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L'APAISEMENT
]] a été tiré de cet ouvrage
dix exemplaires sur hollande Van Gelder
numérotés de i à j o
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptatioa
réservés pour tous pays.
GEORGE BONNAMOUR
L'APAISEMENT
LES SERVICES FRiNÇAIS
D'UN HOMME D'ÉTAT
. , . ., ,' : : >^.^ .^ . e*' , ^.
PARIS
BERNARD GRASSET
Éditeur
61, Rue des Saints-Pères, 61
1913
DU MEME AUTEUR
Romans et Nouvelles
Fanny Bora.
Représailles.
Trois Hommes.
Trois Femmes.
La Misère Humaine.
Le Trimardeur.
La Gloire.
Le Vent emporte la Poussière.
Marie et Marthe.
Vers F Autre.
L'Heure de Dieu.
Les Trois Poteaux de Satory.
Histoire
Le Procès Zola.
Etudes sur le Bordereau.
Gabriel Syveton.
Poésie
Le Songe d'une Nuit d'Hiver (En collaboration
avec G. Moreilhon).
La Splendeur des Choses.
Au moment même où Je corrigeais les épreuves
de ce livre^ M. Poincaré — qui s'honore d'avoir
choisi M, Aristide Bj^iand pour collaborateur — lan-
çait, de Nantes, un appela l'union de tous les bons
Finançais et proclamait , à son tour^ la nécessité d'une
politique d'apaisement.
Il semble bien, en vérité^ que nulle autre ne soit
de lonqtemps possible. Le courant qui la porte est
trop profond et trop vigoureuxpour quony résiste.
Qui ne se souvient de la piteuse chute de M.Monis
qui se croyait de taille à nous orienter dans une
autre direction ? Mieux avisé ^ M, Caillaux,qui lui
succéda^ ne se fît pas faute d'affirmer^ quelque
secrète envie qu'il eût de bifurquer en route, qu'il
suivrait le chemin tracé par M,Briand,Et si, lors-
que le Panther aZZa s'ancrer devant Agadir, la France
étonna le monde par la dignité de son attitude et
l'unanimité de son élan, c'est qu'en prêchant obsti-
nément la concorde, durant son passage au pouvoir^
M. Briandavait avivé et fortifié dans un grand nom-
bre d'âmes le sentiment de la solidarité nationale.
2 l'apaisement
sympathie réelle que l'opinion publique et le Parle-
ment accueillirent le nouveau chef du gouverne-
ment, dont la fortune rapide avait déconcerté ceux
qu^elle n^irritait pas.
Cest une vérité, confirmée par Texpérience, que
le talent, s" il suffit toujours à créer des inimitiés
passionnées et de sourdes haines, ne peut jamais à
lui seul assurer à personne la première place. Il y
faut encore une grande habileté de conduite, et
surtout le concours des événements.
Arrivé tard au Parlement, M. Aristide Briand
serait sans doute demeuré longtemps, sinon inactif,
du moins relégué dans un arrière-plan peu favora-
ble à la révélation complète de son tempérament
d'orateur et de tacticien parlementaire, si des évé-
nements, — que je rappellerai plus loin tout au
long — n^avaient donné soudain un double carac-
tère d^actualité et de nécessité au projet de loi dé-
posé par lui dès son arrivée à la Chambre, en 1902,
sur la séparation des Eglises et de TEtat.
Ceux qui n^ont pas observé longtemps, et de près,
la vie parlementaire, ne peuvent se représenter à
quel degré les bureaux de la Chambre et ceux des
commissions ressemblent à des dépôts mortuaires.
Des fossoyeurs, qui n^ont pas souvent, hélas I la
gaieté de celui à'Hamlel, s^y tiennent en perma-
nence pour faire disparaître sans bruit dans Yin-
pace des cartons à jamais fermés et empilés les uns
rester : Je m'en vais. Ils m'ont battu; mais en partant, moi, je
les bals.
Ils, c'étaient les radicaux-socialistes et les radicaux dissi-
dents qui venaient de donner raison contre lui à M, Delcassé.
Parole prophétique ! car un an plus tard, aux élections géné-
rales de 1910, deux cents députés radicaux devaient rester sur
le carreau.
L APAISEIMENT
sur les autres, les projets les plus soigneusement
élaborés et mûris.
Il existe sans doute en province, sur le bord de
ces mares dont Teau dormante est si lourde que les
vents les plus agités peuvent prolonger au-dessus
d^'elles leurs tumultes et leurs bondissements, sans
que la moindre ride vienne égratigner leur surface
plombée^ un certain nombre de jeunes ambitieux,
dont le plus cher désir est d" aller s'asseoir sur les
gradins du Palais-Bourbon, et qui s'imaginent
qu^une fois entrés dans le temple, il leur suffira de
mettre au jour quelque projet de loi pour emplir
aussitôt le monde du bruit de leurs discours, et
gravir dans une ascension allègre et facile les mar-
ches du pouvoir. Quelle illusion!
Les projets de loi ne cessent d'être une vaine
paperasse, aussitôt enfouie qu^apparue, que si le
gouvernement les tire de la poussière où ils vont
s'enfoncer, pour se les approprier et leur insuffler
la vie.
Ils deviennent alors des êtres vivants, sorte d^en-
fants tour à tour choyés et torturés, bercés par les
uns, écartelés par les autres, et auxquels, souvent,
d^un accord unanime, on s'efforce d^'enlever tout ce
qui pourrait rappeler, à l'assemblée à laquelle ils
seront solennellement présentés quelque jour, le
père qui les a conçus.
Favorisé du destin, M. Aristide Briand n^avait
pas connu ces vicissitudes.
Auteur d'un projet de loi *■ réglant le sort nou-
veau des Eglises dans TEtat français, il devenait
presque aussitôt membre de la commission^ char-
1. 1902.
2, 1903,
l'apaisement
gée d'examiner les propositions du même ordre
dont la Chambre avait été saisie depuis sa consti-
tution, et quelques mois plus tard, c'était lui que
ses collègues chargeaient du soin de préparer « en
tenant compte des opinions émises devant la com-
mission, au cours de la discussion générale qu'elle
avait engagée sur les diverses propositions dont elle
était saisie, une sorte d'avant-projet qui servirait de
base pour les discussions ultérieures ».
Dans l'intimité des bureaux, loin de la mise en
scène des discussions publiques, au cours desquel-
les chaque orateur est trop souvent dominé par des
préoccupations extérieures à son sujet, qui le pous-
sent à prendre des attitudes et un ton d'acteur ca-
pables de forcer les applaudissements, c'est par
d'autres qualités et d'autres moyens qu'un homme
s'affirme, agit et s'impose.
Qui songerait à s'étonner aujourd'hui — mais
alors !... — qu'ayant à élaborer une œuvre aussi
délicate et aussi complète que cette Séparation ins-
crite depuis quarante ans dans les programmes des
partis, les membres de la commission aient pu, d'un
commun accord, désigner M. Briand comme le
mieux qualifié d'entre eux pour fondre, coordonner
et mettre au point les projets qu'ensemble ils avaient
étudiés.
La souplesse infinie de son intelligence \ son
goût passionné des réalisations qui lui permet, sa-
chant ce qu'il veut et où il va, de se montrer tour
à tour généreux ou conciliant, aussi longtemps que
sa marche ne peut en être ni gênée ni désorientée,
l. « Je sais à quel monstre de souplesse j'ai affaire 1 » Nul qui
n'ait encore dans l'oreille, au Palais-Bourbon, l'écho de ce
cri par lequel Maurice Barrés accueillait un jour un discours
Hf» M RpinnrJ rnii l'flvnif rlf-pii
de M. Briand qui l'avait déçu.
l'apaisemeiNT 5
et que le but vers lequel il se dirige demeure intégra-
lement visible et net, son éloquence, devaient frap-
per ses collègues et leur faire pressentir quel mer-
veilleux avocat de leur commune cause il serait,
lorsque viendrait Theure où la loi serait discutée.
Cette heure, en 1903, pouvait, devait même ap-
paraître comme très lointaine, car si Ton excepte
M. Briand, personne à la Chambre ne désirait
vraiment la Séparation. M. Combes lui-même,
alors chef du gouvernement, la considérait comme
impossible *.
Une suite d^événements, sur lesquels je revien-
drai et que nul alors ne pouvait prévoir, eut rai-
son des hésitations des uns et des résistances des
autres. La Chambre inscrivit la Séparation à son
ordre du jour, et M. Briand, dont nous examine-
rons le rôle, réussit à la faire voter ^.
Cependant, mille difficultés, si graves qu^on put
craindre un moment d'en voir surgir la guerre ci-
vile, devaient naître au début même de la période
transitoire d'un an accordée à FEglise pour s'adap-
ter et se mettre en règle avec le régime nouveau
créé par la Séparation.
Tandis qu'eau sein même du parti catholique^ des
1. « ... Dans la journée de septembre quasi révolutionnaire
de 1903, où M. Emile Combes, entouré des Bleus de Bretagne,
vint inaugurer, au milieu des Chouans, en face de l'antique ca-
thédrale, la statue d'Ernest Renan, l'ancien Président du Con-
seil, me faisant l'honneur d'un court entretien, me répondit :
« La Séparation, M. Bérenger, mais vous n'y pensez pas ! La
France ne pourrait pas la supporter avant vingt ans d'ici. »
Henry Bérenger : De Combes à Briand, Paris, 1910.
2. Séance du 3 juilUt 1905, par 341 voix contre 233.
3. J'emploie à dessein ce mot de « parti», car pour qui veut
envisager ces événements avec impartialité, il apparaît nette-
ment que l'immense majorité des fidèles, voyant que les églises
demeuraient ouvertes et qu'ils pouvaient prendre librement
6 l'apaisement
discussions ardentes s'élevaient entre les intransi-
geants qui refusaient d'accepter la loi et les sou-
missionnistes qui la déclaraient acceptable \ de son
côté le gouvernement se heurtait à des révoltes sus-
citées par la maladresse impie de quelques fonction -
naires trop zélés.
L'article 3 de la loi de 1903 avait prescrit qu'un
inventaire descriptif et estimatif des biens appar-
tenant aux établissements publics du culte serait
dressé % mais à la veille du jour où l'administra-
tion des Domaines devait donner à ses agents l'or-
dre de procéder à ces formalités, voici que par un
manque inouï de tact et de prudence, elle leur
adressait une circulaire dans laquelle on pouvait
lire qu'au cours des opérations auxquelles ils ai-
part aux exercices du culte, demeuraient indifférents à ces po-
lémiques.
1. Ce n'est pas faire injure aux intransigeants que d'affirmer,
qu'au moins pour quelques-uns d'entre eux, la résistance avait
moins pour objet de servir l'Eglise et ses intérêts que de
créer une agitation politique favorable au développement de
l'opposition anti-constitutionnelle.
Dans l'autre camp, celui des soumissionnistes, se rangeaient
la plupart des évêques et des laïques de quelque importance
que l'on désignait sous le nom de « cardinaux verts » et
parmi lesquels on peut citer : Brunetière, M. Denys Cochin,
M. de Castelnau, etc.
2. Voici le texte de cet article :
« Dès la promulgation de la présente loi, il sera procédé par
« les agents de l'Administration des Domaines à l'inventaire
«iL descriptif et estimatif :
« 1° Des biens mobiliers et immobiliers desdits établissements;
« 2° Des biens de l'Etat, des départements et des communes
« dont les mêmes établissements ont la jouissance.
« Ce double inventaire sera dressé contradictoirement avec
« les représentants légaux des établissements ecclésiastiques
« ou eux dûment appelés par notification faite en la forme ad-
« ministrative.
« Les agents chargés de l'inventaire auront le droit de se
« faire communiquer tous titres et documents utiles à leurs
« opérations. »
L APAISEMENT
laient procéder, ces agents pourraient exiger des
prêtres Touvertnre des tabernacles.
L'effet d^une pareille menace ne se fît point atten-
dre. Sur divers points de la France, et notamment
en Bretagne, les populations voulurent s'opposer
par la force à rétablissement des inventaires. Leur
résistance se fît d'autant plus forte que, de son côté,
le chef de l'Eglise avait, quelques semaines aupa-
ravant,condamné en bloc la Séparation dans laquelle,
selon les termes mêmes contenus dans son encycli-
que \ il ne voulait voir qu'une « loi inique ».
Ces protestations et ces tumultes devaient reten-
tir sur l'heure au sein du Parlement, et, par un con-
tre-coup inattendu, à la fîn d'une séance agitée et
contradictoire au cours de laquelle la Chambre avait
tour à tour voté raffîchage des discours prononcés,
d'un côté, par M. l'abbé Lemire et M. Ribot. de
l'autre par M. Dubief ministre de l'intérieur, et
M. Aristide Briand, ancien rapporteur du projet de
loi % amener la chute du cabinet Rouvier.
Appelé le lendemain à former un nouveau minis-
tère, M. Sarrien dut certainement avoir pour prin-
cipale préoccupation de rechercher à quel homme
énergique, pourtant doué de tact et de sang-froid,
il confierait le soin de préparer ■ — la période tran-
sitoire n'étant pas encore expirée — la mise en
vigueur du régime nouveau. Les manifestations, les
scènes d'émeute provoquées par les inventaires
avaient si fortement impressionné le pays, que les
adversaires de l'Eglise les plus résolus à vaincre,
au besoin par la force, ses essais de résistance, com-
prenaient la nécessité d'une trêve.
1. Vehementer nos, janvier 1906.
2. Voir pièces jointes, n» 1.
8 l'apaisement
M. Clemenceau lui-même devait dire au Sénat :
« Quelques chandeliers ne valent pas une révolu-
tion. »
Désormais donc, au moins pour un temps, Texé-
cution des formalités par lesquelles le gouverne-
ment devait préluder à la mise en vigueur du régime
de la Séparation, allait devenir une affaire de
mesure et d'opportunité. Dans ces conditions, le
choix de Fhomme auquel cette tâche ingrate autant
qu'épineuse devait échoir, s'imposait. Tous les par-
tis s'accordaient pour le désigner. C'était M. Aris-
tide Briand.
Le rôle éclatant, si âprement critiqué, à droite
comme à gauche, et plus encore à gauche qu'à droite,
qu'il avait joué dans la préparation et la discussion
de la loi de Séparation, la largeur d^idées dont il
avait fait preuve, le ton courtois et toujours élevé
dont il n'avait jamais manqué d'user envers ses
adversaires catholiques et leurs défenseurs, sa valeur
affirmée de tacticien et son éloquence, tous ces titres
imposaient à M. Sarrien l'obligation de confier à
l'ancien rapporteur de la Séparation, la direction du
ministère auquel on rattacherait la Direction des
Cultes et qui fut celui de l'Instruction Publique.
Heureux les ministres qui s'engagent dans les
avenues du pouvoir aux heures de calme, quand
nul souffle orageux n^agite les esprits, que la rue
est tranquille, Thorizon sans nuages ! Ceux-là peu-
vent, si leur clairvoyance n'est point assez aiguisée
ni leur intime orgueil assez élevé pour leur permet-
tre de peser à son poids l'honneur, à la fois si lourd
et si léger, qui vient de leur échoir, s'abandonner
à de puériles satisfactions d'amour-propre et con-
naître les exaltations vaniteuses de l'homme ébloui
de sa propre fortune.
l'apaisement 9
Mais il faut plaindre ceux qui, dans une atmos-
phère de bataille obscurcie et brûlante, à travers
laquelle toutes leurs expressions et tous leurs
mouvements sont défigurés, tour à tour soupçon-
nés, enviés ou haïs, acceptent de défendre, sous le
déchaînement quotidien des accusations et des outra-
ges, le droit nouveau, encore mal dégagé du tumulte
passionné des assemblées et contre lequel tous les
partis s^acharnent, les uns, pour en railler le libé-
ralisme et la faiblesse, les autres, pour en maudire
Fétroitesse et la sévérité.
Cest ce dernier rôle, difficile et ingrat, que devait
jouer M. Briand.
Il aurait pu s'y dérober aisément, ne fût-ce qu'en
se retranchant derrière les décisions de son parti
qui lui interdisaient de faire acte d'homme de gou-
vernement \ c'est-à-dire, pour parler net, d'assu-
1. La préoccupation Constante du parti socialiste, c'est de se
garder sur son aile gauche, et de ne pas permettre qu'un parti
plus «avancé » puisse, en se développant, lui enlever ses trou-
pes. C'est la raison pour laquelle les unifiés se sont toujours
refusés à exclure Hervé de leur parti et à prendre nettement
parti contre rantipatriotisme,rantimilitarisme,le sabotage, etc.
On conçoit dès lors qu'une telle tactique qui n'a pour but que
d'assurer au parti le plus grand nombre possible d'électeurs,
oblige les socialistes à répudier celui de leurs camarades qui
accepte de faire partie d'un gouvernement, même lorsqu'il n'y
entre — ce fut le cas de M. Briand — que pour défendre et faire
triompher une réforme à laquelle le parti socialiste a collaboré.
La fonction de ministre implique des devoirs. Elle entraîne à
des solidarités auxquelles un homme politique ne pourrait pas
se refuser sans déshonneur, mais qu'un parti de révolution ne
peut permettre à aucun de ses membres d'accepter sans risquer
de perdre aussitôt la confiance de ses troupes. Celte dure loi
— loi de conservation, je le dis sans ironie — fera successive-
ment perdre au parti socialiste les meilleurs de ses chefs, car
pour chacun d'eu.K le moment viendra de choisir entre le ser-
vice de la nation et celui de la démagogie. Ils auront alors le
droit de ne pas hésiter.
10 l'apaisement
mer sa pleine part de responsabilités dans les évé-
nements qui allaient se produire.
De quels sarcasmes, de quels mépris ne Teût-on
pas couvert, dans tous les partis, y compris le sien,
si au moment précis où la loi de Séparation, dont
on se plaisait à dire qu'elle était son œuvre, allait
entrer en application, prendre vie, et, dès ses pre-
miers pas, trébucher dans tous les pièges, se heur-
ter à tous les obstacles, M. Aristide Briand s'était
récusé ?
Son honneur sera d'avoir, dans cette circons-
tance, et malgré les attaques sans nombre comme
sans mesure que sa décision devait entraîner, rem-
pli fermement son devoir.
Nul moins que lui, d'ailleurs, ne pouvait s'illu-
sionner sur les difficultés de sa tâche, car les malen-
tendus, les révoltes, les conflits sanglants auxquels
avaient donné lieu les inventaires * permettaient de
craindre que d'autres résistances, aussi acharnées,
se manifesteraient avant l'expiration de la période
transitoire, afin de retarder encore ou même de
rendre impossible l'application de la loi.
En effet, dès le mois d'août (1906), le pape Pie X
adressait aux catholiques de France une deuxième
encyclique \ Ce fut pour les soumissionnistes une
cruelle déception et les intransigeants triomphèrent,
car ce n'était plus seulement la loi de Séparation
prise dans son ensemble que le chef de l'Eglise
1, Les adversaires les plus déterminés de la Séparation sont
bien obligés de reconnaître aujourd'hui que la iformalité des
inventaires n'avait rien en soi de vexatoire. Elle constituait une
mesure de conservation réclamée par beaucoup de catholiques,
et qui s'imposait. De la plus humble à la plus superbe, les
Eglises de France, avec les richesses artistiques qu'elles con-
tiennent, font partie du trésor national.
2. Gravissimo, 10 août.
l'apaisement 11
catholique condamnait solennellement pour la se-
conde fois.
Par une décision de son autorité souveraine, sans
appel pour les catholiques, le Pape Pie X paraly-
sait le fonctionnement de la loi en repoussant les
associations cultuelles « qui ne pourraient absolu-
ment pas être formées, disait-il, sans violer les
droits sacrés qui tiennent à la vie elle-même de
l'Eglise ».
Joie pour les intransigeants, consternation pour
les soumissionnistes 1 les premiers ne voyant que
la loi, tant combattue par eux, mise en échec,
réduite à néant, et plus ridicule encore qu'inutile 1
Les autres, pesant toutes les conséquences de droit,
je veux dire juridiques, de la décision du Souverain
Pontife: pour le présent, TEglise privée des biens
et des ressources dont la loi lui assurait le bénéfice ;
pour Favenir, la suppression de la faculté de recevoir
et d'hériter, du moins dans les formes légales.
Pourtant, ce geste, dont personne n'a nié la gran-
deur, mais que quelques-uns jugèrent impolitique,
entraînera, comme j'essaierai de le montrer plus
loin, le commencement pour l'Eglise catholique de
France d'une résurrection.
Si diversement accueillie des catholiques, bien
que tous, avec une discipline admirable,aient déclaré
sur l'heure qu'ils se soumettaient, l'encyclique avait
jeté l'étonnement et le désarroi chez leurs adver-
saires. Peut-être ces derniers eussent-ils poussé le
gouvernement à des violences maladroites, à des
représailles, et certains d'entre eux qui réclamaient
la fermeture des églises, auraient-ils fini par l'em-
porter, si M. Aristide Briand n'avait habilement
sauvé, d'un rapide et hardi coup de barre, la loi
en péril. Ce qui importe dans une loi, ce qu'elle a
12 l'apaisement
de vivant, d^'agissant, qui peu à peu s'impose à tous
comme une atmosphère et un milieu nouveaux, aux-
quels Têtre s'adapte progressivement, c'est son
esprit. Et si cet esprit demeure, la lettre peut varier.
Fort de cette idée, qui montre en lui un grand sens
politique, M. Briand répondit indirectement mais
efficacement, à 1 encyclique par une circulaire * dans
laquelle il déclarait que le gouvernement voulait
considérer que toute association ayant pour objet,
direct ou même indirect, Fexercice public d^un culte^
rentrait dans les conditions de la loi de 1905.
Tempêtes ! cris d^anathèmes ! non point tant de la
part des catholiques, que de celle de leurs adversai-
res anticléricaux ^ qui, selon Texpression même de
M. Briand, auraient voulu « que les éléments se
déchaînent » pour donner Timpression que TEglise
était séparée de TEtat.
M. Clemenceau venait de prendre, en qualité de
Président du Conseil, la succession de M. Sarrien.
Ses sentiments étaient connus. Quelques mois aupa-
ravant, rendant visite à ses électeurs du Var, il
n'avait pas manqué d'accabler de ses traits les plus
1. 31 août 1906,
2. M. Allard, socialiste unifié, député du Var, interpellant
M, Briand (7 novembre 1906) au sujet de sa circulaire, s'écriait
à la tribune de la Chambre :
« Nos électeurs anticléricaux n'y comprennent rien ; on leur
« avait annoncé la séparation comme un événement extraordi-
« naire et il n^y a rien de changé, et nous sentons bien, si nous
« admettons votre système, qu'il n'y aura rien de changé, non
« plus, le 11 décembre prochain.
« Comment ! le H décembre prochain les églises vont rester
« ouvertes comme par le passé ; les fidèles sy rendront, les
« prêtres aussi , on continuera à y dire la messe, le rite lui-
« même ne sera pas modifié .' Alors à quoi bon avoir fait la
« Séparation ? »
Et pour se consoler de sa déconvenue, M. Allard sommait le
gouvernement d'attribuer aux communes et les édifices du
culte et les biens de l'Eglise.
L APAISEMENT
13
acérés « la faction romaine » et de menacer les catho-
liques des pires représailles, s'ils persistaient à
repousser une loi française.
J'ignore quels furent les arguments dont usa
M. Briand devant le nouveau Conseil des ministres
présidé par M. Clemenceau. Ce que nous savons,
c'est qu'il fît triompher devant lui son libéralisme
en faisant adopter par ses collègues une thèse juri-
dique d'après laquelle, reconnaissant implicite-
ment ^ que les catholiques n'avaient fait qu'user de
leur droit en refusant la faculté de former des asso-
ciations conformes à la loi de 1905 — car la loi ne
peut pas imposer aux citoyens Vusage d'un droit
— le culte catholique pourrait légalement conti-
nuer d'être publiquement exercé, même sans asso-
ciations cultuelles légales, thèse d'ailleurs ratifiée
par le Conseil d'Etat et d'après laquelle les catho-
liques se trouvaient désormais soumis aux prescrip-
tions du droit commun.
Le droit commun d'association, des catholiques
connus pour leur ardeur à défendre leur cause devant
1. M. Bfiand ne se fit pas faute de reconnaître explicitement
ce droit de la façon la plus nette au cours de la discussion
des interpellations de MM. Groussau et Allard (7 novembre et
suivant) '.
«K ... Je déclare, proclamait-il, qu'en tenant un tel langage
« (vous ne ferez pas d'associations en conformité avec la loi de
« 1905, parce que moi, le chef de l'Eglise, je considère ces
« associations comme attentatoires à la constitution de l'Eglise)
« le pape a, usé de son droit et qu'en lui obéissant^ les mem-
« hres du clergé usent également de leur droit. Us ne sont pas
« obligés de se servir du droit commun d'association en ma-
« tière cultuelle, tel qu'il est édicté par la loi de 1905. La loi
« impose des devoirs aux citoyens. Elle ne leur impose pas
« Tusage d'un droit. Les catholiques en disant : « Nous ne
« ferons pas d'associations », ne se sont donc pas mis en ré-
« voltc contre la loi et ils peuvent persister dans cette attitude
« autant qu'ils le voudront. Le gouvernement n'a pas à partir
« en guerre contre eux. »
14 l'apaisement
le ParlementjMM. de Castelnau et Groussau l'avaient
d^'ailleurs réclamé.
De son côté, le Pape Pie X, dans sa deuxième
encyclique, ne conseillait-il pas aux catholiques de
France de s'organiser selon le droit commun dont
jouissent tous les Français, c'est-à-dire selon les
prescriptions de la loi de 1881 sur les réunions ?
Que cette assimilation de l'exercice public d'un
culte religieux qui veut le silence et s'entoure d'une
nécessaire solennité, à une réunion publique où le
premier venu peut élever la voix, ait quelque chose
de choquant, les blasphémateurs les plus endurcis
ne le contestent pas, et pourtant, quel autre moyen
d'assurer aux catholiques la faculté d'exercer le
libre exercice de leurs droits, faculté qu'ils tenaient
de la loi de 1905 dont le premier article proclame
la liberté de conscience ^
M. Briand comprit qu'il était de son devoir envers
le pays de faire jusqu'au bout preuve de libéra-
lisme et d'inviter le Parlement à modifier la loi sur
les réunions publiques, non seulement pour empê-
cher que des perturbateurs, animés d'un esprit
sacrilège, ne fussent tentés de considérer désormais
les églises comme des « clubs » ouverts à toutes les
controverses d'ordre philosophique ou social, mais
encore, afin d'affranchir les fidèles de toutes les for-
1. Rappelant à la Chambre dans quel esprit la loi de sépara-
tion avait été conçue, M. Briand disait :
— Que vous doit, Messieurs, l'Etat, l'Etat laïque ? Ce qu'il
vous doit à vous, catholiques.
(A droite). — La liberté, d'abord !
M. Briand. — C'est la liberté de conscience.
M. l'abbé Gayraud. — Oui!
M. Briand. — /i vous doit plus encore : il vous doit la faculté
d'exprimer en toute indépendance vos croyances religieuses
par les manifestations extérieures qui sont le culte.
l" APAISEMENT 15
malités que la loi exigeait de ceux qui prétendaient
se placer sous sa protection : constitution d^un bu-
reau, déclaration renouvelable pour chaque réu-
nion, etc.
La liberté du culte ainsi fondée sur de nouvelles
bases et protégée, il restait encore à en garantir
l'exercice normal et régulier, c^'est-à-dire à assurer
aux prêtres et aux fidèles la libre disposition des
édifices religieux devenus, par suite de l'absence
des associations cultuelles qui seules auraient eu la
capacité légale de recevoir les biens de TEglise et
d'en assurer l'administration^ la propriété des com-
munes.
Propriété limitée à vrai dire, frappée d'une ser-
vitude constituée par Tobligation pour le possédant
d'afPecter au culte, et au culte catholique seul_, ces
édifices religieux.
Mais qui n^'aperçoit pas les conflits et les vexa-
tions de tout genre auxquels une pareille situation
pourrait donner lieu^ et, puisqu^'en tout état de cause
il demeurait entendu que les églises de France
devaient être affectées au culte, n'était-ce point
placer les catholiques dans une situation humiliante,
et, pour tout dire, intolérable, que de les obliger à
se contenter d'une jouissance précaire, résultant
d'un accord transitoire et facilement révocable entre
un maire et un curé ? Sur ce point encore M. Briand
devait imposer ses vues libérales en faisant accor-
der aux municipalités la permission de donner, dans
chaque paroisse, au curé, un droit d^usage qui lui
confirmait la faculté d'administrer Téglise et cons-
tituerait un véritable droit de jouissance.
Ce ne fut d'ailleurs qu'au prix d'une haute lutte
dans laquelle, ce qui, à distance, étonne et con-
fond, les libéraux se montrèrent aussi acharnés que
16 L^ APAISEMENT
les anticléricaux, pour combattre l'initiative heu-
reuse de M. Briand.
M. Ribot, du ton le plus irrité, multipliait les
objections.
— C'est l'abdication du gouvernement ! s^écriait-
il. Parce que vous ne pouvez pas résoudre la ques-
tion, vous la remettrez aux mains des maires.
Et M. Briand lui répondait avec la plus fine et
la plus cinglante ironie :
— Vous me dites : « Alors c'est le maire qui va
faire des curés ? » Et je sens bien sur quelle pente
glissante on voudrait nous entraîner par* cette
objection. Elle a été formulée avec plus de préci-
sion avant vous, monsieur Ribot; je l'attends plus
nette encore... Vous voudriez que nous définissions
le curé n'est-ce pas? On le demandera, car on dira:
il ne peut s'agir de n'importe quel curé ; vous
commencez déjà à le dire; il faudra qu'on désigne
au maire le curé qu'il aura à choisir. Et nous reve-
nons alors à cette déclaration d'orthodoxie qu'on
nous a tant reprochée lorsqu'on discutait l'article 4
de la loi de 1905. Oui, vous voulez nous y ramener,
et quand nous l'aurons donnée, Rome dira : « Quels
sont ces législateurs qui se permettent sans moi de
définir le curé ! »
Alors M. Ribot s'écriait avec une impatience qui
marquait son dépit :
— Peu importe. Je fais la loi pour la France et
non pour le Pape.
La riposte serait plaisante si elle n'était empreinte
d'une naïveté qui, chez un homme de l'âo^e et de
l'expérience de M. Ribot, déconcerte ! car nul, certes,
plus que M. Briand, ne partageait son désir de ne
pas laisser les fidèles et les prêtres entrer dans les
églises et y célébrer le culte au titre précaire de
L'APAISEMENT 17
simples occupants et de leur en assurer la jouis-
sance constante par un titre juridique. Mais encore
fallait-il que la loi fixant la condition des personnes
appelées à rédiger ce contrat et à en discuter les
clauses, ne fût pas, elle aussi, repoussée par le
Pape, comme portant atteinte à Torthodoxie!
En dépit de cette précaution dictée par un libé-
ralisme qui fut, un moment, suspect aux sectaires
et blâmé par eux, TEglise, persévérant dans son
attitude devait, après avoir permis aux évêques de
France '■ de déclarer qu'ils étaient disposés à « faire
Fessai » de conventions passées entre les évêques
ou les curés d^une part, et les préfets ou les maires,
de l'autre, et laissé s^engager des pourparlers très
précis entre le cardinal-archevêque de Paris et le
Préfet de la Seine, renoncer à s'assurer par des
contrats réguliers la jouissance permanente, avec
tous les droits qu'elle comporte, des édifices reli-
gieux^ et des presbytères.
1. Voir pièces jointes n° 2, la déclaration des évêques de
France.
2. Les évêques de France avaient joint à leur déclaration du
30 janvier 1907 un procès-verbal de contrat de jouissance dans
lequel, pour la première fois et avec le consentement du Saint-
Siège, il faisaient état de la loi de 1905.
Aussitôt M. Briand s'était empressé d'adresser aux préfets
une circulaire leur annonçant de prochaines instructions et
leur recommandant d'aviser télégraphiquement les maires à ne
passer aucun contrat de jouissance sans une délibération préa-
lable de leur Conseil Municipal et sans avoir reçu des instruc-
tions ministérielles qui ne se firent point attendre. Le 5 février,
trois modèles de contrats, d'ailleurs modifiables, étaient en-
voyés aux maires auxquels des instructions précises rappelaient
que si, d'après le droit commun, le preneur peut bien céder
son bail à un tiers, ce droit de cession ne pouvait être admis
qu'à la condition d'en subordonner l'exercice à l'adhésion du
maire, qui, en vertu de l'article 5 de la loi de 1907, ne pouvait
traiter qu'avec un ministre du culte dont le nom aurait fait
l'objet d'une déclaration préalable.
Or, cette condition, nécessaire aux yeux de la loi, n'était pas
18 l'apaisement
Situation précaire, presque misérable, dont l'ins-
tabilité remplit d^'inquiétude et de tristesse le cœur
de tant de catholiques, mais qui s'accorde bien avec
le dénûment auquel l'Eglise s'est réduite par le
volontaire abandon de son patrimoine 1
Toutefois, si le chef de l'Eglise catholique, apos-
tolique et romaine, pouvait ainsi, par l'opiniâtreté
vraiment admirable de son intransigeance, conti-
nuer d'affirmer à la fois sa puissance morale et la
grandeur de son caractère, tout en attachant, pour
l'avenir, un rayonnement de gloire autour de son
pontificat, le ministre des cultes de la République
française avait pour sa part le devoir impérieux
d'assurer, par la mise en jeu de toutes celles d'entre
ses dispositions qui ne réclamaient point l'adhésion
et le concours de l'Eglise, l'application de la Sépa-
ration.
M. Briand dut donc se remettre à l'œuvre et faire
voter la loi relative à la dévolution des biens et à
la liquidation des dettes des établissements ecclé-
siastiques *. Grâce à l'initiative généreuse de
respectée dans le projet de contrat élaboré par les évêques de
France.
Malgré ce désaccord, des pourparlers s'engagèrent entre le
cardinal-archevêque de Paris et le Préfet de la Seine, au sujet
du contrat de jouissance visant Notre-Dame de Paris. La pro-
position du cardinal-archevêque contenait une clause ayant
pour effet de soustraire le curé contractant aux charges et obli-
gations de l'article 13 de la loi de 1905 relatif aux grosses répa-
rations? M. Clemenceau donna l'ordre au Préfet de la Seine
de répondre au cardinal-archevêque quil considérait sa propo-
sition comme inacceptable. Les pourparlers ainsi rompus ne
furent jamais repris.
1. Dure et pénible nécessité qui prit aux yeux de beaucoup
de gens, même indifférents, un caractère odieux de spoliation.
Sans vouloir juger ces choses avec Tâme glacée d'un juriste
qui demeure insensible à toutes les conséquences, parfois cruel-
les, qui peuvent découler de l'interprétation d'un texte, je prie
l'apaisement 19
M. Fabbé Lemire, il put aussi se flatter, un mo-
ment, dWoir réussi à assurer la constitution de
sociétés de secours mutuels susceptibles de rece-
voir les biens des caisses de retraites et d^'assurer
aux prêtres âgés ou infirmes, le pain de leurs der-
niers jours. Il put même croire, pendant quelques
jours, qu^il avait mis fin à l'état de malaise que fai-
sait peser non seulement sur les catholiques mais
sur un certain nombre de libres penseurs, Tidée
qu'en l'absence d'associations cultuelles capables
de les recueillir et de les employer à leurs fins,
les fondations pieuses ne seraient pas exécutées,
et qu'ainsi les volontés de milliers et de milliers de
morts seraient méconnues ^
que l'on considère ce que deviendrait un Etat civilisé dans
lequel, par suite d'un refus concerté d'obéissance aux principa-
les dispositions d'un texte législatif, un certain nombre de
citoyens pourraient à leur gré, par voie de conséquence, ren-
dre caduque tout ou partie des lois en vigueur dans l'Etat?
Or, aux termes de la loi de 1905, seules les Associations
Cultuelles pouvaient recueillir les biens de l'Eglise. En leur
absence, ces biens pouvaient-ils demeurer « sans maîtres » ?
Aucun juriste ne s'aventurerait, je crois, à répondre : oui.
1. Lorsque la loi sur la dévolution des biens vint en discus-
sion au Sénat (avril 1908), il apparut au nombre des amende-
ments déposés dans ce sens, que, de tous les côtés, on se préoc-
cupait d'assurer l'exécution des charges pieuses.
M. Ghaumié proposait de trouver une organisation suscepti-
ble de permettre aux communes et aux établissements de bien-
faisance de faire dire les messes afférentes aux libéralités
concernant les biens dont ils devenaient attributaires.
De son côté M. Philippe Berger émit l'idée que l'on pour-
rait conférer la faculté de recueillir les biens grevés de messes
aux mutualités ecclésiastiques auxquelles la Chambre avait
attribué déjà les biens des prêtres âgés ou infirmes. C'est à
cette solution que se rangea M.Briand qui fit cette déclaration:
« 11 ne faut pas que, demain, on puisse dire dans ce pays
qu'il y a eu chez certains républicains un désir de persécution
contre l'Eglise, l'intention de gêner la liberté de croyance, de
porter atteinte aux consciences dans ce qu'elles ont de plus
respectable. Il ne faut pas qu'on puisse dire cela 1 »
Et l'amendement Berger fut voté, d'abord au Sénat par
20 L*APAISEMENT
G*est qu'en effet, dans le même moment, l'arche-
vêque de Rouen qui avait constitué dans son dio-
cèse une mutualité ecclésiastique, se rendait à
Rome. A son retour, il annonçait que cette asso-
ciation avait reçu l'approbation du Souverain Pon-
tife, et, l'on pouvait croire, que la question si déli-
cate des fondations pour messes était résolue dans
le sens le plus favorable. Mais bientôt le Pape
Pie X faisait connaître dans un document officiel
qu'il réprouvait les mutualités ecclésiastiques et
qu'il condamnait, du même coup, le suprême moyen
proposé par les législateurs en vue de donner un
statut légal à l'Eglise de France et d'assurer le res-
pect de la volonté des morts.
Telle était l'œuvre immense, tour à tour exaltée
ou maudite par les divers partis, qu'en moins de
six années M. Briand avait accomplie et sur les
conséquences et l'esprit de laquelle je m'explique-
rai plus loin.
Fort de l'expérience acquise au cours de ces
longues luttes, il pouvait donc, sans présomption,
songer à résoudre quelques-uns des problèmes, plus
vastes et plus complexes, que dressent devant tout
homme d'Etat, d'un côté l'évolution économique
de nations les plus diverses, de l'autre, la part
d'influence économique et politique de plus en plus
large que le prolétariat veut s'attribuer dans les
sociétés modernes.
Et c'est certainement la raison qui lui fît accep-
ter la charge du pouvoir à une heure difficile où
les plus ambitieux pouvaient hésiter.
221 voix contre 56, puis à la Chambre par 320 voix contre 185.
Dans Tune comme dans l'autre assemblée, cet amendement
avait recueilli tous les suffrages de la droite.
l'apaisement 21
C^est qu'en effet, ce n'était point se placer dans
une situation aisée que de succéder à M. Cle-
menceau, dont Terreur fut de ne pas comprendre
qu'un premier ministre doit surtout se garder de
penser et d'agir en polémiste, et que ce n'est pas
gouverner, au sens exact et profond du mot, que
de se mettre « en bataille » chaque matin contre
un homme, une idée, ou même un parti.
Si hautes et si nettes que fussent ses vues, si
fermes que fussent ses résolutions, M. Clemenceau
n'avait, en fin de compte, réussi qu'à semer par-
tout le désordre et l'irritation *, et l'on aurait pu
craindre que l'ayant désigné lui-même au choix du
Président de la République, son successeur ne fut
que son continuateur, si, par tout son passé, M. Briand
n'avait permis d'espérer que, profitant des circons-
tances et s'adaptant résolument à toutes les exi-
gences de sa fonction, il s'efforcerait de réaliser
l'œuvre de concorde et de progrès dont, après dix
années d'anarchie et de t^^rannie^ la nation souhai-
tait l'accomplissement.
Que M. Briand ait été, qu'il soit encore capable
d'entreprendre une pareille tâche et d'y réussir,
cela, je le sais, passera pour un paradoxe aux yeux
de ceux qui ne peuvent envisager le passionnant
problème du gouvernement des peuples qu'à tra-
1. Pourtant si discutable qu'ait été son action sur la politi-
que intérieure, M. Clemenceau n'en mérite pas moins la recon-
naissance et l'admiration des patrioies pour la fierté de son
langage et la fermeté de son attitude chaque fois qu'il eut à
traiter au nom de la France avec les puissances étrangères.
L'accord franco-allemand de 1907, dont, par la suite, on ne
sut ou voulut tirer aucun parti, fut une victoire française
dont le mérite et l'honneur reviennent à M. Clemenceau, qui,
lui, du moins, n'eût jamais, comme d'autres, préparé sans
remords et signé le démembrement de notre Congo.
22 l'apaisement
vers leurs préjugés mesquins, et qui croient encore
qu^aux seuls hommes issus de ces milieux dans les-
quels le parlementarisme bourgeois recruta long-
temps son personnel d'hommes graves et mesurés,
peut échoir la mission de gouverner. Ceux-là sont
scandalisés lorsque, par aventure, un homme, qui,
soit par son éducation, soit par Torientation révo-
lutionnaire de son action personnelle, peut être con-
sidéré comme n^'appartenant pas à ce qu'ails appellent,
avec un ton de respect, les classes dirigeantes, est
un jour appelé à conduire les affaires du pays.
Ce spectacle fait naître en eux le même étonne-
ment jaloux qu^éprouverait un homme qui, après
s^être péniblement enrichi, verrait à côté de lui
quelque pauvre diable gagner d'un seul coup, à la
loterie, un capital cent fois supérieur à celui qu'il
possède. Et d'ailleurs n'appliquent-ils pas fréquem-
ment eux-mêmes le mot de fortune aux chances de
la politique ? C'est à ces retardataires que M. Hano-
taux s'adressait indirectement lorsqu'il prononçait
voici quelques mois, en pleine Académie ^, ces for-
tes paroles :
« Non, il n'y a plus de politique, ni d'art de l'ac-
tion, ni d'art de la civilisation, aujourd'hui, sans
cette force et sans cette puissance (le peuple) ; qui
se sépare du peuple, qui ne suit pas le peuple, qui
n'est pas peuple, devient de moins en moins apte
à le gouverner. »
Si cette pensée peut s'appliquer à un homme po-
litique contemporain, c'est bien à M. Briand, si para-
doxal qu'au premier abord cela puisse paraître.
J'ai lu, et ce ne fut pas la partie la moins inté-
ressante du travail préparatoire auquel je me suis
1. Réception de M. Denys Gochin, 30 avril 1912.
l'apaisement 23
astreint pour écrire ce livre, la plupart des discours
prononcés par M. Briand dans les Congrès socia-
listes, et analysé avec soin les tactiques qu'ail em-
ployait pour faire successivement échec aux diver-
ses tendances qu'il redoutait de voir prédominer
au sein de son parti, et j'ai observé qu'il avait au
plus haut degré les qualités d'un parlementaire et
d'un homme de gouvernement.
Lorsque, après différents échecs, il eut enfin con-
quis le mandat qui lui permettait d'entrer à la
Chambre, M. Briand était trop bien renseigné sur
le faible degré d'organisation et d'éducation de la
classe ouvrière, sur l'antinomie des tendances entre
lesquelles elle est tiraillée et comme écartelée, sur
la division profonde et la rivalité des chefs qui, sous
le masque menteur de l'unité, se combattent et
se haïssent avec toute l'ardeur qu'apportent dans
l'affirmation de leurs idées^ des tempéraments con-
traires, pour ne pas comprendre que, dans son
état actuel, le prolétariat n'est encore qu'une force
purement destructive à laquelle les gaucheries et
les fautes de son action, pleine d'incertitudes et d'à-
coups, enlèvent la meilleure part de sa puissance.
Mais si, telle quelle, à demi aveugle, flottante,
dispersée, une pareille force est un admirable ins-
trument de combat avec lequel on peut porter à
la puissance écrasante et qui s'accroît chaque jour
du capitalisme, de rudes coups, de quelle utilité
peut-elle être lorsqu'il s'agit non plus de menacer
et d'ébranler, mais de perfectionner et de cons-
truire ?
Dès son entrée à la Chambre, M. Briand tira, me
semble-t-il, le meilleur parti possible de la situa-
tion difficile dans laquelle se trouvent placés les
élus socialistes, ceux du moins qui, comme lui, peu-
^
24 l'apaisement
vent mettre au service de leurs idées rintelligence
la plus aiguisée et le plus merveilleux talent dont
un tribun ait jamais joué.
11 vit du premier coup d'œil, sur quel champ
restreint son action pouvait s^'exercer, s'il voulait
essayer de satisfaire ce besoin de réalisation dont
il a parlé et auquel il ne lui était guère possible
de se dérober, car tout homme est l'esclave de ses
qualités et de ses défauts.
Moins tourmenté par le souci du réel, M. Briand
aurait pu, comme d'autres, considérer qu'il n'avait
d'autre mission que d'être, à côté de Guesde et
Jaurès, le porte-parole de la classe ouvrière, et ne
voir dans la tribune qu'un instrument de propa-
gande, grâce auquel sa voix porterait plus loin et
plus profondément dans la confusion des masses.
Entre les deux voies, il suivit celle où l'entraî-
nait son tempérament, et je suppose que si les cir-
constances n'avaient point permis à son projet sur
la Séparation d'aboutir, il aurait su trouver un autre
objet de réalisation. Aucun des membres de son
parti ne le retint au moment où entre les deux
routes, il pouvait encore hésiter. Et cependant quel
est celui d^entre eux qui, ayant l'expérience du Par-
lement, pouvait ignorer que certaines fonctions,
remplies avec éclat et autorité, font du rapporteur
de la veille le ministre du lendemain ?
Il est vrai que l'on peut toujours se refuser à
accepter un portefeuille. Mais comment serait-il
jugé l'homme politique qui, après avoir fait voter
une loi dont les conséquences peuvent être redou-
tables et qui soulève les difficultés d'application
les plus imprévues, se déroberait au moment où l'on
viendrait lui demander d'accepter la responsabilité
de son œuvre et d'apporter à un gouvernement
t
l'apaisement 25
l'appui de son prestige et de son éloquence ?
Voilà donc à quoi se réduit cette « fortune » qui
fît tant d'envieux et dont la soudaineté n'aurait,
certes, choqué aucun de ceux qui s'en indignèrent
s'il se fût agi de leur propre personne !
Le 27 juillet 1909, entouré des membres de son
cabinet, M. Briand se présentait devant la Cham-
bre et lui soumettait son programme de gouverne-
ment ^ C'est moins dans ce document que dans le
discours par lequel il répondit, le même jour, à
l'interpellation sur la politique générale du nouveau
cabinet, que lui adressa M. Lafferre au nom du parti
radical % qu'il faut chercher le but vers lequel
devaient tendre désormais tousles efforts de M.Aris-
tide Briand, devenu premier ministre.
Certes, bien avant que le nouveau Président du
Conseil eût parlé, on savait qu'il se différencierait
de son prédécesseur et que lui, du moins, ne com-
prendrait'jamais l'action que doit exercer un chef
de gouvernement à la façon d'une bataille de rue
où les défenseurs et les assaillants de chaque bar-
ricade n'ont d'autre préoccupation que de s'entre-
tuer.
Des conversations de couloir et des racontars de
tout genre auxquels donne naissance la constitution
d'un cabinet, on avait pu dégager déjà cette for-
mule générale que le nouveau ministère s'efforcerait
de pratiquer une politique d'apaisement.
Le mot n'était pas neuf. Il eut, pourtant, le suc-
cès prodigieux qui salue, parfois, certaines décou-
vertes hardies! D'autres ministres, au lendemain de
crises avortées, ou dénouées par l'écrasement d'une
1. Voir pièces jointes, n° i.
2. Voir pièces jointes, n° 3.
26 l'apaisement
opposition mal conduite, Pavaient eux aussi laissé
tomber de leur bouche sans que personne s'en émût,
car tout le monde, alors, savait bien quel sens ché-
tif et restreint il fallait lui donner, et que les effets
de cette paix, promise aux vaincus, ne se feraient
pas sentir au delà des couloirs du Palais-Bourbon.
Mais, lorsque M. Briand Feût fait sien en le pro-
nonçant d'un certain accent, et que, par les com-
mentaires successifs dont il le souligna, d'abord à
Paris, puis à Périgueux * et à Saint-Chamond ^,il
en eût révélé la portée en proclamant qu'il s'adres-
sait à tous les citoyens indistinctement pour leur
faire entendre « qu'il n'y a pas de prospérité réelle
dans les luttes et les déchirements »,que la Répu-
blique n'est propriété d^aucune secte, qu'elle n'ap-
partient pas à des catégories d'individus qui auraient
le droit de s'en emparer pour la mettre à leur ser-
vice exclusif, « qu'elle ne peut se faire persécutrice
vis-à-vis des personnes, sous peine de manquer à
ses principes les plus essentiels »,et que le secret
de ses efforts, à ses collaborateurs et à lui, « serait
de faire aimer la République, de la rendre si agréa-
ble à habiter, si belle, si généreuse, de l'éleA^er si
haut au-dessus des partis, qu'elle incarnerait la
France, dans la beauté de son passé et dans l'espé-
rance de son avenir qui rayonne en elle ^ », d'un
bout à l'autre de la France, quel soupir de sou-
lagement suivi d'une magnifique explosion d'en-
thousiasme ! Et aussi, par opposition, quelles ru-
meurs de colère et quels grondements injurieux
au sein de ces Comités qui, depuis l'avènement du
1. Voir pièces jointes, n° 5.
2. Voir pièces jointes, n° 6.
3. Discours de Périgueux, 11 octobre 1909.
l'apaisement 27
parti radical, jouissaient sans aucun frein de leur
toute puissance, par la distribution des faveurs dont
ils comblaient leurs amis ^, et le cruel abus des
petites tyrannies, par le jeu desquels ils oppri-
maient et persécutaient leurs adversaires avec
délices î
C^est pour avoir prononcé ces paroles de libéra-
tion et de paix à une heure où toutes les âmes vrai-
ment françaises sentaient au fond d'elles-mêmes
s'aviver un impérieux besoin de concorde, et renaî-
tre avec force le désir de créer enfin dans la Répu-
blique, pour tous les citoyens, Tunité des droits,
que M. Briand a pris soudain aux yeux du pays et
de l'étranger, une fois de plus surpris et jaloux de
notre richesse en individualités de premier ordre,
figure d'homme d'Etat.
Qu'importe à celui vers qui doit aller un jour le
souvenir reconnaissant de la nation, les diatribes
des envieux irrités et les excommunications des
partis déçus? La plus haute, la plus pure de toutes
les doctrines politiques, c'est celle qui se propose
de tout envisager et de tout résoudre par rapport
à la France.
L'homme d'Etat le plus admirable et le plus
complet, c'est celui qui, s'inspirant de cette doc-
trine, ne cherche, en gouvernant, — pour tous et
non contre telle ou telle catégorie de citoyens :
aujourd'hui ceux qui croient, demain ceux qui pos-
sèdent — qu'à développer indéfiniment la gran-
deur morale et la prospérité de son pays. Et si, plus
favorisé que beaucoup d'autres, M. Aristide Briand
1. C'est hélas! l'histoire de tous les partis d'opposition qui
parviennent à s'emparer du pouvoir. Tandis que leurs amis se
gavent, ils brandissent sur leurs ennemis la trique dont, la veille,
ils éprouvaient eux-mêmes la dureté.
28 l'apaisement
compte un jour parmi les grands ministres qui au-
ront illustré la Troisième République, c'est pour
avoir, au lendemain de la Séparation — réalisée à
travers tant d'obstacles et malgré tant de résistan-
ces — essayé de créer, avec une audace dont on
s'étonnera plus tard, lorsque les historiens auront
mis à nu les misérables intrigues et les marchan-
dages ignominieux dont un chef de gouvernement,
soumis au régime parlementaire, est le prisonnier,
un ordre social nouveau fondé sur ces deux assises :
la paix religieuse et la paix sociale.
LÀ PAIX RELI&IEUSE
LA PAIX RELIGIEUSE
J^'entreprends, je le sais, une tâche assez péril-
leuse en essayant de démontrer qu^en réalisant la
Séparation, M. Briand nous a préparé un avenir de
paix religieuse plus proche et plus durable que
beaucoup ne le pensent.
Les admirables pages, les discours enflammés,
chefs-d'œuvre d'éloquence et de dialectique, d'ar-
dents catholiques, admirés et respectés de leurs
adversaires mêmes, comme M. Albert de Mun,
M. Jacques Piou, M. Groussau, qui se sont épuisés
à combattre, avec une opiniâtreté touchant à la
grandeur, une loi que, dans leur conscience, il esti-
maient mauvaise et dangereuse pour TEglise et
pour leur pays, sont présents à ma mémoire.
Cependant, je persiste à penser, qu^'en dépit de
leurs craintes, de leurs sombres prédictions et des
difficultés passagères au milieu desquelles TEglise
se trouve encore engagée, et dont elle aura raison
avec le temps, qui lui appartient tout entier puis-
qu'elle est d'essence éternelle, les effets bienfaisants
du nouveau régime ne tarderont pas à se manifester.
Dès à présent, les moins clairvoyants le distinguent :
il y a quelque chose de changé dans Tesprit public.
Les sentiments qui animent les générations qui
montent vers nous et entrent dans la vie, ne cor-
respondent plus aux passions violentes, aux haines
de secte, dont s'enorgueillissaient tant de « chefs »
32 l'apaisement
et de « penseurs », parmi nos aînés et nos contem-
porains. Le règne des grands sectaires est à son
déclin. Le bas anticléricalisme, ennemi déclaré de
toute croyance et lâchement persécuteur, qui tint
lieu si longtemps de doctrine et de programme à
tant de politiciens aussi ambitieux qu'ignorants,
ne soulève plus Tenthousiasme aveugle des masses.
L'immense majorité du peuple s'oriente vers d'au-
tres luttes, où les puissances qu'il veut affronter
dans un corps à corps inégal, useront, il le sait
bien, d'autres armes pour triompher que de la
grandeur morale et de la spiritualité pure.
Aussi, par un phénomène que les historiens et les
sociologues ne peuvent pas ne pas pressentir, tan-
dis que les luttes sociales vont s'engager sur un ter-
rain de plus en plus vaste, avec des moyens d'ac-
tion de plus en plus puissants, qui imposeront bientôt,
par la brutalité de leurs chocs trop fréquents, à toutes
les forces de conservation, la nécessité de s'unir étroi-
tement, — en comptant pour rien leurs préférences
intellectuelles, leur scepticisme philosophique ou
leurs croyances, — dans l'unique but de sauver le
monde civilisé de la ruine immense et du chaos sans
nom où les précipiterait le triomphe, même passa-
ger, de la démagogie alliée à la barbarie, les pas-
sions antireligieuses iront en s'atténuant. Nous assis-
terons à l'éclosion d'une société plus sûre d'elle-même
et plus tolérante où ceux qui comprendront que,
selon le mot de Berthelot, « la libre pensée ne doit
pas consister à s'attaquer aux croyances des autres»,
seront de plus en plus nombreux.
Tel me paraît être le premier résultat de la Sépa-
ration. Il en est d'autres que je ne manquerai pas
de souligner avec force. Mais, pour juger équitable-
ment et cette œuvre hardie, et celui qui en fut le
LA PAIX RELIGIEUSE 33
meilleur ouvrier, il faut d"* abord se reporter vers les
événements qui rendirent impossible, même pour
la dignité de l'Eglise, le maintien du Concordat.
Cet inévitable une fois établi, par les faits et les
documents, il faut, ayant fait la part de la lourde
erreur commise par le ministère Combes S qui crut
habile d^échapper aux lenteurs et aux difficultés
d'une négociation diplomatique ayant pour objet la
dénonciation et la revision du Concordat, par une
rupture brutale, analyser dans quel esprit M. Briand
conçut et fît voter la Séparation.
Enfîn, il importe aussi d'examiner si, réserve
faite des pertes matérielles qu'elle a subies, l'Eglise,
délivrée du joug que l'Etat pouvait en tant de cir-
constances faire peser sur elle, ne va pas trouver,
dans la liberté dont elle jouit désormais, et dans
sa pauvreté même, de nouveaux éléments de force
et de grandeur, et, si par l'effet de son prestige accru
et de son activité décuplée, nous n'assisterons pas
quelque prochain jour à une renaissance française
du catholicisme ?
Tels sont les trois aspects sous lesquels je veux
successivement envisager l'œuvre accomplie par
M. Briand.
Le but que se proposait Bonaparte en signant
avec le cardinal Consalvi, légat de Pie VII ^ un con-
1. Cette erreur fut partagée par la Commission de la Sépara-
tion devant laquelle M Briand apporta deux projets : l'un qui
consistait à faire la Séparation par une loi directe sans s'in-
quiéter du Concordat; l'autre qui impliquait une dénonciation
régulière du Concordat et décidait ensuite d'engager des négo-
ciations avec Rome pour l'établissement du régime nouveau.
M. Briand soutint ce dernier projet, mais il fut battu à une
grosse majorité, les libéraux qui siégeaient dans la Commission
ayant voté contre lui.
2. 15 juillet 1801.
34 l'apaisement
cordât en dix-sept articles, dont le premier recon-
naissait « la religion catholique apostolique et
romaine » comme « la religion de la grande majo-
rité des Français », c'était surtout de mettre fin à
des litiges religieux capables de compromettre Tor-
dre et la sécurité qu'il s'efforçait de rétablir dans
une France encore toute palpitante des guerres et
des massacres déchaînés par la Révolution.
Mais_, comme toutes les œuvres humaines, le Con-
cordat de Bonaparte devait vieillir, entraîner des
abus et créer, pour l'Eglise elle-même, ne fût-ce
qu'au point de vue, si grave, du recrutement des
prêtres, les conséquences les plus redoutables.
Trente ans à peine après sa mise en vigueur, des
catholiques, soucieux de permettre à l'Eglise une
action de plus en plus vaste dans le monde nouveau
qui s'annonçait, et voulant, avec toute l'ardeur
ambitieuse dont leur génie était soulevé, lui per-
mettre d'atteindre à un degré toujours plus haut
de puissance et de rayonnement, Lamennais et
Lacordaire, en réclamaient la revision. Et ce fut
une faute commune aux gouvernements successifs
de trois régimes, — monarchie, empire et républi-
que, — et à la Papauté, de n'avoir rien tenté, sur
un espace de plus d'un siècle, pour remanier le sta-
tut dicté par Bonaparte, et dont la caducité même
rendait de moins en moins supportables les imper-
fections.
Les conséquences de cette faute ont été multi-
ples. L'une des plus graves, c'est d'avoir permis
pendant quarante ans aux partis extrêmes, con-
damnés à ne vivre que de surenchère et de déma-
gogie, d'inscrire périodiquement la Séparation dans
leurs programmes, sans rien faire pour la réaliser.
Certes, le problème était gros de surprises et de
LA PAIX RELIGIEUSE 35
difficultés, mais il pouvait, sinon être résolu du
premier coup et dans son entier, du moins faire
Fobjet de Tétude et de la réflexion de nos hommes
d^Etat qui, par des négociations conduites avec
tact et persévérance, auraient, en fin de compte,
certainement trouvé les bases d'un nouvel accord,
aussi honorable et aussi bienfaisant pour la Répu-
blique que pour FEglise.
Le maintien du statu qao parut plus profitable
à ceux qui, pour capter les suffrages des masses,
avaient besoin d'inscrire à la fois sur un même pro-
gramme et l'engagement de continuer contre le
cléricalisme une guerre sans merci, et des promes-
ses, de plus en plus grossies, de réformes sociales.
Qui n^aperçoit, du premier coup d' œil, la raison
de cette préférence, et combien il était commode
aux hommes politiques, élus dans ces conditions,
de se dérober à leurs engagements dans les mo-
ments critiques ?
Lorsque Timpatience des uns et le mécontente-
ment des autres se traduisirent, tour à tour, par des
menaces ou par des violences, quelle ressource admi-
rable de pouvoir attribuer le soulèvement des esprits
et l'agitation de la rue aux menées de T Eglise ! et
quelle diversion facile que de dénoncer, sur Theure,
le cléricalisme comme un ennemi toujours agissant,
toujours armé, usant de son pouvoir sur les con-
sciences au mieux de ses desseins cachés,prodiguant
ses inépuisables ressources avec Tarrière-pensée de
s^attacher par les liens de la reconnaissance une
partie de ceux que la foi n'entraîne plus à elle
seule, et de proclamer, en guise de conclusion, que
la République était en péril !
Alors, avec un admirable ensemble, les masses
de s^émouvoir et de se rassembler, prêtes au com-
36 l^'âpaisemekt
bat ou à la révolte, selon la tournure que prendront
les événements !
Qui donc, en ces heures fiévreuses où Ton parle
de complots et de coups de main, et où ceux mêmes
qui détiennent le pouvoir, pesant les responsabili-
tés grandissantes et en redoutant les risques à
mesure qu^'ils se précisent, ne dorment plus que
d^'un œil et tremblent de se sentir à la merci d^un
brusque événement ou d^un homme assez auda-
cieux pour agir, qui donc oserait réclamer Texé-
cution des promesses ou Taccomplissement des
réformes? On lui répondrait, avec indignation, que
c'est à défendre la liberté, condition essentielle et
première de tout adoucissement et de tout progrès,
qu'il faut d'abord s'employer I
Et les années passent... Et, comme le Phœnix de
la mythologie qui trouvait dans sa propre cendre
un germe de résurrection, le cléricalisme vingt fois
dénoncé, abattu, fauché par ceux qui ne le combat-
tent que pour assurer leur misérable vie, renaît
toujours plus fort et plus entreprenant I Et la
lutte recommence, et les ajournements se perpé-
tuent!...
Il n'y avait qu'un moyen de mettre un terme à
cette tragi-comédie périodique : obliger le parti ra-
dical, devenu maître du pouvoir, à réaliser la Sépa-
ration des Eglises et de l'Etat inscrite depuis trente-
quatre ans en tête de son programme.
La plupart de ses chefs étaient hostiles au vote
d'une réforme qui devait avoir pour premier résul-
tat de leur enlever désormais tout élément de
diversion, lorsque leurs électeurs les mettraient en
demeure de tenir au moins quelques-unes de leurs
promesses. M. Combes lui-même, dans une con-
versation que j'ai déjà rapportée, estimait, en 1903,
LA PAIX RELIGIEUSE 37
« que la France ne pourrait pas supporter la Sépa-
ration avant vingt ans » !
De leur côté, Içs socialistes avaient maintes fois
exposé, soit dans leurs campagnes électorales, soit
dans leur congrès, que, pour permettre à la classe
ouvrière de concentrer enfin tout Teffort de ses
luttes sur le terrain économique et social, et de
vaincre, un jour, par son union disciplinée et intel-
ligente, la féodalité capitaliste, il fallait en finir avec
la question religieuse.
C'est en s^inspirant de ces vues que dès son en-
trée à la Chambre ^ M. Briand déposait son projet
de loi sur la Séparation des Eglises et de TEtat.
Certains ont voulu voir dans cet acte si simple
et si naturel le signe révélateur des profonds cal-
culs auxquels se livrent les âmes ambitieuses, et
ils en ont déduit que M. Briand avait savamment
combiné le jeu des diverses étapes au bout desquel-
les le pouvoir s^ofîrirait à lui sans barrières, avec
Tagrément qu^offrent ces larges routes aux pentes
si insensibles, dans leur infinie succession, qu^'elles
permettent à celui qui les gravit de monter très
haut, rapidement et sans fatigue.,.
Rien n^'est moins exact. La vérité, c^est que le
hasard a joué dans la destinée de M, Briand le rôle
prépondérant que l'on attribue, les uns à son ma-
chiavélisme, les autres à sa volonté. En effet, lors-
que les bureaux de la Chambre furent appelés à
désigner, par voie de scrutin, les membres de la
commission qui examinerait les divers projets rela-
tifs à la Séparation, celui dans lequel le tirage au
sort réglementaire avait réparti M. Briand devant
élire un socialiste, le choix de ses collègues put
1. Juin 1902.
38 l'apaisement
hésiter un moment entre M. Adrien Veber, député
socialiste de la Seine, et lui.
M. Briand insista vivement auprès de son cama-
rade et collègue, pour qu'il acceptât d'être élu mem-
bre de la Commission de la Séparation. Mais
M. Adrien Veber avait d'autres vues sur l'emploi
de son activité ; il se réservait pour la Commission
de l'impôt sur le revenu. Et c'est ainsi, qu'un peu
malgré lui, M. Briand fut désigné par son bureau^
Mais ces détails, si intéressants soient-ils, ne
doivent pas nous faire perdre de vue cette vérité :
c'est que ni les efforts de la Commission, ni ceux
de M. Briand, n'auraient abouti si l'événement ca-
pital que fut le voyage du Président de la Répu-
blique à Rome n'avait fait ressortir de la manière
la plus éclatante, par toutes les conséquences qui
s'en dégagèrent aussitôt, que ni le Saint-Siège, ni
le gouvernement de la République ne pouvaient
s'accommoder plus longtemps du régime du Con-
cordat ^.
Comme je ne me suis point proposé d'étudier
' 1, Rappelons encore que le principe delà Séparation ne fut
voté qu'à une voix de majorité au sein de la Commission dont
M. Briand devint le rapporteur.
2, A combien de querelles diplomatiques l'interprétation des
clauses du Concordat n'ont-elles pas donné lieu entre la France
et le Vatican? Nul ne songerait à nier, car trop de faits réta-
blissent, qu'au point de vue de l'exécution courante du Con-
cordat, le gouvernement français et la curie romaine se sont
souvent trouvés en face Tun de l'autre dans une situation inex-
tricable. Pour le gouvernement français, les principaux avan-
tages du Concordat découlaient directement et presque unique-
ment des articles organiques; mais, de son côté, la curie romaine
n'avait jamais consenti aies reconnaître. A toutes les époques,
s'appuyant sur la doctrine fondamentale de l'Eglise comme sur
un roc inébranlable, elle avait déclaré les tenir pournulset non-
avenus.
Que peut valoir, et à quelle vie incertaine et misérable peut
être voué un acte diplomatique dans lequel on découvre, en
l'analysant, autant de tares que de sujets de discorde ?
LA PAIX RELIGIEUSE 39
ici l'influence exercée par l'Eglise romaine sur la
politique extérieure de la France, je n^examinerai
pas si, comme ort Ta soutenu, au voyage du Prési-
dent de la République à Rome, pouvait être subs-
tituée une rencontre du roiAmédée et du Président
Loubet sur un autre point du territoire italien S
précaution qui eût ménagé les légitimes suscepti-
bilités du Souverain Pontife ? Je n'examinerai pas
davantage si, d^autre part, le gouvernement royal,
et avec lui tout le peuple italien, ardent et impres-
sionnable, ne se seraient point formalisés de voir
le Président de la République Française se refuser
à venir rendre au roi d'Italie, dans la capitale de
son royaume, la visite qu'il en avait reçue?
Me bornant donc à indiquer les deux aspects de
la question sans essayer de la trancher, j ''en arrive
au fait historique, d^une portée capitale^ que tout le
monde connaît.
Dès le lendemain du jour où le Président de la
République eût quitté Rome %le Saint-Siège faisait
remettre à notre ambassadeur au Vatican, M. Ni-
sard, une note en date du 28 avril, dans laquelle
il était expressément formulé « qu'en raison de la
particulière bienveillance du Saint-Siège envers la
France, le chef de TEtat français est plus qu'un
autre tenu d'user de plus grands égards envers lui ;
1. Interpellé à la Chambre le 17 mai 1904, le ministre des
Affaires Etrangères, M. Delcassé, reconnaissait que dès le
printemps de 1903, le nonce l'avait questionné sur l'éventua-
lité d'une visite à Paris du roi d^Italie et du voyage du Prési-
dent de la République à Rome, et lui avait donné lecture d'une
dépêche, dans laquelle, sans élever aucune réclamation ni pro-
testation contre ce qui n'était encore qu'un on-dit, le cardinal
sous-secrétaired'Etat rappelait « les droits imprescriptibles du
Saint-Siège », dont la présence à Rome dun chef de nation
catholique serait une méconnaissance.
2. 4 mai 1904.
40 l'apaisement
que la visite à Rome du Président de la Républi-
que a été une offense beaucoup plus grande que
celle qui résulterait d'un chef quelconque de nation
catholique et que, contre un événement aussi dou-
loureux, le cardinal secrétaire d'Etat émet au nom
du Pape une protestation formelle et explicite ».
Le gouvernement de la République française se
contenta de répondre qu'il repoussait, dans le fond
comme dans la forme, cette protestation et cet inci-
dent diplomatique, si grave qu'il fût, ne semblait
pas devoir entraîner d'autres conséquences,lorsque,
à la veille de la rentrée des Chambres ', M. Jaurès
publia dans V Humanité ^ le texte intégral de la
protestation * simultanément adressée par le Pape
à notre ambassadeur à Rome et aux souverains
catholiques, et dans laquelle le Souverain Pontife
rappelait à ces chefs d'Etats catholiques « que liés
comme tels par des liens spéciaux au pasteur suprême
de l'Eglise, ils ont le devoir d'user vis-à-vis de lui
des plus grands égards, comparativement aux sou-
verains des Etats non catholiques, en ce qui con-
cerne sa dignité, son indépendance et ses droits
imprescriptibles; que ce devoir, reconnu jusqu'ici
1. 16 mai 1904.
2. Gomment ce document était-il parvenu jusqu'à M.Jaurès?
C'est, a-t-on dit, le prince Albert de Monaco qui se serait
rendu coupable de l'indélicatesse qui consistait, pour un prince
souverain, à communiquer à un journaliste un document diplo-
matique ayant un caractère secret.
La chose en soi n'est point invraisemblable, car, d'une part,
il est avéré qu'en maintes circonstances, le prince Albert de
Monaco s'est mis au service du gouvernement français, et, de
l'autre, on a pu constater que le zèle déployé par M. Jaurès au
long de l'affaire Dreyfus, a fait tomber à son endroit les pré-
ventions que l'on nourrit dans certains milieux élégants et mon-
dains, même aristocratiques! contre les apôtres de la révolu-
tion sociale...
'è. Voir pièces jointes, n'' 7.
LA PAIX RELIGIEUSE 41
par tous, est plus impérieux encore pour la France,
qui jouit, en vertu d^un pacte bilatéral, de privi-
lèges signalés^ d'une large représentation dans le
Sacré Collège des cardinaux et possède par singu-
lière faveur le protectorat des intérêts catholiques
en Orient ; que, en venant prêter hommage à Rome,
dans le lieu même du siège pontifical, à celui qui,
contre tout droit, détient sa souveraineté civile et
en entrave la liberté nécessaire et Findépendance,
M. Loubet a gravement offensé le Souverain Pon-
tife ».
Ce document ne différait de la note remise à notre
ambassadeur, M. Nisard, que par cette phrase :« Et
si, malgré cela, le nonce est resté à Paris, cela est
dû uniquement à de très graves motifs d'ordre et
de nature en tous points spéciaux. » M. Jaurès ne
manqua pas de la souligner, car le gouvernement,
sur lequel il exerçait alors une sorte de direction,
devait en tirer le prétexte d'une rupture, aussi vio-
lente qu^'impolitique, avec le Saint-Siège.
L'effet de cette publication ne se fît point atten-
dre. Tandis qu'à la Chambre les groupes de gauche
déposaient une demande d'interpellation sur la note
pontificale, le Conseil des ministres avait prié notre
ambassadeur au Vatican de s'informer sans retard
auprès du cardinal sous-secrétaire d'Etat, de l'exis-
tence de la circulaire publiée par V H amanite. Le
représentant de la France n'ayant pu obtenir une
réponse immédiate ^, le Conseil avait décidé son
rappel immédiat ^ Toutefois, ce n'était pas encore
la rupture, car M. de Courcel, troisième secrétaire,
1. Le cardinal sous-secrétaire d'Etat avait répondu à M. Ni-
sard qu'il exigeait une question par écrit à laquelle il préten-
dait répondre également par écrit.
2. 21 mai 1904.
42 L^APAISEMENT
demeurait à Rome avec la mission d'expédier les
affaires courantes.
Le rappel de M.Nisard eut, au Parlement, le sort
de ces demi-mesures que tout le monde critique et
dont personne ne peut se déclarer satisfait. Pre-
nant texte de la phrase par laquelle le Vatican
indiquait en peu de mots les raisons qui le détermi-
naient, en dépit de Toffense qu'il venait de subir
de la part du gouvernement français, à maintenir
le nonce à Paris, M. Delcassé s'efforça de justifier
la décision du Conseil des ministres.
De son côté, prenant texte, lui, de la date à la-
quelle le Vatican avait adressé sa circulaire aux
puissances, c^est-à-dire entre le 28 avril et le 4 mai^
et la date à laquelle cette circulaire avait été pu-
bliée dans V H amanite — exactement le 16 mai —
M. Ribot put logiquement soutenir que si M. Ni-
sard avait été rappelé le 21 mai, c^'était unique-
ment pour cette raison que la circulaire pontificale
étant devenue publique, le gouvernement s'était vu
dans la nécessité de donner des gages aux éléments
violents et anticléricaux qui dominaient alors sa
majorité ^
1. C'est là, Messieurs, disait M. Delcassé, tout particulière-
ment ce qui est grave : cette sorte d'évocation devant des gou-
vernements étrangers d'une affaire purement française {AppIàU"
dissements à gauche), cette communication à des gouvernements
étrangers du langage dont on s'est servi à l!égard du chef de
l'Etat français et qui prend un ton absolument inadmissible de
remontrances... {Vifs applaudissements à gauche et à Vex-
trême-gauche.)
M, Walter. — Au centre : Ne bougeons plus. {On rit.)
M. Le ministre des Affaires étrangères. — Voilà ce qui
constitue une offense et Ton chercherait vainement une atté-
nuation dans la phrase où l'on s'excuse, en quelque sorte, de
n'avoir pas rappelé de Paris le nonce apostolique.
M. Ribot. — Avouez que si le document n'avait pas été
LA PAIX RELIGIEUSE 43
Quant à M. Combes, il était si peu sûr des direc-
tions qu^il voulait donner à sa politique, même au
moment où il s'engageait dans une lutte directe
contre le Chef de TEglise catholique, que, s^'en
tenant obstinément au rappel de Tambassadeur,
mais réservant à part soi Tavenir, il se refusait
catégoriquement à souscrire aux invitations pres-
santes de M. Maurice Allard, député collectiviste
du Var, et de M. de Lanessan, député radical du
publié, l'iacident était c\os. {Rires et applaudissements au cen-
tre,)
Ce qui fait que depuis quelques jours, vous allez un peu de
mesure en mesure, sans bien savoir le point où vous vouliez
vous arrêter, renforçant chaque jour un peu la note pour arri-
ver au point, c^est que le document a été publié. Ce n^est pas
la phrase dans laquelle on disait à je ne sais quelle puissance
secondaire que, si elle faisait ce qu^a fait le Président de la
République, on lui enlèverait le nonce tandis qu'on le mainte-
nait à Paris ; ce n'est pas cette phrase qui fait l'offense, s'il y
a offense. Vous avez dit cela, parce qu'il fallait trouver une
raison. {Applaudissements et rires an centre.)
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. ^ — Jc SCrSiS désolé,
Monsieur Ribot, qu'un esprit aussi élevé et aussi fin que le vôtre
nem^eùt pas compris. J'ai dit que ce qui était grave, très grave,
que ce qui avait motivé le rappel de notre ambassadeur, ce
n'était pas la protestation qui nous a été adressée et à laquelle
nous avons immédiatement répondu en disant que nous ne
pouvions que repousser et les considérations qui y étaient dé-
veloppées et la forme sous laquelle elles étaient présentées ; ce
qui a motivé le rappel de l'ambassadeur, c'est la communica-
tion à des gouvernements étrangers du langage dont on s'est
servi vis-à-vis du chef de l'Etat, langage de remontrance que
nous ne pouvions pas admettre , et c'est enfin cet acte de sai-
sir des gouvernements étrangers d'une affaire qui est purement
française. Voilà ce qui a motivé cotte mesure. {Très bien, très
bien.)
M. Ribot. — Il n'en reste pas moins que nous savions tous
par les notes qui avaient paru, que cette protestation n'avait
pas été remise seulement au ministre des Affaires étrangères
français, mais à toutes les puissances catholiques, et nous ne
nous sommes aperçus de la gravité de cette communication
que le jour où M. Jaurès, je peux bien le dire, a rendu au
gouvernement le très mauvais service de publier ce document.
(Rires au centre.)
44 l'apaisement
Rhône, qui exigeaient des sanctions plus définiti-
ves comme la dénonciation immédiate du Concor-
dat et la suppression du Budget des Cultes.
M. Combes eut, il est vrai, gain de cause devant
la Chambre*, mais il faut ajouter qu'il eut la chance
de trouver ce jour-là pour appuyer sa thèse, un
avocat des plus persuasifs et des plus éloquents et
qui n'était autre que M. Briand ^
Investi depuis quelque temps des fonctions de
rapporteur de la Commission chargée d'étudier les
projets relatifs à la Séparation, M. Briand n'igno-
rait pas à quel point M. Combes était, au fond,
hostile à la réalisation de la réforme qu'il avait,
lui, pour mission de faire aboutir, M. Briand savait
aussi, pour avoir longtemps observé la Chambre
du haut de la tribune des journalistes, qu'aucun
projet de loi n'aboutit s'il n'est, ou proposé, ou
directement appuyé par le gouvernement. Il avait
donc suivi de très près le conflit diplomatique avec
Rome provoqué par le voyage de M. Loubet, avec
l'espérance de voir enfin le gouvernement chercher
dans la Séparation le moyen de rendre à l'Etat et
à l'Eglise une liberté que le souci de leur dignité
réciproque devait les porter à désirer d'une ardeur
égale. Mais il comprenait qu'il devait s'opposer à
toute maladroite mesure de violence ou de repré-
sailles, car, surexciter ainsi les passions et les hai-
nes, c'était rendre pour longtemps impossible l'exa-
men d'un problème dont l'étude et la solution
exigeraient de ceux qui, cédant à leurs convictions
ou à la nécessité, oseraient l'aborder, une sorte de
sérénité — « sérénité souriante » avait dit Berthelot.
Aussi M. Briand s'efforça-t-il de faire écarter la
1. Le rappel de M. Nisard fut approuvé par 420 voix contre 90,
2. Voir pièces jointes, n° 8.
LA PAIX RELIGIEUSE 45
solution brutale proposée par M. Allard * et qui con-
sistait à dénoncer le Concordat sur Theure ^. Mais en
même temps, songeant aux débats à venir, que les
événements ne permettaient plus d^ ajourner long-
temps encore, il se préoccupa de prendre nettement
position et d^indiquer de la façon la plus claire que
la question des rapports entre TEglise et TEtat se
posait dans son esprit non point à la façon d'un
enjeu bon à jeter dans toutes les batailles politiques,
mais comme un grave et grand problème, et qu'il
fallait « permettre à TEtat de se dégager de ses
liens, sans violence, presque sans rupture^ de telle
manière qu''il n'en résulte aucun trouble pour le
pays et que, grâce à la neutralité confessionnelle
de TEtat, toutes les croyances puissent, au lende-
main de la Séparation, s'exercer avec la même
facilité que la veille ».
1. M. Clemenceau, rentré depuis peu au Parlement en qualité
de sénateur, assistait à cette séance où, pour la première fois
sans doute, il entendit M. Briand, dont il ne sut ni pénétrer
les intentions, ni apprécier le libéralisme, car, le lendemain, il
déclarait au Sénat :
— J'ai entendu hier à la Chambre un homme d'un bien grand
talent. Mais quelle folie de s'opposer à la dénonciation du Con-
cordat... Le malheureux s'est cassé les reinsi
2. La dénonciation du Concordat ! disait-il, quelle formule
simple et commode! comme elle dispense facilement de toute
autre préoccupation, { Vifs applaudissements au centre et à
droite.)
M. HuBBARD. — Voyez qui vous applaudit!
M. Aristide Briand. — C'est pour moi un devoir de le dire
(Applaudissements à V extrême-gauche et à gauche),., et de le
dire avec insistance.
Dénoncer le Concordat, mais c'est accomplir un acte gouver-
nemental qui n'aurait nullement pour conséquence de séparer
l'Eglise de l'Etat.
M. Maurice Allard. — Mais c'est une déclaration de guerre!
M. Aristide Briand. — Ne faites pas une déclaration de
guerre qui se retournera contre vous, voilà ce que je vous
demande. [Très bien! très bien ! au centre et à droite.)
46 l'apaisement
Les Chambres se séparèrent sans que le conflit
se fût ni apaisé, ni aggravé. M. de Courcel, secré-
taire d^ambassade de troisième classe, était resté à
Rome pour l'expédition des affaires courantes, et,
de son côté, le nonce du pape, Mgr Lorenzelli,
n'avait pas quitté Paris. Cet état de choses, si peu
satisfaisant qu^il fût, aurait pu se perpétuer, si un
nouveau et double conflit, né de l'interprétation
différente des articles du Concordat que firent en
la circonstance la curie romaine et le gouverne-
ment français, n'avait permis à M. Combes de sai-
sir l'occasion qui lui était offerte pour rompre défi-
nitivement avec le Saint-Siège.
Voici les faits qui motivèrent cette décision du
gouvernement .
L'évêque de Laval, Mgr Geay, vivait depuis assez
longtemps en mauvaise intelligence avec les catho-
liques de son diocèse. Des campagnes de presse,
fort vives, avaient été dirigées contre lui. On l'ac-
cusait du moins d'actes imprudents qui, signalés à
Rome, avaient paru au Souverain Pontife nuire à
son autorité épiscopale.
D'autre part, Mgr Le Nordez, évêque de Dijon,
était entré en lutte avec une partie de son clergé,
à tel point que des jeunes séminaristes avaient été
jusqu'à refuser de recevoir de ses mains le sacre-
ment de l'Ordre, et que, parti de Rome, un ordre
formel lui était enjoint de cesser les Ordinations.
En raison de ces faits, à la date du 17 mai, le
cardinal Vannutelli avait écrit à Mgr Geay, évêque
de Laval, pour lui rappeler que le Saint-Office,
au nom du Saint-Siège, Lavait invité à résilier spon-
tanément la charge et la direction de son diocèse,
et lui avait fait connaître que, les causes très graves
LA PAIX RELIGIEUSE 47
qui avaient présidé à cette résolution du Saint-
Office, subsistant dans leur intégralité, il se voyait
contraint de lui renouveler formellement cette
invitation et le priait de faire en sorte que le Saint-
Office ne fût pas obligé à d'autres mesures, ce qui
ne manquerait pas d'arriver si, dans le délai d'un
mois, il ne se soumettait pas.
Cette lettre fut aussitôt communiquée par l'évêque
de Laval au ministre des Cultes et, par une note
du 28 mai, qui fut remise au Vatican par notre
chargé d'affaires à Rome, le 3 juin, le gouverne-
ment protesta contre une pareille démarche, effec-
tuée sans son assentiment.
Le gouvernement, en effet, estimait que, en exer-
çant à son insu et par Fintermédiaire d'une autorité
qu'il ne connaissait point un acte de pression non
déguisée sur Tévêque de Laval pour l'amener à
démissionner, le Saint-Siège portait atteinte au droit
reconnu à l'Etat par Farticle 5 du Concordat qui
était ainsi conçu ;
« Les nominations aux évêchés qui vaqueront
dans la suite seront faites par le premier consul et
l'institution canonique sera donnée par le Saint-
Siège. »
Or, les règles applicables à la nomination devaient
Têtre à la destitution ou à la démission forcée, et
les pouvoirs d'un évêque ne pouvaient lui être con-
férés ou retirés sans une décision du gouvernement
de la République. Le cardinal sous-secrétaire d'Etat
était donc prévenu que si la lettre adressée par le
Saint-Siège à l'évêque de Laval n'était pas annulée,
le gouvernement serait amené à prendre les mesures
48 l'apaisement
que comportait une semblable dérogation au pacte
liant la France et le Saint-Siège.
Le 3 juin, une nouvelle note était remise au
cardinal sous-secrétaire d^Etat, toujours par les
soins de notre chargé d^'affaires, note signalant que
le nonce, Mgr Lorenzelli, avait écrit à l'évêque de
Dijon, Mgr Le Nordez, le 11 mars précédent, pour
lui transmettre un ordre du Saint-Père, qui lui en-
joignait d^avoir à suspendre les ordinations, et
renfermant la copie intégrale de ce document.
Le gouvernement vit encore dans cette commu-
nication : 1° une incorrection grave, le nonce, sim-
ple ambassadeur, n"* ayant pas le droit de correspon-
dre avec les évêques, et 2°, une violation du Concordat
« toute mesure tendant à diminuer les prérogati-
ves d^m évêque et à lui infliger en quelque sorte
une déposition partielle ne pouvant être prise que
d^accord avec le gouvernement».
Une troisième, puis une quatrième note furent
remises dans les mêmes formes, entre les mains du
cardinal sous-secrétaire d'Etat, à Rome, le 23 juil-
let. Le gouvernement se plaignait que le Vatican
n^'eût pas tenu compte de seslégitimes protestations.
En effet, il avait été informé, par les évêques inté-
ressés, que le cardinal sous-secrétaire d^'Etat avait re-
nouvelé, le 2 juillet, ses menaces vis-à-vis Tévêquede
Laval, Mgr Geay, le prévenant que,s''il ne se pré-
sentait à Rome le 20 juillet, il encourrait fpso/'acfo,
et sans qu^il fût besoin d^une déclaration ultérieure,
la peine de la suspension. De son côté, l'évêque de
Dijon, Mgr Le Nordez, avait été mandé à Rome
dans des conditions identiques. Le Saint-Siège était
invité, par le gouvernement français, à relire pu-
rement et simplement ses lettres. Ni l'un ni l'autre
des deux prélats n'avait obéi à Tordre du Saint-
LA PAIX RELIGIEUSE 49
Siège. Le gouvernement leur avait d'ailleurs intimé
Tordre de ne pas quitter leurs diocèses.
Le cardinal sous-secrétaire d'Etat répondit le
26 juillet par l'intermédiaire de notre chargé d'af-
faires. Il soutint qu'il nj avait violation du Con-
cordat ni dans le fait que le Saint-Siège ordonnait
comme mesure de prudence, réclamée par les cir-
constances, à un évêque de s'abstenir temporaire-
ment de quelque acte de son ministère, ni dans
celui qui consistait à l'appeler à Rome pour fournir
des explications sur sa conduite. Si, ajoutait le
cardinal, les évêques de France devaient avoir avec le
gouvernement les rapports nécessaires définis par
le Concordat, ils dépendaient néanmoins, dans
l'exercice de leur juridiction, du souverain pontife
qui leur avait conféré cette juridiction au moyen de
l'institution canonique et qui la leur conservait. Le
souverain pontife ne pouvait subordonner cette dé-
pendance au consentement de l'autorité civile. Le
gouvernement français ne pouvait d'ailleurs pas igno-
rer que tous les évêques étaient obligés, sans aucune
réserve du consentement ou du refus de leur gou-
vernement, de se rendre tous les quatre ans à Rome.
Telles furent les explications du cardinal, en ce
qui concernait Mgr Le Nordez, évêque de Dijon.
11 ajouta que le Pape se montrait disposé, par me-
sure de conciliation, à prolonger le délai qui lui
était imparti, pour se rendre à Rome et faire sa
soumission.
En ce qui concernait Mgr Geay, l'évêquede Laval,
le cardinal s'exprimait ainsi :
« Pour des motifs d'ordre exclusivement ecclé-
siastique et absolument étrangers aux questions
politiques qui s'agitent en France, le pontife suprême.
50 l'apaisement
dans raccomplissement des devoirs de son minis-
tère apostolique sur toute l'Eglise, a jugé opportun
de conseiller à Té vêque de renoncer spontanément à
son diocèse, parce que de cette façon, il se serait
épargné à lui-même et aurait épargné au Saint-Siège
le désagrément de prendre des mesures ultérieures. »
Mgr Geaj, n^ ayant point obéi à ce conseil réitéré,
fut mandé à Rome pour donner les explications né-
cessaires sur les imputations graves dont il était
]''objet. Il ne s^agissait pas de procéder à sa dépo-
sition, car dans ce cas le Saint-Siège en aurait
informé le gouvernement, mais simplement de rece-
voir à Rome ses explications. Si les justifications
fournies par l'évêque étaient jugées suffisantes, Taf-
faire était terminée. Si elles ne devaient pas Têtre,
le Saint-Siège se réservait d'engager avec le gou-
vernement les négociations indispensables pour
arriver à la déposition du prélat.
Le cardinal sous-secrétaire d'Etat rappelait que
ces explications avaient été données verbalement le
10 juillet par le nonce au ministre des Affaires étran-
gères à Paris, et qu'elles avaient paru le satisfaire.
C'est alors que le gouvernement, maintenant son
appréciation sur les actes accomplis à son insu,
invita, par un télégramme daté du 29 juillet, M. de
Courcel, chargé d'affaires, à remettre, entre les
mains du cardinal sous-secrétaire d'Etat, après lui
en avoir donné lecture, une dernière note.
Catégorique et brève, elle déclarait qu'après avoir
à plusieurs reprises signalé les graves atteintes que
Finitiative du Saint- Siège, s'exerçant directement
auprès des évêques français, portait aux droits con-
cordataires de l'Etat, le gouvernement français avait
été appelé à constater par la réponse de S. G. le
LA PAIX RELIGIEUSE 51
cardinal sous-secrétaire d'Etat du 26 juillet, que le
Saint-Siège maintenait les actes accomplis, et que,
dans ces conditions, il avait décidé de mettre fin
à des relations officielles qui, par la volonté du
Saint-Siège, se trouvaient désormais être sans objet.
Gomme conséquence de la remise de cette note,
M. de Courcel, obéissant aux instructions qu'ail
avait reçues, fît connaître au Vatican que le gou-
vernement français considérait comme terminée la
mission du nonce apostolique à Paris, et, le 30 juil-
let, lui-même quittait Rome ^.
En fait, le Concordat avait vécu.
A moins d^un bouleversement politique complet
que rien ne faisait prévoir, la Séparation s'imposait
donc, par voie de conséquence, à très bref délai.
M. Combes, dans un discours prononcé à Auxerre
pendant la période des vacances parlementaires ^,
ne cacha point que sur ce point ^ il avait changé
1. Le 27 du même mois, obéissant aux suggestions de sa pro-
pre conscience, l'évêque de Dijon, Mgr le Nordez qui, en com-
muniquant au ministre des Cultes les dépêches qu'il avait
reçues de Rome, avait provoqué le conflit qui devait entraîner
la rupture des relations entre la France et le Saint-Siège, quit-
tait Dijon pour se rendre à Rome et y faire sa soumission.
Au mois d'août, l'évêque de Laval, Mgr Geay, obéissant aux
mêmes suggestions, partait à son tour pour Rome et se sou-
mettait également.
Désireux d'éviter les conséquences des procès commencés
contre eux devant le tribunal du Saint-Office, les deux prélats
donnèrent leurs démissions, mais le gouvernement français
refusa de les considérer comme valables. Bien plus, il suspen-
dit le traitement des deux évêques coupables à ses yeux d'avoir
quitté, sans permission, leurs diocèses, qu'il affecta de consi-
dérer toujours comme placés et administrés par leurs anciens
titulaires, si bien qu'en fait, les diocèses de Laval et de Dijon
demeurèrent vacants.
2. 4 septembre 1904.
3. Dans sa déclaration ministérielle, M. Combes, en prenant
le pouvoir, s'était nettement prononcé pour le maintien du
Concordat.
52 l'apaisesient
d'opinion et que ses résolutions étaient prises :
« Je crois sincèrement, affîrma-t-il, que le parti
républicain éclairé enfin pleinement par l'expérience
de ces deux dernières années, acceptera sans répu-
gnance la pensée du divorce entre TEglise etrEtat.»
De leur côté, les délégués du parti radical et
radical socialiste, réunis à Toulouse, dans leur
Congrès annuel, se prononçaient en faveur de la
Séparation des Eglises et de TEtat ^
Enfin, dès la rentrée du Parlement, interpellé
successivement par MM.de Castelnau, Groussau et
Deschanel sur la politique religieuse, M. Combes
indiqua clairement qu'il était prêt, ainsi qu^il Tavait
déclaré dans son discours d'Auxerre, à faire la
séparation.
La « manière », toutefois, restait à déterminer.
Se préoccupant d'assurer la conservation des
intérêts français dans le monde, M. Paul Descha-
nel % le premier, et après lui, M. Ribot, s'efforcèrent
i. Voici le texte des vœux émis par le Congrès avant sa
séparation :
« Le Congrès se prononce à l'unanimité en faveur delà sépa-
ration des Eglises et de TEtat, et, sans adopter aucun texte
législatif, accepte comme base de discussion le projet Briand,
sous la réserve qu'au lieu d ajourner la solution au delà d'une
période de dix ans, la loi réglera, dès à présent, par des dis-
positions définitives dans le sens des droits imprescriptibles
de la société laïque les conditions d'usage des édifices cultuels,
en prenant simplementdes mesures provisoires pour que l'éta-
blissement du régime nouveau n'entraîne pas dans certaines
communes l'interruption forcée du culte par le retrait ou le
refus des seulslocaux disponibles. A cet effet, le Congrès émet,
en outre, le vœu que la question de la séparation ne soit pas
renvoyée après les élections générales, mais que la majorité
fasse en sorte de la résoudre auparavant ; qu'elle fasse d'ail-
leurs dénoncer, dès à présent, le Concordat et supprimer l'am-
bassade du Vatican. »
2. M. Paul Deschanel déclara notamment (Journal officiel
du 21 octobre 1904):
« La question de la séparation et la question de la représen-
LA PAIX RELIGIEUSE 53
de faire triompher leurs vues. Tous deux s'affir-
maient partisans de la Séparation à laquelle ils
devaient d^'ailleurs collaborer, Tun plus que Tau-
tre, mais tous deux avec une égale loyauté, ils
s^étaient accordés pour déclarer que, si le mouve-
ment des idées modernes devait fatalement amener
une modification dans les rapports de TEtat fran-
talion auprès du Vatican sont deux questions distinctes. {Très
bien ! au centre )
« Est-ce que l'Angleterre protestante et la Russie orthodoxe
n'ont pas un représentant auprès du Pape ?
« Monarchies, direz-vous. Est-ce que la République du Brésil,
au lendemain de la séparation, n'a pas renforcé sa représenta-
tion au Vatican? Est-ce que la République helvétique protes-
tante n'a pas un représentant auprès du Saint-Siège?
« C'est que cette représentation est nécessaire à la défense des
intérêts de chaque nation dans le monde.
« Pour nous, elle est indispensable à notre protectorat en Orient.
Nos pères de la Révolution l'avaient bien compris. Tandis
qu'ils décapitaient les prêtres en France, ils envoyaient à notre
ambassadeur à Gonstantinople des instructions pour qu'il
assiste aux cérémonies catholiques dont ils comprenaient toute
l'importance. Oui, la pensée française s'est propagée grâce à
notre protectorat d'Orient...
« Entre la séparation violente, agressive, et le maintien du
Concordat, il y a place pour une séparation, non pas dans la
liberté, car c'est un mot qui change de sens suivant les lèvres
sur lesquelles il passe, non pas dans le droit commun, car là
aussi, les interprétations sont changeantes, mais pour une
séparation dans la raison et dans la justice. » {Applaudisse-
ments prolongés à gauche, au centre et à droite.)
Et M. Ribot, dans la même séance, s'exprimait ainsi ;
« Monsieur le Président du Conseil, vous étiez avant-hier
encore, partisan du Concordat. Vous avez aujourd'hui une atti-
tude telle que vous ue pourrez plus vous arrêter ; il faut aller
aux abîmes. Derrière vous il y a beaucoup de gens dans cette
Chambre qui hésiteront à vous suivre.
« Nous, nous ne vous suivrons pas ; nous sommes aussi jaloux
que vous des droits de l'Etat Nous l'avons montré récemment;
nous avons approuvé les déclarations du gouvernement quand
on a rappelé notre ambassadeur, rappel qui n'a jamais été
notifié. Nous avons voté cependant avec une certaine tristesse,
car l'Etat, et surtout l'Etat français, ne peut pas se résigner à
supprimer toute relation avec la papauté.
«Les puissances protestantes comme l'Allemagne entretien-
s 4 l'apaisement
çais avec TEglise, une œuvre semblable ne pou-
vait s^accomplir que de concert avec le Pape, et
qu^entre le rég-ime d^hier et celui de demain, il fal-
lait placer un régime de transition.
C'était le langage de la raison inspiré par le
patriotisme le plus clairvoyant.
Ces conseils, empreints de modération et de
sagesse, ne furent point entendus. Entraînés par le
langage aggressif du chef du gouvernement % la
lient des relations avec la papauté, à plus fortes raisons devons-
nous agir de même, nous, qui, quoi qu^on en dise, sommes une
puissancs catholique.
« Vous voulez la séparation, mais il faut la préparer. »
M. Ribot devait renouveler avec la même éloquence et la
même sincérité ses justes protestations lors de la discussion
générale de la Séparation.
1. Voici la conclusion du discours prononcé par M. Combes
à la séance du 21 octobre.
« Ceux qui rêvent d'un Concordat nouveau ignorent tout de
TEglise el de sa force. Ils seront dupes et complices. Je le
déclare hautement à la Chambre et au pays : je ne veux être ni
dupe, ni complice. Je ne veux pas faire peser sur les conscien-
ces catholiques des suggestions morales qui les opprimeraient,
mais je ne veux pas qu'on livre les droits imprescriptibles de
l'Etat, je veux la liberté des cultes, mais dans la mesure com-
patible avec les autres libertés.
« Les orateurs de l'opposition me représentent comme res-
ponsable de la situation actuelle. Permettez-moi de m'expli-
quer à ce sujet.
« J'étais en principe depuis longtemps partisan de la sépara-
tion des Eglises et de l'Etat ^. L'année dernière, j'ai dit à
M. Nisai-d que je ne croyais pas qu'il y eût au Parlement une
majorité pour la voter, mais que la papauté et le clergé fai-
saient tout pour y arriver.
«Si c'est préparer la séparation que de la prévoir, je l'ai pré-
parée. La responsabilité de tout ce qui se passe incombe à la
papauté qui, après avoir asservîtes consciences, voudrait asser-
vir l'Etat.
«On a évoqué, ces temps derniers, le souvenir de Canossa.Je
1. Les déclarations antérieures de M. Combes que j'ai citées, le
passage de sa déclaration ministérielle relatif au maintien du Concordat,
démentent cruellement cette audacieuse et subtile assertion :
LA PAIX RELIGIEUSE 55
majorité s'empressa d'approuver ses déclarations *.
Et Ton en resta là.
Toutefois, le ministère présidé par M. Combes
ne devait plus vivre que quelques semaines et de
quelle existence précaire î Harcelé par Topposition
qui venait d'étaler au grand jour l'abominable
régime de délation qui pesait depuis des années
sur des milliers d'officiers et de fonctionnaires, suc-
cessivement renié par les hommes qui l'avaient le
plus ardemment soutenu et qui avouaient leur écœu-
rement, M. Combes, réduit à Timpuissance, aban-
donna le pouvoir ^
Son successeur, M. Rouvier,ne parut tout d'abord
point pressé de réaliser la Séparation qu'il inscrivit
dans son programme ministériel après la loi d'as-
sistance et l'impôt sur le revenu ; mais interpellé
dans le courant de février par M. Morlot, député radi-
cal-socialiste de l'Aisne, « sur les mesures que le
gouvernement comptait prendre, en attendant la
Séparation des Eglises et de l'Etat, pour assurer
l'administration concordataire des diocèses vacants
et préparer la Séparation », le ministre des Cultes,
M. Bienvenu-Martin, s'empressa de déposer un pro-
jet de loi qui se rapprochait « dans la plus large
mesure du projet Briand », au libéralisme duquel il
rendait hommage, et M. Piouvier prit à son tour
rengagement formel d'inviter la Chambre à discu-
ter ce projet aussitôt après le vote du budget ^.
n'ai qu'un mot à répondre : « Ira à Ganossa qui voudra ; ni
mon âge, ni mes goûts ne me permettent d'entreprendre ce
voyage. »
1. Par 318 voix contre 230.
2. 18 janvier 1S05.
3. Voici le texte de l'ordre du jour préparé par les délégués
des groupes de gauche comme sanction de l'interpellation Mor-
lot et accepté par M. Rouvier :
« La Chambre, constatant que l'attitude du Vatican a rendu
56 l'apaisement
Cette promesse fut tenue. Un mois plus tard *,
le Gouvernement et la Commission s'étantmis d'ac-
cord sur un projet de loi définitif comprenant trente-
sept articles, la Chambre en abordait la discussion
et M. Briand, dont la souplesse, l'autorité, Télo-
quence et, pour tout dire d'un mot, la maîtrise,
devaient exercer sur tous ses collègues une action
si puissante, prenait place au banc de la commis-
sion, en qualité de simple rapporteur. Mais bientôt,
élargissant et élevant son rôle, tenant successive-
ment tête à ses adversaires et à ses amis, animant
d'un souffle puissant cette discussion parfois si aride,
jouant avec les difficultés, déconcertant les uns à
force d'adresse et lassant les autres à force d'opiniâ-
treté, tour à tour applaudi ou flatté, accusé ou
calomnié, il marquait si fortement de son empreinte
chacune des dispositions essentielles de la loi,
qu'à la fin, elle pétait bien réellement devenue son
œuvre.
Dans quel esprit cette œuvre fut-elle réalisée?
C'est ce que je vais examiner en essayant de me
dégager des passions diverses qui alimentèrent les
polémiques hostiles ou favorables à la Séparation.
Je ferai d'abord remarquer que les catholiques
les plus notoires et les plus dignes d'estime n'ont
pas été d'accord entre eux sur le principe même de
la Séparation. Les uns — tel M. l'abbé Gayraud —
l'acceptaient parfaitement, tandis que les autres —
nécessaire la séparation de l'Eglise et de TEtat, et comptant
sur le gouvernement pour en faire aboutir le vote immédiate-
ment après le budget et la loi militaire, et repoussant toute
addition, passe à l'ordre du jour. »
1. 21 mars 1905.
LA PAIX RELIGIEUSE 57
tels M. de Mun et M. Denys Cochin — la rejetaient
en réclamant le maintien du Concordat ^
Il n^est donc pas possible de soutenir qu'en vou-
lant modifier le régime qui, pendant cinq siècles,
avait réglé les rapports de la France avec TEglise
catholique, M. Briand se proposait comme but
suprême et secret de favoriser la persécution reli-
gieuse, et de préparer, par le moyen d'un schisme,
la destruction de la religion catholique.
Au cours de la discussion générale du projet,
lorsque le moment fut venu pour lui d^'en exposer
les grandes lignes et d'en dégager l'esprit, voici
d'ailleurs comment M. Briand s'exprimait :
« J'ai horreur de la guerre religieuse, le suc-
cès de mes idées, leur réalisation dépend trop de la
pacification des esprits pour que je ne désire pas voir
l'Eglise s'accommoder du régime nouveau et nous
l. M. l'abbé Gayraud disait {Journal officiel du 10 février
1905) :
« Accordez-nous la liberté totale du culte, accordez-nous les
immeubles nécessaires au culte, accordez-nous les pensions
ecclésiastiques, accordez-nous la liberté des associations cul-
tuelles, accordez-nous, en un mot, ce que demandent les pro-
testants, et je serai avec vous ; car je ne demande pour l'Eglise
que la liberté et la justice.
« Si vous nous apportez un projet qui donne les garanties que
je viens d'énumérer, je suis prêt à le voter. »
Dans la même séance, piquant contraste! M. Denys Cochin
s'écriait :
« En ce qui me concerne, jg resterai toujours le défenseur
du Concordat et je combattrai votre projet. »
Et plus tard {séance du 30 mars 1905), il ajoutait :
« Le Concordat a traversé le siècle dernier, durant lequel on a
vu des monarchies, des empires, deux républiques. N'est-il pas
remarquable que, grâce à lui, pendant cette période agitée, les
eonsciences n'aient jamais été troublées, et cela n'est-il pas
l'indication la plus précise qu'il peut rendre encore d'éminents
services ? »
58 l'apaisement
permettre de tourner nos efforts vers des questions
plus hautes, en tout cas plus pratiques...
«... G^est dans cet esprit que le projet de la Com-
mission a été arrêté. Je répète qu'il est large, libé-
ral, oui, libéral. Oh ! il n^est pas parfait, j^en con-
viens ; mais dans une matière aussi délicate et aussi
complexe, vous voudrez bien reconnaître avec nous
qu^il était difficile d^atteindre à la perfection du
premier coup. Personnellement, sous réserve de
modifications qui pourraient y être introduites au
cours de la discussion, d^accord avec tous les par-
tisans de la séparation, je suis convaincu que ce pro-
jet reste suffisant, raisonnable et d'une application
facile. Il sauvegarde tous les droits, tous les inté-
rêts et toutes les libertés, dans la mesure où les liber-
tés des citoyens ou des groupements peuvent être
respectées ou élargies dans un pays qui a le souci
de Tordre public. »
Et^ cinq mois plus tard, au moment où la Cham-
bre allait être appelée à accepter ou à rejeter l'en-
semble de la loi, M. Briand pouvait dire sans sou-
lever aucune protestation sérieuse ^ :
« Nous avons donné à l'étude, à la discussion de
la réforme, tout le temps qu'elle méritait et nous
avons permis, contrairement aux prévisions pessi-
mistes qui s'étaient affirmées à cette tribune, à tous
nos adversaires de faire connaître leurs raisons, de
développer librement leurs arguments qui ont été
écoutés et réfutés en toute conscience comme en
1. A titre d'cxerxiple, je citerai celle de M. Louis de Maillé,
duc de Plaisance, car elle est caractéristique :
« Votrelibéralismsestla manifestation de la crainte électorale
de vos amis et de la puissance des sentiments religieux de ce
pays. »
LA PAIX RELIGIEUSE 59
toute courtoisie... Vous ne pouvez pas vous plain-
dre d'' avoir rencontré chez nous, sur le fond même
des choses, un parti pris tyrannique puisque dans
plusieurs circonstances, sur des points graves, je
pourrais dire essentiels du projet, nous nous som-
mes rendus à vos raisons^ désireux que nous étions
de faire accepter la séparation par les nombreux
catholiques de ce pays. Nous n" avons pas oublié un
seul instant que nous légiférions pour eux et que
les droits de leur conscience exigeaient de la loi
une consécration conforme à Féquité.
« C^est dans cet esprit que nous avons entrepris
et réalisé cette grande réforme... Nos collègues de
la droite nous avaient dit : « Nous n^avons pas con-
fiance en vous; vous êtes une Assemblée jacobine,
sectaire, passionnée, vous nous Favez prouvé par
la façon dont vous avez fait exécuter la loi de 1901 ;
nous ne pouvons attendre de vous aucune justice ;
vous n^avez pas Fesprit libéral qui serait qualifié
pour aborder un problème aussi délicat. »
« Et nous vous avons répondu : « Vous nous con-
naissez mal ; nous vous le prouverons par notre
sang-froid, par la raison et Tesprit de justice que
nous saurons mettre au service de cette réforme... »
« ... Vous êtes allés, au cours des années der-
nières,— je ne vous le reproche que dans une cer-
taine mesure, car je tiens compte des passions
politiques qui ne permettent pas toujours de propor-
tionner les polémiques électorales aux exigences de
la justice et de la raison — vous êtes ailés à tra-
vers ce pays, inquiétant la conscience des catholi-
ques, leur disant : « Prenez garde, une législature
se prépare qui va fermer vos églises, persécuter
vos prêtres, proscrire vos croyances »... montrez
un seul article qui vous permette de dire demain
60 l'apaisement
aux électeurs : « Vous voyez I Nous avions raison
de vous mettre en garde. C'en est fini de la liberté
de conscience, c^en est fini du libre exercice du
culte dans ce pays ! » Non, vous ne pouvez plus
dire cela, car manifestement ce ne serait pas vrai !...
Et la loi que nous vous avons faite, vous êtes obli-
gés vous-mêmes de reconnaître qu^'elle est finale-
ment, dans son ensemble, une loi libérale...
« ... Peut-être, de certains côtés, éprouvera-t-on
quelque étonnement, même quelque mécontente-
ment de la tournure pacifique prise par cette réforme.
Hélas! soas V influence des passions politiques ^les
hommes ne sont par fois que trop portés à nier tout
progrès qui ne s'affirme pas par une violence au
détriment de leurs adversaires. Je tiens à le dire
hautement : le progrès ainsi compris nest pas
dans sa manière :
« Dans ce pays, où des millions de catholiques
pratiquent leur religion, les uns par conviction
réelle, d'autres par habitude, par tradition de famille,
il était impossible d'envisager une Séparation
qu'ils ne pussent accepter,
« Ce mot a paru extraordinaire à beaucoup de
républicains qui se sont émus de nous voir préoc-
cupés de rendre la loi acceptable par l'Eglise.
« Messieurs, l'Eglise, je le répète, c^'est, en France,
plusieurs millions de citoyens. Outre qu^on ne fait
pas une réforme contre une aussi notable portion
du pays, je vous demande s^il ne serait pas impru-
dent de provoquer par des vexations inutiles tant
d'autres citoyens, aujourd'hui indifférents en matière
religieuse, mais qui demain, ne manqueraient pas
de se passionner pour FEglise s'ils pouvaient sup-
poser que la loi veut leur faire violence.
« ... La loi que nous aurons faite ainsi sera une
LA PAIX RELIGIEUSE 61
loi de bon sens et d^équité combinant justement le
droit des personnes et l'intérêt des Eglises avec les
intérêts et les droits de FEtat que nous ne pouvions
pas méconnaître sans manquer à notre devoir.
«... On m^a fait grief de certaines concessions,
au centre et à droite. Si j^avais fait de cette réforme
une question d^'amour-propre personnel comme
on peut y être porté quand on s^exalte devant la
grandeur de sa tâche et qu'on se laisse entraîner
au désir de la marquer exclusivement de son em-
preinte, si je n^avais eu que cette misérable préoc-
cupation personnelle c^était l'irrémédiable échec.
« J'ai compris autrement mon devoir; j'ai voulu
réussir dans Taccomplissement de la tâche qui
m"* avait été confiée. Pour cela, sans perdre de vue
un seul instant les principes essentiels de la réforme,
qui tous ont été respectéSjje n ai pas recalé devant
les concessions nécessaires. J'en ai fait aussi cha-
que fois que l'équité le commandait, à la mino-
rité elle-même et Je m'en félicite, car nos collègues
du centre et de la droite, en nous permettant d^'amé-
liorer la loi, en accolant leurs signatures aux nôtres
sous des articles importants, nous auront ainsi aidés
à la rendre plus facilement applicable en réduisant
au minimum les résistances qu^elle aurait pu sus-
citer dans le pays.
« ... Si ceux de nos collègues qui ont combattu
le principe de la séparation et se sont efforcés loya-
lement et pour des raisons d'opportunité d'en
ajourner le vote, veulent bien porter sur notre œu-
vre un jugement selon leur conscience, ils seront
forcés de reconnaître que nous avons fait pour le
mieux.
« Maintenant, permettez-moi de vous dire que
la réalisation de cette réforme qui figure depuis
62 l'apaisement
trente-quatre ans au premier plan du programme
républicain^ aura pour effet désirable d'affran-
chir ce pays d'une véritable hantise sous rinfluence
de laquelle il n^a que trop négligé tant d'autres
questions importantes, d'ordre économique ou social,
dont le souci de sa grandeur et de sa prospérité
aurait dû imposer déjà la solution. »
Si malgré ce que ces paroles révèlent d'intime
anxiété pour le bien du pays, si malgré Témotion
qu'elles dégagent à la simple lecture, dépouillées
du charme puissant dont les enveloppait celui qui
les prononçait, il j a sept ans, avec cet art, cette
mesure et cette simplicité qui le font l'égal des plus
grands orateurs parlementaires, on veut suspecter
leur sincérité profonde, et si l'on se range à l'avis
de ceux qui ont longtemps soutenu qu'il ne fallait
voir dans l'attitude et le langage du rapporteur de
la Séparation que de l'hypocrisie vêtue d'habileté ;
si l'on croit que tant d'efforts de conciliation, d'une
part, et, de l'autre, tant de résistances fermement
opposées aux tentations des sectaires qui voulaient
faire de la loi nouvelle un sûr instrument de tyran-
nie persécutrice et de destruction, n'avaient, dans
les desseins de M. Briand, d'autre but que d'en-
dormir le zèle des catholiques, d'abuser leur clair-
voyance et de les entraîner jusqu'au bord d'un
abîme au fond duquel il serait si facile ensuite de
les précipiter, écoutons le langage que parle, deux
ans plus tard, le même politique devenu ministre
des Cultes i, dans un mom.ent où ses adversaires
triomphent de la vanité de ses efforts et de l'ap-
parente inutilité de son œuvre que le Saint-Siège
1, Séance du 19 février 1907.
LA PAIX RELIGIEUSE 63
refuse de reconnaître ; dans un moment où tant de
ses amis d^hier et de ses rivaux, excités par l'idée
de sa chute possible, le raillent d'avoir été dupe,
et, furieux de leur propre déconvenue, sont tout
disposés à écouter ceux qui exigent des représail-
les, ceux qui proclament qu'ion ne peut être à la
fois catholique et citoyen.
Je défie qu'ion j découvre aucune trace d'amer-
tume, d'irritation ou de rancune :
«La Séparation, pour nous, c'est ceci : les prêtres
et les évêques perdent leur caractère officiel ; ils ne
sont plus des fonctionnaires ayant rang dans la
hiérarchie officielle, ils ne sont plus rétribués sur le
budget des cultes, il deviennent de simples citoyens.
Mais ces citoyens ont une certaine qualité que
nous pouvons ignorer. 'Nous ne pouvons pas cesser,
parce que nous sommes en séparation, de les appeler
des « curés » ou des « évêques » ; c'est le nom qu'ils
se sont donné pour l'exercice de leur sacerdoce.
Je vois bien qu'à ce point de vue il y a toujours
des malentendus, mais il y a des pasteurs aussi, il
y a des rabbins, qui appartiennent à d'autres reli-
gions; je les traite exactement de la même manière,
et je voudrais bien que certains libres penseurs
en arrivent peu à peu à les traiter aussi de la
même façon et à ne pas dresser des oreilles
inquiètes dès que le mot de « curé » ou « d'évê-
que » est prononcé, à ne pas éprouver je ne sais
quelle inquiétude et je ne sais quel trouble lors-
qu'il est parlé de la religion catholique.
« Nous, au Gouvernement, nous considérons le
culte catholique non pas tel que certains pourraient
le désirer, à travers des évolutions qui pourraient
dans l'avenir le modifier, mais tel qu'il est actuel-
64 l'apaisement
lement. Nous n'avons pas à faire pression sur ses
adeptes pour le transformer, nous n'avons pas à
peser sur la volonté des citoyens catholiques pour
les obliger à toucher à V organisation d'an culte
auquel ils ont librement adhéré. Si nous tentions
cela, mais ce serait le contraire de la libre pensée,
ce serait s'engager dans la voie des persécutions.
« Ayez-en le désir si vous le voulez. Essayez de
le réaliser par une propagande de tous les moments.
Aujourd'hui vous n'avez plus en face de vous des
fonctionnaires couverts par l'autorité de l'Etat, vous
avez des citoyens avec lesquels vous discuterez ;
vous opposerez votre conception philosophique à la
leur ; ils vous répondront avec les arguments qu'ils
peuvent trouver dans leur conscience ou dans leur
raison, et si, véritablement, vos efforts les amènent
à se transformer, eh bien ! alors, ce sera le résul-
tat d'une propagande parfaitement avouable.
« Mais nous demander d' accomplir une telle
transformation par des actes du Gouvernement,
par des lois, comment ne comprenez-vous pas que
c'est une chose impossible, et qu'une pareille poli-
tique nous entraînerait dans la voie de tyrannie?
« On nous dit : Mais vous êtes allé de concession
en concession. Nous avons voulu dans Icipplica-
tion du nouveau régime des cultes, accomplir une
œuvre de conciliation et d'apaisement.
« Mais il ne suffît pas de formuler cette idée ; il
n'est personne qui ne prétende le contraire ; mais
autre chose est de proclamer des intentions, et autre
chose est de les réaliser loyalement.
« Déclarer aux catholiques : Vous pourrez pen-
ser librement, vous pourrez pratiquer librement
le culte, c'est prendre un engagement qui entraîne
certaines conséquences. Pour pratiquer la reli-
LA PAIX RELIGIEUSE 65
gioti catholique — // y a encore tout de même
des catholiques dans ce pays — il faut pouvoir
s'assembler. Il y a des édifices qui sont affectés
à cet objet, qui y ont été destinés, qui, tradition-
nellement, servent aux exercices de la religion.
Dès le début, interprétant le premier article de
la loi de séparation qui garantit la liberté de
conscience, qui va même plus loin, qui fait un
devoir à la République de défendre le libre exer-
cice du culte contre toute atteinte ^nous avons dit :
les églises resteront ouvertes.
« Mais vous êtes-vous mépris sur le caractère de
cette déclaration ? Quand nous avons dit : les égli-
ses resteront ouvertes, nous n'entendions pas dire
qu'elles seraient ouvertes à tout venant, pour quel-
que religion, pour quelque tentcdive de religion
nouvelle que ce fût ; nous entendions par là qu'el-
les resteraient ouvertes à la pratique du culte catho-
lique.
« Nous avons dit que les églises resteraient ouver-
tes, que les fidèles et les ministres du culte pour-
raient s'y rendre comme par le passé, et on nous
objecte que, par là, nous avons fait une concession
alors que ce n'est qu'une conséquence de la loi.
« ... Il ne s'agit plus que de savoir maintenant
si l'ensemble des fidèles jouit de la liberté du culte ;
car nous n'avons pas seulement en face de nous
les prêtres, les évêques, nous avons en face de nous
des millions de citoyens français que nous n'avons
pas le droit de traiter comme des hors la loi, qui
ont le droit de s'approcher des pouvoirs publics, de
réclamer des libertés, et quand ces libertés ont leur
source dans ce qu'il y a de plus intime et de plus
inviolable chez l'homme, c'est-à-dire dans la con-
science, est-ce que vous voudriez nous forcer, nous,
66 l'apaisement
républicains et libres penseurs, à repousser ces
citoyens parce qu'ils sont des catholiques ?
« Si c^est cela que vous voulez, dites-le, et s'il
y a véritablement dans cette Assemblée une ma-
jorité pour une telle besogne, qu^'elle s'affirme
alors :
« Je sens bien la direction de certaines poussées ;
je la comprends bien. Par moments, elles produisent
une certaine émotion, dans les couloirs surtout, où
les milieux parlementaires sont particulièrement
portés à l'agitation, et quelquefois elles tendent à
exercer sur nous une pression violente et qui pour-
rait nous faire fléchir.
« Nous résistons par honnêteté, vous entendez
bien ! Et aussi parce que, ayant le souci des inté-
rêts de ce pays, que nous connaissons^ mesurant la
route que certains voudraient nous voir parcourir
et prévo^^ant tout ce qu'on y pourrait semer de
désastres, nous nous refusons à faire passer la
France par cette voie douloureuse.
« Oh ! je le sais bien, c'est une bataille qu'on
pourrait engager, c'est entendu, et je crois la Répu-
blique asez forte pour la gagner.
« Mais, pensez-vous que ce soit une bataille
élégante pour la République ? Pensez-vous qu'il y
ait quelque chose de noble dans un geste pareil ?
Et quand vous aurez, sous vos efforts, courbé les
millions de citoyens qui ne partagent pas vos con-
ceptions en matière religieuse, vous imaginez-vous
que vous aurez accompli une belle œuvre qui fera
la République plus radieuse, plus glorieuse ? Eh
bien,moi, je ne le crois pas! »
Il reste maintenant à examiner si l'accusation
maintes fois portée contre M. Briand d'avoir voulu.
LA PAIX RELIGIEUSE 67
par la création d^un schisme, préparer et assurer la
destruction aussi rapide que complète de la religion
catholique, est justifiée.
A mon sens, après une longue étude des faits
et des documents, rien n^est plus inexact ni plus
injuste. La seule conséquence redoutable que
M. Briand ait craint de voir se dégager de la Sépa^
ration, c^est justement le schisme, et il s^est servi
de tous les moyens dont il disposait pour le con-
jurer !
Ceux qui furent, à Fépoque où il devint rappor-
teur de la commission, ses collaborateurs et ses
confidents, pourraient en témoigner. Mais je sais
trop combien il serait puéril de croire que les par-
tis tiennent compte aux hommes qu'ails combattent
de leurs intentions, pour invoquer ces témoignages.
Et posant nettement les termes de Taccusation
pour en pousser ensuite jusqu^au fond Fanalyse, je
demande : Où est, dans la loi, le germe du schisme?
Est-ce dans Tarticle 4 \ qui peut être considéré
comme le plus essentiel, et qui attribuait les biens
aux associations qui, en se conformant aux règles
générales du culte dont elles se proposent d'assurer
Texercice, se seraient légalement formées en vue
de cet exercice ? ou dans F article 8 qui instituait
1. Voici le texte de cet article :
« Dans le délai d'un an à partir de la promulgation de la pré-
sente loi, les biens mobiliers et immobiliers administrés par
les menses, fabriques, Conseils presbytéraux, consistoires et
autres établissements publics du culte, seront avec toutes les
charges et obligations qui les grèvent, transférés au même titre
et avec leur affectation spéciale, par les représentants légaux
de ces établissements, aux associations qui, en se conformant
aux rèffles cV organisation générale dii culte dont elles se pro-
posent d'assurer l'exercice, se seront légalement formées suivant
les prescriptions de l'article 19 pour Texercice de ce culte dans
les anciennes circonscriptions desdits établissements. »
68 l'apaisement
la juridiction du Conseil d'Etat juge de la dévolu-
tion des établissements religieux, lui laissant ainsi
le soin, au cas où deux associations cultuelles vien-
draient, soit par suite d^'un conflit entre un prêtre et
son évêque ou pour toute autre cause, à exister dans
la même paroisse, de désigner celle qui bénéficie-
rait de Tattribution des biens ?
En ce qui concerne l'article 4, qui fut voté par
des catholiques intransigeants, aucune discussion
ne paraît possible et l'orthodoxie la plus scrupu-
leuse n'y trouverait rien à relever, car il reconnaît
formellement la hiérarchie de TEglise, depuis le
Souverain Pontife jusqu^'à l'évêque. Ce fut d'ail-
leurs la raison pour laquelle, avant comme après
le vote, M. Briand fut soupçonné de cléricalisme
et qualifié de « papalin » * par M. Pelletan — hu-
guenot fanatique ■ — et M. Clemenceau dont la pas-
sion antireligieuse ne peut s'expliquer, chez un
homme d'une si claire intelligence et d'une si haute
culture, que par un atavisme de bleu, dont les
ancêtres ont pratiqué le protestantisme \
C'est son honneur d'avoir supporté ces attaques
sans s'émouvoir ni sans perdre de vue le but qu'il
poursuivait. Et, lorsqu'au cours de la discussion,
certains de ses « amis » de gauche, irrités et gênés
par son libéralisme, le pressaient de « laisser de
côté toute question de discipline et d'organisation
générale du culte », en réclamant pour les tribu-
naux appelés à se prononcer en cas de conflit entre
l'évêque et l'association cultuelle, « toute leur li-
1. M. Jaurès qui avait soutenu et voté l'article 4 («La Sépara-
tion est faite! » s'écria-t-il au moment où le Président proclama
le résultat du scrutin), fut, lui aussi, l'objet des mêmes attaques.
2. M. Clemenceau est breton et appartient, par sa mère, ^
une famille protestante.
LA PAIX RELIGIEUSE 69
berté d^appréciation », et qu'ils venaient lui dire :
Nous n'avons à nous occuper que delà communauté
des fidèles et non de la hiérarchie de l^Eglise ^
Très courageusement, avec un sens admirable
des réalités, M. Briand répondait à ces malfaisants
idéologues ;
« La réforme vaudra surtout par l'esprit dans
lequel elle sera votée, et par les conditions dans
lesquelles le pays Tacceptera. Il importe donc que
toute équivoque soit dissipée.
«... Dans l'Eglise catholique, il y a des curés,
des évêques, un pape. Ces mots peuvent écor-
cher les lèvres de certains de mes collègues, mais
il n'en est pas moins vrai que c'est là un fait.
« VEglise catholique a une hiérarchie ; vous
voudriez établir à côté de cette hiérarchie une cons-
titution nouvelle et à côté du curé accepté, installé
par l'évêque, créer une nouvelle église avec un
curé nommé par la Cour d'appel.
« Voilà ce que nous ne pouvons pas accepter ;
car, si un curé n accepte plus la hiérarchie de
l'Eglise catholique, s'il sort de cette Eglise où il
est entré librement, il ne peut plus être, il ne sera
plus un curé de l'Eglise catholique.
« Vous voyez toujours la possibilité du schisme
et vous appelez cela la possibilité, pour le curé,
d^'évoluer dans la liberté.
« Il y a eu, dans le passé, des curés, des évêques,
qui ont évolué dans la liberté. Ils ont voulu rom-
pre avec l'Eglise, ils sont partis, ils ont quitté la
maison. Ceux qui veulent faire comme eux sont
1. Paroles prononcées par M.Ch.Dumont, député du Jura.
70 l'apaise3ient
libres de quitter aussi la maison. Mais vous voulez
leur donner le droit d^emporter les meubles !
« Vous voulez même que si Tévêque les a dému-
nis de leur sacerdoce, le tribunal le leur rende.
Mais comment ? A quoi ?
« Dans un désir de conciliation républicaine, je
ne demanderais pas mieux que de faire des con-
cessions, mais je ne puis pas, cependant, substituer
votre pensée, que je crois mauvaise, à la mienne,
que je crois bonne.
« // faut donner à Vassociaîlon le moyen de
réaliser son bai. Je veux que Vassocialion ca-
tholique ail un prêtre catholique et non un prê-
tre comme Vimaginent certaines fantaisies répu-
blicaines.
« Nous ne voulons pas que les biens laissés à
FEglise pour des messes puissent aller à FEglise
protestante, par exemple.
« J^'ai dit qu'il fallait faire une séparation qui
puisse être acceptée par le pays, une séparation
large et libérale.
« Vous voulez faire une loi braquée comme un re-
volver sur FEglise ; et si, demain, FEglise exaspé-
rée entre en révolte, si, demain, dans toutes les
communes de France, on a un prétexte sérieux
pour nous reprocher une telle séparation... Quelle
responsabilité pour vos consciences !
« Gomme républicain, comme socialiste, je ne vois
pas les choses avec cette légèreté. »
Mais Farticle 4 une fois voté, la reconnaissance
de la hiérarchie de FEglise une fois inscrite dans la
loi, les catholiques poussaient un cri de triomphe :
« C^est une victoire religieuse ! » proclamait
M. Groussau. De son côté, M. Albert de Mun, ad-
LA PAIX RELIGIEUSE 71
versaire résolu de toute tentative de séparation et
qui voyait, sans doute à tort, mais avec une anxiété
profonde et une douleur sincère, dans la fin du
Concordat, Tavènement d'une ère de discordes reli-
gieuses, écrivait cette phrase malencontreuse dont
devaient aussitôt s^emparer ceux qui, avec M. Pel-
letan et M. Clemenceau, auraient volontiers fait
de la loi nouvelle un instrument de persécution :
« La Séparation est morte ! »
Ce qui voulait dire : TEglise est debout, toute
entière dans sa hiérarchie immuable à laquelle vous
n'avez pas osé toucher. Vous espériez la tuer. Elle
vivra !
Il semblait donc, qu'au moins sur ce point et
dans cette article, la Séparation ne put être atta-
quée. Elle le fut pourtant par un catholique émi-
nent, lequel s'est toujours, par surcroît, piqué de
libéralisme : M. Jacques Piou.
Ce fut lui, en effet, qui, en 1908, entreprit d^ex-
pliquer à la Chambre et au gouvernement les rai-
sons pour lesquelles le pape Pie X, et après lui les
évêques,le clergé, les fidèles, avaient pu repousser
la loi de Séparation.
Voici comment il s'exprima :
— Vous,profanes,ignorantsdes choses de FEglise,
vous avez pu espérer que le Vatican, que les prê-
tres et les catholiques français pourraient accepter
cette loi, mais c'est ici qu'est votre châtiment, si
vous n^aviez pas voulu légiférer sur une matière
que vous ignoriez forcément, vous ne seriez pas
arrivés à ce désastre. Vous avez cru qu'en éclictani
des règles pour les associations \ vous faisiez
à V Eglise an régime acceptable ; mais, en réa-
1. On le voit, c'est bien l'article 4 que visait M. Piou.
72 l'apaisement
llté, poussés par la politique pratiquée dans ce
pays depuis plusieurs années^vous avez fait sys-
tématiquement une loi destinée à saper les bases
de la Constitution de l'Eglise. Vous avez dressé
une loi contre V Eglise, vous avez fait une loi de
schisme, vous avez porté une atteinte à la hiérar-
chie, vous avez entrepris d'assurer la prédomi-
nance du laïc sur le clerc, et cela seul suffît à
justifier le refus par le Vatican d^accepter votre
loi. »
Mais M. Briand pouvait lui répondre aussitôt, et
victorieusement :
« L'article 4, je le rappelle, a été voté par la
presque unanimité de la Chambre ; et parmi les
membres de la Chambre qui Font voté, je relève les
noms de catholiques qui ne peuvent pas passer pour
des transigeants, comme l'honorable M. Groussau *,
comme Fhonorable M. de Mun. Pourquoi Favez-
vous adopté cet article ? Parce que vous voyiez dans
son texte la possibilité de sauvegarder la constitu-
tion et la hiérarchie catholiques, et vous aviez rai-
son : l'objet du culte catholique était défini loyale-
ment dans Farticle 4.
« Sans doute cet article ne consacre pas la hiérar-
chie dans les personnes , ce n'est pas l'affaire d'une
loi de séparation d'indiquer les personnes qui com-
poseront une hiérarchie dans un culte. Nous défi-
nissons le culte dans son objet. Vous aviez jugé la
définition suffisante et vous l'aviez ratifiée de votre
vote.
« Mais dans cet article il y avait autre chose. Il y
avait en germe tout le contrôle financier, tout le
contrôle des laïcs à raison de ce membre de phrase :
1. M. Groussau, de son ianc— C'était une victoire catholique.
LA PAIX RELIGIEUSE 73
« Les biens seront attribués avec leur affectation
spéciale... »
« Voulait-on maintenir cette affectation? C^était
la nécessité d'instituer des garanties qui en résul-
tait ; la nécessité d^appeler les laïcs à vérifier rem-
ploi qui serait fait des fonds ; c'était la nécessité
aussi d'appeler le contrôle financier de l'Etat.
« Vous ne l'avez pas repoussé, ce texte. Ce n'est
pas là que gît votre critique. Elle est où je viens
de rindiquer. Quand vous envisagez le rôle du laïc,
vous dites : « Par un article de votre loi, ces asso-
ciations, qui seront composées en majorité de laïcs,
ces associations qui ont charge de l'entretien et de
Texercice du culte, pourront s'occuper de choses qui
doivent nécessairement, de par la constitution de
TEglise, leur échapper ; en les appelant à pénétrer
dans les détails de la célébration du culte, vous fai-
tes affront à l'Eglise, vous établissez une organisa-
tion qu^'elle n'a pas le droit d'accepter, sous peine
de se renier elle-même. »
« Voilà votre thèse. Je vais y répondre, car je
me trouve enfin en présence d"* arguments précis.
« Les laïcs seront, dites-vous, en majorité dans
les associations, et c'est pour cela que nous avons
imposé un minimum de membres. Eh bien! soit,
mettons de côté, si vous le voulez, les petites parois-
ses dans lesquelles vous ne pourriez pas trouver un
nombre de clercs suffisant pour assurer à l'Eglise
une majorité. Mais la loi ne prévoit pas seulement
le culte fonctionnant dans la paroisse, elle prévoit
aussi le culte organisé dans le diocèse ; c'est même
la circonscription qui doit le plus préoccuper les
catholiques. Le diocèse, c'est Tadministration du
culte entre les mains de Tévêque. La loi permet la
constitution non pas seulement des associations
74 L^ APAISEMENT
paroissiales, mais des associations diocésaines. Or,
que sera l'association diocésaine ?
« Grâce à une liberté qui n'a été accordée par
la loi dans aucun des pays où fut réalisée la sépa-
ration, vous pouvez constituer vos associations
comme vous Tentendez, en toute indépendance, et
vous pouvez nV appeler que des clercs^ à Texclusion
de tout laïc ; dans un diocèse, vous pouvez, avec
Tévêque comme président, composer l'association
entièrement et exclusivement de prêtres ; elle com-
prendra, par exemple, en plus de Tévêque, prési-
dent, ses vicaires généraux, les chanoines, les curés
du diocèse ; la voilà constituée, elle est légale aux
termes de la loi de 1905 ; elle peut, sans encourir
vos critiques au point de vue de la constitution
divine de TEglise, se proposer l'entretien et Fexer-
cice du culte ; ce sont les clercs eux-mêmes qui en
ont l'initiative et l'administration ; il n'y pas le moin-
dre laïc pour s'ingérer ni dans la gestion financière,
ni dans le service du culte.
« Je vous le demande, monsieur Piou, en quoi
une telle association porterait-elle atteinte à la cons-
titution divine de l'Eglise ? »
La question, si clairement posée, resta sans
réponse.
Ce n'est donc pas l'article 4, qui reconnaissait
la hiérarchie de l'Eglise et permettait à cette der-
nière de faire prédominer les clercs sur les laïcs
au sein des associations cultuelles, qui peut être
entaché de schisme. Mais il reste l'article 8 !
D'où est-il sorti et que veut-il dire?
Ce qui a rendu l'article 8 ^ suspect aux catholi-
1 . Art. s. — Faute par un établissement ecclésiastique d'at^oir-.
LA PAIX RELIGIEUSE 75
ques, Qu'est que, dû à la collaboration de MM. Pel-
letan, Georges Leygues et Caillaux, il fut introduit
dans la loi à la suite de la campagne violente que
menèrent, durant les vacances de Pâques de Fan-
née 1905, contre Tesprit orthodoxe et libéral de
Tarticle 4, certains membres et certains journaux
du parti radical. Il apparut alors aux catholiques
qu'on leur retirait d'une main ce qu'on avait affecté
de leur accorder de l'autre.
Mais, M. Briand, devenu ministre des Cultes, s'est
fort clairement expliqué sur tous ces points lors-
que, après avoir démontré que rien, dans l'article 4,
ne pouvait permettre l'éclosion d'un schisme, il
ajoutait à propos de l'article 8^ s'adressant cette fois
à M. de Mun:
« J'ai lu hier, dans la Croix, un très bel arti-
cle de l'honorable M. de Mun. Je regrette que la
grande voix si autorisée et si pleine de talent de
dans le délai fixé par l'article 4, procédé aux attributions ci-
dessus prescrites, il y sera pourvu par décret.
A l'expiration dudit délai, les biens à attribuer seront, jus-
qu'à leur attribution, placés sous séquestre.
Bans le cas où les biens attribués en vertu de l'article 4 et du
paragraphe 1"^ du présent article seront, soit dès Voriqine, soit
dans la suite, réclamés par plusieurs associations formées pour
Vexercice du même culte, V attribution qui en aura été faite
par les représentants de V établissement ou par décret poûrfa,
être contestée devant le Conseil d' Etat sta^tuant au contentieux^,
lequel prononcera en tenant compte de toutes les circonstances
de fait.
La demande sera introduite devant le Conseil d'Etat, dans le
délai d'un an à partir de la* date du décret ou à partir de la
notification, à Tautorité préfectorale, par les représentants
légaux des établissements publics du culte, d l'attribution
effectuée pareux. Cette notification devra être faite dans le délai
d'un mois.
L'attribution pourra être ^UériénremeM contestée en cas de
scission dans l'association nantie, de création d'association nou-
velle par suite d'une modification dans le territoire de la cir-
conscription ecclésiastique et dans le cas où V association attri-
butaire n'est pins en mesure de remplir son objet.
76 l'apaisement
M. de Mun n^'ait pu se faire entendre dans ce débat;
j'aurais aimé discuter avec lui.
« Dans cet article, il cherchait à établir les res-
ponsabilités : il disait, lui aussi, que nous avions
poursuivi Tidée d'un schisme. On m'a entendu pen-
dant toute la discussion de la loi; je me suis défendu
avec énergie, avec sincérité, d'avoir un tel dessein.
Ohl Messieurs, la sincérité, l'on n'y croit guère
dans les milieux politiques où se rencontrent tant
de passions et de méfiances! C'est un grand malheur
qu'un homme ne puisse pas persuader facilement
ses adversaires qu'il est sincère. Et moi, j'avais tout
fait pour vous convaincre.
« Je n'y ai pas réussi; je ne m'en étonne pas.
Vous disiez : « L'article 4 nous avait rassurés, mais
l'article 8 est venu. » Oui, l'article 8 est venu. Oh !
il ne dit pas ce que vous voulez lui faire dire. Je
l'ai expliqué au cours de la discussion ^ ; j'ai indi-
qué comment il se combine nécessairement avec
l'article 4 et que, quand même le législateur n'y
aurait pas inscrit V obligation de tenir compte des
circonstances du fait, cette obligation s'y serait
trouvée, puisqu'il est de droit public que toutes
nos juridictions doivent s'inspirer des circons-
tances de fait. Mais j'avais beau le dire et le répéter,
le mal était fait. D'où est donc sorti l'article 8,
monsieur de Mun?
« Il est sorti de nos intentions hostiles, dites-
vous. Vous le croyez sans doute; vous n'êtes pas un
homme capable d'écrire une chose que votre pensée
loyale ne vous ait pas suggérée, mais moi, je vais
vous dire la vérité telle qu'elle est.
« Il est sorti d'un article de vous, d'un cri de triom-
1. Novembre 1906.
LA PAIX RELIGIEUSE 77
phe jailli de votre plume, au lendemain du vote de
cet article 4, qui avait été enregistré avec quelque
surprise douloureuse par la gauche de cette Assem-
blée. Vous aviez constaté quels efforts personnels
j^avais dû faire pour l'obtenir de la Chambre et
combien j'avais été près de rompre avec mes meil-
leurs amis. A ce moment, vous auriez dû faciliter
ma tâche et, puisque vous l'aviez voté, cet article,
et que vous considériez qu^il vous faisait droit et
justice, vous auriez dû taire votre joie et surtout
ne pas lui prêter une allure agressive. Or, vous avez
écrit le lendemain : « La séparation est morte. »
« Ce jour-là, vous avez donné naissance à l'ar-
ticle 8.
« D'ailleurs, parmi les catholiques, il en est au
moins un parmi les plus notoires qui n^a pas par-
tagé les préventions de M. de Mun et de ses amis,
relativement à Tarticle 8. Ce catholique éprouvé,
célèbre, sur Forthodoxie et la sincérité duquel nul
n^a jamais élevé le moindre doute, c^est M. Denys
Gochin. »
Esprit pénétrant, épris d^analyse exacte et qui,
s^il eût choisi la diplomatie pour carrière, eût mis
au service de son pays de merveilleux dons de con-
ciliation qui Teussent rendu maître des situations
les plus difficiles, M. Denys Cochin avait très clai-
rement discerné que Farticle 8 avait été édicté pour
permettre aux associations cultuelles de faire valoir,
devant le Conseil dŒtat, toutes les dispositions de
la loi de Séparation qui étaient destinées à garantir
la constitution de TEglise, aussi avait il profité des
incidents soulevés à Culey et à Puymasson, par des
Conseils de fabrique en lutte avec l'évêque du dio-
cèse, pour interpeller M. Briand et le mettre en
78 l'apaiseivient
demeure de déférer au Conseil d^Etat, en sa qua-
lité de ministre des Cultes, les attributions de biens
faites par ces Conseils de fabrique.
Et M. Briand lui répondait, avec plus de force
encore que d'ironie :
« Je me permets de constater qu'ail s^agit de
faire usage au profit de FEglise catholique, d^un
article, Tarticle 8, que vous considériez comme
entaché de schisme. Et c'est vous qui en deman-
dez l'application ! ^
« Enfin, s'il pouvait rester un doute sur la sin*
1. Sur le fond, M. Briand répondait par un refus dont il
expliqua d'ailleurs les raisons :
« Je n'hésite pas à dire à AI. Gochin: Le Gouvernement ne
saisira pas le Conseil d'Etat. Voici pourquoi : l'article 8 a été
édicté pour permettre aux associations de faire valoir devant
le Conseil d'Etat toutes les dispositions de la loi, qui sont des-
tinées à garantir la constitution de l'Eglise. Ce sont des points
délicats que les associations peuvent traiter devant cette juri-
diction, pour lesquels elles peuvent apporter une démonstra-
tion très forte, appuyée sur des pièces certaines, authentiques.
« Mais, pour cette démonstration, le Gouvernement est forcé-
ment désarmé. D'après toutes les règles de notre droit public,
le Gouvernement n'intervient que pour assurer le respect des
formes légales. Par exemple, s'il m'était apparu dans les statuts
de l'association de Culey ou de Puj^masson que le nombre des
membres prescrits au minimum par la loi n"y figurait pas, que
ses membres n'étaient pas toujours majeurs ou domiciliés dans
la commune, ou que telle autre prescription n'était pas obser-
vée, mon devoir aurait été de porter le décret d^attribution
devant le Conseil d'Etat et là je n'aurais même pas eu à discu-
ter, il me suffisait de signaler la violation de la loi. Mais si
j^allais devant le Conseil d'Etat disant à l'association de Culey:
« Vous n'êtes pas légale », à quelle réponse me heurterais-je ?
L'association me répondrait : « Mais si ! je suis légale ; je me pro-
pose l'exercice du culte catholique ; je ne suis pas une associa-
tion schismatique; j'ai un curé; la messe se dit tous les diman-
ches dans l'église. » Qu'est-ce que je répliquerais, moi? Je lui
dirais: « Pardon I II s'agit de savoir si votre curé est en règle
avec l'organisation ecclésiastique. » Mais elle me répondrait :
« Ce n'est pas moi qui dois vous apporter cette preuve. J'ai été
investie par l'établissement public du culte,par l'organe officiel
du culte, en vertu de l'article 4, de ce pouvoir discrétionnaire
dont je parlais vendredi dernier. La présomption de légalité est
LA PAIX RELIGIEUSE 79
cérité des efforts accumulés par M. Rriand pour
empêcher que parla voie de la Séparation,le schisme
ne s^'introduisît dans TEglise pour la détruire, je
citerais les paroles par lesquelles il répondait à
ceux qui le pressaient de s'emparer des disposi-
tions de la loi de la Séparation que le Pape venait
de rejeter pour user du pouvoir discrétionnaire
en ma faveur c'est à vous de démontrer que je ne suis pas dans
la légalité. »
«Gomment ferai-je cette démonstration? Le curé dirait :«Moij
je ne suis pas interdit, je suis en procès canonique avec mon
évéque, mais je suis toujours un prêtre ayant le droit de dire
la messe, et la preuve, c'est que l'évéque lui-même Ta reconnu.»
En effet, pendant de longs mois, il y a eu deux curés exerçant
le culte simultanément à Culey.
« Vous allez voir, monsieur Piou, c'est moins simple qu'on ne
le suppose. Je ne dis pas cela par ironie, je cherche à vous
expliquer la situation.
« Ce qui aurait été redoutable, c'est que j'eusse saisi, au nom
du Gouvernement, le Conseil d'Ktat, et que le Conseil d'Etat
eût repoussé ma requête , C'est alors que le malentendu se serait
aggravé ! Le Conseil d'Etat aurait fort bien pu rejeter ma
demande, faute d'arguments à lappui de ma thèse. Il ne fallait
pas arriver à ce résultat désastreux. J'avais donc le devoir de
réfléchir avant de m'engager dans cette voie.
«Le curé dirait donc: «Si j'avais été un prêtre interdit, si je
n'avais pas pu dire la messe, on n'aurait pas permis à Tautre
prêtre, envoyé par l'évéque, de pratiquer le simultaneiiin avec
moi, dans la même église; jamais aucun évêque n'aurait auto-
risé cela, jamais aucun évêque n'aurait permis, après un prêtre
interdit et destitué, ayant commis un sacrilège sur l'autel, à
un autre prêtre de venir dire la messe à la même place ; jamais ! »
« Que répondrais-je à cela ? Aveo quelles pièces prouverai-je
que ce curé n'est pas qualifié, au point de vue canonique, pour
célébrer la messe ? Je vais vous dire où elles sont, les pièces :
elles sont dans le dossier de l'évéque. Elles pourraient être pro-
duites par une association légale constituée par lui, et il est
probable que ses arguments seraient irrésistibles. Moi, je ne
les ai pas, et je jouerais véritablementun rôle grotesque devant
le Conseil d'Etat.
« Véritablement, je ne m'explique pas qu'ayant repoussé cet
article comme dangereux pour votre constitution, n'ayant pas
voulu vous en servir, vous vous tourniez maintenant vers l'Etat
et lui demandiez de faire usage de votre droit, à votre place !
«Oh! je sais très bien où aurait pu me conduire un pareil sys-
80 l'apaisement
dont jouissait TEtat, d'attribuer les biens de TEglise
à des associations créées en dehors des autorités
diocésaines et qui n'eussent été que des caricatu-
res d'associations catholiques ou, pour mieux dire,
des associations schismatiques :
« Je suis libre penseur : je ne favorise pas
telle ou telle religion et je n'ai nul désir, quand
Tune disparaît, d'en voir une nouvelle surgir.
« Je parle ici aux libres penseurs qui savent ce
que c'est que la libre pensée et qui la pratiquent
pour eux, et chez eux, mais, chez eux, à une manière
qui n'est pas tyrannique, et comme les libres pen-
seurs peuvent bien avoir des enfants ou des femmes
qu'ils laissent aller à l'église, je leur dis : Si vos
femmes ou vos enfants vont à l'église, il vaut mieux,
pour eux et pour vous, qu'ils n'y rencontrent pas
de faux prêtres ou des prêtres indignes.
« Et j'ajoute : Si l'Eglise doit disparaître, quelle
disparaisse ! Mais la loi na pas été faite pour
susciter une Eglise dans l'Eglise catholique. »
Toutefois, ni les discours, même les plus élo-
quents, ni les affirmations, même les plus solen-
tème,si je l'avais accepté. Savez-vous ce qui aurait pu arriver ?
Demain il aurait pu se former partout, d'accord entre tous les
fidèles, tous les curés, et malgré le pape, des associations.
« Toute la France en aurait formé en acceptant la loi. Moi,
j'aurais été obligé de les déférer toutes au Conseil d'Etat en
leur disant : « Vous n'êtes pas légales, parce que vous vous
êtes conformées à la loi malgré le pape. »
M. Jacques Piou. — Nous ne vous demandons rien.
M. LE MINISTRE. — G'cst là uuc conclusion qui, même non
poussée jusqu'à Tabsurde, créerait une situation impossible au
Gouvernement.
Voilà les raisons pour lesquelles nous ne sommes pas inter-
venus dans ce conflit. Il est toujours ouvert, il ne tient qu'à
vous de constituer une association et de faire juger la question
par le Conseil d'Ktat.
LA PAIX RELIGIEUSE 81
nelles, ne peuvent rien contre un fait : le Pape
Pie X a repoussé la Séparation.
Il a repoussé de même toutes les lois par les-
quelles le gouvernement s^est efforcé de pallier aux
conséquences de ce refus. Bien des gens, qui se
piquent de clairvoyance et prophétisent volontiers,
se sont aussitôt empressés de conclure que l^Eglise
de France était en péril, et c^est sur M. Briand
qu^ils ont fait retomber la responsabilité de cette
catastrophe éventuelle.
Or, un tel malheur n^arrivera pas.
Je prétends même démontrer que, loin d'hêtre
menacée d^une ruine prochaine, TEglise catholique
de France sortira grandie et fortifiée des rudes
épreuves que son chef suprême, dont on ne sau-
rait trop reconnaître et admirer le subtil et pro-
fond génie, n^a pas eu la coupable faiblesse de lui
épargner. Et ce sera la gloire de Pie X d^ avoir
compris qu'il fallait saisir l'occasion qui s'offrait à
lui de retremper Fâme du clergé français, et de la
préparer au difficile apostolat qu'il devra remplir
s'il veut que l'esprit chrétien pénètre profondément
les masses, enfiévrées par les plus basses convoiti-
ses et frémissantes des pires haines, pour faire enfin
triompher dans les batailles sociales de l'avenir
l'esprit de justice et de fraternité.
Mais, tout d'abord, je voudrais essayer d'expli-
quer l'attitude à la fois si souple et si intransigeante
du Pape Pie X, et montrer comment son âme,
ardemment italienne, se plaît à mêler les jeux élé-
gants de la combinazione au maintien rigoureux et
inébranlable des traditions et de la doctrine de
l'Eglise catholique, apostolique et romaine.
Et c'est en cela surtout qu^il se montre si diffé-
rent de son illustre prédécesseur.
82 l'apaisement
Tandis, en effet, que Léon XIII s^était efforcé
durant son pontificat, de maintenir en état de vio-
lente et irréductible opposition contre le gouverne-
ment les catholiques italiens auxquels il défendait
même de voter et de se mêler à la vie politique de
leur pays, sur laquelle ils pouvaient cependant
exercer la plus bienfaisante influence, Pie X, dès
son avènement, autorisa les évêques à laisser voter
les catholiques aux élections générales de 1904.
En 1910 les quinze députés élus par les catholiques
déclarèrent même publiquement, sans que Pie X
crût devoir condamner leur attitude, qu^ils accep-
taient la monarchie de Savoie \
Remarquez qu^au cours de sa carrière, tout en
combattant énergiquement dans le clergé de son
diocèse jusqu^'à la plus légère velléité de moder-
nisme, le Pape Pie X ne s^est point fait faute, alors
qu'il était déjà cardinal et patriarche de Venise de
multiplier les marques de loyalisme à l'égard de
la famille royale d^'Italie.
Jamais le roi Humbert et la reine Marguerite,
ni Victor-Emmanuel et la reine Hélène, ne débar-
quèrent à Venise sans que le Cardinal Sarto ne
vînt les saluer à leur arrivée. Il est vrai que le
Saint Siège a toujours considéré la Vénétie comme
la propriété légitime de la maison de Savoie. Mais
les sentiments du Pape Pie X à T égard de la
famille royale ne sont pas douteux, car c'est avec
son autorisation que le cardinal Svampa, arche-
vêque de Bologne, alla saluer Victor Emmanuel III
1. En France voici la tactique adoptée par Pie X. De ses
instructions récentes, que plusieurs évêques ont publiquement
commentées, ils ressort que les catholiques français devront
voter pour les candidats qui prendront l'engagement de défen-
dre les intérêts religieux, sans se préoccuper de leurs opinions
politiques .
LA PAIX RELIGIEUSE 83
lorsqu'il se trouva de passage dans cette ville qui,
elle, fit partie intégrante des Etats de TEglise jus-
qu'en 1859.
Tout cela, cependant, n'a jamais empêché le Pape
Pie X de renouveler à chaque occasion — et notam-
ment en 1911, « année de deuil pour l'Eglise », à
l'occasion du cinquantenaire de la formation du
royaume d^Italie, et de la proclamation de Rome
Capitale — les protestations traditionnelles de ses
prédécesseurs contre Colai che detiene Roma,
autrement dit le roi d^Italie I
Ce souci de servir surtout et par- dessus tout
TEglise, tout en daignant condescendre à des accom-
modements qui lui paraissent utiles ou profitables,
se retrouve dans l'attitude observée par Pie X à
Tétat du gouvernement français.
Il a repoussé la loi de Séparation, mais il ne Ta
point fait dans des termes assez absolus pour lui
interdire de laisser jouer au profit du clergé fran-
çais certaines de ses dispositions.il n^a point dit au
gouvernement français, dès le jour où le projet de
Séparation fut déposé sur le Bureau de la Chambre :
Un contrat vous lie à moi ; tant que nous ne
l'avons pas rompu d'un commun accord, j^'ignore,
je veux ignorer tout ce que vous faites en dehors
de ce pacte ; toute loi que vous pourrez voter sera
tenue par moi comme nulle et non avenue, et je
persisterai à considérer comme subsistant le con-
trat qui nous attache réciproquement !
Si le Pape Pie X avait tenu ce langage, les dépu-
tés catholiques se trouvaient dans Tobligation mo-
rale de se retirer de la Commission chargée d'éla-
borer un projet de loi définitif, et comme il était
impossible à la Commission d^aboutir sans leur con-
cours assidu, la Séparation avortait.
84 l'apaisement
Or, non seulement le Souverain Pontife ne fît
entendre aucune parole qui pût avoir pour les dépu-
tés catholiques le sens d^une interdiction, mais avant
de condamner la loi à laquelle ils avaient collaboré,
semblant considérer lui-même qu^'en fait le Concor-
dat n'existait plus qui lui interdisait de nommer des
évêques, il pourvoyait, dès le lendemain de la pro-
mulgation de loi, aux évêchés vacants, et les évê-
ques ainsi directement nommés prenaient aussitôt
possession de leur poste. De leur côté, les évêques
de France, entraînés par cet exemple, considéraient
également qu'ils n'étaient plus tenus au respect
des clauses du Concordat qui leur refusaient le
droit de s'assembler, et, profitant des nouvelles dis-
positions de la loi de 1905, ils se réunissaient en
assemblée plénière. Après quoi les encycliques
réprobatrices se succédèrent.
Par cet admirable comhinnzione, le Pape Pie X
s'était épargné la gêne singulière — je pourrais
même dire l'impuissance d'agir — où l'aurait placé
toute déclaration pour laquelle il aurait solennelle-
ment affirmé qu'à ses yeux le Concordat demeurait
vivant, et, du même coup, il avait paré aux graves
dangers que pouvait courir l'Eglise de France si
des sièges épiscopaux,dont le nombre pouvait d'ail-
leurs s'accroître de jour en jour, étaient demeurés
longtemps sans titulaires. N'ayant rien dit, il se
réservait le droit de réclamer une dénonciation ré-
gulière, dans les formes diplomatiques, et de reje-
ter, comme attentatoires à la dignité de l'Eglise et
inexistantes, toutes les lois votées par le Parle-
ment français, sans qu'un accord eût, au préalable,
été conclu entre la France et le Vatican *.
1. Tous ceux qui ont le souci d'assurer la défense des intérêts
français dans le monde se préoccupent de la situation difïicile
LA PAIX RELIGIEUSE 85
Cette manière d^agir révèle un grand politique,
si grand même qu'il a déconcerté par ses décisions
successives bien des esprits simples qui n'ont pu
comprendre comment tant de subtilité se trouvait
alliée, chez un homme, à tant de fermeté. Car, si
Pie X eut besoin d'une prodigieuse souplesse d'es-
prit et d'une incomparable finesse de tactique pour
se tirer avec cette habileté de la situation difficile
où les résolutions brutales et impolitiques du Cabi-
net Combes avaient placé le Vatican, quelle fermeté
d'âme ne lui fallut-il pas pour renoncer aux immen-
ses ressources dont, sur un mot tombé de sa bou-
che, le clergé français pouvait être doté ?
Il suffit de les énoncer pour mesurer la grandeur
du sacrifice héroïquement consenti par Pie X au
maintien du prestige de l'Eglise et de l'intégrité de
sa souveraine puissance, car s'il avait accepté la loi
de 1905, dans toutes les paroisses de France, des
associations cultuelles, qui n'eussent été à vrai dire
que des Conseils de fabrique transformés, auraient
joui de facultés de ressources qu'ignorent les asso-
ciations de droit commun ; c'est ainsi qu'elles au-
raient eu le droit de posséder une caisse dont les
ressources ne seraient pas limitées et qui devraient
être simplement déposées à la Caisse des Dépôts et
Consignations pour faire face à de grosses dépenses
et même dangereuse où la France se place en ignorant le Pape,
Le Pape est un fait historique et moral d'une importance con-
sidérable. Il est aussi puéril de l'ignorer que de nier le soleil.
Même en régime de Séparation, la France doit avoir son
ambassadeur auprès du Vatican, et, tôt ou tard, il faudra re-
nouer les relations interrompues. Les événements se charge-
ront de nous y contraindre. Ne fût-ce que par nécessité tactique
et pour briser la coalition électorale de l'extrême droite et de
l'extrême gauche qui finirait, en s'étendant, par fausser la repré-
sentation politique du pays, il viendra un jour où le gouverne-
ment dira :
— Causons avec Rome I
88 l'apaisement
imprévues ; elles auraient eu le droit de constituer
une réserve considérable pour les dépenses quoti-
diennes ; ces associations eussent gardé entre leurs
mains le patrimoine des établissements publics du
culte qui peut être évalué à environ cinq cents mil-
lions auxquels il faut ajouter la propriété incontes-
tée de deux mille églises et de deux mille cinq
cents presbytères, sans parler d'un grand nombre
de bâtiments de grands et petits séminaires ; les
archevêques et les évêques auraient eu le droit,
pendant cinq ans, d^occuper les palais nationaux
affectés à leur résidence sous le régime du Concor-
dat ; pendant cinq ans les bâtiments des séminaires,
qui sont la propriété de TEtat, des départements
ou des communes, eussent été mis gratuitement à
la disposition de l'Eglise ; les curés et les desser-
vants seraient également restés pendant cinq ans
dans leurs presbytères sans qu^il leur en coûtât un
centime, enfin plus de vingt mille prêtres auraient
touché pendant huit ans les allocations fixées par
la loi.
Uniquement préoccupé d'assurer le salut de
FEglise romaine, d'en accroître et d^'en perpétuer
la grandeur, Pie X a repoussé ces richesses, fait fi
de ces avantages. Si les grands orateurs et les
grands écrivains catholiques du siècle dernier, de
Montalembert à Veuillot et de Lacordaire à Didon,
n'étaient pas présentement sans successeurs, de
quel concert de louanges passionnées la décision du
Souverain Pontife, qui réduisait le clergé de France
à la plus extrême pauvreté, n'eût-elle pas été saluée?
C'est qu'en effet si le Concordat eut parfois pour
TEglise de sérieux avantages, il eut aussi de gra-
ves inconvénients qui ne firent que s'accuser au
fur et à mesure qu'il vieillissait.
LA PAIX RELIGIEUSE 87
Le plus redoutable de tous c^est qu^il avait fait
du prêtre français, consentant ou non, une sorte de
fonctionnaire, obligé de mener une existence dou-
ble : celle d'un apôtre, éducateur d'âmes, et celle
d^un serviteur de TEtat, tributaire de son budget,
et qui sentait peser sur lui le regard attentif et
défiant du préfet et de ses sous-ordres.
On imagine aisément la situation délicate de ce
prêtre, soucieux, ce qui est bien humain, de conci-
lier les devoirs de sa charge spirituelle avec les
exigences d'aune carrière qui, par certains côtés,
n'était qu^'administrative, et, pour peu que l'am-
bition germât dans son cœur, préoccupé d'avoir
aussi dans son dossier, à la Direction générale des
Cultes, quelques rapports bienveillants ou même
favorables.
Dans une société croyante où le gouvernement et
les postes principaux de l'administration seraient
aux mains des catholiques, il va de soi que les prê-
tres, favorisés au lieu d'être combattus dans leurs
directions et dans leurs œuvres, pourraient être
sans inconvénients sérieux des moitiés de fonction-
naires.
Mais, dans une démocratie où le nombre des
incroyants grandit tous les jours, et au sein de
laquelle les pouvoirs publics favorisent de toutes
leurs forces et par tous les moyens la lutte de l'es-
prit laïque contre l'esprit religieux, dans quelle
situation pénible et misérable est placé le prêtre
auquel sa fonction de serviteur de l'Etat, ayant un
rang protocolaire dans les cérémonies officielles et
touchant une allocation inscrite dans le budget de
l'Etat, ferme la bouche, et auquel sa conscience de
croyant et ses obligations de pasteur imposent le
devoir de protester ?
88 l'apaisement
On ne saurait exiger de Tensemble des prêtres,
pas plus qu^on ne songe à l'exiger de l'ensemble des
autres hommes, qu'ils soient des héros. En dehors
de tous autres facteurs, dont je sais le nombre et
dont je pèse Timportance, le succès de Fanticléri-
calisme a certainement eu pour cause principale ce
fait extraordinaire qu^aux attaques sans frein et sans
limites dont leurs croyances, leur esprit et parfois
même leur personne étaient Tobjet, les prêtres,
jugulés par la crainte d'être traités en fonctionnai-
res indisciplinés et d^être, de la part des services
administratifs dont ils dépendaient, si peu que ce
fût, l'objet d'une attention spéciale qui nuirait à
la tranquillité de leur vie et au développement régu-
lier de leur carrière, n^ont souvent opposé, les uns,
révoltés mais craintifs, qu^une molle défense, les
autres,humblement résignés, qu^ une attitude passive.
Si pénétré que Ton soit de l'esprit chrétien, si
loin que Ton veuille s^entraîner dans la voie de l'ab-
négation, il n^est pas bon de plier ainsi le dos sous
les coups. Même subies au nom du plus pur et du
plus généreux idéal, les humiliations obscurément
dévorées finissent par fausser et détendre les res-
sorts de la volonté la mieux tendue, et je crois à la
vérité profonde de cette parole qui fut prononcée
un jour devant moi par le directeur général des Cul-
tes, M. Dumay :
« Il n'existe certainement pas au monde de clergé
plus digne d'estime que le clergé français. Ses ver-
tus sont éclatantes, et, à quelques défaillances indi-
viduelles près, d'ailleurs très rares, ses mœurs sont
irréprochables. Ce qui lui manque le plus, c'est
le caractère. »
Cette absence, ou, pour parler plus exactement,
cette faiblesse de caractère, c'est un des mauvais
LA PAIX RELIGIEUSE 89
fruits du Concordat. Hélas ! il en a porté d^autres
parmi lesquels je n^en signalerai qu'un.
Doués, comme tous les Français, d'un penchant
naturel au fonctionnarisme, combien de fils de pays
sans ambitieux, entrés au petit séminaire * de leur
diocèse dans le seul but d'y recevoir « de Tinstruc-
tion » et dont la vocation religieuse ne se manifes-
tait pas d'une manière éclatante, en sont sortis pour
entrer au grand séminaire? On n'eut pas de peine,
je le sais, à faire de ces jeunes clercs, plus soumis
qu'exaltés, de fort estimables prêtres. Mais qui donc
oserait affirmer que si, à cette époque, le prêtre
n^eût pas été un véritable fonctionnaire, reconnu et
en quelque sorte patenté par FEtat, ces pieux jeu-
nes gens n'eussent point choisi une autre carrière ?
Eh bien, le clergé ainsi recruté ne pouvait être que
paisible et doux, et, parfois, soumis jusqu'à la rési-
gnation la plus extrême. J'ai le sentiment que je
ne méconnais aucune de ses qualités, aucune de ses
vertus, en disant qu'après quarante années de pas-
sions anticléricales déchaînées à travers le pavs, ce
clergé était devenu trop timide et trop faible pour
remplir avec un plein succès sa mission religieuse
et sociale. 11 fallait luirendre Tindépendance, source
de l'initiative, du prestige et de l'autorité.
C'est ce qu'a fait le Pape Pie X.
1. La rareté des établissements d'instruction secondaire, a
pendant longtemps, assuré la prospérité des petits séminaires
qui, pour une somme modique élevaient et instruisaient des
jeunes gens dont le plus grand nombre ne se destinait d ailleurs
pas à la prêtrise.
Qu'a valu depuis trente ans l'enseignement des petits sémi-
naires ? Si Ton essaie de se renseigner sur ce point, on décou-
vrira bien vite que cet enseignement n'a pas progressé comme
il l'aurait dû. Ai-je besoin de souligner quelles ont été les con-
séquences de cette insuffisance ?
90 l'apaisement
La phrase, d*une mélancolie désespérée^ qu'écri-
vait il y a peu de temps encore Maurice Barrés,
lorsqu'il se constituait, avec Tenthousiasme d'un
grand artiste et le zèle d'un fervent patriote, le res-
taurateur de notre architecture religieuse menacée
de ruine : « Les églises de France ont besoin de
saints ! » le Souverain Pontife a dû se la répéter à
lui-même bien avant que l'illustre écrivain l'ait jetée
sur le papier, durant les heures douloureuses où,
enfermé dans le petit oratoire du Vatican, il pesait
les résolutions qu'il allait prendre...
Ce n'est ni dans les amollissements corrupteurs de
la fortune et les douceurs engourdissantes de la
paix que se forment les saints. Il leur faut connaître
et aimer longtemps ce qu'engendre de fier et de
viril dans une âme ardente et enthousiaste, la pau-
vreté volontairement acceptée ; et chez des apôtres
l'ardeur militante doit naître et se développer avant
le goût des résignations, magnifiques ou sublimes,
auxquelles les vrais saints préféreront toujours la
passion de l'exemple, poussée parfois jusqu'à l'im-
molation de sa propre personne.
Des saints, des apôtres, des croyants zélés et sin-
cères, unis pour exalter leur idéal religieux et pour
le défendre, voilà ce dont les églises de France ont
besoin. La liberté qui les couvre et les protège désor-
mais porte en elle plus d'éléments de force et de
vie que toutes les richesses qu'il faudrait payer d'un
asservissement.
Certes, je ne prétends pas que du fait seul que
l'Eglise est libre toutes les difficultés qui préoccu-
pent les catholiques soient résolues, mais sous l'em-
pire des cruelles nécessités qui les pressent, ils vont
s'organiser et grouper leurs forces autour des hom-
mes qu'ils reconnaîtront les mieux doués pour l'ac-
LA PAIX RELIGIEUSE 91
tion et la propagande *. Encore quelques années et
l'on sera frappé des différences profondes qui sépa-
reront le clergé de demain de celui d'hier. Des signes
précurseurs, que les moins clairvoyants distinguent
déjà, permettent d^affîrmer que les épreuves subies
et acceptées par l'Eglise romaine auront pour con-
séquence inattendue une renaissance du catholi-
cisme.
Que pourront contre elle les professionnels de
^anticléricalisme ? Rien, si ce n^est de faire un pres-
1. Sur tous les points de la France, les catholiques sont déjà
entrés dans cette voie. Je n'essaierai pas d'énumérer les œuvres
et les groupements de création récente dus à leur initiative : il
faudrait ajouter à ce livre un énorme index. Je me contente-
rai de nommer le Comité catholique jjour la défense des Egli-
ses présidé par le colonel Keller qui a entrepris l'œuvre la plus
utile et aussi la plus lourde à laquelle des hommes tels que
Barrés collaborent avec enthousiasme.
Niera-t-on que TEglise libre ayant autour d'elle, rassemblés
dans un môme élan de discipline et de solidarité, tous les catho-
liques, ait un autre prestige et une autre puissance que l'Eglise
ligotée par le Concordat, n'ayant sur ses fidèles dispersés
aucune direction d^ensemble?
Il faut compter, dans une démocratie, avec toutes les forces
dès qu'elles atteignent une certaine puissance. Le pétitionnement
organisé par le colonel Keller en faveur des églises menacées
de ruine ou de destruction, aura certainement pour etîet pro-
chain le vote d'un statut légal qui ne permettra plus à certai-
nes municipalités d^esprit sectaire et d'une ignorance barbare,
de laisser disparaître par incurie ou mauvais vouloir, des édi-
fices religieux parfois admirables.
11 ne faut d'ailleurs pas oublier que la loi de dévolution qui
a remis les églises aux communes leur impose non seulement
de les affecter au culte catholique, mais encore de les entrete-
nir « en bon père de famille », suivant l'expression juridique
consacrée. C'est ainsi qu'à la réunion d'août 1912, M. de Kergué-
zec, conseiller général des Côtes-du-Nord, s'étant indigné d'ap-
prendre que des crédits affectés à l'assurance d'un édifice reli-
gieux, avaient été votés par un Conseil municipal et que cette
dépense avait été approuvée par le préfet, ce dernier répondait
à M. de Kerguézec que le Conseil municipal visé et lui-même
n'avaient fait que se conformer aux obligations strictes de la
loi.
92 l'apaisement
sant appel au zèle de leurs écrivains et de leurs ora-
teurs et de s'efforcer de leur insuffler le charme et le
génie dont ils ont vraiment par trop manqué jus-
qu'ici. Mais l'Etat, dont la neutralité confessionnelle
est définitivement proclamée , n'aura plus à intervenir
dans ces batailles entre l'athéisme et la foi. L'an-
ticléricalisme au lieu d'être,comme jadis,un mot qui
résumait tout un programme d'action politique —
jugée utile par les uns et détestable par les autres
— ne sera plus qu'une nuance accessoire et comme
passée de mode. Par la force des choses, le nombre
de ceux qui continueront à faire de la guerre reli-
gieuse le centre et le but de leurs préoccupations,
diminueront de plus en plus, tandis que de son
côté, entraîné par son effort d'organisation et de
propagande, le clergé, pénétrant chaque jour plus
avant dans l'âme populaire, partagera lui aussi les
aspirations de la démocratie. La liberté aura porté
ses fruits. L'immense majorité des Français consi-
dérera que la religion est « une affaire privée ».
Après tant d'années d'intolérance réciproque et de
persécutions, la France pacifiée, selon le vœu main-
tes fois formulé par M. Briand ^ vivra « dans le
respect de toutes les croyances et de toutes les
opinions »,
1. Discours prononcé au banquet du Comité républicain du
commerce, de l'industrie et de l'agriculture. (Voir pièces join-
tes n° 9.)
LÀ PlIX SOCIALE
LA PAIX SOCIALE
Une crise révolutionnaire pèse depuis bientôt
quinze ans sur la France. A maintes reprises,
ceux qui Font déchaînée et leurs survivants se sont
efforcés, sans y réussir, de consolider leur œuvre.
Leur erreur les frappe aujourd'hui si violemment
qu'ils seraient tentés de reculer comme celui qu'une
lumière trop crue éblouit soudain. D'autre part,
il savent trop bien que s'ils essayaient de retour-
ner en arrière, ils s'aventureraient sur un champ
de ruines. Pourtant, l'immense confusion dans
laquelle ce pays se débat depuis trop longtemps
avec l'angoisse grandissante du nageur qui sent ses
forces s'épuiser, ne saurait se prolonger sans met-
tre en péril l'existence même de la nation. Après
le dreyfusisme et le combisme, la France républi-
caine n'aurait plus assez de résistance pour suppor-
ter le règne d'un terrorisme qui s'attaquerait simul-
tanément à la liberté, à la propriété et à la patrie.
Chacun sent la nécessité d'un ordre nouveau dans
la République. 11 faut qu'elle se guérisse de l'anar-
chie qui la ronge ou qu'elle périsse.
M. Clemenceau le vit bien lorsque le temps, qui
change et guérit tout, eut fait de ce démolisseur
dont les coups atteignirent tant de fois, par-dessus
les ministres qu'il visait avec la froide cruauté d'un
96 l'apaisement
tireur sûr de lui, la France et la République, un
homme chargé à son tour d^assurer les fonctions du
gouvernement.
D^abord simple ministre, les événements se char-
gèrent bien vite de lui révéler que le plus grossier
des agitateurs aura toujours plus de prestige aux
yeux d'une foule en révolte que le détenteur d^un
portefeuille, eût-il derrière lui le passé de M. Cle-
menceau. Le peuple admire et chérit les hommes
qui lui jettent tous les matins une proie à dévo-
rer. M. Rochefort s'est livré pendant cinquante ans
à ce bel exercice en pleine rue. M. Clemenceau,
plus raffiné, n'exerçait ses talents que dans Thémi-
cycle du Palais-Bourbon. Il y avait gagné une cer-
taine popularité. Mais il y a loin de la popularité à
Tautorité. L'une s'obtient par des flatteries, des
tours de bouffon ou de matamore. Il faut, pour con-
quérir l'autre, moins de souplesse et plus de désin-
téressement ; il faut surtout que la foule sente
qu'elle est commandée et non pas suivie. Sans le
savoir, peut-être, M. Clemenceau, dans ce rôle de
belluaire qui lui valut sa renommée, flattait la foule
et la suivait...
Mais, lorsque devenu ministre de l'Intérieur, il
eut mesuré au cours de son malencontreux voyage
à Lens ^ combien, en dépit de sa carrière déjà lon-
gue et de ses nombreux services, il l'emportait de
peu en prestige et en autorité sur un simple Brout-
choux, et qu'une fois rentré à Paris, il lui fallut subir
les imprécations de Jaurès (« Vous avez piétiné,
refoulé la classe ouvrière 1 ») et les injures des
1. M, Clemenceau n'a fait alors que réaliser une idée à lui,
fort ancienne. Du temps où il dirigeait la Justice et prononçait
à la Chambre d'impitoyables réquisitoires, M. Clemenceau con-
fiait à M, Alphonse Humbert qu'il avait trouvé le moyen de
LA PAIX SOCIALE 97
socialistes unifiés qui ne se piquent point d^atticisme
comme leur leader, M. Clemenceau sentit impérieu-
sement, sinon qu^il fallait créer dans la Républi-
que un ordre nouveau, du moins, qu'il était grand
temps d'j rétablir Tordre tout court.
Il s'y employa sans retard, dès qu'il eut, à son
tour, pris la direction des affaires, mais avec plus
d'autorité que de succès, accumulant les fautes,
tour à tour brutal et maladroit. Pourtant il faut recon-
naître que, dès le premier jour, M. Clemenceau eut
la claire notion des devoirs qui s'imposent à un
chef de gouvernement. Lorsque les employés des
postes et télégraphes se furent mis en grève et en
révolte contre leur chef M. le sous-secrétaire d'Etat
Simyan, coupant énergiquement le mal dans sa
racine, M. Clemenceau révoqua les meneurs et eut
le courage de faire à la Chambre cette déclaration :
« Tant que nous serons assis au banc du gouver-
nement, aucun d'eux ne sera réintégré. »
Beau serment qui devait être, hélas ! suivi d'une
impardonnable défaillance. Au moment même où
les grévistes, démoralisés par la répression qui frap-
pait huit cents de leurs camarades, se préparaient
à capituler, M. Clemenceau céda tout à coup aux
suggestions de deux de ses ministres qui le trom-
paient : l'un M. Barthou, parce qu'il est naturelle-
ment perfide, l'autre M.Viviani, parce qu'il redou-
rendre doux comme des agneaux les grévistes les plus irrités.
Ce moyen était tout simple. Il consistait pour M. Clemenceau
à se rendre sur les lieux et à parler avec les grévistes.
— Si j'étais ministre, disait M. Clemenceau, j'irais parler aux
grévistes.
— Ils vous ficheraientdes pierres! insinuait ironiquement M.Al-
phonse Humbert.
—Jamais ! vous ne les connaissez pas ! affirmait orgueilleuse-
ment M. Clemenceau.
11 devait s'apercevoir un jour, à Leas, que lui, du moins, le
conuciissait mal!
98 L^ APAISEMENT
tait les invectives de ses camarades socialistes, et
que, connaissant bien, d^autre part, les limites de
son talent, il sait que seules entre toutes les autres,
les positions démagogiques pourront lui fournir les
thèmes appropriés à son genre d'éloquence ^
M. Clemenceau reçut une délégation des grévis-
tes et leur promit la tête de M. Simyan ^ Il avait
trop de bon sens pour ne pas s'apercevoir aussitôt
de la faute qu^il avait commise et maintint, contre
vents et marées, le sous-secrétaire d'Etat à son
poste. Gouverner sous les assauts répétés des socia-
listes, avec l'appréhension quotidienne d'être trahi
au fort de la bataille parles hommes les plus impor-
tants de sa majorité, ne fut point une tâche aisée.
M. Clemenceau domina les peurs et les lâchetés en
montrant au parti radical qu'il j avait là pour lui
une question de vie ou de mort.
« Si vous acceptez, dit-il, que des fonctionnaires
puissent vous imposer à leur gré le renvoi de leurs
chefs, eh bien, je vous le dis, demain vous pour-
1. M. Viviani n'a d'un grand orateur queTapparenccIl récite
ses discours, laborieusement écrits, avec une monotonie de ton
insupportable, Et, pour tout dire, les connaisseurs n'ont jamais
fait cas de ses plus beaux discours qui ressemblent à ces meu-
bles trop bien vernis, dont les bronzes ont un éclat trop neuf,
et dont les gens averti > se détournent en murmurant : c'est du
plaqué.
2. M. Clemenceau, dialecticien redoutable et qui sait se ser-
vir des mots avec un art supérieur et une finesse d'helléniste
fervent, a nié cette promesse. De leur côté, les délégués gré-
vistes ont afiirmé qu'ils l'avaient reçue. Il est évident, qu'ici,
M. Clemenceau joue sur les mots et qu'il n'a pas déclaré en
termes précis qu'il renverrait M. Simyan. Mais, une conversa-
tion n'est pas toute dans les mots : il y a le ton, les gestes, les
jeux de physionomie. Ceux de M. Clemenceau sont particuliè-
rement expressifs et ne permettent point qu'on se trompe sur
le sens des expressions, souvent pittoresques, qu'ils soulignent.
Dans le monde parlementaire chacun le sait.
LA PAIX SOCIALE 99
rez peut-être encore trouver des ministres, mais il
n'y aura plus de gouvernement S »
L^erreur de M. Clemenceau fut, tout en ayant
une idée très juste et très nette des principes immua-
bles dont doit s^inspirer un gouvernement, de ne
pas commencer par s'imposer une discipline à lui-
même en arrivant au pouvoir.
S^il avait eu cette force suprême de brider son
tempérament et cette clarté supérieure qui lui aurait
fait concevoir qu'un chef de gouvernement doit
être, avant tout, un arbitre et par conséquent Top-
posé d^un semeur de discordes, il se fût posé, comme
devait le faire un jour M. Briand,en ouvrier de paix,
en faiseur d^unité. Il n'aurait jamais prononcé ces
mots étincelants mais funestes : « Nous ne sommes
pas du même côté de la barricade!... Nous som-
mes en bataille !... etc. ^ » Il eût ajouté à tous ces
talents ceux infiniment rares de l'homme d^Etat.
Mais on ne change pas son tempérament. Impulsif
1. Il faut rendre à M. Clemenceau la justice qu'il mérite. Ni
les prières, ni les menaces, n'eurent raison de sa fermeté et les
révocations furent maintenues. Les chefs du parti radical-socia-
liste, chez lesquels le souci de leur intérêt personnel l'empor-
tait sur toutes les autres préoccupations, essayèrent vainement
d'apitoyer M. Clemenceau qui, aux gémissements de M. Ferdi-
nand Buisson, fit une magnifique réponse.
M. Ferdinand Buisson essayait de convaincre M. Clemenceau
qu'une mesure de clémence s'impo&ait et qu'il fallait réintégrer
les postiers révoqués :
— Sinon, conclut-il avec des larmes dans la voix, je ne serai
pas réélu !
M. Clemenceau riposta durement :
— Qu'est-ce que ça peut faire à la France, que monsieur Buis-
son ne soit pas député ?
2. Le mot sur la barricade aurait été inventé par l'anar-
chiste Pouget qui joue les Machiavel à la C. G. T. au sortir
de l'entrevue qu'il eut au ministère de l'Intérieur en compagnie
des délégués grévistes avec M. Clemenceau, mais ce dernier
ayant repris ce mot à la tribune de la Chambre il en a endossé
la paternité.
100 l'apaisement
etnépourraction,M. Clemenceau a toujours exercé
son génie aux dépens de la France et de la Républi-
que qu'il a passionnément aimées et voulu bien ser-
vir cependant. Comme chacun de nous, il a subi les
lois qui dominaient son être et déterminaient sa
destinée. L'action peut prendre une double forme
et les hommes qui la pratiquent se divisent en deux
catégories : ceux qui construisent et ceux qui détrui-
sent. Il n^y a aucun doute que M. Clemenceau n'hait
toujours rêvé de construire. Mais une inéluctable
fatalité pesait sur lui : il n^'a fait que détruire.
L'originalité de M. Briand fut, en arrivant au
pouvoir, d'apercevoir du premier coup d'œil, qu'une
détente s'imposait —-pour le bien du pays d'abord et
aussi pour sauver du naufrage le parti radical con-
tre lequel, en quelques mois, les brutalités de
M. Clemenceau venaient de soulever et de coaliser,
de l'extrême droite à l'extrême gauche, tant de ran-
cunes et tant de haines *.
L'effet des paroles répétées par lesquelles M. Briand
invita les Français de toutes les opinions et de tou-
tes les croyances, à s'unir pour assurer la grandeur
1. Sauvetage difficile à la veille des élections générales. Deux
cents radicaux mordirent la poussière. Ils étaient bien médio-
cres mais leurs successeurs nous ont quelquefois permis de les
regretter.
Pauvre parti radical! Quelle pitoyable aventure que la sienne 1
Ses « têtes », car il en a, le malheureux ! n'ont pas compris
qu'en jetant Clemenceau par terre ils rendaient inévitable la
réforme électorale. En les invitant à la faire avec lui, M. Briand
leur offrait une planche de salut. On sait avec quel entêtement
mêlé d'aberration ils Font repoussée.
Aujourd'hui toutes les coalitions, même les plus immorales,
étant possibles et légitimes sous le couvert de la réforme élec-
torale voici qu'une sinistre menace siffle aux oreilles du parti
radical :
— La R. P. ou la mort.
LA PAIX SOCIALE 101
et la prospérité de la nation, tout en continuant de
défendre individuellement leurs idées, fut immense.
En quelques semaines, le nom du nouveau prési-
dent du Conseil devint populaire et pénétra dans
les coins les plus reculés du pays.
C'était en effet un spectacle nouveau, dans ce
pays si profondément divisé, de voir s^avancer un
homme, sorti des rangs du parti le plus extrême,
et qui brandissait, non pas la sinistre torche qui doit
illuminer les ténèbres louches du Grand Soir, mais
le rameau d^olivier dont se ceignent symbolique-
ment les cités heureuses et les nations dont la pros-
périté s'appuie sur une inébranlable force. Le seul
danger de cette attitude, c^est qu^elle aurait pu per-
mettre de craindre de la part du nouveau Premier,
un certain relâchement d'autorité et une indulgence
voisine de la mollesse, si, dans sa déclaration minis-
térielle, M. Briand n'avait pris le soin d^'affîrmer
de la façon la plus nette les principes de gouverne-
ment qu^il était décidé à appliquer et à maintenir.
Le même jour, répondant aux interpellateurs qui
le pressaient d'ajouter un commentaire aux termes
obligatoirement mesurés comme sans éclat de sa
déclaration, car ce genre de littérature n'accorde
aucune place aux virtuosités dont est fait le charme
ensorceleur des grands écrivains et des grands ora-
teurs, M. Briand, dans un discours surprenant d'ha-
bileté, prit nettement l'attitude et l'accent d'un
homme de gouvernement * :
1. Le souvenir de cette séance est demeuré présent à ma
mémoire. Les débuts du nouveau président du Conseil exci-
taient la curiosité générale aussi bien dans le public que dans
les milieux parlementaires, et les tribunes étaient bondées.
Lorsque, vers le milieu de la séance, M. Briand prit la parole,
il ne chercha pas à dissimuler l'émotion qui l'étreignait.
Du haut de la tribune, à cette minute, mesurant avec ses col-
102 l'apaisement
« Ce que nous voulons d^abord, ayant pris con-
science de notre devoir, affîrma-t-il avec force, c'est
gouverner. Nous entendons gouverner, c'est-à-dire
que nous sommes résolus à maintenir intactes entre
nos mains les prérogatives gouvernementales.
«Nous ne voulons que toutes choses, et les hom-
mes aussi, soient à leur place. »
Brève et substantielle formule qui synthétisait
admirablement la tâche d^'un gouvernement appelé
à remettre dans sa voie historique un peuple démo-
ralisé par dix années de désordre et de tyrannie
mêlés.
Le succès de M. Briand fut assez complet, ce
jour-là, pour imposer un prudent silence à ses adver-
saires et à ses rivaux. Pourtant, même parmi ceux
qui l'avaient le plus sincèrement applaudi, un sin-
gulier état d^esprit se manifestait. Aucun ne vou-
lait être dupe de son propre enthousiasme, et tous
nourrissaient à Fégard de M. Briand cette défiance
particulière qu'inspirent les artistes aux hommes
de sens rassis qui se consolent du terre à terre de
leurs préoccupations quotidiennes en menant à bien
leurs affaires et en s^enrichissant.
Un chef de gouvernement qui se double d'un
grand orateur perd fatalement une partie de son
lègues le chemin qu'en si peu d'années il avait parcouru, quel-
les pensées menaçantes pour sa tranquillité personnelle et le
succès de l'œuvre qu'il voulait entreprendre, ne lisait-il pas, en
effet, dans quelques uns de ces regards qui, de tous les points
de la salle, se posaient sur lui ?
Combien de premiers ministres a-t-on vu se carrer dans leur
succès et jouir de leur avènement, avec une insolente satisfac-
tion qui, dès le premier jour, les rendit insupportables à tout
le monde et qui, d'un même élan poussa leurs rivaux à conju-
rer leur perte immédiate. Combinant avec un art consommé la
modestie de son attitude avec la séduction de sa parole, M. Briand
réalisa ce tour de force de faire, un instant, oublier sa fortune
à ceux qui l'écoutaient.
LA PAIX SOCIALE 103
prestige une fois qu^il a descendu les marches de
la tribune. Ses discours, quoi qu'ail fasse, ont tou-
jours plus d^éclat que ses actes, et ses détracteurs
ont beau jeu de le représenter, mollement assoupi
dans le silence de son cabinet, et jouissant de son
succès comme un acteur qui, entre deux scènes à
effet, s^enivre dans sa loge du parfum des bouquets
que lui vaut sa vogue, et qui, en attendant que la
sonnette de Tavertisseur le rappelle à la nécessité
de se montrer, une fois de plus, égal à lui-même,
s^alanguit voluptueusement.
Tout, d^ailleurs,en M. Briand, contribuait à favo-
riser cette défiance. Ecouteur infatigable et qui se
livrait peu dans ses réparties, méditatif au point
de sembler taciturne, pesant longtemps le pour et
le contre au point de paraître indécis, et capable de
séduire, au moment voulu, les mieux prévenus et
les plus hostiles, il déconcertait encore plus qu'il
n^étonnait ceux qui rapprochaient.
Un préfet, subjugué, mais inquiet de n^avoir pu
découvrir le fond de cet homme si différent de ce
que la courbe de sa vie permettait d^imaginer et
de croire, s^écriait avec un peu d^'agacement :
« G^est un sphinx que cet homme-là ! »
M. Jaurès qui le connaissait mieux pour avoir
maintes fois usé de son talent et réclamé ses servi-
ces de tacticien subtil et clairvoyant, disait de lui :
« C^est un chat qui ronronne sur le seuil de la
porte et qui ne se redresse que pour griffer celui
qui le dérange en passant. »
La vérité, c'est que, sous son air indolent et sa
placidité de pêcheur à la ligne, M. Briand cache
une volonté froide, et que son œil bleu suit obstiné-
ment le but à atteindre auquel les événements
qui se succèdent impriment des oscillations sem-
104 l'apaisement
blables à celles du petit bouchon, peinturluré de
rouge, qui flotte sur la rivière et décèle les impru-
dences ou la gloutonnerie du poisson. Qu'un coup
de vent vienne à rider Teau, le bouchon s'éloigne
et suit le courant. Cest à peine si l'œil le plus
exercé le distingue parmi le fouillis des herbes. Mais
dans un instant, un autre caprice du vent et de
Teau l'auront ramené près de la rive. Au moindre
signe favorable alors, un coup de poignet vigoureux
le fera voler dans les airs, amenant au bout du fil
tendu qui le traverse une superbe prise.
Ainsi, tout en s'efforçant de provoquer par ses
discours une détente nécessaire à instauration de
Tordre nouveau qu'il voulait fonder avec le con-
cours de tous les républicains généreux et sincères,
M. Briand ne perdait pas de vue les devoirs de sa
charge et il se tenait prêt à en assumer les respon-
sabilités, si lourdes fussent-elles.
On le vit bien lorsque la grève des cheminots
éclata d'une manière soudaine.
Le premier mérite de M. Briand dans cette cir-
constance si grave, c'est de n'avoir point été pris
au dépourvu et de s'être décidé sur-le-champ à
ordonner l'exécution des actes nécessaires au main-
tien de l'ordre et à la sécurité du pays. Il en eut
un autre, celui de garder son sang-froid et de ne
pas déchaîner d'inévitables catastrophes et d'irré-
sistibles courants de colère contre les cheminots qui
sont, pour l'immense majorité, de fort braves gens,
en publiant les dépêches, plus abondantes les unes
que les autres, que lui adressaient les préfets.
On a beaucoup ergoté sur la légalité des actes
accomplis par M. Briand et qui eurent pour triple
effet de rassurer le pays, de maintenir intact aux
yeux de l'étranger le prestige de la France et du
LA PAIX SOCIALE 105
gouvernement républicain, et de briser enfin, pour
un temps, l'organisation terroriste qui s^était for-
mée depuis quelques mois au sein de la Confédé-
ration Générale du Travail.
Il n^'y a pas de doute, en effet, que la grève des
cheminots ait été, non pas l'acte de défense d'une
corporation cherchant à obtenir par la cessation du
travail une amélioration de son sort, mais un mou-
vement révolutionnaire organisé par des agitateurs
politiques d'une assez médiocre qualité, et simple-
ment préoccupés de relever leur prestige fort com-
promis par l'avortement de la deuxième grève des
postiers, et s"* assurer leur prédominance au sein
du syndicat national des travailleurs des chemins
de fer où, depuis le départ de leur chef Guérard,
les réformistes débordés ne pouvaient plus s^ oppo-
ser à la mise en œuvre des mesures extrêmes.
Si l^on veut mesurer Tétendue du service rendu
par M. Briand au pays le jour où, par des mesures
qui toutes, d^ailleurs, étaient parfaitement légales,
y compris le décret de mobilisation, il réduisit les
grévistes des chemins de fer à rimpuissance,ilfaut
regarder dans quelle situation le gouvernement
radical de M. Asquith a placé l'Angleterre au
moment où, mis par les événements dans une situa-
tion analogue à celle de M. Briand, il s'est couvert
de honte en capitulant *.
1. Il faut remarquer que la situation du gouvernement anglais
était beaucoup moins périlleuse que celle de M. Briand, car il
n'avait pas, comme lui, la préoccupation de ne pas laisser, fût-ce
une heure, les frontières du pays ouvertes à l'ennemi.
Cependant la situation extérieure de l'Angleterre était grave.
C'était au lendemain d'Agadir, et, je ne crains d'être démenti
par personne en affirmant que dès que la grève des cheminots
anglais eut éclaté, et tout le temps qu'elle dura, les exigences du
gouvernement allemand à notre égard devinrent exorbitantes.
106
L APAISEMENT
Pour n" avoir pas été d^abord jusqu'au bout de
son droit, ce qui est le premier devoir de tout gou-
vernement, de tout chef et de tout patron, et pour
avoir arbitrairement pesé sur les compagnies qui
cédèrent aussitôt sans discussion sur tous les points,
le gouvernement radical anglais a mis en péril, pour
combien d^'années ! la prospérité et la sécurité de
son industrie nationale et des grands services à la
régularité desquels la vie de toute nation civilisée
est intimement liée.
En effet quel prestige insolent, quelle monstrueuse
prime c^était donner aux agitateurs qui avaient sus-
cité la grève des chemins de fer, que de leur per-
mettre d^ aller dire ensuite aux ouvriers du Royaume-
Uni:
« Faites la différence entre les avantages que
vous avez conquis par Teffet patient et modéré de
vos unions de travailleurs et ceux que, par une
révolte brutale, nous avons en un jour arrachés
aux grandes compagnies ! »
La force et le succès, voilà les deux idoles que
le nombre vénère. Il faut les garder contre lui dans
son propre jeu, ou périr.
Les conséquences de cette capitulation n^ont d'ail-
leurs point tardé à se manifester. Quelques mois
plus tard, la sécurité de l'Angleterre était mise en
péril pour la seconde fois par la grève des mineurs ^
1. A propos de cette grève, je citerai une anecdote caracté-
ristique et dont je garantis Tauthcnticité.
Imitant M. Clemenceau, avec lequel il a d'ailleurs quelques
points de ressemblance, M. Lloyd George crut devoir, an cours
de la grève, aller solliciter les applaudissements des mineurs du
pays de Galles. Il leur fit un magnifique tableau de l'avenir
qu'il leur préparait, mais bientôt son discours fut interrompu
par des huées. M. Lloyd George, irrité, se cabra :
« Quoi, s'écria-t-il, vous n'êtes pas contents du projet de loi
LA PAIX SOCIALE 107
Et nous en verrons d'autres ! car, hélas ! si les gou-
vernements atteints de démagogie déchaînent sur
ceux qu'ils ont la folle présomption de rendre plus
heureux.de terribles fléaux Mis n'ont pas, hélas ! le
pouvoir d^'empêcher ensuite la succession d'événe-
ments qui découlent logiquement les uns des autres.
Qu'un imprudent pousse du pied une pierre en
haut de la montagne, elle roulera jusqu'en bas, en
écrasant tout sur son passage.
Par cette victoire sur la révolution, qui ne coûta
pas une goutte de sang, M. Briand s'était donné le
droit de se poser en artisan de la paix sociale car,
même au lendemain de la bataille, les éléments
modérés de la classe ouvrière, qui sont en réalité
les plus nombreux, ne pouvaient nourrir contre
lui aucune des préventions et des rancunes que les
fusillades de Villeneuve-Saint-Georges et de Nar-
bonne avaient fait éclater à l'égard de M. Clemen-
ceau.
De son côté, M. Briand lui-même faisait con-
fiance à ces éléments modérés, et, lorsque s'effrajant
à bon droit de la propagande criminelle à laquelle
se livraient certains membres de la Confédération
Générale du Travail, M. Georges Berry venait lui
demander à la Chambre, au nom d'un certain nom-
bre de ses collègues, de prononcer la dissolution
que j'ai déposé à la Chambre des Communes et que je ferai
voter ? Alors qu'est-ce que vous voulez ? »
Imprudente question ! car, aussitôt le beau parleur de l'en-
droit, sautant sur l'estrade, répondit au ministre interloqué :
« Nous voulons tout,., y compris la femme du patron! »
Mot d'nn magnifique raccourci et qui en dit plus long que
toutes les analyses des psychologues sur les « aspirations » de
certains prolétaires.
2. Voyons ce qui se passe dans un petit coin du monde:
l'Australie. Un gou\rernement socialiste a passé par là. L'Aus-
tralie est menacée de ruine.
108 l'apaisement
d'une association dont aucun gouvernement jus-
qu'alors n'avait contesté le caractère illégal,
M. Briand, résistant aux sollicitations dont il était
l'objet *, montrait clairement tout ce qu^aurait
d^ineffîcace et d'impolitique une sanction dont le
moindre défaut était de n^avoir, hélas ! aucun effet
rétroactif, et dont le plus grand danger consistait à
donner à certains agitateurs discrédités, le droit de
se poser en victimes aux yeux de leurs camarades.
M. Briand connaissait trop bien Tâme ouvrière
et sa sentimentalité profonde pour commettre une
pareille faute. Mais, profitant de la circonstance qui
lui était offerte, il fît un exposé magistral des ré-
formes qu^il fallait entreprendre pour mettre fin,
au moins pour un long temps, à l'agitation, trop
souvent stérile, qui depuis tant d'années soulève
la classe ouvrière, la jette dans des aventures péril-
leuses et retarde par les contre-coups quelle pro-
voque inévitablement, les améliorations dont elle
réclame et poursuit la conquête :
« Vous avez, dit-il à la Chambre, créé la liberté
svndicale.
« Mais cette loi qui créait les syndicats ouvriers
était-elle complète, était-elle suffisante ? Lorsque
des organisations puissantes, comptant 15.000,
20.000_, 30.000 adhérents cotisants, ont formulé
leurs revendications, obtenu certains avantages
matériels, lorsqu'elles ont ainsi épuisé la totalité
de leur action, en tant qu'elle pouvait aboutir à
des résultats pratiques immédiats, comment vou-
lez-vous que leurs chefs si raisonnables, si modérés
et prudents qu'ils soient_, puissent les contenir dans
1. Voir aux pièces jointes, ii'^ J2.
LA PAIX SOCIALE 109
rinaction, alors que, détenant la force énorme de ces
associations depuis des années, ils se trouvent aux
prises avec la critique malveillante et la surenchère?
« Ils viennent à une réunion. On leur demande
à quoi sert Tassociation, à quoi elle va s'employer
demain ; ils n'ont rien à dire, rien à répondre. Et
alors peu à peu la puissance de direction, qui était
en eux parce que l'on comptait sur eux pour attein-
dre de nouveaux résultats, va diminuant, s^effri-
tant, et des directions nouvelles surgissent, qui ne
trouvent leur raison d'être que dans Tappel à la
violence.
«Il fallait donner aux organisations syndicales des
possibilités d'action efficace, des éléments d'activité.
Il faudra leur donner demain, messieurs, la capa-
cité civile ; il faudra ouvrir devant elles le champ
de la gestion fructueuse des affaires qui les rendra
conscientes de leur responsabilité et de leur devoir.
« Telle est Toeuvre qu'il vous appartient d^entre-
prendre.
« Dans ces unions de syndicats soumises à des
directions fantaisistes et arbitraires, il faut établir
Tordre, il faut introduire la « proportionnelle ».
Si elle peut être contestée par beaucoup au point
de vue de Tefficacité politique, il n'est pas douteux
que ceux de nos collègues de l'extrême gauche qui
la préconisent dans le domaine politique se join-
dront à nous pour l'appliquer dans le domaine
économique.
« Lorsque les unions auront été réglées de telle
manière qu'à la confédération, par exemple, les
syndicats soient représentés proportionnellement
au nombre de leurs adhérents, lorsque la direction
ne sera plus usurpée par la tyrannie, lorsqu'elle
appartiendra à ceux qui ont le droit de l'avoir entre
110 L^APAISEMENT
les mains, ce jour-là, messieurs, les mœurs des
organisations syndicales auront été singulièrement
modifiées et sans doute aurez-vous à vous féliciter
de Faction légale poursuivie méthodiquement, dans
ce régime de liberté, dans Tordre et dans la paix,
par cette grande association qui, aujourd'hui, vous
inspire des inquiétudes. Voilà Tavenir républicain!
« Eh bien, c'est ma conclusion, conforme aux dé-
clarations que j'ai apportées aux Chambres : pas
de répression aveugle qui risquerait d'être injuste
et inefficace ; faire respecter la légalité par les indi-
vidus ; dégager les responsabilités collectives quand
elles s'affirment par la violation des lois ; ne pas
instituer de procès théoriques, purement juridi-
ques ; attendre les faits et les événements ; combler
les lacunes de la loi de 1884 ^, ne porter atteinte à
aucune des libertés acquises, faire confiance aux
travailleurs, leur donner des moyens d'action, les
appeler à se libérer, leur donner l'administration
des choses dans la mesure où ils peuvent les admi-
nistrer, et en les appelant à posséder, éveiller en
eux le sens de la responsabilité et de ses devoirs. »
Dans ce discours, qui contient tout un programme
d'organisation et d'éducation de la masse ouvrière,
M. Briand avait énuméré et défini les conditions
auxquelles il peut être possible de faire régner
dans ce pays d'une activité si merveilleuse, une
paix sociale de quelque durée.
1. Il est intéressant de rappeler que la portée et les consé-
quences de cette loi no furent entrevues ni par son auteur
M. Waldeck-Rousseau, ni par ceux qui devaient en bénéficier.
Les socialistes la dénoncèrent comme une « loi de police ».
Seul M, Bérenjer fît entendre au Sénat des paroles véritable-
ment prophétiques.
LA PAIX SOCIALE 111
Ambitieux souciqui.chez lui, n'était pas nouveau
car, dès le premier jour de sa vie politique, il eut
au plus haut degré le sentiment des réalités. On
m'objectera que ce sentiment s'accorde assez mal
avec Tesprit dans lequel M. Briand, propagandiste
et orateur de Congrès, concevait et développait les
thèses qui lui valurent ses premiers succès. A cela
je répondrai que pour bien comprendre et juger un
homme politique, il ne faut pas isoler ses discours
et les séparer de son action quotidienne.
Oui, connaissant Tâme populaire et sachant que
pour s'en rendre maître et la diriger % il faut entre-
tenir en elle une ardeur et une foi véritablement
mystiques, M. Briand alimentait ce feu sacré par
l'évocation de la Cité future et des luttes parfois
sauvages qu^il faudrait livrer avant même de pou-
voir en fonder les assises.
Cependant, lorsqu^'il avait fait flamboyer devant
les yeux de ses auditeurs cet idéal, effrayant si
Ton veut, mais qui restera toujours sans doute un
pur mirage vers lequel se lèveront les yeux éperdus
des déshérités, et que, descendu de Testrade, il
était aux prises avec les faits, quelle conduite te-
nait donc M. Briand ?
Déchaînait-il les grèves, poussait-il aux conflits
sanglants ? Tout au contraire, s^en tenant aux réa-
lisations immédiatement possibles, mais ne cessant
pas de vanter les cruelles beautés de la guerre à ses
troupes dont il importait avant tout d'exulter Tor-
gueil, il les amenait bien vite à signer la paix.
Comment s'étonner, dès lors, qu'animé de ces
1. On connaît le mot plein de mépris de Jules Guesde à un
journaliste, au moment où ils pénétraient dans une réunion po-
pulaire :
Vous allez voir comment on mène les moutons rouges!
112 L^APAISEMENT
sentiments et devenu ministre, M. Briand se soit
préoccupé de mettre un terme aux conflits qui,
périodiquement, dressent Tune contre Tautre, ces
deux forces jumelles que sont le capital et le tra-
vail?
Avant même d'avoir pris la direction des affai-
res, loin de se confiner dans sa tâche de ministre
de Finstruction publique, il avait publiquement pro-
clamé la nécessité d'une organisation nouvelle du
monde du travail et tracé au Neubourg *■ tout un
programme d'action sociale. Il préconisait notam-
ment l'accession des syndicats et de tous les grou-
pements ouvriers « à une part nécessaire de pro-
priété et d'administration » et la création de ce qu'il
appelait les actions de travail qui seraient remises
aux ouvriers de la grande industrie sous forme de
propriété collective ^
C'était une vue politique autrement habile et
sage que celle que d'excellents esprits, dont le seul
tort est de s'être développé en dehors et loin du
peuple et de le méconnaître parfois, ne craignirent
pas de lui suggérer un peu plus tard en l'incitant
à prendre des mesures dont l'efficacité reste à dé-
montrer et dont la brutalité tardive eût permis aux
orateurs des partis révolutionnaires de crier à
l'étranglement et d'ameuter la classe ouvrière.
Ce qui constitue la supériorité de M. Briand c'est
1. Voir aux pièces jointes, n" 10.
2. M, Etienne Antonelli, chargé de conférences à la faculté
de droit de Paris, a publié sur cette question un livre des
plus intéressants, dans lequel il fixe les cadres juridiques d'une
forme nouvelle de société industrielle dans laquelle les ouvriers
auraient leur part de gestion et de bénéfices. Ce livre est pré-
cédé d'une préface de M. Aristide Briand. (Voir aux pièces
jointes, n° 11.)
LA PAIX SOCIALE 113
qu^il sait mieux qu^aucun des chefs de gouverne-
ment qui Tout précédé ou suivi, comment on peut
manier cette force immense qu'est le prolétariat et
dans quel sens il faut la diriger pour l'utiliser en-
tièrement et la faire participer au développement
de la nation.
A l'heure présente, l'éducation de la classe ou-
vrière est encore si rudimentaire, son expérience
des conditions essentielles et des lois fondamenta-
les qui régissent la vie des sociétés humaines est si
courte, sa notion des choses universelles est si va-
gue, qu^elle ne peut agir et manifester sa puissance
que dans un sens purement négatif ^
G^est,d^ailleurs,ce qui explique qu^'au lendemain
des révolutions, dans la marche desquelles son
rôle est si important, la masse populaire soit immé-
diatement refoulée et comprimée au rang inférieur
qu'elle occupait la veille, et, qu'en fin de compte,
le bénéfice de la victoire, qu'elle a pourtant assu-
rée, lui échappe presque tout entier.
Cependant, qu^on le veuille ou non, cette force
existe au sein de la société. Elle est indestructible,
et bien fou serait Thomme de gouvernement qui se
flatterait de Tignorer, même un jour. Dangereuse
par ses caprices et l'irréflexion de ses mouvements,
décevante par ses dispersions soudaines et multi-
pliées, ses affaissements prolongés suivis de révol-
tes inattendueSjle problème se pose pour les hom-
1. La grève qui vient d'éclater à la Verrerie ouvrière d'Albi
en fournit une nouvelle preuve. Si l'on en croit le directeur
M.Spinetta,qui se déclare socialiste la Verrerie ouvrière d'Albi
n'est qu'un foyer d^anarchie, M. Spinetta n'a pas craint de dé-
noncer publiquement « le laisser aller des ouvriers, leur man-
que de conscience prolétarienne », etc., etc., dans des termes
qu'aucun chef d'entreprise capitaliste n'aurait voulu ni osé
employer.
114 l'apaisement
mes d'Etat d'en tirer, pour la nation qui la contient
en elle, comme une réserve d^'intelligence neuve et
d'énergie latente, un accroissement continu de
puissance.
Et ce problème, qui semble, en apparence, si dif-
ficile à résoudre est, au fond, d^une extrême simpli-
cité. Ce n'est qu'une affaire d'éducation pratique
s'exerçant au contact et par le maniement des
choses.
Tous les discours et toutes les résolutions des Con-
grès ne vaudront jamais un jour, une heure même,
d'expérimicntation directe. M. Briand Ta fort bien
compris et c'est de cette idée que s'inspire son pro-
gramme social.
Lorsque des ouvriers groupés dans un syndicat ',
pourront légalement accéder à la possession des
1. Je laisse intentionnellement de côté la question du syndi-
calisme des fonctionnaires, car il tombe sous le sens que ces
derniers qui jouissent d'indiscutables privilèges, ne sauraient
être assimilés à des ouvriers ordinaires,
M. Briand, durant son passage aux affaires, avait déposé un
projet de loi réglant le statut des fonctionnaires. C'est une
question que le Parlement ne peut négliger de résoudre sans
péril. Le pays s'étonne et s'inquiète de voir tour à tour les
employés de l'Etat — qui sont ses employés, — et certaines caté-
gories de fonctionnaires, qu'il paie également de ses deniers,
recourir à la grève ou se mettre en révolte contre l'autorité
gouvernementale.
Les fonctionnaires, s'ils continuent à réclamer, contre toute
justice et toute raison, le droit de se syndiquer, joueront un
jeu dangereux dont ils seront un jour victimes. En effet,lorsque
les faits auront démontré que jouissant à la fois des privilèges
affectés à l'exercice de leur fonction, du droit syndical et du
bulletin de vote, les fonctionnaires forment ainsi dans l'Etat un
corps assez puissant pour mettre en péril la sécurité du pays,
l'esprit de conservation l'emportera bientôt dans les masses sur
toutes les considérations égalitaires.Le fonctionnaire sera con-
sidéré comme un serviteur de la nation, de toute la nation, et
pour les mêmes raisons qui font que l'officier, qui est, lui aussi,
au service de la nation n'a pas le droit d'intervenir clans les
luttes politiques, on lui retirera, durant tout le temps qu'il
exercera sa fonction, sa qualité d'électeur.
LA PAIX SOCIALE 115
choses, lorsqu'ils auront vu prospérer, s'étioler ou
périr entre leur mains, suivant que leur gestion sera
prévoyante ou irréfléchie et maladroite, et qulls
auront de la sorte appris à se diriger eux-mêmes et
à gouverner autour d^eux, c'est d'un autre regard
qu'ils envisageront les problèmes économiques aux-
quels leur vie est liée, et sans doute, alors, s'accommo-
deront-ils moins aisément des solutions simplistes
qui, trop souvent, les séduisent encore aujourd'hui.
Cette expérience acquise, ils comprendront bien
vite qu'ils ne peuvent être que les victimes de la
guerre sociale à laquelle ils sont poussés par des
théoriciens dont le moindre défaut est de ne pas
considérer la société sous l'aspect d'un monde vi-
vant, divers et plein de contrastes, en raison même
de la variété des êtres, lesquels doivent cependant,
pour continuer de vivre, se plier à des lois com-
munes, mais d'envisager cette société comme une
équation mal faite dont il suffît de changer les ter-
mes d'un trait de plume pour en rétablir l'exacti-
tude, et de croire aussi trop naïvement à l'absolu de
leurs formules.
Il est trop évident, en effet, que les intérêts pri-
vés de chacun des ouvriers compris dans un syn-
dicat sont enfermés dans les intérêts collectifs de
ce syndicat, lesquels, à leur tour, sont solidaires
des grands intérêts nationaux du pays qui assure à
ces ouvriers la liberté du travail et qui donne à ce
syndicat le pouvoir légal de s'organiser et de pos-
séder.
Que l'on rende possible cet état des chose, que
les idées dont il découle se précisent et s'ancrent
dans un nombre chaque jour plus grand de cer-
veaux, et l'esprit révolutionnaire de la masse ira
s 'affaiblissant.
116 l'apaisement
C'est que le peuple, qui est composé de paysans
encore plus que d^ouvriers, a l'instinct — quelque-
fois assoupi — de la conservation sociale, et que
pour réveiller en lui, il suffît de le mettre à même
de se constituer une propriété, si petite soit-elle.
Ceux des agitateurs de la Confédération générale
du Travail qui obéissent à des inspirations pure-
ment anarchistes et qui n'ont d'autre but que d^en-
tretenir et de surexciter dans les masses Tesprit
de révolte, le savent bien, et c^est, d'ailleurs, toute
Texplication de la campagne acharnée qulls ont
menée et mènent encore ^ contre la loi des retraites
ouvrières et paysannes dont le jeu régulier ne peut
que faire naître chez les ouvriers, Tesprit de pré-
voyance dont ils sont trop souvent dépourvus, et
1. Voici d'ailleurs le texte de la résolution votée — par 935 voix
contre 83 et 114 abstentions — au Congrès du Havre organisé
par la G. G. T., le 19 septembre 1912, sur la proposition de
M. Jouhaux :
Le Gomité confédéral, après avoir examiné les modifications
apportées à la loi du 5 avril 1910 par la loi de finances du 27 fé-
vrier 1912, dit qu'il ne saurait se déclarer satisfait des change-
ments introduits par la loi : 1° parce que les versements, les
cartes et le principe de la capitalisation étant maintenus, il con-
sidère qu'aucune amélioration fondamentale n'a été appor-
tée à la loi qui, ainsi reste basée sur la plus dangereuse spécu-
lation capitaliste ; 2° parce que le taux de la retraite, déjà
dérisoire, se trouve encore diminué dans les proportions sui-
vantes : la loi du 5 avril 1910 accordait au retraité un maximum
de 373 fr. 87, tandis que les modifications fixent ce maximum
pour ces mêmes retraités à 297 fr. 44, soit une diminution du
taux de la retraite de 96 fr. 43; 3° parce que le versement de
l'Etat constitue un effort dérisoire, que chaque année un mil-
liard et demi est gaspillé pour des œuvres de destruction et
de carnage.
Pour ces raisons essentielles, le comité confédéral répète que
son opposition reste entière tant que des modifications plus
profondes, en conformité des résolutions des Gongrès confédé-
raux, n'auront pas été apportées.
Il décide de continuer son agitation en redonnant à la cam-
pagne une vigueur nouvelle.
LA PAIX SOCIALE 117
sans lequel il ne peut y avoir pour eux, même
dans une société qui, par son esprit de justice et
son humanité, toucherait à la perfection, ni sécu-
rité vraie, ni bonheur assuré.
J'espère Tavoir clairement montré, au point de
vue religieux comme au point de vue social, c'est
par Tusage hardi de la liberté étendue à tous les
problèmes et non par la contrainte aveugle et bru-
tale que M. Briand a voulu faire renaître et régner
parmi nous la paix intérieure et qu^il a tenté de
mettre en action la parole prononcée par lui au
Neubourg :
« Le beau pays de Tavenir sera celui qui sera le
plus humain, celui qui aura abordé de sang-froid
les problèmes et les aura résolus dans un esprit
de liberté et de justice sociale. »
On le comprend de reste, la réalisation de cet
idéal ne saurait être Toeuvre d'un seul jour, ni d'un
seul homme, ni même d'un seul gouvernement. Il
suffît qu'arrivé au pouvoir M. Briand ait montré
avec autant de netteté que d'éloquence, de quel
prix acceptable il fallait payer la paix sociale à la-
quelle aspirent l'immense majorité des Français pour
que désormais, les idées qu'il a semées germent et
vivent et que, dominés par elles, les gouvernements
qui se succéderont s'efforcent de les réaliser.
Jamais heure ne fut mieux choisie pour une telle
tâche et jamais pays n'y fut mieux préparé que le
nôtre.
C'est qu'en effet, si, d'une part, à côté des sacri-
fices que nous imposent le maintien de notre pres-
tige et la protection de nos intérêts dans le monde
118 l'apaisement
nous voyons grandir annuellement le poids des
charges sociales que l'esprit de justice et d'huma-
nité dont sont animées les sociétés modernes, nous
commande d'accepter, nous pouvons constater, de
l'autre, que notre fortune à laquelle les autres na-
tions ont siuccessivement recours, s'accroît sans
cesse et qu^un nombre considérable de forces et de
richesses naturelles encore inemployées s'offrent à
notre activité. Que pèseront donc les accroissements
de charges qui pourront alourdir demain les frais
généraux — déjà considérables il est vrai — dont
notre commerce et notre industrie sont grevés si
nous les dotons de l'immense outillage économique
(canaux, ports, forces électriques, etc.) qu'ils récla-
ment et qui peuvent, en quelques années, décupler
le rendement de notre agriculture i et de notre
industrie ?
Cette grande et magnifique force qu'est le capi-
talisme, dont le rôle, trop souvent décrié, peut être
si noble et qui répandra sur le monde, à mesure
qu'il s'élargira dans un effort plus souple et plus
harmonieux, des ères de paix de plus en plus larges,
et des moissons d'aisance et de bonheur de plus en
plus riches, n'est pas encore parvenue à l'apogée de sa
puissance, et chaque nouveau jour qui se lève lui
ouvre, sur un point du monde, un nouveau champ
d'exploration et d'action.
Ce qu'il faut, c'est que le capitahsme tienne un large
1. Il suffirait par exemple, d'un système d^irrigation analogue
à celui que les Américains ont introduit dans certaines régions
désertiques aujourd'hui merveilleusement fertiles, pour trans-
former la vallée du Rhône et mettre aux portes de Lyon et de
Marseille d'immenses cultures de fruits et de primeurs que se
disputeraient nos voisins.
LA PAIX SOCIALE 119
compte de révolution qui s^accomplit dans les socié-
tés, qu^il ne s^'enferme pas dans un égoïsme aveugle
et injuste et qu^il comprenne, qu^arrivé à un degré
inouï de concentration, il doit en user autrement
que par le passé pour assurer sa défense et son déve-
loppement et se créer à lui-même des soupapes de
sûreté.
Lorsque deux races, également énergiques et
ambitieuses, sont aux prises, que peut-il se passer?
Ou bien Tune cherche à détruire Tautre et elle
emploie à cette besogne meurtrière la meilleure
partie de son propre sang, de sorte qu^'il peut arri-
ver que tout en restant victorieuse à la fin, elle soit
en même temps à jamais épuisée !
Ou bien la race la plus active et la plus intelli-
gente cherche à absorber Fautre pacifiquement, et,
ainsi, elle se fortifie de toutes les qualités et de
toutes les vertus des milliers d^êtres qu^elle s^ag-
glomère et qui, bientôt, grâce aux unions et aux
croisements multiples qu^elle favorise^ ne forment
plus avec ses propres enfants qu^un seul et même
peuple, uni et vigoureux.
Pour ne pas rencontrer de trop rudes obstacles
et prolonger la durée de sa puissance, autour de
laquelle gravite actuellement Tunivers économique,
le capitalisme doit s^'unir au monde du travail, l'ap-
peler à collaborer à Fénorme part d^organisation et
de gestion qu^entraîne la mise en œuvre de toute
grande entreprise, et Fassocier collectivement aux
bénéfices qu'il réalise avec son concours.
S'il accomplit cette évolution nécessaire, que pour-
ront opposer à sa force régénérée les prophètes an-
nonciateurs de la Cité future et la masse confuse des
révolutionnaires? Rien de bien menaçant pour la
120 l'apaisement
paix sociale enfin établie, car leurs divisions déjà
profondes, ne feront que s^accentuer de plus en
plus violemment.
G^est, qu^en effet, aux rivalités et aux haines de
personnes, communes à tous les partis, s^ajoute,
chez eux, un désaccord plus grave et plus péril-
leux que celui qui naîtrait des pires discordes:
l'antinomie totale de leurs conceptions maîtresses.
Contre les socialistes qui veulent faire de TEtat
le centre autour duquel gravitera la Société future,
les syndicalistes se dressent qui veulent au con-
traire affaiblir et saper TEtat jusqu^au jour où sa
destruction totale sera consommée ^
1. Voici en quels termes, dans une lettre ouverte, adressée
à M. Jaurès, les principaux membres de la Confédération géné-
rale du Travail, MM. Jouhaux, Griffuelhes, Voirin, Savoie et
Bled, affirmaient encore récemment (!«' septembre 1912) que
tout rapprochement est impossible entre les syndicalistes et le
parti socialiste :
« Un parti comme le vôtre n'a sa raison d'être que s'il gra-
vite autour de l'Etat. Un mouvement comme le nôtre ne se jus-
tifie que s'il agit du sein même du prolétariat dressé contre
l'Etat. Votre objectif est de fortifier aux yeux de la classeouvrière
l'autorité morale de l'Etat, afin d'augmenter sa capacité révo-
lutionnaire ; le nôtre est de grandir la classe ouvrière, d'affai-
blir l'Etat, la puissance de l'un refoulant la puissance de l'au-
tre. Croyez-vous que sur de tels chemins nous puissions marcher
côte à côte, ou plus exactement derrière vous? »
Quelques jours plus tard (18 septembre 1912), au Congrès du
Havre, organisé par la Confédération générale du Travail, son
secrétaire général, M. Jouhaux, faisait adopter par 1.057 mandats
contre 35 et 11 abstentions, l'ordre du jour suivant :
Le Congrès, à la veille de reprendre, pour l'intensifier, l'agi-
tation confédérale en vue de réduire la durée du temps du tra-
vail, tient à nouveau à rappeler les caractères de l'action syn-
dicale, de même qu'à fixer la position du syndicalisme ;
Le syndicalisme, mouvement offensif de la classe ouvrière,
par la voix de ses représentants, réunis en Congrès, et seuls
autorisés, s'affirme encore une fois décidé à conserver son au-
tonomie et son indépendance, qui ont fait sa force dans le
passé et qui sont le gage de son progrès et de son développe-
ment ;
Le Congrès déclare que, comme hier, il est résolu à s'écarter
LA PAIX SOCIALE 121
Sans doute, il serait puéril de croire qu'il suffi-
rait de mettre en œuvre le programme social tracé
par M. Briandpour qu'aussitôt, dans tous les rangs
de la classe ouvrière, chacun fasse litière de son
orgueil ou de ses haines et adopte ces vues, et pour
que le prolétariat réponde par une adhésion una-
des problèmes étrangers à son action prolétarienne, suscepti-
bles d'affaiblir son unité si chèrement conquise et d'amoindrir
la puissance de l'idéal poursuivi par le prolétariat groupé dans
les syndicats, les Bourses du travail, les fédérations corporati-
ves, et dont la G. G. T. est le représentant naturel ;
De plus, le Congrès, évoquant les batailles affrontées et les
combats soutenus, y puise la sûreté de son action, la confiance
en Tavenir, en même temps qu'il y trouve la raison d'être de
son organisation toujours améliorable ;
C'est pourquoi^ dans les circonstances présentes, il confirme
la constitution morale de la classe ouvrière organisée, conte-
nue dans la déclaration confédérale d'Amiens (Congrès de 1906),
qui est ainsi conçue :
« Le Congrès confédéral d'Amiens confirme l'article 2 cons-
titutif de la C. G. T., disant :
« La C. G. T. groupe, en dehors de toute école politique, tous
« les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la dispa-
« rition du salariat et du patronat. »
« Le Congrès considère que cette déclaration est une recon-
naissance de la lutte de classe qu'opposent sur le terrain éco-
nomique les travailleurs en révolte contre toutes les formes
d'exploitation et d'oppression, tant matérielles que morales,
mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;
« Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirma-
tion théorique :
« Dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme
poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement
du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations
immédiates, telles que la diminution des heures du travail,
l'augmentation des salaires, etc. ;
« Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndi-
calisme ; il prépare l'émancipation intégrale qui ne peut se
réaliser que par l'expropriation capitaliste; il préconise comme
moyen d'action la grève générale et il considère que le syndi-
cat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir,
le groupe de production et do répartition, base de la réorga-
nisation sociale ;
« Le Congrès déclare que cette besogne quotidienne et d'ave-
nir découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe
ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient
122 L^APAISEMENT
nime aux efforts d'organisation tentés en sa faveur.
Ce n'est pas en un jour et par Faction d'un seul
homme, eût-il ce bonheur d'être, à chaque pas,
servi par les circonstances, que peut s'accomplir
l'éducation d^une classe aussi vaste et aussi variée
dans les éléments qui la composent.
leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques,
un devoir d'appartenir au groupement essentiel qu'est le s^^n-
dicat ;
« Gomme conséquence, en ce qui concerne les individus, le
Congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué de participer
en dehors du groupement corporatif à telles formes de lutte
correspondant à sa conception philosophique ou politique, se
bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire
dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors ;
« En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare
qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'ac-
tion économique doit s'exercer directement contre le patronat,
les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupe-
ments syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en
dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la trans-
fcrmation sociale. »
ilnfin, M. Merrheim, secrétaire de la Fédération du textile,
ayant relevé les critiques formulées à la tribune de la Chambre
contre la tactique révolutionnaire de la C. G. T., par MM. Ghes-
quière et Compôre-Morel, députés socialistes unifiés, voici en
quels termes M. Ghesquière a répondu au discours de M. Mer-
rheim :
Paris, 19 septembre.
« Cher compagnon Merrheim,
« J'ai lu, avec tout l'intérêt que comporte un discours de toi,
celui que tu as prononcé hier dans un Congrès où, pour la pre-
mière fois depuis quelques années, il a été possible enfin à cer-
tains camarades considérés naguère comme des jaunes et des
vendus de pouvoir s'expliquer librement.
« Je te connais bien, je te sais plein de fiel et de rage, et
j'étais convaincu d'avance que malgré la précaution que tu avais
prise de n'avoir d'animosité personnelle contre qui que ce soit,
de ne vouloir, par conséquent, faire de questions personnelles,
tu n'aurais pu t'empêcher de mordre quelqu'un C'est dans la
naturel
« Naturellement, les hommes sur lesquels tu as bavé n'étaient
pas présents ; c'est que tu sais bien que les absents ont tou-
jours tort. Gela ne fait rien, je te revaudrai cela.
« Ainsi, tu n'as rien trouvé de mieux à dire, tu n'as rien
LA PAIX SOCIALE 123
Il est trop évident que, de quelque nom qu'on les
nomme (Etatisme, Communisme, Collectivisme), les
utopies économico-politiques exerceront toujours
une irrésistible attraction sur les cerveaux incultes
et naïfs, et que la révolte apparaîtra toujours à un
certain nombre de déshérités et d'illuminés comme
le sûr moyen de guérir tous les maux et de réparer
toutes les injustices.
Mais rimmense majorité des travailleurs est heu-
reusement douée de plus de bon sens. Lorsque au
salariat, qui lui apparaît à juste titre comme une
forme de l'esclavage économique, on aura substitué
l'association du capital et du travail, une clarté
nouvelle se fera dans Fesprit de la classe ouvrière.
Instruite par l'expérience, elle ne doutera plus dé-
sormais que, surtout au sein d'une démocratie, tous
les progrès ne puissent être successivement réali-
sés dans le respect des lois et de la liberté.
trouvé autre chose, d'autre mobile que celui d'une misérable
préoccupation électorale dans la condamnation que nous avons
portée, Gompère-Morel et moi, sur les méthodes de violence,
de sabotage, de grève à jet continu, de gymnastique révolu-
tionnaire.
« Mais pauvre maître Aliboron, tu te montres aussi mauvais
psychologue que syndicaliste à œillères de cheval. La thèse
que j'ai critiquée, c'est celle que condamne l'expérience ; elle
n'est que la tactique des anémiques, des syndicats tubercu-
leux, et toute Ulnternationale ouvrière et socialiste la repousse
avec dédain.
« ïa montre retarde d'un siècle, quand tu prétends être à
l'avance sur les autres pays avec ta méthode de syndicalisme
chambardôur ; il y a en effet près d'un siècle qu'elle fut em-
ployée par les syndicats anglais : elle a fait un fiasco lamenta-
ble, et à présent les fortes trades-unions n'en veulent plus.
« Quant à être révolutionnaire, ça se prouve sur le champ
de bataille, et si un jour il faut y aller carrément, ce n'est
pas encore un croquant comme toi qui seras obligé de venir me
chercher.
« H. Ghesquièrs. »
124 l'apaisement
Sans la liberté, tout se flétrit et meurt, dans
l'ordre naturel aussi bien que dans l'ordre social.
Ceux qui la menacent, soit qu'ils prétendent vou-
loir sauver la société, soit qu'ils se flattent de la
purifier en la transformant, vouent leur pays aux
servitudes les plus humiliantes, et aux catastrophes
les plus sombres.
C'est pour avoir compris ces choses et s'être
efforcé de nous conquérir, avec la liberté pour arme,
la paix religieuse et la paix sociale, que M. Briand
comptera parmi les quelques hommes d'Etat de la
Troisième République dont les historiens de Tavenir
pourront dire que leurs services furent véritable-
ment français.
PIÈCES JOINTES
I
i
PIÈCES JOINTES N- i
LES ÏNVEiNTAIRES
Interpellations de WW. Pichon,
lenry Cochin, Guieysse et l'abbé Lemire.
Discours de iVI^. Paul Lerolle, F. Dubief,
ministre de l'Intérieur, et Aristide Briand,
rapporteur.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
Séance du 7 mars 1906
M. le président. — J'ai reçu trois demandes d'in-
terpellation :
La première de MM. Plichon et Henry Cochin sur
la catastrophe de Bœschêpe;
La deuxième de M. Guieysse sur la conduite que le
Gouvernement doit tenir pour vaincre la résistance à
l'application de la loi ;
La troisième de M. l'abbé Lemire, sur le meurtre
commise Boeschêpe(Nord), à l'occasion des inventaires.
128 l'apaisement
Quel jour le Gouvernement propose-t-il pour la dis-
cussion de ces interpellations?...
M. Fernand DubÎQÎ, ministre de V Intérieur. — Le
Gouvernement est à la disposition de la Chambre.
M. Plicbon. — Je demande la discussion immé-
diate .
M. le président. — Il n'y a pas d'opposition?...
La discussion immédiate est ordonnée.
La parole est à M. Plichon.
M. Plichon. — Messieurs, il s'est passé hier dans
l'arrondissement d'Hazebrouck, à Bœschêpe, un drame
profondément douloureux au sujet duquel je viens
demander des explications au Gouvernement,
Je serai très sobre et n'entourerai ma question d'au-
cun commentaire.
Je me contente, pour exposer les faits, de donner
lecture à la Chambre d'une enquête rapide dont j'ai
reçu le résultat ce matin et qui a été faite sur place hier
par un homme dont l'autorité est hors de toute contes-
tation, de même que sa bonne foi, qui n'a jamais pu
être mise en doute par personne. Voilà ce qu'il m'écrit :
« Les g'endarmes deBailleul, arrivés tôt à Bœschêpe,
ont empêché de faire fermer la porte de l'église. M. le
curé s'est contenté de lier la porte avec des cordes ;
aucune barricade n'était faite. M. le percepteur de
Eecke, M. Coillet, accompagné du commissaire de
police, de six gendarmes, vingt dragons et trente hom-
mes d'infanterie, était présent.
« M. le curé a protesté contre l'illégalité commise
et a demandé l'arrêté préfectoral ; on a passé outre.
L'inventaire de Téglise a été fait rapidement. Percep-
teur, commissaire et gendarmes sont ensuite entrés
dans la sacristie de droite et se sont mis à inventorier.
« M. le curé était à l'église avec les enfants de
Marie et quelques hommes qui chantaient des canti-
ques. A l'extérieur, les habitants s'étaient massés aux
portes de l'église. A un moment donné, ces habitants
ont pénétré dans le cimetière, ont enlevé une croix
abattue et ont forcé la porte de la sacristie à gauche.
PIÈCES JOINTES 129
Ils entrent dans l'ég-lise en criant : « A bas les voleurs ! »
M. le curé, d'après le récit même du commissaire de
police à M. le maire, a cherché à calmer les parois-
siens ; il n'a pas réussi. Aux cris de ces manifestants,
le commissaire, l'opérateur et les g-endarmes sont sor-
tis de la sacristie de droite — ces derniers, appelés par
le commissaire — puis, commissaire et g'endarmes ont
battu en retraite, en tirant quatre ou cinq coups de
revolver. M. le curé, en cherchant toujours à calmer
la foule, a reçu un coup de chaise des manifestants.
L'une des balles de revolver a frappé au cœur le
nommé Géry Ghyssel de Bœschêpe, tombé mort sur le
coup. Des témoins disent qu'arrivés sous le porche on
tirait encore.
« Les manifestants qui étaient à l'extérieur igno-
raient ce qui c'était passé à l'intérieur; grâce à cela, la
force armée a pu échapper, et a pris au galop le che-
min de Bailleul. La plus grande indignation règne dans
le pays. »
Il ajoute :
« Une balle de revolver a été trouvée dans l'église,
on en voit une autre logée dans la boiserie. »
Messieurs, je résume les termes de cette courte
enquête. Il en résulte d'abord que l'opération de l'in-
ventaire par la force a eu lieu sans arrêté préfectoral,
ou du moins sans que cet arrêté ait été produit confor-
mément à la loi et au règlement d'administration
publique.
Ensuite, que là, comme partout dans mon pays, le
clergé a prêché le calme ; il a fait tous les efforts dont
il était capable pour empêcher les violences...
M. Bouiiey-Allex. — Il n'a plus guère alors d'au-
torité sur ses ouailles. Cependant, c'est souvent lui qui
les pousse I
M. Plichon. — ...enfin que la population de ces
régions qui est calme, qui est laborieuse, qui ne songe
qu'à travailler pour gagner son pain et qui jamais, à
aucune époque de son histoire, n^a fait parler d'elle
130 l'apaisement
— heureuse population qui n'a pas d'histoire ! — chez
laquelle aucune contrainte, aucune difficulté ne se ren-
contre pour la perception de l'impôt; calme, au point
que dans les réunions électorales on ne récolte ni mar-
que d'approbation, ni marque d'improbation ; tout à
coup, cette population se trouve exaspérée et ne veut
plus écouter aucun conseil. C'est la seule conséquence
que je veuille tirer.
Ces braves gens, dont les pères, aux heures agitées
de notre histoire, depuis plus de cent ans, ont montré
qu'ils étaient de bons Français ; qui sur tous nos
champs de bataille ont vaillamment défendu leur pays,
se sont exaspérés parce que, n'étant pas des fins, des
intellectuels ou des juristes, ils n'ont rien compris aux
opérations que l'on venait faire.
On leur a dit: « L'inventaire est une mesure conser-
vatoire, » Ils ne comprennent pas ces choses. {Excla-
mations à gauche.)
M. de Gailhard-Bancel. — Ils ont bien raison.
M. Plichon. — Ils se rendent compte que l'on
vient prendre note des objets qui garnissent leurs égli-
ses et qui y ont été donnés par eux ou par leurs pères;
c'est là ce qui a provoqué cette manifestation spontanée
et unanime à laquelle personne ne pouvait s'attendre.
(Applaudissements à droite.)
Une autre observation: c'est la nervosité, pour ne
pas dire plus, des agents d'exécution. Nul plus que
moi n'a de respect pour les agents de l'autorité publi-
que, mais je regrette profondément que ceux qui leur
donnent des ordres et qui sont chargés de les guider,
oublient parfois que le sang-froid peut manquer à des
hommes, jeunes pour la plupart, énervés par des expé-
ditions qui se poursuivent depuis des semaines et qui
portent à leur côté un revolver toujours chargé. On les
voit un jour, ne se rendant pas compte évidemment de
ce qu'ils font, envahir, à cheval, le cimetière qui
entoure l'église du village ; les chevaux défoncent les
tombes, brisent les tombeaux et abattent les croix, Ce
sont Id des profanations qui ressemblent singulière-
PIÈCES JOINTES 131
ment à des provocations. {Applaudissements sur les
mêmes hancs.)
Nous arrivons, comme conclusion, à ce drame déplo-
rable, cause de cette émotion que j'ai peine à domi-
mer : des agents de l'autorité déchargeant leurs revol-
vers, dans l'intérieur d'une église, sur une foule sans
armes.
Hier, messieurs, une victime est tombée, tuée sur le
coup ; c'est un homme de trente ans ; ce n'est pas un
riche, c'est un modeste boucher de campagne qui
laisse derrière lui une veuve et quatre petits enfants.
Ce spectacle navrant, à quelque parti que nous appar-
tenions^ causera à tous une douleur profonde.
Une dernière observation; vous rendez-vous compte
de l'étonnement douloureux qui s'empare de tous les
Français quand, à une heure trouble, pour ne pas dire
troublée de notre histoire nationale, on voit l'armée
qui peut, demain, avoir à faire face à Pennemi du
dehors, se retourner contre des Français, et faire usage
contre des concitoyens, d'armes que le pays leur a
données pour garantir l'indépendance du territoire.
[Applaudissem^ents à droite.)
M. Simyan. — Il faut dire cela à M. Drumont.
(Bruit à droite.)
M. Guilloteaux. — Ou à la rue Cadet.
M. Plichon. — On dit de la loi qu'on applique en ce
moment avec cette cruauté, que c'était une loi d'apai-
sement et de liberté ; jusqu'ici c'est une loi de meur-
tre ! (Vifs applaudissements à droite. — Bruit à gau-
che.)
M. le président. — La parole est à M. Guieysse.
M. Paul Guieysse. — Messieurs, nous sommes tous
profondément affligés des incidents qui se sont dérou-
lés dans une commune de l'arrondissement d'Haze-
brouck.
M. Georges Barry. — Ce n'est pas la seule.
M. Paul Guieysse. — En ce moment, mon cher
collègue, les événements d'Hazebrouck sont l'occasion
132 l'apaisement
de l'interpellation qui est déposée aujourd'hui par
notre collègue M. Plichon et moi.
M. Plichon, en parlant de ce qui s'était passé près
d'Hazebrouck, semble avoir considéré les agents du
Gouvernement comme des provocateurs, les représen-
tants de la loi comme des hommes énervés par un long
exercice de ces inventaires ; mais il a oublié de dire
que s'ils ont été réduits à faire usage de leurs armes
— et encore ce ne sont pas eux qui ont tiré des coups
de feu, c'est, semble-t-il quelqu'un dans le public —
ce n'a été qu'à la suite de longues provocations et
lorsqu'ils se sont trouvés dans le cas de légitime dé-
fense.
Vous parlez du calme de ces populations si tranquil-
les, si paisibles du Nord; je veux bien vous croire;
cependant les journaux racontent, sans que le fait ait
été jusqu'à présent démenti, qu'un ouvrier qui avait
été considéré comme l'un des agents d'une des mesures
d'exécution prises dans une autre localité du départe-
ment du Nord, a été soumis par quelques cléricaux qui
l'ont saisi, au supplice de l'eau renouvelé de l'Inquisi-
tion.
Les journaux racontent aussi — et nous ne pouvons
actuellement nous en rapporter les uns et les autres
qu'à ce que nous pouvons lire dans la presse — que
cette excitation dans la commune dont il s'agit a été
provoquée surtout par une invasion d'ouvriers étran-
gers qui ont passé la frontière.
Je ne voulais pas faire appel à cette pensée de
l'étranger.
M. Charles Benoist. — Et dans la Haute-Loire?
M. Paul Guieysse. — A cette heure où tous les yeux
sont tournés vers le dehors, nous ne devons pas, le Gou-
vernement ne doit pas laisser s'établir ainsi sur la sur-
face entière du pays des centres de résistance qui devien-
draient autant de petites Vendées,en cas d'une guerre
étrangère.
M. Guilloteaux. — Vous avez provoqué la guerre
religieuse.
PIÈCES JOINTES 133
M. Paul Guieysse. — Vous faites appel à ce qui se
passe dans la Haute-Loire. Eh bien, je demanderai au
Gouvernement s'il accepte la situation gui est faite à ce
département. Je ne veux faire injure à personne, je
manquerais à moi-même et à mes collèg'ues, mais je
demande si au moment du vote de l'article relatif aux
inventaires, quelqu'un a pu croire à la possibilité des
événements qui se déroulent actuellement. Personne
ne se doutait de ce qui pourrait se passer au moment
de l'application de cet article.
M. Cachet. — Ceux qui ont voté contre avaient cette
préoccupation.
M. Paul Guieysse. — C'est de ce côté de la Cham-
bre {la droite) que cet article sur les inventaires avec
les garanties qu'il comporte et qui aurait dû donner
satisfaction complète à nos collèg'ues, a été proposé.
(Réclamations à droite, — Applaudissements à gau-
che.)
M. de Gailhard-Bancel. — C'est inexact.
M. Paul Lerolle. — M. de Castelnau l'a combattu
et nous avons voté contre.
M. Gayraud. — La proposition vient deM.Lacombe,
de l'Aveyron.
M. de Castelnau. — Voulez-vous me permettre une
observation, monsieur Guieysse ?
M. Paul Guieysse. — Permettez-moi de continuer
{Exclamations à droite.) Vous me répondrez à loisir.
En tout cas je ne puis certainement pas me tromper en
affirmant que nul de ceux qui ont, sinon voté, du moins
discuté cet article sur les inventaires se soient un seul
moment douté des conséquences qu'il pouvait entraî-
ner.
M. le général Jacquey. — Ce senties conséquences
de la loi.
M. Paul Guieysse. — En ce moment, dans la
Haute-Loire, se déroulent les événements les plus
graves.
M. Adrien Michel. — Les plus douloureux.
M. Paul Guieysse. — Les plus douloureux, si vous
134 l'apaisement
le voulez. Nous sommes tous très péniblement affectés
de l'état d'esprit de ce pays, mais le fait qui se mani-
feste avec trop d'évidence c'est une violation flagrante
de la loi accompagnée de violences extrêmes dans ce
département.
A droite. De la part des gendarmes.
M. Panl Guieysse. — Nous sommes très affectés de
voir que des ag-ents de l'administration, que desag^ents
de l'autorité ont été grièvement blessés et que nulle
sanction n'est encore intervenue. Nous allons avoir
sur notre territoire une série de centres de résistance
qui peuvent amener les plus grands dangers.
Monsieur le ministre, vous avez pris des mesures
que la presse a fait connaître ce matin.
« Il n'a été sursis^ dites-vous, aux inventaires qu'ex-
ceptionnellement dans les communes où des conflits
sanglants sont à redouter et où, en outre^ existent des
inventaires récents dressés à la suite de la circulaire
d'avril 1905. Il ne sera d'ailleurs procédé à aucune
dévolution de biens qu'après un inventaire fait confor-
mément à la loi de séparation. »
Cette mesure serait excellente s'il n'y avait pas des
points où l'on prêche publiquement la révolte contre
la loi.
J'estime qu'il faut avant tout donner satisfaction à
la loi. {Très bien ! très bien ! à, gauche.)
M. Georges Berry. — En faisant couler le sang?
M. Paul Guieysse. — D'autant plus qu'il pourra
se trouver des communes où précédemment il n'y a
pas eu d'inventaire, où les dispositions que vous venez
de prendre ne pourront pas être appliquées, et où la
situation se trouvera la même que dans les communes
où l'ordre est troublé.
Que ferez-vous? C'est ce que je vous demande de
vouloir bien nous expliquer.
Vous vous rappelez, messieurs, les événements de
Saint-Servan, le refus d'obéissance à la loi dont plu-
sieurs officiers se sont rendus coupables. Il est heu-
reux que les soldats ne soient pas soumis à des réqui-
PIÈCES JOINTES 135
sitions civ^iles ; ils pourraient en effet se trouver dans
le même cas. Ces officiers, d'ailleurs, ne seront pas
traduits devant le Conseil de guerre pour refus d'obéis-
sance militaire, mais pour refus d'obéissance à une
réquisition civile.
Que feriez-vous dans le cas où des soldats refuse-
raient d'obéir à leurs officiers? Que feriez-vous, mon-
sieur le minisire de la Guerre, que je suis heureux de
voir ici, à l'égard de ces officiers qui, comme ceux de
Poitiers, ont adressé publiquement...
M. Lasies. — C'est inexact.
M. Maurice Hou^i&r, présîdenl du Conseil, minis-
tre des Affaires étrangères. — Heureusement 1
M. Paul Guieysse. — Vous me dites que c'est
inexact. Je suis heureux de votre réponse, monsieur
le ministre, et je retire ce que j'avais à dire à ce sujet.
Je suis des plus heureux de constater que des corps
d'officiers ne se sont pas solidarisés en masse par des
démonstrations publiques envers des rebelles à la loi.
M. Utieiine, ministre de la Guerre. — Je ne l'aurais
pas supporté une seconde.
M. Paul Guieysse. — J'en suis persuadé. Mais j'al-
lais vous demander précisément, étant donné que je
considérais ce fait, qui n'avait pas été démenti...
M. le ministre de la Guerre. — Je vous demande
pardon.
M. le général Jacquey. — Vous n'avez pas vu le
démenti.
M. Paul Guieysse, — Non, je ne l'ai pas vu, je le
reconnais. Devant l'affirmation de M. le ministre de
la Guerre, cet incident ne peut avoir de suite.
La situation est très grave pour le Gouvernement^
pour le pays tout entier, je ne dis pas seulement pour
le pays républicain. Il faut savoir si la loi doit être res-
pectée, parce qu'il ne s'agit pas simplement d'une
situation immédiate, mais de la situation de l'avenir.
Il s'agit de savoir si, selon des expressions que j'ai
recueillies, cette résistance des catholiques sur quel-
ques points sera le signal d'une résistance générale.
136 l'apaisement
Suj' divers bancs à droite. Oui I (Exclamations à
gauche.)
M. Paul Guieysse. — Très bien ! Nous avons votre
aveu.
Il s'agit donc de savoir si le Gouvernement de la
République capitulera devant un souverain étranger.
(Vives réclamations à droite. — Applaudissements à
gauche.)
M. Lasîes. — Je demande la parole.
M. Paul Lerolle. > — C'est un ennemi personnel de
l'Eglise catholique qui parle I
M. le général Jacquey. — C'est un protestant mi-
litant.
M. Lasies. — C'est une injure aux catholiques I
M. Paul Guieysse. — Je ne pensais vraiment pas
qu'en qualifiant le pape de souverain étranger j'adres-
sais une injure aux catholiques. Il est certain que toutes
les instructions suivies par les catholiques viennent de
Rome. (Réclamations à droite.)
M. Lasies. — En ce qui concerne le dogme, oui; en
ce qui concerne la politique, non I
M. Paul Guieysse. — Comme catholiques, vous
avez le devoir d'obéir aux instructions du pape ; vous
ne seriez pas bons catholiques si vous ne les suiviez
pas, (Applaudissements à V extrême gauche.)
M. Lasies. — Apprenez votre catéchisme !
M. Paul Guieysse. — Je demande au Gouverne-
ment s'il a l'intention, non seulement dans les circons-
tances actuelles, mais dans les autres circonstances
qui vont évidemment se produire avec aggravation, de
sembler obéir aux injonctions d'un gouvernement
étranger...
M. Georges Audigier. — C'est toujours la même
ritournelle I
M.Paul Guieysse. — ...et ce ne sont pas des injonc-
tions adressées au Gouvernement français qui ne les
accepterait pas, j'en suis sûr, mais des injonctions
adressées à tous ceux qui suivent sa bannière.
PIÈCES JOINTES 137
C'est pour cette raison que je dépose l'ordre du
jour suivant :
« La Chambre, comptant sur le Gouvernement pour
assurer immédiatement le respect absolu de la loi, et
repoussant toute addition, passe à l'ordre du jour. »
{Applaudissements à V extrême gauche et à gauche.)
M. Lasies. — Très bien ! Osez donc le voter ! {Bruit
à gauche.)
M. le président. — La parole est à M. Lemire.
M. Léonce de Gastelnau. — Avec la permission de
mon collègue, je deraande à faire une courte déclara-
tion de ma place.
M. Tabbé Lemire. — Volontiers I
M. Léonce de Gastelnau. — Je désirerais opposer
une rectification purement matérielle à l'allégation que
notre honorable collègue M. Guieysse vient de faire
entendre à cette tribune.
M. Guieysse a prétendu qu'au moment du vote de
l'article 3 de la loi de Séparation, aucune protestation
ne s'était élevée sur les bancs où j'ai l'honneur de
siéger.
A Vextrême gauche. 11 n'a pas dit cela.
M, Léonce de Gastelnau. — Or c'est absolument
inexact, car j'ai eu l'honneur de monter à la tribune à
deux séances successives pour faire observer à la
Chambre que Pintroduction dans la loi d'un texte qui
n'y était pas tout d'abord et qui instituait, dès le début
de la promulgation de la loi, avant toute attribution,
un inventaire des biens mobiliers et immobiliers des
fabriques et des consistoires par un agent des domai-
nes avec droit pour lui de se faire représenter et de
fouiller tous les papiers, titres et documents, était un
procédé qui n'était justifié à ce moment-là ni en droit
ni en fait. {Applaudissements à droite.)
J'ajoutais que ce procédé était arbitraire, inquisito-
rial, vexatoire, qu'il créerait un précédent des plus
fâcheux et je suppliais la Chambre de nous laisser sous
l'application du droit commun, de ne prescrire^ vis-à-
vis des biens des fabriques et des consistoires, aucune
138 l'apaisement
espèce d'inventaire ainsi organisé, ainsi ordonné, sau
au moment de l'attribution des biens à procéder entre
la fabrique et son héritière, l'association cultuelle, à tel
ou tel récolement de biens que de droit. [Très bien !
très bien ! à droite.)
Je priais très instamment la Chambre de ne pas ins-
tituer dans la loi une formalité de début d'exécution
injustifiable, inutile_, et qui ne pouvait avoir, dès le
commencement, que de fâcheuses conséquences.
Je fus battu, il est vrai. J'obéissais, en parlant ainsi,
à un vieil adage du droit qui, en somme, est le lan-
gage toujours vrai du bon positivisme, du bon sens et
de la raison : tout ce qui est inutile est dangereux,
surtout dans une matière aussi délicate que celle qui
touche directement aux choses de la conscience.
Malheureusement je ne pus convaincre mes collè-
gues. Mais je tiens à leur rappeler que je protestai
énergiquement contre la mesure si malencontreuse qui
entraîne aujourd'hui de si tristes effets I {Vifs applau-
dissements a droite.)
M. Guilloteaus. — Et j'ajoute, monsieur de Castel-
nau, que nous avons été 127 à vous suivre dans le
vote contre les inventaires !
M. Aristide Briand. — Monsieur Lemire, voulez-
vous me permettre une observation?
M. Lemire. — Volontiers.
M. Aristide Briand. — Puisqu'une discussion s'est
instituée sur le point de savoir à qui doit remonter la
responsabilité de l'inventaire, la Chambre voudra bien
me permettre de donner quelques explications à cet
égard.
Le projet de la commission ne prescrivait pas cette
formalité ; le projet du Gouvernement, pas davantage,
et celui qui, finalement, fut établi d'accord entre la
commission et le Gouvernement et que j'ai eu l'hon-
neur de rapporter devant vous, était également resté
muet sur ce point.
C'est dans ces conditions que s'est ouverte devant
la Chambre la discussion générale au cours de laquelle
PIÈCES JOINTES 139
plusieurs de nos collègues nous ont adressé le repro-
che de n'avoir pas pris, avant la dévolution des biens,
toutes les précautions désirables.
L'honorable M. Ribot entre autres...
M. Ribot. — Je demande la parole.
M. Aristide Briand. — Oui, il est nécessaire que
le pays soit définitivement éclairé sur ce point.
L'honorable M. Ribot lui-même, dans la séance du
2 avril, prononçait ces paroles:
« Mon ami M. Gaillaux a parlé hier, dans un article
du journal le Siècle, de ces biens antérieurs à la sépa-
ration. Ceux qui existent aujourd'hui ont été acquis,
je le reconnais, sous le contrôle et la garantie de l'Etat.
Gela peut créer à l'Etat un certain devoir de suivre
leur sort, de ne pas permettre que l'association nou-
velle les détourne de leur destination primitive.
« Sur ce point je me mettrai volontiers d'accord avec
vous et avec M. Gaillaux ; mais vous avez oublié tota-
lement ce point de vue car vous permettez aune asso-
ciation nouvelle d'aliéner, demain, tout le patrimoine
qu'elle a reçu sans aucun contrôle ni judiciaire ni
administratif. »
Que signifiaient ces paroles sinon que l'Etat au
moment de la dévolution des biens n'avait pas le droit
de se désintéresser de l'emploi qui en serait fait dans
l'avenir.
M. Denys Gochin. — Au moment de la dévolu-
tion.
M. Aristide Briand. — Logiquement les critiques
formulées par M. Ribot concluaient à l'introduction
dans la loi de la formalité de l'inventaire.
Sur les modalités de cette procédure, sur la question
d'opportunité, on peut discuter, on peut différer d'avis,
mais sur le principe même, sur la nécessité des inven-
taires, il n'est pas possible d'en douter, M. Ribot lui-
même et la plupart de ses amis étaient manifestement
d'accord avec nous, et c'est pour déférer à leur désir
que dans une séance ultérieure...
140 l'apaisement
M. Duclaux-Monteil. — C'est ramendement de
M. Lacombe.
M. Aristide Briand. — ... a été comblée la lacune
qui nous avait été signalée.
M. le baron Amédée Reilie. — Nous l'avons com-
battu à la commission. (Bruit à gauche.)
M. Aristide Briand. — Toujours à propos de la
même question il s'était produit un incident plus par-
ticulièrement significatif au sein de la commission.
Plusieurs de nos collègues de droite avaient, bien avant
la discussion générale, manifesté les inquiétudes les
plus vives relativement à ce que pouvaient devenir
certains objets du culte.
M. Georges Berry. — Qui donc?
M. Aristide Briand. — L'un d'eux même nous avait
demandé s'il ne serait pas bon que le Gouvernement
prît l'initiative d'un projet de loi séparé tendant à faire
inventorier d'urgence les objets du culte ayant une
valeur artistique afin de les mettre à l'abri de dilapida-
tions possibles. Les arguments que l'on développe dans
ce sens n'étaient certes pas à l'honneur des membres
des Conseils de fabrique ni du clergé. On nous affir-
mait, en efFet^que depuis qu'il est question de la Sépa-
ration, des brocanteurs parcouraient les campagnes et,
avec la complicité des curés et de fabriciens ignorants,
emportaient, sur des voitures, de véritables charge-
ments d'objets artistiques. La conclusion était qu'il
fallait, à tout prix, faire obstacle à ce vandalisme. Or,
quel moyen pour atteindre ce but, sinon l'inventaire ?
Personnellement, messieurs — j'ai déjà eu l'honneur
de vous le dire — j'étais préoccupé d'assurer l'exécu-
tion de la loi d'une façon pour ainsi dire automatique,
en évitant autant que possible tout contact entre l'Etat
et l'Eglise. Je pressentais que le moindre contact pour-
rait susciter des violences. Et c'est pour cela que le
projet de la commission ne prescrivait pas l'inventaire.
C'est donc sous l'influence des observations et des cri-
tiques qui sont venues de la droite et du centre que
nous avons été appelés, nous membres de la majorité,
PIÈCES JOINTES 141
à introduire cette procédure dans la loi. {Vifs applau-
dissement à gauche^ à Vexlrême gauche et sur divers
hancs au centre.)
M. Plichon. — Qui donc l'a votée? Ce n'est pas
nous, c'est vous !
M. de Gailhard-Bancel. — Nous avons voté contre.
Le Journal officiel en fait foi.
M. Aristide Briand. — Mais cette formalité si sim-
ple, si naturelle, vous auriez dû, les curés eux-mêmes,
les membres des Conseils de fabrique auraient dû être
les premiers à la réclamer et cela, dans leur propre
intérêt, pour leur garantie, afin d'éviter que dans l'ave-
nir sous l'influence de légendes qui pourraient se créer
et se propager, on ne pût les accuser d'avoir détourné
des objets non inventoriés. En tout cas, je le répète,
nous n'avons fait, en ce qui nous concerne, que suivre
les conseils qui nous étaient donnés par des collègues
appartenant à la minorité de la commission.
M. Georges Berry. — Lesquels ?
M. Aristide Briand. — Monsieur Berry, puisque
vous tenez absolument à ce que je constate des noms,
je vous rappellerai que M. Berger, par exemple, qui
se plaçait au point de vue de la protection des objets
d'art, nous fit part, à plusieurs reprises, des inquié-
tudes que lui avait fait concevoir l'ignorance de cer-
tains curés et fabriciens. [Applaudissements à Vex-
trême gauche.)
M. Jules Dansette. — Il s'agissait des objets d'art.
M. Georges Berger. — M. Briand commet une
grave confusion.
L'inventaire pour lequel je me suis prononcé est
celui qui est prescrit par l'article 13, et non point celui
qui est ordonné par l'article 3.
L'inventaire de l'article 13 a seulement pour objet
le récolement des objets d'art qualifiés ; il a eu en vue
de protéger les fabriques et les associations cultuelles
contrôles entreprises de vils brocanteurs dont on signa-
lait partout la présence et les tentatives de vol.
Un inventaire ne porte pas en soi son caractère. Or,
142 l'apaisement
l'inventaire de l'article 3 tient le sien des dispositions
qui en ont suivi le vote, et qui prononcent des confis-
cations : c'est pourquoi, bien loin d'avoir réclamé un
pareil inventaire j'ai voté contre l'article 3.
M. Briand s'est trompé. J'avais le droit et le devoir
de dissiper son erreur. (Applaudissements au centre et
à droite.)
M. Aristide Briand. — C'est entendu, monsieur
Berger; il n'est pas moins vrai que vos préoccupations,
d'ordre purement artistique, appelaient nécessairement
la procédure des inventaires. Et voici qu'aujourd'hui,
après que cette formalité a été introduite dans la loi
d'un accord quasi unanime et dans les conditions que
j'ai rappelées (jDéne^a^iOTis à droite), elle devient pré-
texte à émeutes. (Vives interruptions au centre et à
droite.)
Vous dites, messieurs, que vos conseils aux catholi-
ques de ce pays n'avaient d'autre but qu'une protes-
tation de principe pour la garantie des droits de
l'Eglise et la sauvegarde de vos consciences. C'est un
raisonnement que l'on peut admettre, mais si réelle-
ment vos intentions, vos désirs n'allaient pas au delà,
il faut avouer qu'ils ont été singulièrement dépassés
par les faits.
M. Charles Benoist. — S'il y a des désirs qui ont
été dépassés, ce sont les vôtres. (Très bien! très bien!
au centre et à droite.)
M. Aristide Briand. — Par suite des excitations
continuelles, pour le moins imprudentes, auxquelles
elles ont été soumises depuis des mois...
M. Lasies. — Non 1 non 1
M. Aristide Briand. — ... vous n'êtes plus maîtres
des populations ameutées autour des églises. Ces exci-
tations ont été violentes. J'aurais pu vous apporter
nombre d'imprimés distribués dans les chaumières et
dans lesquels il n'est pas question de l'inventaire des
biens d'église, dans lesquels ont dit aux paysans...
M. Georges Berry. — Montrez-les !
M. Aristide Briand. — «... Aujourd'hui on inven-
PIÈCES JOINTES 14
o
torie les objets du culte ; demain on les vendra en
place publique; ensuite, ce sera le tour de vos biens.»
( Vifs applaudissements h gauche et k V extrême gau~
che. — Bruit.)
A droite. — C'est la vérité !
M. Aristide Briand. — Voilà par quels procédés
misérables on a dressé contre la loi et les agents de
l'autorité ces malheureux paysans de la Haute-Loire...
{Nouveaux applaudissements k gauche et k Vextrême
gauche.)
M. Lefas. — Vous savez bien, monsieur Briand, que
ce que nos populations voient derrière l'inventaire,
c'est la question de propriété des églises. (Bruit.)
M. le président. — Vous n'avez pas la parole, mon-
sieur Lefas. Je vous prie de ne pas interrompre. Je vous
inscris; vous parlerez à votre tour.
M Aristide Briand. — Oui, c'est parles procédés
que j'ai décrits qu'on est arrivé à surexciter, à fanati-
ser ces malheureux...
M. Lasies. — Non ! non I
M. Aristide Briand. — ...pour lesquels, je Tavoue,
je ne puis me défendre d'un peu de sympathie ni même
de quelque admiration.
M. Gharles Beauquier. — Et de pitié !
M. Aristide Briand. — Eux du moins sont sincè-
res. Ils s'imaginent de bonne foi défendre leurs croyan-
ces et leurs foyers. Ils ont le courage de la sincérité.
M. de Gailhard-Bancel. — Nous aussi, nous som-
mes sincères. (Bruit.)
M. le baron Amédée Reille. — Nous avons com-
battu l'inventaire à la commission, et nous avons voté
contre l'article 3.
M. Plicbon, s^ adressant k Vextrême gauche. — Qui
l'a voté, l'inventaire ? C'est vous l Nous, nous avons
voté « contre ».
M. Gouyba. — C'est le centre qui l'a demandé.
M. Fernand de Ramel. — Si vous aviez consulté le
corps électoral et les conseils municipaux, comme on
144 l'apaisement
vous le demandait^ vous auriez vu que le pays réprou-
vait la loi.
M. le président. — Entendez-vous donc rendre
toute discussion impossible, messieurs?
Je vous prie de garder le silence,
M. Aristide Briand. — Personnellement — et je
suis sûr que la presque unanimité de mes collègues
sera d'accord avec moi sur ce point — j'ai le très vif,
le profond désir que ces malheureux ne soient pas les
victimes de leur erreur.
M. Charles Benoist. — De la vôtre ! {Applaudis-
sements au centre et à droite.)
M. Aristide Briand. — L'emploi de la violence, en
les atteignant, eux, n'atteindrait pas les vrais coupables.
MM. Paul LeroUe et Jules Dansette. — Les vrais
coupables, ce sont les auteurs de la loi. [Bruit.)
M. Aristide Briand. — Les vrais coupables, mes-
sieurs, ce sont les excitateurs, ceux qui, depuis des
jours et des jours, à travers les campagnes, répandent
le mensonge. {Vifs applaudissements à V extrême gau-
che et à gauche. — Bruyantes réclamations a droite,)
M. Groussau. — Gomment! Le mensonge?
M. Aristide Briand. — Oui! Oui ! Le mensonge.
Je ne puis pas employer un autre mot pour qualifier
certains procédés d'agitation. {Applaudissements à
gauche.)
M. Plichon. — A qui s'adressent ces paroles ?
Plusieurs membres à droite. — A l'ordre ! A l'ordre !
M. le président. — Le mot ne s'applique à per-
sonne dans cette Chambre.
M. Aristide Briand. — Ceux-là, messieurs, ces
coupables, ne se sont pas exposés aux coups ; en face
des gendarmes, vous ne les trouverez pas, la fourche à
la main. Leur rôle finit dès que leurs conseils perni-
cieux ont réussi à porter les populations au degré de
fanatisme voulu.
MM. Groussau et Lasies. — Nous protestons !
M. le baron Amédée Reille. — Les fanatiques,
c'est vous !
PIÈCES JOINTES 145
M. Paulmier. — Ce qui arrive était à prévoir.
M. Aristide Briand. — Dès lors, ils se tiennent à
l'écart ; et même on peut les entendre, dans les
moments critiques, à l'heure du danger, quand le sang
risque de couler, adresser des paroles doucereuses, des
conseils de modération et de calme à ceux-là mêmes
dont ils ont fait des insurgés. {Vifs applaudissements
à gauche et à V extrême gauche.)
M. Plichon. — A qui s'adresse ce langage?
M. Golliard. — A vous ! ( Vives protestations à
droite. — Bruit.)
M. Aristide Briand. — Eh bien I malgré tout, mes-
sieurs, je vous l'affirme, la responsabilité des événe-
ments douloureux auxquels nous assistons vous incom-
bera tout entière... {Applaudissements à l'extrême
gauche et à gauche. — Réclamations à droite.)
M. Maurice -Binder. — Elle retombe sur vous !
M. le baron Amédée Reille. — Vous êtes seuls
responsables du sang versé I
M. Louis de Maillé, duc de Plaisance. — C'est la
responsabilité du bloc.
M. Aristide Briand. — ...la loi restera ce qu'elle est
en réalité, bien différente de ce que vous auriez voulu:
elle restera une loi de tolérance et d'équité... (Ajojo/aa-
dissements à gauche et à Vextrême gauche. — Excla-
mations à droite et sur divers bancs au centre. —
Bruit)., dont il ne tenait qu'à vous de faire une loi
d'apaisement. {Nouvelles interruptions à droite.) Si
elle devient une loi de meurtre, comme on vous Ta
dit tout à l'heure, ce sera par vous I {Applaudissements
à gauche et à Vextrême gauche. — Vives protestations
à droite.)
Lorsque l'émotion des événements auxquels nous
assistons se sera apaisée, quand ces braves gens qui se
croient atteints, menacés dans leurs croyances et dans
leur propriété... {Oui! Oui! à droite et sur divers bancs
au centre.)
M. Groussau. — La loi est exactement comprise
par ceux qui crient: « Au voleur ! » (Bruit à gauche.)
10
146 l'apaisement
M. Aristide Briand. — ...s'apercevront, une fois
le calme revenu dans le pays, que vous avez abusé de
leur crédulité... {Applaudis semenls à gauche et h l'ex-
trême gauche,)
M. Lasies. — On n'abuse pas de leur crédulité.
Leurs consciences sont fiè?es et libres.
M. Aristide Briand. — ...quand ils comprendront
que, dans tout ceci, il était moins question de religion
que de politique... {Vifs applaudissements à V extrême
gauche et à gauche.)
M. de l'Estoarbeillon. — L'âme du peuple s'est
instinctivement révoltée contre la loi. (Bruit,)
M. Aristide Briand. — ...alors un revirement se
produira dans leur esprit, et ils vous prendront en
haine. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes
bancs,)
M. Maurice-Binder. — Vous ne réussirez pas à
donner le change I
M. Fernand de Ramel. — Le bon sens public a vu
la perfidie de la loi, et c'est lui qui dicte la résistance!
(Bruit.)
M. Aristide Briand. — Quant à nous, messieurs,
malgré vous, malgré tous ces excès, nous saurons con-
server notre sang-froid, nous nous garderons systéma-
tiquement de tout acte qui pourrait avoir pour consé-
quence ce que beaucoup, hélas 1 désirent, appellent
même de leurs vœux les plus ardents au service de
misérables desseins politiques, à savoir de mettre du
sang sur la loi et sur la République. Non cela ne sera
pas, La loi sera exécutée avec modération et prudence,
aiais aussi sans faiblesse, avec circonspection, mais
sans défaillance.
M. Jules Dansette. — Et à coups de revolver.
M. Aristide Briand. — Le Gouvernement doit
s'abstenir soigneusement de toute mesure pouvant être
interprétée comme faisant échec à la loi, et qui per-
mettrait demain aux agitateurs de triompher et de pro-
clamer partout que force est restée à l'émeute. (Vifs
PIÈCES JOINTES 147
applaudissements à Vextrême gauche et a gauche. —
Bruit à droite et au centre.)
M. le président. — Je suis saisi de trois demandes
d'affichage du discours de M. Briand. {Exclamations
à droite.)
La première demande est signée de M. Charles Du-
mont ;
La deuxième, de MM. Jean Godet, Gouyba, Ghavoix
et Roch;
La troisième, de MM. Derveloy, Chamerlat, Bouhey-
Allex, Henri Brisson, Golliard, Ferdinand Buisson,
Deville et Louis Mill.
M. Lasies. — Je demande la parole.
M. le président. — La parole est à M. Lasies.
M. Lasies. — On demande l'affichage du discours dô
l'honorable M. Briand. Ce n'est pas la première fois
que notre collègue aura eu cet honneur. La majorité
qui a voté la loi de Séparation est bien heureuse d'avoir
eu à son service un talent comme le sien.
G'est grâce à vous, monsieur Briand, que la loi qui
a été votée parut de prime abord supportable à nos
populations. (Applaudissements à Vextrême gauche et
à gauche.)
Seulement, on est arrivé à l'exécution; Texécution a
commencé. Aujourd'hui encore vos collègues se réfu-
gient derrière ce même talent pour cacher l'ignominie
des actes accomplis. (Applaudissements à droite. —
Vives interruptions à gauche et à Vextrême gauche.)
M. le président. — ■ Je vous en prie, monsieur
Lasies...
M. Lasiôs. — Je demande pardon à la Ghambre
d'avoir employé une expression qui choque certains de
mes collègues. Je la retire pour déférer à l'observation
de M. le président, mais je dis que tous vos collègues,
monsieur Briand, ont été bien heureux aujourd'hui
encore de se réfugier derrière votre talent pour cacher
l'odieux des actes qui viennent d'être accomplis. (Inter^
ruptions et bruit à Vextrême gauche et à gauche.)
M. Paul Guieysse. — Je n'ai pas le talent de mon
148 l'apaisement
collègue M. Briand, mais je n'ai besoin de me cacher
derrière personne.
M. Lasîes. — Ce sont des actes odieux, car je pré-
tends que lorsque dans l'exécution d'une loi on en
arrive à des répressions pareilles, où l'on est obligé de
tuer les citoyens... (Exclamalions à r extrême gauche
et à gauche. — Applaudivsements à droite.)
Je prétends qu'il n'y a rien d'odieux — et, à quelque
parti qu'on appartienne, qui donc me démentira ? —
comme d'être obligé de verser le sang français pour
appliquer une loi.
Je prétends que le Gouvernement aurait pu appor-
ter un peu de tact et de modération dans l'exécution
de la loi. {Applaudissements à droite. — Exclamations
à gauche et à Vextrême gauche.)
M. de i'Estourbeîllon. — Il aurait pu prescrire à
ses gendarmes d'agir moins brutalement.
M. Salis. — Ce sont vos amis qui devraient faire
preuve de tact et de modération 1
M. Lasies. — H y a des incidents que je pourrais
porter à la tribune ; je ne le ferai pas !
M. César Trouin. — Faites-les connaître I
M. Lasies. — Voyons, monsieur Trouin, vous qui
représentez l'Algérie et qui m'interrompez, je vous
adresse une question.
Supposez qu'on veuille appliquer la loi de séparation
en Algérie et qu'on donne à des régiments composés
de musulmans l'ordre de marcher contre les mosquées;
osez donc dire ce que feront les musulmans. (Applau-
dissements à droite.)
M. César Trouin. — Je réponds immédiatement
à mon honorable ami M. Lasies que la situation n'est
pas du tout la même. (Exclamations à droite.)
M. de i'Estourbeillon. — Nous ne sommes cepen-
dant pas des parias; nous valons bien les musulmans.
M. César Trouin. — Nos collègues ne peuvent
avoir oublié la discussion de la loi sur la séparation
des Eglises et de l'Etat, dans laquelle il a été démontré
de façon certaine que les biens des Eglises ne leur
PIÈCES JOINTES 149
appartenaient pas. [Exclamations et interruptions à
droite.)
Que l'Assemblée nationale et la Convention n'avaient
jamais reconnu de biens d'Eglise et que la prétendue
indemnité représentée par les traitements ne leur était
pas due.
En Algérie, au contraire, par un traité de 1837, nous
avons pris les biens habous, c'est-à-dire les biens qui
appartenaient à la population musulmane, biens qui
servaient à l'instruction et aux besoins d'assistance et
de mutualité.
Le gouvernement français, par un traité loyalement
consenti... (Applaudissements ironiques à droite.)
M. Lasîes. — Le Concordat aussi avait été loyale-
ment consenti.
M. le baron Amédée Reille. — Il est regrettable
que vous n'ayez pas été rapporteur de la loi^ monsieur
ïrouin.
M. César Trouin. — ... le Gouvernement par un traité
loyalement consenti, a repris tous ces biens, à la con-
dition d'assumer les charges auxquelles les revenus
faisaient face auparavant.
M. l'abbé Gayraud. — Et le vote de la Constituante
de 1790 ?
M. César Trouin. — Par conséquent, il y a là un
contrat bilatéral entre la France et une puissance étran-
gère, et que la France doit respecter. [Mouvements
divers.)
M. l'abbé Gayraud. — Je demande que les catho-
liques de France soient traités comme les musulmans
d'Algérie.
M. Lasies. — Il est profondément regrettable que
l'honorable M. Trouin n'ait pas eu l'occasion de placer
sa réponse quand M. Briand parlait, car elle aurait
fait bonne figure dans l'affichage que la Chambre va
ordonner. [Applaudissements à droite.)
M. Trouin, avec une sincérité à laquelle je rends
hommage, nous dit : Les musulmans^ ce n'est pas du
tout comme les catholiques : ils vivent en vertu d'un
150 l'apaisement
traité loyalement consenti. Et le Concordat, monsieur
Trouin, n'a-t-il pas été loyalement consenti? (Applau-
dissements à droite et an centre.)
Nous en arrivons alors à cette constatation que les
musulmans d' Algérie sont mieux traités que les catho-
liques de France. {A.pplaudissements à droite.)
Vous allez voter l'affichage du discours de M. Briand.
Je ne crois pas que vous arrêtiez l'indignation soule-
vée dans le pays, indignation que nous n'avons pas
provoquée. Nous n'avons, quant à nous, rien à nous
reprocher sous ce rapport. Seulement vous avez voté
une loi ; vous avez fait du droit ; vous avez agi comme
des juristes; vous avez donné des arguments: vous
n'avez oublié qu'une chose, c'est que ce peuple fran-
çais avait une âme, et vous avez froissé son âme! De
là les malheurs d'aujourd'hui et, hélas 1 j'en ai peur,
les malheurs de demain. (Applaudissements à droite et
sur divers hancs au centre.)
M. le président. — Je mets aux voix la proposition
d'affichage du discours de M. Briand.
Il y a une demande de scrutin signée de MM. Jean
Godet, Braud, Grosdidier, Maurice Colin, Chamérlat,
Gouzy, Féron, Rousé, Charonnat, Lacombe, Beaudon,
F. Buisson, Charles Chabert, Derveloy, Deville, Veber,
Bachimont, Briand, Viollette, Colliard, etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — Voici le résultat du dépouille-
ment du scrutin :
Nombre des votants 532
Majorité absolue 267
Pour l'adoption 307
Contre 225
La Chambre des députés a adopté. (Applaudisse
ments à gauche.)
1
PIÈCES JOINTES 151
M. Tournadè. — Les contribuables ont bon dos.
(Bruit.)
M. le président. — J'ai reçu de M. Charles Benoist
la motion suivante :
« La Chambre ordonne l'affichage à la suite du dis-
cours de M. Briand du scrutin sur l'article 3 de la loi
relative à la séparation des Eglises et de l'Etat. » (Très
Lien ! très bien! au centre.)
Je mets aux voix cette proposition.
(La proposition, mise aux voix, est adoptée.)
M. Suchetet. — De cette façon, le pays connaîtra
les noms des députés responsables du sang versé.
(Bruit.)
M. le président. — La parole est à M. Lemire pour
développer son interpellation.
M. l'abbé Lemire. — Comme député de Bœschêpe,
j'ai le très douloureux devoir de questionner le Gou-
vernement sur le meurtre qui a été commis hier, à dix
heures trois quarts du matin dans l'église de cette com-
mune.
Il ne s'agit donc pas d'une question de droit ; il
s'agit d'une question de fait. Où sont les responsabili-
tés de cet épouvantable malheur?
Il s'agit ensuite, après que nous aurons eu la réponse
du Gouvernement sur ce fait précis, d'une question de
politique générale : Quelle est la conduite que demain
le Gouvernement va tenir dans des circonstances ana-
logues à celle-là?
Bœschêpe est une commune de 2.200 habitants
située en bordure de la frontière belge sur une série de
petites collines. La population se compose de cultiva-
teurs de houblon, de tisserands à la main qui font une
toile d'emballage et qui, pour la plupart gagnent de
1 franc à 1 fr. 25 par jour, et de quelques commerçants
groupés autour de l'église.
Ces braves gens ont des convictions religieuses très
traditionnelles et très fortes. Ils avaient entendu jus-
qu'à maintenant parler vaguement de la séparation des
Eglises et de l'Etat. On leur avait dit que cette mesure
152 l'apaisement
consistait uniquement dans la suppression du budget
des cultes.
On leur avait dit que dorénavant l'Etat ne donnerait
plus rien aux curés; ils n'avaient pas beaucoup mur-
muré. Ils s'étaient contentés de dire qu'ils étaient sur-
pris que l'Etat ne payât plus ses dettes et qu'ils fus-
sent chargés, eux^ de les payer à sa place. Mais on leur
avait répondu qu'il y a en France un Parlement et
dans ce Parlement une majorité pour changer l'état de
choses actuel, que dorénavant ceux qui voudraient un
curé devraient le payer eux-mêmes, qu'au reste la
liberté du culte serait garantie à tous, et que les catho-
liques auraient la jouissance paisible et complète de
leurs églises.
A gauche. — Certainement!
M. Lemire. — Sur ces divers points, messieurs, je
dois le reconnaître, ils n'avaient pas élevé d'objection
irréductible ; ils étaient convaincus qu'ils restaient
libres d'observer leur religion, qu'on ne leur enlevait
point les biens de leur église et qu'ils pouvaient conti-
nuer à entrer dans leurs temples, la tête haute, comme
ils Pavaient fait toujours. Ils étaient en conséquence,
disposés à faire un sacrifice, d'autant mieux qu'on leur
disait que ce sacrifice serait compensé par un avantage
auquel nos populations flamandes tiennent par-dessus
tout : Habitués à une vie communale intense, n'ayant
pas de mesquines préoccupations politiques, ces braves
gens ne demandent que la liberté ; ils sont assez éner-
giques pour la payer d'un sacrifice! Ils se disaient :
pourvu qu'on nous envoie des curés librement nom-
més par l'évêque, et pourvu que les évêques soient
librement nommés par le pape, pourvu que l'Eglise
catholique, au lieu d'entrer dans un fonctionnarisme
bureaucratique, où elle est usée et humiliée ... [Applau-
dissements à gauche et à V extrême gauche.)
M. de Gailhard-Bancel. — Il ne faut pas commen-
cer par la dépouiller.
M. l'abbé Lemire. — Monsieur de Gailhard-Bancel,
PIÈCES JOINTES 153
je VOUS en prie, j'ai une mission difficile à remplir, lais-
sez-moi aller jusqu'au bout.
Au moment, disais- je, où l'Eglise catholique, secouant
un joug dont on s'est plaint, se dresse dans notre vieux
pays de Flandre, pays d'autonomie et de liberté, avec
les mêmes droits que tous les citoyens libres, mes
compatriotes disaient : cela nous suffit.
Surviennent les inventaires.
Les inventaires, M. Briand l'a répété ici, la majorité
de cette Chambre, qui est avec lui, l'a dit, bon nom-
bre de députés appartenant à la minorité, et moi
comme eux, nous l'avons cru loyalement, les inventai-
res n'étaient qu'une mesure de conservation. {Vifs
applaudissements à V extrême gauche et a gauche.)
M. Paul Delombre. — Ce n'est pas autre chose.
M. Georges Berry. — Vous étiez aveugle, voilà
tout.
M. l'abbé Lemire. — J'ai cru que l'inventaire était
un moyen régulier d'assurer la transmission légale des
biens des fabriques aux associations cultuelles. {Nou-
veaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
A droite. — Voyez qui vous applaudit !
M. Lemire. — Je ne demande d'applaudissements
à personne ; je revendique devant mes collègues de la
droite comme devant ceux de la gauche, le droit d'avoir
la franchise des idées et le courage de la modération.
{Applaudissements à gauche et sur divers bancs.)
M. Gouyba. — C'est le langage d'un honnête
homme.
M. l'abbé Lemire. — J'en prends toute la respon-
sabilité. (Nouveaux applaudissements.)
Il me semblait que du moment où, dans ces inven-
taires, il était permis de faire toutes les réserves sur
l'origine des biens et sur leur valeur, du moment où
même nous pouvions, comme catholiques, ajouter à
cette protestation juridique sur l'origine et la valeur
des biens une revendication plus haute que notre
conscience de croyants nous imposait^ à savoir que ce
qui se faisait à notre égard n'était que provisoire, que
154 l'apaisement
nous subordonnions notre décision finale à l'accepta-
tion, par nos supérieurs hiérarchiques, des associations
cultuelles, nous pouvions laisser passer Tinventaire.
J'avais, pour mon compte, l'espoir que les associations
cultuelles seraient assez larges, assez libérales pour que
le catholicisme pût s'y mouvoir aussi facilement que
les autres cultes. (Applaudissements à gauche et à
Vextrême gauche.)
A gauche. — Nous ne demandons pas autre chose.
M. le comte de LaBourdonnaye. — On va deman-
der l'affichage de votre discours, monsieur l'abbé!
M. l'abbé Lemire. — Ah ! monsieur de La Bour-
donnaye, si j'avais jamais dis un mot dans un discours
quelconque, ou écrit dans n'importe quel journal une
ligne qui ne fût pas d'accord avec ce que je viens de
dire, je ne serais pas à cette tribune.
J'ai entendu le reproche de M. Briand : il ne m'at-
teint point.
Si j'avais poussé à la violence, je serais en prison
avec ceux que mes arguments y auraient fait entrer.
( Vifs applaudissements à gauche et à Vextrême gauche,)
M. Gazeneuve. — Nous applaudissons en vous la
loyauté et la vérité !
M. i'abbé Lemire. — D'où vient donc, messieurs,
que même dans des circonscriptions où l'on a observé
les règles de la sagesse et de la prudence, des faits
aussi tristes et aussi douloureux aient pu se produire ?
C'est qu'à l'heure actuelle l'inventaire ne se présente
plus avec un aspect juridique; en ce moment, il se pré-
sente à nos populations — je n'ai pas besoin de dire pour-
quoi, je constate un fait — il se présente à nos popu-
lations, si droites et si pleines de bon sens, non plus
comme une mesure de conservation en faveur des
catholiques, mais comme une atteinte à leurs droits,
comme une usurpation de leurs biens.
Ils nous disent...
M. Louis Mil!.— ^ On leur dit \{Très bien! très bien!
à gauche.)
M. iiQxaire. — Ils nous disent» monsieur Mill, et ils
PIÈCES JOINTES 155
VOUS disent aussi dans votre circonscription : « Tout de
même, on n'a pas voté la loi de Séparation en faveur
des catholiques. On met en branle la gendarmerie et
l'armée, on s'en vient avec des crocheteurs et tout un
attirail, on brise nos portes d'église et nos coffres-forts,
sous prétexte de nous faire un cadeau et l'on fait tout
cela avec une violence et une brutalité que rien n'arrête.
Et vous allez prétendre, messieurs les députés, que c'est
pour notre avantage, que c'est pour notre bon plaisir!
Gomment ! tout à coup, le Gouvernement a un tel souci
de nous être agréable qu'il va mobiliser la police et l'ar-
mée pour garantir des biens aux curés, aux Conseils de
fabrique et aux associations cultuelles? Allons donc! »
Et avec leur jugement simple et logique, nos paysans,
nos ouvriers disent :
« On rôde autour de nous, on nous épie^, on brise
nos portes... »
M. Emile Gère. — On ne les brise que lorsqu'il y a
des barricades.
M. l'abbé Lemire. — « Pourquoi tant se déranger?
Qu'on nous laisse tranquilles. »
Alors, qu'est-ce que ce simulacre d'inventaire peut
bien avoir de commun avec la justice?
Voilà une opération...
M. Auge. — Elle est prévue par la loi.
M. l'abbé Lemire. — ...qui est dépouillée de toute
formalité juridique, de toute régularité administrative.
Pour l'exécuter, on nous amène des soldats avec, dans
leurs caissons, des instruments de crochetage. D'avance
la gendarmerie erre sur nos collines; elle plane autour
de nous comme un oiseau de proie, pour savoir où elle
tombera pour saisir quelque chose.
Et alors nos campagnards inquiets s'écrient : « De
ces inventaires-là, nous ne voulons pas.» [Interruptions
k gauche.) Vous avez beau dire, messieurs, qu'ils se
trompent^ que ce qu'ils imaginent n'est pas vrai. Vous
avez beau dire: c'est la loi, et c'est une loi de garantie !
Vous avez beau argumenter avec MM. de Gastelnau et
Briand, tout cela ne touche pas le paysan ni l'ouvrier.
1 56 l'apaisement
Ils ne sont pas juristes, eux! Ils ne se mettent pas en
face d'un texte.
D'ailleurs, il ne croient guère aux textes : on leur fait
dire tant de choses!
Ils croient à ce qui est extérieur, palpable, visible;
ils assistent à un déploiement de forces; ils voient pas-
ser des policiers, et puis des crocheteurs, e:ens parfois
bien mal choisis et qui ne sont pas ceux qu'on prend
pour une besogne honnête et propre, et ils se disent :
On inventorie, c'est pour spolier !
Alors, qu'est-il arrivé? Comme une traînée de poudre,
la répulsion contre l'inventaire a passé dans notre pays
et on s'est redressé en disant : Non, cela ne se fera pas,
on ne nous enlèvera pas nos églises !
Ce n'est pas seulement le fait de voler qui est mau- ^
vais devant l'opinion publique — je ne vous en accuse
pas — c'est celui de paraître voler. Voilà la chose grave.
[Exclamations à droite. — Très bien! très bien! sur
divers bancs.)
M. Justin Auge. — « Paraître voler ». Ah !
M. i'abbé Lemire. — Je fais ces remarques, mon-
sieur Auge, parce qu'il faut expliquer comment, dans
nos communes, on est arrivé à dresser des barricades,
à opposer de la résistance, et par quel concours de
circonstances ce paisible village de Bœschêpe a été hier 1
ensanglanté !
L'honorable M. Guieysse a apporté à cette tribune
des allégations qui n'ont rien de commun avec la situa-
tion de cette commune, qu'il me permette de le direl
Donc, c'était vers dix heures et demie, hier. L'in-
ventaire se faisait, comme ailleurs, avec effraction des
portes, protestation du curé, colère sourde des fidèles.
L'agent des Domaines était M. Goillet, percepteur de
la commune de Bœschêpe, en résidence à Hazebrouck.
Il était assisté de M. Benoît, commissaire de police
de Bailleul, celui-ci protégé au dehors de l'église par
des cavaliers et des fantassins, et au-dedans escorté par
des gendarmes.
L'inventaire venait de finir... — je donne ces détails,
PIÈCES JOINTES 157
parce que je les tiens de l'honorable maire de la com-
mune de Bœschêpe, conseiller d'arrondissement, homme
grave, sérieux, et qui jouit dans tout le pays de l'estime
universelle... — l'inventaire venait de finir, etles agents
se dirigoctient vers la sortie qui est un peu plus haute
que la nef et qui est dominée par la tour, quand la foule
ayant envahi l'église, se mit à huer violemment ceux
qui s'en allaient. Elle en voulait surtout aux subalter-
nes qui avaient fracturé les portes.
Quelques-uns des manifestants brandissaient des chai-
ses comme pour les jeter dans la direction des croche-
teurs. (Interruptions sur divers bancs à droite.)
Le curé était dans l'église avec les fidèles. On l'avertit^
il se précipite vers la foule et la supplie, en langue
flamande, de rester calme. Il se met entre elle et les
agents; mais malgré tout, les chaises sont lancées et
atteignent au hasard les crocheteurs, le percepteur, le
commissaire, les gendarmes et le prêtre lui-même. Tous,
contusionnés et sanglants, reculent vers le portail.
Arrivé à l'extrémité de l'église, le commissaire de
police, hors de lui, se retourne ; il saisit son revolver
et en fait usage. Un gendarme l'imite; plusieurs coups
sont tirés, les uns à blanc, les autres à balle.
Tout à coup on voit chanceler un homme dans la
foule; il est atteint d'un projectile au cœur. On se jette
sur lui. Il était mort sur le coup. C'était Géry Ghy-
sel, cabaretier-boucher, âgé d'une trentaine d'années,
originaire du pays, marié dans une honorable famille
de cultivateurs, et père de trois enfants en bas âge.
Dans la bagarre^il y avait d'autres blessés parmi les-
quels le percepteur et le curé. Mais, devant le cadavre,
la colère fait place à la stupeur.
La population consternée est depuis ce moment-là,
dans le deuil le plus poignant.
Et maintenant, je demande à M, le ministre de l'In-
térieur : Qu'allez-vous faire ? Vous allez évidemment
provoquer une enquête.
M.Fernand Diihief, ministre de l'Intérieur. — C'est
fait.
158 l'apaisement
M. l'abbé Lemire. — L'enquête va établir si le com-
missaire et le g^endarme étaient dans le cas de légitime
défense. Evidemment, vous allez chercher les respon-
sabilités. Vous ferez votre devoir.
J'ai vu moi-même, hier soir, dans votre cabinet,
combien votre émotion était profonde. {Rumeurs à
droite. — Vifs applaudissements à gauche et à V ex-
trême gauche.)
Ovl en sommes-nous donc avec nos agitations politi-
ques et nos querelles de partis que je ne puisse pas être
juste à l'égard de qui que ce soit? (Applaudissements
à gauche. — Bruit à droite.)
Et qui, dans cette salle, pourrait, en face d'un cada-
vre, n'être pas ému? (Nouveaux applaudissements au
centre, à gauche et à Vextrême gauche.)
M. Petitjean. — Tous ceux qui, pour mieux surexci-
ter les passions, ne négligent pas de s'en servir.
M. Tabbé Lemire. — Monsieur le ministre, hier
soir, alors que le fait n'était pas encore certain, je vous
ai entendu dire avec stupeur : « Ce n'est pas possible,
monsieur Lemire; cela ne peut pas être. » [Bruit a
droite.)
Oui, je suis sûr que s'il y a quelqu'un de profondé-
ment ému dans cette enceinte, c'est le ministre de l'In-
térieur. [Applaudissements au centre, à gauche et à
Vextrême gauche.) Ceux qui étaient là-bas sont ses
agents; ils ont exécuté tant bien que mal, à leurs ris-
ques et périls, des ordres généraux qu'il leur avait
envoyés. Ces hommes ont été peut-être terrorisés parce
qu'ils ont lu dans les journaux que les inventaires
devaient être finis pour le 15 mars ! Ils ont réfléchi qu'il
est dangereux pour un fonctionnaire de tergiverser,
d'hésiter en face d'un devoir. Alors ils se sont répan-
dus dans le pays avec une nervosité fébrile : ils ont
perdu le sens de la mesure qu'il faut avoir dans ces
circonstances si pénibles ; ils ont été envahis par une
espèce d'inquiétude qui est mauvaise conseillère.
On a fixé un délai pour en finir. Pourquoi, monsieur
le ministre, l'avez-vous fixé avec cette rigueur impi-
PIÈCES JOINTES 159
toyable, quand vous savez que ces inventaires doivent
encore se faire, précisément dans les centres où il sera
le plus difficile d'y procéder, là où les consciences sont
à l'abri des excitations politiques, mais restent très
susceptibles au point de vue religieux? Pourquoi avez-
vous fixé cette date?
M. de l'Estourbeillon. — Par peur des élections!
M. l'abbé Leniire. — Pourquoi, monsieur le minis-
tre, avez-vous voulu qu'il y ait de la violence dans l'ap-
plication de la loi ? {Exclamations à gauche.)
M. le ministre de l'Intérieur. — Je n'ai jamais
voulu qu'il y ait de la violence dans l'application de la
loi; si j'ai fixé une date, c'est parce qu'il faut en finir
avec cet état d'insurrection et cette agitation. (Très
bien ! très bien ! à gauche et à Vextrême gauche.)
M. Maurice-Binder. — Alors vous êtes disposé à
continuer les fusillades ? (Bruit à gauche^)
M. labbé Lemire. — Pourquoi cette rigueur, je
vous en supplie, puisqu'il s'agit ici de sentiments res*-
pectables dont M. Briand lui-même vous a dit qu'il
comprenait tout ce qu'ils ont de noble et de sincère ?
Pourquoi surtout n'avez-vouspas attendu que le Con-
seil d'Etat nous fasse connaître son règlement, et si nous
pourrons, oui ou non, constituer des associations cul-
tuelles ? [Applaudissements à droite et au centre.)
M. le ministre de l'Intérieur. — Parce que la loi
nous en faisait un devoir.
M. Simyan. — Ils attendent, eux, l'ordre du pape I
M. l'abbé Lemire. — Nous attendons Tordre de
notre conscience, monsieur Simyan, et notre respect
pour le pape nous regarde. Je ne vous demande pas de
me faire savoir qui vous respectez; vous pouvez res-
pecter qui il vous plaira ; moi je respecte mon supé-
rieur religieux, qui est le pape. (Applaudissements à
droite et au centre )
M. Simyan. — La loi ne doit pas attendre l'ordre
du pape.
M. l'abbé Lemire. — Monsieur Simyan, je ne vou-
drais pas dire un seul mot qui fût de nature à désobli-
160
L APAISEMENT
ger un collèg-ue; mais je ne suis pas forcé d'avoir, sur
le caractère futur de ces associations cultuelles, la
conviction que vous avez vous-même.
Je puis, personnellement, croire que ces associations
se constitueront librement, mais tout le monde ne par-
tage pas ma confiance...
A gauche. — Alors que voulez-vous ?
M. l'abbé Lemire. — Alors, me dit-on, que voulez-
vous? Ce que je veux, c'est qu'on tienne compte de ces
variétés d'opinions, de ces appréhensions plus ou
moins justifiées. S'il ne fallait pas tenir compte de la
variété des opinions, où serait donc l'art de gouverner?
{Applaudissements à droite et au centre.)
Vous admirez, messieurs, le doigté de M. le président
du Conseil. Je lui demande d'en avoir un peu, lui et
son entourage, pour ces choses délicates qui touchent
à la conscience.
Pourquoi ne pas attendre que les catholiques sachent
à quoi s'en tenir sur le règlement d'administration
publique ? Pourquoi surtout, monsieur le ministre,
oublier que,par les journaux, tout ce qui se dit ici a du i
retentissement dans tout le pays ?
Nul n'ignore que, derrière cette agitation religieuse,
il y a un stock de haines. (Très bien I très bien ! a
droite.) Vous savez très bien qu'à l'occasion des inven-
taires tous les mécontents, tous ceux qui ont souffert ;
d'un déni de justice [Mouvements divers à gauche) — ■
je ne nomme personne; et, d'ailleurs, tous mes collègues
de la Chambre, à quelque parti qu'ils appartiennent,
ne manquent point, quand ils remarquent une injustice,
de s'en plaindre — toutes les victimes et tous les dis-
graciés se mettent derrière les barricades qu'on dresse I
Et un Gouvernement digne de ce nom comprendra
qu'il convenait d'y prendre garde.
Je demande, alors, à M. le président du Conseil et à
M. le ministre de l'Intérieur ce qu'ils comptent faire.
Il y a un cadavre sur le pavé d'une église 1 Derrière ce
cadavre, il y a des geng qui sont debout, la colère au
cœur 1 Celui qui est tombé n'est pas un étranger, ce
PIÈCES JOINTES 161
n'est pas un politicien, ce n'est pas an faiseur de coups
comme il y en a parfois dans ces échauffourées tumul-
tueuses. (F1/5 app/aizc/i55eme7i^5 à r extrême gauche et
à gauche.)
M. Plichon. — Je ne puis laisser passer les paroles
que vous venez de prononcer sans protester. Je suis
convaincu qu'elles ont dépassé votre pensée et qu'elles
constituent une exagération de langage.
M. le comte Ginoux-Defermon. — Regardez donc,
monsieur l'abbé, qui vous applaudit !
M. l'abbé Lemire. — Je ne demande les applaudis-
sements de personne et vous n'êtes pas chargé de
jauger ma conscience. (Applaudissements à gauche et
au centre.) M. Plichon, mon collègue et voisin, faisait
une réserve. Je le rassure d'un mot. Il n'y a dans mes
paroles aucune allusion locale. Il y a seulement un fait
trop connu et trop regrettable 1
Je maintiens que lorsqu'il y a quelque part de la
violence, il est à craindre que tous les violents n'y
accourent. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a dan-
ger public à créer une agitation violente. (Nouveaux
applaudissements à Vextrême gauche, a gauche et au
centre.)
M. de Gailhard-Bancel. — Ce sont les coupables
qui vous applaudissent.
M. Groussau. — La violence vient de l'injustice.
M. 1 abbé Lemire. — Monsieur Groussau, dussiez-
vous mettre mes paroles sur le compte de l'habit que je
porte, dussiez-vous en faire remonter plus haut la res-
ponsabilité jusqu'à celui qui est lechef des catholiques
et qui leur a dit : « N'opposez que la douceur à la vio-
lence! »... {Applaudissements a Vextrême gauche, à,
gauche et au centre. — Interruptions à droite.)
M. d'Aubigny. — Nous constatons que la majorité
applaudit l'encyclique I
M. Albert Poulain. — Le langage de M. Lemire est
celui d'un honnête homme.
M. l'abbé Lem.ire. — ...je n'en regrette aucune ! Et
dût-on, monsieur de Gailhard-Bancel, me dire, demain
11
162 L^ APAISEMENT
OU tout à l'heure dans les couloirs, que ma robe est un
obstacle à l'énerg"ie des revendications politiques, et que J
ma qualité de prêtre met sur mes lèvres des paroles trop "
modérées en face d'excès trop blâmables, dût-on me
dire, comme on l'a fait quelquefois, que je devrais lais-
ser à d'autres le soin de faire de la politique... dans la
circonstance présente, je ne proteste point, je ne récri-
mine point. Oui, je vous laisse le soin de faire de la
politique. {Applaudissements à Vextrême gauche, à
gauche et au centre. — Réclamations a droite.)
M. Ghaigne. — Voilà la différence entre les religieux
et les politiciens de la religion I
M. l^abbé Lemire. — Encore une fois, je revendi-
que ma liberté complète. (Vifs applaudissements à
l'extrême gauche et à gauche.)
M. Raoul Péret. — Vous avez du courage; c'est
très bien I
M. l'abbé Lemire. — Je dis que devant le cadavre
de cet homme, que je connaissais...
M. Groussau. — Vous le défendez bien mal !
{Exclamations à l'extrême gauche et à gauche.)
M. Jules-Louis Breton. — M. Lemire ne veut pas
exploiter son cadavre comme vous, voilà tout.
M. l'abbé Lemire. — Devant le cadavre de cet
homme que je connaissais, monsieur Groussau, dont je
connais la famille, dont je sais qu'en 1793 ses ancêtres
et d'autres se sont mis à dix pour racheter leur église,
qu'ils croyaient bien leur appartenir, je puis affirmer
que lui et ceux qui l'entourent n'ont pas cédé à des
préoccupations politiques...
M. Groussau. — Eh bien, alors ?
M. Fabbé Lemire. — ... qu'ils n'ont eu qu'un but,
revendiquer la liberté de leur foi et le libre exercice
de leur culte. (Exclamations à droite. — Mouvements
divers.)
Cet homme était venu défendre son églisepoussé par
un sentiment chrétien ; il n'était pas un dévot, non
plus que beaucoup d'autres, il n'était assurément pas
un clérical — il n'y en a d'ailleurs pas beaucoup chez
PIÈCES JOINTES 163
nous, où l'on veut que chacun soit à sa place, le curé
dans son église et le maire dans sa Tnsiirie.{Applaudis-
semenis à gauche et k Vextrême gauche. — Mouvements
divers.)
Il était venu, cet homme, non pas seulement pour
défendre sa liberté personnelle et la jouissance des
choses de son culte, mais pour représenter et défendre
les siens.
Lui et ses concitoyens, qui sont des gens de cœur,
savent que leur vieille mère branlante se traîne devant
cet autel, que leur femme enceinte va prier devant cette
madone, que leur petite fille, blanche comme un lys,
communie dans cette église, et qu'elle veut y aller tou-
jours et ils deviennent en ce moment-ci, farouches,
sombres, irréductibles, parce qu'ils défendent des hum-
bles et des îaihles. {Applaudissements sur divers bancs
au centre et à droite.)
Ce sont des sentiments auxquels tout le monde rend
hommage et je puis dire que Jaurès, hier, à Roubaix
opposait notre vieil idéal chrétien à je ne sais quelle
organisation étroite et matérielle.
Il était en compagnie de Guesde, qui a dit aussi plus
d'une fois : Je respecte la croyance religieuse; je m'in-
cline devant une conscience sincère dans laquelle il y
a un noble idéal. »
M. le président du Conseil. — Je pense de même I
M. l'abbé Lemire. — Eh bien ! monsieur le pré-
sident du Conseil, si vous pensez de même, si vous
comprenez ces nobles sentiments, est-ce que vous n'al-
lez pas trouver un moyen pour qu'ils soient respectés
et pour que la violence cesse ? {Applaudissements au
centre et à droite. — Interruptions à l'extrême gauche.)
M. Féron. — La loi doit être appliquée.
M. l'abbé Lemire. — Comment ! monsieur Féron,
c'est vous qui m'opposez des scrupules juridiques?
Sommes-nous faits pour les textes ou les textes sont-
ils faits pour nous ?
M. Féron. — Je vous dis : La loi doit être appli-
quée I
164 l'apaisement
M. l'abbé Lemire. — Je ne demande pas qu'on trans-
gresse la loi, je demande qu'on mette du tact à l'ap-
pliquer. {Applaudissements au centre et à droite.)
Je demande qu'on se souvienne qu'après le vote, qui
est commode, surgissent les difficultés d'exécution.
Et alors, me tournant vers le Gouvernement respon-
sable de l'ordre public, je dis à M. le président du Con-
seil, et à M. le ministre de l'Intérieur : Vous ne vou-
lez pas de la guerre de religion, n'est-ce pas ?
Nous non plus, nous n'en voulons pas.
Nous sommes prêts, mes chers collègues, à faire de
douloureux sacrifices pour ne pas manquer à nosdevoirs
envers la France et envers la République. {Applaudis-
sements à Vextrême gauche, à gauche et sur divers
bancs au centre.)
Nous ne mêlerons à nos revendications de conscience
et de religion rien qui puisse faire soupçonner que
nous ne respecterions pas la Constitution, que nous ne
respecterions pas l'autorité {Nouveaux applaudisse-
ments sur les mêmes hancs), depuis le plus humble
agent qui exécute une consigne, le cœur serré et les
larmes dans les yeux, jusqu'à celui qui est au sommet
même de la hiérarchie nationale.
Nous ne voulons pas qu'on dise que nous ne respec-
tons pas les lois. Nous savons que la loi de séparation
consacre des injustices, car elle nous dépouille de ce
qui nous revenait. On aurait pu s'arranger mieux, vous
le savez aussi bien que moi. Dans la rupture du traité
qui liait la France à TEglise, il y a eu un manque de
respect; une des parties contractantes a repris sa liberté
sans faire à l'autre partie l'honneur de lui rendre la
sienne. {Très bien! très bien! au centre.) Dans ce
divorce, l'un des deux, le plus fort, a rompu le pacte,
et il n'a pas dit à l'autre : « Tu es libre. » [Très bien !
très bien! sur les mêmes bancs.)
Nous trouvons, nous, que cette façon de faire n'est
pas digne de la courtoisie française et de la haute con-
venance diplomatique à laquelle nous avions habitué le
monde. {Très bien! très bien!)
PIÈCES JOINTES 165
Et malgré tout, messieurs, malgré toutes ces choses
si pénibles^ injustices d'argent et manquements de res-
pect, nous sommes disposés à aller vers l'avenir, con-
fiants et courageux, parce que nous savons qu'il y a
dans la loi des promesses de liberté et que nous avons
le cœur assez haut pour payer cette liberté même chè-
rement.
M. Lasies. — Nous n'avons pas à payer la liberté.
M. l'abbé Lemire. — Nous croyons enfin, messieurs,
que si dans Tordre de choses nouveau il y a certains
périls pour notre hiérarchie, il y a moyen de les con-
jurer, de les éviter.
Nous espérons que le Gouvernement de la Républi-
que ne va pas, de gaieté de cœur, déchaîner la guerre
religieuse à travers le pays et qu'il aura le souci du res-
pect de notre conscience à nous, comme de toutes les
consciences. {Vifs applaudissements à Vextrême'gau-
che, à gauche et au centre.)
M. le président. — La parole est à M. le ministre
de l'Intérieur.
M. Fernand Dubief, ministre de V Intérieur. — Mes-
sieurs, j'apporte à cette tribune l'expression de la dou-
loureuse émotion que le Gouvernement a ressentie à la
nouvelle du drame sanglant du village de Bœschêpe.
L'honorable abbé Lemire a bien voulu rendre justice
à la sincérité de ce sentiment et j'ose espérer que le
noble langage de loyauté et de probité qu'il vous a tenu,
vous convaincra que l'expression de cette émotion n'est
pas un simple argument de tribune. [Très bien! très
bien ! a gauche.)
Messieurs, le malheur qui hier a ensanglanté l'église
de cette petite commune vous a été rapporté par l'ho-
norable M. Plichon et par M. Lemire. Les deux récits
sont exacts, sauf pour quelques détails, qui ont cepen-
dant leur importance et sur lesquels vous me permet-
trez d'attirer votre attention.
Dans les communes voisines, les inventaires, ces
jours derniers, s'étaient passés sans le moindre incident;
166 L^ APAISEMENT
rien ne pouvait faire prévoir qu'à Bœschêpe, quelque
bagarre pût survenir.
M. Plichon. — Je fais toutes réserves, monsieur le
ministre.
M. le ministre de l'Intérieur. — Néanmoins,
comme des bruits avaient circulé qui l'avaient quelque
peu inquiété, le sous-préfet d'Hazebrouck avait pris la
précaution de faire accompagner le percepteur d'une
force militaire de trois cents hommes. Ces mesures vous
indiquent que les précautions ordonnées par le ministre
étaient suivies, puisque nous avions recommandé de
mettre des forces suffisantes pour imposer le respect et
empêcher des conflits de se produire.
M. Plichon. — Il y avait trente hommes, je les ai
vus.
M. le ministre de l'Intérieur. — Vous avez peut-
être vu trente hommes, monsieur Plichon, mais le rap-
port du sous-préfet me dit trois cents.
Le percepteur est arrivé. Il a trouvé la porte de
l'église ouverte, il y a pénétré sans difficulté pour pro-
céder aux opérations d'inventaire, s'est rendu dans la
sacristie, où il a pu continuer et terminer son œuvre.
Il allait sortir, lorsque tout d'un coup une bande de
deux cents ou deux cent cinquante personnes se préci-
pita violemment dans l'église par une porte de derrière
et s'armant de chaises et de croix, se jeta sur les agents
de l'autorité ; le percepteur fat terrassé ; c'est au
moment où il était à terre, le visage contre les dalles
de l'église que les gendarmes qui étaient à ses côtés et
son fils qui l'accompagnait, se trouvant en légitime
défense, ont tiré.
D'où est venue la balle meurtrière? Je ne le sais pas
encore. Je dois vous dire ici toute la vérité, en toute
sincérité. Je ne sais pas si la balle est partie du revolver
du gendarme ou du revolver du fils du percepteur. Je
le saurai lorsque l'autopsie l'aura fait connaître.
Les balles sont de calibres différents suivant qu'elles
sont destinées à un revolver d'ordonnance ou à une
arme ordinaire. Sur ce point^ nous serons vite rensei-
PIÈCES JOINTES 167
g-nés. Hélas cette certitude n'atténuera pas le malheur
arrivé, mais elle fera cependant la lumière sur cet inci-
dent et peut-être quelques-uns d'entre vous reconnaî-
tront-ils qu'un fils voyant son père en danger de mort,
est plus qu'excusable de perdre son sang-froid.
C'est ainsi que les fait» douloureux se sont passés. Je
ne veux pas rechercher devant vous quelle est la part
de responsabilité des uns ou des autres, mais la Cham-
bre me permettra bien de lui rappeler très rapidement
comment s'est engagée cette question d'inventaire.
L'article 3 de la loi du 9 décembre 1905 prescrit que,
dès la promulgation de la loi, il sera procédé à un
inventaire des biens des établissements du culte. Cette
disposition impérative a été traduite par un règlement
d'administration publique en date du 29 décembre 1905
qui a commencé à être appliqué dès le milieu de janvier.
Nous ne pouvions nous douter qu'une opération qui
n'était, comme l'a dit avec tant de raison l'honorable
M. Briand dans son beau discours, qu'une simple
mesure conservatoire [Interruptions à droite), nullc'-
ment attributive de propriété, fût de nature à provo-
quer une rébellion. {Applaudissements à gauche et à
V extrême-gauche.)
M. Georges Berthoulat. — Ce n'est pas une raison
pour tuer des Français. (Bruit.)
M. le ministre. — De significatifs symptômes éveil-
lèrent néanmoins bientôt notre attention et, dès le
30 janvier, j'écrivais aux préfets :
« Je vous prie de prendre les dispositions nécessai-
res pour que les opérations soient effectuées avec rapi-
dité et prudence. Je vous recommande, chaque fois que
vous aurez lieu de craindre des résistances, de faire
procéder aux inventaires le même jour et à la même
heure dans les différentes églises soit de la même loca-
lité, soit de plusieurs communes limitrophes afin de
fractionner les manifestants et de réduire par là les
incidents au minimum. »
Malgré ces précautions, sous la poussée d'excitations
que je peux bien qualifier de criminelles...
168 l'apaisement
M. Jules Dansette. — Il n'y a pas eu d'excitations
chez nous !
M. Plichon. — Monsieur le ministre, voulez- vous
me permettre de vous demander à qui s'adresse votre
pensée ?
M. le ministre de l'Intérieur. — Elle ne s'adresse-
pas, monsieur Plichon, à l'honorable abbé Lemire qui
nous a fait entendre un langage de loyauté et de cou-
rage; elle s'adresse à l'archevêque de Cambrai et à ceux
qui dans leurs journaux, dans leurs discours et même
au Parlement quelquefois, ont excité les populations
à s'insurger contre la loi. {Applaudissements à gauche
et à Vextrême gauche.)
M. Lasies. — Lesquels?
M. le ministre de l'Intérieur. — Elle s'adresse à
ceux qui, comme le père Doré, écrivent qu'ils sont
d'avis « que seul le sang nous sauvera en réveillant
l'apathie universelle; que quelques hommes, que quel-
ques femmes soient tués, et ce peuple chevaleresque
et généreux quand même, comprendra enfin et impo-
sera à ses élus un peu plus de justice ». {Vives excla-
mations à gauche et à Vextrême gauche.)
Voilà les excitations criminelles qui ont rendu notre
tâche singulièrement difficile.
M. Henry Gochin. — Il n'y en a pas eu en Flandre !
M. le ministre. — Nous ne nous sommes pas arrê-
tés cependant en face du devoir qui s'imposait à nous,
et le 25 février j'écrivais encore aux préfets :
« Vous devrez autant que possible éviter d'avoir à
défoncer les portes d'église. M. le ministre de la Guerre
a invité dans ce but les commandants d'armes à intro-
duire, dans les troupes à intervenir, le plus grand nom-
bre possible d'ouvriers serruriers ou d'hommes de pro-
fessions analogues. »
Nous prenions, messieurs, toutes les précautions sus-
ceptibles de montrer notre volonté de ne pas offenser
et de ne pas violenter la conscience des catholiques;
cependant les excitations continuaient, toujours plus
violentes, elles se multipliaient à tel point que nous
PIÈCES JOINTES 169
avons assisté à des rixes et à des bagarres lamentables.
Récemment, vous vous en souvenez, Témotion de la
Chambre était grande; on racontait dans les couloirs
que dans la Haute-Loire, près de Saugues, deux hom-
mes avaient été tués et qu'un grand nombre de per-
sonnes avaient été grièvement blessées dans une hor-
rible mêlée.
M. Durand. — Il y a eu cinq blessés, dont trois
grièvement.
M. le ministre. — Heureusement on avait drama-
tisé à l'excès l'incident. Nous avons néanmoins cru de
notre devoir de renouveler aux préfets les exhortations
que nous leur avions précédemment adressées et de
chercher par tous les moyens à réduire au minimum
les chances de conflits. Mais devant cette révolte fal-
lait il renoncer à faire appliquer la loi? Non I {Vifs
applaudissements à gauche et à Vextrême gauche.)
Non, messieurs, nous ne laisserons pas fléchir la loi
devant la rébellion; il n'est pas un homme de gouver-
nement qui puisse nous le demander. Nous continue-
rons à prendre toutes les précautions, toutes les mesu-
res de prudence et de circonspection que pourra nous
inspirer notre souci de l'ordre public pour éviter les
incidents violents.
Mais la loi sera intégralement appliquée et si nous
avons pu donner l'ordre, dans certains cas exception-
nels, d'utiliser momentanément, à l'appui d'un procès-
verbal de constat, des inventaires amiables établis anté-
rieurement à la Séparation, il n'en demeure pas moins
qu'aucune dévolution de biens ne pourra avoir lieu tant
que l'inventaire légal n'aura pas été fait, tant que la loi
n'aura pas reçu son entière application. {Vifs applau-
dissements à gauche et à Vextrême gauche.)
M. le président. — La parole est à M. Ribot.
M. Ribot. — Messieurs, je voudrais dire quelques
paroles très calmes en présence d'une situation qui, de
l'aveu de tous, s'est beaucoup aggravée et de faits qui
nous mettent peut-être sur le chemin de plus grands
malheurs.
170 l'apaisement
Lorsque nous avons discuté la loi sur la séparation
des Eglises et de l'Etat, je me suis permis de dire à la
Chambre qu'il ne suffisait pas d'écrire une loi et d'y
mettre quelques principes de liberté, que quand il s'agit
d'une législation qui porte sur de si graves intérêts,
qui risque de heurter des habitudes séculaires, il fal-
lait surtout faire comprendre cette loi à la nation et la
faire pénétrer dans les mœurs. Je répéterai ce que je
disais il y a quelques mois : un fait plus grave que le
vote de la séparation, c'est la rupture de toutes rela-
tions avec le Saint-Siège, avec le chef des catholiques.
(Vifs applciudissements au centre et à droite, — Inter-
ruptions à gauche.)
Laissez-moi dire ma pensée; vous voyez dans quel
sentiment je parle. Je dirai tout ce que j'ai dans le
cœur, vous ne m'en empêcherez pas.
Certes, je ne doute pas des intentions du Gouverne-
ment, je n'en ai jamais douté. J'ai eu avec lui des con-
versations à l'occasion d'incidents qui ont commencé
dans ma propre circonscription à Saint-Omer. J'ai
trouvé chez M. le président du Conseil et chez M. le
ministre de l'Intérieur le plus vif désir d'éviter toute
violence; les intentions ne sont pas en cause. A l'heure
présente, où. va se décider peut-être l'avenir de la paix
publique, où nous sommes sur le chemin de la pacifi-
cation ou de la guerre religieuse, ce qui est grave, c'est
de ne pas avoir de relations, de conversations avec les
représentants les plus éminents de l'épiscopat français
qui eux ne veulent pas la guerre. (Interruptions a
gauche.)
Je l'affirme à cette tribune. (Applaudissements au
centre et à droite.)
Et j'ai le droit, j'ai le devoir de dire: Pourquoi ne
pas avoir ces conversations qui pourraient éclairer le
chemin et prévenir de si redoutables et parfois de si
sanglants malentendus? Car enfin, cette question des
inventaires, qu'est-elle en elle-même? Une misère, per-
mettez-moi de vous le dire. (Très bien! très bien! au
centre et à gauche.)
PIÈCES JOINTES 171
M. François Fournier. — Si vous gouverniez, vous
mettriez la France aux pieds du pape I (Bruit au centre.)
M. Ribot. — M. Briand m'a mis en cause tout à
l'heure Je n'ai pas voulu lui répondre immédiatement.
Il a cité exactement mes paroles. C'est vrai, j'ai dit, et
la Chambre tout entière a été du même avis, que, lors-
que les biens qui avaient été affectés, sous l'autorité de
l'Etat, au culte, devaient passer d'une association à une
autre, du Conseil de fabrique à l'association cultuelle,
l'Etat ne pouvait pas se désintéresser du sort futur de
ces biens, qu'il devait prendre quelques garanties. Le
principe de l'inventaire, mais qui aurait pu s'y oppo-
ser? {Très bien! très bien! h gauche et au centre.)
Personne n'imagine de ce côté de la Chambre (la gau-
che) pas plus que de ce côté (la droite) qu'au moment
de la dévolution il ne fût pas de nécessité absolue
qu'il y eût une constatation faite entre le Conseil de
fabrique qui s'en va et l'association qui lui succède et
qui prend en charge les biens.
Que cet inventaire dût se faire à ce moment, c'est
évident. Qu'il pût se faire pacifiquement dès la pro-
mulgation de la loi, on pouvait le penser quand la loi
a été votée. Je n'ai pas cru devoir voter l'article, mais
je n'ai pas prévu, au moment où l'article a été voté...
(Très bien! très bien ! sur un grand nombre de bancs.)
Oui, je le dis parce qu'il faut être loyal, personne n'a
prévu ici, au moment où l'article a été voté, qu'il pour-
rait donner lieu à de pareils troubles, à des bagarres
aussi effrayables et aussi sanglantes. (Très bien! très
bien! sur les mêmes bancs.)
M, Jean Godet. — Et au Sénat non plus, personne
n'a protesté contre les inventaires.
M. Ribot. — Les premiers inventaires ont provoqué
une émotion qui a été sans doute accrue par des excita-
tions politiques.
Mais qui pourrait penser qu'au moment de l'exécu-
tion d'une pareille loi, qui remue les sentiments les
plus profonds et les plus respectables, les partis vont
être subitement animés d'une vertu surhumaine et d'un
172 l'apaisement
désintéressement tel qu'ils n'essaieront pas de tirer un
profit politique des fautes que pourront commettre la
majorité ou le Gouvernement? (Très bien! très bien!
sur divers bancs.)
Qui le croit? Mais l'habileté, l'art du Gouvernement,
c'est de ne pas prêter la main à ces calculs des partis
politiques [Applaudissements au centre et sur divers
bancs), c'est de ne pas leur donner l'avantage, et pour
cela il lui faut apporter non seulement la prudence,
mais la clairvoyance et Tattention la plus soutenue
dans l'exécution d'une pareille loi.
Sans vouloir récriminer — ce n'est pas Theure, évi-
demment, de le faire — je suis bien obligé de justifier
la parole que j'ai prononcée et qui m'a empêché de
voter l'autre jour pour le ministère. J'ai pensé que
c'était une faute d'avoir tant tardé à faire le règlement
d'administration publique. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait
plus tôt? Vous aviez pour cela toutes les vacances. Vous
saviez que la majorité du Sénat ne toucherait pas à la
loi. Vous deviez avoir ce règlement tout prêt. (Mouve-
ments divers.)
Vous deviez l'avoir tout prêt et ce n'est pas moi,
messieurs, qui ferai intervenir, dans cette discussion, le
nom du Saint-Siège: c'est M. le président du Conseil
lui-même qui, il y a quelques semaines, a dit à la
droite : « Ce qu'on veut faire, c'est peser sur les déci-
sions du pape. » Et il laissait entendre très clairement
qu'à ce moment devaient venir de Rome des conseils
de sagesse. Est-ce vrai, monsieur le président du Con-
seil ?
M. Maurice Rouvier, président du Conseil, minis-
ire des Affaires étrangères, — Parfaitement et j'ai le
regret de constater que je ne m'étais pas trompé. Il me
reste à émettre le vœu ardent que toutes ces excitations
n'attei0;-nent pas le but auquel elles tendent.
M. Paul Beauregard. — Faites un bon règlement
d'administration publique.
M. Ribot. — Alors, permettez-moi de vous le dire,
vous commettiez une faute en précipitant les inventai-
PIÈCES JOINTES 173
res. Le règlement était en suspens ; des rumeurs, exa-
gérées peut-être à dessein, étaient répandues partout
que ce règlement allait aggraver la loi ; ces rumeurs
après tout ne manquaient pas de vraisemblance. (Très
bien! très bien! au centre.) Car enfin, quelle est cette
manière d'exécuter une pareille loi, qui consiste à lais-
ser aller au Conseil d'Etat un règlement que peut-être
on n'a pas lu avec assez de soin, puisqu'on est obligé
de demander au Conseil d'Etat, en pleine délibération,
de le corriger sur trois points importants? {Vifs applau-
dissements au centre et à droite.)
M. Bienvenu Martin, ministre de VInstruction pu-
blique,des Beaux-arts et des Cultes. — Vous êtes dans
l'erreur. Vous vous servez en ce moment de cancans l
(Bruit à droite.)
M. Ribot. — Dans une question aussi grave, j^ai le
droit de ne pas m'en tenir aux fictions ordinaires. Les
délibérations du Conseil d'Etat sont secrètes, mais tout
le monde sait — et si vous l'ignoriez, monsieur le minis-
tre, ce serait étrange — que sur la fusion de plusieurs
paroisses en une seule association et que sur la ques-
tion des inventaires annuels, le Conseil d'Etat a adopté,
à la demande du ministère, des textes tout à fait diffé-
rents des textes primitifs.
Mais puisque nous en sommes à ce qu'il y a eu d'un
peu décousu dans la préparation de l'exécution de la
loi...
M. le ministre de l'Instruction publique, des
Beaux-arts et des Cultes. — Jamais un règlement,
sur des questions aussi graves, n'aura été aussi vite voté.
M. Georges Berthoulat. — Ce n'estpas comme pour
celui qui vise le contrôle des assurances américaines!
M. Ribot. — Est-ce que la gravité qu'ont prise tout
à coup ces inventaires ne provient pas en grande partie
de cette circulaire malencontreuse que M. le ministre
des Finances a laissé partir des bureaux de l'enregistre-
ment et qu'il lui a fallu ensuite retirer? (Très bien!
très bien! au centre et sur divers bancs.)
Je me permets de dire que dans l'exécution d'une
174 L^ APAISEMENT
pareille loi, en présence de tels dangers, M. le prési-
dent du Conseil devrait avoir en mains la conduite de
l'affaire^ afin d'empêcher les imprudences, de ne pas
fournir un prétexte à des excitations factices et de con-
jurer les périls en face desquels nous sommes.
Je me suis permis de vous dire, monsieur le prési-
dent du Conseil, que dans l'état des esprits, en pré-
sence de ce règlement et malgré ce qu'il paraissait y
avoir d'impératif dans les termes de la loi, vous deviez
ajourner, gagner du temps. Nous n'en sommes pas,
n'est-ce pas, à discuter si vous le pouviez faire. Vous
ajournez l'exécution de bien d'autres lois quand il y a
un intérêt politique. {Vifs applaudissements au centre
et à droite.)
Vous deviez ajourner; vous deviez attendre que le
règlement eût paru, qu'il eût calmé les inquiétudes et
que ces conseils de sagesse que vous attendiez fussent
venus ; vous deviez ne pas laisser exécuter la loi dans
l'incertitude, dans l'anarchie où l'on est, en présence
d'un clergé qui visiblement n'a pas d'instruction, dont
le plus grand nombre des membres sont calmes, dont
les autres se laissent entraîner, en présence surtout de
partis qui, trouvant la lice ouverte, s'y précipitent et
peuvent nous conduire aux pires malheurs. Vous ne
deviez pas faire cela, vous deviez suspendre. Je vous ai
demandé, je vous ai conjuré de le faire. (Bruit à Vex-
irême gauche. — Applaudissements au centre et sur
divers bancs.)
Et lorsque nous avons su qu'en particulier^, dans le
département du Nord, il y avait une résistance qui
allait s'organiser, plus âpre et plus violente qu'ailleurs,
je vous ai encore demandé, monsieur le président du
Conseil, d'ajourner. Vous pouviez le faire. Il ne s'agit
pas ici d'incliner la loi devant la rébellion. Et qui peut
douter que vous ayez des régiments, que vous puissiez
les mobiliser? Qui peut douter que vous ayez la force
de fracturer les portes des églises? Mais fracturer des
portes d'églises pour avoir la pacification, pour avoir la
paix des consciences, permettez-moi de vous dire que
PIÈCES JOINTES 175
c'est le plus mauvais des procédés. La violence appelle
la violence. (Vifs applaudissements au centre et sur
divers bancs.)
Et dans ces derniers jours, alors que des consciences
obscures de paysans qui ne lisent pas les lois, qui ne
savent pas ce qu'on y met, qui ne savent pas quelles
sont nos intentions, se laissent entraîner à la guerre
civile, M. le ministre de l'Intérieur a eu une inspiration
sage et juste; il a voulu suspendre les inventaires là où
la rébellion pouvait amener l'effusion du sang. Il a dit
que l'inventaire se ferait plus tard et que la dévolution
des biens n'aurait pas lieu sans inventaire.
Je ne m'associe pas aux théories de notre collègue
M. Allard; mais M. Allard prononçait l'autre jour des
paroles de bon sens quand il disait : « Gomment! nous
allons fracturer les portes des églises ? Nous allons
envoyer des régiments, des artilleurs, toute l'armée
française, pourquoi i* Pour faire un simulacre d'inven-
taire! Car est-ce un inventaire que vous faites dans
toutes ces églises? Ce n'est même pas une reconnais-
sance ; c'est un simulacre, c'est une vaine formalité.
Eh bien ! un Gouvernement qui est fort ne met pas son
amour-propre à avoir raison de cette manière. »
M. le ministre de l'Intérieur avait raison avant-
hier ; une note nous a appris qu'il n'avait plus raison
hier qu'à moitié, qu'il s'inclinait devant certains con-
seils impérieux qui ont été donnés et qu'on allait re-
prendre toutes ces expéditions qui ont abouti aux tristes
incidents du département du Nord.
Je crois que vous aviez raison, raison contre vos
amis, monsieur le ministre, et que vous auriez dû avoir
le courage d'avoir raison jusqu'au bout. [Très bien!
très bien ! au centre.)
En ce moment même, il n'y a que les sectaires, que
les partis violents, il n'y a que ceux qui ont intérêt au
désordre qui pourraient vous blâmer si vous arrêtiez
cette effusion de sang et si vous donniez le temps à tous
les esprits de se calmer, à la lumière de se faire et aux
intentions de se révéler.
176 L^ APAISEMENT
Je ne fais pas, en disant cela, un acte d'opposition ; ;
je parle avec toute la conscience de la responsabilité i
que nous avons, car toutes ces violences qui s'accumu- '
lent, quels qu'en soient les auteurs, créent, je le dis
avec douleur, une atmosphère au milieu de laquelle
les raisons les plus fermes peuvent hésiter et les con-
seils de sa§^esse perdre de leur autorité.
Nous aurons dans quelques jours — et ce sera une
date grave dans l'histoire de ce pays — une réunion de
tous les évêques de France. Pour la première fois
depuis un siècle, la vieille Eglise de France va se re-
constituer et délibérer sur ses intérêts; c'est une grande
date. Je souhaite de toute mon âme que les conseils
de modération prévalent dans cette assemblée.
Je n'ai pas qualité pour donner des conseils aux
catholiques, je n'ai du moins d'autres titres que la fer-
meté et quelquefois le courage que j'ai mis à défendre
leur liberté. {Vifs applaudissements au centre et à
droite.)
Mais je me permets de m'adresser à eux parce qu'il
faut que je le fasse, pour délivrer ma conscience. On
commettrait une faute impardonnable et dont les con-
séquences seraient irrémédiables si l'on refusait d'ac-
cepter ce qu'il y a d'acceptable dans cette loi et si on
nous lançait ainsi dans une ère de guerre civile.
Cette loi, vous pourrez la critiquer ; vous pourrez
dire que «la Séparation n'était pas mûre dans le pays»;
vous pourrez dire que l'esprit dans lequel toute cette
campagne a été entreprise n'était pas un esprit de res-
pect, de bienveillance pour la religion catholique ; vous
pourrez dire tout cela, c'est entendu, mais enfin nous
avons lutté ensemble à cette tribune, non pas pour
empêcher la loi d'être discutée, mais pour l'améliorer
et la rendre acceptable s^il était possible^ parce que
nous mettions au-dessus des intérêts de parti l'intérêt
supérieur de la France et vous, messieurs, l'intérêt de
la religion catholique. [Très bien ! très bien !)
Une loi qui a donné au Saint-Siège le droit de nom-
mer sans contrôle les évêques — et il a déjà usé de ce
PIÈCES JOINTES 177
droit qu'il n'abandonnera plus — une loi qui vous per-
met à vous et à vos évêques de vous réunir, de déli-
bérer et de gouverner les intérêts de l'Eglise catholi-
que ; une loi qui vous remet la jouissance des églises
sans aucune condition de payement de loyer, sans rien
d'humiliant et sans fixer de délai...
M. Paul Deschanel. — Très bien I très bien !
M. Ribot. — ... permettez-moi de vous le dire, c'est
une loi qui peut ne pas vous convenir, mais ce n'est pas
une loi de violente persécution. {Vifs applaudissements
au centre, a gauche et a V extrême gauche.)
Vous ne pouvez pas dire cela au pays I
Et cet article 4, qui définit les associations cultuelles,
nous l'avons discuté et nous savons pourquoi nous
l'avons voté ensemble !
M. Paul Deschanel. — Très bien 1 très bien I
M. Ribot. — Pourquoi l'avez-vous voté avec moi ?
Parce que, sur les déclarations très loyales de M.Briand
et du Gouvernement — déclarations que j'ai fait préci-
ser à cette tribune — il a été dit que ces associations
ne pourraient se former que conforiaément aux règles
générales du culte dont elles veulent poursuivre l'exer-
cice. Qu'est-ce que cela veut dire ? Gela veut dire que
ces associations n'auront aucune existence légale si
elles se forment en dehors de la hiérarchie catholique,
en dehors des évêques.
Vous avez là votre garantie, vous avez là tout ce qui
constitue l'essence même du gouvernement autonome
de l'Eglise. (Applaudissements au centre.)
M. Paul Deschanel. — Très bien ! très bien ! G'est
le point essentiel.
M. Suchetet. ~ Et l'article 8 ? Vous l'oubliez.
M. Ribot. — Quand a été rendu le décret de 1809
sur les fabriques, on lui a adressé les mêmes objections ;
ce décret a été attaqué comme contraire à la discipline
de l'Eglise. Il a pourtant été accepté, et aujourd'hui on
le défend comme le palladium de la liberté de l'Eglise.
{Vifs applaudissements à gauche.)
Non, il ne faudra pas s'arrêter à ce qui est secon-
12
178 l'apaisement
daire, à ce qui est subalterne. Il faudra voir le fond; il
faudra voir que l'Eglise catholique peut vivre avec cette
loi, qu'elle peut même prendre une place plus grande,
parce qu'elle devra s'accoutumer aux mœurs fécondes
et fortifiantes de la liberté. {Vifs applaudissements à
gauche.)
Vous avez en face de cela la perspective de la guerre
religieuse. Eh bien I non, cela ne sera pas? La loi sera
exécutée, je l'espère ; après tous ces remous violents,
elle deviendra une œuvre de paix au sein de notre
société si troublée, si menacée de toutes parts et qui n'a
pas besoin des horreurs de la guerre civile.
Messieurs, je ne suis pas ici un homme de parti ; je
dis à chacun ce que j'ai dans le cœur, et je le dis avec
tristesse, mais en même temps avec confiance. Dans
cette affaire si grave, il faut l'apaisement, il ne faut pas
de paroles violentes, ni d^un côté ni de l'autre, et, lais-
sez-moi ajouter, ni d'un côté ni de l'autre il n'y a plus
de faute à commettre. [Applaudi s sèment s vifs et répé-
tés sur un grand nombre de bancs. — Mouvement pro-
longé.)
M. Etienne Flandin (Yonne). — Je demande l'affi-
chage du discours de M. Ribot.
M. le président. — Je mets aux voix la motion de
M. Flandin, tendant à l'affichage du discours de M. Ribot.
Il y a une demande de scrutin signée de MM.Lamen-
din, Dufour, Aliard, Sembat, Bénézech, Cornet, Cade-
nat, Paul Gonstans, Dejeante, Vaillant, Honoré Leygue,
Normand, Steeg, Mas, Delory, Bouveri, Fournier, Auge,
Breton, GoUiard, Devèze, Bouhey-Allex, etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. — MM. lès secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — Voici le résultat du dépouille-
ment du scrutin :
Nombre des votants • 486
Majorité absolue 244
Pour Tadoption 275
Contre 211
PIÈCES JOINTES 179
La Chambre des députés a adopté.
M. Louis Mill. — Nous demandons aussi l'affichage,
avec les discours de M. Ribot et de M. Briand, des dis-
cours de M. le ministre de l'Intérieur et de M. Lemire.
M. le président. — J'ai reçu, en effet, trois proposi-
tions; deux d'entre elles tendent à l'affichage du dis-
cours de M. liemire, la troisième tend à l'affichage du
discours de M. le ministre de l'Intérieur et de celui de
M. Lemire.
M.Lasies.— Ne pourrait-on pas ordonner l'affichage
de tous les discours qui ont été prononcés aujourd'hui ?
M. Guyot de Villeneuve, ironiquement. — Je de-
mande l'affichage de toute la séance, {Rires à droite.)
M.Georges Berry.— Nous demandons l'avis de la
commission du budget.
M. le président. — La parole est à M. Pasqual.
M.Pasqual. — Messieurs. permettez-moi de vous dire,
com n e député du Nord, que le discours de M. Ribot
est de nature à amener l'apaisement dans notre pays.
Comme député du Nord également j'ai applaudi au dis-
cours si énergique de notre sympathique collègue Pabbé
Lemire.
Je vous supplie de bien vouloir voter l'affichage du
discours de l'abbé Lemire et de celai de M. le ministre
de l'Intérieur. M. l'abbé Lemire est aimé dans tout le
pays du Nord ; nous le considérons comme un démo-
crate; son discours sur nos populations simplistes pro-
duira le meilleur effet, et l'apaisement que nous dési-
rons sera enfin réalisé. [Applaudissements à gauche et
au centre.)
M. de Gailhard-Bancel. — Au lieu d'ordonner l'affi-
chage des discours, il vaudrait mieux que la Chambre
décidât que le Journal officiel sera envoyé à tous les
électeurs. {Applaudissements à droite.)
MM. le marquis de Lespinay et Suchetet. — On
ferait bien de songer, aussi, aux contribuables?
M. le président. — Je vais mettre d'abord aux voix
la proposition tendant à l'affichage du discours de
M. Lemire.
180 l'apaisement
M. Louis Mill. — Notre demande s'applique et au
discours de M. Lemire et au discours de M. Dabief.
M. Geo "ges Berry. — Nous demandons la division.
M. le président, — J'aireçudeuxde landesd'affîchage
du discours de M. Lemire et une demande d'affichage
de ce discours et de celui de M. le ministre de l'Inté-
rieur
Je dois appeler la Chambre à statuer séparément sur
l'affichage des deux dis ours.
Les trois demandes d'affichage du discours de M. Le-
mire sont signées :
La première, de MM. Malizard, Fernand-Brun et
Loque;
La deuxième, de M. Charles Baudet;
La troisième, de MM. Louis Mill, Raoul Péret, Marc
Réville et Léon Pasqual.
Je mets aux voix cette motion.
11 y a une demande de scrutin signée de MM. Louis
Mill, Baudet, Lhopiteau, Féron, Congy, Jumel, Lamen-
din, Dansette, Auffray, Paul Beauregard, Georges Ber-
ger, Rabier, Julien Goujon, KIotz, Bonté, Videau, Ernest
Roche, etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — MM. les secrétaires me font con-
naître qu'il y a lieu de faire le pointage des votes.
Il va être procédé.
La séance est suspendue pendant cette opération.
(La séance, suspendue à cinq heures moins dix minu-
tes, est reprise à cinq heures dix minutes.)
M. le président. — La séance est reprise.
Voici, après vérification, le résultat du dépouillement
du scrutin :
Nombre des votants 387
Majorité absolue 194
Pour l'adoption 203
Contre 184
PIÈCES JOINTES 181
La Chambre des députés a adopté.
Je mets aux voix la proposition d'affichage du dis-
cours de M. le ministre de l'Intérieur.
Il y a une demande de scrutin signée de MM. Caze-
neuve, Paul Gonstans, Ghabert, Ragot, Vazeille, Fer-
nand Rabier, Réville, Mulac^ Le Moigne, Grosdidier,
Ghaigne, Ghamerlat, Klolz, etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — Voici le résultat du dépouille-
ment du scrutin :
Nombre des votants 570
Majorité absolue 286
Pour l'adoption 313
Contre , ... 257
La Ghambre des députés a adopté.
M. l'abbé Gayraud. — Et maintenant, je demande
l'affichage du discours de M. Lasies.
M. Durand. — On ferait mieux d'employer cet argent
à secourir les victimes.
M. le président. — J'ai reçu la proposition suivante :
« Les soussignés demandent l'affichage du débat com-
plet de cette séance sur la question des inventaires. »
Gette proposition est signée de MM. Bignon et Rou-
land.
Je la mets aux voix.
Il y a une demande de scrutin signée de MM. de
Boury, Rouland, Bignon, Bouctot, Audigier, Gellé,
Gornadet, Goujon, Quesnel, Goache, Drake, Jules Le-
grand, Haudricourt, Etienne Flandin, etc.
Le scrutin est ouvert,
(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — Voici le résultat du dépouille-
ment du scrutin :
182 l'apaisement
Nombre des votants 525
Majorité absolue 263
Pour l'adoption ....,.,.. 144
Contre 381
La Chambre des députés n'a pas adopté. ^
M. Lasies. — Naturellsment I il n'y avait plus que
mon discours à afficher. ti
M. le président. — La parole est à M. Lerolle. ^
M.Paul Lsrolle. — Messieurs^ je ne referai pas le récit
des faits douloureux qui se sont passés à l'occasion des
inventaires. Le pays est en proie à un trouble profond.
[Interruptions à Vextrême gauche.)
M. Normand. — Par votre fait!
M. Paul Lerolle. — Des conflits sanglants éclatent et
nous avons aujourd'hui à déplorer la mort d'un père de
famille, mort pour ses convictions, que je salue avec
respect du haut de cette tribune. ( T'rés bien! très bien!
k droite.)
Tout le monde regrette ces troubles à la paix publi-
que, ces événements qui apparaissent comme des pré- j
ludes de guerre civile. tI
Mais à qui la faute ? Qui est responsable ?
M. Jules Goûtant (Seine). — Plutôt que d'expliquer
la loi aux catholiques, vous les excitez !
M. Paul Lerolle. — 11 ne me plaît pas, à moi catho-
lique, de laisser dire ce qui a été répété à plusieurs
reprises ici, que ce sont les excitations des catholiques
qui soulèvent ces révoltés.
A Vextrême gauche. — C'est la vérité I .g
M. Paul Lerolle. — Non^ ce n'est pas la vérité. La 1
résistance a de bien autres causes, qu'il faut chercher
autre part que chez nous.
Est-ce que vraiment on a oublié la discussion et le
vote de la loi de Séparation au point de ne plus se sou- M
venir des conditions dans lesquelles tout cela s'est fait ? 1
Il s'agissait d'un acte grave entre tous, d'une révo- 1
lution morale et sociale profonde dont le pays ne vou-
lait pas. C'était la rupture violente avec celles de nos
t>IÊCES JOINtES 183
traditions nationales les plus sacrées pour nous et les
plus antiques. Et cela, vous avez voulu le faire au
mépris du droit, sans même vouloir en conférer avec
le chef de l'Eglise ; vous avez voulu disposer des catho-
liques sans eux. Pourtant, vous n'aviez jamais reçu ce
mandat de nos électeurs. {Très bien ! très bien ! à
droite et au centre.)
En vain, nous vous avons demandé de consulter le
pays pour qu'il dise sa volonté : vous ne l'avez pas
voulu. En vain, nous vous avons demandé de consulter
au moins les Conseils municipaux qui pouvaient être
les interprètes de l'opinion des communes : vous ne
l'avez pas voulu. Il est arrivé ici plus de quatre millions
de sig'natures protestant contre ce que vous alliez faire.
A Vextrême gauche. — Vous les avez obtenues par
la menace et l'intimidation.
M. Paul Lerolle. — Rappelez vous donc avec quel
dédain vous avez traité ces protestataires, sans vouloir
accorder à leurs pétitions quelques minutes de discus-
sion I [Applaudissements à droite et au centime.)
Alors votre loi est apparue, comme une usurpation
du Parlement sur le droit du pays I
Et vous vous étonnez après cela, au premier acte
d'exécution, quand la loi à laquelle le peuple ne croyait
pas est devenue une réalité menaçante, que l'émotion
s'empare de tout ce pays...
M. Dejeante. — Ah non 1
M. Paul Lerolle. — ... qu'un frisson d'indignation le
secoue et qu'il vous signifie même violemment sa répro-
bation !
Il aurait fallu au moins, messieurs, pour calmer les
inquiétudes, pour apaiser les colères naissantes, que le
Gouvernement, chargé d'appliquer la loi, procédât avec
tact, apportât quelque délicatesse dans les mesures qu'il
prenait. Qu'a-t-il fait ?
J'ai trouvé dans l'interview d'un préfet un mot bien
significatif : « Tout se passait dans le calme, disait-il,
avant les incidents de Sainte-Glotilde et du Gros-Cail-
lou. »
184 l'apaisement
Or qui donc est responsable de ces incidents?
A Vextrême gauche. — C'est vous ! vous 1
M. Dejeante. — Vous n'êtes pas venus le faire à
Belleville.
M. Paul LeroUe. — Il y avait à Sainte-Glotilde une
foule décidée, comme c'était son droit, à protester con-
tre l'inventaire; mais nul ne pouvait prévoir la violence
des scènes qui ont eu lieu.
L'inspecteur des domaines, ne pouvant remplir son
mandat, avait le devoir, d'après la loi, d'après le règle-
ment d'administration publique qui porte la signature
de tous les ministres, de se retirer, d'en référer au
directeur des domaines qui devait en aviser le préfet,
et celui-ci aurait pris les décisions nécessaires. (Mou-
vements divers.)
Si l'on avait suivi cette procédure, exigée par la loi,
c'était au moins le temps de faire l'apaisement, de
chercher le terrain d'entente pour éviter les scandales
qui ont soulevé la conscience publique. {Applaudisse-
ments à droite.)
Mais à cette heure même se déroulait ici une inter-
pellation. Le Gouvernement a craint le froncement de
sourcil de M. AUard et d'ici même on a ordonné à la
police de pénétrer de force dans l'église Sainte-Glotilde.
(Applaudissements à droite.)
M. Fernand de RameL — Et sans faire les som-
mations légales.
M. Paul LeroUe. — Et vous vous souvenez de ce
qui s'est passé : l'église envahie, la troupe, les agents
dont plusieurs gémissaient sans doute de la triste beso-
gne qu'on leur imposait, pénétrant avec violence au
milieu des fidèles assemblés ; l'église profanée ; des
manifestants blessés.Vous savez toutes ces choses, elles
n'ont même pas l'excuse d'être légales car le règlement
sur les inventaires est violé, la loi sur les inventaires
est violée, la loi sur les attroupements est méconnue,
et c'est sans avoir fait les sommations légales que la
troupe pénètre dans l'église.
Et cela ne suffit pas. Le lendemain, mêmes scènes à
PIÈCES JOINTES 185
l'église du Gros-Caillou. Dès le matin, ce quartier de
Paris est comme en état de siège, et dès que Tagent
des domaines paraît, on enfonce les portes et on sac-
cage l'église.
Est-ce que vous croyez que ces événements n'ont
pas un singulier retentissement dans les provinces? Et
c'est vous, monsieur le ministre de l'Intérieur, qui les
avez voulus. (Applaudissements à droite.)
Et quand vous avez triomphé des manifestants^dans
une victoire déplorable, comment les traitez-vous? Au
lieu de poursuivre la répression légale, dans la sérénité
et le calme de la loi, vous vous êtes livrés sur ceux
que vous aviez arrêtés à de misérables et mesquines
tracasseries. {Applaudissements à droite.)
On s'est indigné un jour de voir un de nos collègues,
M. de Dion, amené au tribunal de Nantes menottes
aux mains. Eh bien ! on a vu le même fait se repro-
duire ici.
Tous ces hommes, et parmi eux des élus du peuple,
deux conseillers municipaux de Paris, Roger Lambelin
et Gaston Méry, dont l'un a été tout de suite acquitté,
ont été menés au tribunal, avec la chaîne qu'on appelle
cabriolet, comme des malfaiteurs vulgaires. Dans un
pays où la liberté individuelle serait respectée, la mise
au dépôt devrait être réservée aux hommes sans aveu,
sans domicile ou aux criminels qu'on ne peut laisser
errer sans danger sur la voie publique...
M. Marcel Sembat. — Qu'est-ce que les gens sans
aveu ?
Il y a donc des gens à qui la loi ne s'applique pas ?
Ne s'applique-t-elle qu'aux ouvriers ?
M. Paul Lerolle. — Je n'ai jamais pensé qu'on pût
appeler des ouvriers des hommes sans aveu.
Eh bien ! cette mise au dépôt, on l'a imposée à tous
ces hommes honorables et qui avaient bien, je pense,
un domicile. On n'a même pas fait exception pour le
général Récamier, arrêté à Saint-Thomas-d'Aquin, et
qui devait être protégé contre de semblables traite-
ments par son âge et par l'éclat des services rendus
186 L^APAISEMENT
à son pays, comme si on avait pu craindre qu'il s'en-
fuît devant les responsabilités qu'il pourrait avoir encou-
rues. {Applaudissements à droite.)
On a été plus loin. Il y avait ne braves gens qui
avaient reçu la grande douche de M. le préfet de police
dans Téglise du Gros-Caillou. Leurs vêtements étaient
ruisselants d'eau et on a poussé l'inhumanité jusqu'à
leur refuser d'en changer, comme si cela eût constitué
un danger pour la paix publique, et je connais certains
d'entre eux qui ont été malades pour être restés vingt-
quatre heures avec des vêtements trempés. {Très bien !
très bien ! à droite.)
Et après tous ces traitements injustifiables, des magis-
trats, comme saisis d'affolement, ont prononcé des con-
damnations si rigoureuses qu'elles semblaient moins
des actes de justice que des œuvres de haine. {Excla-
mations à gauche. — Approbation à droite.)
M. le président. — Vous ne pouvez pas dire cela,
monsieur Lerolle.
A droite. — Mais si I
M. Paul Lerolle. — Tous ces faits ont donné à la
répression une apparence détestable de rancune et de
vengeance, et vous vous étonnez que les colères aient
été excitées, que partout aient éclaté enfin les indigna-
tions trop longtemps contenues ?
Ah ! je le sais, ou nous dit qu'il fallait accepter la
loi, qu'il fallait se courber devant ses exigences, quelles
qu'elles fussent, et que nous aurions la paix à ce prix.
Et bien non, il ne faut pas laisser accréditer ces
légendes. Même en se taisant, les catholiques n'auraient
pas eu la paix.
Il y a^ parmi nous, des hommes qui nous ont con-
seillé de subir la loi^ d'en tirer ce qu'elle pouvait, à
leurs sens, nous donner de liberté, et de l'accepter
loyalement.
Ces conseils, ils les ont donnés dans un très beau et
très noble langage.
Gomment donc leur avez-vous répondu avant même
les résistances dont vous vous plaignez ?
PIÈCES JOINTES 187
Voici ce que disait l'un de vos journaux, puissant en
influence dans la majorité : « M. X... affirme qu'il est
possible de désarmer toute hostilité en acceptant sans
arrière-pensée la loi républicaine. N'hésitons pas à le
dire, il leurre ses amis. L'état de guerre entre la Répu-
blique et la théocratie romaine... » — c'est ainsi que
vous appelez la religion catholique — «... ne cessera
que par la mort ou la disparition totale de l'un des
combattants. »
A V extrême gauche. — Très bien !
M. le marquis da La Ferronnays. — Voilà la
vérité, monsieur Ribot ; voilà ce qu'ils veulent faire I
M. Paul Lerolle. — « C'est folie d'espérer, nous ne
dirons pas un rapprochement, mais seulement une trêve.
Que les catholiques acceptent la loi actuelle ou se
révoltent contre elle, nous n'en continuerons pas moins
à les combattre sans merci. »
Voilà ce qu'on promettait à notre soumission, à
l'application sincère de la loi : la guerre sans merci.
Ceci est de la Lanterne ,' écoutez ce que dit V Action
de la Séparation et quel avenir elle nous promet :
« Cette première étape franchie, nous demanderons
qu'on réalise une séparation, c'est-à-dire une destruc-
tion intégrale. Alors viendra la véritable bataille. »
Et vous dites que c'est nous qui sommes les excita-
teurs, alors que vos journaux tiennent ce langage ; que
ce programme de haine et de destruction, si menaçant
pour l'avenir, est répandu partout dans nos commu-
nes ; que partout il y a des hommes qui s^en vont pré-
dire la prochaine ruine de l'Eglise catholique, la fin de
toute religion. Et ce sont les mêmes hommes qui applau-
dissent le plus bruyamment à la Séparation ! Voici les
véritables excitateurs ! {Applaudissements à droite, —
Exclamations à gauche.)
J'entends bien ce qu'on me répond. On me dit :
Ceux-là sont les violents et ce ne sont pas eux qui ont
fait la loi avec laquelle, en somme, on peut vivre. Et
on cite des textes. Cette loi, messieurs, je l'ai appréciée
moi-même ici, en toute franchise et sincérité^ sans nier
188 l'apaisement
les quelques atténuations que M. Ribot, par exemple,
soutenu par nous et contre vous, avait pu y faire intro-
duire.
M. Dejsante. — Lisez donc la Croix d'hier I Vous ver-
rez le langage qu'elle tient !
M, Paul Lerolle. — Il n'y a dans la loi qu'une chose
certaine : c'est la spoliation. Les libertés qui y sont,
dites-vous, proclamées, y sont menacées ou déniées
aussitôt que proclamées, et elle recèle en ses articles
tels pièges qu'en réalité... {Applaudissements à droite,
— Exclamations à gauche.)
M. Garnaud. — Voilà l'excitation 1
M. Paul Lerolle. — ... le sort de l'Eglise dépend bien
moins de la loi, que de l'interprétation qu'y donneront
les ministres chargés de l'appliquer.
Voilà la vérité et quand cette loi obscure, dangereuse,
apparaît au peuple avec ce cortège de cris de haine,
non pas de tous ceux qui l'ont votée, mais de ceux qui
l'ont imposée au Gouvernement qui n'en voulait pas
d'abord, à cette Chambre qui n'en voulait pas non plus,
et au pays qui n'en veut pas encore maintenant, il la
juge pour ce qu'elle est, une œuvre menaçante pour
les consciences, menaçante pour la liberté religieuse et
pour la paix publique.
M. Fernand de Ramel. — On nous a mis hors la
loi commune !
M. Paul Lerolle. — Et quand Tinventaire se fait, le
peuple, simple en ses impressions, n'y voit, ne peut y
voir l'acte anodin dont on vous a parlé, mais comme le
symbole et l'annonce de toutes les injustices et de tou-
tes les spoliations ïuiures, (Applaudissements à droite.)
Il faut, pour rassurer ce pays contre de pareilles éven-
tualités, non seulement une parole ferme et autorisée,
mais des actes.
Le passé nous met en défiance, en effet, et nous avons
vu trop souvent les sectaires nous imposer leur détes-
tables projets pour ne pas craindre de vous voir céder
encore à leur volonté. Est-ce que depuis quelques années
nous ne les avons pas vus toujours vaincre ici les résis-
PIÈCES JOINTES 189
tances de ceux qui étaient plus modérés et les forcer à
marcher où ils voulaient les conduire ?
Est-ce que ce ne sont pas eux qui ont interdit à cette
majorité d'examiner les demandes des congrég"ations
qui, se fiant à la loi, se fiant aux promesses mêmes fai-
tes ici, avaient adressé aux Parlement des demandes
d'autorisation ? A elles aussi on avait demandé des inven-
taires. Où sont\eurshiens2 (Applaudissements à droite.)
Est-ce que ce ne sont pas eux qai, en dépit des engage-
ments les plus solennels, ont supprimé un jour toutes
les congrégations autorisées et, avec elles, la plus grande
partie de nos écoles, alors qu'il avait été convenu
que la loi des associations ne toucherait pas à ces con-
grégations autorisées ? Ne nous avait-on pas assuré
autrefois que les mesures prises contre le clergé régu-
lier ne porteraient jamais atteinte au respect dû au
clergé séculier, qu'elle n'était pas une menace pour
l'Eglise catholique ? Les sectaires, les hommes de vio-
lence ont ordonné, et voici les traitements de nos prê-
tres supprimés, la séparation de FEglise et de l'Etat
consommée.
Et aujourd'hui, c'est par la même faiblesse que M. le
ministre de l'Intérieur n'ose pas suivre la ligne qu'il
s'était tracée il y a deux jours et mettre fin à ces inci-
dents cruels en arrêtant les inventaires. [Applaudisse^
menis à droite.)
Et M. Ribot Ta très bien dit, ce n'est pas même pour
faire un acte utile, que vous risquez les chocs sanglants;
les inventaires que vous faites ne sont pas des actes
utiles; on n'inventorie rien; ce sont de simples mani-
festations faites pour donner je ne sais quelles satisfac-
tions aux hommes dont vous avez tout à Theure entendu
le langage et qui finissent toujours par s'imposer à
vous.
Messieurs les ministres, permettez-moi de vous dire,
après tant de faiblesses, tant de concessions impardon-
nables, nous ne pouvons plus, nous ne devons plus
croire aux paroles; il nous faut des actes.
A V extrême gauche. — Il vous faut la guerre civile!
190 l'apaisement
M. PaulLerolle. — Il faut des actes pour calmer ce
pays. Quels actes allez-vous nous donner? J'ai vu, dans
une note qui a paru dans les journaux, que vous alliez
interrompre en quelques endroits les inventaires, mais
que, dans le reste de la France, vous les feriez ; vous
l'avez répété ici: on les fera, dites-vous, quand même.
Voulez-vous dire, monsieur le ministre de l'Intérieur,
qu'on les fera malgré la résistance, malgré le sangversé
et que dans d'autres départements on verra se renou-
veler le drame d'hier ?
M. Dejeante. — C'est malheureux !
M. Paul Lerolle. — Oui, monsieur, c'est malheu-
reux.
Je vous demande de dire que vous sursoierez à ces
inventaires ; vous pouvez le faire sans aucun inconvé-
nient même pour l'application de votre loi.
Donnez au moins cette preuve de bonne volonté, je
ne dis pas seulement aux catholiques, mais aux libé-
raux de ce pays, à tous ceux qui veulent assurer la
paix publique. Dites une parole, faites un acte qui ras-
sure^ sur la situation de demain, ce pays si fortement
ébranlé. Si vous ne le faites pas, voyez où vous nous
acculez. Vous dites que vous ne permettrez pas la
dévolution quand les inventaires n'auront pas été léga-
lement faits. Gela peut empêcher, dans beaucoup de
paroisses, la formation des associations cultuelles; dans
ce cas, est-ce que vous allez vous emparer de nos égli-
ses? (Applaudissements à droite.)
A gauche. — Allons donc!
M. Paul Lerolle. — Je vois un geste de dénégation
de M. le ministre; je lui demande alors comment, si
les associations cultuelles ne sont pas formées, il main-
tiendra la jouissance de nos églises entre nos mains. Il
y a une contradiction entre son geste de protestation
et le texte même de la loi.
Mais je vous en prie encore, au nom de la paix publi-
que, au nom de ce pays, ne poussez pas les choses à
l'extrême, ne prévoyez pas seulement demain, envisa-
gez un avenir plus éloigné, évitez cette guerre religieuse
PIÈCES JOINTES 191
à laquelle on vous pousse, monsieur le président du
Conseil, que vous ne voulez pas (Applaudissements à
droite) et que vous subissez pourtant. On dirait vrai-
ment que vous avez peur de ceux qui la réclament, et
qu'ils vous menacent de je ne sais quelle arme mys-
térieuse dont vous voulez éviter les coups à tout prix.
Cette guerre relig-ieuse, je vous en supplie, évitez-la,
vous n'y arriverez qu'avec plus de tolérance et de
modération; qu'en nous accordant, au moins dans l'in-
terprétation de la loi, la justice à laquelle nous avons
droit. Sans cela, vous aurez beau envoyer des régiments,
couvrir le pays de ruines, vous n'arriverez pas à bout
de cette résistance. (Applaudissements à droite.)On.ne
comprime pas par la force la révolte des consciences,
parce que, comme l'a dit Victor Hug'o:« La conscience
de l'homme est la parole de Dieu. »
11 y a une résistance invincible, capable d'user les
forces de tous les gouvernements, c'est la résistance de
braves gens qui ne se croient plus le droit d'obéir à des
lois injustes. 11 n'y a qu'un moyen de désarmer cette
résistance, c^est d'être juste. (Vifs applaudissements
à droite.)
M. le président. — La parole est à M. Adrien Michel.
M. Adrien MicbeL — En présence des faits très
graves et des collisions sanglantes dont la Haute-Loire
est le théâtre à propos des inventaires, comme député
de ce département j^ai cru de mon devoir de demander
la parole pour protester contre ces mesures injustes,
vexatoires et iniques, pour rétablir les faits qui ont été
provoqués par ces inventaires, lesquels ont été nota-
blement altérés par la presse, et pour dire enfin que la
police a souvent occasionné par ses provocations et ses
menaces, les conflits sanglants qui sont allés jusqu'au
meurtre. Je m'en tiendrai à ma circonscription et je
préciserai surtout les faits qui se sont passés à Montre-
gard, car là j'ai été sur les lieux, j'ai visité les malheu-
reux blessés dont l'un était très grièvement atteint et
un autre en danger imminent de mort.
Messieurs, je vais d'abord vous donner lecture d'une
192 l'apaisement
lettre que je viens de recevoir de la commune de Gra-
zac, canton d'Yssingeaux, et qui vous fera connaître
l'état d'esprit de nos populations si calmes et si sages.
« La Planche, ce 3 mars 1906.
« Cher monsieur,
« La tentative qui a eu lieu hier à Grazac pour l'in-
ventaire nous fait Icraindre, à M. le curé et à moi, de
regrettables événements pour la seconde fois quand la
troupe viendra, car les têtes sont très surexcitées.
Comme moi, vous savez que nos braves paysans sont
courageux, je dirai même téméraires, quand on semble
les traiter en quantité négligeable.
« Je vous demande en grâce, dans un intérêt huma-
nitaire, de vous employer de toute votre énergie auprès
du ministre de l'Intérieur pour faire suspendre, dans
votre arrondissement, l'inventaire des églises, afin d'évi-
ter que le sang coule. De mon côté je ferai tout au
monde pour calmer la trop juste colère de nos braves
catholiques.
« Pourquoi le Gouvernement ne se contenterait-il
pas des inventaires fournis par le Conseil de fabrique,
comme c'est le cas à Grazac; ainsi on pourrait calmer
cette surexcitation qui ne fait que s'accroître tous les
jours aux récits que rapportent les journaux dans toute
la France et surtout dans notre département.
« Je viens de lire dans le Matin du 2 mars, un arti-
cle indiquant que le génie a reçu l'ordre de faire sau-
ter à la dynamite les barricades, voire même les portes
d'églises {Dépêche de Toulouse, l^*" mars). Je ne veux
pas discuter le savoir de notre belle armée française,
mais qui me dit qu'une secousse pareille ne vienne pas
à ébranler les clochers élevés et déjà lézardés, comme
c'est le cas à Grazac; je frissonne à la pensée que le
clocher tombe sur la foule entassée sur la place et sur
les gens enfermés dans l'église ; au moins, si la troupe
est obligée d'agir, qu'elle se niontre calme et non agréa-
PIÈCES JOINTES 193
sive, car alors les pires accidents sont à redouter. Nous
allons prêcher le calme et le sang-froid; mais que faire
devant une foule surexcitée, énervée, ne se possédant
plus.
« M. Rodde a pu voir avec quelle peine Pierre Deléage
et moi avons pu éviter des accidents ; si jamais la pou-
dre vient à parler^ ce sera un vrai carnage que je n'ose
envisager,
« Je ne parle point seulement pour Grazac, mais
pour les communes environnantes ; que le Gouverne-
ment conserve donc le plus pur sang français pour la
défense du territoire.
« Je tenais à vous mettre au courant de la situation
pour y porter remède si possible, et je ne doute pas
que vous fassiez tous vos efforts pour arriver à obtenir
un résultat du ministre de Tlntérieur.
« Veuillez agréer, cher monsieur, la nouvelle assu-
rance de mes sentiments les meilleurs.
« L.-H. DE Saint-Julien.
« P. -S. — Leur conseiller de renoncer à la résistance
est chose inutile ; ils ont travaillé pour se barricader et
ils entendent être maîtres dans cette église qu'ils ont
construite avec leurs propres ressources. »
Je reviens aux faits qui se sont passés à Montregard.
Voici une relation qui est certaine et qui était rédigée
déjà au moment ou je suis allé visiter cette localité après
la tentative d'inventaire. Elle a pour but précisément
de rectifier les récits erronés des journaux.
« Les soussio-nés manifestants, lors de l'inventaire
de l'église de Montregard, ont l'honneur de vous prier
de vouloir bien insérer la rectification suivante à votre
article de dimanche.
« A leur arrivée M. le percepteur Deumier, chargé de
l'inventaire et les trois gendarmes qui l'accompagnent
sont reçus à la mairie par M. Delolme, maire, qui les
engage vivement à s'en retourner en présence de la
13
194 l'apaisement
résistance qui va leur être faite. Malgré cette sage recom-
mandation, M. Deumier veut se diriger vers la cure,
accompagné de M. Delolme, maire, qui voulait le pro-
téger contre la foule ; les gendarmes restent prudemment
sur le seuil de la mairie, située à 200 mètres de là. Les
manifestants, au nombre de quatre à cinq cents, empê-
chent le percepteur d'avancer et lui donnent même quel-
ques coups qui, parfois, manquent leur but et atteignent
M. le maire. L'agent délégué se retire alors sous les
huées de la foule chez l'instituteur communal ; les gen-
darmes l'y rejoignent. Ce n'est qu'une demi-heure plus
tard que la population se porte devant l'école, alors
que le percepteur et les gendarmes auraient pu se reti-
rer, sur les conseils qui leur en étaient donnés, tandis
qu'au contraire ils jugèrent bon de dîner à Montregard.
« Vers midi, le nommé Joseph Masclet, voiturier à
Montfaucon, qui avait amené le percepteur, part avec
sa voiture poi'teur des dépêches, demandant du secours ;
il est un peu houspillé. Quant aux deux facteurs ruraux
qui desservent la commune, ils n'ont été molestés par
personne.
« Enfin, vers les quatre heures et demie et à la vue
des deux gendarmes à cheval de Tence, qui n'osent
s'avancer à plus de 500 mètres de la localité, les assié-
gés jugent à propos de sortir devant la porte de l'école
communale, lis sont accueillis par les huées de la foule
et par quelques boules de neige.
« Ils font face aux manifestants pendant cinq minu-
tes ; puis le brigadier de Montfaucon sort ostensible-
ment son revolver de son étui, le braque sur la foule,
lève son képi en disant aux gens d'un air narquois :
« Au revoir^ messieurs » et donne le signal du départ.
« Il est alors impossible à quelques courageux citoyens
d'arrêter les manifestants qui, ne pouvant contenir plus
longtemps leur colère en présence de la provocation du
brigadier, se ruent à la poursuite des gendarmes, armés
de quelques bâtons seulement. A 300 mètres du bourg
se passent des faits dignes des apaches. Un gendarme se
retourne, se met à la poursuite du nommé Dereymond,
PIÈCES JOINTES 195
qui était à quelques pas de lui, et par derrière lui loge
à bout portant une balle dans la nuque. C'est alors
qu'un autre gendarme, après avoir tiré deux coups de
revolver, dont un traverse le chapeau d'un manifestant,
est saisi, désarmé et reçoit quelques coups de bâton ;
pendant ce temps, le brigadier tirait à trois reprises sur
un jeune homme qui lui lançait des boules de neige. Le
nommé André Régis n'avait qu'un bâton entre les
mains ; après avoir été blessé par le brigadier et au mo-
ment où il essayait de se relever, il a reçu du même
brigadier et à bout portant une nouvelle décharge; il a
deux balles dans le corps. L'état des deux blessés est
très grave ; la population réclame une enquête.
C'est bien en effet le geste de défi, le geste provo-
cateur du brigadier au moment de son départ, qui
indigna la population et qui la porta à accompagner les
gendarmes et le percepteur en leur faisant, en un mot,
la conduite de Grenoble.
Les gendarmes avaient à peine parcouru trois cents
mètres que l'un d'eux, comme le dit la relation que je
viens de citer, tira un coup de revolver au nommé
Dereymond, jeune homme de vingt-quatre ans et cela
sans sommation légale. (Interruptions.)
Je ne veux pas chercher à quelle violence ce jeune
homme s'était livré et il paraît qu'il n'en avait fait
aucune. Je n'en ai pas besoin pour démontrer que, au
moment où il a reçu le coup de revolver, il n'était pas
offensif, puisqu'il fuyait. Et, en effet, la nature des
lésions prouve bien qu'il en était ainsi. La balle qu'il a
reçue a pénétré à trois travers de doigt en arrière au-
dessous de l'oreille droite, a parcouru un trajet oblique
et est venue s'amortir sur la partie gauche du maxil-
laire inférieur en occasionnant une fracture à fragments
multiples de cet os.
L'ouverture d'entrée de la balle est en arrière du cou
et n'est pas sortie. Donc le jeune Dereymond ne pouvait
nuire au gendarme à ce moment et on ne s'explique
pas que ce dernier lui ait tiré dessus.
A noter encore que le gendarme avait bien Tinten-
198 l'apaisement
tion de tuer, parce qu'au lieu de viser les membres ,
inférieurs il a visé le haut du corps, c'est-à-dire les "j
régions où siègent les organes essentiels de la vie. m
De plus, à ce moment de la poursuite, aucun gen- *
darme n'avait été blessé et, dès lors, rien ne justifiait,
pour la sûreté des gendarmes, l'emploi d'une arme aussi
meurtrière que le revolver d'ordonnance.
Le gendarme a donc manqué de sang-froid et de
réflexion et il semble bien qu'il a voulu être meur-
trier.
Si le premier geste du brigadier, au moment du
départ, avait été provocant, il était trop certain que
la grave blessure qui faisait abondamment saigner la
bouche de Dereymond pousserait les manifestants à [
une exaspération folle. C'est ce qui arriva. C'est à par-
tir de ce moment, sans doute, qu'un des manifestants
reçut un coup de bâton sur la figure, la seule blessure ;
un peu grave d'ailleurs qui ait été reçue au cours de
l'inventaire.
Puis survint le deuxième meurtre, mais à une dis-
tance un peu éloignée du premier. C'est uniquement
aussi avec les lésions que André Régis a subies que je
crois prouver que les gendarmes ont absolument man-
qué de prudence. (Bruit.)
André Régis, d'après la déclaration qu'il m'a faite
sur son lit de souffrances, avait dit au brigadier :
« Fainéant, vous venez voler le bon Dieu de Montre-
gard. » Le brigadier répondit : « Je vais te régler ton
aiTaire. » Effrayé par cette menace, André Régis se,
cache derrière un arbre avec un autre manifestant. Lej
brigadier est à 10 mètres de distance. Il s'efforce de]
bien viser et en effet la balle pénètre à la partie interne]
de la cuisse, et elle est restée dans les chairs sans sor-j
tir. Ce premier coup de feu abat à terre le blessé. Il]
est donc hors d'état désormais de nuire et de faire du]
mal à n'importe qui. Messieurs, j'appelle toute votre
attention sur ce fait. Malgré cela, le brigadier s'avance]
vers le blessé et lui tire un second coup de revolverj
presque à bout portant. Le projectile pénètre au bas-!
PIÈCES JOINTES 197
ventre, à deux ou trois travers de doigt au-dessus du
pubis, et vient sortir en arrière un peu au-dessous des
reins.
Vous devez comprendre les graves désordres qui ont
été occasionnés. La preuve que le récit que m'a fait le
blessé est bien exact, je la prends précisément dans les
lésions matérielles. La première balle, en effet, a bien
dû être tirée à une distance assez éloignée, car elle,
reste dans les tissus de la cuisse ; il n'y a pas d'orifice
de sortie, tandis que la deuxième balle, tirée de plus
près, a traversé tout le bas-ventre et est venue sortir
en arrière. La première comme la dernière balle n'étaient
motivées par aucune crainte d'agression de la part
d'André Régis et le gendarme, en lui tirant dessus, a
bien voulu achever le blessé.
Il reste donc acquis, d'après au moins les informa-
tions que j'ai pu recueillir, que les gendarmes et l'agent
du fisc se sont immobilisés à la mairie de neuf heures
à quatre heures et demie, alors qu'ils auraient pu par-
tir facilement sans être inquiétés. Tel était d'ailleurs
le sage conseil, plusieurs fois répété, que leur donnait
l'honorable M. Delolme, maire de la commune.
Que, vers les quatre heures et demie, en partant, le
brigadier a fait du seuil de la mairie des gestes nar-
guant les manifestants et les a visés avec son revolver ;
que cette provocation inutile et blâmable a excité la
foule qui avait voulu simplement manifester ; qu'elle
n'avait aucune arme dangereuse alors que, si elle avait
eu le dessein de prendre une offensive sanglante, elle
aurait pu avoir des fusils qui dans le pays n'auraient
pas manqué ; que le coup de revolver qui a été tiré
sur Dereymond l'a été au moment où il fuyait et l'a
atteint derrière le cou ; qu'enfin André Régis se trou-
vait à 10 mètres dissimulé derrière un arbre quand il
a reçu le premier coup de revolver du brigadier et que
le deuxième coup a été tiré presque à bout portant;
que ni l'un ni l'autre de ces coups de revolver n'était
justifié et que par conséquent les accidents sanglants
qui ont marqué cette journée d'inventaire sont unique-
198 l'apaisement
ment dus à l'affolement des gendarmes qui avaient
perdu toute mesure et tout sang-froid.
Dereymond ainsi qu'André Régis sont des travail-
leurs sans fortune, gagnant péniblement leur vie. De-
reymond n'est pas marié, mais André Régis est un
ouvrier, a cinq enfants et est âgé de quarante ans.
Messieurs, tels sont les faits auxquels je pourrais
ajouter ceux qui se sont passés dans toute la Haute-
Loire, notamment à Leapte sur lesquels je n'ai pas encore
de renseignements suffisants. Je supplie M. le ministre
de l'Intérieur d'arrêter ces conflits sanglants en suppri-
mant les inventaires pour toujours et d'ordonner une
enquête sérieuse sur les faits dont je viens de vous en-
tretenir, afin que les responsabilités soient bien éta-
blies.
Si vous ne le faisiez pas, vous n'arriveriez qu'à exas-
pérer davantage nos populations et à leur faire croire
que vous encouragez les violences meurtrières ; que
vous ne voulez pas laver vos mains de la tache de sang
qui y a été imprimée et qu'enfin vous voulez faire revi-
vre l'ère des guerres religieuses qui ont ensanglanté il
y a un siècle la France entière et en particulier nos
montagnes du Velay et du Vivarais. {Applaudissements
à droite.)
M. le ministre de l'Intérieur. — Je demande la
parole.
M. le président — La parole est à M. le ministre
de l'Intérieur.
M. le ministre de l'Intérieur. — Je viens de rece-
voir confirmation du fait que j'avais énoncé tout à
l'heure. 11 résulte en effet de l'autopsie qui a été prati-
quée que la victime de Bœschêpe a été tuée par une
balle blindée de 6 millimètres de revolver civil. Ce n'est
pas le gendarme, c'est le fils du percepteur qui a tiré
pour défendre son père en danger de mort.
M. le président. — Personne ne demande plus la
parole ?...
La discussion générale est close.
PIÈCES JOINTES 199
M. le président. — J'ai reçu neuf ordres du jour
motivés.
Le premier, de M. Deville, est ainsi conçu:
« La Chambre, considérant que la formalité de l'in-
ventaire, qui a pour but d'assurer la conservation à la
collectivité des fidèles de tous les biens lui revenant,
est devenue, sous les excitations intéressées de politi-
ciens de la réaction, une cause d'incidents tragiques,
invite le Gouvernement :
« 1° A ne pas fournir aux meneurs cléricaux l'occa-
sion des troubles sanglants préparés parleurs menson-
ges et à se bornera constater le refus délaisser effectuer
l'inventaire, étant bien entendu qu'aucune dévolution de
biens ne pourra avoir lieu qu'après l'accomplissement
de cette formalité légale;
« 2° A demander par une loi le droit, dans les parois-
ses où cette formalité n'aura pas été faite et tant qu'elle
ne Taura pas été, de suspendre tout payement au clergé
au titre de pensions, secours, subventions, allocations
ou à un titre quelconque, et passe à l'ordre du jour. »
Le deuxième ordre du jour, présenté par M. Lemire,
est ainsi conçu :
« La Chambre, déplorant le meurtre commis à Bœs-
chêpe, exprime à la famille de la victime sa douloureuse
sympathie ; elle invite le Gouvernement à établir les
responsabilités engagées et à suspendre les opérations
de l'inventaire jusqu'à ce qu'elles puissent se faire sans
violence. »
Le troisième ordre du jour, présenté par M. Gay-
raud, est ainsi rédigé :
« La Chambre invite le Gouvernement à ouvrir des
négociations avec le Saint-Siège dans le but d'arriver à
une entente au sujet du nouveau régime des cultes ins-
titué par la loi du 9 décembre 1905, et passe à l'ordre
du jour. »
Le quatrième, de M. Georges Berry, est ainsi libellé :
« La Chambre invite le Gouvernement à suspendre
les opérations relatives aux inventaires dans les églises
jusqu'à la modification de la loi de Séparation et du
200 l'apaisement
règlement d'administration publique concernant cette
loi, et passe à l'ordre du jour. »
Le cinquième est signé de M. Plichon; en voici le
texte:
« La Chambre adresse l'expression de sa douloureuse
sympathie à la famille de l'infortunée victime du drame
de Bœschêpe, invite le Gouvernement à faire cesser
immédiatement des inventaires qui se transforment en
tueries, et passe à l'ordre du jour. »
Le sixième, de M. Guieysse^est rédigé en ces termes:
« La Chambre, comptant sur le Gouvernement pour
assurer immédiatement le respect absolu de la loi et
repoussant toute addition, passe à l'ordre du jour. >
Le septième, de M. Raoul Péret est ainsi formulé :
« La Chambre, approuvant les déclarations du Gou-
vernement, passe à l'ordre du jour. »
Le huitième est signé de MM. Petitjean, Messimy,
Gazeneuve et Trouin ; il est ainsi conçu :
« La Chambre, approuvant les déclarations du Gou-
vernement, comptant sur sa fermeté pour assurer l'exé-
cution de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat,
et repoussant toute addition, passe à l'ordre du jour. »
Le neuvième, de M. du Halgouet, est libellé en ces
termes:
« La Chambre, invitant le Gouvernement à surseoir
à la continuation des inventaires jusqu'à la constitution
éventuelle des associations cultuelles, passe à l'ordre
du jour. »
La priorité a été demandée en premier lieu pour
Tordre du jour de M. Deville.
La parole est à M. le président du Conseil.
M. Maurice Rouvier, président du Conseil^ minis-
tre des Affaires étrangères. — Le Gouvernement ne
peut accepter aucun des ordres du jour qui Jui enjoi-
gnent de suspendre l'exécution de la loi.
M. Georges Berry. — Elle est déjà suspendue.
M. le président du GonseiL — Le Gouvernement
a le devoir d'appliquer la loi. Il ne saurait abdiquer ni
incliner l'autorité de la loi devant une rébellion, quelle
PIÈCES JOINTES 201
qu'elle soit. Mais il est aussi profondément ému des
scènes douloureuses auxquelles les inventaires ont pu
donner lieu sur plusieurs points de la France. ïl appli-
quera la loi sans faiblesse, mais aussi avec la prudence,
le tact, la sagesse.,.
M. Georges Berry. — Il l'a montré !
M. le président du Conseil. — Je ne veux pas
répondre aux interruptions.
...que comporte son profond souci de voir régner la
paix publique.
C'est en donnant à l'ordre du jour de M. Péret la
signification de l'approbation de cette formule que je
prie la Chambre de vouloir bien accorder la priorité à
cet ordre du jour et de le voter au fond.
M. Paul Gonstans (Allier). — Cet ordre du jour ne
dit rien ; il est d'un vague absolu !
M. le président du Conseil. — Il porte approbation
des déclarations du Gouvernement présentées par l'ho-
norable ministre de l'Intérieur, que je viens d'essayer
de condenser en une formule plus brève ; déclarations
qui, d'ailleurs, se concilient à la fois avec les conseils
que donnait, il y a un instant, le rapporteur de la loi,
l'honorable M.Briand,et avec les sentiments qu'a mani-
festés la Chambre lorsqu'elle a voté l'affichage des dis-
cours de MM. Briand, Ribot et Lemire.
M. Georges Berthoulat. — On n'y comprend rien !
M. Jules Coûtant (Seine). — C'est l'équivoque. Je
demande la parole.
M. le président du Conseil. — Si on n'y comprend
rien, ce ne sera pas ma faute. Je vais essayer de m'ex-
pliquer plus clairement.
Oui, il se dégage de ce débat, sorti d'un incident
assurément douloureux...
M. Jules Coûtant (Seine). — A qui la faute ?
A droite. — A vous !
M. le président du Conseil. — ... des manifesta-
tions communes à presque toutes les parties de la Cham-
bre^ rendant hommage à l'esprit libéral de la loi que la
Chambre a votée.
202 L^ APAISEMENT
M. Groussau. — Je proteste absolument I
M. le président du Conseil. — Vous pouvez pro-
tester; mais quand je dis que mes déclarations peuvent
s'appliquer à la fois au langage de M.Briand et au lan-
gage de M. Ribot, ce n'est pas M. Ribot qui proteste,
c'est vous qui protestez, et je n'entends pas m'emparer
de votre approbation, ni vous la demander.
J'ai voulu dire que j'entends convier la Chambre à
clore ce débat non point par un vote de parti, mais au
contraire par une manifestation qui marque le senti-
ment de la presque unanimité de la Chambre pour con-
cilier le respect de la loi, de cette loi comme des autres,
avec les sentiments de prudence, de sagesse et de
modération qu'il appartient au Gouvernement de faire
prévaloir. {Applaudissements .)
M. le président. — La parole est à M. Péret.
M. Raoul Péret. — Messieurs, il m'avait semblé que
les déclarations de M. le ministre de l'Intérieur pou-
vaient se passer de commentaires ; c'est pour cela que
je n'avais pas demandé la parole. M. le président du
Conseil vient d'en préciser la signification ; c'est exac-
tement celle que je donne à mon ordre du jour.
Je ne crois pas qu'il puisse se trouver personne dans
cette Chambre pour déclarer qu'une loi librement votée
par les représentants du pays ne recevra pas son appli-
cation. (Applaudissements à gauche,) Et, d'autre part,
tout le monde est d'accord pour demander au Gouver-
nement, sans rien abdiquer de son autorité, de montrer
tout le tact et toute la prudence nécessaires afin qu'il
n'y ait plus d'incidents douloureux comme ceux que
nous avons à déplorer. [Applaudissements à gauche.)
M. Ribot. — Je demande la parole.
M. le président. — Je viens de recevoir de M. Car-
naud un dixième ordre du jour ainsi conçu :
« La Chambre invite le Gouvernement à ouvrir une
instruction judiciaire contre les excitateurs responsa-
bles des troubles survenus à propos des inventaires des
biens des églises ;
PIÈCES JOINTES 203
« Elle compte sur sa prudence et sur sa fermeté pour
que force reste à la loi sans effusion de sang. »
La parole est à M. Jules Coûtant.
M. Jules Goûtant (Seine). — Je trouve très singulier
que le Gouvernement n'ait pas répondu au discours de
M. Lerolle et à mes collègues de la droite. Ceci dit,
sans parti pris et pour éviter toute cette effusion de
sang, je prétends qu'il faut rappeler aux fidèles que ce
sont nos collègues de la droite qui ont demandé l'in-
ventaire.
A droite, — Mais pas du tout !
M. Jules Goûtant (Seine). — Si je ne me trompe,
c'est M. Berger qui a demandé l'inventaire.
Au centre. — M. Berger a protesté.
M. Jules Goûtant (Seine). — Je dis que si vous
voulez remplir, comme vous le dites, votre rôle de
députés, votre rôle de conciliateurs, vous devriez dire
à vos fidèles, ce que vous ne dites pas, que l'inventaire
n'est pas fait pour TEtat, qu'il est fait au profit des
fidèles.
M. Paul Lerolle. — Alors, ne le faites pas !
M. Jules Goûtant (Seine). — Vous ne le dites pas
pour semer la division à la veille des élections. [Mou-
vements divers.)
J'entendais M. le président du Conseil dire : Nous
agirons au mieux de l'application de la loi, et d'autre
part nous ferons nos efforts pour écarter toutes les vio-
lences. Je vous demande, monsieur le président du
Conseil, d'en faire autant dans les grèves. Il n'y a pas
deux lois en France. (Applaudissements à Vextrême
gauche et à gauche.)
M. le président du Conseil. — Vous avez raison.
Il ne me coûte rien de vous répondre que dans les
grèves on applique la même politique. (Bruit à gauche.)
M. Marcel Sembat. — Pardon 1 vous gardez pour
les mouvements ouvriers vos pires sévérités. (Applau-
dissements à Vextrême gauche). Aujourd'hui même la
Chambre syndicale des ouvriers mineurs et assimilés de
Meurthe-et-Moselle m'écrit pour signaler les déploie-
204 l'apaisement
ments de troupes, les provocations diverses dont le
Gouvernement se rend coupable à l'occasion de la grève
de Neuves-Maisons. Voilà ce que nous ne pouvons per-
mettre. Vous nous dites que vous appliquez la même
politique en cas de grèves et en cas de désordres cléri-
caux. Voilà une grève qui éclate uniquement parce
qu'une compagnie refuse d'exécuter loyalement la tran-
saction et la sentence arbitrale auxquelles elle-même
a souscrit devant le juge de paix. Ne devriez-vous pas
la presser d'exécuter ses engagements? Au lieu de cela,
vous emplissez le pays de gendarmes et de soldats. Le
secrétaire de la Chambre syndicale m'écrit que le pays
est sous le régime de la terreur et du despotisme po-
licier.
Notre devoir est de combattre tout gouvernement qui
persécute la classe ouvrière.
Tout à l'heure M. LeroUe protestait parce qu'on pas-
sait les menottes et le cabriolet à ses amis et il admet-
tait que la mise au dépôt fût réservée aux gens sans
aveu — aux grévistes, vraisemblablement...
M. Paul Lerolle. — Je n'ai jamais dit cela!
M. Marcel Sembat. — Vous l'avez dit aujourd'hui
même à cette tribune.
M. Paul Lerolle. — Non, je ne l'ai pas dit I J'ai dit
que la mise au dépôt ne se concevait que pour les gens
sans asile.
M. Marcel Sembat. -— Je trouve étonnant que cha-
que parti vienne protester contre les mesures de police
lorsqu'elles sont dirigées contre lui, et les tolère parfai-
tement quand elles atteignent ses adversaires. {Très
bien! très bien ! à V extrême gauche. — Bruit à droite.)
Vous qui tout à l'heure protestiez contre la police,
nous approuverez-vous quand nous vous rappellerons
les rigueurs dirigées contre les antimilitaristes et la
Confédération générale du Travail?
Il y a quelques jours, on a saisi des numéros de la
Voix du Peuple au siège de la Confédération générale
du Travail. On a saisi le journal avant même qu'il ne
fût imprimé I M. Lépine avait rendu un arrêté de sai-
PIÈCES JOINTES 205
sie, je devrais dire un ukase, avant même que le jour-
nal n'existât. Lequel de vous m'approuve quand je pro-
teste contre une mesure aussi arbitraire ? [Interrup-
tions à droite.)
Chaque jour ~ et hier encore à Amiens — on dé-
fère à la police correctionnelle des gens qui n'ont pas
fait autre chose que d'écrire des articles antimilitaris-
tes dans les journaux, — sous prétexte, disent les ma-
gistrats, que les prévenus « vivent dans un foyer
d'anarchie. »
Voilà des procès de tendance ; voilà les délits d'opi-
nion et tout le monde ici semble les approuver, puis-
que par la suspension de l'interpellation sur les bour-
ses du travail, vous laissez le champ libre à tous les
excès !
Pour nous, nous sommes résolus à en faire, en toute
occasion, porter la responsabilité au Gouvernement !
Mais nous déclarons que lorsque les catholiques
viennent se plaindre de l'application rigoureuse de la
loi, ils sont mal fondés, attendu que parleurs votes ils
encouragent le Gouvernement à fouler aux pieds les
libertés ouvrières. {Applaudissements à Vextrême gau^
che. — Bruit à droite.)
M. le président. — La parole est à M. Gayraud.
M. l'abbé Gayraud. — Je voudrais indiquer en
quelques mots à la Chambre et au Gouvernement le
seul bon moyen, à mon avis, de résoudre les difficultés
présentes et d'y mettre un terme.
Je crois, messieurs, que l'une des fautes lourdes com-
mises pas le Gouvernement a été de ne pas chercher
à régler, d'accord avec le Saint-Siège la question de la
dénonciation du Concordat.
En agissant de la sorte, le Gouvernement a manqué
aux usages diplomatiques ; il a manqué aux règles qui
président aux rapports entre les puissances souverai-
nes ; de là, messieurs, sont venues, laissez-moi le dire,
toutes les difficultés. Et je me permets de répéter ce
que je disais tout à l'heure : le Gouvernement aura
beau chercher les moyens de ramener la paix dans le
206 L^APAISE3IENT
pays, il n'y réussira pas tant qu'il ne sera pas d'accord
avec le Saint-Siège. {Exclamations à l'extrême gauche
et à gauche.)
Tout le monde ici le comprend bien — on l'a répété
à plusieurs reprises — personne ne peut aller contre
un fait qui s'impose à tous dans cette question, à savoir
qu'il n'est pas possible, dans un pays catholique comme
le nôtre, de rég-ler les relations de TEglise et de l'Etat,
en dehors d'une entente avec le ^-à^Q. (Vives réclama-
tions à V extrême gauche.)
Vous avez voulu procéder de cette façon; vous avez
voulu ignorer l'autorité du pape, chef de l'Eglise catho -
lique : vous voyez à quelles extrémités vous êtes arri-
vés aujourd'hui. Que vous le vouliez ou non, l'applica-
tion de la loi du 9 décembre est suspendue à la parole
du pape... (Mouvements divers.)
M. Jean Godet. — Nous retenons cet aveu.
M. l'abbé Gayraud. — Que ce soit ou non l'avis du
Gouvernement, peu m'importe I Je ne cherche pas à
savoir ce que le Gouvernement pense ; je me contente
de mettre sous vos yeux un fait que le Gouvernement
ne peut pas ignorer ; et si le Gouvernement l'ignore,
cela n'empêchera pas que dans quelques mois, peut-
être l'an prochain, il sera obligé de compter avec ce
fait-là.
Au centre. — Il ira à Ganossa.
A droite. — C'est certain.
M. l'abbé Gayraud. — A l'heure qu'il est je ne de-
manderai pas à la Chambre d'écouter encore un dis-
cours ; je ne suis pas monté à la tribune avec cette
intention. Je veux simplement expliquer pourquoi j'ai
déposé mon ordre du jour. Je ne me fais pas illusion
sur l'accueil que la Chambre lui fera ; mais je suis
convaincu que, tôt ou tard, le Gouvernement de la
République sera forcé d'en venir au moyen que j'in-
dique, et voilà pourquoi, messieurs, j'ai déposé l'ordre
du jour dont vous avez tout à l'heure entendu lalecture.
Je ne crois pas qu'il y ait dans cette affaire une
question de dignité nationale. Quelques-uns pourraient
PIÈCES JOINTES 207
être tentés de le croire et diront: Nous ne voulons pas
aller à Canossa. Il ne s'agit pas du tout d'aller à Ga-
nossa. Autant que personne je serais chatouilleux sur
les questions de dignité nationale. Mais je ne propose
ni au Gouvernement ni à la Ghambre de commettre un
acte de faiblesse. Ge serait de la faiblesse et de la
lâcheté que de reculer devant un chef d'Etat appuyé
par des flottes et des armées. Mais le pape n'est pas un
souverain qui menace la République avec une force
militaire.
Lorsque je demande au Gouvernement de s'entendre
avec le Saint-Siège, ce n'est pas un acte de soumission
que je lui propose...
M. François Fournier. — Vous voulez qu'il aille à
Canossa 1
M. l'abbé Gayraud. — ...c'est purement et simple-
ment un acte de justice à l'égard des catholiques de
France.
A proprement parler, je ne demande pas au Gouver-
nement de s'incliner devant le Saint-Siège; je lui
demande simplement de tenir compte des justes et légi-
times susceptibilités des consciences catholiques.
Vous savez bien, messieurs — je l'ai dit à la tribune
au moment de la discussion de la loi de Séparation —
qu'il y a dans cette loi des dispositions que la cons-
cience catholique ne peut pas accepter avant que le
Saint-Siège ne se soit prononcé.
Par conséquent, si vous vous placez dans l'hypothèse,
qui n'est pas irréalisable, où le Saint-Siège n'accepte-
rait pas les associations cultuelles, dans quel embarras
se trouverait, à la fin de l'année, le Gouvernement de
la République ? En vertu de l'article 8, il devrait placer
sous séquestre tous les biens des fabriques, les biens
des menses épiscopales, les biens que possèdent en ce
moment-ci les catholiques et dont la dévolution doit
se faire, d'après la loi de Séparation, en faveur des
associations cultuelles. Oui, le Gouvernement sera tenu
alors de mettre ces biens sous séquestre et même de
fermer les églises.
L APAISEMENT
Je dis au Gouvernement : Si vous vous êtes heurté
à la résistance des catholiques sur certains points du
territoire à propos des inventaires, permettez-moi de
vous dire que le jour où il s'agira de fermer les églises
ce n'est pas seulement dans quelques villages, dans
quelques villes, c'est partout que vous rencontrerez la
résistance des catholiques; il ne suffira pas alors d'en-
voyer contre nous une poignée de gendarmes ou de
soldats, il y faudra des forces aussi considérables que
si l'ennemi du dehors envahissait nos ïroniières. {Excla-
mations à (fauche).
C'est un fait que j'expose. Lorsqu'il s'agira de fer-
mer les églises — et le Gouvernement se trouvera dans
cette nécessité si l'on n'accepte pas de constituer des
associations cultuelles — alors ce sera bien autre chose
que de procéder aux inventaires dans les églises : on
se heurtera à la conscience de tous les catholiques et
la résistance sera autrement violente que celle à laquelle
nous assistons aujourd'hui. (Exclamations à gauche.)
Ce sont des faits à venir qu'il m'est permis de présen-
ter à la Chambre...
M. Gouyba. — Ce sont des hypothèses ; ce ne sont
pas des faits.
M. l'abbé Gayraud. — ...et sur lesquels je veux atti-
rer l'attention du Gouvernement. Si le Gouvernement
n'entre pas dans la voie que j'indique, s'il ne veut pas
s'entendre avec le Saint Siège, il ne réussira pas à met-
tre fin aux difficultés de l'heure présente.
M. François Fournier. — Que diriez-vous d'un
parti politique qui attendrait le mot d'ordre d'un sou-
verain étranger ? (Bruit.)
M. l'abbé Gayraud. — Un dernier mot, messieurs.
S'il faut s'en rapporter à ce que disent les journaux
de ce matin, M. le garde des sceaux aurait ordonné des
poursuites ou du moins une enquête au sujet d'une
conférence faite dimanche dernier à Notre-Dame de
Paris par M. le chanoine Janvier.
Eh bien! si cela est vrai, si c'est ainsi que le Gou-
vernement entend l'interprétation de l'article 35 de la
PIÈCES JOINTES 209
loi, je l'avertis qu'il soulèvera encore sur ce point des
difficultés telles que la conscience des cailiùliques se
trouvera dans l'impossibilité absolue d'accepter les arti-
cles de cette loi. Vous vous heurterez donc de plus en
plus à une résistance qui pourra mettre en péril...
M. le garde des sceaux. — Nul n'a le droit de se
révjplter contre la loi.
lË. l'abbé Gayraud, — Il ne s'agit pas de révolte, il ne
s'ag-it pas de rébellion {Interruptions à Vextrême gsiu-
che), il s'agit de l'exposé très calme, très limpide, très
métiiodique, d'une doctrine morale et juridique, d'un
exposé fait à Notre-Dame dimanche dernier sans la moin-
dre provocation, sans la moindre allusion aux événe-
ments de l'heure présente. S'il ne nous est pas permis,
monsieur le garde des sceaux, d'expliquer du haut de la
chaire des points de doctrine concernant la morale et le
droit naturel, si c'est ainsi que vous entendez ce fameux
article 35, à l'occasion duquel il m'a été répondu à moi-
même que nous serions libres d'exposer comme nous
l'entendrions la doctrine catholique, à condition qu'il
n'y aurait pas provocation directe à la désobéissance à
la loi, ne soyez pas surpris de soulever de toutes parts
la réprobation des catholiques et de la voir grandir tous
les jours. (Applaudissements à droite.)
M. le président. — La parole est à M. le garde des
sceaux.
M. Ghaumié, garde des sceaux, ministre de la Jus-
tice. — Je ne dirai qu'un mot, mais il sera net.
M. Gayraud me demande comment j'entends l'arti-
cle 35; je l'entends de la manière suivante : si un prê-
tre, dans un édifice du culte, fait un discours de provo-
cation à la résistance à la loi, il tombe sous le coup de
Farticte 35, et le devoir de la justice est de le pour-
suivre. (Très bien! très bien! à gauche.)
Les journaux ont publié, en les prêtant au prêtre qui
prêchait à Notre-Dame dimanche dernier, des paroles
qui, si elles sont exactes, constituent l'excitation la plus
flagrante et la plus audacieuse à la rébellion contre la
loi.
U
210 l'apaisement
M. Charles Benoist. — Elles sont dans la Déclara-
tion des droits de l'homme.
M. le garde des sceaux. — J'ai estimé qu'un devoir
s'imposait au garde des sceaux : faire déterminer, non
sur des récits mais par une enquête sérieuse et com-
plète, la nature des propos tenus ; s'ils ont été inexacte-
ment rapportés, il n'y aura pas poursuite; mais si à
Notre-Dame un prédicateur a poussé à l'excitation, à
la rébellion, il sera donné suite à l'application de la loi^
en dehors de laquelle un prêtre, pas plus que tout autre
citoyen, ne peut avoir la prétention de se placer.
{Applaudissements à gauche.)
M. le président. — La parole est à M. Ribot.
M. Ribot. — Messieurs, je fais une réserve en ce qui
concerne les dernières paroles de M. le garde des sceaux.
Il y aune différence entre un prêtre et un simple citoyen
{Exclamations à Vextrême gauche) : c'est que l'on a
soumis à la police correctionnelle les ministres du culte
à la différence de tous les citoyens.
Nous nous sommes expliqués avec l'honorable
M. Briand qui a défendu par des raisons politiques et
transitoires cette dérogation au droit commun. L'arti-
cle 35 dit — et je pense que M. Briand sera de mon avis
— que l'on ne peut poursuivre devant la police correc-
tionnelle que la provocation directe à la désobéissance
aux lois.
Si les paroles qu'a prononcées l'abbé Janvier sont
celles que tous les journaux ont répétées, on peut y voir
une apologie d'un fait que la loi réprouve : la résis-
tance à la loi; il n'y aurait pas, monsieur le garde des
sceaux, une provocation directe à un acte de désobéis-
sance à la loi.
M. Paul Constans (Allier). — Il n'y a que les so-
cialistes qui soient obligés d'obéir à la loi.
M. Ribot, — Mais, messieurs, nous voulons l'apai-
sement en ce moment, et je crains que malgré ses in-
tentions le Gouvernement ne se laisse entraîner au delà
de ses propres volontés. J'attendais tout à l'heure de
M. le président du Conseil le mot qui répond non pas
PIÈCES JOINTES 211
à nos désirs, aux désirs de l'immense majorité de cette
Chambre, mais qui répond à sa propre pensée, j'atten-
dais un mot par lequel il dirait qu'il ne cherchait pas
à plaire à tel ou tel parti, qu'il ne voulait accepter
l'injonction de personne, qu'il voulait être lui-même,
qu'il voulait être le Gouvernement, car dans des cir-
constances pareilles un g-ouvernement ne peut avoir
d'autorité que s'il est lui-même, que s'il ne regarde pas
de tous les côtés de cette Chambre.
Il semblait décidé tout à l'heure à ne pas précipiter
les inventaires là où l'effusion du sang était à craindre.
Il a en partie retiré tout à l'heure cette parole ; il ne
l'a pas affirmée en tout cas avec une énergie suffisante.
L'ordre du jour qu'on vous propose n'est pas clair ; il
ne dit pas ce qu'il faut dire.
Je ne peux pas accepter la responsabilité du sang qui
peut être encore versé demain, je ne pourrai, quoiqu'il
m'en coûte, donner mon vote à l'ordre du jour de M,Pé-
ret. (Applaudissements au centre et à droite.)
M. le président. — La parole est à M. Massé
M. Massé. — Messieurs, je viens très brièvement,
au nom de quelques-uns de mes amis et au mien, indi-
quer à la Chambre pour quels motifs nous ne pouvons
pas voter l'ordre du jour déposé par l'honorable M. Pé-
ret et pourquoi nous voterons en faveur de la priorité
pour l'ordre du jour déposé par l'honorable M. Deville,
Nous ne voudrions pas que l'équivoque persistât dans
ce pays et au sein du Parlement et il nous semble que
le vote de la Chambre qui vient d'ordonner l'affichage
simultané des discours de MM.Briand,Ribot et Lemire
n'est pas de nature à apporter quelque lumière dans le
débat.
Il ne nous semble pas non plus, après les paroles pro-
noncées tout à l'heure par M. le président du Conseil,
que l'ordre du jour de M. Péret réponde aux sentiments
exprimés par la Chambre en votant ces affichages suc-
cessifs; c'est la continuation d'une équivoque politique
qui depuis trop longtemps inquiète ce pays. [Applau^
dissements à P extrême gauche et à (fauche.)
212 l'apaisement
L'honorable M.Ribot,après avoir, dans son discours,
indiqué une première fois que les sentiments exprimés
publiquement par M. le président du Conseil ne répon-
daient peut-être pas à ses pensées intimes, Thonora-
ble M. Ribot, dis-je, vient d'insister à nouveau sur ce
point.
Nous avons le droit de demander énergiquement au
Gouvernement ce qu'il pense et ce qu'il veut; nous
avons le droit de lui demander s'il entend faire respec-
ter la loi et assurer son exécution ou si, au contraire,
il entend capituler devant l'émeute, devant la rébellion,
organisée, non pas par ceux qui se sont armés de four-
ches ou de fusiJs dans les départements de la Haute-
Loireet du Nord, mais parles excitateursqu'ontdénoncés
tout à l'heure à cette tribune M. Ribot et M. Lemireeux-
mêmes. {Applaudissements à gaucheetà Vextrêmegau-
che.)
Lorsque M. le président du Conseil a déclaré que
l'ordre du jour déposé par l'honorable M. Péret répon-
dait au sentiment de la Chambre tout entière, exprimé
par les discours de MM. Briand, Ribot et Lemire, il
était à notre avis dans l'erreur. S'il entendait par là
simplement indiquer qu'il ne doit y avoir ici qu'une voix
pour déplorer des incidents aussi regrettables que ceux
qui se sont produits, nous tomberions d'accord.
Mais l'honorable M. Ribot a tenu un autre langage.
Il a rappelé le discours qu'il prononçait dans la discus-
sion générale de la loi de Séparation et dans lequel il
avait indiqué que peut-être le Gouvernement, avant
de déposer le projet soumis à la Chambre, aurait dû
entamer des négiociations avec le Saint-Siège. M. Ri-
bot a renouvelé aujourd'hui le même regret.
M. Jules Delafosse. — C'est la parole d'un homme
d'Etat.
M. le président du Conseil. — Vous n'avez pas pu
vous méprendre sur les quelques paroles que j'ai pro-
noncées en visant le discours de l'honorable M Ribot.
Il y a en effet dans le discours de M. Ribot des regrets,
le rappel du conseil qu'il a donné au moment de la dis-
PIÈCES JOINTES 213
cussion de la loi, et aussi une critique directe des ac-
tes du Gouvernement.
M. Ribot a regretté qu'on eût appliqué la loi avant
d'avoir publié tous les règlements d'administration pu-
blique. Gomment pouvez-vous me demander si je me
rallie à cette partie des observations de M. Ribot qui
sont une critique très nette de l'action du Gouverne-
ment ? {Interruptions à l'extrême gauche.)
Je me suis borné à constater que l'honorable M. Ri-
bot avait rendu hommage au caractère libéral de la loi.
M. Adrien Lannes de Montebello. — A certaines
parties de la loi.
M. le président du Conseil. — En vérité, je n'ai
pas eu la prétention d'épouser le langage de M. Ribot
tout entier ; c'est bien clair ! J'ai mis en lumière que
dans la partie la plus importante à mes yeux, à savoir
que la loi est une loi libérale... (Interruptions au cen-
tre et à droite.)
Si c'est vous qui possédez l'interprétation véritable
du langage de M. Ribot, si je me suis aussi foncière-
ment trompé, il me reste à retirer l'adhésion que j'y ai
donnée quant à certaines parties. Mais je ne crois pas
avoir mal interprété ni le langage, ni la pensée de
M. Ribot.
M, Ribot. — Il n'est pas nécessaire de l'interpréter;
il est clair I
M. le président du Conseil. — M. Ribot a dit que
la Chambre s'était efforcée de faire une loi libérale et
il a ajouté qu'il n'y avait aucune raison pour résister
violemment à l'application de cette loi...
M. Adrien Lannes de Montebello. — A la condi-
tion qu'elle soit appliquée avec modération ! (Bruit à
gauche.)
M. le président du Conseil. — J'ai fait allusion à
cette partie dudiscours de M. Ribot, qui m'a paru cor-
respondre au langage analogue tenu à cette tribune
même par M. Lemire et à la pensée qui a inspiré le
discours de M. Briand. On m'a demandé si, dans des
circonstances aussi délicates, dans des conjonctures qui,
214 l'apaisement
qu'on le veuille ou non, ne sont pas sans tristesse , je
reculerais ou si je ferais appliquer la loi. Doutez-vous,
messieurs, que je fasse appliquer la loi ? Avez-vous pu
en douter?
Je l'ai déclaré à maintes reprises depuis le premier
jour ; je le déclare encore aujourd'hui. Mais laissez-
moi vous dire — et si vous étiez à ma place, vous tien-
driez le même langage — que quel que soit mon désir,
quel que soit mon devoir d'appliquer la loi, j'ai bien
aussi à me préoccuper de l'appliquer avec modération,
avec tact, avec prudence, de façon,.. (Interruptions à
Vextrême gauche.)
Ceux qui nous blâment ont à leur disposition une
façon simple de manifester leur opinion : c'est de nous
refuser un vote de confiance,... de façon, dis-je, à conci-
lier le respect de la loi qui doit dominer tous les actes
du Gouvernement et le souci non moins profond de
maintenir dans ce pays la paix publique. (Applaudis-
sements. — Mouvements divers.)
M. Massé. — Vous venez de déclarer, monsieur le
président du Conseil, que vous sauriez faire appliquer et
faire respecter la loi. Je vous remercie de cette décla-
ration; mais pour un certain nombre de mes amis et
pour moi elle était d'autant plus nécessaire que tout à
l'heure, en votre absence, l'honorable M. Ribot disait
que le langage que vous aviez tenu ne répondait peut-
être pas à vos intimes pensées. Il était nécessaire par
consé quent...
- M. Ribot. — J'ai dit que j'attendais de M. le prési-
dent du Conseil un mot répondant à sa pensée. Il faut,
dans des questions aussi graves, ne pas faire intervenir
l'amour-propre ministériel. Il ne s'agit pas d'humilier
le Gouvernement: il s'agit d'empêcher la guerre reli-
gieuse de se propager. (Très bien! très bien! au centre
et à droite.)
La politique du ministère doit être une politique
d'apaisement, celle qu'il déclarait sienne avant-hier en
présence des événements de la Haute-Loire; il serait
bien plus fort en l'affirmant nettement, (Applaudisse-
I
PIÈCES JOINTES 215
ments au centre.)ll répondrait au sentiment d'un grand
nombre de députés, je puis le dire, au sentiment de
tous ceux qui, dans ce pays, ne veulent pas les violen-
ces, ni la lutte des partis, mais la paix, la paix civile et
la paix religieuse. (Applaudissements au centre et à
droite.)
M. Massé. — Je crois que l'honorable M. Ribot en
reproduisant sous la forme dont il s'était servi tout à
l'heure l'idée que j'avais rappelée moi-même^ n'a fait
que la répéter sous une forme plus élégante, plus litté-
raire, plus académique, mais au fond l'idée reste la
même.
Lorsque M. le président du Conseil m'a interrompu,
j'indiquais que l'honorable M, Ribot, au cours de son
discours, avait demandé au Gouvernement, lors de la
discussion générale de la loi de séparation des Eglises
et de l'Etat, d'entamer des négociations avec Rome ;
j'allais continuer en disant qu'il avait ici précisé davan-
tage sa pensée en disant qu'au moment de l'application
de la loi le Gouvernement aurait dû entamer des pour-
parlers avec les chefs de l'Eglise catholique en France.
Il a demandé au Gouvernement ce qu'il comptait faire
à ce point de vue spécial.
A mon tour, je demande à l'honorable M. Rouvier s'il
accepte les indications, s'il compte suivre les conseils
de M. Ribot.
Quant à nous, il nous semble que les chefs de l'Eglise
catholique en France sont en grande partie responsa-
bles des événements qui se sont produits. (Applaudis-
sements à Vextrême gauche et à gauche. — Exclama-
tions à droite et au centre.)
M. l'abbé Gayraud. — C'est tout à fait inexact !
M. Massé. — Je n'en veux d'autre preuve que la pré-
sence du cardinal Richard, dimanche, à Notre-Dame,
lorsque l'abbé Janvier tenait le langage qui a été
dénoncé tout à l'heure.
M. l'abbé Gayraud. — Il n'y a rien de contraire
aux lois dans le discours de l'abbé Janvier.
M. Massé. — En tout cas, à une exception près,
216 l'apaisement
celle de M. Lacroix, dont la voix épiscopale s'est élevée
pour protester contre les conseils et les actes de vio-
lence, aucune autre ne s'est fait entendre. Dans ces con-
ditions, nous avons le droit de demander à M. le prési-
dent du Conseil si vraiment, comme le lui conseillait
tout à l'heure M. Ribot, il a l'intention de s'entendre
avec les chefs de l'Eglise catholique, d'entrer en pour-
parlers avec eux avant de faire appliquer la loi. (Très
bien! très bien! sur divers bancs à gauche. — Bruit
à droite.)
M. le président du Conseil. — Je pourrais trouver
votre curiosité excessive, car vous demandez ce que
j'ai l'intention de faire. Il est d'usage qu'on ne juge
les gouvernements que sur ce qu'ils ont fait, mais il
ne me coûte rien de désarmer cette curiosité.
Non, je n'ai pas l'intention de méconnaître l'esprit
ni le texte de la loi. La loi a voulu rompre le lien qui
unissait la puissance spirituelle au pouvoir civil. Tel
est à mes yeux le caractère dominant de cette loi. Je
n'ai donc pas à négocier avec les dignitaires de l'Eglise
catholique. J'ai à appliquer la loi dans l'esprit libéral,
je le répète, où elle a été conçue, dans l'esprit libéral
que le Gouvernement a voulu faire prévaloir lors de
la préparation de la loi. (Rumeurs à droite.)
Il est très facile d'attribuer toutes sortes d'excès à
ses adversaires ; cependant quand dans l'élaboration
des règlements d'administration publique, des points
sujets à discussion ont été signalés, le Gouvernement
s'est prononcé dans le sens d'une solution libérale de
ces questions. Mais entrer en négociation avec des
dignitaires qui, le voudrais-je même, n'auraient aucune
qualité pour me répondre, je n'ai aucun mérite à vous
déclarer que c'est une pensée qui n'a jamais traversé
mon esprit. Si le souci qui motive votre intervention à
la tribune est véritablement la crainte que je ne sois
pas suffisamment imprégné de l'esprit de la majorité,
vos craintes sont tout à fait vaines. (Mouvements divers.)
M. Massé. — Je demande pardon à M. le président
du Conseil d'une curiosité qu'il juge excessive. Bien
PIÈCES JOINTES 217
que moins ancien que lui dans le Parlement, je m'ima-
g-inais qu'on avait non seulement le droit de demander
compte au Gouvernement de ses actes, mais encore de
s'informer de ses intentions, au moment où il sollici-
tait de la Chambre un ordre du jour de confiance.
Vous avez tout à l'heure, monsieur le président du
Conseil, déclaré très nettement que vous n'entendiez
entamer aucune négociation avez les évêques. Je vous
en remercie.
M. l'abbé Gayraud. — Il y viendra!
M. Massé. — Mais comme tout à l'heure l'honora-
ble M. Ribot vous avait invité aie faire...
M. Ribot. — Mais non ! monsieur Massé.
A [^extrême gauche. — Mais si î
M. Ribot. — J'ai été au ministère des Affaires étran-
gères. Je surveille mon langag-e. (Sourires.)
M. Massé. — C'est du moins, monsieur Ribot, ce que
beaucoup d'entre nous avaient compris. Nous regret-
tons de ne pas avoir mieux saisi votre pensée.
Mais, messieurs, l'honorable M. Rouvier a déclaré
que le vote de l'ordre du jour de M. Péret semblait
répondre au sentiment unanime de la Chambre exprimé
successivement par MM. Briand, Ribot et Lemire. Il
nous apparaît qu'il y a entre ces différents discours
plus d'une contradiction. C'est la continuation, je le
répète, de l'équivoque qui depuis trop longtemps plane
sur tous nos débats. C'est pourquoi quelques-uns de
mes amis et moi sommes résolus à voter la priorité en
faveur de l'ordre du jour de M. Deville et à votercon-
tre l'ordre du jour de M. Péret. (Applaudissements sur
divers hancs à gauche et à Vextrême gauche.)
M. Paul Guieysse. — • L'échange d'observations qui
a eu lieu entre M. Massé, M. Ribot et M. le président
du Conseil m'amène à craindre que, suivant la déclara-
tion première de M. le président du Conseil, le Gou-
vernement n'agisse avec tant de prudence, comme il
l'a dit, dans l'application de la loi, qu'il ne recule
devant les premières difficultés qu'il rencontrera.
Je désire vivement me tromper; nous verrons le Gou-
218 l'apaisement
vernement à l'œuvre. Mais je crains que cette interpel-
lation n'en soit qu'à son premier chapitre. {Très bien!
très bien! sur divers bancs à gauche et à V extrême
gauche.)
M, le président du Conseil. — Je souhaite vive-
ment que ceux qui pensent que cette interpellation n'en
est qu'à ses débuts et que demain, après-demain, les
jours suivants, il faudra encore interrompre le travail
normal de la Chambre pour agiter de nouveau cette
question, votent contre. Si le Gouvernement qui est
sur ces bancs n'a pas votre confiance, dites-le nette-
ment, loyalement, franchement. Constituez-en un autre !
Je désire que ceux qui me rendent l'exercice du Gou-
vernement si difficile en fassent à leur tour l'expérience
et je leur souhaite d'avoir moins de peine à exercer
leurs fonctions que je n'en ai moi-même.
Sur divers bancs. — Aux voix, aux voix !
M. le président. — La parole est à M. Lemire.
M. l'abbé Lemire. — Avant que la discussion eût
pris devant la Chambre l'ampleur que l'émotion de
tous lui a donnée, j'avais eu l'honneur de déposer
Pordre du jour suivant : « La Chambre, déplorant le
meurtre commis à Bœschêpe, exprime à la famille de la
victime sa douloureuse sympathie... » Sur ce point
nous sommes d'accord.
M. Garnaud. — Les fonctionnaires victimes de
l'agression ne méritent-ils pas aussi votre sympathie?
M. Lemire. — L'honorable M. Massé lui-même a
dit : S'il ne s'agit que de sympathie pour les victimes,
nous sommes tous d'accord.
M. Garnaud. — Toutes les victimes.
M. l'abbé Lemire. — C'est entendu! J'ajoutais: « La
Chambre invite le Gouvernement à établir les respon-
sabilités engagées... » — Cela ne doit gêner personne,
puisque c'est la tâche même que le ministre a assumée,
« ... et à suspendre les opérations de l'inventaire jus-
qu'à ce qu'elles puissent se faire sans violence, et passe
à l'ordre du jour. »
Je demande la permission de m'expliquer sur cette
PIÈCES JOINTES 219
dernière partie. J'insiste I Je supplie la Chambre de
considérer qu'elle a une responsabilité en face de l'agi-
tation si pénible qui a troublé la région du Nord, qui
continue de la troubler.
En ce moment même m'arrivent deux dépêches
d'Hazebrouck^ dont je vous donne lecture:
« Urgence, obtenir suspension inventaires...» (Non!
non ! à l'extrême gauche.)
M. le baron Albert de Benoist. — Nous constatons
que les excitations viennent de l'extrême gauche.
M. Tabbé Lemlre. — « Scènes déplorables à Mor-
becque. Blessés sans sommations préalables. »
M. de l'Estourbeillon. — Toujours !
M. l'abbé Lemire. — « Vicaire en prison »
La deuxième dépêche ajoute :
« Doyen blessé, population surexcitée. Craignons
pour Sercus, Abeele, la Motte-au-Bois et Hazebrouck.
« Signé : Masson-Beau, conseiller général, premier
adjoint au maire d'Hazebrouck. »
Je crois que devant une situation pareille, la Cham-
bre peut très bien...
M. Jules Galot. — C'est même son devoir.
M. Tabbé Lemire. — ... sans faire le moins du
monde ce qu'on appelle une capitulation (Interruptions
à l'extrême gauche), inviter le Gouvernement à la
modération dans l'application de la loi, et à la suspen-
sion des inventaires, puisqu'il serait entendu que ces
inventaires ne seraient suspendus que jusqu'à ce que
le calme soit revenu, et qu'ils puissent se faire sans
violence. (Exclamations ironiques a V extrême gauche
et à gauche, — Très bien ! très bien ! au centre et à
droite.)
M, le président. — La parole est à M. Carnaud.
M. Carnaud. — Messieurs, l'honorable président du
Conseil a déclaré qu'il acceptait l'ordre du jour de notre
collègue M. Péret, mais il lui a donné une interpréta-
tion que le texte ne comportait pas d'une façon abso-
lue. Il aurait fallu, à mon avis, que le Gouvernement,
pour dissiper toute équivoque, se ralliât à un ordre du
220 L APAISEMENT
jour clair et précis ; car on constate avec regret, après
le débat d'aujourd'hui, que le Gouvernement suit pé-
niblement la majorité républicaine, mais ne la précède
pas. [Interruptions à droite.)
Vous auriez dû, il me semble, monsieur le président
du Conseil, vous préoccuper des excitations bien con-
nues venues des différents points du pays. C'est un fait
patent — certains partis peuvent espérer le nier et créer
l'équivoque sur ce point — mais c'est une vérité évi-
dente que les excitations meurtrières que nous déplo-
rons sont venues du parti royaliste. {Exclamations à
droite. — Applaudissements à V extrême gauche et à
gauche.)
M. Fernand de Ramel. — J'oppose une dénégation
formelle à vos insinuations.
M. Garnaud. — Eh bien l messieurs, quel était dans
la circonstance le devoir d'un Gouvernement républi-
cain bien résolu à éviter des complications regrettables,
à empêcher par tous les moyens en son pouvoir l'effu-
sion du sang? Son devoir était de diriger clairement
contre les excitateurs la menace de la loi.
Il fallait indiquer qu'une instruction judiciaire était
ouverte ou allait s'ouvrir contre les comploteurs roya-
listes. Du moment que le Gouvernement ne l'a pas fait,
nous ne pouvons souscrire à un ordre du jour impré-
cis comme celui de l'honorable M. Péret. {Très bien !
très bien ! à Vextrême gauche.)
Voix nombreuses. — Aux voix I
M. le président. — La priorité a d'abord été deman-
dée pour l'ordre du jour de M. Deville, repoussé par le
Gouvernement.
Sur divers bancs. — Nous demandons une nouvelle
lecture.
M. le président. — Je donne une nouvelle lecture
du jour de M. Deville :
« La Chambre, considérant que la formalité de l'in-
ventaire, qui a eu pour but d'assurer la conservation à
la collectivité des fidèles de tous les biens lui revenant,
est devenue, sous les excitations intéressées de politi-
PIÈCES JOINTES 221
ciens de la réaction, une cause d'incidents tragiques ;
« Invite le Gouvernement : 1° à ne pas fournir aux
meneurs cléricaux l'occasion des troubles sanglants
préparés par leurs mensonges et à se borner à consta-
ter leur refus de laisser effectuer l'inventaire^ étant bien
entendu qu'aucune dévolution de biens ne pourra avoir
lieu qu'après l'accomplissement de cette formalité
légale ; 2"^ à demander par une loi le droit, dans les
paroisses où cette formalité n'aura pas été fait et tant
qu'elle ne l'aura pas été, de suspendre tout payement
au clergé au titre de pensions, secours, subventions,
allocations ou à un titre quelconque;
« Et passe à l'ordre du jour. »
Je consulte la Chambre sur la priorité demandée en
faveur de l'ordre du jour de M. Deville.
Il y aune demande de scrutin signée de MM. Pierre
Poisson,Tournier, Charles Ghabert, Abel-Bernard, Bony-
Gisternes, Chamerlat, Loque, Buyat, Simonet, Deléglise,
Cloarec, Léon Janet, Lachaud, Astier, Trouin, etc., etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — Voici le résultat du dépouille-
ment du scrutin :
Nombre des votants , 532
Majorité absolue 267
Pou^r Tadoption 145
Contre 387
La Chambre des députés n'a pas adopté.
Je vais mettre aux voix la priorité demandée en
faveur de l'ordre du jour de M. Raoul Péret.
M. Etienne Flandin (Yonne). — Je demande la
parole.
M. le président, — Cet ordre du jour est ainsi conçu :
« La Chambre approuvant les déclarations du Gou-
vernement, passe à l'ordre du jour. »
La parole est à M. Etienne Flandin.
222 l'apaisement
M. Etienne Flandin (Yonne). — Messieurs, au nom
de mes amis du groupe de l'Union républicaine et en
mon nom personnelle déclare que nous voterons Pordre
du jour de M. Raoul Péret.
Nous le voterons, en prenant acte de Teng-agement
de M. le président du Conseil d'appliquer la loi avec
modération et avec tact.
Bien coupables seraient ceux qui, à une heure où
l'union est plus que jamais nécessaire entre tous les
Français, assumeraient la responsabilité de répressions
sanglantes. (Mouvements divers.)
M. Petitjean. — Je demande la parole.
M. le président. — La parole est à M. Petitjean.
M. Petitjean. — Messieurs je retire, pour me rallier
à l'ordre du jour de Phonorable M. Péret, l'ordre du
jour qu'avec plusieurs de mes amis j'avais eu 1 honneur
de déposer sur le bureau de la Chambre et qui, cepen-
dant, avait sur celui de M. Péret le mérite de faire dire
à la majorité républicaine qu'elle compte sur la fermeté
du Gouvernement pour assurer une application résolue
de la loi. [Mouvements divers.)
Plusieurs membres à gauche. — Il ne fallait pas le
retirer. Nous l'aurions voté.
M. Petitjean. — Mes chers collègues, je ne peux
pas faire que la question de confiance ne soit pas posée
sur l'ordre du jour auquel je me rallie, mais je tiens à
déclarer que la condition du vote que mes amis et moi
nous donnerons à l'ordre du jour de M. Péret, c'est
qu'il résulte des déclarations du Gouvernement que
l'application de la loi sera poursuivie par lui avec tact,
mais sans aucune faiblesse. [Très bien! très bien! à
gauche. — Aux voix!)
M. le président. — Je mets aux voix la priorité
demandée en faveur de Tordre du jour de M. Péret.
(La priorité, mise aux voix, est adoptée.)
M. le président. — Nous arrivons à i'orde du jour
au fond de M. Péret.
La parole est à M. du Halgouet.
M. le lieutenant-colonel du Halgouet. — Mes-
PIÈCES JOINTES 223
sieurs, je n'étonnerai personne en déclarant que je ne
voterai pas l'ordre du jour de confiance accepté par le
Gouvernement.
Je m'étais inscrit dès ce matin pour prendre la parole
dans cette discussion. J'avais l'intention d'apporter ici
les impressions d'un témoin attristé, ma présence acci-
dentelle dans les environs de ma région m'ayant con-
duit à assister à ces scènes lamentables. Avant-hier j'ai
eu la douleur de voir l'armée faire un métier qui n'est
pas le sien, celui de défonceur de portes d'églises.
{Très Lien! très bien! à droite. — Interruptions à
gauche.)
A gauche. — Pourquoi les ferme-t-oni
M. le lieutenant-colonel du Halgouet. — Bien
que l'autorité qui dirigeait l'opération eût commandé,
ainsi qu'il avait été prescrit, des ouvriers civils, et que
ces ouvriers étrangers à la localité se trouvassent pré-
sents, j'ai eu la douleur de voir des soldats donner des
coups de hache dans les portes des églises.
A travers le pays, ces coups de hache retentissaient
douloureusement dans tous les cœurs de mes compa-
triotes.
M. Robert Surcouf. — Ce sont vos amis qui sont
les coupables. Pourquoi ferment-ils leurs églises?
M. Le Hérissé. — Vous savez mieux que personne,
mon colonel, que dans l'Ille-et-Vilaine, dans ce pays
que nous représentons, tous ces mouvements sont pré-
parés et dirigés par vos amis royalistes dans un but
politique et malgré les instructions formelles de celui
qui, dans le diocèse de Rennes, représente l'autorité
catholique. (Applaudissements à gauche.)
M. le lieutenant-colonel du Halgouet. — C'est
précisément sur ce point que je tiens à m'expliquer. Je
voulais être très bref; ce n'est pas ma faute si je suis
obligé de répondre aux interrupteurs que je vois plus
que je ne les entends.
Je proteste de toute mon énergie contre cette théo-
rie des excitations et des excitateurs. Vous dites cela
ici, de loin; seuls ceux qui ne sont pas sur les lieux
224 l'apaisement
peuvent émettre de semblables théories. Nos popula-
tions, pour affirmer leur foi, n'ont besoin d'aucune
excitation, au contraire !
Laissez-moi dire que le représentant de l'autorité, le
sous-préfet de Redon, parlant à ma personne, me disait
à Pipriac, avant-hier matin : « Monsieur le député, c'est
sans doute à votre haute influence que l'on doit le
calme dans lequel s'accomplit l'opération. »
Vous voyez le cas qu'il faut faire de ces prétendues
excitations !
M. Le Hérissé. — Je n'ai pas parlé de vous, mais
de vos amis.
M. le lieutenant-colonel du Halgouet. — Je ne
sais de qui vous parlez! J'ai pu lui répondre : « Mon-
sieur le sous -préfet^ je ne puis accepter le compliment,
puisque je suis arrivé depuis quelques minutes à peine.
Si la population a manifesté son calme aujourd'hui
autant que jeudi dernier elle avait affirmé sa résolution,
cela est dû à l'influence de ses guides naturels, à l'as-
cendant de son clergé et à celui de sa municipalité,
laquelle, d'ailleurs^ ayant Pavant-veille protégé la vie
des gendarmes, en a été récompensée par des poursui-
tes judiciaires 1 » (Bruit.)
M. le ministre de l'Intérieur m'est témoin que ven-
dredi dernier je l'ai entretenu de ces faits; je l'ai
informé de ce qui s'était passé la veille dans ma con-
trée, et je lui ai remis une note, dont il ma remercié,
lui recommandant de ne pas mettre en face d'une popu-
lation nombreuse et résolue des gendarmes en petit
nombre, exposés à manquer non seulement d'autorité,
mais aussi de tact et de sang-froid ! (Bruit.)
Devant le parti pris de la Chambre de ne pas res-
pecter la liberté de la parole, je descends de la tribune.
M. le président. — Je mets aux voix l'ordre du
jour de M. Raoul Péret.
Il y a une demande de scrutin signée de MM. F. Buis-
son, Gharonnat, Boutard, Goujat, Jean Godet, Petit-
jean. Gère, Tournier, Gharles Ghabert, Modeste Leroy,
G. Menier, Forcioli, Auge, etc.
PIÈCES JOINTES 225
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en
font le dépouillement.)
M. le président. — MM. les secrétaires me font con-
naître qu'il y a lieu de faire le pointage des votes.
Il va y être procédé.
La séance est suspendue pendant cette opération.
(La séance suspendue à sept heures trente-cinq minu-
tes^ est reprise à huit heures moins dix.)
M. le président. — Voici, après vérification, le
résultat du dépouillement du scrutin :
Nombre des votants. 501
Majorité absolue 251
Pour l'adoption. 234
Contre 267
La Chambre des députés n'a pas adopté.
M. le président du Conseil. — Le Gouvernement
se désintéresse de la suite du débat.
(M. le président du Conseil quitte la, salle des séan-
ces suivi de tous les membres du Gouvernement.)
k
15
PIECES JOINTES N^ 2
DÉCLARATION DES ÉVÊQUES
DE FRANCE
59 janvier 1907.
Nous, évêques de France, invariablement inspirés
par le double sentiment de l'amour des âmes et de nos
devoirs envers la Patrie, après avoir mûrement médité,
soit sur les événements douloureux qui désolent l'âme
chrétienne de notre pays, soit sur les enseig-nements
qui ont jugé ces événements et enfin sur tels amende-
ments législatifs qui ne les corrigent pas assez, décla-
rons ce qui suit :
1° Nous restons inébranlablement fidèles à nos décla-
rations précédentes, relatives aux lois et autres dispo-
sitions portées contre l'Eglise dans ces derniers temps,
et nous maintenons contre ces lois, les protestations
que nous avons faites, en unions avec le Souverain
Pontife. Avec Sa Sainteté nous réclamons pour l'Eglise
de France le respect de sa hiérarchie, l'inviolabilité de
ses biens et de sa liberté.
2° Les biens sacrés dont nous avons été indignemeni
spoliés réclameront indéfiniment leurs légitimes maî-î
très que personne n'est autorisé à remplacer, même]
PJÈCES JOINTES 227
provisoirement, sans l'autorisation spéciale du Souve-
rain Pontife.
3"^ Au sein de la lutte qui se poursuit et que seule
une honnête réparation des attentats commis peut
apaiser, nous voulons tout mettre en œuvre pour main»
tenir jusqu'à la dernière heure l'exercice du culte public
dans nos églises et défendre ces lieux sacrés, pour
autant qu'il dépendra de nous, contre toute profanation.
A cet effet, et à cet effet seulement^ nous consentirons
à faire l'essai d'une organisation du culte public si les
obscurités de certains textes de la loi de 1907 se dissi-
pent assez pour ne pas rendre vains nos efforts dans ce
sens.
4° Un contrat administratif passé entre préfets ou
maires d'une part, évêques ou curés de l'autre, pourra,
aux termes de la loi, mettre ces derniers en jouissance
des édifices cultuels. Au sujet de ce contrat la loi n'im-
pose à la partie civile qu'une condition ; la gratuité de
jouissance.
En nous déclarant disposés à faire l'essai de conven-
tions de ce genre, nous réclamons le droit d'y intro-
duire toutes clauses non contraires à l'ordre public et
destinées à nous donner deux sortes de garanties rigou-
reusement nécessaires, les unes concernant la perma-
nence et la sécurité morale du service reliofieux dans
les églises concédées en jouissance, les autres ayant
trait à la sauvegarde des principes de la hiérarchie.
Ces clauses se trouvent formulées au modèle de pro-
cès-verbal ci-annexé : elles sont légales. Notre devoir
strict nous interdit d'en rien retrancher.
5° Gomme il ne faut pas que l'organisation de l'Eglise
de France puisse dépendre de l'arbitraire des magis-
trats, nous, évêques, nous établissons dans la solidarité
la plus complète et déclarons que le contrat de jouis-
sance susdit sera accepté partout ou que nous ne le vou-
drons nulle part. Ces contrats ne seront valables qu'au
moment où il constatera que les clauses exprimées ci-
dessus auront été agréées de l'unanimité des parties
civiles, représentants d'autorités municipales ou autres.
228 l'apaisement
La conscience droite de tout le pays appréciera nos
conditions : une fois de plus, elle verra si^ en les for-
mulant, nous sommes et nous paraissons préoccupés
d'autre chose que de l'intérêt des âmes qui nous sont
confiées.
PIECES JOINTES iV° S.
DÉCLARATION MliNISTÉRIELLE
Lue par BVI. Aristide Briand
à la Chambre des députés.
27 juillet 1909.
Messieurs les députés, appelé par le Président de la
République à assumer les responsabilités du pouvoir,
le cabinet qui s'offre à votre confiance est animé de la
ferme volonté de préparer par l'union et l'action loyales
des républicains, une politique de paix, de réformes et
de progrès.
Pour servir à Pextérieur la politique de paix, nous
resterons inébranlablement fidèles à l'alliance et aux
amitiés que le Gouvernement de la République a con-
tractées. {Très bien! très bien I) Attachés à la fois à
assurer le respect de la France, de sa dignité et de ses
droits et à garantir la paix du monde, nous persévére-
rons dans la politique suivie notamment par le précé-
dent ministère. Cette politique qui recueillit votre
approbation constante ne permet aucun doute sur la
sincérité de nos desseins pacifiques. Elle a contribué à
accroître le crédit par lequel la France a pu, avec une
autorité grandissante, concourir, dans un esprit de con-
ciliation, au règlement des difficultés internationales.
230 l'apaisement
Cette autorité lui vient à la fois de la continuité de
ses vues, du prestige qu'elle tient de sa puissance d'ex-
pansion morale, de sa force militaire et de sa force
navale. Sur la situation actuelle de la marine, des cri-
tiques se sont produites. Le Gouvernement est prêt à en
dégager la vérité et à rendre plus efficaces, par une
refonte organique, les sacrifices consentis par le pays.
Les critiques les plus sévères ont d'ailleurs mis hors de
cause l'esprit d'abnégation, la valeur professionnelle,
le dévouement patriotique de nos marins qui sont,
comme leurs camarades de l'armée de terre, dignes de
la gratitude et de la confiance du pays. (Applaudisse-
ments.)
La politique de défense laïque et de progrès social
affirmée tant de fois par la majorité républicaine s'est
déjà traduite par des lois importantes. Nous voulons
en assurer la continuation en rappelant à la démocratie
que rien ne se fonde ni se développe sans esprit de
suite et de méthode. C'est dans cette pensée que le
Gouvernement vous demandera votre concours pour
réaliser les réformes préparées, soit par une discussion
déjà ouverte, soit par le labeur des commissions. Au
premier rang de ses préoccupations, le Gouvernement
place le vote rapide du budget, comptant sur les Gham-
ÎDres pour en terminer une fois de plus l'examen dans
la période normale et, surtout à l'heure où nous som-
mes, avec le souci prédominant des finances publiques
et de l'intérêt général.
Au point de vue social, le Gouvernement, sans négli-
ger aucune des réformes inscrites à votre ordre du jour,
appliquera son principal effort à faire aboutir devant le
Sénat, de façon qu'il puisse être voté dans cette légis-
lature,le projet de loi des retraites ouvrières et paysan-
nes. [Applaudissements à gauche et à V extrême gauche.)
Nous ne resterons indifférents à aucun des problèmes
que posent l'évolution et l'organisation des travailleurs.
Nous pensons que le devoir de la République est d'éten-
dre progressivement à tous les travailleurs de l'agricul-
ture, du commerce et de l'industrie un système complet
PIÈCES JOINTES 231
d'assurances sociales et de les aider à obtenir une si-
tuation précaire. En échang-Bjla République fondée par
le suffrage universel et qui leur a donné la liberté poli-
tique et la liberté syndicale^ leur demande d'évoluer
dans la légalité et de répudier la violence. (Applaudis-
sements à gauche, au centre et sur divers hancs.)
La Chambre a voté après de longs et consciencieux
débats la grande réforme fiscale destinée à introduire
plus de justice dans la répartition de l'impôt. Nous
avons la confiance que le Gouvernement obtiendra
l'adhésion du Sénat au projet d'impôt sur le revenu.
Aucun effort ne nous coûtera pour défendre devant la
haute Assemblée la volonté nettement exprimée par la
Chambre. {Applaudissements à gauche et à l'extrême
gauche.)
La Chambre a décidé d'inscrire en tête de son ordre
du jour la réforme électorale. Le Gouvernement ne
méconnaît ni l'importance de la question ni la nécessité
du débat, mais il n'échappe à personne qu'il ne peut
prendre parti qu'après avoir appuyé son opinion sur
l'étude des faits. Dès maintenant il pense qu'il y aura
lieu de proposer à la Chambre de mettre le pays en
mesure de faire, dans les élections municipales, l'essai
méthodique d'un système de proportionnalité. (Applau-
dissements sur divers hancs).
A la suite de ce débat, le Gouvernement pressera la
Chambre de voter le projet réglant le statut des fonc-
tionnaires et insistera auprès du Sénat pour qu'immé-
diatement après le vote des retraites ouvrières ce pro-
jet indispensable soit par lui adopté. (Très Lien! très
bien !) Nous assurerons ainsi aux serviteurs de l'Etat,
dans le loyalisme et le dévouement professionnel des-
quels nous avons pleine confiance, les libertés et les
garanties légitimes. Mais il ne peut être question ni de
tolérer l'interruption des services publics, ni de cons-
tituer une nation privilégiée dans la nation elle-même
(Applaudissements à gauche et au centre) qui reste une
et dont le Parlement seul a qualité pour dire la volonté.
(Nouveaux applaudissements sur les mêmes hancs.)
232 l'apaisement
Le Parlement est saisi de projets sur renseig-nement
secondaire privé, la fréquentation scolaire, la responsa-
bilité des maîtres, la stricte exécution de notre légis-
lation scolaire. Cet ensemble de réformes est destiné à
mettre l'enseignement laïque à l'abri des attaques de
ses adversaires qui sont en même temps les ennemis de
la République. {Applaudissements à gauche.)
M. Fernand de Ramel. — Ce sont les ennemis de
la liberté.
M. le président du Conseil, ministre de l'Inté-
rieur et des Cultes. — C'est dire l'intérêt qui s'atta-
che au vote de ces projets.
Messieurs, il ne suffit pas de voter des réformes. Il
faut, pour qu'elles soient fécondes, un pays prospère,
sachant mettre en valeur les instruments nécessaires à
la richesse publique. Au premier rang de ceux-ci se
placent les moyens de transport. Il importe de les déve-
lopper. Dès la rentrée, sera proposé un projet sur Tau-
tonomie des ports. Nous vous demanderons aussi de
mettre à la disposition de nos agriculteurs l'outillage
économique, les canaux d'irrigation qui leur sont indis-
pensables... {Applaudissements .)
M. Emmanuel Brousse. — Sans oublier les chemins
vicinaux,
M. le président du Conseil. — ... et de porter
remède à la situation malheureuse de nos régions viti-
coles {Applaudissements sur divers bancs) en donnant
satisfaction aux vœux exprimés par leurs représentants
autorisés.
La revision douanière devra être reprise et poursui-
vie dans l'esprit qu'avaient indiqué nos prédécesseurs.
{Très bien ! très bien !)
Messieurs, si quelques-uns trouvaient trop vaste le
plan méthodique et raisonné dont nous vous deman-
derons de vous inspirer, nous répondrions que le pre-
mier devoir d'un Gouvernement, à quelque époque
qu'il ait la charge du pouvoir, est de travailler à orga-
niser la démocratie. Pour cette tâche qui est de tous
les instants, nous comptons, dans le Parlement et dans
PIÈCES JOINTES 233
le pays, sur la force agissante des républicains. Répu-
blicains nous-mêmes, nous plaçons la République au-
dessus de toute conception personnelle. La République
est la condition nécessaire de la prospérité nationale et
du progrès social. Nous n'apercevons sa grandeur, loin
des querelles intestines, que dans l'œuvre réformatrice
dont nous serons, avec vous, les continuateurs. (Applau-
dissements à gauche^ au centre et sur plusieurs bancs
à l'extrême gauche.)
PIECES JOINTES iV° 4
DISCOURS
prononcé par M.Aristide Briand à la Cham-
bre des députés, en réponse aux inter-
pellations de MM. Lafîerre, Lauraine et
Charles Benoist.
27 juillet 1909.
Messieurs, je remercie sincèrement MM. LafFerre,
Lauraine et Charles Benoist d'avoir bien voulu, par
leurs demandes d'interpellation, devancer mon désir.
Il est nécessaire, il est indispensable qu'un accord
n'intervienne entre le Gouvernement et la majorité, sur
laquelle il compte pour accomplir sa tâche, qu'à bon
escient de part et d'autre.
II est encore temps pour vous, messieurs, de ne pas
accorder au ministère, qui est sur ces bancs, votre con-
fiance. Vous en avez le droit ; vous en avez même le
devoir, si cette confiance n'est pas donnée par vous de
tout cœur, en pleine indépendance d'esprit, de telle
sorte que vous n'ayez pas ensuite à la reg^retter. (Très
bien! très bien! à gauche.)
Moi, c'est dans ces conditions que je viens vous la
demander.
à
PIÈCES JOINTES 235
Je tiens à vous dire tout d'abord, au risque de faire
flotter sur certains visag^es les sourires ironiques qui
accueillent généralement les déclarations de ce genre,
que je n'ai pas accepté la haute mission, que je dois à
la confiance de M. le Président de la République, sans
une profonde émotion, sans même une réelle angoisse.
Je la trouvais prématurée pour des raisons que je
vous dirai tout à l'heure et je sentais si vivement la
grandeur, la noblesse, la beauté de ce rôle que je me
suis demandé, jetant un regard vers mon passé, vers
toute ma vie, si vraiment j'en étais digne, si, pour le
bien de mon pays, j'avais le droit d'accepter ce man-
dat. (Applaudissements.)
Messieurs, j'ai fait tous mes efforts pour m'y sous-
traire, puis, le moment venu, je me suis déterminé à
assumer cette responsabilité. Mais il faudrait que je
fusse un homme bien misérable si j'étais allé là où
j'étais appelé comme à une conquête d'amour-propre,
comme à une mission facile à remplir et dont je n'au-
rais aperçu que le côté vain et purement prestigieux.
En moi s'est fait, je ne dirai pas un autre homme,
mais un homme adapté à sa fonction. [Applaudisse-
ments à gauche.)
Je remercie MM. Lafferre et Lauraine du ton mesuré
et courtois dont ils ont enveloppé leurs observations à
cette tribune ; je n'attendais pas moins d'eux.
J'avais lu dans les journaux que, sous l'influence de
certaines émotions du premier moment, (Rires sur
divers bancs.) — je vous en prie, je n'ironise pas et je
veux vous livrer toute ma pensée, tout mon cœur.
(Applaudissements à gauche.)
J'affirme hautement que, si je pouvais supposer que
ma personne, que celles de mes collaborateurs au pou-
voir puissent être un élément de division dans le parti
républicain, je serais le premier à vous dire : Il ne faut
pas nous suivre.
Dans le premier moment d'émoi, annonçaient les
journaux, MM. Lafferre et Lauraine étaient disposés à
poser au président du Conseil certaines questions aux-
236 l'apaisement
quelles il serait tenu de répondre pour obtenir la con-
fiance de la majorité.
Messieurs, si ces questions m'avaient été posées, je
n'y aurais pas répondu. Je n'ai pas cru un instant que
des hommes sérieux aient pu songer seulement à me
demander, au poste où je suis, de venir à la tribune de
la Chambre, publiquement, devant mon pays, devant
le monde, faire ce qu'on appelle une confession, me
retourner vers mon passé, opérer un tri entre les idées
qui se sont fortifiées en moi sous l'influence de l'expé-
rience, sous l'effort de ma pensée, et celles qu'au con-
traire la leçon des choses, la responsabilité du pouvoir
ont écartées de moi.
Non 1 cela je ne l'aurais pas fait (Applaudissements
à gauche) pour ma dignité propre, pour la dignité de
ma fonction.
Ou si j'avais été assez vil pour le faire, dans Pespoir
de dissiper toutes les méfiances et de garder le pouvoir,
c'est alors que les questionneurs auraient eu raison de
ne pas m'accorder leur confiance : je n'en aurais pas
été digne. [Applaudissements .)
Je viens à vous tel que je suis, tel que vous me con-
naissez. Je ne suis pas un nouveau venu parmi vous.
Depuis sept ans je collabore avec le parti républicain
de cette Chambre. Vous avez compris le caractère de
mes efforts.
Ma pensée, vous le savez, est audacieuse; je n'ai
pas peur des mots et c'est peut-être et surtout parce
que je suis un républicain conscient que les idées ne
m'effraient pas, car je vois dans la République le germe
de tous les progrès. (Applaudissements à gauche.)
M. le marquis de Rosanbo. — Nous en attendons
l'éclosion.
M. le président du Conseil. — Mais vous avez
constaté que, chez moi, l'idée se présente surtout dans
ce qu'elle contient de possible et de réalisable.
Je suis un homme de réalisations et c'est dans ce
sens que ma vie est orientée.
C'est dans ces conditions que j'ai travaillé avec la
PIÈCES JOINTES 237
majorité dans cette Chambre comme simple député;
c'est dans les mêmes conditions que j'ai tenu mon rôle
au ministère de l'Instruction publique, puis à celui de
la Justice.
Si, pendant ces quelques années, vous n'êtes pas
arrivés à porter sur moi un bon jugement, il est trop
tard pour me juger bien^ et à ceux en qui la méfiance
a pu persister, à ceux qui trouveraient inquiétant et
dangereux pour leur pays, pour la République de voir
le Gouvernement entre mes mains, je dis : « Vous
n'avez pas le droit de m'accorder votre confiance. Si
vous êtes dans cette disposition d'esprit, votre devoir
c'est de voter contre moi. » (Applaudissements à
gauche.)
On a parlé de mandat tout à l'heure, c'est, je crois,
l'honorable M. Lauraine. Je n'ai pas de mandat de vous
pour l'instant, j'en aurai un à la fin de cette séance si
vous me l'accordez. (Très bien ! très bien!) Mais c'est
à vous de peser le pour et le contre et de vous deman-
der, dans votre conscience de législateurs, si, pour le
bien public, pour l'intérêt de vos idées, vous devez me
donner cette confiance.
Si vous me la donnez sans restriction, sans réserve,
pleinement, je l'accepterai. C'est seulement ainsi que je
la désire et c'est ainsi que je m'efforcerai de la mériter.
(Applaudissements a gauche.)
Messieurs, pour ce Gouvernement l'heure n'est pas
aux desseins glorieux. Nous sommes aux approches de
la séparation, à la fin d'une législature. Les gestes héroï-
ques ne sont plus de saison (Sourires), maiis si par là no-
tre rôle devient plus modeste, il en est rendu plus facile.
Le programme du Gouvernement, messieurs de la
majorité, c'est votre programme. Nous le tenons de vos
mains. Ce sont vos votes répétés qui l'ont écrit. Nous
n'avons plus qu'à continuer l'œuvre de nos devanciers.
Et si c'est uniquement une raison politique qui vous
porte à nous juger, après avoir entendu la déclaration,
vous avez dû vous reconnaître vous-mêmes dans notre
programme.
238 L^APAISEiMENT
Toutes les questions essentielles qui vous ont préoc-
cupés au cours de cette législature sont inscrites dans
la déclaration.
11 ne faut pas s'évertuer, par le désir d'amplifier son
rôle, à égarer les esprits. On doit la vérité au pays. Or, ~
il est bien certain que vous ne pourrez pas réaliser^
toutes les réformes qui sont désirables. Vous n'en aurez
matériellement pas le temps. Mais il y a des mesures
que vous pouvez et que vous devez voter. Au premier
rang de ces réformes, le Gouvernement a placé les
retraites ouvrières. {Applaudissements à Vextrême gau^
che ei à gauche.)
L'accord étant fait entre le Gouvernement et la com-
mission du Sénat, au moins sur les points essentiels, la
discussion pourra s'instituer dès la rentrée. Nous ferons
tout ce qui dépendra de nous pour que le projet vous
revienne dans de bonnes conditions, c'est-à-dire dans
des conditions telles que vous puissiez le voter en toute
indépendance et dignité. (Applaudissements.)
Notre seconde préoccupation c'est le budget et quand
vous aurez à l'examiner nous vous demanderons de
faire, dans l'intérêt supérieur de ce pays, dans l'inté-
rêt des finances publiques, un grand effort d'abnégation.
Nous touchons à ces heures où le budget risque de
ne pas s'étudier, de ne pas s'établir dans les mêmes
conditions qu'au cours ou au début d'une législature.
C'est cependant surtout en fin de législature, à la
veille de paraître devant vos électeurs que vous devez
prendre la plus haute conscience de votre mission, et
que, groupés autour du Gouvernement, pour la sauve-
garde du bien public, vous devez vous opposer à toutes
les entreprises de surenchère {Vifs applaudissements à
gauche et au centre)^ qui auraient pour effet certain de
mettre au pillage les finances de la République. {Nou-
veaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
Les électeurs rendront dans leur ensemble, et c'est
Tensemble qui importe, hommage à leurs mandataires
de cet effort d'abnégation personnelle. Messieurs, nous
vous le demanderc^ns, et nous avons pleine confiance de
PIÈCES JOINTES 239
l'obtenir de votre bonne volonté. {Applaudissements à
gauche et au centre.)
Une autre réforme s'impose. Il faut qu'elle soit réa-
lisée dans un bref délai. Elle sera raccomplissement
d'une promesse solennelle faite depuis longtemps —
elle devrait être déjà tenue, et peut-être, si on s'y était
employé plus tôt, bien des événements tristes, bien des
événements douloureux ne se seraient pas passés. (Très
bien! très Lien! à gauche et aa centre.)
Cet engagement, il importe de le tenir demain, il
convient de donner aux fonctionnaires, dont la quasi-
unanimité sont de braves gens, de fidèles serviteurs de
la nation et de bons républicains, tout ce qui peut être
de nature à dissiper en eux certaines méfiances, cer-
tains mécontentements. Il faut leur conférer le droit
d'association dans tout ce qu'il a de raisonnable. Ce
droit doit leur être reconnu dès lors qu'ils entendent
l'exercer dans un but avouable, c'est-à-dire pour la
défense de leurs intérêts professionnels.
Il faut aussi leur octroyer toutes les garanties de
sécurité qu'ils ont le droit d'exiger; mais en les leur
accordant il faut leur faire comprendre qu'il n'y a pas
d'association, si puissante, si nombreuse soit-elle, qui
ne représente quand même, par quelque côté, des inté-
rêts particuliers, et que ces intérêts même collectifs,
n'ont jamais à entrer en conflit avec l'intérêt général.
{\ ifs applaudissements à gauche et au centre.)
Ici j'ai à répondre à certaines préoccupations ; et je
le ferai en vous apportant d'abord cette formule que je
voudrais bien ne pas voir se hérisser de pointes dans
votre esprit.
Ce que ne voulons d'abord, ayant pris conscience de
notre devoir, c'est gouverner. Nous entendons gouver-
ner (Applaudissements à gauche et au centré)., c'est-à-
dire que nous sommes résolus à maintenir intactes entre
nos mains les prérogatives gouvernementales.
Nous voulons que toutes choses, et les hommes
aussi, soient à leur place. [Nouveaux applaudissements
sur les mêmes bancs.)
240 l'apaisement
Le Gouvernement est chargé d'une tâche que vous
connaissez, dont il est comptable devant vous. 11 appar-
tient aux membres du Parlement, tout à la fois, de le
contrôler et de faire des lois, mais quand il s'agit de
l'exercice des prérogatives spéciales du Gouvernement,
il y a intérêt pour tous à ce que les vases ne soient pas
trop communicants (Applaudissements et rires à gau-
che et au centre), à ce qu'il n'y ait pas de mélange
d'attributions. Quand cette confusion vient à se pro-
duire, les problèmes se posent mal, les malentendus
s'aggravent. (Très Lien! très bien!)
A l'égard des fonctionnaires, le droit, le devoir du
Gouvernement est de maintenir la discipline. Les fonc-
tionnaires, sous votre contrôle, sont entre ses mains
pour l'accomplissement de leur tâche. Le Gouverne-
ment en a la responsabilité ; il est tout naturel qu'il ait
autorité sur eux.
Et si j'emploie ce mot d'autorité, n'en exagérez pas
la portée. Nous sommes dans un pays très épris, et jus-
tement épris de liberté, dans un pays de démocratie,
de suffrage universel; le Gouvernement doit affirmer
son autorité d'une manière certaine dans l'intérêt de
l'ordre, de la paix publique, car il n'y a pas de pays qui
puisse travailler, prospérer sans la paix et sans l'ordre.
Mais l'autorité, dans la République, a sa forme particu-
lière, et, qu'il s'agisse de rapports avec l'intérieur ou
de contacts à l'extérieur du pays, il faut que, toujours,
elle comporte une part de diplomatie.
Sous cette réserve, messieurs, jamais, à aucun mo-
ment, le Gouvernement ne tolérera qu'il soit porté
atteinte à sa prérogative en tant qu'elle s'applique
à la discipline des fonctionnaires. [Très bien ! très ^
bien 1) 1
Tout à l'heure on m'a posé une question. On m'a
dit : « Avez-vous oublié certain vote de la Chambre
visant une catégorie de fonctionnaires qui furent frap-
pés à un moment donné, et justement? Quelles sont
vos intentions pour aujourd'hui, pour demain? Allez-
vous revenir sur les décisions du précédent Gouverne-
i
PIÈCES JOINTES 241
ment, et quand? » Je réponds : « Je ne réponds pas. »
C'est une question d'ordre gouvernemental.
Nous n'avons pas le goût des cruautés inutiles au
ministère [Très bien! très bien! à gauche et à V ex-
trême gauche), mais nous redoutons la faiblesse, car
elle finit tôt ou tard par faire des victimes dans les
rangs de ceux-là mêmes vis-à-vis desquels elle s'est
manifestée. [Très bien! très bien!)
Il y a donc ici, messieurs, une question de mesure,
une question d'examen. Je ne vous dis pas « aujour-
d'hui », je ne vous dis pas « demain », mais je ne vous
dis pas non plus « jamais ». [Applaudissements à gaU'
che et à V extrême gauche.)
C'est le seul langage que je me reconnaisse le droit
de tenir à cette tribune. [Applaudissements à gauche.)
Mais, quoi qu'il arrive, mon devoir sera de m'inspi-
rer de l'esprit qui, dans une heure de combat, d'inquié-
tude, de trouble profond, a inspiré le vote de la majo-
rité de cette Chambre. Il y avait alors d'un côté, des
intérêts particuliers, des situations pénibles, doulou-
reuses, attristantes, bien faites pour pousser très vite
à des considérations de sentiment; mais, de l'autre, il
y avait l'intérêt général, il y avait la nation tout
entière. Ayant à faire un choix entre les intérêts en
présence, le Parlement n'avait pas à hésiter; c'est au
pays qu'il a été. (Vifs applaudissements à gauche et
au centre).
M. le marquis de Rosanbo. — Vous ne dites pas
« jamais », mais vous l'avez dit par la bouche de
M. Clemenceau, dont vous étiez solidaire.
M. le président du Conseil. — Sur les autres points
de notre programme, nous vous avons donné, par
avance, dans la déclaration que j'ai lue, toutes les satis-
factions que vous pouvez désirer, notamment en ce
qui concerne l'impôt sur le revenu et les lois de laïcité.
Nous vous avons dit que pour des républicains il n'y
a pas seulement aujourd'hui et demain: il y a l'avenir.
Nous vous avons dit que notre idéal était un idéal
social, qu'aucun progrès ne nous effrayait, à la condi-
16
242 l'apaisement
tion qu'il fût adapté aux possibilités de l'heure, aux
ressources du pays, à la condition, aussi, que, lorsqu'on
entreprend une réforme, lorsqu'on demande à une
catégorie de citoyens de faire un effort de solidarité
sociale — qui est souvent aussi un effort d'assurance
sociale {Très bien! très bien! à gauche et sur divers
bancs.) — et de consentir un sacrifice, on leur apporte^
par compensation — c'est un devoir du Parlement —
des facultés de ressources nouvelles.
Il faut donner aux citoyens tous les moyens de tra-
vailler en paix, de prospérer, de s'enrichir; c'est seu-
lement dans un pays prospère, riche, dans un pays
apaisé et calme que les réformes sociales sont possibles,
(Vifs applaudissements à gauche et au centre.)
J'arrive maintenant, messieurs, à une série de ques-
tions qui m'ont été posées, je puis dire tout en nuances;
je remercie les honorables MM. Lauraine et Lafferre
de s'être efforcés, par ce moyen, en atténuant le plus
possible leur pensée, de me témoigner leur cordialité.
[Rires et applaudissements au centre et à droite.)
Messieurs, je dis cela sans ironie aucune. J'ai pour
MM. Lauraine et Lafferre, qui sont de très bons répu-
blicains, la plus grande estime, et je serais véritable-
ment désolé qu'on donnât aux paroles que j'ai pronon-
cées à propos de leur intervention la moindre tournure
d'ironie.
Je les remercie d'avoir sur certains points enveloppé
leur pensée, essayé de dissimuler leurs inquiétudes,
mais quand même leur idée est venue à moi et je de-
mande la permission de la traiter telle que je l'ai com-
prise .
Ils sont un peu inquiets, du point de vue de laïcité,
d'une situation un peu paradoxale, il y a beaucoup de
paradoxes dans mon cas. (Sourires.)
D'une part, dans des milieux où je craignais presque
de passer pour modéré, j'ai vu des fronts se rembru-
nir ; on se demandait : n'est-il pas dangereux de confier
les destinées du pays à cet homme? il est audacieux.
(Sourires.) Au contraire, dans d'autres milieux où de
PIÈCES JOINTES 243
telles inquiétudes auraient été plus naturelles, on a dit;
Eh bien ! celui-là autant qu'un autre. [On rit.)
M. le marquis de Rosanbo. — Vous êtes un habile
homme !
M. le président du Conseil. — Messieurs, je vous
l'assure, j'ai encore les mains libres ; je n'ai signé au-
cun pacte.
Mais il est une déclaration que je tiens à faire.
Je ne suis pas partisan des persécutions. Non, je dois
vous le dire parce que je ne veux pas qu'il y ait de
surprise entre nous. {Applaudissements sur divers bancs
à gauche.) Je suis un homme très épris de la liberté;
j'en ai eu besoin à certains moments de ma vie {Ap-
plaudissements sur les mêmes bancs) et j'aurais été
vraiment très attristé et très marri qu'on me la refu-
sât. J'aurais mauvaise grâce à la refuser aujourd'hui à
mes concitoyens.
J'estime que, dans une démocratie, un Gouvernement
même avec ses idées, même avec des partis pris, même
avec des préférences, doit donner la liberté à tous les
citoyens, dès lors qu'ils ne sortent pas du cadre de la
lég-alité et que leur pensée, de droite ou de gauche, se
manifeste d'une façon correcte, sans porter atteinte à la
loi. J'estime que le Gouvernement doit agir vis-à-vis
de toutes les manifestations de la pensée avec une
grande largeur d'esprit et une grande tolérance. {Très
bien ! très bien !)
M. le marquis de Rosanbo. — Nous en prenons
acte.
M. le président du Conseil. — C'est un honneur
pour le parti républicain qu'ayant eu, après des batail-
les passionnées, violentes, haineuses même, à régler
dans ce pays le sort des croyances, c'est-à-dire ce qu'il
y a de plus délicat, c'est un honneur pour le Parlement,
pour la République d'avoir fait aux consciences leur
ample part de liberté, d'avoir permis à tous les senti-
ments religieux de s'exprimer librement sans avoir à
craindre aucune peri^écution.
C'est dans cet esprit que je vous ai demandé de voter
244 l'apaisemejnt
et que j'ai appliqué, avec votre approbation, les lois
auxquelles je fais allusion ; c'est dans les mêmes direc-
tions que je vous demande la permission de persister.
S'il me vient des compliments de ce côté (la droite),
eh bien ! n'en soyez pas émus. La liberté doit être
d'autant plus largement donnée qu'un régime est plus
solide.
M. Fernand de Ramel. — Mais non pas en paro-
les: en actes.
M. le président du Conseil. — Mais le Gouverne-
ment n'hésitera pas à vous proposer les mesures néces-
saires pour consolider votre œuvre du passé, votre
œuvre de laïcité, qui fait honneur à la République.
Ici messieurs, nous ne souffrirons aucun empiéte-
ment, nous ne laisserons pas se former des entreprises
de destruction. (Très bien ! très bien ! à gauche.) Ici
s'arrête la tolérance, ici nous n'avons plu^ à donner de
liberté ; nous avons à faire acte de défense et soyez
certains qu'à cet égard vous nous trouverez sans fai-
blesse. (Applaudissements à gauche.)
Messieurs, on vous a reproché avec une aimable iro-
nie d'avoir des préoccupations électorales. C'est un
reproche assez singulier dans une assemblée où, en
somme, nul, à quelque parti qu'il appartienne, n'a été
obligé de venir [On rit) et où il est tout naturel — sinon,
on ne serait vraiment pas digne de son mandat, ni de
la confiance de ses électeurs — qu'on ait le désir de
conserver des positions conquises.
Messieurs, dans ce désir il entre une large part de
préoccupations générales, il y a l'amour du pays. Il ne
faut pas faire les hommes plus mauvais qu'ils ne sont;
l'amour du pays est sur tous les bancs de cette Cham-
bre, il est aussi bien à gauche qu'à droite et quand nous
sommes ici entre Français, nous devrions bien convenir
que le monopole des belles idées, des idées généreuses
et du désintéressement n'est pas l'apanage d'un seul
parti. {Très bien! très bien !) Ces préoccupations élec-
torales sont tout à fait normales sous un régime de suf-
frage universel.
PIÈCES JOINTES 245
Il est naturel que vous, messieurs de la droite, vous
vous efforciez de conquérir le plus grand nombre de
sièg^es pour vous rendre maîtres ensuite du Gouverne-
ment; c'est seulement au Gouvernement qu'on peut
appliquer ses idées. Mais reconnaissez qu'il est très
légitime aussi que vos collèg^ues qui sont sur ces bancs
(la gauche), qui y sont à la suite d'années et d'années
de propag-ande acharnée, désirent ne pas perdre le résul-
tat des efforts de ceux qui les ont précédés et de leurs
propres efforts. (Applaudissements à gauche.)
Quant à la réforme électorale, on doit se garder de
l'envisag^er avec ironie. G'est trop facile. La réforme
électorale est une question qui se pose dans les esprits.
La Chambre a éprouvé le besoin de la mettre à son
ordre du jour pour la rentrée. Je tiens à dire ceci à
M. Charles Benoist : le Gouvernement sera au rendez-
vous, il n'essayera pas de biaiser.
M. Charles Benoist. — Ce sera nouveau.
M. le président du Conseil. — Il n'essayera pas
d'atermoyer, ce serait rendre un très mauvais service
à ce pays. Un moment viendra où il faudra dire : voilà
ce que nous voulons, pas autre chose. Cela, nous vous
le dirons.
M. Charles Benoist. — Très bien î
M. le président du Conseil. — Dès maintenant,
permettez-moi de vous faire observer qu'en parlant des
divers modes de scrutin qu'on peut envisager il ne faut
pas, par préférence pour l'un d'eux, accabler les autres
à l'excès.
Ce qui est essentiel, c'est le recrutement électoral par
la propagande ; ce recrutement en effet est la source
des idées qui seront exprimées au Parlement et qui pour-
ront se traduire en lois.
Mais, quand on constate que les campagnes qui se
mènent actuellement dans le pays rapprochent des
hommes des partis les plus éloignés, on est obligé de
reconnaître que c'est avant tout une question de tacti-
que qui se pose. Il est certain que pas un parti digne de
ce nom, étant au pouvoir, ne consentirait à aller sans
246 l'apaisement
étude sérieuse, approfondie à ce qui pourrait être une
aventure pour le régime qu'il représente. (Applaudis-
sements à gauche )
M. Charles Benoist. — C'est évident.
M. le président du Gonssil. — Si j'étais venu, moi,
messieurs, qui ne suis au Gouvernement que depuis
deux jours, vous apporter une solution précise qui ne
pourrait être que théorique, sans m'être préoccupé
préalablement des répercussions que l'application de
cette théorie pourrait avoir dans le pays, vraiment, je
ne serais pas digne de la mission qui m'a été confiée.
Nous examinerons avec soin la question de la réforme
électorale et nous vous soumettrons le résultat de notre
étude. Ainsi l'honorable M. Benoist et tous les mem-
bres de cette Assemblée qui s'intéressent à ce problème
auront, je pense, satisfaction.
M. Charles Benoist. — Et le pays !
M. le président du Conseil. — Nous agirons en
toute sincérité et en toute loyauté, mais avec la préoc-
cupation du régime... (Applaudissements à gauche. —
Exclamations à droite,)
M. Varenne. — Parfaitement 1
M. le président du Conseil. — ... et avec le désir
très net de ne pas voir affaiblir la majorité républicaine
de cette Chambre. (Applaudissements sur les mêmes
bancs. — Nouvelles exclamations à droite.)
M. Fernand de Ramel. — C'est ce qu'on appelle
la consultation nationale !
M. le marquis de Rosanbo, ironiquement. — Bravo 1
M. Tournade. — ^ Nous ne pouvons que vous remer-
cier de votre franchise.
M. le président du Conseil. — C'est un souci que
je dois avoir et que j'ai; à ma place, il n'est pas un de
vous qui ne l'aurait comme moi. Voilà la vérité, il faut
être sincère et dire les choses telles qu'elles sont.
M. Charles Benoist. — Nous n'entendons pas non
plus affaiblir la majorité. Il faut qu'elle soit ici ce qu'elle
est réellement dans le pays. S'il y a une majorité dans
le pays, nous devons la retrouver ici.
PIÈCES JOINTES 247
M. le président du Conseil. — Je vous devais ces
explications; elles sont conformes à la déclaration dont
vous avez entendu la lecture.
A présent, vous êtes fixés sur nos intentions et je ne
puis, avant de descendre de la tribune, que vous rap-
peler ce que je disais en commençant : « Il est encore
temps pour vous de ne pas nous donner votre con-
fiance, si vous pensez qu'en nos mains les intérêts du
parti républicain risquent de péricliter. »
Si vous croyez que nous ne sommes pas qualifiés
pour défendre ces intérêts dans un esprit de détente
nécessaire_,dans un esprit d'apaisement, de conciliation,
repoussez-nous : c'est votre devoir. Si, au contraire, la
netteté de mes explications vous a rassurés, je vous
demande de nous donner votre confiance sans réserve
et de ne pas nous la retirer tant que nous n'en aurons
pas mésusé. Tous nos efforts tendront d'ailleurs à la
mériter.
Si vous approuvez notre attitude, si nous restons au
Gouvernement, nous poursuivrons l'accomplissement
de notre tâche sans brutalité, mais sans faiblesse. (Vifs
applaudissements à gauche et sur plusieurs bancs à
Vextrême gauche.)
PIÈCES JOINTES A» 5
DISCOURS
Prononcé par IVi, Briand à Périgueux
11 octobre 1909.
Messieurs
Je me lève sous l'influence de l'émotion profonde
qu'a produite sur moi la réception si cordiale, si cha-
leureuse et en même temps si démocratique, que vous
nous avez faite à mon collaborateur et ami M. le minis-
tre de l'Agriculture et à moi-même.
Lorsque vos représentants sont venus m'inviter à
prendre part à cette belle manifestation à la fois répu-
blicaine et patriotique, j'ai accepté avec joie, avec
empressement de tenir ainsi la promesse que leur avait
faite mon éminent prédécesseur de venir, à la veille de
la rentrée des Chambres, s'entretenir avec les bons répu-
blicains de la Dordogne de l'œuvre passée de son mi-
nistère et de celle qu'il se proposait pour l'avenir.
Je regrette que ce ne soit pas lui qui se trouve aujour-
d'hui dans cette salle. Je le regrette pour vous, et je
le regrette aussi pour la justice. Il eût été mieux qua-
PIÈCES JOINTES 249
lifié, plus autorisé que moi pour expliquer les efforts
des dernières années, accomplis pour l'exécution d'un
programme qui reste le mien,que je continuerai demain.
Vous savez avec quelles difficultés son gouverne-
ment s'est trouvé aux prises, quelle énergie, quelle
vaillance il a fallu à ce vieux républicain pour les sur-
monter et pour apporter à la démocratie la part de
réalisation que vous connaissez.
Cette œuvre, nous avons entrepris de la continuer,
de la mener à bien, par l'accord de tous les républi-
cains. Cette œuvre, avec le concours de la démocratie
tout entière, nous l'achèverons, si notre existence est
durable.
Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, nous avons
été véritablement touchés de l'atmosphère de sympa-
thie qui nous a entourés, nous en avons été à la fois
joyeux, et je puis le dire, inquiets. Nous en avons été
joyeux parce que nous avons trouvé dans les manifes-
tations dont nous avons été l'objet la garantie d'une
confiance persistante du peuple dans le régime répu-
blicain. Nous en avons été inquiets parce que nous nous
sommes demandé au plus profond de nous-mêmes si
nous trouverions eu nous assez de force, assez de valeur
pour justifier cette confiance.
Deux mots ont été prononcés dès le début, qui ont
produit un effet énorme, presque magique. On a parlé
d'apaisement, de détente, et tout de suite, au simple
énoncé de ces mots, la confiance est venue à nous.
Pourquoi? C'est que nous sommes à une heure où ce
pays sent un grand, un irrésistible besoin d'union, de
concorde et de fraternité. (Applaudissements.)
Il comprend, lui, si beau dans le passé, si grand en-
core dans le présent et d'un si bel avenir, qu'il ne peut
remplir, non pas pour lui seulement, mais aussi pour
l'humanité tout entière, son plein destin qu'à la con-
dition que c'en soit fini des haines et des luttes fratri-
cides entre ses enfants. (Applaudissements répétés.)
250 l'apaisement
Gouvernement d'apaisement
Et ici, messieurs, je dois m'expliquer en toute clarté,
en toute franchise.
Je ne crois pas à la vertu miraculeuse de ce qu'on a
coutume d'appeler les grands discours politiques. Je
sais bien que quel que soit le talent de l'homme qui
parle, il n'est pas possible d'enfermer dans un discours
le présent, et surtout l'avenir de son pays. Je sais bien
que les paroles ne valent pas les actes. Mais il est néces-
saire de donner les explications que la nation a le droit
d'attendre d'un homme nouveau, qui vient au gouver-
nement dans des conditions un peu exceptionnelles,
dont on a besoin de connaître toute la pensée. C'est à
lui que doit s'imposer surtout le grand devoir de fran-
chise, et c'est ce devoir que je viens remplir parmi vous.
Messieurs, ces mots « détente » et « apaisement »,
comment les a-t-on entendus ?
Ah I je sais que, dans la masse profonde du pays,
dans celle qui ne se laisse pas absorber par d'étroites
et mesquines préoccupations de coteries, on les a bien
compris.
On a dit généralement : C'est la possibilité de l'union
des Français dans un gouvernement de liberté et de
justice.
Mais certains se sont demandé : Ce mot « détente »
est-il pour nous contre d'autres? Est-il pour d'autres
contre nous?
Eh bien I messieurs, je le prononce dans son accep-
tion la plus large, dans la seule qui soit possible actuel-
lement.
Nous voulons être un gouvernement de détente pour
tous les citoyens; nous voulons donner à tous, sans
distinction de parti, la liberté à laquelle ils ont droit
pour exprimer leur opinion, pour émanciper leur cons-
cience, et la justice sans laquelle il n'est pas de pays
heureux, sans laquelle surtout il n'est pas de Républi-
que. {Vifs applaudissements.)
PIÈCES JOINTES 251
Lorsqu'un régime s'institue dans la bataille, à tra-
vers des difficultés innombrables, il a besoin de toute
sa vigueur. 11 faut qu'il lutte. Il reçoit des coups, et me-
nacé dans sa vie, il les rend. C'est son droit, et c'est
son devoir. {Applaudissements.)
Pendant trente-neuf ans, la République, désirée, vou-
lue, maintenue avec force, avec ténacité par le pays, a
été contestée par une partie des citoyens. Contre elle,
se sont préparées des entreprises dont vous avez connu
les efforts violents ou astucieux. La République alors
était obligée, pour se défendre, de grouper autour d'elle
tous ses enfants, tous ceux qui l'aiment non pas pour
la formule, mais pour ce que celle-ci contient.
Et alors, tous, la main dans la main, allaient à Pen-
nemi, au combat. Il y avait des blessés, il y avait des
cadavres; il fallait que la République se consolidât et
qu'elle assurât son existence.
L^union dans la République
Messieurs, il n'est pas possible pour un grand pays
de vivre toute sa vie dans un pareil état. Il arrive un
moment où il devient nécessaire de prononcer, de faire
entendre et surtout de faire accepter des idées de fra-
ternité. Si j'éprouve une grande joie d'être au pouvoir,
oh l soyez-en certains, ce n'est pas par une vaine glo-
riole ; c'est parce que je pense que peut-être le hasard
de circonstances heureuses m'adonne à moi l'heure pro-
pice, susceptible de faire l'union dans la République,
pour elle et pour la France, de tous les Français qui
comprennent qu'il n'y a pas de prospérité réelle dans
les luttes et les déchirements. (Fi/s applaudissements.)
Il pourrait, messieurs, me venir à l'esprit, pour du-
rer, pour rester au gouvernement, d'entretenir certai-
nes divisions. Si je le faisais, sentant le besoin de calme
et d'apaisement qui est chez mes concitoyens, je serais
un misérable, presque un criminel. Je ne le ferai pas.
Donc, dans le domaine de la liberté et de la justice,
252 l'apaisExMent
nous voulons gouverner pour la France. Le secret de
nos efforts, à mes collaborateurs et à moi, ce sera de
faire aimer la République.
Nous voulons la rendre si agréable à habiter, nous
voulons la faire si belle, si généreuse, l'élever si haut
au-dessus des partis, que ce soit la France, toute la
France dans la beauté de son passé et dans l'espérance
de son avenir, qui rayonne en elle. {Applaudis s ementsA
La séparation des Églises et de l'État
Messieurs, quand je m'exprime ainsi, j'ai quelque
droit de compter qu'on me fera crédit. J'ai eu l'occa-
sion, dans une précédente législature, d'être l'un des
artisans d'une grande réforme que le pays républicain
appelait de tous ses vœux et qu'il n'osait pas entrepren-
dre dans la crainte des répercussions qu'elle pourrait
avoir sur les destinées delà République. Cette réforme,
j'ai accepté de m'en faire le défenseur devant la Cham-
bre, parce que j'ai estimé que le germe de toutes les
divisions entre Français était surtout dans les questions
de conscience.
C'est dans ce domaine qu'il fallait à mon avis faire
d'abord la paix. Ce problème, une fois résolu, effacé du
programme républicain, alors véritablement, pour les
hommes de bonne volonté, j'entends de bonne volonté
réelle et non suspecte, pour les hommes sincèrement
épris de réformes démocratiques et sociales, où la cons-
cience des individus n'est pas aussi profondément en-
gagée que dans la question religieuse, pour ces hommes
il n'y a plus de raison valable d'entretenir les luttes
fratricides.
Messieurs, vous savez dans quel esprit cette réforme
a été réalisée. On s'est efforcé d'égarer l'opinion sur nos
véritables mobiles, on a tenté de provoquer une insur-
rection contre la République, en faisant croire aux ca-
tholiques de France qu'ils n'auraient plus la faculté de
puiser aux sources de consolation que leur indique leur
PIÈCES JOINTES 253
conscience, qu'ils n'auraient plus la liberté d'aller avec
leurs enfants, avec leurs femmes, prier dans leurs égli-
ses. On leur a dit : C'est la tyrannie qui se lève. La
religion sera opprimée, la conscience des citoyens fou-
lée aux pieds. On a tenu ce langage partout, dans tou-
tes les circonscriptions, avant les élections de 1906.
Le lendemain, messieurs, les églises restaient ouver-
tes, la main de la République restait tendue, offrant à
l'Eglise tous les biens qui antérieurement étaient à elle,
lui demandant simplement d'accomplir les formalités
légales sans lesquelles cette transmission était rendue
impossible. (Vifs applaudissements.)
Malgré les attaques, malgré les violences, nous avons
gardé la sérénité, le calme dans lesquels la réforme
avait été votée et appliquée. Nous avons compris que
de certains côtés on ne pouvait pas se résigner à être
traité avec justice, on ne voulait pas de notre justice.
11 fallait qu'il y eût dans l'opération une part de persé-
cution.
On connaissait les sentiments généreux de ce pays.
On spéculait, par avance, sur eux. On se disait : Si ce
pays a l'inquiétude d'une persécution, d'une tyrannie,
il se dressera dans un mouvement de révolte contre la
République elle-même.
La République n'est pas tombée dans le piège, elle
a refusé les batailles, constamment. Elle n'a même pas
eu de honte à reculer parfois, à faire des concessions;
certaines sont allées très loin, elle m'ont été reprochées
par quelques-uns de mes amis chez lesquels, à des heu-
res difficiles, il m'a semblé apercevoir des inquiétudes
sur le but visé par moi.
Aujourd'hui, ces appréhensions sont dissipées. On
connaît le caractère et la portée de l'œuvre. La Répu-
blique a fait aux catholiques de ce pays la part à laquelle
ils avaient droit. Ils restent maîtres de leur conscience.
Ils restent maîtres de leurs églises. Ils ont eu la possi-
bilité d'avoir à leur disposition tous leurs biens. On leur
a donné une législation qui leur permettait de se recru-
ter, de vivre et de prospérer.
254 l'apaisement
Dans un département voisin, une entreprise légale
a été tentée. Elle a donné des résultats tels que le dio-
cèse a réuni, au bout d'une année, malgré les difficul-
tés de l'expérience, les mauvaises conditions dans les-
quelles elle se poursuivait, non seulement les ressources
nécessaires à la vie de ses prêtres^ mais des sommes
encore plus considérables qui lui auraient permis de
se développer plus librement qu'il ne l'avait fait par le
passé. C'est la démonstration que la loi faisait jus-
tice. C'est la démonstration qu'elle était acceptable,
qu'elle ne contenait ni pièges, ni traquenards contre
l'Eglise. C'est une œuvre que le pays a jugée et il n'est
au pouvoir de personne de la faire revenir sur son
jugement. {Vifs applaudissements,)
Les réformes futures
Que nous réserve l'avenir débarrassé de cette ques-
tion irritante? C'est ici que l'on pourra connaître où
sont les républicains vraiment dignes de ce nom, les
républicains qui aiment leur pays et qui veulent réali-
ser la République. Nous avons à entreprendre toute
une série de réformes.
C'est un travers de notre démocratie de courir aveu-
glément aux réformes et d'établir une sorte de suren-
chère. On demande une réforme, on se livre à une
propagande acharnée pour l'obtenir, et puis, vient
l'heure où le Parlement s'en saisit, Tétudie, la vote, elle
n'est pas plutôt votée qu'on s'en détourne, qu'on court
à une autre.
On ne tire même pas profit de ce qu'on réclamait
avant-hier et qui a été accordé hier. Que de lois votées
à la demande de la démocratie qui contenaient en
germe des éléments puissants d'émancipation et qu'une
fois obtenues elle a négligées, dont elle s'est désinté-
ressée I Du nouveau! Sans cesse du nouveau! C'est
une sorte de course au progrès qui ne permet pas à
PIÈCES JOINTES 255
ceux qui s'y laissent entraîner d'apercevoir les progrès
réalisés, déjà.
Eh bien, la condition même des réformes, c'est que
le peuple se rende compte, au fur et à mesure qu'elles
s'accomplissent, qu'on les a faites pour lui, c'est qu'il
apprenne à s'en servir.
On a donné aux travailleurs — je prends un exemple
— la législation des prud'hommes qu'ils avaient récla-
mée, avec quelle ardeur, vous le savez. Cette législa-
tion, comment s'est-elle appliquée? Combien de tra-
vailleurs, les jours de scrutin, vont-ils à l'urne?
D'autres lois sur les conditions du travail à peine
obtenues sont négligées par eux. Ils n'en tirent pas tout
le bénéfice qu'ils avaient le droit d'en escompter.
Il ne faut pas que de pareilles pratiques se perpétuent.
Elles feraient le jeu des adversaires de la République
en laissant croire que rien n'a été fait dans le passé,
que tout est à faire dans l'avenir.
Les retraites ouvrières et paysannes
Nous aurons demain, et, ce sera l'objet du principal
effort du gouvernement que j'ai l'honneur de présider,
nous aurons demain à faire aboutir la grande loi des
retraites ouvrières et paysannes. Nous faisons, du vote
de cette loi, la condition sine qua non de notre main-
tien au pouvoir. C'est une dette sacrée contractée vis-
à-vis des travailleurs par la République, qu'elle doit
tenir à honneur de payer, et de payer à temps, c'est-à-
dire dès maintenant, car l'heure est venue. [Applau-*
dissements répétés.)
Il me semble, au dire des adversaires de la Répu-
blique, qu'elle ait totalement négligé le sort des vieux
travailleurs, qu'elle se soit désintéressée d'eux, qu'elle
ait attendu les sommations les plus pressantes pour
agir. Est-ce vrai, je vous le demande?
Non, hier, allant au plus pressé, dans une pensée
d'assistance, qui, je le reconnais, est différente de celle
256 l'apaisement
qui a dicté au Gouvernement le dépôt du projet de loi
sur les retraites ouvrières et paysannes, mais tout de
même dans une pensée profondément démocratique et
imprégnée de la meilleure fraternité sociale, la Répu-
blique a organisé l'assistance aux vieillards. On critique
cette législation nouvelle. On ne signale que les abus
que provoque son exécution. On ne voit pas la réalité,
le fond même des choses. On oublie que grâce à cette
législation, des milliers et des milliers de vieux hommes,
de vieilles femmes, qui autrefois, après avoir usé leur ,
vie dans le travail, auraient été obligés de mendier, de
faire le geste humiliant, sont aujourd'hui défendus con-
tre la faim, ont du pain à leur disposition, et que c'est
à la République qu'ils en sont redevables. {Vifs applau-
dissements.)
Avant de se tourner vers un nouvel effort, il con-
vient de constater ce qui a été fait la veille.
Sans doute, il ne faut pas s'en satisfaire, et parce
qu'on a agi, on ne doit pas se dispenser d'agir encore.
Mais c'est rendre justice à un régime, que de recon-
naître ses efforts dans le passé, et c'est déjà beaucoup
pour son éducation, que de l'appeler à se montrer équi-
table envers le régime qu'il s'est donné.
Les devoirs du parti républicain
Messieurs, nous sommes à une heure où le parti
républicain doit prendre de graves déterminations. 1
Pendant trente-neuf ans, il a été appliqué à une œuvre
de défense, il a été appliqué à réaliser ce que j'appel- î
lerai son programme politique. Ce programme l'a
absorbé presque tout entier.
Il a accompli des réformes à côté, en dehors. Il
aurait voulu les faire plus larges, il ne le pouvait pas.
Il fallait aller aux promesses, dont la réalisation impo.^-
tait surtout, à la consolidation du régime. Ces pro-
messes, il les a tenues. Est-ce à dire que tout soit fini?
Non, ces réalisations font l'objet des controverses de la
PIÈCES JOINTES 257
réaction. On s'efforcera demain de défaire ce que vous
avez fait, et votre devoir est de défendre votre œuvre.
Mais tout de même, un g-rand parti, après avoir ins-
titué un régime qui se confond avec le pays lui-même,
n'a pas le droit de vivre sur le passé. Il n'a pas le droit
de vivre sans idéal. Il faut un idéal, il faut donner au
peuple un aliment dont il lui est impossible de se pas-
ser. Il faut donc que le parti républicain se rajeunisse,
se renouvelle, qu'il cesse de vivre sur des formules
étroites, qu'il ne s'embarrasse plus de nuances et de
sous-nuances qui ont eu leur raison d'être hier, qui
n'ont plus la même raison d'être aujourd'hui, qui ne
correspondent plus à la réalité des choses et qui n'in-
téressent plus l'opinion. Il faut qu'il s'engage dans une
voie à la fois plus large et plus aérée, qu'il soit sim-
plement le parti républicain {Applaudissements)^ qu'il
appelle à lui les hommes désireux de réformes.
Tous ces jeunes gens qui ont l'ambition de se dévouer
à une belle œuvre d'humanité, à une grande œuvre
sociale, qu'ils sachent trouver le secret des paroles sus-
ceptibles d'exalter leur esprit, d'enthousiasmer leur
cœur. Ce n'est pas dans la petite tâche d'organisation
locale, nécessaire, je le veux bien, et méritoire, mais
dans laquelle il n'est pas possible à un parti de se con-
sumer; ce n'est pas dans la petite besog-ne oii l'on isole,
où l'on laisse s'étioler les comités, ce n'est pas dans
les discussions mesquines de personnes, qu'un parti
peut trouver la vie et la donner à un régime, non I (Vifs
applaudissements.)
Aux braves, aux vaillantes gens qui composent ces
comités et forment les cadres de l'armée républicaine,
et qui ne demandent, soyez-en sûrs, qu'à dépenser leur
activité et leur zèle dans l'intérêt public, au service
d'un idéal généreux et noble, il faut donner un ali-
ment plus sain, plus substantiel, mieux approprié aux
besoins de la propagande; à travers toutes les petites
mares stagnantes, croupissantes, qui se forment et
s'élargissent un peu partout dans le pays, ils convient
de faire passer au plus vite un large courant purifica-
M
258 L^ APAISEMENT
teur qui dissipe les mauvaises odeurs et tue les germes
morbides.il faut que la communication s'établisse entre
tous les républicains dignes de ce nom, non pas seule-
ment dans une circonscription ou même dans un dépar-
tement, mais de département à département, et que ce
soit en eux le cœur de la France elle-même qui batte.
(Bravos répétés.)
Si le parti républicain va vers ces horizons, vous ver-
rez venir à lui la jeunesse, toute la jeunesse, avec ses
exaltations et ses exagérations généreuses. Certes, elle,
demandera plus que vous ne pourrez lui donner, mais
si vous lui donnez une part d'idéal, si vous lui permet-
tez d'espérer en vous, elle sera avec vous.
Je ne puis pas croire que dans ce pays de la Révo-
lution qui a donné la liberté à ses enfants, au monde
entier, et qui a fait resplendir sur la terre ses rayons
d'humanité et de fraternité, je ne puis pas croire que la
jeunesse française retourne vers le passé, non, non!
Gela ne peut pas être. (Applaudissements prolongés.)
Mais il faut avoir le courage de faire ce qui est né-
cessaire, indispensable. Il ne faut pas se contenter de
parler, il faut agir. Le gouvernement de ce pays y fera
tous ses efforts. Je vous garantis que mes collaborateurs
et moi, nous nous y emploierons de toutes nos forces,
et si nous nous heurtons à de petits mécontentements
locaux, à de petites intrigues, si nous devons être bri-
sés par ces mécontentements, par ces intrigues, eh bien I
nous tomberons en laissant à l'opinion et au pays le
soin de juger. (Vifs applaudissements .)
Mais nous ne resterons pas au pouvoir si nous n'y
trouvons pas le moyen de redonner la vie au parti ré-
publicain, d'apaiser les dissentiments qui sont en lui,
si par notre politique large, franchement démocratique
et sociale, nous n'arrivons pas à inspirer confiance à
des hommes qui sont de bons républicains, qui peut-
être n'ont pas eu l'occasion de le montrer parce qu'ils
se sont laissés rétrécir à de petits contacts, mais qui,
demain, doivent s'en affranchir, à venir à nous.
Messieurs, nous sommes obligés, pour durer, pour
PIÈGES JOINTES 259
vivre, de compter une majorité. En dehors des pensées
de liberté et de justice pour tous, dont je vous ai parlé,
il ne serait pas franc^ de ma part, de ne pas essayer
de faire comprendre quels sont les éléments avec les-
quels le gouvernement peut et doit marcher.
Les éléments de la majorité
Quand il s'agit de constituer autour d'un ministère
une majorité qui lui donnera la continuité, la durée,
sans laquelle il n'y a pas de réalisation possible, il ne
faut pas faire du sentiment, il ne faut pas se laisser
séduire par ce qui se dégage d'agréable de certaines
personnes. Sans doute, il faut leur donner la justice,
leur donner la liberté, les traiter avec courtoisie. Mais
ce n'est plus une question de personnes qui se pose,
c'est une question plus graves d'idées et déprogramme.
On ne fait pas une majorité de gouvernement avec
des hommes de passage qui entrent et qui sortent au
hasard des discussions. On fait une majorité stable, sur
laquelle un gouvernement peut s'appuyer, avec des
hommes qui participent à sa pensée, à son orientation,
qui veulent la réalisationde son programme {Très bien!
très bien!) et non pas avec deshommesimbus de préoc-
cupations électorales.
Un républicain qui entend se solidariser avec le gou-
vernement pour accomplir une œuvre déterminée, prend
un engagement vis-à-vis de sa conscience, vis-à-vis de
ce gouvernement et aussi vis-à-vis du pays* Il aura
peut-être, dans cette solidarité étroite avec le ministère
qu'il soutient, de mauvaises heures à passer; il aura
peut-être à approuver des actes qui sont pénibles pour
celui qui les accomplit, mais qui sont indispensables.
Se détourner du gouvernement dans les heures diffici-
les, reprendre facilement sa liberté pour ses électeurs,
cela n'est pas digne d'un républicain. {Bravos.)
Au concours de ceux-là nous faisons appel, nous les
supplions de se grouper autour de nous, de s'associer
260 l'apaisement
étroitement à l'œuvre que nous poursuivrons sous leur
contrôle incessant. C'est l'essence même du régime
parlementaire qu'il en soit ainsi. Nous leur demandons
de ne pas se détourner de nous quand il n'y aura pas
de raison profonde de principe qui les y pousse, nous
leur demandons, en un mot, et ceci me ramène à ce
que je disais tout à l'heure, de ne pas voir que leur
petit « chez eux », de penser à leur rôle, à leur man-
dat, de voir quelle ampleur il a et de quelle noblesse
il est empreint.
L'éducation de l'électeur
On dit, en constatant les petites difficultés de la vie
courante, qu'une modification de scrutin, du recrute-
ment de la Chambre des députés aurait un effet magi-
que au point que, du jour au lendemain, la France ré-
publicaine serait créée. Erreur! Le mal est plus difficile
à guérir.
Ce qu'il faut pour que ce régime s'instaure et qu'il
vive, c'est pourvoir à l'éducation du peuple. C'est dire
à l'électeur ce qu'il est, ce qu'il fait au moment où il
prend son bulletin de vote, au moment où il le dépose
dans l'urne. 11 doit se rendre compte qu'à cet instant
il est détenteur d'une parcelle de la souveraineté na-
tionale. C'est une haute mission qu'il va remplir par
délégation de la nation elle-même. Ce n'est pas un dé-
puté qu'il va faire pour son petit pays, pour sa petite
circonscription. Ce n'est pas M. Un tel ou tel autre dont
il est connu, et susceptible de l'aider dans la vie, qu'il
va envoyer à la Chambre. Oh 1 si c'est cela, parbleu,
tout est faussé I Non, ce qu'il va faire, c'est un député
qui lui échappe dès qu'il est élu, et qui devient le dé-
puté de la France. {Vifs applaudissements .)
Il est juste que l'électeur demande à son député de
ne pas négliger les intérêts économiques de sa circons-
cription, de s'employer à ce qu'il soit fait justice à ses
compatriotes. Mais ce qu'il ne faut pas, c'est que pour
PIÈCES JOINTES 261
des combinaisons personnelles, pour des intérêts locaux,
quand ils se trouvent en conflit avec l'intérêt public,
l'électeur, surtout l'électeur influent n'aille pas exercer
une pression sur son député, lui rappeler qu'il est en
quelque sorte son prisonnier, qu'il doit marcher même
pour de mauvaises choses. Celui qui fait cela n'est pas
un républicain. Il commet un crime contre la Répu-
blique. Il fausse le régime. Il le livre en proie aux accu-
sations les plus perfides. Il lui inocule un germe de
mort. {Vifs applaudissements).
Le jour où l'électeur aura ainsi la notion de son
devoir, le jour où l'intérêt général prédominera partout,
où la nation passera avant tout^ où ce sera d'abord la
France qu'on servira^ ce jour-là, messieurs, la Répu-
blique sera inattaquable.
Les gens qui la discuteront, les gens qui essayeront
de la calomnier, on les montrera du doigt dans la rue
comme des phénomènes ridicules, on ne les compren-
dra plus. Leur parole sera sans écho, tous les Français
seront dans la République, elle se confondra à leurs
yeux avec la France ; il n^y aura plus moyen, je ne dirai
même pas de l'ébranler, mais d'essayer de l'ébranler.
Messieurs, une telle modification de nos mœurs pu-
bliques est-elle impossible? Je ne le crois pas. Je pense
que nous sommes à une heure psychologique où le pays
tout entier sent ce besoin, où il est tourné vers lui, où
la moindre parole qui fait allusion à ce changement
nécessaire trouve un écho en lui.
La réforme électorale
On doit s'élever contre ce qu'il y a d'excessif dans
certaines critiques et vous pouvez me faire l'honneur
de croire que je ne participe pas à de telles exagéra-
tions; mais il y a une gêne toute naturelle, après plus
de trente ans de pratique d'un scrutin qui met l'élec-
teur très près du député, qui devait du reste l'en met-
tre très près.
262 l'apaisement
i
Je suis partisan de l'élarg-issement du scrutin, d'un
élarg-issement dans des conditions de bonne foi et de
loyauté, non pas par surprise et non pas surtout sur la
sommation de ceux qui ne pensent qu'à se servir de
cette innovation contre la République.
Ce scrutin qui rapproche l'électeur de l'élu a rendu
des services à la République. Il ne faut pas les mépri-
ser, il fautavoirle courage de les reconnaître. Ces ser-
vices, vous les avez appréciés surtout dans des régions
ignorantes, fermées à l'idée républicaine. Cette idée
avait besoin de se personnifier dans un homme connu,
respecté, ayant une situation solide dans le pays.
C'est par lui, c'est avec lui, qu'elle a peu à peu péné-
tré dans ces milieux difficiles. Il a été, pour ainsi dire,
le garant, la caution de l'idée. C'est en sa personne
qu'on l'a saisie. On a fini ainsi par connaître la Répu-
blique et on s'est mis à Taimer.
Les inconvénients Je vous les signalais tout à l'heure.
Après la pratique prolongée d'un mode de scrutin qui,
naturellement, devait donner de la force à certains hom-
mes non investis de mandat sur leurs élus, à cause aussi
du sentiment bien humain qui pousse l'individu à se
préoccuper d'abord de lui avant de penser à l'intérêt
général, il devait arriver ce qui est arrivé. Certains abus
ont été commis.
Autorité bienveillante et ferme
Il faut, en les reconnaissant, ne pas hésiter à dire
qu'il est temps d'y porter remède, et pour y parvenir
il y a plusieurs moyens. Je vous en ai indiqué deux ;
il y en a un troisième : c'est de faire ce que j'ai dit à
la Chambre, et — j'ai vu que je gagnais sa confiance
en lui tenant ce langage, — c'est d'éviter que des péné-»
trations trop intimes allant jusqu'à la confusion s'éta-
blissent entre lepouvoir législatif et le pouvoir exécutif.
Il faut que l'autorité gouvernementale s'exerce
comme elle doit s'exercer dans une démocratie, sans
PIÈCES JOINTES 263
brutalité, avec bienveillance, d'une manière paternelle,
mais aussi d'une manière effective et réelle.
Il faut notamment que, dans les départements, le
délég-ué du pouvoir, le représentant du gouvernement
ait en lui toute l'autorité nécessaire pour remplir sa
mission d'une manière profitable. Il faut qu'éventuel-
lement il puisse être l'arbitre de certains conflits, il
faut qu'il trouve en lui la force de résistance nécessaire
à certaines sollicitations qui pourraient aboutir à des
injustices.
Il faut que lorsque de telles sollicitations se produi-
sent, il ait le courage de dire : Non, non, dans votre
intérêt à vous, et dans l'intérêt du régime que vous
défendez; je ne le puis, je m'y refuse, je ne le ferai pas!
Et il faut que, lorsqu'il s'y est refusé, son chef soit là
pour le couvrir (Applaudissements) ; qu'à son tour il
résiste à ces interventions.
Je suis sûr, messieurs, que quand chez l'électeur,
chez l'élu, chez le représentant du gouvernement, dans
les départements, chez les membres du gouvernement
lui-même, ces pratiques auront été instaurées solide-
ment, je suis sûr qu'un progrès aura été accompli,
qu'un grand pas aura été fait vers l'éducation meilleure
de la démocratie et que nous ne tarderons pas à en
cueillir les fruits (Applaudissements). Mais cela, mes-
sieurs, c'est l'effort d'aujourd'hui. Il faut parler de celui
de demain.
Je vous ai dit que la parti républicain devait se tour"
ner vers un idéal, qu'il avait épuisé la partie prenante,
absorbante de son programme politique, qu'il lui fallait
maintenant régler la partie sociale de son programme
qui est restée à l'état d'indication générale et qui de-
mande à se préciser.
â64 l'apaisement
L'impôt sur le revenu
Messieurs, je ne crois pas qu'on puisse réaliser des
réformes au delà du degré d'évolution auquel est arrivé
notre pays, au delà de ses facultés financières.
Une réforme n'est viable que si elle correspond à un
désir du pays.
On peut voter une loi, messieurs, on peut la pro-
mulguer : elle risque de rester lettre morte si elle ne
remplit pas les conditions que je viens d'indiquer. C'est
donc une nécessité pour une démocratie d'étudier les
problèmes qu'elle se propose de résoudre et d'en pro-
portionner la réalisation aux possibilités morales et ma-
térielles du pays.
C'est dans cet esprit qu'il convient de réaliser le
programme fiscal, et de s'employer à mettre plus de
justice dans la répartition de l'impôt ; c'est dans cet
esprit que le Gouvernement poursuivra Tœuvre du Gou-
vernement précédent.
Il opérera cette réforme, ill'opérera avec la confiance
du pays qui sentira qu'elle est nécessaire, qu'il n'est
plus possible de faire payer de lourds impôts à de pau-
vres gens qui ont déjà de la peine à vivre, alors que
l'on demande très peu à d'autres qui ont au delà du
superflu. Ceux-là, il faut les appeler à concevoir l'idée
du sacrifice ; il faut qu'ils comprennent que dans une
nation qui a des aspirations profondes de mieux-être,
qui veut des transformations sociales sans cesse élar-
gies, ceux qui ont la vie largement assurée doivent con-
sidérer comme une œuvre de justice d'accepter les
sacrifices nécessaires.
Je ne suis pas de ceux qui pensent que les porte-
monnaie sont à la disposition du Gouvernement, qu'il
peut y pénétrer avec effraction, y prendre à sa guise
pour réaliser des idées de justice sociale; ce serait trop
simple ! (Sourires.) Je pense qu'il doit y avoir dans ces
sacrifices une large part de consentement chez ceux qui
I
PIÈCES JOINTES 265
les font et lorsqu'on les leur demande, lorsque la loi
les consacre, il importe de leur donner dans le domaine
des affaires, dans le domaine des progrès économiques,
les compensations nécessaires.
Une démocratie ne vit pas seulement de réformes
sociales, elle vit aussi de la prospérité du pays. {Très
bien! très bien!) Il faut, pour que le pays prospère,
lui donner d'abord la sécurité, l'ordre, la paix. C'est le
premier devoir d'un gouvernement.
Quand on constate que dans tous les pays, les gou-
vernements font des efforts énormes pour améliorer
leur outillage économique, pour le mettre à la hauteur
du progrès moderne, c'est un devoir pour nous de ne
pas nous laisser dépasser dans cette voie. La Républi-
que doit faire les sacrifices d'argent nécessaires pour
mettre le pays en état de se développer et de prospérer.
Messieurs, est-il une nation qui, dans le domaine
de la production, des échanges, de l'industrie, soit
mieux à même que la France de grandir et de se dé-
velopper sans limites? La France est le pays riche par
excellence.
L'or de notre pays ruisselle sur le monde entier et
si l'on peut exprimer une inquiétude ou un regret,
c'est qu'il ne reste pas assez dans le pays lui-même.
{Très bien ! très bien!) Faisons confiance en cette ri-
chesse.
Le Gouvernement républicain doit consacrer un de
ses premiers efforts à organiser le crédit, à l'appro-
cher du commerçant, de l'industriel, du cultivateur, à
faire que les bas de laine s'ouvrent au profit de nos
nationaux pour leur permettre d'accroître leurs moyens
de production, pour leur permettre de s'enrichir, enri-
chissant ainsi le pays lui-même et lui donnant des facul-
tés des réformes plus étendues.
266 L^APAISEMENT
La question sociale
Messieurs, cela dit, après le bien-être matériel de ce
pays, j'envisage maintenant la question sociale. Elle
est posée, elle l'a même été à de certaines heures avec
une brutalité qui n'a pas été sans inquiéter les cons-
ciences et sans troubler les intérêts. Nous avons assisté
à des convulsions douloureuses au cours desquelles le
Gouvernement delà République a été appelé à prendre
certaines responsabilités. Il en est résulté comme une
sorte d'effroi, habilement exploité d'ailleurs par les
adversaires de la République.
Rs ont tenté à la faveur de ces événements de rame-
ner le pays en arrière, vers un étroit conservatisme. Rs
lui ont dit : La sauvegarde n'est pas dans l'avenir, elle
est dans le passé. Certaines forces ont été déchaînées.
Elles se ruent maintenant contre les intérêts essentiels
du pays et le mettent en péril. R est temps de s'arrê-
ter. D'aucuns disent même: « R est temps de faire ma-
chine en arrière. » Et moi je dis: Contre cette inquié-
tude même, il est temps de marcher en avant, d'aller
au-devant du progrès et ce n'est pas parce qu'il s'est
fait agressif et brutal qu'il faut le négliger et le mécon-
naître.
Messieurs, ce qui est arrivé n'est pas particulier à
notre pays. On constate les mêmes faits chez les autres
peuples, sous l'influence de la même évolution. Chez
nous les phénomènes ont été plus apparents, plus vio-
lents, parce que nous sommes une démocratie. Mais
précisément pour la même cause, nous sommes mieux
organisés pour faire face au danger, si tant est qu'il y
ait danger, à la condition de nous y employer réso-
lument.
Nous avons assisté, sans y prendre garde, à la nais-
sance d'un être nouveau qui n'a ni chair, ni os, ni
muscle, mais comparable, tout de même, à un individu
parce qu'il en a les aspirations, parce qu'il en a les
PIÈCES JOINTES 267
qualités et les défauts. Gomme il est plus fort qu'un
simple individu, lorsque les défauts s'exag'èrent en lui,
lorsqu'ils s'affirment dans l'impatience, ils font courir
à la société un danger plus grand. Je veux parler de
l'association sous toutes ses formes.
L'individu, dans la société moderne, ne trouvant pas
en lui les moyens indispensables d'évoluer, s'est
groupé, s'est associé avec d'autres individus dans tous
les domaines.
Associations et syndicats
Il y a eu là une idée de solidarité qui a séduit, que
le parti républicain a encouragée. Des lois ont été
votées pour faciliter cette évolution. Grâce à ces lois,
des associations, sous toutes les formes, se sont multi-
pliées et ont grandi. Mais elles ont grandi plus en nerfs
qu'en muscles. Elles ont grandi dans l'impatience. Elles
ont eu tout de suite, cela est facile, la conscience de
leurs droits. Elles ont vu immédiatement ce qu'il fal-
lait pour réaliser leurs destinées, mais comme aucune
autre loi n'était venue pour leur en procurer les moyens,
elles se sont roulées dans les convulsions dont nous
avons été témoins.
Il fallait leur faire la part que la législation moderne
a faite à l'individu, il fallait donner à ces groupements
la possibilité qu'a Pindividu d'accéder à la propriété.
Si les syndicats ouvriers, au lieu de s'employer unique-
ment à agiter des problèmes politiques ou sociaux,
avaient les moyens d'employer leurs forces à produire,
s'ils avaient en eux le stimulant de l'intérêt personnel,
s'ils avaient la possibilité d'administrer et de posséder,
soyez certains, messieurs, qu'ils auraient vite fait de
s'assaofir.
Cette possibilité de possession et d'administration
est-ce trop demander à la République que de la leur
donner ? N'est-il pas naturel qu'une personne, qu'elle
soit morale ou humaine, pour son émancipation, pour
268 l'apaisement
son affranchissement, jouisse de cette faculté ? Pour-
rait-on songer aujourd'hui à faire obstacle à l'individu
dans cette voie ? Non, non, n'est-ce pas ? Au contraire,
on l'y encourage, on l'y pousse. Or une association
c'est un individu, c'est une personne collective, une
personne morale ; il faut reconnaître ses droits, il faut
les consacrer par une législation spéciale ; mais en
même temps, il faut lui apprendre à ne pas méconnaître
ses devoirs ; il faut lui faire comprendre que ses
aspirations, bien que collectives, sont quand même et
dans une certaine mesure des aspirations individuel-
les, qu'elles sont marquées de quelque égoïsme, que
jamais elles ne doivent pouvoir entrer en conflit avec
l'intérêt général qui se confond avec la collectivité
nationale, c'est-à-dire avec la nation elle-même. {Vifs
applaudissements.)
Quand vous aurez donné aux ouvriers comme aux
patrons, dans l'association, la véritable notion de leurs
droits et de leurs devoirs, quand vous aurez m.ontré
aux travailleurs qu'à s'épuiser en manifestations stéri-
les toujours vite et facilement réprimées, ils perdent
un temps précieux qui serait mieux employé à leur
émancipation, quand vous leur aurez tracé la voie,
quand vous leur aurez montré les avantages de l'effort
méthodique, raisonné, légal, quand vous aurez mis dans
la loi le moyen pour eux de tirer tout le parti possible
de leur droit d'association, que deviendra le syndicat?
Le syndicat ouvrier sera un marché de travail orga-
nisé. Pourquoi le patron n'irait-il pas acheter là de la
main-d'œuvre comme il va acheter dans une usine son
outillage ? Pourquoi ne traiterait-il pas avec des collec-
tivités quand celles-ci seront devenues conscientes ?
Pourquoi n'échapperait-il pas ainsi à la difficulté de
rapports individuels du patron avec l'ouvrier ? Pour-
quoi n'assurerait-il pas ainsi la continuité de vie dans
son usine et la pleine production ?
Ah I j'entends bien. On me dira : Le patron est res-
ponsable, lui. 11 a un intérêt, une fortune. On peut le
saisir par quelque côté s'il ne remplit pas les conditions
PIÈCES JOINTES 269
de son contrat. L'ouvrier, même associé, échappe à
toute responsabilité effective. S'il manque à sa parole,
s'il déchire son contrat, le patron n'a pas prise sur lui.
11 y a une part de vérité dans cette critique ; mais
c'est l'objection qu'on a pu faire à tout individu, à
tout commerçant, à l'orig'ine de son effort. A ses débuts,
il n'avait rien que sa bonne volonté et son intelligence,
et s'il n'avait pas trouvé quelque crédit autour de lui,
il ne serait pas arrivé au degré de prospérité qu'il a
atteint. Vous ne verriez pas de grands commerçants
très riches, de grands industriels très puissants.
Il faut procurer aux travailleurs le crédit nécessaire.
Il faut leur faire confiance dans la limite où leurs droits
n'outrepassent pas leurs devoirs, et c'est la première
législation à étudier par le parti républicain, c'est le
premier de ses devoirs envers la démocratie. Et quand
il l'aura rempli, il aura aussi rempli son devoir envers
la République (Applaudissements . )
Le rapprochement entre le capital et le travail
11 faut aussi, messieurs, dans un autre ordre d'idées,
faciliter l'organisation d'une participation des travail-
leurs aux bénéfices de l'industrie à la prospérité de
laquelle ils collaborent. Je ne parle pas de l'imposer,
mais n'est-ce pas une chose triste que, dans nos lois,
rien ne permette une organisation pareille?
On parle toujours de rapprochements entre le capital
et le travail, de collaboration entre eux. Elle est possi-
ble, elle doit être, j'y crois. Mais il faut la faciliter, et
quand on pense qu'il n'y a pas dans nos lois les élé-
ments nécessaires à cette organisation d'une collabora-
tion étroite entre le capital et le travail, quand on
constate cette lacune_, vraiment, n'est-ce pas appeler
tous les républicains dignes de ce nom à l'effort néces-
saire pour la combler? [Applaudissements.)
Je n'ai fait que poser des problèmes, que les indiquer.
Chacun d'eux mériterait une longue conférence pour
270 L^ APAISEMENT
être discuté complètement, et malheureusement, les
instants me sont mesurés. Mais là, dans l'ordre d'idées
que je viens d'exposer si rapidement, là, croyez-le, est
l'avenir de la République,
Il faut qu'on s'achemine vers ce but. Il faut, pour
l'atteindre, que tous les démocrates, tous les républi-
cains dignes de ce nom se groupent autour d'un gou-
vernement de bonne volonté, et quand je dis « répu-
blicains », messieurs, de qui ai-je voulu parler? Ai-je
frappé qui que ce soit d'ostracisme? Les paroles d'union
que j'ai prononcées au début de mon discours, ne sont-
elles pas significatives à cet égard?
Appel aux républicains siûcèreâ
NonI je ne suis pas l'homme qui met sur la porte de
la République pour certains : Il est défendu d'entrer.
J'ai un grand optimisme personnel qui me pousse à
faire confiance à autrui, mais il est naturel que j'aie le
désir de ne pas être dupe, et quand nous adressons un
appel aux républicains c'est aux républicains sincères
qu'il est destiné. Il est trop commode de s'emparer de
l'étiquette républicaine si on ne veut pas réaliser ce
qu'elle recouvre.
La République contient en germe tous les progrès.
Le mot aurait dû suffire pour tous les efforts de la démo-
cratie, s'il avait été bien compris.
Les nuances, les sous-nuances, les catégories ne se
forment contre les résistances de certaines mauvaises
volontés. Si nous n'avions trouvé, dans le passé, que
des républicains résolus à faire des efforts sincères pour
réaliser tous les progrès désirables; si nous n'avions pas
rencontré des partis pris; si la République n'avait pas
soupçonné des arrière-pensées ; si, à certaines heures,
elle n'avait pas eu à déplorer des désertions cruelles,
toutes ces divisions ne se seraient pas introduites dans
la démocratie. Gomme aux beaux jours de confiance,
il y aurait eu une armée unie, dont les soldats, sur cer-
PIÈCES JOINTES 271
tains points, n'auraient peut-être pas été entièrement
d'accord, auraient pu différer sur les détails, sur les
modalités d'une réforme, mais dont la bonne volonté
aurait été ég-ale, et la République s'appuierait sur un
seul parti républicain.
Ahl elle aurait contre elle des excessifs, c'est en-
tendu ; il y en aura toujours, il ne peut pas ne pas y en
avoir. Mais une grande joie pour moi, avant de venir
ici, a été de lire certains journaux, procédant des excès
de gauche, procédant des excès de droite qui s'unis-
saient, touchant accord, pour m'invectiver, pour me
couvrir des injures les plus grossières, pour me calom-
nier dans ma vie, dans ma famille, pour essayer, en un
mot, de me troubler, de m'inquiéter et d'écarter de moi
les honnêtes gens! Ces attaques se produisent aujour-
d'hui contre moi parce je suis à un poste de confiance
dans la République. Elles s'élèveront demain contre
ceux qui me remplaceront.
Messieurs, c'est la maladie nécessaire. (Sourires.) Il
faut l'avoir pour ne pas posséder en soi-même trop
d'assurance, pour être amené à surveiller sa santé et à
prendre les précautions indispensables.
Ces clameurs qui montent contre nous de deux côtés
ne restent pas dans nos oreilles. Mais si demain elles
essayaient de se traduire en actes, on trouverait pour
barrer la route à de telles entreprises toute la force,
toute l'énergie du Gouvernement. (Applaudissements.)
Mais nous n'en sommes pas là, nous n'avons pas cette
inquiétude, nous pouvons nous laisser aller à des pen-
sées d'union et de concorde. L'heure qui passe y est
propice. îl ne faut pas la laisser sonner dans le désert.
Il faut l'entendre, il faut profiter des dispositions ins-
tinctives du pays, les favoriser, rapprocher tous les bons
éléments, donner aux citoyens une idée méthodique
des réformes, appliquer leurs efforts à des réalisations
possibles. C'est à cette œuvre que nous les convions.
Nous les convions à se grouper autour de nous. Nous
essayerons de les conduire au succès et de faire triom-
pher avec eux la cause républicaine. Nous nous em-
272 l'apaisement
ploierons, grâce aux réalisations, à accroître l'amour
des citoyens pour la République, à faire que de plus
en plus elle se confonde avec la France et que plus
jamais on ne puisse l'en séparer. {Vifs applaudisse-
ments.)
Le patriotisme et l'armée
Messieurs, la France, quel pays plus beau, dont l'ave-
nir soit plus éclatant, plus rempli d'espérances !
Quand je pense que le goût du dénigrement a con-
duit certains orateurs et certains journaux jusqu'à met-
tre en doute la conscience patriotique des citoyens,
quand je pense qu'à de certaines heures, on a pu de- m
mander si ce pays attaqué ne serait pas déserté par
quelques-uns de ses enfants, quand je pense qu'un
pareil problème a pu se poser dans un pays comme le
nôtre ! Messieurs, de pareilles inquiétudes étaient-elles
justifiées? Est-il possible de croire que demain la France
serait abandonnée par certains de ses enfants? Est-ce
que la nation tout entière n'est pas unie pour sa dé-
fense? Est-ce que ce ne serait pas un crime contre l'hu-
manité que d'y manquer?
Nous avons la bonne fortune d'être le pays de tous
les pays, celui vers lequel sont tournés tous les regards
d'espérance du monde entier, celui qui a fait le geste
de libération, celui qu'on aime pour ce qui pourra sortir
de lui, demain, dans tous les ordres de progrès.
Et ce serait pour des raisons de progrès, pour des
considérations philosophiques et d'humanité, qu'on
déserterait sa cause et qu'on le laisserait opprimer ou
détruire !
Allons donc! Y a-t-il un bon sens dans de telles théo-
ries? Est-il même digne d'un chef de Gouvernement
d'avoir à les discuter?
Messieurs, vous avez vu hier, aux manœuvres, une
armée solide^ puissante, capable de faire face à toutes
les difficultés de sa tâche, capable en toutes circons-
PIÈCES JOINTES 273
tances de remplir dignement et avec succès sa mission
[Applaudissements). Vous avez vu que partout où pas-
saient nos soldats, nos officiers, un accueil enthousiaste
leur était réservé. Les populations se portaient au-de-
vant d'eux, essayant d'accroître leur bien-être, s'offrant
à eux, les aimant d'une manière éclatante et vivante.
Est-ce que cela n'est pas fait pour dissiper certaines
inquiétudes qu'on voudrait semer dans nos esprits?
Est-ce que cela n'est pas fait pour nous donner confiance
dans l'avenir?
Notre pays garde sa force. Il a confiance en soi. Il
veut vivre. Notre pays a sa raison d'être dans son passé,
dans son présent, dans son avenir. Il entend prospérer,
il entend se développer. Il ne laissera porter atteinte à
son existence, à sa gloire à aucun moment. Et si, par
malheur les événements le voulaient, tous les Français
sans exception seraient debout, unis fraternellement,
oubliant les discordes du passé, les nuances d'opinions,
marchant tous pour la défense de la patrie bien-aimée
et assurant ainsi le succès de ses armes. (Applaudisse-
ments vifs et prolongés.)
k
18
PIECES JOINTES iY» 6
DISCOURS
Prononcé par M. Briand à Saint-Ohamond
14 avril I9i0,
Mes chers concitoyens.
Si en face de la superbe manifestation républicaine
socialiste, je vous disais que je ne me sens pas ému, je
ne vous dirais pas la vérité, je le suis sincèrement, pro-
fondément, et je puis l'avouer, cette émotion même
n'est pas sans me donner quelque inquiétude sur le sort
de mon discours. Ce qui me réconforte un peu, c'est
de me sentir ici dans une atmosphère de confiance ami-
cale que je connais bien pour avoir vécu depuis huit
ans, c'est-à-dire depuis la première heure, où, m'adop-
tant dans cette circonscription, vous avez fait de moi
votre représentant à la Chambre. {Applaudissements .)
Depuis cette époque, citoyens, en toutes circonstances,
surtout aux heures difficiles, parfois cruelles, que l'ac-
complissement de ma tâche m'a fait traverser, c'est en
reportant ma pensée sur vous, sur les bons amis que
vous avez toujours été pour moi, que j'ai trouvé le
PIÈCES JOINTES 275
réconfort nécessaire, l'appui moral dont j'avais besoin
pour l'accomplissement de mon mandat. {Applaudisse-
ments.)
Aujourd'hui, je me retrouve parmi vous à la veille
d'une nouvelle consultation nationale; je me représente
à vos suffrages, c'est un candidat que je suis ici, et je
pourrai dès lors vous parler avec toute la liberté que
j'aime, sans prétention, sans être tenu aux préoccupa-
tions qui s'imposent à un chef de gouvernement. C'est
en quelque sorte une causerie que je veux vous faire sur
la situation politique telle qu'elle est issue des résultats
d'hier et telle quelle ressortira des efforts de demain.
Sur tous les problèmes qui ont été résolus dans le passé,
sur ceux qui se posent encore et qu'il faudra aborder sans
plus tarder, avec la ferme volonté de leur donner une
solution, je vous apporte ici, moi, votre représentant,
ma pensée franche et loyale, dépouillée de tout artifice.
{Applaudissements.) Je le dois d'autant plus qu'il ne
m'a pas été permis, depuis quatre ans, de revenir au
milieu de vous aussi souvent que je le faisais sous la
précédente législature pour me mettre en contact avec
mes électeurs et discuter avec eux dans ces belles réu-
nions publiques et contradictoires que nous avons orga-
nisées ensemble, et dont certainement pas plus que moi
vous n'avez perdu le souvenir. J'aurais voulu continuer
cette tradition^ j'aurais voulu retourner périodiquement
dans ma circonscription et expliquer un à un mes votes,
mes actes. Les difficultés, les charges de ma tâche, les
responsabilités incessantes qu'elle m'imposait ne me
l'ont pas permis, mais dans le moment même où j'en
éprouvais le plus vif regret, j'étais soutenu parla pensée
que j'avais affaire à des électeurs intelligents, d'une
confiance tenace, persistante, qui savaient comprendre
les choses et pouvaient faire à leur élu le large crédit
dont il avait besoin. (Applaudissements.)
276 l'apaisement
La séparation des Églises et de l'État
Citoyens, mes efforts personnels, depuis que j'ai l'hon-
neur d'être au Parlement, se sont, par un hasard heu-
reux des circonstances, confondus avec les efforts du
parti républicain tout entier. Je venais à la politique
dans unmoment oùla République, menacée par une coa-
lition redoutable de ses adversaires, avait appelé à elle
tous ses défenseurs, à quelque nuance de l'opinion
démocratique qu'ils appartinssent. Une union étroite,
fraternelle, enthousiaste, s'était faite pour la sauvegarde
de la liberté entre les républicains modérés, radicaux
et socialistes, entre tous les amis de la République,
entre tous les amis du progrès social; et pendant ces
dix dernières années, il a fallu batailler incessamment
pour garder le terrain conquis dans le passé et pour le
laisser ouvertau progrès de l'avenir (Applaudissements).
Dans cette bataille, j'ai pris ma place, que les circons-
tances, beaucoup plus que mes efforts personnels, ont
rendue plus importante, et peut-être aussi plus péril-
leuse que je n'avais pu le prévoir; il m'a été donné de
réaliser, avec le concours de tous les éléments républi-
cains, une grande réforme à laquelle je m'honore d'avoir
attaché mon nom, une réforme de liberté la séparation
des Eglises et de l'Etat. {Vifs applaudissements.)
Messieurs, j'avais conçu cette réforme dans un esprit
de large tolérance, et je me demandais avec quelque
anxiété s'il pourrait être donné satisfaction à ce désir ;
la bataille était ardente, âpre, passionnée, il était à
craindre que la victoire n'exigeât des représailles cruel-
les allant jusqu'à l'injustice. C'était là le péril, c'était
recueil que la République voulait éviter; il fallait que
triomphante, ayant à libérer l'Etat, les consciences des
citoyens, elle ne se montrât pas tyrannique et persécu-
trice ; elle était d'autant plus tenue à la générosité et à
la justice, que son triomphe était plus complet et plus
décisif. Nos amis républicains, heureusement, ont com-
PIÈCES JOINTES 277
pris cette nécessité de justice; ils ont fait la Séparation
en s'inspirant d'une pensée de tolérance conforme aux
principes les plus nobles et les plus élevés de la pen-
sée libre : ils ont consacré la neutralité de l'Etat en face
des dilTérentes confessions relig-ieuses. La loi a dit aux
catholiques : « Vous croyez en Dieu, vous avez une reli-
g-ion à laquelle vous êtes fermement attachés par les
fibres les plus intimes de vos êtres : pratiquez libre-
ment cette religion, vos églises restent ouvertes allez-y
sans craindre la tyrannie; vous voulez prier, vous vou-
lez puiser aux sources religieuses de la consolation?
Priez, consolez-vous... Vous protestants, vous Israélites,
vous libres penseurs, usez de la même liberté dans la
même tolérance et dans le même libéralisme.» {Vifs ap-
plaudissements.) Le pays a compris, il a approuvé, il
a été avec nous dans une confiance complète, et la
République s'en est ainsi trouvée consolidée.
Aujourd'hui, ce grave problème est résolu, cette con-
quête est définitive ; aucune puissance humaine ne
pourra la compromettre ; et c'est ici un critérium sur
lequel j'appelle votre attention au moment de la bataille
électorale. On nous a dit: A quoi reconnaître désormais
un vrai républicain? Par quel signe distinctif peut-on,
au point de vue politique, le différencier des autres
citoyens? Le vrai républicain est celui qui tout en sou-
haitant de nouveaux progrès, ne renie rien dans l'œuvre
de laïcité accomplie pendant ces dix dernières années
{Applaudissements)', c'est celui qui la revendique, cette
œuvre, et entend la défendre et la maintenir.
Mais après avoir assuré le triomphe du principe de
laïcité qui importe à son existence môme, la Républi-
que doit-elle se croiser les bras? Veut-elle s'en tenir
aux résultats déjà obtenus, et devenir un régime de
digestion ? Je ne le crois pas. Devant elle s'ouvre un
large champ, celui du progrès social, dont l'horizon est,
pour ainsi dire, illimité; et c'est vers ce progrès qu'elle
doit maintenant s'orienter résolument.
278 l'apaisement
L'apaisement
Lorsque j'eus l'honneur d'être appelé à la présidence
du Conseil les premières paroles que j'ai prononcées,
ont été des paroles de paix, des paroles de conciliation.
Je ne m'adressais pas alors à telle ou telle catégorie de
citoyens, mais à tous les citoyens indistinctement. Je
les appelais à l'union, dans l'amour de la République,
et je m'efforçais de leur donner cette conviction intime,
conforme à la réalité des choses, que la République
était le régime le mieux fait pour donner à tous les
citoyens la liberté, et dans la liberté, la justice égale
pour tous. (Applaudissements.) Mes paroles n'étaient
pas un appel à je ne sais quelle confusion des idées et
des partis ; elles n'impliquaient pas un renoncement à
des doctrines, elles ne signifiaient pas, comme certains
l'ont prétendu, que je voulais l'embrassement de tous
les Français dans la négation des programmes. Jamais
une pareille pensée, aussi folle, confinant presque à la
trahison n'avait hanté mon esprit (Vifs applaudisse-
ments)] ce que je voulais dire, c'est que la République
n'est la propriété d'aucune secte, elle n'appartient pas
à des catégories d'individus qui auraient le droit de s'en
emparer pour la mettre à leur service exclusif. La Répu-
blique, c'est la force même, elle se dresse au-dessus de
tous les citoyens, et à tous, elle doit justice et liberté.
Elle ne peut se faire persécutrice vis-à-vis des person-
nes, sous peine de manquer à ses principes les plus
essentiels.il ne lui est pas permis d'opprimer ses adver-
saires en employant tous les moyens dont on dispose
quand on a la gestion des affaires publiques.
Il faut que cette gestion soit toujours loyale, et que
jamais elle ne devienne un instrument de tyrannie au
service d'une politique déterminée. A certaines heures
de lutte, alors que le régime lui-même est menacé, qu'il
est impossible de mesurer le champ d'évolution des
passions, on se défend, on se bat; des coups s'échan-
PIÈCES JOINTES 279
gent. Tout ce qui, en de tels moments^ peut se com-
mettre d'iniquité et d'injustice est excusé par l'exercice
du droit de lég-itime défense. (Applaudissements.) Mais
il n'en saurait plus être de même quand la vie est assu-
rée... (On entend du tumulte au dehors / dans la salle
on crie: Vive Briand!) Citoyens, il ne m'est nullement
désagréable (Vifs applaudis sem^ents) qu'à l'heure où
précisément, je prononçais des paroles de paix (Rires) ^
de concorde et de liberté pour tous, ma démonstration
ait été ponctuée par la petite manifestation dont vous
venez d'être témoins et qui atteste que si tous ici nous
avons la notion exacte de la liberté, il reste encore,
perdus dans la nature, des hommes qui ont besoin
de l'acquérir. (Nouveaux applaudissements.) Mais de
pareilles manifestations ne réussissent pas à nous faire
chang-er d'opinion, à nous détourner de notre effort, de
notre tâche. Il viendra bien une heure où les pires agi-
tés comprendront que l'idéal social ne réside pas dans
de telles affimations, et que le^ vrai moyen de s'en mon-
trer dig'ne, avec quelque espérance de le réaliser^ c'est
de savoir respecter la liberté de ses concitoyens. (Vifs
applaudissements.)
Citoyens, lorsque je me suis adressé au pays dans le
discours prononcé en Dordogne et qui a été l'objet de
commentaires si nombreux et si passionnés^ lorsque à
Périgueux, j'ai fait entendre des paroles d'apaisement,
il s'est produit dans les rangs de nos amis républicains
du Parlement quelque trouble, quelque inquiétude ; on
n'a pas bien compris à la première heure. On s'est
demandé s'il ne résulterait pas de cet appel du chef du
Gouvernement républicain une confusion dans les esprits,
et si à la veille de la bataille électorale le zèle républi-
cain ne s'en trouverait pas émoussé, Je me suis efforcé
de démontrer que cet appel à la concorde n'excluait
pas l'effort démocratique, — bien au contraire, — j'ai
été heureux de constater que, au fur et à mesure que
la paix s'étendait sur le pays, c'est à la République,
c'est aux républicains qu'elle profitait le plus. Si nous
allons aux élections dans des conditions véritablement
280 l'apaisement
meilleures, au milieu de passions moins surexcitées, si
les programmes s'opposent librement les uns les autres,
si les idées se heurtent avec une certaine noblesse, une
certaine tenue, qui donc pourra s'en plaindre? Ce n'est
pas nous, républicains, qui n'avons pas besoin de la
violence et du désordre pour affirmer notre idéal de
justice. (Applaudissements.)
Nous ne pouvons que gagner à la paix, nous ne pou-
vons que gagner à la dignité des discussions; nous avons
avec nous la vérité. Nous avons donc tout intérêt à
donner au pays la paix nécessaire aux débats généra-
teurs de progrès social.
Demain^ lorsque de cette consultation, toute pression
officielle aura été entièrement exclue, que tous les élec-
teurs auront pu choisir librement leurs mandataires, sera
nommée la nouvelle Chambre. Elle pourra entreprendre
son œuvre dans les meilleures conditions. On sera mal
venu à dire demain: «Le Parlement n'est pas issu de la
nation ; les députés ne la représentent pas, ils sont les
élus de la tyrannie administrative, ils ont été imposés
au pays, ils n'ont pas le droit de parler en son nom. »
La Chambre sera élue par le suffrag'e universel, dans
des conditions telles qu'elle représentera exactement le
pays. (Vifs applaudissements.)
L'ordre et la légalité
Que fera cette nouvelle Chambre? Quelle est l'œuvre
à laquelle elle devra s'employer ? Dans l'ordre politi-
que, sa tâche, pour n'être pas achevée, est très avancée.
Tous les principes de politique pure ont été proclamés,
et la plupart sont appliqués. Les citoyens jouissent de
la liberté la plus complète ; ils disposent de tous les
moyens légaux de s'émanciper, ils peuvent en faire lar-
gement usage ; toutes les voies de l'affranchissement
sont ouvertes par la loi devant eux.
C'est une raison pour qu'ils ne recourent qu'à des
moyens légaux.
PIÈCES JOINTES 281
Je ne me fais pas d'illusion, je sais bien qu'on s'effor-
cera encore d'ég-arer les travailleurs, de leur faire croire
que c'est seulement dans la brutalité et dans la violence
que gît pour eux le secret du bonheur. On leur dira
que la victoire ne saurait être obtenue autrement. On
les poussera à quelques mouvemeuts de révolte stérile,
de désordre inefficace. Ils auront fort à souffrir, ils
seront les premières victimes ; mais peu à peu, en eux
pénétrera la notion réelle du droit, la notion exacte de
la liberté. Ah ! la liberté, citoyens, c'est un mot pres-
tigieux, que chacun emploie volontiers. Mais combien
peu savent exactement ce que ce mot recouvre, com-
bien peu le comprennent, l'interprètent comme il doit
être employé dans une démocratie. Que d'autres encore
s'imaginent que la liberté n'existe pas dès qu'elle ne se
confond pas, à leur profit, avec la licence^ et combien
sont persuadés qu'ils ne sont pas libres, dès qu'ils n'ont
pas le droit de porter atteinte à la liberté de leur voi-
sin ! ( Vifs applaudissements.) Il y a des hommes pour
qui la liberté n'est qu'un vain mot, si elle ne se trans-
forme pas en instrument de tyrannie. Tenez I les hom-
mes surexcités contre moi, qu'on a amenés devant cette
salle, je ne leur en veux pas : ils sont égarés, et sans
doute de bonne foi. (Applaudissements .) Ils ne s'ima-
ginent être des hommes libres qu'en se livrant à cette
agression. Ils pensent qu'ils en ont le droit; et si on les
contrariait dans leur tentative, ils crieraient à la persé-
cution, à la tyrannie. (Vifs applaudissements.) Si par
mesure de précaution, il avait été placé autour de cette
salle des agents de police, des gendarmes pour me pro-
téger, pour protéger l'assistance, ah ! vous auriez
entendu les eris d'indignation ! Ils auraient dit que
j'abusais de mes pouvoirs (Rires), que j'avais renié une
fois de plus mon passé (Vifs applaudissements), que je
n'étais pas un homme de liberté. Eux la comprennent
de la façon que vous savez. (Rires.) La liberté ainsi
entendue, citoyens, n'est qu'une caricature de la liberté.
(Applaudissements.) Et si, par malheur, la majorité des
citoyens de ce pays en arrivait à cette conception, ce
282 l'apaisement
serait la fin de la République. (Applauclissements.)T>dins
une démocratie, il y a le droit ; mais le droit n'existe
pas pour un citoyen seulement, pour une catégorie de
citoyens seulement : il existe pour tous, et chacun ne
doit en user que dans la limite où il ne préjudicie pas
au droit du voisin. (Applaudissements .)
Citoyens, c'est une notion qui s'imposera tôt ou tard
à tous les travailleurs. J'en vois dans cette salle beau-
coup qui m'ont suivi à travers toutes mes démonstra-
tions, dans les réunions publiques. Ils m'ont gardé leur
confiance, et je leur en sais un gré particulier : car ils
pouvaient avoir des moments d'impatience ; ils pou-
vaient, en certains cas, ne pas comprendre mon atti-
tude, ne pas se rendre compte qu'au Gouvernement
pesaient certaines responsabilités que ne connaît pas
un simple militant. Ils m'ont suivi, ils se sont haussés
à la compréhension des devoirs d'un élu appelé à gou-
verner, et je leur suis reconnaissant du précieux récon-
fort qu'ils m'ont donné pendant les années que je viens
de passer au pouvoir. (Applaudissements.) Mais qu'on
ne s'y trompe pas, citoyens, ces responsabilités que j'ai
prises dans le passé, je les reprendrai demain, et si les
circonstances me placent en présence de certains mou-
vements de désordre, je n'hésiterai pas à les réprimer.
(Vifs applaudissements.) Je ferai mon devoir, tout mon
devoir au poste où la confiance du pays m'a placé, et
j'aurai ainsi la satisfaction de rendre à la République
un service devant lequel un homme de gouvernement
ne doit pas hésiter, quelque périlleuses que puissent
être les circonstances que sa carrière lui fait traverser.
(Vifs applaudissements.)
Les progrès nouveaux auxquels la prochaine Cham-
bre consacrera son activité devront s'accomplir dans la
paix et dans l'ordre. La paix et l'ordre sont les condi-
tions indispensables de la prospérité d'un pays; et dans
un pays qui n'est pas prospère il n'est pas de progrès
possible. Nous assurerons la paix dans une légalité per-
mettant tous les efforts et se prêtant aussi à tous les
accomplissements. Mais la République, tout en donnant
I
PIÈCES JOINTES 283
cette liberté, a le droit d'exiger que les citoyens ne
sortent pas de la loi, que leur action reste enfermée
dans le domaine de la légalité. {Applaudissements.)
La réforme électorale
Citoyens, en présence de quel programme la pro-
chaine législature va-t-elle se trouver? Le premier pro-
blème qui se posera devant elle, c'est celui de la réforme
électorale; on en a beaucoup parlé pendant ces derniers
mois et vous avez pu constater qu'on promenait à tra-
vers le pays bien des formules soi-disant décisives, aux-
quelles on attribuait je ne sais quelle force empirique
susceptible de régénérer la société du jour au lendemain.
Moi, je me méfie des formules; je demande à les con-
sidérer de près, à les examiner scrupuleusement, à
rechercher ce qu'elles recouvrent avant de les adopter,
de les faire miennes. Il est une chose certaine, dès à
présent, c'est que le mode de scrutin actuel ne corres-
pond plus aux besoins, aux aspirations de la démocra-
tie. 11 a rendu à la République de grands, de signalés
services; c'est par lui, aux heures difficiles, qu'elle a pu
se défendre et se sauver. Mais il me paraît qu'il a fait
son temps: nous sommes arrivés au moment où il faut
en entreprendre la réforme dans une pensée très large
et très audacieuse ; il faut élargir le champ de la con-
sultation nationale. Le scrutin d'arrondissement, par le
rapprochement trop étroit qu'il fait de l'élu et des inté-
rêts locaux, ne s'adapte pas toujours aux nécessités de
Pintérêt général. Le long usage de ce mode de scrutin
un peu étriqué a fini par le fausser sur bien des points;
il est des réformes étendues qu'avec ce système élec-
toral il est difficile d'entreprendre, trop d'intérêts locaux
se dressent à la traverse. Il vous paraîtra certainement
à vous comme à moi qu'avec ce système il serait pré-
sentement sinon impossible, du moins bien malaisé, de
réformer administrativement un grand pays comme le
nôtre. Or c'est un progrès qu'il faut réaliser pour le bien
284 L^APAISEMENT
de la France ; il est devenu indispensable de procéder
à la transformation de l'organisation administrative et
judiciaire. (A/)/)/aizc/i5se/7ïe7i^s.) Les intérêts locaux sont
devenus si puissants qu'ils masquent trop souvent l'in-
térêt général, qu'ils l'oppriment ; les efforts financiers
du pays se pulvérisent dans la défense de ces intérêts
locaux, et cela n'est pas une bonne chose. D'autre part,
vous avez pu constater que les rouages administratifs
de la France sont singulièrement vieillis. 11 importe de
les rajeunir. J'inclinerai, quant à moi, pour l'établisse-
ment, dans un temps rapproché, de groupements d'in-
térêts plus larges, de groupements régionaux, avec des
assemblées correspondantes où sous l'empire d'idées
générales on pourrait débattre de grandes questions ;
ces assemblées deviendraient tout naturellement les
pépinières de la Chambre et du Sénat. En somme, ce
que je crois nécessaire, indispensable même, c'est un
élargissement du mode de recrutement de la Chambre
et du Sénat, et c'est vers ce but que le parti républi-
cain doit aller.
Je vois la réforme, aussi, dans une consolidation du
régime par un système de votation permettant la con-
tinuité des réformes administratives. Est-il raisonnable,
est-il logique, qu'après qu'un pays a, pendant quarante
ans, d'une manière tenace, marqué ses préférences pour
le régime républicain, est-il admissible que tous les
quatre ans ce régime soit remis en cause et qu'il puisse
dépendre d'un mouvement de surprise d'en amener la
ruine? Non, on ne peut admettre que tous les quatre
ans, ce pays soit livré à une agitation aussi profonde,
que tous les quatre ans on revienne demander aux ci-
toyens s'ils entendent conserver la République ou s'ils
acceptent la restauration des régimes monarchiques.
{Applaudissements .) Il est donc essentiel qu'en même
temps que sera élargi le mode de recrutement de la
Chambre, la durée du mandat soit prolongée et que la
Chambre soit renouvelée par tiers. Ainsi serait assurée
la continuité des travaux législatifs. On ne verrait plus
des projets, après avoir été étudiés et discutés, devenir
PIÈCES JOINTES 285
caducs, faute par la Chambre d'avoir pu, pendant la
durée de quatre années qui lui est accordée, mener à
bien sa tâche. Il faut que ces efforts ne soient pas per-
dus, qu'ils se continuent sans interruption; et le seul
moyen d'y parvenir, c'est qu'à l'avenir la Chambre ait
un mandat plus long, et que, comme le Sénat, elle soit
renouvelable par tiers. (Applaudissements.)
Mais ce programme, le parti républicain seul est qua-
lifié pour l'aborder, le résoudre. Il s'est formé, ces mois
derniers, des coalitions bizarres à la tête desquelles nous
avons vu certains hommes qui dans le passé s'étaient
manifestés comme les pires ennemis de la liberté et de
la République. Ces mêmes hommes ont entrepris cette
œuvre régénératrice qui doit rajeunir le pays, lui don-
ner plus de force et consolider la liberté. De pareils
concours, je ne le cache pas, m*ont paru suspects, et je
n'ai pas pensé que seul l'amour de la justice présidait
à ces efforts {Applaudissements et rires). Lorsque
devant la Chambre j'ai eu à faire connaître le sentiment
du Gouvernement à cet égard, je n'ai pas hésité à décla-
rer qu'un tel bloc enfariné ne me disait rien qui valût,
et qu'il était nécessaire de le regarder de très près pour
mieux connaître ce que cachait cette farine. La réforme
électorale, je la veux, mais à la condition qu'elle soit
accomplie par les républicains. Je ne la comprends pas
autrement. {Applaudissements.)
Le statut des fonctionnaires
Citoyens, le deuxième problème qui devra solliciter
l'attention de la Chambre est un problème difficile posé
depuis longtemps, depuis trop longtemps, et à la solu-
tion duquel on ne s'est pas suffisamment appliqué : je
veux parler du statut des fonctionnaires.
On a depuis un grand nombre d'années assuré à nos
fonctionnaires que l'on réglerait leur condition, que
leur avenir serait mis à l'abri de tout favoritisme, qu'ils
n'auraient plus à redouter l'arbitraire gouvernemental.
286 L^APAISEMENT
On a fait luire à leurs yeux la liberté d'association, on
ne l'a pas assez définie, en sorte que des interprétations
diverses ont surgi. Ces interprétations se sont opposées
les unes aux autres. Certains fonctionnaires ont cru que
l'usage de la liberté impliquait pour eux le recours à la
loi de 1884, c'est-à-dire la faculté de former des syndi-
cats, et par ces syndicats d'aller dans la défense de
leurs droits jusqu'à la cessation du travail, c'est-à-dire
jusqu'à la grève. D'autres ont recouru à la loi de 1901,
au droit commun en matière d'association. Des conflits
sont nés qui ont abouti, les années dernières, à des
événements graves, douloureux, et qui ont profondé-
ment troublé la paix publique. 11 faut que demain toute
équivoque cesse; il faut que les fonctionnaires, grâce à
un statut net et précis, connaissent exactement l'éten-
due de leurs droits et celle de leurs devoirs. (Applaii'
dissements.) Il faut qu'ils se rendent compte que mal-
gré tout leur situation n'est pas assimilable à celle des
simples travailleurs libres. Elle n'est pas assimilable
pour bien des raisons, dont je vous demande la permis-
sion de vous exposer les plus décisives.
Personne n'est obligé de se faire fonctionnaire ; mais
quand on sollicite un emploi de la nation, encore faut-il
se rendre compte non pas seulement des avantages qu'il
doit vous procurer, mais aussi des devoirs qu'il va vous
imposer. (Applaudissements.) Les travailleurs libres
sont dans des conditions très instables; ils touchent un
salaire précaire qui peut varier selon la marche plus ou
moins bonne de leur industrie, selon même la fantaisie
du chef d'entreprise. Ils sontsujetsau chômage, à l'arrêt
du travail par suite de maladie. Leur vieillesse était
incertaine jusqu'au vote récent de la loi des retraites
ouvrières; même aujourd'hui, on ne peut pas dire que
ces retraites assurent aux travailleurs une sécurité égale
à celle qui résulte des pensions pour les fonctionnaires.
(Applaudissements.) 11 est tout naturel que dans de
telles conditions, les travailleurs puissent compter sur
leur pleine liberté, et qu'ils demandent à leur organi-
sation le maximum de ce qu'on peut en attendre. Mais
PIÈCES JOINTES 287
un fonctionnaire, lui, contracte avec la nation. La nation
lai assure la stabilité de sa situation, la permanence de
son salaire; celui-ci ne dépend pas de la volonté plus
ou moins bonne des g-ouvernants; les gouvernants sont
obligés d'appliquer le budget qui est voté par les Cham-
bres^ et dans lequel se trouvent déterminés les traite-
ments des fonctionnaires. Par conséquent, au moins à
ce point de vue, les fonctionnaires sont mis à l'abri de
toutarbitraire. D'autres dispositionslégislativesou régle-
mentaires les défendent contre certaines fantaisies qui
pourraient traverser le cerveau de leur chef, les expo-
sant à l'injustice. En un mot, ils jouissent de tout un
ensemble davantages, tel qu'on peut considérer leur
condition comme privilégiée.
En échange de ces avantages, que promettent les fonc-
tionnaires aux contribuables qui font un effort d'impôt
pour assurer le payement de leur traitement? Ils pro-
mettent à ces contribuables qui ont besoin de certains
services publics, qu'ils assureront le fonctionnement de
ces services. Dès lors, le jour où ils abandonnent leur
travail ils violent leur engagement. Ils gardent les pri-
vilèges de leurs fonctions en désertantles devoirs qu'elles
leur imposent en retour. [Applaudissements .) Ils se
dressent ainsi non pas contre un individu de qui dépend
leur sort, non pas contre un patron; car où est-il, leur
patron? Le gouvernement n'est pas le maître de leur
situation; il ne peut que la régler suivant les pres-
criptions des lois. Est-ce donc contre les représentants
du pays qu'ils entendent se dresser par l'usage du droit
de grève? Ils se dresseraient alors contre la nation elle-
même ; et c'est une catégorie de citoyens qui émettrait
la prétention d'imposer par la violence des lois à la
majorité! Quand je vois des mouvements de fonction-
naires assaillir le Palais-Bourbon, la menace à la bou-
che, je suis obligé de déclarer que de pareilles mani-
festations sont intolérables. (Appiaudissements.) Les
fonctionnaires n'y ont, du reste, aucun intérêt. Dans
toutes ces rencontres, ils sont appelés à être les vaincus.
C'est fatal 1 II n'est pas un pays qui puisse admettre que,
288 l'apaisement
par l'usage, je ne dirai pas delà liberté, mais d'une telle
licence, le fonctionnement de ses rouag'es essentiels
puisse être compromis et même entravé. Le jour où un
pays, sous prétexte de liberté, se laisserait exposer à de
telles éventualités, il serait livré à l'anarchie; et le len-
demain, une telle manifestation de colère monterait de
l'ensemble des citoyens que la liberté elle-même pour-
rait en être mise en péril. {Applaudissements.)
Toutefois, s'il n'est pas possible d'accorder ce droit
abusif à des fonctionnaires, et cela dans l'intérêt du
pays lui-même, il faut par compensation, leur donner
toutes les garanties qu'ils peuvent désirer. II faut dire
où commencent et où s'arrêtent leurs droits, il faut met-
tre les fonctionnaires à l'abri du favoritisme, les appeler
aussi à s'abstenir d'y recourir pour leur propre compte
(Rires et applaudissements)^ les déshabituer du chemin
qui conduit chez l'élu et des sollicitations tendant à
obtenir une apostille pour leurs demandes. Il faut, s'ils
veulent la sécurité complète, avec l'avancement au
mérite et au seul mérite, qu'ils n'essayent pas, par les
moyens politiques, d'exercer une oppression sur leurs
élus, afin d'en obtenir des faveurs. {Très bien ! très
bien I) Il faut lorsqu'ils sont dans la bataille politique
— et ils ne sont tenus de s'y engager qu'avec une cer-
taine discrétion, — queleureffort soit désintéressé, qu'ils
oublient, au lendemain de la victoire, la part qu'ils y
ont prise et qu'ils ne tentent pas d'en tirer des avan-
tages particuliers au détriment de leurs camarades.
{Applaudissements.)
Ainsi, citoyens, par un large statut, que la Chambre
prochaine établira, les fonctionnaires se trouveront libé-
rés de l'influence des hommes politiques et les hommes
politiques se trouveront, à leur tour, libérés des sollici-
tations des fonctionnaires. (A^oizz^eaizxajDjoZauc/issemen,^5.)
Chacun ira à sa besogne, personne n'essayera d'user de
sa situation personnelle en la faisant peser sur son voi-
sin; et je suis convaincu qu'ainsi les choses n'en iront
que mieux. Les fonctionnaires, dans les groupements
qui leur seront permis et dont ils pourront user large-
PIÈCES JOINTES 289
ment auront tous les moyens de faire entendre leurs
réclamations, de les porter à la connaissance des repré-
sentants du pays ; et soyez certains, citoyens, que si elles
apparaissent justes, de larges satisfactions seront don-
nées aux intéressés.
C'est faire montre d'une g-rande injustice que de dire
que depuis quarante ans, la République n'a pas fait les
efforts les plus efficaces au profit de toutes les catégo-
ries de fonctionnaires et surtout des petits fonctionnai-
res. Il suffit de lire les budgets : on les voit grossir
d'année en année. On constate — qu'il s'agisse du bud-
get des postes, du budget de l'instruction publique ou
de tout autre budget — que notamment les crédits con-
cernant les petits fonctionnaires s'accroissent sans
cesse, imposant au pays des charges nouvelles pour
améliorer la condition de ces humbles serviteurs. Il
faut que les fonctionnaires fassent au régime un large
crédit, qu'ils se rendent compte de toutes les obliga-
tions diverses et coûteuses qui pèsent sur lui. Ce n'est
que cette année que la Piépublique a pu tenir envers
les travailleurs lilDres des villes et des champs la pro-
messe solennelle qu'elle leur a faite il y a près de qua-
rante ans. C'est après quarante années de possession du
pouvoir qu'il a été enfin possible de voter cette loi des
retraites ouvrières et paysannes qui permettra demain
au travailleur de sortir de l'état d'anxiété et d'angoisse
où il vivait et de se dire que le pain, quand la vieil-
lesse et la faiblesse se seront abattues sur lui, ne lui
fera pas défaut. Eh bien, pendant quarante ans pour-
tant, les travailleurs, qui avaient tant de raisons de se
montrer impatients, ont fait crédit à la République. Ils
ne lui ont pas su mauvais gré de ne pas avoir tenu
immédiatement l'engagement solennel qu'elle avait pris
vis-à-vis d'eux, à cause des difficultés d'ordre financier
qu'elle rencontrait, lis ont attendu, et malgré les pa-
roles de haine que trop souvent on leur faisait enten-
dre, les paroles de désespérance qui devaient avoir
pour effet de les dresser contre elle, ce sont eux qui,
aux heures de péril, lui ont fait le meilleur rempart de
19
I
290 L^APAISEMENT
leur corps. Ils sont allés la défendre parce qu'ils savaient
bien qu'un jour ou l'autre elle ferait honneur à sa pa-
role et qu'enfin elle leur donnerait ce qu'ils sollicitaient
de son, esprit de justice.
Pendant tout ce temps, les fonctionnaires ont béné-
ficié d'efforts considérables destinés à l'amélioration de
leur situation. Il faut qu'ils en sachent gré à la Répu-
blique ; et s'ils n'ont pas obtenu encore tout ce qu'ils
pouvaient désirer, il faut qu'avec l'espérance au cœur
ils gardent aussi la confiance. Il ne faut pas que par
des mouvements de violence irréfléchie, par des mou-
vements de désordre, ils s'aliènent la sympathie du
pays. Il faut qu'ils comprennent qu'ils doivent au pays
leur travail continu, que c'est une obligation de probité
élémentaire de leur part, et que leurs réclamations ne
sauraient jamais cesser d'être présentées sous une forme
légale. (Applaudissements .)
Citoyens, en m'exprimant ainsi, je ne vise pas la
généralité des fonctionnaires. Dans leur presque una-
nimité, ils sont avec moi, et je suis convaincu qu'ils
approuvent les paroles que je viens de prononcer. (Ap-
plsLudissements.) Je vise les plus impatients d'entre
eux, les plus fiévreux, ceux qui sont portés à interpré-
ter leurs droits avec exagération, et susceptibles, quand
ils ont pris de l'autorité sur leurs camarades, de les
conduire à des actions irréfléchies, bientôt suivies de
défaites douloureuses. Dans le passé, le Gouvernement
a été appelé à certaines répressions nécessaires, sur les-
quelles il a bientôt étendu le voile de la clémence. Il
n'en a pas toujours été récompensé. Il est allé à cette
clémence, peut-être excessive, souvent contre la volonté
du pays qui n'hésitait pas à la taxer de faiblesse dan-
gereuse. Il y est allé parce que la situation était con-
fuse parce qu'on avait laissé concevoir aux fonction-
naires, au point de vue du droit d'association, des
espérances trop ambitieuses, qu'on leur avait donné
depuis trop longtemps la promesse de régler leur sta-
tut, et que cette promesse n'avait pas été tenue. Il y
avait donc pour ceux qui s'étaient laissé entraîner au
PIÈCES JOINTES 291
désordre quelque excuse qui appelait la clémence. Mais
il faut bien que les fonctionnaires sachent que demain,
quand leur condition sera réglée légalement, de manière
à leur assurer toutes les garanties qu'ils peuvent dési-
rer et qui sont compatibles avec l'exercice de leurs
fonctions, ils devront rester tranquilles à leur poste,
faisant la besogne pour laquelle le pays les paye, sauf
à user, comme citoyens, de leurs libertés, mais dans
des conditions qui ne compromettront pas la marche
des services essentiels de la nation. {Vifs applaudisse-
ments.) Voilà pour la paix et l'ordre dans le monde
des fonctionnaires. Ceux-ci comprendront et ratifie-
ront, j'en suis certain, mes paroles.
La législation ouvrière
Nous devons maintenant donner aux ouvriers la pos-
sibilité de s'affranchir progressivement par l'usage légal
des organisations que permet la loi. Sans doute ils ont,
eux, le droit de recourir à la grève. Gela n'est pas dou-
teux, l'usage qu'ils en font est légal, mais il est dan-
gereux, et il faut que les travailleurs soient bien
convaincus que les mouvements inconsidérés qui ébran-
lent inefficacement la production dans un pays et qui
compromettent sa prospérité, se retournent contre ceux
qui les ont entrepris. Ils ne font pas avancer leur cause
d'un pas, ils lui nuisent, et pour les jours qui suivent
ils se préparent à eux-mêmes des conditions de vie sou-
vent désastreuses.
Citoyens, ce n'est pas seulement dans les relations
de nation à nation que la paix doit être établie et con-
solidée. A l'intérieur, elle importe aussi, elle est néces-
saire à tous les citoyens pour vivre, au pays pour se
développer. Pourquoi donc les mêmes hommes qui
invitent quotidiennement les peuples à se rapprocher,
à fraterniser, à s'écarter de tout conflit violent, pour-
quoi donc, à l'intérieur, s'efforcent-ils de déchaîner à
chaque instant des guerres intestines qui ne peuvent
292 l'apaisement
aboutir qu'à des défaites terribles^ sinon sang^lantes, et
pour le pays et pour ceux qui livrent ces assauts.
[Applaudissements. )
N'est-il pas permis d'espérer qu'à un moment donné
on pourra trouver des moyens de conciliation raison-
nables? Ne peut-on rêver d'une législation qui facilite-
rait l'arbitrage entre les travailleurs et les patrons, qui
donnerait la faculté de résoudre sans coup férir des
conflits nés le plus souvent et aggravés par de simples
malentendus? Si une pareille législation était instau-
rée dans ce pays, ne pourrait-on pas espérer plus de
stabilité dans la production, et par conséquent une
prospérité plus grande pour la nation tout entière? C'est
encore un problème qui se posera demain, et pour la
solution duquel tous les républicains sincères, tous les
démocrates généreux devront s'employer de tous leurs
efforts. (Applaudissements.)
Il en est d'autres, car il faut le dire, citoyens, la
tâche de la République sera une tâche de justice sociale.
C'est dans l'ordre économique et social que devront
être faits ses principaux, ses plus grands efforts. Pour
l'accomplissement de cette œuvre, elle peut faire appel
à toutes les bonnes volontés; elle peut espérer voir se
grouper autour d'elle des hommes qui, à certains points
de vue purement politiques, étaient éloignés d'elle, et
qui demain, sur des conceptions économiques et socia-
les, pourront, au contraire, s'en rapprocher, dans une
large idée de progrès. (Applaudissements.)
Par quelles réformes y a-t-il eu lieu d'améliorer la
situation des travailleurs? Leur plus vif désir est d'ar-
river, peu à peu, à la possession des choses, de pouvoir,
sinon individuellement, au moins collectivement, dans
cette personne moderne, cette personne morale qu'est
l'association, accéder à la propriété. Actuellement, des
législations très complètes donnent à l'individu l'entière
possibilité de s'assurer la liberté, la dignité, la sécurité,!
par la possession des choses. Une législation semblable
est à faire presque tout entière pour les collectivités
organisées. On a donné la liberté syndicale aux ouvriers
PIÈCES JOINTES 29.-
Q
dans un geste généreux qui fait honneur à la Républi-
que. Mais les travailleurs, j'entends ceux qui se disaient
les plus éclairés parmi eux, ont commencé par repous-
ser le cadeau qu'on leur apportait, en le considérant
comme un nouveau moyen de peser sur le monde du
travail, comme une atteinte à sa liberté. C'est seule-
ment au bout de quelques années que les travailleurs
ont fait usage de cette loi qu'ils avaient d'abord tenue
pour une loi de police. Aujourd'hui, ceux-là même
qui la critiquaient avec une telle force la défendraient
au besoin par leur chair et par leur sang-, si l'on vou-
lait y toucher.
On a institué cette liberté ; est-elle suffisante pour
permettre à des ouvriers de se grouper, d'affirmer leurs
revendications, au besoin de les appuyer par la grève?
Est-ce assez ? Non, citoyens, il fallait donner à cette
collectivité qui allait se dresser tous les moyens légaux
d'employer utilement son activité. Il ne fallait pas la
laisser aux prises avec des impossibilités matérielles.
On devait lui permettre — pour s'assagir, pour deve-
nir mieux consciente de ses devoirs et peut-être aussi
acquérir une notion plus juste de ses droits — on devait,
dis-je, lui permettre de posséder, d'administrer, de
sentir la responsabilité qui pèse sur les individus et
sur les groupements d'individus dès qu'ils ont en main
la gestion si complexe d'intérêts matériels. On a laissé
les syndicats se mouvoir dans le vide ; ils ont été appe-
lés forcément à des manifestations verbales, bientôt
violentes, et qui ne pouvaient que dégénérer en con-
flits dangereux, inefficaces pour ceux qui les avaient
engagés. Il faut que demain ces activités puissent s'em-
ployer utilement, que demain la personnalité civile soit
donnée tout entière aux syndicats, que ces grandes
organisations puissent devenir de véritables marchés
du travail, où le patron pourra s'approvisionner de
main-d'œuvre, oii il trouvera ce qui est indispensable
au bon fonctionnement de son industrie, sans avoir à
entrer en conflit quotidien avec des individus.
Mais pour cela, il faudra que les syndicats prennent
294 l'apaisement
conscience là encore de leur devoir. Il faudra que lors-
qu'un syndicat aura, de par la loi, passé un contrat
avec un chef d'industrie, il ne compromette pas sa
parole par des mouvements inconsidérés, que lorsqu'il
aura mis sa signature au bas d'un contrat elle soit
sacrée et qu'il la respecte, même si au moment où il
Fa mise il n'a pas été suffisamment éclairé sur ses véri-
tables intérêts. Ce sera le syndicat « honnête homme»
qu'il faudra rencontrer dans ces heures.
La réforme est difficile, précisément parce que beau-
coup de patrons nous disent, à nous qui voulons l'en-
treprendre : « Nous patrons, nous avons une responsa-
bilité ; quand nous avons pris un engagement, si nous
le violons, nous pouvons être Condamnés à des domma-
ges-intérêts, et c'est notre fortune qui répond. Où sera
la garantie quand un syndicat ouvrier aura violé ses
engagements vis-à-vis de nous ? Quelle prise aurons-
nous sur lui ? > C'est un argument qui ne manque pas
de force. Mais un tel argument peut s'opposer à tou-
tes les bonnes volontés à l'origine de leurs efforts. Le
petit commerçant, à ses débuts, ne trouve pas de cré-
dit; par conséquent, il n'a pas le moyen de se dévelop-
per, de prospérer, d'arriver à la fortune si on ne lui
fait pas confiance, et largement confiance. Il faudra que
les industriels accordent une aussi large confiance à ces
organisations syndicales. Lorsqu'elles auront la possibi-
lité de contrats collectifs qui sont la réalité de demain,
il faudra qu'ils consentent à passer par quelques décon-
venues, dans les premiers temps, jusqu'à l'heure où —
la compréhension des choses s'étant faite assez nette
et assez complète dans l'esprit, dans la conscience des
travailleurs — ces contrats deviendront, d'une manière
certaine, des contrats de probité de part et d'autre exé-
cutés par tous avec la même loyauté.
Il faut aussi qu'aux associations ouvrières on donne
la possibilité de n'être pas seulement des marchés du
travail, de devenir des centres de production directe,
et que, comme on l'a fait pour les travailleurs de la
terre, pour les agriculteurs, comme on vient de le faire
PIÈCES JOINTES 295
pour les marins, on institue le crédit en faveur des orga-
nisations ouvrières, qu'on facilite aux syndicats les
entreprises^ qu'on leur permette de se développer, d'af-
franchir leurs membres d'une façon plus complète, en
leur donnant des conditions meilleures de sécurité dans
la vie.
Mais ce n'est pas tout. Il faut encore que la prochaine
législation envisage d'une manière résolue la participa-
tion des travailleurs au bénéfice des industries. {Ap-
plaudissemenls.) Il faut qu'une législation s'élabore qui
n'imposera pas de contrainte, mais qui fournira aux
travailleurs et aux capitalistes le moyen de constituer
des associations basées sur des actions argent et des
actions travail. Je suis sûr qu'il y a là un domaine d'ac-
tivité nouvelle absolument fructueuse, un domaine de
concorde et de paix, et je suis certain que si l'on y peut
orienter le travail et l'argent, il sortira de l'association
qui pourra s'établir entre eux des avantages précieux
pour les uns et pour les autres, pour le pays tout entier.
La réforme fiscale
Voilà, citoyens, l'exposé sommaire des problèmes
sociaux qu'aura à résoudre la prochaine législature.
Elle devra également mener à bien la réforme fiscale
dont la Chambre a jeté les bases. Cette réforme est
actuellement pendante devant le Sénat qui l'étudiera
avec toute l'attention qu'elle mérite, et vous pouvez
compter qu'avec le concours du Gouvernement elle ne
tardera pas à passer dans la réalité des faits.
L'amour de la France
Vous voyez combien vaste est le travail auquel la
prochaine Chambre veut et doit se consacrer. Ainsi la
République se complétera, se consolidera : elle se dres-
296 l'apaisement
1
sera identique à elle-même, telle que le peuple l'avait
conçue, telle qu'il l'avait voulue. Il faut aussi qu'avec
l'aide des travailleurs, elle se fortifie dans la nation
elle-même, par l'amour de la France. Il faut que les
travailleurs s'habituent à aimer leur patrie, à la vouloir
forte. Pour qu'elle garde sa dig-nité tout entière, et
qu'elle sauvegarde ses intérêts, il faut qu'elle ne se dé-
tourne pas des efforts de défense nationale, lorsqu'ils
apparaissent nécessaires, indispensables. Demain, nous
aurons à entreprendre de tels efforts ; demain, un pro-
blème pressant se posera devant le Gouvernement et
devant le Parlement. Il sera nécessaire de faire des sa-
crifices pour donner à ce pays tous les moyens de main-
tenir son indépendance, d'assurer sa dignité morale et
la défense de ses intérêts matériels. Vraiment, citoyens,
c'est une triste chose qu'on essaye d'égarer les travail-
leurs dans la voie de Tantipatriotisme, comme si ce
mot signifiait quelque chose, comme si ce n'était pas
une folie que de vouloir entraîner les ouvriers de notre
pays à se désintéresser de sa vie, comme si leur sort
n'était pas étroitement uni à la grandeur et à la pros-
périté de la nation. Ce sont des révolutionnaires, des
hommes qui prétendent avoir plus que d'autres la no-
tion de leur dignité personnelle, qui plus que d'autres
veulent défendre leur liberté individuelle, et lorsqu'elle
est par hasard attaquée, ou simplement lorsqu'ils s'ima-
ginent qu'un orateur, dans une salle de réunion, con-
trarie leurs goûts et leurs préférences, viennent jeter
des pierres dans les vitres de cette salle ; ce sont des
hommes, prêts à recourir aux moyens violents pour dé-
fendre leurs idées de liberté, qui conseillent à la nation,
si elle était attaquée, de ne pas se défendre, de se laisser
envahir, de se laisser opprimer et réduire à l'esclavage!
(Applaudissements.) Vraiment c'est la propagande la
plus illogique, la plus contradictoire, la plus absurde
qui se puisse concevoir. Je constate avec une joie pro-
fonde qu'elle n'a pas pénétré le milieu des travailleurs.
Ils ont compris qu'ils avaient des devoirs qui les rap-
prochaient des autres citoyens de ce pays. Ils sont
PIÈCES JOINTES 297
ouvriers et Français. Ils sont socialistes et républicains.
Tous leurs efforts doivent tendre à la défense et à l'em-
bellissement de la liberté, de la République, au rayon-
nement de la France sur le monde entier. La grandeur
de la France, de la République est notre but. Socia-
listes et républicains, pour l'atteindre, nous devons nous
unir étroitement, fraternellement. Vive la France I Vive
la République sociale I
PIECES JOINTES iV« 7
LETTRE
De Protestation du Pape Pie X aux
Souverains Catholiques
28 avril 1904.
Des Chambres du Vatican.
La venue à Rome, en forme officielle, de M. Lou-
bet, Président de la République française, pour ren-
dre visite à Victor-Emmanuel III, a été un événement
de si exceptionnelle gravité que le Saint-Siège ne peut
le laisser passer sans appeler sur lui la plus sérieuse
attention du Gouvernement que Votre Excellence repré-
sente.
Il est à peine nécessaire de rappeler que les Chefs
d'Etats catholiques, liés comme tels par les liens spé-
ciaux au pasteur suprême de l'Eglise, ont le devoir
d'user vis-à-vis de lui des plus grands égards, compa-
rativement aux souverains des Etats non catholiques
en ce qui concerne sa dignité, son indépendance et ses
droits imprescriptibles. Ce devoir reconnu jusqu'ici et
observé par tous, nonobstant les plus graves raisons
de politique, d'alliance ou de parenté, incombait d'au-
PIÈCES JOINTES 299
tant plus au premier Magistrat de la République Fran-
çaise, qui sans avoir aucun de ces motifs spéciaux,
préside en revanche une nation qui est unie par les
rapports traditionnels les plus étroits avec le Pontificat
Romain, jouit en vertu d'un pacte bilatéral avec le
Saint-Siège de privilèges signalés, a une large repré-
sentation dans le Sacré Collège des cardinaux et, par
suite, dans le Gouvernement de l'Eglise Universelle,
et possède, par singulière faveur, le protectorat des
intérêts catholiques en Orient. Par suite, si quelque
chef de nation catholique infligeait une grave offense
au Souverain Pontife en venant prêter hommage à
Rome, c'est-à-dire au lieu même du siège Pontifical et
dans le même palais apostolique, à celui qui, contre
tout droit, détient sa souveraineté civile et en entrave
la liberté nécessaire et l'indépendance, cette offense a
été d'autant plus grande de la part de M. Loubet ; et
si, malgré cela, le Nonce Pontifical est resté à Paris,
cela est dû uniquement à de très graves motifs d'or-
dre et de nature en tout point spéciaux. La déclaration
faite par M. Delcassé au Parlement français ne peut
en changer le caractère ni la portée — déclaration sui-
vant laquelle le fait de rendre cette visite n'impliquait
aucune intention hostile au Saint-Siège ; car l'offense
est intrinsèque à l'acte, d'autant plus que le Saint-
Siège n'avait pas manqué d'en prévenir ce même Gou-
vernement.
Et l'opinion publique, tant en France qu'en Italie,
n'a pas manqué d'apercevoir le caractère offensif de
cette visite, recherchée intentionnellement par le Gou-
vernement italien dans le but d'obtenir par là l'affai-
blissement des droits du Saint-Siège et l'offense faite
à sa dignité, que celui-ci tient pour son devoir princi-
pal de protéger et de défendre, dans l'intérêt même des
catholiques du monde entier.
Afin qu'un fait aussi douloureux ne puisse constituer
un précédent quelconque, le Saint-Siège s'est vu obligé
d'émettre contre lui les protestations les plus formelles
et les plus explicites et le soussigné cardinal-secrétaire
300 l'apaisement
d'Etat, par ordre de sa Sainteté, en informe, par la
présente, Votre Excellence, en vous priant de vouloir
bien porter le contenu de la présente note à la connais-
sance du Gouvernement de
Il saisit en même temps cette occasion de confirmer
à Votre Excellence les assurances, etc
PIÈCES JOINTES N'^ 8
LE RAPPEL DE L'AMBASSADEUR
DE FRANCE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
Discours de M. Briand
Chambre des députés, 27 mai 1904
M. Aristide Briand. — Au milieu du discours,
qu'il a prononcé tout à l'heure, mon collègue M. Allard
a mis un point d'interrogation.
Envisageant les conséquences d'un ordre du jour qui
pourrait entraîner la chute du Gouvernement, il disait:
« Et après ? »
J'avoue qu'il m'est impossible de me poser aussi
légèrement une telle interrogation.
M. Maurice Allard. — Je n'ai pas dit cela.
M. Aristide Briand. — L'incertitude du lendemain
me cause une inquiétude véritable ; et c'est là qu'il
faudra chercher la raison de mon vote à la fin de ce
débat.
302 l'apaisement
Plusieurs de mes amis et moi-mêmej nous aurions
préféré que, dans les conjonctures présentes, le Gou-
vernement nous eût apporté uq résultat plus impor-
tant, plus décisif; mais dans la crainte où nous som- ]
mes de gaspiller le petit profit qu'il nous vaut... ]
(Exclamations et rires à droite. — Applaudissements
à gauche.)
M. le marquis de Maussabré. — L'aveu est char-
mant I
M. Aristide Briand. — Vous me rendrez cette jus-
tice que je m'explique franchement. Je veux dire toute
ma pensée (Très bien! très bien ! à droite) au risque
de provoquer Fétonnement de ceux de mes collègues,
pour qui l'intransigeance, l'exagération, l'impatience,
ont toujours été considérées jusqu'ici comme les vertus
théologales du socialisme. (On rit.)
Messieurs, j'ai dit tout à l'heure et je répète que
mes amis et moi-même nous sommes bien décidés à ne
pas compromettre, par trop de hâte à l'exagérer, le
résultat, si mince soit-il, qui nous a été accordé. (Très
bien! très bien ! sur divers bancs à gauche. — Excla-
mations à droite.)
Et je dis toute suite que si je m'en contente pour
l'instaut, c'est que, d'abord, je le tiens pour définitif.
(Très bien! très bien! à V extrême gauche.)
M. Hubbard. — C'est l'équivoque I
M. Aristide Briand. — Permettez. Je ne fais pas
d'équivoque. Vous le verrez tout à l'heure, monsieur
Hubbard. (Très bien ! très bien !)
Je reste très convaincu que, sur l'initiative de la
commission du budget elle-même, la Chambre aura
bientôt l'occasion de rendre irrévocable le rappel de
l'ambassadeur. (Applaudissements a l'extrême gauche
et sur divers bancs à gauche.)
M. Ribob. — Je demande la parole.
M. Massabuau. — Ayez le courage de mettre cela
dans l'ordre du jour et je le vote avec vous 1
M. Gauthier (de Clagny). — M. Delcassé le vo-
tera-t-il?
PIÈCES JOINTES 303
M. Aristide Briand. — Vous le lui demanderez à
lui-même.
Monsieur Gauthier (de Glag-ny), vous savez que je
n'abuse pas de la tribune. {Très bien ! très bien ! k
ffauche.) Laissez-moi parler, je vous prie. {Parlez I
variez !)
M. Arcbdeacon. — Proposez la dénonciation du
Concordat; nous la voterons tous 1 Mais vous en avez
peur I {Bruit à gauche.)
M. Aristide Briand. — J'entends bien qu'entre le
premier résultat, déjà réalisé par le rappel de M. Nisard,
et celui qui doit, à mon sens, le compléter au moment
du vote sur le crédit de l'ambassade, il ne manquera
pas de bons esprits pour s'employer à préparer des
rapprochements entre le Vatican et le Gouvernement
de la République ; et je ne suppose pas que l'hono-
rable M. Delcassé soit homme à contrecarrer de tels
projets. {On rit.) Peut-être même irait-il assez volon-
tiers au-devant de quelques concessions à faire. {Mou-
vements divers.)
Mais il est déjà trop tard. Le problème posé par la
protestation du Vatican est tel qu'il est désormais
impossible de songer à le résoudre d'une manière aussi
simple. Toutes les explications, fussent-elles ingénieu-
ses comme celles que l'on nous propose depuis quel-
ques jours, toutes les excuses même, relativement au
texte du document, à des différences de termes, à la
procédure qui fut employée pour la communication
aux puissances, ne suffiraient plus à motiver une
reprise, avec le Saint-Siège, de nos relations antérieu-
res. {Très bien! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
M. Arcbdeacon. — Gela est parfaitement vrai.
M. Lucien Millevoye. — G'est très logique.
M. Aristide Briand. — Ce ne sont plus en effet des
considérations de forme qui dominent le conflit actuel;
la question qui se pose est plus haute et plus grave.
Il s'agit de savoir si le contrat qui nous lie avec Rome
doit entraîner pour nous de telles conséquences, pro-
duire de tels effets que la France républicaine ne puisse
304 l'apaisement
pas orienter à son gré sa politique extérieure sans se
voir exposée aux remontrances de la papauté. Voilà le
véritable terrain du conflit. Et il m'importe assez peu
que le Gouvernement par une faiblesse aussi inatten-
due que fâcheuse, n'ait pas su, dès la première heure,
y prendre résolument la position qui convenait dans
l'intérêt de l'indépendance et de la dignité de la Répu-
blique. Le conflit n'en a pas moins pris son véritable
caractère: l'essentiel est qu'il le garde avec toutes ses
conséquences et toute sa portée.
Je vous prie de noter, messieurs, que personnelle-
ment je ne fais pas grief à Pie X d'avoir lancé sa pro-
testation; elle procède d'une manière un peu forte et
qui peut être sujette à critique ; mais, dans son esprit,
sinon dans ses termes, elle n'est que l'écho fidèle des
traditions de l'Eglise. {Très bien! très bien! k gauche
et à droite.)
M. Marcel Sembat. — C'est ce qu'a dit tout à
l'heure M. Gayraud.
M. Aristide Briand. — Tout récemment, ici même,
nous en avons eu l'avant-goût dans les paroles que pro-
nonçait M. de Gastellane, au milieu du silence gêné de
la droite, dont les membres semblaient attester par
cette attitude qu'il est assez difficile de moderniser sa
pensée sans de fortes concessions sur la foi...
M. Gayraud. — La foi n'est pas en cause, monsieur
Briand 1
M. Aristide Briand. — Mais Pie X, lui, n'est pas
moderne : il est le pape; et je conviens qu'en faisant
parler le passé, il est resté dans son rôle et dans sa
fonction.
Je me demande seulement si c'est bien le rôle, si
c'est bien l'intérêt d'une démocratie de garder partie
liée avec des traditions qui refusent obstinément de
s'assouplir aux vues, aux aspirations, aux besoins des
peuples modernes. {Applaudissements à ^extrême gau-
che et sur divers bancs à gauche.)
M. le baron de Boissieu. — Dénoncez le Concordat 1
M. Aristide Briand. - C'est précisément pour en
PIÈCES JOINTES 305
arriver là que nous prenons aujourd'hui l'attitude que
vous savez. {Rù^es ironiques au centre.)
M. Georges Berthoulat. — Qui consiste à ne rien
faire I
M. Aristide Briand. — Monsieur Berthoulat, à
vouloir trop faire, il arrive souvent qu'on défait.
(Applaudissements et rires à gauche et sur divers hancs
au centre.) Je ne devrais pas vous dire cela, à vous qui
siégez sur des bancs où l'opportunisme...
M. Georges Berthoulat. — L'opportunisme ? mais
il nous parle par votre bouche, monsieur Briand ! {Rires
au centre.)
M. Aristide Briand. — Messieurs, le conflit avec le
Vatican fait éclater à tous les yeux l'incompatibilité
irréductible qui existe entre l'Eg'Iise traditionaliste et
l'Etat démocratique. Il n'y a qu'une façon de faire ces-
ser un étatde choses aussi insupportable, c'est de rendre
aux deux parties, l'Etat et l'Eglise, la liberté que le
souci de leur dignité réciproque doit les porter égale-
ment à désirer.
Dans ma pensée, messieurs, il ne s'agit pas d'exercer
contre l'Eglise catholique des représailles en raison de
Pacte commis par son chef. La sanction, à ce point de vue,
était et reste du domaine diplomatique. Quand je parle
de rendre la liberté à l'Etat, je ne limite pas la solution
à la seule Eglise catholique; c'est de toutes les Eglises
qu'il s'agit {Applaudissements sur divers hancs) ; et
quand je vois dans les circonstances présentes une
occasion heureuse de rompre successivement toutes les
résistances qui peuvent s'opposer encore à la laïcisation
de l'Etat, c'est bien entendu à la condition que la rup-
ture s'élargisse aux proportions d'un acte de libération
totale et définitive. C'est la logique même des choses
qu'une occasion s'offrant à elle de hâter la réalisation
de la neutralité confessioanelle, la République s'en
empare pour la faire servir à ce dessein ; et c'est aussi
son devoir de lui faire produire tous ses effets.
C'est ici, messieurs, la grosse et grave question de
20
306 l'apaisement
la séparation des Eglises et de l'Etat qui surgit dans le
débat.
Mais je ne suis pas d'accord avec ceux de mes col-
lègues qui paraissent croire que dans l'état actuel du
conflit, grâce à l'émotion qu'il a provoquée dans le pays,
il devient possible sans plus tarder de réaliser une telle
réforme. C'est tout au plus si certains ne s'étonnent
pas qu'un projet n'ait pas encore été déposé sur le bu-
reau de la Chambre et que celle-ci, toute autre affaire
cessante, n'en ait pas déjà entrepris l'examen et le vote.
Sans aller jusque-là, d'autres, comme M. Allard, se
demandent pourquoi la Chambre ne préluderait pas à
la Séparation par la dénonciation du Concordat. Dénon-
cer le Concordat I C'est là une formule simple, dont
on fait, je le sais, un fréquent usage et qu'on isole volon-
tiers de toutes autres préoccupations, comme si dans
sa simplicité séduisante pouvait se résumer toute la
complexité du problème. {Vifs applaudissements sur
divers hancs.)
Mais parla dénonciation du Concordat^ c'est ce pro-
blème tout entier qui se pose avec toutes ses difficul-
tés, réclamant à la fois, non plus une solution, mais des
solutions. Rompre isolément le contrat, ce ne serait pas
trancher du même coup les innombrables attaches léga-
les par où l'Eglise tient à l'Etat. Laisser en suspens,
sans les résoudre, les grosses questions de propriété
ecclésiastique, d'organisation intérieure de l'Eglise ;
n'édicter aucune précaution contre la constitution d'une
mainmorte qui deviendrait vite formidable, conserver
pour toutes garanties de l'ordre public, celles que vous
connaissez et dont l'impuissance est si manifeste : c'est
une solution dont l'Eglise s'accommoderait bien volon-
tiers, je vous l'assure, et qu'elle ne croirait pas payer
trop cher de la rançon d'un budget officiel. Par l'acte
gouvernemental qui aurait rompu le Concordat, elle se
verrait dégagée de toute entrave: par contre, elle pour-
rait continuer à jouir des avantages que lui confèrent
tous les textes législatifs qui auraient forcément survécu
au Concordat.
PIÈCES JOINTES 307
Vous me direz : mais tous ces textes, on les abroge-
rait ensuite, successivement; les lois de garantie pour-
raient être votées aussi, au fur et à mesure des besoins.
L'essentiel n'est-il pas d'aller au plus pressé?
Messieurs, en supposant que le Gouvernement dé-
nonce le Concordat et qu'il se rencontre dans cette
Chambre une majorité pour l'approuver, êtes-vous bien
sûrs qu'elle se retrouverait à la Chambre et au Sénat
— il faut le concours des deux Assemblées pour faire
uneloi — à Theure des précautions nécessaires ?(A/)jo/a«-
dissements à gauche.)
M. Fabien-Cesbron. — Prenez-les donc, ces précau-
tions 1
M. Aristide Briand. — Voulez-vous me permettre
de m'expliquer ? Je poursuis une démonstration; vous
pourrez, après moi, en contester la valeur.
Je me préoccupe en ce moment, messieurs, de déve-
lopper les arguments qui me semblent prouver d'une
manière irréfutable que la dénonciation du Concordat
n'aurait pas les effets immédiats que certains de mes
collègues républicains en attendent.
La dénonciation du Concordat ! quelle formule sim-
ple et commode 1 comme elle dispense facilement de
toute autre préoccupation ! {Vifs applaudissements au
centre et à droite.)
M. Hubbard. — Voyez qui vous applaudit !
M, Aristide Briand. — C'est pour moi un devoir
de le dire {Applaudissements à Vextrême gauche et à
gauche)... et de le dire avec insistance.
Dénoncer le Concordat, mais c'est accomplir un acte
gouvernemental qui n'aurait nullement pour consé-
quence de séparer l'Eglise de l'Etat.
M. Maurice Allard. — C'est une déclaration de
guerre !
M. Aristide Briand. — Ne faites pas une déclara-
tion de guerre qui se retournera contre vous, voilà ce
que je vous demande. {Très bien ! très bien ! au cen-
tre et à droite.)
M. Archdeacon. — Voilà un aveu !
308 l'apaisement
M. Georges Berthoulat. — Alors, c'est la paix I
M. Massabuau. — Vous parlez comme M. Ribot I
M. Rouland. — C'est du socialisme opportuniste I
M. Aristide Briand. — Ce socialisme^ mon cher
collègue, se fera un honneur de vous apporter un pro-
jet complet et étudié sur lequel vous serez appelé à
voter à brève échéance. [Interruptions à droite.)
M. Fabien-Gesbron. — A quel moment? Dans vingt
ans !
M. Archdeacon. — Le programme de Belleville, en
1869, réclamait la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
M. Aristide Briand. — Je le répète, quand on aura
rompu, en France, par un acte gouvernemental — car
un tel acte suffit — les liens du Concordat, les innom-
brables ramifications qui en sont le prolongement n'en
persisteront pas moins dans toute notre législation, en
sorte que, ayant fait cesser les obligations de l'Eglise,
vous laisserez subsister, à son profit, tous les avanta-
ges qu'elle tient des lois et qui ne peuvent disparaître
qu'avec celles-ci. (Applaudissements à gauche et sur
divers bancs au centre. — Mouvements divers.) Voilà
un danger qu'il est prudent, croyez-moi, de ne pas courir.
M. Charles Dumont. — Cela ne durerait pas quinze
jours.
M. Aristide Briand. — Qu'en savez-vous ? Je vous
assure, en tous cas, mon cher collègue, que la question
vaut d'être traitée sérieusement (Très bien! très bien !)
et c'est parce que je n'aime pas à me contenter de va-
gues affirmations que je me suis permis de préciser.
(Applaudissements .)
M. Modeste Leroy. — Prenez garde ! la droite va de
mander l'affichage de votre discours. (iïîVes au centre.)
M. Aristide Briand. — C'est une plaisanterie facile.
Je connais des collègues qui, depuis vingt ans, ont
promené un peu partout dans le pays la promesse qu'à
brève échéance la Séparation serait réalisée. Peut-être
l'eût-elle été, en effet, si, au lieu de procéder par affirma-
tions tranchantes, ils s'étaient donné la peine de placer
résolument l'opinion en face des difficultés du problème.
PIÈCES JOINTES 309
Où en sont-ils après tant d'efforts? {Vifs applaudisse^
ments à gauche, au centre et sur divers bancs à Vex-
trême gauche.)
M. Hubbard. — Vous parlez de collègues qui ont
promené dans le pays la question de la séparation de
1 Eglise et de l'Etat et la dénonciation du Concordat ;
vous leur demandez quels résultats ils ont obtenus. Je
vous demande à mon tour ce que v^ous pensez d'un Gou-
vernement qui, depuis deux ans, prépare une campagne
anticléricale et qui, au dernier moment, lorsqu'il est le
maître de la situation, qu'il tient l'adversaire à la gorge,
renonce à la lutte ? (Applaudissements à droite et sur
divers bancs.)
M. Aristide Briand, — Mon cher collègue, je vous
ai dit que j'aurais préféré plus d'énergie de la part du
Gouvernement. Je prends le résultat qu'il nous offre
et je m'efforce d'en tirer le plus d'avantages possible.
N'est-ce pas l'attitude le plus conforme à l'intérêt même
de la cause que nous défendons tous les deux?
Messieurs, ceux qui, comme moi, sont des partisans
résolus et sincères de la séparation des Eglises et de
l'Etat, doivent désirer qu'à l'heure où elle en sera
saisie, la Chambre puisse envisager cette réforme dans
toute sa complexité et toute son ampleur. Et ce n'est
pas sur l'effet d'une émotion passagère qu'ils doivent
compter pour la résoudre, mais seulement sur la raison,
sur la logique, qui, rendues plus fortes sous l'influence
même des événements, leur apporteront des arguments
assez décisifs pour qu'ils puissent se dispenser du con-
cours des passions violentes.
C'est de cet esprit que la Commission nommée par
vous pour étudier les divers projets de Séparation
déposés sur le bureau de la Chambre, s'est inspirée
pour ses travaux. Constituée au mois de juin de l'année
dernière, elle a entendu d'abord les auteurs des propo-
sitions qui lui avaient été renvoyées. Puis, après un
échange de vues assez complet sur les points essentiels,
elle a bien voulu, à la veille des vacances, me charger
de préparer, en tenant compte des opinions émises au
310 l'apaisement
cours de la discussion générale, une sorte d'avant-pro-
jet qui servirait de base pour ses discussions ultérieures.
A cette tâche, messieurs, je me suis employé de
mon mieux, d'un effort sincère et persévérant, en fai-
sant, dans la mesure du possible, abstraction de tout
ce qui pouvait être de nature à passionner mes recher-
ches. (Applaudissements.)
Dès la rentrée de novembre, j'ai fait connaître le
résultat de mon travail; depuis, chaque semaine, pour
ainsi dire sans interruption, la Commission a discuté
article par article, longuement et mmutieusement,
l'avant-projet dont elle est saisie. J'ai à peine besoin
de vous dire qu'il n'a pas rallié tous les suffrages. De
droite et de gauche des amendements nombreux se sont
abattus sur lui ; il a bien fallu les discuter aussi ; de
longues séances y ont été consacrées,
A l'heure actuelle, je ne crains pas de m'exposer au
démenti d'un seul de mes collègues de la Commission
si j'affirme que d'ici aux vacances elle aura certaine-
ment mené à bien la lourde tâche que vous lui avez
confiée. Si à ce moment elle me fait l'honneur de me
charger définitivement de rapporter devant vous le
résultat de ses travaux, je serai en mesure de le faire
dès la rentrée d'octobre.
Vous vous trouverez alors, messieurs, en présence
d'un projet qui pourra laisser à désirer sous certains
points de vue, mais qui du moins, dans son ensemble,
aura été établi pour permettre à l'Etat de se dégager
de ses liens sans violence, presque sans rupture, de telle
manière qu'il n'en résulte aucun trouble pour le pays
et que, grâce à la neutralité confessionnelle de l'Etat,
toutes les croyances puissent, au lendemain de la Sépa-
ration, s'exercer avec la même facihté que la veille.
(Applaudissements .)
Messieurs, c'est seulement ainsi qu'une telle réforme,
si grosse qu'on en peut dire qu'elle sera une révolution
véritable, peut être discutée et réalisée.
Oui, elle peut l'être, mais c'est à la condition de ne
pas être jetée comme un enjeu dans toutes les batailles
PIÈCES JOINTES 311
politiques. Aussi je crois pouvoir dire à mes amis :
Ayez du sang-froid, saciiez résister aux surenchères, ne
craig-nez pas d'être taxés de modérés, d'opportunistes.
Personnellement, j'ai été traité de clérical (On, rit), à
cause de la modération de mon projet; peu importe I
Le pays nous saura gré de la sincérité de nos efforts.
(Applaudissements à Vextrême gauche et k gauche).
Quant à ceux de mes collègues qui, de bonne foi,
croient pouvoir, par le moyen d'une sommation au
ministère, hâter la réalisation désirée, ils s'exposent à
compromettre pour longtemps le succès d'une cause
que les circonstances ont si heureusement servie jus~
qu'ici.
Dans le cas présent, si je ne vois pas bien l'avantage
d'une motion en faveur de la Séparation en supposant
même, ce qui est au moins douteux, qu'elle puisse être
votée, en revanche je ne vois que trop le danger que
ferait courir à la République le rejet d'une semblable
proposition. Il prendrait aussitôt, au bénéfice du Saint-
Siège, les proportions d'une véritable revanche, et la
position de Pie X dans le conflit actuel s'en trouverait
singulièrement renforcée.
Ceux de mes collègues dont je reflète ici les senti-
ments, ne se sentent pas la force de prendre devant le
pays la lourde responsabilité d'une initiative aussi dan-
gereuse. Nous n'exigeons pas du Gouvernement qu'il
se prononce en faveur de la Séparation ; nous lui deman-
dons seulement de ne pas se prononcer contre cette
réforme, de ne pas s'en détourner systématiquement
comme d'une chose irréalisable, de consentir au con-
traire à l'envisager à travers la logique des faits, et à
ne pas faire obstacle à ce que la discussion en soit
commencée après la rentrée des vacances.
En attendant, nous comptons sur son énergie pour
ne pas laisser infliger à la République la honte d'une
capitulation devant le Vatican, et, sous ces réserves,
nous sommes prêts à approuver les mesures qu'il a
prises et à lui continuer notre confiance. (Applaudis-
sements à gauche et à Vextrême gauche.)
PIÈCES JOINTES No 9
DISCOURS
Prononcé par iVI.Briand, président du Con-
seil, au banquet du Comité républicain du
Commerce, de l'Industrie et de l'Agricul-
ture.
Messieurs,
Je remercie très cordialement votre président, mon
excellent ami M. Mascuraud, d'avoir bien voulu m'in-
viter en votre nom à présider ce superbe banquet.
Outre qu'il m'a ainsi procuré le grand plaisir de me
trouver parmi les bons et vaillants républicains que
vous êtes, de vous remercier au nom du Gouvernement
tout entier des services que par votre propagande
incessante vous avez rendus à la République, et par
anticipation, de ceux que demain, plus éclatants encore,
plus efficaces, vous lui rendrez au moyen d'une asso-
ciation chaque année grandissante, outre ce plaisir,
votre président en m'appelant ici m'a fourni l'occasion
de dire, dans un milieu propice à mon sens, les paroles
déiirâiiyes [Vifs applaudissements) que beaucoup dési-
rent de bonne foi, j'en suis convaincu.
Ayant en moi la bonne foi et la sincérité, je ne puis
PIÈCES JOINTES 313
croire un seul instant qu'il y ait des membres de la
grande famille républicaine qui ne soient pas animés
des mêmes sentiments. {Nouveaux applaudissements.)
Je suis heureux d'avoir à prononcer ces paroles dans
le milieu de commerçants, d'industriels, d'agriculteurs
républicains et démocrates que vous êtes.
Car si vous avez le feu sacré de la politique et de la
propagande, ce dont je vous félicite, vous avez aussi,
par le petit gouvernement personnel de vos affaires,
l'expérience de la vie, vous êtes chaque jour dans la
gestion de vos intérêts aux prises avec des contingences,
vous connaissez les difficultés de l'effort, la gravité de
l'initiative. A chaque instant, en effet, vous êtes appe-
lés à en mesurer la portée et les conséquences. Vous
êtes donc des hommes animés, dans le cercle de vos
affaires, de l'esprit gouvernemental et vous êtes à même
de comprendre un homme sur qui pèsent les respon-
sabilités lourdes du pouvoir (Applaudissements) ; quand
il vous dira avec toute sa conscience, tout son amour
profond, inaltérable de son pays et de la République,
qu'il n'a jamais séparé dans son esprit, les raisons de
sa politique, les conditions dans lesquelles il a été amené
à la proposer, je suis sûr que vous le comprendrez.
Il est possible que tous vous ne Tapprouviez pas ;
mais je suis sûr que tous vous lui garderez l'estime et
la sympathie qu'il croit mériter. (Applaudissements.)
On doit conûance au gouvernement
Messieurs, si vous me connaissez un peu, je pense
qu'en venant ici vous saviez que vous n'étiez pas expo-
sés à assister au spectacle pitoyable d'un homme qui
s'humilie dans le reniement et dans l'abandon de soi-
même. Si j'étais capable d'une pareille attitude, c'est
que j'aurais commis la plus lourde faute qui puisse
être reprochée à un homme sur qui pèsent les respon-
sabilités du pouvoir, c'est que je me serais trompé et
que je m'en apercevrais. Alors, ce ne sont pas des
314 l'apaisement
paroles qui pourraient effacer une telle erreur, il fau-
drait une sanction, et je devrais partir, laissant à
d'autres plus dignes, plus expérimentés et plus clair-
voyants le soin d'assumer des charges que mes mains
débiles auraient été impuissantes à supporter. [Applau-
dissements.)
Messieurs, il importe qu'à la veille de la rentrée des
Chambres, surtout dans les moments difficiles que nous
traversons, il importe, pour qu'un gouvernement ait
toute son autorité, pour qu'il ait toute la force d'agir
et de faire face aux événements avec lesquels il se
trouve subitement aux prises, qu'il ait la confiance
entière, absolue de ses amis, c'est-à-dire de ceux sur
lesquels il doit compter pour réaliser ses desseins et
atteindre son but, il importe qu'il les sente autour de
lui. Sinon, il est voué à une existence misérable, à une
existence précaire, médiocre, avilissante, qui ne lui
permet pas l'énergie indispensable dans certaines cir-
constances.
Messieurs, cette confiance des républicains, j'ai tou-
jours cru la mériter. En tout cas, ily a une justice qu'ils
doivent me rendre, et qu'ils ne me refuseront pas :
c'est que je n'ai rien dissimulé de moi-même quand,
pour la première fois, je me suis trouvé en face d'eux;
c'est que, à tous moments, j'ai déclare que c'est sur
eux seuls que je comptais.
Avec mes collaborateurs, nous avons publiquement
donné les explications qu'on a le droit de réclamer d'un
Gouvernement. Nous avons dit où nous allions, par
quelles voies, quel était notre programme, sur quels
concours nous entendions nous appuyer.
Nous voulions réaliser avec le parti républicain, —
non pas un parti étroit, non pas un parti étriqué, non
pas un parti pulvérisé en combinaisons locales, mais
un grand pEirti, glorieux, épris d'idéal noble et beau,
le parti de la France, — nous voulions réaliser le Gou-
vernement national de la République, avec lui, par lui,
en lui. (Applaudissements .)
Ce dessein, messieurs, d'autres républicains qui me
PIÈCES JOINTES 315
furent infiniment supérieurs dans la générosité de leur
cœur, s'inspirant de la noblesse de leur idéal, de leur
amour pour leur pays, l'avaient conçu.
Ils avaient prononcé des paroles semblables aux
miennes, mais l'essai était prématuré. La République
se trouvait dans des conditions critiques, son existence
à tout instant était menacée, elle luttait pour la vie,
elle ne pouvait pas mesurer ses actes, elle n'en avait
pas le droit. Elle était dans une bataille pour ainsi dire
instinctive, et il fallait qu'elle remportât la victoire.
Ces heures-là, messieurs, nous les avons traversées
ensemble ; nous avons connu ces jours de batailles
âpres où nous étions étreints par l'angoisse, où nous
nous demandions constamment si la liberté ne serait
pas étranglée 1 Ce sera l'honneur de ma vie — je le
crie à ceux qui, de bonne foi, ont pu avoir des arrière-
pensées sur le chef du Gouvernement actuel — ce sera
riionneur de ma vie d'avoir été pendant ces batailles
dans les rangs modestes des soldats, de m'être joint à
eux avec toute mon énergie, toute ma flamme, pour
assurer la sauvegarde et la liberté dans la République.
(Applaudissements.)
Ainsi, messieurs, d'événement en événement, uni à
tous les militants de la République qu'on a dit avoir
été injuriés par moi, — je ne sais pas quand ni où ni
dans quelles paroles on en a eu vaguement l'impression,
— j'ai fait personnellement mon devoir.
Puis une heure est arrivée où les victoires succédant
aux victoires, où la République se libérant moralement,
grandissant dans l'indépendance laïque, s'élevant au-
dessus de toutes les compétitions confessionnelles, assu-
rant enfin sa vie, élargissant son champ d'action, envi-
sageant l'avenir en toute sérénité^ le pays lui fit une
telle confiance que ses adversaires en déroute ne pou-
vaient même plus conserver l'espoir de faire triompher
leur idéal propre; n'ont-ils pas été obligés, dans les der-
nières élections, de jouer le jeu puéril des coalitions
pour dissimuler leurs impuissances personnelles? {Vifs
applaudissements.)
316 l'apaisement
Il m'a paru qu'il était devenu urgent pour les répu-
blicains ayant accompli une partie essentielle de leur
œuvre, ne s'en désintéressant pas, la surveillant, la con-
solidant, d'org-aniser avec force la démocratie sur les
bases de la liberté, de la justice pour tous, dans l'ordre
et la sécurité. {Vifs applaudissements .)
Telles furent les pensées directrices de la politique
que nous avons offerte au pays et à nos amis républi-
cains. Et avec quel programme, messieurs, nous som-
mes-nous présentés?
Avec le programme le plus étendu qu'un Gouverne-
ment puisse présenter à l'activité des j Chambres, per-
sonne ne l'a contesté.
Le Gouvernement repousse les concours de droite
Mais ce qui caractérise un Gouvernement, ce ne sont
pas les formules de promesses qu'il apporte ; on ne
saurait être certain de sa sincérité que is'il indique les
concours sur lesquels il compte pour réaliser son œu-
vre. Si à cet égard il avait paru y avoir la moindre dis-
simulation de notre part, alors toutes les suppositions
seraient permises et justifiées. Mais vraiment pourrait-
on être plus explicite sur ce point que ne l'a été le Gou-
vernement que j'ai l'honneur de présider?
J'ai dit à nos amis il y a trois mois, au moment où
les Chambres allaient se séparer pour entrer en vacan-
ces, je leur ai dit en toute franchise, en toute netteté,
quelles étaient nos idées, quelles étaient nos vues.
Après ce discours, on a dit et je vous prie, messieurs,
de retenir ceci : « Le Gouvernement cherche des appuis
à droite. Il veut modifier l'axe de la politique. Quel que
soit son programme, nous ne pouvons pas dans ces
conditions avoir confiance en lui. »
Des concours à droite I Cette imputation était for-
mulée au moment même oii, m'interdisant par avance
ces concours, me tournant vers les gauches, je disais :
PIÈCES JOINTES 317
« C'est entre vos mains que je place mon sort. C'est
avec vous que j'entends appliquer le programme du
Gouvernement. Je vous mets bien à l'aise. 11 est possi-
ble que je me trompe. Vous avez, en ce cas, le droit de
relever l'erreur commise par moi de bonne foi ; vous
avez le droit de ne pas me suivre ; vous avez le moyen,
si vous vous croyez en présence d'une équivoque dan-
gereuse pour la République, d'y mettre un terme. Vous
serez appelés tout à l'heure à voter sur les déclarations
franches et nettes que je vous ai faites. Il dépend de
vous que nous nous séparions. S'il doit en être ainsi, il
vaut mieux que cela soit tout de suite. Il serait indigne
de vous d'accorder au Gouvernement une espèce de
confiance à réserves qui ne vous associerait pas à lui
en toute sincérité, qui ferait que certains d'entre vous,
au lieu de s'appuyer de leur force morale, le suivraient
d'un œil hostile avec l'espoir que de difficulté en dif-
ficulté s'achèverait dans l'impuissance de sa misérable
existence. »
Je disais encore :
« Une telle attitude serait d'autant plus inconceva-
ble de la part des républicains qu'avec moi, avec
l'homme que je suis, vous n'avez pas à craindre les
représailles.
« Je ne suis pas un homme à user du pouvoir pour
violer les consciences. (Applaudissements vifs et pro-
longés.)
« Je suis un trop bon républicain, je me fais une trop
haute idée de ce qu'est la République et de ce que
doivent être, au pouvoir, les hommes qui ont l'hon-
neur de diriger ses affaires, pour recourir à de tels pro-
cédés.
« Donc, liberté entière.
«Vous avec des boîtes dans vos pupitres. Vous pou-
vez les manier en toute indépendance et vous avez le
devoir de dire nettement si ce Gouvernement est votre
Gouvernement. Quand vous l'aurez dit, il croira avoir
le droit de compter sur votre loyauté comme vous avez
l'occasion d'enregistrer la sienne. »
318 l'apaisement
Ces déclaration sdu Gouvernement ont été approu-
vées par la presque unanimité des républicains.
Où est le fait nouveau contre le Gouvernement ?
Eh bien, messieurs, il ne s'est rien passé depuis. Quel
acte pourrait-on reprocher au Gouvernement ?
Son chef a peut-être abusé de la parole, car il a sou-
vent parlé. Mais il se trouve justement que ces trois
mois se sont passés pour lui dans un mutisme inaccou-
tumé. (On rit.) Il croyait avoir au moins le droit de
penser que cette réserve lui profiterait. Or, malgré tout,
le malaise a continué, les équivoques dont on s'était
plaint se sont perpétuées en s'épaississant et je me de-
mande ce soir avec effroi si, désireux pour la dixième
fois de le dissiper, je n'aurai pas le chagrin et la tris-
tesse de constater qu'elles se sont encore épaissies à
travers mes clartés. (Applaudissements.)
J'aime mieux cependant croire que le parti républi-
cain ne se laissera pas entraîner dans cette voie dange-
reuse.
Je ne répugne pas à la lutte et je redirai demain les
mêmes choses avec mes intentions réelles et non pas
avec celles qu'on me prête après avoir caricaturé ma
pensée et mes discours. Je ne me lasserai pas de répé-
ter : « Je suis républicain, la politique du Gouverne- .
ment est assise sur les vrais principes républicains. » '
Je ne permettrai pas qu'on me repousse à droite. Quoi
qu'il arrive, quel que soit le jeu malin que joue la droite
appuyée par l'inconscience de quelques républicains, je ^
resterai parmi mes amis. Le jour où ils croiront que
l'heure est venue pour eux de se séparer de moi, parce
qu'ils ne voudront plus participera la politique que
mes collaborateurs et moi avons exposée en toute clarté,
en toute franchise au pays, ils le diront. Je rentrerai
dans le rang. Je ne serai pas de ceux que Ton voit rô-
dant dans l'atmosphère de confiance soupçonneuse que
l'on s'efforce de mettre autour d'un Gouvernement, avec
PIÈCES JOINTES 319
l'état d'esprit de l'Anglais qui suivait le dompteur dans
l'espoir qu'un beau jour il pourrait assister au specta-
cle d'un homme dévoré par les fauves. (Rires et ap-
plaudissements.)
Non, je connais trop les difficultés du pouvoir et les
responsabilités qu'il entraîne pour ne pas m'abstenir de
pareils procédés; je demeurerai dans le rang- le soldat,
le militant dévoué que j'étais hier et que je serai toute
ma vie. {Vifs applaudissements.)
Il faut, pour la clarté de la situation, que demain,
dans Tune ou l'autre Assemblée, des explications soient
apportées de nouveau à la tribune ; il faut qu'on s'en-
tende définitivement, ou qu'alors le désaccord appa-
raisse irréparable, et ce sera pour le cabinet que je
préside le moment de la retraite.
Mais, messieurs, à quoi donc peut tenir le malen-
tendu qui existe entre le Gouvernement et certains ré-
publicains ? On dit : « Les discours du président du
Conseil sont basés sur les purs principes républicains ;
mais il y a des mots qu'il ne faut pas dire par crainte
qu'ils ne soient mal interprétés. »
Messieurs, je ne crois pas qu'il soit un mot expri-
mant un sentiment sincère qu'un républicain doive
s'interdire de prononcer. Quant on a le respect de son
parti et de son pays, on doit dire toujours ouvertement,
loyalement, ce qu'on pense.
Mais, ajoute-t-on, on a fait un mauvais usage de ces
mots; on s'en est emparé, et ceux qui les ont ainsi pris
à leur service ne sont pas des amis de la République.
Vous avez, me reproche-t-on encore, préconisé le
désarmement des républicains, tandis que leurs adver-
saires restent armés jusques aux dents et les menacent
dans leur vie.
Messieurs, je mets au défi qui que ce soit d'établir
que ce mot de « désarmement », stupide dans la bou-
che d'un président du Conseil, ait été prononcé par moi
à un moment quelconque. Je me suis, au contraire,
élevé avec force contre une telle interprétation, de
même que j'ai protesté contre celle qui voulait que je
320 l'apaisement
poursuivisse l'embrassement de tous les Français dans
la même opinion. J'aime trop la bataille des idées, je
sais trop son utilité pour désirer qu'elle cesse.
Quant au désarmement de nos adversaires de droite,
je n'y ai j'amais pensé {Applaudissements) • ^e n'ai pas
cette naïveté. Encore moins ai-je songé, quand nos
adversaires sont armés, à demander à nos amis de se
mettre à leurs pieds, sous leurs coups, en bêlant des
paroles de paix et de résignation. Je n'ai jamais tenu un
pareil langage. ( \ ifs applaudissements,)
Mais on a voulu mêle faire tenir. Qu'ai-je dit en réa-
lité ? J'ai dit :
Dans la bataille politique de chaque jour, nous voyons
les militants et les chefs ardents des deux côtés, plus
peut-être du côté de la droite, parce que de ce côté
on est dans l'opposition et qu'on voit la victoire s'éloi-
gner de plus en plus.
La raison d'être de ces militants, c'est la lutte. Je la
souhaite aussi courtoise que possible ; j'espère que de
plus en plus elle se dépersonnalisera dans l'intérêt
même du parti républicain. Mais qu'elle puisse cesser,
je n'en vois pas la possibilité et je n'en ai pas le désir.
Sa cessation impliquerait une renonciation des répu-
blicains à leurs idées, ce qui n'a jamais été dans ma
pensée. (Nouveaux applaudissements,)
Ce que veut le pays ?
Mais entre ces belligérants, il y a une masse de ci-
toyens qui ne participent pas publiquement à la lutte
des partis politiques, qui ont pourtant leurs idées et
dont l'immense majorité est attachée aux institutions
républicaines. Pour leurs convenances personnelles,
pour des raisons tenant à leur milieu, à leur famille, ils
ne veulent pas, se réservant seulement d'exprimer leur
pensée le jour du vote par des bulletins que nous re-
cueillons, ils ne veulent pas se lancer dans la vie mili-
tante ; c'est leur droit. Eh bien, ces citoyens-là travail-
PIÈCES JOINTES 321
lent, ils ont besoin, comme le disait votre président, d'un
pays pacifié pour voir leurs affaires prospérer, ils sou-
haitent de la sécurité, de l'ordre. Ce qu'ils veulent sur-
tout, et c'est bien leur droit, c'est que, parce qu'ils ne
se sont pas mis ouvertement et publiquement dans la
lutte, les coups de bâton des deux côtés ne s'abattent
pas sur leur échine. [Vifs applaudissements.)
Messieurs, c'est pour ces citoyens-là que J'ai parlé
dans une période difficile. On n'est pas le maître des
événements, même quand on a le pouvoir. Indépendan-
tes de la volonté des membres du Gouvernement d'alors,
des difficultés graves avaient surg-i,et le pays avait les
nerfs tendus ; une campagne de discrédit ardente avait
été entreprise contre le régime parlementaire, contre
les institutions républicaines, et il faut bien reconnaître
que l'opinion mécontente, pour des raisons injustes
sans doute, ne faisait pas une atmosphère d'hostilité
suffisante à ces agressions contre la République. On
voyait chaque jour les rues, les prétoires de justice
envahis par des bandes désireuses de violences et de
désordres ; on voyait des statues de républicains intè-
gres et dignes de notre vénération maculées, insultées.
On sentait que la bataille électorale allait se livrer avec
une véhémence particulière. Les travailleurs tendaient
à s'écarter du parti républicain ; un fossé semblait de-
voir se creuser entre les républicains et eux, si profond
qu'il serait impossible de le combler. Alors j'ai consi-
déré que le premier devoir du Gouvernement nouveau,
c'était d'adresser au pays des paroles de concorde ; c'était,
en opposition aux attaques de nos adversaires, de lui
dire : La République est un régime de justice et de
liberté pour tous et pour chacun.
Sous le bénéfice de cette déclaration, dont tous les
Français sans exception veulent prendre leur part, j'a-
joutais : « Mais il y a une République, il y a un pro-
gramme de réformes, il y a un ensemble de conquêtes
dans le passé et de conquêtes à réaliser dans l'avenir
qui ne peuvent être poursuivis qu'avec une majorité
groupée seulement selon des affinités de personnes. »
21
322 l'apaisement
Je disais expressément : « Notre politique ne nous
fera pas dupes, — j'ai employé le mot, — nous ne la
pratiquerons qu'avec des républicains, »
Le jeu des deux oppositions
Eh bien, si au lendemain de ces déclarations si sim-
ples, si justes et si adaptées aux nécessités du moment,
et qui à ce qu'il me semble ont retenti profondément
dans la conscience et dans le cœur de ce pays, si alors
les républicains avaient été unanimes à se grouper au-
tour du Gouvernement et à déclarer : « Oui, voilà notre
politique », les réactionnaires n'eussent pas été tentés
de s'en emparer.
Messieurs, il suffit de lire les articles parus dans les
journaux au lendemain du discours de Périgueux pour
se rendre compte decequ'étaitl'état d'esprit des partis
de réaction. Les journaux de droite pure, intransigeants,
cléricaux, ultramontains, ont continué à m'injurier
grossièrement comme c'est leur habitude quotidienne.
D'autres journaux défenseurs des opinions conservatri-
ces ont dit : « Méfiance, c'est un endormeur 1 Nous
avons connu sa parole apaisante pendant la Sépara-
tion, il nous verse de nouveau un verre d'opium.»
Et ils écartaient le verre, et ils l'auraient écarté de plus
en plus si certains de nos amis, mal inspirés, je crois,
n'avaient cru devoir partir en guerre contre le Gouver-
nement.
Alors, qu'ont fait nos adversaires? Ils se sont dit :
« Ah ! voilà un Gouvernement qui conquiertl'opinion
publique ; il a prononcé des paroles qui sont prestigieu-
ses dans notre pays, qui iront toujours à son cœur, et
qui furent du reste la raison d'être de la République.
Ce fut son labarum à elle. On a l'air de les renier, ces
paroles, de les repousser I Eh bien, nous allons les pren-
dre à notre compte. »
Ces partis de conservation ou de réaction s'y sont
d'autant plus évertués qu'ils voyaient chaque jour fon
PIÈCES JOINTES 323
dre leur clientèle au profit des républicains. Voilà la
cause de l'équivoque dont on se plaint et qui ne fait
que s'aggraver.
Mais, messieurs, est-il un procès de tendance plus
épouvantable et plus injuste à instituer contre un Gou-
vernement que celuiqui consiste à luireprocher comme
une faute personnelle l'attitude de ses adversaires, de
ceux qu'il a indiqués comme des adversaires, sur le con-
cours desquels il a déclaré ne pas pouvoir, ne pas vou-
loir compter pour la réalisation de son programme, et
qui par jeu de tactique politique, s'opposant à des amis
inconsidérés, ont eu 1 habileté de se grouper autour du
Gouvernement et de lui faire cortège ?
Messieurs, réfléchissez. Si du côtédela droiteon avait
la tendresse que certains veulent dire, une tendresse
bien sincère pour le Gouvernement, on mettrait un peu
plus de discrétion dans des effusions qui ne peuvent
être que gênantes pour lui, on ne l'accablerait pas dans
des embrassements jusqu'à l'étouffer ; les fleurs qu'on
lui prodigue ne monteraient pas jusqu'à ses narines
pour l'asphyxier; on prendrait soin de sa santé, puis-
qu'elle serait à ce point précieuse... (Rires.)
La vérité, c'est que c'est une tactique de lutte quoti-
dienne, et qu'elle est aussi bien dirigée contre le Gou-
vernement que contre ceux qui s'en plaignent.
Quand on veut incriminer un Gouvernement, il faut
avoir des actes, des faits à lui reprocher. Or, on n'en
saurait reprocher aucun au Gouvernement actuel, on ne
saurait alléguer qu'en aucune circonstance il ait témoi-
gné de la complaisance ou de la faiblesse envers la
droite.
Voilà, messieurs, quelle a été notre attitude. C'est
parce que je suis dans une grande famille républicaine
que j'ai cru devoir dire ces choses, car il est possible,
après tout, qu'il y ait parmi vous de braves gens qui se
soient laissé égarer par les polémiques. C'était mon
devoir ici de les reprendre par des déclarations franches
et loyales. {Vifs applaudissements.) Je persiste à pen-
ser, messieurs, que l'heure est venue pour le parti ré-
324 l'apaiseme^; r
publicain de la politique que j'ai exposée, et j'estime
qu'il n'est pas besoin, à cet effet, de répudier le passé,
de se désolidariser d'avec ce passé. Je l'ai dit à la tri-
bune et je ne pourrais le faire personnellement sans me
renier moi-même.
Gomment! il paraît qu'il y a de la trahison dans ces
actes, même au point de vue laïque, et que je suis, dans
le moment présent, en pleines négociations avec le
Vatican 1
Quel serait donc le résultat de ces opérations tor-
tueuses? La victoire, glorieuse pour moi, que je rem-
porterais consisterait à déchirer la page que j'ai écrite
hier.
La sauvegarde du programme républicain
Eh bien, non, messieurs, je n'en suis pas là, et au
point de vue laïque je n'ai pas grand besoin de donner
des gages à mes amis. Je n'ai pas encore beaucoup agi,
ma vie politique est encore très courte, mais il se trouve
précisément que ce sont des actes de laïcité que j'ai
accomplis.
J'ai eu l'occasion de participer au vote de la loi de
Séparation, j'ai eu ensuite l'occasion d'appliquer cette
loi, et enfin j'ai eu l'occasion de la compléter par des
dispositions que certains républicains très laïques me
reprochaient alors comme trop hardies. Cependant, si
je ne les avais pas fait voter, tout l'effort de la Sépara-
tion, en ce qui concerne au moins les résultats maté-
riels, était compromis à travers des milliers et des mil-
liers de procès qui auraient fait s'effriter un patrimoine
donné aux pauvres par la loi.
Je m'honore d'avoir obtenu le vote d'une autre
réforme qui se rattache au même ordre d'idées et qui
est une de celles dont le parti républicain poursuivait
la réalisation à la Chambre et au Sénat, depuis plus de
vingt ans; je veux parler de la laïcisation du divorce.
PIÈCES JOINTES 325
Or il se trouve que subitement, toute cette œuvre
n'existe plus et que je suis suspect...
J'ai eu beau dire à la Chambre et au Sénat, dans le
pays : Il y a un terrain sur lequel le Gouverneraepxt res-
tera inébranlable, c'est celui de la laïcité. Il ne per-
mettra pas qu'on porte la main sur l'œuvre accomplie,
et si elle est menacée, il ne perdra aucune occasion de
la défendre et delà. consoVidev. {Vifs applaudissemenis.)
J'ai constaté qu'une certaine méfiance restait irré-
ductible et peut-être aurais-je été découragé de revenir
à la charge si je n'étais pas un Breton tenace, entêté
{Sourires), et si je n'avais pas la conviction que cer-
taines paroles prononcées par moi dans le moment pré-
sent, tout en étant peut-être perdues pour quelques
auditeurs, qui soat trop loin de nos lèvres moralement
ou matériellement, seront certainement recueillies par
la masse des braves gens qui constituent la clientèle
républicaine, sur lesquels la République peut compter,
auxquels elle n'a jamais fait appel en vain, qui hier, à
l'heure de la bataille, sont descendus dans la rue pour
la défendre et l'ont protégée de leur enthousiasme et
de leurs existences. [Applaudissements .)
Mes paroles seront recueillies aussi, j'en suis certain^
par les militants conscients de notre parti. Ils com-
prendront que nous avons mieux à faire actuellement
que de nous diviser, que de nous affaiblir. Nous avons
une œuvre nouvelle à accomplir. C'est peut-être par sa
nouveauté qu'elle surprend tant de républicains.
Beaucoup de formules politiques du programme
républicain sont réalisées.
Mais ce grand parti ne peut pas vivre uniquement
dans le passé, il faut qu'il vive dans l'avenir, il faut que
maintenant il complète son œuvre du point de vue
économique, du point de vue fiscal, du point de vue
social.
326 l'apaisement
L'union dans le respect de l'ordre
Si vous voulez exiger des travailleurs Tobservation
des lois, le respect de l'ordre dont ce pays a besoin
pour réaliser son admirable destinée, pour garder son
rang parmi les nations, lui, le chevalier de la justice et
de la liberté dans le monde, si vous aimez véritablement
votre pays, eh bien, au lieu de vous critiquer, de vous
amoindrir, serrez les rangs, républicains^ en tournant
vos regards non pas sur le passé, mais vers l'avenir,
unissez-vous pour entreprendre une œuvre féconde,
difficile, complexe, pour la réalisation de laquelle il
n'est pas trop de toute votre bonne foi, de toute votre
confiance dans les Gouvernements républicains, quels
qu'ils soient, qui se succéderont au pouvoir. {Vifs
applaudissements.)
Vous avez d'abord à faire sortir ce pays d'un malaise
— car il est là surtout, le malaise — qui l'a étreint au
moment des élections, qui a permis des coalitions misé-
rables que vous retrouverez demain, qui pèsera sur
toute la législature si, sous prétexte de polémiques por-
tant sur des mots, vous esquivez les responsabilités
qui vous incombent.
Le Gouvernement a pris les siennes. Il vous a pro-
posé de réformer profondément le mode électoral.
Quelle que doive être cette réforme, il faut la faire.
(Applaudissements.)
Ce qui importe surtout, c'est de se garder de se
donner l'impression que Ton entretient certaines divi-
sions, que l'on excite certaines passions personnelles
ou locales pour masquer son secret désir de se sous-
traire à l'exécution des volontés formelles du pays.
Ce qui pourrait arriver de plus grave pour la Répu-
blique, pour le parti républicain, c'est qu'un fossé se
creusât entre elle et l'opinion publique. Il faut qu'on
vous sente avec le pays. C'est une nécessité du régime
démocratique. Vous devez le suivre pas à pas dans ses
PIÈCES JOINTES 327
aspirations. Il n'y a pas de militants, si glorieux que
soit son passé, qui puisse imposer ses volontés au
pays contre le pays lui-même.
Le suifrage universel est là, tous les quatre ans, pour
vous faire connaître les siennes. Et quand il vous les a
dites, si vous êtes de bons serviteurs de la République,
il faut vous incliner et marcher dans les voies qu'il
vous a tracées. (Nouveaux applaudissements,)
L'œuvre à accomplir
D'autres réformes s'imposent au parti républicain.
Vous avez à donner aux fonctionnaires le statut qui
leur a été promis. Vous avez à assurer à ce pays, plus de
libertés, plus d'air, plus d'aisance, par une large décen-
tralisation administrative et une refonte de l'organisa-
tion judiciaire. Vous avez à rénover le régime fiscal
sur des bases de justice et d'égalité, sur les principes
que le Gouvernement a proclamés lorsqu'il s'est présenté
devant les Chambres. Vous avez à donner aux travail-
leurs le moyen de sortir de cette agitation fiévreuse,
dangereuse, inquiétante, qui met à tout instant le pays
dans l'angoisse, qui trouble l'ordre, qui accule le Gou-
vernement de la République à des mesures d'autorité
qui lui sont douloureuses et qu'il ne se résout à pren-
dre que sur les suggestions de sa conscience. (Ajojo/aw-
dissements,)
Vous avez à donner aux travailleurs la possibilité
d'employer efficacement leurs associations en en faisant
des personnes civiles, d'apporter dans les contrats non
pas seulement la conscience souvent fragile dans le
milieu des passions politiques et sociales, mais encore
les sanctions matérielles, {Vifs applaudissements .)
Vous avez à leur donner une existence qui permette
de sortir des rangs des prolétaires pour s'élever peu à
peu à la libération économique par leur effort, par leur
courage, par l'usage des libertés qu'ils tiennent de la
Hépubli(|ue, , ;
328 l" APAISEMENT
Vous avez à accomplir cette grande œuvre, c'est-à-
dire à faire les muscles, la chair, le sang de la Répu-
blique.Et vous passez votre temps à suspecter les Gou-
vernements qui vous représentent, à calomnier les
meilleurs de vos militants. {Vifs applaudissements .)
Eh bien, moi, je persiste à avoir confiance dans la
République de toutes mes forces, de tout mon cœur,
de tout mon être, Je crie, quels que puissent être les
hommes qui seront demain à sa tête, que ce soit d'au-
tres ou moi, peu importe, je crie « Vive la Républi-
que I » {Vifs applaudissements .)
Je crie : « Vive le Gouvernement républicain de la
nation, par le progrès incessant, dans l'ordre, dans la
sécurité, par la justice et la liberté pour tous, dans le
respect des croyances et des opinions ! » (Bravos et
applaudissements prolongés.)
PIÈCES JOINTES iVo 10
DISCOURS
prononcé par M. Briand au Neubourg
ê8 mars 4909.
Messieurs,
Je prends la parole sous l'influence d'un double sen-
timent de confusion et de joie profonde. Je suis confus
de tous les compliments infiniment flatteurs qui m'ont
été adressés pour le résultat de mon effort, qui ne m'est
pas particulier mais qui est celui de la France républi-
caine tout entière; je suis ému de joie pour avoir en-
tendu affirmer l'amour de la liberté et de la Répu-
blique.
Il y a pour un membre d'un Gouvernement républi-
cain, un grand réconfort dans une manifestation de ce
^enre qui doit nous remplir de confiance dans l'avenir.
Sur tous les points du territoire, il est certes facile d'en
susciter d'analogues; mais ici elle a un caractère parti-
culier ; nous sommes dans un pays où la bataille est
rude, où il faut pour soutenir la foi républicaine, faire
le plus souvent litière de ses préoccupations person-
nelles et se détourner de ses intérêts particuliers.
330 l'apaisement
Je veux me rappeler la belle parole prononcée tout à
l'heure par notre doyen. Du haut de son passé, il nous
disait : « Pour bien servir la République, il faut l'ai-
mer et avoir confiance en elle. » Voilà le secret de
notre force et la garantie de nos triomphes futurs. Il
faut l'aimer à tous les moments pour ce qu'elle fait et
pour ce qu'elle promet de faire.
C'est aux heures les plus difficiles que cet amour
doit être le plus vivace et le plus agissant.
L'heure critique
Le Parlement compte une majorité énorme de répu-
blicains. On va tenter de vous détourner de l'effort,
parce que le jugeant inutile. C'est alors que le péril
naîtrait parce que nos ennemis jamais ne désarment
ouvertement ou dans l'ombre. Ils guettent la Républi-
que, pour la faire succomber sous leurs coups.
C'est maintenant pour le régime républicain que
sonne l'heure critique ; c'est aujourd'hui que vont se
dresser sous ses pas les obstacles les plus redoutables.
Un grand problème se pose, de la solution duquel dé-
pendent ses destinées.
Hier la République en complétant l'œuvre des révo-
lutionnaires de 1848, a réglé ce que j'appellerai le sta-
tut personnel, c'est-à-dire les rapports des individus
entre eux. Elle a dit aux citoyens: « Vous pourrez vous
réunir, écrire librement; elle leur a donné le suffrage
universel; elle a libéré les consciences dans la liberté
et dans la justice, mais cela a été relativement facile.
Les hommes avaient une éducation suffisante pour
s'adapter à un régime de liberté politique.
Aujourd'hui, c'est un autre problème qui surgit et
c'est quand on en abordera l'examen qu'on pourra scru-
ter les sincérités de consciences.
Alors, on verra où est le républicain sincère, capa-
ble de sacrifier tout son égoïsme, capable de consentir
PIÈCES JOINTES 331
à l'ensemble des citoyens les sacrifices nécessaires pour
constituer une société véritablement républicaine.
L'évolution sociale
Ce n'est plus la relation des individus entre eux dans
la nation qu'il s'agit de régler : ce sont les rapports des
individus avec la richesse. Le programme social se pose
et c'est ainsi que le républicain doit être fidèle à sa
devise de fraternité.
il faut permettre à l'homme qui n'est pas entière-
ment libre, notamment de tout esclavage économique,
d'arriver à la possession de ce qui le rendra pleinement
indépendant.
Une évolution se produit dans ce sens : déjà lors-
qu'on examine les faits avec sang-froid, avec bonne foi,
et aussi avec bonne humeur, on s'aperçoit qu'ils ont
une signification singulièrement grave. Des événements
se produisent qui, par leur nouveauté, leur imprévu,
troublent les consciences et qui seraient susceptibles de
les affoler si des républicains intelligents n'apportaient
pas la parole de raison.
Ces événements qui risquent de troubler l'activité
nationale, ces groupements qui surgissent, syndicats,
associations de fonctionnaires qui affirment leurs reven-
dications, qui parfois se dressent contre l'Etat, c'est le
signe des temps, ce n'est pas le résultat d'une propa-
gande. Il n'y a pas d'homme qui, par son effort per-
sonnel, puisse enrayer un pareil mouvement.
Les événements naissent du milieu social parce que
nous jouissons de plus de liberté ; ils guettent les au-
tres pays, et le beau pays de l'avenir sera celui qui
sera le plus humain, celui qui aura abordé de sang-
froid les problèmes et les aura résolus dans un esprit
de liberté et de justice sociale.
De vieux républicains, des hommes loyaux qui ont
lutté, murmurent parfois, en présence de ces événe-
ments, des paroles d'inquiétude qui deviendraient
332 l'apaisement
facilement des paroles de menace et de répression ; et
je disais à l'un d'eux: oui, de vieux républicains comme
vous sont émus par ces faits et parce qu'ils ont étudié
ces événements d'une façon spéciale. A l'époque de vos
luttes, tous les éléments de la nation démocratique
étaient unis; on allait la main dans la main; on voyait
l'avenir éclatant.
Mais voici que sur la route de petits groupes se for-
ment et se séparent ; on se regarde avec défiance et
demain ce regard pourrait devenir fratricide et ces
hommes qui ont donné leur sang à la République
pourraient s'entre-déchirer. Non, cela n'est pas possi-
ble. {Vifs applaudissements.)
Oui, ces choses nouvelles, je reconnais que par cer-
tains côtés, elles peuvent être inquiétantes, redouta-
bles, pernicieuses. Que voulez-vous? C'est le premier
accès de goutte d'une société qui politiquement a
vieilli.
La crise sociale et son remède
Ah I on ne subit pas facilement ce premier accès ;
il est douloureux ; il met les nerfs en mouvement ; il
vous donne de la colère. La colère, en pareil cas, ne
suffit pas ; il faut des soins ; il faut regarder sa mala-
die ; il faut lui dire : Nous allons vivre ensemble. Ta
menace, il faut que demain, grâce à mes soins, grâce à
mon régime elle se transforme en certitude de longue
vie. {Rires et applaudissements.)
C'est le langage même que la République doit tenir
à ce nouveau mal ; il faut qu'elle le mette à son ser-
vice. Ce n'est pas facile. Le problème mérite d'être
abordé prudemment et je ne vous dirai pas que je
viens vous apporter une solution irrésistible, mais il
n'est pas possible qu'il surgisse un mal sans remède ;
le remède, il existe quelque part, il faut le chercher.
J'entends bien que les ennemis de la République
prétendent avoir trouvé le remède; ils demandent qu'on
PIÈCES JOINTES 333
en fasse usage ; c'est la violence, c'est la brutalité, ce
sont leurs procédés habituels qu'ils conseillent.
Ah ! que le Gouvernement se garde bien d'entrer
dans cette voie. Pris entre deux entreprises, l'entre-
prise anarchique de gauche et l'entreprise anarchique
de droite, qu'il ne prenne pas une habitude qui per-
mette à ces deux menaces de se rejoindre contre la
liberté 1
Il y a deux ans, à Roanne, j'ai dit que la Républi-
que avait une foule de responsabilités dans ce bouil-
lonnement social; je répète aujourd'hui que la Répu-
blique a donné la vie par la loi à des personnes nouvel-
les. Autrefois on connaissait l'individu qui dans la vie
affirmait ses revendications particulières ; mais c'était
une poussière d'énergies qu'on pouvait facilement agglo-
mérer dans la nation, tandis que sous l'influence d'une
transformation économique profonde, et sous l'influence
morale des principes de solidarité répandus dans le
peuple par la République, les individus se sont rappro-
chés et ont constitué des groupements que la Républi-
que a consacrés en leur donnant un état civil.
C'est en tâtonnant que ces groupements ont fait
leurs premiers pas, mais comme on ne s'occupait pas
d'eux, ils ont grandi plus en nerfs qu'en muscles. Main-
tenant on les voit se livrer à des mous^ements désor-
donnés et on dit : ce sont des personnes dangereuses,
il faut les tuer. La République ne doit pas tenir un tel
raisonnement ; elle doit au contraire leur donner la
pleins existence. Je ne conteste pas que, dans ces grou-
pements, on a une certaine tendance à s'exagérer les
droits et à méconnaître les devoirs ; cela est humain.
Une association de fonctionnaires arrive à penser
que son intérêt collectif rejoint l'intérêt général ; c'est
la chose qui devait fatalement se passer dès l'instant
qu'on n"a pas fixé à cette association les limites de ses
droits et qu'on ne lui a pas indiqué la pleine et haute
notion de ses devoirs.
334 L^ APAISEMENT
Le régime légal des associations syndicales
Dans une ville, des milliers d'ouvriers font un effort
commun pour produire un même objet sans qu'il soit
possible de reconnaître la part contributive de tel ou
tel dans leur association ; que voulez-vous qu'ils fas-
sent ? Quel champ d'activité la loi leur offre-t-elie ?
Ils demandent une augmentation de salaire. Dans
cette voie, le chemin à parcourir est très court ; alors
ils formuleront des revendications au point de vue de
la dignité et de la solidarité ; on peut encore s'enten-
dre ; mais ensuite que feront-ils ?
N'ayant pas le moyen d'employer leurs forces, ils
feront de l'agitation stérile et comme tout naturelle-
ment ils sont tentés de se croire plus forts qu'ils ne
sont, ils éprouveront le besoin de porter leur agitation
dans la rue, s'imaginant ainsi réaliser la révolution so-
ciale, comme si la révolution était possible lorsqu'elle
ne correspond pas à la réalité des choses, à un degré
suffisant d'éducation sociale.
Républicains, vous aurez demain à légiférer sur cette
question : la République peut tout et permet d'accé-
der à la propriété et cette propriété une fois acquise je
la garantis contre le pillage. Mais à l'association, quel
moyen d'appropriation lui avez-vous donné ?
C'est par la possession des choses, leur administra-
tion, la gestion des grands intérêts matériels qu'elle
sera préservée de ces accès de fièvre ; ses intérêts col-
lectifs seront solidaires des grands intérêts nationaux.
Au-dessus de l'individu, il y a le groupement, mais
aussi il y a et il doit y avoir, seule garantie pour l'in-
dividu et pour le groupement lui-même, une associa-
tion de tous les citoyens dans la nation. Le parti répu-
blicain doit s'employer à résoudre le problème en
permettant aux travailleurs dans leurs syndicats d'ac-
céder à une part nécessaire de propriété et d'adminis-
tration.
PIÈCES JOINTES 335
L*orateur à l'appui de sa thèse, s'exprime ainsi :
Voilà une usine qui se fonde, née le plus souvent de
combinaisons financières. Or la spéculation veut acca-
parer dès l'orig-ine et à perpétuité, 50 % des bénéfices.
Est-ce que le parti républicain répug-nerait à donner
aux §*roupements ouvriers une part des bénéfices ? Et
alors voyez quel chang^ement! Si les groupements ou-
vriers organisés avaient une part de propriété, de con-
trôle et d'administration^ est-ce qu'ils ne seraient pas
obligés de prendre conscience des conditions dans les-
quelles on peut seulement servir utilement les intérêts
de l'entreprise.
Les griefs des associations de fonctionnaires.
Quant aux associations de fonctionnaires, le sujet est
délicat. Je suis un grand ami de la liberté, au point que
je la vois presque rejoindre la licence, et je pense que
c'est seulement lorsqu'elle se transforme en tyrannie
qu'on doit intervenir et réprimer; mais si les fonction-
naires de ce pays veulent faire à la nation le parti
légitime qu'ils réclament pour eux, ils reconnaîtront
qu'aucun régime n'a consenti en leur faveur un pareil
effort financier ; dans aucun pays ils ne sont plus étroi-
tement associés à la vie publique, peut-être trop étroi-
tement à mon avis. Toutefois, je conviens qu'ils peu-
vent avoir des griefs légitimes à faire valoir, le rég^ime
parlementaire n'est peut-être pas parfait ; il y a cer-
tains usages de leur mandat que les députés ne pour-
raient pas faire. Prêts à franchir le seuil d'un ministère,
dans un sentiment de protection électorale, les dépu-
tés devraient avoir la force de se dire : Non, je ne ferai
pas cette démarche et si celui qui me l'a demandée me
pose une question, j'expliquerai mon abstention par
des raisons qu'il n'aura pas le droit de méconnaître.
336 l'apaisement
L'autorité nécessaire du Gouvernement
Il y a encore une autre garantie pour le citoyen ;
elle réside dans le principe d'autorité du gouvernement.
Aucun parti au pouvoir ne peut se soustraire à ce devoir
nécessaire. J'ai traversé des heures où j'ai vu se déchi-
rer de vieilles amitiés auxquelles au fond de mon cœur
je restai fidèle. Je les ai vues se tourner contre moi
en invectives parce que je respectais dans ma con-
science le contrat moral que j'avais signé en acceptant
une haute fonction et si ceux-là même, demain, arri-
vaient à ces postes sérieux, ils seraient obligés de com-
prendre que plus un parti a son idéal haut placé, plus
son programme de réforme est étendu, plus il a besoin
d'ordre dans la nation et de discipline dans ses ressorts.
{Applaudissements.)
Le progrès ne naît pas dans la violence, il naît et se
développe dans un milieu sain, dans un milieu stable,
donc il ne faut pas méconnaître que le devoir du Gou-
vernement est à certaines heures d'assurer la sécurité
des citoyens, la continuité de Pexistence et de l'acti-
vité de la nation. Mais ce principe de gouvernement
peut-il être pratiqué sous un régime démocratique de
la même façon que sous les régimes démocratiques?
L'intérêt général au-dessus des
intérêts particuliers.
Nous devons assainir la situation. On n'a pas assez I
la notion de l'intérêt général à la Chambre; il ne de-
vrait y avoir que des députés de France, les intérêts
locaux, les intérêts des circonscriptions ne devraient
pas entrer en conflit avec l'intérêt public, l'intérêt
national.
Le régime parlementaire peut faire cet effort. Il a le
remède en lui, tandis que les régimes d'autrefois, dont j
PIÈCES JOINTES 337
les représentants nous reprochent des tares qui furent
leurs caractéristiques, ont connu le mal sans avoir le
remède à leur disposition. Sous notre régime de liberté,
on entend les protestations, les réclamations vont par-
fois trop loin, mais enfin on entend les plaintes : l'in-
justice ne peut pas durer sous la République. Aussi
quand on essaie d'entraîner la classe ouvrière contre
la République, se trompe-t-on. Jamais la classe ou-
vrière ne se tournera contre le régime pour lequel elle
a versé son sang. (Applaudissements prolongés.)
La liberté républicaine et le progrès social
Est-ce que à l'heure où dans l'Europe entière, la diplo-
matie s'efforce à résoudre dans la paix des conflits
redoutables, le Gouvernement ne doit pas employer les
mêmes procédés diplomatiques pour éviter les difficul-
tés intérieures? Quand l'effort de propagande et d'édu-
cation sera fait, quand les républicains de ce pays auront
donné à ces associations qui bouillonnent, les moyens
d'exprimer leur force d'une façon légale, je ne déses-
père pas de voir chaque citoyen prélever sur sa liberté
personnelle, sacrifier sur ses intérêts particuliers la part
nécessaire à la constitution de cette liberté qui rayonne
au-dessus des autres; la liberté de la nation, la liberté
républicaine.
C'est dans ce sens que nous devons agir.Pas de fai-
blesse, c'est entendu l Mais pas de violences! L'heure
est venue pour les républicains de s'orienter vers le
progrès social. Je reconnais que la réalisation de ce
progrès social doit se faire en tenant compte des for-
ces de la nation. Tout progrès prématuré est un progrès
mort ; il ne se réalise pas dans les faits. Une séparation
des Eglises et de l'Etat brutale n'aurait pas été accep-
tée par le pays ; ce progrès important devait se réali-
ser par étapes. C'est ce que les républicains ont com-
pris.
C'est la même tactique que le Gouvernement doit
2?
338 L^APAISEMENT
emploj^er pour la solution des problèmes sociaux. C'est
en s'appuyant sur tous les éléments conscients, disci-
plinés de la nation, sur tous ceux qui veulent le pro-
grès par la loi, que le Gouvernement doit aller à cette
bataille, si tant est qu'une bataille est nécessaire; c'est
grâce à leurs efforts unis aux nôtres que nous donne-
rons à ce pays toujours plus de liberté et plus de jus-
tice sociale. (Bravos et applaudissements prolongés.)
PIÈCES JOINTES N- i i
LES ACTIONS DE TRAVAIL
Lettre-Préface de M. Briand
Dans le trouble et l'incertitude de l'heure présente,
parmi tant de questions sociales qui sollicitent l'atten-
tion publique tout à la fois par leur complexité et leur
acuité, le problème des rapports du capital et du tra-
vail demeure l'un des problèmes essentiels. Mais tout
le monde reconnaît que, dans le domaine économique,
le prog-rès social ne saurait être réalisé qu'à travers une
série de mesures transactionnelles qui marqueront, en
quelque sorte, les étapes de l'évolution.
Notre effort social doit se proposer de préparer, en
considérant les faits actuels indépendamment de toute
opinion préconçue et suivant une méthode purement
réaliste, ces institutions de transition.
L'action de travail nous apparaît, dès aujourd'hui,
comme une de ces créationsjuridiques vraiment viables
parce qu'elles sortent des faits, pratiquement réalisa-
bles, parce qu'elles répondent aux nécessités présentes
de l'organisation économique.
Après avoir établi le statut juridique qu'a rendu
nécessaire l'éclosion du monde ouvrier à la vie syndi-
340 l'apaisement
cale, le législateur se doit, en effet, de donner un ali-
ment à cette activité nouvelle. Or, ce n'est que dans
l'administration et la gestion des grands intérêts écono-
miques que les travailleurs organisés trouveront l'em-
ploi logique d'une vitalité qui risque de s'étioler en se
confinant dans la seule défense des intérêts corpora-
tifs, ou de se dépenser, sans profit positif, en des mani-
festations bruyantes et stériles.
Mais il importe de ne confier que progressivement
et avec précaution des intérêts, par essence même com-
plexes et délicats, à des travailleurs dont l'éducation
économique est encore imparfaite. On doit, d'autre
part, faire confiance aux chefs d'entreprise. Les condi-
tions mêmes d'une concurrence commerciale intensifiée
rendent chaque jour plus évident l'avantage qu'ils
trouveraient à ce que les ouvriers cessent d'être désin-
téressés du sort et des résultats de l'entreprise et soient,
au contraire, incités à donner à leur travail son maxi-
mum de rendement, en quantité et en qualité.
La législation, s'inspirant de ces considérations, doit
donc fournir aux travailleurs et aux capitalistes, sans
leur imposer aucune contrainte, le moyen de constituer
des associations juridiques qui assureront, dans la liberté
des conventions, la participation des travailleurs et des
capitalistes à la gestion et aux bénéfices des entre-
prises.
J'ai développé ces idées, un soir, au Comité de la
Démocratie sociale, au cours d'un de nos entretiens
familiers, et j'ai tenu^ depuis lors, à les affirmer, dans
mes déclarations ministérielles, devant le Parlement.
Sur cette trame vous avez édifié le projet précis que
vous me demandez aujourd'hui de présenter au public.
J'accède d'autant plus volontiers à cette demande que
la forme même en laquelle se présente ce projet répond
parfaitement à l'opinion qu'on doit se faire, mesemble-
t-il, de l'action législative.
Dans une démocratie saine et progressive, la loi ne
doit point jaillir toute prête de la baguette parlemen-
taire, comme un festin de conte de fées. L'idée, même
PIÈCES JOINTES o41
la meilleure, avant de se réaliser dans la lég^islation
positive, doit subir, dans l'opinion publique, une sorte
de travail de gestation. Il importe que les intéressés
soient appelés à préparer l'œuvre et à rassembler les
matériaux dont le législateur composera la loi.
En appliquant cette méthode, on éviterait, peut-être,
certaines surprises, certaines incompréhensions dont
notre lég-islation sociale de ces dernières années a souf-
fert.
Je ne puis donc que souhaiter à votre projet de trou-
ver dans l'opinion du grand public l'accueil attentif
qu'il a déjà reçu des spécialistes de l'économie sociale.
Sans doute quand il reviendra du voyage sous forme
de projet de loi elFectif, il aura subi des modifications
et corrections nombreuses. Il sortira fortifié de cette
épreuve, et dans sa réalisation législative vous trouve-
rez alors la récompense qu'auront mérités vos efforts
scientifiques désintéressés d'aujourd'hui.
PIECES JOINTES N- 12
DISCOURS
Prononcé à la Chambre par IVI. Briand,
président du Conseil, en réponse aux
interpellations de 3VIIVI. Georges Berry,
Lairolle et Lefebvre du Prey sur la Con-
fédération générale du Travail. ^J
ÎO janvier i9H,
Messieurs,
Je répondrai très brièvement à l'interpellation de
l'honorable M. Georg-es Berry et aux discours fort in-
téressants, fort éloquents même de MM. Lairolle et
Lefebvre du Prey.
Si je n'avais écouté que mes convenances et les sug-
g^estions de l'intérêt politique, j'aurais demandé à
l'honorable M. Berry de renoncer à la discussion de
son interpellation. Je la crois inopportune; elle est
tardive ou prématurée.
Elle eût été parfaitement à sa place lors de la dis-
cussion qui s'est instituée au sujet de la grève des
travailleurs des chemins de fer. Elle y eût été mieux
encore lors de la discussion de la déclaration du Gou-
PIÈCES JOINTES 343
vernementj quand pour la première fois il s'est pré-
senté devant la Chambre et lui a fait connaître quelle
serait sa politique en matière syndicale.
Elle est prématurée parce qu'elle ne s'applique pas
à des faits déjà existants et parce qu'elle nous entraîne
a. une discussion purement théorique, très intéressante
assurément et dont je me félicite à raison des principes
qui ont été posés à la tribune, mais qui ne peut pas
aboutir, dans le moment présent, à un résultat prati-
que,
M. Paul Pugliesi-Gonti. — Le débat a été sou-
levé dès I90(S, et vous étiez ministre à cette époque,
M. le président du Conseil, ministre de l'Inté-
rieur et des Cultes. — Je vais précisément faire allu-
sion à ce débat dans un instant; je n'oublie pas qu'en
1908, sur votre initiative, la Chambre a vli se poser
devant elle tout le problème de la Confédération géné-
rale du Travail, au cours d'une discussion très ample
et très intéressante, et qu'elle a été appelée à prendre
une résolution, en se plaçant au point de vue théori-
que.
Depuis cette époque, à ce même point de vue, rien
n'a changé dans la situation. Ce qui aurait pu justi-
fier une nouvelle discussion sur le même objet, c'est
un événement nouveau. Il ne sest pas produit.
Ce n'est pas à dire, messieurs, que nous regrettions
d'être appelés à nous expliquer une nouvelle fois sur
la politique qu'entend suivre le Gouvernement vis-à-
vis des organisations syndicales. Il n'a pas à la cacher;
il tient à s'en expliquer très clairement. Il faut qu'il n'y
ait pas de malentendu possible entre nous sur la poli-
tique sociale du Gouvernement.
Qu'attend-on de nous à l'issue de cette interpella-
tion? L'honorable M. LairoUe, dans un beau langage,
après une discussion juridique des plus serrées...
M. Edouard Vaillant. — ... et surtout très réac-
tionnaire !
M. le président du Conseil. — Non, monsieur
Vaillant, il ne s'est pas placé à ce point de vue...
o
44 l'apaisement
M. Jaurès. — Il ne s'y est pas placé, il y était I
M. le président du Conseil. — M. Lairolle s'est
placé aa point de vue juridique purement et simple-
ment. 11 a senti le besoin d'une conclusion pratique
et, s'adressant à la Chambre^ il a dit : « Messieurs, il
faut agir, il faut absolument que nous prenions une
initiative qui, jusqu'à ce jour, a semblé manquer aux
divers gouvernements qui se sont succédé au pouvoir.
C'est à nous, membres du Parlement, qu'il appartient
d'imposer, en quelque sorte, la solution que nous dési-
rons, celle qui découle des considérations légales que
j'ai développées devant vous, c'est-à-dire la dispersion,
l'anéantissement de la Confédération générale du Tra-
vail. »
C'est bien ainsi que le problème se trouvait posé à
la fin du discours de l'honorable M. Lairolle.
M. Berry, lui, s'était contenté d'observations plus
générales; sa conclusion était plus conforme aux décla-
rations qui avaient été faites par le Gouvernement,lors-
qu'il s'est présenté devant la Chambre.
Tout de suite, je réponds à M. Lairolle : votre con-
clusion, le Gouvernement ne peut pas l'admettre et je
ne désespère pas de vous voir vous-même y renoncer.
Messieurs, vous êtes une assemblée de juristes, c'est
entendu, mais vous êtes surtout une Assemblée d'hommes
politiques, d'hommes pratiques, et vous ne voudriez
pas que, pour des considérations purement juridiques,
pour des interprétations plus ou moins ingénieuses et
justes de texte, un gouvernement vous mît dans une
situation oii vous vous trouveriez précisément à l'op-
posé du but que vous vous proposez d'atteindre ; vous
ne voudriez pas que, par une application trop stricte
des textes, et trop exactement juridique, un acte d'in-
justice pût être accompli en votre nom. {Très bien!
très bien !)
Messieurs, qu'est-ce que la Confédération générale du
Travail? Il faut d'abord se le demander.
Est-ce une réunion de quinze ou vingt personnes
tenant ses assises rue Grange-aux-Belles et révélant
PIÈCES JOIINTES 345
de temps en temps son existence par des manifestations,
sur lesquelles je ne veux pas insister, mais que vous
connaissez tous? Si c'est cela, messieurs, ce n'est rien.
C'est un groupement d'hommesque, demain, vous pour-
rez poursuivre, dont la dissolution pourra être pronon-
cée, mais pour quel résultat?
Si vous allez à un examen approfondi de ce qu'est la
Confédération générale du Travail, que voyez-vous?
Vous constatez que c'est un vaste groupement qui
contient dans son sein 70 ou 80 fédérations de syndi-
cats, 7 ou S grands syndicats d'industrie, environ 160
bourses du travail. Et quand vous aurez fait cette cons-
tatation, vous n'aurez pas tout vu ; car, derrière ces
différentes unions qui se sont associées, qu'y a-t-il en
réalité? Il y a 3.000 syndicats ouvriers.
Que pensent ces 3.000 syndicats ouvriers — car c'est
là, dans la substance même de la Confédération géné-
rale qu'il faut pénétrer pour connaître exactement l'or-
ganisme en face duquel on se trouve — ^qu'y a-t-il dans
ces 3.000 syndicats? Y trouve-t-on toujours le germe
des décisions prises à Paris par les 15 ou 20 personnes
qui prétendent diriger cet ensemble de syndicats ou-
vriers? Non. Par suite d'une organisation irrationnelle,
dont le législateur est bien, en partie, responsable — je
le dis sans vouloir médire de l'œuvre du Parlement,
bien loin de là, car il y a des heures où il est impos-
sible de prévoir l'avenir avec certitude — les directions
de la Confédération générale du Travail ont pris un
caractère absolument arbitraire; s'il peut en être ainsi,
c'est qu'il y a dans la loi de 1884 des lacunes.
A l'origine, ce grand groupement ouvrier se propo-
sait un but commun de solidarité ; il avait rapproché
des syndicats de toutes les industries, de tous les mé-
tiers, pour réaliser en commun des désirs communs, par
exemple, pour obtenir la réduction de la journée de
travail sur tout le territoire de la France, dans toutes
les industries en même temps, pour imposer le repos
hebdomadaire, pour améliorer l'hygiène et la sécurité
des travailleurs, pour assurer l'inspection du travail ; à
345 l'apaisement
ce moment la Confédération générale du Travail ne
représentait nullement, dans sa direction, le caractère
qu'elle a pris depuis.
Il s'est trouvé que les quelques hommes qui ont par-
ticipé à la fondation de la Confédération générale du
Travail ont mis la main sur ce groupement; il s'est ren-
contré qu'ils avaient des idées libertaires, et peu à peu
la pensée leur est venue de faire pénétrer ces idées
dans les milieux dont ils avaient la direction. Ce n'est
pas sans résistance de la part des syndicats. Il y a eu
des protestations; des protestations surgissent chaque
jour dans les syndicats ouvriers contre les directions
qu'on veut leur imposer.
Vous ne connaissez pas ces protestations, messieurs;
vous ne pouvez pas les connaître, parce qu'il y a dans
ces milieux, malgré les erreurs qui ont pu être com-
mises, un esprit de solidarité qui a, tout de même, une
réelle noblesse, et sur le caractère duquel nous ne pou-
vons pas nous méprendre. [Applaudissements à l'ex-
trême gauche et à gauche.)
Pourquoi ces résistances n'ont-elles pas abouti à une
dépossession des directeurs de la Confédération géné-
rale du Travail, dès qu'ils ne représentaient pas réelle-
ment fondamentalement la volonté des centaines de
mille ouvriers affiliés aux syndicats ? C'est qu'il y a une
impossibilité matérielle.
Pour s'assurer la continuité de la direction, les chefs
ont maintenu un système de recrutement des délégués
qui les rend maîtres pour très longtemps.
Un syndicat très faible, de minime importance, comp-
tant 20, 30 ou 50 membres, a la même force délibéra-
tive la même force de résolution qu'un syndicat qui
comprend 20.000, 30.000 syndiqués cotisants. Demain,
la voix de ce petit syndicat et celle d'un syndicat énorme
pèseront du même poids dans les balances de la direc-
tion confédérale.
Ce n'est un secret pour aucun de ceux qui sui-
vent ce mouvement avec attention, sans se borner aux j
impressions pouvant résulter des polémiques de jour- 1
PIÈCES JOINTES 347
naux que, dans les milieux ouvriers, à l'heure même
où je parle, un effort remarquable est tenté pour les
dégager peu à peu de la domination qui pèse sur eux.
C'est là une forme de châtiment qui, pour n^être pas
prononcé par les tribunaux, n'en a pas moins toute sa
force. Les excès orgueilleux commis par les 15 ou 20
maîtres de la Confédération, allant jusqu'à la tyrannie
la plus odieuse et la plus brutale (Applaudissements à
gauche, au centre et sur divers bancs à droite)^ ces
excès-là...
M. Reboul. — Approuvés par les Congrès 1 [Mouve^
ments divers.)
M. le président du Conseil. — ...ont fini par être
ressentis violemment jusqu'au tréfonds de l'organisa-
tion ouvrière.
Pour secouer cette tyrannie, un mouvement de résis-
tance s'est dessiné, qui va chaque jour en grandissant.
La Confédération générale du Travail, considérée
dans ses directeurs, a perdu beaucoup de ses prises sur
le monde ouvrier.
M. Lefebvre du Prey a porté à la tribune un fait
d'ordre judiciaire sur lequel vous comprendrez que je
n'insiste pas.
Ici les règles de la justice doivent être suivies. Il
n'existe pas de privilégiés dans ce pays, qu'il s'agisse
d'ouvriers syndicalistes ou d'autres.
Il y a des formes légales qui sont la garantie de la
justice et qui doivent être observées pour tous les
citoyens. Elles le seront pour celui dont il s'agit aujour-
d'hui. (A/)/)^aaG?ï55emen,/s à gauche et au centre.)
Mais le cas de cet ouvrier, messieurs, nous pouvons
bien en convenir, constituait, entre les mains de la Con-
fédération générale du Travail, un merveilleux instru-
ment d'agitation, d'excitation. Elle ne s'y était pas mé-
prise. Elle s'en était emparée. Elle avait espéré, à la
faveur de ce mouvement de sentiment si facile à déter-
miner dans les milieux ouvriers, reprendre toute son
autorité, recouvrer toute sa puissance de domination.
Elle a entrepris cette agitation dans toute la France ;
348 L^ APAISEMENT
elle a voulu multiplier les meetings. Je sais une épo-
que, je sais une heure où, à sa voix, des milliers et des
milliers d'auditeurs se seraient entassés dans les salles
trop étroites pour les contenir. Il en est allé diffé-
remment cette fois. {Mouvements divers à Vextrême
gauche.)
Oh I je n'entends pas dire que le monde ouvrier se
désintéresse de la question. Mais il a jugé les abus
qui ont été commis pendant longtemps par les chefs de
la Confédération générale du Travail. Ces chefs sont, à
l'heure actuelle, pour ainsi dire décapités de leur au-
torité morale. Et c'est parce qu'ils ne l'ont plus...
{A ce moment une personne placée dans les tribunes
prononce quelques paroles. Sur Vordre du président^
elle est expulsée.)
Messieurs, cette manifestation spontanée, à laquelle
nous aurions tort d'attacher trop d'importance, est
comme le cri de douleur poussé par le patient quand
on met le doigt sur sa ^\di\e.( Applaudissements à gau-
che et au centre.)
Il se fait donc, messieurs, tout un travail sur lequel
votre attention doit se porter; et si vraiment vous
désirez que les libertés données au peuple ne lui soient
pas retirées, si vous voulez que, sous l'influence des
événements qui passent, elles ne soient pas réduites, si
vous maintenez à ce monde des travailleurs, si inté-
ressant, la confiance que vous lui avez donnée hier, si,
en dépit de certains excès commis et dans Fespoir
qu'ils disparaîtront — soit qu^on les réprime lorsqu'ils
sont à rencontre des lois, soit que, par une organisa-
tion mef^leure on les rende impossibles — si malgré
ces abus de l'action syndicale vos intentions sont tel-
les, il 63t facile de nous entendre. Mais ce n'est pas
par une répression aveugle, frappant ou risquant de
frapper indifféremment innocents et coupables que vous
pourrez atteindre le but que vous vous proposez.
{Applaudissements a gauche.)
M. LairoUe. — Je demande la parole.
M. le président du Conseil. — Pourquoi saisirait-
PIÈCES JOINTES 349
on demain les tribunaux, selon l'indication de M. Lai-
rolle, du cas de la Confédération générale du Travail?
Pour une tare congénitale? Parce que la Confédéra-
tion, de par sa constitution même, ne serait pas légale?
On pourrait longuement discuter sur ce point; mais
surtout Ton devait discuter à l'origine, il y a plus de
quinze ans, lorsque les statuts de la Confédération
furent déposés.
M. Massabuau. — C'est Waldeck-Rousseau qui lui
a donné raison.
M. le président du Conseil. — Non, monsieur Mas-
sabuau ; je vous assure que ces problèmes sociaux sont
beaucoup plus difficiles à résoudre que par un juge-
ment de tribunal correctionnel. {Applaudissements.)
M. Massabuau. — Je suis de votre avis.
M. le président du Conseil. — La Confédération
s'est placée sur ces bases; elle a duré plus de quinze
ans. Allez-vous reprendre, du point de vue juridique,
le vice de sa constitution, et poursuivre sa dissolu-
tion?
Et d'abord de quelle dissolution peut-il être ques-
tion ? Vous assignerez quinze, vingt individus^ et vous
pourrez désorganiser leur groupement. Derrière reste-
ront les 80 fédérations, les 160 bourses du travail et
\es3.000 synâicais. {Applaudissements sur divers bancs
à gauche et à l'extrême gauche.)
Alors, voudrez-vous ne pas vous contenter d'égrati-
gner l'épiderme, ce qui déjà peut causer les plus grands
ravages, remarquez-le bien? Désirerez-vous pénétrer
plus profondément dans les chairs, porter un coup
mortel? Il vous faudra généraliser la poursuite. Il vous
faudra englober ce qui est la substance, ce qui forme
les muscles, la chair de la Confédération générale du
Travail, c'est-à-dire toutes les organisations syndicales
qui la composent.
Alors, messieurs, vous risquez là de commettre un
acte profondément inique ; car vous allez atteindre
pêle-mêle innocents et coupables ; et, ce qui est pire,
c'est que, sous les coups injustes qui seront portés, les
350 l" APAISEMENT
innocents par esprit de solidarité, ne crieront pas. Ils
ne pourront même pas se défendre. [Applaudissements
à gauche.)
Ils sont des milliers et des milliers — quand je dis
des milliers, je pourrais dire la majorité des syndiqués
— appartenant aux gros syndicats; dans les congrès, la
voix du syndicat qui exprimait leur opinion ne comp-
tait que pour une. Eh bien I ceux-là, ils n'ont pas
approuvé les faits et gestes des directeurs de la Confé-
dération générale du Travail.
Ah I messieurs, s'ils les avaient approuvés, s'ils avaient
suivi leurs indications, vous auriez assisté à des mani-
festations sociales bien autrement redoutables...
Sur divers bancs a gauche. — C'est très juste.
M. le président du Conseil. — Mais vous avez là
un élément de pondération, un élément de raison et de
sagesse; vous avez là des ouvriers qui veulent user des
libertés syndicales pour améliorer leur condition, qui
ont un idéal très large, sans doute auquel ils ne renon-
cent pas, mais qui veulent l'atteindre par des voies
légales, à travers des résultats pratiques, obtenus grâce
à des efforts légaux.
Tout ce monde si intéressant d'humbles travailleurs
qui ont cru à la liberté, qui ont voulu s'en servir, qui
désapprouvent les excès commis en leur nom, qui n'ont
pas pu, à cause d'une lacune de la loi, saisir la direc-
tion à laquelle ils ont droit dans la Confédération géné-
rale du Travail, tous ceux-là, qui sont innocents, qui
usent de la liberté syndicale comme vous voudriez voir
tous les travailleurs en user, vous allez les jeter pêle-
mêle devant les tribunaux correctionnels avec ceux
qu'ils ont désapprouvés? {Applaudissements à gauche.)
M. Paul Pugliesi-Gonti. — Mais non I On ne vous
demande que de frapper les meneurs.
M. le président du Conseil. — Permettez-moi de
poursuivre, monsieur Pugliesi-Conti.
Vous allez les jeter devant les tribunaux; et, à par-
tir de ce moment, pour des considérations sentimen-
tales, que vous pouvez regretter mais que vous ne pou-
PIÈCES JOINTES 351
vez flétrir, vous les aurez solidarisés avec les autres; et
peut-être aurez-vous ainsi marqué les manifestations de
la liberté syndicale dans ce pays, d'une tare dont il
serait impossible de les débarrasser dans l'avenir. (J'rès
bien! très bien!)
Le Gouvernement de la République doit assurer l'or-
dre. Il n'y a pas de privilégiés, il n'y a pas de syndi-
calistes privilégiés, il y a une loi qui trace des limites...
M. Paul Pugliesi-Gonti. — Ils la violent.
M. le président du Conseil. — Monsieur Berry, si
vous voulez que ce débat, qui s'est institué sur votre
initiative, ait un intérêt, permettez au moins qu'il soit
complet.
M. Georges Berry. — Ce n'est pas moi qui vous ai
interrompu, monsieur le président du Conseil.
M. le président du Conseil. — Alors, je vous fais
toutes mes excuses. On m'a dit : « Poursuivez à la tête,
poursuivez les quinze ou vingt syndiqués qui sont les
directeurs de la Confédération du Travail. » Eh bien,
messieurs, confirmant les déclarations que faisait en 1908
devant la Chambre mon ami, l'honorable M. Viviani,
alors ministre du Travail, déclarations que rappelait
M. Lairolle, je réponds : Oui, c'est une chose facile,
possible juridiquement.
Il est loisible de faire ce geste. Mais, permettez-moi
de vous le faire observer, vous n'êtes pas maîtres de
votre terrain d'action. Vous n'allez pas poursuivre les
dirigeants à cause des statuts de la Confédération, qui
ont été établis il y a plus de quinze ans, vous êtes
obligés de les poursuivre pour des actes. Ici nous nous
heurtons aux précautions, d'une prudence habile, prises
par les chefs de la Confédération générale du Travail.
Vous voyez dans un journal que telle personne, dans
telle ville, a fait un discours violemment antimilitariste,
violemment antipatriotique ; vous le rattachez immédia-
tement à l'action de la Confédération générale du Tra-
vail parce que l'auteur de ce discours en fait partie
avec beaucoup d'autres, et vous dites: Voilà encore la
Confédération générale du Travail!
352 l'apaisement
Mais, pour une poursuite, cela n'est pas suffisant ;
il faut relier l'effet à la cause, il faut établir des liens
de responsabilité collective, et dans un cas pareil, immé-
diatement la responsabilité collective s'effrite. Vous
vous trouvez en présence d'un individu qui a commis
un délit de presse et qui déclare n'avoir pas parlé au
nom de la Confédération générale du Travail, ne tenir
d'elle aucun mandat. Vous lisez, dans la Guerre sociale^
un article violent poussant à l'antipatriotisme. Il peut
être signé d'un syndicaliste militant appartenant à la
Confédération générale duTravail, vous n'avez pas l'élé-
ment juridique d'une responsabilité collective ni la pos-
sibilité de poursuivre le groupement.
M. Paul Pugliesi-Conti. — Des brochures comme
le Manuel du soldat sont éditées au nom de la Confé-
dération générale du Travail I
M. Emile-Dumas (Cher). — Traduisez leurs auteurs
en cour d'assises.
M. le président du Conseil. — Permettez-moi,
monsieur Pugliesi-Conti, de développer mon argu-
mentation.
M. Paul Pugliesi-Conti. — 11 y a là des actes col-
lectifs !
M. le président du Conseil. — Laissez-moi pour-
suivre ma discussion, je traiterai cette question. Le
problème vaut la peine d'être envisagé sous tous ses
aspects.
J'entends bien que la Confédération générale du Tra-
vail ne se désintéresse pas de ces efforts, de cette pro-
pagande ; j'entends bien que vous pourriez peut-être
relier ces entreprises à des institutions de la Confédé-
ration générale du Travail, telles que le Sou du soldat.
Là, vous êtes vraiment en face de la Confédération
générale du Travail. Mais quelles précautions autour
de cette œuvre du Sou du soldat et combien, dans les
destinations officiellement indiquées, son caractère dif-
fère de celui que vous pouvez supposer !
Il ne s'agit, dans ses statuts, ni d'antimilitarisme, ni
d'antipatriotisme; il n'y est question que de solidarité
PIÈCES JOINTES 353
ouvrière : c'est le jeune homme qui a été syndiqué, qui
part au régiment et que l'on continue à suivre et à
aider pendant cette période de son existence.
Telle est la portée des documents officiels en face
desquels on se trouve quand on cherche à aller au fond
des choses. Dans la réalité, on constate que, par cette
sorte de propagande diffuse dont je vous ai parlé, la
Confédération générale du Travail poursuitun autre but;
elle s'évertue à l'atteindre par des voies et par des
moyens qui échappent à une action juridique.
Est-ce à dire que le Gouvernement se désintéresse
de pareils agissements? Je réponds à M. Lairolle que,
chaque jour, des poursuites sont exercées. [Dénégations
sur divers bancs à droite.)
Gomment ! non. J'aurais pu vous apporter la liste
des condamnations, souvent très sévères, qui ont été
prononcées.
Les faits de sabotage qui, dans certaines régions, ont
été très nombreux à un moment donné — et leurs orga-
nisateurs avaient cru pouvoir les rendre plus nombreux
encore et les généraliser davantage — ont été préco-
nisés ouvertement, publiquement sous nos yeux. Natu-
rellement on s'écriait; « Voilà la besogne de la Confé-
dération générale du Travail. »
Mais, messieurs, quand la justice recherche les cou-
pables, elle ne trouve pas la responsabilité collective
de la Confédération générale du Travail, elle découvre
simplement un militant qui a écrit un article, un jour-
nal qui s'en est rendu responsable, parfois des indivi-
dus qui ont accepté d'assumer le danger de l'exécution.
Ces gens-là, on les poursuit à raison de faits indivi-
duels qui tombent sous le coup de la loi; ils sont punis.
De nombreux jugements ont été rendus portant des
peines très graves.
11 est bon d'ajouter que ces faits de sabotage ont été
enrayés d'une façon notable, que le nombre n'a cessé
d'en diminuer et qu'à l'heure actuelle ils sont devenus
relativement rares. Par conséquent, la répression a été
efficace ; on ne saurait lui reprocher ni d'avoir abouti à
23
354 l'apaisement
des résultats négatifs ni — ce qui serait pis encore —
d'avoir atteint des innocents.
En ce qui concerne l'antipatriotisme, voici ce qu'il
importe qu'on sache. Il est certain qu'à l'heure actuelle,
autour de Torg-anisation du Sou du soldat, il se fait,
dans les conditions de prudence que je vous ai dites,
une propagande qui tend à désorganiser Parmée. On
nous a signalé l'envoi de circulaires secrètes qui sont
accompagnés de mandats et qui contiennent des con-
seils dont le caractère diffère essentiellement de celui
d'un simple appel à la solidarité ouvrière. Nous avons
pris les précautions les plus strictes pour que ces
manœuvres soient démasquées et punies, pour que les
soldats soient mis hors de leur atteinte, pour que cette
propagande ne puisse pas pénétrer à la caserne et y
exercer ses ravages. Je vous garantis que les mesures
que nous avons édictées seront rigoureusement exécu-
tées.
Voilà les actes qu'on peut demander au Gouverne-
ment de réprimer, qu'il est en son pouvoir de réprimer,
et qu'il réprimera à coup sûr.
Quant à la poursuite que vous demandez au nom des
principes juridiques, contre les militants qui sont à la
tête de la Confédération, elle serait difficile pour les
raisons que j'ai données, à moins que vous ne vouliez
n'y attacher qu'un intérêt purement théorique, ce qui
nous reporterait alors à plus de quinze ans en arrière ;
ce serait la condamnation d'une inertie qui s'est pro-
lonp^ée pendant plus d'une quinzaine d'années. Il ne
suffirait pas d'ailleurs de prononcer la dissolution d'un
groupement de quinze ou vingt individus, elle laisse-
rait subsister les 80 fédérations, les 160 bourses du tra-
vail et les 3.000 syndicats qui entrent dans la compo-
sition de la Confédération. Il faudrait généraliser cette
mesure et, à la faveur de l'agitation créée par de telles
poursuites, qui sont désirées, messieurs, je vous le garan-
tis, qui sont appelées de leurs vœux les plus ardents
par ceux-là mêmes qui en seraient les victimes, la
situation qui vous inquiète ne ferait que s'aggraver.
PIÈCES JOINTES 355
Eh bien, le Gouvernement ne commettra pas cette
erreur, cette faute. En matière syndicale, il fait con-
fiance aux milieux ouvriers ; il se conforme ainsi aux
indications de la Chambre elle-même qui a affirmé sa
volonté de maintenir intactes les libertés instituées par
la loi de 1884.
Mais je dois vous donner l'assurance que, depuis la
déclaration dans laquelle il vous a exposé ses intentions
que vous avez approuvées, il suit pas à pas l'évolution
des organisations syndicales de la Confédération. Il est
résolu à tenir la promesse qu'il vous a faite, à savoir de
ne pas favoriser par son inaction les membres de la
Confédération générale du Travail, mais de les traiter
comme tous les autres citoyens, la loi à la main ; il
s'emploiera à les contenir dans le domaine profession-
nel qui leur est assigné par la loi...
M. Georges Berry. — Vous aurez fort à faire 1
M. le président du Conseil. — C'est entendu,
monsieur Berry, mais l'action du Gouvernement, d'un
gouvernement républicain en pareille matière n'est pas
aisée. 11 doit éviter deux écueils : le dé-ordre et la
répression aveugle, qui, conduisant à la réaction, serait
destructive du passé de liberté dont s'enorgueillit la
République. (Applaudissements ) Il faut qu'il sache se
tenir entre ces deux écueils. C'est ce qui rend sa tâche
si ardue et si complexe.
J'entends bien : le Gouvernement n'a qu'à saisir le
procureur et à le laisser agir. Advienne ensuite que
pourra !
M. Jules Delahaye. — On l'a fait pour les congré-
gations religieuses. (Mouvements divers.)
M. le président du Conseil. — Ce n'est pas ainsi
qu'un pareil problème doit être traité par un Gouver-
nement républicain digne de ce nom. Ce n'est pas ainsi
que le ministère qui est au pouvoir le traitera. Il entend
faire respecter les lois et il n'y a jamais failli.
Ces actes de brutalité, qui montrent à quel point
d'orgueil aveugle étaient arrivés certains dirigeants de
la Confédération générale du Travail — -et ce sont ces
356 l'apaisement
excès qu'ils expient aujourd'hui dans la désaffection du
inonde ouvrier, ces actes abominables qui ont abouti à
ce que l'on a appelé la chasse aux renards et qui se
multipliaient un peu partout d'une manière inquiétante,
nous avons pris des dispositions pour qu'ils soient
réprimés sévèrement. Ils l'ont été; vous pouvez cons-
tater qu'ils deviennent de plus en plus rares. {Très
bien! très bien !)
M. Georges Berry. — Ils continuent encore aujour-
d'hui. J'en ai la preuve.
M. le président du Conseil. — Monsieur Berry, si
vous n'êtes pas animé par un esprit de parti pris, vous
ne sauriez nier qu'ils sont en décroissance ; vous ne
sauriez nier non plus qu'à l'heure actuelle règne dans
ie pays et particulièrement dans les milieux ouvriers
un état de calme et de paix; on essaye de le troubler,
c'est entendu, par des excitations que je réprouve,
mais sous peine d'être injuste, vous devez reconnaître
que ces excitations rencontrent aujourd'hui parmi les
travailleurs des résistances qui n'existaient pas hier.
Il faut encourager cette tendance, il faut à cet effet
permettre aux travailleurs qui sont entrés dans les syn-
dicats d'user des libertés syndicales d'une manière
efficace.
Mais ici je relève une lacune dans notre législation.
Vous avez créé la liberté syndicale ; vous avez voté
une loi excellente dans son principe et dans la majeure
partie de ses dispositions, une loi qui, du reste, quand
elle a été proposée au monde ouvrier_, fut traitée par
des gens dont la mentalité était semblable à celle des
dirigeants actuels de la Confédération comme une loi
de servage [Très bien! très bien!), comme une loi de
police dont ils ne voulaient pas. Ils ont fini par l'adop-
ter et aujourd'hui ils la considèrent comme le rempart
de toutes leurs libertés, ce qui indique qu'il ne faut pas
tenir compte de certains anathèmes et de certaines
excommunications, et que, lorsqu'on se croit dans la
bonne voie, il faut y persévérer avec la certitude d'y
rencontrer tôt ou tard le succès. (Applaudissements.)
PIÈCES JOINTES 357
Mais cette loi qui créait les syndicats ouvriers était-
elle complète, était-elle suffisante? Lorsque des orga-
nisations puissantes comptant 15.000, 20.000, 30 000
adhérents cotisants, ont formulé leurs revendications,
obtenu certains avantages matériels, lorsqu'elles ont
ainsi épuisé la totalité de leur action, en tant qu'elle
pouvait aboutir à des résultats pratiques immédiats,
comment voulez-vous que leurs chefs si raisonnables,
si modérés et prudents qu'ils soient, puissent les con-
tenir dans l'inaction, alors que, détenant la force énorme
de ces associations depuis des années, ils se trouvent
aux prises avec la critique malveillante et la suren-
chère ?
Ils viennent à une réunion. On leur demande à quoi
sert l'association, à quoi elle va s'employer demain;
ils n'ont rien à dire, rien à répondre. Et alors peu à
peu la puissance de direction, qui était en eux parce
que l'on comptait sur eux pour atteindre de nouveaux
résultats, va diminuant, s'efTritant, et des directions
nouvelles surgissent, qui ne trouvent leur raison d'être
que dans l'appel à la violence.
Il fallait donner aux organisations syndicales des
possibilités d'action efficace, des éléments d'activité.
Il faudra leur donner demain, messieurs, la capacité
civile [Applaudissements sur divers hancs) ; il faudra
ouvrir devant elles le champ de la gestion fructueuse
des affaires...
M. Fernand de Ramel. — Nous le demandons.
M. le président du Conseil. — ... qui les rendra
conscientes de leurs responsabilités et de leurs devoirs,
{Nouveaux applaudissements .)
Telle est l'œuvre qu'il vous appartient d'entre-
prendre.
Dans ces unions de syndicats soumises à des direc-
tions fantaisistes et arbitraires, il faut établir l'ordre,
il faut introduire la « proportionnelle ». Si elle peut
être contestée par beaucoup au point de vue de Peffî-
cacité politique, il n'est pas douteux que ceux de nos
collègues de l'extrême gauche qui la préconisent dans
3o8 l'apaisement
le domaine politique se joindront à nous pour l'appli-
quer dans le domaine économique.
Lorsque les unions auront été réglées de telle manière
qu'à la Confédération, par exemple, les syndicats soient
représentés proportionnellement au nombre de leurs
adhérents {Applaudissements)^ lorsque la direction ne
sera plus usurpée par la tyrannie, lorsqu'elle appar-
tiendra à ceux qui ont le droit de l'avoir entre les mains,
ce jour-là, messieurs, les mœurs des organisations syn-
dicales auront été singulièrement modifiées et sans
doute aurez-vous à vous féliciter de l'action légale
poursuivie méthodiquement, dans ce régime de liberté,
dans l'ordre et dans la paix, par cette grande associa-
tion qui, aujourd'hui, vous inspire des inquiétudes.
Voilà l'avenir républicain 1
Eh bien, messieurs, c'est ma conclusion, conforme
aux déclarations que j'ai apportées aux Chambres : pas
de répression aveugle qui risquerait d'être injuste et
inefficace ! faire respecter la légalité par les individus;
dégager les responsabilités collectives quand elles s'af-
firment par la violation des lois; ne pas instituer de
procès théoriques, purement juridiques, attendre les
faits et les événements; combler les lacunes de la loi
de 1884 ; ne porter atteinte à aucune des libertés
acquises, faire confiance aux travailleurs, leur donner
des moyens d'action, les appeler à se libérer, leur don-
ner l'administration des choses dans la mesure où ils
peuvent les administrer et, en les appelant à posséder,
éveiller en eux le sens de la responsabilité et des
devoirs.
Voilà au point de vue syndicaliste la politique qu'en-
tend suivre le Gouvernement, celle qu'il propose à vos
votes. {Vifs applaudissements sur un grand nombre
de bancs.)
TABLE DES MATIERES
Pages
L'apaisement 1
La Paix Religieuse 30
La Paix Sociale A^^
PIÈCES JOINTES
Les Inventaires 127
Déclaration des Evêques de France 226
Déclaration ministérielle du cabinet Briand
(27 juillet 1909) 229
Réponse de M. Briand aux interpellations de
MM. Lauraine, Lafferre et Gh. Benoist . . 234
Discours prononcé à Périgueux par M. Briand . 248
Discours prononcé par M. Briand à Saint-Cha-
mond 274
Lettre de protestation du pape Pie X aux souve-
rains catholiques 298
Rappel de l'ambassadeur de France près du Saint-
Siège 301
Discours prononcé par M. Briand au banquet du
Comité républicain du Commerce, de l'Indus-
trie et de l'Agriculture 312
Discours prononcé par M. Briand au Neubourg . 329
Lettre-Préface de M. Briand (Les actions de tra-
vail). 339
Discours prononcé par M. Briand à la Chambre
sur la Confédération générale du Travail. , 342
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le quatre décembre mil neuf cent douze
PAR
Ch. colin
A Mayenne
pour
BERNARD GRASSET
BOSTON PUBLIC LIBRARY
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