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Full text of "La persécution de Dioclétien et le triomphe de l'église"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/laperscutionde01alla 


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PERSÉCUTION 

DE  DIOCLÉTIEN 


ET 


LE  TRIOMPHE  DE  L'EGLISE 


Tome    Y' 


DU  MÊME  AUTEUR  : 


Rome  souterraine,  résumé  des  découvertes  de  M.  de  Rossi 
dans  les  catacombes  romaines  ;  traduit  de  l'anglais,  avec  des 
additions  et  des  notes.  Deuxième  édition.  Un  volume  grand  in-8°,  illus- 
tré. Prix 30  fr. 

Les  Esclaves  chrétiens  depuis  les  premiers  temps  de  l'E- 
glise jusqu'à  la  fin  de  la  domination  romaine  en  Occi- 
dent. Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.  Deuxième  édition. 
Un  volume  in-r2.  Prix 3  fr.  50 

L'Art  païen  sous  les  empereurs  chrétiens.  Un  volume  in-12. 
Prix 3  fr. 

Esclaves,  Serfs  et  Mainmortables.  Deuxième  édition.  Un  volume 
in-8°.    Prix 3  fr. 

Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers  siè- 
cles. Deuxième  édition,  revue  et  augmentée.  Un  vol.  in-S".  Prix.     6  fr. 

Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du 
troisième  siècle.  Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 
Deuxième  édition,  revue  et  augmentée.  Un  volume  in-8°.  Prix.     6  fr. 

Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle.  Deuxième 
édition,  revue  et  augmentée.  Un  volume  in-S".  Prix 6  fr. 

Le  Christianisme  et  l'Empire  romain  de  Néron  à  Théodose. 
Troisième  édition.  Un  volume  in-12.  Prix 3  fr.  50 

Saint  Basile.  Deuxième  édition.  Un  volume  in-12.  Prix  .     2  fr.    )) 

Paul  Lamache,  professeur  aux  Facultés  de  Strasboicrf/  et  de  Grenoble, 
l'un  des  fondateurs  de  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul.  Un  volume 
iii-12.  Prix 2  fr. 


Typographie  Firmin-Didot  et  C'«.  —  ^resnil  CEure). 


LA 


PERSÉCUTION 


DE  DIOCLETIEN 


ET 


LE  TRIOMPHE  DE  L'ÉGLISE 


PAR 


PAUL   ALLARD 


DEUXIEME   ÉDITION,   REVUE   ET   AUGMENTÉE 


TOME    PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE   VICTOR   LECOFFRE 

90,    RUE    BONAPARTE,    90 
1900 


3n 


Çéi^^îf^ 


^§34592 


ERRATUM 


Tome  I,  p.  428,  ligne  8,  ajouter  :  à  Martane,  près  de 
Todi,  saint  Fidence  et  saint  Térence. 


tra   vim  et   fraudes    validorum    hostium,    expedit 


Dilecto  filio  PÀVLO  ALLABD, 

Rothomagum. 

Léo  pp.  XIII 

Dilecte  Fili,  salutem  et  Aposlolicam  benedictionem. 
Juncta  officiosis  litteris,  quas  nonis  Juliis  dedisti, 
perlata  sunt  Nobis  quatuor  volumina  quibus  Historia 
Persecutionum  pridem  a  te  incepta  perficitur.  Hoc 
munus  nobis  pergratum  fecit  cum  eximia  peritia  et 
industria  tua,  qua^  post  primum  volumen  oblatum 
non  levem  moverat  reliquorum  expectationeni,  tum 
argument!  scriptionis  hujus  gravitas  et  opportunitas. 
Scimus  enim  non  defuisse  homines  qui  historiée  illius 
œtatis,  quae  summam  peperit  Ecclesiae  gloriam,  tene- 
bras  contenderunt  ofFundere,  adeoque  e  re  estipsius 
Ecclesiae  eas  fugare  nubes  ope  solidœ  doctrinae  certis 
innixae  documentis.  Quum  porro  etiam  in  prœsens 
multis  in  locis  dimicanduQi  sit  pro  tuenda  fide  con- 
tra  vim  et   fraudes    validorum    hostium,    expedit 


—   VIII    


summopere  illustria  recolere  exempla  lieroum  ve- 
terum,  qui  bonum  certamen  certarunt  summa  cum 
laude,  atque  exitum  memorare  la3tissimum  belli 
(liuturni,  quo  Christi  crux  invicta  de  ethnico  furore 
triumphavit.  Dum  itaque  stiidium  etdiligentiam  tuam 
in  opus  perutile  optimumque  collatam  mérita  prose- 
quimur  laude,  plurimas  tibi  pro  oblato  munere  gra- 
tias  agimus,  Deumque  adprecati  ut  amplissimus  tibi 
constet  fructus  laboris  tui  Apostolicam  benedictio- 
nem,  paternse  dilectionis  testem,  tibi  tuisque  per- 
amanter  impertimus. 

Datum  Romae  apud  S.  Petrum  die  II  Augusti  anno 
MDCCCXC,  Pontificatus  Nostri  decimo  tertio. 

Léo  pp.  XIII. 


A  notre  cher  fils   PAUL  ALLARD, 

à  Rouen. 


Léon  XIII,   Pape 

Cher  fils,  salut  et  bénédiction  apostolique.  En 
même  temps  que  votre  respectueuse  lettre  du  7  juil- 
let, Nous  ont  été  présentés  les  quatre  volumes  qui 
terminent  votre  travail  déjà  commencé  sur  VHisloire 
des  Persécutions.  Ce  présent  Nous  a  été  très  agréable, 
tant  à  cause  de  la  science  et  du  talent  qui,  après  la 
publication  du  premier  volume,  avaient  excité  une 
grande  attente  de  ceux  qui  devaient  le  suivre,  qu'en 
raison  de  l'importance  et  de  l'opportunité  du  sujet 
traité  dans  votre  ouvrage.  Nous  savons  que  de  nom- 
breux écrivains  se  sont  efforcés  de  répandre  des 
ténèbres  sur  l'histoire  de  ce  temps,  où  l'Église  a  ac- 
quis une  si  grande  gloire;  aussi  est-il  de  l'intérêt  de 
l'Église  elle-même  de  dissiper  ces  nuages  au  moyen 
d'une  science  solide  appuyée  sur  des  documents  cer- 


tains.  Et  puisque  à  Tlieure  présente  on  doit  encore 
lutter  en  beaucoup  de  lieux  pour  défendre  la  foi 
contre  la  violence  et  les  fraudes  d'ennemis  puissants, 
il  est  très  opportun  d'honorer  les  illustres  exemples 
des  anciens  héros  qui  ont  combattu  glorieusement  le 
bon  combat,  et  de  rappeler  l'heureuse  fin  de  cette 
longue  guerre,  par  laquelle  la  croix  invincible  du 
Christ  triompha  de  la  fureur  des  païens.  C'est  pour- 
quoi, après  avoir  accordé  une  louange  méritée  au 
zèle  et  aux  soins  que  vous  avez  apportés  dans  votre 
excellent  et  très  utile  ouvrage,  Nous  vous  remercions 
de  Nous  l'avoir  offert,  et,  priant  Dieu  qu'il  vous  en 
fasse  recueillir  des  fruits  abondants.  Nous  vous  ac- 
cordons très  affectueusement,  pour  vous  et  les  vôtres, 
la  bénédiction  apostolique,  comme  gage  de  Notre 
amour  paternel. 

Donné  à  Rome,  près  Saint-Pierre,  le  2  août  1890, 
de  Notre  pontificat  l'an  treizième. 

Léon  XIII,  Pape. 


INTRODUCTION 


LES  SOURCES  DE  L'HISTOIRE  DES  PERSECUTIONS 


Ces  deux  volumes  terminent  la  série  des  études 
que  j'ai  consacrées  aux  persécutions  souffertes  par 
la  primitive  Église.  Ils  vont  de  Tannée  285,  date  de 
l'avènement  de  Dioclétien,  jusqu'à  Tannée  323  ,  où, 
après  avoir  consommé  par  la  défaite  du  persécuteur 
Liciniusla  victoire  politique  du  christianisme,  Cons- 
tantin commença  de  régner  seul. 

Plus  que  toute  autre  période  de  Thistoire  des 
persécutions,  ces  quarante  années  sont  remplies 
d'événements.  C'est  la  crise  suprême,  pendant  la- 
quelle l'Empire  païen ,  ennemi  séculaire  de  l'Église, 
semble  avoir  réuni  toutes  ses  forces  pour  l'accabler. 
Celle-ci  n'a  pas  à  faire  face  à  un  empereur  seule- 
ment, mais  à  quatre  empereurs,  unis  pour  légiférer 
contre  elle,  séparés  ensuite  afin  de  la  mieux  enve- 


XII  INTRODUCTION. 

lopper  et  de  l'attaquer  de  toutes  parts.  Telle  est  du 
moins  la  conséquence  naturelle  du  système  politique 
fondé  par  Dioclétien.  Mais,  comme  on  le  verra,  par 
une  disposition  miséricordieuse  de  la  Providence, 
cette  conséquence  ne  se  produisit  pas  tout  entière. 
Bien  que  les  édits  de  persécution  fussent  publiés  au 
nom  de  la  tétrarchie ,  les  empereurs  ne  se  montrè- 
trent  pas  unanimes  à  les  exécuter.  Pendant  que  deux 
au  moins  dirigeaient  la  persécution  avec  le  plus  cruel 
fanatisme,  un  autre,  tout  en  suivant  leur  exemple, 
laissait  voir  quelque  lenteur  ou  quelque  regret  dans 
l'exécution,  un  quatrième  enfin  se  tenait  à  l'écart, 
et,  dans  la  mesure  du  possible,  épargnait  le  sang  de 
ses  sujets  chrétiens.  Bientôt  la  tétrarchie  elle-même 
tombe  en  ruines;  Tabdication  volontaire  ou  forcée 
des  uns,  Tavènement  de  nouveaux  souverains,  les 
rivalités,  les  alliances  et  les  guerres  intestines,  les 
tragédies  domestiques,  renversent  Tédifice  laborieu- 
sement élevé  par  Dioclétien.  Tantôt  six  empereurs 
sont  en  présence,  tantôt  trois,  ou  deux  seulement. 
Dès  lors,  la  lutte  contre  l'Église  échappe  à  toute  di- 
rection. De  générale,  la  persécution  devient  locale. 
Les  fidèles  sont  en  paix  dans  l'Occident,  tandis  que 
les  souffrances  de  leurs  frères  se  prolongent  en  Orient. 
Cependant,  la  fin  de  la  crise  s'annonce  à  des  signes 
certains.  Frappés  par  la  maladie  ou  contraints  par 
des  nécessités  politiques ,  les  persécuteurs  signent  de 


IMUODUCTION.  xiii 

premiers  édits  de  tolérance.  Un  acte  de  réparation 
plus  solennel  et  plus  complet  marque  la  victoire  de 
Constantin  en  Italie,  et  fait  sentir  ses  effets  jusqu'aux 
extrémités  de  l'Orient.  Dès  lors  la  guerre  est  finie  : 
le  christianisme  l'emporte.  L'édit  de  Milan  devient  la 
charte  de  ses  libertés  futures.  Lorsque,  quelques  an- 
nées après  y  avoir  concouru,  Licinius  tentera  de  le 
déchirer,  Constantin  châtiera  comme  un  rebelle  ce 
dernier  ennemi  de  l'Église,  et  promulguera  un  nou- 
vel édit  de  tolérance,  non  plus  en  faveur  de  celle-ci , 
mais  en  faveur  des  païens  vaincus.  On  ne  pouvait 
proclamer  plus  clairement  le  triomphe  du  chris- 
tianisme, ni  mieux  s'inspirer  de  son  esprit. 

Telle  est,  résumée  dans  ses  grandes  lignes,  la 
période  que  j'entreprends  de  raconter.  A  travers  ces 
indications  générales,  on  aperçoit  sans  peine  la  mul- 
titude des  détails.  A  aucune  époque  de  l'Empire  ro- 
main ,  pas  même  à  ce  moment  du  troisième  siècle 
auquel  reste  attaché  le  nom  des  «  trente  tyrans,  »  les 
mouvements  politiques  ne  furent  aussi  nombreux, 
aussi  rapides,  aussi  fertiles  en  péripéties  imprévues. 
J'ajoute  qu'à  aucune  époque  de  la  vie  de  TÉglise  pri- 
mitive le  contre-coup  de  ces  mouvements  ne  se  fit 
autant  sentir.  Ainsi  s'expliquera  la  grande  place  que 
l'histoire  politique  va  tenir  dans  nos  récits.  Elle  n'y 
sera  nulle  part  un  hors-d'œuvre ,  parce  que  les  inci- 
dents qui  la  composent  ont  sans  cesse  influé  sur  le 


XIV  INTRODUCTION. 

sort  des  chrétiens,  sur  la  vivacité  ou  le  ralentisse- 
ment de  la  dernière  guerre  entreprise  contre  eux. 
Plus  encore  qu'aux  époques  précédentes,  l'histoire 
de  rÉglise  se  confond  avec  l'histoire  de  l'Empire  ro- 
main :  elle  en  est  inséparable  pendant  la  lutte,  et  ne 
s'en  distinguera  plus  après  la  victoire;  car  les  rôles 
alors  se  trouveront  renversés,  et  le  souverain  qui 
aura  été  si  étroitement  associé  au  triomphe  du  chris- 
tianisme ne  pourra  plus  être  qu'un  empereur  chré- 
tien. 

Cette   nécessité   d'une   allusion    continuelle  aux 
événements  politiques  fait  comprendre  l'étendue  que 
j'ai  dû  donner  à  la  dernière  partie  de  mes  études  sur 
les  persécutions.    Tant  que   l'Église  vécut  à  demi 
ignorée  de  TÉtat,  comme  aux  deux  premiers  siècles, 
son  histoire  particulière,  peu  mêlée  (en  apparence) 
aux  mouvements  de  l'histoire  générale,  a  pu  être 
racontée  brièvement.  Au  troisième  siècle,  déjà,  il 
n'en  est  plus  de  même  :  sur  la  scène  où  s'agitent  les 
destinées  du  monde,  l'Église  est  passée  au  premier 
plan  ;  la  conduite  à  tenir  vis-à-vis  d'elle  est  devenue 
l'une  des  plus  graves  et  des  plus  actives  préoccupa- 
tions des  souverains,  et  chacun  des  incidents  de  la 
vie  politique,  si  troublée  à  cette  époque,  a  eu  de  Tin- 
fluence  sur  les  alternatives  de  paix  et  de  persécution 
entre  lesquelles  ont  été  ballottés  les  chrétiens.  A  plus 
forte  raison  en  est-il  ainsi  dans  la  période  oii  nous  en- 


INTRODUCTION.  XV 

trons.  Pendant  les  premières  années  du  quatrième 
siècle  la  question  religieuse  n'est  pas  seulement  la 
plus  importante,  elle  est  presque  la  seule.  Il  semble 
que,  sur  la  scène  devenue  vide  de  tous  autres  ac- 
teurs, il  n'y  ait  plus  en  présence  que  TEmpire  païen 
et  rÉglise.  L'Empire  a  pris  celle-ci  corps  à  corps, 
comme  dans  un  duel  :  dès  lors  aucun  de  ses  mouve- 
ments n'est  indifférent;  chacun  peut  infliger  une 
blessure  ou  révéler  une  faiblesse.  Ainsi  s'expliquera 
l'attention  de  l'historien  à  ne  négliger  aucun  détail, 
à  s'étendre  longuement  sur  le  caractère  des  princes, 
à  noter  les  variations  les  plus  fugitives  de  leur  poli- 
tique, et  jusqu'aux  accidents  de  leur  santé  :  rien  de 
tout  cela,  dans  ce  combat  suprême,  ne  fut  sans  effet 
sur  le  sort  des  chrétiens. 

Mais  je  n'ai  donné  qu'une  des  raisons  du  dévelop- 
pement qu'a  dû  recevoir  cette  étude,  ou  plutôt  du 
défaut  de  proportion  qu'elle  offrira  si  l'on  compare 
ces  deux  volumes,  destinés  à  raconter  à  peine  un 
demi-siècle,  avec  les  trois  volumes  dans  lesquels  ont 
été  déjà  retracées  les  épreuves  de  l'Église  chrétienne 
pendant  deux  siècles  et  demi.  La  principale  cause  — 
et  sans  doute  la  meilleure  excuse  —  de  ce  péché 
contre  le  bon  équilibre  de  la  composition  historique 
est  l'abondance  des  sources  qui  s'offrent  maintenant 
à  nous. 

On  me  permettra  de  parler  de  celles-ci  avec  quelque 


XVI  INTRODUCTION. 

détail ,  et  de  faire  de  leur  e\amen  l'introduction  de 
ce  livre.  Peut-être  même  l'indulgence  du  lecteur 
m'autorisera-t-elle  à  donner  plus  d'ampleur  à  ce  tra- 
vail préalable,  en  rappelant  d'abord  le  nombre  et  la 
nature  des  documents  qui  aidèrent  à  retracer  l'his- 
toire des  persécutions  précédentes.  Le  rapide  ré- 
sumé de  notions  déjà  en  partie  connues  lui  rendra 
plus  aisé  de  comprendre,  ensuite,  le  caractère  pro- 
pre et  la  richesse  exceptionnelle  des  matériaux  qui 
nous  restent  à  mettre  en  œuvre.  J'ai  même  l'illusion 
de  penser  que  plusieurs  de  ceux  qui  ont  bien  voulu 
m'accepter  jusqu'ici  pour  guide  retrouveront  avec 
quelque  intérêt  les  principaux  jalons  qui  marquèrent 
d'abord  notre  route  et  nous  aidèrent  à  nous  diriger,  à 
travers  une  multitude  de  noms  et  au  milieu  de  tra- 
ditions souvent  confuses ,  jusqu'à  ce  seuil  de  la  der- 
nière persécution,  où  nous  sommes  arrivés  aujour- 
d'hui. 


I 


Si  l'on  n'a  pas  tout  à  fait  oublié  le  récit  des  persé- 
cutions qui  sévirent  aux  deux  premiers  siècles ,  on 
se  rappellera  que  les  sources  de  leur  histoire  sont  re- 
lativement peu  nombreuses.  En  dehors  des  livres 
inspirés  du  Nouveau  Testament,  et  de  quelques 
écrits  exceptionnels ,  comme  la  DUlaché  récemment 


INTRODUCTION.  xvii 

découverte,  ou  le  Pasteur,  la  littérature  ecclésias- 
tique était  à  peine  née  :  Teffort  de  la  pensée  chré- 
tienne se  portait  surtout  vers  l'enseignement  oral , 
par  la  prédication  ou  la  catéchèse;  quand  ses  repré- 
sentants les  plus  illustres  prenaient  la  plume ,  c'était 
pour  composer  des  ouvrages  de  circonstance ,  comme 
les  épîtres  de  Clément,  d'Ignace,  de  Polycarpe,  ou 
les  mémoires  adressés  aux  empereurs  par  les  apo- 
logistes. Ces  derniers  écrits  ne  prouvent  pas  seule- 
ment la  persécution ,  contre  laquelle  ils  élèvent  une 
plainte  éloquente  :  ils  font  plus,  ils  en  donnent  la 
vive  image,  l'impression  douloureuse;  leurs  pages 
semblent  parfois  mouillées  de  sang.  Mais  (à  part  un 
passage  de  la  seconde  Apologie  de  saint  Justin)  ils 
ne  s'arrêtent  point  aux  incidents  particuliers,  et  ne 
nomment  aucun  des  héros  chrétiens  qui  payèrent 
leur  foi  de  leur  vie.  Cette  discrétion  des  persécutés 
se  retrouve  plus  grande  encore ,  et  pour  des  motifs 
assurément  moins  louables,  chez  les  persécuteurs. 
Même  dans  les  deux  lettres  célèbres  échangées  entre 
Pline  et  Trajan  au  sujet  des  chrétiens,  et  qui  suppo- 
sent Texistence  de  nombreux  martyrs,  aucun  nom 
n'est  relaté.  Le  reste  de  la  littérature  profane  ne 
supplée  pas  au  silence  de  ce  document  capital  :  un 
alinéa  de  Tacite,  quelques  mots  obscurs  de  Dion  Cas- 
sius  et  de  Suétone,  une  allusion  railleuse  du  sati- 
rique Lucien,  laissent  seuls  voir  que  les  grands  écri- 

IV.  b 


XVIII  INTRODUCTION. 

vains  de  Tantiquité  romaine  ont  entendu  parler  des 
souiïrances  des  fidèles. 

Si  Ton  veut  obtenir  sur  ceux-ci  des  renseigne- 
ments détaillés,  il  fiiut  ouvrir  les  Actes  ou  Passions 
des  martyrs.  Mais,  aux  deux  premiers  siècles ,  ceux 
de  ces  documents  qui  paraissent  authentiques  et  con- 
temporains sont  bien  rares  :  à  peine  en  pourrait-on 
compter  cinq  ou  six.  Pour  le  plus  grand  nombre  des 
chrétiens  dont  les  martyrologes  ont  enregistré  les 
noms  entre  les  règnes  de  Néron  et  de  Commode,  on 
est,  semble-t-il,  réduit  aux  renseignements  tirés 
d'Actes  de  foi  douteuse  dans  les  détails  ou  de  rédac- 
tion vague  dans  Tensemble.  Heureusement  ces  sour- 
ces troublées  elles-mêmes  charrient  un  peu  d'or  sous 
une  multitude  de  scories.  Les  diverses  sciences  auxi- 
liaires de  l'histoire,  et  en  particulier  l'archéologie , 
servent  de  pierre  de  touche  pour  le  reconnaître. 

J'ai  exposé  dans  Fintroduction  d'un  des  précé- 
dents volumes  (1),  à  la  suite  de  M.  de  Rossi  et  de 
M.  Le  Blant ,  le  parti  très  fécond  et  très  sûr  que  l'on 
peut  tirer  de  ces  sciences  dans  le  but  soit  de  justifier 
des  traditions  contestées  à  tort,  soit  de  dégager  d'Ac- 
tes suspects  ou  de  documents  mal  compris  les  élé- 
ments anciens  et  les  faits  exacts.  Pour  ne  rappeler 


(1)  Histoire  (les  persécutions  pendant  les  deux  premiers  siècles , 
p.  x-xiii. 


INTRODUCTION.  xix 

qu'un  petit  nombre  d'exemples,  les  données  plus  ou 
moins  confuses  relatives  aux  Flaviens  chrétiens,  au 
martyre  de  leurs  serviteurs  Nérée  et  Achillée,  d'Her- 
mès, d'Alexandre,  de  Quirinus,  n'ont-elles  pas  été 
vérifiées  par  la  reconnaissance  de  leurs  cimetières 
ou  de  leurs  sépultures?  Thistoire  de  sainte  Sympho- 
rose  n'est-elle  pas  appuyée  par  les  monuments?  celle 
de  sainte  Félicité  et  de  ses  fils ,  de  sainte  Cécile  et  de 
ses  compagnons,  ne  sont-elles  pas  écrites  en  carac- 
tères visibles  dans  le  sol  romain?  Si  cette  méthode 
avait  encore  besoin  d'être  justifiée ,  elle  aurait  reçu 
dans  ces  derniers  temps  une  confirmation  éclatante , 
par  une  découverte  qui  vient  ajouter  une  nouvelle 
page  à  l'histoire  des  persécutions  du  premier  siècle. 
En  déblayant,  dans  la  catacombe  de  Priscille,  une 
crypte  restée  ensevelie ,  d'heureux  coups  de  pioche 
ont  mis  en  même  temps  en  lumière  le  sens  obscur  de 
deux  phrases  de  Dion  Cassius  et  de  Suétone,  et  ré- 
vélé, avec  une  évidence  presque  complète,  non  seule- 
ment le  christianisme  d'une  famille  patricienne  au 
temps  de  Domitien,  mais  le  martyre  de  son  chef,  le 
célèbre  consul  Acilius  Glabrio  (1). 

On  le  voit,  même  pour  cette  période,  la  pauvreté 


(1)  Voir  la  mémoire  de  M.  de  Rossi  dans  le  Congrès  scientifique 
international  des  catholiques,  t.  II,  p.  261-267,  et  dans  le  BuUettino 
di  archeologia  cristiana ,  1888-1889,  p.  15-66. 


XX  INTRODUCTION. 

des  documents  n'est  que  relative  :  l'expérience  du 
passé  permet  de  croire  que  les  entrailles  de  la  terre 
contiennent  encore  des  trésors  enfouis.  Cependant, 
quand  Thistorien  des  persécutions,  après  avoir  étu- 
dié les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  pendant  l'épo- 
que des  Césars,  des  Flaviens  et  des  Antonins,  touche 
enfin  au  troisième  siècle,  son  impression  est,  à  bien 
des  égards,  semblable  à  celle  du  voyageur  qui,  d'une 
plaine  déserte,  arriverait  presque  sans  transition 
aux  portes  d'une  grande  cité,  pleine  d'hommes  et  de 
monuments.  C'est  que  maintenant  la  littérature 
chrétienne  est  née  :  elle  a  appris  à  parler  latin  ;  elle 
s'exprime ,  avec  une  égale  aisance ,  dans  la  langue 
du  peuple- roi  et  dans  celle  des  Églises  orientales.  Ses 
écrits  ne  sont  plus  de  courts  opuscules  composés 
pour  des  initiés,  ou  des  mémoires  apologétiques 
destinés  aux  seuls  empereurs;  mais  des  ouvrages 
étendus,  dans  lesquels  se  reflètent,  avec  la  doctrine 
chrétienne,  les  idées  et  les  événements  du  temps. 
Moins  contemplative  en  Occident  que  dans  les  pays 
de  civilisation  grecque,  cette  littérature  est  toute 
pratique  avec  TertuUien  et  saint  Cyprien.  L'œuvre 
apologétique  tient  encore  une  grande  place  dans  les 
travaux  du  premier,  de  même  que  les  épîtres,  pas- 
torales ou  autres,  dans  ceux  du  second;  mais,  sous 
la  main  du  puissant  polémiste,  l'apologie  a  brisé 
son  cadre  étroit ,  et  porte  hardiment  devant  la  foule 


INTRODUCTION.  xxi 

les  débats  autrefois  réservés  aux  oreilles  des  souve- 
rains, tandis  que  les  lettres  de  saint  Cyprien,  si  nom- 
breuses, si  variées,  parlant  de  tant  d'hommes  et 
touchante  tant  d'intérêts,  semblent  un  miroir  animé 
du  temps  où  il  a  vécu.  Les  seuls  écrits  de  ces  deux 
docteurs  latins  sont,  pour  l'histoire  des  persécutions 
du  troisième  siècle  en  Occident,  une  source  telle- 
ment abondante,  qu'on  pourrait  presque  écrire  cette 
histoire  sans  l'aide  d'autres  documents.  Les  ouvra- 
ges des  docteurs  orientaux  ne  paraissent  pas,  à  pre- 
mière vue ,  aussi  mêlés  aux  affaires  du  monde ,  et  se 
tiennent  plus  renfermés  dans  les  hautes  spéculations 
du  sanctuaire  et  de  l'école  ;  cependant ,  la  présence 
de  la  persécution  se  fait  sentir  aussi  dans  leurs  pages 
sereines,  comme  l'ombre  de  hideux  reptiles  se  des- 
sine quelquefois  sous  le  cristal  d'une  eau  limpide.  11 
est  question  de  la  conduite  à  tenir  pendant  la  persé- 
cution ,  des  souffrances  des  chrétiens ,  de  la  destruc- 
tion des  églises,  dans  les  Stromates  de  Clément  d'A- 
lexandrie, dans  le  livre  d'Origène  contre  Celse,  et 
jusque  dans  son  traité  des  Principes  :  ce  dernier  doc- 
teur a  même  écrit,  à  propos  de  l'arrestation  d'un  de 
ses  amis,  une  Exhortation  aux  martyrs.  Tous  les 
ouvrages  de  saint  Denys  d'Alexandrie  ont  péri,  ou 
ne  sont  plus  représentés  que  par  des  fragments  ;  mais 
on  sait  qu'il  avait  composé,  lui  aussi,  un  traité  du 
Martyre;  et  les  lettres  de   ce  disciple   d'Origène, 


XXII  INTRODUCTION. 

conservées  par  Eusèbe  avec  tant  de  morceaux  pré- 
cieux du  troisième  siècle,  donnent  des  épreuves  des 
fidèles,  pour  l'Orient,  une  image  presque  aussi  com- 
plète que  les  épîtres  de  saint  Cyprien  pour  l'Afrique 
et  ritalie. 

Ajoutons  que  Tliistoire  de  ces  grands  hommes  se 
confond  avec  celle  des  persécutions  elles-mêmes. 
A  peu  d'exceptions  près,  nous  ne  connaissons  guère 
des  martyrs  les  plus  incontestables  du  premier  ou  du 
second  siècle  que  leur  mort  héroïque;  au  contraire, 
nous  pouvons  faire  la  biographie  des  principaux 
docteurs  du  troisième.  Clément  d'Alexandrie  émigré 
pendant  la  persécution  de  Septime  Sévère;  fils  et 
instituteur  de  martyrs ,  Origène  souffre  de  la  même 
persécution,  assiste  à  celle  de  3Iaximin,  et  confesse 
la  foi  pendant  celle  de  Dèce;  Denys  voit  Témeute 
dirigée  contre  les  chrétiens  d'Alexandrie  sous  Phi- 
lippe, est  arrêté  une  première  fois  sous  Dèce,  jugé 
et  envoyé  en  exil  sous  Valérien  ;  Cyprien ,  du  fond 
de  sa  retraite,  gouverne  son  Église  persécutée  par 
Dèce,  soutient  le  courage  des  fidèles  de  Carthage 
pendant  la  courte  tempête  qui  éclate  sous  Gallus , 
est  arrêté  et  condamné  à  Texil  en  vertu  du  premier 
édit  de  Valérien ,  arrêté  de  nouveau  et  mis  à  mort 
en  vertu  du  second  édit  du  même  persécuteur.  J'ai 
dit  que  les  écrits  des  docteurs  du  troisième  siècle 
suffiraient  à  faire  connaître  les  persécutions  de  cette 


INTRODUCTION.  xxiii 

époque;  mais  la  plupart  de  ces  témoins  furent  aussi 
des  acteurs ,  et  leur  biographie  seule  fournirait ,  si 
tout  le  reste  avait  péri,  les  traits  essentiels  du  ta- 
bleau. 

D'autres  renseignements  encore  viennent  le  com- 
pléter. Comme  pour  les  deux  premiers  siècles ,  l'his- 
toire profane  est  à  peu  près  muette  :  je  n'y  vois  guère 
à  noter  qu'une  phrase  de  Spartien  sur  l'édit  par  le- 
quel Sévère  prohiba  la  propagande  chrétienne.  Mais , 
comme  ces  deux  siècles  encore ,  le  troisième  a  quel- 
ques bons  Actes  de  martyrs  :  on  en  peut  citer  de 
tout  à  fait  sûrs  pour  l'Espagne,  l'Asie  et  l'Afrique. 
Ce  dernier  pays,  en  particulier,  en  offre  d'excellents. 
«  L'Afrique  n'ayant  point  eu  d'écrivains  ecclésias- 
tiques au  moyen  âge,  on  n'y  saurait  rencontrer, 
dit  un  savant  que  nous  aurons  l'occasion  de  citer 
souvent  dans  cette  étude  préliminaire,  ces  élucu- 
brations  amplifiées,  embellies,  pour  ne  rien  dire  de 
plus,  dont  abonde,  en  nos  pays,  la  littérature  hagio- 
graphique. De  plus,  les  usages  de  la  liturgie,  dans 
l'Église  africaine,  autorisaient  la  lecture  publique 
des  Actes  des  martyrs ,  le  jour  de  leur  fête ,  à  la  messe 
solennelle.  Cette  circonstance  ne  put  manquer  d'ap- 
peler l'attention  des  autorités  ecclésiastiques  sur  des 
pièces  auxquelles  on  attribuait  dans  la  liturgie  une 
place  réservée  ailleurs,  à  Rome  par  exemple,  aux 
seuls  livres  de  l'Écriture  sainte.  Placés  ainsi  sous 


XXIV  INTRODUCTION. 

un  régime  spécial  de  surveillance,  défendus  contre 
l'imagination  et  la  rhétorique  des  amplificateurs  du 
moyen  âge ,  les  Actes  des  martyrs  africains  nous 
sont  parvenus  en  meilleur  état  que  les  autres  (1).  » 
Si  peu  nombreuses  qu'elles  soient,  ces  pièces  excel- 
lentes forment  comme  le  type  duquel  se  rapprochent 
ou  s'écartent  des  Actes  moins  bons,  et  qui  aide, 
par  la  comparaison,  à  démêler  en  ceux-ci  les  qua- 
lités et  les  défauts,  à  séparer  des  éléments  parasites 
les  parties  vraisemblables,  à  faire  le  départ  entre  la 
tradition  et  la  légende. 

D'ailleurs,  pour  le  troisième  siècle  comme  pour 
les  deux  premiers,  les  pièces  les  plus  gâtées  ont  bien 
souvent  sur  quelque  point  l'appui  des  monuments, 
soit  qu'ils  subsistent  encore,  soit  qu'ils  aient  été 
vus  par  les  pèlerins  qui  visitèrent  les  catacombes 
alors  que  les  tombeaux  des  martyrs  étaient  encore 
intacts.  Les  itinéraires  rédigés  à  l'usage  de  ces  pèle- 
rins (2)  et  les  recueils  épigraphiques  compilés  par 
eux  (3)  ont  été  révélés  au  monde  savant  par  les  lu- 
mineux travaux  de  M.  de  Rossi  :  Rome,  à  partir  du 
troisième  siècle  la  plus  dénuée  d'Actes  authentiques, 


(1)  Duchesne,  Sainte  Salsa,  vierge  et  martyre  à  Tipasa,  en  Algé- 
rie, lecture  faite  le  2  avril  1890  à  la  réunion  trimestrielle  des  cinq 
académies. 

(2)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  128-166,  175-183. 

(3) De  Rossi,  Inscriptiones  christianx  urbis  Romx,  t.  II  (1"  par- 
tie); Rome,  1888. 


INTRODUCTION.  xxv 

nous  apparaît  cependant,  grâce  à  ces  documents,  la 
ville  la  plus  riche  en  saints  tombeaux  :  selon  l'ex- 
pression du  poète  Prudence ,  qui ,  pour  l'intelligence 
comme  pour  la  date ,  mérite  le  premier  rang  parmi 
les  visiteurs  des  antiques  cimetières ,  on  y  voyait  ces 
tombeaux  partout  sortir  de  terre ,  fleurs  germées  des 
ossements  des  martyrs  : 

Vix  fama  nota  est,  abditis 
Quam  plena  sanctis  Roma  sit , 
Quam  dives  urbanum  solum 
Sacris  sepulcris  fioreat  (1). 

Beaucoup  de  ces  tombes  donnaient  seulement  à 
lire  le  nom  de  glorieux  témoins  du  Christ  :  jusqu'à 
nous  sont  venues  de  courtes  inscriptions ,  contempo- 
raines de  l'inhumation  du  martyr  et  lui  attribuant  ce 
titre,  comme  celles  du  pape  Corneille,  du  pape  Fa- 
bien, des  saints  Protus  et  Hyacinthe,  Calocerus  et 
Partenius.  D'autres  tombes  portaient  une  épitaphe 
plus  développée  :  aiit  nomen,  aut  epigramma  aliquid, 
dit  encore  Prudence  (2).  On  n'a  presque  pas  d'exem- 
ples d'éloges  funèbres  rédigés  au  temps  même  de  la 
persécution  :  cependant ,  après  l'inscription  en  prose 
relative  à  des  martyrs  de  Marseille  certainement  anté- 
rieurs au  troisième  siècle,  qui  vim  ignis  passi  sioit, 


(1)  Péri  Stephanôn,  II,  541-544;  cf.  XI,  1-2. 

(2)  Péri  Stephanôn,  XI,  8. 


\xvi  INTRODl'CTION. 

on  pourrait  citer,  pour  cette  dernière  époque,  le  pe- 
tit poème  gravé  sur  le  marbre  sépulcral  de  la  chré- 
tienne Zosime,  à  Porto,  œuvre  émue  d'un  contem- 
porain, peut-être  d'un  témoin  de  son  martyre  (1). 
Toutes  les  autres  rpigrammata  un  peu  détaillées  ^je 
parle  seulement  ici  de  celles  qui  ont  trait  aux  mar- 
tyrs) sont  postérieures  à  la  paix  de  l'Église.  Les 
plus  connues  ont  pour  auteur  saint  Damase,  né  en 
305,  avant  la  fm  de  la  dernière  persécution ,  el  qui , 
devenu  pape,  consacra  ses  efforts  à  honorer  la  mé- 
moire des  martyrs  et  des  confesseurs  romains ,  soit  en 
recherchant  leurs  tombes,  soit  en  agrandissant  les 
voies  souterraines  qui  y  menaient,  soit  en  composant 
des  versa  leur  louange.  Quelquefois  ces  vers  ont  pour, 
sujet  des  personnages  des  deux  premiers  siècles, 
comme  l'éloge  des  saints  Nérée  et  Achillée  :  dans 
ce  cas,  Damase  ne  saurait  être  considéré  comme 
l'écho  d'une  tradition  orale  et  encore  vivante  ;  il  a 
pu  cependant  recueillir  des  documents  écrits  que 
nous  n'avons  plus ,  ou  s'inspirer  de  quelque  ancien 
monument.  Mais  le  plus  souvent  les  martyrs  célébrés 
par  Damase  appartiennent  à  une  époque  moins  éloi- 
gnée de  son  propre  temps.  Un  grand  nombre  de  ses 
compositions  épigraphiques  sont  consacrées  à  des 
victimes  de  Dèce  ou  de  Valérien ,  antérieures  d'un 

(1)  De  Rossi,  Inscriptiones  christianx  urbis  Romx,  t.  II,  p.  x-xii. 


INTRODUCTION.  xxvii 

demi-siècle  seulement  à  la  naissance  du  poète.  On 
accordera  qu'il  a  du  être  ordinairement  bien  rensei- 
gné, si  l'on  se  souvient  du  soin,  quelquefois  attesté 
dans  ses  vers  mêmes,  avec  lequel  il  recueillait  les 
traditions  chrétiennes  de  Rome,  et  si  Ton  songe 
que  les  marbres  sur  lesquels  un  ciseau  d'une  rare 
élégance  grava  les  poèmes  un  peu  lourds  de  Damase 
ont  souvent  remplacé  la  décoration  plus  simple  de 
tombeaux  primitifs,  au  sujet  desquels  ni  l'oubli 
n'avait  eu  le  temps  de  se  faire  ni  la  légende  n'avait 
eu  le  temps  de  naître. 

La  valeur  historique  des  poèmes  de  Damase  en 
l'honneur  des  martyrs  augmente  naturellement  à 
mesure  que  ceux-ci  se  rapprochent  du  temps  oii  il 
a  vécu ,  et  appartiennent  à  des  persécutions  dont  il 
put  dans  son  enfance  connaître  les  survivants.  On 
verra,  à  propos  de  deux  martyrs  du  commencement 
du  quatrième  siècle,  Damase  mettre  en  vers  le  récit 
de  leur  supplice,  tel  qu'il  le  recueillit,  enfant,  de  la 
bouche  du  bourreau  :  percussor  retulit  mihi  Damaso 
cum  puer  essem.  Une  attestation  de  ce  genre  a  sous 
sa  plume  d'autant  plus  de  force,  qu'avec  une  sincé- 
rité bien  remarquable  il  emploie,  dans  un  petit  nom- 
bre de  ses  poèmes,  des  formules  dubitatives,  et  nous 
avertit  qu'il  ne  se  porte  pas  garant  personnellement 
des  faits.  «  Mais  le  plus  souvent,  remarque  M.  de 
Rossi ,  il  raconte  sans  hésiter,  ou ,  pour  mieux  dire , 


xxviii  INTRODUCTION. 

• 

fait  allusion  à  des  événements  de  notoriété  publique. 
Dans  ses  compositions,  rien  qui  sente  la  légende; 
les  Actes  des  martyrs  écrits  aux  siècles  suivants, 
dans  leurs  parties  suspectes  ou  manifestement  faus- 
ses, n'ont  rien  de  commun  avec  les  notices  recueillies 
ou  attestées  par  Damase.  Si  l'on  compare,  par  exem- 
ple 5  son  éloge  de  Nérée  et  Achillée  avec  leurs  Actes 
apocryphes;  Téloge  de  Saturnin  avec  ce  que  racon- 
tent de  ce  martyr  les  Actes  de  saint  Cyriaque  et  du 
pape  Marcel;  l'éloge  de  ce  dernier  avec  ses  Actes; 
l'éloge  du  pape  Eusèbe  avec  les  détails  légendaires 
donnés  sur  lui  au  Liber  Pontificalis  :  on  verra  claire- 
ment que  les  poèmes  épigraphiques  de  Damase  sont 
absolument  distincts  des  récits  apocryphes  qui  eurent 
cours  à  Rome  vers  la  fin  du  cinquième  siècle  et  les 
premières  années  du  sixième  (1).  » 

Les  épigraphes  damasiennes  et  les  autres  inscrip- 
tions de  même  famille  peuvent  être  comptées  parmi 
les  documents  archéologiques;  car  si  elles  nous  ont 
été  transmises  dans  les  nombreux  sylloges  épigra- 
phiques compilés  par  les  pèlerins,  les  voyageurs  et 
les  érudits  du  septième  au  quinzième  siècle,  elles  ne 
sont  pas  connues,  cependant,  grâce  aux  seuls  ma- 
nuscrits :  les  originaux  ou  au  moins  d'importants 
fragments  de  beaucoup  d'entre  elles  ont  été  décou- 

(1)  Bulleltino  di  archeologia  cristiana,  1885,  p.  18. 


INTRODUCTION.  xxix 

verts  de  nos  jours  soit  dans  les  cryptes  qu'elles  or- 
naient primitivement,  soit  dans  les  églises  où  elles 
avaient  été  transportées  après  l'abandon  des  cime- 
tières souterrains.  Mais  une  autre  classe  de  docu- 
ments, qui  n'appartient  plus  à  Tarchéologie  mo- 
numentale, vient  aussi  nous  renseigner  sur  les 
persécutions,  en  éclairant,  complétant  ou  suppléant 
les  Actes  des  martyrs ,  parfois  en  montrant  la  trame 
primitive  sur  laquelle  leur  légende  a  été  brodée  : 
ce  sont  les  écrits  en  forme  de  catalogues,  de  chroni- 
ques et  de  calendriers. 

Ils  remontent  jusqu'aux  origines  de  l'Église, 
comme  en  témoignent  par  exemple,  pour  Rome,  les 
listes  épiscopales  conservées  par  divers  auteurs  du 
second  siècle  (1).  Dès  la  fin  de  ce  même  siècle  ou  le 
commencement  du  troisième,  Tertullien  fait,  dans  un 
fier  langage,  allusion  aux  «  fastes  »  chrétiens,  c'est- 
à-dire  aux  catalogues  de  pontifes  ou  de  martyrs  éta- 
blis de  manière  à  fournir  des  repères  chronologi- 
ques (2).  Personne  n'ignore  Timportance  attachée 
par  l'Église  primitive  à  la  célébration  des  anniver- 
saires des  martyrs  :  la  trace  s'en  retrouve  jusque  dans 
la  très  ancienne  relation  des  chrétiens  de  Smyrne 
sur   le    martyre   de   saint   Polycarpe.    Une    épître 


(1)  Voir  Duchesne,  le  Liber  Pontificalis  j  t.  I ,  p.  i-ii. 

(2)  Tertullien,  De  corona  militis ,  13. 


XXX  INTRODUCTION. 

de  saint  Cyprien  montre  que  le  calendrier  de  son 
Église,  tenu  pour  ainsi  dire  au  jour  le  jour,  exis- 
tait depuis  longtemps  :  parlant  du  lecteur  Celeri- 
nus,  qui  s'illustra  dans  la  persécution  de  Dèce,  il 
rappelle  que  son  aïeule  Celerina,  ses  oncles  Laurent 
et  Ignace,  sont  déjà  l'objet  d'une  commémoration 
publique  au  jour  anniversaire  de  leur  martyre.  S'ils 
n'avaient  été  cités  par  saint  Cyprien,  ces  noms  de 
trois  martyrs  antérieurs  à  son  temps  seraient  demeu- 
rés inconnus ,  car  ils  ne  sont  donnés  par  aucun  do- 
cument indépendant  de  sa  lettre  (1).  C'est  donc  un 
lambeau  du  primitif  martyrologe  de  Carthage  que 
Tévêque  du  troisième  siècle  fait  passer  sous  nos 
yeux.  Mais  une  autre  lettre  le  montre  occupé  lui- 
même  de  continuer  ce  martyrologe ,  en  enregistrant, 
à  leur  date ,  les  noms  des  membres  de  son  Église  qui 
mouraient  de  son  temps  pour  le  Christ.  Écrivant, 
pendant  la  persécution  de  Dèce,  aux  dignitaires  de 
son  clergé,  il  leur  recommande  «  de  noter  les  jours 
où  périssent  les  prisonniers  chrétiens,  afin  que  leur 
commémoration  puisse  être  célébrée  parmi  les  mé- 
moires des  martyrs.  »  Les  laïques  eux-mêmes  s'as- 
sociaient, dans  cette  œuvre,  à  Tévéque  et  aux 
clercs  .  saint  Cyprien  nous  apprend  qu'un  pieux 
fidèle  rinformait,  pendant  son  absence,  de  la  date 

(1)  Saint  Cyprien,  Ep.  34. 


INTRODUCTION.  xxxi 

OÙ  mourait  chacun  des  confesseurs  détenus  dans  les 
prisons  de  Garthage  (1). 

A  peu  près  vers  le  même  temps  où  nous  assistons, 
pour  ainsi  dire  ,  à  la  rédaction  des  fastes  martyrolo- 
giques,  on  voit  naître  en  Occident  une  autre  branche 
de  la  littérature  chrétienne,  qui  poussera  des  ra- 
meaux jusqu'à  une  époque  avancée  du  moyen  âge, 
et  deviendra  une  des  formes ,  à  la  fois  ambitieuse  et 
naïve,  de  l'histoire,  en  attendant  de  fournir  à  Bos- 
suet  l'occasion  d'un  chef-d'œuvre.  Dès  la  première 
moitié  du  troisième  siècle ,  Jules  Africain ,  dans  une 
Chronique  dont  il  subsiste  à  peine  quelques  frag- 
ments, tenta  de  tracer  le  tableau  parallèle  des  an- 
nales sacrées  et  profanes  du  monde,  en  indiquant  la 
date  des  principaux  événements.  A  la  même  époque 
un  autre. docteur,  célèbre  par  sa  science,  sa  grande 
activité  intellectuelle,  peut-être  ses  erreurs  de  doc- 
trine ou  de  conduite  réparées  par  l'exil  et  par  le 
martyre,  entreprit  aussi  une  vaste  compilation  d'his- 
toire et  de  chronologie.  Sur  le  siège  de  la  statue  de 
saint  Hippolyte  (aujourd'hui  au  musée  de  Latran)  se 
lit,  parmi  les  titres  de  ses  compositions,  celui  d'une 
Chronique  dont  le  texte  a  été  en  partie  conservé ,  et 
qui  se  termine  au  règne  d'Alexandre  Sévère.  La 
Chronique  d'Hippolyte  contenait  une  liste  des  papes, 

(1)  Ep.  37. 


XXXII  INTRODUCTION. 

et  fut  continuée,  pendant  vingt  ans,  par  de  petites 
notices  d'un  auteur  inconnu,  qui  donnent  quelques 
renseignements  précieux  sur  les  persécutions  du 
troisième  siècle,  et  forment,  de  235  à  254,  comme 

un  Liber  Pontificalis  anticipé  (1) . 


II 


Après  les  premières  années  troublées  du  qua- 
trième siècle,  une  ère  nouvelle  s'ouvre,  dans  la- 
quelle le  travail  d'histoire  chrétienne  ainsi  poursuivi 
avec  une  héroïque  ténacité  sous  le  feu  même  de  l'en- 
nemi, va  recevoir,  4  la  faveur  de  la  paix,  sa  forme 
définitive. 

Cependant,  même  à  cette  époque,  la  mise  en  œu- 
vre des  documents  rassemblés  par  les  contemporains 
des  persécutions  sera  moins  facile  qu'on  ne  serait 
tenté  de  le  croire.  Comme  on  le  verra  dans  les  pre- 
miers chapitres  de  ce  livre ,  celle  de  Dioclétien  com- 
mença par  une  mesure  que  n'avaient  pas  connue  les 
persécutions  précédentes,  c'est-à-dire  la  destruc- 
lion  des  églises  et  la  confiscation  de  leurs  manus- 
crits. Non  seulement  beaucoup  de  relations  authen- 
tiques de  la  Passion  des  anciens  martyrs ,  mais  encore 
beaucoup  de  listes  et  de  calendriers  durent  périr 

(1)  Duchesne,  le  Liber  Poniificalis ,  t.  I,  p.  iv. 


INTRODUCTION.  xxxiii 

dans  l'incendie  des  édifices  chrétiens  ou  dans  les 
bûchers  allumés  pour  les  livres  sur  les  places  publi- 
ques. Quant  aux  pièces  relatives  aux  victimes  que 
firent  bientôt  les  nouveaux  édits,  il  fut  probable- 
ment, dans  bien  des  cas,  difficile  de  les  recueillir 
ou  de  les  conserver,  car  la  plupart  des  membres  du 
clergé  étaient  en  prison  ou  en  fuite  et  les  dépôts 
d'archives  ecclésiastiques  avaient  été  anéantis.  Telle 
est  certainement  une  des  causes  des  lacunes  que  pré- 
sentent ,  pour  les  persécutions  antérieures  et  même 
pour  la  dernière  persécution,  les  documents  rédigés 
après  la  paix.  Ces  omissions,  qu'une  étude  attentive 
permet  de  relever  çà  et  là,  doivent  être  beaucoup 
plus  nombreuses  qu'il  n'est  possible  aujourd'hui  de 
le  constater  :  sans  tomber  dans  aucune  exagération , 
on  peut  évaluer  à  un  chiffre  considérable  la  foule 
anonyme  des  martyrs  inconnus  et  oubliés.  Sur  ce 
point,  les  efforts  des  conseillers  de  Dioclétien  ne  de- 
meurèrent pas  vains  :  impuissant  à  arracher  des 
apostasies,  il  ne  réussit  que  trop  bien  à  abolir  des 
mémoires  :  pour  plus  d'une  des  victimes  des  persécu- 
tions on  peut  répéter  avec  le  poète  Prudence  :  fama 
et  ipsa  eœtinguitur  (1) ,  ou  plutôt  redire  la  vieille 
formule  inscrite  sur  les  marbres  et  dans  les  calen- 
driers :  quorum  nomina  Deus  scit. 

(1)  Péri  Steph.,  1,  74. 

IV.  c 


XXXIV  INTRODUCTION. 

Cependant  la  destruction  des  monuments  chrétiens 
ne  fut  pas  partout  poussée  avec  une  égale  rigueur  : 
elle  semble  avoir  été  moins  complète  en  Orient,  où 
nous  voyons  à  Césarée  la  bibliothèque  fondée  par 
Origène  et  accrue  par  Pamphile,  à  Jérusalem  la  bi- 
bliothèque instituée  par  l'évêque  Alexandre,  sur- 
vivre à  la  persécution.  Dans  les  villes  mêmes  où  la 
police  fut  impitoyable,  comme  à  Rome,  quelques 
pièces  purent  certainement  échapper  au  naufrage. 
Nulle  part  la  pénurie  d'Actes  authentiques  n'est 
aussi  grande  que  dans  cette  capitale  du  monde  chré- 
tien, ce  qui  suppose,  pour  une  Église  d'une  telle 
importance  et  où  les  persécuteurs  firent  tant  de  vic- 
times, l'anéantissement  presque  complet  de  ses  col- 
lections anciennes,  en  même  temps  qu'une  brusque 
interruption  de  sa  vie  régulière,  empêchant  de  re- 
cueillir ou  de  classer  de  nouvelles  relations.  Cepen- 
dant, dès  que  la  paix  fut  revenue,  l'autorité  ecclé- 
siastique put  travailler  avec  succès  à  rassembler,  en 
vue  de  la  renaissance  du  culte  pubUc,  les  renseigne- 
ments sur  les  martyrs  romains  tant  de  la  dernière 
persécution  que  des  persécutions  précédentes.  De 
nombreux  indices  font  reporter  à  Tépiscopat  de  3Iil- 
tiade  et  à  Tannée  312,  c'est-à-dire  au  lendemain 
même  de  la  persécution  de  Dioclétien,  la  compo- 
sition d'un  calendrier  romain,  aussi  précis  pour  les 
indications  topographiques  que  les  deux  tables  des 


INTRODUCTION.  xxxv 

Depositiones  episcoporum  et  martyrum  publiées  au 
milieu  du  quatrième  siècle,  mais  beaucoup  plus 
riche  en  noms  de  martyrs  :  on  reconnaît  aisément 
les  memhra  disjecta  de  ce  calendrier  dans  la  vaste  et 
confuse  compilation  du  cinquième  siècle  connue  sous 
le  nom  de  martyrologe  hiéronymien  (1).  Si  bien  en- 
racinées pourtant  que  fussent  à  Rome  les  traditions 
locales,  et  si  fortement  lié  que  le  souvenir  des  mar- 
tyrs demeurât  aux  cimetières  où  reposaient  leurs 
corps,  le  calendrier  des  premiers  jours  de  la  paix 
contient  bien  des  lacunes.  Plusieurs  portent  sur  des 
noms  que  leur  illustration  eût  dû,  semble-t-il,  sau- 
ver de  l'oubli  :  par  exemple  Flavius  Glemens,  les 
Domitilles,  Acilius  Glabrio,  Liberalis,  autre  noble 
témoin  du  Christ,  de  date  inconnue,  factus  de  consule 
martyr,  selon  l'expression  employée  dans  un  des 
poèmes  gravés  sur  sa  tombe.  Même  le  pape  Téles- 
phore ,  dont  saint  Irénée  célèbre  «  le  glorieux  mar- 
tyre, »  saint  Justin,  dont  on  possède  des  Actes 
authentiques,  sont  passés  sous  silence,  (c  Quand, 
après  la  persécution  de  Dioclétien ,  furent  rétablis  le 
férial  et  le  calendrier  de  TÉglise  romaine,  les  pon- 


(l)Duchesne,  les  Sources  du  martyrologe  hiéronymien,  dans  les 
Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire  publiés  par  l'École  française  de 
Rome,  tirage  à  part,  p.  25-32.  Voir  l'édition  critique  du  martyrologe 
publiée  par  MM.  de  Rossi  et  Duchesne,  à  la  suite  du  tome  II  des  Acta 
Sanctorum  de  novembre. 


ixxvi  INTRODUCTION. 

tifes  et  les  martyrs  du  siècle  précédent,  dont  le 
souvenir  était  resté  plus  vivant,  furent  préférés  à  la 
plupart  de  ceux  qui  appartenaient  aux  âges  loin- 
tains, aux  époques  voisines  des  origines  apostoli- 
ques (1).  ))  A  plus  forte  raison  des  oublis  peuvent 
être  signalés  pour  Tltalie  centrale,  où  Tépigraphie 
nous  a  révélé  des  noms  omis  par  les  fastes  martyro- 
logiques. 

On  doit  attribuer  à  la  période  qui  suivit  immé- 
diatement la  fin  des  persécutions  (mais  en  la  plaçant 
dans  des  limites  chronologiques  moins  précises  et 
plus  larges)  la  formation,  à  Garthage,  d'une  liste  de 
martyrs  africains,  qui  se  retrouve  aussi  dispersée 
dans  le  martyrologe  hiéronymien,  dont  elle  forme 
un  des  principaux  affluents  (2)*  Son  rédacteur  dut 
se  trouver  dans  une  situation  relativement  facile, 
car  les  archives  de  l'Église  de  Garthage ,  très  riches 
en  mémoires  détaillés  sur  les  martyrs  du  troisième 
siècle  (3),  avaient  été,  sous  Dioclétien ,  sauvées  par 
une  habile  manœuvre  de  Tévêque  qui  occupait  alors 
le  siège  de  saint  Gyprien.  Mais  d'autres  parties  de 
rAfrique  proconsulaire  et  des   provinces   voisines 

(i)  Bulleitino  di  archeologia  cristiana ,  1888-1889,  p.  32-37. 

(2)  Duchesne,  les  Sources  du  martyrologe  hiéronymien,  p.  32-37. 
—  Il  ne  faut  pas  confondre  ce  document  plus  ancien  avec  un  autre 
calendrier  de  l'Église  de  Garthage,  du  commencement  du  sixième 
siècle,  publié  par  Mabillon  {Analecta,  t.  III,  p.  398)  et  Ruinart  {Acta 
sincera  martyrum,  1689,  p.  693). 

(3)  Pontius,  Vita  Cypj'iani,  1. 


INTRODUCTION.  xxwii 

avaient  vu  de  grandes  destructions ,  favorisées  par  la 
faiblesse  d'évêques,  de  clercs  et  de  laïques  que  l'his- 
toire a  flétris  du  nom  de  ce  traditeurs  » .  Ainsi  s'expli- 
que en  partie,  peut-être,  le  vague  des  indications 
topographiques  conservées  par  le  calendrier  africain. 
Nous  ajouterons  que  s'il  fut ,  comme  tout  porte  à  le 
croire ,  compilé  à  Garthage ,  les  souvenirs  ou  les  do- 
cuments de  localités  d'Afrique  éloignées  de  cette  mé- 
tropole durent  souvent  parvenir  au  rédacteur  sous 
une  forme  confuse  et  incomplète  :  et  telle  est,  ap- 
paremment, une  autre  cause  des  lacunes  que  nous 
constatons  dans  le  calendrier  en  lisant,  sur  des  mar- 
bres de  Numidie  ou  de  Mauritanie,  des  noms  de 
martyrs  inconnus.  Mais  il  faut,  de  plus,  dire  que 
((  la  multitude  des  martyrs  africains  »  a  nui ,  en  ce 
qui  les  concerne,  à  la  précision  des  souvenirs.  Dans 
le  martyrologe  hiéronymien  on  en  trouve  presque 
à  chaque  page,  «  débordant,  »  selon  Texpression 
de  M.  Duchesne,  sur  ceux  des  autres  pays,  et 
créant  parfois  des  confusions  difficiles  à  éclaircir. 
Tel  était  leur  grand  nombre,  qu'en  beaucoup  de 
villes  d'Afrique  un  seul  jour  semble  avoir  été  assi- 
gné à  une  commémoration  générale  des  martyrs  de 
la  localité  (1). 

(1)  De  Rossi-Duchesne ,  Martyrologe  hiéronymien,  p.  lxxii.  — 
Dans  le  calendrier  carthaginois  du  sixième  siècle,  sont  souvent  rappe- 
lés en  bloc  les  martyrs   d'une  même   ville;  exemples  :  Il  K.  jun. 


wxvni  INTRODUCTION. 

Ces  explications  nécessairement  très  abrégées  suf- 
fisent à  montrer  l'antiquité  et  la  pureté  des  sources 
primitives  qui  sont  venues  se  verser,  comme  autant 
d'affluents ,  dans  les  divers  recueils  martyrologiques 
des  siècles  suivants,  et  d'abord  dans  le  martyrologe 
hiéronymien,  où  il  est  possible  de  distinguer  cha- 
cune d'elles  et  de  reconnaître,  pour  ainsi  dire,  la  cou- 
leur de  ses  eaux.  Pour  l'Occident  on  y  peut  suivre, 
comme  deux  courants  distincts,  le  calendrier  romain 
formé  sûrement  au  commencement  du  quatrième 
siècle  et  le  calendrier  africain  dont  la  composition 
paraît  flotter  entre  le  règne  de  Constantin  et  la  pre- 
mière moitié  du  cinquième.  Si  la  trace  de  fastes  re- 
cueillis ou  reconstitués  dès  le  lendemain  de  la 
dernière  persécution  dans  les  autres  contrées  occiden- 
tales, comme  l'Italie  en  dehors  de  Rome  et  de  sa 
banlieue,  la  Bretagne,  la  Gaule,  l'Espagne ,  se  laisse 
moins  aisément  démêler  à  travers  les  compilations 
postérieures  (1),  en  revanche,  le  martyrologe  de 
l'Empire  oriental  du  quatrième  siècle  y  paraît  avec 
beaucoup  de  clarté  et  de  relief.  Ce  document,  dis- 
persé (comme  le  calendrier  romain  et  le  calendrier 
africain)  dans  le  martyrologe  hiéronymien,  fut  dé- 

55.  Timidensium  —  XI  Kl.  aug.  ss.  Maxulitanorum  —  XII  Kal. 
nov.  sanctorum  Voliianorum  —  Id.  nov.  sancioriim  Capitano- 
rum,  etc. 

(1)  Voir     Duchesne,   les  Sources   du  martyrologe  hiéronymien, 
p.  37-39. 


INTRODUCTION.  xxxix 

finitivement  constitué  entre  363  (car  il  nomme  des 
victimes  de  la  persécution  de  Julien)  et  412,  l'épo- 
que où  on  l'abrégea  en  syriaque  (1).  Mais,  fait  re- 
marquer M.  Tabbé  Duchesne,  «  les  dénominations 
de  provinces  qui  y  sont  employées  correspondent 
plutôt  à  l'usage  de  la  première  moitié  du  quatrième 
siècle  qu'à  celui  de  la  fin;  entre  les  deux  dates 
extrêmes,  de  363  à  412,  nous  devons  songer  beau- 
coup plus  au  voisinage  de  la  première  qu'à  celui  de 
la  seconde.  Il  serait  même  possible  de  remonter  au 
delà  de  363  ;  car  si  le  martyrologe  oriental  contient 
des  victimes  de  la  persécution  de  Julien,  on  ne  peut 
oublier  que  les  martyrologes  et  les  calendriers  sont 
des  documents  que  l'on  complète  sans  cesse;  il  est 
donc  très  possible  que  ces  noms  aient  été  ajoutés  à 
une  première  rédaction  (2).  »  Le  savant  auquel 
j'emprunte  ces  lignes  pense  que  le  document  oriental 
a  été  rédigé  à  Nicomédie,  considère  comme  certain 
qu'((  il  a  été  extrait  en  partie  des  œuvres  martyrolo- 
giques  d'Eusèbe,  c'est-à-dire  de  son  recueil  d'an- 
ciens martyria  pour  les  temps  antérieurs  à  Dioclé- 


(1)  Ibid.,  p.  10-15.  Le  ménologe  syriaque  a  été  publié  par  M.  Wright, 
dans  le  Journal  of  sacred  littérature,  Londres,  t.  VIII,  1855-1856, 
p.  45-50  (trad.  anglaise,  p.  423-432),  et  par  MM.  de  Rossi  et  Duchesne, 
dans  leur  édition  critique  du  martyrologe  hiéronymien  (p.  l-lxiii), 
avec  une  traduction  grecque,  et,  en  regard,  les  passages  de  ce  mar- 
tyrologe qui  paraissent  en  découler. 

(2)  Duchesne,  les  Sources  du  martyrologe  hiéronymien,  p.  17. 


LX  INTRODUCTION. 

tien,  et  de  son  De  martyr ibus  Palestinœ  pour  les 
victimes  de  la  persécution  de  Dioclétien  dans  la  pro- 
vince de  Palestine  (1).  »  Cette  conclusion  nous  mène 
naturellement  à  l'homme  qui,  au  quatrième  siècle, 
a  le  plus  fait  pour  conserver  le  souvenir  des  mar- 
tyrs, soit  qu'il  recueille  l'écho  des  anciennes  tradi- 
tions, soit  qu'il  fasse  entendre  la  voix  émue  d'un 
témoin.  Arrêtons-nous  un  instant  devant  cette  rare 
figure  d'historien. 


111 


Eusèbe,  né  vers  260  en  Palestine,  passa  toute  sa 
jeunesse  et  une  partie  de  son  âge  mûr  durant  cette 
longue  période  de  paix  religieuse,  à  peine  agitée  de 
troubles  passagers,  qui  s'étend  depuis  la  chute  de 
Valérien  jusqu'à  la  dernière  persécution,  et  dont  il 
a  peint  avec  des  couleurs  peut-être  trop  chargées 
l'influence  amollissante  sur  les  mœurs  des  chrétiens 
orientaux.  11  était  parvenu  «  au  milieu  du  chemin  de 
la  vie,  »  quand  ce  périlleux  repos  fut  interrompu 
par  une  soudaine  tempête ,  destinée  à  être  plus  ter- 
rible et  à  durer  plus  longtemps  en  Orient  qu'en  Oc- 
cident. Il  y  assista,  non  en  spectateur  indifférent, 

(1)  Ibid.,  p.  23. 


INTRODUCTION.  xli 

mais  en  témoin  passionné.  Dans  cette  Palestine  où 
la  persécution  met  tout  en  feu ,  où  le  sang  coule  de 
toutes  parts,  ceux  qui  périssent  ne  sont  pas  seule- 
ment pour  lui  des  coreligionnaires,  mais  bien  sou- 
vent des  compagnons  d^études,  les  plus  chers  et  les 
plus  intimes  amis.  C'est  dans  sa  maison  qu'étudiait 
Aphien,  quand,  entendant  publier  Pédit  de  persécu- 
tion, cet  angélique  jeune  homme  se  leva  indigné,  et 
courut  jusque  dans  le  palais  du  gouverneur  porter, 
au  prix  de  sa  vie,  la  protestation  de  l'innocence  chré- 
tienne. Eusèbe  était  présent  quand  la  mer  se  souleva 
pour  rejeter  sur  le  rivage  le  corps  du  jeune  mar- 
tyr. C'était  encore  un  compagnon  de  ses  travaux  in- 
tellectuels, cet  Edesius,  frère  d'Aphien,  qui,  une 
première  fois  libéré  des  mines,  reprit  à  Alexandrie 
la  vie  d'étudiant,  puis  s'y  arracha  de  nouveau  pour 
reprocher  à  Hiéroclès  les  outrages  dont  cet  infâme 
magistrat  accablait  les  vierges  et  les  épouses  chré- 
tiennes. Eusèbe  était  assis,  frémissant,  sur  les  gra- 
dins  de  l'amphithéâtre   de  Tyr,   quand  dés  bêtes 
fauves  se  couchèrent  dans  l'arène  aux  pieds  de  con- 
damnés chrétiens,  qu'il  fallut  achever  par  le  glaive. 
Il  visita  les  confesseurs  aux  mines  de  Phaenos,  et 
nous  a  raconté  l'impression  que  lui  fit  le  lecteur 
aveugle  Jean.  Il  était  dans  la  prison  de  Césarée  avec 
le  grand  docteur,  le  grand  exégète,  le  père  de  son 
esprit  et  de  son  cœur,  celui  qu'il  appelle  «  mon  mai- 


XLII  INTRODUCTION. 

tre  Pamphile  »  et  dont  il  voulut  joindre  le  nom  au 
sien  :  il  aidait  cet  admirable  prisonnier  à  copier, 
jusque  dans  les  fers,  les  manuscrits  de  l'Écriture 
sainte  ou  à  écrire  la  Défense  d'Origène  :  il  assistait 
probablement  à  son  supplice ,  à  celui  du  jeune  Por- 
phyre, d'esclave  devenu  disciple  et  brûlé  en  habit 
de  philosophe ,  au  martyre  de  cette  troupe  d'hommes 
de  tout  pays ,  de  tout  rang  et  de  tout  âge  «  auxquels 
la  confession  de  Pamphile  ouvrit  toute  grande  la 
porte  du  ciel.  »  De  la  Palestine  il  paraît  être  allé  en 
Egypte,  terre  cruelle  où  la  persécution  avait  pris 
des  formes  plus  barbares  encore  et  plus  raffinées 
qu'ailleurs;  il  y  fut  témoin  de  supplices  épouvan- 
tables. C'est  pendant  ce  séjour  en  Egypte  qu'il  fut,  à 
son  tour,  jeté  en  prison  pour  la  foi  :  il  en  sortit  à  la 
suite  d'un  acte  de  faiblesse,  si  Ton  en  croit  ses  adver- 
saires. La  conduite  équivoque  que  tiendra  plus  tard 
Eusèbe  dans  les  affaires  de  l'arianisme  ne  suffit 
pas,  selon  moi,  à  autoriser  ce  soupçon  (1).  Il  me 
paraît  beaucoup  plus  probable  que  le  futur  historien 
de  l'Église  recouvra  sa  liberté,  avec  les  autres  con- 
fesseurs, quand  l'édit  de  Galère  les  fit  tous  sortir  des 
cachots. 

S'il  en  était  autrement,  on  ne  s'expliquerait  pas 

(1)  Saint  Athanase,  qui  avait  pourtant  à  se  plaindre  gravement 
d'Eusèbe,  fait  allusion  à  ce  reproche  d'apostasie  sans  s'y  associer  T^tr- 
^nneWernenl  {Apolog.  contra  Arianos,  8). 


INTRODUCTION.  xliii 

que  dans  sa  ville  de  Césarée ,  où  il  était  si  connu , 
Eusèbe  ait  été  élu  évêque  presque  au  lendemain  de 
son  retour,  ou  du  moins  peu  de  temps  après  la  paix. 
On  s'expliquerait  moins  encore  l'ardeur  avec  laquelle 
il  voulut  rechercher  les  souvenirs  et  honorer  la  mé- 
moire des  martyrs.  Un  renégat  n'eût  pas  mis  une 
telle  passion,  une  si  vivante  et  si  cordiale  éloquence,  à 
célébrer  des  hommes  dont  il  n'avait  point  osé  imiter 
l'héroïsme ,  et  dont  la  conduite  était  pour  la  sienne 
un  sanglant  reproche!  Tel  semble,  cependant,  avoir 
été  l'un  des  premiers  travaux  accomplis  par  Eusèbe , 
dès  que  le  repos  rendu  à  TÉglise  lui  eut  permis  de 
reprendre  ses  occupations  littéraires.  La  Vie  du  mar- 
tyr Pamphile,  malheureusement  perdue,  mais  à  la- 
quelle il  renvoie  dans  son  livre  sur  les  Martyrs  de  la 
Palestine,  doit  avoir  suivi  de  bien  près  la  fin  de  la 
persécution.  De  sérieux  indices  portent  à  croire  que 
les  neuf  premiers  livres  de  VHistoire  ecclésiastique 
furent  écrits  peu  de  temps  après  l'édit  de  Milan ,  en 
313,  pour  n'être  complétés  par  un  dixième  et  der- 
nier qu'entre  323  et  325,  après  la  rupture  de  Cons- 
tantin avec  Licinius  :  le  récit  de  la  dernière  persé- 
cution ,  qui  remplit  les  livres  huit  et  neuf,  est  plein 
d'une  émotion  trop  sensible  et  trop  personnelle  pour 
ne  pas  indiquer  une  conscience  libre  de  tout  remords. 
Le  caractère  de  mémoires  personnels  est  plus  sen- 
sible encore  dans  l'opuscule  sur  les  Martyrs  de  la 


xi.iv  INTRODUCTION. 

Palestine,  qui  dut  être  composé  aussitôt  après  la 
première  partie  de  V Histoire  eeclésiastique ,  car 
dans  le  huitième  livre  de  cette  Histoire  (ch.  xiii) 
Eusèbe  en  annonce  le  projet  :  il  ne  tarda  sans  doute 
pas  à  réaliser  celui-ci ,  dans  la  double  forme  où  nous 
avons  aujourd'hui  son  écrit,  une  rédaction  plus 
étendue ,  connue  par  des  versions  syriaques  et  par 
un  petit  nombre  de  fragments  grecs,  et  l'abrégé, 
conservé  en  grec,  qui  figure  ordinairement  dans  les 
manuscrits  entre  les  huitième  et  neuvième  livres  de 
VHistoire  ecclésiastique  (1 }. 

Ces  deux  livres,  joints  à  Touvrage  sur  les  Martyrs 
de  la  Palestine  j  forment  une  des  sources  les  plus 
précieuses  que  nous  possédions  sur  la  persécution 
de  Dioclétien  en  Orient.  Grâce  à  eux  ,  nous  pouvons 
en  dessiner  largement  le  cadre,  et  en  suivre  le  dé- 
veloppement chronologique  avec  une  suffisante  pré- 
cision :  spécialement  pour  la  Palestine ,  la  marche 
de  la  persécution  est  indiquée  année  par  année.  Sur 
l'histoire  de  l'Occident  à  la  même  époque,  Eusèbe 


(1)  Lightfoot,  dans  son  article  £'w5e6m5  du  Dictionary  of  Christian 
biography,  t.  II,  p.  319-321,  et  M.  Viteau ,  De  Eusebil  Ceesariensis 
duplici  opusculo  Trspt  twv  âv  IlaÀatcrTÎvr;  (xapT'jpYiddcvTwv,  Paris,  1893, 
ont  cru  que  les  deux  rédactions  étaient  destinées  chacune  à  un  public 
différent.  M.  Violet,  Die  palaestinischen  Martyrer  des  Eusebius  von 
Caesarea,  Leipzig,  1896,  pense  que  la  rédaction  plus  courte  est  un 
premier  essai  qu'Eusèbe  a  retravaillé  et  développé  en  vue  de  la  publi- 
cation. 


INTRODUCTION.  xly 

est  à  peu  près  muet  :  il  parle  quelquefois  des  évé- 
nements politiques  qui  agitèrent  cette  moitié  de 
l'Empire,  mais  il  touche  à  peine  aux  événements 
religieux  qui  s'y  passèrent  pendant  les  premières 
années  du  quatrième  siècle.  Il  semble  que,  com- 
prenant toute  la  grandeur  de  la  lutte  suprême  à  la- 
quelle il  assista,  Tévèque  de  Césarée  ne  veuille  plus 
parler  que  de  ce  qu'il  a  vu  ou  de  .ce  qu'il  sait  de  pre- 
mière main,  et  craigne  d'affaiblir  sa  déposition  par 
le  récit  ou  le  tableau  de  faits  qui  se  passèrent  loin 
des  contrées  où  il  habitait.  Cette  réserve,  qui  nuit 
sans  doute,  au  point  de  vue  littéraire,  à  la  composi- 
tion souvent  mal  équilibrée  de  son  Histoire,  en  lui 
ôtant  le  caractère  universel  qu'elle  avait  eu  pour 
les  temps  antérieurs,  ne  peut,  en  revanche,  que 
fortifier  la  valeur  documentaire  de  celle-ci  :  arrivé 
à  son  propre  temps,  l'historien  s'efface  devant  le 
témoin. 

Pour  les  siècles,  au  contraire,  qui  ont  précédé  le 
sien,  Eusèbe  se  montre  curieux  et  suffisamment  in- 
formé des  choses  de  l'Occident.  Les  sept  premiers 
livres  de  V Histoire  ecclésiastique  ne  contiennent  sans 
doute  pas  le  tableau  complet  des  persécutions  qui, 
à  diverses  reprises,  affligèrent  les  fidèles,  de  Néron 
jusqu'à  Dioclétien;  mais  l'auteur  donne  souvent  sur 
elles  de  précieux  détails,  qu'on  chercherait  vaine- 
ment ailleurs ,  et,  surtout  dans  le  récit  des  deux  pre- 


XLvi  INTRODUCTION. 

miers  siècles ,  apporte  une  attention  particulière  aux 
faits  et  aux  personnages  de  TÉglise  romaine  ou 
même  de  divers  pays  occidentaux.  On  sent,  en  le 
lisant,  riiomme  d'une  érudition  universelle,  bien 
que  parfois  mal  digérée ,  qui  eut  à  sa  disposition ,  à 
Jérusalem  et  à  Césarée ,  les  deux  plus  riches  biblio- 
thèques de  l'antiquité  chrétienne.  Lui-même  repro- 
duit plusieurs  fois  dans  son  Histoire  des  fragments 
d'un  grand  recueil  des  anciennes  Passions  des  mar- 
tyrs (Suvaywyvi  twv  apyaicov  jjLapTupiwv)  qu'il  avait 
formé  et  dont  le  texte  intégral  est  malheureusement 
perdu.  Cette  collection  devait  avoir  une  assez  grande 
étendue,  car  elle  contenait  dans  son  entier  la  lettre 
des  chrétiens  de  Lyon  et  de  Vienne  sur  les  martyrs 
de  la  persécution  de*  Marc-Aurèle ,  avec  divers  do- 
cuments relatifs  au  montanisme;  la  Passion  fort  lon- 
gue de  saint  Pionius  de  Smyrne  ;  celle  du  martyr 
Apollonius  de  Rome,  dans  laquelle  figurait  in  ex- 
tenso ,  outre  l'interrogatoire,  tout  un  discours  apolo- 
gétique prononcé  devant  le  sénat;  apparemment  la 
lettre  de  l'Église  de  Smyrne  sur  le  martyre  de  saint 
Polycarpe;  probablement  aussi  la  Passion  des  saints 
Garpos ,  Papylos,  Agathonicé,  découverte  il  y  a  quel- 
ques années  par  M.  Aube;  et  certainement  beaucoup 
d'autres  pièces  originales.  Par  les  traces  que  l'on 
rencontre  du  recueil  d'Eusèbe  non  seulement  dans 
son  Histoire  ecclésiastique,  mais  encore  dans  le  mar- 


INTRODUCTION.  xlvii 

tyrologe  oriental  du  quatrième  siècle  (1),  il  est  facile 
de  constater  que  l'attention  de  Técrivain  ne  s'était 
pas  exclusivement  portée  sur  les  martyrs  de  l'Orient, 
et  que  des  documents  de  premier  ordre,  relatifs  à 
ceux  de  l'Occident,  avaient  été  rassemblés  par  ses 
soins. 

En  ce  qui  concerne  Thistoire  des  persécutions, 
l'œuvre  d'Eusèbe  se  divise  donc  en  deux  parties  net- 
tement tranchées  :  pour  les  siècles  qui  ont  précédé 
son  propre  temps,  il  s'est  efforcé  de  recueillir  des 
renseignements  (perdus  malheureusement  en  grande 
partie)  sur  les  martyrs  de  l'Éghse  universelle;  pour 
la  persécution  à  laquelle  il  assista  (o  /.aO'  iîaaç 
^twypç)  il  s'est  borné  à  noter  les  incidents  ou  les 
noms  qui  lui  furent  personnellement  connus. 

Cette  observation ,  le  soin  avec  lequel  Eusèbe , 
dans  tout  le  cours  de  V Histoire  ecclésiastique ,  indique 
et  distingue  ses  sources,  les  nombreuses  citations 
par  lesquelles  il  nous  a  conservé  tant  de  fragments 
d'auteurs  perdus,  et  qui  font  de  certains  livres  de  cet 
ouvrage  comme  une  continuelle  mosaïque  ,  suffi- 
raient, s'il  en  était  besoin,  à  garantir  la  sincérité 
critique  de  l'écrivain >  Le  reproche  contraire  de  Gib- 
bon porte  vraiment  à  faux,  car  c'est  précisément  à 
propos  de  passages  dans  lesquels  Eusèbe  déplore  avec 

(1)  Duchesne,  les  Sources  du  martyrologe  hiéronymien,  p.  19-21. 


XLViii  INTRODUCTION. 

une  grande  véiiémence  les  divisions  et  les  chutes 
des  chrétiens  que  Thistorien  rationaliste  l'accuse  de 
jeter  sur  elles  un  voile  complaisant.  Si  quelquefois, 
pour  les  temps  qui  précèdent  le  sien,  Eusèbe  a  pu, 
comme  TertuUien  et  d'autres  écrivains  des  premiers 
siècles ,  accepter  un  petit  nombre  de  documents 
apocryphes,  attribuer  par  exemple  à  des  empereurs 
des  pièces  fausses  qui  couraient  sous  leur  nom ,  on 
doit  reconnaître  que  ces  erreurs  sont,  chez  lui,  extrê- 
mement rares,  et  que,  pour  les  événements  qui  lui 
sont  contemporains,  il  ne  cite  que  des  textes  puisés 
aux  sources  officielles,  ce  Au  lieu  d'en  donner  seule- 
ment la  substance,  ou  de  les  refaire  entièrement, 
selon  Tusage  des  autres  historiens  de  l'antiquité,  il 
les  transcrit  tout  entières,  il  prend  plaisir  à  les  re- 
produire comme  il  les  a  trouvées.  C'est  ce  qui  rend 
si  importante  pour  nous  son  Histoire  de  l'Église,  où 
il  a  réuni  tant  de  documents  précieux;  sa  Vie  de 
Constantin  est  faite  dans  le  même  esprit ,  et  elle  a 
pour  nous  le  même  genre  d'intérêt.  Plusieurs  des  do- 
cuments dont  elle  est  pleine  se  retrouvent  analysés 
ou  reproduits  dans  Lactance,  dans  saint  Augustin, 
dans  Optât  de  Milève,  qui  les  ont  empruntés  aux 
archives  de  l'État,  et  ils  sont  au-dessus  de  tous  les 
soupçons.  Il  y  en  a  d'autres  qui  atténuent  ou  qui 
contredisent  les  affirmations  d'Eusèbe,  ce  qui  montre 
bien  qu'ils  ne  sont  pas  son  ouvrage,  car  il  n'aurait 


INTRODUCTION.  xlix 

pas  pris  la  peine  de  les  fabriquer  pour  se  donner  à 
lui-même  un  démenti  (1).  » 

Dans  le  livre  dont  on  a  lu  tout  à  l'heure  le  nom, 
et  qui  a  Constantin  pour  héros,  Févidente  partialité 
de  r historien  pour  le  grand  empereur  qui  Tavait 
admis  dans  son  intimité  ne  donne  ouverture  à  aucun 
soupçon  de  supercherie  ou  de  mensonge.  La  Vie  de 
Constantin,  où  nous  aurons  à  puiser  bien  des  rensei- 
gnements utiles,  a  été  écrite  après  la  mort  de  ce 
souverain,  ce  qui  est  une  première  garantie  de  sin- 
cérité; on  doit  même  remarquer,  à  l'honneur  d'Eu- 
sèbe ,  que  si  les  louanges  qu'il  donne  à  Tempereur 
mort  paraissent  souvent  excessives ,  elles  sont  beau- 
coup plus  grandes  dans  ce  livre  que  dans  ceux  qu'il 
composa  durant  la  vie  de  son  maître  et  de  son  ami. 
Eusèbe  pèche  souvent  par  prétention  :  il  n'invente 
pas  le  bien  qu'il  met  en  lumière,  mais  il  cache  les 
ombres  et  passe  les  fautes  sous  silence.  Cependant 
le  caractère  de  Constantin,  tel  qu'il  se  dégage  de 
ce  tableau,  demeure  vrai  dans  les  grandes  lignes  : 
c'est  ce  qu'ont  très  bien  établi  M.  Boissier  dans  les 


(1)  Boissier,  la  Conversion  de  Constantin,  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes ,  imWct  1886,  p.  52.  Voir  du  même  historien,  dans  la 
Fin  du  paganisme,  Paris,  1891,  t.  I,  p.  17,  une  longue  note  défen- 
dant la  véracité  d'Eusèbe  contre  le  mémoire  de  M.  Crivellucci,  Délia 
fide  storica  di  Eusehio  nella  Vita  di  Costanlino  (Livourne,  1888); 
et  aussi  ses  observations  à  la  suite  d'une  communication  de  M.  l'abbé 
Duchesne  à  l'Académie  des  inscriptions,  28  novembre  1890. 

IV.  d 


L  INTRODUCTION. 

articles  dont  j'ai  cité  plus  haut  un  fragment,  M.  le 
duc  de  Broglie  dans  son  grand  ouvrage  sur  l'Église 
et  r Empire  romain  au  (juatrieme  siècle  el  dans  une 
étude  plus  récente  (I);  c'est  ce  que  j'espère  montrer 
moi-même  dans  les  derniers  chapitres  de  ce  livre. 


IV 


Eusèbe  n'est  pas  le  seul  écrivain  dont  le  récit, 
plus  ou  moins  empreint  du  caractère  de  mémoires 
personnels,  nous  renseigne  sur  la  dernière  persécu- 
tion ,  les  incidents  politiques  qui  en  accélérèrent  ou 
en  retardèrent  le  cours,  le  caractère  de  ses  auteurs 
et  les  souffrances  héroïquement  supportées  de  ses 
victimes.  Le  livre  de  Lactance  sur  les  Morts  des  per- 
sécuteurs nous  ouvre  avec  autant  d'abondance  et  je 
ne  sais  quoi  de  plus  bouillonnant  et  de  plus  impé- 
tueux, une  source  de  valeur  égale  sur  la  suprême 
crise  religieuse  qui  remplit  les  premières  années  du 
quatrième  siècle. 

Bien  que  cet  ouvrage  décrive  successivement  la 
fin  tragique  de  tous  les  persécuteurs  depuis  Néron , 
il  est  cependant  consacré  pour  la  plus  grande  partie 


(1)  Deux  Portraits  de  Constantin^  dans  Histoire  et  Diplomatie, 
Paris,  1889,  p.  207-250. 


INTRODUCTION.  u 

à  l'histoire  de  la  persécution  de  Dioclétien  :  celle-ci 
commence  à  être  racontée  au  chapitre  septième,  et 
le  livre  en  a  cinquante-deux.  La  véracité  de  Lactance 
a  été  contestée  plus  encore  que  celle  d'Eusèbe  : 
avec  raison ,  si  l'on  admet  a  jjriori  que  tout  écrivain 
passionné  est  nécessairement  inexact  ;  à  tort ,  si  Ton 
croit  que  les  haines  vigoureuses  et  les  vigoureuses 
amours  peuvent  se  concilier  avec  la  ferme  résolution 
de  rester  vrai.  Je  ne  prétends  pas  que ,  dans  l'expres- 
sion surtout,  Lactance  n'ait  jamais  excédé,  et  que 
l'ardente  invective  ne  rappelle  souvent,  chez  lui,  le 
compatriote  de  TertuUien;  mais  si  l'on  regarde  l'un 
après  l'autre  ses  jugements  sur  les  principaux  acteurs 
de  la  dernière  persécution ,  on  s'étonnera  de  recon- 
naître qu'ils  sont  le  plus  souvent  conformes,  dans 
l'ensemble,  avec  celui  que  portent  des  mêmes  hom- 
mes les  écrivains  païens  du  quatrième  siècle.  Parle- 
t-il  de  l'excessive  timidité  de  Dioclétien,  de  sa  peur 
de  l'avenir,  de  son  avarice,  de  son  commerce  peu  sûr, 
de  sa  cruauté,  Lactance  s'exprime  comme  les  Aure- 
lius  Victor  et  Eutrope.  L'inquiète  ambition  de  Maxi- 
mien Hercule,  son  influence  mauvaise  sur  Dioclétien, 
son  emportement,  sa  férocité,  ses  exactions  fiscales, 
sont  appréciés  par  les  mêmes  auteurs  aussi  sévère- 
ment que  par  Lactance.  Ce  qu'il  dit  de  la  folie  du 
premier,  des  débauches  du  second,  est  confirmé  par 
le  témoignage  non  suspect  de  l'empereur  Julien. 


LU  INTRODUCTION. 

Aurelius  Victor  parle  comme  Lactance  de  l'ignorance 
et  de  l'orgueil  de  Galère.  Les  qualités  morales  de 
Constance  Chlore  sont  admirées  par  Eutrope  autant 
que  par  lui.  L'insolence  deMaxence  envers  son  père, 
la  haine  dont  il  était  l'objet  de  la  part  de  celui-ci  et 
de  Galère,  sont  rapportées  par  Aurelius  Victor  pres- 
que dans  les  mêmes  termes  que  par  le  rhéteur  chré- 
tien. Sur  les  faits,  l'accord  est  souvent  aussi  marqué 
que  dans  la  peinture  des  caractères  ;  ainsi  l'historien 
le  plus  passionné  dans  le  sens  païen,  Zosime,  ra- 
conte d'une  manière  toute  semblable  divers  inci- 
dents de  la  lutte  entre  Maxence  et  Constantin  : 
comme  Lactance,  il  attribue,  avec  Aurelius  Victor 
et  Ammien  Marcellin ,  la  mort  de  Galère  à  un  ulcère 
horrible  ;  la  part  prise  par  Maximien  Hercule  à  l'é- 
lection de  Licinius,  les  démêlés  de  Maxence  avec 
son  père  Hercule,  et  d'Hercule  avec  son  gendre 
Constantin,  sont  l'objet  de  récits  équivalents,  qu'on 
lise  Lactance  ou  Zosime,  Eutrope,  Victor. 

La  seule  critique  sérieuse,  à  mon  sens,  contre 
laquelle  on  ait  à  défendre  Tauteur  du  traité  des 
Morts  des  persécuteurs  est  celle-ci  :  comment  peut-il 
avoir  été  aussi  bien  renseigné  qu'il  le  prétend  sur 
les  délibérations  secrètes  des  souverains,  sur  tel  con- 
seil privé,  tel  colloque  entre  Dioclétien  et  Galère, 
dont  il  parle  avec  les  détails  les  plus  précis ,  repro- 
duisant non  seulement  les  paroles ,  mais  jusqu'aux 


INTRODUCTION.  un 

gestes  ou  aux  larmes  des  interlocuteurs?  On  pourrait 
sans  doute  répondre  qu'en  mettant  en  scène  sous 
une  forme  aussi  dramatique  des  délibérations  qui 
certainement  eurent  lieu,  Lactance  n'a  pas  plus  ou- 
trepassé le  droit  de  l'historien  que  Tite-Live  ou  Ta- 
cite en  prêtant  aux  héros  de  leurs  Annales  des  dis- 
cours qui  sont  vraiment  des  documents  historiques 
et,  à  défaut  des  paroles  textuelles,  reproduisent  les 
sentiments  qui  vraisemblablement  les  animaient. 
Cette  réponse  ne  serait  pas  suffisante  :  car,  au  mo- 
ment où  avaient  lieu ,  dans  le  palais  de  Nicomédie , 
les  délibérations  qu'il  rapporte,  Lactance  habitait 
cette  ville ,  y  occupait  dans  Tinstruction  publique 
d'importantes  fonctions  auxquelles  Dioclétien  lui- 
même  l'avait  appelé,  et  fut  en  situation  de  recueillir 
les  échos  les  plus  intérieurs  de  ce  palais  impérial 
plein  d'officiers  et  de  serviteurs,  où  les  murs  gar- 
daient sans  doute  mal  les  secrets.  La  réponse  sera 
plus  forte  encore,  si  l'on  fait  réllexion  que  Lactance 
devint  le  précepteur  du  fils  de  Constantin  et  put  re- 
cevoir de  ce  souverain ,  qui  avait  passé  sa  jeunesse 
à  la  cour  de  Nicomédie,  les  confidences  qu'il  nous 
transmet.  Rien  n'oblige  à  admettre  que  le  traité  sur 
les  Morts  des  persécuteurs  fut  composé,  tout  de  suite 
après  l'édit  de  Milan,  et  avant  que  Lactance  ait  eu 
le  temps  d'entrer  dans  l'intimité  de  Constantin; 
le  silence  gardé  par  l'auteur  sur  les  démêlés  de  Cons- 


liv  INTRODUCTION. 

tantin  et  de  Licinius,  la  manière  respectueuse  dont 
il  parle  de  ce  dernier,  indiquent  seulement  qu'il 
écrivit  avant  que  la  rupture  entre  les  deux  empe- 
reurs fût  définitive,  c'est-à-dire  avant  322  ou  323. 
Quand  j'examine  attentivement  les  écrivains  qui 
rejettent  l'autorité  historique  de  Lactance,  je  n'ai 
pas  de  peine  à  reconnaître  qu'il  leur  est  surtout  sus- 
pect pour  n'être  point  demeuré  indifférent  aux  faits 
et  aux  personnes ,  avoir  considéré  les  persécutions 
comme  des  crimes ,  les  persécuteurs  comme  des  cri- 
minels, et  l'avoir  dit  sans  aucun  ménagement.  Mais 
un  défaut  de  ce  genre  (si  c'est  là  un  défaut)  obli- 
gerait à  effacer  bien  d'autres  que  lui  de  la  liste  des 
témoins  qu'on  peut  croire.  N'en  faudrait-il  pas  ôter 
aussi  Tacite,  pour  avoir  jugé  Tibère  ou  Néron  non 
moins  durement  que  Lactance  a  jugé  Galère  ou 
Maximin,  avoir  peint  des  plus  noires  couleurs  «  un 
temps  fertile  en  catastrophes,  ensanglanté  par  les 
combats ,  agité  par  la  discorde ,  cruel  même  dans  la 
paix  (1) ,  »  et  s'être  plu  à  montrer,  lui  aussi,  «  dans 
d'affreux  désastres  la  main  d'une  Providence  ven- 
geresse (2)  ?  »  Peut-être  cette  extrémité  n'effraierait- 
elle  pas  tous  les  censeurs  :  j'ose  croire,  cependant, 
que  les  vrais  amis  de  l'histoire  ne  se  consoleraient 


(1)  Tacite,  Hist.,  T,  2. 

(2)  Ibid.,  2. 


INTRODUCTION.  lv 

pas  d'une  telle  perte,  et  que,  même  en  lisant  Tun 
et  l'autre  avec  quelque  précaution ,  ils  continueront 
à  demander  à  l'éloquent  ami  de  Pline  le  Jeune  le  ta- 
bleau du  premier  siècle ,  au  précepteur  de  Grispus 
une  image  vivante  et,  dans  le  fond,  exacte  des  pre- 
mières années  du  quatrième. 

Le  complément  naturel  de  cette  image  se  trouvera 
dans  les  quelques  Passions  vraiment  originales  ou 
voisines  des  faits,  qui,  malgré  les  difficultés  que  j'ai 
indiquées  plus  haut ,  ont  pu  être  écrites  par  des  con- 
temporains de  la  dernière  persécution  :  documents 
bien  peu  nombreux ,  si  on  les  compare  à  la  multitude 
de  ses  victimes,  mais  souvent  très  précieux  par  la 
sincérité  de  la  rédaction,  la  précision  des  détails,  les 
interrogations  authentiques  qu'on  y  rencontre.  A  côté 
de  ces  Passions,  et  suppléant  à  leur  rareté,  doivent 
être  cités  d'assez  nombreux  panégyriques  prononcés 
par  les  plus  célèbres  orateurs  sacrés  du  quatrième  et 
du  cinquième  siècle,  comme  les  Basile,  les  Grégoire 
de  Nysse,  les  Ghrysostome,  les  Asterius,  les  Maxime 
de  Turin  ;  à  travers  le  vague  de  la  forme  oratoire  , 
l'histoire  d'illustres  martyrs  y  apparaît  au  moins 
dans  ses  grandes  lignes.  On  trouve  aussi  des  allusions 
intéressantes  aux  victimes  de  la  dernière  persécution 
dans  plusieurs  écrits  de  religion  et  de  morale  du 
même  temps,  ceux  de  saint  Ambroise,  par  exemple. 
Enfin  ,  je  dois  signaler  une  dernière  source,  originale 


LVI  INTRODUCTION. 

et  précieuse  entre  toutes  :  c'est  celle  qui  ressort  de 
procès-verbaux  officiels,  rédigés  à  la  suite  des  en- 
quêtes que  Constantin  fit  faire  en  Afrique  sur  des 
faits  de  la  dernière  persécution.  Les  donatistes  ayant 
contesté  l'élection  de  Cécilien  au  siège  épiscopal  de 
Carthage,  sous  prétexte  que  son  consécrateur,  Félix, 
évêque  d'Aptonge,  avait  jadis  livré  aux  persécu- 
teurs des  meubles  liturgiques  et  des  livres,  Constantin 
commanda,  en  314,  au  proconsul  d'Afrique  ^lianus 
d'entendre  des  témoins  sur  ce  fait  :  l'enquête  a  été 
conservée,  et  son  procès-verbal  offre  le  tableau  le 
plus  curieux  des  incidents  de  la  persécution  dans  une 
ville  africaine,  racontés  par  les  magistrats  mêmes 
qui  avaient  été  chargés  d'exécuter  Tédit.  Six  ans 
plus  tard,  en  320,  la  conduite  du  diacre  Silvain ,  de- 
venu évêque  de  Cirta  et  très  mêlé  aux  affaires  des 
donatistes,  fut  l'objet  d'une  semblable  information  : 
le  procès- verbal  existe  aussi ,  et  a  ceci  de  particulier 
qu'on  y  trouve,  intercalé,  le  texte  d'un  autre  pro- 
cès-verbal ,  daté  de  304 ,  et  relatant  la  perquisition 
faite  par  le  curateur  dans  la  maison  où  s'assem- 
blaient le  clergé  et  les  fidèles  de  Cirta,  ainsi  que 
dans  la  demeure  des  principaux  dépositaires  des  li- 
vres saints.  Par  ces  diverses  pièces,  de  source  tout 
à  fait  officielle,  on  assiste  vraiment  aux  événements 
qui  marquèrent  on  Afrique  la  première  phase  de  la 
persécution   de  Dioclétien;  elles  s'éclairent   mieux 


INTRODUCTION.  lvii 

encore  si  on  les  rapproche  des  orageux  débats  du 
synode  tenu  à  Cirta  peu  après  305,  et  dont  les  Actes 
ont  été  en  partie  publiés  par  saint  Augustin. 

J'ai  tâché  de  donner  dans  ces  pages  une  idée  claire 
des  documents  qui  m'ont  servi  à  écrire  l'histoire  des 
persécutions.  On  a  pu  voir  que  cette  histoire  repose 
sur  des  fondements  solides,  et  que  ses  matériaux 
sont  bons  et  nombreux.  Quant  au  parti  que  j'aurai 
su  tirer  de  ceux-ci,  le  lecteur  en  jugera  mieux  que 
moi  :  lui  seul  pourra  dire  si  l'ouvrage  commencé 
depuis  de  longues  années,  et  que  j'achève  aujour- 
d'hui ,  ne  demeure  pas  trop  loin  du  but  vers  lequel 
je  devais  tendre. 

Ce  que  j'aurais  voulu  surtout  marquer  en  traits 
suffisamment  nets  pour  ne  pas  disparaître  au  milieu 
des  détails,  c'est  le  caractère  de  la  lutte,  pacifique 
d'un  côté,  violente  et  sanguinaire  de  l'autre,  qui 
pendant  près  de  trois  siècles  mit  aux  prises  une  so- 
ciété petite  au  débuts,  nombreuse  et  puissante  h  la 
fin,  volontairement  désarmée  toujours,  et  l'Empire 
romain,  ou  plutôt  la  civihsation  païenne  elle-même, 
avec  ses  immenses  ressources  religieuses,  intellec- 
tuelles, matérielles,  ses  princes,  ses  philosophes,  ses 
prêtres,  ses  magistrats,  ses  soldats  et  ses  bourreaux. 
Il  me  semble  qu'on  ne  fera  jamais  assez  ressortir  la 
grandeur  imprévue  du  résultat  final ,  qui  non  seule- 
ment acquit  à  l'idée  chrétienne,  toujours  émergeant 

IV.  e 


LViii  INTRODUCTION. 

du  sang  dans  lequel  on  essayait  de  la  noyer,  le  droit 
de  se  produire  librement,  mais  finit  par  lui  sou- 
mettre les  pouvoirs  publics  et  faire  d'elle  la  direc- 
trice de  la  civilisation  renouvelée. 

Vainement  essaierait-on  d'expliquer  un  change- 
ment si  extraordinaire  en  disant  que  tôt  ou  tard  les 
idées  triomphent  toujours  de  la  force  :  cette  expli- 
cation, bien  que  passée  en  lieu  commun,  est  démen- 
tie par  l'histoire,  qui  montre  souvent  les  idées, 
vraies  ou  fausses,  étoulïces  par  la  force,  ou  ne  triom- 
phant d'elle  qu'après  avoir  recouru ,  à  leur  tour,  à 
la  violence  et  être  devenues  matériellement  les  plus 
fortes.  Les  chrétiens,  au  contraire,  n'ont  répandu 
que  leur  propre  sang.  Ils  se  sont  soumis  aux:  lois  qui 
les  condamnaient.  Ce  n'est  pas  par  le  nombre  des 
soldats  ou  des  insurgés,  mais  par  le  nombre  et  la 
constance  des  martyrs  qu'ils  ont  vaincu.  Comme  l'a 
dit  un  écrivain  dont  l'impartialité  ne  sera  contestée 
par  personne,  «  c'est  la  victoire  la  plus  éclatante 
que  la  conscience  humaine  ait  jamais  remportée 
dans  le  monde  (1).  »  L'écrivain  que  je  cite  ajoute, 
avec  la  loyauté  habituelle  de  sa  pensée  :  «  Pourquoi 
s'acharne-t-on  à  en   diminuer  l'importance  (2).^  » 

Je  n'essaierai  pas  de  répondre  à  cette  question  , 


(1)  Boissier,  la  Fin  du  paganisme ,  t.  I,  p.  458. 

(2)  Ibid. 


INTRODUCTION.  lix 

que  plusieurs  peut-être  trouveront  indiscrète  :  mais 
je  crois  avoir  le  droit  de  conclure  que  le  triomphe  du 
christianisme,  dans  les  conditions  où  il  s'est  pro- 
duit, est  un  fait  unique ,  dont  l'originalité  n'est  par- 
tagée par  aucun  autre.  Cette  originalité  paraît  dans 
son  jour  le  plus  éclatant  et  le  plus  aimable  si  l'on  fait 
attention  à  la  multitude  de  vertus  de  toute  sorte, 
fleurs  superbes  ou  exquises  qui,  pendant  trois  siècles, 
sortirent  des  âmes  chrétiennes  labourées  et  arrosées 
par  la  persécution.  On  vit  des  prodiges  de  courage, 
de  persévérance,  de  dévouement  fraternel,  de  dé- 
sintéressement, d'humilité,  de  chasteté;  il  y  eut  un 
essor  et  comme  un  épanouissement  de  vie  morale , 
uniques  aussi  dans  l'histoire  du  monde. 

Je  prie  Dieu  qu'un  peu  de  cette  sève  et  de  ce  par- 
fum se  reconnaisse  dans  mon  livre.  Puisse-t-il,  selon 
le  mot  de  Bossuet,  «  pauvre  canal  où  les  eaux  du 
ciel  passent,  »  en  avoir  au  moins  «  retenu  quelques 
gouttes!  » 

Mai   1890. 


LA 


PERSÉCUTION  DE  DIOCLÉTIEN 


ET 


LE  TRIOMPHE  DE  L'ÉGLISE 


CHAPITRE  PREMIER 

LES    CHRÉTIENS    SOUS    DIOCLÉTIEN    ET    MAXIMIEN 
HERCULE    (285-292). 


SOMMAIRE.  —  I.  Persécutions  paktielles  a  Rome  et  en  Gaule.  —  Dioclclien 
empereur.  —  Séjour  probable  à  Rome  au  commencement  de  son  régne. 

—  Vexations  contre  les  chrétiens.  —  Le  pape  Gains  réfugié  dans  le  ci- 
metière de  Calliste.  —  Martyre  du  mime  saint  Genès.  —  Dioclétien  lixe 
sa  résidence  à  Nicomédie.  —  Il  partage  l'empire  avec  Maximien.  —  Carac- 
tère de  celui-ci.  —  Dioclétien  prend  le  nom  de  Jupiter  et  lui  donne  celui 
d'Hercule.  —  Révolte  de  paysans  dans  les  Gaules.  —  Maximien  quitte 
Nicomédie  pour  les  combattre.  — Son  passage  en  Italie  :  martyrs  d'Aqui- 
lée.  —  Martyrs à  Rome.  — Martyre,  à  Agaune,  delà  «  légion  Tliébéenne.  » 

—  Martyrs  dans  les  Gaules,  sous  Fescenninus  et  Rictiovarus.  —  Martyrs 
dans  la  Grande-Bretagne.  —  Maximien  ù  Marseille  :  martyre  de  saint 
Victor.  —  Maximien  s'établit  à  Trêves  :  apaisement  de  la  persécution  en 
Occident. —  II.  Les  Églises,  Le  >éo-pagaxisme et  la  puilosophie.  —Prospé- 
rité de  l'Église  en  Orient.  —  Grand  nombre  des  chrétiens  asiatiques.  — 
Dioclétien  prend  des  sentiments  favorables  aux  fidèles.  —  Influence  de 
sa  femme  Prisca  et  de  sa  fille  Valeria.  —  Serviteurs  chrétiens  du  palais. 

—  Tolérance  pour  les  magistrats  chrétiens.  —  Fonctions  municii)ales 
exercées  par  les  fidèles.  —  Grande  situation  des  évêques.  —  Nombreuses 
constructions  d'églises.  —  Ce  mouvement  est  suivi  avec  plus  de  timidité 
à  Rome.  —  Les  papes  profitent  de  la  paix  pour  agrandir  les  cimetières. 

—  Relâchement  des  mœurs  chrétiennes  :  concile  d'iUiberis.  —  Dissensions 

IV.  1 


LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIM! EX. 

dans  les  Églises  d'Orient.  —  Tentatives  des  païens  pour  amener  les 
fidèles  aux  idées  syncrciistes.  —  Efforts  du  néoplatonisme  contre  la 
doctrine  chrétienne.  —  Écrits  et  influence  de  Porphyre. 


Persécutions  partielles  à  Rome  et  en  Gaule. 

Quaad,  après  avoir  défait  en  Mésie  le  dernier  fils 
de  Carus,  Dioclétien  se  trouva  maître  incontesté  de 
l'Empire,  des  problèmes  de  plus  d'une  sorte  se  posè- 
rent devant  l'ambitieux  Dalmate. 

Le  plus  délicat  et  le  plus  grave  regardait  la  con- 
duite à  tenir  vis-à-vis  de  l'Église  chrétienne.  Parmi 
les  prédécesseurs  du  nouveau  souverain,  les  uns 
avaient  tenté  d'arrêter  par  la  violence  les  progrès 
du  christianisme;  d'autres  avaient  mieux  aimé  ne 
pas  le  voir,  ou  le  confondre  avec  les  associations 
tolérées  :  un  seul,  Gallien,  avait  essayé  d'une  recon- 
naissance légale,  qui  ne  survécut  pas  à  son  auteur. 
Aujourd'hui ,  répandue  sur  tous  les  rivages  du  monde 
romain,  et  jusque  chez  les  Barbares,  comptant  ses 
adhérents  par  millions,  ralliant  môme,  dans  certai- 
nes parties  de  l'Orient,  la  majorité  de  la  population, 
l'Église  attendait  que  l'État  prit  à  son  égard  un 
parti  décisif  et  digne  de  tous  deux.  Fermer  les  yeux 
sur  l'existence  des  chrétiens  n'était  plus  possible  :  ils 
s'étaient  fait  trop  large  leur  place  au  soleil.  Affec- 
ter encore  de  ne  voir  dans  l'Église  que  des  associa- 
tions de  secours  mutuels,  des  «  collèges  de  petites 
gens,  »  paraissait  désormais  une   fiction  trop   peu 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  3 

conforme  à  la  réalité.  Accorder  même  à  la  religion 
chrétienne  une  tolérance  précaire  et  toujours  révo- 
cable n'était  qu'un  expédient  dilatoire,  qui  reculait 
la  difficulté  sans  la  résoudre  :  le  nombre  croissant 
des  fidèles  obligerait  tôt  ou  tard  le  pouvoir  civil  à  y 
renoncer.  Que  resterait-il,  un  jour  ou  l'autre,  pro- 
bablement dans  un  avenir  très  prochain,  sinon  de 
travailler  avec  une  suprême  énergie  à  l'anéantisse- 
ment du  culte  chrétien,  au  risque  d'être  vaincu  soi- 
même  dans  cette  dernière  bataille:  ou  d'accepter  au 
contraire  de  bonne  grâce  les  conquêtes  du  christia- 
nisme, de  rendre  définitive  la  solution  éphémère  ten- 
tée par  l'impuissant  Gallien .  et  de  mettre  fin  pour 
jamais  à  des  luttes  qui  avaient  grandi  les  victimes  et 
déshonoré  les  bourreaux? 

Deux  fois  dans  son  long  règne  Dioctétien  examinera 
cette  alternative,  et  deux  fois  il  décidera  ditférem- 
ment.  En  285 ,  au  lendemain  de  son  élection .  il  n'a 
encore  adopté  aucune  ligne  de  conduite,  même  pro- 
visoire. On  le  voit  tolérer  près  de  lui  quelques  chré- 
tiens, tout  en  faisant  ou  laissant  faire  contre  d'autres 
l'application  cruelle  des  lois  existantes. 

Plusieurs  documents  hagiographiques  supposent 
que  Dioctétien  vint  à  Rome  dans  les  premiers  mois 
qui  suivirent  la  défaite  de  Carinus  (1).  Cette  assertion 
est  vraisemblable,  malgré  le  silence  des  historiens 
profanes.  Le  nouveau  souverain  devait  avoir  hâte  de 


(1)  Voir  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  6;  Mémoires 
pour  servir  à  Chistoire  ecclésiastique,  t.  IV,  note  sur  saint  Genès. 


4  LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

paraître  dans  la  ville  où  avait  résidé  son  prédéces- 
seur, et  qui  était  encore  pleine  du  bruit  des  l'êtes  que 
celui-ci  avait  données  (1).  Il  était  certain,  d'ailleurs, 
d'être  bien  accueilli,  sinon  par  le  peuple,  que  Cari- 
nus  avait  amusé  et  flatté,  du  moins  par  les  sénateurs 
et  tous  les  grands,  cruellement  maltraités  sous  le  rè- 
gne de  ce  tyran  (2).  Le  sénat,  qui  avait  régi  l'Empire 
après  la  mort  d'Aurélien  (3),  qui  avait  élu  Tacite  et 
pensé  régner  sous  son  nom  (4),  possédait  encore,  à  la 
fin  du  troisième  siècle,  une  influence  réelle  :  la  dédai- 
gner n'eut  pas  été  d'un  habile  politique.  Dioclétien 
voulut  sans  doute  faire  hommage  de  son  pouvoir  à 
la  haute  assemblée,  et  lui  en  demander  la  confirma- 
tion; démarche  habile  de  la  part  d'un  prince  qui,  ap- 
pelé par  ses  goûts  comme  par  ses  intérêts  à  résider 
surtout  en  Orient,  avait  besoin  de  trouver,  en  Occi- 
dent, l'appui  moral  que  seul,  à  cette  époque,  le  sénat 
pouvait  lui  offrir. 

Pendant  ce  séjour  à  Rome,  Dioclétien  parait  avoir 
eu  près  de  lui  des  officiers  et  des  serviteurs  chrétiens. 
Les  adorateurs  du  Christ  étaient  nombreux  depuis 
longtemps  parmi  les  prétoriens  (5)  ;  le  chef  de  la  pre- 


(t)  Voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2™^  éd., 
p.  313. 

(2)  Jbid.,  p.  307. 

(3)  Jbid.,  p.  251. 

(4)  Ibid.,  p.  270. 

(5)  Bullettino  di  orcheologia  crisiiana,  1865,  p.  49-50;  Armellini, 
Antichi  cimiteri  cristiani  di  Roma,  p.  \12-\1^.  Des  inscriptions  de 
préloriens  chrétiens  se  rencontrent  dans  les  catacombes,  surtout  dans 
celles  des  voies  conliguës  à  leur  camp,  entre  les  portes  Tiburtine  et 


PEKSÉCUTIONS  PARTIELLES.  5 

mière  cohorte  de  cette  redoutable  milice  (1),  Sébas- 
tien, faisait  profession  d'une  piété  fervente  :  il  avait, 
dit-on ,  soutenu  la  foi  de  fidèles  persécutés  avec  tous 
les  gens  de  bien  par  Carinus  (2).  Les  divers  services 
de  la  domesticité  impériale  au  Palatin  comptaient 
aussi  beaucoup  de  chrétiens  :  la  foi  s'était  implantée 
dans  «  la  maison  de  César  »  dès  le  règne  de  Néron  (3), 
et  depuis  ce  temps  n'avait  cessé  de  s'y  propager  (4)  : 
on  se  rappelle  qu'au  milieu  du  troisième  siècle  le  pa- 
lais impérial  avait  pu  être  comparé  à  une  église  (5). 
Entre  tous  les  fidèles  qui  y  servaient  au  moment  où 
Dioclétien  visita  pour  la  première  fois  la  ville  éter- 
nelle, le  zctaire  Castulus  était  cité  pour  l'ardeur  de 
son  zèle  évangélique  (6). 

Des  traditions  malheureusement  confuses  semblent 
indiquer  que  ce  zèle  eut  lieu  de  s'exercer  au  com- 


Nomcnlane.  M.  de  Rossi  pense  qu'un  hypogée  adjacent  au  cimetière  de 
Saint-Nicomèdc  servait  à  la  sépulture  des  prétoriens  chrétiens.  Leurs 
épitaphes  appartiennent  aux  trois  premiers  siècles,  puisque  la  milice 
prétorienne  fut  abolie  par  Constantin. 

(1)  «  Princeps  primcne  cohortis.  »  Acta  S.  Sebastiani,  1,  dans  les  Acta 
Sanctorum,  janvier,  t.  II,  p.  265.  L'importance  que  parait  avoir  eue 
Sébastien  me  fait  voir  en  lui  le  tribun  d'une  cohorte  prétorienne  plu- 
tôt que  d'une  cohorte  urbaine  ou  d'une  cohorte  de  vigiles. 

(2)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2"^"  éd.,  p. 
308. 

(3)  Saint  Paul,  Philipp.,  IV,  22. 

(4)  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers  siècles, 
2™«  éd.,  p.  444,  453;  pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle, 
2'^e  éd.,  p.  21,  188,  206. 

(5)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  V^^  éd.,  p.  35, 
80,83. 

(6)  Acta  S.  Sebastiani,  69. 


6  LES  CHRÉTIENS  SOLS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

mencement  du  nouveau  règne,  et  cjae  la  persécution 
commencée  à  Rome  sous  Carinus  ne  s'arrêta  pas  tout 
de  suite  après  la  mort  de  cet  empereur  (1  ).  On  parle  de 
fidèles  encore  inquiétés  (2),  de  chrétiens  de  Rome  se 
réfugiant  en  Campanie  dans  les  domaines  d'un  riche 
converti  (3),  d'autres  se  rassemblant  en  secret  dans 
l'appartement  occupé  par  Castulus  à  l'un  des  étages 
supérieurs  du  Palatin  (4).  Peut-être  le  pape  Caius  (5) 
fut-il  à  ce  moment  Tobjet   de  quelque   menace,  et 


(1)  TWlemont,  Mémoires,  t.  IV,  art.  vi  sur  saint  Sébastien;  t.  V,  art. 
III  sur  la  persécution  de  Diocletien;  De  Rossi,  Roma  sotterranea, 
t.  III,  p.  47. 

(2)  ActaS.  Sehastiani,  64,  65. 

(3)  Jhid.,  66.  Sur  ce  converti,  Chromatius,  voir  les  Dernières  Per- 
sécutions du  troisième  siècle,  1°""  éd.,  p.  308. 

(4)  Acla  S.  Sebastiani,  69. 

(5)  Les  Actes  légendaires  de  sainte  Suzanne  (Acta  SS.,  août,  t.  II, 
p.  624;  Surius,  Vitx  SS.,  t.  VllI,  p.  99),  rejetés  par  Tillemont  [Mé- 
moires, l.  IV,  note  I  sur  saint  Caius),  poco  o  nulla  stimati,  selon 
l'expression  de  M.  de  Rossi  [Bull,  di  arch.  crist.,  1870,  p.  96),  font 
du  pape  Caius  le  frère  du  sénateur  Gabinius.  Ce  dernier,  père  de  sainte 
Suzanne,  était,  disent-ils,  parent  de  Diocletien.  Ces  détails  de  parenté 
viennent  d'une  source  trop  suspecte  pour  être  retenus;  mais  ce  que 
disent  les  Actes  de  la  contiguïté  de  la  maison  de  Caius  avec  celle 
qu'habitaient  Gabinius  et  la  vierge  Suzanne,  dans  la  sixième  région, 
paraît  confirmé  par  la  tradition.  Le  titre  de  Sainte-Suzanne  fut  de 
tout  temps  appelé  ad  duas  domos  :  cette  appellation  se  rencontre 
dans  le  très  ancien  texte  du  martyrologe  hiéronymien  découvert  par 
M.  de  Rossi  à  Berne  [Roma  sotterranca,  t.  11,  p.  xii;  Bull,  di  arch. 
crist.,  1.  c).  En  1869  ont  été  retrouvées  plusieurs  salles  d'une  magni- 
fique maison  romaine,  contiguë  à  l'église  de  Sainte-Suzanne,  et  qui 
firent  peut-être  partie  d'une  des  dux  domus  apud  vicum  Mamurri 
ante  Sallustii  foj'u m  dont  parlent  les  Actes  (Lanciani,  ^u//.  deW 
instituto  di  correspondenza  archeologica ,  1869,  p.  229-230).  Ce  ne 
serait  pas  la  première  fois  que  les  découvertes  archéologiques  confir- 
meraient un  détail  de  topographie  donné  par  un  document  légendaire. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  7 

jugea-t-il  prudent  de  se  cacher  pour  un  temps  dans 
les  profondeurs  du  cimetière  de  Calliste  (1),  ou  plus 
probablement  dans  quelqu'un  des  édifices  bâtis  au- 
dessus  de  ses  cryptes  (2)  :  le  nom  de  confesseur  lui  est 
demeuré  (3),  et  la  vénération  dont  plus  tard  sera  en- 
touré son  tombeau  (4)  montre  qu'il  eut  droit  à  ce  ti- 
tre, bien  que  mort  avant  la  persécution  générale. 

De  cet  état  violent  et  passager  un  seul  épisode  est 
connu  avec  des  détails  précis  et  suffisamment  sûrs  : 
c'est  le  martyre  du  mime  saint  Genès  (5), 


(1)  «  Hic  fiigiens  persecutionem  Diocleliani  in  cryptis  habitando...  » 
Liber  Pontificalis,  Gaius,  éd.  Duchesne,  t.  I,  p.  161. 

(2)  Cf.  De  Rossi,  Ro7)ia  sotterranea,  t.  III,  p.  462. 

(3)  «  ...  Confessor  quievit,  »  dit  la  première  édition  du  Liber  Pon- 
tijicalis  (530);  Duchesne,  t.  I,  p.  lxi,  xcvii,  72-73.  L'expression  «  niar- 
tyrio  coronatur,  »  introduite  dans  la  rédaction  postérieure,  provient 
probablement  d'un  document  légendaire  (Duchesne,  p.  xcviii),  mais 
ne  peut  s'accorder  avec  l'histoire ,  puisque  Caius  mourut  en  296,  en 
pleine  paix  :  aussi  son  nom  se  lit-il  dans  la  Depositio  episcoporum 
(ibid.,  p.  10),  et  non  dans  la  Deposiiio  martyrum  (ibid.,  p.  11).  Le 
cardinal  Orsi,  qui  ne  sera  pas  suspect  de  critique  indiscrète  ou  témé- 
raire, dit  M.  de  Rossi  {Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  119),  s'exprime 
en  ces  termes  :  «  Comme  il  n'existe  aucun  monument  authentique  de 
son  martyre,  le  titre  de  martyr  ne  paraît  lui  pouvoir  convenir,  sinon 
A  cause  des  mauvais  traitements  et  des  persécutions  soufferts  par  lui 
dans  les  premières  années  de  Dioclétien,  alors  que  ce  prince  laissa 
continuer  à  Rome  la  persécution  commencée  sous  Carinus.  »  Orsi, 
Sioria  ecclesiaslica ^  1746-1762,  cité  par  de  Rossi,  l.  c. 

(4)  On  a  retrouvé  l'inscription  d'une  défunte  qui  avait  voulu  être 
enterrée  IN  CALLISTI  AD  DOMNM?n  GAIVM,  «  dans  le  cimetière  de 
Calliste,  près  de  saint  Gaius  ;  »  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  260-265; 
l'expression  domnus,  doimia,  est  employée  pour  désigner  des  martyrs 
ou  confesseurs  illustres  près  desquels  de  pieux  fidèles  ambitionnaient 
de  placer  leur  tombeau;  Bulleitino  di  archeologia  cristiana,  1863, 
p.  6;  1875,  p.  136. 

(5)  Tillemont  appelle  la  Passion  de  saint  Genès  «  une  pièce  que  sa 


8  LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

Gomme  beaucoup  de  ses  prédécesseurs  (1),  Dioclé- 
tiçn  se  plaisait  aux  représentations  des  mimes;  son 
esprit,  imbu  contre  le  christianisme  de  préjugés  qui 
se  dissiperont  bientôt,  —  pour  se  reformer  plus  tard, 
hélas!  en  une  nuée  plus  épaisse,  —  aimait,  dans  les 
premiers  temps  de  son  règne,  à  voir  ces  histrions 
tourner  en  ridicule  les  dogmes  et  les  cérémonies 
d'une  religion  dont  il  ne  comprenait  pas  la  gran- 
deur. La  farce  romaine,  sous  quelqu'une  de  ses  for- 
mes, atellane,  mime  ou  pantomime,  avait  souvent 
bafoué  sans  nulle  retenue  les  dieux  de  l'Olympe  (2)  : 
plus  volontiers  encore  elle  prenait  la  religion  ou  les 
mœurs  chrétiennes  pour  sujet  de  ses  grossières  facé- 
ties. C'est  ce  que  fit  le  chef  d'une  troupe  de  mi- 
mes (3),  Genès,  lorsque,  appelé  à  jouer  devant  l'em- 
pereur, il  annonça  une  pièce  mêlée  de  chants,  où 
seraient  parodiés  la  conversion,  le  baptême,  le  mar- 
tyre d'un  fidèle. 


simplicité  rend  aimable  et  fait  juger  tout  à  fait  fidèle.  »  Mémoires, 
t.  IV,  art.  sur  saint  Genès. 

(1)  Friedlander,  Mœurs  romaines  d'Auguste  aux  Antonins,  trad. 
Vogel,  t.  II,  p.  201-203. 

(2)  Tertullien,  Apolog.,  15;  Prudence,  Péri  Steph.,  X,  220-230;  cf. 
Friedlander,  t.  II,  p.  196. 

(3)  «  Magister  mimithemelae  arlis,  qui  stans  cantabat  super  pulpitum, 
et  rerum  humanarum  erat  imitator.  »  Passio  S.  Genesii,  dans  Kuinart, 
Acta  martyrum  sincera,  p.  283.  Cf.  MAGISTER  MIMARIORVM, 
Orelli,  Inscr.  lai.,  2631  ;  ARCHIMIMVS,  Corp.  inscr.  lat.,  t.  VI,  1063, 
1064,  4649;  ARCHIMIMA  DIVRNA,  10107;  ARCHIMIMVS  DIVRNVS, 
Bulletlino  délia  commissione  archeologica  comunale  di  Roma, 
1888,  p.  39,  n-^  2048;  THYMELICVS,  Orelli,  2589;  IMITATOR,  Henzen, 
Suppl.  OrelL,  6188. 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  9 

Au  début  de  la  pièce,  on  voyait  Genès  étendu  sur 
un  lit,  feignant  d'être  malade.  Il  demandait  le  bap- 
tême. «  Eh!  les  amis,  criait-il,  je  me  sens  lourd,  je 
veux  devenir  léger.  »  Le  chœur,  qui  jouait  un  grand 
rôle  dans  ces  représentations  (1),  répondait  :  «  Et 
comment  te  rendrons-nous  léger?  Sommes-nous  des 
charpentiers  et  devrons-nous  te  passer  au  rabot?  » 
Cette  plaisanterie,  dont  le  sel  nous  semble  bien  fade, 
amusa  fort  les  spectateurs  :  sans  doute  ils  y  virent 
une  allusion  au  métier  manuel  exercé  par  Jésus  et 
par  Joseph.  «  Insensés!  reprenait  Genès,  je  désire 
mourir  chrétien.  —  Et  pourquoi?  —  Afin  de  fuir  au- 
jourd'hui dans  le  sein  de  Dieu.  »  Deux  mimes  s'ap- 
prochent pour  imiter  le  prêtre  et  l'exorciste  (2).  A  ce 
moment  se  produisit  dans  l'âme  de  Genès  une  de  ces 
soudaines  révolutions,  qui  ne  sont  pas  rares  en  ce 
temps  de  violentes  commotions  morales.  L'acteur 
avait  été  élevé  par  des  parents  chrétiens  :  leurs  en- 
seignements, leurs  vertus  lui  revinrent  en  mémoire. 
Il  se  sentit  vaincu  par  la  grâce.  Quand  les  deux  co- 
médiens, assis  près  de  son  lit,  lui  demandèrent  : 
«  Pourquoi  nous  as-tu  appelés,  mon  fils?  »  ce  fut 
sincèrement  qu'il  répondit,  comme  à  de  vrais  minis- 


(1)  Friedlander,  Mœurs  romaines  d'Avguste  aux  Antonins,i.  II, 
p.  219;  Marqiiardt,  Rômische  Staatsverwattiing,  t.  III,  p.  530. 

(2)  «  Evocato  auteiii  presbytero  et  exorcista.  »  Passio  S.  Genesii,  2. 
On  exorcisait  les  catéchumènes  avant  le  baptême;  saint  Cyrille  de 
Jérusalem,  Procalech.^  9;  Catecli.,  I,  5.  Voir  Duchesne,  Origines  du 
culte  chrétien,  p.  288.  Dès  le  milieu  du  troisième  siècle,  le  clergé  de 
Rome  comptait  cinquante-deux  exorcistes,  lecteurs  et  portiers;  saint 
Corneille,  lettre  à  Fabius ,  dans  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  VI,  43,  12. 


10        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

très  des  autels  :  «  Parce  que  je  désire  recevoir  la 
grâce  du  Christ,  et,  régénéré  par  elle,  être  délivré 
des  ruines  causées  par  mes  iniquités.  » 

La  cérémonie  du  baptême  s'accomplit  :  l'eau  coula 
sur  le  front  et  les  membres  de  l'acteur,  on  le  revêtit 
de  la  robe  blanche  des  néophytes.  La  farce  se  con- 
tinue ,  ou  plutôt  l'étrange  scène  se  poursuit ,  sérieuse 
maintenant  de  la  part  de  Genès,  feinte  pour  tous  les 
autres.  Après  l'acte  du  baptême  vint  l'acte  du  mar- 
tyre. Des  mimes  s'avancent,  costumés  en  soldats.  Le 
nouveau  chrétien  est  conduit  sur  le  devant  du  théâ- 
tre, comme  pour  le  présenter  à  l'empereur.  iMais  un 
incident  imprévu  se  produit.  Genès  prend  la  parole. 
De  même  que,  trois  siècles  auparavant,  cet  autre 
mime,  à  la  fois  auteur  et  acteur,  qui,  déposant  son 
personnage  imaginaire,  s'adressa  pour  son  propre 
compte  à  César  et  au  peuple  (1),  Genès  raconte,  lui 
aussi,  sa  propre  histoire  :  plus  heureux  cependant 
que  Laberius,  ce  n'est  pas  un  anneau  d'or  et  la  réin- 
tégration dans  le  rang  de  chevalier  (2),  c'est  la  gloire 
éternelle  qui  paiera  son  courageux  discours.  «  Em- 
pereur, dit-il,  soldats,  philosophes,  peuple  de  cette 
ville,  j'avais  horreur  des  chrétiens,  et  j'insultais  ceux 
qui  s'avouaient  tels.  A  cause  du  Christ  j'ai  détesté 
mes  parents  et  tous  mes  proches  :  je  me  moquais 
tellement  de  ses  disciples,  que  j'étudiais  avec  soin 


(l)Ribbeck,  Comicorum  latinorum  reliquix,  Lci\)z\ç[„  1855,  p.  251. 

(2)  Suétone,  Julius  Cœsar,  29;  Sénèque,  Controv.,  III,  18;  Macrobe, 

Satura.,  II,  3.  Voir  Patin,  Études  sur  la  poésie  latine,  1.  II,  p.  361. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  11 

leurs  mystères,  afin  de  les  tourner  devant  vous  en 
ridicule.  Mais  dès  que  l'eau  baptismale  eut  touché  ma 
chair,  et  qu'aux  interrogations  j'eus  répondu  :  «  Je 
crois,  »  je  vis  une  main  s'abaisser  du  ciel  sur  moi  (1)  : 
des  anges  radieux  planaient  au-dessus  de  ma  tête,  ils 
lisaient  dans  un  livre  les  péchés  que  j'ai  commis 
depuis  mon  enfance,  puis  les  effaçaient  avec  l'eau,  et 
me  montraient  la  page  devenue  blanche  comme  la 
neige  (2).  Et  maintenant,  glorieux  empereur,  peuple 
qui  avez  ri  avec  moi  de  ces  mystères,  croyez  avec 
moi  que  le  Christ  est  le  vrai  Seigneur,  et  qu'en  lui 
sont  la  lumière,  la  vie,  la  piété,  afin  qu'en  lui  vous 
puissiez  aussi  obtenir  le  pardon.  » 

La  liberté  extraordinaire  qu'osait  prendre  le  mime, 
l'audace  de  ce  langage,  indignèrent  Dioctétien  :  il 
fit  en  sa  présence  fouetter  Genès,  puis  le  livra  au  pré- 


(1)  Dans  l'art  chrétien  des  premiers  siècles ,  Dieu  est  symbolisé  sou- 
vent par  une  main  sortant  d'un  nuage  :  ainsi,  dans  la  crypte  dite 
délie  pecorelle,  au  cimetière  de  Callisle  ffin  du  troisième  siècle  ou 
commencement  du  quatrième),  devant  Moïse  ùtant  sa  chaussure  la 
main  divine  parait  dans  le  ciel;  De  Rossi,  Roma  sottenanea,  t.  II, 
pi.  B;  t.  III,  pi.  IX;  dans  une  fresque  du  cimetière  de  Domilille,  re- 
présentant le  sacrifice  d'Abraham  (quatrième  siècle) ,  la  main  de  Dieu 
sort  d'un  nuage;  Garrucci,  Storia  delV  arle  crisiiana,  pi.  XXIV. 
Voir  Martigny ,  Dictionnaire  des  antiquités  chrétiennes ,  2«  éd.,  art. 
Dieu,  p.  245,  247;  Smith,  Dictionary  of  chistian  aniiquiiies ,  art. 
God  the  Father,  p.  737;  Kraus,  Real-Encyclopddie  der  cliristlichen 
Alterthumer,  art.  Gott,  t.  I,  p.  629. 

(2)  Dans  les  fresques  des  catacombes,  les  anges  sont  représentés 
sous  la  figure  de  jeunes  hommes,  vêtus  de  la  tunique  et  du  pallium: 
Kraus,  art.  Engelbilder,  t.  I,  p.  416.  Dans  le  Pasteur  d'Hermas,  les 
six  anges  qui  construisent  la  tour  mystérieuse  paraissent  également 
sous  les  traits  de  six  jeunes  hommes;  Visio  JII,  8;  l'ange  de  la  péni- 
tence se  montre  en  costume  de  berger;  Mond.,  proœm. 


12        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

fet  Plautien(l).  Celui-ci  somma  l'acteur  de  sacrifier 
aux  dieux,  et,  pour  l'y  contraindre^  le  mit  à  la  tor- 
ture. Mais  ni  le  chevalet,  ni  les  ongles  de  fer,  ni  les 
torches  ardentes  ne  changèrent  la  résolution  du  nou- 
veau chrétien,  qui  ne  cessait  de  confesser  le  Christ, 
s'accusant  de  Favoir  si  longtemps  méconnu.  Plautien 
le  fit  alors  décapiter,  le  25  août  (2).  Le  choix  de  ce 
supplice  semble  montrer  dans  Genès  un  homme  de 
condition  honorable,  jeté  par  la  misère  ou  le  goût 


(1)  «  Plautiano  praefeclo.  »  Passio  S.  Genesii,  3.  Les  Arles  parlent-ils 
du  préfet  du  prétoire  ou  du  préfet  urbain?  En  285,  année  où  Dioclé- 
tien  paraît  avoir  été  à  Rome,  et  où  se  place  vraisemblablement  le 
martyre  de  Genès,  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  préfets  ne  portait  le  nom 
de  Plaulien;  nous  ne  trouvons  de  préfet  de  ce  nom  dans  aucune  des 
années  où  Dioclétien  peut  avoir  séjourné  à  Rome.  Mais,  bien  avant 
Dioclélien,  le  préfet  du  prétoire  eut  des  suppléants  :  «  a  praefecto 
prœtorio  vel  eo  qui  vice  prœfecti  ex  mandatis  principum  cognoscet,  « 
dit  Ulpien,  au  Digesle,  XXXII,  i,  1,  §  4;  cf.  Wilmanns,  Exempta 
inscript.,  1208,  1295;  Mommsen,  Mmische  Staatsreclit,  2°  édit., 
t.  II,  p.  934.  Plautien  est  probablement  un  de  ces  vice-préfets  :  on  com- 
prendrait qu'en  285  Dioclétien,  qui  avait  confirmé  dans  sa  charge  le 
préfet  du  prétoire  nommé  par  Carus  (Tillemont,  Histoire  des  Empe- 
reurs, t.  IV,  p.  6),  eût  voulu  avoir  en  môme  temps  dans  cette  haute 
magistrature  un  homme  qui  fût  complètement  à  lui. 

(2)  «  VIII  Kal.  Septembris.  ^>  Passio,  3.—  «  VIIII  Kal.  Sept...  Romae 
natl.  Sci  Genesi  martyr.  »  Martyrologe  hiéronymien  (De  Rossi-Du- 
chesne,  p.  110).  —  «  ...  Kal.  Sept,  sancli  Genesi  mimi.  »  Calendrier 
de  l'Église  de  Carthage  (Ruinart,  p.  694).  La  date  indiquée  par  les 
martyrologes  varie  entre  le  24  et  le  25  août.  —  Saint  Genès  fut  en- 
terré au  cimetière  de  saint  Hippolyte,  sur  la  voie  Tiburtine;  De  Rossi, 
Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  178.  —  Un  verre  chrétien  offert  au  pape 
Léon  XIII,  à  l'occasion  de  son  jubilé,  par  M.  Wilshere  représente  les 
figures  de  saint  Luc  et  de  saint  Genès.  Comme  ce  verre  provient  des 
catacombes  de  Rome,  il  est  probable  que  le  Genès  qui  y  est  figuré  est 
le  martyr  de  cette  ville,  non  son  homonyme  d'Arles.  Bull,  di  arch. 
crist.,  1894,  p.  50. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  13 

du  théâtre  dans  une  profession  pour  laquelle  il  n'était 
point  né  (1).  De  pareils  exemples  ne  sont  pas  rares 
dans  l'antiquité  romaine  :  nous  avons  tout  à  l'heure 
fait  allusion  à  l'un  des  plus  célèbres. 

Dioclétien  ne  demeura  probablement  que  peu  de 
mois  à  Rome.  Il  paraît  s'être  fixé  dès  l'hiver  de  285 
à  Nicomédie(2).  Des  rivages  de  la  mer  de  Marmara 
il  pouvait  surveiller  à  la  fois  le  Tigre,  le  bas  Danube 
et  l'Euxin,  par  où  entraient  les  envahisseurs  de  races 
diverses,  attirés  par  les  provinces  d'Asie  si  riches  quoi- 
que si  souvent  pillées.  Métropole  de  la  Bithynie  (3) , 
cité  assez  opulente  pour  avoir  sous  Trajan  dépensé 
en  travaux  publics  plus  de  trente  millions  de  sester- 
ces (4) ,  Nicomédie  était  aussi  un  ardent  foyer  de 
paganisme  :  un  des  premiers  temples  dédiés  à  Au- 
guste vivant  s'était  élevé  dans  ses  murs  (5),  et  servait 
encore  de  siège  aux  députés  de  la  communauté  d'Asie, 
de  centre  à  leurs  fêtes  (6);  elle  portait  le  titre  de 
((  deux  fois  néocore,  ville  sainte,  lieu  d'asile  (7).  » 


(1)  Cependant  le  cognomen  Genesius  ou  Genesis  parait  de  forme 
servile;  Wilmanns,  367.  Mais  c'est  peut-être  un  «  nom  de  guerre,  » 
comme  en  prennent  les  comédiens. 

(2)  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  7. 

(3)  Marquardt,  Homische  Staatsverwaltung,  t.  I,  p.  355.  Nicomé- 
die  fut  érigée  par  Dioclétien  en  colonie,  et  paraît  être  la  dernière  ville 
à  laquelle  ait  été  donné  ce  titre,  qui  dès  lors  tomba  en  désuétude; 
ibid.,  p.  126. 

(4)  Pline,  Ep.,  X,  46,  47,  50,  58. 

(5)  Dion  Cassius,  LI,  20. 

(6)  Corpus  inscr.  grœc,  1720,  3428;  Waddington,  Voyage  ar- 
chéoL,  t.  III,  1176. 

(7)  Atç  vetoxôpoç,  Neixofjiriôeta  îepà  xai  âayXoç.  Corp.   inscr.  grxc, 


r«        LES  CIIRÉTIEINS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

A  la  dévotion  officielle  les  habitants  de  Nicomcdie 
joignaient  une  supei-stition  opiniâtre  :  jusqu'au  troi- 
sième siècle  ils  avaient  conservé  sur  leurs  monnaies 
l'image  du  dieu  inventé  par  Alexandre  d'Abonotique, 
le  serpent  Glycon  (1)  ;  au  siècle  suivant  l'exercice  de 
la  divination  et  de  la  magie  y  sera  encore  floris- 
sant (2).  Un  tel  milieu  était  favorable  au  fanatisme, 
et  contribuera  peut-être  à  l'éclosion  des  idées  persé- 
cutrices qui  ensanglanteront  la  fin  du  règne  de  Dioclé- 
tien.  Mais,  au  moment  où  il  s'établit  à  Nicomédie, 
d'autres  pensées  occupaient  son  esprit. 

Il  y  avait  longtemps  que  les  politiques  sensés  trou- 
vaient l'Empire  trop  vaste  pour  être  gouverné  par 
une  seule  tête ,  et  surtout  jugeaient  ses  frontières  trop 
nombreuses  et  trop  menacées  pour  être  défendues  par 
une  seule  épée.  Dès  le  milieu  du  troisième  siècle,  Va- 
lérien  avait  senti  qu'un  pouvoir  unique  devenait  iné- 
gal à  régir  et  à  protéger  ce  grand  corps  :  aussi ,  près 
d'aller  combattre  et  périr  en  Orient ,  avait-il  laissé 
l'Occident  à  son  fils  Gallien  (3).  La  démonstration 
commencée  alors  s'était  pour  ainsi  dire  achevée  d'elle- 
même  :  après  la  chute  de  Valérien,  on  avait  vu  le 
monde  romain  se  diviser,  afin  d'opposer  aux  Barbares 


3771.  —  Sur  les  villes  néocores,  voir  Histoire  des  persécutions  pen- 
dant la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  397. 

(1)  Cavedoni,  Bull.  delV  instituto  di  correspondenza  archeologica, 
1840,  p.  \01-\Q^;L.V\vq\,  Gazette  archéologique,  sept.  1879,  p.  184, 
187. 

(2)  Libanius,  Prosphoneticus,  éd.  Reiske,  t.  I,  p.  408, 

(3)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2«éd.,  p.  154. 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  15 

de  l'est  comme  à  ceux  de  l'ouest  un  front  toujours 
armé  (1).  L'énergique  mais  aveugle  politique  d'Auré- 
lien  avait  arrêté  ce  mouvement  et  rétabli  par  la  vio- 
lence une  factice  unité  (2).  Cependant  Carus,  en  con- 
fiant la  Gaule  à  l'un  de  ses  fils  et  en  se  portant  avec 
l'autre  en  Orient,  venait  de  revenir  d'instinct  à  la 
politique  inaugurée  par  Valérien  (3).  La  mort  de  Ca- 
rinus  avait  remis  maintenant  l'autorité  au  seul  Dioclé- 
tien  :  allait-il  la  conserver  sans  partage,  ou  se  dé- 
charger d'un  fardeau  trop  lourd  en  s'associant  un 
collègue?  Dioctétien  eut  la  sagesse  de  prendre  ce  der- 
nier parti.  Le  1^^  avril  28G  (i) ,  il  revêtit  de  la  dignité 
d'Auguste  le  pannonien  M.  Aurelius  Yalerius  Maxi- 
mianus(5). 

Officier  de  fortune  comme  Dioctétien,  et  comme  lui 
sans  naissance,  sans  éducation,  sans  lettres (6),  Maxi- 
mien avait  de  plus  que  lui  Factivité  militaire,  l'éner- 


(1)  Ibid.,  p.  177,  180,  194,  387  et  suiv. 

(2)  Ihid.,  p.  222,  232,  234,  406. 

(3)  Ibid, ,  p.  305. 

(4)  Sur  ceUe  date,  donnée  par  la  chronique  d'Idace,  voir  Tillemont, 
Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  597,  note  v  sur  Dioclétien. 

(5)  Peut-être  l'avait-il  fait  César  dès  l'année  précédente.  C'est  ce 
qu'admet  Otto  Seek  [Die  Ehrebung  des  Maximiaa  z\im  Augustus, 
dans  Commentationes  Woel/inianae,  Leipzig,  1897).  Celui-ci  place  en 
285  l'élévation  de  Maximien  au  rang  de  César,  en  285  également  la 
guerre  des  Bagaudes,  admet  qu'en  280,  après  les  succès  sur  les  Ba- 
gaudes.  Maximien,  proclamé  imperator  par  ses  soldats,  fut  déclaré 
Auguste  par  Dioclétien  ;  ce  qui  permet  d'expliquer  qu'il  ait  pu,  en  cette 
même  année  286,  la  Gaule  étant  pacifiée,  résider  en  Germanie,  et  da- 
ter de  Mayence,  21  Juin,  un  rescrit  (fragm.  Vatican.,  271;  cf.  Momm- 
sen,  C.  R.  de  l'Académie  de  Berlin,  1860,  p.  419). 

(6)  Aurelius  Victor,  De  Cœsaribus,  39;  Eutrope,  Brev.,  IX. 


10         LKS  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

gie  du  commandement  (1)  :  il  n'oublia  jamais  sous 
la  pourpre  l'amitié  qui,  dans  les  camps,  l'avait  uni  à 
Dioclctien  et  la  reconnaissance  due  à  l'homme  qui 
avait  fait  sa  fortune  :  toute  sa  carrière  le  montre  loyal 
et  fidèle.  Mais  de  grands  vices  jettent  une  ombre  sur  ces 
qualités  :  Maximien,  licencieux  jusqu'à  la  débauche  (2), 
avare  et  dissipateur  tout  ensemble  (3) ,  était  naturel- 
lement cruel;  il  prenait  plaisir  à  verser  le  sang  (4). 
Dioclétien  fera  faire  quelquefois  à  ce  rude  soldat  de 
cruelles  besognes,  auxquelles,  par  calcul  autant  que 
par  tempérament,  lui-même  se  jugeait  impropre  (5). 
Un  tel  choix  n'était  pas  pour  relever  le  pouvoir  sou- 
verain dans  l'esprit  des  peuples;  cependant,  dès  la 
nomination  du  nouvel  Auguste,  Dioclétien  laissa  devi- 
ner la  transformation  que  sa  politique  fera  subir  par 
degrés  à  la  dignité  impériale.  Sept  ans  auparavant, 
Probus  recevait,  dit-on,  les  ambassadeurs  du  roi  de 
Perse  assis  à  terre  dans  son  camp  et  mangeant  comme 
un  soldat  un  morceau  de  lard  salé  (6)  ;  mais  cette 
simplicité  républicaine  ne  suffisait  plus  à  Dioclétien. 
Dans  sa  pensée,  le  pouvoir  de  l'empereur  romain  est 
trop  fragile  et  trop  menacé  pour  que  celui-ci  puisse 
impunément  se  contenter  d'être  le  premier  des  ma- 


(1)  Lactance,  De  mort  pers.,  8. 

(2)  Aurelius  Victor,  De  Cxsaribus,  39;  Julien,  Cœsares. 

(3)  Lactance,  De  mort,  pers.,  8. 

(4)Eutiope,  Brev.,  X,  1;  Lactance,  De  mort,  pers.,  15. 
(5)Eutrope,  /.  c,  IX,  26;  X,  1;  Lactance,  15;  cf.   Suidas,  s.   v.  : 
Tràffav  (yx)T,pàv  TcpàÇiv  étépot;  àvaxiOei;. 
(6)  Synesius,  De  régna,  éd.  1640,  p.  19. 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  17 

gistrats  et  le  premier  des  généraux.  Il  faut  qu'un 
rayon  du  ciel  tombe  désormais  sur  le  souverain  et  le 
rende  inviolable  en  le  transfigurant  aux  yeux  des 
peuples;  sa  robe  de  pourpre  devra  devenir  «  le  man- 
teau de  Fimmortel  Zeus{l).  »  Aussi,  bien  que  per- 
sonnellement peu  dévot  aux  vieilles  divinités  de  Rome, 
Dioclétien,  lorsqu'il  éleva  Maximien  à  l'empire ,  prit- 
il  pour  lui-même  le  nom  de  Jupiter  et  donna-t-il  à 
son  collègue  celui  d'Hercule ,  que  nous  lui  conserve- 
rons dans  la  suite  du  récit  (2). 

De  graves  nouvelles  arrivées  de  Gaule  avaient  peut- 
être  hâté  le  choix  de  Dioclétien  (3).  Dans  ce  pays 
venait  d'éclater  une  révolte  de  paysans,  excitée  à  la 
fois  par  les  usurpations  des  riches  et  les  exactions  du 
fisc.  Déjà,  quelques  années  auparavant,  un  rhéteur 
gallo-romain  avait  traduit  en  phrases  d'une  extrême 
énergie  les  colères  qui  grondaient  dans  le  cœur  des 
prolétaires  ruraux  [k).  D'un  côté,  l'extension  déme- 
surée des  grandes  propriétés  submergeait  en  beau- 
coup de  lieux,  comme  une  marée  montante,  les  petits 
champs  voisins;  de  l'autre,  le  fisc,  levant  l'impôt  à 
l'aide  du  fouet  et  de  la  torture,  achevait  la  misère 
des  paysans  (5).  Ceux-ci  cherchaient  un  refuge  dans 


(1)  Jean  Malala,  Chronogr.,  xif,  étl.  Bonn.,  p.  310. 

(2)  Aurelius  Viclor,  De  Cœsaribus,  39;  Eckhel,  Doctr.  numm.  let., 
l.  \ni,  p.  y,  19;  Corp.  inscr.  lat.,  t.  III,  3231,  4413. 

(3)  Aurelius  Viclor,  l.  c. 

i'k]  Voir  les  Dernières  Persi'cutions  du  troisième  siècle,  2«  éd., 
p.  395. 
(5)  Lactance,  De  mort,  pers.,  7. 

2 


18        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTJEN  ET  MAXIMIEN. 

les  opulents  domaines  qui  s'él aient  formés  des  débris 
de  la  petite  propriété  :  colons,  ils  se  mêlaient  aux 
esclaves  et  aux  serfs,  et,  attachés  comme  eux  à  la 
glèbe,  finissaient  par  perdre  les  derniers  privilèges 
de  l'homme  libre  (1).  Accablés  de  prestations  et  de 
corvées,  payant  pour  eux-mêmes,  payant  souvent 
pour  le  propriétaire  du  sol  (2),  ces  malheureux  fini- 
rent par  ne  plus  prendre  conseil  que  de  leur  déses- 
poir. «  On  nous  pousse  aux  armes;  désormais,  nous 
n'aurons  plus  d'autre  loi  que  notre  colère  :  et,  quelles 
que  soient  les  forces  de  nos  adversaires,  nous  sommes 
aussi  forts  qu'eux,  si  nous  ne  tenons  pas  à  la  vie  (3).  » 
Ainsi  se  formèrent  sur  divers  points  de  la  Gaule  ces 
troupes  de  désespérés,  auxquels  on  donna  le  nom 
celtique  de  Bagat  ou  Bagad,  multitude  (4).  De  tous 
les  domaines,  tenanciers,  esclaves,  venaient  à  eux  (5)  : 
une  armée  prêie  pour  la  révolution  sociale  s'organi- 
sait. On  comprendra  quel  pouvait  être  le  nombre  de 
ces  soldats  d'un  nouveau  genre,  quand  on  se  sou- 
viendra qu'un  seul  noble  gaulois,  au  milieu  du  troi- 
sième siècle,  avait  pu  lever  sur  ses  terres  deux  mille 


(1)  Wallon,  Histoire  de  l'esclavage  dans  l'antiquité,  t.  III,  p.  282 
et  suiv. 

(2)  Loi  de  286,  au  Code  Justinien,  IX,  x,  3. 

(3)  «  Jam  ad  arma  miltimur...  in  vicem  legis  ira  succedit...  pla- 
ceas  licet  libi  opum  tuarum  fiducia,  dives,  si  milii  vivere  non  ex- 
pedit,  pares  sumus.  »  Declam.  XIII,  1  (dans  les  Œuvres  de  Quinti- 
lien). 

(4)  Voir  Du  Cange,  Gloss.  lat.,  \°  Bagaudœ. 

(5)  «  Omnia  pêne  Galliarum  servitia  in  Bagaudam  conspiravere.  » 
Prosper  d'Aquitaine,  Chron. 


PERSECUTIONS  PAIITIELLES.  19 

hommes  armés  (1).  Les  agriculteurs,  dit  un  pané- 
gyriste, prirent  promptement  les  habitudes  militaires. 
Le  laboureur  se  fit  fantassin;  les  pâtres,  accoutumés 
à  garder  à  cheval  leurs  troupeaux,  et  déjà  à  demi 
brigands  (2) ,  formèrent  une  cavalerie  redoutable  (3). 
Un  sourd  réveil  de  nationalité  gauloise,  suscité  par 
les  druides,  qui  erraient  encore  dans  les  montagnes 
et  les  forêts  (4),  et  gardaient  leur  influence  sur  le 
paysan  superstitieux  (5) ,  se  mêla  peut-être  à  ce  mou- 
vement de  désespoir.  ^  — 

Pour  conduire  et  discipliner  une  telle  armée,  il 
fallait  des  chefs  :  deux  hommes  se  rencontrèrent,  qui 
se  mirent  à  sa  tête,  et  prirent  même  le  titre  d'Augus- 
tes. Ces  empereurs  des  esclaves  et  des  paysans  s'ap- 
pelaient zElianus  et  Amandus.  On  a  prétendu  qu'ils 
étaient  chrétiens  :  une  Vie  de  saint,  écrite  au  septième 
siècle  (6) ,  dit  même  que  ceux  qui  leur  obéissaient 


(1)  Vopiscus,  Prociihis,  2. 

(2)  On  défendit  plus  lard  aux  pâtres  l'usage  du  cheval ,  à  cause  de 
leurs  brigandages;  Code  Théodosien,  IX,  xxix,  2;  xxxi,  1. 

(3)  «   Quum  mililares  habitus  ignari  agricole  appetiverunt,  quuin 
arator  equitem...  imitatus  est.  »  Mamertin,  Paaeij.  Maxim.  Aug. 

(4)  (y  Specu  aut  abditis  saltibus.  »  Pomponius  Mêla,  III,  2. 

(5)  Lampride,  Alex.,  GO;  Vopiscus,  Aurel.,  44;  Carinus,  14.  «Les 
restes  du  druidisme  ont  survécu  longtemps  à  la  ruine  du  grand  corps 
sacerdotal  qui  avait  gouverné  la  Gaule.  »  Duruy,  Histoire  des  Romains, 
t.  VI,  p.  675.  Cf.  Lecoy  de  la  Marche,  Saint  Martin,  p.  22.  Persistance, 
au  quatrième  siècle,  des  sacrifices  humains  en  Gaule;  Eusèbe,  Prxpa- 
ratio  evangelica^  IV,  16.  A  la  fin  du  même  siècle,  être  d'origine 
druidique,  siirpe  druidarum  satus,  reste  un  titre  d'honneur;  Au- 
sone,  cité  par  Beugnot,  Histoire  de  la  destruction  du  paganisme  en 
Occident,  t.  II,  p.  150.  Cf.  Jullian,  Ausone  et  son  temps,  dans  Revue 
historique,  oct.-nov.  1891,  p.  245. 

(6)  La  Vie  de  saint  Babolein,  Acta  SS.,  juin,  t.  V,  p.  179. 


20        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

s'étaient  soulevés  en  haine  du  paganisme,  et  refu- 
saient de  se  soumettre  aux  adorateurs  des  dieux.  Il 
semble  qu'au  temps  où  cette  légende  fut  rédigée,  une 
tradition,  dont  il  est  impossible  de  découvrir  l'ori- 
gine ,  représentait  l'insurrection  des  Bagaudes  comme 
une  révolte  chrétienne.  Rien,  cependant,  n'est  moins 
fondé  qu'une  telle  opinion.  M.  Duruy  dit  fort  juste- 
ment :  «  Les  chefs  de  brigands  sont  souvent  populai- 
res :  la  guerre  qu'ils  font  aux  riches  semble  aux  pau- 
vres des  représailles  légitimes.  Les  Bagaudes  restèrent 
dans  la  mémoire  du  peuple  comme  les  défenseurs  des 
malheureux  (1).  »  De  là  à  en  faire  des  chrétiens  la  dis- 
tance n'était  pas  grande  :  l'imagination  naïve  du 
septième  siècle  la  franchit  sans  peine.  Qu'il  y  ait  eu, 
mêlés  aux  paysans  insurgés,  quelques  chrétiens,  cela 
ne  paraît  pas  impossible  :  tous  n'étaient  pas  des 
saints,  quelques-uns  étaient  poursuivis  par  des  créan- 
ciers ou  par  le  fisc  (2) ,  et  plusieurs  de  ces  malheu- 
reux purent  chercher  un  refuge  dans  le  camp  des 
rebelles,  comme  on  avait  vu,  sous  Valérien ,  des  chré- 
tiens faire  cause  commune  avec  les  Barbares  qui 
ravageaient  la  province  du  Pont  (3).  Mais  on  ne 
saurait  étendre  au  corps  entier  ce  qui  fut  la  faute 
d'un  petit  nombre  d'individus  seulement.  Les  chré- 


(1)  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  VI,  p.  528. 

(2)  Saint  Augustin,  Brev.  coll.  cum  donat.,  III,  25:  Edmond  Le 
Blant,  les  Actes  des  martyrs,  §  39,  p.  105-108. 

(3)  J'ai  cité  ailleurs  les  paroles  indignées  que  leur  adresse  saint  Gré- 
goire le  Thaumaturge  :  voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième 
siècle,  2^  éd.,  p.  160. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  21 

tiens  pris  en  masse  n'ont  jamais  transgressé  le  devoir 
d'obéissance  aux  lois  enseigné  par  TÉvangile  et  im- 
posé par  l'Église  (1).  A  cette  observation  générale 
j'ajouterai  deux  arguments,  qui  me  paraissent  déci- 
sifs. En  286,  époque  de  la  guerre  des  Bagaudes,  les 
fidèles  des  Gaules  n'étaient  molestés  nulle  part  :  de- 
puis 275,  date  de  la  mort  d'Aurélien,  ils  jouissaient 
d'une  paix  complète.  Comment  auraient-ils  choisi  un 
tel  moment  pour  se  révolter,  eux  qui  restèrent  pa- 
tients et  soumis  au  milieu  des  plus  dures  épreuves  des 
persécutions?  De  plus,  la  révolte  des  Bagaudes  fut  es- 
sentiellement une  révolte  de  pâtres  et  de  paysans. 
Mamertin  (2),  Eutrope  (3),  Orose  (4),  Ensèbe,  saint 
Jérôme  (5),  le  disent  en  termes  formels.  Or  le  chris- 
tianisme ,  très  répandu  dans  les  villes  à  la  fin  du  troi- 
sième siècle,  était  à  peu  près  inconnu  dans  les  cam- 
pagnes gauloises  (6),  que  saint  Martin,  au  siècle 
suivant,  trouvera  encore  toutes  païennes,  attachées 
même  avec  un  fanatisme  sauvage  au  culte  de  leurs 


(1)  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs ,  t.  III,  p.  599,  note  vi  sur 
Dioclétien. 

(2)  Mamertin,  Paneg.  Max.  Aug. 

(3)  Eutrope,  Brev.,  IX,  20  :  «  Levibus  prseliis  agrestes  domuit.  » 

(4)  Orose,  VII,  15. 

(5)  Saint  Jérôme,  Chron.  Euseb.  :  «  Diocletianus  consortem  rogni 
Hercullum  Maximianum  assumit,  qui,  rusticorum  multitudine  oppressa 
quœ  factioni  suae  Bacaudarum  nomen  inciderat,  pacem  Gallis  red- 
dit.  » 

(6)  «  Le  fidèle  aux  anciens  dieux  fut  lepaganus,  le  paysan,  toujours 
réfractaire  au  progrès,  en  arrière  de  son  siècle.  »  Renan,  Marc  Aurèle, 
p.  583.  Sur  le  sens  du  mot  paganus,  voir  Bulleltino  délia  commis' 
sione  archeologica  comunale  di  Rama,  1877,  p.  241  et  suiv. 


22        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

dieux  (1).  Une  insurrection  dont  tous  les  éléments 
furent  pris  dans  la  population  rurale  ne  peut  avoir 
eu  pour  mol)ile  la  haine  du  paganisme  et  la  défense 
de  la  religion  chrétienne  (2).  Si  quelque  symbole  re- 
ligieux parut  sur  ses  drapeaux,  ce  fut  celui  des  vieil- 
les divinités  celtiques  (3). 

Chargé  par  Dioclétien  de  dompter  cette  redoutable 
révolte,  Hercule  se  hâta  de  quitter  Nicomédie  :  par 
les  provinces  danubiennes,  il  gagna  le  nord  de  l'I- 
talie. La  route  traversait  Aquilée  :  on  dit  que,  de 
concert  avec  le  correcteur  de  la  Vénétie  et  de  l'Is- 
trie  (4),  dont  cette  ville  était  la  capitale  (5),  un  des 
officiers  du  nouvel  Auguste,  Sisinnius  Fescenninus, 
fît  exécuter,  le  31  mai  (6),  trois  fidèles,  Cantius,  Can- 
tianus  et  Cantianilla  :  leur  parenté  avec  l'empereur 
Carinus ,  dont  une  victoire  popularisa  naguère  le  nom 


(1)  Voir  Beugnot,  Histoire  de  la  destruction  du  paganisme  en 
Occident,  t.  I,  p.  295-304;  t.  II,  p.  203,  209,  252;  Lecoy  de  la  Marche, 
Saint  Martin,  p.  22,  43-47;  et  mon  livre  sur  l'Art  païen  sous  les 
empereurs  chrétiens,  p.  208-219. 

(2)  Voir  sur  le  même  sujet  une  page  excellente  de  M.  Dareste  de  la 
Chavanne,  Histoire  des  classes  agricoles  en  France^  p.  72. 

(3)  Sur  la  persistance  de  la  langue  et  des  croyances  celtiques,  voir 
les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2®  éd.,  p.  181,  392. 

(4)  Sur  l'origine  des  correcteurs,  voir  C.  Jullian,  les  Transforma- 
tions politiques  de  l'Italie  sous  les  empereurs  romains^  p.  149  et 
suiv.  Inscription  d'un  corrector  Venetix  et  Histrix  sous  Maximien 
Hercule;  Orelli,  1050;  Corpus  inscr.  lat.,  t.  V,  2818. 

(5'|  Marquardt,  Rom.  Staatsverwaltung ,  t.  I,  p.  233. 

(6)  Si  l'on  place  cette  exécution  lors  du  passage  de  Maximien  Her- 
cule en  Vénétie,  on  admettra  facilement  que,  parti  de  Nicomédie  dans 
les  premiers  jours  d'avril,  lui  ou  sa  suite  ail  traversé  Aquilée  à  la  fin  de 
mai. 


PERSECUTIONS  PAIITIELLES.  23 

en  Vénétie{l),  avait  peut-être  non  moins  que  leur 
foi  appelé  sur  eux  Tattention  du  cruel  et  zélé  cour- 
tisan (2). 


(1)  En  284,  Carinus  avait  défail  le  correcteur  de  la  Vénétie,  Julia- 
nus,  qui  venait  de  prendre  la  pourpre. 

(2)  Les  Actes  des  saints  Cintius,  Cantianus  et  Cantianilla  {ActaSS., 
mai,  t.  Vil,  p.  420)  sont  des  plus  mauvais,  et  méritent  le  jugement 
sévère  qu'en  a  porté  Tillemoat  {Mémoires,  t.  V,  note  lxi  sur  la  persé- 
cution de  Dioclélif^n).  Cependant  plusieurs  détails  doivent  être  retenus, 
qui  proviennent  peut-être  d  une  source  antique.  —  Le  premier  est  la 
curieuse  mention  de  deux  magistrats  pour  juger  les  martyrs,  fait  excep- 
tionnel que  peuvent  seules  expliquer  les  circonstances  que  nous  venons 
de  rappeler.  L'un  des  juges  est  Sisinnius,  qualifié  cornes  (cf.  Momra- 
sen,  Rômische  Staatsrecht,  t.  II,  2^  éd.,  p.  807);  l'autre  est  l&prxses 
d'Aquilée,  c'est-à-dire  le  correcteur  de  l'Istrie  et  de  la  Vénétie  :  les 
Actes  lui  donnent  le  nom  de  Dulcidius,  qui  rappelle  par  sa  désinence 
celui  d'un  corrector  Uallx,  Numidius,  auquel  Dioclétien  et  Maximien 
aJressèrent  une  loi  en  290  [Code  Jastinien,  VII,  wxv,  3).  —  Un  second 
détail  digne  d'être  noté  est  l'indication  donnée  par  les  .\ctes  du  lieu 
précis  du  martyre,  prÀs  d  Aquilée,  dans  l'ilc  de  Grado.  On  a  décou- 
vert en  1871,  dans  la  basilique  de  Grado,  un  reliquaire  en  argent,  pa- 
raissant du  sixième  siècle,  sur  lequel  sont  les  bustes  des  saints  Gantius, 
Cantianus  et  Cantianilla  [BuUcttlno  di  archeologia  crlstlana,  187  2, 
p.  155-158  et  pi.  XI-Xll  ;  IS78,  p.  42).  —  Enfin,  lamantion  de  leur  ori- 
gine mérite  d'être  remarquée  :  on  les  dit  Romains,  de  la  race  des  Ani- 
cii.  La  famille  des  Anicii,  qui  donna  au  quatrième  siècle  de  nombreux 
chrétiens,  était  dans  les  honneurs  dès  le  début  de  l'empire  :  en  elle 
finirent  par  se  fondre  d'autres  grandes  familles,  les  Probi,  les  Bassi  : 
un  Bassus  fut  consul  au  commencement  du  règne  de  Dioclétien ,  en 
289.  Les  hagiographes  paraissent  avoir  soigneusement  recueilli  le  sou- 
venir des  martyrs  alliés  à  cette  noble  race;  ainsi,  les  Actes  de  sainte 
Christine  de  Bolsène  disent  aussi  qu'elle  fut  par  son  a'ieul  maternel 
de  gente  Aniciorum  :  M.  de  Rossi  fait  remarquer  qu'un  fidèle,  enterré 
en  373  tout  près  de  son  tombeau ,  place  privilégiée  convenant  à  un  mem- 
bre de  la  famille,  avait  le  cognomen  (mutilé)...  BINVS,  peut-être  celui 
de  Probinus,  qu'une  branche  des  Anicii  porta  au  quatrième  siècle  {Bull. 
(H  arch.  crist.,  1880,  p.  129,  13 i).  En  ce  qui  concerne  les  saints  Can- 
tius,  Cantianus  et  Cantianilla  on 'pourrait  se  demander  si  leurs  noms 
ne  furent  pas  altérés  par  un  copiste,  et  s'il  ne  faut  pas  voir  en  eux 


Vv         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  Eï  MAXIMIEN. 

Un  des  premiers  soins  crilerciile  fut  la  formation 
d'un  corps  expéditionnaire,  capable  de  lutter  contre 
la  multitude  insuriiée.  La  Gaule  proprement  dite  ne 
renfermait  presque  pas  de  troupes  :  une  cohorte  lé- 
gionnaire à  Narbonne,  une  à  Bordeaux,  une  en  Bel- 
gique ;   une  cohorte  de  la  garde  urbaine  de  Rome 
détachée  à  Lyon;  une  cohorte  des  Liguriens  dans  la 
petite  province  équestre  des  Alpes  Maritimes  :  en  tout 
trois  mille  soldats  environ  pour  maintenir  la  paix 
dans  une. région  qui  correspond  à  la  France,  à  la 
Suisse,  à  la  Belgique,  à  une  partie  de  la  Hollande, 
de  la  Prusse  et  de  la  Bavière  Rhénanes  (1).  Cette  ab- 
sence de  forces  militaires  dans  l'intérieur  du  pays 
explique  la  facilité  avec  laquelle  se  propagea  l'in- 
surrection. Sans  doute  dix  légions  étaient  massées  à 
la  frontière ,  dans  les  camps  permanents  des  deux 
Germanies  (2);  mais  la  présence  des  Barbares,  si  re- 
doutables à  cette  époque,  ne  permettait  sans  doute 


desGatii,  famille  illustre  qui  donna  dès  le  troisième  siècle  des  mem- 
bres à  l'Éj^lise  (une  Catia  Clemenlina,  De  Rossi,  Borna  sotterranea , 
t.  I,  p.  309.pl.  XXXI,  12;  une  Calianilla,  Bull,  di  arch.  crist.,  1865, 
p.  52),  et  paraît  avoir  aussi  été  de  bonne  heure  alliée  aux  Bassi  [Roma 
sotterranea,  t.  I,  p.  309)  :  mais  l'inscription  de  la  cassette  de  Grado, 
qui  porte  en  toutes  lettres  Cantius,  Cantianus  et  Canlianilla,  s'y  op- 
pose. On  a,  du  reste,  des  inscriptions  deCantii  appartenant  à  la  haute 
bourgeoisie  italienne  (Wilmanns,  Exempla  inscript.  lat.,  2122,  2135). 
Les  Actes  ajoutent  que  les  trois  martyrs  de  ce  nom  étaient  parents  de 
l'empereur  Carinus.  Ce  renseignement  peut  faire  comprendre  qu'avant 
même  toute  per.'écution  générale  ils  aient  été  dénoncés  et  punis. 

(1)  E.  Desjardins,  Géographie  historique  de.  la    Gaule  romaine, 
X.  III,  p.  403. 

(2)  E.  Desjardins,  Géographie  historique  de  la  Gaule  romaine., 
t.  III,  p.  404. 


\ 


PEKSKCUTIONS  PARTIELLES.  25 

pas  d'en  diminuer  le  nombre.  On  comprend  ainsi 
comment  Hercule  dut,  avant  d'entrer  en  Gaule,  com- 
poser une  armée  de  légions  ou  de  détachements  em- 
pruntés à  des  contrées  moins  menacées.  Le  rendez- 
vous  de  ces  divers  corps  paraît  avoir  été  l'Italie.  Si 
Ton  en  croit  des  pièces  hagiographiques,  c'est  à  Rome 
qu'ils  furent  reçus  et  concentrés  (1).  Aussi  peut-on 
attribuer  au  séjour  d'Hercule  dans  la  capitale  de  l'Em- 
pire une  recrudescence  de  la  persécution  locale  dont 
cette  ville  avait  précédemment  souffert  :  peut-être 
périrent  alors,  en  juillet,  Zoé,  ïranquillin  et  quelques 
autres  fidèles  (2),  dont  les  Actes  de  saint  Sébastien 
racontent  le  martyre  (3). 

Quand  toutes  ses  troupes  eurent  été  rassemblées, 


(1)  Surius,  Vitx  SS.,  t.  IX,  p.  221;  Tillemont,  Histoire  des  Empe- 
reurs, t.  IV,  p.  11;  Mémoires^  t.  IV,  art.  et  note  ii  sur  saint  Maurice. 

{2)ActaS.  Sebastiani,  73-76;  cf.  Tillemont,  Mémoires,  t.  IV,  art.  vi 
et  note  m  sur  saint  Sébastien.  Peut-être  Zoé  fut-elle  enterrée  au  ci- 
metière (le  Calliste,  et  doit-on  la  reconnaître  dans  une  des  orantes  du 
cubiculum  dit  «  des  cinq  saints  »  au-dessus  de  laquelle  est  écrit  : 
ZOAE  IN  PAGE.  Ce  cubiculum  et  les  peintures  qui  le  décorent  ap- 
partiennent aux  derniers  temps  du  troisième  siècle.  Une  conjecture 
vraisemblable  est  que  les  autres  personnages  représentés  près  de  Zoé, 
c'est-à-dire  Dionysius,  Nemesius,  Procopius,  Eliodora,  Arcadia,  sont 
des  victimes  inconnues  de  la  persécution  commencée  à  Rome  sous 
Carinus  et  continuée  dans  les  premières  années  de  Dioclélien.  Voir  De 
Rossi,  Roma  sotlerranea ,  t.  III,  pi.  I-II  et  p.  56-57. 

(3)  Parmi  les  martyrs  immolés  en  même  temps  que  Zoé  et  Tranquil- 
lin ,  les  Actes  de  saint  Sébastien  nomment  Nicostrate  (dont  ils  font  le 
mari  de  Zoé),  Claude,  Castorius  et  Symphorien;  mais  c'est  une  des 
nombreuses  erreurs  de  cette  pièce  si  peu  sure  dans  les  détails.  Nicos- 
trate, Claude,  Castorius  et  Symphorien  sont  de  célèbres  martyrs  de 
la  Pannonie,  dont  les  corps  furent  transportés  à  Rome,  probablement 
avant  la  fin  de  la  persécution  de  Dioclétien  [Bull,  di  arch.  crist.,  1879, 
p.  78)  :  il  sera  question  deux  au  chapitre  VII  de  ce  livre. 


2G        LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

Hercule  se  mit  en  route,  au  mois  de  septembre.  Il  se 
dirigea  vers  la  Gaule  par  le  nord  de  l'Italie,  et,  sui- 
vant une  route  très  fréquentée  au  troisième  et  au 
quatrième  siècle,  franchit  les  Alpes  au  Summus  Pœ- 
ninus  (Grand-Saint-Bernard)  (1).  Son  plan  était  de 
pénétrer  le  plus  rapidement  possible  dans  le  bassin 
dje  la  Seine,  afin  d'étoutl'er  la  rébellion,  qui  semble 
avoir  eu  son  foyer  principal  aux  environs  de  Lu- 
tèce  (2).  Cependant,  après  la  pénible  traversée  des 
Alpes  Pennines,  Hercule  sentit  le  besoin  de  se  reposer 
et  de  laisser  respirer  son  armée.  Il  s'arrêta  dans  la 
principale  ville  du  Valais,  sur  les  bords  du  Rhône, 
à  moitié  route  entre  le  Summus  Pœninus  et  le  lac 
Léman.  Les  troupes,  qui  avaient  pris  les  devants,  re- 
çurent Tordre  de  suspendre  leur  marche.  Un  des 
corps  qui  les  composaient  campa  en  un  lieu  appelé 
Agaune,  à  quatorze  milles  de  l'extrémité  orientale 
du  lac  Léman.  «  Ce  lieu  est  situé  dans  une  vallée, 
entre  les  chaînes  des  Alpes.  On  y  arrive  par  une 
route  escarpée,  car  le  Rhône,  dans  son  cours  impé- 
tueux, laisse  à  peine  au  pied  des  rochers  un  passage 
pour  les  voyageurs.  Mais  quand,  malgré  tous  les  obs- 
tacles ,  on  a  franchi  les  gorges  étroites  de  ces  défilés , 
aussitôt  l'on  voit  s'ouvrir  une  plaine  assez  étendue 


(1)  Voir  E.  Desjardins,  Géographie  historique  de  la  Gaule  ro- 
maine, t.  I,  p.  68-71,  et  pi.  II,  p.  96;  t.  II,  p.  243;  t.  III,  p.  326-328, 
et  pi.  XVI,  p.  307. 

(2)  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs ,  t.  IV,  p.  10;  Duruy,  His- 
toire des  Romains ,  t.  VI ,  p.  533. 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  27 

entre  les  montagnes  (1).  »  Là  se  passa  un  scène  ter- 
rible, conservée  par  une  tradition  que  l'on  peut  suivre, 
d'anneau  en  anneau,  jusqu'à  une  époque  rapprochée 
desfails  (2). 

Parmi  les  troupes  campées  dans  la  vallée  d'Agaune 
se  trouvait  un  détachement  auquel  la  postérité  a  con- 
servé le  nom  de  «  légion,  »  mais  qui  semble  avoir 
été  soit  une  vexillatio  (3)  empruntée  à  la  légion 
d'Egypte  (i),  soit  plus  probablement  une  cohorte 
auxiliaire  (5) ,  composée  de  cavaliers  et  de  fantassins, 
choisie  parmi  celles  qui  gardaient  l'extrême  fron- 
tière méridionale  de  la  Thébaïde ,  vers  les  districts  de 
Syène,  d'Éléphantis  et  de  Philae  (6).  Ces  soldats  trans- 
portés si  loin  de  leur  pays  d'origine  (7)  étaient  tous 


(1)  Epistola  Euçherii  episcopi  ad  Salvium  episcopum  de  passione 
SS.  Mauricii  et  sociorum,  2,  dans  Ruinart,  p.  290.  —  Sur  l'impor- 
tance ancienne  d'Agaune,  voir  E.  Desjardins,  t.  II,  p.  242.  —  Sur  les 
changements  géologiques  survenus  depuis  le  quatrième  siècle  dans  la 
vallée  d'Agaune,  voir  Ducis,  Saint  Maurice  et  la  légion  Thébéenne, 
p.  22. 

(2)  Epistola  Euçherii ,  proœmium.  —  Eucher,  évêque  de  Lyon  dans 
la  première  moitié  du  cinquième  siècle,  produit,  à  l'appui  des  faits 
qu'il  raconte,  une  série  de  témoins  remontant  jusqu'à  Théodore,  évê- 
que d'Agaune  dans  la  première  moitié  du  quatrième.  Voir  l'Appendice. 

(3)  Cf.  Tacite,  Hist.,  II,  100;  III,  22.  Voir  Marquardt,  Rômische 
Staatsverwaltiing ,  t.  II,  p.  449-452;  Wilmanns,  Exempta  inscript. , 
indices,  p.  595-596. 

(4)  La  H  Trajana.  Dion  Cassius,  LV,  24. 

(5)  Voir  Marquardt,  t.  II,  p.  452-458;  Wilmanns,  indices  v^  Cohors, 
p.  590-594. 

(e)  Marquardt,  t.  III,  p.  442,  note  6;  Mommsen,  Rômische  Ge- 
schichte,  t.  V,  p.  594,  Voir  plus  haut,  p.  32,  note  2. 

(7)  «  Hi  in  auxilium  Maximiano  a  partibus  Orientis  acciti.  »  Epi- 
stola Euçherii,  2. 


28         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

chrétiens ,  ce  qui  n'étonnera  pas  si  Ton  veut  bien  se 
souvenir  que  le  christianisme  était  alors  très  floris- 
sant en  Egypte,  même  parmi  les  troupes  qui  y  te- 
naient garnison  (1).  Macés  tout  à  coup  entre  leur 
religion  et  leur  devoir  militaire ,  les  Thébéens  com- 
mirent une  faute  grave  contre  la  discipline,  car,  pour 
obéir  à  leur  conscience ,  ils  désobéirent  aux  ordres  de 
l'empereur. 

Hercule  venait  d'ordonner  à  toute  l'armée  de  se 


(1)  Les  antiques  constitutions  de  l'Église  égyptienne  règlent  les  de- 
voirs des  soldats  chrétiens  [Const.  Ecc.  Egypt.,  II,  41).  Pendant  la 
persécution  de  Dèce,  l'attitude  du  détachement  qui  était  de  garde  près 
du  tribunal  fit  trembler  le  préfet  d'Alexandrie  et  ses  assesseurs,  occu- 
pés à  juger  des  chrétiens  (Eusèbe,  ffist.  EccL,  VI,  41,  22;  cf.  Histoire 
des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle, 
2"^  éd. ,  p.  380).  Eusèbe  nomme  seulement  quatre  soldats  ;  en  effet,  tout 
poste  romain  se  composait  de  ce  nombre  de  légionnaires  (Origène,  In 
Matth.,  III,  55;  Juste  Lipse,  De  Cruce,  II,  16);  mais  que  ces  quatre 
soldats,  pris  au  hasard,  se  soient  trouvés  tous  chrétiens,  est  un  indice 
du  grand  nombre  de  fidèles  que  comprenait  la  légion  d'Egypte.  II  n'est 
donc  nullement  invraisemblable  que  le  corps  de  troupes  auquel  on  a 
donné  le  nom  de  Thébéens  ait  été  composé  de  soldais  professant  le 
christianisme.  «  Que  dans  tel  régiment  il  se  soit  rencontré  une  plus 
large  proportion  de  chrétiens  que  dans  l'ensemble  de  l'Empire  romain, 
cela  n'a  rien  d'impossible.  Les  Anglo-Indiens  nous  disent  que  les 
troupes  du  rajah  de  Gwalior  contenaient  un  nombre  de  chrétiens  tout  à 
fait  disproportionné  avec  le  faible  «  pourcentage  »  des  convertis  de 
l'Hindoustan;  et  les  résidents  anglais  à  Malte,  en  1878,  trouvèrent  une 
plHS  grande  quantité  de  chrétiens  dans  les  régiments  indigènes  amenés 
cette  année-là  des  Indes,  que  leur  connaissance  de  l'élat  général  du 
christianisme  en  ces  contrées  ne  leur  aurait  fait  présumer.  Une  semblable 
observation  pourrait  être  faite  relativement  au  nombre  de  presbyté- 
riens et  de  catholiques  dans  tel  régiment  de  l'armée  anglaise.  La  com- 
position religieuse  d'une  troupe  dépend  du  lieu  de  son  recrutement. 
La  Thébaïde  d'Egypte  pouvait  très  probablement  fournir  un  contin- 
gent exceptionnel  d'adorateurs  du  Christ.  »  J.-G.  Cazenove,  art.  Legio 
Thebxa,  dans  le  Diclionary  of  Christian  biography,  t.  III,  p.  642. 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  29 

concentrer  à  Octodure,  pour  prendre  part,  avec  lui, 
à  un  sacrifice  solennel  destiné  à  appeler  la  faveur 
des  dieux  sur  l'expédition  périlleuse  qu'on  allait  en- 
treprendre. Dans  les  grands  dangers  publics,  d'ex- 
traordinaires démonstrations  religieuses  furent  quel- 
quefois accomplies.  C'est  ainsi  que,  en  de  nombreuses 
circonstances,  le  sénat  fit  faire  des  supplications  pour 
la  patrie  menacée  (1).  Vingt-six  ans  avant  les  événe- 
ments que  nous  racontons ,  quand  les  Marcomans 
eurent  envahi  l'Italie ,  Aurélien  contraignit  les  séna- 
teurs à  ouvrir,  malgré  leur  répugnance,  les  livres 
sibyllins  :  un  amburhium  solennel  eut  lieu ,  et  l'on 
offrit  même,  semble-t-il,  des  sacrifices  humains  (2). 
Parfois  c'est  aux  armées,  en  face  de  fennemi,  que  l'on 
recourait  à  des  moyens  inusités  de  conjurer  la  colère 
des  dieux.  Dans  la  guerre  desQuades,  Marc  Aurèle, 
après  avoir  consulté  le  serpent  Glycon,  présida  lui- 
même  à  des  sacrifices  offerts  devant  les  légions,  sur  les 
bords  du  Danube  :  deux  lions  vivants  furent  jetés  dans 
le  fleuve  (3).  Telles  étaient  les  superstitions  dont,  en  de 
rares  circonstances,  les  soldats  furent  rendus  témoins 
et  complices.  On  croira  sans  peine  que  le  grossier 
Maximien,  né  dans  la  Pannonie,  où  florissait  le  culte 


(1)  Voir  Marqiiardt,  Rômische  Staatsverwaltung^  t.  II,  p.  5G2;  t.  III , 
p.  48  et  suiv. 

(2)  Vospiscus,  Aurelianus,  18-20.  — Voir  les  Dernières  Persécu- 
tions du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  223-224. 

(3)  Lucien,  Alexander,  48;  Bellori,  la  Colonne  Automne,  pi.  XIII. 
—  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers  siè- 
cles,  2"  éd.,  p.  343. 


30        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

des  divinités  étrangères  (1),  ne  se  soit  pas  montré 
plus  philosophe  que  Marc  Aurèle,  et  ait  voulu  con- 
traindre tous  les  corps  de  troupes  enrôlés  sous  ses 
drapeaux  à  se  souiller  par  des  cérémonies  idolâtri- 
ques.  Il  semble  aussi  avoir  obligé  les  soldats  à  se 
lier  par  un  serment  spécial  avant  d'entrer  en  cam- 
pagne contre  les  Bagaudes.  Les  légions  avaient  plus 
d'une  fois,  en  Gaule ,  fait  cause  commune  avec  les  re- 
belles ;  c'est  elles  qui,  naguère,  établirent  et  soutin- 
rent pendant  quatorze  années  l'empire  de  Posthume 
et  de  ses  successeurs  (2)  :  Hercule  pouvait  craindre 
qu'elles  n'eussent  aujourd'hui  encore  pour  le  peuple 
insurgé  de  secrètes  sympathies.  En  soi,  l'engagement 
demandé  n'aurait  eu  rien  de  contraire  à  la  conscience 
chrétienne.  Mais  ce  serment,  distinct  du  sacramentiim 
prêté  par  tous  les  soldats  lors  de  leur  incorporation 
dans  l'armée,  devait  sans  doute  être  mêlé  d'invoca- 
tions idolâtriques  et  d'imprécations  sacrilèges.  C'est 
ainsi  que  Scipion,  après  la  bataille  de  Cannes,  con- 
traignit les  jeunes  gens  dont  il  craignait  la  désertion 
à  prononcer  après  lui  ces  terribles  paroles  :  «  Je  jure 
que  je  n'abandonnerai  jamais  la  République,  ni  ne 
souffrirai  qu'aucun  citoyen  l'abandonne.  Si  je  man- 
que à  cet  engagement,  que  Jupiter,  très  bon  et  très 
grand,  inflige  à  ma  maison,  à  ma  famille  et  à  moi 
la  plus  cruelle  mort  (3).  »  Un  chrétien  n'eût  pu  ré- 


(1)  Voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle.,  2'  éd., 
p.  227. 

(2)  Ibid.,  p.  389  et  suiv. 

(3)  Tite  Live,  XXI,  53.  Ammien  Marcellin,  XXI,  5,  parle  aussi  du 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  31 

péter  sans  apostasie  des  imprécations  de  ce  genre. 
Aussi  les  Thébéens  refusèrent-ils  d'accomplir  les 
ordres  d'Hercule,  et  non  seulement  de  participer  au 
sacrifice,  mais  même  de  prêter  le  serment.  Au  lieu  de 
se  mettre  en  marche  vers  Octodure ,  ils  demeurèrent 
à  Agaune.  Dès  que  l'empereur  connut  leur  désobéis- 
sance, il  fut  saisi  d'une  violente  colère.  Probablement 
il  vit  dans  le  refus  des  Thébéens  autre  chose  qu'une 
résolution  inspirée  par  la  conscience  :  de  bonne  foi 
il  put  se  figurer  d'abord  que  ceux-ci  faisaient  alliance 
avec  les  rebelles.  La  docilité  avec  laquelle  ils  se  sou- 
mirent au  châtiment  dut  le  détromper  bientôt,  sans 
toucher  son  âme  farouche.  Recourant  tout  de  suite  à 
la  plus  terrible  des  peines  inscrites  dans  le  code  mi- 
litaire, Hercule  commanda  de  décimer  les  Thé- 
béens (1).  On  sait  comment  cette  peine  s'exécutait. 
En  présence  du  reste  de  l'armée  comparaissaient  les 
soldats  coupables  de  désobéissance  ou  de  désertion  (2). 
On  tirait  au  sort,  et  chaque  dixième,  après  avoir  été 
battu  de  verges,  était  décapité  devant  ses  cama- 
rades (3).  Mais,  Texécution  accomplie,  les  survivants 


serment  prêté  à  l'empereur  Julien  par  ses  soldats  «  en  approchant  de 
leur  tête  la  pointe  de  leur  épée  nue,  et  en  prononçant  les  plus  terribles 
exécrations,  »  gladiis  cervicibus  suis  admotis  sub  exsecrationibus  diris. 

(1)  Epistola  Eucherii,  3. 

(2)  Ceux  qui  abandonnent  les  rangs  ou  désertent  les  drapeaux,  dit 
Denvs  d'Halicarnasse,  Ant.  rom.,  LX,  50  :  twv  Xittôvtcûv  rà;  ràçetç  y; 
7rpo£[jL£vtov  Tàç  ffYi[jL£ia:.  Le  fait  de  refuser  de  prendre  part  au  sacrilice 
d'entrée  en  campagne  ou  de  prêter  le  serment  exigé  par  Vimperator 
pouvait  être  facilement  assimilé  à  ces  cas. 

(3)  Voir  dans  Marquardt,  Rômische  Staatsverwaltung,  t.  II,  p.  553, 
note  9,  de  nombreux  exemples  de  décimalion  militaire. 


32         LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLÊTIEN  ET  MAXIMIEN. 

ne  se  montrèrent  pas  plus  traitables.  Mis  de  nouveau 
en  demeure  de  suivre  l'injonction  sacrilège  du  tyran, 
les  Tbébéens  protestèrent  de  leur  attachement  au 
Christ  et  de  leur  résolution  de  ne  rien  faire  contre  sa 
loi.  Hercule  les  fit  décimer  une  seconde  fois  (1). 

Trois  officiers  soutenaient  par  leurs  exhortations 
le  courage  de  ces  soldats  chrétiens  :  c'étaient  Maurice, 
Exupère  et  Candide  (2).  Sommés  une  dernière  fois  de 
se  soumettre,  les  Thébéens,  dociles  aux  conseils  de 
ces  généreux  chefs,  refusèrent  unanimement  de  tra- 
hir leur  Dieu.  On  leur  fait  tenir  un  admirable  lan- 
gage, qui  traduit  bien,  sinon  leurs  paroles  exactes, 

(1)  Epistola  Euclierii,  3. 

(2)  Ibid.  —  La  lettre  de  saint  Eucher  donne  à  Maurice  le  titre  de 
primicerius,  à  Exupère  celui  de  campiductor,  à  Candide  celui  de  se- 
nator  milltum.  Le  premier  et  le  troisième  de  ces  emplois  sont  cités 
par  saint  Jérôme  {Contra  loann.  Ilierosohjm.,  19),  dans  une  phrase 
où  il  semble  énumérer,  en  ordre  descendant,  plusieurs  grades  à  la 
suite  de  celui  de  tribun  :  «  Ante  primicerius,  deinde  senato?',  duce- 
narius  (cf.  Wilmanns,  Exempta  inscript,  lat.,  2152),  centenarius, 
biarchus  (Wilmanns,  1649),  circitor,  »  pour  aboutir  aux  simples  sol- 
dats :  «  eques,  dein  tiro.  »  Le  grade  de  campiductor  ou  campidoctor 
est  rappelé  par  de  nombreux  textes  :  on  les  trouvera  indiqués  dans 
Marquardt  {Romisches  Staatsverwaltung,  t.  II ,  p.  548),  Masquelez 
{Dict.  des  antiquités,  s.  v.,  t.  I,  p.  864-865),  Mommsen  [Ephemeris 
epigraphica,  t.  V,  p.  113,  5),  Gatti  (Bull,  délia  comni.  arch.  com. , 
1889,  p.  91),  Beurlier  [Mélanges  Graux,  p.  297-303).  Le  campidoctor, 
ou  instructeur,  a  sa  place  aussi  dans  la  légion;  mais  le  primicerius 
et  le  senator  militum  no  sont  pas  des  titres  légionnaires.  La  troupe 
dont  parle  saint  Jérôme  paraît  se  composer  de  cavaliers  et  de  fantas- 
sins :  «  eques,  dein  tiro.  »  Cela  ressemble  bien  à  une  cohorte  auxi- 
liaire, troupe  mixte,  formée  d'hommes  combattant  à  pied  et  à  cheval 
[Dict.  des  antiquités,  art.  Cohoi's,  t.  I,  p.  1280).  Précisément  il  exis- 
tait en  Egypte  une  cohors  I  Thehxorum  et  une  cohorsll  Thehxorum 
[Corpus  inscr.  grœc,  5054,  5117;  Ephem.  epigr.,  t.  V,  p.  613;  cf. 
Dict.  des  antiquités,  art.  Equités,  t.  II,  p.  781;  Exercitus,  t.  II, 
p.  917). 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  33 

du  moins  les  sentiments  dont  ils  étaient  animés. 
«  Nous  avons  vu  égorger  les  compagnons  de  nos  la- 
beurs et  de  nos  périls;  nous  avons  été  couverts  de 
leur  sang.  Cependant  nous  n'avons  point  pleuré  la 
mort  de  ces  très  saints  camarades;  nous  les  avons 
estimés  heureux  de  souffrir  pour  Dieu.  Et  maintenant, 
même  l'extrême  danger  ne  fait  pas  de  nous  des  re- 
belles :  le  désespoir  ne  nous  arme  pas  contre  toi,  ô 
empereur!  Nos  mains  tiennent  des  armes,  et  nous  ne 
résistons  pas;  nous  aimons  mieux  mourir  que  tuer, 
mourir  innocents  que  vivre  coupables.  Tout  ce  que  tu 
ordonneras  contre  nous,  le  feu,  les  tourments,  le 
glaive,  nous  sommes  prêts  à  le  souffrir  (1).  »  Les 
Thébéens  devinaient  le  sort  qui  les  attendait.  La  vio- 
lence d'Hercule  était  connue  :  on  le  savait  cruel  par 
goût  autant  que  par  politique;  et  Dioctétien  lui-même 
le  comparait  à  Aurélien,  dont  la  dureté  pour  les  sol- 
dats restait  célèbre  (2).  Maximien  n'ordonna  pas  de 
décimer  une  troisième  fois  les  héros  chrétiens;  il 
commanda  de  massacrer  la  troupe  entière.  «  On  vit 
ces  soldats  frappés  à  coups  d'épée,  sans  se  défendre; 
déposant  leurs  armes,  jetant  casque,  bouclier,  cui- 
rasse, pour  oflrir  leur  gorge  et  leur  poitrine  au  glaive 
des  exécuteurs.  Ni  le  nombre  ni  les  armes  ne  leur  ins- 
pirèrent la  pensée  de  venger  par  le  fer  la  justice  de 
leur  cause  :  ils  se  souvinrent  seulement  qu'ils  repré- 
sentaient Celui  qui  se  laissa  mener  à  la  mort  sans 


(1)  Epistola  Eucherii,  4. 

(2)  Aurelius  Victor,  De  Cxsaribus^  93. 

IV. 


34        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

protester,  l'agneau  divin  qui  n'ouvrit  pas  la  bouche 
pour  se  plaindre.  Brebis  du  Seigneur,  ils  se  laissèrent 
déchirer  par  les  loups.  La  plaine  fut  bientôt  couverte 
des  cadavres  des  saints,  et  leur  sang  ruissela  sur  le 
sol  (1).  » 

On  dit  que  quelques-uns,  ayant  pu  s'échapper, 
furent  rejoints  et  immolés  en  diverses  villes;  mais 
deux  seulement  sont  connus  avec  certitude ,  Ursus  et 
Victor,  tués  à  Soleure  (2).  Un  émouvant  épisode 
marqua,  dans  la  plaine  d'Agaune,  la  fin  du  massacre. 
Les  exécuteurs  venaient  de  se  partager  les  dépouilles 
de  leurs  camarades  égorgés.  Ces  dépouilles  [panni- 
ciilana),  abandonnées  aux  bourreaux  par  d'anciennes 
lois  contre  lesquelles  la  jurisprudence  essaya  vaine- 
ment de  réagir,  consistaient,  aux  termes  d'un  rescrit 
d'Hadrien,  dans  les  objets  trouvés  sur  les  corps  des 
condamnés  :  vêtements,  bourses,  anneaux,  etc.  (3). 
On  se  rappelle  les  soldats  jouant  aux  dés,  sur  le 
Calvaire,  la  robe  sans  couture  du  Sauveur  [k).  Ha- 


(1)  Epistola  Eucherii,  5. 

(2)  Ibid.,  6.  —  Saint  Eiicher  ne  nomme  que  ceux-ci,  et  dit  clairement 
qu'il  n'en  connaît  pas  d^auties.  Les  martyrs,  immolés  en  divers  lieux, 
que  des  traditions  postérieures  rattachent  à  la  légion  Thébéenne,  peu- 
vent avoir  péri,  soit  dans  la  persécution  spéciale  dirigée  quelques 
années  plus  tard  contre  les  chrétiens  de  l'armée,  soit  pendant  la  per- 
sécution générale,  soit  même  dans  quelqu'une  des  persécutions  précé- 
dentes. 

(3)  Rescrit  d'Hadrien  et  commentaire  d'Ulpien,  au  Digeste,  XLVIII, 
XX,  6. 

(4)  Saint  Matthieu,  XXVII,  35;  saint  Marc,  XV,  24;  saint  Luc,  XXIII, 
34;  saint  Jean,  XIX,  23,  24.  Cf.  saint  Jean  Chrysostome,  In  Joann.^ 
XIX,  23;  saint  Cyrille  d'Alexandrie,  In  Joann.,  XI. 


PERSÉCUTIOiNS  PARTIELLES.  35 

drien  refuse  aux:  exécuteurs  le  droit  de  s'approprier 
les  objets  plus  précieux  laissés  par  les  victimes, 
pierres  fines,  obligations  de  sommes  d'argent  (1). 
Mais,  dans  ces  tueries  en  masse,  de  telles  règles 
étaient  probablement  oubliées,  et  les  soldats  avaient 
ou  prenaient  la  permission  de  faire  main  basse  sur 
toute  espèce  de  dépouilles.  Il  ne  fallait  pas  moins, 
peut-être,  pour  leur  donner  le  courage  d'accomplir 
une  horrible  besogne.  Après  le  massacre  des  Thé- 
béens,  les  exécuteurs,  joyeux  du  butin  qu'ils  avaient 
recueilli,  s'assirent  par  groupes  et  commencèrent  un 
bruyant  repas.  A  ce  moment,  un  vétéran,  nommé 
Victor,  retiré  du  service  militaire  (2),  fut  amené  par 
les  hasards  d'un  voyage  au  lieu  où  s'était  passée  la 
scène  sanglante,  remplacée  maintenant  par  l'orgie. 
Les  soldats  l'engagèrent  à  manger  avec  eux;  mais  il 
se  retira  plein  d'horreur.  Ivres  de  sang  et  de  colère, 
les  meurtriers  le  poursuivirent,  lui  demandant  s'il 
était  chrétien.  «  Je  le  suis,  et  le  serai  toujours,  »  ré- 
pondit le  vétéran.  Aussitôt  l'on  se  jeta  sur  lui  :  et  le 
cadavre  d^un  nouveau  martyr  tomba  près  de  ceux  qui 
couvraient  déjà  la  plaine  ensanglantée  (3). 


(1)  Digeste,  l.  c. 

(2)  «  Emeritae  jam  mililiae  veteranus.  »  Epistola  Eucherii,  6.  Cf. 
Lucain,  Pharsale,  I,  343;  VII,  258;  Wilmanns,  Exempla  inscript., 
1483,  2867,  2868,  2869;  Fcrrero,  VOrdinamento  délie  annale  romane, 
p.  51,  52,  etc. 

(3)  Epistola  Eucherii,  6.  —  L'épisode  des  Thébéens  paraît  s'être 
passé  dans  la  seconde  moitié  de  septembre  :  les  martyrologes  le  pla- 
cent tous  au  22.  Entre  l'arrivée  en  Vénétie,  vers  la  fin  de  mai,  et  le 
passage  des  Alpes,  Maximien  Hercule  peut  être  demeuré  plusieurs  mois 


36        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMItN. 

Après  ces  cruelles  exécutions,  Hercule  entra  en 
Gaule,  où  il  ne  trouva  pas  les  difiicultés  auxquelles  il 
s'était  attendu.  Poussant  devant  lui  les  bandes  insur- 
gées, les  battant  en  détail,  il  atteignit  enfin  le  camp  où 
le  gros  de  leur  armée  s'était  retranché,  dans  la  pres- 
qu'île formée  par  la  Marne,  à  une  lieue  de  Lutèce  (1). 
Ce  ramassis  de  laboureurs  et  de  pâtres  ne  put  tenir 
devant  des  troupes  régulières  :  Hercule  en  eut  promp- 
tement  raison.  Cependant,  malgré  l'assertion  des 
historiens ,  «  la  Bagaudie  »  ne  fut  pas  exterminée  :  ses 
adhérents  se  répandirent  en  fugitifs  dans  le  pays, 
gagnant  les  bois,  les  retraites  inaccessibles;  pendant 
de  longues  années  le  brigandage  ne  cessa  pas  en 
Gaule,  où  l'on  retrouve  des  Bagaudes  jusqu'au  cin- 
quième siècle  (2).  Aussi  la  poursuite  des  vaincus,  la 
recherche  des  suspects,  durent-elles  suivre  la  victoire, 
et,  dirigées  par  un  tyran  comme  Hercule,  amener  de 
sanglantes  représailles.  On  dit  que  les  chrétiens  ne 
furent  pas  épargnés.  Furieux  de  la  désobéissance  des 
Thébéens,  considérant  dès  lors  tous  leur  coreligion- 
naires comme  des  rebelles ,  Hercule  parait  avoir  mar- 
qué par  de  nombreux  martyres  son  séjour  en  Gaule. 

Des  Actes  de  rédaction  tardive  et  souvent  gâtée  par 


en  Italie,  opérant  la  concentration  des  troupes  appelées  de  diverses 
provinces,  —  Je  n'ai  pu  discuter  ici,  soit  dans  le  texte,  soit  dans  les 
notes,  les  divers  problèmes  que  soulève  l'histoire  de  la  «  légion  Thé- 
béenne,  »  et  donner  les  raisons  de  la  solution  que  j'ai  adoptée;  je  ren- 
voie à  l'Appendice. 

(1)  Saint-Maur  des  Fossés. 

(2)  Salvien,  De  gubernatione  Dei,  V,  6. 


PERSECUTIONS  PARTIELLES.  37 

la  légende,  mais  dont  l'accord  et  le  rapprochement 
méritent  cependant  l'attention,  montrent  l'empe- 
reur et  ses  lieutenants  versant  en  plusieurs  villes  le 
sang  des  fidèles.  De  nouveaux  édits  n'étaient  pas  né- 
cessaires :  celui  d'Aurélien  n'avait  pas  été  abrogé; 
pour  le  faire  revivre  il  suffisait  d'une  dénonciation 
particulière,  d'un  incident  local  :  les  circonstances 
politiques  s'y  prêtaient  facilement.  Aussi  voyons-nous 
le  magistrat  chargé,  apparemment  comme  légat  de 
la  Lyonnaise,  des  vengeances  de  son  maître  dans 
le  pays  des  Parisii ,  n'épargner  pas  plus  les  chrétiens 
que  les  insurgés  :  par  l'ordre  de  Sisinnius  Fescenninus 
(le  même  qui  avait  immolé  en  Istrie  Cantius ,  Cantia- 
nus  et  Cantianilla)  périrent  à  Lutèce  l'évêque  Denys 
et  ses  compagnons  Rustique  et  Éleuthère  (1).  On  at- 


(1)  La  tradition  qui  place  sur  la  colline  de  Montmartre  {Mons  Martis 
ou  Mons  Mercuj'ii,  devenu  Mons  martyrum)  le  lieu  du  supplice  de 
saint  Denys  a  paru  confirmée  par  la  découverte,  en  1611,  d'une  crypte 
ou  mariyrium  fréquentée  par  les  pèlerins  aux  premiers  siècles  du 
moyen  âge  (Edmond  Le  Blant,  Inscriptions  chrétiennes  de  la  Gaule, 
t.  I,  p.  250-277).  Dans  la  crypte  furent  lus  des  noms  incomplets, 
tracés  les  uns  à  la  pointe  d'un  couteau,  les  autres  avec  une  pierre 
noire  :  MAR  {tyrcs'.),  DIO  (nysius?),  CLEMIN  (pour  Clemens).  Ce 
dernier  nom,  dont  l'orthographe  rappelle  les  temps  mérovingiens,  se- 
rait, selon  M.  Le  Blant,  celui  d'un  compagnon  inconnu  du  martyre 
de  saint  Denys  :  on  pourrait  y  voir  aussi  un  souvenir  de  l'opinion 
répandue  au  commencement  du  moyen  âge,  et  soutenue  encore  au- 
jourd'hui, qui  attribue  au  pape  saint  Clément  la  mission  de  saint 
Denys  dans  les  Gaules.  Voir  dans  Ulysse  Chevalier,  Répertoire  des 
sources  historiques  du  moyen  âge,  bio-bibliographie,  aux  mots 
«  Denys  l'Aréopagite,  »  p.  563-565,  et  «  Denys  de  Paris,  »  p.  566-569, 
l'indication  des  nombreux  écrits  consacrés  aux  controverses  sur  la 
date  de  la  prédication  et  du  martyre  de  saint  Denys-,  cf.  Supplément, 
p.  2550.  Sans  prendre  parti  sur  les  questions  générales  soulevées  à  ce 


38         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

tribue  au  même  gouverneur  la  mort  de  saint  Ni- 
caise  et  de  plusieurs  autres,  tués  sur  les  confins  des 
Parisii  et  des  Véliocasses  (1).  Peut-être  est-ce  lui  qui 


sujet,  j'ai  adopté  la  solution  qui  m'a  paru  la  plus  conforme  aux  vrai- 
semblances historiques.  —  Le  lieu  traditionnel  du  martyre  de  saint 
Denys  a  été  contesté  par  M.  Julien  Havet  {Questions  mérovingiennes, 
V,  dans  Bibliothèque  de  V Ecole  des  Chartes,  t.  LI,  1890,  p.  1-G3). 
Voici  le  résumé  de  ses  conclusions  :  r  saint  Denys,  premier  évéque 
de  Paris,  subit  le  martyre  au  village  appelé  vicus  Catulliacus,  sur 
l'emplacement  duquel  s'élève  aujourd'hui  la  ville  de  Saint-Denis  sur 
Seine.  La  tradition  qui  place  le  martyre  à  Montmartre  et  qui  explique 
ce  nom  par  Mons  martyrum  serait  une  légende  imaginée  au  neuvième 
siècle  par  Hilduin  ;  2°  le  tombeau  du  saint  se  trouvait,  non  à  l'endroit 
où  s'élève  la  basilique  abbatiale,  mais  au  bord  d'une  voie  romaine, 
au  point  marqué  jusqu'au  siècle  dernier  par  l'église  de  Saint-Denys  de 
l'Estrée.  C'est  là  que,  vers  la  fin  du  cinquième  siècle,  le  clergé  de 
Paris  éleva  une  basilique  dont  parlent  l'auteur  de  la  Vie  de  sainte 
Geneviève  et  Grégoire  de  Tours  ;  3»  entre  623  et  625,  sous  le  règne  de 
Clotaire  II,  son  fils  Dagobert,  alors  roi  d'Austrasie,  fonda  en  l'honneur 
de  saint  Denys  le  célèbre  monastère  où  furent  enterrés  presque  tous 
les  rois  de  France;  le  22  avril  626,  il  y  fit  transporter  les  restes  du 
martyr.  La  découverte  de  la  crypte,  dont  il  est  impossible  aujour- 
d'hui de  vérifier  les  détails  et  de  fixer  la  date,  n'aurait  aucune  im- 
portance probante.  —  M.  Havet  attribue,  avec  vraisemblance,  à  l'é- 
poque carolingienne  la  plus  ancienne  rédaction  de  la  Passion  de  saint 
Denys.  Mais  il  estime  que  Rustique  et  Eleulhère,  dont  elle  fait 
mention,  mais  qui  n'avaient  pas  été  nommés  par  Grégoire  de  Tours 
{Hist.  Franc,  I,  28),  n'appartiennent  pas  à  la  tradition  primitive, 
a  11  n'a  pas,  dit  à  ce  propos  M.  l'abbé  Duchesne  [Bulletin  critique, 
1890,  p.  184),  assez  apprécié  la  valeur  du  témoignage  fourni  par  le 
martyrologe  hiéronymien,  dont  la  véritable  teneur,  au  9  octobre,  est  : 
Parisiis,  natale  sanctorum  Dionisii  episcopi,  Eleutheri  presbyteri 
et  Rustici  diaconi.  La  concordance  des  manuscrits  permet  d'affirmer 
que  cette  leçon  est  de  la  fin  du  sixième  siècle,  de  590  environ.  » 

(1)  Dans  le  Vexin  français,  en  deçà  de  la  rivière  d'Epte.  —  Sur  saint 
Nicaise,  voir  le  P.  de  Bye,  dans  les  Acta  SS.,  octobre,  t.  V,  p.  510- 
550.  Cf.  les  §g  7-13  de  la  dissertation  du  P.  Bossue,  ibid.,  t.  XI. 
p.  554  et  suiv.,  et  M.  l'abbé  Sauvage,  Actes  de  saint  Mellon,  Rouen , 
1884,  p.  24-41. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  39 

versa,  à  l'autre  exirémité  de  la  province,  dans  la 
ville  de  Nantes  (1),  le  sang  des  deux  frères  Rogatien 
et  Donatien,  l'un  déjà  chrétien,  l'autre  baptisé  par 
son  martyre  (2). 

Les  documents  hagiographiques  ont  conservé  le 
souvenir  d'un  magistrat  plus  cruel  encore,  Rictius  Va- 
rus.  Si  ce  n'est  pas  un  personnage  tout  à  fait  légen- 
daire (3),  son  nom,  mal  latinisé,  est  probablement 
celui  d'un  de  ces  Barbares  qui,  pendant  tout  l'Empire, 
et  surtout  à  partir  du  milieu  du  troisième  siècle,  servi- 


(1)  «  In  urbe  Namnetica,  »  dit  la  Passion,  ou  mieux  à  Condevincum, 
chef-lieu  de  la  civitas  Narnnetarum  ou  Namnetum.  E.  Desjardins, 
Géographie  historique  de  la  Gaule  romaine,  t.  III,  p.  439. 

(2)  Passio  sanctorum  Rogatiani  et  Donatiani,  dans  Ruinart,  p.  295. 
«  Les  Actes  de  saint  Donatien  sont  graves  par  le  style  et  par  les  pen- 
sées, dit  Tillemont.  Il  n'y  a  point  de  faits  extraordinaires  et  incroya- 
bles. Ils  sont  même  assez  bien  écrits,  et  ils  paraissent  être  du  cinquième 
siècle.  Mais  je  ne  crois  pas  aussi  qu'ils  soient  plus  anciens,  ni  qu'ils  puis- 
sent passer  pour  originaux.  »  Mémoires,  t.  IV,  note  xxviii  sur  saint 
Denys  de  Paris.  Ces  Actes  appartiennent  à  la  catégorie  de  ceux  de  saint 
Maurice  et  de  la  légion  Thébéenne  par  saint  Eucher,  que  nous  avons 
déjà  résumés,  et  de  saint  Victor,  que  nous  étudierons  plus  loin.  Comme 
ces  pièces,  ils  portent,  dit  encore  Tillemont,  «  que  Dioclétien  et  Maxi- 
mien condamnoient  à  la  mort  par  des  édits  publics  tous  les  chrétiens 
qui  ne  renonceroient  pas  à  leur  religion.  Cela  ne  peut  convenir  qu'au 
tems  de  la  grande  persécution  de  303...  Mais  aussi  comme  il  n'est  pas 
nécessaire  de  s'arrêter  précisément  aux  termes  de  ces  Actes,  s'ils  ne 
sont  pas  originaux,  je  ne  crois  pas  qu'il  faille  trop  s'assurer  sur  ce  point, 
ni  qu'il  soit  défendu  de  croire  que  saint  Donatien  a  souffert  lorsque 
Maximien  étoit  dans  les  Gaules,  par  quelque  occasion  particulière,  et 
sans  qu'il  y  eût  de  persécution  générale.  »  Ibid.  —  M.  Duchesne  {les 
Anciens  catalogues  épiscopaux  de  la  province  de  Tours,  Paris, 
1890,  p.  101)  pense  qu'il  y  aurait  plutôt  lieu  de  reporter  ces  deux 
martyrs  à  quelqu'une  des  persécutions  précédentes. 

(3)  Cf.  Franz  Gôrres,  dans  Westdeutsche  Zeitschrift,  t.  VIII,  I, 
p.  22-35. 


40         LES  CHRÉTIENS  SUUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

rent  dans  les  armées  et  à  la  cour  des  empereurs.  Sous 
Valérien,  on  trouve  dans  les  premières  charges  mili- 
taires Hartmund,  llaldegast,  Hildemund  et  Cario- 
vise  (Ij;  Gallien  engage  à  son  service  le  chef  des  Hé- 
rules,  Naulobat,  et  le  fait  consul  (2).  Sous  Maximien 
Hercule,  Rictiovare  put  aisément  s'élever  jusqu'à  la 
dignité  de  légat  impérial  de  la  Belgique  (3).  En  cette 
qualité ,  il  nous  est  montré  parcourant  pendant  au 
moins  deux  années  les  principales  villes  de  cette  vaste 
province,  et,  au  cours  de  ses  tournées  officielles,  con- 
damnant des  chrétiens  :  à  Amiens,  Fuscien  et  Victo- 
ric  (i)  ;  à  Augusta  Vermanduorum,  l'évêque  dont  elle 
prendra  le  nom,  Quentin  (5);  à  Soissons,  Grépin  et 
Crépinien  (6)  ;  dans  la  même  ville,  Rufîn  et  Valère  (7)  ; 
à  Reims,  de  nombreux  martyrs  anonymes  (8)  ;  à  Fis- 
mes,  près  de  Reims,  Macra  (9);  peut-être  Lucien,  à 


(1)  Vopiscus,  Aurelianus,  38. 

(2)  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  III,  p.  481;  Ozanam, 
les  Germains  avant  le  christianisme,  p.  333. 

(3)  Les  Actes  des  saints  Fuscien  et  Victoric  (Bosquet,  Eccl.  Gall. 
hist.,  t.  I,  p.  156)  disent  qu'  «  au  temps  où  le  très  cruel  empereur 
Maximien  parcourait  la  Gaule,  il  éleva  Riccius  Varus  à  la  dignité  de 
préfet  d'Amiens.  »  Peut-être  y  a-t-il  ici  un  souvenir  historique  naïve- 
ment rendu  par  l'écrivain  de  basse  époque. 

(4)  Bosquet,  l.  c.  ;  Tillemont,  Mémoires,  t.  IV,  art.  vi  sur  saint 
Denys  de  Paris. 

(5)  Surius,  Vit<c  SS.,  t.  X,  p.  102;  Tillemont,  Mémoires,  t.  IV,  art. 
et  notes  sur  saint  Quentin. 

(6)  Acta  SS.,  octobre,  t.  XI,  p.  395;  Tillemont,  Mémoires,  t.  IV, 
art.  VIII  sur  saint  Denys  de  Paris. 

(7)  Acta  SS.,  juin,  t.  II,  p.  795;  Tillemont,  l.  c. 

(8)  Acta  SS.,  l.  c;  Tillemont,  t.  IX,  art.  xxii  sur  saint  Denys  de 
Paris. 

(9)  Acta  SS.,  janvier,  t.  I,  p.  125;  Tillemont,  t.  IV,  art.  xxii  et 


PEUSÉCUTIONS  PARTIELLES.  41 

Beauvais  (1);  probablement  Piaton,  à  Tournai  (2). 
On  pourrait  admettre  qu'à  la  Belgique  il  joignit  le 
gouvernement  de  tout  Test  de  la  Gaule,  c'est-à-dire 
des  deux  Germanies  inférieure  et  supérieure,  car  les 


noie  XXXIII  sur  saint  Denys  de  Paris;  Castan ,  les  C apitoies  pro- 
vinciaux du  monde  romain,  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
d'Émulation  du  Doubs,  1885,  p.  247;Kuhfeld,  De  Capitoliis  imperii 
romani,  Berlin,  1883,  p.  67;  mon  article  sur  les  Capitoles  provin- 
ciaux et  les  Actes  des  martyr  s,  dans  la  Science  catholique,  mai 
1887,  p.  365. 

(1)  Acta  SS.,  janvier,  t.  I,  p.  159;  Tillemont,  t,  IV,  art.  sur  saint 
Lucien  de  Beauvais.  Sa  Passion,  celles  de  saint  Quentin,  des  saints 
Fuscien  et  Victoric,  le  font  contemporain  de  saint  Denys,  et  le  comp- 
tent parmi  les  hommes  apostoliques  par  qui,  à  la  même  époque,  furent 
évangélisés  le  nord  et  l'est  de  la  Gaule.  Mais  sa  mort  est  attribuée  à  un 
préfet  nommé  Julien,  que  l'on  fait  également  l'auteur  de  celle  de  saint 
Yon,  près  de  Paris.  Tillemont  suppose  que  ce  Julien  aurait  succédé 
comme  préfet  du  prétoire  de  Maximien  à  Rictiovare ,  lequel ,  d'après 
les  Actes  des  saints  Crépin  et  Crépinien,  pris  de  folie  après  avoir 
condamné  ces  deux  martyrs,  se  serait  précipité  dans  le  feu.  Cela  sent 
bien  la  légende.  Le  nom  de  Julien  est  peut-être  mis  en  souvenir  de 
l'empereur  apostat  et  persécuteur  du  quatrième  siècle.  Rien  ne  montre 
que  Maximien  ait  eu  Rictiovare  pour  préfet  du  prétoire.  La  compa- 
raison entre  les  parties  de  la  Gaule  où  sévit  Sisinnius  et  celles  que 
parcourut  Rictiovare  me  fait  croire  plutôt  que  le  premier  de  ces  ma- 
gistrats fut  légat  de  la  Lyonnaise,  et  le  second  de  la  Belgique.  Lucien 
ayant  été  le  contemporain  et  le  compagnon  d'autres  martyrs  jugés 
par  Rictiovare,  et  ayant  péri  dans  le  gouvernement  de  celui-ci,  me 
paraît  devoir  être  compté  parmi  ses  victimes,  plutôt  que  d'un  inconnu 
Julien.  Je  serais,  par  les  mêmes  raisons,  porté  à  retirer  à  Julien  la 
condamnation  de  saint  Yon,  dans  le  pays  des  Parisii,  pour  l'attribuer 
à  Sisinnius. 

(2)  Voir  Tillemont,  Mémoires,  l.  IV,  art.  vu  sur  saint  Denys  ;  et 
surtout  les  nombreux  textes  cités  par  M.  l'abbé  Bernard,  les  Origines 
de  l'Église  de  Paris,  1870,  p.  181-182.  Les  vraisemblances  me  font 
attribuer  au  légat  de  la  Belgique  la  condamnation  de  saint  Chryseuil, 
martyrisé  vers  le  même  temps  près  de  Tournai.  Sur  saint  Fiat  ou  Pla- 
ton, voir  Acta  SS.,  octobre,  t.  I,  p.  16;  et  Bapst,  Revue  archéologi- 
que, 1890,  t.  I,  p.  117. 


42        LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

mêmes  documents  disent  qu'il  fit  mourir  des  fidèles 
à  Trêves  (1)  et  à  Bàle  (2).  Le  légat  d'x\quitaine  pa- 
rait avoir  aussi  marché  dans  cette  voie  sanglante  : 
Agen  (3)  vit  le  martyre  (4)  de  sainte  Foi  (5)  et  de 
saint  Caprais  (6).  Si  leurs  Actes  sont  véridiques,  la 
vaste  province  du  sud -ouest  était  alors  gouvernée 
par  Datianus,  qui  sera  plus  tard  célèbre  en  Espagne 
par  sa  cruauté  envers  les  chrétiens  (7). 

Les  seuls  martyrs  de  la  Grande-Bretagne  dont  le 


(1)  Actes  des  saints  Fuscien  et  Victoric, 

(2)  Actes  de  saint  Quentin. 

(3)  Aginnum  Nitiobrogum. 

(4)  Acta  SS.,  octobre,  t.  III,  p.  263. 

(5)  Le  cognomen  Foi,  Fides,  Mia'ziif  est  fréquent,  sous  sa  forme 
grecque  ou  latine,  dans  l'antiquité  chrétienne  :  voir  De  Rossi,  Roma 
sotterranea,  t.  II,  p.  171-175;  cf.  Histoire  des  persécutions  pendant 
les  deux  premiers  siècles,  2°  éd.,  p.  221. 

(6)  On  trouve  également  dans  l'antiquité  chrétienne  et  dans  l'an- 
tiquité païenne  des  cognomina  dérivés  de  Capra  :  voir  Kraus, 
Real.  Encykl.  der  christl.  Alterthiimer,  art.  Namen,  t.  II,  p.  477 
et  fig.  316. 

(7)  «  Il  se  peut,  dit  Tillemont,  que  le  même  Dacien  ait  gouverné 
'Aquitaine  vers  l'an  290  (ou  un  peu  auparavant),  avant  que  de  gou- 
verner l'Espagne  en  303  et  304.  »  Mais,  comme  les  Actes  de  sainte 
Foi  sont  d'assez  basse  époque,  on  peut  admettre  aussi  «  qu'ils  n'ont 
été  écrits  que  par  ceux  qui ,  voiant  une  partie  de  l'Aquitaine  unie  à 
l'Espagne  sous  la  domination  des  Goths,  se  sont  imaginé  que  cela 
avoit  été  de  même  du  tems  des  Romains,  sous  qui  les  gouverneurs 
d'Espagne  n'avoient  aucune  juridiction  dans  les  Gaules  :  et  comme  le 
martyre  de  saint  Vincent  à  Valence  a  rendu  le  nom  de  Dacien  célèbre 
en  Espagne,  on  lui  a  aussi  attribué  les  martyrs  de  l'Aquitaine.  »  Til- 
lemont, Mémoires,  t.  IV,  note  i  sur  sainte  Foy.  M.  Le  Blant  cite  de 
même  l'exemple  d'Anulinus,  célèbre  sous  Dioclétien  pour  sa  cruauté 
envers  les  martyrs  d'Afrique  et  qui,  devenu  pour  les  narrateurs  de 
seconde  main  le  type  du  magistrat  persécuteur,  fut  mis  en  scène  par 
eux  dans  les  pays  et  les  temps  les  plus  dissemblables;  les  Actes  des 
martyrs,  p.  25-26. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.        '  43 

souvenir  ait  été  conservé  appartiennent  vraisembla- 
blement aussi  à  cette  époque.  Une  tradition  attribue 
à  l'année  286  la  mort  de  saint  Alban  (1),  qui,  ayant 
recueilli  un  prêtre  fugitif  et  favorisé  son  évasion, 
comparut  pour  ce  fait  devant  les  juges,  se  confessa 
chrétien,  et  fut  décapité  (2).  Ce  martyre  parait  avoir 
eu  lieu  à  Verulam  (3).  Un  grand  nombre  d'autres  chré- 
tiens, parmi  lesquels  Aaron  et  Jules,  furent  aussi  mas- 
sacrés à  Caerleon  (4)  ;  d'autres,  dit-on,  àLichfield  (5). 
On  raconte  qu'après  ces  exécutions  la  persécution 
cessa  tout  à  coup  (6).  Cette  fin  des  rigueurs  exer- 
cées contre  les  fidèles  peut  coïncider  avec  la  fin  de  la 
domination  de  Maximien  Hercule  dans  le  pays,  ren- 
versée vers  les  derniers  mois  de  287  par  l'usurpation 
de  Carausius  (7) ,  puis  d'Alectus ,  qui  tinrent  succes- 


(1)  Voir  les  auteurs  cités  par  Alford,  Annales  Britannorum,  anno 
286,  §  11.  Mais  Maximien  Hercule  n'étant  venu  dans  les  Gaules  qu'en 
septembre  286,  il  est  probable  que  la  persécution  ne  put  être  étendue 
par  lui  à  la  Bretagne  que  l'année  suivante  :  le  martyre  de  saint 
Alban  se  place  donc  plus  vraisemblablement  en  287.  Cf.  Tillemont, 
Mémoires^  t.  IV,  note  i  sur  saint  Alban. 

(2)  Gildas,  De  excidio  BritanniXy  8;  Bède,  Hist.  Eccl.,  I,  7. 

(3)  Saint  Germain,  évêque  d'Auxerre,  visita  le  tombeau  d'Alban  à 
Verulam  vers  429;  Constance,  Vita  S.  Gennani. 

(4)  Gildas,  Bède,  l.  c. 

(5)  Voir  ActaSS.,  janvier,  t.  I,  p.  82. 
^6)  Bède,  l.  c. 

(7)  Marcus  Aurelius  Mausœus  Carausius  (287-293).  Remarquer  le 
caractère  gaulois  ou  germain  des  deux  derniers  noms,  et  comparer 
avec  ce  qui  a  été  dit  plus  haut,  p.  39.  On  a  trouvé  à  Carlisle,  comté 
de  Cumberland,  une  borne  milliaire ,  avec  celte  nomenclature;  en 306, 
sous  le  gouvernement  du  César  Constantin ,  elle  fut  enterrée  du  côté 
de  la  première  inscription,  et  sur  l'extrémité  opposée  fut  gravé  le  nom 
du  nouveau  souverain.  Voir  Bulletin  de  la  société  des  Antiquaires 
de  France,  1895,  p.  146. 


44         LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

sivement  la  Bretagne  avec  le  titre  d'Auguste,  jusqu'à 
ce  qu'elle  eût  été,  eu  296,  reconquise  par  Conslance. 
Maximien  demeura  dans  les  Gaules  pendant  six  an- 
nées, occupé  à  préparer  une  expédition  contre  son 
ancien  lieutenant  Carausius,  et  surtout  à  repousser  les 
Alemans,  les  Burgondes  et  les  Francs.  Il  eut  pour  ré- 
sidence habituelle  Trêves,  l'ancienne  capitale  de  Pos- 
thume :  c'est  là  qu'au  l''^  janvier  288,  prenant  pos- 
session de  son  second  consulat,  on  le  vit  tout  à  coup 
en  dépouiller  les  ornements,  sauter  à  cheval  et  re- 
pousser une  attaque  des  Barbares;  c'est  là  que  deux 
fois  le  rhéteur  Mamertin  prononça  son  panégyrique; 
c'est  autour  de  Trêves  qu'il  établit  des  colons  Lêtes  et 
Francs.  Mais  il  semble  qu'avant  de  se  fixer  dans  cette 
Rome  du  Nord,  dans  cette  «  ville  auguste,  »  comme 
on  l'appellera  bientôt  (1),  Hercule  ait  visité  la  région 
méridionale  de  la  Gaule ,  l'ancienne  «  province  »  ro- 
maine. Un  document  chrétien  qui,  sans  être  con- 
temporain, n'est  cependant  pas  d'une  époque  assez 
éloignée  des  faits  pour  avoir  perdu  toute  valeur  his- 
torique (2),  le  montre  à  Marseille,  au  mois  de  juillet, 


(1)  Ausone,  Mosella,  421. 

(2)  Passio  SS.  Victoris,  Alexandri,  Feliciani  atque  Longini  mor- 
tyrum,  dans  Ruinart,  p.  300.  Dans  la  première  édition  de  son  recueil, 
Ruinait  n'exprime  point  d'opinion  sur  l'âge  de  cette  pièce;  mais  dans 
la  seconde  (reproduite  dans  l'édition  de  Ratisbonne,  p.  333)  il  dit  : 
«  Hœc  Acta,  etsi  tanlae  antiquilatis  esse  non  videantur,  ut  ab  auclore 
aequali,  vel  etiam  fere  cnequali  scripta  dici  possint,  lalia  tamen  viris 
eruditis  visa  sunt,  quae  Joanni  Cassiano,  aut  alicui  ex  illustribus  viris 
qui  saeculo  quinto  ineunte  istis  in  partibus  florebant,  possint  tribui.  » 
Tilleraont  dit  de  même  que  «  les  Actes  de  saint  Victor  ne  sont  pas 
assurément  originaux  :  le  style  et  les  harangues  font  assez  voir  qu'ils 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  45 

encore  animé  contre  les  fidèles  par  le  souvenir  de  la 
légion  Thébéenne  (1)  :  le  séjour  en  Narbonnaise  se 
place  probablement  en  287,  et  précède  rétablisse- 
ment définitif  d'Hercule  dans  la  Belgique. 

Bien  que  déchue  de  son  ancienne  splendeur,  Mar- 
seille occupait  dans  la  Gaule  un  rang  à  part.  Elle  en 
était  le  grand  port  d'exportation,  entassant  sur  ses 
quais  et  dans  ses  bassins,  à  destination  d'Ostie,  les 
produits  industriels  et  agricoles  de  tout  le  pays  (2). 
Mais  cette  ville  commerçante  était  aussi  une  ville  let- 
trée :  ses  écoles  rivalisèrent  avec  celles  d'Athènes  (3). 
Même  au  troisième  siècle,  elle  demeurait  pour  la  pa- 


ont  été  composez  à  loisir  et  avec  étude  ;  et  la  fin  marque  que  c'étoit 
assez  longtemps  après  la  mort  du  saint.  Mais  aussi  ils  sont  écrits  d'une 
manière  tout  à  fait  digne  des  grands  hommes  qui  fleurissoient  en  France 
au  commencement  du  cinquième  siècle  :  de  sorte  qu'il  semble  qu'on 
les  peut  mettre  sur  le  rang  de  ceux  de  saint  Maurice  par  saint  Eu- 
cher.  ))  Mémoires,  t.  IV,  note  i  sur  saint  Victor. 

(1)  «  Maximianus  enim  cum  pro  sanctorum  sanguine,  quem  per  to- 
tum  orbem  crudelius  aliis  maximeque  per  totas  Gallias  recenlius 
fuderat,  et  praecipue  pro  famosissima  illa  Thebseorum  apud  Agaunum 
caede,  noslrorum  plurimis  nimium  terribilis  factus  Massiliam  advenis- 
set...  »  Passio,  2.  Comme  saint  Eucher,  l'auteur  de  la  Passion  de 
saint  Victor  place  son  récit  en  pleine  persécution  générale,  quand  le 
sang  eut  co\i]é  per  iotum  orbem,  c'est-à-dire  après  303;  des  ms.  cités 
par  le  P.  Guenay,  Actes  de  saint  Victor,  dans  les  Annales  de  Mar- 
seille, p.  131,  désignent  même  la  vingtième  année  de  Dioclétien,  c'est- 
à-dire  304.  Cela  est  incompatible  avec  la  chronologie  du  règne  de 
Maximien,  lequel,  à  cette  date,  n'avait  plus  en  Gaule  l'occasion  ou  le 
pouvoir  de  persécuter;  mais  la  phrase  qui  suppose  que  peu  de  temps 
s'écoula  entre  l'affaire  des  Thébéens  et  son  voyage  à  Marseille  doit 
contenir  une  indication  exacte. 

(2)  E.  Desjardins,  Géographie  historique  de  la  Gaule  romaine, 
t.  II,  p.  148. 

(3)  Strabon,  Geogr.,  IV,  1,  5. 


4G        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

trie  gauloise  le  centre  de  rhellénisme,  comme  Naplcs 
pour  ritalie  (1).  Les  dieux  qu'elle  adorait  étaient  la 
Diane  d'Éphèse  et  l'Apollon  de  Delphes  :  le  temple 
de  celui-ci,  rendez-vous  des  Ioniens  (2),  l'Ephe- 
sium  (3)  de  celle-là,  dominaient  toute  la  cité  du 
sommet  de  l'acropole.  La  constitution  de  Marseille 
restait  toute  grecque  :  république  autonome,  elle  se 
gouvernait  elle-même  ;  une  aristocratie  de  six  cents 
membres,  à  la  tête  de  laquelle  étaient  le  conseil  des 
quinze  et  les  trois  timouques,  présidait  à  ses  desti- 
nées (4).  Dans  ses  rues,  sur  ses  quais,  le  grec  était 
parlé  autant  que  le  latin  et  le  gaulois  (5).  Malgré  la 
corruption  des  mœurs  (6),  une  décence  extérieure 
réglait  les  plaisirs  publics  :  les  jeux  impurs  des  mimes 
furent  longtemps  interdits  sur  les  théâtres  de  Mar- 
seille (7).  La  sérénité  grecque,  ennemie  des  démons- 
trations bruyantes,  y  modérait  jusqu'aux  deuils  :  les 
funérailles  se  célébraient  sans  lamentations,  et  un 
repas  funèbre  les  terminait  (8) .  On  raconte  que ,  dans 
cette  ville  fréquentée  cependant  par  des  matelots  de 
toutes  les  nations,  les  crimes  étaient  si  rares,  que  le 
glaive    destiné  au  châtiment    des  coupables    s'était 


1)  Mommsen,  Rômische  Geschichte,  t.  V,  p.  72. 

2)  To'jTo  (jLÈv  xoivov  'Iwvwv  àTcàvTwv.  Strabon,  IV,  1,  4. 

3)  Tô  'Eçéffiov.  Ibid. 

4)  Ibid.,  1,  5.  Cicéron,  Pro  Valerio  Flacco,  26. 

5)  Varron,  cité  par  saint  Jérôme,  Comm.  in  Ep.  ad  Gai.,  3. 

6)  Athénée,  Deipn. ,  XII,  5. 

7)  Valère  Maxime,  II,  6. 

8)  Ibid. 


PERSÉCIJTIOINS  PARTIELLES.  /j7 

rouillé  (1).  Bien  que  plusieurs  traits  de  ce  tableau  ne 
conviennent  probablement  plus  à  la  fin  du  troisième 
siècle,  Marseille  devait  offrir  encore  une  physionomie 
originale  quand  Maximien  Hercule  la  visita.  L'auteur 
de  la  Passion  de  saint  Victor  loue  son  étendue,  la 
force  de  ses  remparts  (2),  «  sa  glorieuse  beauté  (3),  » 
son  activité  commerciale,  le  nombre  et  la  richesse 
des  habitants.  «  C'était  pour  les  contrées  d'Occi- 
dent, dit-il,  le  siège  principal  de  la  puissance  ro- 
maine (4).  » 

Comme  tous  les  grands  ports  de  l'antiquité,  Mar- 
seille était  aussi  une  ville  dévote.  Les  voyageurs  venus 
de  tous  les  pays,  et  particulièrement  des  contrées 
orientales,  y  avaient  apporté  leurs  religions;  près  des 
dieux  grecs  florissait  le  culte  des  divinités  étrangères. 
Le  christianisme ,  répandu  dès  les  premiers  temps  sur 
les  côtes  de  la  Méditerranée ,  et  qui  avait  pénétré  au 
second  siècle  dans  tout  le  bassin  du  Rhône  (5),  compta 


(1)  Valère  Maxime,  If,  6. 

(2)  Passio,  1.  Cf.  Strabon,  IV,  1,  4.  L'étendue  de  la  ville  ancienne 
et  de  son  port  était  cependant  bien  inférieure  à  celle  de  la  ville  mo- 
derne; voir  le  plan  comparé,  dans  Desjardins,  Géographie  historique 
de  la  Gaule  romaine,  t.  II,  pl.III. 

(3)  «  Pulchriludine  gloriosa.  »  Passio,  1. 

(4)  Ibid.  Cf.  Ammien  Marcellin,  XV,  11,  14. 

(5)  Cf.  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers  siè- 
cles, '1^  éd.,  p.  400  et  suiv.  M.  Edmond  Le  Blant,  les  Sarcophages 
chrétiens  de  la  Gaule,  n°  215,  p.  157  et  pi.  LIX,  publie  un  tombeau 
sculpté  de  la  Narbonnaise.  Ce  sarcophage,  travaillé  peut-être  par  un 
Grec ,  est  remarquable  par  le  mélange  de  symboles  chrétiens  tels  que 
le  Bon  Pasteur,  l'Orante,  le  pêcheur,  les  colombes,  les  brebis,  avec 
des  types  classiques  comme  le  buste  du  Soleil,  un  personnage  assis 


48         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

aussi  de  bonne  heure  des  adhérents  à  Marseille  (1). 
Elle  parait  avoir  eu  des  martyrs  dès  l'époque  des  An- 
tonins,  peut-être  au  moment  où  périssaient  à  Lyon 
les  victimes  de  la  persécution  de  Marc-Aurèle  (2). 
Lors  de  l'arrivée  d'Hercule,  la  population  chrétienne 
devait  être  nombreuse.  La  présence  d'un  tyran  cou- 
vert encore  du  sang  des  Thébéens  la  frappa  de  ter- 
reur. Un  officier  chrétien ,  nommé  Victor,  qui  faisait 
probablement  partie  des  troupes  dont  l'empereur 
était  accompagné ,  s'efforça  de  ranimer  le  courage  des 
fidèles.  Dénoncé  ou  surpris,  il  fut  traduit  devant  le 
tribunal  des  préfets  de  sa  légion  (3)  :  se  montrer  ou- 


tenant  un  sceptre,  un  autre  personnage  devant  lequel  est  un  enfant. 
M.  Le  Blant  l'attribue  au  temps  des  Antonins. 

(1)  Inscription  funéraire  du  second  siècle;  Edmond  Le  Blant,  Ins- 
criptions chrétiennes  de  la  Gaule,  n»  551  B,  t.  11,  p.  311. 

(2)  Inscription  paraissant  appartenir  à  cette  époque,  et  contenir  une 
allusion  à  des  martyrs  par  le  feu  : 

Se/ITRIO   VOLVSIANO 

...    EVTVCHETIS   FILIO 

...    O  FORTVNATO   QVI  VIM 

ifjnis  PASSI  sv^T 


Edmond  Le  Blant,  Inscriptions  chrétiennes  de  la  Gaule,  n»  548, 
t.  II,  p.  305-306  et  pi.  LXXII,  et  n°  437;  De  Rossi,  Inscriptiones  chris- 
tianae  urbis  Romx,  t.  II,  p.  x«-xii.  Sur  la  restitution  vim  ignis ,  cf. 
Grelli,  1002  :  vi  ignis  consumptum ;  1909  :  vi  ignis  ahsumptum. 

(3)  «  Prsefectorum  tribunalibus  prœsentatur.  »  Passio,  3.  Je  vois 
ici  des  préfets  militaires  (cf.  Tertullien,  De  corona  militis,  1)  et  je 
crois  cette  interprétation  préférable  à  celle  qui  reconnaîtrait  des  ma- 
gistrats civils.  Le  proconsul  de  la  Narbonnaise  n'avait  pas  d'autorité 
dans  Marseille,  ville  autonome.  D'un  autre  côté,  il  n'est  pas  probable 
que  ses  triumvirs  ou  timouques,  qui  exerçaient  la  juridiction  crimi- 
nelle, aient  eu  compétence  pour  juger  un  soldat.  Il  est  plus  difficile 
encore  de  voir  dans  les  prxfecti  dont  parlent  les  Actes  les  préfets  du 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  49 

vertement  chrétien,  si  près  encore  des  événements 
d'Agaune,  était  pour  un  militaire  de  cette  armée  un 
crime  capital.  Cependant  les  préfets  s'efforcèrent  de 
persuader  Victor  :  lui  parlant  avec  douceur,  ils  l'ex- 
hortèrent à  ne  pas  préférer  aux  dieux,  à  son  service 
militaire,  à  Tamitié  de  l'empereur,  le  culte  d'un 
homme  mort.  Mais  Victor,  d'une  voix  forte  :  «  Ceux 
que  vous  appelez  des  dieux,  s'écria-t-il,  sont  d'im- 
purs démons.  Je  suis  le  soldat  du  Christ  :  le  ser- 
vice mihtaire,  l'amitié  de  l'empereur  ne  me  sont 
plus  rien,  si  je  ne  les  puis  conserver  qu'en  mépri- 
sant mon  vrai  roi.  »  Parmi  les  cris  des  assistants, 
Victor  proclama  la  divinité  de  Jésus-Christ ,  ressuscité 
des  morts.  A  cause  de  son  grade ,  les  préfets  le  ren- 
voyèrent à  l'empereur. 

Celui-ci ,  voulant  faire  un  exemple ,  commanda  de 
lier  Victor  et  de  le  traîner  à  travers  les  rues  de  la  ville. 
En  d'autres  lieux,  le  peuple,  devenu  indifférent  ou 
même  sympathique  aux  chrétiens  (1),  avait  cessé  de 
manifester  contre  eux  de  la  haine  :  mais ,  dans  cette 
ville  pleine  de  fanatiques,  les  vieilles  passions  duraient 


prétoire  de  Maximien  Hercule,  comme  le  veut  Tillemont,  Mémoires, 
t.  IV,  note  II  sur  saint  Victor  :  des  magistrats  aussi  élevés  en  dignité 
n'auraient  pas  eu  besoin  de  renvoyer  Victor  devant  l'empereur  à 
cause  de  son  rang  ou  de  son  grade,  guia  vir  clarus  erat. 

(1)  Voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2°  éd., 
p.  104.  Les  Actes  de  sainte  Foi  et  de  saint  Caprais,  martyrisés  à  Agen 
vers  287,  montrent  la  foule  pleurant  pendant  que  Caprais  subissait  la 
torture,  et  s'écriant  :  «  Quelle  impiété!  quel  jugement  inique!  Pour- 
quoi faire  périr  cet  homme  de  Dieu,  si  vertueux  et  si  bon?  »  Malheu- 
reusement, ces  Actes  sont  d'une  rédaction  trop  tardive  pour  qu'on 
puisse  ajouter  foi  à  tous  leurs  détails. 

IV.  4 


50         LES  CHRKTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

encore  :  ce  fut  au  milieu  des  coups  et  des  outrages 
que  le  martyr  subit  cette  première  épreuve  (1).  Sa 
résolution  n'en  fut  pas  él)ranlée  :  ramené  devant  les 
préfets,  il  confessa  le  Christ  (2).  Les  magistrats  se  dis- 
putèrent, dit-on,  au  sujet  des  tortures  à  lui  infliger  : 
l'un  d'eux,  Eutychius,  se  retira;  Asterius,  demeuré 
seul,  livra  le  soldat  chrétien  aux  coups  des  licteurs  (3). 
L'auteur  des  Actes  raconte  qu'à  ce  moment  Jésus  appa- 
rut au  patient  pour  l'encourager.  Dans  la  prison ,  où 
il  reçut  de  nouveau  la  visite  céleste,  Victor  convertit 
trois  soldats,  Alexandre,  Longin  et  Félicien,  qui  reçu- 
rent aussitôt  le  baptême  (4).  Par  l'ordre  du  «  grand 
dragon  Maximien  (5) ,  »  il  fut  conduit  avec  les  néo- 
phytes au  forum;  le  peuple  y  courut  en  foule.  On 


(1)  Passio,  5. 

(2)  L'auteur  de  la  Passion  prête  ici  (7-10)  à  Victor  de  longs  discours, 
résumé  des  controverses  soutenues  contre  les  païens  par  les  Pères  du 
quatrième  siècle;  c'est  le  procédé  qu'emploie  également  Prudence  en 
plusieurs  hymnes  du  Péri  Stephanôn.  —  Une  autre  Passion  de  saint 
Victor  a  été  publiée  dans  les  Analecta  Bollancliana ,  t.  II  (1883), 
p.  317  et  suiv.  On  y  lit  un  interrogatoire  de  saint  Victor  par  les 
préfets,  où  les  réponses  sont  visiblement  imitées  des  Acta  disputa- 
tionis  Achatii  (Ruinart,  p.  139;  cf.  Hist.  des  persécutions  pendant 
la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2"  éd.,  p.  435-441). 

(3)  Passio,  10. 

(4)  La  conversion  et  le  baptême  des  gardes  par  les  martyrs  est  un  fait 
assez  fréquemment  rapporté  dans  les  documents  hagiographiques;  dans 
son  Panégyrique  de  saint  Victor,  Bossuet  rappelle  à  ce  propos  le 
gardien  de  la  prison  de  Philippes  converti  et  baptisé  par  Paul  et  Silas 
{Act.  Apost.,  XVI,  33). 

(5)  «  Magnus  ille  draco  Maximianus.  »  Passio,  11.  Cf.  la  lettre  du  con- 
fesseur Lucien  à  saint  Cyprien ,  où  Dèce  est  appelé  :  «  ipsum  anguem 
majorem  metatorem  Antechristi.  »  Voir  Histoire  des  persécutions 
pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2'  éd.,  p.  303. 


PERSÉCUTIONS  PARTIELLES.  51 

commanda  à  Victor  de  ramener  au  culte  des  dieux 
ceux  qu'il  en  avait  détournés  :  «  L'édifice  que  j'ai  bâti, 
je  ne  le  détruirai  pas,  »  répondit-il.  Les  trois  soldats 
persistèrent  dans  leur  nouvelle  foi,  et  furent  décapi- 
tés. Victor,  après  avoir  subi  le  chevalet,  fut  encore 
une  fois  mis  en  prison.  Après  trois  jours,  il  comparut 
de  nouveau  devant  Hercule.  Celui-ci  voulut  le  con- 
traindre à  sacrifier.  Un  prêtre  s'approcha,  tenant  dans 
la  main  un  autel.  «  Oil're  de  l'encens,  apaise  Jupiter, 
et  sois  notre  ami,  »  dit  l'empereur.  Mais,  saisi  d'une 
soudaine  indignation,  Victor  arrache  l'autel  des  mains 
du  prêtre,  le  jette  à  terre  et  pose  sur  lui  le  pied  (1). 
Hercule  commanda  de  couper  ce  pied  sacrilège,  puis. 


(1)  «  Interea  Maximianus  Jovis  aram  jubet  afferri.  Mox  igitur  coratn 
ipso  ara  componitur,  sacrilegus  quoque  sacerdos  assistit.  Tune  impera- 
tor  ad  sanctum  Victorem  :  Pone,  inquit,  thura,  plaça  Jovem,  et  no- 
ster  amicus  esto.  Hoc  audilo,  forlissiinus  Christi  miles,  sancti  Spiri- 
tus  ardore  inflammalus,  seseque  amplius  ita  ferre  non  suslinens,  velut 
iitaturus  propius  accedit,  aramque  de  manu  sacerdolis  solo  tenus 
prosternit...  »  Passio ,  15.  Cette  violence  exceptionnelle,  que  l'hagio- 
graphe  explique  par  un  soudain  mouvement  de  l'Esprit  Saint,  mais 
dans  laquelle  il  est  permis  de  voir  un  effet  de  lardent  tempérament 
d'un  soldat,  contraste  avec  la  modération  ordinaire  des  martyrs.  Les 
détails  donnés  par  l'auteur  sont,  du  reste,  conformes  aux  usages  anti- 
ques. Les  musées  possèdent  de  nombreux  autels  portatifs;  voir  Sa- 
glio,  art.  Ara,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités,  t.  I,  p.  349  et 
lig.  415,  416.  De  cette  sorte  devaient  être  les  autels  placés  devant  les 
tribunaux  et  sur  lesquels  les  chrétiens  étaient  invités  par  les  magistrats 
à  brûler  de  l'encens;  voir  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs, 
§  20,  p.  G3.  Prudence  y  fait  clairement  allusion  dans  ces  vers  [Péri 
Stephanôn,  X,  916-918)  : 

Reponit  aras  ad  tribunal  denuo 

Et  thus  et  ignem  vividum  in  carbonibus , 

Taurina  et  exta ,  vei  suilla  abdomina. 


52         LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

inventant  un  supplice  horrible,  fit  conduire  Victor 
aux  pistrines  puJ3liques,  où  son  corps,  «  froment  choisi 
de  Dieu,  »  fut  à  demi  broyé  sous  la  meule.  Comme  il 
respirait  encore,  on  lui  trancha  la  tête.  Les  restes  des 
martyrs,  jetés  à  la  mer,  furent  recueillis  par  les  chré- 
tiens ,  qui  creusèrent  dans  un  rocher  une  crypte  pour 
les  recevoir. 

Ces  cruautés,  exercées  par  Maximien  Hercule  en  per- 
sonne ou  par  des  gouverneurs  dociles  à  son  impul- 
sion, cessèrent  probablement  quand  il  se  fut  fixé  à 
Trêves,  tournant  tous  ses  regards  vers  l'Angleterre, 
où  régnait  Carausius,  et  le  Rhin,  que  franchissaient 
sans  cesse  les  Germains.  Aussi  peut- on  supposer  que, 
deux  ans  après  qu'il  eut  passé  les  Alpes,  la  condition 
des  chrétiens  s'améliora  dans  la  Gaule,  comme  elle 
s'était  apparemment  améliorée  déjà  en  Italie,  et  que 
les  Églises  purent  de  nouveau  jouir  dans  l'Occident 
de  cette  paix  relative  qui  était  leur  partage  en  dehors 
des  persécutions  déclarées. 


LES.  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     53 

II 

Les  Églises,  le  néo-paganisme  et  la  philosophie. 

Depuis  la  courte  persécution  d'Aurélien,  l'Orient, 
plus  heureux,  n'avait  point  vu  la  paix  troublée.  C'est 
à  peine  si  deux  ou  trois  épisodes  locaux,  que  nous 
avons  racontés  en  leur  temps  (1),  en  avaient  fait  sentir 
la  fragilité.  Celle-ci  même  avait  bientôt  cessé  d'être 
aperçue  :  presque  partout,  on  s'était  accoutumé  à 
regarder  comme  définitif  le  repos  dont  on  jouissait. 
Les  deux  sociétés,  païenne  et  chrétienne,  vivaient 
l'une  auprès  de  l'autre,  sans  se  mêler  beaucoup,  mais 
sans  se  heurter. 

Le  christianisme,  encore  nouveau  dans  quelques 
parties  de  FOccident,  ne  l'était  plus  dans  aucune  des 
provinces  de  la  presqu'île  asiatique.  En  Syrie,  en  Gala- 
tie,  en  Bithynie,  en  Phrygie,  dans  l'Asie  proconsulaire, 
il  datait  de  l'aurore  même  de  la  prédication  évangé- 
lique.  Ses  dogmes,  ses  cérémonies,  ses  mœsrs,  n'é- 
taient là  pour  personne  une  chose  inconnue.  Les  païens 
n'avaient  même  plus  sous  les  yeux  le  spectacle  irritant 
de  conversions  en  masse  opérées  par  la  parole  enthou- 
siaste et  persuasive  de  quelque  missionnaire.  Ces  con- 
trées évangélisées  de  longue  date  avaient  cessé  d'être, 


(1)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2"  éd.,  p.  278, 
290,  310. 


54         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXLMIEN. 

comme  nous  dirions  aujourd'hui,  des  «  pays  de  mis- 
sion »  :  l'Église  y  avait  la  vie  forte  et  traditionnelle 
d'une  institution  plusieurs  fois  séculaire.  D'innombra- 
bles familles  lui  appartenaient  depuis  maintes  géné- 
rations :  le  mouvement  qui  faisait  entrer  dans  son 
sein  de  nouveaux  prosélytes  s'opérait  maintenant 
d'une  façon  régulière,  insensible,  comme  une  marée 
qui  monte,  non  comme  une  inondation  qui  se  préci- 
pite, r^e  mot  de  Tertullien  :  Fiunt,  non  nascuntiir 
christiani  (1) ,  avait  depuis  longtemps  cessé  d'être  vrai 
en  Orient  :  la  population  chrétienne  s'y  recrutait 
d'elle-même,  par  sa  fécondité  propre;  plus  elle  deve- 
nait nombreuse,  plus  elle  attirait,  en  vertu  d'une  loi 
naturelle ,  les  âmes  hésitantes ,  partagées  entre  les 
charmes  de  la  nouvelle  foi  et  la  peur  de  l'inconnu. 
Comme  on  avait  de  moins  en  moins  à  craindre  de  se 
singulariser  en  devenant  chrétien,  on  cédait  plus  faci- 
lement aux  touches  délicates  de  la  grâce  ou  au  géné- 
reux entraînement  de  l'exemple. 

Il  n'était  pour  ainsi  dire  pas  de  ville  dans  l'Empire 
romain,  où  les  fidèles  ne  formassent  une  minorité 
compacte,  disciplinée,  puissante  par  le  nombre  comme 
par  l'autorité  morale  :  en  quelques  cités  même,  la 
majorité  paraissait  leur  appartenir  déjà  (2).  Mais, 


(1)  Apolog.,  18.  Cf.  Histoire  des  persécutions  pendant  la  pre- 
mière moitié  du  troisième  siècle,  2"  éd.,  p.  65. 

(2)  Porphyre,  écrivant  contre  les  chrétiens  dans  les  dernières  années 
du  troisième  siècle,  fait  en  ces  termes  allusion  à  une  ville  qu'il  ne 
nomme  pas ,  mais  qui  était  probablement  située  en  Orient  :  «  Mainte- 
nant, on  s'étonne  que  la  maladie  se  soit  emparée  depuis  tant  d'années 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.      Ô5 

tandis  qu'en  Occident  les  populations  urbaines  comp- 
taient presque  seules  des  fidèles,  le  christianisme 
était,  en  Asie,  aussi  répandu  dans  les  campagnes  que 
dans  les  villes  (i).  Sans  doute,  la  proportion  numé- 
rique des  sectateurs  des  deux  cultes  variait  suivant  les 
lieux  :  même  en  plein  quatrième  siècle,  le  paganisme 
sera  dominant  en  certaines  parties  de  l'Asie  (2),  alors 
qu'en  d'autres  il  aura  presque  disparu  :  à  plus  forte 
raison,  ces  difïerences  locales  étaient  sensibles  sous 
Dioclétien.  Cependant,  si  l'on  se  contente  d'une  ap- 
préciation générale,  où  il  entre  nécessairement  une 
grande  part  d'inconnu,  on  ne  se  trompera  peut-être 
pas  en  estimant  que,  dans  les  provinces  orientales 
de  l'Empire ,  les  chrétiens  formaient ,  à  cette  époque, 
entre  le  dixième  et  le  cinquième  des  habitants  (3). 


Je  la  cité,  lorsque  ni  Esculape  ni  aucun  dieu  n'y  a  plus  d'accès.  De- 
puis que  Jésus  est  honoré,  personne  n'a  ressenti  un  bienfait  public 
des  dieux.  »  Cité  par  Théodoret,  Grxc.  aff.  curatio,  xiii;  Migne,  Patr. 
grxc,  t.  LXXXII,  col.  1150. 

(1)  «  La  contagion  de  cette  superstition  s'est  répandue  non  seule- 
ment dans  les  villes,  mais  encore  dans  les  bourgs  et  dans  les  cam- 
pagnes, ))  écrivait  déjà  Pline  le  Jeune,  parlant  de  la  Bithynie,  au 
commencement  du  second  siècle;  Ep.y  X,  97. 

(2)  Par  exemple,  Carrhes  [les  Dernières  Persécutions  du  troisième 
siècle,  2"  éd.,  p.  284),  Gaza  (Beugnot,  Histoire  de  la  destruction  du 
paganisme  en  Occident,  t.  I,  p.  225;  t.  H,  p.  196),  etc. 

(3)  Gibbon  [Décline  and  Fall  of  rom.  Emp.,  t.  II,  p.  3G5)  estime 
la  i>opulation  chrétienne  à  un  vingtième  de  la  population  totale  de 
l'Empire;  mais  il  s'occupe  de  l'époque  de  Dèce,  et  prend  la  ville  de 
Rome  pour  base  de  ses  calculs.  Richler  {Das  westrom.  Beich.,  Berlin, 
1865,  p.  85)  adopte  à  peu  près  le  même  chiffre.  La  Basile  (Quatrième 
mémoire  sur  le  souverain  pontificat  des  empereurs  romains,  dans 
les  Mémoires  de  V Académie  des  Inscriptions ,  t.  XV,  p.  77),  suivi 
par  Burckhardt  {Zeit  Constantins ,  p.  157),  évalue   les   chrétiens  à 


56         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

Les  historiens  évaluent  à  cent  millions  la  population 
totale  de  l'Empire  (1)  :  l'Asie  romaine,  alors  très 
peuplée,  en  comprenait  probablement  le  tiers,  ce  qui 
donne,  pour  cette  région,  de  trois  à  six  millions  de 
chrétiens  environ. 

Loin  de  mettre  obstacle  à  la  paix  religieuse,  la 
venue  de  Dioclétien  en  Asie  contribua  plutôt  à  la  con- 
solider et  à  l'étendre.  Les  sentiments  défavorables 
aux  chrétiens,  qu'il  avait  montrés  à  Rome  et  que 
combattaient  peut-être  déjà  des  influences  domesti- 
ques, cédèrent  promptement  à  l'action  bienfaisante 
d'un  milieu  nouveau.  Le  séjour  de  la  superstitieuse 
Nicomédie  ne  suffit  pas  à  entretenir  ou  à  réveiller 
en  lui  le  fanatisme.  Des  contacts  plus  intimes  et  plus 
doux  achevèrent  d'incliner  son  âme  à  la  tolérance. 
Il  ne  parait  pas  douteux  que  sa  femme  Prisca  et  sa 
tille  Valeria  aient  été  soit  chrétiennes  complètes,  soit 
au  moins  catéchumènes  (2).  Bien  que  nul  document 


un  douzième  de  la  population;  Zockler  {H andb.  d.  tlieol.  Wissenchaf- 
ien,  t.  II,  p.  53)  à  un  douzième  en  Orienl,  un  quinzième  en  Occident; 
Chastel  [Histoire  de  la  destruction  du  paganisme  dans  l'empire 
d'Orient,  Paris,  1850,  p.  36)  à  un  dixième  en  Orient,  un  quinzième 
en  Occident;  Keïm{Rom  nnd  das  Christenthum,  Berlin,  1881,  p. 419), 
suivi  par  Schûltze  {Geschichte  des  Vntergangs  der  griechisch-romi- 
schen  Heidenthnms,  1. 1,  léna,  1887,  p.  23),  à  un  sixième;  Matter,  His- 
toire de  l'Église  chrétienne ,  t.  1,  p.  120)  à  un  cinquième;  Staii^dlin 
(cité  parMason,  the  Persécution  of  Diocletian,  p.  36)  à  la  moitié. 
Cette  dernière  évaluation  est  certainement  fort  exagérée  pour  le  temps 
qui  nous  occupe. 

(1)  C'est  le  chiffre  généralement  admis  :  Schiiltze,  ouvr.  cilé,  p.  22. 

(2)  Lactance,  De  mortihus  persecutorum,  15;  cf.  De  Witte,  du 
Christianisme  de  quelques  impératrices  romaines^  dans  Cahier  et 
Martin,  Mélanges  d'archéologie ,  t.  III,  p.  192  et  suiv. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     57 

n'indique  l'époque  de  leur  conversion,  on  peut  la 
reporter  avec  vraisemblance  au  temps  de  l'établis- 
sement définitif  de  Dioclétien  en  Orient.  Peut-être 
est-elle  due  à  quelqu'un  de  ces  serviteurs  chrétiens 
que  riiistoire  nous  montre  aussi  nombreux  pour  le 
moins  dans  le  palais  impérial  de  Nicomédie  que  dans 
celui  de  Rome.  Eusèbe  rapporte  que  Dioclétien  les 
aima  comme  ses  propres  enfants  (1).  «  Que  dirai-je, 
ajoute-t-il,  de  ceux  de  nos  coreligionnaires  qui  ser- 
vaient dans  le  palais?  A  eux,  à  leurs  femmes,  à  leurs 
enfants,  à  leurs  esclaves,  on  laissait  la  faculté  de 
suivre  ouvertement  leur  religion  :  libres  de  se  glo- 
rifier de  leur  foi,  ils  étaient  préférés  par  le  souverain 
à  tous  ses  autres  serviteurs.  Parmi  eux  fut  Dorothée , 
qui  montra  tant  de  bienveillance  à  nos  frères,  et 
pour  cette  cause  mérita  d'être  élevé  en  dignité  au- 
dessus  de  tous  les  magistrats  et  de  tous  les  gouver- 
neurs de  provinces  (2).  On  doit  lui  joindre  le  célèbre 
Gorgonius,  et  tant  d'autres  qui,  dociles  à  la  parole 
de  Dieu,  partagèrent  leur  gloire  (3).  »  Un  de  ceux-ci, 
Pierre,  est  nommé  ailleurs  par  l'historien  [k)  :  il  était, 
comme  les  précédents,  au  nombre  des  intimes  servi- 


(1)  rvYUTÎtov  T£  aÙTOiç  ôtaôÉuEi  Téxvcov  où  ).£i7rd[JLevoi.  Eusèbe,  Hist. 
EccL,\lll  6,  1. 

(2)  «  On  sait  les  noms  d'un  grand  nombre  de  personnages  qui,  dans 
l'emploi  de  grand  camérier,  parvinrent  à  un  pouvoir  étendu  sur  tou- 
tes choses  et  presque  sans  limites,  mais  qui  furent  aussi  subitement 
renversés  par  un  caprice  du  maître  qui  les  avait  élevés.  »  Saglio,  art. 
Cubicularius ,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités,  1. 1,  p.  1577. 

(3)  Eusèbe,  Hist.  Eccl,  VIII,  l. 

(4)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  G. 


58        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

teiirs  du  prince,  eunuques  ou  cubiculaires  (1),  qui, 
dans  une  cour  déjà  façonnée  à  l'étiquette  orientale, 
approchaient  seuls  «  la  divine  personne  »  du  maître, 
et  obtenaient  quelquefois,  à  ce  titre,  un  pouvoir  ou 
des  honneurs  supérieurs  à  ceux  des  plus  hauts  ma- 
gistrats (2). 

La  faveur  de  Dioctétien  ne  s'arrêtait  pas  aux  chré- 
tiens du  palais  impérial  :  elle  s'étendait  à  ceux  des 
fidèles  qui  voulaient  servir  l'État  dans  les  charges  pu- 
bliques. Les  fidèles  s'en  abstenaient  ordinairement, 
parce  qu'à  l'exercice  des  magistratures  étaient  pres- 
que toujours  attachées  des  obligations  contraires  à 
leur  conscience  :  offrir  des  sacrifices,  donner  des  jeux, 
par  conséquent  renier  le  Christ  soit  dans  sa  religion, 
soit  dans  sa  morale  (3).  Mais  toutes  les  fois  que  des 
empereurs  tolérants  avaient  permis  à  ceux  que  leur 
naissance  appelait  aux  honneurs  de  s'abstenir  de  ces 
accessoires  de  leur  charge ,  et  d'en  remplir  seulement 
les  devoirs  essentiels ,  on  les  avait  vus  accepter  avec 


(1)  BafftXixoù;  ixatôa;.  Ibid.,  6,  1,  4. 

(2)  Je  n'ai  pas  cité  parmi  les  serviteurs  chrétiens  du  palais  le  pré- 
tendu grand  camérier  Lucien,  auquel  tous  les  historiens,'  depuis  le 
prudent  Tillemont  {Mémoires,  t.  V,  art.  ii  sur  la  persécution  de 
Dioclétien)  jusqu'au  dernier  historien  de  cette  persécution,  Mason 
{ihe  Persécution  of  Viocletian,  p.  40,  348),  attribuent  en  partie  la 
conversion  de  tant  de  serviteurs  impériaux.  M.  l'abbé  Batiffol  a  dé- 
montré {Bulletin  critique,  1886,  p.  155-160)  le  caractère  apocryphe 
de  la  célèbre  lettre  de  Théonas  à  Lucien ,  publiée  d'abord  par  d'Achéry, 
Spicilegium ,  t.  XII,  p.  545. 

(3)  Sur  le  petit  nombre  et  répoqu«  des  inscriptions  relatives  à  des 
magistrats  chrétiens,  voir  Kraus,  art.  Magistratus  christianus,  dans 
Real-Encykl.  der  christl.  Alterth.,  t.  II,  p.  352. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     59 

joie  l'occasion  de  se  rendre  utiles  au  public  (1).  Quel- 
ques exagérés,  souvent  plus  voisins  des  sectes  héré- 
tiques que  de  l'Église  orthodoxe,  persistaient  seuls 
dans  une  abstention  systématique  :  la  grande  masse 
des  chrétiens,  docile  à  l'enseignement  modéré  de  ses 
chefs,  ne  les  suivait  pas  dans  cette  voie  fausse.  Aussi 
les  vrais  fidèles  s'empressèrent-ils  de  mettre  à  profit 
les  bienveillantes  dispositions  de  Dioclétien.  Celui-ci 
nomma  au  gouvernement  de  plusieurs  provinces  des 
chrétiens  déclarés,  en  les  dispensant  des  sacrifices  (2), 
comme  s'en  dispensaient  déjà,  sous  ses  yeux  mêmes, 
sa  femme  et  sa  fille  (3).  Eusèbe  nous  fait  connaître 
deux  de  ces  fonctionnaires,  qui  furent  plus  tard  mar- 
tvrs  :  (c  Philorome,  investi  dans  Alexandrie  d'une 
charge  élevée  de  l'administration  impériale,  et  qui,  à 
cause  de  sa  dignité  et  de  son  rang  parmi  les  Romains, 
rendait  chaque  jour  la  justice  entouré  de  soldats  (4)  ; 
Adauctus,  Italien  de  naissance,  ayant  passé  par  toutes 
les  charges  de  la  cour,  et  obtenu  celle  d'intendant  des 


(1)  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troi- 
sième siècle,  2^  éd.,  p.  278-285. 

(2)  Tûv  xpaxo'jvTtov  al  Trspl  toijç  T?;[jL£Tépouç  ôe|i(6(T£i;,  oi;  xai  fàç  tûv 
èôvwv  £\j$y_£ipi!^ov  YiYEjjLovîaç,  t>ï;  Tiepl  t6  6Û£tv  àytovia;...  aÙTOÙç  à7:a),XàT- 
TovTsç.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  1,  2. 

(3)  Cela  résulte  de  Laclance,  De  mort,  pers.,  15. 

(4)  OIo;  4'i)v6pa)îxo;  ^v,  àp/rjv  riva  où  Tr)v  Tvyovaav  i^;  xat'  'A),£|àv- 
ôpeiav  i^a(jikiy.T,ç  oioixiQCEto;  £YX£X£tpt(TîX£voç ,  6;  (X£Tà  toO  àÇttofiaTo;  xal  xr]? 
'Pwjxaïx^ç  Tt!A^;  ÛTiè  cTTpaTiwTaiç  ôopuçopou[i£vo;  Ixàerrriç  àv£xpivETO  fifXfpaç. 
Eusèbe,  Hist.  Eccl. ,  VIII,  9,  7.  —  Philorome  élail  probablement  soit 
le  juridicus  Alexandrix,  soit  l'àpxtSixaffTyiç;  voir  Marquardt,  Ro- 
mische  Staatsverwaltung,  t.  I,  p.  452-456, 


GO         LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXFMIEN. 

finances  et  du  domaine  impérial,  qu'il  exerçait  avec 
la  réputation  d'une  grande  intégrité  (1).  » 

L'aristocratie  chrétienne  des  villes  put  aussi  rem- 
plir, sans  faire  acte  d'idolâtrie,  des  charges  munici- 
pales, là  du  moins  où  ne  dominait  pas  une  intolérante 
majorité  de  païens.  D'un  concile  tenu  apparemment 
avant  la  dernière  persécution,  pendant  la  période  de 
paix  qui  nous  occupe  (*2),  nous  apprenons  que,  même 
en  Occident,  des  fidèles  eurent  la  dignité  de  flami- 
nes  municipaux  sans  sacrifier  et  sans  donner  des 
jeux  (3).  Cependant  ces  fonctions,  exercées  sous  le 


(1)  Kai  Ti;  eTspo;  *Pto|xaïy.r;ç  à^ia;  è7tei>Y]{jL{A£V0(;,  "AoauxToç  ôvo[xa, 
YÉvoç  TÔJv  irap'  'iTaXoî;  iTiiar,[L(ù'/ ,  oià  iràoriç  ôie),6à)v  àvrjp  t%  irapà  ^a- 
(TiXsOffi  Tt|x^ç,  w;  V.OÙ  tàç  xaOôXoy  otoix^nffewç  Trjç  Tiap'  aÙTOî;  xa).0'j[xévyi: 
{xaYKTtpoTrjTÔ;  xe  xai  xaôoXixdTrjTo;  àfjLSfjLTrTw;  8'.6).0eTv.  Eusèbe,  Hist. 
Eccl.,  VJU,  11,  2. 

(2)  La  date  tant  débattue  du  concile  d'Illiberis  (Grenade)  a  été  avec 
raison  placée  à  celte  époque  par  M.  l'abbé  Duchesne,  le  Concile  d'El- 
vire  et  les  /lamines  chrétiens,  dans  les  Mélanges  Renier,  1886, 
p.  159-162. 

(3)  Le  canon  3  du  concile  d'Illiberis  frappe  d'une  peine  canonique 
«  flamines  qui  non  immolaverint,  ?ed  munus  lanluin  dederint,  »  Il 
était  donc  à  cette  époque  permis  d'être  llamine  en  s'abstenant  de  l'un 
et  de  l'autre.  Cf.  les  canons  4  et  55.  «  A  la  place  des  combats  de  gla- 
diateurs, des  courses  de  char  et  autres  fêtes  du  même  genre,  le  fla- 
mine  pouvait  offrir  à  ses  concitoyens  un  travail  d'utilité  publique,  un 
pont,  une  basilique,  une  réparation  de  route  ou  d'égout,  faire  les  frais 
d'un  repas  public,  ou,  plus  simplement  encore,  distribuer  une  certaine 
somme  d'argent  entre  ses  concitoyens.  Ceux  qui,  après  avoir  trouvé 
le  moyen  d'esquiver  les  sacrifices,  se  décidaient  à  donner  des  jeux, 
cédaient  à  la  tentation  de  paraître,  de  faire  admirer  leur  magnificence, 
de  recevoir  les  applaudissements  de  la  foule  et  les  félicitations  des 
gens  comme  il  faut.  Le  concile  jugea  qu'un  chrétien  avait  quelque 
chose  de  mieux  à  faire,  et  que,  du  moment  où  on  lui  permettait 
d'exercer  le  flaminat,  il  dj&vait  au  moins  consacrer  à  des  travaux 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     61 

regard  des  habitants  d'une  même  ville,  jaloux  de 
leurs  coutumes  et  de  leurs  pompes  locales  (1),  pou- 
vaient entraîner  quelque  concession  apparente  aux 
usages  idolâtriques  :  il  était  difficile  aux  flamines  de 
ne  pas  porter  au  moins  la  couronne  des  prêtres,  in- 
signe de  leurs  fonctions  (2),  aux  duumvirs  de  ne  pas 
veiller  à  l'entretien  des  temples  et  des  théâtres  (3)  : 
l'Église  les  toléra  néanmoins,  en  leur  imposant  de 
légères  pénitences  (4).  Mais  dans  certaines  cités,  sur- 
tout en  Orient,  cette  indulgence  ne  fut  pas  nécessaire. 
Soit  que  la  masse  de  la  population  y  professât  déjà  le 
christianisme,  soit  que  le  gouverneur  de  la  province 
fût  lui-même  chrétien,  ou  au  moins  très  tolérant,  on 
vit  les  charges  municipales  de  plusieurs  villes  gérées 
par  des  fidèles,  sans  aucun  compromis  entre  leurs 
fonctions  et  leur  foi.  Une  ville  de  Phrygie  avait  tous 
ses  magistrats  chrétiens,  le  logiste,  le  stratège,  les 
membres  de  la  curie  (5).  En  Thrace,  un  des  décurions 


utiles  l'argent   que  la  coutume   l'obligeait  à  dépenser.  »  Duchesne, 
l.  c,  p.  171. 

(1)  Le  canon  57  montre  des  chrétiens  prêtant  par  faiblesse  ou  par 
entraînement  leurs  vêtements  pour  servir  aux  processions  païennes. 

(2)  Canon  55.  Sur  les  magistrats  stéphanophores,  voir  Edmond  Le 
Blant,  les  Actes  des  martyrs,  §  112,  p.  263-265. 

(3)  Héfélé,  Histoire  des  conciles,  trad.  Delarc,  t.  I,  p.  158. 

(4)  Les  flamines  qui  ont  porté  des  couronnes  sont  privés  de  la  com- 
munion pendant  deux  ans  (canon  55);  aux  duumvirs  il  est  défendu 
d'entrer  dans  l'église  pendant  l'année  de  leur  charge  (canon  56).  «  En 
se  bornant  à  cette  défense,  le  synode  fit  preuve  d'une  grande  modéra- 
tion et  de  sages  égards.  La  défense  absolue  d'exercer  ces  fonctions 
aurait  livré  aux  mains  des  païens  les  charges  les  plus  importantes  des 
villes.  »  Héfélé,  l.  c. 

(5)  AoY'^TTr.ç  Te  auto;  xaî  ffTpatyiYo;  aùv  toT;  èv  TeXei  Ttôton.  Eusèbe, 


62 


LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 


d'Héraclée  put  même  être  diacre  sans  cesser  de 
siéger  dans  rassemblée  municipale  et  d'entretenir 
des  rapports  amicaux  avec  les  bureaux  du  gouver- 
neur (1). 

Telle  était,  dit  Eusèbe,  «  la  grande  bienveillance 
que  les  souverains  montraient  alors  à  notre  reli- 
gion (2).  »  Cette  bienveillance  fut  naturellement  imi- 
tée par  les  officiers  publics,  surtout  dans  les  régions 
où  résidait  l'empereur.  Eusèbe,  témoin  oculaire,  note 
«  les  égards,  le  respect,  les  grands  honneurs  accor- 
dés à  l'évêque  de  chaque  Église  par  tous  les  magis- 
trats et  les  gouverneurs  (3).  »  Depuis  longtemps  déjà 
les  évéques  avaient  été,  par  la  force  des  choses,  tirés 
de  l'obscurité  et  de  la  retraite,  pour  prendre  rang 
parmi  les  personnages  principaux  des  cités.  On  se 
souvient  de  Gallien  reconnaissant  leur  diernité  et  leur 
adressant  nominativement  des  rescrits  (4).  On  n'a  pas 
oublié  la  grande  place  occupée  par  Paul  de  Samosate 
dans  une  cité  aussi  considérable  qu'Antioche  (5).  En 
Espagne,  des  évéques  comme  saint  Fructueux  avaient 


Hist.  Eccl.,  VIII,  11,1.  —  Le  lo-^invr,:  équivaut  au  curaior  civitatis, 
le  <TTpaTTiYà;  à  l'irénarque;  voir  Marquardt,  Rômische  Staatsverwal- 
tung,  t.  I,  p.  85,  162,  213,  228. 

(1)  Passio  S.  Philippi,  7,  10;  dans  Ruinart,  p.  447,  450. 

(2)  KaTà  7coX).r,v,  yiv  à'zécoiW*  ^^îpî  '&  tôyiia,  çiÀiav.  Eusèbe,  Hist. 
Eccl.,  VIII,  1,  12. 

(3)  0:a;  tî  xai  to'j;  xa6'  éxc£(7T7)v  £y.y.).r,i7{av  âoyovTa;  r.r^  îrâdiv  èTTi- 
Tponoi;  y.aî  rjefJLOffiv  à.T.ooo'/r^i  f,v  ôpàv  àÇioufiivoviç.  Ibid.,  1,  5. 

(4)  Les    Dernières    Persécutions    du    troisièine  siècle ^    2«    éd., 
p.  172, 

(5)  Ibid.,  p.  216. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.      63 

gagné  naguère  raffection  des  païens  (1).  Maintenant, 
les  hommages  officiels  consacraient  la  situation  ac- 
quise, et  les  gentils  eux-mêmes  s'accoutumaient  à 
regarder  avec  respect  des  hommes  auxquels  les  ma- 
gistrats rendaient  honneur. 

Les  évêques  se  hâtèrent  de  mettre  à  profit  ce  mo- 
ment favorable.  Se  croyant  sûrs  de  l'avenir  temporel 
de  leurs  communautés,  voyant  leurs  ressources  ac- 
crues, leurs  entreprises  protégées,  ils  voulurent  don- 
ner au  culte  chrétien  la  splendeur  qui  lui  manquait 
encore.  Une  soudaine  émulation  s'empara  d'eux, 
comparant  aux  beaux  temples  du  paganisme  les 
humbles  édifices,  cachés  souvent  dans  les  faubourgs, 
dont  s'étaient  jusqu'à  ce  jour  contentés  les  chrétiens. 
Il  fallait  d'ailleurs  préparer  des  abris  plus  spacieux  à 
leur  multitude,  chaque  jour  croissante  à  la  faveur  de 
la  paix  (2),  et  que  les  anciennes  églises  ne  suffisaient 
plus  à  contenir  (3).  Aussi  vit-on  non  seulement  celles- 
ci  embellies  et  agrandies,  mais  de  nombreux  et  vastes 
édifices  chrétiens,  «  neufs  depuis  les  fondations,  » 
s'élever  «  dans  toutes  les  villes  »  et  prendre  place 
parmi  leurs  monuments  (4).  A  Nicomédie,  l'église 


(1)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  103. 

(2)  Ta;  [xvipiàvSpoyç  èx&iva;  èiriauvaywYà;  xal  xà  Tzlrfir,  twv  xaxà  uà^av 
TCÔXtv  à0poi(T|xàT(ov,  Ta;  tî  èuiffrjjxoy;  èv  toi;  7ipo(7£"jxxr,p:'ot;  (7'jvopo(ià;. 
Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  l,  5. 

(3)  '^Qv  ÔY)  svexa  {JLr)ôa(Aw;  Iti  toT;  7ia),aioî;  0'.xooo{x-/-|aa(Jtv  àpxoO[JLîvoi. 
Ibid. 

(4)  Eùpsîa;  ei;  TtXaTo;  àvà  Tiàffa;  Ta;  îroXet;  ex  Osp-eXicov  àviaxtov  èxx>.r< 
ffia;.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  1,  5. 


64         LKS  CHRÉTIENS  SOUS  DlOCLETiEN  ET  MAXIMIEN. 

principale,  fort  haute  (1),  fut  construile  sur  une 
colline,  en  vue  du  palais  impérial.  Une  des  églises  de 
Carthage,  la  basilica  novorum,  dont  nous  parlerons 
plus  tard  en  racontant  la  persécution,  fut  probable- 
ment aussi  bâtie  à  cette  époque  (2).  Au  même  temps 
remonte  le  canon  du  concile  d'illiberis  prohibant 
dans  les  églises  les  peintures  «  de  tout  ce  qui  est  ho- 
noré et  adoré  (3);  »  discipline  rigoureuse  et  tout 
exceptionnelle ,  qui  s'explique  apparemment  par  des 
circonstances  locales,  mais  fait  supposer  qu'en  Es- 
pagne comme  ailleurs  on  renouvelait  alors  et  on  dé- 
corait les  édifices  sacrés.  Il  semble  qu'on  ressentit 
une  fièvre  de  construction  religieuse  égale  à  celle  qui 
agita  certaines  années  du  moyen  âge,  et  que  l'on  ait 
pu  dire  dès  lors,  comme  fera  sept  siècles  plus  tard  un 
chroniqueur,  que  «  le  monde  se  revêtait  de  la  blan- 
che robe  des  églises.  » 

Ce  mouvement  se  fit  sentir  à  Rome  comme  dans  le 
reste  de  l'Empire  (4).  Il  n'est  pas  douteux  que,  parmi 
les  églises  titulaires  qu'on  y  comptait  au  cinquième 
siècle,  beaucoup  n'aient  été  fondées  avant  la  dernière 


(1)  «  Fanura  illud  editissimura.  »  Laclance,  De  mort,  persec,  12. 

(2)  Saint  Augustin,  Brev.  coll.  cum  donat.,  III,  13.  L'emploi  du  mot 
basilica  pour  désigner  les  églises  construites  sous  Dioclétien  est  assez 
fréquent  en  Afrique  (saint  Optât  de  Milève,  De  schism.  donat.,  III,  1; 
Gesta  purg.  Felicis;  Gesta  purg.  Cxciliani),  mais  paraît  spécial  à  ce 
pays.  Les  autres  écrivains  contemporains  de  Dioclétien,  Lactance, 
Arnobe,  Eusèbe,  se  servent  seulement  des  mots  ecclesix,  conveniicula, 
oïxouç  7rpo(T£uy.TYjpi(ov,  eOxTripîouç.  Voir  De  Rossi,  Roma  sotterranea, 
t.  III,  p.  461. 

(3)  Canon  36. 

(4)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  202. 


LES  EGLISES,  LE  NEO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     G5 

persécution  (1).  Probablement  les  plus  anciennes  fu- 
rent agrandies  ou  même  reconstruites  pendant  la 
paix  dont  jouirent  les  fidèles  après  les  orages  qui,  à 
Rome,  les  avaient  agités  au  débat  du  règne  de  Dio- 
clétien.  Cependant,  en  cette  capitale  où  le  paganisme 
étalait  ses  pompes  officielles,  où  ses  grands  sacerdoces 
avaient  leur  siège,  où  l'aristocratie  lui  restait  presque 
entière  attachée  par  intérêt  et  par  politique  autant 
que  par  conviction,  le  chef  de  l'Église,  malgré  sa  su- 
prématie reconnue  de  la  puissance  publique  elle- 
même  (2),  ne  pouvait  entretenir  avec  les  sénateurs  et 
les  consuls  des  rapports  analogues  à  ceux  qui  s'étaient 
noués  entre  les  autres  évêques  et  les  fonctionnaires 
des  villes  de  province  (3).  Aussi  l'expansion  exté- 
rieure et  pour  ainsi  dire  monumentale  du  christia- 
nisme paraît-elle  s'être  faite  à  Rome  avec  moins 
d'assurance  qu'ailleurs.  Au  lieu  qu'en  Orient  Eusèbe 
montre  les  nouveaux  sanctuaires  chrétiens  s'élevant 
au  centre  même  des  villes  (4),  à  Rome  presque  toutes 
les  églises  titulaires  occupent  une  zone  relativement 
excentrique  (5).  La  partie  centrale,  le  cœur  de  la 
ville,  où  se  trouvaient  le  Capitole,  le  Palatin,  la  Voie 


(1)  Duchesne,  IVotes  sur  la  topographie  de  Rome  au  moy  en  âgc^ 
H,  p.  31-32  (extrait  des  Mélanges  cV archéologie  et  d'/iù^oire  publiés 
par  l'École  française  de  Rome,  t.  VIT,  1887). 

(2)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VH,  30,  19.  Cf.  les  Dernières  Persécutions 
du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  239. 

(3)  Voir  les  réflexions  de  Milman,  Historij  of  christianity,  1. 1,  p.  381. 

(4)  'Avà  Tiiaa;  Tà;TiôXsi;.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  1,  5.  Remarquez 
la  force  de  la  préposition  àvà. 

(5)  Duchesne,  p.  30;  cf.  Milman,  l.  c. 

IV.  5 


GG        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

Sacrée ,  les  divers  Forums,  le  (irand  Cirque,  ne  ren- 
ferme pas  dans  ses  quatre  régions  (1)  de  «  titres  » 
chrétiens  dont  on  puisse  placer  Torigine  avant  la  fin 
des  persécutions  (2).  Les  pontifes  qui  gouvernèrent 
successivement  l'Église  de  Rome  au  temps  qui  nous 
occupe,  Gains  et  Marcellin,  conservaient  la  mémoire 
de  la  persécution  partielle  qui  venait  d'y  sévir,  et 
croyaient  peu  à  la  durée  du  repos  dont  celle-ci  avait 
été  suivie. 

Aussi  semblent-ils  avoir  porté  surtout  leur  attention 
sur  les  catacombes,  où  l'un  d'eux  avait,  dit-on,  cher- 
ché naguère  un  refuge  (3).  Ils  profitent  de  la  sécurité 
momentanément  rendue  aux  chrétiens  pour  y  faire  de 
grands  travaux.  La  nature  même  de  ces  travaux 
montre  que  ceux  qui  les  ordonnèrent  sentaient  l'in- 
stabilité de  la  situation  présente ,  et  craignaient  une 
persécution  future.  Avant  la  dernière  moitié  du  troi- 
sième siècle,  les  assemblées  liturgiques  qui  avaient 
lieu  à  certains  jours  dans  les  cimetières  s'étaient  sur- 
tout tenues  dans  les  salles  ou  petites  basiliques  élevées 
à  la  surface  du  sol,  entre  les  limites  de  l'enclos  exté- 
rieur (4).  Après  les  édits  seulement  qui,  violant  le 
droit  commun  des  sépultures,  interdirent  sous  Va- 
lérien  la  fréquentation  des  cimetières  chrétiens  (5),  les 


(1)  IV   Templum  Pacis,  VIII  Forum  romanum,   X   Palatiuus, 
XI  Circus  Maximus. 

(2)  Duchesne,  l.  c. 

(3)  Libei'  Pontificalis,  Gai  us;   éd.  Duchesne,  t.  I,  p.  161.  Voir  plus 
haut,  p.  7. 

(4)  De  Rossi,  Roma  sotlerranea,  t.  III,  p.  488. 

(5)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2«  éd.,  p.  52-55. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     67 

fidèles  s'accoutumèrent  à  tenir  secrètement  des  réu- 
nions dans  leurs  parties  souterraines.  L'architecture 
intérieure  des  catacombes  commença  de  se  transfor- 
mer à  partir  de  cette  époque  :  les  chambres  funé- 
raires s'agrandirent,  prirent  la  forme  de  salles  de 
réunion  ou  même  de  petites  basiliques,  afin  de  rendre 
possible  la  célébration  des  saints  mystères  devant  un 
grand  nombre  d'assistants  (1).  Les  dernières  années 
du  troisième  siècle  furent  employées  à  multiplier 
dans  les  catacombes  ces  chapelles  souterraines  :  les 
papes  semblent  avoir  songé  dès  lors  au  jour  où  non 
seulement  les  sanctuaires  extérieurs  des  cimetières 
seraient  de  nouveau  interdits,  mais  où  même  les  égli- 
ses de  la  ville  ne  pourraient  plus  être  fréquentées.  De 
là ,  dans  la  partie  du  cimetière  de  Calliste  qui  paraît 
avoir  été  aménagée  vers  cette  époque  par  une  bran- 
che chrétienne  de  la  gens  Aurélia  (2) ,  l'excavation  de 
vastes  salles,  recevant  l'air  et  le  jour  par  des  lumi- 
naires (3),  communiquant  souvent  entre  elles  par 
groupes  de  deux,  trois  ou  même  quatre  (4-),  et  pou- 
vant contenir  de  nombreux  fidèles  (5)  :  l'une,  creu- 
sée par  les  soins  de  l'archidiacre  Severus,  porte  la 
date  du  pontificat  de  3Iarcellin,  jiissiipapœ  sui  Mar- 


(1)  De  Rossi,  Roma  soiterranca,  t.  III,  p.  488. 

(2)  Ibid.,  p.  25-29. 

(3)  Sur  la  construction  de  nombreux  luminaires  dans  les  catacombes 
avant  le  quatrième  siècle,  et  en  particulier  au  temps  de  Dioclétien, 
ibid.,  p.  422-423. 

(4)  Ihid.,  p.  425. 

(5)  Ibid.,  p.  45,  49,  61-64,  71-73,  etc. 


68        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

cellini  (1).  Au  cimetière  Ostrien,  sur  la  voie  Nomen- 
tane,  plusieurs  cryptes,  garnies  d'une  sorte  de  tri- 
bune où  devaient  être  posés  l'autel  avec  le  siège  du 
pontife,  appartiennent  à  cette  époque  (2)  :  une  ins- 
cription donne  la  date  de  291  (3).  La  prévision  des 
papes  paraît  avoir  été  plus  loin  encore  :  redoutant  que 
les  cimetières  possédés  en  commun  par  l'Église  ro- 
maine fussent,  dans  un  jour  prochain,  l'objet  d'une 
confiscation,  ils  paraissent  avoir  obtenu  des  possesseurs 
de  l'antique  hypogée  connu  sous  le  nom  de  Priscille, 
sur  la  voie  Salaria,  et  demeuré  propriété  privée,  l'au- 
torisation de  creuser  des  galeries  et  des  chambres  à 
l'étage  inférieur  (4)  :  ce  travail,  dont  on  admire  les 
vastes  proportions  et  la  régularité  extraordinaire,  fut 
commencé  en  vue  de  préparer  un  nouvel  asile  aux  sé- 
pultures des  fidèles. 

On  voit  qu'à  Rome  l'autorité  ecclésiastique  ne  s'en- 
dormait pas,  et  se  tenait  prête  à  tout  événement.  Ail- 
leurs, il  n'en  était  pas  de  même  :  une  sécurité  exagérée 
avait  pénétré  les  âmes,  et,  comme  il  arriva  plusieurs 
fois  dans  les  premiers  siècles  (5),  amolli  les  courages. 
Une  messe  latine  contient  une  prière  qui  porte  en  elle 
sa  date,  et  appartient  à  ces  époques  incertaines  où  le 


(1)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  4G  et  pi.  V,  3. 

(2)  Ibid.,  p.  487-488. 

(3)  De  Rossi,  Inscriptiones  christianx  wbis  Romx,  n"  18, 1. 1,  p.  25. 

(4)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  203. 

(5)  Voir  les  plaintes  d'Origène  et  de  saint  Cyprien,  à  la  veille  de  la 
persécution  de  Dèce,  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première 
moitié  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  261-263. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.    09 

christianisme  naissant  flottait,  pour  ainsi  dire,  entre 
la  paix  et  la  persécution;  avant  la  récitation  des  di- 
ptyques renfermant  les  noms  des  martyrs,  des  confes- 
seurs, des  fidèles  défunts,  le  prêtre  demande  à  Dieu, 
«  si  le  repos  sourit,  de  continuer  à  le  servir,  si  la  ten- 
tation survient,  de  ne  pas  le  renier,  »  si  quies  adridat, 
te  colère^  si  temptatio  ingruat,  non  negare  (1).  Beau- 
coup d'Églises  avaient  oublié  l'un  et  l'autre  péril  :  se 
croyant  assurées  contre  le  retour  de  la  tempête,  elles 
s'abandonnaient  aux  douceurs  de  la  paix,  sans  songer 
qu'il  y  a  plusieurs  manières  de  renier  Dieu,  et  que 
dans  la  paix  comme  dans  la  tempête  on  lui  peut  de- 
venir infidèle.  Plusieurs  canons  du  concile  d'Uliberis 
montrent  les  abus  qui,  même  en  Occident,  s'introdui- 
saient dans  les  mœurs  et  la  discipline.  On  y  voit  non 
seulement  les  vices  que  la  morale  chrétienne  eut  à  ré- 
primer dans  tous  les  temps ,  mais  encore  les  désordres 
particuliers  aux  époques  de  prospérité.  Les  mariages 
entre  chrétiens  et  infidèles  (2),  les  divorces  (3),  la 
cruauté  envers  les  esclaves  (k) ,  la  possession  d'esclaves 
de  luxe  et  de  plaisir  (5),  l'usure  (6) ,  la  délation  (7),  la 


(1)  Mone,  Lateinische  und  griechische  Messen,  Francfort,  1850, 
p.  22;  cf.  De  Rossi,  Bullettino  cil  archeologia  cristiana,  1875,  p.  21 
Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  489. 

(2)  Canons  15-17. 

(3)  Canons  8-10. 

(4)  Canon  5. 

(5)  Canon  67. 

(6)  Canon  20. 

(7)  Canon  73. 


70         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLKTIEN  ET  MAXIMIEN. 

diffamation  publique  (1),  la  négligence  des  offices 
chrétiens  (2),  la  fréquentation  des  cérémonies  païen- 
nes (3)  ,  les  jeux  de  hasard  (4),  les  sortilèges  (5) ,  sont 
reprochés  au  peuple  et  frappés  de  peines  canoniques; 
de  plus,  nous  apprenons  du  concile  que  des  vierges 
consacrées  à  Dieu  oubliaient  leurs  engagements  (6), 
que  des  évêques,  des  prêtres  et  des  diacres  menaient 
une  vie  scandaleuse  (7) ,  ou  abandonnaient  leurs 
églises  pour  fréquenter  les  marchés  et  faire  le  né- 
goce (8),  que  des  clercs  prêtaient  à  intérêt  (9).  Sans 
doute ,  de  ce  que  des  fautes  sont  énumérées  et  punies 
par  les  canons,  il  serait  téméraire  de  conclure  qu'elles 
étaient  communes  à  tous ,  et  autre  chose  que  des  ex- 
ceptions (10)  ;  cependant  le  soin  avec  lequel  elles  sont 


(1)  Canon  52;  ce  canon  défend  d'afficher  des  libelles  difFamatoires 
dans  les  églises,  et  prouve  encore  l'existence  d'édifices  spécialement 
consacrés  au  culte. 

(2)  Canons  21,  45. 

(3)  Canons  57,  59. 

(4)  Canon  79. 

(5)  Canon  G. 

(6)  Canon  13. 

(7)  Canon  18. 

(8)  Canon  19.  Déjà,  au  milieu  du  troisième  siècle,  saint  Cyprien 
condamnait  cet  abus,  De  lapsis,  5,  6.  Voir  Histoire  des  persécutions 
pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2®  éd.,  p.  263. 

(9)  Canon  20. 

(10)  On  me  saura  gré  de  reproduire  ici  de  justes  observations  de 
M.  l'abbé  Duchesne  :  «  Si  nous  trouvons  dans  le  concile  une  énuméra- 
tion  si  complète  et  si  précise  des  fautes  qui  affligeaient  la  société 
chrétienne  à  la  fin  du  troisième  siècle,  nous  y  trouvons  aussi  une 
sévérité  de  répression  bien  propre  à  nous  donner  une  haute  idée  de 
l'idéal  moral  représenté  par  les  prélats  de  ce  temps  et  réalisé  en 
somme  dans  leurs  Églises.  On  n'aurait  pas  été  si  dur  envers  les  pé- 
cheurs s'ils  avaient  été  bien  nombreux,  s'ils  avaient  trouvé  quelque 


LES  ÉGLISES,  LE  NEO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.      71 

ici  notées  montre  que  ces  exceptions  se  produisaient 
quelquefois,  et  que  les  évêques  réunis  à  Illiberis  de 
tous  les  points  de  rEspag'ne(l)  sentaient  la  nécessité 
de  guérir  des  maux  qui  menaçaient  de  s'étendre  à 
leurs  Églises,  grâce  au  relâchement  universel  produit 
par  la  paix. 

Nous  n'avons  point  pour  l'Orient  de  documents  aussi 
précis  :  mais  plusieurs  phrases  d'Eusèbe,  malheureu- 
sement trop  oratoires ,  nous  font  connaître  la  situation 
des  chrétiens  dans  ces  contrées  où  leur  sécurité  parais- 
sait encore  plus  grande.  Même  en  taxant  de  quelque 
exagération  (2)  les  paroles  d'un  contemporain  plus 
frappé,  comme  il  arrive  souvent,  du  mal  que  du  bien, 
phis  empressé  à  condamner  les  fautes  de  ceux  qui 
manquaient  à  leurs  devoirs  qu'à  rappeler  les  vertus 
de  tant  d'autres  qui  demeuraient  fidèles,  on  doit 
avouer  que  beaucoup  d'Églises  d'Orient  étaient  en 
décadence.  «  La  hberté  dont  elles  jouissaient  avait  fait 
tomber  leurs  membres  dans  la  négligence  et  la  mol- 
lesse. De  là  étaient  sorties  les  rivalités ,  les  guerres  in- 
testines, où  les  paroles  blessent  comme  des  armes.  On 
avait  vu  les  évêques  s'élever  contre  les  évêques,  les 
peuples  contre  les  peuples...  Sourds  aux  avertisse- 
ments de  la  justice  divine ,  les  chrétiens  semblaient 
croire  avec  les  impies  que  les  choses  humaines  vont 


appui  dans  l'opinion  et  la  coutume.  »  Bulletin  critique,  1885,  p.  335. 

(1)  Au  nombre  de  dix-neuf;  Héfélé,  Histoire  des  conciles,  trad.  De- 
larc,  t.  I,  p.  131. 

(2)  «  Perhaps  with  something  of  the  exaggeralion  of  religions  humi- 
liation, »  dit  Milman,  History  of  christianity,  t.  I,  p.  379. 


72         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLETIEN  ET  MAXIMIEN. 

au  hasard,  sans  providence  qui  les  conduise;  aussi 
multipliaient-ils  tous  les  jours  leurs  crimes  :  les  pas- 
teurs, méprisant  les  règles  de  la  religion,  se  déchi- 
raient mutuellement  :  chacun  voulait  le  pouvoir,  pour 
en  faire  une  tyrannie  (1).  »  Eusèbe  laisse  dans  l'ombre 
les  désordres  moraux  ,  soit  que  les  Églises  d'Orient  en 
eussent  été  heureusement  préservées  (2) ,  soit  que  les 
divisions  qui  y  régnaient  et  surtout  les  rivalités  des 
chefs  lui  parussent  le  trait  principal  du  triste  tableau 
offert  par  ces  Églises  aux  regards  des  chrétiens  et  des 
païens  (3). 

Les  païens  intelligents  observaient  avec  soin  ces 
défaillances,  et  s'efforçaient  d'en  profiter  pour  at- 
tirer les  chrétiens  douteux.  On  connaît  l'évolution  in- 
sensiblement accomplie  par  le  polythéisme,  et  par- 
venue à  son  apogée  dans  la  seconde  moitié  du 
troisième  siècle  (i).  Ses  forces  dispersées  jadis  se  sont 
concentrées  en  une  sorte  de  monothéisme  solaire, 
donnant  satisfaction  tout  ensemble  à  la  raison  qui 
tend  chaque  jour  davantage  vers  l'unité  divine,  et  aux 


(1)  Eusèbe,  Hist.  Eccl,  VIII,  1,  7,  8. 

(2)  «  Christian  charity  had  piobably  suffered  more  than  Christian 
purity,  »  dit  encore  Milman  (p.  378),  dont  les  jugements  sur  cette 
époque  sont  très  remarquables. 

(3)  Que  ce  tableau  soit  ou  non  complet,  le  lecteur  impartial  recon- 
naîtra l'injustice  de  l'appréciation  de  Gibbon,  écrivant  :  «  Le  plus 
grave  des  historiens  ecclésiastiques,  Eusèbe,  avoue  indirectement  avoir 
raconté  ce  qui  pouvait  tourner  à  la  gloire  de  la  religion,  et  supprimé 
tout  ce  qui  pouvait  lui  faire  honte.  »  Décline  and  Fall  of  rom. 
Emp.,  XVI. 

{\) Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  227, 
236. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     73 

habitudes  idolAtriques,  qui  veulent  un  Dieu  matériel. 
Les  autres  divinités  ne  sont  plus  que  des  émanations, 
des  vertus  ou  des  symboles  du  dieu  Soleil,  adoré  seul 
sous  tant  de  noms  difterents  (1).  C'est  lui  qui  paraît 
dans  Apollon  aux  flèches  lumineuses,  dans  Mithra, 
feu  purificateur  (2) ,  dans  Sérapis  (3)  ou  dans  Baal  (4). 
Jupiter,  bien  qu'assimilé  parfois  aux  divinités  so- 
laires (5) ,  demeure  cependant  le  dieu  politique ,  per- 
sonnification de  la  souveraineté  :  quand  Dioctétien 
veut  entourer  son  pouvoir  d'une  auréole  sacrée,  il 


(1)  «  Diversae  virtutes  Solis  nomina  diis  dederunt,  et  omnes  deos 
referri  ad  Solem.  «  Macrobe,  Saturn.,  I,  17-23. 

(2)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2®  éd.,  p.  227 
et  suiv. 

(3)  Médailles  antiques  avec  "H).ioç  SépaTciç,  Sol  Sarapis.  H  porte 
comme  Mithra  le  titre  d'invictus  deus  [Corp.  inscr.  lat.,  t.  VI,  574). 
Sérapis  est  très  souvent  identifié  avec  Jupiter  {les  Dernières  Persé- 
cutions du  troisième  siècle,  2°"*  éd.,  p.  145);  mais  c'est  alors  une  sorte 
de  Jupiter  solaire  :  Jovi  Soli  optimo  maximo  Sarapidi  [Corp.  inscr. 
lat.,  t.  111,3).  A  Porto,  un  temple  était  consacré  Ail  'HXttp  [xsyaXt.) 
Saparàûi,  Jovi  Soli  magno  Sarapadi  (Visconti,  Ann.  delV  Inst.  di 
corresp.  arch.,  1868,  p.  381  ;  Dessau,  Bull.  delV  Instit.,  1882,  p.  152; 
Gatti,  Bull,  delta  comm.  arch.  comunale  di  Roma,  1886,  p.  174). 

(4)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2*  éd.,  p.  232- 
235;  Bull,  délia  comm.  arch.  com.,  1886,  p.  144. 

(5)  Voir  l'avant-dernière  note.  Jupiter  Dolichenus,  qui  tire  son  nom 
de  la  cité  de  Doliche,  dans  la  Commagène,  est  proprement  une  divinité 
solaire  :  il  porte  la  couronne  radiée,  et  est  associé  au  taureau  comme 
Mithra;  on  lui  donne  le  nom  de  Juppiter  optimus  Sol prxstantissi- 
mus  Dolichenus  (Heltner,  De  Jove  Dolicheno,  Bonn,  1877,  p.  5)  et 
son  culte  est  souvent  associé  à  celui  de  la  Lune  (Visconti,  Bull,  delta 
comm.  arch.  com.,  1875,  p.  204;  Marucchi,  ibid.,  1886,  p.  134-138 
et  pi.  V).  Jupiter  s'identifie  aussi  avec  le  dieu  solaire  phrygien  Sabazius, 
qui  lui-même  s'assimile  à  Mithra  :  I.  0.  M.  DEO  SABADIO  [ibid., 
p.  140);  comme  avec  le  Baal  ou  le  Beelphegor  de  l'Écriture  :  10 VI 
BEELEFARO  {ibid.,  p.  143-146). 


74         LES  CHRETIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

choisit  le  nom  de  Jovius,  pour  faire  entendre  qu'il  est 
la  tête  pensante  de  Tenipire ,  dont  son  collègue  Her- 
cule sera  le  bras.  Mais  s'il  est  appelé  à  se  justifier  de- 
vant l'armée  du  meurtre  d'un  de  ses  prédécesseurs, 
c'est  un  dieu  «  plus  certain  (1),  »  le  Soleil,  qu'il  prend 
à  témoin  (2);  et,  plus  tard,  avant  de  se  décider  à 
proscrire  les    chrétiens,    il  ira   consulter  un  oracle 
d'Apollon.  Même  pendant  les  années  de  paix  qui  pré- 
cédèrent cette  résolution  suprême,  les  chrétiens  furent 
plus  d'une  fois  sollicités   d'adhérer  à  leur  tour  au 
culte  nouveau,  qui  absorbait  et  résumait  tous  les  au- 
tres. Déjà,  de  telles  avances  avaient  été  repoussées 
par  l'inébranlable  foi  de  TÉglise  (3)  ;  mais  le  moment 
paraissait  favorable  pour  les  renouveler.  A  en  croire 
les  polémistes  païens,  la  transition  était  ménagée  d'a- 
vance par  l'enseignement  chrétien  lui-même.  Jésus 
n'est-il  pas  appelé  la  lumière  du  monde?  le  soleil  de 
justice?  Dieu  n'a-t-il  pas,  selon  les  Écritures,  placé 
son  tabernacle  dans  le  soleil?  Un  hérésiarque  de  la 
fin  du  second  siècle,  Hermogène,  avait  appliqué  ce 
texte  au  Christ,  et  prétendu  que  le  corps  ressuscité  du 
Sauveur  habitait  le  soleil  (4)  :  peut-être  en  souvenir 
de  cette  traduction  grossière  d'une  poétique  méta- 
phore ,  dès  le  temps  de  TertuUien  on  imputait  aux 


(1)  «  Deus  certus  Sol.   »  Expression  d'Aurélien;   Vopiscus,    ^4?^- 
rel.,  14. 

(2)  Vopiscus,  Numer.,  13. 

(3)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  236- 
237. 

(4)  Cité  par  Pantène,  dans  Routh,  Reliquix  sacrx,  t.  I,  p.  339. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     75 

chrétiens  d'adorer  l'astre  radieux  (1).  Que  leur  res- 
tait-il à  faire,  sinon  de  prendre  à  la  lettre  les  paroles 
des  prophètes,  des  évangélistes  et  du  Sauveur  lui- 
même,  et,  sans  abjurer  le  dogme  de  l'unité  divine, 
sans  renoncer  même  aux  formes  particulières  de  leur 
culte ,  d'entrer  dans  le  concert  que  formaient  mainte- 
nant toutes  les  religions  antiques?  Cet  appel  venait 
bien  en  son  temps,  alors  que  beaucoup  d'Églises 
étaient  envahies  par  l'esprit  du  monde ,  tandis  que  la 
religion  païenne  s'expliquait  dans  un  sens  chaque 
jour  plus  spiritualiste  et  plus  raisonnable.  Ses  dé- 
fenseurs, ou  plutôt  ses  réformateurs,  s'appliquaient  à 
écarter  d'elle  tout  reproche  d'idolâtrie.  A  les  en  croire, 
les  statues  des  dieux  n'eurent  jamais  d'autre  objet 
que  de  perpétuer  leur  souvenir  et  de  les  rendre  pré- 
sents à  la  pensée  des  adorateurs  (2)  ;  même  les  mythes 
les  plus  obscènes  et  les  plus  révoltantes  pratiques  pre- 
naient une  haute  signification  religieuse  ou  mo- 
rale (3)  ;  les  sacrifices  étaient  simplement  le  symbole 
de  l'amour  et  de  la  reconnaissance  des  hommes  envers 
l'Être  suprême  dont  ils  ont  reçu  tous  les  biens  {k). 
«  Les  chrétiens,  disaient  ces  avocats  du  paganisme^ 
imitent  nos  temples ,  puisqu'ils  construisent  de  grands 


(1)  Tertullien,  ApoL,  16. 

(2)  Cité  par  Macarius  Magnés  ;  voir  Dictionary  of  Christian  hio- 
graphy,  t.  III,  p.  769. 

(3)  Sur  le  mythe  d'Atys  et  la  mutilation  des  prêtres  de  Cybèle,  voir 
Porphyre,  dans  Eusèbe,  Prœpar.  evang.,  III,  11,  et  saint  Augustin, 
De  civ.  Dei,  VII,  25.  Sur  le  culte  de  Vénus,  de  P  riape ,  et  même  un 
culte  plus  obscène  encore,  voir  Jamblique,  Hepi  Muaxv^ptwv,  I,  11. 

(4)  Macarius  Magnés,  l.  c. 


76         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

édifices  pour  leurs  assemblées  religieuses,  quoiqu'ils 
puissent  prier  Dieu  dans  leurs  maisons,  car  Dieu  sans 
doute  écoute  partout  les  prières  (1).  »  Entre  le  culte 
païen,  dont  au  prix  de  bien  des  contradictions  on 
épurait  ainsi  la  théorie,  et  le  culte  chrétien  qui  ri- 
valisait maintenant  de  splendeur  avec  lui,  n'y  avait-il 
donc  pas  de  conciliation  possible?  Des  églises  comme 
des  temples,  l'encens  et  les  prières  ne  pourraient-ils 
pas  s'élever  vers  un  même  Être  suprême ,  le  Dieu  vi- 
sible, la  lumière  dont  les  rayons  éclairent  tout  homme 
qui  vient  en  ce  monde? 

Ces  raisonnements  reposaient  sur  une  équivoque  : 
rien,  dans  le  fond,  ne  se  ressemblait  moins  que  le  Dieu 
du  syncrétisme  païen,  informe  conciliation  de  tous  les 
systèmes ,  depuis  les  grossières  religions  de  la  nature 
jusqu'au  spiritualisme  le  plus  raffiné ,  et  le  Dieu  uni- 
que, vivant,  personnel,  distinct  du  monde  qu'il  a 
créé,  le  Dieu  jaloux  de  la  Bible  et  de  l'Évangile.  Mais 
quelques  ignorants,  mal  défendus  par  des  mœurs  re- 
lâchées et  une  discipline  affaiblie,  purent  se  laisser 
prendre  à  de  séduisants  sophismes  :  on  dit  même  que 
des  esprits  d'une  trempe  plus  ferme  passèrent,  vers 
ce  temps,  de  l'Église  au  paganisme.  Tels  sont  Théo- 
tecne  et,  si  l'on  en  croit  certains  témoignages,  Hié- 
roclès,  qui  figureront  parmi  les  fauteurs  les  plus 
intelligents  et  les  plus  cruels  de  la  persécution  de 
Dioclétien. 

Tous  deux  adoptèrent  les  doctrines  néoplatonicien- 

(1)  Macarius  Magnés,  l.  c. 


LES  ÉGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     77 

nés,  qui  depuis  Porphyre  se  posaient  de  plus  en  plus 
en  rivales  du  christianisme.  Il  est  difficile  de  saisir  dans 
son  essence  cette  mobile  philosophie  :  elle  se  modifie 
selon  ses  interprètes,  paraissant  avec  Porphyre  une 
libre  pensée  presque  aussi  éloignée  du  néo-paganisme 
que  de  la  religion  chrétienne,  redevenant  païenne 
avec  Jamblique  par  la  théurgie  et  la  divination ,  plus 
tard  s'attachant  avec  Julien  à  la  dévotion  officielle  et 
au  culte  solaire.  Mais  tous  les  Alexandrins  de  la  fin  du 
troisième  siècle  et  du  commencement  du  quatrième 
ont  un  sentiment  commun,  la  haine  du  christianisme. 
Porphyre,  si  près  quelquefois  de  l'Évangile  par  la  pu- 
reté de  sa  morale  et  la  sublimité  de  ses  aspirations  re- 
ligieuses (1),  est  acharné  à  en  poursuivre  les  secta- 
teurs. Entre  290  et  300,  il  composa  un  ouvrage  en 
quinze  livres  contre  les  chrétiens  (2).  On  ne  saurait, 
avec  quelque  vraisemblance,  faire  de  lui  aussi  un 
transfuge  du  christianisme ,  comme  Font  essayé  quel- 
ques écrivains  (3)  :  mais  peut-être  des  circonstances 
domestiques  autant  qu'une  rivalité  de  philosophe  le 
tournèrent-elles  contre  l'Église.  Un  passage  de  la  lettre 
à  sa  femme  Marcella  insinue  que  les  concitoyens  de 
celle-ci  essayaient  de  la  détacher  des  doctrines  de  son 
mari  (4),  comme  pour  l'attirer  à  l'Évangile  (5).  Quoi 


(1)  Voir  surtout  le  traité  de  l'Abstinence  et  la  lettre  à  Marcella. 

(2)  Ka-rà  XpiaTiavwv  >.6yoi.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VI,  19;  saint  Augus- 
tin, Retract.,  II,  13;  saint  Jérôme,  De  viris  illustr.,  81. 

(3)  Socrale,  Hist.  Eccl. ,  III,  19. 

(4)  Ad  Marcellam,  1,  3,  5.  Porphyre  prétend  même  avoir  été  par 
eux  menacé  de  mort. 

(5)  Jules  Simon,  Histoire  de  l'École  d'Alexandrie,  t.  II,  p.  98-100. 


78        LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

qu'il  en  soit,  les  livres  de  Porphyre  contre  les  chré- 
tiens, dont  beaucoup  de  passages  ont  été  conservés 
par  les  écrivains  du  quatrième  siècle,  montrent  qu'il 
avait  étudié  avec  le  plus  grand  soin  l'Ancien  et  le  Nou- 
veau Testament.  Comme  Celse,  il  annonce  une  partie 
des  objections  que  l'irréligion  moderne  croit  avoir 
inventées,  x^ais  par  plus  d'un  trait  il  diffère  de  Celse. 
Celui-ci,  tout  à  la  raillerie  et  à  l'invective,  est  le  Vol- 
taire du  paganisme  :  Porphyre  en  serait  plutôt  le 
Renan.  Il  reconnaît  la  beauté  morale,  la  sainteté  de 
Jésus,  et  cite  des  oracles  qui  le  proclamaient  un 
grand  homme  de  bien,  un  sage,  un  immortel  (1). 
Mais  c'est  pour  taxer  de  folie  les  disciples  qui  ado- 
rent comme  un  Dieu  leur  maître  né  d'une  femme  et 
mort  sur  une  croix  (2).  Sa  critique  paraît  d'hier  :  il 
affirme  que  les  prophéties  de  Daniel  ont  été  écrites 
après  coup,  puisque  l'événement  les  montre  accom- 
plies (3).  Très  habilement  surtout  il  bat  en  brèche  le 
système  d'interprétation  allégorique  des  livres  saints, 
appliqué  avec  excès  par  Origène  (4),  et,  après  avoir 
ramené  tout  à  la  lettre,  il  soumet  celle-ci  à  un  minu- 
tieux examen.  Le  Nouveau  Testament  est  particulière- 
ment passé  au  crible.  Comme  fera  Strauss,  il  s'efforce 


(1)  Eusèbe,  Demonsir.  evang.,  III,  6;  saint  Augustin,  De  civ. 
Dei,  XIX,  23;  De  consensu  evangeh,  I,  7,  15. 

(2)  Saint  Augustin,  De  civ.  Dei,  X,  28. 

(3)  Saint  Jérôme,  Prolog,  in  Daniel.  C'est  par  des  arguments  ana- 
logues que  M.  Havet  essaie  de  démontrer  ce  qu'il  appelle  «  la  moder- 
nité des  prophètes.  »  Bévue  des  Deux-Mondes^  1<^'  et  15  août  1889. 

(4)  Eusèbe,  Hist.  Ecch,  VI,  19. 


LES  EGLISES,  LE  NÉO-PAGANISME  ET  LA  PHILOSOPHIE.     79 

d'y  montrer  des  contradictions,  des  inexactitudes,  des 
invraisemJ3lances  (1).  S 'élevant  parfois  à  des  vues 
plus  hardies,  il  devance  l'école  de  Tubingue  en  met- 
tant en  lumière  le  prétendu  antagonisme  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul  (2).  Par  le  souvenir  de  la  for- 
tune qu'ont  eue  de  nos  jours  cette  recherche  des  an- 
tinomies ou  ces  hautaines  affirmations,  accompagnées 
parfois  d'hommages  attendris  à  la  personne  de  Jésus 
séparé  de  ses  disciples  et  de  son  œuvre,  on  se  rendra 
compte  de  l'effet  que  les  quinze  livres  de  Porphyre 
durent  produire  sur  l'opinion  des  contemporains  (3). 
Pour  le  dissiper,  les  vrais  fondateurs  de  l'exégèse 
chrétienne  n'auront  pas  trop  de  tout  un  siècle. 

Porphyre  ne  demeura  pas  sans  imitateurs.  Dès  leur 
apparition ,  ses  livres  firent  école  :  toute  une  littéra- 
ture antichrétienne  s'en  inspira.  Porphyre,  du  moins, 


(1)  Saint  Jérôme,  Ep.  57;  123;  Comm.  in  Matth.,  I,  9;  Quxst. 
hehr.  in  Gènes.,  I,  10;  Dialog.  contra  Pelag.,  II;  peut-être  Maca- 
rius  Magnés,  II,  12;  III,  4,  6. 

(2)  Saint  Jérôme,  Ep.  112;  Comm.  iii  Isalam,  LIV,  12;  Prolog, 
comm.  in  Ep.  ad  Galat.;  saint  Augustin,  Ep.  82. 

(3)  On  n'en  a  pas  de  témoignage  direct;  mais  on  sait  par  saint  Cyrille 
d'Alexandrie  que  les  livres  publiés  un  demi-siècle  plus  tard  contre  le 
christianisme  par  l'empereur  Julien,  et  contenant  des  arguments  ana- 
logues à  ceux  de  Porphyre,  «  ébranlèrent  un  grand  nombre  et  firent 
beaucoup  de  mal  à  la  foi,  »  Saint  Cyrille,  Contra  Julianum^  preef. 
On  peut  conjecturer,  d'ailleurs,  la  gravité  du  péril  par  le  nombre 
des  réfutations  de  Porphyre;  Lucius  Dexler  en  compte  trente  :  les 
plus  célèbres  sont  celles  d'Eusèbe  de  Césarée,  de  Méthode  de  Patare, 
d'Apollinaire  de  Laodicée;  Diodore  de  Tarse  attaque  Porphyre  en 
même  temps  que  Platon  et  Aristote  dans  son  livre  contre  les  fatalis- 
tes; l'historien  ecclésiastique  Philoslorge  mentionne  (X,  10)  un  livre 
de  lui-même,  aujourd'hui  perdu,  contre  Porphyre. 


80         LES  CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN. 

avait  écrit  avant  la  persécution,  et  jamais  n'appela 
contre  ses  adversaires  les  rigueurs  de  la  puissance 
publique.  D'autres  seront  moins  généreux  :  nous  as- 
sisterons au  répugnant  spectacle  d'écrivains  officiels 
insultant  par  la  plume  les  chrétiens  au  moment  de  les 
poursuivre  comme  magistrats.  Mais  avant  de  raconter 
Teffort  suprême  de  l'Empire  contre  l'Église,  et  la  part 
qu'y  prirent  les  sophistes,  il  nous  reste  à  exposer  les 
réformes  politiques  et  administratives  de  Dioclétien . 
qui  auront  une  grande  influence  sur  les  vicissitudes 
locales  de  la  prochaine  persécution. 


CHAPITRE  DEUXIEME 

l'Établissement  de  la  tétrarchie  et  la  persécution 
DANS   l'armée  (292-302). 


I.  L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE.  —  Conféreiice  des  deux  Augustes  à 
Milan.  — Ils  décident  de  s'adjoindre  deux  Césars.  —  Conséquences  politi- 
ques et  religieuses  de  cette  décision.  —  Élection  de  Constance  Clilore  et 
de  Maximien  Galère.  —  Nouveau  partage  de  l'Empire.  —  Vices  et  fana- 
tisme païen  de  Galère.  —  Douceur  et  tolérance  de  Constance.  —  Activité 
guerrière  des  quatre  empereurs.  — Activité  législative  :édit  sur  les  ma- 
riages, —  édit  contre  les  Manichéens.  —  Souffrances  du  peuple.  —  Édit 
de  maximum.  —  Réorganisation  administrative.  —  II.  La  persécution 
DANS  l'armée.  —  Grand  nombre  des  soldats  chrétiens.  —  Répugnance  de 
quelques  chrétiens  d'Afrique  pour  le  service  militaire.  —  Influence  sur 
eux  des  idées  montanistes.  —  Levée  de  troupes  en  Afrique.  —  Le  cons- 
crit Maximilien  refuse  de  servir.  —  Il  est  condamné  à  mort.  —  Pour 
quel  motif  il  mérite  le  litre  de  martyr.  —  Commencement  des  vexations 
contre  les  soldats  ctiréliens.  —  On  leur  donne  le  choix  entre  un  congé 
ignominieux  et  l'apostasie.  —  Quelques-uns  sont  mis  à  mort.  —  Soldats 
martyrisés  après  l'expédition  de  Galère  contre  les  Perses.  —  Veturius 
chargé  de  l'épuration  de  l'armée  dans  les  États  de  Galère.  —  Soldats 
martyrs  en  Mésie  :  Pasicrate  et  Valention.  —  Le  vétéran  Jules.  —  Nican- 
dre  et  Marcien.  —  La  persécution  dans  les  États  d'Hercule  :  soldats  mar- 
tyrisés à  Rome.  —  Les  quatre  cornicularii.  —  Saint  Sébastien.  —  Autres 
martyrs  militaires  en  Italie.  —  Le  centurion  3Iarcel  à  Tanger.  —  Le  gref- 
fier militaire  Cassien.  —  Emeterius  et  Chelidonius  en  Tarraconaise.  — 
Dioclétien  se  décide  tardivement  à  molester  les  soldats  chrétiens  d'Asie. 
—  Il  les  met  en  demeure  de  quitter  l'armée  ou  de  sacrifier.  —  Mais  il 
s'abstient  encore  de  verser  le  sang. 


L'établissement  de  la  tétrarchie. 

Les  deux  Augustes  n'étaient  point  parvenus  à  paci- 
fier l'Empire.  Malgré  la  prudence  politique  de  Dioclé- 

IV.  6 


82  L'ETABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE. 

tien  et  Ténergic  guerrière  de  Maximien  Hercule, 
toutes  les  frontières  restaient  menacées,  tandis  qu'au 
dedans  des  ambitieux  se  soulevaient.  Carausius  tenait 
toujours  la  Bretagne  ;  les  Perses  s'avançaient  à  l'Orient; 
les  Quinquegentans ,  que  nous  avons  déjà  vus  en  mou- 
vement sous  Yalérien(l),  de  nouveau  s'agitaient  aux 
confins  de  la  Numidie  et  de  la  Mauritanie  (2).  On  dit 
qu'à  la  faveur  de  ces  troubles  un  usurpateur  avait 
pris  la  pourpre  en  Afrique.  La  turbulente  Egypte ,  qui 
allait,  elle  aussi,  se  donner  un  empereur,  remuait 
peut-être  déjà.  La  Syrie  venait  d'être  pillée  par  les 
Sarrasins.  Enfin,  les  peuples  barbares,  comme  pris  de 
vertige ,  se  heurtaient  les  uns  contre  les  autres  dans  le 
vaste  champ  clos  borné  par  le  Danube  et  le  Rhin  (3)  : 
agitation  toujours  périlleuse  pour  le  monde  romain, 
dont  les  frontières  s'ouvraient  presque  fatalement 
sous  la  pression  des  masses  germaniques.  Inquiet, 
Dioclétien,  après  avoir  longuement  visité  les  pro- 
vinces danubiennes  (4),  donna,  à  la  fin  de  290  ou 
au  commencement  de  291,  rendez-vous  à  son  collègue 
dans  Milan.  Il  avait  conçu  un  plan  de  réorganisation 


(1)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  153. 

(2)  Eusèbe,  Chron.;  Aurelius  Victor,  De  Cœs.,  39,  22,  39.  Tillemont 
{Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  20)  dit  des  Quinquegentans  qu'on 
«  n'en  parle  pas  hors  de  ce  temps-ci,  »  ce  qui  est  inexact;  voir  la  note 
précédente.  Cf.  Mullendorf,  Appendice  au  Mémoire  sur  les  provin- 
ces romaines  de  Mommsen,  trad.  Picot,  p.  61. 

(3)  «  Ruunt  omnes  in  sanguinem  suum  populi.  »  Paneg.  vet.f 
111,16. 

(4)  Et  peut-être  remporté  alors  une  Tictoire  sur  les  Sarmates  dont 
parlent  les  panégyristes. 


LETABLISSêMENT  de  la  TETRARCniE.  83 

de  l'Empire ,  qui  ne  pouvait  s'exécuter  que  par  rac- 
cord des  deux  Augustes. 

Ce  plan  consistait  à  partager  eitectivement  les  con- 
trées soumises  à  la  domination  romaine.  La  division 
établie  naguère  entre  Dioclétien  et  Maximien  Hercule 
l'avait  été  par  la  force  des  choses  plutôt  qu'en  vertu 
d'une  convention  formelle  :  Dioclétien  s'était  chargé 
de  garder  l'Orient,  Maximien  de  défendre  l'Occident, 
comme,  vingt-cinq  années  auparavant,  Valérien  et 
Gallien,  ou,  plus  récemment,  Numérien  et  Carinus. 
Aujourd'hui,  c'était  d'un  partage  véritable  qu'il  s'a- 
gissait. Cependant,  même  partagé,  l'Empire  serait 
encore  trop  vaste.  Si  bon  général  qu'il  fût,  Hercule  ne 
pouvait  être  à  la  fois  au  nord  et  au  midi,  guerroyer 
tout  ensemble  contre  les  Francs  et  contre  les  Kabyles. 
Dioclétien ,  de  son  côté ,  n'eût  pu  sans  cesse  passer  et 
repasser  les  Dardanelles,  pour  courir  au  Danube  si  les 
Goths  remuaient,  à  TEuphrate  si  c'étaient  les  Perses. 
Le  plan  de  Dioclétien  se  complétait  donc  en  subor- 
donnant à  chacun  des  Augustes  un  César  investi  pa- 
reillement d'un  gouvernement  territorial,  mais  cepen- 
dant maintenu  dans  la  dépendance  de  l'Auguste,  qui 
exercerait  sur  lui  et  sur  ses  États  une  sorte  de  suzerai- 
neté. Les  deux  empereurs,  dont  l'accord,  depuis  le 
commencement  de  leur  règne  simultané,  avait  été 
inaltérable,  convinrent  aisément  de  ce  régime  nou- 
veau, et  s'entendirent  sur  le  choix  des  personnes.  Si 
ces  questions  furent  agitées  par  eux,  comme  je  le 
suppose,  dans  l'entrevue  de  Milan,  ils  ajournèrent  à 
une  année  la  proclamation  des  Césars. 


84  L'ETABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRAHCIIIE. 

Un  tel  projet  valait  bien,  en  ciTct,  qu'entre  la  ré- 
solution et  l'exécution  on  prît  le  temps  de  mûrir  les 
détails  et  de  prévoir  les  conséquences.  Ce  n'était  rien 
moins  que  la  ruine  de  l'ancienne  constitution.  L'in- 
novation la  plus  grande  ne  consistait  pas  dans  le 
partage  des  États  :  comme  les  Césars  devaient  être 
inférieurs  aux  Augustes,  et  qu'entre  ceux-ci  mêmes  il 
existait  une  hiérarchie ,  Dioctétien  demeurant  incon- 
testablement le  premier,  l'unité  romaine  restait  pré- 
servée dans  son  lond.  Mais  son  symbole  idéal  et  son 
centre  matériel  allait  être  frappé  de  déchéance.  Rome 
verrait  d'autres  capitales,  sièges  d'une  administration 
et  d'une  cour,  usurper  la  réalité  du  pouvoir,  tandis 
qu'elle-même  ne  serait  plus  qu'une  ombre  antique  et 
glorieuse,  magni  noniinis  iimbra.  Déjà  Dioctétien, 
constructeur  infatigable ,  avait  fait  de  sa  résidence 
habituelle ,  Nicomédie ,  une  rivale  de  la  ville  éternelle 
par  la  grandeur  et  la  beauté  des  édifices  (1).  Un  coup 
plus  sensible  encore  menaçait  Rome.  Dans  la  pensée 
des  réformateurs,  les  Césars  tiendraient  des  seuls  Au- 
gustes leur  titre  et  leur  pourpre  :  le  sénat  ne  serait 
appelé  à  intervenir  ni  dans  le  choix,  ni  même  dans 
sa  ratification.  Et  comme  les  Césars,  par  l'adoption, 
devenaient  chacun  l'héritier  désigné  de  l'Auguste  qui 
l'avait  créé,  le  sénat  n'aurait  de  rôle  à  aucune  époque 
dans  la  transmission  de  la  puissance  souveraine ,  ha- 
bilement soustraite  à  tous  les  hasards  de  l'élection, 
aussi  bien  au  choix  raisonné  des  sénateurs  qu'à  l'accla- 

(1)  Lactance,  De  mort,  pers.,  7. 


LÉTABLISSEMENT  DE  LA  TETIURCHIE.  85 

mation  tumultueuse  des  soldats.  Ainsi  le  génie  poli- 
tique de  Dioclétien  allait  mettre  fin  à  l'une  des  prin- 
cipales causes  de  faiblesse  de  l'Empire,  l'incertitude  de 
la  succession  impériale  ;  mais  en  même  temps  il  met- 
trait fin  à  Tune  des  dernières  majestés  romaines,  celle 
du  sénat  :  ce  grand  corps  ne  serait  tout  à  l'heure  que 
le  plus  solennel  et  le  plus  aristocratique  des  conseils 
municipaux ,  et  Rome  que  la  première  des  villes  de 
province. 

Si  Dioclétien,  au  lieu  de  regarder  encore  l'Église 
chrétienne  d'un  œil  favorable,  avait  déjà  nourri  la 
secrète  pensée  d'une  persécution  future,  il  se  serait 
probablement  aperçu  d'une  autre  conséquence  des 
réformes  projetées  :  la  différence  que  le  partage  de 
la  souveraineté  apportera,  selon  les  lieux,  dans  l'exer- 
cice des  édits  qui  pourront  être  rendus  pour  cause 
de  religion.  Lors  des  grandes  persécutions  du  troi- 
sième siècle,  sousDèce  ou  sousValérien,  la  guerre  dé- 
clarée à  l'Église  par  la  puissance  séculière  avait 
éclaté  dans  toutes  les  provinces  à  la  fois  :  quelques 
différences  paraissaient  dans  la  pratique ,  selon  le 
tempérament  des  peuples  ou  le  caractère  des  magis- 
trats (1)  ;  mais  la  volonté  impériale  était  partout  obéie, 
parce  que  les  provinces  ne  reconnaissaient  toutes  qu'un 
même  maître.  Au  contraire,  alors  que,  sous  Gallien, 
la  souveraineté  se  trouva,  de  fait,  quelque  temps 
partagée,  on  vit  l'Église  en  paix  dans  les  États  sou- 


(1)  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du 
troisième  siècle,  2«  éd.,  p.  372. 


86  L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRAKCIIIE. 

mis  à  l'autorité  ou  à  l'influence  de  Tempereur,  et  ce- 
pendant persécutée  dans  les  contrées  où  régnait  le 
fanatique  Macrien(l).  Tout  récemment  encore,  ne 
venait-elle  pas  de  souffrir  en  Occident  sous  Maximien 
Hercule ,  tandis  qu'elle  restait  en  repos  dans  l'Orient 
sous  Dioclétien?  Plus  grande  encore  sera  l'incertitude 
de  son  sort,  quand  il  y  aura  quatre  souverains, 
indépendants  en  fait  malgré  le  lien  théorique  de 
subordination  qui  existera  entre  eux,  maîtres  au  moins 
d'aggraver  ou  de  tempérer  dans  leurs  provinces  les 
édits  rendus  pour  l'universalité  de  l'Empire.  Le  sort 
des  chrétiens  va  donc  dépendre ,  à  l'avenir,  du  carac- 
tère des  princes  dans  le  domaine  desquels  ils  habite- 
ront, et  des  intérêts  particuliers  de  chacun  d'eux.  On 
pourra  voir  une  partie  du  monde  romain  désolée  par 
la  guerre  religieuse ,  une  autre  partie  à  peine  touchée 
par  elle;  la  persécution  commencée  s'arrêtant  ici 
après  quelque  temps ,  poursuivie  là  pendant  de  lon- 
gues années.  Telle  sera  une  suite  inévitable  des  ré- 
formes de  Dioclétien,  sur  laquelle  certainement  sa 
pensée  ne  s'arrêta  pas  :  mais  une  Providence  miséri- 
cordieuse semble  l'avoir  ménagée,  afin  que  l'Église, 
dans  les  persécutions  futures,  ne  perdit  pas  tout  son 
sang  à  la  fois,  et  trouvât  toujours  quelque  lieu  où 
réparer  ses  forces. 

Le  l*""^  mars  292(2),  le  dessein  étudié  par  les  deux 


(1)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2"  éd.,  p.  184. 

(2)  Selon  Tillemont ,  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  21  et  603- 
604  ;  d'après  la  plupart  des  historiens  modernes,  Borghesi ,  Mommsen, 


L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE.  87 

Aiigiistes  fut  enfin  mis  à  exécution.  Maximien  Ga- 
lère et  Constance  Chlore  furent  élevés  l'un  et  l'autre 
à  la  dignité  de  Césars.  On  procéda  ensuite  à  la  ré- 
partition des  provinces  entre  les  quatre  souverains, 
ou  plutôt  on  annonça  cette  répartition ,  depuis  long- 
temps convenue  sans  doute.  Dioclétien  se  réserva 
rOrient,  avec  FÉgypte,  la  Libye,  les  lies  et  la  Thrace; 
Galère,  son  César,  eut  les  provinces  danubiennes, 
riUyrie,  la  Macédoine,  la  Grèce  et  la  Crète.  Maxi- 
mien Hercule  conserva  Tltalie,  l'Afrique  et,  croyons- 
nous,  l'Espagne    (1);  le   César   Constance    reçut    la 


Wilmanns,  Waddington,  Duruy,  293.  C.  Jullian,  les  Transformations 
politiques  de  l'Italie  sous  les  empereurs  romains,  \>.  189,  s'en  tient 
à  l'opinion  de  Tillemont.  De  Champagny,  les  Césars  du  troisième 
siècle,  p.  265,  269,  hésite  entre  les  deux  dates. 

(1)  Julien  {Orat.  II)  dit  que  Constance  eut  la  Gaule,  la  Bretagne  et 
l'Espagne.  Aurelius  Victor  (De  Cxs.,  39]  rapporte  qu'Hercule  eut 
l'Italie  et  l'Afrique,  et  Constance  tout  ce  qui  était  au  delà  des  Alpes, 
ce  qui  paraît  comprendre  l'Espagne.  Un  autre  argument  pourrait  faire 
attribuer  l'Espagne  à  Constance;  on  sait  que  la  Mauritanie  Tingitane 
en  dépendait;  or  un  magistrat  de  cette  province,  jugeant  le  centurion 
saint  Marcel,  le  menace  d'annoncer  sa  rébellion  «  aux  empereurs  et 
au  César,  »  imperatorihus  et  Ceesari  (Ruinart,  p.  312).  Cependant 
l'assertion  contraire  de  Lactance,  bien  placé  pour  être  renseigné,  est 
formelle;  il  attribue  [De  mort,  pers.,  8)  l'Espagne  à  Hercule  avec  l'I- 
talie et  l'Afrique  :  cum  ipsam  imperii  sedem  teneret  Italiam,  suhja- 
cerentque  opulentissimx  provincix  vel  Africa  vel  Hispania.  On 
verra,  en  effet,  dans  la  suite,  la  persécution  sévir  en  Espagne,  pendant 
que  la  seule  Gaule  en  était  préservée  par  l'humanité  de  Constance  : 
prxter  Gallias  ab  Oriente  ad  Occasum  très  acerbissimx  hestix  sx- 
viebant,  dit  le  même  Lactance,  16;  il  résulte  implicitement  de  cette 
phrase  que  l'Espagne  était  sous  la  domination  d'une  des  très  acerbis- 
simx bestix,  Dioclétien,  Hercule  et  Galère.  J'ajouterai  que  les  deux 
Augustes  paraissent  avoir,  dans  le  partage  des  provinces,  pris  pour 
règle  de  se  réserver  les  deux  plus  grosses  parts,  et  aux  Césars  les  plus 


88  L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE. 

Gaule  et  la  Bretagne,  avec  Hercule  pour  suzerain. 
Les  chrétiens  mêlés  alors  à  la  politique,  comme 
ces  gouverneurs  et  ces  magistrats  dont  parle  Eusèbe, 
purent  sans  doute  prévoir  les  résultats  qu'aurait 
pour  leur  religion  l'entrée  des  nouveaux  membres 
dans  le  collège  impérial.  Galère  et  Constance  n'é- 
taient pas  des  inconnus.  Habiles  généraux,  l'un  et 
l'autre  avaient  été  formés  à  la  guerre  sous  Aurélien 
et  Probus  (1).  Pour  tout  le  reste,  rien  ne  différait 
plus  que  les  deux  Césars.  Galère,  fils  de  paysan, 
lui-même,  dit-on,  ancien  bouvier  (2) ,  gardait  sous  la 
chlamyde  de  l'officier  supérieur  comme  sous  la 
pourpre  impériale  la  rusticité  de  son  origine.  Son 
corps  était  d'un  géant  (3) ,  ses  manières  rudes  et 
hautaines  (4) ,  ses  goûts  grossiers  (5)  :  l'histoire  le 
montre  cupide  et  cruel  (7)  ;  le  sens  droit  et  les  ta- 
lents naturels  qu'elle  lui  reconnaît  restaient  comme 
étouffés  sous  une  honteuse  ignorance  (7)  :  non  seule- 


petites;  or,  si  l'on  jette  un  coup  d'œil  sur  une  carte  de  l'Empire  ro- 
main, on  reconnaîtra  que  l'Italie,  l'Afrique  et  l'Espagne  constituaient 
à  Hercule  une  part  égale  à  celle  que  faisaient  à  Dioclétien  la  Thrace, 
les  provinces  d'Asie,  l'Egypte  et  la  Libye,  tandis  que  la  Gaule  et  la 
Bretagne  avec  les  provinces  rhénanes  correspondaient  pour  l'étendue 
aux  provinces  danubiennes  et  illyriennes,  à  la  Macédoine,  à  la  Grèce 
et  à  la  Crète,  domaine  de  Galère. 

(1)  Yospiscus,  Aurel.,  44;  Probus,  22;  Aurelius  Victor,  Epitome. 

(2)  Aurelius  Victor,  De  Cœs.;  Epit.;  Lactance,  De  mort.,  pers.,  18, 
19. 

(3)  Lactance,  9;  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  VIII,  16. 

(4)  Lactance,  21,  22. 

(5)  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  VIII,  16;  Anonyme  de  Valois,  11. 

(6)  Lactance,  21,  23,  31. 

(7)  Aurelius  Victor,  Epitome^  40. 


L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE.  89 

ment  il  n'avait  ni  politesse  ni  lettres,  mais  il  ne  se 
plaisait  qu'avec  ses  semblables  (1).  Constance,  Dacc 
comme  Galère,  était  de  grande  famille,  petit-neveu 
de  Claude  le  Gothique  (2).  Sa  santé  toujours  délicate, 
remarquable  à  la  pâleur  de  son  visage  (3),  ne  l'avait 
point  empêché  de  s'illustrer  par  des  victoires  (4); 
mais  les  maux  de  la  guerre ,  qu'il  avait  vus  de  près, 
lui  avaient  donné  de  la  compassion  pour  les  misères 
des  peuples.  C'était  une  nature  fine,  distinguée,  bien- 
faisante, modérée  dans  ses  goûts,  un  de  ces  vaillants 
qui  aiment  la  paix  (5).  Les  sentiments  religieux  des 
deux  princes  étaient  aussi  peu  semblables  que  leur 
origine,  leur  caractère  et  leurs  mœurs.  Comme  na- 
guère Aurélien  (6) ,  Galère  gardait  toutes  les  supers- 
titions de  son  enfance  :  il  les  tenait  d'une  mère  aussi 
fanatique  que  la  prêtresse  de  Sirmium  (7),  plus  gros- 
sière même  dans  sa  religion,  car,  au  lieu  de  Mithra, 
c'étaient  les  divinités  de  ses  montagnes  qu'elle  ado- 
rait par  de  fréquents  sacrifices  suivis  d'interminables 
festins  (8).  Cette  paysanne,  qui  conserva  une  grande 


(1)  Lactance,  22. 

(2)  Tilleniont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  77. 

(3)  D'où  son  surnom  ô  y\(ji^ô;„  le  pâle;  Zonare,  Ann.,  éd.  1557, 
p.  243.  Ce  surnom  ne  se  rencontre  pas  dans  les  inscriptions,  pas  plus 
que  celui  ^ Armentarius ,  le  bouvier,  donné  à  Galère. 

(4)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2«  éd.,  p.  242. 

(5)  Lactance,  De  mort,  pers.,  18;  Eusèbe,  De  vita  Const.,  1, 13, 14, 
\l\Hist.  Eccl.,N\\\,  13;Eutrope,  Brev.,  X,  1;  Eumène,  Paneg.,  IX, 
5,  6,  10. 

(6)  Les  Dernières  Persécutions  dic  troisième  siècle,  2«  éd.,  p.  227. 

(7)  Ibid. 

(8)  Lactance,  De  mort,  pers.,  9  :  «  deorum  montium  cultrix.  »  Il 


90  LETAIiLlSSEMENT  DE  LA  TETllARCIHE. 

influence  sur  son  (ils  devenu  empereur,  lui  avait 
inspiré,  avec  la  passion  de  Tidolàtrie,  une  haine  fa- 
rouche du  christianisme  (1).  Constance,  au  contraire, 
était  un  de  ces  païens  désabusés,  qui  essayaient  de 
concilier  le  culte  national  avec  la  morale  et  la  raison, 
et,  méprisant  les  fables  impures  du  polythéisme, 
élevaient  leur  cœur  vers  le  Dieu  unique ,  père  de  tous 
les  hommes  (2).  Cette  religion  naturelle  suffisait  aux 
aspirations  d'une  âme  à  laquelle  les  incessantes  occu- 
pations de  la  vie  jnilitaire  n'avaient  guère  laissé  le 
temps  de  la  méditation  et  de  l'étude  (3)  ;  mais  s'il  se 
contentait  de  la  doctrine  des  philosophes,  Constance 
ne  leur  avait  emprunté  aucun  de  leurs  préjugés  con- 
tre le  christianisme  :  il  se  souvenait  peut-être  qu'il 
comptait  parmi  ses  ancêtres  une  chrétienne  et  une 
martyre  (4);  peut-être  aussi  l'humble  femme  qui 
avait  été  la  compagne  de  sa  jeunesse  (5),  et  que  l'im- 


s'agit  probablement  ici  de  ces  divinités  propres  aux  peuples  germani- 
ques, les  Fatœ,\e?,  Maires  ou  Matronœ,  les  Sulevœ,  les  Campesires . 
fées,  nomes  ou  génies  des  forêts  et  des  solitudes,  dont  on  retrouve 
fréquemment  les  noms  sur  les  inscriptions  des  soldats  d'origine  bar- 
bare; voir  Marucchi,  dans  le  Bullettino  délia  comm.  arch.  comunale, 
1886,  p.  129-132. 

(1)  Lactance  attribue  cette  haine  à  un  ressentiment  contre  les  chré- 
tiens, qui  refusaient  d'assister  aux  festins  qu'elle  offrait  après  les  sa- 
crifices. 

(2)  Eusèbe,  De  vita  Const.,  I,  17;  II,  49.  Théophane  l'appelle  xpto- 
Tiavoçpwv,  un  homme  qui  a  des  sentiments  chrétiens. 

(3)  Aurelius  Victor,  De  Cœs. 

(4)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2'  éd.,  p.  258. 

(5)  Sainte  Hélène.  Elle  passe  pour  avoir  été  d'abord  servante  d'au- 
berge, s^aôw/ana  (saint  Ambroise,  De  obitu  Theod.,^2',  anonyme  de 
Valois,  2).  L'humilité  de  son  origine  l'empêcha  sans  doute  d'être  unie 


L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCIIIE.  91 

pitoyable  politique  le  contraignit  de  répudier  pour 
devenir  le  gendre  de  Maximien  Hercule ,  lui  avait  fait 


à  Constance  par  un  autre  lien  que  celui  du  concubinatus.  La  Chro- 
nique d'Eusèbe  dit  que  Constantin  «  naquit  de  la  concubine  Hélène,  » 
Constantinus  ex  concubina  Helena  procreatus.  Le  concubinatiifi 
était  la  seule  union  possible  entre  un  homme  de  rang  élevé  et  une  femme 
qux  obscuro  loconata  e5^(Marcien,  ?L\\.Digeste,  XXV,  vu,  3,  §  1).  C'est 
ce  qu'indique  Zozime  quand  il  dit,  avec  un  dédain  affecté,  que  Cons- 
tantin naquit  «  du  commerce  avec  une  femme  ni  honorable  ni  légiti- 
mement mariée,  »  è;  6[jLi>>ta;  yuvatxô;  où  (rspivri;,  oxiot  xarà  v6[xov  (7uv- 
eXôouaïi;.  Ici  oO  c-efxvyj  équivaut  à  obscuro  loco  nata,  oùoe  xaxà  v6[xov 
ffuveXôouaa  marque  la  différence  entre  le  concubinatus  et  les  juxiœ 
nuptix.  Mais  s'il  différait  de  celles-ci,  le  concubinatus  différait  plus 
encore  des  unions  illicites  ou  immorales.  C'était,  en  fait  et  en  droit,  un 
mariage  d'ordre  inférieur  :  obscuriori  matrimonio  ejus  fi lius ,  dit 
Eutrope  parlant  de  Constantin.  La  loi  le  sanctionnait  (Marcien,  l.  c).  Il 
était  spécialement  permis  aux  officiers  et  aux  magistrats  investis  d'un 
commandement  dans  les  provinces  (Paul,  ibid.,  5).  L'âge  légal  était 
le  même  que  pour  les  justes  noces  (Ulpien,  ibid.,  1,  §  1).  Une  telle 
union ,  que  distinguait  seulement  de  celles-ci  la  condition  sociale  de 
la  femme,  suffisait,  disent  les  commentateurs,  pour  faire  éviter  les 
peines  portées  contre  le  célibat  par  les  lois  Julia  et  Papia  Poppea.  La 
concubine  avait  donc  tout  de  l'épouse,  sauf  le  titre.  Môme  celui-ci 
lui  était  quelquefois  donné  par  l'usage  :  les  historiens  parlent  d'Hélène 
comme  de  l'épouse  de  Constance,  et  considèrent  sa  répudiation  comme 
un  vrai  divorce  :  uxores  quas  habuerant  repudiare  compulsi ,  di- 
remptis  prioribus  uxoribus,  abjecta  uxore  priore ,  disent  Eutrope 
et  les  deux  Aurelius  Victor  de  Constance  aussi  bien  que  de  Galère 
{Brev.,  IX,  22;  De  Cœs.,  39;  Epit.,  54).  Une  inscription  de  Salerne, 
gravée  vers  323,  l'appelle  DIVI  CONSTANTI  CASTISSIMAE  CONIVGI 
(Wilmanns,  1079).  Ces  expressions  si  remarquables  ont  même  fait 
supposer  à  des  écrivains  d'époque  et  d'esprit  très  différents ,  tels  que 
Tillemont  [Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  613)  et  Mason  [the 
Persécution  of  Diocletian,  p.  144),  que  le  mariage  proprement  dit 
avait  existé  entre  Hélène  et  Constance,  que  Zozime  l'avait  nié  par  cet 
esprit  de  parti  dont  il  a  donné  tant  de  preuves,  et  qu'Ambroise  et 
d'autres  Pères  s'étaient  égarés  à  sa  suite.  L'auteur  de  l'article  Helena, 
dans  le  Dictionary  of  Christian  biography,  t.  II,  p.  831,  émet  une 
une  autre  opinion  :  c'est  que  l'union  d'Hélène  et  de  Constance  aurait 
été  transformée  en  justx  nuptix  'àVL  moment  de  la  naissance  de  Cons- 


92  L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRAUCHIE. 

respirer  déjà  le  parfum  des  vertus  chrétienues  (1) 
mèié  aux  souvenirs  inefïacables  d'un  premier  amour. 
Constance  devait  donc,  selon  toutes  les  probabilités, 
être  pour  la  paix  religieuse  un  appui ,  et  la  maintenir 
au  moisis  dans  ses  États;  les  chrétiens  prévoyants 
pouvaient,  au  contraire,  deviner  en  Galère  un  per- 
sécuteur. En  apparence,  rien  n'était  changé,  à  ce 
point  de  vue ,  dans  le  collège  impérial  :  l'intolérance 
païenne  y  avait  toujours  eu  pour  champion  Hercule, 
mais  depuis  longtemps  la  liberté  des  consciences  y 
comptait  Dioctétien  pour  partisan  convaincu  :  un  Cé- 
sar fanatique  et  un  César  tolérant  se  joignaient  à  eux, 
sans  altérer  la  balance  des  deux  politiques.  Mais  qui- 
conque connaissait  le  caractère  de  Dioctétien,  facile  à 
intimider  (2),  celui  de  Galère,  entreprenant  et  auda- 


tantin,  en  274,  afin  de  légitimer  celui-ci,  qu'Eusèbe  montre  en  effet 
succédant  sans  réclamation  à  son  père  de  préférence  aux  fils  du  se- 
cond lit  {Hist.  Eccl. jYlll,  13,  12),  tandis  que  les  enfants  issus  d'un 
concubinatus  n'étaient  pas  aptes  à  la  succession  paternelle. 

(1)  Théodoret,  Hist.  EccL,  I,  18,  raconte  qu'Hélène  éleva  son  fils 
Constantin  dans  la  piété  chrétienne,  xyjv  Tri;  eOcreêeia;  aùxû  TcpoaeveyxoOda 
TpoçYjv  :  il  n'aurait  eu  plus  tard  pour  se  convertir  qu'à  se  rappeler  les 
leçons  et  les  exemples  de  sa  mère.  Cependant  Eusèbe,  De  viia  Co7ist., 
m ,  47,  dit  que  celle-ci  n'  adorait  pas  d'abord  le  vrai  Dieu ,  et  qu'elle 
lui  fut  gagnée  par  Constantin;  malgré  le  charme  de  l'hypothèse  de 
Théodoret,  le  témoignage  d'Eusèbe,  si  bien  renseigné  de  tout  ce  qui 
se  rapporte  à  Constantin,  doit  probablement  être  préféré.  Voir  cepen- 
dant Mason,  ihe  Persécution  of  Diocletian,  p.  144. 

(2)  «  Timiditate  »;  Lactance,  De  mortibus  persecutorum,  7;  «  plus 
timiditatis  »  ;  ibid.,  8;  «  metuebat  acerrime  »;  ibid.,  9;  «  ut  erat  in 
omni  tumultu  meticulosus,  animique  dejectus,  simul  et  exemplum  Va- 
leriani  timens  »  ;  ibid.;  «  Diocletiano  timorem  »;  ibid.;  «  ut  eratpro 
timoré  scrutator  rerum  futurarum  »;  ibid.,  10. 


L  ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE.  93 

cieux,  et  song'eait  à  l'ascendant  qu'un  tel  homme 
pouvait  prendre  sur  un  souverain  déjà  vieilli  et  fati- 
gué, n'était  point  sans  quelque  raison  de  craindre 
pour  la  durée  de  la  paix  religieuse. 

A  d'autres  égards,  cependant,  l'association  des 
quatre  empereurs  produisit  d'abord  des  résultats 
heureux.  Les  Maures  défaits  par  Hercule,  Garausius 
vaincu  par  Constance ,  bientôt  son  successeur  Alectus 
renv^ersé;  les  Francs  et  les  Alemans  repoussés;  les 
Carpes  soumis;  les  Marcomans  défaits;  Narsès,  roi 
de  Perse,  battu  par  Galère,  et  contraint  de  céder 
cinq  provinces  ;  l'Egypte  rebelle  domptée  par  Diocté- 
tien :  tels  furent,  entre  292  et  300,  les  succès  qui 
permirent  aux  souverains  d'ajouter  de  nouveaux 
titres  à  leur  pompeuse  nomenclature,  et,  chose  plus 
sérieuse,  d'assurer  la  paix  aux  populations  romaines. 
Ce  temps  si  bien  employé  pour  les  armes  ne  fut 
point  stérile  en  réformes  législatives.  Le  nombre  des 
lois  promulguées  par  la  tétrarchie ,  mais  le  plus  sou- 
vent sorties  du  consistoire  de  Dioctétien,  est  très 
considérable  :  plusieurs  méritent  l'attention,  car  elles 
éclairent  le  caractère  et  les  idées  du  prince.  C'est  ainsi 
qu'il  publia  en  295  un  édit  pour  la  réforme  des  ma- 
riages, trop  souvent  contractés  au  mépris  des  empê- 
chements 2:)osés  par  la  nature  ou  la  loi.  Le  ton,  un  peu 
emphatique,  comme  dans  tous  les  actes  publics  de 
cette  époque,  est  cependant  grave  et  religieux  :  l'em- 
pereur déclare  que  «  les  dieux  immortels  ne  conti- 
nueront à  favoriser  le  nom  romain,  que  si  les  prin- 
ces obligent  leurs  sujets  à  mener  une  vie  pieuse ,  mo- 


Ù4  L'ETABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCIllE. 

raie  et  paisible  (1);  »  il  proclame  que  «  si  la  majesté 
de  Rome  est  montée  si  haut,  grâce  à  la  protection  de 
tous  les  dieux,  c'est  parce  que  ses  lois  ont  toujours  été 
empreintes  d'une  piété  sage  et  d'une  religieuse  pu- 
deur (2).  »  Le  sentiment  parait  sincère;  on  reconnaît 
un  souverain  qui  se  fait  une  grande  idée  de  ses  de- 
voirs; mais  on  devine  les  extrémités  où  il  se  portera, 
si  quelque  influence  parvient  à  lui  faire  voir  un  jour 
dans  les  chrétiens  des  contempteurs  de  ces  lois  <(  reli- 
gieuses et  chastes,  »  des  obstacles  à  la  faveur  dinne, 
seul  gage  de  la  prospérité  de  l'Empire. 

J'attribue  à  cette  époque  le  célèbre  éditsur  les  ma- 
nichéens, dont  la  date  est  discutée  (3).  Il  fut  rédigé  à 
Alexandrie,  en  réponse  à  une  requête  du  proconsul 
d'Afrique.  Dioclétien  alla  deux  fois  à  Alexandrie,  d'a- 


(1)  Code  Grégorien.  VL  2. 

(2)  Ibid.,  2,  §  6. 

(3)  De  maleficis  et  Manicheis,  au  Code  Grégorien,  XIV,  4.  La  sus- 
criplion  nominaut  «  Maximien,  Dioclétien  et  Maximin,  »  qui  ne  ré- 
gnèrent pas  ensemble,  ne  peut  s'expliquer  que  par  une  faute  de  co- 
piste. On  attribue  ordinairement  ledit  à  287;  aucun  événement  ne 
justifie  cette  date.  Tillemont  le  mettrait  plutôt  en  296  {Histoire  des 
Empereurs ,  t.  IV,  p.  35j.  L'opinion  de  Mason  {the  Persécution  of 
Diocledan,  p.  279),  qui  le  place  en  308,  ne  ]>eut  se  soutenir.  L'édit 
contre  les  manichéens  est  adressé  à  Julianus.  proconsul  d'Afrique.  Son 
authenticité  a  été  contestée;  mais  elle  est  victorieusement  défendue 
par  Neander,  Gesch.  der  christl.  Reliy.,  II,  p.  195,  note,  qui  le 
place  aussi  en  296.  L'édit  est  cité  dans  le  commentaire  de  la  11'  épîlre 
à  Timothée,  m,  7,  par  le  pseudo-Ambroise,  qui  écrivait  dans  la  se- 
conde moitié  du  quatrième  siècle  :  «  Quippe  cum  Diocletianus  impe- 
rator  constitutione  sua  designet,  dicens  :  sordidam  hanc  et  impuram 
hxresim  qux  nuper,  inquit,  egressa  est  de  Perside.  »  La  citation 
est  textuelle  et  montre  qu'à  l'époque  du  pseudo-Ambroise  on  possé- 
dait le  texte  de  l'édit,  et  qu'il  portait  le  nom  de  Dioclétien. 


L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE.  95 

bord  en  290,  puis  en  296,  quand  il  vainquit  la  révolte 
d'Achillée.  D'après  quelques  auteurs,  le  superstitieux 
Auguste  fit  dans  ce  dernier  voyage  brûler  des  livres 
égyptiens ,  consacrés  à  l'alchimie  et  aux  sciences  oc- 
cultes (1).  L'édit  renferme  également  cette  barbare 
sanction.  11  est  dirigé  contre  les  sectateurs  de  Mâ- 
nes, dont  les  dangereuses  doctrines  avaient  pénétré 
en  Afrique,  portées  par  un  envoyé  du  maître  lui- 
même  (2).  L'empereur  les  condamne  comme  fauteurs 
d'une  secte  nouvelle ,  et  complices  des  Perses.  «  L'an- 
cienne religion ,  dit-il ,  ne  doit  pas  être  corrigée  par 
une  nouvelle,  car  c'est  un  très  grand  crime  de  retou- 
cher à  ce  que  les  anciens  ont  une  fois  défmi,  et  qui  a 
pris  un  cours  certain  et  un  état  fixe.  C'est  pourquoi 
nous  avons  une  grande  application  à  punir  l'opiniâ- 
treté des  méchants  dont  l'esprit  est  corrompu,  et  qui 
introduisent  des  sectes  nouvelles  et  inconnues  pour 
exclure  à  leur  fantaisie,  par  de  nouvelles  religions, 
celles  que  les  dieux  nous  ont  accordées  (3).  »  Le  crime 
est  d'autant  plus  impardonnable,  que  la  secte  vient 
d'un  pays  avec  lequel  Rome  a  des  inimitiés  héréditai- 
res. «  Le  nouveau  prodige  récemment  révélé  au  monde 
a  pris  naissance  dans  la  nation  persane,  notre  en- 
nemie. De  là  sont  sortis  beaucoup  de  crimes  ;  les  peu- 
ples ont  été  troublés,  les  cités  en  péril;  il  est  à  crain- 


(1)  Voir  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  lY,   p.  34;  Duruy, 
Histoire  des  Romains,  t.  VI,  p.  555. 

(2)  Sur  les  origines  du  manichéisme,  voir  les  Dernières  Persécutions 
du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  280  et  suiv. 

(3)  Code  Grégorien,  XIV,  iv,  2,  3. 


96  L'ETABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCIIIE. 

dre  que,  dans  la  suite,  les  sectaires  ne  s'efforcent  de 
corrompre  par  les  exécrables  mœurs  et  les  infâmes 
lois  des  Perses  des  hommes  innocents,  le  modeste  et 
tranquille  peuple  romain,  et  de  répandre  le  poison 
dans  le  monde  entier  (1).  >>  Ces  paroles  font  probable- 
ment allusion  aux  lois  immorales  qui  régnaient,  dit- 
on,  dans  la  Perse  (2),  et  plus  encore  à  l'immoralité 
particulière  des  rites  manichéens  (3).  On  reprochait 
aussi  aux  disciples  de  Manès  de  pratiquer  la  magie  et 
de  se  livrer  «  à  tx)us  les  genres  des  maléfices  (4)  ;  »  le 
titre  de  Fédit,  tel  qu'il  nous  est  parvenu,  semble 
montrer  que,  pour  les  Romains,  manichéen  et  ma- 
gicien étaient  synonymes  (5).  La  sanction  est  terrible  : 
les  chefs  de  la  secte  seront  brûlés  «  avec  leurs  abomi- 
nables écrits  (6);  «  les  adhérents  qui  persévéreront 
auront  leurs  biens  confisqués  et  subiront  la  peine  ca- 
pitale (7);  les  personnages  de  rang  élevé,  «  qui  se 


(1)  Code  Grégorien,  XIV,  iv,  4, 

(2)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  286, 
note  5. 

(3)  Sur  ces  rites ,  voir  Dictionary  of  Christian  hiography,  art. 
Manichaeans,  t.  III,  p.  798. 

(4)  Code  Grégorien,  XIV,  iv,  5. 

(5)  Cf.  saint  Épiphane,  Hœres.,  LXVI,  3.  La  pratique  de  la  théur- 
gie  est  un  trait  commun  à  toutes  les  sectes  dans  les  troisième  et  qua- 
trième siècles;  les  philosophes  n'en  sont  pas  plus  exempts  que  les 
païens.  En  s'y  adonnant  aussi,  les  manichéens  ne  firent  donc  que  sui- 
vre un  mouvement  presque  universel.  Mais  les  sciences  occultes ,  telles 
qu'ils  les  pratiquaient,  avaient  sans  doute  un  caractère  particulière- 
ment oriental,  car  elles  furent  empruntées ,  dit  saint  Épiphane ,  aux 
traditions  de  l'Egypte  et  de  l'Inde. 

(6)  «  Cum  abominandis  scripturis  eorum.  »  Code  Greg.^  XIV,  iv,  6. 

(7)  Ibid. 


L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TKTKARCIIIE.  97 

sont  donnés  à  cette  secte  inouïe,  honteuse,  entière- 
ment infâme,  ou  à  la  doctrine  des  Perses,  »  perdront 
également  leur  patrimoine  et  seront  envoyés  aux  mi- 
nes (1).  Ces  rigueurs  paraissent,  cependant,  avoir  été 
peu  appliquées  :  en  tous  cas,  elles  n'arrêtèrent  point 
les  progrès  du  manichéisme.  Mais,  écrit  à  une  épo- 
que où  Dioctétien  n'aurait  pas  songé  à  confondre  la 
religion  chrétienne,  dont  il  connaissait  l'ancienneté 
et  honorait  l'innocence ,  avec  «  cette  secte  inouïe ,  ce 
monstre  de  doctrine,  »  l'édit  montre  quels  seront  les 
sentiments  et  les  procédés  de  l'empereur  quand  on  lui 
aura  dénoncé  dans  les  chrétiens  mêmes,  sinon  des 
alliés  des  Perses,  du  moins  des  ennemis  de  l'Empire, 
et  qu'on  aura  réveillé  les  vieilles  calomnies  qui  leur 
imputaient,  à  eux  aussi,  toute  sorte  de  maléfices.  Il 
annonce  non  seulement  les  cruels  traitements  qui  leur 
seront  infligés ,  mais  encore  cette  destruction  de  leurs 
Écritures,  par  où,  dans  quelques  années,  commen- 
cera la  persécution.  A  ce  titre,  il  était  intéressant 
d'analyser  l'édit  contre  les  manichéens;  nous  voyons 
le  futur  persécuteur  se  dessiner  d'avance  en  Diocté- 
tien, dans  un  temps  où  lui-même  ne  songeait  pas  en- 
core à  le  devenir,  mais  où  plusieurs,  déjà,  y  pen- 
saient autour  de  lui. 

Les  derniers  mois  de  l'édit  parlent  du  «  siècle  très 
heureux  »  où  régnent  Dioctétien  et  ses  collègues.  Le 
peuple,  cependant,  commençait  à  sentir  le  poids  de 
l'établissement  nouveau.  A  quatre  empereurs  il  fal- 

(1)  Ihid.,  7. 

IV.  7 


98  L'ÉTABLISSEMENT  DE  LA  TÉTR\1\CHIE. 

lait  quatre  armées  (1);  il  fallait  aussi  quatre  capita- 
les, avec  tous  les  monuments  que  ce  mot  comporte  : 
Dioclétien  résidait  à  Nicomédie ,  Hercule  à  Milan ,  Ga- 
lère à  Sirmium,  Constance  à  Trêves.  Dans  ces  capi- 
tales étaient  entretenus  non  seulement  l'attirail  de 
plus  en  plus  compliqué  des  chancelleries  et  des  bu- 
reaux, mais  encore  de  vraies  cours,  où  paraissait  la 
pompe  d'une  étiquette  empruntée  à  l'Orient,  avec  le 
luxe  inouï  dont  Dioclétien  avait  fait  un  instrument  de 
règne.  Les  impôts  nécessaires  pour  soutenir  cette  or- 
ganisation civile  et  militaire  et  le  faste  des  demeures 
impériales,  devenaient  accablants  (2).  La  bourgeoisie 
des  villes,  que  la  loi  rendait  responsable  de  leur  per- 
ception, succombait  à  la  tâche  :  déjà  il  fallait  retenir 
de  force  dans  ses  fonctions  le  curiale  prêt  à  s'enfuir; 
bientôt  on  fera  de  la  curie  une  peine ,  et  au  lieu  de  la 
prison  ou  du  bûcher  on  y  condamnera  les  chré- 
tiens (3).  Même  en  Gaule,  où  la  modération  person- 
nelle de  Constance  allégeait,  malgré  Dioclétien,  les 
charges  fiscales  {h),  l'agriculture  périssait,  les  champs 
incultes  s'étendaient  (5).  Lactance  nous  a  transmis  les 


(1)  «  Multiplicatis  exercitibus  cum  singuli  eorum  longe  majorem 
numerum  mililum  habere  contenderent,  quam  priores  principes  ha- 
buerant  cum  soli  rem  publicam gérèrent.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  7. 

(2)  «  Enormitate  indictionum;  »  ibid.  Cf.  Eusèbe,  De  vita  Const., 
I,  13. 

(3)  Eusèbe,  ibid.,  II,  30. 

(4)  Ibid.,  I,  14;  Suidas,  v»  TraÛTrsp. 

(5)  «  Consumptis  viribus  colonorum  desererentur  agri,  et  culturae 
verterentur  in  silvam.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  7.  Voir  aussi 
Eumène,  Oratio  Flaviensium  nomine,  5,  6,  11,  17.  Cf.  Humbert, 
art.  Deserti  agri ,  dans  le  Dict.  des  antiquités,  t.  Il,  p.  107,  109. 


L'ETABLISSEMENT  DE  LA  TETRARCHIE.        99 

plaintes  du  peuple  opprimé  :  c'est,  dit-on,  un  ad- 
versaire; mais  les  adversaires  sont  ordinairement 
clairvoyants.  D'ailleurs,  Dioclétien  lui-même  confesse 
la  misère  où  tombait  l'Empire,  quand  il  tente  ce  re- 
mède désespéré,  cet  expédient  inapplicable,  et  qui 
fit  couler  le  sang,  un  édit  de  maximum  (1).  Est-ce 
pour  rendre  plus  facile  la  rentrée  de  l'impôt ,  assurer 
la  défense  nationale,  ou  donner  aux  ressorts  admi- 
nistratifs une  souplesse  et  une  précision  plus  grandes, 
qu'il  opéra,  vers  297,  une  nouvelle  distribution  du 
territoire  non  plus  entre  les  empereurs,  mais  entre 
leurs  agents,  divisant  l'Empire  en  quatre  grandes 
préfectures,  chacune  d'elles  en  plusieurs  diocèses, 
et  chaque  diocèse  en  nombreuses  et  petites  provin- 
ces (2)?  Les  historiens  modernes  admirent  générale- 
ment cette  réforme  :  «  Cette  construction  politique, 
disent-ils,  où  les  assises  d'en  haut  pesaient  de  tout 
leur  poids  sur  les  assises  inférieures,  semblait  ca- 
pable de  résister  aux  assauts  du  dehors  et  de  compri- 
mer les  mouvements  de  l'intérieur  (3).  »  Mais  peut- 
être  les  contemporains  étaient-ils  portés  plutôt  à  dire 


(1)  «  Cumvariis  iniquitatibus  faceret  caritatem,  legem  pretiis  rerum 
venalium  statuere  conatus  est.  Tum  ob  exigua  et  vilia  multus  sanguis 
effusus  est,  nec  vénale  quidquam  metu  apparebat,  et  caritas  multo 
deterius  exarsit,  donec  lex  necessitate  ipsa  post  nîultorum  exitiura  sol- 
veretur.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  7.  Ledit  est  de  301.  Voir  Mai, 
Script,  vet.  nova  collectio,  t.  V,  p.  302;  Mommsen,  dans  Ber.  d. 
sachs.  Geselsch.  d.  Wissench.,  1851,  p.  180,  383-400;  Waddington, 
Édit  de  Dioclétien  établissant  le  maximum  dans  l'Empire  romain, 
Paris,  1854. 

(2)  Mommsen,  Mém.  sur  les  provinces  romaines,  trad.  Picot,  p.  25-50. 

(3)  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  VI,  p.  565. 


100  L'ETABLISSEMENT  DE  LA  TÉTRARCHIE. 

avec  Lactance,  qu'en  «  l^risant  ainsi  les  provinces  en 
un  grand  nombre  de  morceaux,  »  Diociétien  multi- 
pliait singulièrement  les  fonctionnaires,  instituait  une 
foule  d'emplois  nouveaux,  imposait  à  tous  les  can- 
tons, presque  à  toutes  les  villes,  l'entretien  d'officiers 
inconnus  jusque-là  (1),  superposait  pour  la  première 
fois  un  peuple  d'administrateurs  au  peuple  des  ad- 
ministrés (2),  et  par  conséquent  augmentait  le  far- 
deau sous  lequel  gémissait  l'Empire.  Sa  réforme,  en 
efiaçant  les  dilïérènces  locales,  en  supprimant  les 
privilèges,  en  faisant  des  nouvelles  divisions  admi- 
nistratives l'équivalent  de  nos  départements,  diminua 
les  franchises  dont  jouissait  naguère  la  vie  provin- 
ciale et  municipale,  et  qui  avaient  empêché  les  peu- 
ples de  sentir  les  entraves  de  la  centralisation  ro- 
maine. Celle-ci  resserra  son  réseau  jusqu'alors  large 
et  flottant  :  la  prochaine  persécution  va  mettre  le 
nouveau  régime  à  l'épreuve,  et  montrer  comment, 
grâce  à  ses  mailles  étroites,  auxquelles  nul  ne  peut 
plus  échapper,  il  est  un  merveilleux  instrument 
d'exaction  et  de  tyrannie. 


(1)  «  Provinciae  in  frusla  concisae,  mulli  prsesides  et  plura  officia 
singulis  regionibus  ac  peene  jam  civitalibus  incubare,  item  rationales 
multi  etmagistri  et  vicarii  prœfeclorum.  »  Lactance,  T>e  mort,  pei's.,  7. 

(2)  «  Major  esse  cœperat  numerus  accipientium  quam  danlium.  »  Ibid. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  101 

II 

La  persécution  dans  l'armée. 

Les  chrétiens  étaient  nombreux  dans  les  armées  des 
quatre  empereurs.  Non  seulement  Dioclétien  et  Cons- 
tance, favorables  à  leur  religion,  mais  Hercule  et  Ga- 
lère acceptaient  leur  présence,  sans  exiger  d'eux  au- 
cun acte  d'idolâtrie.  L'affaire  des  Thébéens  paraissait 
depuis  longtemps  oubliée.  De  leur  côté,  les  fidèles 
accordaient  sans  répugnance  le  service  militaire,  et 
se  dévouaient  sincèrement  aux  aigles  romaines. 

En  Afrique  seulement,  chez  un  petit  nombre  d'en- 
tre eux,  on  aperçoit  de  l'hésitation  à  servir.  L'esprit 
montaniste,  fortifié  par  Tentrainante  éloquence  de 
Tertullien ,  avait  créé  dans  cette  contrée  un  courant 
d'idées  excessives ,  contre  lesquelles  la  prudence  et  le 
sens  pratique  des  chefs  de  l'Église  eurent  souvent  à 
lutter.  On  se  rappelle  l'épisode  qui  donna  lieu  à  Ter- 
tullien d'écrire  son  traité  De  la  couronne;  et  l'on  sait 
que  le  rigorisme  du  soldat  célébré  par  l'apologiste 
ne  fut  point  approuvé  des  autres  chrétiens  (1).  Dans 
le  même  traité,  le  dur  et  subtil  Africain  expose  ses 
idées  sur  la  légitimité  du  service  militaire  :  il  distin- 
gue entre  le  soldat  qui  se  fait  chrétien  et  le  chrétien 


(1)  Histoire  des  persécutions  jiendant  la    première   moitié  du 
troisième  siècle,  2*=  éd.,  ]).  34,  37. 


102  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

qui  se  fait  soldat;  au  premier  il  montre  quelque  in- 
dulgence, et  lui  permet  à  regret  de  persévérer  dans 
son  état;  il  blâme  absolument  le  second  d'oublier  que 
le  Christ,  en  commandant  ti  saint  Pierre  de  remettre 
l'épée  au  fourreau,  a  condamné  le  métier  des  armes, 
et  en  a  fait  «  un  acte  illicite  (1).  »  «  Il  n'y  a  pas,  s'é- 
crie-t-il  ailleurs,  de  communauté  possible  entre  les 
serments  faits  à  Dieu  et  les  serments  prêtés  à  l'homme, 
entre  l'étendard  du  Christ  et  le  drapeau  de  Satan, 
entre  le  camp  de  laJumière  et  le  camp  des  ténèbres; 
une  seule  et  même  vie  ne  peut  être  due  à  deux  maî- 
tres, à  Dieu  et  à  César  (2).  »  On  reconnaît  dans  ces 
mots  l'emphase  habituelle  à  Tertullien,  ce  choc  des 
antithèses  qui  trop  souvent  chez  lui  remplace  les  rai- 
sons. Vainement,  dans  son  diàmirahle  Apologétique , 
avait-il  rappelé  la  multitude  des  chrétiens  qui  ser- 
vaient dans  les  armées  (3),  et,  réfutant  par  cet  exemple 
les  critiques  des  idolâtres,  montré,  comme  dit  Bos- 
suet,  que  «  hors  la  religion  tout  le  reste  leur  était 
commun  avec  leurs  concitoyens  et  les  autres  sujets 
de  l'Empire  (4);  »  ces  paroles  raisonnables  s'oubliaient 
vite,  tandis  que  les  esprits  portés  à  l'exagération,  si 
nombreux  sous  l'ardent  soleil  d'Afrique  qui  tout  à 
l'heure  enfantera  les  donatistes,  se  nourrissaient  des 
hautaines    affirmations   et   des  éclatants   paradoxes 


(1)  Tertullien,  De  corona,  9,  11. 

(2)  De  idolotatria,  9. 

(3)  Apolog.,  37,  42. 

(4)  Bossuet,  Cinquième  avertissement  aux  protestants  sur  les  let' 
très  de  M.  Jurieu. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  10 

échappés  à  la  plume  de  l'illustre  écrivain.  Un  autre 
apologiste  africain,  Lactance,  l'imitera  dans  son  ri- 
gorisme comme  dans  son  grand  style  et  son  éloquence 
emportée  :  lui  aussi  considérera  les  emplois  qui  obli- 
gent à  verser  le  sang  comme  interdits  à  un  chrétien  (1) . 
Ces  idées,  exclues  de  l'enseignement  des  pasteurs  et 
combattues  par  la  pratique  universelle  de  l'Église,  ne 
parvenaient  point  à  dominer,  malgré  les  tendances 
outrées  de  Tesprit  africain;  cependant  on  les  retrou- 
vait dans  quelques  familles.  Elles  y  survivaient  à  l'hé- 
résie montaniste,  où  elles  avaient  pris  naissance;  de 
même  que,  chez  nous,  l'esprit  du  jansénisme  survécut 
à  ses  doctrines,  et  marqua  longtemps  de  son  empreinte 
de  pieux  fidèles  auxquels  celles-ci  auraient  fait  hor- 
reur. 

En  295,  sous  le  consulat  de  Tuscus  et  Anulinus,  eut 
lieu  en  Afrique  un  tragique  épisode,  où  parait  la  pré- 
vention contre  le  métier  des  armes,  particulière  à 
certains  chrétiens  de  ce  pays,  et  inconnue  dans  le  reste 
de  l'Église. 

Bien  que ,  au  troisième  siècle ,  les  armées  se  recru- 
tassent surtout  de  volontaires  (2) ,  et  que  les  levées 
de  conscrits  fussent  rares,  la  loi  imposait  aux  enfants 
des  vétérans,  en  compensation  des  privilèges  accor- 
dés à  ceux-ci,  l'obligation  de  servir.  Cette  hérédité 
du  service  personnel  entretenait  dans  les  armées  ro- 
maines  Fesprit  militaire,  mais   pouvait  être,  pour 


(1)  Lactance,  Div.  Inst.,  V,  17;  VI,  20. 

(2)  Arrius  Menand^r,  au  Digeste,  XLIX,  xvi,  4,  §  10. 


104  LA  PERSÉCUTION  DANS  LARMKE. 

quelques-uns  de  ceux  qui  y  étaient  soumis,  la  cause 
d'une  véritable  oppression,  en  violentant  leur  voca- 
tion et  leurs  goûts.  C'est  ce  que  montre  l'histoire  que 
nous  allons  raconter.  Le  12  mars,  on  amena  à  Theveste 
(Tebessa)  (1)  devant  Dion  Cassius,  proconsul  d'Afri- 
que (2),  un  vétéran,  Fabius  Victor  (3),  avec  son  fils 
Maximilien,  âgé  de  vingt  et  un  ans.  Bien  que  fils  de 
soldat,  Maximilien  avait  été  élevé  dans  les  idées  rigo- 
ristes, et  croyait,  comme  Tertullien,  la  profession  mi- 
litaire incompatible  avec  la  pratique  du  christianisme. 
L'avocat  du  fisc,  Pompeianus,  prit  la  parole,  et  dit  : 
«  Fabius  Victor  est  présent  avec  le  commissaire  de 
César,  Valerianus  Quintianus;  je  requiers  que  Maxi- 
milien, fils  de  Victor,  conscrit  bon  pour  le  service  (4), 
soit  examiné  et  mesuré.  —  Quel  est  ton  nom?  »  de- 
manda le  proconsul  au  jeune  homme.  «   Pourquoi 


(1)  Theveste  était  précédemment  en  Numidie,  où  le  proconsul  n'avait 
pas  juridiction.  Mais  sous  Diocléticn,  quand  de  l'Afrique  proconsu- 
laire et  delà  Numidie  on  fit  quatre  provinces,  Afrique  proprement  dite, 
Tripolitaine,  Byzacène,  Numidie,  il  y  eut  des  remaniements  de  frontiè- 
res, et  Theveste  fut  jointe  à  la  première.  Voir  Corpus  inscr.  lat., 
t.  VIII,  n°'  1860,  1873;  cf.  ibid.,  p.  xviii,  n''  468. 

(2)  Le  même  qui  fut  consul  en  291,  et  préfet  de  Rome  en  296. 

(3)  Fabius  Victor  est  qualifié  de  temonarius  {Acta  S.  Maximiliani , 
1,  dans  Ruinait,  p.  309),  qu'on  interprète  par  officier  de  recrutement. 
Cependant  les  sentiments  ([u'il  montre  dans  le  reste  du  récit  font  voir 
qu'il  était  alors  retiré  du  service,  et  que  ce  n'est  pas  en  qualité  de 
recruteur  qu'il  présente  son  fils,  mais  seulement  en  vertu  de  l'obligation 
légale  imposée  au  père  vétéran;  voir  au  Code  Théodosien  tout  le  titre 
XXII  du  livre  VII,  en  particulier  la  loi  7  :  «  Sciant  veterani,  quibus 
quies  post  arma  concessa  est,  liberos  suos...  offerendos  esse  militiae.  » 

(4)  «  Quoniam  probabilis  est.  »  Acta,  1.  L'épitaphe  d'un  vétéran,  à 
Lvon,  note  qu'il  fut  die  Marlis  probatus;  Wilmanns,  2569. 


LA  PEUSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  105 

veux-tu  savoir  mon  nom  (1)?  Il  ne  m'est  pas  permis 
d'être  soldat,  parce  que  je  suis  chrétien,  »  répondit 
celui-ci,  faisant  écho  à  l'une  des  plus  rigoureuses  sen- 
tences de  TertuUien  (2).  «  Approchez-le  de  la  mesure,  » 
dit  le  proconsul.  Maximilien  répéta  :  «  Je  ne  puis  ser- 
vir, je  ne  puis  faire  le  mal,  car  je  suis  clirétien.  » 
Pour  lui  encore,  comme  pour  TertuUien,  porter  les 
armes,  c'était  faire  le  mal  :  il  considère,  avec  l'apolo- 
giste, «  la  plupart  des  actes  du  service  militaire  comme 
des  prévarications  (3).  »  Sans  faire  attention  à  ses  pa- 
roles, Dion  renouvela  l'ordre  de  le  mesurer.  Un  des 
appariteurs  déclara  :  «  Il  a  cinq  pieds  dix  pouces.  » 
«  Qu'on  le  marque ,  »  dit  alors  le  proconsul.  La  mar- 
que était  double  :  on  gravait  sur  la  peau ,  au  moyen 
d'un  fer  rouge,  le  nom  de  l'empereur,  imprimant  ainsi 
un  caractère  indélébile  à  l'homme  voué  au  service 
militaire  (4);  puis  on  suspendait  au  cou  du  nouveau 
soldat  une  bulle  de  plomb  avec  l'effigie  impériale.  A 


(1)  «  Dio  proconsul  dixit  :  Qiiis  vocaris?  Maximilianus  respondit  : 
Quid  autein  vis  scire  nomen  meuin?  «  Acta,  1.  Le  proconsul  connaissait 
le  nom  du  jeune  homme,  puisque  l'avocat  Pompeianus  venait  de  l'in- 
diquer; mais  celte  interrogation  était  une  des  lorinalilés  de  l'enrôle- 
ment; voir  Tacite,  Hist.,  II,  97;  cf.  IJouché-Leclercq,  Manuel  des  ins- 
titutions romaines,  1886,  p.  272,  note  5. 

(2)  «  Mihi  non  licet  militare,  quia  chrislianus  sum.  »  Acta,  1.  Tertul- 
lien  avait  dit,  De  co?-OHa,  9,  parlant  de  l'équipement  militaire  :  «Nullus 
hahitus  licitus  est  apud  nos  illiciio  actui  ascriptus.  » 

(3)  De  corona,  11. 

(4)  Aetius,  VIII,  12;  Végèce,  I,  8;  saint  Jean  Clirysostome,  Ad  II 
Cor.  Homil.  III;  saint  Ambroise,  De  obitu  Valent.,  II,  1;  Code 
Thëodosien,  X,  xxii,  4.  Le  même  usage  était  suivi  pour  la  consécration 
à  certains  dieux;  la  description  qu'en  donne  Prudence  peut  d'autant 
mieux  s'appliquer  au  stigmate  militaire,  que  probablement   celui-ci 


106  LA  PERSECUTION  DANS  L  AIIMKE. 

ces  usages  parait  encore  faire  allusion  Tertullien, 
quand  il  dit  :  «  Le  chrétien  se  laissera- 1- il  brûler, 
selon  la  discipline  du  camp,  lui  à  qui  il  n'est  pas  per- 
mis de  brûler,  lui  que  le  Christ  a  délivré  de  la  peine 
du  feu  (1)?  »  et  :  «  Demandera-t-il  la  livrée  du  pou- 
voir, lui  qui  a  reçu  celle  de  Dieu  (2)?  »  Se  souvenant 
de  ces  paroles,  Maximilien  répondit  une  fois  de  plus  : 
«  Je  ne  puis  servir.  » 

Le  proconsul  n'était  pas  accoutumé  à  rencontrer  une 
telle  résistance  :  «■  Sois  soldat,  dit-il,  ou  tu  mourras. 
—  Je  ne  serai  pas  soldat.  Coupe-moi  la  tête,  si  tu  veux, 
mais  je  ne  combattrai  pas  pour  le  siècle.  —  Qui  t'a 
inspiré  de  telles  idées?  —  Mon  cœur,  et  celui  qui  est 
l'auteur  de  ma  vocation.  »  Dion,  alors,  se  tournant 
vers  le  père  :  «  Conseille  ton  fils.  —  Sa  résolution  est 
prise,  dit  Victor,  il  sait  ce  qui  lui  convient.  »  Le  pro- 
consul s'adressa  encore  au  jeune  homme  :  «  Sois  sol- 
dat, accepte  la  marque  de  l'empereur.  —  Je  ne  reçois 
pas  de  marque,  car  je  porte  le  signe  du  Christ  mon 

servit  de  modèle  à  ce  procédé  de  consécration  religieuse;  on  sait  que 
le  grade  de  soldat,  miles ,  était  un  de  ceux  que  recevaient  les  initiés 
aux  mystères  de  Mithra.  Voici  les  vers  de  Prudence  : 

Quid,  cum  sacrandus  accipit  sphragitidas? 
Acus  minutas  inferunt  fornacibus, 
His  menibra  pergunt  urere,  utque  igniverint  : 
Quamcunque  partem  corporis  fervens  nota 
Stigmaril,  hanc  sic  consecratam  prœdicant. 

Péri  Stephanôn,  X,  1076-1080.  Voir  les  notes  des  éditions  d'Arevalo 
(Migne,  Pat7\  lat.,  t.  LX,  p.  525)  et  de  Dressel  (p.  437). 

(1)  De  corona,  11.  Comparez  avec  les  vers  de  Prudence,  cités  à  la 
note  précédente  :  Membra  pergunt  urere...  fervens  nota. 

(2)  Ibid. 


Lk  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  107 

Dieu.  —  Je  vais  t'envoyer  tout  de  suite  à  ton  Christ. 
—  Fais  sans  retard  ;  c'est  ce  que  je  souhaite  :  là  est 
ma  gloire.  —  Qu'on  le  marque,  »  dit  encore  Dion. 
Maximilien  se  débattit  (1),  en  criant  :  «  Je  ne  reçois 
point  de  marque  du  siècle;  si  tu  m'imposes  le  signe 
de  l'empereur,  je  le  briserai,  car  pour  moi  il  est  sans 
valeur.  Je  suis  chrétien;  il  ne  m'est  pas  permis  de 
porter  au  cou  la  bulle  de  plomb,  moi  qui  porte  déjà 
le  signe  sacré  du  Christ ,  fils  du  Dieu  vivant ,  que  tu 
ne  connais  pas,  du  Christ  qui  a  souffert  pour  notre 
salut,  et  que  Dieu  a  livré  à  la  mort  pour  nos  péchés. 
C'est  lui  que,  nous  tous  chrétiens,  nous  servons;  c'est 
lui  que  nous  suivons,  car  il  est  le  prince  de  la  vie, 
l'auteur  du  salut.  »  Dion  insistait  toujours  :  «  Sois  sol- 
dat, reçois  les  emblèmes  militaires,  afin  de  ne  pas 
périr  misérablement.  —  Je  ne  périrai  pas;  mon  nom 
est  déjà  près  de  Dieu.  —  Pense  à  ta  jeunesse,  consens  à 
servir  :  cela  convient  à  un  jeune  homme.  —  Ma  milice 
est  celle  de  Dieu;  je  ne  puis  combattre  pour  le  siècle. 
Je  l'ai  déjà  dit  :  je  suis  chrétien.  »  Le  proconsul  op- 
posa vainement  l'exemple  de  tant  d'autres  fidèles  : 
«  Mais,  dit-il,  dans  la  sacrée  compagnie  de  nos  sei- 
gneurs Dioctétien  et  Maximien,  Constance  et  Galère, 
servent  des  soldats  chrétiens  (2).  —  Us  savent  ce  qui 
leur  convient.  Mais  moi,  je  suis  chrétien,  et  ne  puis 
servir.  —  Ceux  qui  servent  font-ils  donc  mal?  —  Tu 


(1)  «  Cumque  reluctaret.  »  Acta,  2. 

(2)  «  In  sacro  comitatu  dominorum  nostrorum  Diocletiani  et  Maxi- 
mianl,  Constantii  et  Maximi,  milites  chrisliani  sunt  et  militant.  » 
Acta,  2.  «  Maximi  »  est  ici  pour  «  Maximiani  Galerii  ». 


108  LA  PERSECUTION  DANS  L  ARMÉE. 

sais  ce  qu'ils  font.  —  Accepte  de  servir,  de  peur  que 
ton  mépris  de  la  milice  ne  soit  puni  de  mort.  —  Je  ne 
mourrai  pas;  si  je  sors  de  ce  monde,  mon  àme  vivra 
avec  le  Christ  mon  Seigneur.  »  Alors  le  proconsul  fit 
eft'acer  le  nom  du  conscrit  ;  puis,  se  tournant  vers  celui- 
ci  :  «  Puisque,  d'une  àme  insoumise  (1),  tu  as  méprisé 
le  service,  tu  encourras  la  sentence  convenable,  qui 
servira  d'exemple.  »  Et  il  lut  sur  ses  tablettes  (2)  : 
«  Maximilien,  qui  s'est  rendu  coupable  d'insoumis- 
sion en  refusant  le  service  militaire,  sera  puni  par  le 
glaive.  ))  Maximilien  dit  :  «  Grâces  à  Dieu  (3)!  » 

Conduit  au  lieu  du  supplice,  il  s'adressa  aux  autres 
chrétiens  :  «  Frères  bien-aimés,  de  toutes  vos  forces, 
de  tous  vos  désirs,  hâtez- vous  afin  d'obtenir  la  vue 
de  Dieu  et  de  mériter  une  semblable  couronne.  »  Puis, 
d'un  visage  riant,  il  pria  son  père  de  donner  au 
bourreau  le  vêtement  neuf  qui  lui  avait  été  préparé 
pour  la  milice,  ajoutant  :  «  Les  fruits  de  cette  bonne 
œuvre  se  multiplieront  au  centuple;  puissé-je  te  re- 
cevoir au  ciel,  afin  d'y  glorifier  Dieu  ensemble!  »  Il 


(1)  «  Indevoto  animo.  »  Acta,  3. 

(2)  «  El  decretum  e  tabella  recitavit.  »  Ibid.  Sur  l'usage  de  lire  la 
sentence  (si  courte  fût-elle)  d'après  les  tablettes  du  juge,  ex  tabella 
recitare,  voir  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  §42,  p.  111. 

(3)  «  Maximilianus  respondit  :  Deo  gratias.  »  Acta,  3.  Celte  excla- 
mation, habituelle  aux  martyrs  d'Afrique  [Passio  SS.  Perpetux  et  Fe- 
licitatis,  \1\Actaproconsularia  S.  Cypriani,  4;  Acta  SS.  Saturnini, 
Dativi,  etc.,  §  17),  devint  plus  tard  le  mot  de  ralliement  des  catho- 
liques contre  les  donatistes,  qui  avaient  pris  pour  cri  de  guerre  :  Deo 
laudes  (saint  Augustin,  Enarr.  in  psalm.  CXXXIl,  6;  cf.  Bullettino 
diarch.  crist.,  1875,  p.  174;  et  les  Dernières  Persécutions  du  troi- 
sième siècle,  2"  éd.,  p.  118). 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  109 

fut  aussitôt  décapité.  Une  matrone,  nommée  Pom- 
peiana,  obtint  d'emporter  son  corps  :  le  plaçant  dans 
sa  litière  (1),  elle  le  conduisit  à  Carthage,  où  il  fut 
enterré  près  de  saint  Cyprien  (2).  Victor,  plein  de 
joie,  rentra  dans  sa  maison,  remerciant  Dieu  de  lui 
avoir  permis  d'envoyer  un  tel  présent  au  ciel  (3). 

La  sincérité  du  jeune  soldat,  la  grandeur  de  sa  foi 
et  de  son  courage  ,  ont  mérité  l'admiration  de  la  pos- 
térité chrétienne.  Mais  on  verra  difficilement  dans 
son  procès  un  acte  de  persécution.  En  ce  moment 
même ,  comme  le  lui  avait  rappelé  le  proconsul, 
beaucoup  de  ses  coreligionnaires  entouraient  les 
quatre  empereurs,  faisaient  partie  de  leur  cour  ou  de 
leur  armée.  Maximilien  n'est  pas  puni  à  cause  de  son 
culte;  on  n'essaie  pas  de  lui  faire  abjurer  ses  croyan- 
ces ou  de  le  contraindre  à  un  sacrifice  :  on  Tin  vite 
seulement  à  imiter  tant  de  ses  frères  qui  servent  dans 
les  légions.  La  sentence  est  prononcée  non  contre  le 
chrétien,  mais  contre  le  réfractaire.  Aussi  n'enten- 
dons-nous personne  en  dénoncer  l'injustice,  comme, 
dans  une  circonstance  toute  différente,  fera  le  gref- 
fier Cassien  [k-].  Cependant,  à  y  regarder  de  près,  les 
chrétiens  auraient  eu  le  droit  de  se  plaindre,  si  leur 
foi  n'avait  mieux  aimé  suivre  dans  son  vol  vers  le  ciel 


(1)  «  In  dormitorio  suo.  »  Acia,  3. 

(2)  Ibid.  Sur  le  lieu  de  la  sépulture  de  saint  Cyprien,  voir  les  Der- 
nières Persécutions  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  120. 

(3)  Acta,  3. 

(4)  Voir  Passio  S.  Cassiani   Tingitani  martyris,  dans  Ruinart, 
p.  315. 


110  LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE. 

l'âme  candide  du  jeune  iMaximilien.  En  le  condam- 
nant à  mort,  le  proconsul  dépassait  la  mesure.  La  loi 
prononçait  contre  les  recrues  insoumises  un  châti- 
ment plus  léger.  «  Ceux  qui  se  refusaient  au  recrute- 
ment, dit  un  jurisconsulte  du  commencement  du  troi- 
sième siècle ,  étaient  punis  autrefois  de  la  servitude , 
comme  traîtres  à  la  liberté;  mais,  les  conditions  du 
service  militaire  ayant  été  changées,  on  ne  prononce 
plus  la  peine  capitale ,  parce  que  les  cadres  des  légions 
sont  le  plus  souvent  remplis  par  des  volontaires  (1).  » 
Quand  il  fit  tomber  la  tête  du  conscrit  qui,  mal  ren- 
seigné tout  ensemble  sur  les  devoirs  du  chrétien  et  sur 
les  obligations  du  soldat,  mais  animé  d'une  ardente 
foi,  avait  si  hardiment  confessé  Jésus,  le  proconsul 
semble  avoir  cédé  à  un  mouvement  de  haine  reli- 
gieuse. Il  oublia  cette  maxime  de  l'auteur  cité  plus 
haut  :  «  On  doit  être  indulgent  pour  le  conscrit  en- 
core ignorant  de  la  discipline  (2)  ;  »  indulgence  qu'un 
autre  jurisconsulte  étend  même  au  jeune  soldat  qui  a 
déserté  (3).  Maximilien  méritait  d'être  puni,  mais 
n'aurait  probablement  pas  été  mis  à  mort,  s'il  avait 
invoqué  à  Tappui  de  ses  répugnances  une  autre 
excuse  que  le  titre  de  chrétien  (4).  Aussi  n'a-t-il  point 


(1)  «  Qui  ad  delectum  olim  non  respondebant,  ut  proditores  liberta- 
lis  in  servitutem  redigebantur;  sed  mutato  statu  militiae  recessura  a 
capitis  pœnaest;  quia  plerumque  volunlario  milite  (numeri)  complen- 
tur.  »  Arrius  Menander,  au  Dig.,  XLIX,  xvi,  4,  §  10. 

(2)  «  Ignoranti  adhuc  disciplinam  tironi  ignoscitur.  »  Ibid.,  §  15. 

(3)  «  Si  plures  simul  primo  deseruerint...  tironibus  parcendum  est.  » 
Modestin,  au  Digeste,  XLIX,  xvi,  3,  §  9. 

(4}  «  Examinantur  autem  causée  emansionis,  et  car,  et  ubi  fuerit,  et 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  111 

usurpé  celui  de  martyr,  sous  lequel  l'honore  l'Église. 

Quelque  jugement,  cependant,  que  nous  portions 
sur  la  sévérité  du  proconsul,  cet  épisode  montre  que , 
trois  ans  après  l'établissement  de  la  tétrarchie,  au- 
cune mesure  n'avait  été  prise  contre  les  chrétiens  de 
l'armée.  Des  fidèles  imbus  d'idées  rigoristes  pou- 
vaient apercevoir  entre  le  service  militaire  et  leur 
religion  une  contrariété  qui  n'existait  pas;  mais  les 
empereurs  pensaient  encore  autrement,  et  permet- 
taient qu'autour  d'eux  on  fût  à  la  fois  soldat  et  chré- 
tien. Un  peu  plus  tard,  cependant,  éclata  une  persé- 
cution contre  les  chrétiens  de  l'armée.  Eusèbe  en 
parle ,  en  termes  malheureusement  trop  vagues  :  nous 
les  rapporterons,  et  nous  essaierons  ensuite,  à  l'aide 
de  son  propre  témoignage  ou  d'autres  documents,  de 
retrouver  les  faits  indiqués  par  lui. 

«  Pendant  que  la  situation  des  Églises  était  encore 
intacte,  dit-il,  et  que  les  fidèles  gardaient  la  liberté 
de  leurs  réunions,  la  justice  divine  se  mit  à  nous 
frapper,  insensiblement  et  avec  modération,  la  persé- 
cution commençant  par  ceux  qui  servaient  dans  les 
armées  (1).  »  Ce  premier  avertissement,  ajoute-t-il, 

quid  egerit,  et  datur  venia  valetudini,  affectioni  parentum  et  affi- 
niuin...  »  Arrius  Menander,  ibid.,  4,  §  15.  —  Dans  un  cas  qui  n'est 
pas  sans  quelque  analogie  avec  le  nôlre,  Antonin  le  Pieux  dit  que 
même  le  déserteur  qui  aurait  mérité  la  mort  doit  être  puni  beaucoup 
plus  légèrement,  et  encourir  seulement  un  châtiment  disciplinaire,  si 
c'est  son  père  qui  l'a  présenté  :  «  Desertor,  qui  a  pâtre  suo  fueiat  obla- 
tus,  in  deteriorem  militiain  divus  Plus  jussit,  ne  videatur,  inquit,  pater 
ad  supplicium  detulisse.  »  Macer,  ibid.,  13,  §  6. 

(1)...  'H  [X£v  or]  ôet'a  xpiaiç,  oîa  çîXov  aÙTr;,  7ie?si(T[X£Vto;,  twv  à9pot<7fxa- 
Twv  ëtt  (juyxpoTOujJLevwv,  yipé[xa  xat  (xsxpiw;  iyiv  aOtr;;  èuiaxoTiriv  àvsxtvec, 


II  LA  PERSÉCUTION  DANS  L  ARMÉE. 

ne  fit  pas  cesser  les  désordres  qui  troublaient  alors  les 
Églises.  Cela  montre  que  la  persécution  partielle  et 
légère  dont  il  parle  précéda  de  plusieurs  années  la 
persécution  générale.  Plus  loin,  il  revient  sur  le  même 
sujet  :  «  Il  y  eut  des  martyrs,  non  seulement  quand 
la  persécution  sévit  contre  tous  les  chrétiens,  mais 
même  longtemps  auparavant,  quand  la  paix  durait 
encore  (1).  Car  alors  le  diable,  qui  a  reçu  la  puis- 
sance sur  ce  monde,  commença  de  se  réveiller  comme 
d'un  profond  sommeil,  et  dressa  contre  l'Église  des 
embûches  encore  timides  et  dissimulées  :  il  ne  déclara 
pas  la  guerre  contre  nous  tous  à  la  fois,  mais  attaqua 
ceux  qui  servaient  dans  l'armée  (2)  :  car  il  croyait 
que  les  autres  seraient  abattus  sans  peine,  s'il  avait 
d'abord  vaincu  ceux-ci  :  alors,  dis-je,  on  put  en  voir 
un  grand  nombre  qui,  renonçant  à  la  milice,  aimè- 
rent mieux  redescendre  à  la  condition  privée  que  d'a- 
bandonner le  culte  du  souverain  maître  de  toutes 
choses  (3).  » 

La  persécution  contre  les  soldats,  distante,  comme 
nous  l'avons  dit,  de  la  persécution  générale,  com- 
mencée par  conséquent  plusieurs  années  avant  303 , 


èx  Twv  dv  aTpaxeiai;  àoeXçûv  xaTapxojxtvou  tou  ôiwyjJLOû.  Eusèbe,  Hist. 
EccL,  VIII,  1,  7. 

(1)...  OOit  e^ÔTouTrep  (xôvov  ô  xaxà  ttocvtwv  àvetxtvTQÔrj  8iu>y(aô;,  ttoXù 
upoTEpov  6è,  xaô'  ôv  eu  Ta  t^ç  EtpT^vTiç  (7yv£xpoT£iTo.  Ibid.,  VIII,  4. 

(2)...  Oùx  àOpow;  te  xiô  xa6'  fjfX'iv  è7ra7îoouo[xévou  TroXéfxw,  àXX'  éxi  tûv 
xaxà  xà  CTxpaxÔTreôa  [xôvtov  à7î07C£tpw[X£voy.  Ibid.,  4,  2. 

(3j  ID.etffXouç  Tcaprjv  twv  èv  (yxpaxEiaiç  ôpàv  àdfxevéffxaTa  xàv  toitoxixôv 
TrpoaauaJJojxlvouç  Ptov,  w;  àv  (xr)  ë^apvoi  "fÉvoivxo  xf;ç  7t£pi  xov  xtpv  ôXwv 
ÔYjjjLioupYov  eO(T£é£Îa;.  Ibid. 


LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMEE.  113 

eut  Galère  pour  auteur.  «  Longtemps  avant  les  au- 
tres empereurs ,  celui-ci  s'efforça  de  détourner  vio- 
lemment de  leur  religion  les  chrétiens  qui  servaient 
dans  l'armée,  et  surtout  ceux  qui  habitaient  dans  son 
palais;  il  priva  les  uns  de  l'honneur  de  la  milice,  il 
accabla  les  autres  de  toute  sorte  d'outrages  :  il  en  mit 
même  quelques-uns  à  mort  (1).  »  On  s'expliquerait 
difficilement  qu'un  simple  César  ait  eu  l'audace  de 
commencer  à  lui  seul  la  persécution ,  contrairement 
aux  intentions  bien  connues  de  l'Auguste  duquel  il 
dépendait,  si  l'on  ne  se  souvenait  de  l'éclatante  vic- 
toire qui,  en  297,  mettant  le  roi  de  Perse  aux  pieds  de 
Galère  et  gagnant  à  l'Empire  cinq  provinces,  avait 
donné  à  l'heureux  guerrier  un  ascendant  dont  il  ne 
cessera  plus  d'abuser  (2).  Peut-être,  dans  sa  première 
expédition  vers  la  Mésopotamie ,  qui  se  termina  par 
une  défaite  aujourd'hui  si  glorieusement  vengée, 
avait-il  rencontré  sur  son  chemin  Hiéroclès,  gouver- 
neur de  Palmyre  (3) ,  déjà  préparant  un  livre  contre 


(1)  IlàXai  irpo  TÎjç  tc5v  Xotucov  paaiXÉcov  xtvTQasw;  to-j;  âv  ^TpaTsiat; 
5(oi(JTtavoù;  xal  irpcoTOuç  yz  àixàvrcov  toù?  btzI  toO  loio^  oÏxo'j  uaparps- 
Tisiv  £x6s6iacr[xsvov,  xal  toù;  jjlsv  sx  tt];  (7TpaTitoTix-?iç  à^ta;  àTioxivoùvxa, 
TO"j;  ôè  àxifJLOTaxa  xaOuêpi^ovra,  rià'/]  8k  xal  ôàvaxov  éxépoi;  sTcapxàJvxa. 
Ibid.y  18  (ce  passage  ne  se  trouve  pas  dans  tous  les  manuscrits,  mais 
est  donné  par  quelques-uns  comme  appendice  au  huitième  livre 
d'Eusèbe). 

(2)  Lactance,  De  mort,  pers.,  9;  Eusèbe,  Chron.,  éd.  Migne, 
Olymp.  271:  Eutrope,  Brev.,  X,  4;  Ammien  Marcellin,  XXV,  7; 
Pierre  le  Patrice,  Excerpta  de  légat. 

(3)  Orelli,  513;  Le  Bas  et  Waddington,  Voyage  archéologique,  t.  III, 
2626;  Corpus  inscr.  lat.,  t.  III,  133;  Duchesne,  De  Macario  Magnete, 
1877,  p.  19. 

IV.  8 


114  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

les  chrétiens  (1)  :  le  fanatisme  du  paysan  clace  se  se- 
rait aiguisé  aux  haines  raffinées  du  néoplatoni- 
cien (2).  Aujourd'hui  qu'il  lui  est  permis  de  tout  oser, 
et  que  lui-même  se  considère  déjà  comme  l'égal  de 
Dioclétien  (3),  Galère  donne  cours  à  une  rage  long- 
temps comprimée.  Le  tribun  André  et  ses  compa- 
gnons sont  immolés  le  9  août  dans  les  défilés  de 
l'Anti-Taurus ,  après  avoir  pris  une  part  active  à  la 
défaite  des  Perses  (4).  Deux  officiers  d'une  cohorte  de 
Barbares  auxiliaires,  Serge,  primicier  de  la  Schola 
gentiliiim,  et  Bacchus,  commandant  en  second  de  la 
même  troupe ,  périssent  le  7  octobre  pour  le  Christ 


(1)  Duchesne  (/.  c.)  pense  que  Hiéroclès  prépara  pendant  son  gou- 
vernement de  Palmyre  le  Aôyoç  oilalr^^r^c,  Tzpbç  toù;  Xpiffxiavouç. 

(2)  «  Auctor  in  priniis  faciendee  persecutionis  fuit...  Auclor  et  consi- 
liarius  ad  faciendam  persecutionem  fuit,  »  dit  Lactance  parlant  d'Hié- 
roclès,  Div.  Inst.,  V,  S;  De  mort,  pers.,  16-  Ces  paroles  peuvent 
s'entendre  de  son  influence  sur  Galère  comme  du  rôle  qu'il  jouera 
plus  tard  près  de  Dioclétien. 

(3)  «  In  tantos  namque  fastus  post  banc  Tictoriam  elevatus  est,  ut 
jam  delractaret  Caesaris  nomen.  Quod  cum  in  litteris  ad  se  datis 
audisset,  truci  vultu  ac  voce  lerribili  exclamabat  :  Quousque  Csesar? 
Exinde  insolentissime  agere  cœpit.  »  De  mort,  pers.^  9. 

(4)  Acta  SS.,  août,  t.  JII,  p.  720;  Surius,  Vitœ  SS.,  t.  VIII,  p.  186. 
Cf.  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  art.  iv  et  note  ii  sur  la  persécution  de 
Dioclétien.  Les  Actes  mettent  le  lieu  de  leur  martyre  au  delà  de  Mélitène, 
vers  l'endroit  où  l'Euphrate  divise  l'Anti-Taurus,  c'est-à-dire  dans  le 
voisinage  de  la  Sophène,  une  des  provinces  de  l'Arménie  conquise  sur 
les  Perses.  D'autres  documents  (cf.  Holstenius,  JSotœ  in  mart.  rom., 
1674,  p.  314)  disent  qu'ils  périrent  en  Cilicie,  dans  le  Taurus,  ce  qui 
est  moins  vraisemblable.  11   n'y   a,  du  reste,  que  des  indications 
générales  à  demander  à  leurs  Actes  ;  le  récit  est  plein  d'amplifications  : 
le  nombre  des  compagnons  donnés  par  eux  à  saint  André,  deux  mille 
cinq  cent  quatre-vingt-treize,  est  inadmissible,  rapproché  du  texte 
d'Eusèbe  disant  que  dans  la  persécution  contre  l'armée  peu  de  chré- 
tiens furent  mis  à  mort. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  115 

dans  la  Célé-Syrie  (l).Deux  magistrats  municipaux, 
Hipparque  et  Philotliée ,  sont  mis  à  mort  le  9  décem- 
bre avec  trois  de  leurs  concitoyens,  à  Samosate,  parce 
qu'ils  s'étaient  abstenus   de  paraître  à  un  sacrifice 


(1)  Acta  SS.,  octobre,  t.  III,  p.  883;  Surius,  Vitae  SS.,  t.  X,  p.  99; 
Métaphrasle,  dans  Migne,  Patrol.  grocc,  t.  CXV,  p.  1005;  texte  grec 
de   la   Passio  SS.    Sergii    et   Bassi   dans   Analecia   BoLlandiana, 
t.  XIV,  1895,  p.  373-375.  Malgré  les  remaniements  qui  diminuent  l'au- 
torité des  Actes,  soit  latins,  soit  grecs,  M.  Le  Blant  [les  Actes  des 
martyrs,  p.  76,  109,  263)  a  relevé  plusieurs  traits  qui  semblent  pro- 
venir d'un  original  ancien,  et  auquel  d'autres  encore  peuvent  être 
ajoutés.  L'un  est  le  titre  donné  à  Serge,  7i:pi[j.iy.y)pioç  i^ç  xwv  KevxtÀîwv 
cr^o^r,?,  et  à  Bacchus,  csv.o'jvSvîptoç  ôè  ravr/);.  Ce  corps  auxiliaire  est 
nommé  dans  la  JSotitia  dignitatum  (éd.  Botking,  Or.,  p.  38;  Occ, 
p.  41,   1080).  Il  faisait  probablement  partie  de  la  garde   impériale; 
Gûlher,  De  off.  domus  Aug.,  111,  10.  Des  soldats  chrétiens  EX  NV- 
MER.  GENTIL,  ou  D.    SCOLA.  GENTILIVM  sont  rappelés  par  des 
inscriptions  trouvées  dans  la  Deuxième  Germanie  {Inscriptions  chré- 
tiennes de  la  Gaule,  n°  359,  t.  I,  p.  485)  et  à  Florence  (Gori,  Jnscr. 
quœ  in  Etruriœ  urbibns  exstant,  t.  III,  p.  334).  Les  grades  de  Serge 
et  de  Bacchus  s'accordent  bien  avec  ce  lait  que  la  seconde  armée 
conduite  par  Galère  contre  les  Perses  lut  composée  en  partie  d'auxi- 
liaires barbares  (Jornandès.  De  rebns  Geticis,  21);  en  même  temps, 
l'existence  de  ces  auxiliaires  dans  la  garde  impériale  explique  la  faveur 
dont,  d'après  leurs  Actes,  Serge  et  Bacchus  auraient  joui  près  de 
Galère,  et   fait  comprendre  ce  mot  d'Eusèbe,  cité  plus  haut,  que 
parmi  les  militaires  le  cruel  César  poursuivit  surtout  ceux  de  son 
palais.  Il  est  question  dans  les  Actes  de  la  ville  de  Barbaleso,  où  fut 
martyrisé  Bacchus,  prope  regionem  Limitaneorum.  L'organisation, 
sur  les  frontières  les  plus  menacées  de  l'Empire,  de  colonies  à  la  fois 
militaires  et  agricoles,  composées  de  chefs  et  de  soldats,  Umitanei, 
bien   que   commencée  dès  l'époque   d'Alexandre  Sévère   (Lampride, 
Alex.,  8),  reçut  précisément  de  grands  développements  au  temps  de 
Constantin  et  de  Dioclétien  (Marquardt,   Rom.  Staatsverwaltung , 
t.  II,  p.  590-591).  Dans  son  article  sur  saint  Serge  [Mémoires,  t.  V), 
Tillemont  n'admet  pas  que  les  deux  martyrs  aient  pu  être  rais  à  mort 
sous  Maximien,  comme  le  rapportent  Métaphraste,  les  Menées  grec- 
ques, Adon,  Usuard.  «  Aucun  Maximien,  dit-il,  n'a  régné  en  Syrie;  » 
il  concède  seulement  que  «  Maximien  Galère  peut  y  être  venu  en  303, 


116  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMEE. 

d'actions  de  grâces  offert  par  l'empereur  (1).  Les 
lieux  assignés  au  martyre  de  ces  saints  se  trouvent 
sur  le  passage  d'une  armée  revenant  lentement  d'Ar- 
ménie par  la  Mésopotamie  et  la  Syrie  vers  la  mer 
Egée  :  c'est  la  route  que  prit  Galère,  alors  qu'après 
avoir  séjourné  près  de  Dioclétien  à  Nisibe    (2),  et 

nétant  encore  que  César.  »  Par  une  distraction  surprenante  chez  un 
si  exact  historien,  Tillemont  oublie  la  double  expédition  de  297,  qui 
pendant  une  année  au^  moins  fit  parcourir  à  Galère  les  provinces 
d'Orient.  Je  ne  vois  pas  de  motif  d'effacer  (même  pour  le  remplacer 
par  celui  de  Maxiniin  Daia)  le  nom  de  Maximien  donné  par  tous  les 
hagiographes;  ce  nom  maintenu  ne  peut  être  celui  de  Maximien  Her- 
cule, qui  ne  commanda  jamais  en  Orient  :  il  désigne  certainement 
Maximien  Galère ,  et,  comme  celui-ci  n'y  eut  le  pouvoir  d'un  chef 
d'armée  qu'en  297,  le  martyre  de  Serge  et  de  Bacchus  se  trouve  re- 
porté à  cette  année,  qui  vit  commencer  la  persécution  militaire.  — 
Serge  et  Bacchus  devinrent  les  saints  les  plus  populaires  de  l'Orient. 
La  ville  et  le  bourg  de  Rasapha,  où  souffrit  Serge  (près  de  Sura,  dans 
Célé-Syrie,  ou  plutôt  dans  l'Augusta  Euphratensis),  fut,  au  cin- 
quième siècle,  appelée  Sergiopolis ;  une  église  fut  consacrée  sous  le 
vocable  des  saints  Serge  et  Bacchus  dès  354  (Le  Bas  et  Waddington, 
Voyage  archéologique,  t.  III,  n°  2124);  leur  renommée  s'étendit 
jusqu'en  Gaule  :  il  y  eut  à  Chartres  une  église  portant  leur  nom,  que 
la  tradition  attribuait  au  quatrième  siècle  (Le  Blant,  Inscriptions 
chrétiennes  de  la  Gaule,  t.  I,  p.  305). 

(1)  Assemani,  Acta  SS.  mart.  Orient,  et  Occident.,  t.  II,  p.  123- 
147.  Assemani  fixe  à  297  le  martyre  de  ces  saints.  D'autres,  se  fondant 
sur  la  ressemblance  des  noms  de  Maximien  et  Maxim  in,  le  placent 
en  308,  sous  Maximin  Daia  :  ils  pensent  écarter  ainsi  la  contrariété 
qui  existerait  entre  le  récit  des  Actes,  si  on  le  mettait  en  297,  et  l'as- 
sertion d'Eusèbe  {Hist.  Eccl.,  VIII,  4;  cf.  18)  d'après  laquelle  des 
soldats  seuls  auraient  été  martyrisés.  Cependant,  des  fidèles  étrangers 
à  l'armée  purent  périr  exceptionnellement,  sans  qu'Eusèbe,  si  peu 
précis  en  cet  endroit ,  les  ait  marqués  ;  l'existence  à  Samosate  de  ma- 
gistrats chrétiens  se  comprendrait  en  297,  et  serait  conforme  à  une 
autre  assertion  d'Eusèbe  (VIII,  1,  2)  :  elle  se  comprendrait  moins  en 
308,  cinq  ans  après  le  commencement  de  la  persécution. 

(2)  Eutrope,  Brev.,  IX;  cf.  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs , 
t.  IV,  p.  39. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  117 

conclu  la  paix  avec  les  Perses,  il  regagna  ses  États 
d'Europe. 

Galère  trouva  un  docile  instrument  de  ses  rigueurs 
contre  les  soldats  et  surtout  les  officiers  chrétiens. 
((  Je  ne  sais  quel  chef  de  l'armée  romaine,  dit  Eu- 
sèbe,  entreprit  de  les  poursuivre  :  il  commença  d'ins- 
pecter les  chrétiens  de  l'armée ,  leur  laissant  le  choix 
de  conserver  leurs  honneurs  et  leurs  grades,  en  obéis- 
sant aux  ordres  impériaux,  ou,  s'ils  refusaient,  d'être 
exclus  de  la  milice  (1).  »  C'était,  pour  les  officiers, 
la  dégradation  [gradiis  dejectio);  pour  les  soldats,  le 
renvoi  ignominieux  {igiiominiosa  jnissio) ,  avec  priva- 
tion du  titre  et  des  privilèges  des  vétérans  (2).  «  Beau- 
coup de  ces  champions  du  Christ  préférèrent  sans 
hésiter  la  confession  de  son  nom  à  la  gloire  et  aux 
avantages  du  monde.  Un  petit  nombre  d'entre  eux 
perdirent  pour  la  défense  de  la  piété  non  seulement 
leur  dignité,  mais  encore  leur  vie,  à  une  époque  où 
celui  qui  tendait  des  pièges  à  notre  religion  n'osait 
encore  verser  le  sang  que  rarement  et  avec  précau- 
tion (3).  »  La  Chronique  d'Eusèbe,  plus  explicite  que 
son  Histoii^e,  donne  un  nom,  qui  doit  être  celui  du 
général  dont  il  est  question  plus  haut  :  «  Veturius, 
maître  de  la  milice,  poursuit  les  soldats  chrétiens,  et 
depuis  ce  temps  la  persécution  commence  peu  à  peu 
contre  nous  (4).  »  Il  s'agit  ici  d'une  véritable  épuration 


(1)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  4,  3. 

(2)  Marquardt,  Rômische  Staatsverioaltung,  t.  II,  p.  552-553. 

(3)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  4,  4. 

(4)  «  Veturius,  magister  militiœ,  christianos  persequitur  milites,  pau- 


118  LA  PEUSÉCUTION  DANS  L'ARMEE. 

de  l'armée ,  au  moins  pour  les  États  de  Galère ,  car  le 
maître  de  la  milice  était  un  commandant  supérieur, 
une  sorte  de  ministre  de  la  guerre  (1) ,  occupant  dans 
la  hiérarchie  militaire  un  rang  analogue  à  celui  du 
préfet  du  prétoire  dans  la  hiérarchie  civile  (2).  L'o- 
pération confiée  à  Velurius  se  place  entre  la  quator- 
zième et  la  dix-septième  année  de  Dioclétien,  c'est- 
à-dire  entre  298  et  301  (3).  Ce  fut  probablement  la 
suite,  plus  régulière  et  plus  méthodique,  des  pre- 
mières violences  exercées  par  Galère  pendant  sa  cam- 
pagne d'Orient. 

La  persécution  dut  sévir  particulièrement  dans  les 
provinces  où  les  légions  étaient  campées.  C'est  ainsi 
que  la  Mésie,  siège  d'une  des  plus  grandes  agglomé- 
rations militaires  de  l'Empire  romain ,  vit  périr  plu- 
sieurs soldats,  par  l'ordre  du  gouverneur  Maxime. 
On  cite,  à  Dorostore,  deux  martyrs,  appartenant  pro- 


latirn  ex  illo  tempore  jam  perseciitione  adversus  nos  incipieiUe.  » 
Chron.  —  Les  Actes  de  saint  André  et  ceux  des  saints  Serge  et  Bac- 
chus  nomment  un  Antiochus,  comme  ayant  exercé  contre  eux  des  pour- 
suites; ce  personnage  a-t-il  une  existence  historique?  est-il  distinct  de 
Veturius?  ne  pourrait-on  admettre  que,  ignorant  le  vrai  nom  du  fonc- 
tionnaire chargé  par  Galère  de  rechercher  les  chrétiens  de  son  armée, 
les  hagiographes  lui  ont  donné  celui  d'un  personnage  biblique,  pour 
eux  synonyme  de  persécuteur?  Du  reste,  le  nom  d'Antiochus  fut  réel- 
lement porté  par  des  magistrats  romains  :  inscription  d'un  ANTIOCHVS, 
VIR  PERFECTISSIMVS,  PRAESES  PROVLXCIAE  ARABIAE,  dans 
Bulletin  de  la  société  des  Antiquaires  de  France,  1895,  p.  220. 

(1)  Expression  de  M.  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  VI,  p.  570. 

{'À)  Sur  la  charge  de  maître  delà  milice,  voir  Duruy,  /.  c.  et  t.  VII, 
p.  158;  Willems,  le  Droit  public  romain,  p.  558,  562,  606. 

;^3)  Quelques  ms.  de  la  Chronique  marquent  la  XIV«,  d'autres  la 
XVI«,  d'autres  la  XVII^  année  de  Dioclétien.  Voir  Migne,  Patrol. 
Grxc,  t.  XIII,  col.  305,  note  1. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMEE.  119 

bablement  à  l'armée,  Pasicrate  et  Valention  (1).  Le 
vétéran  Jules,  qui  avait  refusé  de  recevoir  une  grati- 
fication à  l'occasion  de  quelque  fête  militaire  ou  im- 
périale dans  laquelle  des  actes  d'idolâtrie  étaient 
maintenant  exigés,  fut  traduit  devant  Maxime  par  les 
officiales  chargés  de  la  recherche  des  délinquants  (2). 
Les  Actes  de  son  procès  ont  été  conservés,  et  méritent 
d'être  intégralement  traduits.  «  Jules,  demanda  le 
président,  qu'as-tu  à  répondre?  ce  qu'on  rapporte 
de  toi  est-il  vrai?  —  Je  suis  chrétien.  Je  ne  puis  me 
dire  autre  que  je  ne  suis.  —  Quoi  donc?  ignores-tu 
que  les  princes  ont  donné  l'ordre  de  sacrifier  aux 
dieux?  —  Je  ne  l'ignore  pas,  mais,  étant  chrétien, 
je  ne  puis  faire  ce  que  vous  voulez  et  renier  le  Dieu 
vrai  et  vivant.  —  Quel  mal  y  a-t-il  donc  à  offrir  de 
l'encens  et  à  s'en  aller?  —  Je  ne  puis  transgresser 
les  préceptes  divins  et  obéir  aux  infidèles.  Dans  votre 
frivole  milice,  où  j'ai  servi  pendant  vingt-six  ans  (3), 


(1)  Acta  S.  Juin  martyris,  2;  dans  Ruinart,  p.  616.  Cf.  Acta  S5., 
mai,  t.  VI,  p.  23;  t.  VII,  p.  849;  Analecta  Bollandiana,  t.  X,  1891, 
p.  50-52. 

(2)  «  Ab  offîcialibus  oblalus  est  Maximo  prœsidi.  »  Acta  S.  Julii,  1. 
Ce  texte  est  à  ajouter  à  ceux  que  cite  M.  Le  Blant  {les  Actes  des  mar- 
tyrs, §  54,  p.  129)  pour  montrer  le  rôle  de  Vofjicium  dans  la  présen- 
tation des  accusés. 

(3)  «  In  annis  viginti  sex.  »  Acta  S.  Julii,  1.  La  durée  normale  du 
service  dans  une  légion  était  de  vingt  ans  (Tacite,  Ann.,  I,  78;  Dion 
Cassins,  LV,  23;  Ulpien,  au  Digeste,  XXVII,  i,  8,  §  9;  Dioclétien  et 
Maximien,  au  Code  Justinien,  VII,  lxiv,  9;  Suidas,  v  Bsxepavo?; 
Corpus  inscr  lat.,  t.  III,  p.  849);  mais  souvent  on  la  dépassait.  Au- 
guste [Monument  Ancyr.,  17)  rappelle  qu'il  donna  des  gratifications 
militibus  qui  vicena  plurave  stipendia  meruissent.  Dans  les  diplô- 
mes de  Domitien  et  d'Hadrien,  on  voit  que  le  congé  n'est  ordinaire- 


120  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

je  n'ai  jamais  été  poursuivi  pour  crime  ou  délit.  Sept 
fois  j'ai  pris  part  à  la  guerre;  je  n'ai  point  désobéi  à 
mes  chefs,  ni  combattu  moins  bien  qu'aucun  autre. 
Jamais  le  prince  ne  m'a  trouvé  en  défaut  :  crois-tu 
donc  qu'après  avoir  rempli  fidèlement  des  devoirs 
inférieurs,  je  paraîtrai  aujourd'hui  infidèle  à  des 
obligations  plus  hautes?  —  Dans  quel  corps  as-tu 
servi?  —  J'ai  porté  les  armes,  je  suis  sorti  à  mon 
tour,  mais  je  suis  toujours  vétéran  (1).  Cependant 
j'ai  adoré  le  Dieu  vivant,  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre; 
aujourd'hui,  je  ne  me  montrerai  pas  moins  fidèle 
serviteur.  —  Jules,  je  vois  que  tu  es  un  homme  grave 
et  sage.  Laisse-toi  persuader  et  sacrifie  aux  dieux.  — 
Je  ne  ferai  pas  ce  que  tu  demandes,  et  je  n'encourrai 
pas  par  un  péché  un  châtiment  éternel.  —  Je  prends 
le  péché  sur  moi.  Je  te  fais  violence,  afin  que  tu  ne 
paraisses  pas  acquiescer  de  ton  plein  gré.  Ensuite  tu 


ment  accordé  qu'après  vingt-cinq  ans  et  plus;  quina  et  vicena  sti- 
pendia est  la  formule  habituelle.  Ceux  de  Vespasien  reprennent  la 
formule  d'Auguste  ;  qui  vicena  stipendia  plurave  meruerant.  Voir 
les  soixante  diplômes  militaires  réunis  par  Mommsen  au  t.  III  du  Cor- 
pus, p.  843  et  suivantes.  Inscriptions  de  légionnaires  ayant  servi  pen- 
dant vingt-cinq  ans,  Wilmanns,  Exempta  inscript.,  2205;  Renier,  Ins- 
criptions d'Algérie,  1080;  Corpus  inscr.  lat.,  t.  III,  1172;  pendant 
vingt-six  ans,  Wilmanns,  48  t. 

(1)  «  Sub  arma  militavi,  et  ordine  mco  egressus  sum,  veteranus  sem- 
per.  »  Acia  S.  Julii,  1.  Il  était  sorti  des  rangs  par  Vhonesia  missio, 
et  jouissait  des  privilèges  et  de  la  pension  de  retraite  des  vétérans; 
mais  il  était  encore  soumis,  comme  tel,  à  certaines  obligations  militai- 
res. Sur  les  vexilla  veteranorum,  voir  Marquai  dt,  Rômische  Staats- 
verwaltinuj ,  t.  II,  p.  448-452.  Une  inscription  de  Lambèse  (Renier, 
1080)  fait  mention  d'un  soldat  qui  militavit  ann.  XXV,  ei  post  mis- 
sionem  servit  encore  ann.  XXXV. 


LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE.  121 

pourras  rentrer  en  paix  dans  ta  maison.  Tu  recevras 
la  gratification  de   dix  deniers  (1),  et  personne  ne 
t'inquiétera.  »  On  reconnaît  dans  ce  langage  la  ré- 
pugnance de  certains  magistrats  pour  les  cruels  of- 
fices dont  ils  étaient  chargés,  et  leur  désir  d'accepter 
les  plus  légères  marques  de   soumission  extérieure; 
nous  verrons  d'autres  exemples  de  ces  dispositions 
quand  la  persécution  générale  aura  commencé.  Ce- 
pendant Jules  refusa  de  se  laisser  séduire  :  «  Ni  cet 
argent  de  Satan,  ni  tes  paroles  captieuses,  ne  me  fe- 
ront perdre   le    Dieu  éternel.   Je  ne  le  puis  renier. 
Condamne-moi  donc  comme  chrétien.  —  Si  tu  n'ohéis 
pas  aux  ordres  royaux,  si  tu  ne  sacrifies  pas,  je  te  ferai 
décapiter.  —  Tu  feras  bien.  Je  te  conjure  donc,  pieux 
président,  accomplis  ton  dessein,  et  condamne-moi  : 
mes  désirs  seront  satisfaits.  —  Ils  le  seront,  en  effet, 
si  tu  ne  veux  pas  te  repentir  et  sacrifier.  —  Grâces  te 
soient  rendues,  si  tu  agis  ainsi.  —  Tu  as  bien  hâte  de 
mourir  :  tu  crois  donc  en  tirer  quelque  gloire?  —  Si 
je  mérite  de  souffrir,  j'acquerrai  une  gloire  éternelle. 
—  Si  tu  souffrais  pour  la  patrie  et  pour  les  lois,  tu 
acquerrais  vraiment  une  telle  gloire.  —  Je  souffre 
pour  les  lois,  mais  pour  les  lois  éternelles.  —  Ces  lois 
vous   ont  été  données  par  un  homme   qui  mourut 

(1)  (c  Accipies  decem  denariorum  pecuniam.  »  Acta,  1.  Dans  un  autre 
manuscrit  {Acta  SS.,  mai,  t.  VI,  p.  661),  on  lit  :  «  decennaliorum  pe- 
cuniam, »  l'argent  des  décennales.  Si  cette  version  est  la  vraie,  et 
qu'il  s'agisse  d'un  donativum  accordé  aux  troupes  pour  fêter  la 
dixième  année  de  Galère ,  les  faits  se  passeraient  en  302,  une  année 
seulement  avant  la  persécution  générale.  Voir  Tillemont,  Mémoires, 
t.  V,  note  III  sur  la  persécution  de  Dioclétien. 


122  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

crucifié.  Vois  ta  folie,  de  préférer  un  homme  mort  à 
nos  princes  vivants!  —  Il  est  mort  pour  nos  péchés, 
afin  de  nous  donner  la  vie  éternelle.  Dieu  vit  éter- 
nellement; celui  qui  le  confesse  aura  la  vie  éternelle; 
mais  une  peine  éternelle  attend  celui  qui  l'aura  renié. 

—  J'ai  pitié  de  toi;  je  te  conjure  de  sacrifier  plutôt, 
afin  de  vivre  avec  nous.  —  Vivre  avec  vous  serait 
pour  moi  la  mort;  mais  si  je  meurs,  je  vivrai.  — 
Écoute-moi,  et  sacrifie;  sinon,  je  tiendrai  ma  pro- 
messe et  te  ferai  périr.  —  J'ai  souvent  demandé  de 
mériter  un  tel  sort.  —  Tu  as  donc  choisi  de  mourir? 

—  J'ai  choisi  une  mort  temporaire,  mais  une  vie 
éternelle.  »  Maxime  prononça  la  sentence  :  «  Que 
Jules,  qui  n'a  pas  voulu  obéir  aux  princes,  encoure  la 
peine  capitale.  »  On  le  conduisit  au  lieu  du  supplice. 
Les  fidèles,  qui  n'étaient  point  alors  inquiétés ,  l'en- 
touraient en  foule  et  l'embrassaient.  «  Que  chacun 
voie  dans  quel  esprit  il  me  baise  (1),  »  dit  le  martyr, 
voulant  sans  doute  avertir  ceux  que  la  compassion 
attirait  vers  lui  plutôt  qu'une  sainte  allégresse.  Un 
soldat  chrétien ,  Hésychius ,  alors  prisonnier,  se  trou- 
vait présent  :  peut-être  avait-il  été  amené  pour  que 
le  procès  ou  l'exécution  d'un  coreligionnaire  lui  fit 
abandonner  la  foi.  Mais,  loin  d'être  ébranlé,  Hésy- 
chius, s'adressant  au  saint  :  «  Je  t'en  prie,  Jules, 
poursuis  joyeusement  ce  que  tu  as  commencé,  et 
obtiens  la  couronne  promise  par  le  Seigneur  à  ceux 
qui  le  confesseront.  Souviens-toi  de  moi,  car  je  vais 

(l)  «  Unusquisque  videat  qualiter  osculetur.  »  Acta,  1. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  123 

te  suivre.  Salue  aussi  les  serviteurs  de  Dieu  Pasicrate 
et  Valention,  qui  par  une  bonne  confession  nous  ont 
précédés  vers  le  Seigneur.  )i  Jules,  emJjrassant  lïésy- 
chius  :  «  Frère,  dit-il,  hàte-toi  de  venir.  Car  ceux  que 
tu  as  salués  ont  déjà  entendu  tes  recommandations.  » 
Tout  en  parlant,  le  vétéran  avait  couvert  ses  yeux  avec 
un  linge,  noué  autour  de  la  tête(l);  puis,  tendant  le 
cou,  il  dit  :  «  Seigneur  Jésus,  pour  le  nom  de  qui  je 
souffre,  daigne  placer  mon  âme  parmi  tes  saints  (2).  » 
Le  bourreau  tira  le  glaive  :  Jules  fut  décapité  le 
27  mai.  Hésychius  périt  quelques  jours  après  (3). 

(1)  «  Et  hœc  dicens,  sanctus  Jiilius  accepit  orarium,  et  ligavit  oculos 
suos,  et  tetendit  cervicem  suaiii.  »  Acta,  2.  Une  peinture  du  quatriènne 
ou  cinquième  siècle,  découverte  en  1887  dans  le  corridor  de  la  mai- 
son des  saints  Jean  et  Paul,  sur  le  Celius,  représente  trois  martyrs, 
les  yeux  couverts  ainsi  de  Vorarium,  et  tendant  la  tête  pour  recevoir 
le  coup  mortel  du  bourreau  placé  derrière  eux  :  c'est  l'illustration  la 
plus  claire  de  notre  texte  et  de  tant  de  passages  semblables  des  Pas- 
sions. J'ai  fait  reproduire  cette  fresque,  d'après  une  bienveillante  com- 
munication du  P.  Germano,  dans  mon  appendice  sur  les  Procès  des 
martyrs,  à  la  suite  du  Polyeucte  é^AMé,  en  1889  par  M.  Mame,  p.  159. 
Le  P.  Germano  l'a  publiée  à  la  p.  326  de  son  beau  livre  sur  les  décou- 
vertes du  Celius,  la  Casa  celimontana  dei  SS.  martiri  Giovanni  a 
Paolo,  Rome,  1894. 

(2)  «  ...  Tu  cum  sanctis  tuis  meuin  coUocare  dignare  spiritum.  » 
Acta,  2.  —  Expressions  analogues  dans  les  inscriptions  chrétiennes  : 
TE  SVSCIPIANT  OMNIVM  ISPIRITA  SANCTORVM...  IN  PACEM 
CVM  SPIRITA  SANCTA  ACCEPTVM...  REFRIGERA  CVM  SPIRITA 
SANGTA...  ACCEPTA  EST  AD  SPIRITA  SANCTA...  INTER  SANC- 
TOS...  CVM  SANCTIS...  META  TON  AFION...  A  TERRA  AD  MARTY- 
RES... SPIRITVS  A  CARNE  RECEDENS  SOCÏATVS  SANCTIS...  AC- 
CEDENS  AD  SANCTORVM  LOCVM,  etc.;  Bullettino  di  archeologia 
cristiana,  1875,  p.  19-32.  Voir  aussi  l'éloge  métrique  de  la  martyre  Zo- 
sime,  ihid.,  1866,  p.  46;  cf.  les  Dernières  Persécutions  du  troisième 
.sièc/e,  2eéd.,p.  261-263. 

(3)  Le  15  juin,  d'après  plusieurs  martyrologes.  Voir  Acta  SS.,  juin, 
t.  II,  p.  1049. 


124  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

La  Mésic  vit  d'autres  scènes  de  persécution.  La 
recherche  des  soldats  chrétiens,  confiée  dans  cette 
province  au  gouverneur  Maxime  (1),  amena  la  com- 
parution de  deux  militaires,  Nicandre  et  Marcien, 
dont  le  procès  est  plus  émouvant  encore,  car,  usant 
de  la  faculté  accordée  depuis  Septime  Sévère  aux 
soldats  (2),  tous  deux  étaient  mariés.  Ils  paraissent 
avoir  été  récemment  convertis.  Comme  tant  d'autres 
dont  parle  Eilsèbe ,  «  ils  abandonnèrent  la  gloire  de 
ce  monde  pour  la  milice  céleste  (3),  »  c'est-à-dire 
que,  mis  en  demeure  de  renoncer  à  leurs  grades  ou 
à  leur  religion ,  ils  préférèrent  celle-ci  à  ceux-là.  Ce- 
pendant, par  une  sévérité  exceptionnelle  du  juge, 
ou  plutôt  par  une  faveur  spéciale  de  la  Providence, 
ils  furent  au  nombre  des  militaires  dont  parle  encore 
Eusèbe,  qui  «  perdirent  pour  la  défense  de  la  piété 
non  seulement  leur  dignité,  mais  encore  leur  vie  (4).  » 

((  Si  vous  n'ignorez  pas,  leur  dit  Maxime,  les  ordres 
des  empereurs,  qui  vous  commandent  de  sacrifier 
aux  dieux,  approchez,  Nicandre  et  Marcien,  et  faites 


(1)  «  Pi  œses  Maximiis,  cui  hujuscemodi  cura  fiierat  injuncta.  » 
Acta  SS.  Marciani  et  ISicandri,  1,  dans  Ruinart,  p.  618.  Les  Actes  ne 
marquent  point  dans  quelle  contrée  se  passe  leur  récit;  mais  la  men- 
tion du  prœses  Maxime  fait  supposer  qu'il  s'agit  de  la  province  où  nous 
avons  déjà  vu  un  gouverneur  du  même  nom  sévir  contre  les  soldats 
chrétiens. 

(2)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du 
troisième  siècle,  p.  35-36. 

(3)  «  Totius  hujus  mundi  gloria  derelicta,  ad  cœlestem  militiam 
Chrlsti  gratia  se  contulerunt.  »  Acta,  1.  Cf.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII, 
4,  2,  3,  et  18,  1. 

(4)  Ibid.,  VllI,  4,  4. 


LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE.  125 

acte  d'obéissance.  —  Ces  ordres,  répondit  Nicandre, 
sont  pour  ceux  qui  veulent  rester  dans  la  milice  (1); 
mais  nous,  qui  sommes  chrétiens,  nous  ne  pouvons 
être  tenus  d'y  obéir.  —  Pourquoi,  reprit  Maxime, 
ne  recevez-vous  pas  la  solde  de  votre  grade  (2)?  — 
Parce  que  l'argent  des  impies  souille  les  hommes 
qui  veulent  servir  Dieu  (3).  »  Maxime  insista  :  «  Avec 
un  peu  d'encens ,  Nicandre ,  honore  les  dieux.  — 
Gomment  un  chrétien  pourrait-il  adorer  des  pierres 
et  du  bois,  au  mépris  du  Dieu  immortel  qui  nous 
a  tirés  du  néant  et  qui  conserve  tous  ceux  qui  espè- 
rent en  lui?  »  Daria,  l'épouse  de  Nicandre,  était  pré- 
sente :  «  0  mon  seigneur,  dit-elle,  prends  garde 
de  ne  point  faire  ce  qu'on  te  commande;  prends 
garde  de  ne  point  renier  Notre-Seigneur  Jésus-Christ. 
Lève  tes  yeux  vers  le  ciel ,  tu  y  verras  celui  pour  qui 
tu  dois  conserver  ta  foi  et  ta  conscience.  C'est  lui 
qui  sera  ton  secours.  »  Avec  ce  mépris  brutal  de  la 
femme,  que  professaient  tant  de  païens,  Maxime  ne 
comprit  point  le  sentiment  tendre,  délicat  et  fier 
dont  Daria  était  animée;  se  trompant  sur  ses  inten- 


(1)  Le  texte  porte  sacrificare ,  ce  qui  a  peu  de  sens;  ïillemont  le 
corrige,  avec  raison,  par  militare. 

(2)  «  Quare  vel  vestrae  mérita  non  accipilis  dignitatis?  »  Acta,  1. 
Comparez  l'expression  classique  ;  «  stipendia  meruerunt.  » 

(3)  Cette  réponse  ne  veut  pas  dire  que  Nicandre  et  Marcien  consi- 
dèrent comme  défendu  à  un  chrétien  de  toucher  la  solde  d'un  grade 
militaire;  mais,  les  ordres  de  Galère  ayant  imposé  l'alternative,  ou 
d'abandonner  le  grade,  ou  de  renier  la  religion,  ils  ont  pris  le  pre- 
mier parti,  et  ne  peuvent  plus  par  conséquent  toucher  une  solde  de- 
venue l'argent  des  impies,  bon  pour  ceux-là  seulement  qui  ont  apos- 
tasie. 


126  LA  PERSÉCITION  DANS  L'ARMÉE. 

tions  :  «  iMauvaise  tête  de  femme  (1),  cria-t-il,  pour- 
quoi désires-tu  la  mort  de  ton  mari?  —  Pour  qu'il 
vive  avec  Dieu,  répondit-elle  intrépidement,  et  pour 
qu'il  ne  meure  jamais.  —  Ce  n'est  pas  cela,  repartit 
Maxime,  mais  tu  désires  t'unir  à  quelque  mari  plus 
robuste;  voilà  pourquoi  tu  excites  celui-ci  à  courir 
vite  à  la  mort.  »  A  ces  mots,  Daria  se  dressa  dans 
sa  dignité  outragée  d'épouse  et  de  chrétienne  : 
«  Puisque  tu  me  soupçonnes  d'avoir  de  telles  pensées 
et  d'être  capable  d'une  telle  conduite,  fais-moi  mourir 
la  première  pour  le  Christ,  si  tu  as  aussi  des  ordres 
concernant  les  femmes.  »  Mais  la  persécution  ne  re- 
gardait encore  que  les  soldats;  Maxime  répondit  : 
«  Nous  n'avons  aucun  ordre  concernant  les  femmes; 
aussi  ne  ferai-je  point  ce  que  tu  demandes  :  cepen- 
dant tu  iras  en  prison.  » 

Quand  elle  y  eut  été  conduite ,  Maxime  essaya  en- 
core de  persuader  Nicandre.  «  N'écoute  pas,  lui  dit- 
il  ,  les  paroles  de  ton  épouse ,  ou  des  conseils  sembla- 
bles aux  siens,  de  peur  d'être  promptement  privé  de 
la  lumière;  mais,  si  tu  le  veux  bien,  accepte  un  dé- 
lai, pour  examiner  en  toi-même  s'il  vaut  mieux  vivre 
ou  mourir.  —  Le  délai  que  tu  m'offres,  répondit  le 
soldat,  suppose  qu'il  est  déjà  passé  :  l'examen  est  fait, 
et  je  suis  résolu  à  désirer  avant  tout  d'être  sauvé.  — 
Dieu  soit  remercié!  »  dit  à  demi-voix  le  gouverneur. 
«  Oui,  Dieu  soit  remercié  (2)  !  »  répéta  Nicandre.  Cette 

(1)  '<  Malum  caput  mulieris.  » 

(2)  «  Prœses  vero  sublata  voce  dicebat  :  Gratias  Deo.  Et  Nicander 
una  cum  eo  dicebat  :  Etiam  gratias  Deo.  »  Acta,  2. 


LA  PERSECUTION  DANS  L'AllMÉE.  127 

môme  acclamation,  prononcée  à  la  fois  par  le  juge 
païen  et  par  le  martyr,  montre  que  les  formules  chré- 
tiennes avaient  fini  par  pénétrer  dans  le  langage  cou- 
rant, et  que  le  paganisme  lui-même,  tout  en  persé- 
cutant au  nom  des  dieux,  était  travaillé  par  l'idée 
monothéiste.  Cependant  Maxime  s'était  mépris  sur  la 
pensée  du  soldat.  Il  avait  compris  que  Nicandie  cé- 
dait par  amour  de  la  vie  ,  et,  plein  de  joie ,  il  se  féli- 
citait déjà  avec  son  assesseur  Leucon(l)  :  nous  avons 
déjà  vu,  par  les  Actes  de  saint  Jules,  que  Maxime 
répugnait  à  verser  le  sang.  Mais  Nicandre  n'avait 
voulu  parler  que  du  salut  éternel.  On  l'entendit  prier 
Dieu  tout  haut,  le  remerciant,  lui  demandant  d'être 
délivré  des  tentations  de  cette  vie.  «  Comment,  s'é- 
cria le  juge ,  toi  qui  tout  à  l'heure  m'as  déclaré  que 
tu  voulais  vivre,  voilà  que  de  nouveau  tu  désires 
mourir  !  —  Je  veux  vivre ,  répondit  Nicandre ,  mais 
de  la  vie  éternelle,  non  de  la  vie  passagère  de  ce 
monde  :  aussi  je  te  rends  maître  de  mon  corps.  Fais 
ce  que  tu  veux  :  je  suis  chrétien.  »  Pour  la  première 
fois,  le  gouverneur  se  tourna  vers  Marcien  :  «  Et  toi, 
Marcien?  »  dit-il.  Celui-ci  répondit  :  «  Ce  que  déclare 
mon  camarade  (2),  je  le  déclare  aussi.  —  Alors,  pro- 
nonça le  président,  vous  serez  tous  deux  mis  en  pri- 
son ,  et  bientôt  sans  doute  vous  subirez  votre  peine.  » 
Maxime,  cependant,  ne  se  hâta  point  ;  un  long  dé- 


(1)  «  Itaque  gaudenscum  Leucone  consiliario  suo  incedebat.  »  Ihid.; 
cf.  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  §  12,  p.  53. 

(2)  «  Commilito  meus.  »  Acta,  2. 


128  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'AKMÉE. 

lai  fut  accordé  aux  deux  soldats.  Après  vingt  jours 
passés  en  prison ,  ils  furent  de  nouveau  conduits  au 
gouverneur  :  «  Nicandre  et  Marcien,  leur  dit-il,  vous 
avez  eu  le  temps  de  vous  décider  à  obéir  aux  ordres 
impériaux.  »  Ce  fut  Marcien  qui  répondit  :  «  La  mul- 
titude de  tes  paroles  ne  pourra  nous  faire  abandonner 
la  foi  et  renier  Dieu.  Il  est  présent  à  nos  yeux,  et 
nous  savons  où  il  nous  appelle.  Aujourd'hui  est  con- 
sommée notre  foi  au  Christ  :  renvoie-nous  promp- 
tement,  afin  que  nous  voyions  le  Crucifié,  celui 
que  vous  ne  craignez  pas  de  blasphémer  (1),  et  que 
nous  vénérons  et  adorons.  —  Selon  votre  désir,  dit 
Maxime,  vous  serez  livrés  à  la  mort.  —  Par  le  salut 
des  empereurs,  reprit  Marcien,  fais  vite,  nous  t'en 
supplions ,  non  par  crainte  des  supplices ,  mais  afin 
de  jouir  plutôt  de  notre  désir.  —  Ce  n'est  pas  à  moi 
que  vous  résistez,  répondit  le  juge,  et  ce  n'est  pas 
moi  qui  vous  poursuis  :  je  suis  donc  étranger  à  votre 
sort,  et  pur  de  votre  sang.  Si  vous  croyez  que  votre 
course  sera  bonne,  je  vous  félicite  (2)  :  que  votre  dé- 


(1)  «  Crucifîxum,  quem  vos  ore  nefario  maledicere  non  dubitatis.  •» 
Acta,  3.  Le  récent  ouvrage  de  Porphyre  contre  les  chrétiens  parlait 
du  Christ  avec  mépris,  à  cause  de  l'opprobre  de  la  croix  :  «  Contem- 
nis  enim  eum...  propter  crucis  opprobrium ,  »  dit  saint  Augustin  s'a- 
dressant  au  philosophe,  De  civ.  Dei,  X,  28.  L'expression  monothéiste 
que  nous  avons  déjà  rencontrée  sur  les  lèvres  de  Maxime  conviendrait 
à  un  néoplatonicien,  disciple  de  Porphyre.  On  a  vu  par  l'exemple 
d'Hiéroclès  que  ces  philosophes  n'imitaient  pas  l'éloignement  de  leur 
maître  pour  la  vie  publique  (cf.  les  Dernières  Persécutions  du  troi- 
sième siècle,  2«  éd.,  p.  169)  et  se  poussaient  habilement  aux  car- 
rières lucratives  et  aux  honneurs. 

(2)  «  Si  autem  scitis  vos  bene  ituros,  gratulor  vobis.  »  Acta,  3.  Il 


LA  PERSÉCUÏIOiN  DANS  L'ARMÉE.  129 

sii'  s'accomplisse.  »  Et  il  proaonça  la  sentence  capi- 
tale. «  La  paix  soit  avec  toi,  président  humain,  » 
s'écrièrent  ensemble  les  condamnés  (1). 

Joyeux  et  bénissant  Dieu,  ils  allèrent  au  supplice. 
La  femme  de  Nicandre,  délivrée  de  prison,  accom- 
pagnait son  mari  :  son  petit  enfant  était  avec  elle, 
porté  par  Papien,  frère  du  martyr  Pasicrate  (2). 
Près  de  Marcien  marchait  également  la  femme  de 
celui-ci ,  accompagnée  de  ses  parents  ;  mais  elle  était 
païenne,  et  se  lamentait  en  déchirant  ses  vêtements. 
«  Voilà  bien,  ô  Marcien,  s'écriait-elle,  ce  que  je  te 
disais  dans  la  prison,  voilà  ce  que  je  craignais,  ce 
que  je  pleurais  d'avance.  Malheureuse  que  je  suis!  tu 
ne  me  réponds  pas.  Aie  pitié  de  moi,  ô  mon  seigneur  : 
regarde  ton  très  doux  enfant  :  retourne-toi  vers  nous, 
ne  nous  méprise  pas.  Où  te  hâtes-tu?  où  veux-tu  aller? 
pourquoi  nous  hais-tu?  tu  te  laisses  traîner  comme 


y  a  peut-être  encore  dans  ces  paroles  de  Maxime  une  réminiscence 
néoplatonicienne  :  Porphyre  compare  souvent  à  un  voyage,  ou  plutôt 
à  un  retour  dans  la  patrie,  le  passage  de  cette  vie  à  l'autre;  De  abstin., 
1;  Sentent.,  32;  ad  Marcell.,  7,  8. 

(1)  «  Fax  tecum,  presses  huinane.  »  Acta,  3.  Je  ne  vois  dans  cette 
parole  aucune  ironie;  étant  donnée  la  cruauté  de  beaucoup  de  magis- 
trats romains,  Maxime  se  montra  humain  en  épargnant  aux  deux 
martyrs,  comme  il  l'avait  épargnée  à  Jules,  la  torture  dans  l'interro- 
gatoire et  la  flagellation  ou  la  bastonnade  avant  le  supplice,  qui  était 
cependant  de  règle  pour  les  soldats  condamnés  à  la  décapitation  [deli- 
gali  ad  palum  virgUque  cxsi  et  secari  percussi;  Tite-Live,  II,  59; 
XXVIII,  29;  cf.  la  note  sur  le  premier  de  ces  passages,  dans  le  Tite-- 
Live  de  Lemalre,  t.  I,  p.  82;  et  Marquardt,  Rômische  Staatsverwal  - 

tung,  t.  II,  p.  553.) 

(2)  Ce  détail  achève  de  prouver  que  les  faits  se  passent  en  Mésie 
où  nous  savons  par  les  Actes  de  saint  Jules  que  Pasicrate  venait  d'être, 
martyrisé. 

IV,  9 


130  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

une  brebis  au  sacrifice.  »  Marcien  la  regarda  sévère- 
ment :  «  Jusques  à  quand,  dit-il,  Satan  aveuglera-t-il 
ton  esprit  et  ton  cœur?  éloigne-toi  de  nous  :  laisse- 
moi  achever  pour  Dieu  mon  martyre.  »  Un  chrétien, 
nommé  Zotique ,  prit  la  main  du  courageux  soldat  : 
«  Aie  courage,  mon  seigneur  et  mon  frère.  Tu  as 
combattu  le  bon  combat  :  d'où  vient  qu'à  nous,  si 
faibles,  est  accordée  une  telle  foi?  Souviens-toi  des 
promesses  que    le    Seigneur  a  daigné  faire,   et  qui 
pour  vous  vont  s'accomplir.  Vous  êtes  vraiment  les 
chrétiens  parfaits  et  les  bienheureux.  »  L'épouse  de 
Marcien,  cependant,  s'approchait  tout  en  larmes,  et 
tâchait  de  le  tirer  en  arrière.  Alors  Marcien  à  Zotique  : 
((  Retiens-la  ;  »  et  Zotique ,  abandonnant  la  main  du 
martyr,  retint  la  malheureuse  femme.  iMais,  quand 
on  fut  arrivé  au  lieu  de  l'exécution,  Marcien  porta  les 
yeux  tout  autour  de  lui  :  apercevant  Zotique,  il  l'ap- 
pela, et  le  pria  de  lui  amener  celle  qu'il  avait  écartée 
par  vertu,  mais  qu'il  aimait  toujours.  Quand  elle  fut 
près  de  lui,  il  l'embrassa,  en  disant  :  «  Retire-toi 
maintenant  dans  le  Seigneur.  Car  tu  ne  pourrais  me 
regarder  célébrant  mon  martyre,  pendant  que  ton 
âme  est  encore  au  pouvoir  du  malin.  »  Il  embrassa 
ensuite  son  enfant,  et,  levant  les  yeux  au  ciel,  dit  : 
«  Seigneur  Dieu   tout-puissant,    prends-le    sous   ta 
garde.   »   Puis  Marcien  et  Nicandre  se  donnèrent  à 
leur  tour  le  baiser  de  paix.  Au  moment  où  ils  se  sé- 
paraient pour  s'agenouiller  devant  l'exécuteur,  Mar- 
cien aperçut  l'épouse  chrétienne  de  Nicandre,  qui 
essayait  vainement  de  percer  la  foule  pour  approcher 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  131 

de  son  mari.  Toujours  calme  et  maître  de  lui-même, 
il  tendit  la  main  à  la  jeune  femme  et  la  conduisit  à 
celui  qu'elle  cherchait.  «  Dieu  soit  avec  toi,  n  dit 
simplement  Nicandre.  Mais  elle  :  «  Mon  bon  seigneur, 
aie  bon  courage.  Montre-toi  vaillant  dans  le  combat. 
J^ai  passé  dix  années  dans  mon  pays,  séparée  de 
toi  (1) ,  et  à  tous  moments  attendant  de  Dieu  la  joie  de 
te  revoir;  maintenant  je  t'ai  vu,  et  je  te  félicite  de 
quitter  cette  vie.  Voici  que  je  vais  être  élevée  et  glo- 
rifiée, devenant  l'épouse  d'un  martyr.  Aie  bon  cou- 
rage, mon  seigneur,  rends  ton  témoignage  à  Dieu, 
afin  de  me  délivrer  aussi  de  la  mort  éternelle.  »  Le 
bourreau  s'approcha ,  banda  les  yeux  des  martyrs ,  et 
leur  donna  le  coup  mortel.  C'était  le  17  juin  (2). 

Les  passages  d'Eusèbe  relatifs  à  la  persécution  des 
soldats  parlent  d'abord  de  l'Orient,  puis  des  États  de 
Galère;  mais  il  est  peu  douteux  qu'Hercule  ait  suivi 
avec  empressement  l'exemple  donné  par  le  tout-puis- 
sant César,  et  fait  aussi  dans  ses  armées  la  recherche 
des  militaires  chrétiens.  A  cette  période,  antérieure 


(1)  Probablement  Nicandre  avait  été  pendant  ce  temps  occupé  à  des 
expéditions  lointaines. 

(2)  Plusieurs  manuscrits  contiennent  un  dernier  paragraphe,  racon- 
tant la  sépulture  des  deux  martyrs,  et  aussi  de  l'épouse  et  du  lils  de 
Nicandre,  à  Vénafre,  près  d'Atina,  en  Italie.  L'église  d'Atina  se  glori- 
fie en  effet  de  posséder  les  corps  de  saint  Nicandre  et  de  saint  Mar- 
cien.  Mais  ce  ne  peut  être  qu'à  la  suite  d'une  translation,  comme  on 
en  a  de  nombreux  exemples;  car  leur  martyre  eut  certainement  la 
Mésie  pour  théâtre.  Quant  à  l'assertion  de  Pierre  des  Noëls,  que  l'é- 
pouse de  Nicandre  eut  la  lête  tranchée  trois  jours  après  celui-ci,  elle 
est  contredite  par  le  texte  même  des  Actes,  disant  que  la  persécution 
ne  concernait  pas  les  femmes. 


132  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

de  quelques  années  à  la  grande  persécution,  me  pa- 
raissent pouvoir  être  attribuées  les  exécutions  de  sol- 
dats que  marquent,  à  Rome  ou  en  Italie,  quelques 
documents  hagiographiques.  Aucun,  malheureuse- 
ment, ne  vaut  les  deux  belles  Passions  qui  viennent 
d'être  résumées;  mais  on  en  peut  tirer  cependant 
des  faits  vraisemblables.  Un  récit,  maladroitement 
rattaché  à  celui  d'un  martyre  de  quelques  années 
postérieur  (1),  nous  fait  connaître  la  mort  pour  le 
Christ  de  quatre  adjudants  (2)  appartenant  probable- 
ment à  la  garde  impériale  [équités  singulares)  (3)  : 
ils  furent  exécutés  dans  Rome  même ,  devant  le  tem- 
ple d'Esculape ,  dans  le  voisinage  des  thermes  de  Tra- 
jan  (4);  leurs  corps,  recueillis  par  saint  Sébastien  (5), 
furent  enterrés  à  trois  milles  de  la  cité,  sur  la  voie 
Labicane  (6).  La  mort  de  saint  Sébastien  lui-même, 

(1)  Récit  de  l'exécution  à  Rome  de  quatre  cornicularii  anonymes, 
connus  sous  l'appellation  des  Quatuor  Coronati,  rattaché  par  erreur 
à  la  Passion  de  cinq  sculpteurs  martyrisés  en  Pannonie,  à  laquelle  il 
ne  se  rapporte  ni  par  le  lieu  ni  par  la  date.  Dans  le  Bullettino  di  ar- 
dieologia  cristiana ,  1879,  p.  45-90,  M.  de  Rossi  a  démêlé  le  problème 
que  ni  Tillemont  {Mémoires,  t.  V,  art.  lv  et  note  xlix  sur  la  persécu- 
tion de  Dioclétien)  ni  les  Bollandistes  [Acta  SS.,  août,  t.  II,  p.  189, 
328)  n'étaient  parvenus  à  résoudre. 

(2)  Cornicularii.    Voir    Marquardt,   Rômische    Staaisverwaltung 
t.  II,  p.  528-529,  et  Pottier,  art.  C ornicularius ,  dans  le  Dictionnaire 
des  antiquités,  t.  I,  p.  1509. 

(3)  Marquardt,  l.  c,  p.  473-475. 

(4)  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1879,  p.  80;  cf.  Jordan, 
Topographie  der  Stadt  Rom  in  Alterthum,  t.  II,  p.  525. 

(5)  Les  Actes  disent  :  «  cum  Melciade  episcopo.  »  Miltiade  ne  monta 
sur  le  siège  de  saint  Pierre  qu'en  311 ,  alors  qu'à  Rome  Maxence  avait 
déjà  rendu  la  paix  à  lÉglise  ;  mais  il  se  peut  qu'étant  encore  diacre 
ou  simple  prêtre  il  ait  assisté  saint  Sébastien  dans  ce  pieux  office. 

(6)  Non  loin  du  mausolée  de  sainte  Hélène  et  du  cimetière  ad  duas 


LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE.  133 

qui  commandait  une  des  cohortes  prétoriennes,  me 
semble  aussi  appartenir  à  cette  époque  plus  vraisem- 
blablement qu'à  aucune  autre  (1).  Quatre  martyrs  en- 
terrés dans  la  catacombe  d'Albano,  fondée  d'abord 


laiiros.  Le  lieu  de  leur.sépulture  paraît  avoir  été  appelé  in  cojiiitatic, 
c'est-à-dire  avoir  été  voisin  d'une  résidence  impériale,  comitatus  {Bul- 
lettino  di  arch.  crist.,  1879,  p.  75).  Au  septième  siècle,  les  pèlerins 
vénéraient  encore  leur  tombeau  primitif  {Roma  sotterranea,  t.  I, 
p.  178-179).  «  Sans  chercher,  dit  M.  de  Rossi,  à  définir  avec  précision 
où  était  situé  le  vénéré  sanctuaire  des  Quatuor  Coronati,  je  dois  éta- 
blir que,  dans  la  région  voisine  du  cimetière  ad  duas  lauros,  était  un 
lieu  auquel  put  convenir  le  vocable  comitatus.  Tertullien  {Apolog.,^b), 
parlant  des  conspirateurs  et  des  séditieux,  et  voulant  montrer  que 
parmi  eux  il  n'y  avait  pas  de  chrétiens,  dit  :  «  Unde  qui  inter  duas 
lauros  obsident  Csesarem?  »  Là  avaient  leur  cimetière  les  équités  shi' 
gulares,  gardes  du  corps  de  l'empereur.  Là  Valentinien  III  sera  assas- 
siné (jLÉCTov  ûTjô  Ôa^vwv,  comme  porte  la  Chronique  d'Alexandrie,  ad 
duas  lauros,  in  loco  qui  vocatur  ad  laurum.  Ces  témoignages  suffi- 
sent à  prouver  que  de  la  fin  du  second  siècle  jusqu'au  cinquième  la 
dénomination  ad  duas  lauros  fut  connue  de  tous  comme  désignant 
une  villa  ou  résidence  impériale,  comitatus.  »  BuUettino  di  archeo- 
logia  cristiana,  1879,  p.  7G. 

(1)  On  sait  de  combien  de  difficultés  chronologiques  sont  mêlés  les 
Actes  de  saint  Sebastien.  Dans  l'état  où  nous  les  possédons,  j'y  vois 
une  composition  artificielle,  dans  laquelle  ont  été  réunies  et  plus  ou 
moins  adroitement  combinées  des  traditions  relatives  à  des  martyrs 
d'époque  différente,  ayant  souffert  les  uns  sous  Carinus  et  au  com- 
mencement de  Dioclétien,  d'autres,  comme  Sébastien  lui-même,  à  l'épo- 
que de  la  persécution  militaire,  d'autres  enfin  au  temps  de  la  grande 
persécution.  Chacun  de  ces  martyrs  a  une  existence  historique,  comme 
l'indiquent  les  sépultures  de  la  plupart  d'entre  eux  ;  mais  le  lien  qui 
rassemble  leurs  histoires  diverses,  de  manière  à  en  former  un  tout, 
me  paraît  l'œuvre  d'un  ingénieux  compilateur.  —  Les  Actes  font  juger 
Sébastien  par  Dioclétien  lui-même.  Il  ne  vint  pas  à  Rome  entre  297 
et  303;  mais  Maximien  Hercule  résidait  alors  en  Italie,  et  le  nom  de 
Dioclétien  peut  avoir  été  mis  au  lieu  du  sien  par  le  rédacteur  de  la 
Passion,  de  même  que  dans  celle  des  cinq  artistes  pannoniens  il  paraît 
avoir  été  substitué  à  celui  de  Galère  (cf.  BuUettino  di  archeologia 
cristiana,  1879,  p.  72). 


134  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

pour  les  soldats  chrétiens  de  la  légion  //  PartJiica, 
peuvent  avoir  fait  partie  de  cette  légion,  et  être  tom- 
bés victimes  de  la  persécution  dirigée  à  la  fm  du 
troisième  siècle  contre  les  fidèles  de  l'armée  (1).  Peut- 
être  doit-on  rapporter  encore  au  temps  de  la  rigou- 
reuse et  parfois  sanglante  épuration  militaire,  com- 
mencée dans  les  provinces  de  Galère  et  poursuivie 
dans  celles  d'Hercule ,  plusieurs  martyrs  d'Italie  dont 
le  souvenir  a  été  mêlé  sans  preuves  à  celui  de  la  lé- 
gion Thébéenne  (2). 

L'intolérance  d'Hercule  et  de  Galère  parut  non 
seulement  par  la  recherche  directe  des  soldats  chré- 
tiens, mais  encore  par  l'obligation  imposée  à  tous 
les  militaires  de  prendre  part,  les  jours  de  fête,  aux 
cérémonies  religieuses  célébrées  dans  les  camps.  Na- 
guère on  fermait  les  yeux  sur  leur  abstention  :  main- 
tenant  celle-ci  ne  leur  est  plus  permise,  on  les 
«  pousse  de  force  (3)  »  aux  festins  et  aux  sacrifices. 
C'était  un  moyen  sûr  d'éprouver  les  chrétiens  qui 
restaient  encore  dans  l'armée.  Le  centurion  Marcel 
souffrit  le  martyre  pour  s'être  indigné  contre  cette 
forme  hypocrite  d'oppression  des  consciences. 

(1)  Cf.  Bullettino  di  arch.  crist.,  1869,  p.  68-70,76-78;  1879, 
p.  87;  Jordan,  Topographie  der  Stadt  Rom  in  Alterthum,  t.  II, 
p.  525. 

(2)  Par  exemple  les  saints  Solutor,  Adventor  et  Octave,  à  Turin  ; 
Sébastien  et  Alverius,  à  Fossano;  Secundus  et  Alexandre,  à  Vintimille 
et  à  Bergarae;  Antonin,  à  Plaisance;  voir  Acta  SS.,  janvier,  t.  I,  p.  81; 
juillet,  t.  II,  p.  7;  août,  t.  V,  p.  792,  798;  septembre,  t.  VIII,  p.  293; 
cf.  Tillemont,  Mémoires,  t.  IV,  art.  et  note  iv  sur  saint  Maurice. 

(3)  «  Compelluntur.  »  Acta  S.  Marcelli  centurionis ,  1,  dans  Rui- 
nart,  p.  312. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  135 

On  célébrait  à  Tanger  l'anniversaire  de  la  nais- 
sance de  Maximien  Hercule.  Tous  les  soldats  assis- 
taient aux  sacrifices  et  aux  repas  qui  les  accompa- 
gnaient. Marcel,  centurion  de  la  légion  Trajane  (1), 
s'approcha  des  drapeaux,  qu'on  avait  formés  en  tro- 
phée pour  recevoir  l'encens  et  les  adorations  (2)  :  il 
jeta  devant  eux  sa  ceinture  militaire,  en  s'écriant  : 
«  Je  suis  soldat  de  Jésus-Christ,  le  roi  éternel.  «  Il  re- 
jeta aussi  le  cep  de  vigne,  insigne  de  son  grade,  et 
ses  armes,  ajoutant  :  «  A  partir  de  ce  jour,  je  cesse  de 
servir  vos  empereurs,  car  je  ne  veux  pas  adorer  vos 
dieux  de  bois  et  de  pierre,  sourdes  et  muettes  idoles. 
Si  telle  est  la  condition  des  militaires,  qu'ils  soient 
contraints  d'offrir  des  sacrifices  aux  dieux  et  aux  em- 
pereurs, je  jette  le  cep  et  le  ceinturon,  je  renonce  aux 
drapeaux,  et  je  refuse  de  servir  (3).  »  Le  motif  de  la 


(1)  «  Marcellus  quidam  ex  centurionibus  legionis  Trajanœ.  »  Acta,  1. 
On  s'étonne  de  rencontrer  en  Mauritanie  Tingitaue  un  centurion  soit 
de  la  légion  //  Trajana,  cantonnée  en  Egypte,  soit  de  la  légion  XXX 
Ulpia,  connue  aussi  sous  le  nom  de  XXX  Trajana,  et  cantonnée  en 
Germanie.  Mais  on  sait  que  des  vexillationes,  empruntées  aux  légions, 
étaient  souvent  envoyées  bien  loin  des  pays  où  celles-ci  avaient  leur 
camp.  11  se  peut  que  des  forces  aient  été  ainsi  tirées  de  légions  étran- 
gères à  la  Mauritanie  pour  aider  Hercule  dans  sa  guerre  contre  les 
Maures.  Peut-être  même  y  eut-il  dans  cette  contrée,  dès  une  époque 
bien  antérieure,  des  soldats  provenant  de  la  légion  H  Trajana,  car 
un  monument  fut  élevé  à  Salda  (Bougie),  dans  la  Mauritanie  Sitifienne, 
en  137,  par  un  centurion  de  cette  légion.  Corpus  inscriptionum  la- 
tinarum,  t.  VIII,  8934. 

(2)  «  Rejecto  etiam  cingulo  militari  coram  signis  legionis,  quae  tune 
aderant.  »  Acta,  1.  —  Cf.  l'inscription  :  DIS  MILITARIBVS  GENIO 
VIRTVTI  AQVILAE  SANC.  SIGNISQVE  LEGIONIS...  Corp.  inscripL 
lat.,  t.  III,  6224. 

(3)  «  Abjecit  quoque  vitem  et  arma,  et  addidit  :  Ex  hoc  militare 


136  LA  PERSÉCUTION  DANS  LARMÉE. 

désertion  ne  pouvait  être  plus  clairement  expliqué; 
Marcel  renonce  au  service  militaire,  parce  qu'on  ne 
peut  plus  être  soldat  sans  être  contraint  à  des  actes 
d'idolâtrie.  A  ses  paroles,  tous  les  assistants  restèrent 
frappes  de  stupeur;  puis  ils  le  saisirent,  et  le  condui- 
sirent au  préfet  légionnaire  (1),  Anastase  Fortunat, 
qui  le  fit  mettre  en  prison.  Quand  les  fêtes  eurent 
pris  fm'(2),  celui-ci  fit  amener  le  centurion  Marcel  (3). 
«  Pour  quel  motif,  demanda-t-il,  as-tu  rejeté  la  cein- 
ture, le  baudrier  et  le  cep,  contrairement  à  la  disci- 
pline militaire  (4)?  —  Le  12  des  calendes  d'août,  ré- 
pondit Marcel,  en  présence  des  enseignes  de  la  légion, 
pendant  que  vous  célébriez  la  fête  de  l'empereur,  j'ai 


imperaloribus  vestris  desisto...  Si  talis  est  conditio  militantium,  ut 
diis  et  impcratoribus  sacra  facere  compellantur,  ecce  projicio  vitem 
et  cingulum,  renuntio  signis  et  militare  recuso.  »  Acta,  1. 

(1)  "  Prsesidi  legionis.  »  IbUL,  2.  Sur  les  prxfecti  legionum,  voir 
Marquardt,  Rômische  Siaatsverwaltung ,  t.  II,  p.  443-445. 

(2)  «  Finilis  autem  epulis.  »  Acta,  2. 

(3)  «  ïntroducto  Marcello,  ex  centurionibusAstasianis.  «  7&irf.  Lems. 
de  Colbert  porte  :  Astisianis.  Cette  dernière  leçon  est  évidemment 
meilleure,  et  est  une  corruption  de  Antesignanis.  Il  faut  lire:  ex  cen- 
turionibus  antesignanis.  Les  antesignani  étaient  des  hommes  d'élite, 
chargés  de  veiller  sur  l'enseigne  de  la  légion ,  et  combattaient  en  pre- 
mière ligne  (Marquardt,  î.  c,  p.  342-345).  Marcel  était  un  des  centu- 
rions chargés  de  les  commander.  La  situation  qu'il  occupait  rend  son 
acte  plus  significatif  encore  :  il  a  jeté  les  insignes  de  son  grade  aux 
pieds  des  aigles  qu'il  avait  gardées  et  défendues,  mais  auxquelles  sa 
conscience  ne  lui  permet  pas  de  sacrifier. 

(4)  «  Quid  tibi  visum  est,  ut  contra  disciplinam  militarem  te  dis- 
cingeres  et  balteum  ac  vitem  projiceres?  »  Acta,  2.  Cette  question  du 
juge  nous  montre  plus  clairement  encore  les  trois  phases  de  l'acte  de 
Marcel;  il  a  rejeté  d'abord  la  ceinture,  cingulu7n,  qui  était  comme 
le  signe  même  du  service  militaire;  puis  le  cep,  vitem,  insigne  du 
grade  de  centurion;  enfin  le  baudrier,  balteum,  soutenant  l'épée. 


LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE.  137 

dit  à  haute  voix  que  j'étais  chrétien,  et  ne  pouvais 
servir  que  Jcsiis-Christ,  fils  du  Dieu  tout-puissant.  — 
Je  ne  puis,  dit  Fortunat,  passer  sous  silence  ta  témé- 
rité; j'en  ferai  rapport  aux  empereurs  et  au  César.  Je 
ne  t'infligerai  aucune  peine,  mais  je  vais  te  faire  con- 
duire à  mon  seigneur  Aurelius  Agricolanus,  vicaire 
des  préfets  du  prétoire  (1).  » 

Soit  pour  laisser  à  Marcel  le  temps  de  se  repentir, 
soit  parce  qu'on  attendait  la  réponse  impériale,  sa 
comparution  devant  le  vicaire  fut  longtemps  différée. 
Elle  n'eut  lieu  que  le  30  octobre.  Le  procès-verbal  a 
été  conservé;  en  voici  la  traduction  : 

«  Le  trois  des  calendes  de  novembre ,  le  centurion 


(1)  Les  Actes  publiés  par  Ruinait  ajoutent  :  «  prosequente  Cœcilio 
arva  officialia.  »  J'avoue  ne  pas  comprendre  la  signification  de  ces 
mots,  à  moins  qu'ils  ne  veuillent  dire  que  l'agent  chargé  de  conduire 
Marcel  au  vicaire  sera  Csecilius,  employé  au  recensement  des  terres, 
prosequente  arva  officialia  (cf.  Hunibert,  art.  Arvum,  dans  le 
Dictionnaire  des  antiquités,  1. 1,  p.  453).  Un  tel  recensement,  divisant 
en  plusieurs  catégories  les  terres  sujettes  à  l'impôt ,  eut  lieu  en  effet 
sous  Dioclélien;  voir  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  VI,  p.  578- 
581;  Marquardt,  Rômische  Staatsverwaltung ,  t.  II,  p.  279;  Hum- 
bert,  art.  Caput,  dans  le  Dict.  des  ant.,  t.  I,  p.  913-914,  Lactance 
en  parle  en  ces  termes  :  «  Census  in  provincias  et  civitates  semel 
niissus,  censoribus  ubique  diffusis  et  omnia  excogitantibus...  Agri 
glebatim  metiebantur,  viles  et  arbores  numerabantur,  animalia  omnis 
generis  scribebantur,  hominum  capita  notabantur...  Tormenta  ac  ver- 
bera  personabant...  non  tamen  iisdem  censitoribus  fides  habebatur, 
sed  alii  super  alios  mittebantur,  tanquam  plura  inventuri.  »  Demort. 
pers.,  23.  Même  s'il  y  a  dans  ces  paroles  quelque  exagération,  il  n'en 
reste  pas  moins  que  les  agents  chargés  de  cette  opération  fiscale 
avaient  le  pouvoir  et  le  moyeu  de  mettre  les  contribuables  à  la  torture, 
et  par  conséquent  étaient  accompagnés  d'employés,  de  soldats  ou  de 
bourreaux;  à  un  censitor  ainsi  escorté  put  être  confiée  la  charge  de 
conduire  Marcel. 


138  LA  PERSECUTION  DANS  LARMfÎE. 

Marcel  ayant  été  présenté  à  Tanger,  de  Vofficiiim  on 
dit  :  ((  Le  préfet  Fortunat  a  renvoyé  devant  ta  puis- 
sance Marcel,  un  des  centurions.  Voici  le  rapport  qu'il 
t'adresse;  si  tu  l'ordonnes,  je  le  lirai.  »  Agricola  dit  : 
((  Qu'on  le  lise.  »  De  Vofficium  on  lut  (1)  :  «  A  toi , 
seigneur,  Fortunat,  etc.  Ce  soldat,  ayant  rejeté  le 
ceinturon  militaire,  s'est  déclaré  chrétien,  et  a  pro- 
féré de  nombreux  blasphèmes  contre  César.  C'est 
pourquoi  nous  te  l'avons  adressé,  afin  que  ce  que  Ta 
Clarté  aura  décidé  de  lui  (2),  tu  ordonnes  de  l'obser- 
ver. »  Cette  lettre  ayant  été  lue,  Agricolanus  dit  : 
«  As-tu  prononcé  les  paroles  relatées  dans  le  rapport 
du  préfet  (3)?  »  Marcel  répondit  :  «  Je  les  ai  pronon- 
cées. »  Agricolanus  dit  :  «  Tu  servais  comme  centu- 
rion ordinaire  {k)l  »  Marcel  répondit  :  «  Je  servais.  » 
Agricolanus  dit  :  «  Quelle  fureur  t'a  fait  renoncer  au 
serment  militaire  et  parler  de  la  sorte?  »  Marcel  ré- 
pondit :  «  Il  n'y  a  point  de  fureur  en  ceux  qui  crai- 


(1)  «  Ex  officio  (lictum  est.  »  Acta,  2.  Sur  cette  formule,  voir  Ed- 
mond LeBlant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  131. 

(2)  «  Quod  ex  eodem  Claritas  tua  jusserit.  »  Acta,  3.  La  charge 
de  vicaire  des  préfets  du  prétoire  donnait  droit  au  titre  de  specla- 
bilis;  mais,  au  quatrième  siècle  et  dans  la  première  moitié  du  cin- 
quième, les  inscriptions  attribuent  généralement  le  titre  de  clarissi- 
mus  à  ceux  même  qui  ont  droit  au  titre  d'illustris  ou  de  spectabilis  ; 
Willems,  le  Droit  public  romain^  p.  562. 

(3)  «  Locutus  es  haec  apud  Acta  praesidis?  »  Sur  ces  .Ic^a,  procès-ver- 
baux ou  rapports  officiels ,  voir  Le  Blant ,  les  Actes  des  martyrs  , 
p.  8  et  suiv. 

(4)  «  Centurio  ordinarius  militabas.  »  Acta,  3.  Au-dessus  des  centu- 
rions ordinaires  étaient  les  centurions  de  premier  ordre  ou  primipiles. 
Ces  deux  classes  de  centurions  sont  nettement  distinguées  dans  une 
inscription  :  PRIMI  ORDINES  ET  CENTVRIONES;  Wilmanns,  1519. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  139 

g*nent  Dieu.  »  Agricolanus  dit  :  «  As-tu  prononcé 
toutes  les  paroles  qui  sont  contenues  dans  le  rapport 
du  préfet?  »  Marcel  répondit  :  «  Je  les  ai  prononcées.  » 
Agricolanus  dit  :  «  As-tu  jeté  tes  armes?  »  Marcel 
répondit  :  «  Je  les  ai  jetées.  Car  il  ne  convenait  pas 
qu'un  chrétien  qui  sert  le  Seigneur  Christ  servît  dans 
les  mihces  du  siècle  (1).  »  Agricolanus  dit  :  «  La 
conduite  de  Marcel  est  telle ,  qu'il  doit  être  puni  con- 
formément à  la  discipline.  »  Et  il  prononça  cette  sen- 
tence :  «  Marcel,  qui  servait  comme  centurion  ordi- 
naire ,  a  renoncé  publiquement  à  son  serment ,  a  dit 
qu'il  en  était  souillé  et  a  prononcé  d'autres  paroles 
pleine  de  fureur,  qui  sont  relatées  dans  le  rapport 
du  préfet  :  nous  ordonnons  qu'il  sera  frappé  du 
glaive.  » 

J'ai  traduit  dans  sa  sécheresse  la  pièce  officielle  ; 
un  autre  document,  sorti  d'une  plume  chrétienne, 
nous  fait  connaître  l'impression  produite  sur  les  as- 
sistants par  l'attitude  de  Marcel.  Le  vicaire  Agricola- 
nus prenait ,  dit-on ,  une  voix  terriJile  pour  intimider 
le  chrétien  ;  mais  celui-ci,  en  lui  répondant,  avait  une 
autorité  singulière,  et  semblait  vraiment  juger  son 
juge.  L'effet  fut  si  grand,  que  le  greffier  militaire 
Cassien  (2),  qui  probablement  était  chrétien  déjà,  n'y 


(1)  L'édition  de  Ruiaart  porte  :  «  molestiis  sœcularibus  militare.  » 
Je  lirais  de  préférence  :  «  militiis ,  »  bien  que  «  molestiis  »  offre  aussi 
un  sens  acceptable. 

(2)  «  Cassianus  Aureliano  Agricolano,  agent!  vices  Praefectorum 
praetorio,  militaris  exceptor.  «  Passio  S.  Cassiani,  1,  dans  Ruinart, 
p.  315.  Ruinart  met  ;  «  Agenti  vices  Praefectorum  préetorio  militari 


140  LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE. 

put  tenir;  dès  qu'il  eut  entendu  la  sentence  capitale, 
il  jeta  son  style  et  ses  tablettes  (1).  Vofftcium  de- 
meura stupéfait,  pendant  que  Marcel  souriait,  et  qu'A- 
gricolanus,  sautant  de  son  siège,  demandait  à  Cassien 
raison  de  sa  conduite.  «  Tu  as  rendu  une  sentence  in- 
juste, »  répondit  Cassien.  Il  allait  en  dire  davantage, 
expliquer  probablement  combien  il  était  inique  de 
chasser  les  chrétiens  de  l'armée  et  de  punir  en  même 
temps  ceux  qui  s'en  retiraient  d'eux-mêmes,  quand 
le  magistrat  le  fit  saisir  et  mener  en  prison  (2).  Marcel, 
cependant,  fut  immédiatement  conduit  au  supplice; 
en  passant  devant  le  vicaire ,  il  s'écria  :  ((  Dieu  te  bé- 
nisse (3)!  »  C'est  ainsi,  dit  le  narrateur,  qu'il  conve- 
nait à  un  martyr  de  quitter  ce  monde  [h).  Cassien  ne 
tarda  pas  à  le  suivre  :  un  mois  après,  le  3  décembre, 
il  fut  ramené  devant  Agricolanus ,  interrogé ,  et  con- 
damné à  mort  (5). 


excepter,  »  ce  qui  n'a  point  de  sens;  il  faut  certainement  corriger 
militari  en  militaris.  Il  y  avait  des  greffiers  attachés  aux  divers 
corps  de  troupes,  et  il  était  naturel  d'appeler  un  de  ceux-ci  pour 
exercer  sa  charge  dans  un  procès  militaire.  Cf.  EXCEPTOR  TRIBVNI, 
dans  Wilmanns,  1499,  et  une  inscription  d'Afrique,  Corp.  inscr.  lat.^ 
t.  VIII,  10723. 

(1)  «  Graphium  et  codicem  projecit  in  terra.  »  PassiOy  1.  Sur  les 
représentations  antiques  de  greffiers  avec  leur  style  et  leurs  tablet- 
tes, voir  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  9. 

(2)  «  Quam,  ut  ne  amplius  redargueret,  slatimjussit  eum  abripi  et 
in  carcerem  trahi.  »  Passio,  1. 

(3)  «  Deus  tibi  benefaciat.  »  Acta  S.  Marcelli,  1.  Des  manuscrits 
portent  :  nec  tibi  Deus  benefaciat,  ou  :  Deus  tibi  bene  ne  faciat;  faute 
de  copiste  que  corrige  suffisamment  la  réflexion  faite  ensuite  par  le 
narrateur. 

(4)  «  Sic  enim  decebat  martyrem  ex  hoc  mundo  discedere.  »  Ibid. 

(5)  Dans  l'hymne  IV  du  Péri  Stephanôn,  45-48,  Prudence  célèbre 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  141 

Parmi  les  soldats  qui  périrent  dans  les  États  de 
Maxiinien  Hercule  sont  probablement  Emeterius  et 
Chelidonius ,  immolés ,  nous  apprend  Prudence ,  à 
Calahorra,  très  vieille  ville  romaine  située  sur  l'Èbre, 
au  nord  de  la  Tarraconaise  (1).  Ils  moururent  certai- 
nement avant  la  persécution  de  303,  puisque  leurs 
Actes  sont,  au  témoignage  du  poète,  au  nombre  des 
documents  chrétiens  qui  furent  détruits  dès  le  com- 
mencement de  cette  persécution  par  l'ordre  de  Dio- 
clétien  (2).  Les  vraisemblances  conduisent  à  mettre 
leur  mort  dans  l'épuration  militaire  qui  précéda  im- 
médiatement cette  grande  crise.  Peut-être  reçurent-ils, 
comme  leurs  camarades,  l'ordre  d'approcher  des  au- 
tels ou  de  quitter  les  drapeaux;  quelque  fière  réponse, 
quelque  mouvement  d'un  noble  et  saint  enthousiasme 
attira  sur  eux  l'attention  du  persécuteur,  et  leur  mé- 
rita le  martyre  (3). 


la  mémoire  de  saint  Cassien ,  et  attribue  à  son  exemple  et  à  ses  mé- 
rites la  conversion  de  la  Mauritanie  Tingitane.  «  Il  semble  le  faire 
descendre  des  anciens  rois  de  ce  pays,  dit  Tillemont  [Mémoires, 
t.  IV,  art.  sur  saint  Marcel);  ce  qu'il  est  diflicile  d'accorder  avec  la 
profession  de  greffier,  quoique  les  familles  royales  mêmes  puissent  être 
réduites  aux  conditions  les  plus  basses.  »  Le  sens  des  vers  de  Pru- 
dence est  obscur  et  a  embarrassé  tous  les  commentateurs  ;  mais,  s'il 
y  est  fait  allusion  aux  tombeaux  d'anciens  rois  Maures,  pas  un  mot 
n'indique  que,  dans  la  pensée  du  poète,  Cassien  descende  de  ceux-ci. 

(1)  Prudence,  Péri  Stephanôn,  I.  Toutes  les  autres  relations  de  la 
mort  de  ces  deux  saints,  les  quelques  lignes  consacrées  à  leur  mé- 
moire par  Grégoire  de  Tours  [De  gloria  martyrum,  I,  93),  les  deux 
narrations  d'étendue  inégale  publiées  par  les  Bollandistes  {Acta  SS.j 
mars,  t.  I,  p.  231,  232),  ne  sont  que  le  résumé  ou  la  paraphrase  des 
vers  de  Prudence. 

(2)  Prudence,  Péri  Stephanôn,  1,  73-78. 

(3)  Il  est  vrai  que  le  passage  du  Péri  Stephanôn,  I,  43-47,  semble 


142  LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE. 

Prudence  met  dans  leur  bouche  les  paroles  sui- 
vantes :  «  Nous,  créés  pour  le  Christ,  serons-nous 
consacrés  à  l'argent,  et,  portant  la  forme  de  Dieu, 
servirons-nous  le  siècle?  Non,  que  le  feu  céleste  ne 
se  mêle  pas  aux  ténèbres!  Il  doit  suffire  que  notre 
vie,  inscrite  sur  le  rôle  de  la  milice,  ait  acquitté  à 
César  toute  sa  dette  :  le  temps  est  venu  de  rendre  à 
Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu.  Allez,  porte-étendards, 
et  vous,  tribuns,  retirez-vous;  emportez  les  colliers 
d'or,  prix  de  nos  blessures  (1);  nous  sommes  appelés 


s'appliquer  à  une  persécution  générale.  Mais  l'imagination  de  Prudence 
peut  avoir  brouillé  les  dates  :  composant  son  poème  près  d'un  siècle 
après  les  faits ,  en  l'absence  de  documents  écrits ,  il  a  vraisemblable- 
ment employé,  pour  peindre  les  événements  de  301  ou  302,  des  cou- 
leurs qui  conviendraient  plutôt  à  ceux  de  303  ou  des  années  suivan- 
tes. Si  petite  que  soit  l'autorité  des  Actes  publiés  par  les  BoUandistes, 
on  doit  en  retenir  deux  mots  qui,  par  exception ,  se  trouvent  en  con- 
tradiction avec  le  texte  de  Prudence  et  semblent  le  résultat  de 
recherches  personnelles.  «  Tempore  illius  nemo  martyr  alius  invenitur,  » 
dit  le  rédacteur  de  la  relation  la  plus  étendue  {Acta  5S.,  mars,  t.  I, 
p.  231);  et  le  rédacteur  des  Actes  abrégés  ajoute  :  «  Emetherii  et 
Chelidonii...  ortus  nataleque  solum,  tum  etiam  tempus  martyrii 
penitus  obliterata  incompertaque  {ibid.,  p.  232).  »  Ces  deux  passages 
permettent  de  supposer  que  nulle  tradition  précise  n'a  fourni  à  Pru- 
dence les  détails  donnés  par  lui  sur  la  persécution  dans  laquelle  au- 
raient péri  les  deux  martyrs,  et  la  première  phrase  citée  semble 
même  indiquer  que  leur  mort  n'a  point  eu  lieu  pendant  une  persécu- 
tion générale. 

(1)  e(  Aureos  auferte  torques,  sauciorum  prœmia.  »  [Péri  Steph.^ 
I,  65.) 

Les  prétoriens  Nérée  et  Achillée,  au  premier  siècle,  rejettent  de 
même,  en  se  donnant  au  Christ,  les  décorations  obtenues  par  leur 
valeur  :  «  Projiciunt  clypeos,  faleras,  telaque  cruenta,  »  dit  saint 
Damase  (cf.  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers 
siècles,  2®  éd.,  p.  171-172).  —  Un  détail  pourrait  faire  penser  qu'Eme- 
terius  et  Chelidonius  appartenaient  aux  cohortes  auxiliaires  :   c'est 


LA  PERSÉCUTION   DANS  L'ARMÉE.  143 

à  servir  dans  la  brillante  compagnie  des  anges.  Là,  le 
Christ  commande  des  cohortes  vêtues  de  blanc,  et,  du 
haut  de  son  trône,  condamne  vos  dieux  infâmes  et 
vous-mêmes,  créateurs  de  ces  dieux  ou  plutôt  de  ces 
risibles  monstres.  »  En  retranchant  l'emphase  poéti- 
que, ces  paroles  rappellent  assez  l'accent  de  celles  qu'à 
la  même  époque  prononçait,  dans  une  situation  pro- 
bablement semblable,  le  centurion  3Iarcel  (1). 

Emeterius  et  Chelidonius  furent  condamnés  à  mort. 
Ils  étaient,  disent  les  traditions  espagnoles,  en  garni- 
son à  Léon,  et  furent  de  là  transférés  à  Calahorra  pour 
y  subir  le  supplice.  Prudence  ne  parle  pas  de  cette 
translation  :  il  se  peut  que  les  deux  soldats  chrétiens 
aient  confessé  la  foi  à  Calahorra,  où  certainement  ils 
souffrirent  et  furent  enterrés  (2) .  Le  poète  ne  nous  ap- 
prend pas  quel  supplice  on  leur  infligea.  «  Ces  dé- 
tails ,  dit-il,  ont  été  dérobés  par  un  long  silence  (3).  » 


l'épithète  aureos  ajoutée  à  torques.  Les  colliers  d'or  étaient  réservés 
aux  auxiliaires ,  dit  Pline,  et  les  colliers  d'argent  aux  seuls  citoyens 
[^at.  hist.,  XXXIII,  39).  Mais  cette  distinction  n'était  plus  observée  à 
l'époque  impériale  :  Suétone,  August.,  43;  Vospiscus,  Probns,  5.  — 
Ajoutons  que  les  deux  soldats  chrétiens  semblent  avoir  été  chargés, 
comme  les  plus  dignes,  de  porter  les  étendards  particuliers  de  la 
cohorte  à  laquelle  ils  appartenaient,  dragons  d'étofte  fixés  au  bout 
d'une  pique,  et  dans  lesquels  s'engouflYait  le  vent  quand  les  troupes 
étaient  en  marche  :  «  ...  Ventosis  draconum,  quos  gerebant,  palliis.  » 
Péri  Steph.f  I,  35. 

(1)  Certaines  traditions  font  des  deux  martyrs  espagnols  les  fils  du 
centurion  Marcel;  mais  les  meilleurs  critiques  les  considèrent  comme 
douteuses;  voir  Acta  SS.j  mars,  t.  I,  p.  230. 

(2)  Le  lieu  du  supplice  d'Enielerius  et  Chelidonius  fut  consacré  plus 
tard  par  la  construction  d'un  baptistère,  que  célèbre  Prudence  dans 
la  pièce  VIII  du  Péri  Stephanôn. 

(3)  «  Hœc  tamen  solum  vetusta  subtrahunt  silentia.  »  (PeriSteph., 


144  LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE. 

Les  documents  que  nous  avons  étudiés  n'ont  point 
fait  encore  allusion  au  sort  des  soldats  chrétiens  dans 
les  provinces  gouvernées  par  Dioclétien.  Quelques- 
uns  furent  martyrisés  en  Asie ,  mais  durant  l'expédi- 
tion de  Galère  contre  les  Perses  ,  et  par  les  ordres  de 
ce  César  enflé  d'une  récente  victoire  :  ils  apparte- 
naient à  son  armée,  sur  laquelle  il  exerçait  la  juri- 
diction du  général  en  chef,  et  qui  paraît  avoir  été 
composée  pour  une  grande  partie  de  troupes  levées 
aux  bords  du  Danube.  Dioclétien  ne  semble  pas  s'être 
associé  personnellement  à  la  proscription  des  mi- 
litaires chrétiens  :  dans  ses  États  comme  dans  ceux 


I,  79.)  Mais,  ajoute  le  poète,  «  une  tradition  certaine  et  respectée  par  le 
temps  montre  des  objets  qui  leur  appartenaient  s'envolant  tout  à  coup 
dans  les  airs ,  comme  pour  indiquer  d'avance  la  route  du  ciel  ouverte 
devant  eux.  L'anneau  de  l'un,  emblème  de  sa  foi,  est  enlevé  dans  les 
nuages;  le  linge  qui  avait  couvert  le  visage  de  l'autre  est  emporté; 
un  souffle  d'en  haut  les  ravit  au  séjour  de  lumière.  L'éclat  de  l'or  fi- 
nit par  s'éteindre  dans  l'azur  du  ciel,  et  le  blanc  tissu  disparaît,  long- 
temps suivi  par  le  regard  ;  ils  montent  jusqu'aux  astres ,  et  on  ne  les 
voit  plus.  »  [Péri  Sleph.,  1.  79-90.)  Ce  prodige  est  raconté  dans  les 
mêmes  termes  par  les  deux  relations  des  Bollandistes  et  par  Grégoire  de 
Tours,  qui  cite  même  les  vers  de  Prudence  {De  gloria  mart.,  I,  93); 
on  le  trouve  rappelé  jusque  dans  l'oraison  composée  par  saint  Isidore 
de  Séville  pour  l'oflîce  des  deux  martyrs.  Qu'y  a-t-il  de  réel  dans 
cette  tradition?  Il  est  impossible  de  le  déterminer;  une  remarque,  ce- 
pendant, s'impose  à  l'historien.  L'imagination  populaire  s'est  montrée 
très  sobre  au  sujet  de  la  vie  et  du  supplice  d'Emeterius  et  de  Cheli- 
donius  :  elle  ne  leur  a  prêté  ni  longs  discours,  ni  reparties  dramati- 
ques, ni  tortures  raffinées,  ni  rien  de  ce  que  les  hagiographes  d'épo- 
que relativement  récente  inventent  d'ordinaire  pour  suppléer  au 
laconisme  ou  à  la  perte  des  documents  originaux.  Si  le  souvenir  du 
prodige  pittoresquement  décrit  par  Prudence  n'avait  été  fidèlement 
recueilli  par  la  tradition  et  n'avait  réellement  surnagé  dans  le  naufrage 
de  tous  les  autres,  le  poète  se  serait  probablement  abstenu  d'y  faire 
allusion. 


LA  PERSÉCUTION  DANS  LARMKE.  145 

(le  Constance,  ils  étaient  soufferts,  pendant  que  les 
provinces  de  Galère  et  d'Hercule  les  voyaient  inquié- 
tés. Peu  de  temps  seulement  avant  303 ,  Dioclétien  se 
décida  à  prendre  contre  eux  des  mesures.  Lactance, 
qui  probablement  se  trouvait  alors  à  Nicomédie,  où 
l'empereur  l'avait  appelé  pour  lui  confier  une  chaire 
de  rhétorique,  nous  fait  connaître,  en  homme  certai- 
nement bien  renseigné,  la  cause  de  ce  premier  chan- 
gement dans  l'esprit  du  vieil  Auguste. 

Dioclétien  était  à  Antioche  (1),  où  la  suscription 
de  plusieurs  lois  nous  apprend  qu'il  séjourna  en 
302(2).  Inquiet  de  l'avenir,  que  l'audace  croissante 
de  Galère  rendait  menaçant  à  ses  yeux,  il  offrait  des 
sacriQces,  dans  lesquels  les  aruspices  interrogeaient 
les  entrailles  des  victimes.  Parmi  les  serviteurs  ou  les 
officiers  que  leurs  charges  obligeaient  d'accompagner 
l'empereur,  étaient  plusieurs  de  ces  chrétiens  dont 
Eusèbe  a  signalé  la  présence  au  palais.  Un  jour, 
quelque  trouble  avait  interrompu  le  sacrifice,  et  les 
ministres  des  dieux ,  même  en  multipliant  les  victimes, 
ne  voyaient  point  apparaître  les  signes  accoutumés  ; 
le  chef  des  aruspices,  Tagis  (3) ,  ayant  remarqué  ou 


(1)  '<  Cum  ageret  in  partibus  Orientis.  »  Lactance,  De  mort,  pers., 
10.  Chez  les  anciens,  le  diocèse  d'Antioche  était  désigné  spécialement 
par  le  mot  Oriens.  Voir  l'avertissement  de  Ruinart  en  tête  de  la 
Passion  de  saint  Nicéphore,  p.  243;  Tillemont,  Mémoires,  t.  IV,  art. 
VIII  et  note  viii  sur  la  persécution  de  Valérien;  et  les  Dernières  Per- 
sécutions du  troisième  siècle ,  2^  éd.,  p.  141,  note  1. 

(2)  Voir  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs,  t.  IV,  p.  44. 

(3)  «  Magister  ille  haruspicum  Tagis.  »  De  mort,  pers.,  10.  Cf. 
HARISPEX  MAXrMVS,  Wilmans  1298;  MAGISTER  PUBLICVS  HA- 

IV.  10 


146  LA  PERSECUTION  DANS  L'ARMÉE. 

peut-être  deviné  que  des  assistants  avaient  fait  le 
signe  de  la  croix,  déclara  que  le  silence  des  dieux 
avait  pour  cause  la  présence  de  profanes  (l).  Diocté- 
tien, furieux,  donna  à  tous  les  serviteurs  du  palais 
l'ordre  de  sacrifier,  menaçant  de  la  flagellation  ceux 
qui  refuseraient  (2).  C'est  alors  que,  poussé  par  la  su- 
perstition, il  consentit  enfin  à  suivre  l'exemple  de 
Galère ,  et  à  étendre  aux  soldats  Tordre  sacrilège  qu'il 
venait  d'intimer  aux  gens  de  sa  maison.  Des  lettres 
furent  envoyées  par  lui  à  tous  les  chefs  de  corps, 
commandant  de  contraindre  les  soldats  à  sacrifier, 
et  d'exclure  de  l'armée  ceux  qui  refuseraient  (3).  Mais 
il  n'édicta  pas  d'autre  sanction,  et  les  officiers  des 
légions  d'Asie,  connaissant  les  intentions  encore  dé- 
bonnaires du  maître,  n'osèrent  pas  dépasser  les  ins- 
tructions qu'ils  avaient  reçues.  Lactance,  qui  n'est 
point  suspect  de  ménager  Dioctétien ,  dit  qu'il  n'y  eut 
pas  de  sang  versé,  et  que  la  seule  peine  infligée  fut 
l'exclusion  de  la  milice  ou  la  dégradation.  «  La  colère 
de  l'empereur  s'arrêta  devant  cette  limite,  et  il  ne  fit 


RVSPICVM,  ibid.,  1761.  Sur  des  collèges  d'haruspices  et  leurs  chefs 
ou  magistri,  voir  Gatti,  dans  Bullettino  delta  commissione  archeo- 
logica  comunale  di  Ro7na,  1890,  p.  H\. 

(1)  Voir  un  fait  analogue  à  l'origine  de  la  persécution  de  Valérien; 
les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  p.  50.  Lactance,  rap- 
portant, Div.  Inst.,  IV,  27,  l'épisode  que  nous  venons  de  résumer 
d'après  le  De  mort,  pers.,  ajoute  :  «  Et  hœc  sœpe  causa  preecipua 
justitiam  persequendi  malis  regibus  fuit.  » 

(2)  Lactance,  De  mort,  pers.,  10. 

(3)  «  Datisque  ad  prœpositos  litteris  etiam  milites  cogi  ad  nefanda 
sacrificia  prœcepit,  ut  qui  non  paruissent,  rnilitia  solverentur.  »  Ibid 


LA  PERSÉCUTION  DANS  L'ARMÉE.  147 

rien  de  plus  contre  la  loi  divine  ou  la  religion  (1).  » 
La  trêve,  cependant,  était  dénoncée.  Dioclétien 
avait  enfin ;,  sous  une  forme  relativement  modérée, 
commencé  les  hostilités  contre  les  chrétiens,  auxquels 
depuis  plusieurs  années  il  témoignait  tant  de  faveur. 
Il  faudra  peu  d'efforts  désormais  pour  incliner  tout 
à  fait  aux  idées  de  persécution  son  esprit  déjà  ébranlé. 
Aussi,  quand,  après  avoir  pris  la  mesure  que  nous 
venons  de  rapporter,  Dioclétien  se  fut  rendu  à  Nico- 
médie  pour  y  passer  l'hiver.  Galère  se  hâta  de  le  re- 
joindre, avec  la  résolution  bien  arrêtée  de  pousser 
définitivement  le  superstitieux  vieillard  dans  la  voie 
où  un  premier  pas  venait  de  l'engager  (2). 


(1)  «  Hacleuus  furor  ejiis  et  ira  |)iocessit,  nec  ainplius  quicquaui 
contra  legetn  aut  religionem  Dei  fecit.  »  Ibid. 

(2)  «  Deinde  interjecto  aliquanto  tempore  in  Bithyniam  venit  hiema- 
tum  eodeinque  tum  Maximianus  quoque  Cicsar  inllanimatus  scelerc 
advenit  ut  ad  persequendos  christianos  instigaret  senein  vanum,  qui 
jam  principium  fccerat.  w  Lactance,  De  mort,  pcrs.,  10. 


CHAPITRE   TROISIÈME 

LE    PREMIEll    ÉDIT    DE    PERSÉCUTION    GÉNÉIIALE    (303) 


SOMMAIRE. —I.   La  PROMULGATION   DI,  l'ÉDIT    et  les  événements  de  NlCOMÉDlE. 

—  Galère  à  Nicomédie.  —  Ses  efforts  pour  décider  Dioclétien  à  la  per- 
sécution. —  Conseil  privé.  —  Consultation  de  l'oracle  de  Milet.  —  Dio- 
clétien se  résout  à  persécuter.  —  Destruction  de  l'église  de  Nicomédie. 

—  Afflchage  de  l'édit  de  persécution.  —  Articles  de  l'édit  ordonnant  la 
destruction  des  églises  et  des  livres  saints,  interdisant  les  assemblées, 
dégradant  ou  privant  de  liberté  les  clirétiens.  —  Exemplaire  de  l'édit 
déchiré  par  un  fidèle.  —Supplice  de  celui-ci.—  Premier  incendie  du 
palais  impérial.  —  Galère  en  accuse  les  chrétiens.—  Second  incendie, 
probablement  imputable  à  Galère.  —  Peur  et  colère  de  Dioclétien.  — 
Clirétiens  do  Nicomédie  mis  en  demeure  de  sacrifier.  —  Apostasie  des 
impératrices.  —  Martyre  d'eunuques  et  de  cliambellans.  —  Exécution  de 
l'évêque  Antliime  et  de  membres  du  clergé.  —  Laïtjues  mis  à  mort.  — 
Sacriflce  préalable  exigé  des  plaideurs.  —  H.  L'exécution  de  l'édit.  — 
Date  de  sa  mise  en  vigueur  dans  les  provinces  orientales.  —  Cyrille, 
évêque  d'Antioche,  envoyé  aux  mines.—  Défections  parmi  les  chrétiens 
de  cette  ville.  —  Héroïsme  du  diacre  Romain. —  Églises  abattues  en 
Asie.  —  Leur  destruction  retardée  en  Galatie  et  en  Thrace.  —  Bassus. 
gouverneur  de  Thrace,  favorable  aux  chrétiens.  —  Des  femmes,  à  Thes- 
salonique,  cachent  les  Écritures.  —  Martyre  d'Agalhopode  et  de  Tliéodule. 

—  La  persécution  en  Occident.  —  Constance  Chlore  fait  abattre  quelques 
églises.  —  Il  n'inquiète  pas  autrement  les  chrétiens.  —  Piquante  leçon 
donnée  à  ses  courtisans.  —  Maximien  Hercule  exécute  rigoureusement 
l'édit.  —  Destruction  des  livres  sacrés  en  Espagne.  —  Destruction,  à 
Rome,  de  la  bibliothèque  et  des  archivés  pontificales.  —  Confiscation  des 
biens  de  l'Église  romaine.  —  Efforts  des  chrétiens  pour  sauver  de  la  pro- 
fanation les  tombes  des  martyrs.  —  Parties  de  catacombes  enterrées.  — 
Destruction  d'édifices  au-dessus  des  cimetières.  —  III.  Les  tuaditecus. 

—  Violence  de  la  persécution  en  Afrique.  —  Profanation  des  areœ  sépul- 
crales. —  Les  Écritures  livrées  par  de  nombreux  traditeurs.  —  Procès- 
verbal  de  la  perquisition  faite  dans  l'église  de  Cirta.  —  Faiblesse  du 
clergé  de  Cirta,  mêlée  de  quelque  courage.  —  Stratagème  deMcnsurius, 
évêque  de  Carthage,  pour  sauver  la  bibliothèque  et  les  archives  de  son 
église.  —  Blâme  dirigé  par  lui  contre  les  exagérés  (jui  provoquaient  inu- 
tilement les  persécuteurs.  — Héroïsme  douteux  de  Secundus  de  Tigisis. 

—  Sage  prudence  de  Félix  d'Aptonge.  —  Martyre  de  Félix  de  Tibiuca.  — 
Laïques  martyrisés  en  Numidic.  —  Conversion  du  riiéteur  Arnobe. 


150  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSÉCUTION. 


La  promulgation  de  l'édit  et  les  événements 
de  Nicomédie. 


Galère  passa  les  derniers  mois  de  302  et  les  pre- 
miers de  303  à  Nicomédie,  près  de  son  beau-père 
Dioclétien  (t).  Excité  lui-même  par  les  conseils  de 
sa  mère,  cette  fanatique  paysanne  qui  haïssait  les 
chrétiens,  il  ne  cessait,  à  son  tour,  de  les  dénoncer  au 
vieil  Auguste  (2).  Des  colloques  à  leur  sujet  avaient 
lieu  quotidiennement  entre  les  deux  empereurs,  dans 
le  vaste  palais  de  Nicomédie  encore  tout  peuplé  de 
fidèles. 

Pour  échapper  à  la  surveillance  incessante  que  les 
courtisans  et  les  serviteurs  exercent  sur  les  souverains, 
l'Auguste  et  le  César  se  rencontraient  dans  l'ombre , 
comme  des  conspirateurs.  Personne  n'était  admis  à 
leurs  entretiens  (3).  On  les  croyait  occupés  des  grands 
intérêts  de  l'État,  de  la  préparation  des  lois,  de  la 
marche  des  armées  (4).  Si  quelqu'un,  cependant,  avait 
pu  surprendre  leurs  paroles  à  travers  les  portes  soi- 
gneusement fermées,  il  eût  éprouvé  pour  l'un  des 
deux  interlocuteurs  cette  sorte  de  sympathie  dans 


(1)  Lactance,  De  mortihus  persecutorum,  10. 

(2)  IbicL,  11. 

(3)  «  Cum  nemo  admitteretur.  »  Ibid. 

(4)  «  Et  omnes  de  summo  statu  reipublicae  tractari  arbitrarentur,  » 
Ibid. 


PROMULGATION  DE  LKDIT.  151 

laquelle  il  entre  un  peu  d'estime  et  beaucoup  de  ])iti6. 
A  Galère  méprisant  et  impérieux  Dioclétien  répondait 
lentement,  en  vieillard  qui  défend  pied  à  pied  sa 
politique,  son  œuvre,  sa  fortune  contre  un  héritier 
impatient  de  tout  bouleverser  (1).  Il   montrait  les 
païens  et  les  chrétiens  unis  dans  une  commune  obéis- 
sance aux  lois,  le  monde  jouissant  partout  de  la  paix 
religieuse ,  et  suppliait  le  furieux  César  de  ne  pas  dé- 
truire un  si  bel  ordre ,  fruit  de  dix-huit  ans  de  sagesse. 
Rendu  humain  par  les  années  et  par  le  long  exercice 
du  pouvoir,  il  parlait  de  sa  répugnance  à  verser  le 
sang,  de  la  facilité  avec  laquelle  les  chrétiens  affron- 
taient la  mort,  de  l'affreux  carnage  qu'entraînerait 
une  déclaration  de  guerre  à  l'Église  (2).  Mais  aucune 
considération  d'humanité  ou  de  politique  ne  pouvait 
arrêter  Galère.  En  vain  Dioclétien  lui  offrait  une  sorte 
de  transaction  :  on  continuerait  à  chasser  les  chrétiens 
de  l'armée,  on  exclurait  même  du  palais  les  courti- 
sans, les  employés  et  les  serviteurs  qui  professaient 
leur  foi;  à  ce  prix,  la  masse  de  la  population  chré- 
tienne ne  serait  pas  inquiétée  (3).  Galère  ne  voulut 
rien  entendre,  et  ne  se  contentait  pas  à  moins  d'une 
proscription  universelle  (4). 

Las  de  résister,  Dioclétien  demanda  que  la  respon- 


(1)  «  Diu  senex  furori  ejiis  repugnavit.  »  De  mort,  pers.,  11. 

(2)  «  Ostendens  quam  perniciosuni  esset  inquielaii  orbem  terrœ, 
fundi  sanguinem  multoriim,  et  illos  libenter  mori  solere,  »  Ibld. 

(3)  «  Salis  esse  si  palalinos  tanlum  ac  milites  ab  ea  religione  prolii- 
beret.  »  Ibid. 

(4)  «  Nec  tamen  defleclere  poluit  prœcipitis   hominis  insaniam.  » 
Ibid. 


152  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

sabilité  d'une  décision  fût  partagée  (1).  Il  aimait  à 
garder  pour  lui  le  mérite  de  ses  bonnes  actions  ;  mais , 
se  voyant  acculé  à  la  nécessité  de  faire  mal,  il  ne  s'y 
résignait  qu'à  la  condition  d'y  paraître  contraint  par 
un  semblant  d'opinion  publique  (2).  Sur  ces  bases, 
l'entente  se  fit  aisément  :  d'un  commun  accord  on 
décida  de  mettre  fin  au  secret  dont  avaient  été  jus- 
que-là enveloppées  les  délibérations  des  deux  empe- 
reurs. Quelques  fonctionnaires  civils  et  militaires  fu- 
rent convoqués  en  conseil  privé,  afin  de  statuer  sur  le 
sort  des  chrétiens  (3). 

Le  résultat  fut  ce  qu'on  pouvait  attendre.  Chacun 
parla  à  son  tour,  d'après  son  rang  et  son  grade  {k). 
Plusieurs  de  ces  conseillers  partageaient  les  haines  ou 
les  préjugés  de  Galère.  Il  y  avait  parmi  eux  des  ma- 
gistrats civils,  imbus  des  principes  néoplatoniciens, 
et  voyant  dans  le  christianisme  une  secte  rivale  de 
leur  philosophie.  Lactance  cite  le  plus  influent  et  le 
plus  passionné,  cet  Hiéroclès  dont  nous  avons  parlé 
déjà ,  et  dont  le  nom  se  retrouvera  encore  dans  l'his- 
toire de  la  persécution  (5).  Peut-être  la  rivalité  philo- 


(I)  «  Placuit  ergo  amicorum  senlenliam  expeiiri.  »  De  mort, 
pers.f  11. 

(2^  «  Nam  eral  hujus  malitiae.  Cum  bonum  quid  facere  decrevisset , 
sine  consilio  faciebat,  utipse  laudarelur.  Cum  autem  malum,  quoniam 
id  reprehendendum  sciebat,  in  consilium  multos  advocabat,  ut  aliorum 
culpse  ascribeietur  quidquid  ipse  deliquerat.  »  Ibid. 

(3)  «  Admissi  ergo  judices  pauci  et  pauci  militares.  »  Ibid. 

(4)  «  Ut  dignitate  antecedebant,  interrogabantur.  »  Ibid. 

(5)  «  Hieroclem  ex  vicario  praesidem,  qui  auclor  et  consiliariusad  fa- 
ciendam  persecutionem  fuit.  »  De  mort.pers.,  16.  —  L'expression  «  ex 
vicario  prœsidem  »  a  souvent  embarrassé  les  historiens.  Elle  signifie 


PROMULGATION  DE  LEDIT.  t53 

sophique  n'aniai ait-elle  pas  seule  de  tels  hommes,  qui 
avaient  soulïert  avec  indignation  la  concurrence  de 
collègues  chrétiens  dans  le  gouvernement  des  provin- 
ces, la  direction  des  finances  ou  Fadministration  des 
cités,  et  saisissaient  avec  joie  l'occasion  de  leur  fermer 
l'accès  des  carrières  publiques.  On  peut  croire  que  les 
militaires  appelés  au  conseil  y  portaient  des  senti- 
ments moins  complexes.  C'étaient  probablement  des 
camarades  et  des  admirateurs  du  vainqueur  de  la 
Perse,  unissant  comme  lui  à  la  vaillance  guerrière  une 
complète  ignorance  ou  un  grossier  dédain  des  choses 
de  l'âme.  Ceux-ci  votèrent  de  bonne  foi  l'extermina- 
tion des  ennemis  des  dieux,  des  adversaires  de  la  re- 
ligion nationale  (1).  D'autres  conseillers,  qui  ne  pen- 
saient ni  comme  les  amis  d'Hiéroclès,  ni  comme  les 
compagnons  d'armes  de  Galère,  se  prononcèrent  dans 
le  même  sens.  Habitués  à  lire  dans  la  pensée  impé- 
riale, ces  habiles  gens  avaient  compris  que  le  débat 
s'agitait  entre  une  volonté  inflexible  et  une  volonté 


qu'avant  d'entrer  dans  les  charges  publiques,  telles  que  cellede  prési- 
dent d'une  j)rovince,  Hiéroclès  avait  passé  par  les  emplois  de  cour,  et 
débuté  par  être  vicariits  a  consiliis  sacris,  fonction  instituée  par 
Dioclétien  après  la  réorganisation  du  consilium  principis.  Le  cursus 
lionorum  de  C.  Côelius  Saturninus,  publié  dans  le  Corpus  inscr. 
lat.,  VI,  1704,  montre  de  même  ce  magistrat  occupant  successivement 
diverses  fonctions  du  palais,  devenant  enfin  vicarius  a  consiliis  sa- 
cris avant  d'arriver  aux  grandes  charges  financières  et  politiques.  Voir 
Edouard  Cuq,  le  Conseil  des  empereurs,  d'Auguste  à  Dioclétien,  dans 
les  Mémoires  présentés  par  divers  savants  à  V Académie  des  Ins- 
criptions et  Belles- Lettres,  1884,  p.  466-47G. 

(1)  «  Quidam  proprio  adversus  christianos  odio  inimicos  deorum  et 
hostes  religionum  publicarum  tollendos  esse  censuerunt.  »  De  mort, 
pers.,  11. 


154  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSÉCUTION. 

défaillante,  et  que  la  première  triompherait  de  tous 
les  obstacles  :  soit  par  crainte  de  déplaire,  soit  par 
désir  de  flatter,  ils  sacrifièrent  les  chrétiens  sans  hé- 
sitation, sinon  sans  remords  (1).  La  race  des  Pilate  n'é- 
tait pas  éteinte  après  trois  siècles  :  ses  imitateurs 
tremblaient,  comme  lui,  de  ne  pas  paraître  assez 
«  amis  de  César.  » 

Le  malheureux  Auguste,  cependant,  ne  céda  pas 
encore  tout  à  fait.  Il  cherchait  à  retarder  l'acte  im- 
politique et  cruel  qu'on  exigeait  de  sa  faiblesse.  Il  ré- 
solut ou  plus  probablement  on  lui  suggéra  une  dé- 
marche dont  l'issue  ne  pouvait  être  douteuse.  Un 
aruspice  (peut-être  un  de  ceux-là  mêmes  qui  naguère 
l'avaient  décidé  à  expulser  les  soldats  chrétiens)  fut 
envoyé  par  lui  à  Milet  pour  consulter  l'oracle  d'Apol- 
lon Didyméen  (2).  Celui-ci  «  répondit  en  ennemi  de 
notre  divine  religion,  »  nous  apprend  simplement 
Lactance  (3).  Constantin,  qui  vivait  alors  près  de 
Dioclétien,  donne  des  détails  plus  précis.  L'oracle 
caché  au  fond  de  l'immense  et  magnifique  temple  (i) 
se  plaignit  d'être  réduit  à  l'impuissance.  Des  justes 
répandus  sur  la  terre  l'empêchaient  d'annoncer  l'a- 
venir :  du  trépied  sacré  ne  tombaient  plus  que  des 


(1)  «  Qui  aliter  senliebant,  intellecta  hominis  voluntate,  vel  timentes 
vel  gratificari  volentes,  in  eamdem  sententiamcongruerunt.  »  De  mort, 
pers.y  11. 

(2)  «  Nec  sic  quidem  Hcxus  est  imperator  ut  accommodaret  assen- 
sum,  sed  deos  potissirnum  consulere  statuit,  misitque  aruspicem  ad 
ApoUinem  Milesium.  »  Ibid. 

(3)  «  Respondit  ille  ut  divinae  religionis  inimicus.  »  Ibid. 

(4)  MéyiffTov  vawv  twv  Tràvxwv.  Strabon,  Geogr.,  XIV,  i,  5. 


PROMULGATION  DE  LEDIT.  155 

avis  trompeurs.  Se  lamentant  de  sa  déchéance,  le 
prêtre  d'Apollon  agitait  ses  cheveux  hérissés,  comme 
en  proie  à  Tesprit  du  dieu  (1).  Cette  parole  ambiguë, 
cette  plainte  étrange  fut  rapportée  à  Dioctétien.  Son 
esprit  naturellement  superstitieux  en  resta  plus  frappé 
que  d'une  réponse  directe.  Il  interrogea,  dans  son  trou- 
ble, les  personnes  qui  l'entouraient,  officiers  du  palais 
ou  prêtres  païens.  On  fut  unanime  à  reconnaître  les 
chrétiens  dans  les  justes  dénoncés  par  Apollon  (2). 
Sans  prendre  garde  à  l'hommage  involontaire  rendu 
à  ]a  vertu  de  ceux  qu'on  lui  demandait  de  proscrire, 
Dioctétien  sentit  ses  hésitations  dissipées.  Il  avala  ces 
paroles  comme  du  miel,  dit  Constantin  (3).  Désormais 
la  lutte  pénible  qu'il  soutenait  avec  les  autres  et  avec 
lui-même  était  terminée.  Ne  pouvant  résister  à  ses 
amis,  à  César  et  à  Apollon  ligués  ensemble,  il  se  ren- 
dit (4).  En  échange  de  sa  défaite,  il  obtint  à  son  tour 
une  concession.  Le  fanatique  Galère  avait  demandé 
que  tous  les  chrétiens  fussent  mis  en  demeure  de  sa- 
crifier aux  dieux ,  et  ceux  qui  refuseraient  brûlés  vifs  ; 
Dioctétien  essaya  de  rester  modéré  dans  l'injustice, 
et  voulut  que  la  persécution  enfin  décidée  n'entraînât 
pas  d'effusion  de  sang  (5).  Galère  l'accorda  :  il  savait 


(1)  Eusèbe,  De  vita  Constantini,  II,  50. 

(2)  Ibid.,  51. 

(3)  Ibid. 

(4)  <i  Quoniam  nec  ainicis,  nec  Caesari,  nec  Apollini  poterat  reluc- 
lari.  «  De  mort,  pers.,  11. 

(5)  «  Hanc  moderationera  tenere  conatus  est,  ut  eam  rem  sine  san- 
guine transigi  juberet,  cum  Caesar  vivos  cremari  vellet  qui  sacrificio 
répugnassent.  »  Ibid. 


15G  LE  PREMIER  ÉDIT  DE   PERSÉCUTION. 

bien  qu'il  ne  dépendrait  que  de  lui  de  faire  naître  en- 
suite quelque  incident,  par  où  les  intentions  de  l'em- 
pereur seraient  encore  une  fois  changées. 

On  se  hâta  d'engager  celui-ci  dans  la  voie  de  la 
violence.  Avant  même  que  l'édit  de  persécution 
fût  lancé,  un  premier  acte  d'hostilité  eut  lieu  à  Nico- 
médie,  par  l'ordre  et  sous  les  yeux  de  l'Auguste  et  du 
César.  Le  jour  fut  choisi  avec  ce  mélange  de  supers- 
tition et  de  subtilité  qui  caractérise  une  époque  de 
décadence.  Le  sept  de  calendes  de  mars  (27  février) 
était  la  fête  des  Terminalia,  destinée  à  célébrer  les 
limites  des  champs,  et  marquée  par  des  sacrifices  à 
Jupiter  Terminus  (1).  11  parut  que  cette  date  con- 
viendrait à  une  solennelle  démonstration  contre  le 
christianisme,  arrivé,  dans  la  pensée  des  empereurs, 
à  la  limite  extrême,  au  terme  définitif  de  son  exis- 
tence (2). 

Dès  le  point  du  jour,  à  la  lumière  encore  dou- 
teuse du  crépuscule,  une  troupe  armée  se  mit  en 
marche  :  le  préfet  du  prétoire  la  commandait,  ac- 
compagné de  chefs  supérieurs  et  de  tribuns,  comme 
pour  une  expédition  militaire;  des  agents  du  fisc 
suivaient,  car  il  s'agissait  aussi  d'un  acte  de  confisca- 
tion et  de  pillage  régulier  (3).  On  arrive  à  la  princi- 


(1)  Marquardt,  Hômische  Staatsverwaltung ,  t.  111,  p.  196. 

(2)  «  Ut  quasi  terminus  imponeretur  huic  religioni.  »  De  mortibus 
persecutonun,  12. 

(3)  «  Qui  dies  cum  illuxisset,...  repente  adhuc  dubia  luce  ad  ec- 
ciesiam  praefectus  cum  ducibus  et  tribunis  et  rationaiibus  venit.  » 
Ibid. 


PROMULGATION  DE  LEDIT.  157 

pale  église.  Les  portes  sont  arrachées  (1)  :  les  soldats 
se  répandent  dans  le  saint  lieu,  cherchant,  disent-ils, 
la  statue  du  dieu  des  chrétiens  (2).  Cette  vaine  re- 
cherche les  conduisit  à  la  tribune  absidale,  sur  la- 
quelle s'ouvraient  les  armoires  ou  chambres  destinées 
à  contenir  d'un  cùté  les  vases  sacrés,  de  l'autre  les 
saintes  Écritures,  les  livres  liturgiques,  les  ouvrages 
composant  la  bibliothèque  de  J'église  (3).  Us  jetèrent 
au  feu  tous  les  manuscrits,  et  se  partagèrent  les  objets 
précieux  (i).  La  basilique  était  remplie  de  soldats  et 
d'employés,  pillant,  s'agitant,  courant  çà  et  là  (5). 
Durant  cette  scène  de  désordre,  les  deux  empereurs 
se  tenaient  à  une  fenêtre  du  palais,  d'où  ils  aper- 
cevaient l'édifice  chrétien,  construit  sur  une  hau- 
teur. Longtemps  ils  délibérèrent  sur  son  sort.  Ga- 
lère, toujours  porté  aux  mesures  extrêmes,  voulait 
qu'on  le  brûlât  (6).  Dioclétien  résistait,  craignant  que 
de  l'église  l'incendie  se  communiquât  aux  maisons 
contiguës,  et  que  tout  un  quartier  de  Nicomédie, 
plein  de  grands  et  beaux  monuments  (7) ,  périt  avec 


(1)  «  Revulsis  foris.  »  De  mortibus  persecutorum,  12. 

(2)  «  Simulacrum  dei  quœritur.  »  Ibid. 

(3)  De  Rossi,  De  origine,  historia,  indicibus  scriniiet  bibliothecx 
sedis  apostolicse,  p.  xvii. 

(4)  «  Scripturae  repertœ  incendunlur,  datur  omnibus  praeda.  »  De 
mort,  pers.,  12. 

(5)  «  Rapitur,  trepidalur,  discurrilur.  »  Ibid. 

(6)  «  Ipsi  vero  in  speculis  (in  alto  enim  conslituta  ecclesia  ex  palatio 
videbatur)  diu  inter  se  concertabant,  utrum  ignem  potius  supponi 
oporteret.  »  Ibid. 

(7)  Sur  la  beauté  de  Nicomédie  à  cette  époque,  voir  Ammien  Marcel- 
lin,  XXII,  9  :  «  ita  magnis  rétro  principum  amplificatam  impensis,  ut 


158  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSECUTION. 

elle  (1).  Enfin  son  avis  prévalut  :  on  se  contenta  d'en- 
voyer une  escouade  de  prétoriens  chargés  de  la  dé- 
molir. Ils  s'avancèrent  en  ordre  de  bataille ,  la  hache 
et  les  outils  à  la  main,  investirent  l'église,  et,  avec 
l'adresse  des  soldats  romains  exercés  à  tous  les  tra- 
vaux (2),  commencèrent  à  renverser  les  murailles.  En 
peu  d'heures  la  haute  cathédrale  fut  rasée  (3). 

Le  lendemain,  païens  et  chrétiens  pouvaient  lire 
sur  les  murs  de  Nicomédie  l'édit  de  persécution.  Il 
contenait  quatre  articles  principaux.  Les  assemblées 
chrétiennes  étaient  absolument  interdites  (i).  Les 
églises  devaient  être  abattues  (5).  Les  livres  sacrés 
qu'elles  contenaient  ou  que  possédaient  les  clercs  et 


aediuin  nmltitudine  privatarum  et  publicarum  recte  noscentibus  regio 
qusedam  Urbis  œstimaretur  aelernœ.  » 

(  1)  «  Vieil  sententia  Diocletianus,  cavens  ne  raagno  incendie  facto  pars 
aliqua  civitalis  arderet.  Nam  mullœ  ac  niagnae  dornus  ab  omni  parle 
cingebant.  «  De  mort.  pers. ,  12. 

(2)  Sur  les  constructions  d'édifices,  de  ponts,  de  canaux,  de  tunnels, 
de  roules,  exécutées  dans  les  provinces  par  les  légions,  voir  Lacour- 
Gayet,  Antonin  le  Pieux,  p.  165-171.  —  «  La  paix  avait  des  travaux 
plus  rudes  que  la  guerre  pour  ces  armées  intelligentes.  Par  elles,  la 
terre  de  la  patrie  était  couverte  de  monuments  ou  sillonnée  de  larges 
routes  et  le  ciment  romain  des  aqueducs  était  pétri,  ainsi  que  Rome 
elle-même,  des  mains  qui  la  défendaient.  »  A.  de  VignA',  Servitude  et 
Grandeur  militaires. 

(3)  «  Veniebant  igitur  et  praetoriani,  acie  structa,  cum  securibus  et 
aliis  ferramentis;  et  immissi  undique,  tamen  illud  editissimum  (aedifi- 
cium  ou  fanum?)  paucis  horis  solo  adœquarunt.  >'  De  mort.  pers.. 
12. 

(4)  Ta;  o-yvoooTj;  twv  -/p'.ffTiavaw  è^r.oïiîOai.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  IX, 
10,  8. 

(5)  Ta;  (jLÈv  âxxXTifTia;  si;  eoaço:  çépsiv.  Ibid.,  VIII.  2,  4. —  «  Ut  om- 
nes  ubique  ecclesiae  cum  suis  altaribus  œquarenlur  solo.  »  Passio 
S.  Theodoti  Ancyrani,  4,  dans  Ruinart,  p.  355. 


PROMULGATION  DK  LEDIT.  159 

les  fidèles  devaient  être  jetés  au  feu  (1).  Les  cliréticns 
de  rang  élevé  perdaient  tous  leurs  privilèges,  et  tom- 
baient à  la  condition  de  personnes  infâmes;  en  con- 
séquence ils  pourront  être  mis  à  la  torture,  devenir 
l'objet  de  toutes  les  poursuites,  et  n'auront  le  droit 
d'intenter  aucune  action  devant  un  tribunal,  même 
pour  injure,  adultère,  ou  vol  (2).  Quant  aux  fidèles 
n'appartenant  point  à  l'aristocratie  ou  au  monde  of- 
ficiel, ils  perdaient  la  liberté,  s'ils  persistaient  à  se 
dire  chrétiens  (3).  Ceux  qui  étaient  déjà  esclaves  ne 
pourront  jamais  être  affranchis  (4). 

Par  quelques  dispositions  cet  édit  rappelle  celui 
que  Valérien  promulgua  en  258.  Comme  alors,  les 
chrétiens  illustres  par  la  naissance  ou  les  fonctions 
sont  dégradés  (5).  Mais  sur  divers  points  la  législation 
de  Valérien  est  aggravée.  Les  édifices  ecclésiastiques 
ne  seront  pas  seulement  séquestrés,  mais  détruits. 
Une  clause  spéciale  ordonne  la  suppression  des  livres, 
dont  Valérien  n'avait  pas  parlé.  Enfin,  sous  cet  em- 


(1)  Ta;  ôÈ  yoaià;  à^avîï;  Tiupt  rsvio-Oat.  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  VIII, 
2,  4. 

(2)  Toù;  {jLÈv  TifXYj;  £7î£i).Y][X{jL£vo'j;  àTc[;.ou;.  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  VIII. 
2|,  4.  —  «  Ut  religionis  illius  carerent  omni  honore  ac  dignilate,  tor- 
mentis  subjecli  essent  quocumquc  ordine  aut  gradu  venirent,  adversus 
eos  omnis  actio  caleret,  ipsi  non  de  injuria,  non  de  adullerio,  non  de 
rébus  ablatis  agere  possent.  »  Lactance,  De  mort,  perg.,  13.  —  Cf. 
Digeste,  XLVIII,  ii,  4,  8;  v,  2. 

(3)  Toù;  ôà  £v  olxETiat;,  el  £7rt[i.£voi£v  x-q  toù  -/pi(jTiavi(7[JLoy  7ipo6£(T£t, 
£>£u9£ptaç  <7T£p£î(79ai.  Eusèbe,  Hlsi.  Eccl.,  VIII,  2,  4.  —  «  Libertalerii 
denique  ac  vocem  non  haberent.  w  Lactance,  De  mort,  pers.,  13. 

(4)  «  Si  quis  servorum  peiraansisset  chrisllanus,  libertatem  consc- 
qui  non  posset.  »  Rufin,  Hist.  Eccl.,  VIII,  2. 

(5)  Voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  p.  80. 


160  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

pereur,  seuls  les  chrétiens  de  la  maison  de  César  de- 
venaient esclaves  du  fisc  (1);  maintenant  tous  les 
gens  du  peuple  (2)  qui  persisteront  dans  la  croyance 
prohibée  pourront  être  revendiqués  par  lui,  et  tous 
les  esclaves  chrétiens  seront  à  jamais  rivés  à  la  ser- 
vitude (3). 

Sur  d'autres  points,  au  contraire,  Dioclétien  se 
montre  moins  rigoureux  que  Valérien  :  son  édit  ne 
fait  pas  mention  du  clergé,  que  cet  empereur  en 
257  punissait  de  l'exil  (4),  en  258  de  la  mort  (5);  il 


(1)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  p.  80-84. 

(2)  Toù;  Èv  o'txET'at;.  Je  ne  saurais  Toir  dans  cette  expression  l'équi- 
valent de  Bov).o"j;,  et  je  la  traduis  :  «  Les  gens  de  condition  commune, 
les  gens  qui  mènent  la  Tie  domestique  ",  par  opposition  à  ceux  qui 
suivent  les  carrières  publiques  et  la  voie  des  honneurs.  Zonare,  au 
douzième  siècle,  interprète  comme  je  le  fais  tov;  èv  oIxET'ai; ,  et  rend 
ces  mots  par  1  "équivalent  to-j;  lï  rjyrj;  ISiwTrôo;  ovto;,  les  gens  de  con- 
dition privée,  les  simples  particuliers,  qui,  dit-il,  deviendront  esclaves, 
ôo-j/oûo-^ai  Ann.,  XII,  32).  Parmi  les  modernes,  le  même  sens  est 
adopté  par  Valois  (  Adnot.  ad  Euseb.,  VIIl,  4),  Mason  {the  Persécu- 
tion of  Diocletian,  p.  344-345),  Gôrres  {Christenverfolgungen,  dans 
Kraus,  Beal-Encykl.  d£r  christl.  Alterth.,  t.  I,  p.  245^,  Champagny 
(les  Césars  du  troisième  siècle,  t.  III,  p.  335),  Duruy  {Histoire  des 
Romains,  t.  VI,  p.  602). 

(3,  La  phrase  de  Rufin  :  «  Si  quis  servorum  permansisset  christianus 
libertatem  consequi  non  potest,  »  que  Nicéphore  Callisle,  au  quator- 
zième siècle,  rend  par  t&v;  oIxétol;  ÈEofivvjiévou;  èXevÔEpia  Ti(i,âv  [Hist. 
EccL,  VII,  43;,  ne  doit  pas  être  prise  (comme  l'ont  fait  Baluze,  Tille- 
mont,  Mosheim,  Neander,  Unziker)  pour  une  traduction  exacte  du 
passage  d'Eusèbe  discuté  dans  la  note  précédente,  mais  au  contraire 
comme  l'insertion  dans  le  texte  de  celui-ci,  par  son  très  libre  inter- 
prète, d'une  clause  de  ledit  omise  par  Eusèbe  aussi  bien  que  par  Lac- 
tance.  Telle  est  la  solution  indiquée  par  Gorres,  et  adoptée  implici- 
tement par  Champagny  et  Duruy. 

(4)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2'  éd.,  p.  53. 

[h)Ibid.,  p.  81. 


PROMILGATION  DE  L  KDIT.  161 

n'intliiie  pas  non  plus  ce  dernier  châtiment  aux  chré- 
tiens de  haut  ranu  qui.  après  leur  dégradation, 
refuseraient  dabjurer  ^^l;.  La  peine  de  mort  n'est 
encore  prononcée  nulle  part  :  c'était,  on  s'en  sou- 
vient, la  concession  que  Dioclétien  avait  obtenue  de 
Galère. 

La  lecture  de  Ledit  impérial  dut  exciter  dans  la 
population  chrétienne  des  sentimeuls  divers  :  chez 
les  faibles,  la  consternation  et  la  stupeur:  chez  les 
saints,  une  ferme  résolution  et  même  une  pieuse 
allégresse:  chez  les  jeunes,  les  ardents,  une  indiana- 
tion  généreuse.  Les  historiens  rapportent  dun  de 
ceux-ci  un  acte  incorrect,  sans  doute,  selon  la  ri- 
gueur de  la  règle,  mais  Irop  courageux  pour  qu'on 
lui  puisse  refuser  l'admiration  -2  .  Vn  chrétien  dis- 
tingué par  sa  naissance  et  ses  emplois  3  ne  put 
lire  avec  calme  la  pièce  hypocrite  par  laquelle  il 
voyait  une  partie  des  fidèles  atteinte  dans  ses  privi- 
lèges, une  autre  partie  menacée  dans  sa  liberté.  En 
public,  sur  le  forum  4].  il  arracha  la  copie  {de 
Ledit  et  la  mit  en  pièces  {b\  s'écriant  :  ^^  Voilà  donc. 
ô  empereurs,  vos  victoires  sur  les  tioths  et  les  Sar- 


■1)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  [*.  S2. 

,2^  i(  Etsi  non  recle.  magno  taineu  aninio.  i>  Lactance,  De  mort, 
pers.j  13.  Eusèbe  dit.  avec  un  sentiment  dapprobalion  saas  réserves  : 
rr.Àtjî  "îw  xxTà  0£àv;  Hist.  Eccl..  VllI.  5. 

^3  Tùiv  oCx  àoroiov  tî;  i//.à  xal  àyav  xa-rà  Ta;  iv  -Gt  ^:to  vsvcjxiffjiéva; 
C^-ipo/à^  èv5o;oTâttov.  Ibid. 

x^'  *Ev  rsoçavâï  xa;  or.uoc^îto.  Ibid. 

(5'  <i  Edictum...  deripuit  et  concidil.  »•  De  mort.  pcrs..  13.  — 
'AvsÀwv  oiraMiTTî'..  Eusèbe.  Le. 

IV.  11 


HJ'2  LE  PREMIER  KDIT  DE  PERSÉCUTION. 

mates  (1)!  »  L'acte  était  outrageant  pour  la  majesté 
impériale;  peut-être  le  reproche  politique  contenu 
dans  ces  mots,  allusion  railleuse  aux  titres  de  Go- 
thiques et  de  Sarmatiques  pris  par  les  empereurs, 
mais  surtout  bkVme  contre  des  souverains  assez  mai 
inspirés  pour  employer  contre  leurs  sujets  les  plus 
soumis  une  énergie  mieux  faite  pour  combattre  les 
Barbares,  toucha-t-il  davantage  Dioclétien.  L'intré- 
pide chrétien  fut  arrêté  sur  l'inculpation  de  lèse-ma- 
jesté commise  à  la  fois  par  les  actions  et  par  les 
paroles  (2).  On  le  mit  tout  de  suite  à  la  torture  (3), 
non  pas  tant  par  application  de  l'édit  qu'en  vertu 
du  droit  commun  :  dès  qu'un  crime  de  cette  sorte 
était  découvert,  le  coupable,  sans  égard  au  rang 
ou  à  la  naissance,  devait  être  torturé  sur-le-champ, 
afin  de  rechercher  quels  étaient  ses  complices,  de 
quelle  faction  il  se  faisait  l'instrument  (4)  ;  les  en- 
nemis du  christianisme  ne  laissèrent  pas  échapper 
une  aussi  excellente  occasion  de  mettre  en  suspicion 
tous  les  fidèles  pour  le  fait  d'un  seul.  Puis  on  con- 
damna le  coupable  au  feu,  selon  la  loi,  dit  Lac- 
tance  (5).  La  loi  punissait  le  crime  de  lèse-majesté  de 

(1)«  Cum  irridens  diceret  victorias  Gothorum  et  Sarmatorum  prae- 
positas.  »  De  mort,  pers.,  13. 

(2)  «  Quod  criinen  non  solum  facto,  sed  et  verbis  impiis  et  maledic- 
tis  maxime  exacerbalur.  »  Paul,  Sentent.,  \^  29,  §  1. 

(3)  «  Slatim  quoque  productus ,  non  modo  extoitus...  »  De  mort, 
pers.y  13. 

(4)  «  In  reum  majestalis  inquiri  prius  convenit  quibus  opibus,  qua 
faclione,  quibus  hoc  aucloribus  fecerit...  Cum  de  eo  quaeritur,  nulla 
dignilas  a  tormentis  excipitur.  »  Paul,  Sentent.,  V,  29,  §  2. 

(5)  «  ...  Sed  etiam  légitime  coctus.  »  De  mort,  pers.,  13. 


PROxMULGATlON  DE  LEDIT.  163 

peines  différentes,  suivant  la  condition  des  person- 
nes :  les  humbles,  humiliores,  étaient  livrés  aux  botes 
ou  brûlés  vifs;  les  gens  distingués,  honestiores, 
étaient  décapités  (1).  Déchu  de  son  ancienne  dignité 
en  vertu  d'une  des  dispositions  de  Fédit,  le  chrétien, 
noble  encore  la  veille,  n'était  plus  maintenant  qu'un 
humilior  :  comme  tel  il  fut  conduit  au  bûcher.  Sa 
joie  et  sa  tranquillité  persistèrent  jusqu'au  dernier 
soupir  (*2). 

Le  procès  terminé  par  cette  exécution  n'avait  amené 
aucune  charge  contre  les  fidèles.  L'acte  illégal  si 
cruellement  expié  par  l'un  d'eux  émanait  certaine- 
ment de  lui  seul.  Galère  dut  chercher  ailleurs  le 
moyen  de  compromettre  la  population  chrétienne  (3). 
Tout  à  coup  le  feu  éclata  dans  le  palais  que  l'Auguste 
et  le  César  habitaient  ensemble  à  Nicomédie  (V).  L'in- 


(1)  «  Humiliores  bestiis  objiciiintur  vel  vivi  exuruntur,  honestiores 
capite  puniuntur.  »  Paul,  Sentent.,  V,  29,  §  1. 

(2)  T6  àXuTtov  xal  àTapayov  ei;  aOTr;v  TeXeviTaïav  ôieTiQpyiaev  àvauvoviv. 
Eusèbe,  Hist.  Eccl. ,  VIII,  5.  —  «  Cum  admirabili  patientia  postremo 

exustus  est.  »  Be  mort,  pers.,  13. 

(3)  «  Sed  Caesar  non  contentus  est  edicli  legibus  :  aliter  Diocletia- 
num  aggredi  parât.  »  Ibid. 

(4)  Le  palais  impérial  de  Nicomédie  était  probablement  composé  de 
plusieurs  palais  à  la  fois  distincts  et  contigus ,  où  chaque  souverain 
et  même  chaque  souveraine  pouvait  tenir  sa  cour  à  part.  Lactance 
parle  ailleurs  {De  mort,  pers.,  7)  des  maisons  que  Dioclétien  avait 
bâties  pour  sa  femme  et  pour  sa  fille  (hic  uxori  domiis,  hic  filiae),  au 
détriment  de  nombreux  édifices  privés.  L'ensemble  de  ces  construc- 
tions diverses  devait  offrir  à  peu  près  l'aspect  du  groupe  de  palais  qui 
couvrait  à  Rome  le  mont  Palatin  ;  mais  à  Rome  chaque  siècle  ou  même 
chaque  règne  avait  apporté  son  œuvre  différente  :  à  Nicomédie,  tout 
avait  été  improvisé. 


164  LE  PUEMIEU  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

cendie  s'alluma  si  soudainement,  que  plusieurs  l'at- 
tribuèrent à  la  foudre  :  telle  était  encore,  bien  des 
années  plus  tard,  l'opinion  de  Constantin  (1).  Eusèbe 
parle  d'un  cas  fortuit,  sans  marquer  lequel  (2).  Lac- 
tance  n'hésite  pas  à  dénoncer  Galère  (3)  :  soit  que  ses 
affidés  aient  mis  directement  le  feu ,  soit  qu'ils  aient 
entretenu  l'incendie  accidentel  que  la  foudre  ou  quel- 
que autre  hasard  avait  produit.  Quand  même  la  pas- 
sion aurait  ici  égaré  l'historien ,  il  ne  se  trompe  pas 
en  nous  montrant  le  haineux  et  perfide  César  profi- 
tant avec  habileté  d'un  événement  qui  avait  porté 
la  terreur  jusqu'au  fond  de  l'âme  de  son  timide  col- 
lègue. Si  Galère  n'alluma  pas  le  feu,  il  le  fit  si  bien 
servir  à  ses  vues,  qu'on  serait  excusable  de  l'avoir 
soupçonné.  «  Le  palais,  s'écriait-il  devant  les  mu- 
railles embrasées,  le  palais  est  rempli  d'eunuques 
chrétiens;  ils  ont  voulu  payer  par  le  crime  la  con- 
fiance aveugle  que  leur  montrait  Dioclétien  :  un  com- 
plot a  été  formé  entre  eux  et  leurs  coreligionnaires 
du  dehors;  grâce  à  cet  accord  scélérat,  deux  empe- 
reurs ont  failli  périr  dans  les  flammes!  Les  chrétiens 
ont  enfin  paru  ce  qu'ils  sont  en  effet  :  des  ennemis 


(1)  Aa).£Ï  Ntxo[JLr;ôcia,  oO  aïontôai  oï  y.al  ol  laTopYjTavTs;  wv  xal  auto; 
wv  Tuy/o^'^W  £OY]0"Jto  (JLÉVTO'.  ta  pacD.sta  y.at  ô  olxo;  aùtoO  è7:iv£(i,o{X£vou 
axrjTiToù  v£[j.o[jL£V7];  T£  oùpavtaç  çXoyé;.  Constantin,  Oratio  ad  sancto- 
rum  cœlum,  25,  2. 

(2)  0\jy.  oîô'  ÔTTto;  èv  toï;  xaTà  Tr)v  jSixo(xr,Ô£tav  {ia<Tt).eioiç  lîypxaiôcç  èv 
aOtaï;  Sy)  Taî;  yj^jLc'patç  àçôsîdr,;  r,v.  Eusèbe,  Hisl.  Eccl.,  VI,  6. 

(3)  «  rSam  ut  illum  (Diocletianum)  ad  propositunm  crudelissimae  per- 
secutionis  impelleret,  occullis  ministris  palatio  subjecit  incendiuni.  « 
De  mort,  pers.,  14. 


PROMULGATION  DE  LEDIT.  165 

publics  (1)!  »  Dioclétien,  malgré  sa  finesse  de  vieux 
politique,  ne  devina  pas  la  ruse,  peut-être  le  crime 
de  Galère  (2).  La  fureur  obscurcit  son  habituelle  pé- 
nétration. Il  fit  mettre  tous  ses  gens  à  la  torture  (3). 
Lui-même  siégeait  au  milieu  des  bourreaux  et  voyait 
d'un  œil  sec  les  membres  des  accusés  se  tordre  sous 
Faction  des  flammes  {k).  Tous  les  magistrats  présents 
à  la  cour  avaient  été  requis,  et  chacun,  de  son  côté, 
administrait  la  question.  C'était  à  qui  découvrirait 
les  coupables  (5).  Galère  était  présent,  entretenant  la 
colère  de  son  collègue ,  ne  lui  laissant  pas  le  loisir  de 
réfléchir  ou  de  se  calmer  (6).  Mais  il  avait  eu  soin  de 
dérober  à  l'enquête  et  à  la  torture  ses  propres  ser- 
viteurs :  c'est  pour  ce  motif,  dit  malicieusement  Lac- 
tance,  qu'on  ne  put  rien  découvrir  (7).  Les  poursuites 
allaient-elles  être  abandonnées?  Le  César  n'était  pas 
homme  à  subir  un  tel  échec.  Il  fallait  à  tout  prix  le 


(1)  «  Christiani  arguebantur  veliit  hostes  publici,  et  cum  ingenli 
invidia  simul  cum  palatio  cliristianoriim  nomen  ardebat.  lllos  consilio 
cum  eunuchis  habito  de  exslinguendis  principibus  cogitasse,  duos 
imperatores  domi  suae  pêne  vivos  esse  combustos.  »  Laclauce,  De 
morlihus  persecuiorum,  14. 

(2)  «  Diocletianus  vero,  qui  semper  se  volebat  videri  astutum  et 
intelligentem,  nihil  potuit  suspicari.  »  Ibid. 

(3)  «  Sed  ira  inllammatus  excarnidcaii  oinnes  suos  protinus  praece- 
pit.  »  Ibid. 

(4)  «  Sedebat  ipse,  atque  innocentes  igné  torquebat.  »  Ibid. 

(5)  «  Item  judices  universi,  omnes  denique  qui  erant  in  palatio  ma- 
gislri,  data  potestate,  torquebant.  Erant  certantes  quis  prior  aliquid 
inveniret,  »  Ibid. 

(6)  «  Aderat  ipse  et  instabat,  ncc  patiebatur  iram  inconsiderati  senis 
dellagrare.  >•  Ibid. 

(7)  «  Nihil  iisquam  reperiebatur,  quippe  cum  familiam  Cœsaris  nemo 
torqueret.  »  Ibid. 


166  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

conjurer.  Quinze  jours  après  le  premier  incendie,  un 
second  éclata  (1).  Galère,  qui  depuis  le  milieu  de 
l'hiver  avait  fait  en  secret  ses  préparatifs  de  départ , 
quitta  le  jour  même  Nicomédie,  déclarant  qu'il  fuyait 
de  peur  d'être  brûlé  vif  (2). 

Malgré  les  plus  promptes  recherches,  le  coupable 
fut  encore  introuvable  (3).  Lactance  persiste  à  dé- 
signer Galère.  Si  la  participation  du  César  au  premier 
incendie  reste  douteuse,  il  semble  difficile  de  le  dis- 
culper du  second.  Galère  n'était  pas  homme  à  reculer 
devant  un  aussi  lâche  moyen  de  compromettre  ses 
ennemis  :  on  ne  saurait  prétendre  que  des  considé- 
rations d'humanité  ou  de  prudence  l'eussent  arrêté , 
lui  qui,  naguère,  avait  voulu  brûler  l'église  de  Ni- 
comédie au  risque  de  détruire  un  quartier  de  la 
ville.  Sa  fuite  même,  par  laquelle  il  accusait  avec 
ostentation  les  chrétiens,  paraît  suspecte  :  emmenant 
ses  officiers  et  ses  serviteurs,  il  les  mettait  à  l'abri 
d'une  nouvelle  enquête  qui  eût  pu  tourner  contre 
lui  si  Dioclétien  s'était  avisé  de  faire,  cette  fois,  in- 
terroger sans  distinction  tous  les  hôtes  du  palais.  La 
précaution,  cependant,  était  superflue  :  Dioclétien  n'é- 
prouvait plus  d'hésitation.  La  peur  avait  eu  raison 
de  sa  sagesse.  Il  était  maintenant  crédule  à  toutes  les 
calomnies.  Il  jugeait  sa  vie  menacée  :  et  par  qui  l'eût- 


(1)  «    Sed  quindecim  diebus  interjectis,  aliud  rursum  incendiarn 
molitus  est.  o  Lactance,  De  mort,  pers.,  14. 

(2)  «  Tune  Caesar,  medio  hieme  profectione  parata,  proriipit  eodem 
die  contestans  fugere  se  ne  vivus  arderet.  »  Ibid. 

(3)  «  Sed  celerius  animadversum,  nec  tamen  auctor  apparuit.  »  Ibid. 


PUOMULGATION  DE  LEDIT.  1G7 

elle  été,  sinon  pau  ces  chrétiens  (1)  que  Galère  lui 
avait  dénoncés  comme  des  ennemis  publics,  et  dans 
lesquels  son  imagination  troublée  voyait  désormais 
les  secrets  alliés  des  Goths  et  des  Sarmates?  Le  vieux- 
souverain  se  figurait  être  enveloppé  dans  les  fdets 
d'une  vaste  conjuration  :  le  clergé  de  Nicomédie  en 
était  l'âme,  et  les  serviteurs  baptisés  de  tout  état  et  de 
tout  rang  qui  remplissaient  la  demeure  impériale  y 
prêtaient  leurs  bras!  Ses  défiances  montaient  plus 
haut  encore  :  il  se  demandait  si  sa  femme  Prisca,  si 
saillie  Valeria,  l'épouse  délaissée  que  Galère  n'avait 
pas  songé  à  emmener  dans  sa  fuite ,  ne  faisaient  pas 
partie,  elles  aussi,  du  complot.  En  un  mot,  tous  les 
chrétiens  de  son  entourage  et  de  sa  capitale,  même 
les  plus  illustres,  même  les  plus  chers,  lui  parais- 
saient conjurés  contre  lui.  Aussi  résolut-il  de  changer 
la  procédure  suivie  lors  du  premier  incendie.  Au  lieu 
de  faire  porter  l'enquête  sur  le  fait  lui-même,  il  la  mit 
sur  la  religion.  Ceux  qui  nieront  le  Christ  démontre- 
ront par  là  leur  innocence;  ceux  qui  le  confesseront 
s'avoueront  coupables  de  conspiration  contre  la  per- 
sonne sacrée  des  empereurs  et  seront  punis  comme 
incendiaires.  On  revenait  aux  jours  de  Néron  :  la  der- 
nière des  persécutions  débutait  comme  avait  fait  la 
première. 

Les  souffrances  des  chrétiens  furent  à  Nicomédie 
presque  aussi  cruelles  qu'elles  l'avaient  été  après  l'in- 


(1)   Kaô'  Ouovoiav  ^îmoti  îtpô?  twv  YjjxsTspwv  £7ri5(£tp^i9^vai  Xôyou  ôiaôo- 
6évToç.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  6,  6. 


168  LE  PREMIEU  ÉDJT  DE  PERSÉCUTION. 

cendie  de  Kome  :  non  que  Diocléticn  se  complût  aux 
horribles  mascarades  inventées  alors  par  l'histrion 
couronné  du  premier  siècle  ;  mais  il  était  trop  romain 
pour  hésiter  à  verser  le  sang,  et,  comme  il  arrive 
souvent  aux  gens  qui  ont  eu  peur,  il  était  devenu 
d'autant  plus  impitoyable  qu'il  avait  été  plus  effrayé. 
Ou  sacrifier,  ou  mourir  :  tous  les  suspects,  c'est- 
à-dire  tous  les  chrétiens  de  la  cour  et  de  la  ville, 
durent  choisir  entre  ces  deux  termes.  Les  défaillances 
paraissent  avoir  été  peu  nombreuses ,  du  moins  l'his- 
toire n'en  a  retenu  qu'une,  celle  des  deux  impé- 
ratrices (1).  La  nombreuse  domesticité  chrétienne 
montra  un  grand  courage.  Les  plus  puissants  des 
eunuques,  «  sur  lesquels  reposait  tout  le  palais,  » 
qui  avaient  possédé  la  confiance  du  maître  et  été 
aimés  de  lui  comme  des  fils,  se  laissèrent  tuer  plu- 
tôt que  de  trahir  leur  foi  (2).  Eusèbe  a  décrit  le 
supplice  du  chambellan  Pierre.  Après  son  refus  de 
sacrifier,  on  l'éleva  sur  le  chevalet,  et  on  lui  déchira 
tout  le  corps  avec  des  fouets.  Quand  ses  os  parurent 
à  nu,  du  sel  et  du  vinaigre  furent  mis  dans  les  plaies. 
Puis  on  retendit  sur  un  gril,  pour  consumer  à  petit 
feu  ce  qui  lui  restait  de  chair  (3).  Il  mourut  ainsi, 


(1)  «  Primam  omnium  liliam  Valeriam  conjugemque  Priscam  sacri- 
(icio  polkii  coegit.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  15. 

(2)  «  Potentissimi  quondsm  eunuchi  necati,  per  quos  palatium  et 
ipse  constabat.  »  Ihid.  —  ...  Oï  xai  -zf^z  àvwTaTw  irapà  toi;  SôdTroTat; 
ri^to(jL£vot  TtiJLTj;,  yvYiffiwv  TE  aÙToi;  ôtaOé-jei  xéxvcov  où  ).eiuo[xévoi...  Eu- 
sèbe, Hist.  EccL,  VIII,  6. 

(3)  Eusèbe,  Hisf.  EccL,  VIII,  6,  2. 


PROMULGATION  DE  LEDIT.  109 

«  inébranlable  comme  son  nom  (1).  »  Dorothée,  chef 
des  chambellans,  Gorgone  et  beaucoup  d'autres  cu- 
biculaires  furent  étranglés  après  de  longues  tortu- 
res (2).  L'empereur  assistait  en  personne  à  l'exécu- 
tion de  ses  serviteurs  (3).  Il  ne  s'opposa  point  d'abord 
à  ce  qu'une  sépulture  convenable  leur  fût  donnée. 
Mais  bientôt  il  changea  d'avis  :  craignant,  dit  Eu- 
sèbe,  que  la  dévotion  populaire  ne  s'attachât  à  leurs 
tombes,  et  qu'on  ne  les  honorât  comme  des  dieux,  il 
commanda  de  déterrer  et  de  jeter  à  la  mer  les  restes 
des  martyrs  (4).  Lactance,  avec  son  éloquence  venge- 
resse, compare  Dioclétien  à  la  bête  féroce  qui  fouille 
les  tombeaux  et  s'acharne  sur  les  cadavres.  «  Qu'im- 
porte? s'écrie  le  vigoureux  polémiste.  Est-ce  qu'on  s'i- 
magine que  ceux  qui  souffrent  la  mort  pour  le  nom 

(1)  "A^iov  o);  ôvTtoi;  xai  xr,;  upo(7r,Yopia;"  lIÉxpo;  yàp  £xa),£ÎTO.  Eusèbe, 
Hist.EccL,  VIII,  6,  4. 

(2)  IbicL,  6,  5. 

(3)  'E9'  wv  Ô£Ôr,),a)xa[jL£v  àpxdvTwv.  Ibid.,  6,  2.  —  Eusèbe  se  trompe 
en  nommant  ici  «  les  empereurs;  »  Galère  avait  quitté  Nicomédie,  au 
témoignage  formel  de  Lactance  :  Dioclétien  put  donc  seul  assister  au 
supplice. 

(4)  To'j;  Ô£  ye  paaO/.xoO;  \ie-:à.  ôàvaxov  Traîôaç,  yy;  \).e.xà  xf/;  ■KÇjO(jr,y.o\i- 
(jTiC,  y.r,Octa;  Tiapaôoôévxa;,  au9t;  è^u7iap-/r;;  àvop'j^avxe;  svaTioppT'i^ai  0a).àa- 
av]  xai  aOxovç  wovxo  ôeïv  ol  vevo[xi(r|X£vo'.  ôeaTtoxai,  w;  àv  \i.t,  èv  [jLVT^(xa<nv 
à7iox£i[X£voy;  itpoaxuvotév  xtv£;,  Oeoù;  ôr,  aOxoù; ,  wç  yt  wovxo,  ).oyiCo|Ji.e- 
voi.  Ibid.,  6,  7.  —  Cependant  la  colline  où,  selon  la  tradition  locale, 
ils  avaient  été  mis  à  mort  continua  d'être  honorée;  on  y  enterrait  par 
dévotion.  Du  règne  de  Constantin  ou  de  ses  premiers  successeurs  date 
probablement  une  curieuse  inscription,  en  grec  et  en  latin,  trouvée 
en  ce  lieu,  et  dont  voici  le  texte  latin  :  FLAVIVS  MAXIMINUS,  SCV- 
TARIVS,  SENATOR,  LEVAVI  STATVAM  FILIO  MEO  OCTEMO.  VIXC- 
SIT  ANNOS  II,  DIES  XII.  PRECISVS  A  MEDICO,  HIC  POSITVS  EST 
AD  MARTYRES.  RuUetin  de  la  société  des  Antiquaires  de  France, 
1895,  p.  225-227. 


170  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

de  Dieu  se  mettent  fort  en  peine  que  Ton  vienne  à 
leurs  sépulcres?  S'ils  veulent  mourir,  c'est  pour  aller 
eux-mêmes  à  Dieu  (1).  » 

Pendant  que  Dioclétien  immolait  dans  le  palais  ses 
anciens  amis,  la  terreur  pesait  sur  la  ville.  Des  juges 
se  tenaient  dans  les  principaux  temples,  obligeant 
tous  les  suspects  à  sacrifier  (2) ,  condamnant  à  mort 
ceux  qui  refusaient.  Ni  le  sexe  ni  Fâge  n'exemptaient 
de  cette  épreuve (3).  Cependant,  un  certain  ordre 
semble  avoir  été  suivi.  On  commença  par  le  clergé. 
L'évêque  Anthime ,  ses  prêtres ,  tous  les  ministres  des 
autels,  furent  jugés  sommairement  et  exécutés,  les 
uns  par  le  glaive ,  d'autres  par  des  supplices  di- 
vers (4).  Avec  eux  périrent  toutes  les  personnes  de 
leur  maison,  parents  ou  domestiques,  les  femmes 
mêmes  et  les  enfants,  massacrés  en  masse  (5)  :  tantôt 
on  les  mettait  dans  des  barques  et  on  les  jetait  en 
pleine  mer,  une  pierre  au  cou;  tantôt  on  les  entou- 


(t)  Lactance,  Div.  Inst.,  V,  11. 

(2)  «  Judices  per  omnia  templa  dispersi,  universos  ad  sacrificia  co- 
gebant.  >»  De  mort,  per  s..,  15. 

(3)  «  Omnis  sexus  et  aetatis  homines...  »  Ibid. 

(4)  «  Comprehensi  presbyteri  ac  ministri,  et  sine  uUa  probatione  ad 
confessionem  damnati...  »  Ihid.  —  'Ev  -zomt^  tî];  y.axà  Ntxo^JLYioeiav  èx- 
vlfidia^  6  Tr,viy.aOTa  Tiposarw;  "Av6t[JL0;  oià  iriv  elç  XpiffTov  (xapTupîav  xriv 
xeçaXriv  àîroTéjivTai.  Eiisèbe,  Hist.  EccL,  VI,  6,  6.  —  Une  inscription 
récemment  découverte  témoigne  de  la  vénération  dont  a  joui  saint 
Anthime  aux  siècles  suivants;  elle  a  traita  son  église  de  Pompeiopo- 
lis,  en  Cilicie,  à  laquelle  les  empereurs  chrétiens  accordèrent  le  droit 
d'asile  :  "Opoi  àauXoi  toù  àyiou  xat  euoô^O'j  [xeyaXofxàpTupoç  "Av6t[jiou. 
Bull,  de  corresp.  hellénique,  t.  XIII,  1889,  p.  293. 

(5)  «  Cum  omnibus  suis  deducebantur.  »  Lactance,  De  mortibus 
persecutorum ,  15. 


PROMULGATION  DE  LKDIT.  171 

rait  de  Lois  enflamme  et  on  les  brûlait  par  trou- 
pes (1).  Un  saint  enthousiasme  saisissait  quelquefois 
les  condamnés  :  on  vit  des  hommes  et  des  femmes 
sauter  d'eux-mêmes  dans  le  feu  (2). 

Pendant  ce  temps  les  prisons  ne  cessaient  de  s'em- 
plir (3).  Après  les  clercs  et  leurs  familles,  les  laïques 
passèrent  à  leur  tour  en  jugement  (4).  Des  supplices 
inouïs  furent  inventés  (5).  On  ne  sait  si  ce  tragique 
épisode  se  termina  par  la  complète  extermination  de 
la  population  chrétienne  de  Nicomédie,  ou  par  la  las- 
situde de  Fempereur  et  des  bourreaux.  J'incline  à 
cette  dernière  opinion.  Lactance  rapporte ,  en  effet , 
que  des  autels  furent  placés  dans  les  prétoires,  afin 
que  les  juges  pussent  s'assurer  de  la  religion  des 
plaideurs  (6).  Cette  mesure,   si  tyrannique    qu'elle 


fl)  «  Nec  singuli,  quoniam  tanta  tMat  mullitudo,  et  gregatim  (ir- 
cumdato  igné  anibiebantur  domestici,  alligatis  ad  coUum  molaribus 
mari  mergebantur.  »  Ibid.  —  rFayysvyi  (7(opr,Sàv  pac-O.ixô)  v£U[j.aTi  tûv 
TÎfjSs  ÔsoTSowv  01  [LÏv  Çi^si  xaTsacpoctxovxo,  oî  Se  Stà  TZ'jÇio:,  èxeXstoùvTO... 
SiQfTavTs;  ôè  ol  Qr\\i.ioi  à).).o  xt  7î).yî9o;  ini  axàçai;  xoî?  Oa),axTtoi(;  svaTtî'p- 
piirxov  pu6oî;.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  6,  6. 

(2)  "0  xô  ).6yo;  îyv.  7rpo8'j[xîa  x'.vi  àpp-/ixw  àvopa;  à[ji.a  yuvai^tv  £7:1  xr;v 
Ttypàv  xa6àÀ/,£(76at.  Ibid. 

(3)  «  Pleni  carceres  erant.  »  De  mort,  pers.,  15. 

(4)  «  Nec  minus  in  ceterum  populum  persecutio  violenter  incubuit.  » 
Ibid. 

(5)  «  Tormentorum  gênera  inaudita  excogitabantur.  »  Ibid. 

(6)  «  Et  ne  cui  temere  jus  diceretur,  aree  in  secretariis  ac  pro  tri- 
bunali  posilae,  ut  litigatores  prius  sacrificarent,  atque  ita  causas  suas 
dicerent  :  sic  ergo  ad  judices  tanquam  ad  deos  adiretur.  »  Ibid.  Bien 
que  cette  phrase  soit  reliée  par  la  conjonction  et  à  celle  qui  est  citée 
dans  la  note  précédente,  il  me  parait  certain  qu'elle  se  rapporte  à  un 
ordre  de  choses  tout  différent  de  la  persécution  sanglante,  dans  la- 
quelle  il  s'agissait,   non  de  refuser  aux  chrétiens  le  droit  de  plaider 


172  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

soit,  montre  qu'on  revint  après  quelque  temps  à  l'ap- 
plication régulière  de  l'édit,  qui  frappait  les  chrétiens 
de  mort  civile  et  non  de  mort  sanglante  :  quand 
un  plaideur,  avant  d'exposer  son  procès ,  refusait  de 
brûler  de  l'encens,  le  juge  le  renvoyait  de  l'audience 
en  vertu  de  la  clause  qui  retirait  aux  chrétiens  le 
droit  d'ester  en  justice.  Il  restait  donc  encore  de 
ceux-ci  à  Nicomédie,  après  les  affreux  massacres 
auxquels  le  second  incendie  du  palais  servit  de  pré- 
texte. 


leurs  causes  civiles,  mais  de  les  mettre  à  mort  sur  simple  refus  de 
sacrifier. 


L'EXÉCUTION  DE  LEDIT.  173 


L'exécution  de  l'édit. 

L'édit  avait  été  rendu  au  nom  des  deux  Augustes 
et  des  deux  Césars  :  mais  il  était  l'œuvre  des  seuls 
Dioclétien  et  Galère  :  leurs  collègues  n'avaient  pas 
été  consultés^  et  n'apprirent  un  acte  aussi  considé- 
rable que  par  un  message  qui  leur  fut  envoyé  de 
Nicomédie  (1).  Sa  publication  fut  donc  assez  tardive 
en  Occident.  Même  dans  les  provinces  orientales,  elle 
n'eut  pas  lieu  partout  à  la  même  époque  :  en  Pa- 
lestine, l'édit  ne  fut  connu  qu'aux  approches  de  la 
Passion  du  Sauveur  (2),  vers  la  fin  de  mars  ou  le 
commencement  d'avril  (3)  ;  à  Antioclie ,  il  fut  exé- 
cuté, par  la  fermeture  des  églises,  le  jour  même  de 
la  Passion  (4),  qui  se  trouvait,  en  303,  le  16  avril  (5). 


(1)  «  El  jam  litterai  ad  Maximianum  atqiie  Constaiitiuin  commeave- 
runt  ut  eadem  facerent.  Eorum  senlentia  in  tantis  rébus  expectala 
non  erat.  »  De  mort,  persec,  15. 

(2)  T^?  Toù  (7WTy,p(o'j  Tràôouç  éopTYjç  ÈTueXauvoumQc;.  Eusèbe,  Hist.  EccL, 
VIH,  2,  4. 

(3)  Dans  l'Histoire  ecclésiastique,  au  chapitre  2  du  livre  VIII,  Eu- 
sèbe nomme  le  mois  de  Dystrus,  correspondant  au  mois  de  mars  dans 
le  calendrier  syro-macédonien  ;  dans  le  prologue  du  livre  sur  les  mar- 
tyrs de  la  Palestine,  il  nomme  le  mois  de  Xanthicus,  correspondant 
au  mois  d'avril  selon  le  même  calendrier. 

(4)  Théodoret,  Hist.  EccL,  V,  38. 

(5)  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  art.  x  sur  la  persécution  de  Dioclt- 
tien. 


174  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

Près  de  deux  mois  s'étaient  écoulés  depuis  la  destruc- 
tion de  Féglise  de  Nicomédie. 

Si  l'on  se  rappelle  les  détails  donnés  par  Eusèbe 
sur  le  relAchement  où  étaient  tombés,  à  la  faveur 
de  la  paix,  beaucoup  des  fidèles  des  Églises  orien- 
tales (1),  on  comprendra  que  la  connaissance  de 
l'ordre  impérial  ait  produit  parmi  eux  de  nombreuses 
défections.  Autant  les  chrétiens  de  Nicomédie,  ani- 
més par  l'exemple  de  leur  évoque,  s'étaient  montrés 
héroïques,  autant  ceux  d'Antioche,  privés  de  leur 
pasteur  Cyrille  (2) ,  qui  venait  d'être  déporté  aux  mi- 
nes de  Pannonie,  marquèrent  de  faiblesse.  Bien  qu'un 
traitement  moins  cruel  les  menaçât,  puisque  la  peine 
de  mort,  appliquée  à  Nicomédie  à  la  suite  de  cir- 
constances exceptionnelles,  ne  devait  pas  l'être  ail- 
leurs, on  les  vit  déserter  en  foule  les  autels  du  vrai 
Dieu  et  offrir  des  sacrifices  aux  idoles  (3). 

Peut-être  cette  honteuse  déroute  eut-elle ,  sinon 
pour  excuse ,  au  moins  pour  cause  la  terreur  inspirée 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  71. 

(2)  Sans  doute  par  application  de  l'article  de  l'édit  qui  permettait 
de  traiter  toute  une  classe  des  chrétiens  en  esclaves  du  fisc.  Sur  saint 
Cyrille,  évêque  d'Antioche,  voir  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VII,  32;  Chron. 
ad  ann.  44  Probi.  La  Passio  SS.  Quatuor  Coronatorum  dit  qu'il 
passa  trois  ans  dans  les  carrières  impériales  de  marbre  de  la  Pan- 
nonie :  «  in  custodia  relegatus  pro  nomine  Christi  vinctus,  qui  jam 
multis  verberibus  fuerat  maceratus  per  annos  très.  »  Or  l'éleclion  de 
son  successeur  Tyrannus  au  siège  d'Antioche  est  fixée  par  Eusèbe  à 
l'an  305.  Du  commencement  de  303  aux  derniers  mois  de  305,  il  y  a 
près  de  trois  ans;  la  date  de  l'élection  de  Tyrannus  oblige  à  placer  la 
condamnation  de  Cyrille  dès  le  début  de  la  persécution.  Voir  Bull, 
di  archeologia  crisliana,  1879,  p.  53,  61-62,  71. 

(3)  Eusèbe,  De  martyribus  Palestinœ ,  2. 


L'EXÉCUTION  DE  LEDIT.  175 

par  la  présence  de  Galère,  qui,  après  sa  fuite  reten- 
tissante, s'était  rendu  à  Antioche.  Cependant  ce  trou- 
peau sans  chef  finit  par  rencontrer  un  homme  capable 
de  le  rassembler  et  de  le  conduire.  Romain ,  diacre 
de  Gésarée,  se  trouvait  à  ce  moment  dans  la  capitale 
de  la  Syrie.  Ému  du  triste  spectacle  qui  s'ofï'rait  à 
ses  regards,  il  résolut  de  ranimer  la  foi  défaillante 
des  chrétiens.  Il  y  travailla  avec  succès  par  ses  ex- 
hortations publiques,  par  des  discours  prononcés 
jusque  sur  les  marches  des  temples,  d'où  il  écartait 
les  hésitants,  où  il  allait  chercher  les  apostats  pour 
les  ramener  au  devoir.  Mais  l'intervention  généreuse 
de  cet  étranger  parut  aux  autorités  publiques  un  acte 
de  rébellion  (1).  Romain,  arrêté,  fut  condamné  au 
feu  (2).  Le  cruel  Galère,  pour  qui  la  mort  d'un 
chrétien  était  une  fête,  voulut  assistera  l'exécution. 
Déjà  le  martyr,  attaché  à  un  poteau,  était  environné 
de  flammes,  quand  une  pluie  soudaine  éteignit  le 
bûcher.  «  Où  donc  est  le  feu  ?  »  demanda  Romain  en 


(1)  Eusèbe,  l.  c.  et  De  resurreclione ,  II.  —  Prudence  suit  une 
autre  version,  d'après  laquelle,  au  moment  où  le  gouverneur  de  la  pro- 
vince entra,  accompagné  de  soldats,  dans  la  principale  église  pour  la 
profaner,  il  y  trouva  la  population  chrétienne  de  la  ville  rassemblée  par 
Romain  et  prête  à  mourir  plutôt  que  de  renier  sa  toi;  Péri  Stepha- 
nôn,  X,  41-65.  Ce  récit  est  en  contradiction  avec  celui  d'Eusèbe,  qui 
déploie  au  contraire  la  lâcheté  des  chrétiens  d'Antioche.  Le  témoignage 
de  l'historien,  contemporain  des  faits,  ayant  vécu  près  d'Antioche, 
et  certainement  renseigné  sur  des  événements  qui  intéressaient  son 
Église  de  Césarée,  doit  être  préféré  à  celui  du  poète,  qui  n'a  jamais 
visité  l'Orient,  et  écrivit  près  d'un  siècle  après  le  commencement  de 
la  persécution. 

(2)  Prudence,  Péri  Stephanôn,  X,  41,  donne  au  magistrat  le  nom 
d'Asclépiade. 


17G  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

riant  (1).  La  raillerie  déplut  à  l'empereur,  qui  com- 
manda de  couper  la  langue  de  l'intrépide  diacre.  Un 
médecin  renégat  fut  obligé  de  faire  l'opération.  Con- 
trairement à  toutes  les  prévisions,  Romain  n'en  mou- 
rut pas;  conduit  en  prison,  il  parlait  clairement.  Le 
médecin ,  soupçonné  de  complaisance ,  se  justifia  en 
montrant  la  langue  du  martyr,  qu'il  avait  conservée 
comme  une  relique  :  un  condamné,  sur  qui  l'on  ex- 
périmenta le  même  supplice,  mourut  aussitôt.  Ro- 
main ,  que  Dieu  venait  de  glorifier  par  un  si  éclatant 
miracle,  fut  gardé  pendant  de  longs  mois  en  pri- 
son (2)  :  nous  le  verrons  plus  tard  y  consommer  son 
martvre. 

Cet  épisode  méritait  d'être  recueilli,  car  les  ren- 
seignements sont  rares  sur  les  effets  du  premier  édit 
dans  les  États  de  Dioclétien.  Ils  se  laissent  surtout 
deviner,  grâce  à  des  témoignages  indirects.  On  re- 
connaît que  beaucoup  d'églises  furent  abattues  en 
Asie ,  au  soin  avec  lequel ,  dès  le  lendemain  de  la 
paix,  les  évêques  les  rebâtirent  de  toutes  parts  (3). 


(1)  Eusèbe,  De  martyribus  PalesHnœ,  2. 

(2)  Ibid.  —  A  ces  faits  Prudence  relie  {Péri  Steph.,  X,  646-845)  le 
touchant  épisode  d'un  enfant  martyr,  raconté  aussi  par  saint  Jean 
Chrysostoine,  Homilia  XLVIII,  mais  dont  Eusèbe  ne  parle  nulle  part. 
Les  martyrologes  lui  donnent  le  nom  de  Barulas.  Les  martyres  d'en- 
fants ne  sont  pas  sans  exemple  dans  l'histoire  des  premiers  siècles  (voir 
les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  148);  mais 
celui-ci  me  paraît  devoir  être  rapporté  à  un  autre  moment  de  la  per- 
sécution de  Dioclétien ,  quand  elle  prit  le  caractère  d'une  guerre  d'ex- 
termination. 

(3)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  X,  2. 


L'EXECUTION  DE  LEDIT.  177 

Ce  sont  surtout  les  constructions  neuves  de  Fàge 
postérieur  qui  racontent  les  ruines  de  303.  Si  nous 
possédions  les  discours  prononcés  pour  l'inaugura- 
tion des  nouveaux  sanctuaires,  nous  apprendrions 
sans  doute,  au  sujet  de  ceux  qu'ils  remplaçaient,  ce 
que  raconte  le  «  panégyrique  »  par  lequel  on  cé- 
lébra la  dédicace  de  la  seconde  cathédrale  de  Tyr  : 
l'ancien  édifice,  déjà  magnifique  dans  son  état  pri- 
mitif, avait  été  entièrement  ravagé  après  l'édit  de 
Dioclétien  ;  on  avait  vu  ses  portes  abattues  à  coups  de 
hache,  ses  livres  détruits,  ses  murailles  incendiées; 
sur  ses  décombres  s'était  établi  un  dépôt  d'immon- 
dices (1). 

Il  faudrait ,  cependant ,  mal  connaitre  l'administra- 
tion romaine  pour  s'imaginer  que  la  démolition  des 
églises  chrétiennes  eut  lieu  partout  en  même  temps, 
et  fut  aussi  complète  dans  toutes  les  provinces.  Les 
gouverneurs  ne  ressemblaient  que  de  loin  à  nos  pré- 
fets. Une  latitude  beaucoup  plus  grande  leur  était 
laissée  dans  l'exécution  des  lois.  Ils  les  appliquaient 
plus  ou  moins  complètement,  selon  les  lieux,  et  en 
considérant  soit  leurs  dispositions  personnelles,  soit 
celles  de  peuples  qu'ils  administraient.  Servie  par  des 
moyens  de  communication  moins  rapides,  la  centra- 
lisation impériale  n'avait  pas  les  exigences  de  celle  de 
nos  jours  :  l'unité  de  Faction  générale,  non  l'unifor- 
mité presque  mécanique  des  mouvements  particuliers. 


(1)  Eusèbe,  Eist.  EccL,  X,  4,  26,  33. 

IV.  12 


178  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSÉCUTION. 

était  demandée  à  ses  agents.  Aussi  voyons-nous,  pen- 
dant plusieurs  mois,  pour  des  causes  diverses,  des 
églises  rester  debout  en  certaines  contrées,  malgré 
redit  qui  commandait  leur  destruction.  Peu  nom- 
breuses apparemment  sont  celles  qui  échappèrent 
tout  à  fait  à  la  ruine ,  comme  l'église  bâtie  au  siècle 
précédent  par  saint  Grégoire  le  Thaumaturge  à  Néo- 
césarée  du  Pont  (1)  ;  mais,  en  d'autres  contrées,  cette 
ruine  paraît  avoir  été  retardée  :  il  en  fut  ainsi  même 
dans  des  provinces  assez  voisines  de  la  résidence  im- 
périale. 

Eu  Galatie ,  par  exemple ,  il  y  avait  encore ,  un  an 
après  l'édit,  à  quinze  lieues  il  est  vrai  de  la  capi- 
tale ,  une  église  de  campagne  non  seulement  debout , 
mais  ouverte  (2);  à  Ancyre  même,  vers  la  même 
date,  les  églises  étaient  fermées,  mais  non  rasées, 
comme  portait  cependant  l'ordonnance  impériale  (3) . 
Cela  parait,  à  première  vue,  d'autant  plus  surpre- 
nant qu'au  gouvernement  de  cette  province  fut  ap- 


(1)  *0  (JLEXP'-  Tou  TiapôvTo;  Ô£ixvu[A£vo;,  écrit  saint  Grégoire  de  Nysse  , 
Vita  S.  Gregorii  Thaumaturgi,  3. 

(2)  Passio  S.  Theodoti  Ancyrani  ei  septem  virginum  ,  10-12,  32; 
dans  Ruinart,  p.  358-359,  369. 

(3)  Ibid.,  16,  p.  361.  —  Les  églises  auxquelles  fait  allusion  ce  pas- 
sage de  la  Passion  portaient  les  noms  d'église  des  Patriarches  [con- 
fessio  Patriarcharum)  et  d'église  des  Pères  {confessio  Patrum).  Le 
premier  au  moins  de  ces  édifices  religieux  était  reconnaissable  à  sa 
disposition  architecturale,  car  il  avait  une  abside,  concha,  près  de 
laquelle  saint  Théodote,  ne  pouvant  entrer,  se  mit  en  prières.  Sur  ce 
mot,  voir  Martigny,  Dict.  des  antiquités  chrétiennes,  art.  Abside, 
p.  9,  et  Basiliques,  p.  90;  Kraus,  Real-Encykl.  der  christlichen  Àl- 
terthiimerj  t.  I,  art.  Apsis,  p.  70,  et  Concha,  p.  317. 


L'EXÉCUTION  DE  LEDIT.  I79 

pelé  le  renégat  (1)  Théotecne,  qui  s'était  fait  fort 
de  ramener  au  culte  des  dieux  tous  les  chrétiens  qui 
riiabitaicnt  (2).  Mais  sa  nomination  ne  suivit  peut- 
être  pas  immédiatement  Tédit.  Qui  sait  s'il  ne  rem- 
plaça point  un  gouverneur  soit  chrétien,  soit  au  moins 
favorable  aux  chrétiens?  La  présence  d'un  adminis- 
trateur animé  de  tels  sentiments  parait  avoir  été  la 
cause  du  retard  que  subit,  en  Thrace  (3),  la  persé- 
cution. Nous  verrons  que  la  principale  église  d'Hé- 
raclée  ne  fut  fermée  qu'au  commencement  de  30i  (4). 
Une  aussi  longue  patience  serait  inexplicable  sans  ce 
que  l'on  sait  du  gouverneur  Bassus  (5).  Une  pièce  con- 
temporaine semble  dire  qu'il  «  connaissait  Dieu  (6).  » 
Au  moins  sa  femme  était-elle  chrétienne  (7).  Lui- 
même  descendait  peut-être  de  ce  lallius  Bassus  qui 
fut  en  16i  gouverneur  de  la  Mésie  Inférieure  (8) 
et  dont  la  fille  était  enterrée  dans  le  cimetière  de 


(1)  «  Desertor  pietatis.  »  Passio  S.  Theodoti  Ancyranî,  4,  p.  355. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ou  plutôt  dans  la  partie  du  diocèse  de  Thrace  qui  depuis  Dio- 
clétien  formait  une  province  séparée  sous  le  nom  d'Europe,  et  dont 
Héraclée  était  une  des  métropoles;  Marquardt,  Rôm.  StaatsverwaU 
tung,  t.  I,  p.  316;  Mommsen,  Mémoire  sur  les  provinces  romaines, 
trad.  Picot,  p.  42. 

(4)  Passio  S.  Philippin  2;  dans  Ruinart,  p.  443. 

(51  II  peut  avoir  été  parent  du  consul  ordinaire  de  289,  M.  Magrius 
Bassus. 

(6)  Passio  S.  Philippi,  8,  p.  448. 

(7)  «  Mitior  enim  fuerat  Bassus...,  eo  quod  uxor  ejus  Deo  aliquanto 
jara  lempore  serviebat.  »  Ibid. 

(8)  Léon  Renier,  Inscriptions  de  Troesmis ,  extrait  des  Comptes 
rendus  de  l'Acad.  des  inscriptions,  1865,  p.  25;  De  Rossi,  Bull,  di 
archeologia  cristiana,  1865,  p.  77-79. 


180  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSECUTION. 

Calliste  (1)  :  les  sympathies  pour  le  christianisme  ne 
cessèrent  probablement  jamais  dans  cette  famille  et 
les  Bassi  du  quatrième  siècle  seront  célèbres  par  leur 
piété  (2). 

Si,  en  dehors  des  événements  de  Nicomédie,  l'on  a 
peu  de  détails  sur  les  débuts  de  la  persécution  dans 
les  États  de  Dioclétien,  les  renseignements  sont  moins 
nombreux  encore  sur  ses  commencements  dans  les 
provinces  gouvernées  par  Galère.  Comme  le  César 
demeura  quelque  temps  en  Asie  avant  de  retourner 
dans  son  apanage  (3),  peut-être  faut-il  attribuer  à 
son  absence  la  langueur  avec  laquelle  s'engagèrent 
les  poursuites.  Il  paraît  cependant  qu'à  Thessalo- 
nique,  capitale  de  la  Macédoine,  la  recherche  des 
Écritures  saintes  et  de  tous  les  livres  composant  la 
bibliothèque  des  églises  fut  faite  rigoureusement.  C'est 
alors  qu'une  chrétienne  dévouée,  Irène,  avant  de 
s'enfuir  dans  les  montagnes,  cacha  dans  sa  maison, 
avec  l'aide  de  ses  sœurs ,  un  grand  nombre  de  manus- 


(1)  lALLIAE  lALLII  RAs5 
I  ET  CATIAE  CLEme 

NTINAE  FILIAE  PUssiin 
AE  MATRI  CLEMen 

TINAE  IN  FACE 

AEL.  CLEMENS  fi 

LIVS 

De  Rossi,  Bull,  di  arch.  crist.,  1865,  p.  78,  et  Roma  sotterranea, 
t.  I,  p.  309  et  pi.  XXXI,  n°  12. 

(2)  Prudence.  Contra  Symviachum,!.  548;  De  Rossi,  Inscr.  christ, 
urbis  Romae,  t.  I,  n°  141,  p.  80. 

(3)  Voir  plus  haut,  p.  175. 


LEXÉCLTION  DE  LEDIT.  181 

crits  (1);  nous  retrouverons  ces  saiates  femmes  dans 
Ja  suite  de  cette  histoire.  On  rapporte  aussi  au  com- 
mencement de  la  persécution  (mais  peut-être  la  date 
n'est-ellc  pas  Jjien  assurée)  le  martyre ,  à  Thessalo- 
nique ,  du  diacre  Agatliopode  et  du  lecteur  ïhéodule  ; 
arrêtés  parce  qu'au  lieu  de  s'enfuir  comme  les  autres 
ils  restaient  dans  l'église  et  prêchaient  hardiment,  les 
deux  clercs  furent  conduits  en  prison,  pressés  de  sa- 
crifier, de  mangei'  des  viandes  immolées  et  de  livrer 
les  Écritures  :  sur  leur  refus,  le  juge  les  fît  mettre 
dans  une  harque,  une  pierre  au  cou,  et  jeter  dans  la 
mer  (2j.  Bien  qu'aux  termes  de  l'édit  la  qualité   de 
chrétienne  fit  pas  encore  encourir  la  mort,  la  peine 
capitale  était  quelquefois  prononcée  contre  des  chré- 
tiens plus  hardis  qui  encourageaient  les  autres  à  la 
résistance ,  ou  contre  ceux  qui ,  mis  en  demeure  de 
livrer  les  ouvrages  proscrits,  refusaient  de  le  faire. 
De  ces  derniers  étaient  naturellement  Agathopode, 
chargé  comme  diacre  du  temporel  de  l'église,  et  Théo- 
dule,  investi  spécialement  du  soin  des  livres. 

Si  de  rOrient ,  où  la  persécution  prit  naissance , 
nous  passons  à  l'Occident,  où  ses  effets  se  firent  bien- 
tôt sentir,  nous  verrons  que  ceux-ci  ne  furent  pas  les 


(0  «  Tôt  membranas,  libros,  tabellas,  codicillos  et  paginas  Scriptu- 
rarum.  »  Acta  SS.  Agapes,  Chionix,  Irenes,  5;  dans  Ruinart,  p.  423. 

(2)  Acta  SS.,  avril,  t.  I,  p.  42  et  suiv.  —  Sur  les  difficultés  de  ces 
Actes  quant  à  la  date  et  à  diverses  circonstances  peu  croyables ,  voir 
Tillemont,  Mémoires ,  t  V,  notes  xii  et  xiii  sur  la  persécution  de 
Dioclétien.  Nous  avons  extrait  de  cette  pièce,  écrite  en  forme  oratoire 
et  postérieure  à  la  paix  de  l'Église,  la  substance  seule  du  récit,  qui, 
ramené  à  ces  termes,  devient  vraisemblable. 


182  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

mêmes  dans  les  États  des  deux  souverains  qui  se  par- 
tageaient cette  moitié  de  l'Empire. 

Les  sujets  chrétiens  de  Constance  l'éprouvèrent 
assez  pour  s'apercevoir  qu'elle  avait  été  déclarée,  à 
peine  assez  pour  en  souffrir.  Le  César  ne  pouvait  sans 
doute  refuser  toute  obéissance  aux  commandements 
de  ses  supérieurs,  les  Augustes,  ou  toute  attention  à 
un  édit  en  tête  duquel  son  nom  se  lisait  avec  ceux  de 
ses  trois  collègues.  Mais  il  en  adoucit  l'exécution  au 
point  de  la  rendre  presque  insensible. 

Eùt-il  partagé  la  haine  des  autres  empereurs  pour 
le  christianisme ,  la  politique  aurait  suffi  à  le  détour- 
ner d'y  donner  cours.  Moins  puissante  et  moins  ré- 
pandue en  Bretagne  et  même  en  Gaule  .qu'en  Orient , 
l'Église  ne  prêtait  dans  ces  contrées  aucun  prétexte 
aux  craintes  imaginaires  que  les  souverains  avaient 
manifestées  ailleurs.  Jamais  un  acte  quelconque  d'op- 
position, un  refus  de  service  militaire,  par  exemple, 
ne  s'était  produit  parmi  les  paisibles  chrétientés 
bretonnes  ou  gallo-romaines.  Les  souvenirs  mêmes 
de  la  tyrannie  de  Maximien  Hercule  n'y  avaient  point 
laissé  de  ressentiment  dans  les  âmes,  facilement  ré- 
conciliées avec  l'Empire  par  la  bienfaisante  adminis- 
tration de  Constance.  La  prudence  conseillait  à  celui-ci 
de  ne  pas  éveiller  les  passions  par  une  persécution 
nouvelle,  qui,  pour  être  d'abord  moins  meurtrière 
que  le  court  orage  de  287,  serait  pourtant  plus  in- 
supportable, parce  qu'au  lieu  de  frapper  quelques 
chrétientés  seulement  elle  les  atteindrait  toutes.  Le 
César  se  sentait  aimé  et  vénéré  de  tous  ses  sujets, 


L'EXÉCUTION  DE  L'ÉDIT.  183 

sans  distinction  de  culte  :  cette  popularité,  contras- 
tant avec  les  haines  qu'avaient  attirées  sur  Dioclétien 
et  sur  Hercule  les  exactions  fiscales  du  premier,  les 
cruautés  et  les  débauches  du  second ,  lui  était  chère , 
et  il  ne  voulut  pas  la  perdre.  Par  inclination  autant 
que  par  politique ,  il  résolut  de  préserver  ses  provin- 
ces des  maux  qui  désolaient  déjà  l'Orient  et  allaient 
fondre  sur  une  partie  de  l'Occident  (J). 

Ne  voulant  pas,  cependant,  rompre  ouvertement 
avec  ses  collègues,  Constance  leur  donna  un  témoi- 
gnage matériel  de  soumission  par  la  destruction  de 
quelques  églises.  Mais,  au  prix  de  quelques  murailles, 
qu'il  sera  facile  de  relever,  il  se  dispensa  d'attenter  au 
vrai  temple  de  Dieu ,  qui  est  dans  le  cœur  des  hom- 
mes (2)  ;  il  ne  demanda  pas  aux  membres  du  clergé  de 
livrer  les  Écritures  sacrées  (3);  en  un  mot,  il  laissa 
voir  clairement  sa  résolution  de  respecter  autour  de 


(1)  «  Vir  egregius  et  prsestantissimae  civilitatis...  hic  non  modo 
amabilis  Gallis  fuit,  preecipue  quod  Diocletiani  suspectam  pruden- 
tiam  et  Maximiani  sangiiinariam  lemeritatem  imperio  ejus  evaserant.  » 
Eutrope,  Brev.,  X,  1.  Ce  jugement  d'un  païen  concorde  avec  celui 
d'Eusèbe,  De  vita  Const.,  II,  49. 

(2)  «  Nam  Constantius,  ne  dissentire  a  majorum  praceptis  videretur, 
conventicula,  id  est  parietes,  qui  restitui  poterant,  dirui  passus  est, 
verum  autem  Dei  templum,  quod  est  in  hominibus,  incolume  serva- 
"vit.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  15.  —  Sur  la  destruction  des  églises 
en  Bretagne,  voir  Bède,  Hist.  EccL,  II,  8. 

(3)  C'est  ce  que  diront,  plus  tard,  les  donatistes,  demandant  à  Cons- 
tantin de  leur  donner  pour  juges  des  évêques  de  la  Gaule,  parce  que 
parmi  ceux-ci  il  ne  pouvait  y  avoir  eu  de  traditeurs  :  «  De  génère 
justo  es,  cujus  pater  inter  ceteros  imperatores  persecutionem  non 
exercuit,  et  ab  hoc  facinore  imrnunis  est  Gallia.  »  Saint  Optât,  De 
schism.  donat.,  I,  22, 


184  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

lui  la  liberté  des  consciences.  Si,  alors  ou  plus  tard, 
des  excès  furent  commis  dans  ses  États  contre  les  chré- 
tiens, cela  eut  lieu  à  son  insu,  par  la  tyrannie  locale 
d'un  petit  nombre  de  gouverneurs  (1);  mais  la  direc- 
tion générale  donnée  par  Constance  à  sa  politique  re- 
ligieuse fut  toute  dans  le  sens  de  la  tolérance.  Alors 
que  les  palais  de  ses  collègues  ne  contenaient  plus  un 
seul  officier  ou  serviteur  chrétien,  le  sien,  qui  en  était 
rempli ,  continua  de  ressembler  à  une  église ,  dit  Eu- 
sèbe  (2),  répétant  une  expression  naguère  employée 
par  saint  Denys  d'Alexandrie  à  propos  d'un  autre  em- 
pereur favorable  au  christianisme  (3).  Si  l'on  en  croit 
l'historien,  Constance  donna  même  une  noble  et  spi- 
rituelle leçon  aux  courtisans  qui  croient  faire  preuve 
de  fidélité  aux  princes  en  réglant  leur  conscience  sur 
les  ordres  de  ceux-ci.  Il  feignit  d'imiter  Dioclétien,  et 
d'exiger  comme  lui  de  tous  ceux  qui  l'entouraient  une 
adhésion  au  paganisme.  «  Employés  du  palais,  ma- 


(1)  Ainsi  périrent  saint  Ferréol,  à  Vienne,  et  saint  Julien,  à  Brioude, 
si  leur  martyre  eut  lieu  dans  la  dernière  persécution;  mais  cette  date 
n'est  nullement  assurée.  Voir  Tilleniont,  Mémoires,  t.  V,  note  m  sur 
saint  Ferréol.  Quant  à  saint  Mitre,  patron  d'Aix  en  Provence,  dont  on 
fait  un  martyr  de  la  persécution  de  Dioclétien,  le  plus  ancien  texte  de 
sa  vie,  publié  par  les  Bollandistes  au  tome  VIII  (1889)  de  leurs  Ana- 
lecta,  montre  que  ce  généreux  esclave  d'un  païen  fut  victime  d'une 
longue  persécution  domestique,  mais  survécut  à  son  maître  :  son  his- 
toire, que  l'on  peut  placer  avec  vraisemblance  à  la  fin  du  troisième 
siècle  ou  au  commencement  du  quatrième,  fait  comprendre  les  vexa- 
tions auxquelles  étaient  exposés  les  esclaves  chrétiens,  mais  n'a  rieu 
à  voir  avec  la  persécution  officielle. 

(2)  Eusèbe,  De  vitaConst.,  I,  17. 

(3)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VII,  10,  3;  cf.  les  Dernières  Persécutions 
du  troisième  siècle,  p.  35. 


L'EXÉCUTION  DE  LEDIT.  185 

gistrats,  gouverneurs,  les  chrétiens  qui  obéiront, 
dit-il,  continueront  de  jouir  de  leurs  honneurs  et  pri- 
vilèges, mais  ceux  qui  refuseront  perdront  leurs  char- 
ges. »  Les  uns  se  montrèrent  disposés  à  l'obéissance; 
d'autres  refusèrent  de  renier  le  Christ.  Quand  le  prince 
eut  ainsi  pénétré  le  caractère  de  chacun,  il  blâma 
les  premiers  de  leur  faiblesse  et  se  plaignit  de  ne 
pouvoir  compter  pour  lui-même  sur  la  fidélité  d'hom- 
mes capables  de  renier  leur  Dieu.  Ceux-ci  furent,  en 
conséquence ,  exclus  de  la  cour,  tandis  que  les  chré- 
tiens courageux  qui  s'étaient,  par  devoir,  exposés  à 
déplaire  restèrent  en  possession  de  la  faveur  du  loyal 
César  (1). 

Maximien  Hercule  différait  trop  de  Constance  pour 
ne  pas  accueillir  avec  joie  la  persécution  (2).  Aussi, 
tandis  qu'en  Bretagne  et  en  Gaule  la  paix  religieuse 
était  à  peine  troublée,  l'édit  fut  rigoureusement  ap- 
pliqué dans  les  États  du  second  Auguste ,  c'est-à-dire 
en  Italie,  en  Afrique  et  en  Espagne. 

Pour  ce  dernier  pays,  nous  avons  le  témoignage 
du  poète  Prudence,  qui  montre  les  soldats  pillant 
les  livres  sacrés,  et  attribue  a  la  destruction  de  do- 
cuments qui  eut  lieu  alors  l'oubli  où  tomba  la  mé- 
moire des  anciens  martyrs  (3). 

La  guerre  aux  manuscrits  ne  fut  certes  pas  moin- 
dre à  Rome.  Mais  nous  manquons  de  détails  sur  ce 


(1)  Eusèbe,  De  vita  Const.,  I,  16. 

(2)  «  Et  quidem  senex  Maximianus  libens  paruit  per  Italiam,  horao 
non  adeo  clemens.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  15. 

(3)  Prudence,  Péri  Steph.,  I,  73-78. 


186  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

qui  s'y  passa.  Les  seuls  qui  nous  soient  parvenus  dé- 
coulent (Vune  source  suspecte.  Il  y  aurait  eu  dans 
celte  capitale  du  monde  chrétien  de  nombreux  «  tra- 
diteurs,  «  si  l'on  en  croit  des  Actes  allégués  un  siècle 
plus  tard  par  les  donatistes  (1).  Cependant,  deux  seu- 
lement y  sont  désignés  par  leurs  noms,  Straton  et 
Cassien  (2).  Les  donatistes  accusent,  il  est  vrai,  le 
pape  Marcellin,  ses  prêtres  Miltiade,  Marcel,  Silvestre, 
d'avoir  livré  les  Écritures;  mais  aucune  pièce  n'est 
apportée  à  l'appui  de  cette  assertion  (3).  Saint  Au- 
gustin la  repousse  comme  dénuée  de  preuves  (4).  Nous 
verrons  tout  à  l'heure  les  habiles  et  laborieux  efforts 
de  Marcellin  pour  dérober  aux  profanateurs  les  sé- 
pultures les  plus  vénérées  des  catacombes.  Apparem- 
ment, si  la  police  romaine  avait  dû  recourir  à  la 
trahison  ou  à  la  faiblesse  pour  se  faire  livrer  les  ma- 
nuscrits, ce  n'aurait  été  que  dans  quelques-unes  des 
églises  paroissiales  ou  tituli,  situées  pour  la  plupart 


(1)  Saint  Augustin,  Breviculus  collationis  cum  donatistiSy  III, 
34.  Même  si  ces  Actes  étaient  authentiques,  rien  ne  prouverait  qu'ils 
fussent  relatifs  à  des  chrétiens  de  Rome;  car,  dit  saint  Augustin,  ni 
le  magistrat,  ni  le  lieu  n'étaient  nommés  :  «  nec  prsefectusipse...,  nec 
locus  legebatur.  » 

(2)  Ibid.,  34-36. 

(3)  La  plus  ancienne  mention  qui  nous  en  soit  parvenue  est  dans  le 
Liber  Genealogus,  ouvrage  composé  par  undonatiste,  en  Afrique,  entre 
405  et  427;  à  l'article  sur  la  persécution  de  Dioctétien,  on  lit  :  «  Mar- 
cellinus  Urbis  (episcopus),  Straton  et  Cassianus  diaconus  Urbis  publiée 
in  Capitolio  evangelia  concremarunt.  »  Voir  Mommsen,  Chronica  mi- 
nora saeculorum  IV,  V,  VI,  VII:  cf.  Bullettino  di  archeologia  cris- 
tianas,  1894,  p.  52. 

(4)  Saint  Augustin,  Contra  litt.  Petil.,  II,  502;  De  unico  baptismo, 
27;  Brev.  coll.  cum  donat.,  III,  34-36;  Addonat.  post  coll.,  17. 


L'EXECUTION  DE  L'ÉDIT.  187 

dans  les  quartiers  excentriques  de  la  ville  :  les  plus 
anciennes,  n'étant  point  distinguées  par  leur  archi- 
tecture comme  les  somptueuses  basiliques  de  l'Orient, 
pouvaient  être  jusque-là  demeurées  inconnues  de 
l'autorité  civile  (1).  Mais  celle-ci  avait  entretenu  des 
rapports  officiels  avec  le  chef  de  la  communauté  chré- 
tienne :  elle  connaissait  certainement  l'existence  des 
archives  et  de  la  bibliothèque  pontificales,  situées 
dans  un  des  lieux  les  plus  fréquentés  de  la  ville ,  près 
du  théâtre  de  Pompée  et  des  écuries  de  la  faction 
Verte  des  jeux  du  cirque  (2).  Sans  doute  elle  n'eut 
besoin  d'aucun  délateur  pour  s'emparer  d'un  dépôt 
déjà  considérable  à  cette  époque  (3),  et  que  sa  ri- 
chesse même  n'avait  pas  dû  permettre  de  démé- 
nager furtivement.  Le  petit  nombre  des  Actes,  des 
documents,  des  écrits  antérieurs  au  quatrième  siècle 
qui  nous  soient  restés  d'un  siège  mêlé  comme  celui 
de  Rome  aux  affaires  de  la  chrétienté  universelle, 
prouve  que  cette  saisie  eut  lieu ,  et  montre  que  nulle 
part  peut-être  la  destruction  ne  fut  plus  complète  et 
plus  systématique  (4). 

Mais  à  Rome,  pas  plus  qu'ailleurs,  on  ne  se  con- 
tenta de  détruire  des  livres  ou  de  disperser  des  ar- 
chives. L'autorité  publique  démolit  les  sanctuaires 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  65. 

(2)  De  Rossi,  De  origine,  historia,  indicibus  scrinii  et  biblioth. 
sedis  apost.,  p.  xxxvii;  La  biblioteca  délia  sede  apostolica,  dans 
Studi  e  Documenti  di  Storia  e  Diritto,  1884,  p.  334. 

(3)  De  origine,  etc.,  p.  xi-xxvii. 

(4)  De  origine,  ^ic.^  p.  xviii;  La  biblioteca,  etc.,  p.  336. 


188  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

chrétiens,  et  confisqua  les  vastes  propriétés  que  l'É- 
glise possédait  en  vertu  des  donations  des  fidèles,  et 
qu'elle  faisait  servir  pour  la  plupart  à  la  sépulture 
de  ses  membres.  Si  nous  avions  soit  les  Actes  auxquels 
se  référèrent  plusieurs  fois  les  donatistes  dans  les 
controverses  postérieures,  soit  les  lettres  officielles 
données  après  la  persécution  pour  permettre  de  re- 
couvrer les  loca  ecclesiastica,  nous  pourrions  nous 
rendre  compte  de  la  nature  et  de  l'étendue  des  biens 
ravis  aux  chrétiens.  Malheureusement  ces  documents 
ne  sont  connus  que  par  quelques  allusions  (1),  et 
n'ont  été  nulle  part  reproduits  intégralement  ou 
même  cités  avec  détail.  Bien  rares  sont  les  rensei- 
gnements que  l'on  peut  glaner  ailleurs  :  comme  ces 
passages  du  Livre  Pontifical  où  il  est  question  de  la 
confiscation  du  cimetière  de  Cyriaque ,  sur  la  voie  Ti- 
burtine  (2),  et  de  celle  d'un  domaine  de  la  Sabine 
«  appartenant  au  nom  des  chrétiens  »  et  devenu  en- 
suite «  propriété  d'Auguste  (3).  »  Si  l'on  veut  com- 
prendre et,  pour  ainsi  dire,  toucher  du  doigt  la  crise 
violente  alors  subie  par  le  patrimoine  ecclésiastique, 
il  faut  descendre  aux  catacombes. 

Quand  fut   connu  l'édit,  les  chrétiens  voulurent 
soustraire  aux  profanations  les  tombes  (fort  rares  à 

(1)  Brev.  coll.  cum  donat.,  III,  34-36. 

(2)  «  Possessio  cujusdain  Cyriacœ  religiosœ  feminae,  quod  fiscus  occu- 
paverat  tempore  persecutionis.  »  Lib.  Pont.,  Silvester,  25;  Duchesne, 
t.  I,  p.  182. 

(3)  «  Possessio  Augusti,  lerritorio  Sabinense",  praest.  nomini  chris- 
lianorum.  »  Ibid.  —  Sur  la  valeur  de  ces  expressions,  voir  Duchesne, 

t.  I,  p.  CL. 


L'EXÉCUTION  DE  LEDIT.  189 

Rome)  qui  se  trouvaient  à  la  surface  du  sol,  au-dessus 
des  cimetières  souterrains.  Telle  fut  probablement  la 
pensée  d'Aelius  Saturninus,  époux  de  la  clarissime 
Cassin  Feretria,  car  une  épitaphe  de  celle-ci  a  été 
trouvée  à  fleur  de  terre ,  dans  Faire  extérieure  du  ci- 
metière de  Calliste,  et  une  seconde  épitaphe  toute 
semblable  ferma  un  humble  loculus,  dans  une  des 
galeries  souterraines  antérieures  à  la  paix  de  l'É- 
glise :  sans  doute  les  restes  de  la  noble  femme  y  fu- 
rent transportés  hâtivement,  à  la  première  nouvelle 
de  la  persécution  (1).  Cependant  un  tel  abri  n'offrait 
encore  qu'une  sécurité  relative.  S'il  pouvait  protéger 
dans  une  certaine  mesure  les  tombes  des  simples  fi- 
dèles, il  ne  devait  point  garantir  les  sépulcres  déjà 
célèbres  des  martyrs  et  des  saints  contre  les  insultes 
des  persécuteurs,  jaloux  d'en  abolir  la  mémoire.  On 
avait  probablement  appris  déjà  à  Rome  les  outrages 
subis  par  les  restes  des  martyrs  de  Nicomédie,  que 
Dioclétien,  après  les  avoir  laissé  d'abord  ensevelir  ho- 
norablement, fit  ensuite  déterrer  et  jeter  à  la  mer  (2). 
Aussi  Fautorité  ecclésiastique,  en  vue  du  moment 
prochain  où  la  confiscation  ordonnée  par  Fédit  allait 
être  appliquée  aux  cimetières,  s'empressa-t-elle  d'y 
mettre,  partout  où  elle  le  put,  les  tombes  saintes 
hors  de  la  portée  des  païens  :  elle  y  réussit  parfois  si 
bien   que,  la   persécution   finie,  les  chrétiens  eux- 


(1)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  II.  p.  285  et  pi.  LV;  t.  III, 
p.  561-562. 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  169. 


190  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

mêmes  auront  souvent  beaucoup  de  mal  à  les  re- 
trouver (1). 

Un  des  moyens  les  plus  coûteux,  mais  aussi  les 
plus  sûrs ,  consistait  à  combler  de  terre  les  cryptes  où 
reposaient  des  martyrs  illustres  :  il  paraît  avoir  été 
employé  dans  celle  des  saints  Protus  et  Hyacinthe, 
sur  l'ancienne  voie  Salaria  (2).  Dans  le  cimetière  de 
Calliste,  le  pape  Marcellin  et  son  diacre  Severus  usè- 
rent du  même  procédé  pour  rendre  inaccessible  aux 
persécuteurs  l'aire  de  la  catacombe  où  avaient  été 
inhumés  les  pontifes  du  troisième  siècle  et  de  nom- 
breux martyrs  ;  environ  seize  cent  trente-sept  mètres 
cubes  de  terre  furent  transportés  de  loin  et  à  grands 
frais  :  le  caveau  papal ,  la  chambre  funéraire  de  sainte 
Cécile,  les  chambres  ornées  de  fresques  célèbres  qui 
font  allusion  aux  sacrements ,  les  principales  galeries 
de  cette  région,  furent  ainsi  enterrés,  et  demeurèrent 


(1)  Le  pape  saint  Damase,  après  366,  se  voua  à  celte  recherche  : 
«  multa  corpora  sanctorum  requisivit  et  invenit,  »  dit  le  Liber  Ponti- 
ficalis;  Duchesne,  t.  I,  p.  212.  L'inscription  en  vers  qu'il  mit  sur  le 
tombeau  de  saint  Eutychius,  dans  la  catacombe  de  saint  Sébastien, 
dit  :  QUAERITUR,  mVENTVS  COLITVR.  De  Rossi,  Inscr.  christ,  ur- 
bis  Romx,  t.  II,  p.  66,  90,  105.  Celui  de  saint  Neraesius  fut  longtemps 
sans  honneurs,  parce  qu'on  était  incertain  sur  sa  situation  :  INCVL- 
TAM  PRIDEM  DVBITATIO  LONGA  RELIQVIT.  Ibid.,  p.  102. 

(2)  Tel  est  probablement  le  sens  de  ces  vers  des  deux  inscriptions 
mises  plus  tard  dans  leur  crypte  par  le  pape  Damase  : 

EXTREMO  TVMVLVS  LATVIT  SVB  AGGERE  MONTIS 
QVEM  CUM  lAM  DVDVM  TEGERET  MONS,  TERRA,  CALIGO 

Voir  De  Rossi,  Roma  soiterranea,  t.  I,  p.  213;  Inscr.  christ.,  t.  If, 
p.  30,  104,  108.  Cf.  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle, 
2«  éd,,  appendice  G,  p.  379. 


L'EXÉCUTION  DE  LEDIT.  191 

en  cet  état,  en  partie  jusqu'aux  travaux  de  déblaie- 
ment exécutés  par  le  pape  Damase,  dans  la  seconde 
moitié  du  quatrième  siècle,  en  partie  même  jusqu'à 
nos  jours  (1). 

Peut-être  est-ce  après  s'être  vus  déjoués  de  cette 
manière ,  que  les  païens  voulurent  se  veng-er  en  abat- 
tant des  édifices  construits  dès  le  troisième  siècle  au- 
dessus  des  principaux  cimetières  (2)  :  l'exèdre  à  trois 
absides,  servant  aux  réunions  chrétiennes,  qui  s'é- 
lève sur  celui  de  Calliste  (3),  parait  avoir  été  démoli 
au  début  de  la  persécution,  pour  n'être  rebâti  qu'a- 
près la  paix  de  l'Église  (4). 


(1)  Roma  sotterranea,  1. 1,  p,  213;  t.  Il,  p.  106,  259,  379, et  2'"'=  par- 
tie, p.  52-58;  voir  aussi  pi.  LUI,  n°  7.  Cf.  Rome  souterraine,  p.  495, 
499. 

(2)  Liber  Ponti/icalis ,  Fabianus;  Duchesne,  t.  I ,  p.  148.  Cf.  De 
Rossi,  Ro7na  sotterranea,  t.  I,  p.  117,  199;  t.  II,  p.  278. 

(3)  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  412-471  et  pi.  XXXIX. 

(4)  Ibid.,  p.  469-470. 


192  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 


III 


Les  traditeurs. 

La  persécution  eut  toujours  une  violence  particu- 
lière dans  l'Afrique  romaine,  comme  si,  chez  les 
assaillants  et  les  défenseurs  du  christianisme,  les 
âmes  y  fussent  montées  à  un  ton  plus  élevé  qu'ail- 
leurs. Aussi  les  cimetières,  qui  là  n'étaient  pas  sou- 
terrains (1),  et  ne  pouvaient  être  protégés  de  la 
même  manière  que  ceux  de  Rome,  durent-ils  voir  de 
lugubres  scènes.  Quand  on  connaît  le  caractère  des 
habitants  de  cette  ardente  province ,  et  qu'on  se  rap- 
pelle les  émeutes  dirigées  à  Carthage  contre  les  tom- 
bes chrétiennes  dès  le  temps  de  Septime  Sévère  (2), 
on  se  figure  Tacharnement  que  montrèrent  les  exé- 
cuteurs de  la  loi  de  confiscation  contre  ses  enclos 
à  ciel  ouvert,  remplis  de  tombeaux  et  d'édifices  (3) , 
Taire  des  martyrs,  à  Cirta  (4),  l'aire  des  sépultures, 
avec  sa  chapelle  pour  les  réunions,  à  Césarée  (6), 


(1)  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troi- 
sième siècle,  1"  éd.,  p.  88. 

(2)  Ihid.,  p.  52,  88. 

(3)  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1884-1885,  p.  45-49. 

(4)  «  Area  martyrum.  »  Gesta  apud  Zenophilum  consularem  (à  la 
suite  des  Œuvres  de  saint  Augustin,  éd.  Gaume,  t.  IX,  col.  1112). 

(5)  «  Area  ubi  orationes  facitis.  »  Gesta  proconsularia  quitus  ah- 
solutus  est  Félix  (ibid.,  col.  1088). 

(6)  AREAM  AT  SEPVLCRA  CVLTOR  VERBI  CONTVLIT  ET  CEL- 
LAM    STRVXIT    SVIS    CVNCTIS    SVMPTIBVS.   Corp.  inscr.  lat,. 


LES  TRADITEURS.  193 

Faire  des  chrétiens,  à  Carthage  (1).  D'horribles  pro- 
fanations furent  probablement  commises  dans  ces 
lieux  sacrés,  qu'à  d'autres  époques  la  loi  avait  pro- 
tégés d'une  barrière  souvent  impuissante  contre  les 
impatiences  de  la  foule  païenne. 

Malheureusement  les  documents  qui  nous  sont  par- 
venus racontent  seulement  la  guerre  impitoyable 
faite  aux  églises  et  aux  livres.  La  passion  portée  dans 
cette  guerre  par  les  païens ,  la  résistance  courageuse 
d'un  grand  nombre  de  pasteurs,  de  clercs  et  de  laï- 
ques, les  longs  et  cruels  reproches  dont  fut  poursui- 
vie la  mémoire  de  ceux  qui  avaient  eu  la  faiblesse 
de  livrer  aux  persécuteurs  les  meubles  liturgiques  et 
les  Bibles,  les  outrages  prodigués  par  plusieurs  aux 
hommes  modérés  qui  cherchaient  à  sauver  le  saint 
dépôt  tout  en  se  sauvant  eux-mêmes,  l'importance 
enfin  que  la  question  des  «  traditeurs  »,  germe  du 
schisme  donatiste,  garda  longtemps  en  Afrique, 
nous  obligent  à  donner  une  attention  particulière 
aux  incidents  qui  marquèrent  la  première  phase  de 
la  persécution  dans  cette  partie  des  États  de  Maxi- 
mien Hercule. 

Sur  la  lueur  des  incendies  où  se  consument  les  mu- 
railles des  sanctuaires  chrétiens  et  les  manuscrits  des 


t.  VIII,  9585.  Cf.  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première 
moitié  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  89.  —  L'area  chrétienne  de 
Césarée  a  été  retrouvée  par  le  cardinal  Lavigerie.  Bull,  di  archeol. 
crist.,  1878,  p.  73. 

(1)  Lavigerie,  de  l'Utilité  d'une  mission  archéologique  permanente 
à  Carthage,  p.  41-53. 

IV.  13 


194  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

Écritures,  se  détachent  d'abord,  avec  une  singulière 
netteté,  les  figures  des  dépositaires  infidèles  qui 
abandonnèrent  aux  représentants  de  l'autorité  païenne 
les  trésors  artistiques  ou  littéraires  de  leurs  Églises. 
Elles  prennent  à  nos  yeux  d'autant  plus  de  relief, 
qu'avec  la  fougue  naturelle  à  l'esprit  africain  quel- 
ques-uns de  ces  prévaricateurs  s'adressèrent  ensuite 
de  mutuels  reproches  et  mirent  la  postérité  dans  la 
confidence  de  leurs  plus  pénibles  secrets.  Nous  con- 
naissons ainsi  les  fautes  de  Purpurins,  évêque  de 
Limata,  homme  indigne,  déjà  soupçonné  d'homi- 
cide, puis  convaincu  d'être  traditeur  (1)  ;  la  faiblesse 
de  Donat,  évêque  de  iMaxula,  dans  la  province  pro- 
consulaire (2);  celle  de  Victor,  évêque  de  Rusicade, 
en  Numidie,  qui  avait  brûlé  lui-même,  par  ordre  du 
curateur  de  la  cité,  un  manuscrit  des  quatre  Évan- 
giles, et  prétendait  s'excuser  en  disant  que  les  lettres 
étaient  presque  effacées  (3);  celle  (si  l'on  en  croit  un 
écrit  donatiste)  de  Fundanus,  évêque  d'Abitène  :  mais 
au  moment  où  les  magistrats  jetaient  ses  livres  dans 
le  feu,  une  tempête  soudaine  s'éleva,  la  pluie  tomba, 
accompagnée  d'éclairs,  et  le  bûcher  s'éteignit  (4-). 


(1)  Actes  du  concile  de  Cirta,  dans  saint  Augustin,  Contra  Cresco- 
nium,  m ,  30. 

(2)  Ibid. 

(3)  «  Valentianus  curator  fuit.  Ipse  me  coegit  ut  mitterem  illa  in 
ignem.  Sciebam  illa  delititia  fuisse.  »  Ibid. 

(4)  «  In  isto  namque  foro  jam  pro  Scripturis  dominicis  dimicaverat 
cœlura,  cum  Fundanus  civitalis  quondam  episcopus  Scripturas  domi- 
nicas  traderet  exurendas  :  quas  cura  magistratus  sacrilegus  igni  appo- 
neret,  subito  imber  sereno  cœlo  diffunditur,  ignis  Scripturis  sacris 


LES  TRADITEURS.  195 

De  tous  les  traditeurs,  ceux  dont  l'histoire  est  la 
mieux  connue  et,  à  plusieurs  égards ,  la  plus  intéres- 
sante sont  l'évoque  et  le  clergé  de  Cirta.  Leur  chute 
est  attestée  par  un  procès-verbal  officiel,  précieux 
document  qui  suppléera  à  la  perte  de  beaucoup 
d'autres,  et  permettra  de  se  faire  une  idée  de  la  ma- 
nière dont  procédaient  les  agents  municipaux,  char- 
gés par  les  gouverneurs,  sous  peine  de  mort  (1),  de 
faire  les  perquisitions  ordonnées  par  Fédit.  C'est  une 
scène  de  persécution,  prise  sur  le  vif;  c'est  en  même 
temps  un  regard  jeté  sur  l'intérieur  des  églises  chré- 
tiennes, leur  mobilier  liturgique,  leurs  magasins 
remplis  de  vêtements  pour  les  pauvres  et  de  provi- 
sions pour  les  agapes. 

Malgré  la  longueur  de  la  pièce,  je  dois  la  traduire 
en  entier. 

«  Dioctétien  étant  consul  pour  la  huitième  fois,  et 
Maximien  pour  la  septième ,  le  quatorze  des  calendes 
de  juin  (2),  procès- verbal  dressé  par  Munatius  Félix, 
flamine  perpétuel,  curateur  de  la  colonie  de  Cirta  (3). 


admotus  exstinguilur,  grandines  adhibentur,  omnisque  ista  regio,  pro 
Scripturis  dominicis,  démentis  fiirentibus ,  devastabatur.  »  Acia 
SS,  Saturnini,  Dativi,  3,  dans  Ruinart,  p.  410. 

(1)  «  Sub  exitio.  »  Saint  Augustin,  ^rey.  coll.  cum  donat.,  III,  27. 
—  «  Ad  discrimen  capitis.  »  Ibid.,  31. 

(2)  19  mai  303. 

(3)  «  Ex  actis  Munatii  Felicis,  flaminis  perpetui,  curatoris  coloniae 
Cirtensium.  »  —  Le  curator  civUatis ,  que  nous  voyons  chargé  en 
Afrique  de  rechercher  les  livres  chrétiens,  avait,  depuis  Dioclétien , 
cessé  d'être  un  fonctionnaire  de  l'État  pour  devenir  un  simple  magis- 
trat municipal,  quoique  toujours  nommé  par  l'empereur.  11  avait  le 
droit  d'imposer  certaines  amendes,  de  châtier  les  esclaves,  d'arrêter 


196  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

«  Quand  on  fut  arrivé  à  la  maison  où  s'assem- 
blaient les  chrétiens,  Félix,  flamine  perpétuel,  cura- 
teur, dit  (1)  à  Paul,  évêque  :  «  Apportez  les  Écritures 
de  votre  loi,  et  tous  les  autres  écrits  que  vous  avez 
ici,  afin  d'obéir  aux  ordres  des  empereurs.  »  Paul, 
évêque,  dit  :  «  Ce  sont  les  lecteurs  qui  ont  les  Écri- 
tures :  ce  que  nous  avons  ici,  nous  vous  le  donnons.  » 
Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit  :  «  Montrez  les 
lecteurs,  ou  les  envoyez  chercher.  »  Paul,  évêque, 
dit  :  ((  Vous  les  connaissez  tous.  »  Félix,  flamine  per- 
pétuel, curateur,  dit  :  u  Réservant  les  lecteurs,  que 
nos  officiers  produiront,  donnez  ce  que  vous  avez.  )> 
Paul,  évêque,  étant  assis,  entouré  de  Montan,  Victor, 
Deusatelio,  Memorius,  prêtres;  Mars,  Helius  et  Mars, 


les  perturbateurs  du  repos  public,  de  faire  des  perquisitions  et  de 
commencer  les  enquêtes.  Voir  Camille  JuUian,  les  Transformations 
politiques  de  Vltalie  sous  les  empereurs  romains ,  p.  113  et  suiv.; 
Lacour-Gayet ,  art.  Curator  civitatis,  dans  le  Dict.  des  antiquités, 
t.  I,  p.  1621.  —  En  Numidie  et  probablement  en  Mauritanie,  la  charge 
de  curateur  était  jointe,  depuis  Septime  Sévère,  à  celle  de  flamen perpe- 
iuus  ou  prêtre  municipal  préposé  au  culte  des  Augustes.  Le  titre  donné 
dans  les  inscriptions  aux  magistrats  investis  de  ce  double  office  est 
conforme  à  nos  Actes  :  FL.  PP.  CVR.  REIP.  Voir  Henzen,  Ann.  deW 
Inst.  di  corr.  arch.,  1851,  p.  2G;  1866,  p.  98:  Hirschfeld,  ihid.,  1866, 
p.  35;  De  Rossi,  Bull,  di  arch.  crist.,  1878,  p.  29;  Léon  Renier,  Mé- 
langes d'épigraphie,  p.  45.  —  Le  flaminat,  même  sans  la  curatelle, 
donnait  probablement  qualité  pour  instrumenter  contre  les  chrétiens; 
c'est  ainsi  qu'à  Smyrne,  sous  Dèce,  le  néocore,  ministre  du  culte  de 
Rome  et  d'Auguste,  fit  les  informations  préalables  dans  le  procès  de 
Pionius  :  voir  Hist.  des  persécutions  pendant  la  première  moitié 
du  troisième  siècle,  1"  éd.,  p.  397. 

(1)  Dans  la  rédaction  des  procès- verbaux  officiels  l'emploi  du  mot 
dixit  était  tellement  de  style  qu'on  l'exprimait  par  un  simple  sigle, 
comme  en  témoigne  l'inscription  des  fullones ,  au  Coj-p.  inscr.  lat., 
t.  VI,  p.  266.  Voir  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  161. 


LES  TRADITEURS.  197 

diacres;  Marcuclius,  Gatulinus,  Silvain  et  Carosus, 
sous-diacres;  Januarius,  Meraclus,  Fructuosus,  Mig- 
gin,  Saturninus,  Victor,  fds  de  Samsuricus,  et  autres, 
fossoyeurs  (1),  Victor,  fils  d'Aufidius,  rédigea  l'inven- 
taire suivant  (2)  : 

«  Deux  calices  d'or,  six  calices  d'argent,  six  bu- 
rettes d'argent  (3),  un  petit  chaudron  d'argent  (4), 
sept  lampes  d'argent,  deux  grands  chandeliers  (5), 
sept  petits  chandeliers  d'airain  avec  leurs  lampes  (6), 


(1)  La  présence  des  fossores  parmi  les  membres  du  clergé  de  Cirta 
est  un  des  arguments  sur  lesquels  s'appuient  ceux  qui  reconnaissent 
en  eux  des  clercs  inférieurs.  Voir  Martigny,  art.  Fossores,  p.  330; 
Kraus,  t.  I,  art,  Fossores,  p.  537;  De  Rossi,  JRoma  sotterranea,  t.  III, 
p.  535. 

(2)  Cf.  Prudence,  Péri  Steph.y  II,  129  :  «  Tota  digestim  Christi  su- 
pellex  scribitur.  » 

(3)  «  Urceola  argentea.  »  L'urceolus  était  la  même  chose  que  Varna 
ou  amula,  d'où  l'on  versait  dans  le  calice  le  vin  liturgique;  voir  Mar- 
tigny, art.  Ama,  p.  36,  et  surtout  Kraus,  art.  Amula,  t.  I,  p.  48. 

(4)  «  Cucumellumargenteum.  »  Voir  Kraus,  1. 1,  p.  339.  Cucumellum  , 
que  l'on  trouve  employé  avec  le  même  sens  dans  Paul  Diacre  {Chron. 
Casin.,  IV,  90),  est  le  diminutif  de  cucuma  (Pétrone,  Satyr.,  136; 
Digeste,  XLVIII,  viii,  1;  voir  sur  ce  mot  le  Dict.  des  ant.,  t.  I, 
p.  1579).  —  Aux  vases  et  ustensiles  d'or  et  d'argent  conservés  dans  le 
trésor  des  églises  font  allusion  ces  vers  mis  par  Prudence  dans  la 
bouche  d'un  magistrat  païen  : 

...  Libent  ut  auro  antistites; 
Argenteis  scaphis  ferunl 
Fumare  sacrum  sanguinem 
Auroque  nocturnis  sacris 
Adstare  fixos  cereos. 

Péri  Steph.,  II,  68-74. 

(5)  «  Cereofala  duo.  »  Il  s'agit  des  chandeliers  que  portent  encore 
les  acolytes,  et  qu'ils  posent  à  terre  pendant  le  saint  sacrifice,  La 
forme  plus  fréquente  est  cereoferarius ;  voir  Kraus,  t.  I,  p.  207. 

(6)  R  Candelee  brèves  aenese  cum  lucernis  suis  septem.  »  Il  s'agit  ici  de 


198  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

onze  lampes  d'airain  avec  leurs  chaînes  (1),  quatre- 
vingt-deux  tuniques  de  femmes,  trente-huit  voiles  (2), 
seize  tuniques  d'hommes,  treize  paires  de  chaussures 
d'hommes,  quarante-sept  paires  de  chaussures  de 
femmes,  dix-neuf  capes  de  paysan  (3).  » 

«  Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit  à  Marcu- 
clius,  Silvain  et  Carosus,  fossoyeurs  :  «  Apportez  ce 
que  vous  avez  (i).  »  Silvain  et  Carosus  répondi- 
rent :  «  Tout  ce  que  nous  avions  ici,  nous  l'avons  jeté 
dehors.  »  Féhx,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit  : 
u  Votre  réponse  sera  inscrite  au  procès-verbal.  » 

«  On  se  rendit  ensuite  à  la  bibliothèque;  mais  on 
en  trouva  les  armoires  vides.  Là,  Silvain  présenta  un 
chapiteau  d'argent  et  une  lampe  d'argent,  qu'il  dit 
avoir  trouvés  derrière  un  grand  vase.  Victor,  fils 
d'Aufidius,  dit  à  Silvain  :  «  Tu  aurais  été  mis  à  mort, 
si  tu  ne  les  avais  pas  trouvés.  »  Félix,  flamine  perpé- 
tuel, curateur,  dit  à  Silvain  :  «  Cherche  soigneuse- 
ment s'il  ne  reste  rien.  »  Silvain  dit  :  «  Il  ne  reste 
rien,  nous  avons  tout  mis  dehors.  »  Quand  le  tricli- 


petils  (lambeaux  ou  candélabres  portant  des  lampes  adhérentes  ou 
suspendues;  voir  Dict.  des  ant.,  art.  Candélabre,  t.  I,  p.  874-875, 
fig.  1093-1100. 

(1)  Voir  plusieurs  lampes  semblables  dans  Roller,  Catacombes  de 
Borne,  pi.  XC,  et  dans  Kraus,  art.  Lamps,  t.  I,  p.  268  et  270. 

(2)  «  Mafortea.  » 

(3)  «  Copias  rusticanas.  »  Du  Cange  ne  cite,  au  mot  Copia,  d'aulre 
texte  que  celui  que  nous  reproduisons;  son  continuateur  Carpen- 
tier  supplée  à  cette  lacune  par  la  définition  suivante,  qui  ne  définit 
rien  :  Vestimenti  species. 

(4)  Il  s'agit  probablement  ici  des  registres  du  cimetière  ou  area. 
Cf.  Rama  sotterranea,  t.  III,  p.  545. 


LES  TRADITELRS.  199 

nium  (1)  eut  été  ouvert,  on  y  trouva  quatre  tonneaux 
et  sept  vaisseaux  en  terre  (2).  Félix,  flamine  perpé- 
tuel, curateur,  dit  :  «  Apportez  les  Écritures  que  vous 
possédez,  afin  d'obéir  aux  ordres  des  empereurs.  » 
Catulinus  remit  un  très  gros  volume.  Félix,  flamine 
perpétuel,  curateur,  dit  à  Marcuclius  et  à  Silvain  : 
«  Pourquoi  n'avez-vous  donné  qu'un  volume?  Appor- 
tez les  Écritures  que  vous  possédez.  »  Catulinus  et 
Marcuclius  dirent  :  «  Nous  n'en  avons  pas  plus,  parce 
que  nous  sommes  sous-diacres;  mais  les  lecteurs  ont 
les  volumes.  »  Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit 
à  Marcuclius  et  Catulinus  :  «  Montrez-nous  les  lec- 
teurs. »  Marcuclius  et  Catulinus  dirent  :  «  Nous  ne 
savons  où  ils  demeurent.  »  Félix,  flamine  perpétuel, 


(1)  Salle  à  manger  pour  les  agapes.  Voir  Rome  souterraine ,  fig.  8, 
p.  106,  les  restes  du  triclinium  construit  au  troisième  siècle  devant  la 
catacombe  de  Domitille. 

(2)  «t  Dolia  quatuor  et  orcae  scx.  »  —  Un  dolium  de  terre  cuite, 
étudié  par  Cavedoni  [Opitscoll  di  Modena,  2"  série,  t.  I,  p.  325), 
porte  l'image  de  deux  poissons  convergeant  vers  un  monogramme 
formé  des  deux  initiales  de  'Iriaoûç  Xpiorro;  :  peut-être  était-il  destiné 
à  contenir,  comme  à  Cirta,  de  l'huile  ou  du  vin,  ou,  comme  à  Ap- 
tonge,  de  l'huile  ou  du  froment  pour  les  assemblées  chrétiennes.  Une 
amphore  dont  une  partie,  portant  l'inscription  VJVAS  IN  DEO,  a  été 
trouvée  dans  une  catacombe  par  M.  de  Rossi  et  déposée  par  lui  au 
musée  de  Latran,  avait  peut-être  une  destination  semblable.  M.  de  Rossi 
rapproche  ces  vases  de  deux  ustensiles  en  bronze,  mesures  de  capacité 
pour  les  liquides,  appartenant  au  collège  païen  des  Sodales  Serrenses, 
qui  ont  été  découverts  aux  environs  de  Rome  en  1864  {Bull,  di  arch. 
crist.,  1864,  p.  57  et  suiv.).  —  Des  dolia  sont  quelquefois  gravés  sur 
les  marbres  des  catacombes.  Une  fresque  du  cimetière  Ostrien  (Roller, 
pi.  LYI,  3)  représente  plusieurs  hommes  transportant  des  tonneaux  : 
cette  scène  inexpliquée  aurait-elle  pour  sujet  l'apport  de  provisions 
dans  le  tricUnium  destiné  aux  agapes? 


200  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSÉCUTION. 

curateur,  dit  à  Catulinus  et  Marcuclius  :  «  Si  vous  ne 
savez  pas  où  ils  demeurent,  donnez  au  moins  leurs 
noms.  »  Catulinus  et  Marcuclius  dirent  :  «  Nous  ne 
sommes  pas  des  traîtres;  nous  voilà  :  fais-nous  tuer 
plutôt.  »  Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit  : 
«  Qu'on  les  arrête.  » 

«  Quand  on  fut  arrivé  à  la  maison  d'Eugène  (1), 
Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit  à  celui-ci  : 
«  Donne  les  Écritures  que  tu  possèdes,  afin  de  mon- 
trer ton  obéissance.  »  11  apporta  quatre  volumes. 
Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  dit  à  Silvain  et  à 
Carosus  :  «  Faites  connaître  les  autres  lecteurs.  » 
Silvain  et  Carosus  dirent  :  «  L'évèque  vous  a  déjà 
déclaré  que  les  greffiers  Edusius  et  Junius  les  con- 
naissent tous;  que  ceux-ci  vous  indiquent  leurs 
maisons.  »  Les  greffiers  Edusius  et  Junius  dirent  : 
«  Nous  vous  les  indiquerons,  seigneur.  »  Et  quand 
on  fut  à  la  maison  de  Félix  le  marbrier  (2),  celui-ci 
remit  cinq  volumes.  Quand  on  fut  arrivé  à  celle  de 
Victorin,  il  remit  huit  volumes.  Quand  on  fut  arrivé 
à  celle  de  Projectus,  il  remit  cinq  gros  volumes  et 
deux  petits.  Et  quand  on  fut  arrivé  à  la  maison  du 
grammairien   Victor  (3),   Félix,  flamine   perpétuel. 


(1)  Un  des  lecteurs. 

(2)  «  Sarsor.  »  Ce  lecteur  exerçait  une  profession  manuelle;  peut- 
être  sculptait-il  les  sarcophages  destinés  à  la  sépulture  des  chrétiens. 
Voir  dans  Martigny,  art.  Sarcophage,  p.  721,  la  représentation,  d'a- 
près sa  propre  pierre  sépulcrale,  d'un  marbrier  chrétien  occupé  à 
sculpter  des  sarcophages.  Cependant  sarsorium  opus  désigne  plutôt 
une  sorte  de  mosaïque  de  marbre. 

(3)  «  Grammaticus.  »  Ailleurs  il  dit  de  lui-même  :  «  Professor  litte- 


LES  TRADITEI'RS.  201 

curateur,  lui  dit  :  «  Donne  les  Écritures  que  tu  as, 
afin  de  te  montrer  obéissant.  »  Le  grammairien  Victor 
oflrit  deux  volumes  et  quatre  cahiers.  Félix,  flamine 
perpétuel,  curateur,  dit  à  Victor  :  «  Apporte  les  Écri- 
tures, tu  en  as  davantage.  »  Le  grammairien  Victor 
dit  :  c(  Si  j'en  avais  eu  d'autres,  je  les  aurais  don- 
nées. »  Quand  on  fut  arrivé  à  la  maison  d'Euticius 
de  Césarée,  Félix,  flamine  perpétuel,  curateur,  lui 
dit  :  ((  Obéis,  et  livre  les  Écritures  que  tu  possèdes.  » 
Euticius  dit  :  «  Je  n'en  ai  pas.  »  Félix,  flamine  per- 
pétuel, curateur,  dit  :  «  Ta  réponse  sera  au  procès- 
verbal.  »  Quand  on  fut  arrivé  à  la  maison  de  Godéon, 
sa  femme  apporta  six  volumes.  Félix,  flamine  per- 


rarum  rornanarum,  grammaticus  latinus.  «  Les  trois  degrés  de  l'ensei- 
gnement étaient  représentés  chez  les  chrétiens.  On  a  trouvé  dans  le 
cimetière  de  Calliste  une  épitaphe  du  troisième  siècle  consacrée  à  un 
instituteur  primaire,  magister  primiis  {Roma  sotterranea,  t.  II,  pi. 
XLV-XLVI,  n"  43).  Nous  rencontrons,  dans  notre  texte,  la  mention 
du  grammaticus,  dont  les  leçons  correspondaient  à  ce  qu'est  chez  nous 
l'enseignement  secondaire  (voir  Emile  Jullien,  les  Professeurs  de  lit- 
térature dans  l'ancienne  Rome,  1885\  L'enseignement  supérieur,  qui 
comprenait  la  rhétorique  et  la  philosophie,  se  trouve,  dès  le  second 
siècle,  dans  les  écoles  ouvertes  à  Rome  par  saint  Justin,  à  Alexandrie 
par  saint  Pantène.  Il  serait  intéressant  de  savoir  si  les  maîtres  chré- 
tiens professaient  dans  des  écoles  subventionnées  par  l'Église  et  des- 
tinées exclusivement  aux  fidèles,  ou  s'ils  donnaient  des  leçons  aux 
étudiants  de  tous  les  cultes.  Ce  dernier  cas  se  présenta  certainement. 
Cassien,  à  Imola,  est  mis  à  mort,  comme  chrétien,  par  ses  écoliers 
pa'iens.  A  l'école  supérieure  d'Alexandrie,  les  cours  de  Clément,  puis 
d'Origène,  étaient  suivis  par  toute  l'aristocratie  de  la  ville,  ceux 
d'Ammonius  avaient  pour  auditeur  le  néo-platonicien  Porphyre.  Mais 
aucun  texte  ne  nous  apprend  si,  tout  en  permettant  à  des  chrétiens 
de  distribuer  l'enseignement  à  tous  sans-distinction  de  religion,  ce  qui 
était  un  excellent  moyen  de  propagande ,  l'Église  entretenait  aussi  des 
écoles  et  des  professeurs  pour  l'usage  des  seuls  enfants  des  fidèles. 


202  LE  PJIEMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

pétiiel,  curateur,  dit  :  «  Cherchez  si  vous  en  avez 
d'autres  encore,  et  apportez-les.  )>  La  femme  répon- 
dit :  «  Je  n'en  ai  pas.  »  Félix,  flamine  perpétuel, 
curateur,  dit  à  Bos,  esclave  public  :  «  Entre,  et 
cherche  si  elle  en  a  davantage.  »  L'esclave  public 
dit  :  «  J'ai  cherché,  et  n'en  ai  pas  trouvé.  »  Félix, 
flamine  perpétuel,  curateur,  dit  à  Victorin,  Silvain  et 
Carosus  :  «  Si  vous  n'avez  pas  fait  tout  ce  que  vous 
deviez,  vous  en  serez  responsables  (1).  » 

L'évêque  et  les  clercs  de  Cirta  manquèrent  de  cou- 
rage. On  ne  saurait  cependant  lire  sans  quelque 
attendrissement  cette  brève  et  sèche  relation.  Elle 
montre  que,  faibles  sur  un  point,  ces  pauvres  chré- 
tiens s'efforçaient  au  moins  de  se  retenir  sur  la  pente 
qui  les  eût  entraînés  à  une  trahison  plus  complète. 
Le  concile  tenu  en  31i  dans  la  ville  d'Arles  distin- 
guera trois  sortes  de  traditeurs  :  ceux  qui  ont  livré 
les  vases  sacrés,  ceux  qui  ont  livré  les  Écritures,  ceux 
qui  ont  livré  les  noms  des  frères  (2).  A  Cirta,  deux 
de  ces  degrés  ont  été  successivement  descendus, 
mais  les  traditeurs  ont  trouvé  encore  en  eux-mêmes 
assez  de  force  pour  refuser  d'aller  plus  loin.  Ils 
avaient  d'abord  abandonné  le  mobilier  de  l'Église, 
se  flattant  de  sauver  au  moins  sa  bibliothèque.  Par 
de  nouvelles  recherches,  le  curateur  a  pu  cependant 
arracher  vingt-neuf  volumes  des  mains  des  lecteurs. 

(1)  Gesta  apud  Zenophilum  consularem  (à  la  suite  du  t.  IX  des 
Œuvres  de  saint  Augustin,  éd.  Gaume,  col.  1106-1107). 

(2)  Canon  13,  De  his  gui  Scripturas  sacras,  vasa  dominica  vel 
nomina  fratrum  tradidisse  dicuntur. 


LES  TRADITEURS.  203 

Mais  les  noms  de  ceux-ci  furent  découverts  par  sa  po- 
lice, ils  ne  furent  pas  livrés  par  leurs  frères.  «  Fais- 
nous  tuer  plutôt,  nous  ne  sommes  pas  des  traîtres,  » 
répondirent  Catulinus  et  Marcuclius.  On  se  console  en 
rencontrant  ces  restes  de  courage,  d'honneur  et  de 
foi  au  milieu  même  de  fâcheuses  défaillances. 

Cirta  n'est  pas  la  seule  ville  où  l'autorité  ecclésias- 
tique ait  essayé,  avec  plus  ou  moins  de  succès,  de  faire 
«  la  part  du  feu.  «  3Iarin,  évêque  d'Aquae  Thibilitanae, 
abandonna  aux  enquêteurs  les  archives  de  son  Église, 
mais  sauva  les  livres  sacrés  (1).  Malgré  ce  résultat 
heureux.  Marin  était  coupable,  et  reçut  à  bon  droit 
la  flétrissante  appellation  de  traditeur.  Ce  nom  ne 
saurait  être  attribué  à  Donat,  évêque  de  Calame,  qui 
fît  accepter  à  la  naïveté  ou  à  la  complaisance  des 
païens  des  ouvrages  de  médecine  (2).  L'évêque  de 
Cartilage,  Mensurius,  s'avisa  d'un  plus  piquant  arti- 
fice. Il  retira  de  la  basilique  tous  les  livres  de  reli- 
gion, qu'il  remplaça  par  des  ouvrages  hérétiques  : 
les  bibliothèques  des  grandes  Églises  conservaient 
quelquefois,  à  titre  de  renseignements  utiles,  ces  mo- 
numents des  erreurs  de  l'esprit  humain  (3).  Les  agents 
les  prirent,  sans  demander  autre  chose.  Cependant 
quelques  décurions,  s' apercevant  de  la  méprise,  al- 


(1)  «  Dedi  PoUio  chartulas,  nani  codices  inei  salvi  suiit.  »  Actes  du 
concile  de  Cirta,  dans  saint  Augustin,  Contra  Ci'esconiiim,  III,  30. 

(2)  «  Secundus  Donato   Calamensi  dixit  :   «  Dicitur  te  Iradidisse.  » 
Donatus  respondit  :  «  Dedi  codices  médicinales.  »  Ilnd. 

(3)  Cf.  De  Rossi,  De  origine,  historia,  indicibus  scrinii  et  bibliO' 
ihecx  sedis  apostolicœ,  p.  lxx-lxxi. 


204  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

lèrent  trouver  le  proconsul  et  dénoncèrent  Tévêque. 
Heureusement,  le  proconsul  ne  manquait  ni  d'esprit 
ni  de  tolérance.  Il  refusa  de  faire  des  perquisitions 
dans  la  maison  de  Mensurius,  où  on  lui  disait  que  les 
saints  livres  étaient  cachés  (1).  Ainsi  fut  sauvée  la 
bibliothèque  de  FÉglise  de  Garthage  :  qui  sait  si  nous 
ne  devons  pas  à  l'habileté  de  son  évèque  d'avoir  con- 
servé tant  d'Actes  authentiques  des  martyrs  africains? 
Mensurius  représentait  le  parti  prudent  et  modéré , 
qui,  fidèle  aux  enseignements  et  aux  exemples  de  saint 
Cyprien,  ne  s'expose  pas  inutilement,  ne  court  pas  au- 
devant  du  martyre,  en  fuit  même  les  occasions,  prêt 
à  l'affronter  avec  courage  quand  il  ne  pourra  plus 
être  évité.  Beaucoup  de  prêtres  et  de  laïques  imitè- 
rent cette  sagesse.  Mais,  dociles  à  cet  esprit  monta- 
niste  que  nous  retrouvons  toujours  en  Afrique,  iden- 
tique à  lui-même  malgré  les  noms  divers  sous  lesquels 
il  se  cache,  d'autres,  plus  emportés  ou  plus  présomp- 
tueux, tinrent  à  honneur  de  provoquer  les  bourreaux. 
On  vit  des  fidèles  devancer  les  recherches,  déclarer 
qu'ils  gardaient  des  exemplaires  de  l'Écriture  sainte, 


(1)  «  ...  Non  scripserat  (Mensurius)  se  sanclos  codices  tradidiss e , 
sed  potius  ne  a  persecutoribus  invenirentur  abstulisse  atque  servasse; 
dimisisse  autem  in  basilica  Novorum  quaecumque  reproba  scripta  hœ- 
reticorum,  quae  cum  invenissent  persecutores  et  abstulissent,  nihil  ab 
illo  amplius  postulasse.  Verumtamen  quosdam  Carthaginensis  ordinis 
viros  postea  suggessisse  proconsuli  quod  illusi  fuerant  qui  missi  erant 
ad  christianorum  Scripluras  auferendas  et  incendendas,  quia  non  in- 
venerant  nisi  nescio  quae  ad  eos  non  pertinentia;  ipsa  autem  in  domo 
episcopi  custodiri ,  unde  deberent  proferri  et  incendi  :  proconsulem 
vero  ad  hoc  eis  consentire  noluisse.  »  Saint  Augustin,  Breviculus  coll. 
cum  donat.,  III,  25. 


LES  TRADITEURS.  205 

et,  mis  en  demeure  de  les  livrer,  encourir  un  mar- 
tyre volontaire.  Mensurius  parle  d'eux  avec  blâme 
dans  une  lettre  à  Secundus,  évêque  de  Tigisis.  Aussi 
refusa-t-il  de  reconnaître  de  tels  martyrs  (1),  se  con- 
formant sinon  à  la  lettre,  du  moins  à  l'esprit  du  con- 
cile d'Illiberis,  qui  défendait  d'honorer  les  chrétiens 
qui  avaient  attiré  les  rigueurs  de  leurs  ennemis  en 
brisant  les  idoles  (2).  D'autres  furent  plus  compromet- 
tants encore.  Mensurius  cite  des  gens  couverts  de  cri- 
mes ou  perdus  de  dettes,  qui  virent  avec  joie  arriver 
la  persécution,  et  se  dénoncèrent  eux-mêmes,  soit 
avec  le  périlleux  espoir  de  se  réhabiliter  devant  les 
hommes  ou  devant  leur  propre  conscience ,  soit  avec 
le  désir  intéressé  de  jouir,  dans  la  prison,  des  au- 
mônes et  des  dons  de  toute  sorte  que  la  charité  des 
fidèles  y  faisait  affluer  (3). 


(1)  De  l'un  d'entre  eux  provenait  peut-être  la  relique  «  de  je  ne  sais 
quel  mort,  peut-être  martyr,  mais  non  encore  canonisé,  »  nescio  cu- 
jiis  hominis  mortui,  etsi  7nar(yris,  sed  necdum  vindicati,  que 
baisait  avant  la  communion  l'intrigante  Lucille,  future  instigatrice  du 
schisme  donatiste  (saint  Optât,  De  schism.  donat.,  I,  16).  Cependant 
saint  Optât  semble  dire  que  la  réprimande  attirée  à  Lucille  par  celte 
singulière  dévotion  eut  lieu  avant  la  persécution,  «  ante  concessam 
persecutionis  turbinibus  pacem,  cum  adhuc  in  tranquille  esset  Eccle- 
sia.  » 

(2)  Canon  60. 

(3)  «  In  eisdem  etiam  litteris  lectum  est,  eos  qui  se  offerrent  per- 
secutionibus  non  comprehensi,  et  ultro  dicerent  se  habere  Scripturas, 
quas  non  haberent,  a  quibus  hoc  nemo  quaesierat,  displicuisse  Men- 
surio,  et  ab  eis  honorandis  prohibuisse  christianos.  Quidam  etiam  in 
eadem  epistola  facinorosi  arguebantur  et  fisci  debitores,  qui  occasione 
persecutionis  vel  carere  vellent  onerosa  multis  debitis  vita,  vel  pur- 
gare  se  putarent,  et  quasi  abluere  facinora  sua,  vel  certe  acquirere 
pecuniam,  et  in  custodia  deUciis  perfrui  de  obsequio  christianorum.  » 


206  LE  PREMIER  EDIT  DE  PERSECUTION. 

La  conduite  de  iMensurius  et  son  jugement  sévère 
sur  celle  de  quelques  exagérés  trouvèrent  des  censeurs, 
dont  les  ressentiments  donneront  naissance,  quelques 
années  plus  tard,  au  schisme  donatiste.  Pendant  que 
les  uns  faisaient  courir  sur  sa  conduite  et  sur  celle  de 
son  diacre  Gécilien  d'odieuses  calomnies  (1),  d'autres, 
plus  mesurés  dans  leur  blâme  sans  être  peut-être  plus 
sincères,  lui  objectaient  de  fières  paroles  adressées 
ailleurs  aux  agents  des  gouverneurs  ou  des  munici- 
palités. C'est  ainsi  que  Secundus,  évêque  de  Tigisis  en 
Numidie,  qui  jouera  un  rôle  considérable  à  l'origine 
du  schisme ,  sommé  par  un  centurion  et  un  soldat  bé- 
néficiaire de  livrer  les  manuscrits  de  son  Église,  avait 
répondu  :  «  Je  suis  chrétien  et  évêque,  je  ne  suis  pas 
traditeur.  »  Les  militaires  se  seraient  volontiers  con- 
tentés d'un  semblant  d'obéissance  :  ils  le  pressèrent 
de  leur  abandonner  quelques  objets  sans  valeur.  L'é- 
vêque  refusa,  résolu,  dit-il,  à  imiter  le  martyr  juif 
Éléazar,  qui  n'avait  pas  voulu  feindre  de  manger  des 
viandes  défendues,  de  peur  d'autoriser  par  son  exem- 
ple la  violation  de  la  loi  (2).  C'est  Secundus  qui  ra- 


Saint  Augustin,  Brev.  coll.  cum  donat.,  III,  25.  —  Ce  passage  de  la 
lettre  de  Mensurius  donna  peut-être  occasion  à  la  calomnie  des  dona- 
tistes,  imputant  à  1  évêque  de  Carthage  et  à  son  diacre  Cécilien  d'avoir 
empêché  les  fidèles  d'assister  les  martyrs  dans  la  prison;  voir  Acta 
SS.  Saturnini,  Dativi,  etc.,  17,  20  (paragraphes  omis  par  Ruinart), 
dans  Baluze,  Miscellanea,  t.  I,  p.  17-18. 

(1)  Voir  la  note  précédente. 

(2)  «  Scripsit  etiam  Secundus,  et  ad  se  ipsum  missos  a  curatore  et 
ordine  centurionem  et  beneficiarium,  qui  peterent  divinos  codices 
exurendos,  eisque  respondisse  :  «  Christianus  sum  et  episcopus,  non 


LES  TRADITEURS.  207 

conte  lui-même  ces  faits  dans  une  lettre  à  Mensurius, 
avec  le  désir  visible  d'opposer  son  attitude  à  celle  de 
son  prudent  collègue;  mais  nous  devons  ajouter  que, 
quelques  années  plus  tard ,  au  synode  de  Cirta,  après 
avoir  convaincu  de  faiblesse  plusieurs  évêques  de  sa 
province,  ce  prélat  si  enclin  à  faire  connaître  son  cou- 
rage ne  put  répondre  à  la  question  qu'ils  Imposaient  : 
«  Comment,  n'ayant  point  pris  la  fuite,  et  étant  de- 
meuré longtemps  entre  les  mains  des  hommes  de  la 
police ,  as-tu  été  ensuite  renvoyé  indemne ,  si  tu  n'as 
rien  livré  (1)?  »  Il  est  permis  de  croire  que  Secundus 
se  vantait,  et  de  donner  la  préférence,  entre  toutes 
les  vertus  des  temps  de  persécution,  à  la  prudence  qui 
évite  les  chutes  et  à  l'humilité  qui  voile  les  mérites. 
Mensurius,  heureusement,  n'est  pas  le  seul  prélat 
africain  qui  ait  montré  l'exemple  de  ces  vertus.  Plus 
d'un,  parmi  les  chefs  des  Églises,  trouva  le  salut  dans 
la  fuite;  car  la  tempête,  dit  saint  Optât,  épargna  ceux 


«  traditor.  »  Et  cum  ab  eo  vellent  aliqua  ecbola  aut  quodcunque  acci- 
pere,  neqiie  hoc  eis  dédisse,  exemplo  Eleazari  Machabœi,  qui  nec  fm- 
gere  voluit  suillam  carnem  se  inanducare,  ne  aliis  pree béret  prsevari- 
cationis  exemplum.  »  Saint  Augustin,  Brev.coll.  cum  douât.,  III,  25. 
Cf.  Il  Machab.,  vi,  21-28. 

(1)  «  Quomodo  ipse  detentus  et  convictus  et  nolens  aliquid  tradere, 
nihii  pati  et  dimitti  potuerit.  »  Saint  Augustin,  ibicL,  27.  —  «  Tu 
quid  egisti,  qui  tentus  es  a  curatore  et  ordine  ut  Scripturas  dares? 
quomodo  te  liberasti  ab  ipsls,  nisi  quia  dedisti  aut  jussisti  dare  quod- 
cumque?  »  Actes  du  concile  de  Cirta,  dans  Contra  Cresconium,  III, 
30.  —  «  Et  cum  ipse  Secundus  a  Purpurio  increparetur,  quod  et  ipse 
diu  apud  stationarios  fuerit,  et  non  fugerit,  sed  dimissus  sit,  non  sine 
causa  diniissum  fuisse,  nisi  quia  tradiderat  :  jam  omnes  erecti  cœpe- 
rant  murmurare.  »  Saint  Optât,  De  schism.  donat.,  I,  14. 


208  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

qui  se  tenaient  cachés  (1).  De  ce  nombre  était  Félix, 
évêque  d'Aptonge,  plus  tard  accusé  faussement  de 
tradition  par  les  donatistes,  et  réhabilité  dans  un  ju- 
gement solennel.  Son  peuple  avait  été  pris,  à  la  nou- 
velle de  la  persécution,  d'une  de  ces  terreurs  pani- 
ques, non  moins  fréquentes  et  aussi  contagieuses  que 
les  accès  d'héroïsme,  dans  une  province  où  se  rencon- 
traient sans  cesse  les  extrêmes.  Voici  en  quels  termes 
le  païen  Affius  Caecilianus,  duumvir  d'Aptonge,  re- 
traçait ,  onze  ans  plus  tard ,  les  faits  qui  se  passèrent 
sous  ses  yeux.  «  Ce  furent  les  chrétiens  eux-mêmes 
qui  m'envoyèrent  trouver  dans  le  prétoire,  me  de- 
mandant :  «  Le  précepte  sacré  des  empereurs  vous 
^st-il  parvenu?  »  Je  répondis  :  «  Non,  mais  je  l'ai  déjà 
vu  exécuter  à  Zama  et  à  Furnes  (2),  où  l'on  a  démoli 
les  basiliques  et  brûlé  les  Écritures.  Apportez  donc 
celles  que  vous  avez,  afin  d'obéir  au  sacré  précepte.  » 
Ils  envoient  alors  à  la  maison  de  l'évêque  Félix,  pour 
en  retirer  les  Écritures  et  les  livrer  au  feu  conformé- 
ment à  la  loi.  Galatius  m'accompagna  au  lieu  où  ils 
avaient  auparavant  coutume  de  se  rassembler.  Là, 
nous  prîmes  la  chaire  (épiscopale)  et  des  épitres  salu- 
tatoires  (3);  toutes  les  portes  furent  brûlées,  selon 
l'ordre  impérial.  Mais  les  agents  que  j'avais  envoyés 


(1)  «  (Persecutio)  latentes  dimisit  illaesos.  »  Saint  Optai,  I,  13. 

(2)  11  y  avait  un  municipium  Furnitanum  et  un  Zama  sur  la  li- 
mite de  la  Byzacène  et  de  l'Afrique  proconsulaire  ;  Ephemeris  Epigra- 
phica,  t.  VII,  n°'  75  et  81,  p.  26  et  28. 

(3)  Epistolas  salutatorias.  «  Je  pense  que  par  ce  mot  il  faut  surtout 
entendre  les  épîtres  que  les  évêques  échangeaient  pour  recommander 
des  frères  en  voyage,  et  qui  furent  connues  au  quatrième  siècle  sous 


LES  TIIAD1T1£URS.  209 

à  la  maison  de  l'évèque  me  répondirent  qu'il  était 
absent  (1).  »  Peut-être  Félix,  connaissant  la  faiblesse 
de  ses  ouailles ,  s'était-il  enfui  afin  de  leur  épargner 
la  tentation  de  le  livrer  lui-même.  Mais,  avant  de 
partir,  il  avait  eu  soin  de  déposer  entre  les  mains  de 
chrétiens  qu'il  croyait  plus  fermes  que  les  autres  (et 
qui  trahirent  sa  confiance)  les  manuscrits  précieux  de 
son  Église  (2). 

Cependant,  si  belle  que  soit  la  prudence  et  si  loua- 
ble que  soit  la  retraite,  d'autres  exemples  sont  quel- 
quefois nécessaires  pour  ranimer  les  courages  et  ré- 
veiller la  foi.  La  raison  n'est  persuasive  que  si  de 
temps  en  temps  l'enthousiasme  vient  animer  son  lan- 
gage. Après  les  conseils  de  la  sagesse,  les  peuples  ai- 
ment à  goûter  la  poésie  du  sacrifice.  Celle-ci  ne  man- 
qua point  à  la  crise  que  nous  étudions.  Il  y  eut  des 
héros,  d'autant  plus  vrais  et  plus  touchants  qu'ils  at- 
tendirent le  péril  au  lieu  de  l'aller  chercher,  et  n'é- 

le  vocable  d'epistolx  formatœ.  »  De  Rossi,  De  origine,  historia,  in- 
dicibus  scriaii  et  bibliothecx  sedis  apostoHcœ,  p.  w. 

(t;  «  MiLliint  ad  me  in  prœtorio  ipsi  chrisliani,  ut  dicerent  :  «  Sa- 
«  crum  prsecej)tum  ad  te  pervenil?  »  Ego  dixi  :  <«  Non,  scd  vidi  jam 
«  exempla.  Et  Z  iinai  et  Furnis  dirui  basilicas  et  uri  Scripturas  vidi. 
«  Itaque  proferle  ,  si  quas  Scripturas  habetis,  ut  jussioni  sacrae  pa- 
«  reatis.  »  Tune  niitlunt  in  domum  episcopi  Felicis,  ut  tollerent  Inde 
Scripturas,  ut  exuri  possint  secundum  sacrum  prœcepluin.  Sic  Gala- 
tius  nobiscum  perrexit  ad  locuni,  ubi  orationes  celebrare  consueti 
fuerant.  Inde  cathedram  tollimus,  et  epistolas  salulatorias,  et  ostia 
omnia  conibusta  sunt  secundum  sacrum  prccceptum.  Et  cum  ad  do- 
mum ejusdem  Felicis  episcopi  mitteromus,  renuntiaverunt  officiales 
publici  illum  absentem  esse.  »  Geata  proconsularia  (jiiibus  absolu- 
tus  est  Félix  (à  la  suite  du  t.  IX  des  Œuvres  de  saint  Augustin,  éd. 
Gaume,  col.  1087-1088). 

(2)  «  Codices  pretiosos  deificos  undecim.  »  Ibid. 

IV.  14 


210  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSÉCUTION. 

coûtèrent  que  la  voix  du  devoir,  sans  y  mêler  d'osten- 
tation ou  d'amour-propre. 

De  ce  nombre  fut  un  autre  Félix,  éveque  de  Tibiuca, 
dans  l'Afrique  proconsulaire  (1).  L'cdit  ne  fut  affiché 
dans  cette  ville  que  le  5  juin.  Le  jour  môme,  Magni- 
lianus,  curateur  de  la  cité,  fit  comparaître  «  les  an- 
ciens du  peuple  »  chrétien,  c'est-à-dire  les  membres 
du  clergé.  En  Tabsence  de  l'évêque,  qu'une  affaire 
avait  appelé  à  Carthage,  le  prêtre  Aper,  les  lecteurs 
Gyrus  et  Vital,  furent  amenés  devant  le  magistrat. 
«  Avez- vous  les  livres  divins  (2)?  »  leur  demanda 
celui-ci.  «  Nous  les  avons,  »  répondit  Aper.  «  Donnez- 


(1)  La  plupart  des  manuscrits  attribuent  à  Félix  le  litre  cl' episcopits 
Tubizacensis  ou  Tubizocensis,  Tubzoceasis^  Tubzuzensis.  Dans  son 
édition  des  Actes,  Surins  l'appelle  episcopus  Tibiurensis.  Baronius  a 
mis  Thibarensis,  de  la  ville  de  Thibaris  bien  connue  par  l'épître  5G 
de  saint  C3prien.  Le  martyrologe  de  Bède  nomme  Tibiuca,  qui  se 
retrouve  dans  des  manuscrits  des  Actes  consultés  parles  Bollandistes. 
Il  résulte  du  texte  même  des  Actes  que  la  ville  épiscopale  de  Félix 
était  dans  l'Afrique  proconsulaire.  Un  grand  nombre  des  villes  de  celte 
province  portent  des  noms  se  rapprochant  plus  ou  moins  de  ceux  que 
nous  venons  de  citer  :  ainsi  Tubernus  ,  Thimida,  ïuburbo,  Thurris, 
Thuccabor,  Thugga,  ïuburnic,  Tubursicum  Bure.  Morcelli  {Africa 
Chris tiana,  t.  I,  p.  318;  cf.  Corpus  inscr.  lat.,  t.  VIII,  p,  177)  pense 
que  Félix  était  évéque  de  cette  dernière  ville,  episcopus  Tubursicu- 
burensis.  Tillcmont  suit  Baronius,  et  fait  saint  Félix  évéque  de  Thi- 
baris, également  située  dans  la  province  proconsulaire  (cf.  Wilmanns, 
Exempta  inscript.,  2351).  J'incline  plutôt  ver^l  Thibica,  identique 
à  Tibiuca  du  martyrologe  de  Bède  et  des  manuscrits  bollandiens.  Bède 
dit  que  la  ville  habitée  i)ar  Félix  était  distante  de  Carthage  de  35 
milles  seulement,  «  sunt  inter  Carthaginem  et  Tibiucam  miilia  pas- 
suum  triginta  quinque;  »  or  entre  Carthage  et  Thibica  il  n'y  a 
guère,  à  vol  d'oiseau,  plus  de  43  milles,  distance  approximativement 
peu  différente. 

(2)  «  Libros  deificos.  »  Cf.  dans  les  Gesta  proconsularia  de  Félix 
d'Aptonge  :  «  codices  deidcos.  » 


LES  TRADITKURS.  'j!ll 

les,  pour  qu'ils  soient  brûlés,  »  commanda  le  curateur. 
«  Ils  sont  chez  notre  évèque,  »  dit  Apcr.  «  Où  est-il? 
—  Je  l'ignore.  —  Vous  serez  détenus,  jusqu'au  jour 
où  vous  comparaîtrez  devant  le  proconsul  Anulinus.  » 
Le  lendemain,  l'évêque  revint  de  Carthage.  Magnilia- 
nus  se  le  fît  amener.  «  Évêque  Félix,  dit-il,  donne  les 
livres  et  les  papiers  que  tu  possèdes.  —  Je  les  ai,  mais 
je  ne  les  donne  pas.  —  L'ordre  des  empereurs  doit 
prévaloir  sur  tes  paroles.  Donne  les  livres,  afin  qu'on 
les  brûle.  —  Mieux  vaut  me  brûler  moi-même  que  les 
divines  Écritures  :  il  faut  obéir  à  Dieu  plutôt  qu'aux 
hommes.  —  La  volonté  des  empereurs  doit  être  pré- 
férée à  la  tienne.  —  La  volonté  de  Dieu  doit  être  pré- 
férée à  celle  des  hommes.  —  Réfléchis,  »  dit  le  ma- 
gistrat. 

Le  troisième  jour,  il  fît  comparaître  de  nouveau 
Félix.  «  As-tu  réfléchi?  —  Ce  que  j'ai  répondu,  je  le 
répète,  et  suis  prêt  à  le  redire  devant  le  proconsul.  — 
Tu  iras  donc  au  proconsul  et  tu  lui  rendras  raison.  » 
Le  décurion  Celsinus  fut  chargé  de  le  conduire.  Mais 
le  voyage  ne  se  fit  pas  tout  de  suite,  car  Félix  ne  par- 
tit, chargé  de  chaînes,  que  le  2i  juin  :  arrivé  le  même 
jour  dans  la  capitale  de  la  province,  il  fut  mis  en 
prison.  Le  lendemain,  dès  l'aube,  on  le  mena  devant 
le  proconsul.  «  Pourquoi  ne  livres-tu  pas  tes  vaines 
Écritures?  »  lui  dit  Anulinus.  «  Je  les  ai,  mais  je  ne 
les  donnerai  pas,  »  répondit  Félix.  Le  proconsul  com- 
manda de  l'enfermer  dans  le  cachot  souterrain  (1), 

(1)  «  In  iina  parte  carceris.  » 


212  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

réservé  aux  grands  criminels.  Après  seize  jours  on 
Ten  tira,  tout  enchaîné,  pour  le  conduire  de  nou- 
veau devant  le  proconsul  :  c'était  la  quatrième  heure 
de  la  nuit,  environ  dix  heures  du  soir.    «  Pourquoi 
ne  donnes-tu  pas  tes  vaines  Écritures?  »  demanda 
encore  Anulinus.   «  Je  ne  les  donnerai  pas,  »  répon- 
dit   toujours  l'évoque.    Anulinus,    qui    répugnait  à 
verser  le  sang  pour  une  telle  cause,  comme  on  l'a 
vu  par  la  facilité  avec  laquelle  il  accepta  le  subterfuge 
de  Mensurius,  semble  avoir  voulu,  cette  fois  encore, 
se  soustraire  à  la  nécessité  de  prononcer  une  con- 
damnation capitale.  Comme  le  gouverneur  de  la  pro- 
vince proconsulaire,  par   privilège,  ne  relevait  pas 
du  vicaire  chargé  de  l'administration  supérieure  du 
diocèse   d'Afrique,    mais   dépendait  directement  de 
l'empereur  (1),  il  rendit,  le  25  juillet,  une  sentence 
par  laquelle  était  ordonné  le  renvoi  de  Félix  au  tri- 
bunal de  Maximien. 

L'évêque,  neuf  jours  après,  fut  embarqué.  On  le 
mit  avec  les  animaux,  au  fond  du  navire,  sans  air, 
sans  lumière  et  sans  nourriture.  Les  matelots  firent 
escale  à  Agrigente,  où  les  frères  vinrent  visiter  le 
martyr;  puis  à  Gatane,  où  il  fut  encore  l'objet  delà 
vénération  des  fidèles;  enfin  à  Messine.  Repoussé 
peut-être  par  les  vents  contraires,  le  navire  ne  fran- 
chit pas  le  détroit,  et  redescendit  le  long  de  la  côte 
orientale  de  la  Sicile,  jusqu'à  Tauromenium.   Dans 


(1)  Notitia  Dignitatvm,  Occid.,  2;  BocUing,  t.  II,  p.  418    Cf.  Wil- 
lems,  le  Droit  public  romain^  p.  597. 


LES  TRAUITEIJUS.  213 

cette  dernière  ville,  Févêque  reçut  encore  les  hom- 
mages des  chrétiens.  De  là,  suivant  les  rivages  de  la 
Grande  Grèce,  les  navigateurs  arrivèrent  à  l'entrée 
du  golfe  de  Tarente  :  FéHx  fut  débarqué  à  Rulo,  petit 
port  de  Lucanie  aujourd'hui  inconnu,  et  conduit  en 
Apulie,  au  pied  de  l'Apennin,  dans  la  ville  de  Ve- 
nouse.  Le  plus  haut  représentant  de  l'empereur,  le 
préfet  du  prétoire  d'Italie,  s'y  trouvait.  Il  fit  délivrer 
le  martyr  de  ses  chaînes,  puis  lui  dit  :  «  Félix,  pour- 
quoi ne  donnes-tu  pas  les  Écritures  du  Seigneur  (1)? 
est-ce  parce  que  tu  ne  les  possèdes  pas?  —  Je  les 
possède,  répondit  l'évèque,  mais  je  ne  les  donne 
pas.  »  La  sentence  ne  se  fît  pas  attendre  :  «  Tuez 
Félix  avec  le  glaive ,  »  dit  le  préfet.  «  Grâces  vous 
soient  rendues,  ô  Seigneur,  qui  avez  daigné  me  dé- 
livrer! »  s'écria  le  martyr.  On  le  mena  au  lieu  de 
l'exécution.  C'était  le  30  août  :  la  lune  était  rouge 
comme  du  sang,  rapporte  le  narrateur.  Félix  leva  les 
yeux  au  ciel,  et  dit  à  haute  voix  :  «  Mon  Dieu,  je  vous 
rends  grâces.  Voilà  cinquante  ans  que  je  suis  en  ce 
monde.  J'ai  conservé  la  virginité,  j'ai  gardé  vos 
Évangiles,  j'ai  prêché  la  foi  et  la  vérité.  J'incline  de- 
vant vous  la  tête  pour  être  immolé,  o  Seigneur  Jésus- 
Christ,  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre,  Dieu  éternel,  à  qui 
soit  gloire  et  magnificence  dans  les  siècles  des  siècles. 
Amen.  »  Ayant  prononcé  cette  belle  oraison,  il  tendit 
le  cou  et  fut  décapité  (2). 


(1)  «  Scripturas  dominicas.  » 

(2)  Acta  S.  Felicis,  episcopi  et  mariyris,  dans  Ruinart,  p.  376-378. 


214  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  PERSECUTION. 

La  province  proconsulaire  n'eut  pas  seule  des  mar- 
tyrs :  la  Numidie,  témoin  de  chutes  nombreuses,  vit 
aussi  de  belles  victoires  dès  cette  première  phase  de 
la  persécution  (1).  Bien  différents  des  évoques  tradi- 
teurs  dont  nous  avons  parlé,  ou  de  cette  lâche  popula- 
tion d'Aptonge  qu'on  a  vue  se  ruant  à  l'apostasie,  des 
laïques  numides  surent  mourir  plutôt  que  de  livrer 
aux  agents  du  président  Florus  (2)  les  Écritures  sa- 
crées. «  Beaucoup,  arrêtés  à  cause  de  leur  refus,  souf- 
frirent des  maux  de  toute  sorte,  affrontèrent  les  plus 
cruels  supplices,  et  furent  mis  à  mort  :  aussi  les  ho- 
nore-t-on  à  bon  droit  comme  martyrs,  et  les  loue-t-on 
de  n'avoir  pas  donné  leurs  Bibles,  imitant  cette  femme 
de  Jéricho,  qui  ne  voulut  pas  livrer  à  ceux  qui  les 
cherchaient  les  deux  espions  juifs,  figures  de  l'Ancien 
et  du  Nouveau  Testament  (3).  »  Parmi  ces  courageux 


—  «  Il  existe  deux  relations  africaines  de  la  Passion  de  saint  Félix  de 
Tibiuca.  Nous  n'avons  plus  que  la  première  partie,  plus  quelques  me- 
nus fragments,  de  la  Passion  antique.  Dans  celle-ci,  le  saint  ne  quitte 
point  son  pays-,  il  y  subit  le  martyre,  et  est  enterré  in  via  quœ  dici- 
tur  Scillinatorum,  peut-être  auprès  des  célèbres  martyrs  Scillitains.  » 
Delehaye,  dans  Analecta  Bollandiana,  t.  XVI,  1897,  p.  28.  Si  cette 
rédaction  africaine  représente  vraiment  la  Passion  antique,  il  faut, 
malgré  la  beauté  de  certains  détails,  abandonner  la  seconde  partie  des 
Actes  publiés  par  Ruinart,  et  considérer  leur  texte,  dit  le  P.  Dele- 
haye, comme  «  une  Passion  authentique  remaniée  »  en  l'honneur  d'un 
saint  Félix  de  Venouse  «  auquel  on  aurait  fait  des  Actes  au  moyen  de 
ceux  de  saint  Félix  de  Tibiuca,  en  transportant  le  théâtre  de  son  mar- 
tyre à  Venouse.  » 

(1)  «  Persecutionem  tradendorum  codicum,  »   dit  saint  Augustin, 
Contra  Cresconium,  III,  29. 

(2)  Ibid.  Cf.  saint  Optât,  Deschism.  donat.,  III,  8. 

(3)  «  ...  Ipse  (Secundus)  narravit  in  Numidiapersecutores  quid  ege- 
rint  :  et  qui  comprehensi  et  Scriptures  sanctas  tradere  nolentes,  et 


LES  TUADITEUaS.  216 

chrétiens  on  comptait  «  non  seulement  des  gens  de 
rien,  mais  encore  des  pères  de  famille  (1)  :  »  j^a- 
tresfamilias  est  ici  opposé  à  infimi,  non  sans  doute 
pour  marquer  cette  distinction  légale  de  Vhimiilior 
et  de  Vhonestior  qui  n'avait  pas  de  raison  d'être  dans 
la  langue  chrétienne,  mais  pour  montrer  que  plu- 
sieurs des  laïques  martyrisés  par  Florus  eurent  le 
mérite  de  sacrifier,  avec  leur  vie ,  ce  qui  lui  donne 
surtout  du  prix  en  ce  monde,  les  joies  de  la  famille, 
les  charges  honorables  de  la  propriété,  les  avantages 
et  la  dignité  d'une  haute  situation  sociale  (2). 

Comme  il  arriva  dans  toutes  les  persécutions,  le 
courage  des  martyrs,  les  excès  de  leurs  ennemis, 
touchèrent  des  cœurs  généreux.  C'est  ainsi  qu'Arnobe, 
païen  zélé,  paraît  avoir  été  amené  au  christianisme. 
Il  professait  la  rhétorique  à  Sicca,  dans  la  pro- 
vince  proconsulaire  (3),  et  avait  eu  Lactance  pour 


milita  mala  passi  et  gravissimis  suppliciis  excruciati  et  occisi  sunt  : 
eosque  honorandos  pro  martyrii  sui  inerito  cominendavit,  laudans  eos 
non  tradidisse  Scripluras  sacras,  illius  mulieris  exemplo,  quœ  duos 
exploratores  in  Jéricho,  in  qiiibiis  fijiurarentur  duo  Teslamenta,  Vêtus 
et  Novum,  tradere  noluit.  »  Saint  Augustin,  Brcv.  coll.  ciim  donat., 
III,  25.  Cf.  Josué,  II. 

(1)  «  ...  Idem  Secundus  non  quoslibet  infimos,  sed  etiam  patresfami- 
lias,  cum  hoc  idem  persecutoribus  respondissent,  crudelissimis  morti- 
bus  dixit  occisos.  »  IbUL,  27. 

(2)  C'est  dans  un  sentiment  analogue  qu'Origène  mettait  au-dessus 
du  martyre  que  pourrait  subir  un  homme  comme  lui,  pauvre  et  sans 
famille,  le  sacrifice  de  son  ami  Ambroise,  obligé  d'abandonner  pour  le 
Christ  femme,  enfants,  rang,  richesses.  Exhort.  ad  mort.,  15.  Voir 
Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troisième 
siècle,  2"  éd.,  p.  221. 

(3)  Dans  la  partie  de  la  Numidie  qui  dépendait  de  la  province  pro- 
consulaire. 


216  LE  PREMIER  ÉDIT  DE  rERSÉCLTlON. 

élève  (1).  De  même  que  beaucoup  de  lettrés,  Arnobc 
attaqua  souvent  la  religion  du  Christ  dans  ses  leçons 
ou  ses  lectures  publiques  (2).  Cependant,  voyant  ren- 
verser des  édifices  qui  n'avaient  jamais  abrité  que  des 
réunions  innocentes,  ou  brûler  des  livres  remplis  de 
hautes  et  pures  pensées,  il  eut  un  mouvement  de  ré- 
volte. Le  sincère  penseur  s'indigna  de  destructions 
barbares,  qui  contrastaient  avec  la  tolérance  de  l'au- 
torité publique  pour  des  théâtres  déshonorés  par  des 
fêtes  impures,  ou  pour  des  poèmes  dans  lesquels  les 
bonnes  mœurs  n'étaient  pas  moins  outragées  que  les 
dieux  (3).  Il  lui  parut  que  le  paganisme,  fermant 
les  yeux  sur  l'impiété  vulgaire,  avait  peur  de  la  vé- 
rité :  il  se  demanda  si,  quelque  jour,  on  ne  détrui- 
rait pas  aussi  les  livres  des  philosophes,  de  Cicéron 
par  exemple,  coupables  d'attaquer  parla  raison  ce 
polythéisme  croulant  de  toutes  parts,  que  les  chré- 
tiens battaient  en  brèche  au  nom  de  la  révélation  (4). 
Le  spectacle  des  souffrances  de  ceux-ci,  eu  Afrique 
et  en  Numidie,  acheva  ce  travail  intérieur  :  un  songe 
ou  une  vision,  dit  saint  Jérôme,  pressa  enfin  Arnobe 
de  se  soumettre  au  Christ  (5).  C'est  alors  que,  obligé 
de  rassurer  les  fidèles  de  Sicca,  qui  l'avaient  eu  long- 
temps pour  adversaire  et  voyaient  avec  défiance  venir 
à  eux  un  tel  prosélyte,  le  rhéteur  converti  écrivit  ses 


(1)  Saint  Jérôme,  De  viris  illustribiis,  80. 

(2)  Ibid..  79. 

(3)  Arnobe,  Adv.  nat.,  IV,  18,  36. 

(4)  Ibid.,  lir,  7. 

(5)  Saint  Jérôme,  De  viris  illustribus,  79. 


LES  TRADITKURS.  21" 


Disputes  contre  les  païens  (1),  composées,  ainsi  que 
l'indique  maint  passage ,  parmi  les  souffrances  et  les 
menaces  de  la  persécution  (2). 


(1)  Ibid.  —  Son  livre  a  pour  litre  Disputationes  adversiis  genUs, 
ou  plutôt,  selon  l'autorité  d'un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale, 
adversus  nadones. 

(2)  I,  26;  II,  77;  III,  36;  IV,  36,  etc.  —  Les  erreurs  Ihéologiques 
qui  se  rencontrent  dans  le  traité  d'Arnobe,  le  peu  de  familiarité  que 
montre  son  auteur  avec  le  texte  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
et  son  ignorance  des  institutions  et  des  mœurs  juives,  semblent  indi- 
quer qu'il  composa  son  livre  peu  après  sa  conversion,  avant  d'avoir 
reçu  une  complète  instruction  chrétienne. 


CHAPITRE  QUATRIÈME 

LE   DEUXIÈME    ET    LE   TROISIÈME    ÉDITS    (303-30V), 


SOMMAIRE,  —  I.  Les  nolvealx  édits.  —  Conversion  de  Lactance,  à  Nicomé- 
die.  —  Écrit  contre  les  chrétiens.  —  Portrait  de  son  auteur.  —  Pamplilet 
d'Hiéroclès.  —  Caractère  de  sa  polémique.  —  Révolte  de  soldats  à  An- 
tioche.  —  Sympathies  des  fidèles  de  Cappadoce  pour  le  royaume  clu'étien 
d'Arménie.  —  Un  d'eux  refuse  le  service  militaire.  —  Martyre  d'Hiéronet 
de  trente  et  un  chrétiens.  —  Inquiétudes  de  Dioclétien  habilement  exci- 
tées. —  Promulgation  de  deux  édits  contre  les  ecclésiastiques.  —  II.  L'ap- 
plication DES  ÉDITS  AVANT  l'aMNISTIE  DES  VICENNALES  (303).  —Le  COufeSSCUr 

Donat.  —  Quelques  membres  du  clergé  font  défection  en  Palestine.  — 
Martyre  du  lecteur  Procope.  —  Courageuse  résistance  de  nombreux  cap- 
tifs, absous  malgré  eux.  —  Martyre  d'Alphéc  et  de  Zacliée.  —  Les  chré- 
tiens maltraités  en  Galatie.  —  Datianus  persécute  les  chrétiens  de  toute 
l'Espagne.  —  Osiusde  Cordoue  confesse  la  foi.  —  Arrestation  de  Valerius, 
évêque  de  Saragosse,  et  du  diacre  Vincent.  —  Ils  sont  transférés  à  Valence. 

—  Exil  de  Valerius.  —  Vincent  est  mis  à  la  torture.  —  Dioclétien  célèbre 
à  Rome  ses  viccnnalcs.  —  Amnistie.    -  Elle  est  étendue  aux  chrétiens. 

—  Exception  pour  Romain,  étranglé  à  Antioche.et  Vincent,  relemi 
dans  la  prison  de  Valence.  —  Dioclétien,  malade,  quitte  Rome  en  dé- 
cembre.  —   III.  REPUISE  de   la  persécution  APKÈS  l'amnistie   des  VICENNALES 

(30i).  —  Dioclétien  fait  route  lentement  vers  l'Asie.  —  Martyre  de  Vin- 
cent. —  Datianus  essaie  en  vain  d'anéantir  ses  reliques.  —  Vénération 
pour  les  instruments  de  son  martyre.  —  La  maladie  de  Dioclétien  laisse 
toute  puissance  à  Galère  et  à  Hercule.  —  Les  édits  continuent  à  être 
appliqués.  —  Bassus,  préfet  de  Tlirace,  obligé  de  les  mettre  à  exécution. 

—  Fermeture  de  l'église  d'Héraclée.  —  L'évêquc  Philippe  abandonne  les 
vases  sacrés,  mais  non  les  livres.  —  Le  diacre  Hermès  conduit  l'asses- 
seur du  préfet  au  lieu  où  les  uns  et  les  autres  sont  cachés.  —  Différen- 
ces entre  les  sentiments  des  chrétiens  d'Orient  et  d'Afrique.  —  Phi- 
lippe et  Hermès  refusent  de  sacrifier.  —  Adoucissements  apportés  à  leur 
captivité.  —  Nombreux  chrétiens  arrêtés  à  Abiténe  et  conduits  à  Car- 
tilage pour  avoir  tenu  des  assemblées.  —  Date  exacte  de  leur  procès. 

—  Interrogatoires  et  tortures.  —  Thelica.  —  Dalivus.  —  Le  prêtre  Sa- 
turnin. —  Le  lecteur  Emeritus.  —  Félix  et  plusieurs  autres.  —  Saturnin 
le  jeune.  —  Victoire.  —  Hilarien.  —  Mort  de  ces  chrétiens  en  prison. 

—  Autres  fidèles  d'Afrique  arrêtés  pour  avoir  célébré  le  culte. 


220        LE  DEUXIEME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304) 


Les  nouveaux  édits. 

Pendant  qu'Arnobe  se  convertit  à  Sicca ,  son  com- 
patriote Lactance  embrasse  la  foi  à  Nicomédie,  où 
Dioclétien  lui  avait  confié  une  chaire  de  rhétorique  : 
tous  deux,  gagnés  au  Christ  en  le  voyant  souffrir 
dans  ses  membres,  continuaient  ainsi  la  lignée  des 
rhéteurs  chrétiens  qui ,  depuis  Minucius  Félix  et  Ter- 
tullien,  étaient  sortis  de  l'Afrique  (1).  Mais  si  la  per- 
sécution avait  cet  effet  sur  de  nobles  cœurs,  elle  en 
produisait  un  tout  autre  sur  les  âmes  basses,  toujours 
prêtes  à  se  tourner  contre  les  vaincus. 

«  A  l'époque,  dit  Lactance,  où  fut  renversée  l'église 
de  Nicomédie,  »  c'est-à-dire  vers  le  temps  où,  dans 
cette  ville,  coula  le  sang  des  martyrs  à  la  suite  de 
l'incendie  du  palais,  un  philosophe  «■  vomit  trois  li- 


(l)Le  livre  de  Lactance  intitulé  De  opificio  Dei  semble  le  premier 
ouvrage  écrit  après  sa  conversion  :  il  parle  des  chrétiens  en  termes 
encore  timides  et  se  représente  lui-même  comme  vivant  dans  le  trou- 
ble et  la  pauvreté,  «  quam  minime  sim  quietus  et  in  summis  necessi- 
tatibus.  ))  On  se  figure  aisément  un  maître  nouvellement  converti,  qui 
perd  à  la  fois  sa  chaire  officielle  et  la  plupart  de  ses  élèves.  Rien  dans 
les  écrits  de  Lactance  n'indique  à  quel  moment  précis  de  la  persécu- 
tion il  passa  du  paganisme  à  la  foi  chrétienne.  Cependant  la  vivacité 
avec  laquelle,  dans  le  De  mort,  pers.^  il  dépeint  les  souffrances  infli- 
gées aux  chrétiens  de  Nicomédie  au  commencement  de  303  montre  que 
la  vue  de  celles-ci  fit  une  grande  impression  sur  son  esprit,  et  permet 
de  penser  que  sa  conversion  date  de  cette  année. 


LES  NOUVEAUX  EDITS.  221 

vres  contre  la  religion  et  le  nom  chrétien  (1).  »  Lac- 
tance  a  tracé  d'une  plume  vengeresse  le  portrait  de 
ce  pamphlétaire,  qui  choisissait  pour  accabler  les  fi- 
dèles l'heure  où  ils  ne  pouvaient  se  défendre.  C'était, 
paraît-il,  un  parfait  hypocrite,  ami  des  richesses  et 
du  plaisir,  occupé  avant  tout  de  faire  sa  cour  aux  em- 
pereurs. Il  exaltait  la  sagesse  et  la  piété  de  ceux-ci,  et 
les  louait  de  défendre  la  religion  en  réprimant  une 
superstition  impie  et  puérile.  Avec  une  feinte  douceur 
il  suppliait  les  chrétiens  de  revenir  au  culte  des  dieux 
et  de  quitter  une  foi  qui  les  exposait  à  de  cruels  tour- 
ments. Il  essayait  même,  à  l'exemple  de  Porphyre, 
avec  lequel  on  l'a  confondu  à  tort  (2) ,  de  réfuter  par 
le  raisonnement  la  doctrine  chrétienne;  mais,  con- 
naissant celle-ci  plus  mal  encore  que  ses  devanciers, 
il  échouait  misérablement.  Son  livre  ne  lui  gagna 
même  pas,  dit-on,  l'estime  des  païens,  honteux  de  voir 
ainsi  frapper  des  gens  à  terre,  et  la  faveur  des  empe- 
reurs se  détourna  d'un  auxiliaire  compromettant  (3). 
Plus  habile  fut  Hiéroclès.  Cet  adversaire  du  chris- 
tianisme venait  d'être  appelé  du  gouvernement  de  Pal- 
myre  à  la  préfecture  de  Bithynie,  où  son  prédécesseur 
Fiaccinus,  «  qui  n'était  pas  un  petit  homicide,  »  selon 
le  mot  de  Lactance(V),  avait,  dans  la  persécution  lo- 


(1)  Laclance,  Div.  Inst.,  V,  2. 

(2)  Voirïillemont,  Histoire  des  Empereurs,  l.  IV,  p.  612,  note  xxiii 
sur  Dioclélien, 

(3)  Laclance,  Div.  Inst.,  V,  2. 

(4)  <(■  Flaccinum  praerecluni,  non  pusilliini  homicidam.  «  Lactance, 
De  mort,  pers.,  16, 


222        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

cale  de  Nicomédie,  servi  avec  zèle  les  fureurs  de  Ga- 
lère et  les  terreurs  de  Dioclétien.  Hiéroclès  parait 
avoir  choisi  le  moment  de  sa  nomination  à  cette  nou- 
velle préfecture  pour  publier  l'écrit  composé  pendant 
son  séjour  dans  la  capitale  du  désert.  «  C'était  un 
ouvrage  en  deux  livres,  qu'il  intitula  non  pas  Contre 
les  chrétiens^  afin  de  n'avoir  pas  l'air  de  les  pour- 
suivre dans  un  esprit  d'hostilité,  mais  Aux  chré- 
tiens (1),  afin  de  faire  croire  qu'il  voulait  leur  donner 
des  conseils  humains  et  bienveillants.  Il  s'efforce  d'y 
établir  la  fausseté  de  la  sainte  Écriture,  comme  si 
elle  était  toute  remplie  de  contradictions.  Il  expose  les 
chapitres  qui  paraissent  en  désaccord  entre  eux;  il 
les  énumère  en  si  grand  nombre  et  avec  une  telle  con- 
naissance du  sujet,  qu'il  semblerait  parfois  avoir  pro- 
fessé la  religion  qu'il  attaque  (2).  » 

Un  des  traits  où  se  montre  l'orgueil  du  fonction- 
naire romain,  c'est  le  dédain  avec  lequel  il  parle  des 
apôtres,  gens  qui  gagnaient  leur  vie  par  le  produit 
de  leur  pêche  et  le  travail  de  leurs  mains.  «  On  dirait 
qu'il  souffre  que  ce  ne  soit  pas  un  Aristarque  ou  un 
Aristophane  qui  ait  narré  les  faits  évangéliques(3).  » 
Sur  la  vie  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  Hiéroclès 


(1)  Le  titre  du  livre  est  Aoyo;  o'.XaXrjôy;;  7:p6;  toùç  -/piaxtàvou;,  littéra- 
lement Discours  ami  de  Javërité  aux  chrétiens,  ou  peut-être  simple- 
ment *0  Yt)a)rj9y;ç,  l'Ami  de  la  vérité. 

(2)  Lactance,  Div.  Inst.,  V,  3.  Tel  n'est  pas  le  sentiment  d'Eusèbe 
{Contra  Ilieroclem,  1),  qui  ne  voit  dans  cette  partie  du  Philalèthc 
qu'une  reproduction  servile  des  objections  déjà  faites  par  d'autres  au- 
teurs. 

(3)  Lactance,  l.  c. 


LES  NOUVEAUX  ÉDITS.  22:{ 

a  recueilli  ou  inventé  des  contes  absurdes  :  a  il  ai- 
firme  que  le  Christ  lui-môme,  ayant  été  exilé  par  les 
Juifs,  se  livra  au  brigandage  à  la  tête  d'une  troupe 
de  neuf  cents  hommes  (Ij.  »  Le  caractère  le  plus  ori- 
ginal de  son  livre  est  un  retour  à  la  perfide  tactique 
qui  semble  avoir  été  imaginée  au  commencement  du 
troisième  siècle  dans  les  salons  de  l'impératrice  Julia 
Domna.  Philostrate  y  composa  alors  une  sorte  d'É- 
vangile païen ,  où ,  sous  les  traits  d'Apollonius  de 
Tyane,  paraissait  une  contrefaçon  du  Christ  (2).  Hié- 
roclès  s'en  empare,  comme  si  le  roman  de  Philostrate 


(1)  Est-ce,  comme  l'a  pensé  M.  Vigoureux,  un  trait  emprunté  à  l'his- 
toire de  David  {I  Reg.),  et  appliqué  maladroitement  à  Notre-Seigneur? 
Ne  serait-ce  pas  plutôt  un  souvenir,  haineusement  travesti,  des  foules 
qui  suivaient  celui-ci  dans  ses  pérégrinations  à  travers  la  Judée  ou  au 
désert? 

(2)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du 
troisième  siècle,  2*^  éd.,  p.  70.  On  discute  encore  la  question  de  sa- 
voir si  Philostrate,  qui  ne  nomme  jamais  les  chrétiens,  chercha  réel- 
lement à  poser  son  héros  en  rival  du  Christ.  La  négative  a  été  sou- 
tenue avec  talent  par  M.  Jean  Réville  {la  Religion  à  Rome  sous  les 
Sévères,  p.  228);  mais  elle  ne  saurait  prévaloir  contre  tant  de  traits 
de  la  vie  d'Apollonius  qui  semblent  calqués  sur  les  quatre  Évangiles 
et  les  Actes  des  apôtres,  avec  l'addition  d'un  merveilleux  analogue  à 
celui  des  Évangiles  apocryphes.  Celte  opinion,  proposée  en  France  au 
dix-septième  siècle  par  Huet,  évêque  d'Avranches,  en  Angleterre  au 
dix-huitième  par  Douglas  et  Paley,  a  réuni  de  nos  jours  l'assentiment 
des  esprits  les  plus  dissemblables,  Baur,  Friedlander,  Reumont,  M.  de 
Pressensé,  M.  Albert  Réville,  M.  Aube,  M.  Boissier,  l'auteur  du  savant 
article  sur  Apollonius  de  Tyane  dans  le  DicHonary  of  Christian  bio- 
graphfj,  Ms-^  Freppel,  M.  de  Champagny,  M.  l'abbé  Vigouroux.  M.  Neu- 
mann  propose  un  système  intermédiaire  :  Philostrate,  en  traçant  le 
portrait  d'Apollonius,  n'aurait  pas  songé  au  Christ  :  ce  seraient  les  ad- 
versaires plus  récents  du  christianisme,  Porphyre,  Hiéroclès,  Julien, 
qui  se  seraient  servis  de  son  livre  pour  opposer  la  vie  merveilleuse  du 
magicien  de  Tyane  à  celle  du  Sauveur. 


224        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROLSIÈME  ÉDITS  (303-304). 

avait  une  valeur  historique  comparal)ie  à  celle  de 
rÉvangile  :  il  oppose  les  prétendus  miracles  d'Apol- 
lonius aux  miracles  du  Sauveur,  et,  de  ce  qu'Apollo- 
nius n'est  qu'un  homme,  il  conclut  que  Jésus-Christ 
n'est  pas  Dieu  (1). 

Par  cette  conclusion,  la  tactique  de  Philostrate  était 
en  quelque  sorte  retournée;  car  le  rhéteur  du  troi- 
sième siècle  avait  voulu  faire  de  son  héros  un  dieu, 
et  y  avait  en  partie  réussi ,  puisque  des  temples  s'éle- 
vaient en  son  honneur  :  au  milieu  du  quatrième  siècle 
le  sophiste  Eunape,  plus  fidèle  à  la  prétention  de 
Philostrate,  dira  que  celui-ci  n'aurait  pas  dû  intituler 
son  livre  :  «  Vie  d'Apollonius,  mais  Vie  d'un  dieu 
parmi  les  hommes  [^),  »  Peu  importait  sans  doute  à 
Hiéroclès  :  ce  qu'il  cherchait,  c'était  à  faire  du  roman 
païen  une  machine  de  guerre  contre  l'Évangile,  à 
rabaisser  le  Christ  plutôt  qu'à  exalter  Apollonius.  A 
toutes  les  époques,  les  adversaires  du  christianisme 
se  sont  moins  piqués  de  suite  dans  les  idées  que  d'ha- 
bileté dans  l'attaque ,  et  les  variations  leur  ont  peu 
coûté  pourvu  que  l'objet  de  leur  haine  fût  atteint. 
Hiéroclès  put  se  glorifier  de  ce  triste  succès  :  son  li- 
vre, paraissant  à  l'heure  où  la  dispersion  des  assem- 
blées chrétiennes,  la  destruction  d'innombrables 
exemplaires  de  l'Écriture  sainte,  rendaient  presque 
impossible  de  lui  répondre,  troubla  beaucoup  de  fi- 
dèles, déjà  ébranlés  par  la  persécution ,  et  fournit  des 


(1)  Lactance,  Div.  Inst.,  V,  3  ;  Eusèbe,  Contra  Hieroclem,  2. 

(2)  Eunape,  Vitx  sophist..  proœm.  ;  éd.  Didot,  p.  454. 


LES  NOUVEAUX  EDiTS.  225 

arguments  à  leurs  adversaires.  Après  la  paix  de  l'É- 
glise ,  Eusèbe  se  croira  obligé  de  le  réfuter  comme 
celui  de  Porphyre  (1)  :  le  gouverneur  de  Bithynie  et 
le  fondateur  du  néoplatonisme,  celui-ci  en  Sicile, 
celui-là  en  Asie,  avaient,  en  effet,  travaillé  à  la  môme 
œuvre,  tous  deux  essayant  de  détruire  TÉvangile  et 
cherchant  à  rétablir  le  paganisme  sur  de  nouvelles 
bases  par  la  conciliation  du  monothéisme  philoso- 
phique avec  le  polythéisme  traditionnel  (ri). 

Si  le  pamphlet  d'Hiéroclès  fut  publié  en  303, 
comme  je  le  suppose,  il  ne  resta  probablement  pas 
sans  influence  sur  le  parti  que  prit  Dioclétien  dans  le 
courant  de  cette  année ,  en  lui  faisant  croire  à  la  fai- 
blesse de  la  religion  chrétienne  et  à  la  facilité  de  la 
détruire.  Des  inquiétudes  politiques,  adroitement 
exploitées,  poussèrent  plus  sûrement  encore  vers  des 
rigueurs  nouvelles  un  souverain  aussi  facilement 
effrayé. 

Eusèbe  nous  apprend  que,  peu  après  les  événe- 
ments qui  avaient  ensanglanté  Nicomédie  au  com- 
mencement de  Tannée ,  il  y  eut  des  troubles  en  Cap- 
padoce  et  en  Syrie,  où  des  usurpateurs  essayèrent  de 


(1)  Le  titre  complet  de  l'ouvrage  d'Eusèbe  contre  Iliéroclès  est 
Liber  contra  Hieroclem,  animadversiones  in  Philostraii  de  Apollo-' 
nio  Tyaiiensi  commentarios  ob  institutam  cum  illo  ab  Hierocle 
Christi  comparationem  adoi'natœ.  Comme  ce  titre  l'indique,  Eusèbe 
attaque  seulement  la  partie  du  livre  où  le  gouverneur  de  Bithynie 
compare  Apollonius  à  Noire-Seigneur  Jésus-Christ;  le  reste  lui  paraît 
ne  pas  valoir  une  réfutation. 

(2)  Lactance,  Biv.  Inst.,  V,  3, 

IV.  15 


226         LE  DEL'XIEME  ET  LE  THOiSIÈME  ÉDITS  r303-304; 

prendre  le  pouvoir  (1),  et  que  ces  troubles  furent  le 
prétexte  d'une  recrudescence  de  persécution.  L'é- 
meute syrienne  est  connue  par  un  récit  de  Lihanius, 
que  la  plupart  des  historiens  s'accordent  à  y  rap- 
por-ter.  Cinq  cents  soldats  creusaient  la  rade  de  Sé- 
leucie,  qui  senait  de  port  à  Antioche.  Us  se  lassèrent 
de  ce  dur  travail,  de  même  que,  vingt  ans  plus  tôt, 
les  léi^ionnaires  de  Probus  s'étaient  lassés  de  creuser 
le  canal  de  Sirmium  (2).  Comme  eux,  ils  se  révol- 
tèrent; mais,  n'ayant  pas  d'empereur  à  tuer,  ils  me- 
nacèrent la  vie  d'Eugène,  leur  commandant.  Celui-ci, 
à  l'imitation  du  préfet  d'Alexandrie  !  3)  sous  Gallien 
(car  toutes  ces  séditions  se  répètent) ,  ne  vit  d'autre 
moyen  d'échapper  à  leurs  coups,  sinon  de  prendre  la 
pourpre.  Couvert  d'un  lambeau  de  drap  écarlate  ar- 
raché à  quelque  idole,  il  fut  conduit  dans  le  palais 


(1;  Ojt.  el;  p.az.p'>v  lï  ïzi^ur^  y.%Z7.  zry  M£/iTr,v7;v  ovt«)  xa)  o'jjiévr//  yw- 
pacv,  xai  av  7:â>:v  àJJur*  iji^i  zr,y  Z'j^ix^  £î::çv»;vai  t^  ^ac/^'.à  TiETzeipa- 
ftévcAv...  Eusèbe,  Ilist.  Eccl.,  VIll,  G.  —  Le  pays  de  Mélitène,  dont 
parle  Eusebe.  esl  la  Petite  Arménie,  province  romaine,  distincte  de  la 
Grande  Arménie,  royaume  indépendant.  La  Petite  Arménie,  Armenia 
31inor,  dé|>endait  de  la  Cappadore  avant  la  multiplication  des  divi- 
sion»  provinciales  en  297;  elle  forma  sous  Dioclétien  une  province 
distincte,  [>our  être  subdivisée  encore  à  la  lin  du  quatrième  siècle. 
Mélitène  était  sa  ville  principale;  mais,  géographiquement,  cette  pro- 
rince  dépendait  de  la  Cappadoce  :  une  inscription  chrétienne  de  Rome, 
de  385,  nomme  un  citent  Armeniacum  Cappndocem.  \oir  Mommsen. 
Mémoire  sur  les  provinces  romaines,  p.  14-16,  38-40;  Marquardt. 
RUrnische  Staatsvervraltung ,  t.  I,  p.  360,  374;  De  Rossi,  Inscr.  christ. 
urbU  Homœ,  t.  I,  n*^  ihh,  p.  155-156;  Bull,  di  arch.  crist.,  1869, 
p.  91. 

(2)  Voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,   2'  éd., 
p.  304. 

(3}  Ibid.,  p.  185. 


LES  NOUVEAUX  ÉDITS.  227 

impérial  cVAntioche  et  proclamé  Auguste.  Mais  le 
peuple  de  la  ville  ne  se  souciait  pas  de  courir  les  périls 
d'une  révolution  :  enhardi  par  le  petit  nombre  des 
insurgés,  il  se  porta  en  foule  vers  le  palais,  s'en  em- 
para, massacra  Eugène  et  ses  partisans.  A  minuit ,  la 
révolte  était  vaincue.  Cependant  les  nouvelles  d'An- 
tioche  firent  trembler  Dioclétien.  Il  avait  eu  peur  :  il 
se  montra  féroce.  Tous  les  magistrats  d'Antioche  et 
de  Séleucie  furent  mis  à  mort  1  .  Au  nombre  de  ces 
infortunés  étaient  deux  des  ancêtres  du  sophiste  Li- 
banius,  qui  sera  au  milieu  du  quatrième  siècle  le  plus 
éloquent  défenseur  du  paganisme  :  ce  fait  suffit  à 
prouver  que  l'insurrection  si  cruellement  punie  avait 
été  toute  soldatesque,  et  que  les  chrétiens  n'y  eurent 
point  de  part. 

Les  événements  de  Cappadoce  sont  moins  connus  : 
peut-être  Eusèbe  dépasse-t-il  l'expression  exacte  de 
sa  pensée  quand  il  étend  à  cette  province  l'allusion 
à  des  usurpateurs,  vraie  pour  la  Syrie.  Les  docu- 
ments païens  ne  nous  en  apprennent  rien.  Des  docu- 
ments chrétiens  semblent  dire  qu'en  Cappadoce  et 
en  Arménie,  les  esprits  avaient  été  agités  par  les 
premiers  bruits  de  la  persécution  (2).  On  représenta 


(Ij  Libanius,  De  vita,  13.  14,  15. 

(2)  «  Cum  esset  eis  niintiatum  quoil  oinnis  Arrneniorum  re^iio  et 
Cappadocam  facit  contra  improbuin  eoruindecretum  et  resislit  eorurn 
jussis...  >•  Mariyrium  S.  Hieronis,  daus  Surius,  Vitx  SS.,  t.  XI, 
p.  173.  —  «  Quod  Iota  Magna  Armenia  et  Cappadocia  iilorum  edicto 
répugnaient  et  jam  unanimes  spectaient  oinnes  ad  defeclionem,  im- 
rnutabileMi  habeiitesaniinumin  Dorninuin...  »  Marfijrlum  S.  Eiistratii, 
dans  Surius,  t.  XII,  p.  241.  Ces  Actes  sont  de  Métapliraste  iPatrol. 


228        LE  DEUXIEME  ET  LE  TROISIEME  EDITS  (303-30i). 

c\  Fempereur  que  cette  agitation  était  dangereuse.  Il 
peut  l'avoir  cru  de  bonne  foi.  La  Grande  Arménie, 
pays  indépendant  dont  le  roi,  Tiridate,  devait  sa  cou- 
ronne à  Dioclétien,  était  à  ce  moment  travaillée  par 
la  puissante  parole  de  saint  Grégoire  rilkimina- 
teur  (1).  Déjà  se  préparait  la  conversion  en  masse  de 
la  nation  arménienne,  qui  arriva  plusieurs  années 
avant  que  la  persécution  eût  cessé  dans  l'Empire  (2). 
Les  chrétiens  de  Cappadoce  suivaient  d'un  œil  ému 
ces  merveilleux  succès  de  la  grâce  divine  :  entre  eux 
et  la  nouvelle  Église  arménienne,  où  l'étincelle  reli- 
gieuse, déposée  peut-être  dès  le  temps  des  apôtres, 
mais  presque  éteinte,  se  ranimait  avec  un  tel  éclat, 
les  rapports  de  voisinage,  d'idées,  de  mœurs,  de  com- 
merce, étaient  continuels  :  un  nouveau  lien  s'ajou- 
tait maintenant  à  beaucoup  d'autres,  car  Leontius, 
évêque  de  Césarée,  en  Cappadoce,  venait  de  donner 
à  Grégoire  la  consécration  épiscopale  (3).  Dioclétien 


Graec,  t.  CXVI,  p.  109,  467),  par  conséquent  suspects  d'amplifica- 
tion. Mais,  si  l'on  en  rejette  de  nombreux  traits,  il  semble  qu'on 
doive  en  retenir  ceux  que  nous  venons  de  citer,  surtout  quand  on  les 
rencontre  dans  les  Passions  de  deux  martyrs  du  même  temps  et  du 
même  pays.  Tillemont  dit  de  l'une  de  ces  Passions  :  «  Il  y  a  des  choses 
considérables,  et  des  faits  assez  particularisés  pour  croire  qu'ils  vien- 
nent d'un  bon  original;  »  Mémoires,  t.  V,  art.  lxvii  sur  la  persécu- 
tion de  Dioclétien.  Mason  va  jusqu'à  supposer  que  cet  original  peut 
être,  à  l'heure  présente,  encore  caché  dans  les  manuscrits  de  quelque 
monastère  arménien  {The  persécution  of  Diodetian ,  p.  127,  note). 

(1)  Voir  les  diverses  Vies  de  saint  Grégoire,  dans  les  Acta  SS.,  sep- 
tembre, t.  VIII,  p.  295-413. 

(2)  Sozomène,  Hist.  EccL,  II,  8. 

(3)  La  consécration  de  saint  Grégoire  est  reportée  par  Saint-Martin 
{Mémoires  sur  l'Arménie,  t.  I,p.  430)  et  Langlois  {Historiens  de 


LES  NOUVEAUX  EDITS.  22Î) 

craignit-il  que  la  belliqueuse  Arménie,  le  roi  lui- 
même  ,  qu'allait  entraîner  vers  la  vraie  foi  Télan  de 
son  peuple,  ne  prissent  parti  pour  les  chrétiens  per- 
sécutés? Ce  sentiment  du  pusillanime  empereur  ne 
nous  surprendrait  pas,  car,  neuf  ans  plus  tard,  la 
guerre  éclatera  pour  un  semblable  motif  entre  l'Ar- 
ménie et  l'Empire  romain  (1).  Si  Ton  en  croit  des 
Actes  de  basse  époque  (*2),  mais  où  peuvent  avoir  été 
recueillies  des  traditions  vraies,  Dioclétien,  dès  303, 
voulut  fortifier  de  ce  côté  ses  frontières.  Des  conseils 
furent  tenus,  et  des  officiers  sûrs  envoyés  en  Cappa- 
doce.  Une  levée  de  soldats  eut  lieu  dans  la  province. 
Quelques  chrétiens  semblent  avoir  refusé  alors  le  ser- 
vice militaire.  La  répugnance  à  combattre  contre  les 
Arméniens,  ces  voisins  devenus  des  frères,  explique 
leur  refus  :  il  se  peut  aussi  que  le  métier  des  armes 
leur  fût  devenu  odieux  depuis  que  les  troupes  avaient 
procédé  partout  à  la  démolition  ou  à  l'incendie  des 
églises.  On  raconte  qu'un  fidèle,  appelé  Hiéron,  qui 
cullivait  ses  terres  en  Cappadoce,  repoussa  par  la 
violence  les  recruteurs,  et  se  retrancha  avec  ses  ou- 
vriers et  ses  domestiques  dans  la  ferme.  Cédant  en- 
suite à  de  meilleurs  conseils,  il  se  laissa  conduire  à 
Mélitène.  Dans  la  prison  de  cette  ville  trente  et  un 
chrétiens  étaient    déjà    détenus.  Hiéron,  convaincu 


V Arménie  t.  II,  p.  387)  à  l'année  276,  qui  paraît  beaucoup  trop  re- 
culé3  :  cet  événement  se  place  plus  vraisemblablement  vers  302. 

(1)  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  IX,  8.  Voir  plus  bas,  chapitre  neuvième. 

(2)  Martyrium  S.  Hieronis,  martyrium  S.  Eustratii,  cités  plus 
haut. 


1>30        LE  DEUXIEME  ET  LE  TROISIEME  ÉDITS  (303-304). 

d'avoir  frappé  un  des  agents  du  recrutement,  eut  la 
main  coupée  :  les  auti'cs  prisonniers  furent  fouettés. 
Puis  on  offrit  à  tous  un  moyen  d'éviter  le  dernier  sup- 
plice :  se  disculper  de  toute  conspiration  par  un  sa- 
crifice aux  dieux.  Hiéron  et  les  autres  refusèrent  de 
trahir  leur  foi.  Aux  yeux  des  païens,  c'était  s'avouer 
traîtres  à  l'Empire  :  ils  furent  tous  décapités  (1). 

Ces  faits,  grossis  par  la  crédulité  ou  la  malveil- 
lance, furent  apparemment  rapportés  à  Dioctétien. 
Dans  un  refus  de  service  militaire,  aggravé  par  un 
acte  de  mutinerie  avant  d'être  racheté  par  un  cou- 
rageux martyre,  il  voulut  voir  l'indice  d'une  entente 
avec  les  ennemis  intérieurs  ou  extérieurs  de  l'État.  Il 
s'était  cru  naguère  enveloppé  dans  son  palais  par  une 
conjuration  de  ses  serviteurs  chrétiens  :  il  se  vit  main- 
tenant bloqué  dans  sa  Bithynie  par  une  vaste  insur- 
rection qui  comprendrait  tout  l'est  de  l'Asie  romaine, 
de  l'embouchure  de  l'Oronte  aux  sources  de  l'Eu- 
phrate,  et  soulèverait  la  Syrie,  la  Cappadoce,  l'Ar- 
ménie. Dans  cet  état  d'esprit,  explicable  chez  un 
homme  qui,  depuis  l'incendie,  était  resté  à  demi 
halluciné,  et  croyait  sans  cesse  entendre  la  foudre 
au-dessus  de  sa  tête  (2) ,  ses  conseillers  lui  persuadè- 
rent aisément  de  frapper  un  nouveau  coup  sur  les 
chrétiens,  victimes  expiatoires  de  tous  les  dangers  de 
l'Empire  ou  de  toutes  les  terreurs  des  souverains.  Le 
second  et  le  troisième  édits,  qui,  presque  sans  inter- 


{\)  Marlyrum  S.  Hieronis. 

(2)  Constantin,  Oratio  ad  sanctorum  cœtum,  25. 


LES  NOUVEAUX  KUiTS.  231 

vallc,  sortirent  de  sa  chancellerie  avant  la  fin  de  l'an- 
née sont  ainsi  résumés  par  Eusèbe  : 

«  Peu  après  le  commencement  de  la  persécution, 
quand,  dans  la  région  située  autour  de  Mélitène  et 
dans  la  Syrie,  il  y  eut  eu  des  tentatives  pour  s'empa- 
rer de  l'Empire,  une  loi  fut  d'abord  promulguée,  or- 
donnant que  tous  les  chefs  des  Églises  seraient  en- 
chaînés et  mis  en  prison.  Le  spectacle  qui  parut  alors 
dépasse  toute  parole  :  on  vit  une  multitude  innom- 
brable d'hommes  jetés  dans  les  cachots  :  ceux-ci, 
autrefois  réservés  aux  brigands  ou  aux  violateurs  de 
sépultures,  étaient  maintenant  remplis  d'évêques,  de 
prêtres,  de  diacres,  de  lecteurs,  d'exorcistes,  tellement 
qu'il  n'y  avait  plus  de  place  pour  les  criminels  de 
droit  commun.  Un  autre  édit  survint,  d'après  lequel 
tous  ceux  qui  avaient  été  ainsi  mis  en  prison  seraient 
renvoyés  libres ,  s'ils  consentaient  à  sacrifier  :  en  cas 
de  refus,  ils  seraient  soumis  aux  plus  cruels  supplices; 
aussi  ne  peut-on  compter  les  martyrs  qui  soutfrirent 
dans  les  diverses  provinces  (1).  » 

(1)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VllI,  G,  8-10. 


232        LE  DtlXIKME  ET  LE  TROLSIÈME  ÉDITS  (303.30i] 


II 


L'application  des  édits  avant  l'amnistie  des 
vicennales  (303). 

Un  des  plus  généreux  confesseurs  fut  ce  Donat,  au- 
quel Lactance  a  dédié  les  traités  De  la  colhe  de  Dieu 
et  De  la  mort  des  persécuteurs.  Il  habitait  Nicomé- 
die,  selon  toute  apparence  engagé  dans  les  saints 
ordres  (1).  Une  première  fois,  sous  le  prédécesseur 
d'Hiéroclès,  F  «  homicide  »  Flaccinus,  Donat  avait 
souffert  pour  le  nom  du  Christ.  Pendant  la  préfecture 
d'Hiéroclès,  c'est-à-dire  au  moment  où  s'exécutaient 
le  second  et  le  troisième  édits,  il  fut  de  nouveau  tra- 
duit devant  le  représentant  de  la  justice  impériale.  A 
plusieurs  reprises  (2)  mis  à  la  torture,  il  en  sortit 


(1)  Ce  Donat  doil-il  être  identifié  avec  l'un  de  ses  deux  homonymes, 
mêlés  aux  débuis  du  schisme  donatisle,  Donat,  évèque  de  Casa  Nigra, 
en  Numidie,  et  Donat  dit  le  Grand,  successeur  schismatique  de  Men- 
surius  à  Carlhage?  Rien,  si  ce  n'est  la  similitude  du  nom,  n'autorise 
à  le  penser;  Lactance  ne  dit  nulle  part  que  le  confesseur  Donat  fût 
africain,  et  le  séjour  de  celui-ci  à  Nicomédie  de  303  à  311  ferait  plu- 
tôt penser  le  contraire.  Le  nom  est  un  indice  sans  valeur;  un  grand 
nombre  de  personnages  appartenant  aux  quatre  premiers  siècles  s'ap- 
pellent Donat.  non  seulement  en  Afrique,  où  nous  en  comptons  jus- 
qu'à douze,  mais  en  Gaule,  en  Italie,  en  Egypte,  en  Épire ,  en  Asie. 
L'Asie  seule  nous  offre  six  Donat,  martyrs.  Voir  Ulysse  Chevalier, 
Répertoire  des  sources  historiques  du  moyen  âge,  s.  v.,  p.  590- 
591. 

(2)  «  Novies,  »  dit  Lactance;  mais  il  comprend  dans  ces  tortures 
successives,  avec  celles  auxquelles  Donat  firt  soumis  dans  la  première 
année  de  la  persécution,  celles  qu'il  eut  à  subir  dans  une  nouvelle 
captivité,  qui  dura  de  30G  à  311. 


L'APPLICATION  DES  ÉDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  2:\:\ 

toujours  victorieux.  «  Quel  beau  spectacle  aux  yeux 
de  Dieu!  s'écrie  son  ami  Lactance.  A  ton  char  tu  as 
attelé,  non  de  blancs  coursiers,  non  d'énormes  élé- 
phants, mais  les  triomphateurs  eux-mêmes.  Car  tel 
est  le  vrai  triomphe,  celui  où  l'on  célèbre  la  défaite 
des  maîtres  de  ce  monde.  Tu  les  subjuguas  par  tes 
vertus,  quand,  méprisant  leurs  commandements  im- 
pies, tu  dispersais  par  la  solidité  de  ta  foi  et  la  vi- 
gueur de  ton  âme  tout  l'appareil  de  leur  puissance 
tyrannique.  Contre  toi  n'ont  rien  pu  les  coups,  les 
ongles  de  fer,  le  feu,  le  glaive,  les  tourments  les  plus 
variés.  Aucune  violence  ne  t'a  ravi  la  foi  et  la  piété. 
Vrai  disciple  de  Dieu,  vrai  soldat  du  Christ,  tu  es 
resté  inexpugnable  à  tous  les  ennemis  (1).  » 

Malheureusement  tous  ne  montrèrent  pas  le  même 
héroïsme.  Il  y  eut  de  tristes  chutes  parmi  les  évêques, 
les  prêtres  et  les  clercs  emprisonnés.  Eusèbe  y  fait  al- 
lusion, mais  refuse  d'en  parler  avec  détails  :  «  Je  n'ai 
pas  voulu,  dit-il,  rappeler  les  noms  de  ceux  que  la 
persécution  ébranla  et  qui  y  firent  volontairement 
naufrage  (2).  Le  nombre  fut  grand  de  ces  faibles  de 
cœur,  qui  succombèrent  au  premier  choc  (3).  »  Mais  la 
fermeté  des  autres  rachetait  ces  défaillances.  A  Cé- 
sarée  de  Palestine,  où  résidait  Eusèbe,  un  grand  nom- 
bre d'évêques  et  de  membres  du  clergé  furent  ame- 
nés de  tous  les  points  de  la  province.  Un  de  ceux-ci, 


(1)  Lactance,  De  mort,  pers.,  16. 

(2)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  2. 

(3)  Ibid.,  3. 


23»        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÈDITS  (303-30'i). 

moins  élevé  que  cVautrcs  dans  la  hiérarchie  ecclésias- 
tique, attirait  surtout  les  regards.  Il  se  nommait 
Procopc ,  et  remplissait  à  Scythopolis  l'office  de  lec- 
teur et  d'exorciste  :  il  était  spécialement  chargé  de 
traduire  au  peuple ,  en  langue  vulgaire ,  les  Écritwres 
sacrées,  qu'on  lisait  en  grec  dans  les  églises.  Avant 
môme  d'être  mené  en  prison,  il  fut  conduit  devant  le 
gouverneur  Flavien.  Celui-ci  lui  commanda  de  sacri- 
fier aux  dieux.  «  Il  n'y  a  pas  plusieurs  dieux,  s'écria 
Procope,  il  n'y  en  a  qu'un,  créateur  de  toutes  choses.  » 
Le  magistrat,  qui  répugnait,  comme  tant  d'autres,  à 
verser  le  sang,  fut  ému  à  la  vue  de  cet  homme  dont 
le  corps,  exténué  par  les  jeûnes,  semblait  se  soutenir 
seulement  par  la  force  de  l'âme  :  aussi,  cherchant  à 
lui  ménager  un  moyen  de  salut,  parut-il  se  contenter 
de  cette  réponse ,  que  les  doctrines  philosophiques  du 
temps  lui  permettaient  dans  une  certaine  mesure 
d'accepter.  Il  demanda  donc  au  martyr  d'offrir  de 
l'encens,  non  plus  aux  dieux,  mais  aux  quatre  empe- 
reurs. ((  Il  n'est  pas  bon  d'avoir  tant  de  maitres  :  qu'il 
y  ait  un  seul  seigneur,  un  seul  roi,  »  dit  Procope,  ci- 
tant Homère  (1).  Dans  cette  parole,  où  le  chrétien 
abritait  sous  l'autorité  du  plus  grand  des  poètes  une 
discrète  condamnation  des  apothéoses  impériales,  Fla- 
vien crut  voir  un  outrage  à  la  majesté  souveraine  et 
comme  un  blâme  du  système  politique  fondé  par  Dio- 


(1)  Oùk  àyaôèv  TtoX'Jxoipaviri,  eî;  xoipavo;  êffTco, 

EIç  paîiXsy;. 

Iliade,  II,  204. 


L'APPLICATION  DES  ÉDITS  AVANT  LAMNISTIL.  235 

clétien  :  il  condamna  sur-le-champ  Procope  à  ôtre 
décapité  (1).  Ce  martyre  eut  lieu  en  juin  ou  juil- 
let (2) ,  ce  qui  permet  de  fixer  approximativement  au 
milieu  de  Tannée  les  deuxième  et  troisième  édits,  en 
vertu  desquels  les  membres  du  clergé  devaient  être 
arrêtés  et  mis  en  demeure  d'apostasier. 

Pendant  qu'on  immolait  Procope ,  les  autres  captifs 
étaient  conduits  en  prison.  Là,  quelques-uns  cédèrent 
aux  menaces  des  persécuteurs  ;  mais  la  plupart  firent 
admirer  leur  courage.  Ils  subirent  les  plus  cruelles 
tortures  sans  renier  la  foi.  Celui-ci  tombait  brisé  sous 


(1)  Passio  S.  Procopii,  dans  Ruinait,  p.  373.  Un  court  récit  du 
martyre  de  Procope  se  trouve  dans  le  livre  d'Eusèbe  sur  Les  mar- 
tyrs de  la  Palestine,  1.  Les  Actes  plus  détaillés  sont  certainement 
originaux  et  contemporains.  Il  est  même  prouvé  désormais  qu'ils  ont 
fait  partie  d'une  rédaction  complète  du  livre  d'Eusèbe,  dont  la  version 
grecque  actuellement  existante  n'est  que  l'abrégé,  dû  à  Eusèbe  lui- 
même.  Valois  l'avait  déjà  conjecturé  :  cette  conjecture  fut  adoptée  par 
Assemani  après  la  découverte,  dans  la  Bibliothèque  Vaticane,  d'Actes 
syriaques,  parmi  lesquels  ceux  de  Procope,  qui  lui  parurent  des  ex- 
traits de  l'ouvrage  complet  d'Eusèbe  {Acta  martyrum  orientalium , 
Rome,  1748,  p.  166).  Elle  est  aujourd'hui  devenue  certaine;  Cureton 
a  publié,  en  1861 ,  un  manuscrit  syriaque  du  British  Muséum,  daté 
de  411,  qui  contient  une  version  en  cette  langue  du  livre  sur  Les  mar- 
tyrs de  la  Palestine,  dans  une  forme  plus  étendue,  et  comprend  un 
récit  du  martyre  de  Procope,  correspondant  à  celui  des  Actes.  La 
version  Cureton  n'est  pas  identique  à  la  version  Assemani  :  elles  re- 
présentent donc  deux  traductions  syriaquesdc  l'original  grec  d'Eusèbe, 
aujourd'hui  perdu ,  et  remplacé  par  l'abrégé  que  nous  possédons. 

(2)  «  Desii  septima  julii  mensis,  quae  nonas  dicitur  apud  Latinos.  » 
Passio,  2.  —  AeaioM  \i.y]'^bci  i€o6\iy],  nçô  ÉTrià  e'iowv  'louvîtôv  ),£yoit'  àv 
•jiapà  'Pw[xaiot;.  De  mart.  Pal.,  1,2.  Le  mois  \iaio:,  correspond  dans 
le  calendrier  syro-macédonien  au  mois  de  juin;  aussi  croyons-nous 
que  dans  la  Passion  il  faut  corriger  julii  en  junii.  Cependant  les 
martyrologes  mettent  au  8  juillet  la  mort  de  Procope.  Il  y  a  ici  quel- 
que confusion  dans  les  dates. 


236        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

les  fouets;  celui-là  était  serré  dans  ses  liens  jusqu'à 
suffoquer,  ou  déchiré  avec  les  ongles  de  fer  :  il  y  en 
eut  qui  perdirent  l'usage  de  leurs  mains,  dont  les 
nerfs  étaient  rompus.  Honteux  de  leur  défaite,  les 
persécuteurs  essayèrent  au  moins  de  la  dissimuler. 
Un  des  confesseurs  fut  amené  de  force  devant  l'autel , 
on  plaça  malgré  lui  dans  sa  main  la  coupe  aux  li- 
bations ou  le  grain  d'encens,  puis  on  le  renvoya 
comme  s'il  eût  sacrifié.  Un  autre  était  parvenu  à 
ne  pas  même  toucher  l'encens  :  des  témoins  affir- 
maient cependant  qu'il  avait  offert  le  sacrifice  :  on 
le  laissait  partir.  Un  des  captifs,  emporté  de  la  pri- 
son demi-mort,  était  jeté,  comme  s'il  eût  déjà  rendu 
l'àme  :  on  détachait  ses  liens,  et  on  le  comptait 
parmi  ceux  qui  avaient  sacrifié.  Il  y  en  eut  qui 
criaient,  protestant  qu'ils  n'obéiraient  pas  à  ce  qu'on 
exigeait  d'eux,  qu'ils  étaient  chrétiens,  qu'ils  n'avaient 
pas  sacrifié  et  ne  sacrifieraient  jamais  :  les  soldats, 
cependant,  les  frappaient  au  visage,  leur  fermaient 
la  bouche ,  et  les  renvoyaient  de  force ,  absous  malgré 
leurs  protestations.  Ce  que  les  persécuteurs  voulaient, 
c'était,  à  défaut  de  la  victoire,  en  garder  les  appa- 
rences (1). 

Deux  seulement,  parmi  les  confesseurs  détenus 
dans  la  prison  de  Césarée,  furent  mis  à  mort.  Ils  s'ap- 
pelaient Alphée  et  Zachée.  Ni  les  fouets,  ni  les  ongles 
de  fer,  ni  les  chaînes  n'avaient  ébranlé  leur  cons- 
tance :  ils    avaient,  sans    céder,  passé    vingt-quatre 

(I)  Eusèbe,  De  mart.  Pal,  1,  3,  4;  Hist.  Eccl,  VIII,  3. 


L'APPLICATION  DES  ÉDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  :^37 

heures  dans  les  ceps,  les  pieds  écartés  jusqu'au  qua- 
trième trou  (1).  Mais,  devant  le  juge,  ils  prononcè- 
rent une  parole  qui,  de  même  que  la  citation  homé- 
rique de  Procope,  parut  séditieuse.  «  Il  n'y  a  qu'un 
Dieu,  s'écrièrent-ils,  un  seul  roi  et  seigneur,  qui  est 
Jésus-Christ!  »  Toute  affirmation  monarchique,  même 
concernant  seulement  le  monarque  céleste ,  effrayait 
les  serviteurs  de  la  tétrarchie  impériale.  Convaincus 
d'avoir  tenu  un  propos  impie ,  Alphée  et  Zachée  fu- 
rent décapités,  le  17  novembre  (2). 

Pendant  ce  temps,  la  terreur  pesait  sur  les  chré- 
tiens de  Galatie.  Théotecne  n'était  pas  encore  installé 
dans  la  province  que  Dioclétien  lui  avait  livrée  en 
proie,  et  déjà  le  second  et  le  troisième  édits  s'exécu- 
taient. Les  magistrats  se  hâtaient,  afin  qu'à  son  arri- 
vée le  cruel  gouverneur  trouvât  les  geôles  remplies  : 
ce  soin  leur  faisait  même  négliger  la  démolition  des 
églises,  «  Partout,  dans  la  province,  les  prêtres 
étaient  arrêtés,  et  traînés  devant  les  autels  des  idoles, 


1^1)  Voir  sur  les  ceps  {tignum,  nervus,  ÇûXov)  les  détails  donnés 
par  Edmond  Le  Blant,  De  quelques  monuments  antiques  relatifs  à 
la  suite  des  affaii'es  criminelles ,  dans  la  Revue  archéologique, 
1889,  p.  148;  et,  ibid.,  p.  149,  la  figure  d'un  instrument  analogue 
trouvé  dans  la  prison  des  gladiateurs  à  Pompéi,  longue  pièce  de  fer 
munie  de  séparations  dans  lesquelles  une  barre  mobile  venait  enser- 
rer les  pieds  des  captifs;  deux  malheureux  y  étaient  attachés  au  mo- 
ment où  l'éruption  engloutit  la  ville.  Cf.  du  même  savant  les  Persécu- 
teurs et  les  martyrs,  1893,  p.  282-283.  La  torture  des  ceps  durait 
encore  au  moyen  âge;  on  la  retrouve  jusqu'au  milieu  du  seizième 
siècle. 

(2)  De  mart.  Pal.,  1,  5.  —  Le  15  des  calendes  de  novembre,  ou  le 
17  du  mois  Aîoç  selon  le  calendrier  syro-macédonien. 


238        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

avec  ordre  d'abjurer  leur  religion  et  de  sacrifier  aux 
dieux  :  ceux  qui  refusaient  voyaient  leurs  biens  con- 
fisqués :  on  les  jetait  en  prison  avec  leurs  enfants.  A 
Théotecne  était  réservé  le  droit  de  les  condamner 
au  supplice  :  mais,  en  attendant,  les  captifs  étaient 
enchaînés,  battus,  dans  l'espoir  d'amollir  leurs  cou- 
rages, et  de  les  amener  assouplis  et  domptés  à  la  dé- 
cisive torture  que  leur  infligerait  le  gouverneur  (1).  » 
En  même  temps  le  fanatisme  païen,  sur  de  l'impu- 
nité, ne  se  contenait  plus,  et  avec  lui  les  passions 
intéressées,  cupidité  ou  vengeance,  qui  souvent  en 
prenaient  la  couleur.  Des  malfaiteurs  envahissaient 
les  maisons  chrétiennes,  y  portant  la  dévastation  et 
le  pillage.  Si  les  victimes  de  ces  attentats  essayaient 
de  résister  ou  élevaient  la  voix  pour  se  plaindre,  ou 
les  taxait  d'insolence  ou  de  sédition  (2)  :  le  premier 
édit  n'avait-il  pas  refusé  aux  chrétiens  toute  action 
en  justice,  et  ne  les  avait-il  pas  livrés  sans  défense 
aux  mains  de  leurs  ennemis?  Telle  était  la  situation 
où  le  seul  nom  de  Théotecne  avait  réduit  la  malheu- 
reuse Galatie  :  les  églises  encore  debout ,  mais  déser- 
tes ou  fermées;  les  prêtres  et  leurs  parents  en  prison  ; 
les  fidèles  chassés  de  leurs  demeures  et  fuyant  vers 
les  montagnes  (3). 

En   Occident,  les  édits  contre  les    ecclésiastiques 


(1)  Passio  S.  Theodoti  Ancyrani  et  septem  virginum,   4,    dans 
Ruinart,  p.  355. 

(2)  Ibid.,5;  p.  356. 

(3)  Ibid.,i;  p.  355. 


L'APPLICATION  DES  ÉDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  2:^'.) 

n'eurent  pas  d'efiet  dans  les  États  de  Constance ,  mais 
furent  appliqués  dans  ceux  de  Maximien  Hercule.  Ce- 
pendant l'Espagne  seule  nous  a  conservé  un  souve- 
nir certain  de  cette  phase  de  la  persécution. 

L'exécution  des  édits  y  était  dirigée  par  un  magis- 
trat resté  célèbre  comme  un  des  plus  grands  enne- 
mis des  chrétiens.  11  s'appelait  Datianus  (1).  Proba- 
blement nous  l'avons,  en  287,  rencontré  dans  la 
Gaule  (2),  où  il  persécutait  déjà  au  nom  de  Maximien. 
Investi  aujourd'hui  par  cet  empereur  d'un  pouvoir 
presque  sans  bornes,  il  n'était  pas  seulement  le  gou- 
verneur d'une  des  cinq  provinces  qui,  depuis  la  réor- 
ganisation administrative,  partageaient  l'Espagne  (3), 
car  on  le  verra  plus  tard  juger  avec  la  même  auto- 
rité dans  plusieurs  d'entre  elles,  et  condamner  des 
fidèles  dans  la  Tarraconaise ,  dans  la  Lusitanie ,  dans 
la  province  de  Carthagène  :  on  doit  reconnaître  en 
Datianus   soit  le  vicaire  du   diocèse  d'Espagne   (4), 


(1)  Datianus  était  probablement  de  la  même  famille  que  son  homo- 
nyme consul  en  358.  Mais  on  n'a  sur  ce  personnage  d'autres  rensei- 
gnements que  ceux  des  documents  martyrologiques.  Griiter,  Inscr., 
p.  199,  puis  Arevalo  et  Dressel,  dans  leurs  éditions  de  Prudence,  pu- 
blient une  inscription  relative  à  la  fixation  par  lui  des  limites  des 
bourgs  d'Evoraet  de  Beja;  mais  Hùbner  {Corpus  inscr.  lat.,  t.  II,  p.  5, 
n°  17)  la  range  parmi  les  fausses  :  voir  cependant  les  observations  du 
P.  Van  Hecke  dans  les  Acta  SS.,  octobre,  t.  XII,  p.  195. 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  42. 

(3)  Marquardt,  Romische  Staatsverwaltung,  t.  I,  j).  260;  Momm- 
sen.  Mémoire  sur  les  provinces  romaines,  trad.  Picot,  p.  48.  Voir 
la  carte  annexée  au  Mémoire  de  Mommsen ,  ou  celle  de  l'Histoire 
des  Romains  de  Duruy,  t.  VI,  p.  505. 

(4)  Voir  Marquardt,  Rom.  Staalsv.,  t.  I,  p.  231;  Willems,  le  Droit 
public  romain,  p.  592. 


2iO        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

personnage  considérable  chargé  pour  toute  la  pénin- 
sule des  plus  hautes  fonctions  judiciaires,  adminis- 
tratives et  financières  (1),  soit  un  commissaire  spé- 
cial délégué  à  la  recherche  des  chrétiens.  En  303  il 
parcourait  déjà  l'Espagne,  faisant  incarcérer,  con- 
formément à  l'édit,  les  évéques,  les  prêtres,  les 
membres  des  divers  ordres  du  clergé  (2).  C'est  peut- 
être  alors  qu'Osius,  évêque  de  Cordoue,  qui  jouera 
un  si  grand  rôle  après  la  paix  de  l'Église ,  confessa 
la  foi  avec  une  intrépidité  louée  de  tous  ses  contem- 
porains (3). 

Au  cours  d'une  de  ses  tournées,  Datianus  vint  à 
Saragosse  (Caesaraugusta).  C'était  une  des  villes  d'Es- 
pagne les  plus  anciennement  chrétiennes,  où,  si  Ton 
en  croit  Prudence ,  chaque  persécution  avait  fait  des 


(1)  Cf.  Code  Théodosien,  1,  xv;  xvi^  5.  Voir  Mommsen,  Rômische 
Staatsrecht,  t.  II,  p.  48;  Bethman  Hollweg,  Der  rom.  Civilprozess, 
p.  50-52. 

(2)  «  Episcopos  ac  presbyleros,  celerosqiie  sacri  ordinis  ministres, 
spiritu  nequiliae  agitatus,  rapi  prœcipit.  »  PassioS.  Vincentii  levitx, 
2;  dans  Ruinart,  p.  390.  —  Les  Actes  de  saint  Vincent,  tels  que  nous 
les  possédons,  ne  sont  pas  contemporains,  mais  auraient  été,  au  ju- 
gement de  Ruinart,  composés  peu  après  la  paix  de  l'Église.  Ce  sont 
peut-être  les  mêmes  qu'on  lisait  publiquement  dans  l'Église  d'Afrique, 
nous  apprend  saint  Augustin,  et  que  l'illustre  docteur  cite  dans  ses 
sermons  274,  275,  276,  277.  Sur  la  plupart  des  points  Ils  s'accordent 
avec  l'hymne  V  de  Prudence,  et,  qu'ils  dérivent  de  cette  hymne  ou 
que  celle-ci  au  contraire  soit  imitée  d'eux,  ils  représentent  au  moins 
comme  elle  la  tradition  de  la  fin  du  quatrième  siècle. 

(3)  'Eytb  \ùv  w(xo),6YYiaa  xoù  xo  Tipûtov,  îôzz  ôiwynoç  Yeyovev  eut  tw 
nàninù  oou  Ma^tfjL'.avw.  Lettre  d'Osius  à  Constance,  fils  de  Constantin  ; 
dans  saint  Athanase,  Mis  t.  aj'ian.,  44.  Cf.  saint  Athanase,  Apol.  de 
fîiga,  7;  Eusèbe,  De  vita  Const-,  II,  63,  73;  Sozomène,  Hist.  Eccl.y 
I,  16. 


L'APPLICATION  DES  ÉDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  2M 

martyrs  (1).  On  se  rappelle  que,  sous  Dèce,  son  évo- 
que Félix  s'était  joint  aux  Églises  de  Léon  et  de  Mérida 
pour  dénoncer  à  saint  Cyprien  les  libellatiques  Basi- 
lide  et  Martial  (2).  F^e  siège  épiscopal  de  Saragosse 
était  occupé,  au  commencement  de  la  persécution 
de  Dioclétien,  par  Valerius,  auquel  succéderont  d'au- 
tres prélats  de  même  famille  et  de  même  nom  (3). 
Valerius,  qui  venait  d'assister  au  concile  d'illiberis, 
était  renommé  pour  sa  sainteté  et  sa  science;  mais  il 
avait  la  parole  difficile  (4) ,  et  se  trouvait  empêché 
de  remplir  cet  office  de  l'enseignement  public  qui 
était  dans  les  premiers  siècles  un  des  principaux  de- 
voirs de  la  charge  épiscopale;  aussi,  près  de  lui,  in- 
vesti de  sa  confiance,  vivait  son  archidiacre  Vincent. 
Issu  d'une  famille  consulaire  (5) ,  celui-ci  avait  été 


(1)  ScBVUs  antiquis  quotiens  procellis 
Turbo  vexatum  tremefecit  orbem, 
Tristior  templum  rabies  in  istud 

Intulit  iras. 
Nec  furor  quisquam  sine  laude  nostrum 
Cessit  aut  clari  vacuiis  cruoris  : 
Martyrum  semper  numerus  sub  omni 

Grandine  crevit. 

Prudence,  Péri  Stephanôn,  IV,  81-88. 

(2)  Saint  Cyprien,   Ep.   68.    Cf.   les  Dernières  Persécutions  du 
troisième  siècle,  p.  37. 

(3)  Sacerdotum  domus  infulata 

Valeriorum. 
Prudence,  Perl  Stéphane  a,  IV,  79-80. 
L'hymne  XI  du  même  recueil  est   dédiée  à  un  Valerianus,  évéque 
de  Saragosse. 

(4)  «  Idem  episcopus  impeditioris  linguse  fuisse  dignoscitur.  »  Pas- 
sio  S.  Vincenitif  1. 

(5)  D'après  les  Actes,  le  père  de  Vincent  se  nommait  Euticius;  sa 
IV.  16 


242        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

confié  tout  jeune  à  l'évêque  Valerius  pour  être  ins- 
truit dans  les  lettres  et  clans  la  religion  (1)  :  il  avait 
grandi  à  l'ombre  des  sanctuaires,  visitant  les  tombes 
des  martyrs  dont  s'enorgueillissait  déjà  Saragosse, 
celle  en  particulier  de  dix-huit  glorieux  combattants 
du  Christ  immolés  dans  une  des  précédentes  persécu- 
tions et  enterrés  ensemble  (2)  :  puis  il  était  devenu 
((  lévite  de  la  tribu  sacrée,  ministre  de  l'autel  de  Dieu, 
l'une  des  sept  blanches  colonnes  (3),  »  c'est-à-dire  un 
des  sept  diacres  :  élevé  enfin  au  rang  d'archidiacre, 
qui  le  désignait  d'avance  pour  la  succession  épisco- 
pale,  il  suppléait  Valerius  dans  le  ministère  de  la 
prédication  (4).  L'évêque  et  son  diacre  furent  arrêtés 
et  conduits  devant  Datianus. 

Le  magistrat  était  sur  le  point  de  partir  pour  Va- 
lence :  il  commanda    d'y  conduire  les  prisonniers 


mère  était  d'Osca  (Huesca),  ville  située  tout  au  nord  de  la  Tarraco- 
naise,  au  pied  des  Pyrénées.  Son  grand-père,  Agressus,  avait  été  consul. 
La  précision  de  ces  détails  généalogiques  semble  montrer  que  l'auteur 
écrivait  d'après  des  documents  ou  des  souvenirs  bien  conservés.  Ce- 
pendant le  nom  d'Agressus  ne  se  trouve  pas  dans  les  fastes;  mais  le 
personnage  qui  le  porta  peut  avoir  été  consul  sufFect.  11  peut  aussi 
avoir  reçu  le  titre  et  les  ornements  consulaires  sans  avoir  été  réelle- 
ment consul.  Cette  distinction  fut  accordée  fréquemment  à  des  mem- 
bres de  grandes  familles  provinciales  (cf.  Fustel  de  Coulanges,  His- 
ioire  des  institutions  politiques  de  l'ancienne  France,  t.  1,  p.  250, 
252,  254). 

(1)  Passio  S.  Vincentii,  1. 

(2)  Prudence,  Péri  Stephanôn,  IV,  53,  105-108.  Quatre  de  ces 
martyrs  s'appelaient  Saturnin,  les  autres  étaient  Optât,  Lupercus, 
Successus,  Martial,  Urbain,  Jules,  Quintilien,  Publius,  Fronton,  Félix, 
Oécilien,  Evotus,  Primilivus,  Apodemius;  ibid.,  145-1G4. 

(3)  Péri  Stephanôn,  V,  30-32. 

(4)  Passio,  1. 


L'APPLICATION  DES  KDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  2i3 

chargés  de  cliaiiics.  Dans  cette  ville,  ancienne  colo- 
nie romaine ,  où  le  culte  des  dieux  paraît  avoir  ctc  en 
grand  honneur  (1),  les  deux  chrétiens  furent  une  pre- 
mière fois  interrogés  et  pressés  d'abjurer.  Vincent  prit 
la  parole  pour  lui  et  Valerius,  et  confessa  éloquem- 
ment  le  Christ.  Datianus,  se  contentant  de  condam- 
ner à  l'exil  l'évêque,  qui  n'avait  pas  parlé,  fit  mettre 
à  la  torture  l'intrépide  diacre. 

Il  y  avait  plusieurs  degrés  dans  la  torture  (2)  :  le 
chevalet  était  le  premier.  Pendant  que  Vincent  y 
était  attaché,  et  qu'on  lui  déchirait  les  membres  avec 
des  ongles  de  fer,  il  répondait  sans  faiblir  aux  me- 
naces et  aux  prières  du  juge.  «  Tu  te  trompes,  homme 
cruel,  lui  fait  dire  le  poète  Prudence,  si  tu  crois 
m'affliger  en  lacérant  mon  corps.  Il  y  a  quelqu'un 
au  dedans  de  moi  que  personne  ne  peut  violer,  un 
être  libre,  calme,  exempt  de  douleur.  Ce  que  tu 
t'efforces  de  détruire,  c'est  un  vase  caduc,  un  vase 
de  terre,  destiné  à  être  brisé  (3);  mais  tu  chercheras 


(1)  Inscriptions  en  l'honneur  d'EsciiIape,  des  Parques,  d'Hercule, 
de  Jupiter  Ammon,  d'Isis  et  Sérapis,  confrérie  des  serviteurs  d'Isis 
(sodalicium  vernarum  Isiacorum);  Corpus  inscr.  lat.,  t.  II,  3723, 
3725,  372G,  3727,  3728,  3729,  3730,  3731.  Cependant  Valence  était  encore, 
au  quatrième  siècle,  une  ville  obscure,  devant  toute  son  importance 
au  voisinage  de  l'antique  Sagonte,  urbs  ignoia,  prope  liltus  alix 
Sacjonti,  dit  Prudence,  Péri  Steph.,  IV,  97-100;  les  inscriptions,  en 
effet,  n'y  montrent  pas  cette  vie  municipale  si  intense  qu'elles  révè" 
lent  en  tant  d'autres  cités  espagnoles;  voir  Corp.  inscr.  lat.,  t.  II, 
p.  501. 

(2)  Cf.  Edmond  Le  Blant,  Les  Actes  des  martyrs,  §  34,  p.  89. 

(3)  Sur  le  symbole  du  vase,  employé  par  l'antiquité  païenne  et 
chrétienne  pour  représenter  le  corps,  habitacle  et  prison  de  l'âme,  voir 


244        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÈDITS  (303-304). 

en  vain  à  déchirer  ce  qui  est  dedans  et  foule  aux 
pieds  ta  colère,  l'être  invaincu,  invincible,  planant 
au-dessus  des  tempêtes  et  soumis  à  Dieu  seul  (1).  » 
Certes,  voilà  de  la  haute  et  belle  déclamation  :  Sé- 
nèque  n'a  rien  d'égal  à  cette  effusion  sublime  du 
stoïcisme  chrétien;  à  défaut  des  propres  paroles  du 
martyr  (2) ,  c'est  son  âme  qui  nous  est  montrée.  Da- 


Rome  souterraine,  p.  329-331,  et  mon  article  sur  le  Symbolisme 
chrétien  au  quatrième  siècle,  dans  la  Revue  de  l'art  chrétien,  1885 
(tirage  ù  part,  p.  22-23). 

(1)  Erras,  cruente,  si  meam 
Te  rere  pœnam  su  mère, 
Cum  membra  morti  obnoxia 
Dilancinata  interficis. 

Est  aller,  est  intrinsecus 
Violare  quem  nemo  potest, 
Liber,  quietus,  integer, 
Exors  dolorum  tristium. 

Hoc,  quod  laboras  perdere 
Tantis  furoris  viribus, 
Vas  est  solutum  ac  fictile, 
Quocunque  frangendum  modo. 

Quin  immo  nunc  enitere 
lllum  secare  ac  plectere, 
Qui  perstat  intus,  qui  tuam 
Calcat,  tyranne,  insaniam. 

Hune,  hune  lacesse,  hune  discute 
Invictum,  inexsuperabilem, 
Nullis  procellis  subditum 
Solique  subjectum  Deo. 

Péri  Stephanon,  V,  153-172. 

(2)  Les  discours  prêtés  à  Vincent  par  l'auteur  des  Actes,  aussi  longs 
que  ceux  que  lui  attribue  poétiquement  Prudence,  sont  beaux,  mais 
sentent  aussi  l'amplification. 


L'APPLICATION  DES  KDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  245 

tianus  liii-mcme  parait  ébranle  :  «  Eh  bien,  dit-il, 
je  renonce  à  te  contraindre  au  sacrifice;  mais  donne- 
nous  au  moins  les  livres  sacrés  qui  te  servent  à 
propager  ta  secte,  afin  que  je  la  détruise  avec  eux 
par  le  feu  (1).  »  Vincent  ne  se  laissa  pas  plus  sé- 
duire par  une  feinte  douceur  qu'intimider  par  les 
tourments.  On  met  dans  la  bouche  de  Datianus  exas- 
péré de  sa  résistance  des  paroles  curieuses  à  noter 
comme  détail  de  l'horrible  procédure  criminelle  du 
temps  :  «  Qu'il  soit  maintenant  soumis  à  la  torture 
légitime,  et  qu'il  passe  par  les  plus  cruels  tour- 
ments (2),  »  Vincent  fut  alors  posé  sur  un  lit  de  fer 
rougi  au  feu,  «  suprême  degré  de  la  torture  (3),  »  dit 
Prudence,  qui,  ancien  magistrat  ayant  exercé  le 
droit  de  glaive,  connaissait  ces  nuances  juridiques  (4). 
Vincent  surmonta  cette  nouvelle  épreuve,  et  fut  ra- 
mené en  prison. 


(1)  Saltem  latentes  paginas 
Librosque  opeitos  detege, 
Quo  secta  pravum  seminans 
Justis  cremelur  ignibus. 

Péri  Steph.,  V,  181-184. 
Les  Actes  ne  rapportent  pas  cette  demande ,  si  caractéristique  de 
la  persécution  de  Dioclétien. 

(2)  «  Transferatur  hic  ad  legitimam  qusestionem,  ac  percurrat  rno- 
lesliora  tormenla.  »  Passio,  7;  Ruinart,  p.  393.  Cf.  «  légitime  coc- 
tus;  «  Lactance,  De  mort,  per.,  13. 

(3)  ...  Extrema  omnium 
Igni,  grabato  et  lamminis 
Exerceatur  quaestio. 

Péri  Steph.,  V,  206-208. 

(4)  Cf.  Revue  des  Questions  historiques ,  8L\n\  1884,  p.  349-351. 


246        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-30i). 

Le  moment  approchait,  cependant,  où  pour  le  plus 
grand  nombre  des  ecclésiastiques  incarcérés  les  portes 
des  prisons  allaient  s'ouvrir.  Dioclétien  avait  com- 
mencé de  régner  le  17  septembre  284-  :  le  môme 
jour  de  303  commençait  sa  vingtième  année  d'empire. 
Célébrer  les  viceimales  d'un  empereur,  au  lendemain 
de  ce  troisième  siècle  où  s'étaient  si  rapidement  suc- 
cédé les  souverains  éphémères,  était  chose  trop  rare 
pour  ne  pas  devenir  l'occasion  de  grandes  fêtes. 
Mais  celles-ci  n'eurent  lieu  que  le  20  novembre,  après 
l'arrivée  de  Dioclétien  dans  cette  Rome  qu'il  avait  si 
rarement  visitée  (1).  Il  joignit  à  la  solennité  des  vi- 
cennales  celle  du  triomphe  décerné  aux  deux  Au- 
gustes dès  287.  On  remarque  à  sa  louange  que  la 
dépense  n'y  fut  point  excessive,  et  que  les  règles  de  la 


(1)  «  Diocletianus,  cum  jam  félicitas  ab  eo  recessisset,  penexit  sla- 
limRomaB;  ut  illic  vicennaliura  diem  celebraret,  qui  erat  futurus  ad 
duodccimurn  Kalcndas  Décembres.  »  Lactancc,  De  mort,  pers.,  17. — 
llunziker  [Regierung  und  Chris tenverfolgung  des  Kaisers  Diocle- 
tianus und  seiner  Nachfolger,  p.  184  et  suiv.)  et  Mason  (The  persé- 
cution of  Diocletian,i>.  205-206)  ont  contesté  la  date  donnée  par  Lac- 
tance,  et  soutenu  que  Dioclétien  arriva  à  Rome  environ  un  mois  plus 
lard,  puisque  deux  lois  citées  au  Code  Justinien  (II,  m,  28  et 
IV,  XIX,  21  j  sont  datées  de  villes  de  Mésie ,  les  3  et  8  décembre,  Dio- 
clétien et  Maximien  étant  consuls;  l'une  de  ces  lois  porte  même  la 
mention  expresse  du  huitième  consulat  de  Dioclétien  et  du  septième 
de  Maximien,  ce  qui  ne  laisse  pas  de  doute  sur  la  désignation  de  l'an- 
née 303.  Mais  si  Dioclétien  n'arriva  à  Rome  que  vers  le  milieu  de 
décembre  au  plus  tôt,  il  est  impossible  qu'il  ait  pu  y  célébrer  les  vi- 
cennales,  le  triomphe,  et  en  partir  ensuite,  comme  le  dit  plus  loin 
Lactance,  treize  jours  avant  le  l"  janvier.  11  faut  donc  qu'il  y  ait 
une  erreur  de  copiste,  et  je  crois  qu'elle  se  trouve  plutôt  dans  le 
Code  que  dans  Lactance,  dont  le  texte  deviendrait  incompréhensible 
si  la  date  donnée  par  le  Code  devait  être  conservée. 


L'APPLICATION  DES  EDIÏS  AVANT  L'AMNISTIE.  247 

décence  parurent  observées  :  castiores  liidos  (1).  Dio- 
clétien  prenait  au  sérieux  son  rôle  de  censeur  (2). 
L'accompagnement  obligé  de  telles  fêtes  était  une 
amnistie.  L'empereur  accorda  ce  bienfait  à  ses  peu- 
ples. Alors,  en  même  temps  que  les  criminels  de  droit 
commun,  d'innombrables  chrétiens  furent  rendus  à 
la  liberté  (3). 

Mit-on  à  leur  grâce  la  condition  déshonorante  d'une 
apostasie  (4)?  Aucun  texte  ne  le  dit  :  une  telle  con- 
dition eût  été  superflue ,  puisque  déjà  tous  les  ecclé- 
siastiques emprisonnés  avaient  été  mis  en  demeure 
de  sacrifier,  et  que  tous  ceux  qui  consentaient  à  le 
faire  étaient,  de  droit,  renvoyés  libres.  L'amnistie 
réduite  à  ces  termes  n'eût  rien  ajouté  aux  clauses  du 
troisième  édit.  L'intérêt  de  l'État  n'était-il  pas  de  ren- 
voyer sans  condition  les  chrétiens  qui  tenaient  dans 
les  prisons  la  place  des  malfaiteurs,  au  détriment  de 
la  justice  régulière  et  du  budget  (5)?  On  se  rappelle 
les  artifices  employés  déjà  par  les  magistrats  pour 
mettre  les  fidèles  en  liberté  malgré  leurs  protesta- 
tions (6).  L'occasion  de  se  débarrasser  de  ceux  qui 
restaient  encore  incarcérés  dut  être  saisie  avec  joie 


(1)  Vospiscus,  Curinus ,20. 

(2)  «  Spectantc  censore.  »  Vospiscus,  Carinus,  20. 

(3)  Trjç  àp^ixrj;  ecxocaeTyipiSo;;  è7ctaTà<jy)i; ,  xaxà  vojxiJ^o|X£vyiv  ôwpéav 
Tcùv  £v  Toiç  Ô£a[xoî;  TZOLyTOiyf,  TiâvTwv  £),eu6epta;  àvaxYipuxôecfTYiç.  Eiisèbe, 
De  mart.  Pal.,  2,  4. 

(4)  C'est  l'opinion  développée  sans  preuves  par  Mason,  Thepers. 
of  Diocletian,  p.  207-208. 

(5)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  6,9. 

(6)  Voir  plus  haut,  p.  236. 


2'i8        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  EDITS  (303-304). 

par  les  représentants  de  l'autorité  publique.  Ce  qui 
montre  que  nul  acte  d'apostasie  ne  fut  demandé,  c'est 
que  l'illustre  confesseur  Donat,  arrêté  sous  Hiéro- 
clès  (1),  sortit  alors  de  prison  pour  n'y  rentrer  qu'en 
306  (2)  :  les  louanges  que  lui  donne  et  lui  donnera 
encore  Lactance  excluent  tout  soupçon  de  faiblesse. 

Cependant  on  retint  quelques  ecclésiastiques,  que 
l'intrépidité  particulière  de  leur  langage  ou  des  cir- 
constances exceptionnelles  avaient  désignés  au  res- 
sentiment des  persécuteurs.  De  ce  nombre  était  le 
diacre  de  Césarée,  Romain,  qui,  seul  de  tous  les 
chrétiens,  demeura  dans  la  prison  d'Antioche,  les 
pieds  aux  ceps  jusqu'au  cinquième  trou.  On  mit 
bientôt  fin  à  ses  souffrances  en  l'étranglant,  ou,  pour 
parler  un  langage  plus  digne  des  sentiments  du 
martyr,  on  lui  accorda  la  récompense  désirée  (3).  En 
Espagne,  le  diacre  Vincent  fut  aussi  gardé  en  prison. 

Dioclétien  ne  demeura  pas  longtemps  à  Rome.  La 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  232. 

(2)  CeUe  date  résulte  de  De  mort,  pers.,  35. 

(3)  Movo;  \jizb  TiévTe  y.£VTrj|jLaTa  àjiçw  Tà>  uôSe  SiataOei; ,  èv  a\niû  xei- 
|Xîvo;  xCfi  Ej).œ  ^po/V  ^tpiêÀr.Oet;,  tô;  y.al  cTcsudôei,  jxapTvpîa)  xxiiy.orj\Lri^y]^ 
Eusèbe,  De  mart.  Pal.,  2,  4.  —  Si  l'on  prend  à  la  lettre  Eusèbe, 
le  martyre  de  Romain  aurait  eu  lieu  le  même  jour  (èttI  t?;?  aÙTfî;  Y;|xÉpaç) 
que  celui  d'Alphée  et  de  Zachée,  c'est-à-dire  le  15  des  calendes  de  dé- 
cembre (17  novembre).  Il  semble  qu'il  y  ait  là  une  erreur  de  quel- 
ques jours,  car  l'historien  dit  expressément  que  Romain  fut  étranglé 
après  que  ses  compagnons  de  captivité  eurent  été  délivrés  à  l'occasion 
des  vicennales,  lesquelles  furent  célébrées,  selon  Lactance,  le  12  des 
mêmes  calendes,  c'est-à-dire  le  20  novembre;  mais  la  date  donnée 
par  Lactance  est  celle  de  la  cérémonie  qui  eut  lieu  à  Rome,  et  l'édit 
d'amnistie  peut  l'avoir  devancée  de  quelques  jours. 


L'APPLICATION  DES  EDITS  AVANT  L'AMNISTIE.  2.9 

liberté  du  peuple  romain,  les  allures  railleuses  d'une 
plèbe  privilégiée,  qui  se  croyait  tout  permis,  bles- 
saient le  vieil  empereur,  accoutumé  à  l'étiquette 
sévère  et  aux  silencieuses  adorations  d'une  cour 
orientale.  On  eût  dit  que  le  radieux  soleil  d'hiver  qui 
dorait  les  sept  collines  fatiguait  des  regards  mieux 
faits  désormais  pour  le  demi-jour  du  palais  de  Nico- 
médie  ou  de  Salone,  fermé  au  public  comme  un  sé- 
rail. La  maladie  nerveuse  dont  souffrait  Dioclétien 
depuis  le  commencement  de  l'année  s'exaspérait  au 
contact  de  la  foule  bruyante  et  familière,  pendant 
cette  interminable  série  de  jeux,  de  processions  et  de 
banquets  par  lesquels  on  fêtait  ses  vicennales.  La 
pensée  de  se  rendre  avec  la  même  pompe  au  Capitole, 
le  l*""  janvier,  pour  y  prendre  avec  Maximien  son 
neuvième  consulat  (1)  lui  devint  insupportable. 
Treize  jours  avant  cette  date,  il  partit  précipitam- 
ment pour  Ravenne,  malade,  en  plein  hiver,  dans  le 
froid  et  la  pluie  (2).  Ainsi  finit  tristement  cette  glo- 
rieuse période  de  vingt  ans,  durant  laquelle  la  pros- 
périté avait  souri  à  Dioclétien  tant  qu'il  avait  respecté 
la  liberté  des  consciences. 


(1)  Le  neuvième  de  Dioclétien  et  le  huitième  de  Maximien. 

(2)  «  Quibus  solemnibus  celebralis,  cum  libertatem  populi  romani 
ferre  non  poterat ,  impatiens  et  eeger  animi  prorupit  ex  Urbe  impen- 
dentibus  Kalendis  Januariis,  quibus  illi  nonus  consulatus  deferebatur. 
Tredecim  dies  tolerare  non  potuit  ut  Romœ  potius  quam  Ravennae 
procederet  consul.  Sed  profectus  hieme,  sœviente  frigore,  atque  im- 
bribus  verberatus,  morbum  levem  ac  perpetuum  traxit.  »  Lactance, 
De  mort,  pers.,  17, 


250         LK  DEUXlKMIi  ET  LE  TIIOISIÈME  ÉDITS  (303-30i). 


Reprise  de  la  persécution  après  l'amnistie 
des  vicennales  (304). 


De  Ravennc,  où  il  avait  pris  les  faisceaux  consu- 
laires, Dioclétien  se  mit  en  route  pour  l'Orient.  Au 
lieu  de  suivre  le  chemin  direct  à  travers  les  provinces 
danubiennes,  redoutable  durant  la  mauvaise  sai- 
son, il  contourna  lentement  la  côte  dalmate,  et  s'ar- 
rêta vraisemblablement  à  Salone,  dans  la  somptueuse 
retraite  préparée  en  vue  de  son  abdication  future.  Il 
y  passa  une  partie  de  l'hiver,  pour  se  remettre  en 
route  au  printemps,  et  arriver  à  Nicomédie  vers  la 
fin  de  l'été,  toujours  plus  faible  et  plus  malade  (1). 

Peu  après  le  départ  de  Ravenne,  un  des  rares 
chrétiens  demeurés  captifs  malgré  les  vicennales 
achevait  glorieusement  son  martyre.  Le  lieu  où  Vin- 
cent, retiré  presque  mourant  du  lit  de  fer  rougi  au 
feu  (2),  avait  été  enfermé  dans  la  prison  de  Valence 
est  ainsi  décrit  par  Prudence,  qui  parait  l'avoir  vi- 
sité (3)  :  «  Il  existe  à  l'étage  le  plus  bas  un  endroit 
plus  noir  que  les  ténèbres  elles-mêmes,  clos  et  étran- 
glé par  les  pierres  étroites  d'une  voûte  surbaissée. 
Là  se  cache  une  nuit  éternelle,  que  ne  dissipe  jamais 


(1)  Lactance,  De  mort,  pers.,  17. 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  245. 

(3)  Cela  résulte  de  Péri  Stephanôn,  V,  549-556. 


REPRISE  DK  LA  PERSECUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.       251 

Fastre  du  jour  :  là  l'horrible  prison  a  son  enfer  (1).  » 
Les  prisons  d'Étal  contenaient  un  cachot  souterrain, 
analogue  au  ïuUianum  de  Rome  (2),  dans  lequel  on 
plongeait  et  souvent  l'on  exécutait  les  criminels  (3). 
Il  en  est  question  à  toutes  les  époques  dans  les  Actes 
des  martyrs  (4).  Vincent  était  étendu  par  terre,  les 
pieds  dans  les  ceps  (5).  Par  un  raffinement  de  bar- 
barie qui  n'est  pas  sans  exemple  (6),  le  sol  avait  été 
semé  de  poteries  brisées  (7).  Soudain,  rapportent  les 
narrateurs  du  quatrième  siècle,  «  le  cachot  aveugle,  » 
carceralis  cœcitas,  s'illumina;  des  parfums  inconnus 
remplacèrent  les  vapeurs  fétides;  le  sol  disparut  sous 
les  fleurs.  Libre  de  ses  liens,  Vincent,  debout,  écou- 
tait la  voix  des  anges  (8).  A  la  nouvelle  de  ce  pro- 


(1)  EstinUis,  imo  ergaslulo, 
Lochs  lenebris  nigrior, 
Qiiem  saxa  rncrsi  fornicis 
Angusta  clausum  slrangulanl. 

.Etcrna  nox  illic  latet 
Expcrs  diurni  sideris  : 
Ilic  carcer  horrendiis  suos 
Habcre  fertiir  inferos. 

Perl  Stephanôn,  V,  241-287. 

(2)  Salluste,  Ds  bello  Calilinx,  55. 

(3)  Tile-Live,  XXXIX,  4i-,  Festus,  v  Robur. 

(4)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  V,  1,  39;  Passio  S.  Pionil,  11;  Acta 
S.  Felicis,  4;  Acia  SS.  Tarachi,  Probi,  Andronici,  6. 

(5)  Passio  S.  Vincentii,  8;  Péri  Stephanôn^  V,  249-252. 

(6)  Saint  Paulin,  Natale  S.  Felicis,  IV;  saint  Damase,  De  Eutychio 
martyre,  dans  De  Rossi,  Inscriptiones  chrisiianoe  urbis  Romse,  t.  II, 
p.  66,  89,  105,  44t. 

(7)  Passio  S.  Vincentii,  8;  Péri  Stephanôn,  V,  253-264. 
[S]  Passio,  8;  Péri  Stephanôn,  V,  269-304. 


252        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

dige,  Datianus  ordonna  de  traiter  plus  doucement  le 
martyr  et  de  soigner  ses  blessures,  dans  l'espoir  de 
le  guérir  pour  tenter  ensuite  sa  constance  par  de 
nouveaux  tourments  (1).  Le  geôlier  exécuta  l'ordre 
avec  joie,  car  son  cœur  avait  été  touché,  et  il  était 
devenu  chrétien  (2).  Il  s'empressa  de  préparer  un  lit, 
d'y  coucher  Vincent;  puis  il  ouvrit  la  porte  du  cachot. 
Les  fidèles  de  Valence  s'empressèrent  autour  du  mar- 
tyr, le  servant,  pansant  ses  plaies,  les  baisant  pieu- 
sement, posant  leurs  lèvres  sur  le  sang  qui  découlait, 
en  approchant  des  linges  qu'ils  emportaient  ensuite 
comme  de  précieuses  reliques  (3).  Parmi  ces  marques 
de  l'amour  et  de  la  dévotion  de  ses  frères,  l'héroïque 
diacre  trompa  l'attente  du  persécuteur,  et,  le  22  jan- 
vier, rendit  doucement  son  âme  à  Dieu. 
'  Datianus  voulut  venger  sa  déconvenue  sur  la  dé- 
pouille du  martyr.  Comme  naguère  Dioctétien  à  Ni- 
comédie,  il  craignait  que  les  fidèles  n'entourassent 
de  trop  grands  honneurs  les  restes  de  sa  victime. 
«  Un  dernier  pouvoir  m'appartient,  —  lui  fait  dire 
Prudence,  —  punir  le  mort,  livrer  le  cadavre  aux 
bêtes,  le  donner  à  manger  aux  chiens.  J'anéantirai 
jusqu'à  ses  ossements,  afin  qu'il  n'ait  pas  de  sépulture 
où  le  peuple  viendrait  l'honorer  et  graverait  le  titre 
de  martyr  (4).  »  Mais  le  dessein  du  persécuteur  fut 


(1)  Ibid.,  305-332. 

(2)  Ibid.,  345-348. 

(3)  Ibid.,  333-334. 

(4)  Sed  nunc  et  ossa  exlinxero 
Ne  sit  sepulcrum  funeris 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTrON  APRÈS  L'AMNISTIE.       253 

déjoué  cette  fois  encore.  Aucun  animal  ne  toucha  le 
cadavre  :  on  raconte  même  qu'un  corbeau,  voltigeant 
au-dessus,  en  écartait  les  oiseaux  et  les  bêtes  fau- 
ves (1).  Datianus  essaya  de  noyer  les  reliques.  Le 
corps  de  Vincent  fut  cousu  dans  un  sac,  auquel  pen- 
dait une  grosse  pierre  :  c'était  le  traitement  réservé 
aux  parricides.  On  le  jeta  en  pleine  mer.  Mais  les 
flots  le  déposèrent  sur  le  rivage,  où  le  sable  le  couvrit 
rapidement.  Tel  fut  le  tombeau  du  martyr  (2)  :  après 
la  paix  de  l'Église  il  recevra  une  sépulture  plus  digne 
et  reposera  sous  l'autel ,  dans  une  somptueuse  basi- 
lique (3). 

«  Sois  attentif  à  nos  prières,  lui  dit  Prudence, 
sois  devant  le  trône  du  Père  l'utile  avocat  de  nos 
fautes.  Par  toi,  par  ce  cachot  où  ta  gloire  s'est  ac- 
crue, par  les  liens,  les  flammes,  les  ongles  de  fer, 
par  les  entraves  de  tes  pieds,  par  ces  morceaux  de 
poteries  sur  lesquels  a  grandi  ton  mérite ,  par  ce  petit 
lit  que  nous,  tes  fils,  baisons  avec  un  saint  trem- 
blement ,  aie  pitié  de  nos  prières ,  afin  que  le  Christ , 
apaisé,  nous  prête  une  oreille  favorable  et  ne  nous 
impute  point  toutes  nos  fautes  (V).  »  Rarement  la 
foi  dans  l'intercession  des  martyrs  et  la  dévotion  à 


Quod  plebs  gregalis  excolat 
Titulumque  figat  rnartyris. 

Péri  Stephanôn,  V,  385-392. 

(1)  Passio,  10;  Péri  Stephanôn,  V,  349-420. 

(2)  Ibid.,  347-512. 

(3)  Ibid.,  513-516. 

(4)  Péri  Stephanôn,  V,  545-560. 


25i        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-30i). 

leurs  reliques  s'exprimèrent  avec  plus  d'énergie.  Ces 
vers  nous  apprennent  qu'à  la  fin  du  quatrième  siècle 
on  conservait  quehjues  débris  des  poteries  dont  l'in- 
génieuse cruauté  du  persécuteur  avait  jonché  le  ca- 
chot du  martyr,  et  que  son  lit  existait  encore  :  mais 
de  quel  lit  parle  le  poète?  du  lit  de  fer  sur  lequel, 
comme  saint  Laurent,  le  diacre  de  Saragosse  fut 
exposé  aux  flammes  (1),  ou  du  lit  plus  doux  sur  lequel 
Vincent  expira?  Il  est  difficile  de  le  dire. 

Par  cet  exemple  et  par  celui  de  saint  Romain  (2), 
on  peut  juger  du  sort  des  quelques  chrétiens  restés 
en  prison.  Dioclétien,  d'ailleurs,  avait  à  peu  près 
abandonné  la  direction  des  affaires  publiques.  Her- 
cule en  Occident,  Galère  en  Orient,  restaient  libres 
de  donner  cours  à  leurs  fantaisies  ou  à  leurs  passions. 
Aussi  ne  s'étonnera-t-on  pas  que  l'amnistie  proclamée 
au  moment  des  vicennales  n'ait  point  garanti  les 
chrétiens  de  nouvelles  poursuites.  Son  effet  immédiat 
avait  été  de  vider  les  prisons,  ou  de  n'y  laisser  qu'un 
petit  nombre  de  prisonniers  exceptionnels;  mais  elle 
n'avait  entraîné  le  rappel  d'aucun  des  édits  précé- 
demment rendus.  Sous  l'impulsion  de  deux  princes 
fanatiques,  devenus  tout  à  fait  maitres  par  la  mala- 
die de  Dioclétien,  ces  édits  vont  cire  appliqués  avec 
un  redoublement  de  rigueur  dans  les  premiers  mois 
de  304-. 


(1)  Le  gril  de  saint  Laurent  représenté  sur  une  médaille  du  cinquième 
siècle  [Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1869,  p.  50)  a  la  forme 
d'un  lit  de  fer. 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  245. 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.      255 

Si  quelque  gouverneur  avait  pu,  sous  un  prétexte 
ou  sous  un  autre,  surseoir  jusqu'ici  à  leur  exécution, 
il  était  oblige  maintenant  de  réparer  le  temps  perdu, 
en  procédant  à  la  fois  à  la  destruction  des  églises, 
à  la  confiscation  des  livres,  à  l'emprisonnement  des 
clercs.  A  cette  dure  nécessité  se  vit  acculé  le  préfet 
de  Thrace  (1),  Bassus,  malgré  ses  relations  avec  les 
chrétiens.  Le  terme  de  son  gouvernement  appro- 
chait, et  il  devait  craindre  qu'un  successeur,  trou- 
vant les  édits  inexécutés  dans  la  province,  ne  dé- 
nonçât son  inaction  près  de  princes  peu  disposés  à 
fermer  les  yeux  sur  une  infraction  de  ce  genre.  Les 
chrétiens  le  comprenaient  eux-mêmes;  aussi  dans 
l'église  d'Héraclée ,  encore  ouverte  au  commencement 
de  janvier,  Tévêque  Philippe  rassemblait  souvent  ses 
fidèles  pour  les  préparer  à  une  persécution  qui  ne 
pouvait  être  longtemps  différée.  Il  les  exhortait  ainsi, 
le  jour  de  l'Epiphanie  (2),  quand  arriva  un  officier 
de  police  (3),  chargé  par  le  gouverneur  de  mettre 


(1)  Ou  plutôt  de  la  province  d'Europe;  voir  plus  haut,  p.  179.  Héra- 
clée  ou  Perinlhus,  aujourd'hui  Eregli,  était  sur  le  rivage  de  la  Propon- 
tide,  à  peu  de  distance  de  Byzance. 

(2)  6  janvier.  C'est  la  plus  ancienne  mention  qui  soit  faite  de  la 
solennité  de  l'Epiphanie;  Duchesne,  Origines  du  culte  chrétien, 
!>.  249;  Kraus,  Real  Encykl.  der  christl.  Alterih.,  t.  I,  art.  Feste, 
p.  492  et  495.  Elle  a  d'autant  plus  de  valeur  que,  comme  le  dit  M  Du- 
chesne {Bulletin  critique,  1890,  p.  42),  la  Passion  de  saint  Philippe 
«  est  l'œuvre  d'un  auteur  ahsolument  contemporain.  Encore  que  cet 
auteur  ait  pu  arranger,  selon  l'usage  antique,  les  discours  tenus  par 
les  personnages,  il  est  clair  qu'il  s'est  inspiré,  dans  la  composition  , 
des  usages  du  commencement  du  quatrième  siècle.  » 

{Vj  «  Stationarius.  »  Voir  Du  Cange.  s.  v. 


256        LE  DEUXIEME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

les  scellés  sur  la  porte  de  l'église.  «  Homme  crédule, 
s'écria  Tévêque,  qui  t'imagines  que  le  Dieu  tout- 
puissant  habite  entre  des  murailles,  et  que  sa  vraie 
demeure  n'est  pas  dans  les  cœurs  des  hommes,  tu 
ignores  la  parole  d'Isaïe  :  »  Le  ciel  est  mon  trône,  et 
«  la  terre  l'escabeau  de  mes  pieds  :  quelle  maison 
«  pourriez-vous  donc  me  construire  (1)?  »  Le  lende- 
main, le  policier  revint,  fit  l'inventaire  de  tous  les  meu- 
bles de  l'église,  et  les  marqua  de  son  sceau.  Cepen- 
dant Philippe,  assisté  du  prêtre  Sévère  et  du  diacre 
Hermès ,  se  tenait  sur  le  seuil  de  l'église  fermée  et ,  le 
dos  appuyé  contre  la  porte,  prêchait  doucement  à 
son  peuple  la  parole  de  Dieu.  Un  jour  d'assemblée 
chrétienne,  le  gouverneur  le  trouva  ainsi  occupé. 
S'asseyant  alors,  Bassus  fit  amener  l'évêque  et  les 
fidèles.  «  Qui  de  vous,  demanda-t-il ,  est  le  maître 
des  chrétiens  et  le  docteur  de  leur  Église?  —  Je  suis 
celui  que  tu  cherches,  »  dit  Philippe.  «  Vous  connais- 
sez, reprit  Bassus,  la  loi  de  l'empereur,  comman- 
dant aux  chrétiens  de  ne  plus  se  rassembler,  afin 
que  dans  le  monde  entier  les  gens  de  votre  secte  re- 
viennent au  culte  des  dieux,  s'ils  ne  préfèrent  périr. 
Je  veux  que  vous  m'apportiez  tous  les  vases  que  vous 
possédez,  soit  d'or,  soit  d'argent,  soit  de  tout  autre 
métal,  ou  de  quelque  valeur  d'art,  ainsi  que  les  Écri- 
tures que  vous  lisez  et  enseignez  :  si  vous  hésitez  à 
m'obéir,  je  vous  y  contraindrai  par  les  tourments. 
—  S'il  te  plaît  de  nous  faire  souffrir,  répondit  Phi- 

(1)  Isaïe,  LXVI,  1. 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.     257 

lippe,  nous  sommes  prêts.  Déchire  aussi  cruellement 
que  tu  voudras  ce  corps  infirme;  mais  ne  t'attribue 
aucuue  puissance  sur  mon  âme.  Quant  aux  vases  que 
tu  demandes,  prends-les  :  nous  n'avons  pas  d'atta- 
chement pour  eux  :  ce  n'est  pas  par  des  métaux  pré- 
cieux, mais  par  la  crainte,  que  nous  honorons  Dieu  : 
c'est  la  beauté  des  âmes ,  non  la  parure  des  églises , 
qui  plait  au  Christ.  Pour  les  Écritures,  cependant,  il 
ne  te  convient  pas  de  les  recevoir,  ni  à  moi  de  les 
donner  (1).  » 

Le  gouverneur  manda  les  bourreaux  :  l'un  d'eux, 
Mucapor  (2),  était  connu  pour  sa  férocité.  Puis  l'or- 
dre fut  donné  d'introduire  le  prêtre  Sévère  ;  mais  on 
ne  le  trouva  pas.  L'évêque  Philippe  fut  alors  mis  à  la 
torture.  Le  voyant  souffrir  :  «  Cruel  inquisiteur,  dit 
Hermès,  quand  même  tu  t'emparerais  de  toutes  nos 
Écritures,  et  qu'il  n'en  restât  plus  de  trace  sur  la 
terre,  cependant  nos  fils,  se  souvenant  des  traditions 
paternelles,  et  consultant  leur  propre  cœur,  en  écri- 
raient de  plus  volumineuses ,  qui  enseigneraient  avec 
plus  de  force  encore  la  crainte  due  au  Christ.  » 
Puis,  battu  à  son  tour,  Hermès  conduisit  Publius,  un 
des  assesseurs  du  président,  au  lieu  où  étaient  ca- 


(1)  Passio  S.  Philippi,  episcopi  Heraclex,  1-4;  dans  Ruinart, 
p.  443-444. 

(2)  Ce  cognomen  étrange  se  retrouve  dans  les  inscriptions  du  sud- 
est  de  l'Europe.  L'épitaphe  d'un  soldat  natus  in  provîncia  Thracia^ 
civitate  Philippopoli,  nomme  sa  femme,  Tataza  Mucapora^  Orelli- 
Henzen,  6832.  On  rencontre  le  cognomen  Mucapor  dans  la  Dacie  et 
la  Mésie  inférieure,  Corpus  inscr.  lat.,  t.  III,  799,  852,  6150;  dans  les 
mêmes  régions  le  cognomen  féminin  Mucapuis,  ibid.,  809. 

IV.  17 


258        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

chés  les  vases  sacrés  et  les  livres.  Le  diacre  n  était 
pas  un  homme  oJjscur  :  il  faisait  partie  du  sénat  mu- 
nicipal, et  avait  même  géré  la  première  magistra- 
ture de  la  ville  (1)  :  aussi  avait-il  gardé  l'habitude 
du  commandement,  et  s'opposa-t-il  avec  autorité  à 
ce  que  le  cupide  assesseur  s'appropriât  frauduleuse- 
ment quelques-uns  des  objets  saisis.  Celui-ci,  fu- 
rieux, frappa  Hermès  à  la  face;  mais  Bassus,  informé 
de  l'incident,  adressa  de  vifs  reproches  à  ce  brutal, 
et  fît  soigner  le  diacre  blessé.  Puis  il  commanda  de 
porter  au  forum  les  vases  et  les  Écritures,  et  d'y 
conduire  l'évèque  et  ceux  qui  avaient  été  arrêtés 
avec  lui  (2). 

Rien  ne  montre  mieux  que  ce  récit  les  différences 
des  esprits  et  des  races  au  sein  de  l'unité  chrétienne. 
Tandis  qu'en  Afrique  livrer  les  manuscrits  de  l'Écri- 
ture sainte  ou  le  mobilier  des  basiliques  était  con- 
damné presque  à  l'égal  d'une  apostasie ,  ailleurs  une 
plus  large  tolérance  couvre  ces  actes  considérés  si- 
non comme  indifférents ,  du  moins  comme  secondai- 
res. Le  mot  traditeur^  qui  sera  dans  l'Afrique  romaine 
le  principe  d'un  des  schismes  les  plus  opiniâtres  et 
les  plus  sanglants  dont  Thistoire  ait  gardé  le  souve- 
nir, n'a  pas  d'équivalent  en  grec.  Cependant  le  pre- 
mier édit  de  Dioclétien  fit  des  victimes  en  certaines 
contrées  d'Orient;  mais  en  d'autres  on  paraît  croire 
que  le  sang  chrétien  n'a  pas  besoin  de  couler  pour  la 


(1)  Passio  S.  Philippi,  7,  10. 

(2)  Ibid.,  4. 


REPRISE  DE  LA  PERSECUTION  APRES  L'AMNISTIE.      259 

défense  d'objets  matériels.  Philippe  et  Hermès  seront 
bientôt  d'héroïques  martyrs  :  et  toutefois  le  premier 
ne  croit  pas  faire  mal  en  abandonnant  aux  persécu- 
teurs des  vases  d'or  et  d'argent ,  le  second  en  les  con- 
duisant même  à  la  bibliothèque  :  le  point  de  vue  spi- 
ritualiste  où  ils  se  placent  ne  leur  laisse  pas  apercevoir 
les  motifs  que  d'autres  fidèles  ont  eus  d'agir  diffé- 
remment. Peut-être  aussi  l'époque  tardive  où  la  per- 
sécution commença  dans  Héraclée  explique-t-elle  cette 
conduite.  Tous  les  édits  sont  appliqués  à  la  fois  :  les 
deux  confesseurs  savent  qu'ils  vont  être  tout  à  l'heure 
sommés  de  sacrifier  aux  dieux  :  résolus  à  mourir  plu- 
tôt que  d'apostasier,  ils  considèrent  comme  licite  de 
céder  sur  les  points  accessoires,  et  réservent  toute 
leur  énergie  pour  le  combat  suprême,  qui  seul  im- 
porte à  leurs  yeux. 

La  suite  du  récit  montre,  dans  l'évêque  et  le  diacre, 
l'intrépidité  d'une  conscience  calme  et  fière,  que  nul 
reproche  intérieur  ne  trouble.  Pendant  que  le  gouver- 
neur, rentré  au  palais,  donnait  des  ordres  pour  la 
destruction  des  églises,  et  commandait  d'arracher 
sans  retard  les  tuiles  qui  décoraient  le  toit  de  la  prin- 
cipale basilique  chrétienne  (1),  les  soldats  arrivaient 


(1)  «  Ipsum  etiam  dominici  (sur  ce  mot  comme  synonyme  d'église 
voir  Bullettino  di  archeologia  aistiana,  1863,  p.  26)  tectum  devoluto 
omni  tegularum  fraudabatur  ornatu.  «  Passio  S.  Philippin  5.  Ce  texte 
est  précieux,  car  il  nous  montre  une  église  décorée,  au  commencement 
du  quatrième  siècle ,  d'ornements  extérieurs.  Ce  sont  peut-être  simple- 
ment les  antéfixes  sculptés,  de  marbre  ou  de  terre  cuite,  que  le  gou- 
verneur ordonne  d'arracher;  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  ici  des  tuiles 
de  métal,  dorées  ou  argentées,  dont  était  souvent  décoré  le  toit  des 


260        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIEME  ÉDITS  (303-304). 

au  forum,  chargés  des  livres  confisqués.  Un  bûcher 
fut  dressé  au  milieu  de  la  place.  Bientôt  la  flamme  qui 
dévorait  les  manuscrits  s'éleva  si  haut,  que  les  assis- 
tants furent  presque  effrayés.  Philippe  était  gardé  à 
quelque  distance,  dans  un  marché  voisin  du  forum. 
On  vint  lui  dire  que  ses  livres  brûlaient.  Sans  s'émou- 
voir, il  adressa  la  parole  aux  païens  et  aux  Juifs  (nom- 
breux en  Thrace  et  en  Macédoine)  qui  se  pressaient 
autour  de  lui,  et,  dans  un  assez  long  discours,  passa 
en  revue,  avec  une  singulière  liberté  d'esprit,  les  in- 
cendies célèbres  dans  l'histoire,  les  comparant  au  feu 
de  la  colère  divine  (1). 

Pendant  que  Philippe  parlait,  Hermès  aperçut  un 
prêtre  des  dieux,  suivi  d'acolytes  qui  portaient  des 
viandes  immolées  et  les  ustensiles  d'un  sacrifice.  Aus- 
sitôt il  dit  à  ceux  qui  l'entouraient  :  «  Ce  festin  que 
vous  voyez,  c'est  l'invocation  du  diable;  on  l'apporte 
pour  nous  souiller.  »  Philippe  ajouta  seulement  : 
((  Que  la  volonté  du  Seigneur  s'accomplisse!  »  Bassus 
revint  à  ce  moment  :  une  grande  foule  l'accompa- 
gnait :  dans  les  yeux  des  uns  on  lisait  de  la  pitié  ;  les 
autres,  particulièrement  les  Juifs,  laissaient  voir  une 


édifices  antiques.  Une  inscription  du  musée  devienne,  en  France,  parle 
de  tegulx  œneae  auratx.  Voir  Héron  de  Villefosse  et  Thédenat,  Tré- 
sors de  vaisselle  d'argent  trouvés  en  Gaule,  dans  la  Gazette  archéo- 
logique, 1885,  p.  323. 

(1)  Passio,  5.  Voir  sur  ce  passage  Fiihrer,  dans  Mittheilungen  des 
K.  deutschen  archeologischen  Instituts,  section  romaine  ,  t.  VII, 
2,  1892  (à  propos  de  la  mention,  dans  le  discours  de  Philippe,  de  la 
destruction  de  la  statue  du  Soleil  élevée  par  Elagabale  sur  le  Palatin , 
et  de  l'incendie  de  la  statue  d'Athéna  Parthenos  sur  l'Acropole). 


REPRISE  DE  LA  PERSECUTION  APRES  LAMiNISTlE.       261 

joie  cruelle  à  l'idée  que  les  serviteurs  de  Dieu  allaieut 
être  contraints  au  sacrifice.  Le  gouverneur  dit  à 
Philippe  :  «  Immole  des  victimes  à  la  divinité.  — 
Comment,  répondit  l'évéque,  puis-je,  étant  chrétien, 
adorer  des  pierres?  —  Il  faut  offrir  un  sacrifice  à  nos 
maîtres  (1).  —  Nous  avons  appris  à  obéir  aux  princes, 
et  à  rendre  aux  empereurs  l'obéissance,  non  le  culte. 
—  Sacrifie  au  moins  à  la  Fortune  de  la  ville,  »  dit 
Bassus;  et,  croyant  séduire  par  l'art  un  fils  d'une 
province  si  voisine  de  la  Grèce  (2),  il  ajouta  :  «  Vois 
comme  cette  statue  de  la  Fortune  est  belle,  comme 
son  regard  est  gai ,  quel  aimable  accueil  elle  semble 
faire  à  tous  (3).  —  Elle  doit  vous  plaire,  répondit 
Philippe,  puisque  vous  l'adorez;  mais  tout  l'art  hu- 
main ne  pourra  me  détacher  du  culte  dû  à  Dieu.  — 
Vois,  continua  Bassus,  cette  statue  d'Hercule  :  qu'elle 
est  belle  aussi  dans  sa  grandeur  farouche  [k)  !  »  Pour 


(1)  Le  culte  des  empereurs  devait  être  d'autant  mieux  observé  à 
Héraclée,  que  depuis  la  destruction  de  Byzance  par  Septime  Sévère 
elle  était  devenue  cité  néocore  à  la  place  de  cette  dernière  ville;  Cor- 
pus inscr.  grasc,  t.  II,  p.  67.  Sur  les  villes  néocores,  voir  Histoire 
des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle^ 
T  éd.,  p.  397. 

(2)  Si  l'intérieur  de  la  Thrace,  où  domina  longtemps  l'élément  celti- 
que, ne  se  laissa  qu'imparfaitement  pénétrer  par  la  civilisation  grec- 
que, celle-ci  était  au  contraire  très  répandue  dans  les  villes  de  la 
côte  ou  dans  les  îles,  et  l'on  y  trouvait  de  beaux  modèles  d'art  :  rap- 
pelons-nous la  merveilleuse  Victoire  de  Samothrace,  au  musée  du 
Louvre. 

(3)  Culte  de  la  Fortune  en  Thrace;  inscriptions  commençant  par  la 
formule  (fréquente,  il  est  vrai,  dans  tout  le  monde  grec)  'Ayaô^  Tùy?) 
à  Héraclée,  Corpus  inscr.  grœc,  2020,  2022,  2024;  à  Philippopolis, 
2047,  2049;  à  Mesambria,  2053,  2053  c,  2054. 

(4)  C'est  peut-être  pour  éviter  cette  séduction  par  l'art  que  Clément 


262        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304), 

toute  réponse  Philippe,  en  paroles  indignées,  fit  le 
procès  des  idoles  et  de  l'idolâtrie.  Bassus,  admirant 
malgré  lui  la  constance  de  l'évêque,  se  tourna  vers 
Hermès  :  «  Toi,  au  moins,  sacrifie  aux  dieux.  —  Je  ne 
sacrifie  pas,  répondit  Hermès,  car  je  suis  chrétien. 

—  Dis-nous  ta  condition.  —  Je  suis  décurion,  mais 
celui-ci  est  mon  maître,  à  qui  j'obéis  en  tout.  —  Si 
l'on  décidait  Philippe  à  sacrifier,  tu  l'imiterais  donc? 

—  Je  ne  le  suivrais  pas  jusque-là;  mais  il  ne  se  laissera 
pas  vaincre.  —  Tu  seras  brûlé  si  tu  persistes  dans  cette 
folie.  —  Tu  me  menaces  d'une  flamme  impuissante, 
et  tu  ignores  les  flammes  éternelles  qui  consumeront 
les  disciples  du  diable.  —  Sacrifie  du  moins  à  nos 
seigneurs  les  empereurs,  et  dis  :  Longue  vie  aux  prin- 
ces !  —  Nous  aussi ,  dit  Hermès ,  nous  aspirons  après 
la  vie.  —  Sacrifie  donc,  si  vous  voulez  vivre,  en 
évitant  les  lourdes  chaînes  et  les  cruelles  tortures.  — 
Jamais ,  juge  impie,  tu  ne  nous  amèneras  à  cela.  Tes 
menaces  affermissent  notre  foi  et  notre  courage ,  loin 
de  nous  inspirer  de  la  crainte  (1).  » 

Bassus,  prenant  une  voix  terrible,  commanda  de 
conduire  les  deux  chrétiens  en  prison.  Sur  le  chemin, 
Philippe  subit  les  outrages  de  la  foule  :  des  mains 


d'Alexandrie,  au  second  siècle,  recommande  aux  chrétiens  de  ne  pas 
jeter  les  yeux  sur  le  visage  des  idoles  :  Où  yàp  elStoXtov  7cp6(yw7ra  âva- 
TTOTuTrcoTÉov,  oîç  xal  xb  ■Koo(jé-/Biv  à7:eîpr,Tai.  Pxdag.,  XIII,  1.  M.  Edmond 
Le  Blant  a  oublié  de  citer  ce  passage,  dans  son  curieux  chapitre  sur 
«  le  culte  de  la  beauté  au  temps  des  persécutions  »  ;  les  Persécuteurs 
et  les  martyrs,  p.  49-50. 
(1)  Passio,  6,  7. 


REPRISE  DE  LA  PERSECUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.       2G3 

brutales  s'amusaient  à  le  renverser  (1)  :  mais  le  vieil- 
lard se  relevait,  toujours  grave  et  serein,  et  continuait 
sa  route  avec  son  compagnon,  en  chantant  des  psau- 
mes. L'hostilité  du  peuple  se  changea  peu  à  peu  en 
admiration.  Après  quelques  jours  passés  dans  la  pri- 
son, les  captifs  obtinrent  du  gouverneur,  dont  les 
dispositions  restaient  bienveillantes  malgré  des  ri- 
gueurs affectées,  une  faveur  que  la  procédure  romaine 
autorisait  :  on  leur  permit  d'habiter  une  maison  par- 
ticulière, sous  la  responsabilité  d'un  citoyen  de  la  ville. 
Cependant,  un  si  grand  nombre  de  fidèles  affluèrent 
dans  cette  maison,  comme  jadis  les  chrétiens  de  Rome 
dans  celle  où  saint  Paul  était  détenu,  que  Bassus  se 
vit  obligé  de  réintégrer  l'évèque  et  le  diacre  en  pri- 
son. Mais  là,  des  facilités  inattendues  leur  permirent 
de  continuer  l'apostolat  commencé.  La  prison  était 
adossée  au  théâtre  :  une  porte  secrète  donnait  accès 
au  corridor  voûté  qui  l'entourait  (2) ,  et  l'on  pénétrait 
par  là  dans  la  vaste  enceinte  réservée  aux  spectacles, 
où  Philippe  et  Hermès  purent  le  jour  et  même  la  nuit 
recevoir  les  visiteurs.  Telle  fut  leur  captivité,  pendant 
les  deux  ou  trois  mois  qui  précédèrent  l'arrivée  d'un 
nouveau  gouverneur  (3). 


(1)  CeUe  brutalité  est  dans  les  mœurs  antiques  :  un  sarcophage  d'Ar- 
les montre  un  accusé  poussé  vers  le  juge  par  un  homme  qui  le  frappe 
avec  une  pierre;  voir  Edmond  Le  Blant,  Études  sur  les  sarcophages 
chrétiens  antiques  de  la  ville  d'Arles,  pi.  VIII  ;  Revue  archéologique, 
janvier  1889,  p.  30. 

(2)  «  Circulo  camerae.  »  Sur  le  mot  caméra  ou  camara,  voir  Dic~ 
iionnaire  des  Antiquités,  t.  I,  p.  854-856. 

(3)  Passio,  7. 


264        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

Presque  au  même  moment  où  les  portes  de  la  pri- 
son cVHéraclée  se  fermaient  sur  les  deux  confesseurs 
thraces,  à  l'autre  extrémité  de  l'empire  la  prison  de 
Carthage  recevait  une  nombreuse  troupe  de  chrétiens, 
dont  l'un  appartenait,  comme  Hermès,  à  un  sénat 
municipal.  Un  des  articles  du  premier  édit  de  303 
défendait  les  assemblées  chrétiennes  :  en  la  plupart 
des  villes  elles  avaient  été  interrompues  (1).  Quelque- 
fois, cependant,  des  fidèles  plus  zélés  ou  plus  scru- 
puleux parvenaient  à  se  réunir  les  jours  de  fête  et  à 
célébrer  ensemble  les  saints  mystères.  Mais,  dans  les 
pays  où  la  persécution  avait  commencé  de  bonne 
heure,  comme  l'Afrique,  et  où  elle  s'exécutait  dans 
toute  la  rigueur  de  la  lettre,  un  tel  acte  n'était  pas 
découvert  impunément.  Tandis  qu'à  Héraclée  Philippe 
et  Hermès  avaient  été  seuls  arrêtés  comme  ecclésias- 
tiques ;  que  le  gouverneur  n'avait  pas  songé  à  inquié- 
ter les  nombreux  fidèles  qui,  jusqu'à  la  fermeture  de 
l'église,  s'étaient  rassemblés  autour  de  la  chaire  épis- 
copale,  ou,  plus  tard,  avaient  assiégé  les  parois  de 
l'église  fermée  pour  entendre  encore  leur  évêque  ;  que 
nul  châtiment  n'était  encouru  par  ceux  qui  allaient 
chercher  les  enseignements  des  deux  prisonniers 
chrétiens  dans  la  maison  où  ils  eurent  un  abri  tem- 
poraire, et  que  l'autorité  publique  semble  même 
avoir  ignoré  volontairement  les  réunions  clandestines 
tenues  par  Philippe  dans  la  salle  du  théâtre  :  les  ma- 
gistrats des  cités  africaines,  au  contraire,  veillaient  à 

(1)  Saint  Augustin,  Enarr.  in  psalm.  XLIII. 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTION  APRES  L'AMNISTIE.      2G5 

ne  laisser  échapper  aucun  chrétien  coupable  d'avoir 
assisté  à  l'office  divin  ou  écouté  la  lecture  des  saints 
livres. 

Des  fidèles,  les  uns  d'Abitène,  les  autres  de  Gar- 
thage,  étaient  parvenus  à  reformer  une  petite  con- 
grégation dans  la  première  de  ces  deux  villes,  qui 
leur  paraissait  probablement  moins  exposée  aux  in- 
vestigations de  Vofficiiim  proconsulaire.  A  sa  tête  n'é- 
tait pas  l'évêque  d'Abitène,  car  on  l'accusait  d'avoir, 
dès  le  commencement  de  la  persécution,  livré  les  Écri- 
tures, et  il  avait  probablement  perdu,  par  ce  fait, 
toute  autorité  morale  sur  ces  fervents  chrétiens  (1). 
Ils  reconnaissaient  pour  chef  le  prêtre  Saturnin,  et 
s'assemblaient  tantôt  dans  la  maison  d'un  nommé 
Félix,  tantôt  dans  celle  du  lecteur  Emeritus.  Un  di- 
manche, pendant  l'office,  les  magistrats  de  la  colonie 
et  le  chef  de  la  police,  qui  avaient  surpris  le  secret 
de  leurs  réunions  périodiques,  entrèrent  chez  Félix  et 
les  arrêtèrent.  Les  prisonniers  furent  conduits  au  fo- 
rum :  c'étaient  le  prêtre  officiant.  Saturnin,  avec 
quatre  de  ses  enfants,  Saturnin  et  Félix,  qui  avaient 
la  charge  de  lecteurs,  Marie,  vierge  consacrée  à  Dieu, 
et  le  petit  Hilarien.  Le  reste  du  troupeau  suivait  :  il 
se  composait  de  vingt-six  hommes ,  le  décurion  Dati- 
vus,  trois  Félix,  Emeritus,  Ampelius,  trois  Rogatianus, 
Quintus,  Maximianus,  Thelica,  deux  Rogatus,  Janua- 
rius,  Cassianus,  Victorianus,  Vincentius  (2),  Caecilia- 

(1)  Acta  SS.  Saturnini,  Dativi,  et  aliorum  plurimorum  marty- 
rum  inAfrica,  3,  dansRuinart,  p.  410;  voir  plus  haut,  p.  194. 

(2)  On  a  trouvé  à  Guelma  une  inscription  gravée  sur  marbre  et  por- 


266        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

nus,  Givalius,  Martinus,  Dantus,  Victorinus,  Pelusius, 
Faustus,  Dacianus,  et  de  dix-huit  femmes,  Restituta, 
Prima,  Eva,  Pomponia,  Secunda,  deux  Januaria,  Sa- 
turnina,  Margarita,  Major  (1),  Honorata,  Regiola,  deux 
Matrona,  Caecilia,  Victoria,  Herectina,  Secunda  (2). 

Interrogés  d'abord  dans  le  forum  par  les  magistrats 
de  la  colonie  d'Abitène,  ils  confessèrent  tous  leur  foi. 
Mais,  le  proconsul  Anulinus  étant  seul  compétent  pour 
continuer  le  procès,  les  accusés  durent  être  conduits 
à  Carthage  (3).  Les  Actes  de  leur  comparution  devant 
ce  haut  fonctionnaire,  dictés  par  lui-même,  furent 
conservés  dans  les  archives  publiques  (4)  :  c'est  d'a- 
près eux  qu'un  auteur  donatiste  a  composé  la  seule 
version  qui  nous  reste  du  martyre  de  ces  saints,  écrite 
dans  le  style  ampoulé  propre  à  sa  secte;  mais,  en 
écartant  les  additions  déclamatoires  et  les  inventions 
calomnieuses  (5),  on  retrouve  aisément  le  document 

tant  :  HIC  RELIQVIAE  BEATI  PETRI  APOSTOLl  ET  SANCTORVM 
FELICIS  ET  VINCENTII  MARTYRVM.  Il  s'agit  probablement  ici 
d'un  des  trois  Félix  et  de  Vincentius,  qui  font  partie  du  groupe  de  nos 
martyrs.  Voir  Compte  rendu  de  l'Académie  des  inscriptions,  22  mai 
1896. 

(1)  Ce  cognomen  se  rencontre  fréquemment  dans  les  inscriptions 
africaines.  Le  t.  VIII  du  Corpus  le  donne,  pour  des  hommes,  aux 
no'  1722,  2783,  2981,  3016,  10746,  pour  des  femmes  aux  n»'  284,  343, 
753,  1308,  2064,  2067,  2225,  4336,  4738,  5202,  8496,  8518,  8552,  8591, 
8947,  10654.  Major,  que  cite  l'auteur  des  Actes  au  milieu  d'une  liste 
de  noms  féminins,  est  probablement  une  femme  :  ce  cognomen  assez 
bizarre  est,  comme  on  vient  de  le  voir,  beaucoup  plus  fréquent  chez 
les  femmes  que  chez  les  hommes. 

(2)  Acta,  2. 

(3)  Acta,  4. 
{_k)Acta,  11. 

(5)  Sur  les  passages  qui  calomnient  les  évêques  de  Carthage  Mensu- 


REPRISE  DE  LA  PERSECUTION  APRES  LAMMSÏIE        207 

original,  tel  qu'il  dut  être  présenté,  en  411,  clans  les 
conférences  entre  catholiques  et  donatistes  (1).  La 
date  officielle  de  l'interrogatoire  est  rapportée  par 
saint  Augustin,  dans  le  résumé  qu'il  donne  de  cette 
conférence  :  «  La  veille  des  ides  de  février,  étant  con- 
suls Dioclétien  pour  la  neuvième  fois  et  Maximien  pour 
la  huitième,  »  c'est-à-dire  le  12  février  304  (2). 

Les  employés  de  Yofficium  présentèrent,  selon 
l'usage,  les  accusés  au  proconsul,  en  lui  disant  que 
ces  chrétiens  étaient  transmis  par  les  magistrats 
d'Abitène  comme  inculpés  d'avoir  tenu  une  assem- 
blée et  célébré  le  sacrifice  eucharistique ,  ou  domi- 
nicum  (3) ,  contrairement  à  la  défense  des  Augustes 


rius  et  Caecilianus,  voir  plus  haut,  p.  206.  Ruinarl  les  a  retranchés  de 
son  édition;  on  les  trouvera  dans  Baluze,  Miscellanea,  t.  I,  p.  12,  17, 
18.  Je  citerai  habituellement  les  Actes  d'après  Ruinart,  et  pour  les 
seuls  passages  omis  par  celui-ci  je  renverrai  à  Baluze. 

(1)  Saint  Augustin,  Brev.  coll.  cum  donat.,  III,  32. 

(2)  «  Consulibus...  Diocletiano  novies  et  Ma\imiano  octies,  pridie 
idus  februarias.  »  Ibid.  —  La  version  donatiste  porte  cette  indication 
incomplète  :  «  Sub  Anulino  tune  proconsule  Africae,  die  pridie  idus 
februarii.  «  L'omission  de  la  date  consulaire  suffit  à  prouver  que  le  s 
Gesta  présentés  à  la  conférence  de  411  sont  distincts  de  cette  version. 
On  voit,  par  le  débat  qui  eut  lieu  alors,  que  les  donatistes  tentèrent 
de  dissimuler  l'époque  exacte  du  martyre  de  nos  saints,  afin  de  faire 
croire  qu'il  eut  lieu  dans  l'année  même  où  les  catholiques  plaçaien  t 
le  synode  de  Cirta,  et  d'en  tirer  argument  pour  contester  la  possibilité 
de  la  réunion  de  ce  synode  en  pleine  persécution.  C'est  probablement 
par  continuation  de  ce  système  que  le  co;npilateur  des  Actes  a  pris 
soin  d'omettre  la  date  consulaire,  conservant  seulement  celle  du  jour 
et  du  mois. 

(3)  «  Ab  offîcio  proconsuli  ofFeruntur,  suggeriturque  quod  a  magis- 
tratibus  Abitinensium  transmissi  essent  christiani,  qui  contra  interdi- 
etum  Imperatorum  et  Cœsarum  coUectam  et  dominicum  célébrassent.  » 
Acta,  5.  —  Collecta,  de  colligere,   collegium  :  on   retrouve  ce  mot. 


268        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIEME  ÉDITS  (303-304). 

et  des  Césars.  Dativus  fut  interrogé  le  premier.  Après 
les  questions  accoutumées  sur  son  nom,  sa  condition, 
le  proconsul  lui  demanda  s'il  avait  pris  part  à  une 
assemblée,  puis,  sur  sa  réponse  affirmative,  quel  était 
le  chef  ou  l'organisateur  [aiictor]  de  cette  assemblée. 
En  même  temps  on  l'appliqua  au  chevalet,  et  les 
bourreaux  déchirèrent  avec  les  ongles  de  fer  son 
corps  fortement  tendu. 

Alors  un  des  accusés,  Thelica,  voulant  détourner 
sur  lui-même  la  colère  du  juge,  s'avança  au  milieu 
de  l'audience  en  s'écriant  :  «  Nous  sommes  chrétiens, 
et  nous  nous  sommes  assemblés  (1).  «  Les  coups,  le 
chevalet,  les  ongles  de  fer  furent  le  châtiment  de  ces 
paroles.  Au  milieu  des  tourments,  Thelica  priait  tout 
haut  :  ((  Grâces  à  Dieu!  Par  ton  nom,  Christ,  Fils  de 
Dieu ,  délivre  ton  serviteur  !  »  Le  proconsul  lui  posa  la 
question  à  laquelle  Dativus  n'avait  pas  répondu  : 
«  Quel  est  le  chef  de  votre  congrégation?  »  Thelica, 
au  moment  où  le  bourreau  lui  faisait  sentir  plus  cruel- 
lement la  torture,  cria  d'une  voix  claire  :  «  C'est  le 
prêtre  Saturnin ,  et  nous  tous  ;  »  et  comme  le  procon- 
sul demandait  lequel  des  accusés  était  Saturnin,  le 
martyr  le  désigna.  Puis,  la  torture  continuant,  il  ne 
cessa  de  parler  et  de  prier  :  «  Malheureux,  vous  agis- 
sez injustement;  vous   combattez  contre  Dieu.  Dieu 


avec  le  sens  d'assemblée  religieuse,  dans  saint  Jérôme,  Ep.  27  (alias 
108).  —  Dominicum,  avec  le  sens  de  sacrifice  eucharistique  :  voir 
saint  Cyprien,  rp.  63;  cf.  Kraus,  Real-Encykl.  der  christl.  Alterthû- 
mer,  t.  I,  p.  374. 
(1)  «  Christiani  sumus  nos.  Nos  collegimus.  »  Acta,  5. 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.      269 

très-haut,  ne  leur  impute  pas  ce  péché.  Vous  péchez, 
malheureux,  vous  combattez  contre  Dieu.  Gardez  les 
commandements  du  Dieu  très-haut.  Vous  agissez  in- 
justement, malheureux;  vous  déchirez  des  innocents. 
Nous  n'avons  point  commis  d'homicide,  nous  n'avons 
point  fait  de  fraude.  Mon  Dieu,  aie  pitié;  je  te  rends 
grâces,  Seigneur  :  pour  l'amour  de  ton  nom,  donne- 
moi  la  force  de  souffrir.  Délivre  tes  serviteurs  de  la 
captivité  du  monde.  Je  te  rends  grâces,  je  ne  puis 
suffire  à  te  rendre  grâces.  »  Et,  comme  le  sang  coulait 
de  ses  flancs  déchirés,  il  entendit  le  proconsul  lui 
dire  :  «  Tu  vas  commencer  à  sentir  les  souffrances 
qui  vous  sont  réservées.  »  Il  reprit  alors  :  «  C'est  pour 
la  gloire.  Je  rends  grâces  au  Dieu  des  royaumes.  Il 
apparaît,  le  royaume  éternel,  le  royaume  incorrup- 
tible. Seigneur  Jésus-Christ,  nous  sommes  chrétiens, 
nous  te  servons;  tu  es  notre  espérance,  tu  es  l'espé- 
rance des  chrétiens.  Dieu  très  saint,  Dieu  très  haut, 
Dieu  tout-puissant!  nous  louons  ton  saint  nom,  Sei- 
gneur tout-puissant.  »  Le  juge  tenta  encore  une  fois 
de  le  convaincre  :  «  Il  te  fallait  observer  l'ordre  des 
Empereurs  et  des  Césars.  »  Mais  Thehca,  dont  l'âme 
restait  victorieuse  des  défaillances  du  corps ,  répon- 
dit :  «  Je  m'occupe  seulement  de  la  loi  de  Dieu,  qui 
m'a  été  enseignée.  C'est  elle  que  j'observe,  pour  elle 
je  vais  mourir,  j'expire  en  elle,  il  n'y  en  a  pas  d'au- 
tre. —  Cessez  (1),  »  dit  le  proconsul  aux  bourreaux; 


(1)  «  Parce.  »   Voir  Edmond  Le  Blant,    les  Actes  des  martyrs, 
p.  167. 


270        LE  DEUXIEME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

et  il  commanda  de  conduire  Thelica  en  prison  (1). 
Du  chevalet  où  il  était  suspendu ,  Dativus  avait  as- 
sisté aux  tortures  de  ce  courageux  compagnon.  Les 
bourreaux  se  tournèrent  de  nouveau  contre  lui.  Plu- 
sieurs fois  il  répéta  :  «  Je  suis  chrétien,  »  et  déclara 
avoir  pris  part  à  l'assemblée.  L'avocat  Fortunatianus , 
frère  de  Victoire,  Tune  des  accusées,  intervint  alors, 
et,  interpellant  le  martyr  :  «  C'est  lui,  dit-il,  qui, 
pendant  que  j'étudiais  ici,  et  que  mon  père  était 
absent,  a  séduit  notre  sœur  Victoire,  et  de  cette  splen- 
dide  cité  de  Garthage  l'a  conduite,  en  même  temps 
que  Secunda  et  Restituta,  dans  la  colonie  d'Abitène  : 
il  n'est  jamais  entré  dans  notre  maison  que  pour 
égarer  par  ses  mauvais  conseils  les  esprits  des  jeunes 
filles.  ))  La  courageuse  Victoire  s'indigna  de  voir  ac- 
cuser faussement  le  sénateur;  prenant  la  parole 
«  avec  la  liberté  d'une  chrétienne  (2) ,  »  elle  s'écria  : 
«  Je  suis  partie  sans  les  conseils  de  personne ,  et  ce 
n'est  pas  avec  lui  que  je  suis  allée  à  Abitène.  Je  puis 
prouver  cela  par  des  témoins.  Tout  ce  que  j'ai  fait 
l'a  été  de  moi-même  et  par  ma  volonté.  Il  est  bien 
vrai  que  j'ai  assisté  à  l'assemblée  et  participé  au 
dominicum  avec  les  frères,  car  je  suis  chrétienne.  » 
L'avocat  continuait  d'incriminer  Dativus,  qui,  du  che- 
valet, répondait  à  chacun  de  ses  reproches.  Pendant 
ce  temps ,  les  bourreaux  lui  déchiraient  les  membres. 
Dativus,  «  se  souvenant  de  son  rang  dans  la  cité  (3) ,  » 

(1)  Acta,  5,  6. 

(2)  «  Statimque  christiana  libertate  prorumpens.  »  Acia,  7. 

(3)  «  Dignitatis  suae  memor  Dativus,  qui  et  senator.  »  Ihid. 


REPRISE  DE  LA  TERSÉCUTION  APRES  L'AMNISTIE      271 

donna  l'exemple  du  courage,  répétant  seulement  : 
«  0  Christ  Seigneur,  que  je  ne  sois  pas  confondu!  — 
Cessez,  »  dit  le  proconsul.  Cependant  un  nouvel  accu- 
sateur se  présenta;  c'était  un  autre  avocat,  Pompeia- 
nus,  qui  essaya  de  noircir  par  des  soupçons  injurieux 
la  vertu  du  martyr.  Celui-ci  lui  répondit  avec  un 
mépris  indigné  (1)  :  a  Que  fais-tu,  diable  (2)?  Jusqu'où 
pousses-tu  tes  entreprises  contre  les  martyrs  du 
Christ?  »  La  torture  interrompue  fut  recommencée. 
On  interrogea  de  nouveau  Dati\iis  sur  sa  participation 
à  l'assemblée,  et  encore  une  fois  il  répondit  qu'il  y 
avait  pris  part,  qu'il  avait  pieusement  célébré  le 
doniinicum  avec  les  frères ,  et  que  la  réunion  n'avait 
pas  été  organisée  par  un  seul;  puis,  déchiré  plus 
cruellement  encore  avec  les  ongles  de  fer,  il  s'écria  : 
«  Je  te  prie,  ô  Christ,  que  je  ne  sois  pas  confondu. 
Qu'ai -je  fait?  Saturnin  est  notre  prêtre.  »  Saturnin 
fut  alors  appelé.  «  Tu  as  contrevenu  aux  préceptes 
des  Empereurs  et  des  Césars  en  réunissant  tous  ces 
gens-là,  »  lui  dit  le  proconsul.  «  Nous  avons  célébré 
en  paix  le  dominicum,  »  répondit  Saturnin.  «  Pour- 
quoi? —  Parce  que  le  dominicum  ne  peut  être  inter- 
rompu. »  Anulinus  le  fit  alors  dresser  sur  un  chevalet 
en  face  de  Dativus,  que  ne  cessaient  de  torturer  les 
bourreaux,  et  qui  s'écriait  :  «  Secours-moi,  je  te  prie, 
ô  Christ,  aie  pitié.  Sauve  mon  âme,  garde  mon  esprit, 
que  je  ne  sois  pas  confondu.  Je  te  prie,ô  Christ, 


(1)  «  Despectus  a  martyre  est  et  retusus,  »  Acta,  8. 

(2)  Diabolus,  ôiàêoXoç,  accusateur,  calomniateur. 


272        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

donne-moi  la  force  de  souffrir.  «  Le  proconsul  l'in- 
terrompit :  ((  Toi,  membre  du  conseil  de  cette  splen- 
dide  cité,  tu  avais  le  devoir  de  ramener  les  autres  à 
de  meilleurs  sentiments,  au  lieu  de  transgresser  l'or- 
dre des  Empereurs  et  des  Césars.  —  Je  suis  chrétien,  » 
répondit  Dativus.  «  Cessez,  »  dit  Anulinus,  qui  le  fît 
conduire  en  prison  (1). 

Saturnin,  sur  un  chevalet  déjà  mouillé  par  le  sang 
des  martyrs,  fut  ensuite  interrogé.  Le  proconsul  lui 
demanda  s'il  était  l'auteur  de  la  réunion.  «  Oui,  ré- 
pondit-il, j'y  étais  présent.  —  C'est  moi  qui  en  suis 
l'auteur,  s'écria  le  lecteur  Emeritus ,  car  on  s'assem- 
blait dans  ma  maison.  »  Le  proconsul  continua  de 
s'adresser  à  Saturnin  :  «  Pourquoi  violes-tu  le  précepte 
des  Empereurs?  —  Le  dominicwn  ne  peut  être  inter- 
rompu :  c'est  la  loi.  —  Cependant  tu  n'aurais  pas  dû 
mépriser  la  défense,  mais  obéir  à  l'ordre  impérial.  » 
La  torture  commença  :  bientôt  furent  à  nu  les  entrail- 
les et  les  os  du  martyr,  qui,  tout  déchiré,  ne  cessait 
de  prononcer  de  courtes  et  ferventes  oraisons  :  <(  Je 
te  prie,  Christ,  exauce-moi.  Je  te  rends  grâces,  ô 
Dieu,  ordonne  que  je  sois  décapité.  Je  te  prie.  Christ , 
aie  pitié,  Fils  de  Dieu,  viens  à  mon  secours.  »  Le  pro- 
consul reprit  :  «  Pourquoi  violais-tu  le  précepte?  —  La 
loi  l'ordonne ,  la  loi  le  commande ,  »  répondit  encore 
Saturnin.  «  Cessez,  »  dit  Anulinus,  et  il  l'envoya  re- 
joindre les  deux  premiers  martyrs  dans  la  prison  (2). 


(1)  Acta,  9, 

(2)  Acta,  10. 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.      273 

Emeritiis  fut  interrogé  à  son  tour.  «  Des  assemblées 
ont-elles  eu  lieu  dans  ta  maison?  »  demanda  le  pro- 
consul. «  Dans  ma  maison,  répondit  le  lecteur,  nous 
avons  célébré  le  dominiciim.  —  Pourquoi  permettais- 
tu  à  ceux-ci  d'entrer?  —  Parce  qu'ils  sont  mes  frères, 
et  que  je  ne  pouvais  le  leur  défendre.  —  Mais  tu 
aurais  dû  les  repousser.  — Je  ne  le  pouvais  pas,  car 
nous  ne  pouvons  vivre  sans  dominicum.  »  Le  ma- 
gistrat commanda  d'étendre  Emeritus  sur  le  cheva- 
let, et  un  nouveau  bourreau  (car  les  autres  étaient 
sans  doute  fatigués)  commença  de  le  frapper.  ((  Je 
t'en   prie,   Christ,   viens   à   mon  secours,    disait  le 
martyr.  Vous  agissez  contre  les  commandements  de 
Dieu,  malheureux!  »  Le  proconsul  reprit  l'interro- 
gatoire :   «  Tu  n'aurais  pas  dû  les   recevoir.   —  Il 
m'était  impossible  de  ne  pas  recevoir  mes  frères.  — 
Mais   l'ordre   des    Empereurs    devait    prévaloir.   — 
Dieu  est  plus  grand  que  les  Empereurs.  0  Christ, 
je  t'invoque  :  reçois  mes  louanges.  Christ,  mon  Sei- 
gneur, donne-moi  la  force  de  souffrir.  —  Tu  as  donc, 
continua  le  proconsul,  des  Écritures  dans  ta  maison? 
—  Je  les  possède,  mais  dans  mon  cœur.  —  Les  as-tu 
dans  ta  maison  ou  non?  —  Je  les  ai  dans  mon  cœur.  » 
Le  bourreau   continuait   de   frapper,   et  le   martyr 
d'appeler  Dieu  à  son  secours  :  «  Christ,  je  t'en  sup- 
plie; à  toi  mes  louanges  :  délivre-moi,  ô  Christ,  je 
souffre  pour  ton  nom.  Je  souffre  pour  peu  de  temps, 
je  souffre  volontiers  :  Christ  Seigneur,  que  je  ne  sois 
pas  confondu!  —  Cessez,  »  dit  le  proconsul,  et  il  se 
mit  à  dicter  le  procès-verbal  des  premiers  interro- 

IV.  18 


274        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIEME  ÉDITS  (303-304). 

g'atoires(l).  Puis  il  ajoutca  :  «  Conformément  à  vos 
aveux,  vous  recevrez  tous  le  châtiment  que  vous 
avez  mérité.  » 

Les  interrogatoires  se  poursuivirent  ensuite.  Félix 
fut  appelé.  «  J'espère,  dit  Anulinus,  s'adressant  à  lui 
et  à  tous  les  autres,  j'espère  que  vous  prendrez  le 
parti  de  l'obéissance,  afin  de  conserver  la  vie.  »  Les 
confesseurs  répondirent  d'une  seule  voix  :  «  Nous 
sommes  chrétiens;  nous  ne  pouvons  que  garder  la 
sainte  loi  du  Seigneur  jusqu'à  l'effusion  du  sang.  » 
Se  tournant  alors  vers  Félix  :  «  Je  ne  te  demande  pas 
si  tu  es  chrétien,  continua  le  magistrat,  mais  si  tu  as 
pris  part  à  une  assemblée  ou  si  lu  possèdes  les  Écri- 
tures. »  Les  édits  ne  punissaient  pas  encore^la  profes- 
sion du  christianisme ,  mais  seulement  les  actes  exté- 
rieurs qui  la  manifestaient,  comme  l'assistance  aux 
assemblées  ou  la  possession  des  livres  saints.  Félix  fut 
fouetté  si  cruellement,  qu'il  expira  en  pleine  audience. 
Un  autre  Félix  fut  interrogé,  et  envoyé  en  prison 
après  avoir  été  flagellé.  Puis  vint  le  tour  du  lecteur 
Ampelius.  Il  répondit  en  souriant  aux  questions  du 
proconsul  :  «  Je  me  suis  réuni  avec  les  frères,  j'ai  cé- 
lébré le  dominicum,  je  possède  les  Écritures,  mais 
dans  mon  cœur.  0  Christ,  je  te  loue;  ô  Christ,  exauce- 
moi.  »  On  le  frappa  sur  la  tète,  puis  on  l'emmena  en 
prison.  Rogatianus,  après  avoir  confessé  sa  foi,  fut 

(1)  «  Ejus  professionem  in  meinoriara  uiia  cum  ceterorum  confes- 
sionibus  redigens.  »  Acta,  II.  Ruinart,  p.  415,  note,  entend  celte 
phrase  de  la  rédaction  du  procès- verbal,  le  mot  memoria  désignant  le 
registre  consacré  à  le  recevoir;  cf.  Du  Cange,  x"  Memoria. 


REPRISE  DE  LA  PERSÉCUTION  APRÈS  L'AMiNISTIE.       275 

joint  aux  autres  captifs  sans  avoir  été  frappé.  Quintus, 
Maximien,  puis  un  troisième  Félix,  suljirent  la  flagel- 
lation :  ce  dernier,  qui  était  un  jeune  homme,  disait 
pendant  la  torture  :  «  J'ai  célébré  dévotement  le  do- 
?)iiniciim^  y 'di  pris  part  à  l'assemblée  avec  les  frères, 
parce  que  je  suis  chrétien.  »  Tous  trois  furent  aussi 
conduits  en  prison  (1). 

Saturnin,  lils  du  prêtre  de  ce  nom,  comparut  en- 
suite devant  le  tribunal.  «  Étais-tu  présent?  »  de- 
manda le  proconsul.  «  Je  suis  chrétien.  —  Je  ne  te 
demanda  pas  cela ,  mais  seulement  si  tu  as  participé 
au  do7nimciim.  —  J'ai  pris  part  au  dominicum,  parce 
que  le  Christ  est  mon  Sauveur,  w  Anulinusfit  attacher 
l'accusé  sur  le  chevalet  même  où  avait  été  son  père  : 
«  Que  choisis-tu,  Saturnin?  tu  vois  où  tu  es  :  possèdes- 
tu  des  Écritures?  —  Je  suis  chrétien.  —  Je  te  demande 
si  tu  as  assisté  aux  réunions  et  si  tu  possèdes  des  Écri- 
tures. —  Je  suis  chrétien.  Le  nom  du  Christ  est  le 
seul  par  qui  nous  puissions  être  sauvés.  —  Puisque 
tu  persistes  dans  ton  obstination,  tu  vas  être  torturé. 
Encore  une  fois,  dis  si  tu  as  des  Écritures.  »  Et,  se 
tournant  vers  Vofpxlum  :  «  Qu'on  le  torture.  »  Les 
ongles  de  fer,  encore  rougis  du  sang  paternel,  furent 
promenés  sur  les  membres  du  jeune  homme,  qui,  tout 
ensanglanté  lui-même ,  criait  :  «  J'ai  les  divines  Écri- 
tures, mais  dans  mon  cœur.  Je  t'en  prie,  6  Christ, 
donne-moi  la  force  de  souffrir,  en  toi  est  mon  espé- 
rance. —  Pourquoi,  demanda  AnuUnus,  désobéis-tu 

(1)  Acta,  12,  13. 


27G        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÈDITS  (303-304). 

au  précepte?  —  Parce  que  je  suis  chrétien.  —  Ces- 
sez, »  dit  ]e  proconsul,  qui  envoya  le  jeune  martyr 
rejoindre  son  père  en  prison  (1). 

Le  jour  baissait  :  Anulinus  avait  hâte  d'en  finir. 
S'adressant  à  tous  les  chrétiens  qui  n'avaient  pas 
encore  été  interrogés  :  «  Vous  voyez  ce  qu'ont  souf- 
fert ceux  qui  se  sont  obstinés,  et  ce  qu'il  leur  faudra 
souffrir  encore ,  s'ils  persistent  dans  leur  foi.  Si  quel- 
qu'un de  vous  espère  l'indulgence  et  veut  avoir  la  vie 
sauve,  il  lui  faut  se  soumettre.  »  Mais  tous  les  martyrs 
répondirent  ensemble  :  «  Nous  sommes  chrétiens.  » 
Anulinus  commanda  de  les  mener  en  prison  (2). 

Deux,  cependant,  demeuraient.  Victoire,  réclamée 
par  son  frère,  avait  été  séparée  des  autres.  C'était 
une  jeune  fille,  belle  et  de  bonne  naissance  :  elle 
avait  résolu  de  rester  vierge,  et,  pour  garder  son 
vœu,  s'était  échappée  par  une  fenêtre  de  la  maison 
paternelle,  peu  de  temps  avant  la  célébration  d'un 
mariage  que  ses  parents  prétendaient  lui  imposer.  Le 
proconsul  voulut  l'interroger  à  part.  Mais  à  ses  ques- 
tions elle  répondit  :  «  Je  suis  chrétienne ,  »  et  comme 
son  frère  s'efforçait  de  la  persuader,  elle  ajouta  : 
«  Telle  est  ma  volonté;  je  n'en  ai  jamais  changé.  » 
Anulinus  ne  désirait  point  user  de  rigueur  :  il  se  con- 
tenta de  lui  dire  :  «  Veux-tu  t'en  aller  avec  ton  frère 
Fortunalianus?  —  Non,  répondit -elle,  car  je  suis 
chrétienne;  et  ceux-là  seulement  sont  mes  frères  qui 


(1)  Acta,  14. 

(2)  Acta,  15. 


REPRISE  DE  LA  PERSECUTION  APRES  LAMNISTIE.       277 

gardent  les  commandements  de  Dieu.  »  Anulinus  la 
pria  encore  :  «  Réfléchis ,  tu  vois  que  ton  frère  veut  te 
sauver.  —  J'ai  ma  volonté ,  et  n'en  ai  jamais  changé. 
Moi  aussi,  j'ai  pris  part  à  l'assemblée  et  célébré  le  do- 
)7îinicii?7iiivec  les  frères,  parce  que  je  suis  chrétienne.» 
Le  proconsul  l'envoya  retrouver  les  autres  dans  la 
prison  (1). 

Restait  le  dernier  fils  de  Saturnin,  Hilarien,  un  petit 
enfant.  Le  magistrat  cherchait  à  l'épargner.  «  As-tu 
suivi  ton  père  et  tes  frères?  »  demanda-t-il.  Mais, 
au  lieu  de  répondre  qu'il  les  avait  suivis  malgré  lui 
et  sans  savoir  où,  Hilarien  dit  avec  fermeté  :  «  Je  suis 
chrétien,  et  de  mon  plein  gré,  volontairement,  j'ai 
pris  part  à  l'assemblée  avec  mon  père  et  mes  frères.  » 
Le  proconsul  essaya  de  lui  faire  peur  :  «  Je  vais  te 
couper  les  cheveux,  le  nez,  les  oreilles,  et  te  renvoyer 
ainsi.  —  Fais  ce  que  tu  voudras,  je  suis  chrétien,  » 
répondit  l'intrépide  enfant.  «  Qu'on  le  mène  en  pri- 
son, »  dit  le  proconsul.  Hilarien  cria  d'une  voix 
joyeuse  :  «  Grâces  à  Dieu  (2)  !  » 

Les  détails  donnés  par  le  compilateur  donatiste 
sur  le  séjour  des  martyrs  dans  la  prison  sont  trop 
suspects  pour  que  nous  en  puissions  retenir  quelque 
chose  (3).  Un  seul  fait  parait  vraisemblable  :  Anulinus 


(1)  ActUj  16. 

(2)  Acta,  17. 

(3)  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  note  vin  sur  les  saints  Saturnin  et 
Dative,  accepte  la  dernière  partie  des  Actes,  en  l'arrangeant,  et  en  lui 
étant  le  venin  qu'y  avait  répandu  la  plume  de  l'auteur  donatiste.  Je 
crois  plus  sûr  de  la  rejeter  tout  entière  :  le  fait,  accepté  par  Tillemont, 


278        LE  DEUXIÈME  ET  LE  TROISIÈME  ÉDITS  (303-304). 

les  y  oublia  volontairement,  et,  Fuq  après  l'autre,  ils 
moururent  de  faim  (1). 

D'autres  chrétiens  furent  encore  poursuivis  et  em- 
prisonnés pour  s'être  assemblés  contrairement  aux 
édits.  Malheureusement ,  sur  le  second  fait  tout  ren- 
seignement précis  manque  :  nous  savons  seulement 
par  saint  Augustin  qu'après  les  Actes  de  Saturnin, 
Dativus  et  leurs  compagnons  on  lut  dans  la  confé- 
rence de  Vil  d'autres  Actes,  apportés  par  les  catho- 
liques, et  disant  «  que  pendant  la  persécution  une 
maison  privée  avait  servi  à  une  congrégation  de  fi- 
dèles; que  ceux-ci  furent  mis  en  prison;  que  des 
martyrs  furent  baptisés  dans  la  prison  même  où  ils 
étaient  renfermés  pour  la  foi  du  Christ,  et  qui  devint 
l'asile  des  sacrements  du  Seigneur  (2).  »  Par  ce  bref 


d'un  concile  contre  les  traditeurs  tenu  dans  la  prison  par  des  évêques 
captifs  me  parait  aussi  peu  croyal)le  que  l'assertion,  rejetée  par  lui, 
d'après  laquelle  Mensurius,  évêque  de  Carthage,  et  son  diacre  Ceeci- 
lianus  auraient  aposté  des  gens  devant  la  prison  pour  repousser  à  coups 
de  fouet  les  chrétiens  qui  voulaient  porter  des  vivres  aux  martyrs . 

(1)  «  Anulino  proconsule,  aliisque  persecutoribus  intérim  circa  alla 
negotia  occupatis,  beati  martyres  isti  corporels  alimentis  destituti, 
paulatim  et  per  intervalla  dierum  naturali  conditioni,  famis  atrocitate 
cogente,  cesserunt,  et  ad  siderea  régna  cum  palma  martyrii  migra- 
runt.  »  Baluze,  Miscellanea,  t.  I,  p.  18. 

(2)  «  Ex  his  martyrum  gestis  quas  ipsi  proferebant  admoniti  sumus 
et  in  alla  gesta  martyrum  intendere;  et  invenimus,  et  dixiinus,  fer- 
vente lempore  persecutionis,  et  privatam  domum...  congregationi 
christianoruin  fuisse  concessam,  et  in  carcere  fuisse  martyres  baptiza- 
tos...  in  ipso  carcere  celebrabantur  sacramenla  Christi,  in  quo  inclusi 
homines  tenebantur  pro  fîde  Christi.  »  Saint  Augustin,  Ad  donaiistas 
post  collationem,  18.  —  Il  suffît  de  lire  ce  texte  pour  reconnaître  que 
les  Actes  qui  y  sont  résumés  sont  différents  de  ceux  de  Saturnin  et 
de  ses  compagnons,  et  se  rapportent  à  un  épisode  distinct  :  le  détail 


REPRISE  DE  LA  PERSKCUTION  APRÈS  L'AMNISTIE.      279 

résumé,  ou  plutôt  par  cette  rapide  allusion  jetée 
négligemment  dans  un  ouvrage  de  controverse,  on 
peut  se  faire  une  idée  des  épisodes  semblables  qui 
ont  dû  se  passer  sans  que  l'histoire  en  ait  gardé  le 
souvenir. 


du  baptême  dans  la  prison  ne  se  rencontre  nulle  part  dans  les  Actes 
de  saint  Saturnin,  dont  la  dernière  partie  décrit  cependant  très  lon- 
guement la  vie  et  les  occupations  des  chrétiens  captifs. 


I 


CHAPITRE   CINQUIÈME 

LE    QUATRIÈME    ÉDIT   EN    ORIENT    (304^) 


SOMMAIRE.  —  I.  Les  martyrs  de  la  Macédoine  et  de  la  Pannome.  —  Galère, 
véritable  auteur  du  (luatrième  édit.  —  Texte  d'Eusèbe.  —  Exécution  de 
l'édit  à  Thessalonique.  —  Interrogatoire  d'Agathon,  Agape,  Irène,  Cassia 
et  Pliilippa.  —  Eutycliia  gardée  en  prison  à  cause  de  sa  grossesse. — 
Suite  de  l'interrogatoire  :  Agape ,  Chionia.  —  Agape  et  Cliionia  condam- 
nées au  l'eu.  —  Nouvel  Interrogatoire  d'Irène.  —  Elle  est  condamnée  au 
déshonneur.  —  Sauvée,  elle  meurt  sur  le  bûcher.  —  Silence  de  l'auteur 
des  Actes  sur  le  sort  des  autres  accusés.  —  Martyre  du  prêtre  Montan  à 
Sirmium.  —  Arrestation  d'Irénée,  évéque  de  cette  ville.  —  Vaines  sup- 
plications de  sa  famille  et  de  ses  amis.  —  Son  interrogatoire.  —  Son 
martyre.  —  Interrogatoire  et  supplice  du  lecteur  Polliou ,  à  Cibalis.  — 
Pénurie  de  documents  sur  l'exécution  du  quatrième  édit  dans  les  États 
de  Galère.  —  II.  Les  martyrs  de  la  Cilicie  et  de  la  Thrace.  —  Maxime, 
gouverneur  de  Cilicie.  —  Calliope  crucilié  à  Pompeiopolis.  —  Tarachus, 
Probus  et  Andronicus.  —  Attitude  nouvelle  des  accusés  chrétiens.  —  Pre- 
mier interrogatoire  à  Tarse.  —  Second  interrogatoire  à  Mopsueste.  — 
Troisième  interrogatoire  à  Anazarbe.  —  Les  trois  martyrs  épargnés  par 
les  bêtes  de  l'amphithéâtre,  puis  égorgés.  —  Les  chrétiens  recueillent 
leurs  reliques.  —  Reprise  du  procès  de  Philippe  et  d'Hermès,  à  Héraclée, 
devant  un  nouveau  gouverneur.  —  Leur  interrogatoire.  —  Interrogatoire 
du  prêtre  Sévère.  —  Le  procès  est  continué  à  Andrinople.  —  Observations 
sur  le  langage  de  l'évoque  Philippe,  différent  de  celui  de  Tarachus  et  de 
ses  compagnons.  —  Philippe  et  Hermès  brûlés  vifs.  —  Même  supplice 
infligé  à  Sévère.  —  III.  Les  martyrs  de  la  Galatie.  —  Arrestation  de 
Victor  à  Ancyre.  —  Il  est  exhorté  par  Théodote.  —  Il  meurt  en  prison, 
laissant  une  mémoire  douteuse.  —  Services  rendus  à  l'Église  par  le  ca- 
baretier  Théodote.  —  Il  retire  de  l'Halys  les  reliques  du  martyr  Valens. 

—  Rencontre  de  chrétiens  fugitifs.  —  Arrestation  de  sept  vierges  à  An- 
cyre. —  Elles  échappent  au  déshonneur.  —  Le  bain  de  Diane  et  de  Mi- 
nerve. —  Honteuse  procession.  —  Les  chrétiennes  noyées  dans  l'étang. 

—  Théodote  et  ses  compagnons  recueillent  leurs  corps.  —  Théodote  ar- 
rêté et  interrogé.  —  Il  meurt  décapité.  —  Stratagème  du  prêtre  Fronton 
pour  enlever  ses  reliques.  —  Une  chrétienne  frappée  de  mort  civile.  — 
Martyre  de  Julitta  à  Césarée  de  Cappadoce.  —  IV.  Les  martyrs  de  la 
Syrie,  de   la  Phémcie,  de  la  Palestine,  de  la  Tméraïde  et  du  Pont. 

—  Chrétiens  exposés  aux  bétes,  à  Tyr.  —  Récit  d'Eusèbe,  témoin  ocu- 
laire. —  Chrétiens  immolés  à  Gaza.  —  Martyre  de  Cyprien  et  de  Justine. 

—  La  persécution  en  Egypte.  —  Texte  d'Eusèbe.  —  Histoire  de  Didyme 


282  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

et  de  Tliéodora.  --  Pitié  des  païens.  —  Souffrances  des  chrétiens  en 
Thcbaïde.  —  Condamnations  prononcées  i)ar  le  gouverneur  Arrien.  — 
Martyre  de  Timotiiée  et  Maura.  —  Cruautés  exercées  contre  les  fidèles 
du  Pont.  —  Les  aïeux  de  saint  Basile  s'enfuient  dans  les  montagnes. 
—  Chrétiens  fugitifs  bien  accueillis  des  Barbares. 


Les  martyrs  de  la  Macédoine  et  de  la  Pannonie. 

Au  moment  où  s'instruisaient  les  procès  racontés 
à  la  fin  du  précédent  chapitre,  Dioctétien  devait  être 
sur  la  route  de  Salone.  Galère  demeurait  seul  maître 
de  l'Orient.  Non  seulement  il  administrait  avec  une 
souveraineté  absolue  les  provinces  de  l'Europe  orien- 
tale qui  composaient  son  lot,  et  dans  lesquelles  Dio- 
clétien  se  préparait  à  passer  l'hiver,  mais  encore  il 
allait  suppléer,  dans  le  gouvernement  de  l'Asie  ro- 
maine, l'Auguste  absent,  malade  et  découragé.  Aussi 
faut-il  vraisemblablement  attribuer  à  sa  seule  initia- 
tive l'édit  qui,  dans  la  seconde  année  de  la  persécu- 
tion, fut  envoyé  aux  gouverneurs.  Cet  édit  avait  été 
probablement  soumis  pour  la  forme  à  Dioclétien, 
mais  c'est  le  haineux  et  désormais  tout-puissant  César 
qui  en  doit  porter  surtout  la  responsabilité. 

Voici  en  quels  termes  Eusèbe,  alors  en  Palestine, 
parle  de  ce  nouvel  attentat  contre  l'Église  chrétienne  : 
«  Au  cours  de  la  seconde  année,  comme  l'ardeur  du 
combat  livré  contre  nous  s'était  accrue,  Urbain  admi- 
nistrant alors  la  province,  des  lettres  impériales 
furent  envoyées,  par  lesquelles  il  était  commandé  en 


MARTYRS  DE  LA  MACEDOINE  ET  DE  LA  PAN.NONIE.      î>83 

termes  généraux  que  tous,  en  tout  pays,  dans  cha- 
que ville ,  offrissent  publiquement  des  sacrifices  et  des 
libations  aux  idoles  (1).  »  C'était  la  guerre  déclarée, 
non  plus  seulement  aux  églises,  aux  livres  saints, 
aux  membres  du  clergé,  mais  è  l'universalité  des 
fidèles,  mis,  sans  distinction  de  condition,  d'âge  et  de 
sexe ,  en  demeure  d'apostasier. 

Bien  que  la  première  allusion  au  quatrième  édit 
se  rencontre  sous  la  plume  d'un  écrivain  asiatique, 
on  doit  croire  qu'il  fut  d'abord  appliqué  dans  les 
contrées  qui  formaient  Fapanage  immédiat  de  Ga- 
lère. Que  le  tyran  séjournât  ou  non,  à  ce  moment, 
dans  l'Europe  orientale,  sa  pensée  fut  sans  doute 
obéie  avec  empressement  par  des  gouverneurs  imbus 
de  ses  idées,  animés  de  ses  passions,  et  qui  tenaient 
de  lui  seul  leur  fortune.  Cependant  les  documents 
que  nous  possédons  sur  l'application  de  l'édit  de  30i 


(1)  Aî'JTÉpo'j  û'  ëto'jç  ôiaXaodvToç,  'aolI  or,  crçoôpôispov  èiîiTaOévToç  toO 
xa6'  ^tjLwv  7io),e[xou,  Tri;  sirapxia;  r\yoM\iho-j  Tr,vtxâôe  OOpêavoO,  Ypa(X[xâ- 
Twv  TO-jTio  7ïpà)T0v  êaffiXixûv  •jTeçoiTrjXOTwv,  £v  oïç  y.aôoXixtô  TrpoCTTayfxaTt 
Tiàvtaç  TtavSrjtxei  toù^  xaxà  TtôXtv  Ôûîiv  zz  xat  auhozvf  toTç  sîôtoXot;  âxs- 
Ivjtxo.  Eusèbe,  De  Mart.  Pal.,  3.  —  Traduite  comme  nous  l'avons 
lait,  la  phrase  d'Eusèbe  laisse  incertaine  la  date  exacte  de  l'édit  et  le 
place  à  une  époque  quelconque  de  304;  mais,  si  l'on  serre  de  plus 
près  le  texte  grec,  on  arrive  à  une  détermination  plus  précise.  Litté- 
ralement, les  mots  employés  par  Eusèbe,  ôîdtsçou  o'  etou;  ûia).ao6vTo;, 
signifient  «  la  seconde  année  se  partageant,  »  et  semblent  en  marquer 
le  milieu.  Comme  Eusèbe  suit  habituellement  le  calendrier  syro- 
macédonien,  qui  commence  en  octobre,  le  milieu  de  l'année  tombe  en 
avril.  C'est  vraisemblablement  vers  cette  date  que  ledit  parvint  au 
gouverneur  de  Palestine.  11  fut  certainement  promulgué  plus  tôt  dans 
les  États  de  Galère,  car  nous  l'y  voyons  appliqué  dès  la  fin  de  mars 
et  le  commencement  d'avril. 


284  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (30 i). 

dans  les  provinces  voisines  du  Danube  sont  peu  nom- 
breux :  ils  ne  représentent  vraisemblablement  qu'un 
petit  nombre  des  épisodes  d'une  guerre  qui,  dans  ces 
régions,  dut  être  particulièrement  sanglante. 

Pendant  le  mois  de  mars  304,  un  chrétien  et  plu- 
sieurs chrétiennes  furent  traduits  à  Thessalonique 
devant  Dulcetius,  gouverneur  de  Macédoine,  pour 
n'avoir  pas  voulu  obéir  au  nouvel  édit  en  mangeant 
des  viandes  provenant  des  sacrifices.  L'homme  s'ap- 
pelait Agathon;  parmi  les  femmes  se  trouvaient  trois 
sœurs  qui,  l'année  précédente,  s'étaient  enfuies  dans 
les  montagnes  après  avoir  caché  de  nombreux  ma- 
nuscrits des  Écritures  (1).  Elles  étaient,  après  quel- 
que temps,  revenues  dans  leurs  maisons,  où  on 
les  avait  arrêtées  (2j.  Leurs  noms,  empreints  de  ce 
symbolisme  aimable  où  se  plaisaient  les  premiers 
chrétiens,  rappellent  les  idées  d'amour,  de  paix,  de 
blancheur   immaculée    :    elles    s'appelaient    Agape, 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  180. 

(2)  Cela  résulte  de  l'interrogatoire  d'Irène,  Acta  SS.  Agapes,  Chio- 
nix,  Irenes,  5,  dans  Ruinart,  p.  423.  Le  paragraphe  2  semble  en  con- 
tradiction avec  lui,  car  on  y  lit  que  les  trois  saintes  furent  arrêtées 
dans  les  montagnes  mêmes  où  elles  s'étaient  réfugiées.  Mais  les  deux 
premiers  paragraphes  sont  un  prologue  oratoire,  mis  en  tête  des  Actes 
proprement  dits  et  ne  faisant  pas  corps  avec  eux.  Les  Actes  ne  com- 
mencent qu'au  paragraphe  3.  Dans  ceux-ci,  Tillemont  {Mémoires,  t.  V, 
note  I  sur  sainte  Agape)  ne  voit  «  rien  qui  ne  s'accorde  parfaitement 
avec  les  monuments  du  temps,  et  qui  n'ait  l'air  d'une  pièce  authen- 
tique et  originale.  »  Mais  il  faut  les  distinguer  d'autres  Actes  des 
mêmes  saintes  que  leur  préfère  Bollandus  {Acta  SS.,  avril,  t.  I,  p.  245), 
et  qui,  au  jugement  motivé  de  Tillemont  et  de  Ruinart,  sont  remplis 
d'inventions  fabuleuses. 


MAUTYRS  DE  LA  MACÉDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE.   285 

Irène,  Chionia  (1).  Trois  autres  chrétiennes  furent  en 
même  temps  déférées  au  tribunal,  Cassia,  Pliilippa  et 
Eutychia. 

Un  des  greffiers  dit  au  gouverneur  :  «  Si  tu  l'or- 
donnes,  je  vais  lire  le  rapport  rédigé  par  l'officier 
de  police  au  sujet  de  ceux  qui  sont  ici.  —  Lis,  » 
commanda  Dulcetius.  Dans  un  court  rapport,  le  sol- 
dat bénéficiaire  qui  avait  opéré  l'arrestation  dénon- 
çait les  chrétiens  comme  ayant  refusé  de  manger 
les  viandes  immolées.  Après  sa  lecture,  le  gouver- 
neur, s'adressant  aux  inculpés  :  «  Quelle  folie  est 
la  vôtre,  de  ne  pas  vouloir  obéir  aux  ordres  des 
Empereurs  et  des  Césars?  »  Puis,  se  tournant  vers 
Agathon  :  ((  Pourquoi  n'as-tu  pas  participé  aux  sa- 
crifices, comme  ont  coutume  de  faire  ceux  qui  ont  été 
consacrés  aux  dieux  (2)?  —  Parce  que  je  suis  chré- 
tien. —  Persistes-tu  aujourd'hui  encore  dans  ce  pro- 
pos? —  Tout  à  fait.  —  Et  toi,  Agape,  que  dis-tu?  — 


(1)  L'auteur  du  prologue  des  Actes  explique  symboliquement  ces 
trois  noms  :  Agape  mérite  d'être  appelée  ainsi  par  sa  charité;  Chionia, 
d'être  comparée  à  la  neige,  -/iwv,  par  sa  pureté  immaculée;  Irène 
porte  dignement  son  nom,  à  cause  de  son  esprit  pacilique.  Le  cogno- 
men  Agape  se  rencontre  souvent  dans  les  catacombes,  et  fut  celui  de 
plusieurs  martyres;  voir  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux 
premiers  siècles,  p.  221-223.  Sur  trois  peintures  de  la  catacombe  des 
saints  Pierre  et  Marcellin,  représentant  le  repas  des  bienheureux  dans 
le  ciel,  les  deux  servantes  sont  appelées  AGAPE  et  IRENE.  Bullettino 
di  archeologia  cristiana,  1882,  pi.  III,  IV,  V.  Les  inscriptions  des 
catacombes  ne  souhaitent  pas  seulement  aux  défunts  de  vivre  in 
pace  ou  èv  tlç-hviçi;  quatre  épitaphes  contiennent  l'acclamation  IN 
AGAPE.  Ibid.,  p.   127-128. 

(2)  Agathon  avait  peut-être  été  jadis,  soit  prêtre  païen,  soit  initié  à 
quelque  mystère. 


286  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

Croyant  au  Dieu  vivant,  je  n'ai  pas  voulu  faire  les 
choses  dont  tu  parles.  —  Qu'ajoutes-tu,  Irène?  Pour- 
quoi n'as-tu  pas  obtempéré  au  très  pieux  commande- 
ment des  Empereurs  et  des  Césars?  —  Parce  que  je 
crains  Dieu.  —  Toi,  Cassia,  que  dis-tu?  —  Je  veux 
sauver  mon  âme.  —  Ne  veux-tu  pas  prendre  part  aux 
sacrifices?  —  Non.  —  Toi,  Philippa,  que  dis-tu?  — 
La  même  chose.  —  Quelle  chose?  —  J'aime  mieux 
mourir  que  de  manger  de  vos  sacrifices.  —  Mais 
toi,  Eutychia,  que  dis-tu?  —  La  même  chose.  J'aime 
mieux  mourir  que  de  faire  ce  que  tu  commandes.  — 
As-tu  un  mari?  —  11  est  mort.  —  Depuis  combien 
de  temps?  —  Depuis  environ  sept  mois.  —  Comment 
es-tu  donc  enceinte?  —  Par  l'époux  que  Dieu  m'a- 
vait donné.  —  Je  t'engage,  Eutychia,  à  quitter  cette 
folie,  et  à  revenir  à  des  sentiments  humains.  Que 
dis-tu?  veux-tu  obéir  au  commandement  royal?  — 
Je  ne  veux  point  obéir,  car  je  suis  chrétienne,  ser- 
vante du  Dieu  tout-puisssant.  —  Comme  Eutychia 
est  grosse,  elle  sera  gardée  en  prison,  »  dit  le  gou- 
verneur (1). 

Il  reprit  ensuite  l'interrogatoire  des  autres  :  «  Agape, 
veux-tu  faire  les  mêmes  choses  que  nous,  qui  sommes 
dévoués  à  nos  maîtres  les  Empereurs  et  à  nos  Césars? 
—  Il  ne  me  convient  pas  d'être  dévouée  à  Satan.  Tes 
paroles  ne  changeront  pas  ma  résolution,  qui  est 
inébranlable.  —  Et  toi,  Chionia,  qu'as-tu  à  dire?  — 
Personne  ne   pourra   égarer  notre    volonté.  —  N'y 

(1)  Acta,  3;  cf.  Ulpien,  au  Digeste,  XL VIII,  xix,  3. 


MARTYRS  DE  LA  MACKDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE.      287 

a-t-il  pas  chez  vous  quelques  écrits  des  impies  chré- 
tiens, parchemins  ou  livres?  —  Aucun,  ô  président; 
car  ceux  qui  sont  aujourd'hui  empereurs  nous  les 
ont  tous  enlevés.  —  Qui  donc  a  mis  en  vous  un  tel 
esprit?  —  Dieu  tout-puissant.  —  Qui  sont-ils,  ceux 
qui  vous  ont  entraînées  à  cette  folie?  —  Le  Dieu 
tout-puissant,  et  son  Fils  Notre-Seigneur  Jésus-Christ. 
—  Il  est  manifeste,  cependant,  que  vous  devez  vous 
soumettre  tous  à  nos  puissants  Empereurs  et  Césars. 
Mais  puisque  après  tant  de  temps,  tant  d'avertisse- 
ments, de  si  nombreux  édits,  de  telles  menaces,  vous 
êtes  assez  téméraires  pour  mépriser  les  justes  com- 
mandements des  Empereurs  et  des  Césars,  en  per- 
sistant dans  le  nom  impie  de  chrétiens;  puisque 
jusqu'à  ce  jour,  pressées  par  nos  agents  et  par  les 
premiers  de  la  miHce  de  renoncer  par  écrit  au  Christ, 
vous  persistez  dans  votre  refus,  vous  allez  recevoir 
le  châtiment  mérité.  »  Dulcetius  lut  alors  la  sentence  : 
«  Agape  et  Chionia,  qui  par  leur  impiété  et  leur 
esprit  d'opposition  ont  résisté  au  divin  édit  de  nos 
maîtres  les  Empereurs  et  les  Césars,  et  aujourd'hui 
encore  pratiquent  la  religion  des  chrétiens,  vaine, 
téméraire,  odieuse  à  tous  les  hommes  pieux,  seront 
livrées  aux  flammes.  »  Il  ajouta  :  «  Cependant,  qu'A- 
gathon,  Cassia,  Philippa  et  Irène  soient  jusqu'à  nou- 
vel ordre  gardés  en  prison  (1).  » 

Après  le  supplice  des  deux  saintes  femmes,  Dulce- 
tius fit  comparaître  leur  sœur  Irène.  «  Ton  but  impie, 

(1)  Acta,  4. 


288  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

lui  dit-il,  se  montre  clairement  en  ce  que  tu  as  voulu 
conserver  jusqu'à  ce  jour  tant  de  parchemins,  de 
livres,  de  tablettes,  de  volumes  et  de  pages  des  Écri- 
tures, appartenant  aux  impies  chrétiens.  Quand  on  te 
les  eut  présentés,  tu  les  reconnus,  bien  qu'ayant  nié 
chaque  jour,  malgré  le  supplice  de  tes  sœurs  et  la 
peine  qui  t'attendait,  que  de  tels  écrits  fussent  en  ta 
possession.  C'est  pourquoi  tu  dois  être  châtiée.  Cepen- 
dant, notre  indulgence  te  permet  encore  d'échapper 
au  supplice ,  en  reconnaissant  au  moins  les  dieux.  Que 
dis-tu  donc:  obéis-tu  aux  ordres  des  Empereurs  et  des 
Césars?  es-tu  prête  à  offrir  un  sacrifice  et  à  manger 
des  viandes  immolées?  —  Non,  répondit  Irène,  non, 
par  le  Dieu  tout-puissant ,  qui  a  créé  le  ciel  et  la  terre , 
la  mer  et  tout  ce  qu'ils  renferment!  Le  suprême  châti- 
ment du  feu  éternel  est  pour  ceux  qui  auront  renié  le 
Christ.  —  Mais  qui  t'a  poussée  à  conserver  jusqu'à  ce 
jour  ces  papiers  et  ces  Écritures?  —  Le  même  Dieu 
tout-puissant  qui  nous  a  commandé  de  l'aimer  jusqu'à 
la  mort  :  c'est  pourquoi  nous  n'avons  pas  osé  le  tra- 
hir, et  nous  voulons  plutôt  être  brûlées  vives,  ou 
souffrir  tout  autre  mal,  que  de  livrer  de  tels  écrits. 
—  Qui  donc,  dans  la  maison  que  tu  habites,  savait 
que  tu  les  y  gardais?  —  Le  Dieu  tout-puissant,  qui 
sait  toutes  choses,  les  a  vus,  mais  nul  autre.  Car  nous 
considérions  nos  époux  comme  nos  pires  ennemis, 
craignant  d'être  dénoncées  par  eux.  Aussi  n'avons- 
nous  montré  ces  livres  à  personne.  —  L'année  der- 
nière ,  quand  fut  publié  le  premier  édit  de  nos  maî- 
tres les  Empereurs  et  les  Césars,  où  vous  êtes-vous 


MARTYRS  DE  LA  MACEDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE,     289 

cachées? —  Où  Dieu  a  voulu.  Dieu  sait  que  nous  avons 
vécu  daus  les  montagnes,  en  plein  air.  —  Qui  vous 
fournissait  du  pain?  —  Dieu,  qui  donne  à  tous  la  nour- 
riture (1).  —  Votre  père  était-il  complice?  —  Non, 
par  le  Dieu  tout-puissant!  il  ne  pouvait  être  complice, 
car  il  ne  savait  rien  de  cela.  —  Qui  de  vos  voisins  le 
savait?  —  Demande  aux  voisins,  informe-toi  des  lieux 
où  nous  étions  et  de  ceux  qui  les  connaissaient.  — 
Après  que  vous  fûtes  revenues  de  la  montagne, 
comme  tu  dis,  lisiez-vous  ces  écrits  en  présence  de 
quelqu'un?  —  Ils  étaient  dans  notre  maison,  et  nous 
n'osions  les  en  tirer.  Aussi  étions-nous  attristées  de 
ne  pouvoir  les  étudier  nuit  et  jour,  comme  nous  l'a- 
vons fait  jusqu'au  moment  où,  l'année  dernière,  nous 
les  eûmes  cachés.  —  Tes  sœurs,  dit  alors  le  président, 
ont  souffert  le  châtiment  que  nous  avons  ordonné. 
Quant  à  toi,  avant  même  de  prendre  la  fuite,  tu  avais 
encouru  la  peine  de  mort,  pour  avoir  caché  ces  écrits 
et  ces  papiers;  cependant,  je  ne  veux  pas  te  faire  pé- 
rir comme  elles  tout  de  suite  :  mais  j'ordonne  que,  par 
les  gardes  et  par  Zosime,  bourreau  public,  tu  sois  ex- 
posée nue  dans  le  lupanar;  un  pain  t'y  sera  tous  les 
jours  apporté  du  palais,  et  les  gardes  ne  te  permet- 


(1)  Ce  souci  généreux  de  ne  pas  trahir  ceux  qui  avaient  secouru  les 
chrétiens  fugitifs  se  retrouve  à  une  époque  toute  différente.  En  1794, 
interrogé  par  le  tribunal  révolutionnaire  de  Vannes,  un  prêtre  répond 
que  «  la  terre  était  son  lit  et  le  ciel  son  toit  et  qu'il  ne  mendiait  son 
pain  qu'à  des  gens  qui  ne  le  connaissaient  pas.  »  Deux  autres  disent 
«  qu'ils  avaient  vécu  errants  dans  les  bois,  »  ce  qui  était  vrai.  Wal- 
lon, les  Représentants  du  peuple  en  mission  et  la  Justice  révolu- 
tionnaire dans  les  départements,  t.  II,  p.  30. 

IT.  19 


290  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

tront  pas  d'en  sortir.  Vous,  gardes  et  bourreau,  sa- 
chez qu'il  y  va  de  votre  tête.  Que  cependant  on  me 
remette  tous  les  livres  cachés  dans  les  coffres  et  les 
boites  d'Irène  (1).  » 

Ce  lâche  attentat  à  la  pudeur  des  martyres  avait 
été  commis  dans  toutes  les  persécutions  (2)  :  il  le  sera 
plus  souvent  dans  la  dernière.  L'éditde  303,  qui  avait 
réduit  tous  les  chrétiens  à  la  condition  de  personnes 
infâmes,  leur  ôtant  jusqu'au  droit  de  se  plaindre  ju- 
diciairement d'un  outrage,  permettait  aux  magistrats 
de  déshonorer  ainsi  des  malheureuses  qui  ne  comp- 
taient plus  dans  la  société.  On  pouvait  indifféremment 
les  enfermer,  comme  serves  du  fisc,  dans  les  gynécées 
et  les  manufactures  de  l'État,  ou  dans  les  lieux  à 
peine  plus  corrompus  que  désigne  la  sentence  pro- 
noncée contre  Irène.  Celle-ci  fut  conduite  où  l'avait 
ordonné  le  gouverneur.  Cependant  personne  n'osa 
s'approcher  d'elle  pour  la  flétrir.  Dulcetius  se  la  fit 
amener  de  nouveau  :  «  Persistes-tu  dans  ta  témérité? 
—  Non  pas  dans  ma  témérité ,  mais  dans  le  culte  de 
Dieu.  —  Puisque  par  tes  premières  réponses  tu  as 
clairement  manifesté  d'intention  de  ne  pas  obéir  aux 
Empereurs,  et  que  je  te  vois  persister  dans  le  même 
orgueil,  tu  subiras  la  peine  méritée.  »  Le  gouverneur 
écrivit  la  sentence  :  «  Irène  ayant  contrevenu  à  l'or  - 


(1)  «  A  scriniis  et  arculis.  »  Acta,  6. 

(2)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers 
siècles,  2'' éd.,  p.  225;  Histoire  des  persécutions  pendant  la  pre- 
mière moitié  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  53,  402,  409;  les  Der- 
nières Persécutions  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  16,  246. 


MARTYRS  DE  LA  MACEDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE.      291 

dre  impérial,  refusé  de  sacrifier  aux  dieux  immortels, 
et  persévérant  aujourd'hui  dans  la  religion  des  chré- 
tiens, j'ordonne  qu'elle  sera  brûlée  vive  comme  ses 
sœurs  (1).  » 

La  sainte ,  conduite  au  supplice ,  s'élança  sur  le  bû- 
cher en  chantant  des  psaumes.  Elle  mourut  le  jour 
des  calendes  d'avril  (2).  L'auteur  des  Actes  termine 
ici  sa  relation ,  sans  nous  apprendre  ce  que  devinrent 
Agathon,  Cassia,  Eutychia  et  Philippe.  Peut-être  n'a- 
vait-il pu  se  procurer  les  pièces  de  leur  procès  :  son 
silence  au  sujet  de  ces  quatre  chrétiens  serait  une 
preuve  de  plus  de  sa  sincérité  quand  il  raconte  ce  qu'il 
sait  des  autres. 

Vers  le  même  temps  eut  lieu  le  martyre  de  Montan, 
prêtre  de  Singidunum,  en  Mésie.  Il  périt  par  l'ordre 
de  Probus,  gouverneur  de  la  Pannonie  Inférieure, 
qui  venait  de  recevoir  l'édit  de  persécution  (3).  Sin- 
gidunum  étant  située  sur  la  rive  mésienne  de  la 
Save,  il  est  à  supposer  que  Montan  avait  franchi  le 
fleuve  et  fut  arrêté  en  Pannonie.  La  plupart  des  mar- 
tyrologes placent,  en  effet,  son  supplice  à  Sirmium, 
le  28  mars.  Maxima,  épouse  du  prêtre  Montan, 
fut,  disent-ils,  immolée  avec  lui  :  on  leur  donne 
même   quarante    compagnons   de    martyre,  ce   qui 

(1)  Acta,  6. 

(2)  «  Consummata  est  in  consulatu  Diocletiani  Augusti  nono,  Maxi- 
miani  autem  Augusti  octavo,  Kalendis  Aprilis.  »  Acta,  7.  Le  jour  des 
calendes  d'avril  équivaut  au  l^r  avril.  Les  martyrologes  placent  le  mar- 
tyre de  sainte  Irène  le  5  avril.  Les  Grecs  célèbrent  la  mémoire  des 
trois  saintes  le  16  avril. 

(3)  Passio  S.  PollioniSj  1,  dans  Ruinart,  p.  435, 


292  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

convient  bien  à  cette  période  de  la  persécution  (1). 

Peu  après  l'exécution  de  Montan,  l'évêque  de  Sir- 
roium,  Irénée,  fut  arrêté  à  son  tour.  C'était  un  homme 
jeune  encore,  marié,  père  d'enfants  en  bas  âge.  On 
le  conduisit  au  gouverneur.  «  Obéis  aux  divins  pré- 
ceptes, et  sacrifie  aux  dieux,  »  lui  dit  Probus.  «■  Qui- 
conque, répondit  l'évêque,  sacrifie  aux  dieux,  et  non 
à  Dieu,  sera  déraciné.  —  Les  très  cléments  princes 
ont  donné  le  choix  de  sacrifier  ou  de  mourir  dans  les 
tourments.  —  Il  m'a  été  commandé  d'accepter  les 
tourments  plutôt  que  de  renier  Dieu  en  sacrifiant  aux 
démons.  —  Sacrifie,  ou  je  te  ferai  mettre  à  la  torture. 
—  Je  me  réjouis  si  tu  le  fais,  car  je  participerai  à  la 
Passion  de  mon  Sauveur.  «  Pendant  que  les  bourreaux 
torturaient  cruellement  le  martyr  :  «  Que  dis-tu,  Iré- 
née? demanda  le  gouverneur.  —  En  confessant  bien 
ma  foi,  je  sacrifie  à  mon  Dieu ,  à  qui  j'ai  toujours  sa- 
crifié, »  répondit  l'évêque  (2). 

Une  nouvelle  torture,  plus  délicate  et  plus  pénible 
que  toutes  les  autres,  l'attendait.  Son  père  et  sa  mère, 
sa  femme,  ses  enfants,  s'approchèrent  en  le  voyant 
souffrir,  se  jetèrent  à  ses  pieds,  les  inondèrent  de  lar- 
mes. Des  serviteurs,  des  amis,  des  voisins  suivaient, 
pleurant  et  se  lamentant.  «  Aie  pitié  de  ta  jeunesse,  » 
criait-on  de  toutes  parts.  Irénée  gardait  le  silence, 
repassant  dans  son  cœur  les  promesses  et  les  menaces 
divines.  «  Allons,  lui  dit  Probus,  laisse-toi  fléchir  par 


(1)  Voir  Tilleiïiont,  Mémoires,  t.  V,  art.  sur  saint  Irénée. 

(2)  Passio  S.  Ireneei,  episcopi  Sirmiensis ,  1,  dans  Ruinart,  p.  433. 


MARTYRS  DE  LA  MACEDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE.     293 

tant  de  larmes,  pense  à  ta  jeunesse,  sacrifie.  —  Je 
pense  à  mon  éternité,  et  je  ne  sacrifie  pas,  »  répondit 
le  martyr.  Probus  le  fit  conduire  dans  la  prison,  où 
chaque  jour  on  tenta  sa  constance  par  de  nouveaux 
tourments  (1). 

Pendant  une  nuit,  Probus  le  fit  appeler  de  nou- 
veau :  «  Irénée,  sacrifie,  afin  d'éviter  la  souffrance. 

—  Fais  ce  qui  t'est  ordonné,  mais  n'attends  pas  de 
moi  cette  faiblesse.  »  Le  gouverneur  commanda  de 
le  frapper.  «  J'ai  appris  à  adorer  mon  Dieu  depuis 
l'enfance,  dit  l'évêque,  je  l'adore,  il  me  soutient  dans 
mes  épreuves,  c'est  à  lui  que  je  sacrifie  :  je  ne  puis 
adorer  vos  dieux  faits  de  main  d'homme.  —  Évite 
la  mort,  qu'il  te  suffise  des  tourments  déjà  soufferts. 

—  La  mort  m'est  un  gain,  puisque  par  les  souf- 
frances que  tu  crois  m'infliger,  et  que  je  ne  sens  pas, 
j'obtiens  de  Dieu  la  vie  éternelle.  —  As-tu  une  épouse? 

—  Je  n'en  ai  pas.  —  As-tu  des  fils?  —  Je  n'en  ai  pas. 

—  As-tu  des  parents?  —  Je  n'en  ai  pas.  —  Et  qui  sont 
donc  ceux  qui  pleuraient  devant  toi  à  une  précédente 
audience?  —  Mon  Seigneur  Jésus-Christ  a  dit  :  «  Ce- 
«  lui  qui  aime  son  père,  ou  sa  mère,  ou  son  épouse, 
«  ou  ses  fils,  ou  ses  frères,  plus  que  moi,  n'est  pas 
«  digne  de  moi.  »  —  Sacrifie  cependant  à  cause 
d'eux.  —  Mes  fils  ont  le  même  Dieu  que  moi,  il  peut 
les  sauver.  Mais  toi,  fais  ce  qui  t'est  commandé.  — 
Réfléchis,  jeune  homme.  Sacrifie,  afin  que  je  ne  te 
livre  pas  aux  supplices.  —  Fais  ce  que  tu  voudras. 

(1)  Passio,  2. 


294  LK  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

Tu  vas  voir  quelle  force  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
me  donnera  contre  tes  embûches.  —  Je  vais  pronon- 
cer ta  sentence.  —  Je  m'en  réjouirai.  »  Probus  rendit 
le  jugement  suivant  :  «  J'ordonne  qu'Irénée,  qui  a 
désobéi  aux  ordres  royaux,  soit  jeté  dans  le  fleuve.  » 
Irénée  répondit  :  «  Je  m'attendais  qu'après  tant  de 
menaces  tu  mulliplierais  sur  moi  les  tourments,  afin 
de  me  frapper  ensuite  du  glaive  ;  mais  tu  n'en  as  rien 
fait.  Je  te  conjure  de  changer  de  résolution;  tu  ap- 
prendras comment  les  chrétiens ,  par  la  foi  qu'ils  ont 
en  leur  Dieu,  savent  affronter  la  mort  (1).  » 

Par  cette  ardeur  à  souffrir,  l'évêque  songeait  pro- 
bablement moins  à  provoquer  la  colère  du  juge  qu'à 
donner  à  ses  ouailles  l'occasion  de  contempler  un 
exemple  de  constance  propre  à  raffermir  leur  cou- 
rage, dont  la  faiblesse  de  sa  propre  famille  avait 
montré  la  fragilité.  Son  vœu  fut  exaucé  :  le  gouver- 
neur, par  une  nouvelle  sentence,  le  condamna  à 
être  décapité.  L'exécution  dut  être  précédée,  selon  un 
usage  constant,  de  la  flagellation  ou  de  la  baston- 
nade (2)  ;  ainsi  s'expliquent  les  paroles  prononcées 
par  le  martyr  entendant  sa  seconde  condamnation  : 
«  Je  te  rends  grâces,  Seigneur  Jésus-Christ,  qui  parmi 
des  peines  et  des  tourments  divers  me  donnes  la  force 
de  les  supporter,  et  daignes  me  rendre  participant 
de  la  gloire  éternelle.  » 


(1)  Passio,  4. 

(2)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du 
troisième  siècle,  2*  éd.,  p.  83. 


MARTYRS  DE  LA  MACEDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE.       295 

On  conduisit  Irénée  sur  un  pont  dominant  la  Save. 
Il  se  dépouilla  lui-même  de  ses  vêtements,  et,  les 
mains  étendues  vers  le  ciel,  fit  cette  prière  :  «  Sei- 
gneur Jésus -Christ,  qui  as  daigné  souffrir  pour  le 
salut  du  monde,  puissent  les  cieux  s'ouvrir,  et  tes 
anges  recevoir  l'âme  de  ton  serviteur  Irénée  (1),  qui 
souffre  aujourd'hui  pour  ton  nom  et  pour  le  peuple 
de  ton  Église  catholique  de  Sirmium.  J'implore  ta 
miséricorde ,  afin  que  tu  daignes  m'accueillir,  et  con- 
firmer ceux-ci  dans  ta  foi.  »  Le  bourreau  lui  trancha 
la  tête,  et  jeta  son  corps  dans  le  fleuve.  C'était  le 
6  avril  (2). 

Le  gouverneur  faisant,  quelques  jours  plus  tard, 
une  tournée  administrative,  arriva  dans  la  ville  de 
Cibalis ,  dont  l'évèque ,  Eusèbe ,  avait  été  mis  à  mort 
dans  une  des  persécutions  précédentes  (3)  :  là,  préci- 
sément au  jour  anniversaire  du  martyre  d'Eusèbe,  un 
clerc  connu  par  son  zèle  évangélique  lui  fut  dénoncé 
comme  coupable  de  blasphémer  les  dieux  et  les  em- 
pereurs. Probus  le  fit  comparaître  :  «  Comment  te 
nommes-tu?  —  Pollion.  —  Es-tu  chrétien?  —  Je  suis 


(1)  «  Suscipiant  Angeli  spiritum  servi  tui  Irenaei.  •»  Passio,  5.  Cf. 
dans  les  inscriptions,  la  formule  déjà  citée  :  IN  PACEM  TE  SVSCI- 
PIANT  OMNIVM  ISPIRITA  SANCTORVM  {Bull,  di  archeologia 
cristiana,  1875,  p.  19);  et  celte  autre  :  ARCESSITVS  AB  ANGELIS 
[Inscriptiones  christianœ  urbis  Romx,  t.  I,  p.  31). 

(2)  Passio,  5,  6. 

(3)  «  Superiori  persecutione  Eusebins  ejusdem  ecclesiae  venerandus 
antistes  moriendo  pro  Chrisli  nomine  de  morte  et  de  diabolo  nosci- 
tur  Iriumphasse.  »  Passio  S.  Pollionis,  i,  dans  Ruinart,  p.  435.  Il 
s'agit  probablement  ici  de  la  persécution  d'Aurélien. 


296  LE  QUATRIEME  EDIT  EN  ORIENT  (304). 

chrétien.  —  Quelle  est  ta  charge?  —  Premier    des 
lecteurs.  —  De  quels  lecteurs?  —  De  ceux  qui  ont 
coutume  de  lire  au  peuple  la  parole  divine.  —  Ceux 
qui,   dit-on,  inspirent   à  Tesprit  léger   des  femmes 
l'horreur  du  mariage  et  l'amour  d'une  vaine  chasteté? 
—  Tu  pourras  connaître  aujourd'hui  si  nous  sommes 
légers  et  vains.  —  Comment?  —  Ils  sont  légers  et 
vains ,  ceux  qui  abandonnent  leur  Créateur  pour  ac- 
quiescer à  vos  superstitions.  Mais  ceux  qui  s'efforcent 
d'accomplir,  malgré  les  tourments,  les  commande- 
ments du  Roi  éternel  montrent  leur  foi  et  leur  cons- 
tance. —  Quels  commandements?  et  de  quel  roi?  — 
Les  pieux  et  saints  commandements  du  Christ  Roi.  — 
Quels  sont-ils?  —  Qu'il  y  a  un  seul  Dieu  dans  le  ciel; 
que  ni  le  bois  ni  la  pierre  ne  peuvent  être  appelés 
dieux  ;  qu'il  faut  apaiser  les  querelles  ;  que  les  vierges 
doivent  garder  la  pureté  de  leur  état,  les  époux  la 
chasteté  conjugale  ;  que  les  maîtres  doivent  gouverner 
leurs  esclaves  par  l'amour  plus  que  par  la  crainte, 
en  considérant  que  la  condition  humaine  est  la  même 
pour  tous;  qu'il  faut  obéir  aux  justes  volontés  des 
rois,  se  soumettre  aux  puissances  quand  elles  com- 
mandent le  bien  ;  qu'on  doit  aux  parents  le  respect, 
aux  amis  l'affection,  aux  ennemis  le  pardon,  le  dé- 
vouement aux  citoyens,  l'humanité  aux  hôtes,  la  mi- 
séricorde aux  pauvres ,  la  charité  à  tous ,  et  le  mal  à 
personne;  qu'il  faut  supporter  patiemment  l'injure, 
et  ne  la  faire  jamais;  plutôt  céder  ses  biens  que  de 
convoiter  ceux  d' autrui;  et  enfin,  que  celui-là  vivra 
éternellement,  qui  pour  sa  foi  aura  méprisé  la  courte 


MARTYRS  DE  LA  MACÉDOINE  ET  DE  LA  PANNONIE.   297 

mort  que  vous  pouvez  infliger.  Si  ces  maximes  te  dé- 
plaisent, tu  ne  peux  t'en  prendre  qu'à  ton  propre 
jugement  (1).  —  Et  quel  avantage  aura  celui  qui,  par 
sa  mort,  est  privé  de  la  lumière  et  de  toutes  les  jouis- 
sances corporelles?  —  La  lumière  éternelle  est  meil- 
leure que  des  clartés  passagères,  et  les  biens  perma- 
nents plus  doux  que  des  biens  périssables  :  il  n'est 
point  sage  de  préférer  le  caduc  à  l'éternel.  —  Que 
veut  dire  tout  ceci?  Fais  ce  qu'ont  ordonné  les  Empe- 
reurs. —  Qu'ont-ils  ordonné?  —  Que  tu  sacrifies.  — 
Fais,  toi  aussi,  ce  qui  t'est  commandé;  pour  moi,  je 
n'obéirai  pas ,  car  il  est  écrit  :  «  Celui  qui  sacrifie  aux 
«  démons,  et  non  à  Dieu,  sera  déraciné.  »  —  Tu  pé- 
riras par  le  glaive,  si  tu  ne  sacrifies  pas.  —  Fais  ce  qui 
t'est  commandé.  Je  dois  suivre  les  pas  des  évêques, 
des  prêtres,  de  tous  les  pères  dont  j'ai  reçu  les  doc- 
trines, et  j'accepte  avec  plaisir  les  châtiments  que  tu 
voudras  m'infliger.  »  Probus  le  condamna  au  bûcher. 
Pollion  fut  brûlé  à  un  mille  de  la  cité,  le  27  avril  (2). 
Quelques  jours  plus  tard,  la  Basse-Norique  (3)  fut  té- 
moin d'un  autre  martyre,  qui  rappelle,  par  le  pro- 
cédé sommaire  d'exécution,  celui  de  saint  Irénée. 


(1)  Passio,  2. 

(2)  Passio,  3,  —  Les  itinéraires  du  septième  siècle  nomment,  au 
cimetière  de  Pontien,  sur  la  voie  de  Porto,  le  martyr  Pollion  (De 
Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  182).  Bosio  pense  que  celui-ci  est 
le  martyr  de  Pannonie,  dont  les  reliques  auraient  été  transportées  à 
Rome.  Cf.  Armellini,  Antichi  cimiteri  cristiani  di  Roma,  p.    11. 

(3)  «  Noricum  Ripense.  »  Depuis  Dioclétien,  la  Norique  était  divisée 
en  deux  provinces,  Noricum  Ripense  et  Noricum  M  éditer  r  aneum , 
ayant  chacune  un  praeses. 


298  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

Le  gouverneur  Aquilinus  recherchait  Aprement  les 
chrétiens.  Ceux-ci  se  réfugiaient  dans  les  montagnes, 
se  cachaient  parmi  les  rochers  et  les  cavernes.  A  Lau- 
riacum ,  une  perquisition  fit  tomber  dans  ses  mains 
quarante  fidèles.  Il  les  mit  en  prison ,  après  leur  avoir 
fait  subir  la  torture  (1).  Un  ancien  chef  de  bureau  (2), 
Florianus,  converti  au  christianisme,  et  retiré  dans 
la  ville  de  Cetium,  apprit  leur  arrestation.  Il  se  rendit 
à  Lauriacum  pour  y  confesser  sa  foi.  Des  soldats  l'ar- 
rêtèrent en  route.  Aquilinus  le  fit  fouetter  et  torturer, 
puis  le  condamna  à  être  précipité  dans  la  rivière 
d'Eus  (3). 


(1)  «  Les  Actes  ne  marquent  point  ce  qu'ils  devinrent,  mais  on  croit 
que  ce  sont  ceux  que  les  Églises  de  Vienne  et  de  Passau  honorent 
avec  saint  Florient.  »  Tillemont,  Mémoires,  t.  Y,  art.  xxv  sur  la  per- 
sécution de  Dioclétien. 

(2)  «  Princeps  officîi.  •» 

(3)  Acta  SS.,  mai,  t.  I,  p.  462.  Le  texte  du  martyrologe  hiéronymien 
porte  :  «  Et  in  Norico  Ripense,  loco  Lauriaco,  natale  Floriani,  ex 
principe  officii  praesidis,  ex  cujus  jussu  ligato  saxo  coUo  ejus,  de 
ponte  in  fluvio  Aniso  missus  est,  oculis  crepantibus  praecipitatori,  vi- 
dentibus  omnibus  circumstantibus.  »  Ces  paroles  du  martyrologe,  ms. 
de  Berne,  sont  le  résumé  de  la  Passion.  M.  l'abbé  Duchesne  {Bulletin 
critique,  1897,  p.  381-385)  a  défendu  celle-ci  contre  les  attaques  de 
M.  Krusch  {Passiones  vitaeque  sanciorum  aevi  merovingici  et  anti- 
quorum aliquot,  Hanovre,  1896),  qui  la  faisait  descendre  au  milieu 
du  huitième  siècle.  Elle  doit,  suivant  M.  Duchesne,  remonter  à  une 
date  antérieure  aux  grands  ravages  des  invasions,  au  quatrième  ou  au 
cinquième  siècle.  «  Est-ce  qu'un  moine  du  huitième  siècle  connaissait 
le  Aoricum  Ripense  et  son prceses ,  et  lofficium  de  celui-ci,  et  le 
princeps  officii?  est-ce  qu'il  était  capable  de  faire  la  différence  entre 
la  situation  municipale  de  Lauriacum ,  simple  castrum,  quoique  rési- 
dence du  gouverneur,  et  de  Cetium,  civitas  proprement  dite?  Un 
passionnaire  du  huitième  siècle  n'aurait  pu  parler  avec  tant  de  préci- 
sion et  d'exactitude  des  institutions  de  l'Empire  romain ,  disparu  dans 
ces  contrées  depuis  près  de  trois  siècles.  » 


MARTYRS  DE  LA  MACEDOINE  ET  DE  LA  PANNOiME.     299 

Un  autre  épisode  eut  rancienne  Mésie  pour  théâ- 
tre (1). 

Des  soldats  en  garnison  dans  une  des  villes  —  soit 
Dorostore  en  Mésie  Inférieure ,  soit  Axiopolis  en  Scy- 
thie  (2)  —  avaient  coutume  chaque  année,  au  mo- 
ment des  Saturnales,  de  tirer  au  sort  un  roi  de  la 
fête  (3).  Les  Saturnales  ont  été  de  tout  temps  un  jour 
de  repos  et  de  réjouissances  pour  les  troupes  (4-). 
«  Sur  les  bords  du  Danube ,  peuplés  en  partie  de  co- 
lons italiens,  les  réjouissances  qui,  dans  la  patrie  de 
ceux-ci,  marquaient  la  fm  de  l'année  devaient  être 
particulièrement  populaires  (5).  »  Revêtu  des  insignes 
de  sa  dignité,  le  monarque  d'un  jour  sortait  de  la  ville 
avec  un  nombreux  cortège,  et  se  livrait  à  toute  sorte 
d'excès  (6).  La  fête  se  terminait  par  un  sacrifice,  offert 


(1)  Passion  de  saint  Dasius,  publiée  par  Franz  Cumont  dans  Ana- 
lecta  Bollandiana,  t.  XVI,  1897,  p.  11-15.  —  Le  texte  est  grec, 
mais  {(  certaines  impropriétés  d'expression  et,  en  général,  la  gaucherie 
du  style  »  trahissent  l'œuvre  d'un  traducteur  peu  habile  :  il  est  à  peu 
près  certain  que  l'original  était  latin. 

(2)  La  Passion  porte  Aiopo<TTd).tp  ;  mais  le  martyrologe  hiéronymien, 
qui  nomme  deux  fois  Dasius,  dit  chaque  fois  in  Aaiopoli.  Comme 
Dorostore  n'est  nommé  que  tout  à  la  fin,  on  peut  admettre  que  cette 
mention  a  été  ajoutée  après  coup,  au  détriment  de  la  petite  ville  voi- 
sine d'Axiopolis.  Les  sources  du  martyrologe  hiéronymien  sont,  pour 
l'Empire  d'Orient,  très  anciennes,  puisqu'il  dérive  d'un  martyrologe 
grec  rédigea  Nicomédie  entre  362  et  411;  cf.  Duchesne,  Mart.  hieron., 
proleg.,  p.  Lxvi. 

(3)  Passio,  1;  cf.  Lucien,  Saturnal.,  4;  Tacite,  i4mi.,  XIII,  15; 
Arrien,  Dm.,  I,  25. 

(4)  Cicéron,  Ad  Attic,  V,  20;  Tacite,  Hist.,  III,  78;  Macrobe,  Sat.^ 
I,  10,  16. 

(5)  Cumont,  Z.  c,  p.  16. 

(6)  Passio,  1  ;  cf.  Lucien,  Sat.,  2-4. 


300  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

au  nom  de  tous  sur  Tautel  de  Saturne  (1).  En  303,  le 
sort  tomba  sur  le  soldat  Dasius.  Il  était  chrétien.  Il  re- 
fusa de  jouer  le  rôle  sacrilège  qui  lui  était  assigné,  et 
proclama  sa  religion.  Il  fut  aussitôt  arrêté  :  le  lende- 
main, on  l'amena  au  tribunal  du  légat  Bassus  (2). 

Celui-ci  lui  adressa  les  questions  d'usage,  lui  de- 
mandant sa  condition,  son  nom.  «  Par  ma  condition, 
je  suis  soldat,  répondit-il.  Mon  nom  principal  est 
chrétien.  De  mes  parents  j'ai  reçu  celui  de  Dasius.  »  Le 
légat  l'invita  à  sacrifier  «  aux  saintes  images  des  em- 
pereurs, que  les  Barbares  eux-mêmes  adorent  (3).  » 
On  remarquera  qu'il  n'est  plus  question  ici  de  Satur- 


(1)  Le  rédacteur  grec  de  la  Passion  dit  que  le  roi  de  la  fête  était, 
à  la  fin,  immolé  sur  l'autel  de  Saturne.  L'assertion  paraît  peu  admis- 
sible, les  sacrifices  humains  étant  interdits  depuis  Hadrien  (Por- 
phyre, De  abst.,  U,  56;  Lactance,  Div.  Inst.,  I,  21).  C'est  là,  a  d'a- 
bord pensé  M.  Cumont,  une  de  ses  erreurs  de  traduction.  Cependant 
M.  Parmeiitier  (Revue  de  Philologie,  1897,  p.  143-149)  croit  que  les 
Saturnales  romaines  avaient  dû  se  confondre  en  Orient  et  dans  l'armée 
avec  la  fête  perse  des  Saces  et  que  l'immolation  du  roi  de  la  fête  était 
réelle;  il  renvoie  à  Dion  Chrysoslome,  IV,  6.  M.  Cumont  a  fini  par  se 
rallier  à  celte  opinion  {ibid.,  p.  149-153).  Voir  encore  Wendland,  dans 
l'Hermès,  t.  XXXIII,  1898,  p.  176-178. 

(2)  «  Le  cognomen  Bassus  est  si  fréquent  sous  l'Empire ,  qu'il  est 
difficile  d'identifier  ce  personnage.  Peut-être  est-ce  M.  Macrius  Bassus, 
qui  fut  consul  pour  la  seconde  fois  en  289  (Corp.  inscr.  lat.,  t.  X,  3698). 
Mais  un  Septiraius  Bassus  fut  praefectus  urbi  de  317  à  319,  un 
autre  Bassus,  préfet  du  prétoire  en  313,  etc.  Et  précisément  la  même 
année  où  Dasius  fut  martyrisé  en  303  après  Jésus- Christ,  un  Bassus 
était  préfet  de  la  Thrace  {Passio  S.  Philippi,  dans  Ruinart,  p.  443).  » 
Cumont ,  l.  c,  p.  7,  note  2. 

(3)  Cf.  une  inscription  d'un  gouverneur  de  Mésie,  de  l'an  57  :  IGNO- 
TOS  AVT  INFENSOS  P  (opuli)  R  {omani)  REGES  SIGNA  ROMANA 
ADORATUROS  IN  RIPAM  {Danubii)  QVAM  TVEBATVR  PRODUCIT. 
Corp.  inscr.  lat,  t.  XIV,  3608. 


MARTYRS  DE  LA  MACÉDOINE  ET  DE  LA  PANONNIE.  301 

nales  :  le  juge  s'inquiète  peu  de  savoir  si  Dasius  y 
fera  ou  non  le  roi  de  carnaval  :  mais  il  lui  impose 
tout  de  suite  l'épreuve  réservée  aux  chrétiens,  en 
l'invitant  à  apostasier  par  un  sacrifice.  Sur  le  refus 
du  soldat  (1),  Bassus  lui  offrit  un  délai  pour  réflé- 
chir (2)  :  et  comme  il  ne  voulait  pas  en  profiter,  se 
proclamant  toujours  chrétien,  le  juge,  après  l'avoir 
fait  torturer,  le  condamna  à  la  décapitation.  Le  bour- 
reau lui  trancha  la  tête,  «  le  20  novembre,  un  sa- 
medi, à  la  quatrième  heure,  le  vingt-quatrième  jour 
de  la  lune  (3).  » 

Tels  sont  les  seuls  documents  que  nous  possédions 
sur  l'exécution  de  l'édit  de  SOk  dans  les  États  de  Galère 
(si  encore  les  Actes  de  Dasius  n'ont  pas  trait  à  des  faits 
de  l'année  précédente) .  Bien  que  ces  récits  permettent 
de  juger  de  la  passion  qu'apportèrent  les  magistrats 
dans  la  poursuite  des  fidèles,  la  pénurie  des  sour- 


(1)  Le  rédacteur  de  la  Passion  prête  ici,  §  8,  au  soldat  une  pro- 
fession de  foi  calquée  sur  les  formules  du  concile  de  Nicée,  amplifica- 
tion évidente. 

(2)  Ce  détail  se  rencontre  quelquefois  dans  les  Actes;  voir  par 
exemple  ceux  des  martyrs  Scillitains,  Hist.  des  persécutions  pen- 
dant les  deux  premiers  siècles,  2®  éd.,  p.  449. 

(3)  Ces  indications  simultanées,  20  novembre,  samedi,  24^  jour  de 
la  lune,  s'appliquent  exactement,  comme  le  fait  remarquer  M.  Cu- 
mont,  au  20  novembre  303,  et  leur  coïncidence  ne  se  rencontrerait 
aucun  jour  analogue  du  règne  de  Dioclélien.  Cependant  il  me  paraît 
bien  difficile  de  mettre  le  martyre  de  Dasius  avant  304.  Le  20  no- 
vembre 303  est  précisément  le  jour  des  vicennalia  de  Dioclétien  (voir 
plus  haut,  p.  246),  et  ce  jour  serait  mal  choisi  pour  une  exécution  ca- 
pitale. Y  a-t-il  erreur  du  rédacteur  des  Actes?  S'il  faut  reporter  le 
meurtre  de  Dasius  à  l'année  303,  il  devra  être  considéré  comme  un 
épisode  isolé,  non  comme  l'application  d'édits  réguliers,  puisque  les 
édits  de  303  ne  regardent  encore  que  les  ecclésiastiques. 


302  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

ces  est  ici  profondément  regrettable  :  on  ne  pourrait 
dire  le  noml)re  des  héros  chrétiens  dont  le  souvenir 
se  dérobe  à  notre  pieuse  curiosité.  Celle-ci  va  avoir 
moins  à  souffrir,  en  passant  des  provinces  du  César 
Galère  aux  contrées  gouvernées  par  l'Auguste  Dio- 
ctétien. 


LES  MARTYRS  DE  L\  CILICIE  ET  DE  LA  TIIRACE.         303 


II 

Les  Martyrs  de  la  Gilicie  et  de  la  Thrace. 

Les  Actes  qui  font  connaître,  pour  une  durée  plus 
longue  et  avec  une  plus  grande  abondance  de  détails, 
l'application  du  quatrième  édit  dans  les  États  de  Dio- 
ctétien ,  nous  transportent  successivement  aux  divers 
points  du  vaste  territoire  encore  soumis  à  l'autorité 
nominale  du  vieil  empereur  :  dans  ses  provinces 
européennes,  comme  la  Thrace,  dans  ses  provinces 
asiatiques,  comme  la  Cilicie,  la  Galatie,  le  Pont,  la 
Palestine,  dans  ses  provinces  africaines,  comme  l'E- 
gypte et  la  Thébaïde.  Ces  pays  si  différents  de  sites, 
de  mœurs,  de  langage,  d'idées,  virent  couler  à  la 
même  heure  le  sang  des  chrétiens  :  villes  populeu- 
ses, plages  commerçantes,  forêts  épaisses,  monta- 
gnes escarpées,  déserts  de  sable,  il  n'est  pour  ainsi 
dire  aucun  lieu,  dans  l'immense  empire  d'Orient, 
qui,  sauvage  ou  civilisé,  n'ait  eu  ses  exilés  et  ses 
martyr  . 

L'étendue  et  la  diversité  de  ce  théâtre  de  la  persé- 
cution font  comprendre  le  contraste  de  certains  récits 
hagiographiques,  tels,  par  exemple,  que  les  relations 
de  procès  jugés  presque  simultanément  dans  la  mon- 
tagneuse Cilicie  ou  dans  la  Thrace  hellénisée. 

L'édit  avait  été  promulgué  en  Pamphylie  dès  les 


304  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

premiers  mois  de  304.  De  Perge,  métropole  de  cette 
province,  saint  Galliope  s'enfuit  à  Pompeiopolis,  ville 
deCilicie,  où  il  fut  arrêté.  Le  gouverneur  Maxime 
l'interrogea  et  le  mit  à  la  torture  (1).  On  raconte  que 
la  mère  du  martyr,  apprenant  l'arrestation  de  son 
fils,  courut  le  retrouver,  après  avoir  affranchi  deux 
cent  cinquante  esclaves  et  distribué  ses  biens  à  l'Église 
et  aux  pauvres  (2).  Galliope,  condamné  au  supplice 
de  la  croix,  mourut  le  vendredi  saint,  7  avril  :  la 
mère  expira  en  recevant  dans  ses  bras  le  corps  de 
son  enfant  détaché  du  gibet  (3). 

C'est  peut-être  pendant  ce  séjour  à  Pompeiopolis 
que  furent  présentés  une  première  fois  à  Maxime  trois 
autres  chrétiens,  Tarachus,  Probus  et  Andronicus(4.), 
dont  les  interrogatoires  multiples,  la  translation  en 
diverses  villes  à  la  suite  du  gouverneur,  la  longue 
captivité ,  sont  caractéristiques  d'une  persécution  où. 


(1)  Les  Actes  grecs  des  saints  Tarachus,  Probus  et  Andronicus  don- 
nent au  même  gouverneur  de  Cilicie  les  noms  de  *),au:oç  ou  ^Xaêtavo; 

Fato;  Noufjiepto;  Ma^îfjLoç;  Ruinart,  p.  458. 

(2)  M.  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  §  90,  p.  227,  critique  à  tort 
ce  passage  des  Actes  comme  contraire  à  la  loi  Fufia  Caninia,  qui  dé- 
fendait daflranchir  par  testament  plus  de  cent  esclaves  :  il  est  ques- 
tion ici  d'un  affranchissement  entre  vif,  pour  lequel  une  telle  limite 
n'était  pas  imposée.  Un  détail  m'inspire  plus  de  défiance  :  la  distri- 
bution de  biens  immeubles  à  l'Église ,  en  un  temps  où  les  propriétés 
de  celle-ci  étaient  confisquées.  Restait  cependant  la  ressource  du  fidéi- 

commis. 

(3j  Passio  S.  Calliopii,  dans  Acta  55.,  avril,  1. 1,  p.  659-662.  Voir 
la  critique  de  ces  Actes  dans  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  notes  xxxiv 
et  XXXV  sur  la  persécution  de  Dioclétien. 

(4)  01  Trpooeve'/ÔÉvTeçTÎi  (jieYa/.eiOTr.Tt  com,  xOpté  (jlou,  èTïi  •nj;  no[JL7nr]iou- 
7rd).E(oç.  Acta  SS.  Tarachi,  Probi  et  Andronici,  1. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  TIIRACE.        305 

selon  le  mot  de  Lactance,  les  magistrats  poursui- 
vaient l'apostasie  d'un  chrétien  avec  autant  d'ardeur 
et  de  ténacité  que  s'il  se  fût  agi  de  dompter  une 
nation  barbare  (1).  Leurs  Actes,  que  les  fidèles,  nous 
dit-on,  obtinrent  à  prix  d'or  la  permission  de  copier 
sur  les  registres  du  greffe  (2),  méritent  d'être  étudiés 
non  seulement  à  cause  des  caractères  d'authenticité 
qu'ils  présentent,  mais  encore  en  raison  des  chan- 
gements dans  l'attitude  des  accusés  et  des  juges,  déjà 
sensibles  depuis  quelque  temps,  mais  nulle  part 
mieux  marqués.  L'heure  n'est  plus  de  ces  brefs  inter- 
rogatoires, où  la  constatation  de  la  qualité  du  chré- 
tien et  de  son  refus  d'apostasier  était  immédiatement 
suivie  de  la  sentence.  Le  magistrat  et  le  martyr 
essaient  maintenant  de  se  convaincre.  Au  lieu  d'un 
jugement  dédaigneusement  rendu,  humblement  ou 
joyeusement  accepté,  c'est  un  duel,  à  la  fin  duquel 
il  y  aura  un  vainqueur  et  un  vaincu.  Aussi  le  ton 
des  accusés  s'élève-t-il.  On  entend  plus  souvent 
qu'autrefois  sortir  de  leur  bouche  des  paroles  hardies, 
piquantes,  indignées  :  on  voit  voler,  en  quelque 
sorte,  «  ces  traits  de  Dieu,  qui  allumaient  la  colère 
des  juges,  mais  parfois  leur  faisaient  des  blessures 
salutaires  (3).  »  Aux  prises  avec  Tarachus,  Probus 
et  Andronicus,  le  gouverneur  de  Cilicie  va  recevoir 


(1)  Lactance,  Div.  Inst.,  V,  11. 

(2)  «  Quia  omnia  scripta  confessionis  eorum  necesse  erat  nos  colli- 
gere,  a  quodam  nomine  Sabasto,  uno  de  spiculatoribus,  ducentis  de- 
nariis  omnia  Ista  transcripsimus.  »  Acta,  proœmium. 

(3)  Saint  Augustin,  Enarr.  in psalm.  XXXIX,  16. 

IV.  20 


306  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

quelques-uns  de  ces  traits,  et  y  répondre  par  la  main 
du  bourreau. 

Après  une  première  conipai'ution  à  Pompeiopolis, 
dont  ni  la  date  ni  le  procès-verbal  n'ont  été  conser- 
vés ,  les  trois  accusés  furent  présentés  à  Tarse  devant 
le  tribunal  de  Maxime,  le  25  mars  selon  certains  ma- 
nuscrits, mais  plutôt  le  21  mai  ou  le  20  juin,  selon 
d'autres  (1).  Le  gouverneur  s'adressa  d'abord  à  Ta- 
rachus  :  «  Comment  t'appelles-tu?  car,  étant  le  plus 
âgé,  tu  dois  être  interrogé  le  premier.  Réponds.  — 
Je  suis  chrétien.  —  Cesse  de  prononcer  ce  nom  impie. 
Dis-moi  comment  tu  t'appelles.  — Je  suis  chrétien.  » 
Maxime  commanda  aux  bourreaux  de  lui  frapper  la 
bouche  en  répétant  :  <(  Ne  réponds  pas  une  chose 
pour  une  autre  (2).  »  Tarachus  reprit  :  «  Mon  vrai 
nom,  je  le  dis.  Mais  situ  veux  savoir  comment  on 
m'appelle  parmi  les  hommes ,  mes  parents  me  nom- 
ment Tarachus;  et,  quand  j'étais  soldat,  on  m'a 
donné  le  nom  de  Victor.  —  De  quelle  condition  es-tu? 
—  Romain  et  soldat,  né  à  Claudiopolis  en  Isaurie. 
Mais,  étant  chrétien,  j'ai  renoncé  à  Tarmée.  —  Tu 
n'étais  pas  digne  d'y  servir,  malheureux.  Mais  com- 
ment t'en  es-tu  retiré?  —  J'ai  demandé  mon  congé  à 


(1)  Voir  la  note  de  Ruinart,  p.  458.  Quant  à  la  désignation  consu- 
laire de  l'année,  elle  est  donnée  d'une  manière  incomplète  ou  inexacte 
dans  les  Actes  soit  grecs,  soit  latins;  mais  les  faits  eux-mêmes  ne  peu- 
vent convenir  qu'à  l'an  304;  voir  l'avertissement  de  Ruinart,  p.  456; 
Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  note  ii  sur  saint  Taraque  ;  la  note  de  Va- 
lois sur  Eusèbe,  Hist.  EccL,  IX,  5. 

(2)  Sur  cette  formule,  voir  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  mar- 
tyrs, p.  84. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  THRACE.       307 

mon  chef  Publius,  il  m'a  renvoyé.  —  Considère  t;i 
vieillesse  :  je  veux  que  tu  sois  de  ceux  qui  obéissent 
aux  ordres  des  princes  :  tu  recevras  de  moi ,  en  récom- 
pense, de  grands  honneurs.  Approche  donc,  et  sacri- 
fie à  nos  dieux;  car  les  empereurs  eux-mêmes,  qui 
gouvernent  le  monde  entier,  leur  rendent  un  culte. 

—  Ils  se  trompent,  égarés  par  les  ruses  de  Satan.  — 
Frappez-lc  encore  à  la  bouche,  ordonna  Maxime, 
pour  avoir  dit  que  les  empereurs  se  trompent.  —  Je 
le  dis  et  je  le  répète,  ils  se  trompent,  car  ils  sont 
hommes.  —  Sacrifie  à  nos  dieux,  et  abandonne  toute 
cette  malice.  —  Je  ne  violerai  pas  la  loi  de  mes 
pères.  —  Il  y  a  une  autre  loi  que  celle-là,  ô  mauvaise 
tète  !  »  dit  le  gouverneur,  qui  fit  flageller  Tarachus. 
Mais,  loin  d'être  ébranlé,  le  martyr  confessa  plus 
courageusement  encore  la  divinité  du  Christ.  «  Laisse 
ce  bavardage,  dit  Maxime,  approche,  et  sacrifie.  — 
Je  ne  bavarde  pas,  mais  je  dis  la  vérité.  J'ai  soixante- 
cinq  ans,  et  j'ai  vieilli  sans  l'abandonner.  »  Un  cen- 
turion intervint  :  «  Aie  pitié  de  toi-même,  et  sacrifie. 

—  Retire-toi  de  moi,  ministre  de  Satan,  »  répondit  le 
martyr.  Maxime  le  fit  conduire  en  prison,  chargé 
de  chaînes  (1). 

Le  second  accusé  fut  introduit  :  «  Quel  est  ton  nom  ? 

—  Mon  premier  et  plus  noble  nom ,  chrétien  ;  mon 
second,  qui  m'est  donné  parmi  les  hommes,  Probus. 

—  De  quelle  condition  es- tu?  —  Mon  père  était  de 
Thrace ,  mais  je  suis  né  à  Side,  en  Pamphylie.  Je  suis 

(1)  Acta  SS.  Tarachi,  Probi  et  Andronici,  1,  dans  Ruinait,  p.  458. 


308  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

homme  du  peuple,  et  clirétien  (1).  — Tu  ne  tireras 
nul  profit  de  ce  nom.  Sacrifie  aux  dieux,  afin  d'être 
honoré  des  princes  et  notre  ami.  —  Je  ne  veux  aucun 
honneur  des  princes,  et  ne  convoite  pas  ton  amitié. 
Car  mes  richesses  n'étaient  pas  médiocres,  et  cepen- 
dant je  les  ai  ahandonnées  pour  servir  le  Dieu  vi- 
vant. »  Maxime  le  fit  dépouiller,  et  frapper  à  coups 
de  nerf  de  bœuf.  Puis,  le  martyr  continuant  à  confes- 
ser sa  foi ,  il  commanda  de  le  frapper  sur  le  ventre. 
Le  sang  coulait  à  flots  et  rougissait  le  sol.  Enfin,  ne 
pouvant  vaincre  le  courage  de  Probus,  le  gouverneur 
ordonna  de  le  charger  de  chaînes ,  et  de  le  mettre  en 
prison,  les  pieds  écartés  jusqu'au  quatrième  trou  : 
défense  fut  faite  de  panser  ses  plaies  (2). 

On  amena  le  troisième  accusé,  qui,  après  s'être 
déclaré  chrétien,  donna  son  nom,  Andronicus.  «  De 
quelle  condition  es-tu?  —  De  noble  race;  mes  parents 
sont  parmi  les  premiers  d'Éphèse.  —  Abandonne 
toute  folle  jactance,  écoute-moi  de  bon  gré,  comme 
tu  écouterais  ton  père.  Ceux  qui  avant  toi  ont  voulu 
faire  les  fous  n'y  ont  rien  gagné.  Toi,  honore  nos 
princes  et  nos  pères,  en  te  soumettant  aux  dieux.  — 
Vous  les  appelez  bien  vos  pères,  car  vous  êtes  les  fils 
de  Satan ,  les  fils  du  diable ,  dont  vous  faites  les  œu- 


(1)  IlaYavoç  6é  eljJLi,  -/piaTtavô;  ôè  wv.  Acta,  2.  On  voit  quel  était 
encore,  au  commencement  du  quatrième  siècle,  le  sens  du  motnayavèç, 
paganus  :  plébéien,  simple  particulier.  C'est  dans  le  même  sens  que 
Tarachus,  pour  exprimer  qu'il  avait  renoncé  au  service  militaire,  dit  : 
Ttayaveueiv  ripeTr,(ja(jL-/;v.  Ihid.,  1. 

(2)  Acta,  2. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  TIIRACE.        309 

vres.  —  Ta  jeunesse  croit  pouvoir  me  braver.  Mais 
apprends  que  de  grands  tourments  te  sont  préparés. 
—  Je  te  parais  jeune  d'années,  mais  sache  que  mon 
âme  est  mûre,  et  prête  à  tout.  —  Gesse  ces  vaines  pa- 
roles, sacrifie,  afin  d'éviter  la  souffrance.  —  Me  crois- 
tu  assez  fou  pour  vouloir  paraître  inférieur  à  ceux 
qui  nî'ont  précédé?  Je  suis  préparé  à  tout  souffrir.  » 
On  le  dépouilla,  et  on  le  suspendit  au  chevalet.  En 
vain  le  centurion,  le  greffier,  le  gouverneur  lui- 
même  le  suppliaient  :  Andronicus  restait  inébranla- 
ble. La  torture  commença  par  une  violente  torsion  des 
jambes;  ensuite  on  lui  écorcha  les  flancs,  d'abord 
avec  le  fer,  puis  avec  des  poteries  brisées.  «  Je  te  ferai 
périr  en  détail,  »  disait  le  gouverneur  furieux.  «  Je 
méprise  tes  menaces  et  tes  tourments,  »  répondait 
Andronicus.  Les  pieds  liés,  un  carcan  de  fer  au  cou, 
il  fut  porté  dans  la  prison  (1). 

Dans  ses  tournées  à  travers  la  province,  Maxime  se 
fit  suivre  des  trois  prisonniers ,  dont  il  espérait  triom- 
pher par  la  torture.  A  Mopsueste  (2) ,  il  les  soumit  à 
une  nouvelle  épreuve.  «  La  vieillesse ,  dit-il  à  Tara- 
chus,  est  honorée  en  beaucoup  d'hommes,  parce 
qu'en  eux  sont  l'expérience  et  le  bon  sens  :  si  tu  as 
réfléchi,  tu  ne  persisteras  pas  dans  tes  premières  dis- 
positions. Approche  donc,  et  sacrifie  en  l'honneur 
des  princes,  de  qui,  à  ton  tour,  tu  obtiendras  des  hon- 
neurs. —  Si  les  princes  et  ceux  qui  partagent  leurs 


(1)  Acta,  3. 

(2)  Sur  le  lieu  de  ce  second  interrogatoire,  voir  Ruinart,  p.  455. 


310  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

sentiments  connaissaient  le  véritable  honneur,  ils 
abandonneraient  de  vaines  et  aveugles  pensées ,  et  se 
laisseraient  vivifier  par  la  foi  au  Dieu  vivant.  »  Toutes 
les  tortures  furent  essayées  sur  l'intrépide  vieillard  : 
sa  bouche  fut  de  nouveau  frappée,  au  point  [de  lui 
briser  les  mâchoires,  on  lui  posa  sur  la  main  des 
charbons  ardents,  on  le  suspendit  au-dessus  d'une 
acre  fumée,  on  lui  mit  dans  les  narines  du  sel,  du  vinai- 
gre, de  la  moutarde;  enfin,  lassé,  Maxime  dit  :  «  Je  te 
réserve  pour  une  prochaine  audience  de  nouveaux 
tourments,  car  je  veux  dissiper  ta  folie.  —  Tu  me 
trouveras  prêt  à  tout  ce  que  tu  auras  imaginé,  »  ré- 
pondit Tarachus.  La  nouvelle  comparution  de  Probus 
ne  fut  pas  moins  émouvante.  Dans  les  paroles  que  lui 
adressa  le  juge,  un  mot  est  caractéristique  des  idées 
de  ce  temps;  après  l'avoir  invité  à  sacrifier  aux  dieux 
et  avoir  entendu  cette  réponse  du  martyr  :  «  Je  ne 
sacrifie  pas  à  plusieurs  dieux,  mais  j'en  adore  un 
seul,  »  Maxime  lui  dit  :  «  Approche  donc,  et  sacrifie, 
non  à  plusieurs,  mais  à  Jupiter,  le  dieu  grand.  »  C'est 
toujours  le  même  effort  pour  concilier  l'idolâtrie  avec 
l'idée  monothéiste.  Probus  ne  comprit  pas ,  ou  feignit 
de  ne  pas  comprendre  ;  il  répondit  :  «  J'ai  mon  Dieu 
dans  le  ciel,  et  je  crains  lui  seul;  quant  à  ceux  que  tu 
appelles  dieux,  je  ne  me  soumets  à  eux  ni  ne  les 
adore.  —  Je  te  répète,  reprit  Maxime,  sacrifie  à  Jupi- 
ter, le  dieu  invaincu  (1).  »  Cette  qualification  est  aussi 


(1)  «  Immola  Jovi  deo  invictissimo.  »  Acta^  5.  Le  texte  grec  est  diffé- 
rent; il  porte  :  àriTTTQTw  èuoTiTri  Ait,  à  l'indomptable  surveillant  Ju- 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  THRACE.        Ml 

celle  de  Mithra  :  on  a  vu  plus  haut  comment,  à  cette 
époque  de  syncrétisme,  les  cultes  de  Jupiter  et  de 
Mithra  arrivaient  parfois  à  se  confondre  (1).  Probus 
répondit  en  se  moquant  de  Jupiter.  Furieux,  le  gou- 
verneur commanda  de  lui  appliquer  un  fer  rouge,  de 
le  frapper  sur  le  dos  avec  un  nerf  de  bœuf,  et  enfin  de 
poser  des  charbons  ardents  sur  sa  tête  rasée (2)  ;  puis, 
lui  montrant  une  foule  d'apostats  qui  se  pressaient  au 
pied  du  tribunal  :  «  Ne  vois-tu  pas  ceux-ci,  lui  dit-il, 
honorés  des  dieux  et  des  princes,  tandis  que  toi,  tout 
le  monde  te  regarde  avec  mépris,  comme  un  impie 
destiné  au  supplice?  —  Crois-moi,  répondit  Probus, 
tous  ces  malheureux  sont  morts ,  s'ils  ne  font  point 
pénitence  de  leur  péché,  car  c'est  sciemment  qu'ils 
ont  servi  les  idoles  et  abandonné  le  Dieu  vivant.  » 
Le  troisième  accusé,  Andronicus,  fut  amené  à  son 
tour  et  cruellement  battu ,  mais ,  à  la  grande  surprise 
du  gouverneur  et  des  assistants ,  les  cicatrices  des 
tortures  qu'il  avait  souffertes  une  première  fois  étaient 
déjà  guéries.  «  J'ai  au  ciel,  dit  Andronicus,  un  mé- 
decin qui  m'a  guéri  non  par  des  remèdes,  mais  par 
sa  divine  parole.  »  Lui  aussi  répondit  avec  une  fer- 
meté dédaigneuse  aux  exhortations  de  Maxime,  qui  le 
renvoya  en  prison  avec  les  deux  autres  chrétiens  (3). 


piter,  mots  empruntés  au  vocabulaire  des  mystères,  et  signifiant  un 
des  degrés  d'initiation. 

(1)  Voir  plus  haut,  p.  73. 

('2)  Ce  supplice  était  depuis  longtemps    en  usage  chez  les  Orientaux, 
voir  le  livre  des  Proverbes,  XXV,  21,  et  saint  Paul,  ad  Romanos 
XII,  20. 

(3)  Acta,  4,  5,  6. 


312  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

Maxime  ne  les  revit  qu'en  octobre  ,  à  Anazarbe ,  où 
il  était  arrivé  après  avoir  condamné,  le  15  juin,  saint 
Tatien  Dulas  à  Prétoridae  (1),  et,  le  7  septembre, 
samt  Sozon  à  Pompeiopolis  (2).  La  nouvelle  audience 
montre  si  bien  l'ardeur  déployée  de  part  et  d'autre 
dans  cette  phase  suprême  de  la  persécution,  le  ton 
auquel  sont  montés  désormais  les  accusés  et  les  ju- 
ges ,  que  je  crois  devoir  traduire  intégralement,  mal- 
gré sa  longueur,  au  moins  l'un  des  procès-verbaux 
qui  la  résument. 

Maxime  dit  :  «  Appelez  les  impies  chrétiens.  »  Le 
centurion  Demetrius  répondit  :  «  Ils  sont  présents, 
seigneur.  »  Maxime  interpella  Tarachus  en  ces  ter- 
mes :  ((  Profite  de  ce  que  les  tortures  sont  interrom- 
pues, pour  renoncer  à  ton  opiniâtreté  et  sacrifier 
aux  dieux  qui  gouvernent  tout.  —  Il  n'est  bon  ni 
pour  nous,  répondit  Tarachus,  ni  pour  eux  ,  ni  pour 
ceux  qui  leur  obéissent,  que  le  monde  soit  gouverné 
par  des  êtres  qu'attend  le  feu  éternel.  —  Ne  ces- 
seras-tu jamais  de  blasphémer,  scélérat?  Ou  penses-tu 
obtenir  par  ton  impudence  que  je  te  fasse  décapiter 
tout  de  suite?  —  Si  je  devais  mourir  si  vite,  l'é- 
preuve ne  serait  pas  grande.  3Iais  fais  ce  que  tu 
voudras,  afin  que  s'augmente  devant  Dieu  le  mérite 
de  mon  combat.  —  Tu  n'as  pas  souffert  plus  que  tant 
d'autres  captifs,  qui  subissent  la  rigueur  des  lois.  — 
Ce  que  tu  dis  est  une  nouvelle  preuve  de  ton  fol  aveu- 


(1)  Acta  Sanctorum,  juin,  t.  II,  p.  1042. 

(2)  Ibid.,  septembre,  t.  III,  p.  14. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  TIIRACE.       313 

glement;  car  Jes  malfaiteurs  sont  justement  punis, 
tandis  que  ceux  qui  souffrent  pour  le  Christ  rece- 
vront de  lui  la  récompense.  —  Maudit  scélérat,  quelle 
récompense  espérez- vous  de  votre  mauvaise  vie?  — 
Il  ne  t'appartient  pas  de  m'interroger  là-dessus,  ni 
de  connaître  la  récompense  qui  nous  attend,  et  pour 
laquelle  nous  supportons  tes  vaines  menaces.  —  Mi- 
sérable ,  tu  me  parles  comme  si  tu  étais  mon  égal  !  — 
Je  ne  suis  pas  ton  égal,  et  je  souhaite  ne  jamais 
l'être.  3Iais  j'ai  la  liberté  de  parler,  et  nul  ne  peut 
me  Fenlever,  grâce  à  Dieu  qui  me  fortifie  par  son 
Christ.  —  Je  t'enlèverai  cette  liberté ,  scélérat.  — 
Personne  ne  me  l'enlèvera  jamais,  ni  toi,  ni  tes 
empereurs,  ni  votre  père  Satan,  ni  les  démons  que 
vous  adorez  dans  votre  erreur.  —  Ma  condescendance 
à  te  parler  te  fait  perdre  le  sens,  impie.  —  Tu  ne 
peux  t'en  prendre  qu'à  toi-même  :  car  le  Dieu  que  je 
sers  sait  que  je  hais  ta  vue  ,  et  que  je  n'ai  jamais  dé- 
siré m'entretenir  avec  toi.  —  Enfin ,  pour  éviter  de 
nouvelles  tortures ,  sacrifie.  —  Dans  ma  première  con- 
fession à  Tarse,  comme  dans  mon  second  interroga- 
toire à  Mopsueste,  j'ai  déclaré  que  j'étais  chrétien, 
et  je  le  suis  toujours.  Crois-moi,  c'est  la  vérité.  — 
Malheureux  ,  il  sera  trop  tard  pour  te  repentir,  quand 
je  t'aurai  fait  mourir  dans  les  supplices.  —  Si  j'avais 
dû  me  repentir,  je  l'aurais  fait  quand  une  première 
fois,  puis  une  seconde,  tu  m'as  torturé  ;  mais  mainte- 
tenant  je  suis  fixé,  et  ne  te  crains  pas,  grâce  à  Dieu. 
Fais  ce  que  tu  voudras,  impudent.  —  J'ai  laissé 
grandir  ton  impudence  en  ne  te  punissant  pas.  —  Je 


314  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304 j. 

te  l'ai  dit,  je  te  le  répète,  tu  as  puissance  sur  mon 
corps,  fais  ce  que  tu  voudras.  — Liez-le  et  suspen- 
dez-le, pour  faire  cesser  sa  folie.  —  Si  j'étais  fou,  je 
serais  devenu  impie  comme  toi.  —  Maintenant  que 
tu  es  suspendu,  obéis,  afin  d'éviter  les  peines  que  tu 
mérites.  —  Bien  qu'il  ne  te  soit  pas  permis  de  tor- 
turer à  ta  fantaisie  un  soldat  (1),  cependant  je  ne  te 
demande  point  d'abandonner  ta  folie  :  fais  ce  que  tu 
voudras.  —  Le  soldat  qui  honore  les  dieux  et  les  em- 
pereurs reçoit  des  largesses  et  des  honneurs;  mais  toi, 
tu  es  impie,  et  tu  es  honteusement  sorti  de  l'armée  (2). 
J'ordonne  donc  que  tu  sois  plus  cruellement  torturé. 
—  Fais  ce  que  tu  voudras.  Je  te  l'ai  tant  de  fois  de- 
mandé! Pourquoi  tardes-tu?  —  Ne  crois  pas,  comme 
je  te  l'ai  déjà  dit,  que  je  t'aime  assez  pour  t'enlever 
la  vie  d'un  seul  coup  (3).  Je  te  ferai  périr  par  mor- 
ceaux et  j'abandonnerai  le  reste  aux  betes.  —  Ce  que 


(1)  Baronius  {Ann.,  ad  ann.  290,  §  19)  cite  un  rescrit  de  Dioclétien  à 
Salluste  :  «  Milites  neque  tormentis  neque  plebeiorum  pœnis  in  causis 
criminum  subici  concedimus,  etiam  si  non  emeritis  stipendiis  videan- 
tur  esse  diraissi;  exceplis  iis  scilicet,  qui  ignominiose  sunt  soluti,  quod 
et  in  filiis  militum  vcteranorura  servabitur.  » 

(2)  'Açécreo);,  à-rtaou  xzvjyy\v,'xc,.  Acta,  7.  C'est  Vignominiosa  missio : 
Digeste,  XLIX,  xvi,  13,  §  3;  Lex  Julia  municipalis ,  121,  au  Corp. 
inscript,  lat.,  t.  I,  206.  Probablement  le  juge  altère  ici  la  vérité,  car 
il  résulte  de  [la  réponse  de  Tarachus  dans  ,1e  premier  interrogatoire, 
qu'il  avait  obtenu  le  congé  sur  sa  demande,  ce  qui  suppose  soit  Vho- 
nesta  missio,  soit  au  moins  la  causaria  missio;  voir  Digeste,  1.  c. 

(3)  Dans  cette  cruelle  société  romaine,  une  mort  rapide  était  con- 
sidérée comme  une  faveur,  que  l'on  accordait  à  quelques  condamnés 
privilégiés  :  «  In  causa  capitis  animadversio  gladii  admodum  paucis 
quasi  beneficii  (loco)  deferebatur,  qui  ob  mérita  vetera  impetraverant 
bonam  mortem.  »  Lactance,  De  mort,  pers.,  22. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  TIIRACE.        315 

tu  dois  faire,  fais-le  vite;  ne  te  borne  pas  à  Fannoncer. 
—  Tu  t'imagines  sans  doute,  misérable,   qu'après  ta 
mort    quelques  femmelettes   viendront  honorer  ton 
corps  et  l'embaumer  dans  les  parfums;  mais  je  pren- 
drai soin  d'anéantir  tes  restes.  —  Je  te  permets  de  me 
torturer  avant  que  je  meure,  et  après  ma  mort  de 
faire  de  moi  ce  que  tu  voudras.  —  Viens  sacrifier  aux 
dieux.  —  Je  t'ai  dit  une  fois  pour  toutes,  insensé,  que 
je  ne  sacrifie  pas  à  tes  dieux  et  ne  rends  point  de 
culte  à  tes  abominations.  — Tenez   ses  joues,  et  bri- 
sez-lui les  lèvres.  —  Tu  as  flétri  et  défiguré  ma  face, 
mais  mon  âme  n'en  a  que  plus  de  vie.  —  Tu  m'exas- 
pères, misérable,  je  vais  me  montrer  autrement  à 
toi.  —  Ne  pense  pas  m'effrayer  par  des  paroles  :  je 
suis  prêt  à  tout,  car  je  porte  les  armes  de  Dieu.  — 
Quelles  armes  portes-tu,  maudit?  te  voilà  nu  et  cou- 
vert de  blessures.  —  Ignorant  et  aveugle,  tu  ne  peux 
voir  mon  armure.  —  Je  supporte  tes  folies  :  tes  ré- 
ponses ne  m'irriteront  pas  assez  pour  que  je  te  donne 
une  mort  rapide.  —  Quel  mal  ai-je  fait  en  disant 
que  tu  ne  peux  voir  ce  que  je  porte,  parce  que  tu 
n'as  pas  le  cœur  pur  et  que  tu  fais  une  guerre  impie 
aux  serviteurs  de  Dieu?  —  Je  comprends  que  tu  as 
mené  une  mauvaise  vie,  ou  que  tu  es  un  magicien, 
comme  quelques-uns  le  disent.  —  Je  ne  l'ai  pas  été 
et  ne  le  serai  jamais,  car  je  ne  sers  pas  comme  vous 
les  démons,  mais  un  seul  Dieu,  qui  me  donne  la  pa- 
tience, et  m'inspirera  mes  réponses.  —  Ces  réponses- 
là   ne  t'aideront  pas.  Sacrifie,  afin  d'échapper  aux 
tourments.  —  Me  juges-tu  assez  insensé  pour  ne  pas 


316  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

croire  en  Dieu,  ne  pas  vouloir  la  vie  éternelle,  mais 
croire  en  toi,  obtenir  un  moment  de  répit,  et  perdre 
mon  âme  pour  toujours?  —  Chauffez  des  pointes  de 
fer  (1)  et  appliquez-les  sur  sa  poitrine.  —  Quand 
môme  tu  ferais  pis  que  cela,  tu  n'obligeras  pas  un 
serviteur  de  Dieu  à  rendre  un  culte  aux  images  de  tes 
démons.  —  Apportez  un  rasoir  et  coupez  ses  oreilles  : 
rasez  sa  tête  et  posez  sur  elle  des  charbons  ardents. 
—  Mes  oreilles  ne  sont  plus,  mais  celles  de  mon  cœur 
garderont  leur  force  (2).  —  Enlevez  avec  le  rasoir  la 
peau  de  sa  tête  maudite,  et  mettez-y  les  charbons 
ardents.  —  Quand  même  tu  ferais  écorcher  mon 
corps  entier,  je  n'abandonnerais  pas  mon  Dieu,  qui 
me  donne  la  force  de  supporter  tes  armes  scélé- 
rates. —  Placez  le  fer  rouge  sous  ses  aisselles.  —  Que 
Dieu  te  regarde  et  te  juge  aujourd'hui!  —  Mau- 
dit, quel  Dieu  invoques-tu?  réponds.  —  Un  Dieu  qui 
est  près  de  toi,  que  tu  ne  connais  pas  et  qui  ren- 
dra à  chacun  selon  ses  œuvres.  —  Je  ne  te  tuerai 
pas  tout  d'un  coup^  je  te  l'ai  dit,  afin  qu'on  enve- 
loppe tes  restes  dans  un  linceul,  qu'on  les  parfume  et 
qu'on  les  adore  :  mais  je  t'infligerai  une  horrible 
mort,  et  je  ferai  brûler  ton  corps,  dont  on  disper- 
sera les  cendres.  —  Gomme  je  te  l'ai  dit,  moi  aussi, 
fais  ce  que  tu  voudras  :  tu  as  reçu  puissance  en  ce 
monde.  —  Qu'on  le  reconduise  en  prison ,  et  qu'on 


(1)  *06eXt(Txou<;. 

(2)  «  Ces  oreilles  intérieures,  où  le  Verbe  se  fait  entendre,  »  dit  Bos- 
suet. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  THRACE.         317 

le  garde  jusqu'au  combat  de  bétes  de  demain  (1).  » 
L'interrogatoire  de  Probus  ressemJjle  ,  sauf  les  dé- 
tails, à  celui  de  son  compagnon.  C'est  le  même  em- 
portement chez  le  juge ,  la  même  hauteur  et  la  même 
vivacité  chez  le  martyr.  Maxime  s'avisa,  cependant, 
d'une  invention  nouvelle.  «  Faites-lui  boire,  de  force, 
du  vin  des  libations,  introduisez  dans  sa  bouche  de  la 
viande  prise  sur  l'autel,  »  commanda-t-il  aux  bour- 
reaux. «  Seigneur  Jésus,  Fils  du  Dieu  vivant,  s'écria 
Probus,  vois  du  haut  du  ciel  la  violence  qui  m'est 
faite,  et  juge  ma  cause  !  —  Tu  as  beaucoup  souffert, 
malheureux!  et  cependant  ta  as  goûté  du  sacrifice  : 
que  peux-tu  faire  maintenant?  —  Tu  n'as  pas  gagné 
beaucoup  en  me  faisant  prendre  par  force  les  restes 
impies  de  tes  sacrifices ,  car  Dieu  connaît  ma  volonté. 
—  Fou  que  tu  es ,  tu  en  as  cependant  bu  et  mangé  ! 
Promets  de  le  faire  de  bon  gré,  et  tu  seras  délivré  de 
tes  chaînes.  —  Cela  ne  te  servira  guère ,  violateur  de 
la  loi,  pour  vaincre  ma  résolution.  Quand  tu  me  ferais 
absorber  toutes  vos  nourritures  sacrilèges,  je  n'en 
éprouverais  aucun  mal ,  car  Dieu  voit  la  violence  que 
je  souffre.  )>  Furieux  de  sentir  sa  ruse  déjouée  par  le 
bon  sens  du  chrétien,  Maxime  eut  recours  aux  tortures 
les  plus  raffinées.  Les  jambes  sillonnées  par  le  fer 
rouge,  les  mains  percées  de  clous,  Probus  lui  reprocha 
vaillamment  sa  cécité  spirituelle.  Pour  se  venger  de 
ce  mot,  le  juge  fit  crever  les  yeux  du  martyr,  mais 
sans  pouvoir  lui  imposer  silence  :  «  Tant  qu'il  me  res- 

(1)  Acta,  7. 


318  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

tera  un  souffle  de  vie ,  disait  Probus,  je  ne  me  tairai 
pas,  car  Dieu  m'a  rendu  fort  par  son  Christ.  »  Maxime 
donna  Tordre  de  le  garder  en  prison ,  et  de  ne  laisser 
aucun  chrétien  l'y  visiter.  Puis  il  commanda  d'intro- 
duire Andronicus  (1). 

On  ne  s'étonnera  pas  que  ce  troisième  accusé, 
entrant  dans  le  prétoire  rempli  de  flaques  de  sang, 
de  débris  humains,  de  l'odeur  des  chairs  brûlées,  ait 
senti  le  dégoût  et  l'indignation  emplir  son  âme  :  son 
langage  sera  plus  dur  encore  que  celui  de  Tarachus 
et  de  Probus  :  pour  la  première  fois  la  conscience 
chrétienne  maudira  publiquement  la  cruauté  des  em- 
pereurs armés  contre  elle,  et  appellera  le  bras  de 
Dieu  sur  les  persécuteurs.  Maxime  avait  pris  cepen- 
dant le  ton  doux  et  insinuant  :  il  pria  d'abord  le  jeune 
chrétien  de  penser  à  son  âge,  aux  honneurs  qui  l'at- 
tendaient, et  le  pressa  de  sacrifier.  Traité  de  tyran 
par  Andronicus ,  le  gouverneur  ne  se  découragea  pas 
tout  de  suite  :  il  essaya  de  lui  faire  croire  que  ses  de- 
vanciers avaient  apostasie  :  <(  Ils  ont  parlé  avec  cette 
liberté  jusqu'à  la  torture,  mais,  après  avoir  senti  les 
tourments,  ils  ont  adoré  les  dieux,  se  sont  soumis  aux 
empereurs,  ont  offert  des  libations,  et  ont  été  ren- 
voyés libres.  »  Andronicus  lui  répondit  qu'il  men- 
tait, et  le  cita  au  jugement  de  Dieu.  La  torture  com- 
mença; des  papyrus  enflammés  furent  posés  sur  le 
ventre  du  martyr,  des  fers  rouges  mis  entre  ses  doigts. 
«  Insensé,  ennemi  de  Dieu,  disciple  de  Satan,  j'ai  le 

(1)  Acta,  8. 


LES  MAUÏYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  THRACi:.         319 

corps  tout  brûlé,  criait  Andronicus  :  crois-tu  cepen- 
dant que  je  te  craigne?  Dieu  est  en  moi  par  Jésus- 
Christ,  et  je  te  méprise.  —  Ignorant,  répondit  Maxime, 
ne  sais-tu  pas  que  Thomme  que  tu  invoques  était  un 
malfaiteur  vulgaire ,  qui  par  l'ordre  d'un  président 
nommé  Pilate  fut  attaché  au  gibet?  Les  Actes  de  sa 
condamnation  subsistent  encore.  »  Maxime  fait  proba- 
blement allusion  à  de  faux  Actes  de  Pilate ,  qui  com- 
mençaient à  se  répandre  bien  que  plusieurs  années 
dussent  s'écouler  avant  que  le  gouvernement  impérial, 
se  faisant  complice  de  la  fraude ,  songeât  à  leur  don- 
ner une  publicité  officielle  (1).  3Iais  Andronicus  con- 
naissait mieux  que  son  juge  la  divine  histoire  :  «  Tais- 
toi,  s'écria- t-il ,  on  te  défend  de  dire  ces  choses  :  tu 
n'es  pas  digne  de  parler  de  Lui,  scélérat.  Si  tu  en 
étais  digne ,  tu  ne  tourmenterais  pas  les  serviteurs  de 
Dieu.  »  Maxime  n'avait  pas  encore  perdu  tout  espoir 
de  triompher  du  chrétien  ;  il  lui  fit,  comme  à  Probus, 
mettre  de  force  dans  la  bouche  le  pain  et  la  viande 
du  sacrifice  :  «  Eh  bien!  dit-il,  tu  en  as  goûté!  — 
Puissiez-vous  être  punis,  répondit  Andronicus,  toi, 
tyran  sanguinaire,  et  ceux  qui  t'ont  donné  le  pouvoir 
de  me  souiller  par  vos  impies  sacrifices  :  tu  connaîtras 
un  jour  ce  que  tu  as  fait  aux  serviteurs  de  Dieu.  — 
Tête  scélérate,  oses-tu  maudire  les  empereurs  qui  ont 
donné  au  monde  une  si  longue  et  une  si  profonde 


(1)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  I,  9;  LX,  5;  saint  Lucien,  Apologie,  dans 
Routh,  Reliquiœ  sacrœ,  t.  IV,  p.  6.  Cf.  Mason,  The  persécution  of 
Diocletian,  p.  322.  —  Voir  plus  bas,  chapitre  neuvième. 


320  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

paix?  »  Parler  de  paix,  quand  le  sang  chrétien  coulait 
dans  toutes  les  provinces,  parut  au  martyr  une  déri- 
sion. «  Je  les  ai  maudits  et  les  maudirai,  répondit-il, 
ces  fléaux  publics,  ces  buveurs  de  sang,  qui  ont  bou- 
leversé le  monde.  Puisse  la  main  immortelle  de  Dieu, 
cessant  de  les  tolérer,  châtier  leurs  amusements  cruels, 
afin  qu'ils  apprennent  à  connaître  le  mal  qu'ils  ont 
fait  à  ses  serviteurs  !  »  C'était  plus  qu'un  juge  païen 
ne  pouvait  entendre;  Maxime,  hors  de  lui,  fit  briser 
les  dents  et  couper  la  langue  de  l'accusé ,  qu'on  ra- 
mena ensuite  dans  la  prison  jusqu'au  supplice  du  len- 
demain (1). 

La  suite  de  la  relation  ne  me  parait  pas  offrir  toutes 
les  garanties  d'authenticité  qui  se  rencontrent  dans 
les  procès-verbaux  des  interrogatoires  :  je  me  con- 
tenterai de  la  résumer.  Le  11  octobre,  les  jeux  donnés 
par  le  cilicarque  Terentianus  (2)  eurent  lieu  dans 
l'amphithéâtre  d'Anazarbe,  à  un  mille  de  la  cité.  Le 
peuple  garnissait  les  gradins.  Déjà  la  moitié  du  jour 
était  passée,  et  sur  l'arène  gisaient  de  nombreux  ca- 
davres de  gladiateurs  et  de  bestiaires ,  quand  les  trois 
chrétiens,  qui  ne  pouvaient  marcher  à  cause  de  leurs 
blessures ,  y  furent  déposés  par  des  soldats.  A  la  vue 
de  ces  hommes  mutilés,  la  foule  eut  un  mouvement 
de  pitié,  qui  n'est  plus  rare  à  cette  époque  :  on  mur- 
mura contre  la  cruauté   du  gouverneur.  Les  bêtes 


(1)  Acta,  9. 

(2)  TepevTiavôv  Ki).txàpxr,v.  Acla ,  10.  Sur  le  cilicarque,  voir  Dic- 
tionnaire des  antiquités,  t.  I,  p.  1172;  cf.  Histoire  des  persécutions 
pendant  les  deux  premiers  siècles,  2^  éd.,  p.  302. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  TIIRACE.      321 

elles-mêmes  passèrent  près  des  condamnés  sans  les 
toucher  (1)  :  un  ours  renommé  par  sa  férocité,  et  qui 
le  même  jour,  dit-on,  avait  tué  trois  hommes,  se  con- 
tenta de  lécher  le  sang  qui  coulait  des  plaies  d'Andro- 
nicus;  une  lionne,  envoyée  au  cilicarque  par  le  grand 
prêtre  de  Syrie  (2) ,  se  coucha  aux  pieds  de  Tarachus, 
et,  quand  les  bestiaires  eurent  reçu  l'ordre  de  l'exciter, 
se  jeta  avec  tant  de  force  contre  les  barrières,  que  le 
peuple  épouvanté  cria  :  «  Qu'on  lui  rouvre  sa  cage  !  » 
Maxime  dut  faire  venir  des  gladiateurs ,  qui  égorgè- 
rent les  martyrs.  Mais,  fidèle  à  ses  menaces,  il  résolut 
dempêcher  de  recueillir  leurs  corps  :  par  ses  ordres, 
on  les  mêla  aux  cadavres  de  tous  ceux  qui  avaient 
péri  dans  la  journée ,  et  des  soldats  furent  placés  dans 
l'amphithéâtre  pour  en  écarter  les  chrétiens.  Cepen- 
dant, une  tempête  ayant  obligé  les  gardes  à  se  mettre 
à  l'abri,  les  chrétiens  purent  s'approcher  :  guidés 
par  une  lumière  miraculeuse ,  ils  reconnurent  les  re- 
liques de  leurs  frères,  et  les  emportèrent  jusqu'à  la 
montagne  voisine,  où  une  caverne  leur  servit  de  tom- 
beau (3). 


(1)  Eusèbe  a  été  le  témoin  de  faits  s.Mnblables;  Hist.  EccU,  VIII,  7. 
Voir  plus  bas,  au  paragraphe  IV  de  ce  chapitre. 

(2)  ToO  Suptàpxo'J'  Sur  le  syriaque,  voir  Code  Théodosien,  VI,  m, 
1;  XV,  IX,  2;  Code  Justinien,  I.  xx.xvi;  V,  xxxvu,  1.  Cf.  Borghesi, 
Œuvres,  t.  IV,  p.  14i;  Marquardt,  Rôniische  Staatsverivaltung,  t.  I, 
p.  515. 

(3)  On  lit,  dans  une  note  flnale  ajoutée  aux  Actes  par  quelques  ma- 
nuscrits, que  ces  faits  se  passèrent  iv  tcô  irptô-o)  î~zi  toO  Sicoyîxo'j,  dans 
la  première  année  àp  la  persécution.  Tillemont  a  cherché  l'explicalion 
de  cette  date  dans  une  erreur  de  copiste ,  qui  aurait  mis  le  sigle  nu- 
mérique a  pour  le  sigle  ^.  Mais  cette  [hypothèse  n'est  pas  nécessaire. 

IV.  21 


m  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

Pendant  que  ces  sanglantes  scènes  se  passaient  en 
Cilicie,  à  l'autre  extrémité  des  États  de  Dioclétien 
s'achevait  un  procès  dont  nous  avons  raconté  la  pre- 
mière partie.  Le  gouverneur  favorable  aux  chrétiens, 
Bassus,  avait  quitté  la  Thrace,  laissant  lévêque  Phi- 
lippe et  le  diacre  Hermès  dans  la  prison  d'Héraclée, 
où,  l'on  s'en  souvient,  une  secrète  liberté  leur  avait 
été  accordée  par  des  geôliers  bienveillants.  Ils  étaient 
détenus  en  vertu  de  ledit  relatif  aux  ecclésiastiques; 
mais  le  nouveau  gouverneur,  Justin ,  païen  zélé ,  ar- 
rivait aussitôt  après  la  promulgation  de  l'ordonnance 
sur  la  persécution  générale ,  et  son  premier  soin  fut 
de  rappliquer  aux  deux  captifs. 

Le  premier  magistrat  d'Héraclée  présenta  lui-même 
Philippe  au  tribunal.  «  Tu  es  Tévêque  des  chrétiens?  » 
demanda  le  gouverneur.  «  Je  le  suis ,  et  ne  puis  le 
nier,  »  répondit  Philippe.  «  Xos  seigneurs,  reprit  Jus- 
tin, ont  daigné  ordonner  que  tous  les  chrétiens  soient 
obHgés  de  sacrifier,  de  gré  ou  de  force ,  et  punis  en 
cas  de  refus.  Aie  donc  pitié  de  ton  âge,  évite  des  souf- 
frances que  même  des  jeunes  gens  ne  pourraient  sup- 
porter. —  Par  crainte  d'une  souffrance  passagère, 
vous  observez  les  lois  d'hommes  semblables  à  vous; 
combien  plus  devons-nous  garder  celles  de  Dieu ,  qui 
punit  les  coupables  d'un  supplice  étemel  I  —  Il  faut , 
cependant,  obéir  aux  empereurs.  —  Je  suis  chrétien. 


L'année  304  fut  bien  la  première  de  la  persécutioa,  si  Ton  fait  com- 
WÊemea  oelle-d  à  ledit  obligeant  à  l'apostasie  non  pins  les  seuls  ec- 
eléâastifpieg,  mais  l'uniTersalité  des  chrétiens. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  THRACE.        323 

C'est  pourquoi  je  ne  puis  faire  ce  que  tu  dis.  Tu  as 
ordre  de  me  punir,  non  de  me  contraindre.  —  Tu 
ignores  les  tourments  qui  t'attendent.  —  Tu  peux  me 
torturer,  mais  non  me  vaincre.  Jamais  on  ne  me  per- 
suadera de  sacrifier.  —  Tu  vas  être  traîné  par  les  pieds 
à  travers  la  ville ,  et ,  si  tu  survis ,  on  te  remettra  en 
prison  pour  de  nouveaux  supplices.  —  Puisses-tu  ac- 
complir tes  menaces,  et  satisfaire  à  tes  désirs  impies!  » 
Le  gouverneur  tint  parole  !  Philippe,  les  pieds  liés, 
fut  traîné  sur  les  pavés  de  la  ville  :  quand  on  le  releva 
tout  sanglant,  des  chrétiens  le  reportèrent  dans  leurs 
bras  jusqu'à  la  prison  (1). 

Le  prêtre  Sévère,  qui  avait  pu  jusque-là  se  tenir 
caché,  était  depuis  quelque  temps  recherché  par  la 
police  :  soudain  il  se  présenta  lui-même  devant  le 
tribunal.  «  Ne  te  laisse  pas  séduire  par  les  folies  qui 
ont  porté  malheur  à  ton  maître  Philippe,  lui  dit 
Justin;  obéis  plutôt  à  l'ordre  des  empereurs,  aie  pi- 
tié de  ton  corps ,  aime  la  vie ,  attache-toi  joyeusement 
aux  biens  de  ce  monde.  —  Il  me  faut,  répondit  Sé- 
vère ,  garder  les  enseignements  que  j'ai  reçus  et  rester 
fidèle  à  ma  foi.  —  Réfléchis  encore,  reprit  le  gouver- 
neur, et  à  la  peine  qui  t'attend,  et  au  moyen  de  l'évi- 
ter :  tu  verras  que  le  sacrifice  est  pour  toi  le  meilleur 
parti.  »  Mais  le  prêtre,  à  ce  mot  de  sacrifice,  se  récria 
vivement.  Le  juge  le  fit  alors  mener  en  prison.  Her- 
mès fut  appelé  à  son  tour.  «  Tu  verras  tout  à  l'heure , 
lui  dit  Justin,  la  peine  réservée  à  ceux  qui  ont  mé- 

(1)  Passio  s.  Philippi,  8,  dans  Ruinart,  p.  448. 


324  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

prisé  les  ordres  impériaux.  Ne  partage  pas  leur  sup- 
plice, songe  à  ton  salut,  souviens-toi  de  tes  fils,  échappe 
au  péril  en  sacrifiant.  »  Et  comme  Hermès  protestait 
contre  ces  paroles  le  gouverneur  ajouta  :  «  Ton  assu- 
rance vient  de  ce  que  tu  ignores  le  mal  qui  t'attend. 
Mais  quand  tu  l'auras  éprouvé ,  ton  repentir  arrivera 
trop  tard.  —  Quelles  que  soient  les  douleurs  que  tu 
m'infliges,  répondit  Hermès,  le  Christ  pour  qui  nous 
souffrons  les  adoucira  par  ses  anges.  »  On  le  ramena 
en  prison  (1). 

L'évêque,  le  prêtre  et  le  diacre  s'y  trouvaient 
maintenant  réunis.  Le  gouverneur,  cependant,  voulut 
essayer  encore  d'un  traitement  plus  doux,  et  leur  per- 
mit de  sortir  pour  demeurer  dans  la  demi-captivité 
d'une  maison  hospitalière.  Puis,  reconnaissant  que 
l'indulgence  n'avait  point  d'effet  sur  la  ferme  résolu- 
tion des  martyrs,  il  les  fit  après  deux  jours  réintégrer 
dans  la  prison.  Ils  y  restèrent  pendant  sept  mois.  En 
octobre  seulement  l'ordre  fut  donné  de  les  conduire  à 
Andrinople,  où  devait  se  rendre  le  gouverneur  (2). 
En  l'attendant  les  captifs  furent  gardés  dans  la  maison 
de  campagne  d'un  nommé  Semporius,  aux  environs 
de  la  ville.  Dès  son  arrivée,  Justin  se  les  fit  amener 
aux  thermes  :  ces  immenses  et  somptueux  établisse- 
ments jouaient  un  tel  rôle  dans  la  vie  romaine,  et 
renfermaient  tant  de  salles,  de  cours  et  de  portiques 
destinés  à  la  promenade,  aux  jeux,  aux  réunions,  que 


(1)  Passio,  9,  10. 

(2)  Ibid.j  10. 


LES  MARTYRS  DE  LA.  ClLICIE  ET  DE  LA  THUACE.       325 

la  justice  y  était  quelquefois  rendue  comme  dans  un 
lieu  public  (1).  «  Qu'as-tu  fait  depuis  si  longtemps? 
demanda  le  gouverneur  à  Philippe.  Je  t'ai  accordé 
un  long  délai,  dans  l'espoir  que  tu  changerais  de  sen- 
timents. Sacrifie  donc,  si  tu  veux  être  libre.  —  Si 
notre  captivité  avait  été  volontaire,  répondit  Philippe, 
tu  pourrais  représenter  comme  une  grâce  le  temps 
qu'il  t'a  plu  nous  y  laisser  ;  mais  comme  la  prison  était 
pour  nous  une  peine,  quelle  indulgence  as-tu  montrée 
en  nous  gardant?  Je  l'ai  déjà  dit,  je  suis  chrétien  :  ce 
sera  ma  réponse  à  toutes  les  questions  :  je  n'adorerai 
jamais  de  statues,  mais  je  continuerai  de  servir  le 
Dieu  éternel.  »  Le  juge  le  fit  dépouiller,  puis,  l'ayant 


(1)  Voir  les  Actes  de  saint  Laurent,  dans  les  Ad  a  SS.,  août,  t.  Il, 
p.  519.  Cf.  Jordan,  Topographie  der  Stadt  Rom  in  Alterthum,  t.  II, 
p.  222,  382.  Les  gouverneurs  faisaient  alors  élever  une  estrade  de 
planches,  couverte  ou  non  d'une  étoffe,  en  guise  de  tribunal.  Dans 
plusieurs  textes  profanes  (Suétone,  Cxsar,  84;  Cicéron,  In  Vatinium, 
14)  et  dans  un  grand  nombre  d'Actes  de  martyrs  il  est  question  de 
tribunaux  mobiles  érigés  non  seulement  aux  thermes,  mais  sur  les  places 
publiques,  au  bord  de  la  mer,  au  théâtre,  au  cirque,  etc.  Voir  Edmond 
Le  Blant,  Monuments  antiques  relatifs  aux  affaires  criminelles, 
dans  la  Revue  archéologique,  1889,  p.  29.  L'usage  de  se  servir  des 
thermes  pour  les  services  publics  durait  au  quatrième  siècle  :  Philippe, 
préfet  du  prétoire  (sous  Constance),  se  rend  aux  bains  de  Zeuxippe, 
à  Constantinople,  pour  traiter  des  affaires  publiques,  TiXacjàfxsvoç  ôr,(xo- 
<7Î(ov  Trf/ayjj.àxwv,  et  y  mande  l'évéque  Paul;  Socrate,  Hist  eccl.,  II, 
16  ;  Sozomène,  III,  9.  Les  thermes  servaient  aussi  de  prison,  au  moins 
temporaire  :  lors  du  concile  de  Milan,  en  355,  les  évèques,  ecclésiasti- 
ques, laïques,  fidèles  à  la  foi  de  Nicée,  furent  enfermés  dans  les  ther- 
mes de  Maximien  Hercule  par  les  officiers  de  Constance;  Acta  55., 
mai,  t.  VI,  p.  47.  Les  thermes  servaient  même  à  des  usages  pieux;  en 
404,  après  la  condamnation  de  saint  Jean  Chrysostome,  ses  partisans , 
abandonnant  l'église,  «  célébrèrent  la  Pâque  dans  les  thermes  publics 
appelés  Constan tiens  »  (Socrate,  VI,  18;  Sozomène,  VIII,  21). 


326  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

une  seconde  fois  sommé  vainement  de  sacrifier,  com- 
manda de  le  battre  de  verges.  La  flagellation  fut  si 
cruelle,  que  les  entrailles  se  voyaient  sous  la  chair 
déchirée.  Hermès  fut  ensuite  introduit.  Tous  les 
employés  et  les  soldats  de  Yofficium  le  connaissaient, 
et,  pendant  l'exercice  de  sa  magistrature  à  Héraclée, 
il  avait  gagné  leur  altection  :  aussi  eut-il  à  se  défendre 
contre  leurs  conseils  et  leurs  prières  (1).  Mais  il  se 
montra  aussi  inébranlable  que  son  évêque,  et  fut 
comme  lui  ramené  dans  la  prison.  Malgré  une  com- 
plexion  délicate,  Philippe  ne  paraissait  pas  souffrir 
des  blessures  qu'il  avait  reçues  (2). 

Après  trois  jours  ils  comparurent  de  nouveau,  non 
plus  aux  thermes,  mais,  nous  dit-on,  au  lieu  accou- 
tumé des  audiences  publiques.  Justin  dit  à  Philippe  : 
«  Quelle  est  ta  témérité,  de  mépriser  le  salut  et  de 
refuser  l'obéissance  aux  empereurs?  —  Je  ne  suis  pas 
téméraire,  répondit  l'évêque,  mais  j'ai  l'amour  et  la 
crainte  de  Dieu  qui  a  tout  créé  et  qui  jugera  les  vi- 
vants et  les  morts.  Je  n'ose  pas  transgresser  ses  com- 
mandements. J'ai,  durant  toutes  les  années  de  ma 
vie,  obéi  aux  empereurs,  et,  quand  ils  commandent 
des  choses  justes,  je  me  hâte  de  les  exécuter.  Car 
l'Écriture  sainte  a  ordonné  de  rendre  à  Dieu  ce  qui 
est  à  Dieu,  à  César  ce  qui  est  à  César.  J'ai  jusqu'à 
présent  observé  intégralement  ce  précepte.  Il  ne  me 
reste  plus  qu'à  donner  la  préférence  aux  choses  du 


(1)  PassiOy  10. 

(2)  Passio,  10. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  THRACE.        327 

ciel  sur  tous  les  attraits  de  ce  monde.  Retiens  ce  que 
j'ai  déjà  plusieurs  fois  répété,  que  je  suis  chrétien, 
et  que  je  refuse  de  sacrifier  à  vos  dieux  (1).  »  Ces 
calmes  paroles,  empreintes  de  tout  le  «  loyalisme  » 
d'un  sujet  fidèle,  contrastent  singulièrement  avec  les 
traits  enflammés  qui,  presque  à  la  même  heure,  sor- 
taient de  la  bouche  des  trois  martyrs  de  Cilicie.  Les 
différences  d'âge  et  de  condition  saciale  expliquent 
celles  du  langage.  Ici,  c'est  le  vieillard,  c'est  l'évê- 
que,  obligé  de  garder  la  dignité  du  rang  et  des  an- 
nées ;  là-bas,  c'est  un  soldat,  c'est  un  homme  du  peu- 
ple, c'est  un  adolescent,  moins  retenus  par  le  devoir 
de  l'exemple,  moins  maîtres  de  leur  cœur  et  de  leur 
langue.  Sur  les  lèvres  de  Philippe  on  retrouve  l'écho 
des  docteurs  et  des  apologistes  des  premiers  siècles; 
sur  celles  de  Tarachus  et  de  ses  compagnons  résonne 
l'éloquente  invective  de  Lactance.  Deux  esprits  dif- 
férents se  rencontrent  ici  :  tandis  que  les  chefs,  les 
prélats,  conservent  soigneusement  le  langage  et  les 
sentiments  d'uae  époque  où  l'Église  espérait  encore 
parvenir  à  une  entente  avec  l'Empire  païen  (2),  le 
peuple,  les  laïques,  entraînés  par  l'ardeur  du  combat, 
prévoient  déjà  le  jour  prochain  où  l'Empire  païen 
croulera  sous  le  poids  de  ses  fautes.  Ainsi  la  conscience 
chrétienne,  en  cette  crise  décisive,  tirait  successive- 
ment de  son  trésor,  selon  le  mot  de  l'Évangile,  «  les 


(1)  Passio,  11. 

(2)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  les  deux  premiers 
siècles,  2'  éd.,  p.  385-389. 


328  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

choses  anciennes  et  les  choses  nouvelles,  »  tour  à  tour 
interprétant  la  tradition  ou  prophétisant  Tavenir. 

Le  gouverneur,  renonçant  à  persuader  Philippe,  se 
tourna  vers  Hermès  :  «  Si  la  vieillesse,  déjà  proche 
de  la  mort,  a  dégoûté  celui-ci  des  joies  de  ce  monde, 
toi  du  moins  sacrifie,  pour  ne  pas  perdre  une  vie 
heureuse.  »  Mais  Hermès,  loin  de  céder,  confessa  lon- 
guement sa  foi,  railla  certaines  cérémonies  luguhres 
du  paganisme,  et,  rappelant  les  grands  exemples  bi- 
bliques, parla  de  la  colère  divine.  «  Pour  oser  parler 
ainsi,  dit  Justin  en  colère,  crois-tu  donc  pouvoir  faire 
de  moi  un  chrétien?  —  Ce  n'est  pas  toi  seulement, 
ce  sont  tous  les  assistants  que  je  voudrais  rendre 
chrétiens,  »  répondit  le  martyr.  Le  gouverneur,  après 
avoir  pris  l'avis  de  son  assesseur  et  de  ses  conseillers, 
condamna  Philippe  et  Hermès  au  feu  pour  avoir  ab- 
juré le  nom  romain  par  la  désobéissance  aux  empe- 
reurs (1). 

L'évêque  et  le  diacre  furent  tout  de  suite  menés  au 
supplice.  Philippe,  épuisé  par  la  torture,  ne  pouvait 
marcher  :  on  était  obligé  de  le  porter.  Hermès  suivait 
en  boitant.  H  causait  pieusement  avec  l'évêque,  ou, 
s'adressant  au  peuple,  lui  racontait  un  aimable  pré- 
sage, l'apparition  d'une  colombe,  où  il  avait  vu  l'an- 
nonce de  son  martyre.  Sur  le  lieu  de  l'exécution,  une 
fosse  était  creusée,  devant  un  poteau.  On  y  descendit 
Philippe,  et,  pendant  que  ses  mains  étaient  clouées 
par  derrière  au  bois,  le  bourreau  comblait  la  fosse 

(1)  Passio,  11. 


LES  MARTYRS  DE  LA  CILICIE  ET  DE  LA  TilRACE.       329 

autour  de  ses  genoux.  Hermès  eut  ensuite  à  descendre 
dans  le  trou  :  comme  ses  pas  étaient  mal  assurés,  il 
dut  s'appuyer  de  la  main  au  poteau,  et  dit  en  riant  : 
((  Comment,  diable,  même  ici  tu  ne  peux  me  sou- 
tenir! »  Après  qu'on  lui  eut  aussi  enterré  les  jambes, 
et  pendant  que  l'exécuteur  se  préparait  à  mettre  le 
feu  aux  sarments  qui  formaient  comme  une  haie  au- 
tour  des   martyrs  (1),  Hermès   appela  un   chrétien 
nommé  Velogius,  et  le  chargea  de  porter  à  son  fils 
ses  dernières  recommandations.  Soit  comme  ancien 
magistrat,  soit  comme  diacre,  Hermès  avait  reçu  de 
ses  concitoyens  chrétiens  de  nombreux  dépôts  d'ar- 
gent  :  son  fils  devra  les  restituer  à  chacun,  fidèle- 
ment et  sans  contestation.  Puis,  voulant  récompenser 
Velogius  par  un  bon  conseil  :  «  Tu  es  jeune,  dit-il, 
aie  soin  de  gagner  ta  vie  par  ton  travail,  comme  a 
fait  ton  père,  et  de  vivre  honnêtement  comme  lui.  » 
n  se  laissa  ensuite  clouer  les  mains  au  poteau,  et  fut 
martyrisé  avec  Philippe  (2). 

Les  détails  donnés  sur  le  supplice  font  comprendre 
comment  leurs  corps  ne  furent  pas  consumés ,  mais 
promptement  étouffés  par  les  flammes  et  la  fumée 
d'un  bûcher  circulaire  construit  sur  le  sol  à  la  hau- 
teur de  leurs  genoux.  Aussi  trouva-t-on  les  cadavres 
tout  entiers ,  gardant  presque  encore  les  couleurs  de 
la  vie  :  les  mains  de  Philippe  étaient  étendues ,  dans 
l'attitude  de  la  prière.  Mais  le  gouverneur  partageait 


(1)  Cf.  Tertullien,  Apolog.,  50;  Lactance,  De  mort,  pers.,  15, 

(2)  Passio,  13. 


330  LE  QUATRIÈME  EDIT  EN  ORIENT  (304). 

la  haine  qui,  dans  cette  persécution,  porta  tant  de 
juges  païens  à  suivre  rexemple|deDioclétien  en  refu- 
sant aux  restes  des  martyrs  les  honneurs  de  la  sépul- 
ture. Ceux  de  Philippe  et  d'Hermès  furent,  par  l'ordre 
de  Justin,  jetés  dans  l'Hèbre.  Les  chrétiens  d'An- 
drinople  les  en  retirèrent  secrètement,  au  moyen  de 
filets,  et  leur  donnèrent  une  sépulture  temporaire 
à  douze  milles  de  la  cité,  dans  une  riante  villa,  abon- 
dante en  sources ,  en  bois ,  en  champs  fertiles  et  en 
vignobles  (1). 

Le  lendemain,  23  octobre,  le  prêtre  Sévère  fut  à 
son  tour  jugé,  et  soufTrit  comme  ses  deux  compagnons 
le  supplice  du  feu  (2). 


(1)  Passio,  15.  Cf.  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première 
moitié  du  troisième  siècle^  2^  éd.,  Appendice  B,  p.  499. 

(2)  Passio,  12. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.     331 

III 

Les  martyrs  de  la  Galatie  et  de  la  Cappadoce. 

Sous  la  cruelle  administration  de  Théotecne  (1) ,  la 
Galatie,  déjà  si  éprouvée  par  Texécution  des  précé- 
dents édits,  et  où  le  fanatisme  populaire  avait  chassé 
de  leurs  maisons  beaucoup  de  familles  chrétiennes  (2), 
vit  appliquer  dans  toute  sa  rigueur  l'ordonnance 
concernant  la  persécution  générale.  Chrétiens  traînés 
de  force  devant  les  autels  des  dieux,  condamnations 
à  mort ,  refus  de  sépulture ,  peine  capitale  prononcée 
contre  quiconque  rendrait  aux  martyrs  les  derniers 
devoirs,  défense  de  vendre  ou  d'acheter  du  pain  et  du 
vin  qui  n'auraient  pas  été  d'abord  offerts  aux  idoles, 
tel  est  le  tableau  présenté,  en  304,  parla  malheureuse 
province. 

Les  prêtres  païens  se  tenaient  à  l'affût,  épiant  les 
propos  qui  pouvaient  trahir  les  fidèles.  Un  de  ceux-ci, 
Victor,  fut  dénoncé  par  les  ministres  de  Diane  pour 
avoir  outragé  la  déesse  en  racontant  qu'elle  avait  été 
violée  par  son  propre  frère  Apollon  devant  Taiitel  de 


(1)  Le  texte  latin  de  la  Passio  S.  Theodoti  Ancyrani,  24,  donne  à 
Théotecne  le  titre  inexact  de  proconsul;  le  texte  grec  lui  donne  plus 
exactement  celui  d  uTcaxixo;,  consularis,  qui  est  en  effet  le  vrai  titre 
du  gouverneur  de  la  Galatie  au  quatrième  siècle  (Marquardt,  Rômische 
Staatsverwaltung,  t.  I,  p.  365). 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  238. 


332  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

Délos  :  on  trouve  dans  quelques  monuments  antiques 
une  allusion  à  ce  mythe  injurieux  (1),  qui  n'est  point 
incompatible  avec  le  caractère  impur  souvent  revêtu, 
en  Asie,  par  le  personnage  de  Diane  (2).  Victor  fut 
arrêté  ;  mais  on  essaya  par  tous  les  moyens  d'obtenir 
son  abjuration.  «  Si  tu  obéis  au  gouverneur,  lui  di- 
sait-on, tu  recevras  le  titre  d'ami  des  empereurs  (3), 
et  un  emploi  dans  le  palais.  Si  tu  n'obéis  pas,  des 
tourments  atroces  t'attendent,  ta  famille  sera  exter- 
minée, tes  biens  adjugés  au  fisc,  ton  nom  aboli  à 
jamais,  ton  cadavre  jeté  aux  chiens.  »  Mais  un  dévoué 
fidèle,  Théodote,  parvint  à  s'introduire  dans  la  prison, 
et  à  combattre  par  ses  conseils  d'aussi  dangereuses 
insinuations.  Victor  supporta  les  premières  tortures 


(1)  «  Il  n'est  pas  impossible  de  faire  remonter  jusqu'à  la  poésie  or- 
phique l'idée  de  celte  union  incestueuse.  Apollon  aurait  fait  violence 
à  Arlémis  près  de  son  propre  autel,  à  Délos.  C'est  ainsi,  du  moins, 
qu'on  a  voulu  expliquer  le  caractère  erotique  de  quelques  représenta- 
tions d'Apollon  et  d'Arlémis,  en  particulier  sur  un  miroir  étrusque.  » 
P.  Paris,  art.  Diane,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités,  t.  II, 
p.  132.  Cf.  Lenormant,  Gazette  archéologique^  t.  II,  p.  20;  Braun, 
Artemis  Hymnia  und  Apollo  mit  dem  Armhand,  Rome,  1842; 
Mon.  ined.  delV  inst.  di  corr.  arch.,  1855,  p.  20. 

(2)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié 
du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  415,  et  Charles  de  Linas,  Us  Origines 
de  l'orfèvrerie  cloisonnée,  t.  II,  p.  373-375;  t.  III.  p.  201-203,  255. 
A  Perge,  en  Pamphylie,  le  culte  de  Diane  avait  de  grandes  analogies 
avec  celui  de  Vénus  à  Paphos  ;  "Waddington,  Voyage  en  Asie  Mineure, 
p.  92,  142;  Mélanges  de  numismatique  et  de  philologie,  p.  577;  Re- 
nan, Saint  Paul,  p.  31;  Lanclioro■v^ski,  les  Villes  de  la  Pamphylie 
et   de   la  Pisidie,  1890,  t.  I,  p.  50;  Radet,  Revue  archéologique, 

sept.-oct.  1890,  p.  216. 

(3)  4>iXdxaiGap.  Voir  Corpus  inscr.  grscc,  2748,  2975,  etc.  M.  Re- 
nan, Saint  Paul,  p.  26,  constate  que  ce  titre  était  recherché  en  Asie 

Mineure. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.    333 

avec  une  telle  fermeté,  que  les  assistants  manifestaient 
leur  admiration.  Cependant,  au  dernier  moment,  on 
le  vit  hésiter  :  il  demanda  au  gouverneur  un  délai 
pour  réfléchir.  Les  licteurs  cessèrent  alors  de  frapper, 
et  Victor  fut  ramené  en  prison.  Il  y  mourut  de  ses 
blessures,  laissant,  dit  le  narrateur,  une  mémoire 
douteuse  (1). 

Théodote,  dont  les  paroles  lui  avaient  d'abord  donné 
du  courage ,  était  un  homme  de  la  plus  humble  con- 
dition, simple  cabaretier.  Mais,  grâce  à  cette  condi- 
tion même,  qui  attirait  peu  les  regards,  il  pouvait 
rendre  de  grands  services  à  l'Église.  Aux  prêtres  ca- 
chés par  ses  soins,  il  fournissait  pour  le  saint  sacrifice 
du  pain  et  du  vin  purs  de  tout  contact  idolâtrique.  Sa 
maison  servait  de  rendez-vous  aux  fidèles  dispersés, 
qui  y  trouvaient  secours,  renseignements  et  conseils  : 
((  elle  était  pour  eux,  dit  l'auteur  des  Actes,  comme 
l'arche  dans  ce  nouveau  déluge  (2).  »  Une  des  œuvres 
de  miséricorde  exercées  avec  le  plus  de  zèle  par  Théo- 
dote était  la  sépulture  des  martyrs.  Ayant  appris  que 
Valens  avait  été  immolé  pour  la  foi  à  quarante  milles 
d'Ancyre,  il  parvint  à  retirer  son  corps  du  fleuve  Ha- 
lys,  où  les  bourreaux  l'avaient  précipité  (3  ). 

Pendant  ce  voyage ,  il  eut  une  curieuse  aventure . 
Il  fut  abordé,  près  d'un  affluent  de  l'Halys,  par  un 


{i)  Passio  s.  Theodoti,  8,  9;  dans  Ruinart,  p.  357. 

(2)  Passio,  6. 

(3)  «  In  vorticosas  aquas  fluminis  Halys.  »  Passio,  10.  Le  cours 
impétueux  et  les  tourbillons  de  l'Halys  ont  été  remarqués  par  Ovide, 
Pont.,  IV,  X,  48  :  «  Crebro  vortice  tortus  Halys.  » 


334  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

groupe  de  chrétiens  mis  naguère  en  prison  pour  avoir, 
dans  un  accès  de  zèle  téméraire,  renversé  un  autel  de 
Diane,  et  dont  il  avait,  à  prix  d'argent,  aidé  l'évasion. 
Ces  pauvres  gens  vivaient  depuis  lors  dans  les  mon- 
tagnes. Théodote  les  invita  à  partager  son  repas.  On 
s'assit  dans  un  frais  vallon  d'herbe,  ombragé  d'arbres 
fruitiers  ,  égayé  par  le  chant  des  cigales  et  le  concert 
des  oiseaux  (1).  Le  village  voisin,  perdu  dans  la  soli- 
tude, avait  été  oublié  des  persécuteurs  (2)  :  le  prêtre 
du  lieu,  qui  sortait  de  l'église  vers  la  sixième  heure, 
fut  appelé,  et  vint  rejoindre  les  convives  :  il  aida  à 
repousser  les  chiens  qui  rôdaient  autour  d'eux,  peut- 
être  dressés  à  donner  la  chasse  aux  chrétiens  errants 
comme  aux  esclaves  fugitifs  {'3).  Théodote  et  ses  com- 


(1)  «  Erat  multum  ibi  gramen,  et  arbores  circumstantes  tam  fructi- 
ferœ  quam  silvestres,  cuni  omnigena  florum  suaveolentia,  et  cicada- 
rum  atquelusciniarum  dulci  sub  aurora  concentu,  variarumque  avium 
raodulatione ,  et  ea  denique  omnia  quibus  natura  potest  solitarium 
aliquem  locum  ornare.  »  Passio,  11.  M.  Perrot,  qui  cite  comme  l'un 
des  traits  du  paysage  de  Galatie  «  les  clairières  des  forêts  et  les  pe- 
louses alpestres,  »  décrit  ainsi  les  environs  d'Ancyre  :  «  On  trouve 
sur  les  pentes  des  ravins,  où  courent  de  clairs  et  rapides  ruisseaux, 
de  beaux  arbres,  de  l'ombre  et  de  la  fraîcheur.  Le  climat  est  tempéré, 
les  fruits  sont  abondants  y  et  plus  parfumés  que  sur  les  rivages  où 
le  soleil  est  trop  ardent...  »  Exploration  de  la  Galatie  et  de  la  Bi- 
thynie.  p.  204. 

(2)  La  Passion^  10,  donne  à  ce  village  le  nom  de  Malus.  Sans  y 
attacher  plus  d'importance  qu'il  ne  convient,  je  rappellerai  que,  dans 
le  sud  de  l'Aquitaine  et  la  région  des  Pyrénées,  Mal  ou  Mail,  comme 
nom  de  lieu,  a  le  sens  d'âpre,  escarpé  (Desjardins,  Géographie  his- 
torique de  la  Gaule  romainCf  t.  II,  p.  408)  :  le  nom  de  Mal,  Malus, 
pour  un  village  de  montagne,  dans  une  province  asiatique  ancienne- 
ment conquise  et  colonisée  par  les  Gaulois,  mérite  peut-être  d'être 
remarqué. 

(3)  K  Yidens  eos  infestari  a  canibus,  continuo  accurrit,...  canes  sub- 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.     33b 

pagnons  refusèrent,  cependant,  l'hospitalité  qu'il  leur 
offrait  dans  sa  maison  :  le  premier  avait  hâte  de  re- 
tourner à  Ancyre  (1),  où  les  frères  avaient  besoin  de 
ses  secours.  Mais,  lors  du  départ,  il  remit  son  anneau 
au  prêtre,  en  lui  promettant  de  lui  envoyer  bientôt 
des  reliques  :  il  prévoyait  que  tôt  ou  tard  son  dévoue- 
ment le  trahirait,  et,  sous  cette  forme  ingénieuse, 
annonçait  son  prochain  martyre. 

Quand  il  rentra  dans  la  ville,  il  la  trouva,  disent 
les  Actes,  bouleversée  comme  par  un  tremblement  de 
terre.  Un  procès  agitait  tous  les  esprits.  Sept  vierges 
chrétiennes,  femmes  âgées  et  vénérables,  avaient  été 
arrêtées  et  traduites  devant  Théotecne.  Trois  d'entre 
elles ,  Tecusa ,  Alexandra  et  Phanie ,  menaient  la  vie 
ascétique  (2);  les  quatre  autres,  Claudia,  Euphra- 


movens.  »  Passio,  11.  Sur  les  chiens  de  combat  chez  les  Romains, 
voir  Dictionnaire  des  Antiquités,  art.  Canis,  t.  I,  p.  888-889.  Les 
chiens  spécialement  dressés  à  la  poursuite  des  fugitifs  devaient  être 
nombreux  en  Galatie,  car  c'était,  dans  les  deux  derniers  siècles  de 
l'Empire,  le  pays  des  marchands  d'esclaves;  Ammien  Marcellin,  XII,  7; 
Claiidien,  Li  Eutropium,  I,  59.  Dans  les  dernières  persécutions  de 
l'Extrême-Orient  les  chrétiens  furent  poursuivis  de  la  sorte  :  «  ils  ne 
pouvaient  échapper  à  la  mort  qu'en  fuyant  sur  les  montagnes  et  là  on 
les  pourchassait  avec  des  meutes  de  chiens.  »  Lettre  de  M.  GefFroy, 
missionnaire  dans  la  Cochinchine  orientale,  août  1888,  dans  Ann.  de 
la  Propagation  de  la  Foi,  1889,  p.  26. 

(1)  «  Eo  quod  festinaret  admetropolim  regredi.  »  Passio,  12.  Ancyre 
avait  le  titre  de  métropole  de  la  Galatie;  Ptolémée,  Geogr.,Y;  Eckhel, 
Doctr.  immm.  vet.,  t.  III,  p.  177;  Corp.  inscr.  grœc,  4010,  4020, 
4030,  4042,  5896;  Perrot.  De  Galatia  provincia  romana,  p.  145.  Les 
Actes  ne  nomment  jamais  Ancyre,  mais  son  nom  se  lit  dans  leur  titre  : 
Passio  S.  Theodoti  Ancyrani. 

(2)  «  Et  has  très  apoctatitae  dicunt  esse  suas,  sicut  rêvera  sunt.  » 
Passio,  19.  Cette  expression  peut  causer  quelque  embarras;  car  les 


336  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

sia,  Matrona  et  Julitta,  servaient  Dieu  dans  le  monde. 
N'ayant  pu  obtenir  leur  apostasie  par  les  tourments, 
l'odieux  gouverneur  les  avait,  à  l'exemple  de  plusieurs 
de  ses  collègues,  condamnées  à  être  déshonorées.  Mais 
la  vieillesse  et  les  larmes  leur  servirent  de  défense. 
L'aînée  des  vierges,  Tecusa,  s'était  jetée  aux  pieds  d'un 
des  libertins,  et  l'avait  supplié  «  d'épargner  des  corps 
flétris  par  l'âge,  le  jeûne,  la  maladie,  les  tortures, 
une  chair  morte,  destinée  à  être  bientôt  la  proie  des 
oiseaux  et  des  bêtes  fauves.  »  Montrant  ses  cheveux 
blanchis,  elle  ajoutait  :  «  Jeune  homme,  respecte-les, 
pense  à  ta  mère,  dont  les  cheveux  sont  peut-être  blancs 
comme  les  miens.  Je  ne  sais  si  elle  vit  encore,  mais 
je  la  prie  d'intercéder  pour  moi.  Laisse-nous  pleurer 
tranquilles  :  Jésus -Christ  te  récompensera.  »  Émus, 


apoctatites  étaient  une  secte  hérétique,  apparentée  à  celle  des  encrati- 
tes,  et  condamnant  le  mariage,  l'usage  de  la  viande  et  du  vin.  Il  y  en 
avait  dans  la  Phrygie,  la  Cilicie  et  la  Pamphylie  (saint  Épiphane,  Hxres. 
LXI,  2);  la  Galatie  dut  en  posséder,  puisqu'on  cite,  sous  Julien,  Bu- 
siris,  d'abord  encratite,  martyrisé  à  Ancyre  (Sozomène,  V,  11;  Acta 
SS.^  janvier,  t.  II,  p.  364).  Les  apoctatites  forment  encore  une  secte 
sous  Théodose  (loi  de  381,  Code  Théodosien,  XVI,  x,  7,  §  3).  Mais  ce 
nom,  qui  signifiait  renonçants,  a  dû  désigner  aussi  des  ascètes  ortho- 
doxes. Les  Actes  disent  que  la  vierge  Tecusa,  qu'ils  qualifient  d'apoc- 
tatite,  avait  fait  l'éducation  religieuse  de  Théodote;  or  celui-ci,  ca- 
baretier  et  aubergiste,  pratiquait  un  commerce  incompatible  avec  les 
idées  d'une  secte  condamnant  la  viande  et  le  vin.  On  le  voit  même 
fournir  du  pain  et  du  vin  aux  prêtres  pour  le  saint  sacrifice;  cela 
montre  que  le  clergé  avec  lequel  il  était  en  relations  n'appartenait  pas 
à  la  secte  encratite  ou  apoctatite,  qui  avait  aussi  le  nom  d'hydropa- 
rate  parce  qu'elle  remplaçait  le  vin  par  l'eau  dans  les  saints  mystè- 
res; voir  saint  Épiphane  ,  Hxres.,  LXI,  1;  saint  Basile,  Ep.  199,  47; 
Théodoret,  Hœret.  fab.^  I,  20;  Pseudo-Augustin,  Hxres.,  64;  Philas- 
tre,  77.  y 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.    337 

les  jeunes  gens  fondirent  en  larmes ,  et  laissèrent  en 
paix  les  condamnées  (1). 

Théotecne,  abandonnant  son  premier  dessein, 
condamna  celles-ci  à  servir  parmi  les  prêtresses  de 
Diane  (2)  et  de  Minerve.  Tous  les  ans,  les  statues  de  ces 
déesses  étaient  portées  jusqu'à  un  étang  voisin,  pour 
y  être  baignées.  Le  bain  sacré  jouait  un  grand  rôle 
dans  le  culte  des  divinités  orientales  (3).  On  ne  s'é- 
tonnera pas  de  voir  un  tel  rite  appliqué  à  TArtémis 
asiatique.  A  première  vue,  il  semble  peu  fait  pour 
Minerve ,  cette  divinité  purement  intellectuelle ,  cette 
tête  pensive  où  se  résume  la  sagesse  hellénique.  Mais 
le  syncrétisme  oriental  a  tout  corrompu.  Minerve,  la 
chaste  déesse,  s'est  identifiée  avec  Bérécynthe,  la 
grossière  Cybèle ,  l'amante  d'Atys ,  la  mère  des  Dieux  : 
en  Italie  même  on  l'adore ,  avec  Atys,  sous  le  nom  de 
Minerve  Bérécynthe  (4).  C'est  elle  que  les  prêtresses 
allaient  baigner,  jointe  à  Diane,  dans  l'étang  d'An- 

(1)  Passio,  13. 

(2)  Sur  le  culte  de  Diane  en  Galatie,  voir  Arrien,  Cyneg.,  33;  Plu- 
tarque,  De  mulierum  viriutibus ,  20. 

(3)  Tertullien,  De  Baptismo,  5. 

(4)  Wilmanns,  Exempla  inscr.  lai.,  115,  116,  117,  1890,  1891; 
Corpus  inscr.  lat.,  t.  X,  1538,  1540.  Ne  pas  oublier  que  Pessinunte, 
à  l'ouest  de  la  Galatie,  était  un  des  principaux  centres  du  culte  de 

Cybèle.  L'empereur  Julien  parle  de  «  l'affinité  de  Minerve  avec  la 
Mère  des  dieux,  »  ty)?  'AÔiïvaç  itpoç  ayjv  Mvitepa  tôîv  ôewv...  tyiv  (yuyyévetav. 
Oratio  V,  sur  la  Mère  des  dieux,  13.  Une  curieuse  mosaïque  décou- 
verte à  Rome  montre  l'oiseau  symbolique  de  Minerve,  la  chouette, 
associé  au  culte  de  Cybèle;  vers  la  chouette,  posée  au  centre  sur  une 
couronne  de  fleurs,  convergent  (merveilleusement  dessinés)  plusieurs 
animaux,  qui  semblent  personnifier  les  divers  grades  des  initiés  aux 
mystères  de  la  Mère  des  dieux.  Voir  Bull,  délia  commis sione  ar- 
cheologica  comunaledi  Roma,  1890,  p.  24-25  et  pi.  I-IL 

VI.  22 


338  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

cyre,  de  même  que,  le  27  mars,  les  Galls,  suivis  des 
grands  et  du  peuple,  plongeaient  près  de  Rome  la 
pierre  noire  enchâssée  d'argent,  simulacre  de  Cybèle , 
dans  les  eaux  de  l'Almon  (1).  Quand  le  jour  de  la  cé- 
rémonie fut  venu,  Théotecne  fit  monter  les  chrétien- 
nes, dépouillées  de  leurs  vêtements,  sur  des  voitures 
précédant  le  char  où  étaient  portées  les  images  des 
déesses  (2).  La  honteuse  procession  se  mit  en  marche , 
escortée  de  joueurs  de  flûtes  et  de  cymbales,  au  milieu 
des  danses  de  femmes  échevelées,  vêtues  en  bacchan- 
tes et  en  ménades  (3).  Ces  indécences,  ces  déborde- 
ments de  joie  obscène,  convenaient  à  une  telle  fête. 
Les  Artemisia,  célébrées  à  Éphèse  en  l'honneur  de 
Diane ,  montraient  aux  assistants  des  danses  inconve- 
nantes (4)  :  au  cinquième  siècle  encore,  «  le  jour  où, 


(1)  Ovide,  Fast.,  IV,  340;  Silius  ItalicQS,  Theb.,  VIII,  365;  Stace, 
Silv.,  V,  I,  122;  Liicain,  /*/mr5.,  I,  599;  Valerius  Flaccus,  Argon., 
VIII,  239;  Claudien,  De  Bello  Gildon.,  119;  Arnobe,  Adv.  nat.,  VII, 
32,49;  Ammien  Marcellin,  XXIII,  3,  7;  saint  Arabroise,  Ep.  3,  48; 
Prudence,  Péri  Steph.,  X,  153-170;  Corpus  inscr.  lat.^  t.  I,  p.  390; 
Servius,  Ad  Virg.  Georg.,  I,  163.  Cf.  Marquardt,  Rômische  Staats- 
verwaltung ,  t.  III,  357-359,  550. 

(2)  Passio,  14.  Ce  char,  cwrrtw,  est  appelé  dans  les  textes  classi- 
ques carpentum  ou  lectica. 

(3)  «  Inter  hsec  audire  erat  et  vldere  tibiarum  ac  cymbalorum  so- 
num,  choreasque  mulierum  solutis  crinibus  maenadura  instar  bacchan- 
tium.  Multus  autein  excitabatur  strepitus  peduna  terram  plaudentium, 
et  rnusicoruin  instrumentorum  concrepatio,  itaque  vehebantur  simu- 
lacra.  »  Passio,  14.  Les  joueuses  de  tambours,  de  cymbales,  en  l'hon- 
neur de  Cybèle  étaient  organisées  en  collèges,  ainsi  que  les  danseurs, 
sodales  ballatores  Cybelae;  Corpus  inscr.  lat.,  t.  VI,  2264,  2265. 
Monument  en  l'honneur  de  Cybèle  et  d'Attis,  élevé  par  une  affranchie, 
joueuse  de  cymbales  en  second,  cynibalistria  secundo  loco;  ibid., 
t.  IX,  1538. 

(4)  PoUux,  Onom.,  IV,  164;  Elien,  Hist.  an.,  XII,  9;  Aristophane, 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.     339 

à  Cartilage ,  on  baignait  dans  un  fleuve  la  statue  de 
la  déesse  de  Bérécynthe  ,  les  plus  vils  histrions  chan- 
taient en  public,  devant  son  char,  de  telles  obscénités, 
qu'il  eut  été  honteux  de  les  entendre ,  non  pas  à  la 
Mère  des  dieux,  mais  à  la  mère  d'un  sénateur  quel- 
conque, ou  de  n'importe  quel  citoyen  honnête  :  que 
dis-je?  ces  bouffons  en  auraient  rougi  pour  leur 
mère  (1).  »  Telle  était  la  cérémonie  à  laquelle  des 
vierges  chrétiennes  devaient  associer  leur  pudeur 
outragée.  Malgré  son  fanatisme,  le  peuple  ne  put 
s'empêcher  d'admirer  la  modestie  et  le  courage  des 
victimes,  et  de  leur  montrer  quelque  pitié.  Il  semble 
que  dans  cette  fête  impure ,  où  la  femme  lui  apparais- 
sait ordinairement  sous  l'aspect  le  plus  dégradé,  un 
nouveau  type  de  femme  se  révélât  tout  à  coup  à  ses 
yeux  surpris.  Pendant  ce  temps,  Théodote ,  retiré  dans 
la  maison  d'un  pauvre  chrétien,  près  d'une  église 
maintenant  fermée ,  priait  Dieu  avec  ferveur  d'assister 
jusqu'à  la  fin  les  condamnées.  Vers  trois  heures,  l'é- 
pouse de  son  hùte  vint  lui  annoncer  une  heureuse 


Nuées,  599  et  suiv. ;  Scholiaste  d'Euripide,  Hécube,  915.  Les  danses 
indécentes  en  l'honneur  d'Artémis  firent  quelquefois  donner  à  la  déesse 
elle-même  l'épithète  de  ménade,  [xaîvaSa;  Plutarque,  De  audac.  poet., 
4.  Voir  Maury,  Histoire  des  religions  de  la  Grèce  antique,  t.  III, 
p.  158  ^t  suiv. 

(1)  Saint  Augustin,  De  civitate  Dei,  4;  cf.  5.  Les  «  vils  histrions  » 
dont  parle  saint  Augustin  étaient  probablement  les  chantres  attitrés, 
les  hymnologi,  qui  jouaient  un  grand  rôle  dans  le  culte  de  la  Mère 
des  dieux;  voir  Servius,  ad  Virg.  Georg.,  II,  394;  Firmicus  Mater- 
nus,  Mathes.,  III,  6;  l'inscription  romaine  publiée  par  Dessau,  Bul- 
lettino  delV  Instit.  di  corresp.  archeoL,  1884,  p.  155;  De  Rossi, 
Inscripiiones  christiance  urbis  Romx,  t.  II,  p.  204. 


340  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

nouvelle  :  les  prêtresses  avaient  présenté  aux  vierges 
des  robes  blanches  et  des  couronnes,  insignes  de  la 
dignité  sacerdotale,  et,  sur  leur  refus  d'accepter  ces 
parures  sacrilèges,  Théotecne,  blessé  d'une  réponse 
indignée  de  ïecusa,  avait  commandé  de  les  jeter  dans 
le  lac,  une  pierre  au  cou.  Tombant  à  genoux,  et  le- 
vant les  mains  au  ciel  :  «  Merci,  Seigneur,  s'écria 
Théodote,  vous  n'avez  pas  voulu  que  mes  larmes  fus- 
sent inutiles  (1)!  » 

Un  autre  soin  s'imposait  à  Théodote  :  retrouver  les 
noyées  et  leur  donner  une  honorable  sépulture.  Après 
avoir  passé  la  nuit  en  prière ,  il  se  mit  en  route  avec 
quelques  compagnons.  Mais,  ayant  appris  que  des 
gardes  étaient  apostés  près  de  l'étang  pour  écarter 
les  chrétiens,  il  attendit  jusqu'au  soir.  Par  une  nuit 
sans  lune,  où  les  étoiles  étaient  voilées  de  nuages, 
Théodote  et  ses  amis  commencèrent  leur  recherche  : 
traversant  avec  horreur  le  lieu  accoutumé  des  exécu- 
tions, véritable  charnier  plein  de  tètes  coupées  et  de 
débris  humains,  ils  parvinrent  enfin  au  bord  de  l'eau. 
Dieu  les  aidait  manifestement  :  une  croix  lumineuse 
se  dessinait  pour  eux  dans  le  ciel  noir,  une  lampe  de 
feu  semblait  éclairer  leurs  pas,  de  saints  personnages 
leur  apparaissaient  :  au  milieu  d'un  orage ,  pen- 
dant lequel  les  sentinelles  avaient  pris  la  fuite,  ils 
crurent  voir  un  militaire  de  haute  taille,  dont  le 
glaive,  la  cuirasse,  le  casque  et  la  lance  jetaient  des 
éclairs,  et  reconnurent  le  soldat  martyr  Sosandre, 

(1)  Passio^  15. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.  311 

immolé  soit  lors  de  la  persécution  contre  les  chrétiens 
de  Farmée ,  soit  dans  la  persécution  générale.  Au  fond 
de  l'étang",  que  le  vent  semblait  avoir  desséché,  les 
sept  vierges  rej^osaient,  liées  ensemble  :  les  chrétiens 
coupèrent  les  liens,  et,  chargeant  les  corps  sur  des 
chevaux,  reprirent  la  route  de  la  ville.  Les  reliques 
ainsi  conquises  furent  déposées  dans  un  tombeau,  près 
de  l'église  des  Patriarches  (1). 

L'enlèvement  fut  bientôt  connu  :  Théotecne,  pressé 
d'en  découvrir  l'auteur,  fît  mettre  à  la  question  tous 
les  chrétiens  qu'on  put  saisir.  Théodote  voulait  se 
livrer;  mais  ses  compagnons  le  retinrent,  et  envoyè- 
rent un  des  leurs ,  Polychrone ,  se  mêler  à  la  foule , 
déguisé  en  paysan,  pour  voir  ce  qui  se  passait. 
Reconnu,  Polychrone  fut  à  son  tour  appliqué  à  la 
torture  :  devant  une  menace  de  mort,  il  faiblit,  et 
avoua  tout.  A  cette  nouvelle,  Théodote  se  leva,  et, 
quittant  sa  retraite,  se  dirigea  vers  le  forum.  Il  ren- 
contra en  route  deux  amis,  qui  lui  dirent  que  les 
prêtres  de  Diane  et  de  Minerve  l'accusaient,  que  Po- 
lychrone l'avait  dénoncé,  et  le  conjurèrent  de  s'en- 
fuir. Mais  lui,  d'un  pas  plus  rapide,  vint  au  forum,  et 
s'avança  devant  le  tribunal,  jetant  un  intrépide  re- 
gard sur  les  feux,  les  chaudières,  les  roues,  et  tout 
l'appareil  de  la  torture  (2).  Théotecne  vit  tout  de  suite 
à  qui  il  avait  affaire,  et,  sans  espoir  d'effrayer  un  tel 
homme,  tenta  de  le  séduire.  Dans  l'ardeur  de  son 


(1)  Passio,  16-19. 

(2)  Passio,  21,  22. 


342  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OIlIENT  (304). 

zèle,  il  lui  promit  tout,  pour  prix  d'une  apostasie  (1)  : 
et  la  faveur  des  empereurs,  et  les  premières  dignités 
municipales,  et  le  sacerdoce  d'Apollon,  «  le  plus 
grand  des  dieux  (2).  »  De  telles  promesses  ne  sont 
pas  sans  exemples  (3)  :  probablement  le  gouverneur 
les  jugeait  d'un  effet  irrésistible  sur  un  homme  du 
peuple,  qui  de  la  condition  la  plus  modeste  était 
invité  à  passer  aux  premiers  rangs  de  la  cité.  Mais 
Théodote  repoussa  en  riant  les  offres  de  son  juge, 
et  prit  lui-même  l'offensive  par  une  vive  critique  des 
légendes  de  la  mythologie  et  une  enthousiaste  apo- 
logie de  la  religion  chrétienne.  Son  discours,  dont  le 
rédacteur  des  Actes  ne  nous  donne  sans  doute  qu'une 
image  incomplète  et  tracée  après  coup  (4) ,  dut  être 
singulièrement  énergique,  car  un  assistant  dira  plus 
tard  que  le  martyr  «  avait  parlé  au  gouverneur 
comme  au  dernier  des  esclaves  (5).  »  On  l'étendit  sur 
le  chevalet,  pour  le  torturer  avec  la  cruauté  la  plus 
raffinée.  Quand  une  ombre  de  souffrance  passait  sur 


(1)  «  Tantum  ejura  Jesum,  queni  qui  ante  nos  fuit  Pilatus,  in  Ju- 
daea  crucifixit.  »  Passio,  28.  Ihéolecne  fait  probablement  allusion  ici 
aux  faux  Actes  de  Pilale;  voir  plus  haut,  p.  310. 

(2)  Passio,  23.  Le  culte  d'Apollon  était  en  honneur  à  Ancyre,  où 
se  célébraient  des  jeux  pythiens;  Robiou,  Histoire  des  Gaulois  dO- 
rient,  p.  289. 

(3)  Un  pontificat  sera  offert  de  même,  en  306,  au  simple  soldat 
Théodore  (saint  Grégoire  de  Nysse,  Oratio  de  magna  martyre  Theo- 
doro,  4,  dans  Ruinart,  p.  53g).  Une  lettre,  récemment  découverte,  de 
l'empereur  Julien  nous  le  montre  élevant  à  la  dignité  de  prêtre  des 
dieux  un  évêque  apostat  {Œuvres  de  Julien,  éd.  Hertlein,  Leipzig, 
1876,  p.  603.  Cf.  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  80). 

(4)  Passio,  24-25. 

(5)  Ibid.,  34. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.     343 

son  visage,  le  gouverneur  s'imaginait  triompher  du 
patient;  mais  par  ses  actes  de  foi,  ses  reproches  élo- 
quents, ou  d'ardentes  prières  au  Christ,  «  espérance 
des  désespérés ,  »  Théodote  dissipait  vite  l'illusion  de 
son  juge.  La  sentence  fut  enfin  rendue  en  ces  termes  : 
«  Théodote,  qui  protège  les  Galiléens  (1),  se  montre 
l'ennemi  des  dieux,  désobéit  aux  commandements  des 
invincibles  empereurs,  et  me  méprise  moi-même, 
subira  la  peine  du  glaive  :  son  corps  décapité  sera 
brûlé  ensuite,  afin  que  les  chrétiens  ne  puissent  lui 
donner  la  sépulture.  »  Quand  on  fut  parvenu  au  lieu 
de  l'exécution,  Théodote  pria  tout  haut,  devant  une 
foule  immense  :  «  Seigneur  Jésus-Christ,  qui  as  fait 
le  ciel  et  la  terre ,  et  n'abandonnes  pas  ceux  qui  espè- 
rent en  toi,  je  te  rends  grâces  d'avoir  fait  de  moi  un 
citoyen  de  la  patrie  céleste  et  un  habitant  de  ton 
royaume.  Je  te  rends  grâces  de  m'avoir  fait  vaincre 
le  dragon  et  écraser  sa  tète.  Donne  le  repos  à  tes 
serviteurs  :  que  la  violence  de  leurs  ennemis  se  ter- 
mine à  moi.  Donne  la  paix  à  ton  Église ,  aifranchis-la 
de  la  tyrannie  du  diable.  Amen.  »  Puis,  apercevant 

(1)  Ce  mot,  comme  synonyme  de  chrétiens,  lut  mis  à  la  mode,  et 
même  rendu  officiel,  par  l'empereur  Julien,  Fragm.  d'une  lettre  à 
un  pontife,  14;  Ep.  7,  11,  12,  31,  63;  cf.  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
Oraiio  IV,  74;  saint  Cyrille  d'Alexandrie,  Contra  Julianum,  H;  Phi- 
l opatris ,  12  (dialogue  attribué  faussement  à  Lucien,  et  qui  est  plutôt 
du  temps  de  Julien);  Théodoret,  Hist.  Eccl.,  III,  4.  Mais  probablement 
n'attendit-on  pas  Julien  pour  l'appliquer  aux  chrétiens.  Dodwell  {Diss. 
Cypr.,  2)  dit  que  Celse  les  nomme  ainsi;  j'ai  vainement  cherché  le 
passage.  Il  est  question  de  «  Galiléens  »  dans  Épictète  (Arrien,  Dis- 
sert., IV,  VII,  6)  et  Marc-Aurèle  {Pensées,  XI,  3),  mais  sans  qu'on 
puisse  voir  clairement  s'ils  désignent  par  ce  mot  les  chrétiens  ou  une 
secte  de  fanatiques  juifs. 


344  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

des  chrétiens  qui  pleuraient,  il  dit  :  «  Frères,  ne 
pleurez  pas,  mais  glorifiez  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
qui  m'a  permis  d'achever  ma  course  et  de  vaincre 
l'ennemi.  Quand  je  serai  au  ciel,  je  prierai  avec  con- 
fiance pour  vous.  »  Le  martyr  tendit  ensuite  la  tête , 
et,  joyeux,  reçut  le  coup  mortel  (1). 

Le  corps  fut  placé  sur  un  bûcher;  mais  on  dit  que , 
saisis  d'une  terreur  surnaturelle,  les  bourreaux  n'osè- 
rent y  mettre  le  feu.  Théotecne  chargea  alors  des 
soldats  d'empêcher  l'enlèvement  des  restes  du  mar- 
tyr (2).  A  la  tombée  du  jour,  Fronton,  le  prêtre  de 
village  auquel  Théodote  avait  naguère  remis  son  an- 
neau et  promis  des  reliques,  arrivait  dans  Ancyre.  Ce 
bon  homme  (egregius  iste  vir),  type  curieux  de  curé 
de  campagne  agriculteur,  apportait  au  marché,  sur 
son  ânesse,  des  outres  pleines  de  vin.  L'ânesse  s'arrêta 
près  du  lieu  où  était  le  cadavre,  et  se  coucha.  Les 
gardes,  qui  prenaient  le  prêtre  pour  un  simple  paysan, 
l'engagèrent  à  s'arrêter  :  «  La  nuit  vient,  lui  dirent- 
ils  ,  reste  avec  nous  :  il  y  a  ici  près  beaucoup  d'herbe , 
que  ton  ânesse  pourra  paître  :  tu  peux  même  la 
lâcher  dans  les  champs ,  sans  que  personne  t'en  em- 
pêche. »  Le  prêtre  se  laissa  convaincre,  et  entra  dans 
la  cabane  de  branchages  que  les  gardes  s'étaient 


(1)  Passio,  31. 

(2)  Les  refus  de  sépulture  aux  condamnés,  dont  nous  avons  déjà 
vu  de  nombreux  exemples ,  étaient  depuis  longtemps  de  tradition  en 
Asie;  voir  dans  Plutarque,  Vertus  des  femmes,  23,  l'anecdote  du 
Galate  Porédorax ,  mis  à  mort  par  Mithridate ,  et  laissé  sans  sépul- 
ture; une  femme  qu'il  avait  aimée  parvient  à  enlever  son  corps,  et 
est  arrêtée  par  les  gardes. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALAÏIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.    345 

construite  (1).  Pour  reconnaître  leur  hospitalité,  il 
les  laissa  boire  abondamment  de  l'excellent  vin  qu'il 
apportait.  Un  jeune  soldat,  appelé  Métrodore,  la 
langue  déliée  par  la  boisson,  lui  conta  alors  longue- 
ment les  faits  qui  avaient  agité  Ancyre ,  la  mort  des 
sept  vierges,  celle  de  Théodote,  et  le  conduisit  au 
lieu  où  gisait  le  cadavre  du  saint  homme,  sous  un  tas 
de  foin.  Dissimulant  sa  joie,  Fronton  laissa  les  gardes 
boire  son  vin  jusqu'à  ce  que,  tout  à  fait  ivres,  ils 
tombassent  endormis.  11  enleva  alors  le  martyr,  réta- 
blit soigneusement  le  tas  de  foin,  chargea  le  corps 
sur  son  ànesse,  et  laissa  celle-ci  s'en  aller,  sous  la 
conduite  de  Dieu;  puis,  le  matin  venu,  il  attira  l'at- 
tention des  gardes,  en  feignant  de  chercher  à  grand 
bruit  l'animal  perdu.  L'ânesse,  cependant,  suivant 
d'un  pas  tranquille  les  sentiers  accoutumés  dans  la 
montagne  (2) ,  regagna  seule  le  village  écarté  :  Fron- 
ton se  mit  en  route  à  son  tour,  sans  que  les  gardes 
se  fussent  aperçus  de  son  pieux  larcin,  et  trouva  en 
chemin  des  paysans  chrétiens  qui  lui  annoncèrent 
l'heureuse  arrivée  des  reliques  (3). 

Telle  est  la  curieuse  histoire,  tantôt  émouvante 
comme  une  tragédie,  tantôt  aimable  comme  une 
idylle,  tantôt  piquante  comme  un  conte  milésien,  que 

(1)  Les  Galates  pasteurs  étaient  accoutumés  à  improviser  des  ca- 
banes de  bois,  de  feuilles  et  d'argile,  quand  ils  gardaient  les  trou- 
peaux, l'été,  dans  les  vallées  herbeuses  de  l'Olympe,  ou,  l'hiver, 
dans  les  plaines.  Perrot,  De  Galatia  provincia  romana,  p.  II. 

(2)  Les  mules  de  Galatie  étaient  célèbres  aussi  pour  leur  vigueur 
et  leur  sûreté;  cf.  Plularque,  de  l'Amour  des  richesses,  2. 

(3)  Passio,  32-35. 


346  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

rédigea  un  fidèle  du  nom  de  Nil,  compagnon  de 
captivité  du  martyr  (1). 

Nous  devons  à  un  écrivain  plus  illustre  le  récit 
d'un  procès  moins  dramatique,  mais  où  parait  dans 
tout  son  jour  l'incapacité  juridique  résultant  pour 
les  chrétiens  des  édits  de  persécution.  La  scène  que 
raconte  saint  Basile  se  passe  non  loin  de  la  Galatie, 
à  Césarée,  Tune  des  métropoles  de  la  Cappadoce. 

Dans  cette  ville  habitait  une  veuve,  Julitta,  autre- 
fois maîtresse  de  biens  considérables.  Abusant  de  sa  fai- 
blesse et  de  son  inexpérience,  un  des  premiers  de  la 
cité,  homme  injuste  et  cupide,  l'avait  peu  à  peu  dé- 
pouillée, par  des  moyens  déloyaux,  de  la  plus  grande 
partie  de  sa  fortune.  Les  terres,  les  maisons,  les  es- 
claves de  la  veuve  étaient  passés  en  la  possession  de 
cet  usurpateur  :  il  allait  s'emparer  de  ce  qui  restait 
à  Julitta  de  biens  mobiliers,  quand  celle-ci  crut  pré- 
venir une  ruine  complète  en  appelant  le  spoliateur 
en  justice.  Le  jour  fixé  pour  l'audience,  le  héraut  fit 
l'appel  des  témoins,  en  présence  des  avocats.  La  plai- 
gnante fut  introduite,  et  entreprit  d'exposer  ses  griefs  : 
elle  fit  connaître  l'origine  de  ses  droits,  la  longue  pos- 
session qui  les  avait  confirmés  :  elle  commençait  le 
récit  des  manœuvres  par  lesquelles  son  adversaire 


(1)  Passio,  36.  —  Sur  la  valeur  de  cette  narration,  voir  les  juge- 
ments de  Papebroch,  Acla  SS.,  mai,  t.  IV,  p.  147-149;  de  Ruinart, 
p.  353;  de  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  art.  sur  saint  Théodote.  On 
s'étonnera  qu'une  pièce  de  cette  nature  ait  échappé  à  Lequien,  Oriens 
christianus,  t.  I,  p.  457,  et  à  Robiou,  Histoire  des  Gaulois  d'Orient, 
p.  288,  qui  ne  connaissent  point  de  martyrs  en  Galatie  avant  saint 
Clément,  évêque  d'Ancyre  en  314. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GALATIE  ET  DE  LA  CAPPADOCE.     347 

était  parvenu  à  la  dépouiller,  quand  celui-ci,  effrayé 
de  rimpression  produite  par  cette  parole  sincère,  et 
perdant  confiance  dans  les  témoins  qu'il  avait  subor- 
nés, dans  les  juges  mêmes  que,  dit-on,  il  avait  achetés, 
s'élança  au  milieu  du  forum  :  «  Cette  femme,  s'écria- 
t-il,  ne  saurait  ester  en  justice  ,  ni  intenter  une  action; 
car  ceux  qui  refusent  d'adorer  les  dieux  des  empereurs 
et  de  renier  le  Christ  ne  jouissent  plus  d'aucun  des 
droits  des  citoyens.  »  On  se  rappelle  que  cette  mise 
des  chrétiens  hors  la  loi  et  hors  la  cité  avait  été 
prononcée  par  Fédit  de  303 ,  qui  leur  refusait  même 
la  faculté  de  demander  réparation  d'un  dommage  (1). 
L'exception  invoquée  par  le  défenseur  était  d'une 
stricte  légalité,  de  cette  légalité  qui  est  parfois  le 
comble  de  l'injustice.  Aucune  réponse  ne  pouvait  être 
opposée  à  un  tel  moyen  :  aussi ,  retirant  la  parole  à 
Julitta,  le  président  fit  apporter  un  autel,  de  l'encens, 
et  rappela  aux  plaideurs  que,  d'après  les  édits,  tous 
ceux  qui  n'abjuraient  pas  le  Christ  étaient  frappés 
de  mort  civile. 

La  fierté  de  la  chrétienne  s'éveilla  à  ce  mot.  Elle 
avait  eu  le  désir  légitime  de  recouvrer  le  patrimoine 
de  ses  ancêtres;  mais  la  foi  et  l'honneur  lui  étaient 
plus  chers  que  cette  fortune.  «  Périsse  la  vie ,  s'écria- 
t-elle,  périssent  les  richesses  de  hasard,  périsse  mon 
corps,  s'il  le  faut,  avant  que  sorte  de  ma  bouche 
aucune  parole  contre  Dieu  mon  créateur!  »  Elle  venait 
de  comprendre  que  le  procès,  entrepris  pour  la  re- 

(1)  Voir  plus  haut,  p.  159. 


348  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

vendication  de  biens  terrestres,  se  terminerait  par 
l'acquisition  de  «  ce  trésor  que  ni  la  rouille  ni  le  ver 
ne  détruisent,  et  que  les  voleurs  ne  peuvent  empor- 
ter (t).  »  Aussi,  à  toutes  les  questions  ,  à  tous  les  con- 
seils, ne  répondit-elle  plus  que  ce  seul  mot  :  «  Je  suis 
la  servante  du  Christ.  » 

Le  magistrat  la  condamna  au  bûcher.  Elle  y  marcha 
en  souriant.  Chemin  faisant,  elle  disait  aux  amies  qui 
s'approchaient  d'elle  pour  la  consoler  :  «  Ne  laissez 
pas  vos  âmes  s'amolhr  et  devenir  incapables  de  souf- 
frir pour  le  Christ.  La  faiblesse  de  notre  sexe  serait 
une  mauvaise  excuse.  Dieu  nous  a  créées  de  la  même 
matière  que  l'homme  ;  nous  reflétons  aussi  l'image 
divine.  La  femme  est,  autant  que  l'homme,  capable 
de  vertu.  Elle  n'est  pas  seulement  chair  de  sa  chair, 
mais  os  de  ses  os;  aussi  Dieu  exige-t-il  d'elle  une  foi 
aussi  solide  et  une  aussi  ferme  patience.  »  Parlant 
ainsi,  Julitta  s'élança  sur  le  bûcher,  «  comme  sur  un 
lit  glorieux;  »  le  feu  étouffa  son  corps,  sans  le  dé- 
truire. 

Au  temps  de  saint  Basile ,  les  pèlerins  allaient  vi- 
siter, à  Césarée,  l'église  où  reposait  ce  corps,  enve- 
loppe d'une  âme  vaillante;  puis  se  rendaient,  de  là, 
au  lieu  où  avait  été  le  bûcher,  et  d'où  jaillissait 
maintenant  une  source  pure,  délice  des  voyageurs, 
quelquefois  remède  des  malades  (2). 


(1)  Saint  Matthieu,  VI,  20. 

(2)  Saint  Basile, Homil.  Y,  1-2. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.     349 


IV 


Les  martyrs  de  la  Syrie,  de  la  Phénicie,  de  la  Palestine, 
de  l'Egypte,  de  la  Thébaïde  et  du  Pont. 


La  Syrie ,  la  Phénicie  et  la  Palestine  ne  furent  pas 
moins  agitées  que  la  Galatie  par  la  persécution. 

Antioche  vit  périr  pour  le  Christ  Tyrannio,  évêque 
de  Tyr,  et  le  prêtre  médecin  (1)  Zenobius,  originaire 
de  Sidon  :  le  premier  noyé  dans  la  mer,  le  second 
déchiré  jusqu'à  ce  qu'il  expirât  (2).  Dans  Tyr,  veuve 
de  son  évêque,  des  chrétiens  d'origine  égyptienne 
furent  condamnés  aux  bêtes.  «  J'assistais,  dit  Eu- 
sèbe,  à  leur  combat.  »  Après  avoir,  selon  l'usage, 
défilé  sous  les  fouets  des  bestiaires,  les  martyrs  fu- 
rent exposés  dans  l'arène  à  l'attaque  des  animaux 
féroces.  «  J'ai  vu  alors,  continue  l'historien,  la  puis- 


(1)  Sur  l'union  fréquente,  aux  premiers  siècles,  du  sacerdoce  a^^ec 
la  profession  médicale,  voir  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  1. 1,  p.  342; 
mon  livre  sur  les  Esclaves  chrétiens,  p.  233;  les  Acta  SS.,  octobre, 
t.  XII,  p.  798.  —  Épitaphe  à  Rome,  dans  le  cimetière  de  Calliste,  de 
«  Denys,  prêtre  et  médecin,  »  AIONTSIOY  lATPOT  UPElErTEPOÏ; 
Roma  sotterranea,  t.  I,  pi.  XXXI,  9.  —  Sur  la  grande  influence,  à  la 
fin  du  quatrième  siècle,  d'un  diacre  médecin,  voir  Sozomène,  Hist. 
EccL,  VIII,  6. 

(2)  Tupavvttov  èTrtdxoTio;  x?;;  xaxà  Tûpov  IxxXYiat'aç,  TrpsaêÛTepo;  te  xf;? 
xaxà  Iiôœva  Zrjvôêioç...  xôiv  ô'èTi'  'Avxioxetaç  âfjLCfto  xov  xoù  0eoù  Xq-^o-^ 
ôta  XYj;  et?  ôàvaxov  uuojxovyj;  èôo^ottrâxrjV,  6  [xèv  OaXaxxîoi;  Trapaôoôcî;  [5u- 
8oTç,  ô  èTtîay.OTïoç,  ô  oï  laxpûv  ccpiaxo;  Zyivdêioç  xaTç  xaxà  xûv  TrXeupùiv 
èuixeOetaai;  aùxto  xapxepwç  èvauoOavàv  ^acràvoi;.  Eusèbe,  Hist.  EccL, 
VIII,  13,  3,  4. 


350  LE  QUATRIÈiME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

sance  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  se  manifester 
en  faveur  de  ceux  qui  lui  rendaient  témoignage.  » 
Malgré  les  efforts  des  païens ,  malgré  les  gestes  par 
lesquels  les  condamnés  eux-mêmes  étaient  contraints 
d'exciter  la  fureur  des  bêtes  fauves,  celles-ci  refu- 
saient de  leur  faire  aucun  mal.  Par  trois  fois  elles 
furent  lâchées  contre  les  martyrs,  par  trois  fois  elles 
les  épargnèrent.  «  Le  courage  des  condamnés,  la 
force  d'âme  qui  éclatait  jusque  dans  de  faibles  corps, 
faisaient  l'admiration  des  spectateurs.  Vous  auriez 
vu  un  jeune  homme  de  vingt  ans  à  peine,  qui, 
n'étant  point  lié,  les  mains  étendues  en  croix,  priait 
avec  un  calme  intrépide,  et,  sans  reculer,  sans 
faire  un  mouvement,  attendait  l'ours  et  le  léopard  : 
ceux-ci  paraissaient  d'abord  ne  respirer  que  mort 
et  carnage  :  ils  semblaient  sur  le  point  de  dévorer 
le  chrétien  :  puis  ils  s'en  allaient,  comme  si  une  force 
inconnue  leur  eût  fermé  la  gueule.  Les  choses  se  sont 
passées  comme  je  le  dis.  Vous  en  auriez  vu  d'autres 
(car  ils  étaient  cinq)  exposés  à  un  taureau  furieux  : 
il  avait  déjà  lancé  en  l'air  plusieurs  païens,  qu'on 
avait  du  emporter  inanimés  :  mais ,  au  moment  de 
se  jeter  sur  les  saints  martyrs,  il  ne  pouvait  plus 
avancer  :  il  frappait  la  terre  du  pied,  secouait  ses 
cornes ,  excité  encore  par  la  chaleur  de  la  flamme  et 
les  piqûres  d'un  fer  rouge  (1)  :  puis  il  se  détournait, 

(l)  Aià  Toù;  ànb  tûv  y.auTopwv  lpe6i(7ti.ov»;.  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII, 
7,  5;  cf.  ibid. ,  1,  Tiupt  xaî  fftÔTQpw.  Une  inscription  de  Carianda,  au 
musée  du  Louvre,  parle  de  môme  d'un  taureau  excité,  èpeôi^ofjic'voç, 
par  le  fer  ou  le  feu;  Le  Bas  et  Waddington,  Inscriptions  d'Asie  Mi- 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.     35t 

comme  repoussé  par  la  maia  divine.  Après  ces  hôtes, 
d'autres  furent  lancées,  sans  plus  de  succès.  Enfin, 
sortis  intacts  de  tant  d'assauts ,  les  martyrs  furent  dé- 
capités, et  jetés  ensuite  à  la  mer  (1).  » 

A  Gaza,  en  Palestine,  eut  lieu  aussi,  dès  304,  la 
condamnation  de  plusieurs  chrétiens.  «  Timothée, 
après  avoir  souffert  d'innomhrahles  tourments,  fut 
enfin  brûlé,  mais  lentement  et  à  petit  feu,  sans  que 
ni  sa  piété  envers  Dieu ,  ni  sa  constance  dans  la  dou- 
leur, se  démentissent  un  seul  instant  (2).  »  Avec  lui 
avaient  été  jugés  Agapius  et  Thecla,  qui  montrèrent, 
quand  on  les  mit  à  la  torture,  un  courage  égal.  L'un 
et  l'autre  furent  condamnés  aux  hêtes  (3).  Thecla 
périt  dans  l'amphithéâtre;  Agapius,  après  y  avoir  été 
exposé,  en  fut  retiré  pour  être  remis  en  prison,  où  il 
restera  pendant  deux  ans  encore  avant  de  consommer 
son  martyre  (4). 

A  ces  récits  d'un  témoin,  si  sincères  et  si  vrais,  on 
hésite  à  joindre  un  épisode  venu  d'une  source  beau- 
coup moins  sûre.  Cependant  L'histoire  de  saint  Cy- 
prien  d'Orient  n'est  pas  seulement  connue  par  des 
Actes  où  paraissent  les  amplifications  habituelles  à  Mé- 


neure,  n°  499;  Frohner,  Inscriptions  grecques  du  Louvre,  n°  45; 
Beurlier,  les  Courses  de  taureaux  chez  les  Grecs  et  chez  les  Ro- 
mains, dans  les  Mémoires  de  la  Société  des  antiquaires  de  France, 
1887,  p.  61-62,  80.  Martial,  De  spectaculis,  19,  montre  aussi  le  tau- 
reau «  flammis  stimulatus.  » 

(1)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  7,  1-6. 

(2)  Eusèbe,  De  martyribus  Palestine,  3. 

(3)  Ibid. 

(4)  Ibid.,  6,  3. 


352  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

taphraste  (1).  Elle  nous  a  encore  été  racontée  par  des 
écrivains  du  quatrième  siècle.  Prudence  y  fait  allu- 
sion; saint  Grégoire  de  Nazianze  la  résume  dans 
sa  XXIV"  homélie  (2).  Des  trois  livres  qui,  au  siècle 
suivant,  composaient  la  rédaction  grecque  de  la  Vie 
de  saint  Cyprien  (3) ,  et  eurent  l'honneur  d'être  pa- 
raphrasés en  vers,  par  la  femme  de  l'empereur  Théo- 
dose II,  la  savante  et  romanesque  Eudoxie  (4),  l'un, 
sorte  de  confession  ou  d'autobiographie,  forme  un 
tout  complet.  On  y  doit  voir  une  composition  indé- 
pendante (5).  Grégoire  de  Nazianze  l'avait  eu  sous 
les  yeux,  et  le  crut  écrit  par  le  saint  lui-même.  «  Ce- 
lui-ci, dit-il,  accuse  dans  un  long  discours  les  hontes 
de  sa  vie  passée,  afin  d'offrir  en  présent  à  Dieu  l'hum- 
ble aveu  de  ses  crimes,  et  de  montrer  la  voie  du  re- 
tour et  de  l'espérance  à  ceux  qui  commencent  à  se 


(1)  Acta  55.,  septembre,  t.  VII,  p.  218;  Surius,  Viiae  55.,  t.  IX, 
p.  269;  Métaphraste,  dans  Migne,  Patrol.  grxc,  t.  CXV,  p.  847.  Voir 
la  critique  de  ces  Actes  dans  Tille  mont,  Mémoires^  t.  V,  note  ii  sur 
saint  Cyprien  d'Orient. 

(2)  Prudence,  Péri  Stephanôn,  XIII,  20-34;  saint  Grégoire  de  Na- 
zianze, Oratio  XXIV.  Le  poète,  comme  l'orateur  sacré,  font  d'étran- 
ges confusions  entre  Cyprien  d'Antioche  et  son  homonyme  de  Car- 
thage  :  le  premier  donne  à  celui-ci  des  traits  qui  appartiennent  à 
l'oriental,  auquel  le  second,  au  contraire,  attribue  l'érudition,  les  écrits, 
et  même  le  siège  de  l'évêque  africain. 

(3)  Th.  Zahn,  Cyprian  von  Antiochien,  Erlangen,  1882,  publie  en 
appendice  le  texte  grec,  jusqu'ici  inédit,  du  premier  livre. 

(4)  Photius,  Bibliothec,  183-184. 

(5)  Il  en  existait  au  cinquième  siècle  une  version  latine;  c'est  pro- 
bablement elle  qui  est  mise  au  nombre  des  apocryphes  par  le  décret 
gélasien  :  «  liber  qui  appellalur  pœnitentia  sancti  Cypriani,  apocry- 
phus.  »  Migne,  Patrol.  lat.,  t.  LIX,  p.  163. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PIIENICIE,  ETC.     353 

repentir  de  leurs  erreurs  (1).  »  Quoi  quil  en  soit  de 
l'exactitude  de  cette  attribution,  la  source  est  certaine- 
ment antique.  Soixante-quinze  ans  séparent  la  date 
du  martyre  de  Cyprien  et  celle  de  Thomélie  de  Gré- 
goire, prononcée  en  379;  probablement  un  intervalle 
beaucoup  moins  long  se  place  entre  ce  martyre  et  la 
rédaction  de  l'écrit  dont  Grégoire  s'est  inspiré. 

Voici  ce  que  l'on  peut  retenir  des  récits  relatifs  à 
saint  Cyprien.  Celui-ci  était  un  magicien  célèbre,  qui 
vivait,  au  commencement  du  règne  de  Dioclétien, 
dans  Antioche  ;  non  la  grande  métropole  syrienne  (2), 
mais  soit  une  des  villes  de  la  Décapole,  Antioche  de 
rHippos(3)  ou  Gerasa,  appelée  aussi  Antioche  de  Chry- 
soroas  (4),  soit  une  autre  Antioche,  entre  la  Syrie  et 
l'Arabie,  dont  parle  Etienne  de  Byzance  (5).  Après 
avoir  reçu  à  Athènes  les  premiers  principes  de  la 
philosophie,  où  la  théurgie  dominait  alors  (6),  il 
étudia  les  arts  occultes  en  Phrygie,  foyer  de  religions 


(1)  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  XXIV,  8. 

(2)  Antioche,  capitale  de  la  Syrie,  doit  être  écartée,  car  les  récits 
relatifs  à  Cyprien  donnent  pour  évêque  à  la  ville  où  il  demeurait  An- 
thime,  puis  Cyprien  lui-même,  qui  ne  figurent  pas  sur  la  liste  épisco- 
pale  de  la  grande  Antioche. 

(3)  Josèphe,  DeBello  Judaico,  I,  7,  9.  Cf.  Eckhel,  Doctr.  num.  vet. 
t.  III,  p.  337,  et  Marquardt,  Rômische  Staatsverwaltung ,  t.  I,  p.  395. 

(4)  'Waddington,  Inscriptions  d'Asie  Mineure,  n»  1722;  cf.  Mar- 
quardt, t.  I,  p.  396. 

(5)  Antioche ,  surnommée  de  Sémiramis.  Etienne  de  Byzance,  De 
Urbibus,  1678,  p.  87. 

(6)  Sur  l'aflluence  des  étrangers  aux  écoles  d'Athènes  pendant  le 
quatrième  siècle,  voir  Petit  de  Julleville,  Histoire  de  la  Grèce  sous  la 
domination  romaine,  p.  348. 

23 


354  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

impures  et  de  pratiques  superstitieuses  (1),  en  Chal- 
dée,  terre  classique  des  devins  et  des  sorciers  (2),  et 
en  Egypte ,  où  nous  avons  vu  Dioclétien  sévir  contre 
les  fauteurs  de  maléfices  (3).  Les  pratiques  attribuées 
à  Cyprien  sont  analogues  à  celles  que  rapportent,  en 
de  très  nombreux  passages,  les  écrivains  païens  des 
quatre  premiers  siècles  (4).  Mais,  ayant  vu  toute  sa 
mauvaise  science  impuissante  contre  un  cœur  de 
jeune  fille,  que  soutenait  la  grâce  divine,  il  confessa 
ses  erreurs  et  se  convertit  à  la  foi  chrétienne.  Pareil 
à  un  autre  «  mathématicien  »  que  saint  Augustin 
recevra  à  la  pénitence  (5),  il  apporta  ses  écritures 
magiques  pour  être  brûlées  (6).  Bientôt  il  étonna  les 
fidèles  par  ses  austérités  et  sa  ferveur.  Après  les  avoir 
longtemps  édifiés,  le  pénitent  fut  admis  aux  ordres 
sacrés ,  devint  prêtre,  puis  évêque.  Quand  la  persé- 
cution eut  éclaté ,  on  l'arrêta  dans  sa  ville  d'Antio  - 
che,  en  même  temps  qu'on  incarcérait  à  Damas  la 
vierge  Justine,  qui  avait  été  la  cause  de  sa  conversion. 
Amenés  tous  deux  devant  le  vicaire  du  diocèse  d'O- 


(1)  Sur  la  magie  mêlée  au  culte  de  Cybèle,  voir  Plutarque,  De  su- 
perst.,  12;  DionChrysostome,  Orat.l;  cf.  Marquardt,  Rom.  Staatsv.y 
t.  III,  p.  107,  note  7. 

(2)  Voir  les  nombreux  textes  littéraires  et  juridiques  où  il  est  ques- 
tion des  sorciers  chaldéens,  dans  Marquardt,  t.  III,  p.  90-92. 

(3)  Voir  plus  haut,  p.  95. 

(4)  Cf.  Marquardt,  t.  III,  p.  89-112. 

(5)  Saint  Augustin,  Enarr.  in  psalm.  LXI. 

(6)  Les  hommes  d'État  et  les  jurisconsultes  païens  professaient  la 
même  horreur  des  livres  de  magie;  nous  avons  vu  (p.  95)  Dioclétien 
les  faire  brûler  en  Egypte  :  Paul  {Sentent,,  V,  21,  §  4j  se  montre  ef- 
frayé de  leur  lecture. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PIIÉNICIE,  ETC.     355 

rient  (1),  ils  sortirent  sains  et  saufs,  comme  naguère 
saint  Jean,  de  l'épreuve  de  la  chaudière  ardente,  et 
furent  envoyés  par  leur  juge  à  Nicomédie,  devant 
Dioclétien  lui-même,  qui  les  fît  décapiter  le  26  sep- 
tembre, ainsi  qu'un  autre  chrétien  nommé  Théoctiste. 
Dioclétien  était  arrivé  à  Nicomédie  vers  la  fin  de 
l'été  (2).  Bien  que  toujours  malade  (3),  il  voulut,  à 
la  fin  de  sa  vingtième  année,  c'est-à-dire  après  le 
17  septembre,  dédier  le  cirque  qu'il  avait  fait  cons- 
truire dans  la  métropole  de  la  Bithynie  (4).  Une  con- 
damnation capitale  peut  avoir  été,  à  cette  date,  pro- 
noncée par  lui  contre  les  martyrs.  On  dit  que  les 
corps  de  Cyprien  et  de  Justine,  laissés  sans  sépulture 
selon  l'usage  impie  adopté  presque  partout  dans  la 
dernière  persécution,  furent  secrètement  recueillis 
par  des  matelots  chrétiens  qui,  au  moment  de  par- 


(1)  Les  Actes  de  Métaphraste,  si  mauvais  qu'ils  soient,  contiennent 
une  désignation  digne  dèlre  retenue  :  ils  donnent  à  ce  gouverneur  le 
nom  d'Eutolmius,  comte  d'Orient  (cf.  JSotitia  Dignitatiun,  Or.,  104; 
Code  Théodosien,  I,  xiii;  Code  Justinien,  I,  xxxvi  et  xlix  ;  Orelli, 
Inscript.,  3162;  Zozime,  V,  24).  Si  le  titre  de  cornes  Orientis  ne  fut 
peut-être  point  porté  avant  Constantin ,  la  fonction  de  vicaire  du  dio- 
cèse d'Orient,  qui  lui  équivaut,  existait  depuis  297.  Deux  accusés 
peuvent  avoir  été  arrêtés  dans  des  provinces  différentes,  l'un  à  Antio- 
che,  qui  paraît  avoir  été  en  Palestine,  l'autre  à  Damas,  ville  de  Phé- 
nicie,  par  l'ordre  d'un  magistrat  dont  l'autorité  supérieure  s'étendait 
depuis  l'Arabie  jusqu'à  la  Mésopotamie. 

(2)  «  iEstate  transacta...  Nicomediam  venit.  »  Lactance,  De  mort, 
pers.,  17. 

(3)  «  Morbo  jam  gravi  insurgente.  »  Ibid. 

(4)  «  Quodcumque  se  premi  videret,  prolatus  est  tamen  ut  circum 
quem  fecerat  dedicaret  anno  post  vicennalia  repleto.  »  Lactance,  De 
mort,  pers.,  17. 


356  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

tir  pour  Tltalie,  les  chargèrent  sur  leur  navire  (1). 

La  persécution  sévit  cruellement  en  Egypte  dès 
Tannée  304.  L'Egypte  faisait  alors  partie  du  diocèse 
d'Orient ,  et  comprenait  plusieurs  provinces ,  la  Jovia 
et  riîerculia,  au  nord ,  la  Thébaïde,  au  sud  (2),  ayant 
chacune  un  gouverneur  particulier,  subordonné  au 
préfet  d'Egypte  (3).  Ces  magistrats  mirent  un  zèle 
sanguinaire  à  l'exécution  des  édits.  Nulle  part  peut- 
être  les  chrétiens  ne  furent  plus  durement  tourmen- 
tés. 

Dans  les  provinces  du  Nord ,  «  d'innombrables  fidè- 
les, dit  Eusèbe,  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants, 
souffrirent  pour  la  foi  divers  genres  de  mort  :  après 
les  ongles  de  fer,  le  chevalet,  la  flagellation  la  plus 
cruelle,  des  tourments  dont  la  seule  description  ferait 
horreur,  les  uns  périssaient  dans  les  flammes ,  d'au- 
tres étaient  noyés  dans  la  mer,  ou  tendaient  joyeu- 
sement la  tête  au  glaive  du  bourreau.  Quelques-uns 
expiraient  pendant  la  torture ,  ou  succombaient  à  la 
faim.  Il  y  en  eut  de  crucifiés,  tantôt  selon  le  mode 
habituellement  suivi  pour  les  malfaiteurs,  tantôt 
d'une  manière  plus  atroce,  cloués  la  tête  en  bas  :  on 


(i)  Sur  le  récit  de  cette  translation,  et  l'absence  de  toute  tradition 
monumentale  relative  à  la  sépulture  de  Cyprien  d'Antioche,  voir  les 
observations  de  M.  Duchesne,  Bulletin  critique,  1882,  p.  249. 

(2)  Mommsen,  Mémoire  sur  les  provinces  romaines,  trad.  Picot, 
p.  29,  31,  39. 

(3)  Le  préfet  d'Egypte,  après  avoir  été  lui-même  pendant  quelque 
temps  sous  les  ordres  du  vicaire  d'Orient,  reçut  plus  tard  des  fonc- 
tions équivalentes  à  celles  de  vicaire  du  préfet  de  prétoire;  voir  Momm- 
sen, l.  c,  p.  31,  et  Marquardt,  Rô7n.  Staatsv.,  t.  I,  p.  356. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.     357 

les  laissait  vivants  sur  le  gibet  jusqu'à  ce  que  la  faim 
les  eût  tués  (1).  » 

Avec  quel  soulagement,  parmi  tant  d'horreurs, 
nous  respirons  comme  une  fleur  anticipée  de  la  che- 
valerie chrétienne  dans  cette  touchante  histoire  de 
Didyme  et  de  Théodora  (2),  qu'avait  admirée  le  grand 
Corneille ,  mais  que  sa  muse  fatiguée  fut  impuissante 
à  reproduire  ! 

Une  jeune  fdle  d'Alexandrie,  Théodora,  est  amenée 
devant  le  tribunal  du  préfet  d'Egypte.  «  De  quelle 
condition  es-tu?  »  lui  demande  le  juge.  «  Je  suis 
chrétienne.  —  Es-tu  libre  ou  esclave?  —  Je  te  l'ai 
déjà  dit,  je  suis  chrétienne  :  en  venant  sur  la  terre 
le  Christ  m'a  rendue  libre;  du  reste,  je  suis  née  de 
parents  nobles.  »  Le  curateur  de  la  cité ,  appelé  par 
le  juge,  confirme  les  paroles  de  Théodora,  et  pro- 
clame la  noblesse  de  sa  famille.  «  Si  tu  es  libre,  dit 
brusquement  le  juge,  pourquoi  ne  veux-tu  pas  te 
marier?  —  Pour  l'amour  du  Christ  :  j'ai  embrassé 
sa  foi,  je  crois  qu'il  est  bon  de  demeurer  vierge.  — 
Les  empereurs  ont  ordonné  que  les  vierges  eussent 
à  choisir,  ou  de  sacrifier  aux  dieux,  ou  d'être  vouées 
au  déshonneur.  »  La  réponse  de  Théodora  est  admi- 
rable :  ((  Je  pense ,  dit-elle ,  que  tu  n'ignores  pas  ceci  : 


(1)  Eusèbe,  Hist.  EccL,  VIII,  8. 

(2)  Acta  SS.  Didymi  et  Theodorœ  dans  Ruinart,  p.  427.  Tillemont 
(Mémoires,  t.  V,  art,  sur  saint  Didyme)  porte  de  ces  Actes  le  juge- 
ment suivant  :  «  Le  commencement  et  la  (in  (c'est-à-dire  les  interro- 
gatoires de  Théodora  et  de  Didyme)  sont  extraits  mot  à  mot  des  re- 
gistres publics,  et  le  reste  est  écrit  avec  beaucoup  d'esprit  et  de  piété.» 


358  LE  QUATRIEME  EDIT  EN  ORIENT  (304). 

Dieu  voit  nos  cœurs,  et  considère  en  nous  une  seule 
chose,  la  ferme  volonté  de  demeurer  chastes.  Si  donc 
tu  me  contrains  à  subir  un  outrage,  je  ne  commettrai 
point  de  faute  volontaire,  je  souffrirai  violence.  Je 
suis  prête  à  livrer  mon  corps,  sur  lequel  pouvoir  t'a 
été  donné;  mais  Dieu  seul  a  pouvoir  sur  mon  âme.  » 
C'est,  dans  une  situation  plus  délicate,  le  même  bon 
sens  supérieur  avec  lequel  d'autres  martyrs  répon- 
daient aux  juges  qui  avaient  prétendu  les  souiller  en 
les  faisant  participer  de  force  aux  viandes  immolées. 
Après  avoir  été  ramenée  en  prison ,  puis  soumise  à  un 
second  interrogatoire,  Théodora  entendit  enfin  l'af- 
freuse sentence.  La  jeune  fille,  désormais  «  assimilée 
à  une  esclave  (1),  »  fut  conduite  dans  un  lieu  de  dé- 
bauche. 

En  franchissant  ce  seuil  honteux,  elle  leva  les  yeux 
au  ciel,  et  pria  Dieu  de  la  garder  sans  tache.  «  Une 
foule  nombreuse  assiégeait  la  porte ,  dit  l'auteur  des 
Actes;  ils  semblaient  autant  de  loups  affamés,  se  dis- 
putant à  qui  outragerait  le  premier  la  brebis  de 
Dieu  (2).  ))  Théodora  écoutait  avec  effroi  «  ce  hennisse- 
ment des  cœurs  lascifs ,  »  comme  parle  Bossuet.  Tout 
à  coup  la  porte  s'ouvre,  un  soldat  entre.  La  vierge  es- 
saie de  fuir  :  «  elle  fait  en  courant  le  tour  de  la  cel- 


(1)  (f  Coegisti  me  injuriam  tibi  facere,  raulieri  ingenuae.'..  supplantari 
te  tanquam  ancillam.  »  Acta,  2. 

(2)  Cette  image  rappelle  une  fresque  de  la  catacombe  de  Prétextât 
représentant  une  brebis  entre  deux  loups-,  sur  la  tête  de  la  brebis  est 
écrit  SVSANNA,  sur  celles  des  loups  SENIORES.  Perret,  Catacombes 
de  Rome,  t.  I,  pi.  LXXVIII. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.     :i59 

Iule ,  tremblant,  et  se  demandant  si  Jésus  l'avait  aban- 
donnée. »  Le  soldat  la  rejoint;  d'une  voix  douce  et 
respectueuse,  il  lui  dit  :  «  Je  ne  suis  pas  ce  que  cet 
habit  semble  indiquer  :  je  suis  votre  frère  dans  Ja  foi 
et  dans  la  volonté  de  servir  Dieu.  Si  je  suis  entré  ici 
avec  le  costume  des  serviteurs  du  démon,  c'est  afin  de 
vous  délivrer.  Je  suis  venu  pour  chercher  et  sauver  le 
trésor  de  mon  Dieu ,  car  vous  êtes  la  servante  fidèle  et 
la  colombe  chérie  de  mon  Seigneur.  Échangeons  nos 
habits,  et  sortez  d'ici  sous  la  garde  de  Dieu.  Ne  crai- 
gnez rien;  je  n'ai  point  oublié  la  parole  de  l'apôtre  : 
«  Soyez  comme  moi.  »  La  jeune  fille  accepta  l'é- 
change; les  yeux  baissés,  le  visage  caché  par  un 
grand  chapeau,  elle  sortit  du  lieu  infâme  (1). 
((  Elle  agitait  ses  ailes,  disent  les  Actes,  comme  un 
petit  oiseau  délivré  des  serres  du  vautour.  »  Le  géné- 
reux soldat  resta  seul ,  couvert  du  voile  de  la  vierge, 
et  assis  à  la  place  qu'elle  avait  sanctifiée  par  sa  pré- 
sence. Découvert  et  dénoncé,  il  paya  de  sa  vie  son  dé- 
vouement :  il  mourut  fier  et  joyeux,  remerciant  Jé- 
sus-Christ de  l'avoir  choisi  pour  sauver  la  pureté  de  sa 
servante  (2),  et  pouvant  se  rendre  à  lui-même  le  beau 
témoignage  que  Corneille  a  mis  dans  la  bouche  de 
son  Didyme  : 


(1)  Au  milieu  du  quatrième  siècle,  le  moine  Abraham  usa  d'un  stra- 
tagème semblable  pour  pénétrer  près  de  sa  nièce  Marie,  devenue  cour- 
tisane, qu'il  retira  du  péché  et  convertit.  On  retrouve  les  mêmes  dé- 
tails, le  déguisement  du  moine  en  soldat,  le  grand  chapeau.  Tillemont, 
Mémoires,  t.  VII,  p.  591. 

(2)  Acta,  6. 


360  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304.. 

J'ai  soaslrait  Théodore  à  lear  rage  insensée 
Sans  blesser  sa  pndear  de  la  moindre  pensée. 
Elle  fuit,  et  sans  tache,  où  l'inspire  son  Dieu  (1^. 

Les  chrétiens  ne  se  montrèrent  pas  seuls  capables 
de  beaux  dévouements.  Bien  qu'il  y  eût  parfois  péril 
à  marquer  de  la  pitié  pour  les  ■sictimes,  beaucoup  de 
païens  d'Alexandrie  furent  sensibles  aux  souffrances 
des  fidèles  et  tinrent  à  honneur  de  les  soulager.  Saint 
Athanase,  qui  n'avait  que  cinq  ou  six  ans  en  30i, 
mais  qui  grandit  parmi  les  sur\'ivants  de  la  persécu- 
tion et  trouva  dans  sa  famille  les  souvenirs  encore 
précis  de  cette  terrible  époque,  rend  témoignage  de 
ce  zèle  charitable,  si  méritoire  chez  des  ennemis  de 
la  foi.  «  J'ai  entendu  raconter  à  mes  parents,  dit-il, 
qu'au  temps  où,  sous  Maximien,  grand-père  de  Cons- 
tance (2),  commença  la  persécution,  des  païens  déro- 
bèrent nos  frères  chrétiens  aux  recherches  de  leurs 
ennemis,  sacrifièrent  même  leurs  biens  ou  affrontèrent 
la  prison  plutôt  que  de  les  trahir  :  ils  accueillaient 
ceux  des  nôtres  qui  se  réfugiaient  chez  eux.  et  s'ex- 
posaient pour  les  protéger  (3).  » 


(r  Théodore,  acte  IV,  scène  t. 

(2  Maiimien  Hercale,  dont  la  fille  avait  épousé  Constantin,  et  qni 
se  trouvait  par  conséquent  le  grand- père  de  l'empereur  Constance  , 
sous  lequel  écrit  Athanase.  Il  est  vrai  que,  lors  de  la  persécution  de 
304,  l'Egypte  appartenait  à  Dioclétiea,  et  qu'elle  ne  fut  jamais  gou- 
vernée par  Maiimien  Hercule;  mais  Athanase,  poursuivi  lui-même  par 
Constance,  fauteur  déclaré  de  l'arianisme,  ne  se  refuse  pas  le  plaisir 
de  rappeler  que  l'empereur  arien  était  le  petit-fils  d'un  persécuteur. 

3)  'Eyài  "yoOv  fjxoy^a  twv  Tratéouv  xa:  --.ttôv  r.voOîxa:  tôv  Èy.£:vù>v  \b- 
Yov,  ÔTi  TÔ  zpûJTW,  ÔTî  yé^ovE  xal  £— :  Mz;'.}i'.av(3  t^  T>T.-r.tù  KwvoTxvnoTi 
StMTfiôç  'E>JiTr»e?  Ixfrtwrro-/  toù;  àoeX^ov;  r.aéîv  toù;  yoiifn\,%^0'Ji  ^tj-to-j- 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.     3G1 

On  aime  à  recueillir  de  tels  traits,  qui  font  iionncur 
à  la  nature  humaine,  et  montrent  le  peuple  se  déta- 
chant de  plus  en  plus  de  la  cause  mauvaise  que  ses 
chefs  croyaient  servir  par  des  cruautés  sans  mesure. 
Entre  toutes  les  parties  de  l'Orient,  l'Egypte  méridio- 
nale est  celle  où  ces  cruautés  semblent  inspirées  par 
l'imagination  la  plus  infernale.  «  Dans  la  Thébaïde, 
nous  apprend  Eusèbe,  les  souffrances  des  martyrs  dé- 
passèrent encore  ce  qu'elles  avaient  été  ailleurs. 
Quelquefois  ils  étaient  déchirés  jusqu'à  la  mort,  non 
par  des  ongles  de  fer,  mais  au  moyen  de  poteries  bri- 
sées (1).  On  vit  l'ignoble  et  cruel  spectacle  de  femmes 
attachées  par  un  pied,  la  tête  en  bas,  sans  vêtements 
et  soulevées  en  l'air  par  des  machines.  Des  hommes 
eurent  les  jambes  liées  à  de  fortes  branches  d'arbres, 
qu'on  rapprochait  l'une  de  l'autre  au  moyen  de  pou- 
lies, puisqu'on  séparait  violemment,  de  manière  que, 
reprenant  \euv  première  position,  elles  déchiraient 
en  deux  les  corps  des  martyrs  (2).  Tout  cela  se  fît, 


(TÔYiaav,  ïva  [xovov  xwv  çe'jydvTwv  \):ri  ys'^wvTai  upoSÔTat  "  w;  yàç  éauxoùç 
ê^ûXatTov  Toù;  upofTçeuyovTaç  xat  xivSyve-jôiv  Trpô  aOtûv  èêouXeuovro. 
Saint  Athanase,  Ad  solit.  vitam  agentes. 

(1)  'OffTpàxoi?.  Ce  mot  veut  dire  à  la  fois  coquilles  et  tessons  de  pots. 
Valois  traduit  par  acutis  testis.  Ce  sens  me  paraît  le  meilleur,  à  cause 
des  exemples  que  nous  avons  déjà  rencontrés  de  martyrs  écorchés  avec 
des  tessons  de  poteries. 

(2)  Si  l'on  en  croit  Socrate  [Hist.  EccL,  IV,  5),  ce  supplice  fut  re- 
nouvelé en  366  sous  Valens,  qui  fit  attacher  le  tyran  Procope  à  deux 
arbres  qu'on  avait  rapprochés  l'un  de  l'autre,  et  qui,  séparés  ensuite, 
le  déchirèrent  en  se  redressant  tout  à  coup  (Ammien  Marcellin,  XXVI, 
9,  dit  au  contraire  que  Procope  fut  décapité). 


362  LE  QUATRIÈME  EDIT  EN  ORIENT  (304). 

non  pendant  quelques  jours  ou  quelques  mois,  mais 
durant  plusieurs  années.  Tantôt  dix  victimes  et  davan- 
tage, quelquefois  vingt,  une  autre  fois  non  moins  de 
trente,  tantôt  près  de  soixante,  souvent  même  jusqu'à 
cent  dans  un  seul  jour,  hommes,  femmes  et  enfants, 
périssaient  au  milieu  des  supplices  les  plus  va- 
riés (1).  »  Ceux  qu'on  épargnait  étaient  envoyés,  sans 
distinction  d'âge  ni  de  sexe,  aux  carrières  de  por- 
phyre, si  célèbres  dans  la  province  (2). 

Le  gouverneur  de  la  Thébaïde  était  probablement 
alors  Arien  ou  Arrien  (3),  souvent  nommé  dans  les 
Actes  des  martyrs.  On  lui  attribue  le  supplice  de  cinq 
cent  quarante-six  fidèles,  convertis  par  l'anachorète 
Paphnuce  (4),  et  la  condamnation  de  celui-ci,  mort 
sur  la  croix  (5).  Arrien  paraît  encore  dans  l'histoire  de 
Timothée  et  de  sa  femme  Maura  (6),  naïve  et  char- 
mante comme  un  récit  de  Join ville. 

Timothée  appartenait  aux  ordres  inférieurs  du 
clergé  :  il  était  lecteur.  Traduit  devant  le  tribunal 
comme  chrétien,  il  confesse  sa  foi,  et  subit  courageu- 


(1)  Eusèbe,  Hist.  EccL,\ni,  9,  1-3. 

(2)  Ibid.,  8,  1.  Les  carrières  de  porphyre  étaient  situées  sur  le  pla- 
teau qui  domine  Myos  Hormos,  près  de  la  mer  Rouge;  Mommsen,  Rô- 
mische  Gcschichte,  t.  V,  p.  576. 

(3)  Rufin.  Vitœ  Patrum,  19. 

(4)  Surius,  Vitœ  SS.,  t.  IV,  p.  342. 

(5)  Ibid.;  cf.  Acta  SS.,  septembre,  t.  VI,  p.  682.  Les  Actes  de  saint 
Paphnuce  racontent  qu'Arrien  l'envoya  à  Dioctétien  pour  être  crucifié, 
ce  qui  n'est  pas  croyable  ;  les  Menées  se  contentent,  avec  plus  de  rai- 
son, de  dire  qu'il  fut  crucifié.  Elles  mettent  au  25  septembre  son  mar- 
tyre, placé  par  les  Actes  au  28  avril. 

(6)  Acta  SS.  Timothei  et  Maurx,  dans  Acta  SS.,  mai,  1. 1,  p.  376. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.      303 

sèment  la  torture.  «  C'est  un  nouveau  marié,  dit  un 
soldat  au  président;  il  y  a  vingt  jours  à  peine  qu'il  a 
célébré  ses  noces;  sa  femme  est  jeune.  »  Arrien  fait 
venir  celle-ci,  lui  ordonne  de  se  vêtir  de  sa  plus  belle 
robe,  et  l'envoie,  ainsi  parée,  visiter  son  mari  dans 
la  prison.  Gomme  elle  lui  conseillait  de  se  soumettre, 
Timothée,  voulant  cacher  ou  combattre  l'émotion  que 
lui  causent  la  vue  de  l'épouse,  le  parfum  de  ses  vête- 
ments, la  reprend  avec  dureté.  La  naïve  jeune  femme 
lui  répond  :  «  Mon  frère  Timothée,  pourquoi  me  char- 
ges-tu ainsi  d'injures,  sans  que  je  t'aie  offensé?  Nous 
sommes  mariés  depuis  vingt  jours  à  peine,  tu  n'as 
pas  encore  eu  le  temps  de  me  connaître  :  moi,  de 
mon  côté,  je  ne  connais  pas  encore  toutes  les  dépen- 
dances de  ta  maison...  Aujourd'hui,  te  voyant  souf- 
frir, je  suis  pénétrée  d'affliction,  et,  je  te  l'avoue,  j'ai 
peur  d'être  veuve,  moi  si  jeune...  Peut-être  as-tu  été 
conduit  en  prison  sur  la  poursuite  d'un  créancier,  et, 
dans  ton  désespoir,  veux-tu  mourir.  Courage,  mon 
frère,  lève-toi,  allons  à  la  maison,  vendons  nos  meu- 
bles pour  payer  tes  dettes.  Peut-être  as-tu  été  saisi 
par  les  licteurs  à  cause  de  l'impôt  que  tu  ne  peux  ac- 
quitter :  j'ai  là  mes  parures  de  noces,  prends-les,  va 
les  vendre.  »  La  surprise  de  Maura  s'explique  aisé- 
ment; on  avait  déjà  vu  des  chrétiens  se  faire  volon- 
tairement arrêter,  afin  d'échapper  aux  poursuites  de 
leurs  créanciers  (1);  mais  surtout  dans  ces  régions 
égyptiennes,   où  l'on  tenait  à  honneur    de  ne   pas 

(1)  Saint  Augustin,  Brev.  coll.  cuni  donat.,  III;  voir  plus  haut,  p.  205. 


364  LE  QUATRIEME  EDIT  EN  ORIENT  (304). 

payer  l'impôt  (1),  remprisonnement  et  les  plus  cruel- 
les tortures,  subis  avec  un  surprenant  stoïcisme  (2), 
étaient  souvent  le  lot  des  contribuables  (3).  Maura 
dit  encore  :  «  Mon  frère  Timothée,  si  je  te  cherche 
après  cela,  où  te  trouverai-je?  Lorsque  viendra  le  di- 
manche, qui  est-ce  qui  fera  la  lecture  des  saints  Li- 
vres? —  Maura,  répondit  le  martyr,  viens  avec  moi 
confesser  ta  foi  et  recevoir  la  couronne.  —  Hélas  !  dit 
Maura,  je  désirais  vivement  être  avec  toi,  mais  je  sen- 
tais de  mauvaises  pensées  dans  mon  cœur.  Tes  paroles 
y  font  rentrer  le  Saint-Esprit.  —  Va  trouver  le  prési- 
dent, reprend  Timothée,  et  lui  reprocher    le  hon- 
teux rôle  qu'il  a  voulu  te  faire  jouer.  —  J'ai  peur, 
mon  frère  Timothée  :  si  j'allais  manquer  de  courage  ! 
je  suis  si  jeune  I  je  n'ai  que  dix-sept  ans.  —  Espère 
en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ ,  »  répond  Timothée  ; 
et,  levant  les  yeux  au  ciel,  il  s'écrie  :  «  Seigneur, 
jetez  les  yeux  sur  votre  servante  Maura,  et,   après 
nous  avoir  unis  dans  le  mariage,  ne  nous  séparez  pas 
dans  le  combat.  »  La  prière  du  martyr   fut    exau- 
cée :  la  tremblante  jeune  femme   n'eut  plus  peur  : 
elle   supporta   les   plus   cruels  tourments;  elle   eut 
de  ces  railleries  héroïques  qui, piquaient  si  fort  les 
bourreaux.  Les  deux  époux  furent,  l'un  en  face  de 
l'autre,  attachés  à  des  croix  pour  y  mourir  de  faim, 


(1)  Ammien  Marcellin,  XXII,  16. 

(2)  Ibid. 

(3)  Cf.  Lactance,  De  mort,  pers.,  31;  Code  Théodosien,  XI,  vu,  3. 
Voir  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  inscriptions,  1880,  p.  81,  et 
Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs^  p.  107-108. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETC.     365 

comme  les  martyrs  égyptiens  dont  parle  Eusèbe. 
On  dit  qu'ils  y  restèrent  neuf  jours  avant  d'expirer, 
s' exhortant  mutuellement  à  la  constance.  Maura  con- 
jurait son  mari  de  ne  point  céder  au  sommeil.  «  Veil- 
lons, disait-elle,  de  peur  que  le  Seigneur,  nous  sur- 
prenant endormis,  ne  s'irrite  contre  nous;  veillons 
donc  et  demeurons  en  prière,  afin  qu'il  nous  trouve 
sans  cesse  dans  son  attente  et  que  l'ennemi  ne  vienne 
pas  nous  assaillir  jusque  sur  la  croix...  Réveille-toi, 
mon  frère,  réveille-toi,  car  j'ai  vu  devant  moi,  comme 
dans  une  extase,  un  homme  tenant  un  vase  rempli 
de  lait  et  de  miel,  et  cet  homme  me  dit  :  «  Prends  et 
((  bois.  ))  Je  lui  répondis  :  «  Qui  es-tu?  —  Un  ange 
((  de  Dieu,  »  reprit-il,  et  je  répliquai:  «  Lève-toi  donc 
«  et  prions.  »  Il  poursuivit  :  «  Je  suis  venu  plein  de 
«  pitié  pour  toi,  car  tu  as  veillé  jusqu'à  la  neuvième 
«  heure  et  tu  as  faim.  »  Et  je  répondis  :  «  Qui  te  fait 
«  parler  ainsi  et  pourquoi  t'émeus-tu  de  ma  constance 
((  et  de  mon  jeûne?  Ne  sais-tu  pas  qu'à  ceux  qui 
«  l'invoquent  Dieu  accorde  même  l'impossible?  »  Et 
comme  je  me  mettais  en  prière  il  se  détourna  de  moi; 
je  reconnus  une  ruse  de  l'ennemi  qui  voulait  nous 
attaquer  jusque  sur  la  croix,  et  le  démon  s'évanouit 
aussitôt.  Un  autre  apparut  et  me  mena  sur  le  bord 
d'un  fleuve  de  lait  et  de  miel,  en  me  disant  :  «  Bois.  » 
Et  je  répondis  :  «  Je  te  l'ai  déjà  dit,  je  ne  prendrai 
«  ni  eau,  ni  toute  autre  boisson  avant  d'avoir  goûté 
((  le  breuvage  du  Christ  que  me  prépare  la  mort 
«  pour  mon  salut  et  l'immortalité  de  la  vie  éter- 
«  nelle.  »  Il  se  mit  à  boire;  à  l'instant  le  fleuve  se 


366  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  ORIENT  (304). 

transforma  et  le  démon  disparut  (1).  »  Les  paroles 
que  la  tradition  prête  à  l'héroïque  jeune  femme 
n'ont  pu  être  écrites  qu'à  une  époque  où  l'on  n'avait 
pas  oublié  les  effets  physiologiques  du  crucifiement, 
aboli  dès  les  premières  années  du  règne  de  Cons- 
tantin. Ce  sommeil  d'épuisement  contre  lequel  lut- 
tent les  crucifiés,  ces  visions  de  boissons  douces  et 
fraîches  passant  devant  l'esprit  de  malheureux  dé- 
vorés par  la  soif  ardente  qui  arracha  à  Notre-Sei- 
gneur  lui-même  un  cri  d'angoisse  (2),  sont,  parait-il, 
des  faits  d'expérience  en  ces  pays  de  l'Orient  où  le 
supplice  de  la  croix  existe  encore  (3). 

Dans  cette  universelle  terreur,  les  fidèles ,  en  bien 
des  provinces,  quittaient  leurs  maisons  et  se  réfu- 
giaient dans  la  solitude,  comme  nous  l'avons  vu  faire 
dès  l'année  précédente  à  ceux  de  Galatie.  Le  Pont  est 
une  des  régions  où  cette  fuite  est  signalée  avec  quel- 
que détail.  La  persécution  y  était  horrible.  Les  ma- 
gistrats semblaient  occupés  à  inventer  tous  les  jours 
de  nouveaux  supplices.  Roseaux  enfoncés  sous  les  on- 
gles, plomb  liquide  versé  sur  le  dos,  entrailles  déchi- 
rées ,  tels  étaient  les  tourments  dans  lesquels  mou- 
raient les  chrétiens  (i).  Parmi  ceux  qui  cherchèrent 
leur  salut  dans  la  fuite,  furent  le  grand-père  et  la 


(1)  Acta,  16,  17. 

(2)  Akj^w,  sitio.  Saint  Jean,  XIX,  28. 

(3)  Voir  Revue  germanique ,  1864,  t.  XXX,  p.  358;  Dictionnaire 
des  sciences  médicales^  1821,  t.  LI,  art.  Soif;  cités  par  Edmond  Le 
Blant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  243-244. 

(4)  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  VIII,  12,  6. 


LES  MARTYRS  DE  LA  SYRIE,  DE  LA  PHÉNICIE,  ETCf.     367 

grand'mère  paternels  de  saint  Basile  et  de  saint  Gré- 
goire de  Nysse.  Ces  époux  chrétiens  (nous  connaissons 
seulement  le  nom  de  la  femme ,  Macrina)  vivaient  à 
Néocésarée,  attentifs  à  recueillii*  les  traditions  laissées 
par  l'apôtre  de  la  province,  Grégoire  le  Thauma- 
turge (1).  Quand  ils  se  virent  menacés,  ils  abandonnè- 
rent la  ville  et,  avec  quelques  serviteurs,  s'enfoncè- 
rent dans  les  bois  épais  qui  couvrent  les  montagnes 
du  Pont.  Ils  vécurent  dans  d'inaccessibles  retraites 
pendant  sept  années,  confiants  en  la  Providence,  qui, 
aux  heures  d'extrême  détresse ,  faisait  passer  à  portée 
de  leurs  flèches  quelque  cerf  de  la  forêt,  dont  la  chair 
les  nourrissait  (2). 

D'autres  fugitifs  poussèrent  plus  loin ,  et  ne  se  cru- 
rent en  sûreté  qu'après  avoir  franchi  les  limites  de 
l'Empire.  La  Perse,  l'Arménie,  les  déserts  de  l'Arabie 
reçurent  des  chrétiens  persécutés.  Dans  certains  de 
ces  pays,  animés  contre  Rome  de  haines  séculaires, 
le  fait  d'être  proscrits  par  elle  assurait  un  bon  accueil 
aux  émigrants.  Les  Barbares,  ou  les  peuples  de  civi- 
lisation différente  auxquels  l'orgueil  romain  donnait 
ce  nom,  tinrent  à  honneur  de  les  traiter  généreuse- 
ment et  d'accordei^  à  leur  culte  une  entière  liberté  (3). 


(1)  Saint  Basile,  Ep.  204,  6. 

(2)  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oratio  XLTII,  5-8.  Saint  Grégoire 
semble  attribuer  ces  faits  à  la  persécution  de  Maximin  Daia,  et  non 
à  celle  de  Galère.  Mais  Tillemont  me  paraît  avoir  démontré,  par  le 
rapprochement  des  dates,  qu'ils  ne  peuvent  s'être  passés  que  sous  celle 
de  Galère;  Mémoires,  t.  IX,  notes  m  et  iv  sur  saint  Basile. 

(3)  Eusèbe,  De  vila  Constantini,  II,  53. 


CHAPITRE  SIXIÈME 

LE    QUATRIÈME    ÉDIT    EN    OCCIDENT    (30i) 


SOMMAIRE.  —  I.  Les  martyrs  de  Roïie.  —  Manifestation  populaire  du  17  avril 
304.  —  Réunion  du  sénat  et  ordonnance  de  Maximien  Hercule.  —  Res- 
crits  aux  gouverneurs.  —  Sacrifices  exigés  de  ceux  qui  fréquentaient 
les  marchés  ou  les  fontaines.  —  Martyres  de  Marc  et  Marcellien,  —  de 
Castulus,  —  Tiburlius,  —  Gorgonius,  Genuinus,  trente  soldats,  —  Pierre  et 
Marcellin,  —  Arlemius,  Candide,  Pauline,  —  Sotère.  —  Noyades.  —  Sim- 
plicius  et  Faustinus  jetés  dans  le  Tibre.  —  Enterrés  i)ar  Viatrix  dans 
la  catacombe  de  Gencrosa.  —  Sépulture  de  Viatrix,  de  Rufus  ou  Rufi- 
nianus,  dans  la  même  catacombe.  —  Groupe  de  clirétiens  du  Latium 
décapités  sur  la  voie  Salaria.  --  Martyre  de  leur  prêtre  Abundius  et 
de  leur  diacre  Abundantius.  —  Martyre  de  Basilla.  —  Mort  du  pape 
Marcellin,  sa  sépulture  au  cimetière  de  Priscille.  —  Vacance  du  siège 
apostolique.  —  Martyre  de  Cyriaque,  Saturninus,  Sisinnius,  Apronianus, 
Smaragdus,  Largus,  Crescentianus,  Papias,  Maurus,etc.  —  Martyre  de 
Timothée.  —  Sainte  Agnès.  —  Son  procès.  —  Sa  virginité  miraculeuse- 
ment préservée.  —  Martyre  d'Agnès.  —  Dévotion  des  Romains  pour  elle. 

—  Son  tombeau  et  son  cimetière.  —  Martyre  et  sépulture  d'Eméren- 
tienne.  —  Le  sceau  de  Turrania  Lucina.  —  Sainte  Lucine.  —  II.  Les 
MARTYRS  DE  l'Italie  ET  DE  LA  Rhétie.  —  Julcs  et  Moutanianus,  à  Piperno. 

—  Valentin  et  Hilaire,  à  Surrena.  —  Eutychius,  confesseur,  à  Corneto. 

—  Secundus,  Firmina,  Félix,  Grégoire,  Fidence,  Térence,  en  Ombrie.  — 
Martyre  de  Sabin,  évêque  d'Assise.  —  Martyrs  de  la  Campanie  et  de  la 
Lucanie.  —  Euplus,  à  Catane.  —  Lucie,  à  Syracuse.  —  Martyrs  du  Pi- 
cenum  et  de  l'Emilie.  —  Victor  et  AgricoLi,  à  Milan.—  Cassien,  à  Iraola. 

—  Martyrs  de  la  Vénétie  et  de  la  Transpadane.  —  Martyrs  de  Sardaigne. 

—  Martyrs  de  Corse.  —  La  persécution  en  Rhétie  :  sainte  Afra.  — 
m.  Les  MARTYRS  DE  l'Afp.iql'e  ET  DE  l'Espagnk.  —  Cruauté  de  Florus,  pré- 
sident de  Numidie.  —  Les  dies  ihurificationis.  —  Martyrs  enterrés  à 
Mastar.  —  Cippes  des  martyrs  Nivalis,  Matrona,  Salvus ,  entre  Kalama  et 
Cirta.  —  Inscription  de  Sétif  en  l'honneur  des  martyrs  Justus  et  Decu- 
rio.  —  Basilique  de  la  martyre  Digna,  à  Rusicade.  —  Martyrs  de  la  Mau- 
ritanie. —  Le  vétéran  Typasius.  —  Le  porte- drapeau  Fabius.  —  Mar- 
tyrs de  la  province  proconsulaire.  —  Maxima,  Donatilla  et  Secunda, 
à  Thuburbo.  —  Crispine,  à  Theveste.  —  Martyrs  d'Espagne.  —  L'hymne 
quatrième  du  Péri  Stephanôn.  —  Martyrs  anonymes  à  Saragosse.  — 
Caius ,  Crementius,  la  vierge  Encratis,  confesseurs  dans  la  même  ville. 

—  MartjTs  de  Girone,  Barcelone,  Alcala,  Cordoue.  —  Sainte  Eulalie, 
à  Mérida. 

IV.  24 


370  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 


Les  martyrs  de  Rome. 

Au  mois  d'avril  304 ,  Hercule  était  à  Rome ,  où  la 
popularité  dont  il  jouissait  près  d'une  foule  oisive  et 
fanatique  lui  faisait  oublier  les  malédictions  des  pro- 
vinciaux (1).  Le  17  avril  (2),  avant-dernier  jour  des 
jeux  annuels  en  l'honneur  de  Cérès  (3),  une  course 
de  chars  eut  lieu  devant  lui  au  Grand  Cirque.  Après 
la  course ,  où  la  faction  des  Bleus ,  contre  laquelle  pa- 
riait l'empereur  (4),  venait  d'être  vaincue,  la  joie  po- 
pulaire se  traduisit  par  les  acclamations  rythmées 
dont  parlent  souvent  les  historiens  antiques  (5).  Ces 
acclamations  durent  plaire   au  maitre,  car  la  plus 


(1)  Tillemont,  Histoire  des  Empereurs  ^  t.  IV,  p.  47. 

(2)  «  XV  kalendas  maii.  »  Passio  S.  Savini  episcopi  et  martyris, 
1,  dansBaluze,  Miscellanea ,  l.  I,  p.  12. 

(3)  Les  ludi  ceriales  duraient  du  12  au  19  avril;  Marquardt,  Rô- 
mische  Staatsvertcaltung ,  t.  III,  p.  357,  551;  Mommsen,  Rômische 
Staatsrecht,  2"  éd.,  t.  I,  p.  471. 

(4)  «  Misso  sexto  Venetos  vincente;  »  Passio  S.  Savini,  1;  mot  à 
mot  «  (Maximien)  battant  les  Bleus  à  la  sixième  borne.  »  La  faction 
contre  laquelle  se  déclarait  Maximien  avait  été  au  contraire  favorisée 
par  Vitellius,  qui  fit  mettre  à  mort  un  citoyen  pour  avoir  médit  des 
Bleus;  Suétone,  Vitellius,  14;  Dion  Cassius,  LXV,  5.  Caligula,  au 
contraire,  était  un  ardent  partisan  des  Verts;  Suétone,  Caligula,  55; 
Dion  Cassius,  LIX,  15. 

(5)  Voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2°  éd., 
p.  203.  Cf.  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  187;  Saglio, 
art.  Acclamatio,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités,  1. 1,  p.  18-20. 


LES  MAUTYRS  DE  ROME.  371 

grande  partie  des  assistants  (le  narrateur  ne  dit  pas 
l'unanimité)  répéta  douze  fois  :  «  Supprime  les  chré- 
tiens, nous  serons  heureux!  par  la  tête  d'Auguste, 
qu'il  n'y  ait  plus  de  chrétiens  !  »  puis ,  apercevant  le 
préfet  de  Rome  dans  la  loge  impériale,  le  peuple  re- 
prit en  chœur,  dix  fois  de  suite  :  «  Sois  victorieux,  Au- 
guste! et  demande  au  préfet  quels  sont  nos  désirs!  » 
Ce  qu'ils  désiraient ,  ils  l'avaient  dit  assez  haut  ;  Her- 
cule n'avait  pas  besoin  d'un  grand  effort  pour  le  bien 
entendre  (1). 

Une  réunion  du  sénat  eut  lieu  le  22  avril  au  Capi- 
tole  (2).  L'empereur,  s'adressant  aux  Pères  conscrits 
comme,  en  258,  l'avait  fait  par  lettre  Valérien  ab- 
sent (3),  soumit  à  leur  ratification  l'ordonnance  sui- 
vante :  «  Je  permets  que ,  dans  tous  les  lieux  où  se- 
ront trouvés  des  chrétiens,  ils  soient  arrêtés  par 
notre  préfet  de  la  ville  ou  par  ses  officiers,  et  obligés 


(1)  «  Maximiano  Augusto,  quindeciino  kalendas  maii,  in  circo 
Maxime...  pars  major  populi  clamabant,  dicentes  :  Christiani  toUan- 
tur,  et  voluptas  constat.  Dictum  est  duodecies.  Per  caput  Aiigusti, 
christiani  non  sint.  Spectantes  vero  Hermogenianum  prsefectum  urbis, 
item  clamaverunt  decies  :  Sic,  Auguste,  vincas,  voces  nostras  a  prœ- 
fecto  exquire.  »  Passio  S.  Savini,  1, 

(2)  «  Conventus  factus  est  in  Capitolio,  decimo  kalendas  maii.  » 
Ibid.  —  Les  réunions  du  sénat  avaient  lieu  ordinairement  à  la  curie 
Julia,  près  des  comices,  sur  le  côté  nord  du  forum;  mais  quelque- 
fois aussi  il  s'assemblait  ailleurs.  Le  sénat,  siégeant  dans  le  temple  de 
la  Concorde,  élut,  en  237,  empereurs  Pupien  et  Baibin,  puis,  le  même 
jour,  au  Capitole,leur  adjoignit  Gordien  III  (Tillemont,  Histoire  des 
Empereurs,  t.  III,  p.  256-259);  l'élection  de  Claude  le  Gothique, 
en  269,  fut  ratifiée  par  le  sénat  dans  le  temple  d'Apollon  (les  Der- 
nières Persécutions  du  troisième  siècle,  p.  197). 

(3)  Les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle,  2"=  éd.,  p.  81 
et  s-uiv. 


372  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304;. 

de  sacrifier  aux  dieux  (1).  »  Les  sénateurs  se  séparè- 
rent, en  répétant  :  «  Sois  victorieux,  Auguste  !  Auguste, 
puisses- tu  vivre  avec  les  dieux  (2)  !  »  acclamations  que 
la  foule,  assemblée  au  dehors,  reprit  avec  enthou- 
siasme. Ainsi  fut  promulgué,  à  Rome,  par  l'autorité 
de  l'Auguste  qui  régnait  en  Occident,  l'édit imposé  en 
Orient  par  Galère  à  la  faiblesse  de  Diociétien.  Des  res- 
crits  le  firent  connaître  immédiatement  aux  gouver- 
neurs des  provinces.  On  a  conservé  celui  que  reçut 
Vénustien,  correcteur  d'Étrurie  et  d'Ombrie  (3)  : 
«  Nous  commandons  que ,  dans  tous  les  lieux  où  est 
prononcé  le  nom  chrétien ,  ceux  qui  professent  cette 
superstition  soient  contraints  de  sacrifier  aux  dieux  ou 
soient  mis  à  mort  :  on  les  dépouillera  de  leurs  biens , 
qui  seront,  avec  les  revenus,  attribués  au  fisc  (4).  » 


(1)  «...  Patres  conscripti,  concedam  facultatem,  ut  ubicuraque  îh- 
Tenti  fuerint  chrisliani,  teneantur  a  prtefecto  noslro  urbis  vel  ab  offi- 
cie ejus  et  sacrificent  diis.  »  Passio  S.  Savini.  1. 

(2)  «  Auguste,  tu  vincas,  et  cum  diis  floreas.  »  Ibid. 

(3)  Augusialis  Tusciœ,  dit  la  Passio.  Le  vrai  titre  du  gouverneur 
de  Toscane  sous  Diociétien  était  corrector  Etrurix  (ou  Tuscix)  et 
Umbrix  ;  voir  Marquardt,  Bômische  Staatsverwaltung,t.  I,  p.  236-, 
C.  Jullian,  les  Transformations  politiques  de  l'Italie  sous  les  em- 
pereurs romains,  p.  174.  Après  370,  le  gouverneur  de  Toscane  s'ap- 
pela consularis  Tuscix.  Le  seul  gouverneur  d'Egypte  reçut,  entre  265 
et  38G,  le  titre  de  prxfectus  augustalis  (Mommsen ,  Mémoire  sur  les 
provinces  romaines ,  p.  32). 

(4)  «  ...  Commonemus  ut  ubicunque  christiani  nomen  auditum  fue- 
rit,  superstitionem  co lentes  aut  sacrificare  cogantur  diis„  aut  certe 
pœnis  intereant,  facultatibusque  nudati,  eœdem  fisco  cum  tributis  adpli- 
candae  socientur.  »  Passio  S.  Savini,  2.  —  Sur  la  valeur  de  la  Pas- 
sion de  saint  Sabin,  trop  complètement  rejetée  par  Tillemont,  voir  De 
Rossi,  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1871,  89-90;  Edmond 
Le  Blant,  les  Actes  des  Martyrs  ,  p.  187-188;  Mason ,  The  persécu- 
tion of  Diocletian,  p.  212,  215.  M.  de  Rossi  dît  du  préambule  de  cette 


LES  MARTYRS  DE  ROMK.  373 

L'exécution  de  l'édit  commença  aussitôt  à  Rome. 
De  cruelles  ruses  (1)  mettaient  les  chrétiens  dans  l'al- 
ternative d'apostasier  ou  de  se  trahir.  Ces  inventions 
perfides  sont  fréquentes  dans  la  dernière  persécution. 
Déjà  l'on  a  vu,  à  Nicomédie,  des  autels  placés  dans 
tous  les  prétoires,  et  les  plaideurs  invités  à  sacrifier 
avant  d'exposer  leur  cause  (2).  En  Galatie,les  den- 
rées alimentaires  n'étaient  mises  en  vente  qu'après 
avoir  été  consacrées  aux  idoles  (3) .  A  Rome ,  des  sta- 
tues, devant  lesquelles  on  devra  offrir  de  l'encens 
avant  d'acheter  ou  de  vendre,  furent  posées  de  même 
dans  tous  les  marchés  :  il  y  eut  des  gardes  postés  près 
des  innombrables  fontaines  publiques,  avec  défense 
d'y  laisser  puiser  ceux  qui  refuseraient  de  rendre  hom- 
mage aux  dieux  {k). 

Passion,  relatif  à  la  scène  du  cirque,  quelle  y  est  «  narrata  con  si 
évidente  stile  di  verita  e  tante  minute  particolarita  che  il  Marini  ed 
altri  critici  giustamente  lodano  quel  passo  corne  genuinissimo.  »  Bul- 
lettino  di  arcli.  crist.,  1883,  p.  156. 

(1)  Cf.  saint  Optât ,  De  schism.  donat.,  III,  8  :  «  artificiosa  crude- 
litas.  )) 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  171. 

(3)  Voir  plus  haut,  p.  133. 

(4)  «  Facta  est  persecutio  talis,  ut  nullus  emeret  aut  venumdaret 
aliquid  nisi  qui  slatunculis  positis  in  eodem  loco,  ubi  emendi  gratia 
ventum  fuisset,  thuris  exhibuisset  incensum.  Circa  insulas,  circa  vi- 
cos,  circa  nymphœa  quoque  erant  positi  compulsores ,  qui  neque 
emendi  copiam  darent  aut  hauriendi  aquam  ipsam  facultatem  tribue- 
rent,  nisi  qui  idolis  delibassent.  »  Acta  S.  Sebastiani,  G5,  dans 
ActaSS.^  janvier,  t.  II,  p.  275.  —  a  Exierat  enim  edictum,  ut  nullus 
auderet  emere,  neque  vendere  panem,  neque  haurire  aquam,  nisi 
prius  sacrificaret.  »  Actes  des  martyrs  grecs,  dans  De  Rossi,  Roma 
sotterranea,  t.  III,  p.  208.  —  Cf.  Tiilemont,  Mémoires,  t.  V,  art. 
sur  la  persécution  de  Dioclétien;  De  Rossi,  l.  c,  p.  212;  Bullettino  di 
arch.  crist.,  p.  166. 


374  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EX  OCCIDENT  (304). 

Dans  cette  crise  violente  périrent  plusieurs  des  mar- 
tyrs que  nomme  la  Passion  de  saint  Sébastien  (1). 
Peut-être  Marc  et  iMarcellien,  inhumés  entre  la  voie 
Appienne  et  la  voie  Ardéatine,  dans  le  cimetière  de 
Basileus,  contigu  à  celui  de  Domitille  (2),  avaient-ils 
reçu  la  mort  dans  une  phase  antérieure  de  la  persé- 
cution (3);  mais  le  supplice  du  zétaire  Castulus  (4)  est 
bien  de  ce  temps.  On  raconte  que,  arrêté  sur  la  voie 
Labicane ,  «  les  bourreaux  le  précipitèrent  à  l'instant 
dans  une  fosse ,  et  firent  tomber  sur  lui  une  masse  de 
sable  (5).  »  Le  saint  se  rendait  à  une  réunion  chré- 
tienne qui  se  tenait  dans  quelque  arénaire  à  cause 
de  la  confiscation  des  cimetières  et  des  églises  (6), 
quand  il  fut  ainsi  surpris  et  enterré  vivant  par  les 
persécuteurs.  Autour  de  son  tombeau  se  creusa  peu  à 
peu  une  catacombe ,  dans  la  pouzzolane  humide  des 
infiltrations  de  l'aqueduc  Claudia  :  la  dévotion  aux 
reliques  du  martyr  explique  seule  le  choix  d'un  ter- 
rain aussi  défavorable  (7).  Plus  près  de  Rome,  sur  la 


(1)  J'ai  déjà  dit  que  les  nombreux  épisodes  rapportés  dans  ces  Actes 
sont  rattachés  les  uns  aux  autres  par  un  lien  probablement  très  arti- 
ficiel. Baronius  (Ann.,  ad  ann.  286,  §  8)  reconnaît  de  même  que  ce 
qui  est  rapporté  dans  les  Actes  de  saint  Sébastien  peut  avoir  été  fait 
en  des  temps  fort  éloignés  l'un  de  l'autre. 

(2)  De  Rossi,  Rojna  sotterranea,  t.  I,  p.  180-181;  Armellini,  An- 
tichi  cimiteri  cristiani  di  Rojua,  p.  437-440. 

(3)  Acta  S.  Sebastiani ,  p.  5. 

(4)  Voir  plus  haut,  p.  5,6. 

(5)  «  Missus  est  in  foveam,  et  dimissa  est  super  eum  massa  arena- 
ria.  »  Acta  S.  Sebastiani,  83. 

(6)  Cf.  De  Rossi,  Ro?na  sotterranea,  t.  I,  p.  201-202,  et  2^  partie, 
p.  15,  37. 

(7)  De  Rossi,  Bullettino   di  archeologia  cristiana,    1865,  p.  9- 


LES  MARTYRS  DE  ROMK.  375 

même  voie,  fut  décapité  TiJnirtius  :  son  tombeau  (1) 
est  dans  un  autre  cimetière  de  la  voie  Labicane,  con- 
temporain de  Dioclétien  (2) ,  et  primitivement  appelé, 
d'une  dénomination  locale,  ad  duas  lauros  (3). 

Ce  cimetière,  où  reposèrent  entre  autres  martyrs 
Gorgonius ,  Genuinus ,  un  groupe  de  trente  soldats  (V) , 

10;  Armellini,  Antichi   cîmiteri    cristiani  di    Roma ,    p.    284-287. 

(1)  Représenté  par  une  petite  basilique  encore  visible,  que  mentionne 
la  Passion  des  SS.  Pierre  et  Marcellin ,  remontant  probablement  au 
sixième  siècle,  et  l'itinéraire  de  Salzbourg,  du  septième;  de  là  partait 
un  escalier  descendant  à  l'intérieur  du  cimetière.  Voir  ISuovo  Bullet- 
tino  di  archeologia  cristiana ,  1898,  p.  178-182. 

(2)  De  Rossi,  Roma  sotterranea.  t.  1,  p.  178-179.  Voir  l'inscription 
mise  sur  le  tombeau  par  le  pape  Damase,  Inscriptiones  christianœ 
urbis  Romœ,  t.  II,  p.  64,  n"  12;  p.  96,  n"  48.  Un  graffito  :  TIBVRTIVS 
IN  :^  CVM  SVIS  AMEN  est  peut-être  une  allusion  au  martyr.  Armel- 
lini, Antichi  cimiteri  cristiani  di  Roma,  p.  291. 

(3)  Sur  ce  cimetière,  \oir  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1864, 
p.  10,  82;  1873,  p.  147;  1877,  p.  21;  1878,  p.  46,  69-71,  149;  1879,  p.  75- 
87;  1881,  p.  164,  165;  1882,  p.  111,  130;  Nuovo  Bullettino,  1898, 
p.  137-183.  Les  caractères  archéologiques  du  cimetière  paraissent  à 
M.  de  Rossi  «  convenir  à  la  période  qui  précéda  la  paix  constantinienne 
plutôt  qu'à  la  période  suivante.  »  Bull.,  1882,  p.  120. 

(4)  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  178-179.  Inscription  damasienne  du 
tombeau  de  Gorgonius, /nscr,  christ,  urbis  Romae,  t.  II,  p.  64, 
n°  13;  p.  107,  no 52;  p.  437,  n'^  120.  Je  ne  reproduis  pas  cette  inscrip- 
tion, non  plus  que  celle  de  Tiburtius,  parce  qu'elles  ne  contiennent 
aucun  renseignement  historique.  Selon  le  martyrologe  romain,  Gorgo- 
nius serait  un  martyr  de  Nicomédie ,  dont  le  corps  aurait  été  trans- 
porté à  Rome.  Mais  ce  martyrologe  le  dit  enterré  sur  la  voie  Latine, 
ce  qui  est  faux.  Le  martyrologe  hiéronymien  porte  :  «  Romœ  via  La- 
bicana  inter  duas  lauros  in  cimiterio  ejusdem  natale  sci  Gorgoni.  » 
Tous  les  itinéraires  du  septième  siècle  désignent  également  le  cime- 
tière de  la  loie  Labicane.  La  chambre  funéraire  de  Gorgonius  est  pro- 
bablement celle  où  se  voit  au  fond,  à  gauche,  un  siège  taillé  dans  le 
tuf,  et  dont  la  voûte,  décorée  de  peintures  du  cinquième  ou  sixième 
siècle,  porte  l'image  de  Jésus-Christ  entre  les  apôtres  saint  Pierre  et 
saint  Paul,  avec,  au-dessous,  l'Agneau  divin  entre  quatre  saints  dé- 
signés ainsi   :  PETRVS  MARCELLINVS   TIBVRTIVS    GORGONIVS. 


376  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

reçut  bientôt  le  nom  des  saints  Pierre  et  Marcellin ,  en 
souvenir  de  deux  des  plus  célèbres  victimes  de  la  per 
sécution  (1).  Le  premier  était  prêtre,  le  second  exor- 
ciste. Décapités  dans  la  forêt  Blanche  (2),  sur  la  voie 
Cornelia,  ils  furent  transportés  dans  la  catacombe  de 
la  voie  Labicane  (3)  par  une  sainte  femme  nommée 
Lucille,  parente  de  Tiburtius  (4).  Le  pape  Damase  a' 
composé  pour  leur  tombeau  (5)  une  inscription  en 


Comme  Tiburtius  fut  enterré  au-dessus  du  cimetière,  et  que  la  cham- 
bre funéraire  de  Pierre  et  Marcellin  est  distincte  de  celle  que  nous  ve- 
nons de  décrire,  celle-ci  paraît  bien  avoir  servi  à  Gorgonius.  Voir  JSuovo 
Bulleitino  di  archeologia  cristiana,  1898,  p.  184. 

(1)  Pierre  et  Marcellin  sont  parmi  le  petit  nombre  de  martyrs  nom- 
més au  canon  de  la  messe. 

(2)  Là  avaient  été  également  décapitées,  sous  Valérien,  les  saintes 
Rufine  et  Seconde;  voir  le'i  Dernières  Persécutions  du  troisième 
siècle,  2e  éd.,  p.  100. 

(3^  Le  2  juin  :  «  III  non.  jun.  Romae  in  cimiterio  ad  duas  lauros 
via  Lavicana  miliario  quarto  Marcellini  presb.  et  Pelro  exorcista.  » 
Martyrologe  hiéronymien. 

(4)  Acta  SS.  Marcellini  et  Pétri,  dans^c^a  S5.,  juin,  t.  II,  p.  171. 
Voir  sur  ces  saints,  Brùder,  Die  heiligen  martyrer  Marcellinus  und 
Petrus,  ihre  Verehrung  und  ihre  Reliquien,nach  gedruckten  und 
ungedruliten  Quellen,  Mayence,  1878. 

(5)  La  crypte  des  saints  Pierre  et  Marcellin  a  été  découverte  par 
M.  Stevenson,  lors  des  travaux  faits  dans  la  catacombe  de  1895  à 
1897.  Un  escalier  y  conduisait.  Près  de  la  chambre,  un  antique  pèle- 
rin avait  tracé  un  gralfito  en  leur  honneur.  La  chambre  est  vaste,  et 
a  été  taillée  de  manière  à  recevoir  de  nombreux  visiteurs.  Au  centre, 
devant  l'abside,  subsiste,  isolé,  un  bloc  de  muraille,  contenant  deux 
loculi.  Il  est  évident  que  ce  pan  de  mur  a  été  conservé  à  dessein , 
quand  tout  autour  on  démolissait  une  galerie  et  l'on  abattait  les  parois 
pour  créer  le  sanctuaire  souterrain.  Les  deux  tombes  qui  y  restent 
ont  contenu  les  corps  des  martyrs  que,  par  un  sentiment  de  respect, 
on  n'avait  pas  voulu  transporter  dans  une  sépulture  plus  monumen- 
tale :  on  s'est  contenté  de  décorer  sur  place  les  humbles  loculi  de 
pilastres  et  de  marbres.  Voir  Nuovo  Bullettino  di  archeologia  cris- 
tiana, 1897,  p.  117-125;  1898,  p.  148-178  et  pi.  MI,  XII,  XIII.  Cons- 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  377 

vers,  dans  laquelle  il  rapporte,  d'après  la  confession 
da  bourreau  lui-même,  les  circonstances  de  leur 
martyre.  <(  Marcellin,  Pierre,  écoutez  le  récit  de  votre 
triomphe.  Quand  j'étais  enfant,  le  bourreau  m'a  ra- 
conté, à  moi  Damase,  que  le  persécuteur  furieux  avait 
ordonné  de  vous  trancher  la  tête  au  milieu  des  brous- 
sailles, afin  que  personne  ne  pût  retrouver  votre  sé- 
pulture. Joyeux,  vous  avez  préparé  celle-ci  de  vos 
propres  mains.  Après  que  vous  eûtes  pendant  quelque 
temps  reposé  dans  une  blanche  tombe  (1),  vous  fites 
savoir  ensuite  à  Lucille  (2)  qu'il  vous  plairait  d'a- 
voir vos  très  saints  corps  enterrés  ici  (3).  » 

Quelques  jours  avant  les  saints  Marcellin  et  Pierre, 
avaient  péri  trois  membres  d'une  famille  convertie 


tantin  avait  élevé  aii-dessiis  du  cimetière  une  vaste  basilique  en  l'hon- 
neur des  saints  Pierre  et  Marcellin  [Liber  Pontificalis ,  Silvester,  éd. 
Duchesne,  t.  I,  p.  182),  mais  toute  trace  en  a  disparu,  La  petite  ba- 
silique existante  encore,  et  d'où  part  l'escalier  qui  descend  dans  le 
cimetière,  est  celle  de  Gorgonius,  dont  il  a  été  question  plus  haut, 
p.  375,  note  1. 

(1)  Allusion  à  leur  tombeau  primitif  dans  la  Silva  Candida. 

(2)  Cf.  Acta  SS.  Marcellini  et  Pétri,  6. 

(3)  M\RCELLINE   TVOS   PÀRITER   PETRE  NOSCE    TIUVMPHOS 
PERCVSSOR    RETVLIT   MIHI   DAMASO    CVM   PVER    ESSËM 
IIAEC    SIBI    CVRNIFICEM    RABIDVM    MANDATA   DEDISSE 
SEPIBVS   IN   MEDIIS   VESTRA   VT   TVNC    COLLA   SECARET 
NE   TVMVLVM   VESTRVM   QVISQVAM   COGNOSCERE    POSSET 
VOS   ALACRES   VESTRIS   MANIBVS   MVNDASSE   SEPVLCRA 
CANDIDVLO   OCCVLTE   POSTQUAM    lACVISTIS   IN   ANTRO 
POSTEA    COMMONITAM   VESTRA   PIETATE   LVCILLAM 

HIC   PLACVISSE   MAGIS  SANCTISSIMA    CONDERE   MEMRRA. 

Cette  inscription  est  rapportée  dans  les  Acta  SS.  Marcellini  et  Pelri, 
8;  voir  à  ce  sujet  les  observations  de  M.  de  Rossi,  Inscript,  christ, 
urlns  Romx,  t.  II,  p.  45. 


378  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

par  eux,  Artemius,  qui  fut,  dit-on,  leur  geôlier,  l'é- 
pouse et  la  fille  de  celui-ci.  Candide  et  Pauline.  Ar- 
rêtés comme  ils  sortaient  d'une  crypte  de  la  voie  Au- 
rélia (1),  où  Marcellin  avait  célébré  la  messe ,  Artemius 
fut  frappé  du  glaive.  Candide  et  Pauline  précipitées 
par  le  luminaire  et  accablées  sous  les  pierres  (2).  Cette 
exécution ,  aussi  barbare  dans  son  genre  que  celle  de 
Castulus ,  convient  à  un  moment  où  l'entrée  des  cime- 
tières était  défendue,  et  où  ceux  qui  s'y  aventuraient 
couraient  risque  de  la  vie.  iMais  la  manière  dont  mou- 
rurent les  deux  martyres,  jetées  de  dehors  dans  les 
profondeurs  de  la  catacombe  par  le  puits  qui  y  faisait 
pénétrer  Tair  et  le  jour,  montre  que,  dans  les  temps 
qui  précédèrent  la  persécution ,  les  chrétiens  avaient 
possédé  en  paix  leurs  cimetières,  et  n'avaient  pas  craint 
d'y  faire  des  travaux  extérieurs  et  apparents  (3). 

Candide  et  Pauline  étaient  de  condition  médiocre  ; 
mais  la  persécution  n'épargnait  pas  les  plus  illustres 


(1)  Au  cimetière  de  saint  Calepode;  cf.  De  Rossi,  Bullettino  di  ar- 
cheologia  cristiana ,  1881,  p.  104-106;  Roma  sotterranea ,  t.  I, 
p.  165,  182. 

(2)  «  Sanctam  vero  Candidain  atque  virgtnem  Paulinain  per  praecipi- 
tium,  id  est  per  luminare  cryptse,  jactantes ,  lapidibus  obruerunt.  » 
Acta  SS.  Marcellini  et  Pétri,  7.  La  vraie  leçon  donnée  par  plusieurs 
manuscrits  de  Rome  (Bosio,  Roma  sotterranea,  p.  116)  et  parle  plus 
ancien  des  manuscrits  de  Paris  contenant  ces  Actes  (Le  Blant,  les 
Actes  des  martyrs,  p.  275)  est  luminare  et  non,  comme  d'autres  le 
portent,  liminare.  Cf.  l'inscription  du  diacre  Severus  (295-303)  : 

CVBICVLVM    DVPLEX  CVM   LVMIN\RE 

(De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  46  et  pi.  V,  n^  3).  Voir  d'au- 
tres inscriptions  faisant  allusion  au  luminare  dans  Le  Blant,  l.  c. 

(3)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  422-423. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  379 

Romaines.  Saint  Ambroise  a  célébré  le  martyre  de  sa 
parente  Sotère,  descendant  comme  lui  de  la  gêna 
Aurélia  (1).  «  C'était  une  belle  et  noble  vierge  :  à  l'il- 
lustration des  aïeux,  aux  consulats  et  aux  préfectures 
gérés  par  les  ancêtres,  elle  préféra  la  foi  :  quand  on 
la  somma  de  sacrifier,  elle  répondit  par  un  refus.  Le 
persécuteur  ordonna  de  souffleter  la  jeune  fille ,  es- 
pérant qu'elle  céderait,  sinon  à  la  douleur,  au  moins 
à  la  honte.  Mais  elle ,  à  ces  paroles ,  découvrit  son 
front ,  et  parut  voilée  de  son  seul  martyre  :  elle  alla 
au-devant  de  l'outrage,  présenta  ses  joues,  pressée 
de  sanctifier  par  la  souffrance  des  attraits  qui  eussent 
pu  causer  sa  ruine.  Elle  se  réjouissait  de  perdre  une 
beauté  périssable ,  afin  de  mettre  sa  pudeur  à  l'abri 
du  péril.  On  put  meurtrir  son  visage  :  la  beauté  inté- 
rieure demeura  intacte  (2).  »  Quelle  lumière  jettent 
ces  paroles  sur  les  dangers  que  la  jeunesse  et  la  beauté 
faisaient  courir  aux  femmes  chrétiennes,  en  ces  jours 
où  ni  l'innocence  ni  la  noblesse  ne  pouvaient  plus  les 
protéger  contre  de  honteux  caprices  !  Elles  en  étaient 
réduites  à  bénir  la  main  brutale  qui ,  s'abattant  sur 
leur  visage,  le  défigurait  jusqu'à  lui  faire  perdre  toute 
forme  humaine.  «  Ainsi,  continue  saint  Ambroise ,  à 
travers  les  injurieux  traitements  réservés  aux  escla- 
ves, elle  atteignit  le  faite  de  sa  passion,  si  courageuse 
et  s«i  douce  que  le  bourreau  se  fatigua  de  frapper  ses 
joues  avant  que  la  martyre  fût  fatiguée  de  souffrir  ses 


(1)  Sur  la  famille  et  la  noblesse  de  sainte  Sotère,  ihid.^  p.  23-29. 

(2)  Saint  Ambroise,  1>«  exhortatione  virginitalis,  12. 


380  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

outrages.  On  ne  la  vit  ni  baisser  la  tête ,  ni  détourner 
le  front;  elle  ne  poussa  pas  un  gémissement,  ne  versa 
pas  une  larme.  Enfin,  après  avoir  épuisé  tous  les 
tourments,  elle  reçut  du  glaive  le  coup  désiré  (1).  » 
On  enterra  Sotère  dans  la  région  cémétériale  qui 
porte  son  nom,  contiguë  au  cimetière  de  Calliste,  et 
creusée  en  toute  liberté  pendant  les  premières  années 
du  règne  de  Dioclétien  (2).  Cette  area  paraît  avoir 
échappé  à  la  confiscation,  probablement  parce  qu'elle 
était  restée  de  droit  privé,  n'ayant  pas  encore  été 
donnée  à  l'Église  quand  la  persécution  éclata,  bien 
que  de  longue  main  préparée  pour  l'usage  de  la  com- 
munauté chrétienne  (3). 

(1)  Saint  Ambroise,  Dt  Viryinibus,  111,  6. 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  06. 

(3)  Borna  sotterranea,  t.  III,  p.  36.  —  Les  anciens  documents  ci- 
tent plusieurs  martyres  du  nom  de  Sotère;  la  clairvoyante  critique  de 
M.  de  Rossi  a  pu  les  distinguer,  renvoyer  à  la  persécution  de  Valérien 
la  Sotère  honorée  le  12  mai  sur  la  voie  Aurélia  en  même  temps  que 
saint  Pancrace  (voir  les  Dernières  Persécutions  du  troisième  siècle, 
2*  éd.,  p.  101),  et  retenir  pour  la  persécution  de  Dioclétien  celle  dont  la 
commémoration  est  marquée  sur  la  voie  Appienne,  au  10  février  dans 
le  petit  martyrologe  romain,  au  11  février  dans  une  inscription  de  401 
et  plusieurs  manuscrits  du  martyrologe  hiéronymien,  au  6  février  en 
d'autres  manuscrits  de  la  même  compilation  {Roma  sotterranea,  t.  III, 
p.  18-23).  Cependant  deux  manuscrits  des  Actes  de  saint  Pancrace  con- 
tiennent l'addition  suivante  :  «  Eo  tempore  passa  est  virgo  nomine 
Soteris,  nobili  génère  orla,  sub  Diocletiano  imp.  novies  et  Maximiano 
octies  consulibus  »  (Ruinart,  p.  406),  ce  qui  est  la  date  consulaire  de  304  ; 
mais  il  est  facile  de  voir  qu'une  confusion  anciennement  établie  entre 
les  deux  saintes  homonymes  a  fait  introduire  dans  les  Actes  de  ce  mar- 
tyr contemporain  de  Valérien  une  mention  relative  à  la  Sotère  immolée 
sous  Dioclétien.  Reste  une  difficulté  :  celle-ci  est  honorée  en  février; 
or,  selon  toute  apparence,  la  persécution  générale  n'était  pas  commen- 
cée à  Rome  dès  février  304,  é|)oque  où  Dioclétien  malade,  fatigué  d'a- 
voir pris  à  Ravenne  son  neuvième  consulat,  voyageait  lentement  vers 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  381 

En  Occident  comme  en  Orient  le  caractère  domi- 
nant de  la  dernière  persécution  est  l'extrême  bruta- 
lité. Aux  supplices  légaux  on  substitue  des  expédients 
barbares,  qui  tiennent  du  massacre  plutôt  que  d'exé- 
cutions régulières.  La  noyade,  réservée  par  le  droit 
pénal  aux  parricides,  devient  d'un  usage  fréquent  : 
elle  est  considérée  comme  le  mode  le  plus  expéditif 
de  se  débarrasser  des  condamnés,  sans  bruit,  sans 
exciter  chez  les  spectateurs  ces  mouvements  de  pitié 
qui  commencent  à  paraître  plus  souvent  que  ne  vou- 
draient les  bourreaux.  A  Nicomédie,  sous  les  yeux  de 
Dioctétien,  les  noyades  ont  eu  lieu  dès  303  :  nous  les 
avons  vu  continuer  en  province.  A  Rome,  en  304,  on 
fait  usage  aussi  de  ce  sauvage  et  hypocrite  supplice , 
que  renouvellera  chez  nous  la  Terreur. 

C'est  ainsi  que  du  «  pont  de  pierre ,  »  pons  iapideiis, 


les  provinces  danubiennes,  et  n'avait  pas  encore  pu  subir  les  conseils 
du  véritable  auteur  du  quatrième  édit,  Galère,  resté  en  Orient.  Je  me 
demande  si  la  date  demeurée  flottante  entre  le  6  et  le  il  février  serait, 
non  celle  de  la  mort,  peut-être  oubliée  quand  furent  compilés  les  ma- 
nuscrits hiéronymiens  et  l'inscription  de  401,  mais  plutôt  celle  d'une 
translation  des  reliques  delà  sainte  après  la  paix  de  l'Église.  La  cham- 
bre où  avait  été  déposée  primitivement  sainte  Solère  (X,  39,  sur  le 
plan  général  du  cimetière  de  Calliste,  Ito)na  sotierranea,  t.  III,  pi. 
XLII-XLV)  paraît  avoir  été  pendant  un  certain  temps  visitée  par  les 
pèlerins,  comme  en  témoignent  les  travaux  faits  pour  leur  donner  ac- 
cès {ibid.,  p.  33,  86-87);  cependant  elle  ne  reçut  pas  la  décoration 
accoutumée  des  sanctuaires  historiques  des  catacombes,  parce  que  le 
tombeau  de  la  martyre  fut  plus  tard  transféré  dans  une  petite  basilique 
à  trois  absides  [cella  trichora)  construite  sur  le  sol,  à  quelque  dis- 
tance [ihid.,  p.  36;  cf.  t.  I,  p.  259-264  ;  t.  III,  p.  17,  469,  et  pi.  XXXIX). 
Je  verrais  volontiers  dans  la  date  de  février  un  souvenir  de  cette 
translation. 


382  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

au-dessous  de  File  du  Tibre  (1),  Simplicius  et  Faus- 
tinus  furent  jetés  dans  le  fleuve.  Le  courant  les  en- 
traîna; sainte  Viatrix  (2),  sœur  des  martyrs,  assistée 
des  prêtres  Crispus  et  Jean,  put,  le  29  juillet,  repê- 
cher leurs  cadavres  au  lieu  dit  Sextum  Philippi  (3). 
L'emplacement  appelé  de  ce  nom  était  un  très  vaste 


(1)  «  Corpora  eorum  ligato  saxo  in  colla  eorum  mittebantur  per  pon- 
lem,  quidicitur  lapideus,  in  Tiberis  rheumatibus.  »  Acta  SS.  Beatricis, 
Sijnplicii,  Faustini,  dans  les  Âcia  SS.,  juillet,  t.  VII,  p.  47.  —  Le 
cosmographe  Ethique  (sixième  siècle)  place  ce  pont  en  aval  de  l'île  : 
«  Postiterum,  ubi  unus  effectus  (Tiberis),  per  pontem  Lepidi,  qui  nunc 
abusive  a  plèbe  lapideus  dicitur,  juxta  Forum  boarium,  quem  locum 
Cacum  dicunt,  transiens  adunatur  gratissimosono,  depictus  verlicibus 
suorum  turbinum,  »  etc.  ;  cité  par  De  Rossi,  Bullettino  di  archeologia 
cristiana,  1869,  p.  11.  Ce  pont  est  nommé  aussi  par  les  Actes  de  saint 
Pigmenius  :  «  Pontem  lapideum,  quem  omnes  pontem  majorem  appel- 
lant;  »  Acta  SS.,  mars,  t.  III,  p.  479.  C'est  le  Ponte  Rotto  daujour- 
d'hui.  Voir  cependant,  sur  la  controverse  relative  à  l'identification  du 
Pons  lapideus  ou  Lepidi,  soit  avec  le  Ponte  Rotto,  soit  avec  le  Pont 
Fabricius  (aujourd'hui  Quattro  Capi)  qui  relie  l'île  à  la  rive  romaine, 
Mommsen,  Monatshericht  der  K.  Akad.  der  Wissenschaften  zu  Berlin, 
1867,  p.  535-536  ;  Preller,  Die  Regionen  der  Stadt  Rom,  p.  153;  Ca- 
nina,  Indic.  topogr.  délie  reg.  di  Roma,  4*  éd.,  p.  560-561;  Jordan, 
Topographie  der  Stadt  Rom  in  Alterthum,  t.  II,  p.  200-202. 

(2)  Les  fragments  conservés  de  l'inscription  damasienne  en  l'honneur 
des  martyrs  et  de  leur  sœur  portent  :  FAVSTINO  VIATRICI.  Viatrix 
est  la  forme  féminine  du  co^no?7ie?i  Viator,  fréquent  chez  les  premiers 
chrétiens,  et  non,  comme  on  l'a  cru,  une  corruption  de  Beatrix.  Les 
plus  anciens  documents  désignent  la  sainte  dont  il  est  question  ici  par 
le  nom  de  Viatrix  :  plus  lard  on  le  corrigea  maladroitement  en  Bea- 
trix. De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  652-653;  cf.  Bullettino  di 
archeologia  cristiana,  1883,  p.  144. 

(3)  «  Quoniam  corpora  Deinutu  inventa  sunt  juxta  locum,  qui  appel- 
latur  Sextum  Philippi  via  Portuensi.  »  Acta  SS.  Beatricis,  etc.  Le 
cosmographe  Éthique  décrit  ainsi  ce  lieu  :  «  Circa  Sextum  Philippi, 
quod  praedium  missale  appellatur,  geminatur  (Tiberis)  et  in  duobus  ei 
uno  effectus  insulam  facit  inter  portum  Urbis  et  Ostiam  civitatem.  » 
Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1869,  p.  11. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  383 

latifond,  qui  parait  s'être  étendu  sur  la  rive  droite 
du  Tibre,  entre  le  sixième  et  le  dixième  mille,  et 
avoir  appartenu  à  l'administration  des  jeux  du  cir- 
que, dépendant  de  la  préfecture  urbaine  (1).  Son 
extrémité  la  plus  rapprochée  de  Rome  touchait  pres- 
que au  bois  sacré  des  Arvales.  Les  eaux  étaient  basses 
et  le  courant  peu  rapide  à  cette  époque  de  l'été  :  Via- 
trix  et  ses  compagnons  retrouvèrent  aisément  les 
restes  des  martyrs  vers  l'endroit  où  le  fleuve,  un  peu 
avant  d'arriver  au  Sextum  Philippi,  fait  un  demi- 
cercle  autour  de  la  colline  couverte  par  le  bois  sa- 
cré (2).  On  ne  pouvait  songer  à  porter  les  corps  dans 
quelqu'un  des  grands  cimetières ,  tous  confisqués  à  ce 
moment,  et  d'ailleurs  trop  éloignés;  mais,  prenant  le 
chemin  antique  qui  de  la  voie  Gampanienne  ou  de  la 
voie  de  Porto  gravissait  la  colline  le  long  du  bois  (les 
fouilles  récentes  en  ont  révélé  la  trace) ,  le  courageux 
groupe  arriva  au  champ  de  la  chrétienne  Generosa, 
voisin  du  domaine  arvalique  (3).  Ges  lieux,  autrefois 
si  animés,  étaient  maintenant  déserts  et  infestés  de 
brigands  (4).  Depuis  le  milieu  du  troisième  siècle,  le 
collège  des  Arvales  avait  cessé  de  se  réunir  et  d'of- 
frir à  la  Dea  Dia  les  sacrifices  commandés  par  le  ri- 
tuel :  les  somptueux  édifices  qui  avaient  abrité  ses 


i    (i)  Ibid.,  p.  10-11,  et  Roma  sotterranea,  t.  111,  p.  649. 

(2)  Aussi  l'inscription  (apparemment  du  septième  siècle)  relative  à 
Simplicius  et  Faustinus  qui  passi  sunt  in  flumen  Tiberis  ne  les  dit 
pas  enterrés  au  Sextum  Pliilippi,  mais  en  amont,  super  (Sextum)  Phi- 
lippi.  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1866,  p.  44-45;  1869,  p.  2. 

(3)  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  665. 

(4)  Inscription  païenne  du  troisième  siècle:  ibid.,  p.  683. 


384  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304;. 

fêtes,  le  Caesareum,  la  salle  tétrastyle,  les  exèdres, 
se  dressaient  abandonnés  au  milieu  des  grands  ar- 
bres (1).  Profitant  de  cette  solitude,  les  chrétiens  pou- 
vaient enterrer  leurs  morts  dans  les  sablonnières  qui 
s'étendaient  sous  la  colline ,  et  où  l'on  avait  probable- 
ment accès  par  le  champ  de  Generosa  (2).  C'est  ce 
que  firent  Viatrix  et  ses  compagnons  :  ils  déposèrent 
les  corps  des  martyrs  dans  une  chambre  de  l'aré- 
naire  :  une  sorte  de  sarcophage  adossé  à  la  muraille 
et  formé  de  débris  de  marbres  maçonnés  à  la  hâte 
remplaça  les  tombes  que  l'on  avait  coutume  de  creu- 
ser dans  les  parois  des  cimetières  souterrains  (3). 

A  son  tour  Viatrix,  étranglée  par  les  païens  quel- 
ques mois  après  la  mort  de  ses  frères,  fut  enterrée 
dans  le  même  arénaire  par  les  soins  de  la  matrone 
Lucine  (4).  Un  autre  martyr  eut  sa  sépulture  dans  ce 


(1)  De  Rossi,  Ann.  clell'  Instit.  di  corresp.  archeoL,  1858,  p.  54- 
79;  Bullett.  di  arch.  crist.,  1869,  p.  14;  C.  de  La  Berge,  art.  Arvales, 
dans  le  Dictionnaire  des  Antiquités,  t.  I,  p.  453;  Histoire  des  per- 
sécutions pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2'"e  éd. 
p.  248-249.  Le  bois  sacré  n'était  plus  fréquenté  par  les  païens  qu'une 
fois  par  an,  le  29  mai,  pour  les  amharvalia,(\m  se  prolongèrent  pen- 
dant le  quatrième  siècle  et  même  au  delà,  et  ne  disparurent  qu'après 
l'institulion  de  la  fête  des  Rogations;  voir  De  Rossi,  Roma  sotterra- 
nea,t.  III,  p.  690-691;  Bull.  arch.  com.,  1889,  p.  117.  On  a  d'autres 
exemples  de  monuments  religieux  abandonnés  à  l'époque  païenne; 
ainsi,  le  groupe  de  monuments  en  l'honneur  du  Soleil,  remontant  au 
second  siècle,  et  délaissés  dès  le  règne  d'Aurélien,  qui  a  été  découvert 
sur  le  Janicule.  Bull.  arch.  com.,  1887,  p.  92. 

(2)  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  690;  Bull,  di  arch.  crist.,  1869, 
p.  14.  L'inscription  du  septième  siècle  dit  :  cœmeterium  Generosx 
super  Philippi;  Bull,  di  arch.  crist.,  1866,  p.  44. 

(3)  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  670. 

(4)  «  Quam  etiam  sancta  et  venerabilis  Lucina  una  cum  suis  sanctis- 


LKS  MARTYRS  DE  ROME.  385 

cimetière  improvisé,  Rufus  ou  Rufinianus  (1),  qui 
avait  appartenu  à  la  milice  palatine  et  rempli  la 
charge  de  vicaire  d'un  des  préfets  (2)  :  la  peinture 
de  basse  époque  qui  lui  fut  plus  tard  consacrée  lui  en 
donne  l'uniforme ,  une  chlamyde  fixée  à  l'épaule  par 
une  riche  agrafe  (3).  C'est  probablement  le  Rufus 
dont  parlent  les  Actes  de  saint  Ghrysogone  qui,  ayant, 
en  vertu  de  sa  charge,  la  garde  de  ce  prisonnier 
chrétien,  fut  converti  par  lui  avec  toute  sa  famille  et 
donna  sa  vie  pour  sa  nouvelle  foi  (4). 


simis  fratribus  ibi  in  Sexto  Philippi  sepelivit  IV  Kal.  Aiig.  »  Acta  SS. 
Beatricis,  Simplicii,  Faustini,  dans  Acta  SS.,  juillet,  t.  VII,  p.  36. 
—  «  Quam  sancta  Lucina  cum  suis  fratribus  ibidem  in  Sexto  Pliilippi 
sepelivit.  »  Acta  S.  Anthimii,  13,  dans  Acta  SS.,  mai,  t.  VII,  p.  617. 

(1)  Les  Romains  donnaient  indifféremment  au  même  personnage  le 
nom  ou  son  diminutif,  Rufus  ou  Rufinianus,  Faustus,  Faustinus  ou 
Faustinianus,  Clementinus  ou  Clementianus.  Voir  les  exemples  cités 
par  De  Rossi,  Bullettino  di  archeologia  cristianay  1869,  p.  7;  Roma 
sotterranea,  t.  III,  p.  657-658. 

(2)  Cf.  Lactance,  De  moj^t.  pers.,  1. 

(3)  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  il;  cf.  p.  659-660,  et  Bull,  di  arch. 
crist.,  1869,  p.  5,  7-8.  —  Sur  la  chlamyde  comme  insigne  distinctif 
des  vicaires,  voir  Notitia  dignit.,  Occid.,  Bocking,  p.  428;  Cassiodore, 
Var.,  V[,  15. 

(4)  «  Erat  autem  in  vinculis  jussu  Diocletiani...  Chrysogonus...  Hic 
erat  apud  Rufum  quemdam  vicarium,  quem  dominus  Jésus  Christus 
cum  omni  domo  sua  per  Chrysogonum  lucratus  est.  »  Martyriiim  SS. 
Anastasiœ  et  Chrysogoni,  dans  Surius,  Vitx  55,,  t.  Xll,  p.  313.  — 
«  Natalis  S.  Rufi  martyris,  quem  dominus  noster  Jésus  Cliristus  cum 
omni  domo  sua  per  Chrysogonum  martyrem  lucratus  est;  quem  cum 
omni  domo  sua  Diocletianuspunitum,Chrislo  martyrem  dédit.  »  Adon, 
MartyroL,  28  nov.  Les  Actes  de  saint  Chrysogone,  personnage  romain 
martyrisé  le  22  novembre  à  Aquilée,  et  de  sainte  Anastasie,  martyri- 
sée le  25  décembre  à  Sirmium,  sont  mêlés  de  trop  d'inventions  légen- 
daires pour  qu'il  soit  aisé  d'en  extraire,  avec  quelque  certitude,  ce 
qu'ils  peuvent  contenir  d'éléments  traditionnels.  Je  me  bornerai  à  rap- 
peler la  célébrité  acquise  de  bonne  heure  à  Rome  par  saint  Chrysogone 

IV.  25 


386  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

D'autres  martyrs  immolés  à  Rome  en  ces  jours 
sanglants  curent  leur  tombeau  plus  loin  encore  de  la 
Ville  éternelle  (1).  Vingt-trois  chrétiens  se  tenaient 
cachés  au  vicus  Canariiis,  dans  la  maison  de  la  ma- 
trone Théodora  (*2) ,  sous  la  conduite  du  prêtre  Abun- 
dius  et  du  diacre  Abundantius.  C'étaient  probable- 
ment des  habitants  d'un  bourg  du  Latium,  qui,  effrayés 
de  la  persécution,  avaient  fui  à  Rome  dans  l'espoir 
d'y  échapper  plus  facilement  aux  recherches.  Cet 
espoir  fut  déçu  :  les  fugitifs  furent  arrêtés  le  5  août 
et  menés  sur  l'ancienne  voie  Salaria,  où  on  les  déca- 
pita. Leurs  corps,  disent  les  Actes,  reçurent  la  sépul- 
ture sur  la  même  voie,  dans  un  cimetière  voisin  de  la 
«  montée  du  Concombre  (3) ,  »  au  lieu  dit  «  les  sept 
Colombes  (k).  »  Abundius  et  Abundantius  n'avaient 


dont  le  iitulus  primitif,  sur  l'emplacement  duquel  fut  édifiée  l'église 
moderne,  paraît  remonter  à  l'époque  de  Constantin,  et  l'importance 
que  le  culte  de  sainte  Anastasie  obtint  à  Rome  vers  le  sixième  siècle, 
au  point  qu'une  des  trois  messes  de  Noël  lui  était  propre.  Voir  Tille- 
mont,  Mémoires,  t.  V,  art.  sur  sainte  Anastasie,  veuve  et  martyre; 
Duchesne,  Notes  sur  la  topographie  de  Rome  au  mogen  âge,  III; 
Bickersteth  Birks,  art.  Chrysogonus,  iidiXi?,\e  Dictionary  of  Christian 
biography,  t.  I,  p.  516;  Armellini,  le  Chiese  di  Roma,  p.  202. 

(1)  Acta  SS.,  septembre,  t.  V,  p.  300. 

(2)  «  In  domo  Theodorœ,  in  vicum  qui  dicitur  Canarius.  »  Ibid.  Le 
vicus  Canarius  n'est-il  pas  une  corruption  duvicus  Caprarius  nommé 
dans  d'anciens  documents?  Voir  Jordan,  Topogr.  der  Stadt  Rom  in 
Alterihum,  t.  II,  p.  102. 

(3)  «  In  crypta  in  clivo  Cucumeris.  »  Acta. 

(4)  Le  cimetière  portait  anciennement  le  nom  Ad  septem  columbas, 
comme  d'autres  s'appelaient  également,  de  désignations  locales,  Ad 
duas  lauros,  Ad  insalsatos,  Ad  ursum pileatum ;  De  Rossi,  Roma 
sotterranea,  t.  I,  p.  132.  Après  la  paix  de  l'Église  il  fut  connu  sous 
le  nom  de  Ad  caput  S.  Joannis,  parce  que  la  tête  d'un  martyr  Jean, 
par  une  exception  presque  unique  à  cette  époque,  avait  été  mise  sépa- 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  387 

pas  été  jugés  en  même  temps  que  leurs  paroissiens  : 
les  persécuteurs,  voulant  sans  doute  instruire  plus  so- 
lennellement leur  procès,  les  firent  comparaître  au 
forum  de  Nerva,  où  était  le  secretarium  du  préfet  de 
Rome  et  où  ce  magistrat  rendait  souvent  la  justice  (1). 
Après  de  cruelles  tortures,  le  prêtre  et  le  diacre  furent 
conduits  au  dixième  mille  de  la  voie  Salaria,  près  du 
bourg  de  Rubrae  (2) ,  et  décapités  le  28  août.  Le  choix 


rément  du  corps  sous  l'autel  de  la  petite  basilique  érigée  au-dessus 
du  cimetière.  Parmi  les  martyrs  qui  reposèrent  dans  celui-ci  était  le 
consul  Liberalis,  dont  deux  inscriptions  en  vers  célébraient  la  mort 
pour  le  Christ,  sans  qu'aucun  document  ait  garde  son  souvenir,  et  par 
conséquent  sans  qu'on  puisse  savoir  dans  quelle  persécution  il  périt. 
Voir  Iiiscriptiones  christianx  urhis  Romœ,  t.  II,  p.  101,  n»  23,  et  102, 
n°  38;  Bull,  di  arch.  crut.,   1888-1889,  p.  54-55. 

(1)  «  Prsesentati  in  Tellude  in  foro  ante  templum.  «  Acta.  Le  tem- 
ple de  Tellus,  élevé  en  484  de  Rome,  dans  le  quartier  des  Carines, 
est  souvent  nommé  dans  les  Passions  des  martyrs  (cf.  Jordan,  Topogr. 
der  Stadt  Rom  in  AUerthum,  t.  I,  p.  71;  t.  II,  p.  381,  488-492).  Ce 
lieu  est  quelquefois  désigné,  comme  dans  la  Passion  de  saint  Abun- 
dius,  par  la  formule  abrégée  In  Tellude  (cf.  De  Kossi,  Homa  sotter- 
ranea,  t.  III,  p.  206,  et  le  Liber  PontiflcaUs,  Cornélius,  éd.  Du- 
chesne,  1. 1,  p.  150),  qui  se  retrouve  sous  la  forme  incomplète  IN  TEL... 
dans  un  des  fragments  du  plan  de  Rome  gravé  sur  marbre  au  temps 
de  Septime  Sévère  (Jordan ,  Forma  Urbis  Romx ,  fr.  G).  Dans  les 
Actes  des  saints  Parlhenius  et  Calocerus,  le  passionnaire  emploie 
l'expression  précise  :  In  Tellure  in  secretario.  Le  secretarium  Tel- 
lurense  est  nommé  dans  une  inscription  du  quatrième  siècle  (voir 
Gatti,  Di  una  iscrizione  relativa  agli  uffici  délia  prefettura  Urbana, 
dans  Rendiconti  délia  R.  Accad.  dei  Lincei,  1897,  p.  105-188).  Ce 
secretarium  dépendait  de  la  prxfectura  Urbis,  dont  les  édifices 
s'étendaient  de  la  Suburre  aux  thermes  de  Trajan.  De  côté  de  la  Su- 
burre  étaient  les  prisons  et  les  salles  de  torture  (voir  dans  le  Rkeini- 
sches  Muséum,  1894,  p.  629,  le  commentaire  de  M.  Huelsen  sur  Mar- 
tial, II,  17;. 

(2)  Acta;  cf.  Bull,  di  arch.  crist.,  1883,  p.  136.  Rubrœ  est  nommé 
par  Martial,  IV,  64. 


388  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

d'un  lieu  si  éloigné  de  Rome  semble  indiquer  que  les 
persécuteurs  voulurent  les  exécuter  dans  la  contrée 
même  où  s'était  naguère  exercé  leur  ministère  aposto- 
lique (1).  Les  corps,  mis  en  un  cercueil  de  plomb  (2), 
furent  enterrés  dans  un  domaine  que  possédait, 
seize  milles  plus  loin,  leur  hôtesse  de  Rome,  la  chré- 
tienne Théodora,  et  qui  devint  le  noyau  d'un  grand 
cimetière  (3). 

Le  22  septembre  eut  lieu  l'inhumation  d'une  chré- 
tienne dont  on  connaît  seulement  le  nom  et  la  sépul- 
ture. La  liste  des  Dépositions  des  martyrs  contient 
cette  mention  :  «  Le  10  des  calendes  d'octobre,  (mé- 

(1)  Bull,  di  arch.  crût.,  1883,  p.  159.  Ce  détail  est  jugé  invraisem- 
blable par  l'auteur  de  l'article  sur  «  l'Amphithéâtre  Flavien  et  ses  en- 
virons dans  les  textes  hagiographiques,  »  Analecta  Bollandiana,  1897, 
p.  245. 

(2)  «  In  loculo  plumbeo.  »  Sur  l'usage  des  cercueils  de  plomb  chez 
les  Romains,  voir  Cochet,  Mémoire  sur  les  cercueils  de  plomb  dans 
'antiquité  et  au  moyen  âge,  Rouen,  1870,  p.  6-47;  De  Rossi,  Roma 
sotterranea,  t.  I,  p.  95;  Bidlettino  di  archeologia  cristiana,  1866, 
p.  76;  1870,  p.  10;  1S71,  p.  87;  1873,  p.  77  et  pi.  IV-V;  Crespellani, 
dans  Memorie  delV  Accademia  di  Modena,  1888,  p.  52,  53,  59.  Les 
Grecs  d'Asie  s'en  servaient  aussi  :  le  Louvre  possède  un  sarcophage  de 
plomb,  avec  l'image  de  Psyché,  rapporté  de  Saïda  par  M.  Renan. 

(3)  Sur  le  territoire  de  Rignano.  Bull,  di  arch.  crist.,  1883,  p.  134 
et  suiv.  ;  Stevenson,  dans  Kraus,  Real-Encjjklopudie  der  christlichen 
Alterthiimer,  t.  II,  p.  125.  L'épitaphe  suivante,  aujourd'hui  au  mu- 
sée de  Latran, 

ABVNDIO  PBR 
MARTYRI  SANCT 
DEP.  Vil  IDVS  DEC. 

doit  provenir  de  ce  cimetière,  et  avoir  été  gravée,  après  la  paix  de 
l'Église,  lors  de  la  translation  solennelle  du  martyr  Abundius  [Bull., 
1883,  p.  152,  158).  Un  fragment  de  verre,  gravé  en  creux,  et  portant 
près  de  la  représentation  d'un  personnage  les  lettres  ABV...  fait  pro- 
bablement allusion  à  ce  martyr  {ibid.,  1880,  p.  86). 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  389 

moire)  de  Basilla,  sur  rancienne  voie  Salaria,  Dioclé- 
tien  étant  consul  pour  la  neuvième  fois  et  Maximien 
pour  la  huitième  (1).  »  On  sait  la  valeur  de  cette  liste, 
qui  énumère  les  plus  solennelles  fêtes  de  marty-rs 
célébrées  à  Rome  et  dans  les  principaux  sièges  subur- 
bicaires  (Ostie,  Porto  et  Albano)  avant  le  milieu  du 
quatrième  siècle  (2).  C'est  la  tradition  toute  vivante, 
au  sortir  de  la  dernière  persécution.  Par  une  exception 
presque  unique  dans  le  catalogue  des  Dépositions  (3), 
la  date  consulaire  de  la  sépulture,  et  probablement 
du  martyre,  est  marquée  ici  (4).  Le  cimetière  de  la 
voie  Salaria  auquel  s'attache  le  souvenir  de  Basilla 
est  bien  connu  :  c'est  celui  où  reposèrent  Hermès,  Pro- 
tus,  et  Hyacinthe,  et  dont  nous  avons  plusieurs  fois 
parlé  au  cours  de  ces  études  (5)  :  de  touchantes  preu- 

(1)  «  X  Kal.  Oct.  Bcisillaî  Salaria  Vetere  Diocleliano  IX  et  Maximiano 
VIII  Cons.  »  Depositio  martyrum,  dans  Ruinart,  p.  692. 

(2)  Cf.  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  116. 

(3)  Outre  la  date  consulaire  de  l'année  258  indiquée  pour  saint 
Pierre  et  saint  Paul  et  se  rapportant  à  leur  translation  temporaire  ad 
caiacumbas  sur  la  voie  Appienne,  celle  de  304  est  marquée  pour  Par- 
tenius  et  Calocerus  ;  mais  elle  s'applique,  comme  l'a  montré  M.  de  Rossi, 
à  une  translation  faite  alors  des  reliques  de  ces  saints,  de  leur  tom- 
beau primitif  aune  chambre  plus  obscure  de  lacatacombe  de  Calliste, 
afin  de  les  dérober  aux  profanations  qui  suivirent  la  confiscation  des 
cimetières;  voir  Roma  sotterranea,  t.  II,  p.  211  et  suivantes,  et 
Histoire  des  persécutions  pendant  la  première  moitié  du  troisième 
siècle,  2"  éd.,  p.  308-309. 

(4)  La  probabilité  de  la  translation  de  Partenius  et  Calocerus,  dont 
il  est  question  à  la  note  précédente,  résulte  de  l'examen  des  lieux 
mêmes  et  de  leurs  inscriptions;  mais,  à  défaut  de  tels  indices,  qui 
n'ont  pas  été  relevés  pour  Basilla,  je  pense  qu'il  y  a  lieu  de  considérer 
la  date  consulaire  jointe  à  son  nom  comme  étant  celle,  non  d'une 
translation  hypothétique,  mais  de  sa  })remière  inhumation. 

(5)  Voir  Histoire  des  persécutions  pendant   les  deux  premiers 


390  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

ves  s'y  rencontrent  de  la  dévotion  des  fidèles  pour  la 
sainte,  à  laquelle  ils  recommandent  «  rinnocence  » 
de  leurs  enfants  (1). 

En  calculant  d'après  les  chiffres  d'un  autre  docu- 
ment du  môme  temps,  le  catalogue  des  papes  compris 
dans  la  collection  philocalienne ,  on  fixe  au  24  oc- 
tobre 304  la  mort  du  pape  saint  Marcellin.  Mais  si 
cette  date  (quant  au  jour  et  au  mois)  n'est  pas  assu- 
rée (2),  plus  obscure  encore  est  l'histoire  des  derniers 
moments  du  pontife.  Il  est  impossible  que  le  chef  de 
l'Église  de  Rome  ait  passé  inaperçu  pendant  la  per- 
sécution. Tous  les  écrits  qui  ont  conservé  son  souve- 
nir le  mettent  en  rapport  avec  celle-ci.  Le  catalogue 
philocalien  dit  qu'il  mourut  «  pendant  le  neuvième 
consulat  de  Dioclétien  et  le  huitième  de  Maximien,  à 
l'époque  où  la  persécution  sévissait  (3).  »  D'après  Eu- 
sèbe,  «  il  fut  enveloppé  par  elle  (4).  »  Théodoret,  plus 
explicite,  ajoute  qu'il  «  s'y  distingua  (5).  »  La  tradi- 
tion de  son  martyre  nous  est  parvenue  par  des  récits 


siècles,  2®  éd.,  p.   216;  les  Dernières   Persécutions   du  troisième 
siècle,  T  éd.,  p.  96,  378-386. 

(i)  Domina  Basilla,  commendamus  tlhi  Crescentinus  (Crescenti- 
num)  et  Micina{m)  filia{m)  nost7'a{m)  Cre5ce»i(tinam).  —  Corn- 
mendo  Bas%{\)la  innocentiam  Gemelli.  —  Bullettino  di  archeolo- 
gia  cristiana,  1876,  p.  28. 

(2)  Duchesne,  le  Liber  Pontificalis,  t.  I,  p.  ccxux. 

(3)  «  Marcellinus  aiin.  VIII  m.  III  d.  XXV.  Fuit  teraporibus  Diocle- 
liani  et  Maximiani,  ex  die  prid.  Kl.  Jiillas,  a  cons.  Diocletiano  VI  et 
Constanlio  II  usque  in  cons.  Diocletiano  YIIII  et  Maximiano  VIII,  quo 
tempore  fuit  persecutio  et  cessavit  episcopatus  ann.  VII  m.  VI  d.  XXV.  » 
Ibid.,  p.  6. 

(4)  "0  xal  aÙTÔv  ô  otwyaô?  xaTeî>.r,3£.  Eusèbe,  Hist.  Eccl.fWU,  32,  1. 

(5)  Tov  év  o'.toytJ^w  ôiaTtpe^^avTa.  Théodoret,  Hist.  EccL,  J,  2. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  391 

suspects,  qui  le  montrent  cédant  d'abord  aux  ordres 
des  persécuteurs,  puis  se  relevant  pour  attester  son 
repentir  et  mourir  en  confessant  le  Christ  (1) .  J'ai  déjà 
dit  comment  l'imputation  des  donatistes,  qui  l'accu- 
saient d'avoir  livré  les  saintes  Écritures,  est  invrai- 
semblable (2)  ;  mais  d'autres  documents,  dont  la  trace 
se  retrouve  dans  sa  notice  au  Liber  Pontificalis,  pré- 
tendent qu'il  consentit  à  offrir  de  l'encens  aux  dieux, 
à  «  thurifier,  »  selon  le  langage  du  temps  (3).  Quand 
on  sait  à  quelles  sources  troublées  puisa  quelquefois 
le  rédacteur  des  biographies  pontificales,  on  n'attache 
qu'une  médiocre  importance  à  ce  renseignement  (4). 
ïl  montre  cependant  qu'au  cinquième  siècle  plusieurs 
croyaient  à  une  faiblesse  passagère  du  pape.  Ct 
préjugé  défavorable  est  peut-être  plus  ancien  encore, 
car  le  nom  de  Marcellin  manque  au  catalogue  romain 
de  la  Déposition  des  évêqiies,  ce  qui  semble  un  blâme 
indirect  de  sa  conduite  (5).  Il  ne  se  lit  pas  non  plus 


(1)  Voir  la  notice  de  saint  Marcellin  au  Liber  PonUficalis,  emprun- 
tée vraisemblablement  à  une  Passio  MarceUini  perdue  (cf.  Ducliesne, 
t.  I,  p.  Lxxiv,  xcix),  et  les  Actes  du  faux  concile  de  Sinuesse  (Mansi, 
Concil.,  t.  I,  p,  1250;  Héfélé,  Histoire  des  conciles,  trad.  Delarc, 
t.  I.,  p.  126). 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  18C. 

(3)  «  Ipse  Marcellinusad  sacrifîcium  ductus  est  ut  thurifîcaret,  quod 
et  fecit,  »  dit  le  Liber  Pontificalis.  Cf.  «  ut  thurificarem ,  »  dans  les 
Actes  du  concile  de  Cirta;  saint  Augustin,  Contra  Cresconium,  III , 
27;  et  IN  diebvs  tvrificationis,  dans  une  inscription  de Numidie,  Bull, 
di  arc/i.  crist.,  1875,  p.  162;  1876,  p.  59. 

(4)  Voir  par  exemple  la  biographie  du  successeur  de  Marcellin,  le 
pape  Marcel,  dont  le  récit  est  en  contradiction  formelle  avec  les  faits 
relatés  de  source  sûre  par  saint  Damase;  Duchesne,  t.  I,  p.  166. 

(5)  Ibid.,  p.   Lxxi-Lxxii.  Voir  cependant  l'explicatiou  différente  que 


392  LE  QUATRIÈME  ÈDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

dans  celui  de  la  Déposition  des  martyrs;  mais  on  sait 
qu'un  petit  nombre  de  saints  y  figurent,  ceux-là  seu- 
lement qui  étaient  l'occasion  de  fêtes  solennelles  (1). 
Cette  dernière  omission  ne  va  pas  contre  l'opinion 
de  son  martyre  :  ce  qui,  indépendamment  de  récits 
plus  ou  moins  sûrs,  paraît  la  confirmer,  et  faire 
croire  que  saint  Marcellin  mourut  sous  les  coups  des 
bourreaux  ou  dans  les  souifrances  de  la  prison,  c'est 
la  vénération  dont  fut  entouré  son  tombeau.  Celui-ci 
avait  été  choisi  par  lui-même  (2)  à  l'étage  intermé- 
diaire de  la  catacombe  de  Priscille,  nécropole  restée 
de  droit  privé ,  où  avaient  été  faits  de  grands  travaux 
afin  de  suppléer  aux  cimetières  communs  confisqués 
par  le  premier  édit  (3).  Marcellin  y  reposa  dans  une 
crypte  bien  éclairée  (4),  près  du  martyr  Crescentio  (5), 
et  les  pèlerins  du  septième  siècle,  suivant  les  pas  de 


donnent  de  celte  omission  les  Bollandistes  {Acia  SS.,  juin,  t.  Vil, 
p.  185),  Mommsen  {Chronogr.von  Jahre  354),  De  Smedt  [Introduciio 
ad  hist.  eccl.,  p.  512,  note). 

(1)  De  Rossi,  Roma  sotierranea,  t.  I,  p.  116.  —  Le  pape  saint  Té- 
lesphore,  que  l'on  sait  par  Eusèbe  {Hist.  Eccl.,  IV,  19)  avoir  été  mar- 
tyrisé sous  Antonin,  n'est  pas  nommé  dans  la  Deposiiio  martyrum. 

(2)  Voir  sa  notice  au  Liber  Pontificolis  :  les  travaux  faits  dans  le 
cimetière  de  Priscille  pendant  le  règne  de  Dioclétien  semblent,  confir- 
mer sur  ce  point  l'assertion  du  biographe. 

(3)  Voir  plus  haut,  p.  68. 

(4)  «  In  cubiculum  qui  patet  usquein  hodiernum  diem...  Liber  Pon- 
tificalis,  Marcellinus  (Duchesne,  t.  I,  p.  16).  Un  des  manuscrits  dit  : 
«  cubiculum  clarum.  » 

(5)  «  In  crypta  juxta  corpus  sancti  Crescentionis.  »  Ibid.  La  crypte 
du  martyr  Crescentio  a  été  découverte,  mais  on  n'y  a  trouvé  aucun 
indice  épigraphique  ou  monumental  de  la  sépulture  de  Marcellin  [Bull, 
di  arch.  crist.,  1888-1889,  p.  104-106).  Sur  Crescentio,  voir  les  Der- 
nières persécutions  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  96. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  393 

leurs  devanciers,  y  venaient  encore  prier  devant  ses 
reliques  (1). 

Après  la  mort  de  Marcellin,  la  persécution  continua 
de  désoler  l'Église  de  Rome,  destinée  à  demeurer 
pendant  quatre  ans  sans  pasteur.  Aux  derniers  mois 
de  30i  et  aux  premiers  de  305  doivent  probablement 
être  rapportés  les  martyres  de  Cyriaque,  Saturninus, 
Sisinnius,  Apronianus,  Smaragdus,  Largus,  Crescen- 
tianus,  Papias,  Maurus  et  plusieurs  autres.  Malheureu- 
sement les  récits  dont  ils  sont  l'objet  (2)  sont  mêlés 
d'anachronismes  et  de  fables  (3)  :  on  leur  peut  de- 
mander cependant  quelques  circonstances  générales, 
d'une  suffisante  vraisemblance,  et  surtout  des  indica- 
tions topographiques,  signe  de  ces  vigoureuses  tradi- 
tions locales  qui,  à  Rome,  ont  souvent  survécu  ou 
suppléé  aux  documents  écrits. 

Maximien  Hercule  avait,  dit-on,  condamné  des  fi- 
dèles à  travailler  à  la  construction  des  thermes  im- 
menses que  Dioclétien  faisait  bâtir  sur  le  Viminal, 
présent  dédaigneux  du  vieil  Auguste  à  la  populace 
frondeuse  de  Rome  (4).  Par  l'intermédfaire  du  diacre 
Cyriaque  et  de  Sisinnius,  Smaragdus  et  Largus,  le 


(1)  Epitome  de  locis  sanctorum  martyrum;  Roma  soiterranea, 
t.  I,  p.  176. 

(2)  Acta  S.  MarcelU,  dans  les  Acta  SS.,  janvier,  t.  II,  p.  5;  Acta  S. 
Cyriaci,  ibid.,  août,  t.  II,  p.  327. 

(3)  La  guérison  et  la  conversion  d'une  fille  de  Dioclétien,  le  voyage 
de  Cyriaque  en  Perse  pour  guérir  une  fille  du  roi  Nabor,  le  don  à 
Cyriaque  par  Dioclétien  d'une  maison  près  de  ses  thermes,  le  testa- 
ment de  Dioclétien  en  faveur  de  son  fils  Maximien,  etc. 

(4)  Acta  S.  Marcelli,  1. 


394  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

chrétien  Thrason  leur  envoyait  des  secours  et  des  vi- 
vres (1).  Arrêtes  dans  l'exercice  de  leur  charitable 
mission,  le  diacre  et  ses  auxiliaires  furent  eux-mêmes 
obHgés  à  porter  du  sable  pour  les  maçons  des  thermes. 
Tout  en  travaillant,  ils  trouvaient  moyen  d'assister 
encore  leurs  compagnons  d'infortune.  Parmi  ceux 
qu'ils  aidaient  ainsi  était  un  vieillard  nommé  Satur- 
ninus,  d'origine  carthaginoise  (2).  On  les  jeta  avec 
lui  en  prison  (3) ,  où  Sisionius ,  se  faisant  apôtre ,  put 
gagner  à  la  foi  le  geôlier  Apronianus  (4) . 

Le  procès  de  Sisinnius  et  Saturninus  eut  lieu,  à  part 
de  celui  des  autres,  devant  le  préfet  de  Rome  siégeant 
«à  Tellus  (5),  »  c'est-à-dire  au  forum  de  Nerva.  Un 
document  étranger  aux  Actes  que  nous  résumons,  et 
d'origine  meilleure,  raconte  que,  mis  à  la  torture, 
Sisinnius  montra  une  telle  fermeté,  qu'il  contraignit 
Gratien  (soit  le  bourreau,  soit  un  assesseur  du  préfet) 
à  reconnaître  la  divinité  de  Jésus-Christ  (6).  Ces  con- 


(1)  Ibid.,  2. 

(2)  INCOLA  NVNC  CHRIST!  FVEBAT  CAUTIIAGINIS  ANTE 
TEMPORE   QVO   GLADIVS    SECVIT  PIA  VISCERA  MATIUS 
SANGVINE  MVTAVIT  PATIUAM    SVAMQUE   GENVSQVE 
ROMANVM  CIVEîl   SANCTOKVM  FECIT  ORIGO 


Inscription  du  pape  saint  Damase  sur   la  tombe  de  Saturninus  ;  De 
Rossi,  Inscriptiones  christianx  urbis  Romx,  t.  II,  p.  103,  n°34a. 

(3)  Acta  S.  Marcelli,  3. 

(4)  Ibid.,  4. 

(5)  «  In  Tellude;  »  Acta  S.  Marcelli,  4. 

(6)        

MIRA  FIDES  RERVM   DOCVIT  POST  EXITTS  INGENS 

(martyre  in  invicto  posset  quid  gloria  Christi). 

DVM  LACERAT  PIA  MEMBRA  FREMIT  GIIATIANVS  VT  HOSTIS 


i 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  395 

versions  subites  sont  racontées  si  souvent  pour  le  temps 
qui  nous  occupe ,  qu'on  ne  peut  toutes  les  mettre  en 
doute  :  il  faut  vraisemblablement  reconnaître  en 
d'aussi  soudaines  victoires  de  la  grâce  un  indice  et 
un  résultat  du  travail  intérieur  chaque  jour  plus  puis- 
sant qui  alors  se  faisait  dans  les  âmes.  Condamnés  par 
le  préfet  à  être  décapités  sur  la  voie  Nomentane,  Si- 
sinnius  et  Saturninus  furent  ensevelis  le  28  novembre 
par  le  prêtre  Jean  et  le  chrétien  Thrason  dans  le  do- 
maine que  ce  dernier  possédait  sur  la  voie  Salaria  (1). 


POSTEAQVAM  FELLIS   VOMVIT  CONCEPTA  VENEN4 
COGERE  NON  POTVIT  CFIRISTVM  TE  S4NCTE  NEG4.RE 
IPSE  TVIS  PRECIBVS  MER\  IT  CONFESSVS  ABIRE 


Suite  de  l'inscription  daniasienne;  De  Rossi,  l.  c.  Gratien,  dit  en  note 
M.  de  Rossi ,  est  peut-être  le  préfet  de  290.  Il  faudrait,  dans  ce  cas, 
avancer  de  quatorze  ans  le  martyre  de  Saturninus.  Étant  données  les 
imperfections  des  Actes  où  il  est  raconté,  ce  parti  ne  serait  pas  pour 
nous  inquiéter;  nous  avons  montré,  à  propos  de  ceux  de  saint  Sébas- 
tien, comment  des  martyrs  appartenant  à  dilïerentes  époques  d'une 
même  persécution  ont  été  souvent  réunis  arbitrairement  dans  un  seul 
récit.  Mais  l'année  290  paraît  avoir  été,  à  Rome,  relativement  paisible 
pour  les  chrétiens,  et  l'on  aurait  besoin,  croyons-nous,  d'un  document 
très  précis  pour  y  placer  le  supplice  d'un  martyr.  L'inscription  dama- 
sienne  ne  dit  nullement  que  le  Gratianus  qui  tortura  Saturnin  ait  été 
préfet  de  Rome  :  il  nous  paraît  plus  vraisemblable  d'y  reconnaître  soit 
un  assesseur,  soit  môme  un  bourreau. 

(1)  «  Eorum  corpora  collegit  Thrason,  cum  Joanne  presbytero,  et 
sepelivit  in  prœdio  suo  via  Salaria.  »  Acta  S.  Marcelli,  2.  —  Sur  le 
cimetière  de  Thrason,  voir  BiUlettino  di  archeologia  cristiana,  1865, 
p.  41;  1867,  p.  76;  1868,  p.  88;  1872,  p.  59;  1873,  p.  5-21,  43-76; 
1877,  p.  50;  1878,  p.  46;  1881,  p.  79.  —  L'inscription  damasienne  du 
tombeau  de  saint  Saturnin  se  termine  ainsi  : 

SVPPLICIS  HAEC  DAMASI  VOX  EST  VENERARE  SEPVLCHRVM 
SOLVERE  VOTA  LICET  CASTASQVE  EFFVNDERE  PRECES 
SANCTI  SATVRNINI  TVMVLVS  QVIA  MARTYRIS  HIC  EST. 


396  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EiN  OCCIDENT  (304). 

Pendant  la  comparution  de  ces  martyrs  devant  le 
préfet,  deux  soldats,  Papias  et  Maurus  (ou  Mauroleo) 
s'étaient  spontanément  déclarés  chrétiens  (1).  Ils  fu- 
rent, dit-oii,  jugés  au  cirque  de  Flaminius,  puis  as- 
sommés à  coups  de  phunbatœ.  Le  prêtre  Jean,  qu'un 
grand  nombre  de  Passions  nous  montrent  voué  à  l'en- 
sevelissement des  martyrs,  et  que  nous  avons  déjà 
rencontré  plusieurs  fois  accomplissant  cet  acte  de 
miséricorde,  enleva  de  nuit  leurs  corps  :  il  les  trans- 
porta, le  29  janvier,  «  au  nymphée  de  saint  Pierre, 
là  où  l'apôtre  baptisait,  »  c'est-à-dire  au  cimetière 
Ostrien,  sur  la  voie  Nomentane  (2).  Trois  jours  après, 


(1)  Acta  S.  Marcelli,  1. 

(2)  «  Quorum  corpora  collegit  nocUi  Joannes  presbyter  et  sepelivit 
in  via  Numenlana  sub  die  IV  Kal.  Febr.  ad  Nymphas  S.  Pétri  ubi 
baptizabat.  »  Ibïd.,  9.  Voir  sur  le  cimetière  Ostrien  et  les  souvenirs 
de  saint  Pierre  qui  s'y  rattachent,  De  Rossi,  Vel  luogo  appellato  ad 
Capream  pressa  la  via  Nomeniana,  extrait  du  Bullettino  délia  com- 
missione  archeologica  comunale  di  Borna,  1883,  p.  244-258;  Borna 
sotterranea,  t.  I,  p.  179,  190;  Armellini,  Antichi  cimiteri  crisiiani 
di  Borna,  p.  195.  Papias  et  Maurus  sont  nommés  dans  le  martyrologe 
hiéronymien,  au  16  septembre,  jour  de  la  commémoration  des  martyrs 
de  ce  cimetière;  voir  De  Rossi,  Del  luogo  appellato  ad  Capream, 
p.  6-8  du  tirage  à  part.  Ils  étaient  probablement  nommés  aussi  dans 
la  partie  manquante  de  la  pierre  commémorative  des  martyrs  du  même 
cimetière  publiée  et  commentée  par  M,  de  Rossi,  ibid.,  et  dont  il  sera 
question  plus  loin.  Le  lien  qui  unit  leur  histoire  à  celle  des  martyrs 
des  thermes  de  Dioclétien  paraît  confirmé  par  ce  fait,  qu'une  inscription 
votive  en  leur  honneur  avait  été  placée  dans  un  oratoire  élevé  près 
de  ces  thermes  dans  le  courant  du  quatrième  siècle  ou  au  commence- 
ment du  cinquième;  voici  cette  inscription,  aujourd'hui  au  musée  de 
La  Iran  : 

SANCTIS  MARTVRIBVS 
PAPRO  ET  MAVROLEONI 
DOMMS  VOTVM  REDD. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  397 

le  greffier  Apronianus  était  décapité  sur  la  voie  Sa- 
laria. 

Au  milieu  de  ces  sanglantes  scènes,  le  procès  de 
Cyriaque,  de  ses  compagnons  et  de  vingt  et  un  fidèles 
était  instruit  par  un  vicaire  du  préfet,  en  ce  lieu  de 
Tellus  (1)  qui  vit  passer  tant  de  martyrs.  Lors  d'une 
première  audience,  Crescentianus  mourut  pendant  la 
torture  (*2).  Son  cadavre  fut  jeté  «  au  pied  de  la  mon- 
tée de  rOurs,  sur  la  place,  devant  le  temple  de  Pal- 
las  (3).  »  Le  prêtre  Jean  put  lui  donner  la  sépulture, 
le  2i  novembre,  au  cimetière  de  Priscille  (4).  Le 
procès  semble  avoir  été  interrompu  pour  ne  repren- 
dre qu'au  commencement  de  305.  Après  une  seconde 
audience,  sur  laquelle  le  vicaire  fit,  dit-on,  un  rap- 
port à  Maximien  Hercule ,  celui-ci  commanda  de  dé- 
capiter Cyriaque  et  les   autres  accusés.  L'exécution 


C\M\SIVS  QVI  ET  ASCLEPIVS   ET  YICTORIN  (flj 

NAT(aZe)  H(a^e«^)DiE  xiii  (\vi?)  kal.  oct. 

pvERi  QVI  \0T{u7n)  ii.{ecldide7'unt)  vitalis  maranvs 

AB\^D\IVTIVS  TELESFOR 

Voir  le  fac-similé  de  cette  inscription,  Bull,  dl  arcli.  crist.,  1877, 
pi.  III-IV,  n°  12,  et  son  commentaire,  p.  10.  Cf.  Le  Bourgeois,  les 
Martyrs  de  Rome,  t.  I,  1897,  p.  135-151. 

(1)  «  In  Tellude.  »  Acta  S.  Marcelli,  18,  21.  Les  Actes  donnent  à 
ce  vicaire  le  nom  de  Carpasius.  Voir  les  observations  de  CantarelU, 
Bull,  délia  comm.  arch.  com.,  1890,  p.  90. 

(2)  Ibid.,  19. 

(3)  «  Ante  clivum  Ursi,  in  platea,  ante  templum  Palatii  (Palladis).  » 
Acta  S.  Marcelli,  19. 

(4)  «  In  cimiterio  Priscillaî ,  in  arenario,  via  Salaria.  »  Ibid.  L'ex- 
pression in  arenario  est  ici  exacte;  il  suffît  de  parcourir  la  catacombe 
de  Priscille  pour  y  reconnaître  un  arénaire  transformé  par  les  chré- 
liciis  en  catacombe;  cf.  Roma  sotterranea,  t.  I,  T  partie,  p.  16,  20, 
32-34;  Rome  souterraine,  p.  468,  472-473. 


398  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EiN  OCCIDENT  (304). 

eut  lieu  le  IG  mars,  sur  la  voie  Salaria,  clans  une 
dépendance  des  immenses  jardins  de  Salluste  (1),  où 
résidaient  pendant  l'été  les  empereurs  (2),  et  où  plus 
d'une  fois  coula  le  sang  des  martyrs  (3).  Les  condam- 
nés paraissent  avoir  reçu  sur  cette  voie  une  sépulture 
provisoire  (4)  ;  mais  plus  tard  la  matrone  Lucine  trans- 
porta, leurs  corps  entre  le  septième  et  le  huitième  mille 
de  la  voie  d'Ostie  (5) ,  au  lieu  qui  prit  depuis  le  nom 
de  cimetière  de  Cyriaque  (6). 

C'est  encore  sur  la  voie  d'Ostie,  dans  un  jardin  peu 


(1)  «  Decollati  sunt  in  via  Salaria  inlra  thermas  Sallustii,  foras  mu- 
ros.  »  Acta  S.  Marcel  H,  20. 

(2)  Jordan,  Topogî'aphie  der  Stadt  Rom  in  Aliei'thum,  t.  II, 
p.  124.  Sur  l'étendue  des  jardins  de  Salluste,  qui  allaient  vraisembla- 
blement de  la  porte  Salaria  à  la  porte  Pinciana,  et,  bien  que  renfermés, 
depuis  Aurélien,  dans  l'enceinte  de  la  ville,  pouvaient  avoir  des  dé- 
pendances en  dehors  des  nouveaux  remparts,  voir  Jordan,  l.  c,  p.  123- 
125. 

(3)  Voir  les  Actes  de  saint  Laurent,  de  saint  Crescent,  de  sainte 
Suzanne,  des  quarante  soldats  martyrisés  sous  Claude  le  Gothique, 
ibid.,  p.  124-125. 

(4)  «  Quorum  corpora  collegit  nocte  Joannes  presbyter,  et  sepelivit 
eos  in  eadem  via.  »  Acta  S.  Marcelli,  20. 

(5)  «  Sanctorum  vero  corpora,  hoc  est  Syriaci,  Largi,  Smaragdi,  Cres- 
centiani,  Mammiee  et  Julianae,  sepulta  sunt  in  via  Ostiensi,  milliario 
ab  Urbe  plus  minus  octavo.  »  Ibid.,  24;  cf.  21. 

(6)  Situé  hors  de  la  zone  des  cimetières  romains,  le  cœmeterium 
Cyriaci  n'est  pas  nommé  dans  les  itinéraires  du  septième  siècle;  mais 
on  le  trouve  indiqué,  au  douzième,  dans  le  livre  de  Pierre  Mallius  sur 
la  basilique  de  Saint-Pierre;  De  ^oss'i^  Roma  sotterranea,  t.  I,  p.  184. 
Les  plus  anciens  calendriers  romains,  la  Depositio  martyrum,  le  ca- 
lendrier conservé  dans  le  martyrologe  hiéronymien,  marquent,  le 
8  août,  l'anniversaire  de  Cyriaque  et  de  ses  compagnons  au  septième 
raille  de  la  voie  d'Ostie,  et  font  mention  aussi  de  la  voie  Salaria,  d'où 
ils  furent  transportés  (Ruinart,  p.  692;  De  Rossi,  Bullettino  di  ar- 
cheologia  crisiiana,  1869,  p.  68;  Stevenson,  dans  Kraus,  Real-Ency- 
Idopadie  der  christlichen  Altertkûmer^  t.  II,  p.  115).  Bosio  retrouva 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  390 

éloigné  de  la  sépulture  de  saint  Paul,  que  fut  enterrée 
une  autre  victime  de  la  persécution,  le  chrétien  Ti- 
rnothée,  originaire,  dit-on,  d'Antioche,  dont  l'anni- 
versaire est  marqué  au  22  août  par  le  férial  philoca- 
lien  (1). 

L'opinion  commune  attribue  à  l'hiver  de  304-305 
(21  janvier)  la  mort  de  sainte  Agnès. 

Agnès  (2)  est  une  des  plus  gracieuses  et  des  plus 


l'emplacement  et  le  souvenir  du  cimetière  de  Cyriaque,  et  vit  les  restes 
de  l'église  construite  au-dessus,  mais  ne  put  pénétrer  dans  les  souter- 
rains; Bosio,  Roma  sotterranea,  1.  III,  c.  6  et  10;  Aringhi,  Rojna 
subterranea,  1.  III,  c.  5  et  9;  voir  encore  Armellini,  Antichi  cimiteri 
cristiani  di  Roma,  p.  46;  Stevenson,  /.  c.  ;  Duchesne,  le  Liber  Pon- 
iificalis,  t.  I,p.  326,  note  12. 

(1)  «  XI  Kal.  sept.  Timothei  Ostense.  »  Depositio  martyrum.  Les 
«  Annales  romaines  »,  ajoutées  plus  tard  au  recueil  de  354,  men- 
tionnent son  martyre,  à  la  suite  de  la  date  consulaire  de  306  :  «  His 
consulibus  passus  est  Thimotheus,  Romae  X  Kl.  Jul.  ;  »  peut-être 
devrait-il  être  plutôt  rapporté  à  l'une  des  années  précédentes.  Les 
Actes  légendaires  de  saint  Silvestrc  parlent  beaucoup  de  Timolhée; 
mais  on  voit  que  son  existence  résulte  de  documents  d'une  tout  autre 
valeur  :  son  insertion  au  catalogue  de  la  Depositio  martyrum  suffit 
à  prouver  qu'il  est  un  personnage  réel  et  un  martyr  historique.  Voir 
Mommsen,  JJber  d.  Chronographen  von  Jahre  354,  p.  663;  Du- 
chesne, le  Liber  Pontificalis,  t.  I,  p.  cxi,  note  i.  Le  tombeau  de 
saint  Timothée  se  trouva  englobé  dans  la  basilique  élevée  par  Cons- 
tantin en  l'honneur  de  saint  Paul;  les  pèlerins  du  septième  siècle  l'y 
visitaient  :  voir  deux  itinéraires  dans  De  Rossi,  Ro7na  sotterranea, 
t.  I,  p.  182-183. 

(2)  Le  cognomen  Agnes  vient  du  grec  àyvin,  pure.  Il  n'est  pas  d'ori- 
gine exclusivement  chrétienne,  car  on  le  rencontre  dans  quelques 
épitaphes  païennes  (citées  par  Bartolini ,  Actes  du  martyre  de  la 
très  noble  vierge  romaine  sainte  Agnès,  trad.  française,  1864,  p.  7-9). 
Dans  les  inscriptions  chrétiennes,  particulièrement  dans  celles  qui 
accompagnent  l'image  de  sainte  Agnès  sur  les  verres  dorés,  son  nom 
est  écrit  agnes,  anne,  ancne,  agna,  hagne  (Garrucci,  Vetri  ornati  di 
figure  in  oro,  p.  137).  Les  écrivains  du  quatrième  siècle,  saint  Am- 


400  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

populaires  figures  du  martyrologe  chrétien.  Mais  c'est 
une  de  celles  sur  lesquelles  on  possède  le  moins  de 
documents  certains.  Cependant,  môme  en  négligeant 
tout  à  fait  ses  Actes,  qui  sont  postérieurs  au  quatrième 
siècle  (1),  et  en  combinant  seulement  les  renseigne- 
ments puisés  dans  la  tradition  orale  (2)  par  saint  Am- 
broise,  par  saint  Damase  et  par  Prudence,  on  arrive 
à  se  faire ,  croyons-nous ,  une  idée  assez  nette  de  son 
histoire. 

Agnès  était  toute  jeune,  presque  une  enfant,  quand 
elle  fut  arrêtée.  Elle  avait  douze  (3)  ou  treize  ans  (4), 
ce  qui  faisait  déjà,  à  Rome,  l'âge  nubile  (5)  :  comme 


broise,  saint  Damase,  saint  Jérôme,  Prudence,  disent  Agnes,  mais 
avec  des  différences  encore;  Ambroise  et  Prudence  en  font  un  mot 
indéclinable  :  Agnes  sepulcrum  est  Romulea  in  domo,...  ISatalis  est 
sanctx  Agnes;  saint  Jérôme  le  décline  :  Agnctis  vita ;  ainsi  fait  le 
catalogue  de  la  Depositio  mai'tyrum  :  XII  Kal.  Feh.  Agnetis  in  No- 
mentana;  Damase  décline  aussi,  mais  autrement,  et  met  à  l'accusatif 
Agnen. 

(1)  Acta  SS.,  janvier,  t.  II,  p.  350  et  suiv.  Ces  Actes  sont  l'œuvre 
d'un  Ambroise  qui  n'a  que  le  nom  de  commun  avec  l'évèque  de  Mi- 
lan :  ils  paraissent  antérieurs  à  saint  Maxime  de  Turin  (mort  vers  466) 
qui  les  résume  dans  son  homélie  LI. 

(2)  Traditur,  dit  saint  Ambroise;  fama  l'efert,  dit  saint  Damase; 
aiunt,  écrit  Prudence. 

(3)  ((  Haec  duodecim  annorum  martyrium  feclsse  traditur.  »  Saint 
Ambroise,  De  Virginibus,  I,  2. 

(4)  «  Tredecim  annorum.  »  Saint  Augustin,  Sermo  CCLXXIII. 

(5)  «  Aiunt  jugali  vix  habilem  toro.  »  Prudence,  Péri  Stephanôn,  XIV, 
10.  Cf.  Digeste,  XXIII,  ii,  4.  Exemples  de  jeunes  filles  mariées  peu 
après  douze  ans  :  Friedlander,  Settengeschichte  Roms,  t.  I,  p.  324; 
Frôhner,  Inscriptions  grecques  du  Louvre,  n°  177,  p.  269.  Chrétienne 
mariée  avant  quatorze  ans  :  De  Rossi,  Inscriptiones  christianœ  urbis 
Bomx,  t.  I,  n<>  37,  p.  36.  Inscriptions  chrétiennes  mentionnant  la 
virginité  de  jeunes  filles  de  quatorze  ou  quinze  ans  :  ibid.,  n"  20, 
p.  25;  Roma  sotterranea,  t.  III,  pi.  XXX,  n"  47.  M.  Armellini(/Z  cimi- 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  101 

les  jeunes  filles  romaines,  elle  vivait  encore  sous  la 
garde  de  sa  nourrice  (1),  qui  ne  quittait  point  avant 
le  mariage  l'enfant  élevée  par  ses  soins  (2).  Le  dépit 
d'un  prétendant  évincé  contribua-t-il  à  son  arresta- 
tion (3)?  On  peut  l'induire  du  récit  de  saint  Ambroise. 
«  Quelles  douceurs  employa  le  persécuteur  pour  la 
séduire  !  que  de  vœux  pour  obtenir  qu'elle  se  donnât 
en  mariage!  Mais  elle  :  «  Espérer  me  fléchir  serait 
«  faire  injure  à  mon  divin  époux.  Celui  qui  le  pre- 
«  mier  m'a  choisie  recevra  ma  foi.  Bourreau,  pour- 
ce  quoi  tardes-tu?  Périsse  ce  corps  qui  peut,  malgré 
«  moi,  être  aimé  par  des  yeux  charnels  (4)!  »  Le 
juge  irrité  changea  de  ton.  «  A  quelles  menaces  il 


tero  di  S.  Agnese  sulla  via  Nomentana,  1880,  p.  62)  croit  avoir  re- 
trouvé le  marbre  primitif  du  tombeau  de  sainte  Agnès,  portant  cette 
simple  et  touchante  inscription  :  agne  sanctissima,  et  mesurant 
soixante-six  centimètres  sur  trente-trois;  ce  serait  la  taille,  non 
d'une  jeune  fille  de  douze  ou  treize  ans,  mais  d'un  tout  petit  enfant  : 
cela  me  donne  de  grands  doutes  sur  l'identité  de  ce  titulus,  que  l'on 
croit  de  provenance  romaine,  et  qui  est  au  musée  de  Naples. 

(1)  F,«ttA  REFERT  SANCTOS  DVDVM  UETVLISSE  PARENTES 
AGNEN  CVM  LVGVBRES  CAISTVS  TVBA  CONCREPVISSET 
>VTRICIS  GKEMIVM  SVBITO  LIQVISSE  PVELLAM... 

Saint  Damase,  dans  Inscript,  christ,  urbis  Romx,  t.  If,  p.  45. 

(2)  Saint  Jérôme,  Ep.  47,  97  ;  Code  Théodosien,  IX,  xxiv,  1. 

(3)  C'est  le  fond  du  récit  des  Actes  latins,  qui  attribuent  le  martyre 
d'Agnès  à  l'amour  dédaigné  du  fils  du  préfet  de  Rome;  mais  ni  les 
Menées  grecques,  ni  les  Actes  syriaques  publiés  par  Assemani,  ne 
mentionnent  cette  circonstance. 

(4)  «  Quantis  blanditiis  (egit  carnifex)  ut  suaderet,  quantorum  vola 
ut  sibi  ad  nuptias  perveniret!  At  illa  :  «  Et  heec  Sponsi  imjuria  est 
expectare  placituram.  Qui  me  sibi  prior  elegit,  accipiet.  Quid,  per- 
cussor,  moraris?  Pereat  corpus  quod  amari  potest  oculis  quibus 
nolo!  0  Saint  Ambroise,  De  Virginibus,  I,  2. 

IV.  26 


402  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

eut  recours  pour  la  faire  trembler  (1)!  »  Il  parla  de 
la  condamner  au  bûcher.  «  Mais  elle  foula  aux  pieds 
spontanément  les  menaces  et  la  rage  du  tyran,  lors- 
qu'il voulut  livrer  aux  flammes  son  noble  corps,  et 
surpassa  avec  de  faibles  forces  une  immense  ter- 
reur (2).  »  En  vain  essaya-t-on  de  la  torture  :  «  Elle 
se  tenait  debout,  intrépide  dans  son  fier  courage,  et 
offrait  volontairement  ses  membres  aux  durs  tour- 
ments, ne  refusant  pas  de  mourir  (3).  » 

Alors  un  supplice  plus  horrible  lui  fut  proposé 
«  S'il  est  facile  ,  dit  le  juge,  de  vaincre  la  douleur  et 
de  mépriser  la  vie  comme  une  chose  de  peu  de  prix, 
la  pudeur  au  moins  est  chère  à  une  vierge.  J'expose- 
rai celle-ci  dans  un  lupanar  public,  si  elle  ne  se  réfu- 
gie près  de  l'autel  et  ne  demande  protection  à  Mi- 
nerve (4),  cette  vierge  qu'elle,  vierge  aussi,  persiste  à 

(1)  «  Quanlo  timoré...  ut  timeretur!  »  Ibid. 

(2)  SPONTE  TRVCIS  CALCASSE  MINAS  RABIEMQ.  TYRANNI 
VRERE  CVM   FLAMMIS  VOLVISSET  NOBILE  CORPVS 
VIRIB.  IMMENSVM  PARVIS  SVPERASSE  TIMOREM 

Saint  Damase. 

(3)  Stabat  feroci  corpore  pertinax 
Corpusque  duris  excruciatibus 
Ultro  referebat  non  renuens  mori. 

Prudence,  Péri  Stephanôn,  XIV,  18-20. 
(4j  L'allusion  à  l'autel  de  Minerve  semble  montrer  que  l'interroga- 
toire eut  lieu  dans  le  voisinage  d'un  temple  de  cette  déesse.  On  serait 
porté  à  le  placer,  comme  tant  d'autres  procès  de  chrétiens  de  cette 
époque,  dans  le  quartier  de  Tellus,  au  forum  de  Nerva,  voisin  du  temple 
de  Pallas;  cependant  les  traditions  romaines,  avec  lesquelles  il  y 
a  toujours  lieu  de  compter,  mettent  le  procès  d'Agnès  dans  une  toute 
autre  région,  celle  où  se  trouve  aujourd'hui  la  place  Navone.  Dans 
ce  quartier  de  Rome  s'élevait  aussi  un  temple  de  Minerve,  dont  le 
souvenir  est  conservé  par  la  place  de  ce  nom. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  403 

mépriser.  Toute  la  jeunesse  va  accourir,  et  réclamer 
la  nouvelle  esclave  de  ses  caprices  (1).  »  Agnès  ne  se 
troubla  point  :  «  Le  Christ,  dit-elle,  n'est  pas  tellement 
oublieux  des  siens,  qu'il  perde  notre  précieuse  pudeur 
et  nous  laisse  sans  secours  :  il  est  avec  celles  qui  sont 
pures,  et  ne  souffre  pas  que  le  trésor  de  leur  sainte 
intégrité  soit  profané.  Tu  plongeras  dans  mon  sein 
un  fer  impie ,  si  tu  le  veux  ;  mais  tu  ne  souilleras  pas 
mes  membres  par  le  péché  (2).  » 

Dieu  fît  le  miracle  attendu  par  l'ardente  foi  de 
sa  servante.  On  l'avait  conduite  «  dans  la  courbe  de 
la  place,  »  flexu  in  plateœ  (3),  c'est-à-dire,  selon  la 
tradition  locale,  dans  l'un  des  mauvais  lieux  situés 
sous  les  arcades  du  stade  d'Alexandre  Sévère,  là  où 


(1)  Tum  trux  tyrannus  :  Si  facile  est,  ait, 
Pœnarn  subactis  ferre  doloribus, 

Et  vita  vilis  spernitur  :  ai  pudor 
Carus  dicatae  virginitalis  est. 
Hanc  in  lupanar  Irudere  publicum 
Certum  est,  ad  aram  ni  caput  adplicat 
Ac  de  Minerva  jam  veniam  rogat, 
Quam  virgo  pergit  lempnere  virginem. 
Omnis  juventus  inruit,  et  novum 
Ludibriorum  mancipium  petit. 

Péri  Stephanôn,  XIV,  21-30. 

(2)  Haud,  inquit  Agnes,  immemor  est  ila 
Cliristus  suorum,  perdat  ut  aureum 
Nobis  pudorem,  nos  quoque  deserat  : 
Prœsto  est  pudicis,  nec  patitur  sacras 
Integritatis  munera  pollui. 

Ferrum  inpiabis  sanguine,  si  voles, 
Non  inquinabis  membra  libidine. 

Ibid.,  31-37. 

(3)  Péri  Slephanôn,  XIV,  39. 


40i  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

s'élève  aujourd'hui  son  église  de  la  place  Navone  (1). 
Saint  Damase  rapporte  que  «  ses  cheveux  répandus 
autour  d'elle  couvrirent  comme  un  manteau  les 
membres  nus  de  la  vierge  (2).  »  Prudence  raconte 
le  fait  suivant  :  «  Un  seul  osa  arrêter  ses  regards  sur 
la  jeune  fille,  et  ne  craignit  pas  de  porter  un  œil  im- 
pur sur  son  corps  sacré.  Voici  qu'un  oiseau  de  feu 
fond  sur  lui  comme  la  foudre  et  lui  crève  les  yeux; 
aveuglé  par  l'éclatante  lumière,  il  tombe  palpitant 
dans  la  poussière,  et  ses  compagnons  l'enlèvent  demi- 
mort  (3).  »  Le  poète  ajoute  :  «  Il  y  en  a  qui  disent 
[sunt  qui  rettiderint)  qu'Agnès  voulut  bien  prier  le 
Christ  de  rendre  la  lumière  à  celui  qui  gisait  terrassé  : 
alors  le  souffle  de  la  vie  revint  au  jeune  homme ,  et 
ses  yeux  reprirent  leur  vigueur  première  (4).  » 

(1)  Armellini,  le  Chiese  di  Roma,  p.  106. 

(2)  NUDAQVE  PROFVSVM  CRINEM  PER  MEMBRA  DEDISSE 
NE  DOMINI  TEMPL\M  FACIES  PERITVRA  VIDERET. 

Le  même  détail  est  rapporté,  probablement  d'après  Damase,  dans  les 
Actes  latins,  mais  ne  figure  pas  dans  les  pièces  grecques  et  syriaques. 

(3)  Inlendit  unus  forte  procaciter 

Os  in  puellam,  nec  trépidât  sacram 
Spectare  forinam  lumine  lubrico. 
En  aies  ignis  fulminis  in  modum 
Vibratur  ardens  atque  oculos  ferit  : 
Cœcus,  corusco  lumine  conruit 
Atque  in  pulvere  plateœ  palpitât. 
Tollunt  sodales  seminecem  solo 
Verbisque  défient  exequialibus. 

Péri  Stephandn,  XIV,  43-51. 

(4)  Sunt  qui  rogatam  rettulerint  preces 
Fudisse  Christo,  redderet  ut  reo 
Lucem  jacenti  :  tune  juveni  halitum 
Vitœ  innovatum  visibus  integris. 

Péri  Siephanôn,  XIV,  57-60.  Ce  récit  est  reproduit  par  les  hagic- 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  405 

Le  merveilleux  qui  éclate  dans  cette  histoire  n'é- 
tait pas  pour  étonner  les  païens.  Eux-mêmes  avaient 
eu  quelquefois  le  pressentiment  de  ces  miraculeuses 
délivrances  accordées  par  le  ciel  à  la  faiblesse  et  à 
la  pureté.  Sénèque  a  résumé  une  controverse  d'école 
sur  le  cas  imaginaire  d'une  jeune  fille  enlevée  par 
des  pirates,  vendue  à  un  entrepreneur  de  débauche 
publique,  exposée  dans  un  mauvais  lieu,  et  sauvant 
sa  vertu  par  le  meurtre  d'un  gladiateur  qui  essayait 
de  lui  faire  violence  (1).  Jusque-là,  «  tous  ceux  qui 
s'étaient  approchés  d'elle  comme  d'une  prostituée 
s'étaient  retirés  avec  le  respect  qu'inspire  une  prê- 
tresse (2).  »  Un  seul  avait  persisté  dans  son  mauvais 
dessein  ;  alors  s'était  montré  le  pouvoir  des  immor- 
tels. ((  J'ai  vu,  faisait-on  dire  à  la  jeune  fille,  j'ai  vu 
planer  au-dessus  de  ma  tête  une  colossale  figure; 
mes  faibles  membres  ont  senti  tout  à  coup  une  force 
surhumaine  :  qui  que  vous  soyez,  ô  dieux  qui  avez 
voulu  tirer  par  un  miracle  l'innocence  de  ce  lieu  in- 
fâme, vous  n'aurez  point  secouru  une  ingrate  :  je 
voue  à  votre  service  la  virginité  que  vous  avez  sau- 
vée (3).  »  Ce  touchant  rêve  de  l'imagination  païenne 


graphes  postérieurs;  mais  les  Actes  latins  seuls,  suivis  par  saint  Maxime, 
font  du  jeune  homme  ainsi  frappé  le  fils  du  préfet. 

(1)  Sénèque,  Controoersix,  I,  2  ;  éd.  Lemaire,  p.  88  et  sulv.  L'  «  es- 
pèce »  discutée  dans  l'école  était  celle-ci  :  La  jeune  fille  qui  a  eu  cette 
tragique  aventure  peut-elle  être  admise  à  un  sacerdoce? 

(2)  «  Omnes  tanquam  ad  prostitutam  venisse,  dum  tanquam  a  sa- 
cerdote  discesserint.  »  IhicL,  p.  99. 

(3)  «  Altior,  inquit,  humana  visa  est  circa  me  species  eminere,  et 
puellares  lacertos  supra  virile  robur  attollere;  quicumque  estis,  dii 


406  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

se  réalisait  maintenant  sous  les  yeux  des  persécuteurs. 
Mais,  chez  les  anciens,  l'attendrissement  et  la  sur- 
prise duraient  peu.  Les  rhéteurs  qui  prirent  part  à 
la  controverse  résumée  par  Sénèque  persistent  à  dé- 
clarer infâme  la  jeune  fille  dont  ils  ont  raconté  la 
miraculeuse  délivrance.  De  même  les  juges  du  qua- 
trième siècle  ne  font  pas  grâce  à  la  vierge  sortie 
intacte  d'une  aussi  terrible  épreuve  (1).  Agnès  fut 
condamnée  à  la  décapitation  (2).  «  Elle  se  tient  de- 


immortales,  qui  pudiciliam  ex  illo  infami  loco  cum  miraculo  voluistis 
emergere,  non  ingratae  puellsB  opem  tulistis.  Vobis  pudicitiam  dedicat, 
quibus  débet.  »  Sénèque,  Controversix,  p.  101. 

(1)  Saint  Ambroise,  De  officiis,  I,  41,  fait  aussi  allusion  aux  pièges 
tendus  à  la  chasteté  d'Agnès. 

(2)  Les  Actes  latins  racontent  que  le  préfet  (auquel  ils  donnent  le 
nom  inconnu  deSyinphronius),  voyant  son  fils  miraculeusement  guéri, 
ne  voulut  pas  continuer  le  procès,  et  en  chargea  son  vicaire  Aspasius. 
De  la  ressemblance  entre  le  nom  de  ce  magistrat  et  celui  du  proconsul 
d'Afrique  qui  exila  saint  Cyprien  en  257,  Bartolini  [Actes  de  sainte 
Agnès,  p.  74  et  suiv.),  Armellini  [Il  cimitero  di  S,  Agiiese,  p.  41),  Le 
Bourgeois  (les  Martyrs  de  Borne,  t.  I,  p.  28-32),  ont  conclu,  après 
Mazocchi  [Kal.  eccl.  Neap.,  p.  920),  à  l'identité  de  ces  deux  personna- 
ges et  ont  supposé  qu'immédiatement  avant  de  gouverner  la  province 
d'Afrique  Aspasius  Paternus  avait  été  vicaire  du  préfet  de  Rome.  Pour 
cette  raison  ils  fixent  à  257  et  au  commencement  de  la  persécution 
de  Valérien  le  martyre  de  sainte  Agnès.  Cette  hypothèse  soulève  de 
grosses  objections.  Du  vicariat  de  la  préfecture  urbaine  on  ne  passait 
pas  sans  transition  au  proconsulat  d'Afrique;  d'ailleurs,  le  titre  de  vi- 
caire n'apparaît  pas  avant  Dioclétien.  L'édit  de  257  visait  seulement 
les  chefs  de  la  communauté  chrétienne  et  ne  prononçait  pas  contre  eux 
la  peine  de  mort  ,  qui  ne  fut  ajoutée  qu'en  258  :  comment  admettre 
que  des  magistrats  aient  voulu ,  à  une  époque  où  ils  se  bornaient  à 
frapper  d'exil  des  évèques  tels  que  Cyprien  et  Denys  d'Alexandrie,  ins- 
truire minutieusement  et  terminer  par  une  condamnation  capitale  le 
procès  d'une  petite  fille  de  douze  ans?  J'accorde  volontiers  que  l'auteur 
des  Actes  ait  voulu  identifier  le  juge  de  sainte  Agnès  avec  l' Aspasius 
Paternus  qui  ordonna  en  257  la  déportation  de  saint  Cyprien;  en  cela. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  407 

bout,  elle  prie,  elle  baisse  la  tête.  La  main  du  bourreau 
tremble,  son  visage  pâlit,  tandis  que  la  vierge  de- 
meure intrépide  (1).  »  Enfin  il  frappe  :  «  un  seul 
coup  suffit  à  détacher  la  tête,  et  la  mort  vint  avant  la 
douleur  (2).  » 


il  aura  commis  une  confusion  fréquente  chez  les  hagiographes  posté- 
rieurs à  la  paix  de  l'Église,  qui  ne  se  faisaient  pas  scrupule  de  donner 
à  des  magistrats  dont  le  nom  leur  était  inconnu  celui  de  quelque  per- 
sonnage célèbre  dans  l'histoire  des  persécutions  (voir  Edmond  Le  Blant, 
les  Actes  des  martyrs,  p.  27).  On  peut  admettre  aussi  que  le  vicaire 
Aspasius  ait  été  un  descendant  du  proconsul  de  257;  voir  De  Rossi, 
Bull,  di  arch.  crist.,  1877,  p.  111.  La  condamnation  d'une  enfant  au 
déshonneur,  puis  à  la  mort,  convient  surtout  à  une  époque  de  guerre 
à  outrance,  de  tuerie  en  masse,  comme  fut  quelquefois  la  persécution 
de  Dioclétien,  à  laquelle  le  paragraphe  15  des  Actes  rattache  leur  récit. 
L'expression  employée  par  Damase  :  «  Fama  refert  sanctos  dudum  re- 
tulisse  parentes,  »  ne  va  pas  contre  cette  conclusion,  car  Damase,  qui 
écrit  entre  366  et  380,  peut  considérer  comme  fait  il  y  a  longtemps  un 
récit  attribué  à  des  contemporains  de  304, 

(1)  «  Stetit,  oravit,  cervicem  inflexit.  Cerneres  trepidare  carnificem , 
quasi  ipse  addictus  fuisset  :  tremere  percussoris  dextram,  pallere  ora 
alieno  timentis  periculo,  cum  puella  non  timeret  suo.  »  Saint  Ambroise, 
De  Virginibus,  I,  2. 

(2)  Uno  sub   ictu  nam  caput  amputât, 
Sensum  doloris  mors  cita  prsevenit. 

Péri  Siephanôn,  XIV,  89,  90. 

Une  hymne  attribuée  à  saint  Ambroise  montre  la  victime  occupée , 
comme  Perpétue,  de  tomber  avec  décence  (cf.  Histoire  des  persécu- 
tions pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  130)  : 

Nam  veste  se  totam  tegens 
Curam  pudoris  prœstitit 
Ne  quis  retectam  cerneret. 

In  morte  vivebat  pudor 
Vultumque  lexerat  manu  ; 
Terram  genuflexo  petit 
Lapsu  verecunda  cadens. 

Cette  version,  cependant,  n'est  pas  tout  à  fait  conforme  à  celle  de 


408  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

Ainsi  finit  cette  jeune  fille,  dont  on  sait  au  moins 
deux  choses  certaines  :  elle  vécut  pure  et  mourut 
martyre.  Elle  avait  sans  doute  ravi  ses  contemporains 
par  l'élan  de  son  sacrifice,  une  généreuse  protesta- 
tion en  faveur  du  Christ  et  de  l'Église,  une  parole 
pleine  d'énergie  et  de  grâce,  un  cri,  un  geste,  dé- 
couvrant une  c\me  exquise.  L'admiration  populaire 
s'est  attachée  à  son  nom,  et  lui  a  créé  une  poétique 
légende,  dans  laquelle  l'histoire  peut  démêler  aujour- 
d'hui encore  quelques  traits  vraisemblables.  D'ail- 
leurs, que  l'on  réduise  tant  que  Ton  voudra  dans  les 
traditions  dont  elle  est  l'objet  la  part  de  l'histoire, 
Agnès  est  une  de  ces  personnes  saintes  dont  l'impor- 
tance et  la  grandeur  se  révèlent  surtout  à  l'auréole 
dont  elles  paraissent  entourées.  N'en  est-il  pas  ainsi 
de  Marie  elle-même,  que  «  toutes  les  générations  pro- 
clament bienheureuse,  )>  et  sur  laquelle  l'Évangile  est 
si  sobre  de  détails?  Les  chrétiens  du  quatrième  siècle 
aimaient  à  rapprocher  de  la  sainte  Vierge  la  figure 
virginale  de  la  jeune  Romaine.  Dans  un  brillant  ta- 
bleau, Prudence  la  montre  montant  au  ciel,  entourée 
d'anges  :  on  croirait  voir  une  Assomption  de  Mu- 
rillo  (1).  Il  va  jusqu'à  représenter  Agnès  «  écrasant 
la  tête  du  serpent,  qui  se  roule,  vaincu,  sous  le  talon 

Prudence,  car  elle  suppose  la  vierge  déjà  blessée,  percussa,  et  non  dé- 
capitée d'un  seul  coup. 

(1)  Péri  Stephandn,  XIV,  91-111.  —  Il  convient  d'ajouter  que  Pru- 
dence n'essaie  pas  de  rapprocher  le  triomphe  d'Agnès  de  l'Assomption 
de  la  sainte  Vierge  :  il  représente  seulement,  avec  toute  la  pompe 
du  langage  poétique,  l'âme  d'Agnès,  spiritus,  montant  au  séjour  des 
élus. 


LES  MARTYRS  DE  ROME.  409 

d'une  vierge  (1).  n  L'enthousiasme  excessif  du  poète 
transporte  à  la  jeune  martyre  le  rôle  même  prédit 
depuis  le  commencement  du  monde  à  Marie  (2).  Agnès 
est  quelquefois  dessinée  sur  les  verres  chrétiens  (3)  à 
côté  de  la  sainte  Vierge.  Le  patriotisme  des  Romains 
semble  avoir  voulu  faire  de  ce  rapprochement  un 
nouveau  titre  de  gloire  pour  la  jeune  fille  «  qui  porte 
le  double  diadème  de  la  virginité  et  du  martyre  (4).  » 
Je  ne  veux  me  servir  de  ses  Actes  que  pour  leur 
demander  un  renseignement  topographique,  dont 
l'exactitude  est  attestée  par  les  monuments.  Les  pa- 
rents d'Agnès  (5),   disent-ils,    enlevèrent    son  corps 


(1)  Hsec  calcat  Agnes,  hœc  pede  potenti 

Stans  et  draconis  calce  premens  caput. 


Nunc  virginal!  perdomitus  solo 
Cristas  cerebri  depremit  ignei, 
Nec  victus  audet  tollere  verticem. 

Ibid.,  112-118. 

(2)  Genèse,  III,  15. 

(3)  Martigny,  Dictionnaire  des  antiquités  chrétiennes^  T  éd.,  art. 
Agnès,  p.  32;  Kràus,,  Real-EncyklopCidie  der  christl.  Alterthiimer, 
art.  Agnes,  t.  I,  p.  18. 

(4)  «  Habens  igitur  in  una  duplex  martyrium,  pudoris  et  religionis.  » 
Saint  Ambroise,  De  Virginibus,  I,  2. 

Duplex  corona  est  prœstita  martyri  : 
Intactuin  ab  omni  crimine  virginal, 
Mortis  deinde  gloria  libérée 

Péri  Stephanôn,  XIV,  7-9. 

Verres  dorés  représentant  Agnès  entre  deux  colombes,  qui  lui  pré- 
sentent chacune  une  couronne;  Martigny,  Kraus,  l.  c;  Rome  souter- 
raine, pi.  IX,  n*'  2. 

(5)  Bartolini  a  tenté  de  rattacher  sainte  Agnès  à  l'une  des  familles 
Flavia,  Ulpia,  Turrania,  Claudia,  Numitoria,  Vettia,  Lusia,  Quintia 
{Actes  de  sainte  Agnès,  p.  7-11);  Armellini  {Il  cimitero  di  S.  Agnese, 


410  LE  QUATRIEME  EDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

avec  une  sainte  joie  et  le  déposèrent  dans  un  petit 
domaine  [prœdioium)  qu'ils  possédaient  à  peu  de  dis- 
tance de  la  ville,  sur  la  voie  Nomentane  (1).  Des  cime- 
tières chrétiens  existaient  déjà  sur  cette  voie  :  le 
cimetière  Ostrien,  appelé  aussi  le  grand  cimetière, 
cœmeterium  majus^  à  cause  des  souvenirs  que  saint 
Pierre  y  laissa  (2)  ;  une  petite  nécropole,  voisine 
mais  distincte,  et  fort  ancienne  (3).  A  ce  second  hypo- 
gée touchait  le  'prœdioium  des  parents  d'Agnès,  qui, 
soit  avant,  soit  après  la  sépulture  de  la  martyre ,  s'y 
trouva  annexé,  et  sur  lequel,  à  l'époque  constanti- 
nienne,  s'éleva  la  gracieuse  basilique  semi-souter- 
raine qui  semble  encore  toute  parfumée  de  son  sou- 
venir (4).  Les  Actes  ajoutent  qu'à  l'occasion  des 
funérailles  d'Agnès  il  y  eut  une  émeute  des  païens 
et  que  sa  sœur  de  lait  Émérentienne,  encore  catéchu- 
mène, y  périt.  Les  parents  d'Agnès  veillèrent  à  la 
sépulture  de  l'amie  de  leur  fille,  et  Fa  déposèrent 
«  à  la  limite  du  petit  champ  de  celle-ci,  »  in  confînio 
agelli  beatissimœ  vi?'ginis  Agnetis  (5).  La  tombe 
d'Émérentienne  sera,  en  effet,  vénérée  dans  le  cime- 


p.  49  et  suiv.)  essaie  de  la  relier  à  la  gens  Clodia;  un  autre  archéo- 
logue (cité  pas  Bartolini,  p.  98)  voit  dans  ses  parents  des  Calpurnii. 
Ce  sont  autant  d'hypothèses  absolument  dénuées  de  preuves. 

(1)  Acta  S.  Agnetis,  13,  dans  Acta  SS.,  janvier,  t.  II,  p.  458. 

(2)  Voir  De  Rossi,  Del  luogo  appellato  ad  Capream  pressa  la  via 
Nomentana. 

(3)  Armellini,  Il  cimitero  di  S.  Agnese,  pi.  XVII,  area  i. 

(4)  Sur  la  construction  de  la  basilique  de  sainte  Agnès,  voir  Liber 
Po7itiflcalis,  Silvester,  23,  éd.  Duchesne,  1. 1,  p.  180,  et  les  notes  du 
savant  éditeur,  ibid.,  p.  196. 

(5)  Acta  S.  Agnetis,  13. 


LES  MAIITYRS  DE  ROME.  411 

tière  Ostrien,  contigu  à  celui  qui  prit  le  nom  de 
sainte  Agnès,  dont  il  n'est  séparé  que  par  un  aré- 
naire  à  travers  lequel  on  pouvait  passer  de  l'un  à 
l'autre  (1). 

Dans  les  galeries  souterraines  qui  se  développèrent 
promptement  autour  du  tombeau  de  sainte  Agnès, 
comme  dans  celles  du  cimetière  Ostrien,  a  été  ren- 
contré le  souvenir  d'une  femme  chrétienne  célèbre 
par  son  dévouement  pendant  la  persécution.  Le  sceau 
de  Turrania  Lucina  s'y  reconnaît  encore  imprimé  sur 
le  mortier  de  deux  tombes  (2).  Lucine  parait  souvent 
dans  les  récits  de  cette  sanglante  époque.  Elle  joue 
un  rôle  dans  les  Actes  de  saint  Sébastien,  dans  ceux 
de  sainte  Viatrix  (3),  de  saint  Anthime  (i),  de  saint 

(1)  Voir  Armellini,  Il  cimitero  di  S.  Agnese,  p.  28-34.  L'inscrip- 
tion en  caractères  du  quatrième  siècle  si  savamment  commentée  par 
M.  de  Rossi  dans  la  description  citée  plus  haut  [Bel  luogo  appellato 
ad  Capream)  nomme  les  principaux  martyrs  enterrés  dans  le  cime- 
tière Ostrien  :  Victor  (évêque  d'un  siège  inconnu),  Félix,  Alexandre 
(martyrs  dont  l'histoire  est  ignorée),  Papias  et  Maurus  (voir  plus 
haut,  p.  393),  et  Émérentienne  : 

XVI  KAL  OCT  MARTVRORO  in  cimi 
TERV  MAIORE  VICTORIS  FELIcis 
EMERENTIANETIS  ET  ALEXANcfri 

«  Papiae,  Mauri  »  devait  probablement  être  ajouté  après  Felicis  . 
le  marbre  est  brisé  à  cet  endroit.  Sur  sainte  Émérentienne,  voir  Le 
Bourgeois,  les  Martyrs  de  Rome,  t.  I,  p.  97-134. 

(2)  De  Rossi,  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1876,  p.  151; 
Armellini,  La  cripta  di  S.  Emerenziana,  p.  76;  Il  cimiterio  di  S. 
Agnese,  p.  175  et  pi.  XIII,  n°  5. 

(3)  Voir  plus  haut,  p.  384. 

(4)  La  Passion  de  saint  Anthime  le  dit  enterré  au  28*^  mille  de  la 
voie  Salaria;  le  martyrologe  hiéronymien  (11  mai)  place  son  tombeau 
«  via  Salaria  mil.  XXIL  »  M.  Stevenson  a  retrouvé  au  23*^  mille  de  la 
voie  Salaria  un  petit  cimetière  souterrain  et  les  ruines  d'une  église  :  la 


412  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

Cyriaque,  de  saint  Marcel,  dans  la  notice  de  ce  pape 
au  Liber  Pontificalis,  Si  confus  que  soient  ces  divers 
documents,  il  en  ressort  au  moins  Timportancc  du 
personnage,  qui  ne  peut  être  imaginaire.  Lucine  se 
montre  à  nous  comme  une  grande  dame,  qui  mettrait 
ses  richesses,  son  zèle,  son  influence,  au  service  de 
l'Église  affligée.  On  la  dit  petite-fille  par  sa  mère  de 
l'empereur  Gallien,  fille  de  Sergius  Terentianus,  pré- 
fet de  Rome,  et  veuve  d'un  ancien  proconsul  d'Asie, 
Faltonius  Pinianus,  converti  à  la  foi  chrétienne  (1);  à 
elle-même  un  martyrologe  donne  le  nom  d'Anicia  Lu- 
cina  (2).  Les  Piniani  sont  bien  connus  au  quatrième 
siècle  (3),  et,  à  cette  époque,  existent  entre  les  Anicii, 
les  Faltonii,  les  Turranii  des  rapports  de  parenté  ou 
d'alliance  (4).  Le  sceau  imprimé  dans  le  cimetière  de 

colline  où  s'élevait  celle-ci  porte  encore  le  nom  de  «  colline  de  saint 
Anthime.  »  Nuovo  Bulletlino  di  archeologia  cristiana,  1896,  p.  160. 

(1)  Acta  S.  Anthimii,  dans  Acta  SS.,  mai,  t.  II,  p.  617.  La  liste 
des  préfets  insérée  dans  le  recueil  philocalien  ne  contient  pas  Sergius 
Terentianus,  et  parmi  les  proconsuls  d'Asie  aujourd'hui  connus  on  ne 
trouve  aucun  Faltonius  Pinianus.  Comme  l'a  fait  remarquer,  à  propos 
de  ce  texte,  M.  Mowat  [Bulletin  de  la  société  des  Antiquaires  de 
France,  1898,  p.  270-272),  il  y  a  bien  des  lacunes  dans  notre  con- 
naissance du  personnel  administratif  de  l'Empire  romain;  ainsi,  la 
récente  découverte  d'inscriptions  a  donné  les  noms  d'un  préfet  de 
Rome,  Flavius  Latronianus,  du  temps  de  Septime  Sévère,  dont  ne 
parle  pas  le  chronographe  de  354,  et  de  deux  proconsuls  d'Afrique, 
Flavius  Antoninus  et  PoUenius  Auspex,  qui  manquaient  à  la  série 
des  gouverneurs  de  cette  province. 

(2)  «  VI  idus  maii,...  Romae  Faltonis  Piniani  et  Aniciœ  Lucinae 
conjugis  ejus.  »  Notker,  Martyrol.;  cf.  Acta  SS.,  mai,  t.  II,  p.  615. 

(3)  Palladius,  Hist.  Laus.,  119,  121;  saint  Augustin,  Ep.  125-128, 
225,  227;  saint  Jérôme,  Ep.  143, 

(4)  Orelli,  Inscr.,  1131.  Cf.  Armellini,  Il  cimitero  di  S.  Agnese, 
p.  175,  177. 


LES  MARTYKS  DE  ROME.  413 

sainte  Agnès  appartient  donc,  vraisemblablement,  à 
une  chrétienne  qui  joignait  au  cognofnen  (baptismal) 
Lucina  le  gentilitium  Turrania,  et,  par  elle  comme 
par  son  mari,  tenait  aux  plus  grandes  maisons  de 
Rome.  Cette  situation  de  famille  explique  l'impunité 
dont  elle  put  jouir  et  la  liberté  relative  de  ses  mou- 
vements au  milieu  de  la  terreur  universelle.  Pendant 
qu'ils  immolaient  les  prêtres  Crispus  et  Jean,  sou- 
vent associés  à  Lucine  dans  l'œuvre  de  miséricorde 
envers  les  martyrs,  et  ensevelis  à  la  hâte  dans  le  ci- 
metière improvisé  sous  le  bois  des  Arvales  (1),  les 
magistrats,  n'osant  ou  ne  voulant  toucher  à  une  per- 
sonne apparentée  à  ce  que  le  sénat  comptait  de  plus 
illustre,  préféraient  fermer  les  yeux  sur  ses  actions. 
Cependant,  si  l'on  en  croit  une  tradition  curieuse, 
Lucine  commençait  à  s'inquiéter  pour  elle-même  et 
songeait  à  prendre  la  fuite,  quand  une  des  martyres 
qu'elle  avait  ensevelies,  Viatrix,  lui  apparut,  l'exhorta 
à  demeurer,  et  lui  annonça  que,  ce  mois-là  même, 
Dieu  allait  rendre  la  paix  à  l'Église  (2).  Cette  légende 


(11)  «  Romae  in  Sexto  Philippi  natale  beatorum  presbyleroruin  Joan- 
nis  et  Crispi,  qui  persecutione  Diocietiani  et  Maximiani  multa  sancto- 
rum  corpora  oUiciosissime  sepelierunt.  »  kàon,  MartyroL,  au  18 août; 
cf.  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  663,  Il  me  paraît  difficile 
de  considérer  la  date  du  18  août  comme  celle  du  martyre  d'un  au 
moins  de  ces  prêtres,  que  plusieurs  Passions  nous  ont  montré  enter- 
rant encore  des  fidèles  dans  les  premiers  mois  de  305.  Peut-être  Cris- 
pus,  qui  en  effet  ne  ligure  plus  à  cette  date  dans  les  récits,  fut-il  mar- 
tyrisé seul  le  18  août  304,  et  Jean  plus  tard  :  l'anniversaire  du  premier 
serait  devenu  commun  à  l'un  et  à  l'autre. 

(2)  Acta  S.  Beatricis  ;  Acta  S.  Anthimii;  dans  Acta  SS.,  mai,  t.  II, 
p.  619;  juillet,  t.  VII,  p.  36. 


414  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

a  au  moins  le  mérite  d'expliquer  poétiquement  que 
Lucine  survécut  à  la  période  sanglante  de  la  persé- 
cution en  Occident  ;  ce  que  montrent,  d'ailleurs,  les 
sceaux  appliqués  par  elle  ou  par  son  ordre  sur  des 
tombes  probablement  postérieures  à  cette  époque. 
Le  moment  où  la  persécution,  destinée  à  continuer 
pendant  plusieurs  années  encore  en  Orient,  com- 
mença de  s'amortir  à  Rome,  coïncide  avec  le  prin- 
temps de  305.  Avant  de  raconter  les  événements 
politiques  qui  amenèrent  l'accomplissement  de  la 
prédiction  attribuée  à  Viatrix,  il  nous  reste  à  montrer 
hors  de  Rome,  en  Italie,  en  Espagne,  en  Afrique,  la 
répétition  des  tragiques  épisodes  auxquels  on  vient 
d'assister  dans  la  ville  éternelle. 


LES  MARTYRS  DE  L  ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  415 

II 
Les  martyrs  de  l'Italie  et  de  la  Sicile. 

L'Italie  entière,  du  Pô  à  la  Sicile,  eut  des  martyrs. 

On  en  rencontre  sans  surprise  dans  le  Latium ,  l'É- 
trurie ,  l'Ombrie,  où  rayonna  de  bonne  heure  le  foyer 
de  christianisme  allumé  à  Rome  par  la  main  des  apô- 
tres. Ces  contrées,  depuis  longtemps  interrogées  et 
fouillées  de  toutes  parts ,  ont  encore  vu  sortir  de  terre, 
en  ce  siècle,  des  noms  inconnus  de  glorieux  témoins 
du  Christ.  A  Piperno  (Privernum) ,  dans  le  Latium ,  le 
marbre  brisé  qui  porte  l'épitaphe  de  deux  époux 
chrétiens  du  quatrième  siècle  ,  Lucretius  Asi  (nianus) 
et  Quintiana ,  ne  rappelle  pas  seulement  leur  piété , 
leur  amour  des  pauvres,  leur  hospitalité,  mais  raconte 
qu'ils  eurent  pour  enfants  trois  saints,  c'est-à-dire, 
dans  le  langage  du  temps,  trois  martyrs  (1).  Le  nom 

(1)  Voici  l'inscription,  avec  les   restitutions  proposées   par  M.  de 
Rossi  : 

JîiliWS.  LVCRETIVS.  ASlnianus  et 
....A.  QVINTIANE.  QVI.  Fuerunt... 
fidèles.  BONIS.  MORIBVS.  PII.  SWBBeutores  et 
/lospitKS.  PEREGRÏNORVM.  ET.  pauperum  pa- 
rentes   RI.  IVLI.  ET.  MONTANIANI  SAl^ctonim 

ha^C.  DOMVM.  XTPETlvit  eorum 
orBITAS.  FESTINA  ANTE.  TWmulum  et 

ossk.  SANCTORVM.  filiorum 

IX. AT 


Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1878,  p.  93. 


416  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

de  Tuii  a  péri ,  sauf  la  dernière  syllabe  :  les  deux  au- 
tres s'appelaient  Jules  et  Montanianus.  Étaient-ce  des 
habitants  de  la  vieille  cité  latine?  étaient-ce,  comme 
certains  indices  semblent  le  faire  croire,  des  Romains 
de  grande  famille  (1),  que  Ton  peut  supposer  s'être, 
à  l'exemple  de  beaucoup  d'autres,  réfugiés  pendant  la 
persécution  dans  leurs  terres  du  Latium  (2),  où  ils 
furent  saisis  et  martyrisés  (3)?  Nous  n'essaierons  pas 
de  reconstituer  par  conjecture  un  épisode  ignoré,  dont 
quelques  lignes  retrouvées  sur  un  débris  d'épitaphe 
révèlent  seules  l'existence  :  nous  en  conclurons  seu- 
lement que  les  calendriers  particuliers  des  cités  du 
Latium  ne  furent  pas  intégralement  insérés  dans 
l'antique  martyrologe  romain  conservé  par  la  com- 
pilation hiéronymienne  (4) ,  et  que  des  noms  de  mar- 
tyrs, même  honorés  d'un  culte  public  ou  mention- 
nés par  les  monuments,  ne  paraissent  pas  dans  les 
fastes  ecclésiastiques.  L'expérience  nous  montrera 
plus  d'une  fois  encore  des  exemples  de  ces  lacunes , 
que  les  découvertes  archéologiques  viennent  com- 
bler. 

L'Étrurie,  où  le  christianisme  avait,  au  troisième 


(1)  La  ressemblance  des  noms  peut  faire  croire  à  une  parenté  de  Ju- 
lius  (?)  Lucretius  Asinianus  avec  Julia  Asinia,  descendante  de  sainte 
Mustiola  de  Chiusi,  qui  était  elle-même  parente  de  l'empereur  Claude 
le  Gothique.  Voir  Roma  sotterranea,  t.  III,  p.  27;  Bullettino  di  ar- 
cheologia  cristiana,  1878,  p.  90;  cf.  les  Dernières  Persécutiovs  du 
troisième  siècle,  2°  éd.,  p.  258. 

(2)  Cf.  Acta  55.,  janvier,  t.  II,  p.  275,  276;  mai,  t.  II,  p.  617. 
(3}  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1878,  p.  96. 

(4)  Ibid.,  p.  95. 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  117 

siècle,  des  adhérents  dans  l'aristocratie  (1),  vit  des 
martyrs  durant  la  dernière  persécution.  A  Surrena, 
près  de  Viterbe,  furent  exécutés,  le  3  novembre,  le 
prêtre  Valentin  et  le  diacre  Hilaire  (2).  Un  manuscrit 
de  leurs  Act'es  nomme  un  autre  prêtre,  Eutychius, 
qui  exerçait  dans  la  contrée  le  ministère  apostolique , 
et  auquel  est  attribuée  la  conversion  des  bourreaux 
et  du  juge  lui-même  (3).  On  ne  dit  pas  qu'il  ait  à  son 
tour  été  mis  à  mort.  Si  ce  personnage  est  réel,  et  n'a 
pas  été  introduit  dans  un  récit  de  basse  époque  par 
une  confusion  avec  saint  Eutychius  de  Ferento ,  mar- 
tyrisé trente-cinq  ans  plus  tôt  sous  Claude  le  Go- 
thique ,  on  sera  tenté  de  le  reconnaître  dans  VEuty- 
chius  confesseur  dont  le  nom  se  lit  sur  une  dalle 
tumulaire  de  Corneto,  l'antique  Tarquinies  [k).  Mais, 

(1)  Une  descendante  des  Dasumii ,  riche  famille  qui  construisit  au 
second  siècle  les  thermes  de  Tarquinies  et  posséda  des  biens  à  Viterbe 
(Orelli-Henzen,  5184,  6048,  6051,6479,  6622,  6634),  fut  enterrée  à 
Rome  dans  une  crypte  du  cimetière  de  Calliste  contemporaine  de  Dio- 
clétien;  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  II,  p.  185  et  suiv. 

(2)  Acta  SS.,  mai,  t.  III,  p.  459;  cf.  Assemani,  De  SS.  Ferentinis 
in  Tuscia  Bonifacio  et  Redemplo  et  martijre  Eutycfiio,  Rome,  1754, 
p.  169;  Tillemont,  Mémoires^  t.  V,  art.  i  sur  la  persécution  de  Dioclé- 
tien;De  Rossi,  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1874,  p.  110;  le 
P.  Germano  di  S.  Stanislao,  Memorie  archeologiche  ecritiche  sopra 
gli  Aiti.e  il  cimitero  di  S.  Eutizio  di  Ferento,  Rome,  1886,  p.  278-281. 

(3)  Le  manuscrit  du  montCassin,  celui  de  la  bibliothèque  Vallicelliana, 
à  Rome ,  ne  contient  pas  l'épisode  d'Eutychius  ;  voir  le  P.  Germano,  l.  c . 

(4)  EVTICIVS 

CONFESSOR 

DEPOSITVS  VIII 

KAL  SEPTENBRIS 

IN  PAGE 

Marbre  encastré,  avec  beaucoup  d'autres  débris  antiques,  dans  le 

IV.  27 


418  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

que  cette  identification  soit  ou  non  admise,  un  fait 
subsiste  :  l'existence,  à  Tarquinies,  d'un  Eutychius, 
qu'une  épitaphe  portant  les  caractères  de  l'époque  de 
Constantin  dit  avoir  confessé  la  foi  et  être  mort  dans 
la  paix  du  Christ  (1). 

On  cite  pour  l'Ombrie  de  nombreux  martyrs  :  saint 
Secundus,  à  Amelia  (2);  sainte  Firmina,  près  de  la 
même  ville  (3);  saint  Félix,  évêque,  à  Spello  (4); 
saint  Grégoire ,  prêtre ,  à  Spolète  (5)  ;  saint  Fidence  et 
saint  Térence ,  à  Martane ,  près  de  Todi  (6)  ;  malheu- 
reusement les  Actes  de  ces  divers  martyrs  sont  trop 


pavage  de  l'église  de  S.  Maria  di  Castello  à  Corneto;  De  Rossi,  Bul- 
lettino  di  archeologia  cristiana,  1874,  pi.  VI  et  p.  101. 

(1)  Sur  la  rareté  et  la  valeur  du  mot  confessor  dans  une  inscrip- 
tion funéraire  du  quatrième  siècle,  voir  De  Rossi,  Bullettino  di  ar- 
cheologia cristiana,  1874,  p.  102-111.  Dans  les  pages  111-118  du 
même  Bullettino ,  le  savant  archéologue  démontre  que  l'épitaphe 
d'Eutycliius  confesseur  provient  des  hypogées  chrétiens  de  Tarqui- 
nies.  Voir  cependant,  à  la  même  époque,  un  autre  sens  du  mot  con- 
fessor; Duchesne,  Origines  du  culte  chrétien,  p.  405-406.  —  Il  ne 
faut  confondre  aucun  de  ces  Eutychius  avec  leur  homonyme  romain, 
enterré  dans  la  catacombe  de  saint  Sébastien,  et  célébré  par  saint  Da- 
mase  dans  une  épitaphe  en  vers,  où  il  est  raconté  que  ce  martyr 
passa  douze  jours  dans  un  cachot  semé  de  poteries  aiguës  (cf.  plus 
haut,  p.  251).  Je  n'ai  point  mentionné  l'Eutychius  romain  parmi  les 
martyrs  immolés  sous  Maximien  Hercule  et  rappelés  dans  la  première 
partie  de  ce  chapitre,  car  l'époque  de  sa  mort  n'est  pas  indiquée 
dans  l'épitaphe  damasienne,  et  la  difficulté  avec  laquelle  son  tombeau 
fut  retrouvé  après  la  paix  de  l'Église  (voir  p.  190)  semble  indiquer 
que  celui-ci  avait  été  caché ,  comme  tant  d'autres,  au  commencement 
de  la  persécution. 

(2)  Acta  SS.,  juin,  t.  I,  p.  51;  Surius,  Vitœ  SS..  t.  VI,  p.  11. 

(3)  Surius,  t.  XI,  p.  517. 

(4)  Acta  55.,  mai,  t.  IV,  p.  167. 

(5)  Surius,  t.  XII,  p.  307 

{ù)Acta  55.,  septembre,  t.  VII,  p.  479. 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  419 

peu  sûrs  pour  qu'on  leur  puisse  demander  plus  de 
détails  (1).  Bien  meilleurs,  malgré  leurs  défauts,  pa- 
raissent ceux  de  saint  Sabin ,  évêque  d'Assise  (2) ,  em- 
prisonné dans  cette  ville  avec  ses  diacres  Exsuperan- 
tius  et  Marcel ,  et  beaucoup  d'autres  clercs ,  par  ordre 
de  Vénustien,  correcteur  d'Étrurie  et  d'Ombrie  (3). 
Ayant  refusé  de  sacrifier,  les  deux  diacres  furent  mis 
sur  le  chevalet,  fouettés,  déchirés  avec  les  ongles  de 
fer,  et  périrent  dans  la  torture.  Un  peu  plus  tard, 
Tévèque,  après  avoir  eu  les  deux  mains  coupées,  fut 
transféré  à  Spolète,  où  il  mourut  sous  les  verges. 
Mais  un  autre  que  Vénustien  commanda  son  sup- 
plice :  ce  gouverneur  s'était  converti  avec  sa  femme 
et  ses  enfants  pendant  le  procès,  et  avait  été  mis  à 
mort  sans  jugement  (4). 

(1)  Voir  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  art.  m  sur  la  persécution  de 
Dioclétien. 

(2)  Passio  S.  Savini  episcopi  et  marlyris,  dans  Baiuze,  Miscella- 
nea,  t.  I,  p.  12;  voir  plus  haut,  p.  372. 

(3)  Voir  plus  iiaut,  p.  372. 

(4)  Les  Actes  racontent  qu'avant  la  conversion  de  Vénustien,  saint 
Sabin,  comparaissant  devant  ce  gouverneur,  avait  brisé  une  statue  de 
Jupiter  et  pour  ce  fait  avait  eu  les  deux  mains  coupées;  puis  qu'une 
matrone,  nommée  Serena,  avait  recueilli  pieusement  celles-ci  et,  les 
ayant  embaumées,  les  avait  déposées  comme  une  précieuse  relique 
dans  un  baril  de  verre,  in  dolio  vitreo  {Passio,  8,  dans  Baiuze,  p.  13). 
On  n'admettra  peut-être  qu'avec  hésitation  le  bris  de  la  statue,  peu 
conforme  aux  mœurs  des  premiers  chrétiens;  mais  le  supplice  des 
mains  coupées  n'est  pas  sans  exemple.  «  Suétone  rapporte  qu'un  jour, 
au  tribunal,  quelqu'un  s'étant  écrié  qu'il  fallait  couper  les  mains  à  un 
faussaire,  l'empereur  Claude  fit  aussitôt  appeler  le  bourreau  avec  sa 
machaera  et  sa  mensa  lanionia  {Claud.,  15)  j  une  fresque  de  Pom- 
péi  montre  cette  mensa.,  billot  massif  porté  sur  trois  pieds  et  de  tous 
points  semblable  à  ceux  dont  on  se  sert  encore  dans  les  boucherie- 
(Emond  Le  Blant,  Revue  archéologique,  1889,  p.  150  et  pi.  III).  m  La 


420  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT    30i). 

Les  traditions  relatives  aux  martyrs  de  l'Italie  mé- 
ridionale sont  assez  confuses;  cependant  on  doit  rete- 
nir les  noms  de  saint  Érasme,  martyrisé  en  Campa- 
nie  (1);  du  célèbre  saint  Janvier,  troisième  évêque  de 
Bénévent,  décapité  dans  la  même  province,  à  Pouz- 
zoles,  avec  ses  compagnons  Sosie  (2),  Festus,  Didier, 
Proculus,  Eutychius,  Acucius  (3)  ;  de  saint  Vit,  enfant 


déposition  des  reliques  in  dolio  vitreo  offre  aussi  de  la  vraisemblance. 
Des  dolia  sont  souvent  représentés  sur  les  marbres  des  catacombes 
(Martigny,  Dictionnaire  des  ant.  chrét.,  art.  Dolium,  p.  259;  Kraus, 
Real-Ency/d.  der  christl.  Alterth. ,  art.  Fass,  t.  1,  p.  480);  on  a 
trouvé  dans  leurs  tombeaux  des  ampoules  de  verre  en  forme  de 
barillet,  a  bariletto  (De  Rossi,  Ro?na  soiterranea,  t.  III,  p.  620); 
des  dolia  en  terre  cuite  ou  de  petits  barillets  en  verre  se  rencontrent 
fréquemment  dans  les  cimetières  gallo-romains.  Un  très  ancien  exem- 
ple de  dolium  vitreum  est  donné  dans  la  double  fresque  de  la  crypte 
de  Lucine,  qui  représente,  porté  sur  le  dos  d'un  poisson,  un  panier 
de  pains  au  milieu  duquel  une  ouverture  laisse  voir  un  baril  de  verre 
contenant  du  vin  [Roma  soiterranea,  t.  I,  pi.  VII;  cf.  Rome  souter- 
raine, pi.  VIII,  no  1). 

(1)  Acta  SS.,  juin,  t.  I,  p.  211. 

(2)  Sosius,  d'après  les  Actes;  mais  Sossius  ou  Sossus  dans  le  calen- 
drier de  Carthage  et  le  martyrologe  hiéronymien,  Iwaaoç  dans  les  Me- 
nées grecques. 

(Z)Ibid.y  septembre,  t.  VI,  p.  761.  Les  Actes  de  saint  Janvier  met- 
tent son  martyre  sous  Dioclétien,  pendant  le  cinquième  consulat  de 
Constance  et  de  Galère,  c'est-à-dire  en  305.  Mais  la  commémoration 
de  ce  saint  évêque  et  de  ses  compagnons  est  dans  l'Église  latine  au 
19  septembre.  A  cette  date  de  305  Dioclétien  ne  régnait  plus,  et  la  per- 
sécution avait  cessé  en  Occident.  Peut-être  celle  du  21  avril,  où  les 
Grecs  font  la  fête  de  ces  saints,  correspond-elle  plutôt  au  jour  exact 
de  leur  martyre;  en  avril,  Dioclétien  et  Maximien  n'avaient  pas  encore 
abdiqué,  et  la  persécution  durait  en  Italie.  —  Tillemont  critique  avec 
raison  les  Actes  de  saint  Janvier,  qui  sont  une  pièce  de  basse  époque. 
Mais  il  paraît  certain  qu'un  original  plus  ancien  a  existé.  Le  ms.  1668 
du  Vatican  contient  une  traduction  grecque,  meilleure  que  le  texte 
latin,  et  qui  semble  dépendre  d'un  document  antérieur.  M.  de  Rossi 
a  publié,  au  tome II  des  Inscriptiones  christianx,  p.  225,  246,  247, 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  421 

de  douze  ans,  dit-on,  immolé  pour  le  Christ  avec  saint 
Modeste  et  saint  Crescence  dans  la  Lucanie  (1).  La  con- 
fession de  saint  Euplus  ou  Euplius,  diacre  de  Catane 
en  Sicile,  est  célèbre,  et  ses  Actes,  dont  on  possède 
plusieurs  versions  un  peu  différentes,  mais  paraissant 
provenir  d'un  même  original,  méritent  de  faire  foi 
dans  l'ensemble  (2). 

Le  12  août  (3)  30i  (i),  Euplus  fut  arrêté  pendant 

une  pièce  de  vers  gravée  par  l'ordre  du  pape  Symmaque  sur  l'autel 
dédié  à  saint  Sossius,  diacre,  l'un  des  compagnons  de  saint  Janvier, 
dans  l'église  de  Saint-André,  près  de  la  basilique  Valicane.  Ce  poème 
renferme  des  détails  relatifs  au  martyr  Sossius  qui  manquent  dans  la 
rédaction  latine  que  nous  connaissons,  et  prouvent  l'existence,  à  la 
fin  du  cinquième  siècle,  d'un  texte  des  Actes  de  saint  Janvier  et  de 
ses  compagnons  plus  complet  que  celui  qui  nous  est  parvenu.  Voir 
Bullettino  di  archeologia  crisdana,  1887,  p.  47,  et  surtout  Inscrip- 
tiunes  christianx ,  t.  II,  p.  246,  note. 

(1)  Acta  SS.,  juin,  t.  VI,  p.  139. 

(2)  Voir  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  art.  et  note  ii  sur  saint  Euple. 

(3)  «  Pridie  idus  augusti.  »  Les  Actes  grecs  mettent  ce  premier  in- 
terrogatoire le  29  avril,  et  le  second  le  12  août;  je  préfère  suivre  ici 
les  Actes  latins,  qui  les  mettent  le  même  jour,  car  ils  paraissent  tout 
à  fait  la  suite  l'un  de  l'autre,  et  le  contexte  ne  suppose  pas  entre  eux 
un  aussi  long  intervalle. 

(4)  «  Diocletiano  novies  et  Maximiano  octies  consulibus.  »  Ado 
S.  Eupli,  dans  Ruinart,  p.  438.  Cette  date  consulaire  de  304  se  re- 
trouve dans  les  Actes  grecs  publiés  par  Cotelier  {Moniimenta  Eccle- 
six  grxcx ,  Paris,  1686,  p.  192).  Plusieurs  manuscrits  portent  «■  Dio- 
cletiano novies  et  Maximiano  septies  cons.  ;  »>  mais  ces  deux  consulats 
ne  concordent  pas,  Dioclétien  ayant  été  consul  pour  la  neuvième  fois 
en  304  et  Maximien  pour  la  septième  (avec  Dioclétien  encore  pour  col- 
lègue) en  303.  Cependant  on  pourrait  retenir  l'indication  du  septième 
consulat  de  Maxiinien  et  considérer  celle  du  neuvième  de  Dioclétien 
comme  une  faute  de  copiste,  facile  à  commettre  puisqu'il  suffisait  de 
mettre  un  I  de  trop  dans  la  date  écrite  en  chiffres  romains.  Les  cir- 
constances du  martyre  de  saint  Euplus  se  rapportent  aussi  bien  à  303 
qu'à  304.  J'ai  préféré  néanmoins  cette  dernière  date,  parce  qu'elle  est 
donnée  correctement  par  quelques  manuscrits. 


422  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

qu'il  lisait  l'Évangile  aux  fidèles.  On  le  conduisit  à 
Calvisianus,  correcteur  de  Sicile  (1).  Celui-ci  était 
dans  son  cabinet,  séparé  de  la  salle  d'audience  par 
un  voile  (2).  Entrant  dans  la  salle,  Euplus  cria  d'une 
voix  forte  :  «  Je  suis  chrétien,  je  désire  mourir  pour 
le  nom  du  Christ.  »  Calvisianus  ordonna  d'introduire 
dans  le  cabinet  Thomme  qui  criait  ainsi.  Euplus  por- 
tait encore  le  livre  des  Évangiles,  dont  il  donnait  lec- 
ture au  moment  de  son  arrestation.  Un  sénateur, 
Maxime  (3) ,  qui  se  trouvait  dans  l'appartement  du 
correcteur,  dit  en  le  voyant  ainsi  chargé  :  «  Il  ne  t'est 
pas  permis  de  porter  de  tels  livres  contre  l'ordre  des 
empereurs.  »  Calvisianus  commença  l'interrogatoire  : 
«  J)'où  te  viennent  ces  Écritures?  les  as-tu  apportées 
de  ta  maison? — Je  n'ai  pas  de  maison,  mon  Sei- 
gneur Jésus-Christ  le  sait,  »  répondit  Euplus,  qui 
probablement  vivait  caché  loin  de  sa  demeure  habi- 


(1)  C'est  le  litre  que  lui  donnent  avec  raison  les  Actes  grecs  de 
Cotelier.  La  Sicile  était  administrée  en  314  par  un  correcteur  (Eu- 
sèbe,  Hist.  Eccl.,  X,  5,  23;  cf.  Marquardt,  Bômische  Staaiswerval- 
Umg^  1. 1,  p.  240).  Aussi  les  Actes  latins  se  trompent-ils  en  donnant  à 
Calvisianus  le  titre  de  co?is«Zam,  que  les  gouverneurs  de  Sicile  ne  por- 
tèrent qu'après  337  (Marquardt,  l.  c).  Voir  Parisotti,  Bei  magistrati 
che  ressero  la  Sicilia  dopo  Diocleziano,  dans  Studi  e  Documenti  di 
Storia  e  Diritto,  1890,  p.  219  ;  Cantarelli,  //  vicariato  di  Roma,  dans 
Bull,  délia  comm.  arch.  com.,  1893,  p.  37  et  suiv.  Le  correcteur  Cal- 
visianus n'est  connu  que  par  les  Actes  de  saint  Euplus;  mais  la  gens 
Calvisiana  est  souvent  rappelée  dans  les  textes  et  les  inscriptions  : 
De  Vit,  Onom.,  t.  Il,  p.  90;  cf.  Cantarelli,  L  c,  p.  42. 

(2)  Cf.  J.  Rambaud,  le  Droit  criminel  romain  dans  les  Actes  des 
martyrs,  p.  52. 

(8)  Les  Actes  latins  disent  seulement  :  «  Unus  ex  amicis  Calvisiani, 
nomine  Maximus.  »  Les  Actes  grecs  lui  donnent  le  titre  de  claris- 
sime,  à  XajXTîpoTaTo;. 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  113 

tuelle,  comme  beaucoup  de  chrétiens  pendant  la  per- 
sécution. Galvisianus  continua  :  «  Est-ce  toi  qui  as 
porté  ici  ces  livres?  —  C'est  moi  qui  les  ai  portés; 
car  je  les  avais  quand  on  m'arrêta.  —  Lis-les.  » 
Euplus  ouvrit  le  volume  et  lut,  entre  autres  passages, 
ces  deux  sentences  de  l'Évangile  qu'il  avait  sans 
doute  l'habitude  de  commenter  aux  fidèles  pour  les 
préparer  aux  épreuves  de  l'heure  présente  :  «  Bien- 
heureux ceux  qui  souffrent  persécution  pour  la  jus- 
tice, carie  royaume  descieux  est  à  eux,  »  et  :  «  Celui 
qui  veut  venir  après  moi ,  qu'il  prenne  sa  croix  et 
qu'il  me  suive.  »  «  Qu'est-ce  que  cela?  »  dit  le  correc- 
teur. «  C'est  la  loi  de  mon  Seigneur,  qui  m'a  été  con- 
fiée. —  Par  qui?  —  Par  Jésus-Christ,  Fils  du  Dieu  vi- 
vant. ))  Calvisianus,  l'interrompant,  dit  que,  puisque 
ses  sentiments  étaient  suffisamment  connus,  il  serait 
maintenant  interrogé  en  public,  avec  l'appareil  de  la 
torture. 

On  passa  dans  la  salle  d'audience ,  où  le  correcteur 
lui  demanda  :  «  Persistes-tu  dans  ta  première  confes- 
sion? »  D'une  main  qui  restait  libre  Euplus  fit  le 
signe  de  la  croix,  en  disant  :  «  Ce  que  j'ai  déclaré  une 
première  fois,  je  le  répète;  je  suis  chrétien,  et  je  lis 
les  divines  Écritures.  —  Pourquoi  les  as-tu  gardées  en 
ta  possession,  et  ne  les  as-tu  pas  livrées  quand  les  em- 
pereurs les  ont  interdites?  —  Parce  que  je  suis  chré- 
tien, et  qu'il  ne  m'était  pas  permis  de  les  livrer.  Mieux 
vaut  mourir.  Elles  contiennent  la  vie  éternelle,  que 
perd  celui  qui  les  livre.  Pour  ne  pas  la  perdre,  j'a- 
bandonne ma  vie.  —  Qu'Euplus,  qui  a  contrevenu  à 


424  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

redit  impérial  en  ne  livrant  pas  les  Écritures,  et  qui 
persiste  à  les  lire  au  peuple ,  soit  appliqué  à  la  tor- 
ture. »  Pendant  qu'on  le  tourmentait,  le  martyr  fai- 
sait tout  haut  ces  courtes  et  ardentes  prières,  que 
nous  avons  tant  de  fois  entendues  sortir  de  la  bouche 
d'héroïques  patients  :  «  Je  te  rends  grâces ,  Christ. 
Garde-moi,  puisque  c'est  pour  toi  que  je  souffre.  »  Le 
correcteur  l'exhortait  cependant  :  «  Euplus ,  renonce 
à  ta  folie.  Adore  les  dieux,  et  tu  seras  délivré.  —  J'a- 
dore le  Christ,  je  déteste  les  démons.  Fais  ce  que  tu 
voudras,  je  suis  chrétien.  J'ai  depuis  longtemps  dé- 
siré ce  qui  m'arrive.  Fais  ce  que  tu  voudras.  Ajoute 
d'autres  tourments.  Je  suis  chrétien.  »  Quand  les  bour- 
reaux eurent  reçu  l'ordre  de  s'arrêter,  Calvisianus  re- 
prit  :  «  Malheureux,  adore  les  dieux;  rends  hommage 
à  Mars,  à  Apollon  et  à  Esculape.  —  J'adore  le  Père, 
le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  la  Trinité  sainte,  hors  la- 
quelle il  n'y  a  pas  de  Dieu.  Périssent  des  dieux  qui 
n'ont  pas  fait  le  ciel,  la  terre  et  tout  ce  qu'ils  contien- 
nent! Je  suis  chrétien.  —  Sacrifie,  si  tu  veux  être  dé- 
livré. —  Je  m'offre  moi-même  en  sacrifice  au  Christ 
Dieu.  Je  ne  puis  faire  plus.  Tes  efforts  sont  vains  :  je 
suis  chrétien.  »  Calvisianus  commanda  de  le  torturer 
plus  cruellement,  «  Christ,  je  te  rends  grâces,  s'écriait 
le  martyr.  Christ,  secours-moi.  0  Christ,  je  souffre 
tout  cela  pour  toi.  »  Il  prononça  souvent  ces  invoca- 
tions ;  puis  la  force  lui  manqua  au  milieu  de  ses  souf- 
frances, on  vit  ses  lèvres  pâles  s'agiter,  priant  encore  ; 
mais  la  voix  ne  sortait  plus  de  sa  poitrine  épuisée. 
Calvisianus  rentra  dans  son  cabinet  pour  rédiger 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  425 

la  sentence;  paraissant  de  nouveau  hors  du  voile,  il 
lut  sur  ses  tablettes  :  «  J'ordonne  que  le  chrétien  Eu- 
plus,  qui  méprise  les  édits  des  princes,  blasphème 
les  dieux  et  refuse  de  se  repentir,  soit  décapité.  Em- 
menez-le. »  On  suspendit  à  son  cou  l'exemplaire  des 
Évangiles  avec  lequel  il  avait  été  surpris,  et  Ton  mar- 
cha vers  le  lieu  du  supplice  ;  le  héraut  précédait  en 
criant  :  «  Le  chrétien  Euplus,  ennemi  des  dieux  et 
des  empereurs!  »  Euplus  ne  cessait  de  répéter  :  «  Grâ- 
ces au  Christ  Dieu!  »  Parvenu  là  où  il  devait  mourir, 
il  s'agenouilla  et  pria  longuement;  puis,  disant  une 
dernière  fois  :  «  Grâces  à  Dieu  !  »  il  tendit  le  cou  au 
glaive  du  bourreau.  «  Les  chrétiens  parvinrent  à  en- 
lever son  corps  et  l'ensevelirent  pieusement,  em- 
baumé dans  les  parfums  (1).  » 

On  voudrait  rencontrer  le  même  naturel  et  la  même 
vraisemblance  dans  les  Actes  de  la  célèbre  martyre 
de  Syracuse,  sainte  Lucie  (2).  Malheureusement,  il  est 
impossible  d'y  méconnaître  un  récit  romanesque,  où 
l'imagination  du  narrateur  joue  le  plus  grand  rôle. 
L'existence  historique  de  la  sainte  n'est  pas  douteuse  : 
la  vénération  dont  elle  fut  de  bonne  heure  l'objet 
dans  toute  l'Église  en  est  la  preuve.  Son  histoire,  en 
ce  qu'elle  a  de  probable,  tient  cependant  en  quelques 
lignes  :  Lucie,  qui  avait  voué  à  Dieu  sa  virginité,  et 
s'était  dépouillée  volontairement  de  ses  biens,  com- 


(1)  «  Sublatum  est  postea  corpus  ejus  a  christianis,  etconditum  aro- 
matibus  sepultum  est.  »  Acta,  3.  —  Sur  saint  Euplus,  voir  saint  Gré- 
goire le  Grand,  Ep.,  XII,  10,  à  Félix,  évêque  de  Messine. 

(2)  Surius,  Vitx  SS.,  t.  XII,  p.  247. 


426  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

parut  devant  le  correcteur  (1),  qui  la  menaça  de  l'en- 
fermer, comme  tant  d'autres  vierges  chrétiennes,  dans 
un  lieu  de  débauche,  et  la  fit  enfin  mourir  par  le 
glaive,  le  13  décembre  (2). 

Remontant  vers  le  nord  de  Tltalie,  on  trouve  des 
martyrs  dans  le  Picenum,  saint  Emygdius,  évèque,  à 
Ascoli  (3),  saint  Peregrinus,  diacre,  à  Ancône  ;(4.); 
dans  l'Emilie,  saint  Domninus,  près  de  Parme  (5), 
saint  Proculus,  saint  Vital  et  saint  Agricola,  à  Bolo- 
gne (6).  Vital  était  l'esclave  d'Agricola.  Tous  deux  con- 


(1)  Les  Actes  donnent  à  ce  magistrat  le  titre  de  consularis  et  le  nom 
de  Paschasius.  On  peut  admettre  que,  du  mois  d'août  au  mois  de  dé- 
cembre, un  autre  correcteur  ait  remplacé  Calvisianus,  que  nous  venons 
de  voir  condamner  à  Catane  saint  Euplus.  Mais  Paschasius  semble  un 
nom  de  forme  chrétienne  (Kraus,  Real-Ency/d.  der  christl.  Alterthu- 
mer,  art.  Namen,  t.  II,  p.  481)  et  n'a  point  dû  être  porté  par  un  ma- 
gistrat païen.  Voir  cependant  Cantarelli,  dans  Bull,  délia  comm.  arch. 
com.,  1893,  p.  45. 

(2)  Les  Actes  racontent,  §  8,  qu'au  moment  de  mourir  Lucie  dit  : 
«  Je  vous  annonce  que  la  paix  est  rendue  à  l'Église,  que  Dioclétien  est 
descendu  du  trône  et  que  Maximien  a  fini  sa  carrière.  »  11  y  a  dans  ces 
paroles  un  double  anachronisme  :  d'abord,  la  mort  de  Lucie  paraissant 
être  du  13  décembre  304,  la  sainte  n'a  pu  annoncer  comme  arrivant  en 
ce  jour  l'abdication  de  Dioclétien,  qui  est  du  mois  de  mai  305  ;  puis 
on  se  trompe  en  faisant  mourir  au  moment  de  l'abdication  Maximien 
Hercule,  qui  y  survécut  cinq  ans.  Mais,  comme  le  montre  le  chapitre 
suivant,  le  narrateur  est  dans  la  vérité  historique  en  faisant  dater  de 
l'abdication  des  Augustes  la  paix  religieuse  en  Occident. 

{Z)Acta  SS.,  août,  t.  II,  p.  16. 

(4)  Ibid.,  mai,  t.  III,  p.  565. 

(5)  Ibid.,  octobre,  t.  IV,  p.  987. 

(6)  Vitalem,  Agricolam,  Proculum  Bononia  condit, 
Quos  jurata  fides  pietatis  in  arma  vocavit, 
Parque  salutiferis  texit  Victoria  palmis, 
Corpora  transfixos  trabalibus  inclita  clavis. 

Saint  Paulin,  Poem.  XXIV.  Il  paraît  résulter  de  ces  vers  que  Pro- 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  i'27 

fessèrent  le  Christ  et  furent  condamnés  à  mort.  Les 
persécuteurs  hésitaient  à  faire  périr  Agricola,  dont 
la  douceur  avait  gagné  l'amitié  des  païens.  Aussi  es- 
sayèrent-ils de  l'épouvanter  par  le  supplice  de  son 
esclave.  On  soumit  Vital  aux  plus  cruelles  tortures. 
Celui-ci ,  dont  le  corps  n'était  plus  qu'une  plaie ,  s'é- 
cria d'une  voix  mourante  :  «  Seigneur  Jésus-Christ, 
mon  Seigneur  et  mon  Dieu,  ordonne  que  mon  âme 
soit  enfin  accueilUe  dans  ton  paradis,  car  je  désire 
recevoir  la  couronne  que  ton  saint  Ange  m'a  mon- 
trée. »  Puis  il  expira.  Agricola,  persistant  dans  sa  foi, 
fut  crucifié.  Les  corps  des  deux  martyrs  furent,  pa- 
rait-il, enterrés  dans  le  cimetière  des  Juifs  :  c'est  là 
que  les  trouva  saint  Ambroise,  en  392  ;  près  du  corps 
d'Agricola  étaient  déposés  la  croix,  les  clous  et  «  les 
marques  triomphales  de  son  sang  (1),  »  c'est-à-dire 
soit  les  linges  ou  la  terre  qui  en  avaient  été  imbibés, 
soit  l'éponge  ou  le  vase  où  on  l'avait  recueilli  (2). 
L'atrocité  du  supplice ,  l'irrégularité  d'une  exécu- 
tion capitale  confiée  à  des  mains  autres  que  celles  du 

culus  fut  cloué,  probablement  crucifié,  comme  Agricola.  Sur  saint  Pro- 
culus,  voir  Acia  SS.,  juin,  t.  I,  p.  50. 

(1)  Saint  Ambroise,  De  exhortatione  virginitatisy  1,  2;  cf.  saint 
Paulin,  Vila  S.  Amhrosii,  4.  On  place  généralement  le  martyre  de  ces 
saints  pendant  la  persécution  de  Dioclétien.  La  lettre  55,  attribuée  à 
saint  Ambroise,  qui  donne  seule  cette  indication  chronologique,  est  re- 
gardée comme  apocryphe;  mais  elle  peut  n'être  pas  de  saint  Ambroise 
et  cependant  reproduire  une  date  exacte.  L'inhumation  probablement 
furtive  des  deux  martyrs  dans  le  cimetière  des  Juifs  montre  que  celui 
des  chrétiens  était  alors  confisqué;  ce  trait  est  caractéristique  de  la 
persécution  de  Dioclétien. 

(2)  Cf.  Prudence,  Péri  Stephanôn,  XI,  131-144;  et  les  De-nières 
Persécutions  du  troisième  siècle,  2™*  éd.  p.  347,  348. 


428  LE  QUATRIÈME  ÊDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

bourreau,  les  haines  dont  elle  témoigne,  me  font  at- 
tribuer à  la  dernière  persécution  le  martyre  de  saint 
Cassien  d'Imola.  Le  fanatisme  de  Maximien  Hercule, 
qui  résidait  habituellement  à  Milan,  quelquefois  à  Ra- 
venne,  à  Aquilée,  à  Vérone  (1),  encourageait  dans 
toutes  les  provinces  du  nord  de  l'Italie  celui  du  peu- 
ple et  des  magistrats ,  et  amnistiait  d'avance  les  illé- 
galités dont  les  chrétiens  seraient  l'objet.  Voici  ce  que 
l'on  sait  de  saint  Cassien.  Le  poète  Prudence,  allant  à 
Rome,  traversait  la  ville  d'Imola,  appelée  alors  Forum 
Cornelii,  du  nom  de  Sylla,  son  fondateur  (2).  Dans  la 
basilique  il  aperçut,  au-dessus  du  tombeau  du  martyr, 
une  peinture  représentant  un  homme  couvert  de 
plaies,  les  membres  déchirés,  entouré  d'enfants  qui 
piquaient  son  corps  avec  des  styles  à  écrire  (3).  «  Ce 
que  vous  voyez,  lui  dit  le  gardien  du  temple,  n'est  pas 
une  tradition  vaine,  un  conte  de  bonne  femme;  l'ar- 
tiste a  pris  dans  les  livres  le  sujet  de  son  tableau,  qui 
montre  quelle  était  la  foi  de  l'ancien  temps  (4).  »  Ex- 

(1)  Voir  Godefroy,  Code  Tliéodosien,  t.  IV,  p.  13. 

(2)  Prudence,  Péri  Stephanân,  IX,  1,  2. 

(3)  Erexi    ad  cœlum  faciem,  stetit  obviam  contra 

Fucis  colorum  picta  imago  martyris, 
Plagas  mille  gerens,  lotos  lacerata  per  arlus, 

Ruptam  minutis  praeferens  punctis  cutem. 
Innumeri  circum  pueri,  miserabile  visu, 

Confossa  parvis  membra  figebant  stilis. 

Péri  Stephayiôn,  9-14. 

(4)  itdituus  consultus  ait  :  Quod  perspicis,  hospes, 

Non  est  inanis  aut  anilis  fabula. 
Hisloriam  pictura  refert,  quee  tradita  libris 
Veram  vetusti  temporis  monstrat  fidem. 

Ibid.,  17-20. 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  4:^9 

pliquant  au  poète  la  peinture  qu'ils  avaient  sous  les 
yeux,  Yœditims  lui  raconta  que  Gassien  était  un  maître 
d'école  exact ,  sévère ,  peu  aimé  de  ses  élèves  à  cause 
de  la  stricte  discipline  qu'il  leur  imposait.  11  fut  tra- 
duit en  justice,  parce  qu'il  refusait  de  sacrifier  aux 
dieux  (1) .  Ayant  appris  la  profession  de  ce  chrétien,  le 
juge  le  condamna  à  un  supplice  d'un  genre  nouveau. 
En  souvenir  peut-être  du  châtiment  inventé  par  Ca- 
mille pour  le  précepteur  qui  avait  voulu  lui  livrer  les 
enfants  de  Paieries  (2),  il  abandonna  Gassien  à  ses  éco- 
liers, nu,  les  mains  liées^  les  autorisant  à  le  tourmen- 
ter jusqu'à  la  mort.  Ghacun  épuisa  sur  lui  sa  rancune 
et  sa  méchanceté,  les  uns  brisant  leurs  tablettes  sur  le 
front  du  vieux  maître,  les  autres  lui  enfonçant  des 
styles  dans  les  entrailles  ou  lui  en  sillonnant  la  peau. 
Après  un  long  supplice,  rendu  plus  atroce  parles  rail- 
leries de  ses  jeunes  bourreaux,  Gassien  finit  par  mou- 
rir, ayant  perdu  tout  son  sang  (3) . 

(1)  Moderator  alumpni 

Gregis,  quod  aris  supplicare  spreverat. 

Ibid.y  31-32. 
On  a  conclu  de  ces  paroles  que  le  martyre  de  saint  Cassien  était 
arrivé  sous  Julien,  qui  interdit  l'enseignement  aux  chrétiens.  Le  poète 
ne  dit  pas  que  Cassien  fut  poursuivi  pour  avoir  professé,  mais  pour 
avoir  refusé  de  sacrifier  aux  dieux.  11  parle  de  ce  martyre  comme  d'un 
fait  arrivé  «  au  vieux  temps,  »  veram  vetusti  temporis  monstrat 
jlîrfem;  cela  peut  s'entendre  du  commencement  du  quatrième  siècle, 
mais  non  du  règne  de  Julien,  sous  lequel  vécut  Prudence  enfant. 

(2)  Tite-Live,  V,  27. 

(3)  Vincitur  post  terga  manus,  spoliatus  amictu, 

Adest  acutis  agmen  armatum  stilis. 


Conjiciunt  alii  fragiles  inque  ora  tabellas 


430  LE  Ql  ATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

Les  villes  de  la  Vénétie  et  de  la  Transpadane  eurent 
aussi  leurs  martyrs,  dont  quelques-uns  paraissent 
avoir  appartenu  à  la  cour  ou  à  l'armée  de  Maximien 
Hercule,  ou  avoir  été  jugés  directement  par  lui  :  saint 


Fragunt,  relisa  fronte  lignum  dissilit. 

Inde  alii  slimulos  et  acumina  ferrea  vibrant, 
Qua  parle  aratis  cera  sulcis  scribitur. 

Hinc  foditur  Christi  confesser,  et  inde  secatur  ; 

Pars  viscus  inlrat  molle,  pars  scindit  cutem. 
Omnia  membra  manus  pariter  fixere  ducentae, 

Totidemque  gultae  vulnerum  stillant  simul. 

Sanguis  ab  interno  venaruin  fonte  patentes 

Vias  secutus  deserit  praecordia , 
Totque  forarninibus  penetrali  corporis  exit 

Fibrarum  anhelans  ille  vitalis  calor. 

Péri  Stephanôn,  IX,  43-92. 
Ce  terrible  supplice  n'est  pas  sans  précédent;  Suétone  [Caligula, 
28)  parle  d'un  sénateur  et  Sénèque  [De  clementla,  1,  14)  d'un  cheva- 
lier ainsi  tués  à  coups  de  styles.  Sous  Julien ,  quand  le  peuple  païen 
d'Aréthuse  massacra  Tévêque  Marc,  «  les  enfants  qui  fréquentaient  les 
écoles  (raconte  Sozomène,  Hist.  Eccl.,  V,  10)  se  firent  de  lui  un  jouet, 
se  le  rejetant  de  l'un  à  l'autre,  et  le  piquant  atrocement  avec  leurs 
styles.  »  —  Je  ne  crois  pas  avoir  besoin  de  défendre  la  véracité  de 
Prudence  décrivant  un  tableau  de  la  basilique  d'Imola  et  rapportant 
le  commentaire  qui'lui  en  est  donné.  On  a  pourtant,  pour  la  peinture 
de  saint  Cassien  comme  pour  celle  de  saint  Hippolyte  (cf.  les  Der- 
nières Persécutions  du  troisième  siècle,  T  éd.,  p.  345-351),  insinué 
qu'elle  pouvait  être  une  invention  du  poète.  J'ai  répondu  ailleurs 
pour  saint  Hippolyple;  la  réponse  est  aussi  facile  en  ce  qui  concerne 
saint  Cassien.  Il  faudrait  des  preuves  bien  fortes  pour  accuser  sinon 
d'imposture,  au  moins  d'invention  poétique  un  homme  tel  que  Pru- 
dence, décrivant  un  monument  public  placé  dans  une  église  et  di- 
sant :  «  J  ai  vu.  »  L'hymne  en  l'honneur  de  saint  Cassien  est  une  des 
plus  vivantes,  des  plus  personnelles  que  Prudence  ait  écrites;  il  s'y 
met  naïvement  en  scène  et  laisse  même  échapper  sur  son  voyage,  sur 
sa  famille,  sur  ses  inquiétudes  de  fortune  ou  de  carrière,  une  de  ces 


LES  MARTYRS  DE  L  ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  431 

Victor,  soldat  maure,  à  Milan  (1)  ;  saint  Nabor  et  saint 
Félix,  également  soldats,  dont  le  procès  s'instruit  dans 
cette  ville  et  dont  l'exécution  se  fait  à  Lodi  (2)  ;  saint 
Fidèle,  saint  Exanthius,  saint  Carpophore  et  plusieurs 
autres,  immolés  à  Gôme  (3);  sainte  Justine  à  Pa- 
doue  (4)  ;  saint  Firmus  et  saint  Rusticus,  arrêtés  à  Ber- 
game,  interrogés  à  Milan,  décapités  hors  des  murs  de 
Vérone  (5).  Mais  les  Actes  de  ces  divers  martyrs  sont 
de  basse  époque;  les  noms,  quelques  indications  de 
lieu,  peuvent  seuls  être  acceptés  avec  confiance.  La 
Passion  de  Firmus  et  de  Rusticus  raconte  qu'après 
leur  supplice  le  magistrat  qui  les  avait  condamnés  fit 
apporter  les  notes  rédigées  par  les  chrétiens  et  com- 
manda de  les  brûler,  en  même  temps  qu'il  ordonnait 
de  laisser  sans  sépulture  les  corps  des  martyrs  (5). 


confidences  dont  il  se  montre  ordinairement  si  avare  [Péri  Stepha- 
nôn,  IX,  99-106).  Comment  supposer  qu'à  ces  accents  sincères  il  aurait 
mêlé  une  froide  et  inutile  fiction,  et,  après  avoir  confié  à  ses  lec- 
teurs qu'il  embrassa  le  tombeau  en  versant  des  larmes  et  en  priant 
avec  angoisse  [ibid.,  99-100),  décrit  comme  existant  au-dessus  de  ce 
tombeau  une  peinture  imaginaire?  L'auteur  de  la  plus  récente  étude 
sur  Prudence,  M.  Puech,  admet  comme  moi  que  le  poète  a  réellement 
vu  lès  fresques  ou  les  tableaux  dont  il  parle  [Prudence,  étude  sur  la 
poésie  latine  chrétienne  au  quatrième  siècle,  1888,  p.  130,  309.) 

(1)  Acta  SS.,  mai,  t.  II,  p.  28G. 

(2)  Acta  SS.,  juillet,  t.  III,  p.  280. 

(3)  Acta  SS.,  août,  t.  II,  p.  187;  octobre,  t.  XII,  p.  548. 

(4)  Acta  SS.,  octobre,  t.  III,  p.  824. 

(5)  Voir  la  Passio  SS.  Firmi  et  Rustici,  omise  dans  l'édition  de  1689 
de  Ruinart,  donnée  dans  l'édition  de  1731,  et  reproduite  dans  celle  de 
Ratisbonne,  p.  636.  Cette  Passion  est  aussi  peu  sûre  que  beaucoup  des 
Actes  que  Ruinart  a  rejetés  de  son  recueil. 

(6)  «  Tune  jussit  Anulinus  ut  omnes  gestœ  christianorum  adduceren- 
lur  ante  eum,  et  fecit  eas  comburi  ante  se,  dicens  :  Quicumque  legerit 
eas  in  errorem  veniet,  sicut  et  illi  fuerunt;  et  venerantur  iilorum  se- 


432  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

Abolir  de  toutes  les  manières  la  mémoire  de  ceux  qui 
étaient  morts  pour  le  Christ,  faire  que  nul  écrit  et  nul 
tombeau  ne  parlât  d'eux  à  la  postérité ,  fut ,  pendant 
cette  persécution ,  la  pensée  des  païens.  Elle  put  être 
en  partie  déjouée,  car  presque  partout  les  reliques 
des  martyrs  reçurent  les  honneurs  qu'on  leur  avait 
enviés  (1).  Mais  le  récit  de  beaucoup  de  trépas  glorieux 
ne  fut  pas  écrit,  ou  se  perdit  faute  de  pouvoir  être  re- 
cueilli dans  les  archives  dispersées  des  Églises  :  quand 
on  voulut  le  rédiger  plus  tard,  les  sources  étaient 
confuses,  les  traditions  brouillées.  C'est  ainsi  que  les 
Actes  des  saints  Firmus  et  Rusticus  ressemblent  en 
beaucoup  de  points  à  ceux  de  saint  Victor  (2)  ;  que 
dans  un  grand  nombre  de  Passions  du  nord  de  l'Italie 
parait  un  même  juge,  Anulinus,  dont  le  nom  est  peut- 
être  emprunté  au  proconsul  d'Afrique  célèbre  à  la 
même    époque  par   ses    rigueurs   envers  les   chré- 
tiens (3). 

La  même  confusion  se  rencontre  dans  les  Passions 


pulcra  magis  quam  templa  deorum,  qui  ab  inilio  sunt.  Et  jussit  ut 
nemo  sepeliret  corpora  eorum,  nisi  bestiôe  aut  canes  devorarent  ea.  » 
Passio  SS.  Firmi  et  Rustici,  2. 

(1)  Voir  en  particulier  la  dévotion  des  Milanais  du  quatrième  siècle 
pour  les  tombes  de  saint  Victor,  de  saint  Nabor  et  de  saint  Félix ,  ap- 
pelés nostros  martyres  par  saint  Ambroise  [In  Lucse  evangelium ,  7). 

(2)  Tillemont ,  Mémoires ,  t.  V,  art.  liv  sur  la  persécution  de  Dio- 
clétien. 

(3)  Cf.  Edmond  Le  Blant ,  les  Actes  des  martyrs,  p.  25.  Cependant 
le  nom  d'Anulinus  peut  avoir  été  porté  par  un  magistrat  distinct  de 
celui-ci  et  attaché  à  l'administration  du  diocèse  d'Italie ,  car  les  Anu- 
linus sont  nombreux  à  cette  époque  :  un  Annius  Cornélius  Anulinus, 
consul  en  295;  un  Anulinus,  préfet  de  Rome  en  306;  un  autre  Anu- 
linus, proconsul  d'Afrique  en  313. 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  433 

des  martyrs  de  Sardaigne.  Celle  de  saint  Ephysius, 
immolé  pour  le  Christ  k  Cagiiari,  semble  copiée  sur 
les  Actes  de  saint  Procope  (1).  Celle  de  saint  Saturnin, 
dans  la  même  ville,  rappelle  les  Actes  de  son  homo- 
nyme de  Toulouse  (2).  Cependant,  à  défaut  de  pièces 
authentiques,  la  Sardaigne  a  gardé  le  souvenir  de 
plusieurs  victimes  de  la  dernière  persécution.  Outre 
les  noms  que  nous  venons  de  citer,  elle  honore  Sim- 
plicius  à  Terra  Nova  (3) ,  Cisellus  et  Camerinus  à  Ca- 
giiari (i)  ;  le  soldat  Gavinus,  le  prêtre  Protus  et  le 
diacre  Janvier,  à  Torre  (5).  La  Corse  vit  aussi  couler 
le  sang  chrétien.  Les  Actes  de  sainte  Devota  (6)  disent 
que  cette  pieuse  vierge  y  souffrit  par  l'ordre  du  gou- 


(1)  Acta  55.,  janvier,  t.  I,  p.  997.  Cf.  Tillemont,  Mémoires,  t.  V, 
art.  Lvi  sur  la  persécution  dcDioclétien.  Un  passage,  cependant,  pa- 
raît à  retenir.  La  Passion  de  saint  Ephysius  dit  qu'il  fut  jugé  par  le 
gouverneur  Julicus(ou  Julius),  mais  que  celui-ci,  atteint  de  la  fièvre, 
ne  put  le  condamner,  et  quitta  l'île,  remplacé  par  Flavianus  (derili- 
quit  ibi  vicarium  nomine  Flavianum).  Il  se  trouve  qu'un  Flavianus  a 
gouverné  la  Sardaigne  sous  Dioclétien  et  Maximien  :  il  est  nommé 
avec  ces  empereurs  sur  une  borne  milliaire,  dont  l'inscription  est  re- 
produite par  YEphemeris  epigraphica ,  t.  VIII,  759.  Voir  Cantarelli, 
dans  Bull.  arch.  com.y  1893,  p.  217. 

(2)  Tillemont,  l.  c. 

(3)  Acta  SS.,  mai,  t.  III,  p.  45S. 

(4)  Acta  SS.,  août,  t.  IV,  p.  414.  —  Découverte  de  l'antique  cime- 
tière chrétien  de  Cagiiari,  cubicitla  creusés  dans  le  roc,  sans  être  re- 
liés par  des  galeries,  analogues  aux  tombes  sémitiques  et  aux  ca- 
veaux chrétiens  de  la  Palestine.  L'un,  orné  de  peintures,  paraît  con- 
temporain de  Dioclétien  et  de  Maximien  (monnaies  de  ces  deux 
princes);  l'autre,  plus  ancien,  a  des  peintures  de  bon  style,  et  d'un 
symbolisme  très  original.  Bull,  di  archeologia  cristiana,  1892, 
p.  136,  140-144,  et  pi.  V,  VI-VIIL 

(5)  Acta  SS.,  octobre,  t.  XI,  p.  541. 

(6)  Acta  SS.,  janvier,  t.  II,  p.  770. 

IV.  28 


434  LE  QUATRIÈME  ÉUIT  EN  OCCIDENT  (304J. 

verneur  Harl)arus  (1).  Au  même  magistrat  est  attri- 
buée la  mort  de  la  plupart  des  martyrs  de  Sardaigne. 
La  Passion  de  saint  Saturnin  dit  expressément  que 
Barbarus  gouvernait  les  deux  îles.  Ce  détail  me  sem- 
ble un  de  ces  traits  historiques  comme  il  s'en  ren- 
contre dans  les  pièces  hagiographiques  même  les  plus 
défectueuses.  Il  provient  apparemment  soit  d'un  do- 
cument original,  soit  d'une  tradition  plus  ancienne 
que  l'époque  où  la  Passion  fut  rédigée;  car,  dans  le 
courant  du  quatrième  siècle ,  la  Corse  et  la  Sardaigne 
étaient  des  provinces  séparées,  pourvues  chacune  d'un 
gouverneur  différent  (2);  tandis  qu'au  temps  de  la 
division  administrative  opérée  par  Dioclétien  en  297 
elles  ne  formaient  peut-être  encore  qu'un  seul  gou- 
vernement (3). 

(1)  A  première  vue,  on  croirait  que  ce  nom  est  symbolique  plutôt 
que  réel.  Ce  fut,  cependant,  celui  dune  grande  famille  romaine;  un 
des  consuls  de  157  s'appelait  Barbarus;  un  consulaire  de  Campanie, 
en  333,  porte  les  noms  de  Barbarus  Pompeianus  [Corp.  inscr.  lat., 
t.  XIV,  2919;  Code  Theodosien,  I,  ii,  6);  un  autre  Barbarus  Pom- 
peianus fut  proconsul  d'Afrique  en  400  [Corp.  inscr.  lat.,  t.  VIII, 
969).  Voir  Bull,  delta  comm.  arch.  corn.,  1892,  p.  197;  1893,  p.  211. 

(2)  Liste  de  Polemius  Silvius  (403-449),  dans  Mommsen,  Mémoire 
sur  les  provinces  romaines,  trad.  Picot,  p.  47;  JSotitia  Dignitatum, 
Occid.,  Bocking,  p.  6,  28;  11,  14;  805. 

(3)  Dans  la  Dioecesis  Italiana,  le  manuscrit  de  Vérone,  représen- 
tant la  division  de  297,  nomme  la  province  Corsica  et  ne  fait  pas 
mention  de  la  Sardaigne  séparément  (Mommsen,  l.  c,  p.  47);  mais 
l'état  défectueux  du  manuscrit  ne  permet  pas  de  tirer  de  cette  omis- 
sion des  conclusions  précises,  car  le  nom  d'autres  provinces  y  manque 
aussi,  qui  certainement  figuraient  dans  la  liste.  —  Voir  cependant, 
contre  l'opinion  que  j'ai  émise  dans  le  texte,  Mommsen  {Corp.  inscr. 
lat.,  t.  X,  p  838),  et  Michon  [V Administratipn  de  la  Corse  sous  la 
domination  romaine  (1888,  p.  418  et  suiv.),  qui  pensent  que  la 
Sardaigne  et  la  Corse  furent  séparées  administrativement  dès  le  règne 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  /^35 

La  persécution  s'étendit  dans  la  seule  province  que 
Maximien  Hercule  possédât  au  nord  des  Alpes.  La 
Rhétie  faisait  partie  de  ses  États  et  du  diocèse  d'Italie. 
Là  nous  apparaît  pour  la  première  fois  la  touchante 
figure  de  la  pénitente,  digne,  par  son  héroïsme  et  son 
repentir,  de  se  placer  à  côté  de  tant  de  vierges  immo- 
lées pour  le  Christ. 

Dans  Augusta  Vindelicorum  (Augsbourg)  vivait 
Afra,  courtisane  récemment  convertie  (1).  Quand  on 


de  Néron.  Cantarelli  [Il  vicariato  di  Roma,  dans  Bull.  arch.  com., 
1893,  p.  205-207)  croit  à  la  séparation  des  deux  provinces  en  297, 
mais  prend  cependant  en  considération  le  témoignage  des  Passions 
de  sainte  Devota  et  de  saint  Saturnin  :  il  suppose  que  Barbarus, 
ayant  d'abord  gouverné  la  Corse,  puis  ayant  été  nommé  au  gouver- 
nement de  la  Sardaigne,  avait  provisoirement  conservé  l'administra- 
tion de  ces  provinces  ;  exemples  analogues  dans  Bull.  arch.  com., 
1892,  p.  124,  198. 

(1)  Passio  S.  Afrx  martyris,  dans  Ruinart,  p.  501.  Les  Actes  de 
sainte  Afra  contiennent  une  première  partie,  non  insérée  dans  Rui- 
nart, où  est  racontée  sa  conversion,  et  sur  laquelle  Tillemont  fait  de 
justes  réserves  {Mémoires,  t.  V,  note  xxiv  sur  la  persécution  de  Dio- 
clétien).  Ils  ont  ensuite  une  seconde  partie,  qui  forme  la  Passion 
proprement  dite,  où  sont  relatés  l'interrogatoire  et  le  supplice  d'Afra. 
Cette  seconde  partie  commence,  comme  un  récit  indépendant  de  la 
première,  par  ces  mots  :  Apud  provinciam  Rhetiam,  in  civitate 
Aucjusta,  et  se  termine  par  :  Hœc  dicens,  emisit  spiritum.  Ruinart 
la  croit  copiée  sur  les  registres  publics.  Sans  aller  aussi  loin ,  on  ad- 
mettra qu'elle  a  été  composée  d'après  des  souvenirs  anciens  et  précis. 
Telle  est  l'opinion  de  M.  labbé  Duchesne.  Celui-ci  rejette  la  première 
partie,  condamnée  par  Tillemont,  et  sagement  omise  par  Ruinart.  Il 
défend  la  seconde  contre  les  critiques  de  Krusch  {Passiones  vitxque 
sanctorum  œvi  merovingici  et  antiquorum  aliquot .,  Hanovre,  1896). 
Sans  doute,  elle  n'est  pas  pour  lui  «  une  pièce  absolument  originale, 
reproduisant  un  procès-verbal  officiel  ou  des  notes  d'audience  »  [Bul- 
letia  critique,  1897,  p.  304);  mais  «  elle  appartient  à  la  catégorie  des 
Passions  rédigées  vers  le  déclin  du  quatrième  siècle  ou  le  début  du 
siècle  suivant,  de  type  intermédiaire  entre  les  pièces  vraiment  origi- 


436  LE  QUATIUÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

exécuta  Tédit  ordonnant  de  contraindre  tous  les  chré- 
tiens au  sacrifice,  elle  fut  arrêtée,  et  conduite  au  juge 
Gains,  c'est-à-dire  probablement  au  président  de  la 
province  (1).  «  Sacrifie  aux  dieux,  lui  dit-il,  car  il  t'est 
plus  avantageux  de  vivre  que  de  périr  dans  les  tour- 
ments. —  Les  péchés  que  j'ai  commis  pendant  que 
j'ignorais  Dieu  me  suffisent,  répondit  Afra;  ce  que  tu 
commandes,  je  ne  le  ferai  jamais.  —  iMonte  au  Capi- 
tole,  et  sacrifie  (2).  —  Le  Christ  est  mon  Capitole, 


nales  comme  la  Passion  de  saint  Cyprien  ou  celle  de  saint  Polycarpe, 
et  les  légendes  plus  ou  moins  fabuleuses,  si  fréquentes  à  partir  du 
sixième  siècle  »  {Analecta  Bollandiana,  t.  XVII,  1898,  p.  436). 
M.  Duchesne  lui  reconnaît  au  moins  «  une  valeur  analogue  à  celle 
des  Passions  des  martyrs  de  Gaule,  par  exemple,  celles  de  saint  Sym- 
phorien,  des  saints  Donatien  et  Rogatien  ,  etc.  »  [Bulletin  critique, 
1897,  p.  305).  «  La  tradition,  dit-il,  s'y  conserve  en  gros,  avec  ses 
traits  principaux;  le  détail  de  la  rédaction  redèle  plutôt  le  sentiment 
et  l'imagination  du  rédacteur  qu'il  ne  s'inspire  de  la  réalité  des  choses. 
Ici  les  traits  caractéristiques  sont  :  la  profession  de  courtisane ,  le  fait 
que  la  martyre  n'était  pas  encore  baptisée,  le  supplice  du  feu.  Ce 
n'est  pas  trop  présumer  de  la  tradition  augsbourgeoise  que  de  supposer 
que  ces  trois  traits  ont  pu  se  conserver,  pendant  trois  ou  quatre  généra- 
tions, à  tout  le  moins  dans  le  clergé  et  près  du  sanctuaire,  fort  vé- 
néré, d'Afra  »  [Analecta  BolL,  t.  XVII,  p.  436).  Le  martyrologe 
hiéronymien  inscrivant  au  7  août:  «  In  provincia  Rhetia,  civitate  Au- 
gusta,  Afree  veneriœ,  »  relève  soit  de  la  Passion  elle-même,  soit  di- 
rectement de  la  tradition. 

(1)  L'un  de  ses  plus  proches  prédécesseurs  avait  été  Valentius,  vir 
2)erfectissi7nus,  prxses  provincix  Baetix  en  290;  Corpus  inscr.  lat., 
t.  II,  5810. 

(2)  «  Accedens  ad  Capitolium,  sacrifica.  »  Passio,  1.  Augsbourg, 
que  Tacite  [Genn.,  41)  appelle  splendidissima  Rxtix  provincix  co- 
lonia,  avait  probablement  un  Capitole,  comme  la  plupart  des  colonies 
romaines.  Marquardt  doute  cependant  qu'Augsbourg,  bien  que  portant 
le  nom  de  colonie,  ait  eu  h  jus  colonix  [Romische  Staatsverwal- 
tung,  t.  I,  p.  289,  note  7).  Mais  elle  était  au  moins  un  municipe 
Corpus  inscr.  lat.,  t.  III,  5800),  et,  comme  il  n'y  avait  plus,  sous 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  437 

sans  cesse  présent  devant  mes  yeux  (1)  :  je  lui  con- 
fesse chaque  jour  mes  fautes.  Et  puisque  je  suis  in- 
digne de  lui  offrir  un  sacrifice,  je  désire  me  sacrifier 
moi-même  pour  son  nom,  afin  que  le  corps  par  le- 
quel j'ai  péché  soit  purifié  dans  les  supplices.  —  J'ap- 
prends que  tu  es  une  courtisane,  dit  le  juge;  sacrifie 
donc,  car  tu  ne  peux  appartenir  au  Dieu  des  chré- 
tiens. » 

Cette  naïve  parole  éclaire  d'un  jour  singulier  les 
pensées  des  païens  :  elle  montre  l'idée  qu'ils  se  fai- 
saient de  leurs  propres  dieux,  dont  on  pouvait  appro- 
cher avec  un  cœur  impur  et  un  corps  souillé  ;  mais 
elle  révèle  en  même  temps  le  sentiment  instinctif 
qu'ils  avaient  des  exigences  morales  de  la  religion 
chrétienne.  Pendant  le  curieux  dialogue  entre  Afra  et 
Gaius,  cet  inconscient  aveu  sortira  de  chaque  parole 
de  celui-ci,  auquel  la  pénitente,  dans  un  langage  à 
la  fois  humble  et  fier,  essaiera  en  vain  de  faire  com- 


l'Erapire,  de  diflerence  entre  les  colonies  et  les  municipes  (Willeras , 
le  Droit  public  romain ,  p.  528) ,  elle  put  avoir  un  Capitole.  Dans  la 
nouvelle  édition  de  son  étude  sur  les  Capitoles  provinciaux  du 
monde  romain  (Mémoires  de  la  Société  d'Émulation  du  Doubs,  1885), 
M.  Castan  a  fait,  à  propos  des  Actes  de  sainte  Afra,  une  objection 
dont  je  ne  saisis  pas  le  sens.  «  Aucun  déterminatif  n'accompagnant 
mot  Capitolium ,  dit-il  (p.  349),  nous  ne  savons  encore  s'il  y  a  lieu 
de  lui  accorder  le  sens  précis  de  Capitole.  »  Je  cherche  vainement 
quel  déterminatif  est  nécessaire  pour  donner  au  mol  Capitolium  le 
sens  de  Capitole. 

(1)  Une  réponse  semblable  se  lit  dans  la  Passion  de  sainte  Macra, 
martyrisée  à  Fismes,  près  de  Reims,  vers  287  [Acta  55.,  janvier,  t.  I , 
p.  325).  J'admettrais  volontiers  que  le  rédacteur  de  cette  dernière  pièce 
a  maladroitement  copié  les  Actes  de  sainte  Afra,  car  dans  le  petit 
bourg  de  Fismes  il  ne  doit  pas  y  avoir  eu  de  Capitole. 


438  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (30 i). 

prendre  les  merveilles  de  la  grâce  divine  et  la  vertu 
purifiante  du  repentir. 

«  Mon  Seigneur  Jésus- Christ,  répondit- elle,  a  dit 
qu'il  était  descendu  du  ciel  pour  les  pécheurs.  Les 
Évangiles  racontent  qu'une  courtisane  arrosa  ses  pieds 
de  larmes  et  fut  pardonnée ,  et  qu'il  n'a  pas  accahlé 
de  ses  mépris  les  courtisanes  et  les  publicains,  aux- 
quels il  a  permis  de  manger  avec  lui.  »  Le  juge  ne 
comprit  pas  :  «  Sacrifie,  afin  d'être  chérie  de  tes  amants 
comme  autrefois,  et  de  recevoir  d'eux  beaucoup  d'ar- 
gent. —  Je  ne  recevrai  plus  jamais  cet  argent  exécra- 
ble :  celui  que  je  possédais,  je  l'ai  rejeté  comme  une 
ordure,  car  il  provenait  de  mon  inconduite.  Mes  frères 
les  pauvres  refusaient  de  l'accepter  :  j'ai  dû  les  sup- 
plier de  daigner  le  recevoir  et  de  prier  pour  mes  pé- 
chés. Puisque  j'ai  rejeté  tout  ce  que  j'avais,  comment 
cherche rais-je  à  gagner  de  nouveau  ce  que  j'ai  rejeté 
loin  de  moi  comme  de  l'ordure?  —  Le  Christ  ne  te 
considère  pas  comme  digne  de  lui.  Tu  n'as  pas  de 
raison  de  l'appeler  ton  Dieu,  car  il  ne  te  reconnaît  pas 
pour  sienne.  Une  courtisane  ne  peut  porter  le  nom  de 
chrétienne.  —  Je  ne  mérite  pas,  en  effet,  d'être  ap- 
pelée d'un  tel  nom;  mais  la  miséricorde  de  Dieu,  qui 
juge  selon  sa  propre  bonté,  et  non  d'après  nos  méri- 
tes, a  daigné  m'y  admettre.  —  D'où  sais- tu  que  Dieu 
t'a  admise  à  ce  nom?  —  Je  sais  que  Dieu  ne  m'a  pas 
rejetée,  puisqu'il  m'a  permis  de  prendre  part  à  la 
confession  de  son  saint  nom,  par  laquelle  j'ai  foi  que 
tous  mes  péchés  me  seront  remis.  —  Fables  que  tout 
cela!  Sacrifie  aux  dieux,  c'est  par  eux  seuls  que  tu 


LES  MARTYRS  DE  L'ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  439 

seras  sauvée.  —  Mon  salut  est  le  Christ,  qui,  pendu  à 
Ja  croix,  promit  le  paradis  au  larron  pénitent.  —  Sa- 
crifie, pour  que  je  ne  te  fasse  pas  donner  les  étrivières 
à  la  vue  des  amants  qui  vécurent  honteusement  avec 
toi.  —  Mes  péchés  seuls  peuvent  me  donner  de  la 
confusion.  —  Enfin  sacrifie  aux  dieux  :  discuter  plus 
longtemps  avec  toi  n'est  pas  digne  de  moi  :  si  tu  re- 
fuses, tu  mourras.  —  Je  n'ai  pas  d  autre  désir  que  de 
mériter,  par  cette  confession,  le  repos  éternel.  —  Sa- 
crifie, sinon  je  te  ferai  mettre  à  la  torture,  puis  brûler 
vive.  —  Que  le  corps  par  lequel  j'ai  péché  souffre  tous 
les  tourments;  mais  je  ne  souillerai  pas  mon  âme 
en  sacrifiant  aux  démons.  » 

Le  juge  prononça  la  sentence  :  «  Nous  ordonnons 
qu'Afra,  courtisane  publique,  qui  s'est  proclamée 
chrétienne,  et  a  refusé  de  prendre  part  aux  sacrifices, 
soit  brûlée  vive,  i)  On  la  mena  dans  une  île  du  Lech, 
et,  la  dépouillant,  on  l'attacha  à  un  poteau.  Afra,  les 
yeux  levés  au  ciel,  priait  en  ces  termes  :  «  Seigneur 
Jésus-Christ,  Dieu  tout -puissant,  qui  n'es  pas  venu 
appeler  les  justes,  mais  les  pécheurs  à  la  pénitence, 
et  qui  as  daigné  promettre  que,  du  jour  où  le  pécheur 
se  sera  converti  de  ses  iniquités,  tu  ne  te  souviendras 
plus  de  celles-ci  :  reçois  à  cette  heure  mon  supplice 
comme  une  expiation,  et,  par  ce  feu  temporel  préparé 
pour  mon  corps,  délivre-moi  du  feu  éternel,  qui 
brûle  l'âme  et  le  corps  ensemble.  »  Les  bourreaux 
l'entourèrent  de  sarments,  auxquels  ils  mirent  le 
feu  :  du  milieu  des  flammes  la  voix  de  la  martyre  se 
faisait  encore  entendre  :  «  Je  te  rends  grâces,  Sei- 


440  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

gneiir  Jésus,  qui  as  daigné  me  recevoir  comme  vic- 
time pour  ton  nom,  toi  qui  t'es  offert  sur  la  croix  en 
victime  pour  le  monde  entier,  juste  pour  les  injustes, 
bon  pour  les  méchants,  béni  pour  les  maudits,  pur  et 
sans  péché  pour  tous  les  pécheurs.  Je  t'offre  mon  sa- 
crifice, ô  Dieu  qui,  avec  le  Père  et  le  Saint-Esprit,  vis 
et  règnes  aux  siècles  des  siècles.  Amen.  » 

On  raconte  ^^1)  que,  du  bord  de  l'eau,  plusieurs 
personnes  assistaient  au  supplice  :  c'étaient  les  trois 
servantes  d'Afra,  Digna,  Eunomia  et  Eutropia,  jadis 
pécheresses  comme  elle,  et  avec  elle  converties,  dit- 
on,  par  Tévêque  Narcisse  (2).  Ayant  obtenu  la  permis- 
sion de  traverser  la  rivière  dans  une  barque,  elles 
trouvèrent  intact  le  corps  de  leur  maîtresse,  que  les 
flammes  avaient  seulement  étouffée.  Un  serviteur  qui 
les  accompagnait  repassa  la  rivière  pour  l'annoncer 
àHilaria,  mère  delà  martyre.  Celle-ci  vint  pendant 
la  nuit,  avec  des  prêtres,  enleva  le  corps  et  le  trans- 
porta à  deux  milles  de  la  cité,  dans  un  tombeau  de 
famille.  Mais,  à  cette  époque,  donner  sans  permission 


(1)  Ceci  forme  la  troisième  partie  des  Actes,  insérée  dans  Ruinart, 
mais  beaucoup  moins  sûre  que  la  seconde.  On  remarquera  que  le  mar- 
tyrologe hiéronymien  fait  mention  d'Afra  seule,  et  ne  nomme  ni  ses 
servantes  ni  sa  mère.  Voir  les  articles  déjà  cités  du  Bulletin  critique 
(1897,  p.  304)  et  des  Analecta  Bollandiana  (1898,  p.  433,  435). 

(2)  Passio,  4.  Si  l'on  en  croit  la  première  partie  des  Actes,  ce  Nar- 
cisse aurait  été  un  évéque  de  Girone,  en  Espagne,  réfugié  à  Augsbourg 
dendant  la  persécution,  qui  revint  plus  tard  dans  sa  ville  épiscopale 
et  y  souffrit  le  martyre.  Sur  les  difficultés  de  cette  histoire,  voir  Til- 
lemont,  Mémoires,  t.  V,  note  xxiv  sur  la  persécution  de  Dioclétien, 
et  aussi  les  articles  cités  plus  haut  du  Bulletin  critique  et  des  Ana- 
lecta Bollandiana. 


LES  MARTYRS  DE  L  ITALIE  ET  DE  LA  SICILE.  4il 

la  sépulture  aux  martyrs  était  considéré  comme  un 
crime.  Quand  Gaius  eut  appris  ce  qui  se  passait,  il 
envoya  au  tombeau,  avec  ordre  d'arrêter  la  mère  et 
les  servantes  d'Afra,  de  les  contraindre  à  sacrifier, 
et,  en  cas  de  refus,  de  les  enfermer  dans  la  chambre 
funéraire,  après  l'avoir  remplie  de  bois  sec  auquel  on 
mettrait  le  feu  (1).  Ces  ordres  cruels  s'accomplirent  : 
sur  le  refus  des  courageuses  femmes,  elles  furent  brû- 
lées dans  le  tombeau  même  qui  venait  de  recevoir 
la  dépouille  mortelle  d'Afra  (2). 


(1)  '«  Cet  ordre  est  si  cruel  et  si  opposé  à  toutes  les  lois,  qu'il  n'est 
pas  aisé  de  croire  qu'il  soit  véritable,  »  dit  Tillemont,  Mémoires,  t.  V, 
art.  sur  sainte  Afre.  Cependant  ces  exécutions  tumultuaires  et  sans 
jugement  se  rencontrent  durant  la  dernière  persécution,  où  il  est  sou- 
vent question  de  fidèles  enterrés  vivants  dans  les  catacombes  où  ils 
allaient  prier  :  on  en  a  même  des  exemples  dès  le  temps  de  Valérien. 
Sous  Dioclétien,  la  légalité  est  comme  abolie  quand  les  chrétiens  sont 
en  cause. 

(2)  «  Les  tombeaux  anciens  étaient  souvent  des  bâtiments  assez  spa- 
cieux, »  dit  à  ce  sujet  Tillemont,  l.  c.  Voir  Histoire  des  persécutions 
pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  Appendice 
A,  p.  465  et  suiv. 


442  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (30i). 

III 

Les  martyrs  de  l'Afrique  et  de  l'Espagne. 

L'Afrique,  où  la  première  phase  de  la  persécution 
avait  fait  couler  tant  de  sang,  paraître  tant  d'hé- 
roïsme et  de  défaillances,  fut  plus  agitée  encore  par 
l'exécution  de  l'édit  concernant  tous  les  chrétiens. 
Aux  «  jours  de  la  tradition  »  succédaient  les  «  jours 
de  la  thurification  »  :  le  gouverneur  de  Numidie  et  le 
proconsul  d'Afrique  rivalisèrent  d'efforts  pour  con- 
traindre les  fidèles  à  l'apostasie. 

La  Numidie  était  alors  administrée  par  «  le  prési- 
dent Florus,  »  un  des  plus  ardents  ennemis  que  l'É- 
glise ait  eus.  Son  souvenir  durait  encore  soixante  ans 
plus  tard,  quand  écrivait  saint  Optât.  Parlant  de  lui 
et  des  autres  agents  de  la  persécution,  «  tout  le  monde 
sait,  dit  l'évêque  de  Milève,  quelles  étaient  leur  ruse 
et  leur  cruauté.  Us  faisaient  vraiment  la  guerre  aux 
chrétiens.  Une  impure  fumée  s'élevait  sans  cesse  des 
autels  :  ceux  qui  ne  pouvaient  se  rendre  aux  sacri- 
fices étaient  partout  forcés  à  brûler  au  moins  de  l'en- 
cens (1).  »  «  Sous  Florus,  on  contraignait  les  chré- 


(1)  «  Alia  persecutio  fuit  sub  Dioclctiano  et  Maximiano  :  quo  tem- 
pore  fuerunt  et  impii  judices  belluin  Christiano  nomini  inferentes  :  ex 
quibus...  ante  annos  sexaginta  et  quod  excurrit  in  Numidia  Florus. 
Omnibus  notum  est  quid  eorura  operala  si  arlificlosa  crudelitas  :  sœ- 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.         443 

tiens  à  venir  dans  les  temples;  sous  Florus  on  leur 
ordonnait  de  renier  le  Christ  (1).  »  Ceux  mêmes  qui 
avaient  faibli  une  première  fois  n'étaient  pas  exempts 
de  cette  seconde  épreuve.  «  Vous  savez,  dit  plus  tard 
un  prélat  numide,  qui  avait  été  traditeur,  vous  savez 
combien  m'a  cherché  Florus  afin  de  me  contrain- 
dre à  «  thurifîer;  »  mais  Dieu  m'a  sauvé  de  ses 
mains  (2).  «  Cependant  aucun  document  écrit  n'a 
conservé  les  noms  des  chrétiens  qui  soutinrent  en 
Numidie  pendant  la  terrible  année  30i.  Heureuse- 
ment, ici  encore,  l'archéologie  supplée  à  ce  silence 
et  lève  un  coin  du  voile  qui  couvre,  sur  tous  les 
points  de  l'Empire  romain,  tant  de  martyrs  ignorés. 
De  l'ancien  cimetière  chrétien  de  Mastar,  en  Numi- 
die (3),  à  moitié  route  entre  Milève  et  Cirta,  provient 
l'inscription  suivante,  qui  parait  avoir  été  mise  sur 
une  tombe,  peu  d'années  après  la  persécution  :  «  Le 
trois  des  ides  de  juin  a  été  déposé  ici  le  sang  des  saints 
martyrs  qui  ont  souffert  sous  le  président  Florus,  dans 
la  cité  de  Milève,  aux  jours  de  la  thurification  ;  parmi 


viebalbellum  cliristianisinditum...  ;  immundis  fumabant  ar?e  nidoribus, 
et  qui  ad  sacrilogia  venire  non  poterant,  ubicumque  thus  ponere  nite- 
banUir.  »  Saint  Optât,  De  schism.  donat.,  III,  8. 

(1)  «  Sub  peisecutore  Floro  christiani  cogebantur  ad  templa.,.,  sub 
Floro  dicebatur  ut  ncgaretur  Christus.  »  lOid. 

(2)  «  Scis  quantum  me  queesivit  Florus  ut  thurificarem,  et  non  tra- 
diditmeDeus  in  manibus  ejus.  »  Actes  du  concile  de  Cirta,  dans  saint 
Augustin,  Contra  Cresconium,  III,  30. 

(3)  Bulletiino  di  archeologia  crisUana,  1876,  p.  59-61.  Mastar, 
aujourd'hui  Beni-Ziad  ou  le  village  alsacien  de  RoufFach ,  est  à  trente 
kilomètres  de  Milève  (Milah)  et  de  Cirta  (Constantine). 


444  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304;. 

lesquels  Innocent...,  dans  la  paix  (1).  »  Un  autre  nom 
suit  Innocent,  peut-être  Thecla;  mais  la  lecture  en  est 
incertaine  (2).  Cette  inscription  montre,  par  un  exem- 
ple ajouté  à  beaucoup  d'autres,  la  vénération  des 
fidèles  pour  le  sang  répandu  par  leurs  frères  pendant 
le  supplice.  Mais  pourquoi  n  avoir  déposé  dans  le  ci- 
metière de  Mastar  que  le  sang  et  non  les  corps  des 
chrétiens  martyrisés  à  Milève  par  Florus  pour  refus  de 
((  thurifier  »?  La  réponse  parait  facile  quand  on  se 
rappelle  le  soin  avec  lequel,  dans  la  dernière  persé- 
cution, les  bourreaux  veillaient  à  ce  que  les  martyrs 
demeurassent  sans  sépulture.  Probablement  les  cada- 
vres, trop  bien  gardés,  ne  purent  être  ensevelis,  et 
l'on  dut  se  contenter  du  sang  recueilli  dans  des  lin- 
ges, des  éponges  ou  des  vases. 

Plus  loin,  dans  la  même  province,  sur  la  voie  de 
Cirta  à  Kalama,  furent  rencontrés  (3)  deux  cippes  sur- 
montés du  monogramme  constantinien  et  portant  une 
inscription  en  caractères  cursifs.  Sur  l'un,  on  lit  : 
«  Noms  des  martyrs  Nivalis,  Matrona,  Salvus  :  anni- 


(1)  TERTIO  iDvs  (monogramme  du  Christ)  ivnias  deposi 

TIO   CKVORIS    SANCTORVM   MARTVRVM 

QVI   SVNT   PASSI   SVB    PRESIDE   ILORO   IN    CIV 

ITATE   MILEVITANA   IN   DIEBVS    TVRIFI 

CATIOMS   INTER   QVIBVS    IlIC    INNOC 

...  IN   PAGE... 

Bullettino  di  arclieologia  cristiana,  1876,  pi.  III,  n»  2. 

(2)  Ibid.,  p.  62. 

(3)  A  Aïn-Regada,  à  cent  vingt  kilomètres  de  Constanline,  à  quatre 
cents  mètres  de  la  voie  romaine.  Bullettino  di  archeoloyia  cristiana, 
1875,  p.  168. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  Eï  DE  L'ESPAGNE.        445 

versaire  le  neuf  des  ides  de  novembre  (1)  ;  »  sur  l'au- 
tre :  «  Noms  des  martyrs  Nivalis,  Matrona,  Salvus. 
Fortunatus  a  fait  ce  qu'il  avait  promis  (*2).  »  Ces  ins- 
criptions paraissent  sépulcrales,  et  semblent  avoir  été 
gravées  aussitôt  que  la  paix  eut  donné  le  loisir  et  la 
liberté  d'honorer  les  tombes  des  victimes  de  la  der- 
nière persécution.  Fortunatus  est  vraisemblablement 
un  contemporain  des  trois  martyrs,  qui  leur  avait  pro- 
mis d'avoir  soin  de  leur  sépulture  et  a  tenu  sa  pro- 
messe. Quand  les  temps  devinrent  propices,  il  écrivit 
d'une  main  inhabile  leurs  noms  et  la  date  de  leur  an- 
niversaire sur  des  cippes  désignant  le  lieu  où  ils 
reposaient.  Inscrire  les  épitaphes  sur  des  cippes  était 
d'un  usage  très  fréquent  dans  les  cimetières  à  ciel 
ouvert  de  l'Afrique  (3). 


(1)  NOMI 

NA  MAR 
TVRVM 
NIVALIS 

MATRONE 

SALVI  NA 

TALIS  NONV  IDVS 

NOVEMBRES 

Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1875,  pi.  XIL 

(2)  NOMLNA 

MARTVR 

ROM  NIVALIS 

MATRONE 

SALVI 

FORTVNATV 

QOT  PROMISIT 

FECIT. 

Ihid. 

(3)  Ihid.,^.  171. 


446  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

Une  autre  inscription  conserve  la  mémoire  de  mar- 
tyrs inconnus  de  la  Mauritanie  Sitificnne.  Elle  pro- 
vient d'un  monument  votif,  cclla  ou  J3asilique  élevée 
en  leur  honneur  par  Colonicus  et  sa  femme  dans  le 
cimetière  chrétien  de  Sétif  :  les  mines  de  l'oratoire  et 
les  vestiges  du  cimetière  se  voient  encore  (1).  «  Colo- 
nicus et  son  épouse  chérie  remplissent  avec  joie  le 
vœu  fait  aux  saints  martyrs.  Ici  repose  Justus,  ici  re- 
pose avec  lui  Decurius,  qui  l'un  et  l'autre  par  une 
courageuse  confession  surmontèrent  les  armes  enne- 
mies et,  victorieux,  méritèrent  en  récompense  les 
couronnes  que  donne  le  Christ  (2).  » 

Enfin,  en  Numidie  ;  sur  le  bord  de  la  mer,  à  Phi- 
lippeville,  l'antique  Rusicade,  ont  été  découverts 
les  restes  d'un  grand  édifice  chrétien  «  dont  l'inscrip- 
tion, dit  M.  de  Rossi,  parle  d'une  martyre  appelée 
Digna,  à  laquelle  fut  consacrée  une  basilique  cons- 
truite par  un  évèque  du  lieu,  nommé  Navigius  (3)  ; 

(1)  Bull,  diarch.  crist.,  1875,  p.  172. 

(2)  MARTIRIDVS   SANCTIS   PROMISSA   COLONICVS  INSONS 
SOLVIT   VOTA   SVA   LAETVS   CVM   CONIVGE   CARA 
IIIC   SITVS   EST    IVSTVS   IIIC   ATQ.    DECYRIVS   VNA 
QVI   BENE   CONFESSI  VICERVNT  ARMA  MALIGNA 
PRAEMIA   VICTORES   CRISTI  MERVERE   CORONAM. 

Ibid.,  p.  171,  1876,  pi.  III,  n»  1.  —  Dans  le  Bullettino  de  1875, 
p.  173,  M.  de  Rossi  a  démontré,  par  les  termes  mêmes  de  l'inscription 
rapprochés  des  paroles  de  saint  Optât,  De  schism.  donat.,  III,  8,  qu'il 
ne  peut  s'agir  ici  de  prétendus  martyrs  donatistes. 

(3)  MAGNA  QVOD   ADSVRGViNT   SACRIS 

FASTIGIA  TECTIS 

QLAE   DEDIT   OFFICIIS   SOLUCITVDO  PUS 

MARTYRIS   ECCLESIAM  VENERAN 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.        447 

divers  indices  portent  à  croire  que  cette  martyre  fut 
immolée  dans  la  persécution  de  Dioclétien,  mais  Tliis- 
toire  et  les  martyrologes  n'en  parlent  pas  (1).  Sous 


DO  NOMINE   DIGNAE 
NOBILIS   ANTISTES   PERPETWS 

QUE    PATEU 
NAVIGIVS   POSVIT   CHRISTI   LE 
GISQVE   MINISTER 
SVSPICIANT   CVNCTI   RELIGIONIS   OPVS. 

«  Voici  que  s'élèvent  les  hauts  faîtes  des  toits  sacrés,  qu'une  pieuse 
sollicitude  a  donnés  pour  église  à  la  vénérable  martyre  Digna.  Le  noble 
pontife,  celui  qui  est  toujours  notre  père,  le  ministre  de  la  loi  du 
Christ,  Navigius,  les  a  construits.  Que  tous  contemplent  son  religieux 
ouvrage.  »  BulleUino  di  archeologia  cristiana,  1886,  p.  26. 

(1)  M.  Edmond  Le  Blant  a  élevé  quelques  doutes  au  sujet  de  la 
martyre  Digna.  «  Je  ne  trouve  —  écrit-il  dans  le  Bulletin  du  comité 
des  travaux  historiques  et  scientifiques,  1887,  p.  370-371  —  dans 
les  catalogues  de  l'Église  d'Afrique  ni  le  nom  de  l'évêque  Navigius 
ni  celui  de  Digna.  Étaient-ils  catholiques?  étaient-ce  de  ces  dona- 
tistes  qui  couvraient  le  sol  africain  des  tombeaux  de  ceux  d'entre 
eux  qu'ils  saluaient  comme  martyrs?  D'après  la  forme  des  lettres 
(fort  mal  gravées  bien  qu'il  s'agisse  ici  d'un  marbre  de  type  oniciel, 
ayant  dû  figurer  sur  la  façade  de  l'église),  l'inscription  de  Philippe- 
ville  ne  peut  avoir  été  exécutée  avant  la  fin  du  quatrième  siècle.  Si  la 
mort  de  Digna  n'est  pas  beaucoup  antérieure,  il  est  à  croire  que  ni 
cette  femme  ni  l'évêque  Navigius,  dont  les  noms  manquent,  je  le  ré- 
pète, dans  les  catalogues  africains,  ne  doivent  être  comptés  au  nombre 
des  catholiques.  »  A  ces  paroles  de  l'éminent  épigraphiste  M.  de  Rossi 
avait  d'avance  répondu  dans  une  note  du  Bull,  di  arch.  crlst..,  de 
1886,  p.  28  :  «  A  Rusicade,  les  donatistes  et  les  catholiques  eurent 
chacun  un  évêque  (cf.  Morelli ,  Africa  cristiana ,  t.  L  P-  205).  L'ins- 
cription de  Navigius,  qui  invite  tous,  cunctos,  à  contempler  son  reli- 
gionis  opus,  ne  porte  en  soi  aucune  trace  de  conciliabule  schismatique. 
Aucune  allusion  n'y  est  faite  aux  circonstances  spéciales  du  martyre 
de  Digna,  qui  semble  une  martyre  antique,  nomine  venerando ,  d'un 
nom  honoré  par  un  culte  solennel  et  incontesté.  D'autres  martyrs  de 
la  persécution  de  Dioclétien  en  Numidie,  prxside  Floro,  nous  ont 
été  révélés  par  les  inscriptions,  martyrs  ignorés,  comme  Digna,  des 


448  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (30i). 

une  dalle  ornée  de  mosaïques  était  placé  un  sarco- 
phage contenant  les  ossements  d'une  jeune  fille  et 
quatre  grands  clous.  Serait-ce  la  vénérable  dépouille 
de  la  martyre  Digna?  Les  clous  trouvés  dans  le  sarco- 
phage n'appartiennent  pas  à  un  cercueil  de  Lois,  dont 
il  n'y  avait  nul  vestige  :  peut-être  étaient-ils  déposés 
dans  la  tombe  comme  instruments  et  preuves  du  mar- 
tyre (1).  » 

Obligés  de  nous  contenter  de  ces  vestiges  presque 
ejQTacés  de  la  persécution,  recueilhs  çà  et  là  par  les 
archéologues  dans  les  ruines  romaines  de  la  Numidie , 
nous  sommes  un  peu  mieux  renseignés  sur  ses  ri- 
gueurs en  d'autres  parties  de  l'Afrique.  Deux  textes 
récemment  découverts  (2)  nous  la  montrent  sévissant 
en  Mauritanie. 

L'une  de  ces  pièces  a  pour  héros  un  martyr  jusque- 
là  inconnu,  le  vétéran  Typasius  (3).  Voici,   en  peu 

fastes  martyrologiques.  A  cette  classe  devra  probablement  être  jointe 
la  martyre  de  Rusicade.  » 

(1)  ((  J'ai  demandé,  continue  M.  de  Rossi,  que  l'on  vérifiât  si  l'em- 
placement du  sépulcre  correspondait  à  celui  de  l'autel  dans  l'abside 
de  la  basilique;  car,  en  ce  cas,  on  y  pourrait  reconnaître  la  véritable 
tombe  de  la  martyre.  Malheureusement  il  n'a  pas  été  possible  de  des- 
siner un  plan  exact  et  d'explorer  l'aire  de  la  basilique,  aujourd'hu  i 
en  grande  partie  occupée  par  des  constructions  modernes.  »  Bull,  di 
arcli.  crist.,  1886,  p.  28. 

(2)  Analecta  Bollandiana,  t.  IX,  1890,  p.  117-134. 

(3)  L'éditeur  bollandiste  considère  la  Passion  de  Typasius  comme 
sincère,  et  rédigée  à  une  époque  peu  éloignée  des  faits,  malgré  une 
certaine  tendance  du  narrateur  au  merveilleux.  M.  l'abbé  Duchesne 
[Bulletin  critique^  18U0,  p.  278)  ne  la  croit  pas  antérieure  à  la  fin 
du  quatrième  siècle.  11  conjecture  que  Typasius  est  peut-être  identique 
au  martyr  africain  Revocatus  [revocalus,  vétéran  rappelé  sous  les 
drapeaux)  commémoré  le  I7  janvier  dans  le  martyrologe  hiéronymien. 


LES  MARTYRS  DE  L  Al  RIQUE  ET  DE  LESPAGNE.         449 

de  mots,  le  résumé  de  la  narration.  Lorsque  iMaxi- 
mien  Hei'cule  vint  en  Afrique,  en  297,  pour  combat- 
tre les  Quinquegentans  révoltés,  un  chrétien,  Typa- 
sius,  vivait  dans  la  Mauritanie  Tingitane.  Il  avait 
accompli  ses  années  de  service  militaire,  et  était 
maintenant  enrôlé  dans  une  compagnie  [vexillatio)  de 
vétérans,  sorte  de  réserve  obligée  de  seconder  l'ar- 
mée active  en  temps  de  guerre  (1).  Il  se  rendit  avec 
ses  camarades  à  l'appel  de  Maximien.  Mais  quand  ce- 
lui-ci, à  la  veille  du  combat,  fît  une  distribution  aux 
soldats,  Typasius  refusa  d'y  prendre  part,  et  se  dé- 
clara soldat  du  Christ  (2).  Cependant,  comme  il  prédit 
en  même  temps  la  victoire,  et  que  la  prédiction  se 
réalisa,  Maximien  lui  accorda  le  congé  honorable, 
Vhonesta  missio  (3). 

Quelques  années  plus  tard  commença  la  persécu- 
tion générale  :  édits  commandant  la  destruction 
des  églises,  l'incendie  des  livres,  et  enjoignant  à  tous 
de  «  thurifier.  »  Un  ordre  impérial  rappela  en  même 
temps  tous  les  vétérans  sous  les  drapeaux.  Cette  me- 
sure, rapportée  par  le  passionnaire ,  n'est  pas  sans 
exemple  dans  l'histoire  romaine  :  même  après  avoir 
reçu  leur  congé  définitif,  les  vétérans  pouvaient,  en 
certaines  circonstances,  être  rappelés  au  service,  re- 


(1)  Tacite,  Ann.,  I,  17,  26;  cf.  Marquardt,  Rom.  Staatsverwaltung, 
t.  II,  p.  448. 

(2)  Cf.  Tertullieii,  De  corona  militis,  1  ;  voir  Histoire  des  persé- 
cutions pendant  la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2«  éd.,  p.  33. 

(3)  Digeste,  XLIX,  xvi,  13,  §  3.  Cf.  Vindex  du  recueil  de  Wilmanns, 
t.  II,  p.  608. 

IV.  29 


450  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

vocatiii)  ;  mais  cet  appel  n'a  probablement,  ici,  au- 
cune relation  avec  les  édits  de  persécution.  C'est  lui, 
cependant,  qui  fut  l'occasion  du  martyre  de  Typa- 
sius.  Celui-ci,  qui  s'était  retiré  dans  la  Mauritanie 
Césarienne ,  et  y  menait  la  vie  d'ermite ,  refusa  de  re- 
prendre les  armes.  Parmi  ceux  qui  le  dénoncèrent,  les 
Actes  nomment  un  praepositus  salins,  c'est-à-dire  un 
de  ces  régisseurs  des  domaines  impériaux,  comme 
l'Afrique  en  comptait  en  grand  nombre  (2).  Typasius 
fut  traité  de  déserteur,  bien  qu'il  invoquât  le  congé 
régulier  de  Maximien.  L'accusation  n'était  pas  tout  à 
fait  injuste  puisque  le  congé  n'exemptait  pas  des 
appels  extraordinaires  auxquels  les  anciens  soldats 
restaient  toujours  exposés.  Mais  Typasius,  tout  entier 
maintenant  au  service  de  Dieu,  persista  dans  son  re- 
fus. Un  miracle  qu'il  fit  pour  guérir  l'écuyer  du  gouver- 
neur lui  attira  l'indulgence  de  celui-ci.  Mais  bientôt 
les  soldats  réclamèrent  tumultueusement,  disant  que 
Typasius  était  le  seul  qui  n'eût  pas  offert  de  l'encens 
aux  dieux  (3).  La  question  était  posée  maintenant  sur 
un  autre  terrain  :  le  gouverneur  dut  prononcer  la 
sentence  capitale.  Typasius  fut  décapité,  le  18  janvier. 
Les  Actes  ajoutent  un  trait,  qui  semble  annoncer 
les  temps  chevaleresques.  Sur  la  tombe  du  vieux  sol- 
dat, les  fidèles  déposèrent  son  bouclier  :  leur  foi  en 


(1)  Voir  Cagnat,  art.  Evocaii,  dans  Dictionnaire  des  antiquitéSy 
t.  II,  p.  866. 

(2^.  Cf.  Corpus  inscr.  lat.,  t.  VIII,  10570. 

(3)  Eo  quod  turilicantibus  omnibus  solus  sanctus  Typasius  contem- 
neret  impériale  prœceplum. 


LES  MARTYRS  DE  L  Al  RIQUE  ET  DE  L  ESPAGNE.        451 

arrachait  souvent  de  petits  morceaux,  que  ron  gar- 
dait comme  reliques,  ou  que  l'on  portait  aux  malades, 
dans  l'espoir  de  leur  guérison. 

Le  martyr  dont  il  est  question  dans  le  second  texte 
appartient  aussi  à  la  Mauritanie  Césarienne.  Fabius(l) 
était  porte-drapeau  dans  la  cohorte  des  officiales  du 
gouverneur.  Après  la  publication  de  l'édit  de  Dioclé- 
tien,  commandant  à  tous  les  chrétiens  de  sacrifier,  il 
refusa  de  remplir  sa  charge.  Ce  refus  eut  lieu  lors  de 
l'assemblée  des  délégués  de  la  province  :  indication 
précieuse  pour  l'histoire  des  institutions  romaines  de 
l'Afrique ,  car  c'est  la  seule  mention  que  l'on  ait  encore 
rencontrée  du  concilium  officiel  de  la  Mauritanie  Césa- 
rienne. Traduit  devant  le  gouverneur,  Fabius  confessa 
intrépidement  sa  foi.  Le  gouverneur  le  fit  décapiter; 
puis,  suivant  l'exemple  de  beaucoup  de  magistrats 
dans  la  dernière  persécution,  il  refusa  la  sépulture 
au  condamné;  mais,  comme  les  bêtes  fauves  et  les 
oiseaux  de  proie  épargnaient  ses  restes,  il  fit  mettre 
dans  deux  sacs  et  jeter  à  la  mer  la  tête  et  le  corps  de 
Fabius.  Il  espérait  ainsi  dérober  aux  chrétiens  les  reli- 
ques d'un  martyr  (2).  Mais  le  mauvais  dessein  du  per- 

(1)  Avant  la  découverte  récente  de  sa  Passion,  Fabius  n  était  pas  in- 
connu. Le  martyrologe  d'Adon,  au  31  juillet,  renfermait  un  résumé  de 
celle-ci.  La  Passion  est  attribuée  par  les  Bollandistes  à  un  auteur  du 
quatrième  ou  cinquième  siècle.  Le  mélange  de  rudesse  et  d'enflure 
qui  caractérise  son  style  rappelle  la  langue  parlée  dans  l'Afrique  ro- 
maine à  cette  époque,  et  ressemble  assez  à  celui  de  la  Passion  de 
sainte  Salsa  (dont  il  sera  question  au  volume  suivant)  pour  qu'on 
puisse  les  attribuer  au  même  auteur. 

(2)  «  Ne  nos  fecisse  vldeamur  martyrem  christianis.  »  Cf.  plus  haut, 
p.  2Ô2. 


4.i2  LE  QUATRIEME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (30 i). 

sécuteur  fut  déjoué  :  les  flots  déposèrent  la  tête  et  le 
corps  de  Fabius  assez  loin  de  Gésarée,  sur  le  rivage 
de  Carlenne  (1). 

La  province  proconsulaire  eut  aussi  des  martyrs. 
Anulinus,  que  nous  avons  vu ,  au  commencement  de 
l'année,  juger  en  vertu  des  premiers  édits  Saturnin, 
Dativus  et  leurs  compagnons,  préside  maintenant  à 
l'application  du  quatrième  édit. 

C'est  encore  une  pièce  récemment  découverte  qui 
nous  fait  connaître  un  des  épisodes  les  plus  intéres- 
sants de  cette  phase  de  la  persécution  (2).  Il  se  passe  à 
Thuburbo  (3).  Des  chrétiens  d'un  domaine,  peut-être 
impérial,  situé  près  de  la  ville,  et  désigné  sous  le  nom 


(1)  Les  deux  derniers  paragraphes  de  la  Passion  montrent  qu'elle 
fut  écrite  par  un  habitant  de  Cartenne,  défendant  contre  les  revendi- 
cations des  habitants  de  Césarée  le  droit  de  ses  concitoyens  à  con- 
server les  reliques  de  Fabius. 

(2)  Passio  SS.  Maximx,  Secundx  et  Donatillas,  dans  Analecta 
Bollandiana,  1890,  t.  IX,  p.  110-116.  Ces  trois  saintes  n'étaient  pas 
inconnues.  Les  Actes  de  sainte  Crispine,  que  nous  analyserons  plus 
loin,  font  allusion  à  leur  martyre.  Elles  sont  nommées  ou  indiquées, 
au  30  juillet,  dans  le  martyrologe  hiéronymien  et  dans  le  calendrier  de 
Carthage.  Le  résumé  de  leur  Passion  se  trouve  dans  le  martyrologe 
d'Adon.  Les  Bollandistes  qui  rédigèrent  les  Acta  Sanctorum  de  juillet 
n'avaient  pu  trouver  le  texte  original  de  celle-ci.  Leurs  successeurs 
l'ont  découvert  dans  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale.  Ils 
portent  sur  cette  pièce  un  jugement  très  favorable  :  les  nombreux 
détails  qui  y  sont  contenus  concordent  avec  les  institutions  et  les 
mœurs  du  temps,  le  style  est  simple,  et  tous  les  indices  portent  à 
considérer  l'hagiographe  comme  peu  éloigné  du  temps  où  vécurent  les 
martyres.  M.  Duchesne  [Bulletin  critique,  1890,  p.  278)  est  plus  sé- 
vère. 

(3)  Il  y  avait  dans  la  province  proconsulaire  deux  villes  de  ce  nom, 
Thuburbo  la  Grande  [Majus)  et  Thuburbo  la  Petite  [Minus). 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  LESPAGNK.        453 

de  possessio  Cephalitana  (1),  avaient  été  convoqués 
devant  le  proconsul.  «  Êtes-vous  chrétiens?  »  leur  de- 
manda-t-il.  «  Nous  le  sommes,  »  fut  la  réponse.  «  Les 
pieux  et  augustes  empereurs  (2),  déclara  le  proconsul, 
ont  daigné  me  donner  Tordre  d'assembler  tous  les 
chrétiens  et  de  les  mettre  en  demeure  de  sacrifier; 
ceux  qui  auront  refusé  et  désobéi  seront  punis  par 
divers  supplices.  »  Toute  la  population  du  do- 
maine (3),  même  les  prêtres,  les  diacres  et  les  clercs  qui 
y  résidaient  [ï) ,  cédèrent  aux  menaces,  et  sacrifiè- 
rent. 

Deux  jeunes  filles,  de  vie  pieuse  et  retirée,  n'avaient 
pas  paru.  Une  paysanne  (5)  éleva  la  voix,  et  les  dé- 
nonça. L'une,  Maxima,  avait  quatorze  ans;  on  ne 
nous  dit  pas  l'âge  de  l'autre ,  Donatilla.  Toutes  deux 
répondirent  avec  fermeté,  et  même  avec  une  sainte 
arrogance,  aux  questions  et  aux  menaces  du  juge. 
Comme  on  les  conduisait  à  la  ville,  une  autre  jeune 
fille,  Secunda,  qui  à  douze  ans  (on  sait  quelle  était  la 


(1)  Sur  l'administration  de  ces  grands  domaines,  voir  Boissier, 
l'Afrique  romaine,  1895,  p.  16'>  et  suiv. 

(2)  Le  texte  dit  :  «  Maximianus  et  Gallieniis.  «  Le  second  nom  pro- 
vient évidemment  d'une  erreur  de  copiste.  La  même  erreur  se  trouve 
dans  le  martyrologe  d'Adon. 

(3)  Exemples  d'apostasies  en  masse  :  Hist.  des  persécutions  pen- 
dant la  première  moitié  du  troisième  siècle,  2^  éd.,  p.  333;  et  plus 
haut,  p.  174. 

(4)  Sur  le  clergé  et  même  les  évoques  des  fundl,  des  saltus,  trait 
particulier  à  l'Église  d'Afrique,  voir  Ferrère,  la  Situation  religieuse 
de  l'Afrique  romaine,  1897,  p.  16;  et  mon  article  sur  le  Clergé  chré- 
tien au  milieu  du  quatrième  siècle,  dans  Revue  des  Questions  his- 
toriques, juihei  1895,  p.  23. 

(5)  «  Campitana.  »  Voir  Anal.  DolL,  t.  IX,  1890,  p.  111,  note  8. 


154  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

précocité  des  mariages  romains)  avait  déjà  refusé 
plusieurs  partis,  attirés  par  la  richesse  de  ses  pa- 
rents, les  vit  du  haut  de  sa  maison.  Elle  descendit  en 
courant,  et  leur  cria  :  «  Ne  m'abandonnez  pas,  mes 
soeurs  !  »  Les  deux  autres  essayèrent  de  la  renvoyer  : 
«  Tu  es  la  fille  unique  de  ton  père  :  pense  à  son 
âge.  A  qui  le  confieras-tu?...  Pense  aussi  à  la  fragilité 
de  ta  chair.  Songe  à  la  sentence  qui  nous  attend.  » 
Mais  elle,  intrépide,  mettait  sa  confiance  dans  «  l'É- 
poux qui  console  et  réconforte  les  plus  petits.  »  Les 
captives  se  laissèrent  fléchir  :  a  Eh  bien!  allons,  en- 
fant! »  s'écria  Donatilla;  «  voici  que  le  jour  de  la 
passion  approche,  et  que  Fange  qui  bénit  vient  au- 
devant  de  nous.  » 

Le  soleil  était  couché,  quand  la  petite  troupe  se  mit 
en  marche.  Le  lendemain,  à  Thuburbo,  le  proconsul 
les  fit  comparaître,  et  leur  demanda  encore  une  fois 
de  sacrifier.  Sur  leur  refus,  il  remit  au  jour  suivant  le 
nouvel  interrogatoire.  Celui-ci  eut  lieu,  comme  il  ar- 
rivait quelquefois  (1),  dès  le  point  du  jour.  A  toutes 
les  menaces,  Maxima  et  Donatilla  répondirent  avec 
hauteur.  On  ne  cite  point  de  réponse  de  Secunda.  En- 
fin Anulinus,  «  lassé,  »  selon  son  expression,  de  ses 
inutiles  efforts,  se  décida  à  prononcer  la  sentence  : 
«  Nous  ordonnons  que  Maxima,  Donatilla  et  Secunda 
soient  mises  à  la  torture.  Nous  commandons  de  les 
faire  combattre  avec  les  bêtes  dans  l'amphithéâtre.  » 
Un  ours,  lancé  contre  elles,  se  coucha  à  leurs  pieds. 

(1)  Cf.  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  p.  59. 


LES  MARTYRS  DE  L  Al  RIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.         455 

Anulinus  commua  alors  la  peine  en  celle  de  la  déca- 
pitation. Les  vierges  dirent,  selon  l'usage  africain  : 
«  Grâces  à  Dieu  (1)!  »  et  furent  exécutées. 

Ainsi  périrent  «  les  trois  saintes,  Maxima,  Donatilla 
et  Secunda  la  bonne  enfant ,  »  comme  parle  une  ins- 
cription d'Afrique  (2).  Elles  ne  furent  pas  seules  à 
confesser  le  Christ  :  à  Theveste  Anulinus  jugea,  peu 
de  temps  après  elles,  une  autre  femme,  qui  montra 
le  même  courage. 

Crispine,  riche  et  noble  matrone  de  Tagare  (3), 
élevée  jusque-là  dans  tous  les  raffinements  du  luxe 
romain,  fut  introduite,  les  mains  liées,  devant  le  tri- 
bunal (i).  «  Connais-tu  la  teneur  du  précepte  sacré?  » 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  108. 

(2)  SANCTAE  TRES 
MAXIMA 
DONATILLA 
ET  SECVNDA 
BOXA  PVELLA 

Inscription  de  Bisica  Lucana  (aujourd'hui  Teslûr).  Corp.   inscr  lat, 
t.  VIII,  1392. 

(3)  Ou  plutôt  de  Thagora,  ville  de  la  portion  de  la  Numidie  qui  fai- 
sait partie  de  la  province  proconsulaire. 

(4)  Les  Actes  (Ruinart,  p.  494)  disent  Diocletiano  II  et  Maximiano 
consulihus.  Le  second  consulat  de  Dioclétien  est  de  285,  année  fort 
éloignée  de  la  persécution  générale,  et  où  il  eut  pour  collègue  non 
Maximien,  mais  Aristobule.  Il  faut  supposer  que  l'original  portait  IX 
et  qu'un  copiste  maladroit  l'a  remplacé  par  II.  Les  détails  sur  la  fa- 
mille, la  fortune,  l'éducation  de  Crispine  ne  sont  pas  dans  les  Actes , 
qui  ne  disent  pas  non  plus  qu'elle  ait  été  présentée  au  tribunal  les 
mains  liées;  mais  saint  Augustin  {Enarr.  in  ps.  CXX,  13)  l'appelle 
feminam  iHvitem  et  delicatam  et  ajoute  :  «  Hanc  enim,  fratres, 
numquid  est  qui  in  Afiica  ignoret?  Clarissima  enim  fuit,  nobilis  gé- 
nère, abundarts  delicîis.  »  Dans  VEnarr.  in  ps.  CXXXVII,  3,  il  ajoute  : 


456  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  i30i). 

lui  demanda  le  proconsul  (1).  «  J'ignore  ce  précepte,  » 
répondit  Grispine.  <(  Il  t'ordonne,  reprit  Anulinus,  de 
sacrifier  à  nos  dieux  pour  le  salut  des  princes,  con- 
formément à  la  loi  donnée  par  les  pieux  Augustes 
Dioclétien  et  Maxiniien,  et  Constance  très  noble  Cé- 
sar (2).  —  Je  n'ai  jamais  sacrifié  et  je  ne  sacrifierai 
qu'à  un  seul  Dieu  et  à  son  Fils  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  qui  est  mort  pour  nous.  —  Abandonne  cette 
superstition  et  courbe  la  tête  devant  nos  dieux.  —  Je 
vénère  tous  les  jours  mon  Dieu  et  n'en  connais  pas 
d'autres.  —  Tu  es  bien  dure  et  bien  dédaigneuse; 
mais  tu  commenceras  malgré  toi  à  connaître  la  force 
de  nos  lois.  —  Quoi  qu'il  m'arrive,  je  le  souffrirai  vo- 
lontiers pour  ma  foi.  —  Es- tu  si  vaine  que  tu  te  re- 
fuses à  quitter  ta  superstition  pour  vénérer  nos  saintes 
divinités? —  Je  vénère  tous  les  jours,  mais  mon  Dieu, 
et  je  n'en  connais  pas  d'autre.  —  Je  te  contraindrai  à 
obéir  au  précepte  sacré.  —  J'observe  le  précepte  de 
mon  Seigneur  Jésus -Christ.  —  On  te  tranchera  la 
tête  si  tu  n'obéis  pas  aux  ordres  de  nos  seigneurs  les 
empereurs,  auxquels  tu  dois  te  soumettre  comme 
fait  toute  l'Afrique,  tu  le  sais  toi-même.  —  Malheur  à 
eux  s'ils  veulent  me  faire  sacrifier  aux  démons  !  mais 
je  sacrifie  au  Seigneur  qui  a  créé  le  ciel  et  la  terre,  la 


«  Gaudebat  cum   tenebatur,  cum  ad  judicem  ducebatur,  cum  in  car- 
cerem  miltebatur,  cum  ligala  producebatur...  » 

(1)  Les  Actes  placent  le  procès  de  Crispine  àTheveste,  apud  coloniam 
Thebestinam.  Voir  plus  haut,  p.  104,  noie  1. 

(2)  L'omission  du  nom  du  César  Galère  est  encore,  sans  doute,  une 
faute  de  copiste. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.        457 

mer  et  tout  ce  qu'ils  renferment.  —  En  vain  tu  mécon- 
nais les  dieux  ;  nous  te  forcerons  à  les  adorer,  afin  de 
te  sauver  et  de  te  rendre  vraiment  pieuse.  —  Il  n'y  a 
pas  de  piété  dans  les  hommages  extorqués  par  la  vio- 
lence. —  Puisses-tu  donc  obéir  de  bon  gré,  et,  sou- 
mise ,  venir  dans  nos  temples  offrir  de  l'encens  aux 
dieux  des  Romains!  —  Je  ne  l'ai  point  fait  depuis  ma 
naissance  et  ne  le  ferai  pas  tant  que  je  vivrai.  —  Fais- 
le  cependant,  si  tu  veux  échapper  à  la  sévérité  des 
lois.  —  Je  ne  crains  point  tes  menaces,  elles  ne  me 
sont  rien;  mais  si  je  méprise  le  Dieu  qui  est  dans  le 
ciel,  je  serai  sacrilège,  et  il  me  perdra  au  jour  du 
jugement  futur.  —  Tu  ne  seras  pas  sacrilège  si  tu 
obéis  aux  ordres  sacrés.  —  Que  veux-tu?  que  je  sois 
sacrilège  devant  Dieu  pour  ne  pas  l'être  aux  yeux  de 
tes  empereurs?  Non!  Il  y  a  un  grand  et  tout-puissant 
Dieu,  qui  a  fait  la  mer  et  les  herbes  verdoyantes,  et  le 
sable  aride;  mais  les  hommes,  ses  créatures,  que 
peuvent-ils  pour  moi?  —  Observe  la  religion  ro- 
maine, comme  font  nos  invincibles  Césars,  et  nous- 
mêmes.  —  Je  ne  connais  que  Dieu  :  les  vôtres  sont 
des  dieux  de  pierre,  œuvres  de  la  main  des  hommes. 
—  Tu  blasphèmes,  et  tu  ne  suis  pas  la  route  qui  te^mè- 
nerait  au  salut.  »  Anulinus  commanda  de  lui  raser  la 
chevelure,  espérant  l'intimider  par  ce  traitement  igno- 
minieux (1).  Mais  Grispine  reprit  de  la  même  voix  tran- 


(1)  Saint  Augustin  ajoute  {Enarr.  in  ps.  CXXXVJI,  3)  qu'elle  fut 
mise  au  chevalet,  cum  in  catasta  lecabatur;  mais  les  Actes  n'en 
parlent  pas. 


458  LE  QUATIIIKME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

quille  et  ferme  :  »  Que  tes  dieux  parlent,  et  je  croirai. 
Si  je  ne  cherchais  pas  mon  salut,  je  ne  serais  pas  de- 
vant ton  tribunal.  —  Désires-tu  vivre  longtemps,  ou 
veux-tu  mourir  dans  les  supplices  comme  tes  com- 
plices Maxima,  Donatilla  et  Secunda?  —  Si  je  voulais 
mourir,  c'est-à-dire  perdre  mon  àme  et  la  vouer  au 
feu  éternel,  je  céderais  à  tes  démons.  —  Je  te  couperai 
la  tête  si  tu  refuses  avec  mépris  d'adorer  nos  dieux. 

—  Je  rendrai  grâces  à  Dieu  si  j'obtiens  un  tel  sort. 
Mais  je  me  perdrai  vraiment  si  je  thurifie  aux  ido- 
les (1).  —  Tu  persistes  dans  ce  sentiment  insensé?  — 
Mon  Dieu,  qui  est  et  a  toujours  été,  m'a  fait  venir  à 
la  vie,  il  m'a  donné  le  salut  par  l'eau  du  saint  bap- 
tême, il  est  en  moi  pour  empêcher  mon  âme  de  se 
souiller  comme  tu  le  veux  par  un  sacrilège.  —  Pour- 
quoi, dit  Anulinus,  supporterions-nous  plus  longtemps 
l'impie  Crispine  ?  Qu'on  relise  les  Actes  sur  le  regis- 
tre. ))  Après  lecture  de  l'interrogatoire ,  le  proconsul 
prononça  la  sentence  :  «  Crispine,  qui  persiste  dans 
son  indigne  superstition  et  qui  a  refusé  de  sacrifier  à 
nos  dieux  selon  les  lois  des  Augustes,  sera  décapitée. 

—  Je  rends  grâces  au  Christ,  s'écria  la  martyre,  je 
bénis  le  Seigneur  qui  a  daigné  me  délivrer  ainsi  de 
tes  mains.  »  Elle  marcha  joyeusement  (2)  au  supplice, 
le  5  décembre. 

Ces  épisodes,  échappés  à  l'oubli  où  tant  d'autres 
ont  disparu,  ne  sauraient  donner  l'idée  de  ce  que  fut 


(1)  «  Si  thurificavero  idolis,  » 

(2)  «  Gaudebat...  cuin  damnabatur.  »  Saint  Augustin. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.        459 

en  Afrique  une  persécution  qui,  selon  le  mot  d'un 
écrivain  du  quatrième  siècle,  fit  les  uns  confesseurs, 
les  autres  martyrs,  plusieurs  renégats,  et  n'épargna 
que  ceux  qui  avaient  pu  se  cacher  (1).  Mais  ils 
découvrent  une  fois  de  plus  racharnement  de  ma- 
gistrats qui  épuisaient  toutes  les  ressources  de  la  dia- 
lectique ,  toutes  les  rigueurs  de  la  torture ,  pour  con- 
traindre de  pauvres  femmes  au  sacrifice.  Les  rares 
documents  par  lesquels  a  été  conservé  le  souvenir  de 
la  persécution  en  Espagne  montrent  aussi  des  femmes 
aux  prises  avec  les  juges  et  les  bourreaux;  en  même 
temps  que  les  noms  de  ces  héroïnes  ceux  de  plusieurs 
martyrs  et  confesseurs  sont  heureusement  venus  jus- 
qu'à nous. 

Presque  tous  sont  rappelés  dans  l'hymne  quatrième 
du  Péri  Stephanôn  (où  cependant  Prudence  oubhe 
sainte  Léocadie,  morte  sous  Datianus  dans  la  prison 
de  Tolède  (2),  saints  Servand  et  Germain,  martyrisés 
à  Cadix  (3),  saints  Oronce  et  Victor  à  Girone  (4).  Il 
faut  lire  cette  hymne  poiu'  comprendre  le  sentiment 
à  la  fois  religieux  et  patriotique  avec  lequel  étaient 
honorés,  au  quatrième  siècle,  les  héros  espagnols  de 
la  dernière  persécution.  Le  poète,  qui  fut  rarement 


(1)  «  Quœ  aliosfecerit  martyres,  aliosconfessores,  nonnullos  funesta 
prostravit  in  morte,  latentes  dimisit  illaesos.  »  Saint  Optât,  De  schism. 
donat.,  I,  8. 

(2)  Adon,  Usuard,  au  9  décembre. 

(3)  Ibid.,  au  23  octobre. 

(4)  Ibid.,  au  22  janvier.  Sur  les  Actes  des  saints  Oronce  et  Victor 
{Acta  SS.,  janvier,  t.  II,  p.  389),  voir  Tillemont,  t.  V,  note  xxvi  sur 
la  persécution  de  Dioclétien. 


460  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

mieux  inspiré,  peint,  au  jour  du  jugement ,  quand  le 
Christ  viendra  sur  les  nuées  enflammées  peser  dans 
une  juste  balance  les  actions  des  hommes,  chacune 
des  villes  de  son  pays  se  mettant  en  marche  pour  pré- 
senter, dans  une  corbeille,  les  reliques  de  ses  mar- 
tyrs (1).  Cette  procession  des  villes,  qui  s'avancent 
dans  des  attitudes  variées,  l'une  pressant  son  trésor 
contre  son  sein  (2),  l'autre  apportant  son  offrande 
sous  la  forme  de  couronnes  éclatantes  de  pierre- 
ries (3),  celle-ci  décorant  son  front  d'olivier  jaunis- 
sant, symbole  de  paix  (i),  celle-là  jetant,  d'un  geste 
confiant,  sur  l'autel  les  cendres  d'une  jeune  mar- 
tyre (5),  est  une  des  plus  grandioses  conceptions  de 
la  poésie  chrétienne.  On  croirait  voir  ces  longues 
théories  de  saints,  portant  dans  leurs  mains  ou  dans 
un  pli  de  vêtement  quelque  objet  précieux,  livre, 
couronne,  simulacre  d'édifice,  qui,  dans  les  frises 
des  basiliques,  dessinent  sur  un  champ  d'or  leurs  li- 
gnes élégantes,  et  semblent  s'avancer  d'un  même  pas 
vers  le  trône  du  Christ  rayonnant  au  fond  de  l'abside. 
Saragosse,  qui  sera  déjà  presque  entièrement  con- 
vertie à  la  fin  du  quatrième  siècle  (6) ,  marche  au 
premier  rang,  fière  de  la  gloire  acquise  dans  les 
précédentes  persécutions,  plus  fière  encore  de  ses 
récentes  victoires.  Parmi  ses  nouveaux  martyrs,  elle 

(1)  Péri  Stéphane  II,  IV,  9-16. 

(2)  Ihid.,  7-8. 

(3)  Ibid.,  21-23. 

(4)  Ibid.,  55-56. 

(5)  Ibid.,  37-40. 

(6)  Ibid.,  65-72. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.        461 

montre,  après  Vincent,  une  foule  de  chrétiens  ano- 
nymes (1),  enveloppés  vraisemblablement  dans  quel- 
qu'une de  ces  tueries  en  masse  qui  furent  carac- 
téristiques de  la  dernière  persécution  (2).  Elle  ne  se 
glorifie  pas  moins  de  plusieurs  confesseurs  :  Caius  et 
Crementius ,  qui  eurent  le  mérite  du  martyre  sans  en 
éprouver  les  dernières  souffrances,  et  «  en  goûtèrent 
légèrement  la  saveur  (3);  »  la  vierge  Encratis,  qui 
lutta  d'une  âme  intrépide ,  violenta  virgo,  et  affronta 
d'horribles  supplices  (4).  Après  avoir  eu  les  membres 
déchirés,  les  seins  coupés,  être  demeurée  longtemps 

(1)  Sola  in  occursum  numerosiores 
Martyrum  turbas  Domino  parasti. 

lUd.,  57-58. 

(2)  On  a  donné  à  ces  martyrs,  dont  la  fête  se  célèbre  le  3  novem- 
bre, le  nom  de  massa  candida.  Selon  une  tradition  rapportée  par 
des  auteurs  espagnols ,  mais  dont  ne  parlent  pas  leurs  Actes,  leurs  cen- 
dres, mêlées  à  d'autres,  s'en  distinguaient  par  la  blancheur.  Voir  Rui- 
nart,  p.  518;  et  surtout  Acta  SS.,  novembre,  t.  I,  p.  643  et  suiv.  Ce 
sont  les  seuls  des  martyrs  de  Saragosse  dont  la  ville  moderne  ait  gardé 
le  souvenir  :  leurs  reliques  reposent,  dit-on,  dans  les  caveaux  de 
l'église  souterraine  de  Santas  Masas. 

(3)  Additis  Caio,  nec  enim  silendi, 
Tuque  Crementi  :  quibus  incruentum 
Ferre  provenit  decus  ex  secundo 

Laudis  agone. 
Ambo  confessi  Dominum  sleterunt 
Acriter  contra  fremitum  latronum. 
Ambo  gustarunt  leviter  saporem 

Martyriorum. 

Péri  Stephanôn,  IX,  181-188. 

(4)  Hic  et,  Encrati,  recubant  tuarum 
Ossa  virtutum,  quibus  efferati 
Spiritum  mundi  violenta  virgo 

Dedecorasti. 

Ibid.,  109-112. 


462  LE  QUATREÉME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

malade  à  la  suite  de  ces  mutilations  (1),  Encratis  ne 
fut  point  achevée  par  le  glaive  du  persécuteur  (2)  : 
probablement  se  vit-elle,  avec  Caius  et  Crementius, 
sauvée  par  la  révolution  politique  de  l'année  suivante, 
comme  tant  de  captifs  de  la  Terreur  durent  la  vie  au 
9  thermidor.  Gains  et  Crementius  n'étaient  point  sans 
doute  des  habitants  de  Saragosse ,  car  après  leur  dé- 
livrance ils  ne  restèrent  pas  dans  cette  ville,  où  cepen- 
dant ils  avaient  souffert  :  Prudence  dit  expressément 
que  la  vierge  Encratis  fut  le  seul  témoin  du  Christ 
qui,  ayant  survécu  au  martyre,  ait  continué  d'y  rési- 
der (3).  Au  temps  du  poète  on  montrait  encore  une 


(I)  Barbarus  tortor  latus  omne  carpsit, 

Sanguis  impensus,  lacerata  membra. 
Pectus  abscissa  patuit  papilla 
Corde  siib  ipso. 


Cruda  te  longum  tenuit  cicatrix, 
Et  diu  venis  dolor  haesit  ardens, 
Dum  putrescentes  tenuat  mediillas 
Tabidus  humor. 

Péri  Stephanôn,  IV,  121-132. 

(2)  Invidus  quamvis  obitum  supremum 
Persécutons  gladius  negaret... 

Ibld.,  133-134. 

(3)  Martyrum  nulli  rémanente  vila 
Conligit  terris  habitare  nostris  : 
Sola  tu  morli  propriae  superstes 

Vivis  in  orbe. 
Ibid.,  113-116. 
J'ai  donné  à  ces  vers  le  sens  qui  m'a  paru  le  plus   vraisemblable  ; 
cependant,  peut-être  Prudence  veut-il  dire  seulement  qu'Encratis,  en 
qui  il  salue  une  vraie  martyre, 

Plena  te,  martyr,  tamen  ut  peremptam 
Pœna  coronat, 
Ibid.,  135-136,  fut  la  seule  qui,  ayant  mérité   ce   titre,   supérieur 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.         463 

partie  de  son  foie,  arrachée  par  le  bourreau  avec  des 
ongles  de  fer  (1). 

Une  autre  ville  de  la  Tarraconaise ,  «  la  petite  Gi- 
rone,  »  s'avance  à  son  tour,  offrant  les  reliques  de 
saint  Félix  (2),  que  les  divers  martyrologes  disent 
victime  de  Datianus  (3).  Prudence  montre  encore,  au 
nord,  une  cité  dont  l'importance  n'a  cessé  de  grandir 
à  partir  du  second  siècle,  Barcino  (Barcelone),  se 


à  celui  de  confesseur,  se  soit  en  quelque  sorte  survécu  à  elle-même. 
Si  telle  est  la  pensée  du  poète,  on  peut  admettre  que  les  confesseurs 
Caius  et  Creir.entius  ont  continué  aussi  de  vivre  à  Saragosse  après  la 
persécution.  Mais  ce  détail  a  peu  d'importance.  —  Une  épigramme, 
attribuée  à  saint  Eugène  II,  évêque  de  Saragosse  (646-659),  dit 
qu'Encratis  fut  enterrée  dans  la  même  église ,  mais  non  dans  la  même 
tombe,  que  les  dix-buit  martyrs  (voir  plus  baut,  p.  242)  : 

Hic  etiam  compar  meritis  Engratia  martyr 
Sorte  sepulchrali  dissociata  jacet. 

Esp.  Sagr.,  t.  V,  p.  273.  On  dit  que  les  reliques  de  Lupercius  et  d'En- 
cratis  furent  découvertes  en  1389  dans  les  fondations  de  la  cathédrale 
de  Saragosse;  ibid.,  t.  XXX,  p.  289. 

(1)  Vidimus  partem  jecoiis  revulsam 
Ungulis  longe  jacuisse  pressis, 
Mors  babet  pallens  aliquid  tuorum 

Te  quoque  viva. 

Péri  Stephanôn,  IV,  137-UO. 

(2)  Parva  Felicis  decus  exbibebit 
Ârtubus  sancti  locuples  Girunda. 

Ibid.,  29-30. 

L'exactitude  de  Prudence  est  ici  remarquable  :  rappelant  l'épithèle 
donnée  par  le  poète  à  «  la  petits  Girone,  »  Hûbner  {Corpus  inscr. 
lat.,  t.  II,  p.  614)  fait  observer  que  la  ville  ne  s'est  pas  agrandie  de- 
puis le  quatrième  siècle;  les  trois  seules  inscriptions  de  l'époque  ro- 
maine trouvées  sur  son  territoire  {ibid.,  4620-4622)  montrent  combien 
peu  considérable  elle  était  alors. 

(3)  Tillemont,  Mém.,  t.  V,  art.  xxii  sur  la  persécution  de  Dioclétien. 


464  LE  QUATRIÈME  ËDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

glorifiant  du  martyre  de  saint  Cucufas  (1)  ;  au  centre, 
Complutus  (Alcala),  avec  les  sacrées  dépouilles  de 
Just  et  de  Pastor,  immolés  par  ordre  de  Datianus  (2)  ; 
au  sud,  en  Bétique,  la  riche  Cordoue  présentant 
Acisclus,  Zoellus  et  «  trois  autres  couronnes  (3),  » 
c'est-à-dire  trois  martyrs  :  Faust,  Janvier  et  Martial, 
connus  sous  le  nom  des  «  très  domini  »  (4);  enfin  en 
Lusitanie,  Mérida  portant  les  cendres  de  sainte  Eu- 
lalie  (5). 

Si  l'Espagne  eut  dans  saint  Vincent  son  Laurent, 

(1)  Barchinon  claro  Cucufate  fréta 
Surget... 

Perl  Stephanôn,  IV,  34-35. 

(2)  Sanguinem  Jusli,  cui  Pastor  hœret. 
Ferculum  duplex  geminurnque  donum 
Ferre  Complutum  gremio  juvabit 

Membra  duorum. 
Ibid.,  41-44. 

Les  Actes  des  saints  Just  et  Pasteur  (Acta  SS.,  août,  t.  II,  p.  153) 
disent  qu'ils  étaient  deux  frères  encore  enfants,  et  furent  martyrisés 
par  ordre  de  Datianus.  Le  martyrologe  romain  attribue  également  à 
Datianus  la  condamnation  de  Cucufas. 

(3)  Corduba  Acisclum  dabit  et  Zoellum 

Tresque  coronas. 

Péri  Stephanôn,  IV,  8-9. 

(4)  Voir  Bullettino  di  archeologia  cristiani,  1879,  pp.  38,  41; 
1888-1889,  p.  115.  — Jusqu'au  seizième  siècle  continuèrent  de  môme 
à  être  appelés  «  les  trois  doms,  »  ti'es  domini,  trois  martyrs  enterrés 
à  Romans,  dans  le  Dauphiné;  voir  Giraudet  U.  Chevalier,  le  Mystère 
des  trois  doms,  Lyon,  1887. 

(5)  Lusitanorum  caput  oppidorum 
Urbis  adoratae  cineres  puellae 
Obviam  Chrislo  rapiens  ad  aram 

Porriget  ipsam. 

Péri  Stephanôn,  IV,  41-44. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.         i65 

elle  eut  dans  sainte  Kulalie  son  Agnès.  Les  Actes  de 
cette  jeune  sainte  ont  peu  d'autorité  :  ce  que  nous 
possédons  sur  elle  de  meilleur  est  l'hymne  troisième 
du  Péri  Slephanôn.  Prudence  vivait  dans  le  pays  et 
dans  le  siècle  même  où  mourut  Eulalie  :  les  tradi- 
tions qu'il  recueillit  doivent  être  exactes,  au  moins 
dans  les  grandes  lignes. 

Elle  naquit  et  fut  martyrisée  dans  la  puissante  et 
populeuse  métropole  de  la  Lusitanie,  Mérida.  Noble 
comme  Agnès  (1),  Eulalie  avait  comme  elle  douze 
ans  au  moment  où  sévissait  le  plus  cruellement  la 
persécution  (2).  Toute  enfant,  elle  avait  laissé  voir 
ce  qu'elle  serait  un  jour.  Elle  n'aimait  ni  le  jeu  ni 
la  parure  ;  son  visage  austère,  sa  démarche  modeste, 
la  sagesse  précoce  empreinte  sur  toute  sa  personne 
inspiraient  déjà  le  respect  (3).  La  vue  des  supplices 
soufferts  par  les  chrétiens  transporta  d'indignation 
cette  jeune  âme  :  une  sainte  colère  la  saisit,  et  elle 
n'eut  bientôt  qu'une  pensée,  rendre  elle-même  té- 
moignage de  sa  foi,  combattre  à  son  tour  les  com- 
bats du  Seigneur  (4).  Cette  ardeur  prématurée  fit 
trembler  ses  parents  :  ils  l'emmenèrent  à  la  campa- 
gne, afin  d'écarter  d'elle  l'héroïque  tentation.  Mais 


(1)  Germine  nobilis  Eulalia. 

Péri  Slephanôn,  111,  1. 

(2)  Curriculis  tribus  atque  novein 
Tris  hiemes  quater  attigerat. 

Ibid.,  111,  11-12. 

(3)  ma.,  16-25. 

(4)  Ibid.,  26-35. 

IV.  30 


466  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

l'enfant  parvint  à  tromper  leur  surveillance,  ouvrit 
pendant  la  nuit  la  porte  de  la  maison,  franchit  l;i 
haie  qui  hordait  le  jardin,  et  seule,  à  travers  les 
broussailles,  parmi  les  ténèbres,  s'achemina  vers  la 
ville  :  les  anges,  dit  le  poète,  lui  faisaient  cortège  (1). 
Un  matin,  on  la  vit  paraître  fièrement  devant  le  tri- 
bunal, au  milieu  des  faisceaux  (2).  Elle  se  déclara 
chrétienne  :  Prudence  met  maladroitement  dans  sa 
bouche  un  discours  long  et  déclamatoire,  qui  gâte  la 
simplicité  de  son  action.  Le  juge  essaya  vainement  de 
la  persuader,  lui  parlant  de  sa  jeunesse,  de  sa  noble 
maison,  du   brillant   avenir   auquel  elle   renonçait, 
du  présent  terrible  dont  elle  affrontait  les  menaces. 
«  Que  faut-il  faire  pour  leur  échapper?  prendre  du 
bout  des  doigts  un  peu  de  sel ,  quelques  grains  d'en- 
cens. »  La  martyre  ne  répondit  rien  :  crachant  au  vi- 
sage du  magistrat  stupéfait,  elle  renversa  l'idole  et 
foula  aux  pieds  l'encens  (3).  Cet  acte  était  de  ceux 
qu'en  principe  l'Église  réprouvait  :  il  faut  cependant 
remarquer  que  le  concile  d'iUiberis  (4)  refuse  le  titre 
de  martyrs  à  ceux-là  seulement  qui  ont  été  mis  à  mort 
pour  avoir  provoqué  les  païens  en  brisant  des  idoles, 
non  à  ceux  qui  ont  brisé  l'idole  devant  laquelle  on  vou- 
lait les  contraindre  à  sacrifier.  N'y  a-t-il  pas  dans  ce 


(1)  Ibid.,  36-50. 

(2)  Mane  superba  tribunal  adit, 
Fascibus  adstat  et  in  niediis. 

Ibid.,  64-65. 

(3)  Péri  Stephanôn,  III,  6G-130. 

(4)  Concil.  Illiberis,  canon  60. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE  L'ESPAGNE.         467 

récit  quelque  exagération  poétique?  «  Je  ne  sçay,  écrit 
Tillemont,  si  l'autorité  de  Prudence  suffira  pour  faire 
croire  cecy  à  tout  le  monde  :  et  néanmoins  l'esprit  de 
Dieu  inspire  quelquefois  à  ses  saints  des  mouvements 
qui  sont  au-dessus  des  règles  communes,  parce  qu'il 
est  le  maistre  absolu  de  toutes  choses  (1).  »  J'ajoute 
que  ce  qui  eût  pu  être  zèle  téméraire,  excès  blâ- 
mable chez  un  adulte,  devenait  facilement  digne  de 
louanges  chez  une  enfant,  emportée  par  un  élan  de 
générosité  supérieur  à  son  âge ,  et  incapable  de  maî- 
triser les  mouvements  tumultueux  de  son  âme. 

Dieu  montra  bientôt  que  l'acte  d'Eulalie  était  mé- 
ritoire à  ses  yeux.  L'intrépide  enfant,  déchirée  par 
les  ongles  de  fer,  que  maniaient  deux  bourreaux, 
comptait  elle-même  les  blessures  et  chantait  au  milieu 
des  supplices.  On  approcha  d'elle  des  lampes  ou  des 
torches  ardentes,  dont  la  flamme  fut  promenée  sur 
tout  son  corps,  voltigeant  sur  son  visage,  courant  sur 
la  chevelure  longue  et  parfumée  qui  l'avait  envelop- 
pée d'une  voile  pudique  ("2)  :  puis  on  la  fit  monter 


(1)  Tillemont,  Mémoires,  t.  V,  art.  sur  sainte  Eulalie. 

(2)  Flamma  sed  undique  lampadibus 
In  latera  sloniachumque  furit. 


Flamma  crepans  volât  in  faciem 
Perque  comas  vegetata  caput 
Occupât,  exsuperatque  apicem. 
Péri  Stephanôn,  III,  153-161. 
Sur  un  bas-relief  de  la  colonne  Trajane,  on  voit  des  femmes  bar- 
bares brûler  ainsi  avec  des  torches  des  soldats  romains  prisonniers  : 
l'une  approche  la  flamme  des  flancs  d'un  captif,  l'autre  renverse  sa 
torche  allumée  sur  l'épaule  d'un  soldat,  une  troisième  promène  le  feu 


468  LE  QUATRIÈME  ÉDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

sur  le  bûcher,  dont  la  vierge  l)uvait  avidement  la 
flamme  (1).  Bientôt,  dit  le  poète,  une  colombe  parut 
sortir  de  sa  bouche  et  voler  vers  le  ciel  :  c'était  son 
Ame,  blanche  et  douce  comme  le  lait,  rapide,  inno- 
cente. En  même  temps,  le  coude  la  martyre  s'inclina, 
le  bûcher  s'éteignit  :  elle  était  morte.  Le  bourreau, 
le  licteur,  témoins  de  ce  prodige,  s'enfuirent  épou- 
vantés. Le  corps  d'Eulalie  resta  seul.  Une  neige  épaisse 
tomba,  couvrit  tout  le  forum  :  elle  enveloppa  d'un 
blanc  linceul  les  membres  de  la  vierge.  Les  hommes 
ne  pouvaient  l'ensevelir  :  Dieu ,  dit  le  poète ,  se  char- 
geait de  rendre  à  la  martyre  les  suprêmes  hon- 
neurs (2). 

Sur  le  tombeau  d'Eulalie  s'élevait,  au  temps  de 
Prudence,  une  riche  basilique,  décorée  de  marbres, 
d'or,  de  mosaïques  (3).  «  Cueillez,  s'écrie  le  poète,  les 
violettes  empourprées,  moissonnez  les  rouges  crocus  : 
nos  doux  hivers  ne  sont  pas  sans  fleurs ,  la  glace  chez 
nous  fond  vite ,  et  permet  aux  champs  d'en  fournir  en- 
core des  corbeilles  (4).  Jeunes  filles,  jeunes  garçons, 


sur  la  chevelure  de  sa  victime.  M.  Edmond  Le  Blant,  qui  a  publié  ce 
bas-relief,  Revue  archéologique,  janvier-février  1889,  p.  148,  fait  re- 
marquer que  dans  les  textes  relatifs  à  ce  supplice  (cf.  Virgile,  Enéide, 
IX,  535)  lampades  et  faces  sont  synonymes;  cf.  du  même  auteur 
les  Persécuteurs  et  les  Martyrs,  p.  281-282. 

(1)  Virgo,  citum  cupiens  obitum, 
Appétit,  et  bibit  ore  rogum. 

Péri  Stephanôn,  III,  162-163. 

(2)  Ibid.,  III,  164-185. 

(3)  Ibid.,  186-200. 

(4)  Sainte  Eulalie  est  honorée  le  10  décembre. 


LES  MARTYRS  DE  L'AFRIQUE  ET  DE   L'ESPAGNE.        40'.) 

offrez  ces  dons,  entourés  de  feuillages  :  moi,  au  milieu 
du  chœur,  je  suspendrai  des  guirlandes  de  dactyles, 
parures  fanées,  mais  qui  cependant  auront  un  air  de 
fête.  Ainsi  convient-il  d'honorer  les  ossements  sacrés 
et  l'autel  posé  sur  eux.  Elle ,  couchée  sous  les  pieds  de 
Dieu,  voit  les  hommages,  et,  rendue  propice  par  nos 
chants,  protège  son  peuple  (1).  » 

Je  ne  sais  si  jamais  plus  touchante  héroïne  fut  cé- 
lébrée en  des  vers  plus  charmants. 


(1)  Péri  Step/ianôa,  III,  201-215.  —  De  cette  poétique  pérorakon 
je  rapprocherai  cette  note  du  martyrologe  hiéronymien,  au  14  des 
calendes  de  décembre,  jour  de  la  célébration  à  Cordoue  de  l'anniver- 
saire d'Acisclus  :  H-ac  die  rosx  ibidem  coUegiintur . 


ERRATUM 


Page  lo6,  ligne  iO,  au  lieu  de  Tl  février,  lire  23  février. 


111 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Bref  de  Sa  Sainteté  Léon  XllI I 

Introduction.  —  Les  sources  de  l'histoire  des  persécutions IV 


CHAPITRE  PREMIER. 

LES   CHRÉTIENS  SOUS  DIOCLÉTIEN  ET  MAXIMIEN    HERCULE  (^S'i-Sy-i). 

I.  —  Persécutions  partielles  à  Rome  et  en  Gaule. 

Dioclclien  empereur i 

Séjour  probable  à  Rome  au  commencement  de  son  règne [i 

Vexations  contre  les  chrétiens î> 

Le  pape  Gains  réfugié  dans  le  cimetière  de  Calllsle (i 

Martyre  du  mime  saint  Gênés 7 

Dioclétien  fixe  sa  résidence  à  Nicomédie i'd 

Il  partage  l'Empire  avec  Maximien ir; 

Caractère  de  celui-ci 15 

Dioclétien  prend  le  nom  de  Jupiter  et  lui  donne  celui  d'Hercule 17 

Révolte  de  paysans  dans  les  Gaules 17 

Maximien  quitte  Nicomédie  pour  les  combattre 22 

Son  passage  en  Italie  :  martyrs  d'Aquilce 22 

Martyrs  à  Rome 25 

Martyre,  à  Agaune,  de  la  «  légion  Thébéenne  » 2(> 

Martyrs  dans  les  Gaules  sous  Fescenninus  et  Rictiovarus 37 

Jlartyrs  dans  la  Grande-Bretagne 42 

Maximien  à  Marseille  :  martyre  de  saint  Victor 44 

Maximien  s'établit  à  Trêves  :  apaisement  de  la  persécution  en  Occi- 
dent   52 

II.  —  Les  Églises,  le  néopagaulsme  et  la  philosophie. 

Prospérité  de  l'Église  en  Orient 53 

Grand  nombre  des  chrétiens  asiaticjues 54 


472  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages- 

Diocléticn  prend  des  sentiments  fav<)ral)les  aux  fidèles rJ6 

Iniluence  de  sa  femme  Prisca  et  de  sa  fille  Valeria ti6 

Serviteurs  chrétiens  du  palais !i~ 

Tolérance  pour  les  magistrats  clirétiens :i8 

Fonctions  municipales  exercées  par  les  fidèles (>0 

Grande  situation  des  évoques (i2 

Nombreuses  constructions  d'églises (W 

Ce  mouvement  est  suivi  avec  plus  de  timidité  à  Rome (»4 

Les  pai)es  profitent  de  la  paix  i)our  agrandir  les  cimetières 60 

Relâchement  des  mœurs  clirétiennes  :  concile  d'Illiberis 68 

Dissensions  dans  les  Églises  d'Orient 71 

Tentatives  des  païens  pour  amener  les  fidèles  aux  idées  syncrétistes.  72 

Efforts  du  néoplatonisme  contre  la  doctrine  chrétienne 77 

Écrits  et  influerice  de  Porphyre 7" 


CHAPITRE  II. 

L'kTABLISSEMENT   de    la  TÉTRARCniE    ET   LA  PERSÉCUTION   DANS  L'aRMÉE  (29"2-302). 

I.  —  L'établissement  de  la  tétrarchlc. 

Conférence  des  deux  Augustes  à  Milan 81 

Ils  décident  de  s'adjoindre  deux  Césars 83 

Conséquences  politiques  et  religieuses  de  cette  décision 84 

Élection  de  Constance  Chlore  et  de  Maximien  Galère 87 

Nouveau  partage  de  l'Empire 87 

Vices  et  fanatisme  païen  de  Galère 88 

Douceur  et  tolérance  de  Constance 80 

Activité  guerrière  des  quatre  empereurs 93 

Activité  législative  :  édit  sur  les  mariages 93 

Édit  contre  les  manichéens 94 

Souffrances  du  peuple 97 

Édit  de  maximum 9î> 

Réorganisation  administrative 99 

II.  —  La  persécution  dans  l'armée. 

Grand  nombre  des  soldats  chrétiens 101 

Répugnance  de  quelques  chrétiens  d'Afrique  pour  le  service  militaire.  101 

Influence  sur  eux  des  idées  monlanistes 101 

Le  conscrit  Maximilien  refuse  de  servir 103 

Il  est  condamné  à  mort 108 

Pour  quel  motif  il  mérite  le  titre  de  martyr lOf) 

Commencement  des  vexations  contre  les  soldats  chrétiens 111 

On  leur  donne  le  choix  entre  un  congé  ignominieux  et  l'apostasie. . .  112 

Quelques-uns  sont  mis  à  mort 112 


TABLE  DES  MATIERES.  473 

Fagcg. 

Soldats  martyrisés  après  l'expédition  de  Galère  contre  les  Perses H4 

Veturius  cliargé  de  l'épuration  de  l'armée  dans  les  États  de  Galère..  117 

Soldats  martyrs  en  Mesie  :  Pasicrate  et  Valention 119 

Le  vétéran  Jules 119 

Nieandre  et  Marcien 124 

La  persécution  dans  les  États  d'Hercule  :  soldats  martyrisés  à  Rome.  131 

Les  quatre  cornicularii 132 

Saint  Sébastien 132 

Autres  martyrs  militaires  en  Italie 133 

Le  centurion  iMarcel  à  Tanger 134 

Le  greffier  militaire  Cassien 139 

Emeterius  et  Chelidonius  en  Tarraconaise 141 

Dioclétiense  décide  tardivement  à  molester  les  soldats  chrétiensd'Asie.  145 

Il  les  met  en  demeure  de  quitter  l'armée  ou  de  sacrifier 146 

Mais  il  s'abstient  encore  de  verser  le  sang 14G 


CHAPITRE  III. 

LE  PREMIER  ÉDIT   DE  PERSÉCUTION    GÉNÉRALE    (303). 

I.  —  La  pi*oiuulg:atiou  de  ledit  et  les  événements  de  iVicomédie. 

Galère  à  Nicomédie 150 

Ses  efforts  pour  décider  Dioctétien  à  la  persécution 130 

Conseil  privé lo2 

Consultation  de  l'oracle  de  Milet 1»4 

Dioclétien  se  résout  à  persécuter loo 

Destruction  de  l'église  de  Nicomédie 156 

Affichage  de  l'édit  de  persécution 138 

Articles  de  l'édit  ordonnant  la  destruction  des  églises  et  des  livres 
saints,  interdisant  les  assemblées,  dégradant  ou  privant  de  liberté 

les  chrétiens 158 

Exemplaire  de  l'édit  déchiré  par  un  fidèle 161 

Supplice  de  celui-ci 163 

Premier  incendie  du  palais  impérial 163 

Galère  en  accuse  les  chrétiens 164 

Second  incendie 166 

Probablement  imputable  à  Galère 166 

Peur  et  colère  de  Dioclétien 166 

Chrétiens  de  Nicomédie  mis  en  demeure  de  sacrifier 167 

Apostasie  des  impératrices ^68 

Martyre  d'eunuques  et  de  chambellans 168 

Exécution  de  l'évêque  Anthime  et  de  membres  du  clergé 170 

Laïques  mis  à  mort 171 

Sacrifice  préalable  exigé  des  plaideurs 171 


474  TABLE  DES  MATIERES. 

II.  —  L'exécution  de  l'édll. 

Pagc'H. 

Date  (le  sa  mise  en  vigueur  dans  les  provinces  orientales 173 

Cyrille,  cvê<iue  d'Antioche,  envoyé  aux  mines 174 

Défections  parmi  les  cliréticns  de  cette  ville 174 

Héroïsme  du  diacre  Romain 17:> 

Églises  abattues  en  Asie 17«» 

Leur  destruction  retardée  en  Galatic  et  en  Tlirace 178 

Bassus,  gouverneur  de  Thrace,  favorable  aux  chrétiens 179 

Des  femmes,  à  Tlicssalonique,  cachent  les  Écritures 180 

Martyre  d'Agathopodc  et  de  Théodule 181 

La  persécution  en  Occident 181 

Constance  Chlore  fait  abattre  queUiues  églises 183 

11  n'inquiète  pas  autrement  les  chrétiens 183 

Piquante  leçon  donnée  à  ses  courtisans 184 

Maximien  Hercule  exécute  rigoureusement  l'édit 18.% 

Destruction  des  livres  sacrés  en  Espagne 185 

Destruction,  à  Rome,  de  la  bibliothèque  et  des  archives  pontificales.  185 

Confiscation  des  biens  de  l'Église  romaine 188 

Efforts  des  chrétiens  pour  sauver  de  la  profanation  les  tombes  des 

martyrs 188 

Parties  de  catacombes  enterrées 190 

Destruction  d'édifices  au-dessus  des  cimetières loi 

III.  —  Les  traditcurs. 

Violence  de  la  persécution  en  Afrique 192 

Profanation  des  areae  sépulcrales 192 

Les  Écritures  livrées  par  de  nombreux  traditeurs 193 

Procès-verbal  de  la  perquisition  faite  dans  l'église  de  Cirta 195 

Faiblesse  du  clergé  de  Cirta,  mêlée  de  quelque  courage 202 

Stratagème  de  Mensurius,  évêque  de  Carthage,  pour  sauver  la  biblio- 
thèque et  les  archives  de  son  église 203 

Blâme  dirigé  par  lui  contre  les  exagérés  qui  provoquaient  inutilement 

les  persécuteurs 205 

Héroïsme  douteux  de  Secundus  de  Tigisis 206 

Sage  prudence  de  Félix  d'Aptonge 208 

Martyre  de  Félix  de  ïibiuca 210 

Laïques  martyrisés  en  Numidie 214 

Conversion  du  rhéteur  Arnobe 215 

CHAPITRE  IV. 

LE  DEUXIÈME   ET   LE  TROISIÈME   ÉDITS  (303-304). 

I.  —  Les  nouveaux  édits. 

Conversion  de  Lactance  à  Nicomédie 220 

Écrit  contre  les  chrétiens 220 


TAULE  DES  MATIERKS.  475 

Portrait  de  son  auteur ûûX 

Pamphlet  d'Hiéroclès 2-il 

Caractère  de  sa  polémique 2-2â 

Révolte  de  soldats  à  Antioclie 22?) 

Sympathies  des  fidèles  de  Cappadoce  pour  le  royaume  chrétien  d'Ar- 
ménie    227 

Un  d'eux  refuse  le  service  militaire 229 

MM'tyrc  d'Hiéron  et  de  trente  et  un  chrétiens 230 

Inquiétudes  de  Dioclétien  hai)ilement  excitées 230 

Promulgation  de  deux  édits  contre  les  ecclésiastiques 231 

II.  —  L'application  des  édits  avant  l'amnistie  des  vlcennalcs  (303). 

Le  confesseur  Donat 232 

Quelques  membres  du  clergé  font  défection  en  Palestine 233 

Martyre  d u  lecteur  Procoi)C 234 

Courageuse  résistance  de  nombreux  captifs  absous  malgré  eux 236 

Martyre  d'Alphée  et  de  Zachée 23(J 

Les  chrétiens  maltraités  en  Galatie 237 

Datlanus  persécute  les  chrétiens  de  toute  l'Espagne 239 

Osius  de  Cordouc  confesse  la  foi 240 

Arrestation  de  Valcrius,  évoque  de  Saragosse,  et  du  diacre  Vincent..  2M 

ils  sont  transférés  ù  Valence 242 

Exil  de  Valcrius 243 

Vincent  est  mis  à  la  torture 243 

Dioclétien  célèbre  à  Rome  ses  vicennales 246 

Amnistie 247 

Elle  est  étendue  aux  chrétiens 247 

Exception  pour  Romain,  étranglé  à  Antioche 248 

Et  Vincent,  retenu  dans  la  prison  de  Valence 248 

Dioclétien,  malade,  (juittc  Rome  en  décembre 249 

III.  —  Reprise  de  la  persécution  après  l'amnistie  des  vicennales  (304). 

Dioclétien  fait  route  lentement  vers  l'Asie 250 

Martyre  de  Vincent 250 

Datianus  essaie  en  vain  d'anéantir  ses  reliques 232 

Vénération  pour  les  instruments  de  son  martyre 253 

La  maladie  de  Dioclétien  laisse  toute  puissance  à  Galère  et  à  Hercule.  254 

Les  édits  continuent  à  être  appliqués 255 

Bassus,  préfet  de  Thrace,  obligé  de  les  mettre  à  exécution 255 

Fermeture  de  l'église  d'Héraclée 256 

L'évêque  Philippe  abandonne  les  vases  sacrés,  mais  non  les  livres...  257 
Le  diacre  Hermès  conduit  l'assesseur  du  préfet  au  lieu  où  les  uns  et 

les  autres  sont  cachés 2.57 

DilTércnces  entre  les  sentiments  des  chrétiens  d'Orient  et  d'Afrique..  2r;8 

Philippe  et  Hermès  refusent  de  sacrifier 259 

Adoucissements  apportés  à  leur  captivité 263 


47G  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

Nombreux  chrétiens  arrôlés  à  Al)itène  et  conduits  à  Cartilage  pour 

avoir  tenu  des  assemblées 264 

Date  exacte  de  leur  procès 267 

Interrogatoire  et  tortures 267 

Thellca 268 

Dativus 270 

Le  prêtre  Saturnin 272 

Le  lecteur  Emeritus 273 

Félix  et  plusieurs  autres 274 

Saturnin  le  jeune 27"; 

Victoire 276 

Hilarien 277 

Mort  de  ces  chrétiens  en  prison 278 

Autres  fldèles  d'Afrique  arrêtés  pour  avoir  célébré  le  culte 278 

CHAPITRE  V. 

LE   QUATRIÈME  ÉDIT  EN   OniENT  (304). 

I.  —  Les  martyrs  de  la  iVIacédoIne,  de  la  Pannonie, 
de  la  ]\orlquc  et  de  la  Mésle. 

Galère,  véritable  auteur  du  quatrième  édit 282 

Texte  d'Eusèbe 282 

Exécution  de  l'édit  à  Thessalonique 284 

Interrogatoire  d'Agathon,  Agape,  Irène,  Cassia  et  Philippa 28^> 

Eutychia  gardée  en  prison  à  cause  de  sa  grossesse 286 

Suite  de  l'interrogatoire  :  Agape,  Chionia 286 

Agape  et  Chionia  condamnées  au  feu 287 

Nouvel  interrogatoire  d'Irène 287 

Elle  est  condamnée  au  déshonneur 289 

Sauvée,  elle  meurt  sur  le  bûcher 290 

Silence  de  l'auteur  des  Actes  sur  le  sort  des  autres  accusés 291 

Martyre  du  prêtre  Montan  à  Sirmium 291 

Arrestation  d'Irénée,  évoque  de  cette  ville 292 

Vaines  supplications  de  sa  famille  et  de  ses  amis 2;)2 

Son  i nterrogaloire 293 

Son  martyre 294 

Interrogatoire  et  supplice  du  lecteur  Pollion,  à  Cibalis 295 

Martyre  de  Vofficialis  Florianus,  à  Lauriacum 298 

Martyre  du  soldat  Dasius,  à  Dorostore 299 

Pénurie  de  documents  sur  l'exécution  du  quatrième  édit  dans  les 

États  de  Galère 3W 

II.  —  Les  martyrs  de  la  Cillcie  et  de  la  Tlirace. 

Maxime,  gouverneur  de  Cilicic 303 

Calliope  cnicifîé  à  Pompeiopolis 304 


TABLE  DES  MATIERES.  477 

Piiges. 

Taraclius,  Probus  cl  Andronicus 304 

Attitude  nouvelle  des  accusés  ctirétiens 30:i 

Premier  interrogatoire  à  Tarse 30(; 

Second  interrogatoire  à  Mopsueste 309 

Troisième  interrogatoire  à  Anazarbe 312 

Les  trois  martyrs  (!i)argnés  par  les  bêtes  de  l'amphithéâtre 320 

Puis  égorgés 321 

Les  chrétiens  recueillent  leurs  reliciues 321 

Reprise  du  procès  de  Pliilippe  et  d'Hermès,  à  Héraclée,  devant  un 

nouveau  gouverneur 322 

Leur  interrogatoire 322 

Interrogatoire  du  prêtre  Sévère 323 

Le  procès  est  continué  à  Andrinople 32i 

Observations  sur  le  langage  de  l'évêque  Philippe,  différent  de  celui  de 

Tarachus  et  de  ses  compagnons 327 

Philippe  et  Hermès  brûlés  vifs 328 

Même  supplice  inlligé  à  Sévère 330 

III.  —  Les  martyrs  de  la  Galatie  et  de  la  Cappadoce. 

Arrestation  de  Victor  à  Ancyre 331 

11  est  exhorté  par  Théodote 332 

Il  meurt  en  prison  ,  laissant  une  mémoire  douteuse 333 

Services  rendus  à  l'Église  par  le  cabaretier  Théodote 333 

Il  retire  de  l'Halys  les  reliques  du  martyr  Valens 333 

Rencontre  de  chrétiens  fugitifs 333 

Arrestation  de  sept  vierges  à  Ancyre 335 

Elles  échappent  au  déshonneur 336 

Le  bain  de  Diane  et  de  3Iinerve 337 

Honteuse  procession 338 

Les  chrétiennes  noyées  dans  l'étang 339 

Théodote  et  ses  compagnons  recueillent  leurs  corps 340 

Théodote  arrêté  et  interrogé 341 

II  meurt  décapité 343 

Stratagème  du  prêtre  Fronton  pour  enlever  ses  reliques 344 

Une  chrétienne  frappée  de  mort  civile 346 

Martyre  de  Julitta,  à  Gésarée  de  Cappadoce 348 

IV.  —  Les  martyrs  de  la  Syrie,  de  la  Phénlcle,  de  la  Palestine, 
de  l'Égrypte,  de  la  Thébalde  et  du  Pont. 

Chrétiens  exposés  aux  bêtes  à  Tyr 349 

Récit  d'Eusèbe,  témoin  oculaire 349 

Chrétiens  immolés  à  Gaza 351 

Martyre  de  Cyprien  et  de  Justine 331 

La  persécution  en  Egypte 356 

Texte  d'Eusèbe 356 

Histoire  de  Didyme  et  de  Théodora 357 


478  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pnffcs. 

Pitié  des  païens 3()0 

Souffrances  des  chrétiens  en  Tliél)aïdc 3G1 

Condamnations  prononcées  par  le  gouverneur  Arrien 30:2 

3Iartyre  de  Timothée  et  Maura 362 

Cruautés  exercées  contre  les  fidèles  du  Pont 36«i 

Les  aïeuï  de  saint  Basile  s'enfuient  dans  les  montagnes 36(> 

Chrétiens  fugitifs  bien  accueillis  des  Barbares 307 


CHAPITRE  VI. 

LE   QUATr.IJ;ME  KDIT  EN  OCCIDENT  (304). 

1.  —  Les  martyrs  de  Rome. 

Manifestation  populaire  du  17  avril  304 370 

Réunion  du  sénat  et  ordonnance  de  Maximien  Hercule 371 

Rescrits  aux  gouverneurs 372 

Sacrifices  exigés  de  ceux  qui  fréquentaient  les  marchés  ou  les  fon- 
taines   373 

Martyre  de  Marc  et  Marcellien 374 

Martyre  de  Castulus 374 

Tiburlius 375 

Gorgonius,  Genuinus,  trente  soldats 37r>. 

Pierre  et  Marcellin 37(i 

Artemius,  Candide,  Pauline 377 

Sotére 378 

Noyades 381 

Simplicius  et  Faustinus  jetés  dans  le  Tibre 382 

Enterrés  par  Yiatrix  dans  la  catacombe  de  Generosa 382 

Sépulture  de  Vialrix,  de  Rufus  ou  Rufinianus  dans  la  même  catacombe.  384 

Groupe  de  chrétiens  du  Laiium  décapités  sur  la  voie  Salaria 38(> 

Martyre  de  leur  prêtre  Abundius  et  de  leur  diacre  Abundautius 387 

Martyre  de  Basilla 38H 

Mort  du  pape  Marcellin,  sa  séjjulture  au  cimetière  de  Priscille 390 

Vacance  du  siège  apostolique 39i 

Martyre  de  Cyriaque,  Salurninus,  Sisinnius,  Apronianus,  Smaragdus, 

Largus,  Crescentianus,  Papias,  Maurus ,  etc 393 

Martyre  de  Timotliée sm 

Sainte  Agnès 391» 

Son  procès 400 

Ss  virginité  miraculeusement  préservée 402 

Martyre  d'Agnès ¥H> 

Dévotion  des  Romains  pour  elle 408 

Son  tombeau  et  son  cimetière 410 

Martyre  et  sépulture  d'Émérentienne 41(V 

Le  sceau  de  Turrania  Lucina 411 

Sainte  Lucine 412 


TABLE  DES  MATIERES.  479 

II.  —  Les  martyrs  de  l'Italie  et  de  la  Kliétie. 

rages. 

Jules  et  Monlanianus,  à  Pipenio 4i.''> 

Valentin  et  Hilaire,  à  Surrena 417 

Eutycliius,  coufesseur,  à  Corncto 417 

Secundus,  Firmina,  Félix,  Grégoire,  Fidence,  Térence,  en  Ombrie...  418 

Mart>re  de  Sabin.  évêiiue  d'Assise 419 

Martyrs  de  la  Campanie  et  de  la  Lucanie 420 

Euplus,  à  Catane 421 

Lucie,  à  Syracuse • 425 

Jlartyrs  du  Picenum  et  de  l'Emilie 42(J 

Vital  et  Agricola,  à  Milan 420 

Cassien,  à  Iniola 428 

Martyrs  de  la  Vénétie  et  de  la  Transpadane 430 

Martyrs  de  la  Sardaigne 433 

Martyrs  de  Corse 433 

La  persécution  en  Rliétie  :  sainte  Al'ra 435 

III.  —  Les  martyrs  de  l'Afrique  et  de  l'Espagne. 

Cruauté  de  Florus,  président  de  Numidie 442 

Les  dies  turificationis 443 

Martyrs  enterrés  à  3Iastar 444 

Cippes  des  martyrs  Nivalis,  Matrona,  Salvus,  entre  Kalama  et  Cirta...  444 

Inscription  de  Sétif  en  l'honneur  des  martyrs  Justus  et  Decurio 446 

La  martyre  Digna,  à  Rusicade 446 

Les  martyrs  de  Mauritanie  :  le  vétéran  Typasius 448 

Le  porte-drapeau  Fabius 431 

Les  martyrs  de  la  province  proconsulaire  :  31a\ima,  Donalilla  et  Se- 

cunda,  à  Thuburbo 452 

Crispine ,  à  Tliéveste 4;)d 

L'hymne  quatrième  du  Péri  Stephanôn 459 

Martyrs  anonymes  à  Saragosse 461 

Caius,  Crementius,la  vierge  Encratis,  confesseuis  dans  la  même  ville.  461 

Martyrs  de  Girone,  Barcelone,  Alcala,  Cordoue 463 

Sainte  Eulalie,  à  Mérida 465 


FIN    DE    LA   TABLE   DU   PREMIER  VOLUME. 


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BR  Allard,  Paul 

I60ii      La  persécution  de  Diocletien 

A52  et  le  triomphe  de  1»  église  • 

1900  2.  éd.,  rev.  et  augm, 

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