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Full text of "L'apaisement; les services français d'un homme d'état"

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in  2010  with  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/lapaisementlesseOObonn 


L'APAISEMENT 


]]  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

dix  exemplaires  sur  hollande  Van  Gelder 

numérotés  de  i  à  j  o 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptatioa 
réservés  pour  tous  pays. 


GEORGE    BONNAMOUR 


L'APAISEMENT 

LES  SERVICES  FRiNÇAIS 
D'UN  HOMME  D'ÉTAT 


.   ,  .     .,     ,'  :     :  >^.^  .^  .    e*'  ,  ^. 

PARIS 

BERNARD     GRASSET 

Éditeur 

61,    Rue    des    Saints-Pères,    61 

1913 


DU   MEME    AUTEUR 


Romans  et    Nouvelles 

Fanny  Bora. 

Représailles. 

Trois  Hommes. 

Trois  Femmes. 

La  Misère  Humaine. 

Le  Trimardeur. 

La  Gloire. 

Le  Vent  emporte  la  Poussière. 

Marie  et  Marthe. 

Vers  F  Autre. 

L'Heure  de  Dieu. 

Les  Trois  Poteaux  de  Satory. 

Histoire 

Le  Procès  Zola. 

Etudes  sur  le  Bordereau. 

Gabriel  Syveton. 

Poésie 

Le  Songe  d'une  Nuit  d'Hiver  (En    collaboration 

avec  G.  Moreilhon). 
La  Splendeur  des  Choses. 


Au  moment  même  où  Je  corrigeais  les  épreuves 
de  ce  livre^  M.  Poincaré  —  qui  s'honore  d'avoir 
choisi  M,  Aristide  Bj^iand pour  collaborateur  —  lan- 
çait,  de  Nantes,  un  appela  l'union  de  tous  les  bons 
Finançais  et  proclamait ,  à  son  tour^  la  nécessité  d'une 
politique  d'apaisement. 

Il  semble  bien,  en  vérité^  que  nulle  autre  ne  soit 
de  lonqtemps  possible.  Le  courant  qui  la  porte  est 
trop  profond  et  trop  vigoureuxpour  quony  résiste. 
Qui  ne  se  souvient  de  la  piteuse  chute  de  M.Monis 
qui  se  croyait  de  taille   à  nous  orienter  dans  une 
autre  direction  ?  Mieux  avisé ^  M,  Caillaux,qui  lui 
succéda^   ne  se   fît  pas  faute  d'affirmer^   quelque 
secrète  envie  qu'il  eût  de  bifurquer  en  route,  qu'il 
suivrait  le  chemin  tracé  par  M,Briand,Et  si,  lors- 
que le  Panther  aZZa  s'ancrer  devant  Agadir,  la  France 
étonna  le  monde  par  la  dignité  de  son  attitude  et 
l'unanimité  de  son  élan,  c'est  qu'en  prêchant  obsti- 
nément  la  concorde,  durant  son  passage  au  pouvoir^ 
M.  Briandavait  avivé  et  fortifié  dans  un  grand  nom- 
bre  d'âmes  le  sentiment  de  la  solidarité  nationale. 


2  l'apaisement 


sympathie  réelle  que  l'opinion  publique  et  le  Parle- 
ment accueillirent  le  nouveau  chef  du  gouverne- 
ment, dont  la  fortune  rapide  avait  déconcerté  ceux 
qu^elle  n^irritait  pas. 

Cest  une  vérité,  confirmée  par  Texpérience,  que 
le  talent,  s" il  suffit  toujours  à  créer  des  inimitiés 
passionnées  et  de  sourdes  haines,  ne  peut  jamais  à 
lui  seul  assurer  à  personne  la  première  place.  Il  y 
faut  encore  une  grande  habileté  de  conduite,  et 
surtout  le  concours  des  événements. 

Arrivé  tard  au  Parlement,  M.  Aristide  Briand 
serait  sans  doute  demeuré  longtemps,  sinon  inactif, 
du  moins  relégué  dans  un  arrière-plan  peu  favora- 
ble à  la  révélation  complète  de  son  tempérament 
d'orateur  et  de  tacticien  parlementaire,  si  des  évé- 
nements, —  que  je  rappellerai  plus  loin  tout  au 
long  —  n^avaient  donné  soudain  un  double  carac- 
tère d^actualité  et  de  nécessité  au  projet  de  loi  dé- 
posé par  lui  dès  son  arrivée  à  la  Chambre,  en  1902, 
sur  la  séparation  des  Eglises  et  de  TEtat. 

Ceux  qui  n^ont  pas  observé  longtemps,  et  de  près, 
la  vie  parlementaire,  ne  peuvent  se  représenter  à 
quel  degré  les  bureaux  de  la  Chambre  et  ceux  des 
commissions  ressemblent  à  des  dépôts  mortuaires. 

Des  fossoyeurs,  qui  n^ont  pas  souvent,  hélas  I  la 
gaieté  de  celui  à'Hamlel,  s^y  tiennent  en  perma- 
nence pour  faire  disparaître  sans  bruit  dans  Yin- 
pace  des  cartons  à  jamais  fermés  et  empilés  les  uns 


rester  :  Je  m'en  vais.  Ils  m'ont  battu;  mais  en  partant,  moi,  je 
les  bals. 

Ils,  c'étaient  les  radicaux-socialistes  et  les  radicaux  dissi- 
dents qui  venaient  de  donner  raison  contre  lui  à  M,  Delcassé. 
Parole  prophétique  !  car  un  an  plus  tard,  aux  élections  géné- 
rales de  1910,  deux  cents  députés  radicaux  devaient  rester  sur 
le  carreau. 


L  APAISEIMENT 


sur  les  autres,  les  projets  les  plus  soigneusement 
élaborés  et  mûris. 

Il  existe  sans  doute  en  province,  sur  le  bord  de 
ces  mares  dont  Teau  dormante  est  si  lourde  que  les 
vents  les  plus  agités  peuvent  prolonger  au-dessus 
d^'elles  leurs  tumultes  et  leurs  bondissements,  sans 
que  la  moindre  ride  vienne  égratigner  leur  surface 
plombée^  un  certain  nombre  de  jeunes  ambitieux, 
dont  le  plus  cher  désir  est  d" aller  s'asseoir  sur  les 
gradins  du  Palais-Bourbon,  et  qui  s'imaginent 
qu^une  fois  entrés  dans  le  temple,  il  leur  suffira  de 
mettre  au  jour  quelque  projet  de  loi  pour  emplir 
aussitôt  le  monde  du  bruit  de  leurs  discours,  et 
gravir  dans  une  ascension  allègre  et  facile  les  mar- 
ches du  pouvoir.  Quelle  illusion! 

Les  projets  de  loi  ne  cessent  d'être  une  vaine 
paperasse,  aussitôt  enfouie  qu^apparue,  que  si  le 
gouvernement  les  tire  de  la  poussière  où  ils  vont 
s'enfoncer,  pour  se  les  approprier  et  leur  insuffler 
la  vie. 

Ils  deviennent  alors  des  êtres  vivants,  sorte  d^en- 
fants  tour  à  tour  choyés  et  torturés,  bercés  par  les 
uns,  écartelés  par  les  autres,  et  auxquels,  souvent, 
d^un  accord  unanime,  on  s'efforce  d^'enlever  tout  ce 
qui  pourrait  rappeler,  à  l'assemblée  à  laquelle  ils 
seront  solennellement  présentés  quelque  jour,  le 
père  qui  les  a  conçus. 

Favorisé  du  destin,  M.  Aristide  Briand  n^avait 
pas  connu  ces  vicissitudes. 

Auteur  d'un  projet  de  loi  *■  réglant  le  sort  nou- 
veau des  Eglises  dans  TEtat  français,  il  devenait 
presque  aussitôt  membre  de  la  commission^  char- 


1.  1902. 

2,  1903, 


l'apaisement 


gée  d'examiner  les  propositions  du  même  ordre 
dont  la  Chambre  avait  été  saisie  depuis  sa  consti- 
tution, et  quelques  mois  plus  tard,  c'était  lui  que 
ses  collègues  chargeaient  du  soin  de  préparer  «  en 
tenant  compte  des  opinions  émises  devant  la  com- 
mission, au  cours  de  la  discussion  générale  qu'elle 
avait  engagée  sur  les  diverses  propositions  dont  elle 
était  saisie,  une  sorte  d'avant-projet  qui  servirait  de 
base  pour  les  discussions  ultérieures  ». 

Dans  l'intimité  des  bureaux,  loin  de  la  mise  en 
scène  des  discussions  publiques,  au  cours  desquel- 
les chaque  orateur  est  trop  souvent  dominé  par  des 
préoccupations  extérieures  à  son  sujet,  qui  le  pous- 
sent à  prendre  des  attitudes  et  un  ton  d'acteur  ca- 
pables de  forcer  les  applaudissements,  c'est  par 
d'autres  qualités  et  d'autres  moyens  qu'un  homme 
s'affirme,  agit  et  s'impose. 

Qui  songerait  à  s'étonner  aujourd'hui  —  mais 
alors  !...  —  qu'ayant  à  élaborer  une  œuvre  aussi 
délicate  et  aussi  complète  que  cette  Séparation  ins- 
crite depuis  quarante  ans  dans  les  programmes  des 
partis,  les  membres  de  la  commission  aient  pu,  d'un 
commun  accord,  désigner  M.  Briand  comme  le 
mieux  qualifié  d'entre  eux  pour  fondre,  coordonner 
et  mettre  au  point  les  projets  qu'ensemble  ils  avaient 
étudiés. 

La  souplesse  infinie  de  son  intelligence  \  son 
goût  passionné  des  réalisations  qui  lui  permet,  sa- 
chant ce  qu'il  veut  et  où  il  va,  de  se  montrer  tour 
à  tour  généreux  ou  conciliant,  aussi  longtemps  que 
sa  marche  ne  peut  en  être  ni  gênée  ni  désorientée, 

l.  «  Je  sais  à  quel  monstre  de  souplesse  j'ai  affaire  1  »  Nul  qui 
n'ait  encore  dans  l'oreille,  au  Palais-Bourbon,  l'écho  de  ce 
cri  par  lequel  Maurice  Barrés   accueillait  un  jour  un  discours 

Hf»    M      RpinnrJ    rnii    l'flvnif    rlf-pii 


de  M.  Briand  qui  l'avait  déçu. 


l'apaisemeiNT  5 


et  que  le  but  vers  lequel  il  se  dirige  demeure  intégra- 
lement visible  et  net,  son  éloquence,  devaient  frap- 
per ses  collègues  et  leur  faire  pressentir  quel  mer- 
veilleux avocat  de  leur  commune  cause  il  serait, 
lorsque  viendrait  Theure  où  la  loi  serait  discutée. 

Cette  heure,  en  1903,  pouvait,  devait  même  ap- 
paraître comme  très  lointaine,  car  si  Ton  excepte 
M.  Briand,  personne  à  la  Chambre  ne  désirait 
vraiment  la  Séparation.  M.  Combes  lui-même, 
alors  chef  du  gouvernement,  la  considérait  comme 
impossible  *. 

Une  suite  d^événements,  sur  lesquels  je  revien- 
drai et  que  nul  alors  ne  pouvait  prévoir,  eut  rai- 
son des  hésitations  des  uns  et  des  résistances  des 
autres.  La  Chambre  inscrivit  la  Séparation  à  son 
ordre  du  jour,  et  M.  Briand,  dont  nous  examine- 
rons le  rôle,  réussit  à  la  faire  voter  ^. 

Cependant,  mille  difficultés,  si  graves  qu^on  put 
craindre  un  moment  d'en  voir  surgir  la  guerre  ci- 
vile, devaient  naître  au  début  même  de  la  période 
transitoire  d'un  an  accordée  à  FEglise  pour  s'adap- 
ter et  se  mettre  en  règle  avec  le  régime  nouveau 
créé  par  la  Séparation. 

Tandis  qu'eau  sein  même  du  parti  catholique^  des 


1.  «  ...  Dans  la  journée  de  septembre  quasi  révolutionnaire 
de  1903,  où  M.  Emile  Combes,  entouré  des  Bleus  de  Bretagne, 
vint  inaugurer,  au  milieu  des  Chouans,  en  face  de  l'antique  ca- 
thédrale, la  statue  d'Ernest  Renan,  l'ancien  Président  du  Con- 
seil, me  faisant  l'honneur  d'un  court  entretien,  me  répondit  : 
«  La  Séparation,  M.  Bérenger,  mais  vous  n'y  pensez  pas  !  La 
France  ne  pourrait  pas  la  supporter  avant  vingt  ans  d'ici.  » 

Henry  Bérenger  :  De  Combes  à  Briand,  Paris,  1910. 

2.  Séance  du  3  juilUt  1905,  par  341  voix  contre  233. 

3.  J'emploie  à  dessein  ce  mot  de  «  parti»,  car  pour  qui  veut 
envisager  ces  événements  avec  impartialité,  il  apparaît  nette- 
ment que  l'immense  majorité  des  fidèles,  voyant  que  les  églises 
demeuraient   ouvertes  et  qu'ils    pouvaient    prendre  librement 


6  l'apaisement 


discussions  ardentes  s'élevaient  entre  les  intransi- 
geants qui  refusaient  d'accepter  la  loi  et  les  sou- 
missionnistes  qui  la  déclaraient  acceptable  \  de  son 
côté  le  gouvernement  se  heurtait  à  des  révoltes  sus- 
citées par  la  maladresse  impie  de  quelques  fonction  - 
naires  trop  zélés. 

L'article  3  de  la  loi  de  1903  avait  prescrit  qu'un 
inventaire  descriptif  et  estimatif  des  biens  appar- 
tenant aux  établissements  publics  du  culte  serait 
dressé  %  mais  à  la  veille  du  jour  où  l'administra- 
tion des  Domaines  devait  donner  à  ses  agents  l'or- 
dre de  procéder  à  ces  formalités,  voici  que  par  un 
manque  inouï  de  tact  et  de  prudence,  elle  leur 
adressait  une  circulaire  dans  laquelle  on  pouvait 
lire  qu'au  cours  des  opérations  auxquelles    ils  ai- 


part  aux  exercices  du  culte,  demeuraient  indifférents  à  ces  po- 
lémiques. 

1.  Ce  n'est  pas  faire  injure  aux  intransigeants  que  d'affirmer, 
qu'au  moins  pour  quelques-uns  d'entre  eux,  la  résistance  avait 
moins  pour  objet  de  servir  l'Eglise  et  ses  intérêts  que  de 
créer  une  agitation  politique  favorable  au  développement  de 
l'opposition  anti-constitutionnelle. 

Dans  l'autre  camp,  celui  des  soumissionnistes,  se  rangeaient 
la  plupart  des  évêques  et  des  laïques  de  quelque  importance 
que  l'on  désignait  sous  le  nom  de  «  cardinaux  verts  »  et 
parmi  lesquels  on  peut  citer  :  Brunetière,  M.  Denys  Cochin, 
M.  de  Castelnau,  etc. 

2.  Voici  le  texte  de  cet  article  : 

«  Dès  la  promulgation  de  la  présente  loi,  il  sera  procédé  par 
«  les  agents  de  l'Administration  des  Domaines  à  l'inventaire 
«iL  descriptif  et  estimatif  : 

«  1°  Des  biens  mobiliers  et  immobiliers  desdits  établissements; 

«  2°  Des  biens  de  l'Etat,  des  départements  et  des  communes 
«  dont  les  mêmes  établissements  ont  la  jouissance. 

«  Ce  double  inventaire  sera  dressé  contradictoirement  avec 
«  les  représentants  légaux  des  établissements  ecclésiastiques 
«  ou  eux  dûment  appelés  par  notification  faite  en  la  forme  ad- 
«  ministrative. 

«  Les  agents  chargés  de  l'inventaire  auront  le  droit  de  se 
«  faire  communiquer  tous  titres  et  documents  utiles  à  leurs 
«  opérations.  » 


L  APAISEMENT 


laient  procéder,  ces   agents  pourraient   exiger  des 
prêtres  Touvertnre  des  tabernacles. 

L'effet  d^une  pareille  menace  ne  se  fît  point  atten- 
dre. Sur  divers  points  de  la  France,  et  notamment 
en  Bretagne,  les  populations  voulurent  s'opposer 
par  la  force  à  rétablissement  des  inventaires.  Leur 
résistance  se  fît  d'autant  plus  forte  que,  de  son  côté, 
le  chef  de  l'Eglise  avait,  quelques  semaines  aupa- 
ravant,condamné  en  bloc  la  Séparation  dans  laquelle, 
selon  les  termes  mêmes  contenus  dans  son  encycli- 
que \  il  ne  voulait  voir  qu'une  «  loi  inique  ». 

Ces  protestations  et  ces  tumultes  devaient  reten- 
tir sur  l'heure  au  sein  du  Parlement,  et,  par  un  con- 
tre-coup inattendu,  à  la  fîn  d'une  séance  agitée  et 
contradictoire  au  cours  de  laquelle  la  Chambre  avait 
tour  à  tour  voté  raffîchage  des  discours  prononcés, 
d'un  côté,  par  M.  l'abbé  Lemire  et  M.  Ribot.  de 
l'autre  par  M.  Dubief  ministre  de  l'intérieur,  et 
M.  Aristide  Briand,  ancien  rapporteur  du  projet  de 
loi  %  amener  la  chute  du  cabinet  Rouvier. 

Appelé  le  lendemain  à  former  un  nouveau  minis- 
tère, M.  Sarrien  dut  certainement  avoir  pour  prin- 
cipale préoccupation  de  rechercher  à  quel  homme 
énergique,  pourtant  doué  de  tact  et  de  sang-froid, 
il  confierait  le  soin  de  préparer  ■ —  la  période  tran- 
sitoire n'étant  pas  encore  expirée  —  la  mise  en 
vigueur  du  régime  nouveau.  Les  manifestations, les 
scènes  d'émeute  provoquées  par  les  inventaires 
avaient  si  fortement  impressionné  le  pays,  que  les 
adversaires  de  l'Eglise  les  plus  résolus  à  vaincre, 
au  besoin  par  la  force,  ses  essais  de  résistance,  com- 
prenaient la  nécessité  d'une  trêve. 


1.  Vehementer  nos,  janvier  1906. 

2.  Voir  pièces  jointes,  n»  1. 


8  l'apaisement 


M.  Clemenceau  lui-même  devait  dire  au  Sénat  : 
«  Quelques  chandeliers  ne  valent  pas  une  révolu- 
tion. » 

Désormais  donc,  au  moins  pour  un  temps,  Texé- 
cution  des  formalités  par  lesquelles  le  gouverne- 
ment devait  préluder  à  la  mise  en  vigueur  du  régime 
de  la  Séparation,  allait  devenir  une  affaire  de 
mesure  et  d'opportunité.  Dans  ces  conditions,  le 
choix  de  Fhomme  auquel  cette  tâche  ingrate  autant 
qu'épineuse  devait  échoir,  s'imposait.  Tous  les  par- 
tis s'accordaient  pour  le  désigner.  C'était  M.  Aris- 
tide Briand. 

Le  rôle  éclatant,  si  âprement  critiqué,  à  droite 
comme  à  gauche,  et  plus  encore  à  gauche  qu'à  droite, 
qu'il  avait  joué  dans  la  préparation  et  la  discussion 
de  la  loi  de  Séparation,  la  largeur  d^idées  dont  il 
avait  fait  preuve,  le  ton  courtois  et  toujours  élevé 
dont  il  n'avait  jamais  manqué  d'user  envers  ses 
adversaires  catholiques  et  leurs  défenseurs,  sa  valeur 
affirmée  de  tacticien  et  son  éloquence,  tous  ces  titres 
imposaient  à  M.  Sarrien  l'obligation  de  confier  à 
l'ancien  rapporteur  de  la  Séparation,  la  direction  du 
ministère  auquel  on  rattacherait  la  Direction  des 
Cultes  et  qui  fut  celui  de  l'Instruction  Publique. 

Heureux  les  ministres  qui  s'engagent  dans  les 
avenues  du  pouvoir  aux  heures  de  calme,  quand 
nul  souffle  orageux  n^agite  les  esprits,  que  la  rue 
est  tranquille,  Thorizon  sans  nuages  !  Ceux-là  peu- 
vent, si  leur  clairvoyance  n'est  point  assez  aiguisée 
ni  leur  intime  orgueil  assez  élevé  pour  leur  permet- 
tre de  peser  à  son  poids  l'honneur,  à  la  fois  si  lourd 
et  si  léger,  qui  vient  de  leur  échoir,  s'abandonner 
à  de  puériles  satisfactions  d'amour-propre  et  con- 
naître les  exaltations  vaniteuses  de  l'homme  ébloui 
de  sa  propre  fortune. 


l'apaisement  9 

Mais  il  faut  plaindre  ceux  qui,  dans  une  atmos- 
phère de  bataille  obscurcie  et  brûlante,  à  travers 
laquelle  toutes  leurs  expressions  et  tous  leurs 
mouvements  sont  défigurés,  tour  à  tour  soupçon- 
nés, enviés  ou  haïs,  acceptent  de  défendre,  sous  le 
déchaînement  quotidien  des  accusations  et  des  outra- 
ges, le  droit  nouveau,  encore  mal  dégagé  du  tumulte 
passionné  des  assemblées  et  contre  lequel  tous  les 
partis  s^acharnent,  les  uns,  pour  en  railler  le  libé- 
ralisme et  la  faiblesse,  les  autres,  pour  en  maudire 
Fétroitesse  et  la  sévérité. 

Cest  ce  dernier  rôle,  difficile  et  ingrat,  que  devait 
jouer  M.  Briand. 

Il  aurait  pu  s'y  dérober  aisément,  ne  fût-ce  qu'en 
se  retranchant  derrière  les  décisions  de  son  parti 
qui  lui  interdisaient  de  faire  acte  d'homme  de  gou- 
vernement \  c'est-à-dire,  pour  parler  net,  d'assu- 


1.  La  préoccupation  Constante  du  parti  socialiste,  c'est  de  se 
garder  sur  son  aile  gauche,  et  de  ne  pas  permettre  qu'un  parti 
plus  «avancé  »  puisse,  en  se  développant,  lui  enlever  ses  trou- 
pes. C'est  la  raison  pour  laquelle  les  unifiés  se  sont  toujours 
refusés  à  exclure  Hervé  de  leur  parti  et  à  prendre  nettement 
parti  contre  rantipatriotisme,rantimilitarisme,le  sabotage, etc. 

On  conçoit  dès  lors  qu'une  telle  tactique  qui  n'a  pour  but  que 
d'assurer  au  parti  le  plus  grand  nombre  possible  d'électeurs, 
oblige  les  socialistes  à  répudier  celui  de  leurs  camarades  qui 
accepte  de  faire  partie  d'un  gouvernement,  même  lorsqu'il  n'y 
entre —  ce  fut  le  cas  de  M.  Briand  —  que  pour  défendre  et  faire 
triompher  une  réforme  à  laquelle  le  parti  socialiste  a  collaboré. 
La  fonction  de  ministre  implique  des  devoirs.  Elle  entraîne  à 
des  solidarités  auxquelles  un  homme  politique  ne  pourrait  pas 
se  refuser  sans  déshonneur,  mais  qu'un  parti  de  révolution  ne 
peut  permettre  à  aucun  de  ses  membres  d'accepter  sans  risquer 
de  perdre  aussitôt  la  confiance  de  ses  troupes.  Celte  dure  loi 
—  loi  de  conservation, je  le  dis  sans  ironie  —  fera  successive- 
ment perdre  au  parti  socialiste  les  meilleurs  de  ses  chefs,  car 
pour  chacun  d'eu.K  le  moment  viendra  de  choisir  entre  le  ser- 
vice de  la  nation  et  celui  de  la  démagogie.  Ils  auront  alors  le 
droit  de  ne  pas  hésiter. 


10  l'apaisement 


mer  sa  pleine  part  de  responsabilités  dans  les  évé- 
nements qui  allaient  se  produire. 

De  quels  sarcasmes,  de  quels  mépris  ne  Teût-on 
pas  couvert,  dans  tous  les  partis,  y  compris  le  sien, 
si  au  moment  précis  où  la  loi  de  Séparation,  dont 
on  se  plaisait  à  dire  qu'elle  était  son  œuvre,  allait 
entrer  en  application,  prendre  vie,  et,  dès  ses  pre- 
miers pas,  trébucher  dans  tous  les  pièges,  se  heur- 
ter à  tous  les  obstacles,  M.  Aristide  Briand  s'était 
récusé  ? 

Son  honneur  sera  d'avoir,  dans  cette  circons- 
tance, et  malgré  les  attaques  sans  nombre  comme 
sans  mesure  que  sa  décision  devait  entraîner,  rem- 
pli fermement  son  devoir. 

Nul  moins  que  lui,  d'ailleurs,  ne  pouvait  s'illu- 
sionner sur  les  difficultés  de  sa  tâche,  car  les  malen- 
tendus, les  révoltes,  les  conflits  sanglants  auxquels 
avaient  donné  lieu  les  inventaires  *  permettaient  de 
craindre  que  d'autres  résistances,  aussi  acharnées, 
se  manifesteraient  avant  l'expiration  de  la  période 
transitoire,  afin  de  retarder  encore  ou  même  de 
rendre  impossible  l'application  de  la  loi. 

En  effet,  dès  le  mois  d'août  (1906),  le  pape  Pie  X 
adressait  aux  catholiques  de  France  une  deuxième 
encyclique  \  Ce  fut  pour  les  soumissionnistes  une 
cruelle  déception  et  les  intransigeants  triomphèrent, 
car  ce  n'était  plus  seulement  la  loi  de  Séparation 
prise  dans  son  ensemble  que  le   chef  de  l'Eglise 

1,  Les  adversaires  les  plus  déterminés  de  la  Séparation  sont 
bien  obligés  de  reconnaître  aujourd'hui  que  la  iformalité  des 
inventaires  n'avait  rien  en  soi  de  vexatoire.  Elle  constituait  une 
mesure  de  conservation  réclamée  par  beaucoup  de  catholiques, 
et  qui  s'imposait.  De  la  plus  humble  à  la  plus  superbe,  les 
Eglises  de  France,  avec  les  richesses  artistiques  qu'elles  con- 
tiennent, font  partie  du  trésor  national. 

2.  Gravissimo,  10  août. 


l'apaisement  11 


catholique  condamnait  solennellement  pour  la  se- 
conde fois. 

Par  une  décision  de  son  autorité  souveraine,  sans 
appel  pour  les  catholiques,  le  Pape  Pie  X  paraly- 
sait le  fonctionnement  de  la  loi  en  repoussant  les 
associations  cultuelles  «  qui  ne  pourraient  absolu- 
ment pas  être  formées,  disait-il,  sans  violer  les 
droits  sacrés  qui  tiennent  à  la  vie  elle-même  de 
l'Eglise  ». 

Joie  pour  les  intransigeants,  consternation  pour 
les  soumissionnistes  1  les  premiers  ne  voyant  que 
la  loi,  tant  combattue  par  eux,  mise  en  échec, 
réduite  à  néant,  et  plus  ridicule  encore  qu'inutile  1 
Les  autres,  pesant  toutes  les  conséquences  de  droit, 
je  veux  dire  juridiques,  de  la  décision  du  Souverain 
Pontife:  pour  le  présent,  TEglise  privée  des  biens 
et  des  ressources  dont  la  loi  lui  assurait  le  bénéfice  ; 
pour  Favenir,  la  suppression  de  la  faculté  de  recevoir 
et  d'hériter,  du  moins  dans  les  formes  légales. 

Pourtant,  ce  geste,  dont  personne  n'a  nié  la  gran- 
deur, mais  que  quelques-uns  jugèrent  impolitique, 
entraînera,  comme  j'essaierai  de  le  montrer  plus 
loin,  le  commencement  pour  l'Eglise  catholique  de 
France  d'une  résurrection. 

Si  diversement  accueillie  des  catholiques,  bien 
que  tous,  avec  une  discipline  admirable,aient  déclaré 
sur  l'heure  qu'ils  se  soumettaient,  l'encyclique  avait 
jeté  l'étonnement  et  le  désarroi  chez  leurs  adver- 
saires. Peut-être  ces  derniers  eussent-ils  poussé  le 
gouvernement  à  des  violences  maladroites,  à  des 
représailles,  et  certains  d'entre  eux  qui  réclamaient 
la  fermeture  des  églises,  auraient-ils  fini  par  l'em- 
porter, si  M.  Aristide  Briand  n'avait  habilement 
sauvé,  d'un  rapide  et  hardi  coup  de  barre,  la  loi 
en  péril.  Ce  qui  importe  dans  une  loi,  ce  qu'elle  a 


12  l'apaisement 


de  vivant,  d^'agissant,  qui  peu  à  peu  s'impose  à  tous 
comme  une  atmosphère  et  un  milieu  nouveaux,  aux- 
quels Têtre  s'adapte  progressivement,  c'est  son 
esprit.  Et  si  cet  esprit  demeure,  la  lettre  peut  varier. 

Fort  de  cette  idée,  qui  montre  en  lui  un  grand  sens 
politique,  M.  Briand  répondit  indirectement  mais 
efficacement,  à  1  encyclique  par  une  circulaire  *  dans 
laquelle  il  déclarait  que  le  gouvernement  voulait 
considérer  que  toute  association  ayant  pour  objet, 
direct  ou  même  indirect,  Fexercice  public  d^un  culte^ 
rentrait  dans  les  conditions  de  la  loi  de  1905. 

Tempêtes  !  cris  d^anathèmes  !  non  point  tant  de  la 
part  des  catholiques,  que  de  celle  de  leurs  adversai- 
res anticléricaux  ^  qui,  selon  Texpression  même  de 
M.  Briand,  auraient  voulu  «  que  les  éléments  se 
déchaînent  »  pour  donner  Timpression  que  TEglise 
était  séparée  de  TEtat. 

M.  Clemenceau  venait  de  prendre,  en  qualité  de 
Président  du  Conseil,  la  succession  de  M.  Sarrien. 
Ses  sentiments  étaient  connus.  Quelques  mois  aupa- 
ravant, rendant  visite  à  ses  électeurs  du  Var,  il 
n'avait  pas  manqué  d'accabler  de  ses  traits  les  plus 

1.  31  août  1906, 

2.  M.  Allard,  socialiste  unifié,  député  du  Var,  interpellant 
M,  Briand  (7  novembre  1906)  au  sujet  de  sa  circulaire,  s'écriait 
à  la  tribune  de  la  Chambre  : 

«  Nos  électeurs  anticléricaux  n'y  comprennent  rien  ;  on  leur 
«  avait  annoncé  la  séparation  comme  un  événement  extraordi- 
«  naire  et  il  n^y  a  rien  de  changé,  et  nous  sentons  bien,  si  nous 
«  admettons  votre  système,  qu'il  n'y  aura  rien  de  changé,  non 
«  plus,  le  11  décembre  prochain. 

«  Comment  !  le  H  décembre  prochain  les  églises  vont  rester 
«  ouvertes  comme  par  le  passé  ;  les  fidèles  sy  rendront,  les 
«  prêtres  aussi  ,  on  continuera  à  y  dire  la  messe,  le  rite  lui- 
«  même  ne  sera  pas  modifié  .'  Alors  à  quoi  bon  avoir  fait  la 
«  Séparation  ?  » 

Et  pour  se  consoler  de  sa  déconvenue,  M.  Allard  sommait  le 
gouvernement  d'attribuer  aux  communes  et  les  édifices  du 
culte  et  les  biens  de  l'Eglise. 


L  APAISEMENT 


13 


acérés  «  la  faction  romaine  »  et  de  menacer  les  catho- 
liques des  pires  représailles,  s'ils  persistaient  à 
repousser  une  loi  française. 

J'ignore  quels  furent  les  arguments  dont  usa 
M.  Briand  devant  le  nouveau  Conseil  des  ministres 
présidé  par  M.  Clemenceau.  Ce  que  nous  savons, 
c'est  qu'il  fît  triompher  devant  lui  son  libéralisme 
en  faisant  adopter  par  ses  collègues  une  thèse  juri- 
dique d'après  laquelle,  reconnaissant  implicite- 
ment ^  que  les  catholiques  n'avaient  fait  qu'user  de 
leur  droit  en  refusant  la  faculté  de  former  des  asso- 
ciations conformes  à  la  loi  de  1905  —  car  la  loi  ne 
peut  pas  imposer  aux  citoyens  Vusage  d'un  droit 
—  le  culte  catholique  pourrait  légalement  conti- 
nuer d'être  publiquement  exercé,  même  sans  asso- 
ciations cultuelles  légales,  thèse  d'ailleurs  ratifiée 
par  le  Conseil  d'Etat  et  d'après  laquelle  les  catho- 
liques se  trouvaient  désormais  soumis  aux  prescrip- 
tions du  droit  commun. 

Le  droit  commun  d'association,  des  catholiques 
connus  pour  leur  ardeur  à  défendre  leur  cause  devant 

1.  M.  Bfiand  ne  se  fit  pas  faute  de  reconnaître  explicitement 
ce  droit  de  la  façon  la  plus  nette  au  cours  de  la  discussion 
des  interpellations  de  MM.  Groussau  et  Allard  (7  novembre  et 
suivant)  '. 

«K  ...  Je  déclare,  proclamait-il,  qu'en  tenant  un  tel  langage 
«  (vous  ne  ferez  pas  d'associations  en  conformité  avec  la  loi  de 
«  1905,  parce  que  moi,  le  chef  de  l'Eglise,  je  considère  ces 
«  associations  comme  attentatoires  à  la  constitution  de  l'Eglise) 
«  le  pape  a,  usé  de  son  droit  et  qu'en  lui  obéissant^  les  mem- 
«  hres  du  clergé  usent  également  de  leur  droit.  Us  ne  sont  pas 
«  obligés  de  se  servir  du  droit  commun  d'association  en  ma- 
«  tière  cultuelle,  tel  qu'il  est  édicté  par  la  loi  de  1905.  La  loi 
«  impose  des  devoirs  aux  citoyens.  Elle  ne  leur  impose  pas 
«  Tusage  d'un  droit.  Les  catholiques  en  disant  :  «  Nous  ne 
«  ferons  pas  d'associations  »,  ne  se  sont  donc  pas  mis  en  ré- 
«  voltc  contre  la  loi  et  ils  peuvent  persister  dans  cette  attitude 
«  autant  qu'ils  le  voudront.  Le  gouvernement  n'a  pas  à  partir 
«  en  guerre  contre  eux.  » 


14  l'apaisement 


le  ParlementjMM.  de  Castelnau  et  Groussau  l'avaient 
d^'ailleurs  réclamé. 

De  son  côté,  le  Pape  Pie  X,  dans  sa  deuxième 
encyclique,  ne  conseillait-il  pas  aux  catholiques  de 
France  de  s'organiser  selon  le  droit  commun  dont 
jouissent  tous  les  Français,  c'est-à-dire  selon  les 
prescriptions  de  la  loi  de  1881  sur  les  réunions  ? 

Que  cette  assimilation  de  l'exercice  public  d'un 
culte  religieux  qui  veut  le  silence  et  s'entoure  d'une 
nécessaire  solennité,  à  une  réunion  publique  où  le 
premier  venu  peut  élever  la  voix,  ait  quelque  chose 
de  choquant,  les  blasphémateurs  les  plus  endurcis 
ne  le  contestent  pas,  et  pourtant,  quel  autre  moyen 
d'assurer  aux  catholiques  la  faculté  d'exercer  le 
libre  exercice  de  leurs  droits,  faculté  qu'ils  tenaient 
de  la  loi  de  1905  dont  le  premier  article  proclame 
la  liberté  de  conscience  ^ 

M.  Briand  comprit  qu'il  était  de  son  devoir  envers 
le  pays  de  faire  jusqu'au  bout  preuve  de  libéra- 
lisme et  d'inviter  le  Parlement  à  modifier  la  loi  sur 
les  réunions  publiques,  non  seulement  pour  empê- 
cher que  des  perturbateurs,  animés  d'un  esprit 
sacrilège,  ne  fussent  tentés  de  considérer  désormais 
les  églises  comme  des  «  clubs  »  ouverts  à  toutes  les 
controverses  d'ordre  philosophique  ou  social,  mais 
encore,  afin  d'affranchir  les  fidèles  de  toutes  les  for- 


1.  Rappelant  à  la  Chambre  dans  quel  esprit  la  loi  de  sépara- 
tion avait  été  conçue,  M.  Briand  disait  : 

—  Que  vous  doit,  Messieurs,  l'Etat,  l'Etat  laïque  ?  Ce  qu'il 
vous  doit  à  vous,  catholiques. 

(A  droite).  —  La  liberté,  d'abord  ! 

M.  Briand.  —  C'est  la  liberté  de  conscience. 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Oui! 

M.  Briand.  — /i  vous  doit  plus  encore  :  il  vous  doit  la  faculté 
d'exprimer  en  toute  indépendance  vos  croyances  religieuses 
par  les  manifestations  extérieures  qui  sont  le  culte. 


l"  APAISEMENT  15 


malités  que  la  loi  exigeait  de  ceux  qui  prétendaient 
se  placer  sous  sa  protection  :  constitution  d^un  bu- 
reau, déclaration  renouvelable  pour  chaque  réu- 
nion, etc. 

La  liberté  du  culte  ainsi  fondée  sur  de  nouvelles 
bases  et  protégée,  il  restait  encore  à  en  garantir 
l'exercice  normal  et  régulier,  c^'est-à-dire  à  assurer 
aux  prêtres  et  aux  fidèles  la  libre  disposition  des 
édifices  religieux  devenus,  par  suite  de  l'absence 
des  associations  cultuelles  qui  seules  auraient  eu  la 
capacité  légale  de  recevoir  les  biens  de  TEglise  et 
d'en  assurer  l'administration^  la  propriété  des  com- 
munes. 

Propriété  limitée  à  vrai  dire,  frappée  d'une  ser- 
vitude constituée  par  Tobligation  pour  le  possédant 
d'afPecter  au  culte,  et  au  culte  catholique  seul_,  ces 
édifices  religieux. 

Mais  qui  n^'aperçoit  pas  les  conflits  et  les  vexa- 
tions de  tout  genre  auxquels  une  pareille  situation 
pourrait  donner  lieu^  et,  puisqu^'en  tout  état  de  cause 
il  demeurait  entendu  que  les  églises  de  France 
devaient  être  affectées  au  culte,  n'était-ce  point 
placer  les  catholiques  dans  une  situation  humiliante, 
et,  pour  tout  dire,  intolérable,  que  de  les  obliger  à 
se  contenter  d'une  jouissance  précaire,  résultant 
d'un  accord  transitoire  et  facilement  révocable  entre 
un  maire  et  un  curé  ?  Sur  ce  point  encore  M.  Briand 
devait  imposer  ses  vues  libérales  en  faisant  accor- 
der aux  municipalités  la  permission  de  donner,  dans 
chaque  paroisse,  au  curé,  un  droit  d^usage  qui  lui 
confirmait  la  faculté  d'administrer  Téglise  et  cons- 
tituerait un  véritable  droit  de  jouissance. 

Ce  ne  fut  d'ailleurs  qu'au  prix  d'une  haute  lutte 
dans  laquelle,  ce  qui,  à  distance,  étonne  et  con- 
fond, les  libéraux  se  montrèrent  aussi  acharnés  que 


16  L^  APAISEMENT 


les  anticléricaux,  pour  combattre  l'initiative  heu- 
reuse de  M.  Briand. 

M.  Ribot,  du  ton  le  plus  irrité,  multipliait  les 
objections. 

—  C'est  l'abdication  du  gouvernement  !  s^écriait- 
il.  Parce  que  vous  ne  pouvez  pas  résoudre  la  ques- 
tion, vous  la  remettrez  aux  mains  des  maires. 

Et  M.  Briand  lui  répondait  avec  la  plus  fine  et 
la  plus  cinglante  ironie  : 

—  Vous  me  dites  :  «  Alors  c'est  le  maire  qui  va 
faire  des  curés  ?  »  Et  je  sens  bien  sur  quelle  pente 
glissante  on  voudrait  nous  entraîner  par*  cette 
objection.  Elle  a  été  formulée  avec  plus  de  préci- 
sion avant  vous,  monsieur  Ribot;  je  l'attends  plus 
nette  encore...  Vous  voudriez  que  nous  définissions 
le  curé  n'est-ce  pas?  On  le  demandera, car  on  dira: 
il  ne  peut  s'agir  de  n'importe  quel  curé  ;  vous 
commencez  déjà  à  le  dire;  il  faudra  qu'on  désigne 
au  maire  le  curé  qu'il  aura  à  choisir.  Et  nous  reve- 
nons alors  à  cette  déclaration  d'orthodoxie  qu'on 
nous  a  tant  reprochée  lorsqu'on  discutait  l'article  4 
de  la  loi  de  1905.  Oui,  vous  voulez  nous  y  ramener, 
et  quand  nous  l'aurons  donnée,  Rome  dira  :  «  Quels 
sont  ces  législateurs  qui  se  permettent  sans  moi  de 
définir  le  curé  !  » 

Alors  M.  Ribot  s'écriait  avec  une  impatience  qui 
marquait  son  dépit  : 

—  Peu  importe.  Je  fais  la  loi  pour  la  France  et 
non  pour  le  Pape. 

La  riposte  serait  plaisante  si  elle  n'était  empreinte 
d'une  naïveté  qui,  chez  un  homme  de  l'âo^e  et  de 
l'expérience  de  M.  Ribot, déconcerte  !  car  nul,  certes, 
plus  que  M.  Briand,  ne  partageait  son  désir  de  ne 
pas  laisser  les  fidèles  et  les  prêtres  entrer  dans  les 
églises  et  y  célébrer  le  culte  au  titre  précaire  de 


L'APAISEMENT  17 


simples  occupants  et  de  leur  en  assurer  la  jouis- 
sance constante  par  un  titre  juridique.  Mais  encore 
fallait-il  que  la  loi  fixant  la  condition  des  personnes 
appelées  à  rédiger  ce  contrat  et  à  en  discuter  les 
clauses,  ne  fût  pas,  elle  aussi,  repoussée  par  le 
Pape,  comme  portant  atteinte  à  Torthodoxie! 

En  dépit  de  cette  précaution  dictée  par  un  libé- 
ralisme qui  fut,  un  moment,  suspect  aux  sectaires 
et  blâmé  par  eux,  TEglise,  persévérant  dans  son 
attitude  devait,  après  avoir  permis  aux  évêques  de 
France  '■  de  déclarer  qu'ils  étaient  disposés  à  «  faire 
Fessai  »  de  conventions  passées  entre  les  évêques 
ou  les  curés  d^une  part,  et  les  préfets  ou  les  maires, 
de  l'autre,  et  laissé  s^engager  des  pourparlers  très 
précis  entre  le  cardinal-archevêque  de  Paris  et  le 
Préfet  de  la  Seine,  renoncer  à  s'assurer  par  des 
contrats  réguliers  la  jouissance  permanente,  avec 
tous  les  droits  qu'elle  comporte,  des  édifices  reli- 
gieux^ et  des  presbytères. 

1.  Voir  pièces  jointes  n°  2,  la  déclaration  des  évêques  de 
France. 

2.  Les  évêques  de  France  avaient  joint  à  leur  déclaration  du 
30  janvier  1907  un  procès-verbal  de  contrat  de  jouissance  dans 
lequel,  pour  la  première  fois  et  avec  le  consentement  du  Saint- 
Siège,  il  faisaient  état  de  la  loi  de  1905. 

Aussitôt  M.  Briand  s'était  empressé  d'adresser  aux  préfets 
une  circulaire  leur  annonçant  de  prochaines  instructions  et 
leur  recommandant  d'aviser  télégraphiquement  les  maires  à  ne 
passer  aucun  contrat  de  jouissance  sans  une  délibération  préa- 
lable de  leur  Conseil  Municipal  et  sans  avoir  reçu  des  instruc- 
tions ministérielles  qui  ne  se  firent  point  attendre.  Le  5  février, 
trois  modèles  de  contrats,  d'ailleurs  modifiables,  étaient  en- 
voyés aux  maires  auxquels  des  instructions  précises  rappelaient 
que  si,  d'après  le  droit  commun,  le  preneur  peut  bien  céder 
son  bail  à  un  tiers,  ce  droit  de  cession  ne  pouvait  être  admis 
qu'à  la  condition  d'en  subordonner  l'exercice  à  l'adhésion  du 
maire,  qui,  en  vertu  de  l'article  5  de  la  loi  de  1907,  ne  pouvait 
traiter  qu'avec  un  ministre  du  culte  dont  le  nom  aurait  fait 
l'objet  d'une  déclaration  préalable. 

Or,  cette  condition,  nécessaire  aux  yeux  de  la  loi,  n'était  pas 


18  l'apaisement 


Situation  précaire,  presque  misérable,  dont  l'ins- 
tabilité remplit  d^'inquiétude  et  de  tristesse  le  cœur 
de  tant  de  catholiques,  mais  qui  s'accorde  bien  avec 
le  dénûment  auquel  l'Eglise  s'est  réduite  par  le 
volontaire  abandon  de  son  patrimoine  1 

Toutefois,  si  le  chef  de  l'Eglise  catholique,  apos- 
tolique et  romaine,  pouvait  ainsi,  par  l'opiniâtreté 
vraiment  admirable  de  son  intransigeance,  conti- 
nuer d'affirmer  à  la  fois  sa  puissance  morale  et  la 
grandeur  de  son  caractère,  tout  en  attachant,  pour 
l'avenir,  un  rayonnement  de  gloire  autour  de  son 
pontificat,  le  ministre  des  cultes  de  la  République 
française  avait  pour  sa  part  le  devoir  impérieux 
d'assurer,  par  la  mise  en  jeu  de  toutes  celles  d'entre 
ses  dispositions  qui  ne  réclamaient  point  l'adhésion 
et  le  concours  de  l'Eglise,  l'application  de  la  Sépa- 
ration. 

M.  Briand  dut  donc  se  remettre  à  l'œuvre  et  faire 
voter  la  loi  relative  à  la  dévolution  des  biens  et  à 
la  liquidation  des  dettes  des  établissements  ecclé- 
siastiques *.    Grâce    à    l'initiative    généreuse    de 


respectée  dans  le  projet  de  contrat  élaboré  par  les  évêques  de 
France. 

Malgré  ce  désaccord,  des  pourparlers  s'engagèrent  entre  le 
cardinal-archevêque  de  Paris  et  le  Préfet  de  la  Seine,  au  sujet 
du  contrat  de  jouissance  visant  Notre-Dame  de  Paris.  La  pro- 
position du  cardinal-archevêque  contenait  une  clause  ayant 
pour  effet  de  soustraire  le  curé  contractant  aux  charges  et  obli- 
gations de  l'article  13  de  la  loi  de  1905  relatif  aux  grosses  répa- 
rations? M.  Clemenceau  donna  l'ordre  au  Préfet  de  la  Seine 
de  répondre  au  cardinal-archevêque  quil  considérait  sa  propo- 
sition comme  inacceptable.  Les  pourparlers  ainsi  rompus  ne 
furent  jamais  repris. 

1.  Dure  et  pénible  nécessité  qui  prit  aux  yeux  de  beaucoup 
de  gens,  même  indifférents,  un  caractère  odieux  de  spoliation. 
Sans  vouloir  juger  ces  choses  avec  Tâme  glacée  d'un  juriste 
qui  demeure  insensible  à  toutes  les  conséquences, parfois  cruel- 
les, qui  peuvent  découler  de  l'interprétation  d'un  texte,  je  prie 


l'apaisement  19 


M.  Fabbé  Lemire,  il  put  aussi  se  flatter,  un  mo- 
ment, dWoir  réussi  à  assurer  la  constitution  de 
sociétés  de  secours  mutuels  susceptibles  de  rece- 
voir les  biens  des  caisses  de  retraites  et  d^'assurer 
aux  prêtres  âgés  ou  infirmes,  le  pain  de  leurs  der- 
niers jours.  Il  put  même  croire, pendant  quelques 
jours,  qu^il  avait  mis  fin  à  l'état  de  malaise  que  fai- 
sait peser  non  seulement  sur  les  catholiques  mais 
sur  un  certain  nombre  de  libres  penseurs,  Tidée 
qu'en  l'absence  d'associations  cultuelles  capables 
de  les  recueillir  et  de  les  employer  à  leurs  fins, 
les  fondations  pieuses  ne  seraient  pas  exécutées, 
et  qu'ainsi  les  volontés  de  milliers  et  de  milliers  de 
morts  seraient  méconnues  ^ 


que  l'on  considère  ce  que  deviendrait  un  Etat  civilisé  dans 
lequel,  par  suite  d'un  refus  concerté  d'obéissance  aux  principa- 
les dispositions  d'un  texte  législatif,  un  certain  nombre  de 
citoyens  pourraient  à  leur  gré,  par  voie  de  conséquence,  ren- 
dre caduque  tout  ou  partie  des  lois  en  vigueur  dans  l'Etat? 

Or,  aux  termes  de  la  loi  de  1905,  seules  les  Associations 
Cultuelles  pouvaient  recueillir  les  biens  de  l'Eglise.  En  leur 
absence,  ces  biens   pouvaient-ils  demeurer  «  sans  maîtres  »  ? 

Aucun  juriste  ne  s'aventurerait,  je  crois,  à  répondre  :  oui. 

1.  Lorsque  la  loi  sur  la  dévolution  des  biens  vint  en  discus- 
sion au  Sénat  (avril  1908),  il  apparut  au  nombre  des  amende- 
ments déposés  dans  ce  sens,  que, de  tous  les  côtés,  on  se  préoc- 
cupait d'assurer  l'exécution  des  charges  pieuses. 

M.  Ghaumié  proposait  de  trouver  une  organisation  suscepti- 
ble de  permettre  aux  communes  et  aux  établissements  de  bien- 
faisance de  faire  dire  les  messes  afférentes  aux  libéralités 
concernant  les  biens  dont  ils  devenaient  attributaires. 

De  son  côté  M.  Philippe  Berger  émit  l'idée  que  l'on  pour- 
rait conférer  la  faculté  de  recueillir  les  biens  grevés  de  messes 
aux  mutualités  ecclésiastiques  auxquelles  la  Chambre  avait 
attribué  déjà  les  biens  des  prêtres  âgés  ou  infirmes.  C'est  à 
cette  solution  que  se  rangea  M.Briand  qui  fit  cette  déclaration: 

«  11  ne  faut  pas  que,  demain,  on  puisse  dire  dans  ce  pays 
qu'il  y  a  eu  chez  certains  républicains  un  désir  de  persécution 
contre  l'Eglise,  l'intention  de  gêner  la  liberté  de  croyance,  de 
porter  atteinte  aux  consciences  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus 
respectable.  Il  ne  faut  pas  qu'on  puisse  dire  cela  1  » 

Et  l'amendement    Berger   fut  voté,  d'abord    au    Sénat    par 


20  L*APAISEMENT 


G*est  qu'en  effet,  dans  le  même  moment,  l'arche- 
vêque de  Rouen  qui  avait  constitué  dans  son  dio- 
cèse une  mutualité  ecclésiastique,  se  rendait  à 
Rome.  A  son  retour,  il  annonçait  que  cette  asso- 
ciation avait  reçu  l'approbation  du  Souverain  Pon- 
tife, et,  l'on  pouvait  croire,  que  la  question  si  déli- 
cate des  fondations  pour  messes  était  résolue  dans 
le  sens  le  plus  favorable.  Mais  bientôt  le  Pape 
Pie  X  faisait  connaître  dans  un  document  officiel 
qu'il  réprouvait  les  mutualités  ecclésiastiques  et 
qu'il  condamnait,  du  même  coup,  le  suprême  moyen 
proposé  par  les  législateurs  en  vue  de  donner  un 
statut  légal  à  l'Eglise  de  France  et  d'assurer  le  res- 
pect de  la  volonté  des  morts. 

Telle  était  l'œuvre  immense,  tour  à  tour  exaltée 
ou  maudite  par  les  divers  partis,  qu'en  moins  de 
six  années  M.  Briand  avait  accomplie  et  sur  les 
conséquences  et  l'esprit  de  laquelle  je  m'explique- 
rai plus  loin. 

Fort  de  l'expérience  acquise  au  cours  de  ces 
longues  luttes,  il  pouvait  donc,  sans  présomption, 
songer  à  résoudre  quelques-uns  des  problèmes,  plus 
vastes  et  plus  complexes,  que  dressent  devant  tout 
homme  d'Etat,  d'un  côté  l'évolution  économique 
de  nations  les  plus  diverses,  de  l'autre,  la  part 
d'influence  économique  et  politique  de  plus  en  plus 
large  que  le  prolétariat  veut  s'attribuer  dans  les 
sociétés  modernes. 

Et  c'est  certainement  la  raison  qui  lui  fît  accep- 
ter la  charge  du  pouvoir  à  une  heure  difficile  où 
les  plus  ambitieux  pouvaient  hésiter. 


221  voix  contre  56,  puis  à  la  Chambre  par  320  voix  contre  185. 
Dans  Tune  comme  dans  l'autre  assemblée,  cet  amendement 
avait  recueilli  tous  les  suffrages  de  la  droite. 


l'apaisement  21 


C^est  qu'en  effet,  ce  n'était  point  se  placer  dans 
une  situation  aisée  que  de  succéder  à  M.  Cle- 
menceau, dont  Terreur  fut  de  ne  pas  comprendre 
qu'un  premier  ministre  doit  surtout  se  garder  de 
penser  et  d'agir  en  polémiste,  et  que  ce  n'est  pas 
gouverner,  au  sens  exact  et  profond  du  mot,  que 
de  se  mettre  «  en  bataille  »  chaque  matin  contre 
un  homme,  une  idée,  ou  même  un  parti. 

Si  hautes  et  si  nettes  que  fussent  ses  vues,  si 
fermes  que  fussent  ses  résolutions, M.  Clemenceau 
n'avait,  en  fin  de  compte,  réussi  qu'à  semer  par- 
tout le  désordre  et  l'irritation  *,  et  l'on  aurait  pu 
craindre  que  l'ayant  désigné  lui-même  au  choix  du 
Président  de  la  République,  son  successeur  ne  fut 
que  son  continuateur, si, par  tout  son  passé,  M.  Briand 
n'avait  permis  d'espérer  que,  profitant  des  circons- 
tances et  s'adaptant  résolument  à  toutes  les  exi- 
gences de  sa  fonction,  il  s'efforcerait  de  réaliser 
l'œuvre  de  concorde  et  de  progrès  dont,  après  dix 
années  d'anarchie  et  de  t^^rannie^  la  nation  souhai- 
tait l'accomplissement. 

Que  M.  Briand  ait  été,  qu'il  soit  encore  capable 
d'entreprendre  une  pareille  tâche  et  d'y  réussir, 
cela,  je  le  sais,  passera  pour  un  paradoxe  aux  yeux 
de  ceux  qui  ne  peuvent  envisager  le  passionnant 
problème  du  gouvernement  des  peuples  qu'à  tra- 


1.  Pourtant  si  discutable  qu'ait  été  son  action  sur  la  politi- 
que intérieure,  M.  Clemenceau  n'en  mérite  pas  moins  la  recon- 
naissance et  l'admiration  des  patrioies  pour  la  fierté  de  son 
langage  et  la  fermeté  de  son  attitude  chaque  fois  qu'il  eut  à 
traiter  au  nom  de  la  France  avec  les  puissances  étrangères. 
L'accord  franco-allemand  de  1907,  dont,  par  la  suite,  on  ne 
sut  ou  voulut  tirer  aucun  parti,  fut  une  victoire  française 
dont  le  mérite  et  l'honneur  reviennent  à  M.  Clemenceau,  qui, 
lui,  du  moins,  n'eût  jamais,  comme  d'autres,  préparé  sans 
remords  et  signé  le  démembrement  de  notre  Congo. 


22  l'apaisement 


vers  leurs  préjugés  mesquins,  et  qui  croient  encore 
qu^aux  seuls  hommes  issus  de  ces  milieux  dans  les- 
quels le  parlementarisme  bourgeois  recruta  long- 
temps son  personnel  d'hommes  graves  et  mesurés, 
peut  échoir  la  mission  de  gouverner.  Ceux-là  sont 
scandalisés  lorsque,  par  aventure,  un  homme,  qui, 
soit  par  son  éducation,  soit  par  Torientation  révo- 
lutionnaire de  son  action  personnelle,  peut  être  con- 
sidéré comme  n^'appartenant  pas  à  ce  qu'ails  appellent, 
avec  un  ton  de  respect,  les  classes  dirigeantes,  est 
un  jour  appelé  à  conduire  les  affaires  du  pays. 

Ce  spectacle  fait  naître  en  eux  le  même  étonne- 
ment  jaloux  qu^éprouverait  un  homme  qui,  après 
s^être  péniblement  enrichi,  verrait  à  côté  de  lui 
quelque  pauvre  diable  gagner  d'un  seul  coup,  à  la 
loterie,  un  capital  cent  fois  supérieur  à  celui  qu'il 
possède.  Et  d'ailleurs  n'appliquent-ils  pas  fréquem- 
ment eux-mêmes  le  mot  de  fortune  aux  chances  de 
la  politique  ?  C'est  à  ces  retardataires  que  M.  Hano- 
taux  s'adressait  indirectement  lorsqu'il  prononçait 
voici  quelques  mois,  en  pleine  Académie  ^,  ces  for- 
tes paroles  : 

«  Non,  il  n'y  a  plus  de  politique,  ni  d'art  de  l'ac- 
tion, ni  d'art  de  la  civilisation,  aujourd'hui,  sans 
cette  force  et  sans  cette  puissance  (le  peuple)  ;  qui 
se  sépare  du  peuple,  qui  ne  suit  pas  le  peuple,  qui 
n'est  pas  peuple,  devient  de  moins  en  moins  apte 
à  le  gouverner.  » 

Si  cette  pensée  peut  s'appliquer  à  un  homme  po- 
litique contemporain,  c'est  bien  à  M.  Briand,  si  para- 
doxal qu'au  premier  abord  cela  puisse  paraître. 

J'ai  lu,  et  ce  ne  fut  pas  la  partie  la  moins  inté- 
ressante du  travail  préparatoire  auquel  je  me  suis 

1.  Réception  de  M.  Denys  Gochin,  30  avril  1912. 


l'apaisement  23 


astreint  pour  écrire  ce  livre,  la  plupart  des  discours 
prononcés  par  M.  Briand  dans  les  Congrès  socia- 
listes, et  analysé  avec  soin  les  tactiques  qu'ail  em- 
ployait pour  faire  successivement  échec  aux  diver- 
ses tendances  qu'il  redoutait  de  voir  prédominer 
au  sein  de  son  parti,  et  j'ai  observé  qu'il  avait  au 
plus  haut  degré  les  qualités  d'un  parlementaire  et 
d'un  homme  de  gouvernement. 

Lorsque,  après  différents  échecs,  il  eut  enfin  con- 
quis le  mandat  qui  lui  permettait  d'entrer  à  la 
Chambre,  M.  Briand  était  trop  bien  renseigné  sur 
le  faible  degré  d'organisation  et  d'éducation  de  la 
classe  ouvrière,  sur  l'antinomie  des  tendances  entre 
lesquelles  elle  est  tiraillée  et  comme  écartelée,  sur 
la  division  profonde  et  la  rivalité  des  chefs  qui,  sous 
le  masque  menteur  de  l'unité,  se  combattent  et 
se  haïssent  avec  toute  l'ardeur  qu'apportent  dans 
l'affirmation  de  leurs  idées^  des  tempéraments  con- 
traires, pour  ne  pas  comprendre  que,  dans  son 
état  actuel,  le  prolétariat  n'est  encore  qu'une  force 
purement  destructive  à  laquelle  les  gaucheries  et 
les  fautes  de  son  action,  pleine  d'incertitudes  et  d'à- 
coups,  enlèvent  la  meilleure  part  de  sa  puissance. 

Mais  si,  telle  quelle,  à  demi  aveugle,  flottante, 
dispersée,  une  pareille  force  est  un  admirable  ins- 
trument de  combat  avec  lequel  on  peut  porter  à 
la  puissance  écrasante  et  qui  s'accroît  chaque  jour 
du  capitalisme,  de  rudes  coups,  de  quelle  utilité 
peut-elle  être  lorsqu'il  s'agit  non  plus  de  menacer 
et  d'ébranler,  mais  de  perfectionner  et  de  cons- 
truire ? 

Dès  son  entrée  à  la  Chambre,  M.  Briand  tira,  me 
semble-t-il,  le  meilleur  parti  possible  de  la  situa- 
tion difficile  dans  laquelle  se  trouvent  placés  les 
élus  socialistes,  ceux  du  moins  qui,  comme  lui,  peu- 


^ 


24  l'apaisement 


vent  mettre  au  service  de  leurs  idées  rintelligence 
la  plus  aiguisée  et  le  plus  merveilleux  talent  dont 
un  tribun  ait  jamais  joué. 

11  vit  du  premier  coup  d'œil,  sur  quel  champ 
restreint  son  action  pouvait  s^'exercer,  s'il  voulait 
essayer  de  satisfaire  ce  besoin  de  réalisation  dont 
il  a  parlé  et  auquel  il  ne  lui  était  guère  possible 
de  se  dérober,  car  tout  homme  est  l'esclave  de  ses 
qualités  et  de  ses  défauts. 

Moins  tourmenté  par  le  souci  du  réel,  M.  Briand 
aurait  pu,  comme  d'autres,  considérer  qu'il  n'avait 
d'autre  mission  que  d'être,  à  côté  de  Guesde  et 
Jaurès,  le  porte-parole  de  la  classe  ouvrière,  et  ne 
voir  dans  la  tribune  qu'un  instrument  de  propa- 
gande, grâce  auquel  sa  voix  porterait  plus  loin  et 
plus  profondément  dans  la  confusion  des  masses. 

Entre  les  deux  voies,  il  suivit  celle  où  l'entraî- 
nait son  tempérament,  et  je  suppose  que  si  les  cir- 
constances n'avaient  point  permis  à  son  projet  sur 
la  Séparation  d'aboutir,  il  aurait  su  trouver  un  autre 
objet  de  réalisation.  Aucun  des  membres  de  son 
parti  ne  le  retint  au  moment  où  entre  les  deux 
routes,  il  pouvait  encore  hésiter.  Et  cependant  quel 
est  celui  d^entre  eux  qui,  ayant  l'expérience  du  Par- 
lement, pouvait  ignorer  que  certaines  fonctions, 
remplies  avec  éclat  et  autorité,  font  du  rapporteur 
de  la  veille  le  ministre  du  lendemain  ? 

Il  est  vrai  que  l'on  peut  toujours  se  refuser  à 
accepter  un  portefeuille.  Mais  comment  serait-il 
jugé  l'homme  politique  qui,  après  avoir  fait  voter 
une  loi  dont  les  conséquences  peuvent  être  redou- 
tables et  qui  soulève  les  difficultés  d'application 
les  plus  imprévues,  se  déroberait  au  moment  où  l'on 
viendrait  lui  demander  d'accepter  la  responsabilité 
de  son  œuvre   et  d'apporter  à  un  gouvernement 


t 


l'apaisement  25 


l'appui    de   son    prestige    et   de    son    éloquence  ? 

Voilà  donc  à  quoi  se  réduit  cette  «  fortune  »  qui 
fît  tant  d'envieux  et  dont  la  soudaineté  n'aurait, 
certes,  choqué  aucun  de  ceux  qui  s'en  indignèrent 
s'il  se  fût  agi  de  leur  propre  personne  ! 

Le  27  juillet  1909,  entouré  des  membres  de  son 
cabinet,  M.  Briand  se  présentait  devant  la  Cham- 
bre et  lui  soumettait  son  programme  de  gouverne- 
ment ^  C'est  moins  dans  ce  document  que  dans  le 
discours  par  lequel  il  répondit,  le  même  jour,  à 
l'interpellation  sur  la  politique  générale  du  nouveau 
cabinet,  que  lui  adressa  M.  Lafferre  au  nom  du  parti 
radical  %  qu'il  faut  chercher  le  but  vers  lequel 
devaient  tendre  désormais  tousles  efforts  de  M.Aris- 
tide Briand,  devenu  premier  ministre. 

Certes,  bien  avant  que  le  nouveau  Président  du 
Conseil  eût  parlé,  on  savait  qu'il  se  différencierait 
de  son  prédécesseur  et  que  lui,  du  moins,  ne  com- 
prendrait'jamais  l'action  que  doit  exercer  un  chef 
de  gouvernement  à  la  façon  d'une  bataille  de  rue 
où  les  défenseurs  et  les  assaillants  de  chaque  bar- 
ricade n'ont  d'autre  préoccupation  que  de  s'entre- 
tuer. 

Des  conversations  de  couloir  et  des  racontars  de 
tout  genre  auxquels  donne  naissance  la  constitution 
d'un  cabinet,  on  avait  pu  dégager  déjà  cette  for- 
mule générale  que  le  nouveau  ministère  s'efforcerait 
de  pratiquer  une   politique  d'apaisement. 

Le  mot  n'était  pas  neuf.  Il  eut,  pourtant,  le  suc- 
cès prodigieux  qui  salue,  parfois,  certaines  décou- 
vertes hardies!  D'autres  ministres,  au  lendemain  de 
crises  avortées,  ou  dénouées  par  l'écrasement  d'une 


1.  Voir  pièces  jointes,  n°  i. 

2.  Voir  pièces  jointes,  n°  3. 


26  l'apaisement 


opposition  mal  conduite,  Pavaient  eux  aussi  laissé 
tomber  de  leur  bouche  sans  que  personne  s'en  émût, 
car  tout  le  monde,  alors,  savait  bien  quel  sens  ché- 
tif  et  restreint  il  fallait  lui  donner,  et  que  les  effets 
de  cette  paix,  promise  aux  vaincus,  ne  se  feraient 
pas  sentir  au  delà  des  couloirs  du  Palais-Bourbon. 
Mais,  lorsque  M.  Briand  Feût  fait  sien  en  le  pro- 
nonçant d'un  certain  accent,  et  que,  par  les  com- 
mentaires successifs  dont  il  le  souligna,  d'abord  à 
Paris,  puis  à  Périgueux  *  et  à  Saint-Chamond  ^,il 
en  eût  révélé  la  portée  en  proclamant  qu'il  s'adres- 
sait à  tous  les  citoyens  indistinctement  pour  leur 
faire  entendre  «  qu'il  n'y  a  pas  de  prospérité  réelle 
dans  les  luttes  et  les  déchirements  »,que  la  Répu- 
blique n'est  propriété  d^aucune  secte,  qu'elle  n'ap- 
partient pas  à  des  catégories  d'individus  qui  auraient 
le  droit  de  s'en  emparer  pour  la  mettre  à  leur  ser- 
vice exclusif,  «  qu'elle  ne  peut  se  faire  persécutrice 
vis-à-vis  des  personnes,  sous  peine  de  manquer  à 
ses  principes  les  plus  essentiels  »,et  que  le  secret 
de  ses  efforts,  à  ses  collaborateurs  et  à  lui,  «  serait 
de  faire  aimer  la  République,  de  la  rendre  si  agréa- 
ble à  habiter,  si  belle,  si  généreuse,  de  l'éleA^er  si 
haut  au-dessus  des  partis,  qu'elle  incarnerait  la 
France,  dans  la  beauté  de  son  passé  et  dans  l'espé- 
rance de  son  avenir  qui  rayonne  en  elle  ^  »,  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  France,  quel  soupir  de  sou- 
lagement suivi  d'une  magnifique  explosion  d'en- 
thousiasme !  Et  aussi,  par  opposition,  quelles  ru- 
meurs de  colère  et  quels  grondements  injurieux 
au  sein  de  ces  Comités  qui,  depuis  l'avènement  du 


1.  Voir  pièces  jointes,  n°  5. 

2.  Voir  pièces  jointes,  n°  6. 

3.  Discours  de  Périgueux,  11  octobre  1909. 


l'apaisement  27 


parti  radical,  jouissaient  sans  aucun  frein  de  leur 
toute  puissance,  par  la  distribution  des  faveurs  dont 
ils  comblaient  leurs  amis  ^,  et  le  cruel  abus  des 
petites  tyrannies,  par  le  jeu  desquels  ils  oppri- 
maient et  persécutaient  leurs  adversaires  avec 
délices  î 

C^est  pour  avoir  prononcé  ces  paroles  de  libéra- 
tion et  de  paix  à  une  heure  où  toutes  les  âmes  vrai- 
ment françaises  sentaient  au  fond  d'elles-mêmes 
s'aviver  un  impérieux  besoin  de  concorde,  et  renaî- 
tre avec  force  le  désir  de  créer  enfin  dans  la  Répu- 
blique, pour  tous  les  citoyens,  Tunité  des  droits, 
que  M.  Briand  a  pris  soudain  aux  yeux  du  pays  et 
de  l'étranger,  une  fois  de  plus  surpris  et  jaloux  de 
notre  richesse  en  individualités  de  premier  ordre, 
figure  d'homme  d'Etat. 

Qu'importe  à  celui  vers  qui  doit  aller  un  jour  le 
souvenir  reconnaissant  de  la  nation,  les  diatribes 
des  envieux  irrités  et  les  excommunications  des 
partis  déçus?  La  plus  haute,  la  plus  pure  de  toutes 
les  doctrines  politiques,  c'est  celle  qui  se  propose 
de  tout  envisager  et  de  tout  résoudre  par  rapport 
à  la  France. 

L'homme  d'Etat  le  plus  admirable  et  le  plus 
complet,  c'est  celui  qui,  s'inspirant  de  cette  doc- 
trine, ne  cherche,  en  gouvernant,  —  pour  tous  et 
non  contre  telle  ou  telle  catégorie  de  citoyens  : 
aujourd'hui  ceux  qui  croient,  demain  ceux  qui  pos- 
sèdent —  qu'à  développer  indéfiniment  la  gran- 
deur morale  et  la  prospérité  de  son  pays.  Et  si,  plus 
favorisé  que  beaucoup  d'autres,  M.  Aristide  Briand 

1.  C'est  hélas!  l'histoire  de  tous  les  partis  d'opposition  qui 
parviennent  à  s'emparer  du  pouvoir.  Tandis  que  leurs  amis  se 
gavent,  ils  brandissent  sur  leurs  ennemis  la  trique  dont, la  veille, 
ils  éprouvaient  eux-mêmes  la  dureté. 


28  l'apaisement 


compte  un  jour  parmi  les  grands  ministres  qui  au- 
ront illustré  la  Troisième  République,  c'est  pour 
avoir,  au  lendemain  de  la  Séparation  —  réalisée  à 
travers  tant  d'obstacles  et  malgré  tant  de  résistan- 
ces —  essayé  de  créer,  avec  une  audace  dont  on 
s'étonnera  plus  tard,  lorsque  les  historiens  auront 
mis  à  nu  les  misérables  intrigues  et  les  marchan- 
dages ignominieux  dont  un  chef  de  gouvernement, 
soumis  au  régime  parlementaire,  est  le  prisonnier, 
un  ordre  social  nouveau  fondé  sur  ces  deux  assises  : 
la  paix  religieuse  et  la  paix  sociale. 


LÀ  PAIX  RELI&IEUSE 


LA  PAIX   RELIGIEUSE 


J^'entreprends,  je  le  sais,  une  tâche  assez  péril- 
leuse en  essayant  de  démontrer  qu^en  réalisant  la 
Séparation,  M.  Briand  nous  a  préparé  un  avenir  de 
paix  religieuse  plus  proche  et  plus  durable  que 
beaucoup  ne  le  pensent. 

Les  admirables  pages,  les  discours  enflammés, 
chefs-d'œuvre  d'éloquence  et  de  dialectique,  d'ar- 
dents catholiques,  admirés  et  respectés  de  leurs 
adversaires  mêmes,  comme  M.  Albert  de  Mun, 
M.  Jacques  Piou,  M.  Groussau,  qui  se  sont  épuisés 
à  combattre,  avec  une  opiniâtreté  touchant  à  la 
grandeur,  une  loi  que,  dans  leur  conscience,  il  esti- 
maient mauvaise  et  dangereuse  pour  TEglise  et 
pour  leur  pays,  sont  présents  à  ma  mémoire. 

Cependant,  je  persiste  à  penser,  qu^'en  dépit  de 
leurs  craintes,  de  leurs  sombres  prédictions  et  des 
difficultés  passagères  au  milieu  desquelles  TEglise 
se  trouve  encore  engagée,  et  dont  elle  aura  raison 
avec  le  temps,  qui  lui  appartient  tout  entier  puis- 
qu'elle est  d'essence  éternelle,  les  effets  bienfaisants 
du  nouveau  régime  ne  tarderont  pas  à  se  manifester. 

Dès  à  présent, les  moins  clairvoyants  le  distinguent  : 
il  y  a  quelque  chose  de  changé  dans  Tesprit  public. 

Les  sentiments  qui  animent  les  générations  qui 
montent  vers  nous  et  entrent  dans  la  vie,  ne  cor- 
respondent plus  aux  passions  violentes,  aux  haines 
de  secte,  dont  s'enorgueillissaient  tant  de  «  chefs  » 


32  l'apaisement 


et  de  «  penseurs  »,  parmi  nos  aînés  et  nos  contem- 
porains. Le  règne  des  grands  sectaires  est  à  son 
déclin.  Le  bas  anticléricalisme,  ennemi  déclaré  de 
toute  croyance  et  lâchement  persécuteur,  qui  tint 
lieu  si  longtemps  de  doctrine  et  de  programme  à 
tant  de  politiciens  aussi  ambitieux  qu'ignorants, 
ne  soulève  plus  Tenthousiasme  aveugle  des  masses. 
L'immense  majorité  du  peuple  s'oriente  vers  d'au- 
tres luttes,  où  les  puissances  qu'il  veut  affronter 
dans  un  corps  à  corps  inégal,  useront,  il  le  sait 
bien,  d'autres  armes  pour  triompher  que  de  la 
grandeur  morale  et  de  la  spiritualité  pure. 

Aussi,  par  un  phénomène  que  les  historiens  et  les 
sociologues  ne  peuvent  pas  ne  pas  pressentir,  tan- 
dis que  les  luttes  sociales  vont  s'engager  sur  un  ter- 
rain de  plus  en  plus  vaste,  avec  des  moyens  d'ac- 
tion de  plus  en  plus  puissants, qui  imposeront  bientôt, 
par  la  brutalité  de  leurs  chocs  trop  fréquents,  à  toutes 
les  forces  de  conservation,  la  nécessité  de  s'unir  étroi- 
tement, —  en  comptant  pour  rien  leurs  préférences 
intellectuelles,  leur  scepticisme  philosophique  ou 
leurs  croyances,  —  dans  l'unique  but  de  sauver  le 
monde  civilisé  de  la  ruine  immense  et  du  chaos  sans 
nom  où  les  précipiterait  le  triomphe,  même  passa- 
ger, de  la  démagogie  alliée  à  la  barbarie,  les  pas- 
sions antireligieuses  iront  en  s'atténuant.  Nous  assis- 
terons à  l'éclosion  d'une  société  plus  sûre  d'elle-même 
et  plus  tolérante  où  ceux  qui  comprendront  que, 
selon  le  mot  de  Berthelot,  «  la  libre  pensée  ne  doit 
pas  consister  à  s'attaquer  aux  croyances  des  autres», 
seront  de  plus  en  plus  nombreux. 

Tel  me  paraît  être  le  premier  résultat  de  la  Sépa- 
ration. Il  en  est  d'autres  que  je  ne  manquerai  pas 
de  souligner  avec  force.  Mais,  pour  juger  équitable- 
ment  et  cette  œuvre  hardie,  et  celui  qui  en  fut  le 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  33 


meilleur  ouvrier,  il  faut  d"* abord  se  reporter  vers  les 
événements  qui  rendirent  impossible,  même  pour 
la  dignité  de  l'Eglise,  le  maintien  du  Concordat. 

Cet  inévitable  une  fois  établi,  par  les  faits  et  les 
documents,  il  faut,  ayant  fait  la  part  de  la  lourde 
erreur  commise  par  le  ministère  Combes  S  qui  crut 
habile  d^échapper  aux  lenteurs  et  aux  difficultés 
d'une  négociation  diplomatique  ayant  pour  objet  la 
dénonciation  et  la  revision  du  Concordat,  par  une 
rupture  brutale,  analyser  dans  quel  esprit  M.  Briand 
conçut  et  fît  voter  la  Séparation. 

Enfîn,  il  importe  aussi  d'examiner  si,  réserve 
faite  des  pertes  matérielles  qu'elle  a  subies,  l'Eglise, 
délivrée  du  joug  que  l'Etat  pouvait  en  tant  de  cir- 
constances faire  peser  sur  elle,  ne  va  pas  trouver, 
dans  la  liberté  dont  elle  jouit  désormais,  et  dans 
sa  pauvreté  même,  de  nouveaux  éléments  de  force 
et  de  grandeur,  et,  si  par  l'effet  de  son  prestige  accru 
et  de  son  activité  décuplée,  nous  n'assisterons  pas 
quelque  prochain  jour  à  une  renaissance  française 
du  catholicisme  ? 

Tels  sont  les  trois  aspects  sous  lesquels  je  veux 
successivement  envisager  l'œuvre  accomplie  par 
M.  Briand. 

Le  but  que  se  proposait  Bonaparte  en  signant 
avec  le  cardinal  Consalvi,  légat  de  Pie  VII  ^  un  con- 

1.  Cette  erreur  fut  partagée  par  la  Commission  de  la  Sépara- 
tion devant  laquelle  M  Briand  apporta  deux  projets  :  l'un  qui 
consistait  à  faire  la  Séparation  par  une  loi  directe  sans  s'in- 
quiéter du  Concordat;  l'autre  qui  impliquait  une  dénonciation 
régulière  du  Concordat  et  décidait  ensuite  d'engager  des  négo- 
ciations avec  Rome  pour  l'établissement  du  régime  nouveau. 
M.  Briand  soutint  ce  dernier  projet,  mais  il  fut  battu  à  une 
grosse  majorité,  les  libéraux  qui  siégeaient  dans  la  Commission 
ayant  voté  contre  lui. 

2.  15  juillet  1801. 


34  l'apaisement 


cordât  en  dix-sept  articles,  dont  le  premier  recon- 
naissait «  la  religion  catholique  apostolique  et 
romaine  »  comme  «  la  religion  de  la  grande  majo- 
rité des  Français  »,  c'était  surtout  de  mettre  fin  à 
des  litiges  religieux  capables  de  compromettre  Tor- 
dre et  la  sécurité  qu'il  s'efforçait  de  rétablir  dans 
une  France  encore  toute  palpitante  des  guerres  et 
des  massacres  déchaînés  par  la  Révolution. 

Mais_,  comme  toutes  les  œuvres  humaines,  le  Con- 
cordat de  Bonaparte  devait  vieillir,  entraîner  des 
abus  et  créer,  pour  l'Eglise  elle-même,  ne  fût-ce 
qu'au  point  de  vue,  si  grave,  du  recrutement  des 
prêtres,  les  conséquences  les  plus  redoutables. 

Trente  ans  à  peine  après  sa  mise  en  vigueur,  des 
catholiques,  soucieux  de  permettre  à  l'Eglise  une 
action  de  plus  en  plus  vaste  dans  le  monde  nouveau 
qui  s'annonçait,  et  voulant,  avec  toute  l'ardeur 
ambitieuse  dont  leur  génie  était  soulevé,  lui  per- 
mettre d'atteindre  à  un  degré  toujours  plus  haut 
de  puissance  et  de  rayonnement,  Lamennais  et 
Lacordaire,  en  réclamaient  la  revision.  Et  ce  fut 
une  faute  commune  aux  gouvernements  successifs 
de  trois  régimes,  —  monarchie,  empire  et  républi- 
que, —  et  à  la  Papauté,  de  n'avoir  rien  tenté,  sur 
un  espace  de  plus  d'un  siècle,  pour  remanier  le  sta- 
tut dicté  par  Bonaparte,  et  dont  la  caducité  même 
rendait  de  moins  en  moins  supportables  les  imper- 
fections. 

Les  conséquences  de  cette  faute  ont  été  multi- 
ples. L'une  des  plus  graves,  c'est  d'avoir  permis 
pendant  quarante  ans  aux  partis  extrêmes,  con- 
damnés à  ne  vivre  que  de  surenchère  et  de  déma- 
gogie, d'inscrire  périodiquement  la  Séparation  dans 
leurs  programmes,  sans  rien  faire  pour  la  réaliser. 

Certes,  le  problème  était  gros  de  surprises  et  de 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  35 

difficultés,  mais  il  pouvait,  sinon  être  résolu  du 
premier  coup  et  dans  son  entier,  du  moins  faire 
Fobjet  de  Tétude  et  de  la  réflexion  de  nos  hommes 
d^Etat  qui,  par  des  négociations  conduites  avec 
tact  et  persévérance,  auraient,  en  fin  de  compte, 
certainement  trouvé  les  bases  d'un  nouvel  accord, 
aussi  honorable  et  aussi  bienfaisant  pour  la  Répu- 
blique que  pour  FEglise. 

Le  maintien  du  statu  qao  parut  plus  profitable 
à  ceux  qui,  pour  capter  les  suffrages  des  masses, 
avaient  besoin  d'inscrire  à  la  fois  sur  un  même  pro- 
gramme et  l'engagement  de  continuer  contre  le 
cléricalisme  une  guerre  sans  merci,  et  des  promes- 
ses, de  plus  en  plus  grossies,  de  réformes  sociales. 
Qui  n^aperçoit,  du  premier  coup  d' œil,  la  raison 
de  cette  préférence,  et  combien  il  était  commode 
aux  hommes  politiques,  élus  dans  ces  conditions, 
de  se  dérober  à  leurs  engagements  dans  les  mo- 
ments critiques  ? 

Lorsque  Timpatience  des  uns  et  le  mécontente- 
ment des  autres  se  traduisirent,  tour  à  tour,  par  des 
menaces  ou  par  des  violences,  quelle  ressource  admi- 
rable de  pouvoir  attribuer  le  soulèvement  des  esprits 
et  l'agitation  de  la  rue  aux  menées  de  T Eglise  !  et 
quelle  diversion  facile  que  de  dénoncer,  sur  Theure, 
le  cléricalisme  comme  un  ennemi  toujours  agissant, 
toujours  armé,  usant  de  son  pouvoir  sur  les  con- 
sciences au  mieux  de  ses  desseins  cachés,prodiguant 
ses  inépuisables  ressources  avec  Tarrière-pensée  de 
s^attacher  par  les  liens  de  la  reconnaissance  une 
partie  de  ceux  que  la  foi  n'entraîne  plus  à  elle 
seule,  et  de  proclamer,  en  guise  de  conclusion,  que 
la  République  était  en  péril  ! 

Alors,  avec  un  admirable  ensemble,  les  masses 
de  s^émouvoir  et  de  se  rassembler,  prêtes  au  com- 


36  l^'âpaisemekt 


bat  ou  à  la  révolte,  selon  la  tournure  que  prendront 
les  événements  ! 

Qui  donc,  en  ces  heures  fiévreuses  où  Ton  parle 
de  complots  et  de  coups  de  main, et  où  ceux  mêmes 
qui  détiennent  le  pouvoir,  pesant  les  responsabili- 
tés grandissantes  et  en  redoutant  les  risques  à 
mesure  qu^'ils  se  précisent,  ne  dorment  plus  que 
d^'un  œil  et  tremblent  de  se  sentir  à  la  merci  d^un 
brusque  événement  ou  d^un  homme  assez  auda- 
cieux pour  agir,  qui  donc  oserait  réclamer  Texé- 
cution  des  promesses  ou  Taccomplissement  des 
réformes?  On  lui  répondrait,  avec  indignation,  que 
c'est  à  défendre  la  liberté,  condition  essentielle  et 
première  de  tout  adoucissement  et  de  tout  progrès, 
qu'il  faut  d'abord  s'employer  I 

Et  les  années  passent...  Et, comme  le  Phœnix  de 
la  mythologie  qui  trouvait  dans  sa  propre  cendre 
un  germe  de  résurrection,  le  cléricalisme  vingt  fois 
dénoncé,  abattu,  fauché  par  ceux  qui  ne  le  combat- 
tent que  pour  assurer  leur  misérable  vie,  renaît 
toujours  plus  fort  et  plus  entreprenant  I  Et  la 
lutte  recommence,  et  les  ajournements  se  perpé- 
tuent!... 

Il  n'y  avait  qu'un  moyen  de  mettre  un  terme  à 
cette  tragi-comédie  périodique  :  obliger  le  parti  ra- 
dical, devenu  maître  du  pouvoir,  à  réaliser  la  Sépa- 
ration des  Eglises  et  de  l'Etat  inscrite  depuis  trente- 
quatre  ans  en  tête  de  son  programme. 

La  plupart  de  ses  chefs  étaient  hostiles  au  vote 
d'une  réforme  qui  devait  avoir  pour  premier  résul- 
tat de  leur  enlever  désormais  tout  élément  de 
diversion,  lorsque  leurs  électeurs  les  mettraient  en 
demeure  de  tenir  au  moins  quelques-unes  de  leurs 
promesses.  M.  Combes  lui-même,  dans  une  con- 
versation que  j'ai  déjà  rapportée,  estimait,  en  1903, 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  37 


«  que  la  France  ne  pourrait  pas  supporter  la  Sépa- 
ration avant  vingt  ans  »  ! 

De  leur  côté,  Içs  socialistes  avaient  maintes  fois 
exposé,  soit  dans  leurs  campagnes  électorales,  soit 
dans  leur  congrès,  que,  pour  permettre  à  la  classe 
ouvrière  de  concentrer  enfin  tout  Teffort  de  ses 
luttes  sur  le  terrain  économique  et  social,  et  de 
vaincre,  un  jour,  par  son  union  disciplinée  et  intel- 
ligente, la  féodalité  capitaliste,  il  fallait  en  finir  avec 
la  question  religieuse. 

C'est  en  s^inspirant  de  ces  vues  que  dès  son  en- 
trée à  la  Chambre  ^  M.  Briand  déposait  son  projet 
de  loi  sur  la  Séparation  des  Eglises  et  de  TEtat. 

Certains  ont  voulu  voir  dans  cet  acte  si  simple 
et  si  naturel  le  signe  révélateur  des  profonds  cal- 
culs auxquels  se  livrent  les  âmes  ambitieuses,  et 
ils  en  ont  déduit  que  M.  Briand  avait  savamment 
combiné  le  jeu  des  diverses  étapes  au  bout  desquel- 
les le  pouvoir  s^ofîrirait  à  lui  sans  barrières,  avec 
Tagrément  qu^offrent  ces  larges  routes  aux  pentes 
si  insensibles,  dans  leur  infinie  succession,  qu^'elles 
permettent  à  celui  qui  les  gravit  de  monter  très 
haut,  rapidement  et  sans  fatigue.,. 

Rien  n^'est  moins  exact.  La  vérité,  c^est  que  le 
hasard  a  joué  dans  la  destinée  de  M,  Briand  le  rôle 
prépondérant  que  l'on  attribue,  les  uns  à  son  ma- 
chiavélisme, les  autres  à  sa  volonté.  En  effet,  lors- 
que les  bureaux  de  la  Chambre  furent  appelés  à 
désigner,  par  voie  de  scrutin,  les  membres  de  la 
commission  qui  examinerait  les  divers  projets  rela- 
tifs à  la  Séparation,  celui  dans  lequel  le  tirage  au 
sort  réglementaire  avait  réparti  M.  Briand  devant 
élire  un    socialiste,  le   choix  de  ses  collègues  put 

1.  Juin  1902. 


38  l'apaisement 


hésiter  un  moment  entre  M.  Adrien  Veber,  député 
socialiste  de  la  Seine,  et  lui. 

M.  Briand  insista  vivement  auprès  de  son  cama- 
rade et  collègue,  pour  qu'il  acceptât  d'être  élu  mem- 
bre de  la  Commission  de  la  Séparation.  Mais 
M.  Adrien  Veber  avait  d'autres  vues  sur  l'emploi 
de  son  activité  ;  il  se  réservait  pour  la  Commission 
de  l'impôt  sur  le  revenu.  Et  c'est  ainsi,  qu'un  peu 
malgré  lui,  M.  Briand  fut  désigné  par  son  bureau^ 

Mais  ces  détails,  si  intéressants  soient-ils,  ne 
doivent  pas  nous  faire  perdre  de  vue  cette  vérité  : 
c'est  que  ni  les  efforts  de  la  Commission,  ni  ceux 
de  M.  Briand,  n'auraient  abouti  si  l'événement  ca- 
pital que  fut  le  voyage  du  Président  de  la  Répu- 
blique à  Rome  n'avait  fait  ressortir  de  la  manière 
la  plus  éclatante,  par  toutes  les  conséquences  qui 
s'en  dégagèrent  aussitôt,  que  ni  le  Saint-Siège,  ni 
le  gouvernement  de  la  République  ne  pouvaient 
s'accommoder  plus  longtemps  du  régime  du  Con- 
cordat ^. 

Comme  je  ne  me  suis  point  proposé   d'étudier 

'  1,  Rappelons  encore  que  le  principe  delà  Séparation  ne  fut 
voté  qu'à  une  voix  de  majorité  au  sein  de  la  Commission  dont 
M.  Briand  devint  le  rapporteur. 

2,  A  combien  de  querelles  diplomatiques  l'interprétation  des 
clauses  du  Concordat  n'ont-elles  pas  donné  lieu  entre  la  France 
et  le  Vatican?  Nul  ne  songerait  à  nier,  car  trop  de  faits  réta- 
blissent, qu'au  point  de  vue  de  l'exécution  courante  du  Con- 
cordat, le  gouvernement  français  et  la  curie  romaine  se  sont 
souvent  trouvés  en  face  Tun  de  l'autre  dans  une  situation  inex- 
tricable. Pour  le  gouvernement  français,  les  principaux  avan- 
tages du  Concordat  découlaient  directement  et  presque  unique- 
ment des  articles  organiques;  mais,  de  son  côté,  la  curie  romaine 
n'avait  jamais  consenti  aies  reconnaître.  A  toutes  les  époques, 
s'appuyant  sur  la  doctrine  fondamentale  de  l'Eglise  comme  sur 
un  roc  inébranlable, elle  avait  déclaré  les  tenir  pournulset  non- 
avenus. 

Que  peut  valoir,  et  à  quelle  vie  incertaine  et  misérable  peut 
être  voué  un  acte  diplomatique  dans  lequel  on  découvre,  en 
l'analysant,  autant  de  tares  que  de  sujets  de  discorde  ? 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  39 

ici  l'influence  exercée  par  l'Eglise  romaine  sur  la 
politique  extérieure  de  la  France,  je  n^examinerai 
pas  si,  comme  ort  Ta  soutenu,  au  voyage  du  Prési- 
dent de  la  République  à  Rome,  pouvait  être  subs- 
tituée une  rencontre  du  roiAmédée  et  du  Président 
Loubet  sur  un  autre  point  du  territoire  italien  S 
précaution  qui  eût  ménagé  les  légitimes  suscepti- 
bilités du  Souverain  Pontife  ?  Je  n'examinerai  pas 
davantage  si,  d^autre  part,  le  gouvernement  royal, 
et  avec  lui  tout  le  peuple  italien,  ardent  et  impres- 
sionnable, ne  se  seraient  point  formalisés  de  voir 
le  Président  de  la  République  Française  se  refuser 
à  venir  rendre  au  roi  d'Italie,  dans  la  capitale  de 
son  royaume,  la  visite  qu'il  en  avait  reçue? 

Me  bornant  donc  à  indiquer  les  deux  aspects  de 
la  question  sans  essayer  de  la  trancher,  j ''en  arrive 
au  fait  historique,  d^une  portée  capitale^  que  tout  le 
monde  connaît. 

Dès  le  lendemain  du  jour  où  le  Président  de  la 
République  eût  quitté  Rome  %le  Saint-Siège  faisait 
remettre  à  notre  ambassadeur  au  Vatican,  M.  Ni- 
sard,  une  note  en  date  du  28  avril,  dans  laquelle 
il  était  expressément  formulé  «  qu'en  raison  de  la 
particulière  bienveillance  du  Saint-Siège  envers  la 
France,  le  chef  de  TEtat  français  est  plus  qu'un 
autre  tenu  d'user  de  plus  grands  égards  envers  lui  ; 

1.  Interpellé  à  la  Chambre  le  17  mai  1904,  le  ministre  des 
Affaires  Etrangères,  M.  Delcassé,  reconnaissait  que  dès  le 
printemps  de  1903,  le  nonce  l'avait  questionné  sur  l'éventua- 
lité d'une  visite  à  Paris  du  roi  d^Italie  et  du  voyage  du  Prési- 
dent de  la  République  à  Rome,  et  lui  avait  donné  lecture  d'une 
dépêche,  dans  laquelle,  sans  élever  aucune  réclamation  ni  pro- 
testation contre  ce  qui  n'était  encore  qu'un  on-dit,  le  cardinal 
sous-secrétaired'Etat  rappelait  «  les  droits  imprescriptibles  du 
Saint-Siège  »,  dont  la  présence  à  Rome  dun  chef  de  nation 
catholique  serait  une  méconnaissance. 

2.  4  mai  1904. 


40  l'apaisement 


que  la  visite  à  Rome  du  Président  de  la  Républi- 
que a  été  une  offense  beaucoup  plus  grande  que 
celle  qui  résulterait  d'un  chef  quelconque  de  nation 
catholique  et  que,  contre  un  événement  aussi  dou- 
loureux, le  cardinal  secrétaire  d'Etat  émet  au  nom 
du  Pape  une  protestation  formelle  et  explicite  ». 

Le  gouvernement  de  la  République  française  se 
contenta  de  répondre  qu'il  repoussait,  dans  le  fond 
comme  dans  la  forme,  cette  protestation  et  cet  inci- 
dent diplomatique,  si  grave  qu'il  fût,  ne  semblait 
pas  devoir  entraîner  d'autres  conséquences,lorsque, 
à  la  veille  de  la  rentrée  des  Chambres  ',  M.  Jaurès 
publia  dans  V Humanité  ^  le  texte  intégral  de  la 
protestation  *  simultanément  adressée  par  le  Pape 
à  notre  ambassadeur  à  Rome  et  aux  souverains 
catholiques,  et  dans  laquelle  le  Souverain  Pontife 
rappelait  à  ces  chefs  d'Etats  catholiques  «  que  liés 
comme  tels  par  des  liens  spéciaux  au  pasteur  suprême 
de  l'Eglise,  ils  ont  le  devoir  d'user  vis-à-vis  de  lui 
des  plus  grands  égards,  comparativement  aux  sou- 
verains des  Etats  non  catholiques,  en  ce  qui  con- 
cerne sa  dignité,  son  indépendance  et  ses  droits 
imprescriptibles;  que  ce  devoir,  reconnu  jusqu'ici 


1.  16  mai  1904. 

2.  Gomment  ce  document  était-il  parvenu  jusqu'à  M.Jaurès? 
C'est,  a-t-on  dit,  le   prince  Albert  de  Monaco   qui  se  serait 

rendu  coupable  de  l'indélicatesse  qui  consistait,  pour  un  prince 
souverain,  à  communiquer  à  un  journaliste  un  document  diplo- 
matique ayant  un  caractère  secret. 

La  chose  en  soi  n'est  point  invraisemblable,  car,  d'une  part, 
il  est  avéré  qu'en  maintes  circonstances,  le  prince  Albert  de 
Monaco  s'est  mis  au  service  du  gouvernement  français,  et,  de 
l'autre, on  a  pu  constater  que  le  zèle  déployé  par  M.  Jaurès  au 
long  de  l'affaire  Dreyfus,  a  fait  tomber  à  son  endroit  les  pré- 
ventions que  l'on  nourrit  dans  certains  milieux  élégants  et  mon- 
dains, même  aristocratiques!  contre  les  apôtres  de  la  révolu- 
tion sociale... 

'è.  Voir  pièces  jointes,  n''  7. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  41 

par  tous, est  plus  impérieux  encore  pour  la  France, 
qui  jouit,  en  vertu  d^un  pacte  bilatéral,  de  privi- 
lèges signalés^  d'une  large  représentation  dans  le 
Sacré  Collège  des  cardinaux  et  possède  par  singu- 
lière faveur  le  protectorat  des  intérêts  catholiques 
en  Orient  ;  que,  en  venant  prêter  hommage  à  Rome, 
dans  le  lieu  même  du  siège  pontifical,  à  celui  qui, 
contre  tout  droit,  détient  sa  souveraineté  civile  et 
en  entrave  la  liberté  nécessaire  et  Findépendance, 
M.  Loubet  a  gravement  offensé  le  Souverain  Pon- 
tife ». 

Ce  document  ne  différait  de  la  note  remise  à  notre 
ambassadeur,  M.  Nisard,  que  par  cette  phrase  :«  Et 
si,  malgré  cela,  le  nonce  est  resté  à  Paris,  cela  est 
dû  uniquement  à  de  très  graves  motifs  d'ordre  et 
de  nature  en  tous  points  spéciaux.  »  M.  Jaurès  ne 
manqua  pas  de  la  souligner,  car  le  gouvernement, 
sur  lequel  il  exerçait  alors  une  sorte  de  direction, 
devait  en  tirer  le  prétexte  d'une  rupture,  aussi  vio- 
lente qu^'impolitique,  avec  le  Saint-Siège. 

L'effet  de  cette  publication  ne  se  fît  point  atten- 
dre. Tandis  qu'à  la  Chambre  les  groupes  de  gauche 
déposaient  une  demande  d'interpellation  sur  la  note 
pontificale,  le  Conseil  des  ministres  avait  prié  notre 
ambassadeur  au  Vatican  de  s'informer  sans  retard 
auprès  du  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat,  de  l'exis- 
tence de  la  circulaire  publiée  par  V  H  amanite.  Le 
représentant  de  la  France  n'ayant  pu  obtenir  une 
réponse  immédiate  ^,  le  Conseil  avait  décidé  son 
rappel  immédiat  ^  Toutefois,  ce  n'était  pas  encore 
la  rupture,  car  M.  de  Courcel,  troisième  secrétaire, 

1.  Le  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat  avait  répondu  à  M.  Ni- 
sard qu'il  exigeait  une  question  par  écrit  à  laquelle  il  préten- 
dait répondre  également  par  écrit. 

2.  21  mai  1904. 


42  L^APAISEMENT 


demeurait  à  Rome   avec  la  mission  d'expédier  les 
affaires  courantes. 

Le  rappel  de  M.Nisard  eut,  au  Parlement,  le  sort 
de  ces  demi-mesures  que  tout  le  monde  critique  et 
dont  personne  ne  peut  se  déclarer  satisfait.  Pre- 
nant texte  de  la  phrase  par  laquelle  le  Vatican 
indiquait  en  peu  de  mots  les  raisons  qui  le  détermi- 
naient, en  dépit  de  Toffense  qu'il  venait  de  subir 
de  la  part  du  gouvernement  français,  à  maintenir 
le  nonce  à  Paris,  M.  Delcassé  s'efforça  de  justifier 
la  décision  du  Conseil  des  ministres. 

De  son  côté,  prenant  texte,  lui,  de  la  date  à  la- 
quelle le  Vatican  avait  adressé  sa  circulaire  aux 
puissances,  c^est-à-dire  entre  le  28  avril  et  le  4  mai^ 
et  la  date  à  laquelle  cette  circulaire  avait  été  pu- 
bliée dans  V  H  amanite  —  exactement  le  16  mai  — 
M.  Ribot  put  logiquement  soutenir  que  si  M.  Ni- 
sard  avait  été  rappelé  le  21  mai,  c^'était  unique- 
ment pour  cette  raison  que  la  circulaire  pontificale 
étant  devenue  publique,  le  gouvernement  s'était  vu 
dans  la  nécessité  de  donner  des  gages  aux  éléments 
violents  et  anticléricaux  qui  dominaient  alors  sa 
majorité  ^ 


1.  C'est  là,  Messieurs,  disait  M.  Delcassé,  tout  particulière- 
ment  ce  qui  est  grave  :  cette  sorte  d'évocation  devant  des  gou- 
vernements étrangers  d'une  affaire  purement  française  {AppIàU" 
dissements  à  gauche),  cette  communication  à  des  gouvernements 
étrangers  du  langage  dont  on  s'est  servi  à  l!égard  du  chef  de 
l'Etat  français  et  qui  prend  un  ton  absolument  inadmissible  de 
remontrances...  {Vifs  applaudissements  à  gauche  et  à  Vex- 
trême-gauche.) 

M,  Walter.  —  Au  centre  :  Ne  bougeons  plus.  {On  rit.) 

M.  Le  ministre  des  Affaires  étrangères.  —  Voilà  ce  qui 
constitue  une  offense  et  Ton  chercherait  vainement  une  atté- 
nuation dans  la  phrase  où  l'on  s'excuse,  en  quelque  sorte,  de 
n'avoir  pas  rappelé  de  Paris  le  nonce  apostolique. 

M.  Ribot.  —    Avouez    que  si  le  document  n'avait   pas   été 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  43 

Quant  à  M.  Combes,  il  était  si  peu  sûr  des  direc- 
tions qu^il  voulait  donner  à  sa  politique,  même  au 
moment  où  il  s'engageait  dans  une  lutte  directe 
contre  le  Chef  de  TEglise  catholique,  que,  s^'en 
tenant  obstinément  au  rappel  de  Tambassadeur, 
mais  réservant  à  part  soi  Tavenir,  il  se  refusait 
catégoriquement  à  souscrire  aux  invitations  pres- 
santes de  M.  Maurice  Allard,  député  collectiviste 
du  Var,  et   de  M.  de  Lanessan,  député  radical  du 


publié,  l'iacident  était  c\os.  {Rires  et  applaudissements  au  cen- 
tre,) 

Ce  qui  fait  que  depuis  quelques  jours,  vous  allez  un  peu  de 
mesure  en  mesure,  sans  bien  savoir  le  point  où  vous  vouliez 
vous  arrêter, renforçant  chaque  jour  un  peu  la  note  pour  arri- 
ver au  point,  c^est  que  le  document  a  été  publié.  Ce  n^est  pas 
la  phrase  dans  laquelle  on  disait  à  je  ne  sais  quelle  puissance 
secondaire  que,  si  elle  faisait  ce  qu^a  fait  le  Président  de  la 
République,  on  lui  enlèverait  le  nonce  tandis  qu'on  le  mainte- 
nait à  Paris  ;  ce  n'est  pas  cette  phrase  qui  fait  l'offense,  s'il  y 
a  offense.  Vous  avez  dit  cela,  parce  qu'il  fallait  trouver  une 
raison.  {Applaudissements  et  rires  an  centre.) 

M.  LE  MINISTRE    DES    AFFAIRES  ÉTRANGÈRES.  ^ —    Jc   SCrSiS   désolé, 

Monsieur  Ribot,  qu'un  esprit  aussi  élevé  et  aussi  fin  que  le  vôtre 
nem^eùt  pas  compris.  J'ai  dit  que  ce  qui  était  grave,  très  grave, 
que  ce  qui  avait  motivé  le  rappel  de  notre  ambassadeur,  ce 
n'était  pas  la  protestation  qui  nous  a  été  adressée  et  à  laquelle 
nous  avons  immédiatement  répondu  en  disant  que  nous  ne 
pouvions  que  repousser  et  les  considérations  qui  y  étaient  dé- 
veloppées et  la  forme  sous  laquelle  elles  étaient  présentées  ;  ce 
qui  a  motivé  le  rappel  de  l'ambassadeur,  c'est  la  communica- 
tion à  des  gouvernements  étrangers  du  langage  dont  on  s'est 
servi  vis-à-vis  du  chef  de  l'Etat,  langage  de  remontrance  que 
nous  ne  pouvions  pas  admettre  ,  et  c'est  enfin  cet  acte  de  sai- 
sir des  gouvernements  étrangers  d'une  affaire  qui  est  purement 
française.  Voilà  ce  qui  a  motivé  cotte  mesure.  {Très  bien,  très 
bien.) 

M.  Ribot.  —  Il  n'en  reste  pas  moins  que  nous  savions  tous 
par  les  notes  qui  avaient  paru,  que  cette  protestation  n'avait 
pas  été  remise  seulement  au  ministre  des  Affaires  étrangères 
français,  mais  à  toutes  les  puissances  catholiques,  et  nous  ne 
nous  sommes  aperçus  de  la  gravité  de  cette  communication 
que  le  jour  où  M.  Jaurès,  je  peux  bien  le  dire,  a  rendu  au 
gouvernement  le  très  mauvais  service  de  publier  ce  document. 
(Rires  au  centre.) 


44  l'apaisement 


Rhône,  qui  exigeaient  des  sanctions  plus  définiti- 
ves comme  la  dénonciation  immédiate  du  Concor- 
dat et  la  suppression  du  Budget  des  Cultes. 

M.  Combes  eut,  il  est  vrai,  gain  de  cause  devant 
la  Chambre*,  mais  il  faut  ajouter  qu'il  eut  la  chance 
de  trouver  ce  jour-là  pour  appuyer  sa  thèse,  un 
avocat  des  plus  persuasifs  et  des  plus  éloquents  et 
qui  n'était  autre  que  M.  Briand  ^ 

Investi  depuis  quelque  temps  des  fonctions  de 
rapporteur  de  la  Commission  chargée  d'étudier  les 
projets  relatifs  à  la  Séparation,  M.  Briand  n'igno- 
rait pas  à  quel  point  M.  Combes  était,  au  fond, 
hostile  à  la  réalisation  de  la  réforme  qu'il  avait, 
lui,  pour  mission  de  faire  aboutir,  M.  Briand  savait 
aussi,  pour  avoir  longtemps  observé  la  Chambre 
du  haut  de  la  tribune  des  journalistes,  qu'aucun 
projet  de  loi  n'aboutit  s'il  n'est,  ou  proposé,  ou 
directement  appuyé  par  le  gouvernement.  Il  avait 
donc  suivi  de  très  près  le  conflit  diplomatique  avec 
Rome  provoqué  par  le  voyage  de  M.  Loubet,  avec 
l'espérance  de  voir  enfin  le  gouvernement  chercher 
dans  la  Séparation  le  moyen  de  rendre  à  l'Etat  et 
à  l'Eglise  une  liberté  que  le  souci  de  leur  dignité 
réciproque  devait  les  porter  à  désirer  d'une  ardeur 
égale.  Mais  il  comprenait  qu'il  devait  s'opposer  à 
toute  maladroite  mesure  de  violence  ou  de  repré- 
sailles, car,  surexciter  ainsi  les  passions  et  les  hai- 
nes, c'était  rendre  pour  longtemps  impossible  l'exa- 
men d'un  problème  dont  l'étude  et  la  solution 
exigeraient  de  ceux  qui,  cédant  à  leurs  convictions 
ou  à  la  nécessité,  oseraient  l'aborder,  une  sorte  de 
sérénité  —  «  sérénité  souriante  »  avait  dit  Berthelot. 

Aussi  M.  Briand  s'efforça-t-il  de  faire  écarter  la 

1.  Le  rappel  de  M.  Nisard  fut  approuvé  par  420  voix  contre  90, 

2.  Voir  pièces  jointes,  n°  8. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  45 

solution  brutale  proposée  par  M.  Allard  *  et  qui  con- 
sistait à  dénoncer  le  Concordat  sur  Theure  ^.  Mais  en 
même  temps,  songeant  aux  débats  à  venir,  que  les 
événements  ne  permettaient  plus  d^ ajourner  long- 
temps encore,  il  se  préoccupa  de  prendre  nettement 
position  et  d^indiquer  de  la  façon  la  plus  claire  que 
la  question  des  rapports  entre  TEglise  et  TEtat  se 
posait  dans  son  esprit  non  point  à  la  façon  d'un 
enjeu  bon  à  jeter  dans  toutes  les  batailles  politiques, 
mais  comme  un  grave  et  grand  problème,  et  qu'il 
fallait  «  permettre  à  TEtat  de  se  dégager  de  ses 
liens,  sans  violence,  presque  sans  rupture^  de  telle 
manière  qu''il  n'en  résulte  aucun  trouble  pour  le 
pays  et  que,  grâce  à  la  neutralité  confessionnelle 
de  TEtat,  toutes  les  croyances  puissent,  au  lende- 
main de  la  Séparation,  s'exercer  avec  la  même 
facilité  que  la  veille  ». 


1.  M.  Clemenceau,  rentré  depuis  peu  au  Parlement  en  qualité 
de  sénateur,  assistait  à  cette  séance  où,  pour  la  première  fois 
sans  doute,  il  entendit  M.  Briand,  dont  il  ne  sut  ni  pénétrer 
les  intentions,  ni  apprécier  le  libéralisme,  car,  le  lendemain,  il 
déclarait  au  Sénat  : 

—  J'ai  entendu  hier  à  la  Chambre  un  homme  d'un  bien  grand 
talent.  Mais  quelle  folie  de  s'opposer  à  la  dénonciation  du  Con- 
cordat... Le  malheureux  s'est  cassé  les  reinsi 

2.  La  dénonciation  du  Concordat  !  disait-il,  quelle  formule 
simple  et  commode!  comme  elle  dispense  facilement  de  toute 
autre  préoccupation,  { Vifs  applaudissements  au  centre  et  à 
droite.) 

M.  HuBBARD.  —  Voyez  qui  vous  applaudit! 

M.  Aristide  Briand.  —  C'est  pour  moi  un  devoir  de  le  dire 
(Applaudissements  à  V extrême-gauche  et  à  gauche),.,  et  de  le 
dire  avec  insistance. 

Dénoncer  le  Concordat,  mais  c'est  accomplir  un  acte  gouver- 
nemental qui  n'aurait  nullement  pour  conséquence  de  séparer 
l'Eglise  de  l'Etat. 

M.  Maurice  Allard.  —  Mais  c'est  une  déclaration  de  guerre! 

M.  Aristide  Briand.  —  Ne  faites  pas  une  déclaration  de 
guerre  qui  se  retournera  contre  vous,  voilà  ce  que  je  vous 
demande.  [Très  bien!  très  bien  !  au  centre  et  à  droite.) 


46  l'apaisement 


Les  Chambres  se  séparèrent  sans  que  le  conflit 
se  fût  ni  apaisé,  ni  aggravé.  M.  de  Courcel,  secré- 
taire d^ambassade  de  troisième  classe,  était  resté  à 
Rome  pour  l'expédition  des  affaires  courantes,  et, 
de  son  côté,  le  nonce  du  pape,  Mgr  Lorenzelli, 
n'avait  pas  quitté  Paris.  Cet  état  de  choses,  si  peu 
satisfaisant  qu^il  fût,  aurait  pu  se  perpétuer,  si  un 
nouveau  et  double  conflit,  né  de  l'interprétation 
différente  des  articles  du  Concordat  que  firent  en 
la  circonstance  la  curie  romaine  et  le  gouverne- 
ment français,  n'avait  permis  à  M.  Combes  de  sai- 
sir l'occasion  qui  lui  était  offerte  pour  rompre  défi- 
nitivement avec  le  Saint-Siège. 

Voici  les  faits  qui  motivèrent  cette  décision  du 
gouvernement . 

L'évêque  de  Laval,  Mgr  Geay,  vivait  depuis  assez 
longtemps  en  mauvaise  intelligence  avec  les  catho- 
liques de  son  diocèse.  Des  campagnes  de  presse, 
fort  vives,  avaient  été  dirigées  contre  lui.  On  l'ac- 
cusait du  moins  d'actes  imprudents  qui,  signalés  à 
Rome,  avaient  paru  au  Souverain  Pontife  nuire  à 
son  autorité  épiscopale. 

D'autre  part,  Mgr  Le  Nordez,  évêque  de  Dijon, 
était  entré  en  lutte  avec  une  partie  de  son  clergé, 
à  tel  point  que  des  jeunes  séminaristes  avaient  été 
jusqu'à  refuser  de  recevoir  de  ses  mains  le  sacre- 
ment de  l'Ordre,  et  que,  parti  de  Rome,  un  ordre 
formel  lui  était  enjoint  de  cesser  les  Ordinations. 

En  raison  de  ces  faits,  à  la  date  du  17  mai,  le 
cardinal  Vannutelli  avait  écrit  à  Mgr  Geay,  évêque 
de  Laval,  pour  lui  rappeler  que  le  Saint-Office, 
au  nom  du  Saint-Siège,  Lavait  invité  à  résilier  spon- 
tanément la  charge  et  la  direction  de  son  diocèse, 
et  lui  avait  fait  connaître  que,  les  causes  très  graves 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  47 

qui  avaient  présidé  à  cette  résolution  du  Saint- 
Office,  subsistant  dans  leur  intégralité,  il  se  voyait 
contraint  de  lui  renouveler  formellement  cette 
invitation  et  le  priait  de  faire  en  sorte  que  le  Saint- 
Office  ne  fût  pas  obligé  à  d'autres  mesures,  ce  qui 
ne  manquerait  pas  d'arriver  si,  dans  le  délai  d'un 
mois,  il  ne  se  soumettait  pas. 

Cette  lettre  fut  aussitôt  communiquée  par  l'évêque 
de  Laval  au  ministre  des  Cultes  et,  par  une  note 
du  28  mai,  qui  fut  remise  au  Vatican  par  notre 
chargé  d'affaires  à  Rome,  le  3  juin,  le  gouverne- 
ment protesta  contre  une  pareille  démarche,  effec- 
tuée sans  son  assentiment. 

Le  gouvernement,  en  effet,  estimait  que,  en  exer- 
çant à  son  insu  et  par  Fintermédiaire  d'une  autorité 
qu'il  ne  connaissait  point  un  acte  de  pression  non 
déguisée  sur  Tévêque  de  Laval  pour  l'amener  à 
démissionner,  le  Saint-Siège  portait  atteinte  au  droit 
reconnu  à  l'Etat  par  Farticle  5  du  Concordat  qui 
était  ainsi  conçu  ; 

«  Les  nominations  aux  évêchés  qui  vaqueront 
dans  la  suite  seront  faites  par  le  premier  consul  et 
l'institution  canonique  sera  donnée  par  le  Saint- 
Siège.  » 

Or,  les  règles  applicables  à  la  nomination  devaient 
Têtre  à  la  destitution  ou  à  la  démission  forcée,  et 
les  pouvoirs  d'un  évêque  ne  pouvaient  lui  être  con- 
férés ou  retirés  sans  une  décision  du  gouvernement 
de  la  République.  Le  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat 
était  donc  prévenu  que  si  la  lettre  adressée  par  le 
Saint-Siège  à  l'évêque  de  Laval  n'était  pas  annulée, 
le  gouvernement  serait  amené  à  prendre  les  mesures 


48  l'apaisement 


que  comportait  une  semblable  dérogation  au  pacte 
liant  la  France  et  le  Saint-Siège. 

Le  3  juin,  une  nouvelle  note  était  remise  au 
cardinal  sous-secrétaire  d^Etat,  toujours  par  les 
soins  de  notre  chargé  d^'affaires,  note  signalant  que 
le  nonce,  Mgr  Lorenzelli,  avait  écrit  à  l'évêque  de 
Dijon,  Mgr  Le  Nordez,  le  11  mars  précédent,  pour 
lui  transmettre  un  ordre  du  Saint-Père,  qui  lui  en- 
joignait d^avoir  à  suspendre  les  ordinations,  et 
renfermant  la  copie  intégrale  de  ce  document. 

Le  gouvernement  vit  encore  dans  cette  commu- 
nication :  1°  une  incorrection  grave,  le  nonce,  sim- 
ple ambassadeur,  n"* ayant  pas  le  droit  de  correspon- 
dre avec  les  évêques,  et  2°,  une  violation  du  Concordat 
«  toute  mesure  tendant  à  diminuer  les  prérogati- 
ves d^m  évêque  et  à  lui  infliger  en  quelque  sorte 
une  déposition  partielle  ne  pouvant  être  prise  que 
d^accord  avec  le  gouvernement». 

Une  troisième,  puis  une  quatrième  note  furent 
remises  dans  les  mêmes  formes,  entre  les  mains  du 
cardinal  sous-secrétaire  d'Etat,  à  Rome,  le  23  juil- 
let. Le  gouvernement  se  plaignait  que  le  Vatican 
n^'eût  pas  tenu  compte  de  seslégitimes  protestations. 
En  effet,  il  avait  été  informé,  par  les  évêques  inté- 
ressés, que  le  cardinal  sous-secrétaire  d^'Etat  avait  re- 
nouvelé, le  2  juillet,  ses  menaces  vis-à-vis  Tévêquede 
Laval,  Mgr  Geay,  le  prévenant  que,s''il  ne  se  pré- 
sentait à  Rome  le  20  juillet,  il  encourrait  fpso/'acfo, 
et  sans  qu^il  fût  besoin  d^une  déclaration  ultérieure, 
la  peine  de  la  suspension.  De  son  côté,  l'évêque  de 
Dijon,  Mgr  Le  Nordez,  avait  été  mandé  à  Rome 
dans  des  conditions  identiques.  Le  Saint-Siège  était 
invité,  par  le  gouvernement  français,  à  relire  pu- 
rement et  simplement  ses  lettres.  Ni  l'un  ni  l'autre 
des  deux  prélats  n'avait  obéi  à  Tordre  du  Saint- 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  49 

Siège.  Le  gouvernement  leur  avait  d'ailleurs  intimé 
Tordre  de  ne  pas  quitter  leurs  diocèses. 

Le  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat  répondit  le 
26  juillet  par  l'intermédiaire  de  notre  chargé  d'af- 
faires. Il  soutint  qu'il  nj  avait  violation  du  Con- 
cordat ni  dans  le  fait  que  le  Saint-Siège  ordonnait 
comme  mesure  de  prudence,  réclamée  par  les  cir- 
constances, à  un  évêque  de  s'abstenir  temporaire- 
ment de  quelque  acte  de  son  ministère,  ni  dans 
celui  qui  consistait  à  l'appeler  à  Rome  pour  fournir 
des  explications  sur  sa  conduite.  Si,  ajoutait  le 
cardinal,  les  évêques  de  France  devaient  avoir  avec  le 
gouvernement  les  rapports  nécessaires  définis  par 
le  Concordat,  ils  dépendaient  néanmoins,  dans 
l'exercice  de  leur  juridiction,  du  souverain  pontife 
qui  leur  avait  conféré  cette  juridiction  au  moyen  de 
l'institution  canonique  et  qui  la  leur  conservait.  Le 
souverain  pontife  ne  pouvait  subordonner  cette  dé- 
pendance au  consentement  de  l'autorité  civile.  Le 
gouvernement  français  ne  pouvait  d'ailleurs  pas  igno- 
rer que  tous  les  évêques  étaient  obligés,  sans  aucune 
réserve  du  consentement  ou  du  refus  de  leur  gou- 
vernement, de  se  rendre  tous  les  quatre  ans  à  Rome. 

Telles  furent  les  explications  du  cardinal,  en  ce 
qui  concernait  Mgr  Le  Nordez,  évêque  de  Dijon. 
11  ajouta  que  le  Pape  se  montrait  disposé,  par  me- 
sure de  conciliation,  à  prolonger  le  délai  qui  lui 
était  imparti,  pour  se  rendre  à  Rome  et  faire  sa 
soumission. 

En  ce  qui  concernait  Mgr  Geay,  l'évêquede  Laval, 
le  cardinal  s'exprimait  ainsi  : 

«  Pour  des  motifs  d'ordre  exclusivement  ecclé- 
siastique et  absolument  étrangers  aux  questions 
politiques  qui  s'agitent  en  France,  le  pontife  suprême. 


50  l'apaisement 


dans  raccomplissement  des  devoirs  de  son  minis- 
tère apostolique  sur  toute  l'Eglise,  a  jugé  opportun 
de  conseiller  à  Té  vêque  de  renoncer  spontanément  à 
son  diocèse,  parce  que  de  cette  façon,  il  se  serait 
épargné  à  lui-même  et  aurait  épargné  au  Saint-Siège 
le  désagrément  de  prendre  des  mesures  ultérieures.  » 

Mgr  Geaj,  n^ ayant  point  obéi  à  ce  conseil  réitéré, 
fut  mandé  à  Rome  pour  donner  les  explications  né- 
cessaires sur  les  imputations  graves  dont  il  était 
]''objet.  Il  ne  s^agissait  pas  de  procéder  à  sa  dépo- 
sition, car  dans  ce  cas  le  Saint-Siège  en  aurait 
informé  le  gouvernement,  mais  simplement  de  rece- 
voir à  Rome  ses  explications.  Si  les  justifications 
fournies  par  l'évêque  étaient  jugées  suffisantes,  Taf- 
faire  était  terminée.  Si  elles  ne  devaient  pas  Têtre, 
le  Saint-Siège  se  réservait  d'engager  avec  le  gou- 
vernement les  négociations  indispensables  pour 
arriver  à  la  déposition  du  prélat. 

Le  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat  rappelait  que 
ces  explications  avaient  été  données  verbalement  le 
10  juillet  par  le  nonce  au  ministre  des  Affaires  étran- 
gères à  Paris,  et  qu'elles  avaient  paru  le  satisfaire. 

C'est  alors  que  le  gouvernement,  maintenant  son 
appréciation  sur  les  actes  accomplis  à  son  insu, 
invita,  par  un  télégramme  daté  du  29  juillet,  M.  de 
Courcel,  chargé  d'affaires,  à  remettre,  entre  les 
mains  du  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat,  après  lui 
en  avoir  donné  lecture,  une  dernière  note. 

Catégorique  et  brève,  elle  déclarait  qu'après  avoir 
à  plusieurs  reprises  signalé  les  graves  atteintes  que 
Finitiative  du  Saint-  Siège,  s'exerçant  directement 
auprès  des  évêques  français,  portait  aux  droits  con- 
cordataires de  l'Etat,  le  gouvernement  français  avait 
été    appelé  à  constater  par  la  réponse  de  S.  G.  le 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  51 

cardinal  sous-secrétaire  d'Etat  du  26  juillet,  que  le 
Saint-Siège  maintenait  les  actes  accomplis,  et  que, 
dans  ces  conditions,  il  avait  décidé  de  mettre  fin 
à  des  relations  officielles  qui,  par  la  volonté  du 
Saint-Siège,  se  trouvaient  désormais  être  sans  objet. 

Gomme  conséquence  de  la  remise  de  cette  note, 
M.  de  Courcel,  obéissant  aux  instructions  qu'ail 
avait  reçues,  fît  connaître  au  Vatican  que  le  gou- 
vernement français  considérait  comme  terminée  la 
mission  du  nonce  apostolique  à  Paris,  et,  le  30  juil- 
let, lui-même  quittait  Rome  ^. 

En  fait,  le  Concordat  avait  vécu. 

A  moins  d^un  bouleversement  politique  complet 
que  rien  ne  faisait  prévoir,  la  Séparation  s'imposait 
donc,  par  voie  de  conséquence,  à  très  bref  délai. 
M.  Combes,  dans  un  discours  prononcé  à  Auxerre 
pendant  la  période  des  vacances  parlementaires  ^, 
ne  cacha  point  que  sur  ce  point  ^  il  avait  changé 


1.  Le  27  du  même  mois,  obéissant  aux  suggestions  de  sa  pro- 
pre conscience,  l'évêque  de  Dijon,  Mgr  le  Nordez  qui,  en  com- 
muniquant au  ministre  des  Cultes  les  dépêches  qu'il  avait 
reçues  de  Rome,  avait  provoqué  le  conflit  qui  devait  entraîner 
la  rupture  des  relations  entre  la  France  et  le  Saint-Siège,  quit- 
tait Dijon  pour  se  rendre  à  Rome  et  y  faire  sa  soumission. 

Au  mois  d'août,  l'évêque  de  Laval,  Mgr  Geay,  obéissant  aux 
mêmes  suggestions,  partait  à  son  tour  pour  Rome  et  se  sou- 
mettait également. 

Désireux  d'éviter  les  conséquences  des  procès  commencés 
contre  eux  devant  le  tribunal  du  Saint-Office,  les  deux  prélats 
donnèrent  leurs  démissions,  mais  le  gouvernement  français 
refusa  de  les  considérer  comme  valables.  Bien  plus,  il  suspen- 
dit le  traitement  des  deux  évêques  coupables  à  ses  yeux  d'avoir 
quitté,  sans  permission,  leurs  diocèses,  qu'il  affecta  de  consi- 
dérer toujours  comme  placés  et  administrés  par  leurs  anciens 
titulaires,  si  bien  qu'en  fait,  les  diocèses  de  Laval  et  de  Dijon 
demeurèrent  vacants. 

2.  4  septembre  1904. 

3.  Dans  sa  déclaration  ministérielle,  M.  Combes,  en  prenant 
le  pouvoir,  s'était  nettement  prononcé  pour  le  maintien  du 
Concordat. 


52  l'apaisesient 


d'opinion  et  que    ses  résolutions   étaient  prises  : 

«  Je  crois  sincèrement,  affîrma-t-il,  que  le  parti 
républicain  éclairé  enfin  pleinement  par  l'expérience 
de  ces  deux  dernières  années,  acceptera  sans  répu- 
gnance la  pensée  du  divorce  entre  TEglise  etrEtat.» 

De  leur  côté,  les  délégués  du  parti  radical  et 
radical  socialiste,  réunis  à  Toulouse,  dans  leur 
Congrès  annuel,  se  prononçaient  en  faveur  de  la 
Séparation  des  Eglises  et  de  TEtat  ^ 

Enfin,  dès  la  rentrée  du  Parlement,  interpellé 
successivement  par  MM.de  Castelnau,  Groussau  et 
Deschanel  sur  la  politique  religieuse,  M.  Combes 
indiqua  clairement  qu'il  était  prêt,  ainsi  qu^il  Tavait 
déclaré  dans  son  discours  d'Auxerre,  à  faire  la 
séparation. 

La  «  manière  »,  toutefois,  restait  à  déterminer. 

Se  préoccupant  d'assurer  la  conservation  des 
intérêts  français  dans  le  monde,  M.  Paul  Descha- 
nel %  le  premier,  et  après  lui,  M.  Ribot,  s'efforcèrent 

i.  Voici  le  texte  des  vœux  émis  par  le  Congrès  avant  sa 
séparation  : 

«  Le  Congrès  se  prononce  à  l'unanimité  en  faveur  delà  sépa- 
ration des  Eglises  et  de  TEtat,  et,  sans  adopter  aucun  texte 
législatif,  accepte  comme  base  de  discussion  le  projet  Briand, 
sous  la  réserve  qu'au  lieu  d  ajourner  la  solution  au  delà  d'une 
période  de  dix  ans,  la  loi  réglera,  dès  à  présent,  par  des  dis- 
positions définitives  dans  le  sens  des  droits  imprescriptibles 
de  la  société  laïque  les  conditions  d'usage  des  édifices  cultuels, 
en  prenant  simplementdes  mesures  provisoires  pour  que  l'éta- 
blissement du  régime  nouveau  n'entraîne  pas  dans  certaines 
communes  l'interruption  forcée  du  culte  par  le  retrait  ou  le 
refus  des  seulslocaux  disponibles.  A  cet  effet, le  Congrès  émet, 
en  outre,  le  vœu  que  la  question  de  la  séparation  ne  soit  pas 
renvoyée  après  les  élections  générales,  mais  que  la  majorité 
fasse  en  sorte  de  la  résoudre  auparavant  ;  qu'elle  fasse  d'ail- 
leurs dénoncer,  dès  à  présent,  le  Concordat  et  supprimer  l'am- 
bassade du  Vatican.  » 

2.  M.  Paul  Deschanel  déclara  notamment  (Journal  officiel 
du  21  octobre  1904): 

«  La  question  de  la  séparation  et  la  question  de  la  représen- 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  53 

de  faire  triompher  leurs  vues.  Tous  deux  s'affir- 
maient partisans  de  la  Séparation  à  laquelle  ils 
devaient  d^'ailleurs  collaborer,  Tun  plus  que  Tau- 
tre,  mais  tous  deux  avec  une  égale  loyauté,  ils 
s^étaient  accordés  pour  déclarer  que,  si  le  mouve- 
ment des  idées  modernes  devait  fatalement  amener 
une  modification  dans  les  rapports  de  TEtat  fran- 


talion  auprès  du  Vatican  sont  deux  questions  distinctes.  {Très 
bien  !  au  centre  ) 

«  Est-ce  que  l'Angleterre  protestante  et  la  Russie  orthodoxe 
n'ont  pas  un  représentant  auprès  du  Pape  ? 

«  Monarchies,  direz-vous.  Est-ce  que  la  République  du  Brésil, 
au  lendemain  de  la  séparation,  n'a  pas  renforcé  sa  représenta- 
tion au  Vatican?  Est-ce  que  la  République  helvétique  protes- 
tante n'a  pas  un  représentant  auprès  du  Saint-Siège? 

«  C'est  que  cette  représentation  est  nécessaire  à  la  défense  des 
intérêts  de  chaque  nation  dans  le  monde. 

«  Pour  nous, elle  est  indispensable  à  notre  protectorat  en  Orient. 
Nos  pères  de  la  Révolution  l'avaient  bien  compris.  Tandis 
qu'ils  décapitaient  les  prêtres  en  France,  ils  envoyaient  à  notre 
ambassadeur  à  Gonstantinople  des  instructions  pour  qu'il 
assiste  aux  cérémonies  catholiques  dont  ils  comprenaient  toute 
l'importance.  Oui,  la  pensée  française  s'est  propagée  grâce  à 
notre  protectorat  d'Orient... 

«  Entre  la  séparation  violente,  agressive,  et  le  maintien  du 
Concordat,  il  y  a  place  pour  une  séparation,  non  pas  dans  la 
liberté,  car  c'est  un  mot  qui  change  de  sens  suivant  les  lèvres 
sur  lesquelles  il  passe,  non  pas  dans  le  droit  commun,  car  là 
aussi,  les  interprétations  sont  changeantes,  mais  pour  une 
séparation  dans  la  raison  et  dans  la  justice.  »  {Applaudisse- 
ments prolongés  à  gauche,  au  centre  et  à  droite.) 

Et  M.  Ribot,  dans  la  même  séance,  s'exprimait  ainsi  ; 

«  Monsieur  le  Président  du  Conseil,  vous  étiez  avant-hier 
encore,  partisan  du  Concordat.  Vous  avez  aujourd'hui  une  atti- 
tude telle  que  vous  ue  pourrez  plus  vous  arrêter  ;  il  faut  aller 
aux  abîmes.  Derrière  vous  il  y  a  beaucoup  de  gens  dans  cette 
Chambre  qui  hésiteront  à  vous  suivre. 

«  Nous,  nous  ne  vous  suivrons  pas  ;  nous  sommes  aussi  jaloux 
que  vous  des  droits  de  l'Etat  Nous  l'avons  montré  récemment; 
nous  avons  approuvé  les  déclarations  du  gouvernement  quand 
on  a  rappelé  notre  ambassadeur,  rappel  qui  n'a  jamais  été 
notifié.  Nous  avons  voté  cependant  avec  une  certaine  tristesse, 
car  l'Etat,  et  surtout  l'Etat  français,  ne  peut  pas  se  résigner  à 
supprimer  toute  relation  avec  la  papauté. 

«Les  puissances  protestantes  comme  l'Allemagne  entretien- 


s  4  l'apaisement 


çais  avec  TEglise,  une  œuvre  semblable  ne  pou- 
vait s^accomplir  que  de  concert  avec  le  Pape,  et 
qu^entre  le  rég-ime  d^hier  et  celui  de  demain,  il  fal- 
lait placer  un  régime  de  transition. 

C'était  le  langage  de  la  raison  inspiré  par  le 
patriotisme  le  plus  clairvoyant. 

Ces  conseils,  empreints  de  modération  et  de 
sagesse,  ne  furent  point  entendus.  Entraînés  par  le 
langage  aggressif  du  chef  du  gouvernement  %  la 

lient  des  relations  avec  la  papauté,  à  plus  fortes  raisons  devons- 
nous  agir  de  même,  nous,  qui,  quoi  qu^on  en  dise,  sommes  une 
puissancs  catholique. 

«  Vous  voulez  la  séparation,  mais  il  faut  la  préparer.  » 

M.  Ribot  devait  renouveler  avec  la  même  éloquence  et  la 
même  sincérité  ses  justes  protestations  lors  de  la  discussion 
générale  de  la  Séparation. 

1.  Voici  la  conclusion  du  discours  prononcé  par  M.  Combes 
à  la  séance  du  21  octobre. 

«  Ceux  qui  rêvent  d'un  Concordat  nouveau  ignorent  tout  de 
TEglise  el  de  sa  force.  Ils  seront  dupes  et  complices.  Je  le 
déclare  hautement  à  la  Chambre  et  au  pays  :  je  ne  veux  être  ni 
dupe,  ni  complice.  Je  ne  veux  pas  faire  peser  sur  les  conscien- 
ces catholiques  des  suggestions  morales  qui  les  opprimeraient, 
mais  je  ne  veux  pas  qu'on  livre  les  droits  imprescriptibles  de 
l'Etat,  je  veux  la  liberté  des  cultes,  mais  dans  la  mesure  com- 
patible avec  les  autres  libertés. 

«  Les  orateurs  de  l'opposition  me  représentent  comme  res- 
ponsable de  la  situation  actuelle.  Permettez-moi  de  m'expli- 
quer  à  ce  sujet. 

«  J'étais  en  principe  depuis  longtemps  partisan  de  la  sépara- 
tion des  Eglises  et  de  l'Etat  ^.  L'année  dernière,  j'ai  dit  à 
M.  Nisai-d  que  je  ne  croyais  pas  qu'il  y  eût  au  Parlement  une 
majorité  pour  la  voter,  mais  que  la  papauté  et  le  clergé  fai- 
saient tout  pour  y  arriver. 

«Si  c'est  préparer  la  séparation  que  de  la  prévoir, je  l'ai  pré- 
parée. La  responsabilité  de  tout  ce  qui  se  passe  incombe  à  la 
papauté  qui,  après  avoir  asservîtes  consciences,  voudrait  asser- 
vir l'Etat. 

«On  a  évoqué,  ces  temps  derniers,  le  souvenir  de  Canossa.Je 

1.  Les  déclarations  antérieures  de  M.  Combes  que  j'ai  citées,  le 
passage  de  sa  déclaration  ministérielle  relatif  au  maintien  du  Concordat, 
démentent  cruellement  cette  audacieuse  et  subtile  assertion  : 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  55 

majorité  s'empressa  d'approuver  ses  déclarations  *. 
Et  Ton  en  resta  là. 

Toutefois,  le  ministère  présidé  par  M.  Combes 
ne  devait  plus  vivre  que  quelques  semaines  et  de 
quelle  existence  précaire  î  Harcelé  par  Topposition 
qui  venait  d'étaler  au  grand  jour  l'abominable 
régime  de  délation  qui  pesait  depuis  des  années 
sur  des  milliers  d'officiers  et  de  fonctionnaires,  suc- 
cessivement renié  par  les  hommes  qui  l'avaient  le 
plus  ardemment  soutenu  et  qui  avouaient  leur  écœu- 
rement, M.  Combes,  réduit  à  Timpuissance,  aban- 
donna le  pouvoir  ^ 

Son  successeur,  M.  Rouvier,ne  parut  tout  d'abord 
point  pressé  de  réaliser  la  Séparation  qu'il  inscrivit 
dans  son  programme  ministériel  après  la  loi  d'as- 
sistance et  l'impôt  sur  le  revenu  ;  mais  interpellé 
dans  le  courant  de  février  par  M.  Morlot,  député  radi- 
cal-socialiste de  l'Aisne,  «  sur  les  mesures  que  le 
gouvernement  comptait  prendre,  en  attendant  la 
Séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat,  pour  assurer 
l'administration  concordataire  des  diocèses  vacants 
et  préparer  la  Séparation  »,  le  ministre  des  Cultes, 
M.  Bienvenu-Martin,  s'empressa  de  déposer  un  pro- 
jet de  loi  qui  se  rapprochait  «  dans  la  plus  large 
mesure  du  projet  Briand  »,  au  libéralisme  duquel  il 
rendait  hommage,  et  M.  Piouvier  prit  à  son  tour 
rengagement  formel  d'inviter  la  Chambre  à  discu- 
ter ce  projet  aussitôt  après  le  vote  du  budget  ^. 

n'ai  qu'un  mot  à  répondre  :  «  Ira  à  Ganossa  qui  voudra  ;  ni 
mon  âge,  ni  mes  goûts  ne  me  permettent  d'entreprendre  ce 
voyage.  » 

1.  Par  318  voix  contre  230. 

2.  18  janvier  1S05. 

3.  Voici  le  texte  de  l'ordre  du  jour  préparé  par  les  délégués 
des  groupes  de  gauche  comme  sanction  de  l'interpellation  Mor- 
lot  et  accepté  par  M.  Rouvier  : 

«  La  Chambre,  constatant  que  l'attitude  du  Vatican  a  rendu 


56  l'apaisement 


Cette  promesse  fut  tenue.  Un  mois  plus  tard  *, 
le  Gouvernement  et  la  Commission  s'étantmis  d'ac- 
cord sur  un  projet  de  loi  définitif  comprenant  trente- 
sept  articles,  la  Chambre  en  abordait  la  discussion 
et  M.  Briand,  dont  la  souplesse,  l'autorité,  Télo- 
quence  et,  pour  tout  dire  d'un  mot,  la  maîtrise, 
devaient  exercer  sur  tous  ses  collègues  une  action 
si  puissante,  prenait  place  au  banc  de  la  commis- 
sion, en  qualité  de  simple  rapporteur.  Mais  bientôt, 
élargissant  et  élevant  son  rôle,  tenant  successive- 
ment tête  à  ses  adversaires  et  à  ses  amis,  animant 
d'un  souffle  puissant  cette  discussion  parfois  si  aride, 
jouant  avec  les  difficultés,  déconcertant  les  uns  à 
force  d'adresse  et  lassant  les  autres  à  force  d'opiniâ- 
treté, tour  à  tour  applaudi  ou  flatté,  accusé  ou 
calomnié,  il  marquait  si  fortement  de  son  empreinte 
chacune  des  dispositions  essentielles  de  la  loi, 
qu'à  la  fin,  elle  pétait  bien  réellement  devenue  son 
œuvre. 

Dans  quel  esprit  cette  œuvre  fut-elle  réalisée? 

C'est  ce  que  je  vais  examiner  en  essayant  de  me 
dégager  des  passions  diverses  qui  alimentèrent  les 
polémiques  hostiles  ou  favorables  à  la  Séparation. 

Je  ferai  d'abord  remarquer  que  les  catholiques 
les  plus  notoires  et  les  plus  dignes  d'estime  n'ont 
pas  été  d'accord  entre  eux  sur  le  principe  même  de 
la  Séparation.  Les  uns  —  tel  M.  l'abbé  Gayraud  — 
l'acceptaient  parfaitement,  tandis  que  les  autres  — 


nécessaire  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  TEtat,  et  comptant 
sur  le  gouvernement  pour  en  faire  aboutir  le  vote  immédiate- 
ment après  le  budget  et  la  loi  militaire,  et  repoussant  toute 
addition,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 
1.  21  mars  1905. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  57 

tels  M.  de  Mun  et  M.  Denys  Cochin  —  la  rejetaient 
en  réclamant  le  maintien  du  Concordat  ^ 

Il  n^est  donc  pas  possible  de  soutenir  qu'en  vou- 
lant modifier  le  régime  qui,  pendant  cinq  siècles, 
avait  réglé  les  rapports  de  la  France  avec  TEglise 
catholique,  M.  Briand  se  proposait  comme  but 
suprême  et  secret  de  favoriser  la  persécution  reli- 
gieuse, et  de  préparer,  par  le  moyen  d'un  schisme, 
la  destruction  de  la  religion  catholique. 

Au  cours  de  la  discussion  générale  du  projet, 
lorsque  le  moment  fut  venu  pour  lui  d^'en  exposer 
les  grandes  lignes  et  d'en  dégager  l'esprit,  voici 
d'ailleurs  comment  M.  Briand  s'exprimait  : 

«  J'ai  horreur  de  la  guerre  religieuse,  le  suc- 
cès de  mes  idées,  leur  réalisation  dépend  trop  de  la 
pacification  des  esprits  pour  que  je  ne  désire  pas  voir 
l'Eglise  s'accommoder  du  régime  nouveau  et  nous 


l.  M.  l'abbé  Gayraud  disait  {Journal  officiel  du  10  février 
1905)  : 

«  Accordez-nous  la  liberté  totale  du  culte,  accordez-nous  les 
immeubles  nécessaires  au  culte,  accordez-nous  les  pensions 
ecclésiastiques,  accordez-nous  la  liberté  des  associations  cul- 
tuelles, accordez-nous,  en  un  mot,  ce  que  demandent  les  pro- 
testants, et  je  serai  avec  vous  ;  car  je  ne  demande  pour  l'Eglise 
que  la  liberté  et  la  justice. 

«  Si  vous  nous  apportez  un  projet  qui  donne  les  garanties  que 
je  viens  d'énumérer,  je  suis  prêt  à  le  voter.  » 

Dans  la  même  séance,  piquant  contraste!  M.  Denys  Cochin 
s'écriait  : 

«  En  ce  qui  me  concerne,  jg  resterai  toujours  le  défenseur 
du  Concordat  et  je  combattrai  votre  projet.  » 

Et  plus  tard  {séance  du  30  mars  1905),  il  ajoutait  : 

«  Le  Concordat  a  traversé  le  siècle  dernier,  durant  lequel  on  a 
vu  des  monarchies,  des  empires,  deux  républiques.  N'est-il  pas 
remarquable  que,  grâce  à  lui,  pendant  cette  période  agitée,  les 
eonsciences  n'aient  jamais  été  troublées,  et  cela  n'est-il  pas 
l'indication  la  plus  précise  qu'il  peut  rendre  encore  d'éminents 
services  ?  » 


58  l'apaisement 


permettre  de  tourner  nos  efforts  vers  des  questions 
plus  hautes,  en  tout  cas  plus  pratiques... 

«...  G^est  dans  cet  esprit  que  le  projet  de  la  Com- 
mission a  été  arrêté.  Je  répète  qu'il  est  large,  libé- 
ral, oui,  libéral.  Oh  !  il  n^est  pas  parfait,  j^en  con- 
viens ;  mais  dans  une  matière  aussi  délicate  et  aussi 
complexe,  vous  voudrez  bien  reconnaître  avec  nous 
qu^il  était  difficile  d^atteindre  à  la  perfection  du 
premier  coup.  Personnellement,  sous  réserve  de 
modifications  qui  pourraient  y  être  introduites  au 
cours  de  la  discussion,  d^accord  avec  tous  les  par- 
tisans de  la  séparation,  je  suis  convaincu  que  ce  pro- 
jet reste  suffisant,  raisonnable  et  d'une  application 
facile.  Il  sauvegarde  tous  les  droits,  tous  les  inté- 
rêts et  toutes  les  libertés,  dans  la  mesure  où  les  liber- 
tés des  citoyens  ou  des  groupements  peuvent  être 
respectées  ou  élargies  dans  un  pays  qui  a  le  souci 
de  Tordre  public.  » 

Et^  cinq  mois  plus  tard,  au  moment  où  la  Cham- 
bre allait  être  appelée  à  accepter  ou  à  rejeter  l'en- 
semble de  la  loi,  M.  Briand  pouvait  dire  sans  sou- 
lever aucune  protestation  sérieuse  ^  : 

«  Nous  avons  donné  à  l'étude,  à  la  discussion  de 
la  réforme,  tout  le  temps  qu'elle  méritait  et  nous 
avons  permis,  contrairement  aux  prévisions  pessi- 
mistes qui  s'étaient  affirmées  à  cette  tribune,  à  tous 
nos  adversaires  de  faire  connaître  leurs  raisons,  de 
développer  librement  leurs  arguments  qui  ont  été 
écoutés  et  réfutés  en  toute  conscience  comme  en 


1.  A  titre  d'cxerxiple,  je  citerai  celle  de  M.  Louis  de  Maillé, 
duc  de  Plaisance,  car  elle  est  caractéristique  : 

«  Votrelibéralismsestla  manifestation  de  la  crainte  électorale 
de  vos  amis  et  de  la  puissance  des  sentiments  religieux  de  ce 
pays.  » 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  59 

toute  courtoisie...  Vous  ne  pouvez  pas  vous  plain- 
dre d'' avoir  rencontré  chez  nous,  sur  le  fond  même 
des  choses,  un  parti  pris  tyrannique  puisque  dans 
plusieurs  circonstances,  sur  des  points  graves,  je 
pourrais  dire  essentiels  du  projet,  nous  nous  som- 
mes rendus  à  vos  raisons^  désireux  que  nous  étions 
de  faire  accepter  la  séparation  par  les  nombreux 
catholiques  de  ce  pays.  Nous  n" avons  pas  oublié  un 
seul  instant  que  nous  légiférions  pour  eux  et  que 
les  droits  de  leur  conscience  exigeaient  de  la  loi 
une  consécration  conforme  à  Féquité. 

«  C^est  dans  cet  esprit  que  nous  avons  entrepris 
et  réalisé  cette  grande  réforme...  Nos  collègues  de 
la  droite  nous  avaient  dit  :  «  Nous  n^avons  pas  con- 
fiance en  vous;  vous  êtes  une  Assemblée  jacobine, 
sectaire,  passionnée,  vous  nous  Favez  prouvé  par 
la  façon  dont  vous  avez  fait  exécuter  la  loi  de  1901  ; 
nous  ne  pouvons  attendre  de  vous  aucune  justice  ; 
vous  n^avez  pas  Fesprit  libéral  qui  serait  qualifié 
pour  aborder  un  problème  aussi  délicat.  » 

«  Et  nous  vous  avons  répondu  :  «  Vous  nous  con- 
naissez mal  ;  nous  vous  le  prouverons  par  notre 
sang-froid,  par  la  raison  et  Tesprit  de  justice  que 
nous  saurons  mettre  au  service  de  cette  réforme...  » 

«  ...  Vous  êtes  allés,  au  cours  des  années  der- 
nières,—  je  ne  vous  le  reproche  que  dans  une  cer- 
taine mesure,  car  je  tiens  compte  des  passions 
politiques  qui  ne  permettent  pas  toujours  de  propor- 
tionner les  polémiques  électorales  aux  exigences  de 
la  justice  et  de  la  raison  —  vous  êtes  ailés  à  tra- 
vers ce  pays,  inquiétant  la  conscience  des  catholi- 
ques, leur  disant  :  «  Prenez  garde,  une  législature 
se  prépare  qui  va  fermer  vos  églises,  persécuter 
vos  prêtres,  proscrire  vos  croyances  »...  montrez 
un  seul  article  qui  vous  permette  de  dire  demain 


60  l'apaisement 


aux  électeurs  :  «  Vous  voyez  I  Nous  avions  raison 
de  vous  mettre  en  garde.  C'en  est  fini  de  la  liberté 
de  conscience,  c^en  est  fini  du  libre  exercice  du 
culte  dans  ce  pays  !  »  Non,  vous  ne  pouvez  plus 
dire  cela,  car  manifestement  ce  ne  serait  pas  vrai  !... 
Et  la  loi  que  nous  vous  avons  faite,  vous  êtes  obli- 
gés vous-mêmes  de  reconnaître  qu^'elle  est  finale- 
ment, dans  son  ensemble,  une  loi  libérale... 

«  ...  Peut-être, de  certains  côtés,  éprouvera-t-on 
quelque  étonnement,  même  quelque  mécontente- 
ment de  la  tournure  pacifique  prise  par  cette  réforme. 
Hélas!  soas  V influence  des  passions  politiques ^les 
hommes  ne  sont  par  fois  que  trop  portés  à  nier  tout 
progrès  qui  ne  s'affirme  pas  par  une  violence  au 
détriment  de  leurs  adversaires.  Je  tiens  à  le  dire 
hautement  :  le  progrès  ainsi  compris  nest  pas 
dans  sa  manière  : 

«  Dans  ce  pays,  où  des  millions  de  catholiques 
pratiquent  leur  religion,  les  uns  par  conviction 
réelle,  d'autres  par  habitude,  par  tradition  de  famille, 
il  était  impossible  d'envisager  une  Séparation 
qu'ils  ne  pussent  accepter, 

«  Ce  mot  a  paru  extraordinaire  à  beaucoup  de 
républicains  qui  se  sont  émus  de  nous  voir  préoc- 
cupés de  rendre  la  loi  acceptable  par  l'Eglise. 

«  Messieurs,  l'Eglise,  je  le  répète,  c^'est,  en  France, 
plusieurs  millions  de  citoyens.  Outre  qu^on  ne  fait 
pas  une  réforme  contre  une  aussi  notable  portion 
du  pays,  je  vous  demande  s^il  ne  serait  pas  impru- 
dent de  provoquer  par  des  vexations  inutiles  tant 
d'autres  citoyens,  aujourd'hui  indifférents  en  matière 
religieuse,  mais  qui  demain,  ne  manqueraient  pas 
de  se  passionner  pour  FEglise  s'ils  pouvaient  sup- 
poser que  la  loi  veut  leur  faire  violence. 

«  ...  La  loi  que  nous  aurons  faite  ainsi  sera  une 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  61 


loi  de  bon  sens  et  d^équité  combinant  justement  le 
droit  des  personnes  et  l'intérêt  des  Eglises  avec  les 
intérêts  et  les  droits  de  FEtat  que  nous  ne  pouvions 
pas  méconnaître  sans  manquer  à  notre  devoir. 

«...  On  m^a  fait  grief  de  certaines  concessions, 
au  centre  et  à  droite.  Si  j^avais  fait  de  cette  réforme 
une  question  d^'amour-propre  personnel  comme 
on  peut  y  être  porté  quand  on  s^exalte  devant  la 
grandeur  de  sa  tâche  et  qu'on  se  laisse  entraîner 
au  désir  de  la  marquer  exclusivement  de  son  em- 
preinte, si  je  n^avais  eu  que  cette  misérable  préoc- 
cupation personnelle    c^était  l'irrémédiable  échec. 

«  J'ai  compris  autrement  mon  devoir;  j'ai  voulu 
réussir  dans  Taccomplissement  de  la  tâche  qui 
m"* avait  été  confiée.  Pour  cela,  sans  perdre  de  vue 
un  seul  instant  les  principes  essentiels  de  la  réforme, 
qui  tous  ont  été  respectéSjje  n  ai  pas  recalé  devant 
les  concessions  nécessaires.  J'en  ai  fait  aussi  cha- 
que fois  que  l'équité  le  commandait,  à  la  mino- 
rité elle-même  et  Je  m'en  félicite,  car  nos  collègues 
du  centre  et  de  la  droite,  en  nous  permettant  d^'amé- 
liorer  la  loi,  en  accolant  leurs  signatures  aux  nôtres 
sous  des  articles  importants,  nous  auront  ainsi  aidés 
à  la  rendre  plus  facilement  applicable  en  réduisant 
au  minimum  les  résistances  qu^elle  aurait  pu  sus- 
citer dans  le  pays. 

«  ...  Si  ceux  de  nos  collègues  qui  ont  combattu 
le  principe  de  la  séparation  et  se  sont  efforcés  loya- 
lement et  pour  des  raisons  d'opportunité  d'en 
ajourner  le  vote,  veulent  bien  porter  sur  notre  œu- 
vre un  jugement  selon  leur  conscience,  ils  seront 
forcés  de  reconnaître  que  nous  avons  fait  pour  le 
mieux. 

«  Maintenant,  permettez-moi  de  vous  dire  que 
la  réalisation  de  cette  réforme  qui  figure  depuis 


62  l'apaisement 


trente-quatre  ans  au  premier  plan  du  programme 
républicain^  aura  pour  effet  désirable  d'affran- 
chir ce  pays  d'une  véritable  hantise  sous  rinfluence 
de  laquelle  il  n^a  que  trop  négligé  tant  d'autres 
questions  importantes,  d'ordre  économique  ou  social, 
dont  le  souci  de  sa  grandeur  et  de  sa  prospérité 
aurait  dû  imposer  déjà  la  solution.  » 

Si  malgré  ce  que  ces  paroles  révèlent  d'intime 
anxiété  pour  le  bien  du  pays,  si  malgré  Témotion 
qu'elles  dégagent  à  la  simple  lecture,  dépouillées 
du  charme  puissant  dont  les  enveloppait  celui  qui 
les  prononçait,  il  j  a  sept  ans,  avec  cet  art,  cette 
mesure  et  cette  simplicité  qui  le  font  l'égal  des  plus 
grands  orateurs  parlementaires,  on  veut  suspecter 
leur  sincérité  profonde,  et  si  l'on  se  range  à  l'avis 
de  ceux  qui  ont  longtemps  soutenu  qu'il  ne  fallait 
voir  dans  l'attitude  et  le  langage  du  rapporteur  de 
la  Séparation  que  de  l'hypocrisie  vêtue  d'habileté  ; 
si  l'on  croit  que  tant  d'efforts  de  conciliation,  d'une 
part,  et,  de  l'autre,  tant  de  résistances  fermement 
opposées  aux  tentations  des  sectaires  qui  voulaient 
faire  de  la  loi  nouvelle  un  sûr  instrument  de  tyran- 
nie persécutrice  et  de  destruction,  n'avaient,  dans 
les  desseins  de  M.  Briand,  d'autre  but  que  d'en- 
dormir le  zèle  des  catholiques,  d'abuser  leur  clair- 
voyance et  de  les  entraîner  jusqu'au  bord  d'un 
abîme  au  fond  duquel  il  serait  si  facile  ensuite  de 
les  précipiter,  écoutons  le  langage  que  parle,  deux 
ans  plus  tard,  le  même  politique  devenu  ministre 
des  Cultes  i,  dans  un  mom.ent  où  ses  adversaires 
triomphent  de  la  vanité  de  ses  efforts  et  de  l'ap- 
parente inutilité  de  son  œuvre  que  le  Saint-Siège 

1,  Séance  du  19  février  1907. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  63 

refuse  de  reconnaître  ;  dans  un  moment  où  tant  de 
ses  amis  d^hier  et  de  ses  rivaux,  excités  par  l'idée 
de  sa  chute  possible,  le  raillent  d'avoir  été  dupe, 
et,  furieux  de  leur  propre  déconvenue,  sont  tout 
disposés  à  écouter  ceux  qui  exigent  des  représail- 
les, ceux  qui  proclament  qu'ion  ne  peut  être  à  la 
fois  catholique  et  citoyen. 

Je  défie  qu'ion  j  découvre  aucune  trace  d'amer- 
tume, d'irritation  ou  de  rancune  : 

«La  Séparation,  pour  nous,  c'est  ceci  :  les  prêtres 
et  les  évêques  perdent  leur  caractère  officiel  ;  ils  ne 
sont  plus  des   fonctionnaires  ayant   rang  dans  la 
hiérarchie  officielle,  ils  ne  sont  plus  rétribués  sur  le 
budget  des  cultes,  il  deviennent  de  simples  citoyens. 
Mais  ces  citoyens  ont  une  certaine  qualité  que 
nous  pouvons  ignorer. 'Nous  ne  pouvons  pas  cesser, 
parce  que  nous  sommes  en  séparation,  de  les  appeler 
des  «  curés  »  ou  des  «  évêques  »  ;  c'est  le  nom  qu'ils 
se  sont  donné  pour  l'exercice  de  leur  sacerdoce. 
Je  vois  bien  qu'à  ce  point  de  vue  il  y   a  toujours 
des  malentendus,  mais  il  y  a  des  pasteurs  aussi,  il 
y  a  des  rabbins,  qui  appartiennent  à  d'autres  reli- 
gions; je  les  traite  exactement  de  la  même  manière, 
et  je  voudrais  bien  que  certains  libres  penseurs 
en  arrivent  peu  à  peu  à  les  traiter  aussi  de  la 
même   façon   et   à  ne  pas  dresser   des   oreilles 
inquiètes  dès  que  le  mot  de  «  curé  »  ou  «  d'évê- 
que  »  est  prononcé,  à  ne  pas  éprouver  je  ne  sais 
quelle  inquiétude  et  je  ne  sais  quel  trouble  lors- 
qu'il  est  parlé  de  la  religion  catholique. 

«  Nous,  au  Gouvernement,  nous  considérons  le 
culte  catholique  non  pas  tel  que  certains  pourraient 
le  désirer,  à  travers  des  évolutions  qui  pourraient 
dans  l'avenir  le  modifier,  mais  tel  qu'il  est  actuel- 


64  l'apaisement 


lement.  Nous  n'avons  pas  à  faire  pression  sur  ses 
adeptes  pour  le  transformer,  nous  n'avons  pas  à 
peser  sur  la  volonté  des  citoyens  catholiques  pour 
les  obliger  à  toucher  à  V organisation  d'an  culte 
auquel  ils  ont  librement  adhéré.  Si  nous  tentions 
cela,  mais  ce  serait  le  contraire  de  la  libre  pensée, 
ce  serait  s'engager  dans  la  voie  des  persécutions. 

«  Ayez-en  le  désir  si  vous  le  voulez.  Essayez  de 
le  réaliser  par  une  propagande  de  tous  les  moments. 
Aujourd'hui  vous  n'avez  plus  en  face  de  vous  des 
fonctionnaires  couverts  par  l'autorité  de  l'Etat,  vous 
avez  des  citoyens  avec  lesquels  vous  discuterez  ; 
vous  opposerez  votre  conception  philosophique  à  la 
leur  ;  ils  vous  répondront  avec  les  arguments  qu'ils 
peuvent  trouver  dans  leur  conscience  ou  dans  leur 
raison,  et  si,  véritablement,  vos  efforts  les  amènent 
à  se  transformer,  eh  bien  !  alors,  ce  sera  le  résul- 
tat d'une  propagande  parfaitement  avouable. 

«  Mais  nous  demander  d' accomplir  une  telle 
transformation  par  des  actes  du  Gouvernement, 
par  des  lois,  comment  ne  comprenez-vous  pas  que 
c'est  une  chose  impossible,  et  qu'une  pareille  poli- 
tique nous  entraînerait  dans  la  voie  de  tyrannie? 

«  On  nous  dit  :  Mais  vous  êtes  allé  de  concession 
en  concession.  Nous  avons  voulu  dans  Icipplica- 
tion  du  nouveau  régime  des  cultes,  accomplir  une 
œuvre  de  conciliation  et  d'apaisement. 

«  Mais  il  ne  suffît  pas  de  formuler  cette  idée  ;  il 
n'est  personne  qui  ne  prétende  le  contraire  ;  mais 
autre  chose  est  de  proclamer  des  intentions,  et  autre 
chose  est  de  les  réaliser  loyalement. 

«  Déclarer  aux  catholiques  :  Vous  pourrez  pen- 
ser librement,  vous  pourrez  pratiquer  librement 
le  culte,  c'est  prendre  un  engagement  qui  entraîne 
certaines  conséquences.  Pour  pratiquer  la  reli- 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  65 

gioti  catholique  —  //  y  a  encore  tout  de  même 
des  catholiques  dans  ce  pays  —  il  faut  pouvoir 
s'assembler.  Il  y  a  des  édifices  qui  sont  affectés 
à  cet  objet,  qui  y  ont  été  destinés,  qui,  tradition- 
nellement, servent  aux  exercices  de  la  religion. 
Dès  le  début,  interprétant  le  premier  article  de 
la  loi  de  séparation  qui  garantit  la  liberté  de 
conscience,  qui  va  même  plus  loin,  qui  fait  un 
devoir  à  la  République  de  défendre  le  libre  exer- 
cice du  culte  contre  toute  atteinte  ^nous  avons  dit  : 
les  églises  resteront  ouvertes. 

«  Mais  vous  êtes-vous  mépris  sur  le  caractère  de 
cette  déclaration  ?  Quand  nous  avons  dit  :  les  égli- 
ses resteront  ouvertes,  nous  n'entendions  pas  dire 
qu'elles  seraient  ouvertes  à  tout  venant, pour  quel- 
que religion,  pour  quelque  tentcdive  de  religion 
nouvelle  que  ce  fût  ;  nous  entendions  par  là  qu'el- 
les resteraient  ouvertes  à  la  pratique  du  culte  catho- 
lique. 

«  Nous  avons  dit  que  les  églises  resteraient  ouver- 
tes, que  les  fidèles  et  les  ministres  du  culte  pour- 
raient s'y  rendre  comme  par  le  passé,  et  on  nous 
objecte  que,  par  là,  nous  avons  fait  une  concession 
alors  que  ce  n'est  qu'une  conséquence  de  la  loi. 

«  ...  Il  ne  s'agit  plus  que  de  savoir  maintenant 
si  l'ensemble  des  fidèles  jouit  de  la  liberté  du  culte  ; 
car  nous  n'avons  pas  seulement  en  face  de  nous 
les  prêtres,  les  évêques,  nous  avons  en  face  de  nous 
des  millions  de  citoyens  français  que  nous  n'avons 
pas  le  droit  de  traiter  comme  des  hors  la  loi,  qui 
ont  le  droit  de  s'approcher  des  pouvoirs  publics,  de 
réclamer  des  libertés,  et  quand  ces  libertés  ont  leur 
source  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  et  de  plus 
inviolable  chez  l'homme,  c'est-à-dire  dans  la  con- 
science, est-ce  que  vous  voudriez  nous  forcer,  nous, 


66  l'apaisement 


républicains    et    libres  penseurs,  à   repousser  ces 
citoyens  parce  qu'ils  sont  des  catholiques  ? 

«  Si  c^est  cela  que  vous  voulez,  dites-le,  et  s'il 
y  a  véritablement  dans  cette  Assemblée  une  ma- 
jorité pour  une  telle  besogne,  qu^'elle  s'affirme 
alors  : 

«  Je  sens  bien  la  direction  de  certaines  poussées  ; 
je  la  comprends  bien.  Par  moments,  elles  produisent 
une  certaine  émotion,  dans  les  couloirs  surtout,  où 
les  milieux  parlementaires  sont  particulièrement 
portés  à  l'agitation,  et  quelquefois  elles  tendent  à 
exercer  sur  nous  une  pression  violente  et  qui  pour- 
rait nous  faire  fléchir. 

«  Nous  résistons  par  honnêteté,  vous  entendez 
bien  !  Et  aussi  parce  que,  ayant  le  souci  des  inté- 
rêts de  ce  pays,  que  nous  connaissons^  mesurant  la 
route  que  certains  voudraient  nous  voir  parcourir 
et  prévo^^ant  tout  ce  qu'on  y  pourrait  semer  de 
désastres,  nous  nous  refusons  à  faire  passer  la 
France  par  cette  voie  douloureuse. 

«  Oh  !  je  le  sais  bien,  c'est  une  bataille  qu'on 
pourrait  engager,  c'est  entendu,  et  je  crois  la  Répu- 
blique asez  forte  pour  la  gagner. 

«  Mais,  pensez-vous  que  ce  soit  une  bataille 
élégante  pour  la  République  ?  Pensez-vous  qu'il  y 
ait  quelque  chose  de  noble  dans  un  geste  pareil  ? 
Et  quand  vous  aurez,  sous  vos  efforts,  courbé  les 
millions  de  citoyens  qui  ne  partagent  pas  vos  con- 
ceptions en  matière  religieuse,  vous  imaginez-vous 
que  vous  aurez  accompli  une  belle  œuvre  qui  fera 
la  République  plus  radieuse,  plus  glorieuse  ?  Eh 
bien,moi,  je  ne  le  crois  pas!  » 

Il  reste  maintenant  à  examiner  si  l'accusation 
maintes  fois  portée  contre  M.  Briand  d'avoir  voulu. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  67 

par  la  création  d^un  schisme,  préparer  et  assurer  la 
destruction  aussi  rapide  que  complète  de  la  religion 
catholique,  est  justifiée. 

A  mon  sens,  après  une  longue  étude  des  faits 
et  des  documents,  rien  n^est  plus  inexact  ni  plus 
injuste.  La  seule  conséquence  redoutable  que 
M.  Briand  ait  craint  de  voir  se  dégager  de  la  Sépa^ 
ration,  c^est  justement  le  schisme,  et  il  s^est  servi 
de  tous  les  moyens  dont  il  disposait  pour  le  con- 
jurer ! 

Ceux  qui  furent,  à  Fépoque  où  il  devint  rappor- 
teur de  la  commission,  ses  collaborateurs  et  ses 
confidents,  pourraient  en  témoigner.  Mais  je  sais 
trop  combien  il  serait  puéril  de  croire  que  les  par- 
tis tiennent  compte  aux  hommes  qu'ails  combattent 
de  leurs  intentions,  pour  invoquer  ces  témoignages. 
Et  posant  nettement  les  termes  de  Taccusation 
pour  en  pousser  ensuite  jusqu^au  fond  Fanalyse,  je 
demande  :  Où  est, dans  la  loi, le  germe  du  schisme? 
Est-ce  dans  Tarticle  4  \  qui  peut  être  considéré 
comme  le  plus  essentiel,  et  qui  attribuait  les  biens 
aux  associations  qui,  en  se  conformant  aux  règles 
générales  du  culte  dont  elles  se  proposent  d'assurer 
Texercice,  se  seraient  légalement  formées  en  vue 
de  cet  exercice  ?  ou  dans  F  article  8  qui  instituait 


1.  Voici  le  texte  de  cet  article  : 

«  Dans  le  délai  d'un  an  à  partir  de  la  promulgation  de  la  pré- 
sente loi,  les  biens  mobiliers  et  immobiliers  administrés  par 
les  menses,  fabriques,  Conseils  presbytéraux,  consistoires  et 
autres  établissements  publics  du  culte,  seront  avec  toutes  les 
charges  et  obligations  qui  les  grèvent,  transférés  au  même  titre 
et  avec  leur  affectation  spéciale,  par  les  représentants  légaux 
de  ces  établissements,  aux  associations  qui,  en  se  conformant 
aux  rèffles  cV organisation  générale  dii  culte  dont  elles  se  pro- 
posent d'assurer  l'exercice,  se  seront  légalement  formées  suivant 
les  prescriptions  de  l'article  19  pour  Texercice  de  ce  culte  dans 
les  anciennes  circonscriptions  desdits  établissements.  » 


68  l'apaisement 


la  juridiction  du  Conseil  d'Etat  juge  de  la  dévolu- 
tion des  établissements  religieux,  lui  laissant  ainsi 
le  soin,  au  cas  où  deux  associations  cultuelles  vien- 
draient, soit  par  suite  d^'un  conflit  entre  un  prêtre  et 
son  évêque  ou  pour  toute  autre  cause,  à  exister  dans 
la  même  paroisse,  de  désigner  celle  qui  bénéficie- 
rait de  Tattribution  des  biens  ? 

En  ce  qui  concerne  l'article  4,  qui  fut  voté  par 
des  catholiques  intransigeants,  aucune  discussion 
ne  paraît  possible  et  l'orthodoxie  la  plus  scrupu- 
leuse n'y  trouverait  rien  à  relever,  car  il  reconnaît 
formellement  la  hiérarchie  de  TEglise,  depuis  le 
Souverain  Pontife  jusqu^'à  l'évêque.  Ce  fut  d'ail- 
leurs la  raison  pour  laquelle,  avant  comme  après 
le  vote,  M.  Briand  fut  soupçonné  de  cléricalisme 
et  qualifié  de  «  papalin  »  *  par  M.  Pelletan  —  hu- 
guenot fanatique  ■ —  et  M.  Clemenceau  dont  la  pas- 
sion antireligieuse  ne  peut  s'expliquer,  chez  un 
homme  d'une  si  claire  intelligence  et  d'une  si  haute 
culture,  que  par  un  atavisme  de  bleu,  dont  les 
ancêtres  ont  pratiqué  le  protestantisme  \ 

C'est  son  honneur  d'avoir  supporté  ces  attaques 
sans  s'émouvoir  ni  sans  perdre  de  vue  le  but  qu'il 
poursuivait.  Et,  lorsqu'au  cours  de  la  discussion, 
certains  de  ses  «  amis  »  de  gauche,  irrités  et  gênés 
par  son  libéralisme,  le  pressaient  de  «  laisser  de 
côté  toute  question  de  discipline  et  d'organisation 
générale  du  culte  »,  en  réclamant  pour  les  tribu- 
naux appelés  à  se  prononcer  en  cas  de  conflit  entre 
l'évêque  et  l'association  cultuelle,  «   toute  leur  li- 

1.  M.  Jaurès  qui  avait  soutenu  et  voté  l'article  4  («La  Sépara- 
tion est  faite!  »  s'écria-t-il  au  moment  où  le  Président  proclama 
le  résultat  du  scrutin),  fut,  lui  aussi,  l'objet  des  mêmes  attaques. 

2.  M.  Clemenceau  est  breton  et  appartient,  par  sa  mère,  ^ 
une  famille  protestante. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  69 

berté  d^appréciation  »,  et  qu'ils  venaient  lui  dire  : 
Nous  n'avons  à  nous  occuper  que  delà  communauté 
des  fidèles  et  non  de  la  hiérarchie  de  l^Eglise  ^ 

Très  courageusement,  avec  un  sens  admirable 
des  réalités,  M.  Briand  répondait  à  ces  malfaisants 
idéologues  ; 

«  La  réforme  vaudra  surtout  par  l'esprit  dans 
lequel  elle  sera  votée,  et  par  les  conditions  dans 
lesquelles  le  pays  Tacceptera.  Il  importe  donc  que 
toute  équivoque  soit  dissipée. 

«...  Dans  l'Eglise  catholique,  il  y  a  des  curés, 
des  évêques,  un  pape.  Ces  mots  peuvent  écor- 
cher  les  lèvres  de  certains  de  mes  collègues,  mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  là  un  fait. 

«  VEglise  catholique  a  une  hiérarchie  ;  vous 
voudriez  établir  à  côté  de  cette  hiérarchie  une  cons- 
titution nouvelle  et  à  côté  du  curé  accepté,  installé 
par  l'évêque,  créer  une  nouvelle  église  avec  un 
curé  nommé  par  la  Cour  d'appel. 

«  Voilà  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  accepter  ; 
car,  si  un  curé  n  accepte  plus  la  hiérarchie  de 
l'Eglise  catholique,  s'il  sort  de  cette  Eglise  où  il 
est  entré  librement,  il  ne  peut  plus  être,  il  ne  sera 
plus  un  curé  de  l'Eglise  catholique. 

«  Vous  voyez  toujours  la  possibilité  du  schisme 
et  vous  appelez  cela  la  possibilité,  pour  le  curé, 
d^'évoluer  dans  la  liberté. 

«  Il  y  a  eu,  dans  le  passé,  des  curés,  des  évêques, 
qui  ont  évolué  dans  la  liberté.  Ils  ont  voulu  rom- 
pre avec  l'Eglise,  ils  sont  partis,  ils  ont  quitté  la 
maison.  Ceux  qui  veulent  faire  comme  eux   sont 

1.  Paroles  prononcées  par  M.Ch.Dumont,  député  du  Jura. 


70  l'apaise3ient 


libres  de  quitter  aussi  la  maison.  Mais  vous  voulez 
leur  donner  le  droit  d^emporter  les  meubles  ! 

«  Vous  voulez  même  que  si  Tévêque  les  a  dému- 
nis de  leur  sacerdoce,  le  tribunal  le  leur  rende. 
Mais  comment  ?  A  quoi  ? 

«  Dans  un  désir  de  conciliation  républicaine,  je 
ne  demanderais  pas  mieux  que  de  faire  des  con- 
cessions, mais  je  ne  puis  pas,  cependant,  substituer 
votre  pensée,  que  je  crois  mauvaise,  à  la  mienne, 
que  je  crois  bonne. 

«  //  faut  donner  à  Vassociaîlon  le  moyen  de 
réaliser  son  bai.  Je  veux  que  Vassocialion  ca- 
tholique ail  un  prêtre  catholique  et  non  un  prê- 
tre comme  Vimaginent  certaines  fantaisies  répu- 
blicaines. 

«  Nous  ne  voulons  pas  que  les  biens  laissés  à 
FEglise  pour  des  messes  puissent  aller  à  FEglise 
protestante,  par  exemple. 

«  J^'ai  dit  qu'il  fallait  faire  une  séparation  qui 
puisse  être  acceptée  par  le  pays,  une  séparation 
large  et  libérale. 

«  Vous  voulez  faire  une  loi  braquée  comme  un  re- 
volver sur  FEglise  ;  et  si,  demain,  FEglise  exaspé- 
rée entre  en  révolte,  si,  demain,  dans  toutes  les 
communes  de  France,  on  a  un  prétexte  sérieux 
pour  nous  reprocher  une  telle  séparation...  Quelle 
responsabilité  pour  vos  consciences  ! 

«  Gomme  républicain,  comme  socialiste,  je  ne  vois 
pas  les  choses  avec  cette  légèreté.  » 

Mais  Farticle  4  une  fois  voté,  la  reconnaissance 
de  la  hiérarchie  de  FEglise  une  fois  inscrite  dans  la 
loi,  les  catholiques  poussaient  un  cri  de  triomphe  : 

«  C^est  une  victoire  religieuse  !  »  proclamait 
M.  Groussau.  De  son  côté,  M.  Albert  de  Mun,  ad- 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  71 


versaire  résolu  de  toute  tentative  de  séparation  et 
qui  voyait,  sans  doute  à  tort,  mais  avec  une  anxiété 
profonde  et  une  douleur  sincère,  dans  la  fin  du 
Concordat,  Tavènement  d'une  ère  de  discordes  reli- 
gieuses, écrivait  cette  phrase  malencontreuse  dont 
devaient  aussitôt  s^emparer  ceux  qui,  avec  M.  Pel- 
letan  et  M.  Clemenceau,  auraient  volontiers  fait 
de  la  loi  nouvelle   un  instrument  de  persécution  : 

«  La  Séparation  est  morte  !  » 

Ce  qui  voulait  dire  :  TEglise  est  debout,  toute 
entière  dans  sa  hiérarchie  immuable  à  laquelle  vous 
n'avez  pas  osé  toucher.  Vous  espériez  la  tuer.  Elle 
vivra  ! 

Il  semblait  donc,  qu'au  moins  sur  ce  point  et 
dans  cette  article,  la  Séparation  ne  put  être  atta- 
quée. Elle  le  fut  pourtant  par  un  catholique  émi- 
nent,  lequel  s'est  toujours,  par  surcroît,  piqué  de 
libéralisme  :  M.  Jacques  Piou. 

Ce  fut  lui,  en  effet,  qui,  en  1908,  entreprit  d^ex- 
pliquer  à  la  Chambre  et  au  gouvernement  les  rai- 
sons pour  lesquelles  le  pape  Pie  X,  et  après  lui  les 
évêques,le  clergé, les  fidèles,  avaient  pu  repousser 
la  loi  de  Séparation. 

Voici  comment  il  s'exprima  : 

—  Vous,profanes,ignorantsdes  choses  de  FEglise, 
vous  avez  pu  espérer  que  le  Vatican,  que  les  prê- 
tres et  les  catholiques  français  pourraient  accepter 
cette  loi,  mais  c'est  ici  qu'est  votre  châtiment,  si 
vous  n^aviez  pas  voulu  légiférer  sur  une  matière 
que  vous  ignoriez  forcément,  vous  ne  seriez  pas 
arrivés  à  ce  désastre.  Vous  avez  cru  qu'en  éclictani 
des  règles  pour  les  associations  \  vous  faisiez 
à  V Eglise  an  régime  acceptable  ;  mais,  en  réa- 

1.  On  le  voit,  c'est  bien  l'article  4  que  visait  M.  Piou. 


72  l'apaisement 


llté,  poussés  par  la  politique  pratiquée  dans  ce 
pays  depuis  plusieurs  années^vous  avez  fait  sys- 
tématiquement une  loi  destinée  à  saper  les  bases 
de  la  Constitution  de  l'Eglise.  Vous  avez  dressé 
une  loi  contre  V Eglise,  vous  avez  fait  une  loi  de 
schisme,  vous  avez  porté  une  atteinte  à  la  hiérar- 
chie, vous  avez  entrepris  d'assurer  la  prédomi- 
nance du  laïc  sur  le  clerc,  et  cela  seul  suffît  à 
justifier  le  refus  par  le  Vatican  d^accepter  votre 
loi.  » 

Mais  M.  Briand  pouvait  lui  répondre  aussitôt,  et 
victorieusement  : 

«  L'article  4,  je  le  rappelle,  a  été  voté  par  la 
presque  unanimité  de  la  Chambre  ;  et  parmi  les 
membres  de  la  Chambre  qui  Font  voté,  je  relève  les 
noms  de  catholiques  qui  ne  peuvent  pas  passer  pour 
des  transigeants,  comme  l'honorable  M.  Groussau  *, 
comme  Fhonorable  M.  de  Mun.  Pourquoi  Favez- 
vous  adopté  cet  article  ?  Parce  que  vous  voyiez  dans 
son  texte  la  possibilité  de  sauvegarder  la  constitu- 
tion et  la  hiérarchie  catholiques,  et  vous  aviez  rai- 
son :  l'objet  du  culte  catholique  était  défini  loyale- 
ment dans  Farticle  4. 

«  Sans  doute  cet  article  ne  consacre  pas  la  hiérar- 
chie dans  les  personnes ,  ce  n'est  pas  l'affaire  d'une 
loi  de  séparation  d'indiquer  les  personnes  qui  com- 
poseront une  hiérarchie  dans  un  culte.  Nous  défi- 
nissons le  culte  dans  son  objet.  Vous  aviez  jugé  la 
définition  suffisante  et  vous  l'aviez  ratifiée  de  votre 
vote. 

«  Mais  dans  cet  article  il  y  avait  autre  chose.  Il  y 
avait  en  germe  tout  le  contrôle  financier,  tout  le 
contrôle  des  laïcs  à  raison  de  ce  membre  de  phrase  : 

1.  M.  Groussau,  de  son  ianc—  C'était  une  victoire  catholique. 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  73 

«  Les  biens  seront  attribués  avec  leur  affectation 
spéciale...  » 

«  Voulait-on  maintenir  cette  affectation?  C^était 
la  nécessité  d'instituer  des  garanties  qui  en  résul- 
tait ;  la  nécessité  d^appeler  les  laïcs  à  vérifier  rem- 
ploi qui  serait  fait  des  fonds  ;  c'était  la  nécessité 
aussi  d'appeler  le  contrôle  financier  de  l'Etat. 

«  Vous  ne  l'avez  pas  repoussé,  ce  texte.  Ce  n'est 
pas  là  que  gît  votre  critique.  Elle  est  où  je  viens 
de  rindiquer.  Quand  vous  envisagez  le  rôle  du  laïc, 
vous  dites  :  «  Par  un  article  de  votre  loi,  ces  asso- 
ciations, qui  seront  composées  en  majorité  de  laïcs, 
ces  associations  qui  ont  charge  de  l'entretien  et  de 
Texercice  du  culte,  pourront  s'occuper  de  choses  qui 
doivent  nécessairement,  de  par  la  constitution  de 
TEglise,  leur  échapper  ;  en  les  appelant  à  pénétrer 
dans  les  détails  de  la  célébration  du  culte,  vous  fai- 
tes affront  à  l'Eglise,  vous  établissez  une  organisa- 
tion qu^'elle  n'a  pas  le  droit  d'accepter,  sous  peine 
de  se  renier  elle-même.  » 

«  Voilà  votre  thèse.  Je  vais  y  répondre,  car  je 
me  trouve  enfin  en  présence   d"* arguments  précis. 

«  Les  laïcs  seront,  dites-vous,  en  majorité  dans 
les  associations,  et  c'est  pour  cela  que  nous  avons 
imposé  un  minimum  de  membres.  Eh  bien!  soit, 
mettons  de  côté,  si  vous  le  voulez,  les  petites  parois- 
ses dans  lesquelles  vous  ne  pourriez  pas  trouver  un 
nombre  de  clercs  suffisant  pour  assurer  à  l'Eglise 
une  majorité.  Mais  la  loi  ne  prévoit  pas  seulement 
le  culte  fonctionnant  dans  la  paroisse,  elle  prévoit 
aussi  le  culte  organisé  dans  le  diocèse  ;  c'est  même 
la  circonscription  qui  doit  le  plus  préoccuper  les 
catholiques.  Le  diocèse,  c'est  Tadministration  du 
culte  entre  les  mains  de  Tévêque.  La  loi  permet  la 
constitution  non  pas   seulement    des    associations 


74  L^  APAISEMENT 


paroissiales,  mais  des  associations  diocésaines.  Or, 
que  sera  l'association  diocésaine  ? 

«  Grâce  à  une  liberté  qui  n'a  été  accordée  par 
la  loi  dans  aucun  des  pays  où  fut  réalisée  la  sépa- 
ration, vous  pouvez  constituer  vos  associations 
comme  vous  Tentendez,  en  toute  indépendance,  et 
vous  pouvez  nV  appeler  que  des  clercs^  à  Texclusion 
de  tout  laïc  ;  dans  un  diocèse,  vous  pouvez,  avec 
Tévêque  comme  président,  composer  l'association 
entièrement  et  exclusivement  de  prêtres  ;  elle  com- 
prendra, par  exemple,  en  plus  de  Tévêque,  prési- 
dent, ses  vicaires  généraux,  les  chanoines,  les  curés 
du  diocèse  ;  la  voilà  constituée,  elle  est  légale  aux 
termes  de  la  loi  de  1905  ;  elle  peut,  sans  encourir 
vos  critiques  au  point  de  vue  de  la  constitution 
divine  de  TEglise,  se  proposer  l'entretien  et  Fexer- 
cice  du  culte  ;  ce  sont  les  clercs  eux-mêmes  qui  en 
ont  l'initiative  et  l'administration  ;  il  n'y  pas  le  moin- 
dre laïc  pour  s'ingérer  ni  dans  la  gestion  financière, 
ni  dans  le  service  du  culte. 

«  Je  vous  le  demande,  monsieur  Piou,  en  quoi 
une  telle  association  porterait-elle  atteinte  à  la  cons- 
titution divine  de  l'Eglise  ?  » 

La  question,  si  clairement  posée,  resta  sans 
réponse. 

Ce  n'est  donc  pas  l'article  4,  qui  reconnaissait 
la  hiérarchie  de  l'Eglise  et  permettait  à  cette  der- 
nière de  faire  prédominer  les  clercs  sur  les  laïcs 
au  sein  des  associations  cultuelles,  qui  peut  être 
entaché  de  schisme.  Mais  il  reste  l'article  8  ! 

D'où  est-il  sorti  et  que  veut-il  dire? 

Ce  qui  a  rendu  l'article  8  ^  suspect  aux  catholi- 

1 .  Art. s.  —  Faute  par  un  établissement  ecclésiastique  d'at^oir-. 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  75 


ques,  Qu'est  que,  dû  à  la  collaboration  de  MM.  Pel- 
letan,  Georges  Leygues  et  Caillaux,  il  fut  introduit 
dans  la  loi  à  la  suite  de  la  campagne  violente  que 
menèrent,  durant  les  vacances  de  Pâques  de  Fan- 
née  1905,  contre  Tesprit  orthodoxe  et  libéral  de 
Tarticle  4,  certains  membres  et  certains  journaux 
du  parti  radical.  Il  apparut  alors  aux  catholiques 
qu'on  leur  retirait  d'une  main  ce  qu'on  avait  affecté 
de  leur  accorder  de  l'autre. 

Mais,  M.  Briand, devenu  ministre  des  Cultes, s'est 
fort  clairement  expliqué  sur  tous  ces  points  lors- 
que, après  avoir  démontré  que  rien,  dans  l'article  4, 
ne  pouvait  permettre  l'éclosion  d'un  schisme,  il 
ajoutait  à  propos  de  l'article  8^  s'adressant  cette  fois 
à  M.  de  Mun: 

«  J'ai  lu  hier,  dans  la  Croix,  un  très  bel  arti- 
cle de  l'honorable  M.  de  Mun.  Je  regrette  que  la 
grande  voix  si  autorisée  et   si  pleine  de  talent  de 

dans  le  délai  fixé  par  l'article  4,  procédé  aux  attributions  ci- 
dessus  prescrites,  il  y  sera  pourvu  par  décret. 

A  l'expiration  dudit  délai,  les  biens  à  attribuer  seront,  jus- 
qu'à leur  attribution,  placés  sous  séquestre. 

Bans  le  cas  où  les  biens  attribués  en  vertu  de  l'article  4  et  du 
paragraphe  1"^  du  présent  article  seront,  soit  dès  Voriqine,  soit 
dans  la  suite,  réclamés  par  plusieurs  associations  formées  pour 
Vexercice  du  même  culte,  V attribution  qui  en  aura  été  faite 
par  les  représentants  de  V  établissement  ou  par  décret  poûrfa, 
être  contestée  devant  le  Conseil  d' Etat  sta^tuant  au  contentieux^, 
lequel  prononcera  en  tenant  compte  de  toutes  les  circonstances 
de  fait. 

La  demande  sera  introduite  devant  le  Conseil  d'Etat,  dans  le 
délai  d'un  an  à  partir  de  la*  date  du  décret  ou  à  partir  de  la 
notification,  à  Tautorité  préfectorale,  par  les  représentants 
légaux  des  établissements  publics  du  culte,  d  l'attribution 
effectuée  pareux. Cette  notification  devra  être  faite  dans  le  délai 
d'un  mois. 

L'attribution  pourra  être  ^UériénremeM  contestée  en  cas  de 
scission  dans  l'association  nantie,  de  création  d'association  nou- 
velle par  suite  d'une  modification  dans  le  territoire  de  la  cir- 
conscription ecclésiastique  et  dans  le  cas  où  V association  attri- 
butaire n'est  pins  en  mesure  de  remplir  son  objet. 


76  l'apaisement 


M.  de  Mun  n^'ait  pu  se  faire  entendre  dans  ce  débat; 
j'aurais  aimé  discuter  avec  lui. 

«  Dans  cet  article,  il  cherchait  à  établir  les  res- 
ponsabilités :  il  disait,  lui  aussi,  que  nous  avions 
poursuivi  Tidée  d'un  schisme.  On  m'a  entendu  pen- 
dant toute  la  discussion  de  la  loi;  je  me  suis  défendu 
avec  énergie,  avec  sincérité,  d'avoir  un  tel  dessein. 
Ohl  Messieurs,  la  sincérité,  l'on  n'y  croit  guère 
dans  les  milieux  politiques  où  se  rencontrent  tant 
de  passions  et  de  méfiances!  C'est  un  grand  malheur 
qu'un  homme  ne  puisse  pas  persuader  facilement 
ses  adversaires  qu'il  est  sincère.  Et  moi,  j'avais  tout 
fait  pour  vous  convaincre. 

«  Je  n'y  ai  pas  réussi;  je  ne  m'en  étonne  pas. 
Vous  disiez  :  «  L'article  4  nous  avait  rassurés,  mais 
l'article  8  est  venu.  »  Oui,  l'article  8  est  venu.  Oh  ! 
il  ne  dit  pas  ce  que  vous  voulez  lui  faire  dire.  Je 
l'ai  expliqué  au  cours  de  la  discussion  ^  ;  j'ai  indi- 
qué comment  il  se  combine  nécessairement  avec 
l'article  4  et  que,  quand  même  le  législateur  n'y 
aurait  pas  inscrit  V obligation  de  tenir  compte  des 
circonstances  du  fait,  cette  obligation  s'y  serait 
trouvée,  puisqu'il  est  de  droit  public  que  toutes 
nos  juridictions  doivent  s'inspirer  des  circons- 
tances de  fait.  Mais  j'avais  beau  le  dire  et  le  répéter, 
le  mal  était  fait.  D'où  est  donc  sorti  l'article  8, 
monsieur  de  Mun? 

«  Il  est  sorti  de  nos  intentions  hostiles,  dites- 
vous.  Vous  le  croyez  sans  doute;  vous  n'êtes  pas  un 
homme  capable  d'écrire  une  chose  que  votre  pensée 
loyale  ne  vous  ait  pas  suggérée,  mais  moi,  je  vais 
vous  dire  la  vérité  telle  qu'elle  est. 

«  Il  est  sorti  d'un  article  de  vous,  d'un  cri  de  triom- 

1.  Novembre  1906. 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  77 

phe  jailli  de  votre  plume,  au  lendemain  du  vote  de 
cet  article  4,  qui  avait  été  enregistré  avec  quelque 
surprise  douloureuse  par  la  gauche  de  cette  Assem- 
blée. Vous  aviez  constaté  quels  efforts  personnels 
j^avais  dû  faire  pour  l'obtenir  de  la  Chambre  et 
combien  j'avais  été  près  de  rompre  avec  mes  meil- 
leurs amis.  A  ce  moment,  vous  auriez  dû  faciliter 
ma  tâche  et,  puisque  vous  l'aviez  voté,  cet  article, 
et  que  vous  considériez  qu^il  vous  faisait  droit  et 
justice,  vous  auriez  dû  taire  votre  joie  et  surtout 
ne  pas  lui  prêter  une  allure  agressive.  Or,  vous  avez 
écrit  le  lendemain  :  «  La  séparation  est  morte.  » 

«  Ce  jour-là,  vous  avez  donné  naissance  à  l'ar- 
ticle 8. 

«  D'ailleurs,  parmi  les  catholiques,  il  en  est  au 
moins  un  parmi  les  plus  notoires  qui  n^a  pas  par- 
tagé les  préventions  de  M.  de  Mun  et  de  ses  amis, 
relativement  à  Tarticle  8.  Ce  catholique  éprouvé, 
célèbre,  sur  Forthodoxie  et  la  sincérité  duquel  nul 
n^a  jamais  élevé  le  moindre  doute,  c^est  M.  Denys 
Gochin.  » 

Esprit  pénétrant,  épris  d^analyse  exacte  et  qui, 
s^il  eût  choisi  la  diplomatie  pour  carrière,  eût  mis 
au  service  de  son  pays  de  merveilleux  dons  de  con- 
ciliation qui  Teussent  rendu  maître  des  situations 
les  plus  difficiles,  M.  Denys  Cochin  avait  très  clai- 
rement discerné  que  Farticle  8  avait  été  édicté  pour 
permettre  aux  associations  cultuelles  de  faire  valoir, 
devant  le  Conseil  dŒtat,  toutes  les  dispositions  de 
la  loi  de  Séparation  qui  étaient  destinées  à  garantir 
la  constitution  de  TEglise,  aussi  avait  il  profité  des 
incidents  soulevés  à  Culey  et  à  Puymasson,  par  des 
Conseils  de  fabrique  en  lutte  avec  l'évêque  du  dio- 
cèse, pour    interpeller  M.  Briand  et  le  mettre  en 


78  l'apaiseivient 


demeure  de  déférer  au  Conseil  d^Etat,  en  sa  qua- 
lité de  ministre  des  Cultes,  les  attributions  de  biens 
faites  par  ces  Conseils  de  fabrique. 

Et  M.  Briand  lui  répondait,  avec  plus  de  force 
encore  que  d'ironie  : 

«  Je  me  permets  de  constater  qu'ail  s^agit  de 
faire  usage  au  profit  de  FEglise  catholique,  d^un 
article,  Tarticle  8,  que  vous  considériez  comme 
entaché  de  schisme.  Et  c'est  vous  qui  en  deman- 
dez l'application  !  ^ 

«  Enfin,  s'il  pouvait  rester  un  doute  sur  la  sin* 

1.  Sur  le  fond,  M.  Briand  répondait  par  un  refus  dont  il 
expliqua  d'ailleurs  les  raisons  : 

«  Je  n'hésite  pas  à  dire  à  AI.  Gochin:  Le  Gouvernement  ne 
saisira  pas  le  Conseil  d'Etat.  Voici  pourquoi  :  l'article  8  a  été 
édicté  pour  permettre  aux  associations  de  faire  valoir  devant 
le  Conseil  d'Etat  toutes  les  dispositions  de  la  loi,  qui  sont  des- 
tinées à  garantir  la  constitution  de  l'Eglise.  Ce  sont  des  points 
délicats  que  les  associations  peuvent  traiter  devant  cette  juri- 
diction, pour  lesquels  elles  peuvent  apporter  une  démonstra- 
tion très  forte,  appuyée  sur  des  pièces  certaines,  authentiques. 

«  Mais,  pour  cette  démonstration,  le  Gouvernement  est  forcé- 
ment désarmé.  D'après  toutes  les  règles  de  notre  droit  public, 
le  Gouvernement  n'intervient  que  pour  assurer  le  respect  des 
formes  légales.  Par  exemple,  s'il  m'était  apparu  dans  les  statuts 
de  l'association  de  Culey  ou  de  Puj^masson  que  le  nombre  des 
membres  prescrits  au  minimum  par  la  loi  n"y  figurait  pas,  que 
ses  membres  n'étaient  pas  toujours  majeurs  ou  domiciliés  dans 
la  commune,  ou  que  telle  autre  prescription  n'était  pas  obser- 
vée, mon  devoir  aurait  été  de  porter  le  décret  d^attribution 
devant  le  Conseil  d'Etat  et  là  je  n'aurais  même  pas  eu  à  discu- 
ter, il  me  suffisait  de  signaler  la  violation  de  la  loi.  Mais  si 
j^allais  devant  le  Conseil  d'Etat  disant  à  l'association  de  Culey: 
«  Vous  n'êtes  pas  légale  »,  à  quelle  réponse  me  heurterais-je  ? 
L'association  me  répondrait  :  «  Mais  si  !  je  suis  légale  ;  je  me  pro- 
pose l'exercice  du  culte  catholique  ;  je  ne  suis  pas  une  associa- 
tion schismatique;  j'ai  un  curé;  la  messe  se  dit  tous  les  diman- 
ches dans  l'église.  »  Qu'est-ce  que  je  répliquerais,  moi?  Je  lui 
dirais:  «  Pardon  I  II  s'agit  de  savoir  si  votre  curé  est  en  règle 
avec  l'organisation  ecclésiastique.  »  Mais  elle  me  répondrait  : 
«  Ce  n'est  pas  moi  qui  dois  vous  apporter  cette  preuve.  J'ai  été 
investie  par  l'établissement  public  du  culte,par  l'organe  officiel 
du  culte,  en  vertu  de  l'article  4,  de  ce  pouvoir  discrétionnaire 
dont  je  parlais  vendredi  dernier.  La  présomption  de  légalité  est 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  79 

cérité  des  efforts  accumulés  par  M.  Rriand  pour 
empêcher  que  parla  voie  de  la  Séparation,le  schisme 
ne  s^'introduisît  dans  TEglise  pour  la  détruire,  je 
citerais  les  paroles  par  lesquelles  il  répondait  à 
ceux  qui  le  pressaient  de  s'emparer  des  disposi- 
tions de  la  loi  de  la  Séparation  que  le  Pape  venait 
de   rejeter   pour   user    du  pouvoir  discrétionnaire 

en  ma  faveur  c'est  à  vous  de  démontrer  que  je  ne  suis  pas  dans 
la  légalité.  » 

«Gomment  ferai-je  cette  démonstration? Le  curé  dirait  :«Moij 
je  ne  suis  pas  interdit,  je  suis  en  procès  canonique  avec  mon 
évéque,  mais  je  suis  toujours  un  prêtre  ayant  le  droit  de  dire 
la  messe,  et  la  preuve,  c'est  que  l'évéque  lui-même  Ta  reconnu.» 
En  effet,  pendant  de  longs  mois,  il  y  a  eu  deux  curés  exerçant 
le  culte  simultanément  à  Culey. 

«  Vous  allez  voir,  monsieur  Piou,  c'est  moins  simple  qu'on  ne 
le  suppose.  Je  ne  dis  pas  cela  par  ironie,  je  cherche  à  vous 
expliquer  la  situation. 

«  Ce  qui  aurait  été  redoutable,  c'est  que  j'eusse  saisi,  au  nom 
du  Gouvernement,  le  Conseil  d'Ktat,  et  que  le  Conseil  d'Etat 
eût  repoussé  ma  requête ,  C'est  alors  que  le  malentendu  se  serait 
aggravé  !  Le  Conseil  d'Etat  aurait  fort  bien  pu  rejeter  ma 
demande,  faute  d'arguments  à  lappui  de  ma  thèse.  Il  ne  fallait 
pas  arriver  à  ce  résultat  désastreux.  J'avais  donc  le  devoir  de 
réfléchir  avant  de  m'engager  dans  cette  voie. 

«Le  curé  dirait  donc:  «Si  j'avais  été  un  prêtre  interdit,  si  je 
n'avais  pas  pu  dire  la  messe,  on  n'aurait  pas  permis  à  Tautre 
prêtre,  envoyé  par  l'évéque,  de  pratiquer  le  simultaneiiin  avec 
moi,  dans  la  même  église;  jamais  aucun  évêque  n'aurait  auto- 
risé cela,  jamais  aucun  évêque  n'aurait  permis,  après  un  prêtre 
interdit  et  destitué,  ayant  commis  un  sacrilège  sur  l'autel,  à 
un  autre  prêtre  de  venir  dire  la  messe  à  la  même  place  ;  jamais  !  » 

«  Que  répondrais-je  à  cela  ?  Aveo  quelles  pièces  prouverai-je 
que  ce  curé  n'est  pas  qualifié,  au  point  de  vue  canonique,  pour 
célébrer  la  messe  ?  Je  vais  vous  dire  où  elles  sont,  les  pièces  : 
elles  sont  dans  le  dossier  de  l'évéque.  Elles  pourraient  être  pro- 
duites par  une  association  légale  constituée  par  lui,  et  il  est 
probable  que  ses  arguments  seraient  irrésistibles.  Moi,  je  ne 
les  ai  pas,  et  je  jouerais  véritablementun  rôle  grotesque  devant 
le  Conseil  d'Etat. 

«  Véritablement,  je  ne  m'explique  pas  qu'ayant  repoussé  cet 
article  comme  dangereux  pour  votre  constitution,  n'ayant  pas 
voulu  vous  en  servir,  vous  vous  tourniez  maintenant  vers  l'Etat 
et  lui  demandiez  de  faire  usage  de  votre  droit,  à  votre  place  ! 

«Oh!  je  sais  très  bien  où  aurait  pu  me  conduire  un  pareil  sys- 


80  l'apaisement 


dont  jouissait  TEtat,  d'attribuer  les  biens  de  TEglise 
à  des  associations  créées  en  dehors  des  autorités 
diocésaines  et  qui  n'eussent  été  que  des  caricatu- 
res d'associations  catholiques  ou,  pour  mieux  dire, 
des  associations  schismatiques  : 

«  Je  suis  libre  penseur  :  je  ne  favorise  pas 
telle  ou  telle  religion  et  je  n'ai  nul  désir,  quand 
Tune  disparaît,  d'en  voir  une  nouvelle  surgir. 

«  Je  parle  ici  aux  libres  penseurs  qui  savent  ce 
que  c'est  que  la  libre  pensée  et  qui  la  pratiquent 
pour  eux,  et  chez  eux,  mais,  chez  eux,  à  une  manière 
qui  n'est  pas  tyrannique,  et  comme  les  libres  pen- 
seurs peuvent  bien  avoir  des  enfants  ou  des  femmes 
qu'ils  laissent  aller  à  l'église,  je  leur  dis  :  Si  vos 
femmes  ou  vos  enfants  vont  à  l'église,  il  vaut  mieux, 
pour  eux  et  pour  vous,  qu'ils  n'y  rencontrent  pas 
de  faux  prêtres  ou  des  prêtres  indignes. 

«  Et  j'ajoute  :  Si  l'Eglise  doit  disparaître,  quelle 
disparaisse  !  Mais  la  loi  na  pas  été  faite  pour 
susciter  une  Eglise  dans  l'Eglise  catholique.  » 

Toutefois,  ni  les  discours,  même  les  plus  élo- 
quents, ni  les   affirmations,  même  les  plus  solen- 

tème,si  je  l'avais  accepté.  Savez-vous  ce  qui  aurait  pu  arriver  ? 
Demain  il  aurait  pu  se  former  partout,  d'accord  entre  tous  les 
fidèles,  tous  les  curés,  et  malgré  le  pape,  des  associations. 

«  Toute  la  France  en  aurait  formé  en  acceptant  la  loi.  Moi, 
j'aurais  été  obligé  de  les  déférer  toutes  au  Conseil  d'Etat  en 
leur  disant  :  «  Vous  n'êtes  pas  légales,  parce  que  vous  vous 
êtes  conformées  à  la  loi  malgré  le  pape.  » 

M.  Jacques  Piou.  —  Nous  ne  vous  demandons  rien. 

M.  LE  MINISTRE.  —  G'cst  là  uuc  conclusion  qui,  même  non 
poussée  jusqu'à  Tabsurde,  créerait  une  situation  impossible  au 
Gouvernement. 

Voilà  les  raisons  pour  lesquelles  nous  ne  sommes  pas  inter- 
venus dans  ce  conflit.  Il  est  toujours  ouvert,  il  ne  tient  qu'à 
vous  de  constituer  une  association  et  de  faire  juger  la  question 
par  le  Conseil  d'Ktat. 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  81 

nelles,  ne  peuvent   rien   contre  un  fait  :  le    Pape 
Pie  X  a  repoussé  la  Séparation. 

Il  a  repoussé  de  même  toutes  les  lois  par  les- 
quelles le  gouvernement  s^est  efforcé  de  pallier  aux 
conséquences  de  ce  refus.  Bien  des  gens,  qui  se 
piquent  de  clairvoyance  et  prophétisent  volontiers, 
se  sont  aussitôt  empressés  de  conclure  que  l^Eglise 
de  France  était  en  péril,  et  c^est  sur  M.  Briand 
qu^ils  ont  fait  retomber  la  responsabilité  de  cette 
catastrophe  éventuelle. 

Or,  un  tel  malheur  n^arrivera  pas. 

Je  prétends  même  démontrer  que,  loin  d'hêtre 
menacée  d^une  ruine  prochaine,  TEglise  catholique 
de  France  sortira  grandie  et  fortifiée  des  rudes 
épreuves  que  son  chef  suprême,  dont  on  ne  sau- 
rait trop  reconnaître  et  admirer  le  subtil  et  pro- 
fond génie,  n^a  pas  eu  la  coupable  faiblesse  de  lui 
épargner.  Et  ce  sera  la  gloire  de  Pie  X  d^ avoir 
compris  qu'il  fallait  saisir  l'occasion  qui  s'offrait  à 
lui  de  retremper  Fâme  du  clergé  français,  et  de  la 
préparer  au  difficile  apostolat  qu'il  devra  remplir 
s'il  veut  que  l'esprit  chrétien  pénètre  profondément 
les  masses,  enfiévrées  par  les  plus  basses  convoiti- 
ses et  frémissantes  des  pires  haines,  pour  faire  enfin 
triompher  dans  les  batailles  sociales  de  l'avenir 
l'esprit  de  justice  et  de  fraternité. 

Mais,  tout  d'abord,  je  voudrais  essayer  d'expli- 
quer l'attitude  à  la  fois  si  souple  et  si  intransigeante 
du  Pape  Pie  X,  et  montrer  comment  son  âme, 
ardemment  italienne,  se  plaît  à  mêler  les  jeux  élé- 
gants de  la  combinazione  au  maintien  rigoureux  et 
inébranlable  des  traditions  et  de  la  doctrine  de 
l'Eglise  catholique,  apostolique  et  romaine. 

Et  c'est  en  cela  surtout  qu^il  se  montre  si  diffé- 
rent de  son  illustre  prédécesseur. 


82  l'apaisement 


Tandis,  en  effet,  que  Léon  XIII  s^était  efforcé 
durant  son  pontificat,  de  maintenir  en  état  de  vio- 
lente et  irréductible  opposition  contre  le  gouverne- 
ment les  catholiques  italiens  auxquels  il  défendait 
même  de  voter  et  de  se  mêler  à  la  vie  politique  de 
leur  pays,  sur  laquelle  ils  pouvaient  cependant 
exercer  la  plus  bienfaisante  influence,  Pie  X,  dès 
son  avènement,  autorisa  les  évêques  à  laisser  voter 
les  catholiques  aux  élections  générales  de  1904. 
En  1910  les  quinze  députés  élus  par  les  catholiques 
déclarèrent  même  publiquement,  sans  que  Pie  X 
crût  devoir  condamner  leur  attitude,  qu^ils  accep- 
taient la  monarchie  de  Savoie  \ 

Remarquez  qu^au  cours  de  sa  carrière,  tout  en 
combattant  énergiquement  dans  le  clergé  de  son 
diocèse  jusqu^'à  la  plus  légère  velléité  de  moder- 
nisme, le  Pape  Pie  X  ne  s^est  point  fait  faute,  alors 
qu'il  était  déjà  cardinal  et  patriarche  de  Venise  de 
multiplier  les  marques  de  loyalisme  à  l'égard  de 
la  famille  royale  d^'Italie. 

Jamais  le  roi  Humbert  et  la  reine  Marguerite, 
ni  Victor-Emmanuel  et  la  reine  Hélène,  ne  débar- 
quèrent à  Venise  sans  que  le  Cardinal  Sarto  ne 
vînt  les  saluer  à  leur  arrivée.  Il  est  vrai  que  le 
Saint  Siège  a  toujours  considéré  la  Vénétie  comme 
la  propriété  légitime  de  la  maison  de  Savoie.  Mais 
les  sentiments  du  Pape  Pie  X  à  T égard  de  la 
famille  royale  ne  sont  pas  douteux,  car  c'est  avec 
son  autorisation  que  le  cardinal  Svampa,  arche- 
vêque de  Bologne,  alla  saluer  Victor  Emmanuel  III 

1.  En  France  voici  la  tactique  adoptée  par  Pie  X.  De  ses 
instructions  récentes,  que  plusieurs  évêques  ont  publiquement 
commentées,  ils  ressort  que  les  catholiques  français  devront 
voter  pour  les  candidats  qui  prendront  l'engagement  de  défen- 
dre les  intérêts  religieux, sans  se  préoccuper  de  leurs  opinions 
politiques . 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  83 

lorsqu'il  se  trouva  de  passage  dans  cette  ville  qui, 
elle,  fit  partie  intégrante  des  Etats  de  TEglise  jus- 
qu'en 1859. 

Tout  cela,  cependant,  n'a  jamais  empêché  le  Pape 
Pie  X  de  renouveler  à  chaque  occasion  —  et  notam- 
ment en  1911,  «  année  de  deuil  pour  l'Eglise  »,  à 
l'occasion  du  cinquantenaire  de  la  formation  du 
royaume  d^Italie,  et  de  la  proclamation  de  Rome 
Capitale  —  les  protestations  traditionnelles  de  ses 
prédécesseurs  contre  Colai  che  detiene  Roma, 
autrement  dit  le  roi  d^Italie  I 

Ce  souci  de  servir  surtout  et  par- dessus  tout 
TEglise,  tout  en  daignant  condescendre  à  des  accom- 
modements qui  lui  paraissent  utiles  ou  profitables, 
se  retrouve  dans  l'attitude  observée  par  Pie  X  à 
Tétat  du  gouvernement  français. 

Il  a  repoussé  la  loi  de  Séparation,  mais  il  ne  Ta 
point  fait  dans  des  termes  assez  absolus  pour  lui 
interdire  de  laisser  jouer  au  profit  du  clergé  fran- 
çais certaines  de  ses  dispositions.il  n^a  point  dit  au 
gouvernement  français,  dès  le  jour  où  le  projet  de 
Séparation  fut  déposé  sur  le  Bureau  de  la  Chambre  : 

Un  contrat  vous  lie  à  moi  ;  tant  que  nous  ne 
l'avons  pas  rompu  d'un  commun  accord,  j^'ignore, 
je  veux  ignorer  tout  ce  que  vous  faites  en  dehors 
de  ce  pacte  ;  toute  loi  que  vous  pourrez  voter  sera 
tenue  par  moi  comme  nulle  et  non  avenue,  et  je 
persisterai  à  considérer  comme  subsistant  le  con- 
trat qui  nous  attache  réciproquement  ! 

Si  le  Pape  Pie  X  avait  tenu  ce  langage,  les  dépu- 
tés catholiques  se  trouvaient  dans  Tobligation  mo- 
rale de  se  retirer  de  la  Commission  chargée  d'éla- 
borer un  projet  de  loi  définitif,  et  comme  il  était 
impossible  à  la  Commission  d^aboutir  sans  leur  con- 
cours assidu,  la  Séparation  avortait. 


84  l'apaisement 


Or,  non  seulement  le  Souverain  Pontife  ne  fît 
entendre  aucune  parole  qui  pût  avoir  pour  les  dépu- 
tés catholiques  le  sens  d^une  interdiction,  mais  avant 
de  condamner  la  loi  à  laquelle  ils  avaient  collaboré, 
semblant  considérer  lui-même  qu^'en  fait  le  Concor- 
dat n'existait  plus  qui  lui  interdisait  de  nommer  des 
évêques,  il  pourvoyait,  dès  le  lendemain  de  la  pro- 
mulgation de  loi,  aux  évêchés  vacants,  et  les  évê- 
ques ainsi  directement  nommés  prenaient  aussitôt 
possession  de  leur  poste.  De  leur  côté,  les  évêques 
de  France,  entraînés  par  cet  exemple,  considéraient 
également  qu'ils  n'étaient  plus  tenus  au  respect 
des  clauses  du  Concordat  qui  leur  refusaient  le 
droit  de  s'assembler,  et,  profitant  des  nouvelles  dis- 
positions de  la  loi  de  1905,  ils  se  réunissaient  en 
assemblée  plénière.  Après  quoi  les  encycliques 
réprobatrices  se  succédèrent. 

Par  cet  admirable  comhinnzione,  le  Pape  Pie  X 
s'était  épargné  la  gêne  singulière  —  je  pourrais 
même  dire  l'impuissance  d'agir  —  où  l'aurait  placé 
toute  déclaration  pour  laquelle  il  aurait  solennelle- 
ment affirmé  qu'à  ses  yeux  le  Concordat  demeurait 
vivant,  et,  du  même  coup,  il  avait  paré  aux  graves 
dangers  que  pouvait  courir  l'Eglise  de  France  si 
des  sièges  épiscopaux,dont  le  nombre  pouvait  d'ail- 
leurs s'accroître  de  jour  en  jour,  étaient  demeurés 
longtemps  sans  titulaires.  N'ayant  rien  dit,  il  se 
réservait  le  droit  de  réclamer  une  dénonciation  ré- 
gulière, dans  les  formes  diplomatiques,  et  de  reje- 
ter, comme  attentatoires  à  la  dignité  de  l'Eglise  et 
inexistantes,  toutes  les  lois  votées  par  le  Parle- 
ment français,  sans  qu'un  accord  eût,  au  préalable, 
été  conclu  entre  la  France  et  le  Vatican  *. 

1.  Tous  ceux  qui  ont  le  souci  d'assurer  la  défense  des  intérêts 
français  dans  le  monde  se  préoccupent  de  la  situation  difïicile 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  85 

Cette  manière  d^agir  révèle  un  grand  politique, 
si  grand  même  qu'il  a  déconcerté  par  ses  décisions 
successives  bien  des  esprits  simples  qui  n'ont  pu 
comprendre  comment  tant  de  subtilité  se  trouvait 
alliée,  chez  un  homme,  à  tant  de  fermeté.  Car,  si 
Pie  X  eut  besoin  d'une  prodigieuse  souplesse  d'es- 
prit et  d'une  incomparable  finesse  de  tactique  pour 
se  tirer  avec  cette  habileté  de  la  situation  difficile 
où  les  résolutions  brutales  et  impolitiques  du  Cabi- 
net Combes  avaient  placé  le  Vatican,  quelle  fermeté 
d'âme  ne  lui  fallut-il  pas  pour  renoncer  aux  immen- 
ses ressources  dont,  sur  un  mot  tombé  de  sa  bou- 
che, le  clergé  français  pouvait  être  doté  ? 

Il  suffit  de  les  énoncer  pour  mesurer  la  grandeur 
du  sacrifice  héroïquement  consenti  par  Pie  X  au 
maintien  du  prestige  de  l'Eglise  et  de  l'intégrité  de 
sa  souveraine  puissance,  car  s'il  avait  accepté  la  loi 
de  1905,  dans  toutes  les  paroisses  de  France,  des 
associations  cultuelles,  qui  n'eussent  été  à  vrai  dire 
que  des  Conseils  de  fabrique  transformés,  auraient 
joui  de  facultés  de  ressources  qu'ignorent  les  asso- 
ciations de  droit  commun  ;  c'est  ainsi  qu'elles  au- 
raient eu  le  droit  de  posséder  une  caisse  dont  les 
ressources  ne  seraient  pas  limitées  et  qui  devraient 
être  simplement  déposées  à  la  Caisse  des  Dépôts  et 
Consignations  pour  faire  face  à  de  grosses  dépenses 

et  même  dangereuse  où  la  France  se  place  en  ignorant  le  Pape, 
Le  Pape  est  un  fait  historique  et  moral  d'une  importance  con- 
sidérable. Il  est  aussi  puéril  de  l'ignorer  que  de  nier  le  soleil. 
Même  en  régime  de  Séparation,  la  France  doit  avoir  son 
ambassadeur  auprès  du  Vatican,  et,  tôt  ou  tard,  il  faudra  re- 
nouer les  relations  interrompues.  Les  événements  se  charge- 
ront de  nous  y  contraindre.  Ne  fût-ce  que  par  nécessité  tactique 
et  pour  briser  la  coalition  électorale  de  l'extrême  droite  et  de 
l'extrême  gauche  qui  finirait,  en  s'étendant,  par  fausser  la  repré- 
sentation politique  du  pays,  il  viendra  un  jour  où  le  gouverne- 
ment dira  : 
—  Causons  avec  Rome  I 


88  l'apaisement 


imprévues  ;  elles  auraient  eu  le  droit  de  constituer 
une  réserve  considérable  pour  les  dépenses  quoti- 
diennes ;  ces  associations  eussent  gardé  entre  leurs 
mains  le  patrimoine  des  établissements  publics  du 
culte  qui  peut  être  évalué  à  environ  cinq  cents  mil- 
lions auxquels  il  faut  ajouter  la  propriété  incontes- 
tée de  deux  mille  églises  et  de  deux  mille  cinq 
cents  presbytères,  sans  parler  d'un  grand  nombre 
de  bâtiments  de  grands  et  petits  séminaires  ;  les 
archevêques  et  les  évêques  auraient  eu  le  droit, 
pendant  cinq  ans,  d^occuper  les  palais  nationaux 
affectés  à  leur  résidence  sous  le  régime  du  Concor- 
dat ;  pendant  cinq  ans  les  bâtiments  des  séminaires, 
qui  sont  la  propriété  de  TEtat,  des  départements 
ou  des  communes,  eussent  été  mis  gratuitement  à 
la  disposition  de  l'Eglise  ;  les  curés  et  les  desser- 
vants seraient  également  restés  pendant  cinq  ans 
dans  leurs  presbytères  sans  qu^il  leur  en  coûtât  un 
centime,  enfin  plus  de  vingt  mille  prêtres  auraient 
touché  pendant  huit  ans  les  allocations  fixées  par 
la  loi. 

Uniquement  préoccupé  d'assurer  le  salut  de 
FEglise  romaine,  d'en  accroître  et  d^'en  perpétuer 
la  grandeur,  Pie  X  a  repoussé  ces  richesses,  fait  fi 
de  ces  avantages.  Si  les  grands  orateurs  et  les 
grands  écrivains  catholiques  du  siècle  dernier,  de 
Montalembert  à  Veuillot  et  de  Lacordaire  à  Didon, 
n'étaient  pas  présentement  sans  successeurs,  de 
quel  concert  de  louanges  passionnées  la  décision  du 
Souverain  Pontife,  qui  réduisait  le  clergé  de  France 
à  la  plus  extrême  pauvreté, n'eût-elle  pas  été  saluée? 

C'est  qu'en  effet  si  le  Concordat  eut  parfois  pour 
TEglise  de  sérieux  avantages,  il  eut  aussi  de  gra- 
ves inconvénients  qui  ne  firent  que  s'accuser  au 
fur  et  à  mesure  qu'il  vieillissait. 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  87 


Le  plus  redoutable  de  tous  c^est  qu^il  avait  fait 
du  prêtre  français,  consentant  ou  non,  une  sorte  de 
fonctionnaire,  obligé  de  mener  une  existence  dou- 
ble :  celle  d'un  apôtre,  éducateur  d'âmes,  et  celle 
d^un  serviteur  de  TEtat,  tributaire  de  son  budget, 
et  qui  sentait  peser  sur  lui  le  regard  attentif  et 
défiant  du  préfet  et  de  ses  sous-ordres. 

On  imagine  aisément  la  situation  délicate  de  ce 
prêtre,  soucieux,  ce  qui  est  bien  humain,  de  conci- 
lier les  devoirs  de  sa  charge  spirituelle  avec  les 
exigences  d'aune  carrière  qui,  par  certains  côtés, 
n'était  qu^'administrative,  et,  pour  peu  que  l'am- 
bition germât  dans  son  cœur,  préoccupé  d'avoir 
aussi  dans  son  dossier,  à  la  Direction  générale  des 
Cultes,  quelques  rapports  bienveillants  ou  même 
favorables. 

Dans  une  société  croyante  où  le  gouvernement  et 
les  postes  principaux  de  l'administration  seraient 
aux  mains  des  catholiques,  il  va  de  soi  que  les  prê- 
tres, favorisés  au  lieu  d'être  combattus  dans  leurs 
directions  et  dans  leurs  œuvres,  pourraient  être 
sans  inconvénients  sérieux  des  moitiés  de  fonction- 
naires. 

Mais,  dans  une  démocratie  où  le  nombre  des 
incroyants  grandit  tous  les  jours,  et  au  sein  de 
laquelle  les  pouvoirs  publics  favorisent  de  toutes 
leurs  forces  et  par  tous  les  moyens  la  lutte  de  l'es- 
prit laïque  contre  l'esprit  religieux,  dans  quelle 
situation  pénible  et  misérable  est  placé  le  prêtre 
auquel  sa  fonction  de  serviteur  de  l'Etat,  ayant  un 
rang  protocolaire  dans  les  cérémonies  officielles  et 
touchant  une  allocation  inscrite  dans  le  budget  de 
l'Etat,  ferme  la  bouche,  et  auquel  sa  conscience  de 
croyant  et  ses  obligations  de  pasteur  imposent  le 
devoir  de  protester  ? 


88  l'apaisement 


On  ne  saurait  exiger  de  Tensemble  des  prêtres, 
pas  plus  qu^on  ne  songe  à  l'exiger  de  l'ensemble  des 
autres  hommes,  qu'ils  soient  des  héros.  En  dehors 
de  tous  autres  facteurs,  dont  je  sais  le  nombre  et 
dont  je  pèse  Timportance,  le  succès  de  Fanticléri- 
calisme  a  certainement  eu  pour  cause  principale  ce 
fait  extraordinaire  qu^aux  attaques  sans  frein  et  sans 
limites  dont  leurs  croyances,  leur  esprit  et  parfois 
même  leur  personne  étaient  Tobjet,  les  prêtres, 
jugulés  par  la  crainte  d'être  traités  en  fonctionnai- 
res indisciplinés  et  d^être,  de  la  part  des  services 
administratifs  dont  ils  dépendaient,  si  peu  que  ce 
fût,  l'objet  d'une  attention  spéciale  qui  nuirait  à 
la  tranquillité  de  leur  vie  et  au  développement  régu- 
lier de  leur  carrière,  n^ont  souvent  opposé,  les  uns, 
révoltés  mais  craintifs,  qu^une  molle  défense,  les 
autres,humblement  résignés, qu^ une  attitude  passive. 

Si  pénétré  que  Ton  soit  de  l'esprit  chrétien,  si 
loin  que  Ton  veuille  s^entraîner  dans  la  voie  de  l'ab- 
négation, il  n^est  pas  bon  de  plier  ainsi  le  dos  sous 
les  coups.  Même  subies  au  nom  du  plus  pur  et  du 
plus  généreux  idéal,  les  humiliations  obscurément 
dévorées  finissent  par  fausser  et  détendre  les  res- 
sorts de  la  volonté  la  mieux  tendue,  et  je  crois  à  la 
vérité  profonde  de  cette  parole  qui  fut  prononcée 
un  jour  devant  moi  par  le  directeur  général  des  Cul- 
tes, M.  Dumay  : 

«  Il  n'existe  certainement  pas  au  monde  de  clergé 
plus  digne  d'estime  que  le  clergé  français.  Ses  ver- 
tus sont  éclatantes,  et,  à  quelques  défaillances  indi- 
viduelles près,  d'ailleurs  très  rares,  ses  mœurs  sont 
irréprochables.  Ce  qui  lui  manque  le  plus,  c'est 
le  caractère.  » 

Cette  absence,  ou,  pour  parler  plus  exactement, 
cette  faiblesse   de  caractère,  c'est  un  des  mauvais 


LA    PAIX    RELIGIEUSE  89 


fruits  du  Concordat.  Hélas  !  il  en  a  porté  d^autres 
parmi  lesquels  je  n^en  signalerai  qu'un. 

Doués,  comme  tous  les  Français,  d'un  penchant 
naturel  au  fonctionnarisme,  combien  de  fils  de  pays 
sans  ambitieux,  entrés  au  petit  séminaire  *  de  leur 
diocèse  dans  le  seul  but  d'y  recevoir  «  de  Tinstruc- 
tion  »  et  dont  la  vocation  religieuse  ne  se  manifes- 
tait pas  d'une  manière  éclatante,  en  sont  sortis  pour 
entrer  au  grand  séminaire?  On  n'eut  pas  de  peine, 
je  le  sais,  à  faire  de  ces  jeunes  clercs,  plus  soumis 
qu'exaltés,  de  fort  estimables  prêtres.  Mais  qui  donc 
oserait  affirmer  que  si,  à  cette  époque,  le  prêtre 
n^eût  pas  été  un  véritable  fonctionnaire,  reconnu  et 
en  quelque  sorte  patenté  par  FEtat,  ces  pieux  jeu- 
nes gens  n'eussent  point  choisi  une  autre  carrière  ? 
Eh  bien,  le  clergé  ainsi  recruté  ne  pouvait  être  que 
paisible  et  doux,  et,  parfois,  soumis  jusqu'à  la  rési- 
gnation la  plus  extrême.  J'ai  le  sentiment  que  je 
ne  méconnais  aucune  de  ses  qualités,  aucune  de  ses 
vertus,  en  disant  qu'après  quarante  années  de  pas- 
sions anticléricales  déchaînées  à  travers  le  pavs,  ce 
clergé  était  devenu  trop  timide  et  trop  faible  pour 
remplir  avec  un  plein  succès  sa  mission  religieuse 
et  sociale.  11  fallait  luirendre  Tindépendance,  source 
de  l'initiative,  du  prestige  et  de  l'autorité. 

C'est  ce  qu'a  fait  le  Pape  Pie  X. 


1.  La  rareté  des  établissements  d'instruction  secondaire,  a 
pendant  longtemps,  assuré  la  prospérité  des  petits  séminaires 
qui,  pour  une  somme  modique  élevaient  et  instruisaient  des 
jeunes  gens  dont  le  plus  grand  nombre  ne  se  destinait  d  ailleurs 
pas  à  la  prêtrise. 

Qu'a  valu  depuis  trente  ans  l'enseignement  des  petits  sémi- 
naires ?  Si  Ton  essaie  de  se  renseigner  sur  ce  point,  on  décou- 
vrira bien  vite  que  cet  enseignement  n'a  pas  progressé  comme 
il  l'aurait  dû.  Ai-je  besoin  de  souligner  quelles  ont  été  les  con- 
séquences de  cette  insuffisance  ? 


90  l'apaisement 


La  phrase,  d*une  mélancolie  désespérée^  qu'écri- 
vait il  y  a  peu  de  temps  encore  Maurice  Barrés, 
lorsqu'il  se  constituait,  avec  Tenthousiasme  d'un 
grand  artiste  et  le  zèle  d'un  fervent  patriote,  le  res- 
taurateur de  notre  architecture  religieuse  menacée 
de  ruine  :  «  Les  églises  de  France  ont  besoin  de 
saints  !  »  le  Souverain  Pontife  a  dû  se  la  répéter  à 
lui-même  bien  avant  que  l'illustre  écrivain  l'ait  jetée 
sur  le  papier,  durant  les  heures  douloureuses  où, 
enfermé  dans  le  petit  oratoire  du  Vatican,  il  pesait 
les  résolutions  qu'il  allait  prendre... 

Ce  n'est  ni  dans  les  amollissements  corrupteurs  de 
la  fortune  et  les  douceurs  engourdissantes  de  la 
paix  que  se  forment  les  saints.  Il  leur  faut  connaître 
et  aimer  longtemps  ce  qu'engendre  de  fier  et  de 
viril  dans  une  âme  ardente  et  enthousiaste,  la  pau- 
vreté volontairement  acceptée  ;  et  chez  des  apôtres 
l'ardeur  militante  doit  naître  et  se  développer  avant 
le  goût  des  résignations,  magnifiques  ou  sublimes, 
auxquelles  les  vrais  saints  préféreront  toujours  la 
passion  de  l'exemple,  poussée  parfois  jusqu'à  l'im- 
molation de  sa  propre  personne. 

Des  saints,  des  apôtres,  des  croyants  zélés  et  sin- 
cères, unis  pour  exalter  leur  idéal  religieux  et  pour 
le  défendre,  voilà  ce  dont  les  églises  de  France  ont 
besoin.  La  liberté  qui  les  couvre  et  les  protège  désor- 
mais porte  en  elle  plus  d'éléments  de  force  et  de 
vie  que  toutes  les  richesses  qu'il  faudrait  payer  d'un 
asservissement. 

Certes,  je  ne  prétends  pas  que  du  fait  seul  que 
l'Eglise  est  libre  toutes  les  difficultés  qui  préoccu- 
pent les  catholiques  soient  résolues,  mais  sous  l'em- 
pire des  cruelles  nécessités  qui  les  pressent,  ils  vont 
s'organiser  et  grouper  leurs  forces  autour  des  hom- 
mes qu'ils  reconnaîtront  les  mieux  doués  pour  l'ac- 


LA   PAIX    RELIGIEUSE  91 

tion  et  la  propagande  *.  Encore  quelques  années  et 
l'on  sera  frappé  des  différences  profondes  qui  sépa- 
reront le  clergé  de  demain  de  celui  d'hier.  Des  signes 
précurseurs,  que  les  moins  clairvoyants  distinguent 
déjà,  permettent  d^affîrmer  que  les  épreuves  subies 
et  acceptées  par  l'Eglise  romaine  auront  pour  con- 
séquence inattendue  une  renaissance  du  catholi- 
cisme. 

Que  pourront  contre  elle  les   professionnels  de 
^anticléricalisme  ?  Rien,  si  ce  n^est  de  faire  un  pres- 


1.  Sur  tous  les  points  de  la  France,  les  catholiques  sont  déjà 
entrés  dans  cette  voie.  Je  n'essaierai  pas  d'énumérer  les  œuvres 
et  les  groupements  de  création  récente  dus  à  leur  initiative  :  il 
faudrait  ajouter  à  ce  livre  un  énorme  index.  Je  me  contente- 
rai de  nommer  le  Comité  catholique  jjour  la  défense  des  Egli- 
ses présidé  par  le  colonel  Keller  qui  a  entrepris  l'œuvre  la  plus 
utile  et  aussi  la  plus  lourde  à  laquelle  des  hommes  tels  que 
Barrés  collaborent  avec  enthousiasme. 

Niera-t-on  que  TEglise  libre  ayant  autour  d'elle,  rassemblés 
dans  un  môme  élan  de  discipline  et  de  solidarité,  tous  les  catho- 
liques, ait  un  autre  prestige  et  une  autre  puissance  que  l'Eglise 
ligotée  par  le  Concordat,  n'ayant  sur  ses  fidèles  dispersés 
aucune  direction  d^ensemble? 

Il  faut  compter,  dans  une  démocratie,  avec  toutes  les  forces 
dès  qu'elles  atteignent  une  certaine  puissance.  Le  pétitionnement 
organisé  par  le  colonel  Keller  en  faveur  des  églises  menacées 
de  ruine  ou  de  destruction,  aura  certainement  pour  etîet  pro- 
chain le  vote  d'un  statut  légal  qui  ne  permettra  plus  à  certai- 
nes municipalités  d^esprit  sectaire  et  d'une  ignorance  barbare, 
de  laisser  disparaître  par  incurie  ou  mauvais  vouloir,  des  édi- 
fices religieux  parfois  admirables. 

11  ne  faut  d'ailleurs  pas  oublier  que  la  loi  de  dévolution  qui 
a  remis  les  églises  aux  communes  leur  impose  non  seulement 
de  les  affecter  au  culte  catholique,  mais  encore  de  les  entrete- 
nir «  en  bon  père  de  famille  »,  suivant  l'expression  juridique 
consacrée.  C'est  ainsi  qu'à  la  réunion  d'août  1912,  M.  de  Kergué- 
zec,  conseiller  général  des  Côtes-du-Nord,  s'étant  indigné  d'ap- 
prendre que  des  crédits  affectés  à  l'assurance  d'un  édifice  reli- 
gieux, avaient  été  votés  par  un  Conseil  municipal  et  que  cette 
dépense  avait  été  approuvée  par  le  préfet,  ce  dernier  répondait 
à  M.  de  Kerguézec  que  le  Conseil  municipal  visé  et  lui-même 
n'avaient  fait  que  se  conformer  aux  obligations  strictes  de  la 
loi. 


92  l'apaisement 


sant  appel  au  zèle  de  leurs  écrivains  et  de  leurs  ora- 
teurs et  de  s'efforcer  de  leur  insuffler  le  charme  et  le 
génie  dont  ils  ont  vraiment  par  trop  manqué  jus- 
qu'ici. Mais  l'Etat,  dont  la  neutralité  confessionnelle 
est  définitivement  proclamée , n'aura  plus  à  intervenir 
dans  ces  batailles  entre  l'athéisme  et  la  foi.  L'an- 
ticléricalisme au  lieu  d'être,comme  jadis,un  mot  qui 
résumait  tout  un  programme  d'action  politique  — 
jugée  utile  par  les  uns  et  détestable  par  les  autres 
—  ne  sera  plus  qu'une  nuance  accessoire  et  comme 
passée  de  mode.  Par  la  force  des  choses,  le  nombre 
de  ceux  qui  continueront  à  faire  de  la  guerre  reli- 
gieuse le  centre  et  le  but  de  leurs  préoccupations, 
diminueront  de  plus  en  plus,  tandis  que  de  son 
côté,  entraîné  par  son  effort  d'organisation  et  de 
propagande,  le  clergé,  pénétrant  chaque  jour  plus 
avant  dans  l'âme  populaire,  partagera  lui  aussi  les 
aspirations  de  la  démocratie.  La  liberté  aura  porté 
ses  fruits.  L'immense  majorité  des  Français  consi- 
dérera que  la  religion  est  «  une  affaire  privée  ». 
Après  tant  d'années  d'intolérance  réciproque  et  de 
persécutions,  la  France  pacifiée,  selon  le  vœu  main- 
tes fois  formulé  par  M.  Briand  ^  vivra  «  dans  le 
respect  de  toutes  les  croyances  et  de  toutes  les 
opinions  », 


1.  Discours  prononcé  au  banquet  du  Comité  républicain  du 
commerce,  de  l'industrie  et  de  l'agriculture.  (Voir  pièces  join- 
tes n°  9.) 


LÀ  PlIX  SOCIALE 


LA    PAIX    SOCIALE 


Une  crise  révolutionnaire  pèse  depuis  bientôt 
quinze  ans  sur  la  France.  A  maintes  reprises, 
ceux  qui  Font  déchaînée  et  leurs  survivants  se  sont 
efforcés,  sans  y  réussir,  de  consolider  leur  œuvre. 
Leur  erreur  les  frappe  aujourd'hui  si  violemment 
qu'ils  seraient  tentés  de  reculer  comme  celui  qu'une 
lumière  trop  crue  éblouit  soudain.  D'autre  part, 
il  savent  trop  bien  que  s'ils  essayaient  de  retour- 
ner en  arrière,  ils  s'aventureraient  sur  un  champ 
de  ruines.  Pourtant,  l'immense  confusion  dans 
laquelle  ce  pays  se  débat  depuis  trop  longtemps 
avec  l'angoisse  grandissante  du  nageur  qui  sent  ses 
forces  s'épuiser,  ne  saurait  se  prolonger  sans  met- 
tre en  péril  l'existence  même  de  la  nation.  Après 
le  dreyfusisme  et  le  combisme,  la  France  républi- 
caine n'aurait  plus  assez  de  résistance  pour  suppor- 
ter le  règne  d'un  terrorisme  qui  s'attaquerait  simul- 
tanément à  la  liberté,  à  la  propriété  et  à  la  patrie. 
Chacun  sent  la  nécessité  d'un  ordre  nouveau  dans 
la  République.  11  faut  qu'elle  se  guérisse  de  l'anar- 
chie qui  la  ronge  ou  qu'elle  périsse. 

M.  Clemenceau  le  vit  bien  lorsque  le  temps, qui 
change  et  guérit  tout,  eut  fait  de  ce  démolisseur 
dont  les  coups  atteignirent  tant  de  fois,  par-dessus 
les  ministres  qu'il  visait  avec  la  froide  cruauté  d'un 


96  l'apaisement 


tireur  sûr  de  lui,  la  France  et  la  République,  un 
homme  chargé  à  son  tour  d^assurer  les  fonctions  du 
gouvernement. 

D^abord  simple  ministre,  les  événements  se  char- 
gèrent bien  vite  de  lui  révéler  que  le  plus  grossier 
des  agitateurs  aura  toujours  plus  de  prestige  aux 
yeux  d'une  foule  en  révolte  que  le  détenteur  d^un 
portefeuille,  eût-il  derrière  lui  le  passé  de  M.  Cle- 
menceau. Le  peuple  admire  et  chérit  les  hommes 
qui  lui  jettent  tous  les  matins  une  proie  à  dévo- 
rer. M.  Rochefort  s'est  livré  pendant  cinquante  ans 
à  ce  bel  exercice  en  pleine  rue.  M.  Clemenceau, 
plus  raffiné,  n'exerçait  ses  talents  que  dans  Thémi- 
cycle  du  Palais-Bourbon.  Il  y  avait  gagné  une  cer- 
taine popularité.  Mais  il  y  a  loin  de  la  popularité  à 
Tautorité.  L'une  s'obtient  par  des  flatteries,  des 
tours  de  bouffon  ou  de  matamore.  Il  faut,  pour  con- 
quérir l'autre,  moins  de  souplesse  et  plus  de  désin- 
téressement ;  il  faut  surtout  que  la  foule  sente 
qu'elle  est  commandée  et  non  pas  suivie.  Sans  le 
savoir,  peut-être,  M.  Clemenceau,  dans  ce  rôle  de 
belluaire  qui  lui  valut  sa  renommée,  flattait  la  foule 
et  la  suivait... 

Mais,  lorsque  devenu  ministre  de  l'Intérieur,  il 
eut  mesuré  au  cours  de  son  malencontreux  voyage 
à  Lens  ^  combien,  en  dépit  de  sa  carrière  déjà  lon- 
gue et  de  ses  nombreux  services,  il  l'emportait  de 
peu  en  prestige  et  en  autorité  sur  un  simple  Brout- 
choux,  et  qu'une  fois  rentré  à  Paris,  il  lui  fallut  subir 
les  imprécations  de  Jaurès  («  Vous  avez  piétiné, 
refoulé  la  classe   ouvrière  1   »)  et  les  injures   des 

1.  M,  Clemenceau  n'a  fait  alors  que  réaliser  une  idée  à  lui, 
fort  ancienne.  Du  temps  où  il  dirigeait  la  Justice  et  prononçait 
à  la  Chambre  d'impitoyables  réquisitoires,  M.  Clemenceau  con- 
fiait à  M,  Alphonse  Humbert  qu'il  avait  trouvé   le   moyen  de 


LA    PAIX    SOCIALE  97 


socialistes  unifiés  qui  ne  se  piquent  point  d^atticisme 
comme  leur  leader,  M.  Clemenceau  sentit  impérieu- 
sement, sinon  qu^il  fallait  créer  dans  la  Républi- 
que un  ordre  nouveau,  du  moins,  qu'il  était  grand 
temps  d'j  rétablir  Tordre  tout  court. 

Il  s'y  employa  sans  retard,  dès  qu'il  eut,  à  son 
tour,  pris  la  direction  des  affaires,  mais  avec  plus 
d'autorité  que  de  succès,  accumulant  les  fautes, 
tour  à  tour  brutal  et  maladroit. Pourtant  il  faut  recon- 
naître que,  dès  le  premier  jour,  M.  Clemenceau  eut 
la  claire  notion  des  devoirs  qui  s'imposent  à  un 
chef  de  gouvernement.  Lorsque  les  employés  des 
postes  et  télégraphes  se  furent  mis  en  grève  et  en 
révolte  contre  leur  chef  M.  le  sous-secrétaire  d'Etat 
Simyan,  coupant  énergiquement  le  mal  dans  sa 
racine,  M.  Clemenceau  révoqua  les  meneurs  et  eut 
le  courage  de  faire  à  la  Chambre  cette  déclaration  : 

«  Tant  que  nous  serons  assis  au  banc  du  gouver- 
nement, aucun  d'eux  ne  sera  réintégré.  » 

Beau  serment  qui  devait  être,  hélas  !  suivi  d'une 
impardonnable  défaillance.  Au  moment  même  où 
les  grévistes,  démoralisés  par  la  répression  qui  frap- 
pait huit  cents  de  leurs  camarades,  se  préparaient 
à  capituler,  M.  Clemenceau  céda  tout  à  coup  aux 
suggestions  de  deux  de  ses  ministres  qui  le  trom- 
paient :  l'un  M.  Barthou,  parce  qu'il  est  naturelle- 
ment perfide,  l'autre  M.Viviani,  parce  qu'il  redou- 

rendre  doux  comme  des  agneaux  les  grévistes  les  plus  irrités. 
Ce  moyen  était  tout  simple.  Il  consistait  pour  M.  Clemenceau 
à  se  rendre  sur  les  lieux  et  à  parler  avec  les  grévistes. 

—  Si  j'étais  ministre,  disait  M.  Clemenceau,  j'irais  parler  aux 
grévistes. 

— Ils  vous  ficheraientdes  pierres!  insinuait  ironiquement  M.Al- 
phonse Humbert. 

—Jamais  !  vous  ne  les  connaissez  pas  !  affirmait  orgueilleuse- 
ment M.  Clemenceau. 

11  devait  s'apercevoir  un  jour,  à  Leas,  que  lui,  du  moins,  le 
conuciissait  mal! 


98  L^  APAISEMENT 


tait  les  invectives  de  ses  camarades  socialistes,  et 
que,  connaissant  bien,  d^autre  part,  les  limites  de 
son  talent,  il  sait  que  seules  entre  toutes  les  autres, 
les  positions  démagogiques  pourront  lui  fournir  les 
thèmes  appropriés  à  son  genre  d'éloquence  ^ 

M.  Clemenceau  reçut  une  délégation  des  grévis- 
tes et  leur  promit  la  tête  de  M.  Simyan  ^  Il  avait 
trop  de  bon  sens  pour  ne  pas  s'apercevoir  aussitôt 
de  la  faute  qu^il  avait  commise  et  maintint,  contre 
vents  et  marées,  le  sous-secrétaire  d'Etat  à  son 
poste.  Gouverner  sous  les  assauts  répétés  des  socia- 
listes, avec  l'appréhension  quotidienne  d'être  trahi 
au  fort  de  la  bataille  parles  hommes  les  plus  impor- 
tants de  sa  majorité,  ne  fut  point  une  tâche  aisée. 
M.  Clemenceau  domina  les  peurs  et  les  lâchetés  en 
montrant  au  parti  radical  qu'il  j  avait  là  pour  lui 
une  question  de  vie  ou  de  mort. 

«  Si  vous  acceptez,  dit-il,  que  des  fonctionnaires 
puissent  vous  imposer  à  leur  gré  le  renvoi  de  leurs 
chefs,  eh  bien,  je  vous  le  dis,  demain  vous  pour- 


1.  M.  Viviani  n'a  d'un  grand  orateur  queTapparenccIl  récite 

ses  discours,  laborieusement  écrits,  avec  une  monotonie  de  ton 
insupportable,  Et,  pour  tout  dire,  les  connaisseurs  n'ont  jamais 
fait  cas  de  ses  plus  beaux  discours  qui  ressemblent  à  ces  meu- 
bles trop  bien  vernis,  dont  les  bronzes  ont  un  éclat  trop  neuf, 
et  dont  les  gens  averti  >  se  détournent  en  murmurant  :  c'est  du 
plaqué. 

2.  M.  Clemenceau,  dialecticien  redoutable  et  qui  sait  se  ser- 
vir des  mots  avec  un  art  supérieur  et  une  finesse  d'helléniste 
fervent,  a  nié  cette  promesse.  De  leur  côté,  les  délégués  gré- 
vistes ont  afiirmé  qu'ils  l'avaient  reçue.  Il  est  évident,  qu'ici, 
M.  Clemenceau  joue  sur  les  mots  et  qu'il  n'a  pas  déclaré  en 
termes  précis  qu'il  renverrait  M.  Simyan.  Mais,  une  conversa- 
tion n'est  pas  toute  dans  les  mots  :  il  y  a  le  ton,  les  gestes,  les 
jeux  de  physionomie.  Ceux  de  M.  Clemenceau  sont  particuliè- 
rement expressifs  et  ne  permettent  point  qu'on  se  trompe  sur 
le  sens  des  expressions,  souvent  pittoresques,  qu'ils  soulignent. 
Dans  le  monde  parlementaire  chacun  le  sait. 


LA    PAIX   SOCIALE  99 


rez  peut-être  encore  trouver  des  ministres,  mais  il 
n'y  aura  plus  de  gouvernement  S  » 

L^erreur  de  M.  Clemenceau  fut,  tout  en  ayant 
une  idée  très  juste  et  très  nette  des  principes  immua- 
bles dont  doit  s^inspirer  un  gouvernement,  de  ne 
pas  commencer  par  s'imposer  une  discipline  à  lui- 
même   en  arrivant  au  pouvoir. 

S^il  avait  eu  cette  force  suprême  de  brider  son 
tempérament  et  cette  clarté  supérieure  qui  lui  aurait 
fait  concevoir  qu'un  chef  de  gouvernement  doit 
être,  avant  tout,  un  arbitre  et  par  conséquent  Top- 
posé  d^un  semeur  de  discordes,  il  se  fût  posé,  comme 
devait  le  faire  un  jour  M.  Briand,en  ouvrier  de  paix, 
en  faiseur  d^unité.  Il  n'aurait  jamais  prononcé  ces 
mots  étincelants  mais  funestes  :  «  Nous  ne  sommes 
pas  du  même  côté  de  la  barricade!...  Nous  som- 
mes en  bataille  !...  etc.  ^  »  Il  eût  ajouté  à  tous  ces 
talents  ceux  infiniment  rares  de  l'homme  d^Etat. 
Mais  on  ne  change  pas  son  tempérament.  Impulsif 

1.  Il  faut  rendre  à  M.  Clemenceau  la  justice  qu'il  mérite.  Ni 
les  prières,  ni  les  menaces,  n'eurent  raison  de  sa  fermeté  et  les 
révocations  furent  maintenues.  Les  chefs  du  parti  radical-socia- 
liste, chez  lesquels  le  souci  de  leur  intérêt  personnel  l'empor- 
tait sur  toutes  les  autres  préoccupations,  essayèrent  vainement 
d'apitoyer  M.  Clemenceau  qui,  aux  gémissements  de  M.  Ferdi- 
nand Buisson,  fit  une  magnifique  réponse. 

M.  Ferdinand  Buisson  essayait  de  convaincre  M.  Clemenceau 
qu'une  mesure  de  clémence  s'impo&ait  et  qu'il  fallait  réintégrer 
les  postiers  révoqués  : 

—  Sinon, conclut-il  avec  des  larmes  dans  la  voix,  je  ne  serai 
pas  réélu  ! 

M.  Clemenceau  riposta  durement  : 

—  Qu'est-ce  que  ça  peut  faire  à  la  France,  que  monsieur  Buis- 
son ne  soit  pas  député  ? 

2.  Le  mot  sur  la  barricade  aurait  été  inventé  par  l'anar- 
chiste Pouget  qui  joue  les  Machiavel  à  la  C.  G.  T.  au  sortir 
de  l'entrevue  qu'il  eut  au  ministère  de  l'Intérieur  en  compagnie 
des  délégués  grévistes  avec  M.  Clemenceau,  mais  ce  dernier 
ayant  repris  ce  mot  à  la  tribune  de  la  Chambre  il  en  a  endossé 
la  paternité. 


100  l'apaisement 


etnépourraction,M.  Clemenceau  a  toujours  exercé 
son  génie  aux  dépens  de  la  France  et  de  la  Républi- 
que qu'il  a  passionnément  aimées  et  voulu  bien  ser- 
vir cependant.  Comme  chacun  de  nous,  il  a  subi  les 
lois  qui  dominaient  son  être  et  déterminaient  sa 
destinée.  L'action  peut  prendre  une  double  forme 
et  les  hommes  qui  la  pratiquent  se  divisent  en  deux 
catégories  :  ceux  qui  construisent  et  ceux  qui  détrui- 
sent. Il  n^y  a  aucun  doute  que  M.  Clemenceau  n'hait 
toujours  rêvé  de  construire.  Mais  une  inéluctable 
fatalité  pesait  sur  lui  :  il  n^'a  fait  que  détruire. 

L'originalité  de  M.  Briand  fut,  en  arrivant  au 
pouvoir,  d'apercevoir  du  premier  coup  d'œil,  qu'une 
détente  s'imposait —-pour  le  bien  du  pays  d'abord  et 
aussi  pour  sauver  du  naufrage  le  parti  radical  con- 
tre lequel,  en  quelques  mois,  les  brutalités  de 
M.  Clemenceau  venaient  de  soulever  et  de  coaliser, 
de  l'extrême  droite  à  l'extrême  gauche,  tant  de  ran- 
cunes et  tant  de  haines  *. 

L'effet  des  paroles  répétées  par  lesquelles  M.  Briand 
invita  les  Français  de  toutes  les  opinions  et  de  tou- 
tes les  croyances,  à  s'unir  pour  assurer  la  grandeur 

1.  Sauvetage  difficile  à  la  veille  des  élections  générales.  Deux 
cents  radicaux  mordirent  la  poussière.  Ils  étaient  bien  médio- 
cres mais  leurs  successeurs  nous  ont  quelquefois  permis  de  les 
regretter. 

Pauvre  parti  radical!  Quelle  pitoyable  aventure  que  la  sienne  1 
Ses  «  têtes  »,  car  il  en  a,  le  malheureux  !  n'ont  pas  compris 
qu'en  jetant  Clemenceau  par  terre  ils  rendaient  inévitable  la 
réforme  électorale.  En  les  invitant  à  la  faire  avec  lui, M.  Briand 
leur  offrait  une  planche  de  salut.  On  sait  avec  quel  entêtement 
mêlé  d'aberration  ils  Font  repoussée. 

Aujourd'hui  toutes  les  coalitions,  même  les  plus  immorales, 
étant  possibles  et  légitimes  sous  le  couvert  de  la  réforme  élec- 
torale voici  qu'une  sinistre  menace  siffle  aux  oreilles  du  parti 
radical  : 

—  La  R.  P.  ou  la  mort. 


LA    PAIX    SOCIALE  101 


et  la  prospérité  de  la  nation,  tout  en  continuant  de 
défendre  individuellement  leurs  idées,  fut  immense. 
En  quelques  semaines,  le  nom  du  nouveau  prési- 
dent du  Conseil  devint  populaire  et  pénétra  dans 
les  coins  les  plus  reculés  du  pays. 

C'était  en  effet  un  spectacle  nouveau,  dans  ce 
pays  si  profondément  divisé,  de  voir  s^avancer  un 
homme,  sorti  des  rangs  du  parti  le  plus  extrême, 
et  qui  brandissait,  non  pas  la  sinistre  torche  qui  doit 
illuminer  les  ténèbres  louches  du  Grand  Soir,  mais 
le  rameau  d^olivier  dont  se  ceignent  symbolique- 
ment les  cités  heureuses  et  les  nations  dont  la  pros- 
périté s'appuie  sur  une  inébranlable  force.  Le  seul 
danger  de  cette  attitude,  c^est  qu^elle  aurait  pu  per- 
mettre de  craindre  de  la  part  du  nouveau  Premier, 
un  certain  relâchement  d'autorité  et  une  indulgence 
voisine  de  la  mollesse,  si,  dans  sa  déclaration  minis- 
térielle, M.  Briand  n'avait  pris  le  soin  d^'affîrmer 
de  la  façon  la  plus  nette  les  principes  de  gouverne- 
ment qu^il  était  décidé  à  appliquer  et  à  maintenir. 

Le  même  jour,  répondant  aux  interpellateurs  qui 
le  pressaient  d'ajouter  un  commentaire  aux  termes 
obligatoirement  mesurés  comme  sans  éclat  de  sa 
déclaration,  car  ce  genre  de  littérature  n'accorde 
aucune  place  aux  virtuosités  dont  est  fait  le  charme 
ensorceleur  des  grands  écrivains  et  des  grands  ora- 
teurs, M.  Briand,  dans  un  discours  surprenant  d'ha- 
bileté, prit  nettement  l'attitude  et  l'accent  d'un 
homme  de  gouvernement  *  : 

1.  Le  souvenir  de  cette  séance  est  demeuré  présent  à  ma 
mémoire.  Les  débuts  du  nouveau  président  du  Conseil  exci- 
taient la  curiosité  générale  aussi  bien  dans  le  public  que  dans 
les  milieux  parlementaires,  et  les  tribunes  étaient  bondées. 

Lorsque,  vers  le  milieu  de  la  séance,  M.  Briand  prit  la  parole, 
il  ne  chercha  pas  à  dissimuler  l'émotion  qui  l'étreignait. 

Du  haut  de  la  tribune,  à  cette  minute,  mesurant  avec  ses  col- 


102  l'apaisement 


«  Ce  que  nous  voulons  d^abord,  ayant  pris  con- 
science de  notre  devoir,  affîrma-t-il  avec  force,  c'est 
gouverner.  Nous  entendons  gouverner,  c'est-à-dire 
que  nous  sommes  résolus  à  maintenir  intactes  entre 
nos  mains  les  prérogatives  gouvernementales. 

«Nous  ne  voulons  que  toutes  choses,  et  les  hom- 
mes aussi,  soient  à  leur  place.  » 

Brève  et  substantielle  formule  qui  synthétisait 
admirablement  la  tâche  d^'un  gouvernement  appelé 
à  remettre  dans  sa  voie  historique  un  peuple  démo- 
ralisé par  dix  années  de  désordre  et  de  tyrannie 
mêlés. 

Le  succès  de  M.  Briand  fut  assez  complet,  ce 
jour-là,  pour  imposer  un  prudent  silence  à  ses  adver- 
saires et  à  ses  rivaux.  Pourtant,  même  parmi  ceux 
qui  l'avaient  le  plus  sincèrement  applaudi,  un  sin- 
gulier état  d^esprit  se  manifestait.  Aucun  ne  vou- 
lait être  dupe  de  son  propre  enthousiasme,  et  tous 
nourrissaient  à  Fégard  de  M.  Briand  cette  défiance 
particulière  qu'inspirent  les  artistes  aux  hommes 
de  sens  rassis  qui  se  consolent  du  terre  à  terre  de 
leurs  préoccupations  quotidiennes  en  menant  à  bien 
leurs  affaires  et  en  s^enrichissant. 

Un  chef  de  gouvernement  qui  se  double  d'un 
grand  orateur  perd   fatalement  une  partie  de  son 

lègues  le  chemin  qu'en  si  peu  d'années  il  avait  parcouru,  quel- 
les pensées  menaçantes  pour  sa  tranquillité  personnelle  et  le 
succès  de  l'œuvre  qu'il  voulait  entreprendre,  ne  lisait-il  pas,  en 
effet,  dans  quelques  uns  de  ces  regards  qui,  de  tous  les  points 
de  la  salle,  se  posaient  sur  lui  ? 

Combien  de  premiers  ministres  a-t-on  vu  se  carrer  dans  leur 
succès  et  jouir  de  leur  avènement,  avec  une  insolente  satisfac- 
tion qui,  dès  le  premier  jour,  les  rendit  insupportables  à  tout 
le  monde  et  qui,  d'un  même  élan  poussa  leurs  rivaux  à  conju- 
rer leur  perte  immédiate.  Combinant  avec  un  art  consommé  la 
modestie  de  son  attitude  avec  la  séduction  de  sa  parole,  M.  Briand 
réalisa  ce  tour  de  force  de  faire,  un  instant,  oublier  sa  fortune 
à  ceux  qui  l'écoutaient. 


LA   PAIX    SOCIALE  103 


prestige  une  fois  qu^il  a  descendu  les  marches  de 
la  tribune.  Ses  discours,  quoi  qu'ail  fasse,  ont  tou- 
jours plus  d^éclat  que  ses  actes,  et  ses  détracteurs 
ont  beau  jeu  de  le  représenter,  mollement  assoupi 
dans  le  silence  de  son  cabinet,  et  jouissant  de  son 
succès  comme  un  acteur  qui,  entre  deux  scènes  à 
effet,  s^enivre  dans  sa  loge  du  parfum  des  bouquets 
que  lui  vaut  sa  vogue,  et  qui,  en  attendant  que  la 
sonnette  de  Tavertisseur  le  rappelle  à  la  nécessité 
de  se  montrer,  une  fois  de  plus,  égal  à  lui-même, 
s^alanguit  voluptueusement. 

Tout,  d^ailleurs,en  M.  Briand,  contribuait  à  favo- 
riser cette  défiance.  Ecouteur  infatigable  et  qui  se 
livrait  peu  dans  ses  réparties,  méditatif  au  point 
de  sembler  taciturne,  pesant  longtemps  le  pour  et 
le  contre  au  point  de  paraître  indécis,  et  capable  de 
séduire,  au  moment  voulu,  les  mieux  prévenus  et 
les  plus  hostiles,  il  déconcertait  encore  plus  qu'il 
n^étonnait  ceux  qui  rapprochaient. 

Un  préfet,  subjugué,  mais  inquiet  de  n^avoir  pu 
découvrir  le  fond  de  cet  homme  si  différent  de  ce 
que  la  courbe  de  sa  vie  permettait  d^imaginer  et 
de  croire,  s^écriait  avec  un  peu  d^'agacement  : 

«  G^est  un  sphinx  que  cet  homme-là  !  » 

M.  Jaurès  qui  le  connaissait  mieux  pour  avoir 
maintes  fois  usé  de  son  talent  et  réclamé  ses  servi- 
ces de  tacticien  subtil  et  clairvoyant,  disait  de  lui  : 

«  C^est  un  chat  qui  ronronne  sur  le  seuil  de  la 
porte  et  qui  ne  se  redresse  que  pour  griffer  celui 
qui  le  dérange  en  passant.   » 

La  vérité,  c'est  que,  sous  son  air  indolent  et  sa 
placidité  de  pêcheur  à  la  ligne,  M.  Briand  cache 
une  volonté  froide,  et  que  son  œil  bleu  suit  obstiné- 
ment le  but  à  atteindre  auquel  les  événements 
qui    se    succèdent  impriment  des  oscillations  sem- 


104  l'apaisement 


blables  à  celles  du  petit  bouchon,  peinturluré  de 
rouge,  qui  flotte  sur  la  rivière  et  décèle  les  impru- 
dences ou  la  gloutonnerie  du  poisson.  Qu'un  coup 
de  vent  vienne  à  rider  Teau,  le  bouchon  s'éloigne 
et  suit  le  courant.  Cest  à  peine  si  l'œil  le  plus 
exercé  le  distingue  parmi  le  fouillis  des  herbes.  Mais 
dans  un  instant,  un  autre  caprice  du  vent  et  de 
Teau  l'auront  ramené  près  de  la  rive.  Au  moindre 
signe  favorable  alors,  un  coup  de  poignet  vigoureux 
le  fera  voler  dans  les  airs,  amenant  au  bout  du  fil 
tendu  qui  le  traverse  une  superbe  prise. 

Ainsi,  tout  en  s'efforçant  de  provoquer  par  ses 
discours  une  détente  nécessaire  à  instauration  de 
Tordre  nouveau  qu'il  voulait  fonder  avec  le  con- 
cours de  tous  les  républicains  généreux  et  sincères, 
M.  Briand  ne  perdait  pas  de  vue  les  devoirs  de  sa 
charge  et  il  se  tenait  prêt  à  en  assumer  les  respon- 
sabilités, si  lourdes  fussent-elles. 

On  le  vit  bien  lorsque  la  grève  des  cheminots 
éclata  d'une  manière  soudaine. 

Le  premier  mérite  de  M.  Briand  dans  cette  cir- 
constance si  grave,  c'est  de  n'avoir  point  été  pris 
au  dépourvu  et  de  s'être  décidé  sur-le-champ  à 
ordonner  l'exécution  des  actes  nécessaires  au  main- 
tien de  l'ordre  et  à  la  sécurité  du  pays.  Il  en  eut 
un  autre,  celui  de  garder  son  sang-froid  et  de  ne 
pas  déchaîner  d'inévitables  catastrophes  et  d'irré- 
sistibles courants  de  colère  contre  les  cheminots  qui 
sont,  pour  l'immense  majorité,  de  fort  braves  gens, 
en  publiant  les  dépêches,  plus  abondantes  les  unes 
que  les  autres,  que  lui  adressaient  les  préfets. 

On  a  beaucoup  ergoté  sur  la  légalité  des  actes 
accomplis  par  M.  Briand  et  qui  eurent  pour  triple 
effet  de  rassurer  le  pays,  de  maintenir  intact  aux 
yeux  de  l'étranger  le  prestige  de  la  France    et  du 


LA    PAIX    SOCIALE  105 


gouvernement  républicain,  et  de  briser  enfin,  pour 
un  temps,  l'organisation  terroriste  qui  s^était  for- 
mée depuis  quelques  mois  au  sein  de  la  Confédé- 
ration Générale  du  Travail. 

Il  n^'y  a  pas  de  doute,  en  effet,  que  la  grève  des 
cheminots  ait  été,  non  pas  l'acte  de  défense  d'une 
corporation  cherchant  à  obtenir  par  la  cessation  du 
travail  une  amélioration  de  son  sort,  mais  un  mou- 
vement révolutionnaire  organisé  par  des  agitateurs 
politiques  d'une  assez  médiocre  qualité,  et  simple- 
ment préoccupés  de  relever  leur  prestige  fort  com- 
promis par  l'avortement  de  la  deuxième  grève  des 
postiers,  et  s"* assurer  leur  prédominance  au  sein 
du  syndicat  national  des  travailleurs  des  chemins 
de  fer  où,  depuis  le  départ  de  leur  chef  Guérard, 
les  réformistes  débordés  ne  pouvaient  plus  s^ oppo- 
ser à  la  mise  en  œuvre  des  mesures  extrêmes. 

Si  l^on  veut  mesurer  Tétendue  du  service  rendu 
par  M.  Briand  au  pays  le  jour  où,  par  des  mesures 
qui  toutes,  d^ailleurs,  étaient  parfaitement  légales, 
y  compris  le  décret  de  mobilisation,  il  réduisit  les 
grévistes  des  chemins  de  fer  à  rimpuissance,ilfaut 
regarder  dans  quelle  situation  le  gouvernement 
radical  de  M.  Asquith  a  placé  l'Angleterre  au 
moment  où,  mis  par  les  événements  dans  une  situa- 
tion analogue  à  celle  de  M.  Briand,  il  s'est  couvert 
de  honte  en  capitulant  *. 

1.  Il  faut  remarquer  que  la  situation  du  gouvernement  anglais 
était  beaucoup  moins  périlleuse  que  celle  de  M.  Briand,  car  il 
n'avait  pas,  comme  lui,  la  préoccupation  de  ne  pas  laisser,  fût-ce 
une  heure,  les  frontières  du  pays  ouvertes  à  l'ennemi. 

Cependant  la  situation  extérieure  de  l'Angleterre  était  grave. 
C'était  au  lendemain  d'Agadir,  et,  je  ne  crains  d'être  démenti 
par  personne  en  affirmant  que  dès  que  la  grève  des  cheminots 
anglais  eut  éclaté,  et  tout  le  temps  qu'elle  dura,  les  exigences  du 
gouvernement  allemand  à  notre  égard  devinrent  exorbitantes. 


106 


L  APAISEMENT 


Pour  n" avoir  pas  été  d^abord  jusqu'au  bout  de 
son  droit,  ce  qui  est  le  premier  devoir  de  tout  gou- 
vernement, de  tout  chef  et  de  tout  patron,  et  pour 
avoir  arbitrairement  pesé  sur  les  compagnies  qui 
cédèrent  aussitôt  sans  discussion  sur  tous  les  points, 
le  gouvernement  radical  anglais  a  mis  en  péril,  pour 
combien  d^'années  !  la  prospérité  et  la  sécurité  de 
son  industrie  nationale  et  des  grands  services  à  la 
régularité  desquels  la  vie  de  toute  nation  civilisée 
est  intimement  liée. 

En  effet  quel  prestige  insolent,  quelle  monstrueuse 
prime  c^était  donner  aux  agitateurs  qui  avaient  sus- 
cité la  grève  des  chemins  de  fer,  que  de  leur  per- 
mettre d^ aller  dire  ensuite  aux  ouvriers  du  Royaume- 
Uni: 

«  Faites  la  différence  entre  les  avantages  que 
vous  avez  conquis  par  Teffet  patient  et  modéré  de 
vos  unions  de  travailleurs  et  ceux  que,  par  une 
révolte  brutale,  nous  avons  en  un  jour  arrachés 
aux  grandes  compagnies  !  » 

La  force  et  le  succès,  voilà  les  deux  idoles  que 
le  nombre  vénère.  Il  faut  les  garder  contre  lui  dans 
son  propre  jeu,  ou  périr. 

Les  conséquences  de  cette  capitulation  n^ont  d'ail- 
leurs point  tardé  à  se  manifester.  Quelques  mois 
plus  tard,  la  sécurité  de  l'Angleterre  était  mise  en 
péril  pour  la  seconde  fois  par  la  grève  des  mineurs  ^ 


1.  A  propos  de  cette  grève,  je  citerai  une  anecdote  caracté- 
ristique et  dont  je  garantis  Tauthcnticité. 

Imitant  M.  Clemenceau,  avec  lequel  il  a  d'ailleurs  quelques 
points  de  ressemblance,  M.  Lloyd  George  crut  devoir, an  cours 
de  la  grève,  aller  solliciter  les  applaudissements  des  mineurs  du 
pays  de  Galles.  Il  leur  fit  un  magnifique  tableau  de  l'avenir 
qu'il  leur  préparait,  mais  bientôt  son  discours  fut  interrompu 
par  des  huées.  M.  Lloyd  George,  irrité,  se  cabra  : 

«  Quoi,  s'écria-t-il,  vous  n'êtes  pas  contents  du  projet  de  loi 


LA   PAIX    SOCIALE  107 


Et  nous  en  verrons  d'autres  !  car,  hélas  !  si  les  gou- 
vernements atteints  de  démagogie  déchaînent  sur 
ceux  qu'ils  ont  la  folle  présomption  de  rendre  plus 
heureux.de  terribles  fléaux  Mis  n'ont  pas,  hélas  !  le 
pouvoir  d^'empêcher  ensuite  la  succession  d'événe- 
ments qui  découlent  logiquement  les  uns  des  autres. 
Qu'un  imprudent  pousse  du  pied  une  pierre  en 
haut  de  la  montagne,  elle  roulera  jusqu'en  bas,  en 
écrasant  tout  sur  son  passage. 

Par  cette  victoire  sur  la  révolution,  qui  ne  coûta 
pas  une  goutte  de  sang,  M.  Briand  s'était  donné  le 
droit  de  se  poser  en  artisan  de  la  paix  sociale  car, 
même  au  lendemain  de  la  bataille,  les  éléments 
modérés  de  la  classe  ouvrière,  qui  sont  en  réalité 
les  plus  nombreux,  ne  pouvaient  nourrir  contre 
lui  aucune  des  préventions  et  des  rancunes  que  les 
fusillades  de  Villeneuve-Saint-Georges  et  de  Nar- 
bonne  avaient  fait  éclater  à  l'égard  de  M.  Clemen- 
ceau. 

De  son  côté,  M.  Briand  lui-même  faisait  con- 
fiance à  ces  éléments  modérés, et,  lorsque  s'effrajant 
à  bon  droit  de  la  propagande  criminelle  à  laquelle 
se  livraient  certains  membres  de  la  Confédération 
Générale  du  Travail,  M.  Georges  Berry  venait  lui 
demander  à  la  Chambre,  au  nom  d'un  certain  nom- 
bre de  ses  collègues,  de  prononcer  la  dissolution 

que  j'ai  déposé  à  la  Chambre  des  Communes  et  que  je  ferai 
voter  ?  Alors  qu'est-ce  que  vous  voulez  ?  » 

Imprudente  question  !  car,  aussitôt  le  beau  parleur  de  l'en- 
droit, sautant  sur  l'estrade,  répondit  au  ministre  interloqué  : 

«  Nous  voulons  tout,.,  y  compris  la  femme  du  patron!  » 

Mot  d'nn  magnifique  raccourci  et  qui  en  dit  plus  long  que 
toutes  les  analyses  des  psychologues  sur  les  «  aspirations  »  de 
certains  prolétaires. 

2.  Voyons  ce  qui  se  passe  dans  un  petit  coin  du  monde: 
l'Australie.  Un  gou\rernement  socialiste  a  passé  par  là.  L'Aus- 
tralie est  menacée  de  ruine. 


108  l'apaisement 


d'une  association  dont  aucun  gouvernement  jus- 
qu'alors n'avait  contesté  le  caractère  illégal, 
M.  Briand,  résistant  aux  sollicitations  dont  il  était 
l'objet  *,  montrait  clairement  tout  ce  qu^aurait 
d^ineffîcace  et  d'impolitique  une  sanction  dont  le 
moindre  défaut  était  de  n^avoir,  hélas  !  aucun  effet 
rétroactif,  et  dont  le  plus  grand  danger  consistait  à 
donner  à  certains  agitateurs  discrédités,  le  droit  de 
se  poser  en  victimes  aux  yeux  de  leurs  camarades. 
M.  Briand  connaissait  trop  bien  Tâme  ouvrière 
et  sa  sentimentalité  profonde  pour  commettre  une 
pareille  faute.  Mais,  profitant  de  la  circonstance  qui 
lui  était  offerte,  il  fît  un  exposé  magistral  des  ré- 
formes qu^il  fallait  entreprendre  pour  mettre  fin, 
au  moins  pour  un  long  temps,  à  l'agitation,  trop 
souvent  stérile,  qui  depuis  tant  d'années  soulève 
la  classe  ouvrière,  la  jette  dans  des  aventures  péril- 
leuses et  retarde  par  les  contre-coups  quelle  pro- 
voque inévitablement,  les  améliorations  dont  elle 
réclame  et  poursuit  la  conquête  : 

«  Vous  avez,  dit-il  à  la  Chambre,  créé  la  liberté 
svndicale. 

«  Mais  cette  loi  qui  créait  les  syndicats  ouvriers 
était-elle  complète,  était-elle  suffisante  ?  Lorsque 
des  organisations  puissantes,  comptant  15.000, 
20.000_,  30.000  adhérents  cotisants,  ont  formulé 
leurs  revendications,  obtenu  certains  avantages 
matériels,  lorsqu'elles  ont  ainsi  épuisé  la  totalité 
de  leur  action,  en  tant  qu'elle  pouvait  aboutir  à 
des  résultats  pratiques  immédiats,  comment  vou- 
lez-vous que  leurs  chefs  si  raisonnables,  si  modérés 
et  prudents  qu'ils  soient_,  puissent  les  contenir  dans 

1.  Voir  aux  pièces  jointes,  ii'^  J2. 


LA    PAIX    SOCIALE  109 


rinaction,  alors  que,  détenant  la  force  énorme  de  ces 
associations  depuis  des  années,  ils  se  trouvent  aux 
prises  avec  la  critique  malveillante  et  la  surenchère? 

«  Ils  viennent  à  une  réunion.  On  leur  demande 
à  quoi  sert  Tassociation,  à  quoi  elle  va  s'employer 
demain  ;  ils  n'ont  rien  à  dire,  rien  à  répondre.  Et 
alors  peu  à  peu  la  puissance  de  direction,  qui  était 
en  eux  parce  que  l'on  comptait  sur  eux  pour  attein- 
dre de  nouveaux  résultats,  va  diminuant,  s^effri- 
tant,  et  des  directions  nouvelles  surgissent,  qui  ne 
trouvent  leur  raison  d'être  que  dans  Tappel  à  la 
violence. 

«Il  fallait  donner  aux  organisations  syndicales  des 
possibilités  d'action  efficace,  des  éléments  d'activité. 
Il  faudra  leur  donner  demain,  messieurs,  la  capa- 
cité civile  ;  il  faudra  ouvrir  devant  elles  le  champ 
de  la  gestion  fructueuse  des  affaires  qui  les  rendra 
conscientes  de  leur  responsabilité  et  de  leur  devoir. 

«  Telle  est  Toeuvre  qu'il  vous  appartient  d^entre- 
prendre. 

«  Dans  ces  unions  de  syndicats  soumises  à  des 
directions  fantaisistes  et  arbitraires,  il  faut  établir 
Tordre,  il  faut  introduire  la  «  proportionnelle  ». 
Si  elle  peut  être  contestée  par  beaucoup  au  point 
de  vue  de  Tefficacité  politique,  il  n'est  pas  douteux 
que  ceux  de  nos  collègues  de  l'extrême  gauche  qui 
la  préconisent  dans  le  domaine  politique  se  join- 
dront à  nous  pour  l'appliquer  dans  le  domaine 
économique. 

«  Lorsque  les  unions  auront  été  réglées  de  telle 
manière  qu'à  la  confédération,  par  exemple,  les 
syndicats  soient  représentés  proportionnellement 
au  nombre  de  leurs  adhérents,  lorsque  la  direction 
ne  sera  plus  usurpée  par  la  tyrannie,  lorsqu'elle 
appartiendra  à  ceux  qui  ont  le  droit  de  l'avoir  entre 


110  L^APAISEMENT 


les  mains,  ce  jour-là,  messieurs,  les  mœurs  des 
organisations  syndicales  auront  été  singulièrement 
modifiées  et  sans  doute  aurez-vous  à  vous  féliciter 
de  Faction  légale  poursuivie  méthodiquement,  dans 
ce  régime  de  liberté,  dans  Tordre  et  dans  la  paix, 
par  cette  grande  association  qui,  aujourd'hui,  vous 
inspire  des  inquiétudes.  Voilà  Tavenir  républicain! 
«  Eh  bien,  c'est  ma  conclusion,  conforme  aux  dé- 
clarations que  j'ai  apportées  aux  Chambres  :  pas 
de  répression  aveugle  qui  risquerait  d'être  injuste 
et  inefficace  ;  faire  respecter  la  légalité  par  les  indi- 
vidus ;  dégager  les  responsabilités  collectives  quand 
elles  s'affirment  par  la  violation  des  lois  ;  ne  pas 
instituer  de  procès  théoriques,  purement  juridi- 
ques ;  attendre  les  faits  et  les  événements  ;  combler 
les  lacunes  de  la  loi  de  1884  ^,  ne  porter  atteinte  à 
aucune  des  libertés  acquises,  faire  confiance  aux 
travailleurs,  leur  donner  des  moyens  d'action,  les 
appeler  à  se  libérer,  leur  donner  l'administration 
des  choses  dans  la  mesure  où  ils  peuvent  les  admi- 
nistrer, et  en  les  appelant  à  posséder,  éveiller  en 
eux  le  sens  de  la  responsabilité  et  de  ses  devoirs.  » 

Dans  ce  discours,  qui  contient  tout  un  programme 
d'organisation  et  d'éducation  de  la  masse  ouvrière, 
M.  Briand  avait  énuméré  et  défini  les  conditions 
auxquelles  il  peut  être  possible  de  faire  régner 
dans  ce  pays  d'une  activité  si  merveilleuse,  une 
paix  sociale  de  quelque  durée. 


1.  Il  est  intéressant  de  rappeler  que  la  portée  et  les  consé- 
quences de  cette  loi  no  furent  entrevues  ni  par  son  auteur 
M.  Waldeck-Rousseau,  ni  par  ceux  qui  devaient  en  bénéficier. 

Les  socialistes  la  dénoncèrent  comme  une  «  loi  de  police  ». 
Seul  M,  Bérenjer  fît  entendre  au  Sénat  des  paroles  véritable- 
ment prophétiques. 


LA    PAIX    SOCIALE  111 


Ambitieux  souciqui.chez  lui,  n'était  pas  nouveau 
car,  dès  le  premier  jour  de  sa  vie  politique,  il  eut 
au  plus  haut  degré  le  sentiment  des  réalités.  On 
m'objectera  que  ce  sentiment  s'accorde  assez  mal 
avec  Tesprit  dans  lequel  M.  Briand,  propagandiste 
et  orateur  de  Congrès,  concevait  et  développait  les 
thèses  qui  lui  valurent  ses  premiers  succès.  A  cela 
je  répondrai  que  pour  bien  comprendre  et  juger  un 
homme  politique,  il  ne  faut  pas  isoler  ses  discours 
et  les  séparer  de  son  action  quotidienne. 

Oui,  connaissant  Tâme  populaire  et  sachant  que 
pour  s'en  rendre  maître  et  la  diriger  %  il  faut  entre- 
tenir en  elle  une  ardeur  et  une  foi  véritablement 
mystiques,  M.  Briand  alimentait  ce  feu  sacré  par 
l'évocation  de  la  Cité  future  et  des  luttes  parfois 
sauvages  qu^il  faudrait  livrer  avant  même  de  pou- 
voir en  fonder  les  assises. 

Cependant,  lorsqu^'il  avait  fait  flamboyer  devant 
les  yeux  de  ses  auditeurs  cet  idéal,  effrayant  si 
Ton  veut,  mais  qui  restera  toujours  sans  doute  un 
pur  mirage  vers  lequel  se  lèveront  les  yeux  éperdus 
des  déshérités,  et  que,  descendu  de  Testrade,  il 
était  aux  prises  avec  les  faits,  quelle  conduite  te- 
nait donc  M.  Briand  ? 

Déchaînait-il  les  grèves,  poussait-il  aux  conflits 
sanglants  ?  Tout  au  contraire,  s^en  tenant  aux  réa- 
lisations immédiatement  possibles,  mais  ne  cessant 
pas  de  vanter  les  cruelles  beautés  de  la  guerre  à  ses 
troupes  dont  il  importait  avant  tout  d'exulter  Tor- 
gueil,  il  les  amenait  bien  vite  à  signer  la  paix. 

Comment  s'étonner,  dès  lors,  qu'animé  de   ces 

1.  On  connaît  le  mot  plein  de  mépris   de  Jules  Guesde  à  un 
journaliste,  au  moment  où  ils  pénétraient  dans  une  réunion  po- 
pulaire : 
Vous  allez  voir  comment  on  mène  les  moutons  rouges! 


112  L^APAISEMENT 


sentiments  et  devenu  ministre,  M.  Briand  se  soit 
préoccupé  de  mettre  un  terme  aux  conflits  qui, 
périodiquement,  dressent  Tune  contre  Tautre,  ces 
deux  forces  jumelles  que  sont  le  capital  et  le  tra- 
vail? 

Avant  même  d'avoir  pris  la  direction  des  affai- 
res, loin  de  se  confiner  dans  sa  tâche  de  ministre 
de  Finstruction  publique,  il  avait  publiquement  pro- 
clamé la  nécessité  d'une  organisation  nouvelle  du 
monde  du  travail  et  tracé  au  Neubourg  *■  tout  un 
programme  d'action  sociale.  Il  préconisait  notam- 
ment l'accession  des  syndicats  et  de  tous  les  grou- 
pements ouvriers  «  à  une  part  nécessaire  de  pro- 
priété et  d'administration  »  et  la  création  de  ce  qu'il 
appelait  les  actions  de  travail  qui  seraient  remises 
aux  ouvriers  de  la  grande  industrie  sous  forme  de 
propriété  collective  ^ 

C'était  une  vue  politique  autrement  habile  et 
sage  que  celle  que  d'excellents  esprits,  dont  le  seul 
tort  est  de  s'être  développé  en  dehors  et  loin  du 
peuple  et  de  le  méconnaître  parfois,  ne  craignirent 
pas  de  lui  suggérer  un  peu  plus  tard  en  l'incitant 
à  prendre  des  mesures  dont  l'efficacité  reste  à  dé- 
montrer et  dont  la  brutalité  tardive  eût  permis  aux 
orateurs  des  partis  révolutionnaires  de  crier  à 
l'étranglement  et  d'ameuter  la  classe  ouvrière. 

Ce  qui  constitue  la  supériorité  de  M.  Briand  c'est 

1.  Voir  aux  pièces  jointes,  n"  10. 

2.  M,  Etienne  Antonelli,  chargé  de  conférences  à  la  faculté 
de  droit  de  Paris,  a  publié  sur  cette  question  un  livre  des 
plus  intéressants, dans  lequel  il  fixe  les  cadres  juridiques  d'une 
forme  nouvelle  de  société  industrielle  dans  laquelle  les  ouvriers 
auraient  leur  part  de  gestion  et  de  bénéfices.  Ce  livre  est  pré- 
cédé d'une  préface  de  M.  Aristide  Briand.  (Voir  aux  pièces 
jointes,  n°  11.) 


LA    PAIX    SOCIALE  113 


qu^il  sait  mieux  qu^aucun  des  chefs  de  gouverne- 
ment qui  Tout  précédé  ou  suivi,  comment  on  peut 
manier  cette  force  immense  qu'est  le  prolétariat  et 
dans  quel  sens  il  faut  la  diriger  pour  l'utiliser  en- 
tièrement et  la  faire  participer  au  développement 
de  la  nation. 

A  l'heure  présente,  l'éducation  de  la  classe  ou- 
vrière est  encore  si  rudimentaire,  son  expérience 
des  conditions  essentielles  et  des  lois  fondamenta- 
les qui  régissent  la  vie  des  sociétés  humaines  est  si 
courte,  sa  notion  des  choses  universelles  est  si  va- 
gue, qu^elle  ne  peut  agir  et  manifester  sa  puissance 
que  dans  un  sens  purement  négatif  ^ 

G^est,d^ailleurs,ce  qui  explique  qu^'au  lendemain 
des  révolutions,  dans  la  marche  desquelles  son 
rôle  est  si  important,  la  masse  populaire  soit  immé- 
diatement refoulée  et  comprimée  au  rang  inférieur 
qu'elle  occupait  la  veille,  et,  qu'en  fin  de  compte, 
le  bénéfice  de  la  victoire,  qu'elle  a  pourtant  assu- 
rée, lui  échappe  presque  tout  entier. 

Cependant,  qu^on  le  veuille  ou  non,  cette  force 
existe  au  sein  de  la  société.  Elle  est  indestructible, 
et  bien  fou  serait  Thomme  de  gouvernement  qui  se 
flatterait  de  Tignorer,  même  un  jour.  Dangereuse 
par  ses  caprices  et  l'irréflexion  de  ses  mouvements, 
décevante  par  ses  dispersions  soudaines  et  multi- 
pliées, ses  affaissements  prolongés  suivis  de  révol- 
tes inattendueSjle  problème  se  pose  pour  les  hom- 


1.  La  grève  qui  vient  d'éclater  à  la  Verrerie  ouvrière  d'Albi 
en  fournit  une  nouvelle  preuve.  Si  l'on  en  croit  le  directeur 
M.Spinetta,qui  se  déclare  socialiste  la  Verrerie  ouvrière  d'Albi 
n'est  qu'un  foyer  d^anarchie,  M.  Spinetta  n'a  pas  craint  de  dé- 
noncer publiquement  «  le  laisser  aller  des  ouvriers,  leur  man- 
que de  conscience  prolétarienne  »,  etc.,  etc.,  dans  des  termes 
qu'aucun  chef  d'entreprise  capitaliste  n'aurait  voulu  ni  osé 
employer. 


114  l'apaisement 


mes  d'Etat  d'en  tirer,  pour  la  nation  qui  la  contient 
en  elle,  comme  une  réserve  d^'intelligence  neuve  et 
d'énergie  latente,  un  accroissement  continu  de 
puissance. 

Et  ce  problème,  qui  semble,  en  apparence,  si  dif- 
ficile à  résoudre  est,  au  fond,  d^une  extrême  simpli- 
cité. Ce  n'est  qu'une  affaire  d'éducation  pratique 
s'exerçant  au  contact  et  par  le  maniement  des 
choses. 

Tous  les  discours  et  toutes  les  résolutions  des  Con- 
grès ne  vaudront  jamais  un  jour,  une  heure  même, 
d'expérimicntation  directe.  M.  Briand  Ta  fort  bien 
compris  et  c'est  de  cette  idée  que  s'inspire  son  pro- 
gramme social. 

Lorsque  des  ouvriers  groupés  dans  un  syndicat  ', 
pourront   légalement   accéder  à  la  possession  des 

1.  Je  laisse  intentionnellement  de  côté  la  question  du  syndi- 
calisme des  fonctionnaires,  car  il  tombe  sous  le  sens  que  ces 
derniers  qui  jouissent  d'indiscutables  privilèges,  ne  sauraient 
être  assimilés  à  des  ouvriers  ordinaires, 

M.  Briand,  durant  son  passage  aux  affaires,  avait  déposé  un 
projet  de  loi  réglant  le  statut  des  fonctionnaires.  C'est  une 
question  que  le  Parlement  ne  peut  négliger  de  résoudre  sans 
péril.  Le  pays  s'étonne  et  s'inquiète  de  voir  tour  à  tour  les 
employés  de  l'Etat  —  qui  sont  ses  employés, — et  certaines  caté- 
gories de  fonctionnaires,  qu'il  paie  également  de  ses  deniers, 
recourir  à  la  grève  ou  se  mettre  en  révolte  contre  l'autorité 
gouvernementale. 

Les  fonctionnaires,  s'ils  continuent  à  réclamer,  contre  toute 
justice  et  toute  raison,  le  droit  de  se  syndiquer,  joueront  un 
jeu  dangereux  dont  ils  seront  un  jour  victimes. En  effet,lorsque 
les  faits  auront  démontré  que  jouissant  à  la  fois  des  privilèges 
affectés  à  l'exercice  de  leur  fonction,  du  droit  syndical  et  du 
bulletin  de  vote,  les  fonctionnaires  forment  ainsi  dans  l'Etat  un 
corps  assez  puissant  pour  mettre  en  péril  la  sécurité  du  pays, 
l'esprit  de  conservation  l'emportera  bientôt  dans  les  masses  sur 
toutes  les  considérations  égalitaires.Le  fonctionnaire  sera  con- 
sidéré comme  un  serviteur  de  la  nation,  de  toute  la  nation,  et 
pour  les  mêmes  raisons  qui  font  que  l'officier,  qui  est,  lui  aussi, 
au  service  de  la  nation  n'a  pas  le  droit  d'intervenir  clans  les 
luttes  politiques,  on  lui  retirera,  durant  tout  le  temps  qu'il 
exercera  sa  fonction,  sa  qualité  d'électeur. 


LA   PAIX    SOCIALE  115 


choses,  lorsqu'ils  auront  vu  prospérer,  s'étioler  ou 
périr  entre  leur  mains,  suivant  que  leur  gestion  sera 
prévoyante  ou  irréfléchie  et  maladroite,  et  qulls 
auront  de  la  sorte  appris  à  se  diriger  eux-mêmes  et 
à  gouverner  autour  d^eux,  c'est  d'un  autre  regard 
qu'ils  envisageront  les  problèmes  économiques  aux- 
quels leur  vie  est  liée, et  sans  doute, alors, s'accommo- 
deront-ils moins  aisément  des  solutions  simplistes 
qui,  trop  souvent,  les  séduisent  encore  aujourd'hui. 

Cette  expérience  acquise,  ils  comprendront  bien 
vite  qu'ils  ne  peuvent  être  que  les  victimes  de  la 
guerre  sociale  à  laquelle  ils  sont  poussés  par  des 
théoriciens  dont  le  moindre  défaut  est  de  ne  pas 
considérer  la  société  sous  l'aspect  d'un  monde  vi- 
vant, divers  et  plein  de  contrastes,  en  raison  même 
de  la  variété  des  êtres,  lesquels  doivent  cependant, 
pour  continuer  de  vivre,  se  plier  à  des  lois  com- 
munes, mais  d'envisager  cette  société  comme  une 
équation  mal  faite  dont  il  suffît  de  changer  les  ter- 
mes d'un  trait  de  plume  pour  en  rétablir  l'exacti- 
tude, et  de  croire  aussi  trop  naïvement  à  l'absolu  de 
leurs  formules. 

Il  est  trop  évident,  en  effet,  que  les  intérêts  pri- 
vés de  chacun  des  ouvriers  compris  dans  un  syn- 
dicat sont  enfermés  dans  les  intérêts  collectifs  de 
ce  syndicat,  lesquels,  à  leur  tour,  sont  solidaires 
des  grands  intérêts  nationaux  du  pays  qui  assure  à 
ces  ouvriers  la  liberté  du  travail  et  qui  donne  à  ce 
syndicat  le  pouvoir  légal  de  s'organiser  et  de  pos- 
séder. 

Que  l'on  rende  possible  cet  état  des  chose,  que 
les  idées  dont  il  découle  se  précisent  et  s'ancrent 
dans  un  nombre  chaque  jour  plus  grand  de  cer- 
veaux, et  l'esprit  révolutionnaire  de  la  masse  ira 
s 'affaiblissant. 


116  l'apaisement 


C'est  que  le  peuple,  qui  est  composé  de  paysans 
encore  plus  que  d^ouvriers,  a  l'instinct  —  quelque- 
fois assoupi  —  de  la  conservation  sociale,  et  que 
pour  réveiller  en  lui,  il  suffît  de  le  mettre  à  même 
de  se  constituer  une  propriété,  si  petite  soit-elle. 
Ceux  des  agitateurs  de  la  Confédération  générale 
du  Travail  qui  obéissent  à  des  inspirations  pure- 
ment anarchistes  et  qui  n'ont  d'autre  but  que  d^en- 
tretenir  et  de  surexciter  dans  les  masses  Tesprit 
de  révolte,  le  savent  bien,  et  c^est,  d'ailleurs,  toute 
Texplication  de  la  campagne  acharnée  qulls  ont 
menée  et  mènent  encore  ^  contre  la  loi  des  retraites 
ouvrières  et  paysannes  dont  le  jeu  régulier  ne  peut 
que  faire  naître  chez  les  ouvriers,  Tesprit  de  pré- 
voyance dont  ils  sont  trop  souvent  dépourvus,  et 


1.  Voici  d'ailleurs  le  texte  de  la  résolution  votée  —  par  935  voix 
contre  83  et  114  abstentions  —  au  Congrès  du  Havre  organisé 
par  la  G.  G.  T.,  le  19  septembre  1912,  sur  la  proposition  de 
M.  Jouhaux : 

Le  Gomité  confédéral,  après  avoir  examiné  les  modifications 
apportées  à  la  loi  du  5  avril  1910  par  la  loi  de  finances  du  27  fé- 
vrier 1912,  dit  qu'il  ne  saurait  se  déclarer  satisfait  des  change- 
ments introduits  par  la  loi  :  1°  parce  que  les  versements,  les 
cartes  et  le  principe  de  la  capitalisation  étant  maintenus,  il  con- 
sidère qu'aucune  amélioration  fondamentale  n'a  été  appor- 
tée à  la  loi  qui,  ainsi  reste  basée  sur  la  plus  dangereuse  spécu- 
lation capitaliste  ;  2°  parce  que  le  taux  de  la  retraite,  déjà 
dérisoire,  se  trouve  encore  diminué  dans  les  proportions  sui- 
vantes :  la  loi  du  5  avril  1910  accordait  au  retraité  un  maximum 
de  373  fr.  87,  tandis  que  les  modifications  fixent  ce  maximum 
pour  ces  mêmes  retraités  à  297  fr.  44,  soit  une  diminution  du 
taux  de  la  retraite  de  96  fr.  43;  3°  parce  que  le  versement  de 
l'Etat  constitue  un  effort  dérisoire,  que  chaque  année  un  mil- 
liard et  demi  est  gaspillé  pour  des  œuvres  de  destruction  et 
de  carnage. 

Pour  ces  raisons  essentielles,  le  comité  confédéral  répète  que 
son  opposition  reste  entière  tant  que  des  modifications  plus 
profondes,  en  conformité  des  résolutions  des  Gongrès  confédé- 
raux, n'auront  pas  été  apportées. 

Il  décide  de  continuer  son  agitation  en  redonnant  à  la  cam- 
pagne une  vigueur  nouvelle. 


LA   PAIX    SOCIALE  117 

sans  lequel  il  ne  peut  y  avoir  pour  eux,  même 
dans  une  société  qui,  par  son  esprit  de  justice  et 
son  humanité,  toucherait  à  la  perfection,  ni  sécu- 
rité vraie,  ni  bonheur  assuré. 

J'espère  Tavoir  clairement  montré,  au  point  de 
vue  religieux  comme  au  point  de  vue  social,  c'est 
par  Tusage  hardi  de  la  liberté  étendue  à  tous  les 
problèmes  et  non  par  la  contrainte  aveugle  et  bru- 
tale que  M.  Briand  a  voulu  faire  renaître  et  régner 
parmi  nous  la  paix  intérieure  et  qu^il  a  tenté  de 
mettre  en  action  la  parole  prononcée  par  lui  au 
Neubourg  : 

«  Le  beau  pays  de  Tavenir  sera  celui  qui  sera  le 
plus  humain,  celui  qui  aura  abordé  de  sang-froid 
les  problèmes  et  les  aura  résolus  dans  un  esprit 
de  liberté  et  de  justice  sociale.   » 

On  le  comprend  de  reste,  la  réalisation  de  cet 
idéal  ne  saurait  être  Toeuvre  d'un  seul  jour,  ni  d'un 
seul  homme,  ni  même  d'un  seul  gouvernement.  Il 
suffît  qu'arrivé  au  pouvoir  M.  Briand  ait  montré 
avec  autant  de  netteté  que  d'éloquence,  de  quel 
prix  acceptable  il  fallait  payer  la  paix  sociale  à  la- 
quelle aspirent  l'immense  majorité  des  Français  pour 
que  désormais,  les  idées  qu'il  a  semées  germent  et 
vivent  et  que,  dominés  par  elles,  les  gouvernements 
qui  se  succéderont  s'efforcent  de  les  réaliser. 

Jamais  heure  ne  fut  mieux  choisie  pour  une  telle 
tâche  et  jamais  pays  n'y  fut  mieux  préparé  que  le 
nôtre. 

C'est  qu'en  effet,  si,  d'une  part,  à  côté  des  sacri- 
fices que  nous  imposent  le  maintien  de  notre  pres- 
tige et  la  protection  de  nos  intérêts  dans  le  monde 


118  l'apaisement 


nous  voyons  grandir  annuellement  le  poids  des 
charges  sociales  que  l'esprit  de  justice  et  d'huma- 
nité dont  sont  animées  les  sociétés  modernes,  nous 
commande  d'accepter,  nous  pouvons  constater,  de 
l'autre,  que  notre  fortune  à  laquelle  les  autres  na- 
tions ont  siuccessivement  recours,  s'accroît  sans 
cesse  et  qu^un  nombre  considérable  de  forces  et  de 
richesses  naturelles  encore  inemployées  s'offrent  à 
notre  activité.  Que  pèseront  donc  les  accroissements 
de  charges  qui  pourront  alourdir  demain  les  frais 
généraux  —  déjà  considérables  il  est  vrai  —  dont 
notre  commerce  et  notre  industrie  sont  grevés  si 
nous  les  dotons  de  l'immense  outillage  économique 
(canaux,  ports,  forces  électriques,  etc.)  qu'ils  récla- 
ment et  qui  peuvent, en  quelques  années,  décupler 
le  rendement  de  notre  agriculture  i  et  de  notre 
industrie  ? 

Cette  grande  et  magnifique  force  qu'est  le  capi- 
talisme, dont  le  rôle,  trop  souvent  décrié,  peut  être 
si  noble  et  qui  répandra  sur  le  monde,  à  mesure 
qu'il  s'élargira  dans  un  effort  plus  souple  et  plus 
harmonieux,  des  ères  de  paix  de  plus  en  plus  larges, 
et  des  moissons  d'aisance  et  de  bonheur  de  plus  en 
plus  riches,  n'est  pas  encore  parvenue  à  l'apogée  de  sa 
puissance,  et  chaque  nouveau  jour  qui  se  lève  lui 
ouvre,  sur  un  point  du  monde,  un  nouveau  champ 
d'exploration  et  d'action. 

Ce  qu'il  faut,  c'est  que  le  capitahsme  tienne  un  large 


1.  Il  suffirait  par  exemple,  d'un  système  d^irrigation  analogue 
à  celui  que  les  Américains  ont  introduit  dans  certaines  régions 
désertiques  aujourd'hui  merveilleusement  fertiles,  pour  trans- 
former la  vallée  du  Rhône  et  mettre  aux  portes  de  Lyon  et  de 
Marseille  d'immenses  cultures  de  fruits  et  de  primeurs  que  se 
disputeraient  nos  voisins. 


LA    PAIX    SOCIALE  119 


compte  de  révolution  qui  s^accomplit  dans  les  socié- 
tés, qu^il  ne  s^'enferme  pas  dans  un  égoïsme  aveugle 
et  injuste  et  qu^il  comprenne,  qu^arrivé  à  un  degré 
inouï  de  concentration,  il  doit  en  user  autrement 
que  par  le  passé  pour  assurer  sa  défense  et  son  déve- 
loppement et  se  créer  à  lui-même  des  soupapes  de 
sûreté. 

Lorsque  deux  races,  également  énergiques  et 
ambitieuses,  sont  aux  prises,  que  peut-il  se  passer? 
Ou  bien  Tune  cherche  à  détruire  Tautre  et  elle 
emploie  à  cette  besogne  meurtrière  la  meilleure 
partie  de  son  propre  sang,  de  sorte  qu^'il  peut  arri- 
ver que  tout  en  restant  victorieuse  à  la  fin,  elle  soit 
en  même  temps  à  jamais  épuisée  ! 

Ou  bien  la  race  la  plus  active  et  la  plus  intelli- 
gente cherche  à  absorber  Fautre  pacifiquement,  et, 
ainsi,  elle  se  fortifie  de  toutes  les  qualités  et  de 
toutes  les  vertus  des  milliers  d^êtres  qu^elle  s^ag- 
glomère  et  qui,  bientôt,  grâce  aux  unions  et  aux 
croisements  multiples  qu^elle  favorise^  ne  forment 
plus  avec  ses  propres  enfants  qu^un  seul  et  même 
peuple,  uni  et  vigoureux. 

Pour  ne  pas  rencontrer  de  trop  rudes  obstacles 
et  prolonger  la  durée  de  sa  puissance,  autour  de 
laquelle  gravite  actuellement  Tunivers  économique, 
le  capitalisme  doit  s^'unir  au  monde  du  travail,  l'ap- 
peler à  collaborer  à  Fénorme  part  d^organisation  et 
de  gestion  qu^entraîne  la  mise  en  œuvre  de  toute 
grande  entreprise,  et  Fassocier  collectivement  aux 
bénéfices  qu'il  réalise  avec  son  concours. 

S'il  accomplit  cette  évolution  nécessaire, que  pour- 
ront opposer  à  sa  force  régénérée  les  prophètes  an- 
nonciateurs de  la  Cité  future  et  la  masse  confuse  des 
révolutionnaires?  Rien  de  bien  menaçant  pour  la 


120  l'apaisement 


paix  sociale  enfin  établie,  car  leurs  divisions  déjà 
profondes,  ne  feront  que  s^accentuer  de  plus  en 
plus  violemment. 

G^est,  qu^en  effet,  aux  rivalités  et  aux  haines  de 
personnes,  communes  à  tous  les  partis,  s^ajoute, 
chez  eux,  un  désaccord  plus  grave  et  plus  péril- 
leux que  celui  qui  naîtrait  des  pires  discordes: 
l'antinomie  totale  de  leurs  conceptions  maîtresses. 

Contre  les  socialistes  qui  veulent  faire  de  TEtat 
le  centre  autour  duquel  gravitera  la  Société  future, 
les  syndicalistes  se  dressent  qui  veulent  au  con- 
traire affaiblir  et  saper  TEtat  jusqu^au  jour  où  sa 
destruction  totale  sera   consommée  ^ 

1.  Voici  en  quels  termes,  dans  une  lettre  ouverte,  adressée 
à  M.  Jaurès,  les  principaux  membres  de  la  Confédération  géné- 
rale du  Travail,  MM.  Jouhaux,  Griffuelhes,  Voirin,  Savoie  et 
Bled,  affirmaient  encore  récemment  (!«'  septembre  1912)  que 
tout  rapprochement  est  impossible  entre  les  syndicalistes  et  le 
parti  socialiste  : 

«  Un  parti  comme  le  vôtre  n'a  sa  raison  d'être  que  s'il  gra- 
vite autour  de  l'Etat.  Un  mouvement  comme  le  nôtre  ne  se  jus- 
tifie que  s'il  agit  du  sein  même  du  prolétariat  dressé  contre 
l'Etat.  Votre  objectif  est  de  fortifier  aux  yeux  de  la  classeouvrière 
l'autorité  morale  de  l'Etat,  afin  d'augmenter  sa  capacité  révo- 
lutionnaire ;  le  nôtre  est  de  grandir  la  classe  ouvrière,  d'affai- 
blir l'Etat,  la  puissance  de  l'un  refoulant  la  puissance  de  l'au- 
tre. Croyez-vous  que  sur  de  tels  chemins  nous  puissions  marcher 
côte  à  côte,  ou  plus  exactement  derrière  vous?  » 

Quelques  jours  plus  tard  (18  septembre  1912),  au  Congrès  du 
Havre,  organisé  par  la  Confédération  générale  du  Travail,  son 
secrétaire  général,  M.  Jouhaux, faisait  adopter  par  1.057  mandats 
contre  35  et  11  abstentions,  l'ordre  du  jour  suivant  : 

Le  Congrès,  à  la  veille  de  reprendre,  pour  l'intensifier,  l'agi- 
tation confédérale  en  vue  de  réduire  la  durée  du  temps  du  tra- 
vail, tient  à  nouveau  à  rappeler  les  caractères  de  l'action  syn- 
dicale, de  même  qu'à  fixer  la  position  du  syndicalisme  ; 

Le  syndicalisme,  mouvement  offensif  de  la  classe  ouvrière, 
par  la  voix  de  ses  représentants,  réunis  en  Congrès,  et  seuls 
autorisés,  s'affirme  encore  une  fois  décidé  à  conserver  son  au- 
tonomie et  son  indépendance,  qui  ont  fait  sa  force  dans  le 
passé  et  qui  sont  le  gage  de  son  progrès  et  de  son  développe- 
ment ; 

Le  Congrès  déclare  que,  comme  hier,  il  est  résolu  à  s'écarter 


LA    PAIX    SOCIALE  121 

Sans  doute,  il  serait  puéril  de  croire  qu'il  suffi- 
rait de  mettre  en  œuvre  le  programme  social  tracé 
par  M.  Briandpour  qu'aussitôt,  dans  tous  les  rangs 
de  la  classe  ouvrière,  chacun  fasse  litière  de  son 
orgueil  ou  de  ses  haines  et  adopte  ces  vues,  et  pour 
que  le  prolétariat  réponde  par   une  adhésion  una- 

des  problèmes  étrangers  à  son  action  prolétarienne,  suscepti- 
bles d'affaiblir  son  unité  si  chèrement  conquise  et  d'amoindrir 
la  puissance  de  l'idéal  poursuivi  par  le  prolétariat  groupé  dans 
les  syndicats,  les  Bourses  du  travail,  les  fédérations  corporati- 
ves, et  dont  la  G.  G.  T.  est  le  représentant  naturel  ; 

De  plus,  le  Congrès,  évoquant  les  batailles  affrontées  et  les 
combats  soutenus,  y  puise  la  sûreté  de  son  action,  la  confiance 
en  Tavenir,  en  même  temps  qu'il  y  trouve  la  raison  d'être  de 
son  organisation  toujours  améliorable  ; 

C'est  pourquoi^  dans  les  circonstances  présentes,  il  confirme 
la  constitution  morale  de  la  classe  ouvrière  organisée,  conte- 
nue dans  la  déclaration  confédérale  d'Amiens  (Congrès  de  1906), 
qui  est  ainsi  conçue  : 

«  Le  Congrès  confédéral  d'Amiens  confirme  l'article  2  cons- 
titutif de  la  C.  G.  T.,  disant  : 

«  La  C.  G.  T.  groupe,  en  dehors  de  toute  école  politique,  tous 
«  les  travailleurs  conscients  de  la  lutte  à  mener  pour  la  dispa- 
«  rition  du  salariat  et  du  patronat.  » 

«  Le  Congrès  considère  que  cette  déclaration  est  une  recon- 
naissance de  la  lutte  de  classe  qu'opposent  sur  le  terrain  éco- 
nomique les  travailleurs  en  révolte  contre  toutes  les  formes 
d'exploitation  et  d'oppression,  tant  matérielles  que  morales, 
mises  en  œuvre  par  la  classe  capitaliste  contre  la  classe  ouvrière  ; 

«  Le  Congrès  précise,  par  les  points  suivants,  cette  affirma- 
tion théorique  : 

«  Dans  l'œuvre  revendicatrice  quotidienne,  le  syndicalisme 
poursuit  la  coordination  des  efforts  ouvriers,  l'accroissement 
du  mieux-être  des  travailleurs  par  la  réalisation  d'améliorations 
immédiates,  telles  que  la  diminution  des  heures  du  travail, 
l'augmentation  des  salaires,  etc.  ; 

«  Mais  cette  besogne  n'est  qu'un  côté  de  l'œuvre  du  syndi- 
calisme ;  il  prépare  l'émancipation  intégrale  qui  ne  peut  se 
réaliser  que  par  l'expropriation  capitaliste;  il  préconise  comme 
moyen  d'action  la  grève  générale  et  il  considère  que  le  syndi- 
cat, aujourd'hui  groupement  de  résistance,  sera,  dans  l'avenir, 
le  groupe  de  production  et  do  répartition,  base  de  la  réorga- 
nisation sociale  ; 

«  Le  Congrès  déclare  que  cette  besogne  quotidienne  et  d'ave- 
nir découle  de  la  situation  des  salariés  qui  pèse  sur  la  classe 
ouvrière  et  qui  fait  à  tous  les   travailleurs,  quelles  que   soient 


122  L^APAISEMENT 


nime  aux  efforts  d'organisation  tentés  en  sa  faveur. 
Ce  n'est  pas  en  un  jour  et  par  Faction  d'un  seul 
homme,  eût-il  ce  bonheur  d'être,  à  chaque  pas, 
servi  par  les  circonstances,  que  peut  s'accomplir 
l'éducation  d^une  classe  aussi  vaste  et  aussi  variée 
dans  les  éléments  qui  la  composent. 

leurs  opinions  ou  leurs  tendances  politiques  ou  philosophiques, 
un  devoir  d'appartenir  au  groupement  essentiel  qu'est  le  s^^n- 
dicat  ; 

«  Gomme  conséquence,  en  ce  qui  concerne  les  individus,  le 
Congrès  affirme  l'entière  liberté  pour  le  syndiqué  de  participer 
en  dehors  du  groupement  corporatif  à  telles  formes  de  lutte 
correspondant  à  sa  conception  philosophique  ou  politique,  se 
bornant  à  lui  demander,  en  réciprocité,  de  ne  pas  introduire 
dans  le  syndicat  les  opinions  qu'il  professe  au  dehors  ; 

«  En  ce  qui  concerne  les  organisations,  le  Congrès  déclare 
qu'afin  que  le  syndicalisme  atteigne  son  maximum  d'effet,  l'ac- 
tion économique  doit  s'exercer  directement  contre  le  patronat, 
les  organisations  confédérées  n'ayant  pas,  en  tant  que  groupe- 
ments syndicaux,  à  se  préoccuper  des  partis  et  des  sectes  qui,  en 
dehors  et  à  côté,  peuvent  poursuivre  en  toute  liberté  la  trans- 
fcrmation  sociale.  » 

ilnfin,  M.  Merrheim,  secrétaire  de  la  Fédération  du  textile, 
ayant  relevé  les  critiques  formulées  à  la  tribune  de  la  Chambre 
contre  la  tactique  révolutionnaire  de  la  C.  G.  T.,  par  MM.  Ghes- 
quière  et  Compôre-Morel,  députés  socialistes  unifiés,  voici  en 
quels  termes  M.  Ghesquière  a  répondu  au  discours  de  M.  Mer- 
rheim : 

Paris,  19  septembre. 

«  Cher  compagnon  Merrheim, 

«  J'ai  lu,  avec  tout  l'intérêt  que  comporte  un  discours  de  toi, 
celui  que  tu  as  prononcé  hier  dans  un  Congrès  où,  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  quelques  années,  il  a  été  possible  enfin  à  cer- 
tains camarades  considérés  naguère  comme  des  jaunes  et  des 
vendus  de  pouvoir  s'expliquer  librement. 

«  Je  te  connais  bien,  je  te  sais  plein  de  fiel  et  de  rage,  et 
j'étais  convaincu  d'avance  que  malgré  la  précaution  que  tu  avais 
prise  de  n'avoir  d'animosité  personnelle  contre  qui  que  ce  soit, 
de  ne  vouloir,  par  conséquent,  faire  de  questions  personnelles, 
tu  n'aurais  pu  t'empêcher  de  mordre  quelqu'un  C'est  dans  la 
naturel 

«  Naturellement,  les  hommes  sur  lesquels  tu  as  bavé  n'étaient 
pas  présents  ;  c'est  que  tu  sais  bien  que  les  absents  ont  tou- 
jours tort.   Gela  ne  fait  rien,  je  te  revaudrai  cela. 

«  Ainsi,  tu  n'as  rien  trouvé  de  mieux  à   dire,  tu    n'as  rien 


LA   PAIX    SOCIALE  123 


Il  est  trop  évident  que,  de  quelque  nom  qu'on  les 
nomme  (Etatisme,  Communisme,  Collectivisme),  les 
utopies  économico-politiques  exerceront  toujours 
une  irrésistible  attraction  sur  les  cerveaux  incultes 
et  naïfs,  et  que  la  révolte  apparaîtra  toujours  à  un 
certain  nombre  de  déshérités  et  d'illuminés  comme 
le  sûr  moyen  de  guérir  tous  les  maux  et  de  réparer 
toutes  les  injustices. 

Mais  rimmense  majorité  des  travailleurs  est  heu- 
reusement douée  de  plus  de  bon  sens.  Lorsque  au 
salariat,  qui  lui  apparaît  à  juste  titre  comme  une 
forme  de  l'esclavage  économique,  on  aura  substitué 
l'association  du  capital  et  du  travail,  une  clarté 
nouvelle  se  fera  dans  Fesprit  de  la  classe  ouvrière. 
Instruite  par  l'expérience,  elle  ne  doutera  plus  dé- 
sormais que,  surtout  au  sein  d'une  démocratie,  tous 
les  progrès  ne  puissent  être  successivement  réali- 
sés dans  le  respect  des  lois  et  de  la  liberté. 


trouvé  autre  chose,  d'autre  mobile  que  celui  d'une  misérable 
préoccupation  électorale  dans  la  condamnation  que  nous  avons 
portée,  Gompère-Morel  et  moi,  sur  les  méthodes  de  violence, 
de  sabotage,  de  grève  à  jet  continu,  de  gymnastique  révolu- 
tionnaire. 

«  Mais  pauvre  maître  Aliboron,  tu  te  montres  aussi  mauvais 
psychologue  que  syndicaliste  à  œillères  de  cheval.  La  thèse 
que  j'ai  critiquée,  c'est  celle  que  condamne  l'expérience  ;  elle 
n'est  que  la  tactique  des  anémiques,  des  syndicats  tubercu- 
leux, et  toute  Ulnternationale  ouvrière  et  socialiste  la  repousse 
avec  dédain. 

«  ïa  montre  retarde  d'un  siècle,  quand  tu  prétends  être  à 
l'avance  sur  les  autres  pays  avec  ta  méthode  de  syndicalisme 
chambardôur  ;  il  y  a  en  effet  près  d'un  siècle  qu'elle  fut  em- 
ployée par  les  syndicats  anglais  :  elle  a  fait  un  fiasco  lamenta- 
ble, et  à  présent  les  fortes  trades-unions  n'en  veulent  plus. 

«  Quant  à  être  révolutionnaire,  ça  se  prouve  sur  le  champ 
de  bataille,  et  si  un  jour  il  faut  y  aller  carrément,  ce  n'est 
pas  encore  un  croquant  comme  toi  qui  seras  obligé  de  venir  me 
chercher. 

«  H.  Ghesquièrs.  » 


124  l'apaisement 


Sans  la  liberté,  tout  se  flétrit  et  meurt,  dans 
l'ordre  naturel  aussi  bien  que  dans  l'ordre  social. 
Ceux  qui  la  menacent,  soit  qu'ils  prétendent  vou- 
loir sauver  la  société,  soit  qu'ils  se  flattent  de  la 
purifier  en  la  transformant,  vouent  leur  pays  aux 
servitudes  les  plus  humiliantes,  et  aux  catastrophes 
les  plus  sombres. 

C'est  pour  avoir  compris  ces  choses  et  s'être 
efforcé  de  nous  conquérir,  avec  la  liberté  pour  arme, 
la  paix  religieuse  et  la  paix  sociale,  que  M.  Briand 
comptera  parmi  les  quelques  hommes  d'Etat  de  la 
Troisième  République  dont  les  historiens  de  Tavenir 
pourront  dire  que  leurs  services  furent  véritable- 
ment français. 


PIÈCES    JOINTES 


I 


i 


PIÈCES   JOINTES   N-    i 


LES    ÏNVEiNTAIRES 


Interpellations  de   WW.  Pichon, 
lenry  Cochin,  Guieysse   et  l'abbé  Lemire. 


Discours  de  iVI^.  Paul  Lerolle,  F.  Dubief, 
ministre  de  l'Intérieur,  et  Aristide  Briand, 
rapporteur. 

CHAMBRE    DES    DÉPUTÉS 
Séance  du  7  mars  1906 


M.  le  président.  —  J'ai  reçu  trois  demandes  d'in- 
terpellation : 

La  première  de  MM.  Plichon  et  Henry  Cochin  sur 
la  catastrophe  de  Bœschêpe; 

La  deuxième  de  M.  Guieysse  sur  la  conduite  que  le 
Gouvernement  doit  tenir  pour  vaincre  la  résistance  à 
l'application  de  la  loi  ; 

La  troisième  de  M.  l'abbé  Lemire,  sur  le  meurtre 
commise  Boeschêpe(Nord), à  l'occasion  des  inventaires. 


128  l'apaisement 


Quel  jour  le  Gouvernement  propose-t-il  pour  la  dis- 
cussion de  ces  interpellations?... 

M.  Fernand  DubÎQÎ,  ministre  de  V Intérieur.  —  Le 
Gouvernement  est  à  la  disposition  de  la  Chambre. 

M.  Plicbon.  —  Je  demande  la  discussion  immé- 
diate . 

M.  le  président.  —  Il  n'y  a  pas  d'opposition?... 

La  discussion  immédiate  est  ordonnée. 

La  parole  est  à  M.  Plichon. 

M.  Plichon.  —  Messieurs,  il  s'est  passé  hier  dans 
l'arrondissement  d'Hazebrouck,  à  Bœschêpe,  un  drame 
profondément  douloureux  au  sujet  duquel  je  viens 
demander  des  explications  au  Gouvernement, 

Je  serai  très  sobre  et  n'entourerai  ma  question  d'au- 
cun commentaire. 

Je  me  contente,  pour  exposer  les  faits,  de  donner 
lecture  à  la  Chambre  d'une  enquête  rapide  dont  j'ai 
reçu  le  résultat  ce  matin  et  qui  a  été  faite  sur  place  hier 
par  un  homme  dont  l'autorité  est  hors  de  toute  contes- 
tation, de  même  que  sa  bonne  foi,  qui  n'a  jamais  pu 
être  mise  en  doute  par  personne.  Voilà  ce  qu'il  m'écrit  : 

«  Les  g'endarmes  deBailleul,  arrivés  tôt  à  Bœschêpe, 
ont  empêché  de  faire  fermer  la  porte  de  l'église.  M.  le 
curé  s'est  contenté  de  lier  la  porte  avec  des  cordes  ; 
aucune  barricade  n'était  faite.  M.  le  percepteur  de 
Eecke,  M.  Coillet,  accompagné  du  commissaire  de 
police,  de  six  gendarmes,  vingt  dragons  et  trente  hom- 
mes d'infanterie,  était  présent. 

«  M.  le  curé  a  protesté  contre  l'illégalité  commise 
et  a  demandé  l'arrêté  préfectoral  ;  on  a  passé  outre. 
L'inventaire  de  Téglise  a  été  fait  rapidement.  Percep- 
teur, commissaire  et  gendarmes  sont  ensuite  entrés 
dans  la  sacristie  de  droite  et  se  sont  mis  à  inventorier. 

«  M.  le  curé  était  à  l'église  avec  les  enfants  de 
Marie  et  quelques  hommes  qui  chantaient  des  canti- 
ques. A  l'extérieur,  les  habitants  s'étaient  massés  aux 
portes  de  l'église.  A  un  moment  donné,  ces  habitants 
ont  pénétré  dans  le  cimetière,  ont  enlevé  une  croix 
abattue  et  ont  forcé  la  porte  de  la  sacristie  à  gauche. 


PIÈCES    JOINTES  129 


Ils  entrent  dans  l'ég-lise  en  criant  :  «  A  bas  les  voleurs  !  » 
M.  le  curé,  d'après  le  récit  même  du  commissaire  de 
police  à  M.  le  maire,  a  cherché  à  calmer  les  parois- 
siens ;  il  n'a  pas  réussi.  Aux  cris  de  ces  manifestants, 
le  commissaire,  l'opérateur  et  les  g-endarmes  sont  sor- 
tis de  la  sacristie  de  droite  —  ces  derniers,  appelés  par 
le  commissaire  —  puis,  commissaire  et  g'endarmes  ont 
battu  en  retraite,  en  tirant  quatre  ou  cinq  coups  de 
revolver.  M.  le  curé,  en  cherchant  toujours  à  calmer 
la  foule,  a  reçu  un  coup  de  chaise  des  manifestants. 
L'une  des  balles  de  revolver  a  frappé  au  cœur  le 
nommé  Géry  Ghyssel  de  Bœschêpe,  tombé  mort  sur  le 
coup.  Des  témoins  disent  qu'arrivés  sous  le  porche  on 
tirait  encore. 

«  Les  manifestants  qui  étaient  à  l'extérieur  igno- 
raient ce  qui  c'était  passé  à  l'intérieur;  grâce  à  cela,  la 
force  armée  a  pu  échapper,  et  a  pris  au  galop  le  che- 
min de  Bailleul.  La  plus  grande  indignation  règne  dans 
le  pays.  » 

Il  ajoute  : 

«  Une  balle  de  revolver  a  été  trouvée  dans  l'église, 
on  en  voit  une  autre  logée  dans  la  boiserie.  » 

Messieurs,  je  résume  les  termes  de  cette  courte 
enquête.  Il  en  résulte  d'abord  que  l'opération  de  l'in- 
ventaire par  la  force  a  eu  lieu  sans  arrêté  préfectoral, 
ou  du  moins  sans  que  cet  arrêté  ait  été  produit  confor- 
mément à  la  loi  et  au  règlement  d'administration 
publique. 

Ensuite,  que  là,  comme  partout  dans  mon  pays,  le 
clergé  a  prêché  le  calme  ;  il  a  fait  tous  les  efforts  dont 
il  était  capable  pour  empêcher  les  violences... 

M.  Bouiiey-Allex.  —  Il  n'a  plus  guère  alors  d'au- 
torité sur  ses  ouailles.  Cependant,  c'est  souvent  lui  qui 
les  pousse  I 

M.  Plichon.  —  ...enfin  que  la  population  de  ces 
régions  qui  est  calme,  qui  est  laborieuse,  qui  ne  songe 
qu'à  travailler  pour  gagner  son  pain  et  qui  jamais,  à 
aucune   époque  de  son  histoire,  n^a  fait  parler  d'elle 


130  l'apaisement 


—  heureuse  population  qui  n'a  pas  d'histoire  !  —  chez 
laquelle  aucune  contrainte,  aucune  difficulté  ne  se  ren- 
contre pour  la  perception  de  l'impôt;  calme,  au  point 
que  dans  les  réunions  électorales  on  ne  récolte  ni  mar- 
que d'approbation,  ni  marque  d'improbation  ;  tout  à 
coup,  cette  population  se  trouve  exaspérée  et  ne  veut 
plus  écouter  aucun  conseil.  C'est  la  seule  conséquence 
que  je  veuille  tirer. 

Ces  braves  gens,  dont  les  pères,  aux  heures  agitées 
de  notre  histoire,  depuis  plus  de  cent  ans,  ont  montré 
qu'ils  étaient  de  bons  Français  ;  qui  sur  tous  nos 
champs  de  bataille  ont  vaillamment  défendu  leur  pays, 
se  sont  exaspérés  parce  que,  n'étant  pas  des  fins,  des 
intellectuels  ou  des  juristes,  ils  n'ont  rien  compris  aux 
opérations  que  l'on  venait  faire. 

On  leur  a  dit:  «  L'inventaire  est  une  mesure  conser- 
vatoire, »  Ils  ne  comprennent  pas  ces  choses.  {Excla- 
mations à  gauche.) 

M.  de  Gailhard-Bancel.  —  Ils  ont  bien  raison. 

M.  Plichon.  —  Ils  se  rendent  compte  que  l'on 
vient  prendre  note  des  objets  qui  garnissent  leurs  égli- 
ses et  qui  y  ont  été  donnés  par  eux  ou  par  leurs  pères; 
c'est  là  ce  qui  a  provoqué  cette  manifestation  spontanée 
et  unanime  à  laquelle  personne  ne  pouvait  s'attendre. 
(Applaudissements  à  droite.) 

Une  autre  observation:  c'est  la  nervosité,  pour  ne 
pas  dire  plus,  des  agents  d'exécution.  Nul  plus  que 
moi  n'a  de  respect  pour  les  agents  de  l'autorité  publi- 
que, mais  je  regrette  profondément  que  ceux  qui  leur 
donnent  des  ordres  et  qui  sont  chargés  de  les  guider, 
oublient  parfois  que  le  sang-froid  peut  manquer  à  des 
hommes,  jeunes  pour  la  plupart,  énervés  par  des  expé- 
ditions qui  se  poursuivent  depuis  des  semaines  et  qui 
portent  à  leur  côté  un  revolver  toujours  chargé.  On  les 
voit  un  jour,  ne  se  rendant  pas  compte  évidemment  de 
ce  qu'ils  font,  envahir,  à  cheval,  le  cimetière  qui 
entoure  l'église  du  village  ;  les  chevaux  défoncent  les 
tombes,  brisent  les  tombeaux  et  abattent  les  croix,  Ce 
sont  Id   des   profanations  qui   ressemblent  singulière- 


PIÈCES    JOINTES  131 

ment  à  des  provocations.  {Applaudissements  sur  les 
mêmes  hancs.) 

Nous  arrivons,  comme  conclusion,  à  ce  drame  déplo- 
rable, cause  de  cette  émotion  que  j'ai  peine  à  domi- 
mer  :  des  agents  de  l'autorité  déchargeant  leurs  revol- 
vers, dans  l'intérieur  d'une  église,  sur  une  foule  sans 
armes. 

Hier,  messieurs,  une  victime  est  tombée,  tuée  sur  le 
coup  ;  c'est  un  homme  de  trente  ans  ;  ce  n'est  pas  un 
riche,  c'est  un  modeste  boucher  de  campagne  qui 
laisse  derrière  lui  une  veuve  et  quatre  petits  enfants. 

Ce  spectacle  navrant,  à  quelque  parti  que  nous  appar- 
tenions^ causera  à  tous  une  douleur  profonde. 

Une  dernière  observation;  vous  rendez-vous  compte 
de  l'étonnement  douloureux  qui  s'empare  de  tous  les 
Français  quand,  à  une  heure  trouble,  pour  ne  pas  dire 
troublée  de  notre  histoire  nationale,  on  voit  l'armée 
qui  peut,  demain,  avoir  à  faire  face  à  Pennemi  du 
dehors,  se  retourner  contre  des  Français,  et  faire  usage 
contre  des  concitoyens,  d'armes  que  le  pays  leur  a 
données  pour  garantir  l'indépendance  du  territoire. 
[Applaudissem^ents  à  droite.) 

M.  Simyan.  —  Il  faut  dire  cela  à  M.  Drumont. 
(Bruit  à  droite.) 

M.  Guilloteaux.  —  Ou  à  la  rue  Cadet. 

M.  Plichon.  —  On  dit  de  la  loi  qu'on  applique  en  ce 
moment  avec  cette  cruauté,  que  c'était  une  loi  d'apai- 
sement et  de  liberté  ;  jusqu'ici  c'est  une  loi  de  meur- 
tre !  (Vifs  applaudissements  à  droite.  —  Bruit  à  gau- 
che.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Guieysse. 

M.  Paul  Guieysse.  —  Messieurs,  nous  sommes  tous 
profondément  affligés  des  incidents  qui  se  sont  dérou- 
lés dans  une  commune  de  l'arrondissement  d'Haze- 
brouck. 

M.  Georges  Barry.  —  Ce  n'est  pas  la  seule. 

M.  Paul  Guieysse.  —  En  ce  moment,  mon  cher 
collègue,  les  événements  d'Hazebrouck  sont  l'occasion 


132  l'apaisement 


de    l'interpellation    qui   est    déposée    aujourd'hui   par 
notre  collègue  M.  Plichon  et  moi. 

M.  Plichon,  en  parlant  de  ce  qui  s'était  passé  près 
d'Hazebrouck,  semble  avoir  considéré  les  agents  du 
Gouvernement  comme  des  provocateurs,  les  représen- 
tants de  la  loi  comme  des  hommes  énervés  par  un  long 
exercice  de  ces  inventaires  ;  mais  il  a  oublié  de  dire 
que  s'ils  ont  été  réduits  à  faire  usage  de  leurs  armes 
—  et  encore  ce  ne  sont  pas  eux  qui  ont  tiré  des  coups 
de  feu,  c'est,  semble-t-il  quelqu'un  dans  le  public  — 
ce  n'a  été  qu'à  la  suite  de  longues  provocations  et 
lorsqu'ils  se  sont  trouvés  dans  le  cas  de  légitime  dé- 
fense. 

Vous  parlez  du  calme  de  ces  populations  si  tranquil- 
les, si  paisibles  du  Nord;  je  veux  bien  vous  croire; 
cependant  les  journaux  racontent,  sans  que  le  fait  ait 
été  jusqu'à  présent  démenti,  qu'un  ouvrier  qui  avait 
été  considéré  comme  l'un  des  agents  d'une  des  mesures 
d'exécution  prises  dans  une  autre  localité  du  départe- 
ment du  Nord,  a  été  soumis  par  quelques  cléricaux  qui 
l'ont  saisi,  au  supplice  de  l'eau  renouvelé  de  l'Inquisi- 
tion. 

Les  journaux  racontent  aussi  —  et  nous  ne  pouvons 
actuellement  nous  en  rapporter  les  uns  et  les  autres 
qu'à  ce  que  nous  pouvons  lire  dans  la  presse  —  que 
cette  excitation  dans  la  commune  dont  il  s'agit  a  été 
provoquée  surtout  par  une  invasion  d'ouvriers  étran- 
gers qui  ont  passé  la  frontière. 

Je  ne  voulais  pas  faire  appel  à  cette  pensée  de 
l'étranger. 

M.  Charles  Benoist.  —  Et  dans  la  Haute-Loire? 

M.  Paul  Guieysse.  —  A  cette  heure  où  tous  les  yeux 
sont  tournés  vers  le  dehors, nous  ne  devons  pas,  le  Gou- 
vernement ne  doit  pas  laisser  s'établir  ainsi  sur  la  sur- 
face entière  du  pays  des  centres  de  résistance  qui  devien- 
draient autant  de  petites  Vendées,en  cas  d'une  guerre 
étrangère. 

M.  Guilloteaux.  —  Vous  avez  provoqué  la  guerre 
religieuse. 


PIÈCES    JOINTES  133 


M.  Paul  Guieysse.  —  Vous  faites  appel  à  ce  qui  se 
passe  dans  la  Haute-Loire.  Eh  bien,  je  demanderai  au 
Gouvernement  s'il  accepte  la  situation  gui  est  faite  à  ce 
département.  Je  ne  veux  faire  injure  à  personne,  je 
manquerais  à  moi-même  et  à  mes  collèg'ues,  mais  je 
demande  si  au  moment  du  vote  de  l'article  relatif  aux 
inventaires,  quelqu'un  a  pu  croire  à  la  possibilité  des 
événements  qui  se  déroulent  actuellement.  Personne 
ne  se  doutait  de  ce  qui  pourrait  se  passer  au  moment 
de  l'application  de  cet  article. 

M.  Cachet.  —  Ceux  qui  ont  voté  contre  avaient  cette 
préoccupation. 

M.  Paul  Guieysse. —  C'est  de  ce  côté  de  la  Cham- 
bre {la  droite)  que  cet  article  sur  les  inventaires  avec 
les  garanties  qu'il  comporte  et  qui  aurait  dû  donner 
satisfaction  complète  à  nos  collèg'ues,  a  été  proposé. 
(Réclamations  à  droite,  —  Applaudissements  à  gau- 
che.) 

M.  de  Gailhard-Bancel.  —  C'est  inexact. 

M.  Paul  Lerolle.  —  M.  de  Castelnau  l'a  combattu 
et  nous  avons  voté  contre. 

M.  Gayraud.  — La  proposition  vient  deM.Lacombe, 
de  l'Aveyron. 

M.  de  Castelnau.  —  Voulez-vous  me  permettre  une 
observation,  monsieur  Guieysse  ? 

M.  Paul  Guieysse. —  Permettez-moi  de  continuer 
{Exclamations  à  droite.)  Vous  me  répondrez  à  loisir. 
En  tout  cas  je  ne  puis  certainement  pas  me  tromper  en 
affirmant  que  nul  de  ceux  qui  ont,  sinon  voté,  du  moins 
discuté  cet  article  sur  les  inventaires  se  soient  un  seul 
moment  douté  des  conséquences  qu'il  pouvait  entraî- 
ner. 

M.  le  général  Jacquey.  —  Ce  senties  conséquences 
de  la  loi. 

M.  Paul  Guieysse.  —  En  ce  moment,  dans  la 
Haute-Loire,  se  déroulent  les  événements  les  plus 
graves. 

M.  Adrien  Michel.  —  Les  plus  douloureux. 

M.  Paul  Guieysse.  —  Les  plus  douloureux,  si  vous 


134  l'apaisement 


le  voulez.  Nous  sommes  tous  très  péniblement  affectés 
de  l'état  d'esprit  de  ce  pays,  mais  le  fait  qui  se  mani- 
feste avec  trop  d'évidence  c'est  une  violation  flagrante 
de  la  loi  accompagnée  de  violences  extrêmes  dans  ce 
département. 

A  droite.  De  la  part  des  gendarmes. 

M.  Panl  Guieysse.  —  Nous  sommes  très  affectés  de 
voir  que  des  ag-ents  de  l'administration,  que  desag^ents 
de  l'autorité  ont  été  grièvement  blessés  et  que  nulle 
sanction  n'est  encore  intervenue.  Nous  allons  avoir 
sur  notre  territoire  une  série  de  centres  de  résistance 
qui  peuvent  amener  les  plus  grands  dangers. 

Monsieur  le  ministre,  vous  avez  pris  des  mesures 
que  la  presse  a  fait  connaître  ce  matin. 

«  Il  n'a  été  sursis^  dites-vous,  aux  inventaires  qu'ex- 
ceptionnellement dans  les  communes  où  des  conflits 
sanglants  sont  à  redouter  et  où,  en  outre^  existent  des 
inventaires  récents  dressés  à  la  suite  de  la  circulaire 
d'avril  1905.  Il  ne  sera  d'ailleurs  procédé  à  aucune 
dévolution  de  biens  qu'après  un  inventaire  fait  confor- 
mément à  la  loi  de  séparation.  » 

Cette  mesure  serait  excellente  s'il  n'y  avait  pas  des 
points  où  l'on  prêche  publiquement  la  révolte  contre 
la  loi. 

J'estime  qu'il  faut  avant  tout  donner  satisfaction  à 
la  loi.  {Très  bien  !  très  bien  !  à,  gauche.) 

M.  Georges  Berry.  —  En  faisant  couler  le  sang? 

M.  Paul  Guieysse.  —  D'autant  plus  qu'il  pourra 
se  trouver  des  communes  où  précédemment  il  n'y  a 
pas  eu  d'inventaire,  où  les  dispositions  que  vous  venez 
de  prendre  ne  pourront  pas  être  appliquées,  et  où  la 
situation  se  trouvera  la  même  que  dans  les  communes 
où  l'ordre  est  troublé. 

Que  ferez-vous?  C'est  ce  que  je  vous  demande  de 
vouloir  bien  nous  expliquer. 

Vous  vous  rappelez,  messieurs,  les  événements  de 
Saint-Servan,  le  refus  d'obéissance  à  la  loi  dont  plu- 
sieurs officiers  se  sont  rendus  coupables.  Il  est  heu- 
reux que  les  soldats  ne  soient  pas  soumis  à  des  réqui- 


PIÈCES    JOINTES  135 


sitions  civ^iles  ;  ils  pourraient  en  effet  se  trouver  dans 
le  même  cas.  Ces  officiers,  d'ailleurs,  ne  seront  pas 
traduits  devant  le  Conseil  de  guerre  pour  refus  d'obéis- 
sance militaire,  mais  pour  refus  d'obéissance  à  une 
réquisition  civile. 

Que  feriez-vous  dans  le  cas  où  des  soldats  refuse- 
raient d'obéir  à  leurs  officiers?  Que  feriez-vous,  mon- 
sieur le  minisire  de  la  Guerre,  que  je  suis  heureux  de 
voir  ici,  à  l'égard  de  ces  officiers  qui,  comme  ceux  de 
Poitiers,  ont  adressé  publiquement... 
M.  Lasies.  —  C'est  inexact. 

M.  Maurice  Hou^i&r, présîdenl  du  Conseil,  minis- 
tre des  Affaires  étrangères.  —  Heureusement  1 

M.  Paul  Guieysse.  —  Vous  me  dites  que  c'est 
inexact.  Je  suis  heureux  de  votre  réponse,  monsieur 
le  ministre,  et  je  retire  ce  que  j'avais  à  dire  à  ce  sujet. 
Je  suis  des  plus  heureux  de  constater  que  des  corps 
d'officiers  ne  se  sont  pas  solidarisés  en  masse  par  des 
démonstrations  publiques  envers  des  rebelles  à  la  loi. 

M.  Utieiine,  ministre  de  la  Guerre. —  Je  ne  l'aurais 
pas  supporté  une  seconde. 

M.  Paul  Guieysse.  —  J'en  suis  persuadé.  Mais  j'al- 
lais vous  demander  précisément,  étant  donné  que  je 
considérais  ce  fait,  qui  n'avait  pas  été  démenti... 

M.  le  ministre  de  la  Guerre.  —  Je  vous  demande 
pardon. 

M.  le  général  Jacquey.  —  Vous  n'avez  pas  vu  le 
démenti. 

M.  Paul  Guieysse,  —  Non,  je  ne  l'ai  pas  vu,  je  le 
reconnais.  Devant  l'affirmation  de  M.  le  ministre  de 
la  Guerre,  cet  incident  ne  peut  avoir  de  suite. 

La  situation  est  très  grave  pour  le  Gouvernement^ 
pour  le  pays  tout  entier,  je  ne  dis  pas  seulement  pour 
le  pays  républicain.  Il  faut  savoir  si  la  loi  doit  être  res- 
pectée, parce  qu'il  ne  s'agit  pas  simplement  d'une 
situation  immédiate,  mais  de  la  situation  de  l'avenir. 
Il  s'agit  de  savoir  si,  selon  des  expressions  que  j'ai 
recueillies,  cette  résistance  des  catholiques  sur  quel- 
ques points  sera  le  signal  d'une  résistance  générale. 


136  l'apaisement 


Suj'  divers  bancs  à  droite.  Oui  I  (Exclamations  à 
gauche.) 

M.  Paul  Guieysse.  —  Très  bien  !  Nous  avons  votre 
aveu. 

Il  s'agit  donc  de  savoir  si  le  Gouvernement  de  la 
République  capitulera  devant  un  souverain  étranger. 
(Vives  réclamations  à  droite.  —  Applaudissements  à 
gauche.) 

M.  Lasîes.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Paul  Lerolle.  > —  C'est  un  ennemi  personnel  de 
l'Eglise  catholique  qui  parle  I 

M.  le  général  Jacquey.  —  C'est  un  protestant  mi- 
litant. 

M.  Lasies.  —  C'est  une  injure  aux  catholiques  I 

M.  Paul  Guieysse.  —  Je  ne  pensais  vraiment  pas 
qu'en  qualifiant  le  pape  de  souverain  étranger  j'adres- 
sais une  injure  aux  catholiques.  Il  est  certain  que  toutes 
les  instructions  suivies  par  les  catholiques  viennent  de 
Rome.  (Réclamations  à  droite.) 

M.  Lasies.  —  En  ce  qui  concerne  le  dogme,  oui;  en 
ce  qui  concerne  la  politique,  non  I 

M.  Paul  Guieysse.  —  Comme  catholiques,  vous 
avez  le  devoir  d'obéir  aux  instructions  du  pape  ;  vous 
ne  seriez  pas  bons  catholiques  si  vous  ne  les  suiviez 
pas,  (Applaudissements  à  V extrême  gauche.) 

M.  Lasies.  —  Apprenez  votre  catéchisme  ! 

M.  Paul  Guieysse.  —  Je  demande  au  Gouverne- 
ment s'il  a  l'intention,  non  seulement  dans  les  circons- 
tances actuelles,  mais  dans  les  autres  circonstances 
qui  vont  évidemment  se  produire  avec  aggravation,  de 
sembler  obéir  aux  injonctions  d'un  gouvernement 
étranger... 

M.  Georges  Audigier.  —  C'est  toujours  la  même 
ritournelle  I 

M.Paul  Guieysse. —  ...et  ce  ne  sont  pas  des  injonc- 
tions adressées  au  Gouvernement  français  qui  ne  les 
accepterait  pas,  j'en  suis  sûr,  mais  des  injonctions 
adressées  à  tous  ceux  qui  suivent  sa  bannière. 


PIÈCES    JOINTES  137 


C'est  pour  cette  raison  que  je  dépose  l'ordre  du 
jour  suivant  : 

«  La  Chambre,  comptant  sur  le  Gouvernement  pour 
assurer  immédiatement  le  respect  absolu  de  la  loi,  et 
repoussant  toute  addition,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 
{Applaudissements  à  V extrême  gauche  et  à  gauche.) 

M.  Lasies.  — Très  bien  !  Osez  donc  le  voter  !  {Bruit 
à  gauche.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Lemire. 

M.  Léonce  de  Gastelnau.  —  Avec  la  permission  de 
mon  collègue,  je  deraande  à  faire  une  courte  déclara- 
tion de  ma  place. 

M.  Tabbé  Lemire.  —  Volontiers  I 

M.  Léonce  de  Gastelnau.  —  Je  désirerais  opposer 
une  rectification  purement  matérielle  à  l'allégation  que 
notre  honorable  collègue  M.  Guieysse  vient  de  faire 
entendre  à  cette  tribune. 

M.  Guieysse  a  prétendu  qu'au  moment  du  vote  de 
l'article  3  de  la  loi  de  Séparation,  aucune  protestation 
ne  s'était  élevée  sur  les  bancs  où  j'ai  l'honneur  de 
siéger. 

A  Vextrême  gauche.  11  n'a  pas  dit  cela. 

M,  Léonce  de  Gastelnau.  —  Or  c'est  absolument 
inexact,  car  j'ai  eu  l'honneur  de  monter  à  la  tribune  à 
deux  séances  successives  pour  faire  observer  à  la 
Chambre  que  Pintroduction  dans  la  loi  d'un  texte  qui 
n'y  était  pas  tout  d'abord  et  qui  instituait,  dès  le  début 
de  la  promulgation  de  la  loi,  avant  toute  attribution, 
un  inventaire  des  biens  mobiliers  et  immobiliers  des 
fabriques  et  des  consistoires  par  un  agent  des  domai- 
nes avec  droit  pour  lui  de  se  faire  représenter  et  de 
fouiller  tous  les  papiers,  titres  et  documents,  était  un 
procédé  qui  n'était  justifié  à  ce  moment-là  ni  en  droit 
ni  en  fait.  {Applaudissements  à  droite.) 

J'ajoutais  que  ce  procédé  était  arbitraire,  inquisito- 
rial,  vexatoire,  qu'il  créerait  un  précédent  des  plus 
fâcheux  et  je  suppliais  la  Chambre  de  nous  laisser  sous 
l'application  du  droit  commun,  de  ne  prescrire^  vis-à- 
vis  des  biens  des  fabriques  et  des  consistoires,  aucune 


138  l'apaisement 


espèce  d'inventaire  ainsi  organisé,  ainsi  ordonné,  sau 
au  moment  de  l'attribution  des  biens  à  procéder  entre 
la  fabrique  et  son  héritière,  l'association  cultuelle,  à  tel 
ou  tel  récolement  de  biens  que  de  droit.  [Très  bien  ! 
très  bien  !  à  droite.) 

Je  priais  très  instamment  la  Chambre  de  ne  pas  ins- 
tituer dans  la  loi  une  formalité  de  début  d'exécution 
injustifiable,  inutile_,  et  qui  ne  pouvait  avoir,  dès  le 
commencement,  que  de  fâcheuses  conséquences. 

Je  fus  battu,  il  est  vrai.  J'obéissais,  en  parlant  ainsi, 
à  un  vieil  adage  du  droit  qui,  en  somme,  est  le  lan- 
gage toujours  vrai  du  bon  positivisme,  du  bon  sens  et 
de  la  raison  :  tout  ce  qui  est  inutile  est  dangereux, 
surtout  dans  une  matière  aussi  délicate  que  celle  qui 
touche  directement  aux  choses  de  la  conscience. 

Malheureusement  je  ne  pus  convaincre  mes  collè- 
gues. Mais  je  tiens  à  leur  rappeler  que  je  protestai 
énergiquement  contre  la  mesure  si  malencontreuse  qui 
entraîne  aujourd'hui  de  si  tristes  effets  I  {Vifs  applau- 
dissements a  droite.) 

M.  Guilloteaus.  —  Et  j'ajoute,  monsieur  de  Castel- 
nau,  que  nous  avons  été  127  à  vous  suivre  dans  le 
vote  contre  les  inventaires  ! 

M.  Aristide  Briand.  —  Monsieur  Lemire,  voulez- 
vous  me  permettre  une  observation? 

M.  Lemire.  —  Volontiers. 

M.  Aristide  Briand.  —  Puisqu'une  discussion  s'est 
instituée  sur  le  point  de  savoir  à  qui  doit  remonter  la 
responsabilité  de  l'inventaire,  la  Chambre  voudra  bien 
me  permettre  de  donner  quelques  explications  à  cet 
égard. 

Le  projet  de  la  commission  ne  prescrivait  pas  cette 
formalité  ;  le  projet  du  Gouvernement,  pas  davantage, 
et  celui  qui,  finalement,  fut  établi  d'accord  entre  la 
commission  et  le  Gouvernement  et  que  j'ai  eu  l'hon- 
neur de  rapporter  devant  vous,  était  également  resté 
muet  sur  ce  point. 

C'est  dans  ces  conditions  que  s'est  ouverte  devant 
la  Chambre  la  discussion  générale  au  cours  de  laquelle 


PIÈCES    JOINTES  139 


plusieurs  de  nos  collègues  nous  ont  adressé  le  repro- 
che de  n'avoir  pas  pris,  avant  la  dévolution  des  biens, 
toutes  les  précautions  désirables. 

L'honorable  M.  Ribot  entre  autres... 

M.  Ribot.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Aristide  Briand.  —  Oui,  il  est  nécessaire  que 
le  pays  soit  définitivement  éclairé  sur  ce  point. 

L'honorable  M.  Ribot  lui-même,  dans  la  séance  du 
2  avril,  prononçait  ces  paroles: 

«  Mon  ami  M.  Gaillaux  a  parlé  hier,  dans  un  article 
du  journal  le  Siècle,  de  ces  biens  antérieurs  à  la  sépa- 
ration. Ceux  qui  existent  aujourd'hui  ont  été  acquis, 
je  le  reconnais,  sous  le  contrôle  et  la  garantie  de  l'Etat. 
Gela  peut  créer  à  l'Etat  un  certain  devoir  de  suivre 
leur  sort,  de  ne  pas  permettre  que  l'association  nou- 
velle les  détourne  de  leur  destination  primitive. 

«  Sur  ce  point  je  me  mettrai  volontiers  d'accord  avec 
vous  et  avec  M.  Gaillaux  ;  mais  vous  avez  oublié  tota- 
lement ce  point  de  vue  car  vous  permettez  aune  asso- 
ciation nouvelle  d'aliéner,  demain,  tout  le  patrimoine 
qu'elle  a  reçu  sans  aucun  contrôle  ni  judiciaire  ni 
administratif.  » 

Que  signifiaient  ces  paroles  sinon  que  l'Etat  au 
moment  de  la  dévolution  des  biens  n'avait  pas  le  droit 
de  se  désintéresser  de  l'emploi  qui  en  serait  fait  dans 
l'avenir. 

M.  Denys  Gochin.  —  Au  moment  de  la  dévolu- 
tion. 

M.  Aristide  Briand.  —  Logiquement  les  critiques 
formulées  par  M.  Ribot  concluaient  à  l'introduction 
dans  la  loi  de  la  formalité  de  l'inventaire. 

Sur  les  modalités  de  cette  procédure,  sur  la  question 
d'opportunité,  on  peut  discuter,  on  peut  différer  d'avis, 
mais  sur  le  principe  même,  sur  la  nécessité  des  inven- 
taires, il  n'est  pas  possible  d'en  douter,  M.  Ribot  lui- 
même  et  la  plupart  de  ses  amis  étaient  manifestement 
d'accord  avec  nous,  et  c'est  pour  déférer  à  leur  désir 
que  dans  une  séance  ultérieure... 


140  l'apaisement 


M.  Duclaux-Monteil.  —  C'est  ramendement  de 
M.  Lacombe. 

M.  Aristide  Briand.  —  ...  a  été  comblée  la  lacune 
qui  nous  avait  été  signalée. 

M.  le  baron  Amédée  Reilie.  —  Nous  l'avons  com- 
battu à  la  commission.  (Bruit  à  gauche.) 

M.  Aristide  Briand.  —  Toujours  à  propos  de  la 
même  question  il  s'était  produit  un  incident  plus  par- 
ticulièrement significatif  au  sein  de  la  commission. 
Plusieurs  de  nos  collègues  de  droite  avaient,  bien  avant 
la  discussion  générale,  manifesté  les  inquiétudes  les 
plus  vives  relativement  à  ce  que  pouvaient  devenir 
certains  objets  du  culte. 

M.  Georges  Berry.  —  Qui  donc? 

M.  Aristide  Briand.  —  L'un  d'eux  même  nous  avait 
demandé  s'il  ne  serait  pas  bon  que  le  Gouvernement 
prît  l'initiative  d'un  projet  de  loi  séparé  tendant  à  faire 
inventorier  d'urgence  les  objets  du  culte  ayant  une 
valeur  artistique  afin  de  les  mettre  à  l'abri  de  dilapida- 
tions possibles.  Les  arguments  que  l'on  développe  dans 
ce  sens  n'étaient  certes  pas  à  l'honneur  des  membres 
des  Conseils  de  fabrique  ni  du  clergé.  On  nous  affir- 
mait, en  efFet^que  depuis  qu'il  est  question  de  la  Sépa- 
ration, des  brocanteurs  parcouraient  les  campagnes  et, 
avec  la  complicité  des  curés  et  de  fabriciens  ignorants, 
emportaient,  sur  des  voitures,  de  véritables  charge- 
ments d'objets  artistiques.  La  conclusion  était  qu'il 
fallait,  à  tout  prix,  faire  obstacle  à  ce  vandalisme.  Or, 
quel  moyen  pour  atteindre  ce  but,  sinon  l'inventaire  ? 

Personnellement,  messieurs —  j'ai  déjà  eu  l'honneur 
de  vous  le  dire  —  j'étais  préoccupé  d'assurer  l'exécu- 
tion de  la  loi  d'une  façon  pour  ainsi  dire  automatique, 
en  évitant  autant  que  possible  tout  contact  entre  l'Etat 
et  l'Eglise.  Je  pressentais  que  le  moindre  contact  pour- 
rait susciter  des  violences.  Et  c'est  pour  cela  que  le 
projet  de  la  commission  ne  prescrivait  pas  l'inventaire. 
C'est  donc  sous  l'influence  des  observations  et  des  cri- 
tiques qui  sont  venues  de  la  droite  et  du  centre  que 
nous  avons  été  appelés,  nous  membres  de  la  majorité, 


PIÈCES    JOINTES  141 


à  introduire  cette  procédure  dans  la  loi.  {Vifs  applau- 
dissement à  gauche^  à  Vexlrême  gauche  et  sur  divers 
hancs  au  centre.) 

M.  Plichon.  —  Qui  donc  l'a  votée?  Ce  n'est  pas 
nous,  c'est  vous  ! 

M.  de  Gailhard-Bancel.  — Nous  avons  voté  contre. 
Le  Journal  officiel  en  fait  foi. 

M.  Aristide  Briand. —  Mais  cette  formalité  si  sim- 
ple, si  naturelle,  vous  auriez  dû,  les  curés  eux-mêmes, 
les  membres  des  Conseils  de  fabrique  auraient  dû  être 
les  premiers  à  la  réclamer  et  cela,  dans  leur  propre 
intérêt,  pour  leur  garantie,  afin  d'éviter  que  dans  l'ave- 
nir sous  l'influence  de  légendes  qui  pourraient  se  créer 
et  se  propager,  on  ne  pût  les  accuser  d'avoir  détourné 
des  objets  non  inventoriés.  En  tout  cas,  je  le  répète, 
nous  n'avons  fait,  en  ce  qui  nous  concerne,  que  suivre 
les  conseils  qui  nous  étaient  donnés  par  des  collègues 
appartenant  à  la  minorité  de  la  commission. 

M.  Georges   Berry.  —  Lesquels  ? 

M.  Aristide  Briand.  —  Monsieur  Berry,  puisque 
vous  tenez  absolument  à  ce  que  je  constate  des  noms, 
je  vous  rappellerai  que  M.  Berger,  par  exemple,  qui 
se  plaçait  au  point  de  vue  de  la  protection  des  objets 
d'art,  nous  fit  part,  à  plusieurs  reprises,  des  inquié- 
tudes que  lui  avait  fait  concevoir  l'ignorance  de  cer- 
tains curés  et  fabriciens.  [Applaudissements  à  Vex- 
trême  gauche.) 

M.  Jules  Dansette.  — Il  s'agissait  des  objets  d'art. 

M.  Georges  Berger.  —  M.  Briand  commet  une 
grave  confusion. 

L'inventaire  pour  lequel  je  me  suis  prononcé  est 
celui  qui  est  prescrit  par  l'article  13,  et  non  point  celui 
qui  est  ordonné  par  l'article  3. 

L'inventaire  de  l'article  13  a  seulement  pour  objet 
le  récolement  des  objets  d'art  qualifiés  ;  il  a  eu  en  vue 
de  protéger  les  fabriques  et  les  associations  cultuelles 
contrôles  entreprises  de  vils  brocanteurs  dont  on  signa- 
lait partout  la  présence  et  les  tentatives  de  vol. 

Un  inventaire  ne  porte  pas  en  soi  son  caractère.  Or, 


142  l'apaisement 


l'inventaire  de  l'article  3  tient  le  sien  des  dispositions 
qui  en  ont  suivi  le  vote,  et  qui  prononcent  des  confis- 
cations :  c'est  pourquoi,  bien  loin  d'avoir  réclamé  un 
pareil  inventaire  j'ai  voté  contre  l'article  3. 

M.  Briand  s'est  trompé.  J'avais  le  droit  et  le  devoir 
de  dissiper  son  erreur.  (Applaudissements  au  centre  et 
à  droite.) 

M.  Aristide  Briand.  —  C'est  entendu,  monsieur 
Berger;  il  n'est  pas  moins  vrai  que  vos  préoccupations, 
d'ordre  purement  artistique,  appelaient  nécessairement 
la  procédure  des  inventaires.  Et  voici  qu'aujourd'hui, 
après  que  cette  formalité  a  été  introduite  dans  la  loi 
d'un  accord  quasi  unanime  et  dans  les  conditions  que 
j'ai  rappelées  (jDéne^a^iOTis  à  droite),  elle  devient  pré- 
texte à  émeutes.  (Vives  interruptions  au  centre  et  à 
droite.) 

Vous  dites,  messieurs,  que  vos  conseils  aux  catholi- 
ques de  ce  pays  n'avaient  d'autre  but  qu'une  protes- 
tation de  principe  pour  la  garantie  des  droits  de 
l'Eglise  et  la  sauvegarde  de  vos  consciences.  C'est  un 
raisonnement  que  l'on  peut  admettre,  mais  si  réelle- 
ment vos  intentions,  vos  désirs  n'allaient  pas  au  delà, 
il  faut  avouer  qu'ils  ont  été  singulièrement  dépassés 
par  les  faits. 

M.  Charles  Benoist.  —  S'il  y  a  des  désirs  qui  ont 
été  dépassés,  ce  sont  les  vôtres.  (Très  bien!  très  bien! 
au  centre  et  à  droite.) 

M.  Aristide  Briand.  —  Par  suite  des  excitations 
continuelles,  pour  le  moins  imprudentes,  auxquelles 
elles  ont  été  soumises  depuis  des  mois... 

M.  Lasies.  —  Non  1  non  1 

M.  Aristide  Briand. —  ...  vous  n'êtes  plus  maîtres 
des  populations  ameutées  autour  des  églises.  Ces  exci- 
tations ont  été  violentes.  J'aurais  pu  vous  apporter 
nombre  d'imprimés  distribués  dans  les  chaumières  et 
dans  lesquels  il  n'est  pas  question  de  l'inventaire  des 
biens  d'église,  dans  lesquels  ont  dit  aux  paysans... 

M.  Georges  Berry.  —  Montrez-les  ! 

M.  Aristide  Briand. —  «...  Aujourd'hui  on  inven- 


PIÈCES    JOINTES  14 


o 


torie  les  objets  du  culte  ;  demain  on  les  vendra  en 
place  publique;  ensuite,  ce  sera  le  tour  de  vos  biens.» 
(  Vifs  applaudissements  h  gauche  et  k  V extrême  gau~ 
che. —  Bruit.) 

A  droite.  —  C'est  la  vérité  ! 

M.  Aristide  Briand.  —  Voilà  par  quels  procédés 
misérables  on  a  dressé  contre  la  loi  et  les  agents  de 
l'autorité  ces  malheureux  paysans  de  la  Haute-Loire... 
{Nouveaux  applaudissements  k  gauche  et  k  Vextrême 
gauche.) 

M.  Lefas.  —  Vous  savez  bien,  monsieur  Briand,  que 
ce  que  nos  populations  voient  derrière  l'inventaire, 
c'est  la  question  de  propriété  des  églises.  (Bruit.) 

M.  le  président. — Vous  n'avez  pas  la  parole,  mon- 
sieur Lefas.  Je  vous  prie  de  ne  pas  interrompre.  Je  vous 
inscris;  vous  parlerez  à  votre  tour. 

M  Aristide  Briand.  —  Oui,  c'est  parles  procédés 
que  j'ai  décrits  qu'on  est  arrivé  à  surexciter,  à  fanati- 
ser ces  malheureux... 

M.  Lasies.  —  Non  !  non  I 

M.  Aristide  Briand.  —  ...pour  lesquels,  je  Tavoue, 
je  ne  puis  me  défendre  d'un  peu  de  sympathie  ni  même 
de  quelque  admiration. 

M.  Gharles  Beauquier.  —  Et  de  pitié  ! 

M.  Aristide  Briand.  —  Eux  du  moins  sont  sincè- 
res. Ils  s'imaginent  de  bonne  foi  défendre  leurs  croyan- 
ces et  leurs  foyers.   Ils  ont  le  courage  de  la  sincérité. 

M.  de  Gailhard-Bancel.  —  Nous  aussi,  nous  som- 
mes sincères.  (Bruit.) 

M.  le  baron  Amédée  Reille.  —  Nous  avons  com- 
battu l'inventaire  à  la  commission,  et  nous  avons  voté 
contre  l'article  3. 

M.  Plicbon,  s^ adressant  k  Vextrême  gauche.  —  Qui 
l'a  voté,  l'inventaire  ?  C'est  vous  l  Nous,  nous  avons 
voté  «  contre  ». 

M.  Gouyba.  —  C'est  le  centre  qui  l'a  demandé. 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  Si  vous  aviez  consulté  le 
corps  électoral  et  les  conseils  municipaux,  comme  on 


144  l'apaisement 


vous  le  demandait^  vous  auriez  vu  que  le  pays  réprou- 
vait la  loi. 

M.  le  président.  —  Entendez-vous  donc  rendre 
toute  discussion  impossible,  messieurs? 

Je  vous  prie  de  garder  le  silence, 

M.  Aristide  Briand.  —  Personnellement  —  et  je 
suis  sûr  que  la  presque  unanimité  de  mes  collègues 
sera  d'accord  avec  moi  sur  ce  point  —  j'ai  le  très  vif, 
le  profond  désir  que  ces  malheureux  ne  soient  pas  les 
victimes  de  leur  erreur. 

M.  Charles  Benoist.  —  De  la  vôtre  !  {Applaudis- 
sements au  centre  et  à  droite.) 

M.  Aristide  Briand.  —  L'emploi  de  la  violence,  en 
les  atteignant,  eux,  n'atteindrait  pas  les  vrais  coupables. 

MM.  Paul  LeroUe  et  Jules  Dansette.  —  Les  vrais 
coupables,  ce  sont  les  auteurs  de  la  loi.  [Bruit.) 

M.  Aristide  Briand.  —  Les  vrais  coupables,  mes- 
sieurs, ce  sont  les  excitateurs,  ceux  qui,  depuis  des 
jours  et  des  jours,  à  travers  les  campagnes,  répandent 
le  mensonge.  {Vifs  applaudissements  à  V extrême  gau- 
che et  à  gauche.  —  Bruyantes  réclamations  a  droite,) 

M.  Groussau.  —  Gomment!  Le  mensonge? 

M.  Aristide  Briand.  —  Oui!  Oui  !  Le  mensonge. 
Je  ne  puis  pas  employer  un  autre  mot  pour  qualifier 
certains  procédés  d'agitation.  {Applaudissements  à 
gauche.) 

M.  Plichon.  —  A  qui  s'adressent  ces  paroles  ? 

Plusieurs  membres  à  droite.  — A  l'ordre  !  A  l'ordre  ! 

M.  le  président.  —  Le  mot  ne  s'applique  à  per- 
sonne dans  cette  Chambre. 

M.  Aristide  Briand.  —  Ceux-là,  messieurs,  ces 
coupables,  ne  se  sont  pas  exposés  aux  coups  ;  en  face 
des  gendarmes,  vous  ne  les  trouverez  pas,  la  fourche  à 
la  main.  Leur  rôle  finit  dès  que  leurs  conseils  perni- 
cieux ont  réussi  à  porter  les  populations  au  degré  de 
fanatisme  voulu. 

MM.  Groussau  et  Lasies.  —  Nous  protestons  ! 

M.  le  baron  Amédée  Reille.  —  Les  fanatiques, 
c'est  vous  ! 


PIÈCES    JOINTES  145 


M.  Paulmier.  —  Ce  qui  arrive  était  à  prévoir. 

M.  Aristide  Briand.  —  Dès  lors,  ils  se  tiennent  à 
l'écart  ;  et  même  on  peut  les  entendre,  dans  les 
moments  critiques,  à  l'heure  du  danger,  quand  le  sang 
risque  de  couler,  adresser  des  paroles  doucereuses,  des 
conseils  de  modération  et  de  calme  à  ceux-là  mêmes 
dont  ils  ont  fait  des  insurgés.  {Vifs  applaudissements 
à  gauche  et  à  V extrême  gauche.) 

M.  Plichon.  —  A  qui  s'adresse  ce  langage? 

M.  Golliard.  —  A  vous  !  (  Vives  protestations  à 
droite.  —  Bruit.) 

M.  Aristide  Briand.  —  Eh  bien  I  malgré  tout, mes- 
sieurs, je  vous  l'affirme,  la  responsabilité  des  événe- 
ments douloureux  auxquels  nous  assistons  vous  incom- 
bera tout  entière...  {Applaudissements  à  l'extrême 
gauche  et  à  gauche.  —  Réclamations  à  droite.) 

M.  Maurice -Binder.  —  Elle  retombe  sur  vous  ! 

M.  le  baron  Amédée  Reille.  —  Vous  êtes  seuls 
responsables  du  sang  versé  I 

M.  Louis  de  Maillé,  duc  de  Plaisance.  —  C'est  la 
responsabilité  du  bloc. 

M.  Aristide  Briand.  —  ...la  loi  restera  ce  qu'elle  est 
en  réalité,  bien  différente  de  ce  que  vous  auriez  voulu: 
elle  restera  une  loi  de  tolérance  et  d'équité... (Ajojo/aa- 
dissements  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.  —  Excla- 
mations à  droite  et  sur  divers  bancs  au  centre.  — 
Bruit).,  dont  il  ne  tenait  qu'à  vous  de  faire  une  loi 
d'apaisement.  {Nouvelles  interruptions  à  droite.)  Si 
elle  devient  une  loi  de  meurtre,  comme  on  vous  Ta 
dit  tout  à  l'heure,  ce  sera  par  vous  I  {Applaudissements 
à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.  —  Vives  protestations 
à  droite.) 

Lorsque  l'émotion  des  événements  auxquels  nous 
assistons  se  sera  apaisée,  quand  ces  braves  gens  qui  se 
croient  atteints,  menacés  dans  leurs  croyances  et  dans 
leur  propriété...  {Oui!  Oui!  à  droite  et  sur  divers  bancs 
au  centre.) 

M.  Groussau.  —  La  loi  est  exactement  comprise 
par  ceux  qui  crient:  «  Au  voleur  !  »  (Bruit  à  gauche.) 

10 


146  l'apaisement 


M.  Aristide  Briand.  —  ...s'apercevront,  une  fois 
le  calme  revenu  dans  le  pays,  que  vous  avez  abusé  de 
leur  crédulité...  {Applaudis semenls  à  gauche  et  h  l'ex- 
trême gauche,) 

M.  Lasies.  —  On  n'abuse  pas  de  leur  crédulité. 
Leurs  consciences  sont  fiè?es  et  libres. 

M.  Aristide  Briand.  —  ...quand  ils  comprendront 
que,  dans  tout  ceci,  il  était  moins  question  de  religion 
que  de  politique...  {Vifs  applaudissements  à  V extrême 
gauche  et  à  gauche.) 

M.  de  l'Estoarbeillon.  —  L'âme  du  peuple  s'est 
instinctivement  révoltée  contre  la  loi.  (Bruit,) 

M.  Aristide  Briand.  —  ...alors  un  revirement  se 
produira  dans  leur  esprit,  et  ils  vous  prendront  en 
haine.  (Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes 
bancs,) 

M.  Maurice-Binder.  —  Vous  ne  réussirez  pas  à 
donner  le  change  I 

M.  Fernand  de  Ramel.  — Le  bon  sens  public  a  vu 
la  perfidie  de  la  loi, et  c'est  lui  qui  dicte  la  résistance! 
(Bruit.) 

M.  Aristide  Briand.  —  Quant  à  nous,  messieurs, 
malgré  vous,  malgré  tous  ces  excès,  nous  saurons  con- 
server notre  sang-froid,  nous  nous  garderons  systéma- 
tiquement de  tout  acte  qui  pourrait  avoir  pour  consé- 
quence ce  que  beaucoup,  hélas  1  désirent,  appellent 
même  de  leurs  vœux  les  plus  ardents  au  service  de 
misérables  desseins  politiques,  à  savoir  de  mettre  du 
sang  sur  la  loi  et  sur  la  République.  Non  cela  ne  sera 
pas,  La  loi  sera  exécutée  avec  modération  et  prudence, 
aiais  aussi  sans  faiblesse,  avec  circonspection,  mais 
sans  défaillance. 

M.  Jules  Dansette.  —  Et  à  coups  de  revolver. 

M.  Aristide  Briand.  —  Le  Gouvernement  doit 
s'abstenir  soigneusement  de  toute  mesure  pouvant  être 
interprétée  comme  faisant  échec  à  la  loi,  et  qui  per- 
mettrait demain  aux  agitateurs  de  triompher  et  de  pro- 
clamer partout  que  force  est  restée  à  l'émeute.  (Vifs 


PIÈCES    JOINTES  147 


applaudissements  à  Vextrême  gauche  et  a  gauche.  — 
Bruit  à  droite  et  au  centre.) 

M.  le  président.  —  Je  suis  saisi  de  trois  demandes 
d'affichage  du  discours  de  M.  Briand.  {Exclamations 
à  droite.) 

La  première  demande  est  signée  de  M.  Charles  Du- 
mont  ; 

La  deuxième,  de  MM.  Jean  Godet,  Gouyba,  Ghavoix 
et  Roch; 

La  troisième,  de  MM.  Derveloy,  Chamerlat,  Bouhey- 
Allex,  Henri  Brisson,  Golliard,  Ferdinand  Buisson, 
Deville  et  Louis  Mill. 

M.  Lasies.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Lasies. 

M.  Lasies.  —  On  demande  l'affichage  du  discours  dô 
l'honorable  M.  Briand.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
que  notre  collègue  aura  eu  cet  honneur.  La  majorité 
qui  a  voté  la  loi  de  Séparation  est  bien  heureuse  d'avoir 
eu  à  son  service  un  talent  comme  le  sien. 

G'est  grâce  à  vous,  monsieur  Briand,  que  la  loi  qui 
a  été  votée  parut  de  prime  abord  supportable  à  nos 
populations.  (Applaudissements  à  Vextrême  gauche  et 
à  gauche.) 

Seulement,  on  est  arrivé  à  l'exécution;  Texécution  a 
commencé.  Aujourd'hui  encore  vos  collègues  se  réfu- 
gient derrière  ce  même  talent  pour  cacher  l'ignominie 
des   actes  accomplis.   (Applaudissements  à  droite.  — 
Vives  interruptions  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  le  président.  — ■  Je  vous  en  prie,  monsieur 
Lasies... 

M.  Lasiôs.  —  Je  demande  pardon  à  la  Ghambre 
d'avoir  employé  une  expression  qui  choque  certains  de 
mes  collègues.  Je  la  retire  pour  déférer  à  l'observation 
de  M.  le  président,  mais  je  dis  que  tous  vos  collègues, 
monsieur  Briand,  ont  été  bien  heureux  aujourd'hui 
encore  de  se  réfugier  derrière  votre  talent  pour  cacher 
l'odieux  des  actes  qui  viennent  d'être  accomplis.  (Inter^ 
ruptions  et  bruit  à  Vextrême  gauche  et  à  gauche.) 

M.  Paul  Guieysse.  —  Je  n'ai  pas  le  talent  de  mon 


148  l'apaisement 


collègue  M.  Briand,  mais  je  n'ai  besoin  de  me  cacher 
derrière  personne. 

M.  Lasîes.  —  Ce  sont  des  actes  odieux,  car  je  pré- 
tends que  lorsque  dans  l'exécution  d'une  loi  on  en 
arrive  à  des  répressions  pareilles,  où  l'on  est  obligé  de 
tuer  les  citoyens...  (Exclamalions  à  r extrême  gauche 
et  à  gauche.  —  Applaudivsements  à  droite.) 

Je  prétends  qu'il  n'y  a  rien  d'odieux  —  et,  à  quelque 
parti  qu'on  appartienne,  qui  donc  me  démentira  ?  — 
comme  d'être  obligé  de  verser  le  sang  français  pour 
appliquer  une  loi. 

Je  prétends  que  le  Gouvernement  aurait  pu  appor- 
ter un  peu  de  tact  et  de  modération  dans  l'exécution 
de  la  loi.  {Applaudissements  à  droite.  — Exclamations 
à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  de  i'Estourbeîllon.  —  Il  aurait  pu  prescrire  à 
ses  gendarmes  d'agir  moins  brutalement. 

M.  Salis.  —  Ce  sont  vos  amis  qui  devraient  faire 
preuve  de  tact  et  de  modération  1 

M.  Lasies.  —  H  y  a  des  incidents  que  je  pourrais 
porter  à  la  tribune  ;  je  ne  le  ferai  pas  ! 

M.  César  Trouin.  —  Faites-les  connaître  I 

M.  Lasies.  —  Voyons,  monsieur  Trouin,  vous  qui 
représentez  l'Algérie  et  qui  m'interrompez,  je  vous 
adresse  une  question. 

Supposez  qu'on  veuille  appliquer  la  loi  de  séparation 
en  Algérie  et  qu'on  donne  à  des  régiments  composés 
de  musulmans  l'ordre  de  marcher  contre  les  mosquées; 
osez  donc  dire  ce  que  feront  les  musulmans.  (Applau- 
dissements à  droite.) 

M.  César  Trouin.  —  Je  réponds  immédiatement 
à  mon  honorable  ami  M.  Lasies  que  la  situation  n'est 
pas  du  tout  la  même.  (Exclamations  à  droite.) 

M.  de  i'Estourbeillon.  —  Nous  ne  sommes  cepen- 
dant pas  des  parias;  nous  valons  bien  les  musulmans. 

M.  César  Trouin.  —  Nos  collègues  ne  peuvent 
avoir  oublié  la  discussion  de  la  loi  sur  la  séparation 
des  Eglises  et  de  l'Etat,  dans  laquelle  il  a  été  démontré 
de  façon  certaine    que   les   biens   des  Eglises  ne   leur 


PIÈCES    JOINTES  149 


appartenaient  pas.    [Exclamations  et   interruptions  à 
droite.) 

Que  l'Assemblée  nationale  et  la  Convention  n'avaient 
jamais  reconnu  de  biens  d'Eglise  et  que  la  prétendue 
indemnité  représentée  par  les  traitements  ne  leur  était 
pas  due. 

En  Algérie,  au  contraire, par  un  traité  de  1837,  nous 
avons  pris  les  biens  habous,  c'est-à-dire  les  biens  qui 
appartenaient  à  la  population  musulmane,  biens  qui 
servaient  à  l'instruction  et  aux  besoins  d'assistance  et 
de  mutualité. 

Le  gouvernement  français,  par  un  traité  loyalement 
consenti...  (Applaudissements  ironiques  à  droite.) 

M.  Lasîes.  —  Le  Concordat  aussi  avait  été  loyale- 
ment consenti. 

M.  le  baron  Amédée  Reille.  —  Il  est  regrettable 
que  vous  n'ayez  pas  été  rapporteur  de  la  loi^  monsieur 
ïrouin. 

M.  César  Trouin.  — ...  le  Gouvernement  par  un  traité 
loyalement  consenti,  a  repris  tous  ces  biens,  à  la  con- 
dition d'assumer  les  charges  auxquelles  les  revenus 
faisaient  face  auparavant. 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Et  le  vote  de  la  Constituante 
de  1790  ? 

M.  César  Trouin.  —  Par  conséquent,  il  y  a  là  un 
contrat  bilatéral  entre  la  France  et  une  puissance  étran- 
gère, et  que  la  France  doit  respecter.  [Mouvements 
divers.) 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Je  demande  que  les  catho- 
liques de  France  soient  traités  comme  les  musulmans 
d'Algérie. 

M.  Lasies.  —  Il  est  profondément  regrettable  que 
l'honorable  M.  Trouin  n'ait  pas  eu  l'occasion  de  placer 
sa  réponse  quand  M.  Briand  parlait,  car  elle  aurait 
fait  bonne  figure  dans  l'affichage  que  la  Chambre  va 
ordonner.  [Applaudissements  à  droite.) 

M.  Trouin,  avec  une  sincérité  à  laquelle  je  rends 
hommage,  nous  dit  :  Les  musulmans^  ce  n'est  pas  du 
tout  comme  les   catholiques  :  ils  vivent  en  vertu  d'un 


150  l'apaisement 


traité  loyalement  consenti.  Et  le  Concordat,  monsieur 
Trouin,  n'a-t-il  pas  été  loyalement  consenti?  (Applau- 
dissements à  droite  et  an  centre.) 

Nous  en  arrivons  alors  à  cette  constatation  que  les 
musulmans  d' Algérie  sont  mieux  traités  que  les  catho- 
liques de  France.  {A.pplaudissements  à  droite.) 

Vous  allez  voter  l'affichage  du  discours  de  M.  Briand. 
Je  ne  crois  pas  que  vous  arrêtiez  l'indignation  soule- 
vée dans  le  pays,  indignation  que  nous  n'avons  pas 
provoquée.  Nous  n'avons,  quant  à  nous,  rien  à  nous 
reprocher  sous  ce  rapport.  Seulement  vous  avez  voté 
une  loi  ;  vous  avez  fait  du  droit  ;  vous  avez  agi  comme 
des  juristes;  vous  avez  donné  des  arguments:  vous 
n'avez  oublié  qu'une  chose,  c'est  que  ce  peuple  fran- 
çais avait  une  âme,  et  vous  avez  froissé  son  âme!  De 
là  les  malheurs  d'aujourd'hui  et,  hélas  1  j'en  ai  peur, 
les  malheurs  de  demain.  (Applaudissements  à  droite  et 
sur  divers  hancs  au  centre.) 

M.  le  président.  — Je  mets  aux  voix  la  proposition 
d'affichage  du  discours  de  M.  Briand. 

Il  y  a  une  demande  de  scrutin  signée  de  MM.  Jean 
Godet,  Braud,  Grosdidier,  Maurice  Colin,  Chamérlat, 
Gouzy,  Féron,  Rousé,  Charonnat,  Lacombe,  Beaudon, 
F.  Buisson,  Charles  Chabert,  Derveloy,  Deville,  Veber, 
Bachimont,  Briand,  Viollette,  Colliard,  etc. 

Le  scrutin  est  ouvert. 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  les  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  Voici  le  résultat  du  dépouille- 
ment du  scrutin  : 


Nombre  des  votants 532 

Majorité  absolue 267 

Pour  l'adoption 307 

Contre 225 


La  Chambre   des  députés   a  adopté.   (Applaudisse 
ments  à  gauche.) 


1 


PIÈCES    JOINTES  151 


M.  Tournadè.  —  Les  contribuables  ont  bon  dos. 
(Bruit.) 

M.  le  président.  —  J'ai  reçu  de  M.  Charles  Benoist 
la  motion  suivante  : 

«  La  Chambre  ordonne  l'affichage  à  la  suite  du  dis- 
cours de  M.  Briand  du  scrutin  sur  l'article  3  de  la  loi 
relative  à  la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat.  »  (Très 
Lien  !  très  bien!  au  centre.) 

Je  mets  aux  voix  cette  proposition. 

(La  proposition,  mise  aux  voix,  est  adoptée.) 

M.  Suchetet.  —  De  cette  façon,  le  pays  connaîtra 
les  noms  des  députés  responsables  du  sang  versé. 
(Bruit.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Lemire  pour 
développer  son  interpellation. 

M.  l'abbé  Lemire. — Comme  député  de  Bœschêpe, 
j'ai  le  très  douloureux  devoir  de  questionner  le  Gou- 
vernement sur  le  meurtre  qui  a  été  commis  hier,  à  dix 
heures  trois  quarts  du  matin  dans  l'église  de  cette  com- 
mune. 

Il  ne  s'agit  donc  pas  d'une  question  de  droit  ;  il 
s'agit  d'une  question  de  fait.  Où  sont  les  responsabili- 
tés de  cet  épouvantable  malheur? 

Il  s'agit  ensuite,  après  que  nous  aurons  eu  la  réponse 
du  Gouvernement  sur  ce  fait  précis,  d'une  question  de 
politique  générale  :  Quelle  est  la  conduite  que  demain 
le  Gouvernement  va  tenir  dans  des  circonstances  ana- 
logues à  celle-là? 

Bœschêpe  est  une  commune  de  2.200  habitants 
située  en  bordure  de  la  frontière  belge  sur  une  série  de 
petites  collines.  La  population  se  compose  de  cultiva- 
teurs de  houblon,  de  tisserands  à  la  main  qui  font  une 
toile  d'emballage  et  qui,  pour  la  plupart  gagnent  de 
1  franc  à  1  fr.  25  par  jour,  et  de  quelques  commerçants 
groupés  autour  de  l'église. 

Ces  braves  gens  ont  des  convictions  religieuses  très 
traditionnelles  et  très  fortes.  Ils  avaient  entendu  jus- 
qu'à maintenant  parler  vaguement  de  la  séparation  des 
Eglises  et  de  l'Etat.  On  leur  avait  dit  que  cette  mesure 


152  l'apaisement 


consistait  uniquement  dans  la  suppression  du  budget 
des  cultes. 

On  leur  avait  dit  que  dorénavant  l'Etat  ne  donnerait 
plus  rien  aux  curés;  ils  n'avaient  pas  beaucoup  mur- 
muré. Ils  s'étaient  contentés  de  dire  qu'ils  étaient  sur- 
pris que  l'Etat  ne  payât  plus  ses  dettes  et  qu'ils  fus- 
sent chargés,  eux^  de  les  payer  à  sa  place.  Mais  on  leur 
avait  répondu  qu'il  y  a  en  France  un  Parlement  et 
dans  ce  Parlement  une  majorité  pour  changer  l'état  de 
choses  actuel,  que  dorénavant  ceux  qui  voudraient  un 
curé  devraient  le  payer  eux-mêmes,  qu'au  reste  la 
liberté  du  culte  serait  garantie  à  tous,  et  que  les  catho- 
liques auraient  la  jouissance  paisible  et  complète  de 
leurs  églises. 

A  gauche.  —  Certainement! 

M.  Lemire.  —  Sur  ces  divers  points,  messieurs,  je 
dois  le  reconnaître,  ils  n'avaient  pas  élevé  d'objection 
irréductible  ;  ils  étaient  convaincus  qu'ils  restaient 
libres  d'observer  leur  religion,  qu'on  ne  leur  enlevait 
point  les  biens  de  leur  église  et  qu'ils  pouvaient  conti- 
nuer à  entrer  dans  leurs  temples,  la  tête  haute,  comme 
ils  Pavaient  fait  toujours.  Ils  étaient  en  conséquence, 
disposés  à  faire  un  sacrifice,  d'autant  mieux  qu'on  leur 
disait  que  ce  sacrifice  serait  compensé  par  un  avantage 
auquel  nos  populations  flamandes  tiennent  par-dessus 
tout  :  Habitués  à  une  vie  communale  intense,  n'ayant 
pas  de  mesquines  préoccupations  politiques,  ces  braves 
gens  ne  demandent  que  la  liberté  ;  ils  sont  assez  éner- 
giques pour  la  payer  d'un  sacrifice!  Ils  se  disaient  : 
pourvu  qu'on  nous  envoie  des  curés  librement  nom- 
més par  l'évêque,  et  pourvu  que  les  évêques  soient 
librement  nommés  par  le  pape,  pourvu  que  l'Eglise 
catholique,  au  lieu  d'entrer  dans  un  fonctionnarisme 
bureaucratique,  où  elle  est  usée  et  humiliée ...  [Applau- 
dissements à  gauche  et  à  V extrême  gauche.) 

M.  de  Gailhard-Bancel.  —  Il  ne  faut  pas  commen- 
cer par  la  dépouiller. 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Monsieur  de  Gailhard-Bancel, 


PIÈCES    JOINTES  153 


je  VOUS  en  prie,  j'ai  une  mission  difficile  à  remplir,  lais- 
sez-moi aller  jusqu'au  bout. 

Au  moment,  disais- je,  où  l'Eglise  catholique,  secouant 
un  joug  dont  on  s'est  plaint,  se  dresse  dans  notre  vieux 
pays  de  Flandre,  pays  d'autonomie  et  de  liberté,  avec 
les  mêmes  droits  que  tous  les  citoyens  libres,  mes 
compatriotes  disaient  :  cela  nous  suffit. 
Surviennent  les  inventaires. 

Les  inventaires,  M.  Briand  l'a  répété  ici,  la  majorité 
de  cette  Chambre,  qui  est  avec  lui,  l'a  dit,  bon  nom- 
bre de  députés  appartenant  à  la  minorité,  et  moi 
comme  eux,  nous  l'avons  cru  loyalement,  les  inventai- 
res n'étaient  qu'une  mesure  de  conservation.  {Vifs 
applaudissements  à  V extrême  gauche  et  a  gauche.) 
M.  Paul  Delombre.  —  Ce  n'est  pas  autre  chose. 
M.  Georges  Berry.  —  Vous  étiez  aveugle,  voilà 
tout. 

M.  l'abbé  Lemire.  — J'ai  cru  que  l'inventaire  était 
un  moyen  régulier  d'assurer  la  transmission  légale  des 
biens  des  fabriques  aux  associations  cultuelles.  {Nou- 
veaux applaudissements  sur  les  mêmes  bancs.) 
A  droite.  —  Voyez  qui  vous  applaudit  ! 
M.  Lemire.  —  Je  ne  demande  d'applaudissements 
à  personne  ;  je  revendique  devant  mes  collègues  de  la 
droite  comme  devant  ceux  de  la  gauche, le  droit  d'avoir 
la  franchise  des  idées  et  le  courage  de  la  modération. 
{Applaudissements  à  gauche  et  sur  divers  bancs.) 

M.  Gouyba.  —  C'est  le  langage  d'un  honnête 
homme. 

M.  l'abbé  Lemire.  —  J'en  prends  toute  la  respon- 
sabilité. (Nouveaux  applaudissements.) 

Il  me  semblait  que  du  moment  où,  dans  ces  inven- 
taires, il  était  permis  de  faire  toutes  les  réserves  sur 
l'origine  des  biens  et  sur  leur  valeur,  du  moment  où 
même  nous  pouvions,  comme  catholiques,  ajouter  à 
cette  protestation  juridique  sur  l'origine  et  la  valeur 
des  biens  une  revendication  plus  haute  que  notre 
conscience  de  croyants  nous  imposait^  à  savoir  que  ce 
qui  se  faisait  à  notre  égard  n'était  que  provisoire,  que 


154  l'apaisement 


nous  subordonnions  notre  décision  finale  à  l'accepta- 
tion, par  nos  supérieurs  hiérarchiques,  des  associations 
cultuelles,  nous  pouvions  laisser  passer  Tinventaire. 
J'avais,  pour  mon  compte,  l'espoir  que  les  associations 
cultuelles  seraient  assez  larges,  assez  libérales  pour  que 
le  catholicisme  pût  s'y  mouvoir  aussi  facilement  que 
les  autres  cultes.  (Applaudissements  à  gauche  et  à 
Vextrême  gauche.) 

A  gauche.  —  Nous  ne  demandons  pas  autre  chose. 

M.  le  comte  de  LaBourdonnaye.  — On  va  deman- 
der l'affichage  de  votre  discours,  monsieur  l'abbé! 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Ah  !  monsieur  de  La  Bour- 
donnaye,  si  j'avais  jamais  dis  un  mot  dans  un  discours 
quelconque,  ou  écrit  dans  n'importe  quel  journal  une 
ligne  qui  ne  fût  pas  d'accord  avec  ce  que  je  viens  de 
dire,  je  ne  serais  pas  à  cette  tribune. 

J'ai  entendu  le  reproche  de  M.  Briand  :  il  ne  m'at- 
teint point. 

Si  j'avais  poussé  à  la  violence,  je  serais  en  prison 
avec  ceux  que  mes  arguments  y  auraient  fait  entrer. 
(  Vifs  applaudissements  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche,) 

M.  Gazeneuve.  —  Nous  applaudissons  en  vous  la 
loyauté  et  la  vérité  ! 

M.  i'abbé  Lemire.  —  D'où  vient  donc,  messieurs, 
que  même  dans  des  circonscriptions  où  l'on  a  observé 
les  règles  de  la  sagesse  et  de  la  prudence,  des  faits 
aussi  tristes  et  aussi  douloureux  aient  pu  se  produire  ? 

C'est  qu'à  l'heure  actuelle  l'inventaire  ne  se  présente 
plus  avec  un  aspect  juridique;  en  ce  moment,  il  se  pré- 
sente à  nos  populations  — je  n'ai  pas  besoin  de  dire  pour- 
quoi, je  constate  un  fait  —  il  se  présente  à  nos  popu- 
lations, si  droites  et  si  pleines  de  bon  sens,  non  plus 
comme  une  mesure  de  conservation  en  faveur  des 
catholiques,  mais  comme  une  atteinte  à  leurs  droits, 
comme  une  usurpation  de  leurs  biens. 

Ils  nous  disent... 

M. Louis  Mil!.— ^ On  leur  dit  \{Très  bien!  très  bien! 
à  gauche.) 

M.  iiQxaire.  —  Ils  nous  disent»  monsieur  Mill,  et  ils 


PIÈCES    JOINTES  155 


VOUS  disent  aussi  dans  votre  circonscription  :  «  Tout  de 
même,  on  n'a  pas  voté  la  loi  de  Séparation  en  faveur 
des  catholiques.  On  met  en  branle  la  gendarmerie  et 
l'armée,  on  s'en  vient  avec  des  crocheteurs  et  tout  un 
attirail,  on  brise  nos  portes  d'église  et  nos  coffres-forts, 
sous  prétexte  de  nous  faire  un  cadeau  et  l'on  fait  tout 
cela  avec  une  violence  et  une  brutalité  que  rien  n'arrête. 
Et  vous  allez  prétendre,  messieurs  les  députés,  que  c'est 
pour  notre  avantage,  que  c'est  pour  notre  bon  plaisir! 
Gomment  !  tout  à  coup, le  Gouvernement  a  un  tel  souci 
de  nous  être  agréable  qu'il  va  mobiliser  la  police  et  l'ar- 
mée pour  garantir  des  biens  aux  curés,  aux  Conseils  de 
fabrique  et  aux  associations  cultuelles? Allons  donc!  » 

Et  avec  leur  jugement  simple  et  logique,  nos  paysans, 
nos  ouvriers  disent  : 

«  On  rôde  autour  de  nous,  on  nous  épie^,  on  brise 
nos  portes...  » 

M.  Emile  Gère.  —  On  ne  les  brise  que  lorsqu'il  y  a 
des  barricades. 

M.  l'abbé  Lemire. —  «  Pourquoi  tant  se  déranger? 
Qu'on  nous  laisse  tranquilles.  » 

Alors,  qu'est-ce  que  ce  simulacre  d'inventaire  peut 
bien  avoir  de  commun  avec  la  justice? 

Voilà  une  opération... 

M.  Auge.  —  Elle  est  prévue  par  la  loi. 

M.  l'abbé  Lemire.  — ...qui  est  dépouillée  de  toute 
formalité  juridique,  de  toute  régularité  administrative. 
Pour  l'exécuter,  on  nous  amène  des  soldats  avec,  dans 
leurs  caissons,  des  instruments  de  crochetage.  D'avance 
la  gendarmerie  erre  sur  nos  collines;  elle  plane  autour 
de  nous  comme  un  oiseau  de  proie, pour  savoir  où  elle 
tombera  pour  saisir  quelque  chose. 

Et  alors  nos  campagnards  inquiets  s'écrient  :  «  De 
ces  inventaires-là,  nous  ne  voulons  pas.»  [Interruptions 
k  gauche.)  Vous  avez  beau  dire,  messieurs,  qu'ils  se 
trompent^  que  ce  qu'ils  imaginent  n'est  pas  vrai.  Vous 
avez  beau  dire:  c'est  la  loi,  et  c'est  une  loi  de  garantie  ! 
Vous  avez  beau  argumenter  avec  MM.  de  Gastelnau  et 
Briand,  tout  cela  ne  touche  pas  le  paysan  ni  l'ouvrier. 


1 56  l'apaisement 


Ils  ne  sont  pas  juristes,  eux!  Ils  ne  se  mettent  pas  en 
face  d'un  texte. 

D'ailleurs,  il  ne  croient  guère  aux  textes  :  on  leur  fait 
dire  tant  de  choses! 

Ils  croient  à  ce  qui  est  extérieur,  palpable,  visible; 
ils  assistent  à  un  déploiement  de  forces;  ils  voient  pas- 
ser des  policiers,  et  puis  des  crocheteurs,  e:ens  parfois 
bien  mal  choisis  et  qui  ne  sont  pas  ceux  qu'on  prend 
pour  une  besogne  honnête  et  propre,  et  ils  se  disent  : 
On  inventorie,  c'est  pour  spolier  ! 

Alors,  qu'est-il  arrivé? Comme  une  traînée  de  poudre, 
la  répulsion  contre  l'inventaire  a  passé  dans  notre  pays 
et  on  s'est  redressé  en  disant  :  Non,  cela  ne  se  fera  pas, 
on  ne  nous  enlèvera  pas  nos  églises  ! 

Ce  n'est  pas  seulement  le  fait  de  voler  qui  est  mau-  ^ 
vais  devant  l'opinion  publique  —  je  ne  vous  en  accuse 
pas  —  c'est  celui  de  paraître  voler.  Voilà  la  chose  grave. 
[Exclamations  à  droite.  —  Très  bien!  très  bien!  sur 
divers  bancs.) 

M.  Justin  Auge.  —  «  Paraître  voler  ».  Ah  ! 

M.  i'abbé  Lemire.  —  Je  fais  ces  remarques,  mon- 
sieur Auge,  parce  qu'il  faut  expliquer  comment,  dans 
nos  communes,  on  est  arrivé  à  dresser  des  barricades, 
à  opposer  de  la  résistance,  et  par  quel  concours  de 
circonstances  ce  paisible  village  de  Bœschêpe  a  été  hier  1 
ensanglanté  ! 

L'honorable  M.  Guieysse  a  apporté  à  cette  tribune 
des  allégations  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  la  situa- 
tion de  cette  commune,  qu'il  me  permette  de  le  direl 

Donc,  c'était  vers  dix  heures  et  demie,  hier.  L'in- 
ventaire se  faisait,  comme  ailleurs,  avec  effraction  des 
portes,  protestation  du  curé,  colère  sourde  des  fidèles. 
L'agent  des  Domaines  était  M.  Goillet,  percepteur  de 
la  commune  de  Bœschêpe,  en  résidence  à  Hazebrouck. 

Il  était  assisté  de  M.  Benoît,  commissaire  de  police 
de  Bailleul,  celui-ci  protégé  au  dehors  de  l'église  par 
des  cavaliers  et  des  fantassins,  et  au-dedans  escorté  par 
des  gendarmes. 

L'inventaire  venait  de  finir...  —  je  donne  ces  détails, 


PIÈCES   JOINTES  157 


parce  que  je  les  tiens  de  l'honorable  maire  de  la  com- 
mune de  Bœschêpe,  conseiller  d'arrondissement,  homme 
grave, sérieux, et  qui  jouit  dans  tout  le  pays  de  l'estime 
universelle...  —  l'inventaire  venait  de  finir,  etles  agents 
se  dirigoctient  vers  la  sortie  qui  est  un  peu  plus  haute 
que  la  nef  et  qui  est  dominée  par  la  tour,  quand  la  foule 
ayant  envahi  l'église,  se  mit  à  huer  violemment  ceux 
qui  s'en  allaient.  Elle  en  voulait  surtout  aux  subalter- 
nes qui  avaient  fracturé  les  portes. 

Quelques-uns  des  manifestants  brandissaient  des  chai- 
ses comme  pour  les  jeter  dans  la  direction  des  croche- 
teurs.  (Interruptions  sur  divers  bancs  à  droite.) 

Le  curé  était  dans  l'église  avec  les  fidèles.  On  l'avertit^ 
il  se  précipite  vers  la  foule  et  la  supplie,  en  langue 
flamande,  de  rester  calme.  Il  se  met  entre  elle  et  les 
agents;  mais  malgré  tout,  les  chaises  sont  lancées  et 
atteignent  au  hasard  les  crocheteurs,  le  percepteur,  le 
commissaire, les  gendarmes  et  le  prêtre  lui-même. Tous, 
contusionnés  et  sanglants,  reculent  vers  le  portail. 

Arrivé  à  l'extrémité  de  l'église,  le  commissaire  de 
police,  hors  de  lui,  se  retourne  ;  il  saisit  son  revolver 
et  en  fait  usage.  Un  gendarme  l'imite;  plusieurs  coups 
sont  tirés,  les  uns  à  blanc,  les  autres  à  balle. 

Tout  à  coup  on  voit  chanceler  un  homme  dans  la 
foule;  il  est  atteint  d'un  projectile  au  cœur.  On  se  jette 
sur  lui.  Il  était  mort  sur  le  coup.  C'était  Géry  Ghy- 
sel,  cabaretier-boucher,  âgé  d'une  trentaine  d'années, 
originaire  du  pays,  marié  dans  une  honorable  famille 
de  cultivateurs,  et  père  de  trois  enfants  en  bas  âge. 

Dans  la  bagarre^il  y  avait  d'autres  blessés  parmi  les- 
quels le  percepteur  et  le  curé.  Mais, devant  le  cadavre, 
la  colère  fait  place  à  la  stupeur. 

La  population  consternée  est  depuis  ce  moment-là, 
dans  le  deuil  le  plus  poignant. 

Et  maintenant,  je  demande  à  M,  le  ministre  de  l'In- 
térieur :  Qu'allez-vous  faire  ?  Vous  allez  évidemment 
provoquer  une  enquête. 

M.Fernand  Diihief,  ministre  de  l'Intérieur.  —  C'est 
fait. 


158  l'apaisement 


M.  l'abbé  Lemire.  —  L'enquête  va  établir  si  le  com- 
missaire et  le  g^endarme  étaient  dans  le  cas  de  légitime 
défense.  Evidemment,  vous  allez  chercher  les  respon- 
sabilités. Vous  ferez  votre  devoir. 

J'ai  vu  moi-même,  hier  soir,  dans  votre  cabinet, 
combien  votre  émotion  était  profonde.  {Rumeurs  à 
droite.  —  Vifs  applaudissements  à  gauche  et  à  V ex- 
trême gauche.) 

Ovl  en  sommes-nous  donc  avec  nos  agitations  politi- 
ques et  nos  querelles  de  partis  que  je  ne  puisse  pas  être 
juste  à  l'égard  de  qui  que  ce  soit?  (Applaudissements 
à  gauche.  —  Bruit  à  droite.) 

Et  qui,  dans  cette  salle, pourrait,  en  face  d'un  cada- 
vre, n'être  pas  ému?  (Nouveaux  applaudissements  au 
centre,  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  Petitjean. — Tous  ceux  qui,  pour  mieux  surexci- 
ter les  passions,  ne  négligent  pas  de  s'en  servir. 

M.  Tabbé  Lemire.  —  Monsieur  le  ministre,  hier 
soir,  alors  que  le  fait  n'était  pas  encore  certain,  je  vous 
ai  entendu  dire  avec  stupeur  :  «  Ce  n'est  pas  possible, 
monsieur  Lemire;  cela  ne  peut  pas  être.  »  [Bruit  a 
droite.) 

Oui,  je  suis  sûr  que  s'il  y  a  quelqu'un  de  profondé- 
ment ému  dans  cette  enceinte,  c'est  le  ministre  de  l'In- 
térieur. [Applaudissements  au  centre,  à  gauche  et  à 
Vextrême  gauche.)  Ceux  qui  étaient  là-bas  sont  ses 
agents;  ils  ont  exécuté  tant  bien  que  mal,  à  leurs  ris- 
ques et  périls,  des  ordres  généraux  qu'il  leur  avait 
envoyés. Ces  hommes  ont  été  peut-être  terrorisés  parce 
qu'ils  ont  lu  dans  les  journaux  que  les  inventaires 
devaient  être  finis  pour  le  15  mars  !  Ils  ont  réfléchi  qu'il 
est  dangereux  pour  un  fonctionnaire  de  tergiverser, 
d'hésiter  en  face  d'un  devoir.  Alors  ils  se  sont  répan- 
dus dans  le  pays  avec  une  nervosité  fébrile  :  ils  ont 
perdu  le  sens  de  la  mesure  qu'il  faut  avoir  dans  ces 
circonstances  si  pénibles  ;  ils  ont  été  envahis  par  une 
espèce  d'inquiétude  qui  est  mauvaise  conseillère. 

On  a  fixé  un  délai  pour  en  finir.  Pourquoi,  monsieur 
le  ministre,  l'avez-vous  fixé  avec  cette  rigueur  impi- 


PIÈCES    JOINTES  159 


toyable,  quand  vous  savez  que  ces  inventaires  doivent 
encore  se  faire,  précisément  dans  les  centres  où  il  sera 
le  plus  difficile  d'y  procéder, là  où  les  consciences  sont 
à  l'abri  des  excitations  politiques,  mais  restent  très 
susceptibles  au  point  de  vue  religieux? Pourquoi  avez- 
vous  fixé  cette  date? 

M.  de  l'Estourbeillon.  —  Par  peur  des  élections! 

M.  l'abbé  Leniire.  —  Pourquoi,  monsieur  le  minis- 
tre, avez-vous  voulu  qu'il  y  ait  de  la  violence  dans  l'ap- 
plication de  la  loi  ?  {Exclamations  à  gauche.) 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Je  n'ai  jamais 
voulu  qu'il  y  ait  de  la  violence  dans  l'application  de  la 
loi;  si  j'ai  fixé  une  date,  c'est  parce  qu'il  faut  en  finir 
avec  cet  état  d'insurrection  et  cette  agitation.  (Très 
bien  !  très  bien  !  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  Maurice-Binder.  —  Alors  vous  êtes  disposé  à 
continuer  les  fusillades  ?  (Bruit  à  gauche^) 

M.  labbé  Lemire.  —  Pourquoi  cette  rigueur,  je 
vous  en  supplie,  puisqu'il  s'agit  ici  de  sentiments  res*- 
pectables  dont  M.  Briand  lui-même  vous  a  dit  qu'il 
comprenait  tout  ce  qu'ils  ont  de  noble  et  de  sincère  ? 

Pourquoi  surtout  n'avez-vouspas  attendu  que  le  Con- 
seil d'Etat  nous  fasse  connaître  son  règlement,  et  si  nous 
pourrons,  oui  ou  non,  constituer  des  associations  cul- 
tuelles ?  [Applaudissements  à  droite  et  au  centre.) 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Parce  que  la  loi 
nous  en  faisait  un  devoir. 

M.  Simyan.  —  Ils  attendent,  eux,  l'ordre  du  pape  I 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Nous  attendons  Tordre  de 
notre  conscience,  monsieur  Simyan,  et  notre  respect 
pour  le  pape  nous  regarde.  Je  ne  vous  demande  pas  de 
me  faire  savoir  qui  vous  respectez;  vous  pouvez  res- 
pecter qui  il  vous  plaira  ;  moi  je  respecte  mon  supé- 
rieur religieux,  qui  est  le  pape.  (Applaudissements  à 
droite  et  au  centre  ) 

M.  Simyan.  —  La  loi  ne  doit  pas  attendre  l'ordre 
du  pape. 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Monsieur  Simyan,  je  ne  vou- 
drais pas  dire  un  seul  mot  qui  fût  de  nature  à  désobli- 


160 


L  APAISEMENT 


ger  un  collèg-ue;  mais  je  ne  suis  pas  forcé  d'avoir,  sur 
le  caractère  futur  de  ces  associations  cultuelles,  la 
conviction  que  vous  avez  vous-même. 

Je  puis,  personnellement,  croire  que  ces  associations 
se  constitueront  librement,  mais  tout  le  monde  ne  par- 
tage pas  ma  confiance... 

A  gauche.  —  Alors  que  voulez-vous  ? 

M.  l'abbé  Lemire. —  Alors,  me  dit-on, que  voulez- 
vous?  Ce  que  je  veux,  c'est  qu'on  tienne  compte  de  ces 
variétés  d'opinions,  de  ces  appréhensions  plus  ou 
moins  justifiées.  S'il  ne  fallait  pas  tenir  compte  de  la 
variété  des  opinions,  où  serait  donc  l'art  de  gouverner? 
{Applaudissements  à  droite  et  au  centre.) 

Vous  admirez,  messieurs,  le  doigté  de  M. le  président 
du  Conseil.  Je  lui  demande  d'en  avoir  un  peu,  lui  et 
son  entourage,  pour  ces  choses  délicates  qui  touchent 
à  la  conscience. 

Pourquoi  ne  pas  attendre  que  les  catholiques  sachent 
à   quoi  s'en   tenir  sur   le    règlement  d'administration 
publique  ?  Pourquoi    surtout,    monsieur    le    ministre, 
oublier  que,par  les  journaux,  tout  ce  qui  se  dit  ici  a  du  i 
retentissement  dans  tout  le  pays  ? 

Nul  n'ignore  que,  derrière  cette  agitation  religieuse, 
il  y  a  un  stock  de  haines.  (Très  bien  I  très  bien  !  a 
droite.)  Vous  savez  très  bien  qu'à  l'occasion  des  inven- 
taires tous  les  mécontents,  tous  ceux  qui  ont  souffert  ; 
d'un  déni  de  justice  [Mouvements  divers  à  gauche)  —  ■ 
je  ne  nomme  personne;  et,  d'ailleurs,  tous  mes  collègues 
de  la  Chambre,  à  quelque  parti  qu'ils  appartiennent, 
ne  manquent  point,  quand  ils  remarquent  une  injustice, 
de  s'en  plaindre  —  toutes  les  victimes  et  tous  les  dis- 
graciés se  mettent  derrière  les  barricades  qu'on  dresse  I 
Et  un  Gouvernement  digne  de  ce  nom  comprendra 
qu'il  convenait  d'y  prendre  garde. 

Je  demande,  alors,  à  M.  le  président  du  Conseil  et  à 
M.  le  ministre  de  l'Intérieur  ce  qu'ils  comptent  faire. 
Il  y  a  un  cadavre  sur  le  pavé  d'une  église  1  Derrière  ce 
cadavre,  il  y  a  des  geng  qui  sont  debout,  la  colère  au 
cœur  1  Celui  qui  est  tombé  n'est  pas  un   étranger,  ce 


PIÈCES    JOINTES  161 


n'est  pas  un  politicien,  ce  n'est  pas  an  faiseur  de  coups 
comme  il  y  en  a  parfois  dans  ces  échauffourées  tumul- 
tueuses. (F1/5  app/aizc/i55eme7i^5  à  r extrême  gauche  et 
à  gauche.) 

M.  Plichon.  —  Je  ne  puis  laisser  passer  les  paroles 
que  vous  venez  de  prononcer  sans  protester.  Je  suis 
convaincu  qu'elles  ont  dépassé  votre  pensée  et  qu'elles 
constituent  une  exagération  de  langage. 

M.  le  comte  Ginoux-Defermon.  — Regardez  donc, 
monsieur  l'abbé,  qui  vous  applaudit  ! 

M.  l'abbé  Lemire. —  Je  ne  demande  les  applaudis- 
sements de  personne  et  vous  n'êtes  pas  chargé  de 
jauger  ma  conscience.  (Applaudissements  à  gauche  et 
au  centre.)  M.  Plichon,  mon  collègue  et  voisin,  faisait 
une  réserve.  Je  le  rassure  d'un  mot.  Il  n'y  a  dans  mes 
paroles  aucune  allusion  locale.  Il  y  a  seulement  un  fait 
trop  connu  et  trop  regrettable  1 

Je  maintiens  que  lorsqu'il  y  a  quelque  part  de  la 
violence,  il  est  à  craindre  que  tous  les  violents  n'y 
accourent.  Vous  savez  aussi  bien  que  moi  qu'il  y  a  dan- 
ger public  à  créer  une  agitation  violente.  (Nouveaux 
applaudissements  à  Vextrême  gauche,  a  gauche  et  au 
centre.) 

M.  de  Gailhard-Bancel.  —  Ce  sont  les  coupables 
qui  vous  applaudissent. 

M.  Groussau.  —  La  violence  vient  de  l'injustice. 

M.  1  abbé  Lemire.  —  Monsieur  Groussau,  dussiez- 
vous  mettre  mes  paroles  sur  le  compte  de  l'habit  que  je 
porte,  dussiez-vous  en  faire  remonter  plus  haut  la  res- 
ponsabilité jusqu'à  celui  qui  est  lechef  des  catholiques 
et  qui  leur  a  dit  :  «  N'opposez  que  la  douceur  à  la  vio- 
lence! »...  {Applaudissements  a  Vextrême  gauche,  à, 
gauche  et  au  centre.  —  Interruptions  à  droite.) 

M.  d'Aubigny.  —  Nous  constatons  que  la  majorité 
applaudit  l'encyclique  I 

M.  Albert  Poulain.  —  Le  langage  de  M.  Lemire  est 
celui  d'un  honnête  homme. 

M.  l'abbé  Lem.ire. —  ...je  n'en  regrette  aucune  !  Et 
dût-on,  monsieur  de  Gailhard-Bancel, me  dire,  demain 

11 


162  L^  APAISEMENT 


OU  tout  à  l'heure  dans  les  couloirs,  que  ma  robe  est  un 
obstacle  à  l'énerg"ie  des  revendications  politiques,  et  que  J 
ma  qualité  de  prêtre  met  sur  mes  lèvres  des  paroles  trop  " 
modérées  en  face  d'excès  trop  blâmables,  dût-on  me 
dire,  comme  on  l'a  fait  quelquefois,  que  je  devrais  lais- 
ser à  d'autres  le  soin  de  faire  de  la  politique...  dans  la 
circonstance  présente,  je  ne  proteste  point,  je  ne  récri- 
mine point.  Oui,  je  vous  laisse  le  soin  de  faire  de  la 
politique.  {Applaudissements  à  Vextrême  gauche,  à 
gauche  et  au  centre.  —  Réclamations  a  droite.) 

M.  Ghaigne.  —  Voilà  la  différence  entre  les  religieux 
et  les  politiciens  de  la  religion  I 

M.  l^abbé  Lemire.  —  Encore  une  fois,  je  revendi- 
que ma  liberté  complète.  (Vifs  applaudissements  à 
l'extrême  gauche  et  à  gauche.) 

M.  Raoul  Péret.  —  Vous  avez  du  courage;  c'est 
très  bien  I 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Je  dis  que  devant  le  cadavre 
de  cet  homme,  que  je  connaissais... 

M.  Groussau.  —  Vous  le  défendez  bien  mal  ! 
{Exclamations  à  l'extrême  gauche  et  à  gauche.) 

M.  Jules-Louis  Breton.  —  M.  Lemire  ne  veut  pas 
exploiter  son  cadavre  comme  vous,  voilà  tout. 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Devant  le  cadavre  de  cet 
homme  que  je  connaissais,  monsieur  Groussau,  dont  je 
connais  la  famille,  dont  je  sais  qu'en  1793  ses  ancêtres 
et  d'autres  se  sont  mis  à  dix  pour  racheter  leur  église, 
qu'ils  croyaient  bien  leur  appartenir,  je  puis  affirmer 
que  lui  et  ceux  qui  l'entourent  n'ont  pas  cédé  à  des 
préoccupations  politiques... 

M.  Groussau.  —  Eh  bien,  alors  ? 

M.  Fabbé  Lemire.  —  ...  qu'ils  n'ont  eu  qu'un  but, 
revendiquer  la  liberté  de  leur  foi  et  le  libre  exercice 
de  leur  culte.  (Exclamations  à  droite.  —  Mouvements 
divers.) 

Cet  homme  était  venu  défendre  son  églisepoussé  par 
un  sentiment  chrétien  ;  il  n'était  pas  un  dévot,  non 
plus  que  beaucoup  d'autres,  il  n'était  assurément  pas 
un  clérical  —  il  n'y  en  a  d'ailleurs  pas  beaucoup  chez 


PIÈCES   JOINTES  163 


nous,  où  l'on  veut  que  chacun  soit  à  sa  place,  le  curé 
dans  son  église  et  le  maire  dans  sa  Tnsiirie.{Applaudis- 
semenis  à  gauche  et  k  Vextrême  gauche.  — Mouvements 
divers.) 

Il  était  venu,  cet  homme,  non  pas  seulement  pour 
défendre  sa  liberté  personnelle  et  la  jouissance  des 
choses  de  son  culte,  mais  pour  représenter  et  défendre 
les  siens. 

Lui  et  ses  concitoyens,  qui  sont  des  gens  de  cœur, 
savent  que  leur  vieille  mère  branlante  se  traîne  devant 
cet  autel, que  leur  femme  enceinte  va  prier  devant  cette 
madone,  que  leur  petite  fille,  blanche  comme  un  lys, 
communie  dans  cette  église,  et  qu'elle  veut  y  aller  tou- 
jours et  ils  deviennent  en  ce  moment-ci,  farouches, 
sombres,  irréductibles,  parce  qu'ils  défendent  des  hum- 
bles et  des  îaihles. {Applaudissements  sur  divers  bancs 
au  centre  et  à  droite.) 

Ce  sont  des  sentiments  auxquels  tout  le  monde  rend 
hommage  et  je  puis  dire  que  Jaurès,  hier,  à  Roubaix 
opposait  notre  vieil  idéal  chrétien  à  je  ne  sais  quelle 
organisation  étroite  et  matérielle. 

Il  était  en  compagnie  de  Guesde,  qui  a  dit  aussi  plus 
d'une  fois  :  Je  respecte  la  croyance  religieuse;  je  m'in- 
cline devant  une  conscience  sincère  dans  laquelle  il  y 
a  un  noble  idéal.  » 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Je  pense  de  même  I 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Eh  bien  !  monsieur  le  pré- 
sident du  Conseil,  si  vous  pensez  de  même,  si  vous 
comprenez  ces  nobles  sentiments,  est-ce  que  vous  n'al- 
lez pas  trouver  un  moyen  pour  qu'ils  soient  respectés 
et  pour  que  la  violence  cesse  ?  {Applaudissements  au 
centre  et  à  droite.  —  Interruptions  à  l'extrême  gauche.) 

M.  Féron.  —  La  loi  doit  être  appliquée. 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Comment  !  monsieur  Féron, 
c'est  vous  qui  m'opposez  des  scrupules  juridiques? 
Sommes-nous  faits  pour  les  textes  ou  les  textes  sont- 
ils  faits  pour  nous  ? 

M.  Féron.  —  Je  vous  dis  :  La  loi  doit  être  appli- 
quée I 


164  l'apaisement 


M.  l'abbé  Lemire. —  Je  ne  demande  pas  qu'on  trans- 
gresse la  loi,  je  demande  qu'on  mette  du  tact  à  l'ap- 
pliquer. {Applaudissements  au  centre  et  à  droite.) 

Je  demande  qu'on  se  souvienne  qu'après  le  vote,  qui 
est  commode,  surgissent  les  difficultés  d'exécution. 

Et  alors,  me  tournant  vers  le  Gouvernement  respon- 
sable de  l'ordre  public,  je  dis  à  M.  le  président  du  Con- 
seil, et  à  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  :  Vous  ne  vou- 
lez pas  de  la  guerre  de  religion,  n'est-ce  pas  ? 

Nous  non  plus,  nous  n'en  voulons  pas. 

Nous  sommes  prêts,  mes  chers  collègues,  à  faire  de 
douloureux  sacrifices  pour  ne  pas  manquer  à  nosdevoirs 
envers  la  France  et  envers  la  République.  {Applaudis- 
sements à  Vextrême  gauche,  à  gauche  et  sur  divers 
bancs  au  centre.) 

Nous  ne  mêlerons  à  nos  revendications  de  conscience 
et  de  religion  rien  qui  puisse  faire  soupçonner  que 
nous  ne  respecterions  pas  la  Constitution,  que  nous  ne 
respecterions  pas  l'autorité  {Nouveaux  applaudisse- 
ments sur  les  mêmes  hancs),  depuis  le  plus  humble 
agent  qui  exécute  une  consigne,  le  cœur  serré  et  les 
larmes  dans  les  yeux,  jusqu'à  celui  qui  est  au  sommet 
même  de  la  hiérarchie  nationale. 

Nous  ne  voulons  pas  qu'on  dise  que  nous  ne  respec- 
tons pas  les  lois.  Nous  savons  que  la  loi  de  séparation 
consacre  des  injustices,  car  elle  nous  dépouille  de  ce 
qui  nous  revenait.  On  aurait  pu  s'arranger  mieux,  vous 
le  savez  aussi  bien  que  moi.  Dans  la  rupture  du  traité 
qui  liait  la  France  à  TEglise,  il  y  a  eu  un  manque  de 
respect;  une  des  parties  contractantes  a  repris  sa  liberté 
sans  faire  à  l'autre  partie  l'honneur  de  lui  rendre  la 
sienne.  {Très  bien!  très  bien!  au  centre.)  Dans  ce 
divorce,  l'un  des  deux,  le  plus  fort,  a  rompu  le  pacte, 
et  il  n'a  pas  dit  à  l'autre  :  «  Tu  es  libre.  »  [Très  bien  ! 
très  bien!  sur  les  mêmes  bancs.) 

Nous  trouvons,  nous,  que  cette  façon  de  faire  n'est 
pas  digne  de  la  courtoisie  française  et  de  la  haute  con- 
venance diplomatique  à  laquelle  nous  avions  habitué  le 
monde.  {Très  bien!  très  bien!) 


PIÈCES    JOINTES  165 


Et  malgré  tout,  messieurs,  malgré  toutes  ces  choses 
si  pénibles^  injustices  d'argent  et  manquements  de  res- 
pect, nous  sommes  disposés  à  aller  vers  l'avenir,  con- 
fiants et  courageux,  parce  que  nous  savons  qu'il  y  a 
dans  la  loi  des  promesses  de  liberté  et  que  nous  avons 
le  cœur  assez  haut  pour  payer  cette  liberté  même  chè- 
rement. 

M.  Lasies. —  Nous  n'avons  pas  à  payer  la  liberté. 

M.  l'abbé  Lemire. —  Nous  croyons  enfin,  messieurs, 
que  si  dans  Tordre  de  choses  nouveau  il  y  a  certains 
périls  pour  notre  hiérarchie,  il  y  a  moyen  de  les  con- 
jurer, de  les  éviter. 

Nous  espérons  que  le  Gouvernement  de  la  Républi- 
que ne  va  pas,  de  gaieté  de  cœur,  déchaîner  la  guerre 
religieuse  à  travers  le  pays  et  qu'il  aura  le  souci  du  res- 
pect de  notre  conscience  à  nous,  comme  de  toutes  les 
consciences.  {Vifs  applaudissements  à  Vextrême'gau- 
che,  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  le  ministre 
de  l'Intérieur. 

M.  Fernand  Dubief,  ministre  de  V Intérieur. —  Mes- 
sieurs, j'apporte  à  cette  tribune  l'expression  de  la  dou- 
loureuse émotion  que  le  Gouvernement  a  ressentie  à  la 
nouvelle  du  drame  sanglant  du  village  de  Bœschêpe. 

L'honorable  abbé  Lemire  a  bien  voulu  rendre  justice 
à  la  sincérité  de  ce  sentiment  et  j'ose  espérer  que  le 
noble  langage  de  loyauté  et  de  probité  qu'il  vous  a  tenu, 
vous  convaincra  que  l'expression  de  cette  émotion  n'est 
pas  un  simple  argument  de  tribune.  [Très  bien!  très 
bien  !  a  gauche.) 

Messieurs,  le  malheur  qui  hier  a  ensanglanté  l'église 
de  cette  petite  commune  vous  a  été  rapporté  par  l'ho- 
norable M.  Plichon  et  par  M.  Lemire.  Les  deux  récits 
sont  exacts,  sauf  pour  quelques  détails,  qui  ont  cepen- 
dant leur  importance  et  sur  lesquels  vous  me  permet- 
trez d'attirer  votre  attention. 

Dans  les  communes  voisines,  les  inventaires,  ces 
jours  derniers, s'étaient  passés  sans  le  moindre  incident; 


166  L^  APAISEMENT 


rien  ne  pouvait  faire  prévoir  qu'à  Bœschêpe,  quelque 
bagarre  pût  survenir. 

M.  Plichon.  —  Je  fais  toutes  réserves,  monsieur  le 
ministre. 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Néanmoins, 
comme  des  bruits  avaient  circulé  qui  l'avaient  quelque 
peu  inquiété,  le  sous-préfet  d'Hazebrouck  avait  pris  la 
précaution  de  faire  accompagner  le  percepteur  d'une 
force  militaire  de  trois  cents  hommes.  Ces  mesures  vous 
indiquent  que  les  précautions  ordonnées  par  le  ministre 
étaient  suivies,  puisque  nous  avions  recommandé  de 
mettre  des  forces  suffisantes  pour  imposer  le  respect  et 
empêcher  des  conflits  de  se  produire. 

M.  Plichon.  —  Il  y  avait  trente  hommes,  je  les  ai 
vus. 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Vous  avez  peut- 
être  vu  trente  hommes,  monsieur  Plichon,  mais  le  rap- 
port du  sous-préfet  me  dit  trois  cents. 

Le  percepteur  est  arrivé.  Il  a  trouvé  la  porte  de 
l'église  ouverte,  il  y  a  pénétré  sans  difficulté  pour  pro- 
céder aux  opérations  d'inventaire,  s'est  rendu  dans  la 
sacristie,  où  il  a  pu  continuer  et  terminer  son  œuvre. 
Il  allait  sortir,  lorsque  tout  d'un  coup  une  bande  de 
deux  cents  ou  deux  cent  cinquante  personnes  se  préci- 
pita violemment  dans  l'église  par  une  porte  de  derrière 
et  s'armant  de  chaises  et  de  croix,  se  jeta  sur  les  agents 
de  l'autorité  ;  le  percepteur  fat  terrassé  ;  c'est  au 
moment  où  il  était  à  terre,  le  visage  contre  les  dalles 
de  l'église  que  les  gendarmes  qui  étaient  à  ses  côtés  et 
son  fils  qui  l'accompagnait,  se  trouvant  en  légitime 
défense,  ont  tiré. 

D'où  est  venue  la  balle  meurtrière?  Je  ne  le  sais  pas 
encore.  Je  dois  vous  dire  ici  toute  la  vérité,  en  toute 
sincérité.  Je  ne  sais  pas  si  la  balle  est  partie  du  revolver 
du  gendarme  ou  du  revolver  du  fils  du  percepteur.  Je 
le  saurai  lorsque  l'autopsie  l'aura  fait  connaître. 

Les  balles  sont  de  calibres  différents  suivant  qu'elles 
sont  destinées  à  un  revolver  d'ordonnance  ou  à  une 
arme  ordinaire.  Sur  ce  point^  nous  serons  vite  rensei- 


PIÈCES    JOINTES  167 


g-nés.  Hélas  cette  certitude  n'atténuera  pas  le  malheur 
arrivé,  mais  elle  fera  cependant  la  lumière  sur  cet  inci- 
dent et  peut-être  quelques-uns  d'entre  vous  reconnaî- 
tront-ils qu'un  fils  voyant  son  père  en  danger  de  mort, 
est  plus  qu'excusable  de  perdre  son  sang-froid. 

C'est  ainsi  que  les  fait»  douloureux  se  sont  passés.  Je 
ne  veux  pas  rechercher  devant  vous  quelle  est  la  part 
de  responsabilité  des  uns  ou  des  autres,  mais  la  Cham- 
bre me  permettra  bien  de  lui  rappeler  très  rapidement 
comment  s'est  engagée  cette  question  d'inventaire. 

L'article  3  de  la  loi  du  9  décembre  1905  prescrit  que, 
dès  la  promulgation  de  la  loi,  il  sera  procédé  à  un 
inventaire  des  biens  des  établissements  du  culte.  Cette 
disposition  impérative  a  été  traduite  par  un  règlement 
d'administration  publique  en  date  du  29  décembre  1905 
qui  a  commencé  à  être  appliqué  dès  le  milieu  de  janvier. 

Nous  ne  pouvions  nous  douter  qu'une  opération  qui 
n'était,  comme  l'a  dit  avec  tant  de  raison  l'honorable 
M.  Briand  dans  son  beau  discours,  qu'une  simple 
mesure  conservatoire  [Interruptions  à  droite),  nullc'- 
ment  attributive  de  propriété,  fût  de  nature  à  provo- 
quer une  rébellion.  {Applaudissements  à  gauche  et  à 
V  extrême-gauche.) 

M.  Georges  Berthoulat. —  Ce  n'est  pas  une  raison 
pour  tuer  des  Français.  (Bruit.) 

M.  le  ministre.  —  De  significatifs  symptômes  éveil- 
lèrent néanmoins  bientôt  notre  attention  et,  dès  le 
30  janvier,  j'écrivais  aux  préfets  : 

«  Je  vous  prie  de  prendre  les  dispositions  nécessai- 
res pour  que  les  opérations  soient  effectuées  avec  rapi- 
dité et  prudence.  Je  vous  recommande,  chaque  fois  que 
vous  aurez  lieu  de  craindre  des  résistances,  de  faire 
procéder  aux  inventaires  le  même  jour  et  à  la  même 
heure  dans  les  différentes  églises  soit  de  la  même  loca- 
lité, soit  de  plusieurs  communes  limitrophes  afin  de 
fractionner  les  manifestants  et  de  réduire  par  là  les 
incidents  au  minimum.  » 

Malgré  ces  précautions,  sous  la  poussée  d'excitations 
que  je  peux  bien  qualifier  de  criminelles... 


168  l'apaisement 


M.  Jules  Dansette.  —  Il  n'y  a  pas  eu  d'excitations 
chez  nous  ! 

M.  Plichon.  —  Monsieur  le  ministre,  voulez- vous 
me  permettre  de  vous  demander  à  qui  s'adresse  votre 
pensée  ? 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Elle  ne  s'adresse- 
pas,  monsieur  Plichon,  à  l'honorable  abbé  Lemire  qui 
nous  a  fait  entendre  un  langage  de  loyauté  et  de  cou- 
rage; elle  s'adresse  à  l'archevêque  de  Cambrai  et  à  ceux 
qui  dans  leurs  journaux,  dans  leurs  discours  et  même 
au  Parlement  quelquefois,  ont  excité  les  populations 
à  s'insurger  contre  la  loi.  {Applaudissements  à  gauche 
et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  Lasies.   — Lesquels? 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Elle  s'adresse  à 
ceux  qui,  comme  le  père  Doré,  écrivent  qu'ils  sont 
d'avis  «  que  seul  le  sang  nous  sauvera  en  réveillant 
l'apathie  universelle;  que  quelques  hommes,  que  quel- 
ques femmes  soient  tués,  et  ce  peuple  chevaleresque 
et  généreux  quand  même,  comprendra  enfin  et  impo- 
sera à  ses  élus  un  peu  plus  de  justice  ».  {Vives  excla- 
mations à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

Voilà  les  excitations  criminelles  qui  ont  rendu  notre 
tâche  singulièrement  difficile. 

M.  Henry  Gochin.  —  Il  n'y  en  a  pas  eu  en  Flandre  ! 

M.  le  ministre.  —  Nous  ne  nous  sommes  pas  arrê- 
tés cependant  en  face  du  devoir  qui  s'imposait  à  nous, 
et  le  25  février  j'écrivais  encore  aux  préfets  : 

«  Vous  devrez  autant  que  possible  éviter  d'avoir  à 
défoncer  les  portes  d'église.  M.  le  ministre  de  la  Guerre 
a  invité  dans  ce  but  les  commandants  d'armes  à  intro- 
duire, dans  les  troupes  à  intervenir,  le  plus  grand  nom- 
bre possible  d'ouvriers  serruriers  ou  d'hommes  de  pro- 
fessions analogues.  » 

Nous  prenions,  messieurs,  toutes  les  précautions  sus- 
ceptibles de  montrer  notre  volonté  de  ne  pas  offenser 
et  de  ne  pas  violenter  la  conscience  des  catholiques; 
cependant  les  excitations  continuaient,  toujours  plus 
violentes,   elles  se  multipliaient  à  tel  point  que  nous 


PIÈCES    JOINTES  169 


avons  assisté  à  des  rixes  et  à  des  bagarres  lamentables. 
Récemment,  vous  vous  en  souvenez,  Témotion  de  la 
Chambre  était  grande;  on  racontait  dans  les  couloirs 
que  dans  la  Haute-Loire,  près  de  Saugues,  deux  hom- 
mes avaient  été  tués  et  qu'un  grand  nombre  de  per- 
sonnes avaient  été  grièvement  blessées  dans  une  hor- 
rible mêlée. 

M.  Durand.  —  Il  y  a  eu  cinq  blessés,  dont  trois 
grièvement. 

M.  le  ministre.  —  Heureusement  on  avait  drama- 
tisé à  l'excès  l'incident.  Nous  avons  néanmoins  cru  de 
notre  devoir  de  renouveler  aux  préfets  les  exhortations 
que  nous  leur  avions  précédemment  adressées  et  de 
chercher  par  tous  les  moyens  à  réduire  au  minimum 
les  chances  de  conflits.  Mais  devant  cette  révolte  fal- 
lait il  renoncer  à  faire  appliquer  la  loi?  Non  I  {Vifs 
applaudissements  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

Non,  messieurs,  nous  ne  laisserons  pas  fléchir  la  loi 
devant  la  rébellion;  il  n'est  pas  un  homme  de  gouver- 
nement qui  puisse  nous  le  demander.  Nous  continue- 
rons à  prendre  toutes  les  précautions,  toutes  les  mesu- 
res de  prudence  et  de  circonspection  que  pourra  nous 
inspirer  notre  souci  de  l'ordre  public  pour  éviter  les 
incidents  violents. 

Mais  la  loi  sera  intégralement  appliquée  et  si  nous 
avons  pu  donner  l'ordre,  dans  certains  cas  exception- 
nels, d'utiliser  momentanément,  à  l'appui  d'un  procès- 
verbal  de  constat,  des  inventaires  amiables  établis  anté- 
rieurement à  la  Séparation,  il  n'en  demeure  pas  moins 
qu'aucune  dévolution  de  biens  ne  pourra  avoir  lieu  tant 
que  l'inventaire  légal  n'aura  pas  été  fait,  tant  que  la  loi 
n'aura  pas  reçu  son  entière  application.  {Vifs  applau- 
dissements à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Ribot. 

M.  Ribot.  —  Messieurs,  je  voudrais  dire  quelques 
paroles  très  calmes  en  présence  d'une  situation  qui,  de 
l'aveu  de  tous,  s'est  beaucoup  aggravée  et  de  faits  qui 
nous  mettent  peut-être  sur  le  chemin  de  plus  grands 
malheurs. 


170  l'apaisement 


Lorsque  nous  avons  discuté  la  loi  sur  la  séparation 
des  Eglises  et  de  l'Etat,  je  me  suis  permis  de  dire  à  la 
Chambre  qu'il  ne  suffisait  pas  d'écrire  une  loi  et  d'y 
mettre  quelques  principes  de  liberté,  que  quand  il  s'agit 
d'une  législation  qui  porte  sur  de  si  graves  intérêts, 
qui  risque  de  heurter  des  habitudes  séculaires,  il  fal- 
lait surtout  faire  comprendre  cette  loi  à  la  nation  et  la 
faire  pénétrer  dans  les  mœurs.  Je  répéterai  ce  que  je 
disais  il  y  a  quelques  mois  :  un  fait  plus  grave  que  le 
vote  de  la  séparation,  c'est  la  rupture  de  toutes  rela- 
tions avec  le  Saint-Siège,  avec  le  chef  des  catholiques. 
(Vifs  applciudissements  au  centre  et  à  droite,  —  Inter- 
ruptions à  gauche.) 

Laissez-moi  dire  ma  pensée;  vous  voyez  dans  quel 
sentiment  je  parle.  Je  dirai  tout  ce  que  j'ai  dans  le 
cœur,  vous  ne  m'en  empêcherez  pas. 

Certes,  je  ne  doute  pas  des  intentions  du  Gouverne- 
ment, je  n'en  ai  jamais  douté.  J'ai  eu  avec  lui  des  con- 
versations à  l'occasion  d'incidents  qui  ont  commencé 
dans  ma  propre  circonscription  à  Saint-Omer.  J'ai 
trouvé  chez  M.  le  président  du  Conseil  et  chez  M.  le 
ministre  de  l'Intérieur  le  plus  vif  désir  d'éviter  toute 
violence;  les  intentions  ne  sont  pas  en  cause. A  l'heure 
présente,  où.  va  se  décider  peut-être  l'avenir  de  la  paix 
publique,  où  nous  sommes  sur  le  chemin  de  la  pacifi- 
cation ou  de  la  guerre  religieuse,  ce  qui  est  grave,  c'est 
de  ne  pas  avoir  de  relations,  de  conversations  avec  les 
représentants  les  plus  éminents  de  l'épiscopat  français 
qui  eux  ne  veulent  pas  la  guerre.  (Interruptions  a 
gauche.) 

Je  l'affirme  à  cette  tribune.  (Applaudissements  au 
centre  et  à  droite.) 

Et  j'ai  le  droit,  j'ai  le  devoir  de  dire:  Pourquoi  ne 
pas  avoir  ces  conversations  qui  pourraient  éclairer  le 
chemin  et  prévenir  de  si  redoutables  et  parfois  de  si 
sanglants  malentendus?  Car  enfin,  cette  question  des 
inventaires,  qu'est-elle  en  elle-même?  Une  misère,  per- 
mettez-moi de  vous  le  dire.  (Très  bien!  très  bien!  au 
centre  et  à  gauche.) 


PIÈCES    JOINTES  171 


M.  François  Fournier.  —  Si  vous  gouverniez,  vous 
mettriez  la  France  aux  pieds  du  pape  I  (Bruit  au  centre.) 
M.  Ribot.  —  M.  Briand  m'a  mis  en  cause  tout  à 
l'heure  Je  n'ai  pas  voulu  lui  répondre  immédiatement. 
Il  a  cité  exactement  mes  paroles.  C'est  vrai,  j'ai  dit,  et 
la  Chambre  tout  entière  a  été  du  même  avis,  que,  lors- 
que les  biens  qui  avaient  été  affectés,  sous  l'autorité  de 
l'Etat,  au  culte,  devaient  passer  d'une  association  à  une 
autre,  du  Conseil  de  fabrique  à  l'association  cultuelle, 
l'Etat  ne  pouvait  pas  se  désintéresser  du  sort  futur  de 
ces  biens,  qu'il  devait  prendre  quelques  garanties.  Le 
principe  de  l'inventaire,  mais  qui  aurait  pu  s'y  oppo- 
ser? {Très  bien!  très  bien!  h  gauche  et  au  centre.) 
Personne  n'imagine  de  ce  côté  de  la  Chambre  (la  gau- 
che) pas  plus  que  de  ce  côté  (la  droite)  qu'au  moment 
de  la  dévolution  il  ne  fût  pas  de  nécessité  absolue 
qu'il  y  eût  une  constatation  faite  entre  le  Conseil  de 
fabrique  qui  s'en  va  et  l'association  qui  lui  succède  et 
qui  prend  en  charge  les  biens. 

Que  cet  inventaire  dût  se  faire  à  ce  moment,  c'est 
évident.  Qu'il  pût  se  faire  pacifiquement  dès  la  pro- 
mulgation de  la  loi,  on  pouvait  le  penser  quand  la  loi 
a  été  votée.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  voter  l'article,  mais 
je  n'ai  pas  prévu,  au  moment  où  l'article  a  été  voté... 
(Très  bien!  très  bien  !  sur  un  grand  nombre  de  bancs.) 

Oui,  je  le  dis  parce  qu'il  faut  être  loyal,  personne  n'a 
prévu  ici,  au  moment  où  l'article  a  été  voté,  qu'il  pour- 
rait donner  lieu  à  de  pareils  troubles,  à  des  bagarres 
aussi  effrayables  et  aussi  sanglantes.  (Très  bien!  très 
bien!  sur  les  mêmes  bancs.) 

M,  Jean  Godet.  —  Et  au  Sénat  non  plus,  personne 
n'a  protesté  contre  les  inventaires. 

M.  Ribot.  —  Les  premiers  inventaires  ont  provoqué 
une  émotion  qui  a  été  sans  doute  accrue  par  des  excita- 
tions politiques. 

Mais  qui  pourrait  penser  qu'au  moment  de  l'exécu- 
tion d'une  pareille  loi,  qui  remue  les  sentiments  les 
plus  profonds  et  les  plus  respectables,  les  partis  vont 
être  subitement  animés  d'une  vertu  surhumaine  et  d'un 


172  l'apaisement 


désintéressement  tel  qu'ils  n'essaieront  pas  de  tirer  un 
profit  politique  des  fautes  que  pourront  commettre  la 
majorité  ou  le  Gouvernement?  (Très  bien!  très  bien! 
sur  divers  bancs.) 

Qui  le  croit?  Mais  l'habileté,  l'art  du  Gouvernement, 
c'est  de  ne  pas  prêter  la  main  à  ces  calculs  des  partis 
politiques  [Applaudissements  au  centre  et  sur  divers 
bancs),  c'est  de  ne  pas  leur  donner  l'avantage,  et  pour 
cela  il  lui  faut  apporter  non  seulement  la  prudence, 
mais  la  clairvoyance  et  Tattention  la  plus  soutenue 
dans  l'exécution  d'une  pareille  loi. 

Sans  vouloir  récriminer  —  ce  n'est  pas  Theure,  évi- 
demment, de  le  faire  —  je  suis  bien  obligé  de  justifier 
la  parole  que  j'ai  prononcée  et  qui  m'a  empêché  de 
voter  l'autre  jour  pour  le  ministère.  J'ai  pensé  que 
c'était  une  faute  d'avoir  tant  tardé  à  faire  le  règlement 
d'administration  publique.  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  fait 
plus  tôt?  Vous  aviez  pour  cela  toutes  les  vacances.  Vous 
saviez  que  la  majorité  du  Sénat  ne  toucherait  pas  à  la 
loi.  Vous  deviez  avoir  ce  règlement  tout  prêt.  (Mouve- 
ments divers.) 

Vous  deviez  l'avoir  tout  prêt  et  ce  n'est  pas  moi, 
messieurs,  qui  ferai  intervenir,  dans  cette  discussion,  le 
nom  du  Saint-Siège:  c'est  M.  le  président  du  Conseil 
lui-même  qui,  il  y  a  quelques  semaines,  a  dit  à  la 
droite  :  «  Ce  qu'on  veut  faire,  c'est  peser  sur  les  déci- 
sions du  pape.  »  Et  il  laissait  entendre  très  clairement 
qu'à  ce  moment  devaient  venir  de  Rome  des  conseils 
de  sagesse.  Est-ce  vrai,  monsieur  le  président  du  Con- 
seil ? 

M.  Maurice  Rouvier,  président  du  Conseil,  minis- 
ire des  Affaires  étrangères,  —  Parfaitement  et  j'ai  le 
regret  de  constater  que  je  ne  m'étais  pas  trompé.  Il  me 
reste  à  émettre  le  vœu  ardent  que  toutes  ces  excitations 
n'attei0;-nent  pas  le  but  auquel  elles  tendent. 

M.  Paul  Beauregard.  —  Faites  un  bon  règlement 
d'administration  publique. 

M.  Ribot.  —  Alors,  permettez-moi  de  vous  le  dire, 
vous  commettiez  une  faute  en  précipitant  les  inventai- 


PIÈCES    JOINTES  173 


res.  Le  règlement  était  en  suspens  ;  des  rumeurs,  exa- 
gérées peut-être  à  dessein,  étaient  répandues  partout 
que  ce  règlement  allait  aggraver  la  loi  ;  ces  rumeurs 
après  tout  ne  manquaient  pas  de  vraisemblance.  (Très 
bien!  très  bien!  au  centre.)  Car  enfin,  quelle  est  cette 
manière  d'exécuter  une  pareille  loi,  qui  consiste  à  lais- 
ser aller  au  Conseil  d'Etat  un  règlement  que  peut-être 
on  n'a  pas  lu  avec  assez  de  soin,  puisqu'on  est  obligé 
de  demander  au  Conseil  d'Etat,  en  pleine  délibération, 
de  le  corriger  sur  trois  points  importants?  {Vifs  applau- 
dissements au  centre  et  à  droite.) 

M.  Bienvenu  Martin,  ministre  de  VInstruction  pu- 
blique,des  Beaux-arts  et  des  Cultes.  —  Vous  êtes  dans 
l'erreur.  Vous  vous  servez  en  ce  moment  de  cancans  l 
(Bruit  à  droite.) 

M.  Ribot.  —  Dans  une  question  aussi  grave,  j^ai  le 
droit  de  ne  pas  m'en  tenir  aux  fictions  ordinaires.  Les 
délibérations  du  Conseil  d'Etat  sont  secrètes,  mais  tout 
le  monde  sait  —  et  si  vous  l'ignoriez,  monsieur  le  minis- 
tre, ce  serait  étrange  —  que  sur  la  fusion  de  plusieurs 
paroisses  en  une  seule  association  et  que  sur  la  ques- 
tion des  inventaires  annuels,  le  Conseil  d'Etat  a  adopté, 
à  la  demande  du  ministère,  des  textes  tout  à  fait  diffé- 
rents des  textes  primitifs. 

Mais  puisque  nous  en  sommes  à  ce  qu'il  y  a  eu  d'un 
peu  décousu  dans  la  préparation  de  l'exécution  de  la 
loi... 

M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique,  des 
Beaux-arts  et  des  Cultes.  —  Jamais  un  règlement, 
sur  des  questions  aussi  graves,  n'aura  été  aussi  vite  voté. 

M.  Georges  Berthoulat. —  Ce  n'estpas  comme  pour 
celui  qui  vise  le  contrôle  des   assurances  américaines! 

M.  Ribot.  —  Est-ce  que  la  gravité  qu'ont  prise  tout 
à  coup  ces  inventaires  ne  provient  pas  en  grande  partie 
de  cette  circulaire  malencontreuse  que  M.  le  ministre 
des  Finances  a  laissé  partir  des  bureaux  de  l'enregistre- 
ment et  qu'il  lui  a  fallu  ensuite  retirer?  (Très  bien! 
très  bien!  au  centre  et  sur  divers  bancs.) 

Je  me  permets  de  dire  que  dans  l'exécution  d'une 


174  L^  APAISEMENT 


pareille  loi,  en  présence  de  tels  dangers,  M.  le  prési- 
dent du  Conseil  devrait  avoir  en  mains  la  conduite  de 
l'affaire^  afin  d'empêcher  les  imprudences,  de  ne  pas 
fournir  un  prétexte  à  des  excitations  factices  et  de  con- 
jurer les  périls  en  face  desquels  nous  sommes. 

Je  me  suis  permis  de  vous  dire,  monsieur  le  prési- 
dent du  Conseil,  que  dans  l'état  des  esprits,  en  pré- 
sence de  ce  règlement  et  malgré  ce  qu'il  paraissait  y 
avoir  d'impératif  dans  les  termes  de  la  loi,  vous  deviez 
ajourner,  gagner  du  temps.  Nous  n'en  sommes  pas, 
n'est-ce  pas,  à  discuter  si  vous  le  pouviez  faire.  Vous 
ajournez  l'exécution  de  bien  d'autres  lois  quand  il  y  a 
un  intérêt  politique.  {Vifs  applaudissements  au  centre 
et  à  droite.) 

Vous  deviez  ajourner;  vous  deviez  attendre  que  le 
règlement  eût  paru,  qu'il  eût  calmé  les  inquiétudes  et 
que  ces  conseils  de  sagesse  que  vous  attendiez  fussent 
venus  ;  vous  deviez  ne  pas  laisser  exécuter  la  loi  dans 
l'incertitude,  dans  l'anarchie  où  l'on  est,  en  présence 
d'un  clergé  qui  visiblement  n'a  pas  d'instruction,  dont 
le  plus  grand  nombre  des  membres  sont  calmes,  dont 
les  autres  se  laissent  entraîner,  en  présence  surtout  de 
partis  qui,  trouvant  la  lice  ouverte,  s'y  précipitent  et 
peuvent  nous  conduire  aux  pires  malheurs.  Vous  ne 
deviez  pas  faire  cela,  vous  deviez  suspendre.  Je  vous  ai 
demandé,  je  vous  ai  conjuré  de  le  faire.  (Bruit  à  Vex- 
irême  gauche.  —  Applaudissements  au  centre  et  sur 
divers  bancs.) 

Et  lorsque  nous  avons  su  qu'en  particulier^,  dans  le 
département  du  Nord,  il  y  avait  une  résistance  qui 
allait  s'organiser,  plus  âpre  et  plus  violente  qu'ailleurs, 
je  vous  ai  encore  demandé,  monsieur  le  président  du 
Conseil,  d'ajourner.  Vous  pouviez  le  faire.  Il  ne  s'agit 
pas  ici  d'incliner  la  loi  devant  la  rébellion.  Et  qui  peut 
douter  que  vous  ayez  des  régiments,  que  vous  puissiez 
les  mobiliser?  Qui  peut  douter  que  vous  ayez  la  force 
de  fracturer  les  portes  des  églises?  Mais  fracturer  des 
portes  d'églises  pour  avoir  la  pacification,  pour  avoir  la 
paix  des  consciences,  permettez-moi  de  vous  dire  que 


PIÈCES    JOINTES  175 


c'est  le  plus  mauvais  des  procédés.  La  violence  appelle 
la  violence.  (Vifs  applaudissements  au  centre  et  sur 
divers  bancs.) 

Et  dans  ces  derniers  jours,  alors  que  des  consciences 
obscures  de  paysans  qui  ne  lisent  pas  les  lois,  qui  ne 
savent  pas  ce  qu'on  y  met,  qui  ne  savent  pas  quelles 
sont  nos  intentions,  se  laissent  entraîner  à  la  guerre 
civile,  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  a  eu  une  inspiration 
sage  et  juste;  il  a  voulu  suspendre  les  inventaires  là  où 
la  rébellion  pouvait  amener  l'effusion  du  sang.  Il  a  dit 
que  l'inventaire  se  ferait  plus  tard  et  que  la  dévolution 
des  biens  n'aurait  pas  lieu  sans  inventaire. 

Je  ne  m'associe  pas  aux  théories  de  notre  collègue 
M.  Allard;  mais  M.  Allard  prononçait  l'autre  jour  des 
paroles  de  bon  sens  quand  il  disait  :  «  Gomment!  nous 
allons  fracturer  les  portes  des  églises  ?  Nous  allons 
envoyer  des  régiments,  des  artilleurs,  toute  l'armée 
française,  pourquoi  i*  Pour  faire  un  simulacre  d'inven- 
taire! Car  est-ce  un  inventaire  que  vous  faites  dans 
toutes  ces  églises?  Ce  n'est  même  pas  une  reconnais- 
sance ;  c'est  un  simulacre,  c'est  une  vaine  formalité. 
Eh  bien  !  un  Gouvernement  qui  est  fort  ne  met  pas  son 
amour-propre  à  avoir  raison  de  cette  manière.  » 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur  avait  raison  avant- 
hier  ;  une  note  nous  a  appris  qu'il  n'avait  plus  raison 
hier  qu'à  moitié,  qu'il  s'inclinait  devant  certains  con- 
seils impérieux  qui  ont  été  donnés  et  qu'on  allait  re- 
prendre toutes  ces  expéditions  qui  ont  abouti  aux  tristes 
incidents  du  département  du  Nord. 

Je  crois  que  vous  aviez  raison,  raison  contre  vos 
amis,  monsieur  le  ministre,  et  que  vous  auriez  dû  avoir 
le  courage  d'avoir  raison  jusqu'au  bout.  [Très  bien! 
très  bien  !  au  centre.) 

En  ce  moment  même, il  n'y  a  que  les  sectaires,  que 
les  partis  violents,  il  n'y  a  que  ceux  qui  ont  intérêt  au 
désordre  qui  pourraient  vous  blâmer  si  vous  arrêtiez 
cette  effusion  de  sang  et  si  vous  donniez  le  temps  à  tous 
les  esprits  de  se  calmer,  à  la  lumière  de  se  faire  et  aux 
intentions  de  se  révéler. 


176  L^  APAISEMENT 


Je  ne  fais  pas,  en  disant  cela,  un  acte  d'opposition  ;  ; 
je  parle  avec  toute  la  conscience  de  la  responsabilité  i 
que  nous  avons,  car  toutes  ces  violences  qui  s'accumu-  ' 
lent,  quels  qu'en  soient  les  auteurs,  créent,  je  le  dis 
avec   douleur,  une  atmosphère    au  milieu  de  laquelle 
les  raisons  les  plus  fermes  peuvent  hésiter  et  les  con- 
seils de  sa§^esse  perdre  de  leur  autorité. 

Nous  aurons  dans  quelques  jours —  et  ce  sera  une 
date  grave  dans  l'histoire  de  ce  pays  —  une  réunion  de 
tous  les  évêques  de  France.  Pour  la  première  fois 
depuis  un  siècle,  la  vieille  Eglise  de  France  va  se  re- 
constituer et  délibérer  sur  ses  intérêts;  c'est  une  grande 
date.  Je  souhaite  de  toute  mon  âme  que  les  conseils 
de  modération  prévalent  dans  cette  assemblée. 

Je  n'ai  pas  qualité  pour  donner  des  conseils  aux 
catholiques,  je  n'ai  du  moins  d'autres  titres  que  la  fer- 
meté et  quelquefois  le  courage  que  j'ai  mis  à  défendre 
leur  liberté.  {Vifs  applaudissements  au  centre  et  à 
droite.) 

Mais  je  me  permets  de  m'adresser  à  eux  parce  qu'il 
faut  que  je  le  fasse,  pour  délivrer  ma  conscience.  On 
commettrait  une  faute  impardonnable  et  dont  les  con- 
séquences seraient  irrémédiables  si  l'on  refusait  d'ac- 
cepter ce  qu'il  y  a  d'acceptable  dans  cette  loi  et  si  on 
nous  lançait  ainsi  dans  une  ère  de  guerre  civile. 

Cette  loi,  vous  pourrez  la  critiquer  ;  vous  pourrez 
dire  que  «la  Séparation  n'était  pas  mûre  dans  le  pays»; 
vous  pourrez  dire  que  l'esprit  dans  lequel  toute  cette 
campagne  a  été  entreprise  n'était  pas  un  esprit  de  res- 
pect, de  bienveillance  pour  la  religion  catholique  ;  vous 
pourrez  dire  tout  cela,  c'est  entendu,  mais  enfin  nous 
avons  lutté  ensemble  à  cette  tribune,  non  pas  pour 
empêcher  la  loi  d'être  discutée,  mais  pour  l'améliorer 
et  la  rendre  acceptable  s^il  était  possible^  parce  que 
nous  mettions  au-dessus  des  intérêts  de  parti  l'intérêt 
supérieur  de  la  France  et  vous,  messieurs,  l'intérêt  de 
la  religion  catholique.  [Très  bien  !  très  bien  !) 

Une  loi  qui  a  donné  au  Saint-Siège  le  droit  de  nom- 
mer sans  contrôle  les  évêques  —  et  il  a  déjà  usé  de  ce 


PIÈCES    JOINTES  177 


droit  qu'il  n'abandonnera  plus  —  une  loi  qui  vous  per- 
met à  vous  et  à  vos  évêques  de  vous  réunir,  de  déli- 
bérer et  de  gouverner  les  intérêts  de  l'Eglise  catholi- 
que ;  une  loi  qui  vous  remet  la  jouissance  des  églises 
sans  aucune  condition  de  payement  de  loyer,  sans  rien 
d'humiliant  et  sans  fixer  de  délai... 

M.  Paul  Deschanel.  —  Très  bien  I  très  bien  ! 

M.  Ribot.  —  ...  permettez-moi  de  vous  le  dire,  c'est 
une  loi  qui  peut  ne  pas  vous  convenir,  mais  ce  n'est  pas 
une  loi  de  violente  persécution.  {Vifs  applaudissements 
au  centre,  a  gauche  et  a  V extrême  gauche.) 

Vous  ne  pouvez  pas  dire  cela  au  pays  I 

Et  cet  article  4,  qui  définit  les  associations  cultuelles, 
nous  l'avons  discuté  et  nous  savons  pourquoi  nous 
l'avons  voté  ensemble  ! 

M.  Paul  Deschanel.  —  Très  bien  1  très  bien  I 

M.  Ribot.  —  Pourquoi  l'avez-vous  voté  avec  moi  ? 
Parce  que,  sur  les  déclarations  très  loyales  de  M.Briand 
et  du  Gouvernement  —  déclarations  que  j'ai  fait  préci- 
ser à  cette  tribune  —  il  a  été  dit  que  ces  associations 
ne  pourraient  se  former  que  conforiaément  aux  règles 
générales  du  culte  dont  elles  veulent  poursuivre  l'exer- 
cice. Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  Gela  veut  dire  que 
ces  associations  n'auront  aucune  existence  légale  si 
elles  se  forment  en  dehors  de  la  hiérarchie  catholique, 
en  dehors  des  évêques. 

Vous  avez  là  votre  garantie,  vous  avez  là  tout  ce  qui 
constitue  l'essence  même  du  gouvernement  autonome 
de  l'Eglise.  (Applaudissements  au  centre.) 

M.  Paul  Deschanel.  —  Très  bien  !  très  bien  !  G'est 
le  point  essentiel. 

M.  Suchetet.  ~  Et  l'article  8  ?  Vous  l'oubliez. 

M.  Ribot.  —  Quand  a  été  rendu  le  décret  de  1809 
sur  les  fabriques,  on  lui  a  adressé  les  mêmes  objections  ; 
ce  décret  a  été  attaqué  comme  contraire  à  la  discipline 
de  l'Eglise.  Il  a  pourtant  été  accepté,  et  aujourd'hui  on 
le  défend  comme  le  palladium  de  la  liberté  de  l'Eglise. 
{Vifs  applaudissements  à  gauche.) 

Non,  il  ne  faudra  pas  s'arrêter  à  ce  qui  est  secon- 

12 


178  l'apaisement 


daire,  à  ce  qui  est  subalterne.  Il  faudra  voir  le  fond;  il 
faudra  voir  que  l'Eglise  catholique  peut  vivre  avec  cette 
loi,  qu'elle  peut  même  prendre  une  place  plus  grande, 
parce  qu'elle  devra  s'accoutumer  aux  mœurs  fécondes 
et  fortifiantes  de  la  liberté.  {Vifs  applaudissements  à 
gauche.) 

Vous  avez  en  face  de  cela  la  perspective  de  la  guerre 
religieuse.  Eh  bien  I  non,  cela  ne  sera  pas?  La  loi  sera 
exécutée,  je  l'espère  ;  après  tous  ces  remous  violents, 
elle  deviendra  une  œuvre  de  paix  au  sein  de  notre 
société  si  troublée,  si  menacée  de  toutes  parts  et  qui  n'a 
pas  besoin  des  horreurs  de  la  guerre  civile. 

Messieurs,  je  ne  suis  pas  ici  un  homme  de  parti  ;  je 
dis  à  chacun  ce  que  j'ai  dans  le  cœur,  et  je  le  dis  avec 
tristesse,  mais  en  même  temps  avec  confiance.  Dans 
cette  affaire  si  grave,  il  faut  l'apaisement,  il  ne  faut  pas 
de  paroles  violentes,  ni  d^un  côté  ni  de  l'autre,  et,  lais- 
sez-moi ajouter,  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  il  n'y  a  plus 
de  faute  à  commettre.  [Applaudi  s  sèment  s  vifs  et  répé- 
tés sur  un  grand  nombre  de  bancs. — Mouvement  pro- 
longé.) 

M.  Etienne  Flandin  (Yonne). —  Je  demande  l'affi- 
chage du  discours  de  M.  Ribot. 

M.  le  président.  —  Je  mets  aux  voix  la  motion  de 
M. Flandin,  tendant  à  l'affichage  du  discours  de  M. Ribot. 

Il  y  a  une  demande  de  scrutin  signée  de  MM.Lamen- 
din,  Dufour,  Aliard,  Sembat,  Bénézech,  Cornet,  Cade- 
nat,  Paul  Gonstans,  Dejeante,  Vaillant,  Honoré  Leygue, 
Normand,  Steeg,  Mas,  Delory,  Bouveri,  Fournier,  Auge, 
Breton,  GoUiard,  Devèze,  Bouhey-Allex,  etc. 

Le  scrutin  est  ouvert. 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  lès  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  Voici  le  résultat  du  dépouille- 
ment du  scrutin  : 

Nombre  des  votants •     486 

Majorité  absolue 244 

Pour  Tadoption 275 

Contre 211 


PIÈCES    JOINTES  179 


La  Chambre  des  députés  a  adopté. 

M. Louis  Mill.  —  Nous  demandons  aussi  l'affichage, 
avec  les  discours  de  M.  Ribot  et  de  M.  Briand,  des  dis- 
cours de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  et  de  M.  Lemire. 

M.  le  président.  —  J'ai  reçu,  en  effet,  trois  proposi- 
tions; deux  d'entre  elles  tendent  à  l'affichage  du  dis- 
cours de  M.  liemire,  la  troisième  tend  à  l'affichage  du 
discours  de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  et  de  celui  de 
M.  Lemire. 

M.Lasies.—  Ne  pourrait-on  pas  ordonner  l'affichage 
de  tous  les  discours  qui  ont  été  prononcés  aujourd'hui  ? 

M.  Guyot  de  Villeneuve,  ironiquement.  —  Je  de- 
mande l'affichage  de  toute   la  séance,  {Rires  à  droite.) 

M.Georges  Berry.—  Nous  demandons  l'avis  de  la 
commission  du  budget. 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Pasqual. 

M.Pasqual.  —  Messieurs. permettez-moi  de  vous  dire, 
com  n  e  député  du  Nord,  que  le  discours  de  M.  Ribot 
est  de  nature  à  amener  l'apaisement  dans  notre  pays. 
Comme  député  du  Nord  également  j'ai  applaudi  au  dis- 
cours si  énergique  de  notre  sympathique  collègue  Pabbé 
Lemire. 

Je  vous  supplie  de  bien  vouloir  voter  l'affichage  du 
discours  de  l'abbé  Lemire  et  de  celai  de  M.  le  ministre 
de  l'Intérieur.  M.  l'abbé  Lemire  est  aimé  dans  tout  le 
pays  du  Nord  ;  nous  le  considérons  comme  un  démo- 
crate; son  discours  sur  nos  populations  simplistes  pro- 
duira le  meilleur  effet,  et  l'apaisement  que  nous  dési- 
rons sera  enfin  réalisé.  [Applaudissements  à  gauche  et 
au  centre.) 

M.  de  Gailhard-Bancel.  —  Au  lieu  d'ordonner  l'affi- 
chage des  discours,  il  vaudrait  mieux  que  la  Chambre 
décidât  que  le  Journal  officiel  sera  envoyé  à  tous  les 
électeurs.  {Applaudissements  à  droite.) 

MM.  le  marquis  de  Lespinay  et  Suchetet.  —  On 
ferait  bien  de  songer,  aussi,  aux  contribuables? 

M.  le  président.  —  Je  vais  mettre  d'abord  aux  voix 
la  proposition  tendant  à  l'affichage  du  discours  de 
M.  Lemire. 


180  l'apaisement 


M.  Louis  Mill.  —  Notre  demande  s'applique  et  au 
discours  de  M.  Lemire  et  au  discours  de  M.  Dabief. 

M.  Geo  "ges  Berry.  —  Nous  demandons  la  division. 

M. le  président, — J'aireçudeuxde  landesd'affîchage 
du  discours  de  M.  Lemire  et  une  demande  d'affichage 
de  ce  discours  et  de  celui  de  M.  le  ministre  de  l'Inté- 
rieur 

Je  dois  appeler  la  Chambre  à  statuer  séparément  sur 
l'affichage  des  deux  dis  ours. 

Les  trois  demandes  d'affichage  du  discours  de  M.  Le- 
mire sont  signées  : 

La  première,  de  MM.  Malizard,  Fernand-Brun  et 
Loque; 

La  deuxième,  de  M.  Charles  Baudet; 

La  troisième,  de  MM.  Louis  Mill,  Raoul  Péret,  Marc 
Réville  et  Léon  Pasqual. 

Je  mets  aux  voix  cette  motion. 

11  y  a  une  demande  de  scrutin  signée  de  MM.  Louis 
Mill,  Baudet,  Lhopiteau,  Féron,  Congy,  Jumel,  Lamen- 
din,  Dansette,  Auffray,  Paul  Beauregard,  Georges  Ber- 
ger, Rabier,  Julien  Goujon,  KIotz,  Bonté,  Videau,  Ernest 
Roche,  etc. 

Le  scrutin  est  ouvert. 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  les  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  MM.  les  secrétaires  me  font  con- 
naître qu'il  y  a  lieu  de  faire  le  pointage  des  votes. 

Il  va  être  procédé. 

La  séance  est  suspendue  pendant  cette  opération. 

(La  séance,  suspendue  à  cinq  heures  moins  dix  minu- 
tes, est  reprise  à  cinq  heures  dix  minutes.) 

M.  le  président. —  La  séance  est  reprise. 

Voici,  après  vérification,  le  résultat  du  dépouillement 
du  scrutin  : 


Nombre  des  votants 387 

Majorité  absolue 194 

Pour  l'adoption 203 

Contre 184 


PIÈCES    JOINTES  181 


La  Chambre  des  députés  a  adopté. 

Je  mets  aux  voix  la  proposition  d'affichage  du  dis- 
cours de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur. 

Il  y  a  une  demande  de  scrutin  signée  de  MM.  Caze- 
neuve,  Paul  Gonstans,  Ghabert,  Ragot,  Vazeille,  Fer- 
nand  Rabier,  Réville,  Mulac^  Le  Moigne,  Grosdidier, 
Ghaigne,  Ghamerlat,  Klolz,  etc. 

Le  scrutin  est  ouvert. 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  les  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  Voici  le  résultat  du  dépouille- 
ment du  scrutin  : 

Nombre  des  votants 570 

Majorité  absolue 286 

Pour  l'adoption 313 

Contre ,     ...    257 

La  Ghambre  des  députés  a  adopté. 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Et  maintenant,  je  demande 
l'affichage  du  discours  de  M.  Lasies. 

M.  Durand.  —  On  ferait  mieux  d'employer  cet  argent 
à  secourir  les  victimes. 

M.  le  président.  —  J'ai  reçu  la  proposition  suivante  : 

«  Les  soussignés  demandent  l'affichage  du  débat  com- 
plet de  cette  séance  sur  la  question  des  inventaires.  » 

Gette  proposition  est  signée  de  MM.  Bignon  et  Rou- 
land. 

Je  la  mets  aux  voix. 

Il  y  a  une  demande  de  scrutin  signée  de  MM.  de 
Boury,  Rouland,  Bignon,  Bouctot,  Audigier,  Gellé, 
Gornadet,  Goujon,  Quesnel,  Goache,  Drake,  Jules  Le- 
grand,  Haudricourt,  Etienne  Flandin,  etc. 

Le  scrutin  est  ouvert, 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  les  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  Voici  le  résultat  du  dépouille- 
ment du  scrutin  : 


182  l'apaisement 


Nombre  des  votants 525 

Majorité  absolue 263 

Pour  l'adoption    ....,.,..     144 
Contre 381 

La  Chambre  des  députés  n'a  pas  adopté.  ^ 

M.  Lasies.  —  Naturellsment  I  il  n'y  avait  plus  que 
mon  discours  à  afficher.  ti 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Lerolle.         ^ 

M.Paul  Lsrolle. —  Messieurs^  je  ne  referai  pas  le  récit 
des  faits  douloureux  qui  se  sont  passés  à  l'occasion  des 
inventaires.  Le  pays  est  en  proie  à  un  trouble  profond. 
[Interruptions  à  Vextrême  gauche.) 

M.  Normand.  —  Par  votre  fait! 

M.  Paul  Lerolle. —  Des  conflits  sanglants  éclatent  et 
nous  avons  aujourd'hui  à  déplorer  la  mort  d'un  père  de 
famille,  mort  pour  ses  convictions,  que  je  salue  avec 
respect  du  haut  de  cette  tribune.  (  T'rés  bien!  très  bien! 
k  droite.) 

Tout  le  monde  regrette  ces  troubles  à  la  paix  publi- 
que, ces  événements  qui  apparaissent  comme  des  pré- j 
ludes  de  guerre  civile.  tI 

Mais  à  qui  la  faute  ?  Qui  est  responsable  ? 

M.  Jules  Goûtant  (Seine).  — Plutôt  que  d'expliquer 
la  loi  aux  catholiques,  vous  les  excitez  ! 

M.  Paul  Lerolle.  —  11  ne  me  plaît  pas,  à  moi  catho- 
lique, de  laisser  dire  ce  qui  a  été  répété  à  plusieurs 
reprises  ici,  que  ce  sont  les  excitations  des  catholiques 
qui  soulèvent  ces  révoltés. 

A  Vextrême  gauche.  —  C'est  la  vérité  I  .g 

M.  Paul  Lerolle.  —  Non^  ce  n'est  pas  la  vérité.  La  1 
résistance  a  de  bien  autres  causes,  qu'il  faut  chercher 
autre  part  que  chez  nous. 

Est-ce  que  vraiment  on  a  oublié  la  discussion  et  le 
vote  de  la  loi  de  Séparation  au  point  de  ne  plus  se  sou-  M 
venir  des  conditions  dans  lesquelles  tout  cela  s'est  fait  ?  1 

Il  s'agissait  d'un  acte  grave  entre  tous,  d'une  révo-  1 
lution  morale  et  sociale  profonde  dont  le  pays  ne  vou- 
lait pas.  C'était  la  rupture  violente  avec  celles  de  nos 


t>IÊCES    JOINtES  183 


traditions  nationales  les  plus  sacrées  pour  nous  et  les 
plus  antiques.  Et  cela,  vous  avez  voulu  le  faire  au 
mépris  du  droit,  sans  même  vouloir  en  conférer  avec 
le  chef  de  l'Eglise  ;  vous  avez  voulu  disposer  des  catho- 
liques sans  eux.  Pourtant,  vous  n'aviez  jamais  reçu  ce 
mandat  de  nos  électeurs.  {Très  bien  !  très  bien  !  à 
droite  et  au  centre.) 

En  vain,  nous  vous  avons  demandé  de  consulter  le 
pays  pour  qu'il  dise  sa  volonté  :  vous  ne  l'avez  pas 
voulu.  En  vain,  nous  vous  avons  demandé  de  consulter 
au  moins  les  Conseils  municipaux  qui  pouvaient  être 
les  interprètes  de  l'opinion  des  communes  :  vous  ne 
l'avez  pas  voulu.  Il  est  arrivé  ici  plus  de  quatre  millions 
de  sig'natures  protestant  contre  ce  que  vous  alliez  faire. 

A  Vextrême  gauche.  —  Vous  les  avez  obtenues  par 
la  menace  et  l'intimidation. 

M.  Paul  Lerolle.  —  Rappelez  vous  donc  avec  quel 
dédain  vous  avez  traité  ces  protestataires,  sans  vouloir 
accorder  à  leurs  pétitions  quelques  minutes  de  discus- 
sion I  [Applaudissements  à  droite  et  au  centime.) 

Alors  votre  loi  est  apparue,  comme  une  usurpation 
du  Parlement  sur  le  droit  du  pays  I 

Et  vous  vous  étonnez  après  cela,  au  premier  acte 
d'exécution,  quand  la  loi  à  laquelle  le  peuple  ne  croyait 
pas  est  devenue  une  réalité  menaçante,  que  l'émotion 
s'empare  de  tout  ce  pays... 

M.  Dejeante.  —  Ah  non  1 

M.  Paul  Lerolle. — ...  qu'un  frisson  d'indignation  le 
secoue  et  qu'il  vous  signifie  même  violemment  sa  répro- 
bation ! 

Il  aurait  fallu  au  moins,  messieurs,  pour  calmer  les 
inquiétudes,  pour  apaiser  les  colères  naissantes,  que  le 
Gouvernement,  chargé  d'appliquer  la  loi,  procédât  avec 
tact,  apportât  quelque  délicatesse  dans  les  mesures  qu'il 
prenait.  Qu'a-t-il  fait  ? 

J'ai  trouvé  dans  l'interview  d'un  préfet  un  mot  bien 
significatif  :  «  Tout  se  passait  dans  le  calme,  disait-il, 
avant  les  incidents  de  Sainte-Glotilde  et  du  Gros-Cail- 
lou. » 


184  l'apaisement 


Or  qui  donc  est  responsable  de  ces  incidents? 

A  Vextrême  gauche.  —  C'est  vous  !  vous  1 

M.  Dejeante.  —  Vous  n'êtes  pas  venus  le  faire  à 
Belleville. 

M.  Paul  LeroUe. —  Il  y  avait  à  Sainte-Glotilde  une 
foule  décidée,  comme  c'était  son  droit,  à  protester  con- 
tre l'inventaire;  mais  nul  ne  pouvait  prévoir  la  violence 
des  scènes  qui  ont  eu  lieu. 

L'inspecteur  des  domaines,  ne  pouvant  remplir  son 
mandat,  avait  le  devoir,  d'après  la  loi,  d'après  le  règle- 
ment d'administration  publique  qui  porte  la  signature 
de  tous  les  ministres,  de  se  retirer,  d'en  référer  au 
directeur  des  domaines  qui  devait  en  aviser  le  préfet, 
et  celui-ci  aurait  pris  les  décisions  nécessaires.  (Mou- 
vements  divers.) 

Si  l'on  avait  suivi  cette  procédure,  exigée  par  la  loi, 
c'était  au  moins  le  temps  de  faire  l'apaisement,  de 
chercher  le  terrain  d'entente  pour  éviter  les  scandales 
qui  ont  soulevé  la  conscience  publique.  {Applaudisse- 
ments à  droite.) 

Mais  à  cette  heure  même  se  déroulait  ici  une  inter- 
pellation. Le  Gouvernement  a  craint  le  froncement  de 
sourcil  de  M.  AUard  et  d'ici  même  on  a  ordonné  à  la 
police  de  pénétrer  de  force  dans  l'église  Sainte-Glotilde. 
(Applaudissements  à  droite.) 

M.  Fernand  de  RameL  —  Et  sans  faire  les  som- 
mations légales. 

M.  Paul  LeroUe.  —  Et  vous  vous  souvenez  de  ce 
qui  s'est  passé  :  l'église  envahie,  la  troupe,  les  agents 
dont  plusieurs  gémissaient  sans  doute  de  la  triste  beso- 
gne qu'on  leur  imposait,  pénétrant  avec  violence  au 
milieu  des  fidèles  assemblés  ;  l'église  profanée  ;  des 
manifestants  blessés.Vous  savez  toutes  ces  choses, elles 
n'ont  même  pas  l'excuse  d'être  légales  car  le  règlement 
sur  les  inventaires  est  violé,  la  loi  sur  les  inventaires 
est  violée,  la  loi  sur  les  attroupements  est  méconnue, 
et  c'est  sans  avoir  fait  les  sommations  légales  que  la 
troupe  pénètre  dans  l'église. 

Et  cela  ne  suffit  pas.  Le  lendemain,  mêmes  scènes  à 


PIÈCES    JOINTES  185 


l'église  du  Gros-Caillou.  Dès  le  matin,  ce  quartier  de 
Paris  est  comme  en  état  de  siège,  et  dès  que  Tagent 
des  domaines  paraît,  on  enfonce  les  portes  et  on  sac- 
cage l'église. 

Est-ce  que  vous  croyez  que  ces  événements  n'ont 
pas  un  singulier  retentissement  dans  les  provinces?  Et 
c'est  vous,  monsieur  le  ministre  de  l'Intérieur,  qui  les 
avez  voulus.  (Applaudissements  à  droite.) 

Et  quand  vous  avez  triomphé  des  manifestants^dans 
une  victoire  déplorable,  comment  les  traitez-vous?  Au 
lieu  de  poursuivre  la  répression  légale,  dans  la  sérénité 
et  le  calme  de  la  loi,  vous  vous  êtes  livrés  sur  ceux 
que  vous  aviez  arrêtés  à  de  misérables  et  mesquines 
tracasseries.  {Applaudissements  à  droite.) 

On  s'est  indigné  un  jour  de  voir  un  de  nos  collègues, 
M.  de  Dion,  amené  au  tribunal  de  Nantes  menottes 
aux  mains.  Eh  bien  !  on  a  vu  le  même  fait  se  repro- 
duire ici. 

Tous  ces  hommes,  et  parmi  eux  des  élus  du  peuple, 
deux  conseillers  municipaux  de  Paris,  Roger  Lambelin 
et  Gaston  Méry,  dont  l'un  a  été  tout  de  suite  acquitté, 
ont  été  menés  au  tribunal,  avec  la  chaîne  qu'on  appelle 
cabriolet,  comme  des  malfaiteurs  vulgaires.  Dans  un 
pays  où  la  liberté  individuelle  serait  respectée,  la  mise 
au  dépôt  devrait  être  réservée  aux  hommes  sans  aveu, 
sans  domicile  ou  aux  criminels  qu'on  ne  peut  laisser 
errer  sans  danger  sur  la  voie  publique... 

M.  Marcel  Sembat.  —  Qu'est-ce  que  les  gens  sans 
aveu  ? 

Il  y  a  donc  des  gens  à  qui  la  loi  ne  s'applique  pas  ? 
Ne  s'applique-t-elle  qu'aux  ouvriers  ? 

M.  Paul  Lerolle. —  Je  n'ai  jamais  pensé  qu'on  pût 
appeler  des  ouvriers  des  hommes  sans  aveu. 

Eh  bien  !  cette  mise  au  dépôt,  on  l'a  imposée  à  tous 
ces  hommes  honorables  et  qui  avaient  bien,  je  pense, 
un  domicile.  On  n'a  même  pas  fait  exception  pour  le 
général  Récamier,  arrêté  à  Saint-Thomas-d'Aquin,  et 
qui  devait  être  protégé  contre  de  semblables  traite- 
ments  par  son  âge  et  par  l'éclat  des  services  rendus 


186  L^APAISEMENT 


à  son  pays,  comme  si  on  avait  pu  craindre  qu'il  s'en- 
fuît devant  les  responsabilités  qu'il  pourrait  avoir  encou- 
rues. {Applaudissements  à  droite.) 

On  a  été  plus  loin.  Il  y  avait  ne  braves  gens  qui 
avaient  reçu  la  grande  douche  de  M.  le  préfet  de  police 
dans  Téglise  du  Gros-Caillou.  Leurs  vêtements  étaient 
ruisselants  d'eau  et  on  a  poussé  l'inhumanité  jusqu'à 
leur  refuser  d'en  changer,  comme  si  cela  eût  constitué 
un  danger  pour  la  paix  publique,  et  je  connais  certains 
d'entre  eux  qui  ont  été  malades  pour  être  restés  vingt- 
quatre  heures  avec  des  vêtements  trempés. {Très  bien  ! 
très  bien  !  à  droite.) 

Et  après  tous  ces  traitements  injustifiables,  des  magis- 
trats, comme  saisis  d'affolement,  ont  prononcé  des  con- 
damnations si  rigoureuses  qu'elles  semblaient  moins 
des  actes  de  justice  que  des  œuvres  de  haine.  {Excla- 
mations à  gauche.  —  Approbation  à  droite.) 

M.  le  président.  —  Vous  ne  pouvez  pas  dire  cela, 
monsieur  Lerolle. 
A  droite.  —  Mais  si  I 

M.  Paul  Lerolle.  —  Tous  ces  faits  ont  donné  à  la 
répression  une  apparence  détestable  de  rancune  et  de 
vengeance,  et  vous  vous  étonnez  que  les  colères  aient 
été  excitées,  que  partout  aient  éclaté  enfin  les  indigna- 
tions trop  longtemps  contenues  ? 

Ah  !  je  le  sais,  ou  nous  dit  qu'il  fallait  accepter  la 
loi,  qu'il  fallait  se  courber  devant  ses  exigences,  quelles 
qu'elles  fussent,  et  que  nous  aurions  la  paix  à  ce  prix. 
Et  bien  non,  il  ne  faut  pas  laisser  accréditer  ces 
légendes.  Même  en  se  taisant,  les  catholiques  n'auraient 
pas  eu  la  paix. 

Il  y  a^  parmi  nous,  des  hommes  qui  nous  ont  con- 
seillé de  subir  la  loi^  d'en  tirer  ce  qu'elle  pouvait,  à 
leurs  sens,  nous  donner  de  liberté,  et  de  l'accepter 
loyalement. 

Ces  conseils,  ils  les  ont  donnés  dans  un  très  beau  et 
très  noble  langage. 

Gomment  donc  leur  avez-vous  répondu  avant  même 
les  résistances  dont  vous  vous  plaignez  ? 


PIÈCES    JOINTES  187 


Voici  ce  que  disait  l'un  de  vos  journaux,  puissant  en 
influence  dans  la  majorité  :  «  M.  X...  affirme  qu'il  est 
possible  de  désarmer  toute  hostilité  en  acceptant  sans 
arrière-pensée  la  loi  républicaine.  N'hésitons  pas  à  le 
dire,  il  leurre  ses  amis.  L'état  de  guerre  entre  la  Répu- 
blique et  la  théocratie  romaine...  »  —  c'est  ainsi  que 
vous  appelez  la  religion  catholique  —  «...  ne  cessera 
que  par  la  mort  ou  la  disparition  totale  de  l'un  des 
combattants.  » 

A  V extrême  gauche.  —  Très  bien  ! 

M.  le  marquis  da  La  Ferronnays.  —  Voilà  la 
vérité,  monsieur  Ribot  ;  voilà  ce  qu'ils  veulent  faire  I 

M.  Paul  Lerolle.  —  «  C'est  folie  d'espérer,  nous  ne 
dirons  pas  un  rapprochement,  mais  seulement  une  trêve. 
Que  les  catholiques  acceptent  la  loi  actuelle  ou  se 
révoltent  contre  elle, nous  n'en  continuerons  pas  moins 
à  les  combattre  sans  merci.  » 

Voilà  ce  qu'on  promettait  à  notre  soumission,  à 
l'application  sincère  de  la  loi  :  la  guerre  sans  merci. 

Ceci  est  de  la  Lanterne ,'  écoutez  ce  que  dit  V Action 
de  la  Séparation  et  quel  avenir  elle  nous  promet  : 
«  Cette  première  étape  franchie,  nous  demanderons 
qu'on  réalise  une  séparation,  c'est-à-dire  une  destruc- 
tion intégrale.   Alors  viendra  la  véritable  bataille.  » 

Et  vous  dites  que  c'est  nous  qui  sommes  les  excita- 
teurs, alors  que  vos  journaux  tiennent  ce  langage  ;  que 
ce  programme  de  haine  et  de  destruction,  si  menaçant 
pour  l'avenir,  est  répandu  partout  dans  nos  commu- 
nes ;  que  partout  il  y  a  des  hommes  qui  s^en  vont  pré- 
dire la  prochaine  ruine  de  l'Eglise  catholique,  la  fin  de 
toute  religion.  Et  ce  sont  les  mêmes  hommes  qui  applau- 
dissent le  plus  bruyamment  à  la  Séparation  !  Voici  les 
véritables  excitateurs  !  {Applaudissements  à  droite,  — 
Exclamations  à  gauche.) 

J'entends  bien  ce  qu'on  me  répond.  On  me  dit  : 
Ceux-là  sont  les  violents  et  ce  ne  sont  pas  eux  qui  ont 
fait  la  loi  avec  laquelle,  en  somme,  on  peut  vivre.  Et 
on  cite  des  textes.  Cette  loi,  messieurs,  je  l'ai  appréciée 
moi-même  ici,  en  toute  franchise  et  sincérité^  sans  nier 


188  l'apaisement 


les  quelques  atténuations  que  M.  Ribot,  par  exemple, 
soutenu  par  nous  et  contre  vous,  avait  pu  y  faire  intro- 
duire. 

M.  Dejsante.  —  Lisez  donc  la  Croix  d'hier  I  Vous  ver- 
rez le  langage  qu'elle  tient  ! 

M,  Paul  Lerolle.  —  Il  n'y  a  dans  la  loi  qu'une  chose 
certaine  :  c'est  la  spoliation.  Les  libertés  qui  y  sont, 
dites-vous,  proclamées,  y  sont  menacées  ou  déniées 
aussitôt  que  proclamées,  et  elle  recèle  en  ses  articles 
tels  pièges  qu'en  réalité...  {Applaudissements  à  droite, 
—  Exclamations  à  gauche.) 

M.  Garnaud.  —  Voilà  l'excitation  1 

M.  Paul  Lerolle. —  ...  le  sort  de  l'Eglise  dépend  bien 
moins  de  la  loi,  que  de  l'interprétation  qu'y  donneront 
les  ministres  chargés  de  l'appliquer. 

Voilà  la  vérité  et  quand  cette  loi  obscure,  dangereuse, 
apparaît  au  peuple  avec  ce  cortège  de  cris  de  haine, 
non  pas  de  tous  ceux  qui  l'ont  votée,  mais  de  ceux  qui 
l'ont  imposée  au  Gouvernement  qui  n'en  voulait  pas 
d'abord,  à  cette  Chambre  qui  n'en  voulait  pas  non  plus, 
et  au  pays  qui  n'en  veut  pas  encore  maintenant,  il  la 
juge  pour  ce  qu'elle  est,  une  œuvre  menaçante  pour 
les  consciences,  menaçante  pour  la  liberté  religieuse  et 
pour  la  paix  publique. 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  On  nous  a  mis  hors  la 
loi  commune  ! 

M.  Paul  Lerolle.  —  Et  quand  Tinventaire  se  fait,  le 
peuple,  simple  en  ses  impressions,  n'y  voit,  ne  peut  y 
voir  l'acte  anodin  dont  on  vous  a  parlé,  mais  comme  le 
symbole  et  l'annonce  de  toutes  les  injustices  et  de  tou- 
tes les  spoliations  ïuiures,  (Applaudissements  à  droite.) 

Il  faut,  pour  rassurer  ce  pays  contre  de  pareilles  éven- 
tualités, non  seulement  une  parole  ferme  et  autorisée, 
mais  des  actes. 

Le  passé  nous  met  en  défiance,  en  effet,  et  nous  avons 
vu  trop  souvent  les  sectaires  nous  imposer  leur  détes- 
tables projets  pour  ne  pas  craindre  de  vous  voir  céder 
encore  à  leur  volonté.  Est-ce  que  depuis  quelques  années 
nous  ne  les  avons  pas  vus  toujours  vaincre  ici  les  résis- 


PIÈCES    JOINTES  189 


tances  de  ceux  qui  étaient  plus  modérés  et  les  forcer  à 
marcher  où  ils  voulaient  les  conduire  ? 

Est-ce  que  ce  ne  sont  pas  eux  qui  ont  interdit  à  cette 
majorité  d'examiner  les  demandes  des  congrég"ations 
qui,  se  fiant  à  la  loi,  se  fiant  aux  promesses  mêmes  fai- 
tes ici,  avaient  adressé  aux  Parlement  des  demandes 
d'autorisation  ?  A  elles  aussi  on  avait  demandé  des  inven- 
taires. Où sont\eurshiens2 (Applaudissements à  droite.) 
Est-ce  que  ce  ne  sont  pas  eux  qai,  en  dépit  des  engage- 
ments les  plus  solennels,  ont  supprimé  un  jour  toutes 
les  congrégations  autorisées  et,  avec  elles,  la  plus  grande 
partie  de  nos  écoles,  alors  qu'il  avait  été  convenu 
que  la  loi  des  associations  ne  toucherait  pas  à  ces  con- 
grégations autorisées  ?  Ne  nous  avait-on  pas  assuré 
autrefois  que  les  mesures  prises  contre  le  clergé  régu- 
lier ne  porteraient  jamais  atteinte  au  respect  dû  au 
clergé  séculier,  qu'elle  n'était  pas  une  menace  pour 
l'Eglise  catholique  ?  Les  sectaires,  les  hommes  de  vio- 
lence ont  ordonné,  et  voici  les  traitements  de  nos  prê- 
tres supprimés,  la  séparation  de  FEglise  et  de  l'Etat 
consommée. 

Et  aujourd'hui,  c'est  par  la  même  faiblesse  que  M.  le 
ministre  de  l'Intérieur  n'ose  pas  suivre  la  ligne  qu'il 
s'était  tracée  il  y  a  deux  jours  et  mettre  fin  à  ces  inci- 
dents cruels  en  arrêtant  les  inventaires.  [Applaudisse^ 
menis  à  droite.) 

Et  M.  Ribot  Ta  très  bien  dit,  ce  n'est  pas  même  pour 
faire  un  acte  utile,  que  vous  risquez  les  chocs  sanglants; 
les  inventaires  que  vous  faites  ne  sont  pas  des  actes 
utiles;  on  n'inventorie  rien;  ce  sont  de  simples  mani- 
festations faites  pour  donner  je  ne  sais  quelles  satisfac- 
tions aux  hommes  dont  vous  avez  tout  à  Theure  entendu 
le  langage  et  qui  finissent  toujours  par  s'imposer  à 
vous. 

Messieurs  les  ministres,  permettez-moi  de  vous  dire, 
après  tant  de  faiblesses,  tant  de  concessions  impardon- 
nables, nous  ne  pouvons  plus,  nous  ne  devons  plus 
croire  aux  paroles;  il  nous  faut  des  actes. 

A  V  extrême  gauche.  —  Il  vous  faut  la  guerre  civile! 


190  l'apaisement 


M.  PaulLerolle.  —  Il  faut  des  actes  pour  calmer  ce 
pays.  Quels  actes  allez-vous  nous  donner?  J'ai  vu,  dans 
une  note  qui  a  paru  dans  les  journaux,  que  vous  alliez 
interrompre  en  quelques  endroits  les  inventaires,  mais 
que,  dans  le  reste  de  la  France,  vous  les  feriez  ;  vous 
l'avez  répété  ici:  on  les  fera,  dites-vous,  quand  même. 
Voulez-vous  dire,  monsieur  le  ministre  de  l'Intérieur, 
qu'on  les  fera  malgré  la  résistance,  malgré  le  sangversé 
et  que  dans  d'autres  départements  on  verra  se  renou- 
veler le  drame  d'hier  ? 

M.  Dejeante.  —  C'est  malheureux  ! 

M.  Paul  Lerolle.  —  Oui,  monsieur,  c'est  malheu- 
reux. 

Je  vous  demande  de  dire  que  vous  sursoierez  à  ces 
inventaires  ;  vous  pouvez  le  faire  sans  aucun  inconvé- 
nient même  pour  l'application  de  votre  loi. 

Donnez  au  moins  cette  preuve  de  bonne  volonté,  je 
ne  dis  pas  seulement  aux  catholiques,  mais  aux  libé- 
raux de  ce  pays,  à  tous  ceux  qui  veulent  assurer  la 
paix  publique.  Dites  une  parole,  faites  un  acte  qui  ras- 
sure^ sur  la  situation  de  demain,  ce  pays  si  fortement 
ébranlé.  Si  vous  ne  le  faites  pas,  voyez  où  vous  nous 
acculez.  Vous  dites  que  vous  ne  permettrez  pas  la 
dévolution  quand  les  inventaires  n'auront  pas  été  léga- 
lement faits.  Gela  peut  empêcher,  dans  beaucoup  de 
paroisses,  la  formation  des  associations  cultuelles; dans 
ce  cas,  est-ce  que  vous  allez  vous  emparer  de  nos  égli- 
ses? (Applaudissements  à  droite.) 

A  gauche.  —  Allons  donc! 

M.  Paul  Lerolle. —  Je  vois  un  geste  de  dénégation 
de  M.  le  ministre;  je  lui  demande  alors  comment,  si 
les  associations  cultuelles  ne  sont  pas  formées, il  main- 
tiendra la  jouissance  de  nos  églises  entre  nos  mains.  Il 
y  a  une  contradiction  entre  son  geste  de  protestation 
et  le  texte  même  de  la  loi. 

Mais  je  vous  en  prie  encore,  au  nom  de  la  paix  publi- 
que, au  nom  de  ce  pays,  ne  poussez  pas  les  choses  à 
l'extrême,  ne  prévoyez  pas  seulement  demain,  envisa- 
gez un  avenir  plus  éloigné,  évitez  cette  guerre  religieuse 


PIÈCES   JOINTES  191 


à  laquelle  on  vous  pousse,  monsieur  le  président  du 
Conseil,  que  vous  ne  voulez  pas  (Applaudissements  à 
droite)  et  que  vous  subissez  pourtant.  On  dirait  vrai- 
ment que  vous  avez  peur  de  ceux  qui  la  réclament,  et 
qu'ils  vous  menacent  de  je  ne  sais  quelle  arme  mys- 
térieuse dont  vous  voulez  éviter  les  coups  à  tout  prix. 

Cette  guerre  relig-ieuse,  je  vous  en  supplie, évitez-la, 
vous  n'y  arriverez  qu'avec  plus  de  tolérance  et  de 
modération;  qu'en  nous  accordant,  au  moins  dans  l'in- 
terprétation de  la  loi,  la  justice  à  laquelle  nous  avons 
droit.  Sans  cela,  vous  aurez  beau  envoyer  des  régiments, 
couvrir  le  pays  de  ruines,  vous  n'arriverez  pas  à  bout 
de  cette  résistance.  (Applaudissements  à  droite.)On.ne 
comprime  pas  par  la  force  la  révolte  des  consciences, 
parce  que,  comme  l'a  dit  Victor  Hug'o:«  La  conscience 
de  l'homme  est  la  parole  de  Dieu.  » 

11  y  a  une  résistance  invincible,  capable  d'user  les 
forces  de  tous  les  gouvernements,  c'est  la  résistance  de 
braves  gens  qui  ne  se  croient  plus  le  droit  d'obéir  à  des 
lois  injustes.  11  n'y  a  qu'un  moyen  de  désarmer  cette 
résistance,  c^est  d'être  juste.  (Vifs  applaudissements 
à  droite.) 

M.  le  président. —  La  parole  est  à  M.  Adrien  Michel. 

M.  Adrien  MicbeL  —  En  présence  des  faits  très 
graves  et  des  collisions  sanglantes  dont  la  Haute-Loire 
est  le  théâtre  à  propos  des  inventaires,  comme  député 
de  ce  département  j^ai  cru  de  mon  devoir  de  demander 
la  parole  pour  protester  contre  ces  mesures  injustes, 
vexatoires  et  iniques,  pour  rétablir  les  faits  qui  ont  été 
provoqués  par  ces  inventaires,  lesquels  ont  été  nota- 
blement altérés  par  la  presse,  et  pour  dire  enfin  que  la 
police  a  souvent  occasionné  par  ses  provocations  et  ses 
menaces,  les  conflits  sanglants  qui  sont  allés  jusqu'au 
meurtre.  Je  m'en  tiendrai  à  ma  circonscription  et  je 
préciserai  surtout  les  faits  qui  se  sont  passés  à  Montre- 
gard,  car  là  j'ai  été  sur  les  lieux,  j'ai  visité  les  malheu- 
reux blessés  dont  l'un  était  très  grièvement  atteint  et 
un  autre  en  danger  imminent  de  mort. 

Messieurs,  je  vais  d'abord  vous  donner  lecture  d'une 


192  l'apaisement 


lettre  que  je  viens  de  recevoir  de  la  commune  de  Gra- 
zac,  canton  d'Yssingeaux,  et  qui  vous  fera  connaître 
l'état  d'esprit  de  nos  populations  si  calmes  et  si  sages. 

«  La  Planche,  ce  3  mars  1906. 
«  Cher  monsieur, 

«  La  tentative  qui  a  eu  lieu  hier  à  Grazac  pour  l'in- 
ventaire nous  fait  Icraindre,  à  M.  le  curé  et  à  moi,  de 
regrettables  événements  pour  la  seconde  fois  quand  la 
troupe  viendra,  car  les  têtes  sont  très  surexcitées. 
Comme  moi,  vous  savez  que  nos  braves  paysans  sont 
courageux,  je  dirai  même  téméraires,  quand  on  semble 
les  traiter  en  quantité  négligeable. 

«  Je  vous  demande  en  grâce,  dans  un  intérêt  huma- 
nitaire, de  vous  employer  de  toute  votre  énergie  auprès 
du  ministre  de  l'Intérieur  pour  faire  suspendre,  dans 
votre  arrondissement,  l'inventaire  des  églises,  afin  d'évi- 
ter que  le  sang  coule.  De  mon  côté  je  ferai  tout  au 
monde  pour  calmer  la  trop  juste  colère  de  nos  braves 
catholiques. 

«  Pourquoi  le  Gouvernement  ne  se  contenterait-il 
pas  des  inventaires  fournis  par  le  Conseil  de  fabrique, 
comme  c'est  le  cas  à  Grazac;  ainsi  on  pourrait  calmer 
cette  surexcitation  qui  ne  fait  que  s'accroître  tous  les 
jours  aux  récits  que  rapportent  les  journaux  dans  toute 
la  France  et  surtout  dans  notre  département. 

«  Je  viens  de  lire  dans  le  Matin  du  2  mars,  un  arti- 
cle indiquant  que  le  génie  a  reçu  l'ordre  de  faire  sau- 
ter à  la  dynamite  les  barricades,  voire  même  les  portes 
d'églises  {Dépêche  de  Toulouse,  l^*"  mars).  Je  ne  veux 
pas  discuter  le  savoir  de  notre  belle  armée  française, 
mais  qui  me  dit  qu'une  secousse  pareille  ne  vienne  pas 
à  ébranler  les  clochers  élevés  et  déjà  lézardés,  comme 
c'est  le  cas  à  Grazac;  je  frissonne  à  la  pensée  que  le 
clocher  tombe  sur  la  foule  entassée  sur  la  place  et  sur 
les  gens  enfermés  dans  l'église  ;  au  moins,  si  la  troupe 
est  obligée  d'agir,  qu'elle  se  niontre  calme  et  non  agréa- 


PIÈCES    JOINTES  193 

sive,  car  alors  les  pires  accidents  sont  à  redouter.  Nous 
allons  prêcher  le  calme  et  le  sang-froid;  mais  que  faire 
devant  une  foule  surexcitée,  énervée,  ne  se  possédant 
plus. 

«  M.  Rodde  a  pu  voir  avec  quelle  peine  Pierre  Deléage 
et  moi  avons  pu  éviter  des  accidents  ;  si  jamais  la  pou- 
dre vient  à  parler^  ce  sera  un  vrai  carnage  que  je  n'ose 
envisager, 

«  Je  ne  parle  point  seulement  pour  Grazac,  mais 
pour  les  communes  environnantes  ;  que  le  Gouverne- 
ment conserve  donc  le  plus  pur  sang  français  pour  la 
défense  du  territoire. 

«  Je  tenais  à  vous  mettre  au  courant  de  la  situation 
pour  y  porter  remède  si  possible,  et  je  ne  doute  pas 
que  vous  fassiez  tous  vos  efforts  pour  arriver  à  obtenir 
un  résultat  du  ministre  de  Tlntérieur. 

«  Veuillez  agréer,  cher  monsieur,  la  nouvelle  assu- 
rance de  mes  sentiments  les  meilleurs. 

«  L.-H.  DE  Saint-Julien. 

«  P. -S.  —  Leur  conseiller  de  renoncer  à  la  résistance 
est  chose  inutile  ;  ils  ont  travaillé  pour  se  barricader  et 
ils  entendent  être  maîtres  dans  cette  église  qu'ils  ont 
construite  avec  leurs  propres  ressources.  » 

Je  reviens  aux  faits  qui  se  sont  passés  à  Montregard. 
Voici  une  relation  qui  est  certaine  et  qui  était  rédigée 
déjà  au  moment  ou  je  suis  allé  visiter  cette  localité  après 
la  tentative  d'inventaire.  Elle  a  pour  but  précisément 
de  rectifier  les  récits  erronés  des  journaux. 

«  Les  soussio-nés  manifestants,  lors  de  l'inventaire 
de  l'église  de  Montregard,  ont  l'honneur  de  vous  prier 
de  vouloir  bien  insérer  la  rectification  suivante  à  votre 
article  de  dimanche. 

«  A  leur  arrivée  M.  le  percepteur  Deumier,  chargé  de 
l'inventaire  et  les  trois  gendarmes  qui  l'accompagnent 
sont  reçus  à  la  mairie  par  M.  Delolme,  maire,  qui  les 
engage  vivement   à  s'en   retourner  en  présence   de  la 

13 


194  l'apaisement 


résistance  qui  va  leur  être  faite.  Malgré  cette  sage  recom- 
mandation, M.  Deumier  veut  se  diriger  vers  la  cure, 
accompagné  de  M.  Delolme,  maire,  qui  voulait  le  pro- 
téger contre  la  foule  ;  les  gendarmes  restent  prudemment 
sur  le  seuil  de  la  mairie,  située  à  200  mètres  de  là.  Les 
manifestants,  au  nombre  de  quatre  à  cinq  cents,  empê- 
chent le  percepteur  d'avancer  et  lui  donnent  même  quel- 
ques coups  qui,  parfois,  manquent  leur  but  et  atteignent 
M.  le  maire.  L'agent  délégué  se  retire  alors  sous  les 
huées  de  la  foule  chez  l'instituteur  communal  ;  les  gen- 
darmes l'y  rejoignent.  Ce  n'est  qu'une  demi-heure  plus 
tard  que  la  population  se  porte  devant  l'école,  alors 
que  le  percepteur  et  les  gendarmes  auraient  pu  se  reti- 
rer, sur  les  conseils  qui  leur  en  étaient  donnés,  tandis 
qu'au  contraire  ils  jugèrent  bon  de  dîner  à  Montregard. 

«  Vers  midi,  le  nommé  Joseph  Masclet,  voiturier  à 
Montfaucon,  qui  avait  amené  le  percepteur,  part  avec 
sa  voiture  poi'teur  des  dépêches,  demandant  du  secours  ; 
il  est  un  peu  houspillé. Quant  aux  deux  facteurs  ruraux 
qui  desservent  la  commune,  ils  n'ont  été  molestés  par 
personne. 

«  Enfin,  vers  les  quatre  heures  et  demie  et  à  la  vue 
des  deux  gendarmes  à  cheval  de  Tence,  qui  n'osent 
s'avancer  à  plus  de  500  mètres  de  la  localité,  les  assié- 
gés jugent  à  propos  de  sortir  devant  la  porte  de  l'école 
communale,  lis  sont  accueillis  par  les  huées  de  la  foule 
et  par  quelques  boules  de  neige. 

«  Ils  font  face  aux  manifestants  pendant  cinq  minu- 
tes ;  puis  le  brigadier  de  Montfaucon  sort  ostensible- 
ment son  revolver  de  son  étui,  le  braque  sur  la  foule, 
lève  son  képi  en  disant  aux  gens  d'un  air  narquois  : 
«  Au  revoir^  messieurs  »  et  donne  le  signal  du  départ. 

«  Il  est  alors  impossible  à  quelques  courageux  citoyens 
d'arrêter  les  manifestants  qui,  ne  pouvant  contenir  plus 
longtemps  leur  colère  en  présence  de  la  provocation  du 
brigadier,  se  ruent  à  la  poursuite  des  gendarmes,  armés 
de  quelques  bâtons  seulement.  A  300  mètres  du  bourg 
se  passent  des  faits  dignes  des  apaches.  Un  gendarme  se 
retourne,  se  met  à  la  poursuite  du  nommé  Dereymond, 


PIÈCES    JOINTES  195 


qui  était  à  quelques  pas  de  lui,  et  par  derrière  lui  loge 
à  bout  portant  une  balle  dans  la  nuque.  C'est  alors 
qu'un  autre  gendarme,  après  avoir  tiré  deux  coups  de 
revolver,  dont  un  traverse  le  chapeau  d'un  manifestant, 
est  saisi,  désarmé  et  reçoit  quelques  coups  de  bâton  ; 
pendant  ce  temps,  le  brigadier  tirait  à  trois  reprises  sur 
un  jeune  homme  qui  lui  lançait  des  boules  de  neige.  Le 
nommé  André  Régis  n'avait  qu'un  bâton  entre  les 
mains  ;  après  avoir  été  blessé  par  le  brigadier  et  au  mo- 
ment où  il  essayait  de  se  relever,  il  a  reçu  du  même 
brigadier  et  à  bout  portant  une  nouvelle  décharge;  il  a 
deux  balles  dans  le  corps.  L'état  des  deux  blessés  est 
très  grave  ;  la  population  réclame  une  enquête. 

C'est  bien  en  effet  le  geste  de  défi,  le  geste  provo- 
cateur du  brigadier  au  moment  de  son  départ,  qui 
indigna  la  population  et  qui  la  porta  à  accompagner  les 
gendarmes  et  le  percepteur  en  leur  faisant,  en  un  mot, 
la  conduite  de  Grenoble. 

Les  gendarmes  avaient  à  peine  parcouru  trois  cents 
mètres  que  l'un  d'eux,  comme  le  dit  la  relation  que  je 
viens  de  citer,  tira  un  coup  de  revolver  au  nommé 
Dereymond,  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans  et  cela 
sans  sommation  légale.  (Interruptions.) 

Je  ne  veux  pas  chercher  à  quelle  violence  ce  jeune 
homme  s'était  livré  et  il  paraît  qu'il  n'en  avait  fait 
aucune.  Je  n'en  ai  pas  besoin  pour  démontrer  que,  au 
moment  où  il  a  reçu  le  coup  de  revolver,  il  n'était  pas 
offensif,  puisqu'il  fuyait.  Et,  en  effet,  la  nature  des 
lésions  prouve  bien  qu'il  en  était  ainsi.  La  balle  qu'il  a 
reçue  a  pénétré  à  trois  travers  de  doigt  en  arrière  au- 
dessous  de  l'oreille  droite,  a  parcouru  un  trajet  oblique 
et  est  venue  s'amortir  sur  la  partie  gauche  du  maxil- 
laire inférieur  en  occasionnant  une  fracture  à  fragments 
multiples  de  cet  os. 

L'ouverture  d'entrée  de  la  balle  est  en  arrière  du  cou 
et  n'est  pas  sortie. Donc  le  jeune  Dereymond  ne  pouvait 
nuire  au  gendarme  à  ce  moment  et  on  ne  s'explique 
pas  que  ce  dernier  lui  ait  tiré  dessus. 

A  noter  encore  que  le  gendarme  avait  bien  Tinten- 


198  l'apaisement 


tion  de  tuer,  parce  qu'au  lieu  de  viser  les  membres  , 
inférieurs  il  a  visé  le  haut  du  corps,  c'est-à-dire  les  "j 
régions  où  siègent  les  organes  essentiels  de  la  vie.  m 

De  plus,  à  ce    moment  de  la  poursuite,  aucun  gen-  * 
darme  n'avait  été  blessé  et,  dès  lors,  rien  ne  justifiait, 
pour  la  sûreté  des  gendarmes,  l'emploi  d'une  arme  aussi 
meurtrière  que  le  revolver  d'ordonnance. 

Le  gendarme  a  donc  manqué  de  sang-froid  et  de 
réflexion  et  il  semble  bien  qu'il  a  voulu  être  meur- 
trier. 

Si  le  premier  geste  du  brigadier,  au  moment  du 
départ,  avait  été  provocant,  il  était  trop  certain  que 
la  grave  blessure  qui  faisait  abondamment  saigner  la 
bouche  de  Dereymond  pousserait  les  manifestants  à  [ 
une  exaspération  folle.  C'est  ce  qui  arriva.  C'est  à  par- 
tir de  ce  moment,  sans  doute,  qu'un  des  manifestants 
reçut  un  coup  de  bâton  sur  la  figure,  la  seule  blessure  ; 
un  peu  grave  d'ailleurs  qui  ait  été  reçue  au  cours  de 
l'inventaire. 

Puis  survint  le  deuxième  meurtre,  mais  à  une  dis- 
tance un  peu  éloignée  du  premier.  C'est  uniquement 
aussi  avec  les  lésions  que  André  Régis  a  subies  que  je 
crois  prouver  que  les  gendarmes  ont  absolument  man- 
qué de  prudence.  (Bruit.) 

André  Régis,  d'après  la  déclaration   qu'il  m'a  faite 
sur  son    lit   de    souffrances,  avait    dit    au   brigadier  : 
«  Fainéant,  vous  venez  voler  le  bon  Dieu  de  Montre- 
gard.  »  Le  brigadier  répondit  :  «  Je  vais  te  régler  ton 
aiTaire.   »  Effrayé  par   cette  menace,  André   Régis    se, 
cache  derrière  un  arbre  avec  un  autre  manifestant.  Lej 
brigadier  est  à   10  mètres  de  distance.   Il  s'efforce  de] 
bien  viser  et  en  effet  la  balle  pénètre  à  la  partie  interne] 
de  la  cuisse,  et  elle  est  restée  dans  les  chairs  sans  sor-j 
tir.  Ce  premier  coup  de  feu  abat  à  terre  le  blessé.  Il] 
est  donc  hors  d'état  désormais  de  nuire  et  de  faire  du] 
mal  à  n'importe  qui.  Messieurs,  j'appelle    toute  votre 
attention  sur  ce  fait.  Malgré  cela,  le  brigadier  s'avance] 
vers  le  blessé  et  lui  tire  un  second  coup   de    revolverj 
presque  à  bout  portant.  Le  projectile  pénètre  au  bas-! 


PIÈCES    JOINTES  197 


ventre,  à  deux  ou  trois  travers  de  doigt  au-dessus  du 
pubis,  et  vient  sortir  en  arrière  un  peu  au-dessous  des 
reins. 

Vous  devez  comprendre  les  graves  désordres  qui  ont 
été  occasionnés.  La  preuve  que  le  récit  que  m'a  fait  le 
blessé  est  bien  exact,  je  la  prends  précisément  dans  les 
lésions  matérielles.  La  première  balle,  en  effet,  a  bien 
dû  être  tirée  à  une  distance  assez  éloignée,  car  elle, 
reste  dans  les  tissus  de  la  cuisse  ;  il  n'y  a  pas  d'orifice 
de  sortie,  tandis  que  la  deuxième  balle,  tirée  de  plus 
près,  a  traversé  tout  le  bas-ventre  et  est  venue  sortir 
en  arrière.  La  première  comme  la  dernière  balle  n'étaient 
motivées  par  aucune  crainte  d'agression  de  la  part 
d'André  Régis  et  le  gendarme,  en  lui  tirant  dessus,  a 
bien  voulu  achever  le  blessé. 

Il  reste  donc  acquis,  d'après  au  moins  les  informa- 
tions que  j'ai  pu  recueillir,  que  les  gendarmes  et  l'agent 
du  fisc  se  sont  immobilisés  à  la  mairie  de  neuf  heures 
à  quatre  heures  et  demie,  alors  qu'ils  auraient  pu  par- 
tir facilement  sans  être  inquiétés.  Tel  était  d'ailleurs 
le  sage  conseil,  plusieurs  fois  répété,  que  leur  donnait 
l'honorable  M.  Delolme,  maire  de  la  commune. 

Que,  vers  les  quatre  heures  et  demie,  en  partant,  le 
brigadier  a  fait  du  seuil  de  la  mairie  des  gestes  nar- 
guant les  manifestants  et  les  a  visés  avec  son  revolver  ; 
que  cette  provocation  inutile  et  blâmable  a  excité  la 
foule  qui  avait  voulu  simplement  manifester  ;  qu'elle 
n'avait  aucune  arme  dangereuse  alors  que,  si  elle  avait 
eu  le  dessein  de  prendre  une  offensive  sanglante,  elle 
aurait  pu  avoir  des  fusils  qui  dans  le  pays  n'auraient 
pas  manqué  ;  que  le  coup  de  revolver  qui  a  été  tiré 
sur  Dereymond  l'a  été  au  moment  où  il  fuyait  et  l'a 
atteint  derrière  le  cou  ;  qu'enfin  André  Régis  se  trou- 
vait à  10  mètres  dissimulé  derrière  un  arbre  quand  il 
a  reçu  le  premier  coup  de  revolver  du  brigadier  et  que 
le  deuxième  coup  a  été  tiré  presque  à  bout  portant; 
que  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  coups  de  revolver  n'était 
justifié  et  que  par  conséquent  les  accidents  sanglants 
qui  ont  marqué  cette  journée  d'inventaire  sont  unique- 


198  l'apaisement 


ment   dus  à  l'affolement    des    gendarmes  qui    avaient 
perdu  toute  mesure  et  tout  sang-froid. 

Dereymond  ainsi  qu'André  Régis  sont  des  travail- 
leurs sans  fortune,  gagnant  péniblement  leur  vie.  De- 
reymond n'est  pas  marié,  mais  André  Régis  est  un 
ouvrier,  a  cinq  enfants  et  est  âgé  de  quarante  ans. 

Messieurs,  tels  sont  les  faits  auxquels  je  pourrais 
ajouter  ceux  qui  se  sont  passés  dans  toute  la  Haute- 
Loire, notamment  à  Leapte  sur  lesquels  je  n'ai  pas  encore 
de  renseignements  suffisants.  Je  supplie  M.  le  ministre 
de  l'Intérieur  d'arrêter  ces  conflits  sanglants  en  suppri- 
mant les  inventaires  pour  toujours  et  d'ordonner  une 
enquête  sérieuse  sur  les  faits  dont  je  viens  de  vous  en- 
tretenir, afin  que  les  responsabilités  soient  bien  éta- 
blies. 

Si  vous  ne  le  faisiez  pas,  vous  n'arriveriez  qu'à  exas- 
pérer davantage  nos  populations  et  à  leur  faire  croire 
que  vous  encouragez  les  violences  meurtrières  ;  que 
vous  ne  voulez  pas  laver  vos  mains  de  la  tache  de  sang 
qui  y  a  été  imprimée  et  qu'enfin  vous  voulez  faire  revi- 
vre l'ère  des  guerres  religieuses  qui  ont  ensanglanté  il 
y  a  un  siècle  la  France  entière  et  en  particulier  nos 
montagnes  du  Velay  et  du  Vivarais.  {Applaudissements 
à  droite.) 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  —  Je  demande  la 
parole. 

M.  le  président  —  La  parole  est  à  M.  le  ministre 
de  l'Intérieur. 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur. —  Je  viens  de  rece- 
voir confirmation  du  fait  que  j'avais  énoncé  tout  à 
l'heure.  11  résulte  en  effet  de  l'autopsie  qui  a  été  prati- 
quée que  la  victime  de  Bœschêpe  a  été  tuée  par  une 
balle  blindée  de  6  millimètres  de  revolver  civil.  Ce  n'est 
pas  le  gendarme,  c'est  le  fils  du  percepteur  qui  a  tiré 
pour  défendre  son  père  en  danger  de  mort. 

M.  le  président.  —  Personne  ne  demande  plus  la 
parole  ?... 
La  discussion  générale  est  close. 


PIÈCES    JOINTES  199 


M.  le  président.  —  J'ai  reçu  neuf  ordres  du  jour 
motivés. 

Le  premier,  de  M.  Deville,  est  ainsi  conçu: 
«  La  Chambre,  considérant  que  la  formalité  de  l'in- 
ventaire, qui  a  pour  but  d'assurer  la  conservation  à  la 
collectivité  des  fidèles  de  tous  les  biens  lui  revenant, 
est  devenue,  sous  les  excitations  intéressées  de  politi- 
ciens de  la  réaction,  une  cause  d'incidents  tragiques, 
invite  le  Gouvernement  : 

«  1°  A  ne  pas  fournir  aux  meneurs  cléricaux  l'occa- 
sion des  troubles  sanglants  préparés  parleurs  menson- 
ges et  à  se  bornera  constater  le  refus  délaisser  effectuer 
l'inventaire,  étant  bien  entendu  qu'aucune  dévolution  de 
biens  ne  pourra  avoir  lieu  qu'après  l'accomplissement 
de  cette  formalité  légale; 

«  2°  A  demander  par  une  loi  le  droit,  dans  les  parois- 
ses où  cette  formalité  n'aura  pas  été  faite  et  tant  qu'elle 
ne  Taura  pas  été,  de  suspendre  tout  payement  au  clergé 
au  titre  de  pensions,  secours,  subventions,  allocations 
ou  à  un  titre  quelconque,  et  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 
Le  deuxième  ordre  du  jour,  présenté  par  M.  Lemire, 
est  ainsi  conçu  : 

«  La  Chambre,  déplorant  le  meurtre  commis  à  Bœs- 
chêpe,  exprime  à  la  famille  de  la  victime  sa  douloureuse 
sympathie  ;  elle  invite  le  Gouvernement  à  établir  les 
responsabilités  engagées  et  à  suspendre  les  opérations 
de  l'inventaire  jusqu'à  ce  qu'elles  puissent  se  faire  sans 
violence.  » 

Le  troisième  ordre  du  jour,  présenté  par  M.  Gay- 
raud,  est  ainsi  rédigé  : 

«  La  Chambre  invite  le  Gouvernement  à  ouvrir  des 
négociations  avec  le  Saint-Siège  dans  le  but  d'arriver  à 
une  entente  au  sujet  du  nouveau  régime  des  cultes  ins- 
titué par  la  loi  du  9  décembre  1905,  et  passe  à  l'ordre 
du  jour.  » 

Le  quatrième,  de  M.  Georges  Berry,  est  ainsi  libellé  : 

«  La  Chambre  invite  le  Gouvernement  à  suspendre 

les  opérations  relatives  aux  inventaires  dans  les  églises 

jusqu'à  la  modification  de  la  loi  de  Séparation  et  du 


200  l'apaisement 


règlement  d'administration  publique  concernant  cette 
loi,  et  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Le  cinquième  est  signé  de  M.  Plichon;  en  voici  le 
texte: 

«  La  Chambre  adresse  l'expression  de  sa  douloureuse 
sympathie  à  la  famille  de  l'infortunée  victime  du  drame 
de  Bœschêpe,  invite  le  Gouvernement  à  faire  cesser 
immédiatement  des  inventaires  qui  se  transforment  en 
tueries,  et  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Le  sixième, de  M.  Guieysse^est  rédigé  en  ces  termes: 

«  La  Chambre,  comptant  sur  le  Gouvernement  pour 
assurer  immédiatement  le  respect  absolu  de  la  loi  et 
repoussant  toute  addition,  passe  à  l'ordre  du  jour.  > 

Le  septième,  de  M.  Raoul  Péret  est  ainsi  formulé  : 

«  La  Chambre,  approuvant  les  déclarations  du  Gou- 
vernement, passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Le  huitième  est  signé  de  MM.  Petitjean,  Messimy, 
Gazeneuve  et  Trouin  ;  il  est  ainsi  conçu  : 

«  La  Chambre,  approuvant  les  déclarations  du  Gou- 
vernement, comptant  sur  sa  fermeté  pour  assurer  l'exé- 
cution de  la  loi  de  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat, 
et  repoussant  toute  addition,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Le  neuvième,  de  M.  du  Halgouet,  est  libellé  en  ces 
termes: 

«  La  Chambre,  invitant  le  Gouvernement  à  surseoir 
à  la  continuation  des  inventaires  jusqu'à  la  constitution 
éventuelle  des  associations  cultuelles,  passe  à  l'ordre 
du  jour.  » 

La  priorité  a  été  demandée  en  premier  lieu  pour 
Tordre  du  jour  de  M.  Deville. 

La  parole  est  à  M.  le  président  du  Conseil. 

M.  Maurice  Rouvier,  président  du  Conseil^  minis- 
tre des  Affaires  étrangères.  —  Le  Gouvernement  ne 
peut  accepter  aucun  des  ordres  du  jour  qui  Jui  enjoi- 
gnent de  suspendre  l'exécution  de  la  loi. 

M.  Georges  Berry.  —  Elle  est  déjà  suspendue. 

M.  le  président  du  GonseiL  —  Le  Gouvernement 
a  le  devoir  d'appliquer  la  loi.  Il  ne  saurait  abdiquer  ni 
incliner  l'autorité  de  la  loi  devant  une  rébellion,  quelle 


PIÈCES    JOINTES  201 


qu'elle  soit.  Mais  il  est  aussi  profondément  ému  des 
scènes  douloureuses  auxquelles  les  inventaires  ont  pu 
donner  lieu  sur  plusieurs  points  de  la  France.  ïl  appli- 
quera la  loi  sans  faiblesse,  mais  aussi  avec  la  prudence, 
le  tact,  la  sagesse.,. 

M.  Georges  Berry.  —  Il  l'a  montré  ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Je  ne  veux  pas 
répondre  aux  interruptions. 

...que  comporte  son  profond  souci  de  voir  régner  la 
paix  publique. 

C'est  en  donnant  à  l'ordre  du  jour  de  M.  Péret  la 
signification  de  l'approbation  de  cette  formule  que  je 
prie  la  Chambre  de  vouloir  bien  accorder  la  priorité  à 
cet  ordre  du  jour  et  de  le  voter  au  fond. 

M.  Paul  Gonstans  (Allier).  —  Cet  ordre  du  jour  ne 
dit  rien  ;  il  est  d'un  vague  absolu  ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Il  porte  approbation 
des  déclarations  du  Gouvernement  présentées  par  l'ho- 
norable ministre  de  l'Intérieur,  que  je  viens  d'essayer 
de  condenser  en  une  formule  plus  brève  ;  déclarations 
qui,  d'ailleurs,  se  concilient  à  la  fois  avec  les  conseils 
que  donnait,  il  y  a  un  instant,  le  rapporteur  de  la  loi, 
l'honorable  M.Briand,et  avec  les  sentiments  qu'a  mani- 
festés la  Chambre  lorsqu'elle  a  voté  l'affichage  des  dis- 
cours de  MM.  Briand,  Ribot  et  Lemire. 

M.  Georges  Berthoulat.  —  On  n'y  comprend  rien  ! 

M.  Jules  Coûtant  (Seine).  —  C'est  l'équivoque.  Je 
demande  la  parole. 

M.  le  président  du  Conseil. — Si  on  n'y  comprend 
rien,  ce  ne  sera  pas  ma  faute.  Je  vais  essayer  de  m'ex- 
pliquer  plus  clairement. 

Oui,  il  se  dégage  de  ce  débat,  sorti  d'un  incident 
assurément  douloureux... 

M.  Jules  Coûtant  (Seine).  —  A  qui  la  faute  ? 

A  droite.  —  A  vous  ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  ...  des  manifesta- 
tions communes  à  presque  toutes  les  parties  de  la  Cham- 
bre^ rendant  hommage  à  l'esprit  libéral  de  la  loi  que  la 
Chambre  a  votée. 


202  L^  APAISEMENT 


M.  Groussau.  —  Je  proteste  absolument  I 
M.  le  président  du  Conseil.  —  Vous  pouvez  pro- 
tester; mais  quand  je  dis  que  mes  déclarations  peuvent 
s'appliquer  à  la  fois  au  langage  de  M.Briand  et  au  lan- 
gage de  M.  Ribot,  ce  n'est  pas  M.  Ribot  qui  proteste, 
c'est  vous  qui  protestez,  et  je  n'entends  pas  m'emparer 
de  votre  approbation,  ni  vous  la  demander. 

J'ai  voulu  dire  que  j'entends  convier  la  Chambre  à 
clore  ce  débat  non  point  par  un  vote  de  parti,  mais  au 
contraire  par  une  manifestation  qui  marque  le  senti- 
ment de  la  presque  unanimité  de  la  Chambre  pour  con- 
cilier le  respect  de  la  loi,  de  cette  loi  comme  des  autres, 
avec  les  sentiments  de  prudence,  de  sagesse  et  de 
modération  qu'il  appartient  au  Gouvernement  de  faire 
prévaloir.  {Applaudissements .) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Péret. 

M.  Raoul  Péret.  — Messieurs,  il  m'avait  semblé  que 
les  déclarations  de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  pou- 
vaient se  passer  de  commentaires  ;  c'est  pour  cela  que 
je  n'avais  pas  demandé  la  parole.  M.  le  président  du 
Conseil  vient  d'en  préciser  la  signification  ;  c'est  exac- 
tement celle  que  je  donne  à  mon  ordre  du  jour. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  puisse  se  trouver  personne  dans 
cette  Chambre  pour  déclarer  qu'une  loi  librement  votée 
par  les  représentants  du  pays  ne  recevra  pas  son  appli- 
cation. (Applaudissements  à  gauche,)  Et,  d'autre  part, 
tout  le  monde  est  d'accord  pour  demander  au  Gouver- 
nement, sans  rien  abdiquer  de  son  autorité,  de  montrer 
tout  le  tact  et  toute  la  prudence  nécessaires  afin  qu'il 
n'y  ait  plus  d'incidents  douloureux  comme  ceux  que 
nous  avons  à  déplorer.  [Applaudissements  à  gauche.) 

M.  Ribot.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  le  président. —  Je  viens  de  recevoir  de  M.  Car- 
naud  un  dixième  ordre  du  jour  ainsi  conçu  : 

«  La  Chambre  invite  le  Gouvernement  à  ouvrir  une 
instruction  judiciaire  contre  les  excitateurs  responsa- 
bles des  troubles  survenus  à  propos  des  inventaires  des 
biens  des  églises  ; 


PIÈCES    JOINTES  203 


«  Elle  compte  sur  sa  prudence  et  sur  sa  fermeté  pour 
que  force  reste  à  la  loi  sans  effusion  de  sang.  » 
La  parole  est  à  M.  Jules  Coûtant. 
M.  Jules  Goûtant  (Seine).  — Je  trouve  très  singulier 
que  le  Gouvernement  n'ait  pas  répondu  au  discours  de 
M.  Lerolle  et  à  mes  collègues  de  la  droite.  Ceci  dit, 
sans  parti  pris  et  pour  éviter  toute  cette  effusion  de 
sang,  je  prétends  qu'il  faut  rappeler  aux  fidèles  que  ce 
sont  nos  collègues  de  la  droite  qui  ont  demandé  l'in- 
ventaire. 

A  droite,  —  Mais  pas  du  tout  ! 
M.  Jules  Goûtant  (Seine).  —  Si  je  ne  me  trompe, 
c'est  M.  Berger  qui  a  demandé  l'inventaire. 
Au  centre.  —  M.  Berger  a  protesté. 
M.  Jules  Goûtant  (Seine).   —  Je    dis  que  si  vous 
voulez  remplir,   comme    vous    le   dites,   votre  rôle   de 
députés,  votre  rôle  de  conciliateurs,  vous  devriez  dire 
à  vos  fidèles,  ce  que  vous  ne  dites  pas,  que  l'inventaire 
n'est  pas    fait  pour  TEtat,  qu'il  est  fait  au  profit  des 
fidèles. 

M.  Paul  Lerolle.  —  Alors,  ne  le  faites  pas  ! 
M.  Jules  Goûtant  (Seine).  —  Vous  ne  le  dites  pas 
pour  semer  la  division  à  la  veille  des  élections.  [Mou- 
vements divers.) 

J'entendais  M.  le  président  du  Conseil  dire  :  Nous 
agirons  au  mieux  de  l'application  de  la  loi,  et  d'autre 
part  nous  ferons  nos  efforts  pour  écarter  toutes  les  vio- 
lences. Je  vous  demande,  monsieur  le  président  du 
Conseil,  d'en  faire  autant  dans  les  grèves.  Il  n'y  a  pas 
deux  lois  en  France.  (Applaudissements  à  Vextrême 
gauche  et  à  gauche.) 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Vous  avez  raison. 
Il  ne  me  coûte  rien  de  vous  répondre  que  dans  les 
grèves  on  applique  la  même  politique.  (Bruit  à  gauche.) 
M.  Marcel  Sembat.  —  Pardon  1  vous  gardez  pour 
les  mouvements  ouvriers  vos  pires  sévérités.  (Applau- 
dissements à  Vextrême  gauche).  Aujourd'hui  même  la 
Chambre  syndicale  des  ouvriers  mineurs  et  assimilés  de 
Meurthe-et-Moselle  m'écrit  pour  signaler  les    déploie- 


204  l'apaisement 


ments  de  troupes,  les  provocations  diverses  dont  le 
Gouvernement  se  rend  coupable  à  l'occasion  de  la  grève 
de  Neuves-Maisons.  Voilà  ce  que  nous  ne  pouvons  per- 
mettre. Vous  nous  dites  que  vous  appliquez  la  même 
politique  en  cas  de  grèves  et  en  cas  de  désordres  cléri- 
caux. Voilà  une  grève  qui  éclate  uniquement  parce 
qu'une  compagnie  refuse  d'exécuter  loyalement  la  tran- 
saction et  la  sentence  arbitrale  auxquelles  elle-même 
a  souscrit  devant  le  juge  de  paix.  Ne  devriez-vous  pas 
la  presser  d'exécuter  ses  engagements?  Au  lieu  de  cela, 
vous  emplissez  le  pays  de  gendarmes  et  de  soldats.  Le 
secrétaire  de  la  Chambre  syndicale  m'écrit  que  le  pays 
est  sous  le  régime  de  la  terreur  et  du  despotisme  po- 
licier. 

Notre  devoir  est  de  combattre  tout  gouvernement  qui 
persécute  la  classe  ouvrière. 

Tout  à  l'heure  M.  LeroUe  protestait  parce  qu'on  pas- 
sait les  menottes  et  le  cabriolet  à  ses  amis  et  il  admet- 
tait que  la  mise  au  dépôt  fût  réservée  aux  gens  sans 
aveu  —  aux  grévistes,  vraisemblablement... 

M.  Paul  Lerolle.  — Je  n'ai  jamais  dit  cela! 

M.  Marcel  Sembat.  —  Vous  l'avez  dit  aujourd'hui 
même  à  cette  tribune. 

M.  Paul  Lerolle.  —  Non,  je  ne  l'ai  pas  dit  I  J'ai  dit 
que  la  mise  au  dépôt  ne  se  concevait  que  pour  les  gens 
sans  asile. 

M.  Marcel  Sembat.  -—  Je  trouve  étonnant  que  cha- 
que parti  vienne  protester  contre  les  mesures  de  police 
lorsqu'elles  sont  dirigées  contre  lui,  et  les  tolère  parfai- 
tement quand  elles  atteignent  ses  adversaires.  {Très 
bien!  très  bien  !  à  V extrême  gauche.  —  Bruit  à  droite.) 

Vous  qui  tout  à  l'heure  protestiez  contre  la  police, 
nous  approuverez-vous  quand  nous  vous  rappellerons 
les  rigueurs  dirigées  contre  les  antimilitaristes  et  la 
Confédération  générale  du  Travail? 

Il  y  a  quelques  jours,  on  a  saisi  des  numéros  de  la 
Voix  du  Peuple  au  siège  de  la  Confédération  générale 
du  Travail.  On  a  saisi  le  journal  avant  même  qu'il  ne 
fût  imprimé  I  M.  Lépine  avait  rendu  un  arrêté  de  sai- 


PIÈCES    JOINTES  205 


sie,  je  devrais  dire  un  ukase,  avant  même  que  le  jour- 
nal n'existât.  Lequel  de  vous  m'approuve  quand  je  pro- 
teste contre  une  mesure  aussi  arbitraire  ?  [Interrup- 
tions à  droite.) 

Chaque  jour  ~  et  hier  encore  à  Amiens  —  on  dé- 
fère à  la  police  correctionnelle  des  gens  qui  n'ont  pas 
fait  autre  chose  que  d'écrire  des  articles  antimilitaris- 
tes dans  les  journaux,  —  sous  prétexte,  disent  les  ma- 
gistrats, que  les  prévenus  «  vivent  dans  un  foyer 
d'anarchie.  » 

Voilà  des  procès  de  tendance  ;  voilà  les  délits  d'opi- 
nion et  tout  le  monde  ici  semble  les  approuver,  puis- 
que par  la  suspension  de  l'interpellation  sur  les  bour- 
ses du  travail,  vous  laissez  le  champ  libre  à  tous  les 
excès  ! 

Pour  nous,  nous  sommes  résolus  à  en  faire,  en  toute 
occasion,  porter  la  responsabilité  au  Gouvernement  ! 

Mais  nous  déclarons  que  lorsque  les  catholiques 
viennent  se  plaindre  de  l'application  rigoureuse  de  la 
loi,  ils  sont  mal  fondés,  attendu  que  parleurs  votes  ils 
encouragent  le  Gouvernement  à  fouler  aux  pieds  les 
libertés  ouvrières.  {Applaudissements  à  Vextrême  gau^ 
che.  —  Bruit  à  droite.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Gayraud. 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Je  voudrais  indiquer  en 
quelques  mots  à  la  Chambre  et  au  Gouvernement  le 
seul  bon  moyen,  à  mon  avis,  de  résoudre  les  difficultés 
présentes  et  d'y  mettre  un  terme. 

Je  crois, messieurs, que  l'une  des  fautes  lourdes  com- 
mises pas  le  Gouvernement  a  été  de  ne  pas  chercher 
à  régler,  d'accord  avec  le  Saint-Siège  la  question  de  la 
dénonciation  du  Concordat. 

En  agissant  de  la  sorte,  le  Gouvernement  a  manqué 
aux  usages  diplomatiques  ;  il  a  manqué  aux  règles  qui 
président  aux  rapports  entre  les  puissances  souverai- 
nes ;  de  là,  messieurs,  sont  venues,  laissez-moi  le  dire, 
toutes  les  difficultés.  Et  je  me  permets  de  répéter  ce 
que  je  disais  tout  à  l'heure  :  le  Gouvernement  aura 
beau  chercher  les  moyens  de  ramener  la  paix  dans  le 


206  L^APAISE3IENT 

pays,  il  n'y  réussira  pas  tant  qu'il  ne  sera  pas  d'accord 
avec  le  Saint-Siège.  {Exclamations  à  l'extrême  gauche 
et  à  gauche.) 

Tout  le  monde  ici  le  comprend  bien  —  on  l'a  répété 
à  plusieurs  reprises  —  personne  ne  peut  aller  contre 
un  fait  qui  s'impose  à  tous  dans  cette  question,  à  savoir 
qu'il  n'est  pas  possible,  dans  un  pays  catholique  comme 
le  nôtre,  de  rég-ler  les  relations  de  TEglise  et  de  l'Etat, 
en  dehors  d'une  entente  avec  le  ^-à^Q. (Vives  réclama- 
tions à  V extrême  gauche.) 

Vous  avez  voulu  procéder  de  cette  façon;  vous  avez 
voulu  ignorer  l'autorité  du  pape,  chef  de  l'Eglise  catho  - 
lique  :  vous  voyez  à  quelles  extrémités  vous  êtes  arri- 
vés aujourd'hui.  Que  vous  le  vouliez  ou  non,  l'applica- 
tion de  la  loi  du  9  décembre  est  suspendue  à  la  parole 
du  pape...  (Mouvements  divers.) 

M.  Jean  Godet.   —  Nous  retenons  cet  aveu. 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Que  ce  soit  ou  non  l'avis  du 
Gouvernement,  peu  m'importe  I  Je  ne  cherche  pas  à 
savoir  ce  que  le  Gouvernement  pense  ;  je  me  contente 
de  mettre  sous  vos  yeux  un  fait  que  le  Gouvernement 
ne  peut  pas  ignorer  ;  et  si  le  Gouvernement  l'ignore, 
cela  n'empêchera  pas  que  dans  quelques  mois,  peut- 
être  l'an  prochain,  il  sera  obligé  de  compter  avec  ce 
fait-là. 

Au  centre.  —  Il  ira  à  Ganossa. 

A  droite.  —  C'est  certain. 

M.  l'abbé  Gayraud.  — A  l'heure  qu'il  est  je  ne  de- 
manderai pas  à  la  Chambre  d'écouter  encore  un  dis- 
cours ;  je  ne  suis  pas  monté  à  la  tribune  avec  cette 
intention.  Je  veux  simplement  expliquer  pourquoi  j'ai 
déposé  mon  ordre  du  jour.  Je  ne  me  fais  pas  illusion 
sur  l'accueil  que  la  Chambre  lui  fera  ;  mais  je  suis 
convaincu  que,  tôt  ou  tard,  le  Gouvernement  de  la 
République  sera  forcé  d'en  venir  au  moyen  que  j'in- 
dique, et  voilà  pourquoi,  messieurs,  j'ai  déposé  l'ordre 
du  jour  dont  vous  avez  tout  à  l'heure  entendu  lalecture. 

Je    ne    crois  pas  qu'il  y  ait   dans    cette  affaire  une 
question  de  dignité  nationale.  Quelques-uns  pourraient 


PIÈCES    JOINTES  207 


être  tentés  de  le  croire  et  diront:  Nous  ne  voulons  pas 
aller  à  Canossa.  Il  ne  s'agit  pas  du  tout  d'aller  à  Ga- 
nossa.  Autant  que  personne  je  serais  chatouilleux  sur 
les  questions  de  dignité  nationale.  Mais  je  ne  propose 
ni  au  Gouvernement  ni  à  la  Ghambre  de  commettre  un 
acte  de  faiblesse.  Ge  serait  de  la  faiblesse  et  de  la 
lâcheté  que  de  reculer  devant  un  chef  d'Etat  appuyé 
par  des  flottes  et  des  armées.  Mais  le  pape  n'est  pas  un 
souverain  qui  menace  la  République  avec  une  force 
militaire. 

Lorsque  je  demande  au  Gouvernement  de  s'entendre 
avec  le  Saint-Siège,  ce  n'est  pas  un  acte  de  soumission 
que  je  lui  propose... 

M.  François  Fournier.  —  Vous  voulez  qu'il  aille  à 
Canossa  1 

M.  l'abbé  Gayraud.  — ...c'est  purement  et  simple- 
ment un  acte  de  justice  à  l'égard  des  catholiques  de 
France. 

A  proprement  parler,  je  ne  demande  pas  au  Gouver- 
nement de  s'incliner  devant  le  Saint-Siège;  je  lui 
demande  simplement  de  tenir  compte  des  justes  et  légi- 
times susceptibilités  des  consciences  catholiques. 

Vous  savez  bien,  messieurs  —  je  l'ai  dit  à  la  tribune 
au  moment  de  la  discussion  de  la  loi  de  Séparation  — 
qu'il  y  a  dans  cette  loi  des  dispositions  que  la  cons- 
cience catholique  ne  peut  pas  accepter  avant  que  le 
Saint-Siège  ne  se  soit  prononcé. 

Par  conséquent,  si  vous  vous  placez  dans  l'hypothèse, 
qui  n'est  pas  irréalisable,  où  le  Saint-Siège  n'accepte- 
rait pas  les  associations  cultuelles,  dans  quel  embarras 
se  trouverait,  à  la  fin  de  l'année,  le  Gouvernement  de 
la  République  ?  En  vertu  de  l'article  8,  il  devrait  placer 
sous  séquestre  tous  les  biens  des  fabriques,  les  biens 
des  menses  épiscopales,  les  biens  que  possèdent  en  ce 
moment-ci  les  catholiques  et  dont  la  dévolution  doit 
se  faire,  d'après  la  loi  de  Séparation,  en  faveur  des 
associations  cultuelles.  Oui,  le  Gouvernement  sera  tenu 
alors  de  mettre  ces  biens  sous  séquestre  et  même  de 
fermer  les  églises. 


L  APAISEMENT 


Je  dis  au  Gouvernement  :  Si  vous  vous  êtes  heurté 
à  la  résistance  des  catholiques  sur  certains  points  du 
territoire  à  propos  des  inventaires,  permettez-moi  de 
vous  dire  que  le  jour  où  il  s'agira  de  fermer  les  églises 
ce  n'est  pas  seulement  dans  quelques  villages,  dans 
quelques  villes,  c'est  partout  que  vous  rencontrerez  la 
résistance  des  catholiques;  il  ne  suffira  pas  alors  d'en- 
voyer contre  nous  une  poignée  de  gendarmes  ou  de 
soldats,  il  y  faudra  des  forces  aussi  considérables  que 
si  l'ennemi  du  dehors  envahissait  nos  ïroniières.  {Excla- 
mations à  (fauche). 

C'est  un  fait  que  j'expose.  Lorsqu'il  s'agira  de  fer- 
mer les  églises  —  et  le  Gouvernement  se  trouvera  dans 
cette  nécessité  si  l'on  n'accepte  pas  de  constituer  des 
associations  cultuelles —  alors  ce  sera  bien  autre  chose 
que  de  procéder  aux  inventaires  dans  les  églises  :  on 
se  heurtera  à  la  conscience  de  tous  les  catholiques  et 
la  résistance  sera  autrement  violente  que  celle  à  laquelle 
nous  assistons  aujourd'hui.  (Exclamations  à  gauche.) 
Ce  sont  des  faits  à  venir  qu'il  m'est  permis  de  présen- 
ter à  la  Chambre... 

M.  Gouyba.  —  Ce  sont  des  hypothèses  ;  ce  ne  sont 
pas  des  faits. 

M.  l'abbé  Gayraud. — ...et  sur  lesquels  je  veux  atti- 
rer l'attention  du  Gouvernement.  Si  le  Gouvernement 
n'entre  pas  dans  la  voie  que  j'indique,  s'il  ne  veut  pas 
s'entendre  avec  le  Saint  Siège,  il  ne  réussira  pas  à  met- 
tre fin  aux  difficultés  de  l'heure  présente. 

M.  François  Fournier.  —  Que  diriez-vous  d'un 
parti  politique  qui  attendrait  le  mot  d'ordre  d'un  sou- 
verain étranger  ?  (Bruit.) 

M.  l'abbé  Gayraud. —  Un  dernier  mot,  messieurs. 

S'il  faut  s'en  rapporter  à  ce  que  disent  les  journaux 
de  ce  matin,  M.  le  garde  des  sceaux  aurait  ordonné  des 
poursuites  ou  du  moins  une  enquête  au  sujet  d'une 
conférence  faite  dimanche  dernier  à  Notre-Dame  de 
Paris  par  M.  le  chanoine  Janvier. 

Eh  bien!  si  cela  est  vrai,  si  c'est  ainsi  que  le  Gou- 
vernement entend  l'interprétation  de  l'article  35  de  la 


PIÈCES    JOINTES  209 


loi,  je  l'avertis  qu'il  soulèvera  encore  sur  ce  point  des 
difficultés  telles  que  la  conscience  des  cailiùliques  se 
trouvera  dans  l'impossibilité  absolue  d'accepter  les  arti- 
cles de  cette  loi.  Vous  vous  heurterez  donc  de  plus  en 
plus  à  une  résistance  qui  pourra  mettre  en  péril... 

M.  le  garde  des  sceaux.  —  Nul  n'a  le  droit  de  se 
révjplter  contre  la  loi. 

lË.  l'abbé  Gayraud, —  Il  ne  s'agit  pas  de  révolte,  il  ne 
s'ag-it  pas  de  rébellion  {Interruptions  à  Vextrême  gsiu- 
che),  il  s'agit  de  l'exposé  très  calme,  très  limpide,  très 
métiiodique,  d'une  doctrine  morale  et  juridique,  d'un 
exposé  fait  à  Notre-Dame  dimanche  dernier  sans  la  moin- 
dre provocation,  sans  la  moindre  allusion  aux  événe- 
ments de  l'heure  présente.  S'il  ne  nous  est  pas  permis, 
monsieur  le  garde  des  sceaux,  d'expliquer  du  haut  de  la 
chaire  des  points  de  doctrine  concernant  la  morale  et  le 
droit  naturel,  si  c'est  ainsi  que  vous  entendez  ce  fameux 
article  35,  à  l'occasion  duquel  il  m'a  été  répondu  à  moi- 
même  que  nous  serions  libres  d'exposer  comme  nous 
l'entendrions  la  doctrine  catholique,  à  condition  qu'il 
n'y  aurait  pas  provocation  directe  à  la  désobéissance  à 
la  loi,  ne  soyez  pas  surpris  de  soulever  de  toutes  parts 
la  réprobation  des  catholiques  et  de  la  voir  grandir  tous 
les  jours.  (Applaudissements  à  droite.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  le  garde  des 
sceaux. 

M.  Ghaumié,  garde  des  sceaux,  ministre  de  la  Jus- 
tice. —  Je  ne  dirai  qu'un  mot,  mais  il  sera  net. 

M.  Gayraud  me  demande  comment  j'entends  l'arti- 
cle 35;  je  l'entends  de  la  manière  suivante  :  si  un  prê- 
tre, dans  un  édifice  du  culte,  fait  un  discours  de  provo- 
cation à  la  résistance  à  la  loi,  il  tombe  sous  le  coup  de 
Farticte  35,  et  le  devoir  de  la  justice  est  de  le  pour- 
suivre. (Très  bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Les  journaux  ont  publié,  en  les  prêtant  au  prêtre  qui 
prêchait  à  Notre-Dame  dimanche  dernier,  des  paroles 
qui,  si  elles  sont  exactes,  constituent  l'excitation  la  plus 
flagrante  et  la  plus  audacieuse  à  la  rébellion  contre  la 
loi. 

U 


210  l'apaisement 


M.  Charles  Benoist.  —  Elles  sont  dans  la  Déclara- 
tion des  droits  de  l'homme. 

M.  le  garde  des  sceaux.  —  J'ai  estimé  qu'un  devoir 
s'imposait  au  garde  des  sceaux  :  faire  déterminer,  non 
sur  des  récits  mais  par  une  enquête  sérieuse  et  com- 
plète, la  nature  des  propos  tenus  ;  s'ils  ont  été  inexacte- 
ment rapportés,  il  n'y  aura  pas  poursuite;  mais  si  à 
Notre-Dame  un  prédicateur  a  poussé  à  l'excitation,  à 
la  rébellion,  il  sera  donné  suite  à  l'application  de  la  loi^ 
en  dehors  de  laquelle  un  prêtre,  pas  plus  que  tout  autre 
citoyen,  ne  peut  avoir  la  prétention  de  se  placer. 
{Applaudissements  à  gauche.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Ribot. 
M.  Ribot.  —  Messieurs,  je  fais  une  réserve  en  ce  qui 
concerne  les  dernières  paroles  de  M.  le  garde  des  sceaux. 
Il  y  aune  différence  entre  un  prêtre  et  un  simple  citoyen 
{Exclamations  à  Vextrême  gauche)  :  c'est  que  l'on  a 
soumis  à  la  police  correctionnelle  les  ministres  du  culte 
à  la  différence  de  tous  les  citoyens. 

Nous  nous  sommes  expliqués  avec  l'honorable 
M.  Briand  qui  a  défendu  par  des  raisons  politiques  et 
transitoires  cette  dérogation  au  droit  commun.  L'arti- 
cle 35  dit  —  et  je  pense  que  M.  Briand  sera  de  mon  avis 
—  que  l'on  ne  peut  poursuivre  devant  la  police  correc- 
tionnelle que  la  provocation  directe  à  la  désobéissance 
aux  lois. 

Si  les  paroles  qu'a  prononcées  l'abbé  Janvier  sont 
celles  que  tous  les  journaux  ont  répétées,  on  peut  y  voir 
une  apologie  d'un  fait  que  la  loi  réprouve  :  la  résis- 
tance à  la  loi;  il  n'y  aurait  pas,  monsieur  le  garde  des 
sceaux,  une  provocation  directe  à  un  acte  de  désobéis- 
sance à  la  loi. 

M.  Paul  Constans  (Allier).  —  Il  n'y  a  que  les  so- 
cialistes qui  soient  obligés  d'obéir  à  la  loi. 

M.  Ribot,  —  Mais,  messieurs,  nous  voulons  l'apai- 
sement en  ce  moment,  et  je  crains  que  malgré  ses  in- 
tentions le  Gouvernement  ne  se  laisse  entraîner  au  delà 
de  ses  propres  volontés.  J'attendais  tout  à  l'heure  de 
M.  le  président  du  Conseil  le  mot  qui  répond  non  pas 


PIÈCES    JOINTES  211 


à  nos  désirs,  aux  désirs  de  l'immense  majorité  de  cette 
Chambre,  mais  qui  répond  à  sa  propre  pensée,  j'atten- 
dais un  mot  par  lequel  il  dirait  qu'il  ne  cherchait  pas 
à  plaire  à  tel  ou  tel  parti,  qu'il  ne  voulait  accepter 
l'injonction  de  personne,  qu'il  voulait  être  lui-même, 
qu'il  voulait  être  le  Gouvernement,  car  dans  des  cir- 
constances pareilles  un  g-ouvernement  ne  peut  avoir 
d'autorité  que  s'il  est  lui-même,  que  s'il  ne  regarde  pas 
de  tous  les  côtés  de  cette  Chambre. 

Il  semblait  décidé  tout  à  l'heure  à  ne  pas  précipiter 
les  inventaires  là  où  l'effusion  du  sang  était  à  craindre. 
Il  a  en  partie  retiré  tout  à  l'heure  cette  parole  ;  il  ne 
l'a  pas  affirmée  en  tout  cas  avec  une  énergie  suffisante. 
L'ordre  du  jour  qu'on  vous  propose  n'est  pas  clair  ;  il 
ne  dit  pas  ce  qu'il  faut  dire. 

Je  ne  peux  pas  accepter  la  responsabilité  du  sang  qui 
peut  être  encore  versé  demain, je  ne  pourrai,  quoiqu'il 
m'en  coûte,  donner  mon  vote  à  l'ordre  du  jour  de  M,Pé- 
ret.  (Applaudissements  au  centre  et  à  droite.) 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Massé 

M.  Massé.  —  Messieurs,  je  viens  très  brièvement, 
au  nom  de  quelques-uns  de  mes  amis  et  au  mien,  indi- 
quer à  la  Chambre  pour  quels  motifs  nous  ne  pouvons 
pas  voter  l'ordre  du  jour  déposé  par  l'honorable  M.  Pé- 
ret  et  pourquoi  nous  voterons  en  faveur  de  la  priorité 
pour  l'ordre  du  jour  déposé  par  l'honorable  M.  Deville, 

Nous  ne  voudrions  pas  que  l'équivoque  persistât  dans 
ce  pays  et  au  sein  du  Parlement  et  il  nous  semble  que 
le  vote  de  la  Chambre  qui  vient  d'ordonner  l'affichage 
simultané  des  discours  de  MM.Briand,Ribot  et  Lemire 
n'est  pas  de  nature  à  apporter  quelque  lumière  dans  le 
débat. 

Il  ne  nous  semble  pas  non  plus,  après  les  paroles  pro- 
noncées tout  à  l'heure  par  M.  le  président  du  Conseil, 
que  l'ordre  du  jour  de  M.  Péret  réponde  aux  sentiments 
exprimés  par  la  Chambre  en  votant  ces  affichages  suc- 
cessifs; c'est  la  continuation  d'une  équivoque  politique 
qui  depuis  trop  longtemps  inquiète  ce  pays.  [Applau^ 
dissements  à  P extrême  gauche  et  à  (fauche.) 


212  l'apaisement 


L'honorable  M.Ribot,après  avoir,  dans  son  discours, 
indiqué  une  première  fois  que  les  sentiments  exprimés 
publiquement  par  M.  le  président  du  Conseil  ne  répon- 
daient peut-être  pas  à  ses  pensées  intimes,  Thonora- 
ble  M.  Ribot,  dis-je,  vient  d'insister  à  nouveau  sur  ce 
point. 

Nous  avons  le  droit  de  demander  énergiquement  au 
Gouvernement  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  veut;  nous 
avons  le  droit  de  lui  demander  s'il  entend  faire  respec- 
ter la  loi  et  assurer  son  exécution  ou  si,  au  contraire, 
il  entend  capituler  devant  l'émeute,  devant  la  rébellion, 
organisée,  non  pas  par  ceux  qui  se  sont  armés  de  four- 
ches ou  de  fusiJs  dans  les  départements  de  la  Haute- 
Loireet  du  Nord, mais  parles  excitateursqu'ontdénoncés 
tout  à  l'heure  à  cette  tribune  M.  Ribot  et  M.  Lemireeux- 
mêmes.  {Applaudissements  à  gaucheetà  Vextrêmegau- 
che.) 

Lorsque  M.  le  président  du  Conseil  a  déclaré  que 
l'ordre  du  jour  déposé  par  l'honorable  M.  Péret  répon- 
dait au  sentiment  de  la  Chambre  tout  entière,  exprimé 
par  les  discours  de  MM.  Briand,  Ribot  et  Lemire,  il 
était  à  notre  avis  dans  l'erreur.  S'il  entendait  par  là 
simplement  indiquer  qu'il  ne  doit  y  avoir  ici  qu'une  voix 
pour  déplorer  des  incidents  aussi  regrettables  que  ceux 
qui  se  sont  produits,  nous  tomberions  d'accord. 

Mais  l'honorable  M.  Ribot  a  tenu  un  autre  langage. 
Il  a  rappelé  le  discours  qu'il  prononçait  dans  la  discus- 
sion générale  de  la  loi  de  Séparation  et  dans  lequel  il 
avait  indiqué  que  peut-être  le  Gouvernement,  avant 
de  déposer  le  projet  soumis  à  la  Chambre,  aurait  dû 
entamer  des  négiociations  avec  le  Saint-Siège.  M.  Ri- 
bot a  renouvelé  aujourd'hui  le  même  regret. 

M.  Jules  Delafosse.  —  C'est  la  parole  d'un  homme 
d'Etat. 

M.  le  président  du  Conseil.  — Vous  n'avez  pas  pu 
vous  méprendre  sur  les  quelques  paroles  que  j'ai  pro- 
noncées en  visant  le  discours  de  l'honorable  M  Ribot. 
Il  y  a  en  effet  dans  le  discours  de  M.  Ribot  des  regrets, 
le  rappel  du  conseil  qu'il  a  donné  au  moment  de  la  dis- 


PIÈCES    JOINTES  213 


cussion  de  la  loi,  et  aussi  une  critique  directe  des  ac- 
tes du  Gouvernement. 

M.  Ribot  a  regretté  qu'on  eût  appliqué  la  loi  avant 
d'avoir  publié  tous  les  règlements  d'administration  pu- 
blique. Gomment  pouvez-vous  me  demander  si  je  me 
rallie  à  cette  partie  des  observations  de  M.  Ribot  qui 
sont  une  critique  très  nette  de  l'action  du  Gouverne- 
ment ?  {Interruptions  à  l'extrême  gauche.) 

Je  me  suis  borné  à  constater  que  l'honorable  M.  Ri- 
bot avait  rendu  hommage  au  caractère  libéral  de  la  loi. 

M.  Adrien  Lannes  de  Montebello.  —  A  certaines 
parties  de  la  loi. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  En  vérité,  je  n'ai 
pas  eu  la  prétention  d'épouser  le  langage  de  M.  Ribot 
tout  entier  ;  c'est  bien  clair  !  J'ai  mis  en  lumière  que 
dans  la  partie  la  plus  importante  à  mes  yeux,  à  savoir 
que  la  loi  est  une  loi  libérale...  (Interruptions  au  cen- 
tre et  à  droite.) 

Si  c'est  vous  qui  possédez  l'interprétation  véritable 
du  langage  de  M.  Ribot,  si  je  me  suis  aussi  foncière- 
ment trompé,  il  me  reste  à  retirer  l'adhésion  que  j'y  ai 
donnée  quant  à  certaines  parties.  Mais  je  ne  crois  pas 
avoir  mal  interprété  ni  le  langage,  ni  la  pensée  de 
M.  Ribot. 

M,  Ribot. —  Il  n'est  pas  nécessaire  de  l'interpréter; 
il  est  clair  I 

M.  le  président  du  Conseil.  —  M.  Ribot  a  dit  que 
la  Chambre  s'était  efforcée  de  faire  une  loi  libérale  et 
il  a  ajouté  qu'il  n'y  avait  aucune  raison  pour  résister 
violemment  à  l'application  de  cette  loi... 

M.  Adrien  Lannes  de  Montebello.  —  A  la  condi- 
tion qu'elle  soit  appliquée  avec  modération  !  (Bruit  à 
gauche.) 

M.  le  président  du  Conseil.  —  J'ai  fait  allusion  à 
cette  partie  dudiscours  de  M.  Ribot,  qui  m'a  paru  cor- 
respondre au  langage  analogue  tenu  à  cette  tribune 
même  par  M.  Lemire  et  à  la  pensée  qui  a  inspiré  le 
discours  de  M.  Briand.  On  m'a  demandé  si,  dans  des 
circonstances  aussi  délicates,  dans  des  conjonctures  qui, 


214  l'apaisement 


qu'on  le  veuille  ou  non,  ne  sont  pas  sans  tristesse  ,  je 
reculerais  ou  si  je  ferais  appliquer  la  loi.  Doutez-vous, 
messieurs,  que  je  fasse  appliquer  la  loi  ?  Avez-vous  pu 
en  douter? 

Je  l'ai  déclaré  à  maintes  reprises  depuis  le  premier 
jour  ;  je  le  déclare  encore  aujourd'hui.  Mais  laissez- 
moi  vous  dire —  et  si  vous  étiez  à  ma  place,  vous  tien- 
driez le  même  langage  —  que  quel  que  soit  mon  désir, 
quel  que  soit  mon  devoir  d'appliquer  la  loi,  j'ai  bien 
aussi  à  me  préoccuper  de  l'appliquer  avec  modération, 
avec  tact,  avec  prudence,  de  façon,..  (Interruptions  à 
Vextrême  gauche.) 

Ceux  qui  nous  blâment  ont  à  leur  disposition  une 
façon  simple  de  manifester  leur  opinion  :  c'est  de  nous 
refuser  un  vote  de  confiance,...  de  façon,  dis-je,  à  conci- 
lier le  respect  de  la  loi  qui  doit  dominer  tous  les  actes 
du  Gouvernement  et  le  souci  non  moins  profond  de 
maintenir  dans  ce  pays  la  paix  publique.  (Applaudis- 
sements. —  Mouvements  divers.) 

M.  Massé.  —  Vous  venez  de  déclarer,  monsieur  le 
président  du  Conseil,  que  vous  sauriez  faire  appliquer  et 
faire  respecter  la  loi.  Je  vous  remercie  de  cette  décla- 
ration; mais  pour  un  certain  nombre  de  mes  amis  et 
pour  moi  elle  était  d'autant  plus  nécessaire  que  tout  à 
l'heure,  en  votre  absence,  l'honorable  M.  Ribot  disait 
que  le  langage  que  vous  aviez  tenu  ne  répondait  peut- 
être  pas  à  vos  intimes  pensées.  Il  était  nécessaire  par 
consé  quent... 

-  M.  Ribot.  —  J'ai  dit  que  j'attendais  de  M.  le  prési- 
dent du  Conseil  un  mot  répondant  à  sa  pensée.  Il  faut, 
dans  des  questions  aussi  graves,  ne  pas  faire  intervenir 
l'amour-propre  ministériel.  Il  ne  s'agit  pas  d'humilier 
le  Gouvernement:  il  s'agit  d'empêcher  la  guerre  reli- 
gieuse de  se  propager.  (Très  bien!  très  bien!  au  centre 
et  à  droite.) 

La  politique  du  ministère  doit  être  une  politique 
d'apaisement,  celle  qu'il  déclarait  sienne  avant-hier  en 
présence  des  événements  de  la  Haute-Loire;  il  serait 
bien  plus  fort  en  l'affirmant  nettement,  (Applaudisse- 


I 


PIÈCES    JOINTES  215 


ments  au  centre.)ll  répondrait  au  sentiment  d'un  grand 
nombre  de  députés,  je  puis  le  dire,  au  sentiment  de 
tous  ceux  qui,  dans  ce  pays,  ne  veulent  pas  les  violen- 
ces, ni  la  lutte  des  partis,  mais  la  paix,  la  paix  civile  et 
la  paix  religieuse.  (Applaudissements  au  centre  et  à 
droite.) 

M.  Massé.  —  Je  crois  que  l'honorable  M.  Ribot  en 
reproduisant  sous  la  forme  dont  il  s'était  servi  tout  à 
l'heure  l'idée  que  j'avais  rappelée  moi-même^  n'a  fait 
que  la  répéter  sous  une  forme  plus  élégante,  plus  litté- 
raire, plus  académique,  mais  au  fond  l'idée  reste  la 
même. 

Lorsque  M.  le  président  du  Conseil  m'a  interrompu, 
j'indiquais  que  l'honorable  M,  Ribot,  au  cours  de  son 
discours,  avait  demandé  au  Gouvernement,  lors  de  la 
discussion  générale  de  la  loi  de  séparation  des  Eglises 
et  de  l'Etat,  d'entamer  des  négociations  avec  Rome  ; 
j'allais  continuer  en  disant  qu'il  avait  ici  précisé  davan- 
tage sa  pensée  en  disant  qu'au  moment  de  l'application 
de  la  loi  le  Gouvernement  aurait  dû  entamer  des  pour- 
parlers avec  les  chefs  de  l'Eglise  catholique  en  France. 
Il  a  demandé  au  Gouvernement  ce  qu'il  comptait  faire 
à  ce  point  de  vue  spécial. 

A  mon  tour,  je  demande  à  l'honorable  M.  Rouvier  s'il 
accepte  les  indications,  s'il  compte  suivre  les  conseils 
de  M.  Ribot. 

Quant  à  nous,  il  nous  semble  que  les  chefs  de  l'Eglise 
catholique  en  France  sont  en  grande  partie  responsa- 
bles des  événements  qui  se  sont  produits.  (Applaudis- 
sements à  Vextrême  gauche  et  à  gauche.  —  Exclama- 
tions à  droite  et  au  centre.) 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  C'est  tout  à  fait  inexact  ! 

M.  Massé.  —  Je  n'en  veux  d'autre  preuve  que  la  pré- 
sence du  cardinal  Richard,  dimanche,  à  Notre-Dame, 
lorsque  l'abbé  Janvier  tenait  le  langage  qui  a  été 
dénoncé  tout  à  l'heure. 

M.  l'abbé  Gayraud.  —  Il  n'y  a  rien  de  contraire 
aux  lois  dans  le  discours  de  l'abbé  Janvier. 

M.  Massé.  —  En  tout  cas,  à  une    exception  près, 


216  l'apaisement 


celle  de  M.  Lacroix,  dont  la  voix  épiscopale  s'est  élevée 
pour  protester  contre  les  conseils  et  les  actes  de  vio- 
lence, aucune  autre  ne  s'est  fait  entendre.  Dans  ces  con- 
ditions, nous  avons  le  droit  de  demander  à  M.  le  prési- 
dent du  Conseil  si  vraiment,  comme  le  lui  conseillait 
tout  à  l'heure  M.  Ribot,  il  a  l'intention  de  s'entendre 
avec  les  chefs  de  l'Eglise  catholique,  d'entrer  en  pour- 
parlers avec  eux  avant  de  faire  appliquer  la  loi.  (Très 
bien!  très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche.  —  Bruit 
à  droite.) 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Je  pourrais  trouver 
votre  curiosité  excessive,  car  vous  demandez  ce  que 
j'ai  l'intention  de  faire.  Il  est  d'usage  qu'on  ne  juge 
les  gouvernements  que  sur  ce  qu'ils  ont  fait,  mais  il 
ne  me  coûte  rien  de  désarmer  cette  curiosité. 

Non,  je  n'ai  pas  l'intention  de  méconnaître  l'esprit 
ni  le  texte  de  la  loi.  La  loi  a  voulu  rompre  le  lien  qui 
unissait  la  puissance  spirituelle  au  pouvoir  civil.  Tel 
est  à  mes  yeux  le  caractère  dominant  de  cette  loi.  Je 
n'ai  donc  pas  à  négocier  avec  les  dignitaires  de  l'Eglise 
catholique.  J'ai  à  appliquer  la  loi  dans  l'esprit  libéral, 
je  le  répète,  où  elle  a  été  conçue,  dans  l'esprit  libéral 
que  le  Gouvernement  a  voulu  faire  prévaloir  lors  de 
la  préparation  de  la  loi.  (Rumeurs  à  droite.) 

Il  est  très  facile  d'attribuer  toutes  sortes  d'excès  à 
ses  adversaires  ;  cependant  quand  dans  l'élaboration 
des  règlements  d'administration  publique,  des  points 
sujets  à  discussion  ont  été  signalés,  le  Gouvernement 
s'est  prononcé  dans  le  sens  d'une  solution  libérale  de 
ces  questions.  Mais  entrer  en  négociation  avec  des 
dignitaires  qui, le  voudrais-je  même,  n'auraient  aucune 
qualité  pour  me  répondre,  je  n'ai  aucun  mérite  à  vous 
déclarer  que  c'est  une  pensée  qui  n'a  jamais  traversé 
mon  esprit.  Si  le  souci  qui  motive  votre  intervention  à 
la  tribune  est  véritablement  la  crainte  que  je  ne  sois 
pas  suffisamment  imprégné  de  l'esprit  de  la  majorité, 
vos  craintes  sont  tout  à  fait  vaines.  (Mouvements  divers.) 

M.  Massé.  —  Je  demande  pardon  à  M. le  président 
du  Conseil  d'une  curiosité   qu'il  juge   excessive.  Bien 


PIÈCES   JOINTES  217 


que  moins  ancien  que  lui  dans  le  Parlement,  je  m'ima- 
g-inais  qu'on  avait  non  seulement  le  droit  de  demander 
compte  au  Gouvernement  de  ses  actes, mais  encore  de 
s'informer  de  ses  intentions,  au  moment  où  il  sollici- 
tait de  la  Chambre  un  ordre  du  jour  de  confiance. 

Vous  avez  tout  à  l'heure,  monsieur  le  président  du 
Conseil,  déclaré  très  nettement  que  vous  n'entendiez 
entamer  aucune  négociation  avez  les  évêques.  Je  vous 
en  remercie. 

M.  l'abbé  Gayraud. —  Il  y  viendra! 

M.  Massé.  —  Mais  comme  tout  à  l'heure  l'honora- 
ble M.  Ribot  vous  avait  invité  aie  faire... 

M.  Ribot.  —  Mais  non  !  monsieur  Massé. 

A  [^extrême  gauche.  —  Mais  si  î 

M.  Ribot. —  J'ai  été  au  ministère  des  Affaires  étran- 
gères. Je  surveille  mon  langag-e.  (Sourires.) 

M.  Massé.  —  C'est  du  moins,  monsieur  Ribot,  ce  que 
beaucoup  d'entre  nous  avaient  compris.  Nous  regret- 
tons de  ne  pas  avoir  mieux  saisi  votre  pensée. 

Mais,  messieurs,  l'honorable  M.  Rouvier  a  déclaré 
que  le  vote  de  l'ordre  du  jour  de  M.  Péret  semblait 
répondre  au  sentiment  unanime  de  la  Chambre  exprimé 
successivement  par  MM.  Briand,  Ribot  et  Lemire.  Il 
nous  apparaît  qu'il  y  a  entre  ces  différents  discours 
plus  d'une  contradiction.  C'est  la  continuation,  je  le 
répète,  de  l'équivoque  qui  depuis  trop  longtemps  plane 
sur  tous  nos  débats.  C'est  pourquoi  quelques-uns  de 
mes  amis  et  moi  sommes  résolus  à  voter  la  priorité  en 
faveur  de  l'ordre  du  jour  de  M.  Deville  et  à  votercon- 
tre  l'ordre  du  jour  de  M.  Péret.  (Applaudissements  sur 
divers  hancs  à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 

M.  Paul  Guieysse. — •  L'échange  d'observations  qui 
a  eu  lieu  entre  M.  Massé,  M.  Ribot  et  M.  le  président 
du  Conseil  m'amène  à  craindre  que,  suivant  la  déclara- 
tion première  de  M.  le  président  du  Conseil,  le  Gou- 
vernement n'agisse  avec  tant  de  prudence,  comme  il 
l'a  dit,  dans  l'application  de  la  loi,  qu'il  ne  recule 
devant  les  premières  difficultés  qu'il  rencontrera. 

Je  désire  vivement  me  tromper;  nous  verrons  le  Gou- 


218  l'apaisement 


vernement  à  l'œuvre.  Mais  je  crains  que  cette  interpel- 
lation n'en  soit  qu'à  son  premier  chapitre.  {Très  bien! 
très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche  et  à  V extrême 
gauche.) 

M,  le  président  du  Conseil.  —  Je  souhaite  vive- 
ment que  ceux  qui  pensent  que  cette  interpellation  n'en 
est  qu'à  ses  débuts  et  que  demain,  après-demain,  les 
jours  suivants,  il  faudra  encore  interrompre  le  travail 
normal  de  la  Chambre  pour  agiter  de  nouveau  cette 
question,  votent  contre.  Si  le  Gouvernement  qui  est 
sur  ces  bancs  n'a  pas  votre  confiance,  dites-le  nette- 
ment, loyalement,  franchement.  Constituez-en  un  autre  ! 

Je  désire  que  ceux  qui  me  rendent  l'exercice  du  Gou- 
vernement si  difficile  en  fassent  à  leur  tour  l'expérience 
et  je  leur  souhaite  d'avoir  moins  de  peine  à  exercer 
leurs  fonctions  que  je  n'en  ai  moi-même. 

Sur  divers  bancs.  —  Aux  voix,  aux  voix  ! 

M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Lemire. 

M.  l'abbé  Lemire.  —  Avant  que  la  discussion  eût 
pris  devant  la  Chambre  l'ampleur  que  l'émotion  de 
tous  lui  a  donnée,  j'avais  eu  l'honneur  de  déposer 
Pordre  du  jour  suivant  :  «  La  Chambre,  déplorant  le 
meurtre  commis  à  Bœschêpe,  exprime  à  la  famille  de  la 
victime  sa  douloureuse  sympathie...  »  Sur  ce  point 
nous  sommes  d'accord. 

M.  Garnaud.  —  Les  fonctionnaires  victimes  de 
l'agression  ne  méritent-ils  pas  aussi  votre  sympathie? 

M.  Lemire.  —  L'honorable  M.  Massé  lui-même  a 
dit  :  S'il  ne  s'agit  que  de  sympathie  pour  les  victimes, 
nous  sommes  tous  d'accord. 

M.  Garnaud.  —  Toutes  les  victimes. 

M. l'abbé  Lemire. — C'est  entendu!  J'ajoutais:  «  La 
Chambre  invite  le  Gouvernement  à  établir  les  respon- 
sabilités engagées...  »  —  Cela  ne  doit  gêner  personne, 
puisque  c'est  la  tâche  même  que  le  ministre  a  assumée, 
«  ...  et  à  suspendre  les  opérations  de  l'inventaire  jus- 
qu'à ce  qu'elles  puissent  se  faire  sans  violence,  et  passe 
à  l'ordre  du  jour.  » 

Je  demande  la  permission  de  m'expliquer  sur   cette 


PIÈCES    JOINTES  219 


dernière  partie.  J'insiste  I  Je  supplie  la  Chambre  de 
considérer  qu'elle  a  une  responsabilité  en  face  de  l'agi- 
tation si  pénible  qui  a  troublé  la  région  du  Nord,  qui 
continue  de  la  troubler. 

En  ce  moment  même  m'arrivent  deux  dépêches 
d'Hazebrouck^  dont  je  vous  donne  lecture: 

«  Urgence,  obtenir  suspension  inventaires...»  (Non! 
non  !  à  l'extrême  gauche.) 

M.  le  baron  Albert  de  Benoist. — Nous  constatons 
que  les  excitations  viennent  de  l'extrême  gauche. 

M.  Tabbé  Lemlre.  —  «  Scènes  déplorables  à  Mor- 
becque.  Blessés  sans  sommations  préalables.  » 

M.  de  l'Estourbeillon.  —  Toujours  ! 

M.  l'abbé  Lemire.  —  «  Vicaire  en  prison   » 

La  deuxième  dépêche  ajoute  : 

«  Doyen  blessé,  population  surexcitée.  Craignons 
pour  Sercus,  Abeele,  la  Motte-au-Bois  et  Hazebrouck. 

«  Signé  :  Masson-Beau,  conseiller  général,  premier 
adjoint  au  maire  d'Hazebrouck.  » 

Je  crois  que  devant  une  situation  pareille,  la  Cham- 
bre peut  très  bien... 

M.  Jules  Galot.  —  C'est  même  son  devoir. 

M.  Tabbé  Lemire.  —  ...  sans  faire  le  moins  du 
monde  ce  qu'on  appelle  une  capitulation  (Interruptions 
à  l'extrême  gauche),  inviter  le  Gouvernement  à  la 
modération  dans  l'application  de  la  loi,  et  à  la  suspen- 
sion des  inventaires,  puisqu'il  serait  entendu  que  ces 
inventaires  ne  seraient  suspendus  que  jusqu'à  ce  que 
le  calme  soit  revenu,  et  qu'ils  puissent  se  faire  sans 
violence.  (Exclamations  ironiques  a  V extrême  gauche 
et  à  gauche,  —  Très  bien  !  très  bien  !  au  centre  et  à 
droite.) 

M,  le  président.  —  La  parole   est    à  M.  Carnaud. 

M.  Carnaud.  —  Messieurs,  l'honorable  président  du 
Conseil  a  déclaré  qu'il  acceptait  l'ordre  du  jour  de  notre 
collègue  M.  Péret,  mais  il  lui  a  donné  une  interpréta- 
tion que  le  texte  ne  comportait  pas  d'une  façon  abso- 
lue. Il  aurait  fallu,  à  mon  avis,  que  le  Gouvernement, 
pour  dissiper  toute  équivoque,  se  ralliât  à  un  ordre  du 


220  L  APAISEMENT 


jour  clair  et  précis  ;  car  on  constate  avec  regret,  après 
le  débat  d'aujourd'hui,  que  le  Gouvernement  suit  pé- 
niblement la  majorité  républicaine,  mais  ne  la  précède 
pas.  [Interruptions  à  droite.) 

Vous  auriez  dû,  il  me  semble,  monsieur  le  président 
du  Conseil,  vous  préoccuper  des  excitations  bien  con- 
nues venues  des  différents  points  du  pays.  C'est  un  fait 
patent —  certains  partis  peuvent  espérer  le  nier  et  créer 
l'équivoque  sur  ce  point  —  mais  c'est  une  vérité  évi- 
dente que  les  excitations  meurtrières  que  nous  déplo- 
rons sont  venues  du  parti  royaliste.  {Exclamations  à 
droite.  —  Applaudissements  à  V extrême  gauche  et  à 
gauche.) 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  J'oppose  une  dénégation 
formelle  à  vos  insinuations. 

M.  Garnaud.  —  Eh  bien  l  messieurs,  quel  était  dans 
la  circonstance  le  devoir  d'un  Gouvernement  républi- 
cain bien  résolu  à  éviter  des  complications  regrettables, 
à  empêcher  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir  l'effu- 
sion du  sang?  Son  devoir  était  de  diriger  clairement 
contre  les  excitateurs  la  menace  de  la  loi. 

Il  fallait  indiquer  qu'une  instruction  judiciaire  était 
ouverte  ou  allait  s'ouvrir  contre  les  comploteurs  roya- 
listes. Du  moment  que  le  Gouvernement  ne  l'a  pas  fait, 
nous  ne  pouvons  souscrire  à  un  ordre  du  jour  impré- 
cis comme  celui  de  l'honorable  M.  Péret.  {Très  bien  ! 
très  bien  !  à  Vextrême  gauche.) 

Voix  nombreuses.  —  Aux  voix  I 

M.  le  président.  — La  priorité  a  d'abord  été  deman- 
dée pour  l'ordre  du  jour  de  M.  Deville,  repoussé  par  le 
Gouvernement. 

Sur  divers  bancs.  —  Nous  demandons  une  nouvelle 
lecture. 

M.  le  président.  —  Je  donne  une  nouvelle  lecture 
du  jour  de  M.  Deville  : 

«  La  Chambre,  considérant  que  la  formalité  de  l'in- 
ventaire, qui  a  eu  pour  but  d'assurer  la  conservation  à 
la  collectivité  des  fidèles  de  tous  les  biens  lui  revenant, 
est  devenue,  sous  les  excitations  intéressées  de  politi- 


PIÈCES    JOINTES  221 

ciens  de  la  réaction,  une  cause  d'incidents  tragiques  ; 

«  Invite  le  Gouvernement  :  1°  à  ne  pas  fournir  aux 
meneurs  cléricaux  l'occasion  des  troubles  sanglants 
préparés  par  leurs  mensonges  et  à  se  borner  à  consta- 
ter leur  refus  de  laisser  effectuer  l'inventaire^  étant  bien 
entendu  qu'aucune  dévolution  de  biens  ne  pourra  avoir 
lieu  qu'après  l'accomplissement  de  cette  formalité 
légale  ;  2"^  à  demander  par  une  loi  le  droit,  dans  les 
paroisses  où  cette  formalité  n'aura  pas  été  fait  et  tant 
qu'elle  ne  l'aura  pas  été,  de  suspendre  tout  payement 
au  clergé  au  titre  de  pensions,  secours,  subventions, 
allocations  ou  à  un  titre  quelconque; 

«  Et  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Je  consulte  la  Chambre  sur  la  priorité  demandée  en 
faveur  de  l'ordre  du  jour  de  M.  Deville. 

Il  y  aune  demande  de  scrutin  signée  de  MM.  Pierre 
Poisson,Tournier, Charles  Ghabert,  Abel-Bernard,  Bony- 
Gisternes,  Chamerlat,  Loque,  Buyat,  Simonet,  Deléglise, 
Cloarec,  Léon  Janet,  Lachaud,  Astier,  Trouin,  etc.,  etc. 

Le  scrutin  est  ouvert. 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  les  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  Voici  le  résultat  du  dépouille- 
ment du  scrutin  : 

Nombre  des  votants , 532 

Majorité  absolue 267 

Pou^r  Tadoption 145 

Contre  387 

La  Chambre  des  députés  n'a  pas  adopté. 

Je  vais  mettre  aux  voix  la  priorité  demandée  en 
faveur  de  l'ordre  du  jour  de  M.  Raoul  Péret. 

M.  Etienne  Flandin  (Yonne).  —  Je  demande  la 
parole. 

M.  le  président,  —  Cet  ordre  du  jour  est  ainsi  conçu  : 

«  La  Chambre  approuvant  les  déclarations  du  Gou- 
vernement, passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

La  parole  est  à  M.  Etienne  Flandin. 


222  l'apaisement 


M.  Etienne  Flandin  (Yonne).  —  Messieurs,  au  nom 
de  mes  amis  du  groupe  de  l'Union  républicaine  et  en 
mon  nom  personnelle  déclare  que  nous  voterons  Pordre 
du  jour  de  M.  Raoul  Péret. 

Nous  le  voterons,  en  prenant  acte  de  Teng-agement 
de  M.  le  président  du  Conseil  d'appliquer  la  loi  avec 
modération  et  avec  tact. 

Bien  coupables   seraient   ceux  qui,  à  une   heure  où 
l'union   est  plus  que  jamais  nécessaire  entre  tous  les 
Français,  assumeraient  la  responsabilité  de  répressions 
sanglantes.  (Mouvements  divers.) 
M.  Petitjean.  —  Je  demande  la  parole. 
M.  le  président.  —  La  parole  est  à  M.  Petitjean. 
M.  Petitjean. —  Messieurs  je  retire, pour  me  rallier 
à  l'ordre  du  jour  de  Phonorable  M.  Péret,  l'ordre  du 
jour  qu'avec  plusieurs  de  mes  amis  j'avais  eu  1  honneur 
de  déposer  sur  le  bureau  de  la  Chambre  et  qui,  cepen- 
dant, avait  sur  celui  de  M.  Péret  le  mérite  de  faire  dire 
à  la  majorité  républicaine  qu'elle  compte  sur  la  fermeté 
du  Gouvernement  pour  assurer  une  application  résolue 
de  la  loi.  [Mouvements  divers.) 

Plusieurs  membres  à  gauche.  —  Il  ne  fallait  pas  le 
retirer.  Nous  l'aurions  voté. 

M.  Petitjean.  —  Mes  chers  collègues,  je  ne  peux 
pas  faire  que  la  question  de  confiance  ne  soit  pas  posée 
sur  l'ordre  du  jour  auquel  je  me  rallie,  mais  je  tiens  à 
déclarer  que  la  condition  du  vote  que  mes  amis  et  moi 
nous  donnerons  à  l'ordre  du  jour  de  M.  Péret,  c'est 
qu'il  résulte  des  déclarations  du  Gouvernement  que 
l'application  de  la  loi  sera  poursuivie  par  lui  avec  tact, 
mais  sans  aucune  faiblesse.  [Très  bien!  très  bien!  à 
gauche.  —  Aux  voix!) 

M.  le  président.  —  Je    mets  aux  voix  la  priorité 
demandée  en  faveur  de  Tordre  du  jour  de  M.  Péret. 
(La  priorité,  mise  aux  voix,  est  adoptée.) 
M.  le  président.  —  Nous  arrivons  à  i'orde  du  jour 
au  fond  de  M.  Péret. 

La  parole  est  à  M.  du  Halgouet. 

M.  le  lieutenant-colonel   du  Halgouet.  —  Mes- 


PIÈCES    JOINTES  223 


sieurs,  je  n'étonnerai  personne  en  déclarant  que  je  ne 
voterai  pas  l'ordre  du  jour  de  confiance  accepté  par  le 
Gouvernement. 

Je  m'étais  inscrit  dès  ce  matin  pour  prendre  la  parole 
dans  cette  discussion.  J'avais  l'intention  d'apporter  ici 
les  impressions  d'un  témoin  attristé,  ma  présence  acci- 
dentelle dans  les  environs  de  ma  région  m'ayant  con- 
duit à  assister  à  ces  scènes  lamentables.  Avant-hier  j'ai 
eu  la  douleur  de  voir  l'armée  faire  un  métier  qui  n'est 
pas  le  sien,  celui  de  défonceur  de  portes  d'églises. 
{Très  Lien!  très  bien!  à  droite.  —  Interruptions  à 
gauche.) 

A  gauche.  —  Pourquoi  les  ferme-t-oni 

M.  le  lieutenant-colonel  du  Halgouet.  —  Bien 
que  l'autorité  qui  dirigeait  l'opération  eût  commandé, 
ainsi  qu'il  avait  été  prescrit,  des  ouvriers  civils,  et  que 
ces  ouvriers  étrangers  à  la  localité  se  trouvassent  pré- 
sents, j'ai  eu  la  douleur  de  voir  des  soldats  donner  des 
coups  de  hache  dans  les  portes  des  églises. 

A  travers  le  pays,  ces  coups  de  hache  retentissaient 
douloureusement  dans  tous  les  cœurs  de  mes  compa- 
triotes. 

M.  Robert  Surcouf.  —  Ce  sont  vos  amis  qui  sont 
les  coupables.  Pourquoi  ferment-ils  leurs  églises? 

M.  Le  Hérissé. —  Vous  savez  mieux  que  personne, 
mon  colonel,  que  dans  l'Ille-et-Vilaine,  dans  ce  pays 
que  nous  représentons,  tous  ces  mouvements  sont  pré- 
parés et  dirigés  par  vos  amis  royalistes  dans  un  but 
politique  et  malgré  les  instructions  formelles  de  celui 
qui,  dans  le  diocèse  de  Rennes,  représente  l'autorité 
catholique.  (Applaudissements  à  gauche.) 

M.  le  lieutenant-colonel  du  Halgouet.  —  C'est 
précisément  sur  ce  point  que  je  tiens  à  m'expliquer.  Je 
voulais  être  très  bref;  ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  suis 
obligé  de  répondre  aux  interrupteurs  que  je  vois  plus 
que  je  ne  les  entends. 

Je  proteste  de  toute  mon  énergie  contre  cette  théo- 
rie des  excitations  et  des  excitateurs.  Vous  dites  cela 
ici,  de  loin;  seuls  ceux  qui  ne   sont  pas  sur  les  lieux 


224  l'apaisement 


peuvent  émettre  de  semblables  théories.  Nos  popula- 
tions, pour  affirmer  leur  foi,  n'ont  besoin  d'aucune 
excitation,  au  contraire  ! 

Laissez-moi  dire  que  le  représentant  de  l'autorité,  le 
sous-préfet  de  Redon, parlant  à  ma  personne, me  disait 
à  Pipriac,  avant-hier  matin  :  «  Monsieur  le  député,  c'est 
sans  doute  à  votre  haute  influence  que  l'on  doit  le 
calme  dans  lequel  s'accomplit  l'opération.  » 

Vous  voyez  le  cas  qu'il  faut  faire  de  ces  prétendues 
excitations  ! 

M.  Le  Hérissé.  —  Je  n'ai  pas  parlé  de  vous,  mais 
de  vos  amis. 

M.  le  lieutenant-colonel  du  Halgouet.  —  Je  ne 
sais  de  qui  vous  parlez!  J'ai  pu  lui  répondre  :  «  Mon- 
sieur le  sous -préfet^  je  ne  puis  accepter  le  compliment, 
puisque  je  suis  arrivé  depuis  quelques  minutes  à  peine. 
Si  la  population  a  manifesté  son  calme  aujourd'hui 
autant  que  jeudi  dernier  elle  avait  affirmé  sa  résolution, 
cela  est  dû  à  l'influence  de  ses  guides  naturels,  à  l'as- 
cendant de  son  clergé  et  à  celui  de  sa  municipalité, 
laquelle,  d'ailleurs^  ayant  Pavant-veille  protégé  la  vie 
des  gendarmes,  en  a  été  récompensée  par  des  poursui- 
tes judiciaires  1  »  (Bruit.) 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur  m'est  témoin  que  ven- 
dredi dernier  je  l'ai  entretenu  de  ces  faits;  je  l'ai 
informé  de  ce  qui  s'était  passé  la  veille  dans  ma  con- 
trée, et  je  lui  ai  remis  une  note,  dont  il  ma  remercié, 
lui  recommandant  de  ne  pas  mettre  en  face  d'une  popu- 
lation nombreuse  et  résolue  des  gendarmes  en  petit 
nombre,  exposés  à  manquer  non  seulement  d'autorité, 
mais  aussi  de  tact  et  de  sang-froid  !  (Bruit.) 

Devant  le  parti  pris  de  la  Chambre  de  ne  pas  res- 
pecter la  liberté  de  la  parole, je  descends  de  la  tribune. 

M.  le  président.  —  Je  mets  aux  voix  l'ordre  du 
jour  de  M.  Raoul  Péret. 

Il  y  a  une  demande  de  scrutin  signée  de  MM.  F.  Buis- 
son, Gharonnat,  Boutard,  Goujat,  Jean  Godet,  Petit- 
jean.  Gère,  Tournier,  Gharles  Ghabert,  Modeste  Leroy, 
G.  Menier,  Forcioli,  Auge,  etc. 


PIÈCES    JOINTES  225 


Le  scrutin  est  ouvert. 

(Les  votes  sont  recueillis.  —  MM.  les  secrétaires  en 
font  le  dépouillement.) 

M.  le  président.  —  MM.  les  secrétaires  me  font  con- 
naître qu'il  y  a  lieu  de  faire  le  pointage  des  votes. 

Il  va  y  être  procédé. 

La  séance  est  suspendue  pendant  cette  opération. 

(La  séance  suspendue  à  sept  heures  trente-cinq  minu- 
tes^ est  reprise  à  huit  heures  moins  dix.) 

M.  le  président.  —  Voici,  après  vérification,  le 
résultat  du  dépouillement  du  scrutin  : 

Nombre  des  votants. 501 

Majorité  absolue 251 

Pour  l'adoption. 234 

Contre 267 

La  Chambre  des  députés  n'a  pas  adopté. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Le  Gouvernement 
se  désintéresse  de  la  suite  du  débat. 

(M.  le  président  du  Conseil  quitte  la,  salle  des  séan- 
ces suivi  de  tous  les  membres  du  Gouvernement.) 


k 


15 


PIECES  JOINTES  N^  2 


DÉCLARATION  DES  ÉVÊQUES 
DE  FRANCE 

59  janvier  1907. 


Nous,  évêques  de  France,  invariablement  inspirés 
par  le  double  sentiment  de  l'amour  des  âmes  et  de  nos 
devoirs  envers  la  Patrie,  après  avoir  mûrement  médité, 
soit  sur  les  événements  douloureux  qui  désolent  l'âme 
chrétienne  de  notre  pays,  soit  sur  les  enseig-nements 
qui  ont  jugé  ces  événements  et  enfin  sur  tels  amende- 
ments législatifs  qui  ne  les  corrigent  pas  assez,  décla- 
rons ce  qui  suit  : 

1°  Nous  restons  inébranlablement  fidèles  à  nos  décla- 
rations précédentes,  relatives  aux  lois  et  autres  dispo- 
sitions portées  contre  l'Eglise  dans  ces  derniers  temps, 
et  nous  maintenons  contre  ces  lois,  les  protestations 
que  nous  avons  faites,  en  unions  avec  le  Souverain 
Pontife.  Avec  Sa  Sainteté  nous  réclamons  pour  l'Eglise 
de  France  le  respect  de  sa  hiérarchie,  l'inviolabilité  de 
ses  biens  et  de  sa  liberté. 

2°  Les  biens  sacrés  dont  nous  avons  été  indignemeni 
spoliés  réclameront  indéfiniment  leurs  légitimes    maî-î 
très  que  personne  n'est  autorisé  à   remplacer,  même] 


PJÈCES    JOINTES  227 


provisoirement,  sans  l'autorisation  spéciale  du  Souve- 
rain Pontife. 

3"^  Au  sein  de  la  lutte  qui  se  poursuit  et  que  seule 
une  honnête  réparation  des  attentats  commis  peut 
apaiser,  nous  voulons  tout  mettre  en  œuvre  pour  main» 
tenir  jusqu'à  la  dernière  heure  l'exercice  du  culte  public 
dans  nos  églises  et  défendre  ces  lieux  sacrés,  pour 
autant  qu'il  dépendra  de  nous,  contre  toute  profanation. 

A  cet  effet, et  à  cet  effet  seulement^  nous  consentirons 
à  faire  l'essai  d'une  organisation  du  culte  public  si  les 
obscurités  de  certains  textes  de  la  loi  de  1907  se  dissi- 
pent assez  pour  ne  pas  rendre  vains  nos  efforts  dans  ce 
sens. 

4°  Un  contrat  administratif  passé  entre  préfets  ou 
maires  d'une  part,  évêques  ou  curés  de  l'autre,  pourra, 
aux  termes  de  la  loi,  mettre  ces  derniers  en  jouissance 
des  édifices  cultuels.  Au  sujet  de  ce  contrat  la  loi  n'im- 
pose à  la  partie  civile  qu'une  condition  ;  la  gratuité  de 
jouissance. 

En  nous  déclarant  disposés  à  faire  l'essai  de  conven- 
tions de  ce  genre,  nous  réclamons  le  droit  d'y  intro- 
duire toutes  clauses  non  contraires  à  l'ordre  public  et 
destinées  à  nous  donner  deux  sortes  de  garanties  rigou- 
reusement nécessaires,  les  unes  concernant  la  perma- 
nence et  la  sécurité  morale  du  service  reliofieux  dans 
les  églises  concédées  en  jouissance,  les  autres  ayant 
trait  à  la  sauvegarde  des  principes  de  la  hiérarchie. 
Ces  clauses  se  trouvent  formulées  au  modèle  de  pro- 
cès-verbal ci-annexé  :  elles  sont  légales.  Notre  devoir 
strict  nous  interdit  d'en  rien  retrancher. 

5°  Gomme  il  ne  faut  pas  que  l'organisation  de  l'Eglise 
de  France  puisse  dépendre  de  l'arbitraire  des  magis- 
trats, nous,  évêques,  nous  établissons  dans  la  solidarité 
la  plus  complète  et  déclarons  que  le  contrat  de  jouis- 
sance susdit  sera  accepté  partout  ou  que  nous  ne  le  vou- 
drons nulle  part.  Ces  contrats  ne  seront  valables  qu'au 
moment  où  il  constatera  que  les  clauses  exprimées  ci- 
dessus  auront  été  agréées  de  l'unanimité  des  parties 
civiles,  représentants  d'autorités  municipales  ou  autres. 


228  l'apaisement 


La  conscience  droite  de  tout  le  pays  appréciera  nos 
conditions  :  une  fois  de  plus,  elle  verra  si^  en  les  for- 
mulant, nous  sommes  et  nous  paraissons  préoccupés 
d'autre  chose  que  de  l'intérêt  des  âmes  qui  nous  sont 
confiées. 


PIECES   JOINTES  iV°  S. 


DÉCLARATION    MliNISTÉRIELLE 

Lue   par    BVI.  Aristide   Briand 
à  la  Chambre  des  députés. 

27  juillet  1909. 


Messieurs  les  députés,  appelé  par  le  Président  de  la 
République  à  assumer  les  responsabilités  du  pouvoir, 
le  cabinet  qui  s'offre  à  votre  confiance  est  animé  de  la 
ferme  volonté  de  préparer  par  l'union  et  l'action  loyales 
des  républicains,  une  politique  de  paix,  de  réformes  et 
de  progrès. 

Pour  servir  à  Pextérieur  la  politique  de  paix,  nous 
resterons  inébranlablement  fidèles  à  l'alliance  et  aux 
amitiés  que  le  Gouvernement  de  la  République  a  con- 
tractées. {Très  bien!  très  bien  I)  Attachés  à  la  fois  à 
assurer  le  respect  de  la  France,  de  sa  dignité  et  de  ses 
droits  et  à  garantir  la  paix  du  monde,  nous  persévére- 
rons dans  la  politique  suivie  notamment  par  le  précé- 
dent ministère.  Cette  politique  qui  recueillit  votre 
approbation  constante  ne  permet  aucun  doute  sur  la 
sincérité  de  nos  desseins  pacifiques.  Elle  a  contribué  à 
accroître  le  crédit  par  lequel  la  France  a  pu,  avec  une 
autorité  grandissante,  concourir, dans  un  esprit  de  con- 
ciliation, au  règlement  des  difficultés  internationales. 


230  l'apaisement 


Cette  autorité  lui  vient  à  la  fois  de  la  continuité  de 
ses  vues,  du  prestige  qu'elle  tient  de  sa  puissance  d'ex- 
pansion morale,  de  sa  force  militaire  et  de  sa  force 
navale.  Sur  la  situation  actuelle  de  la  marine,  des  cri- 
tiques se  sont  produites.  Le  Gouvernement  est  prêt  à  en 
dégager  la  vérité  et  à  rendre  plus  efficaces,  par  une 
refonte  organique,  les  sacrifices  consentis  par  le  pays. 
Les  critiques  les  plus  sévères  ont  d'ailleurs  mis  hors  de 
cause  l'esprit  d'abnégation,  la  valeur  professionnelle, 
le  dévouement  patriotique  de  nos  marins  qui  sont, 
comme  leurs  camarades  de  l'armée  de  terre,  dignes  de 
la  gratitude  et  de  la  confiance  du  pays.  (Applaudisse- 
ments.) 

La  politique  de  défense  laïque  et  de  progrès  social 
affirmée  tant  de  fois  par  la  majorité  républicaine  s'est 
déjà  traduite  par  des  lois  importantes.  Nous  voulons 
en  assurer  la  continuation  en  rappelant  à  la  démocratie 
que  rien  ne  se  fonde  ni  se  développe  sans  esprit  de 
suite  et  de  méthode.  C'est  dans  cette  pensée  que  le 
Gouvernement  vous  demandera  votre  concours  pour 
réaliser  les  réformes  préparées,  soit  par  une  discussion 
déjà  ouverte,  soit  par  le  labeur  des  commissions.  Au 
premier  rang  de  ses  préoccupations,  le  Gouvernement 
place  le  vote  rapide  du  budget,  comptant  sur  les  Gham- 
ÎDres  pour  en  terminer  une  fois  de  plus  l'examen  dans 
la  période  normale  et,  surtout  à  l'heure  où  nous  som- 
mes, avec  le  souci  prédominant  des  finances  publiques 
et  de  l'intérêt  général. 

Au  point  de  vue  social,  le  Gouvernement,  sans  négli- 
ger aucune  des  réformes  inscrites  à  votre  ordre  du  jour, 
appliquera  son  principal  effort  à  faire  aboutir  devant  le 
Sénat,  de  façon  qu'il  puisse  être  voté  dans  cette  légis- 
lature,le  projet  de  loi  des  retraites  ouvrières  et  paysan- 
nes. [Applaudissements  à  gauche  et  à  V extrême  gauche.) 

Nous  ne  resterons  indifférents  à  aucun  des  problèmes 
que  posent  l'évolution  et  l'organisation  des  travailleurs. 
Nous  pensons  que  le  devoir  de  la  République  est  d'éten- 
dre progressivement  à  tous  les  travailleurs  de  l'agricul- 
ture, du  commerce  et  de  l'industrie  un  système  complet 


PIÈCES    JOINTES  231 


d'assurances  sociales  et  de  les  aider  à  obtenir  une  si- 
tuation précaire.  En  échang-Bjla  République  fondée  par 
le  suffrage  universel  et  qui  leur  a  donné  la  liberté  poli- 
tique et  la  liberté  syndicale^  leur  demande  d'évoluer 
dans  la  légalité  et  de  répudier  la  violence. (Applaudis- 
sements à  gauche,  au  centre  et  sur  divers  hancs.) 

La  Chambre  a  voté  après  de  longs  et  consciencieux 
débats  la  grande  réforme  fiscale  destinée  à  introduire 
plus  de  justice  dans  la  répartition  de  l'impôt.  Nous 
avons  la  confiance  que  le  Gouvernement  obtiendra 
l'adhésion  du  Sénat  au  projet  d'impôt  sur  le  revenu. 
Aucun  effort  ne  nous  coûtera  pour  défendre  devant  la 
haute  Assemblée  la  volonté  nettement  exprimée  par  la 
Chambre.  {Applaudissements  à  gauche  et  à  l'extrême 
gauche.) 

La  Chambre  a  décidé  d'inscrire  en  tête  de  son  ordre 
du  jour  la  réforme  électorale.  Le  Gouvernement  ne 
méconnaît  ni  l'importance  de  la  question  ni  la  nécessité 
du  débat,  mais  il  n'échappe  à  personne  qu'il  ne  peut 
prendre  parti  qu'après  avoir  appuyé  son  opinion  sur 
l'étude  des  faits.  Dès  maintenant  il  pense  qu'il  y  aura 
lieu  de  proposer  à  la  Chambre  de  mettre  le  pays  en 
mesure  de  faire,  dans  les  élections  municipales,  l'essai 
méthodique  d'un  système  de  proportionnalité.  (Applau- 
dissements sur  divers  hancs). 

A  la  suite  de  ce  débat,  le  Gouvernement  pressera  la 
Chambre  de  voter  le  projet  réglant  le  statut  des  fonc- 
tionnaires et  insistera  auprès  du  Sénat  pour  qu'immé- 
diatement après  le  vote  des  retraites  ouvrières  ce  pro- 
jet indispensable  soit  par  lui  adopté.  (Très  Lien!  très 
bien  !)  Nous  assurerons  ainsi  aux  serviteurs  de  l'Etat, 
dans  le  loyalisme  et  le  dévouement  professionnel  des- 
quels nous  avons  pleine  confiance,  les  libertés  et  les 
garanties  légitimes.  Mais  il  ne  peut  être  question  ni  de 
tolérer  l'interruption  des  services  publics,  ni  de  cons- 
tituer une  nation  privilégiée  dans  la  nation  elle-même 
(Applaudissements  à  gauche  et  au  centre) qui  reste  une 
et  dont  le  Parlement  seul  a  qualité  pour  dire  la  volonté. 
(Nouveaux  applaudissements   sur  les  mêmes   hancs.) 


232  l'apaisement 


Le  Parlement  est  saisi  de  projets  sur  renseig-nement 
secondaire  privé,  la  fréquentation  scolaire, la  responsa- 
bilité des  maîtres,  la  stricte  exécution  de  notre  légis- 
lation scolaire.  Cet  ensemble  de  réformes  est  destiné  à 
mettre  l'enseignement  laïque  à  l'abri  des  attaques  de 
ses  adversaires  qui  sont  en  même  temps  les  ennemis  de 
la  République.  {Applaudissements  à  gauche.) 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  Ce  sont  les  ennemis  de 
la  liberté. 

M.  le  président  du  Conseil,  ministre  de  l'Inté- 
rieur et  des  Cultes.  —  C'est  dire  l'intérêt  qui  s'atta- 
che  au  vote  de  ces  projets. 

Messieurs,  il  ne  suffit  pas  de  voter  des  réformes.  Il 
faut,  pour  qu'elles  soient  fécondes,  un  pays  prospère, 
sachant  mettre  en  valeur  les  instruments  nécessaires  à 
la  richesse  publique.  Au  premier  rang  de  ceux-ci  se 
placent  les  moyens  de  transport.  Il  importe  de  les  déve- 
lopper. Dès  la  rentrée, sera  proposé  un  projet  sur  Tau- 
tonomie  des  ports.  Nous  vous  demanderons  aussi  de 
mettre  à  la  disposition  de  nos  agriculteurs  l'outillage 
économique,  les  canaux  d'irrigation  qui  leur  sont  indis- 
pensables... {Applaudissements .) 

M.  Emmanuel  Brousse.  —  Sans  oublier  les  chemins 
vicinaux, 

M.  le  président  du  Conseil.  —  ...  et  de  porter 
remède  à  la  situation  malheureuse  de  nos  régions  viti- 
coles  {Applaudissements  sur  divers  bancs)  en  donnant 
satisfaction  aux  vœux  exprimés  par  leurs  représentants 
autorisés. 

La  revision  douanière  devra  être  reprise  et  poursui- 
vie dans  l'esprit  qu'avaient  indiqué  nos  prédécesseurs. 
{Très  bien  !  très  bien  !) 

Messieurs,  si  quelques-uns  trouvaient  trop  vaste  le 
plan  méthodique  et  raisonné  dont  nous  vous  deman- 
derons de  vous  inspirer,  nous  répondrions  que  le  pre- 
mier devoir  d'un  Gouvernement,  à  quelque  époque 
qu'il  ait  la  charge  du  pouvoir,  est  de  travailler  à  orga- 
niser la  démocratie.  Pour  cette  tâche  qui  est  de  tous 
les  instants,  nous  comptons,  dans  le  Parlement  et  dans 


PIÈCES    JOINTES  233 

le  pays,  sur  la  force  agissante  des  républicains.  Répu- 
blicains nous-mêmes,  nous  plaçons  la  République  au- 
dessus  de  toute  conception  personnelle.  La  République 
est  la  condition  nécessaire  de  la  prospérité  nationale  et 
du  progrès  social.  Nous  n'apercevons  sa  grandeur,  loin 
des  querelles  intestines,  que  dans  l'œuvre  réformatrice 
dont  nous  serons,  avec  vous,  les  continuateurs.  (Applau- 
dissements à  gauche^  au  centre  et  sur  plusieurs  bancs 
à  l'extrême  gauche.) 


PIECES   JOINTES    iV°   4 


DISCOURS 

prononcé  par  M.Aristide  Briand  à  la  Cham- 
bre des  députés,  en  réponse  aux  inter- 
pellations de  MM.  Lafîerre,  Lauraine  et 
Charles  Benoist. 

27  juillet  1909. 


Messieurs,  je  remercie  sincèrement  MM.  LafFerre, 
Lauraine  et  Charles  Benoist  d'avoir  bien  voulu,  par 
leurs  demandes  d'interpellation,  devancer  mon  désir. 

Il  est  nécessaire,  il  est  indispensable  qu'un  accord 
n'intervienne  entre  le  Gouvernement  et  la  majorité, sur 
laquelle  il  compte  pour  accomplir  sa  tâche,  qu'à  bon 
escient  de  part  et  d'autre. 

II  est  encore  temps  pour  vous,  messieurs,  de  ne  pas 
accorder  au  ministère,  qui  est  sur  ces  bancs,  votre  con- 
fiance. Vous  en  avez  le  droit  ;  vous  en  avez  même  le 
devoir,  si  cette  confiance  n'est  pas  donnée  par  vous  de 
tout  cœur,  en  pleine  indépendance  d'esprit,  de  telle 
sorte  que  vous  n'ayez  pas  ensuite  à  la  reg^retter.  (Très 
bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Moi,  c'est  dans  ces  conditions  que  je  viens  vous  la 
demander. 


à 


PIÈCES    JOINTES  235 


Je  tiens  à  vous  dire  tout  d'abord,  au  risque  de  faire 
flotter  sur  certains  visag^es  les  sourires  ironiques  qui 
accueillent  généralement  les  déclarations  de  ce  genre, 
que  je  n'ai  pas  accepté  la  haute  mission,  que  je  dois  à 
la  confiance  de  M.  le  Président  de  la  République,  sans 
une  profonde  émotion,  sans  même  une  réelle  angoisse. 

Je  la  trouvais  prématurée  pour  des  raisons  que  je 
vous  dirai  tout  à  l'heure  et  je  sentais  si  vivement  la 
grandeur,  la  noblesse,  la  beauté  de  ce  rôle  que  je  me 
suis  demandé,  jetant  un  regard  vers  mon  passé,  vers 
toute  ma  vie,  si  vraiment  j'en  étais  digne,  si,  pour  le 
bien  de  mon  pays,  j'avais  le  droit  d'accepter  ce  man- 
dat. (Applaudissements.) 

Messieurs,  j'ai  fait  tous  mes  efforts  pour  m'y  sous- 
traire, puis,  le  moment  venu,  je  me  suis  déterminé  à 
assumer  cette  responsabilité.  Mais  il  faudrait  que  je 
fusse  un  homme  bien  misérable  si  j'étais  allé  là  où 
j'étais  appelé  comme  à  une  conquête  d'amour-propre, 
comme  à  une  mission  facile  à  remplir  et  dont  je  n'au- 
rais aperçu  que  le  côté  vain  et  purement  prestigieux. 
En  moi  s'est  fait,  je  ne  dirai  pas  un  autre  homme, 
mais  un  homme  adapté  à  sa  fonction.  [Applaudisse- 
ments à  gauche.) 

Je  remercie  MM.  Lafferre  et  Lauraine  du  ton  mesuré 
et  courtois  dont  ils  ont  enveloppé  leurs  observations  à 
cette  tribune  ;  je  n'attendais  pas  moins  d'eux. 

J'avais  lu  dans  les  journaux  que,  sous  l'influence  de 
certaines  émotions  du  premier  moment,  (Rires  sur 
divers  bancs.)  — je  vous  en  prie,  je  n'ironise  pas  et  je 
veux  vous  livrer  toute  ma  pensée,  tout  mon  cœur. 
(Applaudissements  à  gauche.) 

J'affirme  hautement  que,  si  je  pouvais  supposer  que 
ma  personne,  que  celles  de  mes  collaborateurs  au  pou- 
voir puissent  être  un  élément  de  division  dans  le  parti 
républicain,  je  serais  le  premier  à  vous  dire  :  Il  ne  faut 
pas  nous  suivre. 

Dans  le  premier  moment  d'émoi,  annonçaient  les 
journaux,  MM.  Lafferre  et  Lauraine  étaient  disposés  à 
poser  au  président  du  Conseil  certaines  questions  aux- 


236  l'apaisement 


quelles  il  serait  tenu  de  répondre  pour  obtenir  la  con- 
fiance de  la  majorité. 

Messieurs,  si  ces  questions  m'avaient  été  posées,  je 
n'y  aurais  pas  répondu.  Je  n'ai  pas  cru  un  instant  que 
des  hommes  sérieux  aient  pu  songer  seulement  à  me 
demander,  au  poste  où  je  suis,  de  venir  à  la  tribune  de 
la  Chambre,  publiquement,  devant  mon  pays,  devant 
le  monde,  faire  ce  qu'on  appelle  une  confession,  me 
retourner  vers  mon  passé,  opérer  un  tri  entre  les  idées 
qui  se  sont  fortifiées  en  moi  sous  l'influence  de  l'expé- 
rience, sous  l'effort  de  ma  pensée,  et  celles  qu'au  con- 
traire la  leçon  des  choses,  la  responsabilité  du  pouvoir 
ont  écartées  de  moi. 

Non  1  cela  je  ne  l'aurais  pas  fait  (Applaudissements 
à  gauche)  pour  ma  dignité  propre,  pour  la  dignité  de 
ma  fonction. 

Ou  si  j'avais  été  assez  vil  pour  le  faire,  dans  Pespoir 
de  dissiper  toutes  les  méfiances  et  de  garder  le  pouvoir, 
c'est  alors  que  les  questionneurs  auraient  eu  raison  de 
ne  pas  m'accorder  leur  confiance  :  je  n'en  aurais  pas 
été  digne.  [Applaudissements .) 

Je  viens  à  vous  tel  que  je  suis,  tel  que  vous  me  con- 
naissez. Je  ne  suis  pas  un  nouveau  venu  parmi  vous. 
Depuis  sept  ans  je  collabore  avec  le  parti  républicain 
de  cette  Chambre.  Vous  avez  compris  le  caractère  de 
mes  efforts. 

Ma  pensée,  vous  le  savez,  est  audacieuse;  je  n'ai 
pas  peur  des  mots  et  c'est  peut-être  et  surtout  parce 
que  je  suis  un  républicain  conscient  que  les  idées  ne 
m'effraient  pas,  car  je  vois  dans  la  République  le  germe 
de  tous  les  progrès.  (Applaudissements  à  gauche.) 

M.  le  marquis  de  Rosanbo.  —  Nous  en  attendons 
l'éclosion. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Mais  vous  avez 
constaté  que,  chez  moi,  l'idée  se  présente  surtout  dans 
ce  qu'elle  contient  de  possible  et  de  réalisable. 

Je  suis  un  homme  de  réalisations  et  c'est  dans  ce 
sens  que  ma  vie  est  orientée. 

C'est  dans  ces  conditions  que  j'ai  travaillé   avec  la 


PIÈCES    JOINTES  237 


majorité  dans  cette  Chambre  comme  simple  député; 
c'est  dans  les  mêmes  conditions  que  j'ai  tenu  mon  rôle 
au  ministère  de  l'Instruction  publique,  puis  à  celui  de 
la  Justice. 

Si,  pendant  ces  quelques  années,  vous  n'êtes  pas 
arrivés  à  porter  sur  moi  un  bon  jugement,  il  est  trop 
tard  pour  me  juger  bien^  et  à  ceux  en  qui  la  méfiance 
a  pu  persister,  à  ceux  qui  trouveraient  inquiétant  et 
dangereux  pour  leur  pays,  pour  la  République  de  voir 
le  Gouvernement  entre  mes  mains,  je  dis  :  «  Vous 
n'avez  pas  le  droit  de  m'accorder  votre  confiance.  Si 
vous  êtes  dans  cette  disposition  d'esprit,  votre  devoir 
c'est  de  voter  contre  moi.  »  (Applaudissements  à 
gauche.) 

On  a  parlé  de  mandat  tout  à  l'heure,  c'est,  je  crois, 
l'honorable  M.  Lauraine.  Je  n'ai  pas  de  mandat  de  vous 
pour  l'instant,  j'en  aurai  un  à  la  fin  de  cette  séance  si 
vous  me  l'accordez.  (Très  bien  !  très  bien!)  Mais  c'est 
à  vous  de  peser  le  pour  et  le  contre  et  de  vous  deman- 
der, dans  votre  conscience  de  législateurs,  si,  pour  le 
bien  public,  pour  l'intérêt  de  vos  idées,  vous  devez  me 
donner  cette  confiance. 

Si  vous  me  la  donnez  sans  restriction,  sans  réserve, 
pleinement,  je  l'accepterai.  C'est  seulement  ainsi  que  je 
la  désire  et  c'est  ainsi  que  je  m'efforcerai  de  la  mériter. 
(Applaudissements  a  gauche.) 

Messieurs,  pour  ce  Gouvernement  l'heure  n'est  pas 
aux  desseins  glorieux.  Nous  sommes  aux  approches  de 
la  séparation,  à  la  fin  d'une  législature.  Les  gestes  héroï- 
ques ne  sont  plus  de  saison  (Sourires), maiis  si  par  là  no- 
tre rôle  devient  plus  modeste,  il  en  est  rendu  plus  facile. 

Le  programme  du  Gouvernement,  messieurs  de  la 
majorité,  c'est  votre  programme.  Nous  le  tenons  de  vos 
mains.  Ce  sont  vos  votes  répétés  qui  l'ont  écrit.  Nous 
n'avons  plus  qu'à  continuer  l'œuvre  de  nos  devanciers. 
Et  si  c'est  uniquement  une  raison  politique  qui  vous 
porte  à  nous  juger,  après  avoir  entendu  la  déclaration, 
vous  avez  dû  vous  reconnaître  vous-mêmes  dans  notre 
programme. 


238  L^APAISEiMENT 


Toutes  les  questions  essentielles  qui  vous  ont  préoc- 
cupés au  cours  de  cette  législature  sont  inscrites  dans 
la  déclaration. 

11  ne  faut  pas  s'évertuer,  par  le  désir  d'amplifier  son 
rôle,  à  égarer  les  esprits.  On  doit  la  vérité  au  pays.  Or,  ~ 
il  est  bien  certain  que  vous  ne  pourrez  pas  réaliser^ 
toutes  les  réformes  qui  sont  désirables.  Vous  n'en  aurez 
matériellement  pas  le  temps.  Mais  il  y  a  des  mesures 
que  vous  pouvez  et  que  vous  devez  voter.  Au  premier 
rang  de  ces  réformes,  le  Gouvernement  a  placé  les 
retraites  ouvrières.  {Applaudissements  à  Vextrême  gau^ 
che  ei  à  gauche.) 

L'accord  étant  fait  entre  le  Gouvernement  et  la  com- 
mission du  Sénat,  au  moins  sur  les  points  essentiels,  la 
discussion  pourra  s'instituer  dès  la  rentrée.  Nous  ferons 
tout  ce  qui  dépendra  de  nous  pour  que  le  projet  vous 
revienne  dans  de  bonnes  conditions,  c'est-à-dire  dans 
des  conditions  telles  que  vous  puissiez  le  voter  en  toute 
indépendance  et  dignité.  (Applaudissements.) 

Notre  seconde  préoccupation  c'est  le  budget  et  quand 
vous  aurez  à  l'examiner  nous  vous  demanderons  de 
faire,  dans  l'intérêt  supérieur  de  ce  pays,  dans  l'inté- 
rêt des  finances  publiques,  un  grand  effort  d'abnégation. 

Nous  touchons  à  ces  heures  où  le  budget  risque  de 
ne  pas  s'étudier,  de  ne  pas  s'établir  dans  les  mêmes 
conditions  qu'au  cours  ou  au  début  d'une  législature. 

C'est  cependant  surtout  en  fin  de  législature,  à  la 
veille  de  paraître  devant  vos  électeurs  que  vous  devez 
prendre  la  plus  haute  conscience  de  votre  mission,  et 
que,  groupés  autour  du  Gouvernement,  pour  la  sauve- 
garde du  bien  public,  vous  devez  vous  opposer  à  toutes 
les  entreprises  de  surenchère  {Vifs  applaudissements  à 
gauche  et  au  centre)^  qui  auraient  pour  effet  certain  de 
mettre  au  pillage  les  finances  de  la  République.  {Nou- 
veaux applaudissements  sur  les  mêmes  bancs.) 

Les  électeurs  rendront  dans  leur  ensemble,  et  c'est 
Tensemble  qui  importe,  hommage  à  leurs  mandataires 
de  cet  effort  d'abnégation  personnelle.  Messieurs,  nous 
vous  le  demanderc^ns,  et  nous  avons  pleine  confiance  de 


PIÈCES    JOINTES  239 


l'obtenir  de  votre  bonne  volonté.  {Applaudissements  à 
gauche  et  au  centre.) 

Une  autre  réforme  s'impose.  Il  faut  qu'elle  soit  réa- 
lisée dans  un  bref  délai.  Elle  sera  raccomplissement 
d'une  promesse  solennelle  faite  depuis  longtemps  — 
elle  devrait  être  déjà  tenue,  et  peut-être,  si  on  s'y  était 
employé  plus  tôt,  bien  des  événements  tristes,  bien  des 
événements  douloureux  ne  se  seraient  pas  passés.  (Très 
bien!  très  Lien!  à  gauche  et  aa  centre.) 

Cet  engagement,  il  importe  de  le  tenir  demain,  il 
convient  de  donner  aux  fonctionnaires,  dont  la  quasi- 
unanimité  sont  de  braves  gens,  de  fidèles  serviteurs  de 
la  nation  et  de  bons  républicains,  tout  ce  qui  peut  être 
de  nature  à  dissiper  en  eux  certaines  méfiances,  cer- 
tains mécontentements.  Il  faut  leur  conférer  le  droit 
d'association  dans  tout  ce  qu'il  a  de  raisonnable.  Ce 
droit  doit  leur  être  reconnu  dès  lors  qu'ils  entendent 
l'exercer  dans  un  but  avouable,  c'est-à-dire  pour  la 
défense  de  leurs  intérêts  professionnels. 

Il  faut  aussi  leur  octroyer  toutes  les  garanties  de 
sécurité  qu'ils  ont  le  droit  d'exiger;  mais  en  les  leur 
accordant  il  faut  leur  faire  comprendre  qu'il  n'y  a  pas 
d'association,  si  puissante,  si  nombreuse  soit-elle,  qui 
ne  représente  quand  même,  par  quelque  côté,  des  inté- 
rêts particuliers,  et  que  ces  intérêts  même  collectifs, 
n'ont  jamais  à  entrer  en  conflit  avec  l'intérêt  général. 
{\  ifs  applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

Ici  j'ai  à  répondre  à  certaines  préoccupations  ;  et  je 
le  ferai  en  vous  apportant  d'abord  cette  formule  que  je 
voudrais  bien  ne  pas  voir  se  hérisser  de  pointes  dans 
votre  esprit. 

Ce  que  ne  voulons  d'abord,  ayant  pris  conscience  de 
notre  devoir,  c'est  gouverner.  Nous  entendons  gouver- 
ner (Applaudissements  à  gauche  et  au  centré).,  c'est-à- 
dire  que  nous  sommes  résolus  à  maintenir  intactes  entre 
nos  mains  les  prérogatives  gouvernementales. 

Nous  voulons  que  toutes  choses,  et  les  hommes 
aussi,  soient  à  leur  place.  [Nouveaux  applaudissements 
sur  les  mêmes  bancs.) 


240  l'apaisement 


Le  Gouvernement  est  chargé  d'une  tâche  que  vous 
connaissez,  dont  il  est  comptable  devant  vous.  11  appar- 
tient aux  membres  du  Parlement,  tout  à  la  fois,  de  le 
contrôler  et  de  faire  des  lois,  mais  quand  il  s'agit  de 
l'exercice  des  prérogatives  spéciales  du  Gouvernement, 
il  y  a  intérêt  pour  tous  à  ce  que  les  vases  ne  soient  pas 
trop  communicants  (Applaudissements  et  rires  à  gau- 
che et  au  centre),  à  ce  qu'il  n'y  ait  pas  de  mélange 
d'attributions.  Quand  cette  confusion  vient  à  se  pro- 
duire, les  problèmes  se  posent  mal,  les  malentendus 
s'aggravent.  (Très  Lien!  très  bien!) 

A  l'égard  des  fonctionnaires,  le  droit,  le  devoir  du 
Gouvernement  est  de  maintenir  la  discipline.  Les  fonc- 
tionnaires, sous  votre  contrôle,  sont  entre  ses  mains 
pour  l'accomplissement  de  leur  tâche.  Le  Gouverne- 
ment en  a  la  responsabilité  ;  il  est  tout  naturel  qu'il  ait 
autorité  sur  eux. 

Et  si  j'emploie  ce  mot  d'autorité,  n'en  exagérez  pas 
la  portée.  Nous  sommes  dans  un  pays  très  épris,  et  jus- 
tement épris  de  liberté,  dans  un  pays  de  démocratie, 
de  suffrage  universel;  le  Gouvernement  doit  affirmer 
son  autorité  d'une  manière  certaine  dans  l'intérêt  de 
l'ordre,  de  la  paix  publique,  car  il  n'y  a  pas  de  pays  qui 
puisse  travailler,  prospérer  sans  la  paix  et  sans  l'ordre. 
Mais  l'autorité,  dans  la  République,  a  sa  forme  particu- 
lière, et,  qu'il  s'agisse  de  rapports  avec  l'intérieur  ou 
de  contacts  à  l'extérieur  du  pays,  il  faut  que,  toujours, 
elle  comporte  une  part  de  diplomatie. 

Sous  cette  réserve,  messieurs,  jamais,  à  aucun  mo- 
ment, le  Gouvernement   ne   tolérera    qu'il   soit  porté 
atteinte   à   sa  prérogative    en  tant   qu'elle    s'applique 
à    la    discipline    des  fonctionnaires.    [Très  bien  !    très  ^ 
bien  1)  1 

Tout  à  l'heure  on  m'a  posé  une  question.  On  m'a 
dit  :  «  Avez-vous  oublié  certain  vote  de  la  Chambre 
visant  une  catégorie  de  fonctionnaires  qui  furent  frap- 
pés à  un  moment  donné,  et  justement?  Quelles  sont 
vos  intentions  pour  aujourd'hui,  pour  demain?  Allez- 
vous  revenir  sur  les  décisions  du  précédent  Gouverne- 


i 


PIÈCES    JOINTES  241 


ment,  et  quand?  »  Je  réponds  :  «  Je  ne  réponds  pas.  » 
C'est  une  question  d'ordre  gouvernemental. 

Nous  n'avons  pas  le  goût  des  cruautés  inutiles  au 
ministère  [Très  bien!  très  bien!  à  gauche  et  à  V ex- 
trême gauche),  mais  nous  redoutons  la  faiblesse,  car 
elle  finit  tôt  ou  tard  par  faire  des  victimes  dans  les 
rangs  de  ceux-là  mêmes  vis-à-vis  desquels  elle  s'est 
manifestée.  [Très  bien!  très  bien!) 

Il  y  a  donc  ici,  messieurs,  une  question  de  mesure, 
une  question  d'examen.  Je  ne  vous  dis  pas  «  aujour- 
d'hui »,  je  ne  vous  dis  pas  «  demain  »,  mais  je  ne  vous 
dis  pas  non  plus  «  jamais  ».  [Applaudissements  à  gaU' 
che  et  à  V extrême  gauche.) 

C'est  le  seul  langage  que  je  me  reconnaisse  le  droit 
de  tenir  à  cette  tribune.  [Applaudissements  à  gauche.) 

Mais,  quoi  qu'il  arrive,  mon  devoir  sera  de  m'inspi- 
rer  de  l'esprit  qui,  dans  une  heure  de  combat,  d'inquié- 
tude, de  trouble  profond,  a  inspiré  le  vote  de  la  majo- 
rité de  cette  Chambre.  Il  y  avait  alors  d'un  côté,  des 
intérêts  particuliers,  des  situations  pénibles,  doulou- 
reuses, attristantes,  bien  faites  pour  pousser  très  vite 
à  des  considérations  de  sentiment;  mais,  de  l'autre,  il 
y  avait  l'intérêt  général,  il  y  avait  la  nation  tout 
entière.  Ayant  à  faire  un  choix  entre  les  intérêts  en 
présence,  le  Parlement  n'avait  pas  à  hésiter;  c'est  au 
pays  qu'il  a  été.  (Vifs  applaudissements  à  gauche  et 
au  centre). 

M.  le  marquis  de  Rosanbo.  —  Vous  ne  dites  pas 
«  jamais  »,  mais  vous  l'avez  dit  par  la  bouche  de 
M.  Clemenceau,  dont  vous  étiez  solidaire. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Sur  les  autres  points 
de  notre  programme,  nous  vous  avons  donné,  par 
avance,  dans  la  déclaration  que  j'ai  lue,  toutes  les  satis- 
factions que  vous  pouvez  désirer,  notamment  en  ce 
qui  concerne  l'impôt  sur  le  revenu  et  les  lois  de  laïcité. 

Nous  vous  avons  dit  que  pour  des  républicains  il  n'y 
a  pas  seulement  aujourd'hui  et  demain:  il  y  a  l'avenir. 
Nous  vous  avons  dit  que  notre  idéal  était  un  idéal 
social,  qu'aucun  progrès  ne  nous  effrayait,  à  la  condi- 

16 


242  l'apaisement 


tion  qu'il  fût  adapté  aux  possibilités  de  l'heure,  aux 
ressources  du  pays,  à  la  condition,  aussi,  que,  lorsqu'on 
entreprend  une  réforme,  lorsqu'on  demande  à  une 
catégorie  de  citoyens  de  faire  un  effort  de  solidarité 
sociale  —  qui  est  souvent  aussi  un  effort  d'assurance 
sociale  {Très  bien!  très  bien!  à  gauche  et  sur  divers 
bancs.)  — et  de  consentir  un  sacrifice,  on  leur  apporte^ 
par  compensation  —  c'est  un  devoir  du  Parlement  — 
des  facultés  de  ressources  nouvelles. 

Il  faut  donner  aux  citoyens  tous  les  moyens  de  tra- 
vailler en  paix,  de  prospérer,  de  s'enrichir;  c'est  seu- 
lement dans  un  pays  prospère,  riche,  dans  un  pays 
apaisé  et  calme  que  les  réformes  sociales  sont  possibles, 
(Vifs  applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

J'arrive  maintenant,  messieurs, à  une  série  de  ques- 
tions qui  m'ont  été  posées,  je  puis  dire  tout  en  nuances; 
je  remercie  les  honorables  MM.  Lauraine  et  Lafferre 
de  s'être  efforcés,  par  ce  moyen,  en  atténuant  le  plus 
possible  leur  pensée,  de  me  témoigner  leur  cordialité. 
[Rires  et  applaudissements  au  centre  et  à  droite.) 

Messieurs,  je  dis  cela  sans  ironie  aucune.  J'ai  pour 
MM.  Lauraine  et  Lafferre,  qui  sont  de  très  bons  répu- 
blicains, la  plus  grande  estime,  et  je  serais  véritable- 
ment désolé  qu'on  donnât  aux  paroles  que  j'ai  pronon- 
cées à  propos  de  leur  intervention  la  moindre  tournure 
d'ironie. 

Je  les  remercie  d'avoir  sur  certains  points  enveloppé 
leur  pensée,  essayé  de  dissimuler  leurs  inquiétudes, 
mais  quand  même  leur  idée  est  venue  à  moi  et  je  de- 
mande la  permission  de  la  traiter  telle  que  je  l'ai  com- 
prise . 

Ils  sont  un  peu  inquiets,  du  point  de  vue  de  laïcité, 
d'une  situation  un  peu  paradoxale,  il  y  a  beaucoup  de 
paradoxes  dans  mon  cas.  (Sourires.) 

D'une  part,  dans  des  milieux  où  je  craignais  presque 
de  passer  pour  modéré,  j'ai  vu  des  fronts  se  rembru- 
nir ;  on  se  demandait  :  n'est-il  pas  dangereux  de  confier 
les  destinées  du  pays  à  cet  homme?  il  est  audacieux. 
(Sourires.)  Au  contraire,  dans  d'autres  milieux  où  de 


PIÈCES    JOINTES  243 


telles  inquiétudes  auraient  été  plus  naturelles, on  a  dit; 
Eh  bien  !  celui-là  autant  qu'un  autre.  [On  rit.) 

M.  le  marquis  de  Rosanbo.  —  Vous  êtes  un  habile 
homme  ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Messieurs,  je  vous 
l'assure,  j'ai  encore  les  mains  libres  ;  je  n'ai  signé  au- 
cun pacte. 

Mais  il  est  une  déclaration  que  je  tiens  à  faire. 

Je  ne  suis  pas  partisan  des  persécutions.  Non,  je  dois 
vous  le  dire  parce  que  je  ne  veux  pas  qu'il  y  ait  de 
surprise  entre  nous.  {Applaudissements  sur  divers  bancs 
à  gauche.)  Je  suis  un  homme  très  épris  de  la  liberté; 
j'en  ai  eu  besoin  à  certains  moments  de  ma  vie  {Ap- 
plaudissements sur  les  mêmes  bancs)  et  j'aurais  été 
vraiment  très  attristé  et  très  marri  qu'on  me  la  refu- 
sât. J'aurais  mauvaise  grâce  à  la  refuser  aujourd'hui  à 
mes  concitoyens. 

J'estime  que, dans  une  démocratie, un  Gouvernement 
même  avec  ses  idées,  même  avec  des  partis  pris,  même 
avec  des  préférences,  doit  donner  la  liberté  à  tous  les 
citoyens,  dès  lors  qu'ils  ne  sortent  pas  du  cadre  de  la 
lég-alité  et  que  leur  pensée,  de  droite  ou  de  gauche,  se 
manifeste  d'une  façon  correcte,  sans  porter  atteinte  à  la 
loi.  J'estime  que  le  Gouvernement  doit  agir  vis-à-vis 
de  toutes  les  manifestations  de  la  pensée  avec  une 
grande  largeur  d'esprit  et  une  grande  tolérance.  {Très 
bien  !  très  bien  !) 

M.  le  marquis  de  Rosanbo.  —  Nous  en  prenons 
acte. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  C'est  un  honneur 
pour  le  parti  républicain  qu'ayant  eu,  après  des  batail- 
les passionnées,  violentes,  haineuses  même,  à  régler 
dans  ce  pays  le  sort  des  croyances,  c'est-à-dire  ce  qu'il 
y  a  de  plus  délicat,  c'est  un  honneur  pour  le  Parlement, 
pour  la  République  d'avoir  fait  aux  consciences  leur 
ample  part  de  liberté,  d'avoir  permis  à  tous  les  senti- 
ments religieux  de  s'exprimer  librement  sans  avoir  à 
craindre  aucune  peri^écution. 

C'est  dans  cet  esprit  que  je  vous  ai  demandé  de  voter 


244  l'apaisemejnt 


et  que  j'ai  appliqué,  avec  votre  approbation,  les  lois 
auxquelles  je  fais  allusion  ;  c'est  dans  les  mêmes  direc- 
tions que  je  vous  demande  la  permission  de  persister. 

S'il  me  vient  des  compliments  de  ce  côté  (la  droite), 
eh  bien  !  n'en  soyez  pas  émus.  La  liberté  doit  être 
d'autant  plus  largement  donnée  qu'un  régime  est  plus 
solide. 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  Mais  non  pas  en  paro- 
les: en  actes. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Mais  le  Gouverne- 
ment n'hésitera  pas  à  vous  proposer  les  mesures  néces- 
saires pour  consolider  votre  œuvre  du  passé,  votre 
œuvre  de  laïcité,  qui  fait  honneur  à  la  République. 

Ici  messieurs,  nous  ne  souffrirons  aucun  empiéte- 
ment, nous  ne  laisserons  pas  se  former  des  entreprises 
de  destruction.  (Très  bien  !  très  bien  !  à  gauche.)  Ici 
s'arrête  la  tolérance,  ici  nous  n'avons  plu^  à  donner  de 
liberté  ;  nous  avons  à  faire  acte  de  défense  et  soyez 
certains  qu'à  cet  égard  vous  nous  trouverez  sans  fai- 
blesse. (Applaudissements  à  gauche.) 

Messieurs,  on  vous  a  reproché  avec  une  aimable  iro- 
nie d'avoir  des  préoccupations  électorales.  C'est  un 
reproche  assez  singulier  dans  une  assemblée  où,  en 
somme,  nul,  à  quelque  parti  qu'il  appartienne,  n'a  été 
obligé  de  venir  [On  rit)  et  où  il  est  tout  naturel  —  sinon, 
on  ne  serait  vraiment  pas  digne  de  son  mandat,  ni  de 
la  confiance  de  ses  électeurs  —  qu'on  ait  le  désir  de 
conserver  des  positions  conquises. 

Messieurs,  dans  ce  désir  il  entre  une  large  part  de 
préoccupations  générales,  il  y  a  l'amour  du  pays.  Il  ne 
faut  pas  faire  les  hommes  plus  mauvais  qu'ils  ne  sont; 
l'amour  du  pays  est  sur  tous  les  bancs  de  cette  Cham- 
bre, il  est  aussi  bien  à  gauche  qu'à  droite  et  quand  nous 
sommes  ici  entre  Français,  nous  devrions  bien  convenir 
que  le  monopole  des  belles  idées,  des  idées  généreuses 
et  du  désintéressement  n'est  pas  l'apanage  d'un  seul 
parti.  {Très  bien!  très  bien  !)  Ces  préoccupations  élec- 
torales sont  tout  à  fait  normales  sous  un  régime  de  suf- 
frage universel. 


PIÈCES    JOINTES  245 


Il  est  naturel  que  vous,  messieurs  de  la  droite,  vous 
vous  efforciez  de  conquérir  le  plus  grand  nombre  de 
sièg^es  pour  vous  rendre  maîtres  ensuite  du  Gouverne- 
ment; c'est  seulement  au  Gouvernement  qu'on  peut 
appliquer  ses  idées.  Mais  reconnaissez  qu'il  est  très 
légitime  aussi  que  vos  collèg^ues  qui  sont  sur  ces  bancs 
(la  gauche),  qui  y  sont  à  la  suite  d'années  et  d'années 
de  propag-ande  acharnée,  désirent  ne  pas  perdre  le  résul- 
tat des  efforts  de  ceux  qui  les  ont  précédés  et  de  leurs 
propres  efforts.  (Applaudissements  à  gauche.) 

Quant  à  la  réforme  électorale,  on  doit  se  garder  de 
l'envisag^er  avec  ironie.  G'est  trop  facile.  La  réforme 
électorale  est  une  question  qui  se  pose  dans  les  esprits. 
La  Chambre  a  éprouvé  le  besoin  de  la  mettre  à  son 
ordre  du  jour  pour  la  rentrée.  Je  tiens  à  dire  ceci  à 
M.  Charles  Benoist  :  le  Gouvernement  sera  au  rendez- 
vous,  il  n'essayera  pas  de  biaiser. 

M.  Charles  Benoist.  —  Ce  sera  nouveau. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Il  n'essayera  pas 
d'atermoyer,  ce  serait  rendre  un  très  mauvais  service 
à  ce  pays.  Un  moment  viendra  où  il  faudra  dire  :  voilà 
ce  que  nous  voulons,  pas  autre  chose.  Cela,  nous  vous 
le  dirons. 

M.  Charles  Benoist.  —  Très  bien  î 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Dès  maintenant, 
permettez-moi  de  vous  faire  observer  qu'en  parlant  des 
divers  modes  de  scrutin  qu'on  peut  envisager  il  ne  faut 
pas,  par  préférence  pour  l'un  d'eux,  accabler  les  autres 
à  l'excès. 

Ce  qui  est  essentiel, c'est  le  recrutement  électoral  par 
la  propagande  ;  ce  recrutement  en  effet  est  la  source 
des  idées  qui  seront  exprimées  au  Parlement  et  qui  pour- 
ront se  traduire  en  lois. 

Mais,  quand  on  constate  que  les  campagnes  qui  se 
mènent  actuellement  dans  le  pays  rapprochent  des 
hommes  des  partis  les  plus  éloignés,  on  est  obligé  de 
reconnaître  que  c'est  avant  tout  une  question  de  tacti- 
que qui  se  pose.  Il  est  certain  que  pas  un  parti  digne  de 
ce  nom,  étant  au  pouvoir,  ne  consentirait  à  aller  sans 


246  l'apaisement 


étude  sérieuse,  approfondie  à  ce  qui  pourrait  être  une 
aventure  pour  le  régime  qu'il  représente.  (Applaudis- 
sements à  gauche  ) 

M.  Charles  Benoist.  —  C'est  évident. 

M.  le  président  du  Gonssil.  — Si  j'étais  venu, moi, 
messieurs,  qui  ne  suis  au  Gouvernement  que  depuis 
deux  jours,  vous  apporter  une  solution  précise  qui  ne 
pourrait  être  que  théorique,  sans  m'être  préoccupé 
préalablement  des  répercussions  que  l'application  de 
cette  théorie  pourrait  avoir  dans  le  pays,  vraiment,  je 
ne  serais  pas  digne  de  la  mission  qui  m'a  été  confiée. 

Nous  examinerons  avec  soin  la  question  de  la  réforme 
électorale  et  nous  vous  soumettrons  le  résultat  de  notre 
étude.  Ainsi  l'honorable  M.  Benoist  et  tous  les  mem- 
bres de  cette  Assemblée  qui  s'intéressent  à  ce  problème 
auront,  je  pense,  satisfaction. 

M.  Charles  Benoist.  —  Et  le  pays  ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Nous  agirons  en 
toute  sincérité  et  en  toute  loyauté,  mais  avec  la  préoc- 
cupation du  régime...  (Applaudissements  à  gauche.  — 
Exclamations  à  droite,) 

M.  Varenne.  —  Parfaitement  1 

M.  le  président  du  Conseil.  —  ...  et  avec  le  désir 
très  net  de  ne  pas  voir  affaiblir  la  majorité  républicaine 
de  cette  Chambre.  (Applaudissements  sur  les  mêmes 
bancs.  —  Nouvelles  exclamations  à  droite.) 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  C'est  ce  qu'on  appelle 
la  consultation  nationale  ! 

M.  le  marquis  de  Rosanbo,  ironiquement.  —  Bravo  1 

M.  Tournade. — ^  Nous  ne  pouvons  que  vous  remer- 
cier de  votre  franchise. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  C'est  un  souci  que 
je  dois  avoir  et  que  j'ai;  à  ma  place,  il  n'est  pas  un  de 
vous  qui  ne  l'aurait  comme  moi.  Voilà  la  vérité, il  faut 
être  sincère  et  dire  les  choses  telles  qu'elles  sont. 

M.  Charles  Benoist.  —  Nous  n'entendons  pas  non 
plus  affaiblir  la  majorité.  Il  faut  qu'elle  soit  ici  ce  qu'elle 
est  réellement  dans  le  pays.  S'il  y  a  une  majorité  dans 
le  pays,  nous  devons  la  retrouver  ici. 


PIÈCES    JOINTES  247 


M.  le  président  du  Conseil.  — Je  vous  devais  ces 
explications;  elles  sont  conformes  à  la  déclaration  dont 
vous  avez  entendu  la  lecture. 

A  présent,  vous  êtes  fixés  sur  nos  intentions  et  je  ne 
puis,  avant  de  descendre  de  la  tribune,  que  vous  rap- 
peler ce  que  je  disais  en  commençant  :  «  Il  est  encore 
temps  pour  vous  de  ne  pas  nous  donner  votre  con- 
fiance, si  vous  pensez  qu'en  nos  mains  les  intérêts  du 
parti  républicain  risquent  de  péricliter.  » 

Si  vous  croyez  que  nous  ne  sommes  pas  qualifiés 
pour  défendre  ces  intérêts  dans  un  esprit  de  détente 
nécessaire_,dans  un  esprit  d'apaisement,  de  conciliation, 
repoussez-nous  :  c'est  votre  devoir.  Si,  au  contraire,  la 
netteté  de  mes  explications  vous  a  rassurés,  je  vous 
demande  de  nous  donner  votre  confiance  sans  réserve 
et  de  ne  pas  nous  la  retirer  tant  que  nous  n'en  aurons 
pas  mésusé.  Tous  nos  efforts  tendront  d'ailleurs  à  la 
mériter. 

Si  vous  approuvez  notre  attitude,  si  nous  restons  au 
Gouvernement,  nous  poursuivrons  l'accomplissement 
de  notre  tâche  sans  brutalité,  mais  sans  faiblesse.  (Vifs 
applaudissements  à  gauche  et  sur  plusieurs  bancs  à 
Vextrême  gauche.) 


PIÈCES   JOINTES  A»  5 


DISCOURS 
Prononcé  par  IVi,  Briand  à  Périgueux 


11  octobre  1909. 


Messieurs 


Je  me  lève  sous  l'influence  de  l'émotion  profonde 
qu'a  produite  sur  moi  la  réception  si  cordiale,  si  cha- 
leureuse et  en  même  temps  si  démocratique,  que  vous 
nous  avez  faite  à  mon  collaborateur  et  ami  M.  le  minis- 
tre de  l'Agriculture  et  à  moi-même. 

Lorsque  vos  représentants  sont  venus  m'inviter  à 
prendre  part  à  cette  belle  manifestation  à  la  fois  répu- 
blicaine et  patriotique,  j'ai  accepté  avec  joie,  avec 
empressement  de  tenir  ainsi  la  promesse  que  leur  avait 
faite  mon  éminent  prédécesseur  de  venir,  à  la  veille  de 
la  rentrée  des  Chambres,  s'entretenir  avec  les  bons  répu- 
blicains de  la  Dordogne  de  l'œuvre  passée  de  son  mi- 
nistère et  de  celle  qu'il  se  proposait  pour  l'avenir. 

Je  regrette  que  ce  ne  soit  pas  lui  qui  se  trouve  aujour- 
d'hui dans  cette  salle.  Je  le  regrette  pour  vous,  et  je 
le  regrette  aussi  pour  la  justice.  Il  eût  été  mieux  qua- 


PIÈCES    JOINTES  249 


lifié,  plus  autorisé  que  moi  pour  expliquer  les  efforts 
des  dernières  années,  accomplis  pour  l'exécution  d'un 
programme  qui  reste  le  mien,que  je  continuerai  demain. 

Vous  savez  avec  quelles  difficultés  son  gouverne- 
ment  s'est  trouvé  aux  prises,  quelle  énergie,  quelle 
vaillance  il  a  fallu  à  ce  vieux  républicain  pour  les  sur- 
monter et  pour  apporter  à  la  démocratie  la  part  de 
réalisation  que  vous  connaissez. 

Cette  œuvre,  nous  avons  entrepris  de  la  continuer, 
de  la  mener  à  bien,  par  l'accord  de  tous  les  républi- 
cains. Cette  œuvre,  avec  le  concours  de  la  démocratie 
tout  entière,  nous  l'achèverons,  si  notre  existence  est 
durable. 

Lorsque  nous  sommes  arrivés  au  pouvoir,  nous  avons 
été  véritablement  touchés  de  l'atmosphère  de  sympa- 
thie qui  nous  a  entourés,  nous  en  avons  été  à  la  fois 
joyeux,  et  je  puis  le  dire,  inquiets.  Nous  en  avons  été 
joyeux  parce  que  nous  avons  trouvé  dans  les  manifes- 
tations dont  nous  avons  été  l'objet  la  garantie  d'une 
confiance  persistante  du  peuple  dans  le  régime  répu- 
blicain. Nous  en  avons  été  inquiets  parce  que  nous  nous 
sommes  demandé  au  plus  profond  de  nous-mêmes  si 
nous  trouverions  eu  nous  assez  de  force,  assez  de  valeur 
pour  justifier  cette  confiance. 

Deux  mots  ont  été  prononcés  dès  le  début,  qui  ont 
produit  un  effet  énorme,  presque  magique.  On  a  parlé 
d'apaisement,  de  détente,  et  tout  de  suite,  au  simple 
énoncé  de  ces  mots,  la  confiance  est  venue  à  nous. 
Pourquoi?  C'est  que  nous  sommes  à  une  heure  où  ce 
pays  sent  un  grand,  un  irrésistible  besoin  d'union,  de 
concorde  et  de  fraternité.  (Applaudissements.) 

Il  comprend,  lui,  si  beau  dans  le  passé,  si  grand  en- 
core dans  le  présent  et  d'un  si  bel  avenir,  qu'il  ne  peut 
remplir,  non  pas  pour  lui  seulement,  mais  aussi  pour 
l'humanité  tout  entière,  son  plein  destin  qu'à  la  con- 
dition que  c'en  soit  fini  des  haines  et  des  luttes  fratri- 
cides entre  ses  enfants.  (Applaudissements  répétés.) 


250  l'apaisement 


Gouvernement  d'apaisement 

Et  ici,  messieurs,  je  dois  m'expliquer  en  toute  clarté, 
en  toute  franchise. 

Je  ne  crois  pas  à  la  vertu  miraculeuse  de  ce  qu'on  a 
coutume  d'appeler  les  grands  discours  politiques.  Je 
sais  bien  que  quel  que  soit  le  talent  de  l'homme  qui 
parle,  il  n'est  pas  possible  d'enfermer  dans  un  discours 
le  présent,  et  surtout  l'avenir  de  son  pays.  Je  sais  bien 
que  les  paroles  ne  valent  pas  les  actes.  Mais  il  est  néces- 
saire de  donner  les  explications  que  la  nation  a  le  droit 
d'attendre  d'un  homme  nouveau,  qui  vient  au  gouver- 
nement dans  des  conditions  un  peu  exceptionnelles, 
dont  on  a  besoin  de  connaître  toute  la  pensée.  C'est  à 
lui  que  doit  s'imposer  surtout  le  grand  devoir  de  fran- 
chise, et  c'est  ce  devoir  que  je  viens  remplir  parmi  vous. 

Messieurs,  ces  mots  «  détente  »  et  «  apaisement  », 
comment  les  a-t-on  entendus  ? 

Ah  I  je  sais  que,  dans  la  masse  profonde  du  pays, 
dans  celle  qui  ne  se  laisse  pas  absorber  par  d'étroites 
et  mesquines  préoccupations  de  coteries,  on  les  a  bien 
compris. 

On  a  dit  généralement  :  C'est  la  possibilité  de  l'union 
des  Français  dans  un  gouvernement  de  liberté  et  de 
justice. 

Mais  certains  se  sont  demandé  :  Ce  mot  «  détente  » 
est-il  pour  nous  contre  d'autres?  Est-il  pour  d'autres 
contre  nous? 

Eh  bien  I  messieurs,  je  le  prononce  dans  son  accep- 
tion la  plus  large,  dans  la  seule  qui  soit  possible  actuel- 
lement. 

Nous  voulons  être  un  gouvernement  de  détente  pour 
tous  les  citoyens;  nous  voulons  donner  à  tous,  sans 
distinction  de  parti,  la  liberté  à  laquelle  ils  ont  droit 
pour  exprimer  leur  opinion,  pour  émanciper  leur  cons- 
cience, et  la  justice  sans  laquelle  il  n'est  pas  de  pays 
heureux,  sans  laquelle  surtout  il  n'est  pas  de  Républi- 
que. {Vifs  applaudissements.) 


PIÈCES    JOINTES  251 


Lorsqu'un  régime  s'institue  dans  la  bataille,  à  tra- 
vers des  difficultés  innombrables,  il  a  besoin  de  toute 
sa  vigueur.  11  faut  qu'il  lutte.  Il  reçoit  des  coups,  et  me- 
nacé dans  sa  vie,  il  les  rend.  C'est  son  droit,  et  c'est 
son  devoir.  {Applaudissements.) 

Pendant  trente-neuf  ans,  la  République,  désirée,  vou- 
lue, maintenue  avec  force,  avec  ténacité  par  le  pays,  a 
été  contestée  par  une  partie  des  citoyens.  Contre  elle, 
se  sont  préparées  des  entreprises  dont  vous  avez  connu 
les  efforts  violents  ou  astucieux.  La  République  alors 
était  obligée,  pour  se  défendre,  de  grouper  autour  d'elle 
tous  ses  enfants,  tous  ceux  qui  l'aiment  non  pas  pour 
la  formule,  mais  pour  ce  que  celle-ci  contient. 

Et  alors,  tous,  la  main  dans  la  main,  allaient  à  Pen- 
nemi,  au  combat.  Il  y  avait  des  blessés,  il  y  avait  des 
cadavres;  il  fallait  que  la  République  se  consolidât  et 
qu'elle  assurât  son  existence. 


L^union  dans  la  République 

Messieurs,  il  n'est  pas  possible  pour  un  grand  pays 
de  vivre  toute  sa  vie  dans  un  pareil  état.  Il  arrive  un 
moment  où  il  devient  nécessaire  de  prononcer,  de  faire 
entendre  et  surtout  de  faire  accepter  des  idées  de  fra- 
ternité. Si  j'éprouve  une  grande  joie  d'être  au  pouvoir, 
oh  l  soyez-en  certains,  ce  n'est  pas  par  une  vaine  glo- 
riole ;  c'est  parce  que  je  pense  que  peut-être  le  hasard 
de  circonstances  heureuses  m'adonne  à  moi  l'heure  pro- 
pice, susceptible  de  faire  l'union  dans  la  République, 
pour  elle  et  pour  la  France,  de  tous  les  Français  qui 
comprennent  qu'il  n'y  a  pas  de  prospérité  réelle  dans 
les  luttes  et  les  déchirements.  (Fi/s  applaudissements.) 

Il  pourrait,  messieurs,  me  venir  à  l'esprit,  pour  du- 
rer, pour  rester  au  gouvernement,  d'entretenir  certai- 
nes divisions.  Si  je  le  faisais,  sentant  le  besoin  de  calme 
et  d'apaisement  qui  est  chez  mes  concitoyens,  je  serais 
un  misérable,  presque  un  criminel.  Je  ne  le  ferai  pas. 
Donc,  dans  le  domaine  de  la  liberté   et  de  la  justice, 


252  l'apaisExMent 


nous  voulons  gouverner  pour  la  France.  Le  secret  de 
nos  efforts,  à  mes  collaborateurs  et  à  moi,  ce  sera  de 
faire  aimer  la  République. 

Nous  voulons  la  rendre  si  agréable  à  habiter,  nous 
voulons  la  faire  si  belle,  si  généreuse,  l'élever  si  haut 
au-dessus  des  partis,  que  ce  soit  la  France,  toute  la 
France  dans  la  beauté  de  son  passé  et  dans  l'espérance 
de  son  avenir,  qui  rayonne  en  elle.  {Applaudis s ementsA 

La  séparation  des  Églises  et  de  l'État 

Messieurs,  quand  je  m'exprime  ainsi,  j'ai  quelque 
droit  de  compter  qu'on  me  fera  crédit.  J'ai  eu  l'occa- 
sion, dans  une  précédente  législature,  d'être  l'un  des 
artisans  d'une  grande  réforme  que  le  pays  républicain 
appelait  de  tous  ses  vœux  et  qu'il  n'osait  pas  entrepren- 
dre dans  la  crainte  des  répercussions  qu'elle  pourrait 
avoir  sur  les  destinées  delà  République.  Cette  réforme, 
j'ai  accepté  de  m'en  faire  le  défenseur  devant  la  Cham- 
bre, parce  que  j'ai  estimé  que  le  germe  de  toutes  les 
divisions  entre  Français  était  surtout  dans  les  questions 
de  conscience. 

C'est  dans  ce  domaine  qu'il  fallait  à  mon  avis  faire 
d'abord  la  paix.  Ce  problème,  une  fois  résolu,  effacé  du 
programme  républicain,  alors  véritablement,  pour  les 
hommes  de  bonne  volonté,  j'entends  de  bonne  volonté 
réelle  et  non  suspecte,  pour  les  hommes  sincèrement 
épris  de  réformes  démocratiques  et  sociales,  où  la  cons- 
cience des  individus  n'est  pas  aussi  profondément  en- 
gagée que  dans  la  question  religieuse,  pour  ces  hommes 
il  n'y  a  plus  de  raison  valable  d'entretenir  les  luttes 
fratricides. 

Messieurs,  vous  savez  dans  quel  esprit  cette  réforme 
a  été  réalisée.  On  s'est  efforcé  d'égarer  l'opinion  sur  nos 
véritables  mobiles,  on  a  tenté  de  provoquer  une  insur- 
rection contre  la  République,  en  faisant  croire  aux  ca- 
tholiques de  France  qu'ils  n'auraient  plus  la  faculté  de 
puiser  aux  sources  de  consolation  que  leur  indique  leur 


PIÈCES    JOINTES  253 


conscience,  qu'ils  n'auraient  plus  la  liberté  d'aller  avec 
leurs  enfants,  avec  leurs  femmes,  prier  dans  leurs  égli- 
ses. On  leur  a  dit  :  C'est  la  tyrannie  qui  se  lève.  La 
religion  sera  opprimée,  la  conscience  des  citoyens  fou- 
lée aux  pieds.  On  a  tenu  ce  langage  partout,  dans  tou- 
tes les  circonscriptions,  avant  les  élections  de  1906. 

Le  lendemain,  messieurs,  les  églises  restaient  ouver- 
tes, la  main  de  la  République  restait  tendue,  offrant  à 
l'Eglise  tous  les  biens  qui  antérieurement  étaient  à  elle, 
lui  demandant  simplement  d'accomplir  les  formalités 
légales  sans  lesquelles  cette  transmission  était  rendue 
impossible.  (Vifs  applaudissements.) 

Malgré  les  attaques,  malgré  les  violences,  nous  avons 
gardé  la  sérénité,  le  calme  dans  lesquels  la  réforme 
avait  été  votée  et  appliquée.  Nous  avons  compris  que 
de  certains  côtés  on  ne  pouvait  pas  se  résigner  à  être 
traité  avec  justice,  on  ne  voulait  pas  de  notre  justice. 
11  fallait  qu'il  y  eût  dans  l'opération  une  part  de  persé- 
cution. 

On  connaissait  les  sentiments  généreux  de  ce  pays. 
On  spéculait,  par  avance,  sur  eux.  On  se  disait  :  Si  ce 
pays  a  l'inquiétude  d'une  persécution,  d'une  tyrannie, 
il  se  dressera  dans  un  mouvement  de  révolte  contre  la 
République  elle-même. 

La  République  n'est  pas  tombée  dans  le  piège,  elle 
a  refusé  les  batailles,  constamment.  Elle  n'a  même  pas 
eu  de  honte  à  reculer  parfois,  à  faire  des  concessions; 
certaines  sont  allées  très  loin,  elle  m'ont  été  reprochées 
par  quelques-uns  de  mes  amis  chez  lesquels,  à  des  heu- 
res difficiles,  il  m'a  semblé  apercevoir  des  inquiétudes 
sur  le  but  visé  par  moi. 

Aujourd'hui,  ces  appréhensions  sont  dissipées.  On 
connaît  le  caractère  et  la  portée  de  l'œuvre.  La  Répu- 
blique a  fait  aux  catholiques  de  ce  pays  la  part  à  laquelle 
ils  avaient  droit.  Ils  restent  maîtres  de  leur  conscience. 
Ils  restent  maîtres  de  leurs  églises.  Ils  ont  eu  la  possi- 
bilité d'avoir  à  leur  disposition  tous  leurs  biens.  On  leur 
a  donné  une  législation  qui  leur  permettait  de  se  recru- 
ter, de  vivre  et  de  prospérer. 


254  l'apaisement 


Dans  un  département  voisin,  une  entreprise  légale 
a  été  tentée.  Elle  a  donné  des  résultats  tels  que  le  dio- 
cèse a  réuni,  au  bout  d'une  année,  malgré  les  difficul- 
tés de  l'expérience,  les  mauvaises  conditions  dans  les- 
quelles elle  se  poursuivait,  non  seulement  les  ressources 
nécessaires  à  la  vie  de  ses  prêtres^  mais  des  sommes 
encore  plus  considérables  qui  lui  auraient  permis  de 
se  développer  plus  librement  qu'il  ne  l'avait  fait  par  le 
passé.  C'est  la  démonstration  que  la  loi  faisait  jus- 
tice. C'est  la  démonstration  qu'elle  était  acceptable, 
qu'elle  ne  contenait  ni  pièges,  ni  traquenards  contre 
l'Eglise.  C'est  une  œuvre  que  le  pays  a  jugée  et  il  n'est 
au  pouvoir  de  personne  de  la  faire  revenir  sur  son 
jugement.  {Vifs  applaudissements,) 


Les  réformes  futures 

Que  nous  réserve  l'avenir  débarrassé  de  cette  ques- 
tion irritante?  C'est  ici  que  l'on  pourra  connaître  où 
sont  les  républicains  vraiment  dignes  de  ce  nom,  les 
républicains  qui  aiment  leur  pays  et  qui  veulent  réali- 
ser la  République.  Nous  avons  à  entreprendre  toute 
une  série  de  réformes. 

C'est  un  travers  de  notre  démocratie  de  courir  aveu- 
glément aux  réformes  et  d'établir  une  sorte  de  suren- 
chère. On  demande  une  réforme,  on  se  livre  à  une 
propagande  acharnée  pour  l'obtenir,  et  puis,  vient 
l'heure  où  le  Parlement  s'en  saisit,  Tétudie,  la  vote,  elle 
n'est  pas  plutôt  votée  qu'on  s'en  détourne, qu'on  court 
à  une  autre. 

On  ne  tire  même  pas  profit  de  ce  qu'on  réclamait 
avant-hier  et  qui  a  été  accordé  hier.  Que  de  lois  votées 
à  la  demande  de  la  démocratie  qui  contenaient  en 
germe  des  éléments  puissants  d'émancipation  et  qu'une 
fois  obtenues  elle  a  négligées,  dont  elle  s'est  désinté- 
ressée I  Du  nouveau!  Sans  cesse  du  nouveau!  C'est 
une  sorte  de  course  au  progrès  qui  ne  permet  pas  à 


PIÈCES    JOINTES  255 


ceux  qui  s'y  laissent  entraîner  d'apercevoir  les  progrès 
réalisés,  déjà. 

Eh  bien,  la  condition  même  des  réformes,  c'est  que 
le  peuple  se  rende  compte,  au  fur  et  à  mesure  qu'elles 
s'accomplissent,  qu'on  les  a  faites  pour  lui,  c'est  qu'il 
apprenne  à  s'en  servir. 

On  a  donné  aux  travailleurs  —  je  prends  un  exemple 
—  la  législation  des  prud'hommes  qu'ils  avaient  récla- 
mée, avec  quelle  ardeur,  vous  le  savez.  Cette  législa- 
tion, comment  s'est-elle  appliquée?  Combien  de  tra- 
vailleurs, les  jours  de  scrutin,  vont-ils  à  l'urne? 

D'autres  lois  sur  les  conditions  du  travail  à  peine 
obtenues  sont  négligées  par  eux. Ils  n'en  tirent  pas  tout 
le  bénéfice  qu'ils  avaient  le  droit  d'en  escompter. 

Il  ne  faut  pas  que  de  pareilles  pratiques  se  perpétuent. 
Elles  feraient  le  jeu  des  adversaires  de  la  République 
en  laissant  croire  que  rien  n'a  été  fait  dans  le  passé, 
que  tout  est  à  faire  dans  l'avenir. 

Les  retraites  ouvrières  et  paysannes 

Nous  aurons  demain,  et,  ce  sera  l'objet  du  principal 
effort  du  gouvernement  que  j'ai  l'honneur  de  présider, 
nous  aurons  demain  à  faire  aboutir  la  grande  loi  des 
retraites  ouvrières  et  paysannes.  Nous  faisons,  du  vote 
de  cette  loi,  la  condition  sine  qua  non  de  notre  main- 
tien au  pouvoir.  C'est  une  dette  sacrée  contractée  vis- 
à-vis  des  travailleurs  par  la  République,  qu'elle  doit 
tenir  à  honneur  de  payer,  et  de  payer  à  temps,  c'est-à- 
dire  dès  maintenant,  car  l'heure  est  venue.  [Applau-* 
dissements  répétés.) 

Il  me  semble,  au  dire  des  adversaires  de  la  Répu- 
blique, qu'elle  ait  totalement  négligé  le  sort  des  vieux 
travailleurs,  qu'elle  se  soit  désintéressée  d'eux,  qu'elle 
ait  attendu  les  sommations  les  plus  pressantes  pour 
agir.  Est-ce  vrai,  je  vous  le  demande? 

Non,  hier,  allant  au  plus  pressé,  dans  une  pensée 
d'assistance,  qui,  je  le  reconnais,  est  différente  de  celle 


256  l'apaisement 


qui  a  dicté  au  Gouvernement  le  dépôt  du  projet  de  loi 
sur  les  retraites  ouvrières  et  paysannes,  mais  tout  de 
même  dans  une  pensée  profondément  démocratique  et 
imprégnée  de  la  meilleure  fraternité  sociale,  la  Répu- 
blique a  organisé  l'assistance  aux  vieillards. On  critique 
cette  législation  nouvelle.  On  ne  signale  que  les  abus 
que  provoque  son  exécution.  On  ne  voit  pas  la  réalité, 
le  fond  même  des  choses.  On  oublie  que  grâce  à  cette 
législation,  des  milliers  et  des  milliers  de  vieux  hommes, 
de  vieilles  femmes,  qui  autrefois,  après  avoir  usé  leur  , 
vie  dans  le  travail,  auraient  été  obligés  de  mendier,  de 
faire  le  geste  humiliant, sont  aujourd'hui  défendus  con- 
tre la  faim,  ont  du  pain  à  leur  disposition, et  que  c'est 
à  la  République  qu'ils  en  sont  redevables.  {Vifs  applau- 
dissements.) 

Avant  de  se  tourner  vers  un  nouvel  effort,  il  con- 
vient de  constater  ce  qui  a  été  fait  la  veille. 

Sans  doute,  il  ne  faut  pas  s'en  satisfaire,  et  parce 
qu'on  a  agi,  on  ne  doit  pas  se  dispenser  d'agir  encore. 
Mais  c'est  rendre  justice  à  un  régime,  que  de  recon- 
naître ses  efforts  dans  le  passé,  et  c'est  déjà  beaucoup 
pour  son  éducation,  que  de  l'appeler  à  se  montrer  équi- 
table envers  le  régime  qu'il  s'est  donné. 


Les  devoirs  du  parti  républicain 

Messieurs,   nous   sommes  à  une    heure  où  le    parti 
républicain    doit    prendre   de    graves    déterminations.   1 
Pendant  trente-neuf  ans, il  a  été  appliqué  à  une  œuvre 
de  défense,  il  a  été  appliqué  à  réaliser  ce  que  j'appel-   î 
lerai    son    programme    politique.    Ce    programme    l'a 
absorbé  presque  tout  entier. 

Il  a  accompli  des  réformes  à  côté,  en  dehors.  Il 
aurait  voulu  les  faire  plus  larges,  il  ne  le  pouvait  pas. 
Il  fallait  aller  aux  promesses,  dont  la  réalisation  impo.^- 
tait  surtout,  à  la  consolidation  du  régime.  Ces  pro- 
messes, il  les  a  tenues.  Est-ce  à  dire  que  tout  soit  fini? 
Non,  ces  réalisations  font  l'objet  des  controverses  de  la 


PIÈCES    JOINTES  257 


réaction.  On  s'efforcera  demain  de  défaire  ce  que  vous 
avez  fait,  et  votre  devoir  est  de  défendre  votre  œuvre. 

Mais  tout  de  même,  un  g-rand  parti,  après  avoir  ins- 
titué un  régime  qui  se  confond  avec  le  pays  lui-même, 
n'a  pas  le  droit  de  vivre  sur  le  passé.  Il  n'a  pas  le  droit 
de  vivre  sans  idéal.  Il  faut  un  idéal,  il  faut  donner  au 
peuple  un  aliment  dont  il  lui  est  impossible  de  se  pas- 
ser. Il  faut  donc  que  le  parti  républicain  se  rajeunisse, 
se  renouvelle,  qu'il  cesse  de  vivre  sur  des  formules 
étroites,  qu'il  ne  s'embarrasse  plus  de  nuances  et  de 
sous-nuances  qui  ont  eu  leur  raison  d'être  hier,  qui 
n'ont  plus  la  même  raison  d'être  aujourd'hui,  qui  ne 
correspondent  plus  à  la  réalité  des  choses  et  qui  n'in- 
téressent plus  l'opinion.  Il  faut  qu'il  s'engage  dans  une 
voie  à  la  fois  plus  large  et  plus  aérée,  qu'il  soit  sim- 
plement le  parti  républicain  {Applaudissements)^  qu'il 
appelle  à  lui  les  hommes  désireux  de  réformes. 

Tous  ces  jeunes  gens  qui  ont  l'ambition  de  se  dévouer 
à  une  belle  œuvre  d'humanité,  à  une  grande  œuvre 
sociale,  qu'ils  sachent  trouver  le  secret  des  paroles  sus- 
ceptibles d'exalter  leur  esprit,  d'enthousiasmer  leur 
cœur.  Ce  n'est  pas  dans  la  petite  tâche  d'organisation 
locale,  nécessaire,  je  le  veux  bien,  et  méritoire,  mais 
dans  laquelle  il  n'est  pas  possible  à  un  parti  de  se  con- 
sumer; ce  n'est  pas  dans  la  petite  besog-ne  oii  l'on  isole, 
où  l'on  laisse  s'étioler  les  comités,  ce  n'est  pas  dans 
les  discussions  mesquines  de  personnes,  qu'un  parti 
peut  trouver  la  vie  et  la  donner  à  un  régime,  non  I  (Vifs 
applaudissements.) 

Aux  braves,  aux  vaillantes  gens  qui  composent  ces 
comités  et  forment  les  cadres  de  l'armée  républicaine, 
et  qui  ne  demandent,  soyez-en  sûrs,  qu'à  dépenser  leur 
activité  et  leur  zèle  dans  l'intérêt  public,  au  service 
d'un  idéal  généreux  et  noble,  il  faut  donner  un  ali- 
ment plus  sain,  plus  substantiel,  mieux  approprié  aux 
besoins  de  la  propagande;  à  travers  toutes  les  petites 
mares  stagnantes,  croupissantes,  qui  se  forment  et 
s'élargissent  un  peu  partout  dans  le  pays,  ils  convient 
de  faire  passer  au  plus  vite  un  large  courant  purifica- 

M 


258  L^  APAISEMENT 


teur  qui  dissipe  les  mauvaises  odeurs  et  tue  les  germes 
morbides.il  faut  que  la  communication  s'établisse  entre 
tous  les  républicains  dignes  de  ce  nom,  non  pas  seule- 
ment dans  une  circonscription  ou  même  dans  un  dépar- 
tement, mais  de  département  à  département, et  que  ce 
soit  en  eux  le  cœur  de  la  France  elle-même  qui  batte. 
(Bravos  répétés.) 

Si  le  parti  républicain  va  vers  ces  horizons, vous  ver- 
rez venir  à  lui  la  jeunesse,  toute  la  jeunesse,  avec  ses 
exaltations  et  ses  exagérations  généreuses.  Certes,  elle, 
demandera  plus  que  vous  ne  pourrez  lui  donner,  mais 
si  vous  lui  donnez  une  part  d'idéal,  si  vous  lui  permet- 
tez d'espérer  en  vous,  elle  sera  avec  vous. 

Je  ne  puis  pas  croire  que  dans  ce  pays  de  la  Révo- 
lution qui  a  donné  la  liberté  à  ses  enfants,  au  monde 
entier,  et  qui  a  fait  resplendir  sur  la  terre  ses  rayons 
d'humanité  et  de  fraternité,  je  ne  puis  pas  croire  que  la 
jeunesse  française  retourne  vers  le  passé,  non,  non! 
Gela  ne  peut  pas  être.  (Applaudissements  prolongés.) 

Mais  il  faut  avoir  le  courage  de  faire  ce  qui  est  né- 
cessaire, indispensable.  Il  ne  faut  pas  se  contenter  de 
parler,  il  faut  agir.  Le  gouvernement  de  ce  pays  y  fera 
tous  ses  efforts.  Je  vous  garantis  que  mes  collaborateurs 
et  moi,  nous  nous  y  emploierons  de  toutes  nos  forces, 
et  si  nous  nous  heurtons  à  de  petits  mécontentements 
locaux,  à  de  petites  intrigues,  si  nous  devons  être  bri- 
sés par  ces  mécontentements,  par  ces  intrigues,  eh  bien  I 
nous  tomberons  en  laissant  à  l'opinion  et  au  pays  le 
soin  de  juger.  (Vifs  applaudissements .) 

Mais  nous  ne  resterons  pas  au  pouvoir  si  nous  n'y 
trouvons  pas  le  moyen  de  redonner  la  vie  au  parti  ré- 
publicain, d'apaiser  les  dissentiments  qui  sont  en  lui, 
si  par  notre  politique  large,  franchement  démocratique 
et  sociale,  nous  n'arrivons  pas  à  inspirer  confiance  à 
des  hommes  qui  sont  de  bons  républicains,  qui  peut- 
être  n'ont  pas  eu  l'occasion  de  le  montrer  parce  qu'ils 
se  sont  laissés  rétrécir  à  de  petits  contacts,  mais  qui, 
demain,   doivent  s'en  affranchir,  à  venir  à  nous. 

Messieurs,  nous  sommes  obligés,  pour  durer,  pour 


PIÈGES    JOINTES  259 


vivre,  de  compter  une  majorité.  En  dehors  des  pensées 
de  liberté  et  de  justice  pour  tous,  dont  je  vous  ai  parlé, 
il  ne  serait  pas  franc^  de  ma  part,  de  ne  pas  essayer 
de  faire  comprendre  quels  sont  les  éléments  avec  les- 
quels le  gouvernement  peut  et  doit  marcher. 


Les  éléments  de  la  majorité 

Quand  il  s'agit  de  constituer  autour  d'un  ministère 
une  majorité  qui  lui  donnera  la  continuité,  la  durée, 
sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  réalisation  possible,  il  ne 
faut  pas  faire  du  sentiment,  il  ne  faut  pas  se  laisser 
séduire  par  ce  qui  se  dégage  d'agréable  de  certaines 
personnes.  Sans  doute,  il  faut  leur  donner  la  justice, 
leur  donner  la  liberté,  les  traiter  avec  courtoisie.  Mais 
ce  n'est  plus  une  question  de  personnes  qui  se  pose, 
c'est  une  question  plus  graves  d'idées  et  déprogramme. 

On  ne  fait  pas  une  majorité  de  gouvernement  avec 
des  hommes  de  passage  qui  entrent  et  qui  sortent  au 
hasard  des  discussions.  On  fait  une  majorité  stable,  sur 
laquelle  un  gouvernement  peut  s'appuyer,  avec  des 
hommes  qui  participent  à  sa  pensée,  à  son  orientation, 
qui  veulent  la  réalisationde  son  programme  {Très  bien! 
très  bien!)  et  non  pas  avec  deshommesimbus  de  préoc- 
cupations électorales. 

Un  républicain  qui  entend  se  solidariser  avec  le  gou- 
vernement pour  accomplir  une  œuvre  déterminée, prend 
un  engagement  vis-à-vis  de  sa  conscience,  vis-à-vis  de 
ce  gouvernement  et  aussi  vis-à-vis  du  pays*  Il  aura 
peut-être,  dans  cette  solidarité  étroite  avec  le  ministère 
qu'il  soutient,  de  mauvaises  heures  à  passer;  il  aura 
peut-être  à  approuver  des  actes  qui  sont  pénibles  pour 
celui  qui  les  accomplit,  mais  qui  sont  indispensables. 
Se  détourner  du  gouvernement  dans  les  heures  diffici- 
les, reprendre  facilement  sa  liberté  pour  ses  électeurs, 
cela  n'est  pas  digne  d'un  républicain.  {Bravos.) 

Au  concours  de  ceux-là  nous  faisons  appel,  nous  les 
supplions  de  se  grouper  autour  de  nous,  de  s'associer 


260  l'apaisement 


étroitement  à  l'œuvre  que  nous  poursuivrons  sous  leur 
contrôle  incessant.  C'est  l'essence  même  du  régime 
parlementaire  qu'il  en  soit  ainsi.  Nous  leur  demandons 
de  ne  pas  se  détourner  de  nous  quand  il  n'y  aura  pas 
de  raison  profonde  de  principe  qui  les  y  pousse,  nous 
leur  demandons,  en  un  mot,  et  ceci  me  ramène  à  ce 
que  je  disais  tout  à  l'heure,  de  ne  pas  voir  que  leur 
petit  «  chez  eux  »,  de  penser  à  leur  rôle,  à  leur  man- 
dat, de  voir  quelle  ampleur  il  a  et  de  quelle  noblesse 
il  est  empreint. 

L'éducation  de  l'électeur 

On  dit,  en  constatant  les  petites  difficultés  de  la  vie 
courante,  qu'une  modification  de  scrutin,  du  recrute- 
ment de  la  Chambre  des  députés  aurait  un  effet  magi- 
que au  point  que,  du  jour  au  lendemain,  la  France  ré- 
publicaine serait  créée.  Erreur!  Le  mal  est  plus  difficile 
à  guérir. 

Ce  qu'il  faut  pour  que  ce  régime  s'instaure  et  qu'il 
vive,  c'est  pourvoir  à  l'éducation  du  peuple.  C'est  dire 
à  l'électeur  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  fait  au  moment  où  il 
prend  son  bulletin  de  vote,  au  moment  où  il  le  dépose 
dans  l'urne.  11  doit  se  rendre  compte  qu'à  cet  instant 
il  est  détenteur  d'une  parcelle  de  la  souveraineté  na- 
tionale. C'est  une  haute  mission  qu'il  va  remplir  par 
délégation  de  la  nation  elle-même.  Ce  n'est  pas  un  dé- 
puté qu'il  va  faire  pour  son  petit  pays,  pour  sa  petite 
circonscription.  Ce  n'est  pas  M.  Un  tel  ou  tel  autre  dont 
il  est  connu,  et  susceptible  de  l'aider  dans  la  vie,  qu'il 
va  envoyer  à  la  Chambre.  Oh  1  si  c'est  cela,  parbleu, 
tout  est  faussé  I  Non,  ce  qu'il  va  faire,  c'est  un  député 
qui  lui  échappe  dès  qu'il  est  élu,  et  qui  devient  le  dé- 
puté de  la  France.  {Vifs  applaudissements .) 

Il  est  juste  que  l'électeur  demande  à  son  député  de 
ne  pas  négliger  les  intérêts  économiques  de  sa  circons- 
cription, de  s'employer  à  ce  qu'il  soit  fait  justice  à  ses 
compatriotes.  Mais  ce  qu'il  ne  faut  pas,  c'est  que  pour 


PIÈCES    JOINTES  261 


des  combinaisons  personnelles,  pour  des  intérêts  locaux, 
quand  ils  se  trouvent  en  conflit  avec  l'intérêt  public, 
l'électeur,  surtout  l'électeur  influent  n'aille  pas  exercer 
une  pression  sur  son  député,  lui  rappeler  qu'il  est  en 
quelque  sorte  son  prisonnier,  qu'il  doit  marcher  même 
pour  de  mauvaises  choses.  Celui  qui  fait  cela  n'est  pas 
un  républicain.  Il  commet  un  crime  contre  la  Répu- 
blique. Il  fausse  le  régime.  Il  le  livre  en  proie  aux  accu- 
sations les  plus  perfides.  Il  lui  inocule  un  germe  de 
mort.  {Vifs  applaudissements). 

Le  jour  où  l'électeur  aura  ainsi  la  notion  de  son 
devoir,  le  jour  où  l'intérêt  général  prédominera  partout, 
où  la  nation  passera  avant  tout^  où  ce  sera  d'abord  la 
France  qu'on  servira^  ce  jour-là,  messieurs,  la  Répu- 
blique sera  inattaquable. 

Les  gens  qui  la  discuteront,  les  gens  qui  essayeront 
de  la  calomnier,  on  les  montrera  du  doigt  dans  la  rue 
comme  des  phénomènes  ridicules,  on  ne  les  compren- 
dra plus.  Leur  parole  sera  sans  écho,  tous  les  Français 
seront  dans  la  République,  elle  se  confondra  à  leurs 
yeux  avec  la  France  ;  il  n^y  aura  plus  moyen,  je  ne  dirai 
même  pas  de  l'ébranler, mais  d'essayer  de  l'ébranler. 

Messieurs,  une  telle  modification  de  nos  mœurs  pu- 
bliques est-elle  impossible?  Je  ne  le  crois  pas.  Je  pense 
que  nous  sommes  à  une  heure  psychologique  où  le  pays 
tout  entier  sent  ce  besoin,  où  il  est  tourné  vers  lui,  où 
la  moindre  parole  qui  fait  allusion  à  ce  changement 
nécessaire  trouve  un  écho  en  lui. 

La  réforme  électorale 

On  doit  s'élever  contre  ce  qu'il  y  a  d'excessif  dans 
certaines  critiques  et  vous  pouvez  me  faire  l'honneur 
de  croire  que  je  ne  participe  pas  à  de  telles  exagéra- 
tions; mais  il  y  a  une  gêne  toute  naturelle,  après  plus 
de  trente  ans  de  pratique  d'un  scrutin  qui  met  l'élec- 
teur très  près  du  député,  qui  devait  du  reste  l'en  met- 
tre très  près. 


262  l'apaisement 


i 


Je  suis  partisan  de  l'élarg-issement  du  scrutin,  d'un 
élarg-issement  dans  des  conditions  de  bonne  foi  et  de 
loyauté,  non  pas  par  surprise  et  non  pas  surtout  sur  la 
sommation  de  ceux  qui  ne  pensent  qu'à  se  servir  de 
cette  innovation  contre  la  République. 

Ce  scrutin  qui  rapproche  l'électeur  de  l'élu  a  rendu 
des  services  à  la  République.  Il  ne  faut  pas  les  mépri- 
ser, il  fautavoirle  courage  de  les  reconnaître.  Ces  ser- 
vices, vous  les  avez  appréciés  surtout  dans  des  régions 
ignorantes,  fermées  à  l'idée  républicaine.  Cette  idée 
avait  besoin  de  se  personnifier  dans  un  homme  connu, 
respecté,  ayant  une  situation  solide  dans  le  pays. 

C'est  par  lui,  c'est  avec  lui,  qu'elle  a  peu  à  peu  péné- 
tré dans  ces  milieux  difficiles.  Il  a  été,  pour  ainsi  dire, 
le  garant,  la  caution  de  l'idée.  C'est  en  sa  personne 
qu'on  l'a  saisie.  On  a  fini  ainsi  par  connaître  la  Répu- 
blique et  on  s'est  mis  à  Taimer. 

Les  inconvénients  Je  vous  les  signalais  tout  à  l'heure. 
Après  la  pratique  prolongée  d'un  mode  de  scrutin  qui, 
naturellement,  devait  donner  de  la  force  à  certains  hom- 
mes non  investis  de  mandat  sur  leurs  élus, à  cause  aussi 
du  sentiment  bien  humain  qui  pousse  l'individu  à  se 
préoccuper  d'abord  de  lui  avant  de  penser  à  l'intérêt 
général,  il  devait  arriver  ce  qui  est  arrivé.  Certains  abus 
ont  été  commis. 

Autorité  bienveillante  et  ferme 

Il  faut,  en  les  reconnaissant,  ne  pas  hésiter  à  dire 
qu'il  est  temps  d'y  porter  remède,  et  pour  y  parvenir 
il  y  a  plusieurs  moyens.  Je  vous  en  ai  indiqué  deux  ; 
il  y  en  a  un  troisième  :  c'est  de  faire  ce  que  j'ai  dit  à 
la  Chambre,  et  —  j'ai  vu  que  je  gagnais  sa  confiance 
en  lui  tenant  ce  langage, —  c'est  d'éviter  que  des  péné-» 
trations  trop  intimes  allant  jusqu'à  la  confusion  s'éta- 
blissent entre  lepouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exécutif. 

Il  faut  que  l'autorité  gouvernementale  s'exerce 
comme  elle  doit  s'exercer   dans  une  démocratie,  sans 


PIÈCES    JOINTES  263 


brutalité,  avec  bienveillance,  d'une  manière  paternelle, 
mais  aussi  d'une  manière  effective  et  réelle. 

Il  faut  notamment  que,  dans  les  départements,  le 
délég-ué  du  pouvoir,  le  représentant  du  gouvernement 
ait  en  lui  toute  l'autorité  nécessaire  pour  remplir  sa 
mission  d'une  manière  profitable.  Il  faut  qu'éventuel- 
lement il  puisse  être  l'arbitre  de  certains  conflits,  il 
faut  qu'il  trouve  en  lui  la  force  de  résistance  nécessaire 
à  certaines  sollicitations  qui  pourraient  aboutir  à  des 
injustices. 

Il  faut  que  lorsque  de  telles  sollicitations  se  produi- 
sent, il  ait  le  courage  de  dire  :  Non,  non,  dans  votre 
intérêt  à  vous,  et  dans  l'intérêt  du  régime  que  vous 
défendez;  je  ne  le  puis,  je  m'y  refuse,  je  ne  le  ferai  pas! 
Et  il  faut  que,  lorsqu'il  s'y  est  refusé,  son  chef  soit  là 
pour  le  couvrir  (Applaudissements)  ;  qu'à  son  tour  il 
résiste  à  ces  interventions. 

Je  suis  sûr,  messieurs,  que  quand  chez  l'électeur, 
chez  l'élu,  chez  le  représentant  du  gouvernement,  dans 
les  départements,  chez  les  membres  du  gouvernement 
lui-même,  ces  pratiques  auront  été  instaurées  solide- 
ment, je  suis  sûr  qu'un  progrès  aura  été  accompli, 
qu'un  grand  pas  aura  été  fait  vers  l'éducation  meilleure 
de  la  démocratie  et  que  nous  ne  tarderons  pas  à  en 
cueillir  les  fruits  (Applaudissements).  Mais  cela,  mes- 
sieurs, c'est  l'effort  d'aujourd'hui.  Il  faut  parler  de  celui 
de  demain. 

Je  vous  ai  dit  que  la  parti  républicain  devait  se  tour" 
ner  vers  un  idéal,  qu'il  avait  épuisé  la  partie  prenante, 
absorbante  de  son  programme  politique,  qu'il  lui  fallait 
maintenant  régler  la  partie  sociale  de  son  programme 
qui  est  restée  à  l'état  d'indication  générale  et  qui  de- 
mande  à  se  préciser. 


â64  l'apaisement 


L'impôt  sur  le  revenu 

Messieurs,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  réaliser  des 
réformes  au  delà  du  degré  d'évolution  auquel  est  arrivé 
notre  pays,  au  delà  de  ses  facultés  financières. 

Une  réforme  n'est  viable  que  si  elle  correspond  à  un 
désir  du  pays. 

On  peut  voter  une  loi,  messieurs,  on  peut  la  pro- 
mulguer :  elle  risque  de  rester  lettre  morte  si  elle  ne 
remplit  pas  les  conditions  que  je  viens  d'indiquer.  C'est 
donc  une  nécessité  pour  une  démocratie  d'étudier  les 
problèmes  qu'elle  se  propose  de  résoudre  et  d'en  pro- 
portionner la  réalisation  aux  possibilités  morales  et  ma- 
térielles du  pays. 

C'est  dans  cet  esprit  qu'il  convient  de  réaliser  le 
programme  fiscal,  et  de  s'employer  à  mettre  plus  de 
justice  dans  la  répartition  de  l'impôt  ;  c'est  dans  cet 
esprit  que  le  Gouvernement  poursuivra  Tœuvre  du  Gou- 
vernement précédent. 

Il  opérera  cette  réforme,  ill'opérera  avec  la  confiance 
du  pays  qui  sentira  qu'elle  est  nécessaire,  qu'il  n'est 
plus  possible  de  faire  payer  de  lourds  impôts  à  de  pau- 
vres gens  qui  ont  déjà  de  la  peine  à  vivre,  alors  que 
l'on  demande  très  peu  à  d'autres  qui  ont  au  delà  du 
superflu.  Ceux-là,  il  faut  les  appeler  à  concevoir  l'idée 
du  sacrifice  ;  il  faut  qu'ils  comprennent  que  dans  une 
nation  qui  a  des  aspirations  profondes  de  mieux-être, 
qui  veut  des  transformations  sociales  sans  cesse  élar- 
gies, ceux  qui  ont  la  vie  largement  assurée  doivent  con- 
sidérer comme  une  œuvre  de  justice  d'accepter  les 
sacrifices  nécessaires. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  pensent  que  les  porte- 
monnaie  sont  à  la  disposition  du  Gouvernement,  qu'il 
peut  y  pénétrer  avec  effraction,  y  prendre  à  sa  guise 
pour  réaliser  des  idées  de  justice  sociale;  ce  serait  trop 
simple  !  (Sourires.)  Je  pense  qu'il  doit  y  avoir  dans  ces 
sacrifices  une  large  part  de  consentement  chez  ceux  qui 


I 


PIÈCES    JOINTES  265 


les  font  et  lorsqu'on  les  leur  demande,  lorsque  la  loi 
les  consacre,  il  importe  de  leur  donner  dans  le  domaine 
des  affaires,  dans  le  domaine  des  progrès  économiques, 
les  compensations  nécessaires. 

Une  démocratie  ne  vit  pas  seulement  de  réformes 
sociales,  elle  vit  aussi  de  la  prospérité  du  pays.  {Très 
bien!  très  bien!)  Il  faut,  pour  que  le  pays  prospère, 
lui  donner  d'abord  la  sécurité,  l'ordre,  la  paix.  C'est  le 
premier  devoir  d'un  gouvernement. 

Quand  on  constate  que  dans  tous  les  pays,  les  gou- 
vernements font  des  efforts  énormes  pour  améliorer 
leur  outillage  économique,  pour  le  mettre  à  la  hauteur 
du  progrès  moderne,  c'est  un  devoir  pour  nous  de  ne 
pas  nous  laisser  dépasser  dans  cette  voie.  La  Républi- 
que doit  faire  les  sacrifices  d'argent  nécessaires  pour 
mettre  le  pays  en  état  de  se  développer  et  de  prospérer. 

Messieurs,  est-il  une  nation  qui,  dans  le  domaine 
de  la  production,  des  échanges,  de  l'industrie,  soit 
mieux  à  même  que  la  France  de  grandir  et  de  se  dé- 
velopper sans  limites?  La  France  est  le  pays  riche  par 
excellence. 

L'or  de  notre  pays  ruisselle  sur  le  monde  entier  et 
si  l'on  peut  exprimer  une  inquiétude  ou  un  regret, 
c'est  qu'il  ne  reste  pas  assez  dans  le  pays  lui-même. 
{Très  bien  !  très  bien!)  Faisons  confiance  en  cette  ri- 
chesse. 

Le  Gouvernement  républicain  doit  consacrer  un  de 
ses  premiers  efforts  à  organiser  le  crédit,  à  l'appro- 
cher du  commerçant,  de  l'industriel,  du  cultivateur,  à 
faire  que  les  bas  de  laine  s'ouvrent  au  profit  de  nos 
nationaux  pour  leur  permettre  d'accroître  leurs  moyens 
de  production,  pour  leur  permettre  de  s'enrichir,  enri- 
chissant ainsi  le  pays  lui-même  et  lui  donnant  des  facul- 
tés des  réformes  plus  étendues. 


266  L^APAISEMENT 


La  question  sociale 

Messieurs,  cela  dit,  après  le  bien-être  matériel  de  ce 
pays,  j'envisage  maintenant  la  question  sociale.  Elle 
est  posée,  elle  l'a  même  été  à  de  certaines  heures  avec 
une  brutalité  qui  n'a  pas  été  sans  inquiéter  les  cons- 
ciences et  sans  troubler  les  intérêts.  Nous  avons  assisté 
à  des  convulsions  douloureuses  au  cours  desquelles  le 
Gouvernement  delà  République  a  été  appelé  à  prendre 
certaines  responsabilités.  Il  en  est  résulté  comme  une 
sorte  d'effroi,  habilement  exploité  d'ailleurs  par  les 
adversaires  de  la  République. 

Rs  ont  tenté  à  la  faveur  de  ces  événements  de  rame- 
ner le  pays  en  arrière,  vers  un  étroit  conservatisme.  Rs 
lui  ont  dit  :  La  sauvegarde  n'est  pas  dans  l'avenir,  elle 
est  dans  le  passé.  Certaines  forces  ont  été  déchaînées. 
Elles  se  ruent  maintenant  contre  les  intérêts  essentiels 
du  pays  et  le  mettent  en  péril.  R  est  temps  de  s'arrê- 
ter. D'aucuns  disent  même:  «  R  est  temps  de  faire  ma- 
chine en  arrière.  »  Et  moi  je  dis:  Contre  cette  inquié- 
tude même,  il  est  temps  de  marcher  en  avant,  d'aller 
au-devant  du  progrès  et  ce  n'est  pas  parce  qu'il  s'est 
fait  agressif  et  brutal  qu'il  faut  le  négliger  et  le  mécon- 
naître. 

Messieurs,  ce  qui  est  arrivé  n'est  pas  particulier  à 
notre  pays.  On  constate  les  mêmes  faits  chez  les  autres 
peuples,  sous  l'influence  de  la  même  évolution.  Chez 
nous  les  phénomènes  ont  été  plus  apparents,  plus  vio- 
lents, parce  que  nous  sommes  une  démocratie.  Mais 
précisément  pour  la  même  cause,  nous  sommes  mieux 
organisés  pour  faire  face  au  danger,  si  tant  est  qu'il  y 
ait  danger,  à  la  condition  de  nous  y  employer  réso- 
lument. 

Nous  avons  assisté,  sans  y  prendre  garde,  à  la  nais- 
sance d'un  être  nouveau  qui  n'a  ni  chair,  ni  os,  ni 
muscle,  mais  comparable,  tout  de  même,  à  un  individu 
parce  qu'il  en  a  les  aspirations,  parce  qu'il  en  a  les 


PIÈCES    JOINTES  267 


qualités  et  les  défauts.  Gomme  il  est  plus  fort  qu'un 
simple  individu,  lorsque  les  défauts  s'exag'èrent  en  lui, 
lorsqu'ils  s'affirment  dans  l'impatience,  ils  font  courir 
à  la  société  un  danger  plus  grand.  Je  veux  parler  de 
l'association  sous  toutes  ses  formes. 

L'individu,  dans  la  société  moderne,  ne  trouvant  pas 
en  lui  les  moyens  indispensables  d'évoluer,  s'est 
groupé,  s'est  associé  avec  d'autres  individus  dans  tous 
les  domaines. 


Associations  et  syndicats 

Il  y  a  eu  là  une  idée  de  solidarité  qui  a  séduit,  que 
le  parti  républicain  a  encouragée.  Des  lois  ont  été 
votées  pour  faciliter  cette  évolution.  Grâce  à  ces  lois, 
des  associations,  sous  toutes  les  formes,  se  sont  multi- 
pliées et  ont  grandi.  Mais  elles  ont  grandi  plus  en  nerfs 
qu'en  muscles.  Elles  ont  grandi  dans  l'impatience.  Elles 
ont  eu  tout  de  suite,  cela  est  facile,  la  conscience  de 
leurs  droits.  Elles  ont  vu  immédiatement  ce  qu'il  fal- 
lait pour  réaliser  leurs  destinées,  mais  comme  aucune 
autre  loi  n'était  venue  pour  leur  en  procurer  les  moyens, 
elles  se  sont  roulées  dans  les  convulsions  dont  nous 
avons  été  témoins. 

Il  fallait  leur  faire  la  part  que  la  législation  moderne 
a  faite  à  l'individu,  il  fallait  donner  à  ces  groupements 
la  possibilité  qu'a  Pindividu  d'accéder  à  la  propriété. 
Si  les  syndicats  ouvriers, au  lieu  de  s'employer  unique- 
ment à  agiter  des  problèmes  politiques  ou  sociaux, 
avaient  les  moyens  d'employer  leurs  forces  à  produire, 
s'ils  avaient  en  eux  le  stimulant  de  l'intérêt  personnel, 
s'ils  avaient  la  possibilité  d'administrer  et  de  posséder, 
soyez  certains,  messieurs,  qu'ils  auraient  vite   fait  de 


s'assaofir. 


Cette  possibilité  de  possession  et  d'administration 
est-ce  trop  demander  à  la  République  que  de  la  leur 
donner  ?  N'est-il  pas  naturel  qu'une  personne,  qu'elle 
soit  morale  ou  humaine,  pour  son  émancipation,  pour 


268  l'apaisement 


son  affranchissement,  jouisse  de  cette  faculté  ?  Pour- 
rait-on songer  aujourd'hui  à  faire  obstacle  à  l'individu 
dans  cette  voie  ?  Non,  non,  n'est-ce  pas  ?  Au  contraire, 
on  l'y  encourage,  on  l'y  pousse.  Or  une  association 
c'est  un  individu,  c'est  une  personne  collective,  une 
personne  morale  ;  il  faut  reconnaître  ses  droits,  il  faut 
les  consacrer  par  une  législation  spéciale  ;  mais  en 
même  temps, il  faut  lui  apprendre  à  ne  pas  méconnaître 
ses  devoirs  ;  il  faut  lui  faire  comprendre  que  ses 
aspirations,  bien  que  collectives,  sont  quand  même  et 
dans  une  certaine  mesure  des  aspirations  individuel- 
les, qu'elles  sont  marquées  de  quelque  égoïsme,  que 
jamais  elles  ne  doivent  pouvoir  entrer  en  conflit  avec 
l'intérêt  général  qui  se  confond  avec  la  collectivité 
nationale,  c'est-à-dire  avec  la  nation  elle-même.  {Vifs 
applaudissements.) 

Quand  vous  aurez  donné  aux  ouvriers  comme  aux 
patrons,  dans  l'association,  la  véritable  notion  de  leurs 
droits  et  de  leurs  devoirs,  quand  vous  aurez  m.ontré 
aux  travailleurs  qu'à  s'épuiser  en  manifestations  stéri- 
les toujours  vite  et  facilement  réprimées,  ils  perdent 
un  temps  précieux  qui  serait  mieux  employé  à  leur 
émancipation,  quand  vous  leur  aurez  tracé  la  voie, 
quand  vous  leur  aurez  montré  les  avantages  de  l'effort 
méthodique, raisonné,  légal,  quand  vous  aurez  mis  dans 
la  loi  le  moyen  pour  eux  de  tirer  tout  le  parti  possible 
de  leur  droit  d'association,  que  deviendra  le  syndicat? 

Le  syndicat  ouvrier  sera  un  marché  de  travail  orga- 
nisé. Pourquoi  le  patron  n'irait-il  pas  acheter  là  de  la 
main-d'œuvre  comme  il  va  acheter  dans  une  usine  son 
outillage  ?  Pourquoi  ne  traiterait-il  pas  avec  des  collec- 
tivités quand  celles-ci  seront  devenues  conscientes  ? 
Pourquoi  n'échapperait-il  pas  ainsi  à  la  difficulté  de 
rapports  individuels  du  patron  avec  l'ouvrier  ?  Pour- 
quoi n'assurerait-il  pas  ainsi  la  continuité  de  vie  dans 
son  usine  et  la  pleine  production  ? 

Ah  I  j'entends  bien.  On  me  dira  :  Le  patron  est  res- 
ponsable, lui.  11  a  un  intérêt,  une  fortune.  On  peut  le 
saisir  par  quelque  côté  s'il  ne  remplit  pas  les  conditions 


PIÈCES    JOINTES  269 


de  son  contrat.  L'ouvrier,  même  associé,  échappe  à 
toute  responsabilité  effective.  S'il  manque  à  sa  parole, 
s'il  déchire  son  contrat,  le  patron  n'a  pas  prise  sur  lui. 

11  y  a  une  part  de  vérité  dans  cette  critique  ;  mais 
c'est  l'objection  qu'on  a  pu  faire  à  tout  individu,  à 
tout  commerçant,  à  l'orig'ine  de  son  effort.  A  ses  débuts, 
il  n'avait  rien  que  sa  bonne  volonté  et  son  intelligence, 
et  s'il  n'avait  pas  trouvé  quelque  crédit  autour  de  lui, 
il  ne  serait  pas  arrivé  au  degré  de  prospérité  qu'il  a 
atteint.  Vous  ne  verriez  pas  de  grands  commerçants 
très  riches,  de  grands  industriels  très  puissants. 

Il  faut  procurer  aux  travailleurs  le  crédit  nécessaire. 
Il  faut  leur  faire  confiance  dans  la  limite  où  leurs  droits 
n'outrepassent  pas  leurs  devoirs,  et  c'est  la  première 
législation  à  étudier  par  le  parti  républicain,  c'est  le 
premier  de  ses  devoirs  envers  la  démocratie.  Et  quand 
il  l'aura  rempli,  il  aura  aussi  rempli  son  devoir  envers 
la  République    (Applaudissements .  ) 

Le  rapprochement  entre  le  capital  et  le  travail 

11  faut  aussi,  messieurs,  dans  un  autre  ordre  d'idées, 
faciliter  l'organisation  d'une  participation  des  travail- 
leurs aux  bénéfices  de  l'industrie  à  la  prospérité  de 
laquelle  ils  collaborent.  Je  ne  parle  pas  de  l'imposer, 
mais  n'est-ce  pas  une  chose  triste  que,  dans  nos  lois, 
rien  ne  permette  une  organisation  pareille? 

On  parle  toujours  de  rapprochements  entre  le  capital 
et  le  travail,  de  collaboration  entre  eux.  Elle  est  possi- 
ble, elle  doit  être,  j'y  crois.  Mais  il  faut  la  faciliter,  et 
quand  on  pense  qu'il  n'y  a  pas  dans  nos  lois  les  élé- 
ments nécessaires  à  cette  organisation  d'une  collabora- 
tion étroite  entre  le  capital  et  le  travail,  quand  on 
constate  cette  lacune_,  vraiment,  n'est-ce  pas  appeler 
tous  les  républicains  dignes  de  ce  nom  à  l'effort  néces- 
saire pour  la  combler?  [Applaudissements.) 

Je  n'ai  fait  que  poser  des  problèmes,  que  les  indiquer. 
Chacun  d'eux  mériterait  une  longue  conférence  pour 


270  L^  APAISEMENT 


être  discuté  complètement,  et  malheureusement,  les 
instants  me  sont  mesurés.  Mais  là,  dans  l'ordre  d'idées 
que  je  viens  d'exposer  si  rapidement,  là,  croyez-le,  est 
l'avenir  de  la  République, 

Il  faut  qu'on  s'achemine  vers  ce  but.  Il  faut,  pour 
l'atteindre,  que  tous  les  démocrates,  tous  les  républi- 
cains dignes  de  ce  nom  se  groupent  autour  d'un  gou- 
vernement de  bonne  volonté,  et  quand  je  dis  «  répu- 
blicains »,  messieurs,  de  qui  ai-je  voulu  parler?  Ai-je 
frappé  qui  que  ce  soit  d'ostracisme?  Les  paroles  d'union 
que  j'ai  prononcées  au  début  de  mon  discours,  ne  sont- 
elles  pas  significatives  à  cet  égard? 

Appel  aux  républicains  siûcèreâ 

NonI  je  ne  suis  pas  l'homme  qui  met  sur  la  porte  de 
la  République  pour  certains  :  Il  est  défendu  d'entrer. 
J'ai  un  grand  optimisme  personnel  qui  me  pousse  à 
faire  confiance  à  autrui,  mais  il  est  naturel  que  j'aie  le 
désir  de  ne  pas  être  dupe,  et  quand  nous  adressons  un 
appel  aux  républicains  c'est  aux  républicains  sincères 
qu'il  est  destiné.  Il  est  trop  commode  de  s'emparer  de 
l'étiquette  républicaine  si  on  ne  veut  pas  réaliser  ce 
qu'elle  recouvre. 

La  République  contient  en  germe  tous  les  progrès. 
Le  mot  aurait  dû  suffire  pour  tous  les  efforts  de  la  démo- 
cratie, s'il  avait  été  bien  compris. 

Les  nuances,  les  sous-nuances,  les  catégories  ne  se 
forment  contre  les  résistances  de  certaines  mauvaises 
volontés.  Si  nous  n'avions  trouvé,  dans  le  passé,  que 
des  républicains  résolus  à  faire  des  efforts  sincères  pour 
réaliser  tous  les  progrès  désirables;  si  nous  n'avions  pas 
rencontré  des  partis  pris;  si  la  République  n'avait  pas 
soupçonné  des  arrière-pensées  ;  si,  à  certaines  heures, 
elle  n'avait  pas  eu  à  déplorer  des  désertions  cruelles, 
toutes  ces  divisions  ne  se  seraient  pas  introduites  dans 
la  démocratie.  Gomme  aux  beaux  jours  de  confiance, 
il  y  aurait  eu  une  armée  unie,  dont  les  soldats,  sur  cer- 


PIÈCES    JOINTES  271 

tains  points,  n'auraient  peut-être  pas  été  entièrement 
d'accord,  auraient  pu  différer  sur  les  détails,  sur  les 
modalités  d'une  réforme,  mais  dont  la  bonne  volonté 
aurait  été  ég-ale,  et  la  République  s'appuierait  sur  un 
seul  parti  républicain. 

Ahl  elle  aurait  contre  elle  des  excessifs,  c'est  en- 
tendu ;  il  y  en  aura  toujours,  il  ne  peut  pas  ne  pas  y  en 
avoir.  Mais  une  grande  joie  pour  moi,  avant  de  venir 
ici,  a  été  de  lire  certains  journaux,  procédant  des  excès 
de  gauche,  procédant  des  excès  de  droite  qui  s'unis- 
saient, touchant  accord,  pour  m'invectiver,  pour  me 
couvrir  des  injures  les  plus  grossières,  pour  me  calom- 
nier dans  ma  vie,  dans  ma  famille,  pour  essayer,  en  un 
mot,  de  me  troubler,  de  m'inquiéter  et  d'écarter  de  moi 
les  honnêtes  gens!  Ces  attaques  se  produisent  aujour- 
d'hui contre  moi  parce  je  suis  à  un  poste  de  confiance 
dans  la  République.  Elles  s'élèveront  demain  contre 
ceux  qui  me  remplaceront. 

Messieurs,  c'est  la  maladie  nécessaire.  (Sourires.)  Il 
faut  l'avoir  pour  ne  pas  posséder  en  soi-même  trop 
d'assurance,  pour  être  amené  à  surveiller  sa  santé  et  à 
prendre  les  précautions  indispensables. 

Ces  clameurs  qui  montent  contre  nous  de  deux  côtés 
ne  restent  pas  dans  nos  oreilles.  Mais  si  demain  elles 
essayaient  de  se  traduire  en  actes,  on  trouverait  pour 
barrer  la  route  à  de  telles  entreprises  toute  la  force, 
toute  l'énergie  du  Gouvernement.  (Applaudissements.) 

Mais  nous  n'en  sommes  pas  là,  nous  n'avons  pas  cette 
inquiétude,  nous  pouvons  nous  laisser  aller  à  des  pen- 
sées d'union  et  de  concorde.  L'heure  qui  passe  y  est 
propice.  îl  ne  faut  pas  la  laisser  sonner  dans  le  désert. 
Il  faut  l'entendre,  il  faut  profiter  des  dispositions  ins- 
tinctives du  pays,  les  favoriser,  rapprocher  tous  les  bons 
éléments,  donner  aux  citoyens  une  idée  méthodique 
des  réformes,  appliquer  leurs  efforts  à  des  réalisations 
possibles.  C'est  à  cette  œuvre  que  nous  les  convions. 

Nous  les  convions  à  se  grouper  autour  de  nous.  Nous 
essayerons  de  les  conduire  au  succès  et  de  faire  triom- 
pher avec  eux  la  cause  républicaine.  Nous  nous  em- 


272  l'apaisement 


ploierons,  grâce  aux  réalisations,  à  accroître  l'amour 
des  citoyens  pour  la  République,  à  faire  que  de  plus 
en  plus  elle  se  confonde  avec  la  France  et  que  plus 
jamais  on  ne  puisse  l'en  séparer.  {Vifs  applaudisse- 
ments.) 

Le  patriotisme  et  l'armée 

Messieurs,  la  France,  quel  pays  plus  beau,  dont  l'ave- 
nir soit  plus  éclatant,  plus  rempli  d'espérances  ! 

Quand  je  pense  que  le  goût  du  dénigrement  a  con- 
duit certains  orateurs  et  certains  journaux  jusqu'à  met- 
tre en  doute  la  conscience  patriotique  des  citoyens, 
quand  je  pense  qu'à  de  certaines  heures,  on  a  pu  de-  m 
mander  si  ce  pays  attaqué  ne  serait  pas  déserté  par 
quelques-uns  de  ses  enfants,  quand  je  pense  qu'un 
pareil  problème  a  pu  se  poser  dans  un  pays  comme  le 
nôtre  !  Messieurs,  de  pareilles  inquiétudes  étaient-elles 
justifiées?  Est-il  possible  de  croire  que  demain  la  France 
serait  abandonnée  par  certains  de  ses  enfants?  Est-ce 
que  la  nation  tout  entière  n'est  pas  unie  pour  sa  dé- 
fense? Est-ce  que  ce  ne  serait  pas  un  crime  contre  l'hu- 
manité que  d'y  manquer? 

Nous  avons  la  bonne  fortune  d'être  le  pays  de  tous 
les  pays,  celui  vers  lequel  sont  tournés  tous  les  regards 
d'espérance  du  monde  entier,  celui  qui  a  fait  le  geste 
de  libération,  celui  qu'on  aime  pour  ce  qui  pourra  sortir 
de  lui,  demain,  dans  tous  les  ordres  de  progrès. 

Et  ce  serait  pour  des  raisons  de  progrès,  pour  des 
considérations  philosophiques  et  d'humanité,  qu'on 
déserterait  sa  cause  et  qu'on  le  laisserait  opprimer  ou 
détruire  ! 

Allons  donc!  Y  a-t-il  un  bon  sens  dans  de  telles  théo- 
ries? Est-il  même  digne  d'un  chef  de  Gouvernement 
d'avoir  à  les  discuter? 

Messieurs,  vous  avez  vu  hier,  aux  manœuvres,  une 
armée  solide^  puissante,  capable  de  faire  face  à  toutes 
les  difficultés  de  sa  tâche,  capable  en  toutes  circons- 


PIÈCES    JOINTES  273 


tances  de  remplir  dignement  et  avec  succès  sa  mission 
[Applaudissements).  Vous  avez  vu  que  partout  où  pas- 
saient nos  soldats,  nos  officiers,  un  accueil  enthousiaste 
leur  était  réservé.  Les  populations  se  portaient  au-de- 
vant d'eux,  essayant  d'accroître  leur  bien-être,  s'offrant 
à  eux,  les  aimant  d'une  manière  éclatante  et  vivante. 
Est-ce  que  cela  n'est  pas  fait  pour  dissiper  certaines 
inquiétudes  qu'on  voudrait  semer  dans  nos  esprits? 
Est-ce  que  cela  n'est  pas  fait  pour  nous  donner  confiance 
dans  l'avenir? 

Notre  pays  garde  sa  force.  Il  a  confiance  en  soi.  Il 
veut  vivre.  Notre  pays  a  sa  raison  d'être  dans  son  passé, 
dans  son  présent,  dans  son  avenir.  Il  entend  prospérer, 
il  entend  se  développer.  Il  ne  laissera  porter  atteinte  à 
son  existence,  à  sa  gloire  à  aucun  moment.  Et  si,  par 
malheur  les  événements  le  voulaient,  tous  les  Français 
sans  exception  seraient  debout,  unis  fraternellement, 
oubliant  les  discordes  du  passé,  les  nuances  d'opinions, 
marchant  tous  pour  la  défense  de  la  patrie  bien-aimée 
et  assurant  ainsi  le  succès  de  ses  armes.  (Applaudisse- 
ments vifs  et  prolongés.) 


k 


18 


PIECES  JOINTES  iY»  6 


DISCOURS 
Prononcé  par  M.  Briand  à  Saint-Ohamond 

14  avril  I9i0, 

Mes  chers  concitoyens. 

Si  en  face  de  la  superbe  manifestation  républicaine 
socialiste,  je  vous  disais  que  je  ne  me  sens  pas  ému,  je 
ne  vous  dirais  pas  la  vérité,  je  le  suis  sincèrement,  pro- 
fondément, et  je  puis  l'avouer,  cette  émotion  même 
n'est  pas  sans  me  donner  quelque  inquiétude  sur  le  sort 
de  mon  discours.  Ce  qui  me  réconforte  un  peu,  c'est 
de  me  sentir  ici  dans  une  atmosphère  de  confiance  ami- 
cale que  je  connais  bien  pour  avoir  vécu  depuis  huit 
ans,  c'est-à-dire  depuis  la  première  heure,  où,  m'adop- 
tant  dans  cette  circonscription,  vous  avez  fait  de  moi 
votre  représentant  à  la  Chambre.  {Applaudissements .) 
Depuis  cette  époque,  citoyens,  en  toutes  circonstances, 
surtout  aux  heures  difficiles,  parfois  cruelles,  que  l'ac- 
complissement de  ma  tâche  m'a  fait  traverser,  c'est  en 
reportant  ma  pensée  sur  vous,  sur  les  bons  amis  que 
vous  avez  toujours  été  pour  moi,  que  j'ai   trouvé  le 


PIÈCES    JOINTES  275 


réconfort  nécessaire,  l'appui  moral  dont  j'avais  besoin 
pour  l'accomplissement  de  mon  mandat.  {Applaudisse- 
ments.) 

Aujourd'hui,  je  me  retrouve  parmi  vous  à  la  veille 
d'une  nouvelle  consultation  nationale;  je  me  représente 
à  vos  suffrages,  c'est  un  candidat  que  je  suis  ici,  et  je 
pourrai  dès  lors  vous  parler  avec  toute  la  liberté  que 
j'aime,  sans  prétention,  sans  être  tenu  aux  préoccupa- 
tions qui  s'imposent  à  un  chef  de  gouvernement.  C'est 
en  quelque  sorte  une  causerie  que  je  veux  vous  faire  sur 
la  situation  politique  telle  qu'elle  est  issue  des  résultats 
d'hier  et  telle  quelle  ressortira  des  efforts  de  demain. 
Sur  tous  les  problèmes  qui  ont  été  résolus  dans  le  passé, 
sur  ceux  qui  se  posent  encore  et  qu'il  faudra  aborder  sans 
plus  tarder,  avec  la  ferme  volonté  de  leur  donner  une 
solution,  je  vous  apporte  ici,  moi,  votre  représentant, 
ma  pensée  franche  et  loyale,  dépouillée  de  tout  artifice. 
{Applaudissements.)  Je  le  dois  d'autant  plus  qu'il  ne 
m'a  pas  été  permis,  depuis  quatre  ans,  de  revenir  au 
milieu  de  vous  aussi  souvent  que  je  le  faisais  sous  la 
précédente  législature  pour  me  mettre  en  contact  avec 
mes  électeurs  et  discuter  avec  eux  dans  ces  belles  réu- 
nions publiques  et  contradictoires  que  nous  avons  orga- 
nisées ensemble,  et  dont  certainement  pas  plus  que  moi 
vous  n'avez  perdu  le  souvenir.  J'aurais  voulu  continuer 
cette  tradition^  j'aurais  voulu  retourner  périodiquement 
dans  ma  circonscription  et  expliquer  un  à  un  mes  votes, 
mes  actes.  Les  difficultés,  les  charges  de  ma  tâche,  les 
responsabilités  incessantes  qu'elle  m'imposait  ne  me 
l'ont  pas  permis,  mais  dans  le  moment  même  où  j'en 
éprouvais  le  plus  vif  regret,  j'étais  soutenu  parla  pensée 
que  j'avais  affaire  à  des  électeurs  intelligents,  d'une 
confiance  tenace,  persistante,  qui  savaient  comprendre 
les  choses  et  pouvaient  faire  à  leur  élu  le  large  crédit 
dont  il  avait  besoin.  (Applaudissements.) 


276  l'apaisement 


La  séparation  des  Églises  et  de  l'État 

Citoyens,  mes  efforts  personnels,  depuis  que  j'ai  l'hon- 
neur d'être  au  Parlement,  se  sont,  par  un  hasard  heu- 
reux des  circonstances,  confondus  avec  les  efforts  du 
parti  républicain  tout  entier.  Je  venais  à  la  politique 
dans  unmoment  oùla  République,  menacée  par  une  coa- 
lition redoutable  de  ses  adversaires,  avait  appelé  à  elle 
tous  ses  défenseurs,  à  quelque  nuance  de  l'opinion 
démocratique  qu'ils  appartinssent.  Une  union  étroite, 
fraternelle,  enthousiaste,  s'était  faite  pour  la  sauvegarde 
de  la  liberté  entre  les  républicains  modérés,  radicaux 
et  socialistes,  entre  tous  les  amis  de  la  République, 
entre  tous  les  amis  du  progrès  social;  et  pendant  ces 
dix  dernières  années,  il  a  fallu  batailler  incessamment 
pour  garder  le  terrain  conquis  dans  le  passé  et  pour  le 
laisser ouvertau  progrès  de  l'avenir  (Applaudissements). 
Dans  cette  bataille,  j'ai  pris  ma  place,  que  les  circons- 
tances, beaucoup  plus  que  mes  efforts  personnels,  ont 
rendue  plus  importante,  et  peut-être  aussi  plus  péril- 
leuse que  je  n'avais  pu  le  prévoir;  il  m'a  été  donné  de 
réaliser,  avec  le  concours  de  tous  les  éléments  républi- 
cains, une  grande  réforme  à  laquelle  je  m'honore  d'avoir 
attaché  mon  nom,  une  réforme  de  liberté  la  séparation 
des  Eglises  et  de  l'Etat.  {Vifs  applaudissements.) 

Messieurs,  j'avais  conçu  cette  réforme  dans  un  esprit 
de  large  tolérance,  et  je  me  demandais  avec  quelque 
anxiété  s'il  pourrait  être  donné  satisfaction  à  ce  désir  ; 
la  bataille  était  ardente,  âpre,  passionnée,  il  était  à 
craindre  que  la  victoire  n'exigeât  des  représailles  cruel- 
les allant  jusqu'à  l'injustice.  C'était  là  le  péril,  c'était 
recueil  que  la  République  voulait  éviter;  il  fallait  que 
triomphante,  ayant  à  libérer  l'Etat,  les  consciences  des 
citoyens,  elle  ne  se  montrât  pas  tyrannique  et  persécu- 
trice ;  elle  était  d'autant  plus  tenue  à  la  générosité  et  à 
la  justice,  que  son  triomphe  était  plus  complet  et  plus 
décisif.  Nos  amis  républicains,  heureusement,  ont  com- 


PIÈCES    JOINTES  277 


pris  cette  nécessité  de  justice;  ils  ont  fait  la  Séparation 
en  s'inspirant  d'une  pensée  de  tolérance  conforme  aux 
principes  les  plus  nobles  et  les  plus  élevés  de  la  pen- 
sée libre  :  ils  ont  consacré  la  neutralité  de  l'Etat  en  face 
des  dilTérentes  confessions  relig-ieuses.  La  loi  a  dit  aux 
catholiques  :  «  Vous  croyez  en  Dieu,  vous  avez  une  reli- 
g-ion  à  laquelle  vous  êtes  fermement  attachés  par  les 
fibres  les  plus  intimes  de  vos  êtres  :  pratiquez  libre- 
ment cette  religion,  vos  églises  restent  ouvertes  allez-y 
sans  craindre  la  tyrannie;  vous  voulez  prier,  vous  vou- 
lez puiser  aux  sources  religieuses  de  la  consolation? 
Priez,  consolez-vous...  Vous  protestants,  vous  Israélites, 
vous  libres  penseurs,  usez  de  la  même  liberté  dans  la 
même  tolérance  et  dans  le  même  libéralisme.»  {Vifs  ap- 
plaudissements.) Le  pays  a  compris,  il  a  approuvé,  il 
a  été  avec  nous  dans  une  confiance  complète,  et  la 
République  s'en  est  ainsi  trouvée  consolidée. 

Aujourd'hui,  ce  grave  problème  est  résolu,  cette  con- 
quête est  définitive  ;  aucune  puissance  humaine  ne 
pourra  la  compromettre  ;  et  c'est  ici  un  critérium  sur 
lequel  j'appelle  votre  attention  au  moment  de  la  bataille 
électorale.  On  nous  a  dit:  A  quoi  reconnaître  désormais 
un  vrai  républicain?  Par  quel  signe  distinctif  peut-on, 
au  point  de  vue  politique,  le  différencier  des  autres 
citoyens?  Le  vrai  républicain  est  celui  qui  tout  en  sou- 
haitant de  nouveaux  progrès, ne  renie  rien  dans  l'œuvre 
de  laïcité  accomplie  pendant  ces  dix  dernières  années 
{Applaudissements)',  c'est  celui  qui  la  revendique,  cette 
œuvre,  et  entend  la  défendre  et  la  maintenir. 

Mais  après  avoir  assuré  le  triomphe  du  principe  de 
laïcité  qui  importe  à  son  existence  môme,  la  Républi- 
que doit-elle  se  croiser  les  bras?  Veut-elle  s'en  tenir 
aux  résultats  déjà  obtenus,  et  devenir  un  régime  de 
digestion  ?  Je  ne  le  crois  pas.  Devant  elle  s'ouvre  un 
large  champ,  celui  du  progrès  social,  dont  l'horizon  est, 
pour  ainsi  dire,  illimité;  et  c'est  vers  ce  progrès  qu'elle 
doit  maintenant  s'orienter  résolument. 


278  l'apaisement 


L'apaisement 

Lorsque  j'eus  l'honneur  d'être  appelé  à  la  présidence 
du  Conseil  les  premières  paroles  que  j'ai  prononcées, 
ont  été  des  paroles  de  paix,  des  paroles  de  conciliation. 
Je  ne  m'adressais  pas  alors  à  telle  ou  telle  catégorie  de 
citoyens,  mais  à  tous  les  citoyens  indistinctement.  Je 
les  appelais  à  l'union,  dans  l'amour  de  la  République, 
et  je  m'efforçais  de  leur  donner  cette  conviction  intime, 
conforme  à  la  réalité  des  choses,  que  la  République 
était  le  régime  le  mieux  fait  pour  donner  à  tous  les 
citoyens  la  liberté,  et  dans  la  liberté,  la  justice  égale 
pour  tous.  (Applaudissements.)  Mes  paroles  n'étaient 
pas  un  appel  à  je  ne  sais  quelle  confusion  des  idées  et 
des  partis  ;  elles  n'impliquaient  pas  un  renoncement  à 
des  doctrines,  elles  ne  signifiaient  pas,  comme  certains 
l'ont  prétendu,  que  je  voulais  l'embrassement  de  tous 
les  Français  dans  la  négation  des  programmes.  Jamais 
une  pareille  pensée,  aussi  folle,  confinant  presque  à  la 
trahison  n'avait  hanté  mon  esprit  (Vifs  applaudisse- 
ments)] ce  que  je  voulais  dire,  c'est  que  la  République 
n'est  la  propriété  d'aucune  secte,  elle  n'appartient  pas 
à  des  catégories  d'individus  qui  auraient  le  droit  de  s'en 
emparer  pour  la  mettre  à  leur  service  exclusif.  La  Répu- 
blique, c'est  la  force  même,  elle  se  dresse  au-dessus  de 
tous  les  citoyens,  et  à  tous,  elle  doit  justice  et  liberté. 
Elle  ne  peut  se  faire  persécutrice  vis-à-vis  des  person- 
nes, sous  peine  de  manquer  à  ses  principes  les  plus 
essentiels.il  ne  lui  est  pas  permis  d'opprimer  ses  adver- 
saires en  employant  tous  les  moyens  dont  on  dispose 
quand  on  a  la  gestion  des  affaires  publiques. 

Il  faut  que  cette  gestion  soit  toujours  loyale,  et  que 
jamais  elle  ne  devienne  un  instrument  de  tyrannie  au 
service  d'une  politique  déterminée.  A  certaines  heures 
de  lutte,  alors  que  le  régime  lui-même  est  menacé,  qu'il 
est  impossible  de  mesurer  le  champ  d'évolution  des 
passions,  on  se  défend,  on  se  bat;  des  coups  s'échan- 


PIÈCES    JOINTES  279 


gent.  Tout  ce  qui,  en  de  tels  moments^  peut  se  com- 
mettre d'iniquité  et  d'injustice  est  excusé  par  l'exercice 
du  droit  de  lég-itime  défense.  (Applaudissements.)  Mais 
il  n'en  saurait  plus  être  de  même  quand  la  vie  est  assu- 
rée... (On  entend  du  tumulte  au  dehors  /  dans  la  salle 
on  crie:  Vive  Briand!)  Citoyens,  il  ne  m'est  nullement 
désagréable  (Vifs  applaudis sem^ents)  qu'à  l'heure  où 
précisément,  je  prononçais  des  paroles  de  paix  (Rires) ^ 
de  concorde  et  de  liberté  pour  tous,  ma  démonstration 
ait  été  ponctuée  par  la  petite  manifestation  dont  vous 
venez  d'être  témoins  et  qui  atteste  que  si  tous  ici  nous 
avons  la  notion  exacte  de  la  liberté,  il  reste  encore, 
perdus  dans  la  nature,  des  hommes  qui  ont  besoin 
de  l'acquérir.  (Nouveaux  applaudissements.)  Mais  de 
pareilles  manifestations  ne  réussissent  pas  à  nous  faire 
chang-er  d'opinion,  à  nous  détourner  de  notre  effort,  de 
notre  tâche.  Il  viendra  bien  une  heure  où  les  pires  agi- 
tés comprendront  que  l'idéal  social  ne  réside  pas  dans 
de  telles  affimations,  et  que  le^  vrai  moyen  de  s'en  mon- 
trer dig'ne,  avec  quelque  espérance  de  le  réaliser^  c'est 
de  savoir  respecter  la  liberté  de  ses  concitoyens.  (Vifs 
applaudissements.) 

Citoyens,  lorsque  je  me  suis  adressé  au  pays  dans  le 
discours  prononcé  en  Dordogne  et  qui  a  été  l'objet  de 
commentaires  si  nombreux  et  si  passionnés^  lorsque  à 
Périgueux,  j'ai  fait  entendre  des  paroles  d'apaisement, 
il  s'est  produit  dans  les  rangs  de  nos  amis  républicains 
du  Parlement  quelque  trouble,  quelque  inquiétude  ;  on 
n'a  pas  bien  compris  à  la  première  heure.  On  s'est 
demandé  s'il  ne  résulterait  pas  de  cet  appel  du  chef  du 
Gouvernement  républicain  une  confusion  dans  les  esprits, 
et  si  à  la  veille  de  la  bataille  électorale  le  zèle  républi- 
cain ne  s'en  trouverait  pas  émoussé,  Je  me  suis  efforcé 
de  démontrer  que  cet  appel  à  la  concorde  n'excluait 
pas  l'effort  démocratique,  —  bien  au  contraire,  —  j'ai 
été  heureux  de  constater  que,  au  fur  et  à  mesure  que 
la  paix  s'étendait  sur  le  pays,  c'est  à  la  République, 
c'est  aux  républicains  qu'elle  profitait  le  plus.  Si  nous 
allons  aux  élections  dans  des  conditions  véritablement 


280  l'apaisement 


meilleures,  au  milieu  de  passions  moins  surexcitées,  si 
les  programmes  s'opposent  librement  les  uns  les  autres, 
si  les  idées  se  heurtent  avec  une  certaine  noblesse,  une 
certaine  tenue,  qui  donc  pourra  s'en  plaindre?  Ce  n'est 
pas  nous,  républicains,  qui  n'avons  pas  besoin  de  la 
violence  et  du  désordre  pour  affirmer  notre  idéal  de 
justice.  (Applaudissements.) 

Nous  ne  pouvons  que  gagner  à  la  paix,  nous  ne  pou- 
vons que  gagner  à  la  dignité  des  discussions;  nous  avons 
avec  nous  la  vérité.  Nous  avons  donc  tout  intérêt  à 
donner  au  pays  la  paix  nécessaire  aux  débats  généra- 
teurs de  progrès  social. 

Demain^ lorsque  de  cette  consultation,  toute  pression 
officielle  aura  été  entièrement  exclue,  que  tous  les  élec- 
teurs auront  pu  choisir  librement  leurs  mandataires,  sera 
nommée  la  nouvelle  Chambre.  Elle  pourra  entreprendre 
son  œuvre  dans  les  meilleures  conditions.  On  sera  mal 
venu  à  dire  demain:  «Le  Parlement  n'est  pas  issu  de  la 
nation  ;  les  députés  ne  la  représentent  pas,  ils  sont  les 
élus  de  la  tyrannie  administrative,  ils  ont  été  imposés 
au  pays,  ils  n'ont  pas  le  droit  de  parler  en  son  nom.  » 
La  Chambre  sera  élue  par  le  suffrag'e  universel,  dans 
des  conditions  telles  qu'elle  représentera  exactement  le 
pays.  (Vifs  applaudissements.) 

L'ordre  et  la  légalité 

Que  fera  cette  nouvelle  Chambre?  Quelle  est  l'œuvre 
à  laquelle  elle  devra  s'employer  ?  Dans  l'ordre  politi- 
que, sa  tâche,  pour  n'être  pas  achevée,  est  très  avancée. 
Tous  les  principes  de  politique  pure  ont  été  proclamés, 
et  la  plupart  sont  appliqués.  Les  citoyens  jouissent  de 
la  liberté  la  plus  complète  ;  ils  disposent  de  tous  les 
moyens  légaux  de  s'émanciper,  ils  peuvent  en  faire  lar- 
gement usage  ;  toutes  les  voies  de  l'affranchissement 
sont  ouvertes  par  la  loi  devant  eux. 

C'est  une  raison  pour  qu'ils  ne  recourent  qu'à  des 
moyens  légaux. 


PIÈCES    JOINTES  281 


Je  ne  me  fais  pas  d'illusion,  je  sais  bien  qu'on  s'effor- 
cera encore  d'ég-arer  les  travailleurs,  de  leur  faire  croire 
que  c'est  seulement  dans  la  brutalité  et  dans  la  violence 
que  gît  pour  eux  le  secret  du  bonheur.  On  leur  dira 
que  la  victoire  ne  saurait  être  obtenue  autrement.  On 
les  poussera  à  quelques  mouvemeuts  de  révolte  stérile, 
de  désordre  inefficace.  Ils  auront  fort  à  souffrir,  ils 
seront  les  premières  victimes  ;  mais  peu  à  peu,  en  eux 
pénétrera  la  notion  réelle  du  droit,  la  notion  exacte  de 
la  liberté.  Ah  !  la  liberté,  citoyens,  c'est  un  mot  pres- 
tigieux, que  chacun  emploie  volontiers.  Mais  combien 
peu  savent  exactement  ce  que  ce  mot  recouvre,  com- 
bien peu  le  comprennent,  l'interprètent  comme  il  doit 
être  employé  dans  une  démocratie. Que  d'autres  encore 
s'imaginent  que  la  liberté  n'existe  pas  dès  qu'elle  ne  se 
confond  pas,  à  leur  profit,  avec  la  licence^  et  combien 
sont  persuadés  qu'ils  ne  sont  pas  libres,  dès  qu'ils  n'ont 
pas  le  droit  de  porter  atteinte  à  la  liberté  de  leur  voi- 
sin !  (  Vifs  applaudissements.)  Il  y  a  des  hommes  pour 
qui  la  liberté  n'est  qu'un  vain  mot,  si  elle  ne  se  trans- 
forme pas  en  instrument  de  tyrannie.  Tenez  I  les  hom- 
mes surexcités  contre  moi, qu'on  a  amenés  devant  cette 
salle,  je  ne  leur  en  veux  pas  :  ils  sont  égarés,  et  sans 
doute  de  bonne  foi.  (Applaudissements .)  Ils  ne  s'ima- 
ginent être  des  hommes  libres  qu'en  se  livrant  à  cette 
agression. Ils  pensent  qu'ils  en  ont  le  droit;  et  si  on  les 
contrariait  dans  leur  tentative,  ils  crieraient  à  la  persé- 
cution, à  la  tyrannie.  (Vifs  applaudissements.)  Si  par 
mesure  de  précaution,  il  avait  été  placé  autour  de  cette 
salle  des  agents  de  police,  des  gendarmes  pour  me  pro- 
téger, pour  protéger  l'assistance,  ah  !  vous  auriez 
entendu  les  eris  d'indignation  !  Ils  auraient  dit  que 
j'abusais  de  mes  pouvoirs  (Rires),  que  j'avais  renié  une 
fois  de  plus  mon  passé  (Vifs  applaudissements),  que  je 
n'étais  pas  un  homme  de  liberté.  Eux  la  comprennent 
de  la  façon  que  vous  savez.  (Rires.)  La  liberté  ainsi 
entendue, citoyens,  n'est  qu'une  caricature  de  la  liberté. 
(Applaudissements.)  Et  si,  par  malheur,  la  majorité  des 
citoyens  de  ce  pays  en  arrivait  à  cette  conception,  ce 


282  l'apaisement 


serait  la  fin  de  la  République.  (Applauclissements.)T>dins 
une  démocratie,  il  y  a  le  droit  ;  mais  le  droit  n'existe 
pas  pour  un  citoyen  seulement,  pour  une  catégorie  de 
citoyens  seulement  :  il  existe  pour  tous,  et  chacun  ne 
doit  en  user  que  dans  la  limite  où  il  ne  préjudicie  pas 
au  droit  du  voisin.  (Applaudissements .) 

Citoyens,  c'est  une  notion  qui  s'imposera  tôt  ou  tard 
à  tous  les  travailleurs.  J'en  vois  dans  cette  salle  beau- 
coup qui  m'ont  suivi  à  travers  toutes  mes  démonstra- 
tions, dans  les  réunions  publiques.  Ils  m'ont  gardé  leur 
confiance,  et  je  leur  en  sais  un  gré  particulier  :  car  ils 
pouvaient  avoir  des  moments  d'impatience  ;  ils  pou- 
vaient, en  certains  cas,  ne  pas  comprendre  mon  atti- 
tude, ne  pas  se  rendre  compte  qu'au  Gouvernement 
pesaient  certaines  responsabilités  que  ne  connaît  pas 
un  simple  militant.  Ils  m'ont  suivi,  ils  se  sont  haussés 
à  la  compréhension  des  devoirs  d'un  élu  appelé  à  gou- 
verner, et  je  leur  suis  reconnaissant  du  précieux  récon- 
fort qu'ils  m'ont  donné  pendant  les  années  que  je  viens 
de  passer  au  pouvoir.  (Applaudissements.)  Mais  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas,  citoyens,  ces  responsabilités  que  j'ai 
prises  dans  le  passé,  je  les  reprendrai  demain,  et  si  les 
circonstances  me  placent  en  présence  de  certains  mou- 
vements de  désordre,  je  n'hésiterai  pas  à  les  réprimer. 
(Vifs  applaudissements.)  Je  ferai  mon  devoir,  tout  mon 
devoir  au  poste  où  la  confiance  du  pays  m'a  placé,  et 
j'aurai  ainsi  la  satisfaction  de  rendre  à  la  République 
un  service  devant  lequel  un  homme  de  gouvernement 
ne  doit  pas  hésiter,  quelque  périlleuses  que  puissent 
être  les  circonstances  que  sa  carrière  lui  fait  traverser. 
(Vifs  applaudissements.) 

Les  progrès  nouveaux  auxquels  la  prochaine  Cham- 
bre consacrera  son  activité  devront  s'accomplir  dans  la 
paix  et  dans  l'ordre.  La  paix  et  l'ordre  sont  les  condi- 
tions indispensables  de  la  prospérité  d'un  pays;  et  dans 
un  pays  qui  n'est  pas  prospère  il  n'est  pas  de  progrès 
possible.  Nous  assurerons  la  paix  dans  une  légalité  per- 
mettant tous  les  efforts  et  se  prêtant  aussi  à  tous  les 
accomplissements.  Mais  la  République, tout  en  donnant 


I 


PIÈCES    JOINTES  283 


cette  liberté,  a  le  droit  d'exiger  que  les  citoyens  ne 
sortent  pas  de  la  loi,  que  leur  action  reste  enfermée 
dans  le  domaine  de  la  légalité.  {Applaudissements.) 


La  réforme  électorale 

Citoyens,  en  présence  de  quel  programme  la  pro- 
chaine législature  va-t-elle  se  trouver?  Le  premier  pro- 
blème qui  se  posera  devant  elle,  c'est  celui  de  la  réforme 
électorale;  on  en  a  beaucoup  parlé  pendant  ces  derniers 
mois  et  vous  avez  pu  constater  qu'on  promenait  à  tra- 
vers le  pays  bien  des  formules  soi-disant  décisives,  aux- 
quelles on  attribuait  je  ne  sais  quelle  force  empirique 
susceptible  de  régénérer  la  société  du  jour  au  lendemain. 
Moi,  je  me  méfie  des  formules;  je  demande  à  les  con- 
sidérer de  près,  à  les  examiner  scrupuleusement,  à 
rechercher  ce  qu'elles  recouvrent  avant  de  les  adopter, 
de  les  faire  miennes.  Il  est  une  chose  certaine,  dès  à 
présent,  c'est  que  le  mode  de  scrutin  actuel  ne  corres- 
pond plus  aux  besoins,  aux  aspirations  de  la  démocra- 
tie. 11  a  rendu  à  la  République  de  grands,  de  signalés 
services;  c'est  par  lui,  aux  heures  difficiles, qu'elle  a  pu 
se  défendre  et  se  sauver.  Mais  il  me  paraît  qu'il  a  fait 
son  temps:  nous  sommes  arrivés  au  moment  où  il  faut 
en  entreprendre  la  réforme  dans  une  pensée  très  large 
et  très  audacieuse  ;  il  faut  élargir  le  champ  de  la  con- 
sultation nationale.  Le  scrutin  d'arrondissement,  par  le 
rapprochement  trop  étroit  qu'il  fait  de  l'élu  et  des  inté- 
rêts locaux,  ne  s'adapte  pas  toujours  aux  nécessités  de 
Pintérêt  général.  Le  long  usage  de  ce  mode  de  scrutin 
un  peu  étriqué  a  fini  par  le  fausser  sur  bien  des  points; 
il  est  des  réformes  étendues  qu'avec  ce  système  élec- 
toral il  est  difficile  d'entreprendre,  trop  d'intérêts  locaux 
se  dressent  à  la  traverse.  Il  vous  paraîtra  certainement 
à  vous  comme  à  moi  qu'avec  ce  système  il  serait  pré- 
sentement sinon  impossible,  du  moins  bien  malaisé,  de 
réformer  administrativement  un  grand  pays  comme  le 
nôtre.  Or  c'est  un  progrès  qu'il  faut  réaliser  pour  le  bien 


284  L^APAISEMENT 


de  la  France  ;  il  est  devenu  indispensable  de  procéder 
à  la  transformation  de  l'organisation  administrative  et 
judiciaire.  (A/)/)/aizc/i5se/7ïe7i^s.)  Les  intérêts  locaux  sont 
devenus  si  puissants  qu'ils  masquent  trop  souvent  l'in- 
térêt général,  qu'ils  l'oppriment  ;  les  efforts  financiers 
du  pays  se  pulvérisent  dans  la  défense  de  ces  intérêts 
locaux,  et  cela  n'est  pas  une  bonne  chose.  D'autre  part, 
vous  avez  pu  constater  que  les  rouages  administratifs 
de  la  France  sont  singulièrement  vieillis.  11  importe  de 
les  rajeunir.  J'inclinerai,  quant  à  moi,  pour  l'établisse- 
ment, dans  un  temps  rapproché,  de  groupements  d'in- 
térêts plus  larges,  de  groupements  régionaux,  avec  des 
assemblées  correspondantes  où  sous  l'empire  d'idées 
générales  on  pourrait  débattre  de  grandes  questions  ; 
ces  assemblées  deviendraient  tout  naturellement  les 
pépinières  de  la  Chambre  et  du  Sénat.  En  somme,  ce 
que  je  crois  nécessaire,  indispensable  même,  c'est  un 
élargissement  du  mode  de  recrutement  de  la  Chambre 
et  du  Sénat,  et  c'est  vers  ce  but  que  le  parti  républi- 
cain doit  aller. 

Je  vois  la  réforme,  aussi,  dans  une  consolidation  du 
régime  par  un  système  de  votation  permettant  la  con- 
tinuité des  réformes  administratives.  Est-il  raisonnable, 
est-il  logique,  qu'après  qu'un  pays  a,  pendant  quarante 
ans,  d'une  manière  tenace,  marqué  ses  préférences  pour 
le  régime  républicain,  est-il  admissible  que  tous  les 
quatre  ans  ce  régime  soit  remis  en  cause  et  qu'il  puisse 
dépendre  d'un  mouvement  de  surprise  d'en  amener  la 
ruine?  Non,  on  ne  peut  admettre  que  tous  les  quatre 
ans,  ce  pays  soit  livré  à  une  agitation  aussi  profonde, 
que  tous  les  quatre  ans  on  revienne  demander  aux  ci- 
toyens s'ils  entendent  conserver  la  République  ou  s'ils 
acceptent  la  restauration  des  régimes  monarchiques. 
{Applaudissements .)  Il  est  donc  essentiel  qu'en  même 
temps  que  sera  élargi  le  mode  de  recrutement  de  la 
Chambre,  la  durée  du  mandat  soit  prolongée  et  que  la 
Chambre  soit  renouvelée  par  tiers.  Ainsi  serait  assurée 
la  continuité  des  travaux  législatifs.  On  ne  verrait  plus 
des  projets,  après  avoir  été  étudiés  et  discutés,  devenir 


PIÈCES    JOINTES  285 


caducs,  faute  par  la  Chambre  d'avoir  pu,  pendant  la 
durée  de  quatre  années  qui  lui  est  accordée,  mener  à 
bien  sa  tâche.  Il  faut  que  ces  efforts  ne  soient  pas  per- 
dus, qu'ils  se  continuent  sans  interruption;  et  le  seul 
moyen  d'y  parvenir,  c'est  qu'à  l'avenir  la  Chambre  ait 
un  mandat  plus  long,  et  que,  comme  le  Sénat,  elle  soit 
renouvelable  par  tiers.  (Applaudissements.) 

Mais  ce  programme,  le  parti  républicain  seul  est  qua- 
lifié pour  l'aborder,  le  résoudre.  Il  s'est  formé,  ces  mois 
derniers,  des  coalitions  bizarres  à  la  tête  desquelles  nous 
avons  vu  certains  hommes  qui  dans  le  passé  s'étaient 
manifestés  comme  les  pires  ennemis  de  la  liberté  et  de 
la  République.  Ces  mêmes  hommes  ont  entrepris  cette 
œuvre  régénératrice  qui  doit  rajeunir  le  pays,  lui  don- 
ner plus  de  force  et  consolider  la  liberté.  De  pareils 
concours,  je  ne  le  cache  pas,  m*ont  paru  suspects,  et  je 
n'ai  pas  pensé  que  seul  l'amour  de  la  justice  présidait 
à  ces  efforts  {Applaudissements  et  rires).  Lorsque 
devant  la  Chambre  j'ai  eu  à  faire  connaître  le  sentiment 
du  Gouvernement  à  cet  égard, je  n'ai  pas  hésité  à  décla- 
rer qu'un  tel  bloc  enfariné  ne  me  disait  rien  qui  valût, 
et  qu'il  était  nécessaire  de  le  regarder  de  très  près  pour 
mieux  connaître  ce  que  cachait  cette  farine.  La  réforme 
électorale,  je  la  veux,  mais  à  la  condition  qu'elle  soit 
accomplie  par  les  républicains.  Je  ne  la  comprends  pas 
autrement.  {Applaudissements.) 

Le  statut  des  fonctionnaires 

Citoyens,  le  deuxième  problème  qui  devra  solliciter 
l'attention  de  la  Chambre  est  un  problème  difficile  posé 
depuis  longtemps,  depuis  trop  longtemps,  et  à  la  solu- 
tion duquel  on  ne  s'est  pas  suffisamment  appliqué  :  je 
veux  parler  du  statut  des  fonctionnaires. 

On  a  depuis  un  grand  nombre  d'années  assuré  à  nos 
fonctionnaires  que  l'on  réglerait  leur  condition,  que 
leur  avenir  serait  mis  à  l'abri  de  tout  favoritisme,  qu'ils 
n'auraient  plus  à  redouter  l'arbitraire  gouvernemental. 


286  L^APAISEMENT 


On  a  fait  luire  à  leurs  yeux  la  liberté  d'association,  on 
ne  l'a  pas  assez  définie,  en  sorte  que  des  interprétations 
diverses  ont  surgi.  Ces  interprétations  se  sont  opposées 
les  unes  aux  autres.  Certains  fonctionnaires  ont  cru  que 
l'usage  de  la  liberté  impliquait  pour  eux  le  recours  à  la 
loi  de  1884,  c'est-à-dire  la  faculté  de  former  des  syndi- 
cats, et  par  ces  syndicats  d'aller  dans  la  défense  de 
leurs  droits  jusqu'à  la  cessation  du  travail,  c'est-à-dire 
jusqu'à  la  grève.  D'autres  ont  recouru  à  la  loi  de  1901, 
au  droit  commun  en  matière  d'association.  Des  conflits 
sont  nés  qui  ont  abouti,  les  années  dernières,  à  des 
événements  graves,  douloureux,  et  qui  ont  profondé- 
ment troublé  la  paix  publique.  11  faut  que  demain  toute 
équivoque  cesse;  il  faut  que  les  fonctionnaires,  grâce  à 
un  statut  net  et  précis,  connaissent  exactement  l'éten- 
due de  leurs  droits  et  celle  de  leurs  devoirs.  (Applaii' 
dissements.)  Il  faut  qu'ils  se  rendent  compte  que  mal- 
gré tout  leur  situation  n'est  pas  assimilable  à  celle  des 
simples  travailleurs  libres.  Elle  n'est  pas  assimilable 
pour  bien  des  raisons,  dont  je  vous  demande  la  permis- 
sion de  vous  exposer  les  plus  décisives. 

Personne  n'est  obligé  de  se  faire  fonctionnaire  ;  mais 
quand  on  sollicite  un  emploi  de  la  nation,  encore  faut-il 
se  rendre  compte  non  pas  seulement  des  avantages  qu'il 
doit  vous  procurer,  mais  aussi  des  devoirs  qu'il  va  vous 
imposer.  (Applaudissements.)  Les  travailleurs  libres 
sont  dans  des  conditions  très  instables;  ils  touchent  un 
salaire  précaire  qui  peut  varier  selon  la  marche  plus  ou 
moins  bonne  de  leur  industrie,  selon  même  la  fantaisie 
du  chef  d'entreprise.  Ils  sontsujetsau  chômage,  à  l'arrêt 
du  travail  par  suite  de  maladie.  Leur  vieillesse  était 
incertaine  jusqu'au  vote  récent  de  la  loi  des  retraites 
ouvrières;  même  aujourd'hui,  on  ne  peut  pas  dire  que 
ces  retraites  assurent  aux  travailleurs  une  sécurité  égale 
à  celle  qui  résulte  des  pensions  pour  les  fonctionnaires. 
(Applaudissements.)  11  est  tout  naturel  que  dans  de 
telles  conditions,  les  travailleurs  puissent  compter  sur 
leur  pleine  liberté,  et  qu'ils  demandent  à  leur  organi- 
sation le  maximum  de  ce  qu'on  peut  en  attendre.  Mais 


PIÈCES  JOINTES  287 


un  fonctionnaire,  lui,  contracte  avec  la  nation.  La  nation 
lai  assure  la  stabilité  de  sa  situation,  la  permanence  de 
son  salaire;  celui-ci  ne  dépend  pas  de  la  volonté  plus 
ou  moins  bonne  des  g-ouvernants;  les  gouvernants  sont 
obligés  d'appliquer  le  budget  qui  est  voté  par  les  Cham- 
bres^ et  dans  lequel  se  trouvent  déterminés  les  traite- 
ments des  fonctionnaires.  Par  conséquent,  au  moins  à 
ce  point  de  vue,  les  fonctionnaires  sont  mis  à  l'abri  de 
toutarbitraire.  D'autres  dispositionslégislativesou  régle- 
mentaires les  défendent  contre  certaines  fantaisies  qui 
pourraient  traverser  le  cerveau  de  leur  chef,  les  expo- 
sant à  l'injustice.  En  un  mot,  ils  jouissent  de  tout  un 
ensemble  davantages,  tel  qu'on  peut  considérer  leur 
condition  comme  privilégiée. 

En  échange  de  ces  avantages,  que  promettent  les  fonc- 
tionnaires aux  contribuables  qui  font  un  effort  d'impôt 
pour  assurer  le  payement  de  leur  traitement?  Ils  pro- 
mettent à  ces  contribuables  qui  ont  besoin  de  certains 
services  publics,  qu'ils  assureront  le  fonctionnement  de 
ces  services.  Dès  lors,  le  jour  où  ils  abandonnent  leur 
travail  ils  violent  leur  engagement.  Ils  gardent  les  pri- 
vilèges de  leurs  fonctions  en  désertantles  devoirs  qu'elles 
leur  imposent  en  retour.  [Applaudissements .)  Ils  se 
dressent  ainsi  non  pas  contre  un  individu  de  qui  dépend 
leur  sort,  non  pas  contre  un  patron;  car  où  est-il,  leur 
patron?  Le  gouvernement  n'est  pas  le  maître  de  leur 
situation;  il  ne  peut  que  la  régler  suivant  les  pres- 
criptions des  lois.  Est-ce  donc  contre  les  représentants 
du  pays  qu'ils  entendent  se  dresser  par  l'usage  du  droit 
de  grève?  Ils  se  dresseraient  alors  contre  la  nation  elle- 
même  ;  et  c'est  une  catégorie  de  citoyens  qui  émettrait 
la  prétention  d'imposer  par  la  violence  des  lois  à  la 
majorité!  Quand  je  vois  des  mouvements  de  fonction- 
naires assaillir  le  Palais-Bourbon,  la  menace  à  la  bou- 
che, je  suis  obligé  de  déclarer  que  de  pareilles  mani- 
festations sont  intolérables.  (Appiaudissements.)  Les 
fonctionnaires  n'y  ont,  du  reste,  aucun  intérêt.  Dans 
toutes  ces  rencontres,  ils  sont  appelés  à  être  les  vaincus. 
C'est  fatal  1  II  n'est  pas  un  pays  qui  puisse  admettre  que, 


288  l'apaisement 


par  l'usage,  je  ne  dirai  pas  delà  liberté,  mais  d'une  telle 
licence,  le  fonctionnement  de  ses  rouag'es  essentiels 
puisse  être  compromis  et  même  entravé.  Le  jour  où  un 
pays,  sous  prétexte  de  liberté,  se  laisserait  exposer  à  de 
telles  éventualités,  il  serait  livré  à  l'anarchie;  et  le  len- 
demain, une  telle  manifestation  de  colère  monterait  de 
l'ensemble  des  citoyens  que  la  liberté  elle-même  pour- 
rait en  être  mise  en  péril.  {Applaudissements.) 

Toutefois,  s'il  n'est  pas  possible  d'accorder  ce  droit 
abusif  à  des  fonctionnaires,  et  cela  dans  l'intérêt  du 
pays  lui-même,  il  faut  par  compensation,  leur  donner 
toutes  les  garanties  qu'ils  peuvent  désirer.  II  faut  dire 
où  commencent  et  où  s'arrêtent  leurs  droits,  il  faut  met- 
tre les  fonctionnaires  à  l'abri  du  favoritisme,  les  appeler 
aussi  à  s'abstenir  d'y  recourir  pour  leur  propre  compte 
(Rires  et  applaudissements)^  les  déshabituer  du  chemin 
qui  conduit  chez  l'élu  et  des  sollicitations  tendant  à 
obtenir  une  apostille  pour  leurs  demandes.  Il  faut,  s'ils 
veulent  la  sécurité  complète,  avec  l'avancement  au 
mérite  et  au  seul  mérite,  qu'ils  n'essayent  pas,  par  les 
moyens  politiques,  d'exercer  une  oppression  sur  leurs 
élus,  afin  d'en  obtenir  des  faveurs.  {Très  bien  !  très 
bien  I)  Il  faut  lorsqu'ils  sont  dans  la  bataille  politique 
—  et  ils  ne  sont  tenus  de  s'y  engager  qu'avec  une  cer- 
taine discrétion, —  queleureffort  soit  désintéressé,  qu'ils 
oublient,  au  lendemain  de  la  victoire,  la  part  qu'ils  y 
ont  prise  et  qu'ils  ne  tentent  pas  d'en  tirer  des  avan- 
tages particuliers  au  détriment  de  leurs  camarades. 
{Applaudissements.) 

Ainsi,  citoyens,  par  un  large  statut,  que  la  Chambre 
prochaine  établira, les  fonctionnaires  se  trouveront  libé- 
rés de  l'influence  des  hommes  politiques  et  les  hommes 
politiques  se  trouveront,  à  leur  tour,  libérés  des  sollici- 
tations des  fonctionnaires. (A^oizz^eaizxajDjoZauc/issemen,^5.) 
Chacun  ira  à  sa  besogne,  personne  n'essayera  d'user  de 
sa  situation  personnelle  en  la  faisant  peser  sur  son  voi- 
sin; et  je  suis  convaincu  qu'ainsi  les  choses  n'en  iront 
que  mieux.  Les  fonctionnaires,  dans  les  groupements 
qui  leur  seront  permis  et  dont  ils  pourront  user  large- 


PIÈCES    JOINTES  289 


ment  auront  tous  les  moyens  de  faire  entendre  leurs 
réclamations,  de  les  porter  à  la  connaissance  des  repré- 
sentants du  pays  ;  et  soyez  certains,  citoyens, que  si  elles 
apparaissent  justes,  de  larges  satisfactions  seront  don- 
nées aux  intéressés. 

C'est  faire  montre  d'une  g-rande  injustice  que  de  dire 
que  depuis  quarante  ans,  la  République  n'a  pas  fait  les 
efforts  les  plus  efficaces  au  profit  de  toutes  les  catégo- 
ries de  fonctionnaires  et  surtout  des  petits  fonctionnai- 
res. Il  suffit  de  lire  les  budgets  :  on  les  voit  grossir 
d'année  en  année.  On  constate  —  qu'il  s'agisse  du  bud- 
get des  postes,  du  budget  de  l'instruction  publique  ou 
de  tout  autre  budget  —  que  notamment  les  crédits  con- 
cernant les  petits  fonctionnaires  s'accroissent  sans 
cesse,  imposant  au  pays  des  charges  nouvelles  pour 
améliorer  la  condition  de  ces  humbles  serviteurs.  Il 
faut  que  les  fonctionnaires  fassent  au  régime  un  large 
crédit,  qu'ils  se  rendent  compte  de  toutes  les  obliga- 
tions diverses  et  coûteuses  qui  pèsent  sur  lui.  Ce  n'est 
que  cette  année  que  la  Piépublique  a  pu  tenir  envers 
les  travailleurs  lilDres  des  villes  et  des  champs  la  pro- 
messe solennelle  qu'elle  leur  a  faite  il  y  a  près  de  qua- 
rante ans.  C'est  après  quarante  années  de  possession  du 
pouvoir  qu'il  a  été  enfin  possible  de  voter  cette  loi  des 
retraites  ouvrières  et  paysannes  qui  permettra  demain 
au  travailleur  de  sortir  de  l'état  d'anxiété  et  d'angoisse 
où  il  vivait  et  de  se  dire  que  le  pain,  quand  la  vieil- 
lesse et  la  faiblesse  se  seront  abattues  sur  lui,  ne  lui 
fera  pas  défaut.  Eh  bien,  pendant  quarante  ans  pour- 
tant, les  travailleurs,  qui  avaient  tant  de  raisons  de  se 
montrer  impatients,  ont  fait  crédit  à  la  République.  Ils 
ne  lui  ont  pas  su  mauvais  gré  de  ne  pas  avoir  tenu 
immédiatement  l'engagement  solennel  qu'elle  avait  pris 
vis-à-vis  d'eux,  à  cause  des  difficultés  d'ordre  financier 
qu'elle  rencontrait,  lis  ont  attendu,  et  malgré  les  pa- 
roles de  haine  que  trop  souvent  on  leur  faisait  enten- 
dre, les  paroles  de  désespérance  qui  devaient  avoir 
pour  effet  de  les  dresser  contre  elle,  ce  sont  eux  qui, 
aux  heures  de  péril,  lui  ont  fait  le  meilleur  rempart  de 


19 


I 


290  L^APAISEMENT 


leur  corps.  Ils  sont  allés  la  défendre  parce  qu'ils  savaient 
bien  qu'un  jour  ou  l'autre  elle  ferait  honneur  à  sa  pa- 
role et  qu'enfin  elle  leur  donnerait  ce  qu'ils  sollicitaient 
de  son,  esprit  de  justice. 

Pendant  tout  ce  temps,  les  fonctionnaires  ont  béné- 
ficié d'efforts  considérables  destinés  à  l'amélioration  de 
leur  situation.  Il  faut  qu'ils  en  sachent  gré  à  la  Répu- 
blique ;  et  s'ils  n'ont  pas  obtenu  encore  tout  ce  qu'ils 
pouvaient  désirer,  il  faut  qu'avec  l'espérance  au  cœur 
ils  gardent  aussi  la  confiance.  Il  ne  faut  pas  que  par 
des  mouvements  de  violence  irréfléchie,  par  des  mou- 
vements de  désordre,  ils  s'aliènent  la  sympathie  du 
pays.  Il  faut  qu'ils  comprennent  qu'ils  doivent  au  pays 
leur  travail  continu,  que  c'est  une  obligation  de  probité 
élémentaire  de  leur  part,  et  que  leurs  réclamations  ne 
sauraient  jamais  cesser  d'être  présentées  sous  une  forme 
légale.  (Applaudissements .) 

Citoyens,  en  m'exprimant  ainsi,  je  ne  vise  pas  la 
généralité  des  fonctionnaires.  Dans  leur  presque  una- 
nimité, ils  sont  avec  moi,  et  je  suis  convaincu  qu'ils 
approuvent  les  paroles  que  je  viens  de  prononcer.  (Ap- 
plsLudissements.)  Je  vise  les  plus  impatients  d'entre 
eux,  les  plus  fiévreux,  ceux  qui  sont  portés  à  interpré- 
ter leurs  droits  avec  exagération,  et  susceptibles,  quand 
ils  ont  pris  de  l'autorité  sur  leurs  camarades,  de  les 
conduire  à  des  actions  irréfléchies,  bientôt  suivies  de 
défaites  douloureuses.  Dans  le  passé, le  Gouvernement 
a  été  appelé  à  certaines  répressions  nécessaires,  sur  les- 
quelles il  a  bientôt  étendu  le  voile  de  la  clémence.  Il 
n'en  a  pas  toujours  été  récompensé.  Il  est  allé  à  cette 
clémence,  peut-être  excessive,  souvent  contre  la  volonté 
du  pays  qui  n'hésitait  pas  à  la  taxer  de  faiblesse  dan- 
gereuse. Il  y  est  allé  parce  que  la  situation  était  con- 
fuse parce  qu'on  avait  laissé  concevoir  aux  fonction- 
naires, au  point  de  vue  du  droit  d'association,  des 
espérances  trop  ambitieuses,  qu'on  leur  avait  donné 
depuis  trop  longtemps  la  promesse  de  régler  leur  sta- 
tut, et  que  cette  promesse  n'avait  pas  été  tenue.  Il  y 
avait  donc  pour  ceux  qui  s'étaient  laissé  entraîner  au 


PIÈCES    JOINTES  291 


désordre  quelque  excuse  qui  appelait  la  clémence.  Mais 
il  faut  bien  que  les  fonctionnaires  sachent  que  demain, 
quand  leur  condition  sera  réglée  légalement,  de  manière 
à  leur  assurer  toutes  les  garanties  qu'ils  peuvent  dési- 
rer et  qui  sont  compatibles  avec  l'exercice  de  leurs 
fonctions,  ils  devront  rester  tranquilles  à  leur  poste, 
faisant  la  besogne  pour  laquelle  le  pays  les  paye,  sauf 
à  user,  comme  citoyens,  de  leurs  libertés,  mais  dans 
des  conditions  qui  ne  compromettront  pas  la  marche 
des  services  essentiels  de  la  nation.  {Vifs  applaudisse- 
ments.) Voilà  pour  la  paix  et  l'ordre  dans  le  monde 
des  fonctionnaires.  Ceux-ci  comprendront  et  ratifie- 
ront, j'en  suis  certain,  mes  paroles. 


La  législation  ouvrière 

Nous  devons  maintenant  donner  aux  ouvriers  la  pos- 
sibilité de  s'affranchir  progressivement  par  l'usage  légal 
des  organisations  que  permet  la  loi.  Sans  doute  ils  ont, 
eux,  le  droit  de  recourir  à  la  grève.  Gela  n'est  pas  dou- 
teux, l'usage  qu'ils  en  font  est  légal,  mais  il  est  dan- 
gereux, et  il  faut  que  les  travailleurs  soient  bien 
convaincus  que  les  mouvements  inconsidérés  qui  ébran- 
lent inefficacement  la  production  dans  un  pays  et  qui 
compromettent  sa  prospérité,  se  retournent  contre  ceux 
qui  les  ont  entrepris.  Ils  ne  font  pas  avancer  leur  cause 
d'un  pas,  ils  lui  nuisent,  et  pour  les  jours  qui  suivent 
ils  se  préparent  à  eux-mêmes  des  conditions  de  vie  sou- 
vent désastreuses. 

Citoyens,  ce  n'est  pas  seulement  dans  les  relations 
de  nation  à  nation  que  la  paix  doit  être  établie  et  con- 
solidée. A  l'intérieur,  elle  importe  aussi,  elle  est  néces- 
saire à  tous  les  citoyens  pour  vivre,  au  pays  pour  se 
développer.  Pourquoi  donc  les  mêmes  hommes  qui 
invitent  quotidiennement  les  peuples  à  se  rapprocher, 
à  fraterniser,  à  s'écarter  de  tout  conflit  violent,  pour- 
quoi donc,  à  l'intérieur,  s'efforcent-ils  de  déchaîner  à 
chaque  instant  des  guerres  intestines  qui  ne  peuvent 


292  l'apaisement 


aboutir  qu'à  des  défaites  terribles^  sinon  sang^lantes,  et 
pour  le  pays  et  pour  ceux  qui  livrent  ces  assauts. 
[Applaudissements.  ) 

N'est-il  pas  permis  d'espérer  qu'à  un  moment  donné 
on  pourra  trouver  des  moyens  de  conciliation  raison- 
nables? Ne  peut-on  rêver  d'une  législation  qui  facilite- 
rait l'arbitrage  entre  les  travailleurs  et  les  patrons,  qui 
donnerait  la  faculté  de  résoudre  sans  coup  férir  des 
conflits  nés  le  plus  souvent  et  aggravés  par  de  simples 
malentendus?  Si  une  pareille  législation  était  instau- 
rée dans  ce  pays,  ne  pourrait-on  pas  espérer  plus  de 
stabilité  dans  la  production,  et  par  conséquent  une 
prospérité  plus  grande  pour  la  nation  tout  entière?  C'est 
encore  un  problème  qui  se  posera  demain,  et  pour  la 
solution  duquel  tous  les  républicains  sincères,  tous  les 
démocrates  généreux  devront  s'employer  de  tous  leurs 
efforts.  (Applaudissements.) 

Il  en  est  d'autres,  car  il  faut  le  dire,  citoyens,  la 
tâche  de  la  République  sera  une  tâche  de  justice  sociale. 
C'est  dans  l'ordre  économique  et  social  que  devront 
être  faits  ses  principaux,  ses  plus  grands  efforts.  Pour 
l'accomplissement  de  cette  œuvre,  elle  peut  faire  appel 
à  toutes  les  bonnes  volontés;  elle  peut  espérer  voir  se 
grouper  autour  d'elle  des  hommes  qui,  à  certains  points 
de  vue  purement  politiques,  étaient  éloignés  d'elle,  et 
qui  demain,  sur  des  conceptions  économiques  et  socia- 
les, pourront,  au  contraire,  s'en  rapprocher,  dans  une 
large  idée  de  progrès.  (Applaudissements.) 

Par  quelles  réformes  y  a-t-il  eu  lieu  d'améliorer  la 
situation  des  travailleurs?  Leur  plus  vif  désir  est  d'ar- 
river, peu  à  peu,  à  la  possession  des  choses,  de  pouvoir, 
sinon  individuellement,  au  moins  collectivement,  dans 
cette  personne  moderne,  cette  personne  morale  qu'est 
l'association,  accéder  à  la  propriété.  Actuellement,  des 
législations  très  complètes  donnent  à  l'individu  l'entière 
possibilité  de  s'assurer  la  liberté, la  dignité, la  sécurité,! 
par  la  possession  des  choses.  Une  législation  semblable 
est  à  faire  presque  tout  entière  pour  les  collectivités 
organisées. On  a  donné  la  liberté  syndicale  aux  ouvriers 


PIÈCES    JOINTES  29.- 


Q 


dans  un  geste  généreux  qui  fait  honneur  à  la  Républi- 
que. Mais  les  travailleurs,  j'entends  ceux  qui  se  disaient 
les  plus  éclairés  parmi  eux,  ont  commencé  par  repous- 
ser le  cadeau  qu'on  leur  apportait,  en  le  considérant 
comme  un  nouveau  moyen  de  peser  sur  le  monde  du 
travail,  comme  une  atteinte  à  sa  liberté.  C'est  seule- 
ment au  bout  de  quelques  années  que  les  travailleurs 
ont  fait  usage  de  cette  loi  qu'ils  avaient  d'abord  tenue 
pour  une  loi  de  police.  Aujourd'hui,  ceux-là  même 
qui  la  critiquaient  avec  une  telle  force  la  défendraient 
au  besoin  par  leur  chair  et  par  leur  sang-,  si  l'on  vou- 
lait y  toucher. 

On  a  institué  cette  liberté  ;  est-elle  suffisante  pour 
permettre  à  des  ouvriers  de  se  grouper,  d'affirmer  leurs 
revendications,  au  besoin  de  les  appuyer  par  la  grève? 
Est-ce  assez  ?  Non,  citoyens,  il  fallait  donner  à  cette 
collectivité  qui  allait  se  dresser  tous  les  moyens  légaux 
d'employer  utilement  son  activité.  Il  ne  fallait  pas  la 
laisser  aux  prises  avec  des  impossibilités  matérielles. 
On  devait  lui  permettre  —  pour  s'assagir,  pour  deve- 
nir mieux  consciente  de  ses  devoirs  et  peut-être  aussi 
acquérir  une  notion  plus  juste  de  ses  droits —  on  devait, 
dis-je,  lui  permettre  de  posséder,  d'administrer,  de 
sentir  la  responsabilité  qui  pèse  sur  les  individus  et 
sur  les  groupements  d'individus  dès  qu'ils  ont  en  main 
la  gestion  si  complexe  d'intérêts  matériels.  On  a  laissé 
les  syndicats  se  mouvoir  dans  le  vide  ;  ils  ont  été  appe- 
lés forcément  à  des  manifestations  verbales,  bientôt 
violentes,  et  qui  ne  pouvaient  que  dégénérer  en  con- 
flits dangereux,  inefficaces  pour  ceux  qui  les  avaient 
engagés.  Il  faut  que  demain  ces  activités  puissent  s'em- 
ployer utilement,  que  demain  la  personnalité  civile  soit 
donnée  tout  entière  aux  syndicats,  que  ces  grandes 
organisations  puissent  devenir  de  véritables  marchés 
du  travail,  où  le  patron  pourra  s'approvisionner  de 
main-d'œuvre,  oii  il  trouvera  ce  qui  est  indispensable 
au  bon  fonctionnement  de  son  industrie,  sans  avoir  à 
entrer  en  conflit  quotidien  avec  des  individus. 

Mais  pour  cela,  il  faudra  que  les  syndicats  prennent 


294  l'apaisement 


conscience  là  encore  de  leur  devoir.  Il  faudra  que  lors- 
qu'un syndicat  aura,  de  par  la  loi,  passé  un  contrat 
avec  un  chef  d'industrie,  il  ne  compromette  pas  sa 
parole  par  des  mouvements  inconsidérés,  que  lorsqu'il 
aura  mis  sa  signature  au  bas  d'un  contrat  elle  soit 
sacrée  et  qu'il  la  respecte,  même  si  au  moment  où  il 
Fa  mise  il  n'a  pas  été  suffisamment  éclairé  sur  ses  véri- 
tables intérêts.  Ce  sera  le  syndicat  «  honnête  homme» 
qu'il  faudra  rencontrer  dans  ces  heures. 

La  réforme  est  difficile,  précisément  parce  que  beau- 
coup de  patrons  nous  disent,  à  nous  qui  voulons  l'en- 
treprendre :  «  Nous  patrons,  nous  avons  une  responsa- 
bilité ;  quand  nous  avons  pris  un  engagement,  si  nous 
le  violons,  nous  pouvons  être  Condamnés  à  des  domma- 
ges-intérêts, et  c'est  notre  fortune  qui  répond.  Où  sera 
la  garantie  quand  un  syndicat  ouvrier  aura  violé  ses 
engagements  vis-à-vis  de  nous  ?  Quelle  prise  aurons- 
nous  sur  lui  ?  >  C'est  un  argument  qui  ne  manque  pas 
de  force.  Mais  un  tel  argument  peut  s'opposer  à  tou- 
tes les  bonnes  volontés  à  l'origine  de  leurs  efforts.  Le 
petit  commerçant,  à  ses  débuts,  ne  trouve  pas  de  cré- 
dit; par  conséquent,  il  n'a  pas  le  moyen  de  se  dévelop- 
per, de  prospérer,  d'arriver  à  la  fortune  si  on  ne  lui 
fait  pas  confiance,  et  largement  confiance.  Il  faudra  que 
les  industriels  accordent  une  aussi  large  confiance  à  ces 
organisations  syndicales.  Lorsqu'elles  auront  la  possibi- 
lité de  contrats  collectifs  qui  sont  la  réalité  de  demain, 
il  faudra  qu'ils  consentent  à  passer  par  quelques  décon- 
venues, dans  les  premiers  temps,  jusqu'à  l'heure  où  — 
la  compréhension  des  choses  s'étant  faite  assez  nette 
et  assez  complète  dans  l'esprit,  dans  la  conscience  des 
travailleurs  —  ces  contrats  deviendront,  d'une  manière 
certaine,  des  contrats  de  probité  de  part  et  d'autre  exé- 
cutés par  tous  avec  la  même  loyauté. 

Il  faut  aussi  qu'aux  associations  ouvrières  on  donne 
la  possibilité  de  n'être  pas  seulement  des  marchés  du 
travail,  de  devenir  des  centres  de  production  directe, 
et  que,  comme  on  l'a  fait  pour  les  travailleurs  de  la 
terre,  pour  les  agriculteurs,  comme  on  vient  de  le  faire 


PIÈCES    JOINTES  295 


pour  les  marins,  on  institue  le  crédit  en  faveur  des  orga- 
nisations ouvrières,  qu'on  facilite  aux  syndicats  les 
entreprises^  qu'on  leur  permette  de  se  développer,  d'af- 
franchir leurs  membres  d'une  façon  plus  complète,  en 
leur  donnant  des  conditions  meilleures  de  sécurité  dans 
la  vie. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  faut  encore  que  la  prochaine 
législation  envisage  d'une  manière  résolue  la  participa- 
tion des  travailleurs  au  bénéfice  des  industries.  {Ap- 
plaudissemenls.)  Il  faut  qu'une  législation  s'élabore  qui 
n'imposera  pas  de  contrainte,  mais  qui  fournira  aux 
travailleurs  et  aux  capitalistes  le  moyen  de  constituer 
des  associations  basées  sur  des  actions  argent  et  des 
actions  travail.  Je  suis  sûr  qu'il  y  a  là  un  domaine  d'ac- 
tivité nouvelle  absolument  fructueuse,  un  domaine  de 
concorde  et  de  paix,  et  je  suis  certain  que  si  l'on  y  peut 
orienter  le  travail  et  l'argent,  il  sortira  de  l'association 
qui  pourra  s'établir  entre  eux  des  avantages  précieux 
pour  les  uns  et  pour  les  autres,  pour  le  pays  tout  entier. 


La  réforme  fiscale 

Voilà,  citoyens,  l'exposé  sommaire  des  problèmes 
sociaux  qu'aura  à  résoudre  la  prochaine  législature. 
Elle  devra  également  mener  à  bien  la  réforme  fiscale 
dont  la  Chambre  a  jeté  les  bases.  Cette  réforme  est 
actuellement  pendante  devant  le  Sénat  qui  l'étudiera 
avec  toute  l'attention  qu'elle  mérite,  et  vous  pouvez 
compter  qu'avec  le  concours  du  Gouvernement  elle  ne 
tardera  pas  à  passer  dans  la  réalité  des  faits. 


L'amour  de  la  France 

Vous  voyez  combien  vaste  est  le  travail  auquel  la 
prochaine  Chambre  veut  et  doit  se  consacrer.  Ainsi  la 
République  se  complétera,  se  consolidera  :  elle  se  dres- 


296  l'apaisement 


1 


sera  identique  à  elle-même,  telle  que  le  peuple  l'avait 
conçue,  telle  qu'il  l'avait  voulue.  Il  faut  aussi  qu'avec 
l'aide  des  travailleurs,  elle  se  fortifie  dans  la  nation 
elle-même,  par  l'amour  de  la  France.  Il  faut  que  les 
travailleurs  s'habituent  à  aimer  leur  patrie,  à  la  vouloir 
forte.  Pour  qu'elle  garde  sa  dig-nité  tout  entière,  et 
qu'elle  sauvegarde  ses  intérêts,  il  faut  qu'elle  ne  se  dé- 
tourne pas  des  efforts  de  défense  nationale,  lorsqu'ils 
apparaissent  nécessaires,  indispensables.  Demain,  nous 
aurons  à  entreprendre  de  tels  efforts  ;  demain,  un  pro- 
blème pressant  se  posera  devant  le  Gouvernement  et 
devant  le  Parlement.  Il  sera  nécessaire  de  faire  des  sa- 
crifices pour  donner  à  ce  pays  tous  les  moyens  de  main- 
tenir son  indépendance,  d'assurer  sa  dignité  morale  et 
la  défense  de  ses  intérêts  matériels.  Vraiment,  citoyens, 
c'est  une  triste  chose  qu'on  essaye  d'égarer  les  travail- 
leurs dans  la  voie  de  Tantipatriotisme,  comme  si  ce 
mot  signifiait  quelque  chose,  comme  si  ce  n'était  pas 
une  folie  que  de  vouloir  entraîner  les  ouvriers  de  notre 
pays  à  se  désintéresser  de  sa  vie,  comme  si  leur  sort 
n'était  pas  étroitement  uni  à  la  grandeur  et  à  la  pros- 
périté de  la  nation.  Ce  sont  des  révolutionnaires,  des 
hommes  qui  prétendent  avoir  plus  que  d'autres  la  no- 
tion de  leur  dignité  personnelle,  qui  plus  que  d'autres 
veulent  défendre  leur  liberté  individuelle,  et  lorsqu'elle 
est  par  hasard  attaquée,  ou  simplement  lorsqu'ils  s'ima- 
ginent qu'un  orateur,  dans  une  salle  de  réunion,  con- 
trarie leurs  goûts  et  leurs  préférences,  viennent  jeter 
des  pierres  dans  les  vitres  de  cette  salle  ;  ce  sont  des 
hommes,  prêts  à  recourir  aux  moyens  violents  pour  dé- 
fendre leurs  idées  de  liberté,  qui  conseillent  à  la  nation, 
si  elle  était  attaquée,  de  ne  pas  se  défendre,  de  se  laisser 
envahir,  de  se  laisser  opprimer  et  réduire  à  l'esclavage! 
(Applaudissements.)  Vraiment  c'est  la  propagande  la 
plus  illogique,  la  plus  contradictoire,  la  plus  absurde 
qui  se  puisse  concevoir.  Je  constate  avec  une  joie  pro- 
fonde qu'elle  n'a  pas  pénétré  le  milieu  des  travailleurs. 
Ils  ont  compris  qu'ils  avaient  des  devoirs  qui  les  rap- 
prochaient   des    autres    citoyens   de  ce  pays.  Ils  sont 


PIÈCES    JOINTES  297 


ouvriers  et  Français.  Ils  sont  socialistes  et  républicains. 
Tous  leurs  efforts  doivent  tendre  à  la  défense  et  à  l'em- 
bellissement de  la  liberté,  de  la  République,  au  rayon- 
nement de  la  France  sur  le  monde  entier.  La  grandeur 
de  la  France,  de  la  République  est  notre  but.  Socia- 
listes et  républicains,  pour  l'atteindre,  nous  devons  nous 
unir  étroitement,  fraternellement.  Vive  la  France  I  Vive 
la  République  sociale  I 


PIECES    JOINTES  iV«  7 


LETTRE 

De  Protestation  du  Pape  Pie  X  aux 
Souverains  Catholiques 

28  avril  1904. 


Des  Chambres  du  Vatican. 

La  venue  à  Rome,  en  forme  officielle,  de  M.  Lou- 
bet,  Président  de  la  République  française,  pour  ren- 
dre visite  à  Victor-Emmanuel  III,  a  été  un  événement 
de  si  exceptionnelle  gravité  que  le  Saint-Siège  ne  peut 
le  laisser  passer  sans  appeler  sur  lui  la  plus  sérieuse 
attention  du  Gouvernement  que  Votre  Excellence  repré- 
sente. 

Il  est  à  peine  nécessaire  de  rappeler  que  les  Chefs 
d'Etats  catholiques,  liés  comme  tels  par  les  liens  spé- 
ciaux au  pasteur  suprême  de  l'Eglise,  ont  le  devoir 
d'user  vis-à-vis  de  lui  des  plus  grands  égards,  compa- 
rativement aux  souverains  des  Etats  non  catholiques 
en  ce  qui  concerne  sa  dignité,  son  indépendance  et  ses 
droits  imprescriptibles.  Ce  devoir  reconnu  jusqu'ici  et 
observé  par  tous,  nonobstant  les  plus  graves  raisons 
de  politique,  d'alliance  ou  de  parenté,  incombait  d'au- 


PIÈCES    JOINTES  299 


tant  plus  au  premier  Magistrat  de  la  République  Fran- 
çaise, qui  sans  avoir  aucun  de  ces  motifs  spéciaux, 
préside  en  revanche  une  nation  qui  est  unie  par  les 
rapports  traditionnels  les  plus  étroits  avec  le  Pontificat 
Romain,  jouit  en  vertu  d'un  pacte  bilatéral  avec  le 
Saint-Siège  de  privilèges  signalés,  a  une  large  repré- 
sentation dans  le  Sacré  Collège  des  cardinaux  et,  par 
suite,  dans  le  Gouvernement  de  l'Eglise  Universelle, 
et  possède,  par  singulière  faveur,  le  protectorat  des 
intérêts  catholiques  en  Orient.  Par  suite,  si  quelque 
chef  de  nation  catholique  infligeait  une  grave  offense 
au  Souverain  Pontife  en  venant  prêter  hommage  à 
Rome,  c'est-à-dire  au  lieu  même  du  siège  Pontifical  et 
dans  le  même  palais  apostolique,  à  celui  qui,  contre 
tout  droit,  détient  sa  souveraineté  civile  et  en  entrave 
la  liberté  nécessaire  et  l'indépendance,  cette  offense  a 
été  d'autant  plus  grande  de  la  part  de  M.  Loubet  ;  et 
si,  malgré  cela,  le  Nonce  Pontifical  est  resté  à  Paris, 
cela  est  dû  uniquement  à  de  très  graves  motifs  d'or- 
dre et  de  nature  en  tout  point  spéciaux.  La  déclaration 
faite  par  M.  Delcassé  au  Parlement  français  ne  peut 
en  changer  le  caractère  ni  la  portée  —  déclaration  sui- 
vant laquelle  le  fait  de  rendre  cette  visite  n'impliquait 
aucune  intention  hostile  au  Saint-Siège  ;  car  l'offense 
est  intrinsèque  à  l'acte,  d'autant  plus  que  le  Saint- 
Siège  n'avait  pas  manqué  d'en  prévenir  ce  même  Gou- 
vernement. 

Et  l'opinion  publique,  tant  en  France  qu'en  Italie, 
n'a  pas  manqué  d'apercevoir  le  caractère  offensif  de 
cette  visite,  recherchée  intentionnellement  par  le  Gou- 
vernement italien  dans  le  but  d'obtenir  par  là  l'affai- 
blissement des  droits  du  Saint-Siège  et  l'offense  faite 
à  sa  dignité,  que  celui-ci  tient  pour  son  devoir  princi- 
pal de  protéger  et  de  défendre,  dans  l'intérêt  même  des 
catholiques  du  monde  entier. 

Afin  qu'un  fait  aussi  douloureux  ne  puisse  constituer 
un  précédent  quelconque,  le  Saint-Siège  s'est  vu  obligé 
d'émettre  contre  lui  les  protestations  les  plus  formelles 
et  les  plus  explicites  et  le  soussigné  cardinal-secrétaire 


300  l'apaisement 


d'Etat,  par  ordre  de  sa  Sainteté,  en  informe,  par  la 
présente,  Votre  Excellence,  en  vous  priant  de  vouloir 
bien  porter  le  contenu  de  la  présente  note  à  la  connais- 
sance du  Gouvernement  de 

Il  saisit  en  même  temps  cette  occasion  de  confirmer 
à  Votre  Excellence  les  assurances,  etc 


PIÈCES  JOINTES  N'^  8 


LE  RAPPEL  DE  L'AMBASSADEUR 
DE  FRANCE   PRÈS   LE    SAINT-SIÈGE 

Discours  de  M.  Briand 
Chambre  des  députés,  27  mai  1904 


M.  Aristide  Briand.  —  Au  milieu  du  discours, 
qu'il  a  prononcé  tout  à  l'heure,  mon  collègue  M.  Allard 
a  mis  un  point  d'interrogation. 

Envisageant  les  conséquences  d'un  ordre  du  jour  qui 
pourrait  entraîner  la  chute  du  Gouvernement,  il  disait: 
«  Et  après  ?  » 

J'avoue  qu'il  m'est  impossible  de  me  poser  aussi 
légèrement  une  telle  interrogation. 

M.  Maurice  Allard.  —  Je  n'ai  pas  dit  cela. 

M.  Aristide  Briand. —  L'incertitude  du  lendemain 
me  cause  une  inquiétude  véritable  ;  et  c'est  là  qu'il 
faudra  chercher  la  raison  de  mon  vote  à  la  fin  de  ce 
débat. 


302  l'apaisement 


Plusieurs  de  mes  amis  et  moi-mêmej  nous  aurions 
préféré  que,  dans  les  conjonctures  présentes,  le  Gou- 
vernement nous  eût  apporté  uq  résultat  plus  impor- 
tant, plus  décisif;  mais  dans  la  crainte  où  nous  som-  ] 
mes  de  gaspiller  le  petit  profit  qu'il  nous  vaut...  ] 
(Exclamations  et  rires  à  droite.  —  Applaudissements 
à  gauche.) 

M.  le  marquis  de  Maussabré.  —  L'aveu  est  char- 
mant I 

M.  Aristide  Briand.  —  Vous  me  rendrez  cette  jus- 
tice que  je  m'explique  franchement.  Je  veux  dire  toute 
ma  pensée  (Très  bien!  très  bien  !  à  droite)  au  risque 
de  provoquer  Fétonnement  de  ceux  de  mes  collègues, 
pour  qui  l'intransigeance,  l'exagération,  l'impatience, 
ont  toujours  été  considérées  jusqu'ici  comme  les  vertus 
théologales  du  socialisme.  (On  rit.) 

Messieurs,  j'ai  dit  tout  à  l'heure  et  je  répète  que 
mes  amis  et  moi-même  nous  sommes  bien  décidés  à  ne 
pas  compromettre,  par  trop  de  hâte  à  l'exagérer,  le 
résultat,  si  mince  soit-il,  qui  nous  a  été  accordé.  (Très 
bien!  très  bien  !  sur  divers  bancs  à  gauche.  —  Excla- 
mations à  droite.) 

Et  je  dis  toute  suite  que  si  je  m'en  contente  pour 
l'instaut,  c'est  que,  d'abord,  je  le  tiens  pour  définitif. 
(Très bien!  très  bien!  à  V extrême  gauche.) 

M.  Hubbard.  —  C'est  l'équivoque  I 

M.  Aristide  Briand.  —  Permettez.  Je  ne  fais  pas 
d'équivoque.  Vous  le  verrez  tout  à  l'heure,  monsieur 
Hubbard.  (Très  bien  !  très  bien  !) 

Je  reste  très  convaincu  que,  sur  l'initiative  de  la 
commission  du  budget  elle-même,  la  Chambre  aura 
bientôt  l'occasion  de  rendre  irrévocable  le  rappel  de 
l'ambassadeur.  (Applaudissements  a  l'extrême  gauche 
et  sur  divers  bancs  à  gauche.) 

M.  Ribob.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Massabuau.  —  Ayez  le  courage  de  mettre  cela 
dans  l'ordre  du  jour  et  je  le  vote  avec  vous  1 

M.  Gauthier  (de  Clagny).  —  M.  Delcassé  le  vo- 
tera-t-il? 


PIÈCES    JOINTES  303 


M.  Aristide  Briand.  —  Vous  le  lui  demanderez  à 
lui-même. 

Monsieur  Gauthier  (de  Glag-ny),  vous  savez  que  je 
n'abuse  pas  de  la  tribune.  {Très  bien  !  très  bien  !  k 
ffauche.)  Laissez-moi  parler,  je  vous  prie.  {Parlez  I 
variez  !) 

M.  Arcbdeacon.  —  Proposez  la  dénonciation  du 
Concordat;  nous  la  voterons  tous  1  Mais  vous  en  avez 
peur  I  {Bruit  à  gauche.) 

M.  Aristide  Briand.  —  J'entends  bien  qu'entre  le 
premier  résultat,  déjà  réalisé  par  le  rappel  de  M.  Nisard, 
et  celui  qui  doit,  à  mon  sens,  le  compléter  au  moment 
du  vote  sur  le  crédit  de  l'ambassade,  il  ne  manquera 
pas  de  bons  esprits  pour  s'employer  à  préparer  des 
rapprochements  entre  le  Vatican  et  le  Gouvernement 
de  la  République  ;  et  je  ne  suppose  pas  que  l'hono- 
rable M.  Delcassé  soit  homme  à  contrecarrer  de  tels 
projets.  {On  rit.)  Peut-être  même  irait-il  assez  volon- 
tiers au-devant  de  quelques  concessions  à  faire.  {Mou- 
vements  divers.) 

Mais  il  est  déjà  trop  tard.  Le  problème  posé  par  la 
protestation  du  Vatican  est  tel  qu'il  est  désormais 
impossible  de  songer  à  le  résoudre  d'une  manière  aussi 
simple.  Toutes  les  explications,  fussent-elles  ingénieu- 
ses comme  celles  que  l'on  nous  propose  depuis  quel- 
ques jours,  toutes  les  excuses  même,  relativement  au 
texte  du  document,  à  des  différences  de  termes,  à  la 
procédure  qui  fut  employée  pour  la  communication 
aux  puissances,  ne  suffiraient  plus  à  motiver  une 
reprise,  avec  le  Saint-Siège,  de  nos  relations  antérieu- 
res. {Très  bien!  très  bien  !  sur  divers  bancs  à  gauche.) 

M.  Arcbdeacon.  —  Gela  est  parfaitement  vrai. 

M.  Lucien  Millevoye.  —  G'est  très  logique. 

M.  Aristide  Briand. —  Ce  ne  sont  plus  en  effet  des 
considérations  de  forme  qui  dominent  le  conflit  actuel; 
la  question  qui  se  pose  est  plus  haute  et  plus  grave. 
Il  s'agit  de  savoir  si  le  contrat  qui  nous  lie  avec  Rome 
doit  entraîner  pour  nous  de  telles  conséquences,  pro- 
duire de  tels  effets  que  la  France  républicaine  ne  puisse 


304  l'apaisement 


pas  orienter  à  son  gré  sa  politique  extérieure  sans  se 
voir  exposée  aux  remontrances  de  la  papauté.  Voilà  le 
véritable  terrain  du  conflit.  Et  il  m'importe  assez  peu 
que  le  Gouvernement  par  une  faiblesse  aussi  inatten- 
due que  fâcheuse,  n'ait  pas  su,  dès  la  première  heure, 
y  prendre  résolument  la  position  qui  convenait  dans 
l'intérêt  de  l'indépendance  et  de  la  dignité  de  la  Répu- 
blique. Le  conflit  n'en  a  pas  moins  pris  son  véritable 
caractère:  l'essentiel  est  qu'il  le  garde  avec  toutes  ses 
conséquences  et  toute  sa  portée. 

Je  vous  prie  de  noter,  messieurs,  que  personnelle- 
ment je  ne  fais  pas  grief  à  Pie  X  d'avoir  lancé  sa  pro- 
testation; elle  procède  d'une  manière  un  peu  forte  et 
qui  peut  être  sujette  à  critique  ;  mais,  dans  son  esprit, 
sinon  dans  ses  termes,  elle  n'est  que  l'écho  fidèle  des 
traditions  de  l'Eglise.  {Très  bien!  très  bien!  k  gauche 
et  à  droite.) 

M.  Marcel  Sembat.  —  C'est  ce  qu'a  dit  tout  à 
l'heure  M.  Gayraud. 

M.  Aristide  Briand.  —  Tout  récemment,  ici  même, 
nous  en  avons  eu  l'avant-goût  dans  les  paroles  que  pro- 
nonçait M.  de  Gastellane,  au  milieu  du  silence  gêné  de 
la  droite,  dont  les  membres  semblaient  attester  par 
cette  attitude  qu'il  est  assez  difficile  de  moderniser  sa 
pensée  sans  de  fortes  concessions  sur  la  foi... 

M.  Gayraud.  —  La  foi  n'est  pas  en  cause,  monsieur 
Briand  1 

M.  Aristide  Briand.  —  Mais  Pie  X,  lui,  n'est  pas 
moderne  :  il  est  le  pape;  et  je  conviens  qu'en  faisant 
parler  le  passé,  il  est  resté  dans  son  rôle  et  dans  sa 
fonction. 

Je  me  demande  seulement  si  c'est  bien  le  rôle,  si 
c'est  bien  l'intérêt  d'une  démocratie  de  garder  partie 
liée  avec  des  traditions  qui  refusent  obstinément  de 
s'assouplir  aux  vues,  aux  aspirations,  aux  besoins  des 
peuples  modernes.  {Applaudissements  à  ^extrême  gau- 
che et  sur  divers  bancs  à  gauche.) 

M.  le  baron  de  Boissieu.  —  Dénoncez  le  Concordat  1 

M.  Aristide  Briand.  -    C'est  précisément  pour  en 


PIÈCES    JOINTES  305 


arriver  là  que  nous  prenons  aujourd'hui  l'attitude  que 
vous  savez.  {Rù^es  ironiques  au  centre.) 

M.  Georges  Berthoulat.  —  Qui  consiste  à  ne  rien 
faire  I 

M.  Aristide  Briand.  —  Monsieur  Berthoulat,  à 
vouloir  trop  faire,  il  arrive  souvent  qu'on  défait. 
(Applaudissements  et  rires  à  gauche  et  sur  divers  hancs 
au  centre.)  Je  ne  devrais  pas  vous  dire  cela,  à  vous  qui 
siégez  sur  des  bancs  où  l'opportunisme... 

M.  Georges  Berthoulat.  —  L'opportunisme  ?  mais 
il  nous  parle  par  votre  bouche, monsieur  Briand  !  {Rires 
au  centre.) 

M.  Aristide  Briand.  —  Messieurs,  le  conflit  avec  le 
Vatican  fait  éclater  à  tous  les  yeux  l'incompatibilité 
irréductible  qui  existe  entre  l'Eg'Iise  traditionaliste  et 
l'Etat  démocratique. Il  n'y  a  qu'une  façon  de  faire  ces- 
ser un  étatde  choses  aussi  insupportable, c'est  de  rendre 
aux  deux  parties,  l'Etat  et  l'Eglise,  la  liberté  que  le 
souci  de  leur  dignité  réciproque  doit  les  porter  égale- 
ment à  désirer. 

Dans  ma  pensée,  messieurs,  il  ne  s'agit  pas  d'exercer 
contre  l'Eglise  catholique  des  représailles  en  raison  de 
Pacte  commis  par  son  chef.  La  sanction,  à  ce  point  de  vue, 
était  et  reste  du  domaine  diplomatique.  Quand  je  parle 
de  rendre  la  liberté  à  l'Etat,  je  ne  limite  pas  la  solution 
à  la  seule  Eglise  catholique;  c'est  de  toutes  les  Eglises 
qu'il  s'agit  {Applaudissements  sur  divers  hancs)  ;  et 
quand  je  vois  dans  les  circonstances  présentes  une 
occasion  heureuse  de  rompre  successivement  toutes  les 
résistances  qui  peuvent  s'opposer  encore  à  la  laïcisation 
de  l'Etat,  c'est  bien  entendu  à  la  condition  que  la  rup- 
ture s'élargisse  aux  proportions  d'un  acte  de  libération 
totale  et  définitive.  C'est  la  logique  même  des  choses 
qu'une  occasion  s'offrant  à  elle  de  hâter  la  réalisation 
de  la  neutralité  confessioanelle,  la  République  s'en 
empare  pour  la  faire  servir  à  ce  dessein  ;  et  c'est  aussi 
son  devoir  de  lui  faire  produire  tous  ses  effets. 

C'est  ici,  messieurs,  la  grosse  et   grave  question  de 

20 


306  l'apaisement 


la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat  qui  surgit  dans  le 
débat. 

Mais  je  ne  suis  pas  d'accord  avec  ceux  de  mes  col- 
lègues qui  paraissent  croire  que  dans  l'état  actuel  du 
conflit,  grâce  à  l'émotion  qu'il  a  provoquée  dans  le  pays, 
il  devient  possible  sans  plus  tarder  de  réaliser  une  telle 
réforme.  C'est  tout  au  plus  si  certains  ne  s'étonnent 
pas  qu'un  projet  n'ait  pas  encore  été  déposé  sur  le  bu- 
reau de  la  Chambre  et  que  celle-ci,  toute  autre  affaire 
cessante, n'en  ait  pas  déjà  entrepris  l'examen  et  le  vote. 
Sans  aller  jusque-là,  d'autres,  comme  M.  Allard,  se 
demandent  pourquoi  la  Chambre  ne  préluderait  pas  à 
la  Séparation  par  la  dénonciation  du  Concordat.  Dénon- 
cer le  Concordat  I  C'est  là  une  formule  simple,  dont 
on  fait,  je  le  sais, un  fréquent  usage  et  qu'on  isole  volon- 
tiers de  toutes  autres  préoccupations,  comme  si  dans 
sa  simplicité  séduisante  pouvait  se  résumer  toute  la 
complexité  du  problème.  {Vifs  applaudissements  sur 
divers  hancs.) 

Mais  parla  dénonciation  du  Concordat^  c'est  ce  pro- 
blème tout  entier  qui  se  pose  avec  toutes  ses  difficul- 
tés, réclamant  à  la  fois, non  plus  une  solution,  mais  des 
solutions.  Rompre  isolément  le  contrat,  ce  ne  serait  pas 
trancher  du  même  coup  les  innombrables  attaches  léga- 
les par  où  l'Eglise  tient  à  l'Etat.  Laisser  en  suspens, 
sans  les  résoudre,  les  grosses  questions  de  propriété 
ecclésiastique,  d'organisation  intérieure  de  l'Eglise  ; 
n'édicter  aucune  précaution  contre  la  constitution  d'une 
mainmorte  qui  deviendrait  vite  formidable,  conserver 
pour  toutes  garanties  de  l'ordre  public,  celles  que  vous 
connaissez  et  dont  l'impuissance  est  si  manifeste  :  c'est 
une  solution  dont  l'Eglise  s'accommoderait  bien  volon- 
tiers, je  vous  l'assure,  et  qu'elle  ne  croirait  pas  payer 
trop  cher  de  la  rançon  d'un  budget  officiel.  Par  l'acte 
gouvernemental  qui  aurait  rompu  le  Concordat,  elle  se 
verrait  dégagée  de  toute  entrave:  par  contre, elle  pour- 
rait continuer  à  jouir  des  avantages  que  lui  confèrent 
tous  les  textes  législatifs  qui  auraient  forcément  survécu 


au  Concordat. 


PIÈCES    JOINTES  307 


Vous  me  direz  :  mais  tous  ces  textes,  on  les  abroge- 
rait ensuite,  successivement;  les  lois  de  garantie  pour- 
raient être  votées  aussi,  au  fur  et  à  mesure  des  besoins. 
L'essentiel  n'est-il  pas  d'aller  au  plus  pressé? 

Messieurs,  en  supposant  que  le  Gouvernement  dé- 
nonce le  Concordat  et  qu'il  se  rencontre  dans  cette 
Chambre  une  majorité  pour  l'approuver,  êtes-vous  bien 
sûrs  qu'elle  se  retrouverait  à  la  Chambre  et  au  Sénat 
—  il  faut  le  concours  des  deux  Assemblées  pour  faire 
uneloi — à  Theure  des  précautions  nécessaires  ?(A/)jo/a«- 
dissements  à  gauche.) 

M.  Fabien-Cesbron. —  Prenez-les  donc, ces  précau- 
tions 1 

M.  Aristide  Briand.  —  Voulez-vous  me  permettre 
de  m'expliquer  ?  Je  poursuis  une  démonstration;  vous 
pourrez,  après  moi,  en  contester  la  valeur. 

Je  me  préoccupe  en  ce  moment,  messieurs,  de  déve- 
lopper les  arguments  qui  me  semblent  prouver  d'une 
manière  irréfutable  que  la  dénonciation  du  Concordat 
n'aurait  pas  les  effets  immédiats  que  certains  de  mes 
collègues  républicains  en  attendent. 

La  dénonciation  du  Concordat  !  quelle  formule  sim- 
ple et  commode  1  comme  elle  dispense  facilement  de 
toute  autre  préoccupation  !  {Vifs  applaudissements  au 
centre  et  à  droite.) 

M.  Hubbard.  —  Voyez  qui  vous  applaudit  ! 

M,  Aristide  Briand.  —  C'est  pour  moi  un  devoir 
de  le  dire  {Applaudissements  à  Vextrême  gauche  et  à 
gauche)...  et  de  le  dire  avec  insistance. 

Dénoncer  le  Concordat,  mais  c'est  accomplir  un  acte 
gouvernemental  qui  n'aurait  nullement  pour  consé- 
quence de  séparer  l'Eglise  de  l'Etat. 

M.  Maurice  Allard.  —  C'est  une  déclaration  de 
guerre  ! 

M.  Aristide  Briand.  —  Ne  faites  pas  une  déclara- 
tion de  guerre  qui  se  retournera  contre  vous,  voilà  ce 
que  je  vous  demande.  {Très  bien  !  très  bien  !  au  cen- 
tre et  à  droite.) 

M.  Archdeacon.  —  Voilà  un  aveu  ! 


308  l'apaisement 

M.  Georges  Berthoulat.  —  Alors,  c'est  la  paix  I 

M.  Massabuau.  —  Vous  parlez  comme  M.  Ribot  I 

M.  Rouland.  —  C'est  du  socialisme  opportuniste  I 

M.  Aristide  Briand.  —  Ce  socialisme^  mon  cher 
collègue,  se  fera  un  honneur  de  vous  apporter  un  pro- 
jet complet  et  étudié  sur  lequel  vous  serez  appelé  à 
voter  à  brève  échéance.  [Interruptions  à  droite.) 

M.  Fabien-Gesbron.  —  A  quel  moment?  Dans  vingt 
ans  ! 

M.  Archdeacon.  —  Le  programme  de  Belleville,  en 
1869,  réclamait  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat. 

M.  Aristide  Briand.  —  Je  le  répète,  quand  on  aura 
rompu,  en  France,  par  un  acte  gouvernemental  —  car 
un  tel  acte  suffit  —  les  liens  du  Concordat,  les  innom- 
brables ramifications  qui  en  sont  le  prolongement  n'en 
persisteront  pas  moins  dans  toute  notre  législation,  en 
sorte  que,  ayant  fait  cesser  les  obligations  de  l'Eglise, 
vous  laisserez  subsister,  à  son  profit,  tous  les  avanta- 
ges qu'elle  tient  des  lois  et  qui  ne  peuvent  disparaître 
qu'avec  celles-ci.  (Applaudissements  à  gauche  et  sur 
divers  bancs  au  centre.  —  Mouvements  divers.)  Voilà 
un  danger  qu'il  est  prudent, croyez-moi,  de  ne  pas  courir. 

M.  Charles  Dumont.  — Cela  ne  durerait  pas  quinze 
jours. 

M.  Aristide  Briand.  —  Qu'en  savez-vous  ?  Je  vous 
assure,  en  tous  cas,  mon  cher  collègue,  que  la  question 
vaut  d'être  traitée  sérieusement  (Très  bien!  très  bien !) 
et  c'est  parce  que  je  n'aime  pas  à  me  contenter  de  va- 
gues affirmations  que  je  me  suis  permis  de  préciser. 
(Applaudissements .) 

M.  Modeste  Leroy.  —  Prenez  garde  !  la  droite  va  de 
mander  l'affichage  de  votre  discours. (iïîVes  au  centre.) 

M.  Aristide  Briand.  —  C'est  une  plaisanterie  facile. 

Je  connais  des  collègues  qui,  depuis  vingt  ans,  ont 
promené  un  peu  partout  dans  le  pays  la  promesse  qu'à 
brève  échéance  la  Séparation  serait  réalisée. Peut-être 
l'eût-elle  été,  en  effet,  si,  au  lieu  de  procéder  par  affirma- 
tions tranchantes,  ils  s'étaient  donné  la  peine  de  placer 
résolument  l'opinion  en  face  des  difficultés  du  problème. 


PIÈCES    JOINTES  309 


Où  en  sont-ils  après  tant  d'efforts?  {Vifs  applaudisse^ 
ments  à  gauche,  au  centre  et  sur  divers  bancs  à  Vex- 
trême  gauche.) 

M.  Hubbard.  —  Vous  parlez  de  collègues  qui  ont 
promené  dans  le  pays  la  question  de  la  séparation  de 
1  Eglise  et  de  l'Etat  et  la  dénonciation  du  Concordat  ; 
vous  leur  demandez  quels  résultats  ils  ont  obtenus.  Je 
vous  demande  à  mon  tour  ce  que  v^ous  pensez  d'un  Gou- 
vernement qui,  depuis  deux  ans,  prépare  une  campagne 
anticléricale  et  qui,  au  dernier  moment,  lorsqu'il  est  le 
maître  de  la  situation,  qu'il  tient  l'adversaire  à  la  gorge, 
renonce  à  la  lutte  ?  (Applaudissements  à  droite  et  sur 
divers  bancs.) 

M.  Aristide  Briand,  —  Mon  cher  collègue,  je  vous 
ai  dit  que  j'aurais  préféré  plus  d'énergie  de  la  part  du 
Gouvernement.  Je  prends  le  résultat  qu'il  nous  offre 
et  je  m'efforce  d'en  tirer  le  plus  d'avantages  possible. 
N'est-ce  pas  l'attitude  le  plus  conforme  à  l'intérêt  même 
de  la  cause  que  nous  défendons  tous  les  deux? 

Messieurs,  ceux  qui,  comme  moi,  sont  des  partisans 
résolus  et  sincères  de  la  séparation  des  Eglises  et  de 
l'Etat,  doivent  désirer  qu'à  l'heure  où  elle  en  sera 
saisie,  la  Chambre  puisse  envisager  cette  réforme  dans 
toute  sa  complexité  et  toute  son  ampleur.  Et  ce  n'est 
pas  sur  l'effet  d'une  émotion  passagère  qu'ils  doivent 
compter  pour  la  résoudre,  mais  seulement  sur  la  raison, 
sur  la  logique,  qui,  rendues  plus  fortes  sous  l'influence 
même  des  événements, leur  apporteront  des  arguments 
assez  décisifs  pour  qu'ils  puissent  se  dispenser  du  con- 
cours des  passions  violentes. 

C'est  de  cet  esprit  que  la  Commission  nommée  par 
vous  pour  étudier  les  divers  projets  de  Séparation 
déposés  sur  le  bureau  de  la  Chambre,  s'est  inspirée 
pour  ses  travaux. Constituée  au  mois  de  juin  de  l'année 
dernière,  elle  a  entendu  d'abord  les  auteurs  des  propo- 
sitions qui  lui  avaient  été  renvoyées.  Puis,  après  un 
échange  de  vues  assez  complet  sur  les  points  essentiels, 
elle  a  bien  voulu,  à  la  veille  des  vacances,  me  charger 
de  préparer,  en  tenant  compte  des  opinions  émises  au 


310  l'apaisement 


cours  de  la  discussion  générale,  une  sorte  d'avant-pro- 
jet qui  servirait  de  base  pour  ses  discussions  ultérieures. 

A  cette  tâche,  messieurs,  je  me  suis  employé  de 
mon  mieux,  d'un  effort  sincère  et  persévérant,  en  fai- 
sant, dans  la  mesure  du  possible,  abstraction  de  tout 
ce  qui  pouvait  être  de  nature  à  passionner  mes  recher- 
ches. (Applaudissements.) 

Dès  la  rentrée  de  novembre,  j'ai  fait  connaître  le 
résultat  de  mon  travail;  depuis,  chaque  semaine,  pour 
ainsi  dire  sans  interruption,  la  Commission  a  discuté 
article  par  article,  longuement  et  mmutieusement, 
l'avant-projet  dont  elle  est  saisie.  J'ai  à  peine  besoin 
de  vous  dire  qu'il  n'a  pas  rallié  tous  les  suffrages.  De 
droite  et  de  gauche  des  amendements  nombreux  se  sont 
abattus  sur  lui  ;  il  a  bien  fallu  les  discuter  aussi  ;  de 
longues  séances  y  ont  été  consacrées, 

A  l'heure  actuelle,  je  ne  crains  pas  de  m'exposer  au 
démenti  d'un  seul  de  mes  collègues  de  la  Commission 
si  j'affirme  que  d'ici  aux  vacances  elle  aura  certaine- 
ment mené  à  bien  la  lourde  tâche  que  vous  lui  avez 
confiée.  Si  à  ce  moment  elle  me  fait  l'honneur  de  me 
charger  définitivement  de  rapporter  devant  vous  le 
résultat  de  ses  travaux,  je  serai  en  mesure  de  le  faire 
dès  la  rentrée  d'octobre. 

Vous  vous  trouverez  alors,  messieurs,  en  présence 
d'un  projet  qui  pourra  laisser  à  désirer  sous  certains 
points  de  vue,  mais  qui  du  moins,  dans  son  ensemble, 
aura  été  établi  pour  permettre  à  l'Etat  de  se  dégager 
de  ses  liens  sans  violence,  presque  sans  rupture,  de  telle 
manière  qu'il  n'en  résulte  aucun  trouble  pour  le  pays 
et  que,  grâce  à  la  neutralité  confessionnelle  de  l'Etat, 
toutes  les  croyances  puissent,  au  lendemain  de  la  Sépa- 
ration, s'exercer  avec  la  même  facihté  que  la  veille. 
(Applaudissements .) 

Messieurs,  c'est  seulement  ainsi  qu'une  telle  réforme, 
si  grosse  qu'on  en  peut  dire  qu'elle  sera  une  révolution 
véritable,  peut  être  discutée  et  réalisée. 

Oui,  elle  peut  l'être,  mais  c'est  à  la  condition  de  ne 
pas  être  jetée  comme  un  enjeu  dans  toutes  les  batailles 


PIÈCES    JOINTES  311 


politiques.  Aussi  je  crois  pouvoir  dire  à  mes  amis  : 
Ayez  du  sang-froid,  saciiez  résister  aux  surenchères,  ne 
craig-nez  pas  d'être  taxés  de  modérés,  d'opportunistes. 
Personnellement,  j'ai  été  traité  de  clérical  (On,  rit),  à 
cause  de  la  modération  de  mon  projet;  peu  importe  I 
Le  pays  nous  saura  gré  de  la  sincérité  de  nos  efforts. 
(Applaudissements  à  Vextrême  gauche  et  k  gauche). 

Quant  à  ceux  de  mes  collègues  qui,  de  bonne  foi, 
croient  pouvoir,  par  le  moyen  d'une  sommation  au 
ministère,  hâter  la  réalisation  désirée,  ils  s'exposent  à 
compromettre  pour  longtemps  le  succès  d'une  cause 
que  les  circonstances  ont  si  heureusement  servie  jus~ 
qu'ici. 

Dans  le  cas  présent,  si  je  ne  vois  pas  bien  l'avantage 
d'une  motion  en  faveur  de  la  Séparation  en  supposant 
même,  ce  qui  est  au  moins  douteux,  qu'elle  puisse  être 
votée,  en  revanche  je  ne  vois  que  trop  le  danger  que 
ferait  courir  à  la  République  le  rejet  d'une  semblable 
proposition.  Il  prendrait  aussitôt,  au  bénéfice  du  Saint- 
Siège,  les  proportions  d'une  véritable  revanche,  et  la 
position  de  Pie  X  dans  le  conflit  actuel  s'en  trouverait 
singulièrement  renforcée. 

Ceux  de  mes  collègues  dont  je  reflète  ici  les  senti- 
ments, ne  se  sentent  pas  la  force  de  prendre  devant  le 
pays  la  lourde  responsabilité  d'une  initiative  aussi  dan- 
gereuse. Nous  n'exigeons  pas  du  Gouvernement  qu'il 
se  prononce  en  faveur  de  la  Séparation  ;  nous  lui  deman- 
dons seulement  de  ne  pas  se  prononcer  contre  cette 
réforme,  de  ne  pas  s'en  détourner  systématiquement 
comme  d'une  chose  irréalisable,  de  consentir  au  con- 
traire à  l'envisager  à  travers  la  logique  des  faits,  et  à 
ne  pas  faire  obstacle  à  ce  que  la  discussion  en  soit 
commencée  après  la  rentrée  des  vacances. 

En  attendant,  nous  comptons  sur  son  énergie  pour 
ne  pas  laisser  infliger  à  la  République  la  honte  d'une 
capitulation  devant  le  Vatican,  et,  sous  ces  réserves, 
nous  sommes  prêts  à  approuver  les  mesures  qu'il  a 
prises  et  à  lui  continuer  notre  confiance.  (Applaudis- 
sements à  gauche  et  à  Vextrême  gauche.) 


PIÈCES  JOINTES   No   9 


DISCOURS 

Prononcé  par  iVI.Briand,  président  du  Con- 
seil, au  banquet  du  Comité  républicain  du 
Commerce,  de  l'Industrie  et  de  l'Agricul- 
ture. 


Messieurs, 

Je  remercie  très  cordialement  votre  président,  mon 
excellent  ami  M.  Mascuraud,  d'avoir  bien  voulu  m'in- 
viter  en  votre  nom  à  présider  ce  superbe  banquet. 

Outre  qu'il  m'a  ainsi  procuré  le  grand  plaisir  de  me 
trouver  parmi  les  bons  et  vaillants  républicains  que 
vous  êtes,  de  vous  remercier  au  nom  du  Gouvernement 
tout  entier  des  services  que  par  votre  propagande 
incessante  vous  avez  rendus  à  la  République,  et  par 
anticipation,  de  ceux  que  demain,  plus  éclatants  encore, 
plus  efficaces,  vous  lui  rendrez  au  moyen  d'une  asso- 
ciation chaque  année  grandissante,  outre  ce  plaisir, 
votre  président  en  m'appelant  ici  m'a  fourni  l'occasion 
de  dire,  dans  un  milieu  propice  à  mon  sens,  les  paroles 
déiirâiiyes [Vifs applaudissements)  que  beaucoup  dési- 
rent de  bonne  foi,  j'en  suis  convaincu. 

Ayant  en  moi  la  bonne  foi  et  la  sincérité,  je  ne  puis 


PIÈCES   JOINTES  313 


croire  un  seul  instant  qu'il  y  ait  des  membres  de  la 
grande  famille  républicaine  qui  ne  soient  pas  animés 
des  mêmes  sentiments.  {Nouveaux  applaudissements.) 

Je  suis  heureux  d'avoir  à  prononcer  ces  paroles  dans 
le  milieu  de  commerçants,  d'industriels,  d'agriculteurs 
républicains  et  démocrates  que  vous  êtes. 

Car  si  vous  avez  le  feu  sacré  de  la  politique  et  de  la 
propagande,  ce  dont  je  vous  félicite,  vous  avez  aussi, 
par  le  petit  gouvernement  personnel  de  vos  affaires, 
l'expérience  de  la  vie,  vous  êtes  chaque  jour  dans  la 
gestion  de  vos  intérêts  aux  prises  avec  des  contingences, 
vous  connaissez  les  difficultés  de  l'effort,  la  gravité  de 
l'initiative.  A  chaque  instant,  en  effet,  vous  êtes  appe- 
lés à  en  mesurer  la  portée  et  les  conséquences.  Vous 
êtes  donc  des  hommes  animés,  dans  le  cercle  de  vos 
affaires,  de  l'esprit  gouvernemental  et  vous  êtes  à  même 
de  comprendre  un  homme  sur  qui  pèsent  les  respon- 
sabilités lourdes  du  pouvoir  (Applaudissements)  ;  quand 
il  vous  dira  avec  toute  sa  conscience,  tout  son  amour 
profond,  inaltérable  de  son  pays  et  de  la  République, 
qu'il  n'a  jamais  séparé  dans  son  esprit,  les  raisons  de 
sa  politique,  les  conditions  dans  lesquelles  il  a  été  amené 
à  la  proposer,  je  suis  sûr  que  vous  le  comprendrez. 

Il  est  possible  que  tous  vous  ne  Tapprouviez  pas  ; 
mais  je  suis  sûr  que  tous  vous  lui  garderez  l'estime  et 
la  sympathie  qu'il  croit  mériter.  (Applaudissements.) 

On  doit  conûance  au  gouvernement 

Messieurs,  si  vous  me  connaissez  un  peu,  je  pense 
qu'en  venant  ici  vous  saviez  que  vous  n'étiez  pas  expo- 
sés à  assister  au  spectacle  pitoyable  d'un  homme  qui 
s'humilie  dans  le  reniement  et  dans  l'abandon  de  soi- 
même.  Si  j'étais  capable  d'une  pareille  attitude,  c'est 
que  j'aurais  commis  la  plus  lourde  faute  qui  puisse 
être  reprochée  à  un  homme  sur  qui  pèsent  les  respon- 
sabilités du  pouvoir,  c'est  que  je  me  serais  trompé  et 
que  je  m'en  apercevrais.  Alors,  ce   ne   sont  pas  des 


314  l'apaisement 


paroles  qui  pourraient  effacer  une  telle  erreur,  il  fau- 
drait une  sanction,  et  je  devrais  partir,  laissant  à 
d'autres  plus  dignes,  plus  expérimentés  et  plus  clair- 
voyants le  soin  d'assumer  des  charges  que  mes  mains 
débiles  auraient  été  impuissantes  à  supporter.  [Applau- 
dissements.) 

Messieurs,  il  importe  qu'à  la  veille  de  la  rentrée  des 
Chambres,  surtout  dans  les  moments  difficiles  que  nous 
traversons,  il  importe,  pour  qu'un  gouvernement  ait 
toute  son  autorité,  pour  qu'il  ait  toute  la  force  d'agir 
et  de  faire  face  aux  événements  avec  lesquels  il  se 
trouve  subitement  aux  prises,  qu'il  ait  la  confiance 
entière,  absolue  de  ses  amis,  c'est-à-dire  de  ceux  sur 
lesquels  il  doit  compter  pour  réaliser  ses  desseins  et 
atteindre  son  but,  il  importe  qu'il  les  sente  autour  de 
lui.  Sinon,  il  est  voué  à  une  existence  misérable,  à  une 
existence  précaire,  médiocre,  avilissante,  qui  ne  lui 
permet  pas  l'énergie  indispensable  dans  certaines  cir- 
constances. 

Messieurs,  cette  confiance  des  républicains,  j'ai  tou- 
jours cru  la  mériter.  En  tout  cas,  ily  a  une  justice  qu'ils 
doivent  me  rendre,  et  qu'ils  ne  me  refuseront  pas  : 
c'est  que  je  n'ai  rien  dissimulé  de  moi-même  quand, 
pour  la  première  fois,  je  me  suis  trouvé  en  face  d'eux; 
c'est  que,  à  tous  moments,  j'ai  déclare  que  c'est  sur 
eux  seuls  que  je  comptais. 

Avec  mes  collaborateurs,  nous  avons  publiquement 
donné  les  explications  qu'on  a  le  droit  de  réclamer  d'un 
Gouvernement.  Nous  avons  dit  où  nous  allions,  par 
quelles  voies,  quel  était  notre  programme,  sur  quels 
concours  nous  entendions  nous  appuyer. 

Nous  voulions  réaliser  avec  le  parti  républicain,  — 
non  pas  un  parti  étroit,  non  pas  un  parti  étriqué,  non 
pas  un  parti  pulvérisé  en  combinaisons  locales,  mais 
un  grand  pEirti,  glorieux,  épris  d'idéal  noble  et  beau, 
le  parti  de  la  France, —  nous  voulions  réaliser  le  Gou- 
vernement national  de  la  République,  avec  lui,  par  lui, 
en  lui.  (Applaudissements .) 

Ce  dessein,  messieurs,  d'autres  républicains  qui  me 


PIÈCES    JOINTES  315 


furent  infiniment  supérieurs  dans  la  générosité  de  leur 
cœur,  s'inspirant  de  la  noblesse  de  leur  idéal,  de  leur 
amour  pour  leur  pays,  l'avaient  conçu. 

Ils  avaient  prononcé  des  paroles  semblables  aux 
miennes,  mais  l'essai  était  prématuré.  La  République 
se  trouvait  dans  des  conditions  critiques,  son  existence 
à  tout  instant  était  menacée,  elle  luttait  pour  la  vie, 
elle  ne  pouvait  pas  mesurer  ses  actes,  elle  n'en  avait 
pas  le  droit.  Elle  était  dans  une  bataille  pour  ainsi  dire 
instinctive,  et  il  fallait  qu'elle  remportât  la  victoire. 

Ces  heures-là,  messieurs,  nous  les  avons  traversées 
ensemble  ;  nous  avons  connu  ces  jours  de  batailles 
âpres  où  nous  étions  étreints  par  l'angoisse,  où  nous 
nous  demandions  constamment  si  la  liberté  ne  serait 
pas  étranglée  1  Ce  sera  l'honneur  de  ma  vie  —  je  le 
crie  à  ceux  qui,  de  bonne  foi,  ont  pu  avoir  des  arrière- 
pensées  sur  le  chef  du  Gouvernement  actuel —  ce  sera 
riionneur  de  ma  vie  d'avoir  été  pendant  ces  batailles 
dans  les  rangs  modestes  des  soldats,  de  m'être  joint  à 
eux  avec  toute  mon  énergie,  toute  ma  flamme,  pour 
assurer  la  sauvegarde  et  la  liberté  dans  la  République. 
(Applaudissements.) 

Ainsi,  messieurs,  d'événement  en  événement,  uni  à 
tous  les  militants  de  la  République  qu'on  a  dit  avoir 
été  injuriés  par  moi,  —  je  ne  sais  pas  quand  ni  où  ni 
dans  quelles  paroles  on  en  a  eu  vaguement  l'impression, 
—  j'ai  fait  personnellement  mon  devoir. 

Puis  une  heure  est  arrivée  où  les  victoires  succédant 
aux  victoires,  où  la  République  se  libérant  moralement, 
grandissant  dans  l'indépendance  laïque,  s'élevant  au- 
dessus  de  toutes  les  compétitions  confessionnelles, assu- 
rant enfin  sa  vie,  élargissant  son  champ  d'action,  envi- 
sageant l'avenir  en  toute  sérénité^  le  pays  lui  fit  une 
telle  confiance  que  ses  adversaires  en  déroute  ne  pou- 
vaient même  plus  conserver  l'espoir  de  faire  triompher 
leur  idéal  propre;  n'ont-ils  pas  été  obligés,  dans  les  der- 
nières élections,  de  jouer  le  jeu  puéril  des  coalitions 
pour  dissimuler  leurs  impuissances  personnelles?  {Vifs 
applaudissements.) 


316  l'apaisement 


Il  m'a  paru  qu'il  était  devenu  urgent  pour  les  répu- 
blicains ayant  accompli  une  partie  essentielle  de  leur 
œuvre,  ne  s'en  désintéressant  pas,  la  surveillant,  la  con- 
solidant, d'org-aniser  avec  force  la  démocratie  sur  les 
bases  de  la  liberté,  de  la  justice  pour  tous,  dans  l'ordre 
et  la  sécurité.  {Vifs  applaudissements .) 

Telles  furent  les  pensées  directrices  de  la  politique 
que  nous  avons  offerte  au  pays  et  à  nos  amis  républi- 
cains. Et  avec  quel  programme,  messieurs,  nous  som- 
mes-nous présentés? 

Avec  le  programme  le  plus  étendu  qu'un  Gouverne- 
ment puisse  présenter  à  l'activité  des  j  Chambres,  per- 
sonne ne  l'a  contesté. 


Le  Gouvernement  repousse  les  concours  de  droite 

Mais  ce  qui  caractérise  un  Gouvernement,  ce  ne  sont 
pas  les  formules  de  promesses  qu'il  apporte  ;  on  ne 
saurait  être  certain  de  sa  sincérité  que  is'il  indique  les 
concours  sur  lesquels  il  compte  pour  réaliser  son  œu- 
vre. Si  à  cet  égard  il  avait  paru  y  avoir  la  moindre  dis- 
simulation de  notre  part,  alors  toutes  les  suppositions 
seraient  permises  et  justifiées.  Mais  vraiment  pourrait- 
on  être  plus  explicite  sur  ce  point  que  ne  l'a  été  le  Gou- 
vernement que  j'ai  l'honneur  de  présider? 

J'ai  dit  à  nos  amis  il  y  a  trois  mois,  au  moment  où 
les  Chambres  allaient  se  séparer  pour  entrer  en  vacan- 
ces, je  leur  ai  dit  en  toute  franchise,  en  toute  netteté, 
quelles  étaient  nos  idées,  quelles  étaient  nos  vues. 

Après  ce  discours,  on  a  dit  et  je  vous  prie,  messieurs, 
de  retenir  ceci  :  «  Le  Gouvernement  cherche  des  appuis 
à  droite.  Il  veut  modifier  l'axe  de  la  politique.  Quel  que 
soit  son  programme,  nous  ne  pouvons  pas  dans  ces 
conditions  avoir  confiance  en  lui.  » 

Des  concours  à  droite  I  Cette  imputation  était  for- 
mulée au  moment  même  oii,  m'interdisant  par  avance 
ces  concours,  me  tournant  vers  les  gauches,  je  disais  : 


PIÈCES    JOINTES  317 


«  C'est  entre  vos  mains  que  je  place  mon  sort.  C'est 
avec  vous  que  j'entends  appliquer  le  programme  du 
Gouvernement.  Je  vous  mets  bien  à  l'aise.  11  est  possi- 
ble que  je  me  trompe.  Vous  avez,  en  ce  cas,  le  droit  de 
relever  l'erreur  commise  par  moi  de  bonne  foi  ;  vous 
avez  le  droit  de  ne  pas  me  suivre  ;  vous  avez  le  moyen, 
si  vous  vous  croyez  en  présence  d'une  équivoque  dan- 
gereuse pour  la  République,  d'y  mettre  un  terme.  Vous 
serez  appelés  tout  à  l'heure  à  voter  sur  les  déclarations 
franches  et  nettes  que  je  vous  ai  faites.  Il  dépend  de 
vous  que  nous  nous  séparions.  S'il  doit  en  être  ainsi,  il 
vaut  mieux  que  cela  soit  tout  de  suite.  Il  serait  indigne 
de  vous  d'accorder  au  Gouvernement  une  espèce  de 
confiance  à  réserves  qui  ne  vous  associerait  pas  à  lui 
en  toute  sincérité,  qui  ferait  que  certains  d'entre  vous, 
au  lieu  de  s'appuyer  de  leur  force  morale,  le  suivraient 
d'un  œil  hostile  avec  l'espoir  que  de  difficulté  en  dif- 
ficulté s'achèverait  dans  l'impuissance  de  sa  misérable 
existence.  » 

Je  disais  encore  : 

«  Une  telle  attitude  serait  d'autant  plus  inconceva- 
ble de  la  part  des  républicains  qu'avec  moi,  avec 
l'homme  que  je  suis,  vous  n'avez  pas  à  craindre  les 
représailles. 

«  Je  ne  suis  pas  un  homme  à  user  du  pouvoir  pour 
violer  les  consciences.  (Applaudissements  vifs  et  pro- 
longés.) 

«  Je  suis  un  trop  bon  républicain,  je  me  fais  une  trop 
haute  idée  de  ce  qu'est  la  République  et  de  ce  que 
doivent  être,  au  pouvoir,  les  hommes  qui  ont  l'hon- 
neur de  diriger  ses  affaires,  pour  recourir  à  de  tels  pro- 
cédés. 

«  Donc,  liberté  entière. 

«Vous  avec  des  boîtes  dans  vos  pupitres.  Vous  pou- 
vez les  manier  en  toute  indépendance  et  vous  avez  le 
devoir  de  dire  nettement  si  ce  Gouvernement  est  votre 
Gouvernement.  Quand  vous  l'aurez  dit,  il  croira  avoir 
le  droit  de  compter  sur  votre  loyauté  comme  vous  avez 
l'occasion  d'enregistrer  la  sienne.  » 


318  l'apaisement 


Ces  déclaration  sdu  Gouvernement  ont  été  approu- 
vées par  la  presque  unanimité  des  républicains. 

Où  est  le  fait  nouveau  contre  le  Gouvernement  ? 

Eh  bien,  messieurs,  il  ne  s'est  rien  passé  depuis.  Quel 
acte  pourrait-on  reprocher  au  Gouvernement  ? 

Son  chef  a  peut-être  abusé  de  la  parole,  car  il  a  sou- 
vent parlé.  Mais  il  se  trouve  justement  que  ces  trois 
mois  se  sont  passés  pour  lui  dans  un  mutisme  inaccou- 
tumé. (On  rit.)  Il  croyait  avoir  au  moins  le  droit  de 
penser  que  cette  réserve  lui  profiterait.  Or,  malgré  tout, 
le  malaise  a  continué,  les  équivoques  dont  on  s'était 
plaint  se  sont  perpétuées  en  s'épaississant  et  je  me  de- 
mande ce  soir  avec  effroi  si,  désireux  pour  la  dixième 
fois  de  le  dissiper,  je  n'aurai  pas  le  chagrin  et  la  tris- 
tesse de  constater  qu'elles  se  sont  encore  épaissies  à 
travers  mes  clartés.  (Applaudissements.) 

J'aime  mieux  cependant  croire  que  le  parti  républi- 
cain ne  se  laissera  pas  entraîner  dans  cette  voie  dange- 
reuse. 

Je  ne  répugne  pas  à  la  lutte  et  je  redirai  demain  les 
mêmes  choses  avec  mes  intentions  réelles  et  non  pas 
avec  celles  qu'on  me  prête  après  avoir  caricaturé  ma 
pensée  et  mes  discours.  Je  ne  me  lasserai  pas  de  répé- 
ter :  «  Je  suis  républicain,  la  politique  du  Gouverne-  . 
ment  est  assise  sur  les  vrais  principes  républicains.  »  ' 
Je  ne  permettrai  pas  qu'on  me  repousse  à  droite.  Quoi 
qu'il  arrive,  quel  que  soit  le  jeu  malin  que  joue  la  droite 
appuyée  par  l'inconscience  de  quelques  républicains,  je  ^ 
resterai  parmi  mes  amis.  Le  jour  où  ils  croiront  que 
l'heure  est  venue  pour  eux  de  se  séparer  de  moi,  parce 
qu'ils  ne  voudront  plus  participera  la  politique  que 
mes  collaborateurs  et  moi  avons  exposée  en  toute  clarté, 
en  toute  franchise  au  pays,  ils  le  diront.  Je  rentrerai 
dans  le  rang.  Je  ne  serai  pas  de  ceux  que  Ton  voit  rô- 
dant dans  l'atmosphère  de  confiance  soupçonneuse  que 
l'on  s'efforce  de  mettre  autour  d'un  Gouvernement,  avec 


PIÈCES    JOINTES  319 


l'état  d'esprit  de  l'Anglais  qui  suivait  le  dompteur  dans 
l'espoir  qu'un  beau  jour  il  pourrait  assister  au  specta- 
cle d'un  homme  dévoré  par  les  fauves.  (Rires  et  ap- 
plaudissements.) 

Non,  je  connais  trop  les  difficultés  du  pouvoir  et  les 
responsabilités  qu'il  entraîne  pour  ne  pas  m'abstenir  de 
pareils  procédés;  je  demeurerai  dans  le  rang-  le  soldat, 
le  militant  dévoué  que  j'étais  hier  et  que  je  serai  toute 
ma  vie.  {Vifs  applaudissements.) 

Il  faut,  pour  la  clarté  de  la  situation,  que  demain, 
dans  Tune  ou  l'autre  Assemblée,  des  explications  soient 
apportées  de  nouveau  à  la  tribune  ;  il  faut  qu'on  s'en- 
tende définitivement,  ou  qu'alors  le  désaccord  appa- 
raisse irréparable,  et  ce  sera  pour  le  cabinet  que  je 
préside  le  moment  de  la  retraite. 

Mais,  messieurs,  à  quoi  donc  peut  tenir  le  malen- 
tendu qui  existe  entre  le  Gouvernement  et  certains  ré- 
publicains ?  On  dit  :  «  Les  discours  du  président  du 
Conseil  sont  basés  sur  les  purs  principes  républicains  ; 
mais  il  y  a  des  mots  qu'il  ne  faut  pas  dire  par  crainte 
qu'ils  ne  soient  mal  interprétés.  » 

Messieurs,  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  un  mot  expri- 
mant un  sentiment  sincère  qu'un  républicain  doive 
s'interdire  de  prononcer.  Quant  on  a  le  respect  de  son 
parti  et  de  son  pays,  on  doit  dire  toujours  ouvertement, 
loyalement,  ce  qu'on  pense. 

Mais,  ajoute-t-on,  on  a  fait  un  mauvais  usage  de  ces 
mots;  on  s'en  est  emparé,  et  ceux  qui  les  ont  ainsi  pris 
à  leur  service  ne  sont  pas  des  amis  de  la  République. 

Vous  avez,  me  reproche-t-on  encore,  préconisé  le 
désarmement  des  républicains,  tandis  que  leurs  adver- 
saires restent  armés  jusques  aux  dents  et  les  menacent 
dans  leur  vie. 

Messieurs,  je  mets  au  défi  qui  que  ce  soit  d'établir 
que  ce  mot  de  «  désarmement  »,  stupide  dans  la  bou- 
che d'un  président  du  Conseil,  ait  été  prononcé  par  moi 
à  un  moment  quelconque.  Je  me  suis,  au  contraire, 
élevé  avec  force  contre  une  telle  interprétation,  de 
même  que  j'ai  protesté  contre  celle  qui  voulait  que  je 


320  l'apaisement 


poursuivisse  l'embrassement  de  tous  les  Français  dans 
la  même  opinion.  J'aime  trop  la  bataille  des  idées,  je 
sais  trop  son  utilité  pour  désirer  qu'elle  cesse. 

Quant  au  désarmement  de  nos  adversaires  de  droite, 
je  n'y  ai  j'amais  pensé  {Applaudissements)  •  ^e  n'ai  pas 
cette  naïveté.  Encore  moins  ai-je  songé,  quand  nos 
adversaires  sont  armés,  à  demander  à  nos  amis  de  se 
mettre  à  leurs  pieds,  sous  leurs  coups,  en  bêlant  des 
paroles  de  paix  et  de  résignation.  Je  n'ai  jamais  tenu  un 
pareil  langage.  (  \  ifs  applaudissements,) 

Mais  on  a  voulu  mêle  faire  tenir.  Qu'ai-je  dit  en  réa- 
lité ?  J'ai  dit  : 

Dans  la  bataille  politique  de  chaque  jour,  nous  voyons 
les  militants  et  les  chefs  ardents  des  deux  côtés,  plus 
peut-être  du  côté  de  la  droite,  parce  que  de  ce  côté 
on  est  dans  l'opposition  et  qu'on  voit  la  victoire  s'éloi- 
gner de  plus  en  plus. 

La  raison  d'être  de  ces  militants,  c'est  la  lutte.  Je  la 
souhaite  aussi  courtoise  que  possible  ;  j'espère  que  de 
plus  en  plus  elle  se  dépersonnalisera  dans  l'intérêt 
même  du  parti  républicain.  Mais  qu'elle  puisse  cesser, 
je  n'en  vois  pas  la  possibilité  et  je  n'en  ai  pas  le  désir. 

Sa  cessation  impliquerait  une  renonciation  des  répu- 
blicains à  leurs  idées,  ce  qui  n'a  jamais  été  dans  ma 
pensée.  (Nouveaux  applaudissements,) 


Ce  que  veut  le  pays  ? 

Mais  entre  ces  belligérants,  il  y  a  une  masse  de  ci- 
toyens qui  ne  participent  pas  publiquement  à  la  lutte 
des  partis  politiques,  qui  ont  pourtant  leurs  idées  et 
dont  l'immense  majorité  est  attachée  aux  institutions 
républicaines.  Pour  leurs  convenances  personnelles, 
pour  des  raisons  tenant  à  leur  milieu,  à  leur  famille,  ils 
ne  veulent  pas,  se  réservant  seulement  d'exprimer  leur 
pensée  le  jour  du  vote  par  des  bulletins  que  nous  re- 
cueillons, ils  ne  veulent  pas  se  lancer  dans  la  vie  mili- 
tante ;  c'est  leur  droit.  Eh  bien,  ces  citoyens-là  travail- 


PIÈCES    JOINTES  321 


lent,  ils  ont  besoin,  comme  le  disait  votre  président,  d'un 
pays  pacifié  pour  voir  leurs  affaires  prospérer,  ils  sou- 
haitent de  la  sécurité,  de  l'ordre.  Ce  qu'ils  veulent  sur- 
tout, et  c'est  bien  leur  droit,  c'est  que,  parce  qu'ils  ne 
se  sont  pas  mis  ouvertement  et  publiquement  dans  la 
lutte,  les  coups  de  bâton  des  deux  côtés  ne  s'abattent 
pas  sur  leur  échine.  [Vifs  applaudissements.) 

Messieurs,  c'est  pour  ces  citoyens-là  que  J'ai  parlé 
dans  une  période  difficile.  On  n'est  pas  le  maître  des 
événements,  même  quand  on  a  le  pouvoir.  Indépendan- 
tes de  la  volonté  des  membres  du  Gouvernement  d'alors, 
des  difficultés  graves  avaient  surg-i,et  le  pays  avait  les 
nerfs  tendus  ;  une  campagne  de  discrédit  ardente  avait 
été  entreprise  contre  le  régime  parlementaire,  contre 
les  institutions  républicaines,  et  il  faut  bien  reconnaître 
que  l'opinion  mécontente,  pour  des  raisons  injustes 
sans  doute,  ne  faisait  pas  une  atmosphère  d'hostilité 
suffisante  à  ces  agressions  contre  la  République.  On 
voyait  chaque  jour  les  rues,  les  prétoires  de  justice 
envahis  par  des  bandes  désireuses  de  violences  et  de 
désordres  ;  on  voyait  des  statues  de  républicains  intè- 
gres et  dignes  de  notre  vénération  maculées,  insultées. 
On  sentait  que  la  bataille  électorale  allait  se  livrer  avec 
une  véhémence  particulière.  Les  travailleurs  tendaient 
à  s'écarter  du  parti  républicain  ;  un  fossé  semblait  de- 
voir se  creuser  entre  les  républicains  et  eux,  si  profond 
qu'il  serait  impossible  de  le  combler.  Alors  j'ai  consi- 
déré que  le  premier  devoir  du  Gouvernement  nouveau, 
c'était  d'adresser  au  pays  des  paroles  de  concorde  ;  c'était, 
en  opposition  aux  attaques  de  nos  adversaires,  de  lui 
dire  :  La  République  est  un  régime  de  justice  et  de 
liberté  pour  tous  et  pour  chacun. 

Sous  le  bénéfice  de  cette  déclaration,  dont  tous  les 
Français  sans  exception  veulent  prendre  leur  part,  j'a- 
joutais :  «  Mais  il  y  a  une  République,  il  y  a  un  pro- 
gramme de  réformes,  il  y  a  un  ensemble  de  conquêtes 
dans  le  passé  et  de  conquêtes  à  réaliser  dans  l'avenir 
qui  ne  peuvent  être  poursuivis  qu'avec  une  majorité 
groupée  seulement  selon  des  affinités  de  personnes.  » 

21 


322  l'apaisement 


Je  disais  expressément  :  «  Notre  politique  ne  nous 
fera  pas  dupes,  —  j'ai  employé  le  mot,  —  nous  ne  la 
pratiquerons  qu'avec  des  républicains,  » 


Le  jeu  des  deux  oppositions 

Eh  bien,  si  au  lendemain  de  ces  déclarations  si  sim- 
ples, si  justes  et  si  adaptées  aux  nécessités  du  moment, 
et  qui  à  ce  qu'il  me  semble  ont  retenti  profondément 
dans  la  conscience  et  dans  le  cœur  de  ce  pays,  si  alors 
les  républicains  avaient  été  unanimes  à  se  grouper  au- 
tour du  Gouvernement  et  à  déclarer  :  «  Oui,  voilà  notre 
politique  »,  les  réactionnaires  n'eussent  pas  été  tentés 
de  s'en  emparer. 

Messieurs,  il  suffit  de  lire  les  articles  parus  dans  les 
journaux  au  lendemain  du  discours  de  Périgueux  pour 
se  rendre  compte  decequ'étaitl'état  d'esprit  des  partis 
de  réaction.  Les  journaux  de  droite  pure,  intransigeants, 
cléricaux,  ultramontains,  ont  continué  à  m'injurier 
grossièrement  comme  c'est  leur  habitude  quotidienne. 
D'autres  journaux  défenseurs  des  opinions  conservatri- 
ces ont  dit  :  «  Méfiance,  c'est  un  endormeur  1  Nous 
avons  connu  sa  parole  apaisante  pendant  la  Sépara- 
tion, il  nous  verse  de  nouveau  un  verre  d'opium.» 

Et  ils  écartaient  le  verre,  et  ils  l'auraient  écarté  de  plus 
en  plus  si  certains  de  nos  amis,  mal  inspirés,  je  crois, 
n'avaient  cru  devoir  partir  en  guerre  contre  le  Gouver- 
nement. 

Alors,  qu'ont  fait  nos  adversaires?  Ils  se  sont  dit  : 

«  Ah  !  voilà  un  Gouvernement  qui  conquiertl'opinion 
publique  ;  il  a  prononcé  des  paroles  qui  sont  prestigieu- 
ses dans  notre  pays,  qui  iront  toujours  à  son  cœur,  et 
qui  furent  du  reste  la  raison  d'être  de  la  République. 
Ce  fut  son  labarum  à  elle.  On  a  l'air  de  les  renier,  ces 
paroles,  de  les  repousser  I  Eh  bien,  nous  allons  les  pren- 
dre à  notre  compte.  » 

Ces  partis  de  conservation  ou  de  réaction  s'y  sont 
d'autant  plus  évertués  qu'ils  voyaient  chaque  jour  fon 


PIÈCES    JOINTES  323 


dre  leur  clientèle  au  profit  des  républicains.  Voilà  la 
cause  de  l'équivoque  dont  on  se  plaint  et  qui  ne  fait 
que  s'aggraver. 

Mais,  messieurs,  est-il  un  procès  de  tendance  plus 
épouvantable  et  plus  injuste  à  instituer  contre  un  Gou- 
vernement que  celuiqui  consiste  à  luireprocher  comme 
une  faute  personnelle  l'attitude  de  ses  adversaires,  de 
ceux  qu'il  a  indiqués  comme  des  adversaires,  sur  le  con- 
cours desquels  il  a  déclaré  ne  pas  pouvoir,  ne  pas  vou- 
loir compter  pour  la  réalisation  de  son  programme,  et 
qui  par  jeu  de  tactique  politique, s'opposant  à  des  amis 
inconsidérés,  ont  eu  1  habileté  de  se  grouper  autour  du 
Gouvernement  et  de  lui  faire  cortège  ? 

Messieurs,  réfléchissez.  Si  du  côtédela  droiteon  avait 
la  tendresse  que  certains  veulent  dire,  une  tendresse 
bien  sincère  pour  le  Gouvernement, on  mettrait  un  peu 
plus  de  discrétion  dans  des  effusions  qui  ne  peuvent 
être  que  gênantes  pour  lui,  on  ne  l'accablerait  pas  dans 
des  embrassements  jusqu'à  l'étouffer  ;  les  fleurs  qu'on 
lui  prodigue  ne  monteraient  pas  jusqu'à  ses  narines 
pour  l'asphyxier;  on  prendrait  soin  de  sa  santé,  puis- 
qu'elle serait  à  ce  point  précieuse...  (Rires.) 

La  vérité,  c'est  que  c'est  une  tactique  de  lutte  quoti- 
dienne, et  qu'elle  est  aussi  bien  dirigée  contre  le  Gou- 
vernement que  contre  ceux  qui  s'en  plaignent. 

Quand  on  veut  incriminer  un  Gouvernement,  il  faut 
avoir  des  actes,  des  faits  à  lui  reprocher.  Or,  on  n'en 
saurait  reprocher  aucun  au  Gouvernement  actuel, on  ne 
saurait  alléguer  qu'en  aucune  circonstance  il  ait  témoi- 
gné de  la  complaisance  ou  de  la  faiblesse  envers  la 
droite. 

Voilà,  messieurs,  quelle  a  été  notre  attitude.  C'est 
parce  que  je  suis  dans  une  grande  famille  républicaine 
que  j'ai  cru  devoir  dire  ces  choses,  car  il  est  possible, 
après  tout,  qu'il  y  ait  parmi  vous  de  braves  gens  qui  se 
soient  laissé  égarer  par  les  polémiques.  C'était  mon 
devoir  ici  de  les  reprendre  par  des  déclarations  franches 
et  loyales.  {Vifs  applaudissements.)  Je  persiste  à  pen- 
ser, messieurs,  que  l'heure  est  venue  pour  le  parti  ré- 


324  l'apaiseme^;  r 


publicain  de  la  politique  que  j'ai  exposée,  et  j'estime 
qu'il  n'est  pas  besoin,  à  cet  effet,  de  répudier  le  passé, 
de  se  désolidariser  d'avec  ce  passé.  Je  l'ai  dit  à  la  tri- 
bune et  je  ne  pourrais  le  faire  personnellement  sans  me 
renier  moi-même. 

Gomment!  il  paraît  qu'il  y  a  de  la  trahison  dans  ces 
actes,  même  au  point  de  vue  laïque,  et  que  je  suis,  dans 
le  moment  présent,  en  pleines  négociations  avec  le 
Vatican  1 

Quel  serait  donc  le  résultat  de  ces  opérations  tor- 
tueuses? La  victoire,  glorieuse  pour  moi,  que  je  rem- 
porterais consisterait  à  déchirer  la  page  que  j'ai  écrite 
hier. 


La  sauvegarde  du  programme  républicain 

Eh  bien,  non,  messieurs,  je  n'en  suis  pas  là,  et  au 
point  de  vue  laïque  je  n'ai  pas  grand  besoin  de  donner 
des  gages  à  mes  amis.  Je  n'ai  pas  encore  beaucoup  agi, 
ma  vie  politique  est  encore  très  courte, mais  il  se  trouve 
précisément  que  ce  sont  des  actes  de  laïcité  que  j'ai 
accomplis. 

J'ai  eu  l'occasion  de  participer  au  vote  de  la  loi  de 
Séparation,  j'ai  eu  ensuite  l'occasion  d'appliquer  cette 
loi,  et  enfin  j'ai  eu  l'occasion  de  la  compléter  par  des 
dispositions  que  certains  républicains  très  laïques  me 
reprochaient  alors  comme  trop  hardies.  Cependant,  si 
je  ne  les  avais  pas  fait  voter,  tout  l'effort  de  la  Sépara- 
tion, en  ce  qui  concerne  au  moins  les  résultats  maté- 
riels, était  compromis  à  travers  des  milliers  et  des  mil- 
liers de  procès  qui  auraient  fait  s'effriter  un  patrimoine 
donné  aux  pauvres  par  la  loi. 

Je  m'honore  d'avoir  obtenu  le  vote  d'une  autre 
réforme  qui  se  rattache  au  même  ordre  d'idées  et  qui 
est  une  de  celles  dont  le  parti  républicain  poursuivait 
la  réalisation  à  la  Chambre  et  au  Sénat,  depuis  plus  de 
vingt  ans;  je  veux  parler  de  la  laïcisation  du   divorce. 


PIÈCES    JOINTES  325 


Or  il  se  trouve  que  subitement,  toute  cette  œuvre 
n'existe  plus  et  que  je  suis  suspect... 

J'ai  eu  beau  dire  à  la  Chambre  et  au  Sénat,  dans  le 
pays  :  Il  y  a  un  terrain  sur  lequel  le  Gouverneraepxt  res- 
tera inébranlable,  c'est  celui  de  la  laïcité.  Il  ne  per- 
mettra pas  qu'on  porte  la  main  sur  l'œuvre  accomplie, 
et  si  elle  est  menacée,  il  ne  perdra  aucune  occasion  de 
la  défendre  et  delà.  consoVidev. {Vifs applaudissemenis.) 

J'ai  constaté  qu'une  certaine  méfiance  restait  irré- 
ductible et  peut-être  aurais-je  été  découragé  de  revenir 
à  la  charge  si  je  n'étais  pas  un  Breton  tenace,  entêté 
{Sourires),  et  si  je  n'avais  pas  la  conviction  que  cer- 
taines paroles  prononcées  par  moi  dans  le  moment  pré- 
sent, tout  en  étant  peut-être  perdues  pour  quelques 
auditeurs,  qui  soat  trop  loin  de  nos  lèvres  moralement 
ou  matériellement,  seront  certainement  recueillies  par 
la  masse  des  braves  gens  qui  constituent  la  clientèle 
républicaine,  sur  lesquels  la  République  peut  compter, 
auxquels  elle  n'a  jamais  fait  appel  en  vain,  qui  hier,  à 
l'heure  de  la  bataille,  sont  descendus  dans  la  rue  pour 
la  défendre  et  l'ont  protégée  de  leur  enthousiasme  et 
de  leurs  existences.  [Applaudissements .) 

Mes  paroles  seront  recueillies  aussi,  j'en  suis  certain^ 
par  les  militants  conscients  de  notre  parti.  Ils  com- 
prendront que  nous  avons  mieux  à  faire  actuellement 
que  de  nous  diviser,  que  de  nous  affaiblir.  Nous  avons 
une  œuvre  nouvelle  à  accomplir.  C'est  peut-être  par  sa 
nouveauté  qu'elle  surprend  tant  de  républicains. 

Beaucoup  de  formules  politiques  du  programme 
républicain  sont  réalisées. 

Mais  ce  grand  parti  ne  peut  pas  vivre  uniquement 
dans  le  passé,  il  faut  qu'il  vive  dans  l'avenir,  il  faut  que 
maintenant  il  complète  son  œuvre  du  point  de  vue 
économique,  du  point  de  vue  fiscal,  du  point  de  vue 
social. 


326  l'apaisement 


L'union  dans  le  respect  de  l'ordre 

Si  vous  voulez  exiger  des  travailleurs  Tobservation 
des  lois,  le  respect  de  l'ordre  dont  ce  pays  a  besoin 
pour  réaliser  son  admirable  destinée,  pour  garder  son 
rang  parmi  les  nations,  lui,  le  chevalier  de  la  justice  et 
de  la  liberté  dans  le  monde,  si  vous  aimez  véritablement 
votre  pays,  eh  bien,  au  lieu  de  vous  critiquer,  de  vous 
amoindrir,  serrez  les  rangs,  républicains^  en  tournant 
vos  regards  non  pas  sur  le  passé,  mais  vers  l'avenir, 
unissez-vous  pour  entreprendre  une  œuvre  féconde, 
difficile,  complexe,  pour  la  réalisation  de  laquelle  il 
n'est  pas  trop  de  toute  votre  bonne  foi,  de  toute  votre 
confiance  dans  les  Gouvernements  républicains,  quels 
qu'ils  soient,  qui  se  succéderont  au  pouvoir.  {Vifs 
applaudissements.) 

Vous  avez  d'abord  à  faire  sortir  ce  pays  d'un  malaise 
—  car  il  est  là  surtout,  le  malaise  —  qui  l'a  étreint  au 
moment  des  élections,  qui  a  permis  des  coalitions  misé- 
rables que  vous  retrouverez  demain,  qui  pèsera  sur 
toute  la  législature  si,  sous  prétexte  de  polémiques  por- 
tant sur  des  mots,  vous  esquivez  les  responsabilités 
qui  vous  incombent. 

Le  Gouvernement  a  pris  les  siennes.  Il  vous  a  pro- 
posé de  réformer  profondément  le  mode  électoral. 
Quelle  que  doive  être  cette  réforme,  il  faut  la  faire. 
(Applaudissements.) 

Ce  qui  importe  surtout,  c'est  de  se  garder  de  se 
donner  l'impression  que  Ton  entretient  certaines  divi- 
sions, que  l'on  excite  certaines  passions  personnelles 
ou  locales  pour  masquer  son  secret  désir  de  se  sous- 
traire à  l'exécution  des  volontés  formelles  du  pays. 

Ce  qui  pourrait  arriver  de  plus  grave  pour  la  Répu- 
blique, pour  le  parti  républicain,  c'est  qu'un  fossé  se 
creusât  entre  elle  et  l'opinion  publique.  Il  faut  qu'on 
vous  sente  avec  le  pays.  C'est  une  nécessité  du  régime 
démocratique.  Vous  devez  le  suivre  pas  à  pas  dans  ses 


PIÈCES    JOINTES  327 


aspirations.  Il  n'y  a  pas  de  militants,  si  glorieux  que 
soit  son  passé,  qui  puisse  imposer  ses  volontés  au 
pays  contre  le  pays  lui-même. 

Le  suifrage  universel  est  là,  tous  les  quatre  ans,  pour 
vous  faire  connaître  les  siennes.  Et  quand  il  vous  les  a 
dites,  si  vous  êtes  de  bons  serviteurs  de  la  République, 
il  faut  vous  incliner  et  marcher  dans  les  voies  qu'il 
vous  a  tracées.  (Nouveaux  applaudissements,) 

L'œuvre  à  accomplir 

D'autres  réformes  s'imposent  au  parti  républicain. 
Vous  avez  à  donner  aux  fonctionnaires  le  statut  qui 
leur  a  été  promis.  Vous  avez  à  assurer  à  ce  pays,  plus  de 
libertés,  plus  d'air,  plus  d'aisance, par  une  large  décen- 
tralisation administrative  et  une  refonte  de  l'organisa- 
tion judiciaire.  Vous  avez  à  rénover  le  régime  fiscal 
sur  des  bases  de  justice  et  d'égalité,  sur  les  principes 
que  le  Gouvernement  a  proclamés  lorsqu'il  s'est  présenté 
devant  les  Chambres.  Vous  avez  à  donner  aux  travail- 
leurs le  moyen  de  sortir  de  cette  agitation  fiévreuse, 
dangereuse,  inquiétante,  qui  met  à  tout  instant  le  pays 
dans  l'angoisse,  qui  trouble  l'ordre,  qui  accule  le  Gou- 
vernement de  la  République  à  des  mesures  d'autorité 
qui  lui  sont  douloureuses  et  qu'il  ne  se  résout  à  pren- 
dre que  sur  les  suggestions  de  sa  conscience.  (Ajojo/aw- 
dissements,) 

Vous  avez  à  donner  aux  travailleurs  la  possibilité 
d'employer  efficacement  leurs  associations  en  en  faisant 
des  personnes  civiles,  d'apporter  dans  les  contrats  non 
pas  seulement  la  conscience  souvent  fragile  dans  le 
milieu  des  passions  politiques  et  sociales,  mais  encore 
les  sanctions  matérielles,  {Vifs  applaudissements .) 

Vous  avez  à  leur  donner  une  existence  qui  permette 
de  sortir  des  rangs  des  prolétaires  pour  s'élever  peu  à 
peu  à  la  libération  économique  par  leur  effort,  par  leur 
courage,  par  l'usage  des  libertés  qu'ils  tiennent  de  la 
Hépubli(|ue,  ,  ; 


328  l"  APAISEMENT 


Vous  avez  à  accomplir  cette  grande  œuvre,  c'est-à- 
dire  à  faire  les  muscles,  la  chair,  le  sang  de  la  Répu- 
blique.Et  vous  passez  votre  temps  à  suspecter  les  Gou- 
vernements qui  vous  représentent,  à  calomnier  les 
meilleurs  de  vos  militants.  {Vifs  applaudissements .) 

Eh  bien,  moi,  je  persiste  à  avoir  confiance  dans  la 
République  de  toutes  mes  forces,  de  tout  mon  cœur, 
de  tout  mon  être,  Je  crie,  quels  que  puissent  être  les 
hommes  qui  seront  demain  à  sa  tête,  que  ce  soit  d'au- 
tres ou  moi,  peu  importe,  je  crie  «  Vive  la  Républi- 
que I  »  {Vifs  applaudissements .) 

Je  crie  :  «  Vive  le  Gouvernement  républicain  de  la 
nation,  par  le  progrès  incessant,  dans  l'ordre,  dans  la 
sécurité,  par  la  justice  et  la  liberté  pour  tous,  dans  le 
respect  des  croyances  et  des  opinions  !  »  (Bravos  et 
applaudissements  prolongés.) 


PIÈCES  JOINTES  iVo    10 


DISCOURS 
prononcé  par  M.  Briand  au  Neubourg 


ê8  mars  4909. 


Messieurs, 

Je  prends  la  parole  sous  l'influence  d'un  double  sen- 
timent de  confusion  et  de  joie  profonde.  Je  suis  confus 
de  tous  les  compliments  infiniment  flatteurs  qui  m'ont 
été  adressés  pour  le  résultat  de  mon  effort,  qui  ne  m'est 
pas  particulier  mais  qui  est  celui  de  la  France  républi- 
caine tout  entière;  je  suis  ému  de  joie  pour  avoir  en- 
tendu affirmer  l'amour  de  la  liberté  et  de  la  Répu- 
blique. 

Il  y  a  pour  un  membre  d'un  Gouvernement  républi- 
cain, un  grand  réconfort  dans  une  manifestation  de  ce 
^enre  qui  doit  nous  remplir  de  confiance  dans  l'avenir. 
Sur  tous  les  points  du  territoire,  il  est  certes  facile  d'en 
susciter  d'analogues;  mais  ici  elle  a  un  caractère  parti- 
culier ;  nous  sommes  dans  un  pays  où  la  bataille  est 
rude,  où  il  faut  pour  soutenir  la  foi  républicaine,  faire 
le  plus  souvent  litière  de  ses  préoccupations  person- 
nelles et  se  détourner  de  ses  intérêts  particuliers. 


330  l'apaisement 


Je  veux  me  rappeler  la  belle  parole  prononcée  tout  à 
l'heure  par  notre  doyen.  Du  haut  de  son  passé,  il  nous 
disait  :  «  Pour  bien  servir  la  République,  il  faut  l'ai- 
mer et  avoir  confiance  en  elle.  »  Voilà  le  secret  de 
notre  force  et  la  garantie  de  nos  triomphes  futurs.  Il 
faut  l'aimer  à  tous  les  moments  pour  ce  qu'elle  fait  et 
pour  ce  qu'elle  promet  de  faire. 

C'est  aux  heures  les  plus  difficiles  que  cet  amour 
doit  être  le  plus  vivace  et  le  plus  agissant. 


L'heure  critique 

Le  Parlement  compte  une  majorité  énorme  de  répu- 
blicains. On  va  tenter  de  vous  détourner  de  l'effort, 
parce  que  le  jugeant  inutile.  C'est  alors  que  le  péril 
naîtrait  parce  que  nos  ennemis  jamais  ne  désarment 
ouvertement  ou  dans  l'ombre.  Ils  guettent  la  Républi- 
que, pour  la  faire  succomber  sous  leurs  coups. 

C'est  maintenant  pour  le  régime  républicain  que 
sonne  l'heure  critique  ;  c'est  aujourd'hui  que  vont  se 
dresser  sous  ses  pas  les  obstacles  les  plus  redoutables. 
Un  grand  problème  se  pose,  de  la  solution  duquel  dé- 
pendent ses  destinées. 

Hier  la  République  en  complétant  l'œuvre  des  révo- 
lutionnaires de  1848,  a  réglé  ce  que  j'appellerai  le  sta- 
tut personnel,  c'est-à-dire  les  rapports  des  individus 
entre  eux.  Elle  a  dit  aux  citoyens:  «  Vous  pourrez  vous 
réunir,  écrire  librement;  elle  leur  a  donné  le  suffrage 
universel;  elle  a  libéré  les  consciences  dans  la  liberté 
et  dans  la  justice,  mais  cela  a  été  relativement  facile. 
Les  hommes  avaient  une  éducation  suffisante  pour 
s'adapter  à  un  régime  de  liberté  politique. 

Aujourd'hui,  c'est  un  autre  problème  qui  surgit  et 
c'est  quand  on  en  abordera  l'examen  qu'on  pourra  scru- 
ter les  sincérités  de  consciences. 

Alors,  on  verra  où  est  le  républicain  sincère,  capa- 
ble de  sacrifier  tout  son  égoïsme,  capable  de  consentir 


PIÈCES    JOINTES  331 


à  l'ensemble  des  citoyens  les  sacrifices  nécessaires  pour 
constituer  une  société  véritablement  républicaine. 


L'évolution  sociale 

Ce  n'est  plus  la  relation  des  individus  entre  eux  dans 
la  nation  qu'il  s'agit  de  régler  :  ce  sont  les  rapports  des 
individus  avec  la  richesse.  Le  programme  social  se  pose 
et  c'est  ainsi  que  le  républicain  doit  être  fidèle  à  sa 
devise  de  fraternité. 

il  faut  permettre  à  l'homme  qui  n'est  pas  entière- 
ment libre,  notamment  de  tout  esclavage  économique, 
d'arriver  à  la  possession  de  ce  qui  le  rendra  pleinement 
indépendant. 

Une  évolution  se  produit  dans  ce  sens  :  déjà  lors- 
qu'on examine  les  faits  avec  sang-froid,  avec  bonne  foi, 
et  aussi  avec  bonne  humeur,  on  s'aperçoit  qu'ils  ont 
une  signification  singulièrement  grave. Des  événements 
se  produisent  qui,  par  leur  nouveauté,  leur  imprévu, 
troublent  les  consciences  et  qui  seraient  susceptibles  de 
les  affoler  si  des  républicains  intelligents  n'apportaient 
pas  la  parole  de  raison. 

Ces  événements  qui  risquent  de  troubler  l'activité 
nationale,  ces  groupements  qui  surgissent,  syndicats, 
associations  de  fonctionnaires  qui  affirment  leurs  reven- 
dications, qui  parfois  se  dressent  contre  l'Etat,  c'est  le 
signe  des  temps,  ce  n'est  pas  le  résultat  d'une  propa- 
gande. Il  n'y  a  pas  d'homme  qui,  par  son  effort  per- 
sonnel, puisse  enrayer  un  pareil  mouvement. 

Les  événements  naissent  du  milieu  social  parce  que 
nous  jouissons  de  plus  de  liberté  ;  ils  guettent  les  au- 
tres pays,  et  le  beau  pays  de  l'avenir  sera  celui  qui 
sera  le  plus  humain,  celui  qui  aura  abordé  de  sang- 
froid  les  problèmes  et  les  aura  résolus  dans  un  esprit 
de  liberté  et  de  justice  sociale. 

De  vieux  républicains,  des  hommes  loyaux  qui  ont 
lutté,  murmurent  parfois,  en  présence  de  ces  événe- 
ments,   des    paroles    d'inquiétude     qui    deviendraient 


332  l'apaisement 


facilement  des  paroles  de  menace  et  de  répression  ;  et 
je  disais  à  l'un  d'eux:  oui,  de  vieux  républicains  comme 
vous  sont  émus  par  ces  faits  et  parce  qu'ils  ont  étudié 
ces  événements  d'une  façon  spéciale.  A  l'époque  de  vos 
luttes,  tous  les  éléments  de  la  nation  démocratique 
étaient  unis;  on  allait  la  main  dans  la  main;  on  voyait 
l'avenir  éclatant. 

Mais  voici  que  sur  la  route  de  petits  groupes  se  for- 
ment et  se  séparent  ;  on  se  regarde  avec  défiance  et 
demain  ce  regard  pourrait  devenir  fratricide  et  ces 
hommes  qui  ont  donné  leur  sang  à  la  République 
pourraient  s'entre-déchirer.  Non,  cela  n'est  pas  possi- 
ble. {Vifs  applaudissements.) 

Oui,  ces  choses  nouvelles,  je  reconnais  que  par  cer- 
tains côtés,  elles  peuvent  être  inquiétantes,  redouta- 
bles, pernicieuses.  Que  voulez-vous?  C'est  le  premier 
accès  de  goutte  d'une  société  qui  politiquement  a 
vieilli. 


La  crise  sociale  et  son  remède 

Ah  I  on  ne  subit  pas  facilement  ce  premier  accès  ; 
il  est  douloureux  ;  il  met  les  nerfs  en  mouvement  ;  il 
vous  donne  de  la  colère.  La  colère,  en  pareil  cas,  ne 
suffit  pas  ;  il  faut  des  soins  ;  il  faut  regarder  sa  mala- 
die ;  il  faut  lui  dire  :  Nous  allons  vivre  ensemble.  Ta 
menace,  il  faut  que  demain,  grâce  à  mes  soins,  grâce  à 
mon  régime  elle  se  transforme  en  certitude  de  longue 
vie.  {Rires  et  applaudissements.) 

C'est  le  langage  même  que  la  République  doit  tenir 
à  ce  nouveau  mal  ;  il  faut  qu'elle  le  mette  à  son  ser- 
vice. Ce  n'est  pas  facile.  Le  problème  mérite  d'être 
abordé  prudemment  et  je  ne  vous  dirai  pas  que  je 
viens  vous  apporter  une  solution  irrésistible,  mais  il 
n'est  pas  possible  qu'il  surgisse  un  mal  sans  remède  ; 
le  remède,  il  existe  quelque  part,  il  faut  le  chercher. 

J'entends  bien  que  les  ennemis  de  la  République 
prétendent  avoir  trouvé  le  remède; ils  demandent  qu'on 


PIÈCES    JOINTES  333 


en  fasse  usage  ;  c'est  la  violence,  c'est  la  brutalité,  ce 
sont  leurs  procédés  habituels  qu'ils  conseillent. 

Ah  !  que  le  Gouvernement  se  garde  bien  d'entrer 
dans  cette  voie.  Pris  entre  deux  entreprises,  l'entre- 
prise anarchique  de  gauche  et  l'entreprise  anarchique 
de  droite,  qu'il  ne  prenne  pas  une  habitude  qui  per- 
mette à  ces  deux  menaces  de  se  rejoindre  contre  la 
liberté  1 

Il  y  a  deux  ans,  à  Roanne,  j'ai  dit  que  la  Républi- 
que avait  une  foule  de  responsabilités  dans  ce  bouil- 
lonnement social;  je  répète  aujourd'hui  que  la  Répu- 
blique a  donné  la  vie  par  la  loi  à  des  personnes  nouvel- 
les. Autrefois  on  connaissait  l'individu  qui  dans  la  vie 
affirmait  ses  revendications  particulières  ;  mais  c'était 
une  poussière  d'énergies  qu'on  pouvait  facilement  agglo- 
mérer dans  la  nation,  tandis  que  sous  l'influence  d'une 
transformation  économique  profonde,  et  sous  l'influence 
morale  des  principes  de  solidarité  répandus  dans  le 
peuple  par  la  République,  les  individus  se  sont  rappro- 
chés et  ont  constitué  des  groupements  que  la  Républi- 
que a  consacrés  en  leur  donnant  un  état  civil. 

C'est  en  tâtonnant  que  ces  groupements  ont  fait 
leurs  premiers  pas,  mais  comme  on  ne  s'occupait  pas 
d'eux,  ils  ont  grandi  plus  en  nerfs  qu'en  muscles.  Main- 
tenant on  les  voit  se  livrer  à  des  mous^ements  désor- 
donnés et  on  dit  :  ce  sont  des  personnes  dangereuses, 
il  faut  les  tuer.  La  République  ne  doit  pas  tenir  un  tel 
raisonnement  ;  elle  doit  au  contraire  leur  donner  la 
pleins  existence.  Je  ne  conteste  pas  que,  dans  ces  grou- 
pements, on  a  une  certaine  tendance  à  s'exagérer  les 
droits  et  à  méconnaître  les  devoirs  ;  cela  est  humain. 

Une  association  de  fonctionnaires  arrive  à  penser 
que  son  intérêt  collectif  rejoint  l'intérêt  général  ;  c'est 
la  chose  qui  devait  fatalement  se  passer  dès  l'instant 
qu'on  n"a  pas  fixé  à  cette  association  les  limites  de  ses 
droits  et  qu'on  ne  lui  a  pas  indiqué  la  pleine  et  haute 
notion  de  ses  devoirs. 


334  L^  APAISEMENT 


Le  régime  légal  des  associations  syndicales 

Dans  une  ville,  des  milliers  d'ouvriers  font  un  effort 
commun  pour  produire  un  même  objet  sans  qu'il  soit 
possible  de  reconnaître  la  part  contributive  de  tel  ou 
tel  dans  leur  association  ;  que  voulez-vous  qu'ils  fas- 
sent ?  Quel  champ  d'activité  la  loi  leur  offre-t-elie  ? 

Ils  demandent  une  augmentation  de  salaire.  Dans 
cette  voie,  le  chemin  à  parcourir  est  très  court  ;  alors 
ils  formuleront  des  revendications  au  point  de  vue  de 
la  dignité  et  de  la  solidarité  ;  on  peut  encore  s'enten- 
dre ;  mais  ensuite  que  feront-ils  ? 

N'ayant  pas  le  moyen  d'employer  leurs  forces,  ils 
feront  de  l'agitation  stérile  et  comme  tout  naturelle- 
ment ils  sont  tentés  de  se  croire  plus  forts  qu'ils  ne 
sont, ils  éprouveront  le  besoin  de  porter  leur  agitation 
dans  la  rue,  s'imaginant  ainsi  réaliser  la  révolution  so- 
ciale, comme  si  la  révolution  était  possible  lorsqu'elle 
ne  correspond  pas  à  la  réalité  des  choses,  à  un  degré 
suffisant  d'éducation  sociale. 

Républicains,  vous  aurez  demain  à  légiférer  sur  cette 
question  :  la  République  peut  tout  et  permet  d'accé- 
der à  la  propriété  et  cette  propriété  une  fois  acquise  je 
la  garantis  contre  le  pillage.  Mais  à  l'association,  quel 
moyen  d'appropriation  lui  avez-vous  donné  ? 

C'est  par  la  possession  des  choses,  leur  administra- 
tion, la  gestion  des  grands  intérêts  matériels  qu'elle 
sera  préservée  de  ces  accès  de  fièvre  ;  ses  intérêts  col- 
lectifs seront  solidaires  des  grands  intérêts  nationaux. 

Au-dessus  de  l'individu,  il  y  a  le  groupement,  mais 
aussi  il  y  a  et  il  doit  y  avoir,  seule  garantie  pour  l'in- 
dividu et  pour  le  groupement  lui-même,  une  associa- 
tion de  tous  les  citoyens  dans  la  nation.  Le  parti  répu- 
blicain doit  s'employer  à  résoudre  le  problème  en 
permettant  aux  travailleurs  dans  leurs  syndicats  d'ac- 
céder à  une  part  nécessaire  de  propriété  et  d'adminis- 
tration. 


PIÈCES    JOINTES  335 


L*orateur  à  l'appui  de  sa  thèse,  s'exprime  ainsi  : 
Voilà  une  usine  qui  se  fonde,  née  le  plus  souvent  de 
combinaisons  financières.  Or  la  spéculation  veut  acca- 
parer dès  l'orig-ine  et  à  perpétuité,  50  %  des  bénéfices. 
Est-ce  que  le  parti  républicain  répug-nerait  à  donner 
aux  §*roupements  ouvriers  une  part  des  bénéfices  ?  Et 
alors  voyez  quel  chang^ement!  Si  les  groupements  ou- 
vriers organisés  avaient  une  part  de  propriété,  de  con- 
trôle et  d'administration^  est-ce  qu'ils  ne  seraient  pas 
obligés  de  prendre  conscience  des  conditions  dans  les- 
quelles on  peut  seulement  servir  utilement  les  intérêts 
de  l'entreprise. 


Les  griefs  des  associations  de  fonctionnaires. 

Quant  aux  associations  de  fonctionnaires,  le  sujet  est 
délicat.  Je  suis  un  grand  ami  de  la  liberté,  au  point  que 
je  la  vois  presque  rejoindre  la  licence,  et  je  pense  que 
c'est  seulement  lorsqu'elle  se  transforme  en  tyrannie 
qu'on  doit  intervenir  et  réprimer;  mais  si  les  fonction- 
naires de  ce  pays  veulent  faire  à  la  nation  le  parti 
légitime  qu'ils  réclament  pour  eux,  ils  reconnaîtront 
qu'aucun  régime  n'a  consenti  en  leur  faveur  un  pareil 
effort  financier  ;  dans  aucun  pays  ils  ne  sont  plus  étroi- 
tement associés  à  la  vie  publique,  peut-être  trop  étroi- 
tement à  mon  avis.  Toutefois,  je  conviens  qu'ils  peu- 
vent avoir  des  griefs  légitimes  à  faire  valoir,  le  rég^ime 
parlementaire  n'est  peut-être  pas  parfait  ;  il  y  a  cer- 
tains usages  de  leur  mandat  que  les  députés  ne  pour- 
raient pas  faire.  Prêts  à  franchir  le  seuil  d'un  ministère, 
dans  un  sentiment  de  protection  électorale,  les  dépu- 
tés devraient  avoir  la  force  de  se  dire  :  Non,  je  ne  ferai 
pas  cette  démarche  et  si  celui  qui  me  l'a  demandée  me 
pose  une  question,  j'expliquerai  mon  abstention  par 
des  raisons  qu'il  n'aura  pas  le  droit  de  méconnaître. 


336  l'apaisement 


L'autorité  nécessaire  du  Gouvernement 

Il  y  a  encore  une  autre  garantie  pour  le  citoyen  ; 
elle  réside  dans  le  principe  d'autorité  du  gouvernement. 
Aucun  parti  au  pouvoir  ne  peut  se  soustraire  à  ce  devoir 
nécessaire.  J'ai  traversé  des  heures  où  j'ai  vu  se  déchi- 
rer de  vieilles  amitiés  auxquelles  au  fond  de  mon  cœur 
je  restai  fidèle.  Je  les  ai  vues  se  tourner  contre  moi 
en  invectives  parce  que  je  respectais  dans  ma  con- 
science le  contrat  moral  que  j'avais  signé  en  acceptant 
une  haute  fonction  et  si  ceux-là  même,  demain,  arri- 
vaient à  ces  postes  sérieux,  ils  seraient  obligés  de  com- 
prendre que  plus  un  parti  a  son  idéal  haut  placé,  plus 
son  programme  de  réforme  est  étendu,  plus  il  a  besoin 
d'ordre  dans  la  nation  et  de  discipline  dans  ses  ressorts. 
{Applaudissements.) 

Le  progrès  ne  naît  pas  dans  la  violence,  il  naît  et  se 
développe  dans  un  milieu  sain,  dans  un  milieu  stable, 
donc  il  ne  faut  pas  méconnaître  que  le  devoir  du  Gou- 
vernement est  à  certaines  heures  d'assurer  la  sécurité 
des  citoyens,  la  continuité  de  Pexistence  et  de  l'acti- 
vité de  la  nation.  Mais  ce  principe  de  gouvernement 
peut-il  être  pratiqué  sous  un  régime  démocratique  de 
la  même  façon  que  sous  les  régimes  démocratiques? 


L'intérêt  général  au-dessus  des 
intérêts  particuliers. 

Nous  devons  assainir  la  situation.  On  n'a  pas  assez  I 
la  notion  de  l'intérêt  général  à  la  Chambre;  il  ne  de- 
vrait y  avoir  que  des  députés  de  France,  les  intérêts 
locaux,  les  intérêts  des  circonscriptions  ne  devraient 
pas  entrer  en  conflit  avec  l'intérêt  public,  l'intérêt 
national. 

Le  régime  parlementaire  peut  faire  cet  effort.  Il  a  le 
remède  en  lui,  tandis  que  les  régimes  d'autrefois,  dont     j 


PIÈCES    JOINTES  337 


les  représentants  nous  reprochent  des  tares  qui  furent 
leurs  caractéristiques,  ont  connu  le  mal  sans  avoir  le 
remède  à  leur  disposition.  Sous  notre  régime  de  liberté, 
on  entend  les  protestations,  les  réclamations  vont  par- 
fois trop  loin,  mais  enfin  on  entend  les  plaintes  :  l'in- 
justice ne  peut  pas  durer  sous  la  République.  Aussi 
quand  on  essaie  d'entraîner  la  classe  ouvrière  contre 
la  République,  se  trompe-t-on.  Jamais  la  classe  ou- 
vrière ne  se  tournera  contre  le  régime  pour  lequel  elle 
a  versé  son  sang.  (Applaudissements  prolongés.) 

La  liberté  républicaine  et  le  progrès  social 

Est-ce  que  à  l'heure  où  dans  l'Europe  entière,  la  diplo- 
matie s'efforce  à  résoudre  dans  la  paix  des  conflits 
redoutables,  le  Gouvernement  ne  doit  pas  employer  les 
mêmes  procédés  diplomatiques  pour  éviter  les  difficul- 
tés intérieures?  Quand  l'effort  de  propagande  et  d'édu- 
cation sera  fait,  quand  les  républicains  de  ce  pays  auront 
donné  à  ces  associations  qui  bouillonnent,  les  moyens 
d'exprimer  leur  force  d'une  façon  légale,  je  ne  déses- 
père pas  de  voir  chaque  citoyen  prélever  sur  sa  liberté 
personnelle,  sacrifier  sur  ses  intérêts  particuliers  la  part 
nécessaire  à  la  constitution  de  cette  liberté  qui  rayonne 
au-dessus  des  autres;  la  liberté  de  la  nation,  la  liberté 
républicaine. 

C'est  dans  ce  sens  que  nous  devons  agir.Pas  de  fai- 
blesse, c'est  entendu  l  Mais  pas  de  violences!  L'heure 
est  venue  pour  les  républicains  de  s'orienter  vers  le 
progrès  social.  Je  reconnais  que  la  réalisation  de  ce 
progrès  social  doit  se  faire  en  tenant  compte  des  for- 
ces de  la  nation.  Tout  progrès  prématuré  est  un  progrès 
mort  ;  il  ne  se  réalise  pas  dans  les  faits.  Une  séparation 
des  Eglises  et  de  l'Etat  brutale  n'aurait  pas  été  accep- 
tée par  le  pays  ;  ce  progrès  important  devait  se  réali- 
ser par  étapes.  C'est  ce  que  les  républicains  ont  com- 
pris. 

C'est   la  même  tactique  que  le  Gouvernement  doit 

2? 


338  L^APAISEMENT 


emploj^er  pour  la  solution  des  problèmes  sociaux.  C'est 
en  s'appuyant  sur  tous  les  éléments  conscients,  disci- 
plinés de  la  nation,  sur  tous  ceux  qui  veulent  le  pro- 
grès par  la  loi,  que  le  Gouvernement  doit  aller  à  cette 
bataille,  si  tant  est  qu'une  bataille  est  nécessaire;  c'est 
grâce  à  leurs  efforts  unis  aux  nôtres  que  nous  donne- 
rons à  ce  pays  toujours  plus  de  liberté  et  plus  de  jus- 
tice sociale.  (Bravos  et  applaudissements  prolongés.) 


PIÈCES    JOINTES    N-    i  i 


LES  ACTIONS   DE   TRAVAIL 


Lettre-Préface  de  M.  Briand 


Dans  le  trouble  et  l'incertitude  de  l'heure  présente, 
parmi  tant  de  questions  sociales  qui  sollicitent  l'atten- 
tion publique  tout  à  la  fois  par  leur  complexité  et  leur 
acuité,  le  problème  des  rapports  du  capital  et  du  tra- 
vail demeure  l'un  des  problèmes  essentiels.  Mais  tout 
le  monde  reconnaît  que,  dans  le  domaine  économique, 
le  prog-rès  social  ne  saurait  être  réalisé  qu'à  travers  une 
série  de  mesures  transactionnelles  qui  marqueront,  en 
quelque  sorte,  les  étapes  de  l'évolution. 

Notre  effort  social  doit  se  proposer  de  préparer,  en 
considérant  les  faits  actuels  indépendamment  de  toute 
opinion  préconçue  et  suivant  une  méthode  purement 
réaliste,  ces  institutions  de  transition. 

L'action  de  travail  nous  apparaît,  dès  aujourd'hui, 
comme  une  de  ces  créationsjuridiques vraiment  viables 
parce  qu'elles  sortent  des  faits,  pratiquement  réalisa- 
bles, parce  qu'elles  répondent  aux  nécessités  présentes 
de  l'organisation  économique. 

Après  avoir  établi  le  statut  juridique  qu'a  rendu 
nécessaire  l'éclosion  du  monde  ouvrier  à  la  vie  syndi- 


340  l'apaisement 


cale,  le  législateur  se  doit,  en  effet,  de  donner  un  ali- 
ment à  cette  activité  nouvelle.  Or,  ce  n'est  que  dans 
l'administration  et  la  gestion  des  grands  intérêts  écono- 
miques que  les  travailleurs  organisés  trouveront  l'em- 
ploi logique  d'une  vitalité  qui  risque  de  s'étioler  en  se 
confinant  dans  la  seule  défense  des  intérêts  corpora- 
tifs, ou  de  se  dépenser,  sans  profit  positif,  en  des  mani- 
festations bruyantes  et  stériles. 

Mais  il  importe  de  ne  confier  que  progressivement 
et  avec  précaution  des  intérêts,  par  essence  même  com- 
plexes et  délicats,  à  des  travailleurs  dont  l'éducation 
économique  est  encore  imparfaite.  On  doit,  d'autre 
part,  faire  confiance  aux  chefs  d'entreprise.  Les  condi- 
tions mêmes  d'une  concurrence  commerciale  intensifiée 
rendent  chaque  jour  plus  évident  l'avantage  qu'ils 
trouveraient  à  ce  que  les  ouvriers  cessent  d'être  désin- 
téressés du  sort  et  des  résultats  de  l'entreprise  et  soient, 
au  contraire,  incités  à  donner  à  leur  travail  son  maxi- 
mum de  rendement,  en  quantité  et  en  qualité. 

La  législation,  s'inspirant  de  ces  considérations,  doit 
donc  fournir  aux  travailleurs  et  aux  capitalistes,  sans 
leur  imposer  aucune  contrainte,  le  moyen  de  constituer 
des  associations  juridiques  qui  assureront,  dans  la  liberté 
des  conventions,  la  participation  des  travailleurs  et  des 
capitalistes  à  la  gestion  et  aux  bénéfices  des  entre- 
prises. 

J'ai  développé  ces  idées,  un  soir,  au  Comité  de  la 
Démocratie  sociale,  au  cours  d'un  de  nos  entretiens 
familiers,  et  j'ai  tenu^  depuis  lors,  à  les  affirmer,  dans 
mes   déclarations  ministérielles,   devant  le  Parlement. 

Sur  cette  trame  vous  avez  édifié  le  projet  précis  que 
vous  me  demandez  aujourd'hui  de  présenter  au  public. 
J'accède  d'autant  plus  volontiers  à  cette  demande  que 
la  forme  même  en  laquelle  se  présente  ce  projet  répond 
parfaitement  à  l'opinion  qu'on  doit  se  faire,  mesemble- 
t-il,  de  l'action  législative. 

Dans  une  démocratie  saine  et  progressive,  la  loi  ne 
doit  point  jaillir  toute  prête  de  la  baguette  parlemen- 
taire, comme  un  festin  de  conte  de  fées.  L'idée,  même 


PIÈCES    JOINTES  o41 


la  meilleure,  avant  de  se  réaliser  dans  la  lég^islation 
positive,  doit  subir,  dans  l'opinion  publique,  une  sorte 
de  travail  de  gestation.  Il  importe  que  les  intéressés 
soient  appelés  à  préparer  l'œuvre  et  à  rassembler  les 
matériaux  dont  le  législateur  composera  la  loi. 

En  appliquant  cette  méthode,  on  éviterait,  peut-être, 
certaines  surprises,  certaines  incompréhensions  dont 
notre  lég-islation  sociale  de  ces  dernières  années  a  souf- 
fert. 

Je  ne  puis  donc  que  souhaiter  à  votre  projet  de  trou- 
ver dans  l'opinion  du  grand  public  l'accueil  attentif 
qu'il  a  déjà  reçu  des  spécialistes  de  l'économie  sociale. 

Sans  doute  quand  il  reviendra  du  voyage  sous  forme 
de  projet  de  loi  elFectif,  il  aura  subi  des  modifications 
et  corrections  nombreuses.  Il  sortira  fortifié  de  cette 
épreuve,  et  dans  sa  réalisation  législative  vous  trouve- 
rez alors  la  récompense  qu'auront  mérités  vos  efforts 
scientifiques  désintéressés  d'aujourd'hui. 


PIECES  JOINTES   N-    12 


DISCOURS 

Prononcé  à  la  Chambre  par  IVI.  Briand, 
président  du  Conseil,  en  réponse  aux 
interpellations  de  3VIIVI.  Georges  Berry, 
Lairolle  et  Lefebvre  du  Prey  sur  la  Con- 
fédération générale  du  Travail.  ^J 

ÎO  janvier  i9H, 

Messieurs, 

Je  répondrai  très  brièvement  à  l'interpellation  de 
l'honorable  M.  Georg-es  Berry  et  aux  discours  fort  in- 
téressants, fort  éloquents  même  de  MM.  Lairolle  et 
Lefebvre  du  Prey. 

Si  je  n'avais  écouté  que  mes  convenances  et  les  sug- 
g^estions  de  l'intérêt  politique,  j'aurais  demandé  à 
l'honorable  M.  Berry  de  renoncer  à  la  discussion  de 
son  interpellation.  Je  la  crois  inopportune;  elle  est 
tardive  ou  prématurée. 

Elle  eût  été  parfaitement  à  sa  place  lors  de  la  dis- 
cussion qui  s'est  instituée  au  sujet  de  la  grève  des 
travailleurs  des  chemins  de  fer.  Elle  y  eût  été  mieux 
encore  lors  de  la  discussion  de  la  déclaration  du  Gou- 


PIÈCES   JOINTES  343 


vernementj  quand  pour  la  première  fois  il  s'est  pré- 
senté devant  la  Chambre  et  lui  a  fait  connaître  quelle 
serait  sa  politique  en  matière  syndicale. 

Elle  est  prématurée  parce  qu'elle  ne  s'applique  pas 
à  des  faits  déjà  existants  et  parce  qu'elle  nous  entraîne 
a.  une  discussion  purement  théorique,  très  intéressante 
assurément  et  dont  je  me  félicite  à  raison  des  principes 
qui  ont  été  posés  à  la  tribune,  mais  qui  ne  peut  pas 
aboutir,  dans  le  moment  présent,  à  un  résultat  prati- 
que, 

M.  Paul  Pugliesi-Gonti.  —  Le  débat  a  été  sou- 
levé dès  I90(S,  et  vous  étiez  ministre  à  cette  époque, 

M.  le  président  du  Conseil,  ministre  de  l'Inté- 
rieur et  des  Cultes.  —  Je  vais  précisément  faire  allu- 
sion à  ce  débat  dans  un  instant;  je  n'oublie  pas  qu'en 
1908,   sur  votre    initiative,  la  Chambre  a  vli   se  poser 
devant  elle  tout  le  problème  de  la  Confédération  géné- 
rale du  Travail,  au  cours   d'une  discussion  très  ample 
et  très  intéressante,  et  qu'elle    a  été  appelée  à  prendre 
une  résolution,  en  se  plaçant  au   point  de  vue  théori- 
que. 

Depuis  cette  époque,  à  ce  même  point  de  vue,  rien 
n'a  changé  dans  la  situation.  Ce  qui  aurait  pu  justi- 
fier une  nouvelle  discussion  sur  le  même  objet,  c'est 
un  événement  nouveau.  Il  ne  sest  pas  produit. 

Ce  n'est  pas  à  dire,  messieurs,  que  nous  regrettions 
d'être  appelés  à  nous  expliquer  une  nouvelle  fois  sur 
la  politique  qu'entend  suivre  le  Gouvernement  vis-à- 
vis  des  organisations  syndicales.  Il  n'a  pas  à  la  cacher; 
il  tient  à  s'en  expliquer  très  clairement.  Il  faut  qu'il  n'y 
ait  pas  de  malentendu  possible  entre  nous  sur  la  poli- 
tique sociale  du  Gouvernement. 

Qu'attend-on  de  nous  à  l'issue  de  cette  interpella- 
tion? L'honorable  M.  LairoUe,  dans  un  beau  langage, 
après  une  discussion  juridique  des  plus  serrées... 

M.  Edouard  Vaillant.  —  ...  et  surtout  très  réac- 
tionnaire ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Non,  monsieur 
Vaillant,  il  ne  s'est  pas  placé  à  ce  point  de  vue... 


o 


44  l'apaisement 


M.  Jaurès.  —  Il  ne  s'y  est  pas  placé,  il   y  était  I 

M.  le  président  du  Conseil.  —  M.  Lairolle  s'est 
placé  aa  point  de  vue  juridique  purement  et  simple- 
ment. 11  a  senti  le  besoin  d'une  conclusion  pratique 
et,  s'adressant  à  la  Chambre^  il  a  dit  :  «  Messieurs,  il 
faut  agir,  il  faut  absolument  que  nous  prenions  une 
initiative  qui,  jusqu'à  ce  jour,  a  semblé  manquer  aux 
divers  gouvernements  qui  se  sont  succédé  au  pouvoir. 
C'est  à  nous,  membres  du  Parlement,  qu'il  appartient 
d'imposer,  en  quelque  sorte,  la  solution  que  nous  dési- 
rons, celle  qui  découle  des  considérations  légales  que 
j'ai  développées  devant  vous,  c'est-à-dire  la  dispersion, 
l'anéantissement  de  la  Confédération  générale  du  Tra- 
vail. » 

C'est  bien  ainsi  que  le  problème  se  trouvait  posé  à 
la  fin  du  discours  de  l'honorable  M.  Lairolle. 

M.  Berry,  lui,  s'était  contenté  d'observations  plus 
générales;  sa  conclusion  était  plus  conforme  aux  décla- 
rations qui  avaient  été  faites  par  le  Gouvernement,lors- 
qu'il  s'est  présenté  devant  la  Chambre. 

Tout  de  suite,  je  réponds  à  M.  Lairolle  :  votre  con- 
clusion, le  Gouvernement  ne  peut  pas  l'admettre  et  je 
ne  désespère  pas  de  vous  voir  vous-même  y  renoncer. 

Messieurs,  vous  êtes  une  assemblée  de  juristes,  c'est 
entendu, mais  vous  êtes  surtout  une  Assemblée  d'hommes 
politiques,  d'hommes  pratiques,  et  vous  ne  voudriez 
pas  que,  pour  des  considérations  purement  juridiques, 
pour  des  interprétations  plus  ou  moins  ingénieuses  et 
justes  de  texte,  un  gouvernement  vous  mît  dans  une 
situation  oii  vous  vous  trouveriez  précisément  à  l'op- 
posé du  but  que  vous  vous  proposez  d'atteindre  ;  vous 
ne  voudriez  pas  que,  par  une  application  trop  stricte 
des  textes,  et  trop  exactement  juridique,  un  acte  d'in- 
justice pût  être  accompli  en  votre  nom.  {Très  bien! 
très  bien  !) 

Messieurs,  qu'est-ce  que  la  Confédération  générale  du 
Travail?  Il  faut  d'abord  se  le  demander. 

Est-ce  une  réunion  de  quinze  ou  vingt  personnes 
tenant  ses  assises  rue  Grange-aux-Belles   et  révélant 


PIÈCES    JOIINTES  345 


de  temps  en  temps  son  existence  par  des  manifestations, 
sur  lesquelles  je  ne  veux  pas  insister,  mais  que  vous 
connaissez  tous?  Si  c'est  cela,  messieurs, ce  n'est  rien. 
C'est  un  groupement  d'hommesque, demain, vous  pour- 
rez poursuivre,  dont  la  dissolution  pourra  être  pronon- 
cée, mais  pour  quel  résultat? 

Si  vous  allez  à  un  examen  approfondi  de  ce  qu'est  la 
Confédération  générale  du  Travail,  que  voyez-vous? 

Vous  constatez  que  c'est  un  vaste  groupement  qui 
contient  dans  son  sein  70  ou  80  fédérations  de  syndi- 
cats, 7  ou  S  grands  syndicats  d'industrie,  environ  160 
bourses  du  travail.  Et  quand  vous  aurez  fait  cette  cons- 
tatation, vous  n'aurez  pas  tout  vu  ;  car,  derrière  ces 
différentes  unions  qui  se  sont  associées,  qu'y  a-t-il  en 
réalité?  Il  y  a  3.000  syndicats  ouvriers. 

Que  pensent  ces  3.000  syndicats  ouvriers  —  car  c'est 
là,  dans  la  substance  même  de  la  Confédération  géné- 
rale qu'il  faut  pénétrer  pour  connaître  exactement  l'or- 
ganisme en  face  duquel  on  se  trouve — ^qu'y  a-t-il  dans 
ces  3.000  syndicats?  Y  trouve-t-on  toujours  le  germe 
des  décisions  prises  à  Paris  par  les  15  ou  20  personnes 
qui  prétendent  diriger  cet  ensemble  de  syndicats  ou- 
vriers? Non.  Par  suite  d'une  organisation  irrationnelle, 
dont  le  législateur  est  bien,  en  partie,  responsable  — je 
le  dis  sans  vouloir  médire  de  l'œuvre  du  Parlement, 
bien  loin  de  là,  car  il  y  a  des  heures  où  il  est  impos- 
sible de  prévoir  l'avenir  avec  certitude  —  les  directions 
de  la  Confédération  générale  du  Travail  ont  pris  un 
caractère  absolument  arbitraire;  s'il  peut  en  être  ainsi, 
c'est  qu'il  y  a  dans  la  loi  de  1884  des  lacunes. 

A  l'origine,  ce  grand  groupement  ouvrier  se  propo- 
sait un  but  commun  de  solidarité  ;  il  avait  rapproché 
des  syndicats  de  toutes  les  industries,  de  tous  les  mé- 
tiers, pour  réaliser  en  commun  des  désirs  communs,  par 
exemple,  pour  obtenir  la  réduction  de  la  journée  de 
travail  sur  tout  le  territoire  de  la  France,  dans  toutes 
les  industries  en  même  temps,  pour  imposer  le  repos 
hebdomadaire,  pour  améliorer  l'hygiène  et  la  sécurité 
des  travailleurs,  pour  assurer  l'inspection  du  travail  ;  à 


345  l'apaisement 


ce  moment  la  Confédération  générale  du  Travail  ne 
représentait  nullement,  dans  sa  direction,  le  caractère 
qu'elle  a  pris  depuis. 

Il  s'est  trouvé  que  les  quelques  hommes  qui  ont  par- 
ticipé à  la  fondation  de  la  Confédération  générale  du 
Travail  ont  mis  la  main  sur  ce  groupement;  il  s'est  ren- 
contré qu'ils  avaient  des  idées  libertaires,  et  peu  à  peu 
la  pensée  leur  est  venue  de  faire  pénétrer  ces  idées 
dans  les  milieux  dont  ils  avaient  la  direction.  Ce  n'est 
pas  sans  résistance  de  la  part  des  syndicats.  Il  y  a  eu 
des  protestations;  des  protestations  surgissent  chaque 
jour  dans  les  syndicats  ouvriers  contre  les  directions 
qu'on  veut  leur  imposer. 

Vous  ne  connaissez  pas  ces  protestations,  messieurs; 
vous  ne  pouvez  pas  les  connaître,  parce  qu'il  y  a  dans 
ces  milieux,  malgré  les  erreurs  qui  ont  pu  être  com- 
mises, un  esprit  de  solidarité  qui  a,  tout  de  même,  une 
réelle  noblesse,  et  sur  le  caractère  duquel  nous  ne  pou- 
vons pas  nous  méprendre.  [Applaudissements  à  l'ex- 
trême gauche  et  à  gauche.) 

Pourquoi  ces  résistances  n'ont-elles  pas  abouti  à  une 
dépossession  des  directeurs  de  la  Confédération  géné- 
rale du  Travail,  dès  qu'ils  ne  représentaient  pas  réelle- 
ment fondamentalement  la  volonté  des  centaines  de 
mille  ouvriers  affiliés  aux  syndicats  ?  C'est  qu'il  y  a  une 
impossibilité  matérielle. 

Pour  s'assurer  la  continuité  de  la  direction, les  chefs 
ont  maintenu  un  système  de  recrutement  des  délégués 
qui  les  rend  maîtres  pour  très  longtemps. 

Un  syndicat  très  faible,  de  minime  importance,  comp- 
tant 20,  30  ou  50  membres,  a  la  même  force  délibéra- 
tive  la  même  force  de  résolution  qu'un  syndicat  qui 
comprend  20.000,  30.000  syndiqués  cotisants.  Demain, 
la  voix  de  ce  petit  syndicat  et  celle  d'un  syndicat  énorme 
pèseront  du  même  poids  dans  les  balances  de  la  direc- 
tion confédérale. 

Ce   n'est   un   secret  pour   aucun    de   ceux  qui    sui- 
vent ce  mouvement  avec  attention,  sans  se  borner  aux     j 
impressions  pouvant  résulter  des  polémiques  de  jour-     1 


PIÈCES    JOINTES  347 


naux  que,  dans  les  milieux  ouvriers,  à  l'heure  même 
où  je  parle,  un  effort  remarquable  est  tenté  pour  les 
dégager  peu  à  peu  de  la  domination  qui  pèse  sur  eux. 

C'est  là  une  forme  de  châtiment  qui,  pour  n^être  pas 
prononcé  par  les  tribunaux,  n'en  a  pas  moins  toute  sa 
force.  Les  excès  orgueilleux  commis  par  les  15  ou  20 
maîtres  de  la  Confédération,  allant  jusqu'à  la  tyrannie 
la  plus  odieuse  et  la  plus  brutale  (Applaudissements  à 
gauche,  au  centre  et  sur  divers  bancs  à  droite)^  ces 
excès-là... 

M.  Reboul.  —  Approuvés  par  les  Congrès  1  [Mouve^ 
ments  divers.) 

M.  le  président  du  Conseil.  —  ...ont  fini  par  être 
ressentis  violemment  jusqu'au  tréfonds  de  l'organisa- 
tion ouvrière. 

Pour  secouer  cette  tyrannie,  un  mouvement  de  résis- 
tance s'est  dessiné,  qui  va  chaque  jour  en  grandissant. 

La  Confédération  générale  du  Travail,  considérée 
dans  ses  directeurs,  a  perdu  beaucoup  de  ses  prises  sur 
le  monde  ouvrier. 

M.  Lefebvre  du  Prey  a  porté  à  la  tribune  un  fait 
d'ordre  judiciaire  sur  lequel  vous  comprendrez  que  je 
n'insiste  pas. 

Ici  les  règles  de  la  justice  doivent  être  suivies.  Il 
n'existe  pas  de  privilégiés  dans  ce  pays,  qu'il  s'agisse 
d'ouvriers  syndicalistes  ou  d'autres. 

Il  y  a  des  formes  légales  qui  sont  la  garantie  de  la 
justice  et  qui  doivent  être  observées  pour  tous  les 
citoyens.  Elles  le  seront  pour  celui  dont  il  s'agit  aujour- 
d'hui. (A/)/)^aaG?ï55emen,/s  à  gauche  et  au  centre.) 

Mais  le  cas  de  cet  ouvrier,  messieurs,  nous  pouvons 
bien  en  convenir,  constituait,  entre  les  mains  de  la  Con- 
fédération générale  du  Travail,  un  merveilleux  instru- 
ment d'agitation,  d'excitation.  Elle  ne  s'y  était  pas  mé- 
prise. Elle  s'en  était  emparée.  Elle  avait  espéré,  à  la 
faveur  de  ce  mouvement  de  sentiment  si  facile  à  déter- 
miner dans  les  milieux  ouvriers,  reprendre  toute  son 
autorité,  recouvrer  toute  sa  puissance  de  domination. 
Elle  a  entrepris  cette  agitation  dans  toute  la  France  ; 


348  L^  APAISEMENT 


elle  a  voulu  multiplier  les  meetings.  Je  sais  une  épo- 
que, je  sais  une  heure  où,  à  sa  voix,  des  milliers  et  des 
milliers  d'auditeurs  se  seraient  entassés  dans  les  salles 
trop  étroites  pour  les  contenir.  Il  en  est  allé  diffé- 
remment cette  fois.  {Mouvements  divers  à  Vextrême 
gauche.) 

Oh  I  je  n'entends  pas  dire  que  le  monde  ouvrier  se 
désintéresse  de  la  question.  Mais  il  a  jugé  les  abus 
qui  ont  été  commis  pendant  longtemps  par  les  chefs  de 
la  Confédération  générale  du  Travail.  Ces  chefs  sont,  à 
l'heure  actuelle,  pour  ainsi  dire  décapités  de  leur  au- 
torité morale.  Et  c'est  parce  qu'ils  ne  l'ont  plus... 

{A  ce  moment  une  personne  placée  dans  les  tribunes 
prononce  quelques  paroles.  Sur  Vordre  du  président^ 
elle  est  expulsée.) 

Messieurs,  cette  manifestation  spontanée,  à  laquelle 
nous  aurions  tort  d'attacher  trop  d'importance,  est 
comme  le  cri  de  douleur  poussé  par  le  patient  quand 
on  met  le  doigt  sur  sa  ^\di\e.( Applaudissements  à  gau- 
che et  au  centre.) 

Il  se  fait  donc,  messieurs,  tout  un  travail  sur  lequel 
votre  attention  doit  se  porter;  et  si  vraiment  vous 
désirez  que  les  libertés  données  au  peuple  ne  lui  soient 
pas  retirées,  si  vous  voulez  que,  sous  l'influence  des 
événements  qui  passent,  elles  ne  soient  pas  réduites,  si 
vous  maintenez  à  ce  monde  des  travailleurs,  si  inté- 
ressant, la  confiance  que  vous  lui  avez  donnée  hier,  si, 
en  dépit  de  certains  excès  commis  et  dans  Fespoir 
qu'ils  disparaîtront  —  soit  qu^on  les  réprime  lorsqu'ils 
sont  à  rencontre  des  lois,  soit  que,  par  une  organisa- 
tion mef^leure  on  les  rende  impossibles  —  si  malgré 
ces  abus  de  l'action  syndicale  vos  intentions  sont  tel- 
les, il  63t  facile  de  nous  entendre.  Mais  ce  n'est  pas 
par  une  répression  aveugle,  frappant  ou  risquant  de 
frapper  indifféremment  innocents  et  coupables  que  vous 
pourrez  atteindre  le  but  que  vous  vous  proposez. 
{Applaudissements  a  gauche.) 

M.  LairoUe.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Pourquoi  saisirait- 


PIÈCES    JOINTES  349 


on  demain  les  tribunaux,  selon  l'indication  de  M.  Lai- 
rolle,  du  cas  de  la  Confédération  générale  du  Travail? 
Pour  une  tare  congénitale?  Parce  que  la  Confédéra- 
tion, de  par  sa  constitution  même,  ne  serait  pas  légale? 
On  pourrait  longuement  discuter  sur  ce  point;  mais 
surtout  Ton  devait  discuter  à  l'origine,  il  y  a  plus  de 
quinze  ans,  lorsque  les  statuts  de  la  Confédération 
furent  déposés. 

M.  Massabuau.  —  C'est  Waldeck-Rousseau  qui  lui 
a  donné  raison. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Non,  monsieur  Mas- 
sabuau ;  je  vous  assure  que  ces  problèmes  sociaux  sont 
beaucoup  plus  difficiles  à  résoudre  que  par  un  juge- 
ment de  tribunal  correctionnel.  {Applaudissements.) 

M.  Massabuau.  —  Je  suis  de  votre  avis. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  La  Confédération 
s'est  placée  sur  ces  bases;  elle  a  duré  plus  de  quinze 
ans.  Allez-vous  reprendre,  du  point  de  vue  juridique, 
le  vice  de  sa  constitution,  et  poursuivre  sa  dissolu- 
tion? 

Et  d'abord  de  quelle  dissolution  peut-il  être  ques- 
tion ?  Vous  assignerez  quinze,  vingt  individus^  et  vous 
pourrez  désorganiser  leur  groupement.  Derrière  reste- 
ront les  80  fédérations,  les  160  bourses  du  travail  et 
\es3.000  synâicais.  {Applaudissements  sur  divers  bancs 
à  gauche  et  à  l'extrême  gauche.) 

Alors,  voudrez-vous  ne  pas  vous  contenter  d'égrati- 
gner  l'épiderme,  ce  qui  déjà  peut  causer  les  plus  grands 
ravages,  remarquez-le  bien?  Désirerez-vous  pénétrer 
plus  profondément  dans  les  chairs,  porter  un  coup 
mortel?  Il  vous  faudra  généraliser  la  poursuite.  Il  vous 
faudra  englober  ce  qui  est  la  substance,  ce  qui  forme 
les  muscles,  la  chair  de  la  Confédération  générale  du 
Travail,  c'est-à-dire  toutes  les  organisations  syndicales 
qui  la  composent. 

Alors,  messieurs,  vous  risquez  là  de  commettre  un 
acte  profondément  inique  ;  car  vous  allez  atteindre 
pêle-mêle  innocents  et  coupables  ;  et,  ce  qui  est  pire, 
c'est  que,  sous  les  coups  injustes  qui  seront  portés,  les 


350  l"  APAISEMENT 


innocents  par  esprit  de  solidarité,  ne  crieront  pas.  Ils 
ne  pourront  même  pas  se  défendre.  [Applaudissements 
à  gauche.) 

Ils  sont  des  milliers  et  des  milliers  —  quand  je  dis 
des  milliers,  je  pourrais  dire  la  majorité  des  syndiqués 
—  appartenant  aux  gros  syndicats;  dans  les  congrès,  la 
voix  du  syndicat  qui  exprimait  leur  opinion  ne  comp- 
tait que  pour  une.  Eh  bien  I  ceux-là,  ils  n'ont  pas 
approuvé  les  faits  et  gestes  des  directeurs  de  la  Confé- 
dération générale  du  Travail. 

Ah  I  messieurs,  s'ils  les  avaient  approuvés,  s'ils  avaient 
suivi  leurs  indications,  vous  auriez  assisté  à  des  mani- 
festations sociales  bien  autrement  redoutables... 

Sur  divers  bancs  a  gauche.  —  C'est  très  juste. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Mais  vous  avez  là 
un  élément  de  pondération,  un  élément  de  raison  et  de 
sagesse;  vous  avez  là  des  ouvriers  qui  veulent  user  des 
libertés  syndicales  pour  améliorer  leur  condition,  qui 
ont  un  idéal  très  large,  sans  doute  auquel  ils  ne  renon- 
cent pas,  mais  qui  veulent  l'atteindre  par  des  voies 
légales,  à  travers  des  résultats  pratiques,  obtenus  grâce 
à  des  efforts  légaux. 

Tout  ce  monde  si  intéressant  d'humbles  travailleurs 
qui  ont  cru  à  la  liberté,  qui  ont  voulu  s'en  servir,  qui 
désapprouvent  les  excès  commis  en  leur  nom, qui  n'ont 
pas  pu,  à  cause  d'une  lacune  de  la  loi,  saisir  la  direc- 
tion à  laquelle  ils  ont  droit  dans  la  Confédération  géné- 
rale du  Travail,  tous  ceux-là,  qui  sont  innocents,  qui 
usent  de  la  liberté  syndicale  comme  vous  voudriez  voir 
tous  les  travailleurs  en  user,  vous  allez  les  jeter  pêle- 
mêle  devant  les  tribunaux  correctionnels  avec  ceux 
qu'ils  ont  désapprouvés?  {Applaudissements  à  gauche.) 

M.  Paul  Pugliesi-Gonti.  —  Mais  non  I  On  ne  vous 
demande  que  de  frapper  les  meneurs. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Permettez-moi  de 
poursuivre,  monsieur  Pugliesi-Conti. 

Vous  allez  les  jeter  devant  les  tribunaux;  et,  à  par- 
tir de  ce  moment,  pour  des  considérations  sentimen- 
tales, que  vous  pouvez  regretter  mais  que  vous  ne  pou- 


PIÈCES    JOINTES  351 


vez  flétrir,  vous  les  aurez  solidarisés  avec  les  autres; et 
peut-être  aurez-vous  ainsi  marqué  les  manifestations  de 
la  liberté  syndicale  dans  ce  pays,  d'une  tare  dont  il 
serait  impossible  de  les  débarrasser  dans  l'avenir. (J'rès 
bien!  très  bien!) 

Le  Gouvernement  de  la  République  doit  assurer  l'or- 
dre. Il  n'y  a  pas  de  privilégiés,  il  n'y  a  pas  de  syndi- 
calistes privilégiés,  il  y  a  une  loi  qui  trace  des  limites... 

M.  Paul  Pugliesi-Gonti.  —  Ils  la  violent. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Monsieur  Berry,  si 
vous  voulez  que  ce  débat,  qui  s'est  institué  sur  votre 
initiative,  ait  un  intérêt,  permettez  au  moins  qu'il  soit 
complet. 

M.  Georges  Berry.  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  ai 
interrompu,  monsieur  le  président  du  Conseil. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Alors,  je  vous  fais 
toutes  mes  excuses.  On  m'a  dit  :  «  Poursuivez  à  la  tête, 
poursuivez  les  quinze  ou  vingt  syndiqués  qui  sont  les 
directeurs  de  la  Confédération  du  Travail.  »  Eh  bien, 
messieurs,  confirmant  les  déclarations  que  faisait  en  1908 
devant  la  Chambre  mon  ami,  l'honorable  M.  Viviani, 
alors  ministre  du  Travail,  déclarations  que  rappelait 
M.  Lairolle,  je  réponds  :  Oui,  c'est  une  chose  facile, 
possible  juridiquement. 

Il  est  loisible  de  faire  ce  geste.  Mais,  permettez-moi 
de  vous  le  faire  observer,  vous  n'êtes  pas  maîtres  de 
votre  terrain  d'action.  Vous  n'allez  pas  poursuivre  les 
dirigeants  à  cause  des  statuts  de  la  Confédération,  qui 
ont  été  établis  il  y  a  plus  de  quinze  ans,  vous  êtes 
obligés  de  les  poursuivre  pour  des  actes.  Ici  nous  nous 
heurtons  aux  précautions,  d'une  prudence  habile, prises 
par  les  chefs  de  la  Confédération  générale  du  Travail. 

Vous  voyez  dans  un  journal  que  telle  personne, dans 
telle  ville,  a  fait  un  discours  violemment  antimilitariste, 
violemment  antipatriotique  ;  vous  le  rattachez  immédia- 
tement à  l'action  de  la  Confédération  générale  du  Tra- 
vail parce  que  l'auteur  de  ce  discours  en  fait  partie 
avec  beaucoup  d'autres,  et  vous  dites:  Voilà  encore  la 
Confédération  générale  du  Travail! 


352  l'apaisement 


Mais,  pour  une  poursuite,  cela  n'est  pas  suffisant  ; 
il  faut  relier  l'effet  à  la  cause,  il  faut  établir  des  liens 
de  responsabilité  collective,  et  dans  un  cas  pareil, immé- 
diatement la  responsabilité  collective  s'effrite.  Vous 
vous  trouvez  en  présence  d'un  individu  qui  a  commis 
un  délit  de  presse  et  qui  déclare  n'avoir  pas  parlé  au 
nom  de  la  Confédération  générale  du  Travail,  ne  tenir 
d'elle  aucun  mandat.  Vous  lisez,  dans  la  Guerre  sociale^ 
un  article  violent  poussant  à  l'antipatriotisme.  Il  peut 
être  signé  d'un  syndicaliste  militant  appartenant  à  la 
Confédération  générale  duTravail,  vous  n'avez  pas  l'élé- 
ment juridique  d'une  responsabilité  collective  ni  la  pos- 
sibilité de  poursuivre  le  groupement. 

M.  Paul  Pugliesi-Conti.  —  Des  brochures  comme 
le  Manuel  du  soldat  sont  éditées  au  nom  de  la  Confé- 
dération générale  du  Travail  I 

M.  Emile-Dumas  (Cher). —  Traduisez  leurs  auteurs 
en  cour  d'assises. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Permettez-moi, 
monsieur  Pugliesi-Conti,  de  développer  mon  argu- 
mentation. 

M.  Paul  Pugliesi-Conti.  —  11  y  a  là  des  actes  col- 
lectifs ! 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Laissez-moi  pour- 
suivre ma  discussion,  je  traiterai  cette  question.  Le 
problème  vaut  la  peine  d'être  envisagé  sous  tous  ses 
aspects. 

J'entends  bien  que  la  Confédération  générale  du  Tra- 
vail ne  se  désintéresse  pas  de  ces  efforts,  de  cette  pro- 
pagande ;  j'entends  bien  que  vous  pourriez  peut-être 
relier  ces  entreprises  à  des  institutions  de  la  Confédé- 
ration générale  du  Travail,  telles  que  le  Sou  du  soldat. 
Là,  vous  êtes  vraiment  en  face  de  la  Confédération 
générale  du  Travail.  Mais  quelles  précautions  autour 
de  cette  œuvre  du  Sou  du  soldat  et  combien,  dans  les 
destinations  officiellement  indiquées,  son  caractère  dif- 
fère de  celui  que  vous  pouvez  supposer  ! 

Il  ne  s'agit,  dans  ses  statuts,  ni  d'antimilitarisme,  ni 
d'antipatriotisme;  il  n'y  est  question  que  de  solidarité 


PIÈCES    JOINTES  353 


ouvrière  :  c'est  le  jeune  homme  qui  a  été  syndiqué,  qui 
part  au  régiment  et  que  l'on  continue  à  suivre  et  à 
aider  pendant  cette  période  de  son  existence. 

Telle  est  la  portée  des  documents  officiels  en  face 
desquels  on  se  trouve  quand  on  cherche  à  aller  au  fond 
des  choses.  Dans  la  réalité,  on  constate  que,  par  cette 
sorte  de  propagande  diffuse  dont  je  vous  ai  parlé,  la 
Confédération  générale  du  Travail  poursuitun  autre  but; 
elle  s'évertue  à  l'atteindre  par  des  voies  et  par  des 
moyens  qui  échappent  à  une  action  juridique. 

Est-ce  à  dire  que  le  Gouvernement  se  désintéresse 
de  pareils  agissements?  Je  réponds  à  M.  Lairolle  que, 
chaque  jour,  des  poursuites  sont  exercées.  [Dénégations 
sur  divers  bancs  à  droite.) 

Gomment  !  non.  J'aurais  pu  vous  apporter  la  liste 
des  condamnations,  souvent  très  sévères,  qui  ont  été 
prononcées. 

Les  faits  de  sabotage  qui,  dans  certaines  régions,  ont 
été  très  nombreux  à  un  moment  donné —  et  leurs  orga- 
nisateurs avaient  cru  pouvoir  les  rendre  plus  nombreux 
encore  et  les  généraliser  davantage  —  ont  été  préco- 
nisés ouvertement,  publiquement  sous  nos  yeux.  Natu- 
rellement on  s'écriait;  «  Voilà  la  besogne  de  la  Confé- 
dération générale  du  Travail.  » 

Mais,  messieurs,  quand  la  justice  recherche  les  cou- 
pables, elle  ne  trouve  pas  la  responsabilité  collective 
de  la  Confédération  générale  du  Travail,  elle  découvre 
simplement  un  militant  qui  a  écrit  un  article,  un  jour- 
nal qui  s'en  est  rendu  responsable,  parfois  des  indivi- 
dus qui  ont  accepté  d'assumer  le  danger  de  l'exécution. 
Ces  gens-là,  on  les  poursuit  à  raison  de  faits  indivi- 
duels qui  tombent  sous  le  coup  de  la  loi;  ils  sont  punis. 
De  nombreux  jugements  ont  été  rendus  portant  des 
peines  très  graves. 

11  est  bon  d'ajouter  que  ces  faits  de  sabotage  ont  été 
enrayés  d'une  façon  notable,  que  le  nombre  n'a  cessé 
d'en  diminuer  et  qu'à  l'heure  actuelle  ils  sont  devenus 
relativement  rares.  Par  conséquent,  la  répression  a  été 
efficace  ;  on  ne  saurait  lui  reprocher  ni  d'avoir  abouti  à 

23 


354  l'apaisement 


des  résultats  négatifs  ni  —  ce  qui  serait  pis  encore  — 
d'avoir  atteint  des  innocents. 

En  ce  qui  concerne  l'antipatriotisme,  voici  ce  qu'il 
importe  qu'on  sache.  Il  est  certain  qu'à  l'heure  actuelle, 
autour  de  Torg-anisation  du  Sou  du  soldat,  il  se  fait, 
dans  les  conditions  de  prudence  que  je  vous  ai  dites, 
une  propagande  qui  tend  à  désorganiser  Parmée.  On 
nous  a  signalé  l'envoi  de  circulaires  secrètes  qui  sont 
accompagnés  de  mandats  et  qui  contiennent  des  con- 
seils dont  le  caractère  diffère  essentiellement  de  celui 
d'un  simple  appel  à  la  solidarité  ouvrière.  Nous  avons 
pris  les  précautions  les  plus  strictes  pour  que  ces 
manœuvres  soient  démasquées  et  punies,  pour  que  les 
soldats  soient  mis  hors  de  leur  atteinte,  pour  que  cette 
propagande  ne  puisse  pas  pénétrer  à  la  caserne  et  y 
exercer  ses  ravages.  Je  vous  garantis  que  les  mesures 
que  nous  avons  édictées  seront  rigoureusement  exécu- 
tées. 

Voilà  les  actes  qu'on  peut  demander  au  Gouverne- 
ment de  réprimer,  qu'il  est  en  son  pouvoir  de  réprimer, 
et  qu'il  réprimera  à  coup  sûr. 

Quant  à  la  poursuite  que  vous  demandez  au  nom  des 
principes  juridiques,  contre  les  militants  qui  sont  à  la 
tête  de  la  Confédération,  elle  serait  difficile  pour  les 
raisons  que  j'ai  données,  à  moins  que  vous  ne  vouliez 
n'y  attacher  qu'un  intérêt  purement  théorique,  ce  qui 
nous  reporterait  alors  à  plus  de  quinze  ans  en  arrière  ; 
ce  serait  la  condamnation  d'une  inertie  qui  s'est  pro- 
lonp^ée  pendant  plus  d'une  quinzaine  d'années.  Il  ne 
suffirait  pas  d'ailleurs  de  prononcer  la  dissolution  d'un 
groupement  de  quinze  ou  vingt  individus,  elle  laisse- 
rait subsister  les  80  fédérations,  les  160  bourses  du  tra- 
vail et  les  3.000  syndicats  qui  entrent  dans  la  compo- 
sition de  la  Confédération.  Il  faudrait  généraliser  cette 
mesure  et,  à  la  faveur  de  l'agitation  créée  par  de  telles 
poursuites,  qui  sont  désirées,  messieurs,  je  vous  le  garan- 
tis, qui  sont  appelées  de  leurs  vœux  les  plus  ardents 
par  ceux-là  mêmes  qui  en  seraient  les  victimes,  la 
situation  qui  vous  inquiète  ne  ferait  que  s'aggraver. 


PIÈCES    JOINTES  355 


Eh  bien,  le  Gouvernement  ne  commettra  pas  cette 
erreur,  cette  faute.  En  matière  syndicale,  il  fait  con- 
fiance aux  milieux  ouvriers  ;  il  se  conforme  ainsi  aux 
indications  de  la  Chambre  elle-même  qui  a  affirmé  sa 
volonté  de  maintenir  intactes  les  libertés  instituées  par 
la  loi  de  1884. 

Mais  je  dois  vous  donner  l'assurance  que,  depuis  la 
déclaration  dans  laquelle  il  vous  a  exposé  ses  intentions 
que  vous  avez  approuvées,  il  suit  pas  à  pas  l'évolution 
des  organisations  syndicales  de  la  Confédération.  Il  est 
résolu  à  tenir  la  promesse  qu'il  vous  a  faite,  à  savoir  de 
ne  pas  favoriser  par  son  inaction  les  membres  de  la 
Confédération  générale  du  Travail,  mais  de  les  traiter 
comme  tous  les  autres  citoyens,  la  loi  à  la  main  ;  il 
s'emploiera  à  les  contenir  dans  le  domaine  profession- 
nel qui  leur  est  assigné  par  la  loi... 

M.  Georges  Berry.  —  Vous  aurez  fort  à  faire  1 

M.  le  président  du  Conseil.  —  C'est  entendu, 
monsieur  Berry,  mais  l'action  du  Gouvernement,  d'un 
gouvernement  républicain  en  pareille  matière  n'est  pas 
aisée.  11  doit  éviter  deux  écueils  :  le  dé-ordre  et  la 
répression  aveugle,  qui,  conduisant  à  la  réaction,  serait 
destructive  du  passé  de  liberté  dont  s'enorgueillit  la 
République.  (Applaudissements  )  Il  faut  qu'il  sache  se 
tenir  entre  ces  deux  écueils.  C'est  ce  qui  rend  sa  tâche 
si  ardue  et  si  complexe. 

J'entends  bien  :  le  Gouvernement  n'a  qu'à  saisir  le 
procureur  et  à  le  laisser  agir.  Advienne  ensuite  que 
pourra  ! 

M.  Jules  Delahaye.  —  On  l'a  fait  pour  les  congré- 
gations religieuses.  (Mouvements  divers.) 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Ce  n'est  pas  ainsi 
qu'un  pareil  problème  doit  être  traité  par  un  Gouver- 
nement républicain  digne  de  ce  nom.  Ce  n'est  pas  ainsi 
que  le  ministère  qui  est  au  pouvoir  le  traitera.  Il  entend 
faire  respecter  les  lois  et  il  n'y  a  jamais  failli. 

Ces  actes  de  brutalité,  qui  montrent  à  quel  point 
d'orgueil  aveugle  étaient  arrivés  certains  dirigeants  de 
la  Confédération  générale  du  Travail  —  -et  ce  sont  ces 


356  l'apaisement 


excès  qu'ils  expient  aujourd'hui  dans  la  désaffection  du 
inonde  ouvrier,  ces  actes  abominables  qui  ont  abouti  à 
ce  que  l'on  a  appelé  la  chasse  aux  renards  et  qui  se 
multipliaient  un  peu  partout  d'une  manière  inquiétante, 
nous  avons  pris  des  dispositions  pour  qu'ils  soient 
réprimés  sévèrement.  Ils  l'ont  été;  vous  pouvez  cons- 
tater qu'ils  deviennent  de  plus  en  plus  rares.  {Très 
bien!  très  bien  !) 

M.  Georges  Berry.  —  Ils  continuent  encore  aujour- 
d'hui. J'en  ai  la  preuve. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Monsieur  Berry,  si 
vous  n'êtes  pas  animé  par  un  esprit  de  parti  pris,  vous 
ne  sauriez  nier  qu'ils  sont  en  décroissance  ;  vous  ne 
sauriez  nier  non  plus  qu'à  l'heure  actuelle  règne  dans 
ie  pays  et  particulièrement  dans  les  milieux  ouvriers 
un  état  de  calme  et  de  paix;  on  essaye  de  le  troubler, 
c'est  entendu,  par  des  excitations  que  je  réprouve, 
mais  sous  peine  d'être  injuste,  vous  devez  reconnaître 
que  ces  excitations  rencontrent  aujourd'hui  parmi  les 
travailleurs  des  résistances  qui  n'existaient  pas  hier. 

Il  faut  encourager  cette  tendance,  il  faut  à  cet  effet 
permettre  aux  travailleurs  qui  sont  entrés  dans  les  syn- 
dicats d'user  des  libertés  syndicales  d'une  manière 
efficace. 

Mais  ici  je  relève  une  lacune  dans  notre  législation. 

Vous  avez  créé  la  liberté  syndicale  ;  vous  avez  voté 
une  loi  excellente  dans  son  principe  et  dans  la  majeure 
partie  de  ses  dispositions,  une  loi  qui,  du  reste,  quand 
elle  a  été  proposée  au  monde  ouvrier_,  fut  traitée  par 
des  gens  dont  la  mentalité  était  semblable  à  celle  des 
dirigeants  actuels  de  la  Confédération  comme  une  loi 
de  servage  [Très  bien!  très  bien!),  comme  une  loi  de 
police  dont  ils  ne  voulaient  pas.  Ils  ont  fini  par  l'adop- 
ter et  aujourd'hui  ils  la  considèrent  comme  le  rempart 
de  toutes  leurs  libertés,  ce  qui  indique  qu'il  ne  faut  pas 
tenir  compte  de  certains  anathèmes  et  de  certaines 
excommunications,  et  que,  lorsqu'on  se  croit  dans  la 
bonne  voie,  il  faut  y  persévérer  avec  la  certitude  d'y 
rencontrer  tôt  ou  tard  le  succès.  (Applaudissements.) 


PIÈCES    JOINTES  357 


Mais  cette  loi  qui  créait  les  syndicats  ouvriers  était- 
elle  complète,  était-elle  suffisante?  Lorsque  des  orga- 
nisations puissantes  comptant  15.000,  20.000,  30  000 
adhérents  cotisants,  ont  formulé  leurs  revendications, 
obtenu  certains  avantages  matériels,  lorsqu'elles  ont 
ainsi  épuisé  la  totalité  de  leur  action,  en  tant  qu'elle 
pouvait  aboutir  à  des  résultats  pratiques  immédiats, 
comment  voulez-vous  que  leurs  chefs  si  raisonnables, 
si  modérés  et  prudents  qu'ils  soient,  puissent  les  con- 
tenir dans  l'inaction,  alors  que,  détenant  la  force  énorme 
de  ces  associations  depuis  des  années,  ils  se  trouvent 
aux  prises  avec  la  critique  malveillante  et  la  suren- 
chère ? 

Ils  viennent  à  une  réunion.  On  leur  demande  à  quoi 
sert  l'association,  à  quoi  elle  va  s'employer  demain; 
ils  n'ont  rien  à  dire,  rien  à  répondre.  Et  alors  peu  à 
peu  la  puissance  de  direction,  qui  était  en  eux  parce 
que  l'on  comptait  sur  eux  pour  atteindre  de  nouveaux 
résultats,  va  diminuant,  s'efTritant,  et  des  directions 
nouvelles  surgissent,  qui  ne  trouvent  leur  raison  d'être 
que  dans  l'appel  à  la  violence. 

Il  fallait  donner  aux  organisations  syndicales  des 
possibilités  d'action  efficace,  des  éléments  d'activité. 
Il  faudra  leur  donner  demain,  messieurs,  la  capacité 
civile  [Applaudissements  sur  divers  hancs)  ;  il  faudra 
ouvrir  devant  elles  le  champ  de  la  gestion  fructueuse 
des  affaires... 

M.  Fernand  de  Ramel.  —  Nous  le  demandons. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  ...  qui  les  rendra 
conscientes  de  leurs  responsabilités  et  de  leurs  devoirs, 
{Nouveaux  applaudissements .) 

Telle  est  l'œuvre  qu'il  vous  appartient  d'entre- 
prendre. 

Dans  ces  unions  de  syndicats  soumises  à  des  direc- 
tions fantaisistes  et  arbitraires,  il  faut  établir  l'ordre, 
il  faut  introduire  la  «  proportionnelle  ».  Si  elle  peut 
être  contestée  par  beaucoup  au  point  de  vue  de  Peffî- 
cacité  politique,  il  n'est  pas  douteux  que  ceux  de  nos 
collègues  de  l'extrême  gauche  qui  la  préconisent  dans 


3o8  l'apaisement 


le  domaine  politique  se  joindront  à  nous  pour  l'appli- 
quer dans  le  domaine  économique. 

Lorsque  les  unions  auront  été  réglées  de  telle  manière 
qu'à  la  Confédération,  par  exemple,  les  syndicats  soient 
représentés  proportionnellement  au  nombre  de  leurs 
adhérents  {Applaudissements)^  lorsque  la  direction  ne 
sera  plus  usurpée  par  la  tyrannie,  lorsqu'elle  appar- 
tiendra à  ceux  qui  ont  le  droit  de  l'avoir  entre  les  mains, 
ce  jour-là,  messieurs,  les  mœurs  des  organisations  syn- 
dicales auront  été  singulièrement  modifiées  et  sans 
doute  aurez-vous  à  vous  féliciter  de  l'action  légale 
poursuivie  méthodiquement,  dans  ce  régime  de  liberté, 
dans  l'ordre  et  dans  la  paix,  par  cette  grande  associa- 
tion qui,  aujourd'hui,  vous  inspire  des  inquiétudes. 
Voilà  l'avenir  républicain  1 

Eh  bien,  messieurs,  c'est  ma  conclusion,  conforme 
aux  déclarations  que  j'ai  apportées  aux  Chambres  :  pas 
de  répression  aveugle  qui  risquerait  d'être  injuste  et 
inefficace  !  faire  respecter  la  légalité  par  les  individus; 
dégager  les  responsabilités  collectives  quand  elles  s'af- 
firment par  la  violation  des  lois;  ne  pas  instituer  de 
procès  théoriques,  purement  juridiques,  attendre  les 
faits  et  les  événements;  combler  les  lacunes  de  la  loi 
de  1884  ;  ne  porter  atteinte  à  aucune  des  libertés 
acquises,  faire  confiance  aux  travailleurs,  leur  donner 
des  moyens  d'action,  les  appeler  à  se  libérer,  leur  don- 
ner l'administration  des  choses  dans  la  mesure  où  ils 
peuvent  les  administrer  et,  en  les  appelant  à  posséder, 
éveiller  en  eux  le  sens  de  la  responsabilité  et  des 
devoirs. 

Voilà  au  point  de  vue  syndicaliste  la  politique  qu'en- 
tend suivre  le  Gouvernement,  celle  qu'il  propose  à  vos 
votes.  {Vifs  applaudissements  sur  un  grand  nombre 
de  bancs.) 


TABLE  DES  MATIERES 

Pages 

L'apaisement 1 

La  Paix  Religieuse 30 

La  Paix  Sociale A^^ 

PIÈCES    JOINTES 

Les  Inventaires 127 

Déclaration  des  Evêques  de  France 226 

Déclaration     ministérielle     du     cabinet    Briand 

(27  juillet  1909) 229 

Réponse  de    M.    Briand    aux  interpellations  de 

MM.  Lauraine,  Lafferre  et  Gh.  Benoist    .     .     234 

Discours  prononcé  à  Périgueux  par  M.  Briand     .     248 

Discours  prononcé  par  M.   Briand  à  Saint-Cha- 

mond 274 

Lettre  de  protestation  du  pape  Pie  X  aux  souve- 
rains catholiques 298 

Rappel  de  l'ambassadeur  de  France  près  du  Saint- 
Siège 301 

Discours  prononcé  par  M.  Briand  au  banquet  du 
Comité  républicain  du  Commerce,  de  l'Indus- 
trie et  de  l'Agriculture 312 

Discours  prononcé  par  M.  Briand  au  Neubourg  .     329 

Lettre-Préface  de  M.  Briand  (Les  actions  de  tra- 
vail).  339 

Discours  prononcé  par  M.  Briand  à  la  Chambre 

sur  la  Confédération  générale  du  Travail.    ,     342 


ACHEVÉ    D'IMPRIMER 
le  quatre  décembre  mil  neuf  cent  douze 

PAR 

Ch.  colin 

A   Mayenne 

pour 

BERNARD   GRASSET 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 

3'9999  P_6561_587_2 


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