qui  s'est  déclarée, 

Mais  aussitôt,  ce  qui  est  plus  fort  que  les  ténèbres,  c'est 
la  foi  ! 

Plus  fort  que  tout  un  monde,  tant  pis  pour  lui  !  qui 
•s'écroule,  c'était  ce  sentiment  invincible  de  la  joie  ! 

Qu'est-ce  qu'on  peut  faire  à  Martin,  maintenant  qu'il 
a  tout  donné  ? 

Son  cheval  à  ce  compagnon  d'armes  qu'il  aimait,  son 
-vêtement  à  Jésus  qui  le  lui  a  demandé. 

A  la  place  du  rude  poil  militaire  voici  la  chape  et  le 
pallium. 

Le  général  et  le  préfet  sont  par  terre  et  à  leur  place 
voici  le  Père  qui  commence  entre  les  hommes. 

Tel  que  jadis  j'ai  vu  Monseigneur  Favier  à  Pékin  et 
tous   ces  grands  Jésuites  de  Chinkiang  et  de  /ikaweï. 

Cest  bien  lui,  avec  sa  rude  barbe  mêlée  de  gris,  et  ce 
teint  rouge,  et  ces  cheveux  gris  tout  bouclés  qui  lui 
retombent  sur  les  oreilles. 

Et  cet  air  colère  et  bon,  et  ce  sourire,  et  ces  yeux  un 
peu  proéminents. 

Ces  pommettes  de  vigneron  et  ce  front  de  Jupiter 
tonnant. 


I 


SAINT   MARTIN  845 

S'il  faut  mourir,  il  est  prêt,  mais  tant  qu'il  est 
vivant,  celui-là  n'est  pas  né  qui  saura  le  soutenir  en  face. 

La  nécessité  est  en  lui  de  ce  peuple  même,  pas  un 
autre,  qu'il  a  lui  seul  à  enfanter  dans  la  Grâce. 

Soixante  ans  sont  bien  peu  de  chose  pour  qu'on  refuse 
à  Dieu  ce  peu  de  travail. 

Tout  ce  monde  impétueux  d'entreprises,  et  de  con- 
naissances, et  d'idées,  et  ce  désir,  et  l'amour  qui  lui  dévore 
les  entrailles  ! 

Son  domaine,  démolition  et  chantier,  c'est  ce  chaos 
qui  sera  la  France. 

Mais  c'est  pour  ce  chaos  précisément  qu'il  existe,  et 
non  point  pour  cet  ordre  tout  fait.  César  et  sa  mortelle 
ordonnance. 

Le  Paganisme  a  chu  pan  sur  pan,  et  ce  n'est  pas  à  lui 
qu'on  demandera  tout  de  même  de  le  regretter,  et  il  n'y 
a  pas  à  nier  que  le  décombre  soit  immense  ! 

(Un  artiste  n'envisage  pas  l'Acropole  avec  plus  de 
complaisance.) 

Car  Jésus  même  a  dit  qu'il  n'était  point  venu  porter 
la  paix,  mais  la  guerre,  et  le  glaive,  et  le  feu  qui  à  rien 
de  ce  qui  est  capable  de  brûler  ne  demeure  indifférent, 

Le  levain  que,  pour  s'en  emparer,  on  a  mis  dans  trois 
mesures  de  froment, 

Le  vin  nouveau,  et,  qu'on  le  verse  dedans,  ce  qui  peut 
arriver  de  moins  aux  vieilles  outres,  c'est  qu'elles  crè- 
vent ! 

Le  Royaume  du  Ciel  est  là  qui  ne  nous  laisse  paix  ni 
trêve  : 

L'invincible  ennemi  est  là  contre  qui  les  Saints 
(si  mal)  cependant  n'en  ont  jamais  fini  de  se  défendre, 

54 


844  LA  NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Et  contre  qui  les  tristes  sociétés  Civiles  si  ridiculement 
toujours  sans  se  lasser  recommencent  de  combiner  et  de 
tendre 

Le  réseau  barbelé  des  lois,  et  des  Pragmatiques,  et  des 
Articles  Concordataires, 

Et  ce  petit  rempart  de  sable  tapé  qui  dit  :  Tu  n'iras 
pas  plus  loin  !  à  la  Mer. 

Pourquoi  s'étonner  que  les  choses  devant  nos  yeux  se 
ruent  quand  leur  nature  précisément  est  de  passer  ? 

Qu'elles  passent  !  Martin  n'a  pas  dans  sa  tête  un  autre 
ordre  tout  prêt  pour  le  leur  substituer. 

Il  ne  veut  pas  autre  chose  que  la  gloire  de  Jésus-Christ 
aujourd'hui  même  ! 

Ce  n'est  pas  des  pierres  qu'il  a  à  enfanter,  ce  sont  des 
hommes,  et  sa  paternité,  c'est  le  baptême. 

Le  baptême  ou  replongement  dans  cette  eau  qui  est  le 
mouvement  lui-même, 

Les  âmes  qui  ne  se  meuvent  plus  sur  la  terre  seulement, 
mais  sans  poids  dégagées  dans  la  lumière  libre  et 

l'eau  vivante  î 

Demain  c'est  le  Roi  sur  son  trône  et  l'Evêque  dans  la 
Cathédrale  triomphante  ! 

Mais  aujourd'hui  c'est  Martin  tout  seul  et  cette  foi 
en  lui 

Qu'il  est  de  la  part  de  Dieu  quelque  chose  capable  de 
donner  la  vie  ! 

Que  demain  prenne  soin  de  lui-même  !  Son  domaine 
à  portée  de  sa  main  sans  imagination  et  sans  orgueil. 

C'est  ce  païen  tout  vivant  de  démons  à  instruire,  et  le 
marécage  à  évangéliser,  et  la  brousse,  et  ce  grand  pont 


SAINT    MARTIN  845 

pour  tous  les  siècles  sur  la  Loire  qui  ne  se  construira  pas 
tout  seul  ! 

Quand  le  soleil  de  Dieu  est  au  ciel,  toute  cette  ombre 
inique  sur  la  terre,  est-ce  que  nous  pouvons  plus  long- 
temps la  tolérer  ? 

Est-ce  qu'il  y  a  moyen  de  dormir  quand  on  a  déjà  au 
poing  ce  bon  blé 

Dont  le  morne  savart  plein  de  flaques  est  capable  où  le 
colon  hagard  aujourd'hui  loin  des  routes  se  tapit  avec  sa 
chèvre  et  sa  vache, 

Joint  au  vin  sur  le  coteau  aride  que  prophétisent  tous 
ces  mûriers  sauvages  ? 

La  terre,  au  lieu  de  cet  herbage  rude,  est-ce  qu'elle 
n'aimerait  pas  mieux  faire  de  l'or, 

Le  pain  et  le  vin  sur  la  grande  table  carrée  pour  la 
nourriture  de  l'âme  et  du  corps  ? 

Et  passons  à  nous,  cette  mort  que  nous  voyons  s'élargir 
peu  à  peu,  corrompant  ce  qui  nous  entoure, 

Est-ce  la  peine  de  lui  avoir  échappé,  si  nous  ne  trou- 
vons le  moyen  que  ce  soit  pour  toujours  ? 

Ni  ses  fondements  n'ont  sauvé  l'édifice,  et  ni  sa  dédi- 
cace emphatique,  ni  sa  beauté. 

L'aqueduc  est  interrompu,  et  le  prétoire  est  à  bas,  et 
quant  à  ce  qui  est  de  César  et  de  sa  divinité. 

Il  n'y  a  que  la  vieille  Vénus  avec  les  Grâces  ses  com- 
pagnes dont  nous  soyons  à  ce  point  dégoûtés  ! 

Toutes  ces  choses  qui  étaient  là  pour  toujours, 
qu'est-ce  qui  leur  prend  tout  à  coup  qu'elles  disparais- 
sent ? 

Voilà  que  c'est  nous  qui  sommes  plus  solides  qu'elles, 
et  c'est  elles  tout  à  coup  qui  bougent  et  qui  nous  laissent. 


846  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Les  lois  sont  pour  les  voleurs,  les  pierres  sont  pour  les 
tombeaux. 

On  respire  !  nous  qui  sommes  vivants^  nous  avons  le 
ciel  à  nous  sans  limites  et  le  soleil  qui  ne  nous  fera  jamais 
défaut, 

Cet  air  qui  ne  nous  servirait  à  rien  s'il  n'était  absolu- 
ment inépuisable. 

Ce  qui  n'a  point  de  mesure  est  précisément  ce  qui  est 
pour  nous  le  premier  et  l'indispensable, 

Et  quand  tout  je  reste  nous  manque,  cela  que  l'on  est 
toujours  sûr  de  retrouver. 

Qu'on  verse  parmi  les  orties  Mercure  et  toutes  ces 
idoles  bien  sculptées  ! 

Mon  Dieu  à  moi  est  le  Père  sans  qui  je  ne  puis  abso- 
lument exister. 

Que  les  montagnes  s'entrechoquent  et  que  les  Royau- 
mes culbutent  sur  les  Empires  ! 

La  catastrophe  est  si  grande  que  pour  nous  désormais 
il  n'y  a  plus  besoin  de  mourir  1 

A  ce  monde  immense  qui  fait  eau,  que  pourrait  ajouter 
notre  petit  naufrage  personnel  ? 

Tout  ce  que  nous  aimons  ne  nous  serait  pas  davan- 
tage ôté,  qui  sans  que  nous  bougions  s'en  va  de  nous 
comme  par  un  mouvement  naturel. 

Cette  étoffe  dont  nous  avions  trouvé  tous  nos  murs 
tendus,  —  «  personnages  et  fleurs  »,  dit  le  catalogue,  — 
exactement  comme  s'ils  étaient  réels. 

Nous  ne  les  verrions  pas  davantage  se  décolorer  et 
s'amincir. 

Les  convives  (si  pâles  !)  se  retirer,  et  emballer  la  musi- 
que, et  le  festin  finir. 


SAINT    MARTIN  847 

Sans  que  nous  ayons  eu  la  peine  de  bouger  la  main  et 
fait  signe  qu'on  pouvait  desservir. 

Pourquoi  tant  nous  occuper  de  cet  événement,  la 
mort,  qui  comme  l'achat  des  habits  et  le  repas  se  produit 
dans  la  sphère  pratique  et  subalterne  ? 

L'esprit  d'un  coup  de  rame  vigoureux  remonte  vers 
ces  choses  générales  et  qui  n'ont  aucun  terme. 

Et  bien  que  je  sois,  paraît-il,  au  courant  mêlé  et  que 
tout  file  à  mes  côtés  vers  la  chute. 

Cela  vaut  la  peine  d'être  éternel,  ne  serait-ce  qu'une 
minute  ! 

Lé  monde  est  si  peu  solide  que  cela  fait  rire  ! 

C'était  ça  qui  voulait  nous  dominer  ?  quand  tout  ce 
qu'il  demande,  dans  le  fond,  est  de  nous  obéir. 

Pas  la  peine  de  combiner  ;tant  de  plans  et  de  machines 
et  de  systèmes  ! 

Ce  n'est  pas  demain  que  j'entrerai  dans  le  paradis, 
c'est  aujourd'hui  même  ! 

Car,  bien  que  ce  ne  soit  pas  aujourd'hui  que  nous 
entrerons  avec  Dieu  face  à  face, 

C'est  aujourd'hui  que  nous  avons  dans  nos  mains  ce 
que  Lui  n'a  pas  de  mains  pour  qu'il  le  fasse  ! 

Temps  et  lieu  pourraient  être  meilleurs,  mais  ce  n'est 
pas  moi  qui  les  ai  choisis. 

«  Je  ne  suis  pas  un  ange  »,  dit  Martin,  «  mais  tout  de 
même  je  suis  ce  qu'on  pouvait  trouver  de  mieux  en  Pan- 
non  ie.  )) 

«  C'est  heureux  pour  ces  pauvres  gens  »,  dit  Martin, 
«  que  je  ne  sois  tout  de  même  pas  un  pur  esprit.  » 

La  tentative  de  se  couper  en  deux  n'est  pas  chose  qui 
généralement  réussisse, 


848  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Comme  le  prouve  ce  coin  de  manteau  jadis  que  j'ai 
laissé  prendre  et  qui  peu  à  peu  tout  entier  m'attira  vers 
un  autre  Commandant, 

Il  a  tout  pris,  corps  et  âme,  rien  de  moi  finalement 
qui  ne  se  soit  trouvé  propre  à  son  service. 

Mais  si  je  suis  défricheur  de  forêts  aujourd'hui,  ce  n'est 
pas  pour  le  plus  grand  honneur  de  la  statistique  et  l'avan- 
tage du  département. 

Pour  l'augmentation  de  sa  superficie  cultivée  en  blé, 
vivres,  chanvre  et  méteil, 

C'est  que,  partout  où  je  suis,  ma  mission  est  d'arrêter 
le  soleil  ! 

Si  je  fais  des  routes  et  des  ponts,  ce  n'est  pas  pour 
que  le  commerce  en  soit  facilité, 

C'est  pour  que  la  distance  ne  soit  plus  désormais 
puissante  contre  la  charité. 

Pour  que  les  villes  se  baisent  et  que  les  îles  au  sein  des 
mers  se  rendent  visite  ! 

j'interviens  au  travers  de  tout  parce  que  j'existe  ! 

Ce  n'est  pas  la  guerre  que  je  suis  venu  détruire,  c'est 
la  paix  que  je  suis  venu  surajouter  : 

Il  lui  fallait  ce  labourage  pour  qu'elle  puisse  pousser. 

Malgré  la  guerre  et  l'orage,  on  m'a  dit  que  ce  grand 
château  de  l'âme  avec  Dieu  aujourd'hui  même  est  pos- 
sible, 

La  vigueur  d'Adam  corps  et  âme  dans  le  principe  des 
choses  visibles  et  invisibles, 

L'âme  qui  possède  son  Dieu  et  qui  ne  se  réjouit  pas 
à  moitié  ! 

Que  le  palais  des  Empereurs  s'effondre  et  moi  je 
plante  Marmoutiers  ! 


SAINT   MARTIN  849 

Ecoute,  peuple,  que  je  sais  obscurément  dans  mon 
cœur  que  j'ai  fait  et  qui  ne  cessera  plus  jamais  d'exister, 

Comment  ferais-tu  pour  mourir  quand  tu  sais  qu'on 
t'a  mis  pour  toujours  la  vie  même  à  ta  portée  ? 

Ah  !  qu'est-ce  que  ça  fait  !  Que  le  vent  souffle  tant  qu'il 
voudra  de  la  mer  !  ni  les  grandes  pluies  écrasantes,  ni  le 
vent, 

Ne  suffiront  désormais  à  éteindre  ces  églises,  et  ces 
chaires,  et  ces  couvents. 

Grandes  et  petites,  qui  brillent  parmi  ta  forêt  (et  cette 
grosse  veine  de  la  Loire  toute  luisante  sous  les  feuilles), 
comrrie  des  vaisseaux  d'or  et  comme  des  lampes  d'argent  ! 

Tout  ce  que  j'avais  à  faire  pour  toi  était  de  te  mon- 
trer le  Père  une  fois  pour  toutes  qui  suffit. 

Le  tourment  et  le  malheur  sublime  à  ton  tour,  tu  le 
sauras,  d'avoir  en  soi  ce  qui  est  capable  de  donner  la  vie  ! 

Et  si  c'est  vivant  ou  non,  ce  que  ton  cœur  a  conçu, 
j'ai  placé  près  de  toi  des  peuples  qui  te  l'apprendront. 

Soit  que  tout  de  suite  et  sans  plus  attendre  tu  te 
jettes  sur  eux  dans  le  transport  de  ton  idée  toute  neuve 
et  de  ta  jeunesse. 

Soit  que,  le  silence  étant  devenu  trop  long  et  la  nuit  à 
la  fin  sur  la  terre  trop  épaisse, 

Ce  soit  eux  qui  une  fois  et  deux  fois  et  trois  fois  vien- 
nent dans  toi  frapper  et  te  requérir  : 

La  mort  est  venue  pour  toi,  ô  France,  si  tu  ne  nous 
fournis  plus  le  moyen  de  ne  pas  mourir  !  » 


Et  la  guerre   en  effet  que   nous  attendions  chaque 
printemps,  la  guerre  une  dernière  fois  est  venue. 


850  LA   NOUVELLE  REVUE   FRANÇAISE 


—  C'est  Novembre,  et  la  lutte  au  bout  de  ces  cinq 
années  sans  qu'on  sache  comment  a  pris  fin,  et  la  meil- 
leure preuve  de  ce  qui  s'est  passé. 

Pendant  que  nous  existons  toujours,  c'est  l'ennemi 
tout-à-coup  dans  nos  bras  qui  s'est  affaissé. 

Quoi,  on  ne  nous  demande  plus  rien,  quoi,  c'est  vrai 
que  nous  sommes  vainqueurs  ! 

C'est  vrai  que  pour  notre  sang  versé  nous  allons  rece- 
voir autre  chose  que  de  l'honneur, 

Ce  salaire  que  les  autres  nous  ont  permis  de  toucher, 
ce  prix  pour  la  première  fois  de  notre  sang,  (ah,  nous 
n'y  étions  pas  habitués  !) 

Je  dis,  du  haut  des  Vosges,  là-bas,  —  cette  tache  dans 
le  brouillard  d'automne  et  le  long  de  ce  grand  fleuve 
indistinct,  —  cette  terre  qui  était  à  nous  et  qu'on  va 
nous  restituer. 

Jamais,  à  qui  revient,  après  ces  longs  ans,  d'exil,  vic- 
toire ne  fut  annoncée  par  tant  de  pleurs  et  tant  de  pluie  ! 

Des  deux  parts  des  Champs-Elysées  toute  cette  fer- 
raille qui  luit. 

C'était  ça  qui  tirait  sur  nous  et  c'est  ça  de  nos  mains 
que  nous  avons  pris. 

Tout  ce  parc  de  dragons  confus  maculés  de  fange  et  de 
mousse  qu'on  avait  amené  pour  nous  démolir. 

Tout  cela  qui  tonnait  et  crevait  sur  deux  cents  lieues, 
l'artillerie  de  Wotan  et  (ïJEg'ir, 

C'est  cela  qui  fond  ainsi  lamentablement,  insulté  par 
les  taxis  dans  le  ruisseau,  et  nous  sommes  pleins  de  cette 
affreuse  dépouille  abandonnée  ! 


SAINT   MARTIN  85  I 

Qu'en  dis-tu,  peuple  de  Hambourg  ?  et  réponds  si  tu 
t'en  souviens  encore^  de  ces  sombres  jours  d'été. 

Quand  les  trains  chargés  de  soldats  commencèrent  et 
le  soleil  était  cette  scorie  rouge  dans  le  ciel. 

Et  cette  foule  sans  parler  tout  ce  peuple  en  chapeaux 
de  paille  sur  la  Jungfernstiege  qui  attendait  les  nou- 
velles ! 

Et  comme  le  vent  par  risées  soudaines  fait  grésiller 
toute  la  surface  de  l'Alster, 

Ainsi  ces  têtes  tout-à-coup  qui  ondulent  et  les  feuilles 
blanches  des  extras  qui  se  propagent  d'un  bout  à  l'autre 
aux  mains  de  cette  foule  qui  plie  dans  le  courant  d'air. 

Le  torse  monstrueux  de  la  Guerre  au  bout  de  la 
chaussée  apparaît  et  d'un  tour  de  son  épaule  elle  déra- 
cine la  Porte  de  la  Cité. 

Les  sirènes  des  bateaux  se  sont  tues  et  déjà  la  sortie 
de  l'Allemagne  est  arrêtée. 

Voici  la  Guerre  que  ton  cœur  désirait,  ô  peuple  à 
l'ombre  de  tes  clochers  protestants,  es-tu  content  ? 
salue-la  ! 

Comme  ces  fous  qui  à  grand  labeur  jadis  à  travers  la 
muraille  fondue  firent  entrer  le  Cheval  de  bois. 

Peuple  qui  ne  sait  pas  parler  et  qui  n'as  issue  de  t'ex- 
primer  que  la  musique  ! 

Effort  de  la  volonté  aveugle  et  de  l'avidité  physique  ! 

Nation  dans  le  mécontentement  de  la  limite  et  de 
toute  forme  par  le  dehors  qui  te  soit  propre, 

Allemagne,  grand  tas  confus  de  tripes  et  d'entrailles 
de  l'Europe  ! 

Peuple  mal  baptisé,  en  as-tu  assez  maintenant  de  ce 
grossier  désir  d'être  Dieu  } 


852  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Le  Rhin  qu'on  t'a  mis  à  travers  toi  est-il  si  peu  pro- 
fond qu'à  jamais  tu  pouvais  en  éloigner  ton  cœur  et  ton 
oreille  et  tes  yeux  ? 

Ecoute  ce  que  dit  de  sa  source  le  fleuve  à  travers  toi 
qui  passe  et  ce  récit  qui  t'est  antérieur  : 

Une  vraie  rive,  tu  ne  pourras  pas  l'atteindre,  ô  peuple 
à  jamais  intérieur  ! 

C'est  en  vain  que  tu  redemandes  ton  image  à  cette 
eau  vaine. 

La  malédiction  est  sur  toi  de  ceux-là  qui  regardent  Soi- 
même. 

Race  de  forgerons  et  de  mineurs  et  de  fabricateurs 
dans  l'ombre  des  bois  et  de  la  fumée  ! 

Scruteurs  de  toutes  les  archives  à  cause  de  ce  secret 
qui  peut-être  y  est  renfermé, 

L'or  sous  le  Rhin,  le  talisnian  tout  à  l'heure  qui  va  te 
donner  la  possession  de  l'univers, 

La  formule  qui  permet  d'avoir  à  soi  ce  qui  est  à  Dieu 
et  qui  est  tombée  du  Ciel  avec  Lucifer  ! 

C'est  en  vain  que  tu  as  fait  ton  bien  déjà  de  toutes  ces 
richesses  en  paquets  et  de  toutes  ces  moitiés  de  peuples 
mal  avalées  ! 

Il  n'y  a  aucune  paix  pour  toi  tant  que  ton  aâreux  tré- 
sor est  menacé. 

On  ne  t'ôtera  pas  de  l'esprit  que  le  monde  tout  entie  r 
est  à  toi  parce  que  tu  es  au  centre. 

Il  n'y  a  pas  de  paix  possible  pour  toi  avec  tout  ce  que 
tu  n'as  pas  mis  dans  ton  ventre. 

Tous  ces  biens  mal  acquis  en  toi  bougent  et  ne  te 
laissent  point  de  repos. 


SAINT   MARTIN  853 

Ils  ne  te  furent  pas  plus  nécessaires  jadis,  et  davantage 
légitimes,  que  ceux-ci  qu'à  présent  il  te  faut. 

L'expansion  à  droite  et  à  gauche  de  tes  ailes  et  l'avan- 
cement de  ta  bouche  jusqu'à  la  mer  ! 

Ceins  tes  reins  une  fois  de  plus  !  prépare-toi  prends 
les  armes  une  fois  de  plus,  Ange  hideux  tout  pressé  et 
replié  dans  le  centre  de  la  Terre  ! 

Fais  sortir  de  tes  usines  ces  rangées  de  volcans  qui 
roulent  ! 

Bascule  tes  cubilots  !  à  la  matière  liquéfiée  impose  ton 
sinistre  moule  ! 

Les  butils  enchevêtrés  tournent  et  crient,  une  lourde 
vapeur  jour  et  nuit  s'éploie  au-dessus  des  villes. 

L'Europe  écoute  sourdement  ses  bases  trembler  au 
bruit  de  tes  marteaux  qui  pilent, 

Et  quand  le  bras  de  grue  au-dessus  de  ses  fonts  baptis- 
maux transporte  l'affreux  fût  branlant  qui  vient  de  naître, 

Du  fond  de  la  citerne  d'huile  jusqu'au  toit  saute  une 
flamme  de  quatre-vingts  mètres  ! 

Peuple  de  Luther  et  de  Kant,  médite  de  nouveaux 
nuages  empoisonnés  ! 

A  tout  ce  que  tes  adversaires  ont  de  pire  propose  ta 
complicité. 

Rien  ne  fut  omis,  c'est  bien.  Ce  qui  dépendait  de  toi, 
tu  l'as  fait  en  conscience  : 

L'heure  est  venue,  en  avant  !  Ce  qui  t'attend,  tu  le  sais 
d'avance. 

C'est  l'enthousiasme  de  la  mort  qui  t'a  pris,  comme 
d'autres  l'espérance  ! 

Ce  dont  il  s'agit  pour  toi,  tu  le  sais,  ce  n'est  pas  de 
vaincre,  c'est  de  mourir. 


834  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

C'est  la  mort  seule  que  tu  apportes  avec  toi  et  c'est 
la  mort  toute  seule  qui  peut  combler  ton  désir. 

Tout  cela  qui  fait  semblant  d'être  le  bien,  et  tout  cela 
qui  était  à  toi,  et  tout  cela  que  tu  n'avais  pas  le  droit 
d'avoir,  et  tout  cela  qui  n'avait  pas  le  droit  d'exister, 

C'est  cela  dans  le  transport  de  ton  désespoir  comme 
l'amour  que  tu  nous  apportes  à  tuer  ! 

C'est  cela  de  l'abîme  et  parmi  ces  jets  de  flamme  et 
dans  ces  rots  de  gaz  empestés  et  ces  griffes  d'acier  qui 
s'enfoncent  et  ces  nœuds  de  muscles  contractés  qui  pous- 
sent et  ces  poignées  de  poux. 

Qui  de  l'abîme  avec  ces  millions  de  voix  balbutiantes 
est  sorti  et  qui  supplie  et  qui  se  jette  en  palpitant  affreu- 
sement contre  nous  ! 

C'est  cela  qui  est  construit  pour  obliger  Dieu  à  être  le 
plus  fort. 

C'est  le  mal  vivant  qui  vient  rechercher  le  bien  en 
nous  qui  était  mort. 

C'est  cela  tout  plein  d'enfer  qui  vient  voir  si  c'est 
rrai  que  nous  sommes  creux  et  abandonnés  ! 

C'est  cela  qui  vient  se  venger  sur  nous  de  la  vie  que 
nous  n'avons  pas  su  donner  ! 

A  mesure  que  le  jour  diminue,  le  monstre  vers  lui- 
même  se  retire,  hagard  et  las. 

Tout-à-coup  nous  n'avons  plus  rien  dans  les  mains  et 
l'Allemagne  a  capitulé  à  voix  basse. 

Les  feuilles  tombent,  et  la  brume  entre  les  monta- 
gnes s'épaissit,  c'est  le  jour  de  la  Saint  Martin. 

Le  soldat  a  jeté  son  fardeau  par  terre  et  regarde  le 
Rhin. 


SAINT   MARTIN  855 

C'est  fini,  la  guerre  est  finie,  et  l'ennemi  est  là  devant 
lui  tout  ouvert,  et  le  terme  sans  aucune  joie  est  atteint. 

L'espérance  a  été  pour  les  morts,  la  paix  est  à  jamais 
pour  les  morts,  et  pour  lui, 

Neuf  jours  après  le  Jour  des  Morts,  cette  victoire  qu'on 
lui  dit  qu'il  a  gagnée  dans  le  brouillard  et  dans  la  nuit. 

Le  voilà  donc,  pendant  qu'on  se  battait  ces  cinq  ans, 
et  du  même  mouvement  toujours,  ce  grand  fleuve  là- 
bas  qui  ne  cessait  pas  de  couler  entre  la  terre  et  le  ciel. 

Le  soldat  le  regarde  tout  blanc  sous  la  lune  qui  brille 
comme  une  grande  loi  solennelle, 

La  grande  Règle  de  Dieu  éternelle  qu'on  aperçoit  par 
moments  toute  brillante  à  travers  la  nuit  et  le  brouillard. 

Mais  ce  qu'il  a  donné,  ce  que  tous  ces  morts  derrière 
lui  ont  donné,  il  sait  que  ni  la  paix  ni  la  victoire, 

Ni  cette  terre  qu'on  lui  a  rendue  comme  une  épouse 
dans  la  nuit,  ne  l'explique,  ni  ce  grand  Fleuve  à  toutes 
les  portes  de  son  âme  tant  désiré, 

Ni  la  potasse,  ni  le  fer,  ni  le  charbon,  ni  l'or,  ne  pour- 
ront le  lui  payer. 

Le  sang  qu'il  a  répandu,  toute  la  terre  ne  suffirait  pas 
à  l'étancher  ! 

Le  canon  sur  tout  le  front  s'est  tu,  et  la  poussée  pré- 
parée s'est  dissoute,  et  le  cri  dans  la  gorge  s'est  défait. 

Il  y  a  un  terme  qui  secrètement  est  atteint,  il  y  a  un 
compte  qui  se  trouve  réglé,  il  y  a  quelque  chose  d'obscur 
qui  est  satisfait. 

L'homme  ne  sait  rien,  sinon  que  son  sang  a  coulé  :  et 
sinon  cela  que  le  sang  de  la  France  a  coulé,  et  que  son 
âme  s'est  séparée  en  deux  et  que  le  sang  a  coulé  d'elle- 
même  comme  un  fleuve  ! 


S$6  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Le  voici  qui  s'est  séparé  d'elle  comme  l'eau  qui  fait 
son  œuvre, 

Et  qui  administrée  par  la  pente  s'en  va  de  toutes  parts 
porter  la  vie  à  ces  millions  d'êtres  inconnus, 

La  vie  qui  est  de  Dieu  seul  et  c'est  pourtant  de  moi, 
ô  mon  fils,  que  tu  Tas  reçue, 

Cette  vie  qu'il  n'est  pas  permis  de  donner  autrement 
que  dans  le  sommeil  et  l'ignorance  de  la  mort  ! 

Maintenant  le  temps  est  venu  de  rejoindre  ces  choses 
dont  on  dit  qu'elles  existent  encore. 

Tout  cela  qui  se  faisait  tout  petit  pendant  que  la  fron- 
tière tonnait,  et  qui  de  nouveau  essaye  de  me  dire  son 
nom  à  voix  basse. 

Voici  le  bois  qui  précède  mon  village,  et  quel  est  ce  bruit 
dans  les  ronces,  et  j'entends  le  cri  sombre  des  bécasses. 

—  Soissons  et  Rheims  ont  brûlé  ;  et  ce  que  je  rapporte 
avec  moi  dans  mon  dos,  c'est  le  silence  d'un  million 
d'hommes  qui  reposent. 

Les  feuilles  mortes  par  terre  font  un  triste  tapis  rose. 

Ce  tas  noir  entre  les  arbres  là-haut,  c'est  le  village  où 
la  femme  t'attend  et  l'enfant  que  tu  ne  connais  pas. 

Laisse  la  chercher  dans  la  nuit  un  peu  pour  voir  si  elle 
ne  te  trouvera  pas, 

Et  dis  si  c'est  bien  cela  que  tu  attendais,  sans  un  mot  et 
sans  un  bruit, 

Cette  face  couverte  de  larmes  et  cette  bouche  fraîche 
et  humide  dans  la  nuit  ! 

PAUL  CLAUDEL 
Copenhague,  septembre  1919. 


PEINTURE   COMMUNISTE? 


Pour  peu  qu'on  ait  parcouru  les  galeries  de  pourtour  des 
escaliers  latéraux,  où  le  Salon  d'Automne  a  coutume  de 
reléguer  les  chefs-d'œuvre  un  peu  voyants,  on  a  pu  remar- 
quer un  grand  tableau  cubiste,  désigné,  dans  le  catalogue, 
par  cette  formule  :  Peinture  pour  la  gare  de  M...  Si  c'est  une 
gare  d'embranchement  on  fera  sagement  de  soustraire  cette 
peinture  à  la  vue  des  conducteurs  de  trains  qui  pourraient 
croire  à  une  confusion  de  signaux.  Mais  il  s'agit  de  la  gare 
de  M...  Discrets  et  pourtant  évocateurs  ces  points  de  sus- 
pension égarent  le  spectateur  Imaginatif  jusque  dans  le  pays 
des  Soviets.  Les  trains  de  propagande  bolchevique  sont,  paraît- 
il,  décorés  de  peintures  du  même  genre.  On  le  croit  sans  peine 
et  cette  forme  mécanique  du  cubisme  méritait  d'être  promue 
à  la  dignité  d'art  officiel. 

L'auteur  du  tableau  en  question  est  un  théoricien.  On  lui 
doit  une  espèce  de  guide  du  cubisme  expliqué  en  vingt 
leçons,  dans  lequel  il  prophétise  la  fin  de  tout  art  indivi- 
dualiste et  l'avènement  d'un  art  communiste  dont  les  réa- 
lisations seront  le  produit  d'un  effort  anonyme  et  collectif. 

Il  ne  précise  pas  s'il  s'agit  d'un  effort  anarchique  et  livré 
à  lui-même,  ou  s'il  sera  dirigé  par  des  coryphées.  Cette  der- 
nière éventualité  est  la  plus  probable,  car  elle  se  trouve  être 
conform.e  à  la  doctrine  révolutionnaire  actuellement  à  la 
mode,  la  seule,  au  surplus,   qui   ait   prouvé   son  efficacité. 


858  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇALSE 

sinon  son  excellence,  et   qui   institue    dans  l'ordre   écono- 
mique et  politique  la  dictature  d'une  classe. 

Un  avantage  de  cette  méthode,  qui  n'a  certainement  pas 
échappé  à  ses  partisans,  réside  dans  ce  fait  qu'en  supprimant 
l'individualisme  artistique,  on  débarrasse  les  artistes  mé- 
diocres de  leurs  confrères  assez  indiscrets  pour  manifester  un 
tempérament  et  des  dons  personnels  ou  assez  outrecuidants 
pour  prétendre  en  tirer  gloire  et  profit. 

Désormais  il  suffira  pour  être  pçintre  d'avoir  choisi  cette 
profession.  Les  choses,  dira-t-on,  ne  se  passent  guère  autre- 
ment dès  maintenant.  Cela  n'est  vrai  qu'en  apparence  et  les 
soi-disant  artistes  sentent  si  bien  qu'ils  n'ont  pas  le  même 
rang  et  la  même  valeur  sociale  que  les  artistes  véritables, 
qu'on  les  entend  réclamer  la  péréquation  du  talent. 

Ces  idées  ne  sont  pas  nouvelles.  La  plupart  des  écoles 
littéraires  et  artistiques  fondées  récemment  n'avaient-elles 
pas  pour  objectif  réel,  sinon  avoué,  d'entraîner  dans  le  sillage 
d'un  bateau  collectif,  lancé  à  grand  orchestre  et  baptisé  à 
l'encre,  un  équipage  de  médiocres  ou  de  paresseux,  inca- 
pables de  forcer,  par  leur  etfort  personnel,  l'attention  d'un 
public  même  restreint  et  réputé  d'élite. 

En  ce  qui  concerne  la  peinture,  les  satisfactions  d'amour- 
propre  ne  sont  pas  les  seules  en  jeu  :  l'intérêt  matériel  entre 
aussi  en  ligne  de  compte.  La  peinture  est  un  objet  de  com- 
merce et  même  de  spéculation.  Avec  l'instauration  du  com- 
munisme, c'est  l'âge  d'or  qui  s'ouvre  pour  les  peintres. 
Peindre  est  désormais  non  leur  passion,  leur  divertissement 
ou  leur  métier,  c'est  leur  fonction  sociale  :  fonctionnaires, 
ils  peignent,  l'Etat  les  entretient. 

Mais  à  ce  compte,  objectera-t-on,  tout  le  monde  voudra 
être  peintre,  poète  ou  musicien? —  Pardon,  n'oublions  pas  que 
ce  régime  communiste  de  l'art  est  aussi  un  régime  dictatorial. 
Le  ou  les  dictateurs  décrètent  une  peinture  ofîicielle  et  choi- 
sissent les  peintres  qualifiés  pour  collaborer  au  grand  œuvre. 


PEINTURE   COMMUNISTE?  859 

—  Alors  un  directeur  des  Beaux-Arts,  un  jur}',  un  Institut, 
des  croix,  des  diplômes  ?... 

—  Evidemment  !  N'est-ce  point  là  le  complément  de  tout 
art  officiel  ? 

Les  avantages  matériels  que  le  syndicalisme  a  procurés  aux 
ouvriers  manuels  ont  tourné  la  tète  à  beaucoup  de  travail- 
leurs intellectuels.  Non  contents  de  défendre  leurs  intérêts 
corporatifs,  ce  qui  est  légitime,  certains  d'entre  eux  vou- 
draient encore  supprimer  au  profit  de  la  collectivité,  c'est-à- 
dire  au  leur,  la  prime  au  talent  que  donne  la  faveur  —  jus- 
tifiée ou  non,  la  question  n'est  pas  là  —  du  public. 

N'a-t-on  pas  vu  un  syndicat  d'auteurs  dramatiques  dont  la 
plupart  des  membres  sont  des  auteurs  dramatiques  en  puis- 
sance, et  dirigé  par  l'un  de  ces  derniers,  s'unir  aux  machi- 
nistes et  aux  contrôleurs  pour  marcher  ensemble  à  la  con- 
xjuête  des  contrées  opulentes  où  vivent  grassement  les  auteurs 
dont  le  public  applaudit —  à  tort  ou  à  raison  —  les  ouvrages. 

Ces  pièces,  disent  les  syndiqués,  ne  valent  rien  et  les 
spectateurs  ont  mauvais  goût.  Soit,  peut-on  leur  répondre, 
mais  emploierez-vous  la  force  pour  attirer  et  retenir  les 
spectateurs  à  des  spectacles  qui  les  ennuient,  contraindrez-vous 
un  chacun  de  participer  à  ces  fêtes  du  peuple  et  autres  céré- 
monies laïques  et  obligatoires  que  M.  Géniier  rêve  de  «  mettre 
en  scène  ». 

C'est  ici  que  la  dictature  intervient.  Et  c'est  fort  logique. 
Car,  après  tout,  de  quel  droit  prétendrai-je,  en  régime  com- 
muniste, choisir  mes  plaisirs,  éprouver  telle  ou  telle  sensa- 
tion, différente  et  peut-être  plus  vive  ou  plus  agréable  que 
celles  de  mon  voisin  ?  Un  seul  plaisir,  le  même  pour  tous, 
telle  est  la  pure  doctrine. 

11  est  assez  significatif  qu'elle  ait  trouvé  à  s'exprimer,  sous 
une  forme  enveloppée  il  est  vrai,  voire  même  sybilline,  dans 
la  préface  du  catalogue  du  Salon  d'Automne.  L'auteur  de  ce 
morceau  est  mon  excellent  confrère  Pierre  Jaudon.  Cet  écri- 

55 


860  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

vain,  lui-même  romancier  des  plus  originaux  et  des  moins 
accessibles,  vitupère  contre  «  les  explosions  de  talents  sin- 
guliers »  qui  «  jettent  des  lueurs  dont  nous  ne  pouvons  pas 
attendre  la  lumière  sous  le  rayonnement  de  laquelle  une 
collectivité  organise  sa  vie.  » 

Parlant  des  écrivains  français  contemporains,  il  leur 
reproche  de  pratiquer  «  un  individualisme  dissolvant  et 
négatif  »  qu'il  baptise  du  nom  de  «  Vercingéiorisme  ».  Or 
Vercingétorix  passe  communément  pour  avoir  réagi  contre 
le  particularisme  jaloux  des  chefs  gaulois,  pour  avoir  réalisé 
ce  que  M.  Jaudon  appelle  une  «  organisation  synergique  ».  On 
le  croit  du  moins  sur  la  foi  de  Jules  César,  assez  bien  placé 
pour  en  juger.  Mais  poursuivons  :  M.  Jaudon  veut  bien 
adnlettre  que  l'on  pourrait  fonder  certaines  espérances  «  sur 
la  plasticité  de  l'intelligence  française,  si  ses  agents  pro- 
fessionnels ou  bénévoles  voulaient  se  plier  <i  certaines 
contraintes  qui  ne  portent  atteinte  qu\à  l'égocentrisme.  » 

Devront-ils  aller  jusqu'à  se  contraindre  à  n'avoir  pas  plus 
de  talent  qu'aucun  de  leurs  confrères  ? 

M.  Jaudon  ne  le  prétend  pas,  mais  de  conclure  :  «  L'épo- 
que est  propice  à  un  renversement  de  valeurs  individuelles 
et  à  l'éclosion  d'un  art  littéraire  renouvelé...  »  et  il  sou- 
haite de  voir  la  section  littéraire  du  Salon  d'Automne  former 
le  noyau  «  d'une  sorte  de  complot  contre  toutes  les  forces 
de  routine  et  contre  tous  les  individus  incurables  qui  en- 
combrent le  marché  du  livre...  » 

Incurable  est  bien  le  mot,  car  l'individualisme  est  un  mal 
qui  résiste  heureusement  à  tous  les  traitements  et  à  tous  les 
remèdes  ;  mais  aussi  ne  le  gagne  pas  qui  veut. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  beaucoup  d'es-prits,  à 
l'heure  actuelle,  sont,  on  l'a  dit  ici-même,  dégoûtés  de  la 
liberté,  parce  qu'ils  ne  savent  qu'en  faire.  La  liberté  ne  se 
trouve  qu'en  s'oi-même,  dit  le  sage.  C'est  un  lieu  où  les 
artistes,  les  peintres  en  particulier  ne  fréquentent  guère.  Ils 


PEINTURE   COMMUNISTE  ?  86 1 

sont  trop  souvent  les  uns  chez  les  autres,  et  méfiants  ou 
envieux,  n'osent  plus  rien  laisser  traîner  à  portée  des  visi- 
teurs. Insensiblement  ils  perdent  leur  personnalité  à  force 
de  la  déguiser.  Pour  que  personne  ne  paraisse  faire  mieux 
que  les  camarades,  on  s'accorde  tacitement  pour  faire  tous 
ensemble  la  même  chose  ou  à  peu  près. 

Telle  est  l'impression  que  laisse  le  Salon  d'Automne,  lequel 
comme  tous  les  Salons  à  jury  tend  à  l'uniformité  et  à  l'art 
officiel.  Il  y  a  des  îlots  de  résistance,  formés  ici  par  l'intérêt 
commun,  et  là  par  des  sympathies  et  des  affinités  réelles,  et 
quelquefois,  trop  rarement,  par  un  «  individualisme  incu- 
rable »  :  un  Matisse,  un  Braque,  un  Segonzac.  Mais  peu  à 
peu  la  peinture  de  groupe  gagne  du  terrain.  L'alluvion  de  la 
médiocrité  et  du  snobisme  s'épaissit. 

Mais  gare  au  retour  du  printemps.  Alors  le  Salon  des 
Indépendants  ouvre  les  écluses.  Et  c'est  la  débâcle  des  glaces, 
c'est  le  déluge  où  les  uns  flottent  lamentablement  comme 
des  cadavres,  où  les  autres  sont  pareils  au  «  bon  nageur  »  de 
Baudelaire.  Du  rivage  lointain,  le  Temps,  critique  d'art  nar- 
quois et  sans  complaisance,  les  regarde  se  débattre  et  leur 
crie  :  Sauve-qui-peut  ! 

Vive  le  Salon  des  Indépendants  ! 

ROGER   ALLARD 


SOUVENIRS  SUR  TOLSTOÏ 


Ce  petit  ouvrage  est  composé  de  notes  fragmentaires  que 
j'écrivis,  pendant  que  je  séjournais  à  Oleise,  et  que  Léon 
Nicolaïevitch  vivait  à  Gaspra  en  Crimée.  Elles  datent  de  la 
période  oij  Tolstoï  fut  sérieusement  malade,  et  de  sa  con- 
valescence. Les  notes  furent  prises  négligemment  sur  des 
bouts  de  papier,  et  je  croyais  déjà  que  je  les  avais  perdues, 
lorsque,  dernièrement,  j'en  ai  retrouvé  quelques-unes.  J'ai 
ajouté  une  lettre  non  terminée  que  j'écrivis  sous  le  coup  de 
la  «  Fuite  »  de  Léon  Nicolaïevitch,  et  de  sa  mort.  Je  publie 
la  lettre  telle  qu'elle  a  été  écrite  en  son  temps,  et  sans  en  cor- 
riger un  seul  mot.  Et  je  ne  la  termine  pas,  car,  pour  une 
raison  ou  pour  une  autre,  cela  est  impossible. 


NOTES 


Plus  que  toutes  les  autres,  la  pensée  qui  manifestement 
ne  cesse  de  le  ronger,  est  la  pensée  de  Dieu.  A  la  vérité,  il  y 
a  des  moments  où  cène  paraît  pas  être  une  pensée,  mais  une 
violente  résistance  qu'il  oppose  à  quelque  chose  qu'il  sent 
être  au-dessus  de  lui.  Il  en  parle  moins  souvent  qu'il  ne  le 
voudrait,  mais  il  y  pense  toujours.  L'on  peut  à  peine  dire 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  863 

que  cette  obsession  soit  un  signe  de  vieillesse,  un  pressenti- 
ment de  la  mort  —  non,  je  crois  qu'elle  vient  de  la  profon- 
deur de  son  orgueil  d'homme,  et  —  un  peu  aussi  —  d'un 
sentiment  d'humiliation  :  car  étant  Léon  Tolstoï,  il  est  humi- 
liant d'avoir  à  soumettre  sa  volonté  à  un  streptocoque.  S'il 
était  un  homme  de  science,  il  développerait  certainement  les 
hypothèses  les  plus  ingénieuses,  et  ferait  de  grandes  décou- 
vertes. 

II 

Il  a  des  mains  admirables  — non  pas  belles  régulièrement, 
—  elles  sont  toutes  nouées  par  le  gonflement  des  veines  — 
singulièrement  expressives  cependant,  des  mains  de  créateur. 
Léonard  de  Vinci  devait  avoir  des  mains  comme  celles-là. 
Avec  de  pareilles  mains  on  peut  tout  faire.  Parfois  en  parlant 
il  remue  les  doigts,  puis  les  rassemble,  serrant  peu  à  peu  le 
poing,  et  de  nouveau,  il  ouvre  la  main,  et  articule  en  même 
temps  quelque  parole  frappante  et  qui  a  du  poids.  Il  est 
comme  un  Dieu,  non  pas  comme  un  Jéhovah  de  l'Ancien 
Testament  ou  une  divinité  de  l'Olympe,  mais  à  la  manière 
d'un  dieu  russe  «  assis  sur  un  trône  d'érable,  sous  un  tilleul 
doré  »,  sans  grande  majesté  peut-être,  mais  plus  rusé  que 
tous  les  autres  dieux. 

III 

Il  a  pour  Sulerzhizki  l'affection  caressante  d'une  femme. 
Son  amour  pour  Tchekov  est  paternel  —  il  y  entre  le  senti- 
ment de  fierté  du  créateur  —  Suler  éveille  en  lui  exactement 
de  la  tendresse,  un  intérêt  perpétuel,  et  un  enchantement 
dont  le  sorcier  ne  semble  jamais  se  fatiguer.  Peut-être  même 
y  a-t-il  dans  ce  sentiment  quelque  chose  du  ridicule  de 
l'amour  qu'éprouve  une  vieille  fille  pour  un  perroquet,  un 
carlin  ou  un  matou.  Suler  est  un  oiseau  d'une  fascinante 


864  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

sauvagerie,  venu  de  quelque  pays  étrange  et  inconnu.  Une 
centaine  d'hommes  de  son  espèce  suffiraient  à  changer  tout 
l'aspect,  aussi  bien  que  l'âme  d'une  ville  de  province.  Ils 
briseraient  la  façade,  et  illumineraient  l'âme  de  la  passion 
d'une  sauvagerie  tumultueuse,  brillante  et  emportée.  On 
aime  Suler  facilement,  et  de  gaîté  de  cœur,  et  quand  je  vois 
l'insouciance  avec  laquelle  les  femmes  l'acceptent,  j'en  suis 
surpris  et  fâché  à  la  fois.  Et  cependant  cette  insouciance 
cache  peut-être  une  certaine  prudence.  On  ne  peut  se  her  à 
Suler.  Que  fera-t-il  demain  ?  Il  se  peut  qu'il  jette  une  bombe 
ou  rejoigne  une  troupe  de  musiciens  de  café-concert.  Il  a  en 
lui  une  énergie  qui  suffirait  à  trois  vies,  et  un  tel  foyer  de 
vitalité,  qu'il  semble  lancer  des  étincelles  comme  un  fer  sur- 
chauffé. 

IV 

Goldenw^eiser  a  joué  du  Chopin,  ce  qui  a  provoqué  chez 
Léon  Nicolaïevitch  les  remarques  suivantes  :  «  Un  certain 
petit  prince  d'Allemagne  dit  un  jour  :  «  Si  vous  voulez  avoir 
des  esclaves,  faites  le  plus  de  musique  possible.  »  Cela  est  à  la 
fois  bien  pensé  et  bien  observé  —  la  musique  engourdit  l'es- 
prit. Les  catholiques  l'ont  particulièrement  bien  compris. 
Nos  prêtres  évidemment  ne  pourront  pas  se  réconcilier  avec 
l'idée  de  jouer  du  Mendelssohn  à  l'Eglise.  Un  prêtre  de  Toula 
m'assura  un  jour  que  le  Christ  n'était  pas  Juif,  bien  qu'il  fût 
le  fils  d'un  Dieu  juif,  et  que  sa  mère  fût  une  Juive  —  il 
admettait  cela,  mais  il  disait  :  «  C'est  impossible,  d  Je  lui 
demandai  :  «  Pourquoi  donc  ?...  »  Il  haussa  les  épaules  et 
dit  :  «  C'est  là  justement  qu'est  tout  le  mystère.  » 


«  L'intellectuel  ressemble  à  ce  vieux  prince  de  Galicie  qui 
au  xn«  siècle  déjà,  déclara  effrontément  :  «  Des  miracles,  cela 


SOUVENIRS   SUït   TOLSTOÏ  865 

n'existe  pas  de  notre  temps.  »  Six  siècles  se  sont  écoulés 
depuis,  et  tous  les  intellectuels  se  le  ressassent  piutuellement: 
«  Il  n'y  a  pas  de  miracles,  de  miracles  il  n'y  en  a  point.  »  Et 
tout  le  monde  continue  à  croire  aux  miracles,  comme  on  y 
croyait  au  xu^  siècle.  » 

VI 

«  La  minorité  éprouve  le  besoin  d'un  Dieu,  parce  qu'elle 
possède  tout  le  reste,  tout,  excepté  lui,  la  majorité  parce 
qu'elle  ne  possède  rien.  » 

Je  poserais  le  problème  en  termes  différents  :  la  majorité 
croit  en  Dieu  par  lâcheté.  Rares  sont  ceux  en  qui  la  foi  naît 
de  la  plénitude  de  l'âme. 

VII 

Il  ni*a  conseillé  de  lire  les  écrits  des  Bouddhistes.  Quand  il 
parle  du  Bouddhisme  et  du  Christ,  il  devient  toujours  senti- 
mental. Ce  qu'il  dit  du  Christ  est  en  général  d'une  pauvreté 
remarquable,  pas  d'enthousiasme,  aucun  sentiment  dans  ses 
paroles,  point  d'étincelles  jaillissant  d'un  vrai  foyer.  J'ai  l'im- 
pression qu'il  regarde  le  Christ  comme  un  coeur  simple,  et 
qui  mérite  notre  pitié.  Et  bien  que  parfois  aussi,  il  lui  arrive 
d'éprouver  de  l'admiration  pour  Lui,  il  ne  L'aime  guère.  Je 
croirais  qu'il  n'est  pas  sans  appréhension  :  si  Jésus  arrivait 
dans  un  village  russe,  les  ûlles  se  moqueraient  de  Lui. 

VIII 

Aujourd'hui  le  grand  duc  Nicolas  Mikhaïlovitch  était  en 
visite  chez  les  Tolstoï.  C'est  évidemment  un  homme  très 
intelligent.  Très  modeste  de  maintien,  il  parle  peu.  Il  a  des 
yeux  pleins  de  sympathie,  une  belle  prestance  et  des  gestes 


866  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

tranquilles.  Léon  Nicolaïcvitch  lui  souriait  d'un  air  caressant, 
et  parlait  alternativement  le  français  et  l'anglais.  Il  lui  dit  en 
russe  : 

«  Karamzine  écrivit  pour  le  tsar,  Soloviov  longuement  et 
de  façon  ennuyeuse  et  Kloutchevski  pour  son  propre  amuse- 
ment. Un  malin,  ce  Kloutchevski  ;  au  début  vous  avez  l'im- 
pression qu'il  loue,  puis,  à  mesure  que  vous  lisez,  vous  vous 
apercevez  qu'il  blâme.  » 

Quelqu'un  mentionna  le  nom  de  Zabiélinc. 

<■;  C'est  un  délicat.  Un  collectionneur  amateur.  Il  collec- 
tionne toute  chose,  que  ce  soit  utile  ou  non.  Il  parle  de 
nourriture,  comme  s'il  n'avait  jamais  fait  un  solide  repas, 
mais  il  est  amusant,  très  amusant.  » 

IX 

Il  me  rappelle  ces  pèlerins,  qui  toute  leur  vie,  le  bâton 
en  main,  errent  de  par  le  monde,  parcourant  des  milliers  de 
lieues,  d'un  monastère  à  l'autre,  passant  des  reliques  de  tel 
saint  à  celles  de  tel  autre,  toujours  sans  foyer  et  terriblement 
étrangers  à  tous  les  hommes  et  à  toutes  les  choses.  Le  monde 
n'a  pas  été  fait  pour  eux,  ni  Dieu  non  plus.  Ils  lui  adressent 
des  prières,  par  habitude,  et  dans  le  secret  de  leur  âme,  ils  le 
haïssent.  —  Pourquoi  les  pourchasse-t-il  par  toute  la  terre, 
d'un  bout  à  l'autre  ?  Pourquoi  donc  ?  Les  gens  sont  des  sou- 
ches, des  racines,  des  pierres  posées  en  travers  du  chemin, 
sur  lesquelles  on  butte  et  qui  vous  blessent  parfois.  On  peut 
se  passer  d'eux,  mais  il  n'est  pas  désagréable  parfois 
d'étonner  quelqu'un  en  manifestant  devant  lui  de  la  dissem- 
blance et  ce  qui  vous  différencie. 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  867 


«  Frédéric  de  Prusse  disait  avec  beaucoup  de  justesse  : 
«  Chacun  doit  trouver  soi-même  la  voie  de  son  salut.  »  II  a 
dit  aussi  :  «  Discutez  autant  que  vous  voudrez,  mais  obéis- 
sez. »  Mais  en  mourant  il  fit  cet  aveu  :  «Je  suis  las  de  mener 
des  esclaves  ».  Ceux  qu'on  appelle  de  grands  hommes  sont 
toujours  terriblement  contradictoires  :  cela  leur  sera  par- 
donné avec  toutes  leurs  autres  folies.  Bien  qu'inconséquence 
ne  soit  pas  folie  :  un  fou  est  opiniâtre,  et  ne  sait  pas  se  con- 
tredire. Oui,  Frédéric  était  un  homme  étrange  :  chez  les 
Allemands  il  a  acquis  la  réputation  d'être  le  meilleur  roi,  et 
cependant  il  ne  pouvait  pas  les  supporter,  il  détestait  même 
Gœthe  et  Wieland.  » 

XI 

«  Le  romantisme  vient  de  la  peur  de  regarder  la  vérité  en 
face  »,  a-t-il  dit  hier  à  propos  des  poèmes  de  Balmont.  Suler 
ne  partageait  pas  son  opinion,  et  bégayant  d'excitation,  lut 
avec  beaucoup  de  sentiment  encore  quelques  poèmes.  ^  Ce 
ne  sont  pas  là  des  poèmes,  cher  ami.  C'est  du  charlatanisme, 
du  fatras,  une  séquelle  de  mots  dépourvue  de  tout  sens.  La 
vraie  poésie  est  ingénue  ;  lorsque  Fet  a  écrit  : 

Je  ne  sais  pas  moi-même  ce  que  je  vais  chanter 
Je  sais  seulement  qu'un  chant  mûrit  en  moi, 

il  a  exprimé  de  la  façon  la  plus  naturelle  et  la  plus  réelle,  ce 
que  le  peuple  sent  d'instinct  comme  étant  la  poésie.  Le 
paysan  non  plus  ne  sait  pas  s'il  est  poète,  il  s'essaye,  il 
tâtonne  —  oh,  oi,  ah  et  aye  —  et  voilà  que  sort  droit  de 
l'âme  comme  d'un  oiseau,  une  vraie  chanson.  Ces  nouveaux 
poètes  que  vous  prônez,   inventent.    Il  y  a   certains  petits 


868  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

objets  absurdes  que  l'on  appelle  articles  de  Paris  —  eh  bien 
voilà  ce  que  vos  aligneurs  de  vers  produisent.  Les  mauvais 
vers  de  Nekrassov  aussi  sont  de  l'invention  du  commence- 
ment à  la  fin. 

—  Et  Béranger  ?  demanda  Suler. 

—  Béranger,  cela  c'est  tout  à  fait  ditïcreut.  Qu'y  a-t-il  de 
commun  entre  les  Français  et  nous  ?  Ce  sont  des  sensuels,  la 
vie  de  l'esprit  n'est  pas  aussi  importante  pour  eux  que  celle 
de  la  chair.  Pour  un  Français,  la  femme  est  tout.  Ce  sont  des 
gens  opuiscs>  émasculés.  Les  médecins  disent  que  tous  les 
gens,  qui  se  meurent  de  consomption,  sont  des  sensuels.  » 

Suler  se  mit  à  défendre  son  point  de  vue  avec  l'âpreté  qui 
lui  est  particulière,  lançant  à  tout  hasard  un  flot  de  paroles. 
Léon  Nicolaïevitch  le  regarda  et  dit  avec  un  large  sourire  ; 
«  Vous  êtes  irritable  aujourd'hui,  comme  une  fille  qui  a 
atteint  l'âge  nubile  et  qui  n'a  pas  d'amoureux.  » 

XII 

La  maladie  le  desséchait  encore  plus,  consumait  quelque 
chose  en  lui.  Intérieurement,  il  semblait  devenir  plus  léger, 
plus  transparent,  plus  résigné.  Ses  yeux  sont  encore  plus 
aigus,  son  regard  plus  perçant.  Il  écoute  attentivement 
comme  s'il  recherchait  dans  sa  mémoire  quelque  chose  qu'il 
y  aurait  oublié,  ou  comme  s'il  s'attendait  à  ce  que  quelque 
chose  de  neuf  ou  d'inconnu  lui  fût  révélé.  A  Yasnaya 
Poliana,  il  me  paraissait  être  un  homme  qui  savait  tout,  et 
qui  n'avait  plus  rien  à  apprendre  —  un  homme  qui  avait 
trouvé  une  réponse  à  toute  question. 

XIII 

S'il  était  poisson,  il  ne  nagerait  certainement  que  dans 
l'Océan,  ne  hantant  jamais  les  mers  étroites  et  surtout  pas  les 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  869 

eaux  calmes  des  rivières  de  la  terre.  Autour  de  lui,  ici  ou  là 
les  petits  poissons  s'arrêtent  et  partent  en  flèche  dans  toutes 
les  directions  :  ce  qu'il  dit  ne  les  intéresse  pas,  ne  leur  est 
pas  nécessaire,  et  son  silence  ne  les  effraie  ni  ne  les  émeut. 
Et  pourtant  son  silence  est  impressionnant,  comme  celui 
d'un  vrai  ermite,  banni  de  ce  monde.  Bien  qu'il  parle  beau- 
coup et  comme  par  devoir  sur  certains  sujets,  son  silence 
parait  bien  plus  grand  encore  que  ses  paroles.  11  y  a  des 
choses  qu'on  ne  peut  dire  à  personne.  Assurément,  il  a  des 
pensées  dont  il  a  peur. 

XIV 

Quelqu'un  lui  a  envoyé  une  excellente  version  de  l'his- 
toire du  filleul  du  Christ.  Il  l'a  lue  tout  haut  et  avec  plaisir 
à  Tchékhov  et  à  Suler  —  il  lit  merveilleusement  bien.  Il 
s'amusa  tout  particulièrement  des  diables  tourmentant  les 
propriétaires.  Il  y  avait  dans  son  attitude  quelque  chose  que 
je  n'aimais  pas.  Il  ne  peut  pas  être  insincère,  mais  s'il  riait 
sincèrement,  cela  n'en  était  que  pire. 

Il  dit  encore  : 

«  Comme  les  paysans  s'y  entendent  à  composer  les  his- 
toires. Tout  est  simple,  sobre  de  paroles  et  plein  de  senti- 
ment. La  vraie  sagesse  consiste  à  employer  peu  de  mots  ; 
par  exemple  :  «  Que  Dieu  ait  pitié  de  nous,  a 

Et  cependant  l'histoire  est  une  histoire  cruelle. 

XV 

L'intérêt  qu'il  me  porte  est  d'ordre  ethnographique.  A  ses 
yeux  j'appartiens  à  une  espèce  qui  ne  lui  est  pas  familière 
—  rien  de  plus. 


SyO  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

XVI 

Je  lui  ai  lu  mon  conte  :  «  Le  Taureau  ».  Il  a  beaucoup  ri 
et  fait  l'éloge  de  ma  connaissance  des  ^ artifices  du  langage  ». 

—  Mais,  dit-il,  vous  ne  maniez  pas  adroitement  les  mots  ; 
tous  vos  paysans  parlent  avec  intelligence.  Dans  la  vie  ce 
qu'ils  disent  est  sot  et  incohérent,  et,  au  premier  abord,  il 
vous  est  impossible  de  débrouiller  ce  qu'un  paysan  veut 
dire.  Il  fait  cela  sciemment;  sous  la  maladresse  de  ses  paroles 
se  cache  toujours  le  désir  qu'il  a  de  permettre  à  l'autre  de 
dévoiler  ce  qu'il  a  dans  l'esprit.  Un  vrai  paysan  ne  laissera 
jamais  voir  tout  de  suite  ce  qu'il  pense  :  ce  n'est  pas  profi- 
table. Il  sait  que  lorsqu'on  a  affaire  à  un  homme  stupide,  on 
l'aborde  d'ordinaire  franchement  et  sans  détour,  et  c'est  pré- 
cisément ce  qu'il  désire.  Vous  voilà  à  découvert  devant  lui  ; 
et  il  peut  tout  de  suite  voir  vos  côtés  faibles.  Il  est  plein  de 
soupçons  ;  il  a  peur  de  dire  ses  pensées  intimes,  même  à  sa 
■femme.  Or  vos  paysans,  chaque  fois  que  vous  les  mettez  en 

scène,  racontent  tout  ;  c'est  un  conseil  universel  de  sagesse. 
Et  ils  parlent  tous  par  aphorismcs,  ce  qui  n'est  pas  davantage 
conforme  à  la  vie  ;  les  aphorismes  ne  sont  pas  naturels  à  la 
langue  russe. 

—  Et  que  faites-vous  des  proverbes  et  dictons  ? 

—  C'est  autre  chose  ;  ils  n'ont  pas  été  faits  d'aujourd'hui. 

—  Mais  vous-même,  vous  parlez  souvent  par  aphorismes. 

—  Jamais.  Je  vous  y  prends  encore  une  fois.  Vous  retou- 
chez tout,  les  gens  aussi  bien  que  la  nature  —  et  surtout  les 
gens.  C'est  aussi  ce  que  faisait  Lieskov,  un  écrivain  affecté, 
et  qui  fignolait  si  bien  ses  écrits  que  personne  ne  les  lit 
plus  à  présent.  Ne  permettez  à  personne  de  vous  influencer, 
ne  craignez  personne,  et  vous  serez  sûr  d'être  dans  le  bon 
chemin. 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  8/1 


XVII 

Dans  son  Journal  qu'il  m'avait  donne  à  lire,  je  fus  frappe 
par  un  étrange  aphorisme  :  «  Dieu  est  mon  désir.  » 

Aujourd'hui  en  lui  rendant  le  carnet,  je  lui  demandai  ce 
que  cela  voulait  dire. 

«  Une  pensée  non  achevée,  dit-il,  en  jetant  un  regard  sur 
la  page,  et  fronçant  les  sourcils.  J'ai  dû  vouloir  dire  :  «  Dieu 
est  mon  désir  de  Le  connaître...  «Non,  pas  cela...  Il  se  mita 
rire  et  faisant  un  rouleau  de  son  carnet,  le  glissa  dans  la  large 
poche  de  sa  blouse.  Ses  relations  avec  Dieu  ont  un  carac- 
tère suspect  ;  elles  me  font  parfois  penser  à  la  relation  des 
«  deux  ours  dans  une  fosse  ». 

XVIII 

A  propos  de  la  science  : 

«  La  science  est  une  barre  d'or  faite  par  un  alchimiste 
charlatan.  Ils  veulent  la  simplifier,  la  rendre  accessible  à 
tous  :  vous  découvrez  alors  que  vous  avez  frappé  une 
quantité  de  fiiux  écus.  Le  jour  où  les  gens  réaliseront 
la  valeur  réelle  de  ces  écus,   ils  ne   vous  en  sauront   pas 


gre.  » 


XIX 


Nous  marchions  dans  le  parc  de  Joussopor.  Il  parlait 
en  termes  admirables  des  coutumes  de  l'aristocratie  de 
Moscou.  Une  forte  paysanne  travaillait  à  une  plate-bande  de 
fleurs.  Pliée  à  angle  droit,  elle  montrait  ses  jambes  d'ivoire, 
et  faisait  trembler  sa  lourde  poitrine.  Il  la  regarda  attenti- 
vement. 

«  Ce  sont  ces  cariatides,  qui  ont  entretenu  toute  cette 
magnificence  et  cette   extravagance.  Et  cela  non  seulement 


872  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

par  le  travail  des  paysans  et  paysannes,  ou  par  les  taxes 
qu'ils  paient,  mais  au  sens  littéral  du  mot,  par  leur  sang. 
Si  l'aristocratie  ne  s'était  pas  de  temps  à  autre  accouplée 
à  des  mastodontes  comme  cette  femme-là,  il  y  a  longtemps 
qu'elle  se  serait  éteinte.  Lorsqu'on  gaspille  ses  forces  comme 
le  faisaient  les  jeunes  gens  de  mon  temps,  il  est  impossible 
que  ce  soit  impunément.  Mais  après  avoir  jeté  leur  gourme, 
beaucoup  d'entre  eux  épousèrent  des  filles  de  serfs  et  par 
là  sauvèrent  la  race.  C'est  aussi  de  cette  façon  que  la  force 
des  paysans  a  été  leur  salut.  Cette  force-là  se  manifeste 
partout.  La  moitié  de  l'aristocratie  en  est  réduite  à  vivre 
de  son  propre  fonds,  tandis  que  l'autre  moitié  mêle  son  sang 
à  celui  des  paysans  qui  s'en  trouve  quelque  peu  dilué.  Cela  a 
son  utilité.  » 

XX 

Tout  comme  un  romancier  français,  il  parle  souvent  et 
volontiers  des  femmes,  mais  avec  en  plus  la  grossièreté  d'un 
paysan  russe.  Autrefois  cela  me  produisait  une  impression 
désagréable.  Aujourd'hui  dans  le  parc  d'Almond  il  demanda 
à  Anton  Tchékhov  : 

—  Avez-vous  beaucoup  fait  l'amour  quand  vous  étiez 
jeune  ? 

Anton  Pavlovitch  eut  un  sourire  embarrassé,  et  tirant 
sur  sa  petite  barbe,  marmotta  quelque  chose  d'incompré- 
hensible. Et  Léon  Nicolaïevitch  regardant  vers  la  mer  avoua  : 

—  J'étais  infatigable... 

Il  dit  cela  en  pénitent,  employant  à  la  fin  de  sa  phrase, 
une  expression  salée  de  paysan.  Et  je  remarquai  pour  la 
première  fois  la  simplicité  avec  laquelle  il  usait  de  pareils 
termes,  tout  comme  s'il  n'en  connaissait  pas  d'autres,  qui 
fussent  plus  appropriés.  Toutes  les  paroles  de  ce  genre, 
sortant  de  ses  lè\Tes  perdues  dans  des  poils  épais,  ont  quel- 


SOUVENIRS   SUR  TOLSTOÏ  875 

que  chose  de  simple  et  de  naturel,  et  perdent  la  grossièreté 
et  l'obscénité  qu'elles  ont  dans  la  bouche  du  troupier.  Je 
me  souviens  de  ce  qu'il  dit  la  première  fois  où  je  le  ren- 
contrai, sur  «  Varienka  Oliessova  »  et  sur  ma  nouvelle  inti- 
tulée «  Vingt-six  et  une  ».  Si  on  se  place  au  point  de  vue 
conventionnel,  ce  qu'il  dit  alors  n'était  qu'un  tissu  de  mots 
indécents.  J'en  fus  tout  embarrassé  et  même  offensé.  J'eus 
l'impression  qu'il  me  considérait  comme  incapable  de  com- 
prendre toute  autre  espèce  de  langage.  Maintenant  je  vois 
les  choses  tout  autrement  :  il  ^tait  stupide  de  ma  part  de 
m'en  être  offensé. 


XXI 


11  était  assis  sur  le  banc  de  pierre  à  l'ombre  des  cyprès. 
Sa  silhouette  paraissait  très  mince,  petite  et  grise,  et  pour- 
tant elle  faisait  penser  au  Dieu  des  Juifs,  à  un  Jehovah  qui, 
un  peu  fatigué,  s€  délasserait  en  s'essaj-anl  à  siffler  en  me- 
sure avec  un  pinson.  L'oiseau  chantait  dans  la  pénoml)rc  de 
l'épais  feuillage  :  Léon  Nicolaïevitch  le  cherchait  d-es  yeux  en 
fronçant  les  sourcils  et,  faisant  une  moue  comme  un  enfant, 
il  sifflait  maladroitement. 

—  Elle  a  le  diable  au  corps  cette  petite  créature-là,  elle  est 
enragée.  Quel  oiseau  cela  peut-il  bien  être  ? 

Je  lui  parlai  du  pinson  et  de  la  jalousie  qui  le  carac- 
térise. 

«  Toute  sa  vie,  dit-il,  il  ne  chante  qu'une  chanson,  et  avec 
cela  il  est  jaloux  !  L'homme  a  un  millier  de  chants  dans  le 
coeur  et  cependant  on  lui  en  veut  d'être  jaloux.  »  11  parlait 
d'un  air  rêveur  et  comme  s'il  s'interrogeait  lui-môme.  «  Il 
y  a  des  moments  où  un  liomn>e  en  parlant  de  lui-même  dit 
à  une  femme  plus  qu'il  ne  faudrait.  Il  parle,  et  puis  il 
oublie,  mais  elle  se  souvient.  La  jalousie  ne  viendrait-elle 
pas  de  la  peur  de  dégrader  son  âme,  ou  d'être  humilié  et  rendu 


874  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

ridicule  ?  Ce  n'est  pas  qu'une  femme  soit  dangereuse  quand 

£lle  tient  un  homme  par  son ,  mais  celle  qui  le  tient  par 

son  âme...  » 

Comme  je  relevais  la  contradiction  que  je  remarquais  entre 
les  paroles  qu'il  venait  de  dire  et  les  idées  de  la  «  Sonate  à 
Kreuzer  »,  un  sourire,  fusant  à  travers  sa  barbe,  lui  illumina 
toute  la  figure,  et  il  dit  : 

—  Je  ne  suis  pas  un  pinson. 

Le  soir  tandis  qu'il  se  promenait,  il  dit  subitement  : 
«  L'homme  survit  à  des  tremblements  de  terre,  aux  épidémies, 
aux  horreurs  de  la  maladie,  et  à  toutes  les  agonies  de  l'âme, 
mais  de  tous  temps  la  tragédie  qui  l'a  tourmenté,  qui  le  tour- 
mente et  le  tourmentera  le  plus,  c'est  —  et  ce  sera  —  la  tra- 
gédie de  l'alcôve.  >» 

En  disant  cela  il  avait  un  sourire  de  triomphe  :  par  mo- 
ments, il  avait  le  sourire  large  et  calme  d'un  homme  qui 
a  surmonté  quelque  chose  de  très  difficile,  ou,  qui  vient 
^'étre  soulagé  tout  à  coup  d'une  douleur  aiguë  qui  l'aurait 
lanciné  pendant  longtemps.  Chaque  pensée  fore  son  âme 
comme  une  tique  ;  ou  bien  il  l'arrache  tout  de  suite,  ou 
bien  il  lui  permet  de  se  repaître  de  son  sang  et  quand 
elle  en  est  pleine,  elle  tombe  tout  simplement  d'elle-même. 

Il  nous  lut  à  Suler  et  à  moi  une  variante  de  la  scène 
■de  la  chute  du  «  Père  Sergius  »  —  une  scène  cruelle. 
Suler  faisait  la  moue  et  s'agitait,  mal  à  l'aise  sur  sa  chaise. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  Vous  ne  l'aimez  pas  ?  demanda  LéonNico- 
laïevitch. 

—  Cette  scène  est  trop  brutale,  on  dirait  qu'elle  est 
■de  Dostoïevski.  C'est  une  fille  dégoûtante,  dont  les  seins 
ressemblent  à  des  crêpes  et  autres  choses  de  ce  genre.  Pour- 
quoi ne  l'avez-vous  pas  fait  pécher  avec  une  femme  belle  et 
sâinc  ? 

—  C'eût  été  pécher  sans  excuse,  tandis  qu'ainsi  le  péché 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  875 

est  justifié  par  la  pitié  qu'inspire  la  fille.  Qiii  donc  pourrait 
la  désirer  dans  l'état  où  elle  est  ? 

—  Je  ne  puis  me  l'imaginer. . . 

—  Il  y  a  bien  des  choses,  cher  ami,  que  vous  ne  pouvez 
vous  imaginer.  Vous  n'êtes  pas  malin... 

Là-dessus  la  femme  d'André  Lvovitch  entra  et  la  conver- 
sation fut  interrompue.  Elle  ne  tarda  pas  à  quitter  la  chambre 
avec  Suler,  et  Léon  Nicolaïevitch  me  dit  :  «  Léopold  est 
l'homme  le  plus  pur  que  je  connaisse  ;  il  est  comme  cela:  s'il 
faisait  quelque  chose  de  mal,  ce  ne  serait  jamais  que  par  pitié 
pour  quelqu'un.  » 

XXII 

Ses  sujets  favoris  sont  Dieu,  les  paysans  et  les  femmes  ; 
de  littérature  il  ne  parle  que  rarement  et  peu,  comme  si  la 
littérature  était  quelque  chose  qui  lui  fût  étranger.  En  ce  qui 
concerne  la  femme,  mon  sentiment  est  qu'il  la  considère  avec 
une  hostilité  implacable,  qu'il  aime  positivement  à  la  punir, 
à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'une  Kittie  ou  d'une  Natacha  Ros- 
tov,  c'est-à-dire  d'une  créature  qui  ne  soit  pas  trop  étroite. 
C'est  ou  bien  l'hostilité  du  mâle  qui  n'a  pas  réussi  à  se  pro- 
curer tout  le  plaisir  qu'il  voulait,  ou  bien  l'hostilité  de 
l'esprit  contre  a  les  impulsions  dégradantes  de  la  chair  ». 
Mais  c'est  de  l'hostilité,  et  de  la  froide  comme  dans  Anna 
Karénine.  Sur  «  les  impulsions  dégradantes  de  la  chair  »  il  a 
parlé  de  façon  fort  intéressante  dans  une  conversation  qu'il 
a  eue  Dimanche  avec  Tchékhov  et  Yelpatievski,  au  sujet  des 
«  Confessions  »  de  Rousseau.  Suler  avait  transcrit  ce  qu'il 
disait,  mais  plus  tard  en  préparant  le  café,  il  brûla  ses  notes 
dans  la  lampe  à  alcool.  Il  lui  était  déjà  arrivé  une  fois  de  brûler 
ainsi  les  opinions  de  Léon  Nicolaïevitch  sur  Ibsen  et  il  a  aussi 
perdu  les  notes  qu'il  avait  prises  d'un  entretien  dans  lequel 
*    Léon  Nicolaïevitch  avait  dit  sur  le  symbolisme  du  mariage 

S6 


876  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

rituel  des  choses  d'un  caractère  très  païen,  et  se  rapprochant 
dans  une  certaine  mesure  des  opinions  de  V.  V.  Rosanov. 

XXIII 

Ce  matin  quelques  «  slundistes  »  sont  venus  de  Féodosia, 
voir  Tolstoï,  et  de  toute  la  journée,  il  n'a  fait  que  parler  des 
paysans  avec  ravissement. 

Au  déjeuner  :  «  Ils  sont  venus  tous  deux  pleins  de  force 
et  de  sève  ;  l'un  a  dit  :  «  Voilà,  nous  sommes  venus  sans 
être  invités  »  et  l'autre  :  «  Avec  l'aide  de  Dieu,  nous  ne  retour- 
nerons pas  chez  nous  bredouilles  ».  Et  il  éclata  d'un  rire  d'en- 
fant qui  le  secouait  tout  entier.  Après  le  déjeuner  sur  la  ter- 
rasse : 

—  Nous  cesserons  bientôt  complètement  de  comprendre 
le  langage  du  peuple.  A  présent  nous  disons  :  «  la  théorie 
du  progrès  »,  «  le  rôle  de  l'individu  dans  l'histoire  »,  «  l'évo- 
lution de  la  science  »,  et  le  paysan  dit  :  «  Vous  ne  pouvez 
cacher  une  anguille  dans  un  sac  »,  et  toutes  les  théories, 
histoires,  et  évolutions  deviennent  misérables  et  ridicules, 
parce  qu'elles  sont  incompréhensibles  et  inutiles  au  peuple. 
Mais  le  paysan  est  plus  fort  que  nous.  Il  a  la  vie  plus  tenace, 
et  il  se  pourrait  fort  bien  qu'il  nous  arrivât  un  jour  ce  qui 
advint  à  la  tribu  des  Atzurs  dont  il  fut  rapporté  à  un  savant  : 
«  Tous  les  Atzurs  sont  morts,  mais  il  y  a  ici  un  perroquet 
qui  connaît  quelques  paroles  de  leur  langage.  » 

XXIV 

«  De  par  son  corps,  la  femme  est  plus  sincère  que  l'homme, 
mais  de  par  son  esprit  elle  ment,  et  quand  elle  ment,  elle  ne 
croit  pas  à  ce  qu'elle  dit  ;  tandis  que  Rousseau  mentait  et 
croyait  en  ses  mensonges.  » 


SOUVENIRS    SUR   TOLSTOÏ  877 

XXV 

«  Dostoïevski,  décrivant  un  de  ses  caractères  de  fous,  a 
dit  que  sa  vie  sepassaitàse  venger  des  autres  et  de  lui-même, 
parce  qu'il  avait  servi  une  cause  en  laquelle  il  ne  croyait  pas. 
C'est  de  lui-même  qu'il  a  écrit  cela...  J'entends  qu'il  aurait 
pu  tout  aussi  bien  le  dire  de  lui-même.  » 

XXVI 

<f  Quelques-unes  des  paroles  qu'on  emploie  dans  l'Eglise 
sont  d'une  étonnante  obscurité.  Comment  par  exemple 
trouver  un  sens  à  ces  mots  :  «  La  terre  de  même  que  son 
abondance  sont  de  Dieu  »?  Ce  ne  sont  pas  là  les  Saintes 
Ecritures,  mais  une  espèce  de  matérialisme  scientifique  à 
l'usage  du  peuple. 

—  Mais  vous  avez  expliqué  ces  paroles  quelque  part,  dit 
Suler. 

—  Il  y  a  bien  des  choses  qui  sont  expliquées...  On  n'en- 
fonce pas  toujours  l'épée  jusqu'à  la  garde.  » 

Et  il  eut  un  petit  sourire  rusé. 

XXVII 

Il  aime  à  poser  des  questions  difficiles,  embarrassantes  el 
malicieuses  : 

—  Que.pensez-vous  de  vous-même  ? 

—  Aimez-vous  votre  femme  ? 

—  Croyez-vous  que  mon  fils  Léon  ait  du  talent  ? 

—  Comment  aimez-vous  Sophie  Andreïevna  '  ? 

I .  La  femme  de  Léon  Tolstoï. 


878  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Un  jour,  il  me  dit  :  «  M'aimez-vous,  Alexeï  Maximo- 
vitch  ?  » 

Il  y  a  là  la  malice  d'un  bogatyr  '. 

Vaska  Buslayev  jouait  de  pareils  tours  dans  sa  jeunesse, 
le  malin.  Il  est  toujours  à  examiner  et  à  essayer  quelque  chose, 
comme  s'il  se  préparait  à  lutter.  C'est  intéressant,  mais  cela 
n'est  guère  de  mon  goût.  Il  est  le  diable,  et  moi  je  ne  suis 
encore  qu'un  enfant  qui  vient  de  naître,  et  il  devrait  me 
laisser  tranquille. 

XXVIII 

Peut-être  que  paysan  ne  signifie  rien  d'autre  pour  lui  que 
mauvaise  odeur.  Il  en  a  toujours  le  sentiment  et  qu'il  le 
veuille  ou  non,  il  faut  qu'il  en  parle. 

Hier  au  soir  je  lui  ai  raconté  ma  querelle  avec  la  femme 
du  général  Kornet  ;  il  a  ri  à  en  pleurer,  pris  d'un  point  de 
côté,  il  gémissait  tout  en  ne  cessant  pas  de  s'écrier  d'une 
voix  glapissante  : 

—  Avec  la  pelle  !  Sur  le  derrière,  avec  la  pelle,  hein  ? 
Droit  sur  le  derrière  !  Etait-ce  une  large  pelle  ? 

Ensuite  après  un  moment  de  silence,  il  dit  sérieusement  : 
«  C'était  généreux  de  votre  part  de  la  frapper  comme  cela. 
Après  ce  qu'elle  avait  fait,  tout  autre  que  vous  l'aurait  frappé 
sur  la  tête.  Très  généreux  !  Aviez-vous  compris  qu'elle  vous 
désirait  ?  » 

—  Je  ne  me  rappelle  pas.  Je  crois  difficilement  que  j'aie 
pu  comprendre  cela. 

—  Allons  donc,  mais  c'est  clair,  naturellement  qu'elle  vous 
désirait. 

—  Ce  n'est  pas  pour  cela  que  je  vivais  alors. 

I .  Un  héros  de  la  légende  russe,  brave,  mais  sauvage  et  volontaire 
comme  un  enfant. 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  879 

—  Quelque  raison  de  vivre  qu'on  puisse  avoir,  cela 
revient  au  même.  Vous  n'avez  évidemment  rien  d'un  homme 
à  femmes.  N'importe  quel  autre  à  votre  place  aurait  tiré  parti 
de  la  situation  pour  faire  fortune,  et  après  être  devenu  un 
gros  propriétaire,  aurait  fini  par  jouer  sa  partie  dans  un  cou- 
ple d'ivrognes. 

Après  un  silence  :  «  Vous  êtes  un  drôle  d'homme,  ne  vous 
formalisez  pas  de  ce  que  je  vous  dis  —  un  très  drôle 
d'homme.  Et  il  est  étrange  que  vous  ayez  conservé  un  si  bon 
naturel  alors  que  vous  auriez  toutes  les  raisons  de  ressentir 
de  l'amertune...  Oui,  vous  auriez  toutes  les  raisons  d'être 
amer...  Vous  êtes  fort...  Voilà  qui  est  bien...  » 

Et  après  un  nouveau  silence,  devenu  songeur,  il  ajouta  : 
Votre  esprit,  je  ne  le  comprends  pas  —  c'est  un  esprit  très 
embrouillé — mais  votre  cœur  est  sensible...  oui,  c'est  un 
cœur  sensible. 

Note..  —  Lorsque  je  vivais  à  Kazan,  j'étais  entré  au  ser- 
vice de  la  femme  du  général  Kornet.  C'était  une  Française, 
la  veuve  d'un  général,  une  jeune  femme  potelée,  avec  des 
pieds  menus  comme  ceux  d'une  petite  fille.  Ses  yeux  étaient 
merveilleusement  beaux,  toujours  en  mouvement  et  pétu- 
lants de  convoitise.  Avant  son  mariage  elle  avait  été,  je  crois, 
revendeuse  ou  cuisinière,  ou  peut-être  même  avait-elle 
fait  le  trottoir.  Elle  s'enivrait  d'habitude  dès  la  première 
heure,  et  descendait  dans  la  cour  ou  dans  le  jardin,  revêtue 
seulement  d'une  chemise  sur  laquelle  elle  passait  un  peignoir 
orange,  chaussée  de  pantoufles  tartares  en  maroquin  rouge, 
et  sur  la  tête  une  épaisse  crinière  noire.  Ses  cheveux  négli- 
gemment tordus  pendaient  sur  ses  joues  rouges  et  sur  ses 
épaules.  Une  jeune  sorcière  !  Se  promenant  dans  le  jardin 
elle  fredonnait  d'ordinaire  des  chansons  françaises  tout  en 
surveillant  mon  travail,  et  de  temps  à  autre  elle  allait  à  la 
fenêtre  de  la  cuisine  et  appelait  : 


880  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

—  Pauline,  donnez-moi  quelque  chose. 

«  Quelque  chose  »  signifiait  toujours  la  même  chose  :  un 
verre  de  vin  rouge  avec  de  la  glace. 

An  rez-de-chaussée,  vivaient  trois  jeunes  femmes,  les  prin- 
cesses D.  G.  qui  n'avaient  plus  de  mère  et  dont  le  père  s'en 
était  allé  ailleurs.  La  veuve  du  général  Kornet  s'était  prise  de 
haine  pour  les  jeunes  femmes  et  essayait  de  se  débarrasser 
d'elles  en  leur  faisant  toutes  sortes  de  misères.  Elle  parlait 
très  mal  le  russe,  mais  elle  jurait  à  la  perfection  comme  un 
vrai  charretier.  Son  attitude  vis-à-vis  des  pauvres  filles  qui 
ne  faisaient  de  mal  à  personne  me  déplaisait  fort.  Elles 
avaient  l'air  si  triste,  si  effarouché,  si  timide.  Une  après- 
midi,  deux  d'entre  elles  se  promenaient  dans  le  jardin,  quand 
soudain  la  femme  du  général  apparut  ;  ivre  comme  d'habi- 
tude, elle  commença  à  pousser  des  cris  pour  les  chasser.  Les 
jeunes  femmes  se  retiraient  tranquillement,  mais  la  veuve  du 
général  se  plaça  en  travers  de  la  porte  du  jardin,  la  bouchant 
de  son  corps  et  se  mit  à  les  injurier  copieusement  dans  des 
termes  que  n'aurait  pas  désavoué  un  vrai  charretier.  Je  lui 
dis  de  cesser  de  jurer,  et  de  laisser  sortir  les  jeunes  femmes, 
mais  elle  cria  : 

—  Vous,  je  vous  connais.  Vous  vous  faufilez  chez  elles  la 
nuit  par  la  fenêtre. 

Je  me  mis  en  colère,  et  la  prenant  par  les  épaules  je  la  fis 
reculer  ;  mais  elle  échappa  à  mon  étreinte  et  se  campant 
devant  moi,  d'un  geste  brusque  elle  défit  sa  robe  et  souleva 
sa  chemise,  me  criant  de  toutes  ses  forces  : 

—  Je  suis  bien  mieux  que  ces  pimbêches. 

Je  perdis  alors  toute  contenance.  Je  la  pris  par  le  cou  et 
lui  faisant  faire  demi-tour  je  dirigeai  ma  pelle  vers  le  bas  de 
son  dos  et  la  frappai,  si  bien  que  se  glissant  hors  de  la  grille 
du  jardin,  elle  se  mit  à  traverser  la  cour  au  galop,  criant 
tout  épouvantée  trois  fois  de  suite  :  «  Oh  !  Oh  !  Oh  !  » 

Je  donnai  mon  congé  à  sa  confidente  Pauline  —  une  ivre- 


SOUVENIRS   SUR  TOLSTOÏ  88 1 

gnesse  elle  aussi,  et  de  plus  une  femme  pleine  d'astuce  ;  et 
mon  baluchon  sous  le  bras  je  vidai  les  lieux,  pendant  que  la 
veuve  du  général  debout  à  sa  fenêtre  et  agitant  un  châle 
rouge,  criait  : 

—  Je  ne  ferai  pas  venir  la  police  —  Tout  est  oublié  — 
Ecoutez  donc  —  Revenez  —  N'ayez  pas  peur. 

XXIX 

Je  lui  demandai  :  «  Est-ce  votre  avis  qu'exprime  Posni- 
tchev  '  lorsque  vous  lui  faites  dire  que  les  médecins  ont 
détruit  et  détruisent  tous  les  jours  des  centaines  et  des  cen- 
taines de  milliers  de  gens  ? 

—  Avez-vous  un  grand  intérêt  à  le  savoir? 

—  Grand  intérêt. 

—  Alors  je  ne  vous  le  dirai  pas.  » 
Et  il  souriait,  jouant  avec  ses  pouces. 

Je  me  souviens  que  dans  une  de  ses  histoires  il  met  sur  le 
même  niveau  un  de  ces  charlatans  de  village  qui  se  disent 
vétérinaires  et  un  docteur  en  médecine  : 

«  Les  mots  «  giltchak  »,  «  potchetchni  »,  «  saignée  »,  ne 
signifient-ils  pas  exactement  la  même  chose  que  nerfs,  rhu- 
matisme, organisme,  etc.  ?  » 

Et  ceci  a  été  écrit  après  Jenner,  Behring,  Pasteur. 

C'est  de  la  perversité. 

XXX 

Etrange  à  quel  point  il  aime  jouer  aux  cartes  !  Il  y  joue 
avec  sérieux,  avec  passion.  Ses  mains  frémissent  de  nervosité 
quand  il  relève  les  cartes,  exactement  comme  s'il  tenait  entre 
ses  doigts  des  oiseaux  vivants  et  non  des  bouts  de  carton  ina- 
nimés. 

I .  Dans  la  Sonate  à  Kreu\er. 


882  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

XXXI 

«  On  trouve  chez  Dickens  une  pensée  fort  remarquable  : 
«  La  vie  nous  a  été  donnée  sous  la  condition  expresse  de  la 
défendre  vaillamment  jusqu'au  dern  icr  souffle.  »  Somme  toute, 
c'était  un  écrivain  sentimental,  loquace  et  d'une  intelligence 
médiocre.  Mais  il  savait  mieux  qu'aucun  autre,  comment 
construire  un  roman.  Il  le  savait  certainement  mieux  que 
Balzac.  Quelqu'un  a  dit  :  «  Beaucoup  sont  possédés  de  la 
passion  d'écrire  des  livres,  mais  il  y  en  a  peu  qui  éprouvent 
quelque  honte  après  en  avoir  écrit.  »  Balzac  pas  plus  que 
Dickens  ne  ressentait  pareil  sentiment.  Et  tous  les  deux  ont 
écrit  bon  nombre  de  mauvais  livres.  Et  cependant  Balzac  est 
un  génie.  En  tous  cas  il  a  ce  qui  seul  peut  être  appelé 
génie...  » 

XXXII 

Il  semble  quelquefois  vaniteux  et  intolérant  comme  un 
prédicateur  de  la  Volga,  et  ceci  me  paraît  terrible  chez  un 
homme  dont  les  paroles  résonnent  dans  ce  monde  comme  des 
sons  de  cloche.  Hier  il  m'a  dit  : 

—  Je  suis  plus  moujik  que  vous,  et  ma  manière  de  sentir 
tient  beaucoup  plus  de  moujik  que  la  vôtre. 

Oh  mon  Dieu,  il  ne  devrait  pas  s'en  vanter.  Non,  il  ne  le 
doit  pas. 

XXXIII 

Je  viens  de  lui  lire  quelques  scènes  de  mon  drame  «  Les 
Bas  Fonds  ».  Après  m'avoir  écouté  attentivement  il  me 
demanda  : 

—  Pourquoi  écrivez-vous  cela  ? 
Je  m'expliquai  de  mon  mieux. 

—  On  vous  voit  toujours  sauter  comme  un  coq  sur  tout 
ce  que  vous  rencontrez,  et  plus  que  cela,  vous  voulez   tou- 


SOUVENIRS   SUR  TOLSTOÏ  883 

jours  recouvrir  d'une  peinture  de  votre  cru  toutes  les  fentes 
et  crevasses  que  vous  apercevez.  Rappelez-vous  ce  que  dit 
Andersen  :«  La  dorure  s'usera,  la  peau  de  cochon  restera  ». 
Ou  comme  le  disent  les  paysans  :  «  Toute  chose  passera,  la 
vérité  seule  restera.  »  Vous  feriez  beaucoup  mieux  de  ne  pas 
mettre  d'emplâtre,  car  vous-même  vous  en  souffrirez  plus 
tard.  Enfin,  votre  langage  est  très  adroit,  plein  de  toutes 
sortes  d'artifices  —  cela  n'est  pas  bien.  Vous  devez  écrire 
d'une  manière  plus  simple.  Le  peuple  a  le  parler  simple, 
voire  même  incohérent,  et  voilà  qui  est  bien.  Un  paysan  ne 
demande  pas,  comme  le  fitit  une  jeune  demoiselle  instruite  : 
«  Pourquoi  un  tiers  est-il  plus  qu'un  quart,  alors  que  quatre 
est  toujours  plus  que  trois  ?  » 

«  Pas  d'artifice,  je  vous  prie.  » 

Il  parlait  avec  irritation  ;  il  était  clair  que  ce  que  je  venais 
de  lui  lire  lui  déplaisait  beaucoup.  Et  après  un  silence, 
regardant  par-dessus  ma  tête,  il  dit  d'un  air  sombre  :  «  Votre 
vieillard  n'est  pas  sympathique,  on  ne  croit  pas  en  sa  bonté. 
L'acteur  peut  aller  ;  il  est  bon.  Connaissez-vous  les  «  Fruits 
de  l'Instruction  »  ?  Mon  cuisinier  y  ressemble  fort  à  votre 
acteur.  Il  est  difficile  d'écrire  des  pièces  de  théâtre.  Votre 
prostituée,  par  exemple,  n'est  pas  mal  réussie,  elles  doivent 
être  comme  cela.  En  avez-vous  connu  beaucoup  ? 

—  J'en  connaissais  beaucoup  dans  le  temps. 

—  Oui,  cela  se  voit.  La  vérité  s'énonce  toujours  d'elle- 
même.  La  plupart  des  choses  que  vous  dites,  sortent  de  vous- 
même,  et  c'est  aussi  pourquoi  on  ne  trouve  pas  de  caractère 
dans  vos  drames,  et  tous  vos  personnages  ont  la  même 
figure.  Je  croirais  que  vous  ne  comprenez  pas  les  femmes  ; 
elles  ne  viennent  pas  bien  chez  vous.  On  ne  s'en  souvient 
pas... 

En  ce  moment  la  femme  de  A.  L.  entra  et  nous  invita  à 
prendre  le  thé  ;  il  se  leva  et  sortit  d'un  pas  pressé,  comme 
s'il  avait  été  content  de  mettre  fin  à  la  conversation. 


884  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

XXXIV 

•  —  Quel  est  le  rêve  le  plus  terrible  que  vous  ayez  jamais 
fait  ?  me  demanda  Tolstoï. 

—  Il  m'arrive  rarement  d'avoir  des  rêves,  et  je  m'en  sou- 
viens mal  ;  mais  j'ai  fait  deux  rêves  qui  me  sont  restés  dans 
la  mémoire,  et  selon  toute  probabilité,  ils  n'en  sortiront  de 
toute  ma  vie.  Il  m'apparut  une  fois  en  rêve  que  le  ciel  était 
scrofuleux,  en  putréfaction,  d'un  jaune  verdâtre.  et  les  étoi- 
les y  étaient  rondes  et  plates,  sans  rayonnement,  sans  éclat, 
comme  des  escarres  sur  la  peau  d'un  malade.  A  travers  ce 
ciel  en  putréfaction  glissait  rarement  un  éclair  rougcâtre  et 
fourchu,  qui  ressemblait  assez  à  un  serpent  et,  quand  il  tou- 
chait une  étoile,  cette  étoile  se  gonflait  en  boule  et  éclatait 
sans  bruit,  laissant  derrière  elle  une  tache  noirâtre,  semblable 
à  une  petite  fumée  ;  et  puis  la  tache  disparaissait  vite  dans  le 
ciel  trouble  et  en  liquéfaction.  Ainsi  en  fut-il  de  toutes  les 
étoiles.  L'une  après  l'autre,  elles  éclatèrent  et  disparurent,  et 
le  ciel  devint  de  plus  en  plus  sombre,  de  plus  en  plus 
lugubre,  jusqu'à  ce  que  bouillonnant  dans  un  tourbillon,  il 
(Relata  en  mille  morceaux,  et  commença  à  tomber  sur  ma 
tête  en  une  sorte  de  gelée,  et  à  travers  les  interstices  on 
apercevait  une  masse  noire  et  luisante,  comme  si  elle  était 
de  fer.  »  Léon  Nicolaïevitch  dit  :  «  Eh  bien  !  Tout  ceci  est  tiré 
d'un  livre  savant  ;  vous  avez  dû  lire  quelque  chose  sur  l'as- 

.tronomie,  d'oià  votre  cauchemar.  Et  l'autre  rêve  ?  » 

—  L'autre  rêve  :  une  plaine  couverte  de  neige,  lisse  comme 
une  feuille  de  papier.  Pas  de  colline,  pas  d'arbre,  nulle  part 
de  buisson,  seules  —  à  peine  visibles  —  quelques  perches 
pointant  de  dessous  la  neige.  Et  sur  la  neige  de  ces  déserts 
morts  s'étendait  d'horizon  à  horizon,  le  jaune  ruban  d'une 
route  qu'on  pouvait  à  peine  distinguer,  et  sur  la  route 
déambulait  lentement  une  paire  de  hautes  bottes  en  feutre 
gris  —  vides. 


SOUVENIRS   SUR  TOLSTOÏ  885 

Il  leva  ses  épais  sourcils  de  loup-garou,  me  regarda  avec 
insistance  et  resta  songeur  pendant  quelque  temps  : 

a  C'est  terrible  cela.  Est-ce  vraiment  un  rêve  ?  Ne  l'avez- 
vous  pas  inventé  ?  Il  y  a  dans  ce  que  vous  venez  de  dire  tout 
de  même  quelque  chose  qui  sent  le  livre.  » 

Et  tout  à  coup  il  se  fâcha,  et  dit  d'une  voix  irritée  et 
sévère,  tout  en  se  frottant  le  genou  avec  le  doigt  :  «  Mais 
vous  n'êtes  pas  un  buveur,  n'est-ce  pas  ?  Il  me  paraît  fort 
invraisemblable  que  vous  vous  soyez  jamais  adonné  à  la 
boisson.  Et  pourtant  il  y  a  quelque  chose  dans  vos  rêves 
qu'on  dirait  inspiré  par  la  boisson.  11  y  a  eu  un  écrivain 
allemand,  Hoffmann,  qui  dans  ses  rêves  voyait  courir  à 
travers  les  rues  des  tables  de  jfeu,  et  toutes  sortes  de  fan- 
tômes de  cette  espèce  ;  mais  c'était  un  ivrogne  —  un  «  ca- 
laholic  »,  comme  dit  notre  cocher,  quand  il  fait  le  lettré. 
Des  bottes  vides  en  marche  —  c'est  réellement  terrible. 
Même  si  vous  l'avez  inventé,  ce  n'est  pas  mal.  Terrible.  » 

Soudainement  sa  figure  s'épanouit  en  un  large  sourrire,  s 
bien  que  ses  pommettes  même  me  semblaient  rayonner. 

«  Représentez-vous  ceci  :  Tout  à  coup  dans  la  rue  Tvers- 
kaya  une  table  court  sur  ses  pieds  arqués.  Les  planches 
clapotent  et  soulèvent  une  poussière  de  craie,  et  vous  pouvez 
encore  lire  les  chiffres  inscrits  sur  le  tapis  vert.  —  Des  em- 
ployés de  la  régie  s'en  étant  servi  trois  jours  et  trois  nuits 
durant,  elle  avait  fini  par  en  avoir  assez,  et,  exaspérée,  elle 
prit  la  fuite  en  courant.  » 

Il  se  mit  à  rire,  et  puis,  remarquant  probablement  que 
j'étais  un  peu  blessé  de  la  méfiance  qu'il  me  témoignait,  il 
dit: 

—  Etes-vous  offensé  de  ce  que  je  pense  que  vos  rêves  ont 
une  allure  livresque  ?  Ne  vous  en  formalisez  pas  ;  parfois  il 
arrive,  je  le  sais,  qu'on  invente  quelque  chose  sans  s'en 
apercevoir,  quelque  chose  que  l'on  ne  peut  croire,  qu'il  est 
impossible  de  croire,  et  alors  on  s'imagine  qu'on  l'a  rêvé 


886  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

et  qu'on  ne  l'a  pas  invente  du  tout.  Je  me  rappelle  une 
histoire  que  racontait  un  vieux  propriétaire.  Il  rêvait  qu'il 
se  promenait  dans  une  forêt  et  que  débouchant  au  sortir 
de  cette  forêt  sur  la  steppe,  il  vit  deux  collines.  Celles-ci 
soudainement  se  changèrent  en  seins  de  femme  et  entre 
les  seins  apparut  une  iigure  noire  qui  en  guise  d'yeux  avait 
deux  lunes  comme  des  taches  blanches.  Le  vieil  homme 
rêvait  qu'il  était  debout  entre  les  jambes  de  la  femme  et 
qu'il  avait  devant  lui  un  ravin  profond  et  sombre  qui  s'en- 
tr'ouvrait  pour  l'engloutir  tout  entier.  Après  ce  rêve  ses 
cheveux  devinrent  gris,  et  il  fut  pris  d'un  tremblement  dans 
les  mains.  Il  se  rendit  à  l'étranger  chez  le  docteur  Kneip  et 
se  soumit  à  une  cure  d'eau.  Pour  moi,  il  n'y  a  pas  de  doute, 
il  doit  avoir  vu  quelque  chose  de  ce  genre.  C'était  un  homme 
de  mœurs  dissolues.  » 
11  me  tapa  sur  l'épaule. 

—  Mais  vous  vous  n'êtes  ni  un  ivrogne  ni  un  libertin 
—  comment  vous  arrive-t-il  d'avoir  de  pareils  rêves  ? 

—  Je  ne  le  sais  pas. 

—  Nous  ne  savons  rien  sur  nous-mêmes. 

Il  poussa  un  soupir,  fronça  les  sourcils,  resta  songeur 
un  iiietant,  et  puis  ajouta  à  voix  basse  :  «  Nous  ne  savons 
rien.  » 

Ce  soir  pendant  que  nous  nous  promenions,  il  me  dit  en 
me  prenant  par  le  bras  :  «  Les  bottes  sont  en  marche, 
terrible,  hein  ?  tout  à  fait  vides  —  tiop,  tiop  —  et  la  neige 
grince  sous  les  pas.  Oui,  cela  n'est  pas  mal,  mais  il  n'y  a  pas 
à  dire  vous  êtes  très  livresque,  vous  l'êtes  beaucoup.  Ne 
vous  fâchez  pas,  mais  cela  ne  vaut  rien  et  cela  pourrait  sérieu- 
sement entraver  votre  développement.  » 

Je  suis  à  peine  plus  livresque  que  lui  ;  à  ce  moment 
je  le  considérais  comme  un  rationaliste  cruel,  et  toutes 
ses  petites  phrases  aimables  ne  pouvaient  rien  changer  à  mon 
impression. 


SOUVENIRS    SUR   TOLSTOÏ  0«7 

XXXV 

Il  )•  a  des  moments  où  il  donne  l'impression  d'être 
arrivé  à  l'instant  de  quelque  pays  lointain  où  les  gens  sentent 
et  pensent  différemment,  et  ont  d'autres  coutumes  et  un  autre 
parler.  Il  est  là,  assis  dans  un  coin,  fatigué  et  gris  comme 
s'il  n'avait  pas  encore  secoué  la  poussière  d'une  autre  terre^ 
et  il  regarde  attentivement  chaque  chose  avec  le  regard  d'un 
muet  ou  d'un  homme  qui  ne  parle  pas  la  langue  du  pays. 

Hier  avant  le  dîner,  il  entra  dans  le  salon,  tel  que  je  viens 
de  le  décrire,  ses  pensées  loin  et  ailleurs.  Il  s'assit  sur  le 
sofa,  et  après  un  moment  de  silence  dit  soudainement, 
en  balançant  un  peu  le  corps  et  se  frottant  les  genoux  de  la 
paume  de  ses  mains,  tandis  que  toute  sa  figure  se  plissait  : 

—  Et  cependant  ce  n'est  pas  là  tout,  non,  pas  tout. 
Quelqu'un  d'obtus,  d'une  stupidité  de  tout  repos,   comme 

un  fer  à  repasser,  demanda  : 

—  Que  dites-vous  ? 

Il  le  regarda  fixement  et  puis  se  pencha  en  avant  et  dirigeant 
son  regard  vers  la  terrasse  où  j'étais  assis  avec  le  docteur 
Nikitine  et  Yelpatievski,  il  dit  :  «  De  quoi  parlez-vous  ?  » 

—  De  Plehve. 

—  De  Plehve...  Plehve...  répéta-t-il,  absorbé  dans  ses 
pensées  et  gardant  le  silence  un  moment  comme  s'il  entendait 
ce  nom  pour  la  première  fois.  Et  puis  il  fit  le  geste  d'un 
oiseau  qui  secoue  ses  plumes  et  dit  avec  un  sourire  à  peine 
perceptible  : 

—  Depuis  ce  matin  j'ai  une  sotte  idée  qui  me  roule 
dans  la  tète  ;  un  jour  quelqu'un  m'a  dit  avoir  lu  l'épitaphc 
suivante  dans  un  cimetière  : 

Sous  cette  pierre  repose  Ivan  Jegovner  ; 

Tanneur  de  son  métier,  du  matin  au  soir  il  trempait  les  cuirs. 

Son  travail  était  honnête,  son  cœur  bon,  mais  voyez, 


888  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Il  passa  de  vie  à  trépas,  laissant  à  sa  femme  son  ouvrage. 

Et  pourtant  il  n'était  pas  encore  bien  vieux 

Et  il  aurait  encore  pu  faire  de  la  bonne  besogne. 

Mais  Dieu  l'enleva  pour  la  vie  du  paradis 

Pendant  la  nuit  de  Vendredi  à  Samedi,  de  la  semaine  Sainte.... 

'Et  quelque  chose  de  ce  genre...  »  Il  se  tut  et  puis 
secouant  la  tète  et  souriant  faiblement,  il  ajouta  :  «  Dans 
la  bêtise  humaine,  si  elle  n'est  pas  méchante,  il  y  a  quelque 
chose  de  très  touchant,  de  beau  même...  et  cela  toujours.  » 

On  nous  appela  pour  le  dîner. 

XXXVI 

«  Je  n'aime  pas  les  gens  qui  sont  ivres,  mais  j'en  connais 
qui  du  moment  oi!i  ils  sont  gris  deviennent  intéressants  et 
acquièrent  alors  un  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  leur  connaissait 
pas  à  l'état  normal  — ■  de  l'esprit,  une  certaine  beauté  de  la 
pensée,  une  vivacité  et  une  richesse  d'expression.  En  pareil 
cas  je  me  sens  tout  disposé  à  bénir  le  vin.  » 

Suler  raconte  qu'allant  se  promener  un  jour  avec  Léon 
Nicolaïevitch  dans  la  rue  Tverskaya,  Tolstoï  remarqua  à 
une  certaine  distance  deu.\  soldats  de  la  garde.  Le  métal  de 
leur  armature  luisait  au  soleil,  leurs  éperons  brillaient 
et  ils  marchaient  en  cadence  comme  un  seul  homme,  la 
figure  tout  illuminée  de  la  confiance  en  soi  que  donnent  la 
force  et  la  jeunesse. 

Tolstoï  se  mit  à  les  invectiver  tout  bas  :  «  Q.uelle  pom- 
peuse stupidité  !  Ils  ont  l'air  d'animaux  que  l'on  a  dressés 
au  fouet.  »  Mais  quand  les  gardes  l'eurent  rejoint  il  s'ar- 
rêta, les  suivit  d'un  regard  caressant  et  dit  avec  en- 
thousiasme :  «  Qu'ils  sont  beaux  !  On  dirait  de  vieux 
Romains.  Qu'en  dites-vous,  mon  petit  ?  Cette  force  et  cette 
beauté  !  Seigneur  !  Quelle  joie  de  voir  un  bel  homme  ! 
quelle  vraie  joie  !  » 


SOUVENIRS    SUR   TOLSTOÏ  889 


UNE    LETTRE 

Je  viens  de  mettre  une  lettre  à  la  poste  pour  vous  —  des 
télégrammes  sont  arrivés  annonçant  la  «  Fuite  de  Tolstoï  », 
et  me  sentant  de  nouveau  uni  à  vous  par  la  pensée,  je  vous 
récris. 

Il  est  probable  que  tout  ce  que  je  voudrais  vous  dire,  à 
propos  de  cette  nouvelle,  vous  semblera  confus,  peut-être 
même  dur,  et  dicté  par  l'irritation  de  mon  humeur,  mais  vous 
me  pardonnerez.  J'ai  la  sensation  de  quelqu'un  qu'on  aurait 
sfaisi  à  la  gorge  et  qu'on  étrangle. 

Je  me  suis  souvent  et  longuement  entretenu  avec  lui  ; 
lorsqu'il  vivait  à  Gaspra,  en  Crimée,  j'allais  souvent  che^ 
lui,  et  lui  venait  volontiers  me  voir  ;  j'ai  étudié  ses  livres 
avec  amour  ;  il  me  semble  que  j'ai  le  droit  de  dire  ce  que  je 
pense  de  lui,  même  si  ce  que  je  disais  devait  être  audacieux 
et  différer  considérablement  de  l'opinion  généralement 
admise.  Je  sais  aussi  bien  que  les  autres  qu'il  n'y  a  personne 
qui  soit  plus  digne  que  lui  du  titre  d'homme  de  génie  ;  per- 
sonne de  plus  compliqué,  de  plus  contradictoire,  de  plus 
grand  en  toutes  choses  —  oui,  j'insiste,  en  toutes  choses. 
Grand  —  dans  un  sens  à  part,  vaste,  informulable  par  des 
mots.  Il  y  a  quelque  chose  en  lui  qui  me  donnait  envie  de 
criera  tout  le  monde  :'«  Voyez  quel  homme  admirable  vit 
en  ce  moment  sur  cette  terre  !  »  Car  il  est,  pour  ainsi  dire  et 
pardessus  tout,  un  homme  au  sensuniverseldumotj  l'homme 
du  genre  humain. 

Mais,  ce  qui  m'a  toujours  rebuté  en  lui,  c'était  cet  entête- 
ment despotique  qu'il  mettait  à  substituer  à  la  vie  du  comte 
Léon  Nicolaïevitch  Tolstoï  a  la  vie  sainte  de  notre  père  bien 
aimé,  le  boyard  Léon  ».  Comme  vous  le  savez,  il  y  a  long- 
temps qu'il  recherchait  l'occasion  de  souffrir  ;  il  avait  exprime 


890  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

à  E.  Soloviov  et  à  Sulcr  le  regret  qu'il  avait  de  n'y  avoir  pas 
réussi  ;  mais  il  voulait  souffrir  en  toute  simplicité,  non  par 
un  désir  naturel  de  mettre  à  l'épreuve  la  force  de  résistance 
de  sa  volonté,  mais  avecl'intention manifeste,  et,  je  le  répète, 
despotique,  d'accroître  l'influence  de  ses  idées  religieuses,  et 
de  donner  plus  de  poids  à  son  enseignement,  afin  de  rendre 
sa  parole  irrésistible,  de  la  sanctifier  aux  veux  des  humains 
par  la  souffrance,  de  les  forcer  à  l'accepter,  vous  entendez 
bien,  de  les  y  forcer.  Car  il  a  conscience  que  sa  prédication 
n'est  pas,  en  elle-même,  suffisamment  convaincante  ;  dans 
son  journal,  vous  trouverez  un  jour  des  indices  probants  du 
scepticisme  qu'il  gardait  vis-à-vis  de  sa  doctrine  et  de  sa  per- 
sonnalité. Il  sait  que  «  ceux  qui  sont  martvrs,  et  ceux  qui 
souffrent  sont,  à  de  rares  exceptions  près,  des  despotes  et  des 
tyrans  ».  Je  vous  dis  qu'il  sait  tout  !  Et  pourtant  se  parlant  à 
lui-même,  il  dit  :  «  S'il  m'était  donné  de  souffrir  pour  mes 
idées,  elles  exerceraient  une  plus  grande  influence.  »  C'est 
ce  qui  m'a  toujours  rebuté  en  lui,  car  je  ne  peuxm'empécher 
d'y.  sentir  une  tentative  d'user  de  violence  envers  moi,  un 
désir  de  s'emparer  de  ma  conscience,  de  l'éblouir  par  l'au- 
réole qui  émane  du  sang  du  juste,  de  me  faire  passer  au  cou 
le  joug  d'un  dogme. 

Il  n'était  jamais  las  de  vanter  l'immortalité  qui  nous  attend 
de  l'autre  côté  de  la  tombe,  mais  au  fond,  il  préférait  celle 
que  l'on  obtient  de  ce  côtc-ci.  Ecrivain  national,  dans  le  sens 
le  plus  vrai  et  le  plus  complet  du  terme,  il  incarnait  en  sa 
grande  âme  tous  les  défauts  de  sa  nation,  toutes  les  mutila- 
tions que  nous  ont  fait  subir  les  épreuves  de  notre  histoire  ; 
sa  doctrine  nébuleuse  de  la  «  non-activité  »,  de  la  «  non- 
résistance  au  mal  »  —  la  doctrine  de  la  passivité  — tout  cela 
n'est  que  le  ferment  malsain  du  vieux  sang  russe,  empoi- 
sonné par  le  fatalisme  mongol,  et  pour  ainsi  dire  chimique- 
ment hostile  à  l'Occident,  avec  son  infatigable  effort  créa- 
teur, et  la  résistance  active  et  indomptable  qu'il  oppose  aux 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  89 1 

maux  de  la  vie.  Ce  qu'on  appelle  «  l'anarchisme  »  de  Tols- 
toï exprime  par  essence  et   dans  son  principe  même,  notre 
anti-étatisme  slave,  qui  est,  à  son  tour,  un  trait  vraiment 
national,  et  se  confond  avec  le  désir  profondément  enraciné 
en  nous,   depuis   des   siècles,  qui   nous    porte   à   vivre   en 
nomades,  chacun  de  son  côté.   Jusqu'à  présent,  comme  tout 
le  monde  le  sait  de  reste,  nous  avons  assouvi  ce  désir  avec 
passion.   Nous    autres   Russes,  nous   le  savons  aussi,  mais 
nous  nous  échappons  toujours  le  long  de  la  ligne  de  moindre 
résistance  ;  nous  nous  rendons  tous  compte  que  c'est  nui- 
sible, mais  nous  n'en  glissons  pas  moins  toujours  plus  loin 
les  uns  des  autres,  et  ce  sont  ces  lamentables  vagabondages,  à 
la  façon  des  blattes,  que  l'on  appelle  «  histoire  de  la  Russie  », 
c'est-à-dire  d'un  Etat  qui  a  été  fondé  comme  par  hasard, 
mécaniquement,  par  les  forces  unies  des  \' arègues,  des  Tar- 
tares,  des  Baltes  allemands,  et  de  chétifs  agents  de  police,    à 
l'étonnement  de  la  majorité  de  ses  citoyens  honnêtes.  Je  dis 
à  leur  étonnement,  parce  que  jusque   là,  nous  n'avions   fait 
que  nous  «  éparpiller  »,  et  ce  n'est  qu'une  fois  parvenus  en 
des  endroits,  au  delà  desquels  il  ne  pouvait  y  avoir  pire  — 
pour  cette  simple  raison  que  nous  n'avions  où  aller  plus  loin 
—  que  nous  nous  décidâmes  enfin  à  nous  arrêter  et  à  nous 
fixer.  C'est  là  le  sort,  la  destinée  à   laquelle  nous    sommes 
condamnés  :  nous  installer  au  milieu  des  marais  et  des  neiges 
à  côté  des  tribus  sauvages  d'Erza,  de  Tchoud,  de  \'ess  et  de 
Mourman.    Cependant  des  hommes   survinrent,  qui    com- 
prirent que  la  lumière  devait  nous  venir,  non  de  l'Est,  mais 
de  l'Ouest,  et  voilà  que  lui,  en  qui  culmine  toute  notre  his- 
toire  ancienne,    veut   consciemment   ou    inconsciemment, 
s'étendre  et  s'interposer,  telle  une  vaste  montagne,  en  travers 
du  chemin  qui  mène  notre  nation  vers  l'Europe,  vers  cette 
Vie   active,    qui    réclame   impérieusement   de    l'homme    le 
suprême  effort  de  ses  forces  spirituelles.  Son  attitude  envers 
la  science  aussi,  est  certainement  nationale  ;  en  lui  se  trouve 


892  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

reflète,  avec  magnificence,  le  vieux  scepticisme  du  village 
russe,  scepticisme  issu  de  l'ignorance.  Tout  est  national  en 
lui,  et  sa  prédication  tout  entière  est  un  sursaut  du  passé, 
un  atavisme  que  nous  avions  déjà  commencé  à  dépouiller,  et 
à  dépasser. 

Rappelez-vous  la  lettre  :  «  Les  Intellectuels,  l'Etat  et  le 
Peuple  »,  écrite  en  1905,  si  inopportune,  si  malfaisante 
même,  et  dans  laquelle  on  entend  résonner  le  :  «  Je  vous 
l'avais  bien  dit  »  du  sectaire.  J'écrivis  à  cette  époque  une 
réponse,  sous  forme  d'une  lettre,  qui  lui  était  adressée,  et  où 
je  prenais  texte  de  certaines  paroles  qu'il  m'avait  dites,  à 
savoir  que  depuis  longtemps  il  avait  perdu  le  droit  de  parler 
du  peuple  russe  en  son  nom,  car  je  puis  témoigner  du  peu 
de  désir  qu'il  avait  à  écouter  et  à  comprendre  ceux  qui 
venaient  à  lui  dans  l'espoir  de  s'entretenir  d'âme  à  âme. 
Mais  ma  lettre  était  amère,  et  finalement  je  ne  la  lui  envoyai 
pas. 

Aujourd'hui,  il  fait  sans  doute  une  dernière  tentative 
pour  donner  à  ses  idées  le  plus  de  retentissement  possible. 
Comme  Vassily  Buslayev,  il  a  toujours  aimé  ce  genre  de 
démonstration,  mais  toujours  aussi,  de  façon  à  ce  que  sa 
sainteté  en  fût  rehaussée  et  à  ce  qu'il  lui  en  restât  une  auréole. 
Ce  sont  là  des  procédés  de  dictateur,  encore  que  sa  doc- 
trine ait  derrière  elle  la  vieille  histoire  russe,  sans  parler 
de  ses  propres  souffrances  d'homme  de  génie.  La  sainteté 
est  atteinte  par  une  sorte  de  flirt  avec  le  péché,  en  refoulant 
le  vouloir  vivre.  Les  gens  veulent  vivre,  mais  il  essaye  de 
les  convaincre  que  tout  cela  est  absurde,  absurde  notre  vie 
sur  terre.  Rien  n'est  plus  facile  que  de  convaincre  un  Russe 
de  cela  ;  c'est  un  être  paresseux,  qui  aime  par  dessus  tout 
trouver  une  excuse  à  son  inactivité.  Dans  l'ensemble,  évi- 
demment, un  Russe  n'est  ni  un  Platon  Karatayev,  ni  un 
Akim,  ni  un  Bczionsky,  ni  un  Nekh-udov  ;  tous  ces  hommes 
sont  des  créations  de  l'iiistoire  et  de  la  nature,   quoiqu'elles 


SOUVENIRS  SUR   TOLSTOÏ  893 

ne  Jes  aient  pas  créés  exactement  «ur  le  même  modèle  que 
Tolstoï,  mais  si  lui  les  a  perfectionnés,  ce  ne  fut  que  pour 
les  rendre  de  plus  probants  témoins  de  sa.  doctrine.  Néan- 
moins il  n'y  a  pas  de  doute  que  dans  son  erisemble  la  Russie 
c'est  Tiouline  en  haut,  et  Oblomov  en  bas.  Pour  trouver  le 
Tiouline  d'en  haut  vous  n'avez  qu'à  vous  rappeler  ce  qui 
s'est  passé  en  1905,  quant  à  l'Oblomov  ^d'en  bas,  regardez  le 
comte  A.  N.  Tolstoï,  I.  Bounine,  regardez  partout  autour  de 
TOUS.  Pour  ks  brutes  et  les  fripouilles  nous  n'avons  pas  besoin 
d-e  les  faire  entrer  en  ligne  de  compte,  encore  que  la  brute 
soit  chez  nous  un  type  vraiment  national,  dans  son  mélange 
de  lâcheté  crapuleuse  et  de  cruauté.  Qjuant  aux  fripouilles, 
bien  entendu  elles  sont  les  mêmes  dans  toutes  les  nations. 

11  y  a  en  Léon  Nicolayevitch  beaucoup  de  côtés  qui,  à  cer- 
tains moments,  éveillèrent  en  moi  un  sentiment  voisin  de 
la  haine,  et  cette  haine  retombait  sur  mon  âme  comme  mlh 
poids  écrasant.  Par  sa  croissance  disproportionnée,  son  indi- 
vidualité est  un  phénomène  monstrueux,  presque  laid,  il  ya 
en  lui  quelque  chose  de  Sviatogor,  le  bogatyr,  que  le  monde 
ne  peut  contenir.  Oui,  il  estgrand,  incontestablement  grand. 
J'ai  la  conviction  qu'au  delà  de  tout  ce  qu'il  exprime,  il  y  a 
beaucoup  de  choses  sur  Lesquelles  il  est  silencieux,  même 
dans  son  journal, —  beaucoup  de  choses  que  probablement 
il  ae  dira  jamais  à  personne.  Ce  «  je  ne  sais  quoi  »  d'inex- 
primé ne  perçait  dans  sa  conversation  qu'à  de  rares  occasions, 
et  par  voie  d'allusions.  On  trouverait  aussi  des  allusions  du 
même  genre  dans  les  deux  carnets  de  son  journal  qu'il  me 
donna  à  lire,  ainsi  qu'à  L.  A.  Sulerzhizky  ;  il  me  s-emble  y 
voir  une  espèce  de  «  négation  de  toutes  les  aflirraations  »,  le 
nihilisme  le  plus  radical  et  le  plus  malfaisant  qui  ait  jamais 
jailU  d'un  fond  de  désespoir  infini  et  irrémédiable,  d'un  sen- 
timent d'abandon  que  probablement  personne  d'autre  que  lui 
au  monde  n'a  éprouvé  avec  une  lucidité  aussi  terrifiante.  Je 
me  le  suis  souvent  représenté  comme  un  homme,  qui  dans 


894  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

les  profondeurs  de  son  âme  est  opiniâtrement  indifférent  aux 
autres  hommes  ;  il  est  tellement  par-dessus  et  au-delà  d'eux 
qu'avec  leurs  agitations  ridicules  et  misérables,  ils  lui  appa- 
raissent comme  des  moucherons.  Il  s'est  trop  éloigné  d'eux 
dans  le  désert,  où  il  s'est  réfugié,  et  là,  dans  la  solitude,  sous 
la  plus  haute  tension  de  toutes  les  forces  de  son  esprit,  il 
scrute  sans  répit  «  ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel  »  :  la  mort. 

Toute  sa  vie  il  a  craint  et  détesté  la  mort,  toute  sa  vie 
tressaillit  en  son  âme  la  «  terreur  d'Arsamas  »,  —  faut-il 
mourir  ?  Le  monde  entier,  toute  la  terre  a  les  regards  tour- 
nés vers  lui  ;  de  la  Chine,  des  Indes,  de  l'Amérique,  de  partout 
des  antennes  vivantes  et  palpitantes  se  tendent  dans  sa  direc- 
tion, son  âme  est  à  tous  et  pour  toujours.  Pourquoi  la 
nature  ne  ferait-elle  pas  une  exception  à  sa  loi,  pourquoi  ne 
donnerait-elle  pas  à  un  homme  l'immortalité  matérielle,  oui, 
pourquoi  pas  ?  Il  est  certainement  trop  rationnel  et  trop  sensé 
pour  croire  aux  miracles,  mais  d'autre  part  c'est  un  bogatyr, 
un  explorateur,  et  il  ressemble  à  la  jeune  recrue,  qui  de 
crainte  et  de  désespoir  s'affole  et  se  bute  en  présence  de  la 
caserne  étrangère.  Je  me  rappelle  qu'à  Gaspra,  il  lisait  le 
livre  de  Léon  Shestov  :  «  Le  bien  et  le  mal  dans  la  doctrine  de 
Tolstoï  et  de  Nietzsche  »,  et  Anton  Tchékhov,  ayant  observé 
qu'il  n'aimait  pas  l'ouvrage,  Tolstoï  répliqua  :  «  Je  l'ai  trouvé 
amusant.  Il  est  écrit  dans  un  esprit  de  bravade,  mais  somme 
toute,  il  est  bien  et  intéressant.  J'aime  toujours  les  cyniques 
quand  ils  sont  sincères.  L'auteur  dit  :  On  n'a  pas  besoin 
de  la  vérité.  Fort  bien,  qu'en  ferait-il  en  effet,  il  n'en  faudra 
pas  moins  qu'il  meure.  » 

Et  voyant  évidemment  que  ses  paroles  n'avaient  pas  été 
comprises,  il  ajouta  avec  un  sourire  fugitif  : 

—  Si  seulement  un  homme  a  appris  à  penser,  peu  importe 
à  quoi  il  pense,  il  pense  toujours  au  fond  à  sa  propre  mort. 
Tous  les  philosophes  ont  été  ainsi.  Et  quelle  vérité  peut-il  y 
avoir,  s'il  y  a  la  mort  ? 


SOUVENIRS  SUR   TOLSTOÏ  895 

Il  poursuivit  en  ajoutant  que  la  vérité  était  la  môme  pour 
tous,  et  qu'elle  était  l'amour  de  Dieu.  Mais,  sur  ce  sujet,  il 
s'exprimait  avec  froideur,  et  comme  avec  lassitude.  Après  le 
déjeuner  sur  la  terrasse,  il  reprit  le  livre,  et  tombant  sur  le 
passage  où  Shestov  dit  :  «  Tolstoï,  Dostoïevsky,  Nietzsche 
ne  pouvaient  vivre  sans  avoir  une  réponse  aux  questions 
qu'ils  se  posaient,  et  pour  eux,  n'importe  quelle  réponse 
valait  mieux  qu'aucune,  »  il  se  mit  à  rire  et  dit  : 

—  Quel  impudent  coiffeur  !  Il  dit  carrément  que  je  cher- 
chais à  me  tromper,  et  cela  signifie  que  je  trompais  les 
autres.  La  conclusion  s'impose... 

—  Pourquoi  coiffeur  ?  demanda  Suler. 

—  Eh  bien,  répondit-il  songeur,  cela  m'est  venu  à  l'instant 
à  l'esprit.  11  est  fashionable  et  chic,  et  il  m'a  rappelé  le  coif- 
feur de  Moscou,  assistant  aux  noces  de  son  oncle,  le  paysan. 
Il  a  les  meilleures  manières,  et  sait  danser  à  la  mode,  et  en 
conséquence,  il  méprise  tout  le  monde. 

Je  crois  rapporter  cette  conversation  presque  littéralement; 
elle  fit  date  dans  mon  esprit,  et  j'en  pris  note  alors,  comme 
je  le  fis  de  beaucoup  d'autres  choses  qui  me  frappèrent. 
Sulerzhizky  et  moi,  avons  noté  beaucoup  de  propos  de 
Tolstoï,  mais  Suler  avait  perdu  ses  notes  lorsqu'il  vint  me 
voir  à  Arsamas  :  il  était  en  général  très  négligent,  et  bien 
qu'il  aimât  Léon  Nicolaïevitch  comme  une  femme,  il  se  con- 
duisait envers  lui  de  façon  étrange  et  presque  en  supérieur. 
Moi  aussi,  j'ai  égaré  mes  notes,  quelqu'un  en  Russie  doit  les 
avoir.  J'ai  étudié  Tolstoï  très  attentivement,  parce  que  j'étais 
à  la  recherche  —  je  le  suis  encore,  et  je  le  serai  jusqu'à  ma 
mort  —  d'un  homme  animé  d'une  foi  vivante  et  agissante,  et 
aussi  parce  qu'un  jour  Anton  Tchékhov,  faisant  allusion  à  notre 
manque  de  culture,  s'était  exprimé  de  la  façon  suivante  : 

—  Toutes  les  paroles  de  Gœthe  ont  été  rapportées,  mais  les 
paroles  de  Tolstoï,  on  les  laisse  se  perdre.  Cela,  mon  cher  ami, 
est  intolérablement  russe.  Après  sa  mort,  tout  le  monde  com- 


896  LA    NOU\"ELLE   REVUE    FRANÇAISE 

mencera  à  s'agiter  ;  on  écrira  des  souvenirs  et  on  mentira. 

M'ais  pour  en  revenir  à  Shestov  :  «  Shestov  prétend,  dit 
Tolstoï,  qu'il  est  impossible  de  vivre  face  à  face  avec  «  d''hor- 
ribles  spectres  ».  Mais  comment  peut-il  savoir,  lui,  si  c'est 
horrible  ou  non  ?  S'il  le  savait,  s'il  avait  vu  des  spectres,  il 
n'écrirait  pas  ces  insanités,  mais  il  ferait  quelque  chose  de 
sérieux,  ce  que  Bouddha  a  fait  toute  sa  vie.  » 

Quelqu'un  fit  la  remarque  que  Shestov  était  Juif. 

—  A  peine,  dit  Léon  Nicolaïevitch,  d'un  air  sceptique. 

—  Non,  il  n'a  rien  du  Juif,  il  n'y  a  pas  de  Juif  sans  foi,  je 
vous  défie  de  m'en  nommer  un...  Non. 

On  eût  dit  parfois^  que  ce  vieux  magicien  jouait  avec  la 
mort!,  qu'il'  était  en  coquetterie  avec  elle,  qu'il  essayait  en 
quelque  sorte  de  la  tromper  en  disant  :  «  Je  n'ai  pas  peur  de 
toi,  je  t'aime,  je  te'  désire.  » 

Et  en  même  temps  fixant  la  mort  de  ses  petits  yeux  per- 
çants :  «  Qu'y  a-t-il  après  toi  ?  Me  détruiras-tu  tout  à  fait,  ou 
quelque  cho-se  en  moi  continuera-t-il  à  v-ivre-  ?  » 

Une  impression  étrange  émanait  de  lui  lorsqu'il  disait  r 
«  Je  suis:  heureux,  je  suis  terriblement  heureux,  je  suis  trop 
heureux.  »  Et  puis  immédiatement  après  :  «  Souffrir.  «Souf- 
frir !  cela  aussi  était  vrai  en  lui.  Je  ne  doute  pas  une  seconde, 
qu'à  moitié  convalescent  encore,  il'  n'eût  été  vraiment  heu- 
reux d'être  mis  en  prison,  banni —  en  un  mot  d'embrasserla 
couronne  du  martyre.  Le  martyre  ne  pourrait-ii  pas  justifier 
en  quelque  mesure  la  morty  la  rendre  plus  compréhensible, 
pkrs  acceptable  comme  fait  extérieur  et  formel  ?  Mais  i^  n*"* 
jamais  été  heureux,  jamais  et  nulle  part.  Dfe  cela,  je  suis  cer- 
tain: ni  plongé  «  dans  les  livres  de  la  sagesse  »,  ni  «  à  che- 
val »,  ni  «  entre  les  bras  d'une  femme  »,  il  ne  pouvait  éprou- 
ver dans  leur  plénitude  les  «  délices- du  para<]is  terrestre  ».  Il 
est  trop  rationnellement  organisé  pour  cela,  et  il  connaît 
trop  bien  la  vie  et  les  hommes.  Voici  encore  quelques-unes 
de  ses  paroles  : 


SOUVENIRS   SXJR  TOLSTOÏ  8^7 

—  Le  calife  Abdurahman  eut  pendant  sa  vie  quatorze 
jours  de  bonheur,  mais  je  suis  bien  sûr  de  n'en  avoir  pas  eu 
alitant.  Et  cela  parce  que  je  n'ai  jamaiis  vécu,  —  je  n'ai 
jamais  pu  vivre  —  pour  moi,  pour  mon  propre  moi.  Je  vis 
pooiT  la  montre,  pour  les  gens. 

Comme  nous  le  quittions-,.  Tchékhov  me  dit  :  a  Je  ne  crois 
pas  qu'il  n'ait  pas  été  heureux.  »  Mais  moi,  je  le  crois,  il  ne 
l'a  pas  été,  et  pourtant,  il  n'est  pas  vrai  qu'il  ait  vécu  poux  la 
représentation.  C'est  entendu,  ce  dont  il  n'avait  pas  besoin 
kii-mème,  il  le  donnait  aux  gens,  comme  à  des  mendiants  ; 
il  aimait  à  les  contraindre,  à  les  contraindre  à  lire,  à  marcher, 
à  être  végétariens,  à  aimer  les  paysans  et  à  croire  à  l'infailli- 
bilité des  réflexions  mi-rationnelles,  mi-religieuses  de  Léon 
Tolstoï.  Il  faut  donner  aux  gens  quelque  chose  qui  les 
satisfasse,  ou  les  amuse,  et  puis  qu'ils  s'en  aillent,  qu'ils 
laissent  un  homme  en  paix  à  sa  solitude  habituelle,  tour- 
mentée, voluptueuse  pourtant  parfois,  en*  son  tète-à-tête  avec 
l'abîme  sans  fond  du  problème  de  a  l'essentiel  ». 

Tous  les  prophètes  russes,  à  l'exception  d'Avvakum,  et 
peut-être  de  Tikkon  Zadonsky,.sont  des  hommes  froids,  parce 
qu'ils  ne  possèdent  pas  une  foi  vivante  et  agissante.  Lorsque 
j''ai  tracé  le  personnage  de  Louka,  dans  les  «  Bas-Fonds  », 
je  voulais  décrire  un  vieillard  de  ce  genre  :  il  porte  intérêt 
à  toute  solution  qui  se  présente,  mais  non  aux  gens  eûx- 
mémes.  Lorsqu'il  vient  inévitablement  en  contact  avec  eux, 
il  les  console,  mais  seulement  afin  qu'ils  le  laissent  en  paioc. 
Et  toute  la  philosophie,  toute  la  prédication  de  tels  hommes, 
ce  ne  sont  qu'aumônes  distribuées  avec  une  aversion  voilée. 
Derrière  leurs  sermons,  on  perçoit  la  plainte  de  paroles  sup^ 
pliantes  :  «  Allez-vous  en,  aimez  Dieu  et  votre  prochain, 
mais  allez-vous  en.  Ou  maudissez  Dieu  et  aimez  Tétrang^r, 
mais  laissez-moi  seuL  Laissez-moi  seul,  car  je  suisun  hona-me, 
et  je  suis  voué  à  la  mon,  » 

Hélas  l  il  en  est  ainsi,.et  ainsi  en  sera-t'il.  Il  ne  pouvait  et 


898  LA  "nouvelle   revue   FRANÇAISE 

il  ne  peut  en  être  autrement,  car  les  hommes  sont  devenus 
des  êtres  usés  et  exténués,  terriblement  séparés  les  uns  des 
autres,  et  ils  sont  tous  enchaînés  aune  solitude  qui  dessèche 
l'âme.  Si  Léon  Nicolaïevitch  se  fût  réconcilié  avec  l'Eglise, 
je  n'en  eus  été  nullement  surpris.  L'événement  aurait  eu  sa 
logique.  Tous  les  hommes  sont  également  insignifiants, 
même  les  archevêques.  En  réalité  cela  n'eût  pas  été  une 
réconciliation,  au  sens  strict  du  mot.  Pour  lui  personnelle- 
ment l'acte  n'eût  été  que  conséquent.  «  Je  pardonne  à  ceux 
qui  me  détestent.  »  C'eût  été  un  acte  chrétien,  et  derrière  cet 
acte  se  serait  dissimulé  un  petit  sourire  brusque  et  ironique 
qui  eût  vouki  dire  :  «  C'est  ainsi  qu'un  homme  sage  riposte 
aux  sots.  » 

Ce  que  j'écris  n'est  pas  ce  que  je  veux  dire  ;  je  ne  parviens 
pas  à  le  rendre  ainsi  que  je  le  voudrais.  Il  y  a  comme  un 
chien  qui  hurle  dans  mon  âme,  et  j'ai  le  pressentiment  de 
quelque  malheur.  Les  journaux  viennent  d'arriver,  et  déjà 
cela  ne  fait  plus  de  doute  :  vous  commencez,  en  Russie,  à 
créer  une  légende  ;  des  oisifs  et  des  bons  à  rien  ont  continué 
amener  leur  vie  et  voici  qu'ils  accouchent  d'un  saint.  Mais 
songez  combien  cela  est  funeste  au  pays,  dans  un  moment 
comme  celui-ci,  où  les  hommes  désillusionnés  courbent  la 
tête,  où  le  vide  remplit  l'âme  de  la  plupart,  et  la  douleur 
celle  des  meilleurs  d'entre  eux.  Lacérés  intérieurement,  et 
mourant  d'inanition,  ils  aspirent  à  une  légende.  Ils  ont  telle- 
ment besoin  d'un  allégement  à  leur  souffrance,  d'un  adou- 
cissement à  leurs  tourments.  Et  ils  vont  créer  précisément  ce 
que  lui  désire,  mais  ce  qui  n'est  pas  souhaitable  :  la  vie  d'un 
ermite  et  d'un  saint.  Maisassurément  c'est  parce  qu'il  est  homme 
qu'il  est  grand  et  saint,  parce  qu'il  est  un  homme,  beau  dans 
ses  folies  et  dans  ses  angoisses,  l'homme  de  l'humanité  entière. 
En  disant  cela  je  me  contredis  quelque  peu,  mais  qu'importe  ! 
Tolstoï  est  un  homme  qui  cherche  Dieu,  non  pour  lui-même 
mais  pour  les  autres  hommes,    si   bien  que   Dieu   peut  le 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  899 

laisser,  lui,  homme,  abandonné  dans  la  paix  du  désert  qu'il  a 
choisie.  Sa  version  des  Evangiles,  il  nous  l'a  donnée,  afin 
que  nous  puissions  oublier  les  contradictions  qui  se  rencon- 
trent dans  le  Christ  ;  il  a  simplifié  l'image  du  Christ,  adou- 
cissant les  côtés  militants  de  sa  nature,  et  mettant  au  pre- 
mier plan  l'humilité  de  celui  qui  a  dit  :  «  QjLieta  volonté  soit 
faite  !  »  Nul  doute  que  l'Evangile  de  Tolstoï  ne  soit  accepté 
d'autant  plus  aisément  qu'il  agit  comme  un  «  calmant  sur  la 
maladie  »  dont  souffre  le  peuple  russe.  Il  fallait  qu'il  leur 
donnât  quelque  chose,  car  ils  se  plaignent  et  remplissent  les 
airs  de  leurs  lamentations,  et  le  détournent  de  «  l'essentiel  ». 
Mais  «  la  Guerre  et  la  Paix  »  et  toutes  les  autres  choses  du 
même  ordre,  n'apaiseront  pas  cette  douleur  et  le  désespoir 
qui  monte  du  sol  grisâtre  de  la  Russie.  Parlant  de  «  la  Guerre 
et 'la  Paix  »,  il  disait  lui-même  :  «  Sans  fausse  modestie,  cela 
vaut  l'Iliade.  »  M.  Y.  Tchaikovsk}'  l'a  entendu  parler  dans 
les  mêmes  termes  «  d'Enfance  »  et  «  d'Adolescence  ». 

Des  journalistes  viennent  d'arriver  de  Naples  ;  l'un  d'eux 
même  est  accouru  jusque  de  Rome.  Ils  me  demandent  de 
leur  dire  ce  que  je  pense  de  la  «  Fuite  de  Tolstoï  ».  «  Fuite  », 
voilà  le  mot  qu'ils  emploient.  Je  n'ai  pas  voulu  leur  parler. 
Vous,  vous  pourrez  comprendre  qu'intérieurement  je  suis 
terriblement  troublé  :  ce  n'est  pas  sous  la  figure  d'un  saint 
que  je  veux  voir  Tolstoï  :  qu'il  demeure  un  pécheur  dont  le 
cœur  reste  proche  de  ce  monde,  en  proie  au  péché,  proche 
même  du  cœur  de  chacun  d'entre  nous  ;  Pouchkine  et  lui  — 
il  n'y  a  rien  de  plus  sublime,  ni  qui  nous  soit  plus  cher. 

Léon  Tolstoï  est  mort. 

Un  télégramme  est  parvenu  contenant  ces  simples  mots  : 
il  est  mort. 

J'ai  reçu  un  coup  au  cœur  :  j'ai  pleuré  de  peine  et  de 
colère,  et  maintenant  à  demi  fou,  je  l'évoque  tel  que  je  l'ai 
connu,  tel  que  je  l'ai  vu.  —  Je  suis  tourmenté  du  désir  de 
lui  parler.  Je  me  le  représente  dans  son  cercueil.  —  Il  y  gît 


^00  LA   NOU^'EI.LE   REVUE   FRANÇAISE 

comme  une  pierre  lisse,  tout  au  fond  d'une  rivière,  et  dans 
sa  barbe  grise,  j'en  suis  bien  sûr,  se  joue  tranquillement  le 
petit  sourire  distant  et  mystérieuii!!:.  Ses  mains  jointes  en£n 
reposent  —  leur  rude  tâche  est  terminée. 

J«  me  rappelle  ses  yeux  aigus,  qui  perçaient  toutes  choses 
de  part  en  part  —  les  mouvements  de  ses  doigts  qui  parais- 
saient perpétuellement  modeler  quelque  cliose  dans  l'air,  sa 
conversation,  ses  plaisanteries,  certains  mots  de  paysan,  dont 
il  aimait  à  se  servir,  sa  voix  évasive.  Et  je  me  rends  compte 
de  l'énorme  masse  de  vie  qui  prenait  corps  en  cet  homme, 
je  vois  ce  qu'il  y  avait  d'inhumaiiiy  de  terrifiant  dans  la  péné- 
tration de  son  intelligence. 

Je  l'ai  vu  un  jour,  comme  peut-être  personne  ne  l'a  jamais 
va.  Je  me  rendais  chez  lui,  à  Gaspra,  et  je  longeais  la  côte, 
lorsque  derrière  le  domaine  de  Youssopor,  j'aperçus  sur  la 
plage,  parmi  les  pierres,  sa  silhouette  trapue  et  anguleuse. 
Il  portait  un  vêtement  gris,  fripé,  usé  jusqu'à  la  corde,  et 
son  chapeau  était  tout  bosselé.  Il  était  assis,  la  tête  appuyée 
sur  les  mains,  et  le  vent  lui  soufflait  à  travers  les  doigts,,  agi- 
tant les  poils  d'argent  de  sa  barbe.  Il  regardait  aa  loin  vers 
la  mer  et  les  petites  vagues  verdàtres  roulaient  obéissantes  à 
ses  pieds,  et  les  caressaient  comme  si  elles  étaient  en  train 
de  parler  d'elles-mêmes  au  vieux  magicien.  C'était  un  jour 
de  soleil  et  de  nuages  ;  les  ombres  des  nuages  glissaient  sur 
les  pierres,  et  comme  les  pierres  elles-mêmes  le  vieillard 
était  tantôt  dans  la  lumière,,  tantôt  dans  l'ombre.  Les  galets 
étaient  énormes,  fissurés  de  crevasses,  et  recouverts  d.'algues 
marines,  qui  exhalaient  leur  odeur  saumâtre.  Il  y  avaiteuune 
forte  marée.  Et  lui  aussi  me  faisait  l'effet  d'une  de  ces 
vieilles  pierres  qui  aurait  pris  vie  —  qui  sait  les  origines  et 
les  fins  des  choses,  et  qui  considère  quand  et  quel  sera  le 
terme,,  et  des  pierres,  et  des  herbes  de  la  terre,  et  des  eaux 
die  la  mer,  et  de  l'univers  tout  entier,  depuis  le  caillou  jus- 
qu'an  soleil.  La.  mer  fait  partie  de  son  âme,  et  tout  autour  de 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  9OI 

lui,  vient  de  lui,  sort  de  lui.  Dans  rimmobilitc  méditante  du 
vieillard,  je  sentais  quelque  chose  de  magique,  de  fatidique, 
quelque  chose  qui  tout  ensemble  plongeait  dans  l'obscurité 
qui  dévalait  à  ses  pieds,  et  se  dressait,  tel  un  rayon  projeté 
par  un  phare  dans  le  vide  bleu  qui  surplombe  la  terre.  On  eût 
dit  que  c'était  lui,  sa  volonté  concentrée  qui  attirait  les  vagues 
jusqu'à  lui,  et  les  repoussait,  qui  réglait  les  mouvements  des 
noiages  et  des  ombres,  et  qui  éveillait  les-  pierres  à  la  vie. 
Tout  à  coup,  dans  un  moment  de  folie,  ce  miracle  m'apparut 
possible  :  il  va  se  Lever,  étendre  la  main,  et  la  mer  seligeraet 
deviendra  de  verre,,  et  les  pierres  s'ébranleront  et  proféreront 
des  cris.  Tout  autour  de  lui  s'animera,  prendra  voix,  et  toutes 
choses  —  chacune  dans  une  langue  diiférente  —  parleront 
d'elles-mêmes,  de  lui,  contre  lui.  Je  ne  puis  exprimer  par  des 
mots.,  ce  qu'à  ce  moment  là  je  sentis  plutôt  d'ailleurs  que  je  ne 
lepensai.  Mon  àme  était  partagée  entre  lajoie  et  la  crainte,  et 
puis  tout  se  fondit  en  une  seule  pensée  de  bonheur  :  a  Je  ne 
suis  pas  un  orphelin  sur  cette  terre,  aussi  longtemps  que  cet 
homme  y  vit.  a 

Je  m'éloignai  alors  sur  la  pointe  des  pieds,  pour  ne  pas 
faire  crier  les  galets  sous  mes  pas,  désirant  ne  pas  le  distraire 
dans  ses  pensées.  —  Et  maintenant  je  me  sens  un  orphelin, 
je  pleure  tandis  que  j'écris  —  jamais  jusqu'ici  je  n'avais 
pleuré  de  si  inconsolable  détresse,  de  si  amer  désespoir.  Je 
ne  sais  pas  si  je  l'aimais,  mais  cela  importe-t-il  que  ce  fût 
amoilr  ou  haine  que  j'éprouvais  pour  lutPToujours  il  éveil- 
lait en  moi  des.  sensations  et  des  agitations  qui  étaient  de 
nature  gigantesque,  fantastique  ,-  même  les  sentiments  péni- 
-  blés  et  hostiles  qu'il  faisait  naitre  n'étaient  pas  d'une  sorte  à 
opprimer  l'âme,  noais  plutôt  à  la  faire  éclater  ;  ils  accrois- 
saient sa  sensibilité  et  son.  volume.  Il  était  grandiose,  alors 
que  rôdant  le  sol  de  ses  bottes,  comme  s'il  voulait  impérieu- 
sement le  niveler,  on  k  voyait  surgir  soudain,  on  ne  savait 
d'où,  de  derrière  une  porte   ou   de  quelque  coin,  et  venir 


902  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

vers  VOUS  de  ce  pas  court,  léger  et  rapide,  qui  est  celui  de 
l'homme  habitué  aux  longues  marches.  Les  pouces  passés 
dans  la  ceinture,  il  s'arrêtait  alors  un  instant,  jetant  un  bref 
regard  circulaire,  qui  embrassait  tout,  un  regard  qui  enre- 
gistrait aussitôt  ce  qu'il  pouvait  y  voir  de  neuf,  et  absorbait 
sur  l'heure  la  signification  de  toutes  choses. 

—  Comment  allez-vous  ? 

Je  me  suis  toujours  traduit  ces  mots  ainsi  :  «  Comment 
allez-vous  ?  Cela  me  fait  plaisir  et  pour  vous  cela  ne  signifie 
pas  grand'chose.  Mais  cependant  comment  allez-vous?  » 

Il  apparaissait,  et  il  avait  l'air  plutôt  petit,  et  immédiate- 
ment tout  le  monde  autour  de  lui  devenait  plus  petit  que 
lui-même.  Une  barbe  de  paysan,  des  mains  rudes,  mais 
extraordinaires,  des  vêtements  simples,  tout  cet  appareil 
démocratique  confortable  trompait  beaucoup  de  gens,  et  j'ai 
souvent  vu  de  ces  Russes,  qui  jugent  les  gens  d'après  l'habit, 
—  une  vieille  habitude  serve  —  commencer  à  déverser  en  sa 
présence  les  flots  de  leur  odieuse  «  franchise  »,  ou  de  ce 
qu'il  vaudrait  mieux  appeler  leur  «  familiarité  de  porchers  ». 

—  Ah  !  vous  êtes  l'un  des  nôtres  :  voilà  ce  que  vous  êtes. 
Me  voilà  enfin,  par  la  grâce  de  Dieu,  face  à  face  avec  le  plus 
grand  des  fils  de  notre  terre  natale.  Salut  !  Je  m'incline  bien 
bas  devant  vous. 

Ceci  est  un  spécimen  des  propos  d'un  Russe  moscovite,  et 
le  cœur  sur  la  main.  Et  en  voici  un  autre,  mais  cette  fois 
d'un  libre-penseur  : 

—  Léon  Nicolaïevitch,  bien  que  je  ne  partage  pas  vos  opi- 
nions en  matière  de  religion  ou  de  philosophie,  je  respecte 
profondément  en  votre  personne  le  plus  grand   des  artistes. 

Et  soudain,  sous  la  barbe  du  paysan,  et  sous  la  blouse 
froissée  du  démocrate,  se  dressait  le  vieux  barine  russe,  le 
grand  aristocrate  :  alors,  le  visiteur  au  cœur  simple,  l'homme 
éduqué  et  tous  les  autres  sentaient  aussitôt  leur  nez  bleuir, 
comme  sous  l'action  d'un  froid  intolérable.  C'était  plaisir  que 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  9O3 

de  voir  évoluer  cette  créature  de  race,  du  sang  le  plus  pur, 
de  suivre  la  grâce  noble  de  ses  gestes,  d'observer  l'orgueil- 
leuse réser%'e  de  son  discours,  de  noter  l'a  propos,  la  pointe 
exquise  de  ses  paroles  meurtrières.  Il  laissait  apparaître  du 
barine  juste  ce  qu'il  fallait  pour  ces  serfs,  et  lorsque  ceux-ci 
provoquaient  le  barine  en  Tolstoï,  il  venait  à  la  surface  tout 
naturellement  et  sans  effort,  et  les  écrasait  au  point  de  les 
faire  se  recroqueviller  sur  eux-mêmes  et  geindre  piteuse- 
ment. 

Un  Jour  que  je  faisais  la  route  de  Yasnaya  Poliana  à  Mos- 
cou, en  compagnie  d'un  de  ces  Russes  au  «  cœur  simple  », 
un  Moscovite,  celui-ci  tout  abasourdi  par  l'impression  que 
lui  avaitfaite  Tolstoï,  ne  cessait  de  sourire  piteusement  et  répé- 
tait tout  ahuri  :  «  Quelle  douche,  mon  Dieu,  quelle  douche  ! 
Non,  ce  qu'il  est  sévère...  Brr...  » 

Et  au  milieu  de  ses  exclamations,  il  s'écria,  évidemment 
avec  un  regret  :  «  Et  moi  qui  pensais  qu'il  était  vraiment 
anarchiste  !  Tout  le  monde  ne  fait  que  l'appeler  anarchiste, 
anarchiste,  et  moi  je  le  croyais...  » 

L'homme  qui  prononçait  ces  paroles  était  un  gros  et  riche 
fabricant,  à  la  panse  rebondie,  et  dont  la  figure  haute  en 
couleur  faisait  pensera  de  la  viande  crue.  Pourquoi  voulait- 
il  que  Tolstoï  fût  anarchiste  ?  C'est  là  encore  un  de  ces 
«  profonds  mystères  »  de  l'âme  russe  ! 

Lorsque  Léon  Nicolaïevitch  tenait  à  plaire,  il  y  arrivait 
plus  facilement  qu'une  femme  belle  et  intelligente.  Imaginez- 
vous  réunie  dans  sa  chambre  une  société  de  gens  de  toute 
espèce  :  le  grand  duc  Nicolas  Michaïlovitch,  le  peintre  en  bâti- 
-ment  Ilia,  un  social-démocrate  de  Yalta,  le  stundiste  Patzuk, 
un  musicien,  un  Allemand,  l'intendant  des  domaines  de  la 
comtesse  Kleinmichel,  le  poète  Bulgakov  —  et  vous  les 
verrez,  tous  également  fascinés,  le  suivre  amoureusement 
des  yeux.  Il  leur  explique  la  doctrine  de  Lao  Tse,  et  l'on 
dirait  un  homme  orchestre  d'une  habileté  extraordinaire,  et 


904  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

qui  possède  la  faculté  de  jouer  à  la  fois  de  plusieurs  instru- 
ments. Moi  je  subissais  son  charme  tout  comme  les  autres. 
Et  à  présent  je  n'aurais  qu'un  désir,  ce  serait  de  le  voir  une 
fois  encore  —  et  je  ne  le  reverrai  plus  jamais. 

Des  journalistes  vi-ennent  d'arriver,  disant  qu'un  télé- 
gramme, parvenu  à  Rome,  dément  la  nouvelle  de  «  la  mort 
de  Tolstoï  ».  Ils  s'agitaient  et  bavardaient,  exprimant  avec 
redondance  leur  sympathie  pour  la  Russie.  Les  journaux 
russes  ne  permettent  plus  le  doute. 

Lui  mentir,  fût-ce  par  pitié,  était  impossible  ;  même  lors- 
qu'il 'était  sérieusement  malade,  l'on  ne  pouvait  s'apitoyer 
sur  lui.  Témoigner  de  la  pitié  à  un  homme  de  sa  trempe  eût 
été  banal.  Il  était  de  ceux  qu'il  fallait  soigner,  chérir, 
mais  non  couvrir  de  la  poussière  verbeuse  de  paroles  usées 
et  sans  vie. 

Il  lui  arrivait  souvent  de  vous  demander  :  «  Vous  n'avez 
pas  d'affection  pour  moi  ?  »  Et  force  vous  était  de  lui 
répondre  :  «  Non,  je  n'en  ai  pas. 

—  Vous  ne  m'aimez  pas  ?  —  Non^  aujourd'hui  je  ne  vous 
aime  pas.  » 

Il  était  sans  merci  dans  ses  questions,  réservé  dans  -ses 
réponses,  ainsi  qu'il  sied  à  un  sage. 

Lorsqu'il  parlait  du  passé,  et  en  particulier  de  Tourgue- 
niev, ce  qu'il  disait  était  d'une  surprenante  Jjeauté.  S'expri- 
mait-il sur  Fet,  c'était  toujours  avec  un  sourire  bienveillant 
et  qu'accompagnait  quelque  remarque  amusante  ;  sur 
Nekrassov,  c'était  avec  froideur  et  scepticisnie.  Mais  il 
traitait  tous  les  écrivains  exactement  comme  s'ils  étaient 
ses  enfants,  et  que  lui,  le  père,  connût  tous  leurs  défauts. 

C'était  sa  manière,  de  relever  leurs  défauts  avant  leurs 
mérites,  et  chaque  fois  qu'il  critiquait  l'un  d'eux,  il  me  sena- 
blait  qu'il  faisait  la  charité  à  ses  auditeurs,  tant  ils  produi- 
saient à  côté  de  lui  l'impression  de  pauvres  ;  en  l'écoutant  à 
ces  moments,  on  se  sentait  mal  à  l'aise  ;  sans  le  vouloir  on 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  905 

baissait  les  yeux,  —  et  il  semblait  qu'un  vide  se  fit  dans  la 
mémoire. 

Un  jour  il  soutenait  avec  des  arguments  tranchants  que 
G.  Y.  Uspensky  écrivait  la  langue  qu'on  parle  à  Toula,  et 
n'avait  aucune  espèce  de  talent.  Quelque  temps  après  je 
l'entendis  dire  à  Anton  Tchékhov,  en  parlant  du  même  Us- 
pensky ;  «  Voilà  un  écrivain  !  Par  la  puissance  de  sa  sincé- 
rité, il  fait  penser  à  Dostoïevsky,  seulement  Dostoïevsky  se 
mêlait  de  politique  et  n'était  pas  dépourvu  de  toute  coquet- 
terie, tandis  qu'Uspensky  est  plus  simple  et  plus  sincère.  S'il 
avait  cru  en  Dieu,  c'eût  été  un  sectaire. 

—  Mais  vous  avez  dit  qu'il  écrivait  la  langue  de  Toula,  et 
qu'il  n'avait  aucune  espèce  de  talent  !  » 

Ses  épais  sourcils  se  plissèrent,  s'abaissant  sur  ses  yeux,  et 
il  dit  :  (c  II  écrivait  mal.  Quelle  langue  emploie-t-il  ?  Il  y  a 
plus  de  signes  de  ponctuation  que  de  mots.  Le  talent  c'est 
l'amour.  Celui  qui  aime  a  du  talent.  Voyez  les  amoureux,  ils 
ont  tous  du  talent.  » 

Parlait-il  de  Dostoïevsky,  il  le  faisait  à  contre-cœur  et  avec 
effort,  comme  s'il  voulait  déguiser  sa  pensée  ou  la  refouler. 
«  Il  aurait  dû  s'initier  à  la  doctrine  de  Confucius  ou  des 
Bouddhistes;  cela  lui  aurait  donné  du  calme.  C'est  la  chose 
capitale  que  chacun  devrait  connaître.  C'était  un  homme 
dont  la  chair  était  rebelle  ;  lorsqu'il  se  fâchait,  des  bosses  se 
formaient  soudainement  sur  son  crâne  ;  et  ses  oreilles  se 
mettaient  à  remuer.  Il  avait  une  grande  richesse  de  senti- 
ments, mais  non  de  pensées  ;  c'est  à  l'école  des  Fourrieristes, 
des  Butashevitch  et  autres,  qu'il  avait  appris  à  penser.  Et 
après  il  passa  sa  vie  à  les  détester.  Il  était  défiant  sans  rai- 
son, ambitieux,  et  prenait  tout  à  cœur.  C'est  étrange  qu'il 
soit  tant  lu.  Je  ne  peux  comprendre  pourquoi.  Tout  cela 
est  pénible,  et  inutile,  car  tous  ces  Idiot,  Adolescent,  Raskol- 
ninov  et  autres  ne  sont  pas  réels  ;  la  réalité  est  beaucoup 
plus  simple,  et  se  comprend  plus  aisément.  C'est  malheureux 


906  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

que  les  gens  ne  lisent  pas  Lieskov.  Voilà  un  vrai  écrivain  ! 
L'avez-vous  lu  ? 

—  Oui,  je  l'aime  beaucoup,  surtout  sa  langue. 

—  Il  possédait  la  langue  merveilleusement,  même  dans  ses 
artifices.  C'est  étrange  que  vous  l'aimiez,  car  en  quelque 
sorte,  vous  n'êtes  pas  Russe.  Vos  pensées  ne  sont  pas 
russes.  Vous  ne  m'en  voulez  pas,  n'est-ce  pas,  de  vous  dire 
cela?  Je  suis  un  vieillard,  et  peut-être  ne  suis-je  plus  à 
même  de  comprendre  la  littérature  moderne,  mais  il  me 
semble  que  tout  cela  n'est  pas  russe.  Ils  commencent  à 
écrire  des  vers  d'un  genre  bizarre  ;  je  ne  sais  pas  ce  que  sont 
ces  poèmes,  ni  ce  qu'ils  veulent  dire.  Pour  apprendre  à  faire 
de  la  poésie,  c'est  chez  Pouchkine,  chez  Tiutchev  qu'il 
faut  aller.  Vous,  par  exemple,  dit-il  en  s'adressant  à  Tchékhov, 
vous  êtes  Russe,  oui  très  Russe.  » 

Et  souriant  aiTectueusement,  il  mit  la  main  sur  l'épaule  de 
Tchékhov,  tandis  que  celui-ci  mal  à  l'aise  se  mettait  à  bre- 
douiller quelques  mots  sur  son  «  bungalow  »  et  sur  les 
Tartares. 

Il  avait  un  amour  profond  pour  Tchékhov;  lorsqu'il  le 
regardait,  ses  yeux  devenaient  tendres  et  semblaient  presque 
•caresser  la  figure  d'Anton  Pavlovitch.  Un  jour  qu'Anton 
Pavlovitch  marchait  sur  la  pelouse  en  compagnie  d'Alexan- 
<lra  Lvovna,  Tolstoï,  qui  encore  malade  à  ce  moment  était 
assis  sur  la  terrasse,  murmura  dans  un  élan  où  tout  son 
être  semblait  se  porter  vers  lui  :  «  Ah  qu'il  est  beau  ! 
quelle  merveille  que  cet  homme,  et  avec  cela  modeste  et 
tranquille  comme  une  jeune  fille  !  Voyez  sa  démarche  si  ce 
n'est  pas  celle  d'une  jeune  fille.  C'est  tout  simplement  un 
prodige  que  cet  homme  !  » 

Un  soir  dans  la  pénombre,  fermant  à  demi  les  yeux,  et 
remuant  les  sourcils,  il  lisait  une  variante  de  la  scène  du 
«  Père  Sergfus  »  où  la  femme  se  rend  chez  l'ermite  pour  le 
séduire.  11  la  lut  d'un  bout  à  l'autre,  jusqu'à  la  fin,  et  alors, 


SOUVENIRS  SUR   TOLSTOÏ  9O7 

fermant  les  yeux,  il  dit,  en  accentuant  ses  paroles  :   «  Il  a 
vrairnent  bien  écrit  cela,  le  vieux,  très  bien.  » 

Cela  avait  été  dit  avec  une  si  surprenante  simplicité,  le 
plaisir  que  lui  avait  causé  la  beauté  de  ce  qu'il  venait  de  lire 
avait  un  tel  accent  de  sincérité,  que  je  n'oublierai  jamais  la 
joie  que  j'éprouvai  sur  le  moment,  une  joie  que  je  ne  pou- 
vais pas,  que  je  ne  savais  pas  comment  exprimer,  mais  que 
je  ne  pus  dominer  qu'en  faisant  un  énorme  effort  sur  moi- 
même.  Mon  cœur  cessa  de  battre  un  instant,  et  puis  toutes 
les  choses  qui  m'entouraient  me  semblèrent  s'animer  et 
briller  d'un  éclat  nouveau. 

Il  faut  l'avoir  entendu  parler  pour  comprendre  l'extraordi- 
naire, l'indéfinissable  beauté  de  son  langage  ;  celui-ci  était, 
en  un  sens,  incorrect,  plein  de  répétitions  du  même  mot, 
saturé  de  simplicité  villageoise.  L'effet  que  produisaient  ses 
paroles  ne  venait  pas  seulement  de  l'intonation  qu'il  y 
mettait,  et  de  l'expression  de  figure  qui  les  accompagnait,  mais 
du  jeu  et  de  la  lumière  de  ses  yeux,  les  yeux  les  plus  parlants 
que  j'aie  jamais  vus.  Dans  ses  deux  yeux,  Léon  Nicolaïevitch 
en  possédait  mille. 

Un  jour  Suler,  Serge  Lvovitch  et  un  autre  étaient 
assis  dans  le  parc  et  parlaient  des  femmes  :  il  écouta  en 
silence  pendant  longtemps,  puis  soudain  il  dit  :  «  Et  moi  je 
dirai  la  vérité  sur  les  femmes  quand  j'aurai  un  pied  dans  le 
tombeau.  Je  la  dirai,  et  puis  je  sauterai  dans  mon  cercueil, 
rabattrai  le  couvercle  et  crierai  :  A  présent  faites  ce  que 
vous  voulez.  »  Il  nous  lança  un  regard  si  farouche,  si  terri- 
fiant que  nous  en  restâmes  un  moment  silencieux. 
.  Il  y  avait  en  lui  la  nature  d'un  Vaska  Buslayev,  avec  ses 
curiosités  et  ses  malices,  et  aussi  quelque  chose  de  l'âme 
opiniâtre  de  Protopop  Avvakum,  tandis  que  le  scepticisme 
d'un  Tchaadayev  le  guettait  ou  planait  sur  lui.  L'élément 
avvakumien  harcelait  ou  tourmentait  de  ses  sermons  l'artiste 
qu'il  était.  L'ingénuité  farouche  du  Novgorodien  renversait 

58 


908  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Shakespeare  et  Le  Dante,  Tchaadayev  raillait  les  jouissances 
de  son  âme  et  indirectement  ses  agonies.  Et  le  vieux  Russe 
en  lui  s'attaquait  à.  la  science  et  à  l'Etat,  le  Russe  que  la  sté- 
rilité de  tous  ses  efforts  pour  reconstruire,  une  vie  plus 
humaine  avait  conduit  à  un  anarchismc  passif. 

Fait  étrange  !  CetélcraentBuslayev  du  caractère  de  Tolstoif, 
Olav  Gulbranson,  le  caricaturiste  du;  Siniplicissinim,.  l'a. 
saisi,  par  quelque  mystérieuse,  intuition..  Regardez  de  près 
son.  dessin,  et  vous  verrez  à  q.uel  point  il  a  su  attraper  la 
ressemblance  du  vrai  Tolstoï.  Quelle  audace:  intellectuelle 
n'y  a-t-il  pas  dans  cette  figure  !  Regardez  ces- yeux  voilés  et 
enfoncés  qui  ne  tiennent  rien  pour  sacré,  qui  n'ajoutent  foi 
à  aucune  superstition,  à.  nul  présage,  qu'il  s'agisse  «  d'un 
éternuement,  d'un  rêve,  ou  du  croassement  d'un  oiseau  ». 

Le  vieux  magicien  est  là  devant  moi,  étranger  à  tous. 
Voyageur  solitaire,  il  a  traversé  tous  les  déserts  de  la  pensée 
à  la.recherche  d'une  vérité  qui  embrasserait  tout,  et  qu'il  tdx 
pas. trouvée.  —  Je  le  regarde,  et  bien  que  j'éprouve  du  cha- 
grin de  sa  pertCy  je  suis  fier  d'avoir  vu  cet  homme;  eî  cette 
fierté  adoucit  ma  peine  et  ma  tristesse. 

C'était  curieux  de  voir  Léon  Nicolaïcvitch  entouré  de 
«. Tolstoïens  ».  Imacrinez  un  beffroi  aux.  nobles  lignes  dont 
la.  cloche  sonne,  sans  se  lasser  sur  le  monde  entier,  tandis 
que  des  petits  roquets,  accourus  tout  autour,  répondent  au 
son  de  la  cloche  par  des  aboiements  plaintifs,  et  s'interrogent 
l'un  l'autre  d'un  regard  plein  de  méfiance  comme  s'ils  vou- 
laient dire  :  «  Qui  de  nous  aboie  le  mieux  ?  »  J'ai  toujours 
pensé  que  ces  sortes  de  gens  avaient  infesté,  la  maison  de 
Yasnaya  Poliana  et  le  château,  de  la  comtesse  Panine  d'un 
esprit  d'hypocrisie  et  de  lâcheté,  et  qu'ils  s'y  conduisaient  en 
mercenaires,  préoccupés  avant  tout  de  leur  petite  personne, 
et  à  l'affût  d'héritages.  Les  Tolstoïens  ont  quelque  chose  de 
commun  avec  ces  «  Frères  »  que  l'on  voit  errer  dans  tous 
les, coins  sombres  de  la  Russie,  portant  des  os  de  chien  .qu'ils 


SOUVENIRS  SUR   TOLSTOÏ  909 

font  passer  pour  des  reliques-,  et  vendant  ce  qu'ils  appellent 
les  «  petites  larmes  de  Notre-Dame  »  et  «  les  ténèbres 
d'Egypte  ».  Un  de  ces  apôtres,  je  me  rappelle,  étant  à  Yas" 
naya  Poliana,  refusa  de  manger  des^  œufs,  craignant  de  faire 
tort  aux  poules,  et  au  buffet  de  la  gare  de  Toula>  il  man- 
gea de  la  viande  avec  voracité  disant  :  v  II  exagère,  le  vieux  !  » 

Presque  tous,  ils  aiment  à  se  plaindre,  et  s'embrassent 
volontiers  l'un  l'autre  ;  ils  ont  tous  des  mains  moites  et 
molles,  et  le  regard  faux.  En  même  temps  ce  sont  des  êtres 
pratiques,  et  qui  s'entendent  à  bien  diriger  leurs  affaires  en 
ce  monde. 

Léon  Nicolaïevitch,  cela,  va  sans  dire,  savait  apprécier  à 
leur  juste  valeur  les  Tolstoïens.  Et  il  en  était  de  même  de 
Sulerzhizky  que  Tolstoï  aimait  tendrement,  et  dont  il  ne 
parlait  jamais  autrement  qu'avec  clialeur,  je  dirais  presque 
avec  une  juvénile  ardeur.  Un  jour,  à  Yasnaya  Poliana,  un  de 
ces  Tolstoïens  expliquait  éloquemment  combien  sa  vie  était 
devenue  heureuse  et  combien  pure  son  âme,  depuis  qu'il 
avait  embrassé  la  doctrine  de  Tolstoï.  Lécm  Nicolaïevitch  se 
pencha  vers  moi,  et  me  dit  à  voix  basse:  «  Il  ment  tout  le 
temps,  le  coquin,  mais  s'il  le  fait,  c'est  pour  me  plaire.  »■ 

Beaucoup  de  gens  s'essayaient  à  lui  plaire,  mais  je  n'ai  pas 
remarqué  qu'ils  aient  su  bien  jouer  leur  rôle  ou  s'y  prendre 
avec  quelque  adresse.  Il  n'abordait  que  rarement  avec  moi 
les  questions  du  pardon  universel,  de  l'amour  du  prochain, 
les  Evangiles  ou  le  Bouddhisme,  qui  étaient  ses  sujets  favoris, 
évidemment  parce  qu'il  avait  tout  de  suite  senti  que  cela  ne 
«  prenait  »  pas  avec  moi. 

Lorsqu'il  le  voulait,  il  pouvait  être  d'un  charme,  d'une 
finesse  et  d'un  tact  extraordinaires.  Sa  conversation  vousfas- 
cinait  tant  par  sa  simplicité  que  par  son  élégance.  Mais  par- 
fois aussi,  on  éprouvait  à  l'écouter  un  malaise  pénible.  Ce 
qu'il  disait  sur  les  femmes  m'a  toujours  déplu,  il  était 
incroyablement  «vulgaire  »,  et  il   y  avait  dans  ses  paroles 


910  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

quelque  chose  d'artificiel,  d'insincère,  et  en  même  temps  de 
très  personnel.  On  eût  dit  qu'il  avait  été  blessé  un  jour  et 
qu'il  ne  pouvait  ni  oublier  ni  pardonner.  Le  soir  où  je  fis  sa 
connaissance,  il  me  conduisit  dans  son  cabinet  de  travail  — 
c'était  à  Khamovniki  à  Moscou  —  et  m'ayanl  fait  asseoir  en 
face  de  lui,  il  commença  à  me  parler  de  deux  de  mes  nou- 
velles :  «  VarienkaOliessova  »  et  «  Vingt-six  et  une  ».  Je  fus 
stupéfait  du  ton  de  ses  paroles,  et  je  perdis  contenance,  tant 
son  parler  était  cru  et  brutal.  Il  soutenait  que  chez  une  jeune 
fille  saine,  la  chasteté  n'est  pas  naturelle.  «  Si  une  jeune  fille 
qui  a  atteint  ses  quinze  ans,  est  vraiment  saine,  elle  désire 
qu'on  la  caresse  et  qu'on  l'embrasse.  Son  esprit  encore 
timide  devant  l'inconnu,  appréhende  ce  qu'il  ne  comprend 
pas.  C'est  là  ce  qu'ils  appellent  tous  chasteté  et  pureté.  Mais 
déjà  sa  chair  l'avertit  que  ce  qui  est  encore  incompréhen- 
sible à  son  esprit  est  dans  l'ordre  des  choses,  est  justifié 
par  la  loi  de  la  nature,  et  malgré  les  réticences  de  l'esprit,  la 
chair  réclame  l'accomplissement  de  la  loi.  Or  vous  décrivez 
Varienka  comme  une  nature  saine,  et  pourtant  les  sentiments 
que  vous  lui  prêtez  sont  anémiques.  Cela  n'est  pas  conforme 
à  la  vie.  » 

Il  se  mit  ensuite  à  parler  de  la  jeune  fille  dont  j'ai  fait  le 
portrait  dans  «  Vingt-six  et  une  ».  Ce  fut  alors  un  vrai  flot 
de  mots  indécents,  dont  il  se  servait  avec  une  aisance  qui  me 
parut  cynique  et  qui  avait  quelque  chose  d'offensant  pour 
moi.  Plus  tard  je  compris  peu  à  peu  qu'il  n'employait  des 
expressions  grossières  que  parce  qu'il  les  trouvait  plus 
exactes  et  plus  frappantes,  mais  à  ce  moment-là,  il  me  fut 
pénible  de  devoir  les  entendre  de  sa  bouche.  Je  ne  répondis 
pas,  et  tout  à  coup  il  devint  prévenant  et  aimable,  et  com- 
mença à  me  questionner  sur  ma  vie,  sur  ce  que  j'étudiais  et 
sur  ce  que  je  lisais  : 

—  On  dit  que  vous  avez  beaucoup  lu.  Est-ce  vrai  ?  Koro- 
lenko  est-il  un  bon  musicien  ? 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  911 

—  Je  ne  le  crois  pas,  mais  je  ne  suis  pas  certain  de  ce  que 
j'avance. 

—  Vous  ne  savez  pas.  Aimez-vous  ses  nouvelles  ? 

—  Je  les  aime  beaucoup. 

—  C'est  le  contraste  alors  qui  vous  attire.  Il  est  lyri- 
que, et  c'est  une  note  qui  vous  manque.  Avez-vous  lu 
Weltmann  ? 

—  Oui. 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  un  bon  écrivain,  intelligent, 
exact,  et  qui  sait  éviter  l'exagération  ?  Il  surpasse  quel- 
quefois Gogol.  Il  connaissait  Balzac.  Et  Gogol  imitait  Mar- 
linsky. 

Comme  je  prétendais  que  probablement  Gogol  avait  été 
influencé  par  Hoffmann,  Sterne,  et  peut-être  par  Dickens,  il 
me  jeta  un  regard  et  me  dit  :  «  Avez-vous  lu  cela  quelque 
part  ?  Non  ?  Cela  n'est  pas  vrai.  Gogol  connaissait  à  peine 
Dickens.  Mais  vous  avez  évidemment  lu  beaucoup.  Que  je 
vous  le.  dise,  il  y  a  là  un  danger.  Korolenko  s'est  abîmé  par 
la  lecture.  » 

En  me  reconduisant,  il  me  dit  :  «  Vous  êtes  un  vrai  mou- 
jik. Vous  vous  habituerez  difficilement  à  vivre  parmi  des  écri- 
vains. Mais  que  cela  ne  vous  inquiète  pas  !  N'ayez  pas  peur  ; 
dites  toujours  ce  que  vous  sentez,  même  si  c'est  impoli.  Les 
gens  sensés  comprendront.  » 

Cette  première  rencontre  me  laissa  une  double  impres- 
sion :  j'étais  heureux  et  fier  d'avoir  vu  Tolstoï,  mais  sa  con- 
versation me  faisait  penser  un  peu  à  un  examen,  et  en  un 
certain  sens  ce  que  je  venais  de  voir  en  lui  était  moins 
l'auteur  des  «  Cosaques  »,  de  «  Kholstomier  »,  de  «  La  Guerre 
et  la  Paix  »,  que  le  barine  qui,  descendant  à  mon  niveau, 
croyait  nécessaire  de  me  parler  la  langue  de  tout  le  monde, 
la  langue  de  la  rue  et  de  la  place  publique.  Cela  renversa 
l'idée  que  je  m'étais  faite  de  lui,  une  idée  profondément 
enracinée  en  moi  et  qui  m'était  chère. 


^12  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Ce  fut  à  Yasnaya  Poliana  que  je  le  revis.  Le  ciel  était 
couvert.  C'était  un  jour  d'automne  et  de  bruine.  Après  s'être 
enveloppé  d'un  lourd  pardessus  et  chaussé  de  hautes  bottes 
de  cuir,  il  m'emmena  faire  une  promenade  dans  le  bois  de 
bouleaux.  Il  enjambait  les  fossés  et  les  flaques  d'eau  avec 
l'agilité  d'un  jeune  homme,  il  secouait  les  gouttes  de  pluie 
des  branches,  et  en  môme  temps  il  me  racontait  en  termes 
magnifiques,  comment  Fet  lui  avait  expliqué  Schopenhauer 
dans  ce  même  bois.  Caressant  d'un  sieste  affectueux  les  troncs 
humides  et  satinés  des  bouleaux,  il  disait  :  «  Je  viens  de  lire 
un  poème  : 

Les  champignons  sont  partis  mais  dans  les  cavités  persiste 
Leur  odeur  lourde  et  humide.... 

—  Très  bien,  et  très  vrai  cela  !  » 

Tout  à  coup,  un  lièvre  nous  ptirtit  entre  les  jambes.  Léon 
Nicolaïevilch  sursauta  tout  excité.  Sa  figure  s'anima,  et  le 
vieux  chasseur  qui  subsiste  en  lui,  poussa  un  cri.  Puis  se 
tournant  vers  moi,  il  m'adressa  un  étrange  petit  sourire  qui 
se  transforma  en  un  rire  si  humain,  si  plein  de  bou  sens. 
Rien  ne  saurait  rendre  le  charme  qui  émanait  de  lui,  à  cet 
instant. 

Une  autre  fois  il  suivait  des  yeux  un  épervier,  dans  le 
parc.  L'oiseau  planait  au-dessus  de  l'étable,  et  suspendu 
dans  les  airs,  décrivait  de  larges  cercles,  battant  à  peine  des 
ailes,  comme  s'il  n'était  pas  sûr  encore  que  le  moment  fût 
venu  de  foncer  sur  sa  proie.  Léon  Nicolaïevitchs'arrêta^  et 
s'abritant  les  yeux  de  la  main,  murmura  tout  excité  :  «Le 
coquin,  il  a  l'intention  de  foncer  sur  nos  poulets.  Regardez... 
le  voilà...  le  voilà...  Oh,  il  a  peur.  Le  groom  est  là,  n'est-ce 
pas  ?  Je  vais  appeler  le  groom.  » 

Et  il  cria  pour  appeler  le  groom.  A  ses  cris,  l'épervier 
s'effaroucha,  rebondit  en  l'air  et  virant  de  l'aile  disparut 
à  nos  yeux.  Léon  Nicolaïevitch  poussa  un  soupir,  etse  repro- 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  913 

chant  évidemment  ce  qu'il  A'etiait  de  faire,  il  dit  :  «  Je 
n'aurais  pas  dû  crier;  pourquoi  au  fond  ne  l'avoir  pas  laissi^ 
■faire.  » 

Un  jour,  évoquant  des  souvenirs  deTiflis,  je  mentionnai  le 
nom  de  V.  V.  Flerowski-Bervù.  «  L'avez-vous  connu?  me  de- 
manda Léon  Nicolaïevitch  avec  intérêt.  Dites-moi  quelle  sorte 
d'homme  il  est.  » 

Je  lui  parlais  de  Flerowski,  je  le  décrivais  grand  et  mince, 
•avec  une  longue  barbe  et  des  yeux  immenses,  portarït 
d'habitude  une  blouse  de  toile  à  voile,  qui  lui  descendait 
très  bas.  Je  racontais  comment  il  parcourait  avec  moi  les 
sentiers  des  montagnes  de  la  Transcaucasie,  armé  d'une 
ombrelle  de  toile,  et  pour\Ta  d'un  sac  qui  contenait  du  riz 
cuit  au  vin  rouge,  et  qu'il  attachait  à  sa  ceinture  ;  com- 
ment nous  rencontrâmes,  sur  un  sentier,  un -buffle,  et  fûmes 
obligés  de  battre  prudemment  en  retraite,  tout  en  mena- 
:çant  l'animal  de  l'ombrelle  ouverte,  au  risque,  chaque 
fois  que  nous  faisions  un  pas  en' arrière,  de  tomber  dans 
le  précipice.  Tout  à  jcoup,  je  remarquai  qu'il  y  avait  des 
larmes  dans  les  yeux  de   Tolstoï,   et   je    m'arrêtai    court. 

—  Ne  faites  pas  attention,  dit-il,  poursuivez,  poursuivez. 
Cela  fait  plaisir  d'entendre  parler  d'un  véritable  homme. 
C'est  bien  comme  cela  que  je  me  l'étais  imaginé,  unique 
de  son  espèce.  De  tous  les  écrivains  qui  se  sont  attaqués 
à  l'ordre  établi,  c'était  le  plus  mûr  et  le  plus  capable  ;  dans 
-son  «  Alphabet  »,  il  prouve  de  la  façon  la  plus  convain- 
cante, que  toute  notre  civilisation  est  barbare,  que  la  vraie 
culture  ne  se  trouve  que  chez  les  nations  pacifiques  et  faibles, 
et  non  chez  les  fortes,  et  que  la  lutte  pour  la  vie  est  une 
invention  mensongère,  par  laquelle  on  essaye  de  donner 
une  justification  au  mal.  Vous,  évidemment,  ne  partagez  pas 
cette  opinion,  mais  Daudet,  vous  le  savez,  la  partage.  Vous 
souvenez-vous  de  son  Paul  Astier  ? 

—  Mais  comment  réconcilierez-vous  la  théorie  de  Fkrowskri 


914  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

avec  le  rôle  que  les  Normands,  pour  ne  prendre  que  cet 
exemple,  ont  joué  dans  l'histoire  de  l'Europe  ? 

—  Les  Normands  ?  Cela,  c'est  autre  chose.  —  C'était  son 
habitude,  lorsqu'il  ne  voulait  pas  répondre  de  dire  :  «  Cela, 
c'est  autre  chose.  » 

Il  m'a  toujours  semblé  —  et  je  ne  crois  pas  me  tromper 
—  que  Léon  Nicolaïevitch  n'aimait  guère  parler  littérature. 
Mais  ce  qui  pour  lui  était  d'un  intérêt  vital  c'était  la  per- 
sonnalité d'un  auteur.  Les  questions  :  Le  connaissez-vous  ? 
Quelle  sorte  d'homme  est-ce  ?  Où  est-il  né  ?  sont  celles 
que  je  lui  entendais  faire  le  plus  souvent.  Et  presque  tout 
ce  qu'il  disait,  éclairait  d'un  jour  curieux  une  personnalité. 

Parlant  de  V.  K,  il  dit  songeur  :  «  Ce  n'est  pas  un  Grand 
Russien,  et  c'est  pourquoi  il  doit  avoir  une  intelligence  plus 
vraie  et  plus  profonde  de  notre  vie.  »  D'Anton  Tchékhov, 
qu'il  aimait  tendrement  :  «  La  médecine  a  entravé  ses 
progrès.  S'il  n'avait  pas  été  docteur,  il  aurait  été  un  bien 
meilleur  écrivain  encore.  »  D'un  de  nos  jeunes  écri- 
vains :  «  Il  prétend  être  Anglais,  et  c'est  précisément 
dans  ce  genre  qu'un  Moscovite  a  le  moins  de  succès.  » 
A  moi,  il  dit  un  jour  :  «  Vous  êtes  un  inventeur.  Tous 
ces  Kouwaldas  sont  de  votre  cru.  »  Lorsque  je  lui  répondis 
que  Kouwalda  était  dessiné  d'après  nature,  il  dit  :  «  Racon- 
tez-moi :  où  l'avez-vous  vu  ?  » 

Il  rit  de  tout  son  cœur,  quand  je  lui  décrivis  la  scène 
dans  la  cour  du  magistrat  de  Kazan,  Konowalow,  où  je  vis 
pour  la  première  fois  l'homme  dont  j'ai  fait  le  personnage 
de  Kouwalda.  «  Du  sang  bleu  »,  disait-il,  essuyant  les 
larmes  de  ses  yeux.  «  C'est  ça  —  du  sang  bleu.  Que  c'est 
splendide,  que  c'est  amusant,  vous  le  racontez  mieux  que 
vous  ne  l'écrivez.  Oui,  vous  êtes  un  inventeur,  un  esprit 
romanesque,  vous  ne  sauriez  le  nier.  » 

Je  lui  dis  que  probablement  tous  les  écrivains,  en  une 
certaine     mesure,    sont    des    inventeurs,    et    décrivent  les 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  915 

gens  tels  qu'ils  voudraient  les  voir  dans  la  vie  ;  je  lui  dis 
aussi  que  j'aimais  voir  des  gens  actifs,  qui  s'efforcent  de 
résister  aux  maux  de  la  vie,  par  tous  les  moyens,  fût-ce 
même  par  la  violence. 

—  La  violence  est  le  principal  de  tous  les  maux,  s'ccria- 
t-il,  me  prenant  par  le  bras.  Comment  voulez-vous  sortir 
de  ce  dilemme,  inventeur  ?  Mais  prenons  votre  «  Compagnon 
de  voyage  ».  Voilà  qui  n'est  pas  inventé.  —  C'est  bien,  pré- 
cisément parce  que  ce  n'est  pas  inventé.  Mais  quand  vous 
vous  mettez  à  penser,  votre  cerveau  engendre  des  chevaliers, 
des  Amadis  et  des  Siegfried. 

Je  fis  la  remarque  que  tant  que  nous  restons  dans  la 
sphère  étroite  de  nos  «  compagnons  de  voyage  »,  êtres 
anthropomorphes  et  dont  nous  ne  pouvons  nous  défaire, 
nous  ne  bâtissons  que  sur  le  sable,  et  dans  un  milieu  réfrac- 
tai re. 

Il  sourit,  et  me  poussant  légèrement  du  coude,  il 
dit  :  «  De  ce  que  vous  venez  de  dire  on  pourrait  tirer 
des  conséquences  dangereuses,  extrêmement  dangereuses. 
Votre  socialisme  me  semble  de  qualité  quelque  peu  douteuse. 
Vous  êtes  un  romantique,  et  les  romantiques  doivent  être  des 
monarchistes,  ils  l'ont  toujours  été. 

—  Et  Hugo  ? 

—  Hugo  ?  Ce  n'est  pas  la  même  chose,  je  ne  l'aime  pas. 
C'est  un  homme  bruyant. 

Il  me  questionnait  souvent  pour  savoir  ce  que  je  lisais, 
et  s'il  trouvait  mon  choix  mauvais,  il  ne  manquait  pas  de  me 
le  reprocher. 

<(  Gibbon  est  pire  que  Kostomarov.  On  devrait  lire  Momm- 
sen.  Il  est  très  ennuyeux  à  lire,  mais  tout  y  est  tellement 
solide.  1) 

Quand  je  lui  dis  que  le  premier  livre  que  j'eusse  jamais  lu 
était  «  Les  Frères  Zemganno  »,  il  se  mit  dans  une  vraie  co- 
lère. «  Là,  voyez-vous.  Un    roman   stupide  !    C'est   ce  qui 


9l6  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

VOUS  a  gâté.  Les  Français  ont  trois  écrivains  :  Stendhal, 
Balzac,  Flaubert,  et  si  vous  voulez,  peut-être  Maupassant, 
bien  que  Tchékhov  vaille  mieux  que  lui.  Les  Concourt  ne 
sont  rien  d'autre  que  des  clowns  qui  ont  la  prétention  d'être 
sérieux.  Ils  avaient  étudié  la  vie  dans  des  livres  écrits  -par 
des  inventeurs  de  leur  espèce,et  croN^aient  faire  du  bon  travail. 
Mais  il  n'y  a  âme  qui  vive  qui  puisse  en  tirer  profit.  » 

Je  ne  pouvais  partager  cette  opinion  et  cela  irrita  quelque 
peu  Léon  Nicolaïevitch.  C'est  à  peine  s'il  pouvait  supporter 
la  contradiction,  et  parfois  ses  opinions  étaient  étranges -et 
capricieuses. 

—  Il  n'y  a  pas  de  dégénérescence,  dit-il  une  fois,  ce  n'est 
qu'une  opinion  de  l'Italien  Lombroso.  Après  lui  vint  le  Jurf 
Kordau,  criant  comme  un  perroquet.  L'Italie  est  un  pays  de 
charlatans  et  d'aventuriers.  On  n'y  a  jamais  vu  que  des  Aré- 
tin,  des  Casanova,  des  Cagliostro  et  gens  de  la  même  espèce. 

—  Et  Garibaldi  ? 

—  Cela, -clest  de  la  politique.  Ce  n'est  plus  la  même 
chose. 

Une  fois  que  je  lui  citais  toute  une  série  de  faits  tirés 
d'observations  faites  sur  la  vie  des  familles  appartenant  à  la 
classe  des  marchands  russes,  il  répondit  :  «  Mais  ce  n'est  pas 
vrai,  cela  ne  se  trouve  que  dans  des  livres  habilement 
composés.  » 

Je  lui  racontai  l'histoire  véridique  de  trois  générations 
d'une  famille  de  marchands  que  j'avais  connue,  une  histoire 
qui  illustrait  de  façon  particulièrement  saisissante  la  loi 
inexorable  de  la  dégénérescence.  Alors  il  se  mit  à  me  tirer 
par  la  manche,  d'un  air  excité,  m'encourageant  à  écrire 
quelque  chose  sur  ce  sujet  :  «  En  effet,  c'est  vrai.  Je  connais 
cela,  il  y  a  deux  familles  de  la  sorte  à  Toula  ;  il  faudrait 
qu'on  fît  là-dessus  un  long  Toman  écrit. avec  concision.  Me 
corn  prenez- vous  bien  ?  Vous  devez  le  faire.  »  Ses  yeux 
brillaient. 


SaUVEKIRS   SUR   TOLSTOÏ  917 

—  Mais  il  s'y  mêlera  encore  des  chevaliers,  Léon  Nico- 
laïevitch. 

—  Laissez  donc.  Je  parle  très  sérieusement...  Celui  qui  v^ 
se  faire  moine  et  prier  pour  toute  la  famille  —  c'est  magni- 
fique. Voilà  ce  que  l'on  appelle  la  réalité.  \'ous  péchez  et  moi 
je  vais  aller  expier  vos  péchés  par  la  prière.  Et  puis  l'autre, 
le  dégénéré,  le  fondateur  rapace  de  la  famille  —  voilà  en- 
core qui  est  vrai.  Et  c'est  un  ivrogne,  c'est  une  brute  dépravée, 
il  aime  tout  le  monde  et  tout  à  coup,  il  commet  un  meurtre. 
Ah,  voilà  qui  est  bien,  on  devrait  l'écrire.  Parmi  des  voleurs 
et  des  mendiants,  vous  ne  devez  pas  chercher  des  héros. 
Non,  réellement,  vous  ne  le  devez  pas.  Des  héros,  c'est  un 
mensonge,  une  invention.  Il  n'y  a  que  des  hommes,  des 
hommes,  rien  d'autre. 

Il  lui  arrivait  souvent  de  relever  des  exagérations  dans 
mes  contes.  Mais  un  jour,  parlant  des  «  Ames  Mortes  »,  il 
dit,  avec  un  bon  sourire  : 

—  Au  fond,  nous  sommes  tous  de  terribles  inven- 
teurs. Moi  aussi  il  m'arrive  quand  j'écris,  de  me  prendre 
tout  à  coup  de  compassion  pour  un  de  mes  personnages,  et 
alors  je  lui  attribue  une  qualité,  ou  j'en  ôte  une  à  quelque  autre 
pour  qu'à  la  comparaison,  il  ne  paraisse  pas  trop  sombre.  » 
Et  prenant  le  ton  sévère  d'un  juge  inexorable  :  «  C'est 
pourquoi  je  dis  que  l'art  est  un  mensonge,  une  feinte  voulue, 
nuisible  aux  hommes.  On  ne  décrit  pas  la  vie,  on  n'écrit  que 
ce  qu'on  pense  de  la  vie.  Quel  bien  cela  peut-il  faire  à  qui  que 
ce  soit  de  savoir  comment  moi  j'envisage  cette  tour,  ou 
la  mer  ou  unTartare  ?  Quel  intérêt  ou  quelle  utilité  y  trouv«>- 

,t-on?»Je  me  rappelle  une  promenade  que  je  fis,  un  jour,  en 
sa  compagnie  sur  la  route  qui  mène  de  Dyulbev  à  Ai-Todor. 
Il  marchait  du  pas  léger  d'un  jeune  homme,  lorsqu'il  me  dit 
avec  plus  de  nervosité  qu'il  n'en  mettait  d'habitude  :  «  La 
chair  devrait  être  le  chien  soumis  de  l'esprit,  accourant  au 
moindre   signe  que   lui  fait  son  maitre    pour  exécuter  ses 


9l8  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

ordres  ;  mais  nous,  comment  vivons-nous  ?  La  chair  se 
soulève  et  se  rebelle,  et  l'esprit  la  suit  désemparé  et  misé- 
rable. » 

Il  se  frotta  énergiquement  la  poitrine  près  du  cœur, 
fronça  les  sourcils,  et  puis  se  souvenant  de  quelque  chose, 
continuai  parler  :  «  Un  jour  d'automne  à  Moscou,  je  vis  dans 
une  allée  près  de  la  porte  Soukhariev  une  femme  ivre,  couchée 
dans  le  ruisseau.  Un  filet  d'eau  crasseuse  se  déversant  d'une 
cour  voisine  lui  coulait  sur  le  cou  et  le  dos.  Etendue  dans 
l'eau  froide,  elle  geignait,  grelottait,  et  tordait  son  corps, 
mais  il  lui  était  impossible  de  se  soulever.  »  Il  eut  un  tressail- 
lement, puis  les  yeux  à  demi  fermés,  il  secoua  la  tète  et  con- 
tinua d'une  voix  tranquille  :  «  Asseyons-nous  ici...  II  n'y  a  rien 
de  plus  horrible  et  de  plus  dégoûtant  qu'une  femme  ivre. 
J'aurais  voulu  lui  venir  en  aide,  je  voulais  l'aider  à  se  sou- 
lever, mais  je  ne  le  pouvais  pas  ;  j'éprouvais  un  tel  dégoût,... 
elle  était  si  glissante  et  gluante.  J'avais  le  sentiment  que  si 
je  l'avais  touchée,  j'aurais  eu  beau  me  laver  les  mains  pendant 
tout  un  mois.  Quelle  horreur  !  Et  sur  le  bord  du  trottoir 
était  assis  un  bel  enfant  aux  yeux  gris.  Les  larmes  lui  cou- 
laient le  long  des  joues.  Il  sanglotait  et  répétait  d'une  voix 
fatiguée  et  plaintive  :  «  Maman,  m'man,  m'man... 
lève-toi  donc.  »  Et  elle  remuait  les  bras,  poussait  un  grogne- 
ment, et  soulevait  la  tète,  qui  retombait  chaque  fois  avec 
un  bruit  sourd  sur  le  trottoir.  » 

Il  était  devenu  silencieux,  puis  regardant  autour  de  lui, 
il  répéta,  comme  dans  un  soupir  :  «  Oui,  oui,  quelle  horreur  ! 
Avez-vous  vu  beaucoup  de  femmes  ivres  ?  Beaucoup.  Mon 
Dieu  !  Vous,  vous  ne  devez  pas  écrire  là-dessus.  Non,  vous 
ne  le  devez  pas. 

—  Pourquoi  ? 

Il  me  regarda  droit  dans  les  yeux,  et  répéta  en  souriant  : 
u  Pourquoi  ?  »  Puis,  d'un  air  pensif,  il  prononça  lentement 
ces  paroles  :    «  Je  ne  sais   pas.    Cela  m'a   échappé...    C'est 


SOUVENIRS    SUR   TOLSTOÏ  919 

honteux  de  décrire  la  boue.  Mais  cependant  pourquoi  ne 
pas  le  faire  ?  Si,  il  est  nécessaire  de  dire  tout  sur  toute 
chose,  tout.  » 

Des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux.  Il  les  essuya,  et  puis  en 
souriant  il  jeta  un  regard  sur  son  mouchoir  pendant  que  des 
larmes  coulaient  de  nouveau  le  long  de  ses  rides.  «Je  pleure, 
disait-il.  Je  suis  un  vieillard.  Cela  me  fend  le  cœur  chaque 
fois  que  quelque  chose  d'horrible  me  revient  à  la  mémoire.  » 
Et  me  poussant  très  doucement  du  coude,  il  dit  :  «  Vous 
aussi  vous  arriverez  à  la  fin  de  votre  vie,  et  toutes  les  choses 
resteront  exactement  ce  qu'elles  étaient,  et  alors,  vous 
aussi,  vous  pleurerez,  vous  pleurerez  plus  amèrement  encore 
que  moi,  vous  verserez  des  ruisseaux  de  larmes,  comme 
disent  les  paysannes.  Oui,  il  faut  que  dans  les  livres,  il  soit 
parlé  de  toutes  choses,  de  toutes  choses  sans  exception  : 
autrement  le  bel  enfant  pourrait  nous  en  vouloir,  il  pourrait 
nous  faire  des  reproches  :  «  Ce  n'est  pas  vrai  ce  que  vous 
dites,  ce  n'est  pas  toute  la  vérité,  nous  dira-t-il,  car  lui,  il 
est  pour  la  vérité.  » 

Il  se  secoua  et  dit  d'une  voix  bienveillante  :  «  Et  main- 
tenant racontez-moi  une  histoire.  Vous  savez  bien  raconter. 
Racontez-moi  quelque  chose  sur  un  enfant.  Parlez-moi  de 
votre  enfance.  Il  est  difficile  de  croire  qu'il  y  eut  un  temps 
où  vous  fûtes  enfant.  Vous  êtes  une  créature  étrange  :  on  a 
l'impression  en  vous  voyant,  que  vous  êtes  né  grande  per- 
sonne. Dans  vos  idées  il  y  a  souvent  un  je  ne  sais  quoi,  qui 
fait  songer  à  l'enfant  et  qui  n'a  pas  été  suffisamment  mûri 
encore.  Mais  vous  n'en  savez  que  trop  sur  la  vie,  et  on  ne 
peut  pas  en  demander  plus.  Allons,  racontez-moi  une  his- 
toire,... » 

Il  s'étendit  confortablement  sur  les  racines  découvertes 
d'un  pin,  et  se  mit  à  suivre  les  évolutions  des  fourmis 
courant  affairées  parmi  les  aiguilles  grises  qui  jonchaient 
le  sol. 


920  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

Dans  notre  Sud,  avec  sa  végétation  d'une  luxuriance  sans 
frein  et  comme  insolente  et  qui  semble  si  étrangeincnt 
disconvenir  à  l'originaire  du  Nord,  Léon  Tolstoï'  —  son  nom 
signifie  force  —  apparaissait  de  petite  stature,  mais  tout 
noué  pour  ainsi  dire  de  fortes  racines  qui  plongeaient  très 
avant  dans  le  sol  ;  dans  cet  opulent  paysage  de  la  Crimée, 
il  était  à  la  fois  déplacé  et  à  sa  place.  Il  avait  l'air  d'un  per- 
sonnage très  ancien,  maître,  de  tout  ce  qui  l'entoure  —  un 
maître  maçon  qui  après  des  siècles  d'absence  rentre  dans  la 
maison  qu'il  a  bâtie  naguère.  Il  a  oublié  une  grande  partie 
de  ce  qu'elle  contient  et  bien  des  choses  lui  sont  nouvelles. 
Tout  est  comme  cela  doit  être,  et  en  même  temps  pas  tout 
à  fait  comme  cela  doit  être,  et  il  lui  faut  découvrir  sur  le 
champ  ce  qui  cloche,  et  pourquoi  cela  cloche. 

Il  parcourait  les  routes  et  les  sentiers  du  pas  affairé  et 
pressé  d'un  homme  habitué  à  explorer  la  terre,  et  de  ses  yeux 
aigus  auxquels  ne  pouvait  échapper  ni  le  moindre  caillou, 
ni  la  moindre  pensée,  il  regardait,  mesurait,  jaugeait  et 
comparait.  Et  il  jetait  autour  de  lui  toutes  vives  les  semences 
de  pensées  indomptables.  Parlant  à  Suler,  il  dit  une  fois  : 
«  Vous,  cher  ami,  la  bonne  opinien  que  vous  avez  de  vous- 
mêmevous  porte  à  ne  lire  que  de  bons  livres,  tandis  que  Gorki 
en  lit  un  tas  de  mauvais  parce  qu'il  n'a  pas  confiance  en  lui- 
même.  J'écris  beaucoup  de  choses  qui  ne  valent  pas  lourd, 
parce  que  j'ai  en  moi  l'ambition  d'un  vieillard  qui  souhaite 
que  tout  le  monde  pense  comme  lui.  Naturellement,  je 
pense  que  c'est  bien,  et  Gorki  pense  que  ce  n'est  pas  bien, 
et  vous,  vous  ne  pensez  rien  du  tout.  Vous  vous  contentez 
de  cligner  des  yeux  et  de  guetter  ce  que  vous  pourrez  bien 
attraper.  Un  jour  il  vous  arrivera  d'attraper  quelque  diose 
qui  ne  vous  appartient  pas.  —  Cela  vous  est  déjà  arrivé 
d'ailleurs.  —  Yous  enfoncerez  vos  griffes,  vous  tiendrez  votre 

I.  Tolstoï,  en  russe,  signifie  :  épais,  massif,  fort. 


SOUVENIRS   SUR   TOLSTOÏ  921 

proie  vin   instant,  et  quand  elle  commencera  à  se  dégager, 
vous  ne  ferez  rien  pour  la-  retenir.  Il  y  a  une  admirable  his- 
toire de.  Tchékhov   intitulée.  «  Chérie  i>..  Vous    ressemblez 
fort  à' cette  Chérie. 

—  En  quoi  ?  demanda  Suler  en  riante 

— Vous  savez  aimen  mais  quant  à  faire  votre  choix,  non, 
vous  ne  le  savez  pas.  Et  vous  gaspillei-ez  tout  ce  que  vous 
avez  en  vous,  sur  des  riens. 

— Tout  le  monde  est-il  comme  cela  ? 

—  Tout  le.  monde  ?  répéta  Léon  NicolaJe\'itch.  Non,  pas 
tout  le  monde. 

Et  tout  à  coup,  il  se  tourna  vers  moi,  d'un  mouvement 
brusque,  exactement  comme  s'il  voulait  me  frapper  :  «  Pour- 
quoi ne  croyez-vous  pas  en  Dieu  ? 

—  Je  n'ai  pas  de  foi,  Léon  Nicolaïevitch. 

—  Ce  n'est  pas  vrai.  Par  nature  vous  êtes;  un  cro)'ant, 
et  vous  ne  pouvez  a^vancer  dans  la  vie,,  sans  Dieu.  Un  jour 
vous  vous  en  rendrez   compte.   Votre   manque  de  foi  vient 

•  de  votre  obstination,  parce  que  vous  avez  été  meurtri  :  le 
monde  n'est  pas  ce  que  vous  voudriez  qu'il  fût.  On  en  voit 
aussi  qui  sont  mécréants  par  timidité.  Cela  arrive  aux  jeunes 
gens.  Ils  adorent  une  femme,  mais  ils  ont  peur  de  le  faire 
voir,  craignant  qu'elle  ne  le  comprenne  pas,  et  aussi  par 
manque  de  courage.  La  foi  comme  l'amour  demande  du 
courase  et  exiee  de  l'audace.  Il  faut  que  l'on  se  dise  à  soi- 
même  :  je  crois,  et  tout  viendra  en  son  temps,  tout  arrivera 
comme  vous  le  souhaitez,  tout  ce  qui  existe  vous  dévoilera 
son   sens    intime,   et  vous  attirera  à  soi.  Maintenant,   vous 

.  aimez  beaucoup,  et  la  foi  n'est  qu'un  amour  plus  grand 
encore  :  il  faut  que  vous  aimiez  encore  davantage,  et  votre 
amour  se  changera  en  foi.  Quand  on  aime  une  femme,  celle- 
ci  ne  manquera  jamais  d'être  la  meilleure  femme  au  monde, 
et  tout  homme  qui  aime,  aime  la  meilleure  des  femmes, 
voilà  ce  que  c'est  que  la  foi.  Celui  qui  ne  croit  pas,  ne  sait 


922  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

pas  aimer  :  aujourd'hui  il  tombera  amoureux  d'une  femme, 
et  l'année  suivante  d'une  autre.  Ces  hommes-là  ont  des  âmes 
de  vagabonds,  et  vivent  d'une  vie  stérile,  —  cela  n'est  pas 
bien.  Mais  vous,  vous  êtes  né  croyant,  alors  pourquoi  vouloir 
agir  contre  votre  nature  ?  Je  vous  entends  :  vous  parlez  de 
beauté.  Mais  qu'est-ce  que  la  beauté  ?  La  beauté  suprême,  la 
beauté  parfaite,  c'est  Dieu.  » 

Il  lui  arrivait  rarement  de  causer  avec  moi  sur  ce  sujet  et 
le  sérieux  avec  lequel  il  me  parlait,  et  la  manière  abrupte 
dont  il  avait  changé  de  ton,  me  bouleversait.  Je  me  tus.  Il 
était  assis  sur  le  divan,  les  jambes  repliées  sous  lui.  Tout  à 
coup  sa  figure  s'illumina  d'un  petit  sourire  triomphant,  et 
me  faisant  un  signe  du  doigt,  il  dit  :  «  Vous  n'en  sortirez 
pas,  par  le  silence,  non.  » 

Et  mol  qui  ne  crois  pas  en  Dieu,  je  le  contemplai  d'un 
regard  légèrement  timide  et  mal  assuré,  je  le  contemplai,  et 
pensai  :  «  Cet  homme  est  à  l'image  de  Dieu.  » 

MAXIME    GORKI 
(Traduit   d'après  la  version 
anglaise  par  alix  guillain.) 


Q 


.3 


RÉFLEXIONS    SUR 
LA   LITTÉRATURE 

LE  GROUPE  DE  MÉDAN 

.  C'est  le  titre  d'un  livre  fort  agréable  à  lire  où  MM.  Léon 
Defîoux  et  Emile  Zavie  ont  rapporté  beaucoup  d'anecdotes 
sur  les  six  écrivains  naturalistes  qui  collaborèrent  aux  Soirées 
de  Médan  et  dont  le  groupement  constitua  dans  tous  les  sens 
<lu  mot  une  école  définie  et  assez  solide  :  Zola,  Maupassant, 
Huysmans,  Céard,  Hennique,  et,  fermant  la  marche,  Paul 
Alexis.  Lorsqu'en  1889  Jules  Huret  mena  sa  célèbre  enquête 
sur  le  déclin  du  naturalisme  et  l'avenir  du  symbolisme  naissant, 
Alexis,  qui  se  trouvait  à  Aix  au  reçu  du  questionnaire,  télé- 
graphia :  «  Naturalisme  pas  mort.  Lettre  suit.  »  J'ai  entendu 
Catulle  Mendès  proclamer  cette  dépêche  le  meilleur  de  ses 
ouvrages  :  ce  qui  n'est  pas  beaucoup  dire.  F.t  le  fait  est 
qu'après  trente  ans  elle  est  encore  vraie.  Evidemment  on 
peut  dire  qu'en  littérature  rien  ne  meurt  et  tout  se  trans- 
forme. Mais  enfin,  très  peu  d'années  avant  la  guerre,  la 
Comédie  Française  recevait  encore  des  drames  romantiques 
'selon  la  pure  formule  de  Hugo  et  de  Vacquerie,  comme 
en  1830  elle  recevait  des  tragédies  classiques.  Aujourd'hui 
c'est  enlevé  et  liquidé,  on  n'écrit  plus  et  sans  doute  on 
n'écrira  plus  jamais  de  drames  romantiques.  Et  le  roman- 
tisme en  tant  que  genre  litttéraire  est  mort,  quoique  son 
esprit  soit  assez  vivace   pour  qu'on  nous  le  montre  tous  les 

59 


924  LA    NOUVELLE    REVUE    IRANÇAISE 

jours  dans  notre  miroir  même,  en  nous  invitant  à  écraser 
l'infâme.  Le  symbolisme  a  moins  duré  encore.  On  ne  fait 
plus  de  vers  symbolistes,  et  les  poètes  symbolistes  eux- 
mêmes  y  ont  renoncé.  Mais  on.  écrit  toujours  des  romans 
naturalistes,  où  il  semble  que  rien  à  peu  près  n'ait  bougé 
depuis  1885.  Le  roman,  plus  ou  moins  satirique,  poussé  au 
noir  et  peuplé  de  grotesques,  que  tant  de  débutants  rédigent 
sur  le  milieu  "  professionnel  où  ils  ont  vécu,  est  un  roman 
naturaliste.  Depuis  Sotis-Off's  et  le  Cavalier  Miserey  on  en  a 
écrit  sur  la  vie  militaire  plusieurs  douzaines.  La  guerre  a 
donné  une  nouvelle  force  à  ce  courant,  et  le  plus  grand 
succès  de  librairie  de  ce  temps,  le  Feu,  a  pris  la  suite  des 
Soirées  de  Méàan  et  de  la  Débâcle. 

Cette  persistance  de  la  formule  naturaliste  prouve-t-elle 
sa  fécondité  et  son  excellence  ?  Pas  tout  à  fait.  La  vérité  est 
que  le  naturalisme  .a  constitué  une  école  de  roman  pour 
tous,  a  montré  au  premier  venu  qu*il  pouvait  bâtir  un  roman 
avec  sa  vie  et  celle  de  ses  voisins,  la  figure  de  son  adjudant 
ou  de  son  chef  de  bureau.  Et  cette  école  primaire  a  donné 
des  résultats  en  somme  défendables.  Le  président  Grévy,  à 
qui  on  disait  que  le  Salon  manquait  d'oeuvres  exception- 
nelles, mais  présentait  une  bonne  moyenne,  se  frotta  les 
mains  et  déclara  :  a  Une  bonne  mo3'enne  !  C'est  ce  qu'il 
faut  dans  une  République  !  »  Vers  la  même  époque,  Zola 
déclarait  dans  un  article  bruyant  que  la  République  serait 
naturaliste  ou  ne  serait  pas:  je  ne  sais  pas  dans  quelle  mesure 
la  République  est  naturaliste,  mais  le  naturalisme  s'est 
montré  républicain,  en  se  révélant  comme  la  formule  qui 
convient  pour  donner  le  plus  grand  nombre  d'élèves  pas- 
sables. Cette  foule  de  romans  plus  oiî  moins  naturalistes 
ne  sont  pas  ennuyeux.  Ils  décrivent  avec  intérêt.  Ils  cons- 
tituent de  bons  documents  sur  un  grand  nombre  de  milieux. 
Leur  psychologie  n'est  pas  profonde,  mais  pas  négligeable  non 
plus.     Le   Français,  surtout   s'il  vit   à   Paris,   possède   une 


RÉFLEXIONS   SUR    LA    LITTÉRATURE  925 

faculté  d'observation  critique  et  de  psychologie  remarquable  : 
cegenrede  roman  moyen  fournità  cette  capacité  moyenne  de 
psychologie  son  domaine  naturel.  Le  roman  naturaliste  n'aura 
pas  laissé  d'oeuvre  d'art  puissante,  mais  aucune  époque,  pas 
même  le  xviii^  siècle,  ne  sera  éclairée  de  tous  les  côtés  par  une 
telle  masse  de  documents  sur  les  conditions  et  les  milieux. 
Les  frères  Leblond  ont  pu  écrire  une  Histoire  de  la  Société 
Française  sous  la  troisième  République  d'après  les  romans,  et  par- 
ticulièrement d'après  ceux  qu'avait  produits  la  conception 
naturaliste.  C'est  une  esquisse  générale  qui  pourra  être 
reprise  dans  chacune  de  ses  parties.  On  souhaiterait  par 
exemple  une  bibliographie  analytique  et  complète  des 
romans  sur  l'armée,  ou  sur  l'Université,  ou  sur  les  bureaux. 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  du  groupe  de  Médan,  mais 
de  toute  une  suite  de  petits  romanciers  encore  florissants 
qu'on  pourrait  dire  avec  MM,  Deffoux  et  Zavie  :  «  Quels 
documents  pour  les  Maindrons  de  l'avenir  et  quelles  res- 
sources pour  ceux  qui  voudront  étudier  la  seconde  partie 
du  xix«  siècle  !  Ces  écrivains  ont  catalogué,  de  la  fin  du 
Second  Empire  aux  vingt  premières  années  de  la  République, 
toutes  les  classes  d'une  société  en  pleine  transformation. 
Ils  se  sont  efforcés  d'établir  le  dossier  vivant  de  leur  temps. 
Et  si,  par  excès  de  scrupules,  il  leur  arriva  d'accumuler  dans 
leurs  livres  trop  de  documents  humains  —  voire  photogra- 
phiques —  ils  nous  transmirent  aussi  sur  cette  époque  bien 
des  renseignements  ou  des  aspects  typiques  qui,  sans  eux, 
ne  pourraient  aisément  se  reconstituer.  N'est-ce  pas  souvent 
chez  des  petits-maîtres,  chez  un  Restif  de  la  Bretonne  par 
exemple,  que  les  dévots  du  xviii«  siècle  vont  chercher,  parmi 
tant  de  pages  incolores  aujourd'hui,  parmi  tant  de  bavar- 
dages, le  pittoresque  psychologique  et  l'atmosphère  même 
d'un  âge  de  transition  ?  » 


926 


LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 


* 
*    * 


Cependant  ce  qui  existe  littérairement  ce  sont  les  élites  et 
non  les  moyennes.  Le  naturalisme  c'est  avant  tout  le  groupe 
dit  de  Médan,  les  six  écrivains  sur  qui  MM.  Deffoux  et  Zavie 
ont  écrit  six  chapitres  pleins  de  choses  curieuses.  Il  y  a  eu 
cette  année  quarante  ans  que  Zola,  Maupassant,  Huysmans, 
Paul  Alexis,  MM.  Céard  et  Hennique,  réunis  par  certaine 
idée  commune  du  récit  et  du  roman,  écrivirent  les  six  nou- 
velles des  Soirées  de  Médan.  Zola,  alors  lancé  et  connu,  y  col- 
laborait bienveillamment  avec  cinq  jeunes  écrivains  qui 
n'avaient  rien  produit  de  remarqué.  Or  les  six  se  partagent 
nettement  en  deux  groupes. 

D'abord    celui    qu'on  pourrait     appeler   le   naturalisme 
impersonnel,   avec     Céard,      Hennique      et     Alexis,     qui 
a  saisi    et  appliqué    la  formule    avec  le   minimum   d'ori- 
ginalité    extérieure    et    visible,    ce    qui    se    concilie    fort 
bien  avec  la  pure  esthétique  naturaliste,  et  lui  a  fait  écrire 
les    œuvres   chimiquement   pures  de   l'école,  comme  Une 
Belle  Journée.    Evidemment     Une    Belle   Journée   n'est    pas 
baptisée  dans  les  eaux  du  génie.  Mais  cette  œuvre  sèche,  qui 
a  aujourd'hui  quarante  ans,  ne  date  pas,  et  se  lit  encore  avec 
une  parfaite    satisfaction.    On  sait   d'ailleurs  qu'un   de   ses 
mérites  est  d'être  placée  sur  le  chemin  du  Vin  en    Bouteilles, 
un  simple  titre  qui,  comme   V Incommodité  des   Commodes  de 
Jules  Vabre,  est  plus  célèbre  que  bien  des  œuvres   en  trente- 
cinq  volumes,  et  que  M.  Deffoux  dépouille,  malheureusement, 
de  son  auréole  en  nous  apprenant  que  le  manuscrit  existe  et 
compte  trois  cents  lignes.  Le  naturalisme  a  tourné  ici,  comme 
le  symbolisme  avec  Mallarmé,  autour  d'une  page  blanche,  d'une 
perfection  sans  tache  et  sans  réalité,  du  roman  où  il  n'arrive 
rien  et  qui,  pour  des  initiés,  signifierait  tout.  Ce  naturalisme 
est  à  VEducation  Sentimentale  ce  que  VAprès-Midi  d'un  Faune 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    LITTERATURE  927 

est  au  Satyre.  Paul  Alexis  que  MM.  Deffoux  et  Zavie  nom- 
ment l'ombre  de  Zola,  n'y  figure  que  pour  mémoire,  et,  sans 
parler  de  son  fameux  télégramme,  pour  quelques  contes  assez 
savoureux  (ses  romans  ne  valent  rien).  Mais  après  que  le 
chapitre  du  Groupe  de  Médau  nous  a  fait  connaître  l'auteur 
du  Vin  en  Bouteilles,  il  faudrait  y  faire  une  place  à  M.  Gabriel 
Thyébaut,  ce  naturaliste  idéal  qui  aussi,  écrit  M.  Céard, 
«  excellait  à  découvrir  les  intentions  compliquées  et  secrètes 
incluses  dans  les  vers  de  Stéphane  Mallarmé.  »  Connaissait-il 
qu'il  aurait  pu  être  ou  qu'il  était  le  Mallarmé  du  naturalisme, 
ayant  le  Vin  en  Bouteilles  pour  Une  dentelle  s'abolit  ?  Ces  logi- 
ciens parfaits,  ces  humoristes  de  l'absolu,  ce  sont  les  edelweiss 
de  notre  littérature,  les  fleurs  des  glaciers.  Vous  direz  peut- 
être  que  le  glacier  naturaliste  ressemble  à  celui  qu'on  pouvait 
voir  à  la  porte  d'Augias  quand  Hercule  eût  passé  chez  lui  ; 
vous  me  rajeunirez  de  vingt  ans  avec  ces  facéties  d'autrefois 
qui  firent  à  Emile  Zola  le  meilleur  de  sa  gloire  populaire. 

Ainsi  le  premier  groupe  naturaliste  serait  celui  de  ces 
gens  d'esprit,  de  ces  humoristes  qui  ne  manquent  à  aucun  de 
nos  mouvements  littéraires  et  qui  pouvaient  se  satisfaire 
amplement  à  débiter  en  morceaux  l'observation  misanthro- 
pique  et  comique 'de  Flaubert.  Au  second  appartiendraient 
trois  tempéraments  positifs  et  originaux,  vigoureux  et  suivis, 
Zola,  Maupassant,  Huysmans,  qui  furent  le  noyau  du  natu- 
ralisme et  dont  les  noms  restent  en  pleine  lumière  dans  notre 
suite  littéraire. 


* 

le     « 


Les  noms  restent  en  lumière.  Que  demeure-t-il  aujour- 
d'hui des  œuvres  ?  Certainement  beaucoup.  Réalisme  et  natu- 
ralisme auront  été,  après  Balzac,  et  de  Flaubert  à  Huysmans, 
le  vrai  massif,  le  roc  substantiel  et  solide  du  roman  français. 
La  critique  des  grands  organes  et  des  grands  noms,  qui 
s'est  acharnée  contre  ces  rontanciers,   qui  a  donné    contre 


928  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

eux  pendant  un  demi-siècle  avec  le  plus  persévérant  ensemble, 
a  perdu  son  procès.  La  critique,  comme  dans  l'affaire  du 
Cid,  a  eu  tort  contre  le  public.  C'est  moi  qui  le  crois, 
mais  elle  n'en  convient  pas  encore.  J'ai  sous  les  yeux  un 
recueil  de  morceaux  choisis,  daté  de  1920,  qui  est  un  des 
plus  répandus  dans  l'enseignement  secondaire,  et  qui  est  des- 
tiné par  ses  notices  suivies  à  servir  en  même  temps  d'histoire 
de  la  littérature  française,  ce  qui  incite  par  ces  temps  de  livres 
chers  les  professeurs  à  l'adopter.  Ni  Zola  ni  Maupassant  n'y 
ont  de  notice,  mais  bien  Jules  Sandeau,  Octave  Feuillet  et 
André  Theuriet.  Pour  les'  vivants  deux  notices  seulement, 
l'une  sur  Paul  Bourget,  l'autre  sur  Pierre  Loti,  dont  on  nous 
dit  froidement  qu'  «  il  saisit  avec  sûreté  les  traits  caractéris- 
tiques de  la  psychologie  japonaise  !  »  (ni  France,  ni  Barrés 
n'existent).  L'ensemble  de  la  critique  universitaire  reste  sur 
ses  anciennes  positions  (on  fera  les  exceptions  qui  convien- 
nent, M.  Lanson  et  quelques  autres).  Mais  La  Bruyère  nous 
dit  que  si  le  Cid  est  un  chef-d'œuvre  les  Sentiments  de  l'Aca- 
démie sont  de  l'excellente  critique.  Mieux  vaut  comprendre 
et  expliquer  les  répugnances  de  cette  critique  que  les  con- 
damner en  bloc. 

On  conçoit  que  le  réalisme  et  le  naturalisme,  ou  plutôt 
les  œuvres  vivantes  auxquelles  il  a  fallu  donner  ces  étiquettes 
conventionnelles,  aient  mis  la  critique  devant  un  cas  de 
conscience  fort  délicat,  le  même  après  tout  où  l'avait  placée 
le  romantisme.  On  a  dit  cent  fois  que  le  romantisme  depuis 
Rousseau  était  l'insurrection,  chez  l'écrivain,  du  sens  indi- 
viduel contre  la  société.  C'est  vrai  dans  le  principe,  c'est  vrai 
pour  le  psychologue,  mais  ce  n'était  généralement  .pas  vrai 
pour  le  lecteur,  pour  le  public,  qui  pouvait  au  contraire  pui- 
ser à  pleines  mains  dans  les  grands  romantiques  des  senti- 
ments religieux  et  sociaux  :  respect  delà  conscience  et  amour 
de  l'humanité  chez  Rousseau,  sentiment  religieux  chez  Cha- 
teaubriand, sentiment  de  l'honneur  chez  Vigny,  sentiment  de 


RÉFLEXIONS   SUR    LA    LITTÉRATURE  929 

la  famille  chez  Lamartine,  sentiment  de  la  patrie  chez  Hugo, 
goût  du  bon  sens  chez  Alfred  de  Musset,  religion  de  l'amour 
chez  George  Sand,  —  tous  sentiments  positifs  qui  élèvent  le 
ton  vital  de  l'homme.  A  partir  de  Flaubert,  l'insurrection  de 
l'individu  contre  la  société  devient  chez  le  romancier  plus 
ardente,  plus  totale,  plus  acharnée,  mais,  au  contraire  du 
romantisme,  elle  correspond  à  une  dépression  vitale  chez 
l'artiste  et  elle  a  pour  effet  de  produire  la  mcme  dépression 
chez  le  lecteur.  Pour  effet,  non  pour  but.  Le  but  est  la  pureté, 
l'absolu  de  l'œuvre  d'art,  l'évangile  de  Gautier  et  de  Baude- 
laire qui  forme  plus  ou  moins  liaison  du  romantisme  au 
réalisme  et  assurera  plus  tard,  avec  Remy  de  Gourmont  par 
exemple,  la  même  liaison  du  naturalisme  au  symbolisme. 
Le  critique  qui  par  profession,  ou  par  devoir,  ou  simple- 
ment par  conformité  avec  la  nature  des  revues  et  des  jour- 
naux par  lesquels  il  peut  atteindre  le  public,  a  le  goût  et  le 
sentiment  d'une  fonction  morale  des. livres,  se  trouve  naturel- 
lement à  l'état  de  défiance  et  de  défense  contre  cette  littéra- 
ture. Et  il  serait  absurde  de  l'imaginer  dès  l'abord  louée, 
comprise,  encouragée  par  une  critique  liée  de  tant  de  côtés  à 
l'enseignement,  à  la  formation  d'un  esprit  public.  Les  natu- 
ralistes ont  été  les  meilleurs  romanciers  de  leur  temps,  et  le 
Roman  Naturaliste  de  Brunetière  demeure  un  livre  de  critique 
excellent,  loyal  et  qui  devait  être  écrit  :  le  mot  de  La  Bruyère 
conserve  une  vérité  permanente. 

Une  seconde  raison  justifiait  la  révolte,  la  mauvaise  volonté 
et  la  mauvaise  humeur  de  la  critique.  Le  mouvement  réaliste 
n'était  pas  limité  à  la  France.  Il  transformait  en  même 
temps  le  roman  anglais  avec  George  Eliot.  Et  Eliot  lui 
donnait  une  figure  bienfaisante,  constructrice,  fortifiante  qui 
contrastait  absolument  avec  cette  pente  où  le  menaient  Flau- 
bert, les  Goncourt,  Zola,  Maupassant,  celle  d'une  énergie, 
d'une  société,  d'un  pays  qui  se  défont.  De  là  le  transfert  à  la 
littérature  d'un  lieu  commun  politique  qui,  de  Montesquieu  k 


930  LA   NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Taine  et  à  M.  Bourget,  a  exercé  chez  nous  une  si  grande 
action  :  la  comparaison  de  l'excellence  et  de  la  solidité 
anglaises  avec  les  malheurs  et  les  défauts  de  notre  caractère, 
de  nos  institutions,  de  notre  histoire. 

En  troisième  lieu  le  naturalisme  n'eut  pas  ce  qu'avait  eu  le 
romantisme  et  ce  qu'allait  avoir  le  symbolisme,  une  critique 
à  lui.  Victime  de  la  critique  officielle,  il  en  chercha  une  autre 
et  ne  la  trouva  pas.  Zola,  qui  avait  parcouru  les  livres  de 
Taine  à  la  librairie  Hachette  quand  il  y  était  commis  (une 
de  ses  rares  lectures)  avait  pensé  offrir  cette  place  à  Taine  en 
se  proclamant  son  disciple.  Le  philosophe  déclina  ce  rôle  de 
cornac,  et  regarda  le  prétendu  disciple  à  peu  près  de  l'œil 
dont  un  professeur  de  rhétorique  se  voit  écouté  par  le  gar- 
çon qui  porte  dans  les  classes  le  cahier  d'absences.  Le  lance- 
ment d'un  contemporain  ne  lui  avait  d'ailleurs  pas  réussi 
avec  Hector  Malot,  et  sa  vieillesse  considérait  tous  les 
romanciers  de  son  temps,  y  compris  Paul  Bourget,  comme 
des  malades.  N'ayant  pas  trouvé  ce  qu'il  cherchait,  Zola  se 
déclara  le  critique  du  naturalisme,  comme  le  père  Ubu, 
brouillé  avec  les  magistrats,  rendra  lui-même  la  justice.  Il 
gagna  dans  ces  fonctions  beaucoup  de  ridicule,  et  ses  quatre 
ou  cinq  volumes  ineptes  sur  ce  chapitre  demeurèrent  toute 
la  somme  de  la  critique  naturaliste.  Le  public  se  trouva 
donc  placé  devant  les  œuvres  naturalistes  sans  présenta- 
tion, sans  médiateur  intellectuel.  Cela  amena  les  naturalistes 
à  chercher  le  succès  par  des  moyens  directs,  à  atteindre  le 
public  et  non  la  critique,  à  demander  des  succès  de  quantité 
plutôt  que  de  qualité. 

La  manière  dont  ils  s'y  prirent  ne  leur  concilia  pas  les 
honnêtes  gens.  N'ayant  à  la  bouche  que  les  intérêts  de  l'art,  ils 
extorquèrent  ce  succès  de  la  façon  la  plus  grossière.  La 
course  à  la  vente  fit  tomber  Zola  dans  le  mépris,  jusqu'au 
moment  où  l'affaire  Dreyfus,  dans  laquelle  il  se  conduisit  avec 
l'orgueil  naïf  d'une  nature  italienne  (ses  manifestes  sont  de 


REFLEXIONS    SUR    LA    LITTÉRATURE  951 

l'Annunzio  sans  ailes,  d'Annunzio  bilHn  au  lieu  d'Annunzio 
aviateur)  mais  avec  désintéressement  et  courage,  groupa 
derrière  lui  toutes  les  files  d'un  parti  politique.  Il  y  laissa 
d'ailleurs  tout  talent,  et  le  romancier  finit  enlisé  dans  le  gri- 
bouillage illisible  des  Quatre  Evangiles.  Quant  aux  autres 
naturalistes,  qui,  ainsi  que  le  font  remarquer  MM.  DcfFoux 
et  Zavie,  étaient  presque  tous  bureaucrates,  on  se  gaussait 
de  leurs  rêves  erotiques  et  on  se  répétait  le  dernier  vers  des 
Assis  àe  Rimbaud.  On  égayé  facilement  toute  une  salle  par 
le  spectacle  d'un  monsieur  qui  a  la  colique,  mais  il  est 
entendu  que  les  autres  maladies  en  elles-mêmes  ne  sont  pas 
plaisantes  :  il  était  réservé  à  Huysmans  de  reculer  ces  limites 
et  de  faire  rire,  mais  à  ses  dépens,  toute  une  génération,  des 
dyspepsies  que  Folantin-Durtal  conduit  du  picolo  à  l'eau 
bénite  et  de  l'escalope  au  Saint-Sacrement. 

Tout  cela  explique  l'impopularité  du  naturalisme  auprès 
de  la  critique.  Et  pourtant  il  a  fait  son  chemin  et  remporté 
sa  victoire.  De  ses  trois  artistes  créateurs,  Zola,  Maupassant 
et  Huysmans,  il  ne  reste  pas  une  image  d'hommes,  mais  une 
réalité  d'œuvres.  Aucun  d'eux  ne  paraît  avoir  eu  d'existence 
en  dehors  de  sa  création,  et  la  plus  médiocre  de  leurs  œuvres 
c'est  assurément  eux-mêmes.  Le  naturalisme  tirait  d'ailleurs 
de  cette  médiocrité  un  de  ses  principes  créateurs,  puisque 
son  sujet  favori  était  l'histoire  d'une  vie  manquée.  Ils 
semblent  avoir  eu  le  don  de  la  vie  intérieure  juste  assez 
manquée  pour  fournir  à  la  fois  à  leur  pessimisme  et  à  leur 
observation,  pareils  à  ces  chenilles  qu'une  guêpe  afin  de 
fournir  à  sa  lar\'e  une  proie  fraîche,  pique  juste  assez  pour 
les  immobiliser,  pas  assez  pour  les  tuer. 

Zola  a  laissé  une  grande  œuvre,  qui  tient  de  la  place, 
comme  le  soulier  classique,  mais  qu'on  ne  lit  plus.  La 
machinerie  puérile,  les  prétentions  primaires  y  rebutent  le 
o-oût,  qui  aujourd'hui  ne  veut  pas  plus  de  Rougon-Macquart 
en  littérature  que  de  grandes  toiles  historiques  en  peinture. 


932  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Et  pourtant  le  jugement  de  Leraaître  sur  cette  «  épopée 
pessimiste  de  la  nature  humaine  »  me  paraît  aujourd'hui 
encore  très  juste.  Non  seulement  cette  masse  commande  le 
respect,  mais  plus  de  la  moitié  de  ces  livres,  quand  nous  les 
relisons,  se  tiennent  encore.  Il  y  a  un  art  de  faire  de  la  vie 
et  cet  homme  connaissait  son  art.  Le  jour  où  les  retours  et 
les  balancements  inévitables  nous  ramèneront  à  l'oratoire,  à 
Tenchaîné,  au  massif,  évidemment  on  ne  fermera  pas  les 
yeux  sur  le  manque  de  style  de  cette  grande  œuvre,  mais 
on  lui  rendra  de  l'estime,  on  cherchera  à  y  rapprendre 
quelques  secrets  que   le  goût  du  détail  aura  fait  perdre. 

Maupassant  n'a  pas  été  sujet  à  la  même  éclipse.  Il  subsiste, 
d'un  bout  à  l'autre  à  peu  près,  intact  et  robuste.  Il  est  curieux 
que  les  deux  maîtres  de  la  nouvelle,  Mérimée  et  lui,  nous 
présentent  les  deux  tempéraments  si  opposés  de  l'intellectuel 
et  du  sensitif.  (Et  encore,  en  cherchant  bien,  en  cherchant  la 
femme,  on  trouverait  le  joint).  Mais  le  jour  où  l'on  fera  de 
l'un  à  l'autre  la  comparaison  classique  qui  s'imposera,  on 
trouvera,  je  crois,  que  Maupassant  l'emporte.  Je  ne  vois  pas 
d'où  une  ride,  une  fêlure,  une  moisissure  pourraient  venir 
sur  Boide-de-Suif,  la  Maison  Tellier,  ni  même  sur  Bel-Ami. 

De  Huysmans,  Remy  de  Gourmont  a  fait  remarquer  à  peu 
près,  avec  raison,  que  c'était  la  médiocrité  parfaite  sauvée 
par  le  style.  En  lui-même  il  serait  peu  de  chose,  mais  (en 
jetant  par-dessus  bord  l'insupportable  A  Rebours)  il  a  eu  le 
génie  de  pousser  jusqu'au  bout  la  conscience  et  la  peinture 
de  la  médiocrité  et  de  l'envelopper  dans  ce  style  imagé, 
caustique  et  verveux  qui  demeure  une  agréable  jouissance  de 
lettré. 

Ce  qui  n'empêche  nos  trois  naturalistes  d'apparaître,  après 
Flaubert,  comme  des  Epigones.  Dans  ce  partage  de  l'empire 
d'Alexandre,  Zola  a  pris  pour  l'appliquer  à  la  société  con- 
temporaine le  gaufrier  oratoire,  le  mouvement  épique  de 
Salammbô,  en  quêtant  sans  grand  succès  son  style  dans  les 


RÉFLEXIONS   SUR    LA    LITTÉRATURE  933 

cuisines  d'Hamilcar.  Maupassant  a  reçu  l'héritage  normand 
de  Madame  Bovary  et  à'Un  Cœur  simple,  et  Huysmans  a  écrit 
toute  son  œuvre  dans  les  marges  de  Bouvard  et  Pécuchet.  Que 
ceux  qui  sont  déroutés  par  ce  livre  étrange  remarquent  par 
l'exemple  de  Huysmans  à  quel  point  Flaubert  a  modelé  Bou- 
vard sur  la  réalité,  à  quel  point  la  réalité  de  Huysmans,  chef 
de  bureau  à  l'Instruction  publique,  s'est  modelée  sur  lui. 

ALBERT  THIBAUDET 


NOTES 


ANOMALIES,  par  Paul  Bourget  (Plon-Nourrit). 

M.  le  professeur  Dupré  a  bien  de  l'esprit,  du  moins 
je  le  pense.  Dans  une  note  publiée  à  la  fin  du  volume  de 
M.  Bourget,  il  fait  remarquer  à  l'auteur  que  le  petit  tailleur, 
immobilisé  devant  la  maison  de  Saint-Cloud,  dont  son  ima- 
gination le  rend  propriétaire,  est  perdu  dans  une  rêverie,  et 
non  frappé  par  «  une  espèce  (X ictus  psychique  ».  Je  trouve  à 
cette  note  une  saveur  extrême. 

Je  ne  sais  pas  jusqu'à  quel  point  la  psychiatrie  est  une 
question  de  vocabulaire,  ni  où  commence  l'anomalie  en 
matière  de  sentiment.  J'avais  sur  ce  sujet,  quand  j'en  igno- 
rais tout,  des  opinions  certaines  ;  la  lecture  de  quelques 
livres  très  savants  m'a  rendu  plus  prudent,  et  je  ne  sais  plus 
rien.  Pour  le  professeur  Grasset,  tous  les  héros  de  romans 
sont  des  demi-fous,  et  tous  les  romanciers  aussi.  Cela  donne 
d'abord  à  réfléchir,  et  puis  cela  rassure,  car  l'anomalie  deve- 
nant la  règle,  il  n'y  a  plus  à  s'inquiéter  d'être  anormal.  Les 
gens  qui  font  des  statistiques  savent  que  la  moyenne  est  un 
chiffre  qui  ne  répond  à  rien,  le  résultat  d'une  balance  entre 
ceux  qui  sont  au-dessus  et  ceux  qui  sont  au-dessous,  et  que 
l'individu  sain  est  un  étalon  —  je  parle  très  sérieusement  — 
fictif,  qu'on  ne  rencontre  jamais,  quelque  chose  comme  ce 
nombre  zéro,  qui  détermine,  étant  nul,  le  positif  et  le 
négatit. 

Il  m'a  semblé  que  les  anormaux  de  M.  Bourget  ne  l'étaient 


NOTES  935 

pas  plus  que  les  compliqués  de  ses  autres  œuvres,  ou,  si  l'on 
veut,  que  ceux-ci  ne  l'étaient  pas  moins.  A  en  juger  empiri- 
quement, qui  est  en  somme,  quand  on  s'avise  de  juger  dans 
des  questions  si  incertaines,  le  seul  moyen  d'être  afHrmatif, 
je  ne  trouve,  dans  ses  dix  nouvelles,  que  le  héros  de  la  pre- 
mière, ce  petit  tailleur  d'abord  enclin  à  la  rêverie,  qui  me 
paraisse,  comme  on  dit,  «un  peu  maboul  ».  Et,  précisément, 
c'est  ce  récit-là  qui  m'a  paru  le  moins  bon,  je  veux  dire 
qu'il  m'a  été  le  moins  agréable  de  lire.  Ceci  n'étant  qu'une 
opinion,  l'empirisme  n'y  a  rien  à  voir,  et  je  me  risque  à  l'ex- 
pliquer. 

Dans  une  histoire  de  fous,  le  héros  n'intéresse  pas  ;  c'est 
l'art  du  conteur  qui  est  tout.  Pour  que  notre  émotion  se 
laisse  aller,  sans  retours  inquiets,  et  se  satisfasse  elle-même, 
il  lui  faut  un  objet  responsable  ;  et  notre  curiosité  demande, 
pour  se  nourrir,  un  élément  humain,  au  sens  complet  du 
mot.  Sans  quoi,  nous  nous  attachons,  non  pas  au  person- 
nage, mais  aux  complications  que  sa  folie  provoque,  à  l'in- 
certitude 011  nous  demeurons  des  gestes  qu'il  fera,  à  la  terreur 
que  cette  incertitude  permet.  Un  fou  éveille,  en  vérité,  notre 
pitié  pour  son  état,  notre  épouvante,  si  cet  état  le  pousse  à 
quelque  fantaisie  terrible  :  mais  c'est  proprement  une  pitié 
sans  objet,  une  épouvante  sans  haine  —  puisque  criminel,  il 
n'est  pas  coupable  —  donc  privées  de  leur  meilleur  élément. 
Et  nous  sommes  agités,  non  point  pour  le  héros  —  que  son 
âme  ne  mène  pas  — mais  par  cette  sorte  d'obscur  émoi  que  le 
mystère  remue  en  nous.  C'est  là  qu'intervient  l'artifice, 
quand  l'écrivain,  conscient  de  l'inquiétude  vague,  dont  nous 
sommes  émus,  s'attache,  pour  nous  plaire,  à  la  développer, 
à  nous  laisser  enfin,  au  terme  de  son  oeuvre,  dans  un  trouble 
poignant,  qu'il  a  su  provoquer,  mais  qu'il  ne  saurait  apai- 
ser. Alors,  nous  acceptons  l'irritant  désaccord  entre  la  ten- 
sion extrême  de  notre  sensibilité  et  son  frémissement  sans 
objet,  en  faveur  de  l'accord  perçu  entre  cet  état  où  nous 


936  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sommes  et  le  dessein  de  l'auteur,  qui  était  de  nous  y  mener. 
Nous  connaissons  son  but,  et  nous  voyons  qu'il  l'a  atteint  : 
cela  suffit  pour  que,  haletants,  arrêtés  devant  les  sombres 
champs  au  seuil  desquels  il  nous  conduit,  et  qu'il  n'éclaire 
point,  nous  soyons  satisfaits. 

Ici,  nous  ne  le  sommes  pas.  Il  ne  s'agit  pas  d'une  histoire 
de  fou,  mais  d'une  façon  d'observation  médicale  à  propos 
d'un  fou.  Ce  n'est  pas  un  auteur  qui  cherche  à  nous  troubler, 
en  faisant  agir  devant  nous  un  insensé  en  proie  à  son  délire  : 
c'est  un  clinicien  qui  analyse  l'état  pathologique  d'un 
malade,  et  décompose,  pour  nous  instruire,  la  progression 
d'une  névrose.  Ce  n'est  pas  émouvant,  c'est  assez  curieux,  et 
ce  doit  être  juste. 

Dieu  merci,  sauf  dans  ce  premier  cas,  le  titre  ne  répond 
pas  au  sujet,  et  ce  n'est  qu'une  fausse  alerte.  Même,  dans 
les  deux  autres  nouvelles  où  je  trouve  —  ce  n'est  toujours 
qu'une  opinion  ■ —  une  anomalie  bien  sentie  (le  Mythomane 
et  l'Aveu  menteur),  l'anormal  n'est  pas  le  héros  ;  le  héros, 
c'est  celui  qui  cherche  (l'inspecteur  Garraube,  le  juge 
Pingre)  et  qui,  mis  en  présence  d'un  problème,  insoluble  ou 
mal  résolu  si  l'on  tient  compte  seulement  des  éléments  nor- 
maux, en  découvre  l'explication  dans  une  anomalie  men- 
tale. Et  ce  n'est  pas  cette  anomalie  qu'il  explique,  ce  n'est 
pas  elle  qui  fait  l'intérêt  du  conte,  c'est  le  conflit,  dont  elle 
fut  la  source,  qu'il  éclaire  en  la  découvrant,  c'est  cette 
recherche  qui  nous  passionne.  Si  bien  qu'il  s'agit  là,  en 
somme,  d'une  façon  d'histoires  policières,  traitées  d'un  point 
de  vue  très  élevé,  de  petits  «  romans  d'investigation  »,  si 
j'ose  dire,  auxquels  une  grande  habileté  technique,  une 
logique  rigoureuse,  la  forte  pensée  qui  les  mène,  la  hauteur 
des  sujets  dont  ils  provoquent  l'abord,  donnent  un  prix  qui 
ne  manquait  à  ce  genre  —  jusqu'ici  justement  déprécié  — 
que  par  la  pauvre  qualité  des  auteurs  qui  s'y  consacrèrent. 

Et  cependant  !  Et  cependant,   il  y  a  dans  ces  Anomalies 


NOTES  ^3^ 

quelque  chose  d'anormal.  Si  le  titre  ne  répond  pas  au  sujet, — 
dont  je  me  réjouissais  naguère  —  il  semble  qu'il  réponde 
trop  bien  à  la  disposition  de  l'auteur.  Et  peut-être  y  a-t-il, 
entre  la  psychiatrie  et  l'analyse,  moins  de  différence  qu'entre 
le  psychiatre  et  l'analyste? Et  peut-être  l'anomalie  est-elle  dans 
l'œil  qui  l'observe.  M.  Bourget  regarde  maintenant  ses  héros, 
non  plus  avec  la  curiosité  d'un  écrivain,  soucieux,  de  réunir 
les  éléments  d'une  fine  et  profonde  étude  de  sentiments,  mais 
avec  la  préoccupation  d'en  découvrir  et  d'en  mettre  en 
lumière  le  côté  morbide  :  et  ce  n'est  plus  autant  l'analyse  qui 
l'intéresse  que  le  rapport  entre  le  résultat  de  cette  analyse  et 
la  case  pathologique  où  il  pourra  l'étiqueter.  Les  person- 
nages n'ont  point  changé,  mais  la  perspective  est  modifiée  et 
j'en  éprouve  quelque  regret. 

Mais  ces  anormaux  restent  humains  ;  leur  responsabilité, 
pour  atténuée  qu'elle  soit,  persiste  ;  ils  peuvent  ainsi  se  cor- 
riger ;  enfin,  il  y  a,  dans  ces  récits,  matière  à  de  fortes 
leçons.  Par  là,  les  qualités  éminentes  de  M.  Bourget  repren- 
nent leurs  droits,  et  nous  retrouvons  le  psychologue,  le 
moraliste,  et  aussi  le  constructeur,  l'excellent  artisan  — noble 
mot  qui  exprime  un  bien  noble  souci,  —  que  avons  accoutumé 
de  goûter.  Il  y  a  même,  dans  le  Mythomane,  un  élément  assez 
nouveau  dans  l'œuvre  de  M.  Bourget,  ou  que  du  moins, 
il  n'a  jamais  utilisé  avec  une  telle  audace  :  je  veux  dire  une 
façon  de  jouer  du  hasard,  de  la  coïncidence  fortuite  et  com- 
plète, si  peu  vraisemblable,  et  pourtant  si  fréquente,  qui  peut 
sembler  à  certains  —  qui  veulent  des  romans  plus  logiques 
que  la  vie  —  une  licence  défendue,  mais  que  j'estime  qui 
est  —  s'il  en  use,  non  comme  d'une  ficelle  coutumière,  mais 
par  exception,  et,  en  quelque  manière,  philosophiquement  — 
un  droit  éminent  du  romancier.  En  somme  quand  on  y  réflé- 
chit, le  coup  du  sort  qui  prête,  dans  cette  nouvelle,  à  l'iano- 
cent  Schwartz  toutes  les  apparences  d'un  coupable,  parce  que 
l'hypothèse  de  sa  trahison  cadre   exactement   avec   la  fable 


9$S  LA   NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

imaginée  par  le  jeune  Sulpice,  n'est  pas  plus  étonnant  que 
celui  qui  fit  un  beau  soir,  se  connaître  Jean  d'Agrève  et 
Hélène,  mis  sur  la  terre  pour  s'aimer,  et  pour  n'aimer  cha- 
cun que  l'autre. 

Un  goût  vif  et  ancien  —  indice  peut-être  d'une  vocation 
contrariée  — ,  a  toujours  attiré  M.  Bourget  vers  les  choses 
de  la  médecine.  Il  lui  arrive  maintenant  d'y  sacrifier  avec 
excès,  et  d'introduire  cet  élément  étranger  dans  le  domaine 
littéraire,  non  pas  en  l'adaptant  aux  lois  de  l'art  où  il 
pénètre,  comme  il  eût  été  convenable  de  la  part  d'un  aubin 
désireux  d'obtenir  ses  lettres  de  naturalité,  mais  en  prêtant, 
pour  lui  faire  honneur,  à  cet  étranger  qui  prétend  conserver 
son  origine,  et  n'est  pas  dénué  d'un  esprit  de  conquête,  l'ap- 
pui de  son  talent,  qui,  par  là  même,  sans  que  sa  qualité  varie, 
change  de  valeur,  en  changeant  d'usage.  Et  M.  Bourget  me 
semble,  dans  ceci,  jouer  un  peu  le  rôle  d'un  pontife,  qui, 
■devant  à  sa  foi  vive,  et  à  ses  lumières,  une  place  éminente 
dans  sa  religion,  mais  porté,  par  un  tour  d'esprit  quelque 
peu  hérétique,  à  trouver  du  charme  à  une  idole  étrangère, 
prête  au  désir  qu'il  a  d'introduire  celle-ci  dans  le  sanctuaire, 
le  couvert  de  ses  propres  mérites,  et  tente  de  fonder  ce  culte 
hétérodoxe  sur  son  orthodoxie  reconnue.  M.  Sylvestre 
Bonnard  était  plus  sage,  qui,  archéologue  assez  illustre, 
abandonna,  au  soir  d'une  vie  sereine,  les  travaux  qui 
l'avaient  amusé,  pour  consacrer  tous  ses  soins  aux  amours 
des  insectes  et  des  fleurs,  objet  jusqu'alors  négligé  d'une 
prédilection  constante. 


LOUIS  MARTIN-CHAUFFIER 
* 
*    * 


CHÉRI,  par  Colette  (Fayard). 

Chéri  a  déconcerté  quelques  admirateurs  de  Madame  Co- 
lette, parce  qu'ils  y  ont  cherché  en  vain  la  chaleur  lyrique 
des  Vrilles  de  la  Vigne  et  de  VEntrave.  11  y  a  dans  Chéri  bien 


NOTES  ^^^ 

peu  de  ces  pages  palpitantes  qui  avaient  une  saveur  mysti- 
quement charnelle  et  c'est  tout  à  la  fin  du  livre  qu'il  faut 
aller  les  découvrir  :  «r  Enfin  elle  le  saisit  au  bras,  cria  faible- 
ment, et  sombra  dans  cet  abime  d'où  l'amour  remonte  pâle, 
taciturne  et  plein  du  regret  de  la  mort...  »  (p.  221). 

Miisou  ou  Comment  ra7nour  vient  aux  filles  indiquait  déjà  la 
direction  nouvelle  choisie  par  Colette.  La  guerre  semble 
avoir  clos  pour  elle  la  phase  des  Confessions  (autobiogra- 
phiques ou  non,  peu  importe)  qui  vont  des  Claudine  à  l'En- 
trave et  qu'on  imagine  volontiers  recueillies  en  un  seul  gros 
in-octavo,  imprimées  fin  sur  deux  colonnes,  pour  faire  le 
pendant  féminin  à  celles  de  Jean-Jacques. 

Le  récit  qui  ne  craignait  naguère  ni  redites,  ni  hors- 
d'oeuvre,  et  semblait  n'obéir  qu'à  une  libre  fantaisie  de  poète, 
apparaît  dans  Chéri  discipliné,  resserré,  dompté.  Si  son 
génie  éclate  moins,  le  talent  de  Colette  s'épanouit  dans  sa 
plus  riche  perfection.  Tout  dans  ce  livre  pourrait  se  donner 
en  modèle  :  la  composition,  et  notamment  l'exposition  du 
sujet  dans  les  vingt  premières  pages,  l'étude  des  caractères, 
la  vérité  des  dialogues,  la  qualité  du  style. 

Colette  a  pris  pleine  conscience  de  son  art  spontané,  et 
domine  ses  dons  au  lieu  de  s'abandonner.  Elle  travaille 
désormais  à  la  façon  des  classiques,  sans  plus  rien  demander 
au  subconscient,  et  n'écrit  plus  un  mot  qu'elle  ne  l'ait  prémé- 
dité. Ce  n'est  plus  une  matière  en  fusion,  mais  durcie,  polie 
qu'elle  otîre  à  son  lecteur. 

Chéri  a  paru  en  tranches  hebdomadaires  dans  la  P^ie  Pari- 
sienne. Ce  mode  de  publication,  en  exigeant  que  chaque 
chapitre  forme  un  tout,  contraint  l'auteur  à  une  discipline 
stricte  dans  la  composition  et  la  conduite  de  son  ouvrage. 
Cette  influence  classique  de  la  Vie  Parisienne  sur  ses  collabo- 
rateurs n'avait  pas,  croyons-nous,  encore  été  notée.  Il 
convient  sans  doute  de  ne  pas  l'exagérer. 

Saluons  ce  renouvellement  de  Colette  qui  nous  promet 

60 


9^0  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

des  surprises  heureuses,  et  observons  qu'elle  est  de  nos 
grands  écrivains  le  seul  qui,  depuis  la  guerre,  se  manifeste 
autre  que  nous  ne  le  connaissions  déjà,  sans  rien  perdre  de 
ses  qualités  d'antan.   ^ 

Colette  a  achevé  de  découvrir  le  monde,  l'homme,  l'amour, 
elle-même.  Elle  ne  va  plus  vivre  la  suite  de  ses  expériences 
particulières  devant  nous  ;  elle  va  nous  livrer  un  choix 
délibéré  de  son  expérience  globale.  Le  sujet  de  Chéri 
est  mince  et  spécial,  mais  il  a  les  dessous,  les  perspectives, 
les  prolongements  d'une  nouvelle  de  Balzac,  qui  savait  tout. 
Close  dans  sa  féminité,  Colette  ne  sait  sans  doute  pas  tout  sur 
toutes  choses,  mais  elle  sait  tout  sur  ce  dont  elle  nous  parle. 
Cerné  par  elle,  son  sujet  ne  s'évade  pas  ;  elle  nous  en  livre 
l'aspect^extérieur,  toutes  les  facettes  et  le  plus  intime  secret. 
Ce  n'est  que  le  réel,  mais  c'est  le  réel  tout  entier. 

Si  nous  souhaitons  des  personnages  plus  fraternels  que 
ceux  de  Chéri^  nous  n'avons  peut-être  qu'à  patienter  un  peu 
et  à  faire  crédit  à  un  écrivain  qui  a  introduit  dans  notre  litté- 
rature \z  prose  féniifuiie  qui  lui  manquait. 

Ce  n'est  que  dans  un  siècle  ou  deux  qu'on  pourra  doser  avec 
quelque  chance  de  précision  l'apport  de  Colette  dans  la  littéra- 
ture française.  Aucune  des  femmes-prosateurs  qui  l'ont 
précédée,  de  Marguerite  de  Navarre  à  M""®  de  Staël  et  à 
George  Sand,  n'ont  écrit  autrement  que  des  hommes.  Colette 
a  créé  un  style  où  s'équilibrent  la  mesure  et  la  spontanéité,  où 
l'adjectif  a  retrouvé  toute  sa  valeur  d'épithète,  les  alliances 
de  mots  une  nouveauté  musicale  ou  suggestive  sans  affé- 
terie, ni  cubisme,  stjde  aussi  propre  à  la  description  qu'à 
l'analyse,  bref  sans  sécheresse,  charnu  sans  redondance  et 
dont  la  plus  sûre  valeur  est  de  plonger  ses  racines  dans  le 
fonds  même  de  notre  terroir  linguistique. 

BENJAMIN  CRÉMIEUX 


NOTES  9^1 1 

LA  CHAIR  ET  LE  SANG,  par  François  Mauriac 
(Emile-Paul). 

Les  romans  de  M.  Mauriac  sont  sérieux,  sincères,  vivants, 
et  le  dernier,  plus  aéré,  plus  vigoureux  que  les  deux  pré- 
cédents, me  paraît  le  meilleur  qu'il  ait  encore  donné. 
Touffu,  elliptique,  il  est  fait,  dans  la  simplicité  de  son  l]is- 
toire,  de  plusieurs  sujets  qui  se  coupent  un  peu.  Ceux 
qui  aiment  qu'un  roman  leur  laisse  une  idée  nette,  et  qui 
attendent  de  M.  Mauriac,  apôtre  un  peu  naïf,  autrefois, 
d'une  littérature  spiritualiste,  l'établissement  d'une  thèse, 
seront  peut-être  déçus.  Mais  ceux  qui  demandent  à  un  roman 
la  multiplicité  et  les  divergences  de  la  vie  ne  seront  nul- 
lement rebutés  par  l'indécision  de  ce  livre  ardent  et  riche  : 
au  contraire. 

M.  Mauriac  n'a  suivi  jusqu'au  bout  aucune  &t5  lignes  qui 
l'ont  ici  tenté,  ou  plutôt  je  m'ex}>rime  là  à  l'inverse  de  la 
vérité  :  il  s'est  placé  à  un  centre,  à  un  noeud  de  routes  et  il 
a  r-ecounu  successivement  les  routes  dont  ce  centre  fait'  la 
liaison.  De  sorte  qu'il  a  l'apparence  d'avoir  esquissé  et  supcr- 
posd  plusieurs  romans. 

L'un  d'eux  aurait  pu  être  très  beau,  mais  pour  le  traiter 
entièrement  il  faudrait  être  plus  artiste  pur,  plus  indépendant 
de  la  vie  que  ne  l'est  (heureusement  après  tout)  M.  Mauriac. 
C'est  le  roman  du  pouvoir  spirituel  déchu  qui  garde  pourtant 
son  .caractère  et  un  peu  de  son  action,  un  uicerdos  in  xleruuin 
appliqué  à  un  séminariste  qui  n'est  pas  défroqué,  puisqu'il 
n'a  pas  reçu  les  ordres,  et  qu'il  a  gardé  sa  foi  intacte,  mais 
que  la  puissance  de  la  chair  a  arraché  du  séminaire  quand  il 
lui  était  encore  permis  de  se  reprendre.  Claude  est  rentré 
pour  être  paysan  dans  le  domaine  qu'exploite  son  père  et  qui 
a  pour  châtelain  un  bourgeois  grossier  et  brutal  dont  les 
deux  enfants^  Edward  et  May,  habitués  à  le  mépriser,  vivent 
dans  un  état  d'anarchie  intérieure,  étant  d'ailleurs  protestants. 


942  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

L'ascendant  que  ce  cultivateur,  parce  qu'il  a  été  séminariste 
et  qu'il  s'est  assis  sur  la  pierre  catholique,  prend  naturelle- 
ment sur  eux,  la  direction  morale  qu'il  assume  par  sa  seule 
présence  autour  d'un  foyer  dévasté  (la  mère  Gonzalès  y  figure 
un  type  parfaitement  réussi),  tout  cela  est  mené  avec  maîtrise, 
sobriété,  arrêté  sobrement  en  deçà  de  l'effet  qu'on  pouvait 
peut-être  en  tirer. 

On  y  trouve  aussi  le  sujet  qui  paraît  hanter  M.  Mauriac 
romancier  :  la  fin  de  la  jeunesse,  la  misère  de  la  perdre,  et 
l'utilisation  de  ce  tournant  de  l'Age  par  la  religion  qui  seule 
peut  lui  donner  un  sens  et  lui  apporter  une  consolation.  Le 
romancier  n'a  pas  anticipé  son  expérience  :  il  a  enregistré 
jusqu'ici  des  sentiments  d'enfance  et  de  jeunesse,  et  il  est 
probable  que  la  densité  de  ses  romans  s'accroîtra  avec  celle 
de  son  passé  intérieur. 

On  y  trouve  enfin  l'expression  d'une  sensibilité  et  d'une 
intelligence  catholiques  à  l'égard  de  la  chair  et  du  sang,  tout 
le  scrupule  et  la  mauvaise  conscience  chez  des  êtres  ardents 
et  jeunes,  loyaux  et  croyants  comme  Claude  et  Ma}-. 
M.  Mauriac  ne  soutient  pas  de  thèses  ;  il  indique  par  touches 
des  sentiments  vifs.  Ses  trois  jeunes  gens,  Claude,  May, 
Edward,  sont  plus  ou  moins  déséquilibrés  et  rendus  malheu- 
reux par  le  passage  de  l'amour.  Chacun  d'eux  a  une  histoire 
qui  servirait  aussi  de  symbole  à  l'histoire  des  deux  autres  : 
tous  trois  vont  à  une  déchéance,  et  pour  le  plus  faible  c'est  le 
suicide.  Les  seuls  personnages  qui  trouvent  leur  équilibre  et 
pour  qui  la  chair  et  le  sang  présentent  toutes  garanties  de 
confort,  c'est  un  vieil  épicurien,  Firmin  Pacaud,  et  un  jeune 
catholique  parfaitement  simple  et  naïf,  Marcel,  qui,  dit  sa 
femme,  «  si  pratiquant,  s'inquiète  peu  de  connaître  les  limites 
de  ce  que  l'Eglise  accorde  aux  époux  ».  Ce  qui  ne  veut  pas 
dire  que  M.  Mauriac  conclut  au  primat  de  la  vie  simple. 
Comme  je  l'ai  dit,  il  ne  conclut  pas  et  je  serais  bien  le  dernier 
à  l'en  blâmer.  Il  a  voulu  créer  un  petit  coin  de  vie  et  il  y  a  à 


NOTES  943 

peu  près  rcussi.  C'est  ce  qu'on  doit  demander  d'abord  à  un 
romancier. 

ALBERT    THIBAUDET 


LES  IMAGES  DU  MONDE  (Tome  deuxième) 
(Figuière  et  C-)  ;  LA  TRADITION  DE  POÉSIE 
SCIENTIFIQUE,  par  René  GhiL  (Société  littéraire  de 
France). 

La  doctrine  poétique  de  M.  René  Ghil,  après  avoir  occupé 
le  premier  plan  de  l'actualité  littéraire,  au  point  de  requérir 
l'attention  de  la  grande  presse,  semblait  un  peu  oubliée.  Le 
nom  même  du  poète  de  VŒuvre  n'était  plus  guère  cité  dans 
les  revues  jeunes  qu'à  de  rares  occasions. 

Pourtant  son  influence  n'avait  pas  cessé  de  s'exercer  et 
presque  tous  les  systèmes  poétiques  lancés  depuis  quinze  ans 
s'inspiraient  des  mêmes  principes,  ou  plutôt  de  la  même 
chimère.  Mais  outre  que  les  fondateurs  d'écoles  sont  plutôt 
discrets  sur  ce  qui  touche  à  leurs  précurseurs  directs,  on 
peut  penser  qu'ils  suivaient  moins  l'exemple  de  M.  René 
Ghil  que  le  vieil  esprit  confusionniste  dont  ce  poète  difficile 
"demeurera  le  plus  curieux  représentant. 

La  notion  de  genres  distincts,  en  art  ou  en  littérature,  est 
odieuse  à  quiconque  a  plus  de  sensibilité  que  de  moyens 
d'expression.  Faute  de  pouvoir  extérioriser  et  rendre  palpable 
ou  concret  l'enthousiasme  confus  qui  l'anime  et  qui  se 
prend  volontiers  pour  le  souffle  du  génie,  tel  inventeur 
-  déclare  l'outil  imparfait  et  les  règles  du  métier  étroites  ou 
caduques. 

Ainsi  maint  écrivain  de  qui  les  premiers  essais  —  sincères 
dans  leur  médiocrité  —  trahissaient  le  défaut  de  tempéra- 
ment, et  l'inaptitude  à  l'un  quelconque  des  arts  existants, 
entreprit  d'en  fabriquer  un  de  toutes  pièces,  qui  fut  nouveau. 


944  LA   NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

et  à  sa  mesure,  ou  plutôt,  comme  il  dit  modestement» 
adéquat  à  la  vie  et  à  l'esprit  modernes. 

Ces  tentatives  périodiquement  renouvelées  ont  pour  traits 
communs  la  répudiation  de  totit  art  limité  dans  son  dessein 
et  dans  sa  technique,  le  mépris  des  formes  arrêtées  et  des 
sujets  bien  définis,  et,  parallèlement,  le  goût  des  enchaîne- 
ments interminables  de  pensée,  de  rythmes  et  surtout 
d'images,  la  passion  du  sublime  continu,  et  l'ambition  d'être 
un  homme-orchestre  cosmique.  Mais  écoutons  plutôt  M.  René 
Ghil  '  :  «  Ainsi,  le  grand  «  leit-motiv  »  de  la  Poésie  scienti- 
«  fique,  étant  le  rapport  de  l'Humain  ai^  Cosmos,  elle  com- 
«  prend  donc,  et  en  volonté  résultante,  le  concept  philoso- 
«  phique  et  métaphysique...  Elle  a  nécessité  pour  son  Œuvre, 
«  de  la  cosmologie  et  de  la  paléontologie  et  leurs  dépen- 
«  dances,  de  l'ethnologie  et  de  l'histoire  des  cultes,  etc.. 
«  Elle  développe  en  même  temps  une  méditation  sur  l'Ethique, 
«  et  ose  sa  logique  vaticination  sur  les  destins  des  peuples, 
«  et  suppute  l'équilibre  des  soleils...  etc.  » 

Ce  que  l'on  suppute  avec  effroi  c'est  surtout  la  somme  de 
connaissances  et  le  nombre  de  diplômes  universitaires  indis- 
pensables au  Poète  scientifique.  Fort  heureusement  pour  ce 
dernier,  on  nous  laisse  entendre  qu'il  ne  sera  pas  tenu  de 
posséder  à  fond  toutes  les  sciences.  11  lui  suffira  d'avoir  une 
teinture  générale,  ou  si  l'on  veut  ces  clartés  de  tout  que 
Clitandre-Molière  accordait  aux  honnêtes  femmes.  En  un 
mot  le  poète  selon  M.  René  Ghil  n'a  pas  besoin  d'être  savant, 
il  lui  suffit  d'être  scientifique,  c'est-à-dire  d'aimer  la  Science 
ostensiblement  et  d'y  croire.  On  ne  lui  demande  qu'un  acte 
de  foi  et  d'amour. 

Voilà  donc  le  Poète  muni  d'un  «  acquis  en  tout  domaine 
R  du  savoir,  aux  lacunes,  aux  doutes  et  aux  apparences  isolées 
«  duquel  supplée  son  intuition.  »  Ah!  l'intuition...  j'attendais 

I.  Tradition  de  poésie  scientifique,  p.  21. 


NOTES  945 

le  mot  ;  vous  aussi.  Intuition,  au  surplus,  <»  spécialement 
<c  hardie  et  étrangement  devineresse  du  génie  poétique  qui 
H  saillit  du  sub-conscient  ». 

Surtout  il  se  gardera  de  tout  didactisme,  et  pour  cause. 
Car  M.  René  Ghil  prend  soin  de  marquer  que  sa  conception 
n'a  rien  à  voir  avec  la  poésie  didactique.  En  est-il  bien  sûr  ? 
Ce  qui  distingue  un  poète  didactique  d'un  poète  scientifique 
est  que  le  premier  expose  avec  précision  ce  qu'il  sait  et  que 
le  second  parle  vaguement  de  ce  dont  il  a  non  moins  vague- 
ment entendu  parler. 

Au  surplus,  pourquoi  ce  dédain  du  didactique  ?  Les 
Géorgiqms,  un  des  chefs-d'œuvre  accomplis  de  la  poésie 
de  tous  les  temps,  sont  aussi  le  parfait  modèle  du  poème 
didactique.  Un  des  sommets  de  notre  art  classique,  n'en 
déplaise  à  tous  les  croque-Boileau  passés,  présents  et  futurs, 
est  ce  quatrième  chant  de  VArt  Poétique  que  la  Fontaine  et 
Racine,  bons  juges,  admiraient  par-dessus  tout.  Enfin  l'œuvre 
capitale  de  Victor  Hugo  ne  présente-t-elle  pas  un  caractère 
didactique  ?  Qu'est  la  Légende  des  Sikhs,  sinon  un  essai 
d'histoire  universelle  synthétique  illustrant  une  philosophie 
manichéiste  de  l'histoire,  fondéesur  l'antithèse  Prétre-Tyran- 
Obscurité  et  Justice-Peuple-Clarté. 

D'ailleurs,  il  convient  de  le  reconnaître,  M.  René  Ghil 
rend  justice  à  ses  prédécesseurs.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  font 
fi  de  ce  qu'ils  ignorent.  C'est  ainsi  qu'au  cours  de  son  étude, 
il  expose  fort  bien  les  mérites  de  poètes  comme  du  Bartas, 
Delille  et  Sully-Prudhomme.  Le  grief  qu'il  leur  fait  à  tous 
indistinctement  est  de  n'avoir  pas  l'esprit  de  synthèse.  C'est 
aussi  le  reproche  que  je  ferai  à  M.  René  Ghil  lui-même.  Son 
art  procède  par  énumération,  par  incidentes  enchevêtrées, 
ou  par  redondances  verbales  comme  dans  le  célèbre  et  très 
harmonieux  Panlouvi  des  Panioums.  11  est  aussi  peu  synthé- 
tique que  possible,  à  moins  d'admettre  que  synthèse  est  un 
synonyme  poético-scientifique  de  confusion   et   d'obscurité. 


94^  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

Au  cours  d'une  carrière  déjà  longue  et  à  la  dignité  de 
laquelle  on  se  plaît  à  rendre  hommage,  M.  René  Ghil 
n'avait  suscité  que  des  imitateurs  honteux.  Voilà  qu'il  lui 
est  né  sur  le  tard  de  déclarés  disciples.  Leur  organe  est  la 
revue  Rythme  et  Synthèse  et  les  plus  notoires  d'entre  eux  sont 
M.  Charles  Cousin  et  M.  Jamati,  donc  l'enthousiasme  est 
exemplaire  et  le  prosélytisme  désintéressé. 

ROGER    ALLARD 


* 


ANTHOLOGIE  CRITIQUE  DES  POÈTES  NOR- 
MANDS DE  1900  A  1920,  par  Charles-Théophile  Fe'ret, 
Raymond  Postal  et  divers  auteurs  (Garnier). 

Voici  une  excellente  publication  et  qui  devrait  susciter 
parmi  nos  provinces  une  émulation  féconde. 

L'auteur  de  ce  chef-d'œuvre  inconnu,  LaNonnatidie  exaltée 
était  bien  qualifié  pour  l'entreprendre.  Légitimement  orgueil- 
leux de  sa  race,  Charles-Théophile  Féret  est  un  de  ces  nor- 
mannistes  intégraux  qui  ne  pardonnent  pas  à  la  Révolution 
d'avoir  annexé  une  province  que  le  traité  de  Clair-sur-Epte 
donnait  au  domaine  de  la  couronne.  Il  constate  avec  amer- 
tume que  Rouen  n'est  plus  une  capitale  ;  ni  Caen  «  la 
source  des  beaux  esprits  ».  Mais  il  rappelle  la  part  prépondé- 
rante prise  par  les  Normands  à  la  formation  de  la  langue 
d'oïl.  «  Nous  avons  le  droit,  écrit-il  fièrement,  de  prendre 
le  nom  de  la  race  dont  nous  nous  réclamons,  même  si  nous 
ne  jouissons  pas  d'une  langue  à  noustousseuls.  D'une  langue 
qui  devrait  s'appeler  le  normand  plutôt  que  le  français,  si 
l'on  mettait  en  balance  les  deux  apports,  si  l'on  comptait  et 
mesurait  les  génies  qui  l'ont  fécondée. 

Au  surplus  la  langue  n'est  pas  le  seul  élément  dont  il 
faille  tenir  compte  dans  la  formation  d'une  littérature,  le 
sang,  même  un  peu  le  sol  nourricier,  c'est  la  source  de  la 
sensibilité.  » 


NOTES  ^^j 

Voici  maintenant,  selon  le  poète  de  VArc  d'Ulysse,  la  struc- 
ture normande  du  cerveau  : 

«  Avec  la  faculté  non  contradictoire  de  l'enthousiasme, 
l'esprit  pratique,  et,  dans  l'espèce,  réaliste,  le  respect  du  fait 
et  du  succès.  Un  rêve,  qui  a  des  contours  définis,  voit 
d'avance  l'action  et  l'engendre.  Un  goût  rude  à  l'origine, 
puis  apaisé  par  le  décor  d'une  nature  plus  plantureuse  et 
moins  tourmentée  que  la  patrie  originelle.  Un  sérieux  qui 
méprise  la  frivolité.  Une  extrême  prudence  à  s'engager,  et 
une  habile  souplesse  à  se  dégager,  ce  qu'on  nomme  notre  dit 
et  notre  dédit.  Un  attachement  infrangible  à  ce  que  le  Nor- 
mand regarde  comme  son  droit  ;  d'où  —  pour  le  rechercher, 
ce  droit  —  le  goût  de  l'histoire  ;  des  dispositions  naturelles 
à  l'étude  et  à  l'interprétation  des  lois,  et  à  la  procédure.  Des 
loups  mués  en  renards,  parce  que  l'adresse  devient  un  meil- 
leur levier  que  le  muscle.  De  la  ruse,  disent  nos  voisins, 
mais  souvent  légitime,  mais  parfois  nécessaire.  En  tout  cas 
assez  de  noblesse  pour  inventer  le  jury...  la  clameur  de  Haro, 
le  jugement  prompt  et  par  les  pairs,  toutes  les  formes  de 
l'équité  sociale.  » 

Ici  Charles-Théophile  Féret  trace  un  magnifique  tableau 
de  l'histoire  littéraire  normande,  depuis  Théroulde,  W'acc, 
Béroul  et  Thomas.  La  poésie  satirique  appartient  presque  en 
propre  aux  Normands.  Normand,  Vauquelin  de  la  Fresnaye, 
auteur  du  premier  art  poétique  en  forme  et  dont  la  race  au 
bout  de  quatre  siècles  donne  encore  un  peintre  à  la  France  ! 

Mais,  comme  l'obser^'e  fort  justement  Féret,  l'énumération 
de  nos  anciennes  prééminences  non  plus  que  les  constatations 
de  l'état-civil  ne  résolvent  pas  ce  problème  :  «  Hxiste-t-il 
encore  en  Normandie  un  génie  littéraire  normand  ?»  Le  seul 
trait  commun  qui  puisse  être  relevé  est  la  persistance  d'une 
poésie  discursive,  dans  les  formes  classiques  et  d'une  cer- 
taine résistance  à  l'impressionnisme  et  à  la  notation.  En 
général  le  poète  normand  conçoit  bien    et  exprime  claire- 


^48  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

ment.  Son  lyrisme  est  oratoire  et  vise  à  convaincre,  comme 
celui  du  vieux  Corneille. 

Féret  semble  désespérer  de  l'avenir,  il  semble  redouter  de 
voir  l'industrie  minière  et  textile  «  encrasser  nos  ciels  pastel- 
lisés  »  et  en  chasser  les  derniers  rossignols.  Je  ne  partage 
pas  ses  craintes,  au  contraire. 

Les  armateurs,  les  corsaires  de  jadis  étaient  devenus  peu  à 
peu  des  tenanciers  d'hôtels,  des  loueurs  en  meublé  et  des 
videurs  de  pots  de  chambre  :  ils  s'engraissaient  sur  les  bai- 
gneurs et  les  Anglais.  La  prospérité  industrielle,  la  renais- 
sance maritime  qui  en  est  le  corollaire  va  changer  tout  cela. 
Rouen  redevient  une  métropole  commerciale.  Absurde  est  la 
publicité  qui  proclame  sur  les  affiches  de  voyages  :  «  Visitez 
Rouen  la  ville-musée  ».  Non  cejtes,  ni  un  musée  ni  une  ville- 
morte,  mais  le  premier  port  de  France  par  le  tonnage,  et 
demain  peut-être,  si  les  franchises  de  jadis  revivaient,  le  plus 
grand  port  fluvial  du  monde.  Et  quel  incomparable  visage  : 
vingt  églises  gothiques  s'élancent  au-dessus  d'une  forêt  de 
mâts,  une  ville  entière  où  se  rencontrent  tous  les  types  de 
maisons  depuis  le  xiii^  siècle,  qui  semble  portée  sur  des  mil- 
liers de  carènes  entre  lesquelles  la  Seine  a  peine  à  se  frayer 
un  chemin.  Et  cela  dans  un  cirque  de  collines  aussi  nobles 
que  celles  de  Rome.  Quel  spectacle  plus  digne  d'émouvoir 
et  d'inspirer  les  poètes  !  Cette  prospérité  nouvelle  ne  peut 
manquer  d'en  susciter.  Le  bonheur  appelle  les  chansons. 
Féret,  ayons  confiance  !  Après  l'ère  d'enrichissement  revien- 
dra l'âge  d'or  des  muses  normandes. 

ROGER   ALLARD 

* 

*    * 

FOND  DE  CANTINE,  par  Drieu  La  Rochelle  (Edi- 
tions de  la  Nouvelle  Revue  Française). 

Drieu  La  Rochelle  est  sans  doute  le  produit  le  plus  typi- 
que de  la  génération  qui  eut  vingt  ans  en  19 14,  ou  du  moins 


NOTES  9^  ^ 

d'une  partie  de  cette  génération,  celle  qui  était  le  mieux  pré- 
disposée à  s'enorgueillir  et  à  s'exalter  du  destin  qui  lui  était 
réservé  au  sortir  du  collège. 

. .  .Soiio^i' 
Que  nous  serions  restés  toujùun  inassouvis 
Si  l'heureux  coup  du  sort  ne  nous  avait  ravis. 

{Fond  de  Cantine,  p.  1 5). 

Ces  jeunes  hommes  n'ont  pas  eu,  entre  leur  deuxième 
baccalauréat  et  leur  débarquement  dans  la  vie-tellc-qu'ellc- 
est,  ces  quatre  ou  cinq  années  de  navigation  errante  et  de 
flânerie  à  travers  un  océan  d'images,  d'idéologies,  de  rêves, 
de  traditions,  de  contacts  où  l'adolescence  enrichit  sa  per- 
sonnalité, se  tamise  et  s'arrondit  aux  angles.  Avant  que  la  vie 
se  charge  de  cet  office,  nos  auteurs  de  prédilection  dégon- 
flent les  ballons  de  notre  dix-septième  année  et  nous  ensei- 
gnent à  en  gonfler  d'autres. 

Il  y  a  là  enrichissement  certain  de  la  personnalité,  (qu'est- 
ce  en  effet  que  cinq  petits  sens  et  un  seul  cerveau  pour 
explorer  le  monde  et  soi-même  ?),  mais  il  y  a  risque  de 
(iépersonnaiisalioii . 

Drieu  La  Rochelle,  collégien  émancipé  par  la  guerre,  pré- 
servé par  elle  de  la  timidité  et  de  la  crainte  du  ridicule, 
encouragé  par  les.brisques  de  sa  manche  droite,  a  osé  notifier 
pêle-mêle  et  sans  tarder  aux  générations  précédentes  les 
raisons  de  vivre  de  la  sienne. 

Il  a  fait  sauter  les  ponts  derrière  lui  comme  Barres  en 
1888.  Fond  de  Cantitje  suit  Interrogation,  comme  Un  homtm 
libre  a  suivi  Sous  l'Œil  des  Barbares.  L'exercice  d'application 
vient  après  l'exposé  doctrinal. 

Drieu  La  Rochelle  est  autant  logicien  et  systématique 
que  poète,  et  ses  deux  premiers  ouvrages  sont  plus  des 
essais  que  des  poèmes.  Drieu  nous  a  donné  à  la  mode  de 
son  temps,  sans  ironie,  un  pendant  au  Ctilie  du  Moi  et, 
comme  Barrés,  fourni  sa  réponse  provisoire  aux  deux  ques- 


950  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

tions  fondamentales  :    Pourquoi  vivre  ?   Comment   vivre  ? 

11  y  a  dans  Interrogation  un  système  cohérent,  toute  l'idéo- 
logie morale  d'une  génération  sportive,  définitivement  éta- 
blie dans  le  pragmatisme  par  son  expérience  de  la  guerre. 
Action  et  jeu,  jeu  de  l'action. 

Lancer  une  idée  dans  le  monde  comme  un  ballon  de  foot- 
ball dans  la  mêlée,  affirmer  une  idée  de  la  vie  et  la  faire 
triompher,  c'est  la  raison  de  vivre  de  l'élite  des  hommes  et 
de  l'élite  des  peuples.  Si  les  idées  contradictoires  lancées 
par  tous  les  hommes-maîtres  forment  un  chaos,  tant  mieux  : 
«  Il  faut  choisir  entre  le  néant  et  le  chaos  »  {Interrogation, 
p.  38). 

Mais  CCS  idées-forces  en  se  muant  en  action  tangible  et 
corporelle  se  heurtent  fatalement  :  «  Tel  est  le  secret,  telle 
est  la  nécessité  de  la  guerre  ».  La  guerre  rend  intense  la  vie 
assaillie  par  la  mort.  La  masse  se  sacrifie  pour  faire  triom- 
pher l'idée  du  chef  soit  qu'elle  adhère  à  cette  idée,  soit  plutôt 
qu'on  la  précipite  dans  la  guerre  par  le  mensonge  («  Appelez 
le  chef  l'homme-qui-ment»). 

Et  pourtant  le  vœu  de  la  masse,  celui  même  de  l'homme 
qui  déchaîne  la  guerre  est  de  ne  pas  souffrir.  N'y  aurait-il 
donc  de  choix  pour  l'humanité  qu'entre  la  souffrance  de  la 
guerre  et  le  néant  d'une  existence  «  de  boutiquier  retiré  des 
affaires  »  ?  Non,  il  se  peut  que  la  guerre  ne  demeure  pas 
toujours  cette  mêlée  meurtrière.  «  Mais  la  guerre  nous  fit 
croire  non  pas  au  progrès,  mais  au  noble  effort  sans  but  et 
libre  d'espoir.  »  Ce  qui  importe  à  jamais,  c'est  «  la  souve- 
raine présence  en  temps  de  paix  de  l'âme  de  la  guerre,  de 
l'esprit  d'inquiétude,  enfin  de  l'action  qui  éjaculele  monde  ». 

Et  dans  Fo)id  ile  Cantine,  «  l'art  qui  est  un  regard  sur  tous 
ces  agissements  »  s'arrête  à  examiner  quelques-uns  de  ces 
«  nobles  efforts  »,  de  cette  »  action  qui  éjacule  le  monde  »  à 
force  de  mythes.  Voici  le  mythe  américain  de  la  guerre 
s'opposant  au  mythe  français  ;  voici  le  mythe  bolchéviste  ;  le 


NOTES  9  5  î 

mythe  de  l'alliance  de  l'homme  et  de  la  matière  {Grue, 
Atlantide)  ;  celui  de  la  vitesse  {Automobile)  ;  celui  du  jeu  pur, 
«  fin  en  soi  »  {Tennis)  ;  et  enfin,  rejoignant  sur  un  autre 
plan  y  Invitation  au  voyage,  la  vieille  Schnsucht  romantique,  le 
désir  d'évasion  (Rondeur). 

Il  y  aurait  quelque  chose  de  décevant  et  de  simpliste  dans 
une  pareille  conception  de  la  vie-jeu  el  de  la  vie-guerre 
{Faisant  ma  prière  —  Au  dieu  de  la  guerre  —  Et  des  révolu- 
tions), si  l'œuvre  oij  elle  s'exprime  n'était  pas  toute  bouillante 
de  jeunesse,  d'une  fougue  et  d'un  élan  qui  font  pardonner 
tous  les  fléchissements  de  la  pensée,  et  si  cette  aspiration  un 
peu  romantique  et  irréaliste  4  un  renouvellement  de  l'uni- 
vers ne  se  soudait  pas  à  la  «  fatalité  du  moderne  »  et  ne 
coïncidait  pas  avec  l'heure  révolutionnaire  que  nous  tra- 
versons. 

Le  style  de  Drieu  La  Rochelle  a  le  rythme  de  la  mer  ou  de 
l'assaut  (aucune  fluidité,  aucune  musique),  il  déferle  par 
vagues  successives,  qui  parfois  échouent,  parfois  arrivent  au 
but  dans  un  tourbillon  d'images  neuves  et  de  mots.  Au  pre- 
mier abord,  cela  rappelle  du  Rimbaud,  du  Laforgue,  du 
Whitman  ou  du  Marinetti,  et  il  est  bien  certain  que  le  style 
de  Drieu  est  encore  soumis  aux  influences,  et  qu'il  est,  par 
manque  de  soin,  souvent  raboteux,  heurté,  inutilement  télé- 
graphique, pareil  à  la  mauvaise  traduction  d'un  bon  poète 
étranger.  Mais  il  y  a  un  élément  tout  personnel  qui  relie 
Drieu  à  la  plus  sévère  et  à  la  plus  belle  tradition  classique 
latine,  qui  va  de  Lucrèce  à  Dante,  de  Tacite  à  La  Bruyère, 
c'est  l'art  du  raccourci,  la  recherche  et  fréquemment  la  décou- 
verte de  la  formule  explosive,  à  force  d'être  comprimée.  Ce 
renouveau  partiel  du  classicisme  dans  l'expression  est  sans 
doute  ce  qui  fait  la  valeur  littéraire  durable  et  l'originalité 
vraie  d'Interrogation  et  de  Fond  de  Cantine,  qui  sans  cela  ne 
seraient  que  de  précieux  documents  sur  les  façons  de  sentir 
des  adolescents  de  19 14.  benjamin-  crjîmieux 


95-2  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 


* 

*    Ht 


CHRONIQUES    PARISIENNES,     ENNUIS  NON 

RIMES,  par  Jules  Laforgue  (La  Connaissance). 

Ce  premier  volume  Je  nouveaux  inédits  complétera  heu- 
reusement celui  qui,  au  Mercure,  forme  le  troisième  volume 
des  Œuvres  de  Laforgue.  Rien  de  ce  qu'a  pu  produire  un 
esprit  aussi  rare  ne  doit  nous  être  indifférent,  et  si  les  petites 
chroniques  ici  recueillies  n'ont  pas  grande  importance,  elles 
rappellent  cependant,  comme  des  doigts  distraits  sur  un 
piano,  quelques  thèmes  des  Poésies  et  des  Moralités.  On 
ferait  un  volume  pareil,  et  plus  charmant  encore,  avec  les 
chroniques  de  Mallarmé  oubliées  dans  le  National,  la  Der- 
nière Mode  et  quelques  journaux.  Mallarmé  et  Laforgue  se 
relient  pareillement  à  la  chronique  de  Banville.  Genre  aujour- 
d'hui perdu,  et  tué  sous  la  mitraille  des  grains  de  bon  sens. 
Mais  pourquoi  M.  André  Malraux,  qui  a  recueilli  ces  textes, 
ne  nous  dit-il  pas,  en  une  page,  d'où  ilssont  tiréset  à  quelles 
occasions' ils  furent  écrits  ?  Je  suis  peut-être  un  barbare, 
mais  ces  détails  m'intéressent  plus  que  ceux  qui  concernent 
sur  la  première  et  la  dernière  feuilles,  le  nom  de  TimpriiTicur, 
la  quantité  du  tirage  et  la  nuance  du  papier. 

A.  THIBAUDET. 


POÉSIES,  par  Isidore  Ditcasse  {comte  de  Lautréamont^, 
avec  préface  de  Philippe  Soupault  (Au  Sans  Pareil). 

Le  numéro  3  du  Spectateur  reprocliait  au  romantisme  d£ 
livrer  le  monde  aux  rêves  ;  la  Direction  annonçait  pour  le 
numéro  4  la  réponse  d'un  romantique,  que  l'on  ne  décou- 
vrit pas.  Hugo,  le  mot  ne  lui  allait  guère.  Lamartine  un  peu 
plus  tard  écrivit  à  Stendhal  pour  lui  demander  un  renseigne- 


NOTES  9  5  3 

■ment.  Stendhal  répond  que  k  romantisme,  c'est  d'en- 
voyer au  diable  les  rêves  et  les  rêveries.  Alors  Lam-artine 
à  regret  cesse  quelque  temps  d'être  romantique. 

La  dispute  n'est  pas  aujourd'hui  plus  nette,  bien  que 
Stendhal  ait  quitté  le  parti,  principalement  depuis  dix  ans, 
et  que  Pierre  Lasserre  ait  repris  la  thèse  d'Isidore  Ducasse  — 
dont  les  Poésies,  on  lésait,  sont  une  préface  à  des  poésies  pos- 
sibles, et  la  réfutation  du  romantisme  : 

Depuis  Racine,  la  poésie  n'a  pas  progressé  d'un  millimètre.  Elle 
a  reculé.  Grâce  à  qui  ?  Aux  Grandes-Tétes-Molies  de  notre  épo- 
que. Grâce  aux  femmelettes,  Chateaubriand,  le  Mohican-Mclanco- 
lique...  Edgard  Poti,  le  Mameluck-des-Rêves-d' Alcool  ;  Mathuriu, 
le  Compère-des-Ténèbres  :  George  Sand,  l' Hermaphrodite-Circon- 
cis ;  Théophile  Gautier,  l'Incomparable-Epicier  ;  Lamartine,  la 
Cigogne -Liirmoyante... 

Ce  sont  des  invectives.   Ducasse,   plus  loin,  tente,  dit-il, 

«  une  vérification  ». 

* 
♦  » 

La  voici  : 

Vous  qui  entrez,  laissez  tout  désespoir. 

Les  enfants  qui  naissent  ne  connaissent  rien  de  la  vie,  pas  même 
la  grandeur. 

La  jeunesse  écoute  les  conseils  de  l'.îge  mûr.,  Elle  a  une  confiance 
illimitée  en  elle-même. 

Si  la  morale  de  Cléopâtre  eut  été  moins  courte,  la  face  de 
la  terre  aurait  changé  ;  son  nez  n'en  serait  pas  de^'eDU  plus  long. 

L'homme  est  un  chêne.  La  nature  n'en  compte  pas  de  plus 
robuste.  Il  ne  faut  pas  que  l'univers  s'arme  pour  le  défendre.  Une 
goutte  d'eau  ne  suffit  pas  à  sa  préservation. 

Le  jeu  n'est  pas  neuf.  Il  n'est  pas  inorfensif  non  plus, 
il  prend  assez  naturellement  les  traits  intellectuels  d'un 
Tice. 

Exactement  il  implique  que  les  phrases  —  et  en  particu- 
lier cette  espèce,  que  l'on  appelle  singulièrement  des  pen- 


954  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

sées  —  sont  de  même  pâte  que  les  idées,  de  sorte  qu'il  suffit 
de  retourner  l'ordre  des  mots  pour  avoir  leur  sens  retourné. 
Une  nouvelle  maxime  porte  un  témoignage  opposé  au 
premier,  mais  qui  ne  peut  manquer  d'être  aussi  pressant, 
aussi  prégnant  —  n'étant  pas  autre,  mais  le  môme. 

Il  s'agit  dans  les  Poésies  d'une  démonstration  par  l'absurde. 
Si  le  langage,  suppose  à  peu  près  Ducasse,  était  ce  que 
vous  pensez,  il  faudrait  dire... 


* 

*   * 


Toute  doctrine  littéraire  se  fonde  sur  une  théorie  du  lan- 
gage. Il  faut  savoir  si  l'instrument  est  sûr  —  l'aifûter  peut- 
être,  le  redresser,  le  garder  de  la  rouille  ?  Les  romantiques 
en  général  lui  font  confiance,  ils  en  sont  plus  tranquilles 
pour  chercher  des  herbes  inattendues.  Hugo  appelle  le  mot  : 
verbe.  Ce  n'est  plus  cette  matière  difficile  à  réduire,  il  semble 
que  le  langage  par  nature  porte  sens,  il  est  de  la  race  de  la 
pensée.  Premier  effet  d'une  doctrine  paresseuse,  qui  ne  croit 
guère  aux  objets.  Si  le  romantisme  tient  de  Jean-Jacques  une 
image  des  passions,  bien  plus  sûrement  il  reçoit  de  Condillac 
la  confusion  des  mots  avec  les  idées. 

C'est  au  milieu  de  cette  confusion  que  Ducasse  pose  sa 
machine  infernale.  «  Il  n'y  a  rien,  dit-il,  d'incompréhen- 
sible ».  Il  s'en  suit  à  peu  près  que  l'on  n'a  plus  à  penser,  les 
phrases  y  suffisent.  Un  coup  de  pouce  de  temps  en  temps  les 
fait  varier. 

L'on  pouvait  attendre  de  Lautréamont  qu'il  apportât 
quelque  bon  sens  à  démêler  la  querelle,  que  l'on  a  dite.  Seu- 
lement il  semble  aussi  qu'il  n'imaginait  aucune  littérature, 
sauf  Maldoror  et  ce  romantisme,  qu'il  faisait  éclater.  —  N'im- 
porte quelle  oeuvre  possible  lui  semblait  contredite  par  un 
langage  de  paradis, 

JEAN  PAULHAN 


NOTES  955 


EVIDENCES,  par  Lucien  Daudet  (à  la  Sirène). 

C'est  un  petit  livret  précieux  et  complexe,  perspicace  et 
triste,  ce  chapelet  de  sensAtions  aiguës  qu'on  se  garderait  bien 
de  rédiger,  qu'on  jette  en  vrac  sous  quelques  titres  faits  d'un 
seul  mot  sans  article  ;  des  notations  vibrantes,  réduites  à 
l'essentiel,  et  dont  l'ensemble,  arbitrairement  arrêté,  nous 
fait  assez  bien  pénétrer  dans  une  conscience.  Pour  mettre 
en  contact  une  sensibilité  et  un  public,  ce  genre  de  livret 
tend  à  remplacer  aujourd'hui  le  livre  de  poèmes  qu'on  sent 
si  lourdement  démodé  :  en  ouvrant  un  recueil  de  vers  nou- 
veaux, à  la  seule  vue  des  lignes  inégales,  l'œil  est  déjà  fatigué, 
s'attend  à  de  vieux  rythmes  et  à  de  vieilles  choses.  Il  ne 
s'agit  pas  ici  de  la  lassitude  d'un  lecteur  neurasthénique  ni 
de  la  chair  triste  de  celui  qui  a  lu  tous  les  livres,  il  s'agit 
simplement  des  jeunes  gens,  de  ce  qui  leur  paraît  à  eux-mêmes 
propre  ou  inapte  à  les  exprimer.  Ces  livrets,  qui  seront  démo- 
dés, à  leur  tour  bientôt,  paraissent  bien  la  forme  actuelle- 
ment la  plus  juste  et  la  plus  directe  pour  accomplir  la  fonc- 
tion poétique,  pour  exposer  aux  yeux  du  public  sa  marchan- 
dise intérieure. 

Celui  de  M.  Lucien  Daudet  ne  fera  évidemment  pas 
oublier  les  Illufitinations,  qui  demeurent,  comme  les  Trophées 
de  Heredia,  le  classique  et  l'achèvement  d'un  art.  Mais  il 
contribuera,  avec  d'autres  livres  à  établir  autour  de  ce  chef- 
d'œuvre  la  multiplicité  d'un  genre,  à  prouver  par  là  le  bon 
droit  et  la  légitimité  delà  tentative  de  Rimbaud.  Bien  entendu 
je  ne  vois  pas  ici  d'imitation,  et  je  ne  méconnais  pas  la 
figure  personnelle.  Mais  ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  m'in- 
téresse par  mécanisme,  par  profession,  à  ce  qui  d'une  sensi- 
bilité et  d'un  style  tend  à  cristalliser  en  genre.  Genre  dont  le 
livret  de  M.  Daudet  tend  singulièrement  à  éclairer  les  affinités 

6i 


95^  LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

avec  la  musique.  Tel  morceau  (très  beau  et  qui  me  semble 
parfait)  comme  Angoisse  est  encore  tout  fluide  de  la  musique 
qui  l'a  déposé,  et  paraît  dessiner,  non  verbalement  mais 
intérieurement,  les  lignes  mêmes  de  quelque  lied  schu- 
mannien  où  sa  destinée  irréalisée  serait  de  se  fondre. 

ALBERT   THIBAUDET 


* 
*    * 


HISTOIRES  EXOTIQUES  ET  MERVEILLEUSES, 
par  Pierre  Mille  (Ferenczi,  éditeur). 

On  retrouve  dans  ces  douze  histoires,  comme  dans  les 
centaines  d'autres  qu'a  publiées  Pierre  Mille,  tous  les  dons 
de  conteur  de  Fabliaux  d'une  part  et  de  reporter  d'autre  part 
qui  font  son  originalité  et  restent'  l'essentiel  de  son  art. 
Comme  le  clerc  ou  le  chante-histoires  du  xiii^  siècle,  il  puise 
dans  la  tradition  orale,  dans  le  riche  fond  des  «  bonnes  his- 
toires »  de  nos  provinces,  et  du  folklore  juif,  colonial  ou 
musulman,  et  il  transcrit  ces  récits  en  les  ornant  de  consi- 
dérations morales,  philosophiques  ou  sociales,  en  les  enri- 
chissant d'idées  générales.  A  la  façon  du  fait-diversier  du 
x\e  siècle,  il  réussit  à  faire  voisiner  et  à  fondre  ensemble  le 
quotidien  de  l'existence  et  l'unique  de  l'aventure. 

Pierre  Mille  peint  les  aventuriers  tels  qu'ils  sont,  tous  nos 
Stevensoniens  d'aujourd'hui  les  peignent  tels  qu'ils  devraient 
être. 

Quant  à  l'influence  anglo-saxonne,  souvent  apparente,  et 
même  agressive,  elle  n'est  pas,  si  l'on  y  regarde  à  deux  fois, 
plus  profonde  chez  lui  que  dans  ces  vieux  villages  français 
du  front  picard,  où  tout  ce  que  les  Britanniques  ont  enseigné 
à  nos  ruraux  en  cinq  ans  de  cohabitation,  c'est  à  épicer 
de  quelques  ^/V/i'/^i  notre  bœuf  bouilli  national. 

BENJAMIN  CRÉMIEUX 


* 
*     * 


NOTES  957 

LE  MÉDECIN  MALGRÉ  LUI,  au  Vieux-Colombier. 

Le  Vieux-Colombier,  désireux  de  marquer  une  fois  de 
plus  quelles  sont  les  sources  où  il  puise  sa  force,  vient  d'ou- 
vrir sa  troisième  saison  avec  le  Médecin  malgré  lui.  Les  pro- 
cédés de  mise  en  scène  sont  les  mêmes  que  ceux  des  Four- 
beries, et  c'est  précisément  l'absence  d'innovations  techni- 
ques qui  fait  l'intérêt  de  cette  représentation,  puisqu'elle  per- 
met, tout  effet  de  surprise  passé,  de  mesurer  la  fécondité  du 
parti  adopté  par  Copeau.  Nous  avons  donc  retrouvé  le  tré- 
teau, cette  plateforme  en  bois  qui  occupe  le  milieu  de  la 
scène  et  que  des  marches  réunissent  au  plateau.  Ainsi  suré- 
levés etisolés,  les  personnages  comiques  acquièrent  des  pro- 
portions au-dessus  de  l'échelle  humaine.  Le  jeu  du  visage 
s'efface  ;  par  contre  les  gestes  prennent  une  ampleur  et  un 
accent  tels  qu'on  les  imagine  chez  les  acteurs  masqués  de 
4'antiquité.  Ce  n'est  pas  que  les  finesses  soient  sacrifiées, 
mais  elles  changent  de  nature  et  diffèrent  de  ce  qu'on  a 
l'habitude  de  voir  au  théâtre,  comme  le  plein  air  diffère 
d'une  atmosphère  d'intérieur.  C'est  l'optique  de  la  rue  et  par 
conséquent  du  théâtre  forain.  On  pourrait  objecter  que 
Molière  avait  dépassé,  dans  presque  tout  ce  que  nous  possé- 
dons de  lui,  ce  stade  de  l'art  scénique.  C'est  exact  ;  aussi, 
dans  les  représentations  données  sur  le  tréteau,  les  parties 
de  comédie  pure  pâlissent-elles  un  peu  devant  les  parties  de 
farce.  La  bouffonnerie  l'emporte  souvent  sur  la  gaieté  et  la 
bonne  grâce  ;  mais,  pour  réagir  contre  l'abâtardissement  du 
théâtre,  il  saute  aux  yeux  que  c'est  bien  dans  ce  sens  qu'il 
'  faut  marcher.  Les  figures  que  dressent  devant  nous  les  comé- 
diens du  Vieux-Colombier  ne  s'effacent  plus  de  nos  mémoires, 
tant  elles  ont  de  caractère  et  de  relief.  Que  le  bûcheron 
Sganarelle  prenne  la  silhouette  formidable  du  Grand  Pan 
lui-même,  cela  vaut  certes  mieux  que  s'il  se  rapetisse  à 
l'image  d'un  professeur  de  diction.   C'est   surtout   dans   les 


958  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

rôles  secondaires,  doués  par  eux-mêmes  d'une  existence  plus 
falote,  qu'apparaît  tout  le  bénéfice  d'une  mise  en  scène  aussi 
vigoureuse.  Là,  l'invention  triomphe  et  l'on  ne  saurait  énu- 
mérer  les  trouvailles  amusantes.  D'ailleurs  le  tréteau  n'eùt-il 
d'autre  utilité  que  d'imposer  au  jeu  la  symétrie  classique,  on 
en  tirerait  un  avantage  qui  n'est  pas  mince.  Ces  balancements 
du  dialogue  de  Molière,  ces  effets  qui  se  répondent,  toute 
cette  architecture  de  répliques  et  de  gestes  paraît  d'une 
ordonnance  un  peu  rigide  et  gênante  sur  une  scène  où 
régnent,  à  quelque  degré  que  ce  soit,  nos  habitudes  réa- 
listes. Au  Vieux-Colombier,  la  configuration  même  du  sol 
sur  lequel  évoluent  les  acteurs  les  pose  d'une  manière  si 
nette  et  dans  un  style  si  déterminé  qu'ils  peuvent  ensuite  se 
laisser  aller  à  toute  leur  fantaisie.  Ils  s'y  laisseront  aller  de 
plus  en  plus,  à  mesure  qu'ils  s'accoutumeront  davantage  à 
leur  nouveau  terrain.  La  sévérité  est  dans  le  point  de  départ 
et  non  à  la  surface  ;  ainsi  seulement  elle  féconde  le  jeu  au 
lieu  de  le  glacer. 

JEAN  SCHLUMBERGER 


* 
*     * 


■  LA  SURPRISE   DE    L'AMOUR,   de  Marivaux  au 
Vieux-Colombier. 

Représenter  du  Marivaux  est  devenu,  à  notre  époque  de 
profonde  indifférence  à  la  peinture  des  sentiments,  une 
entreprise  presque  téméraire.  Tout  ce  qui  n'est  pas,  au 
théâtre,  immédiatement  pathétique,  tout  ce  qui  ne  fait  pas 
effet  en  bloc  sur  notre  émotivité,  tout  ce  qui  se  présente 
comme  analytique,  déductif.  partant  comme  progressif, 
décourage  notre  attention  et  nous  paraît  pure  chinoiserie. 
La  vérité  de  ce  qui  n'impressionne  pas  d'abord  ne  saurait 
plus  être  reconnue. 

Nous  sommes  devenus  tellement  sensibles,  et  à  tant  de 
choses,  nous  avons  laissé  la  nature  matérielle  prendre  sur 


I 


NOTES  ^5^  i 

nous  un  tel  empire,  nous  acceptons  d'elle  tant  d'ivresses,  nos 

sensations  nous  sont  déjà  une  source  de  si  grand  délire,  que  [ 

nous  avons  perdu  tout  intérêt  pour  les  sentiments  propre-  | 

ment  dits,  que  nous  ne  croyons  plus  en  eux,  je  veux  dire  à  * 

leur  pureté,  à  leur  indépendance,  à  leur  réalité  abstraite.  i 

Nos  nerfs  sont  trop  vite  ébranlés;   nous    n'avons   plus  la  \ 

patience  d'attendre  que  notre  cœur  le  soit  tout  seul.  Et  si 

quelqu'un  nous  montre  ses  mouvements  propres,  autonomes, 

nous  l'accusons  de  les  supposer.  i 

Il  est  vrai    que  la  psychologie  de  Marivaux  a  quelque  ; 

chose   de  plus  strictement  technique  qu'aucune  autre.  Elle  '  ; 

porte  sur  le  seul  phénomène  de  l'amour  et  le  décrit  d'une  ; 

manière  quasi-scientifique,  en  faisant  abstraction  des  indivi-  { 

dus  qui  peuvent  en  devenir  le  sujet.  C'est  à  peu  près  comme 
Descartes  croyait  pouvoir  étudier  les  passions.  Il  n'y  a,  chez 
Marivaux,  pour  ainsi  dire  pas  de  caractères  :  il  prend  les 
types  tout  faits  de  la  Comédie  Italienne  et  loin  de  chercher 
à  les  particulariser,  il  les  appauvrit  encore,  si  possible,  de 
leurs  prérogatives  traditionnelles  pour  en  faire  les  récep- 
tacles neutres  et  vides  d'un  sentiment  dont  son  ingéniosité 
passera  toute  à  analyser  les  seules  intrinsèques  variations. 

Un  tel  parti-pris  d'épuré  entraînerait  à  coup  sûr  de  la  séche- 
resse, si  l'analyse  ne  se  trouvait  être  presque  constamment 
d'une  vérité  miraculeuse  et  ne  restituait  par  là  au  spectateur 
tout  au  moins  un  personnage  vivant,  à  savoir  lui-même,  qui 
assiste,  qui  écoute  et  qui  ne  peut  faire  autrement,  s'il  a 
jamais  éprouvé  l'amour,  que  de  se  reconnaître  à  chaque 
mot.  Si  le  lieu  de  la  pièce,  chez  Marivaux,  reste  toujours 
indéterminé  et  comme  idéal,  c'est  au  fond  parce  qu'elle  se 
déroule  au  dedans  de  nous,  parce  qu'elle  n'est  rien  de  plus 
que  l'éclaircissement,  la  mise  en  marche  et  en  activité,  de 
nos  propres  passions.  Nous  n'avons  pas  à  la  situer,  parce 
que  nous  la  .portons  en  nous,  ou  mieux,  parce  que,  sous 
l'appel  de   sa  constante  évidence,   nous   nous  portons  sans 


960  LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

cesse  instinctivement  à  sa  suite,  lui  fournissant  la  masse  sans 
laquelle  ses  nuances  risqueraient  par  moments  de  demeurer 
«  en  l'air  ».  11  y  a  ainsi  un  échange  continuel  de  réalité  et 
comme  une  alimentation  réciproque  entre  le  texte  et  nous- 
mêmes. 

Toutefois  il  ne  faudrait  pas,  par  trop  d'insistance  sur  ce 
point,  faire  oublier  le  caractère  très  nettement  objectif  du 
théâtre  de  Marivaux.  Notre  âme  n'y  monte  pas  en  scène 
toute  seule  ni  toute  simple.  Elle  subit  à  tout  le  moins  un 
dédoublement.  Même  si  des  traits  nettement  personnels  ne 
les  distinguent  pas,  les  personnages  restent  indépendants, 
représentent  des  forces  différentes,  et  même  le  plus  souvent 
antagonistes,  ou  tout  au  moins  n'opérant  pas  dans  le  même 
champ.  Le  drame  que  Marivaux  recherche  et  cultive  avec 
une  prédilection  infatigable,  c'est  la  rencontre  entre  ces  deux 
somnambules  que  sont  toujours  deux  vrais  amants.  Nous  les 
voyons  arriver  au-devant  l'un  de  l'autre,  chacun  avec  ses 
rêves,  ses  désirs,  ses  espoirs,  ses  ignorances,  ses  suppositions. 
Chacun  est  gouverné,  presque  comme  un  pantin,  par  les 
grandes  lois  aveugles  et  quasi-mécaniques  de  l'amour  :  il 
heurte  l'autre,  il  trébuche  sur  lui  ;  mais  ce  ne  lui  est 
d'abord  qu'un  prétexte  à  divaguer  tout  seul  ;  il  faut  qu'il 
en  passe  par  toutes  les  folies  que  sa  maladie  entraîne.  Il 
croit,  il  doute,  il  méconnaît,  dans  une  symétrie  et  dans 
une  contrariété  touchantes  avec  son  partenaire.  Sa  soif  de  le 
comprendre  n'a  d'égale  que  son  impuissance  à  le  deviner.  Son 
adresse  à  prendre  le  change,  et  sur  lui,  et  sur  soi,  la  douce 
lutte  qu'il  entreprend  avec  les  ténèbres  de  son  cœur,  les 
éclaircies  qu'il  obtient,  puis  de  nouveaux  nuages,  le  fil  qu'il 
perd,  mais  retrouve,  l'autre  âme  d'abord  comme  par  hasard, 
comme  en  songe,  entrevue,  puis  effleurée,  enfin  définitive- 
ment saisie  et  qui  tendrement,  à  ce  contact,  elle  aussi,  se 
réveille  de  sa  propre  absence,  —  tous  ces  mouvements 
forment  les  véritables  et  seules  péripéties  du  drame  auquel 


NOTES                                                                                                   961  • 

Marivaux  tente  de  nous  intéresser.  Je  ne  crois  pas  faire  preuve  jj 

de  coupable  délicatesse  en  avouant  que  c'est  au  monde  celui  i 

pour  lequel  je  me  sens  capable  do  me  passionner  davantage.  i 

Les  méthodes  mêmes  de  mise  en  scène  du  Vieux-Colom-  | 

hier  étaient  faites  pour  donner  au  texte  de  Marivaux  ce  vif  ,.( 
dépouillement  et,    si  l'on  peut  dire,  ce  relief  dans  le  vide, 
qu'il   comporte    naturellement.    Une    simple    statuette    de 

l'Amour,  au-dessus  du  banc  circulaire  où  venaient  s'asseoir  \ 

les  personnages,  formait  comme  le  commun  pivot  de  leurs  j 
âmes.  —  Un  peu  plus  de  force,  d'entrain,  de  passion  chez 
Lélio  eussent  peut-être  été   nécessaires  pour  donner  à  la 

pièce,  et  en  particulier  au  2^  acte,  son  vrai  mouvement.  La  f 

Comtesse  fut  excellente.  ■ 

J.\CQ.UES  RIVIÈRE  ' 


LE  MAITRE  DE  SON  CŒUR,  pièce  en  trois  actes, 
par  Paul  Raynal,  à  l'Odéon. 

Il  n'est  peut-être  pas  encore  trop  tard  pour  signaler  la 
pièce  de  M.  Raynal  que  l'Odéon  a  monté  à  la  fin  de  la  saison 
dernière  et  qu'il  a  eu  l'heureuse  idée  de  reprendre  ces  temps- 
ci.  Le  Maître  de  son  cœur  est  une  comédie  dramatique  à  trois 
personnages  :  deux  hommes  liés  d'une  forte  amitié,  le 
plus  jeune  épris  d'une  femme,  qui  s'éprend  à  son  tour  de 
l'aîné  ;  bien  que  celui-ci  ne  soit  pas  insensible  à  ce  senti- 
ment, son  amitié  est  la  plus  forte  ;  il  veut  contraindre  la 
femme  qui  lui  plaît  de  se  donner  à  son  jeune  ami  ;  elle  est 
sur  le  point  d'obéir,  quand  une  révolte  de  sa  pudeur  fait 
éclater  la  vérité  et  provoque  le  dénouement  tragique. 

Une  partie  de  la  presse  a  crié  à  l'invraisemblance  ;  c'est 
souvent  signe  que  l'auteur  a  mis  en  œuvre  quelques  éléments 
plus  neufs  et  plus  vrais  que  ceux  dont  les  pièces  courantes 
sont  construites.  Ce  qui  frappe  au  contraire  dans  ces  trois 
actes,  c'est  la  fermeté  du  dessin  et  la  vérité  des  personnages. 


9^2  LA   NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 

Si  le  plus  jeune  des  deux  amis  n'est  guère  que  l'amoureux 
délirant  du  répertoire,  les  deux  autres  figures  sont  des  créa- 
tures existantes.  On  peut  en  faire  le  tour  ;  elles  continuent 
de  vivre  en  dehors  des  instants  où  elles  paraissent  sur  la 
scène.  11  était  hardi  de  montrer  une  femme,  sur  le  point  de 
céder  à  un  amoureux,  se  laisser  fasciner  par  la  tendresse  un 
peu  narquoise  d'un  homme  qui  ne  la  sollicite  pas  et  reporter 
sur  lui  tout  ce  que  l'autre  a  éveillé  de  sentiments  ;  et 
M.  Raynal  a  conduit  la  scène  avec  une  sûreté  si  délicate  que 
rien  ne  paraît  invraisemblable  dans  ce  glissement.  (Je  dis 
hardi  par  rapport  aux  conventions  sentimentales  dont  vit 
notre  scène,  car  enfin  tout  le  théâtre  de  Marivaux  est  fait  de 
cette  sorte  de  revirements.)  J'ajoute  que  le  public  payant  ne 
semblait  pas  du  tout  déconcerté  et  qu'il  ne  marchandait  pas 
ses  applaudissements.  Il  n'a  pas  regimbé  non  plus  à  l'idée 
qu'un  homme,  incapable  de  grands  emportements,  repousse, 
par  simple  fidélité  amicale,  une  femme  qui  s'offre  à  lui  et 
pour  laquelle  il  a  du  goût. 

Il  y  a  certainement  chez  M.  Raynal  une  curiosité  des  sen- 
timents, utie  invention  et  une  grâce  dans  l'art  de  les  rendre 
intelligibles  qui  permettent  d'attendre  de  lui  les  plus  belles 
choses.  Mais  si  les  matériaux  de  son  œuvre  sont  bien  à  lui  et 
ne  manquent  pas  de  noblesse,  le  dialogue  est  surchargé  d'or- 
nements, de  métaphores  qui  souvent  le  gâtent,  et  l'atmosphère 
de  la  pièce  est  encore,  à  bien  des  égards,  celle  dont  vit  le 
théâtre  des  boulevards  depuis  Amoureuse.  C'est  du  «  Théâtre 
d'Amour  »,  avec  ses  éternels  oisifs  qui  ont  pour  seul  intérêt 
dans  la  vie  quelques  petits  événements  de  cœur  ;  et  le  coup 
de  revolver  qui  termine  la  pièce  nous  a  rappelé  de  bien 
mauvais  souvenirs.  On  respire  un  air  de  salon,  où  trop  de 
dames  ont  laissé  leur  parfum  et  trop  de  messieurs  l'odeur  de 
leur  cigarette  ;  il  serait  temps  d'ouvrir  les  fenêtres,  et  la  sin- 
cérité nous  plairait  mieux  dans  un  autre  endroit.  Cette 
remarque  ne  touche  d'ailleurs  qu'à  ce  qu'il  y  a  de  plus  exté- 


LES    REVUES  963  } 


rieur  dans  Le  Maître  de  sou  Cœur  et  l'on  ne  songerait  pas  à  la  \ 

formuler  si  la  pièce  ne  révélait   tant  de    qualités   probes  et  ) 

fortes.  \ 

JEAN  SCHLUMBERGER  I 


*     * 


LES    REVUES 

INVENTION  DE  LA  TIMIDITÉ 

Mérimée,  qui  se  reconnaissait  cinq  âmes  différentes,  serait  étonné  : 
Bourget  ne  parle  pas  de  lui  d'autre  manière  que  ne  fait  André  Thérive, 
ou  même  Daniel  Lesueur.  «  Sensibilité  rentrée  »,  dit-on,  ou  :  «  un 
émotif  rené  ». 

(Amiel  ainsi  s'imaginait  pierre,  arbre  ou  animal  tout  aussi  bien 
qu'homme  :  pourtant  à  qui  le  fréquentait  les  traits  humains  les 
plus  simples  paraissaient  le  cerner,  A  quoi  tiennent  beaucoup  de  dé- 
ceptions.) 

M.  Dugas  écrit,  d'une  façon  singulière,  dans  le  Mercure  du 
ler  octobre  : 

Sa  timidité  fut,  comme  une  vocation  sentimentale,  déterminée  par  un 
coup  de  foudre. 

Le  coup  de  foudre,  c'est  Mérimée  découvrant  à  cinq  ans,  que  ses 
parents  ne  le  prennent  guère  au  sérieux. 


LA  NOUVELLE  ET  LE  ROMAN 

Mérimée  qui  ne  croyait  guère  aux  causes,  il  semble  encore  qu'il 
n'existe  pas  d'écrivain  plus  aisément  explicable.  L'on  déduit  ainsi  de 
sa  première  timidité  ses  goûts  d'  «aficionado  »,  un  cynisme  mêlé 
de  sévérité,  et  jusqu'à  ceci  qu'il  a  composé  des  nouvelles,  M.  Paul 
Bourget  écrit  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  du  15  sep- 
tembre : 

L'habitude  du  contrôle  intérieur  devait  le  suivre  dans  l'emploi  de 
ses  facultés,  quelles  qu'elles  fussent.  Visiblement  il  a  répugné  à  l'expan- 
sion  de   son  génie  de  conteur,   comme    à    toutes  les  autres.  Poète,  il  eût 


9^4  LA    NOUVELLE   REVUE    FRANÇAISE 

choisi  la  rigueur  concise  du  sonnet  ;  dramaturge,  la  pièce  en  un  acte.  Con- 
teur il  a  trouvé  dans  la  Nouvelle  une  forme  adéquate  à  son  attitude  coutu- 
mière  de  rétraction. 

et  plus  loin  : 

Marquons  un  autre  motif  qui  a  cantonné  Mérimée  dans  l'art  de  la  nou- 
velle. Le  romancier,  se  voulût-il  comme  Flaubert  absolument  objectif  et 
indifTérent,  ne  peut  pas  éviter  l'indication  des  causes...  Le  romancier 
ressemble  au  botaniste  qui  vous  montre,  avec  son  terreau  et  ses  racines, 
la  plante  dont  le  nouvelliste  cueille  une  fleur  pour  vous  la  présenter 
isolée.  Ces  racines,  le  botaniste  les  voit.  Il  les  touche.  Le  romancier,  lui, 
ne  peut  que  les  supposer.  Indiquer  des  causes,  c'est  toujours  formuler  une 
hypothèse,  quand  il  s'agit  des  actions  humaines.  Par  suite,  c'est  prendre 
parti,  c'est,  implicitement  ou  explicitement,  conclure,  donc  juger.  Aucun 
romancier  n'a  jamais  échappé  à  cette  loi  du  genre.  Flaubert,  pour  citer  de 
nouveau  ce  doctrinaire  de  l'impassibilité,  juge  M'""  Bovary,  quoi  qu'il  en 
ait.  Il  juge  Frédéric  Moreau.  Il  juge  Bouvard  et  Pécuchet.  Q.uand  il  disait 
à  Maxime  du  Camp,  après  la  guerre  de  1870  et  la  Commune  :  «  Tout  cela 
ne  serait  pas  arrivé,  si  on  avait  compris  l'Éducation  sentimentale,  »  il  ne 
proférait  pas,  comme  l'a  cru  son  ami,  une  phrase  ambitieuse  d'illuminé 
littéraire.  Il  avouait  tout  haut  qu'il  avait  entendu  faire  dans  ce  livre  un 
diagnostic  social. 

Mais  s'il  est  vrai  que  le  roman  traite  naturellement  des  causes,  la 
tentation  aurait  fort  bien  pu  venir  à  Mérimée  de  jouer  la  difficulté  et 
composer  un  roman  sans  causes  ;  exerçant  ainsi  dans  les  conditions 
qui  pouvaient  le  mieux  le  mettre  en  valeur  ce  contrôle  intérieur, 
auquel  il  se  plaisait.  Telle  est  la  faiblesse  de  toute  explication  psy- 
chologique :  elle  peut  avoir  été  tournée.  —  Ou  si  le  romancier 
encore  évite  de  juger  : 


h 


* 
*   * 


GIDE,  DOSTOIEWSKY 

Suarès  écrit  de  Dostoïewsky,  dans  Les  Ecrits  Nouveaux  (sep- 
tembre) :  i 

La  vraie  vertu  de  l'homme,  comme  de  l'artiste,   est    de  se  rendre  objet,  . 

et   d'être   objet  le    plus   possible  :  enfin    d'être  pour  lui  en  lui,  comme  il  j 
est  lui-même.    Compatir    n'est   plus,    alors,   cette    vague   mollesse   d'une 

charité  qui  ne  distingue  rien,  où  il  y  a   bien   moins   d'amour   que   d'aban-  i 

don*.  Compatir  consiste  à  communier  dans  la  vie.  Qju'est-ce  bieu  que  cette  , 


i 

} 


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LES   REVUES  965 

vertu,  sinon   la   suprême    intelligence  ?  Elle  est  l'amour  intellectuel  dans 
toute  son  étendue. 

Grâce  i  cette  imagination  de  l'objet,  grâce  à  cette  connaissance  amou- 
reuse, chez  Dostoïewski  on  assiste  à  la  création  d'un  monde.  Les  jeunes 
gens  de  Dostoïewski  sont  le  centre  chacun  de  l'univers,  et  pour  eux, 
comme  pour  l'univers  même,  la  question  est  d'être  ou  ne  pas  être.  Par  là, 
il  a  rendu  comme  personne  le  drame  de  tous  les  jeunes  gens,  de  tous 
ceux  au  moins  qui  ont  quelque  génie  :  car  le  jeune  homme,  en  passion  ou 
en  poésie,  est  un  dieu  ingénu  qui  se  met  lui-même  en  demeure  de  tout 
créer,  en  créant  sa  propre  vie  ;  et  s'il  ne  croit  pas  à  soi-même,  il  ne  peut 
croire  à  la  réalité  du  monde.  ' 

et  François  Le  Grix,  dans  la  Revue  Hebdomadaire  (ii  sept.)  écrit  <' 

sur  la  Symphonie  pastorale  :  ", 

L'art  infiniment  minutieux  de  M.  Gide,  semblable  à  celui  de  Racine  en 
cela,  dissimule  si  bien  ses  préparations  qu'il  faut  y  regarder  de  près  pour 
les  retrouver.  Cette  hésitante  et  brève  histoire,  qui  n'est  que  celle  d'un 
même  intime  secret  d'amour,  découvert,  puis  tu,  puis  avoué  par  le  pas- 
teur, par  sa  femme,  par  leur  iils  Jacques  et  par  Gertrude,  il  faut  bien,  pour 
n'en  pas  détruire  l'intimité,  que  ce  soit  par  le  Journal  du  pasteur  qu'elle 
nous  soit  contée.  Mais  pour  en  resserrer  encore  l'effet,  —  car  ces  nuances, 
ces  demi-teintes  pourraient  contribuer  à  une  impression  de  lenteur,  —  ce 
journal  de  deux  années  est  écrit  en  quelques  semaines.  Le  pasteur  le  com- 
mence au  passé  ;  il  l'achève  au  présent  ;  dans  l'intervalle,  il  a  connu  sa 
vérité,  celle  de  Gertrude.  Ainsi  la  lente  démarche  et  la  rapidité  que  son 
sujet  réclamait  et  qui  semblaient  s'exclure,  M.  Gide  a  su  les  neutraliser 
l'une  par  l'autre  et  les  concilier... 

Un  commentateur  s'avisait,  il  y  a  quelques  jours,  que  l'ironie  de 
M.  André  Gide  ne  connaissait  de  rivale  que  celle  de  M.  Anatole  France. 
Il  estdifScile  de  se  méprendre  plus  complètement,  et  M.  Gide  a  dû  être 
bien  étonné  de  s'entendre  louer  de  son  ironie.  Les  séductions  incomparables 
de  M.  Anatole  France  sauraient-elles  empêcher  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'un 
peu  élémentaire,  pour  ne  pas  dire  primaire,  dans  un  parti-pris  sans  in- 
quiétude, dans  un  sourire  installé,  fût-ce  celui  de  Voltaire.  Que  M.  Gide 
est  loin  de  ce  parti-pris  !  Que  son  sourire  est  fugace  !  Tout  interroger  ce 
n'est  pas  douter  de  tout,  pas  plus  que  tout  comprendre  n'est  tout  croire. 
C'est  encore  moins  ne  croire  à  rien. 


966 


LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 
CHAMP-DE-MARS 


Dans  Action  (Octobre),  ce  poème  de  Raymond  Radiguet 

Monnayer  l'or  des  couchants  I 
Que  les  clairons  militaires 
Berceurs  du  stérile  champ 
Ensemencent  d'autres  terres 

Oreille  insensible  aux  chants 
Qui  s'envolent  de  Cythère 
Je  suis  devenu  méchant 
A  force  de  battre  l'aire 

Le  temps  est  un  laboureur  : 
Rides  tracées  sans  charrue 
Vaine  d'un  astre  empereur 

Car  son  Pégase  qui  rue 

Ne  pattrrait  voir  sans  horreur 

Fleurir  les  chansons  des  rues 


MEMENTO 


Le  premier  numéro  de  l'EsPRrr  nouveau,  revue  d'esthétique,  a  paru, 
«  L'art,  écrit  Paul  Dermée,  a  ses  lois  comme  la  physiologie  ou  la  phy- 
sique :  nous  suivrons  les  travaux  d'esthétique  de  laboratoire  avec  autant 
de  curiosité  que  les  expériences  librement  instituées  dans  leurs  œuvres  par 
les  artistes.  * 

Bissière  parle  de  Scurat  ;  Ozenfant  et  Jeanneret  des  Lois  de  la  Plastique  ; 
André  Salmon  de  Picasso  ;  Tokine  du  Cinéma  ;  Le  Corbusier  Saugnier  de 
l'architecture  ;  Paul  Dermée  des  fondements  psychologiques  du  Lyrisme. 


Le  Mercure  de  France  (ler  septembre)  : 

Souvenirs  de  mon  commerce  :  au  bras  de  Guillaume  Apollinaire,  par  André 
Rouveyre. 


La  Revue  Rhénane  (novembre)  : 

La  Légende  de  Saint-Christophe,  par  Henri  Lichtenberger. 


* 
*    • 


J.  P. 


TABLE   DES   xMATIÈRES 

CONTENUES    DANS 

LE   TOME    XV    (Juillet-Décembre    1920) 


ROGER    ALLARD 

Sonnets  de  guerre,  par  Henry  Ccârd  .  .  117  (LXXXII) 
Pensées  d'utu  Amazone,    par  Natalie  Clif- 

fordBarney 123  (LXXXII) 

G.  Q. G.  Secteur  l,\yiT  j<:an  de  Picrrcîau.  136  (LXXXII) 

Cinématoma,  pâT  i/iax  Jacob  ....  327  (LXXXIII) 
Les  Bucoliaues  et  la  Copa   de  Virgile,  par 

Ernest  Rayuaud 454  (LXXXIV) 

Poww,  par  Jean  Cocteau 603  (LXXXV) 

Une  Amitié,  par  Pierre  Lièvre.  .  .  .  609  (LXXXV) 
Petit  manuel  du   Parfait  Aventurier,  par 

Pierre  Mac-Orlan 613  (LXXXV; 

Le  Journalisme  en  vingt  leçons,  par  Robert 

de  Jouvenel 618  (LXXXV) 

Les  pensées  choisies    des   Rois   de   France, 

recueillies  par  Gabriel  Boissy  .  .  .  618  (LXXXV) 
Feuilles     de      Température,      par     Paul 

Morand 779  (LXXXVI) 

Les  derniers  vers  de  Paul  Drouot.  .  .  780  (LXXXVI) 
La    légende  des  Siècles   de    Victor    Hugo 

avec  un  commentaire    et    des   notes 

par  Paul  Berret 781  (LXXXVI) 

Les  beaux  soirs  de  l'Iran,  par  Emile  Zavie  788  (LXXXVI) 
Mandraç^ore,  par  J.    W.    Ewers,    traduit 

par  Marc  Henry 789  (LXXXVI) 

Peinture  communiste  ? 857  (LXXXVI I) 

Les  images  du  monde,  par  René  Ghil.     .  943  (LXXXVII) 

Anthologie  critique  des  poètes  normands    .  946  (LXXXVII) 

,        ^  GUILLAUME  APOLLINAIRE 

Couleur  du  temps 694       (LXXXVI) 

LOUIS    ARAGON 
Toutes  choses  égales  d'ailleurs 346      (LXXXIV) 

PIERRE  ALBERT-BIROT 
Haî-Kais 336      (LXXXIV) 


Haï-Kaïs . 

JEAN  BRETON 

32Q 

(LXXXIV) 

))7 

Haï-Kaïs .     . 

JEAN-RICHARD  BLOCH 
337 

(LXXXIV) 

}}  1 

Saint  Louis,  roi 
Saint  Martin 

PAUL  CLAUDEL 

de  France 161 

839 

(LXXXIII) 
(LXXXVII) 

Haï-Kaïs. 

PAUL-LOUIS  COUCHOUD 

,         3  3  T 

(LXXXIV) 

)}'• 

968  LA   NOUVELLE   REVUE 

ANDRÉ  BRETON 
Pour  Dada 208 

Gaspard  de  la  Nuit,  par  Louis  Bertrand  .     455 

JEAN  BRETON 

JEAN-RICHARD  BLOCI: 

PAUL  CLAUDEL 
France   

AUL-LOUIS  COUCHOU 

BENJAMIN  CRÉMIEUX 
Pierre  Hamp  :  Les  métiers  blessés  —  La 

Victoire  viècaiiicicnne 126 

Sur  la  condition  présente  des  lettres  ita- 
liennes      637 

L'Atelier  de  Marie-Claire,  par  Margue- 
rite Audoux 786 

Fond  de  cantine,    par  P.   Drieu    la    Ro- 
chelle      .     .     948 

Chéri,  par  Colette 938 

Histoires  exotiques   et    merveilleuses,   par 
Pierre  Mille 956 

ALAIN  DESPORTES 
Lettres  allemandes  :   Les  pionniers  litté- 
raires de  la  France  nouvelle,  par  Ernest 
Curtius 626 

PIERRE  DRIEU  LA  ROCHELLE 
Le  retour  du  soldat 238 

CHARLES  DU  BOS 
Note  sur  Mérimée  portraitiste 497 

PAUL  ÉLUARD 
Haï-Kaïs 340 

HENRI    GHÉON 
Les  voix  qui  crient   dans   le    désert,    par 

Ernest  Psichari 132 

Autour  d'Antoine  et  Cléopdtre  .     .     .     .     319 


FR.\NÇAISE 


(LXXXIII) 
(LXXXIV) 


(LXXXII) 

(LXXXV) 

(LXXXVI) 

(LXXXVII) 
(LXXXVII) 

(LXXXVII) 


(LXXXV) 


(LXXXIII) 


(LXXXV) 


(LXXXIV) 


(LXXXII) 
(LXXXIII) 


ANDRÉ  GIDE 
Si  le  grain  ne  meurt  (qiiatrièvie  fragment)     .     . 
Si  le  grain  ne  meurt  (cinquièvie  fragment)     .     . 

744 
8ii 

(LXXXVI) 
(LXXXVII) 

MAURICE  GOBIN 
Haï-Kaïs 

542 

(LXXXIV) 

MAXIME  GORKI 
Souvenirs  sur  Tolstoï 

862 

(LXXXVII) 

BERNARD  GRŒTHUYSEN 
Lettre  d'Allemagne 

792 

(LXXXVI) 

MAX  JACOB 
Bonnes  intentions 

489 

(LXXX\') 

JULES  LAFORGUE 
Notes  d'un  agenda 

SU 

(LXXXV) 

TABLE   DES    MATIERES  0)6^ 

La  douloureuse  passion,  par  Anne-Cathe- 
rine Emmerich 616        (LXXXV) 

•  744      I 
.     811     ( 

■     342      ( 
.    862     (] 

;en 

•  792    I 

•  489 

•  su 

VALERY  LARBAUD 

Beauté,  mon  beau  souci 61 

Poètes  espagnols  et  hispano-américains 

contemporains 141 

Beauté,  mon  beau  souci...  (fin^ 247 

Lettres  anglaises  :  La  question  des  angli- 
cismes      471 

HENRI  LEFEBVRE 
Haï-Kaïs 342      (LXXXIV) 

ANDRÉ  LHOTE 
Tradition  et  troisième  dimension.     .     .     619        (LXXXV) 
L'Enseignement  de  Cézanne 649      (LXXXVI) 

PIERRE  MAC  ORLAN 
La  négresse   du    Sacré-Cœur,   par  André 

Salmon 607        (LXXXV) 

LOUIS  MARTIN-CHAUFFIER 
La  jeunesse  de  Stendhal,  par  Paul  Arbelet.     344      (LXXXIX") 
Anomalies,  par  Paul  Bourget    ....  (LXXXVII) 

RENÉ  MAUBLANC 
Haï-Kaïs 345      (LXXXIV) 


(LXXXII) 

(LXXXII) 
(LXXXIII) 

(LXXXIV) 


^    I 


i~^  * 


^^' 


-4i 


970  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

HENRY  DE  MONTHERLANT 
Critérium  des  novices  amateurs 383      (LXXXIV) 

PAUL  MORAND 

Feuilles  de  température 56       (LXXXiy 

La  fin  du  tuottde  filmée  par  F  Ange  N.  D., 

par  Biaise  Cendrars 122        (LXXXII) 

Le  Chaos  européen,  par  Norman    Angell, 

traduit  par  André  Pierre  ...         -599        (LXXXV) 

JEAN  PAULHAN 

Haï-Kaïs.     . 329  et  345      (LXXXIV) 

Poésies,  par  Isidore  Ducasse 952     (LXXXVII) 

JEAN    PELLERIN 

L'Appartement  des  jeunes  filles  ;  les  feux  de 

/a  5a/H/-/(;aH,  par  Roger  Allard     .     .  119  (LXXXII) 

La  négresse  blonde,  par  Georges  Fourest  .  125  (LXXXII) 

Paul-Jean  Toulet 776  (LXXXVI) 

ALBERT  PONCIN 
Haï-Kaïs 342      (LXXXIV) 

HENRI  FOURRAT 
Introduction  à  quelques  œuvres,    par  Paul 

Claudel 458      (LXXXIV) 

Chansons 506        (LXXXV) 

HENRY  PRUNIÈRES 
Les  S*"/!/ f/;(/«5o;;5  de  Malipiero  à  l'Opéra.     466      (LXXXIV) 

YVONNE  RIHOUET 
Aux  ballets  russes  :  Pulcincila  .     .     .     .     326      (LXXXIII) 

JACQUES  RIVIÈRE 

Reconnaissance  à  Dada 216.     (LXXXIII) 

M.  Pierre  Lasserre  contre  Marcel  Proust     481       (LXXXIV) 
Lii  Surprise  de  r Aviour ,  au  Vieux-Colom- 
bier     958     (LXXXVII) 

H.  P.  ROCHE 
L'Exposition  des  Beaux-Arts  de  Dussel- 

dorf 635       (LXXXIV) 

JULES  ROUMAINS 
Ode 673      (LXXXVI) 


TABLE   DES    MATIERES  97 1 

GEORGES  SABIRON 

Haï-Kaïs 335      (LXXXIV) 

ANDRÉ  SALMON 

Vie  de  Guillaume  Apollinaire 675      (LXXXVI) 

JEAN  SCHLUMBERGER 

Lettre  à  un  historien 41        (LXXXII) 

Les  nuits  des  ilcs,  par  R.    L.    Stevenson, 

traduction  de  Fred  Causse-Macl     .     .  138       (LXXXII) 
Le  pendu  dépendu,  de  Henri  Ghéon    .     .  614        (LXXXV) 
Adorable  Clio,  par  Jean  Giraudoux    .     .  783      (LXXXVI) 
Le  Médecin  niahrê  lui  au   Vieux-Colom- 
bier   957     (LXXXVII) 

SHAKESPEARE  (Traduction  d'André  Gide) 

Antoine  et  Cléopâtre  (Actes  I  et  II)    ...     .  S        (LXXXII) 

—  do  -           (Actes  III  et  IV)     .     .     .  392      (LXXXIII) 

—  d-  -           (Actes  V  et  VI)    .     .     .  878      (LXXXIV) 

ALBERT  THIBAUDET 

Réflexions  sur  la  littérature  :  Du    roma- 
nesque      107       (LXXXII) 

Réflexions  sur   la  littérature  :  Les    ana- 
lystes romands 306      (LXXXIII) 

Réflexions  sur  la  littérature  :    Mémoires.  430      (LXXXIV) 

La  crise  sociale  de  1S4S  ;  les  origines  de  la 
révolution  de  février,  par  Pierre  Q.uen- 

tin-Bauchart 4  52      (LXXXIV) 

Lou    Rampait  d'Aram,   par  Jousé  d'Ar- 

baud 462      (LXXXIV) 

Réflexions  sur  la  littérature  :    La  Sym-  v.^v^-x 

phonie  Pastorale •     •  587        (LXXXV) 

H.  B,  par  l'un  des  quarante 602       (LXXXV) 

Edmond  Jaloux •    .'  ^°>        (LXXXV) 

Les  terrasses  de  Tombouctou  ;   des  fantai-  tvvv\'-\ 

S/V5  iM/- r£/^/w/,  par  Robert  Randau  .  6ri        (LXXXV) 

Réflexions  sur  la  Littérature   :    L'Esthé-  vv vvT^ 

tique  des  Goncourt 7^5       (LXXX  /I) 

La  bibliothèque  Scandinave 7^9      (LXXX\  I) 

Réflexions  sur  la  Littérature  :   Le  groupe 

deMédan 925     (LXXXVII) 

La     Chair    et    le    Sang,    par    François  ,^  v'w.rnx 

Mauriac 94 1     (LXXXVII) 

62 


972                                             LA   NOUVELLE   REVUE  FRANÇAISE 

Chroniques     Parisiennes,      Ennuis     non 

rimes,  par  Jules  Laforgue     ....  952  TLXXXVII) 

Evidences,  par  Lucien  Daudet  .     .     .     .  955  (LXXXVII) 

JULIEN    VOCANCE 

Haï-Kaïb 333  (LXXXIV) 

XXX 

Les  revues 153  (LXXXII) 

Les  revues 483  (LXXXIV) 

Les  revues 645  (LXXXV) 

Les  revues 805  (LXXXVI) 

Les  revues 961  (LXXXVII) 


NOTE 


Le  mémento  bibliographique  que  nous  avions  cou- 
tume de  donner  sur  cette  page  prendra  place  désormais  dans 
les  feuilles  d'annonces  rouges  que  l'on  trouvera  au  début  de 
chaque  numéro. 


LE   GERANT  ;    GASTON   GALLIMARD. 


LA    NOUVELLE    REVUE   FRANÇAISE 


311 


LE 


CARNET 


DES    ÉDITEURS 


974 


LA   NOUVELLE    FRANÇAISE 


Gabriel  Nigond  :  GONE,  roman,  i  vol.  in- 12  de 
248  pages  (tirage  de  luxe  :  dix  exemplaires  sur 
hollande)  '. 

C'est  assurément  l'œuvre  maîtresse  de  l'auteur  des  Conta 
de  la  limousine  qui  est  aussi  le  poète  exquis  de  VOnihrc  des 
Pins. 

Dans  le  cadre,  familier  à  l'auteur,  d'une  vallée  de  la 
Creuse,  étincelantc  de  reflets  d'eau  vive  et  de  feuillages 
légers,  puis  à  Venise,  puis  dans  un  village  montagnard  de  la 
Savoie,  enfin  dans  son  pays  natal  où  elle  revient  finir  sa  vie 
de  légende,  nous  voyons  se  dérouler  l'histoire  étrange  d'An- 
tigone  de  Jambune,  dernière  fleur  d'une  race  épuisée. 

Un  ardent  désir  de  vivre  la  dévore,  que  vient  enflammer 
une  passion  romanesque,  sans  objet  précis,  et  qui  se  nourrit 
d'elle-même. 

Toute  petite  encore,  Gone,  entre  une  baignade  en  Creuse 
et  une  partie  de  pèche,  s'est  éprise  de  la  Nouvelle  Héloîse  et 
de  son  amoureuse  rhétorique.  Désormais  elle  respire  par  la 
bouche  pensive  de  la  triste  Julie  et  tous  ses  sentiments,  exal- 
tés jusqu'à  la  folie,  obéissent  au  fantôme  de  Jean-Jacques. 
C'est  le  philosophe  voûté,  à  la  perruque  étroite  et  aux  sou- 
liers à  boucles  qui  la  coqduit  au  terme  de  son  destin. 

Comment  lire  sans  émotion  les  préparatifs  du  mariage  de 
Gone,  sa  crise  dernière  de  folie,  et  sa  mort  merveilleuse  au 
cœur  de  l'incendie  de  la  vieille  demeure  natale.  On  songe  à 
Charles  Nodier.  M.  Gabriel  Nigond  possède  tous  les  donsdu 
conteur,  la  grâce  naïve,  la  saveur  rustique  et  légendaire  de 
l'imagination,  la  fantaisie  ornée  et  surtout,  ce  qui  n'appar- 
tient qu'aux  poètes,  la  force  lyrique  qui  entraîne  le  lecteur. 


I.  Paris,     Société   d'éditions   littéraires  et  artistiques.   Librairie 
P.  Olkndorff,  50,  rue  de  la  Chaussée  d'Antin. 


LE   CARNET   DES    ÉDITEURS  975 

André  Obey  :  L'ENFANT  INQUIET,  roman,  i  vol. 
in-i2  de  212  pages  (tirage  de  luxe  :  12  exemplaires 
numérotés  sur  Hollande  von  Gelder)  '. 

Le  premier  ouvrage  de  M.  André  Obey,  le  Gardien  de  la 
Fille,  avait  reçu  l'accueil  le  plus  favorable  de  la  critique,  qui 
avait  unanimement  salué  le  début  d'un  jeune  écrivain,  par- 
ticulièrement doué,  semblait-il,  pour  rendre  les  nuances  les 
plus  délicates  de  la  sensibilité. 

Ses  qualités  n'ont  pas  tardé  à  s'affirmer.  Avec  VEnfant 
inquiet  c'est  le  roman  de  l'adolescence  qu'après  tant  d'au- 
tres, M.  André  Obey  a  voulu  écrire,  ce  roman  que  tout 
écrivain  sensible  porte  en  soi,  mais  dont  bien  peu  savent 
nous  faire  goûter  le  charme  trouble  et  délicieux.  Le  sujet  est 
le  plus  simple  qui  soit,  et  les  détails  ont  cette  saveur  parti- 
culière d'autobiographie  dont  le  lectenu'  d'aujourd'hui  est 
si  friand. 

Dans  l'âme  d'Arnaud,  le  héros  du  livre,  s'éveille  tour  à 
tour,  le  sentiment  de  la  nature,  de  la  mélancolie,  de  la  joie, 
de  l'amour,  enfin  de  la  douleur,  avec  la  première  peine  de 
cœur  du  collégien  sentimental. 

On  goûtera,  en  particulier,  les  scènes  de  l'Ecole  de 
musique,  le  Diuianche  de  Pâques  et  surtout  le  dialogue  si 
subtil,  d'une  atmosphère  si  juste,  intitulé  au  Jardin  des 
arbres. 

Mais  le  roman  de  M.  André  Obey  offre  encore  un  sens 
profond.  Sous  une  apparence  ironique  et  fantaisiste,  il  pose 
le  vieux  problème  de  l'instinct  naturel  et  de  la  sensibilité 
enfantine  en  lutte  avec  la  société  et  la  famille. 


I.  Librairie  des  Lettres,  Paris,  15,  rue  Séguier. 


97^  LA    NOUVELLE   REVUE   FRANÇAISE 

Marœl  Willard  :  TOUR  D'HORIZON  ;  avec  des- 
sins de  Raoul  Dufy  '. 

Voici  le  premier  livre  de  M.  Willard.  Ce  n'est  pas  une 
crise  de  croissance,  mais  l'œuvre  d'un  écrivain  qui  n'a 
voulu  publier  qu'après  avoir  tout  discerné  en  lui,  appris  à 
penser,  dompté  sa  frénésie  et  accepté  de  ne  nous  restituer  sa 
science  qu'après  un  long  labeur.  Des  proses  et  des  poésies 
commentées  par  le  charmant  crayon  de  Dufy,  écrites  avec 
une  même  volonté,  nerveuse  et  tendue  à  se  rompre,  qui  en 
fait  l'unité.  Du  surconscient  en  attendant  le  subconscient  : 
dans  cette  fermentation  organisée,  parfois  une  douce  trêve 
mallarméenne  : 

L'aurore  est-elle  ?  N'est-elle 
promesse  de  lumière  éternelle 
aile  du  jour  folle  aile 
le  couvant  sur  amour  vœu  d'amour  ? 


Oh  !  jour  f^mé  que  douter  de  soi  dccolore  ! 

De  cette  écriture  concise  et  intolérante  comme  une  devise, 
trop  précieuse  peut-être,  la  tension  est  telle  que  la  méta- 
phore n'y  peut  plus  vivre.  On  se  prend  à  le  regretter,  sur- 
tout après  la  lecture  de  Lieu  commun  où  s'humanisent 
un  instant  ces  paysages  cérébraux. 

Tout  alentour,  comme  au  hasard,  dos  à  dos  des  sièges,  seuls... 
Des  corps  interposés  entre  deux  uniformes.  Seuls...  Le  couple.  Elle 
et  Elle.  Lui  et  Lui.  Le  Ventre  au  centre  mobilier  se  chauflfe.  Deux 
ou  trois  êtres  collectifs  en  formation. 

Il  y  a  lieu  de  s'arrêter  à'  ce  livre  ;  à  chaque  page  on  trou- 
vera le  signe  d'une  vocation. 

I.  Au  Sans  Pareil,  37,  avenue  Kléber,  Paris, 


LE   CARMET   DES    ÉDITEURS  ,.  977 

André  Billy  :  BARABOUR  ou  L'HARMONIH  UNI- 
VERSELLE,  Roniair. 

Est-ce  bien  un  roman  ?  N'est-ce  p.is  plutôt  un  essai  de 
destruction  du  roman,  considéré  comme  un  ensemble  de 
conventions  littéraires  périmées  ?  «  Faire  sauter  le  roman 
français,  et  qu'il  retombe  en  pierreries  brûlantes,  écrit  l'auteur, 
quel  rêve  !  »  Œuvre  déconcertante,  agressive,  toute  chargée 
d'ironie  et  de  désenchantement,  Barabotir  indique  chez 
André  Billy  une  position  bien  arrêtée  vis-à-vis  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  «  la  vieille  littérature  ».  Il  en  utilise  en  riant 
les  recettes,  mais  dans  le  même  instant  il  les  bafoue  :  celles 
du  roman  policier  et  du  roman  d'aventures,  celle  du  roman 
psychologique  et  du  roman  philosophique  surtout.  Et  ce 
mélange  étourdissant  est  le  plus  curieux  et  le  plus  amusant 
qu'on  puisse  rêver.  Dadaïsme  !  dira-t-on.  Peut-être,  par 
certain  côté,  à  condition  que  le  Dadaïsme  ne  soit  au  fond 
qu'un  aspect  de  l'universelle  inquiétude.  Mais  il  ne  faut  pas 
s'y  tromper  :  Barahour  est  plus  et  mieux.  Ce  roman  se  rattache 
par  sa  forme  alerte  et  toute  classique  à  la  meilleure  tradition 
des  conteurs  français.  On  parlera  de  Voltaire  à  propos  de  ce 
récit  où  sont  raillés  les  entrepreneurs  de  religions  univer- 
selles, dans  la  personne  de  Barabour,  millionnaire  qui  se 
dépouille  de  sa  fortune  au  profit  du  premier  venu,  avide  de 
découvriras  lois  de  l'harmonie  universelle  parmi  les  masses, 
et  dans  la  personne  aussi  de  ce  singulier  Vivelésétasunidasi 
qui,  d'esprit  trop  paresseux  pour  disputer  des  principes,  croit 
de  toutes  ses  forces  à  la  toute-puissance  des  mots.  \'raiment, 
Barahour  nous  donne  l'impression  d'une  fantaisie  joyeuse  et 
féroce  de  quelque  Jérôme  Coignard  qui  aurait  fréquenté 
Chesterton,  le  grand  mystique.  Il  se  dégage  de  ces  pages  une 
volonté  d'orienter  la  race  vers  plus  de  logique  et  de  clarté, 
et  d'émanciper  le  roman  de  la  tutelle  des  genres  usés. 

JE.\K    DES    BONNEPEUILLES 

I.  La  Renaissance  du  Livre,  78,  Boulevard  S'-Michel.  Un  vol.  in- 
18  Jésus.  6  francs. 


Pour  produire  leurs  livre?,  les  'Kdi- 
tcurs  sont  OBLIGATOIREMENT  TRI- 
BUTAIRES de  trois  industries  :  celle  du 
Papier,  celle  de  l'Imprimerie,  celle  du 
Cartonnage. 

Sur  les  prix  de  1914,  l'Industrie  du  Papier 
a  des  majorations  de  800  à  1.300  pour  cent 
(suivant  la  nature). 

Sur  le  prix  de  19 14,  l'Imprimerie  (suivant 
l'importance  des  tirages  ou  des  réimpres- 
sions) a  des  majorations  de  300  à  500  pour 
cent. 

Sur  les  prix  de  1914,  l'Industrie  du 
Cartonnage  a  des  majorations  de  4  k  500 
pour  cent. 

Comparée  aux  augmentations  de  toutes  choses 
Celle  du  livre  est  la  plus  réduite 
L'ancien  livre  à  3  fr.  50  n'a  pas  subi 
100  OjO  de  majoration 


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800  % 


700  % 


500  % 


La  courbe  figurée  par  des  croix  représente  la  luajoiation  syndicale  moyenne 
du  prix  des  livres  de  littérature. 

ABBEVILLE.  —   IMPRIMERIE   F.    PAILLART. 


iiHuiNG  LICT   p£B  1    I94Q 


AP       La  Nouvelle  revue  française 

20 

N85 

1. 15 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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