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y' LA
PERSÉCUTION
DE DIOCLÉTIEN
ET
LE TRIOMPHE DE L'EGLISE
Tome Y'
DU MÊME AUTEUR :
Rome souterraine, résumé des découvertes de M. de Rossi
dans les catacombes romaines ; traduit de l'anglais, avec des
additions et des notes. Deuxième édition. Un volume grand in-8°, illus-
tré. Prix 30 fr.
Les Esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l'E-
glise jusqu'à la fin de la domination romaine en Occi-
dent. Ouvrage couronné par l'Académie française. Deuxième édition.
Un volume in-r2. Prix 3 fr. 50
L'Art païen sous les empereurs chrétiens. Un volume in-12.
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Esclaves, Serfs et Mainmortables. Deuxième édition. Un volume
in-8°. Prix 3 fr.
Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè-
cles. Deuxième édition, revue et augmentée. Un vol. in-S". Prix. 6 fr.
Histoire des persécutions pendant la première moitié du
troisième siècle. Ouvrage couronné par l'Académie française.
Deuxième édition, revue et augmentée. Un volume in-8°. Prix. 6 fr.
Les Dernières Persécutions du troisième siècle. Deuxième
édition, revue et augmentée. Un volume in-S". Prix 6 fr.
Le Christianisme et l'Empire romain de Néron à Théodose.
Troisième édition. Un volume in-12. Prix 3 fr. 50
Saint Basile. Deuxième édition. Un volume in-12. Prix . 2 fr. ))
Paul Lamache, professeur aux Facultés de Strasboicrf/ et de Grenoble,
l'un des fondateurs de la Société de Saint-Vincent de Paul. Un volume
iii-12. Prix 2 fr.
Typographie Firmin-Didot et C'«. — ^resnil CEure).
LA
PERSÉCUTION
DE DIOCLETIEN
ET
LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE
PAR
PAUL ALLARD
DEUXIEME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
90, RUE BONAPARTE, 90
1900
3n
Çéi^^îf^
^§34592
ERRATUM
Tome I, p. 428, ligne 8, ajouter : à Martane, près de
Todi, saint Fidence et saint Térence.
tra vim et fraudes validorum hostium, expedit
Dilecto filio PÀVLO ALLABD,
Rothomagum.
Léo pp. XIII
Dilecte Fili, salutem et Aposlolicam benedictionem.
Juncta officiosis litteris, quas nonis Juliis dedisti,
perlata sunt Nobis quatuor volumina quibus Historia
Persecutionum pridem a te incepta perficitur. Hoc
munus nobis pergratum fecit cum eximia peritia et
industria tua, qua^ post primum volumen oblatum
non levem moverat reliquorum expectationeni, tum
argument! scriptionis hujus gravitas et opportunitas.
Scimus enim non defuisse homines qui historiée illius
œtatis, quae summam peperit Ecclesiae gloriam, tene-
bras contenderunt ofFundere, adeoque e re estipsius
Ecclesiae eas fugare nubes ope solidœ doctrinae certis
innixae documentis. Quum porro etiam in prœsens
multis in locis dimicanduQi sit pro tuenda fide con-
tra vim et fraudes validorum hostium, expedit
— VIII
summopere illustria recolere exempla lieroum ve-
terum, qui bonum certamen certarunt summa cum
laude, atque exitum memorare la3tissimum belli
(liuturni, quo Christi crux invicta de ethnico furore
triumphavit. Dum itaque stiidium etdiligentiam tuam
in opus perutile optimumque collatam mérita prose-
quimur laude, plurimas tibi pro oblato munere gra-
tias agimus, Deumque adprecati ut amplissimus tibi
constet fructus laboris tui Apostolicam benedictio-
nem, paternse dilectionis testem, tibi tuisque per-
amanter impertimus.
Datum Romae apud S. Petrum die II Augusti anno
MDCCCXC, Pontificatus Nostri decimo tertio.
Léo pp. XIII.
A notre cher fils PAUL ALLARD,
à Rouen.
Léon XIII, Pape
Cher fils, salut et bénédiction apostolique. En
même temps que votre respectueuse lettre du 7 juil-
let, Nous ont été présentés les quatre volumes qui
terminent votre travail déjà commencé sur VHisloire
des Persécutions. Ce présent Nous a été très agréable,
tant à cause de la science et du talent qui, après la
publication du premier volume, avaient excité une
grande attente de ceux qui devaient le suivre, qu'en
raison de l'importance et de l'opportunité du sujet
traité dans votre ouvrage. Nous savons que de nom-
breux écrivains se sont efforcés de répandre des
ténèbres sur l'histoire de ce temps, où l'Église a ac-
quis une si grande gloire; aussi est-il de l'intérêt de
l'Église elle-même de dissiper ces nuages au moyen
d'une science solide appuyée sur des documents cer-
tains. Et puisque à Tlieure présente on doit encore
lutter en beaucoup de lieux pour défendre la foi
contre la violence et les fraudes d'ennemis puissants,
il est très opportun d'honorer les illustres exemples
des anciens héros qui ont combattu glorieusement le
bon combat, et de rappeler l'heureuse fin de cette
longue guerre, par laquelle la croix invincible du
Christ triompha de la fureur des païens. C'est pour-
quoi, après avoir accordé une louange méritée au
zèle et aux soins que vous avez apportés dans votre
excellent et très utile ouvrage, Nous vous remercions
de Nous l'avoir offert, et, priant Dieu qu'il vous en
fasse recueillir des fruits abondants. Nous vous ac-
cordons très affectueusement, pour vous et les vôtres,
la bénédiction apostolique, comme gage de Notre
amour paternel.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 2 août 1890,
de Notre pontificat l'an treizième.
Léon XIII, Pape.
INTRODUCTION
LES SOURCES DE L'HISTOIRE DES PERSECUTIONS
Ces deux volumes terminent la série des études
que j'ai consacrées aux persécutions souffertes par
la primitive Église. Ils vont de Tannée 285, date de
l'avènement de Dioclétien, jusqu'à Tannée 323 , où,
après avoir consommé par la défaite du persécuteur
Liciniusla victoire politique du christianisme, Cons-
tantin commença de régner seul.
Plus que toute autre période de Thistoire des
persécutions, ces quarante années sont remplies
d'événements. C'est la crise suprême, pendant la-
quelle l'Empire païen , ennemi séculaire de l'Église,
semble avoir réuni toutes ses forces pour l'accabler.
Celle-ci n'a pas à faire face à un empereur seule-
ment, mais à quatre empereurs, unis pour légiférer
contre elle, séparés ensuite afin de la mieux enve-
XII INTRODUCTION.
lopper et de l'attaquer de toutes parts. Telle est du
moins la conséquence naturelle du système politique
fondé par Dioclétien. Mais, comme on le verra, par
une disposition miséricordieuse de la Providence,
cette conséquence ne se produisit pas tout entière.
Bien que les édits de persécution fussent publiés au
nom de la tétrarchie , les empereurs ne se montrè-
trent pas unanimes à les exécuter. Pendant que deux
au moins dirigeaient la persécution avec le plus cruel
fanatisme, un autre, tout en suivant leur exemple,
laissait voir quelque lenteur ou quelque regret dans
l'exécution, un quatrième enfin se tenait à l'écart,
et, dans la mesure du possible, épargnait le sang de
ses sujets chrétiens. Bientôt la tétrarchie elle-même
tombe en ruines; Tabdication volontaire ou forcée
des uns, Tavènement de nouveaux souverains, les
rivalités, les alliances et les guerres intestines, les
tragédies domestiques, renversent Tédifice laborieu-
sement élevé par Dioclétien. Tantôt six empereurs
sont en présence, tantôt trois, ou deux seulement.
Dès lors, la lutte contre l'Église échappe à toute di-
rection. De générale, la persécution devient locale.
Les fidèles sont en paix dans l'Occident, tandis que
les souffrances de leurs frères se prolongent en Orient.
Cependant, la fin de la crise s'annonce à des signes
certains. Frappés par la maladie ou contraints par
des nécessités politiques , les persécuteurs signent de
IMUODUCTION. xiii
premiers édits de tolérance. Un acte de réparation
plus solennel et plus complet marque la victoire de
Constantin en Italie, et fait sentir ses effets jusqu'aux
extrémités de l'Orient. Dès lors la guerre est finie :
le christianisme l'emporte. L'édit de Milan devient la
charte de ses libertés futures. Lorsque, quelques an-
nées après y avoir concouru, Licinius tentera de le
déchirer, Constantin châtiera comme un rebelle ce
dernier ennemi de l'Église, et promulguera un nou-
vel édit de tolérance, non plus en faveur de celle-ci ,
mais en faveur des païens vaincus. On ne pouvait
proclamer plus clairement le triomphe du chris-
tianisme, ni mieux s'inspirer de son esprit.
Telle est, résumée dans ses grandes lignes, la
période que j'entreprends de raconter. A travers ces
indications générales, on aperçoit sans peine la mul-
titude des détails. A aucune époque de l'Empire ro-
main , pas même à ce moment du troisième siècle
auquel reste attaché le nom des « trente tyrans, » les
mouvements politiques ne furent aussi nombreux,
aussi rapides, aussi fertiles en péripéties imprévues.
J'ajoute qu'à aucune époque de la vie de TÉglise pri-
mitive le contre-coup de ces mouvements ne se fit
autant sentir. Ainsi s'expliquera la grande place que
l'histoire politique va tenir dans nos récits. Elle n'y
sera nulle part un hors-d'œuvre , parce que les inci-
dents qui la composent ont sans cesse influé sur le
XIV INTRODUCTION.
sort des chrétiens, sur la vivacité ou le ralentisse-
ment de la dernière guerre entreprise contre eux.
Plus encore qu'aux époques précédentes, l'histoire
de rÉglise se confond avec l'histoire de l'Empire ro-
main : elle en est inséparable pendant la lutte, et ne
s'en distinguera plus après la victoire; car les rôles
alors se trouveront renversés, et le souverain qui
aura été si étroitement associé au triomphe du chris-
tianisme ne pourra plus être qu'un empereur chré-
tien.
Cette nécessité d'une allusion continuelle aux
événements politiques fait comprendre l'étendue que
j'ai dû donner à la dernière partie de mes études sur
les persécutions. Tant que l'Église vécut à demi
ignorée de TÉtat, comme aux deux premiers siècles,
son histoire particulière, peu mêlée (en apparence)
aux mouvements de l'histoire générale, a pu être
racontée brièvement. Au troisième siècle, déjà, il
n'en est plus de même : sur la scène où s'agitent les
destinées du monde, l'Église est passée au premier
plan ; la conduite à tenir vis-à-vis d'elle est devenue
l'une des plus graves et des plus actives préoccupa-
tions des souverains, et chacun des incidents de la
vie politique, si troublée à cette époque, a eu de Tin-
fluence sur les alternatives de paix et de persécution
entre lesquelles ont été ballottés les chrétiens. A plus
forte raison en est-il ainsi dans la période oii nous en-
INTRODUCTION. XV
trons. Pendant les premières années du quatrième
siècle la question religieuse n'est pas seulement la
plus importante, elle est presque la seule. Il semble
que, sur la scène devenue vide de tous autres ac-
teurs, il n'y ait plus en présence que TEmpire païen
et rÉglise. L'Empire a pris celle-ci corps à corps,
comme dans un duel : dès lors aucun de ses mouve-
ments n'est indifférent; chacun peut infliger une
blessure ou révéler une faiblesse. Ainsi s'expliquera
l'attention de l'historien à ne négliger aucun détail,
à s'étendre longuement sur le caractère des princes,
à noter les variations les plus fugitives de leur poli-
tique, et jusqu'aux accidents de leur santé : rien de
tout cela, dans ce combat suprême, ne fut sans effet
sur le sort des chrétiens.
Mais je n'ai donné qu'une des raisons du dévelop-
pement qu'a dû recevoir cette étude, ou plutôt du
défaut de proportion qu'elle offrira si l'on compare
ces deux volumes, destinés à raconter à peine un
demi-siècle, avec les trois volumes dans lesquels ont
été déjà retracées les épreuves de l'Église chrétienne
pendant deux siècles et demi. La principale cause —
et sans doute la meilleure excuse — de ce péché
contre le bon équilibre de la composition historique
est l'abondance des sources qui s'offrent maintenant
à nous.
On me permettra de parler de celles-ci avec quelque
XVI INTRODUCTION.
détail , et de faire de leur e\amen l'introduction de
ce livre. Peut-être même l'indulgence du lecteur
m'autorisera-t-elle à donner plus d'ampleur à ce tra-
vail préalable, en rappelant d'abord le nombre et la
nature des documents qui aidèrent à retracer l'his-
toire des persécutions précédentes. Le rapide ré-
sumé de notions déjà en partie connues lui rendra
plus aisé de comprendre, ensuite, le caractère pro-
pre et la richesse exceptionnelle des matériaux qui
nous restent à mettre en œuvre. J'ai même l'illusion
de penser que plusieurs de ceux qui ont bien voulu
m'accepter jusqu'ici pour guide retrouveront avec
quelque intérêt les principaux jalons qui marquèrent
d'abord notre route et nous aidèrent à nous diriger, à
travers une multitude de noms et au milieu de tra-
ditions souvent confuses , jusqu'à ce seuil de la der-
nière persécution, où nous sommes arrivés aujour-
d'hui.
I
Si l'on n'a pas tout à fait oublié le récit des persé-
cutions qui sévirent aux deux premiers siècles , on
se rappellera que les sources de leur histoire sont re-
lativement peu nombreuses. En dehors des livres
inspirés du Nouveau Testament, et de quelques
écrits exceptionnels , comme la DUlaché récemment
INTRODUCTION. xvii
découverte, ou le Pasteur, la littérature ecclésias-
tique était à peine née : Teffort de la pensée chré-
tienne se portait surtout vers l'enseignement oral ,
par la prédication ou la catéchèse; quand ses repré-
sentants les plus illustres prenaient la plume , c'était
pour composer des ouvrages de circonstance , comme
les épîtres de Clément, d'Ignace, de Polycarpe, ou
les mémoires adressés aux empereurs par les apo-
logistes. Ces derniers écrits ne prouvent pas seule-
ment la persécution , contre laquelle ils élèvent une
plainte éloquente : ils font plus, ils en donnent la
vive image, l'impression douloureuse; leurs pages
semblent parfois mouillées de sang. Mais (à part un
passage de la seconde Apologie de saint Justin) ils
ne s'arrêtent point aux incidents particuliers, et ne
nomment aucun des héros chrétiens qui payèrent
leur foi de leur vie. Cette discrétion des persécutés
se retrouve plus grande encore , et pour des motifs
assurément moins louables, chez les persécuteurs.
Même dans les deux lettres célèbres échangées entre
Pline et Trajan au sujet des chrétiens, et qui suppo-
sent Texistence de nombreux martyrs, aucun nom
n'est relaté. Le reste de la littérature profane ne
supplée pas au silence de ce document capital : un
alinéa de Tacite, quelques mots obscurs de Dion Cas-
sius et de Suétone, une allusion railleuse du sati-
rique Lucien, laissent seuls voir que les grands écri-
IV. b
XVIII INTRODUCTION.
vains de Tantiquité romaine ont entendu parler des
souiïrances des fidèles.
Si Ton veut obtenir sur ceux-ci des renseigne-
ments détaillés, il fiiut ouvrir les Actes ou Passions
des martyrs. Mais, aux deux premiers siècles , ceux
de ces documents qui paraissent authentiques et con-
temporains sont bien rares : à peine en pourrait-on
compter cinq ou six. Pour le plus grand nombre des
chrétiens dont les martyrologes ont enregistré les
noms entre les règnes de Néron et de Commode, on
est, semble-t-il, réduit aux renseignements tirés
d'Actes de foi douteuse dans les détails ou de rédac-
tion vague dans Tensemble. Heureusement ces sour-
ces troublées elles-mêmes charrient un peu d'or sous
une multitude de scories. Les diverses sciences auxi-
liaires de l'histoire, et en particulier l'archéologie ,
servent de pierre de touche pour le reconnaître.
J'ai exposé dans Fintroduction d'un des précé-
dents volumes (1), à la suite de M. de Rossi et de
M. Le Blant , le parti très fécond et très sûr que l'on
peut tirer de ces sciences dans le but soit de justifier
des traditions contestées à tort, soit de dégager d'Ac-
tes suspects ou de documents mal compris les élé-
ments anciens et les faits exacts. Pour ne rappeler
(1) Histoire (les persécutions pendant les deux premiers siècles ,
p. x-xiii.
INTRODUCTION. xix
qu'un petit nombre d'exemples, les données plus ou
moins confuses relatives aux Flaviens chrétiens, au
martyre de leurs serviteurs Nérée et Achillée, d'Her-
mès, d'Alexandre, de Quirinus, n'ont-elles pas été
vérifiées par la reconnaissance de leurs cimetières
ou de leurs sépultures? Thistoire de sainte Sympho-
rose n'est-elle pas appuyée par les monuments? celle
de sainte Félicité et de ses fils , de sainte Cécile et de
ses compagnons, ne sont-elles pas écrites en carac-
tères visibles dans le sol romain? Si cette méthode
avait encore besoin d'être justifiée , elle aurait reçu
dans ces derniers temps une confirmation éclatante ,
par une découverte qui vient ajouter une nouvelle
page à l'histoire des persécutions du premier siècle.
En déblayant, dans la catacombe de Priscille, une
crypte restée ensevelie , d'heureux coups de pioche
ont mis en même temps en lumière le sens obscur de
deux phrases de Dion Cassius et de Suétone, et ré-
vélé, avec une évidence presque complète, non seule-
ment le christianisme d'une famille patricienne au
temps de Domitien, mais le martyre de son chef, le
célèbre consul Acilius Glabrio (1).
On le voit, même pour cette période, la pauvreté
(1) Voir la mémoire de M. de Rossi dans le Congrès scientifique
international des catholiques, t. II, p. 261-267, et dans le BuUettino
di archeologia cristiana , 1888-1889, p. 15-66.
XX INTRODUCTION.
des documents n'est que relative : l'expérience du
passé permet de croire que les entrailles de la terre
contiennent encore des trésors enfouis. Cependant,
quand Thistorien des persécutions, après avoir étu-
dié les rapports de l'Église et de l'État pendant l'épo-
que des Césars, des Flaviens et des Antonins, touche
enfin au troisième siècle, son impression est, à bien
des égards, semblable à celle du voyageur qui, d'une
plaine déserte, arriverait presque sans transition
aux portes d'une grande cité, pleine d'hommes et de
monuments. C'est que maintenant la littérature
chrétienne est née : elle a appris à parler latin ; elle
s'exprime , avec une égale aisance , dans la langue
du peuple- roi et dans celle des Églises orientales. Ses
écrits ne sont plus de courts opuscules composés
pour des initiés, ou des mémoires apologétiques
destinés aux seuls empereurs; mais des ouvrages
étendus, dans lesquels se reflètent, avec la doctrine
chrétienne, les idées et les événements du temps.
Moins contemplative en Occident que dans les pays
de civilisation grecque, cette littérature est toute
pratique avec TertuUien et saint Cyprien. L'œuvre
apologétique tient encore une grande place dans les
travaux du premier, de même que les épîtres, pas-
torales ou autres, dans ceux du second; mais, sous
la main du puissant polémiste, l'apologie a brisé
son cadre étroit , et porte hardiment devant la foule
INTRODUCTION. xxi
les débats autrefois réservés aux oreilles des souve-
rains, tandis que les lettres de saint Cyprien, si nom-
breuses, si variées, parlant de tant d'hommes et
touchante tant d'intérêts, semblent un miroir animé
du temps où il a vécu. Les seuls écrits de ces deux
docteurs latins sont, pour l'histoire des persécutions
du troisième siècle en Occident, une source telle-
ment abondante, qu'on pourrait presque écrire cette
histoire sans l'aide d'autres documents. Les ouvra-
ges des docteurs orientaux ne paraissent pas, à pre-
mière vue , aussi mêlés aux affaires du monde , et se
tiennent plus renfermés dans les hautes spéculations
du sanctuaire et de l'école ; cependant , la présence
de la persécution se fait sentir aussi dans leurs pages
sereines, comme l'ombre de hideux reptiles se des-
sine quelquefois sous le cristal d'une eau limpide. 11
est question de la conduite à tenir pendant la persé-
cution , des souffrances des chrétiens , de la destruc-
tion des églises, dans les Stromates de Clément d'A-
lexandrie, dans le livre d'Origène contre Celse, et
jusque dans son traité des Principes : ce dernier doc-
teur a même écrit, à propos de l'arrestation d'un de
ses amis, une Exhortation aux martyrs. Tous les
ouvrages de saint Denys d'Alexandrie ont péri, ou
ne sont plus représentés que par des fragments ; mais
on sait qu'il avait composé, lui aussi, un traité du
Martyre; et les lettres de ce disciple d'Origène,
XXII INTRODUCTION.
conservées par Eusèbe avec tant de morceaux pré-
cieux du troisième siècle, donnent des épreuves des
fidèles, pour l'Orient, une image presque aussi com-
plète que les épîtres de saint Cyprien pour l'Afrique
et ritalie.
Ajoutons que Tliistoire de ces grands hommes se
confond avec celle des persécutions elles-mêmes.
A peu d'exceptions près, nous ne connaissons guère
des martyrs les plus incontestables du premier ou du
second siècle que leur mort héroïque; au contraire,
nous pouvons faire la biographie des principaux
docteurs du troisième. Clément d'Alexandrie émigré
pendant la persécution de Septime Sévère; fils et
instituteur de martyrs , Origène souffre de la même
persécution, assiste à celle de 3Iaximin, et confesse
la foi pendant celle de Dèce; Denys voit Témeute
dirigée contre les chrétiens d'Alexandrie sous Phi-
lippe, est arrêté une première fois sous Dèce, jugé
et envoyé en exil sous Valérien ; Cyprien , du fond
de sa retraite, gouverne son Église persécutée par
Dèce, soutient le courage des fidèles de Carthage
pendant la courte tempête qui éclate sous Gallus ,
est arrêté et condamné à Texil en vertu du premier
édit de Valérien , arrêté de nouveau et mis à mort
en vertu du second édit du même persécuteur. J'ai
dit que les écrits des docteurs du troisième siècle
suffiraient à faire connaître les persécutions de cette
INTRODUCTION. xxiii
époque; mais la plupart de ces témoins furent aussi
des acteurs , et leur biographie seule fournirait , si
tout le reste avait péri, les traits essentiels du ta-
bleau.
D'autres renseignements encore viennent le com-
pléter. Comme pour les deux premiers siècles , l'his-
toire profane est à peu près muette : je n'y vois guère
à noter qu'une phrase de Spartien sur l'édit par le-
quel Sévère prohiba la propagande chrétienne. Mais ,
comme ces deux siècles encore , le troisième a quel-
ques bons Actes de martyrs : on en peut citer de
tout à fait sûrs pour l'Espagne, l'Asie et l'Afrique.
Ce dernier pays, en particulier, en offre d'excellents.
« L'Afrique n'ayant point eu d'écrivains ecclésias-
tiques au moyen âge, on n'y saurait rencontrer,
dit un savant que nous aurons l'occasion de citer
souvent dans cette étude préliminaire, ces élucu-
brations amplifiées, embellies, pour ne rien dire de
plus, dont abonde, en nos pays, la littérature hagio-
graphique. De plus, les usages de la liturgie, dans
l'Église africaine, autorisaient la lecture publique
des Actes des martyrs , le jour de leur fête , à la messe
solennelle. Cette circonstance ne put manquer d'ap-
peler l'attention des autorités ecclésiastiques sur des
pièces auxquelles on attribuait dans la liturgie une
place réservée ailleurs, à Rome par exemple, aux
seuls livres de l'Écriture sainte. Placés ainsi sous
XXIV INTRODUCTION.
un régime spécial de surveillance, défendus contre
l'imagination et la rhétorique des amplificateurs du
moyen âge , les Actes des martyrs africains nous
sont parvenus en meilleur état que les autres (1). »
Si peu nombreuses qu'elles soient, ces pièces excel-
lentes forment comme le type duquel se rapprochent
ou s'écartent des Actes moins bons, et qui aide,
par la comparaison, à démêler en ceux-ci les qua-
lités et les défauts, à séparer des éléments parasites
les parties vraisemblables, à faire le départ entre la
tradition et la légende.
D'ailleurs, pour le troisième siècle comme pour
les deux premiers, les pièces les plus gâtées ont bien
souvent sur quelque point l'appui des monuments,
soit qu'ils subsistent encore, soit qu'ils aient été
vus par les pèlerins qui visitèrent les catacombes
alors que les tombeaux des martyrs étaient encore
intacts. Les itinéraires rédigés à l'usage de ces pèle-
rins (2) et les recueils épigraphiques compilés par
eux (3) ont été révélés au monde savant par les lu-
mineux travaux de M. de Rossi : Rome, à partir du
troisième siècle la plus dénuée d'Actes authentiques,
(1) Duchesne, Sainte Salsa, vierge et martyre à Tipasa, en Algé-
rie, lecture faite le 2 avril 1890 à la réunion trimestrielle des cinq
académies.
(2) De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 128-166, 175-183.
(3) De Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romx, t. II (1" par-
tie); Rome, 1888.
INTRODUCTION. xxv
nous apparaît cependant, grâce à ces documents, la
ville la plus riche en saints tombeaux : selon l'ex-
pression du poète Prudence , qui , pour l'intelligence
comme pour la date , mérite le premier rang parmi
les visiteurs des antiques cimetières , on y voyait ces
tombeaux partout sortir de terre , fleurs germées des
ossements des martyrs :
Vix fama nota est, abditis
Quam plena sanctis Roma sit ,
Quam dives urbanum solum
Sacris sepulcris fioreat (1).
Beaucoup de ces tombes donnaient seulement à
lire le nom de glorieux témoins du Christ : jusqu'à
nous sont venues de courtes inscriptions , contempo-
raines de l'inhumation du martyr et lui attribuant ce
titre, comme celles du pape Corneille, du pape Fa-
bien, des saints Protus et Hyacinthe, Calocerus et
Partenius. D'autres tombes portaient une épitaphe
plus développée : aiit nomen, aut epigramma aliquid,
dit encore Prudence (2). On n'a presque pas d'exem-
ples d'éloges funèbres rédigés au temps même de la
persécution : cependant , après l'inscription en prose
relative à des martyrs de Marseille certainement anté-
rieurs au troisième siècle, qui vim ignis passi sioit,
(1) Péri Stephanôn, II, 541-544; cf. XI, 1-2.
(2) Péri Stephanôn, XI, 8.
\xvi INTRODl'CTION.
on pourrait citer, pour cette dernière époque, le pe-
tit poème gravé sur le marbre sépulcral de la chré-
tienne Zosime, à Porto, œuvre émue d'un contem-
porain, peut-être d'un témoin de son martyre (1).
Toutes les autres rpigrammata un peu détaillées ^je
parle seulement ici de celles qui ont trait aux mar-
tyrs) sont postérieures à la paix de l'Église. Les
plus connues ont pour auteur saint Damase, né en
305, avant la fm de la dernière persécution , el qui ,
devenu pape, consacra ses efforts à honorer la mé-
moire des martyrs et des confesseurs romains , soit en
recherchant leurs tombes, soit en agrandissant les
voies souterraines qui y menaient, soit en composant
des versa leur louange. Quelquefois ces vers ont pour,
sujet des personnages des deux premiers siècles,
comme l'éloge des saints Nérée et Achillée : dans
ce cas, Damase ne saurait être considéré comme
l'écho d'une tradition orale et encore vivante ; il a
pu cependant recueillir des documents écrits que
nous n'avons plus , ou s'inspirer de quelque ancien
monument. Mais le plus souvent les martyrs célébrés
par Damase appartiennent à une époque moins éloi-
gnée de son propre temps. Un grand nombre de ses
compositions épigraphiques sont consacrées à des
victimes de Dèce ou de Valérien , antérieures d'un
(1) De Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romx, t. II, p. x-xii.
INTRODUCTION. xxvii
demi-siècle seulement à la naissance du poète. On
accordera qu'il a du être ordinairement bien rensei-
gné, si l'on se souvient du soin, quelquefois attesté
dans ses vers mêmes, avec lequel il recueillait les
traditions chrétiennes de Rome, et si Ton songe
que les marbres sur lesquels un ciseau d'une rare
élégance grava les poèmes un peu lourds de Damase
ont souvent remplacé la décoration plus simple de
tombeaux primitifs, au sujet desquels ni l'oubli
n'avait eu le temps de se faire ni la légende n'avait
eu le temps de naître.
La valeur historique des poèmes de Damase en
l'honneur des martyrs augmente naturellement à
mesure que ceux-ci se rapprochent du temps oii il
a vécu , et appartiennent à des persécutions dont il
put dans son enfance connaître les survivants. On
verra, à propos de deux martyrs du commencement
du quatrième siècle, Damase mettre en vers le récit
de leur supplice, tel qu'il le recueillit, enfant, de la
bouche du bourreau : percussor retulit mihi Damaso
cum puer essem. Une attestation de ce genre a sous
sa plume d'autant plus de force, qu'avec une sincé-
rité bien remarquable il emploie, dans un petit nom-
bre de ses poèmes, des formules dubitatives, et nous
avertit qu'il ne se porte pas garant personnellement
des faits. « Mais le plus souvent, remarque M. de
Rossi , il raconte sans hésiter, ou , pour mieux dire ,
xxviii INTRODUCTION.
•
fait allusion à des événements de notoriété publique.
Dans ses compositions, rien qui sente la légende;
les Actes des martyrs écrits aux siècles suivants,
dans leurs parties suspectes ou manifestement faus-
ses, n'ont rien de commun avec les notices recueillies
ou attestées par Damase. Si l'on compare, par exem-
ple 5 son éloge de Nérée et Achillée avec leurs Actes
apocryphes; Téloge de Saturnin avec ce que racon-
tent de ce martyr les Actes de saint Cyriaque et du
pape Marcel; l'éloge de ce dernier avec ses Actes;
l'éloge du pape Eusèbe avec les détails légendaires
donnés sur lui au Liber Pontificalis : on verra claire-
ment que les poèmes épigraphiques de Damase sont
absolument distincts des récits apocryphes qui eurent
cours à Rome vers la fin du cinquième siècle et les
premières années du sixième (1). »
Les épigraphes damasiennes et les autres inscrip-
tions de même famille peuvent être comptées parmi
les documents archéologiques; car si elles nous ont
été transmises dans les nombreux sylloges épigra-
phiques compilés par les pèlerins, les voyageurs et
les érudits du septième au quinzième siècle, elles ne
sont pas connues, cependant, grâce aux seuls ma-
nuscrits : les originaux ou au moins d'importants
fragments de beaucoup d'entre elles ont été décou-
(1) Bulleltino di archeologia cristiana, 1885, p. 18.
INTRODUCTION. xxix
verts de nos jours soit dans les cryptes qu'elles or-
naient primitivement, soit dans les églises où elles
avaient été transportées après l'abandon des cime-
tières souterrains. Mais une autre classe de docu-
ments, qui n'appartient plus à Tarchéologie mo-
numentale, vient aussi nous renseigner sur les
persécutions, en éclairant, complétant ou suppléant
les Actes des martyrs , parfois en montrant la trame
primitive sur laquelle leur légende a été brodée :
ce sont les écrits en forme de catalogues, de chroni-
ques et de calendriers.
Ils remontent jusqu'aux origines de l'Église,
comme en témoignent par exemple, pour Rome, les
listes épiscopales conservées par divers auteurs du
second siècle (1). Dès la fin de ce même siècle ou le
commencement du troisième, Tertullien fait, dans un
fier langage, allusion aux « fastes » chrétiens, c'est-
à-dire aux catalogues de pontifes ou de martyrs éta-
blis de manière à fournir des repères chronologi-
ques (2). Personne n'ignore Timportance attachée
par l'Église primitive à la célébration des anniver-
saires des martyrs : la trace s'en retrouve jusque dans
la très ancienne relation des chrétiens de Smyrne
sur le martyre de saint Polycarpe. Une épître
(1) Voir Duchesne, le Liber Pontificalis j t. I , p. i-ii.
(2) Tertullien, De corona militis , 13.
XXX INTRODUCTION.
de saint Cyprien montre que le calendrier de son
Église, tenu pour ainsi dire au jour le jour, exis-
tait depuis longtemps : parlant du lecteur Celeri-
nus, qui s'illustra dans la persécution de Dèce, il
rappelle que son aïeule Celerina, ses oncles Laurent
et Ignace, sont déjà l'objet d'une commémoration
publique au jour anniversaire de leur martyre. S'ils
n'avaient été cités par saint Cyprien, ces noms de
trois martyrs antérieurs à son temps seraient demeu-
rés inconnus , car ils ne sont donnés par aucun do-
cument indépendant de sa lettre (1). C'est donc un
lambeau du primitif martyrologe de Carthage que
Tévêque du troisième siècle fait passer sous nos
yeux. Mais une autre lettre le montre occupé lui-
même de continuer ce martyrologe , en enregistrant,
à leur date , les noms des membres de son Église qui
mouraient de son temps pour le Christ. Écrivant,
pendant la persécution de Dèce, aux dignitaires de
son clergé, il leur recommande « de noter les jours
où périssent les prisonniers chrétiens, afin que leur
commémoration puisse être célébrée parmi les mé-
moires des martyrs. » Les laïques eux-mêmes s'as-
sociaient, dans cette œuvre, à Tévéque et aux
clercs . saint Cyprien nous apprend qu'un pieux
fidèle rinformait, pendant son absence, de la date
(1) Saint Cyprien, Ep. 34.
INTRODUCTION. xxxi
OÙ mourait chacun des confesseurs détenus dans les
prisons de Garthage (1).
A peu près vers le même temps où nous assistons,
pour ainsi dire , à la rédaction des fastes martyrolo-
giques, on voit naître en Occident une autre branche
de la littérature chrétienne, qui poussera des ra-
meaux jusqu'à une époque avancée du moyen âge,
et deviendra une des formes , à la fois ambitieuse et
naïve, de l'histoire, en attendant de fournir à Bos-
suet l'occasion d'un chef-d'œuvre. Dès la première
moitié du troisième siècle , Jules Africain , dans une
Chronique dont il subsiste à peine quelques frag-
ments, tenta de tracer le tableau parallèle des an-
nales sacrées et profanes du monde, en indiquant la
date des principaux événements. A la même époque
un autre. docteur, célèbre par sa science, sa grande
activité intellectuelle, peut-être ses erreurs de doc-
trine ou de conduite réparées par l'exil et par le
martyre, entreprit aussi une vaste compilation d'his-
toire et de chronologie. Sur le siège de la statue de
saint Hippolyte (aujourd'hui au musée de Latran) se
lit, parmi les titres de ses compositions, celui d'une
Chronique dont le texte a été en partie conservé , et
qui se termine au règne d'Alexandre Sévère. La
Chronique d'Hippolyte contenait une liste des papes,
(1) Ep. 37.
XXXII INTRODUCTION.
et fut continuée, pendant vingt ans, par de petites
notices d'un auteur inconnu, qui donnent quelques
renseignements précieux sur les persécutions du
troisième siècle, et forment, de 235 à 254, comme
un Liber Pontificalis anticipé (1) .
II
Après les premières années troublées du qua-
trième siècle, une ère nouvelle s'ouvre, dans la-
quelle le travail d'histoire chrétienne ainsi poursuivi
avec une héroïque ténacité sous le feu même de l'en-
nemi, va recevoir, 4 la faveur de la paix, sa forme
définitive.
Cependant, même à cette époque, la mise en œu-
vre des documents rassemblés par les contemporains
des persécutions sera moins facile qu'on ne serait
tenté de le croire. Comme on le verra dans les pre-
miers chapitres de ce livre , celle de Dioclétien com-
mença par une mesure que n'avaient pas connue les
persécutions précédentes, c'est-à-dire la destruc-
lion des églises et la confiscation de leurs manus-
crits. Non seulement beaucoup de relations authen-
tiques de la Passion des anciens martyrs , mais encore
beaucoup de listes et de calendriers durent périr
(1) Duchesne, le Liber Poniificalis , t. I, p. iv.
INTRODUCTION. xxxiii
dans l'incendie des édifices chrétiens ou dans les
bûchers allumés pour les livres sur les places publi-
ques. Quant aux pièces relatives aux victimes que
firent bientôt les nouveaux édits, il fut probable-
ment, dans bien des cas, difficile de les recueillir
ou de les conserver, car la plupart des membres du
clergé étaient en prison ou en fuite et les dépôts
d'archives ecclésiastiques avaient été anéantis. Telle
est certainement une des causes des lacunes que pré-
sentent , pour les persécutions antérieures et même
pour la dernière persécution, les documents rédigés
après la paix. Ces omissions, qu'une étude attentive
permet de relever çà et là, doivent être beaucoup
plus nombreuses qu'il n'est possible aujourd'hui de
le constater : sans tomber dans aucune exagération ,
on peut évaluer à un chiffre considérable la foule
anonyme des martyrs inconnus et oubliés. Sur ce
point, les efforts des conseillers de Dioclétien ne de-
meurèrent pas vains : impuissant à arracher des
apostasies, il ne réussit que trop bien à abolir des
mémoires : pour plus d'une des victimes des persécu-
tions on peut répéter avec le poète Prudence : fama
et ipsa eœtinguitur (1) , ou plutôt redire la vieille
formule inscrite sur les marbres et dans les calen-
driers : quorum nomina Deus scit.
(1) Péri Steph., 1, 74.
IV. c
XXXIV INTRODUCTION.
Cependant la destruction des monuments chrétiens
ne fut pas partout poussée avec une égale rigueur :
elle semble avoir été moins complète en Orient, où
nous voyons à Césarée la bibliothèque fondée par
Origène et accrue par Pamphile, à Jérusalem la bi-
bliothèque instituée par l'évêque Alexandre, sur-
vivre à la persécution. Dans les villes mêmes où la
police fut impitoyable, comme à Rome, quelques
pièces purent certainement échapper au naufrage.
Nulle part la pénurie d'Actes authentiques n'est
aussi grande que dans cette capitale du monde chré-
tien, ce qui suppose, pour une Église d'une telle
importance et où les persécuteurs firent tant de vic-
times, l'anéantissement presque complet de ses col-
lections anciennes, en même temps qu'une brusque
interruption de sa vie régulière, empêchant de re-
cueillir ou de classer de nouvelles relations. Cepen-
dant, dès que la paix fut revenue, l'autorité ecclé-
siastique put travailler avec succès à rassembler, en
vue de la renaissance du culte pubUc, les renseigne-
ments sur les martyrs romains tant de la dernière
persécution que des persécutions précédentes. De
nombreux indices font reporter à Tépiscopat de 3Iil-
tiade et à Tannée 312, c'est-à-dire au lendemain
même de la persécution de Dioclétien, la compo-
sition d'un calendrier romain, aussi précis pour les
indications topographiques que les deux tables des
INTRODUCTION. xxxv
Depositiones episcoporum et martyrum publiées au
milieu du quatrième siècle, mais beaucoup plus
riche en noms de martyrs : on reconnaît aisément
les memhra disjecta de ce calendrier dans la vaste et
confuse compilation du cinquième siècle connue sous
le nom de martyrologe hiéronymien (1). Si bien en-
racinées pourtant que fussent à Rome les traditions
locales, et si fortement lié que le souvenir des mar-
tyrs demeurât aux cimetières où reposaient leurs
corps, le calendrier des premiers jours de la paix
contient bien des lacunes. Plusieurs portent sur des
noms que leur illustration eût dû, semble-t-il, sau-
ver de l'oubli : par exemple Flavius Glemens, les
Domitilles, Acilius Glabrio, Liberalis, autre noble
témoin du Christ, de date inconnue, factus de consule
martyr, selon l'expression employée dans un des
poèmes gravés sur sa tombe. Même le pape Téles-
phore , dont saint Irénée célèbre « le glorieux mar-
tyre, » saint Justin, dont on possède des Actes
authentiques, sont passés sous silence, (c Quand,
après la persécution de Dioclétien , furent rétablis le
férial et le calendrier de TÉglise romaine, les pon-
(l)Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, dans les
Mélanges d'archéologie et d'histoire publiés par l'École française de
Rome, tirage à part, p. 25-32. Voir l'édition critique du martyrologe
publiée par MM. de Rossi et Duchesne, à la suite du tome II des Acta
Sanctorum de novembre.
ixxvi INTRODUCTION.
tifes et les martyrs du siècle précédent, dont le
souvenir était resté plus vivant, furent préférés à la
plupart de ceux qui appartenaient aux âges loin-
tains, aux époques voisines des origines apostoli-
ques (1). )) A plus forte raison des oublis peuvent
être signalés pour Tltalie centrale, où Tépigraphie
nous a révélé des noms omis par les fastes martyro-
logiques.
On doit attribuer à la période qui suivit immé-
diatement la fin des persécutions (mais en la plaçant
dans des limites chronologiques moins précises et
plus larges) la formation, à Garthage, d'une liste de
martyrs africains, qui se retrouve aussi dispersée
dans le martyrologe hiéronymien, dont elle forme
un des principaux affluents (2)* Son rédacteur dut
se trouver dans une situation relativement facile,
car les archives de l'Église de Garthage , très riches
en mémoires détaillés sur les martyrs du troisième
siècle (3), avaient été, sous Dioclétien , sauvées par
une habile manœuvre de Tévêque qui occupait alors
le siège de saint Gyprien. Mais d'autres parties de
rAfrique proconsulaire et des provinces voisines
(i) Bulleitino di archeologia cristiana , 1888-1889, p. 32-37.
(2) Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 32-37.
— Il ne faut pas confondre ce document plus ancien avec un autre
calendrier de l'Église de Garthage, du commencement du sixième
siècle, publié par Mabillon {Analecta, t. III, p. 398) et Ruinart {Acta
sincera martyrum, 1689, p. 693).
(3) Pontius, Vita Cypj'iani, 1.
INTRODUCTION. xxwii
avaient vu de grandes destructions , favorisées par la
faiblesse d'évêques, de clercs et de laïques que l'his-
toire a flétris du nom de ce traditeurs » . Ainsi s'expli-
que en partie, peut-être, le vague des indications
topographiques conservées par le calendrier africain.
Nous ajouterons que s'il fut , comme tout porte à le
croire , compilé à Garthage , les souvenirs ou les do-
cuments de localités d'Afrique éloignées de cette mé-
tropole durent souvent parvenir au rédacteur sous
une forme confuse et incomplète : et telle est, ap-
paremment, une autre cause des lacunes que nous
constatons dans le calendrier en lisant, sur des mar-
bres de Numidie ou de Mauritanie, des noms de
martyrs inconnus. Mais il faut, de plus, dire que
(( la multitude des martyrs africains » a nui , en ce
qui les concerne, à la précision des souvenirs. Dans
le martyrologe hiéronymien on en trouve presque
à chaque page, « débordant, » selon Texpression
de M. Duchesne, sur ceux des autres pays, et
créant parfois des confusions difficiles à éclaircir.
Tel était leur grand nombre, qu'en beaucoup de
villes d'Afrique un seul jour semble avoir été assi-
gné à une commémoration générale des martyrs de
la localité (1).
(1) De Rossi-Duchesne , Martyrologe hiéronymien, p. lxxii. —
Dans le calendrier carthaginois du sixième siècle, sont souvent rappe-
lés en bloc les martyrs d'une même ville; exemples : Il K. jun.
wxvni INTRODUCTION.
Ces explications nécessairement très abrégées suf-
fisent à montrer l'antiquité et la pureté des sources
primitives qui sont venues se verser, comme autant
d'affluents , dans les divers recueils martyrologiques
des siècles suivants, et d'abord dans le martyrologe
hiéronymien, où il est possible de distinguer cha-
cune d'elles et de reconnaître, pour ainsi dire, la cou-
leur de ses eaux. Pour l'Occident on y peut suivre,
comme deux courants distincts, le calendrier romain
formé sûrement au commencement du quatrième
siècle et le calendrier africain dont la composition
paraît flotter entre le règne de Constantin et la pre-
mière moitié du cinquième. Si la trace de fastes re-
cueillis ou reconstitués dès le lendemain de la
dernière persécution dans les autres contrées occiden-
tales, comme l'Italie en dehors de Rome et de sa
banlieue, la Bretagne, la Gaule, l'Espagne , se laisse
moins aisément démêler à travers les compilations
postérieures (1), en revanche, le martyrologe de
l'Empire oriental du quatrième siècle y paraît avec
beaucoup de clarté et de relief. Ce document, dis-
persé (comme le calendrier romain et le calendrier
africain) dans le martyrologe hiéronymien, fut dé-
55. Timidensium — XI Kl. aug. ss. Maxulitanorum — XII Kal.
nov. sanctorum Voliianorum — Id. nov. sancioriim Capitano-
rum, etc.
(1) Voir Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien,
p. 37-39.
INTRODUCTION. xxxix
finitivement constitué entre 363 (car il nomme des
victimes de la persécution de Julien) et 412, l'épo-
que où on l'abrégea en syriaque (1). Mais, fait re-
marquer M. Tabbé Duchesne, « les dénominations
de provinces qui y sont employées correspondent
plutôt à l'usage de la première moitié du quatrième
siècle qu'à celui de la fin; entre les deux dates
extrêmes, de 363 à 412, nous devons songer beau-
coup plus au voisinage de la première qu'à celui de
la seconde. Il serait même possible de remonter au
delà de 363 ; car si le martyrologe oriental contient
des victimes de la persécution de Julien, on ne peut
oublier que les martyrologes et les calendriers sont
des documents que l'on complète sans cesse; il est
donc très possible que ces noms aient été ajoutés à
une première rédaction (2). » Le savant auquel
j'emprunte ces lignes pense que le document oriental
a été rédigé à Nicomédie, considère comme certain
qu'(( il a été extrait en partie des œuvres martyrolo-
giques d'Eusèbe, c'est-à-dire de son recueil d'an-
ciens martyria pour les temps antérieurs à Dioclé-
(1) Ibid., p. 10-15. Le ménologe syriaque a été publié par M. Wright,
dans le Journal of sacred littérature, Londres, t. VIII, 1855-1856,
p. 45-50 (trad. anglaise, p. 423-432), et par MM. de Rossi et Duchesne,
dans leur édition critique du martyrologe hiéronymien (p. l-lxiii),
avec une traduction grecque, et, en regard, les passages de ce mar-
tyrologe qui paraissent en découler.
(2) Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 17.
LX INTRODUCTION.
tien, et de son De martyr ibus Palestinœ pour les
victimes de la persécution de Dioclétien dans la pro-
vince de Palestine (1). » Cette conclusion nous mène
naturellement à l'homme qui, au quatrième siècle,
a le plus fait pour conserver le souvenir des mar-
tyrs, soit qu'il recueille l'écho des anciennes tradi-
tions, soit qu'il fasse entendre la voix émue d'un
témoin. Arrêtons-nous un instant devant cette rare
figure d'historien.
111
Eusèbe, né vers 260 en Palestine, passa toute sa
jeunesse et une partie de son âge mûr durant cette
longue période de paix religieuse, à peine agitée de
troubles passagers, qui s'étend depuis la chute de
Valérien jusqu'à la dernière persécution, et dont il
a peint avec des couleurs peut-être trop chargées
l'influence amollissante sur les mœurs des chrétiens
orientaux. 11 était parvenu « au milieu du chemin de
la vie, » quand ce périlleux repos fut interrompu
par une soudaine tempête , destinée à être plus ter-
rible et à durer plus longtemps en Orient qu'en Oc-
cident. Il y assista, non en spectateur indifférent,
(1) Ibid., p. 23.
INTRODUCTION. xli
mais en témoin passionné. Dans cette Palestine où
la persécution met tout en feu , où le sang coule de
toutes parts, ceux qui périssent ne sont pas seule-
ment pour lui des coreligionnaires, mais bien sou-
vent des compagnons d^études, les plus chers et les
plus intimes amis. C'est dans sa maison qu'étudiait
Aphien, quand, entendant publier Pédit de persécu-
tion, cet angélique jeune homme se leva indigné, et
courut jusque dans le palais du gouverneur porter,
au prix de sa vie, la protestation de l'innocence chré-
tienne. Eusèbe était présent quand la mer se souleva
pour rejeter sur le rivage le corps du jeune mar-
tyr. C'était encore un compagnon de ses travaux in-
tellectuels, cet Edesius, frère d'Aphien, qui, une
première fois libéré des mines, reprit à Alexandrie
la vie d'étudiant, puis s'y arracha de nouveau pour
reprocher à Hiéroclès les outrages dont cet infâme
magistrat accablait les vierges et les épouses chré-
tiennes. Eusèbe était assis, frémissant, sur les gra-
dins de l'amphithéâtre de Tyr, quand dés bêtes
fauves se couchèrent dans l'arène aux pieds de con-
damnés chrétiens, qu'il fallut achever par le glaive.
Il visita les confesseurs aux mines de Phaenos, et
nous a raconté l'impression que lui fit le lecteur
aveugle Jean. Il était dans la prison de Césarée avec
le grand docteur, le grand exégète, le père de son
esprit et de son cœur, celui qu'il appelle « mon mai-
XLII INTRODUCTION.
tre Pamphile » et dont il voulut joindre le nom au
sien : il aidait cet admirable prisonnier à copier,
jusque dans les fers, les manuscrits de l'Écriture
sainte ou à écrire la Défense d'Origène : il assistait
probablement à son supplice , à celui du jeune Por-
phyre, d'esclave devenu disciple et brûlé en habit
de philosophe , au martyre de cette troupe d'hommes
de tout pays , de tout rang et de tout âge « auxquels
la confession de Pamphile ouvrit toute grande la
porte du ciel. » De la Palestine il paraît être allé en
Egypte, terre cruelle où la persécution avait pris
des formes plus barbares encore et plus raffinées
qu'ailleurs; il y fut témoin de supplices épouvan-
tables. C'est pendant ce séjour en Egypte qu'il fut, à
son tour, jeté en prison pour la foi : il en sortit à la
suite d'un acte de faiblesse, si Ton en croit ses adver-
saires. La conduite équivoque que tiendra plus tard
Eusèbe dans les affaires de l'arianisme ne suffit
pas, selon moi, à autoriser ce soupçon (1). Il me
paraît beaucoup plus probable que le futur historien
de l'Église recouvra sa liberté, avec les autres con-
fesseurs, quand l'édit de Galère les fit tous sortir des
cachots.
S'il en était autrement, on ne s'expliquerait pas
(1) Saint Athanase, qui avait pourtant à se plaindre gravement
d'Eusèbe, fait allusion à ce reproche d'apostasie sans s'y associer T^tr-
^nneWernenl {Apolog. contra Arianos, 8).
INTRODUCTION. xliii
que dans sa ville de Césarée , où il était si connu ,
Eusèbe ait été élu évêque presque au lendemain de
son retour, ou du moins peu de temps après la paix.
On s'expliquerait moins encore l'ardeur avec laquelle
il voulut rechercher les souvenirs et honorer la mé-
moire des martyrs. Un renégat n'eût pas mis une
telle passion, une si vivante et si cordiale éloquence, à
célébrer des hommes dont il n'avait point osé imiter
l'héroïsme , et dont la conduite était pour la sienne
un sanglant reproche! Tel semble, cependant, avoir
été l'un des premiers travaux accomplis par Eusèbe ,
dès que le repos rendu à TÉglise lui eut permis de
reprendre ses occupations littéraires. La Vie du mar-
tyr Pamphile, malheureusement perdue, mais à la-
quelle il renvoie dans son livre sur les Martyrs de la
Palestine, doit avoir suivi de bien près la fin de la
persécution. De sérieux indices portent à croire que
les neuf premiers livres de VHistoire ecclésiastique
furent écrits peu de temps après l'édit de Milan , en
313, pour n'être complétés par un dixième et der-
nier qu'entre 323 et 325, après la rupture de Cons-
tantin avec Licinius : le récit de la dernière persé-
cution , qui remplit les livres huit et neuf, est plein
d'une émotion trop sensible et trop personnelle pour
ne pas indiquer une conscience libre de tout remords.
Le caractère de mémoires personnels est plus sen-
sible encore dans l'opuscule sur les Martyrs de la
xi.iv INTRODUCTION.
Palestine, qui dut être composé aussitôt après la
première partie de V Histoire eeclésiastique , car
dans le huitième livre de cette Histoire (ch. xiii)
Eusèbe en annonce le projet : il ne tarda sans doute
pas à réaliser celui-ci , dans la double forme où nous
avons aujourd'hui son écrit, une rédaction plus
étendue , connue par des versions syriaques et par
un petit nombre de fragments grecs, et l'abrégé,
conservé en grec, qui figure ordinairement dans les
manuscrits entre les huitième et neuvième livres de
VHistoire ecclésiastique (1 }.
Ces deux livres, joints à Touvrage sur les Martyrs
de la Palestine j forment une des sources les plus
précieuses que nous possédions sur la persécution
de Dioclétien en Orient. Grâce à eux , nous pouvons
en dessiner largement le cadre, et en suivre le dé-
veloppement chronologique avec une suffisante pré-
cision : spécialement pour la Palestine , la marche
de la persécution est indiquée année par année. Sur
l'histoire de l'Occident à la même époque, Eusèbe
(1) Lightfoot, dans son article £'w5e6m5 du Dictionary of Christian
biography, t. II, p. 319-321, et M. Viteau , De Eusebil Ceesariensis
duplici opusculo Trspt twv âv IlaÀatcrTÎvr; (xapT'jpYiddcvTwv, Paris, 1893,
ont cru que les deux rédactions étaient destinées chacune à un public
différent. M. Violet, Die palaestinischen Martyrer des Eusebius von
Caesarea, Leipzig, 1896, pense que la rédaction plus courte est un
premier essai qu'Eusèbe a retravaillé et développé en vue de la publi-
cation.
INTRODUCTION. xly
est à peu près muet : il parle quelquefois des évé-
nements politiques qui agitèrent cette moitié de
l'Empire, mais il touche à peine aux événements
religieux qui s'y passèrent pendant les premières
années du quatrième siècle. Il semble que, com-
prenant toute la grandeur de la lutte suprême à la-
quelle il assista, Tévèque de Césarée ne veuille plus
parler que de ce qu'il a vu ou de .ce qu'il sait de pre-
mière main, et craigne d'affaiblir sa déposition par
le récit ou le tableau de faits qui se passèrent loin
des contrées où il habitait. Cette réserve, qui nuit
sans doute, au point de vue littéraire, à la composi-
tion souvent mal équilibrée de son Histoire, en lui
ôtant le caractère universel qu'elle avait eu pour
les temps antérieurs, ne peut, en revanche, que
fortifier la valeur documentaire de celle-ci : arrivé
à son propre temps, l'historien s'efface devant le
témoin.
Pour les siècles, au contraire, qui ont précédé le
sien, Eusèbe se montre curieux et suffisamment in-
formé des choses de l'Occident. Les sept premiers
livres de V Histoire ecclésiastique ne contiennent sans
doute pas le tableau complet des persécutions qui,
à diverses reprises, affligèrent les fidèles, de Néron
jusqu'à Dioclétien; mais l'auteur donne souvent sur
elles de précieux détails, qu'on chercherait vaine-
ment ailleurs , et, surtout dans le récit des deux pre-
XLvi INTRODUCTION.
miers siècles , apporte une attention particulière aux
faits et aux personnages de TÉglise romaine ou
même de divers pays occidentaux. On sent, en le
lisant, riiomme d'une érudition universelle, bien
que parfois mal digérée , qui eut à sa disposition , à
Jérusalem et à Césarée , les deux plus riches biblio-
thèques de l'antiquité chrétienne. Lui-même repro-
duit plusieurs fois dans son Histoire des fragments
d'un grand recueil des anciennes Passions des mar-
tyrs (Suvaywyvi twv apyaicov jjLapTupiwv) qu'il avait
formé et dont le texte intégral est malheureusement
perdu. Cette collection devait avoir une assez grande
étendue, car elle contenait dans son entier la lettre
des chrétiens de Lyon et de Vienne sur les martyrs
de la persécution de* Marc-Aurèle , avec divers do-
cuments relatifs au montanisme; la Passion fort lon-
gue de saint Pionius de Smyrne ; celle du martyr
Apollonius de Rome, dans laquelle figurait in ex-
tenso , outre l'interrogatoire, tout un discours apolo-
gétique prononcé devant le sénat; apparemment la
lettre de l'Église de Smyrne sur le martyre de saint
Polycarpe; probablement aussi la Passion des saints
Garpos , Papylos, Agathonicé, découverte il y a quel-
ques années par M. Aube; et certainement beaucoup
d'autres pièces originales. Par les traces que l'on
rencontre du recueil d'Eusèbe non seulement dans
son Histoire ecclésiastique, mais encore dans le mar-
INTRODUCTION. xlvii
tyrologe oriental du quatrième siècle (1), il est facile
de constater que l'attention de Técrivain ne s'était
pas exclusivement portée sur les martyrs de l'Orient,
et que des documents de premier ordre, relatifs à
ceux de l'Occident, avaient été rassemblés par ses
soins.
En ce qui concerne Thistoire des persécutions,
l'œuvre d'Eusèbe se divise donc en deux parties net-
tement tranchées : pour les siècles qui ont précédé
son propre temps, il s'est efforcé de recueillir des
renseignements (perdus malheureusement en grande
partie) sur les martyrs de l'Éghse universelle; pour
la persécution à laquelle il assista (o /.aO' iîaaç
^twypç) il s'est borné à noter les incidents ou les
noms qui lui furent personnellement connus.
Cette observation , le soin avec lequel Eusèbe ,
dans tout le cours de V Histoire ecclésiastique , indique
et distingue ses sources, les nombreuses citations
par lesquelles il nous a conservé tant de fragments
d'auteurs perdus, et qui font de certains livres de cet
ouvrage comme une continuelle mosaïque , suffi-
raient, s'il en était besoin, à garantir la sincérité
critique de l'écrivain > Le reproche contraire de Gib-
bon porte vraiment à faux, car c'est précisément à
propos de passages dans lesquels Eusèbe déplore avec
(1) Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 19-21.
XLViii INTRODUCTION.
une grande véiiémence les divisions et les chutes
des chrétiens que Thistorien rationaliste l'accuse de
jeter sur elles un voile complaisant. Si quelquefois,
pour les temps qui précèdent le sien, Eusèbe a pu,
comme TertuUien et d'autres écrivains des premiers
siècles , accepter un petit nombre de documents
apocryphes, attribuer par exemple à des empereurs
des pièces fausses qui couraient sous leur nom , on
doit reconnaître que ces erreurs sont, chez lui, extrê-
mement rares, et que, pour les événements qui lui
sont contemporains, il ne cite que des textes puisés
aux sources officielles, ce Au lieu d'en donner seule-
ment la substance, ou de les refaire entièrement,
selon Tusage des autres historiens de l'antiquité, il
les transcrit tout entières, il prend plaisir à les re-
produire comme il les a trouvées. C'est ce qui rend
si importante pour nous son Histoire de l'Église, où
il a réuni tant de documents précieux; sa Vie de
Constantin est faite dans le même esprit , et elle a
pour nous le même genre d'intérêt. Plusieurs des do-
cuments dont elle est pleine se retrouvent analysés
ou reproduits dans Lactance, dans saint Augustin,
dans Optât de Milève, qui les ont empruntés aux
archives de l'État, et ils sont au-dessus de tous les
soupçons. Il y en a d'autres qui atténuent ou qui
contredisent les affirmations d'Eusèbe, ce qui montre
bien qu'ils ne sont pas son ouvrage, car il n'aurait
INTRODUCTION. xlix
pas pris la peine de les fabriquer pour se donner à
lui-même un démenti (1). »
Dans le livre dont on a lu tout à l'heure le nom,
et qui a Constantin pour héros, Févidente partialité
de r historien pour le grand empereur qui Tavait
admis dans son intimité ne donne ouverture à aucun
soupçon de supercherie ou de mensonge. La Vie de
Constantin, où nous aurons à puiser bien des rensei-
gnements utiles, a été écrite après la mort de ce
souverain, ce qui est une première garantie de sin-
cérité; on doit même remarquer, à l'honneur d'Eu-
sèbe , que si les louanges qu'il donne à Tempereur
mort paraissent souvent excessives , elles sont beau-
coup plus grandes dans ce livre que dans ceux qu'il
composa durant la vie de son maître et de son ami.
Eusèbe pèche souvent par prétention : il n'invente
pas le bien qu'il met en lumière, mais il cache les
ombres et passe les fautes sous silence. Cependant
le caractère de Constantin, tel qu'il se dégage de
ce tableau, demeure vrai dans les grandes lignes :
c'est ce qu'ont très bien établi M. Boissier dans les
(1) Boissier, la Conversion de Constantin, dans la Revue des
Deux-Mondes , imWct 1886, p. 52. Voir du même historien, dans la
Fin du paganisme, Paris, 1891, t. I, p. 17, une longue note défen-
dant la véracité d'Eusèbe contre le mémoire de M. Crivellucci, Délia
fide storica di Eusehio nella Vita di Costanlino (Livourne, 1888);
et aussi ses observations à la suite d'une communication de M. l'abbé
Duchesne à l'Académie des inscriptions, 28 novembre 1890.
IV. d
L INTRODUCTION.
articles dont j'ai cité plus haut un fragment, M. le
duc de Broglie dans son grand ouvrage sur l'Église
et r Empire romain au (juatrieme siècle el dans une
étude plus récente (I); c'est ce que j'espère montrer
moi-même dans les derniers chapitres de ce livre.
IV
Eusèbe n'est pas le seul écrivain dont le récit,
plus ou moins empreint du caractère de mémoires
personnels, nous renseigne sur la dernière persécu-
tion , les incidents politiques qui en accélérèrent ou
en retardèrent le cours, le caractère de ses auteurs
et les souffrances héroïquement supportées de ses
victimes. Le livre de Lactance sur les Morts des per-
sécuteurs nous ouvre avec autant d'abondance et je
ne sais quoi de plus bouillonnant et de plus impé-
tueux, une source de valeur égale sur la suprême
crise religieuse qui remplit les premières années du
quatrième siècle.
Bien que cet ouvrage décrive successivement la
fin tragique de tous les persécuteurs depuis Néron ,
il est cependant consacré pour la plus grande partie
(1) Deux Portraits de Constantin^ dans Histoire et Diplomatie,
Paris, 1889, p. 207-250.
INTRODUCTION. u
à l'histoire de la persécution de Dioclétien : celle-ci
commence à être racontée au chapitre septième, et
le livre en a cinquante-deux. La véracité de Lactance
a été contestée plus encore que celle d'Eusèbe :
avec raison , si l'on admet a jjriori que tout écrivain
passionné est nécessairement inexact ; à tort , si Ton
croit que les haines vigoureuses et les vigoureuses
amours peuvent se concilier avec la ferme résolution
de rester vrai. Je ne prétends pas que , dans l'expres-
sion surtout, Lactance n'ait jamais excédé, et que
l'ardente invective ne rappelle souvent, chez lui, le
compatriote de TertuUien; mais si l'on regarde l'un
après l'autre ses jugements sur les principaux acteurs
de la dernière persécution , on s'étonnera de recon-
naître qu'ils sont le plus souvent conformes, dans
l'ensemble, avec celui que portent des mêmes hom-
mes les écrivains païens du quatrième siècle. Parle-
t-il de l'excessive timidité de Dioclétien, de sa peur
de l'avenir, de son avarice, de son commerce peu sûr,
de sa cruauté, Lactance s'exprime comme les Aure-
lius Victor et Eutrope. L'inquiète ambition de Maxi-
mien Hercule, son influence mauvaise sur Dioclétien,
son emportement, sa férocité, ses exactions fiscales,
sont appréciés par les mêmes auteurs aussi sévère-
ment que par Lactance. Ce qu'il dit de la folie du
premier, des débauches du second, est confirmé par
le témoignage non suspect de l'empereur Julien.
LU INTRODUCTION.
Aurelius Victor parle comme Lactance de l'ignorance
et de l'orgueil de Galère. Les qualités morales de
Constance Chlore sont admirées par Eutrope autant
que par lui. L'insolence deMaxence envers son père,
la haine dont il était l'objet de la part de celui-ci et
de Galère, sont rapportées par Aurelius Victor pres-
que dans les mêmes termes que par le rhéteur chré-
tien. Sur les faits, l'accord est souvent aussi marqué
que dans la peinture des caractères ; ainsi l'historien
le plus passionné dans le sens païen, Zosime, ra-
conte d'une manière toute semblable divers inci-
dents de la lutte entre Maxence et Constantin :
comme Lactance, il attribue, avec Aurelius Victor
et Ammien Marcellin , la mort de Galère à un ulcère
horrible ; la part prise par Maximien Hercule à l'é-
lection de Licinius, les démêlés de Maxence avec
son père Hercule, et d'Hercule avec son gendre
Constantin, sont l'objet de récits équivalents, qu'on
lise Lactance ou Zosime, Eutrope, Victor.
La seule critique sérieuse, à mon sens, contre
laquelle on ait à défendre Tauteur du traité des
Morts des persécuteurs est celle-ci : comment peut-il
avoir été aussi bien renseigné qu'il le prétend sur
les délibérations secrètes des souverains, sur tel con-
seil privé, tel colloque entre Dioclétien et Galère,
dont il parle avec les détails les plus précis , repro-
duisant non seulement les paroles , mais jusqu'aux
INTRODUCTION. un
gestes ou aux larmes des interlocuteurs? On pourrait
sans doute répondre qu'en mettant en scène sous
une forme aussi dramatique des délibérations qui
certainement eurent lieu, Lactance n'a pas plus ou-
trepassé le droit de l'historien que Tite-Live ou Ta-
cite en prêtant aux héros de leurs Annales des dis-
cours qui sont vraiment des documents historiques
et, à défaut des paroles textuelles, reproduisent les
sentiments qui vraisemblablement les animaient.
Cette réponse ne serait pas suffisante : car, au mo-
ment où avaient lieu , dans le palais de Nicomédie ,
les délibérations qu'il rapporte, Lactance habitait
cette ville , y occupait dans Tinstruction publique
d'importantes fonctions auxquelles Dioclétien lui-
même l'avait appelé, et fut en situation de recueillir
les échos les plus intérieurs de ce palais impérial
plein d'officiers et de serviteurs, où les murs gar-
daient sans doute mal les secrets. La réponse sera
plus forte encore, si l'on fait réllexion que Lactance
devint le précepteur du fils de Constantin et put re-
cevoir de ce souverain , qui avait passé sa jeunesse
à la cour de Nicomédie, les confidences qu'il nous
transmet. Rien n'oblige à admettre que le traité sur
les Morts des persécuteurs fut composé, tout de suite
après l'édit de Milan, et avant que Lactance ait eu
le temps d'entrer dans l'intimité de Constantin;
le silence gardé par l'auteur sur les démêlés de Cons-
liv INTRODUCTION.
tantin et de Licinius, la manière respectueuse dont
il parle de ce dernier, indiquent seulement qu'il
écrivit avant que la rupture entre les deux empe-
reurs fût définitive, c'est-à-dire avant 322 ou 323.
Quand j'examine attentivement les écrivains qui
rejettent l'autorité historique de Lactance, je n'ai
pas de peine à reconnaître qu'il leur est surtout sus-
pect pour n'être point demeuré indifférent aux faits
et aux personnes , avoir considéré les persécutions
comme des crimes , les persécuteurs comme des cri-
minels, et l'avoir dit sans aucun ménagement. Mais
un défaut de ce genre (si c'est là un défaut) obli-
gerait à effacer bien d'autres que lui de la liste des
témoins qu'on peut croire. N'en faudrait-il pas ôter
aussi Tacite, pour avoir jugé Tibère ou Néron non
moins durement que Lactance a jugé Galère ou
Maximin, avoir peint des plus noires couleurs « un
temps fertile en catastrophes, ensanglanté par les
combats , agité par la discorde , cruel même dans la
paix (1) , » et s'être plu à montrer, lui aussi, « dans
d'affreux désastres la main d'une Providence ven-
geresse (2) ? » Peut-être cette extrémité n'effraierait-
elle pas tous les censeurs : j'ose croire, cependant,
que les vrais amis de l'histoire ne se consoleraient
(1) Tacite, Hist., T, 2.
(2) Ibid., 2.
INTRODUCTION. lv
pas d'une telle perte, et que, même en lisant Tun
et l'autre avec quelque précaution , ils continueront
à demander à l'éloquent ami de Pline le Jeune le ta-
bleau du premier siècle , au précepteur de Grispus
une image vivante et, dans le fond, exacte des pre-
mières années du quatrième.
Le complément naturel de cette image se trouvera
dans les quelques Passions vraiment originales ou
voisines des faits, qui, malgré les difficultés que j'ai
indiquées plus haut , ont pu être écrites par des con-
temporains de la dernière persécution : documents
bien peu nombreux , si on les compare à la multitude
de ses victimes, mais souvent très précieux par la
sincérité de la rédaction, la précision des détails, les
interrogations authentiques qu'on y rencontre. A côté
de ces Passions, et suppléant à leur rareté, doivent
être cités d'assez nombreux panégyriques prononcés
par les plus célèbres orateurs sacrés du quatrième et
du cinquième siècle, comme les Basile, les Grégoire
de Nysse, les Ghrysostome, les Asterius, les Maxime
de Turin ; à travers le vague de la forme oratoire ,
l'histoire d'illustres martyrs y apparaît au moins
dans ses grandes lignes. On trouve aussi des allusions
intéressantes aux victimes de la dernière persécution
dans plusieurs écrits de religion et de morale du
même temps, ceux de saint Ambroise, par exemple.
Enfin , je dois signaler une dernière source, originale
LVI INTRODUCTION.
et précieuse entre toutes : c'est celle qui ressort de
procès-verbaux officiels, rédigés à la suite des en-
quêtes que Constantin fit faire en Afrique sur des
faits de la dernière persécution. Les donatistes ayant
contesté l'élection de Cécilien au siège épiscopal de
Carthage, sous prétexte que son consécrateur, Félix,
évêque d'Aptonge, avait jadis livré aux persécu-
teurs des meubles liturgiques et des livres, Constantin
commanda, en 314, au proconsul d'Afrique ^lianus
d'entendre des témoins sur ce fait : l'enquête a été
conservée, et son procès-verbal offre le tableau le
plus curieux des incidents de la persécution dans une
ville africaine, racontés par les magistrats mêmes
qui avaient été chargés d'exécuter Tédit. Six ans
plus tard, en 320, la conduite du diacre Silvain , de-
venu évêque de Cirta et très mêlé aux affaires des
donatistes, fut l'objet d'une semblable information :
le procès- verbal existe aussi , et a ceci de particulier
qu'on y trouve, intercalé, le texte d'un autre pro-
cès-verbal , daté de 304 , et relatant la perquisition
faite par le curateur dans la maison où s'assem-
blaient le clergé et les fidèles de Cirta, ainsi que
dans la demeure des principaux dépositaires des li-
vres saints. Par ces diverses pièces, de source tout
à fait officielle, on assiste vraiment aux événements
qui marquèrent on Afrique la première phase de la
persécution de Dioclétien; elles s'éclairent mieux
INTRODUCTION. lvii
encore si on les rapproche des orageux débats du
synode tenu à Cirta peu après 305, et dont les Actes
ont été en partie publiés par saint Augustin.
J'ai tâché de donner dans ces pages une idée claire
des documents qui m'ont servi à écrire l'histoire des
persécutions. On a pu voir que cette histoire repose
sur des fondements solides, et que ses matériaux
sont bons et nombreux. Quant au parti que j'aurai
su tirer de ceux-ci, le lecteur en jugera mieux que
moi : lui seul pourra dire si l'ouvrage commencé
depuis de longues années, et que j'achève aujour-
d'hui , ne demeure pas trop loin du but vers lequel
je devais tendre.
Ce que j'aurais voulu surtout marquer en traits
suffisamment nets pour ne pas disparaître au milieu
des détails, c'est le caractère de la lutte, pacifique
d'un côté, violente et sanguinaire de l'autre, qui
pendant près de trois siècles mit aux prises une so-
ciété petite au débuts, nombreuse et puissante h la
fin, volontairement désarmée toujours, et l'Empire
romain, ou plutôt la civihsation païenne elle-même,
avec ses immenses ressources religieuses, intellec-
tuelles, matérielles, ses princes, ses philosophes, ses
prêtres, ses magistrats, ses soldats et ses bourreaux.
Il me semble qu'on ne fera jamais assez ressortir la
grandeur imprévue du résultat final , qui non seule-
ment acquit à l'idée chrétienne, toujours émergeant
IV. e
LViii INTRODUCTION.
du sang dans lequel on essayait de la noyer, le droit
de se produire librement, mais finit par lui sou-
mettre les pouvoirs publics et faire d'elle la direc-
trice de la civilisation renouvelée.
Vainement essaierait-on d'expliquer un change-
ment si extraordinaire en disant que tôt ou tard les
idées triomphent toujours de la force : cette expli-
cation, bien que passée en lieu commun, est démen-
tie par l'histoire, qui montre souvent les idées,
vraies ou fausses, étoulïces par la force, ou ne triom-
phant d'elle qu'après avoir recouru , à leur tour, à
la violence et être devenues matériellement les plus
fortes. Les chrétiens, au contraire, n'ont répandu
que leur propre sang. Ils se sont soumis aux: lois qui
les condamnaient. Ce n'est pas par le nombre des
soldats ou des insurgés, mais par le nombre et la
constance des martyrs qu'ils ont vaincu. Comme l'a
dit un écrivain dont l'impartialité ne sera contestée
par personne, « c'est la victoire la plus éclatante
que la conscience humaine ait jamais remportée
dans le monde (1). » L'écrivain que je cite ajoute,
avec la loyauté habituelle de sa pensée : « Pourquoi
s'acharne-t-on à en diminuer l'importance (2).^ »
Je n'essaierai pas de répondre à cette question ,
(1) Boissier, la Fin du paganisme , t. I, p. 458.
(2) Ibid.
INTRODUCTION. lix
que plusieurs peut-être trouveront indiscrète : mais
je crois avoir le droit de conclure que le triomphe du
christianisme, dans les conditions où il s'est pro-
duit, est un fait unique , dont l'originalité n'est par-
tagée par aucun autre. Cette originalité paraît dans
son jour le plus éclatant et le plus aimable si l'on fait
attention à la multitude de vertus de toute sorte,
fleurs superbes ou exquises qui, pendant trois siècles,
sortirent des âmes chrétiennes labourées et arrosées
par la persécution. On vit des prodiges de courage,
de persévérance, de dévouement fraternel, de dé-
sintéressement, d'humilité, de chasteté; il y eut un
essor et comme un épanouissement de vie morale ,
uniques aussi dans l'histoire du monde.
Je prie Dieu qu'un peu de cette sève et de ce par-
fum se reconnaisse dans mon livre. Puisse-t-il, selon
le mot de Bossuet, « pauvre canal où les eaux du
ciel passent, » en avoir au moins « retenu quelques
gouttes! »
Mai 1890.
LA
PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN
ET
LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE
CHAPITRE PREMIER
LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN
HERCULE (285-292).
SOMMAIRE. — I. Persécutions paktielles a Rome et en Gaule. — Dioclclien
empereur. — Séjour probable à Rome au commencement de son régne.
— Vexations contre les chrétiens. — Le pape Gains réfugié dans le ci-
metière de Calliste. — Martyre du mime saint Genès. — Dioclétien lixe
sa résidence à Nicomédie. — Il partage l'empire avec Maximien. — Carac-
tère de celui-ci. — Dioclétien prend le nom de Jupiter et lui donne celui
d'Hercule. — Révolte de paysans dans les Gaules. — Maximien quitte
Nicomédie pour les combattre. — Son passage en Italie : martyrs d'Aqui-
lée. — Martyrs à Rome. — Martyre, à Agaune, delà « légion Tliébéenne. »
— Martyrs dans les Gaules, sous Fescenninus et Rictiovarus. — Martyrs
dans la Grande-Bretagne. — Maximien ù Marseille : martyre de saint
Victor. — Maximien s'établit à Trêves : apaisement de la persécution en
Occident. — II. Les Églises, Le >éo-pagaxisme et la puilosophie. —Prospé-
rité de l'Église en Orient. — Grand nombre des chrétiens asiatiques. —
Dioclétien prend des sentiments favorables aux fidèles. — Influence de
sa femme Prisca et de sa fille Valeria. — Serviteurs chrétiens du palais.
— Tolérance pour les magistrats chrétiens. — Fonctions municii)ales
exercées par les fidèles. — Grande situation des évêques. — Nombreuses
constructions d'églises. — Ce mouvement est suivi avec plus de timidité
à Rome. — Les papes profitent de la paix pour agrandir les cimetières.
— Relâchement des mœurs chrétiennes : concile d'iUiberis. — Dissensions
IV. 1
LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIM! EX.
dans les Églises d'Orient. — Tentatives des païens pour amener les
fidèles aux idées syncrciistes. — Efforts du néoplatonisme contre la
doctrine chrétienne. — Écrits et influence de Porphyre.
Persécutions partielles à Rome et en Gaule.
Quaad, après avoir défait en Mésie le dernier fils
de Carus, Dioclétien se trouva maître incontesté de
l'Empire, des problèmes de plus d'une sorte se posè-
rent devant l'ambitieux Dalmate.
Le plus délicat et le plus grave regardait la con-
duite à tenir vis-à-vis de l'Église chrétienne. Parmi
les prédécesseurs du nouveau souverain, les uns
avaient tenté d'arrêter par la violence les progrès
du christianisme; d'autres avaient mieux aimé ne
pas le voir, ou le confondre avec les associations
tolérées : un seul, Gallien, avait essayé d'une recon-
naissance légale, qui ne survécut pas à son auteur.
Aujourd'hui , répandue sur tous les rivages du monde
romain, et jusque chez les Barbares, comptant ses
adhérents par millions, ralliant môme, dans certai-
nes parties de l'Orient, la majorité de la population,
l'Église attendait que l'État prit à son égard un
parti décisif et digne de tous deux. Fermer les yeux
sur l'existence des chrétiens n'était plus possible : ils
s'étaient fait trop large leur place au soleil. Affec-
ter encore de ne voir dans l'Église que des associa-
tions de secours mutuels, des « collèges de petites
gens, » paraissait désormais une fiction trop peu
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 3
conforme à la réalité. Accorder même à la religion
chrétienne une tolérance précaire et toujours révo-
cable n'était qu'un expédient dilatoire, qui reculait
la difficulté sans la résoudre : le nombre croissant
des fidèles obligerait tôt ou tard le pouvoir civil à y
renoncer. Que resterait-il, un jour ou l'autre, pro-
bablement dans un avenir très prochain, sinon de
travailler avec une suprême énergie à l'anéantisse-
ment du culte chrétien, au risque d'être vaincu soi-
même dans cette dernière bataille: ou d'accepter au
contraire de bonne grâce les conquêtes du christia-
nisme, de rendre définitive la solution éphémère ten-
tée par l'impuissant Gallien . et de mettre fin pour
jamais à des luttes qui avaient grandi les victimes et
déshonoré les bourreaux?
Deux fois dans son long règne Dioctétien examinera
cette alternative, et deux fois il décidera ditférem-
ment. En 285 , au lendemain de son élection . il n'a
encore adopté aucune ligne de conduite, même pro-
visoire. On le voit tolérer près de lui quelques chré-
tiens, tout en faisant ou laissant faire contre d'autres
l'application cruelle des lois existantes.
Plusieurs documents hagiographiques supposent
que Dioctétien vint à Rome dans les premiers mois
qui suivirent la défaite de Carinus (1). Cette assertion
est vraisemblable, malgré le silence des historiens
profanes. Le nouveau souverain devait avoir hâte de
(1) Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 6; Mémoires
pour servir à Chistoire ecclésiastique, t. IV, note sur saint Genès.
4 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
paraître dans la ville où avait résidé son prédéces-
seur, et qui était encore pleine du bruit des l'êtes que
celui-ci avait données (1). Il était certain, d'ailleurs,
d'être bien accueilli, sinon par le peuple, que Cari-
nus avait amusé et flatté, du moins par les sénateurs
et tous les grands, cruellement maltraités sous le rè-
gne de ce tyran (2). Le sénat, qui avait régi l'Empire
après la mort d'Aurélien (3), qui avait élu Tacite et
pensé régner sous son nom (4), possédait encore, à la
fin du troisième siècle, une influence réelle : la dédai-
gner n'eut pas été d'un habile politique. Dioclétien
voulut sans doute faire hommage de son pouvoir à
la haute assemblée, et lui en demander la confirma-
tion; démarche habile de la part d'un prince qui, ap-
pelé par ses goûts comme par ses intérêts à résider
surtout en Orient, avait besoin de trouver, en Occi-
dent, l'appui moral que seul, à cette époque, le sénat
pouvait lui offrir.
Pendant ce séjour à Rome, Dioclétien parait avoir
eu près de lui des officiers et des serviteurs chrétiens.
Les adorateurs du Christ étaient nombreux depuis
longtemps parmi les prétoriens (5) ; le chef de la pre-
(t) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2™^ éd.,
p. 313.
(2) Jbid., p. 307.
(3) Jbid., p. 251.
(4) Ibid., p. 270.
(5) Bullettino di orcheologia crisiiana, 1865, p. 49-50; Armellini,
Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. \12-\1^. Des inscriptions de
préloriens chrétiens se rencontrent dans les catacombes, surtout dans
celles des voies conliguës à leur camp, entre les portes Tiburtine et
PEKSÉCUTIONS PARTIELLES. 5
mière cohorte de cette redoutable milice (1), Sébas-
tien, faisait profession d'une piété fervente : il avait,
dit-on , soutenu la foi de fidèles persécutés avec tous
les gens de bien par Carinus (2). Les divers services
de la domesticité impériale au Palatin comptaient
aussi beaucoup de chrétiens : la foi s'était implantée
dans « la maison de César » dès le règne de Néron (3),
et depuis ce temps n'avait cessé de s'y propager (4) :
on se rappelle qu'au milieu du troisième siècle le pa-
lais impérial avait pu être comparé à une église (5).
Entre tous les fidèles qui y servaient au moment où
Dioclétien visita pour la première fois la ville éter-
nelle, le zctaire Castulus était cité pour l'ardeur de
son zèle évangélique (6).
Des traditions malheureusement confuses semblent
indiquer que ce zèle eut lieu de s'exercer au com-
Nomcnlane. M. de Rossi pense qu'un hypogée adjacent au cimetière de
Saint-Nicomèdc servait à la sépulture des prétoriens chrétiens. Leurs
épitaphes appartiennent aux trois premiers siècles, puisque la milice
prétorienne fut abolie par Constantin.
(1) « Princeps primcne cohortis. » Acta S. Sebastiani, 1, dans les Acta
Sanctorum, janvier, t. II, p. 265. L'importance que parait avoir eue
Sébastien me fait voir en lui le tribun d'une cohorte prétorienne plu-
tôt que d'une cohorte urbaine ou d'une cohorte de vigiles.
(2) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2"^" éd., p.
308.
(3) Saint Paul, Philipp., IV, 22.
(4) Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles,
2™« éd., p. 444, 453; pendant la première moitié du troisième siècle,
2'^e éd., p. 21, 188, 206.
(5) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, V^^ éd., p. 35,
80,83.
(6) Acta S. Sebastiani, 69.
6 LES CHRÉTIENS SOLS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
mencement du nouveau règne, et cjae la persécution
commencée à Rome sous Carinus ne s'arrêta pas tout
de suite après la mort de cet empereur (1 ). On parle de
fidèles encore inquiétés (2), de chrétiens de Rome se
réfugiant en Campanie dans les domaines d'un riche
converti (3), d'autres se rassemblant en secret dans
l'appartement occupé par Castulus à l'un des étages
supérieurs du Palatin (4). Peut-être le pape Caius (5)
fut-il à ce moment Tobjet de quelque menace, et
(1) TWlemont, Mémoires, t. IV, art. vi sur saint Sébastien; t. V, art.
III sur la persécution de Diocletien; De Rossi, Roma sotterranea,
t. III, p. 47.
(2) ActaS. Sehastiani, 64, 65.
(3) Jhid., 66. Sur ce converti, Chromatius, voir les Dernières Per-
sécutions du troisième siècle, 1°"" éd., p. 308.
(4) Acla S. Sebastiani, 69.
(5) Les Actes légendaires de sainte Suzanne (Acta SS., août, t. II,
p. 624; Surius, Vitx SS., t. VllI, p. 99), rejetés par Tillemont [Mé-
moires, l. IV, note I sur saint Caius), poco o nulla stimati, selon
l'expression de M. de Rossi [Bull, di arch. crist., 1870, p. 96), font
du pape Caius le frère du sénateur Gabinius. Ce dernier, père de sainte
Suzanne, était, disent-ils, parent de Diocletien. Ces détails de parenté
viennent d'une source trop suspecte pour être retenus; mais ce que
disent les Actes de la contiguïté de la maison de Caius avec celle
qu'habitaient Gabinius et la vierge Suzanne, dans la sixième région,
paraît confirmé par la tradition. Le titre de Sainte-Suzanne fut de
tout temps appelé ad duas domos : cette appellation se rencontre
dans le très ancien texte du martyrologe hiéronymien découvert par
M. de Rossi à Berne [Roma sotterranca, t. 11, p. xii; Bull, di arch.
crist., 1. c). En 1869 ont été retrouvées plusieurs salles d'une magni-
fique maison romaine, contiguë à l'église de Sainte-Suzanne, et qui
firent peut-être partie d'une des dux domus apud vicum Mamurri
ante Sallustii foj'u m dont parlent les Actes (Lanciani, ^u//. deW
instituto di correspondenza archeologica , 1869, p. 229-230). Ce ne
serait pas la première fois que les découvertes archéologiques confir-
meraient un détail de topographie donné par un document légendaire.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 7
jugea-t-il prudent de se cacher pour un temps dans
les profondeurs du cimetière de Calliste (1), ou plus
probablement dans quelqu'un des édifices bâtis au-
dessus de ses cryptes (2) : le nom de confesseur lui est
demeuré (3), et la vénération dont plus tard sera en-
touré son tombeau (4) montre qu'il eut droit à ce ti-
tre, bien que mort avant la persécution générale.
De cet état violent et passager un seul épisode est
connu avec des détails précis et suffisamment sûrs :
c'est le martyre du mime saint Genès (5),
(1) « Hic fiigiens persecutionem Diocleliani in cryptis habitando... »
Liber Pontificalis, Gaius, éd. Duchesne, t. I, p. 161.
(2) Cf. De Rossi, Ro7)ia sotterranea, t. III, p. 462.
(3) « ... Confessor quievit, » dit la première édition du Liber Pon-
tijicalis (530); Duchesne, t. I, p. lxi, xcvii, 72-73. L'expression « niar-
tyrio coronatur, » introduite dans la rédaction postérieure, provient
probablement d'un document légendaire (Duchesne, p. xcviii), mais
ne peut s'accorder avec l'histoire , puisque Caius mourut en 296, en
pleine paix : aussi son nom se lit-il dans la Depositio episcoporum
(ibid., p. 10), et non dans la Deposiiio martyrum (ibid., p. 11). Le
cardinal Orsi, qui ne sera pas suspect de critique indiscrète ou témé-
raire, dit M. de Rossi {Roma sotterranea, t. III, p. 119), s'exprime
en ces termes : « Comme il n'existe aucun monument authentique de
son martyre, le titre de martyr ne paraît lui pouvoir convenir, sinon
A cause des mauvais traitements et des persécutions soufferts par lui
dans les premières années de Dioclétien, alors que ce prince laissa
continuer à Rome la persécution commencée sous Carinus. » Orsi,
Sioria ecclesiaslica ^ 1746-1762, cité par de Rossi, l. c.
(4) On a retrouvé l'inscription d'une défunte qui avait voulu être
enterrée IN CALLISTI AD DOMNM?n GAIVM, « dans le cimetière de
Calliste, près de saint Gaius ; » Roma sotterranea, t. III, p. 260-265;
l'expression domnus, doimia, est employée pour désigner des martyrs
ou confesseurs illustres près desquels de pieux fidèles ambitionnaient
de placer leur tombeau; Bulleitino di archeologia cristiana, 1863,
p. 6; 1875, p. 136.
(5) Tillemont appelle la Passion de saint Genès « une pièce que sa
8 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
Gomme beaucoup de ses prédécesseurs (1), Dioclé-
tiçn se plaisait aux représentations des mimes; son
esprit, imbu contre le christianisme de préjugés qui
se dissiperont bientôt, — pour se reformer plus tard,
hélas! en une nuée plus épaisse, — aimait, dans les
premiers temps de son règne, à voir ces histrions
tourner en ridicule les dogmes et les cérémonies
d'une religion dont il ne comprenait pas la gran-
deur. La farce romaine, sous quelqu'une de ses for-
mes, atellane, mime ou pantomime, avait souvent
bafoué sans nulle retenue les dieux de l'Olympe (2) :
plus volontiers encore elle prenait la religion ou les
mœurs chrétiennes pour sujet de ses grossières facé-
ties. C'est ce que fit le chef d'une troupe de mi-
mes (3), Genès, lorsque, appelé à jouer devant l'em-
pereur, il annonça une pièce mêlée de chants, où
seraient parodiés la conversion, le baptême, le mar-
tyre d'un fidèle.
simplicité rend aimable et fait juger tout à fait fidèle. » Mémoires,
t. IV, art. sur saint Genès.
(1) Friedlander, Mœurs romaines d'Auguste aux Antonins, trad.
Vogel, t. II, p. 201-203.
(2) Tertullien, Apolog., 15; Prudence, Péri Steph., X, 220-230; cf.
Friedlander, t. II, p. 196.
(3) « Magister mimithemelae arlis, qui stans cantabat super pulpitum,
et rerum humanarum erat imitator. » Passio S. Genesii, dans Kuinart,
Acta martyrum sincera, p. 283. Cf. MAGISTER MIMARIORVM,
Orelli, Inscr. lai., 2631 ; ARCHIMIMVS, Corp. inscr. lat., t. VI, 1063,
1064, 4649; ARCHIMIMA DIVRNA, 10107; ARCHIMIMVS DIVRNVS,
Bulletlino délia commissione archeologica comunale di Roma,
1888, p. 39, n-^ 2048; THYMELICVS, Orelli, 2589; IMITATOR, Henzen,
Suppl. OrelL, 6188.
PERSECUTIONS PARTIELLES. 9
Au début de la pièce, on voyait Genès étendu sur
un lit, feignant d'être malade. Il demandait le bap-
tême. « Eh! les amis, criait-il, je me sens lourd, je
veux devenir léger. » Le chœur, qui jouait un grand
rôle dans ces représentations (1), répondait : « Et
comment te rendrons-nous léger? Sommes-nous des
charpentiers et devrons-nous te passer au rabot? »
Cette plaisanterie, dont le sel nous semble bien fade,
amusa fort les spectateurs : sans doute ils y virent
une allusion au métier manuel exercé par Jésus et
par Joseph. « Insensés! reprenait Genès, je désire
mourir chrétien. — Et pourquoi? — Afin de fuir au-
jourd'hui dans le sein de Dieu. » Deux mimes s'ap-
prochent pour imiter le prêtre et l'exorciste (2). A ce
moment se produisit dans l'âme de Genès une de ces
soudaines révolutions, qui ne sont pas rares en ce
temps de violentes commotions morales. L'acteur
avait été élevé par des parents chrétiens : leurs en-
seignements, leurs vertus lui revinrent en mémoire.
Il se sentit vaincu par la grâce. Quand les deux co-
médiens, assis près de son lit, lui demandèrent :
« Pourquoi nous as-tu appelés, mon fils? » ce fut
sincèrement qu'il répondit, comme à de vrais minis-
(1) Friedlander, Mœurs romaines d'Avguste aux Antonins,i. II,
p. 219; Marqiiardt, Rômische Staatsverwattiing, t. III, p. 530.
(2) « Evocato auteiii presbytero et exorcista. » Passio S. Genesii, 2.
On exorcisait les catéchumènes avant le baptême; saint Cyrille de
Jérusalem, Procalech.^ 9; Catecli., I, 5. Voir Duchesne, Origines du
culte chrétien, p. 288. Dès le milieu du troisième siècle, le clergé de
Rome comptait cinquante-deux exorcistes, lecteurs et portiers; saint
Corneille, lettre à Fabius , dans Eusèbe, Hist. Eccl., VI, 43, 12.
10 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
très des autels : « Parce que je désire recevoir la
grâce du Christ, et, régénéré par elle, être délivré
des ruines causées par mes iniquités. »
La cérémonie du baptême s'accomplit : l'eau coula
sur le front et les membres de l'acteur, on le revêtit
de la robe blanche des néophytes. La farce se con-
tinue , ou plutôt l'étrange scène se poursuit , sérieuse
maintenant de la part de Genès, feinte pour tous les
autres. Après l'acte du baptême vint l'acte du mar-
tyre. Des mimes s'avancent, costumés en soldats. Le
nouveau chrétien est conduit sur le devant du théâ-
tre, comme pour le présenter à l'empereur. iMais un
incident imprévu se produit. Genès prend la parole.
De même que, trois siècles auparavant, cet autre
mime, à la fois auteur et acteur, qui, déposant son
personnage imaginaire, s'adressa pour son propre
compte à César et au peuple (1), Genès raconte, lui
aussi, sa propre histoire : plus heureux cependant
que Laberius, ce n'est pas un anneau d'or et la réin-
tégration dans le rang de chevalier (2), c'est la gloire
éternelle qui paiera son courageux discours. « Em-
pereur, dit-il, soldats, philosophes, peuple de cette
ville, j'avais horreur des chrétiens, et j'insultais ceux
qui s'avouaient tels. A cause du Christ j'ai détesté
mes parents et tous mes proches : je me moquais
tellement de ses disciples, que j'étudiais avec soin
(l)Ribbeck, Comicorum latinorum reliquix, Lci\)z\ç[„ 1855, p. 251.
(2) Suétone, Julius Cœsar, 29; Sénèque, Controv., III, 18; Macrobe,
Satura., II, 3. Voir Patin, Études sur la poésie latine, 1. II, p. 361.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 11
leurs mystères, afin de les tourner devant vous en
ridicule. Mais dès que l'eau baptismale eut touché ma
chair, et qu'aux interrogations j'eus répondu : « Je
crois, » je vis une main s'abaisser du ciel sur moi (1) :
des anges radieux planaient au-dessus de ma tête, ils
lisaient dans un livre les péchés que j'ai commis
depuis mon enfance, puis les effaçaient avec l'eau, et
me montraient la page devenue blanche comme la
neige (2). Et maintenant, glorieux empereur, peuple
qui avez ri avec moi de ces mystères, croyez avec
moi que le Christ est le vrai Seigneur, et qu'en lui
sont la lumière, la vie, la piété, afin qu'en lui vous
puissiez aussi obtenir le pardon. »
La liberté extraordinaire qu'osait prendre le mime,
l'audace de ce langage, indignèrent Dioctétien : il
fit en sa présence fouetter Genès, puis le livra au pré-
(1) Dans l'art chrétien des premiers siècles , Dieu est symbolisé sou-
vent par une main sortant d'un nuage : ainsi, dans la crypte dite
délie pecorelle, au cimetière de Callisle ffin du troisième siècle ou
commencement du quatrième), devant Moïse ùtant sa chaussure la
main divine parait dans le ciel; De Rossi, Roma sottenanea, t. II,
pi. B; t. III, pi. IX; dans une fresque du cimetière de Domilille, re-
présentant le sacrifice d'Abraham (quatrième siècle) , la main de Dieu
sort d'un nuage; Garrucci, Storia delV arle crisiiana, pi. XXIV.
Voir Martigny , Dictionnaire des antiquités chrétiennes , 2« éd., art.
Dieu, p. 245, 247; Smith, Dictionary of chistian aniiquiiies , art.
God the Father, p. 737; Kraus, Real-Encyclopddie der cliristlichen
Alterthumer, art. Gott, t. I, p. 629.
(2) Dans les fresques des catacombes, les anges sont représentés
sous la figure de jeunes hommes, vêtus de la tunique et du pallium:
Kraus, art. Engelbilder, t. I, p. 416. Dans le Pasteur d'Hermas, les
six anges qui construisent la tour mystérieuse paraissent également
sous les traits de six jeunes hommes; Visio JII, 8; l'ange de la péni-
tence se montre en costume de berger; Mond., proœm.
12 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
fet Plautien(l). Celui-ci somma l'acteur de sacrifier
aux dieux, et, pour l'y contraindre^ le mit à la tor-
ture. Mais ni le chevalet, ni les ongles de fer, ni les
torches ardentes ne changèrent la résolution du nou-
veau chrétien, qui ne cessait de confesser le Christ,
s'accusant de Favoir si longtemps méconnu. Plautien
le fit alors décapiter, le 25 août (2). Le choix de ce
supplice semble montrer dans Genès un homme de
condition honorable, jeté par la misère ou le goût
(1) « Plautiano praefeclo. » Passio S. Genesii, 3. Les Arles parlent-ils
du préfet du prétoire ou du préfet urbain? En 285, année où Dioclé-
tien paraît avoir été à Rome, et où se place vraisemblablement le
martyre de Genès, ni l'un ni l'autre de ces préfets ne portait le nom
de Plaulien; nous ne trouvons de préfet de ce nom dans aucune des
années où Dioclétien peut avoir séjourné à Rome. Mais, bien avant
Dioclélien, le préfet du prétoire eut des suppléants : « a praefecto
prœtorio vel eo qui vice prœfecti ex mandatis principum cognoscet, «
dit Ulpien, au Digesle, XXXII, i, 1, § 4; cf. Wilmanns, Exempta
inscript., 1208, 1295; Mommsen, Mmische Staatsreclit, 2° édit.,
t. II, p. 934. Plautien est probablement un de ces vice-préfets : on com-
prendrait qu'en 285 Dioclétien, qui avait confirmé dans sa charge le
préfet du prétoire nommé par Carus (Tillemont, Histoire des Empe-
reurs, t. IV, p. 6), eût voulu avoir en môme temps dans cette haute
magistrature un homme qui fût complètement à lui.
(2) « VIII Kal. Septembris. ^> Passio, 3.— « VIIII Kal. Sept... Romae
natl. Sci Genesi martyr. » Martyrologe hiéronymien (De Rossi-Du-
chesne, p. 110). — « ... Kal. Sept, sancli Genesi mimi. » Calendrier
de l'Église de Carthage (Ruinart, p. 694). La date indiquée par les
martyrologes varie entre le 24 et le 25 août. — Saint Genès fut en-
terré au cimetière de saint Hippolyte, sur la voie Tiburtine; De Rossi,
Roma sotterranea, t. I, p. 178. — Un verre chrétien offert au pape
Léon XIII, à l'occasion de son jubilé, par M. Wilshere représente les
figures de saint Luc et de saint Genès. Comme ce verre provient des
catacombes de Rome, il est probable que le Genès qui y est figuré est
le martyr de cette ville, non son homonyme d'Arles. Bull, di arch.
crist., 1894, p. 50.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 13
du théâtre dans une profession pour laquelle il n'était
point né (1). De pareils exemples ne sont pas rares
dans l'antiquité romaine : nous avons tout à l'heure
fait allusion à l'un des plus célèbres.
Dioclétien ne demeura probablement que peu de
mois à Rome. Il paraît s'être fixé dès l'hiver de 285
à Nicomédie(2). Des rivages de la mer de Marmara
il pouvait surveiller à la fois le Tigre, le bas Danube
et l'Euxin, par où entraient les envahisseurs de races
diverses, attirés par les provinces d'Asie si riches quoi-
que si souvent pillées. Métropole de la Bithynie (3) ,
cité assez opulente pour avoir sous Trajan dépensé
en travaux publics plus de trente millions de sester-
ces (4) , Nicomédie était aussi un ardent foyer de
paganisme : un des premiers temples dédiés à Au-
guste vivant s'était élevé dans ses murs (5), et servait
encore de siège aux députés de la communauté d'Asie,
de centre à leurs fêtes (6); elle portait le titre de
(( deux fois néocore, ville sainte, lieu d'asile (7). »
(1) Cependant le cognomen Genesius ou Genesis parait de forme
servile; Wilmanns, 367. Mais c'est peut-être un « nom de guerre, »
comme en prennent les comédiens.
(2) Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 7.
(3) Marquardt, Homische Staatsverwaltung, t. I, p. 355. Nicomé-
die fut érigée par Dioclétien en colonie, et paraît être la dernière ville
à laquelle ait été donné ce titre, qui dès lors tomba en désuétude;
ibid., p. 126.
(4) Pline, Ep., X, 46, 47, 50, 58.
(5) Dion Cassius, LI, 20.
(6) Corpus inscr. grœc, 1720, 3428; Waddington, Voyage ar-
chéoL, t. III, 1176.
(7) Atç vetoxôpoç, Neixofjiriôeta îepà xai âayXoç. Corp. inscr. grxc,
r« LES CIIRÉTIEINS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
A la dévotion officielle les habitants de Nicomcdie
joignaient une supei-stition opiniâtre : jusqu'au troi-
sième siècle ils avaient conservé sur leurs monnaies
l'image du dieu inventé par Alexandre d'Abonotique,
le serpent Glycon (1) ; au siècle suivant l'exercice de
la divination et de la magie y sera encore floris-
sant (2). Un tel milieu était favorable au fanatisme,
et contribuera peut-être à l'éclosion des idées persé-
cutrices qui ensanglanteront la fin du règne de Dioclé-
tien. Mais, au moment où il s'établit à Nicomédie,
d'autres pensées occupaient son esprit.
Il y avait longtemps que les politiques sensés trou-
vaient l'Empire trop vaste pour être gouverné par
une seule tête , et surtout jugeaient ses frontières trop
nombreuses et trop menacées pour être défendues par
une seule épée. Dès le milieu du troisième siècle, Va-
lérien avait senti qu'un pouvoir unique devenait iné-
gal à régir et à protéger ce grand corps : aussi , près
d'aller combattre et périr en Orient , avait-il laissé
l'Occident à son fils Gallien (3). La démonstration
commencée alors s'était pour ainsi dire achevée d'elle-
même : après la chute de Valérien, on avait vu le
monde romain se diviser, afin d'opposer aux Barbares
3771. — Sur les villes néocores, voir Histoire des persécutions pen-
dant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 397.
(1) Cavedoni, Bull. delV instituto di correspondenza archeologica,
1840, p. \01-\Q^;L.V\vq\, Gazette archéologique, sept. 1879, p. 184,
187.
(2) Libanius, Prosphoneticus, éd. Reiske, t. I, p. 408,
(3) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2«éd., p. 154.
PERSECUTIONS PARTIELLES. 15
de l'est comme à ceux de l'ouest un front toujours
armé (1). L'énergique mais aveugle politique d'Auré-
lien avait arrêté ce mouvement et rétabli par la vio-
lence une factice unité (2). Cependant Carus, en con-
fiant la Gaule à l'un de ses fils et en se portant avec
l'autre en Orient, venait de revenir d'instinct à la
politique inaugurée par Valérien (3). La mort de Ca-
rinus avait remis maintenant l'autorité au seul Dioclé-
tien : allait-il la conserver sans partage, ou se dé-
charger d'un fardeau trop lourd en s'associant un
collègue? Dioctétien eut la sagesse de prendre ce der-
nier parti. Le 1^^ avril 28G (i) , il revêtit de la dignité
d'Auguste le pannonien M. Aurelius Yalerius Maxi-
mianus(5).
Officier de fortune comme Dioctétien, et comme lui
sans naissance, sans éducation, sans lettres (6), Maxi-
mien avait de plus que lui Factivité militaire, l'éner-
(1) Ibid., p. 177, 180, 194, 387 et suiv.
(2) Ihid., p. 222, 232, 234, 406.
(3) Ibid, , p. 305.
(4) Sur ceUe date, donnée par la chronique d'Idace, voir Tillemont,
Histoire des Empereurs, t. IV, p. 597, note v sur Dioclétien.
(5) Peut-être l'avait-il fait César dès l'année précédente. C'est ce
qu'admet Otto Seek [Die Ehrebung des Maximiaa z\im Augustus,
dans Commentationes Woel/inianae, Leipzig, 1897). Celui-ci place en
285 l'élévation de Maximien au rang de César, en 285 également la
guerre des Bagaudes, admet qu'en 280, après les succès sur les Ba-
gaudes. Maximien, proclamé imperator par ses soldats, fut déclaré
Auguste par Dioclétien ; ce qui permet d'expliquer qu'il ait pu, en cette
même année 286, la Gaule étant pacifiée, résider en Germanie, et da-
ter de Mayence, 21 Juin, un rescrit (fragm. Vatican., 271; cf. Momm-
sen, C. R. de l'Académie de Berlin, 1860, p. 419).
(6) Aurelius Victor, De Cœsaribus, 39; Eutrope, Brev., IX.
10 LKS CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
gie du commandement (1) : il n'oublia jamais sous
la pourpre l'amitié qui, dans les camps, l'avait uni à
Dioclctien et la reconnaissance due à l'homme qui
avait fait sa fortune : toute sa carrière le montre loyal
et fidèle. Mais de grands vices jettent une ombre sur ces
qualités : Maximien, licencieux jusqu'à la débauche (2),
avare et dissipateur tout ensemble (3) , était naturel-
lement cruel; il prenait plaisir à verser le sang (4).
Dioclétien fera faire quelquefois à ce rude soldat de
cruelles besognes, auxquelles, par calcul autant que
par tempérament, lui-même se jugeait impropre (5).
Un tel choix n'était pas pour relever le pouvoir sou-
verain dans l'esprit des peuples; cependant, dès la
nomination du nouvel Auguste, Dioclétien laissa devi-
ner la transformation que sa politique fera subir par
degrés à la dignité impériale. Sept ans auparavant,
Probus recevait, dit-on, les ambassadeurs du roi de
Perse assis à terre dans son camp et mangeant comme
un soldat un morceau de lard salé (6) ; mais cette
simplicité républicaine ne suffisait plus à Dioclétien.
Dans sa pensée, le pouvoir de l'empereur romain est
trop fragile et trop menacé pour que celui-ci puisse
impunément se contenter d'être le premier des ma-
(1) Lactance, De mort pers., 8.
(2) Aurelius Victor, De Cxsaribus, 39; Julien, Cœsares.
(3) Lactance, De mort, pers., 8.
(4)Eutiope, Brev., X, 1; Lactance, De mort, pers., 15.
(5)Eutrope, /. c, IX, 26; X, 1; Lactance, 15; cf. Suidas, s. v. :
Tràffav (yx)T,pàv TcpàÇiv étépot; àvaxiOei;.
(6) Synesius, De régna, éd. 1640, p. 19.
PERSECUTIONS PARTIELLES. 17
gistrats et le premier des généraux. Il faut qu'un
rayon du ciel tombe désormais sur le souverain et le
rende inviolable en le transfigurant aux yeux des
peuples; sa robe de pourpre devra devenir « le man-
teau de Fimmortel Zeus{l). » Aussi, bien que per-
sonnellement peu dévot aux vieilles divinités de Rome,
Dioclétien, lorsqu'il éleva Maximien à l'empire , prit-
il pour lui-même le nom de Jupiter et donna-t-il à
son collègue celui d'Hercule , que nous lui conserve-
rons dans la suite du récit (2).
De graves nouvelles arrivées de Gaule avaient peut-
être hâté le choix de Dioclétien (3). Dans ce pays
venait d'éclater une révolte de paysans, excitée à la
fois par les usurpations des riches et les exactions du
fisc. Déjà, quelques années auparavant, un rhéteur
gallo-romain avait traduit en phrases d'une extrême
énergie les colères qui grondaient dans le cœur des
prolétaires ruraux [k). D'un côté, l'extension déme-
surée des grandes propriétés submergeait en beau-
coup de lieux, comme une marée montante, les petits
champs voisins; de l'autre, le fisc, levant l'impôt à
l'aide du fouet et de la torture, achevait la misère
des paysans (5). Ceux-ci cherchaient un refuge dans
(1) Jean Malala, Chronogr., xif, étl. Bonn., p. 310.
(2) Aurelius Viclor, De Cœsaribus, 39; Eckhel, Doctr. numm. let.,
l. \ni, p. y, 19; Corp. inscr. lat., t. III, 3231, 4413.
(3) Aurelius Viclor, l. c.
i'k] Voir les Dernières Persi'cutions du troisième siècle, 2« éd.,
p. 395.
(5) Lactance, De mort, pers., 7.
2
18 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTJEN ET MAXIMIEN.
les opulents domaines qui s'él aient formés des débris
de la petite propriété : colons, ils se mêlaient aux
esclaves et aux serfs, et, attachés comme eux à la
glèbe, finissaient par perdre les derniers privilèges
de l'homme libre (1). Accablés de prestations et de
corvées, payant pour eux-mêmes, payant souvent
pour le propriétaire du sol (2), ces malheureux fini-
rent par ne plus prendre conseil que de leur déses-
poir. « On nous pousse aux armes; désormais, nous
n'aurons plus d'autre loi que notre colère : et, quelles
que soient les forces de nos adversaires, nous sommes
aussi forts qu'eux, si nous ne tenons pas à la vie (3). »
Ainsi se formèrent sur divers points de la Gaule ces
troupes de désespérés, auxquels on donna le nom
celtique de Bagat ou Bagad, multitude (4). De tous
les domaines, tenanciers, esclaves, venaient à eux (5) :
une armée prêie pour la révolution sociale s'organi-
sait. On comprendra quel pouvait être le nombre de
ces soldats d'un nouveau genre, quand on se sou-
viendra qu'un seul noble gaulois, au milieu du troi-
sième siècle, avait pu lever sur ses terres deux mille
(1) Wallon, Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, t. III, p. 282
et suiv.
(2) Loi de 286, au Code Justinien, IX, x, 3.
(3) « Jam ad arma miltimur... in vicem legis ira succedit... pla-
ceas licet libi opum tuarum fiducia, dives, si milii vivere non ex-
pedit, pares sumus. » Declam. XIII, 1 (dans les Œuvres de Quinti-
lien).
(4) Voir Du Cange, Gloss. lat., \° Bagaudœ.
(5) « Omnia pêne Galliarum servitia in Bagaudam conspiravere. »
Prosper d'Aquitaine, Chron.
PERSECUTIONS PAIITIELLES. 19
hommes armés (1). Les agriculteurs, dit un pané-
gyriste, prirent promptement les habitudes militaires.
Le laboureur se fit fantassin; les pâtres, accoutumés
à garder à cheval leurs troupeaux, et déjà à demi
brigands (2) , formèrent une cavalerie redoutable (3).
Un sourd réveil de nationalité gauloise, suscité par
les druides, qui erraient encore dans les montagnes
et les forêts (4), et gardaient leur influence sur le
paysan superstitieux (5) , se mêla peut-être à ce mou-
vement de désespoir. ^ —
Pour conduire et discipliner une telle armée, il
fallait des chefs : deux hommes se rencontrèrent, qui
se mirent à sa tête, et prirent même le titre d'Augus-
tes. Ces empereurs des esclaves et des paysans s'ap-
pelaient zElianus et Amandus. On a prétendu qu'ils
étaient chrétiens : une Vie de saint, écrite au septième
siècle (6) , dit même que ceux qui leur obéissaient
(1) Vopiscus, Prociihis, 2.
(2) On défendit plus lard aux pâtres l'usage du cheval , à cause de
leurs brigandages; Code Théodosien, IX, xxix, 2; xxxi, 1.
(3) « Quum mililares habitus ignari agricole appetiverunt, quuin
arator equitem... imitatus est. » Mamertin, Paaeij. Maxim. Aug.
(4) (y Specu aut abditis saltibus. » Pomponius Mêla, III, 2.
(5) Lampride, Alex., GO; Vopiscus, Aurel., 44; Carinus, 14. «Les
restes du druidisme ont survécu longtemps à la ruine du grand corps
sacerdotal qui avait gouverné la Gaule. » Duruy, Histoire des Romains,
t. VI, p. 675. Cf. Lecoy de la Marche, Saint Martin, p. 22. Persistance,
au quatrième siècle, des sacrifices humains en Gaule; Eusèbe, Prxpa-
ratio evangelica^ IV, 16. A la fin du même siècle, être d'origine
druidique, siirpe druidarum satus, reste un titre d'honneur; Au-
sone, cité par Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en
Occident, t. II, p. 150. Cf. Jullian, Ausone et son temps, dans Revue
historique, oct.-nov. 1891, p. 245.
(6) La Vie de saint Babolein, Acta SS., juin, t. V, p. 179.
20 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
s'étaient soulevés en haine du paganisme, et refu-
saient de se soumettre aux adorateurs des dieux. Il
semble qu'au temps où cette légende fut rédigée, une
tradition, dont il est impossible de découvrir l'ori-
gine , représentait l'insurrection des Bagaudes comme
une révolte chrétienne. Rien, cependant, n'est moins
fondé qu'une telle opinion. M. Duruy dit fort juste-
ment : « Les chefs de brigands sont souvent populai-
res : la guerre qu'ils font aux riches semble aux pau-
vres des représailles légitimes. Les Bagaudes restèrent
dans la mémoire du peuple comme les défenseurs des
malheureux (1). » De là à en faire des chrétiens la dis-
tance n'était pas grande : l'imagination naïve du
septième siècle la franchit sans peine. Qu'il y ait eu,
mêlés aux paysans insurgés, quelques chrétiens, cela
ne paraît pas impossible : tous n'étaient pas des
saints, quelques-uns étaient poursuivis par des créan-
ciers ou par le fisc (2) , et plusieurs de ces malheu-
reux purent chercher un refuge dans le camp des
rebelles, comme on avait vu, sous Valérien , des chré-
tiens faire cause commune avec les Barbares qui
ravageaient la province du Pont (3). Mais on ne
saurait étendre au corps entier ce qui fut la faute
d'un petit nombre d'individus seulement. Les chré-
(1) Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 528.
(2) Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 25: Edmond Le
Blant, les Actes des martyrs, § 39, p. 105-108.
(3) J'ai cité ailleurs les paroles indignées que leur adresse saint Gré-
goire le Thaumaturge : voir les Dernières Persécutions du troisième
siècle, 2^ éd., p. 160.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 21
tiens pris en masse n'ont jamais transgressé le devoir
d'obéissance aux lois enseigné par TÉvangile et im-
posé par l'Église (1). A cette observation générale
j'ajouterai deux arguments, qui me paraissent déci-
sifs. En 286, époque de la guerre des Bagaudes, les
fidèles des Gaules n'étaient molestés nulle part : de-
puis 275, date de la mort d'Aurélien, ils jouissaient
d'une paix complète. Comment auraient-ils choisi un
tel moment pour se révolter, eux qui restèrent pa-
tients et soumis au milieu des plus dures épreuves des
persécutions? De plus, la révolte des Bagaudes fut es-
sentiellement une révolte de pâtres et de paysans.
Mamertin (2), Eutrope (3), Orose (4), Ensèbe, saint
Jérôme (5), le disent en termes formels. Or le chris-
tianisme , très répandu dans les villes à la fin du troi-
sième siècle, était à peu près inconnu dans les cam-
pagnes gauloises (6), que saint Martin, au siècle
suivant, trouvera encore toutes païennes, attachées
même avec un fanatisme sauvage au culte de leurs
(1) Tillemont, Histoire des Empereurs , t. III, p. 599, note vi sur
Dioclétien.
(2) Mamertin, Paneg. Max. Aug.
(3) Eutrope, Brev., IX, 20 : « Levibus prseliis agrestes domuit. »
(4) Orose, VII, 15.
(5) Saint Jérôme, Chron. Euseb. : « Diocletianus consortem rogni
Hercullum Maximianum assumit, qui, rusticorum multitudine oppressa
quœ factioni suae Bacaudarum nomen inciderat, pacem Gallis red-
dit. »
(6) « Le fidèle aux anciens dieux fut lepaganus, le paysan, toujours
réfractaire au progrès, en arrière de son siècle. » Renan, Marc Aurèle,
p. 583. Sur le sens du mot paganus, voir Bulleltino délia commis'
sione archeologica comunale di Rama, 1877, p. 241 et suiv.
22 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
dieux (1). Une insurrection dont tous les éléments
furent pris dans la population rurale ne peut avoir
eu pour mol)ile la haine du paganisme et la défense
de la religion chrétienne (2). Si quelque symbole re-
ligieux parut sur ses drapeaux, ce fut celui des vieil-
les divinités celtiques (3).
Chargé par Dioclétien de dompter cette redoutable
révolte, Hercule se hâta de quitter Nicomédie : par
les provinces danubiennes, il gagna le nord de l'I-
talie. La route traversait Aquilée : on dit que, de
concert avec le correcteur de la Vénétie et de l'Is-
trie (4), dont cette ville était la capitale (5), un des
officiers du nouvel Auguste, Sisinnius Fescenninus,
fît exécuter, le 31 mai (6), trois fidèles, Cantius, Can-
tianus et Cantianilla : leur parenté avec l'empereur
Carinus , dont une victoire popularisa naguère le nom
(1) Voir Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en
Occident, t. I, p. 295-304; t. II, p. 203, 209, 252; Lecoy de la Marche,
Saint Martin, p. 22, 43-47; et mon livre sur l'Art païen sous les
empereurs chrétiens, p. 208-219.
(2) Voir sur le même sujet une page excellente de M. Dareste de la
Chavanne, Histoire des classes agricoles en France^ p. 72.
(3) Sur la persistance de la langue et des croyances celtiques, voir
les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2® éd., p. 181, 392.
(4) Sur l'origine des correcteurs, voir C. Jullian, les Transforma-
tions politiques de l'Italie sous les empereurs romains^ p. 149 et
suiv. Inscription d'un corrector Venetix et Histrix sous Maximien
Hercule; Orelli, 1050; Corpus inscr. lat., t. V, 2818.
(5'| Marquardt, Rom. Staatsverwaltung , t. I, p. 233.
(6) Si l'on place cette exécution lors du passage de Maximien Her-
cule en Vénétie, on admettra facilement que, parti de Nicomédie dans
les premiers jours d'avril, lui ou sa suite ail traversé Aquilée à la fin de
mai.
PERSECUTIONS PAIITIELLES. 23
en Vénétie{l), avait peut-être non moins que leur
foi appelé sur eux Tattention du cruel et zélé cour-
tisan (2).
(1) En 284, Carinus avait défail le correcteur de la Vénétie, Julia-
nus, qui venait de prendre la pourpre.
(2) Les Actes des saints Cintius, Cantianus et Cantianilla {ActaSS.,
mai, t. Vil, p. 420) sont des plus mauvais, et méritent le jugement
sévère qu'en a porté Tillemoat {Mémoires, t. V, note lxi sur la persé-
cution de Dioclélif^n). Cependant plusieurs détails doivent être retenus,
qui proviennent peut-être d une source antique. — Le premier est la
curieuse mention de deux magistrats pour juger les martyrs, fait excep-
tionnel que peuvent seules expliquer les circonstances que nous venons
de rappeler. L'un des juges est Sisinnius, qualifié cornes (cf. Momra-
sen, Rômische Staatsrecht, t. II, 2^ éd., p. 807); l'autre est l&prxses
d'Aquilée, c'est-à-dire le correcteur de l'Istrie et de la Vénétie : les
Actes lui donnent le nom de Dulcidius, qui rappelle par sa désinence
celui d'un corrector Uallx, Numidius, auquel Dioclétien et Maximien
aJressèrent une loi en 290 [Code Jastinien, VII, wxv, 3). — Un second
détail digne d'être noté est l'indication donnée par les .\ctes du lieu
précis du martyre, prÀs d Aquilée, dans l'ilc de Grado. On a décou-
vert en 1871, dans la basilique de Grado, un reliquaire en argent, pa-
raissant du sixième siècle, sur lequel sont les bustes des saints Gantius,
Cantianus et Cantianilla [BuUcttlno di archeologia crlstlana, 187 2,
p. 155-158 et pi. XI-Xll ; IS78, p. 42). — Enfin, lamantion de leur ori-
gine mérite d'être remarquée : on les dit Romains, de la race des Ani-
cii. La famille des Anicii, qui donna au quatrième siècle de nombreux
chrétiens, était dans les honneurs dès le début de l'empire : en elle
finirent par se fondre d'autres grandes familles, les Probi, les Bassi :
un Bassus fut consul au commencement du règne de Dioclétien , en
289. Les hagiographes paraissent avoir soigneusement recueilli le sou-
venir des martyrs alliés à cette noble race; ainsi, les Actes de sainte
Christine de Bolsène disent aussi qu'elle fut par son a'ieul maternel
de gente Aniciorum : M. de Rossi fait remarquer qu'un fidèle, enterré
en 373 tout près de son tombeau , place privilégiée convenant à un mem-
bre de la famille, avait le cognomen (mutilé)... BINVS, peut-être celui
de Probinus, qu'une branche des Anicii porta au quatrième siècle {Bull.
(H arch. crist., 1880, p. 129, 13 i). En ce qui concerne les saints Can-
tius, Cantianus et Cantianilla on 'pourrait se demander si leurs noms
ne furent pas altérés par un copiste, et s'il ne faut pas voir en eux
Vv LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN Eï MAXIMIEN.
Un des premiers soins crilerciile fut la formation
d'un corps expéditionnaire, capable de lutter contre
la multitude insuriiée. La Gaule proprement dite ne
renfermait presque pas de troupes : une cohorte lé-
gionnaire à Narbonne, une à Bordeaux, une en Bel-
gique ; une cohorte de la garde urbaine de Rome
détachée à Lyon; une cohorte des Liguriens dans la
petite province équestre des Alpes Maritimes : en tout
trois mille soldats environ pour maintenir la paix
dans une. région qui correspond à la France, à la
Suisse, à la Belgique, à une partie de la Hollande,
de la Prusse et de la Bavière Rhénanes (1). Cette ab-
sence de forces militaires dans l'intérieur du pays
explique la facilité avec laquelle se propagea l'in-
surrection. Sans doute dix légions étaient massées à
la frontière , dans les camps permanents des deux
Germanies (2); mais la présence des Barbares, si re-
doutables à cette époque, ne permettait sans doute
desGatii, famille illustre qui donna dès le troisième siècle des mem-
bres à l'Éj^lise (une Catia Clemenlina, De Rossi, Borna sotterranea ,
t. I, p. 309.pl. XXXI, 12; une Calianilla, Bull, di arch. crist., 1865,
p. 52), et paraît avoir aussi été de bonne heure alliée aux Bassi [Roma
sotterranea, t. I, p. 309) : mais l'inscription de la cassette de Grado,
qui porte en toutes lettres Cantius, Cantianus et Canlianilla, s'y op-
pose. On a, du reste, des inscriptions deCantii appartenant à la haute
bourgeoisie italienne (Wilmanns, Exempla inscript. lat., 2122, 2135).
Les Actes ajoutent que les trois martyrs de ce nom étaient parents de
l'empereur Carinus. Ce renseignement peut faire comprendre qu'avant
même toute per.'écution générale ils aient été dénoncés et punis.
(1) E. Desjardins, Géographie historique de. la Gaule romaine,
X. III, p. 403.
(2) E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine.,
t. III, p. 404.
\
PEKSKCUTIONS PARTIELLES. 25
pas d'en diminuer le nombre. On comprend ainsi
comment Hercule dut, avant d'entrer en Gaule, com-
poser une armée de légions ou de détachements em-
pruntés à des contrées moins menacées. Le rendez-
vous de ces divers corps paraît avoir été l'Italie. Si
Ton en croit des pièces hagiographiques, c'est à Rome
qu'ils furent reçus et concentrés (1). Aussi peut-on
attribuer au séjour d'Hercule dans la capitale de l'Em-
pire une recrudescence de la persécution locale dont
cette ville avait précédemment souffert : peut-être
périrent alors, en juillet, Zoé, ïranquillin et quelques
autres fidèles (2), dont les Actes de saint Sébastien
racontent le martyre (3).
Quand toutes ses troupes eurent été rassemblées,
(1) Surius, Vitx SS., t. IX, p. 221; Tillemont, Histoire des Empe-
reurs, t. IV, p. 11; Mémoires^ t. IV, art. et note ii sur saint Maurice.
{2)ActaS. Sebastiani, 73-76; cf. Tillemont, Mémoires, t. IV, art. vi
et note m sur saint Sébastien. Peut-être Zoé fut-elle enterrée au ci-
metière (le Calliste, et doit-on la reconnaître dans une des orantes du
cubiculum dit « des cinq saints » au-dessus de laquelle est écrit :
ZOAE IN PAGE. Ce cubiculum et les peintures qui le décorent ap-
partiennent aux derniers temps du troisième siècle. Une conjecture
vraisemblable est que les autres personnages représentés près de Zoé,
c'est-à-dire Dionysius, Nemesius, Procopius, Eliodora, Arcadia, sont
des victimes inconnues de la persécution commencée à Rome sous
Carinus et continuée dans les premières années de Dioclélien. Voir De
Rossi, Roma sotlerranea , t. III, pi. I-II et p. 56-57.
(3) Parmi les martyrs immolés en même temps que Zoé et Tranquil-
lin , les Actes de saint Sébastien nomment Nicostrate (dont ils font le
mari de Zoé), Claude, Castorius et Symphorien; mais c'est une des
nombreuses erreurs de cette pièce si peu sure dans les détails. Nicos-
trate, Claude, Castorius et Symphorien sont de célèbres martyrs de
la Pannonie, dont les corps furent transportés à Rome, probablement
avant la fin de la persécution de Dioclétien [Bull, di arch. crist., 1879,
p. 78) : il sera question deux au chapitre VII de ce livre.
2G LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
Hercule se mit en route, au mois de septembre. Il se
dirigea vers la Gaule par le nord de l'Italie, et, sui-
vant une route très fréquentée au troisième et au
quatrième siècle, franchit les Alpes au Summus Pœ-
ninus (Grand-Saint-Bernard) (1). Son plan était de
pénétrer le plus rapidement possible dans le bassin
dje la Seine, afin d'étoutl'er la rébellion, qui semble
avoir eu son foyer principal aux environs de Lu-
tèce (2). Cependant, après la pénible traversée des
Alpes Pennines, Hercule sentit le besoin de se reposer
et de laisser respirer son armée. Il s'arrêta dans la
principale ville du Valais, sur les bords du Rhône,
à moitié route entre le Summus Pœninus et le lac
Léman. Les troupes, qui avaient pris les devants, re-
çurent Tordre de suspendre leur marche. Un des
corps qui les composaient campa en un lieu appelé
Agaune, à quatorze milles de l'extrémité orientale
du lac Léman. « Ce lieu est situé dans une vallée,
entre les chaînes des Alpes. On y arrive par une
route escarpée, car le Rhône, dans son cours impé-
tueux, laisse à peine au pied des rochers un passage
pour les voyageurs. Mais quand, malgré tous les obs-
tacles , on a franchi les gorges étroites de ces défilés ,
aussitôt l'on voit s'ouvrir une plaine assez étendue
(1) Voir E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule ro-
maine, t. I, p. 68-71, et pi. II, p. 96; t. II, p. 243; t. III, p. 326-328,
et pi. XVI, p. 307.
(2) Tillemont, Histoire des Empereurs , t. IV, p. 10; Duruy, His-
toire des Romains , t. VI , p. 533.
PERSECUTIONS PARTIELLES. 27
entre les montagnes (1). » Là se passa un scène ter-
rible, conservée par une tradition que l'on peut suivre,
d'anneau en anneau, jusqu'à une époque rapprochée
desfails (2).
Parmi les troupes campées dans la vallée d'Agaune
se trouvait un détachement auquel la postérité a con-
servé le nom de « légion, » mais qui semble avoir
été soit une vexillatio (3) empruntée à la légion
d'Egypte (i), soit plus probablement une cohorte
auxiliaire (5) , composée de cavaliers et de fantassins,
choisie parmi celles qui gardaient l'extrême fron-
tière méridionale de la Thébaïde , vers les districts de
Syène, d'Éléphantis et de Philae (6). Ces soldats trans-
portés si loin de leur pays d'origine (7) étaient tous
(1) Epistola Euçherii episcopi ad Salvium episcopum de passione
SS. Mauricii et sociorum, 2, dans Ruinart, p. 290. — Sur l'impor-
tance ancienne d'Agaune, voir E. Desjardins, t. II, p. 242. — Sur les
changements géologiques survenus depuis le quatrième siècle dans la
vallée d'Agaune, voir Ducis, Saint Maurice et la légion Thébéenne,
p. 22.
(2) Epistola Euçherii , proœmium. — Eucher, évêque de Lyon dans
la première moitié du cinquième siècle, produit, à l'appui des faits
qu'il raconte, une série de témoins remontant jusqu'à Théodore, évê-
que d'Agaune dans la première moitié du quatrième. Voir l'Appendice.
(3) Cf. Tacite, Hist., II, 100; III, 22. Voir Marquardt, Rômische
Staatsverwaltiing , t. II, p. 449-452; Wilmanns, Exempta inscript. ,
indices, p. 595-596.
(4) La H Trajana. Dion Cassius, LV, 24.
(5) Voir Marquardt, t. II, p. 452-458; Wilmanns, indices v^ Cohors,
p. 590-594.
(e) Marquardt, t. III, p. 442, note 6; Mommsen, Rômische Ge-
schichte, t. V, p. 594, Voir plus haut, p. 32, note 2.
(7) « Hi in auxilium Maximiano a partibus Orientis acciti. » Epi-
stola Euçherii, 2.
28 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
chrétiens , ce qui n'étonnera pas si Ton veut bien se
souvenir que le christianisme était alors très floris-
sant en Egypte, même parmi les troupes qui y te-
naient garnison (1). Macés tout à coup entre leur
religion et leur devoir militaire , les Thébéens com-
mirent une faute grave contre la discipline, car, pour
obéir à leur conscience , ils désobéirent aux ordres de
l'empereur.
Hercule venait d'ordonner à toute l'armée de se
(1) Les antiques constitutions de l'Église égyptienne règlent les de-
voirs des soldats chrétiens [Const. Ecc. Egypt., II, 41). Pendant la
persécution de Dèce, l'attitude du détachement qui était de garde près
du tribunal fit trembler le préfet d'Alexandrie et ses assesseurs, occu-
pés à juger des chrétiens (Eusèbe, ffist. EccL, VI, 41, 22; cf. Histoire
des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle,
2"^ éd. , p. 380). Eusèbe nomme seulement quatre soldats ; en effet, tout
poste romain se composait de ce nombre de légionnaires (Origène, In
Matth., III, 55; Juste Lipse, De Cruce, II, 16); mais que ces quatre
soldats, pris au hasard, se soient trouvés tous chrétiens, est un indice
du grand nombre de fidèles que comprenait la légion d'Egypte. II n'est
donc nullement invraisemblable que le corps de troupes auquel on a
donné le nom de Thébéens ait été composé de soldais professant le
christianisme. « Que dans tel régiment il se soit rencontré une plus
large proportion de chrétiens que dans l'ensemble de l'Empire romain,
cela n'a rien d'impossible. Les Anglo-Indiens nous disent que les
troupes du rajah de Gwalior contenaient un nombre de chrétiens tout à
fait disproportionné avec le faible « pourcentage » des convertis de
l'Hindoustan; et les résidents anglais à Malte, en 1878, trouvèrent une
plHS grande quantité de chrétiens dans les régiments indigènes amenés
cette année-là des Indes, que leur connaissance de l'élat général du
christianisme en ces contrées ne leur aurait fait présumer. Une semblable
observation pourrait être faite relativement au nombre de presbyté-
riens et de catholiques dans tel régiment de l'armée anglaise. La com-
position religieuse d'une troupe dépend du lieu de son recrutement.
La Thébaïde d'Egypte pouvait très probablement fournir un contin-
gent exceptionnel d'adorateurs du Christ. » J.-G. Cazenove, art. Legio
Thebxa, dans le Diclionary of Christian biography, t. III, p. 642.
PERSECUTIONS PARTIELLES. 29
concentrer à Octodure, pour prendre part, avec lui,
à un sacrifice solennel destiné à appeler la faveur
des dieux sur l'expédition périlleuse qu'on allait en-
treprendre. Dans les grands dangers publics, d'ex-
traordinaires démonstrations religieuses furent quel-
quefois accomplies. C'est ainsi que, en de nombreuses
circonstances, le sénat fit faire des supplications pour
la patrie menacée (1). Vingt-six ans avant les événe-
ments que nous racontons , quand les Marcomans
eurent envahi l'Italie , Aurélien contraignit les séna-
teurs à ouvrir, malgré leur répugnance, les livres
sibyllins : un amburhium solennel eut lieu , et l'on
offrit même, semble-t-il, des sacrifices humains (2).
Parfois c'est aux armées, en face de fennemi, que l'on
recourait à des moyens inusités de conjurer la colère
des dieux. Dans la guerre desQuades, Marc Aurèle,
après avoir consulté le serpent Glycon, présida lui-
même à des sacrifices offerts devant les légions, sur les
bords du Danube : deux lions vivants furent jetés dans
le fleuve (3). Telles étaient les superstitions dont, en de
rares circonstances, les soldats furent rendus témoins
et complices. On croira sans peine que le grossier
Maximien, né dans la Pannonie, où florissait le culte
(1) Voir Marqiiardt, Rômische Staatsverwaltung^ t. II, p. 5G2; t. III ,
p. 48 et suiv.
(2) Vospiscus, Aurelianus, 18-20. — Voir les Dernières Persécu-
tions du troisième siècle, T éd., p. 223-224.
(3) Lucien, Alexander, 48; Bellori, la Colonne Automne, pi. XIII.
— Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè-
cles, 2" éd., p. 343.
30 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
des divinités étrangères (1), ne se soit pas montré
plus philosophe que Marc Aurèle, et ait voulu con-
traindre tous les corps de troupes enrôlés sous ses
drapeaux à se souiller par des cérémonies idolâtri-
ques. Il semble aussi avoir obligé les soldats à se
lier par un serment spécial avant d'entrer en cam-
pagne contre les Bagaudes. Les légions avaient plus
d'une fois, en Gaule , fait cause commune avec les re-
belles ; c'est elles qui, naguère, établirent et soutin-
rent pendant quatorze années l'empire de Posthume
et de ses successeurs (2) : Hercule pouvait craindre
qu'elles n'eussent aujourd'hui encore pour le peuple
insurgé de secrètes sympathies. En soi, l'engagement
demandé n'aurait eu rien de contraire à la conscience
chrétienne. Mais ce serment, distinct du sacramentiim
prêté par tous les soldats lors de leur incorporation
dans l'armée, devait sans doute être mêlé d'invoca-
tions idolâtriques et d'imprécations sacrilèges. C'est
ainsi que Scipion, après la bataille de Cannes, con-
traignit les jeunes gens dont il craignait la désertion
à prononcer après lui ces terribles paroles : « Je jure
que je n'abandonnerai jamais la République, ni ne
souffrirai qu'aucun citoyen l'abandonne. Si je man-
que à cet engagement, que Jupiter, très bon et très
grand, inflige à ma maison, à ma famille et à moi
la plus cruelle mort (3). » Un chrétien n'eût pu ré-
(1) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle., 2' éd.,
p. 227.
(2) Ibid., p. 389 et suiv.
(3) Tite Live, XXI, 53. Ammien Marcellin, XXI, 5, parle aussi du
PERSECUTIONS PARTIELLES. 31
péter sans apostasie des imprécations de ce genre.
Aussi les Thébéens refusèrent-ils d'accomplir les
ordres d'Hercule, et non seulement de participer au
sacrifice, mais même de prêter le serment. Au lieu de
se mettre en marche vers Octodure , ils demeurèrent
à Agaune. Dès que l'empereur connut leur désobéis-
sance, il fut saisi d'une violente colère. Probablement
il vit dans le refus des Thébéens autre chose qu'une
résolution inspirée par la conscience : de bonne foi
il put se figurer d'abord que ceux-ci faisaient alliance
avec les rebelles. La docilité avec laquelle ils se sou-
mirent au châtiment dut le détromper bientôt, sans
toucher son âme farouche. Recourant tout de suite à
la plus terrible des peines inscrites dans le code mi-
litaire, Hercule commanda de décimer les Thé-
béens (1). On sait comment cette peine s'exécutait.
En présence du reste de l'armée comparaissaient les
soldats coupables de désobéissance ou de désertion (2).
On tirait au sort, et chaque dixième, après avoir été
battu de verges, était décapité devant ses cama-
rades (3). Mais, Texécution accomplie, les survivants
serment prêté à l'empereur Julien par ses soldats « en approchant de
leur tête la pointe de leur épée nue, et en prononçant les plus terribles
exécrations, » gladiis cervicibus suis admotis sub exsecrationibus diris.
(1) Epistola Eucherii, 3.
(2) Ceux qui abandonnent les rangs ou désertent les drapeaux, dit
Denvs d'Halicarnasse, Ant. rom., LX, 50 : twv Xittôvtcûv rà; ràçetç y;
7rpo£[jL£vtov Tàç ffYi[jL£ia:. Le fait de refuser de prendre part au sacrilice
d'entrée en campagne ou de prêter le serment exigé par Vimperator
pouvait être facilement assimilé à ces cas.
(3) Voir dans Marquardt, Rômische Staatsverwaltung, t. II, p. 553,
note 9, de nombreux exemples de décimalion militaire.
32 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÊTIEN ET MAXIMIEN.
ne se montrèrent pas plus traitables. Mis de nouveau
en demeure de suivre l'injonction sacrilège du tyran,
les Tbébéens protestèrent de leur attachement au
Christ et de leur résolution de ne rien faire contre sa
loi. Hercule les fit décimer une seconde fois (1).
Trois officiers soutenaient par leurs exhortations
le courage de ces soldats chrétiens : c'étaient Maurice,
Exupère et Candide (2). Sommés une dernière fois de
se soumettre, les Thébéens, dociles aux conseils de
ces généreux chefs, refusèrent unanimement de tra-
hir leur Dieu. On leur fait tenir un admirable lan-
gage, qui traduit bien, sinon leurs paroles exactes,
(1) Epistola Euclierii, 3.
(2) Ibid. — La lettre de saint Eucher donne à Maurice le titre de
primicerius, à Exupère celui de campiductor, à Candide celui de se-
nator milltum. Le premier et le troisième de ces emplois sont cités
par saint Jérôme {Contra loann. Ilierosohjm., 19), dans une phrase
où il semble énumérer, en ordre descendant, plusieurs grades à la
suite de celui de tribun : « Ante primicerius, deinde senato?', duce-
narius (cf. Wilmanns, Exempta inscript, lat., 2152), centenarius,
biarchus (Wilmanns, 1649), circitor, » pour aboutir aux simples sol-
dats : « eques, dein tiro. » Le grade de campiductor ou campidoctor
est rappelé par de nombreux textes : on les trouvera indiqués dans
Marquardt {Romisches Staatsverwaltung, t. II , p. 548), Masquelez
{Dict. des antiquités, s. v., t. I, p. 864-865), Mommsen [Ephemeris
epigraphica, t. V, p. 113, 5), Gatti (Bull, délia comni. arch. com. ,
1889, p. 91), Beurlier [Mélanges Graux, p. 297-303). Le campidoctor,
ou instructeur, a sa place aussi dans la légion; mais le primicerius
et le senator militum no sont pas des titres légionnaires. La troupe
dont parle saint Jérôme paraît se composer de cavaliers et de fantas-
sins : « eques, dein tiro. » Cela ressemble bien à une cohorte auxi-
liaire, troupe mixte, formée d'hommes combattant à pied et à cheval
[Dict. des antiquités, art. Cohoi's, t. I, p. 1280). Précisément il exis-
tait en Egypte une cohors I Thehxorum et une cohorsll Thehxorum
[Corpus inscr. grœc, 5054, 5117; Ephem. epigr., t. V, p. 613; cf.
Dict. des antiquités, art. Equités, t. II, p. 781; Exercitus, t. II,
p. 917).
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 33
du moins les sentiments dont ils étaient animés.
« Nous avons vu égorger les compagnons de nos la-
beurs et de nos périls; nous avons été couverts de
leur sang. Cependant nous n'avons point pleuré la
mort de ces très saints camarades; nous les avons
estimés heureux de souffrir pour Dieu. Et maintenant,
même l'extrême danger ne fait pas de nous des re-
belles : le désespoir ne nous arme pas contre toi, ô
empereur! Nos mains tiennent des armes, et nous ne
résistons pas; nous aimons mieux mourir que tuer,
mourir innocents que vivre coupables. Tout ce que tu
ordonneras contre nous, le feu, les tourments, le
glaive, nous sommes prêts à le souffrir (1). » Les
Thébéens devinaient le sort qui les attendait. La vio-
lence d'Hercule était connue : on le savait cruel par
goût autant que par politique; et Dioctétien lui-même
le comparait à Aurélien, dont la dureté pour les sol-
dats restait célèbre (2). Maximien n'ordonna pas de
décimer une troisième fois les héros chrétiens; il
commanda de massacrer la troupe entière. « On vit
ces soldats frappés à coups d'épée, sans se défendre;
déposant leurs armes, jetant casque, bouclier, cui-
rasse, pour oflrir leur gorge et leur poitrine au glaive
des exécuteurs. Ni le nombre ni les armes ne leur ins-
pirèrent la pensée de venger par le fer la justice de
leur cause : ils se souvinrent seulement qu'ils repré-
sentaient Celui qui se laissa mener à la mort sans
(1) Epistola Eucherii, 4.
(2) Aurelius Victor, De Cxsaribus^ 93.
IV.
34 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
protester, l'agneau divin qui n'ouvrit pas la bouche
pour se plaindre. Brebis du Seigneur, ils se laissèrent
déchirer par les loups. La plaine fut bientôt couverte
des cadavres des saints, et leur sang ruissela sur le
sol (1). »
On dit que quelques-uns, ayant pu s'échapper,
furent rejoints et immolés en diverses villes; mais
deux seulement sont connus avec certitude , Ursus et
Victor, tués à Soleure (2). Un émouvant épisode
marqua, dans la plaine d'Agaune, la fin du massacre.
Les exécuteurs venaient de se partager les dépouilles
de leurs camarades égorgés. Ces dépouilles [panni-
ciilana), abandonnées aux bourreaux par d'anciennes
lois contre lesquelles la jurisprudence essaya vaine-
ment de réagir, consistaient, aux termes d'un rescrit
d'Hadrien, dans les objets trouvés sur les corps des
condamnés : vêtements, bourses, anneaux, etc. (3).
On se rappelle les soldats jouant aux dés, sur le
Calvaire, la robe sans couture du Sauveur [k). Ha-
(1) Epistola Eucherii, 5.
(2) Ibid., 6. — Saint Eiicher ne nomme que ceux-ci, et dit clairement
qu'il n'en connaît pas d^auties. Les martyrs, immolés en divers lieux,
que des traditions postérieures rattachent à la légion Thébéenne, peu-
vent avoir péri, soit dans la persécution spéciale dirigée quelques
années plus tard contre les chrétiens de l'armée, soit pendant la per-
sécution générale, soit même dans quelqu'une des persécutions précé-
dentes.
(3) Rescrit d'Hadrien et commentaire d'Ulpien, au Digeste, XLVIII,
XX, 6.
(4) Saint Matthieu, XXVII, 35; saint Marc, XV, 24; saint Luc, XXIII,
34; saint Jean, XIX, 23, 24. Cf. saint Jean Chrysostome, In Joann.^
XIX, 23; saint Cyrille d'Alexandrie, In Joann., XI.
PERSÉCUTIOiNS PARTIELLES. 35
drien refuse aux: exécuteurs le droit de s'approprier
les objets plus précieux laissés par les victimes,
pierres fines, obligations de sommes d'argent (1).
Mais, dans ces tueries en masse, de telles règles
étaient probablement oubliées, et les soldats avaient
ou prenaient la permission de faire main basse sur
toute espèce de dépouilles. Il ne fallait pas moins,
peut-être, pour leur donner le courage d'accomplir
une horrible besogne. Après le massacre des Thé-
béens, les exécuteurs, joyeux du butin qu'ils avaient
recueilli, s'assirent par groupes et commencèrent un
bruyant repas. A ce moment, un vétéran, nommé
Victor, retiré du service militaire (2), fut amené par
les hasards d'un voyage au lieu où s'était passée la
scène sanglante, remplacée maintenant par l'orgie.
Les soldats l'engagèrent à manger avec eux; mais il
se retira plein d'horreur. Ivres de sang et de colère,
les meurtriers le poursuivirent, lui demandant s'il
était chrétien. « Je le suis, et le serai toujours, » ré-
pondit le vétéran. Aussitôt l'on se jeta sur lui : et le
cadavre d^un nouveau martyr tomba près de ceux qui
couvraient déjà la plaine ensanglantée (3).
(1) Digeste, l. c.
(2) « Emeritae jam mililiae veteranus. » Epistola Eucherii, 6. Cf.
Lucain, Pharsale, I, 343; VII, 258; Wilmanns, Exempla inscript.,
1483, 2867, 2868, 2869; Fcrrero, VOrdinamento délie annale romane,
p. 51, 52, etc.
(3) Epistola Eucherii, 6. — L'épisode des Thébéens paraît s'être
passé dans la seconde moitié de septembre : les martyrologes le pla-
cent tous au 22. Entre l'arrivée en Vénétie, vers la fin de mai, et le
passage des Alpes, Maximien Hercule peut être demeuré plusieurs mois
36 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMItN.
Après ces cruelles exécutions, Hercule entra en
Gaule, où il ne trouva pas les difiicultés auxquelles il
s'était attendu. Poussant devant lui les bandes insur-
gées, les battant en détail, il atteignit enfin le camp où
le gros de leur armée s'était retranché, dans la pres-
qu'île formée par la Marne, à une lieue de Lutèce (1).
Ce ramassis de laboureurs et de pâtres ne put tenir
devant des troupes régulières : Hercule en eut promp-
tement raison. Cependant, malgré l'assertion des
historiens , « la Bagaudie » ne fut pas exterminée : ses
adhérents se répandirent en fugitifs dans le pays,
gagnant les bois, les retraites inaccessibles; pendant
de longues années le brigandage ne cessa pas en
Gaule, où l'on retrouve des Bagaudes jusqu'au cin-
quième siècle (2). Aussi la poursuite des vaincus, la
recherche des suspects, durent-elles suivre la victoire,
et, dirigées par un tyran comme Hercule, amener de
sanglantes représailles. On dit que les chrétiens ne
furent pas épargnés. Furieux de la désobéissance des
Thébéens, considérant dès lors tous leur coreligion-
naires comme des rebelles , Hercule parait avoir mar-
qué par de nombreux martyres son séjour en Gaule.
Des Actes de rédaction tardive et souvent gâtée par
en Italie, opérant la concentration des troupes appelées de diverses
provinces, — Je n'ai pu discuter ici, soit dans le texte, soit dans les
notes, les divers problèmes que soulève l'histoire de la « légion Thé-
béenne, » et donner les raisons de la solution que j'ai adoptée; je ren-
voie à l'Appendice.
(1) Saint-Maur des Fossés.
(2) Salvien, De gubernatione Dei, V, 6.
PERSECUTIONS PARTIELLES. 37
la légende, mais dont l'accord et le rapprochement
méritent cependant l'attention, montrent l'empe-
reur et ses lieutenants versant en plusieurs villes le
sang des fidèles. De nouveaux édits n'étaient pas né-
cessaires : celui d'Aurélien n'avait pas été abrogé;
pour le faire revivre il suffisait d'une dénonciation
particulière, d'un incident local : les circonstances
politiques s'y prêtaient facilement. Aussi voyons-nous
le magistrat chargé, apparemment comme légat de
la Lyonnaise, des vengeances de son maître dans
le pays des Parisii , n'épargner pas plus les chrétiens
que les insurgés : par l'ordre de Sisinnius Fescenninus
(le même qui avait immolé en Istrie Cantius , Cantia-
nus et Cantianilla) périrent à Lutèce l'évêque Denys
et ses compagnons Rustique et Éleuthère (1). On at-
(1) La tradition qui place sur la colline de Montmartre {Mons Martis
ou Mons Mercuj'ii, devenu Mons martyrum) le lieu du supplice de
saint Denys a paru confirmée par la découverte, en 1611, d'une crypte
ou mariyrium fréquentée par les pèlerins aux premiers siècles du
moyen âge (Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule,
t. I, p. 250-277). Dans la crypte furent lus des noms incomplets,
tracés les uns à la pointe d'un couteau, les autres avec une pierre
noire : MAR {tyrcs'.), DIO (nysius?), CLEMIN (pour Clemens). Ce
dernier nom, dont l'orthographe rappelle les temps mérovingiens, se-
rait, selon M. Le Blant, celui d'un compagnon inconnu du martyre
de saint Denys : on pourrait y voir aussi un souvenir de l'opinion
répandue au commencement du moyen âge, et soutenue encore au-
jourd'hui, qui attribue au pape saint Clément la mission de saint
Denys dans les Gaules. Voir dans Ulysse Chevalier, Répertoire des
sources historiques du moyen âge, bio-bibliographie, aux mots
« Denys l'Aréopagite, » p. 563-565, et « Denys de Paris, » p. 566-569,
l'indication des nombreux écrits consacrés aux controverses sur la
date de la prédication et du martyre de saint Denys-, cf. Supplément,
p. 2550. Sans prendre parti sur les questions générales soulevées à ce
38 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
tribue au même gouverneur la mort de saint Ni-
caise et de plusieurs autres, tués sur les confins des
Parisii et des Véliocasses (1). Peut-être est-ce lui qui
sujet, j'ai adopté la solution qui m'a paru la plus conforme aux vrai-
semblances historiques. — Le lieu traditionnel du martyre de saint
Denys a été contesté par M. Julien Havet {Questions mérovingiennes,
V, dans Bibliothèque de V Ecole des Chartes, t. LI, 1890, p. 1-G3).
Voici le résumé de ses conclusions : r saint Denys, premier évéque
de Paris, subit le martyre au village appelé vicus Catulliacus, sur
l'emplacement duquel s'élève aujourd'hui la ville de Saint-Denis sur
Seine. La tradition qui place le martyre à Montmartre et qui explique
ce nom par Mons martyrum serait une légende imaginée au neuvième
siècle par Hilduin ; 2° le tombeau du saint se trouvait, non à l'endroit
où s'élève la basilique abbatiale, mais au bord d'une voie romaine,
au point marqué jusqu'au siècle dernier par l'église de Saint-Denys de
l'Estrée. C'est là que, vers la fin du cinquième siècle, le clergé de
Paris éleva une basilique dont parlent l'auteur de la Vie de sainte
Geneviève et Grégoire de Tours ; 3» entre 623 et 625, sous le règne de
Clotaire II, son fils Dagobert, alors roi d'Austrasie, fonda en l'honneur
de saint Denys le célèbre monastère où furent enterrés presque tous
les rois de France; le 22 avril 626, il y fit transporter les restes du
martyr. La découverte de la crypte, dont il est impossible aujour-
d'hui de vérifier les détails et de fixer la date, n'aurait aucune im-
portance probante. — M. Havet attribue, avec vraisemblance, à l'é-
poque carolingienne la plus ancienne rédaction de la Passion de saint
Denys. Mais il estime que Rustique et Eleulhère, dont elle fait
mention, mais qui n'avaient pas été nommés par Grégoire de Tours
{Hist. Franc, I, 28), n'appartiennent pas à la tradition primitive,
a 11 n'a pas, dit à ce propos M. l'abbé Duchesne [Bulletin critique,
1890, p. 184), assez apprécié la valeur du témoignage fourni par le
martyrologe hiéronymien, dont la véritable teneur, au 9 octobre, est :
Parisiis, natale sanctorum Dionisii episcopi, Eleutheri presbyteri
et Rustici diaconi. La concordance des manuscrits permet d'affirmer
que cette leçon est de la fin du sixième siècle, de 590 environ. »
(1) Dans le Vexin français, en deçà de la rivière d'Epte. — Sur saint
Nicaise, voir le P. de Bye, dans les Acta SS., octobre, t. V, p. 510-
550. Cf. les §g 7-13 de la dissertation du P. Bossue, ibid., t. XI.
p. 554 et suiv., et M. l'abbé Sauvage, Actes de saint Mellon, Rouen ,
1884, p. 24-41.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 39
versa, à l'autre exirémité de la province, dans la
ville de Nantes (1), le sang des deux frères Rogatien
et Donatien, l'un déjà chrétien, l'autre baptisé par
son martyre (2).
Les documents hagiographiques ont conservé le
souvenir d'un magistrat plus cruel encore, Rictius Va-
rus. Si ce n'est pas un personnage tout à fait légen-
daire (3), son nom, mal latinisé, est probablement
celui d'un de ces Barbares qui, pendant tout l'Empire,
et surtout à partir du milieu du troisième siècle, servi-
(1) « In urbe Namnetica, » dit la Passion, ou mieux à Condevincum,
chef-lieu de la civitas Narnnetarum ou Namnetum. E. Desjardins,
Géographie historique de la Gaule romaine, t. III, p. 439.
(2) Passio sanctorum Rogatiani et Donatiani, dans Ruinart, p. 295.
« Les Actes de saint Donatien sont graves par le style et par les pen-
sées, dit Tillemont. Il n'y a point de faits extraordinaires et incroya-
bles. Ils sont même assez bien écrits, et ils paraissent être du cinquième
siècle. Mais je ne crois pas aussi qu'ils soient plus anciens, ni qu'ils puis-
sent passer pour originaux. » Mémoires, t. IV, note xxviii sur saint
Denys de Paris. Ces Actes appartiennent à la catégorie de ceux de saint
Maurice et de la légion Thébéenne par saint Eucher, que nous avons
déjà résumés, et de saint Victor, que nous étudierons plus loin. Comme
ces pièces, ils portent, dit encore Tillemont, « que Dioclétien et Maxi-
mien condamnoient à la mort par des édits publics tous les chrétiens
qui ne renonceroient pas à leur religion. Cela ne peut convenir qu'au
tems de la grande persécution de 303... Mais aussi comme il n'est pas
nécessaire de s'arrêter précisément aux termes de ces Actes, s'ils ne
sont pas originaux, je ne crois pas qu'il faille trop s'assurer sur ce point,
ni qu'il soit défendu de croire que saint Donatien a souffert lorsque
Maximien étoit dans les Gaules, par quelque occasion particulière, et
sans qu'il y eût de persécution générale. » Ibid. — M. Duchesne {les
Anciens catalogues épiscopaux de la province de Tours, Paris,
1890, p. 101) pense qu'il y aurait plutôt lieu de reporter ces deux
martyrs à quelqu'une des persécutions précédentes.
(3) Cf. Franz Gôrres, dans Westdeutsche Zeitschrift, t. VIII, I,
p. 22-35.
40 LES CHRÉTIENS SUUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
rent dans les armées et à la cour des empereurs. Sous
Valérien, on trouve dans les premières charges mili-
taires Hartmund, llaldegast, Hildemund et Cario-
vise (Ij; Gallien engage à son service le chef des Hé-
rules, Naulobat, et le fait consul (2). Sous Maximien
Hercule, Rictiovare put aisément s'élever jusqu'à la
dignité de légat impérial de la Belgique (3). En cette
qualité , il nous est montré parcourant pendant au
moins deux années les principales villes de cette vaste
province, et, au cours de ses tournées officielles, con-
damnant des chrétiens : à Amiens, Fuscien et Victo-
ric (i) ; à Augusta Vermanduorum, l'évêque dont elle
prendra le nom, Quentin (5); à Soissons, Grépin et
Crépinien (6) ; dans la même ville, Rufîn et Valère (7) ;
à Reims, de nombreux martyrs anonymes (8) ; à Fis-
mes, près de Reims, Macra (9); peut-être Lucien, à
(1) Vopiscus, Aurelianus, 38.
(2) Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 481; Ozanam,
les Germains avant le christianisme, p. 333.
(3) Les Actes des saints Fuscien et Victoric (Bosquet, Eccl. Gall.
hist., t. I, p. 156) disent qu' « au temps où le très cruel empereur
Maximien parcourait la Gaule, il éleva Riccius Varus à la dignité de
préfet d'Amiens. » Peut-être y a-t-il ici un souvenir historique naïve-
ment rendu par l'écrivain de basse époque.
(4) Bosquet, l. c. ; Tillemont, Mémoires, t. IV, art. vi sur saint
Denys de Paris.
(5) Surius, Vit<c SS., t. X, p. 102; Tillemont, Mémoires, t. IV, art.
et notes sur saint Quentin.
(6) Acta SS., octobre, t. XI, p. 395; Tillemont, Mémoires, t. IV,
art. VIII sur saint Denys de Paris.
(7) Acta SS., juin, t. II, p. 795; Tillemont, l. c.
(8) Acta SS., l. c; Tillemont, t. IX, art. xxii sur saint Denys de
Paris.
(9) Acta SS., janvier, t. I, p. 125; Tillemont, t. IV, art. xxii et
PEUSÉCUTIONS PARTIELLES. 41
Beauvais (1); probablement Piaton, à Tournai (2).
On pourrait admettre qu'à la Belgique il joignit le
gouvernement de tout Test de la Gaule, c'est-à-dire
des deux Germanies inférieure et supérieure, car les
noie XXXIII sur saint Denys de Paris; Castan , les C apitoies pro-
vinciaux du monde romain, dans les Mémoires de la Société
d'Émulation du Doubs, 1885, p. 247;Kuhfeld, De Capitoliis imperii
romani, Berlin, 1883, p. 67; mon article sur les Capitoles provin-
ciaux et les Actes des martyr s, dans la Science catholique, mai
1887, p. 365.
(1) Acta SS., janvier, t. I, p. 159; Tillemont, t, IV, art. sur saint
Lucien de Beauvais. Sa Passion, celles de saint Quentin, des saints
Fuscien et Victoric, le font contemporain de saint Denys, et le comp-
tent parmi les hommes apostoliques par qui, à la même époque, furent
évangélisés le nord et l'est de la Gaule. Mais sa mort est attribuée à un
préfet nommé Julien, que l'on fait également l'auteur de celle de saint
Yon, près de Paris. Tillemont suppose que ce Julien aurait succédé
comme préfet du prétoire de Maximien à Rictiovare , lequel , d'après
les Actes des saints Crépin et Crépinien, pris de folie après avoir
condamné ces deux martyrs, se serait précipité dans le feu. Cela sent
bien la légende. Le nom de Julien est peut-être mis en souvenir de
l'empereur apostat et persécuteur du quatrième siècle. Rien ne montre
que Maximien ait eu Rictiovare pour préfet du prétoire. La compa-
raison entre les parties de la Gaule où sévit Sisinnius et celles que
parcourut Rictiovare me fait croire plutôt que le premier de ces ma-
gistrats fut légat de la Lyonnaise, et le second de la Belgique. Lucien
ayant été le contemporain et le compagnon d'autres martyrs jugés
par Rictiovare, et ayant péri dans le gouvernement de celui-ci, me
paraît devoir être compté parmi ses victimes, plutôt que d'un inconnu
Julien. Je serais, par les mêmes raisons, porté à retirer à Julien la
condamnation de saint Yon, dans le pays des Parisii, pour l'attribuer
à Sisinnius.
(2) Voir Tillemont, Mémoires, l. IV, art. vu sur saint Denys ; et
surtout les nombreux textes cités par M. l'abbé Bernard, les Origines
de l'Église de Paris, 1870, p. 181-182. Les vraisemblances me font
attribuer au légat de la Belgique la condamnation de saint Chryseuil,
martyrisé vers le même temps près de Tournai. Sur saint Fiat ou Pla-
ton, voir Acta SS., octobre, t. I, p. 16; et Bapst, Revue archéologi-
que, 1890, t. I, p. 117.
42 LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
mêmes documents disent qu'il fit mourir des fidèles
à Trêves (1) et à Bàle (2). Le légat d'x\quitaine pa-
rait avoir aussi marché dans cette voie sanglante :
Agen (3) vit le martyre (4) de sainte Foi (5) et de
saint Caprais (6). Si leurs Actes sont véridiques, la
vaste province du sud -ouest était alors gouvernée
par Datianus, qui sera plus tard célèbre en Espagne
par sa cruauté envers les chrétiens (7).
Les seuls martyrs de la Grande-Bretagne dont le
(1) Actes des saints Fuscien et Victoric,
(2) Actes de saint Quentin.
(3) Aginnum Nitiobrogum.
(4) Acta SS., octobre, t. III, p. 263.
(5) Le cognomen Foi, Fides, Mia'ziif est fréquent, sous sa forme
grecque ou latine, dans l'antiquité chrétienne : voir De Rossi, Roma
sotterranea, t. II, p. 171-175; cf. Histoire des persécutions pendant
les deux premiers siècles, 2° éd., p. 221.
(6) On trouve également dans l'antiquité chrétienne et dans l'an-
tiquité païenne des cognomina dérivés de Capra : voir Kraus,
Real. Encykl. der christl. Alterthiimer, art. Namen, t. II, p. 477
et fig. 316.
(7) « Il se peut, dit Tillemont, que le même Dacien ait gouverné
'Aquitaine vers l'an 290 (ou un peu auparavant), avant que de gou-
verner l'Espagne en 303 et 304. » Mais, comme les Actes de sainte
Foi sont d'assez basse époque, on peut admettre aussi « qu'ils n'ont
été écrits que par ceux qui , voiant une partie de l'Aquitaine unie à
l'Espagne sous la domination des Goths, se sont imaginé que cela
avoit été de même du tems des Romains, sous qui les gouverneurs
d'Espagne n'avoient aucune juridiction dans les Gaules : et comme le
martyre de saint Vincent à Valence a rendu le nom de Dacien célèbre
en Espagne, on lui a aussi attribué les martyrs de l'Aquitaine. » Til-
lemont, Mémoires, t. IV, note i sur sainte Foy. M. Le Blant cite de
même l'exemple d'Anulinus, célèbre sous Dioclétien pour sa cruauté
envers les martyrs d'Afrique et qui, devenu pour les narrateurs de
seconde main le type du magistrat persécuteur, fut mis en scène par
eux dans les pays et les temps les plus dissemblables; les Actes des
martyrs, p. 25-26.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. ' 43
souvenir ait été conservé appartiennent vraisembla-
blement aussi à cette époque. Une tradition attribue
à l'année 286 la mort de saint Alban (1), qui, ayant
recueilli un prêtre fugitif et favorisé son évasion,
comparut pour ce fait devant les juges, se confessa
chrétien, et fut décapité (2). Ce martyre parait avoir
eu lieu à Verulam (3). Un grand nombre d'autres chré-
tiens, parmi lesquels Aaron et Jules, furent aussi mas-
sacrés à Caerleon (4) ; d'autres, dit-on, àLichfield (5).
On raconte qu'après ces exécutions la persécution
cessa tout à coup (6). Cette fin des rigueurs exer-
cées contre les fidèles peut coïncider avec la fin de la
domination de Maximien Hercule dans le pays, ren-
versée vers les derniers mois de 287 par l'usurpation
de Carausius (7) , puis d'Alectus , qui tinrent succes-
(1) Voir les auteurs cités par Alford, Annales Britannorum, anno
286, § 11. Mais Maximien Hercule n'étant venu dans les Gaules qu'en
septembre 286, il est probable que la persécution ne put être étendue
par lui à la Bretagne que l'année suivante : le martyre de saint
Alban se place donc plus vraisemblablement en 287. Cf. Tillemont,
Mémoires^ t. IV, note i sur saint Alban.
(2) Gildas, De excidio BritanniXy 8; Bède, Hist. Eccl., I, 7.
(3) Saint Germain, évêque d'Auxerre, visita le tombeau d'Alban à
Verulam vers 429; Constance, Vita S. Gennani.
(4) Gildas, Bède, l. c.
(5) Voir ActaSS., janvier, t. I, p. 82.
^6) Bède, l. c.
(7) Marcus Aurelius Mausœus Carausius (287-293). Remarquer le
caractère gaulois ou germain des deux derniers noms, et comparer
avec ce qui a été dit plus haut, p. 39. On a trouvé à Carlisle, comté
de Cumberland, une borne milliaire , avec celte nomenclature; en 306,
sous le gouvernement du César Constantin , elle fut enterrée du côté
de la première inscription, et sur l'extrémité opposée fut gravé le nom
du nouveau souverain. Voir Bulletin de la société des Antiquaires
de France, 1895, p. 146.
44 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
sivement la Bretagne avec le titre d'Auguste, jusqu'à
ce qu'elle eût été, eu 296, reconquise par Conslance.
Maximien demeura dans les Gaules pendant six an-
nées, occupé à préparer une expédition contre son
ancien lieutenant Carausius, et surtout à repousser les
Alemans, les Burgondes et les Francs. Il eut pour ré-
sidence habituelle Trêves, l'ancienne capitale de Pos-
thume : c'est là qu'au l''^ janvier 288, prenant pos-
session de son second consulat, on le vit tout à coup
en dépouiller les ornements, sauter à cheval et re-
pousser une attaque des Barbares; c'est là que deux
fois le rhéteur Mamertin prononça son panégyrique;
c'est autour de Trêves qu'il établit des colons Lêtes et
Francs. Mais il semble qu'avant de se fixer dans cette
Rome du Nord, dans cette « ville auguste, » comme
on l'appellera bientôt (1), Hercule ait visité la région
méridionale de la Gaule , l'ancienne « province » ro-
maine. Un document chrétien qui, sans être con-
temporain, n'est cependant pas d'une époque assez
éloignée des faits pour avoir perdu toute valeur his-
torique (2), le montre à Marseille, au mois de juillet,
(1) Ausone, Mosella, 421.
(2) Passio SS. Victoris, Alexandri, Feliciani atque Longini mor-
tyrum, dans Ruinart, p. 300. Dans la première édition de son recueil,
Ruinait n'exprime point d'opinion sur l'âge de cette pièce; mais dans
la seconde (reproduite dans l'édition de Ratisbonne, p. 333) il dit :
« Hœc Acta, etsi tanlae antiquilatis esse non videantur, ut ab auclore
aequali, vel etiam fere cnequali scripta dici possint, lalia tamen viris
eruditis visa sunt, quae Joanni Cassiano, aut alicui ex illustribus viris
qui saeculo quinto ineunte istis in partibus florebant, possint tribui. »
Tilleraont dit de même que « les Actes de saint Victor ne sont pas
assurément originaux : le style et les harangues font assez voir qu'ils
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 45
encore animé contre les fidèles par le souvenir de la
légion Thébéenne (1) : le séjour en Narbonnaise se
place probablement en 287, et précède rétablisse-
ment définitif d'Hercule dans la Belgique.
Bien que déchue de son ancienne splendeur, Mar-
seille occupait dans la Gaule un rang à part. Elle en
était le grand port d'exportation, entassant sur ses
quais et dans ses bassins, à destination d'Ostie, les
produits industriels et agricoles de tout le pays (2).
Mais cette ville commerçante était aussi une ville let-
trée : ses écoles rivalisèrent avec celles d'Athènes (3).
Même au troisième siècle, elle demeurait pour la pa-
ont été composez à loisir et avec étude ; et la fin marque que c'étoit
assez longtemps après la mort du saint. Mais aussi ils sont écrits d'une
manière tout à fait digne des grands hommes qui fleurissoient en France
au commencement du cinquième siècle : de sorte qu'il semble qu'on
les peut mettre sur le rang de ceux de saint Maurice par saint Eu-
cher. )) Mémoires, t. IV, note i sur saint Victor.
(1) « Maximianus enim cum pro sanctorum sanguine, quem per to-
tum orbem crudelius aliis maximeque per totas Gallias recenlius
fuderat, et praecipue pro famosissima illa Thebseorum apud Agaunum
caede, noslrorum plurimis nimium terribilis factus Massiliam advenis-
set... » Passio, 2. Comme saint Eucher, l'auteur de la Passion de
saint Victor place son récit en pleine persécution générale, quand le
sang eut co\i]é per iotum orbem, c'est-à-dire après 303; des ms. cités
par le P. Guenay, Actes de saint Victor, dans les Annales de Mar-
seille, p. 131, désignent même la vingtième année de Dioclétien, c'est-
à-dire 304. Cela est incompatible avec la chronologie du règne de
Maximien, lequel, à cette date, n'avait plus en Gaule l'occasion ou le
pouvoir de persécuter; mais la phrase qui suppose que peu de temps
s'écoula entre l'affaire des Thébéens et son voyage à Marseille doit
contenir une indication exacte.
(2) E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine,
t. II, p. 148.
(3) Strabon, Geogr., IV, 1, 5.
4G LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
trie gauloise le centre de rhellénisme, comme Naplcs
pour ritalie (1). Les dieux qu'elle adorait étaient la
Diane d'Éphèse et l'Apollon de Delphes : le temple
de celui-ci, rendez-vous des Ioniens (2), l'Ephe-
sium (3) de celle-là, dominaient toute la cité du
sommet de l'acropole. La constitution de Marseille
restait toute grecque : république autonome, elle se
gouvernait elle-même ; une aristocratie de six cents
membres, à la tête de laquelle étaient le conseil des
quinze et les trois timouques, présidait à ses desti-
nées (4). Dans ses rues, sur ses quais, le grec était
parlé autant que le latin et le gaulois (5). Malgré la
corruption des mœurs (6), une décence extérieure
réglait les plaisirs publics : les jeux impurs des mimes
furent longtemps interdits sur les théâtres de Mar-
seille (7). La sérénité grecque, ennemie des démons-
trations bruyantes, y modérait jusqu'aux deuils : les
funérailles se célébraient sans lamentations, et un
repas funèbre les terminait (8) . On raconte que , dans
cette ville fréquentée cependant par des matelots de
toutes les nations, les crimes étaient si rares, que le
glaive destiné au châtiment des coupables s'était
1) Mommsen, Rômische Geschichte, t. V, p. 72.
2) To'jTo (jLÈv xoivov 'Iwvwv àTcàvTwv. Strabon, IV, 1, 4.
3) Tô 'Eçéffiov. Ibid.
4) Ibid., 1, 5. Cicéron, Pro Valerio Flacco, 26.
5) Varron, cité par saint Jérôme, Comm. in Ep. ad Gai., 3.
6) Athénée, Deipn. , XII, 5.
7) Valère Maxime, II, 6.
8) Ibid.
PERSÉCIJTIOINS PARTIELLES. /j7
rouillé (1). Bien que plusieurs traits de ce tableau ne
conviennent probablement plus à la fin du troisième
siècle, Marseille devait offrir encore une physionomie
originale quand Maximien Hercule la visita. L'auteur
de la Passion de saint Victor loue son étendue, la
force de ses remparts (2), « sa glorieuse beauté (3), »
son activité commerciale, le nombre et la richesse
des habitants. « C'était pour les contrées d'Occi-
dent, dit-il, le siège principal de la puissance ro-
maine (4). »
Comme tous les grands ports de l'antiquité, Mar-
seille était aussi une ville dévote. Les voyageurs venus
de tous les pays, et particulièrement des contrées
orientales, y avaient apporté leurs religions; près des
dieux grecs florissait le culte des divinités étrangères.
Le christianisme , répandu dès les premiers temps sur
les côtes de la Méditerranée , et qui avait pénétré au
second siècle dans tout le bassin du Rhône (5), compta
(1) Valère Maxime, If, 6.
(2) Passio, 1. Cf. Strabon, IV, 1, 4. L'étendue de la ville ancienne
et de son port était cependant bien inférieure à celle de la ville mo-
derne; voir le plan comparé, dans Desjardins, Géographie historique
de la Gaule romaine, t. II, pl.III.
(3) « Pulchriludine gloriosa. » Passio, 1.
(4) Ibid. Cf. Ammien Marcellin, XV, 11, 14.
(5) Cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè-
cles, '1^ éd., p. 400 et suiv. M. Edmond Le Blant, les Sarcophages
chrétiens de la Gaule, n° 215, p. 157 et pi. LIX, publie un tombeau
sculpté de la Narbonnaise. Ce sarcophage, travaillé peut-être par un
Grec , est remarquable par le mélange de symboles chrétiens tels que
le Bon Pasteur, l'Orante, le pêcheur, les colombes, les brebis, avec
des types classiques comme le buste du Soleil, un personnage assis
48 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
aussi de bonne heure des adhérents à Marseille (1).
Elle parait avoir eu des martyrs dès l'époque des An-
tonins, peut-être au moment où périssaient à Lyon
les victimes de la persécution de Marc-Aurèle (2).
Lors de l'arrivée d'Hercule, la population chrétienne
devait être nombreuse. La présence d'un tyran cou-
vert encore du sang des Thébéens la frappa de ter-
reur. Un officier chrétien , nommé Victor, qui faisait
probablement partie des troupes dont l'empereur
était accompagné , s'efforça de ranimer le courage des
fidèles. Dénoncé ou surpris, il fut traduit devant le
tribunal des préfets de sa légion (3) : se montrer ou-
tenant un sceptre, un autre personnage devant lequel est un enfant.
M. Le Blant l'attribue au temps des Antonins.
(1) Inscription funéraire du second siècle; Edmond Le Blant, Ins-
criptions chrétiennes de la Gaule, n» 551 B, t. 11, p. 311.
(2) Inscription paraissant appartenir à cette époque, et contenir une
allusion à des martyrs par le feu :
Se/ITRIO VOLVSIANO
... EVTVCHETIS FILIO
... O FORTVNATO QVI VIM
ifjnis PASSI sv^T
Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, n» 548,
t. II, p. 305-306 et pi. LXXII, et n° 437; De Rossi, Inscriptiones chris-
tianae urbis Romx, t. II, p. x«-xii. Sur la restitution vim ignis , cf.
Grelli, 1002 : vi ignis consumptum ; 1909 : vi ignis ahsumptum.
(3) « Prsefectorum tribunalibus prœsentatur. » Passio, 3. Je vois
ici des préfets militaires (cf. Tertullien, De corona militis, 1) et je
crois cette interprétation préférable à celle qui reconnaîtrait des ma-
gistrats civils. Le proconsul de la Narbonnaise n'avait pas d'autorité
dans Marseille, ville autonome. D'un autre côté, il n'est pas probable
que ses triumvirs ou timouques, qui exerçaient la juridiction crimi-
nelle, aient eu compétence pour juger un soldat. Il est plus difficile
encore de voir dans les prxfecti dont parlent les Actes les préfets du
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 49
vertement chrétien, si près encore des événements
d'Agaune, était pour un militaire de cette armée un
crime capital. Cependant les préfets s'efforcèrent de
persuader Victor : lui parlant avec douceur, ils l'ex-
hortèrent à ne pas préférer aux dieux, à son service
militaire, à Tamitié de l'empereur, le culte d'un
homme mort. Mais Victor, d'une voix forte : « Ceux
que vous appelez des dieux, s'écria-t-il, sont d'im-
purs démons. Je suis le soldat du Christ : le ser-
vice mihtaire, l'amitié de l'empereur ne me sont
plus rien, si je ne les puis conserver qu'en mépri-
sant mon vrai roi. » Parmi les cris des assistants,
Victor proclama la divinité de Jésus-Christ , ressuscité
des morts. A cause de son grade , les préfets le ren-
voyèrent à l'empereur.
Celui-ci , voulant faire un exemple , commanda de
lier Victor et de le traîner à travers les rues de la ville.
En d'autres lieux, le peuple, devenu indifférent ou
même sympathique aux chrétiens (1), avait cessé de
manifester contre eux de la haine : mais , dans cette
ville pleine de fanatiques, les vieilles passions duraient
prétoire de Maximien Hercule, comme le veut Tillemont, Mémoires,
t. IV, note II sur saint Victor : des magistrats aussi élevés en dignité
n'auraient pas eu besoin de renvoyer Victor devant l'empereur à
cause de son rang ou de son grade, guia vir clarus erat.
(1) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2° éd.,
p. 104. Les Actes de sainte Foi et de saint Caprais, martyrisés à Agen
vers 287, montrent la foule pleurant pendant que Caprais subissait la
torture, et s'écriant : « Quelle impiété! quel jugement inique! Pour-
quoi faire périr cet homme de Dieu, si vertueux et si bon? » Malheu-
reusement, ces Actes sont d'une rédaction trop tardive pour qu'on
puisse ajouter foi à tous leurs détails.
IV. 4
50 LES CHRKTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
encore : ce fut au milieu des coups et des outrages
que le martyr subit cette première épreuve (1). Sa
résolution n'en fut pas él)ranlée : ramené devant les
préfets, il confessa le Christ (2). Les magistrats se dis-
putèrent, dit-on, au sujet des tortures à lui infliger :
l'un d'eux, Eutychius, se retira; Asterius, demeuré
seul, livra le soldat chrétien aux coups des licteurs (3).
L'auteur des Actes raconte qu'à ce moment Jésus appa-
rut au patient pour l'encourager. Dans la prison , où
il reçut de nouveau la visite céleste, Victor convertit
trois soldats, Alexandre, Longin et Félicien, qui reçu-
rent aussitôt le baptême (4). Par l'ordre du « grand
dragon Maximien (5) , » il fut conduit avec les néo-
phytes au forum; le peuple y courut en foule. On
(1) Passio, 5.
(2) L'auteur de la Passion prête ici (7-10) à Victor de longs discours,
résumé des controverses soutenues contre les païens par les Pères du
quatrième siècle; c'est le procédé qu'emploie également Prudence en
plusieurs hymnes du Péri Stephanôn. — Une autre Passion de saint
Victor a été publiée dans les Analecta Bollancliana , t. II (1883),
p. 317 et suiv. On y lit un interrogatoire de saint Victor par les
préfets, où les réponses sont visiblement imitées des Acta disputa-
tionis Achatii (Ruinart, p. 139; cf. Hist. des persécutions pendant
la première moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 435-441).
(3) Passio, 10.
(4) La conversion et le baptême des gardes par les martyrs est un fait
assez fréquemment rapporté dans les documents hagiographiques; dans
son Panégyrique de saint Victor, Bossuet rappelle à ce propos le
gardien de la prison de Philippes converti et baptisé par Paul et Silas
{Act. Apost., XVI, 33).
(5) « Magnus ille draco Maximianus. » Passio, 11. Cf. la lettre du con-
fesseur Lucien à saint Cyprien , où Dèce est appelé : « ipsum anguem
majorem metatorem Antechristi. » Voir Histoire des persécutions
pendant la première moitié du troisième siècle, 2' éd., p. 303.
PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 51
commanda à Victor de ramener au culte des dieux
ceux qu'il en avait détournés : « L'édifice que j'ai bâti,
je ne le détruirai pas, » répondit-il. Les trois soldats
persistèrent dans leur nouvelle foi, et furent décapi-
tés. Victor, après avoir subi le chevalet, fut encore
une fois mis en prison. Après trois jours, il comparut
de nouveau devant Hercule. Celui-ci voulut le con-
traindre à sacrifier. Un prêtre s'approcha, tenant dans
la main un autel. « Oil're de l'encens, apaise Jupiter,
et sois notre ami, » dit l'empereur. Mais, saisi d'une
soudaine indignation, Victor arrache l'autel des mains
du prêtre, le jette à terre et pose sur lui le pied (1).
Hercule commanda de couper ce pied sacrilège, puis.
(1) « Interea Maximianus Jovis aram jubet afferri. Mox igitur coratn
ipso ara componitur, sacrilegus quoque sacerdos assistit. Tune impera-
tor ad sanctum Victorem : Pone, inquit, thura, plaça Jovem, et no-
ster amicus esto. Hoc audilo, forlissiinus Christi miles, sancti Spiri-
tus ardore inflammalus, seseque amplius ita ferre non suslinens, velut
iitaturus propius accedit, aramque de manu sacerdolis solo tenus
prosternit... » Passio , 15. Cette violence exceptionnelle, que l'hagio-
graphe explique par un soudain mouvement de l'Esprit Saint, mais
dans laquelle il est permis de voir un effet de lardent tempérament
d'un soldat, contraste avec la modération ordinaire des martyrs. Les
détails donnés par l'auteur sont, du reste, conformes aux usages anti-
ques. Les musées possèdent de nombreux autels portatifs; voir Sa-
glio, art. Ara, dans le Dictionnaire des antiquités, t. I, p. 349 et
lig. 415, 416. De cette sorte devaient être les autels placés devant les
tribunaux et sur lesquels les chrétiens étaient invités par les magistrats
à brûler de l'encens; voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs,
§ 20, p. G3. Prudence y fait clairement allusion dans ces vers [Péri
Stephanôn, X, 916-918) :
Reponit aras ad tribunal denuo
Et thus et ignem vividum in carbonibus ,
Taurina et exta , vei suilla abdomina.
52 LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
inventant un supplice horrible, fit conduire Victor
aux pistrines puJ3liques, où son corps, « froment choisi
de Dieu, » fut à demi broyé sous la meule. Comme il
respirait encore, on lui trancha la tête. Les restes des
martyrs, jetés à la mer, furent recueillis par les chré-
tiens , qui creusèrent dans un rocher une crypte pour
les recevoir.
Ces cruautés, exercées par Maximien Hercule en per-
sonne ou par des gouverneurs dociles à son impul-
sion, cessèrent probablement quand il se fut fixé à
Trêves, tournant tous ses regards vers l'Angleterre,
où régnait Carausius, et le Rhin, que franchissaient
sans cesse les Germains. Aussi peut- on supposer que,
deux ans après qu'il eut passé les Alpes, la condition
des chrétiens s'améliora dans la Gaule, comme elle
s'était apparemment améliorée déjà en Italie, et que
les Églises purent de nouveau jouir dans l'Occident
de cette paix relative qui était leur partage en dehors
des persécutions déclarées.
LES. ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 53
II
Les Églises, le néo-paganisme et la philosophie.
Depuis la courte persécution d'Aurélien, l'Orient,
plus heureux, n'avait point vu la paix troublée. C'est
à peine si deux ou trois épisodes locaux, que nous
avons racontés en leur temps (1), en avaient fait sentir
la fragilité. Celle-ci même avait bientôt cessé d'être
aperçue : presque partout, on s'était accoutumé à
regarder comme définitif le repos dont on jouissait.
Les deux sociétés, païenne et chrétienne, vivaient
l'une auprès de l'autre, sans se mêler beaucoup, mais
sans se heurter.
Le christianisme, encore nouveau dans quelques
parties de FOccident, ne l'était plus dans aucune des
provinces de la presqu'île asiatique. En Syrie, en Gala-
tie, en Bithynie, en Phrygie, dans l'Asie proconsulaire,
il datait de l'aurore même de la prédication évangé-
lique. Ses dogmes, ses cérémonies, ses mœsrs, n'é-
taient là pour personne une chose inconnue. Les païens
n'avaient même plus sous les yeux le spectacle irritant
de conversions en masse opérées par la parole enthou-
siaste et persuasive de quelque missionnaire. Ces con-
trées évangélisées de longue date avaient cessé d'être,
(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2" éd., p. 278,
290, 310.
54 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXLMIEN.
comme nous dirions aujourd'hui, des « pays de mis-
sion » : l'Église y avait la vie forte et traditionnelle
d'une institution plusieurs fois séculaire. D'innombra-
bles familles lui appartenaient depuis maintes géné-
rations : le mouvement qui faisait entrer dans son
sein de nouveaux prosélytes s'opérait maintenant
d'une façon régulière, insensible, comme une marée
qui monte, non comme une inondation qui se préci-
pite, r^e mot de Tertullien : Fiunt, non nascuntiir
christiani (1) , avait depuis longtemps cessé d'être vrai
en Orient : la population chrétienne s'y recrutait
d'elle-même, par sa fécondité propre; plus elle deve-
nait nombreuse, plus elle attirait, en vertu d'une loi
naturelle , les âmes hésitantes , partagées entre les
charmes de la nouvelle foi et la peur de l'inconnu.
Comme on avait de moins en moins à craindre de se
singulariser en devenant chrétien, on cédait plus faci-
lement aux touches délicates de la grâce ou au géné-
reux entraînement de l'exemple.
Il n'était pour ainsi dire pas de ville dans l'Empire
romain, où les fidèles ne formassent une minorité
compacte, disciplinée, puissante par le nombre comme
par l'autorité morale : en quelques cités même, la
majorité paraissait leur appartenir déjà (2). Mais,
(1) Apolog., 18. Cf. Histoire des persécutions pendant la pre-
mière moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 65.
(2) Porphyre, écrivant contre les chrétiens dans les dernières années
du troisième siècle, fait en ces termes allusion à une ville qu'il ne
nomme pas , mais qui était probablement située en Orient : « Mainte-
nant, on s'étonne que la maladie se soit emparée depuis tant d'années
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. Ô5
tandis qu'en Occident les populations urbaines comp-
taient presque seules des fidèles, le christianisme
était, en Asie, aussi répandu dans les campagnes que
dans les villes (i). Sans doute, la proportion numé-
rique des sectateurs des deux cultes variait suivant les
lieux : même en plein quatrième siècle, le paganisme
sera dominant en certaines parties de l'Asie (2), alors
qu'en d'autres il aura presque disparu : à plus forte
raison, ces difïerences locales étaient sensibles sous
Dioclétien. Cependant, si l'on se contente d'une ap-
préciation générale, où il entre nécessairement une
grande part d'inconnu, on ne se trompera peut-être
pas en estimant que, dans les provinces orientales
de l'Empire , les chrétiens formaient , à cette époque,
entre le dixième et le cinquième des habitants (3).
Je la cité, lorsque ni Esculape ni aucun dieu n'y a plus d'accès. De-
puis que Jésus est honoré, personne n'a ressenti un bienfait public
des dieux. » Cité par Théodoret, Grxc. aff. curatio, xiii; Migne, Patr.
grxc, t. LXXXII, col. 1150.
(1) « La contagion de cette superstition s'est répandue non seule-
ment dans les villes, mais encore dans les bourgs et dans les cam-
pagnes, )) écrivait déjà Pline le Jeune, parlant de la Bithynie, au
commencement du second siècle; Ep.y X, 97.
(2) Par exemple, Carrhes [les Dernières Persécutions du troisième
siècle, 2" éd., p. 284), Gaza (Beugnot, Histoire de la destruction du
paganisme en Occident, t. I, p. 225; t. H, p. 196), etc.
(3) Gibbon [Décline and Fall of rom. Emp., t. II, p. 3G5) estime
la i>opulation chrétienne à un vingtième de la population totale de
l'Empire; mais il s'occupe de l'époque de Dèce, et prend la ville de
Rome pour base de ses calculs. Richler {Das westrom. Beich., Berlin,
1865, p. 85) adopte à peu près le même chiffre. La Basile (Quatrième
mémoire sur le souverain pontificat des empereurs romains, dans
les Mémoires de V Académie des Inscriptions , t. XV, p. 77), suivi
par Burckhardt {Zeit Constantins , p. 157), évalue les chrétiens à
56 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
Les historiens évaluent à cent millions la population
totale de l'Empire (1) : l'Asie romaine, alors très
peuplée, en comprenait probablement le tiers, ce qui
donne, pour cette région, de trois à six millions de
chrétiens environ.
Loin de mettre obstacle à la paix religieuse, la
venue de Dioclétien en Asie contribua plutôt à la con-
solider et à l'étendre. Les sentiments défavorables
aux chrétiens, qu'il avait montrés à Rome et que
combattaient peut-être déjà des influences domesti-
ques, cédèrent promptement à l'action bienfaisante
d'un milieu nouveau. Le séjour de la superstitieuse
Nicomédie ne suffit pas à entretenir ou à réveiller
en lui le fanatisme. Des contacts plus intimes et plus
doux achevèrent d'incliner son âme à la tolérance.
Il ne parait pas douteux que sa femme Prisca et sa
tille Valeria aient été soit chrétiennes complètes, soit
au moins catéchumènes (2). Bien que nul document
un douzième de la population; Zockler {H andb. d. tlieol. Wissenchaf-
ien, t. II, p. 53) à un douzième en Orienl, un quinzième en Occident;
Chastel [Histoire de la destruction du paganisme dans l'empire
d'Orient, Paris, 1850, p. 36) à un dixième en Orient, un quinzième
en Occident; Keïm{Rom nnd das Christenthum, Berlin, 1881, p. 419),
suivi par Schûltze {Geschichte des Vntergangs der griechisch-romi-
schen Heidenthnms, 1. 1, léna, 1887, p. 23), à un sixième; Matter, His-
toire de l'Église chrétienne , t. 1, p. 120) à un cinquième; Staii^dlin
(cité parMason, the Persécution of Diocletian, p. 36) à la moitié.
Cette dernière évaluation est certainement fort exagérée pour le temps
qui nous occupe.
(1) C'est le chiffre généralement admis : Schiiltze, ouvr. cilé, p. 22.
(2) Lactance, De mortihus persecutorum, 15; cf. De Witte, du
Christianisme de quelques impératrices romaines^ dans Cahier et
Martin, Mélanges d'archéologie , t. III, p. 192 et suiv.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 57
n'indique l'époque de leur conversion, on peut la
reporter avec vraisemblance au temps de l'établis-
sement définitif de Dioclétien en Orient. Peut-être
est-elle due à quelqu'un de ces serviteurs chrétiens
que riiistoire nous montre aussi nombreux pour le
moins dans le palais impérial de Nicomédie que dans
celui de Rome. Eusèbe rapporte que Dioclétien les
aima comme ses propres enfants (1). « Que dirai-je,
ajoute-t-il, de ceux de nos coreligionnaires qui ser-
vaient dans le palais? A eux, à leurs femmes, à leurs
enfants, à leurs esclaves, on laissait la faculté de
suivre ouvertement leur religion : libres de se glo-
rifier de leur foi, ils étaient préférés par le souverain
à tous ses autres serviteurs. Parmi eux fut Dorothée ,
qui montra tant de bienveillance à nos frères, et
pour cette cause mérita d'être élevé en dignité au-
dessus de tous les magistrats et de tous les gouver-
neurs de provinces (2). On doit lui joindre le célèbre
Gorgonius, et tant d'autres qui, dociles à la parole
de Dieu, partagèrent leur gloire (3). » Un de ceux-ci,
Pierre, est nommé ailleurs par l'historien [k) : il était,
comme les précédents, au nombre des intimes servi-
(1) rvYUTÎtov T£ aÙTOiç ôtaôÉuEi Téxvcov où ).£i7rd[JLevoi. Eusèbe, Hist.
EccL,\lll 6, 1.
(2) « On sait les noms d'un grand nombre de personnages qui, dans
l'emploi de grand camérier, parvinrent à un pouvoir étendu sur tou-
tes choses et presque sans limites, mais qui furent aussi subitement
renversés par un caprice du maître qui les avait élevés. » Saglio, art.
Cubicularius , dans le Dictionnaire des antiquités, 1. 1, p. 1577.
(3) Eusèbe, Hist. Eccl, VIII, l.
(4) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, G.
58 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
teiirs du prince, eunuques ou cubiculaires (1), qui,
dans une cour déjà façonnée à l'étiquette orientale,
approchaient seuls « la divine personne » du maître,
et obtenaient quelquefois, à ce titre, un pouvoir ou
des honneurs supérieurs à ceux des plus hauts ma-
gistrats (2).
La faveur de Dioctétien ne s'arrêtait pas aux chré-
tiens du palais impérial : elle s'étendait à ceux des
fidèles qui voulaient servir l'État dans les charges pu-
bliques. Les fidèles s'en abstenaient ordinairement,
parce qu'à l'exercice des magistratures étaient pres-
que toujours attachées des obligations contraires à
leur conscience : offrir des sacrifices, donner des jeux,
par conséquent renier le Christ soit dans sa religion,
soit dans sa morale (3). Mais toutes les fois que des
empereurs tolérants avaient permis à ceux que leur
naissance appelait aux honneurs de s'abstenir de ces
accessoires de leur charge , et d'en remplir seulement
les devoirs essentiels , on les avait vus accepter avec
(1) BafftXixoù; ixatôa;. Ibid., 6, 1, 4.
(2) Je n'ai pas cité parmi les serviteurs chrétiens du palais le pré-
tendu grand camérier Lucien, auquel tous les historiens,' depuis le
prudent Tillemont {Mémoires, t. V, art. ii sur la persécution de
Dioclétien) jusqu'au dernier historien de cette persécution, Mason
{ihe Persécution of Viocletian, p. 40, 348), attribuent en partie la
conversion de tant de serviteurs impériaux. M. l'abbé Batiffol a dé-
montré {Bulletin critique, 1886, p. 155-160) le caractère apocryphe
de la célèbre lettre de Théonas à Lucien , publiée d'abord par d'Achéry,
Spicilegium , t. XII, p. 545.
(3) Sur le petit nombre et répoqu« des inscriptions relatives à des
magistrats chrétiens, voir Kraus, art. Magistratus christianus, dans
Real-Encykl. der christl. Alterth., t. II, p. 352.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 59
joie l'occasion de se rendre utiles au public (1). Quel-
ques exagérés, souvent plus voisins des sectes héré-
tiques que de l'Église orthodoxe, persistaient seuls
dans une abstention systématique : la grande masse
des chrétiens, docile à l'enseignement modéré de ses
chefs, ne les suivait pas dans cette voie fausse. Aussi
les vrais fidèles s'empressèrent-ils de mettre à profit
les bienveillantes dispositions de Dioclétien. Celui-ci
nomma au gouvernement de plusieurs provinces des
chrétiens déclarés, en les dispensant des sacrifices (2),
comme s'en dispensaient déjà, sous ses yeux mêmes,
sa femme et sa fille (3). Eusèbe nous fait connaître
deux de ces fonctionnaires, qui furent plus tard mar-
tvrs : (c Philorome, investi dans Alexandrie d'une
charge élevée de l'administration impériale, et qui, à
cause de sa dignité et de son rang parmi les Romains,
rendait chaque jour la justice entouré de soldats (4) ;
Adauctus, Italien de naissance, ayant passé par toutes
les charges de la cour, et obtenu celle d'intendant des
(1) Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi-
sième siècle, 2^ éd., p. 278-285.
(2) Tûv xpaxo'jvTtov al Trspl toijç T?;[jL£Tépouç ôe|i(6(T£i;, oi; xai fàç tûv
èôvwv £\j$y_£ipi!^ov YiYEjjLovîaç, t>ï; Tiepl t6 6Û£tv àytovia;... aÙTOÙç à7:a),XàT-
TovTsç. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 2.
(3) Cela résulte de Laclance, De mort, pers., 15.
(4) OIo; 4'i)v6pa)îxo; ^v, àp/rjv riva où Tr)v Tvyovaav i^; xat' 'A),£|àv-
ôpeiav i^a(jikiy.T,ç oioixiQCEto; £YX£X£tpt(TîX£voç , 6; (X£Tà toO àÇttofiaTo; xal xr]?
'Pwjxaïx^ç Tt!A^; ÛTiè cTTpaTiwTaiç ôopuçopou[i£vo; Ixàerrriç àv£xpivETO fifXfpaç.
Eusèbe, Hist. Eccl. , VIII, 9, 7. — Philorome élail probablement soit
le juridicus Alexandrix, soit l'àpxtSixaffTyiç; voir Marquardt, Ro-
mische Staatsverwaltung, t. I, p. 452-456,
GO LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXFMIEN.
finances et du domaine impérial, qu'il exerçait avec
la réputation d'une grande intégrité (1). »
L'aristocratie chrétienne des villes put aussi rem-
plir, sans faire acte d'idolâtrie, des charges munici-
pales, là du moins où ne dominait pas une intolérante
majorité de païens. D'un concile tenu apparemment
avant la dernière persécution, pendant la période de
paix qui nous occupe (*2), nous apprenons que, même
en Occident, des fidèles eurent la dignité de flami-
nes municipaux sans sacrifier et sans donner des
jeux (3). Cependant ces fonctions, exercées sous le
(1) Kai Ti; eTspo; *Pto|xaïy.r;ç à^ia; è7tei>Y]{jL{A£V0(;, "AoauxToç ôvo[xa,
YÉvoç TÔJv irap' 'iTaXoî; iTiiar,[L(ù'/ , oià iràoriç ôie),6à)v àvrjp t% irapà ^a-
(TiXsOffi Tt|x^ç, w; V.OÙ tàç xaOôXoy otoix^nffewç Trjç Tiap' aÙTOî; xa).0'j[xévyi:
{xaYKTtpoTrjTÔ; xe xai xaôoXixdTrjTo; àfjLSfjLTrTw; 8'.6).0eTv. Eusèbe, Hist.
Eccl., VJU, 11, 2.
(2) La date tant débattue du concile d'Illiberis (Grenade) a été avec
raison placée à celte époque par M. l'abbé Duchesne, le Concile d'El-
vire et les /lamines chrétiens, dans les Mélanges Renier, 1886,
p. 159-162.
(3) Le canon 3 du concile d'Illiberis frappe d'une peine canonique
« flamines qui non immolaverint, ?ed munus lanluin dederint, » Il
était donc à cette époque permis d'être llamine en s'abstenant de l'un
et de l'autre. Cf. les canons 4 et 55. « A la place des combats de gla-
diateurs, des courses de char et autres fêtes du même genre, le fla-
mine pouvait offrir à ses concitoyens un travail d'utilité publique, un
pont, une basilique, une réparation de route ou d'égout, faire les frais
d'un repas public, ou, plus simplement encore, distribuer une certaine
somme d'argent entre ses concitoyens. Ceux qui, après avoir trouvé
le moyen d'esquiver les sacrifices, se décidaient à donner des jeux,
cédaient à la tentation de paraître, de faire admirer leur magnificence,
de recevoir les applaudissements de la foule et les félicitations des
gens comme il faut. Le concile jugea qu'un chrétien avait quelque
chose de mieux à faire, et que, du moment où on lui permettait
d'exercer le flaminat, il dj&vait au moins consacrer à des travaux
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 61
regard des habitants d'une même ville, jaloux de
leurs coutumes et de leurs pompes locales (1), pou-
vaient entraîner quelque concession apparente aux
usages idolâtriques : il était difficile aux flamines de
ne pas porter au moins la couronne des prêtres, in-
signe de leurs fonctions (2), aux duumvirs de ne pas
veiller à l'entretien des temples et des théâtres (3) :
l'Église les toléra néanmoins, en leur imposant de
légères pénitences (4). Mais dans certaines cités, sur-
tout en Orient, cette indulgence ne fut pas nécessaire.
Soit que la masse de la population y professât déjà le
christianisme, soit que le gouverneur de la province
fût lui-même chrétien, ou au moins très tolérant, on
vit les charges municipales de plusieurs villes gérées
par des fidèles, sans aucun compromis entre leurs
fonctions et leur foi. Une ville de Phrygie avait tous
ses magistrats chrétiens, le logiste, le stratège, les
membres de la curie (5). En Thrace, un des décurions
utiles l'argent que la coutume l'obligeait à dépenser. » Duchesne,
l. c, p. 171.
(1) Le canon 57 montre des chrétiens prêtant par faiblesse ou par
entraînement leurs vêtements pour servir aux processions païennes.
(2) Canon 55. Sur les magistrats stéphanophores, voir Edmond Le
Blant, les Actes des martyrs, § 112, p. 263-265.
(3) Héfélé, Histoire des conciles, trad. Delarc, t. I, p. 158.
(4) Les flamines qui ont porté des couronnes sont privés de la com-
munion pendant deux ans (canon 55); aux duumvirs il est défendu
d'entrer dans l'église pendant l'année de leur charge (canon 56). « En
se bornant à cette défense, le synode fit preuve d'une grande modéra-
tion et de sages égards. La défense absolue d'exercer ces fonctions
aurait livré aux mains des païens les charges les plus importantes des
villes. » Héfélé, l. c.
(5) AoY'^TTr.ç Te auto; xaî ffTpatyiYo; aùv toT; èv TeXei Ttôton. Eusèbe,
62
LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
d'Héraclée put même être diacre sans cesser de
siéger dans rassemblée municipale et d'entretenir
des rapports amicaux avec les bureaux du gouver-
neur (1).
Telle était, dit Eusèbe, « la grande bienveillance
que les souverains montraient alors à notre reli-
gion (2). » Cette bienveillance fut naturellement imi-
tée par les officiers publics, surtout dans les régions
où résidait l'empereur. Eusèbe, témoin oculaire, note
« les égards, le respect, les grands honneurs accor-
dés à l'évêque de chaque Église par tous les magis-
trats et les gouverneurs (3). » Depuis longtemps déjà
les évéques avaient été, par la force des choses, tirés
de l'obscurité et de la retraite, pour prendre rang
parmi les personnages principaux des cités. On se
souvient de Gallien reconnaissant leur diernité et leur
adressant nominativement des rescrits (4). On n'a pas
oublié la grande place occupée par Paul de Samosate
dans une cité aussi considérable qu'Antioche (5). En
Espagne, des évéques comme saint Fructueux avaient
Hist. Eccl., VIII, 11,1. — Le lo-^invr,: équivaut au curaior civitatis,
le <TTpaTTiYà; à l'irénarque; voir Marquardt, Rômische Staatsverwal-
tung, t. I, p. 85, 162, 213, 228.
(1) Passio S. Philippi, 7, 10; dans Ruinart, p. 447, 450.
(2) KaTà 7coX).r,v, yiv à'zécoiW* ^^îpî '& tôyiia, çiÀiav. Eusèbe, Hist.
Eccl., VIII, 1, 12.
(3) 0:a; tî xai to'j; xa6' éxc£(7T7)v £y.y.).r,i7{av âoyovTa; r.r^ îrâdiv èTTi-
Tponoi; y.aî rjefJLOffiv à.T.ooo'/r^i f,v ôpàv àÇioufiivoviç. Ibid., 1, 5.
(4) Les Dernières Persécutions du troisièine siècle ^ 2« éd.,
p. 172,
(5) Ibid., p. 216.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 63
gagné naguère raffection des païens (1). Maintenant,
les hommages officiels consacraient la situation ac-
quise, et les gentils eux-mêmes s'accoutumaient à
regarder avec respect des hommes auxquels les ma-
gistrats rendaient honneur.
Les évêques se hâtèrent de mettre à profit ce mo-
ment favorable. Se croyant sûrs de l'avenir temporel
de leurs communautés, voyant leurs ressources ac-
crues, leurs entreprises protégées, ils voulurent don-
ner au culte chrétien la splendeur qui lui manquait
encore. Une soudaine émulation s'empara d'eux,
comparant aux beaux temples du paganisme les
humbles édifices, cachés souvent dans les faubourgs,
dont s'étaient jusqu'à ce jour contentés les chrétiens.
Il fallait d'ailleurs préparer des abris plus spacieux à
leur multitude, chaque jour croissante à la faveur de
la paix (2), et que les anciennes églises ne suffisaient
plus à contenir (3). Aussi vit-on non seulement celles-
ci embellies et agrandies, mais de nombreux et vastes
édifices chrétiens, « neufs depuis les fondations, »
s'élever « dans toutes les villes » et prendre place
parmi leurs monuments (4). A Nicomédie, l'église
(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 103.
(2) Ta; [xvipiàvSpoyç èx&iva; èiriauvaywYà; xal xà Tzlrfir, twv xaxà uà^av
TCÔXtv à0poi(T|xàT(ov, Ta; tî èuiffrjjxoy; èv toi; 7ipo(7£"jxxr,p:'ot; (7'jvopo(ià;.
Eusèbe, Hist. EccL, VIII, l, 5.
(3) '^Qv ÔY) svexa {JLr)ôa(Aw; Iti toT; 7ia),aioî; 0'.xooo{x-/-|aa(Jtv àpxoO[JLîvoi.
Ibid.
(4) Eùpsîa; ei; TtXaTo; àvà Tiàffa; Ta; îroXet; ex Osp-eXicov àviaxtov èxx>.r<
ffia;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 5.
64 LKS CHRÉTIENS SOUS DlOCLETiEN ET MAXIMIEN.
principale, fort haute (1), fut construile sur une
colline, en vue du palais impérial. Une des églises de
Carthage, la basilica novorum, dont nous parlerons
plus tard en racontant la persécution, fut probable-
ment aussi bâtie à cette époque (2). Au même temps
remonte le canon du concile d'illiberis prohibant
dans les églises les peintures « de tout ce qui est ho-
noré et adoré (3); » discipline rigoureuse et tout
exceptionnelle , qui s'explique apparemment par des
circonstances locales, mais fait supposer qu'en Es-
pagne comme ailleurs on renouvelait alors et on dé-
corait les édifices sacrés. Il semble qu'on ressentit
une fièvre de construction religieuse égale à celle qui
agita certaines années du moyen âge, et que l'on ait
pu dire dès lors, comme fera sept siècles plus tard un
chroniqueur, que « le monde se revêtait de la blan-
che robe des églises. »
Ce mouvement se fit sentir à Rome comme dans le
reste de l'Empire (4). Il n'est pas douteux que, parmi
les églises titulaires qu'on y comptait au cinquième
siècle, beaucoup n'aient été fondées avant la dernière
(1) « Fanura illud editissimura. » Laclance, De mort, persec, 12.
(2) Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 13. L'emploi du mot
basilica pour désigner les églises construites sous Dioclétien est assez
fréquent en Afrique (saint Optât de Milève, De schism. donat., III, 1;
Gesta purg. Felicis; Gesta purg. Cxciliani), mais paraît spécial à ce
pays. Les autres écrivains contemporains de Dioclétien, Lactance,
Arnobe, Eusèbe, se servent seulement des mots ecclesix, conveniicula,
oïxouç 7rpo(T£uy.TYjpi(ov, eOxTripîouç. Voir De Rossi, Roma sotterranea,
t. III, p. 461.
(3) Canon 36.
(4) De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 202.
LES EGLISES, LE NEO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. G5
persécution (1). Probablement les plus anciennes fu-
rent agrandies ou même reconstruites pendant la
paix dont jouirent les fidèles après les orages qui, à
Rome, les avaient agités au débat du règne de Dio-
clétien. Cependant, en cette capitale où le paganisme
étalait ses pompes officielles, où ses grands sacerdoces
avaient leur siège, où l'aristocratie lui restait presque
entière attachée par intérêt et par politique autant
que par conviction, le chef de l'Église, malgré sa su-
prématie reconnue de la puissance publique elle-
même (2), ne pouvait entretenir avec les sénateurs et
les consuls des rapports analogues à ceux qui s'étaient
noués entre les autres évêques et les fonctionnaires
des villes de province (3). Aussi l'expansion exté-
rieure et pour ainsi dire monumentale du christia-
nisme paraît-elle s'être faite à Rome avec moins
d'assurance qu'ailleurs. Au lieu qu'en Orient Eusèbe
montre les nouveaux sanctuaires chrétiens s'élevant
au centre même des villes (4), à Rome presque toutes
les églises titulaires occupent une zone relativement
excentrique (5). La partie centrale, le cœur de la
ville, où se trouvaient le Capitole, le Palatin, la Voie
(1) Duchesne, IVotes sur la topographie de Rome au moy en âgc^
H, p. 31-32 (extrait des Mélanges cV archéologie et d'/iù^oire publiés
par l'École française de Rome, t. VIT, 1887).
(2) Eusèbe, Hist. EccL, VH, 30, 19. Cf. les Dernières Persécutions
du troisième siècle, 2^ éd., p. 239.
(3) Voir les réflexions de Milman, Historij of christianity, 1. 1, p. 381.
(4) 'Avà Tiiaa; Tà;TiôXsi;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 5. Remarquez
la force de la préposition àvà.
(5) Duchesne, p. 30; cf. Milman, l. c.
IV. 5
GG LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
Sacrée , les divers Forums, le (irand Cirque, ne ren-
ferme pas dans ses quatre régions (1) de « titres »
chrétiens dont on puisse placer Torigine avant la fin
des persécutions (2). Les pontifes qui gouvernèrent
successivement l'Église de Rome au temps qui nous
occupe, Gains et Marcellin, conservaient la mémoire
de la persécution partielle qui venait d'y sévir, et
croyaient peu à la durée du repos dont celle-ci avait
été suivie.
Aussi semblent-ils avoir porté surtout leur attention
sur les catacombes, où l'un d'eux avait, dit-on, cher-
ché naguère un refuge (3). Ils profitent de la sécurité
momentanément rendue aux chrétiens pour y faire de
grands travaux. La nature même de ces travaux
montre que ceux qui les ordonnèrent sentaient l'in-
stabilité de la situation présente , et craignaient une
persécution future. Avant la dernière moitié du troi-
sième siècle, les assemblées liturgiques qui avaient
lieu à certains jours dans les cimetières s'étaient sur-
tout tenues dans les salles ou petites basiliques élevées
à la surface du sol, entre les limites de l'enclos exté-
rieur (4). Après les édits seulement qui, violant le
droit commun des sépultures, interdirent sous Va-
lérien la fréquentation des cimetières chrétiens (5), les
(1) IV Templum Pacis, VIII Forum romanum, X Palatiuus,
XI Circus Maximus.
(2) Duchesne, l. c.
(3) Libei' Pontificalis, Gai us; éd. Duchesne, t. I, p. 161. Voir plus
haut, p. 7.
(4) De Rossi, Roma sotlerranea, t. III, p. 488.
(5) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2« éd., p. 52-55.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 67
fidèles s'accoutumèrent à tenir secrètement des réu-
nions dans leurs parties souterraines. L'architecture
intérieure des catacombes commença de se transfor-
mer à partir de cette époque : les chambres funé-
raires s'agrandirent, prirent la forme de salles de
réunion ou même de petites basiliques, afin de rendre
possible la célébration des saints mystères devant un
grand nombre d'assistants (1). Les dernières années
du troisième siècle furent employées à multiplier
dans les catacombes ces chapelles souterraines : les
papes semblent avoir songé dès lors au jour où non
seulement les sanctuaires extérieurs des cimetières
seraient de nouveau interdits, mais où même les égli-
ses de la ville ne pourraient plus être fréquentées. De
là , dans la partie du cimetière de Calliste qui paraît
avoir été aménagée vers cette époque par une bran-
che chrétienne de la gens Aurélia (2) , l'excavation de
vastes salles, recevant l'air et le jour par des lumi-
naires (3), communiquant souvent entre elles par
groupes de deux, trois ou même quatre (4-), et pou-
vant contenir de nombreux fidèles (5) : l'une, creu-
sée par les soins de l'archidiacre Severus, porte la
date du pontificat de 3Iarcellin, jiissiipapœ sui Mar-
(1) De Rossi, Roma soiterranca, t. III, p. 488.
(2) Ibid., p. 25-29.
(3) Sur la construction de nombreux luminaires dans les catacombes
avant le quatrième siècle, et en particulier au temps de Dioclétien,
ibid., p. 422-423.
(4) Ihid., p. 425.
(5) Ibid., p. 45, 49, 61-64, 71-73, etc.
68 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
cellini (1). Au cimetière Ostrien, sur la voie Nomen-
tane, plusieurs cryptes, garnies d'une sorte de tri-
bune où devaient être posés l'autel avec le siège du
pontife, appartiennent à cette époque (2) : une ins-
cription donne la date de 291 (3). La prévision des
papes paraît avoir été plus loin encore : redoutant que
les cimetières possédés en commun par l'Église ro-
maine fussent, dans un jour prochain, l'objet d'une
confiscation, ils paraissent avoir obtenu des possesseurs
de l'antique hypogée connu sous le nom de Priscille,
sur la voie Salaria, et demeuré propriété privée, l'au-
torisation de creuser des galeries et des chambres à
l'étage inférieur (4) : ce travail, dont on admire les
vastes proportions et la régularité extraordinaire, fut
commencé en vue de préparer un nouvel asile aux sé-
pultures des fidèles.
On voit qu'à Rome l'autorité ecclésiastique ne s'en-
dormait pas, et se tenait prête à tout événement. Ail-
leurs, il n'en était pas de même : une sécurité exagérée
avait pénétré les âmes, et, comme il arriva plusieurs
fois dans les premiers siècles (5), amolli les courages.
Une messe latine contient une prière qui porte en elle
sa date, et appartient à ces époques incertaines où le
(1) De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 4G et pi. V, 3.
(2) Ibid., p. 487-488.
(3) De Rossi, Inscriptiones christianx wbis Romx, n" 18, 1. 1, p. 25.
(4) De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 203.
(5) Voir les plaintes d'Origène et de saint Cyprien, à la veille de la
persécution de Dèce, Histoire des persécutions pendant la première
moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 261-263.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 09
christianisme naissant flottait, pour ainsi dire, entre
la paix et la persécution; avant la récitation des di-
ptyques renfermant les noms des martyrs, des confes-
seurs, des fidèles défunts, le prêtre demande à Dieu,
« si le repos sourit, de continuer à le servir, si la ten-
tation survient, de ne pas le renier, » si quies adridat,
te colère^ si temptatio ingruat, non negare (1). Beau-
coup d'Églises avaient oublié l'un et l'autre péril : se
croyant assurées contre le retour de la tempête, elles
s'abandonnaient aux douceurs de la paix, sans songer
qu'il y a plusieurs manières de renier Dieu, et que
dans la paix comme dans la tempête on lui peut de-
venir infidèle. Plusieurs canons du concile d'Uliberis
montrent les abus qui, même en Occident, s'introdui-
saient dans les mœurs et la discipline. On y voit non
seulement les vices que la morale chrétienne eut à ré-
primer dans tous les temps , mais encore les désordres
particuliers aux époques de prospérité. Les mariages
entre chrétiens et infidèles (2), les divorces (3), la
cruauté envers les esclaves (k) , la possession d'esclaves
de luxe et de plaisir (5), l'usure (6) , la délation (7), la
(1) Mone, Lateinische und griechische Messen, Francfort, 1850,
p. 22; cf. De Rossi, Bullettino cil archeologia cristiana, 1875, p. 21
Roma sotterranea, t. III, p. 489.
(2) Canons 15-17.
(3) Canons 8-10.
(4) Canon 5.
(5) Canon 67.
(6) Canon 20.
(7) Canon 73.
70 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLKTIEN ET MAXIMIEN.
diffamation publique (1), la négligence des offices
chrétiens (2), la fréquentation des cérémonies païen-
nes (3) , les jeux de hasard (4), les sortilèges (5) , sont
reprochés au peuple et frappés de peines canoniques;
de plus, nous apprenons du concile que des vierges
consacrées à Dieu oubliaient leurs engagements (6),
que des évêques, des prêtres et des diacres menaient
une vie scandaleuse (7) , ou abandonnaient leurs
églises pour fréquenter les marchés et faire le né-
goce (8), que des clercs prêtaient à intérêt (9). Sans
doute , de ce que des fautes sont énumérées et punies
par les canons, il serait téméraire de conclure qu'elles
étaient communes à tous , et autre chose que des ex-
ceptions (10) ; cependant le soin avec lequel elles sont
(1) Canon 52; ce canon défend d'afficher des libelles difFamatoires
dans les églises, et prouve encore l'existence d'édifices spécialement
consacrés au culte.
(2) Canons 21, 45.
(3) Canons 57, 59.
(4) Canon 79.
(5) Canon G.
(6) Canon 13.
(7) Canon 18.
(8) Canon 19. Déjà, au milieu du troisième siècle, saint Cyprien
condamnait cet abus, De lapsis, 5, 6. Voir Histoire des persécutions
pendant la première moitié du troisième siècle, 2® éd., p. 263.
(9) Canon 20.
(10) On me saura gré de reproduire ici de justes observations de
M. l'abbé Duchesne : « Si nous trouvons dans le concile une énuméra-
tion si complète et si précise des fautes qui affligeaient la société
chrétienne à la fin du troisième siècle, nous y trouvons aussi une
sévérité de répression bien propre à nous donner une haute idée de
l'idéal moral représenté par les prélats de ce temps et réalisé en
somme dans leurs Églises. On n'aurait pas été si dur envers les pé-
cheurs s'ils avaient été bien nombreux, s'ils avaient trouvé quelque
LES ÉGLISES, LE NEO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 71
ici notées montre que ces exceptions se produisaient
quelquefois, et que les évêques réunis à Illiberis de
tous les points de rEspag'ne(l) sentaient la nécessité
de guérir des maux qui menaçaient de s'étendre à
leurs Églises, grâce au relâchement universel produit
par la paix.
Nous n'avons point pour l'Orient de documents aussi
précis : mais plusieurs phrases d'Eusèbe, malheureu-
sement trop oratoires , nous font connaître la situation
des chrétiens dans ces contrées où leur sécurité parais-
sait encore plus grande. Même en taxant de quelque
exagération (2) les paroles d'un contemporain plus
frappé, comme il arrive souvent, du mal que du bien,
phis empressé à condamner les fautes de ceux qui
manquaient à leurs devoirs qu'à rappeler les vertus
de tant d'autres qui demeuraient fidèles, on doit
avouer que beaucoup d'Églises d'Orient étaient en
décadence. « La hberté dont elles jouissaient avait fait
tomber leurs membres dans la négligence et la mol-
lesse. De là étaient sorties les rivalités , les guerres in-
testines, où les paroles blessent comme des armes. On
avait vu les évêques s'élever contre les évêques, les
peuples contre les peuples... Sourds aux avertisse-
ments de la justice divine , les chrétiens semblaient
croire avec les impies que les choses humaines vont
appui dans l'opinion et la coutume. » Bulletin critique, 1885, p. 335.
(1) Au nombre de dix-neuf; Héfélé, Histoire des conciles, trad. De-
larc, t. I, p. 131.
(2) « Perhaps with something of the exaggeralion of religions humi-
liation, » dit Milman, History of christianity, t. I, p. 379.
72 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.
au hasard, sans providence qui les conduise; aussi
multipliaient-ils tous les jours leurs crimes : les pas-
teurs, méprisant les règles de la religion, se déchi-
raient mutuellement : chacun voulait le pouvoir, pour
en faire une tyrannie (1). » Eusèbe laisse dans l'ombre
les désordres moraux , soit que les Églises d'Orient en
eussent été heureusement préservées (2) , soit que les
divisions qui y régnaient et surtout les rivalités des
chefs lui parussent le trait principal du triste tableau
offert par ces Églises aux regards des chrétiens et des
païens (3).
Les païens intelligents observaient avec soin ces
défaillances, et s'efforçaient d'en profiter pour at-
tirer les chrétiens douteux. On connaît l'évolution in-
sensiblement accomplie par le polythéisme, et par-
venue à son apogée dans la seconde moitié du
troisième siècle (i). Ses forces dispersées jadis se sont
concentrées en une sorte de monothéisme solaire,
donnant satisfaction tout ensemble à la raison qui
tend chaque jour davantage vers l'unité divine, et aux
(1) Eusèbe, Hist. Eccl, VIII, 1, 7, 8.
(2) « Christian charity had piobably suffered more than Christian
purity, » dit encore Milman (p. 378), dont les jugements sur cette
époque sont très remarquables.
(3) Que ce tableau soit ou non complet, le lecteur impartial recon-
naîtra l'injustice de l'appréciation de Gibbon, écrivant : « Le plus
grave des historiens ecclésiastiques, Eusèbe, avoue indirectement avoir
raconté ce qui pouvait tourner à la gloire de la religion, et supprimé
tout ce qui pouvait lui faire honte. » Décline and Fall of rom.
Emp., XVI.
{\) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 227,
236.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 73
habitudes idolAtriques, qui veulent un Dieu matériel.
Les autres divinités ne sont plus que des émanations,
des vertus ou des symboles du dieu Soleil, adoré seul
sous tant de noms difterents (1). C'est lui qui paraît
dans Apollon aux flèches lumineuses, dans Mithra,
feu purificateur (2) , dans Sérapis (3) ou dans Baal (4).
Jupiter, bien qu'assimilé parfois aux divinités so-
laires (5) , demeure cependant le dieu politique , per-
sonnification de la souveraineté : quand Dioctétien
veut entourer son pouvoir d'une auréole sacrée, il
(1) « Diversae virtutes Solis nomina diis dederunt, et omnes deos
referri ad Solem. « Macrobe, Saturn., I, 17-23.
(2) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2® éd., p. 227
et suiv.
(3) Médailles antiques avec "H).ioç SépaTciç, Sol Sarapis. H porte
comme Mithra le titre d'invictus deus [Corp. inscr. lat., t. VI, 574).
Sérapis est très souvent identifié avec Jupiter {les Dernières Persé-
cutions du troisième siècle, 2°"* éd., p. 145); mais c'est alors une sorte
de Jupiter solaire : Jovi Soli optimo maximo Sarapidi [Corp. inscr.
lat., t. 111,3). A Porto, un temple était consacré Ail 'HXttp [xsyaXt.)
Saparàûi, Jovi Soli magno Sarapadi (Visconti, Ann. delV Inst. di
corresp. arch., 1868, p. 381 ; Dessau, Bull. delV Instit., 1882, p. 152;
Gatti, Bull, delta comm. arch. comunale di Roma, 1886, p. 174).
(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2* éd., p. 232-
235; Bull, délia comm. arch. com., 1886, p. 144.
(5) Voir l'avant-dernière note. Jupiter Dolichenus, qui tire son nom
de la cité de Doliche, dans la Commagène, est proprement une divinité
solaire : il porte la couronne radiée, et est associé au taureau comme
Mithra; on lui donne le nom de Juppiter optimus Sol prxstantissi-
mus Dolichenus (Heltner, De Jove Dolicheno, Bonn, 1877, p. 5) et
son culte est souvent associé à celui de la Lune (Visconti, Bull, delta
comm. arch. com., 1875, p. 204; Marucchi, ibid., 1886, p. 134-138
et pi. V). Jupiter s'identifie aussi avec le dieu solaire phrygien Sabazius,
qui lui-même s'assimile à Mithra : I. 0. M. DEO SABADIO [ibid.,
p. 140); comme avec le Baal ou le Beelphegor de l'Écriture : 10 VI
BEELEFARO {ibid., p. 143-146).
74 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
choisit le nom de Jovius, pour faire entendre qu'il est
la tête pensante de Tenipire , dont son collègue Her-
cule sera le bras. Mais s'il est appelé à se justifier de-
vant l'armée du meurtre d'un de ses prédécesseurs,
c'est un dieu « plus certain (1), » le Soleil, qu'il prend
à témoin (2); et, plus tard, avant de se décider à
proscrire les chrétiens, il ira consulter un oracle
d'Apollon. Même pendant les années de paix qui pré-
cédèrent cette résolution suprême, les chrétiens furent
plus d'une fois sollicités d'adhérer à leur tour au
culte nouveau, qui absorbait et résumait tous les au-
tres. Déjà, de telles avances avaient été repoussées
par l'inébranlable foi de TÉglise (3) ; mais le moment
paraissait favorable pour les renouveler. A en croire
les polémistes païens, la transition était ménagée d'a-
vance par l'enseignement chrétien lui-même. Jésus
n'est-il pas appelé la lumière du monde? le soleil de
justice? Dieu n'a-t-il pas, selon les Écritures, placé
son tabernacle dans le soleil? Un hérésiarque de la
fin du second siècle, Hermogène, avait appliqué ce
texte au Christ, et prétendu que le corps ressuscité du
Sauveur habitait le soleil (4) : peut-être en souvenir
de cette traduction grossière d'une poétique méta-
phore , dès le temps de TertuUien on imputait aux
(1) « Deus certus Sol. » Expression d'Aurélien; Vopiscus, ^4?^-
rel., 14.
(2) Vopiscus, Numer., 13.
(3) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 236-
237.
(4) Cité par Pantène, dans Routh, Reliquix sacrx, t. I, p. 339.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 75
chrétiens d'adorer l'astre radieux (1). Que leur res-
tait-il à faire, sinon de prendre à la lettre les paroles
des prophètes, des évangélistes et du Sauveur lui-
même, et, sans abjurer le dogme de l'unité divine,
sans renoncer même aux formes particulières de leur
culte , d'entrer dans le concert que formaient mainte-
nant toutes les religions antiques? Cet appel venait
bien en son temps, alors que beaucoup d'Églises
étaient envahies par l'esprit du monde , tandis que la
religion païenne s'expliquait dans un sens chaque
jour plus spiritualiste et plus raisonnable. Ses dé-
fenseurs, ou plutôt ses réformateurs, s'appliquaient à
écarter d'elle tout reproche d'idolâtrie. A les en croire,
les statues des dieux n'eurent jamais d'autre objet
que de perpétuer leur souvenir et de les rendre pré-
sents à la pensée des adorateurs (2) ; même les mythes
les plus obscènes et les plus révoltantes pratiques pre-
naient une haute signification religieuse ou mo-
rale (3) ; les sacrifices étaient simplement le symbole
de l'amour et de la reconnaissance des hommes envers
l'Être suprême dont ils ont reçu tous les biens {k).
« Les chrétiens, disaient ces avocats du paganisme^
imitent nos temples , puisqu'ils construisent de grands
(1) Tertullien, ApoL, 16.
(2) Cité par Macarius Magnés ; voir Dictionary of Christian hio-
graphy, t. III, p. 769.
(3) Sur le mythe d'Atys et la mutilation des prêtres de Cybèle, voir
Porphyre, dans Eusèbe, Prœpar. evang., III, 11, et saint Augustin,
De civ. Dei, VII, 25. Sur le culte de Vénus, de P riape , et même un
culte plus obscène encore, voir Jamblique, Hepi Muaxv^ptwv, I, 11.
(4) Macarius Magnés, l. c.
76 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
édifices pour leurs assemblées religieuses, quoiqu'ils
puissent prier Dieu dans leurs maisons, car Dieu sans
doute écoute partout les prières (1). » Entre le culte
païen, dont au prix de bien des contradictions on
épurait ainsi la théorie, et le culte chrétien qui ri-
valisait maintenant de splendeur avec lui, n'y avait-il
donc pas de conciliation possible? Des églises comme
des temples, l'encens et les prières ne pourraient-ils
pas s'élever vers un même Être suprême , le Dieu vi-
sible, la lumière dont les rayons éclairent tout homme
qui vient en ce monde?
Ces raisonnements reposaient sur une équivoque :
rien, dans le fond, ne se ressemblait moins que le Dieu
du syncrétisme païen, informe conciliation de tous les
systèmes , depuis les grossières religions de la nature
jusqu'au spiritualisme le plus raffiné , et le Dieu uni-
que, vivant, personnel, distinct du monde qu'il a
créé, le Dieu jaloux de la Bible et de l'Évangile. Mais
quelques ignorants, mal défendus par des mœurs re-
lâchées et une discipline affaiblie, purent se laisser
prendre à de séduisants sophismes : on dit même que
des esprits d'une trempe plus ferme passèrent, vers
ce temps, de l'Église au paganisme. Tels sont Théo-
tecne et, si l'on en croit certains témoignages, Hié-
roclès, qui figureront parmi les fauteurs les plus
intelligents et les plus cruels de la persécution de
Dioclétien.
Tous deux adoptèrent les doctrines néoplatonicien-
(1) Macarius Magnés, l. c.
LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 77
nés, qui depuis Porphyre se posaient de plus en plus
en rivales du christianisme. Il est difficile de saisir dans
son essence cette mobile philosophie : elle se modifie
selon ses interprètes, paraissant avec Porphyre une
libre pensée presque aussi éloignée du néo-paganisme
que de la religion chrétienne, redevenant païenne
avec Jamblique par la théurgie et la divination , plus
tard s'attachant avec Julien à la dévotion officielle et
au culte solaire. Mais tous les Alexandrins de la fin du
troisième siècle et du commencement du quatrième
ont un sentiment commun, la haine du christianisme.
Porphyre, si près quelquefois de l'Évangile par la pu-
reté de sa morale et la sublimité de ses aspirations re-
ligieuses (1), est acharné à en poursuivre les secta-
teurs. Entre 290 et 300, il composa un ouvrage en
quinze livres contre les chrétiens (2). On ne saurait,
avec quelque vraisemblance, faire de lui aussi un
transfuge du christianisme , comme Font essayé quel-
ques écrivains (3) : mais peut-être des circonstances
domestiques autant qu'une rivalité de philosophe le
tournèrent-elles contre l'Église. Un passage de la lettre
à sa femme Marcella insinue que les concitoyens de
celle-ci essayaient de la détacher des doctrines de son
mari (4), comme pour l'attirer à l'Évangile (5). Quoi
(1) Voir surtout le traité de l'Abstinence et la lettre à Marcella.
(2) Ka-rà XpiaTiavwv >.6yoi. Eusèbe, Hist. EccL, VI, 19; saint Augus-
tin, Retract., II, 13; saint Jérôme, De viris illustr., 81.
(3) Socrale, Hist. Eccl. , III, 19.
(4) Ad Marcellam, 1, 3, 5. Porphyre prétend même avoir été par
eux menacé de mort.
(5) Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. II, p. 98-100.
78 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
qu'il en soit, les livres de Porphyre contre les chré-
tiens, dont beaucoup de passages ont été conservés
par les écrivains du quatrième siècle, montrent qu'il
avait étudié avec le plus grand soin l'Ancien et le Nou-
veau Testament. Comme Celse, il annonce une partie
des objections que l'irréligion moderne croit avoir
inventées, x^ais par plus d'un trait il diffère de Celse.
Celui-ci, tout à la raillerie et à l'invective, est le Vol-
taire du paganisme : Porphyre en serait plutôt le
Renan. Il reconnaît la beauté morale, la sainteté de
Jésus, et cite des oracles qui le proclamaient un
grand homme de bien, un sage, un immortel (1).
Mais c'est pour taxer de folie les disciples qui ado-
rent comme un Dieu leur maître né d'une femme et
mort sur une croix (2). Sa critique paraît d'hier : il
affirme que les prophéties de Daniel ont été écrites
après coup, puisque l'événement les montre accom-
plies (3). Très habilement surtout il bat en brèche le
système d'interprétation allégorique des livres saints,
appliqué avec excès par Origène (4), et, après avoir
ramené tout à la lettre, il soumet celle-ci à un minu-
tieux examen. Le Nouveau Testament est particulière-
ment passé au crible. Comme fera Strauss, il s'efforce
(1) Eusèbe, Demonsir. evang., III, 6; saint Augustin, De civ.
Dei, XIX, 23; De consensu evangeh, I, 7, 15.
(2) Saint Augustin, De civ. Dei, X, 28.
(3) Saint Jérôme, Prolog, in Daniel. C'est par des arguments ana-
logues que M. Havet essaie de démontrer ce qu'il appelle « la moder-
nité des prophètes. » Bévue des Deux-Mondes^ 1<^' et 15 août 1889.
(4) Eusèbe, Hist. Ecch, VI, 19.
LES EGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 79
d'y montrer des contradictions, des inexactitudes, des
invraisemJ3lances (1). S 'élevant parfois à des vues
plus hardies, il devance l'école de Tubingue en met-
tant en lumière le prétendu antagonisme de saint
Pierre et de saint Paul (2). Par le souvenir de la for-
tune qu'ont eue de nos jours cette recherche des an-
tinomies ou ces hautaines affirmations, accompagnées
parfois d'hommages attendris à la personne de Jésus
séparé de ses disciples et de son œuvre, on se rendra
compte de l'effet que les quinze livres de Porphyre
durent produire sur l'opinion des contemporains (3).
Pour le dissiper, les vrais fondateurs de l'exégèse
chrétienne n'auront pas trop de tout un siècle.
Porphyre ne demeura pas sans imitateurs. Dès leur
apparition , ses livres firent école : toute une littéra-
ture antichrétienne s'en inspira. Porphyre, du moins,
(1) Saint Jérôme, Ep. 57; 123; Comm. in Matth., I, 9; Quxst.
hehr. in Gènes., I, 10; Dialog. contra Pelag., II; peut-être Maca-
rius Magnés, II, 12; III, 4, 6.
(2) Saint Jérôme, Ep. 112; Comm. iii Isalam, LIV, 12; Prolog,
comm. in Ep. ad Galat.; saint Augustin, Ep. 82.
(3) On n'en a pas de témoignage direct; mais on sait par saint Cyrille
d'Alexandrie que les livres publiés un demi-siècle plus tard contre le
christianisme par l'empereur Julien, et contenant des arguments ana-
logues à ceux de Porphyre, « ébranlèrent un grand nombre et firent
beaucoup de mal à la foi, » Saint Cyrille, Contra Julianum^ preef.
On peut conjecturer, d'ailleurs, la gravité du péril par le nombre
des réfutations de Porphyre; Lucius Dexler en compte trente : les
plus célèbres sont celles d'Eusèbe de Césarée, de Méthode de Patare,
d'Apollinaire de Laodicée; Diodore de Tarse attaque Porphyre en
même temps que Platon et Aristote dans son livre contre les fatalis-
tes; l'historien ecclésiastique Philoslorge mentionne (X, 10) un livre
de lui-même, aujourd'hui perdu, contre Porphyre.
80 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.
avait écrit avant la persécution, et jamais n'appela
contre ses adversaires les rigueurs de la puissance
publique. D'autres seront moins généreux : nous as-
sisterons au répugnant spectacle d'écrivains officiels
insultant par la plume les chrétiens au moment de les
poursuivre comme magistrats. Mais avant de raconter
Teffort suprême de l'Empire contre l'Église, et la part
qu'y prirent les sophistes, il nous reste à exposer les
réformes politiques et administratives de Dioclétien .
qui auront une grande influence sur les vicissitudes
locales de la prochaine persécution.
CHAPITRE DEUXIEME
l'Établissement de la tétrarchie et la persécution
DANS l'armée (292-302).
I. L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. — Conféreiice des deux Augustes à
Milan. — Ils décident de s'adjoindre deux Césars. — Conséquences politi-
ques et religieuses de cette décision. — Élection de Constance Clilore et
de Maximien Galère. — Nouveau partage de l'Empire. — Vices et fana-
tisme païen de Galère. — Douceur et tolérance de Constance. — Activité
guerrière des quatre empereurs. — Activité législative :édit sur les ma-
riages, — édit contre les Manichéens. — Souffrances du peuple. — Édit
de maximum. — Réorganisation administrative. — II. La persécution
DANS l'armée. — Grand nombre des soldats chrétiens. — Répugnance de
quelques chrétiens d'Afrique pour le service militaire. — Influence sur
eux des idées montanistes. — Levée de troupes en Afrique. — Le cons-
crit Maximilien refuse de servir. — Il est condamné à mort. — Pour
quel motif il mérite le litre de martyr. — Commencement des vexations
contre les soldats ctiréliens. — On leur donne le choix entre un congé
ignominieux et l'apostasie. — Quelques-uns sont mis à mort. — Soldats
martyrisés après l'expédition de Galère contre les Perses. — Veturius
chargé de l'épuration de l'armée dans les États de Galère. — Soldats
martyrs en Mésie : Pasicrate et Valention. — Le vétéran Jules. — Nican-
dre et Marcien. — La persécution dans les États d'Hercule : soldats mar-
tyrisés à Rome. — Les quatre cornicularii. — Saint Sébastien. — Autres
martyrs militaires en Italie. — Le centurion 3Iarcel à Tanger. — Le gref-
fier militaire Cassien. — Emeterius et Chelidonius en Tarraconaise. —
Dioclétien se décide tardivement à molester les soldats chrétiens d'Asie.
— Il les met en demeure de quitter l'armée ou de sacrifier. — Mais il
s'abstient encore de verser le sang.
L'établissement de la tétrarchie.
Les deux Augustes n'étaient point parvenus à paci-
fier l'Empire. Malgré la prudence politique de Dioclé-
IV. 6
82 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE.
tien et Ténergic guerrière de Maximien Hercule,
toutes les frontières restaient menacées, tandis qu'au
dedans des ambitieux se soulevaient. Carausius tenait
toujours la Bretagne ; les Perses s'avançaient à l'Orient;
les Quinquegentans , que nous avons déjà vus en mou-
vement sous Yalérien(l), de nouveau s'agitaient aux
confins de la Numidie et de la Mauritanie (2). On dit
qu'à la faveur de ces troubles un usurpateur avait
pris la pourpre en Afrique. La turbulente Egypte , qui
allait, elle aussi, se donner un empereur, remuait
peut-être déjà. La Syrie venait d'être pillée par les
Sarrasins. Enfin, les peuples barbares, comme pris de
vertige , se heurtaient les uns contre les autres dans le
vaste champ clos borné par le Danube et le Rhin (3) :
agitation toujours périlleuse pour le monde romain,
dont les frontières s'ouvraient presque fatalement
sous la pression des masses germaniques. Inquiet,
Dioclétien, après avoir longuement visité les pro-
vinces danubiennes (4), donna, à la fin de 290 ou
au commencement de 291, rendez-vous à son collègue
dans Milan. Il avait conçu un plan de réorganisation
(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 153.
(2) Eusèbe, Chron.; Aurelius Victor, De Cœs., 39, 22, 39. Tillemont
{Histoire des Empereurs, t. IV, p. 20) dit des Quinquegentans qu'on
« n'en parle pas hors de ce temps-ci, » ce qui est inexact; voir la note
précédente. Cf. Mullendorf, Appendice au Mémoire sur les provin-
ces romaines de Mommsen, trad. Picot, p. 61.
(3) « Ruunt omnes in sanguinem suum populi. » Paneg. vet.f
111,16.
(4) Et peut-être remporté alors une Tictoire sur les Sarmates dont
parlent les panégyristes.
LETABLISSêMENT de la TETRARCniE. 83
de l'Empire , qui ne pouvait s'exécuter que par rac-
cord des deux Augustes.
Ce plan consistait à partager eitectivement les con-
trées soumises à la domination romaine. La division
établie naguère entre Dioclétien et Maximien Hercule
l'avait été par la force des choses plutôt qu'en vertu
d'une convention formelle : Dioclétien s'était chargé
de garder l'Orient, Maximien de défendre l'Occident,
comme, vingt-cinq années auparavant, Valérien et
Gallien, ou, plus récemment, Numérien et Carinus.
Aujourd'hui, c'était d'un partage véritable qu'il s'a-
gissait. Cependant, même partagé, l'Empire serait
encore trop vaste. Si bon général qu'il fût, Hercule ne
pouvait être à la fois au nord et au midi, guerroyer
tout ensemble contre les Francs et contre les Kabyles.
Dioclétien , de son côté , n'eût pu sans cesse passer et
repasser les Dardanelles, pour courir au Danube si les
Goths remuaient, à TEuphrate si c'étaient les Perses.
Le plan de Dioclétien se complétait donc en subor-
donnant à chacun des Augustes un César investi pa-
reillement d'un gouvernement territorial, mais cepen-
dant maintenu dans la dépendance de l'Auguste, qui
exercerait sur lui et sur ses États une sorte de suzerai-
neté. Les deux empereurs, dont l'accord, depuis le
commencement de leur règne simultané, avait été
inaltérable, convinrent aisément de ce régime nou-
veau, et s'entendirent sur le choix des personnes. Si
ces questions furent agitées par eux, comme je le
suppose, dans l'entrevue de Milan, ils ajournèrent à
une année la proclamation des Césars.
84 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRAHCIIIE.
Un tel projet valait bien, en ciTct, qu'entre la ré-
solution et l'exécution on prît le temps de mûrir les
détails et de prévoir les conséquences. Ce n'était rien
moins que la ruine de l'ancienne constitution. L'in-
novation la plus grande ne consistait pas dans le
partage des États : comme les Césars devaient être
inférieurs aux Augustes, et qu'entre ceux-ci mêmes il
existait une hiérarchie , Dioctétien demeurant incon-
testablement le premier, l'unité romaine restait pré-
servée dans son lond. Mais son symbole idéal et son
centre matériel allait être frappé de déchéance. Rome
verrait d'autres capitales, sièges d'une administration
et d'une cour, usurper la réalité du pouvoir, tandis
qu'elle-même ne serait plus qu'une ombre antique et
glorieuse, magni noniinis iimbra. Déjà Dioctétien,
constructeur infatigable , avait fait de sa résidence
habituelle , Nicomédie , une rivale de la ville éternelle
par la grandeur et la beauté des édifices (1). Un coup
plus sensible encore menaçait Rome. Dans la pensée
des réformateurs, les Césars tiendraient des seuls Au-
gustes leur titre et leur pourpre : le sénat ne serait
appelé à intervenir ni dans le choix, ni même dans
sa ratification. Et comme les Césars, par l'adoption,
devenaient chacun l'héritier désigné de l'Auguste qui
l'avait créé, le sénat n'aurait de rôle à aucune époque
dans la transmission de la puissance souveraine , ha-
bilement soustraite à tous les hasards de l'élection,
aussi bien au choix raisonné des sénateurs qu'à l'accla-
(1) Lactance, De mort, pers., 7.
LÉTABLISSEMENT DE LA TETIURCHIE. 85
mation tumultueuse des soldats. Ainsi le génie poli-
tique de Dioclétien allait mettre fin à l'une des prin-
cipales causes de faiblesse de l'Empire, l'incertitude de
la succession impériale ; mais en même temps il met-
trait fin à Tune des dernières majestés romaines, celle
du sénat : ce grand corps ne serait tout à l'heure que
le plus solennel et le plus aristocratique des conseils
municipaux , et Rome que la première des villes de
province.
Si Dioclétien, au lieu de regarder encore l'Église
chrétienne d'un œil favorable, avait déjà nourri la
secrète pensée d'une persécution future, il se serait
probablement aperçu d'une autre conséquence des
réformes projetées : la différence que le partage de
la souveraineté apportera, selon les lieux, dans l'exer-
cice des édits qui pourront être rendus pour cause
de religion. Lors des grandes persécutions du troi-
sième siècle, sousDèce ou sousValérien, la guerre dé-
clarée à l'Église par la puissance séculière avait
éclaté dans toutes les provinces à la fois : quelques
différences paraissaient dans la pratique , selon le
tempérament des peuples ou le caractère des magis-
trats (1) ; mais la volonté impériale était partout obéie,
parce que les provinces ne reconnaissaient toutes qu'un
même maître. Au contraire, alors que, sous Gallien,
la souveraineté se trouva, de fait, quelque temps
partagée, on vit l'Église en paix dans les États sou-
(1) Histoire des persécutions pendant la première moitié du
troisième siècle, 2« éd., p. 372.
86 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRAKCIIIE.
mis à l'autorité ou à l'influence de Tempereur, et ce-
pendant persécutée dans les contrées où régnait le
fanatique Macrien(l). Tout récemment encore, ne
venait-elle pas de souffrir en Occident sous Maximien
Hercule , tandis qu'elle restait en repos dans l'Orient
sous Dioclétien? Plus grande encore sera l'incertitude
de son sort, quand il y aura quatre souverains,
indépendants en fait malgré le lien théorique de
subordination qui existera entre eux, maîtres au moins
d'aggraver ou de tempérer dans leurs provinces les
édits rendus pour l'universalité de l'Empire. Le sort
des chrétiens va donc dépendre , à l'avenir, du carac-
tère des princes dans le domaine desquels ils habite-
ront, et des intérêts particuliers de chacun d'eux. On
pourra voir une partie du monde romain désolée par
la guerre religieuse , une autre partie à peine touchée
par elle; la persécution commencée s'arrêtant ici
après quelque temps , poursuivie là pendant de lon-
gues années. Telle sera une suite inévitable des ré-
formes de Dioclétien, sur laquelle certainement sa
pensée ne s'arrêta pas : mais une Providence miséri-
cordieuse semble l'avoir ménagée, afin que l'Église,
dans les persécutions futures, ne perdit pas tout son
sang à la fois, et trouvât toujours quelque lieu où
réparer ses forces.
Le l*""^ mars 292(2), le dessein étudié par les deux
(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2" éd., p. 184.
(2) Selon Tillemont , Histoire des Empereurs, t. IV, p. 21 et 603-
604 ; d'après la plupart des historiens modernes, Borghesi , Mommsen,
L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 87
Aiigiistes fut enfin mis à exécution. Maximien Ga-
lère et Constance Chlore furent élevés l'un et l'autre
à la dignité de Césars. On procéda ensuite à la ré-
partition des provinces entre les quatre souverains,
ou plutôt on annonça cette répartition , depuis long-
temps convenue sans doute. Dioclétien se réserva
rOrient, avec FÉgypte, la Libye, les lies et la Thrace;
Galère, son César, eut les provinces danubiennes,
riUyrie, la Macédoine, la Grèce et la Crète. Maxi-
mien Hercule conserva Tltalie, l'Afrique et, croyons-
nous, l'Espagne (1); le César Constance reçut la
Wilmanns, Waddington, Duruy, 293. C. Jullian, les Transformations
politiques de l'Italie sous les empereurs romains, \>. 189, s'en tient
à l'opinion de Tillemont. De Champagny, les Césars du troisième
siècle, p. 265, 269, hésite entre les deux dates.
(1) Julien {Orat. II) dit que Constance eut la Gaule, la Bretagne et
l'Espagne. Aurelius Victor (De Cxs., 39] rapporte qu'Hercule eut
l'Italie et l'Afrique, et Constance tout ce qui était au delà des Alpes,
ce qui paraît comprendre l'Espagne. Un autre argument pourrait faire
attribuer l'Espagne à Constance; on sait que la Mauritanie Tingitane
en dépendait; or un magistrat de cette province, jugeant le centurion
saint Marcel, le menace d'annoncer sa rébellion « aux empereurs et
au César, » imperatorihus et Ceesari (Ruinart, p. 312). Cependant
l'assertion contraire de Lactance, bien placé pour être renseigné, est
formelle; il attribue [De mort, pers., 8) l'Espagne à Hercule avec l'I-
talie et l'Afrique : cum ipsam imperii sedem teneret Italiam, suhja-
cerentque opulentissimx provincix vel Africa vel Hispania. On
verra, en effet, dans la suite, la persécution sévir en Espagne, pendant
que la seule Gaule en était préservée par l'humanité de Constance :
prxter Gallias ab Oriente ad Occasum très acerbissimx hestix sx-
viebant, dit le même Lactance, 16; il résulte implicitement de cette
phrase que l'Espagne était sous la domination d'une des très acerbis-
simx bestix, Dioclétien, Hercule et Galère. J'ajouterai que les deux
Augustes paraissent avoir, dans le partage des provinces, pris pour
règle de se réserver les deux plus grosses parts, et aux Césars les plus
88 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE.
Gaule et la Bretagne, avec Hercule pour suzerain.
Les chrétiens mêlés alors à la politique, comme
ces gouverneurs et ces magistrats dont parle Eusèbe,
purent sans doute prévoir les résultats qu'aurait
pour leur religion l'entrée des nouveaux membres
dans le collège impérial. Galère et Constance n'é-
taient pas des inconnus. Habiles généraux, l'un et
l'autre avaient été formés à la guerre sous Aurélien
et Probus (1). Pour tout le reste, rien ne différait
plus que les deux Césars. Galère, fils de paysan,
lui-même, dit-on, ancien bouvier (2) , gardait sous la
chlamyde de l'officier supérieur comme sous la
pourpre impériale la rusticité de son origine. Son
corps était d'un géant (3) , ses manières rudes et
hautaines (4) , ses goûts grossiers (5) : l'histoire le
montre cupide et cruel (7) ; le sens droit et les ta-
lents naturels qu'elle lui reconnaît restaient comme
étouffés sous une honteuse ignorance (7) : non seule-
petites; or, si l'on jette un coup d'œil sur une carte de l'Empire ro-
main, on reconnaîtra que l'Italie, l'Afrique et l'Espagne constituaient
à Hercule une part égale à celle que faisaient à Dioclétien la Thrace,
les provinces d'Asie, l'Egypte et la Libye, tandis que la Gaule et la
Bretagne avec les provinces rhénanes correspondaient pour l'étendue
aux provinces danubiennes et illyriennes, à la Macédoine, à la Grèce
et à la Crète, domaine de Galère.
(1) Yospiscus, Aurel., 44; Probus, 22; Aurelius Victor, Epitome.
(2) Aurelius Victor, De Cœs.; Epit.; Lactance, De mort., pers., 18,
19.
(3) Lactance, 9; Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 16.
(4) Lactance, 21, 22.
(5) Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 16; Anonyme de Valois, 11.
(6) Lactance, 21, 23, 31.
(7) Aurelius Victor, Epitome^ 40.
L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 89
ment il n'avait ni politesse ni lettres, mais il ne se
plaisait qu'avec ses semblables (1). Constance, Dacc
comme Galère, était de grande famille, petit-neveu
de Claude le Gothique (2). Sa santé toujours délicate,
remarquable à la pâleur de son visage (3), ne l'avait
point empêché de s'illustrer par des victoires (4);
mais les maux de la guerre , qu'il avait vus de près,
lui avaient donné de la compassion pour les misères
des peuples. C'était une nature fine, distinguée, bien-
faisante, modérée dans ses goûts, un de ces vaillants
qui aiment la paix (5). Les sentiments religieux des
deux princes étaient aussi peu semblables que leur
origine, leur caractère et leurs mœurs. Comme na-
guère Aurélien (6) , Galère gardait toutes les supers-
titions de son enfance : il les tenait d'une mère aussi
fanatique que la prêtresse de Sirmium (7), plus gros-
sière même dans sa religion, car, au lieu de Mithra,
c'étaient les divinités de ses montagnes qu'elle ado-
rait par de fréquents sacrifices suivis d'interminables
festins (8). Cette paysanne, qui conserva une grande
(1) Lactance, 22.
(2) Tilleniont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 77.
(3) D'où son surnom ô y\(ji^ô;„ le pâle; Zonare, Ann., éd. 1557,
p. 243. Ce surnom ne se rencontre pas dans les inscriptions, pas plus
que celui ^ Armentarius , le bouvier, donné à Galère.
(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2« éd., p. 242.
(5) Lactance, De mort, pers., 18; Eusèbe, De vita Const., 1, 13, 14,
\l\Hist. Eccl.,N\\\, 13;Eutrope, Brev., X, 1; Eumène, Paneg., IX,
5, 6, 10.
(6) Les Dernières Persécutions dic troisième siècle, 2« éd., p. 227.
(7) Ibid.
(8) Lactance, De mort, pers., 9 : « deorum montium cultrix. » Il
90 LETAIiLlSSEMENT DE LA TETllARCIHE.
influence sur son (ils devenu empereur, lui avait
inspiré, avec la passion de Tidolàtrie, une haine fa-
rouche du christianisme (1). Constance, au contraire,
était un de ces païens désabusés, qui essayaient de
concilier le culte national avec la morale et la raison,
et, méprisant les fables impures du polythéisme,
élevaient leur cœur vers le Dieu unique , père de tous
les hommes (2). Cette religion naturelle suffisait aux
aspirations d'une âme à laquelle les incessantes occu-
pations de la vie jnilitaire n'avaient guère laissé le
temps de la méditation et de l'étude (3) ; mais s'il se
contentait de la doctrine des philosophes, Constance
ne leur avait emprunté aucun de leurs préjugés con-
tre le christianisme : il se souvenait peut-être qu'il
comptait parmi ses ancêtres une chrétienne et une
martyre (4); peut-être aussi l'humble femme qui
avait été la compagne de sa jeunesse (5), et que l'im-
s'agit probablement ici de ces divinités propres aux peuples germani-
ques, les Fatœ,\e?, Maires ou Matronœ, les Sulevœ, les Campesires .
fées, nomes ou génies des forêts et des solitudes, dont on retrouve
fréquemment les noms sur les inscriptions des soldats d'origine bar-
bare; voir Marucchi, dans le Bullettino délia comm. arch. comunale,
1886, p. 129-132.
(1) Lactance attribue cette haine à un ressentiment contre les chré-
tiens, qui refusaient d'assister aux festins qu'elle offrait après les sa-
crifices.
(2) Eusèbe, De vita Const., I, 17; II, 49. Théophane l'appelle xpto-
Tiavoçpwv, un homme qui a des sentiments chrétiens.
(3) Aurelius Victor, De Cœs.
(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2' éd., p. 258.
(5) Sainte Hélène. Elle passe pour avoir été d'abord servante d'au-
berge, s^aôw/ana (saint Ambroise, De obitu Theod.,^2', anonyme de
Valois, 2). L'humilité de son origine l'empêcha sans doute d'être unie
L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCIIIE. 91
pitoyable politique le contraignit de répudier pour
devenir le gendre de Maximien Hercule , lui avait fait
à Constance par un autre lien que celui du concubinatus. La Chro-
nique d'Eusèbe dit que Constantin « naquit de la concubine Hélène, »
Constantinus ex concubina Helena procreatus. Le concubinatiifi
était la seule union possible entre un homme de rang élevé et une femme
qux obscuro loconata e5^(Marcien, ?L\\.Digeste, XXV, vu, 3, § 1). C'est
ce qu'indique Zozime quand il dit, avec un dédain affecté, que Cons-
tantin naquit « du commerce avec une femme ni honorable ni légiti-
mement mariée, » è; 6[jLi>>ta; yuvatxô; où (rspivri;, oxiot xarà v6[xov (7uv-
eXôouaïi;. Ici oO c-efxvyj équivaut à obscuro loco nata, oùoe xaxà v6[xov
ffuveXôouaa marque la différence entre le concubinatus et les juxiœ
nuptix. Mais s'il différait de celles-ci, le concubinatus différait plus
encore des unions illicites ou immorales. C'était, en fait et en droit, un
mariage d'ordre inférieur : obscuriori matrimonio ejus fi lius , dit
Eutrope parlant de Constantin. La loi le sanctionnait (Marcien, l. c). Il
était spécialement permis aux officiers et aux magistrats investis d'un
commandement dans les provinces (Paul, ibid., 5). L'âge légal était
le même que pour les justes noces (Ulpien, ibid., 1, § 1). Une telle
union , que distinguait seulement de celles-ci la condition sociale de
la femme, suffisait, disent les commentateurs, pour faire éviter les
peines portées contre le célibat par les lois Julia et Papia Poppea. La
concubine avait donc tout de l'épouse, sauf le titre. Môme celui-ci
lui était quelquefois donné par l'usage : les historiens parlent d'Hélène
comme de l'épouse de Constance, et considèrent sa répudiation comme
un vrai divorce : uxores quas habuerant repudiare compulsi , di-
remptis prioribus uxoribus, abjecta uxore priore , disent Eutrope
et les deux Aurelius Victor de Constance aussi bien que de Galère
{Brev., IX, 22; De Cœs., 39; Epit., 54). Une inscription de Salerne,
gravée vers 323, l'appelle DIVI CONSTANTI CASTISSIMAE CONIVGI
(Wilmanns, 1079). Ces expressions si remarquables ont même fait
supposer à des écrivains d'époque et d'esprit très différents , tels que
Tillemont [Histoire des Empereurs, t. IV, p. 613) et Mason [the
Persécution of Diocletian, p. 144), que le mariage proprement dit
avait existé entre Hélène et Constance, que Zozime l'avait nié par cet
esprit de parti dont il a donné tant de preuves, et qu'Ambroise et
d'autres Pères s'étaient égarés à sa suite. L'auteur de l'article Helena,
dans le Dictionary of Christian biography, t. II, p. 831, émet une
une autre opinion : c'est que l'union d'Hélène et de Constance aurait
été transformée en justx nuptix 'àVL moment de la naissance de Cons-
92 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRAUCHIE.
respirer déjà le parfum des vertus chrétienues (1)
mèié aux souvenirs inefïacables d'un premier amour.
Constance devait donc, selon toutes les probabilités,
être pour la paix religieuse un appui , et la maintenir
au moisis dans ses États; les chrétiens prévoyants
pouvaient, au contraire, deviner en Galère un per-
sécuteur. En apparence, rien n'était changé, à ce
point de vue , dans le collège impérial : l'intolérance
païenne y avait toujours eu pour champion Hercule,
mais depuis longtemps la liberté des consciences y
comptait Dioctétien pour partisan convaincu : un Cé-
sar fanatique et un César tolérant se joignaient à eux,
sans altérer la balance des deux politiques. Mais qui-
conque connaissait le caractère de Dioctétien, facile à
intimider (2), celui de Galère, entreprenant et auda-
tantin, en 274, afin de légitimer celui-ci, qu'Eusèbe montre en effet
succédant sans réclamation à son père de préférence aux fils du se-
cond lit {Hist. Eccl. jYlll, 13, 12), tandis que les enfants issus d'un
concubinatus n'étaient pas aptes à la succession paternelle.
(1) Théodoret, Hist. EccL, I, 18, raconte qu'Hélène éleva son fils
Constantin dans la piété chrétienne, xyjv Tri; eOcreêeia; aùxû TcpoaeveyxoOda
TpoçYjv : il n'aurait eu plus tard pour se convertir qu'à se rappeler les
leçons et les exemples de sa mère. Cependant Eusèbe, De viia Co7ist.,
m , 47, dit que celle-ci n' adorait pas d'abord le vrai Dieu , et qu'elle
lui fut gagnée par Constantin; malgré le charme de l'hypothèse de
Théodoret, le témoignage d'Eusèbe, si bien renseigné de tout ce qui
se rapporte à Constantin, doit probablement être préféré. Voir cepen-
dant Mason, ihe Persécution of Diocletian, p. 144.
(2) « Timiditate »; Lactance, De mortibus persecutorum, 7; « plus
timiditatis » ; ibid., 8; « metuebat acerrime »; ibid., 9; « ut erat in
omni tumultu meticulosus, animique dejectus, simul et exemplum Va-
leriani timens » ; ibid.; « Diocletiano timorem »; ibid.; « ut eratpro
timoré scrutator rerum futurarum »; ibid., 10.
L ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 93
cieux, et song'eait à l'ascendant qu'un tel homme
pouvait prendre sur un souverain déjà vieilli et fati-
gué, n'était point sans quelque raison de craindre
pour la durée de la paix religieuse.
A d'autres égards, cependant, l'association des
quatre empereurs produisit d'abord des résultats
heureux. Les Maures défaits par Hercule, Garausius
vaincu par Constance , bientôt son successeur Alectus
renv^ersé; les Francs et les Alemans repoussés; les
Carpes soumis; les Marcomans défaits; Narsès, roi
de Perse, battu par Galère, et contraint de céder
cinq provinces ; l'Egypte rebelle domptée par Diocté-
tien : tels furent, entre 292 et 300, les succès qui
permirent aux souverains d'ajouter de nouveaux
titres à leur pompeuse nomenclature, et, chose plus
sérieuse, d'assurer la paix aux populations romaines.
Ce temps si bien employé pour les armes ne fut
point stérile en réformes législatives. Le nombre des
lois promulguées par la tétrarchie , mais le plus sou-
vent sorties du consistoire de Dioctétien, est très
considérable : plusieurs méritent l'attention, car elles
éclairent le caractère et les idées du prince. C'est ainsi
qu'il publia en 295 un édit pour la réforme des ma-
riages, trop souvent contractés au mépris des empê-
chements 2:)osés par la nature ou la loi. Le ton, un peu
emphatique, comme dans tous les actes publics de
cette époque, est cependant grave et religieux : l'em-
pereur déclare que « les dieux immortels ne conti-
nueront à favoriser le nom romain, que si les prin-
ces obligent leurs sujets à mener une vie pieuse , mo-
Ù4 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCIllE.
raie et paisible (1); » il proclame que « si la majesté
de Rome est montée si haut, grâce à la protection de
tous les dieux, c'est parce que ses lois ont toujours été
empreintes d'une piété sage et d'une religieuse pu-
deur (2). » Le sentiment parait sincère; on reconnaît
un souverain qui se fait une grande idée de ses de-
voirs; mais on devine les extrémités où il se portera,
si quelque influence parvient à lui faire voir un jour
dans les chrétiens des contempteurs de ces lois <( reli-
gieuses et chastes, » des obstacles à la faveur dinne,
seul gage de la prospérité de l'Empire.
J'attribue à cette époque le célèbre éditsur les ma-
nichéens, dont la date est discutée (3). Il fut rédigé à
Alexandrie, en réponse à une requête du proconsul
d'Afrique. Dioclétien alla deux fois à Alexandrie, d'a-
(1) Code Grégorien. VL 2.
(2) Ibid., 2, § 6.
(3) De maleficis et Manicheis, au Code Grégorien, XIV, 4. La sus-
criplion nominaut « Maximien, Dioclétien et Maximin, » qui ne ré-
gnèrent pas ensemble, ne peut s'expliquer que par une faute de co-
piste. On attribue ordinairement ledit à 287; aucun événement ne
justifie cette date. Tillemont le mettrait plutôt en 296 {Histoire des
Empereurs , t. IV, p. 35j. L'opinion de Mason {the Persécution of
Diocledan, p. 279), qui le place en 308, ne ]>eut se soutenir. L'édit
contre les manichéens est adressé à Julianus. proconsul d'Afrique. Son
authenticité a été contestée; mais elle est victorieusement défendue
par Neander, Gesch. der christl. Reliy., II, p. 195, note, qui le
place aussi en 296. L'édit est cité dans le commentaire de la 11' épîlre
à Timothée, m, 7, par le pseudo-Ambroise, qui écrivait dans la se-
conde moitié du quatrième siècle : « Quippe cum Diocletianus impe-
rator constitutione sua designet, dicens : sordidam hanc et impuram
hxresim qux nuper, inquit, egressa est de Perside. » La citation
est textuelle et montre qu'à l'époque du pseudo-Ambroise on possé-
dait le texte de l'édit, et qu'il portait le nom de Dioclétien.
L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 95
bord en 290, puis en 296, quand il vainquit la révolte
d'Achillée. D'après quelques auteurs, le superstitieux
Auguste fit dans ce dernier voyage brûler des livres
égyptiens , consacrés à l'alchimie et aux sciences oc-
cultes (1). L'édit renferme également cette barbare
sanction. 11 est dirigé contre les sectateurs de Mâ-
nes, dont les dangereuses doctrines avaient pénétré
en Afrique, portées par un envoyé du maître lui-
même (2). L'empereur les condamne comme fauteurs
d'une secte nouvelle , et complices des Perses. « L'an-
cienne religion , dit-il , ne doit pas être corrigée par
une nouvelle, car c'est un très grand crime de retou-
cher à ce que les anciens ont une fois défmi, et qui a
pris un cours certain et un état fixe. C'est pourquoi
nous avons une grande application à punir l'opiniâ-
treté des méchants dont l'esprit est corrompu, et qui
introduisent des sectes nouvelles et inconnues pour
exclure à leur fantaisie, par de nouvelles religions,
celles que les dieux nous ont accordées (3). » Le crime
est d'autant plus impardonnable, que la secte vient
d'un pays avec lequel Rome a des inimitiés héréditai-
res. « Le nouveau prodige récemment révélé au monde
a pris naissance dans la nation persane, notre en-
nemie. De là sont sortis beaucoup de crimes ; les peu-
ples ont été troublés, les cités en péril; il est à crain-
(1) Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. lY, p. 34; Duruy,
Histoire des Romains, t. VI, p. 555.
(2) Sur les origines du manichéisme, voir les Dernières Persécutions
du troisième siècle, 2^ éd., p. 280 et suiv.
(3) Code Grégorien, XIV, iv, 2, 3.
96 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCIIIE.
dre que, dans la suite, les sectaires ne s'efforcent de
corrompre par les exécrables mœurs et les infâmes
lois des Perses des hommes innocents, le modeste et
tranquille peuple romain, et de répandre le poison
dans le monde entier (1). >> Ces paroles font probable-
ment allusion aux lois immorales qui régnaient, dit-
on, dans la Perse (2), et plus encore à l'immoralité
particulière des rites manichéens (3). On reprochait
aussi aux disciples de Manès de pratiquer la magie et
de se livrer « à tx)us les genres des maléfices (4) ; » le
titre de Fédit, tel qu'il nous est parvenu, semble
montrer que, pour les Romains, manichéen et ma-
gicien étaient synonymes (5). La sanction est terrible :
les chefs de la secte seront brûlés « avec leurs abomi-
nables écrits (6); « les adhérents qui persévéreront
auront leurs biens confisqués et subiront la peine ca-
pitale (7); les personnages de rang élevé, « qui se
(1) Code Grégorien, XIV, iv, 4,
(2) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 286,
note 5.
(3) Sur ces rites , voir Dictionary of Christian hiography, art.
Manichaeans, t. III, p. 798.
(4) Code Grégorien, XIV, iv, 5.
(5) Cf. saint Épiphane, Hœres., LXVI, 3. La pratique de la théur-
gie est un trait commun à toutes les sectes dans les troisième et qua-
trième siècles; les philosophes n'en sont pas plus exempts que les
païens. En s'y adonnant aussi, les manichéens ne firent donc que sui-
vre un mouvement presque universel. Mais les sciences occultes , telles
qu'ils les pratiquaient, avaient sans doute un caractère particulière-
ment oriental, car elles furent empruntées , dit saint Épiphane , aux
traditions de l'Egypte et de l'Inde.
(6) « Cum abominandis scripturis eorum. » Code Greg.^ XIV, iv, 6.
(7) Ibid.
L'ÉTABLISSEMENT DE LA TKTKARCIIIE. 97
sont donnés à cette secte inouïe, honteuse, entière-
ment infâme, ou à la doctrine des Perses, » perdront
également leur patrimoine et seront envoyés aux mi-
nes (1). Ces rigueurs paraissent, cependant, avoir été
peu appliquées : en tous cas, elles n'arrêtèrent point
les progrès du manichéisme. Mais, écrit à une épo-
que où Dioctétien n'aurait pas songé à confondre la
religion chrétienne, dont il connaissait l'ancienneté
et honorait l'innocence , avec « cette secte inouïe , ce
monstre de doctrine, » l'édit montre quels seront les
sentiments et les procédés de l'empereur quand on lui
aura dénoncé dans les chrétiens mêmes, sinon des
alliés des Perses, du moins des ennemis de l'Empire,
et qu'on aura réveillé les vieilles calomnies qui leur
imputaient, à eux aussi, toute sorte de maléfices. Il
annonce non seulement les cruels traitements qui leur
seront infligés , mais encore cette destruction de leurs
Écritures, par où, dans quelques années, commen-
cera la persécution. A ce titre, il était intéressant
d'analyser l'édit contre les manichéens; nous voyons
le futur persécuteur se dessiner d'avance en Diocté-
tien, dans un temps où lui-même ne songeait pas en-
core à le devenir, mais où plusieurs, déjà, y pen-
saient autour de lui.
Les derniers mois de l'édit parlent du « siècle très
heureux » où régnent Dioctétien et ses collègues. Le
peuple, cependant, commençait à sentir le poids de
l'établissement nouveau. A quatre empereurs il fal-
(1) Ihid., 7.
IV. 7
98 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTR\1\CHIE.
lait quatre armées (1); il fallait aussi quatre capita-
les, avec tous les monuments que ce mot comporte :
Dioclétien résidait à Nicomédie , Hercule à Milan , Ga-
lère à Sirmium, Constance à Trêves. Dans ces capi-
tales étaient entretenus non seulement l'attirail de
plus en plus compliqué des chancelleries et des bu-
reaux, mais encore de vraies cours, où paraissait la
pompe d'une étiquette empruntée à l'Orient, avec le
luxe inouï dont Dioclétien avait fait un instrument de
règne. Les impôts nécessaires pour soutenir cette or-
ganisation civile et militaire et le faste des demeures
impériales, devenaient accablants (2). La bourgeoisie
des villes, que la loi rendait responsable de leur per-
ception, succombait à la tâche : déjà il fallait retenir
de force dans ses fonctions le curiale prêt à s'enfuir;
bientôt on fera de la curie une peine , et au lieu de la
prison ou du bûcher on y condamnera les chré-
tiens (3). Même en Gaule, où la modération person-
nelle de Constance allégeait, malgré Dioclétien, les
charges fiscales {h), l'agriculture périssait, les champs
incultes s'étendaient (5). Lactance nous a transmis les
(1) « Multiplicatis exercitibus cum singuli eorum longe majorem
numerum mililum habere contenderent, quam priores principes ha-
buerant cum soli rem publicam gérèrent. » Lactance, De mort, pers., 7.
(2) « Enormitate indictionum; » ibid. Cf. Eusèbe, De vita Const.,
I, 13.
(3) Eusèbe, ibid., II, 30.
(4) Ibid., I, 14; Suidas, v» TraÛTrsp.
(5) « Consumptis viribus colonorum desererentur agri, et culturae
verterentur in silvam. » Lactance, De mort, pers., 7. Voir aussi
Eumène, Oratio Flaviensium nomine, 5, 6, 11, 17. Cf. Humbert,
art. Deserti agri , dans le Dict. des antiquités, t. Il, p. 107, 109.
L'ETABLISSEMENT DE LA TETRARCHIE. 99
plaintes du peuple opprimé : c'est, dit-on, un ad-
versaire; mais les adversaires sont ordinairement
clairvoyants. D'ailleurs, Dioclétien lui-même confesse
la misère où tombait l'Empire, quand il tente ce re-
mède désespéré, cet expédient inapplicable, et qui
fit couler le sang, un édit de maximum (1). Est-ce
pour rendre plus facile la rentrée de l'impôt , assurer
la défense nationale, ou donner aux ressorts admi-
nistratifs une souplesse et une précision plus grandes,
qu'il opéra, vers 297, une nouvelle distribution du
territoire non plus entre les empereurs, mais entre
leurs agents, divisant l'Empire en quatre grandes
préfectures, chacune d'elles en plusieurs diocèses,
et chaque diocèse en nombreuses et petites provin-
ces (2)? Les historiens modernes admirent générale-
ment cette réforme : « Cette construction politique,
disent-ils, où les assises d'en haut pesaient de tout
leur poids sur les assises inférieures, semblait ca-
pable de résister aux assauts du dehors et de compri-
mer les mouvements de l'intérieur (3). » Mais peut-
être les contemporains étaient-ils portés plutôt à dire
(1) « Cumvariis iniquitatibus faceret caritatem, legem pretiis rerum
venalium statuere conatus est. Tum ob exigua et vilia multus sanguis
effusus est, nec vénale quidquam metu apparebat, et caritas multo
deterius exarsit, donec lex necessitate ipsa post nîultorum exitiura sol-
veretur. » Lactance, De mort, pers., 7. Ledit est de 301. Voir Mai,
Script, vet. nova collectio, t. V, p. 302; Mommsen, dans Ber. d.
sachs. Geselsch. d. Wissench., 1851, p. 180, 383-400; Waddington,
Édit de Dioclétien établissant le maximum dans l'Empire romain,
Paris, 1854.
(2) Mommsen, Mém. sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 25-50.
(3) Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 565.
100 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE.
avec Lactance, qu'en « l^risant ainsi les provinces en
un grand nombre de morceaux, » Diociétien multi-
pliait singulièrement les fonctionnaires, instituait une
foule d'emplois nouveaux, imposait à tous les can-
tons, presque à toutes les villes, l'entretien d'officiers
inconnus jusque-là (1), superposait pour la première
fois un peuple d'administrateurs au peuple des ad-
ministrés (2), et par conséquent augmentait le far-
deau sous lequel gémissait l'Empire. Sa réforme, en
efiaçant les dilïérènces locales, en supprimant les
privilèges, en faisant des nouvelles divisions admi-
nistratives l'équivalent de nos départements, diminua
les franchises dont jouissait naguère la vie provin-
ciale et municipale, et qui avaient empêché les peu-
ples de sentir les entraves de la centralisation ro-
maine. Celle-ci resserra son réseau jusqu'alors large
et flottant : la prochaine persécution va mettre le
nouveau régime à l'épreuve, et montrer comment,
grâce à ses mailles étroites, auxquelles nul ne peut
plus échapper, il est un merveilleux instrument
d'exaction et de tyrannie.
(1) « Provinciae in frusla concisae, mulli prsesides et plura officia
singulis regionibus ac peene jam civitalibus incubare, item rationales
multi etmagistri et vicarii prœfeclorum. » Lactance, T>e mort, pei's., 7.
(2) « Major esse cœperat numerus accipientium quam danlium. » Ibid.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 101
II
La persécution dans l'armée.
Les chrétiens étaient nombreux dans les armées des
quatre empereurs. Non seulement Dioclétien et Cons-
tance, favorables à leur religion, mais Hercule et Ga-
lère acceptaient leur présence, sans exiger d'eux au-
cun acte d'idolâtrie. L'affaire des Thébéens paraissait
depuis longtemps oubliée. De leur côté, les fidèles
accordaient sans répugnance le service militaire, et
se dévouaient sincèrement aux aigles romaines.
En Afrique seulement, chez un petit nombre d'en-
tre eux, on aperçoit de l'hésitation à servir. L'esprit
montaniste, fortifié par Tentrainante éloquence de
Tertullien , avait créé dans cette contrée un courant
d'idées excessives , contre lesquelles la prudence et le
sens pratique des chefs de l'Église eurent souvent à
lutter. On se rappelle l'épisode qui donna lieu à Ter-
tullien d'écrire son traité De la couronne; et l'on sait
que le rigorisme du soldat célébré par l'apologiste
ne fut point approuvé des autres chrétiens (1). Dans
le même traité, le dur et subtil Africain expose ses
idées sur la légitimité du service militaire : il distin-
gue entre le soldat qui se fait chrétien et le chrétien
(1) Histoire des persécutions jiendant la première moitié du
troisième siècle, 2*= éd., ]). 34, 37.
102 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
qui se fait soldat; au premier il montre quelque in-
dulgence, et lui permet à regret de persévérer dans
son état; il blâme absolument le second d'oublier que
le Christ, en commandant ti saint Pierre de remettre
l'épée au fourreau, a condamné le métier des armes,
et en a fait « un acte illicite (1). » « Il n'y a pas, s'é-
crie-t-il ailleurs, de communauté possible entre les
serments faits à Dieu et les serments prêtés à l'homme,
entre l'étendard du Christ et le drapeau de Satan,
entre le camp de laJumière et le camp des ténèbres;
une seule et même vie ne peut être due à deux maî-
tres, à Dieu et à César (2). » On reconnaît dans ces
mots l'emphase habituelle à Tertullien, ce choc des
antithèses qui trop souvent chez lui remplace les rai-
sons. Vainement, dans son diàmirahle Apologétique ,
avait-il rappelé la multitude des chrétiens qui ser-
vaient dans les armées (3), et, réfutant par cet exemple
les critiques des idolâtres, montré, comme dit Bos-
suet, que « hors la religion tout le reste leur était
commun avec leurs concitoyens et les autres sujets
de l'Empire (4); » ces paroles raisonnables s'oubliaient
vite, tandis que les esprits portés à l'exagération, si
nombreux sous l'ardent soleil d'Afrique qui tout à
l'heure enfantera les donatistes, se nourrissaient des
hautaines affirmations et des éclatants paradoxes
(1) Tertullien, De corona, 9, 11.
(2) De idolotatria, 9.
(3) Apolog., 37, 42.
(4) Bossuet, Cinquième avertissement aux protestants sur les let'
très de M. Jurieu.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 10
échappés à la plume de l'illustre écrivain. Un autre
apologiste africain, Lactance, l'imitera dans son ri-
gorisme comme dans son grand style et son éloquence
emportée : lui aussi considérera les emplois qui obli-
gent à verser le sang comme interdits à un chrétien (1) .
Ces idées, exclues de l'enseignement des pasteurs et
combattues par la pratique universelle de l'Église, ne
parvenaient point à dominer, malgré les tendances
outrées de Tesprit africain; cependant on les retrou-
vait dans quelques familles. Elles y survivaient à l'hé-
résie montaniste, où elles avaient pris naissance; de
même que, chez nous, l'esprit du jansénisme survécut
à ses doctrines, et marqua longtemps de son empreinte
de pieux fidèles auxquels celles-ci auraient fait hor-
reur.
En 295, sous le consulat de Tuscus et Anulinus, eut
lieu en Afrique un tragique épisode, où parait la pré-
vention contre le métier des armes, particulière à
certains chrétiens de ce pays, et inconnue dans le reste
de l'Église.
Bien que , au troisième siècle , les armées se recru-
tassent surtout de volontaires (2) , et que les levées
de conscrits fussent rares, la loi imposait aux enfants
des vétérans, en compensation des privilèges accor-
dés à ceux-ci, l'obligation de servir. Cette hérédité
du service personnel entretenait dans les armées ro-
maines Fesprit militaire, mais pouvait être, pour
(1) Lactance, Div. Inst., V, 17; VI, 20.
(2) Arrius Menand^r, au Digeste, XLIX, xvi, 4, § 10.
104 LA PERSÉCUTION DANS LARMKE.
quelques-uns de ceux qui y étaient soumis, la cause
d'une véritable oppression, en violentant leur voca-
tion et leurs goûts. C'est ce que montre l'histoire que
nous allons raconter. Le 12 mars, on amena à Theveste
(Tebessa) (1) devant Dion Cassius, proconsul d'Afri-
que (2), un vétéran, Fabius Victor (3), avec son fils
Maximilien, âgé de vingt et un ans. Bien que fils de
soldat, Maximilien avait été élevé dans les idées rigo-
ristes, et croyait, comme Tertullien, la profession mi-
litaire incompatible avec la pratique du christianisme.
L'avocat du fisc, Pompeianus, prit la parole, et dit :
« Fabius Victor est présent avec le commissaire de
César, Valerianus Quintianus; je requiers que Maxi-
milien, fils de Victor, conscrit bon pour le service (4),
soit examiné et mesuré. — Quel est ton nom? » de-
manda le proconsul au jeune homme. « Pourquoi
(1) Theveste était précédemment en Numidie, où le proconsul n'avait
pas juridiction. Mais sous Diocléticn, quand de l'Afrique proconsu-
laire et delà Numidie on fit quatre provinces, Afrique proprement dite,
Tripolitaine, Byzacène, Numidie, il y eut des remaniements de frontiè-
res, et Theveste fut jointe à la première. Voir Corpus inscr. lat.,
t. VIII, n°' 1860, 1873; cf. ibid., p. xviii, n'' 468.
(2) Le même qui fut consul en 291, et préfet de Rome en 296.
(3) Fabius Victor est qualifié de temonarius {Acta S. Maximiliani ,
1, dans Ruinait, p. 309), qu'on interprète par officier de recrutement.
Cependant les sentiments ([u'il montre dans le reste du récit font voir
qu'il était alors retiré du service, et que ce n'est pas en qualité de
recruteur qu'il présente son fils, mais seulement en vertu de l'obligation
légale imposée au père vétéran; voir au Code Théodosien tout le titre
XXII du livre VII, en particulier la loi 7 : « Sciant veterani, quibus
quies post arma concessa est, liberos suos... offerendos esse militiae. »
(4) « Quoniam probabilis est. » Acta, 1. L'épitaphe d'un vétéran, à
Lvon, note qu'il fut die Marlis probatus; Wilmanns, 2569.
LA PEUSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 105
veux-tu savoir mon nom (1)? Il ne m'est pas permis
d'être soldat, parce que je suis chrétien, » répondit
celui-ci, faisant écho à l'une des plus rigoureuses sen-
tences de TertuUien (2). « Approchez-le de la mesure, »
dit le proconsul. Maximilien répéta : « Je ne puis ser-
vir, je ne puis faire le mal, car je suis clirétien. »
Pour lui encore, comme pour TertuUien, porter les
armes, c'était faire le mal : il considère, avec l'apolo-
giste, « la plupart des actes du service militaire comme
des prévarications (3). » Sans faire attention à ses pa-
roles, Dion renouvela l'ordre de le mesurer. Un des
appariteurs déclara : « Il a cinq pieds dix pouces. »
« Qu'on le marque , » dit alors le proconsul. La mar-
que était double : on gravait sur la peau , au moyen
d'un fer rouge, le nom de l'empereur, imprimant ainsi
un caractère indélébile à l'homme voué au service
militaire (4); puis on suspendait au cou du nouveau
soldat une bulle de plomb avec l'effigie impériale. A
(1) « Dio proconsul dixit : Qiiis vocaris? Maximilianus respondit :
Quid autein vis scire nomen meuin? « Acta, 1. Le proconsul connaissait
le nom du jeune homme, puisque l'avocat Pompeianus venait de l'in-
diquer; mais celte interrogation était une des lorinalilés de l'enrôle-
ment; voir Tacite, Hist., II, 97; cf. IJouché-Leclercq, Manuel des ins-
titutions romaines, 1886, p. 272, note 5.
(2) « Mihi non licet militare, quia chrislianus sum. » Acta, 1. Tertul-
lien avait dit, De co?-OHa, 9, parlant de l'équipement militaire : «Nullus
hahitus licitus est apud nos illiciio actui ascriptus. »
(3) De corona, 11.
(4) Aetius, VIII, 12; Végèce, I, 8; saint Jean Clirysostome, Ad II
Cor. Homil. III; saint Ambroise, De obitu Valent., II, 1; Code
Thëodosien, X, xxii, 4. Le même usage était suivi pour la consécration
à certains dieux; la description qu'en donne Prudence peut d'autant
mieux s'appliquer au stigmate militaire, que probablement celui-ci
106 LA PERSECUTION DANS L AIIMKE.
ces usages parait encore faire allusion Tertullien,
quand il dit : « Le chrétien se laissera- 1- il brûler,
selon la discipline du camp, lui à qui il n'est pas per-
mis de brûler, lui que le Christ a délivré de la peine
du feu (1)? » et : « Demandera-t-il la livrée du pou-
voir, lui qui a reçu celle de Dieu (2)? » Se souvenant
de ces paroles, Maximilien répondit une fois de plus :
« Je ne puis servir. »
Le proconsul n'était pas accoutumé à rencontrer une
telle résistance : «■ Sois soldat, dit-il, ou tu mourras.
— Je ne serai pas soldat. Coupe-moi la tête, si tu veux,
mais je ne combattrai pas pour le siècle. — Qui t'a
inspiré de telles idées? — Mon cœur, et celui qui est
l'auteur de ma vocation. » Dion, alors, se tournant
vers le père : « Conseille ton fils. — Sa résolution est
prise, dit Victor, il sait ce qui lui convient. » Le pro-
consul s'adressa encore au jeune homme : « Sois sol-
dat, accepte la marque de l'empereur. — Je ne reçois
pas de marque, car je porte le signe du Christ mon
servit de modèle à ce procédé de consécration religieuse; on sait que
le grade de soldat, miles , était un de ceux que recevaient les initiés
aux mystères de Mithra. Voici les vers de Prudence :
Quid, cum sacrandus accipit sphragitidas?
Acus minutas inferunt fornacibus,
His menibra pergunt urere, utque igniverint :
Quamcunque partem corporis fervens nota
Stigmaril, hanc sic consecratam prœdicant.
Péri Stephanôn, X, 1076-1080. Voir les notes des éditions d'Arevalo
(Migne, Pat7\ lat., t. LX, p. 525) et de Dressel (p. 437).
(1) De corona, 11. Comparez avec les vers de Prudence, cités à la
note précédente : Membra pergunt urere... fervens nota.
(2) Ibid.
Lk PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 107
Dieu. — Je vais t'envoyer tout de suite à ton Christ.
— Fais sans retard ; c'est ce que je souhaite : là est
ma gloire. — Qu'on le marque, » dit encore Dion.
Maximilien se débattit (1), en criant : « Je ne reçois
point de marque du siècle; si tu m'imposes le signe
de l'empereur, je le briserai, car pour moi il est sans
valeur. Je suis chrétien; il ne m'est pas permis de
porter au cou la bulle de plomb, moi qui porte déjà
le signe sacré du Christ , fils du Dieu vivant , que tu
ne connais pas, du Christ qui a souffert pour notre
salut, et que Dieu a livré à la mort pour nos péchés.
C'est lui que, nous tous chrétiens, nous servons; c'est
lui que nous suivons, car il est le prince de la vie,
l'auteur du salut. » Dion insistait toujours : « Sois sol-
dat, reçois les emblèmes militaires, afin de ne pas
périr misérablement. — Je ne périrai pas; mon nom
est déjà près de Dieu. — Pense à ta jeunesse, consens à
servir : cela convient à un jeune homme. — Ma milice
est celle de Dieu; je ne puis combattre pour le siècle.
Je l'ai déjà dit : je suis chrétien. » Le proconsul op-
posa vainement l'exemple de tant d'autres fidèles :
« Mais, dit-il, dans la sacrée compagnie de nos sei-
gneurs Dioctétien et Maximien, Constance et Galère,
servent des soldats chrétiens (2). — Us savent ce qui
leur convient. Mais moi, je suis chrétien, et ne puis
servir. — Ceux qui servent font-ils donc mal? — Tu
(1) « Cumque reluctaret. » Acta, 2.
(2) « In sacro comitatu dominorum nostrorum Diocletiani et Maxi-
mianl, Constantii et Maximi, milites chrisliani sunt et militant. »
Acta, 2. « Maximi » est ici pour « Maximiani Galerii ».
108 LA PERSECUTION DANS L ARMÉE.
sais ce qu'ils font. — Accepte de servir, de peur que
ton mépris de la milice ne soit puni de mort. — Je ne
mourrai pas; si je sors de ce monde, mon àme vivra
avec le Christ mon Seigneur. » Alors le proconsul fit
eft'acer le nom du conscrit ; puis, se tournant vers celui-
ci : « Puisque, d'une àme insoumise (1), tu as méprisé
le service, tu encourras la sentence convenable, qui
servira d'exemple. » Et il lut sur ses tablettes (2) :
« Maximilien, qui s'est rendu coupable d'insoumis-
sion en refusant le service militaire, sera puni par le
glaive. )) Maximilien dit : « Grâces à Dieu (3)! »
Conduit au lieu du supplice, il s'adressa aux autres
chrétiens : « Frères bien-aimés, de toutes vos forces,
de tous vos désirs, hâtez- vous afin d'obtenir la vue
de Dieu et de mériter une semblable couronne. » Puis,
d'un visage riant, il pria son père de donner au
bourreau le vêtement neuf qui lui avait été préparé
pour la milice, ajoutant : « Les fruits de cette bonne
œuvre se multiplieront au centuple; puissé-je te re-
cevoir au ciel, afin d'y glorifier Dieu ensemble! » Il
(1) « Indevoto animo. » Acta, 3.
(2) « El decretum e tabella recitavit. » Ibid. Sur l'usage de lire la
sentence (si courte fût-elle) d'après les tablettes du juge, ex tabella
recitare, voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, §42, p. 111.
(3) « Maximilianus respondit : Deo gratias. » Acta, 3. Celte excla-
mation, habituelle aux martyrs d'Afrique [Passio SS. Perpetux et Fe-
licitatis, \1\Actaproconsularia S. Cypriani, 4; Acta SS. Saturnini,
Dativi, etc., § 17), devint plus tard le mot de ralliement des catho-
liques contre les donatistes, qui avaient pris pour cri de guerre : Deo
laudes (saint Augustin, Enarr. in psalm. CXXXIl, 6; cf. Bullettino
diarch. crist., 1875, p. 174; et les Dernières Persécutions du troi-
sième siècle, 2" éd., p. 118).
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 109
fut aussitôt décapité. Une matrone, nommée Pom-
peiana, obtint d'emporter son corps : le plaçant dans
sa litière (1), elle le conduisit à Carthage, où il fut
enterré près de saint Cyprien (2). Victor, plein de
joie, rentra dans sa maison, remerciant Dieu de lui
avoir permis d'envoyer un tel présent au ciel (3).
La sincérité du jeune soldat, la grandeur de sa foi
et de son courage , ont mérité l'admiration de la pos-
térité chrétienne. Mais on verra difficilement dans
son procès un acte de persécution. En ce moment
même , comme le lui avait rappelé le proconsul,
beaucoup de ses coreligionnaires entouraient les
quatre empereurs, faisaient partie de leur cour ou de
leur armée. Maximilien n'est pas puni à cause de son
culte; on n'essaie pas de lui faire abjurer ses croyan-
ces ou de le contraindre à un sacrifice : on Tin vite
seulement à imiter tant de ses frères qui servent dans
les légions. La sentence est prononcée non contre le
chrétien, mais contre le réfractaire. Aussi n'enten-
dons-nous personne en dénoncer l'injustice, comme,
dans une circonstance toute différente, fera le gref-
fier Cassien [k-]. Cependant, à y regarder de près, les
chrétiens auraient eu le droit de se plaindre, si leur
foi n'avait mieux aimé suivre dans son vol vers le ciel
(1) « In dormitorio suo. » Acia, 3.
(2) Ibid. Sur le lieu de la sépulture de saint Cyprien, voir les Der-
nières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 120.
(3) Acta, 3.
(4) Voir Passio S. Cassiani Tingitani martyris, dans Ruinart,
p. 315.
110 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.
l'âme candide du jeune iMaximilien. En le condam-
nant à mort, le proconsul dépassait la mesure. La loi
prononçait contre les recrues insoumises un châti-
ment plus léger. « Ceux qui se refusaient au recrute-
ment, dit un jurisconsulte du commencement du troi-
sième siècle , étaient punis autrefois de la servitude ,
comme traîtres à la liberté; mais, les conditions du
service militaire ayant été changées, on ne prononce
plus la peine capitale , parce que les cadres des légions
sont le plus souvent remplis par des volontaires (1). »
Quand il fit tomber la tête du conscrit qui, mal ren-
seigné tout ensemble sur les devoirs du chrétien et sur
les obligations du soldat, mais animé d'une ardente
foi, avait si hardiment confessé Jésus, le proconsul
semble avoir cédé à un mouvement de haine reli-
gieuse. Il oublia cette maxime de l'auteur cité plus
haut : « On doit être indulgent pour le conscrit en-
core ignorant de la discipline (2) ; » indulgence qu'un
autre jurisconsulte étend même au jeune soldat qui a
déserté (3). Maximilien méritait d'être puni, mais
n'aurait probablement pas été mis à mort, s'il avait
invoqué à Tappui de ses répugnances une autre
excuse que le titre de chrétien (4). Aussi n'a-t-il point
(1) « Qui ad delectum olim non respondebant, ut proditores liberta-
lis in servitutem redigebantur; sed mutato statu militiae recessura a
capitis pœnaest; quia plerumque volunlario milite (numeri) complen-
tur. » Arrius Menander, au Dig., XLIX, xvi, 4, § 10.
(2) « Ignoranti adhuc disciplinam tironi ignoscitur. » Ibid., § 15.
(3) « Si plures simul primo deseruerint... tironibus parcendum est. »
Modestin, au Digeste, XLIX, xvi, 3, § 9.
(4} « Examinantur autem causée emansionis, et car, et ubi fuerit, et
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 111
usurpé celui de martyr, sous lequel l'honore l'Église.
Quelque jugement, cependant, que nous portions
sur la sévérité du proconsul, cet épisode montre que ,
trois ans après l'établissement de la tétrarchie, au-
cune mesure n'avait été prise contre les chrétiens de
l'armée. Des fidèles imbus d'idées rigoristes pou-
vaient apercevoir entre le service militaire et leur
religion une contrariété qui n'existait pas; mais les
empereurs pensaient encore autrement, et permet-
taient qu'autour d'eux on fût à la fois soldat et chré-
tien. Un peu plus tard, cependant, éclata une persé-
cution contre les chrétiens de l'armée. Eusèbe en
parle , en termes malheureusement trop vagues : nous
les rapporterons, et nous essaierons ensuite, à l'aide
de son propre témoignage ou d'autres documents, de
retrouver les faits indiqués par lui.
« Pendant que la situation des Églises était encore
intacte, dit-il, et que les fidèles gardaient la liberté
de leurs réunions, la justice divine se mit à nous
frapper, insensiblement et avec modération, la persé-
cution commençant par ceux qui servaient dans les
armées (1). » Ce premier avertissement, ajoute-t-il,
quid egerit, et datur venia valetudini, affectioni parentum et affi-
niuin... » Arrius Menander, ibid., 4, § 15. — Dans un cas qui n'est
pas sans quelque analogie avec le nôlre, Antonin le Pieux dit que
même le déserteur qui aurait mérité la mort doit être puni beaucoup
plus légèrement, et encourir seulement un châtiment disciplinaire, si
c'est son père qui l'a présenté : « Desertor, qui a pâtre suo fueiat obla-
tus, in deteriorem militiain divus Plus jussit, ne videatur, inquit, pater
ad supplicium detulisse. » Macer, ibid., 13, § 6.
(1)... 'H [X£v or] ôet'a xpiaiç, oîa çîXov aÙTr;, 7ie?si(T[X£Vto;, twv à9pot<7fxa-
Twv ëtt (juyxpoTOujJLevwv, yipé[xa xat (xsxpiw; iyiv aOtr;; èuiaxoTiriv àvsxtvec,
II LA PERSÉCUTION DANS L ARMÉE.
ne fit pas cesser les désordres qui troublaient alors les
Églises. Cela montre que la persécution partielle et
légère dont il parle précéda de plusieurs années la
persécution générale. Plus loin, il revient sur le même
sujet : « Il y eut des martyrs, non seulement quand
la persécution sévit contre tous les chrétiens, mais
même longtemps auparavant, quand la paix durait
encore (1). Car alors le diable, qui a reçu la puis-
sance sur ce monde, commença de se réveiller comme
d'un profond sommeil, et dressa contre l'Église des
embûches encore timides et dissimulées : il ne déclara
pas la guerre contre nous tous à la fois, mais attaqua
ceux qui servaient dans l'armée (2) : car il croyait
que les autres seraient abattus sans peine, s'il avait
d'abord vaincu ceux-ci : alors, dis-je, on put en voir
un grand nombre qui, renonçant à la milice, aimè-
rent mieux redescendre à la condition privée que d'a-
bandonner le culte du souverain maître de toutes
choses (3). »
La persécution contre les soldats, distante, comme
nous l'avons dit, de la persécution générale, com-
mencée par conséquent plusieurs années avant 303 ,
èx Twv dv aTpaxeiai; àoeXçûv xaTapxojxtvou tou ôiwyjJLOû. Eusèbe, Hist.
EccL, VIII, 1, 7.
(1)... OOit e^ÔTouTrep (xôvov ô xaxà ttocvtwv àvetxtvTQÔrj 8iu>y(aô;, ttoXù
upoTEpov 6è, xaô' ôv eu Ta t^ç EtpT^vTiç (7yv£xpoT£iTo. Ibid., VIII, 4.
(2)... Oùx àOpow; te xiô xa6' fjfX'iv è7ra7îoouo[xévou TroXéfxw, àXX' éxi tûv
xaxà xà CTxpaxÔTreôa [xôvtov à7î07C£tpw[X£voy. Ibid., 4, 2.
(3j ID.etffXouç Tcaprjv twv èv (yxpaxEiaiç ôpàv àdfxevéffxaTa xàv toitoxixôv
TrpoaauaJJojxlvouç Ptov, w; àv (xr) ë^apvoi "fÉvoivxo xf;ç 7t£pi xov xtpv ôXwv
ÔYjjjLioupYov eO(T£é£Îa;. Ibid.
LA PERSECUTION DANS L'ARMEE. 113
eut Galère pour auteur. « Longtemps avant les au-
tres empereurs , celui-ci s'efforça de détourner vio-
lemment de leur religion les chrétiens qui servaient
dans l'armée, et surtout ceux qui habitaient dans son
palais; il priva les uns de l'honneur de la milice, il
accabla les autres de toute sorte d'outrages : il en mit
même quelques-uns à mort (1). » On s'expliquerait
difficilement qu'un simple César ait eu l'audace de
commencer à lui seul la persécution , contrairement
aux intentions bien connues de l'Auguste duquel il
dépendait, si l'on ne se souvenait de l'éclatante vic-
toire qui, en 297, mettant le roi de Perse aux pieds de
Galère et gagnant à l'Empire cinq provinces, avait
donné à l'heureux guerrier un ascendant dont il ne
cessera plus d'abuser (2). Peut-être, dans sa première
expédition vers la Mésopotamie , qui se termina par
une défaite aujourd'hui si glorieusement vengée,
avait-il rencontré sur son chemin Hiéroclès, gouver-
neur de Palmyre (3) , déjà préparant un livre contre
(1) IlàXai irpo TÎjç tc5v Xotucov paaiXÉcov xtvTQasw; to-j; âv ^TpaTsiat;
5(oi(JTtavoù; xal irpcoTOuç yz àixàvrcov toù? btzI toO loio^ oÏxo'j uaparps-
Tisiv £x6s6iacr[xsvov, xal toù; jjlsv sx tt]; (7TpaTitoTix-?iç à^ta; àTioxivoùvxa,
TO"j; ôè àxifJLOTaxa xaOuêpi^ovra, rià'/] 8k xal ôàvaxov éxépoi; sTcapxàJvxa.
Ibid.y 18 (ce passage ne se trouve pas dans tous les manuscrits, mais
est donné par quelques-uns comme appendice au huitième livre
d'Eusèbe).
(2) Lactance, De mort, pers., 9; Eusèbe, Chron., éd. Migne,
Olymp. 271: Eutrope, Brev., X, 4; Ammien Marcellin, XXV, 7;
Pierre le Patrice, Excerpta de légat.
(3) Orelli, 513; Le Bas et Waddington, Voyage archéologique, t. III,
2626; Corpus inscr. lat., t. III, 133; Duchesne, De Macario Magnete,
1877, p. 19.
IV. 8
114 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
les chrétiens (1) : le fanatisme du paysan clace se se-
rait aiguisé aux haines raffinées du néoplatoni-
cien (2). Aujourd'hui qu'il lui est permis de tout oser,
et que lui-même se considère déjà comme l'égal de
Dioclétien (3), Galère donne cours à une rage long-
temps comprimée. Le tribun André et ses compa-
gnons sont immolés le 9 août dans les défilés de
l'Anti-Taurus , après avoir pris une part active à la
défaite des Perses (4). Deux officiers d'une cohorte de
Barbares auxiliaires, Serge, primicier de la Schola
gentiliiim, et Bacchus, commandant en second de la
même troupe , périssent le 7 octobre pour le Christ
(1) Duchesne (/. c.) pense que Hiéroclès prépara pendant son gou-
vernement de Palmyre le Aôyoç oilalr^^r^c, Tzpbç toù; Xpiffxiavouç.
(2) « Auctor in priniis faciendee persecutionis fuit... Auclor et consi-
liarius ad faciendam persecutionem fuit, » dit Lactance parlant d'Hié-
roclès, Div. Inst., V, S; De mort, pers., 16- Ces paroles peuvent
s'entendre de son influence sur Galère comme du rôle qu'il jouera
plus tard près de Dioclétien.
(3) « In tantos namque fastus post banc Tictoriam elevatus est, ut
jam delractaret Caesaris nomen. Quod cum in litteris ad se datis
audisset, truci vultu ac voce lerribili exclamabat : Quousque Csesar?
Exinde insolentissime agere cœpit. » De mort, pers.^ 9.
(4) Acta SS., août, t. JII, p. 720; Surius, Vitœ SS., t. VIII, p. 186.
Cf. Tillemont, Mémoires, t. V, art. iv et note ii sur la persécution de
Dioclétien. Les Actes mettent le lieu de leur martyre au delà de Mélitène,
vers l'endroit où l'Euphrate divise l'Anti-Taurus, c'est-à-dire dans le
voisinage de la Sophène, une des provinces de l'Arménie conquise sur
les Perses. D'autres documents (cf. Holstenius, JSotœ in mart. rom.,
1674, p. 314) disent qu'ils périrent en Cilicie, dans le Taurus, ce qui
est moins vraisemblable. 11 n'y a, du reste, que des indications
générales à demander à leurs Actes ; le récit est plein d'amplifications :
le nombre des compagnons donnés par eux à saint André, deux mille
cinq cent quatre-vingt-treize, est inadmissible, rapproché du texte
d'Eusèbe disant que dans la persécution contre l'armée peu de chré-
tiens furent mis à mort.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 115
dans la Célé-Syrie (l).Deux magistrats municipaux,
Hipparque et Philotliée , sont mis à mort le 9 décem-
bre avec trois de leurs concitoyens, à Samosate, parce
qu'ils s'étaient abstenus de paraître à un sacrifice
(1) Acta SS., octobre, t. III, p. 883; Surius, Vitae SS., t. X, p. 99;
Métaphrasle, dans Migne, Patrol. grocc, t. CXV, p. 1005; texte grec
de la Passio SS. Sergii et Bassi dans Analecia BoLlandiana,
t. XIV, 1895, p. 373-375. Malgré les remaniements qui diminuent l'au-
torité des Actes, soit latins, soit grecs, M. Le Blant [les Actes des
martyrs, p. 76, 109, 263) a relevé plusieurs traits qui semblent pro-
venir d'un original ancien, et auquel d'autres encore peuvent être
ajoutés. L'un est le titre donné à Serge, 7i:pi[j.iy.y)pioç i^ç xwv KevxtÀîwv
cr^o^r,?, et à Bacchus, csv.o'jvSvîptoç ôè ravr/);. Ce corps auxiliaire est
nommé dans la JSotitia dignitatum (éd. Botking, Or., p. 38; Occ,
p. 41, 1080). Il faisait probablement partie de la garde impériale;
Gûlher, De off. domus Aug., 111, 10. Des soldats chrétiens EX NV-
MER. GENTIL, ou D. SCOLA. GENTILIVM sont rappelés par des
inscriptions trouvées dans la Deuxième Germanie {Inscriptions chré-
tiennes de la Gaule, n° 359, t. I, p. 485) et à Florence (Gori, Jnscr.
quœ in Etruriœ urbibns exstant, t. III, p. 334). Les grades de Serge
et de Bacchus s'accordent bien avec ce lait que la seconde armée
conduite par Galère contre les Perses lut composée en partie d'auxi-
liaires barbares (Jornandès. De rebns Geticis, 21); en même temps,
l'existence de ces auxiliaires dans la garde impériale explique la faveur
dont, d'après leurs Actes, Serge et Bacchus auraient joui près de
Galère, et fait comprendre ce mot d'Eusèbe, cité plus haut, que
parmi les militaires le cruel César poursuivit surtout ceux de son
palais. Il est question dans les Actes de la ville de Barbaleso, où fut
martyrisé Bacchus, prope regionem Limitaneorum. L'organisation,
sur les frontières les plus menacées de l'Empire, de colonies à la fois
militaires et agricoles, composées de chefs et de soldats, Umitanei,
bien que commencée dès l'époque d'Alexandre Sévère (Lampride,
Alex., 8), reçut précisément de grands développements au temps de
Constantin et de Dioclétien (Marquardt, Rom. Staatsverwaltung ,
t. II, p. 590-591). Dans son article sur saint Serge [Mémoires, t. V),
Tillemont n'admet pas que les deux martyrs aient pu être rais à mort
sous Maximien, comme le rapportent Métaphraste, les Menées grec-
ques, Adon, Usuard. « Aucun Maximien, dit-il, n'a régné en Syrie; »
il concède seulement que « Maximien Galère peut y être venu en 303,
116 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMEE.
d'actions de grâces offert par l'empereur (1). Les
lieux assignés au martyre de ces saints se trouvent
sur le passage d'une armée revenant lentement d'Ar-
ménie par la Mésopotamie et la Syrie vers la mer
Egée : c'est la route que prit Galère, alors qu'après
avoir séjourné près de Dioclétien à Nisibe (2), et
nétant encore que César. » Par une distraction surprenante chez un
si exact historien, Tillemont oublie la double expédition de 297, qui
pendant une année au^ moins fit parcourir à Galère les provinces
d'Orient. Je ne vois pas de motif d'effacer (même pour le remplacer
par celui de Maxiniin Daia) le nom de Maximien donné par tous les
hagiographes; ce nom maintenu ne peut être celui de Maximien Her-
cule, qui ne commanda jamais en Orient : il désigne certainement
Maximien Galère , et, comme celui-ci n'y eut le pouvoir d'un chef
d'armée qu'en 297, le martyre de Serge et de Bacchus se trouve re-
porté à cette année, qui vit commencer la persécution militaire. —
Serge et Bacchus devinrent les saints les plus populaires de l'Orient.
La ville et le bourg de Rasapha, où souffrit Serge (près de Sura, dans
Célé-Syrie, ou plutôt dans l'Augusta Euphratensis), fut, au cin-
quième siècle, appelée Sergiopolis ; une église fut consacrée sous le
vocable des saints Serge et Bacchus dès 354 (Le Bas et Waddington,
Voyage archéologique, t. III, n° 2124); leur renommée s'étendit
jusqu'en Gaule : il y eut à Chartres une église portant leur nom, que
la tradition attribuait au quatrième siècle (Le Blant, Inscriptions
chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 305).
(1) Assemani, Acta SS. mart. Orient, et Occident., t. II, p. 123-
147. Assemani fixe à 297 le martyre de ces saints. D'autres, se fondant
sur la ressemblance des noms de Maximien et Maxim in, le placent
en 308, sous Maximin Daia : ils pensent écarter ainsi la contrariété
qui existerait entre le récit des Actes, si on le mettait en 297, et l'as-
sertion d'Eusèbe {Hist. Eccl., VIII, 4; cf. 18) d'après laquelle des
soldats seuls auraient été martyrisés. Cependant, des fidèles étrangers
à l'armée purent périr exceptionnellement, sans qu'Eusèbe, si peu
précis en cet endroit , les ait marqués ; l'existence à Samosate de ma-
gistrats chrétiens se comprendrait en 297, et serait conforme à une
autre assertion d'Eusèbe (VIII, 1, 2) : elle se comprendrait moins en
308, cinq ans après le commencement de la persécution.
(2) Eutrope, Brev., IX; cf. Tillemont, Histoire des Empereurs ,
t. IV, p. 39.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 117
conclu la paix avec les Perses, il regagna ses États
d'Europe.
Galère trouva un docile instrument de ses rigueurs
contre les soldats et surtout les officiers chrétiens.
(( Je ne sais quel chef de l'armée romaine, dit Eu-
sèbe, entreprit de les poursuivre : il commença d'ins-
pecter les chrétiens de l'armée , leur laissant le choix
de conserver leurs honneurs et leurs grades, en obéis-
sant aux ordres impériaux, ou, s'ils refusaient, d'être
exclus de la milice (1). » C'était, pour les officiers,
la dégradation [gradiis dejectio); pour les soldats, le
renvoi ignominieux {igiiominiosa jnissio) , avec priva-
tion du titre et des privilèges des vétérans (2). « Beau-
coup de ces champions du Christ préférèrent sans
hésiter la confession de son nom à la gloire et aux
avantages du monde. Un petit nombre d'entre eux
perdirent pour la défense de la piété non seulement
leur dignité, mais encore leur vie, à une époque où
celui qui tendait des pièges à notre religion n'osait
encore verser le sang que rarement et avec précau-
tion (3). » La Chronique d'Eusèbe, plus explicite que
son Histoii^e, donne un nom, qui doit être celui du
général dont il est question plus haut : « Veturius,
maître de la milice, poursuit les soldats chrétiens, et
depuis ce temps la persécution commence peu à peu
contre nous (4). » Il s'agit ici d'une véritable épuration
(1) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 4, 3.
(2) Marquardt, Rômische Staatsverioaltung, t. II, p. 552-553.
(3) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 4, 4.
(4) « Veturius, magister militiœ, christianos persequitur milites, pau-
118 LA PEUSÉCUTION DANS L'ARMEE.
de l'armée , au moins pour les États de Galère , car le
maître de la milice était un commandant supérieur,
une sorte de ministre de la guerre (1) , occupant dans
la hiérarchie militaire un rang analogue à celui du
préfet du prétoire dans la hiérarchie civile (2). L'o-
pération confiée à Velurius se place entre la quator-
zième et la dix-septième année de Dioclétien, c'est-
à-dire entre 298 et 301 (3). Ce fut probablement la
suite, plus régulière et plus méthodique, des pre-
mières violences exercées par Galère pendant sa cam-
pagne d'Orient.
La persécution dut sévir particulièrement dans les
provinces où les légions étaient campées. C'est ainsi
que la Mésie, siège d'une des plus grandes agglomé-
rations militaires de l'Empire romain , vit périr plu-
sieurs soldats, par l'ordre du gouverneur Maxime.
On cite, à Dorostore, deux martyrs, appartenant pro-
latirn ex illo tempore jam perseciitione adversus nos incipieiUe. »
Chron. — Les Actes de saint André et ceux des saints Serge et Bac-
chus nomment un Antiochus, comme ayant exercé contre eux des pour-
suites; ce personnage a-t-il une existence historique? est-il distinct de
Veturius? ne pourrait-on admettre que, ignorant le vrai nom du fonc-
tionnaire chargé par Galère de rechercher les chrétiens de son armée,
les hagiographes lui ont donné celui d'un personnage biblique, pour
eux synonyme de persécuteur? Du reste, le nom d'Antiochus fut réel-
lement porté par des magistrats romains : inscription d'un ANTIOCHVS,
VIR PERFECTISSIMVS, PRAESES PROVLXCIAE ARABIAE, dans
Bulletin de la société des Antiquaires de France, 1895, p. 220.
(1) Expression de M. Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 570.
{'À) Sur la charge de maître delà milice, voir Duruy, /. c. et t. VII,
p. 158; Willems, le Droit public romain, p. 558, 562, 606.
;^3) Quelques ms. de la Chronique marquent la XIV«, d'autres la
XVI«, d'autres la XVII^ année de Dioclétien. Voir Migne, Patrol.
Grxc, t. XIII, col. 305, note 1.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMEE. 119
bablement à l'armée, Pasicrate et Valention (1). Le
vétéran Jules, qui avait refusé de recevoir une grati-
fication à l'occasion de quelque fête militaire ou im-
périale dans laquelle des actes d'idolâtrie étaient
maintenant exigés, fut traduit devant Maxime par les
officiales chargés de la recherche des délinquants (2).
Les Actes de son procès ont été conservés, et méritent
d'être intégralement traduits. « Jules, demanda le
président, qu'as-tu à répondre? ce qu'on rapporte
de toi est-il vrai? — Je suis chrétien. Je ne puis me
dire autre que je ne suis. — Quoi donc? ignores-tu
que les princes ont donné l'ordre de sacrifier aux
dieux? — Je ne l'ignore pas, mais, étant chrétien,
je ne puis faire ce que vous voulez et renier le Dieu
vrai et vivant. — Quel mal y a-t-il donc à offrir de
l'encens et à s'en aller? — Je ne puis transgresser
les préceptes divins et obéir aux infidèles. Dans votre
frivole milice, où j'ai servi pendant vingt-six ans (3),
(1) Acta S. Juin martyris, 2; dans Ruinart, p. 616. Cf. Acta S5.,
mai, t. VI, p. 23; t. VII, p. 849; Analecta Bollandiana, t. X, 1891,
p. 50-52.
(2) « Ab offîcialibus oblalus est Maximo prœsidi. » Acta S. Julii, 1.
Ce texte est à ajouter à ceux que cite M. Le Blant {les Actes des mar-
tyrs, § 54, p. 129) pour montrer le rôle de Vofjicium dans la présen-
tation des accusés.
(3) « In annis viginti sex. » Acta S. Julii, 1. La durée normale du
service dans une légion était de vingt ans (Tacite, Ann., I, 78; Dion
Cassins, LV, 23; Ulpien, au Digeste, XXVII, i, 8, § 9; Dioclétien et
Maximien, au Code Justinien, VII, lxiv, 9; Suidas, v Bsxepavo?;
Corpus inscr lat., t. III, p. 849); mais souvent on la dépassait. Au-
guste [Monument Ancyr., 17) rappelle qu'il donna des gratifications
militibus qui vicena plurave stipendia meruissent. Dans les diplô-
mes de Domitien et d'Hadrien, on voit que le congé n'est ordinaire-
120 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
je n'ai jamais été poursuivi pour crime ou délit. Sept
fois j'ai pris part à la guerre; je n'ai point désobéi à
mes chefs, ni combattu moins bien qu'aucun autre.
Jamais le prince ne m'a trouvé en défaut : crois-tu
donc qu'après avoir rempli fidèlement des devoirs
inférieurs, je paraîtrai aujourd'hui infidèle à des
obligations plus hautes? — Dans quel corps as-tu
servi? — J'ai porté les armes, je suis sorti à mon
tour, mais je suis toujours vétéran (1). Cependant
j'ai adoré le Dieu vivant, qui a fait le ciel et la terre;
aujourd'hui, je ne me montrerai pas moins fidèle
serviteur. — Jules, je vois que tu es un homme grave
et sage. Laisse-toi persuader et sacrifie aux dieux. —
Je ne ferai pas ce que tu demandes, et je n'encourrai
pas par un péché un châtiment éternel. — Je prends
le péché sur moi. Je te fais violence, afin que tu ne
paraisses pas acquiescer de ton plein gré. Ensuite tu
ment accordé qu'après vingt-cinq ans et plus; quina et vicena sti-
pendia est la formule habituelle. Ceux de Vespasien reprennent la
formule d'Auguste ; qui vicena stipendia plurave meruerant. Voir
les soixante diplômes militaires réunis par Mommsen au t. III du Cor-
pus, p. 843 et suivantes. Inscriptions de légionnaires ayant servi pen-
dant vingt-cinq ans, Wilmanns, Exempta inscript., 2205; Renier, Ins-
criptions d'Algérie, 1080; Corpus inscr. lat., t. III, 1172; pendant
vingt-six ans, Wilmanns, 48 t.
(1) « Sub arma militavi, et ordine mco egressus sum, veteranus sem-
per. » Acia S. Julii, 1. Il était sorti des rangs par Vhonesia missio,
et jouissait des privilèges et de la pension de retraite des vétérans;
mais il était encore soumis, comme tel, à certaines obligations militai-
res. Sur les vexilla veteranorum, voir Marquai dt, Rômische Staats-
verwaltinuj , t. II, p. 448-452. Une inscription de Lambèse (Renier,
1080) fait mention d'un soldat qui militavit ann. XXV, ei post mis-
sionem servit encore ann. XXXV.
LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 121
pourras rentrer en paix dans ta maison. Tu recevras
la gratification de dix deniers (1), et personne ne
t'inquiétera. » On reconnaît dans ce langage la ré-
pugnance de certains magistrats pour les cruels of-
fices dont ils étaient chargés, et leur désir d'accepter
les plus légères marques de soumission extérieure;
nous verrons d'autres exemples de ces dispositions
quand la persécution générale aura commencé. Ce-
pendant Jules refusa de se laisser séduire : « Ni cet
argent de Satan, ni tes paroles captieuses, ne me fe-
ront perdre le Dieu éternel. Je ne le puis renier.
Condamne-moi donc comme chrétien. — Si tu n'ohéis
pas aux ordres royaux, si tu ne sacrifies pas, je te ferai
décapiter. — Tu feras bien. Je te conjure donc, pieux
président, accomplis ton dessein, et condamne-moi :
mes désirs seront satisfaits. — Ils le seront, en effet,
si tu ne veux pas te repentir et sacrifier. — Grâces te
soient rendues, si tu agis ainsi. — Tu as bien hâte de
mourir : tu crois donc en tirer quelque gloire? — Si
je mérite de souffrir, j'acquerrai une gloire éternelle.
— Si tu souffrais pour la patrie et pour les lois, tu
acquerrais vraiment une telle gloire. — Je souffre
pour les lois, mais pour les lois éternelles. — Ces lois
vous ont été données par un homme qui mourut
(1) (c Accipies decem denariorum pecuniam. » Acta, 1. Dans un autre
manuscrit {Acta SS., mai, t. VI, p. 661), on lit : « decennaliorum pe-
cuniam, » l'argent des décennales. Si cette version est la vraie, et
qu'il s'agisse d'un donativum accordé aux troupes pour fêter la
dixième année de Galère , les faits se passeraient en 302, une année
seulement avant la persécution générale. Voir Tillemont, Mémoires,
t. V, note III sur la persécution de Dioclétien.
122 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
crucifié. Vois ta folie, de préférer un homme mort à
nos princes vivants! — Il est mort pour nos péchés,
afin de nous donner la vie éternelle. Dieu vit éter-
nellement; celui qui le confesse aura la vie éternelle;
mais une peine éternelle attend celui qui l'aura renié.
— J'ai pitié de toi; je te conjure de sacrifier plutôt,
afin de vivre avec nous. — Vivre avec vous serait
pour moi la mort; mais si je meurs, je vivrai. —
Écoute-moi, et sacrifie; sinon, je tiendrai ma pro-
messe et te ferai périr. — J'ai souvent demandé de
mériter un tel sort. — Tu as donc choisi de mourir?
— J'ai choisi une mort temporaire, mais une vie
éternelle. » Maxime prononça la sentence : « Que
Jules, qui n'a pas voulu obéir aux princes, encoure la
peine capitale. » On le conduisit au lieu du supplice.
Les fidèles, qui n'étaient point alors inquiétés , l'en-
touraient en foule et l'embrassaient. « Que chacun
voie dans quel esprit il me baise (1), » dit le martyr,
voulant sans doute avertir ceux que la compassion
attirait vers lui plutôt qu'une sainte allégresse. Un
soldat chrétien , Hésychius , alors prisonnier, se trou-
vait présent : peut-être avait-il été amené pour que
le procès ou l'exécution d'un coreligionnaire lui fit
abandonner la foi. Mais, loin d'être ébranlé, Hésy-
chius, s'adressant au saint : « Je t'en prie, Jules,
poursuis joyeusement ce que tu as commencé, et
obtiens la couronne promise par le Seigneur à ceux
qui le confesseront. Souviens-toi de moi, car je vais
(l) « Unusquisque videat qualiter osculetur. » Acta, 1.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 123
te suivre. Salue aussi les serviteurs de Dieu Pasicrate
et Valention, qui par une bonne confession nous ont
précédés vers le Seigneur. )i Jules, emJjrassant lïésy-
chius : « Frère, dit-il, hàte-toi de venir. Car ceux que
tu as salués ont déjà entendu tes recommandations. »
Tout en parlant, le vétéran avait couvert ses yeux avec
un linge, noué autour de la tête(l); puis, tendant le
cou, il dit : « Seigneur Jésus, pour le nom de qui je
souffre, daigne placer mon âme parmi tes saints (2). »
Le bourreau tira le glaive : Jules fut décapité le
27 mai. Hésychius périt quelques jours après (3).
(1) « Et hœc dicens, sanctus Jiilius accepit orarium, et ligavit oculos
suos, et tetendit cervicem suaiii. » Acta, 2. Une peinture du quatriènne
ou cinquième siècle, découverte en 1887 dans le corridor de la mai-
son des saints Jean et Paul, sur le Celius, représente trois martyrs,
les yeux couverts ainsi de Vorarium, et tendant la tête pour recevoir
le coup mortel du bourreau placé derrière eux : c'est l'illustration la
plus claire de notre texte et de tant de passages semblables des Pas-
sions. J'ai fait reproduire cette fresque, d'après une bienveillante com-
munication du P. Germano, dans mon appendice sur les Procès des
martyrs, à la suite du Polyeucte é^AMé, en 1889 par M. Mame, p. 159.
Le P. Germano l'a publiée à la p. 326 de son beau livre sur les décou-
vertes du Celius, la Casa celimontana dei SS. martiri Giovanni a
Paolo, Rome, 1894.
(2) « ... Tu cum sanctis tuis meuin coUocare dignare spiritum. »
Acta, 2. — Expressions analogues dans les inscriptions chrétiennes :
TE SVSCIPIANT OMNIVM ISPIRITA SANCTORVM... IN PACEM
CVM SPIRITA SANCTA ACCEPTVM... REFRIGERA CVM SPIRITA
SANGTA... ACCEPTA EST AD SPIRITA SANCTA... INTER SANC-
TOS... CVM SANCTIS... META TON AFION... A TERRA AD MARTY-
RES... SPIRITVS A CARNE RECEDENS SOCÏATVS SANCTIS... AC-
CEDENS AD SANCTORVM LOCVM, etc.; Bullettino di archeologia
cristiana, 1875, p. 19-32. Voir aussi l'éloge métrique de la martyre Zo-
sime, ihid., 1866, p. 46; cf. les Dernières Persécutions du troisième
.sièc/e, 2eéd.,p. 261-263.
(3) Le 15 juin, d'après plusieurs martyrologes. Voir Acta SS., juin,
t. II, p. 1049.
124 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
La Mésic vit d'autres scènes de persécution. La
recherche des soldats chrétiens, confiée dans cette
province au gouverneur Maxime (1), amena la com-
parution de deux militaires, Nicandre et Marcien,
dont le procès est plus émouvant encore, car, usant
de la faculté accordée depuis Septime Sévère aux
soldats (2), tous deux étaient mariés. Ils paraissent
avoir été récemment convertis. Comme tant d'autres
dont parle Eilsèbe , « ils abandonnèrent la gloire de
ce monde pour la milice céleste (3), » c'est-à-dire
que, mis en demeure de renoncer à leurs grades ou
à leur religion , ils préférèrent celle-ci à ceux-là. Ce-
pendant, par une sévérité exceptionnelle du juge,
ou plutôt par une faveur spéciale de la Providence,
ils furent au nombre des militaires dont parle encore
Eusèbe, qui « perdirent pour la défense de la piété
non seulement leur dignité, mais encore leur vie (4). »
(( Si vous n'ignorez pas, leur dit Maxime, les ordres
des empereurs, qui vous commandent de sacrifier
aux dieux, approchez, Nicandre et Marcien, et faites
(1) « Pi œses Maximiis, cui hujuscemodi cura fiierat injuncta. »
Acta SS. Marciani et ISicandri, 1, dans Ruinart, p. 618. Les Actes ne
marquent point dans quelle contrée se passe leur récit; mais la men-
tion du prœses Maxime fait supposer qu'il s'agit de la province où nous
avons déjà vu un gouverneur du même nom sévir contre les soldats
chrétiens.
(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du
troisième siècle, p. 35-36.
(3) « Totius hujus mundi gloria derelicta, ad cœlestem militiam
Chrlsti gratia se contulerunt. » Acta, 1. Cf. Eusèbe, Hist. EccL, VIII,
4, 2, 3, et 18, 1.
(4) Ibid., VllI, 4, 4.
LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 125
acte d'obéissance. — Ces ordres, répondit Nicandre,
sont pour ceux qui veulent rester dans la milice (1);
mais nous, qui sommes chrétiens, nous ne pouvons
être tenus d'y obéir. — Pourquoi, reprit Maxime,
ne recevez-vous pas la solde de votre grade (2)? —
Parce que l'argent des impies souille les hommes
qui veulent servir Dieu (3). » Maxime insista : « Avec
un peu d'encens , Nicandre , honore les dieux. —
Gomment un chrétien pourrait-il adorer des pierres
et du bois, au mépris du Dieu immortel qui nous
a tirés du néant et qui conserve tous ceux qui espè-
rent en lui? » Daria, l'épouse de Nicandre, était pré-
sente : « 0 mon seigneur, dit-elle, prends garde
de ne point faire ce qu'on te commande; prends
garde de ne point renier Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Lève tes yeux vers le ciel , tu y verras celui pour qui
tu dois conserver ta foi et ta conscience. C'est lui
qui sera ton secours. » Avec ce mépris brutal de la
femme, que professaient tant de païens, Maxime ne
comprit point le sentiment tendre, délicat et fier
dont Daria était animée; se trompant sur ses inten-
(1) Le texte porte sacrificare , ce qui a peu de sens; ïillemont le
corrige, avec raison, par militare.
(2) « Quare vel vestrae mérita non accipilis dignitatis? » Acta, 1.
Comparez l'expression classique ; « stipendia meruerunt. »
(3) Cette réponse ne veut pas dire que Nicandre et Marcien consi-
dèrent comme défendu à un chrétien de toucher la solde d'un grade
militaire; mais, les ordres de Galère ayant imposé l'alternative, ou
d'abandonner le grade, ou de renier la religion, ils ont pris le pre-
mier parti, et ne peuvent plus par conséquent toucher une solde de-
venue l'argent des impies, bon pour ceux-là seulement qui ont apos-
tasie.
126 LA PERSÉCITION DANS L'ARMÉE.
tions : « iMauvaise tête de femme (1), cria-t-il, pour-
quoi désires-tu la mort de ton mari? — Pour qu'il
vive avec Dieu, répondit-elle intrépidement, et pour
qu'il ne meure jamais. — Ce n'est pas cela, repartit
Maxime, mais tu désires t'unir à quelque mari plus
robuste; voilà pourquoi tu excites celui-ci à courir
vite à la mort. » A ces mots, Daria se dressa dans
sa dignité outragée d'épouse et de chrétienne :
« Puisque tu me soupçonnes d'avoir de telles pensées
et d'être capable d'une telle conduite, fais-moi mourir
la première pour le Christ, si tu as aussi des ordres
concernant les femmes. » Mais la persécution ne re-
gardait encore que les soldats; Maxime répondit :
« Nous n'avons aucun ordre concernant les femmes;
aussi ne ferai-je point ce que tu demandes : cepen-
dant tu iras en prison. »
Quand elle y eut été conduite , Maxime essaya en-
core de persuader Nicandre. « N'écoute pas, lui dit-
il , les paroles de ton épouse , ou des conseils sembla-
bles aux siens, de peur d'être promptement privé de
la lumière; mais, si tu le veux bien, accepte un dé-
lai, pour examiner en toi-même s'il vaut mieux vivre
ou mourir. — Le délai que tu m'offres, répondit le
soldat, suppose qu'il est déjà passé : l'examen est fait,
et je suis résolu à désirer avant tout d'être sauvé. —
Dieu soit remercié! » dit à demi-voix le gouverneur.
« Oui, Dieu soit remercié (2) ! » répéta Nicandre. Cette
(1) '< Malum caput mulieris. »
(2) « Prœses vero sublata voce dicebat : Gratias Deo. Et Nicander
una cum eo dicebat : Etiam gratias Deo. » Acta, 2.
LA PERSECUTION DANS L'AllMÉE. 127
môme acclamation, prononcée à la fois par le juge
païen et par le martyr, montre que les formules chré-
tiennes avaient fini par pénétrer dans le langage cou-
rant, et que le paganisme lui-même, tout en persé-
cutant au nom des dieux, était travaillé par l'idée
monothéiste. Cependant Maxime s'était mépris sur la
pensée du soldat. Il avait compris que Nicandie cé-
dait par amour de la vie , et, plein de joie , il se féli-
citait déjà avec son assesseur Leucon(l) : nous avons
déjà vu, par les Actes de saint Jules, que Maxime
répugnait à verser le sang. Mais Nicandre n'avait
voulu parler que du salut éternel. On l'entendit prier
Dieu tout haut, le remerciant, lui demandant d'être
délivré des tentations de cette vie. « Comment, s'é-
cria le juge , toi qui tout à l'heure m'as déclaré que
tu voulais vivre, voilà que de nouveau tu désires
mourir ! — Je veux vivre , répondit Nicandre , mais
de la vie éternelle, non de la vie passagère de ce
monde : aussi je te rends maître de mon corps. Fais
ce que tu veux : je suis chrétien. » Pour la première
fois, le gouverneur se tourna vers Marcien : « Et toi,
Marcien? » dit-il. Celui-ci répondit : « Ce que déclare
mon camarade (2), je le déclare aussi. — Alors, pro-
nonça le président, vous serez tous deux mis en pri-
son , et bientôt sans doute vous subirez votre peine. »
Maxime, cependant, ne se hâta point ; un long dé-
(1) « Itaque gaudenscum Leucone consiliario suo incedebat. » Ihid.;
cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, § 12, p. 53.
(2) « Commilito meus. » Acta, 2.
128 LA PERSÉCUTION DANS L'AKMÉE.
lai fut accordé aux deux soldats. Après vingt jours
passés en prison , ils furent de nouveau conduits au
gouverneur : « Nicandre et Marcien, leur dit-il, vous
avez eu le temps de vous décider à obéir aux ordres
impériaux. » Ce fut Marcien qui répondit : « La mul-
titude de tes paroles ne pourra nous faire abandonner
la foi et renier Dieu. Il est présent à nos yeux, et
nous savons où il nous appelle. Aujourd'hui est con-
sommée notre foi au Christ : renvoie-nous promp-
tement, afin que nous voyions le Crucifié, celui
que vous ne craignez pas de blasphémer (1), et que
nous vénérons et adorons. — Selon votre désir, dit
Maxime, vous serez livrés à la mort. — Par le salut
des empereurs, reprit Marcien, fais vite, nous t'en
supplions , non par crainte des supplices , mais afin
de jouir plutôt de notre désir. — Ce n'est pas à moi
que vous résistez, répondit le juge, et ce n'est pas
moi qui vous poursuis : je suis donc étranger à votre
sort, et pur de votre sang. Si vous croyez que votre
course sera bonne, je vous félicite (2) : que votre dé-
(1) « Crucifîxum, quem vos ore nefario maledicere non dubitatis. •»
Acta, 3. Le récent ouvrage de Porphyre contre les chrétiens parlait
du Christ avec mépris, à cause de l'opprobre de la croix : « Contem-
nis enim eum... propter crucis opprobrium , » dit saint Augustin s'a-
dressant au philosophe, De civ. Dei, X, 28. L'expression monothéiste
que nous avons déjà rencontrée sur les lèvres de Maxime conviendrait
à un néoplatonicien, disciple de Porphyre. On a vu par l'exemple
d'Hiéroclès que ces philosophes n'imitaient pas l'éloignement de leur
maître pour la vie publique (cf. les Dernières Persécutions du troi-
sième siècle, 2« éd., p. 169) et se poussaient habilement aux car-
rières lucratives et aux honneurs.
(2) « Si autem scitis vos bene ituros, gratulor vobis. » Acta, 3. Il
LA PERSÉCUÏIOiN DANS L'ARMÉE. 129
sii' s'accomplisse. » Et il proaonça la sentence capi-
tale. « La paix soit avec toi, président humain, »
s'écrièrent ensemble les condamnés (1).
Joyeux et bénissant Dieu, ils allèrent au supplice.
La femme de Nicandre, délivrée de prison, accom-
pagnait son mari : son petit enfant était avec elle,
porté par Papien, frère du martyr Pasicrate (2).
Près de Marcien marchait également la femme de
celui-ci , accompagnée de ses parents ; mais elle était
païenne, et se lamentait en déchirant ses vêtements.
« Voilà bien, ô Marcien, s'écriait-elle, ce que je te
disais dans la prison, voilà ce que je craignais, ce
que je pleurais d'avance. Malheureuse que je suis! tu
ne me réponds pas. Aie pitié de moi, ô mon seigneur :
regarde ton très doux enfant : retourne-toi vers nous,
ne nous méprise pas. Où te hâtes-tu? où veux-tu aller?
pourquoi nous hais-tu? tu te laisses traîner comme
y a peut-être encore dans ces paroles de Maxime une réminiscence
néoplatonicienne : Porphyre compare souvent à un voyage, ou plutôt
à un retour dans la patrie, le passage de cette vie à l'autre; De abstin.,
1; Sentent., 32; ad Marcell., 7, 8.
(1) « Fax tecum, presses huinane. » Acta, 3. Je ne vois dans cette
parole aucune ironie; étant donnée la cruauté de beaucoup de magis-
trats romains, Maxime se montra humain en épargnant aux deux
martyrs, comme il l'avait épargnée à Jules, la torture dans l'interro-
gatoire et la flagellation ou la bastonnade avant le supplice, qui était
cependant de règle pour les soldats condamnés à la décapitation [deli-
gali ad palum virgUque cxsi et secari percussi; Tite-Live, II, 59;
XXVIII, 29; cf. la note sur le premier de ces passages, dans le Tite--
Live de Lemalre, t. I, p. 82; et Marquardt, Rômische Staatsverwal -
tung, t. II, p. 553.)
(2) Ce détail achève de prouver que les faits se passent en Mésie
où nous savons par les Actes de saint Jules que Pasicrate venait d'être,
martyrisé.
IV, 9
130 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
une brebis au sacrifice. » Marcien la regarda sévère-
ment : « Jusques à quand, dit-il, Satan aveuglera-t-il
ton esprit et ton cœur? éloigne-toi de nous : laisse-
moi achever pour Dieu mon martyre. » Un chrétien,
nommé Zotique , prit la main du courageux soldat :
« Aie courage, mon seigneur et mon frère. Tu as
combattu le bon combat : d'où vient qu'à nous, si
faibles, est accordée une telle foi? Souviens-toi des
promesses que le Seigneur a daigné faire, et qui
pour vous vont s'accomplir. Vous êtes vraiment les
chrétiens parfaits et les bienheureux. » L'épouse de
Marcien, cependant, s'approchait tout en larmes, et
tâchait de le tirer en arrière. Alors Marcien à Zotique :
(( Retiens-la ; » et Zotique , abandonnant la main du
martyr, retint la malheureuse femme. iMais, quand
on fut arrivé au lieu de l'exécution, Marcien porta les
yeux tout autour de lui : apercevant Zotique, il l'ap-
pela, et le pria de lui amener celle qu'il avait écartée
par vertu, mais qu'il aimait toujours. Quand elle fut
près de lui, il l'embrassa, en disant : « Retire-toi
maintenant dans le Seigneur. Car tu ne pourrais me
regarder célébrant mon martyre, pendant que ton
âme est encore au pouvoir du malin. » Il embrassa
ensuite son enfant, et, levant les yeux au ciel, dit :
« Seigneur Dieu tout-puissant, prends-le sous ta
garde. » Puis Marcien et Nicandre se donnèrent à
leur tour le baiser de paix. Au moment où ils se sé-
paraient pour s'agenouiller devant l'exécuteur, Mar-
cien aperçut l'épouse chrétienne de Nicandre, qui
essayait vainement de percer la foule pour approcher
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 131
de son mari. Toujours calme et maître de lui-même,
il tendit la main à la jeune femme et la conduisit à
celui qu'elle cherchait. « Dieu soit avec toi, n dit
simplement Nicandre. Mais elle : « Mon bon seigneur,
aie bon courage. Montre-toi vaillant dans le combat.
J^ai passé dix années dans mon pays, séparée de
toi (1) , et à tous moments attendant de Dieu la joie de
te revoir; maintenant je t'ai vu, et je te félicite de
quitter cette vie. Voici que je vais être élevée et glo-
rifiée, devenant l'épouse d'un martyr. Aie bon cou-
rage, mon seigneur, rends ton témoignage à Dieu,
afin de me délivrer aussi de la mort éternelle. » Le
bourreau s'approcha , banda les yeux des martyrs , et
leur donna le coup mortel. C'était le 17 juin (2).
Les passages d'Eusèbe relatifs à la persécution des
soldats parlent d'abord de l'Orient, puis des États de
Galère; mais il est peu douteux qu'Hercule ait suivi
avec empressement l'exemple donné par le tout-puis-
sant César, et fait aussi dans ses armées la recherche
des militaires chrétiens. A cette période, antérieure
(1) Probablement Nicandre avait été pendant ce temps occupé à des
expéditions lointaines.
(2) Plusieurs manuscrits contiennent un dernier paragraphe, racon-
tant la sépulture des deux martyrs, et aussi de l'épouse et du lils de
Nicandre, à Vénafre, près d'Atina, en Italie. L'église d'Atina se glori-
fie en effet de posséder les corps de saint Nicandre et de saint Mar-
cien. Mais ce ne peut être qu'à la suite d'une translation, comme on
en a de nombreux exemples; car leur martyre eut certainement la
Mésie pour théâtre. Quant à l'assertion de Pierre des Noëls, que l'é-
pouse de Nicandre eut la lête tranchée trois jours après celui-ci, elle
est contredite par le texte même des Actes, disant que la persécution
ne concernait pas les femmes.
132 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
de quelques années à la grande persécution, me pa-
raissent pouvoir être attribuées les exécutions de sol-
dats que marquent, à Rome ou en Italie, quelques
documents hagiographiques. Aucun, malheureuse-
ment, ne vaut les deux belles Passions qui viennent
d'être résumées; mais on en peut tirer cependant
des faits vraisemblables. Un récit, maladroitement
rattaché à celui d'un martyre de quelques années
postérieur (1), nous fait connaître la mort pour le
Christ de quatre adjudants (2) appartenant probable-
ment à la garde impériale [équités singulares) (3) :
ils furent exécutés dans Rome même , devant le tem-
ple d'Esculape , dans le voisinage des thermes de Tra-
jan (4); leurs corps, recueillis par saint Sébastien (5),
furent enterrés à trois milles de la cité, sur la voie
Labicane (6). La mort de saint Sébastien lui-même,
(1) Récit de l'exécution à Rome de quatre cornicularii anonymes,
connus sous l'appellation des Quatuor Coronati, rattaché par erreur
à la Passion de cinq sculpteurs martyrisés en Pannonie, à laquelle il
ne se rapporte ni par le lieu ni par la date. Dans le Bullettino di ar-
dieologia cristiana , 1879, p. 45-90, M. de Rossi a démêlé le problème
que ni Tillemont {Mémoires, t. V, art. lv et note xlix sur la persécu-
tion de Dioclétien) ni les Bollandistes [Acta SS., août, t. II, p. 189,
328) n'étaient parvenus à résoudre.
(2) Cornicularii. Voir Marquardt, Rômische Staaisverwaltung
t. II, p. 528-529, et Pottier, art. C ornicularius , dans le Dictionnaire
des antiquités, t. I, p. 1509.
(3) Marquardt, l. c, p. 473-475.
(4) Bullettino di archeologia cristiana, 1879, p. 80; cf. Jordan,
Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 525.
(5) Les Actes disent : « cum Melciade episcopo. » Miltiade ne monta
sur le siège de saint Pierre qu'en 311 , alors qu'à Rome Maxence avait
déjà rendu la paix à lÉglise ; mais il se peut qu'étant encore diacre
ou simple prêtre il ait assisté saint Sébastien dans ce pieux office.
(6) Non loin du mausolée de sainte Hélène et du cimetière ad duas
LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 133
qui commandait une des cohortes prétoriennes, me
semble aussi appartenir à cette époque plus vraisem-
blablement qu'à aucune autre (1). Quatre martyrs en-
terrés dans la catacombe d'Albano, fondée d'abord
laiiros. Le lieu de leur.sépulture paraît avoir été appelé in cojiiitatic,
c'est-à-dire avoir été voisin d'une résidence impériale, comitatus {Bul-
lettino di arch. crist., 1879, p. 75). Au septième siècle, les pèlerins
vénéraient encore leur tombeau primitif {Roma sotterranea, t. I,
p. 178-179). « Sans chercher, dit M. de Rossi, à définir avec précision
où était situé le vénéré sanctuaire des Quatuor Coronati, je dois éta-
blir que, dans la région voisine du cimetière ad duas lauros, était un
lieu auquel put convenir le vocable comitatus. Tertullien {Apolog.,^b),
parlant des conspirateurs et des séditieux, et voulant montrer que
parmi eux il n'y avait pas de chrétiens, dit : « Unde qui inter duas
lauros obsident Csesarem? » Là avaient leur cimetière les équités shi'
gulares, gardes du corps de l'empereur. Là Valentinien III sera assas-
siné (jLÉCTov ûTjô Ôa^vwv, comme porte la Chronique d'Alexandrie, ad
duas lauros, in loco qui vocatur ad laurum. Ces témoignages suffi-
sent à prouver que de la fin du second siècle jusqu'au cinquième la
dénomination ad duas lauros fut connue de tous comme désignant
une villa ou résidence impériale, comitatus. » BuUettino di archeo-
logia cristiana, 1879, p. 7G.
(1) On sait de combien de difficultés chronologiques sont mêlés les
Actes de saint Sebastien. Dans l'état où nous les possédons, j'y vois
une composition artificielle, dans laquelle ont été réunies et plus ou
moins adroitement combinées des traditions relatives à des martyrs
d'époque différente, ayant souffert les uns sous Carinus et au com-
mencement de Dioclétien, d'autres, comme Sébastien lui-même, à l'épo-
que de la persécution militaire, d'autres enfin au temps de la grande
persécution. Chacun de ces martyrs a une existence historique, comme
l'indiquent les sépultures de la plupart d'entre eux ; mais le lien qui
rassemble leurs histoires diverses, de manière à en former un tout,
me paraît l'œuvre d'un ingénieux compilateur. — Les Actes font juger
Sébastien par Dioclétien lui-même. Il ne vint pas à Rome entre 297
et 303; mais Maximien Hercule résidait alors en Italie, et le nom de
Dioclétien peut avoir été mis au lieu du sien par le rédacteur de la
Passion, de même que dans celle des cinq artistes pannoniens il paraît
avoir été substitué à celui de Galère (cf. BuUettino di archeologia
cristiana, 1879, p. 72).
134 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
pour les soldats chrétiens de la légion // PartJiica,
peuvent avoir fait partie de cette légion, et être tom-
bés victimes de la persécution dirigée à la fm du
troisième siècle contre les fidèles de l'armée (1). Peut-
être doit-on rapporter encore au temps de la rigou-
reuse et parfois sanglante épuration militaire, com-
mencée dans les provinces de Galère et poursuivie
dans celles d'Hercule , plusieurs martyrs d'Italie dont
le souvenir a été mêlé sans preuves à celui de la lé-
gion Thébéenne (2).
L'intolérance d'Hercule et de Galère parut non
seulement par la recherche directe des soldats chré-
tiens, mais encore par l'obligation imposée à tous
les militaires de prendre part, les jours de fête, aux
cérémonies religieuses célébrées dans les camps. Na-
guère on fermait les yeux sur leur abstention : main-
tenant celle-ci ne leur est plus permise, on les
« pousse de force (3) » aux festins et aux sacrifices.
C'était un moyen sûr d'éprouver les chrétiens qui
restaient encore dans l'armée. Le centurion Marcel
souffrit le martyre pour s'être indigné contre cette
forme hypocrite d'oppression des consciences.
(1) Cf. Bullettino di arch. crist., 1869, p. 68-70,76-78; 1879,
p. 87; Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II,
p. 525.
(2) Par exemple les saints Solutor, Adventor et Octave, à Turin ;
Sébastien et Alverius, à Fossano; Secundus et Alexandre, à Vintimille
et à Bergarae; Antonin, à Plaisance; voir Acta SS., janvier, t. I, p. 81;
juillet, t. II, p. 7; août, t. V, p. 792, 798; septembre, t. VIII, p. 293;
cf. Tillemont, Mémoires, t. IV, art. et note iv sur saint Maurice.
(3) « Compelluntur. » Acta S. Marcelli centurionis , 1, dans Rui-
nart, p. 312.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 135
On célébrait à Tanger l'anniversaire de la nais-
sance de Maximien Hercule. Tous les soldats assis-
taient aux sacrifices et aux repas qui les accompa-
gnaient. Marcel, centurion de la légion Trajane (1),
s'approcha des drapeaux, qu'on avait formés en tro-
phée pour recevoir l'encens et les adorations (2) : il
jeta devant eux sa ceinture militaire, en s'écriant :
« Je suis soldat de Jésus-Christ, le roi éternel. « Il re-
jeta aussi le cep de vigne, insigne de son grade, et
ses armes, ajoutant : « A partir de ce jour, je cesse de
servir vos empereurs, car je ne veux pas adorer vos
dieux de bois et de pierre, sourdes et muettes idoles.
Si telle est la condition des militaires, qu'ils soient
contraints d'offrir des sacrifices aux dieux et aux em-
pereurs, je jette le cep et le ceinturon, je renonce aux
drapeaux, et je refuse de servir (3). » Le motif de la
(1) « Marcellus quidam ex centurionibus legionis Trajanœ. » Acta, 1.
On s'étonne de rencontrer en Mauritanie Tingitaue un centurion soit
de la légion // Trajana, cantonnée en Egypte, soit de la légion XXX
Ulpia, connue aussi sous le nom de XXX Trajana, et cantonnée en
Germanie. Mais on sait que des vexillationes, empruntées aux légions,
étaient souvent envoyées bien loin des pays où celles-ci avaient leur
camp. 11 se peut que des forces aient été ainsi tirées de légions étran-
gères à la Mauritanie pour aider Hercule dans sa guerre contre les
Maures. Peut-être même y eut-il dans cette contrée, dès une époque
bien antérieure, des soldats provenant de la légion H Trajana, car
un monument fut élevé à Salda (Bougie), dans la Mauritanie Sitifienne,
en 137, par un centurion de cette légion. Corpus inscriptionum la-
tinarum, t. VIII, 8934.
(2) « Rejecto etiam cingulo militari coram signis legionis, quae tune
aderant. » Acta, 1. — Cf. l'inscription : DIS MILITARIBVS GENIO
VIRTVTI AQVILAE SANC. SIGNISQVE LEGIONIS... Corp. inscripL
lat., t. III, 6224.
(3) « Abjecit quoque vitem et arma, et addidit : Ex hoc militare
136 LA PERSÉCUTION DANS LARMÉE.
désertion ne pouvait être plus clairement expliqué;
Marcel renonce au service militaire, parce qu'on ne
peut plus être soldat sans être contraint à des actes
d'idolâtrie. A ses paroles, tous les assistants restèrent
frappes de stupeur; puis ils le saisirent, et le condui-
sirent au préfet légionnaire (1), Anastase Fortunat,
qui le fit mettre en prison. Quand les fêtes eurent
pris fm'(2), celui-ci fit amener le centurion Marcel (3).
« Pour quel motif, demanda-t-il, as-tu rejeté la cein-
ture, le baudrier et le cep, contrairement à la disci-
pline militaire (4)? — Le 12 des calendes d'août, ré-
pondit Marcel, en présence des enseignes de la légion,
pendant que vous célébriez la fête de l'empereur, j'ai
imperaloribus vestris desisto... Si talis est conditio militantium, ut
diis et impcratoribus sacra facere compellantur, ecce projicio vitem
et cingulum, renuntio signis et militare recuso. » Acta, 1.
(1) " Prsesidi legionis. » IbUL, 2. Sur les prxfecti legionum, voir
Marquardt, Rômische Siaatsverwaltung , t. II, p. 443-445.
(2) « Finilis autem epulis. » Acta, 2.
(3) « ïntroducto Marcello, ex centurionibusAstasianis. « 7&irf. Lems.
de Colbert porte : Astisianis. Cette dernière leçon est évidemment
meilleure, et est une corruption de Antesignanis. Il faut lire: ex cen-
turionibus antesignanis. Les antesignani étaient des hommes d'élite,
chargés de veiller sur l'enseigne de la légion , et combattaient en pre-
mière ligne (Marquardt, î. c, p. 342-345). Marcel était un des centu-
rions chargés de les commander. La situation qu'il occupait rend son
acte plus significatif encore : il a jeté les insignes de son grade aux
pieds des aigles qu'il avait gardées et défendues, mais auxquelles sa
conscience ne lui permet pas de sacrifier.
(4) « Quid tibi visum est, ut contra disciplinam militarem te dis-
cingeres et balteum ac vitem projiceres? » Acta, 2. Cette question du
juge nous montre plus clairement encore les trois phases de l'acte de
Marcel; il a rejeté d'abord la ceinture, cingulu7n, qui était comme
le signe même du service militaire; puis le cep, vitem, insigne du
grade de centurion; enfin le baudrier, balteum, soutenant l'épée.
LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 137
dit à haute voix que j'étais chrétien, et ne pouvais
servir que Jcsiis-Christ, fils du Dieu tout-puissant. —
Je ne puis, dit Fortunat, passer sous silence ta témé-
rité; j'en ferai rapport aux empereurs et au César. Je
ne t'infligerai aucune peine, mais je vais te faire con-
duire à mon seigneur Aurelius Agricolanus, vicaire
des préfets du prétoire (1). »
Soit pour laisser à Marcel le temps de se repentir,
soit parce qu'on attendait la réponse impériale, sa
comparution devant le vicaire fut longtemps différée.
Elle n'eut lieu que le 30 octobre. Le procès-verbal a
été conservé; en voici la traduction :
« Le trois des calendes de novembre , le centurion
(1) Les Actes publiés par Ruinait ajoutent : « prosequente Cœcilio
arva officialia. » J'avoue ne pas comprendre la signification de ces
mots, à moins qu'ils ne veuillent dire que l'agent chargé de conduire
Marcel au vicaire sera Csecilius, employé au recensement des terres,
prosequente arva officialia (cf. Hunibert, art. Arvum, dans le
Dictionnaire des antiquités, 1. 1, p. 453). Un tel recensement, divisant
en plusieurs catégories les terres sujettes à l'impôt , eut lieu en effet
sous Dioclélien; voir Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 578-
581; Marquardt, Rômische Staatsverwaltung , t. II, p. 279; Hum-
bert, art. Caput, dans le Dict. des ant., t. I, p. 913-914, Lactance
en parle en ces termes : « Census in provincias et civitates semel
niissus, censoribus ubique diffusis et omnia excogitantibus... Agri
glebatim metiebantur, viles et arbores numerabantur, animalia omnis
generis scribebantur, hominum capita notabantur... Tormenta ac ver-
bera personabant... non tamen iisdem censitoribus fides habebatur,
sed alii super alios mittebantur, tanquam plura inventuri. » Demort.
pers., 23. Même s'il y a dans ces paroles quelque exagération, il n'en
reste pas moins que les agents chargés de cette opération fiscale
avaient le pouvoir et le moyeu de mettre les contribuables à la torture,
et par conséquent étaient accompagnés d'employés, de soldats ou de
bourreaux; à un censitor ainsi escorté put être confiée la charge de
conduire Marcel.
138 LA PERSECUTION DANS LARMfÎE.
Marcel ayant été présenté à Tanger, de Vofficiiim on
dit : (( Le préfet Fortunat a renvoyé devant ta puis-
sance Marcel, un des centurions. Voici le rapport qu'il
t'adresse; si tu l'ordonnes, je le lirai. » Agricola dit :
(( Qu'on le lise. » De Vofficium on lut (1) : « A toi ,
seigneur, Fortunat, etc. Ce soldat, ayant rejeté le
ceinturon militaire, s'est déclaré chrétien, et a pro-
féré de nombreux blasphèmes contre César. C'est
pourquoi nous te l'avons adressé, afin que ce que Ta
Clarté aura décidé de lui (2), tu ordonnes de l'obser-
ver. » Cette lettre ayant été lue, Agricolanus dit :
« As-tu prononcé les paroles relatées dans le rapport
du préfet (3)? » Marcel répondit : « Je les ai pronon-
cées. » Agricolanus dit : « Tu servais comme centu-
rion ordinaire {k)l » Marcel répondit : « Je servais. »
Agricolanus dit : « Quelle fureur t'a fait renoncer au
serment militaire et parler de la sorte? » Marcel ré-
pondit : « Il n'y a point de fureur en ceux qui crai-
(1) « Ex officio (lictum est. » Acta, 2. Sur cette formule, voir Ed-
mond LeBlant, les Actes des martyrs, p. 131.
(2) « Quod ex eodem Claritas tua jusserit. » Acta, 3. La charge
de vicaire des préfets du prétoire donnait droit au titre de specla-
bilis; mais, au quatrième siècle et dans la première moitié du cin-
quième, les inscriptions attribuent généralement le titre de clarissi-
mus à ceux même qui ont droit au titre d'illustris ou de spectabilis ;
Willems, le Droit public romain^ p. 562.
(3) « Locutus es haec apud Acta praesidis? » Sur ces .Ic^a, procès-ver-
baux ou rapports officiels , voir Le Blant , les Actes des martyrs ,
p. 8 et suiv.
(4) « Centurio ordinarius militabas. » Acta, 3. Au-dessus des centu-
rions ordinaires étaient les centurions de premier ordre ou primipiles.
Ces deux classes de centurions sont nettement distinguées dans une
inscription : PRIMI ORDINES ET CENTVRIONES; Wilmanns, 1519.
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 139
g*nent Dieu. » Agricolanus dit : « As-tu prononcé
toutes les paroles qui sont contenues dans le rapport
du préfet? » Marcel répondit : « Je les ai prononcées. »
Agricolanus dit : « As-tu jeté tes armes? » Marcel
répondit : « Je les ai jetées. Car il ne convenait pas
qu'un chrétien qui sert le Seigneur Christ servît dans
les mihces du siècle (1). » Agricolanus dit : « La
conduite de Marcel est telle , qu'il doit être puni con-
formément à la discipline. » Et il prononça cette sen-
tence : « Marcel, qui servait comme centurion ordi-
naire , a renoncé publiquement à son serment , a dit
qu'il en était souillé et a prononcé d'autres paroles
pleine de fureur, qui sont relatées dans le rapport
du préfet : nous ordonnons qu'il sera frappé du
glaive. »
J'ai traduit dans sa sécheresse la pièce officielle ;
un autre document, sorti d'une plume chrétienne,
nous fait connaître l'impression produite sur les as-
sistants par l'attitude de Marcel. Le vicaire Agricola-
nus prenait , dit-on , une voix terriJile pour intimider
le chrétien ; mais celui-ci, en lui répondant, avait une
autorité singulière, et semblait vraiment juger son
juge. L'effet fut si grand, que le greffier militaire
Cassien (2), qui probablement était chrétien déjà, n'y
(1) L'édition de Ruiaart porte : « molestiis sœcularibus militare. »
Je lirais de préférence : « militiis , » bien que « molestiis » offre aussi
un sens acceptable.
(2) « Cassianus Aureliano Agricolano, agent! vices Praefectorum
praetorio, militaris exceptor. « Passio S. Cassiani, 1, dans Ruinart,
p. 315. Ruinart met ; « Agenti vices Praefectorum préetorio militari
140 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.
put tenir; dès qu'il eut entendu la sentence capitale,
il jeta son style et ses tablettes (1). Vofftcium de-
meura stupéfait, pendant que Marcel souriait, et qu'A-
gricolanus, sautant de son siège, demandait à Cassien
raison de sa conduite. « Tu as rendu une sentence in-
juste, » répondit Cassien. Il allait en dire davantage,
expliquer probablement combien il était inique de
chasser les chrétiens de l'armée et de punir en même
temps ceux qui s'en retiraient d'eux-mêmes, quand
le magistrat le fit saisir et mener en prison (2). Marcel,
cependant, fut immédiatement conduit au supplice;
en passant devant le vicaire , il s'écria : (( Dieu te bé-
nisse (3)! » C'est ainsi, dit le narrateur, qu'il conve-
nait à un martyr de quitter ce monde [h). Cassien ne
tarda pas à le suivre : un mois après, le 3 décembre,
il fut ramené devant Agricolanus , interrogé , et con-
damné à mort (5).
excepter, » ce qui n'a point de sens; il faut certainement corriger
militari en militaris. Il y avait des greffiers attachés aux divers
corps de troupes, et il était naturel d'appeler un de ceux-ci pour
exercer sa charge dans un procès militaire. Cf. EXCEPTOR TRIBVNI,
dans Wilmanns, 1499, et une inscription d'Afrique, Corp. inscr. lat.^
t. VIII, 10723.
(1) « Graphium et codicem projecit in terra. » PassiOy 1. Sur les
représentations antiques de greffiers avec leur style et leurs tablet-
tes, voir Le Blant, les Actes des martyrs, p. 9.
(2) « Quam, ut ne amplius redargueret, slatimjussit eum abripi et
in carcerem trahi. » Passio, 1.
(3) « Deus tibi benefaciat. » Acta S. Marcelli, 1. Des manuscrits
portent : nec tibi Deus benefaciat, ou : Deus tibi bene ne faciat; faute
de copiste que corrige suffisamment la réflexion faite ensuite par le
narrateur.
(4) « Sic enim decebat martyrem ex hoc mundo discedere. » Ibid.
(5) Dans l'hymne IV du Péri Stephanôn, 45-48, Prudence célèbre
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 141
Parmi les soldats qui périrent dans les États de
Maxiinien Hercule sont probablement Emeterius et
Chelidonius , immolés , nous apprend Prudence , à
Calahorra, très vieille ville romaine située sur l'Èbre,
au nord de la Tarraconaise (1). Ils moururent certai-
nement avant la persécution de 303, puisque leurs
Actes sont, au témoignage du poète, au nombre des
documents chrétiens qui furent détruits dès le com-
mencement de cette persécution par l'ordre de Dio-
clétien (2). Les vraisemblances conduisent à mettre
leur mort dans l'épuration militaire qui précéda im-
médiatement cette grande crise. Peut-être reçurent-ils,
comme leurs camarades, l'ordre d'approcher des au-
tels ou de quitter les drapeaux; quelque fière réponse,
quelque mouvement d'un noble et saint enthousiasme
attira sur eux l'attention du persécuteur, et leur mé-
rita le martyre (3).
la mémoire de saint Cassien , et attribue à son exemple et à ses mé-
rites la conversion de la Mauritanie Tingitane. « Il semble le faire
descendre des anciens rois de ce pays, dit Tillemont [Mémoires,
t. IV, art. sur saint Marcel); ce qu'il est diflicile d'accorder avec la
profession de greffier, quoique les familles royales mêmes puissent être
réduites aux conditions les plus basses. » Le sens des vers de Pru-
dence est obscur et a embarrassé tous les commentateurs ; mais, s'il
y est fait allusion aux tombeaux d'anciens rois Maures, pas un mot
n'indique que, dans la pensée du poète, Cassien descende de ceux-ci.
(1) Prudence, Péri Stephanôn, I. Toutes les autres relations de la
mort de ces deux saints, les quelques lignes consacrées à leur mé-
moire par Grégoire de Tours [De gloria martyrum, I, 93), les deux
narrations d'étendue inégale publiées par les Bollandistes {Acta SS.j
mars, t. I, p. 231, 232), ne sont que le résumé ou la paraphrase des
vers de Prudence.
(2) Prudence, Péri Stephanôn, 1, 73-78.
(3) Il est vrai que le passage du Péri Stephanôn, I, 43-47, semble
142 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.
Prudence met dans leur bouche les paroles sui-
vantes : « Nous, créés pour le Christ, serons-nous
consacrés à l'argent, et, portant la forme de Dieu,
servirons-nous le siècle? Non, que le feu céleste ne
se mêle pas aux ténèbres! Il doit suffire que notre
vie, inscrite sur le rôle de la milice, ait acquitté à
César toute sa dette : le temps est venu de rendre à
Dieu ce qui appartient à Dieu. Allez, porte-étendards,
et vous, tribuns, retirez-vous; emportez les colliers
d'or, prix de nos blessures (1); nous sommes appelés
s'appliquer à une persécution générale. Mais l'imagination de Prudence
peut avoir brouillé les dates : composant son poème près d'un siècle
après les faits , en l'absence de documents écrits , il a vraisemblable-
ment employé, pour peindre les événements de 301 ou 302, des cou-
leurs qui conviendraient plutôt à ceux de 303 ou des années suivan-
tes. Si petite que soit l'autorité des Actes publiés par les BoUandistes,
on doit en retenir deux mots qui, par exception , se trouvent en con-
tradiction avec le texte de Prudence et semblent le résultat de
recherches personnelles. « Tempore illius nemo martyr alius invenitur, »
dit le rédacteur de la relation la plus étendue {Acta 5S., mars, t. I,
p. 231); et le rédacteur des Actes abrégés ajoute : « Emetherii et
Chelidonii... ortus nataleque solum, tum etiam tempus martyrii
penitus obliterata incompertaque {ibid., p. 232). » Ces deux passages
permettent de supposer que nulle tradition précise n'a fourni à Pru-
dence les détails donnés par lui sur la persécution dans laquelle au-
raient péri les deux martyrs, et la première phrase citée semble
même indiquer que leur mort n'a point eu lieu pendant une persécu-
tion générale.
(1) e( Aureos auferte torques, sauciorum prœmia. » [Péri Steph.^
I, 65.)
Les prétoriens Nérée et Achillée, au premier siècle, rejettent de
même, en se donnant au Christ, les décorations obtenues par leur
valeur : « Projiciunt clypeos, faleras, telaque cruenta, » dit saint
Damase (cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers
siècles, 2® éd., p. 171-172). — Un détail pourrait faire penser qu'Eme-
terius et Chelidonius appartenaient aux cohortes auxiliaires : c'est
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 143
à servir dans la brillante compagnie des anges. Là, le
Christ commande des cohortes vêtues de blanc, et, du
haut de son trône, condamne vos dieux infâmes et
vous-mêmes, créateurs de ces dieux ou plutôt de ces
risibles monstres. » En retranchant l'emphase poéti-
que, ces paroles rappellent assez l'accent de celles qu'à
la même époque prononçait, dans une situation pro-
bablement semblable, le centurion 3Iarcel (1).
Emeterius et Chelidonius furent condamnés à mort.
Ils étaient, disent les traditions espagnoles, en garni-
son à Léon, et furent de là transférés à Calahorra pour
y subir le supplice. Prudence ne parle pas de cette
translation : il se peut que les deux soldats chrétiens
aient confessé la foi à Calahorra, où certainement ils
souffrirent et furent enterrés (2) . Le poète ne nous ap-
prend pas quel supplice on leur infligea. « Ces dé-
tails , dit-il, ont été dérobés par un long silence (3). »
l'épithète aureos ajoutée à torques. Les colliers d'or étaient réservés
aux auxiliaires , dit Pline, et les colliers d'argent aux seuls citoyens
[^at. hist., XXXIII, 39). Mais cette distinction n'était plus observée à
l'époque impériale : Suétone, August., 43; Vospiscus, Probns, 5. —
Ajoutons que les deux soldats chrétiens semblent avoir été chargés,
comme les plus dignes, de porter les étendards particuliers de la
cohorte à laquelle ils appartenaient, dragons d'étofte fixés au bout
d'une pique, et dans lesquels s'engouflYait le vent quand les troupes
étaient en marche : « ... Ventosis draconum, quos gerebant, palliis. »
Péri Steph.f I, 35.
(1) Certaines traditions font des deux martyrs espagnols les fils du
centurion Marcel; mais les meilleurs critiques les considèrent comme
douteuses; voir Acta SS.j mars, t. I, p. 230.
(2) Le lieu du supplice d'Enielerius et Chelidonius fut consacré plus
tard par la construction d'un baptistère, que célèbre Prudence dans
la pièce VIII du Péri Stephanôn.
(3) « Hœc tamen solum vetusta subtrahunt silentia. » (PeriSteph.,
144 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.
Les documents que nous avons étudiés n'ont point
fait encore allusion au sort des soldats chrétiens dans
les provinces gouvernées par Dioclétien. Quelques-
uns furent martyrisés en Asie , mais durant l'expédi-
tion de Galère contre les Perses , et par les ordres de
ce César enflé d'une récente victoire : ils apparte-
naient à son armée, sur laquelle il exerçait la juri-
diction du général en chef, et qui paraît avoir été
composée pour une grande partie de troupes levées
aux bords du Danube. Dioclétien ne semble pas s'être
associé personnellement à la proscription des mi-
litaires chrétiens : dans ses États comme dans ceux
I, 79.) Mais, ajoute le poète, « une tradition certaine et respectée par le
temps montre des objets qui leur appartenaient s'envolant tout à coup
dans les airs , comme pour indiquer d'avance la route du ciel ouverte
devant eux. L'anneau de l'un, emblème de sa foi, est enlevé dans les
nuages; le linge qui avait couvert le visage de l'autre est emporté;
un souffle d'en haut les ravit au séjour de lumière. L'éclat de l'or fi-
nit par s'éteindre dans l'azur du ciel, et le blanc tissu disparaît, long-
temps suivi par le regard ; ils montent jusqu'aux astres , et on ne les
voit plus. » [Péri Sleph., 1. 79-90.) Ce prodige est raconté dans les
mêmes termes par les deux relations des Bollandistes et par Grégoire de
Tours, qui cite même les vers de Prudence {De gloria mart., I, 93);
on le trouve rappelé jusque dans l'oraison composée par saint Isidore
de Séville pour l'oflîce des deux martyrs. Qu'y a-t-il de réel dans
cette tradition? Il est impossible de le déterminer; une remarque, ce-
pendant, s'impose à l'historien. L'imagination populaire s'est montrée
très sobre au sujet de la vie et du supplice d'Emeterius et de Cheli-
donius : elle ne leur a prêté ni longs discours, ni reparties dramati-
ques, ni tortures raffinées, ni rien de ce que les hagiographes d'épo-
que relativement récente inventent d'ordinaire pour suppléer au
laconisme ou à la perte des documents originaux. Si le souvenir du
prodige pittoresquement décrit par Prudence n'avait été fidèlement
recueilli par la tradition et n'avait réellement surnagé dans le naufrage
de tous les autres, le poète se serait probablement abstenu d'y faire
allusion.
LA PERSÉCUTION DANS LARMKE. 145
(le Constance, ils étaient soufferts, pendant que les
provinces de Galère et d'Hercule les voyaient inquié-
tés. Peu de temps seulement avant 303 , Dioclétien se
décida à prendre contre eux des mesures. Lactance,
qui probablement se trouvait alors à Nicomédie, où
l'empereur l'avait appelé pour lui confier une chaire
de rhétorique, nous fait connaître, en homme certai-
nement bien renseigné, la cause de ce premier chan-
gement dans l'esprit du vieil Auguste.
Dioclétien était à Antioche (1), où la suscription
de plusieurs lois nous apprend qu'il séjourna en
302(2). Inquiet de l'avenir, que l'audace croissante
de Galère rendait menaçant à ses yeux, il offrait des
sacriQces, dans lesquels les aruspices interrogeaient
les entrailles des victimes. Parmi les serviteurs ou les
officiers que leurs charges obligeaient d'accompagner
l'empereur, étaient plusieurs de ces chrétiens dont
Eusèbe a signalé la présence au palais. Un jour,
quelque trouble avait interrompu le sacrifice, et les
ministres des dieux , même en multipliant les victimes,
ne voyaient point apparaître les signes accoutumés ;
le chef des aruspices, Tagis (3) , ayant remarqué ou
(1) '< Cum ageret in partibus Orientis. » Lactance, De mort, pers.,
10. Chez les anciens, le diocèse d'Antioche était désigné spécialement
par le mot Oriens. Voir l'avertissement de Ruinart en tête de la
Passion de saint Nicéphore, p. 243; Tillemont, Mémoires, t. IV, art.
VIII et note viii sur la persécution de Valérien; et les Dernières Per-
sécutions du troisième siècle , 2^ éd., p. 141, note 1.
(2) Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 44.
(3) « Magister ille haruspicum Tagis. » De mort, pers., 10. Cf.
HARISPEX MAXrMVS, Wilmans 1298; MAGISTER PUBLICVS HA-
IV. 10
146 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.
peut-être deviné que des assistants avaient fait le
signe de la croix, déclara que le silence des dieux
avait pour cause la présence de profanes (l). Diocté-
tien, furieux, donna à tous les serviteurs du palais
l'ordre de sacrifier, menaçant de la flagellation ceux
qui refuseraient (2). C'est alors que, poussé par la su-
perstition, il consentit enfin à suivre l'exemple de
Galère , et à étendre aux soldats Tordre sacrilège qu'il
venait d'intimer aux gens de sa maison. Des lettres
furent envoyées par lui à tous les chefs de corps,
commandant de contraindre les soldats à sacrifier,
et d'exclure de l'armée ceux qui refuseraient (3). Mais
il n'édicta pas d'autre sanction, et les officiers des
légions d'Asie, connaissant les intentions encore dé-
bonnaires du maître, n'osèrent pas dépasser les ins-
tructions qu'ils avaient reçues. Lactance, qui n'est
point suspect de ménager Dioctétien , dit qu'il n'y eut
pas de sang versé, et que la seule peine infligée fut
l'exclusion de la milice ou la dégradation. « La colère
de l'empereur s'arrêta devant cette limite, et il ne fit
RVSPICVM, ibid., 1761. Sur des collèges d'haruspices et leurs chefs
ou magistri, voir Gatti, dans Bullettino delta commissione archeo-
logica comunale di Ro7na, 1890, p. H\.
(1) Voir un fait analogue à l'origine de la persécution de Valérien;
les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 50. Lactance, rap-
portant, Div. Inst., IV, 27, l'épisode que nous venons de résumer
d'après le De mort, pers., ajoute : « Et hœc sœpe causa preecipua
justitiam persequendi malis regibus fuit. »
(2) Lactance, De mort, pers., 10.
(3) « Datisque ad prœpositos litteris etiam milites cogi ad nefanda
sacrificia prœcepit, ut qui non paruissent, rnilitia solverentur. » Ibid
LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 147
rien de plus contre la loi divine ou la religion (1). »
La trêve, cependant, était dénoncée. Dioclétien
avait enfin ;, sous une forme relativement modérée,
commencé les hostilités contre les chrétiens, auxquels
depuis plusieurs années il témoignait tant de faveur.
Il faudra peu d'efforts désormais pour incliner tout
à fait aux idées de persécution son esprit déjà ébranlé.
Aussi, quand, après avoir pris la mesure que nous
venons de rapporter, Dioclétien se fut rendu à Nico-
médie pour y passer l'hiver. Galère se hâta de le re-
joindre, avec la résolution bien arrêtée de pousser
définitivement le superstitieux vieillard dans la voie
où un premier pas venait de l'engager (2).
(1) « Hacleuus furor ejiis et ira |)iocessit, nec ainplius quicquaui
contra legetn aut religionem Dei fecit. » Ibid.
(2) « Deinde interjecto aliquanto tempore in Bithyniam venit hiema-
tum eodeinque tum Maximianus quoque Cicsar inllanimatus scelerc
advenit ut ad persequendos christianos instigaret senein vanum, qui
jam principium fccerat. w Lactance, De mort, pcrs., 10.
CHAPITRE TROISIÈME
LE PREMIEll ÉDIT DE PERSÉCUTION GÉNÉIIALE (303)
SOMMAIRE. —I. La PROMULGATION DI, l'ÉDIT et les événements de NlCOMÉDlE.
— Galère à Nicomédie. — Ses efforts pour décider Dioclétien à la per-
sécution. — Conseil privé. — Consultation de l'oracle de Milet. — Dio-
clétien se résout à persécuter. — Destruction de l'église de Nicomédie.
— Afflchage de l'édit de persécution. — Articles de l'édit ordonnant la
destruction des églises et des livres saints, interdisant les assemblées,
dégradant ou privant de liberté les clirétiens. — Exemplaire de l'édit
déchiré par un fidèle. —Supplice de celui-ci.— Premier incendie du
palais impérial. — Galère en accuse les chrétiens.— Second incendie,
probablement imputable à Galère. — Peur et colère de Dioclétien. —
Clirétiens do Nicomédie mis en demeure de sacrifier. — Apostasie des
impératrices. — Martyre d'eunuques et de cliambellans. — Exécution de
l'évêque Antliime et de membres du clergé. — Laïtjues mis à mort. —
Sacriflce préalable exigé des plaideurs. — H. L'exécution de l'édit. —
Date de sa mise en vigueur dans les provinces orientales. — Cyrille,
évêque d'Antioche, envoyé aux mines.— Défections parmi les chrétiens
de cette ville. — Héroïsme du diacre Romain. — Églises abattues en
Asie. — Leur destruction retardée en Galatie et en Thrace. — Bassus.
gouverneur de Thrace, favorable aux chrétiens. — Des femmes, à Thes-
salonique, cachent les Écritures. — Martyre d'Agalhopode et de Tliéodule.
— La persécution en Occident. — Constance Chlore fait abattre quelques
églises. — Il n'inquiète pas autrement les chrétiens. — Piquante leçon
donnée à ses courtisans. — Maximien Hercule exécute rigoureusement
l'édit. — Destruction des livres sacrés en Espagne. — Destruction, à
Rome, de la bibliothèque et des archivés pontificales. — Confiscation des
biens de l'Église romaine. — Efforts des chrétiens pour sauver de la pro-
fanation les tombes des martyrs. — Parties de catacombes enterrées. —
Destruction d'édifices au-dessus des cimetières. — III. Les tuaditecus.
— Violence de la persécution en Afrique. — Profanation des areœ sépul-
crales. — Les Écritures livrées par de nombreux traditeurs. — Procès-
verbal de la perquisition faite dans l'église de Cirta. — Faiblesse du
clergé de Cirta, mêlée de quelque courage. — Stratagème deMcnsurius,
évêque de Carthage, pour sauver la bibliothèque et les archives de son
église. — Blâme dirigé par lui contre les exagérés (jui provoquaient inu-
tilement les persécuteurs. — Héroïsme douteux de Secundus de Tigisis.
— Sage prudence de Félix d'Aptonge. — Martyre de Félix de Tibiuca. —
Laïques martyrisés en Numidic. — Conversion du riiéteur Arnobe.
150 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.
La promulgation de l'édit et les événements
de Nicomédie.
Galère passa les derniers mois de 302 et les pre-
miers de 303 à Nicomédie, près de son beau-père
Dioclétien (t). Excité lui-même par les conseils de
sa mère, cette fanatique paysanne qui haïssait les
chrétiens, il ne cessait, à son tour, de les dénoncer au
vieil Auguste (2). Des colloques à leur sujet avaient
lieu quotidiennement entre les deux empereurs, dans
le vaste palais de Nicomédie encore tout peuplé de
fidèles.
Pour échapper à la surveillance incessante que les
courtisans et les serviteurs exercent sur les souverains,
l'Auguste et le César se rencontraient dans l'ombre ,
comme des conspirateurs. Personne n'était admis à
leurs entretiens (3). On les croyait occupés des grands
intérêts de l'État, de la préparation des lois, de la
marche des armées (4). Si quelqu'un, cependant, avait
pu surprendre leurs paroles à travers les portes soi-
gneusement fermées, il eût éprouvé pour l'un des
deux interlocuteurs cette sorte de sympathie dans
(1) Lactance, De mortihus persecutorum, 10.
(2) IbicL, 11.
(3) « Cum nemo admitteretur. » Ibid.
(4) « Et omnes de summo statu reipublicae tractari arbitrarentur, »
Ibid.
PROMULGATION DE LKDIT. 151
laquelle il entre un peu d'estime et beaucoup de ])iti6.
A Galère méprisant et impérieux Dioclétien répondait
lentement, en vieillard qui défend pied à pied sa
politique, son œuvre, sa fortune contre un héritier
impatient de tout bouleverser (1). Il montrait les
païens et les chrétiens unis dans une commune obéis-
sance aux lois, le monde jouissant partout de la paix
religieuse , et suppliait le furieux César de ne pas dé-
truire un si bel ordre , fruit de dix-huit ans de sagesse.
Rendu humain par les années et par le long exercice
du pouvoir, il parlait de sa répugnance à verser le
sang, de la facilité avec laquelle les chrétiens affron-
taient la mort, de l'affreux carnage qu'entraînerait
une déclaration de guerre à l'Église (2). Mais aucune
considération d'humanité ou de politique ne pouvait
arrêter Galère. En vain Dioclétien lui offrait une sorte
de transaction : on continuerait à chasser les chrétiens
de l'armée, on exclurait même du palais les courti-
sans, les employés et les serviteurs qui professaient
leur foi; à ce prix, la masse de la population chré-
tienne ne serait pas inquiétée (3). Galère ne voulut
rien entendre, et ne se contentait pas à moins d'une
proscription universelle (4).
Las de résister, Dioclétien demanda que la respon-
(1) « Diu senex furori ejiis repugnavit. » De mort, pers., 11.
(2) « Ostendens quam perniciosuni esset inquielaii orbem terrœ,
fundi sanguinem multoriim, et illos libenter mori solere, » Ibld.
(3) « Salis esse si palalinos tanlum ac milites ab ea religione prolii-
beret. » Ibid.
(4) « Nec tamen defleclere poluit prœcipitis hominis insaniam. »
Ibid.
152 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
sabilité d'une décision fût partagée (1). Il aimait à
garder pour lui le mérite de ses bonnes actions ; mais ,
se voyant acculé à la nécessité de faire mal, il ne s'y
résignait qu'à la condition d'y paraître contraint par
un semblant d'opinion publique (2). Sur ces bases,
l'entente se fit aisément : d'un commun accord on
décida de mettre fin au secret dont avaient été jus-
que-là enveloppées les délibérations des deux empe-
reurs. Quelques fonctionnaires civils et militaires fu-
rent convoqués en conseil privé, afin de statuer sur le
sort des chrétiens (3).
Le résultat fut ce qu'on pouvait attendre. Chacun
parla à son tour, d'après son rang et son grade {k).
Plusieurs de ces conseillers partageaient les haines ou
les préjugés de Galère. Il y avait parmi eux des ma-
gistrats civils, imbus des principes néoplatoniciens,
et voyant dans le christianisme une secte rivale de
leur philosophie. Lactance cite le plus influent et le
plus passionné, cet Hiéroclès dont nous avons parlé
déjà , et dont le nom se retrouvera encore dans l'his-
toire de la persécution (5). Peut-être la rivalité philo-
(I) « Placuit ergo amicorum senlenliam expeiiri. » De mort,
pers.f 11.
(2^ « Nam eral hujus malitiae. Cum bonum quid facere decrevisset ,
sine consilio faciebat, utipse laudarelur. Cum autem malum, quoniam
id reprehendendum sciebat, in consilium multos advocabat, ut aliorum
culpse ascribeietur quidquid ipse deliquerat. » Ibid.
(3) « Admissi ergo judices pauci et pauci militares. » Ibid.
(4) « Ut dignitate antecedebant, interrogabantur. » Ibid.
(5) « Hieroclem ex vicario praesidem, qui auclor et consiliariusad fa-
ciendam persecutionem fuit. » De mort.pers., 16. — L'expression « ex
vicario prœsidem » a souvent embarrassé les historiens. Elle signifie
PROMULGATION DE LEDIT. t53
sophique n'aniai ait-elle pas seule de tels hommes, qui
avaient soulïert avec indignation la concurrence de
collègues chrétiens dans le gouvernement des provin-
ces, la direction des finances ou Fadministration des
cités, et saisissaient avec joie l'occasion de leur fermer
l'accès des carrières publiques. On peut croire que les
militaires appelés au conseil y portaient des senti-
ments moins complexes. C'étaient probablement des
camarades et des admirateurs du vainqueur de la
Perse, unissant comme lui à la vaillance guerrière une
complète ignorance ou un grossier dédain des choses
de l'âme. Ceux-ci votèrent de bonne foi l'extermina-
tion des ennemis des dieux, des adversaires de la re-
ligion nationale (1). D'autres conseillers, qui ne pen-
saient ni comme les amis d'Hiéroclès, ni comme les
compagnons d'armes de Galère, se prononcèrent dans
le même sens. Habitués à lire dans la pensée impé-
riale, ces habiles gens avaient compris que le débat
s'agitait entre une volonté inflexible et une volonté
qu'avant d'entrer dans les charges publiques, telles que cellede prési-
dent d'une j)rovince, Hiéroclès avait passé par les emplois de cour, et
débuté par être vicariits a consiliis sacris, fonction instituée par
Dioclétien après la réorganisation du consilium principis. Le cursus
lionorum de C. Côelius Saturninus, publié dans le Corpus inscr.
lat., VI, 1704, montre de même ce magistrat occupant successivement
diverses fonctions du palais, devenant enfin vicarius a consiliis sa-
cris avant d'arriver aux grandes charges financières et politiques. Voir
Edouard Cuq, le Conseil des empereurs, d'Auguste à Dioclétien, dans
les Mémoires présentés par divers savants à V Académie des Ins-
criptions et Belles- Lettres, 1884, p. 466-47G.
(1) « Quidam proprio adversus christianos odio inimicos deorum et
hostes religionum publicarum tollendos esse censuerunt. » De mort,
pers., 11.
154 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.
défaillante, et que la première triompherait de tous
les obstacles : soit par crainte de déplaire, soit par
désir de flatter, ils sacrifièrent les chrétiens sans hé-
sitation, sinon sans remords (1). La race des Pilate n'é-
tait pas éteinte après trois siècles : ses imitateurs
tremblaient, comme lui, de ne pas paraître assez
« amis de César. »
Le malheureux Auguste, cependant, ne céda pas
encore tout à fait. Il cherchait à retarder l'acte im-
politique et cruel qu'on exigeait de sa faiblesse. Il ré-
solut ou plus probablement on lui suggéra une dé-
marche dont l'issue ne pouvait être douteuse. Un
aruspice (peut-être un de ceux-là mêmes qui naguère
l'avaient décidé à expulser les soldats chrétiens) fut
envoyé par lui à Milet pour consulter l'oracle d'Apol-
lon Didyméen (2). Celui-ci « répondit en ennemi de
notre divine religion, » nous apprend simplement
Lactance (3). Constantin, qui vivait alors près de
Dioclétien, donne des détails plus précis. L'oracle
caché au fond de l'immense et magnifique temple (i)
se plaignit d'être réduit à l'impuissance. Des justes
répandus sur la terre l'empêchaient d'annoncer l'a-
venir : du trépied sacré ne tombaient plus que des
(1) « Qui aliter senliebant, intellecta hominis voluntate, vel timentes
vel gratificari volentes, in eamdem sententiamcongruerunt. » De mort,
pers.y 11.
(2) « Nec sic quidem Hcxus est imperator ut accommodaret assen-
sum, sed deos potissirnum consulere statuit, misitque aruspicem ad
ApoUinem Milesium. » Ibid.
(3) « Respondit ille ut divinae religionis inimicus. » Ibid.
(4) MéyiffTov vawv twv Tràvxwv. Strabon, Geogr., XIV, i, 5.
PROMULGATION DE LEDIT. 155
avis trompeurs. Se lamentant de sa déchéance, le
prêtre d'Apollon agitait ses cheveux hérissés, comme
en proie à Tesprit du dieu (1). Cette parole ambiguë,
cette plainte étrange fut rapportée à Dioctétien. Son
esprit naturellement superstitieux en resta plus frappé
que d'une réponse directe. Il interrogea, dans son trou-
ble, les personnes qui l'entouraient, officiers du palais
ou prêtres païens. On fut unanime à reconnaître les
chrétiens dans les justes dénoncés par Apollon (2).
Sans prendre garde à l'hommage involontaire rendu
à ]a vertu de ceux qu'on lui demandait de proscrire,
Dioctétien sentit ses hésitations dissipées. Il avala ces
paroles comme du miel, dit Constantin (3). Désormais
la lutte pénible qu'il soutenait avec les autres et avec
lui-même était terminée. Ne pouvant résister à ses
amis, à César et à Apollon ligués ensemble, il se ren-
dit (4). En échange de sa défaite, il obtint à son tour
une concession. Le fanatique Galère avait demandé
que tous les chrétiens fussent mis en demeure de sa-
crifier aux dieux , et ceux qui refuseraient brûlés vifs ;
Dioctétien essaya de rester modéré dans l'injustice,
et voulut que la persécution enfin décidée n'entraînât
pas d'effusion de sang (5). Galère l'accorda : il savait
(1) Eusèbe, De vita Constantini, II, 50.
(2) Ibid., 51.
(3) Ibid.
(4) <i Quoniam nec ainicis, nec Caesari, nec Apollini poterat reluc-
lari. « De mort, pers., 11.
(5) « Hanc moderationera tenere conatus est, ut eam rem sine san-
guine transigi juberet, cum Caesar vivos cremari vellet qui sacrificio
répugnassent. » Ibid.
15G LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
bien qu'il ne dépendrait que de lui de faire naître en-
suite quelque incident, par où les intentions de l'em-
pereur seraient encore une fois changées.
On se hâta d'engager celui-ci dans la voie de la
violence. Avant même que l'édit de persécution
fût lancé, un premier acte d'hostilité eut lieu à Nico-
médie, par l'ordre et sous les yeux de l'Auguste et du
César. Le jour fut choisi avec ce mélange de supers-
tition et de subtilité qui caractérise une époque de
décadence. Le sept de calendes de mars (27 février)
était la fête des Terminalia, destinée à célébrer les
limites des champs, et marquée par des sacrifices à
Jupiter Terminus (1). 11 parut que cette date con-
viendrait à une solennelle démonstration contre le
christianisme, arrivé, dans la pensée des empereurs,
à la limite extrême, au terme définitif de son exis-
tence (2).
Dès le point du jour, à la lumière encore dou-
teuse du crépuscule, une troupe armée se mit en
marche : le préfet du prétoire la commandait, ac-
compagné de chefs supérieurs et de tribuns, comme
pour une expédition militaire; des agents du fisc
suivaient, car il s'agissait aussi d'un acte de confisca-
tion et de pillage régulier (3). On arrive à la princi-
(1) Marquardt, Hômische Staatsverwaltung , t. 111, p. 196.
(2) « Ut quasi terminus imponeretur huic religioni. » De mortibus
persecutonun, 12.
(3) « Qui dies cum illuxisset,... repente adhuc dubia luce ad ec-
ciesiam praefectus cum ducibus et tribunis et rationaiibus venit. »
Ibid.
PROMULGATION DE LEDIT. 157
pale église. Les portes sont arrachées (1) : les soldats
se répandent dans le saint lieu, cherchant, disent-ils,
la statue du dieu des chrétiens (2). Cette vaine re-
cherche les conduisit à la tribune absidale, sur la-
quelle s'ouvraient les armoires ou chambres destinées
à contenir d'un cùté les vases sacrés, de l'autre les
saintes Écritures, les livres liturgiques, les ouvrages
composant la bibliothèque de J'église (3). Us jetèrent
au feu tous les manuscrits, et se partagèrent les objets
précieux (i). La basilique était remplie de soldats et
d'employés, pillant, s'agitant, courant çà et là (5).
Durant cette scène de désordre, les deux empereurs
se tenaient à une fenêtre du palais, d'où ils aper-
cevaient l'édifice chrétien, construit sur une hau-
teur. Longtemps ils délibérèrent sur son sort. Ga-
lère, toujours porté aux mesures extrêmes, voulait
qu'on le brûlât (6). Dioclétien résistait, craignant que
de l'église l'incendie se communiquât aux maisons
contiguës, et que tout un quartier de Nicomédie,
plein de grands et beaux monuments (7) , périt avec
(1) « Revulsis foris. » De mortibus persecutorum, 12.
(2) « Simulacrum dei quœritur. » Ibid.
(3) De Rossi, De origine, historia, indicibus scriniiet bibliothecx
sedis apostolicse, p. xvii.
(4) « Scripturae repertœ incendunlur, datur omnibus praeda. » De
mort, pers., 12.
(5) « Rapitur, trepidalur, discurrilur. » Ibid.
(6) « Ipsi vero in speculis (in alto enim conslituta ecclesia ex palatio
videbatur) diu inter se concertabant, utrum ignem potius supponi
oporteret. » Ibid.
(7) Sur la beauté de Nicomédie à cette époque, voir Ammien Marcel-
lin, XXII, 9 : « ita magnis rétro principum amplificatam impensis, ut
158 LE PREMIER EDIT DE PERSECUTION.
elle (1). Enfin son avis prévalut : on se contenta d'en-
voyer une escouade de prétoriens chargés de la dé-
molir. Ils s'avancèrent en ordre de bataille , la hache
et les outils à la main, investirent l'église, et, avec
l'adresse des soldats romains exercés à tous les tra-
vaux (2), commencèrent à renverser les murailles. En
peu d'heures la haute cathédrale fut rasée (3).
Le lendemain, païens et chrétiens pouvaient lire
sur les murs de Nicomédie l'édit de persécution. Il
contenait quatre articles principaux. Les assemblées
chrétiennes étaient absolument interdites (i). Les
églises devaient être abattues (5). Les livres sacrés
qu'elles contenaient ou que possédaient les clercs et
aediuin nmltitudine privatarum et publicarum recte noscentibus regio
qusedam Urbis œstimaretur aelernœ. »
( 1) « Vieil sententia Diocletianus, cavens ne raagno incendie facto pars
aliqua civitalis arderet. Nam mullœ ac niagnae dornus ab omni parle
cingebant. « De mort. pers. , 12.
(2) Sur les constructions d'édifices, de ponts, de canaux, de tunnels,
de roules, exécutées dans les provinces par les légions, voir Lacour-
Gayet, Antonin le Pieux, p. 165-171. — « La paix avait des travaux
plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par elles, la
terre de la patrie était couverte de monuments ou sillonnée de larges
routes et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que Rome
elle-même, des mains qui la défendaient. » A. de VignA', Servitude et
Grandeur militaires.
(3) « Veniebant igitur et praetoriani, acie structa, cum securibus et
aliis ferramentis; et immissi undique, tamen illud editissimum (aedifi-
cium ou fanum?) paucis horis solo adœquarunt. >' De mort. pers..
12.
(4) Ta; o-yvoooTj; twv -/p'.ffTiavaw è^r.oïiîOai. Eusèbe, Hist. EccL, IX,
10, 8.
(5) Ta; (jLÈv âxxXTifTia; si; eoaço: çépsiv. Ibid., VIII. 2, 4. — « Ut om-
nes ubique ecclesiae cum suis altaribus œquarenlur solo. » Passio
S. Theodoti Ancyrani, 4, dans Ruinart, p. 355.
PROMULGATION DK LEDIT. 159
les fidèles devaient être jetés au feu (1). Les cliréticns
de rang élevé perdaient tous leurs privilèges, et tom-
baient à la condition de personnes infâmes; en con-
séquence ils pourront être mis à la torture, devenir
l'objet de toutes les poursuites, et n'auront le droit
d'intenter aucune action devant un tribunal, même
pour injure, adultère, ou vol (2). Quant aux fidèles
n'appartenant point à l'aristocratie ou au monde of-
ficiel, ils perdaient la liberté, s'ils persistaient à se
dire chrétiens (3). Ceux qui étaient déjà esclaves ne
pourront jamais être affranchis (4).
Par quelques dispositions cet édit rappelle celui
que Valérien promulgua en 258. Comme alors, les
chrétiens illustres par la naissance ou les fonctions
sont dégradés (5). Mais sur divers points la législation
de Valérien est aggravée. Les édifices ecclésiastiques
ne seront pas seulement séquestrés, mais détruits.
Une clause spéciale ordonne la suppression des livres,
dont Valérien n'avait pas parlé. Enfin, sous cet em-
(1) Ta; ôÈ yoaià; à^avîï; Tiupt rsvio-Oat. Eusèbe, Hist. Eccl., VIII,
2, 4.
(2) Toù; {jLÈv TifXYj; £7î£i).Y][X{jL£vo'j; àTc[;.ou;. Eusèbe, Hist. Eccl., VIII.
2|, 4. — « Ut religionis illius carerent omni honore ac dignilate, tor-
mentis subjecli essent quocumquc ordine aut gradu venirent, adversus
eos omnis actio caleret, ipsi non de injuria, non de adullerio, non de
rébus ablatis agere possent. » Lactance, De mort, perg., 13. — Cf.
Digeste, XLVIII, ii, 4, 8; v, 2.
(3) Toù; ôà £v olxETiat;, el £7rt[i.£voi£v x-q toù -/pi(jTiavi(7[JLoy 7ipo6£(T£t,
£>£u9£ptaç <7T£p£î(79ai. Eusèbe, Hlsi. Eccl., VIII, 2, 4. — « Libertalerii
denique ac vocem non haberent. w Lactance, De mort, pers., 13.
(4) « Si quis servorum peiraansisset chrisllanus, libertatem consc-
qui non posset. » Rufin, Hist. Eccl., VIII, 2.
(5) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 80.
160 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
pereur, seuls les chrétiens de la maison de César de-
venaient esclaves du fisc (1); maintenant tous les
gens du peuple (2) qui persisteront dans la croyance
prohibée pourront être revendiqués par lui, et tous
les esclaves chrétiens seront à jamais rivés à la ser-
vitude (3).
Sur d'autres points, au contraire, Dioclétien se
montre moins rigoureux que Valérien : son édit ne
fait pas mention du clergé, que cet empereur en
257 punissait de l'exil (4), en 258 de la mort (5); il
(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 80-84.
(2) Toù; Èv o'txET'at;. Je ne saurais Toir dans cette expression l'équi-
valent de Bov).o"j;, et je la traduis : « Les gens de condition commune,
les gens qui mènent la Tie domestique ", par opposition à ceux qui
suivent les carrières publiques et la voie des honneurs. Zonare, au
douzième siècle, interprète comme je le fais tov; èv oIxET'ai; , et rend
ces mots par 1 "équivalent to-j; lï rjyrj; ISiwTrôo; ovto;, les gens de con-
dition privée, les simples particuliers, qui, dit-il, deviendront esclaves,
ôo-j/oûo-^ai Ann., XII, 32). Parmi les modernes, le même sens est
adopté par Valois ( Adnot. ad Euseb., VIIl, 4), Mason {the Persécu-
tion of Diocletian, p. 344-345), Gôrres {Christenverfolgungen, dans
Kraus, Beal-Encykl. d£r christl. Alterth., t. I, p. 245^, Champagny
(les Césars du troisième siècle, t. III, p. 335), Duruy {Histoire des
Romains, t. VI, p. 602).
(3, La phrase de Rufin : « Si quis servorum permansisset christianus
libertatem consequi non potest, » que Nicéphore Callisle, au quator-
zième siècle, rend par t&v; oIxétol; ÈEofivvjiévou; èXevÔEpia Ti(i,âv [Hist.
EccL, VII, 43;, ne doit pas être prise (comme l'ont fait Baluze, Tille-
mont, Mosheim, Neander, Unziker) pour une traduction exacte du
passage d'Eusèbe discuté dans la note précédente, mais au contraire
comme l'insertion dans le texte de celui-ci, par son très libre inter-
prète, d'une clause de ledit omise par Eusèbe aussi bien que par Lac-
tance. Telle est la solution indiquée par Gorres, et adoptée implici-
tement par Champagny et Duruy.
(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2' éd., p. 53.
[h)Ibid., p. 81.
PROMILGATION DE L KDIT. 161
n'intliiie pas non plus ce dernier châtiment aux chré-
tiens de haut ranu qui. après leur dégradation,
refuseraient dabjurer ^^l;. La peine de mort n'est
encore prononcée nulle part : c'était, on s'en sou-
vient, la concession que Dioclétien avait obtenue de
Galère.
La lecture de Ledit impérial dut exciter dans la
population chrétienne des sentimeuls divers : chez
les faibles, la consternation et la stupeur: chez les
saints, une ferme résolution et même une pieuse
allégresse: chez les jeunes, les ardents, une indiana-
tion généreuse. Les historiens rapportent dun de
ceux-ci un acte incorrect, sans doute, selon la ri-
gueur de la règle, mais Irop courageux pour qu'on
lui puisse refuser l'admiration -2 . Vn chrétien dis-
tingué par sa naissance et ses emplois 3 ne put
lire avec calme la pièce hypocrite par laquelle il
voyait une partie des fidèles atteinte dans ses privi-
lèges, une autre partie menacée dans sa liberté. En
public, sur le forum 4]. il arracha la copie {de
Ledit et la mit en pièces {b\ s'écriant : ^^ Voilà donc.
ô empereurs, vos victoires sur les tioths et les Sar-
■1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, [*. S2.
,2^ i( Etsi non recle. magno taineu aninio. i> Lactance, De mort,
pers.j 13. Eusèbe dit. avec un sentiment dapprobalion saas réserves :
rr.Àtjî "îw xxTà 0£àv; Hist. Eccl.. VllI. 5.
^3 Tùiv oCx àoroiov tî; i//.à xal àyav xa-rà Ta; iv -Gt ^:to vsvcjxiffjiéva;
C^-ipo/à^ èv5o;oTâttov. Ibid.
x^' *Ev rsoçavâï xa; or.uoc^îto. Ibid.
(5' <i Edictum... deripuit et concidil. »• De mort. pcrs.. 13. —
'AvsÀwv oiraMiTTî'.. Eusèbe. Le.
IV. 11
HJ'2 LE PREMIER KDIT DE PERSÉCUTION.
mates (1)! » L'acte était outrageant pour la majesté
impériale; peut-être le reproche politique contenu
dans ces mots, allusion railleuse aux titres de Go-
thiques et de Sarmatiques pris par les empereurs,
mais surtout bkVme contre des souverains assez mai
inspirés pour employer contre leurs sujets les plus
soumis une énergie mieux faite pour combattre les
Barbares, toucha-t-il davantage Dioclétien. L'intré-
pide chrétien fut arrêté sur l'inculpation de lèse-ma-
jesté commise à la fois par les actions et par les
paroles (2). On le mit tout de suite à la torture (3),
non pas tant par application de l'édit qu'en vertu
du droit commun : dès qu'un crime de cette sorte
était découvert, le coupable, sans égard au rang
ou à la naissance, devait être torturé sur-le-champ,
afin de rechercher quels étaient ses complices, de
quelle faction il se faisait l'instrument (4) ; les en-
nemis du christianisme ne laissèrent pas échapper
une aussi excellente occasion de mettre en suspicion
tous les fidèles pour le fait d'un seul. Puis on con-
damna le coupable au feu, selon la loi, dit Lac-
tance (5). La loi punissait le crime de lèse-majesté de
(1)« Cum irridens diceret victorias Gothorum et Sarmatorum prae-
positas. » De mort, pers., 13.
(2) « Quod criinen non solum facto, sed et verbis impiis et maledic-
tis maxime exacerbalur. » Paul, Sentent., \^ 29, § 1.
(3) « Slatim quoque productus , non modo extoitus... » De mort,
pers.y 13.
(4) « In reum majestalis inquiri prius convenit quibus opibus, qua
faclione, quibus hoc aucloribus fecerit... Cum de eo quaeritur, nulla
dignilas a tormentis excipitur. » Paul, Sentent., V, 29, § 2.
(5) « ... Sed etiam légitime coctus. » De mort, pers., 13.
PROxMULGATlON DE LEDIT. 163
peines différentes, suivant la condition des person-
nes : les humbles, humiliores, étaient livrés aux botes
ou brûlés vifs; les gens distingués, honestiores,
étaient décapités (1). Déchu de son ancienne dignité
en vertu d'une des dispositions de Fédit, le chrétien,
noble encore la veille, n'était plus maintenant qu'un
humilior : comme tel il fut conduit au bûcher. Sa
joie et sa tranquillité persistèrent jusqu'au dernier
soupir (*2).
Le procès terminé par cette exécution n'avait amené
aucune charge contre les fidèles. L'acte illégal si
cruellement expié par l'un d'eux émanait certaine-
ment de lui seul. Galère dut chercher ailleurs le
moyen de compromettre la population chrétienne (3).
Tout à coup le feu éclata dans le palais que l'Auguste
et le César habitaient ensemble à Nicomédie (V). L'in-
(1) « Humiliores bestiis objiciiintur vel vivi exuruntur, honestiores
capite puniuntur. » Paul, Sentent., V, 29, § 1.
(2) T6 àXuTtov xal àTapayov ei; aOTr;v TeXeviTaïav ôieTiQpyiaev àvauvoviv.
Eusèbe, Hist. Eccl. , VIII, 5. — « Cum admirabili patientia postremo
exustus est. » Be mort, pers., 13.
(3) « Sed Caesar non contentus est edicli legibus : aliter Diocletia-
num aggredi parât. » Ibid.
(4) Le palais impérial de Nicomédie était probablement composé de
plusieurs palais à la fois distincts et contigus , où chaque souverain
et même chaque souveraine pouvait tenir sa cour à part. Lactance
parle ailleurs {De mort, pers., 7) des maisons que Dioclétien avait
bâties pour sa femme et pour sa fille (hic uxori domiis, hic filiae), au
détriment de nombreux édifices privés. L'ensemble de ces construc-
tions diverses devait offrir à peu près l'aspect du groupe de palais qui
couvrait à Rome le mont Palatin ; mais à Rome chaque siècle ou même
chaque règne avait apporté son œuvre différente : à Nicomédie, tout
avait été improvisé.
164 LE PUEMIEU ÉDIT DE PERSÉCUTION.
cendie s'alluma si soudainement, que plusieurs l'at-
tribuèrent à la foudre : telle était encore, bien des
années plus tard, l'opinion de Constantin (1). Eusèbe
parle d'un cas fortuit, sans marquer lequel (2). Lac-
tance n'hésite pas à dénoncer Galère (3) : soit que ses
affidés aient mis directement le feu , soit qu'ils aient
entretenu l'incendie accidentel que la foudre ou quel-
que autre hasard avait produit. Quand même la pas-
sion aurait ici égaré l'historien , il ne se trompe pas
en nous montrant le haineux et perfide César profi-
tant avec habileté d'un événement qui avait porté
la terreur jusqu'au fond de l'âme de son timide col-
lègue. Si Galère n'alluma pas le feu, il le fit si bien
servir à ses vues, qu'on serait excusable de l'avoir
soupçonné. « Le palais, s'écriait-il devant les mu-
railles embrasées, le palais est rempli d'eunuques
chrétiens; ils ont voulu payer par le crime la con-
fiance aveugle que leur montrait Dioclétien : un com-
plot a été formé entre eux et leurs coreligionnaires
du dehors; grâce à cet accord scélérat, deux empe-
reurs ont failli périr dans les flammes! Les chrétiens
ont enfin paru ce qu'ils sont en effet : des ennemis
(1) Aa).£Ï Ntxo[JLr;ôcia, oO aïontôai oï y.al ol laTopYjTavTs; wv xal auto;
wv Tuy/o^'^W £OY]0"Jto (JLÉVTO'. ta pacD.sta y.at ô olxo; aùtoO è7:iv£(i,o{X£vou
axrjTiToù v£[j.o[jL£V7]; T£ oùpavtaç çXoyé;. Constantin, Oratio ad sancto-
rum cœlum, 25, 2.
(2) 0\jy. oîô' ÔTTto; èv toï; xaTà Tr)v jSixo(xr,Ô£tav {ia<Tt).eioiç lîypxaiôcç èv
aOtaï; Sy) Taî; yj^jLc'patç àçôsîdr,; r,v. Eusèbe, Hisl. Eccl., VI, 6.
(3) « rSam ut illum (Diocletianum) ad propositunm crudelissimae per-
secutionis impelleret, occullis ministris palatio subjecit incendiuni. «
De mort, pers., 14.
PROMULGATION DE LEDIT. 165
publics (1)! » Dioclétien, malgré sa finesse de vieux
politique, ne devina pas la ruse, peut-être le crime
de Galère (2). La fureur obscurcit son habituelle pé-
nétration. Il fit mettre tous ses gens à la torture (3).
Lui-même siégeait au milieu des bourreaux et voyait
d'un œil sec les membres des accusés se tordre sous
Faction des flammes {k). Tous les magistrats présents
à la cour avaient été requis, et chacun, de son côté,
administrait la question. C'était à qui découvrirait
les coupables (5). Galère était présent, entretenant la
colère de son collègue , ne lui laissant pas le loisir de
réfléchir ou de se calmer (6). Mais il avait eu soin de
dérober à l'enquête et à la torture ses propres ser-
viteurs : c'est pour ce motif, dit malicieusement Lac-
tance, qu'on ne put rien découvrir (7). Les poursuites
allaient-elles être abandonnées? Le César n'était pas
homme à subir un tel échec. Il fallait à tout prix le
(1) « Christiani arguebantur veliit hostes publici, et cum ingenli
invidia simul cum palatio cliristianoriim nomen ardebat. lllos consilio
cum eunuchis habito de exslinguendis principibus cogitasse, duos
imperatores domi suae pêne vivos esse combustos. » Laclauce, De
morlihus persecuiorum, 14.
(2) « Diocletianus vero, qui semper se volebat videri astutum et
intelligentem, nihil potuit suspicari. » Ibid.
(3) « Sed ira inllammatus excarnidcaii oinnes suos protinus praece-
pit. » Ibid.
(4) « Sedebat ipse, atque innocentes igné torquebat. » Ibid.
(5) « Item judices universi, omnes denique qui erant in palatio ma-
gislri, data potestate, torquebant. Erant certantes quis prior aliquid
inveniret, » Ibid.
(6) « Aderat ipse et instabat, ncc patiebatur iram inconsiderati senis
dellagrare. >• Ibid.
(7) « Nihil iisquam reperiebatur, quippe cum familiam Cœsaris nemo
torqueret. » Ibid.
166 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
conjurer. Quinze jours après le premier incendie, un
second éclata (1). Galère, qui depuis le milieu de
l'hiver avait fait en secret ses préparatifs de départ ,
quitta le jour même Nicomédie, déclarant qu'il fuyait
de peur d'être brûlé vif (2).
Malgré les plus promptes recherches, le coupable
fut encore introuvable (3). Lactance persiste à dé-
signer Galère. Si la participation du César au premier
incendie reste douteuse, il semble difficile de le dis-
culper du second. Galère n'était pas homme à reculer
devant un aussi lâche moyen de compromettre ses
ennemis : on ne saurait prétendre que des considé-
rations d'humanité ou de prudence l'eussent arrêté ,
lui qui, naguère, avait voulu brûler l'église de Ni-
comédie au risque de détruire un quartier de la
ville. Sa fuite même, par laquelle il accusait avec
ostentation les chrétiens, paraît suspecte : emmenant
ses officiers et ses serviteurs, il les mettait à l'abri
d'une nouvelle enquête qui eût pu tourner contre
lui si Dioclétien s'était avisé de faire, cette fois, in-
terroger sans distinction tous les hôtes du palais. La
précaution, cependant, était superflue : Dioclétien n'é-
prouvait plus d'hésitation. La peur avait eu raison
de sa sagesse. Il était maintenant crédule à toutes les
calomnies. Il jugeait sa vie menacée : et par qui l'eût-
(1) « Sed quindecim diebus interjectis, aliud rursum incendiarn
molitus est. o Lactance, De mort, pers., 14.
(2) « Tune Caesar, medio hieme profectione parata, proriipit eodem
die contestans fugere se ne vivus arderet. » Ibid.
(3) « Sed celerius animadversum, nec tamen auctor apparuit. » Ibid.
PUOMULGATION DE LEDIT. 1G7
elle été, sinon pau ces chrétiens (1) que Galère lui
avait dénoncés comme des ennemis publics, et dans
lesquels son imagination troublée voyait désormais
les secrets alliés des Goths et des Sarmates? Le vieux-
souverain se figurait être enveloppé dans les fdets
d'une vaste conjuration : le clergé de Nicomédie en
était l'âme, et les serviteurs baptisés de tout état et de
tout rang qui remplissaient la demeure impériale y
prêtaient leurs bras! Ses défiances montaient plus
haut encore : il se demandait si sa femme Prisca, si
saillie Valeria, l'épouse délaissée que Galère n'avait
pas songé à emmener dans sa fuite , ne faisaient pas
partie, elles aussi, du complot. En un mot, tous les
chrétiens de son entourage et de sa capitale, même
les plus illustres, même les plus chers, lui parais-
saient conjurés contre lui. Aussi résolut-il de changer
la procédure suivie lors du premier incendie. Au lieu
de faire porter l'enquête sur le fait lui-même, il la mit
sur la religion. Ceux qui nieront le Christ démontre-
ront par là leur innocence; ceux qui le confesseront
s'avoueront coupables de conspiration contre la per-
sonne sacrée des empereurs et seront punis comme
incendiaires. On revenait aux jours de Néron : la der-
nière des persécutions débutait comme avait fait la
première.
Les souffrances des chrétiens furent à Nicomédie
presque aussi cruelles qu'elles l'avaient été après l'in-
(1) Kaô' Ouovoiav ^îmoti îtpô? twv YjjxsTspwv £7ri5(£tp^i9^vai Xôyou ôiaôo-
6évToç. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 6, 6.
168 LE PREMIEU ÉDJT DE PERSÉCUTION.
cendie de Kome : non que Diocléticn se complût aux
horribles mascarades inventées alors par l'histrion
couronné du premier siècle ; mais il était trop romain
pour hésiter à verser le sang, et, comme il arrive
souvent aux gens qui ont eu peur, il était devenu
d'autant plus impitoyable qu'il avait été plus effrayé.
Ou sacrifier, ou mourir : tous les suspects, c'est-
à-dire tous les chrétiens de la cour et de la ville,
durent choisir entre ces deux termes. Les défaillances
paraissent avoir été peu nombreuses , du moins l'his-
toire n'en a retenu qu'une, celle des deux impé-
ratrices (1). La nombreuse domesticité chrétienne
montra un grand courage. Les plus puissants des
eunuques, « sur lesquels reposait tout le palais, »
qui avaient possédé la confiance du maître et été
aimés de lui comme des fils, se laissèrent tuer plu-
tôt que de trahir leur foi (2). Eusèbe a décrit le
supplice du chambellan Pierre. Après son refus de
sacrifier, on l'éleva sur le chevalet, et on lui déchira
tout le corps avec des fouets. Quand ses os parurent
à nu, du sel et du vinaigre furent mis dans les plaies.
Puis on retendit sur un gril, pour consumer à petit
feu ce qui lui restait de chair (3). Il mourut ainsi,
(1) « Primam omnium liliam Valeriam conjugemque Priscam sacri-
(icio polkii coegit. » Lactance, De mort, pers., 15.
(2) « Potentissimi quondsm eunuchi necati, per quos palatium et
ipse constabat. » Ihid. — ... Oï xai -zf^z àvwTaTw irapà toi; SôdTroTat;
ri^to(jL£vot TtiJLTj;, yvYiffiwv TE aÙToi; ôtaOé-jei xéxvcov où ).eiuo[xévoi... Eu-
sèbe, Hist. EccL, VIII, 6.
(3) Eusèbe, Hisf. EccL, VIII, 6, 2.
PROMULGATION DE LEDIT. 109
« inébranlable comme son nom (1). » Dorothée, chef
des chambellans, Gorgone et beaucoup d'autres cu-
biculaires furent étranglés après de longues tortu-
res (2). L'empereur assistait en personne à l'exécu-
tion de ses serviteurs (3). Il ne s'opposa point d'abord
à ce qu'une sépulture convenable leur fût donnée.
Mais bientôt il changea d'avis : craignant, dit Eu-
sèbe, que la dévotion populaire ne s'attachât à leurs
tombes, et qu'on ne les honorât comme des dieux, il
commanda de déterrer et de jeter à la mer les restes
des martyrs (4). Lactance, avec son éloquence venge-
resse, compare Dioclétien à la bête féroce qui fouille
les tombeaux et s'acharne sur les cadavres. « Qu'im-
porte? s'écrie le vigoureux polémiste. Est-ce qu'on s'i-
magine que ceux qui souffrent la mort pour le nom
(1) "A^iov o); ôvTtoi; xai xr,; upo(7r,Yopia;" lIÉxpo; yàp £xa),£ÎTO. Eusèbe,
Hist.EccL, VIII, 6, 4.
(2) IbicL, 6, 5.
(3) 'E9' wv Ô£Ôr,),a)xa[jL£v àpxdvTwv. Ibid., 6, 2. — Eusèbe se trompe
en nommant ici « les empereurs; » Galère avait quitté Nicomédie, au
témoignage formel de Lactance : Dioclétien put donc seul assister au
supplice.
(4) To'j; Ô£ ye paaO/.xoO; \ie-:à. ôàvaxov Traîôaç, yy; \).e.xà xf/; ■KÇjO(jr,y.o\i-
(jTiC, y.r,Octa; Tiapaôoôévxa;, au9t; è^u7iap-/r;; àvop'j^avxe; svaTioppT'i^ai 0a).àa-
av] xai aOxovç wovxo ôeïv ol vevo[xi(r|X£vo'. ôeaTtoxai, w; àv \i.t, èv [jLVT^(xa<nv
à7iox£i[X£voy; itpoaxuvotév xtv£;, Oeoù; ôr, aOxoù; , wç yt wovxo, ).oyiCo|Ji.e-
voi. Ibid., 6, 7. — Cependant la colline où, selon la tradition locale,
ils avaient été mis à mort continua d'être honorée; on y enterrait par
dévotion. Du règne de Constantin ou de ses premiers successeurs date
probablement une curieuse inscription, en grec et en latin, trouvée
en ce lieu, et dont voici le texte latin : FLAVIVS MAXIMINUS, SCV-
TARIVS, SENATOR, LEVAVI STATVAM FILIO MEO OCTEMO. VIXC-
SIT ANNOS II, DIES XII. PRECISVS A MEDICO, HIC POSITVS EST
AD MARTYRES. RuUetin de la société des Antiquaires de France,
1895, p. 225-227.
170 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
de Dieu se mettent fort en peine que Ton vienne à
leurs sépulcres? S'ils veulent mourir, c'est pour aller
eux-mêmes à Dieu (1). »
Pendant que Dioclétien immolait dans le palais ses
anciens amis, la terreur pesait sur la ville. Des juges
se tenaient dans les principaux temples, obligeant
tous les suspects à sacrifier (2) , condamnant à mort
ceux qui refusaient. Ni le sexe ni Fâge n'exemptaient
de cette épreuve (3). Cependant, un certain ordre
semble avoir été suivi. On commença par le clergé.
L'évêque Anthime , ses prêtres , tous les ministres des
autels, furent jugés sommairement et exécutés, les
uns par le glaive , d'autres par des supplices di-
vers (4). Avec eux périrent toutes les personnes de
leur maison, parents ou domestiques, les femmes
mêmes et les enfants, massacrés en masse (5) : tantôt
on les mettait dans des barques et on les jetait en
pleine mer, une pierre au cou; tantôt on les entou-
(t) Lactance, Div. Inst., V, 11.
(2) « Judices per omnia templa dispersi, universos ad sacrificia co-
gebant. >» De mort, per s.., 15.
(3) « Omnis sexus et aetatis homines... » Ibid.
(4) « Comprehensi presbyteri ac ministri, et sine uUa probatione ad
confessionem damnati... » Ihid. — 'Ev -zomt^ tî]; y.axà Ntxo^JLYioeiav èx-
vlfidia^ 6 Tr,viy.aOTa Tiposarw; "Av6t[JL0; oià iriv elç XpiffTov (xapTupîav xriv
xeçaXriv àîroTéjivTai. Eiisèbe, Hist. EccL, VI, 6, 6. — Une inscription
récemment découverte témoigne de la vénération dont a joui saint
Anthime aux siècles suivants; elle a traita son église de Pompeiopo-
lis, en Cilicie, à laquelle les empereurs chrétiens accordèrent le droit
d'asile : "Opoi àauXoi toù àyiou xat euoô^O'j [xeyaXofxàpTupoç "Av6t[jiou.
Bull, de corresp. hellénique, t. XIII, 1889, p. 293.
(5) « Cum omnibus suis deducebantur. » Lactance, De mortibus
persecutorum , 15.
PROMULGATION DE LKDIT. 171
rait de Lois enflamme et on les brûlait par trou-
pes (1). Un saint enthousiasme saisissait quelquefois
les condamnés : on vit des hommes et des femmes
sauter d'eux-mêmes dans le feu (2).
Pendant ce temps les prisons ne cessaient de s'em-
plir (3). Après les clercs et leurs familles, les laïques
passèrent à leur tour en jugement (4). Des supplices
inouïs furent inventés (5). On ne sait si ce tragique
épisode se termina par la complète extermination de
la population chrétienne de Nicomédie, ou par la las-
situde de Fempereur et des bourreaux. J'incline à
cette dernière opinion. Lactance rapporte , en effet ,
que des autels furent placés dans les prétoires, afin
que les juges pussent s'assurer de la religion des
plaideurs (6). Cette mesure, si tyrannique qu'elle
fl) « Nec singuli, quoniam tanta tMat mullitudo, et gregatim (ir-
cumdato igné anibiebantur domestici, alligatis ad coUum molaribus
mari mergebantur. » Ibid. — rFayysvyi (7(opr,Sàv pac-O.ixô) v£U[j.aTi tûv
TÎfjSs ÔsoTSowv 01 [LÏv Çi^si xaTsacpoctxovxo, oî Se Stà TZ'jÇio:, èxeXstoùvTO...
SiQfTavTs; ôè ol Qr\\i.ioi à).).o xt 7î).yî9o; ini axàçai; xoî? Oa),axTtoi(; svaTtî'p-
piirxov pu6oî;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 6, 6.
(2) "0 xô ).6yo; îyv. 7rpo8'j[xîa x'.vi àpp-/ixw àvopa; à[ji.a yuvai^tv £7:1 xr;v
Ttypàv xa6àÀ/,£(76at. Ibid.
(3) « Pleni carceres erant. » De mort, pers., 15.
(4) « Nec minus in ceterum populum persecutio violenter incubuit. »
Ibid.
(5) « Tormentorum gênera inaudita excogitabantur. » Ibid.
(6) « Et ne cui temere jus diceretur, aree in secretariis ac pro tri-
bunali posilae, ut litigatores prius sacrificarent, atque ita causas suas
dicerent : sic ergo ad judices tanquam ad deos adiretur. » Ibid. Bien
que cette phrase soit reliée par la conjonction et à celle qui est citée
dans la note précédente, il me parait certain qu'elle se rapporte à un
ordre de choses tout différent de la persécution sanglante, dans la-
quelle il s'agissait, non de refuser aux chrétiens le droit de plaider
172 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
soit, montre qu'on revint après quelque temps à l'ap-
plication régulière de l'édit, qui frappait les chrétiens
de mort civile et non de mort sanglante : quand
un plaideur, avant d'exposer son procès , refusait de
brûler de l'encens, le juge le renvoyait de l'audience
en vertu de la clause qui retirait aux chrétiens le
droit d'ester en justice. Il restait donc encore de
ceux-ci à Nicomédie, après les affreux massacres
auxquels le second incendie du palais servit de pré-
texte.
leurs causes civiles, mais de les mettre à mort sur simple refus de
sacrifier.
L'EXÉCUTION DE LEDIT. 173
L'exécution de l'édit.
L'édit avait été rendu au nom des deux Augustes
et des deux Césars : mais il était l'œuvre des seuls
Dioclétien et Galère : leurs collègues n'avaient pas
été consultés^ et n'apprirent un acte aussi considé-
rable que par un message qui leur fut envoyé de
Nicomédie (1). Sa publication fut donc assez tardive
en Occident. Même dans les provinces orientales, elle
n'eut pas lieu partout à la même époque : en Pa-
lestine, l'édit ne fut connu qu'aux approches de la
Passion du Sauveur (2), vers la fin de mars ou le
commencement d'avril (3) ; à Antioclie , il fut exé-
cuté, par la fermeture des églises, le jour même de
la Passion (4), qui se trouvait, en 303, le 16 avril (5).
(1) « El jam litterai ad Maximianum atqiie Constaiitiuin commeave-
runt ut eadem facerent. Eorum senlentia in tantis rébus expectala
non erat. » De mort, persec, 15.
(2) T^? Toù (7WTy,p(o'j Tràôouç éopTYjç ÈTueXauvoumQc;. Eusèbe, Hist. EccL,
VIH, 2, 4.
(3) Dans l'Histoire ecclésiastique, au chapitre 2 du livre VIII, Eu-
sèbe nomme le mois de Dystrus, correspondant au mois de mars dans
le calendrier syro-macédonien ; dans le prologue du livre sur les mar-
tyrs de la Palestine, il nomme le mois de Xanthicus, correspondant
au mois d'avril selon le même calendrier.
(4) Théodoret, Hist. EccL, V, 38.
(5) Tillemont, Mémoires, t. V, art. x sur la persécution de Dioclt-
tien.
174 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
Près de deux mois s'étaient écoulés depuis la destruc-
tion de Féglise de Nicomédie.
Si l'on se rappelle les détails donnés par Eusèbe
sur le relAchement où étaient tombés, à la faveur
de la paix, beaucoup des fidèles des Églises orien-
tales (1), on comprendra que la connaissance de
l'ordre impérial ait produit parmi eux de nombreuses
défections. Autant les chrétiens de Nicomédie, ani-
més par l'exemple de leur évoque, s'étaient montrés
héroïques, autant ceux d'Antioche, privés de leur
pasteur Cyrille (2) , qui venait d'être déporté aux mi-
nes de Pannonie, marquèrent de faiblesse. Bien qu'un
traitement moins cruel les menaçât, puisque la peine
de mort, appliquée à Nicomédie à la suite de cir-
constances exceptionnelles, ne devait pas l'être ail-
leurs, on les vit déserter en foule les autels du vrai
Dieu et offrir des sacrifices aux idoles (3).
Peut-être cette honteuse déroute eut-elle , sinon
pour excuse , au moins pour cause la terreur inspirée
(1) Voir plus haut, p. 71.
(2) Sans doute par application de l'article de l'édit qui permettait
de traiter toute une classe des chrétiens en esclaves du fisc. Sur saint
Cyrille, évêque d'Antioche, voir Eusèbe, Hist. EccL, VII, 32; Chron.
ad ann. 44 Probi. La Passio SS. Quatuor Coronatorum dit qu'il
passa trois ans dans les carrières impériales de marbre de la Pan-
nonie : « in custodia relegatus pro nomine Christi vinctus, qui jam
multis verberibus fuerat maceratus per annos très. » Or l'éleclion de
son successeur Tyrannus au siège d'Antioche est fixée par Eusèbe à
l'an 305. Du commencement de 303 aux derniers mois de 305, il y a
près de trois ans; la date de l'élection de Tyrannus oblige à placer la
condamnation de Cyrille dès le début de la persécution. Voir Bull,
di archeologia crisliana, 1879, p. 53, 61-62, 71.
(3) Eusèbe, De martyribus Palestinœ , 2.
L'EXÉCUTION DE LEDIT. 175
par la présence de Galère, qui, après sa fuite reten-
tissante, s'était rendu à Antioche. Cependant ce trou-
peau sans chef finit par rencontrer un homme capable
de le rassembler et de le conduire. Romain , diacre
de Gésarée, se trouvait à ce moment dans la capitale
de la Syrie. Ému du triste spectacle qui s'ofï'rait à
ses regards, il résolut de ranimer la foi défaillante
des chrétiens. Il y travailla avec succès par ses ex-
hortations publiques, par des discours prononcés
jusque sur les marches des temples, d'où il écartait
les hésitants, où il allait chercher les apostats pour
les ramener au devoir. Mais l'intervention généreuse
de cet étranger parut aux autorités publiques un acte
de rébellion (1). Romain, arrêté, fut condamné au
feu (2). Le cruel Galère, pour qui la mort d'un
chrétien était une fête, voulut assistera l'exécution.
Déjà le martyr, attaché à un poteau, était environné
de flammes, quand une pluie soudaine éteignit le
bûcher. « Où donc est le feu ? » demanda Romain en
(1) Eusèbe, l. c. et De resurreclione , II. — Prudence suit une
autre version, d'après laquelle, au moment où le gouverneur de la pro-
vince entra, accompagné de soldats, dans la principale église pour la
profaner, il y trouva la population chrétienne de la ville rassemblée par
Romain et prête à mourir plutôt que de renier sa toi; Péri Stepha-
nôn, X, 41-65. Ce récit est en contradiction avec celui d'Eusèbe, qui
déploie au contraire la lâcheté des chrétiens d'Antioche. Le témoignage
de l'historien, contemporain des faits, ayant vécu près d'Antioche,
et certainement renseigné sur des événements qui intéressaient son
Église de Césarée, doit être préféré à celui du poète, qui n'a jamais
visité l'Orient, et écrivit près d'un siècle après le commencement de
la persécution.
(2) Prudence, Péri Stephanôn, X, 41, donne au magistrat le nom
d'Asclépiade.
17G LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
riant (1). La raillerie déplut à l'empereur, qui com-
manda de couper la langue de l'intrépide diacre. Un
médecin renégat fut obligé de faire l'opération. Con-
trairement à toutes les prévisions, Romain n'en mou-
rut pas; conduit en prison, il parlait clairement. Le
médecin , soupçonné de complaisance , se justifia en
montrant la langue du martyr, qu'il avait conservée
comme une relique : un condamné, sur qui l'on ex-
périmenta le même supplice, mourut aussitôt. Ro-
main , que Dieu venait de glorifier par un si éclatant
miracle, fut gardé pendant de longs mois en pri-
son (2) : nous le verrons plus tard y consommer son
martvre.
Cet épisode méritait d'être recueilli, car les ren-
seignements sont rares sur les effets du premier édit
dans les États de Dioclétien. Ils se laissent surtout
deviner, grâce à des témoignages indirects. On re-
connaît que beaucoup d'églises furent abattues en
Asie , au soin avec lequel , dès le lendemain de la
paix, les évêques les rebâtirent de toutes parts (3).
(1) Eusèbe, De martyribus PalesHnœ, 2.
(2) Ibid. — A ces faits Prudence relie {Péri Steph., X, 646-845) le
touchant épisode d'un enfant martyr, raconté aussi par saint Jean
Chrysostoine, Homilia XLVIII, mais dont Eusèbe ne parle nulle part.
Les martyrologes lui donnent le nom de Barulas. Les martyres d'en-
fants ne sont pas sans exemple dans l'histoire des premiers siècles (voir
les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 148); mais
celui-ci me paraît devoir être rapporté à un autre moment de la per-
sécution de Dioclétien , quand elle prit le caractère d'une guerre d'ex-
termination.
(3) Eusèbe, Hist. EccL, X, 2.
L'EXECUTION DE LEDIT. 177
Ce sont surtout les constructions neuves de Fàge
postérieur qui racontent les ruines de 303. Si nous
possédions les discours prononcés pour l'inaugura-
tion des nouveaux sanctuaires, nous apprendrions
sans doute, au sujet de ceux qu'ils remplaçaient, ce
que raconte le « panégyrique » par lequel on cé-
lébra la dédicace de la seconde cathédrale de Tyr :
l'ancien édifice, déjà magnifique dans son état pri-
mitif, avait été entièrement ravagé après l'édit de
Dioclétien ; on avait vu ses portes abattues à coups de
hache, ses livres détruits, ses murailles incendiées;
sur ses décombres s'était établi un dépôt d'immon-
dices (1).
Il faudrait , cependant , mal connaitre l'administra-
tion romaine pour s'imaginer que la démolition des
églises chrétiennes eut lieu partout en même temps,
et fut aussi complète dans toutes les provinces. Les
gouverneurs ne ressemblaient que de loin à nos pré-
fets. Une latitude beaucoup plus grande leur était
laissée dans l'exécution des lois. Ils les appliquaient
plus ou moins complètement, selon les lieux, et en
considérant soit leurs dispositions personnelles, soit
celles de peuples qu'ils administraient. Servie par des
moyens de communication moins rapides, la centra-
lisation impériale n'avait pas les exigences de celle de
nos jours : l'unité de Faction générale, non l'unifor-
mité presque mécanique des mouvements particuliers.
(1) Eusèbe, Eist. EccL, X, 4, 26, 33.
IV. 12
178 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.
était demandée à ses agents. Aussi voyons-nous, pen-
dant plusieurs mois, pour des causes diverses, des
églises rester debout en certaines contrées, malgré
redit qui commandait leur destruction. Peu nom-
breuses apparemment sont celles qui échappèrent
tout à fait à la ruine , comme l'église bâtie au siècle
précédent par saint Grégoire le Thaumaturge à Néo-
césarée du Pont (1) ; mais, en d'autres contrées, cette
ruine paraît avoir été retardée : il en fut ainsi même
dans des provinces assez voisines de la résidence im-
périale.
Eu Galatie , par exemple , il y avait encore , un an
après l'édit, à quinze lieues il est vrai de la capi-
tale , une église de campagne non seulement debout ,
mais ouverte (2); à Ancyre même, vers la même
date, les églises étaient fermées, mais non rasées,
comme portait cependant l'ordonnance impériale (3) .
Cela parait, à première vue, d'autant plus surpre-
nant qu'au gouvernement de cette province fut ap-
(1) *0 (JLEXP'- Tou TiapôvTo; Ô£ixvu[A£vo;, écrit saint Grégoire de Nysse ,
Vita S. Gregorii Thaumaturgi, 3.
(2) Passio S. Theodoti Ancyrani ei septem virginum , 10-12, 32;
dans Ruinart, p. 358-359, 369.
(3) Ibid., 16, p. 361. — Les églises auxquelles fait allusion ce pas-
sage de la Passion portaient les noms d'église des Patriarches [con-
fessio Patriarcharum) et d'église des Pères {confessio Patrum). Le
premier au moins de ces édifices religieux était reconnaissable à sa
disposition architecturale, car il avait une abside, concha, près de
laquelle saint Théodote, ne pouvant entrer, se mit en prières. Sur ce
mot, voir Martigny, Dict. des antiquités chrétiennes, art. Abside,
p. 9, et Basiliques, p. 90; Kraus, Real-Encykl. der christlichen Àl-
terthiimerj t. I, art. Apsis, p. 70, et Concha, p. 317.
L'EXÉCUTION DE LEDIT. I79
pelé le renégat (1) Théotecne, qui s'était fait fort
de ramener au culte des dieux tous les chrétiens qui
riiabitaicnt (2). Mais sa nomination ne suivit peut-
être pas immédiatement Tédit. Qui sait s'il ne rem-
plaça point un gouverneur soit chrétien, soit au moins
favorable aux chrétiens? La présence d'un adminis-
trateur animé de tels sentiments parait avoir été la
cause du retard que subit, en Thrace (3), la persé-
cution. Nous verrons que la principale église d'Hé-
raclée ne fut fermée qu'au commencement de 30i (4).
Une aussi longue patience serait inexplicable sans ce
que l'on sait du gouverneur Bassus (5). Une pièce con-
temporaine semble dire qu'il « connaissait Dieu (6). »
Au moins sa femme était-elle chrétienne (7). Lui-
même descendait peut-être de ce lallius Bassus qui
fut en 16i gouverneur de la Mésie Inférieure (8)
et dont la fille était enterrée dans le cimetière de
(1) « Desertor pietatis. » Passio S. Theodoti Ancyranî, 4, p. 355.
(2) Ibid.
(3) Ou plutôt dans la partie du diocèse de Thrace qui depuis Dio-
clétien formait une province séparée sous le nom d'Europe, et dont
Héraclée était une des métropoles; Marquardt, Rôm. StaatsverwaU
tung, t. I, p. 316; Mommsen, Mémoire sur les provinces romaines,
trad. Picot, p. 42.
(4) Passio S. Philippin 2; dans Ruinart, p. 443.
(51 II peut avoir été parent du consul ordinaire de 289, M. Magrius
Bassus.
(6) Passio S. Philippi, 8, p. 448.
(7) « Mitior enim fuerat Bassus..., eo quod uxor ejus Deo aliquanto
jara lempore serviebat. » Ibid.
(8) Léon Renier, Inscriptions de Troesmis , extrait des Comptes
rendus de l'Acad. des inscriptions, 1865, p. 25; De Rossi, Bull, di
archeologia cristiana, 1865, p. 77-79.
180 LE PREMIER EDIT DE PERSECUTION.
Calliste (1) : les sympathies pour le christianisme ne
cessèrent probablement jamais dans cette famille et
les Bassi du quatrième siècle seront célèbres par leur
piété (2).
Si, en dehors des événements de Nicomédie, l'on a
peu de détails sur les débuts de la persécution dans
les États de Dioclétien, les renseignements sont moins
nombreux encore sur ses commencements dans les
provinces gouvernées par Galère. Comme le César
demeura quelque temps en Asie avant de retourner
dans son apanage (3), peut-être faut-il attribuer à
son absence la langueur avec laquelle s'engagèrent
les poursuites. Il paraît cependant qu'à Thessalo-
nique, capitale de la Macédoine, la recherche des
Écritures saintes et de tous les livres composant la
bibliothèque des églises fut faite rigoureusement. C'est
alors qu'une chrétienne dévouée, Irène, avant de
s'enfuir dans les montagnes, cacha dans sa maison,
avec l'aide de ses sœurs , un grand nombre de manus-
(1) lALLIAE lALLII RAs5
I ET CATIAE CLEme
NTINAE FILIAE PUssiin
AE MATRI CLEMen
TINAE IN FACE
AEL. CLEMENS fi
LIVS
De Rossi, Bull, di arch. crist., 1865, p. 78, et Roma sotterranea,
t. I, p. 309 et pi. XXXI, n° 12.
(2) Prudence. Contra Symviachum,!. 548; De Rossi, Inscr. christ,
urbis Romae, t. I, n° 141, p. 80.
(3) Voir plus haut, p. 175.
LEXÉCLTION DE LEDIT. 181
crits (1); nous retrouverons ces saiates femmes dans
Ja suite de cette histoire. On rapporte aussi au com-
mencement de la persécution (mais peut-être la date
n'est-ellc pas Jjien assurée) le martyre , à Thessalo-
nique , du diacre Agatliopode et du lecteur ïhéodule ;
arrêtés parce qu'au lieu de s'enfuir comme les autres
ils restaient dans l'église et prêchaient hardiment, les
deux clercs furent conduits en prison, pressés de sa-
crifier, de mangei' des viandes immolées et de livrer
les Écritures : sur leur refus, le juge les fît mettre
dans une harque, une pierre au cou, et jeter dans la
mer (2j. Bien qu'aux termes de l'édit la qualité de
chrétienne fit pas encore encourir la mort, la peine
capitale était quelquefois prononcée contre des chré-
tiens plus hardis qui encourageaient les autres à la
résistance , ou contre ceux qui , mis en demeure de
livrer les ouvrages proscrits, refusaient de le faire.
De ces derniers étaient naturellement Agathopode,
chargé comme diacre du temporel de l'église, et Théo-
dule, investi spécialement du soin des livres.
Si de rOrient , où la persécution prit naissance ,
nous passons à l'Occident, où ses effets se firent bien-
tôt sentir, nous verrons que ceux-ci ne furent pas les
(0 « Tôt membranas, libros, tabellas, codicillos et paginas Scriptu-
rarum. » Acta SS. Agapes, Chionix, Irenes, 5; dans Ruinart, p. 423.
(2) Acta SS., avril, t. I, p. 42 et suiv. — Sur les difficultés de ces
Actes quant à la date et à diverses circonstances peu croyables , voir
Tillemont, Mémoires , t V, notes xii et xiii sur la persécution de
Dioclétien. Nous avons extrait de cette pièce, écrite en forme oratoire
et postérieure à la paix de l'Église, la substance seule du récit, qui,
ramené à ces termes, devient vraisemblable.
182 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
mêmes dans les États des deux souverains qui se par-
tageaient cette moitié de l'Empire.
Les sujets chrétiens de Constance l'éprouvèrent
assez pour s'apercevoir qu'elle avait été déclarée, à
peine assez pour en souffrir. Le César ne pouvait sans
doute refuser toute obéissance aux commandements
de ses supérieurs, les Augustes, ou toute attention à
un édit en tête duquel son nom se lisait avec ceux de
ses trois collègues. Mais il en adoucit l'exécution au
point de la rendre presque insensible.
Eùt-il partagé la haine des autres empereurs pour
le christianisme , la politique aurait suffi à le détour-
ner d'y donner cours. Moins puissante et moins ré-
pandue en Bretagne et même en Gaule .qu'en Orient ,
l'Église ne prêtait dans ces contrées aucun prétexte
aux craintes imaginaires que les souverains avaient
manifestées ailleurs. Jamais un acte quelconque d'op-
position, un refus de service militaire, par exemple,
ne s'était produit parmi les paisibles chrétientés
bretonnes ou gallo-romaines. Les souvenirs mêmes
de la tyrannie de Maximien Hercule n'y avaient point
laissé de ressentiment dans les âmes, facilement ré-
conciliées avec l'Empire par la bienfaisante adminis-
tration de Constance. La prudence conseillait à celui-ci
de ne pas éveiller les passions par une persécution
nouvelle, qui, pour être d'abord moins meurtrière
que le court orage de 287, serait pourtant plus in-
supportable, parce qu'au lieu de frapper quelques
chrétientés seulement elle les atteindrait toutes. Le
César se sentait aimé et vénéré de tous ses sujets,
L'EXÉCUTION DE L'ÉDIT. 183
sans distinction de culte : cette popularité, contras-
tant avec les haines qu'avaient attirées sur Dioclétien
et sur Hercule les exactions fiscales du premier, les
cruautés et les débauches du second , lui était chère ,
et il ne voulut pas la perdre. Par inclination autant
que par politique , il résolut de préserver ses provin-
ces des maux qui désolaient déjà l'Orient et allaient
fondre sur une partie de l'Occident (J).
Ne voulant pas, cependant, rompre ouvertement
avec ses collègues, Constance leur donna un témoi-
gnage matériel de soumission par la destruction de
quelques églises. Mais, au prix de quelques murailles,
qu'il sera facile de relever, il se dispensa d'attenter au
vrai temple de Dieu , qui est dans le cœur des hom-
mes (2) ; il ne demanda pas aux membres du clergé de
livrer les Écritures sacrées (3); en un mot, il laissa
voir clairement sa résolution de respecter autour de
(1) « Vir egregius et prsestantissimae civilitatis... hic non modo
amabilis Gallis fuit, preecipue quod Diocletiani suspectam pruden-
tiam et Maximiani sangiiinariam lemeritatem imperio ejus evaserant. »
Eutrope, Brev., X, 1. Ce jugement d'un païen concorde avec celui
d'Eusèbe, De vita Const., II, 49.
(2) « Nam Constantius, ne dissentire a majorum praceptis videretur,
conventicula, id est parietes, qui restitui poterant, dirui passus est,
verum autem Dei templum, quod est in hominibus, incolume serva-
"vit. » Lactance, De mort, pers., 15. — Sur la destruction des églises
en Bretagne, voir Bède, Hist. EccL, II, 8.
(3) C'est ce que diront, plus tard, les donatistes, demandant à Cons-
tantin de leur donner pour juges des évêques de la Gaule, parce que
parmi ceux-ci il ne pouvait y avoir eu de traditeurs : « De génère
justo es, cujus pater inter ceteros imperatores persecutionem non
exercuit, et ab hoc facinore imrnunis est Gallia. » Saint Optât, De
schism. donat., I, 22,
184 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
lui la liberté des consciences. Si, alors ou plus tard,
des excès furent commis dans ses États contre les chré-
tiens, cela eut lieu à son insu, par la tyrannie locale
d'un petit nombre de gouverneurs (1); mais la direc-
tion générale donnée par Constance à sa politique re-
ligieuse fut toute dans le sens de la tolérance. Alors
que les palais de ses collègues ne contenaient plus un
seul officier ou serviteur chrétien, le sien, qui en était
rempli , continua de ressembler à une église , dit Eu-
sèbe (2), répétant une expression naguère employée
par saint Denys d'Alexandrie à propos d'un autre em-
pereur favorable au christianisme (3). Si l'on en croit
l'historien, Constance donna même une noble et spi-
rituelle leçon aux courtisans qui croient faire preuve
de fidélité aux princes en réglant leur conscience sur
les ordres de ceux-ci. Il feignit d'imiter Dioclétien, et
d'exiger comme lui de tous ceux qui l'entouraient une
adhésion au paganisme. « Employés du palais, ma-
(1) Ainsi périrent saint Ferréol, à Vienne, et saint Julien, à Brioude,
si leur martyre eut lieu dans la dernière persécution; mais cette date
n'est nullement assurée. Voir Tilleniont, Mémoires, t. V, note m sur
saint Ferréol. Quant à saint Mitre, patron d'Aix en Provence, dont on
fait un martyr de la persécution de Dioclétien, le plus ancien texte de
sa vie, publié par les Bollandistes au tome VIII (1889) de leurs Ana-
lecta, montre que ce généreux esclave d'un païen fut victime d'une
longue persécution domestique, mais survécut à son maître : son his-
toire, que l'on peut placer avec vraisemblance à la fin du troisième
siècle ou au commencement du quatrième, fait comprendre les vexa-
tions auxquelles étaient exposés les esclaves chrétiens, mais n'a rieu
à voir avec la persécution officielle.
(2) Eusèbe, De vitaConst., I, 17.
(3) Eusèbe, Hist. EccL, VII, 10, 3; cf. les Dernières Persécutions
du troisième siècle, p. 35.
L'EXÉCUTION DE LEDIT. 185
gistrats, gouverneurs, les chrétiens qui obéiront,
dit-il, continueront de jouir de leurs honneurs et pri-
vilèges, mais ceux qui refuseront perdront leurs char-
ges. » Les uns se montrèrent disposés à l'obéissance;
d'autres refusèrent de renier le Christ. Quand le prince
eut ainsi pénétré le caractère de chacun, il blâma
les premiers de leur faiblesse et se plaignit de ne
pouvoir compter pour lui-même sur la fidélité d'hom-
mes capables de renier leur Dieu. Ceux-ci furent, en
conséquence , exclus de la cour, tandis que les chré-
tiens courageux qui s'étaient, par devoir, exposés à
déplaire restèrent en possession de la faveur du loyal
César (1).
Maximien Hercule différait trop de Constance pour
ne pas accueillir avec joie la persécution (2). Aussi,
tandis qu'en Bretagne et en Gaule la paix religieuse
était à peine troublée, l'édit fut rigoureusement ap-
pliqué dans les États du second Auguste , c'est-à-dire
en Italie, en Afrique et en Espagne.
Pour ce dernier pays, nous avons le témoignage
du poète Prudence, qui montre les soldats pillant
les livres sacrés, et attribue a la destruction de do-
cuments qui eut lieu alors l'oubli où tomba la mé-
moire des anciens martyrs (3).
La guerre aux manuscrits ne fut certes pas moin-
dre à Rome. Mais nous manquons de détails sur ce
(1) Eusèbe, De vita Const., I, 16.
(2) « Et quidem senex Maximianus libens paruit per Italiam, horao
non adeo clemens. » Lactance, De mort, pers., 15.
(3) Prudence, Péri Steph., I, 73-78.
186 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
qui s'y passa. Les seuls qui nous soient parvenus dé-
coulent (Vune source suspecte. Il y aurait eu dans
celte capitale du monde chrétien de nombreux « tra-
diteurs, « si l'on en croit des Actes allégués un siècle
plus tard par les donatistes (1). Cependant, deux seu-
lement y sont désignés par leurs noms, Straton et
Cassien (2). Les donatistes accusent, il est vrai, le
pape Marcellin, ses prêtres Miltiade, Marcel, Silvestre,
d'avoir livré les Écritures; mais aucune pièce n'est
apportée à l'appui de cette assertion (3). Saint Au-
gustin la repousse comme dénuée de preuves (4). Nous
verrons tout à l'heure les habiles et laborieux efforts
de Marcellin pour dérober aux profanateurs les sé-
pultures les plus vénérées des catacombes. Apparem-
ment, si la police romaine avait dû recourir à la
trahison ou à la faiblesse pour se faire livrer les ma-
nuscrits, ce n'aurait été que dans quelques-unes des
églises paroissiales ou tituli, situées pour la plupart
(1) Saint Augustin, Breviculus collationis cum donatistiSy III,
34. Même si ces Actes étaient authentiques, rien ne prouverait qu'ils
fussent relatifs à des chrétiens de Rome; car, dit saint Augustin, ni
le magistrat, ni le lieu n'étaient nommés : « nec prsefectusipse..., nec
locus legebatur. »
(2) Ibid., 34-36.
(3) La plus ancienne mention qui nous en soit parvenue est dans le
Liber Genealogus, ouvrage composé par undonatiste, en Afrique, entre
405 et 427; à l'article sur la persécution de Dioctétien, on lit : « Mar-
cellinus Urbis (episcopus), Straton et Cassianus diaconus Urbis publiée
in Capitolio evangelia concremarunt. » Voir Mommsen, Chronica mi-
nora saeculorum IV, V, VI, VII: cf. Bullettino di archeologia cris-
tianas, 1894, p. 52.
(4) Saint Augustin, Contra litt. Petil., II, 502; De unico baptismo,
27; Brev. coll. cum donat., III, 34-36; Addonat. post coll., 17.
L'EXECUTION DE L'ÉDIT. 187
dans les quartiers excentriques de la ville : les plus
anciennes, n'étant point distinguées par leur archi-
tecture comme les somptueuses basiliques de l'Orient,
pouvaient être jusque-là demeurées inconnues de
l'autorité civile (1). Mais celle-ci avait entretenu des
rapports officiels avec le chef de la communauté chré-
tienne : elle connaissait certainement l'existence des
archives et de la bibliothèque pontificales, situées
dans un des lieux les plus fréquentés de la ville , près
du théâtre de Pompée et des écuries de la faction
Verte des jeux du cirque (2). Sans doute elle n'eut
besoin d'aucun délateur pour s'emparer d'un dépôt
déjà considérable à cette époque (3), et que sa ri-
chesse même n'avait pas dû permettre de démé-
nager furtivement. Le petit nombre des Actes, des
documents, des écrits antérieurs au quatrième siècle
qui nous soient restés d'un siège mêlé comme celui
de Rome aux affaires de la chrétienté universelle,
prouve que cette saisie eut lieu , et montre que nulle
part peut-être la destruction ne fut plus complète et
plus systématique (4).
Mais à Rome, pas plus qu'ailleurs, on ne se con-
tenta de détruire des livres ou de disperser des ar-
chives. L'autorité publique démolit les sanctuaires
(1) Voir plus haut, p. 65.
(2) De Rossi, De origine, historia, indicibus scrinii et biblioth.
sedis apost., p. xxxvii; La biblioteca délia sede apostolica, dans
Studi e Documenti di Storia e Diritto, 1884, p. 334.
(3) De origine, etc., p. xi-xxvii.
(4) De origine, ^ic.^ p. xviii; La biblioteca, etc., p. 336.
188 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
chrétiens, et confisqua les vastes propriétés que l'É-
glise possédait en vertu des donations des fidèles, et
qu'elle faisait servir pour la plupart à la sépulture
de ses membres. Si nous avions soit les Actes auxquels
se référèrent plusieurs fois les donatistes dans les
controverses postérieures, soit les lettres officielles
données après la persécution pour permettre de re-
couvrer les loca ecclesiastica, nous pourrions nous
rendre compte de la nature et de l'étendue des biens
ravis aux chrétiens. Malheureusement ces documents
ne sont connus que par quelques allusions (1), et
n'ont été nulle part reproduits intégralement ou
même cités avec détail. Bien rares sont les rensei-
gnements que l'on peut glaner ailleurs : comme ces
passages du Livre Pontifical où il est question de la
confiscation du cimetière de Cyriaque , sur la voie Ti-
burtine (2), et de celle d'un domaine de la Sabine
« appartenant au nom des chrétiens » et devenu en-
suite « propriété d'Auguste (3). » Si l'on veut com-
prendre et, pour ainsi dire, toucher du doigt la crise
violente alors subie par le patrimoine ecclésiastique,
il faut descendre aux catacombes.
Quand fut connu l'édit, les chrétiens voulurent
soustraire aux profanations les tombes (fort rares à
(1) Brev. coll. cum donat., III, 34-36.
(2) « Possessio cujusdain Cyriacœ religiosœ feminae, quod fiscus occu-
paverat tempore persecutionis. » Lib. Pont., Silvester, 25; Duchesne,
t. I, p. 182.
(3) « Possessio Augusti, lerritorio Sabinense", praest. nomini chris-
lianorum. » Ibid. — Sur la valeur de ces expressions, voir Duchesne,
t. I, p. CL.
L'EXÉCUTION DE LEDIT. 189
Rome) qui se trouvaient à la surface du sol, au-dessus
des cimetières souterrains. Telle fut probablement la
pensée d'Aelius Saturninus, époux de la clarissime
Cassin Feretria, car une épitaphe de celle-ci a été
trouvée à fleur de terre , dans Faire extérieure du ci-
metière de Calliste, et une seconde épitaphe toute
semblable ferma un humble loculus, dans une des
galeries souterraines antérieures à la paix de l'É-
glise : sans doute les restes de la noble femme y fu-
rent transportés hâtivement, à la première nouvelle
de la persécution (1). Cependant un tel abri n'offrait
encore qu'une sécurité relative. S'il pouvait protéger
dans une certaine mesure les tombes des simples fi-
dèles, il ne devait point garantir les sépulcres déjà
célèbres des martyrs et des saints contre les insultes
des persécuteurs, jaloux d'en abolir la mémoire. On
avait probablement appris déjà à Rome les outrages
subis par les restes des martyrs de Nicomédie, que
Dioclétien, après les avoir laissé d'abord ensevelir ho-
norablement, fit ensuite déterrer et jeter à la mer (2).
Aussi Fautorité ecclésiastique, en vue du moment
prochain où la confiscation ordonnée par Fédit allait
être appliquée aux cimetières, s'empressa-t-elle d'y
mettre, partout où elle le put, les tombes saintes
hors de la portée des païens : elle y réussit parfois si
bien que, la persécution finie, les chrétiens eux-
(1) De Rossi, Roma sotterranea, t. II. p. 285 et pi. LV; t. III,
p. 561-562.
(2) Voir plus haut, p. 169.
190 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
mêmes auront souvent beaucoup de mal à les re-
trouver (1).
Un des moyens les plus coûteux, mais aussi les
plus sûrs , consistait à combler de terre les cryptes où
reposaient des martyrs illustres : il paraît avoir été
employé dans celle des saints Protus et Hyacinthe,
sur l'ancienne voie Salaria (2). Dans le cimetière de
Calliste, le pape Marcellin et son diacre Severus usè-
rent du même procédé pour rendre inaccessible aux
persécuteurs l'aire de la catacombe où avaient été
inhumés les pontifes du troisième siècle et de nom-
breux martyrs ; environ seize cent trente-sept mètres
cubes de terre furent transportés de loin et à grands
frais : le caveau papal , la chambre funéraire de sainte
Cécile, les chambres ornées de fresques célèbres qui
font allusion aux sacrements , les principales galeries
de cette région, furent ainsi enterrés, et demeurèrent
(1) Le pape saint Damase, après 366, se voua à celte recherche :
« multa corpora sanctorum requisivit et invenit, » dit le Liber Ponti-
ficalis; Duchesne, t. I, p. 212. L'inscription en vers qu'il mit sur le
tombeau de saint Eutychius, dans la catacombe de saint Sébastien,
dit : QUAERITUR, mVENTVS COLITVR. De Rossi, Inscr. christ, ur-
bis Romx, t. II, p. 66, 90, 105. Celui de saint Neraesius fut longtemps
sans honneurs, parce qu'on était incertain sur sa situation : INCVL-
TAM PRIDEM DVBITATIO LONGA RELIQVIT. Ibid., p. 102.
(2) Tel est probablement le sens de ces vers des deux inscriptions
mises plus tard dans leur crypte par le pape Damase :
EXTREMO TVMVLVS LATVIT SVB AGGERE MONTIS
QVEM CUM lAM DVDVM TEGERET MONS, TERRA, CALIGO
Voir De Rossi, Roma soiterranea, t. I, p. 213; Inscr. christ., t. If,
p. 30, 104, 108. Cf. les Dernières Persécutions du troisième siècle,
2« éd,, appendice G, p. 379.
L'EXÉCUTION DE LEDIT. 191
en cet état, en partie jusqu'aux travaux de déblaie-
ment exécutés par le pape Damase, dans la seconde
moitié du quatrième siècle, en partie même jusqu'à
nos jours (1).
Peut-être est-ce après s'être vus déjoués de cette
manière , que les païens voulurent se veng-er en abat-
tant des édifices construits dès le troisième siècle au-
dessus des principaux cimetières (2) : l'exèdre à trois
absides, servant aux réunions chrétiennes, qui s'é-
lève sur celui de Calliste (3), parait avoir été démoli
au début de la persécution, pour n'être rebâti qu'a-
près la paix de l'Église (4).
(1) Roma sotterranea, 1. 1, p, 213; t. Il, p. 106, 259, 379, et 2'"'= par-
tie, p. 52-58; voir aussi pi. LUI, n° 7. Cf. Rome souterraine, p. 495,
499.
(2) Liber Ponti/icalis , Fabianus; Duchesne, t. I , p. 148. Cf. De
Rossi, Ro7na sotterranea, t. I, p. 117, 199; t. II, p. 278.
(3) Roma sotterranea, t. III, p. 412-471 et pi. XXXIX.
(4) Ibid., p. 469-470.
192 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
III
Les traditeurs.
La persécution eut toujours une violence particu-
lière dans l'Afrique romaine, comme si, chez les
assaillants et les défenseurs du christianisme, les
âmes y fussent montées à un ton plus élevé qu'ail-
leurs. Aussi les cimetières, qui là n'étaient pas sou-
terrains (1), et ne pouvaient être protégés de la
même manière que ceux de Rome, durent-ils voir de
lugubres scènes. Quand on connaît le caractère des
habitants de cette ardente province , et qu'on se rap-
pelle les émeutes dirigées à Carthage contre les tom-
bes chrétiennes dès le temps de Septime Sévère (2),
on se figure Tacharnement que montrèrent les exé-
cuteurs de la loi de confiscation contre ses enclos
à ciel ouvert, remplis de tombeaux et d'édifices (3) ,
Taire des martyrs, à Cirta (4), l'aire des sépultures,
avec sa chapelle pour les réunions, à Césarée (6),
(1) Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi-
sième siècle, 1" éd., p. 88.
(2) Ihid., p. 52, 88.
(3) Bullettino di archeologia cristiana, 1884-1885, p. 45-49.
(4) « Area martyrum. » Gesta apud Zenophilum consularem (à la
suite des Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, t. IX, col. 1112).
(5) « Area ubi orationes facitis. » Gesta proconsularia quitus ah-
solutus est Félix (ibid., col. 1088).
(6) AREAM AT SEPVLCRA CVLTOR VERBI CONTVLIT ET CEL-
LAM STRVXIT SVIS CVNCTIS SVMPTIBVS. Corp. inscr. lat,.
LES TRADITEURS. 193
Faire des chrétiens, à Carthage (1). D'horribles pro-
fanations furent probablement commises dans ces
lieux sacrés, qu'à d'autres époques la loi avait pro-
tégés d'une barrière souvent impuissante contre les
impatiences de la foule païenne.
Malheureusement les documents qui nous sont par-
venus racontent seulement la guerre impitoyable
faite aux églises et aux livres. La passion portée dans
cette guerre par les païens , la résistance courageuse
d'un grand nombre de pasteurs, de clercs et de laï-
ques, les longs et cruels reproches dont fut poursui-
vie la mémoire de ceux qui avaient eu la faiblesse
de livrer aux persécuteurs les meubles liturgiques et
les Bibles, les outrages prodigués par plusieurs aux
hommes modérés qui cherchaient à sauver le saint
dépôt tout en se sauvant eux-mêmes, l'importance
enfin que la question des « traditeurs », germe du
schisme donatiste, garda longtemps en Afrique,
nous obligent à donner une attention particulière
aux incidents qui marquèrent la première phase de
la persécution dans cette partie des États de Maxi-
mien Hercule.
Sur la lueur des incendies où se consument les mu-
railles des sanctuaires chrétiens et les manuscrits des
t. VIII, 9585. Cf. Histoire des persécutions pendant la première
moitié du troisième siècle, T éd., p. 89. — L'area chrétienne de
Césarée a été retrouvée par le cardinal Lavigerie. Bull, di archeol.
crist., 1878, p. 73.
(1) Lavigerie, de l'Utilité d'une mission archéologique permanente
à Carthage, p. 41-53.
IV. 13
194 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
Écritures, se détachent d'abord, avec une singulière
netteté, les figures des dépositaires infidèles qui
abandonnèrent aux représentants de l'autorité païenne
les trésors artistiques ou littéraires de leurs Églises.
Elles prennent à nos yeux d'autant plus de relief,
qu'avec la fougue naturelle à l'esprit africain quel-
ques-uns de ces prévaricateurs s'adressèrent ensuite
de mutuels reproches et mirent la postérité dans la
confidence de leurs plus pénibles secrets. Nous con-
naissons ainsi les fautes de Purpurins, évêque de
Limata, homme indigne, déjà soupçonné d'homi-
cide, puis convaincu d'être traditeur (1) ; la faiblesse
de Donat, évêque de iMaxula, dans la province pro-
consulaire (2); celle de Victor, évêque de Rusicade,
en Numidie, qui avait brûlé lui-même, par ordre du
curateur de la cité, un manuscrit des quatre Évan-
giles, et prétendait s'excuser en disant que les lettres
étaient presque effacées (3); celle (si l'on en croit un
écrit donatiste) de Fundanus, évêque d'Abitène : mais
au moment où les magistrats jetaient ses livres dans
le feu, une tempête soudaine s'éleva, la pluie tomba,
accompagnée d'éclairs, et le bûcher s'éteignit (4-).
(1) Actes du concile de Cirta, dans saint Augustin, Contra Cresco-
nium, m , 30.
(2) Ibid.
(3) « Valentianus curator fuit. Ipse me coegit ut mitterem illa in
ignem. Sciebam illa delititia fuisse. » Ibid.
(4) « In isto namque foro jam pro Scripturis dominicis dimicaverat
cœlura, cum Fundanus civitalis quondam episcopus Scripturas domi-
nicas traderet exurendas : quas cura magistratus sacrilegus igni appo-
neret, subito imber sereno cœlo diffunditur, ignis Scripturis sacris
LES TRADITEURS. 195
De tous les traditeurs, ceux dont l'histoire est la
mieux connue et, à plusieurs égards , la plus intéres-
sante sont l'évoque et le clergé de Cirta. Leur chute
est attestée par un procès-verbal officiel, précieux
document qui suppléera à la perte de beaucoup
d'autres, et permettra de se faire une idée de la ma-
nière dont procédaient les agents municipaux, char-
gés par les gouverneurs, sous peine de mort (1), de
faire les perquisitions ordonnées par Fédit. C'est une
scène de persécution, prise sur le vif; c'est en même
temps un regard jeté sur l'intérieur des églises chré-
tiennes, leur mobilier liturgique, leurs magasins
remplis de vêtements pour les pauvres et de provi-
sions pour les agapes.
Malgré la longueur de la pièce, je dois la traduire
en entier.
« Dioctétien étant consul pour la huitième fois, et
Maximien pour la septième , le quatorze des calendes
de juin (2), procès- verbal dressé par Munatius Félix,
flamine perpétuel, curateur de la colonie de Cirta (3).
admotus exstinguilur, grandines adhibentur, omnisque ista regio, pro
Scripturis dominicis, démentis fiirentibus , devastabatur. » Acia
SS, Saturnini, Dativi, 3, dans Ruinart, p. 410.
(1) « Sub exitio. » Saint Augustin, ^rey. coll. cum donat., III, 27.
— « Ad discrimen capitis. » Ibid., 31.
(2) 19 mai 303.
(3) « Ex actis Munatii Felicis, flaminis perpetui, curatoris coloniae
Cirtensium. » — Le curator civUatis , que nous voyons chargé en
Afrique de rechercher les livres chrétiens, avait, depuis Dioclétien ,
cessé d'être un fonctionnaire de l'État pour devenir un simple magis-
trat municipal, quoique toujours nommé par l'empereur. 11 avait le
droit d'imposer certaines amendes, de châtier les esclaves, d'arrêter
196 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
« Quand on fut arrivé à la maison où s'assem-
blaient les chrétiens, Félix, flamine perpétuel, cura-
teur, dit (1) à Paul, évêque : « Apportez les Écritures
de votre loi, et tous les autres écrits que vous avez
ici, afin d'obéir aux ordres des empereurs. » Paul,
évêque, dit : « Ce sont les lecteurs qui ont les Écri-
tures : ce que nous avons ici, nous vous le donnons. »
Félix, flamine perpétuel, curateur, dit : « Montrez les
lecteurs, ou les envoyez chercher. » Paul, évêque,
dit : (( Vous les connaissez tous. » Félix, flamine per-
pétuel, curateur, dit : u Réservant les lecteurs, que
nos officiers produiront, donnez ce que vous avez. )>
Paul, évêque, étant assis, entouré de Montan, Victor,
Deusatelio, Memorius, prêtres; Mars, Helius et Mars,
les perturbateurs du repos public, de faire des perquisitions et de
commencer les enquêtes. Voir Camille JuUian, les Transformations
politiques de Vltalie sous les empereurs romains , p. 113 et suiv.;
Lacour-Gayet , art. Curator civitatis, dans le Dict. des antiquités,
t. I, p. 1621. — En Numidie et probablement en Mauritanie, la charge
de curateur était jointe, depuis Septime Sévère, à celle de flamen perpe-
iuus ou prêtre municipal préposé au culte des Augustes. Le titre donné
dans les inscriptions aux magistrats investis de ce double office est
conforme à nos Actes : FL. PP. CVR. REIP. Voir Henzen, Ann. deW
Inst. di corr. arch., 1851, p. 2G; 1866, p. 98: Hirschfeld, ihid., 1866,
p. 35; De Rossi, Bull, di arch. crist., 1878, p. 29; Léon Renier, Mé-
langes d'épigraphie, p. 45. — Le flaminat, même sans la curatelle,
donnait probablement qualité pour instrumenter contre les chrétiens;
c'est ainsi qu'à Smyrne, sous Dèce, le néocore, ministre du culte de
Rome et d'Auguste, fit les informations préalables dans le procès de
Pionius : voir Hist. des persécutions pendant la première moitié
du troisième siècle, 1" éd., p. 397.
(1) Dans la rédaction des procès- verbaux officiels l'emploi du mot
dixit était tellement de style qu'on l'exprimait par un simple sigle,
comme en témoigne l'inscription des fullones , au Coj-p. inscr. lat.,
t. VI, p. 266. Voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 161.
LES TRADITEURS. 197
diacres; Marcuclius, Gatulinus, Silvain et Carosus,
sous-diacres; Januarius, Meraclus, Fructuosus, Mig-
gin, Saturninus, Victor, fds de Samsuricus, et autres,
fossoyeurs (1), Victor, fils d'Aufidius, rédigea l'inven-
taire suivant (2) :
« Deux calices d'or, six calices d'argent, six bu-
rettes d'argent (3), un petit chaudron d'argent (4),
sept lampes d'argent, deux grands chandeliers (5),
sept petits chandeliers d'airain avec leurs lampes (6),
(1) La présence des fossores parmi les membres du clergé de Cirta
est un des arguments sur lesquels s'appuient ceux qui reconnaissent
en eux des clercs inférieurs. Voir Martigny, art. Fossores, p. 330;
Kraus, t. I, art, Fossores, p. 537; De Rossi, JRoma sotterranea, t. III,
p. 535.
(2) Cf. Prudence, Péri Steph.y II, 129 : « Tota digestim Christi su-
pellex scribitur. »
(3) « Urceola argentea. » L'urceolus était la même chose que Varna
ou amula, d'où l'on versait dans le calice le vin liturgique; voir Mar-
tigny, art. Ama, p. 36, et surtout Kraus, art. Amula, t. I, p. 48.
(4) « Cucumellumargenteum. » Voir Kraus, 1. 1, p. 339. Cucumellum ,
que l'on trouve employé avec le même sens dans Paul Diacre {Chron.
Casin., IV, 90), est le diminutif de cucuma (Pétrone, Satyr., 136;
Digeste, XLVIII, viii, 1; voir sur ce mot le Dict. des ant., t. I,
p. 1579). — Aux vases et ustensiles d'or et d'argent conservés dans le
trésor des églises font allusion ces vers mis par Prudence dans la
bouche d'un magistrat païen :
... Libent ut auro antistites;
Argenteis scaphis ferunl
Fumare sacrum sanguinem
Auroque nocturnis sacris
Adstare fixos cereos.
Péri Steph., II, 68-74.
(5) « Cereofala duo. » Il s'agit des chandeliers que portent encore
les acolytes, et qu'ils posent à terre pendant le saint sacrifice, La
forme plus fréquente est cereoferarius ; voir Kraus, t. I, p. 207.
(6) R Candelee brèves aenese cum lucernis suis septem. » Il s'agit ici de
198 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
onze lampes d'airain avec leurs chaînes (1), quatre-
vingt-deux tuniques de femmes, trente-huit voiles (2),
seize tuniques d'hommes, treize paires de chaussures
d'hommes, quarante-sept paires de chaussures de
femmes, dix-neuf capes de paysan (3). »
« Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Marcu-
clius, Silvain et Carosus, fossoyeurs : « Apportez ce
que vous avez (i). » Silvain et Carosus répondi-
rent : « Tout ce que nous avions ici, nous l'avons jeté
dehors. » Féhx, flamine perpétuel, curateur, dit :
u Votre réponse sera inscrite au procès-verbal. »
« On se rendit ensuite à la bibliothèque; mais on
en trouva les armoires vides. Là, Silvain présenta un
chapiteau d'argent et une lampe d'argent, qu'il dit
avoir trouvés derrière un grand vase. Victor, fils
d'Aufidius, dit à Silvain : « Tu aurais été mis à mort,
si tu ne les avais pas trouvés. » Félix, flamine perpé-
tuel, curateur, dit à Silvain : « Cherche soigneuse-
ment s'il ne reste rien. » Silvain dit : « Il ne reste
rien, nous avons tout mis dehors. » Quand le tricli-
petils (lambeaux ou candélabres portant des lampes adhérentes ou
suspendues; voir Dict. des ant., art. Candélabre, t. I, p. 874-875,
fig. 1093-1100.
(1) Voir plusieurs lampes semblables dans Roller, Catacombes de
Borne, pi. XC, et dans Kraus, art. Lamps, t. I, p. 268 et 270.
(2) « Mafortea. »
(3) « Copias rusticanas. » Du Cange ne cite, au mot Copia, d'aulre
texte que celui que nous reproduisons; son continuateur Carpen-
tier supplée à cette lacune par la définition suivante, qui ne définit
rien : Vestimenti species.
(4) Il s'agit probablement ici des registres du cimetière ou area.
Cf. Rama sotterranea, t. III, p. 545.
LES TRADITELRS. 199
nium (1) eut été ouvert, on y trouva quatre tonneaux
et sept vaisseaux en terre (2). Félix, flamine perpé-
tuel, curateur, dit : « Apportez les Écritures que vous
possédez, afin d'obéir aux ordres des empereurs. »
Catulinus remit un très gros volume. Félix, flamine
perpétuel, curateur, dit à Marcuclius et à Silvain :
« Pourquoi n'avez-vous donné qu'un volume? Appor-
tez les Écritures que vous possédez. » Catulinus et
Marcuclius dirent : « Nous n'en avons pas plus, parce
que nous sommes sous-diacres; mais les lecteurs ont
les volumes. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit
à Marcuclius et Catulinus : « Montrez-nous les lec-
teurs. » Marcuclius et Catulinus dirent : « Nous ne
savons où ils demeurent. » Félix, flamine perpétuel,
(1) Salle à manger pour les agapes. Voir Rome souterraine , fig. 8,
p. 106, les restes du triclinium construit au troisième siècle devant la
catacombe de Domitille.
(2) «t Dolia quatuor et orcae scx. » — Un dolium de terre cuite,
étudié par Cavedoni [Opitscoll di Modena, 2" série, t. I, p. 325),
porte l'image de deux poissons convergeant vers un monogramme
formé des deux initiales de 'Iriaoûç Xpiorro; : peut-être était-il destiné
à contenir, comme à Cirta, de l'huile ou du vin, ou, comme à Ap-
tonge, de l'huile ou du froment pour les assemblées chrétiennes. Une
amphore dont une partie, portant l'inscription VJVAS IN DEO, a été
trouvée dans une catacombe par M. de Rossi et déposée par lui au
musée de Latran, avait peut-être une destination semblable. M. de Rossi
rapproche ces vases de deux ustensiles en bronze, mesures de capacité
pour les liquides, appartenant au collège païen des Sodales Serrenses,
qui ont été découverts aux environs de Rome en 1864 {Bull, di arch.
crist., 1864, p. 57 et suiv.). — Des dolia sont quelquefois gravés sur
les marbres des catacombes. Une fresque du cimetière Ostrien (Roller,
pi. LYI, 3) représente plusieurs hommes transportant des tonneaux :
cette scène inexpliquée aurait-elle pour sujet l'apport de provisions
dans le tricUnium destiné aux agapes?
200 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.
curateur, dit à Catulinus et Marcuclius : « Si vous ne
savez pas où ils demeurent, donnez au moins leurs
noms. » Catulinus et Marcuclius dirent : « Nous ne
sommes pas des traîtres; nous voilà : fais-nous tuer
plutôt. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit :
« Qu'on les arrête. »
« Quand on fut arrivé à la maison d'Eugène (1),
Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à celui-ci :
« Donne les Écritures que tu possèdes, afin de mon-
trer ton obéissance. » 11 apporta quatre volumes.
Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Silvain et à
Carosus : « Faites connaître les autres lecteurs. »
Silvain et Carosus dirent : « L'évèque vous a déjà
déclaré que les greffiers Edusius et Junius les con-
naissent tous; que ceux-ci vous indiquent leurs
maisons. » Les greffiers Edusius et Junius dirent :
« Nous vous les indiquerons, seigneur. » Et quand
on fut à la maison de Félix le marbrier (2), celui-ci
remit cinq volumes. Quand on fut arrivé à celle de
Victorin, il remit huit volumes. Quand on fut arrivé
à celle de Projectus, il remit cinq gros volumes et
deux petits. Et quand on fut arrivé à la maison du
grammairien Victor (3), Félix, flamine perpétuel.
(1) Un des lecteurs.
(2) « Sarsor. » Ce lecteur exerçait une profession manuelle; peut-
être sculptait-il les sarcophages destinés à la sépulture des chrétiens.
Voir dans Martigny, art. Sarcophage, p. 721, la représentation, d'a-
près sa propre pierre sépulcrale, d'un marbrier chrétien occupé à
sculpter des sarcophages. Cependant sarsorium opus désigne plutôt
une sorte de mosaïque de marbre.
(3) « Grammaticus. » Ailleurs il dit de lui-même : « Professor litte-
LES TRADITEI'RS. 201
curateur, lui dit : « Donne les Écritures que tu as,
afin de te montrer obéissant. » Le grammairien Victor
oflrit deux volumes et quatre cahiers. Félix, flamine
perpétuel, curateur, dit à Victor : « Apporte les Écri-
tures, tu en as davantage. » Le grammairien Victor
dit : c( Si j'en avais eu d'autres, je les aurais don-
nées. » Quand on fut arrivé à la maison d'Euticius
de Césarée, Félix, flamine perpétuel, curateur, lui
dit : (( Obéis, et livre les Écritures que tu possèdes. »
Euticius dit : « Je n'en ai pas. » Félix, flamine per-
pétuel, curateur, dit : « Ta réponse sera au procès-
verbal. » Quand on fut arrivé à la maison de Godéon,
sa femme apporta six volumes. Félix, flamine per-
rarum rornanarum, grammaticus latinus. « Les trois degrés de l'ensei-
gnement étaient représentés chez les chrétiens. On a trouvé dans le
cimetière de Calliste une épitaphe du troisième siècle consacrée à un
instituteur primaire, magister primiis {Roma sotterranea, t. II, pi.
XLV-XLVI, n" 43). Nous rencontrons, dans notre texte, la mention
du grammaticus, dont les leçons correspondaient à ce qu'est chez nous
l'enseignement secondaire (voir Emile Jullien, les Professeurs de lit-
térature dans l'ancienne Rome, 1885\ L'enseignement supérieur, qui
comprenait la rhétorique et la philosophie, se trouve, dès le second
siècle, dans les écoles ouvertes à Rome par saint Justin, à Alexandrie
par saint Pantène. Il serait intéressant de savoir si les maîtres chré-
tiens professaient dans des écoles subventionnées par l'Église et des-
tinées exclusivement aux fidèles, ou s'ils donnaient des leçons aux
étudiants de tous les cultes. Ce dernier cas se présenta certainement.
Cassien, à Imola, est mis à mort, comme chrétien, par ses écoliers
pa'iens. A l'école supérieure d'Alexandrie, les cours de Clément, puis
d'Origène, étaient suivis par toute l'aristocratie de la ville, ceux
d'Ammonius avaient pour auditeur le néo-platonicien Porphyre. Mais
aucun texte ne nous apprend si, tout en permettant à des chrétiens
de distribuer l'enseignement à tous sans-distinction de religion, ce qui
était un excellent moyen de propagande , l'Église entretenait aussi des
écoles et des professeurs pour l'usage des seuls enfants des fidèles.
202 LE PJIEMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
pétiiel, curateur, dit : « Cherchez si vous en avez
d'autres encore, et apportez-les. )> La femme répon-
dit : « Je n'en ai pas. » Félix, flamine perpétuel,
curateur, dit à Bos, esclave public : « Entre, et
cherche si elle en a davantage. » L'esclave public
dit : « J'ai cherché, et n'en ai pas trouvé. » Félix,
flamine perpétuel, curateur, dit à Victorin, Silvain et
Carosus : « Si vous n'avez pas fait tout ce que vous
deviez, vous en serez responsables (1). »
L'évêque et les clercs de Cirta manquèrent de cou-
rage. On ne saurait cependant lire sans quelque
attendrissement cette brève et sèche relation. Elle
montre que, faibles sur un point, ces pauvres chré-
tiens s'efforçaient au moins de se retenir sur la pente
qui les eût entraînés à une trahison plus complète.
Le concile tenu en 31i dans la ville d'Arles distin-
guera trois sortes de traditeurs : ceux qui ont livré
les vases sacrés, ceux qui ont livré les Écritures, ceux
qui ont livré les noms des frères (2). A Cirta, deux
de ces degrés ont été successivement descendus,
mais les traditeurs ont trouvé encore en eux-mêmes
assez de force pour refuser d'aller plus loin. Ils
avaient d'abord abandonné le mobilier de l'Église,
se flattant de sauver au moins sa bibliothèque. Par
de nouvelles recherches, le curateur a pu cependant
arracher vingt-neuf volumes des mains des lecteurs.
(1) Gesta apud Zenophilum consularem (à la suite du t. IX des
Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, col. 1106-1107).
(2) Canon 13, De his gui Scripturas sacras, vasa dominica vel
nomina fratrum tradidisse dicuntur.
LES TRADITEURS. 203
Mais les noms de ceux-ci furent découverts par sa po-
lice, ils ne furent pas livrés par leurs frères. « Fais-
nous tuer plutôt, nous ne sommes pas des traîtres, »
répondirent Catulinus et Marcuclius. On se console en
rencontrant ces restes de courage, d'honneur et de
foi au milieu même de fâcheuses défaillances.
Cirta n'est pas la seule ville où l'autorité ecclésias-
tique ait essayé, avec plus ou moins de succès, de faire
« la part du feu. « 3Iarin, évêque d'Aquae Thibilitanae,
abandonna aux enquêteurs les archives de son Église,
mais sauva les livres sacrés (1). Malgré ce résultat
heureux. Marin était coupable, et reçut à bon droit
la flétrissante appellation de traditeur. Ce nom ne
saurait être attribué à Donat, évêque de Calame, qui
fît accepter à la naïveté ou à la complaisance des
païens des ouvrages de médecine (2). L'évêque de
Cartilage, Mensurius, s'avisa d'un plus piquant arti-
fice. Il retira de la basilique tous les livres de reli-
gion, qu'il remplaça par des ouvrages hérétiques :
les bibliothèques des grandes Églises conservaient
quelquefois, à titre de renseignements utiles, ces mo-
numents des erreurs de l'esprit humain (3). Les agents
les prirent, sans demander autre chose. Cependant
quelques décurions, s' apercevant de la méprise, al-
(1) « Dedi PoUio chartulas, nani codices inei salvi suiit. » Actes du
concile de Cirta, dans saint Augustin, Contra Ci'esconiiim, III, 30.
(2) « Secundus Donato Calamensi dixit : « Dicitur te Iradidisse. »
Donatus respondit : « Dedi codices médicinales. » Ilnd.
(3) Cf. De Rossi, De origine, historia, indicibus scrinii et bibliO'
ihecx sedis apostolicœ, p. lxx-lxxi.
204 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
lèrent trouver le proconsul et dénoncèrent Tévêque.
Heureusement, le proconsul ne manquait ni d'esprit
ni de tolérance. Il refusa de faire des perquisitions
dans la maison de Mensurius, où on lui disait que les
saints livres étaient cachés (1). Ainsi fut sauvée la
bibliothèque de FÉglise de Garthage : qui sait si nous
ne devons pas à l'habileté de son évèque d'avoir con-
servé tant d'Actes authentiques des martyrs africains?
Mensurius représentait le parti prudent et modéré ,
qui, fidèle aux enseignements et aux exemples de saint
Cyprien, ne s'expose pas inutilement, ne court pas au-
devant du martyre, en fuit même les occasions, prêt
à l'affronter avec courage quand il ne pourra plus
être évité. Beaucoup de prêtres et de laïques imitè-
rent cette sagesse. Mais, dociles à cet esprit monta-
niste que nous retrouvons toujours en Afrique, iden-
tique à lui-même malgré les noms divers sous lesquels
il se cache, d'autres, plus emportés ou plus présomp-
tueux, tinrent à honneur de provoquer les bourreaux.
On vit des fidèles devancer les recherches, déclarer
qu'ils gardaient des exemplaires de l'Écriture sainte,
(1) « ... Non scripserat (Mensurius) se sanclos codices tradidiss e ,
sed potius ne a persecutoribus invenirentur abstulisse atque servasse;
dimisisse autem in basilica Novorum quaecumque reproba scripta hœ-
reticorum, quae cum invenissent persecutores et abstulissent, nihil ab
illo amplius postulasse. Verumtamen quosdam Carthaginensis ordinis
viros postea suggessisse proconsuli quod illusi fuerant qui missi erant
ad christianorum Scripluras auferendas et incendendas, quia non in-
venerant nisi nescio quae ad eos non pertinentia; ipsa autem in domo
episcopi custodiri , unde deberent proferri et incendi : proconsulem
vero ad hoc eis consentire noluisse. » Saint Augustin, Breviculus coll.
cum donat., III, 25.
LES TRADITEURS. 205
et, mis en demeure de les livrer, encourir un mar-
tyre volontaire. Mensurius parle d'eux avec blâme
dans une lettre à Secundus, évêque de Tigisis. Aussi
refusa-t-il de reconnaître de tels martyrs (1), se con-
formant sinon à la lettre, du moins à l'esprit du con-
cile d'Illiberis, qui défendait d'honorer les chrétiens
qui avaient attiré les rigueurs de leurs ennemis en
brisant les idoles (2). D'autres furent plus compromet-
tants encore. Mensurius cite des gens couverts de cri-
mes ou perdus de dettes, qui virent avec joie arriver
la persécution, et se dénoncèrent eux-mêmes, soit
avec le périlleux espoir de se réhabiliter devant les
hommes ou devant leur propre conscience , soit avec
le désir intéressé de jouir, dans la prison, des au-
mônes et des dons de toute sorte que la charité des
fidèles y faisait affluer (3).
(1) De l'un d'entre eux provenait peut-être la relique « de je ne sais
quel mort, peut-être martyr, mais non encore canonisé, » nescio cu-
jiis hominis mortui, etsi 7nar(yris, sed necdum vindicati, que
baisait avant la communion l'intrigante Lucille, future instigatrice du
schisme donatiste (saint Optât, De schism. donat., I, 16). Cependant
saint Optât semble dire que la réprimande attirée à Lucille par celte
singulière dévotion eut lieu avant la persécution, « ante concessam
persecutionis turbinibus pacem, cum adhuc in tranquille esset Eccle-
sia. »
(2) Canon 60.
(3) « In eisdem etiam litteris lectum est, eos qui se offerrent per-
secutionibus non comprehensi, et ultro dicerent se habere Scripturas,
quas non haberent, a quibus hoc nemo quaesierat, displicuisse Men-
surio, et ab eis honorandis prohibuisse christianos. Quidam etiam in
eadem epistola facinorosi arguebantur et fisci debitores, qui occasione
persecutionis vel carere vellent onerosa multis debitis vita, vel pur-
gare se putarent, et quasi abluere facinora sua, vel certe acquirere
pecuniam, et in custodia deUciis perfrui de obsequio christianorum. »
206 LE PREMIER EDIT DE PERSECUTION.
La conduite de iMensurius et son jugement sévère
sur celle de quelques exagérés trouvèrent des censeurs,
dont les ressentiments donneront naissance, quelques
années plus tard, au schisme donatiste. Pendant que
les uns faisaient courir sur sa conduite et sur celle de
son diacre Gécilien d'odieuses calomnies (1), d'autres,
plus mesurés dans leur blâme sans être peut-être plus
sincères, lui objectaient de fières paroles adressées
ailleurs aux agents des gouverneurs ou des munici-
palités. C'est ainsi que Secundus, évêque de Tigisis en
Numidie, qui jouera un rôle considérable à l'origine
du schisme , sommé par un centurion et un soldat bé-
néficiaire de livrer les manuscrits de son Église, avait
répondu : « Je suis chrétien et évêque, je ne suis pas
traditeur. » Les militaires se seraient volontiers con-
tentés d'un semblant d'obéissance : ils le pressèrent
de leur abandonner quelques objets sans valeur. L'é-
vêque refusa, résolu, dit-il, à imiter le martyr juif
Éléazar, qui n'avait pas voulu feindre de manger des
viandes défendues, de peur d'autoriser par son exem-
ple la violation de la loi (2). C'est Secundus qui ra-
Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 25. — Ce passage de la
lettre de Mensurius donna peut-être occasion à la calomnie des dona-
tistes, imputant à 1 évêque de Carthage et à son diacre Cécilien d'avoir
empêché les fidèles d'assister les martyrs dans la prison; voir Acta
SS. Saturnini, Dativi, etc., 17, 20 (paragraphes omis par Ruinart),
dans Baluze, Miscellanea, t. I, p. 17-18.
(1) Voir la note précédente.
(2) « Scripsit etiam Secundus, et ad se ipsum missos a curatore et
ordine centurionem et beneficiarium, qui peterent divinos codices
exurendos, eisque respondisse : « Christianus sum et episcopus, non
LES TRADITEURS. 207
conte lui-même ces faits dans une lettre à Mensurius,
avec le désir visible d'opposer son attitude à celle de
son prudent collègue; mais nous devons ajouter que,
quelques années plus tard , au synode de Cirta, après
avoir convaincu de faiblesse plusieurs évêques de sa
province, ce prélat si enclin à faire connaître son cou-
rage ne put répondre à la question qu'ils Imposaient :
« Comment, n'ayant point pris la fuite, et étant de-
meuré longtemps entre les mains des hommes de la
police , as-tu été ensuite renvoyé indemne , si tu n'as
rien livré (1)? » Il est permis de croire que Secundus
se vantait, et de donner la préférence, entre toutes
les vertus des temps de persécution, à la prudence qui
évite les chutes et à l'humilité qui voile les mérites.
Mensurius, heureusement, n'est pas le seul prélat
africain qui ait montré l'exemple de ces vertus. Plus
d'un, parmi les chefs des Églises, trouva le salut dans
la fuite; car la tempête, dit saint Optât, épargna ceux
« traditor. » Et cum ab eo vellent aliqua ecbola aut quodcunque acci-
pere, neqiie hoc eis dédisse, exemplo Eleazari Machabœi, qui nec fm-
gere voluit suillam carnem se inanducare, ne aliis pree béret prsevari-
cationis exemplum. » Saint Augustin, Brev.coll. cum douât., III, 25.
Cf. Il Machab., vi, 21-28.
(1) « Quomodo ipse detentus et convictus et nolens aliquid tradere,
nihii pati et dimitti potuerit. » Saint Augustin, ibicL, 27. — « Tu
quid egisti, qui tentus es a curatore et ordine ut Scripturas dares?
quomodo te liberasti ab ipsls, nisi quia dedisti aut jussisti dare quod-
cumque? » Actes du concile de Cirta, dans Contra Cresconium, III,
30. — « Et cum ipse Secundus a Purpurio increparetur, quod et ipse
diu apud stationarios fuerit, et non fugerit, sed dimissus sit, non sine
causa diniissum fuisse, nisi quia tradiderat : jam omnes erecti cœpe-
rant murmurare. » Saint Optât, De schism. donat., I, 14.
208 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
qui se tenaient cachés (1). De ce nombre était Félix,
évêque d'Aptonge, plus tard accusé faussement de
tradition par les donatistes, et réhabilité dans un ju-
gement solennel. Son peuple avait été pris, à la nou-
velle de la persécution, d'une de ces terreurs pani-
ques, non moins fréquentes et aussi contagieuses que
les accès d'héroïsme, dans une province où se rencon-
traient sans cesse les extrêmes. Voici en quels termes
le païen Affius Caecilianus, duumvir d'Aptonge, re-
traçait , onze ans plus tard , les faits qui se passèrent
sous ses yeux. « Ce furent les chrétiens eux-mêmes
qui m'envoyèrent trouver dans le prétoire, me de-
mandant : « Le précepte sacré des empereurs vous
^st-il parvenu? » Je répondis : « Non, mais je l'ai déjà
vu exécuter à Zama et à Furnes (2), où l'on a démoli
les basiliques et brûlé les Écritures. Apportez donc
celles que vous avez, afin d'obéir au sacré précepte. »
Ils envoient alors à la maison de l'évêque Félix, pour
en retirer les Écritures et les livrer au feu conformé-
ment à la loi. Galatius m'accompagna au lieu où ils
avaient auparavant coutume de se rassembler. Là,
nous prîmes la chaire (épiscopale) et des épitres salu-
tatoires (3); toutes les portes furent brûlées, selon
l'ordre impérial. Mais les agents que j'avais envoyés
(1) « (Persecutio) latentes dimisit illaesos. » Saint Optai, I, 13.
(2) 11 y avait un municipium Furnitanum et un Zama sur la li-
mite de la Byzacène et de l'Afrique proconsulaire ; Ephemeris Epigra-
phica, t. VII, n°' 75 et 81, p. 26 et 28.
(3) Epistolas salutatorias. « Je pense que par ce mot il faut surtout
entendre les épîtres que les évêques échangeaient pour recommander
des frères en voyage, et qui furent connues au quatrième siècle sous
LES TIIAD1T1£URS. 209
à la maison de l'évèque me répondirent qu'il était
absent (1). » Peut-être Félix, connaissant la faiblesse
de ses ouailles , s'était-il enfui afin de leur épargner
la tentation de le livrer lui-même. Mais, avant de
partir, il avait eu soin de déposer entre les mains de
chrétiens qu'il croyait plus fermes que les autres (et
qui trahirent sa confiance) les manuscrits précieux de
son Église (2).
Cependant, si belle que soit la prudence et si loua-
ble que soit la retraite, d'autres exemples sont quel-
quefois nécessaires pour ranimer les courages et ré-
veiller la foi. La raison n'est persuasive que si de
temps en temps l'enthousiasme vient animer son lan-
gage. Après les conseils de la sagesse, les peuples ai-
ment à goûter la poésie du sacrifice. Celle-ci ne man-
qua point à la crise que nous étudions. Il y eut des
héros, d'autant plus vrais et plus touchants qu'ils at-
tendirent le péril au lieu de l'aller chercher, et n'é-
le vocable d'epistolx formatœ. » De Rossi, De origine, historia, in-
dicibus scriaii et bibliothecx sedis apostoHcœ, p. w.
(t; « MiLliint ad me in prœtorio ipsi chrisliani, ut dicerent : « Sa-
« crum prsecej)tum ad te pervenil? » Ego dixi : <« Non, scd vidi jam
« exempla. Et Z iinai et Furnis dirui basilicas et uri Scripturas vidi.
« Itaque proferle , si quas Scripturas habetis, ut jussioni sacrae pa-
« reatis. » Tune niitlunt in domum episcopi Felicis, ut tollerent Inde
Scripturas, ut exuri possint secundum sacrum prœcepluin. Sic Gala-
tius nobiscum perrexit ad locuni, ubi orationes celebrare consueti
fuerant. Inde cathedram tollimus, et epistolas salulatorias, et ostia
omnia conibusta sunt secundum sacrum prccceptum. Et cum ad do-
mum ejusdem Felicis episcopi mitteromus, renuntiaverunt officiales
publici illum absentem esse. » Geata proconsularia (jiiibus absolu-
tus est Félix (à la suite du t. IX des Œuvres de saint Augustin, éd.
Gaume, col. 1087-1088).
(2) « Codices pretiosos deificos undecim. » Ibid.
IV. 14
210 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.
coûtèrent que la voix du devoir, sans y mêler d'osten-
tation ou d'amour-propre.
De ce nombre fut un autre Félix, éveque de Tibiuca,
dans l'Afrique proconsulaire (1). L'cdit ne fut affiché
dans cette ville que le 5 juin. Le jour môme, Magni-
lianus, curateur de la cité, fit comparaître « les an-
ciens du peuple » chrétien, c'est-à-dire les membres
du clergé. En Tabsence de l'évêque, qu'une affaire
avait appelé à Carthage, le prêtre Aper, les lecteurs
Gyrus et Vital, furent amenés devant le magistrat.
« Avez- vous les livres divins (2)? » leur demanda
celui-ci. « Nous les avons, » répondit Aper. « Donnez-
(1) La plupart des manuscrits attribuent à Félix le litre cl' episcopits
Tubizacensis ou Tubizocensis, Tubzoceasis^ Tubzuzensis. Dans son
édition des Actes, Surins l'appelle episcopus Tibiurensis. Baronius a
mis Thibarensis, de la ville de Thibaris bien connue par l'épître 5G
de saint C3prien. Le martyrologe de Bède nomme Tibiuca, qui se
retrouve dans des manuscrits des Actes consultés parles Bollandistes.
Il résulte du texte même des Actes que la ville épiscopale de Félix
était dans l'Afrique proconsulaire. Un grand nombre des villes de celte
province portent des noms se rapprochant plus ou moins de ceux que
nous venons de citer : ainsi Tubernus , Thimida, ïuburbo, Thurris,
Thuccabor, Thugga, ïuburnic, Tubursicum Bure. Morcelli {Africa
Chris tiana, t. I, p. 318; cf. Corpus inscr. lat., t. VIII, p, 177) pense
que Félix était évéque de cette dernière ville, episcopus Tubursicu-
burensis. Tillcmont suit Baronius, et fait saint Félix évéque de Thi-
baris, également située dans la province proconsulaire (cf. Wilmanns,
Exempta inscript., 2351). J'incline plutôt ver^l Thibica, identique
à Tibiuca du martyrologe de Bède et des manuscrits bollandiens. Bède
dit que la ville habitée i)ar Félix était distante de Carthage de 35
milles seulement, « sunt inter Carthaginem et Tibiucam miilia pas-
suum triginta quinque; » or entre Carthage et Thibica il n'y a
guère, à vol d'oiseau, plus de 43 milles, distance approximativement
peu différente.
(2) « Libros deificos. » Cf. dans les Gesta proconsularia de Félix
d'Aptonge : « codices deidcos. »
LES TRADITKURS. 'j!ll
les, pour qu'ils soient brûlés, » commanda le curateur.
« Ils sont chez notre évèque, » dit Apcr. « Où est-il?
— Je l'ignore. — Vous serez détenus, jusqu'au jour
où vous comparaîtrez devant le proconsul Anulinus. »
Le lendemain, l'évêque revint de Carthage. Magnilia-
nus se le fît amener. « Évêque Félix, dit-il, donne les
livres et les papiers que tu possèdes. — Je les ai, mais
je ne les donne pas. — L'ordre des empereurs doit
prévaloir sur tes paroles. Donne les livres, afin qu'on
les brûle. — Mieux vaut me brûler moi-même que les
divines Écritures : il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes. — La volonté des empereurs doit être pré-
férée à la tienne. — La volonté de Dieu doit être pré-
férée à celle des hommes. — Réfléchis, » dit le ma-
gistrat.
Le troisième jour, il fît comparaître de nouveau
Félix. « As-tu réfléchi? — Ce que j'ai répondu, je le
répète, et suis prêt à le redire devant le proconsul. —
Tu iras donc au proconsul et tu lui rendras raison. »
Le décurion Celsinus fut chargé de le conduire. Mais
le voyage ne se fit pas tout de suite, car Félix ne par-
tit, chargé de chaînes, que le 2i juin : arrivé le même
jour dans la capitale de la province, il fut mis en
prison. Le lendemain, dès l'aube, on le mena devant
le proconsul. « Pourquoi ne livres-tu pas tes vaines
Écritures? » lui dit Anulinus. « Je les ai, mais je ne
les donnerai pas, » répondit Félix. Le proconsul com-
manda de l'enfermer dans le cachot souterrain (1),
(1) « In iina parte carceris. »
212 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
réservé aux grands criminels. Après seize jours on
Ten tira, tout enchaîné, pour le conduire de nou-
veau devant le proconsul : c'était la quatrième heure
de la nuit, environ dix heures du soir. « Pourquoi
ne donnes-tu pas tes vaines Écritures? » demanda
encore Anulinus. « Je ne les donnerai pas, » répon-
dit toujours l'évoque. Anulinus, qui répugnait à
verser le sang pour une telle cause, comme on l'a
vu par la facilité avec laquelle il accepta le subterfuge
de Mensurius, semble avoir voulu, cette fois encore,
se soustraire à la nécessité de prononcer une con-
damnation capitale. Comme le gouverneur de la pro-
vince proconsulaire, par privilège, ne relevait pas
du vicaire chargé de l'administration supérieure du
diocèse d'Afrique, mais dépendait directement de
l'empereur (1), il rendit, le 25 juillet, une sentence
par laquelle était ordonné le renvoi de Félix au tri-
bunal de Maximien.
L'évêque, neuf jours après, fut embarqué. On le
mit avec les animaux, au fond du navire, sans air,
sans lumière et sans nourriture. Les matelots firent
escale à Agrigente, où les frères vinrent visiter le
martyr; puis à Gatane, où il fut encore l'objet delà
vénération des fidèles; enfin à Messine. Repoussé
peut-être par les vents contraires, le navire ne fran-
chit pas le détroit, et redescendit le long de la côte
orientale de la Sicile, jusqu'à Tauromenium. Dans
(1) Notitia Dignitatvm, Occid., 2; BocUing, t. II, p. 418 Cf. Wil-
lems, le Droit public romain^ p. 597.
LES TRAUITEIJUS. 213
cette dernière ville, Févêque reçut encore les hom-
mages des chrétiens. De là, suivant les rivages de la
Grande Grèce, les navigateurs arrivèrent à l'entrée
du golfe de Tarente : FéHx fut débarqué à Rulo, petit
port de Lucanie aujourd'hui inconnu, et conduit en
Apulie, au pied de l'Apennin, dans la ville de Ve-
nouse. Le plus haut représentant de l'empereur, le
préfet du prétoire d'Italie, s'y trouvait. Il fit délivrer
le martyr de ses chaînes, puis lui dit : « Félix, pour-
quoi ne donnes-tu pas les Écritures du Seigneur (1)?
est-ce parce que tu ne les possèdes pas? — Je les
possède, répondit l'évèque, mais je ne les donne
pas. » La sentence ne se fît pas attendre : « Tuez
Félix avec le glaive , » dit le préfet. « Grâces vous
soient rendues, ô Seigneur, qui avez daigné me dé-
livrer! » s'écria le martyr. On le mena au lieu de
l'exécution. C'était le 30 août : la lune était rouge
comme du sang, rapporte le narrateur. Félix leva les
yeux au ciel, et dit à haute voix : « Mon Dieu, je vous
rends grâces. Voilà cinquante ans que je suis en ce
monde. J'ai conservé la virginité, j'ai gardé vos
Évangiles, j'ai prêché la foi et la vérité. J'incline de-
vant vous la tête pour être immolé, o Seigneur Jésus-
Christ, Dieu du ciel et de la terre, Dieu éternel, à qui
soit gloire et magnificence dans les siècles des siècles.
Amen. » Ayant prononcé cette belle oraison, il tendit
le cou et fut décapité (2).
(1) « Scripturas dominicas. »
(2) Acta S. Felicis, episcopi et mariyris, dans Ruinart, p. 376-378.
214 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.
La province proconsulaire n'eut pas seule des mar-
tyrs : la Numidie, témoin de chutes nombreuses, vit
aussi de belles victoires dès cette première phase de
la persécution (1). Bien différents des évoques tradi-
teurs dont nous avons parlé, ou de cette lâche popula-
tion d'Aptonge qu'on a vue se ruant à l'apostasie, des
laïques numides surent mourir plutôt que de livrer
aux agents du président Florus (2) les Écritures sa-
crées. « Beaucoup, arrêtés à cause de leur refus, souf-
frirent des maux de toute sorte, affrontèrent les plus
cruels supplices, et furent mis à mort : aussi les ho-
nore-t-on à bon droit comme martyrs, et les loue-t-on
de n'avoir pas donné leurs Bibles, imitant cette femme
de Jéricho, qui ne voulut pas livrer à ceux qui les
cherchaient les deux espions juifs, figures de l'Ancien
et du Nouveau Testament (3). » Parmi ces courageux
— « Il existe deux relations africaines de la Passion de saint Félix de
Tibiuca. Nous n'avons plus que la première partie, plus quelques me-
nus fragments, de la Passion antique. Dans celle-ci, le saint ne quitte
point son pays-, il y subit le martyre, et est enterré in via quœ dici-
tur Scillinatorum, peut-être auprès des célèbres martyrs Scillitains. »
Delehaye, dans Analecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 28. Si cette
rédaction africaine représente vraiment la Passion antique, il faut,
malgré la beauté de certains détails, abandonner la seconde partie des
Actes publiés par Ruinart, et considérer leur texte, dit le P. Dele-
haye, comme « une Passion authentique remaniée » en l'honneur d'un
saint Félix de Venouse « auquel on aurait fait des Actes au moyen de
ceux de saint Félix de Tibiuca, en transportant le théâtre de son mar-
tyre à Venouse. »
(1) « Persecutionem tradendorum codicum, » dit saint Augustin,
Contra Cresconium, III, 29.
(2) Ibid. Cf. saint Optât, Deschism. donat., III, 8.
(3) « ... Ipse (Secundus) narravit in Numidiapersecutores quid ege-
rint : et qui comprehensi et Scriptures sanctas tradere nolentes, et
LES TUADITEUaS. 216
chrétiens on comptait « non seulement des gens de
rien, mais encore des pères de famille (1) : » j^a-
tresfamilias est ici opposé à infimi, non sans doute
pour marquer cette distinction légale de Vhimiilior
et de Vhonestior qui n'avait pas de raison d'être dans
la langue chrétienne, mais pour montrer que plu-
sieurs des laïques martyrisés par Florus eurent le
mérite de sacrifier, avec leur vie , ce qui lui donne
surtout du prix en ce monde, les joies de la famille,
les charges honorables de la propriété, les avantages
et la dignité d'une haute situation sociale (2).
Comme il arriva dans toutes les persécutions, le
courage des martyrs, les excès de leurs ennemis,
touchèrent des cœurs généreux. C'est ainsi qu'Arnobe,
païen zélé, paraît avoir été amené au christianisme.
Il professait la rhétorique à Sicca, dans la pro-
vince proconsulaire (3), et avait eu Lactance pour
milita mala passi et gravissimis suppliciis excruciati et occisi sunt :
eosque honorandos pro martyrii sui inerito cominendavit, laudans eos
non tradidisse Scripluras sacras, illius mulieris exemplo, quœ duos
exploratores in Jéricho, in qiiibiis fijiurarentur duo Teslamenta, Vêtus
et Novum, tradere noluit. » Saint Augustin, Brcv. coll. ciim donat.,
III, 25. Cf. Josué, II.
(1) « ... Idem Secundus non quoslibet infimos, sed etiam patresfami-
lias, cum hoc idem persecutoribus respondissent, crudelissimis morti-
bus dixit occisos. » IbUL, 27.
(2) C'est dans un sentiment analogue qu'Origène mettait au-dessus
du martyre que pourrait subir un homme comme lui, pauvre et sans
famille, le sacrifice de son ami Ambroise, obligé d'abandonner pour le
Christ femme, enfants, rang, richesses. Exhort. ad mort., 15. Voir
Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième
siècle, 2" éd., p. 221.
(3) Dans la partie de la Numidie qui dépendait de la province pro-
consulaire.
216 LE PREMIER ÉDIT DE rERSÉCLTlON.
élève (1). De même que beaucoup de lettrés, Arnobc
attaqua souvent la religion du Christ dans ses leçons
ou ses lectures publiques (2). Cependant, voyant ren-
verser des édifices qui n'avaient jamais abrité que des
réunions innocentes, ou brûler des livres remplis de
hautes et pures pensées, il eut un mouvement de ré-
volte. Le sincère penseur s'indigna de destructions
barbares, qui contrastaient avec la tolérance de l'au-
torité publique pour des théâtres déshonorés par des
fêtes impures, ou pour des poèmes dans lesquels les
bonnes mœurs n'étaient pas moins outragées que les
dieux (3). Il lui parut que le paganisme, fermant
les yeux sur l'impiété vulgaire, avait peur de la vé-
rité : il se demanda si, quelque jour, on ne détrui-
rait pas aussi les livres des philosophes, de Cicéron
par exemple, coupables d'attaquer parla raison ce
polythéisme croulant de toutes parts, que les chré-
tiens battaient en brèche au nom de la révélation (4).
Le spectacle des souffrances de ceux-ci, eu Afrique
et en Numidie, acheva ce travail intérieur : un songe
ou une vision, dit saint Jérôme, pressa enfin Arnobe
de se soumettre au Christ (5). C'est alors que, obligé
de rassurer les fidèles de Sicca, qui l'avaient eu long-
temps pour adversaire et voyaient avec défiance venir
à eux un tel prosélyte, le rhéteur converti écrivit ses
(1) Saint Jérôme, De viris illustribiis, 80.
(2) Ibid.. 79.
(3) Arnobe, Adv. nat., IV, 18, 36.
(4) Ibid., lir, 7.
(5) Saint Jérôme, De viris illustribus, 79.
LES TRADITKURS. 21"
Disputes contre les païens (1), composées, ainsi que
l'indique maint passage , parmi les souffrances et les
menaces de la persécution (2).
(1) Ibid. — Son livre a pour litre Disputationes adversiis genUs,
ou plutôt, selon l'autorité d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale,
adversus nadones.
(2) I, 26; II, 77; III, 36; IV, 36, etc. — Les erreurs Ihéologiques
qui se rencontrent dans le traité d'Arnobe, le peu de familiarité que
montre son auteur avec le texte de l'Ancien et du Nouveau Testament,
et son ignorance des institutions et des mœurs juives, semblent indi-
quer qu'il composa son livre peu après sa conversion, avant d'avoir
reçu une complète instruction chrétienne.
CHAPITRE QUATRIÈME
LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-30V),
SOMMAIRE, — I. Les nolvealx édits. — Conversion de Lactance, à Nicomé-
die. — Écrit contre les chrétiens. — Portrait de son auteur. — Pamplilet
d'Hiéroclès. — Caractère de sa polémique. — Révolte de soldats à An-
tioche. — Sympathies des fidèles de Cappadoce pour le royaume clu'étien
d'Arménie. — Un d'eux refuse le service militaire. — Martyre d'Hiéronet
de trente et un chrétiens. — Inquiétudes de Dioclétien habilement exci-
tées. — Promulgation de deux édits contre les ecclésiastiques. — II. L'ap-
plication DES ÉDITS AVANT l'aMNISTIE DES VICENNALES (303). —Le COufeSSCUr
Donat. — Quelques membres du clergé font défection en Palestine. —
Martyre du lecteur Procope. — Courageuse résistance de nombreux cap-
tifs, absous malgré eux. — Martyre d'Alphéc et de Zacliée. — Les chré-
tiens maltraités en Galatie. — Datianus persécute les chrétiens de toute
l'Espagne. — Osiusde Cordoue confesse la foi. — Arrestation de Valerius,
évêque de Saragosse, et du diacre Vincent. — Ils sont transférés à Valence.
— Exil de Valerius. — Vincent est mis à la torture. — Dioclétien célèbre
à Rome ses viccnnalcs. — Amnistie. - Elle est étendue aux chrétiens.
— Exception pour Romain, étranglé à Antioche.et Vincent, relemi
dans la prison de Valence. — Dioclétien, malade, quitte Rome en dé-
cembre. — III. REPUISE de la persécution APKÈS l'amnistie des VICENNALES
(30i). — Dioclétien fait route lentement vers l'Asie. — Martyre de Vin-
cent. — Datianus essaie en vain d'anéantir ses reliques. — Vénération
pour les instruments de son martyre. — La maladie de Dioclétien laisse
toute puissance à Galère et à Hercule. — Les édits continuent à être
appliqués. — Bassus, préfet de Tlirace, obligé de les mettre à exécution.
— Fermeture de l'église d'Héraclée. — L'évêquc Philippe abandonne les
vases sacrés, mais non les livres. — Le diacre Hermès conduit l'asses-
seur du préfet au lieu où les uns et les autres sont cachés. — Différen-
ces entre les sentiments des chrétiens d'Orient et d'Afrique. — Phi-
lippe et Hermès refusent de sacrifier. — Adoucissements apportés à leur
captivité. — Nombreux chrétiens arrêtés à Abiténe et conduits à Car-
tilage pour avoir tenu des assemblées. — Date exacte de leur procès.
— Interrogatoires et tortures. — Thelica. — Dalivus. — Le prêtre Sa-
turnin. — Le lecteur Emeritus. — Félix et plusieurs autres. — Saturnin
le jeune. — Victoire. — Hilarien. — Mort de ces chrétiens en prison.
— Autres fidèles d'Afrique arrêtés pour avoir célébré le culte.
220 LE DEUXIEME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304)
Les nouveaux édits.
Pendant qu'Arnobe se convertit à Sicca , son com-
patriote Lactance embrasse la foi à Nicomédie, où
Dioclétien lui avait confié une chaire de rhétorique :
tous deux, gagnés au Christ en le voyant souffrir
dans ses membres, continuaient ainsi la lignée des
rhéteurs chrétiens qui , depuis Minucius Félix et Ter-
tullien, étaient sortis de l'Afrique (1). Mais si la per-
sécution avait cet effet sur de nobles cœurs, elle en
produisait un tout autre sur les âmes basses, toujours
prêtes à se tourner contre les vaincus.
« A l'époque, dit Lactance, où fut renversée l'église
de Nicomédie, » c'est-à-dire vers le temps où, dans
cette ville, coula le sang des martyrs à la suite de
l'incendie du palais, un philosophe «■ vomit trois li-
(l)Le livre de Lactance intitulé De opificio Dei semble le premier
ouvrage écrit après sa conversion : il parle des chrétiens en termes
encore timides et se représente lui-même comme vivant dans le trou-
ble et la pauvreté, « quam minime sim quietus et in summis necessi-
tatibus. )) On se figure aisément un maître nouvellement converti, qui
perd à la fois sa chaire officielle et la plupart de ses élèves. Rien dans
les écrits de Lactance n'indique à quel moment précis de la persécu-
tion il passa du paganisme à la foi chrétienne. Cependant la vivacité
avec laquelle, dans le De mort, pers.^ il dépeint les souffrances infli-
gées aux chrétiens de Nicomédie au commencement de 303 montre que
la vue de celles-ci fit une grande impression sur son esprit, et permet
de penser que sa conversion date de cette année.
LES NOUVEAUX EDITS. 221
vres contre la religion et le nom chrétien (1). » Lac-
tance a tracé d'une plume vengeresse le portrait de
ce pamphlétaire, qui choisissait pour accabler les fi-
dèles l'heure où ils ne pouvaient se défendre. C'était,
paraît-il, un parfait hypocrite, ami des richesses et
du plaisir, occupé avant tout de faire sa cour aux em-
pereurs. Il exaltait la sagesse et la piété de ceux-ci, et
les louait de défendre la religion en réprimant une
superstition impie et puérile. Avec une feinte douceur
il suppliait les chrétiens de revenir au culte des dieux
et de quitter une foi qui les exposait à de cruels tour-
ments. Il essayait même, à l'exemple de Porphyre,
avec lequel on l'a confondu à tort (2) , de réfuter par
le raisonnement la doctrine chrétienne; mais, con-
naissant celle-ci plus mal encore que ses devanciers,
il échouait misérablement. Son livre ne lui gagna
même pas, dit-on, l'estime des païens, honteux de voir
ainsi frapper des gens à terre, et la faveur des empe-
reurs se détourna d'un auxiliaire compromettant (3).
Plus habile fut Hiéroclès. Cet adversaire du chris-
tianisme venait d'être appelé du gouvernement de Pal-
myre à la préfecture de Bithynie, où son prédécesseur
Fiaccinus, « qui n'était pas un petit homicide, » selon
le mot de Lactance(V), avait, dans la persécution lo-
(1) Laclance, Div. Inst., V, 2.
(2) Voirïillemont, Histoire des Empereurs, l. IV, p. 612, note xxiii
sur Dioclélien,
(3) Laclance, Div. Inst., V, 2.
(4) <(■ Flaccinum praerecluni, non pusilliini homicidam. « Lactance,
De mort, pers., 16,
222 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
cale de Nicomédie, servi avec zèle les fureurs de Ga-
lère et les terreurs de Dioclétien. Hiéroclès parait
avoir choisi le moment de sa nomination à cette nou-
velle préfecture pour publier l'écrit composé pendant
son séjour dans la capitale du désert. « C'était un
ouvrage en deux livres, qu'il intitula non pas Contre
les chrétiens^ afin de n'avoir pas l'air de les pour-
suivre dans un esprit d'hostilité, mais Aux chré-
tiens (1), afin de faire croire qu'il voulait leur donner
des conseils humains et bienveillants. Il s'efforce d'y
établir la fausseté de la sainte Écriture, comme si
elle était toute remplie de contradictions. Il expose les
chapitres qui paraissent en désaccord entre eux; il
les énumère en si grand nombre et avec une telle con-
naissance du sujet, qu'il semblerait parfois avoir pro-
fessé la religion qu'il attaque (2). »
Un des traits où se montre l'orgueil du fonction-
naire romain, c'est le dédain avec lequel il parle des
apôtres, gens qui gagnaient leur vie par le produit
de leur pêche et le travail de leurs mains. « On dirait
qu'il souffre que ce ne soit pas un Aristarque ou un
Aristophane qui ait narré les faits évangéliques(3). »
Sur la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Hiéroclès
(1) Le titre du livre est Aoyo; o'.XaXrjôy;; 7:p6; toùç -/piaxtàvou;, littéra-
lement Discours ami de Javërité aux chrétiens, ou peut-être simple-
ment *0 Yt)a)rj9y;ç, l'Ami de la vérité.
(2) Lactance, Div. Inst., V, 3. Tel n'est pas le sentiment d'Eusèbe
{Contra Ilieroclem, 1), qui ne voit dans cette partie du Philalèthc
qu'une reproduction servile des objections déjà faites par d'autres au-
teurs.
(3) Lactance, l. c.
LES NOUVEAUX ÉDITS. 22:{
a recueilli ou inventé des contes absurdes : a il ai-
firme que le Christ lui-môme, ayant été exilé par les
Juifs, se livra au brigandage à la tête d'une troupe
de neuf cents hommes (Ij. » Le caractère le plus ori-
ginal de son livre est un retour à la perfide tactique
qui semble avoir été imaginée au commencement du
troisième siècle dans les salons de l'impératrice Julia
Domna. Philostrate y composa alors une sorte d'É-
vangile païen , où , sous les traits d'Apollonius de
Tyane, paraissait une contrefaçon du Christ (2). Hié-
roclès s'en empare, comme si le roman de Philostrate
(1) Est-ce, comme l'a pensé M. Vigoureux, un trait emprunté à l'his-
toire de David {I Reg.), et appliqué maladroitement à Notre-Seigneur?
Ne serait-ce pas plutôt un souvenir, haineusement travesti, des foules
qui suivaient celui-ci dans ses pérégrinations à travers la Judée ou au
désert?
(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du
troisième siècle, 2*^ éd., p. 70. On discute encore la question de sa-
voir si Philostrate, qui ne nomme jamais les chrétiens, chercha réel-
lement à poser son héros en rival du Christ. La négative a été sou-
tenue avec talent par M. Jean Réville {la Religion à Rome sous les
Sévères, p. 228); mais elle ne saurait prévaloir contre tant de traits
de la vie d'Apollonius qui semblent calqués sur les quatre Évangiles
et les Actes des apôtres, avec l'addition d'un merveilleux analogue à
celui des Évangiles apocryphes. Celte opinion, proposée en France au
dix-septième siècle par Huet, évêque d'Avranches, en Angleterre au
dix-huitième par Douglas et Paley, a réuni de nos jours l'assentiment
des esprits les plus dissemblables, Baur, Friedlander, Reumont, M. de
Pressensé, M. Albert Réville, M. Aube, M. Boissier, l'auteur du savant
article sur Apollonius de Tyane dans le DicHonary of Christian bio-
graphfj, Ms-^ Freppel, M. de Champagny, M. l'abbé Vigouroux. M. Neu-
mann propose un système intermédiaire : Philostrate, en traçant le
portrait d'Apollonius, n'aurait pas songé au Christ : ce seraient les ad-
versaires plus récents du christianisme, Porphyre, Hiéroclès, Julien,
qui se seraient servis de son livre pour opposer la vie merveilleuse du
magicien de Tyane à celle du Sauveur.
224 LE DEUXIÈME ET LE TROLSIÈME ÉDITS (303-304).
avait une valeur historique comparal)ie à celle de
rÉvangile : il oppose les prétendus miracles d'Apol-
lonius aux miracles du Sauveur, et, de ce qu'Apollo-
nius n'est qu'un homme, il conclut que Jésus-Christ
n'est pas Dieu (1).
Par cette conclusion, la tactique de Philostrate était
en quelque sorte retournée; car le rhéteur du troi-
sième siècle avait voulu faire de son héros un dieu,
et y avait en partie réussi , puisque des temples s'éle-
vaient en son honneur : au milieu du quatrième siècle
le sophiste Eunape, plus fidèle à la prétention de
Philostrate, dira que celui-ci n'aurait pas dû intituler
son livre : « Vie d'Apollonius, mais Vie d'un dieu
parmi les hommes [^), » Peu importait sans doute à
Hiéroclès : ce qu'il cherchait, c'était à faire du roman
païen une machine de guerre contre l'Évangile, à
rabaisser le Christ plutôt qu'à exalter Apollonius. A
toutes les époques, les adversaires du christianisme
se sont moins piqués de suite dans les idées que d'ha-
bileté dans l'attaque , et les variations leur ont peu
coûté pourvu que l'objet de leur haine fût atteint.
Hiéroclès put se glorifier de ce triste succès : son li-
vre, paraissant à l'heure où la dispersion des assem-
blées chrétiennes, la destruction d'innombrables
exemplaires de l'Écriture sainte, rendaient presque
impossible de lui répondre, troubla beaucoup de fi-
dèles, déjà ébranlés par la persécution , et fournit des
(1) Lactance, Div. Inst., V, 3 ; Eusèbe, Contra Hieroclem, 2.
(2) Eunape, Vitx sophist.. proœm. ; éd. Didot, p. 454.
LES NOUVEAUX EDiTS. 225
arguments à leurs adversaires. Après la paix de l'É-
glise , Eusèbe se croira obligé de le réfuter comme
celui de Porphyre (1) : le gouverneur de Bithynie et
le fondateur du néoplatonisme, celui-ci en Sicile,
celui-là en Asie, avaient, en effet, travaillé à la môme
œuvre, tous deux essayant de détruire TÉvangile et
cherchant à rétablir le paganisme sur de nouvelles
bases par la conciliation du monothéisme philoso-
phique avec le polythéisme traditionnel (ri).
Si le pamphlet d'Hiéroclès fut publié en 303,
comme je le suppose, il ne resta probablement pas
sans influence sur le parti que prit Dioclétien dans le
courant de cette année , en lui faisant croire à la fai-
blesse de la religion chrétienne et à la facilité de la
détruire. Des inquiétudes politiques, adroitement
exploitées, poussèrent plus sûrement encore vers des
rigueurs nouvelles un souverain aussi facilement
effrayé.
Eusèbe nous apprend que, peu après les événe-
ments qui avaient ensanglanté Nicomédie au com-
mencement de Tannée , il y eut des troubles en Cap-
padoce et en Syrie, où des usurpateurs essayèrent de
(1) Le titre complet de l'ouvrage d'Eusèbe contre Iliéroclès est
Liber contra Hieroclem, animadversiones in Philostraii de Apollo-'
nio Tyaiiensi commentarios ob institutam cum illo ab Hierocle
Christi comparationem adoi'natœ. Comme ce titre l'indique, Eusèbe
attaque seulement la partie du livre où le gouverneur de Bithynie
compare Apollonius à Noire-Seigneur Jésus-Christ; le reste lui paraît
ne pas valoir une réfutation.
(2) Lactance, Biv. Inst., V, 3,
IV. 15
226 LE DEL'XIEME ET LE THOiSIÈME ÉDITS r303-304;
prendre le pouvoir (1), et que ces troubles furent le
prétexte d'une recrudescence de persécution. L'é-
meute syrienne est connue par un récit de Lihanius,
que la plupart des historiens s'accordent à y rap-
por-ter. Cinq cents soldats creusaient la rade de Sé-
leucie, qui senait de port à Antioche. Us se lassèrent
de ce dur travail, de même que, vingt ans plus tôt,
les léi^ionnaires de Probus s'étaient lassés de creuser
le canal de Sirmium (2). Comme eux, ils se révol-
tèrent; mais, n'ayant pas d'empereur à tuer, ils me-
nacèrent la vie d'Eugène, leur commandant. Celui-ci,
à l'imitation du préfet d'Alexandrie ! 3) sous Gallien
(car toutes ces séditions se répètent) , ne vit d'autre
moyen d'échapper à leurs coups, sinon de prendre la
pourpre. Couvert d'un lambeau de drap écarlate ar-
raché à quelque idole, il fut conduit dans le palais
(1; Ojt. el; p.az.p'>v lï ïzi^ur^ y.%Z7. zry M£/iTr,v7;v ovt«) xa) o'jjiévr// yw-
pacv, xai av 7:â>:v àJJur* iji^i zr,y Z'j^ix^ £î::çv»;vai t^ ^ac/^'.à TiETzeipa-
ftévcAv... Eusèbe, Ilist. Eccl., VIll, G. — Le pays de Mélitène, dont
parle Eusebe. esl la Petite Arménie, province romaine, distincte de la
Grande Arménie, royaume indépendant. La Petite Arménie, Armenia
31inor, dé|>endait de la Cappadore avant la multiplication des divi-
sion» provinciales en 297; elle forma sous Dioclétien une province
distincte, [>our être subdivisée encore à la lin du quatrième siècle.
Mélitène était sa ville principale; mais, géographiquement, cette pro-
rince dépendait de la Cappadoce : une inscription chrétienne de Rome,
de 385, nomme un citent Armeniacum Cappndocem. \oir Mommsen.
Mémoire sur les provinces romaines, p. 14-16, 38-40; Marquardt.
RUrnische Staatsvervraltung , t. I, p. 360, 374; De Rossi, Inscr. christ.
urbU Homœ, t. I, n*^ ihh, p. 155-156; Bull, di arch. crist., 1869,
p. 91.
(2) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2' éd.,
p. 304.
(3} Ibid., p. 185.
LES NOUVEAUX ÉDITS. 227
impérial cVAntioche et proclamé Auguste. Mais le
peuple de la ville ne se souciait pas de courir les périls
d'une révolution : enhardi par le petit nombre des
insurgés, il se porta en foule vers le palais, s'en em-
para, massacra Eugène et ses partisans. A minuit , la
révolte était vaincue. Cependant les nouvelles d'An-
tioche firent trembler Dioclétien. Il avait eu peur : il
se montra féroce. Tous les magistrats d'Antioche et
de Séleucie furent mis à mort 1 . Au nombre de ces
infortunés étaient deux des ancêtres du sophiste Li-
banius, qui sera au milieu du quatrième siècle le plus
éloquent défenseur du paganisme : ce fait suffit à
prouver que l'insurrection si cruellement punie avait
été toute soldatesque, et que les chrétiens n'y eurent
point de part.
Les événements de Cappadoce sont moins connus :
peut-être Eusèbe dépasse-t-il l'expression exacte de
sa pensée quand il étend à cette province l'allusion
à des usurpateurs, vraie pour la Syrie. Les docu-
ments païens ne nous en apprennent rien. Des docu-
ments chrétiens semblent dire qu'en Cappadoce et
en Arménie, les esprits avaient été agités par les
premiers bruits de la persécution (2). On représenta
(Ij Libanius, De vita, 13. 14, 15.
(2) « Cum esset eis niintiatum quoil oinnis Arrneniorum re^iio et
Cappadocam facit contra improbuin eoruindecretum et resislit eorurn
jussis... >• Mariyrium S. Hieronis, daus Surius, Vitx SS., t. XI,
p. 173. — « Quod Iota Magna Armenia et Cappadocia iilorum edicto
répugnaient et jam unanimes spectaient oinnes ad defeclionem, im-
rnutabileMi habeiitesaniinumin Dorninuin... » Marfijrlum S. Eiistratii,
dans Surius, t. XII, p. 241. Ces Actes sont de Métapliraste iPatrol.
228 LE DEUXIEME ET LE TROISIEME EDITS (303-30i).
c\ Fempereur que cette agitation était dangereuse. Il
peut l'avoir cru de bonne foi. La Grande Arménie,
pays indépendant dont le roi, Tiridate, devait sa cou-
ronne à Dioclétien, était à ce moment travaillée par
la puissante parole de saint Grégoire rilkimina-
teur (1). Déjà se préparait la conversion en masse de
la nation arménienne, qui arriva plusieurs années
avant que la persécution eût cessé dans l'Empire (2).
Les chrétiens de Cappadoce suivaient d'un œil ému
ces merveilleux succès de la grâce divine : entre eux
et la nouvelle Église arménienne, où l'étincelle reli-
gieuse, déposée peut-être dès le temps des apôtres,
mais presque éteinte, se ranimait avec un tel éclat,
les rapports de voisinage, d'idées, de mœurs, de com-
merce, étaient continuels : un nouveau lien s'ajou-
tait maintenant à beaucoup d'autres, car Leontius,
évêque de Césarée, en Cappadoce, venait de donner
à Grégoire la consécration épiscopale (3). Dioclétien
Graec, t. CXVI, p. 109, 467), par conséquent suspects d'amplifica-
tion. Mais, si l'on en rejette de nombreux traits, il semble qu'on
doive en retenir ceux que nous venons de citer, surtout quand on les
rencontre dans les Passions de deux martyrs du même temps et du
même pays. Tillemont dit de l'une de ces Passions : « Il y a des choses
considérables, et des faits assez particularisés pour croire qu'ils vien-
nent d'un bon original; » Mémoires, t. V, art. lxvii sur la persécu-
tion de Dioclétien. Mason va jusqu'à supposer que cet original peut
être, à l'heure présente, encore caché dans les manuscrits de quelque
monastère arménien {The persécution of Diodetian , p. 127, note).
(1) Voir les diverses Vies de saint Grégoire, dans les Acta SS., sep-
tembre, t. VIII, p. 295-413.
(2) Sozomène, Hist. EccL, II, 8.
(3) La consécration de saint Grégoire est reportée par Saint-Martin
{Mémoires sur l'Arménie, t. I,p. 430) et Langlois {Historiens de
LES NOUVEAUX EDITS. 22Î)
craignit-il que la belliqueuse Arménie, le roi lui-
même , qu'allait entraîner vers la vraie foi Télan de
son peuple, ne prissent parti pour les chrétiens per-
sécutés? Ce sentiment du pusillanime empereur ne
nous surprendrait pas, car, neuf ans plus tard, la
guerre éclatera pour un semblable motif entre l'Ar-
ménie et l'Empire romain (1). Si Ton en croit des
Actes de basse époque (*2), mais où peuvent avoir été
recueillies des traditions vraies, Dioclétien, dès 303,
voulut fortifier de ce côté ses frontières. Des conseils
furent tenus, et des officiers sûrs envoyés en Cappa-
doce. Une levée de soldats eut lieu dans la province.
Quelques chrétiens semblent avoir refusé alors le ser-
vice militaire. La répugnance à combattre contre les
Arméniens, ces voisins devenus des frères, explique
leur refus : il se peut aussi que le métier des armes
leur fût devenu odieux depuis que les troupes avaient
procédé partout à la démolition ou à l'incendie des
églises. On raconte qu'un fidèle, appelé Hiéron, qui
cullivait ses terres en Cappadoce, repoussa par la
violence les recruteurs, et se retrancha avec ses ou-
vriers et ses domestiques dans la ferme. Cédant en-
suite à de meilleurs conseils, il se laissa conduire à
Mélitène. Dans la prison de cette ville trente et un
chrétiens étaient déjà détenus. Hiéron, convaincu
V Arménie t. II, p. 387) à l'année 276, qui paraît beaucoup trop re-
culé3 : cet événement se place plus vraisemblablement vers 302.
(1) Eusèbe, Hist. Eccl., IX, 8. Voir plus bas, chapitre neuvième.
(2) Martyrium S. Hieronis, martyrium S. Eustratii, cités plus
haut.
1>30 LE DEUXIEME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).
d'avoir frappé un des agents du recrutement, eut la
main coupée : les auti'cs prisonniers furent fouettés.
Puis on offrit à tous un moyen d'éviter le dernier sup-
plice : se disculper de toute conspiration par un sa-
crifice aux dieux. Hiéron et les autres refusèrent de
trahir leur foi. Aux yeux des païens, c'était s'avouer
traîtres à l'Empire : ils furent tous décapités (1).
Ces faits, grossis par la crédulité ou la malveil-
lance, furent apparemment rapportés à Dioctétien.
Dans un refus de service militaire, aggravé par un
acte de mutinerie avant d'être racheté par un cou-
rageux martyre, il voulut voir l'indice d'une entente
avec les ennemis intérieurs ou extérieurs de l'État. Il
s'était cru naguère enveloppé dans son palais par une
conjuration de ses serviteurs chrétiens : il se vit main-
tenant bloqué dans sa Bithynie par une vaste insur-
rection qui comprendrait tout l'est de l'Asie romaine,
de l'embouchure de l'Oronte aux sources de l'Eu-
phrate, et soulèverait la Syrie, la Cappadoce, l'Ar-
ménie. Dans cet état d'esprit, explicable chez un
homme qui, depuis l'incendie, était resté à demi
halluciné, et croyait sans cesse entendre la foudre
au-dessus de sa tête (2) , ses conseillers lui persuadè-
rent aisément de frapper un nouveau coup sur les
chrétiens, victimes expiatoires de tous les dangers de
l'Empire ou de toutes les terreurs des souverains. Le
second et le troisième édits, qui, presque sans inter-
{\) Marlyrum S. Hieronis.
(2) Constantin, Oratio ad sanctorum cœtum, 25.
LES NOUVEAUX KUiTS. 231
vallc, sortirent de sa chancellerie avant la fin de l'an-
née sont ainsi résumés par Eusèbe :
« Peu après le commencement de la persécution,
quand, dans la région située autour de Mélitène et
dans la Syrie, il y eut eu des tentatives pour s'empa-
rer de l'Empire, une loi fut d'abord promulguée, or-
donnant que tous les chefs des Églises seraient en-
chaînés et mis en prison. Le spectacle qui parut alors
dépasse toute parole : on vit une multitude innom-
brable d'hommes jetés dans les cachots : ceux-ci,
autrefois réservés aux brigands ou aux violateurs de
sépultures, étaient maintenant remplis d'évêques, de
prêtres, de diacres, de lecteurs, d'exorcistes, tellement
qu'il n'y avait plus de place pour les criminels de
droit commun. Un autre édit survint, d'après lequel
tous ceux qui avaient été ainsi mis en prison seraient
renvoyés libres , s'ils consentaient à sacrifier : en cas
de refus, ils seraient soumis aux plus cruels supplices;
aussi ne peut-on compter les martyrs qui soutfrirent
dans les diverses provinces (1). »
(1) Eusèbe, Hist. EccL, VllI, G, 8-10.
232 LE DtlXIKME ET LE TROLSIÈME ÉDITS (303.30i]
II
L'application des édits avant l'amnistie des
vicennales (303).
Un des plus généreux confesseurs fut ce Donat, au-
quel Lactance a dédié les traités De la colhe de Dieu
et De la mort des persécuteurs. Il habitait Nicomé-
die, selon toute apparence engagé dans les saints
ordres (1). Une première fois, sous le prédécesseur
d'Hiéroclès, F « homicide » Flaccinus, Donat avait
souffert pour le nom du Christ. Pendant la préfecture
d'Hiéroclès, c'est-à-dire au moment où s'exécutaient
le second et le troisième édits, il fut de nouveau tra-
duit devant le représentant de la justice impériale. A
plusieurs reprises (2) mis à la torture, il en sortit
(1) Ce Donat doil-il être identifié avec l'un de ses deux homonymes,
mêlés aux débuis du schisme donatisle, Donat, évèque de Casa Nigra,
en Numidie, et Donat dit le Grand, successeur schismatique de Men-
surius à Carlhage? Rien, si ce n'est la similitude du nom, n'autorise
à le penser; Lactance ne dit nulle part que le confesseur Donat fût
africain, et le séjour de celui-ci à Nicomédie de 303 à 311 ferait plu-
tôt penser le contraire. Le nom est un indice sans valeur; un grand
nombre de personnages appartenant aux quatre premiers siècles s'ap-
pellent Donat. non seulement en Afrique, où nous en comptons jus-
qu'à douze, mais en Gaule, en Italie, en Egypte, en Épire , en Asie.
L'Asie seule nous offre six Donat, martyrs. Voir Ulysse Chevalier,
Répertoire des sources historiques du moyen âge, s. v., p. 590-
591.
(2) « Novies, » dit Lactance; mais il comprend dans ces tortures
successives, avec celles auxquelles Donat firt soumis dans la première
année de la persécution, celles qu'il eut à subir dans une nouvelle
captivité, qui dura de 30G à 311.
L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. 2:\:\
toujours victorieux. « Quel beau spectacle aux yeux
de Dieu! s'écrie son ami Lactance. A ton char tu as
attelé, non de blancs coursiers, non d'énormes élé-
phants, mais les triomphateurs eux-mêmes. Car tel
est le vrai triomphe, celui où l'on célèbre la défaite
des maîtres de ce monde. Tu les subjuguas par tes
vertus, quand, méprisant leurs commandements im-
pies, tu dispersais par la solidité de ta foi et la vi-
gueur de ton âme tout l'appareil de leur puissance
tyrannique. Contre toi n'ont rien pu les coups, les
ongles de fer, le feu, le glaive, les tourments les plus
variés. Aucune violence ne t'a ravi la foi et la piété.
Vrai disciple de Dieu, vrai soldat du Christ, tu es
resté inexpugnable à tous les ennemis (1). »
Malheureusement tous ne montrèrent pas le même
héroïsme. Il y eut de tristes chutes parmi les évêques,
les prêtres et les clercs emprisonnés. Eusèbe y fait al-
lusion, mais refuse d'en parler avec détails : « Je n'ai
pas voulu, dit-il, rappeler les noms de ceux que la
persécution ébranla et qui y firent volontairement
naufrage (2). Le nombre fut grand de ces faibles de
cœur, qui succombèrent au premier choc (3). » Mais la
fermeté des autres rachetait ces défaillances. A Cé-
sarée de Palestine, où résidait Eusèbe, un grand nom-
bre d'évêques et de membres du clergé furent ame-
nés de tous les points de la province. Un de ceux-ci,
(1) Lactance, De mort, pers., 16.
(2) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 2.
(3) Ibid., 3.
23» LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÈDITS (303-30'i).
moins élevé que cVautrcs dans la hiérarchie ecclésias-
tique, attirait surtout les regards. Il se nommait
Procopc , et remplissait à Scythopolis l'office de lec-
teur et d'exorciste : il était spécialement chargé de
traduire au peuple , en langue vulgaire , les Écritwres
sacrées, qu'on lisait en grec dans les églises. Avant
môme d'être mené en prison, il fut conduit devant le
gouverneur Flavien. Celui-ci lui commanda de sacri-
fier aux dieux. « Il n'y a pas plusieurs dieux, s'écria
Procope, il n'y en a qu'un, créateur de toutes choses. »
Le magistrat, qui répugnait, comme tant d'autres, à
verser le sang, fut ému à la vue de cet homme dont
le corps, exténué par les jeûnes, semblait se soutenir
seulement par la force de l'âme : aussi, cherchant à
lui ménager un moyen de salut, parut-il se contenter
de cette réponse , que les doctrines philosophiques du
temps lui permettaient dans une certaine mesure
d'accepter. Il demanda donc au martyr d'offrir de
l'encens, non plus aux dieux, mais aux quatre empe-
reurs. (( Il n'est pas bon d'avoir tant de maitres : qu'il
y ait un seul seigneur, un seul roi, » dit Procope, ci-
tant Homère (1). Dans cette parole, où le chrétien
abritait sous l'autorité du plus grand des poètes une
discrète condamnation des apothéoses impériales, Fla-
vien crut voir un outrage à la majesté souveraine et
comme un blâme du système politique fondé par Dio-
(1) Oùk àyaôèv TtoX'Jxoipaviri, eî; xoipavo; êffTco,
EIç paîiXsy;.
Iliade, II, 204.
L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT LAMNISTIL. 235
clétien : il condamna sur-le-champ Procope à ôtre
décapité (1). Ce martyre eut lieu en juin ou juil-
let (2) , ce qui permet de fixer approximativement au
milieu de Tannée les deuxième et troisième édits, en
vertu desquels les membres du clergé devaient être
arrêtés et mis en demeure d'apostasier.
Pendant qu'on immolait Procope , les autres captifs
étaient conduits en prison. Là, quelques-uns cédèrent
aux menaces des persécuteurs ; mais la plupart firent
admirer leur courage. Ils subirent les plus cruelles
tortures sans renier la foi. Celui-ci tombait brisé sous
(1) Passio S. Procopii, dans Ruinait, p. 373. Un court récit du
martyre de Procope se trouve dans le livre d'Eusèbe sur Les mar-
tyrs de la Palestine, 1. Les Actes plus détaillés sont certainement
originaux et contemporains. Il est même prouvé désormais qu'ils ont
fait partie d'une rédaction complète du livre d'Eusèbe, dont la version
grecque actuellement existante n'est que l'abrégé, dû à Eusèbe lui-
même. Valois l'avait déjà conjecturé : cette conjecture fut adoptée par
Assemani après la découverte, dans la Bibliothèque Vaticane, d'Actes
syriaques, parmi lesquels ceux de Procope, qui lui parurent des ex-
traits de l'ouvrage complet d'Eusèbe {Acta martyrum orientalium ,
Rome, 1748, p. 166). Elle est aujourd'hui devenue certaine; Cureton
a publié, en 1861 , un manuscrit syriaque du British Muséum, daté
de 411, qui contient une version en cette langue du livre sur Les mar-
tyrs de la Palestine, dans une forme plus étendue, et comprend un
récit du martyre de Procope, correspondant à celui des Actes. La
version Cureton n'est pas identique à la version Assemani : elles re-
présentent donc deux traductions syriaquesdc l'original grec d'Eusèbe,
aujourd'hui perdu , et remplacé par l'abrégé que nous possédons.
(2) « Desii septima julii mensis, quae nonas dicitur apud Latinos. »
Passio, 2. — AeaioM \i.y]'^bci i€o6\iy], nçô ÉTrià e'iowv 'louvîtôv ),£yoit' àv
•jiapà 'Pw[xaiot;. De mart. Pal., 1,2. Le mois \iaio:, correspond dans
le calendrier syro-macédonien au mois de juin; aussi croyons-nous
que dans la Passion il faut corriger julii en junii. Cependant les
martyrologes mettent au 8 juillet la mort de Procope. Il y a ici quel-
que confusion dans les dates.
236 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
les fouets; celui-là était serré dans ses liens jusqu'à
suffoquer, ou déchiré avec les ongles de fer : il y en
eut qui perdirent l'usage de leurs mains, dont les
nerfs étaient rompus. Honteux de leur défaite, les
persécuteurs essayèrent au moins de la dissimuler.
Un des confesseurs fut amené de force devant l'autel ,
on plaça malgré lui dans sa main la coupe aux li-
bations ou le grain d'encens, puis on le renvoya
comme s'il eût sacrifié. Un autre était parvenu à
ne pas même toucher l'encens : des témoins affir-
maient cependant qu'il avait offert le sacrifice : on
le laissait partir. Un des captifs, emporté de la pri-
son demi-mort, était jeté, comme s'il eût déjà rendu
l'àme : on détachait ses liens, et on le comptait
parmi ceux qui avaient sacrifié. Il y en eut qui
criaient, protestant qu'ils n'obéiraient pas à ce qu'on
exigeait d'eux, qu'ils étaient chrétiens, qu'ils n'avaient
pas sacrifié et ne sacrifieraient jamais : les soldats,
cependant, les frappaient au visage, leur fermaient
la bouche , et les renvoyaient de force , absous malgré
leurs protestations. Ce que les persécuteurs voulaient,
c'était, à défaut de la victoire, en garder les appa-
rences (1).
Deux seulement, parmi les confesseurs détenus
dans la prison de Césarée, furent mis à mort. Ils s'ap-
pelaient Alphée et Zachée. Ni les fouets, ni les ongles
de fer, ni les chaînes n'avaient ébranlé leur cons-
tance : ils avaient, sans céder, passé vingt-quatre
(I) Eusèbe, De mart. Pal, 1, 3, 4; Hist. Eccl, VIII, 3.
L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. :^37
heures dans les ceps, les pieds écartés jusqu'au qua-
trième trou (1). Mais, devant le juge, ils prononcè-
rent une parole qui, de même que la citation homé-
rique de Procope, parut séditieuse. « Il n'y a qu'un
Dieu, s'écrièrent-ils, un seul roi et seigneur, qui est
Jésus-Christ! » Toute affirmation monarchique, même
concernant seulement le monarque céleste , effrayait
les serviteurs de la tétrarchie impériale. Convaincus
d'avoir tenu un propos impie , Alphée et Zachée fu-
rent décapités, le 17 novembre (2).
Pendant ce temps, la terreur pesait sur les chré-
tiens de Galatie. Théotecne n'était pas encore installé
dans la province que Dioclétien lui avait livrée en
proie, et déjà le second et le troisième édits s'exécu-
taient. Les magistrats se hâtaient, afin qu'à son arri-
vée le cruel gouverneur trouvât les geôles remplies :
ce soin leur faisait même négliger la démolition des
églises, « Partout, dans la province, les prêtres
étaient arrêtés, et traînés devant les autels des idoles,
1^1) Voir sur les ceps {tignum, nervus, ÇûXov) les détails donnés
par Edmond Le Blant, De quelques monuments antiques relatifs à
la suite des affaii'es criminelles , dans la Revue archéologique,
1889, p. 148; et, ibid., p. 149, la figure d'un instrument analogue
trouvé dans la prison des gladiateurs à Pompéi, longue pièce de fer
munie de séparations dans lesquelles une barre mobile venait enser-
rer les pieds des captifs; deux malheureux y étaient attachés au mo-
ment où l'éruption engloutit la ville. Cf. du même savant les Persécu-
teurs et les martyrs, 1893, p. 282-283. La torture des ceps durait
encore au moyen âge; on la retrouve jusqu'au milieu du seizième
siècle.
(2) De mart. Pal., 1, 5. — Le 15 des calendes de novembre, ou le
17 du mois Aîoç selon le calendrier syro-macédonien.
238 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
avec ordre d'abjurer leur religion et de sacrifier aux
dieux : ceux qui refusaient voyaient leurs biens con-
fisqués : on les jetait en prison avec leurs enfants. A
Théotecne était réservé le droit de les condamner
au supplice : mais, en attendant, les captifs étaient
enchaînés, battus, dans l'espoir d'amollir leurs cou-
rages, et de les amener assouplis et domptés à la dé-
cisive torture que leur infligerait le gouverneur (1). »
En même temps le fanatisme païen, sur de l'impu-
nité, ne se contenait plus, et avec lui les passions
intéressées, cupidité ou vengeance, qui souvent en
prenaient la couleur. Des malfaiteurs envahissaient
les maisons chrétiennes, y portant la dévastation et
le pillage. Si les victimes de ces attentats essayaient
de résister ou élevaient la voix pour se plaindre, ou
les taxait d'insolence ou de sédition (2) : le premier
édit n'avait-il pas refusé aux chrétiens toute action
en justice, et ne les avait-il pas livrés sans défense
aux mains de leurs ennemis? Telle était la situation
où le seul nom de Théotecne avait réduit la malheu-
reuse Galatie : les églises encore debout , mais déser-
tes ou fermées; les prêtres et leurs parents en prison ;
les fidèles chassés de leurs demeures et fuyant vers
les montagnes (3).
En Occident, les édits contre les ecclésiastiques
(1) Passio S. Theodoti Ancyrani et septem virginum, 4, dans
Ruinart, p. 355.
(2) Ibid.,5; p. 356.
(3) Ibid.,i; p. 355.
L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. 2:^'.)
n'eurent pas d'efiet dans les États de Constance , mais
furent appliqués dans ceux de Maximien Hercule. Ce-
pendant l'Espagne seule nous a conservé un souve-
nir certain de cette phase de la persécution.
L'exécution des édits y était dirigée par un magis-
trat resté célèbre comme un des plus grands enne-
mis des chrétiens. 11 s'appelait Datianus (1). Proba-
blement nous l'avons, en 287, rencontré dans la
Gaule (2), où il persécutait déjà au nom de Maximien.
Investi aujourd'hui par cet empereur d'un pouvoir
presque sans bornes, il n'était pas seulement le gou-
verneur d'une des cinq provinces qui, depuis la réor-
ganisation administrative, partageaient l'Espagne (3),
car on le verra plus tard juger avec la même auto-
rité dans plusieurs d'entre elles, et condamner des
fidèles dans la Tarraconaise , dans la Lusitanie , dans
la province de Carthagène : on doit reconnaître en
Datianus soit le vicaire du diocèse d'Espagne (4),
(1) Datianus était probablement de la même famille que son homo-
nyme consul en 358. Mais on n'a sur ce personnage d'autres rensei-
gnements que ceux des documents martyrologiques. Griiter, Inscr.,
p. 199, puis Arevalo et Dressel, dans leurs éditions de Prudence, pu-
blient une inscription relative à la fixation par lui des limites des
bourgs d'Evoraet de Beja; mais Hùbner {Corpus inscr. lat., t. II, p. 5,
n° 17) la range parmi les fausses : voir cependant les observations du
P. Van Hecke dans les Acta SS., octobre, t. XII, p. 195.
(2) Voir plus haut, p. 42.
(3) Marquardt, Romische Staatsverwaltung, t. I, j). 260; Momm-
sen. Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 48. Voir
la carte annexée au Mémoire de Mommsen , ou celle de l'Histoire
des Romains de Duruy, t. VI, p. 505.
(4) Voir Marquardt, Rom. Staalsv., t. I, p. 231; Willems, le Droit
public romain, p. 592.
2iO LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
personnage considérable chargé pour toute la pénin-
sule des plus hautes fonctions judiciaires, adminis-
tratives et financières (1), soit un commissaire spé-
cial délégué à la recherche des chrétiens. En 303 il
parcourait déjà l'Espagne, faisant incarcérer, con-
formément à l'édit, les évéques, les prêtres, les
membres des divers ordres du clergé (2). C'est peut-
être alors qu'Osius, évêque de Cordoue, qui jouera
un si grand rôle après la paix de l'Église , confessa
la foi avec une intrépidité louée de tous ses contem-
porains (3).
Au cours d'une de ses tournées, Datianus vint à
Saragosse (Caesaraugusta). C'était une des villes d'Es-
pagne les plus anciennement chrétiennes, où, si Ton
en croit Prudence , chaque persécution avait fait des
(1) Cf. Code Théodosien, 1, xv; xvi^ 5. Voir Mommsen, Rômische
Staatsrecht, t. II, p. 48; Bethman Hollweg, Der rom. Civilprozess,
p. 50-52.
(2) « Episcopos ac presbyleros, celerosqiie sacri ordinis ministres,
spiritu nequiliae agitatus, rapi prœcipit. » PassioS. Vincentii levitx,
2; dans Ruinart, p. 390. — Les Actes de saint Vincent, tels que nous
les possédons, ne sont pas contemporains, mais auraient été, au ju-
gement de Ruinart, composés peu après la paix de l'Église. Ce sont
peut-être les mêmes qu'on lisait publiquement dans l'Église d'Afrique,
nous apprend saint Augustin, et que l'illustre docteur cite dans ses
sermons 274, 275, 276, 277. Sur la plupart des points Ils s'accordent
avec l'hymne V de Prudence, et, qu'ils dérivent de cette hymne ou
que celle-ci au contraire soit imitée d'eux, ils représentent au moins
comme elle la tradition de la fin du quatrième siècle.
(3) 'Eytb \ùv w(xo),6YYiaa xoù xo Tipûtov, îôzz ôiwynoç Yeyovev eut tw
nàninù oou Ma^tfjL'.avw. Lettre d'Osius à Constance, fils de Constantin ;
dans saint Athanase, Mis t. aj'ian., 44. Cf. saint Athanase, Apol. de
fîiga, 7; Eusèbe, De vita Const-, II, 63, 73; Sozomène, Hist. Eccl.y
I, 16.
L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. 2M
martyrs (1). On se rappelle que, sous Dèce, son évo-
que Félix s'était joint aux Églises de Léon et de Mérida
pour dénoncer à saint Cyprien les libellatiques Basi-
lide et Martial (2). F^e siège épiscopal de Saragosse
était occupé, au commencement de la persécution
de Dioclétien, par Valerius, auquel succéderont d'au-
tres prélats de même famille et de même nom (3).
Valerius, qui venait d'assister au concile d'illiberis,
était renommé pour sa sainteté et sa science; mais il
avait la parole difficile (4) , et se trouvait empêché
de remplir cet office de l'enseignement public qui
était dans les premiers siècles un des principaux de-
voirs de la charge épiscopale; aussi, près de lui, in-
vesti de sa confiance, vivait son archidiacre Vincent.
Issu d'une famille consulaire (5) , celui-ci avait été
(1) ScBVUs antiquis quotiens procellis
Turbo vexatum tremefecit orbem,
Tristior templum rabies in istud
Intulit iras.
Nec furor quisquam sine laude nostrum
Cessit aut clari vacuiis cruoris :
Martyrum semper numerus sub omni
Grandine crevit.
Prudence, Péri Stephanôn, IV, 81-88.
(2) Saint Cyprien, Ep. 68. Cf. les Dernières Persécutions du
troisième siècle, p. 37.
(3) Sacerdotum domus infulata
Valeriorum.
Prudence, Perl Stéphane a, IV, 79-80.
L'hymne XI du même recueil est dédiée à un Valerianus, évéque
de Saragosse.
(4) « Idem episcopus impeditioris linguse fuisse dignoscitur. » Pas-
sio S. Vincenitif 1.
(5) D'après les Actes, le père de Vincent se nommait Euticius; sa
IV. 16
242 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
confié tout jeune à l'évêque Valerius pour être ins-
truit dans les lettres et clans la religion (1) : il avait
grandi à l'ombre des sanctuaires, visitant les tombes
des martyrs dont s'enorgueillissait déjà Saragosse,
celle en particulier de dix-huit glorieux combattants
du Christ immolés dans une des précédentes persécu-
tions et enterrés ensemble (2) : puis il était devenu
(( lévite de la tribu sacrée, ministre de l'autel de Dieu,
l'une des sept blanches colonnes (3), » c'est-à-dire un
des sept diacres : élevé enfin au rang d'archidiacre,
qui le désignait d'avance pour la succession épisco-
pale, il suppléait Valerius dans le ministère de la
prédication (4). L'évêque et son diacre furent arrêtés
et conduits devant Datianus.
Le magistrat était sur le point de partir pour Va-
lence : il commanda d'y conduire les prisonniers
mère était d'Osca (Huesca), ville située tout au nord de la Tarraco-
naise, au pied des Pyrénées. Son grand-père, Agressus, avait été consul.
La précision de ces détails généalogiques semble montrer que l'auteur
écrivait d'après des documents ou des souvenirs bien conservés. Ce-
pendant le nom d'Agressus ne se trouve pas dans les fastes; mais le
personnage qui le porta peut avoir été consul sufFect. 11 peut aussi
avoir reçu le titre et les ornements consulaires sans avoir été réelle-
ment consul. Cette distinction fut accordée fréquemment à des mem-
bres de grandes familles provinciales (cf. Fustel de Coulanges, His-
ioire des institutions politiques de l'ancienne France, t. 1, p. 250,
252, 254).
(1) Passio S. Vincentii, 1.
(2) Prudence, Péri Stephanôn, IV, 53, 105-108. Quatre de ces
martyrs s'appelaient Saturnin, les autres étaient Optât, Lupercus,
Successus, Martial, Urbain, Jules, Quintilien, Publius, Fronton, Félix,
Oécilien, Evotus, Primilivus, Apodemius; ibid., 145-1G4.
(3) Péri Stephanôn, V, 30-32.
(4) Passio, 1.
L'APPLICATION DES KDITS AVANT L'AMNISTIE. 2i3
chargés de cliaiiics. Dans cette ville, ancienne colo-
nie romaine , où le culte des dieux paraît avoir ctc en
grand honneur (1), les deux chrétiens furent une pre-
mière fois interrogés et pressés d'abjurer. Vincent prit
la parole pour lui et Valerius, et confessa éloquem-
ment le Christ. Datianus, se contentant de condam-
ner à l'exil l'évêque, qui n'avait pas parlé, fit mettre
à la torture l'intrépide diacre.
Il y avait plusieurs degrés dans la torture (2) : le
chevalet était le premier. Pendant que Vincent y
était attaché, et qu'on lui déchirait les membres avec
des ongles de fer, il répondait sans faiblir aux me-
naces et aux prières du juge. « Tu te trompes, homme
cruel, lui fait dire le poète Prudence, si tu crois
m'affliger en lacérant mon corps. Il y a quelqu'un
au dedans de moi que personne ne peut violer, un
être libre, calme, exempt de douleur. Ce que tu
t'efforces de détruire, c'est un vase caduc, un vase
de terre, destiné à être brisé (3); mais tu chercheras
(1) Inscriptions en l'honneur d'EsciiIape, des Parques, d'Hercule,
de Jupiter Ammon, d'Isis et Sérapis, confrérie des serviteurs d'Isis
(sodalicium vernarum Isiacorum); Corpus inscr. lat., t. II, 3723,
3725, 372G, 3727, 3728, 3729, 3730, 3731. Cependant Valence était encore,
au quatrième siècle, une ville obscure, devant toute son importance
au voisinage de l'antique Sagonte, urbs ignoia, prope liltus alix
Sacjonti, dit Prudence, Péri Steph., IV, 97-100; les inscriptions, en
effet, n'y montrent pas cette vie municipale si intense qu'elles révè"
lent en tant d'autres cités espagnoles; voir Corp. inscr. lat., t. II,
p. 501.
(2) Cf. Edmond Le Blant, Les Actes des martyrs, § 34, p. 89.
(3) Sur le symbole du vase, employé par l'antiquité païenne et
chrétienne pour représenter le corps, habitacle et prison de l'âme, voir
244 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÈDITS (303-304).
en vain à déchirer ce qui est dedans et foule aux
pieds ta colère, l'être invaincu, invincible, planant
au-dessus des tempêtes et soumis à Dieu seul (1). »
Certes, voilà de la haute et belle déclamation : Sé-
nèque n'a rien d'égal à cette effusion sublime du
stoïcisme chrétien; à défaut des propres paroles du
martyr (2) , c'est son âme qui nous est montrée. Da-
Rome souterraine, p. 329-331, et mon article sur le Symbolisme
chrétien au quatrième siècle, dans la Revue de l'art chrétien, 1885
(tirage ù part, p. 22-23).
(1) Erras, cruente, si meam
Te rere pœnam su mère,
Cum membra morti obnoxia
Dilancinata interficis.
Est aller, est intrinsecus
Violare quem nemo potest,
Liber, quietus, integer,
Exors dolorum tristium.
Hoc, quod laboras perdere
Tantis furoris viribus,
Vas est solutum ac fictile,
Quocunque frangendum modo.
Quin immo nunc enitere
lllum secare ac plectere,
Qui perstat intus, qui tuam
Calcat, tyranne, insaniam.
Hune, hune lacesse, hune discute
Invictum, inexsuperabilem,
Nullis procellis subditum
Solique subjectum Deo.
Péri Stephanon, V, 153-172.
(2) Les discours prêtés à Vincent par l'auteur des Actes, aussi longs
que ceux que lui attribue poétiquement Prudence, sont beaux, mais
sentent aussi l'amplification.
L'APPLICATION DES KDITS AVANT L'AMNISTIE. 245
tianus liii-mcme parait ébranle : « Eh bien, dit-il,
je renonce à te contraindre au sacrifice; mais donne-
nous au moins les livres sacrés qui te servent à
propager ta secte, afin que je la détruise avec eux
par le feu (1). » Vincent ne se laissa pas plus sé-
duire par une feinte douceur qu'intimider par les
tourments. On met dans la bouche de Datianus exas-
péré de sa résistance des paroles curieuses à noter
comme détail de l'horrible procédure criminelle du
temps : « Qu'il soit maintenant soumis à la torture
légitime, et qu'il passe par les plus cruels tour-
ments (2), » Vincent fut alors posé sur un lit de fer
rougi au feu, « suprême degré de la torture (3), » dit
Prudence, qui, ancien magistrat ayant exercé le
droit de glaive, connaissait ces nuances juridiques (4).
Vincent surmonta cette nouvelle épreuve, et fut ra-
mené en prison.
(1) Saltem latentes paginas
Librosque opeitos detege,
Quo secta pravum seminans
Justis cremelur ignibus.
Péri Steph., V, 181-184.
Les Actes ne rapportent pas cette demande , si caractéristique de
la persécution de Dioclétien.
(2) « Transferatur hic ad legitimam qusestionem, ac percurrat rno-
lesliora tormenla. » Passio, 7; Ruinart, p. 393. Cf. « légitime coc-
tus; « Lactance, De mort, per., 13.
(3) ... Extrema omnium
Igni, grabato et lamminis
Exerceatur quaestio.
Péri Steph., V, 206-208.
(4) Cf. Revue des Questions historiques , 8L\n\ 1884, p. 349-351.
246 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-30i).
Le moment approchait, cependant, où pour le plus
grand nombre des ecclésiastiques incarcérés les portes
des prisons allaient s'ouvrir. Dioclétien avait com-
mencé de régner le 17 septembre 284- : le môme
jour de 303 commençait sa vingtième année d'empire.
Célébrer les viceimales d'un empereur, au lendemain
de ce troisième siècle où s'étaient si rapidement suc-
cédé les souverains éphémères, était chose trop rare
pour ne pas devenir l'occasion de grandes fêtes.
Mais celles-ci n'eurent lieu que le 20 novembre, après
l'arrivée de Dioclétien dans cette Rome qu'il avait si
rarement visitée (1). Il joignit à la solennité des vi-
cennales celle du triomphe décerné aux deux Au-
gustes dès 287. On remarque à sa louange que la
dépense n'y fut point excessive, et que les règles de la
(1) « Diocletianus, cum jam félicitas ab eo recessisset, penexit sla-
limRomaB; ut illic vicennaliura diem celebraret, qui erat futurus ad
duodccimurn Kalcndas Décembres. » Lactancc, De mort, pers., 17. —
llunziker [Regierung und Chris tenverfolgung des Kaisers Diocle-
tianus und seiner Nachfolger, p. 184 et suiv.) et Mason (The persé-
cution of Diocletian,i>. 205-206) ont contesté la date donnée par Lac-
tance, et soutenu que Dioclétien arriva à Rome environ un mois plus
lard, puisque deux lois citées au Code Justinien (II, m, 28 et
IV, XIX, 21 j sont datées de villes de Mésie , les 3 et 8 décembre, Dio-
clétien et Maximien étant consuls; l'une de ces lois porte même la
mention expresse du huitième consulat de Dioclétien et du septième
de Maximien, ce qui ne laisse pas de doute sur la désignation de l'an-
née 303. Mais si Dioclétien n'arriva à Rome que vers le milieu de
décembre au plus tôt, il est impossible qu'il ait pu y célébrer les vi-
cennales, le triomphe, et en partir ensuite, comme le dit plus loin
Lactance, treize jours avant le l" janvier. 11 faut donc qu'il y ait
une erreur de copiste, et je crois qu'elle se trouve plutôt dans le
Code que dans Lactance, dont le texte deviendrait incompréhensible
si la date donnée par le Code devait être conservée.
L'APPLICATION DES EDIÏS AVANT L'AMNISTIE. 247
décence parurent observées : castiores liidos (1). Dio-
clétien prenait au sérieux son rôle de censeur (2).
L'accompagnement obligé de telles fêtes était une
amnistie. L'empereur accorda ce bienfait à ses peu-
ples. Alors, en même temps que les criminels de droit
commun, d'innombrables chrétiens furent rendus à
la liberté (3).
Mit-on à leur grâce la condition déshonorante d'une
apostasie (4)? Aucun texte ne le dit : une telle con-
dition eût été superflue , puisque déjà tous les ecclé-
siastiques emprisonnés avaient été mis en demeure
de sacrifier, et que tous ceux qui consentaient à le
faire étaient, de droit, renvoyés libres. L'amnistie
réduite à ces termes n'eût rien ajouté aux clauses du
troisième édit. L'intérêt de l'État n'était-il pas de ren-
voyer sans condition les chrétiens qui tenaient dans
les prisons la place des malfaiteurs, au détriment de
la justice régulière et du budget (5)? On se rappelle
les artifices employés déjà par les magistrats pour
mettre les fidèles en liberté malgré leurs protesta-
tions (6). L'occasion de se débarrasser de ceux qui
restaient encore incarcérés dut être saisie avec joie
(1) Vospiscus, Curinus ,20.
(2) « Spectantc censore. » Vospiscus, Carinus, 20.
(3) Trjç àp^ixrj; ecxocaeTyipiSo;; è7ctaTà<jy)i; , xaxà vojxiJ^o|X£vyiv ôwpéav
Tcùv £v Toiç Ô£a[xoî; TZOLyTOiyf, TiâvTwv £),eu6epta; àvaxYipuxôecfTYiç. Eiisèbe,
De mart. Pal., 2, 4.
(4) C'est l'opinion développée sans preuves par Mason, Thepers.
of Diocletian, p. 207-208.
(5) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 6,9.
(6) Voir plus haut, p. 236.
2'i8 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME EDITS (303-304).
par les représentants de l'autorité publique. Ce qui
montre que nul acte d'apostasie ne fut demandé, c'est
que l'illustre confesseur Donat, arrêté sous Hiéro-
clès (1), sortit alors de prison pour n'y rentrer qu'en
306 (2) : les louanges que lui donne et lui donnera
encore Lactance excluent tout soupçon de faiblesse.
Cependant on retint quelques ecclésiastiques, que
l'intrépidité particulière de leur langage ou des cir-
constances exceptionnelles avaient désignés au res-
sentiment des persécuteurs. De ce nombre était le
diacre de Césarée, Romain, qui, seul de tous les
chrétiens, demeura dans la prison d'Antioche, les
pieds aux ceps jusqu'au cinquième trou. On mit
bientôt fin à ses souffrances en l'étranglant, ou, pour
parler un langage plus digne des sentiments du
martyr, on lui accorda la récompense désirée (3). En
Espagne, le diacre Vincent fut aussi gardé en prison.
Dioclétien ne demeura pas longtemps à Rome. La
(1) Voir plus haut, p. 232.
(2) CeUe date résulte de De mort, pers., 35.
(3) Movo; \jizb TiévTe y.£VTrj|jLaTa àjiçw Tà> uôSe SiataOei; , èv a\niû xei-
|Xîvo; xCfi Ej).œ ^po/V ^tpiêÀr.Oet;, tô; y.al cTcsudôei, jxapTvpîa) xxiiy.orj\Lri^y]^
Eusèbe, De mart. Pal., 2, 4. — Si l'on prend à la lettre Eusèbe,
le martyre de Romain aurait eu lieu le même jour (èttI t?;? aÙTfî; Y;|xÉpaç)
que celui d'Alphée et de Zachée, c'est-à-dire le 15 des calendes de dé-
cembre (17 novembre). Il semble qu'il y ait là une erreur de quel-
ques jours, car l'historien dit expressément que Romain fut étranglé
après que ses compagnons de captivité eurent été délivrés à l'occasion
des vicennales, lesquelles furent célébrées, selon Lactance, le 12 des
mêmes calendes, c'est-à-dire le 20 novembre; mais la date donnée
par Lactance est celle de la cérémonie qui eut lieu à Rome, et l'édit
d'amnistie peut l'avoir devancée de quelques jours.
L'APPLICATION DES EDITS AVANT L'AMNISTIE. 2.9
liberté du peuple romain, les allures railleuses d'une
plèbe privilégiée, qui se croyait tout permis, bles-
saient le vieil empereur, accoutumé à l'étiquette
sévère et aux silencieuses adorations d'une cour
orientale. On eût dit que le radieux soleil d'hiver qui
dorait les sept collines fatiguait des regards mieux
faits désormais pour le demi-jour du palais de Nico-
médie ou de Salone, fermé au public comme un sé-
rail. La maladie nerveuse dont souffrait Dioclétien
depuis le commencement de l'année s'exaspérait au
contact de la foule bruyante et familière, pendant
cette interminable série de jeux, de processions et de
banquets par lesquels on fêtait ses vicennales. La
pensée de se rendre avec la même pompe au Capitole,
le l*"" janvier, pour y prendre avec Maximien son
neuvième consulat (1) lui devint insupportable.
Treize jours avant cette date, il partit précipitam-
ment pour Ravenne, malade, en plein hiver, dans le
froid et la pluie (2). Ainsi finit tristement cette glo-
rieuse période de vingt ans, durant laquelle la pros-
périté avait souri à Dioclétien tant qu'il avait respecté
la liberté des consciences.
(1) Le neuvième de Dioclétien et le huitième de Maximien.
(2) « Quibus solemnibus celebralis, cum libertatem populi romani
ferre non poterat , impatiens et eeger animi prorupit ex Urbe impen-
dentibus Kalendis Januariis, quibus illi nonus consulatus deferebatur.
Tredecim dies tolerare non potuit ut Romœ potius quam Ravennae
procederet consul. Sed profectus hieme, sœviente frigore, atque im-
bribus verberatus, morbum levem ac perpetuum traxit. » Lactance,
De mort, pers., 17,
250 LK DEUXlKMIi ET LE TIIOISIÈME ÉDITS (303-30i).
Reprise de la persécution après l'amnistie
des vicennales (304).
De Ravennc, où il avait pris les faisceaux consu-
laires, Dioclétien se mit en route pour l'Orient. Au
lieu de suivre le chemin direct à travers les provinces
danubiennes, redoutable durant la mauvaise sai-
son, il contourna lentement la côte dalmate, et s'ar-
rêta vraisemblablement à Salone, dans la somptueuse
retraite préparée en vue de son abdication future. Il
y passa une partie de l'hiver, pour se remettre en
route au printemps, et arriver à Nicomédie vers la
fin de l'été, toujours plus faible et plus malade (1).
Peu après le départ de Ravenne, un des rares
chrétiens demeurés captifs malgré les vicennales
achevait glorieusement son martyre. Le lieu où Vin-
cent, retiré presque mourant du lit de fer rougi au
feu (2), avait été enfermé dans la prison de Valence
est ainsi décrit par Prudence, qui parait l'avoir vi-
sité (3) : « Il existe à l'étage le plus bas un endroit
plus noir que les ténèbres elles-mêmes, clos et étran-
glé par les pierres étroites d'une voûte surbaissée.
Là se cache une nuit éternelle, que ne dissipe jamais
(1) Lactance, De mort, pers., 17.
(2) Voir plus haut, p. 245.
(3) Cela résulte de Péri Stephanôn, V, 549-556.
REPRISE DK LA PERSECUTION APRÈS L'AMNISTIE. 251
Fastre du jour : là l'horrible prison a son enfer (1). »
Les prisons d'Étal contenaient un cachot souterrain,
analogue au ïuUianum de Rome (2), dans lequel on
plongeait et souvent l'on exécutait les criminels (3).
Il en est question à toutes les époques dans les Actes
des martyrs (4). Vincent était étendu par terre, les
pieds dans les ceps (5). Par un raffinement de bar-
barie qui n'est pas sans exemple (6), le sol avait été
semé de poteries brisées (7). Soudain, rapportent les
narrateurs du quatrième siècle, « le cachot aveugle, »
carceralis cœcitas, s'illumina; des parfums inconnus
remplacèrent les vapeurs fétides; le sol disparut sous
les fleurs. Libre de ses liens, Vincent, debout, écou-
tait la voix des anges (8). A la nouvelle de ce pro-
(1) EstinUis, imo ergaslulo,
Lochs lenebris nigrior,
Qiiem saxa rncrsi fornicis
Angusta clausum slrangulanl.
.Etcrna nox illic latet
Expcrs diurni sideris :
Ilic carcer horrendiis suos
Habcre fertiir inferos.
Perl Stephanôn, V, 241-287.
(2) Salluste, Ds bello Calilinx, 55.
(3) Tile-Live, XXXIX, 4i-, Festus, v Robur.
(4) Eusèbe, Hist. EccL, V, 1, 39; Passio S. Pionil, 11; Acta
S. Felicis, 4; Acia SS. Tarachi, Probi, Andronici, 6.
(5) Passio S. Vincentii, 8; Péri Stephanôn^ V, 249-252.
(6) Saint Paulin, Natale S. Felicis, IV; saint Damase, De Eutychio
martyre, dans De Rossi, Inscriptiones chrisiianoe urbis Romse, t. II,
p. 66, 89, 105, 44t.
(7) Passio S. Vincentii, 8; Péri Stephanôn, V, 253-264.
[S] Passio, 8; Péri Stephanôn, V, 269-304.
252 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
dige, Datianus ordonna de traiter plus doucement le
martyr et de soigner ses blessures, dans l'espoir de
le guérir pour tenter ensuite sa constance par de
nouveaux tourments (1). Le geôlier exécuta l'ordre
avec joie, car son cœur avait été touché, et il était
devenu chrétien (2). Il s'empressa de préparer un lit,
d'y coucher Vincent; puis il ouvrit la porte du cachot.
Les fidèles de Valence s'empressèrent autour du mar-
tyr, le servant, pansant ses plaies, les baisant pieu-
sement, posant leurs lèvres sur le sang qui découlait,
en approchant des linges qu'ils emportaient ensuite
comme de précieuses reliques (3). Parmi ces marques
de l'amour et de la dévotion de ses frères, l'héroïque
diacre trompa l'attente du persécuteur, et, le 22 jan-
vier, rendit doucement son âme à Dieu.
' Datianus voulut venger sa déconvenue sur la dé-
pouille du martyr. Comme naguère Dioctétien à Ni-
comédie, il craignait que les fidèles n'entourassent
de trop grands honneurs les restes de sa victime.
« Un dernier pouvoir m'appartient, — lui fait dire
Prudence, — punir le mort, livrer le cadavre aux
bêtes, le donner à manger aux chiens. J'anéantirai
jusqu'à ses ossements, afin qu'il n'ait pas de sépulture
où le peuple viendrait l'honorer et graverait le titre
de martyr (4). » Mais le dessein du persécuteur fut
(1) Ibid., 305-332.
(2) Ibid., 345-348.
(3) Ibid., 333-334.
(4) Sed nunc et ossa exlinxero
Ne sit sepulcrum funeris
REPRISE DE LA PERSÉCUTrON APRÈS L'AMNISTIE. 253
déjoué cette fois encore. Aucun animal ne toucha le
cadavre : on raconte même qu'un corbeau, voltigeant
au-dessus, en écartait les oiseaux et les bêtes fau-
ves (1). Datianus essaya de noyer les reliques. Le
corps de Vincent fut cousu dans un sac, auquel pen-
dait une grosse pierre : c'était le traitement réservé
aux parricides. On le jeta en pleine mer. Mais les
flots le déposèrent sur le rivage, où le sable le couvrit
rapidement. Tel fut le tombeau du martyr (2) : après
la paix de l'Église il recevra une sépulture plus digne
et reposera sous l'autel , dans une somptueuse basi-
lique (3).
« Sois attentif à nos prières, lui dit Prudence,
sois devant le trône du Père l'utile avocat de nos
fautes. Par toi, par ce cachot où ta gloire s'est ac-
crue, par les liens, les flammes, les ongles de fer,
par les entraves de tes pieds, par ces morceaux de
poteries sur lesquels a grandi ton mérite , par ce petit
lit que nous, tes fils, baisons avec un saint trem-
blement , aie pitié de nos prières , afin que le Christ ,
apaisé, nous prête une oreille favorable et ne nous
impute point toutes nos fautes (V). » Rarement la
foi dans l'intercession des martyrs et la dévotion à
Quod plebs gregalis excolat
Titulumque figat rnartyris.
Péri Stephanôn, V, 385-392.
(1) Passio, 10; Péri Stephanôn, V, 349-420.
(2) Ibid., 347-512.
(3) Ibid., 513-516.
(4) Péri Stephanôn, V, 545-560.
25i LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-30i).
leurs reliques s'exprimèrent avec plus d'énergie. Ces
vers nous apprennent qu'à la fin du quatrième siècle
on conservait quehjues débris des poteries dont l'in-
génieuse cruauté du persécuteur avait jonché le ca-
chot du martyr, et que son lit existait encore : mais
de quel lit parle le poète? du lit de fer sur lequel,
comme saint Laurent, le diacre de Saragosse fut
exposé aux flammes (1), ou du lit plus doux sur lequel
Vincent expira? Il est difficile de le dire.
Par cet exemple et par celui de saint Romain (2),
on peut juger du sort des quelques chrétiens restés
en prison. Dioclétien, d'ailleurs, avait à peu près
abandonné la direction des affaires publiques. Her-
cule en Occident, Galère en Orient, restaient libres
de donner cours à leurs fantaisies ou à leurs passions.
Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'amnistie proclamée
au moment des vicennales n'ait point garanti les
chrétiens de nouvelles poursuites. Son effet immédiat
avait été de vider les prisons, ou de n'y laisser qu'un
petit nombre de prisonniers exceptionnels; mais elle
n'avait entraîné le rappel d'aucun des édits précé-
demment rendus. Sous l'impulsion de deux princes
fanatiques, devenus tout à fait maitres par la mala-
die de Dioclétien, ces édits vont cire appliqués avec
un redoublement de rigueur dans les premiers mois
de 304-.
(1) Le gril de saint Laurent représenté sur une médaille du cinquième
siècle [Bullettino di archeologia cristiana, 1869, p. 50) a la forme
d'un lit de fer.
(2) Voir plus haut, p. 245.
REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 255
Si quelque gouverneur avait pu, sous un prétexte
ou sous un autre, surseoir jusqu'ici à leur exécution,
il était oblige maintenant de réparer le temps perdu,
en procédant à la fois à la destruction des églises,
à la confiscation des livres, à l'emprisonnement des
clercs. A cette dure nécessité se vit acculé le préfet
de Thrace (1), Bassus, malgré ses relations avec les
chrétiens. Le terme de son gouvernement appro-
chait, et il devait craindre qu'un successeur, trou-
vant les édits inexécutés dans la province, ne dé-
nonçât son inaction près de princes peu disposés à
fermer les yeux sur une infraction de ce genre. Les
chrétiens le comprenaient eux-mêmes; aussi dans
l'église d'Héraclée , encore ouverte au commencement
de janvier, Tévêque Philippe rassemblait souvent ses
fidèles pour les préparer à une persécution qui ne
pouvait être longtemps différée. Il les exhortait ainsi,
le jour de l'Epiphanie (2), quand arriva un officier
de police (3), chargé par le gouverneur de mettre
(1) Ou plutôt de la province d'Europe; voir plus haut, p. 179. Héra-
clée ou Perinlhus, aujourd'hui Eregli, était sur le rivage de la Propon-
tide, à peu de distance de Byzance.
(2) 6 janvier. C'est la plus ancienne mention qui soit faite de la
solennité de l'Epiphanie; Duchesne, Origines du culte chrétien,
!>. 249; Kraus, Real Encykl. der christl. Alterih., t. I, art. Feste,
p. 492 et 495. Elle a d'autant plus de valeur que, comme le dit M Du-
chesne {Bulletin critique, 1890, p. 42), la Passion de saint Philippe
« est l'œuvre d'un auteur ahsolument contemporain. Encore que cet
auteur ait pu arranger, selon l'usage antique, les discours tenus par
les personnages, il est clair qu'il s'est inspiré, dans la composition ,
des usages du commencement du quatrième siècle. »
{Vj « Stationarius. » Voir Du Cange. s. v.
256 LE DEUXIEME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
les scellés sur la porte de l'église. « Homme crédule,
s'écria Tévêque, qui t'imagines que le Dieu tout-
puissant habite entre des murailles, et que sa vraie
demeure n'est pas dans les cœurs des hommes, tu
ignores la parole d'Isaïe : » Le ciel est mon trône, et
« la terre l'escabeau de mes pieds : quelle maison
« pourriez-vous donc me construire (1)? » Le lende-
main, le policier revint, fit l'inventaire de tous les meu-
bles de l'église, et les marqua de son sceau. Cepen-
dant Philippe, assisté du prêtre Sévère et du diacre
Hermès , se tenait sur le seuil de l'église fermée et , le
dos appuyé contre la porte, prêchait doucement à
son peuple la parole de Dieu. Un jour d'assemblée
chrétienne, le gouverneur le trouva ainsi occupé.
S'asseyant alors, Bassus fit amener l'évêque et les
fidèles. « Qui de vous, demanda-t-il , est le maître
des chrétiens et le docteur de leur Église? — Je suis
celui que tu cherches, » dit Philippe. « Vous connais-
sez, reprit Bassus, la loi de l'empereur, comman-
dant aux chrétiens de ne plus se rassembler, afin
que dans le monde entier les gens de votre secte re-
viennent au culte des dieux, s'ils ne préfèrent périr.
Je veux que vous m'apportiez tous les vases que vous
possédez, soit d'or, soit d'argent, soit de tout autre
métal, ou de quelque valeur d'art, ainsi que les Écri-
tures que vous lisez et enseignez : si vous hésitez à
m'obéir, je vous y contraindrai par les tourments.
— S'il te plaît de nous faire souffrir, répondit Phi-
(1) Isaïe, LXVI, 1.
REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 257
lippe, nous sommes prêts. Déchire aussi cruellement
que tu voudras ce corps infirme; mais ne t'attribue
aucuue puissance sur mon âme. Quant aux vases que
tu demandes, prends-les : nous n'avons pas d'atta-
chement pour eux : ce n'est pas par des métaux pré-
cieux, mais par la crainte, que nous honorons Dieu :
c'est la beauté des âmes , non la parure des églises ,
qui plait au Christ. Pour les Écritures, cependant, il
ne te convient pas de les recevoir, ni à moi de les
donner (1). »
Le gouverneur manda les bourreaux : l'un d'eux,
Mucapor (2), était connu pour sa férocité. Puis l'or-
dre fut donné d'introduire le prêtre Sévère ; mais on
ne le trouva pas. L'évêque Philippe fut alors mis à la
torture. Le voyant souffrir : « Cruel inquisiteur, dit
Hermès, quand même tu t'emparerais de toutes nos
Écritures, et qu'il n'en restât plus de trace sur la
terre, cependant nos fils, se souvenant des traditions
paternelles, et consultant leur propre cœur, en écri-
raient de plus volumineuses , qui enseigneraient avec
plus de force encore la crainte due au Christ. »
Puis, battu à son tour, Hermès conduisit Publius, un
des assesseurs du président, au lieu où étaient ca-
(1) Passio S. Philippi, episcopi Heraclex, 1-4; dans Ruinart,
p. 443-444.
(2) Ce cognomen étrange se retrouve dans les inscriptions du sud-
est de l'Europe. L'épitaphe d'un soldat natus in provîncia Thracia^
civitate Philippopoli, nomme sa femme, Tataza Mucapora^ Orelli-
Henzen, 6832. On rencontre le cognomen Mucapor dans la Dacie et
la Mésie inférieure, Corpus inscr. lat., t. III, 799, 852, 6150; dans les
mêmes régions le cognomen féminin Mucapuis, ibid., 809.
IV. 17
258 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
chés les vases sacrés et les livres. Le diacre n était
pas un homme oJjscur : il faisait partie du sénat mu-
nicipal, et avait même géré la première magistra-
ture de la ville (1) : aussi avait-il gardé l'habitude
du commandement, et s'opposa-t-il avec autorité à
ce que le cupide assesseur s'appropriât frauduleuse-
ment quelques-uns des objets saisis. Celui-ci, fu-
rieux, frappa Hermès à la face; mais Bassus, informé
de l'incident, adressa de vifs reproches à ce brutal,
et fît soigner le diacre blessé. Puis il commanda de
porter au forum les vases et les Écritures, et d'y
conduire l'évèque et ceux qui avaient été arrêtés
avec lui (2).
Rien ne montre mieux que ce récit les différences
des esprits et des races au sein de l'unité chrétienne.
Tandis qu'en Afrique livrer les manuscrits de l'Écri-
ture sainte ou le mobilier des basiliques était con-
damné presque à l'égal d'une apostasie , ailleurs une
plus large tolérance couvre ces actes considérés si-
non comme indifférents , du moins comme secondai-
res. Le mot traditeur^ qui sera dans l'Afrique romaine
le principe d'un des schismes les plus opiniâtres et
les plus sanglants dont Thistoire ait gardé le souve-
nir, n'a pas d'équivalent en grec. Cependant le pre-
mier édit de Dioclétien fit des victimes en certaines
contrées d'Orient; mais en d'autres on paraît croire
que le sang chrétien n'a pas besoin de couler pour la
(1) Passio S. Philippi, 7, 10.
(2) Ibid., 4.
REPRISE DE LA PERSECUTION APRES L'AMNISTIE. 259
défense d'objets matériels. Philippe et Hermès seront
bientôt d'héroïques martyrs : et toutefois le premier
ne croit pas faire mal en abandonnant aux persécu-
teurs des vases d'or et d'argent , le second en les con-
duisant même à la bibliothèque : le point de vue spi-
ritualiste où ils se placent ne leur laisse pas apercevoir
les motifs que d'autres fidèles ont eus d'agir diffé-
remment. Peut-être aussi l'époque tardive où la per-
sécution commença dans Héraclée explique-t-elle cette
conduite. Tous les édits sont appliqués à la fois : les
deux confesseurs savent qu'ils vont être tout à l'heure
sommés de sacrifier aux dieux : résolus à mourir plu-
tôt que d'apostasier, ils considèrent comme licite de
céder sur les points accessoires, et réservent toute
leur énergie pour le combat suprême, qui seul im-
porte à leurs yeux.
La suite du récit montre, dans l'évêque et le diacre,
l'intrépidité d'une conscience calme et fière, que nul
reproche intérieur ne trouble. Pendant que le gouver-
neur, rentré au palais, donnait des ordres pour la
destruction des églises, et commandait d'arracher
sans retard les tuiles qui décoraient le toit de la prin-
cipale basilique chrétienne (1), les soldats arrivaient
(1) « Ipsum etiam dominici (sur ce mot comme synonyme d'église
voir Bullettino di archeologia aistiana, 1863, p. 26) tectum devoluto
omni tegularum fraudabatur ornatu. « Passio S. Philippin 5. Ce texte
est précieux, car il nous montre une église décorée, au commencement
du quatrième siècle , d'ornements extérieurs. Ce sont peut-être simple-
ment les antéfixes sculptés, de marbre ou de terre cuite, que le gou-
verneur ordonne d'arracher; à moins qu'il ne s'agisse ici des tuiles
de métal, dorées ou argentées, dont était souvent décoré le toit des
260 LE DEUXIÈME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).
au forum, chargés des livres confisqués. Un bûcher
fut dressé au milieu de la place. Bientôt la flamme qui
dévorait les manuscrits s'éleva si haut, que les assis-
tants furent presque effrayés. Philippe était gardé à
quelque distance, dans un marché voisin du forum.
On vint lui dire que ses livres brûlaient. Sans s'émou-
voir, il adressa la parole aux païens et aux Juifs (nom-
breux en Thrace et en Macédoine) qui se pressaient
autour de lui, et, dans un assez long discours, passa
en revue, avec une singulière liberté d'esprit, les in-
cendies célèbres dans l'histoire, les comparant au feu
de la colère divine (1).
Pendant que Philippe parlait, Hermès aperçut un
prêtre des dieux, suivi d'acolytes qui portaient des
viandes immolées et les ustensiles d'un sacrifice. Aus-
sitôt il dit à ceux qui l'entouraient : « Ce festin que
vous voyez, c'est l'invocation du diable; on l'apporte
pour nous souiller. » Philippe ajouta seulement :
(( Que la volonté du Seigneur s'accomplisse! » Bassus
revint à ce moment : une grande foule l'accompa-
gnait : dans les yeux des uns on lisait de la pitié ; les
autres, particulièrement les Juifs, laissaient voir une
édifices antiques. Une inscription du musée devienne, en France, parle
de tegulx œneae auratx. Voir Héron de Villefosse et Thédenat, Tré-
sors de vaisselle d'argent trouvés en Gaule, dans la Gazette archéo-
logique, 1885, p. 323.
(1) Passio, 5. Voir sur ce passage Fiihrer, dans Mittheilungen des
K. deutschen archeologischen Instituts, section romaine , t. VII,
2, 1892 (à propos de la mention, dans le discours de Philippe, de la
destruction de la statue du Soleil élevée par Elagabale sur le Palatin ,
et de l'incendie de la statue d'Athéna Parthenos sur l'Acropole).
REPRISE DE LA PERSECUTION APRES LAMiNISTlE. 261
joie cruelle à l'idée que les serviteurs de Dieu allaieut
être contraints au sacrifice. Le gouverneur dit à
Philippe : « Immole des victimes à la divinité. —
Comment, répondit l'évéque, puis-je, étant chrétien,
adorer des pierres? — Il faut offrir un sacrifice à nos
maîtres (1). — Nous avons appris à obéir aux princes,
et à rendre aux empereurs l'obéissance, non le culte.
— Sacrifie au moins à la Fortune de la ville, » dit
Bassus; et, croyant séduire par l'art un fils d'une
province si voisine de la Grèce (2), il ajouta : « Vois
comme cette statue de la Fortune est belle, comme
son regard est gai , quel aimable accueil elle semble
faire à tous (3). — Elle doit vous plaire, répondit
Philippe, puisque vous l'adorez; mais tout l'art hu-
main ne pourra me détacher du culte dû à Dieu. —
Vois, continua Bassus, cette statue d'Hercule : qu'elle
est belle aussi dans sa grandeur farouche [k) ! » Pour
(1) Le culte des empereurs devait être d'autant mieux observé à
Héraclée, que depuis la destruction de Byzance par Septime Sévère
elle était devenue cité néocore à la place de cette dernière ville; Cor-
pus inscr. grasc, t. II, p. 67. Sur les villes néocores, voir Histoire
des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle^
T éd., p. 397.
(2) Si l'intérieur de la Thrace, où domina longtemps l'élément celti-
que, ne se laissa qu'imparfaitement pénétrer par la civilisation grec-
que, celle-ci était au contraire très répandue dans les villes de la
côte ou dans les îles, et l'on y trouvait de beaux modèles d'art : rap-
pelons-nous la merveilleuse Victoire de Samothrace, au musée du
Louvre.
(3) Culte de la Fortune en Thrace; inscriptions commençant par la
formule (fréquente, il est vrai, dans tout le monde grec) 'Ayaô^ Tùy?)
à Héraclée, Corpus inscr. grœc, 2020, 2022, 2024; à Philippopolis,
2047, 2049; à Mesambria, 2053, 2053 c, 2054.
(4) C'est peut-être pour éviter cette séduction par l'art que Clément
262 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304),
toute réponse Philippe, en paroles indignées, fit le
procès des idoles et de l'idolâtrie. Bassus, admirant
malgré lui la constance de l'évêque, se tourna vers
Hermès : « Toi, au moins, sacrifie aux dieux. — Je ne
sacrifie pas, répondit Hermès, car je suis chrétien.
— Dis-nous ta condition. — Je suis décurion, mais
celui-ci est mon maître, à qui j'obéis en tout. — Si
l'on décidait Philippe à sacrifier, tu l'imiterais donc?
— Je ne le suivrais pas jusque-là; mais il ne se laissera
pas vaincre. — Tu seras brûlé si tu persistes dans cette
folie. — Tu me menaces d'une flamme impuissante,
et tu ignores les flammes éternelles qui consumeront
les disciples du diable. — Sacrifie du moins à nos
seigneurs les empereurs, et dis : Longue vie aux prin-
ces ! — Nous aussi , dit Hermès , nous aspirons après
la vie. — Sacrifie donc, si vous voulez vivre, en
évitant les lourdes chaînes et les cruelles tortures. —
Jamais , juge impie, tu ne nous amèneras à cela. Tes
menaces affermissent notre foi et notre courage , loin
de nous inspirer de la crainte (1). »
Bassus, prenant une voix terrible, commanda de
conduire les deux chrétiens en prison. Sur le chemin,
Philippe subit les outrages de la foule : des mains
d'Alexandrie, au second siècle, recommande aux chrétiens de ne pas
jeter les yeux sur le visage des idoles : Où yàp elStoXtov 7cp6(yw7ra âva-
TTOTuTrcoTÉov, oîç xal xb ■Koo(jé-/Biv à7:eîpr,Tai. Pxdag., XIII, 1. M. Edmond
Le Blant a oublié de citer ce passage, dans son curieux chapitre sur
« le culte de la beauté au temps des persécutions » ; les Persécuteurs
et les martyrs, p. 49-50.
(1) Passio, 6, 7.
REPRISE DE LA PERSECUTION APRÈS L'AMNISTIE. 2G3
brutales s'amusaient à le renverser (1) : mais le vieil-
lard se relevait, toujours grave et serein, et continuait
sa route avec son compagnon, en chantant des psau-
mes. L'hostilité du peuple se changea peu à peu en
admiration. Après quelques jours passés dans la pri-
son, les captifs obtinrent du gouverneur, dont les
dispositions restaient bienveillantes malgré des ri-
gueurs affectées, une faveur que la procédure romaine
autorisait : on leur permit d'habiter une maison par-
ticulière, sous la responsabilité d'un citoyen de la ville.
Cependant, un si grand nombre de fidèles affluèrent
dans cette maison, comme jadis les chrétiens de Rome
dans celle où saint Paul était détenu, que Bassus se
vit obligé de réintégrer l'évèque et le diacre en pri-
son. Mais là, des facilités inattendues leur permirent
de continuer l'apostolat commencé. La prison était
adossée au théâtre : une porte secrète donnait accès
au corridor voûté qui l'entourait (2) , et l'on pénétrait
par là dans la vaste enceinte réservée aux spectacles,
où Philippe et Hermès purent le jour et même la nuit
recevoir les visiteurs. Telle fut leur captivité, pendant
les deux ou trois mois qui précédèrent l'arrivée d'un
nouveau gouverneur (3).
(1) CeUe brutalité est dans les mœurs antiques : un sarcophage d'Ar-
les montre un accusé poussé vers le juge par un homme qui le frappe
avec une pierre; voir Edmond Le Blant, Études sur les sarcophages
chrétiens antiques de la ville d'Arles, pi. VIII ; Revue archéologique,
janvier 1889, p. 30.
(2) « Circulo camerae. » Sur le mot caméra ou camara, voir Dic~
iionnaire des Antiquités, t. I, p. 854-856.
(3) Passio, 7.
264 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
Presque au même moment où les portes de la pri-
son cVHéraclée se fermaient sur les deux confesseurs
thraces, à l'autre extrémité de l'empire la prison de
Carthage recevait une nombreuse troupe de chrétiens,
dont l'un appartenait, comme Hermès, à un sénat
municipal. Un des articles du premier édit de 303
défendait les assemblées chrétiennes : en la plupart
des villes elles avaient été interrompues (1). Quelque-
fois, cependant, des fidèles plus zélés ou plus scru-
puleux parvenaient à se réunir les jours de fête et à
célébrer ensemble les saints mystères. Mais, dans les
pays où la persécution avait commencé de bonne
heure, comme l'Afrique, et où elle s'exécutait dans
toute la rigueur de la lettre, un tel acte n'était pas
découvert impunément. Tandis qu'à Héraclée Philippe
et Hermès avaient été seuls arrêtés comme ecclésias-
tiques ; que le gouverneur n'avait pas songé à inquié-
ter les nombreux fidèles qui, jusqu'à la fermeture de
l'église, s'étaient rassemblés autour de la chaire épis-
copale, ou, plus tard, avaient assiégé les parois de
l'église fermée pour entendre encore leur évêque ; que
nul châtiment n'était encouru par ceux qui allaient
chercher les enseignements des deux prisonniers
chrétiens dans la maison où ils eurent un abri tem-
poraire, et que l'autorité publique semble même
avoir ignoré volontairement les réunions clandestines
tenues par Philippe dans la salle du théâtre : les ma-
gistrats des cités africaines, au contraire, veillaient à
(1) Saint Augustin, Enarr. in psalm. XLIII.
REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRES L'AMNISTIE. 2G5
ne laisser échapper aucun chrétien coupable d'avoir
assisté à l'office divin ou écouté la lecture des saints
livres.
Des fidèles, les uns d'Abitène, les autres de Gar-
thage, étaient parvenus à reformer une petite con-
grégation dans la première de ces deux villes, qui
leur paraissait probablement moins exposée aux in-
vestigations de Vofficiiim proconsulaire. A sa tête n'é-
tait pas l'évêque d'Abitène, car on l'accusait d'avoir,
dès le commencement de la persécution, livré les Écri-
tures, et il avait probablement perdu, par ce fait,
toute autorité morale sur ces fervents chrétiens (1).
Ils reconnaissaient pour chef le prêtre Saturnin, et
s'assemblaient tantôt dans la maison d'un nommé
Félix, tantôt dans celle du lecteur Emeritus. Un di-
manche, pendant l'office, les magistrats de la colonie
et le chef de la police, qui avaient surpris le secret
de leurs réunions périodiques, entrèrent chez Félix et
les arrêtèrent. Les prisonniers furent conduits au fo-
rum : c'étaient le prêtre officiant. Saturnin, avec
quatre de ses enfants, Saturnin et Félix, qui avaient
la charge de lecteurs, Marie, vierge consacrée à Dieu,
et le petit Hilarien. Le reste du troupeau suivait : il
se composait de vingt-six hommes , le décurion Dati-
vus, trois Félix, Emeritus, Ampelius, trois Rogatianus,
Quintus, Maximianus, Thelica, deux Rogatus, Janua-
rius, Cassianus, Victorianus, Vincentius (2), Caecilia-
(1) Acta SS. Saturnini, Dativi, et aliorum plurimorum marty-
rum inAfrica, 3, dansRuinart, p. 410; voir plus haut, p. 194.
(2) On a trouvé à Guelma une inscription gravée sur marbre et por-
266 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
nus, Givalius, Martinus, Dantus, Victorinus, Pelusius,
Faustus, Dacianus, et de dix-huit femmes, Restituta,
Prima, Eva, Pomponia, Secunda, deux Januaria, Sa-
turnina, Margarita, Major (1), Honorata, Regiola, deux
Matrona, Caecilia, Victoria, Herectina, Secunda (2).
Interrogés d'abord dans le forum par les magistrats
de la colonie d'Abitène, ils confessèrent tous leur foi.
Mais, le proconsul Anulinus étant seul compétent pour
continuer le procès, les accusés durent être conduits
à Carthage (3). Les Actes de leur comparution devant
ce haut fonctionnaire, dictés par lui-même, furent
conservés dans les archives publiques (4) : c'est d'a-
près eux qu'un auteur donatiste a composé la seule
version qui nous reste du martyre de ces saints, écrite
dans le style ampoulé propre à sa secte; mais, en
écartant les additions déclamatoires et les inventions
calomnieuses (5), on retrouve aisément le document
tant : HIC RELIQVIAE BEATI PETRI APOSTOLl ET SANCTORVM
FELICIS ET VINCENTII MARTYRVM. Il s'agit probablement ici
d'un des trois Félix et de Vincentius, qui font partie du groupe de nos
martyrs. Voir Compte rendu de l'Académie des inscriptions, 22 mai
1896.
(1) Ce cognomen se rencontre fréquemment dans les inscriptions
africaines. Le t. VIII du Corpus le donne, pour des hommes, aux
no' 1722, 2783, 2981, 3016, 10746, pour des femmes aux n»' 284, 343,
753, 1308, 2064, 2067, 2225, 4336, 4738, 5202, 8496, 8518, 8552, 8591,
8947, 10654. Major, que cite l'auteur des Actes au milieu d'une liste
de noms féminins, est probablement une femme : ce cognomen assez
bizarre est, comme on vient de le voir, beaucoup plus fréquent chez
les femmes que chez les hommes.
(2) Acta, 2.
(3) Acta, 4.
{_k)Acta, 11.
(5) Sur les passages qui calomnient les évêques de Carthage Mensu-
REPRISE DE LA PERSECUTION APRES LAMMSÏIE 207
original, tel qu'il dut être présenté, en 411, clans les
conférences entre catholiques et donatistes (1). La
date officielle de l'interrogatoire est rapportée par
saint Augustin, dans le résumé qu'il donne de cette
conférence : « La veille des ides de février, étant con-
suls Dioclétien pour la neuvième fois et Maximien pour
la huitième, » c'est-à-dire le 12 février 304 (2).
Les employés de Yofficium présentèrent, selon
l'usage, les accusés au proconsul, en lui disant que
ces chrétiens étaient transmis par les magistrats
d'Abitène comme inculpés d'avoir tenu une assem-
blée et célébré le sacrifice eucharistique , ou domi-
nicum (3) , contrairement à la défense des Augustes
rius et Caecilianus, voir plus haut, p. 206. Ruinarl les a retranchés de
son édition; on les trouvera dans Baluze, Miscellanea, t. I, p. 12, 17,
18. Je citerai habituellement les Actes d'après Ruinart, et pour les
seuls passages omis par celui-ci je renverrai à Baluze.
(1) Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 32.
(2) « Consulibus... Diocletiano novies et Ma\imiano octies, pridie
idus februarias. » Ibid. — La version donatiste porte cette indication
incomplète : « Sub Anulino tune proconsule Africae, die pridie idus
februarii. « L'omission de la date consulaire suffit à prouver que le s
Gesta présentés à la conférence de 411 sont distincts de cette version.
On voit, par le débat qui eut lieu alors, que les donatistes tentèrent
de dissimuler l'époque exacte du martyre de nos saints, afin de faire
croire qu'il eut lieu dans l'année même où les catholiques plaçaien t
le synode de Cirta, et d'en tirer argument pour contester la possibilité
de la réunion de ce synode en pleine persécution. C'est probablement
par continuation de ce système que le co;npilateur des Actes a pris
soin d'omettre la date consulaire, conservant seulement celle du jour
et du mois.
(3) « Ab offîcio proconsuli ofFeruntur, suggeriturque quod a magis-
tratibus Abitinensium transmissi essent christiani, qui contra interdi-
etum Imperatorum et Cœsarum coUectam et dominicum célébrassent. »
Acta, 5. — Collecta, de colligere, collegium : on retrouve ce mot.
268 LE DEUXIÈME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).
et des Césars. Dativus fut interrogé le premier. Après
les questions accoutumées sur son nom, sa condition,
le proconsul lui demanda s'il avait pris part à une
assemblée, puis, sur sa réponse affirmative, quel était
le chef ou l'organisateur [aiictor] de cette assemblée.
En même temps on l'appliqua au chevalet, et les
bourreaux déchirèrent avec les ongles de fer son
corps fortement tendu.
Alors un des accusés, Thelica, voulant détourner
sur lui-même la colère du juge, s'avança au milieu
de l'audience en s'écriant : « Nous sommes chrétiens,
et nous nous sommes assemblés (1). « Les coups, le
chevalet, les ongles de fer furent le châtiment de ces
paroles. Au milieu des tourments, Thelica priait tout
haut : (( Grâces à Dieu! Par ton nom, Christ, Fils de
Dieu , délivre ton serviteur ! » Le proconsul lui posa la
question à laquelle Dativus n'avait pas répondu :
« Quel est le chef de votre congrégation? » Thelica,
au moment où le bourreau lui faisait sentir plus cruel-
lement la torture, cria d'une voix claire : « C'est le
prêtre Saturnin , et nous tous ; » et comme le procon-
sul demandait lequel des accusés était Saturnin, le
martyr le désigna. Puis, la torture continuant, il ne
cessa de parler et de prier : « Malheureux, vous agis-
sez injustement; vous combattez contre Dieu. Dieu
avec le sens d'assemblée religieuse, dans saint Jérôme, Ep. 27 (alias
108). — Dominicum, avec le sens de sacrifice eucharistique : voir
saint Cyprien, rp. 63; cf. Kraus, Real-Encykl. der christl. Alterthû-
mer, t. I, p. 374.
(1) « Christiani sumus nos. Nos collegimus. » Acta, 5.
REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 269
très-haut, ne leur impute pas ce péché. Vous péchez,
malheureux, vous combattez contre Dieu. Gardez les
commandements du Dieu très-haut. Vous agissez in-
justement, malheureux; vous déchirez des innocents.
Nous n'avons point commis d'homicide, nous n'avons
point fait de fraude. Mon Dieu, aie pitié; je te rends
grâces, Seigneur : pour l'amour de ton nom, donne-
moi la force de souffrir. Délivre tes serviteurs de la
captivité du monde. Je te rends grâces, je ne puis
suffire à te rendre grâces. » Et, comme le sang coulait
de ses flancs déchirés, il entendit le proconsul lui
dire : « Tu vas commencer à sentir les souffrances
qui vous sont réservées. » Il reprit alors : « C'est pour
la gloire. Je rends grâces au Dieu des royaumes. Il
apparaît, le royaume éternel, le royaume incorrup-
tible. Seigneur Jésus-Christ, nous sommes chrétiens,
nous te servons; tu es notre espérance, tu es l'espé-
rance des chrétiens. Dieu très saint, Dieu très haut,
Dieu tout-puissant! nous louons ton saint nom, Sei-
gneur tout-puissant. » Le juge tenta encore une fois
de le convaincre : « Il te fallait observer l'ordre des
Empereurs et des Césars. » Mais Thehca, dont l'âme
restait victorieuse des défaillances du corps , répon-
dit : « Je m'occupe seulement de la loi de Dieu, qui
m'a été enseignée. C'est elle que j'observe, pour elle
je vais mourir, j'expire en elle, il n'y en a pas d'au-
tre. — Cessez (1), » dit le proconsul aux bourreaux;
(1) « Parce. » Voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs,
p. 167.
270 LE DEUXIEME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
et il commanda de conduire Thelica en prison (1).
Du chevalet où il était suspendu , Dativus avait as-
sisté aux tortures de ce courageux compagnon. Les
bourreaux se tournèrent de nouveau contre lui. Plu-
sieurs fois il répéta : « Je suis chrétien, » et déclara
avoir pris part à l'assemblée. L'avocat Fortunatianus ,
frère de Victoire, Tune des accusées, intervint alors,
et, interpellant le martyr : « C'est lui, dit-il, qui,
pendant que j'étudiais ici, et que mon père était
absent, a séduit notre sœur Victoire, et de cette splen-
dide cité de Garthage l'a conduite, en même temps
que Secunda et Restituta, dans la colonie d'Abitène :
il n'est jamais entré dans notre maison que pour
égarer par ses mauvais conseils les esprits des jeunes
filles. )) La courageuse Victoire s'indigna de voir ac-
cuser faussement le sénateur; prenant la parole
« avec la liberté d'une chrétienne (2) , » elle s'écria :
« Je suis partie sans les conseils de personne , et ce
n'est pas avec lui que je suis allée à Abitène. Je puis
prouver cela par des témoins. Tout ce que j'ai fait
l'a été de moi-même et par ma volonté. Il est bien
vrai que j'ai assisté à l'assemblée et participé au
dominicum avec les frères, car je suis chrétienne. »
L'avocat continuait d'incriminer Dativus, qui, du che-
valet, répondait à chacun de ses reproches. Pendant
ce temps , les bourreaux lui déchiraient les membres.
Dativus, « se souvenant de son rang dans la cité (3) , »
(1) Acta, 5, 6.
(2) « Statimque christiana libertate prorumpens. » Acia, 7.
(3) « Dignitatis suae memor Dativus, qui et senator. » Ihid.
REPRISE DE LA TERSÉCUTION APRES L'AMNISTIE 271
donna l'exemple du courage, répétant seulement :
« 0 Christ Seigneur, que je ne sois pas confondu! —
Cessez, » dit le proconsul. Cependant un nouvel accu-
sateur se présenta; c'était un autre avocat, Pompeia-
nus, qui essaya de noircir par des soupçons injurieux
la vertu du martyr. Celui-ci lui répondit avec un
mépris indigné (1) : a Que fais-tu, diable (2)? Jusqu'où
pousses-tu tes entreprises contre les martyrs du
Christ? » La torture interrompue fut recommencée.
On interrogea de nouveau Dati\iis sur sa participation
à l'assemblée, et encore une fois il répondit qu'il y
avait pris part, qu'il avait pieusement célébré le
doniinicum avec les frères , et que la réunion n'avait
pas été organisée par un seul; puis, déchiré plus
cruellement encore avec les ongles de fer, il s'écria :
« Je te prie, ô Christ, que je ne sois pas confondu.
Qu'ai -je fait? Saturnin est notre prêtre. » Saturnin
fut alors appelé. « Tu as contrevenu aux préceptes
des Empereurs et des Césars en réunissant tous ces
gens-là, » lui dit le proconsul. « Nous avons célébré
en paix le dominicum, » répondit Saturnin. « Pour-
quoi? — Parce que le dominicum ne peut être inter-
rompu. » Anulinus le fit alors dresser sur un chevalet
en face de Dativus, que ne cessaient de torturer les
bourreaux, et qui s'écriait : « Secours-moi, je te prie,
ô Christ, aie pitié. Sauve mon âme, garde mon esprit,
que je ne sois pas confondu. Je te prie,ô Christ,
(1) « Despectus a martyre est et retusus, » Acta, 8.
(2) Diabolus, ôiàêoXoç, accusateur, calomniateur.
272 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
donne-moi la force de souffrir. « Le proconsul l'in-
terrompit : (( Toi, membre du conseil de cette splen-
dide cité, tu avais le devoir de ramener les autres à
de meilleurs sentiments, au lieu de transgresser l'or-
dre des Empereurs et des Césars. — Je suis chrétien, »
répondit Dativus. « Cessez, » dit Anulinus, qui le fît
conduire en prison (1).
Saturnin, sur un chevalet déjà mouillé par le sang
des martyrs, fut ensuite interrogé. Le proconsul lui
demanda s'il était l'auteur de la réunion. « Oui, ré-
pondit-il, j'y étais présent. — C'est moi qui en suis
l'auteur, s'écria le lecteur Emeritus , car on s'assem-
blait dans ma maison. » Le proconsul continua de
s'adresser à Saturnin : « Pourquoi violes-tu le précepte
des Empereurs? — Le dominicwn ne peut être inter-
rompu : c'est la loi. — Cependant tu n'aurais pas dû
mépriser la défense, mais obéir à l'ordre impérial. »
La torture commença : bientôt furent à nu les entrail-
les et les os du martyr, qui, tout déchiré, ne cessait
de prononcer de courtes et ferventes oraisons : <( Je
te prie, Christ, exauce-moi. Je te rends grâces, ô
Dieu, ordonne que je sois décapité. Je te prie. Christ ,
aie pitié, Fils de Dieu, viens à mon secours. » Le pro-
consul reprit : « Pourquoi violais-tu le précepte? — La
loi l'ordonne , la loi le commande , » répondit encore
Saturnin. « Cessez, » dit Anulinus, et il l'envoya re-
joindre les deux premiers martyrs dans la prison (2).
(1) Acta, 9,
(2) Acta, 10.
REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 273
Emeritiis fut interrogé à son tour. « Des assemblées
ont-elles eu lieu dans ta maison? » demanda le pro-
consul. « Dans ma maison, répondit le lecteur, nous
avons célébré le dominiciim. — Pourquoi permettais-
tu à ceux-ci d'entrer? — Parce qu'ils sont mes frères,
et que je ne pouvais le leur défendre. — Mais tu
aurais dû les repousser. — Je ne le pouvais pas, car
nous ne pouvons vivre sans dominicum. » Le ma-
gistrat commanda d'étendre Emeritus sur le cheva-
let, et un nouveau bourreau (car les autres étaient
sans doute fatigués) commença de le frapper. (( Je
t'en prie, Christ, viens à mon secours, disait le
martyr. Vous agissez contre les commandements de
Dieu, malheureux! » Le proconsul reprit l'interro-
gatoire : « Tu n'aurais pas dû les recevoir. — Il
m'était impossible de ne pas recevoir mes frères. —
Mais l'ordre des Empereurs devait prévaloir. —
Dieu est plus grand que les Empereurs. 0 Christ,
je t'invoque : reçois mes louanges. Christ, mon Sei-
gneur, donne-moi la force de souffrir. — Tu as donc,
continua le proconsul, des Écritures dans ta maison?
— Je les possède, mais dans mon cœur. — Les as-tu
dans ta maison ou non? — Je les ai dans mon cœur. »
Le bourreau continuait de frapper, et le martyr
d'appeler Dieu à son secours : « Christ, je t'en sup-
plie; à toi mes louanges : délivre-moi, ô Christ, je
souffre pour ton nom. Je souffre pour peu de temps,
je souffre volontiers : Christ Seigneur, que je ne sois
pas confondu! — Cessez, » dit le proconsul, et il se
mit à dicter le procès-verbal des premiers interro-
IV. 18
274 LE DEUXIÈME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).
g'atoires(l). Puis il ajoutca : « Conformément à vos
aveux, vous recevrez tous le châtiment que vous
avez mérité. »
Les interrogatoires se poursuivirent ensuite. Félix
fut appelé. « J'espère, dit Anulinus, s'adressant à lui
et à tous les autres, j'espère que vous prendrez le
parti de l'obéissance, afin de conserver la vie. » Les
confesseurs répondirent d'une seule voix : « Nous
sommes chrétiens; nous ne pouvons que garder la
sainte loi du Seigneur jusqu'à l'effusion du sang. »
Se tournant alors vers Félix : « Je ne te demande pas
si tu es chrétien, continua le magistrat, mais si tu as
pris part à une assemblée ou si lu possèdes les Écri-
tures. » Les édits ne punissaient pas encore^la profes-
sion du christianisme , mais seulement les actes exté-
rieurs qui la manifestaient, comme l'assistance aux
assemblées ou la possession des livres saints. Félix fut
fouetté si cruellement, qu'il expira en pleine audience.
Un autre Félix fut interrogé, et envoyé en prison
après avoir été flagellé. Puis vint le tour du lecteur
Ampelius. Il répondit en souriant aux questions du
proconsul : « Je me suis réuni avec les frères, j'ai cé-
lébré le dominicum, je possède les Écritures, mais
dans mon cœur. 0 Christ, je te loue; ô Christ, exauce-
moi. » On le frappa sur la tète, puis on l'emmena en
prison. Rogatianus, après avoir confessé sa foi, fut
(1) « Ejus professionem in meinoriara uiia cum ceterorum confes-
sionibus redigens. » Acta, II. Ruinart, p. 415, note, entend celte
phrase de la rédaction du procès- verbal, le mot memoria désignant le
registre consacré à le recevoir; cf. Du Cange, x" Memoria.
REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMiNISTIE. 275
joint aux autres captifs sans avoir été frappé. Quintus,
Maximien, puis un troisième Félix, suljirent la flagel-
lation : ce dernier, qui était un jeune homme, disait
pendant la torture : « J'ai célébré dévotement le do-
?)iiniciim^ y 'di pris part à l'assemblée avec les frères,
parce que je suis chrétien. » Tous trois furent aussi
conduits en prison (1).
Saturnin, lils du prêtre de ce nom, comparut en-
suite devant le tribunal. « Étais-tu présent? » de-
manda le proconsul. « Je suis chrétien. — Je ne te
demanda pas cela , mais seulement si tu as participé
au do7nimciim. — J'ai pris part au dominicum, parce
que le Christ est mon Sauveur, w Anulinusfit attacher
l'accusé sur le chevalet même où avait été son père :
« Que choisis-tu, Saturnin? tu vois où tu es : possèdes-
tu des Écritures? — Je suis chrétien. — Je te demande
si tu as assisté aux réunions et si tu possèdes des Écri-
tures. — Je suis chrétien. Le nom du Christ est le
seul par qui nous puissions être sauvés. — Puisque
tu persistes dans ton obstination, tu vas être torturé.
Encore une fois, dis si tu as des Écritures. » Et, se
tournant vers Vofpxlum : « Qu'on le torture. » Les
ongles de fer, encore rougis du sang paternel, furent
promenés sur les membres du jeune homme, qui, tout
ensanglanté lui-même , criait : « J'ai les divines Écri-
tures, mais dans mon cœur. Je t'en prie, 6 Christ,
donne-moi la force de souffrir, en toi est mon espé-
rance. — Pourquoi, demanda AnuUnus, désobéis-tu
(1) Acta, 12, 13.
27G LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÈDITS (303-304).
au précepte? — Parce que je suis chrétien. — Ces-
sez, » dit ]e proconsul, qui envoya le jeune martyr
rejoindre son père en prison (1).
Le jour baissait : Anulinus avait hâte d'en finir.
S'adressant à tous les chrétiens qui n'avaient pas
encore été interrogés : « Vous voyez ce qu'ont souf-
fert ceux qui se sont obstinés, et ce qu'il leur faudra
souffrir encore , s'ils persistent dans leur foi. Si quel-
qu'un de vous espère l'indulgence et veut avoir la vie
sauve, il lui faut se soumettre. » Mais tous les martyrs
répondirent ensemble : « Nous sommes chrétiens. »
Anulinus commanda de les mener en prison (2).
Deux, cependant, demeuraient. Victoire, réclamée
par son frère, avait été séparée des autres. C'était
une jeune fille, belle et de bonne naissance : elle
avait résolu de rester vierge, et, pour garder son
vœu, s'était échappée par une fenêtre de la maison
paternelle, peu de temps avant la célébration d'un
mariage que ses parents prétendaient lui imposer. Le
proconsul voulut l'interroger à part. Mais à ses ques-
tions elle répondit : « Je suis chrétienne , » et comme
son frère s'efforçait de la persuader, elle ajouta :
« Telle est ma volonté; je n'en ai jamais changé. »
Anulinus ne désirait point user de rigueur : il se con-
tenta de lui dire : « Veux-tu t'en aller avec ton frère
Fortunalianus? — Non, répondit -elle, car je suis
chrétienne; et ceux-là seulement sont mes frères qui
(1) Acta, 14.
(2) Acta, 15.
REPRISE DE LA PERSECUTION APRES LAMNISTIE. 277
gardent les commandements de Dieu. » Anulinus la
pria encore : « Réfléchis , tu vois que ton frère veut te
sauver. — J'ai ma volonté , et n'en ai jamais changé.
Moi aussi, j'ai pris part à l'assemblée et célébré le do-
)7îinicii?7iiivec les frères, parce que je suis chrétienne.»
Le proconsul l'envoya retrouver les autres dans la
prison (1).
Restait le dernier fils de Saturnin, Hilarien, un petit
enfant. Le magistrat cherchait à l'épargner. « As-tu
suivi ton père et tes frères? » demanda-t-il. Mais,
au lieu de répondre qu'il les avait suivis malgré lui
et sans savoir où, Hilarien dit avec fermeté : « Je suis
chrétien, et de mon plein gré, volontairement, j'ai
pris part à l'assemblée avec mon père et mes frères. »
Le proconsul essaya de lui faire peur : « Je vais te
couper les cheveux, le nez, les oreilles, et te renvoyer
ainsi. — Fais ce que tu voudras, je suis chrétien, »
répondit l'intrépide enfant. « Qu'on le mène en pri-
son, » dit le proconsul. Hilarien cria d'une voix
joyeuse : « Grâces à Dieu (2) ! »
Les détails donnés par le compilateur donatiste
sur le séjour des martyrs dans la prison sont trop
suspects pour que nous en puissions retenir quelque
chose (3). Un seul fait parait vraisemblable : Anulinus
(1) ActUj 16.
(2) Acta, 17.
(3) Tillemont, Mémoires, t. V, note vin sur les saints Saturnin et
Dative, accepte la dernière partie des Actes, en l'arrangeant, et en lui
étant le venin qu'y avait répandu la plume de l'auteur donatiste. Je
crois plus sûr de la rejeter tout entière : le fait, accepté par Tillemont,
278 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
les y oublia volontairement, et, Fuq après l'autre, ils
moururent de faim (1).
D'autres chrétiens furent encore poursuivis et em-
prisonnés pour s'être assemblés contrairement aux
édits. Malheureusement , sur le second fait tout ren-
seignement précis manque : nous savons seulement
par saint Augustin qu'après les Actes de Saturnin,
Dativus et leurs compagnons on lut dans la confé-
rence de Vil d'autres Actes, apportés par les catho-
liques, et disant « que pendant la persécution une
maison privée avait servi à une congrégation de fi-
dèles; que ceux-ci furent mis en prison; que des
martyrs furent baptisés dans la prison même où ils
étaient renfermés pour la foi du Christ, et qui devint
l'asile des sacrements du Seigneur (2). » Par ce bref
d'un concile contre les traditeurs tenu dans la prison par des évêques
captifs me parait aussi peu croyal)le que l'assertion, rejetée par lui,
d'après laquelle Mensurius, évêque de Carthage, et son diacre Ceeci-
lianus auraient aposté des gens devant la prison pour repousser à coups
de fouet les chrétiens qui voulaient porter des vivres aux martyrs .
(1) « Anulino proconsule, aliisque persecutoribus intérim circa alla
negotia occupatis, beati martyres isti corporels alimentis destituti,
paulatim et per intervalla dierum naturali conditioni, famis atrocitate
cogente, cesserunt, et ad siderea régna cum palma martyrii migra-
runt. » Baluze, Miscellanea, t. I, p. 18.
(2) « Ex his martyrum gestis quas ipsi proferebant admoniti sumus
et in alla gesta martyrum intendere; et invenimus, et dixiinus, fer-
vente lempore persecutionis, et privatam domum... congregationi
christianoruin fuisse concessam, et in carcere fuisse martyres baptiza-
tos... in ipso carcere celebrabantur sacramenla Christi, in quo inclusi
homines tenebantur pro fîde Christi. » Saint Augustin, Ad donaiistas
post collationem, 18. — Il suffît de lire ce texte pour reconnaître que
les Actes qui y sont résumés sont différents de ceux de Saturnin et
de ses compagnons, et se rapportent à un épisode distinct : le détail
REPRISE DE LA PERSKCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 279
résumé, ou plutôt par cette rapide allusion jetée
négligemment dans un ouvrage de controverse, on
peut se faire une idée des épisodes semblables qui
ont dû se passer sans que l'histoire en ait gardé le
souvenir.
du baptême dans la prison ne se rencontre nulle part dans les Actes
de saint Saturnin, dont la dernière partie décrit cependant très lon-
guement la vie et les occupations des chrétiens captifs.
I
CHAPITRE CINQUIÈME
LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304^)
SOMMAIRE. — I. Les martyrs de la Macédoine et de la Pannome. — Galère,
véritable auteur du (luatrième édit. — Texte d'Eusèbe. — Exécution de
l'édit à Thessalonique. — Interrogatoire d'Agathon, Agape, Irène, Cassia
et Pliilippa. — Eutycliia gardée en prison à cause de sa grossesse. —
Suite de l'interrogatoire : Agape , Chionia. — Agape et Cliionia condam-
nées au l'eu. — Nouvel Interrogatoire d'Irène. — Elle est condamnée au
déshonneur. — Sauvée, elle meurt sur le bûcher. — Silence de l'auteur
des Actes sur le sort des autres accusés. — Martyre du prêtre Montan à
Sirmium. — Arrestation d'Irénée, évéque de cette ville. — Vaines sup-
plications de sa famille et de ses amis. — Son interrogatoire. — Son
martyre. — Interrogatoire et supplice du lecteur Polliou , à Cibalis. —
Pénurie de documents sur l'exécution du quatrième édit dans les États
de Galère. — II. Les martyrs de la Cilicie et de la Thrace. — Maxime,
gouverneur de Cilicie. — Calliope crucilié à Pompeiopolis. — Tarachus,
Probus et Andronicus. — Attitude nouvelle des accusés chrétiens. — Pre-
mier interrogatoire à Tarse. — Second interrogatoire à Mopsueste. —
Troisième interrogatoire à Anazarbe. — Les trois martyrs épargnés par
les bêtes de l'amphithéâtre, puis égorgés. — Les chrétiens recueillent
leurs reliques. — Reprise du procès de Philippe et d'Hermès, à Héraclée,
devant un nouveau gouverneur. — Leur interrogatoire. — Interrogatoire
du prêtre Sévère. — Le procès est continué à Andrinople. — Observations
sur le langage de l'évoque Philippe, différent de celui de Tarachus et de
ses compagnons. — Philippe et Hermès brûlés vifs. — Même supplice
infligé à Sévère. — III. Les martyrs de la Galatie. — Arrestation de
Victor à Ancyre. — Il est exhorté par Théodote. — Il meurt en prison,
laissant une mémoire douteuse. — Services rendus à l'Église par le ca-
baretier Théodote. — Il retire de l'Halys les reliques du martyr Valens.
— Rencontre de chrétiens fugitifs. — Arrestation de sept vierges à An-
cyre. — Elles échappent au déshonneur. — Le bain de Diane et de Mi-
nerve. — Honteuse procession. — Les chrétiennes noyées dans l'étang.
— Théodote et ses compagnons recueillent leurs corps. — Théodote ar-
rêté et interrogé. — Il meurt décapité. — Stratagème du prêtre Fronton
pour enlever ses reliques. — Une chrétienne frappée de mort civile. —
Martyre de Julitta à Césarée de Cappadoce. — IV. Les martyrs de la
Syrie, de la Phémcie, de la Palestine, de la Tméraïde et du Pont.
— Chrétiens exposés aux bétes, à Tyr. — Récit d'Eusèbe, témoin ocu-
laire. — Chrétiens immolés à Gaza. — Martyre de Cyprien et de Justine.
— La persécution en Egypte. — Texte d'Eusèbe. — Histoire de Didyme
282 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
et de Tliéodora. -- Pitié des païens. — Souffrances des chrétiens en
Thcbaïde. — Condamnations prononcées i)ar le gouverneur Arrien. —
Martyre de Timotiiée et Maura. — Cruautés exercées contre les fidèles
du Pont. — Les aïeux de saint Basile s'enfuient dans les montagnes.
— Chrétiens fugitifs bien accueillis des Barbares.
Les martyrs de la Macédoine et de la Pannonie.
Au moment où s'instruisaient les procès racontés
à la fin du précédent chapitre, Dioctétien devait être
sur la route de Salone. Galère demeurait seul maître
de l'Orient. Non seulement il administrait avec une
souveraineté absolue les provinces de l'Europe orien-
tale qui composaient son lot, et dans lesquelles Dio-
clétien se préparait à passer l'hiver, mais encore il
allait suppléer, dans le gouvernement de l'Asie ro-
maine, l'Auguste absent, malade et découragé. Aussi
faut-il vraisemblablement attribuer à sa seule initia-
tive l'édit qui, dans la seconde année de la persécu-
tion, fut envoyé aux gouverneurs. Cet édit avait été
probablement soumis pour la forme à Dioclétien,
mais c'est le haineux et désormais tout-puissant César
qui en doit porter surtout la responsabilité.
Voici en quels termes Eusèbe, alors en Palestine,
parle de ce nouvel attentat contre l'Église chrétienne :
« Au cours de la seconde année, comme l'ardeur du
combat livré contre nous s'était accrue, Urbain admi-
nistrant alors la province, des lettres impériales
furent envoyées, par lesquelles il était commandé en
MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PAN.NONIE. î>83
termes généraux que tous, en tout pays, dans cha-
que ville , offrissent publiquement des sacrifices et des
libations aux idoles (1). » C'était la guerre déclarée,
non plus seulement aux églises, aux livres saints,
aux membres du clergé, mais è l'universalité des
fidèles, mis, sans distinction de condition, d'âge et de
sexe , en demeure d'apostasier.
Bien que la première allusion au quatrième édit
se rencontre sous la plume d'un écrivain asiatique,
on doit croire qu'il fut d'abord appliqué dans les
contrées qui formaient Fapanage immédiat de Ga-
lère. Que le tyran séjournât ou non, à ce moment,
dans l'Europe orientale, sa pensée fut sans doute
obéie avec empressement par des gouverneurs imbus
de ses idées, animés de ses passions, et qui tenaient
de lui seul leur fortune. Cependant les documents
que nous possédons sur l'application de l'édit de 30i
(1) Aî'JTÉpo'j û' ëto'jç ôiaXaodvToç, 'aolI or, crçoôpôispov èiîiTaOévToç toO
xa6' ^tjLwv 7io),e[xou, Tri; sirapxia; r\yoM\iho-j Tr,vtxâôe OOpêavoO, Ypa(X[xâ-
Twv TO-jTio 7ïpà)T0v êaffiXixûv •jTeçoiTrjXOTwv, £v oïç y.aôoXixtô TrpoCTTayfxaTt
Tiàvtaç TtavSrjtxei toù^ xaxà TtôXtv Ôûîiv zz xat auhozvf toTç sîôtoXot; âxs-
Ivjtxo. Eusèbe, De Mart. Pal., 3. — Traduite comme nous l'avons
lait, la phrase d'Eusèbe laisse incertaine la date exacte de l'édit et le
place à une époque quelconque de 304; mais, si l'on serre de plus
près le texte grec, on arrive à une détermination plus précise. Litté-
ralement, les mots employés par Eusèbe, ôîdtsçou o' etou; ûia).ao6vTo;,
signifient « la seconde année se partageant, » et semblent en marquer
le milieu. Comme Eusèbe suit habituellement le calendrier syro-
macédonien, qui commence en octobre, le milieu de l'année tombe en
avril. C'est vraisemblablement vers cette date que ledit parvint au
gouverneur de Palestine. 11 fut certainement promulgué plus tôt dans
les États de Galère, car nous l'y voyons appliqué dès la fin de mars
et le commencement d'avril.
284 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (30 i).
dans les provinces voisines du Danube sont peu nom-
breux : ils ne représentent vraisemblablement qu'un
petit nombre des épisodes d'une guerre qui, dans ces
régions, dut être particulièrement sanglante.
Pendant le mois de mars 304, un chrétien et plu-
sieurs chrétiennes furent traduits à Thessalonique
devant Dulcetius, gouverneur de Macédoine, pour
n'avoir pas voulu obéir au nouvel édit en mangeant
des viandes provenant des sacrifices. L'homme s'ap-
pelait Agathon; parmi les femmes se trouvaient trois
sœurs qui, l'année précédente, s'étaient enfuies dans
les montagnes après avoir caché de nombreux ma-
nuscrits des Écritures (1). Elles étaient, après quel-
que temps, revenues dans leurs maisons, où on
les avait arrêtées (2j. Leurs noms, empreints de ce
symbolisme aimable où se plaisaient les premiers
chrétiens, rappellent les idées d'amour, de paix, de
blancheur immaculée : elles s'appelaient Agape,
(1) Voir plus haut, p. 180.
(2) Cela résulte de l'interrogatoire d'Irène, Acta SS. Agapes, Chio-
nix, Irenes, 5, dans Ruinart, p. 423. Le paragraphe 2 semble en con-
tradiction avec lui, car on y lit que les trois saintes furent arrêtées
dans les montagnes mêmes où elles s'étaient réfugiées. Mais les deux
premiers paragraphes sont un prologue oratoire, mis en tête des Actes
proprement dits et ne faisant pas corps avec eux. Les Actes ne com-
mencent qu'au paragraphe 3. Dans ceux-ci, Tillemont {Mémoires, t. V,
note I sur sainte Agape) ne voit « rien qui ne s'accorde parfaitement
avec les monuments du temps, et qui n'ait l'air d'une pièce authen-
tique et originale. » Mais il faut les distinguer d'autres Actes des
mêmes saintes que leur préfère Bollandus {Acta SS., avril, t. I, p. 245),
et qui, au jugement motivé de Tillemont et de Ruinart, sont remplis
d'inventions fabuleuses.
MAUTYRS DE LA MACÉDOINE ET DE LA PANNONIE. 285
Irène, Chionia (1). Trois autres chrétiennes furent en
même temps déférées au tribunal, Cassia, Pliilippa et
Eutychia.
Un des greffiers dit au gouverneur : « Si tu l'or-
donnes, je vais lire le rapport rédigé par l'officier
de police au sujet de ceux qui sont ici. — Lis, »
commanda Dulcetius. Dans un court rapport, le sol-
dat bénéficiaire qui avait opéré l'arrestation dénon-
çait les chrétiens comme ayant refusé de manger
les viandes immolées. Après sa lecture, le gouver-
neur, s'adressant aux inculpés : « Quelle folie est
la vôtre, de ne pas vouloir obéir aux ordres des
Empereurs et des Césars? » Puis, se tournant vers
Agathon : (( Pourquoi n'as-tu pas participé aux sa-
crifices, comme ont coutume de faire ceux qui ont été
consacrés aux dieux (2)? — Parce que je suis chré-
tien. — Persistes-tu aujourd'hui encore dans ce pro-
pos? — Tout à fait. — Et toi, Agape, que dis-tu? —
(1) L'auteur du prologue des Actes explique symboliquement ces
trois noms : Agape mérite d'être appelée ainsi par sa charité; Chionia,
d'être comparée à la neige, -/iwv, par sa pureté immaculée; Irène
porte dignement son nom, à cause de son esprit pacilique. Le cogno-
men Agape se rencontre souvent dans les catacombes, et fut celui de
plusieurs martyres; voir Histoire des persécutions pendant les deux
premiers siècles, p. 221-223. Sur trois peintures de la catacombe des
saints Pierre et Marcellin, représentant le repas des bienheureux dans
le ciel, les deux servantes sont appelées AGAPE et IRENE. Bullettino
di archeologia cristiana, 1882, pi. III, IV, V. Les inscriptions des
catacombes ne souhaitent pas seulement aux défunts de vivre in
pace ou èv tlç-hviçi; quatre épitaphes contiennent l'acclamation IN
AGAPE. Ibid., p. 127-128.
(2) Agathon avait peut-être été jadis, soit prêtre païen, soit initié à
quelque mystère.
286 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
Croyant au Dieu vivant, je n'ai pas voulu faire les
choses dont tu parles. — Qu'ajoutes-tu, Irène? Pour-
quoi n'as-tu pas obtempéré au très pieux commande-
ment des Empereurs et des Césars? — Parce que je
crains Dieu. — Toi, Cassia, que dis-tu? — Je veux
sauver mon âme. — Ne veux-tu pas prendre part aux
sacrifices? — Non. — Toi, Philippa, que dis-tu? —
La même chose. — Quelle chose? — J'aime mieux
mourir que de manger de vos sacrifices. — Mais
toi, Eutychia, que dis-tu? — La même chose. J'aime
mieux mourir que de faire ce que tu commandes. —
As-tu un mari? — 11 est mort. — Depuis combien
de temps? — Depuis environ sept mois. — Comment
es-tu donc enceinte? — Par l'époux que Dieu m'a-
vait donné. — Je t'engage, Eutychia, à quitter cette
folie, et à revenir à des sentiments humains. Que
dis-tu? veux-tu obéir au commandement royal? —
Je ne veux point obéir, car je suis chrétienne, ser-
vante du Dieu tout-puisssant. — Comme Eutychia
est grosse, elle sera gardée en prison, » dit le gou-
verneur (1).
Il reprit ensuite l'interrogatoire des autres : « Agape,
veux-tu faire les mêmes choses que nous, qui sommes
dévoués à nos maîtres les Empereurs et à nos Césars?
— Il ne me convient pas d'être dévouée à Satan. Tes
paroles ne changeront pas ma résolution, qui est
inébranlable. — Et toi, Chionia, qu'as-tu à dire? —
Personne ne pourra égarer notre volonté. — N'y
(1) Acta, 3; cf. Ulpien, au Digeste, XL VIII, xix, 3.
MARTYRS DE LA MACKDOINE ET DE LA PANNONIE. 287
a-t-il pas chez vous quelques écrits des impies chré-
tiens, parchemins ou livres? — Aucun, ô président;
car ceux qui sont aujourd'hui empereurs nous les
ont tous enlevés. — Qui donc a mis en vous un tel
esprit? — Dieu tout-puissant. — Qui sont-ils, ceux
qui vous ont entraînées à cette folie? — Le Dieu
tout-puissant, et son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— Il est manifeste, cependant, que vous devez vous
soumettre tous à nos puissants Empereurs et Césars.
Mais puisque après tant de temps, tant d'avertisse-
ments, de si nombreux édits, de telles menaces, vous
êtes assez téméraires pour mépriser les justes com-
mandements des Empereurs et des Césars, en per-
sistant dans le nom impie de chrétiens; puisque
jusqu'à ce jour, pressées par nos agents et par les
premiers de la miHce de renoncer par écrit au Christ,
vous persistez dans votre refus, vous allez recevoir
le châtiment mérité. » Dulcetius lut alors la sentence :
« Agape et Chionia, qui par leur impiété et leur
esprit d'opposition ont résisté au divin édit de nos
maîtres les Empereurs et les Césars, et aujourd'hui
encore pratiquent la religion des chrétiens, vaine,
téméraire, odieuse à tous les hommes pieux, seront
livrées aux flammes. » Il ajouta : « Cependant, qu'A-
gathon, Cassia, Philippa et Irène soient jusqu'à nou-
vel ordre gardés en prison (1). »
Après le supplice des deux saintes femmes, Dulce-
tius fit comparaître leur sœur Irène. « Ton but impie,
(1) Acta, 4.
288 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
lui dit-il, se montre clairement en ce que tu as voulu
conserver jusqu'à ce jour tant de parchemins, de
livres, de tablettes, de volumes et de pages des Écri-
tures, appartenant aux impies chrétiens. Quand on te
les eut présentés, tu les reconnus, bien qu'ayant nié
chaque jour, malgré le supplice de tes sœurs et la
peine qui t'attendait, que de tels écrits fussent en ta
possession. C'est pourquoi tu dois être châtiée. Cepen-
dant, notre indulgence te permet encore d'échapper
au supplice , en reconnaissant au moins les dieux. Que
dis-tu donc: obéis-tu aux ordres des Empereurs et des
Césars? es-tu prête à offrir un sacrifice et à manger
des viandes immolées? — Non, répondit Irène, non,
par le Dieu tout-puissant , qui a créé le ciel et la terre ,
la mer et tout ce qu'ils renferment! Le suprême châti-
ment du feu éternel est pour ceux qui auront renié le
Christ. — Mais qui t'a poussée à conserver jusqu'à ce
jour ces papiers et ces Écritures? — Le même Dieu
tout-puissant qui nous a commandé de l'aimer jusqu'à
la mort : c'est pourquoi nous n'avons pas osé le tra-
hir, et nous voulons plutôt être brûlées vives, ou
souffrir tout autre mal, que de livrer de tels écrits.
— Qui donc, dans la maison que tu habites, savait
que tu les y gardais? — Le Dieu tout-puissant, qui
sait toutes choses, les a vus, mais nul autre. Car nous
considérions nos époux comme nos pires ennemis,
craignant d'être dénoncées par eux. Aussi n'avons-
nous montré ces livres à personne. — L'année der-
nière , quand fut publié le premier édit de nos maî-
tres les Empereurs et les Césars, où vous êtes-vous
MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE, 289
cachées? — Où Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons
vécu daus les montagnes, en plein air. — Qui vous
fournissait du pain? — Dieu, qui donne à tous la nour-
riture (1). — Votre père était-il complice? — Non,
par le Dieu tout-puissant! il ne pouvait être complice,
car il ne savait rien de cela. — Qui de vos voisins le
savait? — Demande aux voisins, informe-toi des lieux
où nous étions et de ceux qui les connaissaient. —
Après que vous fûtes revenues de la montagne,
comme tu dis, lisiez-vous ces écrits en présence de
quelqu'un? — Ils étaient dans notre maison, et nous
n'osions les en tirer. Aussi étions-nous attristées de
ne pouvoir les étudier nuit et jour, comme nous l'a-
vons fait jusqu'au moment où, l'année dernière, nous
les eûmes cachés. — Tes sœurs, dit alors le président,
ont souffert le châtiment que nous avons ordonné.
Quant à toi, avant même de prendre la fuite, tu avais
encouru la peine de mort, pour avoir caché ces écrits
et ces papiers; cependant, je ne veux pas te faire pé-
rir comme elles tout de suite : mais j'ordonne que, par
les gardes et par Zosime, bourreau public, tu sois ex-
posée nue dans le lupanar; un pain t'y sera tous les
jours apporté du palais, et les gardes ne te permet-
(1) Ce souci généreux de ne pas trahir ceux qui avaient secouru les
chrétiens fugitifs se retrouve à une époque toute différente. En 1794,
interrogé par le tribunal révolutionnaire de Vannes, un prêtre répond
que « la terre était son lit et le ciel son toit et qu'il ne mendiait son
pain qu'à des gens qui ne le connaissaient pas. » Deux autres disent
« qu'ils avaient vécu errants dans les bois, » ce qui était vrai. Wal-
lon, les Représentants du peuple en mission et la Justice révolu-
tionnaire dans les départements, t. II, p. 30.
IT. 19
290 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
tront pas d'en sortir. Vous, gardes et bourreau, sa-
chez qu'il y va de votre tête. Que cependant on me
remette tous les livres cachés dans les coffres et les
boites d'Irène (1). »
Ce lâche attentat à la pudeur des martyres avait
été commis dans toutes les persécutions (2) : il le sera
plus souvent dans la dernière. L'éditde 303, qui avait
réduit tous les chrétiens à la condition de personnes
infâmes, leur ôtant jusqu'au droit de se plaindre ju-
diciairement d'un outrage, permettait aux magistrats
de déshonorer ainsi des malheureuses qui ne comp-
taient plus dans la société. On pouvait indifféremment
les enfermer, comme serves du fisc, dans les gynécées
et les manufactures de l'État, ou dans les lieux à
peine plus corrompus que désigne la sentence pro-
noncée contre Irène. Celle-ci fut conduite où l'avait
ordonné le gouverneur. Cependant personne n'osa
s'approcher d'elle pour la flétrir. Dulcetius se la fit
amener de nouveau : « Persistes-tu dans ta témérité?
— Non pas dans ma témérité , mais dans le culte de
Dieu. — Puisque par tes premières réponses tu as
clairement manifesté d'intention de ne pas obéir aux
Empereurs, et que je te vois persister dans le même
orgueil, tu subiras la peine méritée. » Le gouverneur
écrivit la sentence : « Irène ayant contrevenu à l'or -
(1) « A scriniis et arculis. » Acta, 6.
(2) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers
siècles, 2'' éd., p. 225; Histoire des persécutions pendant la pre-
mière moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 53, 402, 409; les Der-
nières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 16, 246.
MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE. 291
dre impérial, refusé de sacrifier aux dieux immortels,
et persévérant aujourd'hui dans la religion des chré-
tiens, j'ordonne qu'elle sera brûlée vive comme ses
sœurs (1). »
La sainte , conduite au supplice , s'élança sur le bû-
cher en chantant des psaumes. Elle mourut le jour
des calendes d'avril (2). L'auteur des Actes termine
ici sa relation , sans nous apprendre ce que devinrent
Agathon, Cassia, Eutychia et Philippe. Peut-être n'a-
vait-il pu se procurer les pièces de leur procès : son
silence au sujet de ces quatre chrétiens serait une
preuve de plus de sa sincérité quand il raconte ce qu'il
sait des autres.
Vers le même temps eut lieu le martyre de Montan,
prêtre de Singidunum, en Mésie. Il périt par l'ordre
de Probus, gouverneur de la Pannonie Inférieure,
qui venait de recevoir l'édit de persécution (3). Sin-
gidunum étant située sur la rive mésienne de la
Save, il est à supposer que Montan avait franchi le
fleuve et fut arrêté en Pannonie. La plupart des mar-
tyrologes placent, en effet, son supplice à Sirmium,
le 28 mars. Maxima, épouse du prêtre Montan,
fut, disent-ils, immolée avec lui : on leur donne
même quarante compagnons de martyre, ce qui
(1) Acta, 6.
(2) « Consummata est in consulatu Diocletiani Augusti nono, Maxi-
miani autem Augusti octavo, Kalendis Aprilis. » Acta, 7. Le jour des
calendes d'avril équivaut au l^r avril. Les martyrologes placent le mar-
tyre de sainte Irène le 5 avril. Les Grecs célèbrent la mémoire des
trois saintes le 16 avril.
(3) Passio S. PollioniSj 1, dans Ruinart, p. 435,
292 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
convient bien à cette période de la persécution (1).
Peu après l'exécution de Montan, l'évêque de Sir-
roium, Irénée, fut arrêté à son tour. C'était un homme
jeune encore, marié, père d'enfants en bas âge. On
le conduisit au gouverneur. « Obéis aux divins pré-
ceptes, et sacrifie aux dieux, » lui dit Probus. «■ Qui-
conque, répondit l'évêque, sacrifie aux dieux, et non
à Dieu, sera déraciné. — Les très cléments princes
ont donné le choix de sacrifier ou de mourir dans les
tourments. — Il m'a été commandé d'accepter les
tourments plutôt que de renier Dieu en sacrifiant aux
démons. — Sacrifie, ou je te ferai mettre à la torture.
— Je me réjouis si tu le fais, car je participerai à la
Passion de mon Sauveur. « Pendant que les bourreaux
torturaient cruellement le martyr : « Que dis-tu, Iré-
née? demanda le gouverneur. — En confessant bien
ma foi, je sacrifie à mon Dieu , à qui j'ai toujours sa-
crifié, » répondit l'évêque (2).
Une nouvelle torture, plus délicate et plus pénible
que toutes les autres, l'attendait. Son père et sa mère,
sa femme, ses enfants, s'approchèrent en le voyant
souffrir, se jetèrent à ses pieds, les inondèrent de lar-
mes. Des serviteurs, des amis, des voisins suivaient,
pleurant et se lamentant. « Aie pitié de ta jeunesse, »
criait-on de toutes parts. Irénée gardait le silence,
repassant dans son cœur les promesses et les menaces
divines. « Allons, lui dit Probus, laisse-toi fléchir par
(1) Voir Tilleiïiont, Mémoires, t. V, art. sur saint Irénée.
(2) Passio S. Ireneei, episcopi Sirmiensis , 1, dans Ruinart, p. 433.
MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE. 293
tant de larmes, pense à ta jeunesse, sacrifie. — Je
pense à mon éternité, et je ne sacrifie pas, » répondit
le martyr. Probus le fit conduire dans la prison, où
chaque jour on tenta sa constance par de nouveaux
tourments (1).
Pendant une nuit, Probus le fit appeler de nou-
veau : « Irénée, sacrifie, afin d'éviter la souffrance.
— Fais ce qui t'est ordonné, mais n'attends pas de
moi cette faiblesse. » Le gouverneur commanda de
le frapper. « J'ai appris à adorer mon Dieu depuis
l'enfance, dit l'évêque, je l'adore, il me soutient dans
mes épreuves, c'est à lui que je sacrifie : je ne puis
adorer vos dieux faits de main d'homme. — Évite
la mort, qu'il te suffise des tourments déjà soufferts.
— La mort m'est un gain, puisque par les souf-
frances que tu crois m'infliger, et que je ne sens pas,
j'obtiens de Dieu la vie éternelle. — As-tu une épouse?
— Je n'en ai pas. — As-tu des fils? — Je n'en ai pas.
— As-tu des parents? — Je n'en ai pas. — Et qui sont
donc ceux qui pleuraient devant toi à une précédente
audience? — Mon Seigneur Jésus-Christ a dit : « Ce-
« lui qui aime son père, ou sa mère, ou son épouse,
« ou ses fils, ou ses frères, plus que moi, n'est pas
« digne de moi. » — Sacrifie cependant à cause
d'eux. — Mes fils ont le même Dieu que moi, il peut
les sauver. Mais toi, fais ce qui t'est commandé. —
Réfléchis, jeune homme. Sacrifie, afin que je ne te
livre pas aux supplices. — Fais ce que tu voudras.
(1) Passio, 2.
294 LK QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
Tu vas voir quelle force Notre-Seigneur Jésus-Christ
me donnera contre tes embûches. — Je vais pronon-
cer ta sentence. — Je m'en réjouirai. » Probus rendit
le jugement suivant : « J'ordonne qu'Irénée, qui a
désobéi aux ordres royaux, soit jeté dans le fleuve. »
Irénée répondit : « Je m'attendais qu'après tant de
menaces tu mulliplierais sur moi les tourments, afin
de me frapper ensuite du glaive ; mais tu n'en as rien
fait. Je te conjure de changer de résolution; tu ap-
prendras comment les chrétiens , par la foi qu'ils ont
en leur Dieu, savent affronter la mort (1). »
Par cette ardeur à souffrir, l'évêque songeait pro-
bablement moins à provoquer la colère du juge qu'à
donner à ses ouailles l'occasion de contempler un
exemple de constance propre à raffermir leur cou-
rage, dont la faiblesse de sa propre famille avait
montré la fragilité. Son vœu fut exaucé : le gouver-
neur, par une nouvelle sentence, le condamna à
être décapité. L'exécution dut être précédée, selon un
usage constant, de la flagellation ou de la baston-
nade (2) ; ainsi s'expliquent les paroles prononcées
par le martyr entendant sa seconde condamnation :
« Je te rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui parmi
des peines et des tourments divers me donnes la force
de les supporter, et daignes me rendre participant
de la gloire éternelle. »
(1) Passio, 4.
(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du
troisième siècle, 2* éd., p. 83.
MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE. 295
On conduisit Irénée sur un pont dominant la Save.
Il se dépouilla lui-même de ses vêtements, et, les
mains étendues vers le ciel, fit cette prière : « Sei-
gneur Jésus -Christ, qui as daigné souffrir pour le
salut du monde, puissent les cieux s'ouvrir, et tes
anges recevoir l'âme de ton serviteur Irénée (1), qui
souffre aujourd'hui pour ton nom et pour le peuple
de ton Église catholique de Sirmium. J'implore ta
miséricorde , afin que tu daignes m'accueillir, et con-
firmer ceux-ci dans ta foi. » Le bourreau lui trancha
la tête, et jeta son corps dans le fleuve. C'était le
6 avril (2).
Le gouverneur faisant, quelques jours plus tard,
une tournée administrative, arriva dans la ville de
Cibalis , dont l'évèque , Eusèbe , avait été mis à mort
dans une des persécutions précédentes (3) : là, préci-
sément au jour anniversaire du martyre d'Eusèbe, un
clerc connu par son zèle évangélique lui fut dénoncé
comme coupable de blasphémer les dieux et les em-
pereurs. Probus le fit comparaître : « Comment te
nommes-tu? — Pollion. — Es-tu chrétien? — Je suis
(1) « Suscipiant Angeli spiritum servi tui Irenaei. •» Passio, 5. Cf.
dans les inscriptions, la formule déjà citée : IN PACEM TE SVSCI-
PIANT OMNIVM ISPIRITA SANCTORVM {Bull, di archeologia
cristiana, 1875, p. 19); et celte autre : ARCESSITVS AB ANGELIS
[Inscriptiones christianœ urbis Romx, t. I, p. 31).
(2) Passio, 5, 6.
(3) « Superiori persecutione Eusebins ejusdem ecclesiae venerandus
antistes moriendo pro Chrisli nomine de morte et de diabolo nosci-
tur Iriumphasse. » Passio S. Pollionis, i, dans Ruinart, p. 435. Il
s'agit probablement ici de la persécution d'Aurélien.
296 LE QUATRIEME EDIT EN ORIENT (304).
chrétien. — Quelle est ta charge? — Premier des
lecteurs. — De quels lecteurs? — De ceux qui ont
coutume de lire au peuple la parole divine. — Ceux
qui, dit-on, inspirent à Tesprit léger des femmes
l'horreur du mariage et l'amour d'une vaine chasteté?
— Tu pourras connaître aujourd'hui si nous sommes
légers et vains. — Comment? — Ils sont légers et
vains , ceux qui abandonnent leur Créateur pour ac-
quiescer à vos superstitions. Mais ceux qui s'efforcent
d'accomplir, malgré les tourments, les commande-
ments du Roi éternel montrent leur foi et leur cons-
tance. — Quels commandements? et de quel roi? —
Les pieux et saints commandements du Christ Roi. —
Quels sont-ils? — Qu'il y a un seul Dieu dans le ciel;
que ni le bois ni la pierre ne peuvent être appelés
dieux ; qu'il faut apaiser les querelles ; que les vierges
doivent garder la pureté de leur état, les époux la
chasteté conjugale ; que les maîtres doivent gouverner
leurs esclaves par l'amour plus que par la crainte,
en considérant que la condition humaine est la même
pour tous; qu'il faut obéir aux justes volontés des
rois, se soumettre aux puissances quand elles com-
mandent le bien ; qu'on doit aux parents le respect,
aux amis l'affection, aux ennemis le pardon, le dé-
vouement aux citoyens, l'humanité aux hôtes, la mi-
séricorde aux pauvres , la charité à tous , et le mal à
personne; qu'il faut supporter patiemment l'injure,
et ne la faire jamais; plutôt céder ses biens que de
convoiter ceux d' autrui; et enfin, que celui-là vivra
éternellement, qui pour sa foi aura méprisé la courte
MARTYRS DE LA MACÉDOINE ET DE LA PANNONIE. 297
mort que vous pouvez infliger. Si ces maximes te dé-
plaisent, tu ne peux t'en prendre qu'à ton propre
jugement (1). — Et quel avantage aura celui qui, par
sa mort, est privé de la lumière et de toutes les jouis-
sances corporelles? — La lumière éternelle est meil-
leure que des clartés passagères, et les biens perma-
nents plus doux que des biens périssables : il n'est
point sage de préférer le caduc à l'éternel. — Que
veut dire tout ceci? Fais ce qu'ont ordonné les Empe-
reurs. — Qu'ont-ils ordonné? — Que tu sacrifies. —
Fais, toi aussi, ce qui t'est commandé; pour moi, je
n'obéirai pas , car il est écrit : « Celui qui sacrifie aux
« démons, et non à Dieu, sera déraciné. » — Tu pé-
riras par le glaive, si tu ne sacrifies pas. — Fais ce qui
t'est commandé. Je dois suivre les pas des évêques,
des prêtres, de tous les pères dont j'ai reçu les doc-
trines, et j'accepte avec plaisir les châtiments que tu
voudras m'infliger. » Probus le condamna au bûcher.
Pollion fut brûlé à un mille de la cité, le 27 avril (2).
Quelques jours plus tard, la Basse-Norique (3) fut té-
moin d'un autre martyre, qui rappelle, par le pro-
cédé sommaire d'exécution, celui de saint Irénée.
(1) Passio, 2.
(2) Passio, 3, — Les itinéraires du septième siècle nomment, au
cimetière de Pontien, sur la voie de Porto, le martyr Pollion (De
Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 182). Bosio pense que celui-ci est
le martyr de Pannonie, dont les reliques auraient été transportées à
Rome. Cf. Armellini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 11.
(3) « Noricum Ripense. » Depuis Dioclétien, la Norique était divisée
en deux provinces, Noricum Ripense et Noricum M éditer r aneum ,
ayant chacune un praeses.
298 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
Le gouverneur Aquilinus recherchait Aprement les
chrétiens. Ceux-ci se réfugiaient dans les montagnes,
se cachaient parmi les rochers et les cavernes. A Lau-
riacum , une perquisition fit tomber dans ses mains
quarante fidèles. Il les mit en prison , après leur avoir
fait subir la torture (1). Un ancien chef de bureau (2),
Florianus, converti au christianisme, et retiré dans
la ville de Cetium, apprit leur arrestation. Il se rendit
à Lauriacum pour y confesser sa foi. Des soldats l'ar-
rêtèrent en route. Aquilinus le fit fouetter et torturer,
puis le condamna à être précipité dans la rivière
d'Eus (3).
(1) « Les Actes ne marquent point ce qu'ils devinrent, mais on croit
que ce sont ceux que les Églises de Vienne et de Passau honorent
avec saint Florient. » Tillemont, Mémoires, t. Y, art. xxv sur la per-
sécution de Dioclétien.
(2) « Princeps officîi. •»
(3) Acta SS., mai, t. I, p. 462. Le texte du martyrologe hiéronymien
porte : « Et in Norico Ripense, loco Lauriaco, natale Floriani, ex
principe officii praesidis, ex cujus jussu ligato saxo coUo ejus, de
ponte in fluvio Aniso missus est, oculis crepantibus praecipitatori, vi-
dentibus omnibus circumstantibus. » Ces paroles du martyrologe, ms.
de Berne, sont le résumé de la Passion. M. l'abbé Duchesne {Bulletin
critique, 1897, p. 381-385) a défendu celle-ci contre les attaques de
M. Krusch {Passiones vitaeque sanciorum aevi merovingici et anti-
quorum aliquot, Hanovre, 1896), qui la faisait descendre au milieu
du huitième siècle. Elle doit, suivant M. Duchesne, remonter à une
date antérieure aux grands ravages des invasions, au quatrième ou au
cinquième siècle. « Est-ce qu'un moine du huitième siècle connaissait
le Aoricum Ripense et son prceses , et lofficium de celui-ci, et le
princeps officii? est-ce qu'il était capable de faire la différence entre
la situation municipale de Lauriacum , simple castrum, quoique rési-
dence du gouverneur, et de Cetium, civitas proprement dite? Un
passionnaire du huitième siècle n'aurait pu parler avec tant de préci-
sion et d'exactitude des institutions de l'Empire romain , disparu dans
ces contrées depuis près de trois siècles. »
MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNOiME. 299
Un autre épisode eut rancienne Mésie pour théâ-
tre (1).
Des soldats en garnison dans une des villes — soit
Dorostore en Mésie Inférieure , soit Axiopolis en Scy-
thie (2) — avaient coutume chaque année, au mo-
ment des Saturnales, de tirer au sort un roi de la
fête (3). Les Saturnales ont été de tout temps un jour
de repos et de réjouissances pour les troupes (4-).
« Sur les bords du Danube , peuplés en partie de co-
lons italiens, les réjouissances qui, dans la patrie de
ceux-ci, marquaient la fm de l'année devaient être
particulièrement populaires (5). » Revêtu des insignes
de sa dignité, le monarque d'un jour sortait de la ville
avec un nombreux cortège, et se livrait à toute sorte
d'excès (6). La fête se terminait par un sacrifice, offert
(1) Passion de saint Dasius, publiée par Franz Cumont dans Ana-
lecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 11-15. — Le texte est grec,
mais {( certaines impropriétés d'expression et, en général, la gaucherie
du style » trahissent l'œuvre d'un traducteur peu habile : il est à peu
près certain que l'original était latin.
(2) La Passion porte Aiopo<TTd).tp ; mais le martyrologe hiéronymien,
qui nomme deux fois Dasius, dit chaque fois in Aaiopoli. Comme
Dorostore n'est nommé que tout à la fin, on peut admettre que cette
mention a été ajoutée après coup, au détriment de la petite ville voi-
sine d'Axiopolis. Les sources du martyrologe hiéronymien sont, pour
l'Empire d'Orient, très anciennes, puisqu'il dérive d'un martyrologe
grec rédigea Nicomédie entre 362 et 411; cf. Duchesne, Mart. hieron.,
proleg., p. Lxvi.
(3) Passio, 1; cf. Lucien, Saturnal., 4; Tacite, i4mi., XIII, 15;
Arrien, Dm., I, 25.
(4) Cicéron, Ad Attic, V, 20; Tacite, Hist., III, 78; Macrobe, Sat.^
I, 10, 16.
(5) Cumont, Z. c, p. 16.
(6) Passio, 1 ; cf. Lucien, Sat., 2-4.
300 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
au nom de tous sur Tautel de Saturne (1). En 303, le
sort tomba sur le soldat Dasius. Il était chrétien. Il re-
fusa de jouer le rôle sacrilège qui lui était assigné, et
proclama sa religion. Il fut aussitôt arrêté : le lende-
main, on l'amena au tribunal du légat Bassus (2).
Celui-ci lui adressa les questions d'usage, lui de-
mandant sa condition, son nom. « Par ma condition,
je suis soldat, répondit-il. Mon nom principal est
chrétien. De mes parents j'ai reçu celui de Dasius. » Le
légat l'invita à sacrifier « aux saintes images des em-
pereurs, que les Barbares eux-mêmes adorent (3). »
On remarquera qu'il n'est plus question ici de Satur-
(1) Le rédacteur grec de la Passion dit que le roi de la fête était,
à la fin, immolé sur l'autel de Saturne. L'assertion paraît peu admis-
sible, les sacrifices humains étant interdits depuis Hadrien (Por-
phyre, De abst., U, 56; Lactance, Div. Inst., I, 21). C'est là, a d'a-
bord pensé M. Cumont, une de ses erreurs de traduction. Cependant
M. Parmeiitier (Revue de Philologie, 1897, p. 143-149) croit que les
Saturnales romaines avaient dû se confondre en Orient et dans l'armée
avec la fête perse des Saces et que l'immolation du roi de la fête était
réelle; il renvoie à Dion Chrysoslome, IV, 6. M. Cumont a fini par se
rallier à celte opinion {ibid., p. 149-153). Voir encore Wendland, dans
l'Hermès, t. XXXIII, 1898, p. 176-178.
(2) « Le cognomen Bassus est si fréquent sous l'Empire , qu'il est
difficile d'identifier ce personnage. Peut-être est-ce M. Macrius Bassus,
qui fut consul pour la seconde fois en 289 (Corp. inscr. lat., t. X, 3698).
Mais un Septiraius Bassus fut praefectus urbi de 317 à 319, un
autre Bassus, préfet du prétoire en 313, etc. Et précisément la même
année où Dasius fut martyrisé en 303 après Jésus- Christ, un Bassus
était préfet de la Thrace {Passio S. Philippi, dans Ruinart, p. 443). »
Cumont , l. c, p. 7, note 2.
(3) Cf. une inscription d'un gouverneur de Mésie, de l'an 57 : IGNO-
TOS AVT INFENSOS P (opuli) R {omani) REGES SIGNA ROMANA
ADORATUROS IN RIPAM {Danubii) QVAM TVEBATVR PRODUCIT.
Corp. inscr. lat, t. XIV, 3608.
MARTYRS DE LA MACÉDOINE ET DE LA PANONNIE. 301
nales : le juge s'inquiète peu de savoir si Dasius y
fera ou non le roi de carnaval : mais il lui impose
tout de suite l'épreuve réservée aux chrétiens, en
l'invitant à apostasier par un sacrifice. Sur le refus
du soldat (1), Bassus lui offrit un délai pour réflé-
chir (2) : et comme il ne voulait pas en profiter, se
proclamant toujours chrétien, le juge, après l'avoir
fait torturer, le condamna à la décapitation. Le bour-
reau lui trancha la tête, « le 20 novembre, un sa-
medi, à la quatrième heure, le vingt-quatrième jour
de la lune (3). »
Tels sont les seuls documents que nous possédions
sur l'exécution de l'édit de SOk dans les États de Galère
(si encore les Actes de Dasius n'ont pas trait à des faits
de l'année précédente) . Bien que ces récits permettent
de juger de la passion qu'apportèrent les magistrats
dans la poursuite des fidèles, la pénurie des sour-
(1) Le rédacteur de la Passion prête ici, § 8, au soldat une pro-
fession de foi calquée sur les formules du concile de Nicée, amplifica-
tion évidente.
(2) Ce détail se rencontre quelquefois dans les Actes; voir par
exemple ceux des martyrs Scillitains, Hist. des persécutions pen-
dant les deux premiers siècles, 2® éd., p. 449.
(3) Ces indications simultanées, 20 novembre, samedi, 24^ jour de
la lune, s'appliquent exactement, comme le fait remarquer M. Cu-
mont, au 20 novembre 303, et leur coïncidence ne se rencontrerait
aucun jour analogue du règne de Dioclélien. Cependant il me paraît
bien difficile de mettre le martyre de Dasius avant 304. Le 20 no-
vembre 303 est précisément le jour des vicennalia de Dioclétien (voir
plus haut, p. 246), et ce jour serait mal choisi pour une exécution ca-
pitale. Y a-t-il erreur du rédacteur des Actes? S'il faut reporter le
meurtre de Dasius à l'année 303, il devra être considéré comme un
épisode isolé, non comme l'application d'édits réguliers, puisque les
édits de 303 ne regardent encore que les ecclésiastiques.
302 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
ces est ici profondément regrettable : on ne pourrait
dire le noml)re des héros chrétiens dont le souvenir
se dérobe à notre pieuse curiosité. Celle-ci va avoir
moins à souffrir, en passant des provinces du César
Galère aux contrées gouvernées par l'Auguste Dio-
ctétien.
LES MARTYRS DE L\ CILICIE ET DE LA TIIRACE. 303
II
Les Martyrs de la Gilicie et de la Thrace.
Les Actes qui font connaître, pour une durée plus
longue et avec une plus grande abondance de détails,
l'application du quatrième édit dans les États de Dio-
ctétien , nous transportent successivement aux divers
points du vaste territoire encore soumis à l'autorité
nominale du vieil empereur : dans ses provinces
européennes, comme la Thrace, dans ses provinces
asiatiques, comme la Cilicie, la Galatie, le Pont, la
Palestine, dans ses provinces africaines, comme l'E-
gypte et la Thébaïde. Ces pays si différents de sites,
de mœurs, de langage, d'idées, virent couler à la
même heure le sang des chrétiens : villes populeu-
ses, plages commerçantes, forêts épaisses, monta-
gnes escarpées, déserts de sable, il n'est pour ainsi
dire aucun lieu, dans l'immense empire d'Orient,
qui, sauvage ou civilisé, n'ait eu ses exilés et ses
martyr .
L'étendue et la diversité de ce théâtre de la persé-
cution font comprendre le contraste de certains récits
hagiographiques, tels, par exemple, que les relations
de procès jugés presque simultanément dans la mon-
tagneuse Cilicie ou dans la Thrace hellénisée.
L'édit avait été promulgué en Pamphylie dès les
304 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).
premiers mois de 304. De Perge, métropole de cette
province, saint Galliope s'enfuit à Pompeiopolis, ville
deCilicie, où il fut arrêté. Le gouverneur Maxime
l'interrogea et le mit à la torture (1). On raconte que
la mère du martyr, apprenant l'arrestation de son
fils, courut le retrouver, après avoir affranchi deux
cent cinquante esclaves et distribué ses biens à l'Église
et aux pauvres (2). Galliope, condamné au supplice
de la croix, mourut le vendredi saint, 7 avril : la
mère expira en recevant dans ses bras le corps de
son enfant détaché du gibet (3).
C'est peut-être pendant ce séjour à Pompeiopolis
que furent présentés une première fois à Maxime trois
autres chrétiens, Tarachus, Probus et Andronicus(4.),
dont les interrogatoires multiples, la translation en
diverses villes à la suite du gouverneur, la longue
captivité , sont caractéristiques d'une persécution où.
(1) Les Actes grecs des saints Tarachus, Probus et Andronicus don-
nent au même gouverneur de Cilicie les noms de *),au:oç ou ^Xaêtavo;
Fato; Noufjiepto; Ma^îfjLoç; Ruinart, p. 458.
(2) M. Le Blant, les Actes des martyrs, § 90, p. 227, critique à tort
ce passage des Actes comme contraire à la loi Fufia Caninia, qui dé-
fendait daflranchir par testament plus de cent esclaves : il est ques-
tion ici d'un affranchissement entre vif, pour lequel une telle limite
n'était pas imposée. Un détail m'inspire plus de défiance : la distri-
bution de biens immeubles à l'Église , en un temps où les propriétés
de celle-ci étaient confisquées. Restait cependant la ressource du fidéi-
commis.
(3j Passio S. Calliopii, dans Acta 55., avril, 1. 1, p. 659-662. Voir
la critique de ces Actes dans Tillemont, Mémoires, t. V, notes xxxiv
et XXXV sur la persécution de Dioclétien.
(4) 01 Trpooeve'/ÔÉvTeçTÎi (jieYa/.eiOTr.Tt com, xOpté (jlou, èTïi •nj; no[JL7nr]iou-
7rd).E(oç. Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, 1.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 305
selon le mot de Lactance, les magistrats poursui-
vaient l'apostasie d'un chrétien avec autant d'ardeur
et de ténacité que s'il se fût agi de dompter une
nation barbare (1). Leurs Actes, que les fidèles, nous
dit-on, obtinrent à prix d'or la permission de copier
sur les registres du greffe (2), méritent d'être étudiés
non seulement à cause des caractères d'authenticité
qu'ils présentent, mais encore en raison des chan-
gements dans l'attitude des accusés et des juges, déjà
sensibles depuis quelque temps, mais nulle part
mieux marqués. L'heure n'est plus de ces brefs inter-
rogatoires, où la constatation de la qualité du chré-
tien et de son refus d'apostasier était immédiatement
suivie de la sentence. Le magistrat et le martyr
essaient maintenant de se convaincre. Au lieu d'un
jugement dédaigneusement rendu, humblement ou
joyeusement accepté, c'est un duel, à la fin duquel
il y aura un vainqueur et un vaincu. Aussi le ton
des accusés s'élève-t-il. On entend plus souvent
qu'autrefois sortir de leur bouche des paroles hardies,
piquantes, indignées : on voit voler, en quelque
sorte, « ces traits de Dieu, qui allumaient la colère
des juges, mais parfois leur faisaient des blessures
salutaires (3). » Aux prises avec Tarachus, Probus
et Andronicus, le gouverneur de Cilicie va recevoir
(1) Lactance, Div. Inst., V, 11.
(2) « Quia omnia scripta confessionis eorum necesse erat nos colli-
gere, a quodam nomine Sabasto, uno de spiculatoribus, ducentis de-
nariis omnia Ista transcripsimus. » Acta, proœmium.
(3) Saint Augustin, Enarr. in psalm. XXXIX, 16.
IV. 20
306 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
quelques-uns de ces traits, et y répondre par la main
du bourreau.
Après une première conipai'ution à Pompeiopolis,
dont ni la date ni le procès-verbal n'ont été conser-
vés , les trois accusés furent présentés à Tarse devant
le tribunal de Maxime, le 25 mars selon certains ma-
nuscrits, mais plutôt le 21 mai ou le 20 juin, selon
d'autres (1). Le gouverneur s'adressa d'abord à Ta-
rachus : « Comment t'appelles-tu? car, étant le plus
âgé, tu dois être interrogé le premier. Réponds. —
Je suis chrétien. — Cesse de prononcer ce nom impie.
Dis-moi comment tu t'appelles. — Je suis chrétien. »
Maxime commanda aux bourreaux de lui frapper la
bouche en répétant : <( Ne réponds pas une chose
pour une autre (2). » Tarachus reprit : « Mon vrai
nom, je le dis. Mais situ veux savoir comment on
m'appelle parmi les hommes , mes parents me nom-
ment Tarachus; et, quand j'étais soldat, on m'a
donné le nom de Victor. — De quelle condition es-tu?
— Romain et soldat, né à Claudiopolis en Isaurie.
Mais, étant chrétien, j'ai renoncé à Tarmée. — Tu
n'étais pas digne d'y servir, malheureux. Mais com-
ment t'en es-tu retiré? — J'ai demandé mon congé à
(1) Voir la note de Ruinart, p. 458. Quant à la désignation consu-
laire de l'année, elle est donnée d'une manière incomplète ou inexacte
dans les Actes soit grecs, soit latins; mais les faits eux-mêmes ne peu-
vent convenir qu'à l'an 304; voir l'avertissement de Ruinart, p. 456;
Tillemont, Mémoires, t. V, note ii sur saint Taraque ; la note de Va-
lois sur Eusèbe, Hist. EccL, IX, 5.
(2) Sur cette formule, voir Edmond Le Blant, les Actes des mar-
tyrs, p. 84.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 307
mon chef Publius, il m'a renvoyé. — Considère t;i
vieillesse : je veux que tu sois de ceux qui obéissent
aux ordres des princes : tu recevras de moi , en récom-
pense, de grands honneurs. Approche donc, et sacri-
fie à nos dieux; car les empereurs eux-mêmes, qui
gouvernent le monde entier, leur rendent un culte.
— Ils se trompent, égarés par les ruses de Satan. —
Frappez-lc encore à la bouche, ordonna Maxime,
pour avoir dit que les empereurs se trompent. — Je
le dis et je le répète, ils se trompent, car ils sont
hommes. — Sacrifie à nos dieux, et abandonne toute
cette malice. — Je ne violerai pas la loi de mes
pères. — Il y a une autre loi que celle-là, ô mauvaise
tète ! » dit le gouverneur, qui fit flageller Tarachus.
Mais, loin d'être ébranlé, le martyr confessa plus
courageusement encore la divinité du Christ. « Laisse
ce bavardage, dit Maxime, approche, et sacrifie. —
Je ne bavarde pas, mais je dis la vérité. J'ai soixante-
cinq ans, et j'ai vieilli sans l'abandonner. » Un cen-
turion intervint : « Aie pitié de toi-même, et sacrifie.
— Retire-toi de moi, ministre de Satan, » répondit le
martyr. Maxime le fit conduire en prison, chargé
de chaînes (1).
Le second accusé fut introduit : « Quel est ton nom ?
— Mon premier et plus noble nom , chrétien ; mon
second, qui m'est donné parmi les hommes, Probus.
— De quelle condition es- tu? — Mon père était de
Thrace , mais je suis né à Side, en Pamphylie. Je suis
(1) Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, 1, dans Ruinait, p. 458.
308 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
homme du peuple, et clirétien (1). — Tu ne tireras
nul profit de ce nom. Sacrifie aux dieux, afin d'être
honoré des princes et notre ami. — Je ne veux aucun
honneur des princes, et ne convoite pas ton amitié.
Car mes richesses n'étaient pas médiocres, et cepen-
dant je les ai ahandonnées pour servir le Dieu vi-
vant. » Maxime le fit dépouiller, et frapper à coups
de nerf de bœuf. Puis, le martyr continuant à confes-
ser sa foi , il commanda de le frapper sur le ventre.
Le sang coulait à flots et rougissait le sol. Enfin, ne
pouvant vaincre le courage de Probus, le gouverneur
ordonna de le charger de chaînes , et de le mettre en
prison, les pieds écartés jusqu'au quatrième trou :
défense fut faite de panser ses plaies (2).
On amena le troisième accusé, qui, après s'être
déclaré chrétien, donna son nom, Andronicus. « De
quelle condition es-tu? — De noble race; mes parents
sont parmi les premiers d'Éphèse. — Abandonne
toute folle jactance, écoute-moi de bon gré, comme
tu écouterais ton père. Ceux qui avant toi ont voulu
faire les fous n'y ont rien gagné. Toi, honore nos
princes et nos pères, en te soumettant aux dieux. —
Vous les appelez bien vos pères, car vous êtes les fils
de Satan , les fils du diable , dont vous faites les œu-
(1) IlaYavoç 6é eljJLi, -/piaTtavô; ôè wv. Acta, 2. On voit quel était
encore, au commencement du quatrième siècle, le sens du motnayavèç,
paganus : plébéien, simple particulier. C'est dans le même sens que
Tarachus, pour exprimer qu'il avait renoncé au service militaire, dit :
Ttayaveueiv ripeTr,(ja(jL-/;v. Ihid., 1.
(2) Acta, 2.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 309
vres. — Ta jeunesse croit pouvoir me braver. Mais
apprends que de grands tourments te sont préparés.
— Je te parais jeune d'années, mais sache que mon
âme est mûre, et prête à tout. — Gesse ces vaines pa-
roles, sacrifie, afin d'éviter la souffrance. — Me crois-
tu assez fou pour vouloir paraître inférieur à ceux
qui nî'ont précédé? Je suis préparé à tout souffrir. »
On le dépouilla, et on le suspendit au chevalet. En
vain le centurion, le greffier, le gouverneur lui-
même le suppliaient : Andronicus restait inébranla-
ble. La torture commença par une violente torsion des
jambes; ensuite on lui écorcha les flancs, d'abord
avec le fer, puis avec des poteries brisées. « Je te ferai
périr en détail, » disait le gouverneur furieux. « Je
méprise tes menaces et tes tourments, » répondait
Andronicus. Les pieds liés, un carcan de fer au cou,
il fut porté dans la prison (1).
Dans ses tournées à travers la province, Maxime se
fit suivre des trois prisonniers , dont il espérait triom-
pher par la torture. A Mopsueste (2) , il les soumit à
une nouvelle épreuve. « La vieillesse , dit-il à Tara-
chus, est honorée en beaucoup d'hommes, parce
qu'en eux sont l'expérience et le bon sens : si tu as
réfléchi, tu ne persisteras pas dans tes premières dis-
positions. Approche donc, et sacrifie en l'honneur
des princes, de qui, à ton tour, tu obtiendras des hon-
neurs. — Si les princes et ceux qui partagent leurs
(1) Acta, 3.
(2) Sur le lieu de ce second interrogatoire, voir Ruinart, p. 455.
310 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
sentiments connaissaient le véritable honneur, ils
abandonneraient de vaines et aveugles pensées , et se
laisseraient vivifier par la foi au Dieu vivant. » Toutes
les tortures furent essayées sur l'intrépide vieillard :
sa bouche fut de nouveau frappée, au point [de lui
briser les mâchoires, on lui posa sur la main des
charbons ardents, on le suspendit au-dessus d'une
acre fumée, on lui mit dans les narines du sel, du vinai-
gre, de la moutarde; enfin, lassé, Maxime dit : « Je te
réserve pour une prochaine audience de nouveaux
tourments, car je veux dissiper ta folie. — Tu me
trouveras prêt à tout ce que tu auras imaginé, » ré-
pondit Tarachus. La nouvelle comparution de Probus
ne fut pas moins émouvante. Dans les paroles que lui
adressa le juge, un mot est caractéristique des idées
de ce temps; après l'avoir invité à sacrifier aux dieux
et avoir entendu cette réponse du martyr : « Je ne
sacrifie pas à plusieurs dieux, mais j'en adore un
seul, » Maxime lui dit : « Approche donc, et sacrifie,
non à plusieurs, mais à Jupiter, le dieu grand. » C'est
toujours le même effort pour concilier l'idolâtrie avec
l'idée monothéiste. Probus ne comprit pas , ou feignit
de ne pas comprendre ; il répondit : « J'ai mon Dieu
dans le ciel, et je crains lui seul; quant à ceux que tu
appelles dieux, je ne me soumets à eux ni ne les
adore. — Je te répète, reprit Maxime, sacrifie à Jupi-
ter, le dieu invaincu (1). » Cette qualification est aussi
(1) « Immola Jovi deo invictissimo. » Acta^ 5. Le texte grec est diffé-
rent; il porte : àriTTTQTw èuoTiTri Ait, à l'indomptable surveillant Ju-
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. Ml
celle de Mithra : on a vu plus haut comment, à cette
époque de syncrétisme, les cultes de Jupiter et de
Mithra arrivaient parfois à se confondre (1). Probus
répondit en se moquant de Jupiter. Furieux, le gou-
verneur commanda de lui appliquer un fer rouge, de
le frapper sur le dos avec un nerf de bœuf, et enfin de
poser des charbons ardents sur sa tête rasée (2) ; puis,
lui montrant une foule d'apostats qui se pressaient au
pied du tribunal : « Ne vois-tu pas ceux-ci, lui dit-il,
honorés des dieux et des princes, tandis que toi, tout
le monde te regarde avec mépris, comme un impie
destiné au supplice? — Crois-moi, répondit Probus,
tous ces malheureux sont morts , s'ils ne font point
pénitence de leur péché, car c'est sciemment qu'ils
ont servi les idoles et abandonné le Dieu vivant. »
Le troisième accusé, Andronicus, fut amené à son
tour et cruellement battu , mais , à la grande surprise
du gouverneur et des assistants , les cicatrices des
tortures qu'il avait souffertes une première fois étaient
déjà guéries. « J'ai au ciel, dit Andronicus, un mé-
decin qui m'a guéri non par des remèdes, mais par
sa divine parole. » Lui aussi répondit avec une fer-
meté dédaigneuse aux exhortations de Maxime, qui le
renvoya en prison avec les deux autres chrétiens (3).
piter, mots empruntés au vocabulaire des mystères, et signifiant un
des degrés d'initiation.
(1) Voir plus haut, p. 73.
('2) Ce supplice était depuis longtemps en usage chez les Orientaux,
voir le livre des Proverbes, XXV, 21, et saint Paul, ad Romanos
XII, 20.
(3) Acta, 4, 5, 6.
312 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
Maxime ne les revit qu'en octobre , à Anazarbe , où
il était arrivé après avoir condamné, le 15 juin, saint
Tatien Dulas à Prétoridae (1), et, le 7 septembre,
samt Sozon à Pompeiopolis (2). La nouvelle audience
montre si bien l'ardeur déployée de part et d'autre
dans cette phase suprême de la persécution, le ton
auquel sont montés désormais les accusés et les ju-
ges , que je crois devoir traduire intégralement, mal-
gré sa longueur, au moins l'un des procès-verbaux
qui la résument.
Maxime dit : « Appelez les impies chrétiens. » Le
centurion Demetrius répondit : « Ils sont présents,
seigneur. » Maxime interpella Tarachus en ces ter-
mes : (( Profite de ce que les tortures sont interrom-
pues, pour renoncer à ton opiniâtreté et sacrifier
aux dieux qui gouvernent tout. — Il n'est bon ni
pour nous, répondit Tarachus, ni pour eux , ni pour
ceux qui leur obéissent, que le monde soit gouverné
par des êtres qu'attend le feu éternel. — Ne ces-
seras-tu jamais de blasphémer, scélérat? Ou penses-tu
obtenir par ton impudence que je te fasse décapiter
tout de suite? — Si je devais mourir si vite, l'é-
preuve ne serait pas grande. 3Iais fais ce que tu
voudras, afin que s'augmente devant Dieu le mérite
de mon combat. — Tu n'as pas souffert plus que tant
d'autres captifs, qui subissent la rigueur des lois. —
Ce que tu dis est une nouvelle preuve de ton fol aveu-
(1) Acta Sanctorum, juin, t. II, p. 1042.
(2) Ibid., septembre, t. III, p. 14.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 313
glement; car Jes malfaiteurs sont justement punis,
tandis que ceux qui souffrent pour le Christ rece-
vront de lui la récompense. — Maudit scélérat, quelle
récompense espérez- vous de votre mauvaise vie? —
Il ne t'appartient pas de m'interroger là-dessus, ni
de connaître la récompense qui nous attend, et pour
laquelle nous supportons tes vaines menaces. — Mi-
sérable , tu me parles comme si tu étais mon égal ! —
Je ne suis pas ton égal, et je souhaite ne jamais
l'être. 3Iais j'ai la liberté de parler, et nul ne peut
me Fenlever, grâce à Dieu qui me fortifie par son
Christ. — Je t'enlèverai cette liberté , scélérat. —
Personne ne me l'enlèvera jamais, ni toi, ni tes
empereurs, ni votre père Satan, ni les démons que
vous adorez dans votre erreur. — Ma condescendance
à te parler te fait perdre le sens, impie. — Tu ne
peux t'en prendre qu'à toi-même : car le Dieu que je
sers sait que je hais ta vue , et que je n'ai jamais dé-
siré m'entretenir avec toi. — Enfin , pour éviter de
nouvelles tortures , sacrifie. — Dans ma première con-
fession à Tarse, comme dans mon second interroga-
toire à Mopsueste, j'ai déclaré que j'étais chrétien,
et je le suis toujours. Crois-moi, c'est la vérité. —
Malheureux , il sera trop tard pour te repentir, quand
je t'aurai fait mourir dans les supplices. — Si j'avais
dû me repentir, je l'aurais fait quand une première
fois, puis une seconde, tu m'as torturé ; mais mainte-
tenant je suis fixé, et ne te crains pas, grâce à Dieu.
Fais ce que tu voudras, impudent. — J'ai laissé
grandir ton impudence en ne te punissant pas. — Je
314 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304 j.
te l'ai dit, je te le répète, tu as puissance sur mon
corps, fais ce que tu voudras. — Liez-le et suspen-
dez-le, pour faire cesser sa folie. — Si j'étais fou, je
serais devenu impie comme toi. — Maintenant que
tu es suspendu, obéis, afin d'éviter les peines que tu
mérites. — Bien qu'il ne te soit pas permis de tor-
turer à ta fantaisie un soldat (1), cependant je ne te
demande point d'abandonner ta folie : fais ce que tu
voudras. — Le soldat qui honore les dieux et les em-
pereurs reçoit des largesses et des honneurs; mais toi,
tu es impie, et tu es honteusement sorti de l'armée (2).
J'ordonne donc que tu sois plus cruellement torturé.
— Fais ce que tu voudras. Je te l'ai tant de fois de-
mandé! Pourquoi tardes-tu? — Ne crois pas, comme
je te l'ai déjà dit, que je t'aime assez pour t'enlever
la vie d'un seul coup (3). Je te ferai périr par mor-
ceaux et j'abandonnerai le reste aux betes. — Ce que
(1) Baronius {Ann., ad ann. 290, § 19) cite un rescrit de Dioclétien à
Salluste : « Milites neque tormentis neque plebeiorum pœnis in causis
criminum subici concedimus, etiam si non emeritis stipendiis videan-
tur esse diraissi; exceplis iis scilicet, qui ignominiose sunt soluti, quod
et in filiis militum vcteranorura servabitur. »
(2) 'Açécreo);, à-rtaou xzvjyy\v,'xc,. Acta, 7. C'est Vignominiosa missio :
Digeste, XLIX, xvi, 13, § 3; Lex Julia municipalis , 121, au Corp.
inscript, lat., t. I, 206. Probablement le juge altère ici la vérité, car
il résulte de [la réponse de Tarachus dans ,1e premier interrogatoire,
qu'il avait obtenu le congé sur sa demande, ce qui suppose soit Vho-
nesta missio, soit au moins la causaria missio; voir Digeste, 1. c.
(3) Dans cette cruelle société romaine, une mort rapide était con-
sidérée comme une faveur, que l'on accordait à quelques condamnés
privilégiés : « In causa capitis animadversio gladii admodum paucis
quasi beneficii (loco) deferebatur, qui ob mérita vetera impetraverant
bonam mortem. » Lactance, De mort, pers., 22.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 315
tu dois faire, fais-le vite; ne te borne pas à Fannoncer.
— Tu t'imagines sans doute, misérable, qu'après ta
mort quelques femmelettes viendront honorer ton
corps et l'embaumer dans les parfums; mais je pren-
drai soin d'anéantir tes restes. — Je te permets de me
torturer avant que je meure, et après ma mort de
faire de moi ce que tu voudras. — Viens sacrifier aux
dieux. — Je t'ai dit une fois pour toutes, insensé, que
je ne sacrifie pas à tes dieux et ne rends point de
culte à tes abominations. — Tenez ses joues, et bri-
sez-lui les lèvres. — Tu as flétri et défiguré ma face,
mais mon âme n'en a que plus de vie. — Tu m'exas-
pères, misérable, je vais me montrer autrement à
toi. — Ne pense pas m'effrayer par des paroles : je
suis prêt à tout, car je porte les armes de Dieu. —
Quelles armes portes-tu, maudit? te voilà nu et cou-
vert de blessures. — Ignorant et aveugle, tu ne peux
voir mon armure. — Je supporte tes folies : tes ré-
ponses ne m'irriteront pas assez pour que je te donne
une mort rapide. — Quel mal ai-je fait en disant
que tu ne peux voir ce que je porte, parce que tu
n'as pas le cœur pur et que tu fais une guerre impie
aux serviteurs de Dieu? — Je comprends que tu as
mené une mauvaise vie, ou que tu es un magicien,
comme quelques-uns le disent. — Je ne l'ai pas été
et ne le serai jamais, car je ne sers pas comme vous
les démons, mais un seul Dieu, qui me donne la pa-
tience, et m'inspirera mes réponses. — Ces réponses-
là ne t'aideront pas. Sacrifie, afin d'échapper aux
tourments. — Me juges-tu assez insensé pour ne pas
316 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).
croire en Dieu, ne pas vouloir la vie éternelle, mais
croire en toi, obtenir un moment de répit, et perdre
mon âme pour toujours? — Chauffez des pointes de
fer (1) et appliquez-les sur sa poitrine. — Quand
môme tu ferais pis que cela, tu n'obligeras pas un
serviteur de Dieu à rendre un culte aux images de tes
démons. — Apportez un rasoir et coupez ses oreilles :
rasez sa tête et posez sur elle des charbons ardents.
— Mes oreilles ne sont plus, mais celles de mon cœur
garderont leur force (2). — Enlevez avec le rasoir la
peau de sa tête maudite, et mettez-y les charbons
ardents. — Quand même tu ferais écorcher mon
corps entier, je n'abandonnerais pas mon Dieu, qui
me donne la force de supporter tes armes scélé-
rates. — Placez le fer rouge sous ses aisselles. — Que
Dieu te regarde et te juge aujourd'hui! — Mau-
dit, quel Dieu invoques-tu? réponds. — Un Dieu qui
est près de toi, que tu ne connais pas et qui ren-
dra à chacun selon ses œuvres. — Je ne te tuerai
pas tout d'un coup^ je te l'ai dit, afin qu'on enve-
loppe tes restes dans un linceul, qu'on les parfume et
qu'on les adore : mais je t'infligerai une horrible
mort, et je ferai brûler ton corps, dont on disper-
sera les cendres. — Gomme je te l'ai dit, moi aussi,
fais ce que tu voudras : tu as reçu puissance en ce
monde. — Qu'on le reconduise en prison , et qu'on
(1) *06eXt(Txou<;.
(2) « Ces oreilles intérieures, où le Verbe se fait entendre, » dit Bos-
suet.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 317
le garde jusqu'au combat de bétes de demain (1). »
L'interrogatoire de Probus ressemJjle , sauf les dé-
tails, à celui de son compagnon. C'est le même em-
portement chez le juge , la même hauteur et la même
vivacité chez le martyr. Maxime s'avisa, cependant,
d'une invention nouvelle. « Faites-lui boire, de force,
du vin des libations, introduisez dans sa bouche de la
viande prise sur l'autel, » commanda-t-il aux bour-
reaux. « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, s'écria
Probus, vois du haut du ciel la violence qui m'est
faite, et juge ma cause ! — Tu as beaucoup souffert,
malheureux! et cependant ta as goûté du sacrifice :
que peux-tu faire maintenant? — Tu n'as pas gagné
beaucoup en me faisant prendre par force les restes
impies de tes sacrifices , car Dieu connaît ma volonté.
— Fou que tu es , tu en as cependant bu et mangé !
Promets de le faire de bon gré, et tu seras délivré de
tes chaînes. — Cela ne te servira guère , violateur de
la loi, pour vaincre ma résolution. Quand tu me ferais
absorber toutes vos nourritures sacrilèges, je n'en
éprouverais aucun mal , car Dieu voit la violence que
je souffre. )> Furieux de sentir sa ruse déjouée par le
bon sens du chrétien, Maxime eut recours aux tortures
les plus raffinées. Les jambes sillonnées par le fer
rouge, les mains percées de clous, Probus lui reprocha
vaillamment sa cécité spirituelle. Pour se venger de
ce mot, le juge fit crever les yeux du martyr, mais
sans pouvoir lui imposer silence : « Tant qu'il me res-
(1) Acta, 7.
318 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).
tera un souffle de vie , disait Probus, je ne me tairai
pas, car Dieu m'a rendu fort par son Christ. » Maxime
donna Tordre de le garder en prison , et de ne laisser
aucun chrétien l'y visiter. Puis il commanda d'intro-
duire Andronicus (1).
On ne s'étonnera pas que ce troisième accusé,
entrant dans le prétoire rempli de flaques de sang,
de débris humains, de l'odeur des chairs brûlées, ait
senti le dégoût et l'indignation emplir son âme : son
langage sera plus dur encore que celui de Tarachus
et de Probus : pour la première fois la conscience
chrétienne maudira publiquement la cruauté des em-
pereurs armés contre elle, et appellera le bras de
Dieu sur les persécuteurs. Maxime avait pris cepen-
dant le ton doux et insinuant : il pria d'abord le jeune
chrétien de penser à son âge, aux honneurs qui l'at-
tendaient, et le pressa de sacrifier. Traité de tyran
par Andronicus , le gouverneur ne se découragea pas
tout de suite : il essaya de lui faire croire que ses de-
vanciers avaient apostasie : <( Ils ont parlé avec cette
liberté jusqu'à la torture, mais, après avoir senti les
tourments, ils ont adoré les dieux, se sont soumis aux
empereurs, ont offert des libations, et ont été ren-
voyés libres. » Andronicus lui répondit qu'il men-
tait, et le cita au jugement de Dieu. La torture com-
mença; des papyrus enflammés furent posés sur le
ventre du martyr, des fers rouges mis entre ses doigts.
« Insensé, ennemi de Dieu, disciple de Satan, j'ai le
(1) Acta, 8.
LES MAUÏYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACi:. 319
corps tout brûlé, criait Andronicus : crois-tu cepen-
dant que je te craigne? Dieu est en moi par Jésus-
Christ, et je te méprise. — Ignorant, répondit Maxime,
ne sais-tu pas que Thomme que tu invoques était un
malfaiteur vulgaire , qui par l'ordre d'un président
nommé Pilate fut attaché au gibet? Les Actes de sa
condamnation subsistent encore. » Maxime fait proba-
blement allusion à de faux Actes de Pilate , qui com-
mençaient à se répandre bien que plusieurs années
dussent s'écouler avant que le gouvernement impérial,
se faisant complice de la fraude , songeât à leur don-
ner une publicité officielle (1). 3Iais Andronicus con-
naissait mieux que son juge la divine histoire : « Tais-
toi, s'écria- t-il , on te défend de dire ces choses : tu
n'es pas digne de parler de Lui, scélérat. Si tu en
étais digne , tu ne tourmenterais pas les serviteurs de
Dieu. » Maxime n'avait pas encore perdu tout espoir
de triompher du chrétien ; il lui fit, comme à Probus,
mettre de force dans la bouche le pain et la viande
du sacrifice : « Eh bien! dit-il, tu en as goûté! —
Puissiez-vous être punis, répondit Andronicus, toi,
tyran sanguinaire, et ceux qui t'ont donné le pouvoir
de me souiller par vos impies sacrifices : tu connaîtras
un jour ce que tu as fait aux serviteurs de Dieu. —
Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont
donné au monde une si longue et une si profonde
(1) Eusèbe, Hist. EccL, I, 9; LX, 5; saint Lucien, Apologie, dans
Routh, Reliquiœ sacrœ, t. IV, p. 6. Cf. Mason, The persécution of
Diocletian, p. 322. — Voir plus bas, chapitre neuvième.
320 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
paix? » Parler de paix, quand le sang chrétien coulait
dans toutes les provinces, parut au martyr une déri-
sion. « Je les ai maudits et les maudirai, répondit-il,
ces fléaux publics, ces buveurs de sang, qui ont bou-
leversé le monde. Puisse la main immortelle de Dieu,
cessant de les tolérer, châtier leurs amusements cruels,
afin qu'ils apprennent à connaître le mal qu'ils ont
fait à ses serviteurs ! » C'était plus qu'un juge païen
ne pouvait entendre; Maxime, hors de lui, fit briser
les dents et couper la langue de l'accusé , qu'on ra-
mena ensuite dans la prison jusqu'au supplice du len-
demain (1).
La suite de la relation ne me parait pas offrir toutes
les garanties d'authenticité qui se rencontrent dans
les procès-verbaux des interrogatoires : je me con-
tenterai de la résumer. Le 11 octobre, les jeux donnés
par le cilicarque Terentianus (2) eurent lieu dans
l'amphithéâtre d'Anazarbe, à un mille de la cité. Le
peuple garnissait les gradins. Déjà la moitié du jour
était passée, et sur l'arène gisaient de nombreux ca-
davres de gladiateurs et de bestiaires , quand les trois
chrétiens, qui ne pouvaient marcher à cause de leurs
blessures , y furent déposés par des soldats. A la vue
de ces hommes mutilés, la foule eut un mouvement
de pitié, qui n'est plus rare à cette époque : on mur-
mura contre la cruauté du gouverneur. Les bêtes
(1) Acta, 9.
(2) TepevTiavôv Ki).txàpxr,v. Acla , 10. Sur le cilicarque, voir Dic-
tionnaire des antiquités, t. I, p. 1172; cf. Histoire des persécutions
pendant les deux premiers siècles, 2^ éd., p. 302.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 321
elles-mêmes passèrent près des condamnés sans les
toucher (1) : un ours renommé par sa férocité, et qui
le même jour, dit-on, avait tué trois hommes, se con-
tenta de lécher le sang qui coulait des plaies d'Andro-
nicus; une lionne, envoyée au cilicarque par le grand
prêtre de Syrie (2) , se coucha aux pieds de Tarachus,
et, quand les bestiaires eurent reçu l'ordre de l'exciter,
se jeta avec tant de force contre les barrières, que le
peuple épouvanté cria : « Qu'on lui rouvre sa cage ! »
Maxime dut faire venir des gladiateurs , qui égorgè-
rent les martyrs. Mais, fidèle à ses menaces, il résolut
dempêcher de recueillir leurs corps : par ses ordres,
on les mêla aux cadavres de tous ceux qui avaient
péri dans la journée , et des soldats furent placés dans
l'amphithéâtre pour en écarter les chrétiens. Cepen-
dant, une tempête ayant obligé les gardes à se mettre
à l'abri, les chrétiens purent s'approcher : guidés
par une lumière miraculeuse , ils reconnurent les re-
liques de leurs frères, et les emportèrent jusqu'à la
montagne voisine, où une caverne leur servit de tom-
beau (3).
(1) Eusèbe a été le témoin de faits s.Mnblables; Hist. EccU, VIII, 7.
Voir plus bas, au paragraphe IV de ce chapitre.
(2) ToO Suptàpxo'J' Sur le syriaque, voir Code Théodosien, VI, m,
1; XV, IX, 2; Code Justinien, I. xx.xvi; V, xxxvu, 1. Cf. Borghesi,
Œuvres, t. IV, p. 14i; Marquardt, Rôniische Staatsverivaltung, t. I,
p. 515.
(3) On lit, dans une note flnale ajoutée aux Actes par quelques ma-
nuscrits, que ces faits se passèrent iv tcô irptô-o) î~zi toO Sicoyîxo'j, dans
la première année àp la persécution. Tillemont a cherché l'explicalion
de cette date dans une erreur de copiste , qui aurait mis le sigle nu-
mérique a pour le sigle ^. Mais cette [hypothèse n'est pas nécessaire.
IV. 21
m LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
Pendant que ces sanglantes scènes se passaient en
Cilicie, à l'autre extrémité des États de Dioclétien
s'achevait un procès dont nous avons raconté la pre-
mière partie. Le gouverneur favorable aux chrétiens,
Bassus, avait quitté la Thrace, laissant lévêque Phi-
lippe et le diacre Hermès dans la prison d'Héraclée,
où, l'on s'en souvient, une secrète liberté leur avait
été accordée par des geôliers bienveillants. Ils étaient
détenus en vertu de ledit relatif aux ecclésiastiques;
mais le nouveau gouverneur, Justin , païen zélé , ar-
rivait aussitôt après la promulgation de l'ordonnance
sur la persécution générale , et son premier soin fut
de rappliquer aux deux captifs.
Le premier magistrat d'Héraclée présenta lui-même
Philippe au tribunal. « Tu es Tévêque des chrétiens? »
demanda le gouverneur. « Je le suis , et ne puis le
nier, » répondit Philippe. « Xos seigneurs, reprit Jus-
tin, ont daigné ordonner que tous les chrétiens soient
obHgés de sacrifier, de gré ou de force , et punis en
cas de refus. Aie donc pitié de ton âge, évite des souf-
frances que même des jeunes gens ne pourraient sup-
porter. — Par crainte d'une souffrance passagère,
vous observez les lois d'hommes semblables à vous;
combien plus devons-nous garder celles de Dieu , qui
punit les coupables d'un supplice étemel I — Il faut ,
cependant, obéir aux empereurs. — Je suis chrétien.
L'année 304 fut bien la première de la persécutioa, si Ton fait com-
WÊemea oelle-d à ledit obligeant à l'apostasie non pins les seuls ec-
eléâastifpieg, mais l'uniTersalité des chrétiens.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 323
C'est pourquoi je ne puis faire ce que tu dis. Tu as
ordre de me punir, non de me contraindre. — Tu
ignores les tourments qui t'attendent. — Tu peux me
torturer, mais non me vaincre. Jamais on ne me per-
suadera de sacrifier. — Tu vas être traîné par les pieds
à travers la ville , et , si tu survis , on te remettra en
prison pour de nouveaux supplices. — Puisses-tu ac-
complir tes menaces, et satisfaire à tes désirs impies! »
Le gouverneur tint parole ! Philippe, les pieds liés,
fut traîné sur les pavés de la ville : quand on le releva
tout sanglant, des chrétiens le reportèrent dans leurs
bras jusqu'à la prison (1).
Le prêtre Sévère, qui avait pu jusque-là se tenir
caché, était depuis quelque temps recherché par la
police : soudain il se présenta lui-même devant le
tribunal. « Ne te laisse pas séduire par les folies qui
ont porté malheur à ton maître Philippe, lui dit
Justin; obéis plutôt à l'ordre des empereurs, aie pi-
tié de ton corps , aime la vie , attache-toi joyeusement
aux biens de ce monde. — Il me faut, répondit Sé-
vère , garder les enseignements que j'ai reçus et rester
fidèle à ma foi. — Réfléchis encore, reprit le gouver-
neur, et à la peine qui t'attend, et au moyen de l'évi-
ter : tu verras que le sacrifice est pour toi le meilleur
parti. » Mais le prêtre, à ce mot de sacrifice, se récria
vivement. Le juge le fit alors mener en prison. Her-
mès fut appelé à son tour. « Tu verras tout à l'heure ,
lui dit Justin, la peine réservée à ceux qui ont mé-
(1) Passio s. Philippi, 8, dans Ruinart, p. 448.
324 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).
prisé les ordres impériaux. Ne partage pas leur sup-
plice, songe à ton salut, souviens-toi de tes fils, échappe
au péril en sacrifiant. » Et comme Hermès protestait
contre ces paroles le gouverneur ajouta : « Ton assu-
rance vient de ce que tu ignores le mal qui t'attend.
Mais quand tu l'auras éprouvé , ton repentir arrivera
trop tard. — Quelles que soient les douleurs que tu
m'infliges, répondit Hermès, le Christ pour qui nous
souffrons les adoucira par ses anges. » On le ramena
en prison (1).
L'évêque, le prêtre et le diacre s'y trouvaient
maintenant réunis. Le gouverneur, cependant, voulut
essayer encore d'un traitement plus doux, et leur per-
mit de sortir pour demeurer dans la demi-captivité
d'une maison hospitalière. Puis, reconnaissant que
l'indulgence n'avait point d'effet sur la ferme résolu-
tion des martyrs, il les fit après deux jours réintégrer
dans la prison. Ils y restèrent pendant sept mois. En
octobre seulement l'ordre fut donné de les conduire à
Andrinople, où devait se rendre le gouverneur (2).
En l'attendant les captifs furent gardés dans la maison
de campagne d'un nommé Semporius, aux environs
de la ville. Dès son arrivée, Justin se les fit amener
aux thermes : ces immenses et somptueux établisse-
ments jouaient un tel rôle dans la vie romaine, et
renfermaient tant de salles, de cours et de portiques
destinés à la promenade, aux jeux, aux réunions, que
(1) Passio, 9, 10.
(2) Ibid.j 10.
LES MARTYRS DE LA. ClLICIE ET DE LA THUACE. 325
la justice y était quelquefois rendue comme dans un
lieu public (1). « Qu'as-tu fait depuis si longtemps?
demanda le gouverneur à Philippe. Je t'ai accordé
un long délai, dans l'espoir que tu changerais de sen-
timents. Sacrifie donc, si tu veux être libre. — Si
notre captivité avait été volontaire, répondit Philippe,
tu pourrais représenter comme une grâce le temps
qu'il t'a plu nous y laisser ; mais comme la prison était
pour nous une peine, quelle indulgence as-tu montrée
en nous gardant? Je l'ai déjà dit, je suis chrétien : ce
sera ma réponse à toutes les questions : je n'adorerai
jamais de statues, mais je continuerai de servir le
Dieu éternel. » Le juge le fit dépouiller, puis, l'ayant
(1) Voir les Actes de saint Laurent, dans les Ad a SS., août, t. Il,
p. 519. Cf. Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II,
p. 222, 382. Les gouverneurs faisaient alors élever une estrade de
planches, couverte ou non d'une étoffe, en guise de tribunal. Dans
plusieurs textes profanes (Suétone, Cxsar, 84; Cicéron, In Vatinium,
14) et dans un grand nombre d'Actes de martyrs il est question de
tribunaux mobiles érigés non seulement aux thermes, mais sur les places
publiques, au bord de la mer, au théâtre, au cirque, etc. Voir Edmond
Le Blant, Monuments antiques relatifs aux affaires criminelles,
dans la Revue archéologique, 1889, p. 29. L'usage de se servir des
thermes pour les services publics durait au quatrième siècle : Philippe,
préfet du prétoire (sous Constance), se rend aux bains de Zeuxippe,
à Constantinople, pour traiter des affaires publiques, TiXacjàfxsvoç ôr,(xo-
<7Î(ov Trf/ayjj.àxwv, et y mande l'évéque Paul; Socrate, Hist eccl., II,
16 ; Sozomène, III, 9. Les thermes servaient aussi de prison, au moins
temporaire : lors du concile de Milan, en 355, les évèques, ecclésiasti-
ques, laïques, fidèles à la foi de Nicée, furent enfermés dans les ther-
mes de Maximien Hercule par les officiers de Constance; Acta 55.,
mai, t. VI, p. 47. Les thermes servaient même à des usages pieux; en
404, après la condamnation de saint Jean Chrysostome, ses partisans ,
abandonnant l'église, « célébrèrent la Pâque dans les thermes publics
appelés Constan tiens » (Socrate, VI, 18; Sozomène, VIII, 21).
326 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
une seconde fois sommé vainement de sacrifier, com-
manda de le battre de verges. La flagellation fut si
cruelle, que les entrailles se voyaient sous la chair
déchirée. Hermès fut ensuite introduit. Tous les
employés et les soldats de Yofficium le connaissaient,
et, pendant l'exercice de sa magistrature à Héraclée,
il avait gagné leur altection : aussi eut-il à se défendre
contre leurs conseils et leurs prières (1). Mais il se
montra aussi inébranlable que son évêque, et fut
comme lui ramené dans la prison. Malgré une com-
plexion délicate, Philippe ne paraissait pas souffrir
des blessures qu'il avait reçues (2).
Après trois jours ils comparurent de nouveau, non
plus aux thermes, mais, nous dit-on, au lieu accou-
tumé des audiences publiques. Justin dit à Philippe :
« Quelle est ta témérité, de mépriser le salut et de
refuser l'obéissance aux empereurs? — Je ne suis pas
téméraire, répondit l'évêque, mais j'ai l'amour et la
crainte de Dieu qui a tout créé et qui jugera les vi-
vants et les morts. Je n'ose pas transgresser ses com-
mandements. J'ai, durant toutes les années de ma
vie, obéi aux empereurs, et, quand ils commandent
des choses justes, je me hâte de les exécuter. Car
l'Écriture sainte a ordonné de rendre à Dieu ce qui
est à Dieu, à César ce qui est à César. J'ai jusqu'à
présent observé intégralement ce précepte. Il ne me
reste plus qu'à donner la préférence aux choses du
(1) PassiOy 10.
(2) Passio, 10.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 327
ciel sur tous les attraits de ce monde. Retiens ce que
j'ai déjà plusieurs fois répété, que je suis chrétien,
et que je refuse de sacrifier à vos dieux (1). » Ces
calmes paroles, empreintes de tout le « loyalisme »
d'un sujet fidèle, contrastent singulièrement avec les
traits enflammés qui, presque à la même heure, sor-
taient de la bouche des trois martyrs de Cilicie. Les
différences d'âge et de condition saciale expliquent
celles du langage. Ici, c'est le vieillard, c'est l'évê-
que, obligé de garder la dignité du rang et des an-
nées ; là-bas, c'est un soldat, c'est un homme du peu-
ple, c'est un adolescent, moins retenus par le devoir
de l'exemple, moins maîtres de leur cœur et de leur
langue. Sur les lèvres de Philippe on retrouve l'écho
des docteurs et des apologistes des premiers siècles;
sur celles de Tarachus et de ses compagnons résonne
l'éloquente invective de Lactance. Deux esprits dif-
férents se rencontrent ici : tandis que les chefs, les
prélats, conservent soigneusement le langage et les
sentiments d'uae époque où l'Église espérait encore
parvenir à une entente avec l'Empire païen (2), le
peuple, les laïques, entraînés par l'ardeur du combat,
prévoient déjà le jour prochain où l'Empire païen
croulera sous le poids de ses fautes. Ainsi la conscience
chrétienne, en cette crise décisive, tirait successive-
ment de son trésor, selon le mot de l'Évangile, « les
(1) Passio, 11.
(2) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers
siècles, 2' éd., p. 385-389.
328 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
choses anciennes et les choses nouvelles, » tour à tour
interprétant la tradition ou prophétisant Tavenir.
Le gouverneur, renonçant à persuader Philippe, se
tourna vers Hermès : « Si la vieillesse, déjà proche
de la mort, a dégoûté celui-ci des joies de ce monde,
toi du moins sacrifie, pour ne pas perdre une vie
heureuse. » Mais Hermès, loin de céder, confessa lon-
guement sa foi, railla certaines cérémonies luguhres
du paganisme, et, rappelant les grands exemples bi-
bliques, parla de la colère divine. « Pour oser parler
ainsi, dit Justin en colère, crois-tu donc pouvoir faire
de moi un chrétien? — Ce n'est pas toi seulement,
ce sont tous les assistants que je voudrais rendre
chrétiens, » répondit le martyr. Le gouverneur, après
avoir pris l'avis de son assesseur et de ses conseillers,
condamna Philippe et Hermès au feu pour avoir ab-
juré le nom romain par la désobéissance aux empe-
reurs (1).
L'évêque et le diacre furent tout de suite menés au
supplice. Philippe, épuisé par la torture, ne pouvait
marcher : on était obligé de le porter. Hermès suivait
en boitant. H causait pieusement avec l'évêque, ou,
s'adressant au peuple, lui racontait un aimable pré-
sage, l'apparition d'une colombe, où il avait vu l'an-
nonce de son martyre. Sur le lieu de l'exécution, une
fosse était creusée, devant un poteau. On y descendit
Philippe, et, pendant que ses mains étaient clouées
par derrière au bois, le bourreau comblait la fosse
(1) Passio, 11.
LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TilRACE. 329
autour de ses genoux. Hermès eut ensuite à descendre
dans le trou : comme ses pas étaient mal assurés, il
dut s'appuyer de la main au poteau, et dit en riant :
(( Comment, diable, même ici tu ne peux me sou-
tenir! » Après qu'on lui eut aussi enterré les jambes,
et pendant que l'exécuteur se préparait à mettre le
feu aux sarments qui formaient comme une haie au-
tour des martyrs (1), Hermès appela un chrétien
nommé Velogius, et le chargea de porter à son fils
ses dernières recommandations. Soit comme ancien
magistrat, soit comme diacre, Hermès avait reçu de
ses concitoyens chrétiens de nombreux dépôts d'ar-
gent : son fils devra les restituer à chacun, fidèle-
ment et sans contestation. Puis, voulant récompenser
Velogius par un bon conseil : « Tu es jeune, dit-il,
aie soin de gagner ta vie par ton travail, comme a
fait ton père, et de vivre honnêtement comme lui. »
n se laissa ensuite clouer les mains au poteau, et fut
martyrisé avec Philippe (2).
Les détails donnés sur le supplice font comprendre
comment leurs corps ne furent pas consumés , mais
promptement étouffés par les flammes et la fumée
d'un bûcher circulaire construit sur le sol à la hau-
teur de leurs genoux. Aussi trouva-t-on les cadavres
tout entiers , gardant presque encore les couleurs de
la vie : les mains de Philippe étaient étendues , dans
l'attitude de la prière. Mais le gouverneur partageait
(1) Cf. Tertullien, Apolog., 50; Lactance, De mort, pers., 15,
(2) Passio, 13.
330 LE QUATRIÈME EDIT EN ORIENT (304).
la haine qui, dans cette persécution, porta tant de
juges païens à suivre rexemple|deDioclétien en refu-
sant aux restes des martyrs les honneurs de la sépul-
ture. Ceux de Philippe et d'Hermès furent, par l'ordre
de Justin, jetés dans l'Hèbre. Les chrétiens d'An-
drinople les en retirèrent secrètement, au moyen de
filets, et leur donnèrent une sépulture temporaire
à douze milles de la cité, dans une riante villa, abon-
dante en sources , en bois , en champs fertiles et en
vignobles (1).
Le lendemain, 23 octobre, le prêtre Sévère fut à
son tour jugé, et soufTrit comme ses deux compagnons
le supplice du feu (2).
(1) Passio, 15. Cf. Histoire des persécutions pendant la première
moitié du troisième siècle^ 2^ éd., Appendice B, p. 499.
(2) Passio, 12.
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 331
III
Les martyrs de la Galatie et de la Cappadoce.
Sous la cruelle administration de Théotecne (1) , la
Galatie, déjà si éprouvée par Texécution des précé-
dents édits, et où le fanatisme populaire avait chassé
de leurs maisons beaucoup de familles chrétiennes (2),
vit appliquer dans toute sa rigueur l'ordonnance
concernant la persécution générale. Chrétiens traînés
de force devant les autels des dieux, condamnations
à mort , refus de sépulture , peine capitale prononcée
contre quiconque rendrait aux martyrs les derniers
devoirs, défense de vendre ou d'acheter du pain et du
vin qui n'auraient pas été d'abord offerts aux idoles,
tel est le tableau présenté, en 304, parla malheureuse
province.
Les prêtres païens se tenaient à l'affût, épiant les
propos qui pouvaient trahir les fidèles. Un de ceux-ci,
Victor, fut dénoncé par les ministres de Diane pour
avoir outragé la déesse en racontant qu'elle avait été
violée par son propre frère Apollon devant Taiitel de
(1) Le texte latin de la Passio S. Theodoti Ancyrani, 24, donne à
Théotecne le titre inexact de proconsul; le texte grec lui donne plus
exactement celui d uTcaxixo;, consularis, qui est en effet le vrai titre
du gouverneur de la Galatie au quatrième siècle (Marquardt, Rômische
Staatsverwaltung, t. I, p. 365).
(2) Voir plus haut, p. 238.
332 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
Délos : on trouve dans quelques monuments antiques
une allusion à ce mythe injurieux (1), qui n'est point
incompatible avec le caractère impur souvent revêtu,
en Asie, par le personnage de Diane (2). Victor fut
arrêté ; mais on essaya par tous les moyens d'obtenir
son abjuration. « Si tu obéis au gouverneur, lui di-
sait-on, tu recevras le titre d'ami des empereurs (3),
et un emploi dans le palais. Si tu n'obéis pas, des
tourments atroces t'attendent, ta famille sera exter-
minée, tes biens adjugés au fisc, ton nom aboli à
jamais, ton cadavre jeté aux chiens. » Mais un dévoué
fidèle, Théodote, parvint à s'introduire dans la prison,
et à combattre par ses conseils d'aussi dangereuses
insinuations. Victor supporta les premières tortures
(1) « Il n'est pas impossible de faire remonter jusqu'à la poésie or-
phique l'idée de celte union incestueuse. Apollon aurait fait violence
à Arlémis près de son propre autel, à Délos. C'est ainsi, du moins,
qu'on a voulu expliquer le caractère erotique de quelques représenta-
tions d'Apollon et d'Arlémis, en particulier sur un miroir étrusque. »
P. Paris, art. Diane, dans le Dictionnaire des antiquités, t. II,
p. 132. Cf. Lenormant, Gazette archéologique^ t. II, p. 20; Braun,
Artemis Hymnia und Apollo mit dem Armhand, Rome, 1842;
Mon. ined. delV inst. di corr. arch., 1855, p. 20.
(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié
du troisième siècle, T éd., p. 415, et Charles de Linas, Us Origines
de l'orfèvrerie cloisonnée, t. II, p. 373-375; t. III. p. 201-203, 255.
A Perge, en Pamphylie, le culte de Diane avait de grandes analogies
avec celui de Vénus à Paphos ; "Waddington, Voyage en Asie Mineure,
p. 92, 142; Mélanges de numismatique et de philologie, p. 577; Re-
nan, Saint Paul, p. 31; Lanclioro■v^ski, les Villes de la Pamphylie
et de la Pisidie, 1890, t. I, p. 50; Radet, Revue archéologique,
sept.-oct. 1890, p. 216.
(3) 4>iXdxaiGap. Voir Corpus inscr. grscc, 2748, 2975, etc. M. Re-
nan, Saint Paul, p. 26, constate que ce titre était recherché en Asie
Mineure.
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 333
avec une telle fermeté, que les assistants manifestaient
leur admiration. Cependant, au dernier moment, on
le vit hésiter : il demanda au gouverneur un délai
pour réfléchir. Les licteurs cessèrent alors de frapper,
et Victor fut ramené en prison. Il y mourut de ses
blessures, laissant, dit le narrateur, une mémoire
douteuse (1).
Théodote, dont les paroles lui avaient d'abord donné
du courage , était un homme de la plus humble con-
dition, simple cabaretier. Mais, grâce à cette condi-
tion même, qui attirait peu les regards, il pouvait
rendre de grands services à l'Église. Aux prêtres ca-
chés par ses soins, il fournissait pour le saint sacrifice
du pain et du vin purs de tout contact idolâtrique. Sa
maison servait de rendez-vous aux fidèles dispersés,
qui y trouvaient secours, renseignements et conseils :
(( elle était pour eux, dit l'auteur des Actes, comme
l'arche dans ce nouveau déluge (2). » Une des œuvres
de miséricorde exercées avec le plus de zèle par Théo-
dote était la sépulture des martyrs. Ayant appris que
Valens avait été immolé pour la foi à quarante milles
d'Ancyre, il parvint à retirer son corps du fleuve Ha-
lys, où les bourreaux l'avaient précipité (3 ).
Pendant ce voyage , il eut une curieuse aventure .
Il fut abordé, près d'un affluent de l'Halys, par un
{i) Passio s. Theodoti, 8, 9; dans Ruinart, p. 357.
(2) Passio, 6.
(3) « In vorticosas aquas fluminis Halys. » Passio, 10. Le cours
impétueux et les tourbillons de l'Halys ont été remarqués par Ovide,
Pont., IV, X, 48 : « Crebro vortice tortus Halys. »
334 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
groupe de chrétiens mis naguère en prison pour avoir,
dans un accès de zèle téméraire, renversé un autel de
Diane, et dont il avait, à prix d'argent, aidé l'évasion.
Ces pauvres gens vivaient depuis lors dans les mon-
tagnes. Théodote les invita à partager son repas. On
s'assit dans un frais vallon d'herbe, ombragé d'arbres
fruitiers , égayé par le chant des cigales et le concert
des oiseaux (1). Le village voisin, perdu dans la soli-
tude, avait été oublié des persécuteurs (2) : le prêtre
du lieu, qui sortait de l'église vers la sixième heure,
fut appelé, et vint rejoindre les convives : il aida à
repousser les chiens qui rôdaient autour d'eux, peut-
être dressés à donner la chasse aux chrétiens errants
comme aux esclaves fugitifs {'3). Théodote et ses com-
(1) « Erat multum ibi gramen, et arbores circumstantes tam fructi-
ferœ quam silvestres, cuni omnigena florum suaveolentia, et cicada-
rum atquelusciniarum dulci sub aurora concentu, variarumque avium
raodulatione , et ea denique omnia quibus natura potest solitarium
aliquem locum ornare. » Passio, 11. M. Perrot, qui cite comme l'un
des traits du paysage de Galatie « les clairières des forêts et les pe-
louses alpestres, » décrit ainsi les environs d'Ancyre : « On trouve
sur les pentes des ravins, où courent de clairs et rapides ruisseaux,
de beaux arbres, de l'ombre et de la fraîcheur. Le climat est tempéré,
les fruits sont abondants y et plus parfumés que sur les rivages où
le soleil est trop ardent... » Exploration de la Galatie et de la Bi-
thynie. p. 204.
(2) La Passion^ 10, donne à ce village le nom de Malus. Sans y
attacher plus d'importance qu'il ne convient, je rappellerai que, dans
le sud de l'Aquitaine et la région des Pyrénées, Mal ou Mail, comme
nom de lieu, a le sens d'âpre, escarpé (Desjardins, Géographie his-
torique de la Gaule romainCf t. II, p. 408) : le nom de Mal, Malus,
pour un village de montagne, dans une province asiatique ancienne-
ment conquise et colonisée par les Gaulois, mérite peut-être d'être
remarqué.
(3) K Yidens eos infestari a canibus, continuo accurrit,... canes sub-
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 33b
pagnons refusèrent, cependant, l'hospitalité qu'il leur
offrait dans sa maison : le premier avait hâte de re-
tourner à Ancyre (1), où les frères avaient besoin de
ses secours. Mais, lors du départ, il remit son anneau
au prêtre, en lui promettant de lui envoyer bientôt
des reliques : il prévoyait que tôt ou tard son dévoue-
ment le trahirait, et, sous cette forme ingénieuse,
annonçait son prochain martyre.
Quand il rentra dans la ville, il la trouva, disent
les Actes, bouleversée comme par un tremblement de
terre. Un procès agitait tous les esprits. Sept vierges
chrétiennes, femmes âgées et vénérables, avaient été
arrêtées et traduites devant Théotecne. Trois d'entre
elles , Tecusa , Alexandra et Phanie , menaient la vie
ascétique (2); les quatre autres, Claudia, Euphra-
movens. » Passio, 11. Sur les chiens de combat chez les Romains,
voir Dictionnaire des Antiquités, art. Canis, t. I, p. 888-889. Les
chiens spécialement dressés à la poursuite des fugitifs devaient être
nombreux en Galatie, car c'était, dans les deux derniers siècles de
l'Empire, le pays des marchands d'esclaves; Ammien Marcellin, XII, 7;
Claiidien, Li Eutropium, I, 59. Dans les dernières persécutions de
l'Extrême-Orient les chrétiens furent poursuivis de la sorte : « ils ne
pouvaient échapper à la mort qu'en fuyant sur les montagnes et là on
les pourchassait avec des meutes de chiens. » Lettre de M. GefFroy,
missionnaire dans la Cochinchine orientale, août 1888, dans Ann. de
la Propagation de la Foi, 1889, p. 26.
(1) « Eo quod festinaret admetropolim regredi. » Passio, 12. Ancyre
avait le titre de métropole de la Galatie; Ptolémée, Geogr.,Y; Eckhel,
Doctr. immm. vet., t. III, p. 177; Corp. inscr. grœc, 4010, 4020,
4030, 4042, 5896; Perrot. De Galatia provincia romana, p. 145. Les
Actes ne nomment jamais Ancyre, mais son nom se lit dans leur titre :
Passio S. Theodoti Ancyrani.
(2) « Et has très apoctatitae dicunt esse suas, sicut rêvera sunt. »
Passio, 19. Cette expression peut causer quelque embarras; car les
336 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
sia, Matrona et Julitta, servaient Dieu dans le monde.
N'ayant pu obtenir leur apostasie par les tourments,
l'odieux gouverneur les avait, à l'exemple de plusieurs
de ses collègues, condamnées à être déshonorées. Mais
la vieillesse et les larmes leur servirent de défense.
L'aînée des vierges, Tecusa, s'était jetée aux pieds d'un
des libertins, et l'avait supplié « d'épargner des corps
flétris par l'âge, le jeûne, la maladie, les tortures,
une chair morte, destinée à être bientôt la proie des
oiseaux et des bêtes fauves. » Montrant ses cheveux
blanchis, elle ajoutait : « Jeune homme, respecte-les,
pense à ta mère, dont les cheveux sont peut-être blancs
comme les miens. Je ne sais si elle vit encore, mais
je la prie d'intercéder pour moi. Laisse-nous pleurer
tranquilles : Jésus -Christ te récompensera. » Émus,
apoctatites étaient une secte hérétique, apparentée à celle des encrati-
tes, et condamnant le mariage, l'usage de la viande et du vin. Il y en
avait dans la Phrygie, la Cilicie et la Pamphylie (saint Épiphane, Hxres.
LXI, 2); la Galatie dut en posséder, puisqu'on cite, sous Julien, Bu-
siris, d'abord encratite, martyrisé à Ancyre (Sozomène, V, 11; Acta
SS.^ janvier, t. II, p. 364). Les apoctatites forment encore une secte
sous Théodose (loi de 381, Code Théodosien, XVI, x, 7, § 3). Mais ce
nom, qui signifiait renonçants, a dû désigner aussi des ascètes ortho-
doxes. Les Actes disent que la vierge Tecusa, qu'ils qualifient d'apoc-
tatite, avait fait l'éducation religieuse de Théodote; or celui-ci, ca-
baretier et aubergiste, pratiquait un commerce incompatible avec les
idées d'une secte condamnant la viande et le vin. On le voit même
fournir du pain et du vin aux prêtres pour le saint sacrifice; cela
montre que le clergé avec lequel il était en relations n'appartenait pas
à la secte encratite ou apoctatite, qui avait aussi le nom d'hydropa-
rate parce qu'elle remplaçait le vin par l'eau dans les saints mystè-
res; voir saint Épiphane , Hxres., LXI, 1; saint Basile, Ep. 199, 47;
Théodoret, Hœret. fab.^ I, 20; Pseudo-Augustin, Hxres., 64; Philas-
tre, 77. y
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 337
les jeunes gens fondirent en larmes , et laissèrent en
paix les condamnées (1).
Théotecne, abandonnant son premier dessein,
condamna celles-ci à servir parmi les prêtresses de
Diane (2) et de Minerve. Tous les ans, les statues de ces
déesses étaient portées jusqu'à un étang voisin, pour
y être baignées. Le bain sacré jouait un grand rôle
dans le culte des divinités orientales (3). On ne s'é-
tonnera pas de voir un tel rite appliqué à TArtémis
asiatique. A première vue, il semble peu fait pour
Minerve , cette divinité purement intellectuelle , cette
tête pensive où se résume la sagesse hellénique. Mais
le syncrétisme oriental a tout corrompu. Minerve, la
chaste déesse, s'est identifiée avec Bérécynthe, la
grossière Cybèle , l'amante d'Atys , la mère des Dieux :
en Italie même on l'adore , avec Atys, sous le nom de
Minerve Bérécynthe (4). C'est elle que les prêtresses
allaient baigner, jointe à Diane, dans l'étang d'An-
(1) Passio, 13.
(2) Sur le culte de Diane en Galatie, voir Arrien, Cyneg., 33; Plu-
tarque, De mulierum viriutibus , 20.
(3) Tertullien, De Baptismo, 5.
(4) Wilmanns, Exempla inscr. lai., 115, 116, 117, 1890, 1891;
Corpus inscr. lat., t. X, 1538, 1540. Ne pas oublier que Pessinunte,
à l'ouest de la Galatie, était un des principaux centres du culte de
Cybèle. L'empereur Julien parle de « l'affinité de Minerve avec la
Mère des dieux, » ty)? 'AÔiïvaç itpoç ayjv Mvitepa tôîv ôewv... tyiv (yuyyévetav.
Oratio V, sur la Mère des dieux, 13. Une curieuse mosaïque décou-
verte à Rome montre l'oiseau symbolique de Minerve, la chouette,
associé au culte de Cybèle; vers la chouette, posée au centre sur une
couronne de fleurs, convergent (merveilleusement dessinés) plusieurs
animaux, qui semblent personnifier les divers grades des initiés aux
mystères de la Mère des dieux. Voir Bull, délia commis sione ar-
cheologica comunaledi Roma, 1890, p. 24-25 et pi. I-IL
VI. 22
338 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
cyre, de même que, le 27 mars, les Galls, suivis des
grands et du peuple, plongeaient près de Rome la
pierre noire enchâssée d'argent, simulacre de Cybèle ,
dans les eaux de l'Almon (1). Quand le jour de la cé-
rémonie fut venu, Théotecne fit monter les chrétien-
nes, dépouillées de leurs vêtements, sur des voitures
précédant le char où étaient portées les images des
déesses (2). La honteuse procession se mit en marche ,
escortée de joueurs de flûtes et de cymbales, au milieu
des danses de femmes échevelées, vêtues en bacchan-
tes et en ménades (3). Ces indécences, ces déborde-
ments de joie obscène, convenaient à une telle fête.
Les Artemisia, célébrées à Éphèse en l'honneur de
Diane , montraient aux assistants des danses inconve-
nantes (4) : au cinquième siècle encore, « le jour où,
(1) Ovide, Fast., IV, 340; Silius ItalicQS, Theb., VIII, 365; Stace,
Silv., V, I, 122; Liicain, /*/mr5., I, 599; Valerius Flaccus, Argon.,
VIII, 239; Claudien, De Bello Gildon., 119; Arnobe, Adv. nat., VII,
32,49; Ammien Marcellin, XXIII, 3, 7; saint Arabroise, Ep. 3, 48;
Prudence, Péri Steph., X, 153-170; Corpus inscr. lat.^ t. I, p. 390;
Servius, Ad Virg. Georg., I, 163. Cf. Marquardt, Rômische Staats-
verwaltung , t. III, 357-359, 550.
(2) Passio, 14. Ce char, cwrrtw, est appelé dans les textes classi-
ques carpentum ou lectica.
(3) « Inter hsec audire erat et vldere tibiarum ac cymbalorum so-
num, choreasque mulierum solutis crinibus maenadura instar bacchan-
tium. Multus autein excitabatur strepitus peduna terram plaudentium,
et rnusicoruin instrumentorum concrepatio, itaque vehebantur simu-
lacra. » Passio, 14. Les joueuses de tambours, de cymbales, en l'hon-
neur de Cybèle étaient organisées en collèges, ainsi que les danseurs,
sodales ballatores Cybelae; Corpus inscr. lat., t. VI, 2264, 2265.
Monument en l'honneur de Cybèle et d'Attis, élevé par une affranchie,
joueuse de cymbales en second, cynibalistria secundo loco; ibid.,
t. IX, 1538.
(4) PoUux, Onom., IV, 164; Elien, Hist. an., XII, 9; Aristophane,
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 339
à Cartilage , on baignait dans un fleuve la statue de
la déesse de Bérécynthe , les plus vils histrions chan-
taient en public, devant son char, de telles obscénités,
qu'il eut été honteux de les entendre , non pas à la
Mère des dieux, mais à la mère d'un sénateur quel-
conque, ou de n'importe quel citoyen honnête : que
dis-je? ces bouffons en auraient rougi pour leur
mère (1). » Telle était la cérémonie à laquelle des
vierges chrétiennes devaient associer leur pudeur
outragée. Malgré son fanatisme, le peuple ne put
s'empêcher d'admirer la modestie et le courage des
victimes, et de leur montrer quelque pitié. Il semble
que dans cette fête impure , où la femme lui apparais-
sait ordinairement sous l'aspect le plus dégradé, un
nouveau type de femme se révélât tout à coup à ses
yeux surpris. Pendant ce temps, Théodote , retiré dans
la maison d'un pauvre chrétien, près d'une église
maintenant fermée , priait Dieu avec ferveur d'assister
jusqu'à la fin les condamnées. Vers trois heures, l'é-
pouse de son hùte vint lui annoncer une heureuse
Nuées, 599 et suiv. ; Scholiaste d'Euripide, Hécube, 915. Les danses
indécentes en l'honneur d'Artémis firent quelquefois donner à la déesse
elle-même l'épithète de ménade, [xaîvaSa; Plutarque, De audac. poet.,
4. Voir Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. III,
p. 158 ^t suiv.
(1) Saint Augustin, De civitate Dei, 4; cf. 5. Les « vils histrions »
dont parle saint Augustin étaient probablement les chantres attitrés,
les hymnologi, qui jouaient un grand rôle dans le culte de la Mère
des dieux; voir Servius, ad Virg. Georg., II, 394; Firmicus Mater-
nus, Mathes., III, 6; l'inscription romaine publiée par Dessau, Bul-
lettino delV Instit. di corresp. archeoL, 1884, p. 155; De Rossi,
Inscripiiones christiance urbis Romx, t. II, p. 204.
340 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).
nouvelle : les prêtresses avaient présenté aux vierges
des robes blanches et des couronnes, insignes de la
dignité sacerdotale, et, sur leur refus d'accepter ces
parures sacrilèges, Théotecne, blessé d'une réponse
indignée de ïecusa, avait commandé de les jeter dans
le lac, une pierre au cou. Tombant à genoux, et le-
vant les mains au ciel : « Merci, Seigneur, s'écria
Théodote, vous n'avez pas voulu que mes larmes fus-
sent inutiles (1)! »
Un autre soin s'imposait à Théodote : retrouver les
noyées et leur donner une honorable sépulture. Après
avoir passé la nuit en prière , il se mit en route avec
quelques compagnons. Mais, ayant appris que des
gardes étaient apostés près de l'étang pour écarter
les chrétiens, il attendit jusqu'au soir. Par une nuit
sans lune, où les étoiles étaient voilées de nuages,
Théodote et ses amis commencèrent leur recherche :
traversant avec horreur le lieu accoutumé des exécu-
tions, véritable charnier plein de tètes coupées et de
débris humains, ils parvinrent enfin au bord de l'eau.
Dieu les aidait manifestement : une croix lumineuse
se dessinait pour eux dans le ciel noir, une lampe de
feu semblait éclairer leurs pas, de saints personnages
leur apparaissaient : au milieu d'un orage , pen-
dant lequel les sentinelles avaient pris la fuite, ils
crurent voir un militaire de haute taille, dont le
glaive, la cuirasse, le casque et la lance jetaient des
éclairs, et reconnurent le soldat martyr Sosandre,
(1) Passio^ 15.
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 311
immolé soit lors de la persécution contre les chrétiens
de Farmée , soit dans la persécution générale. Au fond
de l'étang", que le vent semblait avoir desséché, les
sept vierges rej^osaient, liées ensemble : les chrétiens
coupèrent les liens, et, chargeant les corps sur des
chevaux, reprirent la route de la ville. Les reliques
ainsi conquises furent déposées dans un tombeau, près
de l'église des Patriarches (1).
L'enlèvement fut bientôt connu : Théotecne, pressé
d'en découvrir l'auteur, fît mettre à la question tous
les chrétiens qu'on put saisir. Théodote voulait se
livrer; mais ses compagnons le retinrent, et envoyè-
rent un des leurs , Polychrone , se mêler à la foule ,
déguisé en paysan, pour voir ce qui se passait.
Reconnu, Polychrone fut à son tour appliqué à la
torture : devant une menace de mort, il faiblit, et
avoua tout. A cette nouvelle, Théodote se leva, et,
quittant sa retraite, se dirigea vers le forum. Il ren-
contra en route deux amis, qui lui dirent que les
prêtres de Diane et de Minerve l'accusaient, que Po-
lychrone l'avait dénoncé, et le conjurèrent de s'en-
fuir. Mais lui, d'un pas plus rapide, vint au forum, et
s'avança devant le tribunal, jetant un intrépide re-
gard sur les feux, les chaudières, les roues, et tout
l'appareil de la torture (2). Théotecne vit tout de suite
à qui il avait affaire, et, sans espoir d'effrayer un tel
homme, tenta de le séduire. Dans l'ardeur de son
(1) Passio, 16-19.
(2) Passio, 21, 22.
342 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OIlIENT (304).
zèle, il lui promit tout, pour prix d'une apostasie (1) :
et la faveur des empereurs, et les premières dignités
municipales, et le sacerdoce d'Apollon, « le plus
grand des dieux (2). » De telles promesses ne sont
pas sans exemples (3) : probablement le gouverneur
les jugeait d'un effet irrésistible sur un homme du
peuple, qui de la condition la plus modeste était
invité à passer aux premiers rangs de la cité. Mais
Théodote repoussa en riant les offres de son juge,
et prit lui-même l'offensive par une vive critique des
légendes de la mythologie et une enthousiaste apo-
logie de la religion chrétienne. Son discours, dont le
rédacteur des Actes ne nous donne sans doute qu'une
image incomplète et tracée après coup (4) , dut être
singulièrement énergique, car un assistant dira plus
tard que le martyr « avait parlé au gouverneur
comme au dernier des esclaves (5). » On l'étendit sur
le chevalet, pour le torturer avec la cruauté la plus
raffinée. Quand une ombre de souffrance passait sur
(1) « Tantum ejura Jesum, queni qui ante nos fuit Pilatus, in Ju-
daea crucifixit. » Passio, 28. Ihéolecne fait probablement allusion ici
aux faux Actes de Pilale; voir plus haut, p. 310.
(2) Passio, 23. Le culte d'Apollon était en honneur à Ancyre, où
se célébraient des jeux pythiens; Robiou, Histoire des Gaulois dO-
rient, p. 289.
(3) Un pontificat sera offert de même, en 306, au simple soldat
Théodore (saint Grégoire de Nysse, Oratio de magna martyre Theo-
doro, 4, dans Ruinart, p. 53g). Une lettre, récemment découverte, de
l'empereur Julien nous le montre élevant à la dignité de prêtre des
dieux un évêque apostat {Œuvres de Julien, éd. Hertlein, Leipzig,
1876, p. 603. Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 80).
(4) Passio, 24-25.
(5) Ibid., 34.
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 343
son visage, le gouverneur s'imaginait triompher du
patient; mais par ses actes de foi, ses reproches élo-
quents, ou d'ardentes prières au Christ, « espérance
des désespérés , » Théodote dissipait vite l'illusion de
son juge. La sentence fut enfin rendue en ces termes :
« Théodote, qui protège les Galiléens (1), se montre
l'ennemi des dieux, désobéit aux commandements des
invincibles empereurs, et me méprise moi-même,
subira la peine du glaive : son corps décapité sera
brûlé ensuite, afin que les chrétiens ne puissent lui
donner la sépulture. » Quand on fut parvenu au lieu
de l'exécution, Théodote pria tout haut, devant une
foule immense : « Seigneur Jésus-Christ, qui as fait
le ciel et la terre , et n'abandonnes pas ceux qui espè-
rent en toi, je te rends grâces d'avoir fait de moi un
citoyen de la patrie céleste et un habitant de ton
royaume. Je te rends grâces de m'avoir fait vaincre
le dragon et écraser sa tète. Donne le repos à tes
serviteurs : que la violence de leurs ennemis se ter-
mine à moi. Donne la paix à ton Église , aifranchis-la
de la tyrannie du diable. Amen. » Puis, apercevant
(1) Ce mot, comme synonyme de chrétiens, lut mis à la mode, et
même rendu officiel, par l'empereur Julien, Fragm. d'une lettre à
un pontife, 14; Ep. 7, 11, 12, 31, 63; cf. saint Grégoire de Nazianze,
Oraiio IV, 74; saint Cyrille d'Alexandrie, Contra Julianum, H; Phi-
l opatris , 12 (dialogue attribué faussement à Lucien, et qui est plutôt
du temps de Julien); Théodoret, Hist. Eccl., III, 4. Mais probablement
n'attendit-on pas Julien pour l'appliquer aux chrétiens. Dodwell {Diss.
Cypr., 2) dit que Celse les nomme ainsi; j'ai vainement cherché le
passage. Il est question de « Galiléens » dans Épictète (Arrien, Dis-
sert., IV, VII, 6) et Marc-Aurèle {Pensées, XI, 3), mais sans qu'on
puisse voir clairement s'ils désignent par ce mot les chrétiens ou une
secte de fanatiques juifs.
344 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
des chrétiens qui pleuraient, il dit : « Frères, ne
pleurez pas, mais glorifiez Notre-Seigneur Jésus-Christ,
qui m'a permis d'achever ma course et de vaincre
l'ennemi. Quand je serai au ciel, je prierai avec con-
fiance pour vous. » Le martyr tendit ensuite la tête ,
et, joyeux, reçut le coup mortel (1).
Le corps fut placé sur un bûcher; mais on dit que ,
saisis d'une terreur surnaturelle, les bourreaux n'osè-
rent y mettre le feu. Théotecne chargea alors des
soldats d'empêcher l'enlèvement des restes du mar-
tyr (2). A la tombée du jour, Fronton, le prêtre de
village auquel Théodote avait naguère remis son an-
neau et promis des reliques, arrivait dans Ancyre. Ce
bon homme (egregius iste vir), type curieux de curé
de campagne agriculteur, apportait au marché, sur
son ânesse, des outres pleines de vin. L'ânesse s'arrêta
près du lieu où était le cadavre, et se coucha. Les
gardes, qui prenaient le prêtre pour un simple paysan,
l'engagèrent à s'arrêter : « La nuit vient, lui dirent-
ils , reste avec nous : il y a ici près beaucoup d'herbe ,
que ton ânesse pourra paître : tu peux même la
lâcher dans les champs , sans que personne t'en em-
pêche. » Le prêtre se laissa convaincre, et entra dans
la cabane de branchages que les gardes s'étaient
(1) Passio, 31.
(2) Les refus de sépulture aux condamnés, dont nous avons déjà
vu de nombreux exemples , étaient depuis longtemps de tradition en
Asie; voir dans Plutarque, Vertus des femmes, 23, l'anecdote du
Galate Porédorax , mis à mort par Mithridate , et laissé sans sépul-
ture; une femme qu'il avait aimée parvient à enlever son corps, et
est arrêtée par les gardes.
LES MARTYRS DE LA GALAÏIE ET DE LA CAPPADOCE. 345
construite (1). Pour reconnaître leur hospitalité, il
les laissa boire abondamment de l'excellent vin qu'il
apportait. Un jeune soldat, appelé Métrodore, la
langue déliée par la boisson, lui conta alors longue-
ment les faits qui avaient agité Ancyre , la mort des
sept vierges, celle de Théodote, et le conduisit au
lieu où gisait le cadavre du saint homme, sous un tas
de foin. Dissimulant sa joie, Fronton laissa les gardes
boire son vin jusqu'à ce que, tout à fait ivres, ils
tombassent endormis. 11 enleva alors le martyr, réta-
blit soigneusement le tas de foin, chargea le corps
sur son ànesse, et laissa celle-ci s'en aller, sous la
conduite de Dieu; puis, le matin venu, il attira l'at-
tention des gardes, en feignant de chercher à grand
bruit l'animal perdu. L'ânesse, cependant, suivant
d'un pas tranquille les sentiers accoutumés dans la
montagne (2) , regagna seule le village écarté : Fron-
ton se mit en route à son tour, sans que les gardes
se fussent aperçus de son pieux larcin, et trouva en
chemin des paysans chrétiens qui lui annoncèrent
l'heureuse arrivée des reliques (3).
Telle est la curieuse histoire, tantôt émouvante
comme une tragédie, tantôt aimable comme une
idylle, tantôt piquante comme un conte milésien, que
(1) Les Galates pasteurs étaient accoutumés à improviser des ca-
banes de bois, de feuilles et d'argile, quand ils gardaient les trou-
peaux, l'été, dans les vallées herbeuses de l'Olympe, ou, l'hiver,
dans les plaines. Perrot, De Galatia provincia romana, p. II.
(2) Les mules de Galatie étaient célèbres aussi pour leur vigueur
et leur sûreté; cf. Plularque, de l'Amour des richesses, 2.
(3) Passio, 32-35.
346 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
rédigea un fidèle du nom de Nil, compagnon de
captivité du martyr (1).
Nous devons à un écrivain plus illustre le récit
d'un procès moins dramatique, mais où parait dans
tout son jour l'incapacité juridique résultant pour
les chrétiens des édits de persécution. La scène que
raconte saint Basile se passe non loin de la Galatie,
à Césarée, Tune des métropoles de la Cappadoce.
Dans cette ville habitait une veuve, Julitta, autre-
fois maîtresse de biens considérables. Abusant de sa fai-
blesse et de son inexpérience, un des premiers de la
cité, homme injuste et cupide, l'avait peu à peu dé-
pouillée, par des moyens déloyaux, de la plus grande
partie de sa fortune. Les terres, les maisons, les es-
claves de la veuve étaient passés en la possession de
cet usurpateur : il allait s'emparer de ce qui restait
à Julitta de biens mobiliers, quand celle-ci crut pré-
venir une ruine complète en appelant le spoliateur
en justice. Le jour fixé pour l'audience, le héraut fit
l'appel des témoins, en présence des avocats. La plai-
gnante fut introduite, et entreprit d'exposer ses griefs :
elle fit connaître l'origine de ses droits, la longue pos-
session qui les avait confirmés : elle commençait le
récit des manœuvres par lesquelles son adversaire
(1) Passio, 36. — Sur la valeur de cette narration, voir les juge-
ments de Papebroch, Acla SS., mai, t. IV, p. 147-149; de Ruinart,
p. 353; de Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur saint Théodote. On
s'étonnera qu'une pièce de cette nature ait échappé à Lequien, Oriens
christianus, t. I, p. 457, et à Robiou, Histoire des Gaulois d'Orient,
p. 288, qui ne connaissent point de martyrs en Galatie avant saint
Clément, évêque d'Ancyre en 314.
LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 347
était parvenu à la dépouiller, quand celui-ci, effrayé
de rimpression produite par cette parole sincère, et
perdant confiance dans les témoins qu'il avait subor-
nés, dans les juges mêmes que, dit-on, il avait achetés,
s'élança au milieu du forum : « Cette femme, s'écria-
t-il, ne saurait ester en justice , ni intenter une action;
car ceux qui refusent d'adorer les dieux des empereurs
et de renier le Christ ne jouissent plus d'aucun des
droits des citoyens. » On se rappelle que cette mise
des chrétiens hors la loi et hors la cité avait été
prononcée par Fédit de 303 , qui leur refusait même
la faculté de demander réparation d'un dommage (1).
L'exception invoquée par le défenseur était d'une
stricte légalité, de cette légalité qui est parfois le
comble de l'injustice. Aucune réponse ne pouvait être
opposée à un tel moyen : aussi , retirant la parole à
Julitta, le président fit apporter un autel, de l'encens,
et rappela aux plaideurs que, d'après les édits, tous
ceux qui n'abjuraient pas le Christ étaient frappés
de mort civile.
La fierté de la chrétienne s'éveilla à ce mot. Elle
avait eu le désir légitime de recouvrer le patrimoine
de ses ancêtres; mais la foi et l'honneur lui étaient
plus chers que cette fortune. « Périsse la vie , s'écria-
t-elle, périssent les richesses de hasard, périsse mon
corps, s'il le faut, avant que sorte de ma bouche
aucune parole contre Dieu mon créateur! » Elle venait
de comprendre que le procès, entrepris pour la re-
(1) Voir plus haut, p. 159.
348 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
vendication de biens terrestres, se terminerait par
l'acquisition de « ce trésor que ni la rouille ni le ver
ne détruisent, et que les voleurs ne peuvent empor-
ter (t). » Aussi, à toutes les questions , à tous les con-
seils, ne répondit-elle plus que ce seul mot : « Je suis
la servante du Christ. »
Le magistrat la condamna au bûcher. Elle y marcha
en souriant. Chemin faisant, elle disait aux amies qui
s'approchaient d'elle pour la consoler : « Ne laissez
pas vos âmes s'amolhr et devenir incapables de souf-
frir pour le Christ. La faiblesse de notre sexe serait
une mauvaise excuse. Dieu nous a créées de la même
matière que l'homme ; nous reflétons aussi l'image
divine. La femme est, autant que l'homme, capable
de vertu. Elle n'est pas seulement chair de sa chair,
mais os de ses os; aussi Dieu exige-t-il d'elle une foi
aussi solide et une aussi ferme patience. » Parlant
ainsi, Julitta s'élança sur le bûcher, « comme sur un
lit glorieux; » le feu étouffa son corps, sans le dé-
truire.
Au temps de saint Basile , les pèlerins allaient vi-
siter, à Césarée, l'église où reposait ce corps, enve-
loppe d'une âme vaillante; puis se rendaient, de là,
au lieu où avait été le bûcher, et d'où jaillissait
maintenant une source pure, délice des voyageurs,
quelquefois remède des malades (2).
(1) Saint Matthieu, VI, 20.
(2) Saint Basile, Homil. Y, 1-2.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 349
IV
Les martyrs de la Syrie, de la Phénicie, de la Palestine,
de l'Egypte, de la Thébaïde et du Pont.
La Syrie , la Phénicie et la Palestine ne furent pas
moins agitées que la Galatie par la persécution.
Antioche vit périr pour le Christ Tyrannio, évêque
de Tyr, et le prêtre médecin (1) Zenobius, originaire
de Sidon : le premier noyé dans la mer, le second
déchiré jusqu'à ce qu'il expirât (2). Dans Tyr, veuve
de son évêque, des chrétiens d'origine égyptienne
furent condamnés aux bêtes. « J'assistais, dit Eu-
sèbe, à leur combat. » Après avoir, selon l'usage,
défilé sous les fouets des bestiaires, les martyrs fu-
rent exposés dans l'arène à l'attaque des animaux
féroces. « J'ai vu alors, continue l'historien, la puis-
(1) Sur l'union fréquente, aux premiers siècles, du sacerdoce a^^ec
la profession médicale, voir De Rossi, Roma sotterranea, 1. 1, p. 342;
mon livre sur les Esclaves chrétiens, p. 233; les Acta SS., octobre,
t. XII, p. 798. — Épitaphe à Rome, dans le cimetière de Calliste, de
« Denys, prêtre et médecin, » AIONTSIOY lATPOT UPElErTEPOÏ;
Roma sotterranea, t. I, pi. XXXI, 9. — Sur la grande influence, à la
fin du quatrième siècle, d'un diacre médecin, voir Sozomène, Hist.
EccL, VIII, 6.
(2) Tupavvttov èTrtdxoTio; x?;; xaxà Tûpov IxxXYiat'aç, TrpsaêÛTepo; te xf;?
xaxà Iiôœva Zrjvôêioç... xôiv ô'èTi' 'Avxioxetaç âfjLCfto xov xoù 0eoù Xq-^o-^
ôta XYj; et? ôàvaxov uuojxovyj; èôo^ottrâxrjV, 6 [xèv OaXaxxîoi; Trapaôoôcî; [5u-
8oTç, ô èTtîay.OTïoç, ô oï laxpûv ccpiaxo; Zyivdêioç xaTç xaxà xûv TrXeupùiv
èuixeOetaai; aùxto xapxepwç èvauoOavàv ^acràvoi;. Eusèbe, Hist. EccL,
VIII, 13, 3, 4.
350 LE QUATRIÈiME ÉDIT EN ORIENT (304).
sance de Notre-Seigneur Jésus-Christ se manifester
en faveur de ceux qui lui rendaient témoignage. »
Malgré les efforts des païens , malgré les gestes par
lesquels les condamnés eux-mêmes étaient contraints
d'exciter la fureur des bêtes fauves, celles-ci refu-
saient de leur faire aucun mal. Par trois fois elles
furent lâchées contre les martyrs, par trois fois elles
les épargnèrent. « Le courage des condamnés, la
force d'âme qui éclatait jusque dans de faibles corps,
faisaient l'admiration des spectateurs. Vous auriez
vu un jeune homme de vingt ans à peine, qui,
n'étant point lié, les mains étendues en croix, priait
avec un calme intrépide, et, sans reculer, sans
faire un mouvement, attendait l'ours et le léopard :
ceux-ci paraissaient d'abord ne respirer que mort
et carnage : ils semblaient sur le point de dévorer
le chrétien : puis ils s'en allaient, comme si une force
inconnue leur eût fermé la gueule. Les choses se sont
passées comme je le dis. Vous en auriez vu d'autres
(car ils étaient cinq) exposés à un taureau furieux :
il avait déjà lancé en l'air plusieurs païens, qu'on
avait du emporter inanimés : mais , au moment de
se jeter sur les saints martyrs, il ne pouvait plus
avancer : il frappait la terre du pied, secouait ses
cornes , excité encore par la chaleur de la flamme et
les piqûres d'un fer rouge (1) : puis il se détournait,
(l) Aià Toù; ànb tûv y.auTopwv lpe6i(7ti.ov»;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII,
7, 5; cf. ibid. , 1, Tiupt xaî fftÔTQpw. Une inscription de Carianda, au
musée du Louvre, parle de môme d'un taureau excité, èpeôi^ofjic'voç,
par le fer ou le feu; Le Bas et Waddington, Inscriptions d'Asie Mi-
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 35t
comme repoussé par la maia divine. Après ces hôtes,
d'autres furent lancées, sans plus de succès. Enfin,
sortis intacts de tant d'assauts , les martyrs furent dé-
capités, et jetés ensuite à la mer (1). »
A Gaza, en Palestine, eut lieu aussi, dès 304, la
condamnation de plusieurs chrétiens. « Timothée,
après avoir souffert d'innomhrahles tourments, fut
enfin brûlé, mais lentement et à petit feu, sans que
ni sa piété envers Dieu , ni sa constance dans la dou-
leur, se démentissent un seul instant (2). » Avec lui
avaient été jugés Agapius et Thecla, qui montrèrent,
quand on les mit à la torture, un courage égal. L'un
et l'autre furent condamnés aux hêtes (3). Thecla
périt dans l'amphithéâtre; Agapius, après y avoir été
exposé, en fut retiré pour être remis en prison, où il
restera pendant deux ans encore avant de consommer
son martyre (4).
A ces récits d'un témoin, si sincères et si vrais, on
hésite à joindre un épisode venu d'une source beau-
coup moins sûre. Cependant L'histoire de saint Cy-
prien d'Orient n'est pas seulement connue par des
Actes où paraissent les amplifications habituelles à Mé-
neure, n° 499; Frohner, Inscriptions grecques du Louvre, n° 45;
Beurlier, les Courses de taureaux chez les Grecs et chez les Ro-
mains, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France,
1887, p. 61-62, 80. Martial, De spectaculis, 19, montre aussi le tau-
reau « flammis stimulatus. »
(1) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 7, 1-6.
(2) Eusèbe, De martyribus Palestine, 3.
(3) Ibid.
(4) Ibid., 6, 3.
352 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
taphraste (1). Elle nous a encore été racontée par des
écrivains du quatrième siècle. Prudence y fait allu-
sion; saint Grégoire de Nazianze la résume dans
sa XXIV" homélie (2). Des trois livres qui, au siècle
suivant, composaient la rédaction grecque de la Vie
de saint Cyprien (3) , et eurent l'honneur d'être pa-
raphrasés en vers, par la femme de l'empereur Théo-
dose II, la savante et romanesque Eudoxie (4), l'un,
sorte de confession ou d'autobiographie, forme un
tout complet. On y doit voir une composition indé-
pendante (5). Grégoire de Nazianze l'avait eu sous
les yeux, et le crut écrit par le saint lui-même. « Ce-
lui-ci, dit-il, accuse dans un long discours les hontes
de sa vie passée, afin d'offrir en présent à Dieu l'hum-
ble aveu de ses crimes, et de montrer la voie du re-
tour et de l'espérance à ceux qui commencent à se
(1) Acta 55., septembre, t. VII, p. 218; Surius, Viiae 55., t. IX,
p. 269; Métaphraste, dans Migne, Patrol. grxc, t. CXV, p. 847. Voir
la critique de ces Actes dans Tille mont, Mémoires^ t. V, note ii sur
saint Cyprien d'Orient.
(2) Prudence, Péri Stephanôn, XIII, 20-34; saint Grégoire de Na-
zianze, Oratio XXIV. Le poète, comme l'orateur sacré, font d'étran-
ges confusions entre Cyprien d'Antioche et son homonyme de Car-
thage : le premier donne à celui-ci des traits qui appartiennent à
l'oriental, auquel le second, au contraire, attribue l'érudition, les écrits,
et même le siège de l'évêque africain.
(3) Th. Zahn, Cyprian von Antiochien, Erlangen, 1882, publie en
appendice le texte grec, jusqu'ici inédit, du premier livre.
(4) Photius, Bibliothec, 183-184.
(5) Il en existait au cinquième siècle une version latine; c'est pro-
bablement elle qui est mise au nombre des apocryphes par le décret
gélasien : « liber qui appellalur pœnitentia sancti Cypriani, apocry-
phus. » Migne, Patrol. lat., t. LIX, p. 163.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PIIENICIE, ETC. 353
repentir de leurs erreurs (1). » Quoi quil en soit de
l'exactitude de cette attribution, la source est certaine-
ment antique. Soixante-quinze ans séparent la date
du martyre de Cyprien et celle de Thomélie de Gré-
goire, prononcée en 379; probablement un intervalle
beaucoup moins long se place entre ce martyre et la
rédaction de l'écrit dont Grégoire s'est inspiré.
Voici ce que l'on peut retenir des récits relatifs à
saint Cyprien. Celui-ci était un magicien célèbre, qui
vivait, au commencement du règne de Dioclétien,
dans Antioche ; non la grande métropole syrienne (2),
mais soit une des villes de la Décapole, Antioche de
rHippos(3) ou Gerasa, appelée aussi Antioche de Chry-
soroas (4), soit une autre Antioche, entre la Syrie et
l'Arabie, dont parle Etienne de Byzance (5). Après
avoir reçu à Athènes les premiers principes de la
philosophie, où la théurgie dominait alors (6), il
étudia les arts occultes en Phrygie, foyer de religions
(1) Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XXIV, 8.
(2) Antioche, capitale de la Syrie, doit être écartée, car les récits
relatifs à Cyprien donnent pour évêque à la ville où il demeurait An-
thime, puis Cyprien lui-même, qui ne figurent pas sur la liste épisco-
pale de la grande Antioche.
(3) Josèphe, DeBello Judaico, I, 7, 9. Cf. Eckhel, Doctr. num. vet.
t. III, p. 337, et Marquardt, Rômische Staatsverwaltung , t. I, p. 395.
(4) 'Waddington, Inscriptions d'Asie Mineure, n» 1722; cf. Mar-
quardt, t. I, p. 396.
(5) Antioche , surnommée de Sémiramis. Etienne de Byzance, De
Urbibus, 1678, p. 87.
(6) Sur l'aflluence des étrangers aux écoles d'Athènes pendant le
quatrième siècle, voir Petit de Julleville, Histoire de la Grèce sous la
domination romaine, p. 348.
23
354 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
impures et de pratiques superstitieuses (1), en Chal-
dée, terre classique des devins et des sorciers (2), et
en Egypte , où nous avons vu Dioclétien sévir contre
les fauteurs de maléfices (3). Les pratiques attribuées
à Cyprien sont analogues à celles que rapportent, en
de très nombreux passages, les écrivains païens des
quatre premiers siècles (4). Mais, ayant vu toute sa
mauvaise science impuissante contre un cœur de
jeune fille, que soutenait la grâce divine, il confessa
ses erreurs et se convertit à la foi chrétienne. Pareil
à un autre « mathématicien » que saint Augustin
recevra à la pénitence (5), il apporta ses écritures
magiques pour être brûlées (6). Bientôt il étonna les
fidèles par ses austérités et sa ferveur. Après les avoir
longtemps édifiés, le pénitent fut admis aux ordres
sacrés , devint prêtre, puis évêque. Quand la persé-
cution eut éclaté , on l'arrêta dans sa ville d'Antio -
che, en même temps qu'on incarcérait à Damas la
vierge Justine, qui avait été la cause de sa conversion.
Amenés tous deux devant le vicaire du diocèse d'O-
(1) Sur la magie mêlée au culte de Cybèle, voir Plutarque, De su-
perst., 12; DionChrysostome, Orat.l; cf. Marquardt, Rom. Staatsv.y
t. III, p. 107, note 7.
(2) Voir les nombreux textes littéraires et juridiques où il est ques-
tion des sorciers chaldéens, dans Marquardt, t. III, p. 90-92.
(3) Voir plus haut, p. 95.
(4) Cf. Marquardt, t. III, p. 89-112.
(5) Saint Augustin, Enarr. in psalm. LXI.
(6) Les hommes d'État et les jurisconsultes païens professaient la
même horreur des livres de magie; nous avons vu (p. 95) Dioclétien
les faire brûler en Egypte : Paul {Sentent,, V, 21, § 4j se montre ef-
frayé de leur lecture.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PIIÉNICIE, ETC. 355
rient (1), ils sortirent sains et saufs, comme naguère
saint Jean, de l'épreuve de la chaudière ardente, et
furent envoyés par leur juge à Nicomédie, devant
Dioclétien lui-même, qui les fît décapiter le 26 sep-
tembre, ainsi qu'un autre chrétien nommé Théoctiste.
Dioclétien était arrivé à Nicomédie vers la fin de
l'été (2). Bien que toujours malade (3), il voulut, à
la fin de sa vingtième année, c'est-à-dire après le
17 septembre, dédier le cirque qu'il avait fait cons-
truire dans la métropole de la Bithynie (4). Une con-
damnation capitale peut avoir été, à cette date, pro-
noncée par lui contre les martyrs. On dit que les
corps de Cyprien et de Justine, laissés sans sépulture
selon l'usage impie adopté presque partout dans la
dernière persécution, furent secrètement recueillis
par des matelots chrétiens qui, au moment de par-
(1) Les Actes de Métaphraste, si mauvais qu'ils soient, contiennent
une désignation digne dèlre retenue : ils donnent à ce gouverneur le
nom d'Eutolmius, comte d'Orient (cf. JSotitia Dignitatiun, Or., 104;
Code Théodosien, I, xiii; Code Justinien, I, xxxvi et xlix ; Orelli,
Inscript., 3162; Zozime, V, 24). Si le titre de cornes Orientis ne fut
peut-être point porté avant Constantin , la fonction de vicaire du dio-
cèse d'Orient, qui lui équivaut, existait depuis 297. Deux accusés
peuvent avoir été arrêtés dans des provinces différentes, l'un à Antio-
che, qui paraît avoir été en Palestine, l'autre à Damas, ville de Phé-
nicie, par l'ordre d'un magistrat dont l'autorité supérieure s'étendait
depuis l'Arabie jusqu'à la Mésopotamie.
(2) « iEstate transacta... Nicomediam venit. » Lactance, De mort,
pers., 17.
(3) « Morbo jam gravi insurgente. » Ibid.
(4) « Quodcumque se premi videret, prolatus est tamen ut circum
quem fecerat dedicaret anno post vicennalia repleto. » Lactance, De
mort, pers., 17.
356 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).
tir pour Tltalie, les chargèrent sur leur navire (1).
La persécution sévit cruellement en Egypte dès
Tannée 304. L'Egypte faisait alors partie du diocèse
d'Orient , et comprenait plusieurs provinces , la Jovia
et riîerculia, au nord , la Thébaïde, au sud (2), ayant
chacune un gouverneur particulier, subordonné au
préfet d'Egypte (3). Ces magistrats mirent un zèle
sanguinaire à l'exécution des édits. Nulle part peut-
être les chrétiens ne furent plus durement tourmen-
tés.
Dans les provinces du Nord , « d'innombrables fidè-
les, dit Eusèbe, avec leurs femmes et leurs enfants,
souffrirent pour la foi divers genres de mort : après
les ongles de fer, le chevalet, la flagellation la plus
cruelle, des tourments dont la seule description ferait
horreur, les uns périssaient dans les flammes , d'au-
tres étaient noyés dans la mer, ou tendaient joyeu-
sement la tête au glaive du bourreau. Quelques-uns
expiraient pendant la torture , ou succombaient à la
faim. Il y en eut de crucifiés, tantôt selon le mode
habituellement suivi pour les malfaiteurs, tantôt
d'une manière plus atroce, cloués la tête en bas : on
(i) Sur le récit de cette translation, et l'absence de toute tradition
monumentale relative à la sépulture de Cyprien d'Antioche, voir les
observations de M. Duchesne, Bulletin critique, 1882, p. 249.
(2) Mommsen, Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot,
p. 29, 31, 39.
(3) Le préfet d'Egypte, après avoir été lui-même pendant quelque
temps sous les ordres du vicaire d'Orient, reçut plus tard des fonc-
tions équivalentes à celles de vicaire du préfet de prétoire; voir Momm-
sen, l. c, p. 31, et Marquardt, Rô7n. Staatsv., t. I, p. 356.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 357
les laissait vivants sur le gibet jusqu'à ce que la faim
les eût tués (1). »
Avec quel soulagement, parmi tant d'horreurs,
nous respirons comme une fleur anticipée de la che-
valerie chrétienne dans cette touchante histoire de
Didyme et de Théodora (2), qu'avait admirée le grand
Corneille , mais que sa muse fatiguée fut impuissante
à reproduire !
Une jeune fdle d'Alexandrie, Théodora, est amenée
devant le tribunal du préfet d'Egypte. « De quelle
condition es-tu? » lui demande le juge. « Je suis
chrétienne. — Es-tu libre ou esclave? — Je te l'ai
déjà dit, je suis chrétienne : en venant sur la terre
le Christ m'a rendue libre; du reste, je suis née de
parents nobles. » Le curateur de la cité , appelé par
le juge, confirme les paroles de Théodora, et pro-
clame la noblesse de sa famille. « Si tu es libre, dit
brusquement le juge, pourquoi ne veux-tu pas te
marier? — Pour l'amour du Christ : j'ai embrassé
sa foi, je crois qu'il est bon de demeurer vierge. —
Les empereurs ont ordonné que les vierges eussent
à choisir, ou de sacrifier aux dieux, ou d'être vouées
au déshonneur. » La réponse de Théodora est admi-
rable : (( Je pense , dit-elle , que tu n'ignores pas ceci :
(1) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 8.
(2) Acta SS. Didymi et Theodorœ dans Ruinart, p. 427. Tillemont
(Mémoires, t. V, art, sur saint Didyme) porte de ces Actes le juge-
ment suivant : « Le commencement et la (in (c'est-à-dire les interro-
gatoires de Théodora et de Didyme) sont extraits mot à mot des re-
gistres publics, et le reste est écrit avec beaucoup d'esprit et de piété.»
358 LE QUATRIEME EDIT EN ORIENT (304).
Dieu voit nos cœurs, et considère en nous une seule
chose, la ferme volonté de demeurer chastes. Si donc
tu me contrains à subir un outrage, je ne commettrai
point de faute volontaire, je souffrirai violence. Je
suis prête à livrer mon corps, sur lequel pouvoir t'a
été donné; mais Dieu seul a pouvoir sur mon âme. »
C'est, dans une situation plus délicate, le même bon
sens supérieur avec lequel d'autres martyrs répon-
daient aux juges qui avaient prétendu les souiller en
les faisant participer de force aux viandes immolées.
Après avoir été ramenée en prison , puis soumise à un
second interrogatoire, Théodora entendit enfin l'af-
freuse sentence. La jeune fille, désormais « assimilée
à une esclave (1), » fut conduite dans un lieu de dé-
bauche.
En franchissant ce seuil honteux, elle leva les yeux
au ciel, et pria Dieu de la garder sans tache. « Une
foule nombreuse assiégeait la porte , dit l'auteur des
Actes; ils semblaient autant de loups affamés, se dis-
putant à qui outragerait le premier la brebis de
Dieu (2). )) Théodora écoutait avec effroi « ce hennisse-
ment des cœurs lascifs , » comme parle Bossuet. Tout
à coup la porte s'ouvre, un soldat entre. La vierge es-
saie de fuir : « elle fait en courant le tour de la cel-
(1) (f Coegisti me injuriam tibi facere, raulieri ingenuae.'.. supplantari
te tanquam ancillam. » Acta, 2.
(2) Cette image rappelle une fresque de la catacombe de Prétextât
représentant une brebis entre deux loups-, sur la tête de la brebis est
écrit SVSANNA, sur celles des loups SENIORES. Perret, Catacombes
de Rome, t. I, pi. LXXVIII.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. :i59
Iule , tremblant, et se demandant si Jésus l'avait aban-
donnée. » Le soldat la rejoint; d'une voix douce et
respectueuse, il lui dit : « Je ne suis pas ce que cet
habit semble indiquer : je suis votre frère dans Ja foi
et dans la volonté de servir Dieu. Si je suis entré ici
avec le costume des serviteurs du démon, c'est afin de
vous délivrer. Je suis venu pour chercher et sauver le
trésor de mon Dieu , car vous êtes la servante fidèle et
la colombe chérie de mon Seigneur. Échangeons nos
habits, et sortez d'ici sous la garde de Dieu. Ne crai-
gnez rien; je n'ai point oublié la parole de l'apôtre :
« Soyez comme moi. » La jeune fille accepta l'é-
change; les yeux baissés, le visage caché par un
grand chapeau, elle sortit du lieu infâme (1).
(( Elle agitait ses ailes, disent les Actes, comme un
petit oiseau délivré des serres du vautour. » Le géné-
reux soldat resta seul , couvert du voile de la vierge,
et assis à la place qu'elle avait sanctifiée par sa pré-
sence. Découvert et dénoncé, il paya de sa vie son dé-
vouement : il mourut fier et joyeux, remerciant Jé-
sus-Christ de l'avoir choisi pour sauver la pureté de sa
servante (2), et pouvant se rendre à lui-même le beau
témoignage que Corneille a mis dans la bouche de
son Didyme :
(1) Au milieu du quatrième siècle, le moine Abraham usa d'un stra-
tagème semblable pour pénétrer près de sa nièce Marie, devenue cour-
tisane, qu'il retira du péché et convertit. On retrouve les mêmes dé-
tails, le déguisement du moine en soldat, le grand chapeau. Tillemont,
Mémoires, t. VII, p. 591.
(2) Acta, 6.
360 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304..
J'ai soaslrait Théodore à lear rage insensée
Sans blesser sa pndear de la moindre pensée.
Elle fuit, et sans tache, où l'inspire son Dieu (1^.
Les chrétiens ne se montrèrent pas seuls capables
de beaux dévouements. Bien qu'il y eût parfois péril
à marquer de la pitié pour les ■sictimes, beaucoup de
païens d'Alexandrie furent sensibles aux souffrances
des fidèles et tinrent à honneur de les soulager. Saint
Athanase, qui n'avait que cinq ou six ans en 30i,
mais qui grandit parmi les sur\'ivants de la persécu-
tion et trouva dans sa famille les souvenirs encore
précis de cette terrible époque, rend témoignage de
ce zèle charitable, si méritoire chez des ennemis de
la foi. « J'ai entendu raconter à mes parents, dit-il,
qu'au temps où, sous Maximien, grand-père de Cons-
tance (2), commença la persécution, des païens déro-
bèrent nos frères chrétiens aux recherches de leurs
ennemis, sacrifièrent même leurs biens ou affrontèrent
la prison plutôt que de les trahir : ils accueillaient
ceux des nôtres qui se réfugiaient chez eux. et s'ex-
posaient pour les protéger (3). »
(r Théodore, acte IV, scène t.
(2 Maiimien Hercale, dont la fille avait épousé Constantin, et qni
se trouvait par conséquent le grand- père de l'empereur Constance ,
sous lequel écrit Athanase. Il est vrai que, lors de la persécution de
304, l'Egypte appartenait à Dioclétiea, et qu'elle ne fut jamais gou-
vernée par Maiimien Hercule; mais Athanase, poursuivi lui-même par
Constance, fauteur déclaré de l'arianisme, ne se refuse pas le plaisir
de rappeler que l'empereur arien était le petit-fils d'un persécuteur.
3) 'Eyài "yoOv fjxoy^a twv Tratéouv xa: --.ttôv r.voOîxa: tôv Èy.£:vù>v \b-
Yov, ÔTi TÔ zpûJTW, ÔTî yé^ovE xal £— : Mz;'.}i'.av(3 t^ T>T.-r.tù KwvoTxvnoTi
StMTfiôç 'E>JiTr»e? Ixfrtwrro-/ toù; àoeX^ov; r.aéîv toù; yoiifn\,%^0'Ji ^tj-to-j-
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 3G1
On aime à recueillir de tels traits, qui font iionncur
à la nature humaine, et montrent le peuple se déta-
chant de plus en plus de la cause mauvaise que ses
chefs croyaient servir par des cruautés sans mesure.
Entre toutes les parties de l'Orient, l'Egypte méridio-
nale est celle où ces cruautés semblent inspirées par
l'imagination la plus infernale. « Dans la Thébaïde,
nous apprend Eusèbe, les souffrances des martyrs dé-
passèrent encore ce qu'elles avaient été ailleurs.
Quelquefois ils étaient déchirés jusqu'à la mort, non
par des ongles de fer, mais au moyen de poteries bri-
sées (1). On vit l'ignoble et cruel spectacle de femmes
attachées par un pied, la tête en bas, sans vêtements
et soulevées en l'air par des machines. Des hommes
eurent les jambes liées à de fortes branches d'arbres,
qu'on rapprochait l'une de l'autre au moyen de pou-
lies, puisqu'on séparait violemment, de manière que,
reprenant \euv première position, elles déchiraient
en deux les corps des martyrs (2). Tout cela se fît,
(TÔYiaav, ïva [xovov xwv çe'jydvTwv \):ri ys'^wvTai upoSÔTat " w; yàç éauxoùç
ê^ûXatTov Toù; upofTçeuyovTaç xat xivSyve-jôiv Trpô aOtûv èêouXeuovro.
Saint Athanase, Ad solit. vitam agentes.
(1) 'OffTpàxoi?. Ce mot veut dire à la fois coquilles et tessons de pots.
Valois traduit par acutis testis. Ce sens me paraît le meilleur, à cause
des exemples que nous avons déjà rencontrés de martyrs écorchés avec
des tessons de poteries.
(2) Si l'on en croit Socrate [Hist. EccL, IV, 5), ce supplice fut re-
nouvelé en 366 sous Valens, qui fit attacher le tyran Procope à deux
arbres qu'on avait rapprochés l'un de l'autre, et qui, séparés ensuite,
le déchirèrent en se redressant tout à coup (Ammien Marcellin, XXVI,
9, dit au contraire que Procope fut décapité).
362 LE QUATRIÈME EDIT EN ORIENT (304).
non pendant quelques jours ou quelques mois, mais
durant plusieurs années. Tantôt dix victimes et davan-
tage, quelquefois vingt, une autre fois non moins de
trente, tantôt près de soixante, souvent même jusqu'à
cent dans un seul jour, hommes, femmes et enfants,
périssaient au milieu des supplices les plus va-
riés (1). » Ceux qu'on épargnait étaient envoyés, sans
distinction d'âge ni de sexe, aux carrières de por-
phyre, si célèbres dans la province (2).
Le gouverneur de la Thébaïde était probablement
alors Arien ou Arrien (3), souvent nommé dans les
Actes des martyrs. On lui attribue le supplice de cinq
cent quarante-six fidèles, convertis par l'anachorète
Paphnuce (4), et la condamnation de celui-ci, mort
sur la croix (5). Arrien paraît encore dans l'histoire de
Timothée et de sa femme Maura (6), naïve et char-
mante comme un récit de Join ville.
Timothée appartenait aux ordres inférieurs du
clergé : il était lecteur. Traduit devant le tribunal
comme chrétien, il confesse sa foi, et subit courageu-
(1) Eusèbe, Hist. EccL,\ni, 9, 1-3.
(2) Ibid., 8, 1. Les carrières de porphyre étaient situées sur le pla-
teau qui domine Myos Hormos, près de la mer Rouge; Mommsen, Rô-
mische Gcschichte, t. V, p. 576.
(3) Rufin. Vitœ Patrum, 19.
(4) Surius, Vitœ SS., t. IV, p. 342.
(5) Ibid.; cf. Acta SS., septembre, t. VI, p. 682. Les Actes de saint
Paphnuce racontent qu'Arrien l'envoya à Dioctétien pour être crucifié,
ce qui n'est pas croyable ; les Menées se contentent, avec plus de rai-
son, de dire qu'il fut crucifié. Elles mettent au 25 septembre son mar-
tyre, placé par les Actes au 28 avril.
(6) Acta SS. Timothei et Maurx, dans Acta SS., mai, 1. 1, p. 376.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 303
sèment la torture. « C'est un nouveau marié, dit un
soldat au président; il y a vingt jours à peine qu'il a
célébré ses noces; sa femme est jeune. » Arrien fait
venir celle-ci, lui ordonne de se vêtir de sa plus belle
robe, et l'envoie, ainsi parée, visiter son mari dans
la prison. Gomme elle lui conseillait de se soumettre,
Timothée, voulant cacher ou combattre l'émotion que
lui causent la vue de l'épouse, le parfum de ses vête-
ments, la reprend avec dureté. La naïve jeune femme
lui répond : « Mon frère Timothée, pourquoi me char-
ges-tu ainsi d'injures, sans que je t'aie offensé? Nous
sommes mariés depuis vingt jours à peine, tu n'as
pas encore eu le temps de me connaître : moi, de
mon côté, je ne connais pas encore toutes les dépen-
dances de ta maison... Aujourd'hui, te voyant souf-
frir, je suis pénétrée d'affliction, et, je te l'avoue, j'ai
peur d'être veuve, moi si jeune... Peut-être as-tu été
conduit en prison sur la poursuite d'un créancier, et,
dans ton désespoir, veux-tu mourir. Courage, mon
frère, lève-toi, allons à la maison, vendons nos meu-
bles pour payer tes dettes. Peut-être as-tu été saisi
par les licteurs à cause de l'impôt que tu ne peux ac-
quitter : j'ai là mes parures de noces, prends-les, va
les vendre. » La surprise de Maura s'explique aisé-
ment; on avait déjà vu des chrétiens se faire volon-
tairement arrêter, afin d'échapper aux poursuites de
leurs créanciers (1); mais surtout dans ces régions
égyptiennes, où l'on tenait à honneur de ne pas
(1) Saint Augustin, Brev. coll. cuni donat., III; voir plus haut, p. 205.
364 LE QUATRIEME EDIT EN ORIENT (304).
payer l'impôt (1), remprisonnement et les plus cruel-
les tortures, subis avec un surprenant stoïcisme (2),
étaient souvent le lot des contribuables (3). Maura
dit encore : « Mon frère Timothée, si je te cherche
après cela, où te trouverai-je? Lorsque viendra le di-
manche, qui est-ce qui fera la lecture des saints Li-
vres? — Maura, répondit le martyr, viens avec moi
confesser ta foi et recevoir la couronne. — Hélas ! dit
Maura, je désirais vivement être avec toi, mais je sen-
tais de mauvaises pensées dans mon cœur. Tes paroles
y font rentrer le Saint-Esprit. — Va trouver le prési-
dent, reprend Timothée, et lui reprocher le hon-
teux rôle qu'il a voulu te faire jouer. — J'ai peur,
mon frère Timothée : si j'allais manquer de courage !
je suis si jeune I je n'ai que dix-sept ans. — Espère
en Notre-Seigneur Jésus-Christ , » répond Timothée ;
et, levant les yeux au ciel, il s'écrie : « Seigneur,
jetez les yeux sur votre servante Maura, et, après
nous avoir unis dans le mariage, ne nous séparez pas
dans le combat. » La prière du martyr fut exau-
cée : la tremblante jeune femme n'eut plus peur :
elle supporta les plus cruels tourments; elle eut
de ces railleries héroïques qui, piquaient si fort les
bourreaux. Les deux époux furent, l'un en face de
l'autre, attachés à des croix pour y mourir de faim,
(1) Ammien Marcellin, XXII, 16.
(2) Ibid.
(3) Cf. Lactance, De mort, pers., 31; Code Théodosien, XI, vu, 3.
Voir Comptes rendus de l'Académie des inscriptions, 1880, p. 81, et
Edmond Le Blant, les Actes des martyrs^ p. 107-108.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 365
comme les martyrs égyptiens dont parle Eusèbe.
On dit qu'ils y restèrent neuf jours avant d'expirer,
s' exhortant mutuellement à la constance. Maura con-
jurait son mari de ne point céder au sommeil. « Veil-
lons, disait-elle, de peur que le Seigneur, nous sur-
prenant endormis, ne s'irrite contre nous; veillons
donc et demeurons en prière, afin qu'il nous trouve
sans cesse dans son attente et que l'ennemi ne vienne
pas nous assaillir jusque sur la croix... Réveille-toi,
mon frère, réveille-toi, car j'ai vu devant moi, comme
dans une extase, un homme tenant un vase rempli
de lait et de miel, et cet homme me dit : « Prends et
(( bois. )) Je lui répondis : « Qui es-tu? — Un ange
(( de Dieu, » reprit-il, et je répliquai: « Lève-toi donc
« et prions. » Il poursuivit : « Je suis venu plein de
« pitié pour toi, car tu as veillé jusqu'à la neuvième
« heure et tu as faim. » Et je répondis : « Qui te fait
« parler ainsi et pourquoi t'émeus-tu de ma constance
(( et de mon jeûne? Ne sais-tu pas qu'à ceux qui
« l'invoquent Dieu accorde même l'impossible? » Et
comme je me mettais en prière il se détourna de moi;
je reconnus une ruse de l'ennemi qui voulait nous
attaquer jusque sur la croix, et le démon s'évanouit
aussitôt. Un autre apparut et me mena sur le bord
d'un fleuve de lait et de miel, en me disant : « Bois. »
Et je répondis : « Je te l'ai déjà dit, je ne prendrai
« ni eau, ni toute autre boisson avant d'avoir goûté
(( le breuvage du Christ que me prépare la mort
« pour mon salut et l'immortalité de la vie éter-
« nelle. » Il se mit à boire; à l'instant le fleuve se
366 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).
transforma et le démon disparut (1). » Les paroles
que la tradition prête à l'héroïque jeune femme
n'ont pu être écrites qu'à une époque où l'on n'avait
pas oublié les effets physiologiques du crucifiement,
aboli dès les premières années du règne de Cons-
tantin. Ce sommeil d'épuisement contre lequel lut-
tent les crucifiés, ces visions de boissons douces et
fraîches passant devant l'esprit de malheureux dé-
vorés par la soif ardente qui arracha à Notre-Sei-
gneur lui-même un cri d'angoisse (2), sont, parait-il,
des faits d'expérience en ces pays de l'Orient où le
supplice de la croix existe encore (3).
Dans cette universelle terreur, les fidèles , en bien
des provinces, quittaient leurs maisons et se réfu-
giaient dans la solitude, comme nous l'avons vu faire
dès l'année précédente à ceux de Galatie. Le Pont est
une des régions où cette fuite est signalée avec quel-
que détail. La persécution y était horrible. Les ma-
gistrats semblaient occupés à inventer tous les jours
de nouveaux supplices. Roseaux enfoncés sous les on-
gles, plomb liquide versé sur le dos, entrailles déchi-
rées , tels étaient les tourments dans lesquels mou-
raient les chrétiens (i). Parmi ceux qui cherchèrent
leur salut dans la fuite, furent le grand-père et la
(1) Acta, 16, 17.
(2) Akj^w, sitio. Saint Jean, XIX, 28.
(3) Voir Revue germanique , 1864, t. XXX, p. 358; Dictionnaire
des sciences médicales^ 1821, t. LI, art. Soif; cités par Edmond Le
Blant, les Actes des martyrs, p. 243-244.
(4) Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 12, 6.
LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETCf. 367
grand'mère paternels de saint Basile et de saint Gré-
goire de Nysse. Ces époux chrétiens (nous connaissons
seulement le nom de la femme , Macrina) vivaient à
Néocésarée, attentifs à recueillii* les traditions laissées
par l'apôtre de la province, Grégoire le Thauma-
turge (1). Quand ils se virent menacés, ils abandonnè-
rent la ville et, avec quelques serviteurs, s'enfoncè-
rent dans les bois épais qui couvrent les montagnes
du Pont. Ils vécurent dans d'inaccessibles retraites
pendant sept années, confiants en la Providence, qui,
aux heures d'extrême détresse , faisait passer à portée
de leurs flèches quelque cerf de la forêt, dont la chair
les nourrissait (2).
D'autres fugitifs poussèrent plus loin , et ne se cru-
rent en sûreté qu'après avoir franchi les limites de
l'Empire. La Perse, l'Arménie, les déserts de l'Arabie
reçurent des chrétiens persécutés. Dans certains de
ces pays, animés contre Rome de haines séculaires,
le fait d'être proscrits par elle assurait un bon accueil
aux émigrants. Les Barbares, ou les peuples de civi-
lisation différente auxquels l'orgueil romain donnait
ce nom, tinrent à honneur de les traiter généreuse-
ment et d'accordei^ à leur culte une entière liberté (3).
(1) Saint Basile, Ep. 204, 6.
(2) Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XLTII, 5-8. Saint Grégoire
semble attribuer ces faits à la persécution de Maximin Daia, et non
à celle de Galère. Mais Tillemont me paraît avoir démontré, par le
rapprochement des dates, qu'ils ne peuvent s'être passés que sous celle
de Galère; Mémoires, t. IX, notes m et iv sur saint Basile.
(3) Eusèbe, De vila Constantini, II, 53.
CHAPITRE SIXIÈME
LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30i)
SOMMAIRE. — I. Les martyrs de Roïie. — Manifestation populaire du 17 avril
304. — Réunion du sénat et ordonnance de Maximien Hercule. — Res-
crits aux gouverneurs. — Sacrifices exigés de ceux qui fréquentaient
les marchés ou les fontaines. — Martyres de Marc et Marcellien, — de
Castulus, — Tiburlius, — Gorgonius, Genuinus, trente soldats, — Pierre et
Marcellin, — Arlemius, Candide, Pauline, — Sotère. — Noyades. — Sim-
plicius et Faustinus jetés dans le Tibre. — Enterrés i)ar Viatrix dans
la catacombe de Gencrosa. — Sépulture de Viatrix, de Rufus ou Rufi-
nianus, dans la même catacombe. — Groupe de clirétiens du Latium
décapités sur la voie Salaria. -- Martyre de leur prêtre Abundius et
de leur diacre Abundantius. — Martyre de Basilla. — Mort du pape
Marcellin, sa sépulture au cimetière de Priscille. — Vacance du siège
apostolique. — Martyre de Cyriaque, Saturninus, Sisinnius, Apronianus,
Smaragdus, Largus, Crescentianus, Papias, Maurus,etc. — Martyre de
Timothée. — Sainte Agnès. — Son procès. — Sa virginité miraculeuse-
ment préservée. — Martyre d'Agnès. — Dévotion des Romains pour elle.
— Son tombeau et son cimetière. — Martyre et sépulture d'Eméren-
tienne. — Le sceau de Turrania Lucina. — Sainte Lucine. — II. Les
MARTYRS DE l'Italie ET DE LA Rhétie. — Julcs et Moutanianus, à Piperno.
— Valentin et Hilaire, à Surrena. — Eutychius, confesseur, à Corneto.
— Secundus, Firmina, Félix, Grégoire, Fidence, Térence, en Ombrie. —
Martyre de Sabin, évêque d'Assise. — Martyrs de la Campanie et de la
Lucanie. — Euplus, à Catane. — Lucie, à Syracuse. — Martyrs du Pi-
cenum et de l'Emilie. — Victor et AgricoLi, à Milan.— Cassien, à Iraola.
— Martyrs de la Vénétie et de la Transpadane. — Martyrs de Sardaigne.
— Martyrs de Corse. — La persécution en Rhétie : sainte Afra. —
m. Les MARTYRS DE l'Afp.iql'e ET DE l'Espagnk. — Cruauté de Florus, pré-
sident de Numidie. — Les dies ihurificationis. — Martyrs enterrés à
Mastar. — Cippes des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus , entre Kalama et
Cirta. — Inscription de Sétif en l'honneur des martyrs Justus et Decu-
rio. — Basilique de la martyre Digna, à Rusicade. — Martyrs de la Mau-
ritanie. — Le vétéran Typasius. — Le porte- drapeau Fabius. — Mar-
tyrs de la province proconsulaire. — Maxima, Donatilla et Secunda,
à Thuburbo. — Crispine, à Theveste. — Martyrs d'Espagne. — L'hymne
quatrième du Péri Stephanôn. — Martyrs anonymes à Saragosse. —
Caius , Crementius, la vierge Encratis, confesseurs dans la même ville.
— MartjTs de Girone, Barcelone, Alcala, Cordoue. — Sainte Eulalie,
à Mérida.
IV. 24
370 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
Les martyrs de Rome.
Au mois d'avril 304 , Hercule était à Rome , où la
popularité dont il jouissait près d'une foule oisive et
fanatique lui faisait oublier les malédictions des pro-
vinciaux (1). Le 17 avril (2), avant-dernier jour des
jeux annuels en l'honneur de Cérès (3), une course
de chars eut lieu devant lui au Grand Cirque. Après
la course , où la faction des Bleus , contre laquelle pa-
riait l'empereur (4), venait d'être vaincue, la joie po-
pulaire se traduisit par les acclamations rythmées
dont parlent souvent les historiens antiques (5). Ces
acclamations durent plaire au maitre, car la plus
(1) Tillemont, Histoire des Empereurs ^ t. IV, p. 47.
(2) « XV kalendas maii. » Passio S. Savini episcopi et martyris,
1, dansBaluze, Miscellanea , l. I, p. 12.
(3) Les ludi ceriales duraient du 12 au 19 avril; Marquardt, Rô-
mische Staatsvertcaltung , t. III, p. 357, 551; Mommsen, Rômische
Staatsrecht, 2" éd., t. I, p. 471.
(4) « Misso sexto Venetos vincente; » Passio S. Savini, 1; mot à
mot « (Maximien) battant les Bleus à la sixième borne. » La faction
contre laquelle se déclarait Maximien avait été au contraire favorisée
par Vitellius, qui fit mettre à mort un citoyen pour avoir médit des
Bleus; Suétone, Vitellius, 14; Dion Cassius, LXV, 5. Caligula, au
contraire, était un ardent partisan des Verts; Suétone, Caligula, 55;
Dion Cassius, LIX, 15.
(5) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2° éd.,
p. 203. Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 187; Saglio,
art. Acclamatio, dans le Dictionnaire des antiquités, 1. 1, p. 18-20.
LES MAUTYRS DE ROME. 371
grande partie des assistants (le narrateur ne dit pas
l'unanimité) répéta douze fois : « Supprime les chré-
tiens, nous serons heureux! par la tête d'Auguste,
qu'il n'y ait plus de chrétiens ! » puis , apercevant le
préfet de Rome dans la loge impériale, le peuple re-
prit en chœur, dix fois de suite : « Sois victorieux, Au-
guste! et demande au préfet quels sont nos désirs! »
Ce qu'ils désiraient , ils l'avaient dit assez haut ; Her-
cule n'avait pas besoin d'un grand effort pour le bien
entendre (1).
Une réunion du sénat eut lieu le 22 avril au Capi-
tole (2). L'empereur, s'adressant aux Pères conscrits
comme, en 258, l'avait fait par lettre Valérien ab-
sent (3), soumit à leur ratification l'ordonnance sui-
vante : « Je permets que , dans tous les lieux où se-
ront trouvés des chrétiens, ils soient arrêtés par
notre préfet de la ville ou par ses officiers, et obligés
(1) « Maximiano Augusto, quindeciino kalendas maii, in circo
Maxime... pars major populi clamabant, dicentes : Christiani toUan-
tur, et voluptas constat. Dictum est duodecies. Per caput Aiigusti,
christiani non sint. Spectantes vero Hermogenianum prsefectum urbis,
item clamaverunt decies : Sic, Auguste, vincas, voces nostras a prœ-
fecto exquire. » Passio S. Savini, 1,
(2) « Conventus factus est in Capitolio, decimo kalendas maii. »
Ibid. — Les réunions du sénat avaient lieu ordinairement à la curie
Julia, près des comices, sur le côté nord du forum; mais quelque-
fois aussi il s'assemblait ailleurs. Le sénat, siégeant dans le temple de
la Concorde, élut, en 237, empereurs Pupien et Baibin, puis, le même
jour, au Capitole,leur adjoignit Gordien III (Tillemont, Histoire des
Empereurs, t. III, p. 256-259); l'élection de Claude le Gothique,
en 269, fut ratifiée par le sénat dans le temple d'Apollon (les Der-
nières Persécutions du troisième siècle, p. 197).
(3) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2"= éd., p. 81
et s-uiv.
372 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304;.
de sacrifier aux dieux (1). » Les sénateurs se séparè-
rent, en répétant : « Sois victorieux, Auguste ! Auguste,
puisses- tu vivre avec les dieux (2) ! » acclamations que
la foule, assemblée au dehors, reprit avec enthou-
siasme. Ainsi fut promulgué, à Rome, par l'autorité
de l'Auguste qui régnait en Occident, l'édit imposé en
Orient par Galère à la faiblesse de Diociétien. Des res-
crits le firent connaître immédiatement aux gouver-
neurs des provinces. On a conservé celui que reçut
Vénustien, correcteur d'Étrurie et d'Ombrie (3) :
« Nous commandons que , dans tous les lieux où est
prononcé le nom chrétien , ceux qui professent cette
superstition soient contraints de sacrifier aux dieux ou
soient mis à mort : on les dépouillera de leurs biens ,
qui seront, avec les revenus, attribués au fisc (4). »
(1) «... Patres conscripti, concedam facultatem, ut ubicuraque îh-
Tenti fuerint chrisliani, teneantur a prtefecto noslro urbis vel ab offi-
cie ejus et sacrificent diis. » Passio S. Savini. 1.
(2) « Auguste, tu vincas, et cum diis floreas. » Ibid.
(3) Augusialis Tusciœ, dit la Passio. Le vrai titre du gouverneur
de Toscane sous Diociétien était corrector Etrurix (ou Tuscix) et
Umbrix ; voir Marquardt, Bômische Staatsverwaltung,t. I, p. 236-,
C. Jullian, les Transformations politiques de l'Italie sous les em-
pereurs romains, p. 174. Après 370, le gouverneur de Toscane s'ap-
pela consularis Tuscix. Le seul gouverneur d'Egypte reçut, entre 265
et 38G, le titre de prxfectus augustalis (Mommsen , Mémoire sur les
provinces romaines , p. 32).
(4) « ... Commonemus ut ubicunque christiani nomen auditum fue-
rit, superstitionem co lentes aut sacrificare cogantur diis„ aut certe
pœnis intereant, facultatibusque nudati, eœdem fisco cum tributis adpli-
candae socientur. » Passio S. Savini, 2. — Sur la valeur de la Pas-
sion de saint Sabin, trop complètement rejetée par Tillemont, voir De
Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1871, 89-90; Edmond
Le Blant, les Actes des Martyrs , p. 187-188; Mason , The persécu-
tion of Diocletian, p. 212, 215. M. de Rossi dît du préambule de cette
LES MARTYRS DE ROMK. 373
L'exécution de l'édit commença aussitôt à Rome.
De cruelles ruses (1) mettaient les chrétiens dans l'al-
ternative d'apostasier ou de se trahir. Ces inventions
perfides sont fréquentes dans la dernière persécution.
Déjà l'on a vu, à Nicomédie, des autels placés dans
tous les prétoires, et les plaideurs invités à sacrifier
avant d'exposer leur cause (2). En Galatie,les den-
rées alimentaires n'étaient mises en vente qu'après
avoir été consacrées aux idoles (3) . A Rome , des sta-
tues, devant lesquelles on devra offrir de l'encens
avant d'acheter ou de vendre, furent posées de même
dans tous les marchés : il y eut des gardes postés près
des innombrables fontaines publiques, avec défense
d'y laisser puiser ceux qui refuseraient de rendre hom-
mage aux dieux {k).
Passion, relatif à la scène du cirque, quelle y est « narrata con si
évidente stile di verita e tante minute particolarita che il Marini ed
altri critici giustamente lodano quel passo corne genuinissimo. » Bul-
lettino di arcli. crist., 1883, p. 156.
(1) Cf. saint Optât , De schism. donat., III, 8 : « artificiosa crude-
litas. ))
(2) Voir plus haut, p. 171.
(3) Voir plus haut, p. 133.
(4) « Facta est persecutio talis, ut nullus emeret aut venumdaret
aliquid nisi qui slatunculis positis in eodem loco, ubi emendi gratia
ventum fuisset, thuris exhibuisset incensum. Circa insulas, circa vi-
cos, circa nymphœa quoque erant positi compulsores , qui neque
emendi copiam darent aut hauriendi aquam ipsam facultatem tribue-
rent, nisi qui idolis delibassent. » Acta S. Sebastiani, G5, dans
ActaSS.^ janvier, t. II, p. 275. — a Exierat enim edictum, ut nullus
auderet emere, neque vendere panem, neque haurire aquam, nisi
prius sacrificaret. » Actes des martyrs grecs, dans De Rossi, Roma
sotterranea, t. III, p. 208. — Cf. Tiilemont, Mémoires, t. V, art.
sur la persécution de Dioclétien; De Rossi, l. c, p. 212; Bullettino di
arch. crist., p. 166.
374 LE QUATRIÈME ÉDIT EX OCCIDENT (304).
Dans cette crise violente périrent plusieurs des mar-
tyrs que nomme la Passion de saint Sébastien (1).
Peut-être Marc et iMarcellien, inhumés entre la voie
Appienne et la voie Ardéatine, dans le cimetière de
Basileus, contigu à celui de Domitille (2), avaient-ils
reçu la mort dans une phase antérieure de la persé-
cution (3); mais le supplice du zétaire Castulus (4) est
bien de ce temps. On raconte que, arrêté sur la voie
Labicane , « les bourreaux le précipitèrent à l'instant
dans une fosse , et firent tomber sur lui une masse de
sable (5). » Le saint se rendait à une réunion chré-
tienne qui se tenait dans quelque arénaire à cause
de la confiscation des cimetières et des églises (6),
quand il fut ainsi surpris et enterré vivant par les
persécuteurs. Autour de son tombeau se creusa peu à
peu une catacombe , dans la pouzzolane humide des
infiltrations de l'aqueduc Claudia : la dévotion aux
reliques du martyr explique seule le choix d'un ter-
rain aussi défavorable (7). Plus près de Rome, sur la
(1) J'ai déjà dit que les nombreux épisodes rapportés dans ces Actes
sont rattachés les uns aux autres par un lien probablement très arti-
ficiel. Baronius (Ann., ad ann. 286, § 8) reconnaît de même que ce
qui est rapporté dans les Actes de saint Sébastien peut avoir été fait
en des temps fort éloignés l'un de l'autre.
(2) De Rossi, Rojna sotterranea, t. I, p. 180-181; Armellini, An-
tichi cimiteri cristiani di Rojua, p. 437-440.
(3) Acta S. Sebastiani , p. 5.
(4) Voir plus haut, p. 5,6.
(5) « Missus est in foveam, et dimissa est super eum massa arena-
ria. » Acta S. Sebastiani, 83.
(6) Cf. De Rossi, Ro?na sotterranea, t. I, p. 201-202, et 2^ partie,
p. 15, 37.
(7) De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 9-
LES MARTYRS DE ROMK. 375
même voie, fut décapité TiJnirtius : son tombeau (1)
est dans un autre cimetière de la voie Labicane, con-
temporain de Dioclétien (2) , et primitivement appelé,
d'une dénomination locale, ad duas lauros (3).
Ce cimetière, où reposèrent entre autres martyrs
Gorgonius , Genuinus , un groupe de trente soldats (V) ,
10; Armellini, Antichi cîmiteri cristiani di Roma , p. 284-287.
(1) Représenté par une petite basilique encore visible, que mentionne
la Passion des SS. Pierre et Marcellin , remontant probablement au
sixième siècle, et l'itinéraire de Salzbourg, du septième; de là partait
un escalier descendant à l'intérieur du cimetière. Voir ISuovo Bullet-
tino di archeologia cristiana , 1898, p. 178-182.
(2) De Rossi, Roma sotterranea. t. 1, p. 178-179. Voir l'inscription
mise sur le tombeau par le pape Damase, Inscriptiones christianœ
urbis Romœ, t. II, p. 64, n" 12; p. 96, n" 48. Un graffito : TIBVRTIVS
IN :^ CVM SVIS AMEN est peut-être une allusion au martyr. Armel-
lini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 291.
(3) Sur ce cimetière, \oir Bullettino di archeologia cristiana, 1864,
p. 10, 82; 1873, p. 147; 1877, p. 21; 1878, p. 46, 69-71, 149; 1879, p. 75-
87; 1881, p. 164, 165; 1882, p. 111, 130; Nuovo Bullettino, 1898,
p. 137-183. Les caractères archéologiques du cimetière paraissent à
M. de Rossi « convenir à la période qui précéda la paix constantinienne
plutôt qu'à la période suivante. » Bull., 1882, p. 120.
(4) Roma sotterranea, t. I, p. 178-179. Inscription damasienne du
tombeau de Gorgonius, /nscr, christ, urbis Romae, t. II, p. 64,
n° 13; p. 107, no 52; p. 437, n'^ 120. Je ne reproduis pas cette inscrip-
tion, non plus que celle de Tiburtius, parce qu'elles ne contiennent
aucun renseignement historique. Selon le martyrologe romain, Gorgo-
nius serait un martyr de Nicomédie , dont le corps aurait été trans-
porté à Rome. Mais ce martyrologe le dit enterré sur la voie Latine,
ce qui est faux. Le martyrologe hiéronymien porte : « Romœ via La-
bicana inter duas lauros in cimiterio ejusdem natale sci Gorgoni. »
Tous les itinéraires du septième siècle désignent également le cime-
tière de la loie Labicane. La chambre funéraire de Gorgonius est pro-
bablement celle où se voit au fond, à gauche, un siège taillé dans le
tuf, et dont la voûte, décorée de peintures du cinquième ou sixième
siècle, porte l'image de Jésus-Christ entre les apôtres saint Pierre et
saint Paul, avec, au-dessous, l'Agneau divin entre quatre saints dé-
signés ainsi : PETRVS MARCELLINVS TIBVRTIVS GORGONIVS.
376 LE QUATRIEME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
reçut bientôt le nom des saints Pierre et Marcellin , en
souvenir de deux des plus célèbres victimes de la per
sécution (1). Le premier était prêtre, le second exor-
ciste. Décapités dans la forêt Blanche (2), sur la voie
Cornelia, ils furent transportés dans la catacombe de
la voie Labicane (3) par une sainte femme nommée
Lucille, parente de Tiburtius (4). Le pape Damase a'
composé pour leur tombeau (5) une inscription en
Comme Tiburtius fut enterré au-dessus du cimetière, et que la cham-
bre funéraire de Pierre et Marcellin est distincte de celle que nous ve-
nons de décrire, celle-ci paraît bien avoir servi à Gorgonius. Voir JSuovo
Bulleitino di archeologia cristiana, 1898, p. 184.
(1) Pierre et Marcellin sont parmi le petit nombre de martyrs nom-
més au canon de la messe.
(2) Là avaient été également décapitées, sous Valérien, les saintes
Rufine et Seconde; voir le'i Dernières Persécutions du troisième
siècle, 2e éd., p. 100.
(3^ Le 2 juin : « III non. jun. Romae in cimiterio ad duas lauros
via Lavicana miliario quarto Marcellini presb. et Pelro exorcista. »
Martyrologe hiéronymien.
(4) Acta SS. Marcellini et Pétri, dans^c^a S5., juin, t. II, p. 171.
Voir sur ces saints, Brùder, Die heiligen martyrer Marcellinus und
Petrus, ihre Verehrung und ihre Reliquien,nach gedruckten und
ungedruliten Quellen, Mayence, 1878.
(5) La crypte des saints Pierre et Marcellin a été découverte par
M. Stevenson, lors des travaux faits dans la catacombe de 1895 à
1897. Un escalier y conduisait. Près de la chambre, un antique pèle-
rin avait tracé un gralfito en leur honneur. La chambre est vaste, et
a été taillée de manière à recevoir de nombreux visiteurs. Au centre,
devant l'abside, subsiste, isolé, un bloc de muraille, contenant deux
loculi. Il est évident que ce pan de mur a été conservé à dessein ,
quand tout autour on démolissait une galerie et l'on abattait les parois
pour créer le sanctuaire souterrain. Les deux tombes qui y restent
ont contenu les corps des martyrs que, par un sentiment de respect,
on n'avait pas voulu transporter dans une sépulture plus monumen-
tale : on s'est contenté de décorer sur place les humbles loculi de
pilastres et de marbres. Voir Nuovo Bullettino di archeologia cris-
tiana, 1897, p. 117-125; 1898, p. 148-178 et pi. MI, XII, XIII. Cons-
LES MARTYRS DE ROME. 377
vers, dans laquelle il rapporte, d'après la confession
da bourreau lui-même, les circonstances de leur
martyre. <( Marcellin, Pierre, écoutez le récit de votre
triomphe. Quand j'étais enfant, le bourreau m'a ra-
conté, à moi Damase, que le persécuteur furieux avait
ordonné de vous trancher la tête au milieu des brous-
sailles, afin que personne ne pût retrouver votre sé-
pulture. Joyeux, vous avez préparé celle-ci de vos
propres mains. Après que vous eûtes pendant quelque
temps reposé dans une blanche tombe (1), vous fites
savoir ensuite à Lucille (2) qu'il vous plairait d'a-
voir vos très saints corps enterrés ici (3). »
Quelques jours avant les saints Marcellin et Pierre,
avaient péri trois membres d'une famille convertie
tantin avait élevé aii-dessiis du cimetière une vaste basilique en l'hon-
neur des saints Pierre et Marcellin [Liber Pontificalis , Silvester, éd.
Duchesne, t. I, p. 182), mais toute trace en a disparu, La petite ba-
silique existante encore, et d'où part l'escalier qui descend dans le
cimetière, est celle de Gorgonius, dont il a été question plus haut,
p. 375, note 1.
(1) Allusion à leur tombeau primitif dans la Silva Candida.
(2) Cf. Acta SS. Marcellini et Pétri, 6.
(3) M\RCELLINE TVOS PÀRITER PETRE NOSCE TIUVMPHOS
PERCVSSOR RETVLIT MIHI DAMASO CVM PVER ESSËM
IIAEC SIBI CVRNIFICEM RABIDVM MANDATA DEDISSE
SEPIBVS IN MEDIIS VESTRA VT TVNC COLLA SECARET
NE TVMVLVM VESTRVM QVISQVAM COGNOSCERE POSSET
VOS ALACRES VESTRIS MANIBVS MVNDASSE SEPVLCRA
CANDIDVLO OCCVLTE POSTQUAM lACVISTIS IN ANTRO
POSTEA COMMONITAM VESTRA PIETATE LVCILLAM
HIC PLACVISSE MAGIS SANCTISSIMA CONDERE MEMRRA.
Cette inscription est rapportée dans les Acta SS. Marcellini et Pelri,
8; voir à ce sujet les observations de M. de Rossi, Inscript, christ,
urlns Romx, t. II, p. 45.
378 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
par eux, Artemius, qui fut, dit-on, leur geôlier, l'é-
pouse et la fille de celui-ci. Candide et Pauline. Ar-
rêtés comme ils sortaient d'une crypte de la voie Au-
rélia (1), où Marcellin avait célébré la messe , Artemius
fut frappé du glaive. Candide et Pauline précipitées
par le luminaire et accablées sous les pierres (2). Cette
exécution , aussi barbare dans son genre que celle de
Castulus , convient à un moment où l'entrée des cime-
tières était défendue, et où ceux qui s'y aventuraient
couraient risque de la vie. iMais la manière dont mou-
rurent les deux martyres, jetées de dehors dans les
profondeurs de la catacombe par le puits qui y faisait
pénétrer Tair et le jour, montre que, dans les temps
qui précédèrent la persécution , les chrétiens avaient
possédé en paix leurs cimetières, et n'avaient pas craint
d'y faire des travaux extérieurs et apparents (3).
Candide et Pauline étaient de condition médiocre ;
mais la persécution n'épargnait pas les plus illustres
(1) Au cimetière de saint Calepode; cf. De Rossi, Bullettino di ar-
cheologia cristiana , 1881, p. 104-106; Roma sotterranea , t. I,
p. 165, 182.
(2) « Sanctam vero Candidain atque virgtnem Paulinain per praecipi-
tium, id est per luminare cryptse, jactantes , lapidibus obruerunt. »
Acta SS. Marcellini et Pétri, 7. La vraie leçon donnée par plusieurs
manuscrits de Rome (Bosio, Roma sotterranea, p. 116) et parle plus
ancien des manuscrits de Paris contenant ces Actes (Le Blant, les
Actes des martyrs, p. 275) est luminare et non, comme d'autres le
portent, liminare. Cf. l'inscription du diacre Severus (295-303) :
CVBICVLVM DVPLEX CVM LVMIN\RE
(De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 46 et pi. V, n^ 3). Voir d'au-
tres inscriptions faisant allusion au luminare dans Le Blant, l. c.
(3) De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 422-423.
LES MARTYRS DE ROME. 379
Romaines. Saint Ambroise a célébré le martyre de sa
parente Sotère, descendant comme lui de la gêna
Aurélia (1). « C'était une belle et noble vierge : à l'il-
lustration des aïeux, aux consulats et aux préfectures
gérés par les ancêtres, elle préféra la foi : quand on
la somma de sacrifier, elle répondit par un refus. Le
persécuteur ordonna de souffleter la jeune fille , es-
pérant qu'elle céderait, sinon à la douleur, au moins
à la honte. Mais elle , à ces paroles , découvrit son
front , et parut voilée de son seul martyre : elle alla
au-devant de l'outrage, présenta ses joues, pressée
de sanctifier par la souffrance des attraits qui eussent
pu causer sa ruine. Elle se réjouissait de perdre une
beauté périssable , afin de mettre sa pudeur à l'abri
du péril. On put meurtrir son visage : la beauté inté-
rieure demeura intacte (2). » Quelle lumière jettent
ces paroles sur les dangers que la jeunesse et la beauté
faisaient courir aux femmes chrétiennes, en ces jours
où ni l'innocence ni la noblesse ne pouvaient plus les
protéger contre de honteux caprices ! Elles en étaient
réduites à bénir la main brutale qui , s'abattant sur
leur visage, le défigurait jusqu'à lui faire perdre toute
forme humaine. « Ainsi, continue saint Ambroise , à
travers les injurieux traitements réservés aux escla-
ves, elle atteignit le faite de sa passion, si courageuse
et s«i douce que le bourreau se fatigua de frapper ses
joues avant que la martyre fût fatiguée de souffrir ses
(1) Sur la famille et la noblesse de sainte Sotère, ihid.^ p. 23-29.
(2) Saint Ambroise, 1>« exhortatione virginitalis, 12.
380 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
outrages. On ne la vit ni baisser la tête , ni détourner
le front; elle ne poussa pas un gémissement, ne versa
pas une larme. Enfin, après avoir épuisé tous les
tourments, elle reçut du glaive le coup désiré (1). »
On enterra Sotère dans la région cémétériale qui
porte son nom, contiguë au cimetière de Calliste, et
creusée en toute liberté pendant les premières années
du règne de Dioclétien (2). Cette area paraît avoir
échappé à la confiscation, probablement parce qu'elle
était restée de droit privé, n'ayant pas encore été
donnée à l'Église quand la persécution éclata, bien
que de longue main préparée pour l'usage de la com-
munauté chrétienne (3).
(1) Saint Ambroise, Dt Viryinibus, 111, 6.
(2) Voir plus haut, p. 06.
(3) Borna sotterranea, t. III, p. 36. — Les anciens documents ci-
tent plusieurs martyres du nom de Sotère; la clairvoyante critique de
M. de Rossi a pu les distinguer, renvoyer à la persécution de Valérien
la Sotère honorée le 12 mai sur la voie Aurélia en même temps que
saint Pancrace (voir les Dernières Persécutions du troisième siècle,
2* éd., p. 101), et retenir pour la persécution de Dioclétien celle dont la
commémoration est marquée sur la voie Appienne, au 10 février dans
le petit martyrologe romain, au 11 février dans une inscription de 401
et plusieurs manuscrits du martyrologe hiéronymien, au 6 février en
d'autres manuscrits de la même compilation {Roma sotterranea, t. III,
p. 18-23). Cependant deux manuscrits des Actes de saint Pancrace con-
tiennent l'addition suivante : « Eo tempore passa est virgo nomine
Soteris, nobili génère orla, sub Diocletiano imp. novies et Maximiano
octies consulibus » (Ruinart, p. 406), ce qui est la date consulaire de 304 ;
mais il est facile de voir qu'une confusion anciennement établie entre
les deux saintes homonymes a fait introduire dans les Actes de ce mar-
tyr contemporain de Valérien une mention relative à la Sotère immolée
sous Dioclétien. Reste une difficulté : celle-ci est honorée en février;
or, selon toute apparence, la persécution générale n'était pas commen-
cée à Rome dès février 304, é|)oque où Dioclétien malade, fatigué d'a-
voir pris à Ravenne son neuvième consulat, voyageait lentement vers
LES MARTYRS DE ROME. 381
En Occident comme en Orient le caractère domi-
nant de la dernière persécution est l'extrême bruta-
lité. Aux supplices légaux on substitue des expédients
barbares, qui tiennent du massacre plutôt que d'exé-
cutions régulières. La noyade, réservée par le droit
pénal aux parricides, devient d'un usage fréquent :
elle est considérée comme le mode le plus expéditif
de se débarrasser des condamnés, sans bruit, sans
exciter chez les spectateurs ces mouvements de pitié
qui commencent à paraître plus souvent que ne vou-
draient les bourreaux. A Nicomédie, sous les yeux de
Dioctétien, les noyades ont eu lieu dès 303 : nous les
avons vu continuer en province. A Rome, en 304, on
fait usage aussi de ce sauvage et hypocrite supplice ,
que renouvellera chez nous la Terreur.
C'est ainsi que du « pont de pierre , » pons iapideiis,
les provinces danubiennes, et n'avait pas encore pu subir les conseils
du véritable auteur du quatrième édit, Galère, resté en Orient. Je me
demande si la date demeurée flottante entre le 6 et le il février serait,
non celle de la mort, peut-être oubliée quand furent compilés les ma-
nuscrits hiéronymiens et l'inscription de 401, mais plutôt celle d'une
translation des reliques delà sainte après la paix de l'Église. La cham-
bre où avait été déposée primitivement sainte Solère (X, 39, sur le
plan général du cimetière de Calliste, Ito)na sotierranea, t. III, pi.
XLII-XLV) paraît avoir été pendant un certain temps visitée par les
pèlerins, comme en témoignent les travaux faits pour leur donner ac-
cès {ibid., p. 33, 86-87); cependant elle ne reçut pas la décoration
accoutumée des sanctuaires historiques des catacombes, parce que le
tombeau de la martyre fut plus tard transféré dans une petite basilique
à trois absides [cella trichora) construite sur le sol, à quelque dis-
tance [ihid., p. 36; cf. t. I, p. 259-264 ; t. III, p. 17, 469, et pi. XXXIX).
Je verrais volontiers dans la date de février un souvenir de cette
translation.
382 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
au-dessous de File du Tibre (1), Simplicius et Faus-
tinus furent jetés dans le fleuve. Le courant les en-
traîna; sainte Viatrix (2), sœur des martyrs, assistée
des prêtres Crispus et Jean, put, le 29 juillet, repê-
cher leurs cadavres au lieu dit Sextum Philippi (3).
L'emplacement appelé de ce nom était un très vaste
(1) « Corpora eorum ligato saxo in colla eorum mittebantur per pon-
lem, quidicitur lapideus, in Tiberis rheumatibus. » Acta SS. Beatricis,
Sijnplicii, Faustini, dans les Âcia SS., juillet, t. VII, p. 47. — Le
cosmographe Ethique (sixième siècle) place ce pont en aval de l'île :
« Postiterum, ubi unus effectus (Tiberis), per pontem Lepidi, qui nunc
abusive a plèbe lapideus dicitur, juxta Forum boarium, quem locum
Cacum dicunt, transiens adunatur gratissimosono, depictus verlicibus
suorum turbinum, » etc. ; cité par De Rossi, Bullettino di archeologia
cristiana, 1869, p. 11. Ce pont est nommé aussi par les Actes de saint
Pigmenius : « Pontem lapideum, quem omnes pontem majorem appel-
lant; » Acta SS., mars, t. III, p. 479. C'est le Ponte Rotto daujour-
d'hui. Voir cependant, sur la controverse relative à l'identification du
Pons lapideus ou Lepidi, soit avec le Ponte Rotto, soit avec le Pont
Fabricius (aujourd'hui Quattro Capi) qui relie l'île à la rive romaine,
Mommsen, Monatshericht der K. Akad. der Wissenschaften zu Berlin,
1867, p. 535-536 ; Preller, Die Regionen der Stadt Rom, p. 153; Ca-
nina, Indic. topogr. délie reg. di Roma, 4* éd., p. 560-561; Jordan,
Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 200-202.
(2) Les fragments conservés de l'inscription damasienne en l'honneur
des martyrs et de leur sœur portent : FAVSTINO VIATRICI. Viatrix
est la forme féminine du co^no?7ie?i Viator, fréquent chez les premiers
chrétiens, et non, comme on l'a cru, une corruption de Beatrix. Les
plus anciens documents désignent la sainte dont il est question ici par
le nom de Viatrix : plus lard on le corrigea maladroitement en Bea-
trix. De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 652-653; cf. Bullettino di
archeologia cristiana, 1883, p. 144.
(3) « Quoniam corpora Deinutu inventa sunt juxta locum, qui appel-
latur Sextum Philippi via Portuensi. » Acta SS. Beatricis, etc. Le
cosmographe Éthique décrit ainsi ce lieu : « Circa Sextum Philippi,
quod praedium missale appellatur, geminatur (Tiberis) et in duobus ei
uno effectus insulam facit inter portum Urbis et Ostiam civitatem. »
Bullettino di archeologia cristiana, 1869, p. 11.
LES MARTYRS DE ROME. 383
latifond, qui parait s'être étendu sur la rive droite
du Tibre, entre le sixième et le dixième mille, et
avoir appartenu à l'administration des jeux du cir-
que, dépendant de la préfecture urbaine (1). Son
extrémité la plus rapprochée de Rome touchait pres-
que au bois sacré des Arvales. Les eaux étaient basses
et le courant peu rapide à cette époque de l'été : Via-
trix et ses compagnons retrouvèrent aisément les
restes des martyrs vers l'endroit où le fleuve, un peu
avant d'arriver au Sextum Philippi, fait un demi-
cercle autour de la colline couverte par le bois sa-
cré (2). On ne pouvait songer à porter les corps dans
quelqu'un des grands cimetières , tous confisqués à ce
moment, et d'ailleurs trop éloignés; mais, prenant le
chemin antique qui de la voie Gampanienne ou de la
voie de Porto gravissait la colline le long du bois (les
fouilles récentes en ont révélé la trace) , le courageux
groupe arriva au champ de la chrétienne Generosa,
voisin du domaine arvalique (3). Ges lieux, autrefois
si animés, étaient maintenant déserts et infestés de
brigands (4). Depuis le milieu du troisième siècle, le
collège des Arvales avait cessé de se réunir et d'of-
frir à la Dea Dia les sacrifices commandés par le ri-
tuel : les somptueux édifices qui avaient abrité ses
i (i) Ibid., p. 10-11, et Roma sotterranea, t. 111, p. 649.
(2) Aussi l'inscription (apparemment du septième siècle) relative à
Simplicius et Faustinus qui passi sunt in flumen Tiberis ne les dit
pas enterrés au Sextum Pliilippi, mais en amont, super (Sextum) Phi-
lippi. Bullettino di archeologia cristiana, 1866, p. 44-45; 1869, p. 2.
(3) Roma sotterranea, t. III, p. 665.
(4) Inscription païenne du troisième siècle: ibid., p. 683.
384 LE QUATRIEME ÉDIT EN OCCIDENT (304;.
fêtes, le Caesareum, la salle tétrastyle, les exèdres,
se dressaient abandonnés au milieu des grands ar-
bres (1). Profitant de cette solitude, les chrétiens pou-
vaient enterrer leurs morts dans les sablonnières qui
s'étendaient sous la colline , et où l'on avait probable-
ment accès par le champ de Generosa (2). C'est ce
que firent Viatrix et ses compagnons : ils déposèrent
les corps des martyrs dans une chambre de l'aré-
naire : une sorte de sarcophage adossé à la muraille
et formé de débris de marbres maçonnés à la hâte
remplaça les tombes que l'on avait coutume de creu-
ser dans les parois des cimetières souterrains (3).
A son tour Viatrix, étranglée par les païens quel-
ques mois après la mort de ses frères, fut enterrée
dans le même arénaire par les soins de la matrone
Lucine (4). Un autre martyr eut sa sépulture dans ce
(1) De Rossi, Ann. clell' Instit. di corresp. archeoL, 1858, p. 54-
79; Bullett. di arch. crist., 1869, p. 14; C. de La Berge, art. Arvales,
dans le Dictionnaire des Antiquités, t. I, p. 453; Histoire des per-
sécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2'"e éd.
p. 248-249. Le bois sacré n'était plus fréquenté par les païens qu'une
fois par an, le 29 mai, pour les amharvalia,(\m se prolongèrent pen-
dant le quatrième siècle et même au delà, et ne disparurent qu'après
l'institulion de la fête des Rogations; voir De Rossi, Roma sotterra-
nea,t. III, p. 690-691; Bull. arch. com., 1889, p. 117. On a d'autres
exemples de monuments religieux abandonnés à l'époque païenne;
ainsi, le groupe de monuments en l'honneur du Soleil, remontant au
second siècle, et délaissés dès le règne d'Aurélien, qui a été découvert
sur le Janicule. Bull. arch. com., 1887, p. 92.
(2) Roma sotterranea, t. III, p. 690; Bull, di arch. crist., 1869,
p. 14. L'inscription du septième siècle dit : cœmeterium Generosx
super Philippi; Bull, di arch. crist., 1866, p. 44.
(3) Roma sotterranea, t. III, p. 670.
(4) « Quam etiam sancta et venerabilis Lucina una cum suis sanctis-
LKS MARTYRS DE ROME. 385
cimetière improvisé, Rufus ou Rufinianus (1), qui
avait appartenu à la milice palatine et rempli la
charge de vicaire d'un des préfets (2) : la peinture
de basse époque qui lui fut plus tard consacrée lui en
donne l'uniforme , une chlamyde fixée à l'épaule par
une riche agrafe (3). C'est probablement le Rufus
dont parlent les Actes de saint Ghrysogone qui, ayant,
en vertu de sa charge, la garde de ce prisonnier
chrétien, fut converti par lui avec toute sa famille et
donna sa vie pour sa nouvelle foi (4).
simis fratribus ibi in Sexto Philippi sepelivit IV Kal. Aiig. » Acta SS.
Beatricis, Simplicii, Faustini, dans Acta SS., juillet, t. VII, p. 36.
— « Quam sancta Lucina cum suis fratribus ibidem in Sexto Pliilippi
sepelivit. » Acta S. Anthimii, 13, dans Acta SS., mai, t. VII, p. 617.
(1) Les Romains donnaient indifféremment au même personnage le
nom ou son diminutif, Rufus ou Rufinianus, Faustus, Faustinus ou
Faustinianus, Clementinus ou Clementianus. Voir les exemples cités
par De Rossi, Bullettino di archeologia cristianay 1869, p. 7; Roma
sotterranea, t. III, p. 657-658.
(2) Cf. Lactance, De moj^t. pers., 1.
(3) Roma sotterranea, t. III, p. il; cf. p. 659-660, et Bull, di arch.
crist., 1869, p. 5, 7-8. — Sur la chlamyde comme insigne distinctif
des vicaires, voir Notitia dignit., Occid., Bocking, p. 428; Cassiodore,
Var., V[, 15.
(4) « Erat autem in vinculis jussu Diocletiani... Chrysogonus... Hic
erat apud Rufum quemdam vicarium, quem dominus Jésus Christus
cum omni domo sua per Chrysogonum lucratus est. » Martyriiim SS.
Anastasiœ et Chrysogoni, dans Surius, Vitx 55,, t. Xll, p. 313. —
« Natalis S. Rufi martyris, quem dominus noster Jésus Cliristus cum
omni domo sua per Chrysogonum martyrem lucratus est; quem cum
omni domo sua Diocletianuspunitum,Chrislo martyrem dédit. » Adon,
MartyroL, 28 nov. Les Actes de saint Chrysogone, personnage romain
martyrisé le 22 novembre à Aquilée, et de sainte Anastasie, martyri-
sée le 25 décembre à Sirmium, sont mêlés de trop d'inventions légen-
daires pour qu'il soit aisé d'en extraire, avec quelque certitude, ce
qu'ils peuvent contenir d'éléments traditionnels. Je me bornerai à rap-
peler la célébrité acquise de bonne heure à Rome par saint Chrysogone
IV. 25
386 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
D'autres martyrs immolés à Rome en ces jours
sanglants curent leur tombeau plus loin encore de la
Ville éternelle (1). Vingt-trois chrétiens se tenaient
cachés au vicus Canariiis, dans la maison de la ma-
trone Théodora (*2) , sous la conduite du prêtre Abun-
dius et du diacre Abundantius. C'étaient probable-
ment des habitants d'un bourg du Latium, qui, effrayés
de la persécution, avaient fui à Rome dans l'espoir
d'y échapper plus facilement aux recherches. Cet
espoir fut déçu : les fugitifs furent arrêtés le 5 août
et menés sur l'ancienne voie Salaria, où on les déca-
pita. Leurs corps, disent les Actes, reçurent la sépul-
ture sur la même voie, dans un cimetière voisin de la
« montée du Concombre (3) , » au lieu dit « les sept
Colombes (k). » Abundius et Abundantius n'avaient
dont le iitulus primitif, sur l'emplacement duquel fut édifiée l'église
moderne, paraît remonter à l'époque de Constantin, et l'importance
que le culte de sainte Anastasie obtint à Rome vers le sixième siècle,
au point qu'une des trois messes de Noël lui était propre. Voir Tille-
mont, Mémoires, t. V, art. sur sainte Anastasie, veuve et martyre;
Duchesne, Notes sur la topographie de Rome au mogen âge, III;
Bickersteth Birks, art. Chrysogonus, iidiXi?,\e Dictionary of Christian
biography, t. I, p. 516; Armellini, le Chiese di Roma, p. 202.
(1) Acta SS., septembre, t. V, p. 300.
(2) « In domo Theodorœ, in vicum qui dicitur Canarius. » Ibid. Le
vicus Canarius n'est-il pas une corruption duvicus Caprarius nommé
dans d'anciens documents? Voir Jordan, Topogr. der Stadt Rom in
Alterihum, t. II, p. 102.
(3) « In crypta in clivo Cucumeris. » Acta.
(4) Le cimetière portait anciennement le nom Ad septem columbas,
comme d'autres s'appelaient également, de désignations locales, Ad
duas lauros, Ad insalsatos, Ad ursum pileatum ; De Rossi, Roma
sotterranea, t. I, p. 132. Après la paix de l'Église il fut connu sous
le nom de Ad caput S. Joannis, parce que la tête d'un martyr Jean,
par une exception presque unique à cette époque, avait été mise sépa-
LES MARTYRS DE ROME. 387
pas été jugés en même temps que leurs paroissiens :
les persécuteurs, voulant sans doute instruire plus so-
lennellement leur procès, les firent comparaître au
forum de Nerva, où était le secretarium du préfet de
Rome et où ce magistrat rendait souvent la justice (1).
Après de cruelles tortures, le prêtre et le diacre furent
conduits au dixième mille de la voie Salaria, près du
bourg de Rubrae (2) , et décapités le 28 août. Le choix
rément du corps sous l'autel de la petite basilique érigée au-dessus
du cimetière. Parmi les martyrs qui reposèrent dans celui-ci était le
consul Liberalis, dont deux inscriptions en vers célébraient la mort
pour le Christ, sans qu'aucun document ait garde son souvenir, et par
conséquent sans qu'on puisse savoir dans quelle persécution il périt.
Voir Iiiscriptiones christianx urhis Romœ, t. II, p. 101, n» 23, et 102,
n° 38; Bull, di arch. crut., 1888-1889, p. 54-55.
(1) « Prsesentati in Tellude in foro ante templum. « Acta. Le tem-
ple de Tellus, élevé en 484 de Rome, dans le quartier des Carines,
est souvent nommé dans les Passions des martyrs (cf. Jordan, Topogr.
der Stadt Rom in AUerthum, t. I, p. 71; t. II, p. 381, 488-492). Ce
lieu est quelquefois désigné, comme dans la Passion de saint Abun-
dius, par la formule abrégée In Tellude (cf. De Kossi, Homa sotter-
ranea, t. III, p. 206, et le Liber PontiflcaUs, Cornélius, éd. Du-
chesne, 1. 1, p. 150), qui se retrouve sous la forme incomplète IN TEL...
dans un des fragments du plan de Rome gravé sur marbre au temps
de Septime Sévère (Jordan , Forma Urbis Romx , fr. G). Dans les
Actes des saints Parlhenius et Calocerus, le passionnaire emploie
l'expression précise : In Tellure in secretario. Le secretarium Tel-
lurense est nommé dans une inscription du quatrième siècle (voir
Gatti, Di una iscrizione relativa agli uffici délia prefettura Urbana,
dans Rendiconti délia R. Accad. dei Lincei, 1897, p. 105-188). Ce
secretarium dépendait de la prxfectura Urbis, dont les édifices
s'étendaient de la Suburre aux thermes de Trajan. De côté de la Su-
burre étaient les prisons et les salles de torture (voir dans le Rkeini-
sches Muséum, 1894, p. 629, le commentaire de M. Huelsen sur Mar-
tial, II, 17;.
(2) Acta; cf. Bull, di arch. crist., 1883, p. 136. Rubrœ est nommé
par Martial, IV, 64.
388 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
d'un lieu si éloigné de Rome semble indiquer que les
persécuteurs voulurent les exécuter dans la contrée
même où s'était naguère exercé leur ministère aposto-
lique (1). Les corps, mis en un cercueil de plomb (2),
furent enterrés dans un domaine que possédait,
seize milles plus loin, leur hôtesse de Rome, la chré-
tienne Théodora, et qui devint le noyau d'un grand
cimetière (3).
Le 22 septembre eut lieu l'inhumation d'une chré-
tienne dont on connaît seulement le nom et la sépul-
ture. La liste des Dépositions des martyrs contient
cette mention : « Le 10 des calendes d'octobre, (mé-
(1) Bull, di arch. crût., 1883, p. 159. Ce détail est jugé invraisem-
blable par l'auteur de l'article sur « l'Amphithéâtre Flavien et ses en-
virons dans les textes hagiographiques, » Analecta Bollandiana, 1897,
p. 245.
(2) « In loculo plumbeo. » Sur l'usage des cercueils de plomb chez
les Romains, voir Cochet, Mémoire sur les cercueils de plomb dans
'antiquité et au moyen âge, Rouen, 1870, p. 6-47; De Rossi, Roma
sotterranea, t. I, p. 95; Bidlettino di archeologia cristiana, 1866,
p. 76; 1870, p. 10; 1S71, p. 87; 1873, p. 77 et pi. IV-V; Crespellani,
dans Memorie delV Accademia di Modena, 1888, p. 52, 53, 59. Les
Grecs d'Asie s'en servaient aussi : le Louvre possède un sarcophage de
plomb, avec l'image de Psyché, rapporté de Saïda par M. Renan.
(3) Sur le territoire de Rignano. Bull, di arch. crist., 1883, p. 134
et suiv. ; Stevenson, dans Kraus, Real-Encjjklopudie der christlichen
Alterthiimer, t. II, p. 125. L'épitaphe suivante, aujourd'hui au mu-
sée de Latran,
ABVNDIO PBR
MARTYRI SANCT
DEP. Vil IDVS DEC.
doit provenir de ce cimetière, et avoir été gravée, après la paix de
l'Église, lors de la translation solennelle du martyr Abundius [Bull.,
1883, p. 152, 158). Un fragment de verre, gravé en creux, et portant
près de la représentation d'un personnage les lettres ABV... fait pro-
bablement allusion à ce martyr {ibid., 1880, p. 86).
LES MARTYRS DE ROME. 389
moire) de Basilla, sur rancienne voie Salaria, Dioclé-
tien étant consul pour la neuvième fois et Maximien
pour la huitième (1). » On sait la valeur de cette liste,
qui énumère les plus solennelles fêtes de marty-rs
célébrées à Rome et dans les principaux sièges subur-
bicaires (Ostie, Porto et Albano) avant le milieu du
quatrième siècle (2). C'est la tradition toute vivante,
au sortir de la dernière persécution. Par une exception
presque unique dans le catalogue des Dépositions (3),
la date consulaire de la sépulture, et probablement
du martyre, est marquée ici (4). Le cimetière de la
voie Salaria auquel s'attache le souvenir de Basilla
est bien connu : c'est celui où reposèrent Hermès, Pro-
tus, et Hyacinthe, et dont nous avons plusieurs fois
parlé au cours de ces études (5) : de touchantes preu-
(1) « X Kal. Oct. Bcisillaî Salaria Vetere Diocleliano IX et Maximiano
VIII Cons. » Depositio martyrum, dans Ruinart, p. 692.
(2) Cf. Roma sotterranea, t. I, p. 116.
(3) Outre la date consulaire de l'année 258 indiquée pour saint
Pierre et saint Paul et se rapportant à leur translation temporaire ad
caiacumbas sur la voie Appienne, celle de 304 est marquée pour Par-
tenius et Calocerus ; mais elle s'applique, comme l'a montré M. de Rossi,
à une translation faite alors des reliques de ces saints, de leur tom-
beau primitif aune chambre plus obscure de lacatacombe de Calliste,
afin de les dérober aux profanations qui suivirent la confiscation des
cimetières; voir Roma sotterranea, t. II, p. 211 et suivantes, et
Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième
siècle, 2" éd., p. 308-309.
(4) La probabilité de la translation de Partenius et Calocerus, dont
il est question à la note précédente, résulte de l'examen des lieux
mêmes et de leurs inscriptions; mais, à défaut de tels indices, qui
n'ont pas été relevés pour Basilla, je pense qu'il y a lieu de considérer
la date consulaire jointe à son nom comme étant celle, non d'une
translation hypothétique, mais de sa })remière inhumation.
(5) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers
390 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
ves s'y rencontrent de la dévotion des fidèles pour la
sainte, à laquelle ils recommandent « rinnocence »
de leurs enfants (1).
En calculant d'après les chiffres d'un autre docu-
ment du môme temps, le catalogue des papes compris
dans la collection philocalienne , on fixe au 24 oc-
tobre 304 la mort du pape saint Marcellin. Mais si
cette date (quant au jour et au mois) n'est pas assu-
rée (2), plus obscure encore est l'histoire des derniers
moments du pontife. Il est impossible que le chef de
l'Église de Rome ait passé inaperçu pendant la per-
sécution. Tous les écrits qui ont conservé son souve-
nir le mettent en rapport avec celle-ci. Le catalogue
philocalien dit qu'il mourut « pendant le neuvième
consulat de Dioclétien et le huitième de Maximien, à
l'époque où la persécution sévissait (3). » D'après Eu-
sèbe, « il fut enveloppé par elle (4). » Théodoret, plus
explicite, ajoute qu'il « s'y distingua (5). » La tradi-
tion de son martyre nous est parvenue par des récits
siècles, 2® éd., p. 216; les Dernières Persécutions du troisième
siècle, T éd., p. 96, 378-386.
(i) Domina Basilla, commendamus tlhi Crescentinus (Crescenti-
num) et Micina{m) filia{m) nost7'a{m) Cre5ce»i(tinam). — Corn-
mendo Bas%{\)la innocentiam Gemelli. — Bullettino di archeolo-
gia cristiana, 1876, p. 28.
(2) Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. ccxux.
(3) « Marcellinus aiin. VIII m. III d. XXV. Fuit teraporibus Diocle-
liani et Maximiani, ex die prid. Kl. Jiillas, a cons. Diocletiano VI et
Constanlio II usque in cons. Diocletiano YIIII et Maximiano VIII, quo
tempore fuit persecutio et cessavit episcopatus ann. VII m. VI d. XXV. »
Ibid., p. 6.
(4) "0 xal aÙTÔv ô otwyaô? xaTeî>.r,3£. Eusèbe, Hist. Eccl.fWU, 32, 1.
(5) Tov év o'.toytJ^w ôiaTtpe^^avTa. Théodoret, Hist. EccL, J, 2.
LES MARTYRS DE ROME. 391
suspects, qui le montrent cédant d'abord aux ordres
des persécuteurs, puis se relevant pour attester son
repentir et mourir en confessant le Christ (1) . J'ai déjà
dit comment l'imputation des donatistes, qui l'accu-
saient d'avoir livré les saintes Écritures, est invrai-
semblable (2) ; mais d'autres documents, dont la trace
se retrouve dans sa notice au Liber Pontificalis, pré-
tendent qu'il consentit à offrir de l'encens aux dieux,
à « thurifier, » selon le langage du temps (3). Quand
on sait à quelles sources troublées puisa quelquefois
le rédacteur des biographies pontificales, on n'attache
qu'une médiocre importance à ce renseignement (4).
ïl montre cependant qu'au cinquième siècle plusieurs
croyaient à une faiblesse passagère du pape. Ct
préjugé défavorable est peut-être plus ancien encore,
car le nom de Marcellin manque au catalogue romain
de la Déposition des évêqiies, ce qui semble un blâme
indirect de sa conduite (5). Il ne se lit pas non plus
(1) Voir la notice de saint Marcellin au Liber PonUficalis, emprun-
tée vraisemblablement à une Passio MarceUini perdue (cf. Ducliesne,
t. I, p. Lxxiv, xcix), et les Actes du faux concile de Sinuesse (Mansi,
Concil., t. I, p, 1250; Héfélé, Histoire des conciles, trad. Delarc,
t. I., p. 126).
(2) Voir plus haut, p. 18C.
(3) « Ipse Marcellinusad sacrifîcium ductus est ut thurifîcaret, quod
et fecit, » dit le Liber Pontificalis. Cf. « ut thurificarem , » dans les
Actes du concile de Cirta; saint Augustin, Contra Cresconium, III ,
27; et IN diebvs tvrificationis, dans une inscription de Numidie, Bull,
di arc/i. crist., 1875, p. 162; 1876, p. 59.
(4) Voir par exemple la biographie du successeur de Marcellin, le
pape Marcel, dont le récit est en contradiction formelle avec les faits
relatés de source sûre par saint Damase; Duchesne, t. I, p. 166.
(5) Ibid., p. Lxxi-Lxxii. Voir cependant l'explicatiou différente que
392 LE QUATRIÈME ÈDIT EN OCCIDENT (304).
dans celui de la Déposition des martyrs; mais on sait
qu'un petit nombre de saints y figurent, ceux-là seu-
lement qui étaient l'occasion de fêtes solennelles (1).
Cette dernière omission ne va pas contre l'opinion
de son martyre : ce qui, indépendamment de récits
plus ou moins sûrs, paraît la confirmer, et faire
croire que saint Marcellin mourut sous les coups des
bourreaux ou dans les souifrances de la prison, c'est
la vénération dont fut entouré son tombeau. Celui-ci
avait été choisi par lui-même (2) à l'étage intermé-
diaire de la catacombe de Priscille, nécropole restée
de droit privé , où avaient été faits de grands travaux
afin de suppléer aux cimetières communs confisqués
par le premier édit (3). Marcellin y reposa dans une
crypte bien éclairée (4), près du martyr Crescentio (5),
et les pèlerins du septième siècle, suivant les pas de
donnent de celte omission les Bollandistes {Acia SS., juin, t. Vil,
p. 185), Mommsen {Chronogr.von Jahre 354), De Smedt [Introduciio
ad hist. eccl., p. 512, note).
(1) De Rossi, Roma sotierranea, t. I, p. 116. — Le pape saint Té-
lesphore, que l'on sait par Eusèbe {Hist. Eccl., IV, 19) avoir été mar-
tyrisé sous Antonin, n'est pas nommé dans la Deposiiio martyrum.
(2) Voir sa notice au Liber Pontificolis : les travaux faits dans le
cimetière de Priscille pendant le règne de Dioclétien semblent, confir-
mer sur ce point l'assertion du biographe.
(3) Voir plus haut, p. 68.
(4) « In cubiculum qui patet usquein hodiernum diem... Liber Pon-
tificalis, Marcellinus (Duchesne, t. I, p. 16). Un des manuscrits dit :
« cubiculum clarum. »
(5) « In crypta juxta corpus sancti Crescentionis. » Ibid. La crypte
du martyr Crescentio a été découverte, mais on n'y a trouvé aucun
indice épigraphique ou monumental de la sépulture de Marcellin [Bull,
di arch. crist., 1888-1889, p. 104-106). Sur Crescentio, voir les Der-
nières persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 96.
LES MARTYRS DE ROME. 393
leurs devanciers, y venaient encore prier devant ses
reliques (1).
Après la mort de Marcellin, la persécution continua
de désoler l'Église de Rome, destinée à demeurer
pendant quatre ans sans pasteur. Aux derniers mois
de 30i et aux premiers de 305 doivent probablement
être rapportés les martyres de Cyriaque, Saturninus,
Sisinnius, Apronianus, Smaragdus, Largus, Crescen-
tianus, Papias, Maurus et plusieurs autres. Malheureu-
sement les récits dont ils sont l'objet (2) sont mêlés
d'anachronismes et de fables (3) : on leur peut de-
mander cependant quelques circonstances générales,
d'une suffisante vraisemblance, et surtout des indica-
tions topographiques, signe de ces vigoureuses tradi-
tions locales qui, à Rome, ont souvent survécu ou
suppléé aux documents écrits.
Maximien Hercule avait, dit-on, condamné des fi-
dèles à travailler à la construction des thermes im-
menses que Dioclétien faisait bâtir sur le Viminal,
présent dédaigneux du vieil Auguste à la populace
frondeuse de Rome (4). Par l'intermédfaire du diacre
Cyriaque et de Sisinnius, Smaragdus et Largus, le
(1) Epitome de locis sanctorum martyrum; Roma soiterranea,
t. I, p. 176.
(2) Acta S. MarcelU, dans les Acta SS., janvier, t. II, p. 5; Acta S.
Cyriaci, ibid., août, t. II, p. 327.
(3) La guérison et la conversion d'une fille de Dioclétien, le voyage
de Cyriaque en Perse pour guérir une fille du roi Nabor, le don à
Cyriaque par Dioclétien d'une maison près de ses thermes, le testa-
ment de Dioclétien en faveur de son fils Maximien, etc.
(4) Acta S. Marcelli, 1.
394 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
chrétien Thrason leur envoyait des secours et des vi-
vres (1). Arrêtes dans l'exercice de leur charitable
mission, le diacre et ses auxiliaires furent eux-mêmes
obHgés à porter du sable pour les maçons des thermes.
Tout en travaillant, ils trouvaient moyen d'assister
encore leurs compagnons d'infortune. Parmi ceux
qu'ils aidaient ainsi était un vieillard nommé Satur-
ninus, d'origine carthaginoise (2). On les jeta avec
lui en prison (3) , où Sisionius , se faisant apôtre , put
gagner à la foi le geôlier Apronianus (4) .
Le procès de Sisinnius et Saturninus eut lieu, à part
de celui des autres, devant le préfet de Rome siégeant
«à Tellus (5), » c'est-à-dire au forum de Nerva. Un
document étranger aux Actes que nous résumons, et
d'origine meilleure, raconte que, mis à la torture,
Sisinnius montra une telle fermeté, qu'il contraignit
Gratien (soit le bourreau, soit un assesseur du préfet)
à reconnaître la divinité de Jésus-Christ (6). Ces con-
(1) Ibid., 2.
(2) INCOLA NVNC CHRIST! FVEBAT CAUTIIAGINIS ANTE
TEMPORE QVO GLADIVS SECVIT PIA VISCERA MATIUS
SANGVINE MVTAVIT PATIUAM SVAMQUE GENVSQVE
ROMANVM CIVEîl SANCTOKVM FECIT ORIGO
Inscription du pape saint Damase sur la tombe de Saturninus ; De
Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romx, t. II, p. 103, n°34a.
(3) Acta S. Marcelli, 3.
(4) Ibid., 4.
(5) « In Tellude; » Acta S. Marcelli, 4.
(6)
MIRA FIDES RERVM DOCVIT POST EXITTS INGENS
(martyre in invicto posset quid gloria Christi).
DVM LACERAT PIA MEMBRA FREMIT GIIATIANVS VT HOSTIS
i
LES MARTYRS DE ROME. 395
versions subites sont racontées si souvent pour le temps
qui nous occupe , qu'on ne peut toutes les mettre en
doute : il faut vraisemblablement reconnaître en
d'aussi soudaines victoires de la grâce un indice et
un résultat du travail intérieur chaque jour plus puis-
sant qui alors se faisait dans les âmes. Condamnés par
le préfet à être décapités sur la voie Nomentane, Si-
sinnius et Saturninus furent ensevelis le 28 novembre
par le prêtre Jean et le chrétien Thrason dans le do-
maine que ce dernier possédait sur la voie Salaria (1).
POSTEAQVAM FELLIS VOMVIT CONCEPTA VENEN4
COGERE NON POTVIT CFIRISTVM TE S4NCTE NEG4.RE
IPSE TVIS PRECIBVS MER\ IT CONFESSVS ABIRE
Suite de l'inscription daniasienne; De Rossi, l. c. Gratien, dit en note
M. de Rossi , est peut-être le préfet de 290. Il faudrait, dans ce cas,
avancer de quatorze ans le martyre de Saturninus. Étant données les
imperfections des Actes où il est raconté, ce parti ne serait pas pour
nous inquiéter; nous avons montré, à propos de ceux de saint Sébas-
tien, comment des martyrs appartenant à dilïerentes époques d'une
même persécution ont été souvent réunis arbitrairement dans un seul
récit. Mais l'année 290 paraît avoir été, à Rome, relativement paisible
pour les chrétiens, et l'on aurait besoin, croyons-nous, d'un document
très précis pour y placer le supplice d'un martyr. L'inscription dama-
sienne ne dit nullement que le Gratianus qui tortura Saturnin ait été
préfet de Rome : il nous paraît plus vraisemblable d'y reconnaître soit
un assesseur, soit môme un bourreau.
(1) « Eorum corpora collegit Thrason, cum Joanne presbytero, et
sepelivit in prœdio suo via Salaria. » Acta S. Marcelli, 2. — Sur le
cimetière de Thrason, voir BiUlettino di archeologia cristiana, 1865,
p. 41; 1867, p. 76; 1868, p. 88; 1872, p. 59; 1873, p. 5-21, 43-76;
1877, p. 50; 1878, p. 46; 1881, p. 79. — L'inscription damasienne du
tombeau de saint Saturnin se termine ainsi :
SVPPLICIS HAEC DAMASI VOX EST VENERARE SEPVLCHRVM
SOLVERE VOTA LICET CASTASQVE EFFVNDERE PRECES
SANCTI SATVRNINI TVMVLVS QVIA MARTYRIS HIC EST.
396 LE QUATRIÈME ÉDIT EiN OCCIDENT (304).
Pendant la comparution de ces martyrs devant le
préfet, deux soldats, Papias et Maurus (ou Mauroleo)
s'étaient spontanément déclarés chrétiens (1). Ils fu-
rent, dit-oii, jugés au cirque de Flaminius, puis as-
sommés à coups de phunbatœ. Le prêtre Jean, qu'un
grand nombre de Passions nous montrent voué à l'en-
sevelissement des martyrs, et que nous avons déjà
rencontré plusieurs fois accomplissant cet acte de
miséricorde, enleva de nuit leurs corps : il les trans-
porta, le 29 janvier, « au nymphée de saint Pierre,
là où l'apôtre baptisait, » c'est-à-dire au cimetière
Ostrien, sur la voie Nomentane (2). Trois jours après,
(1) Acta S. Marcelli, 1.
(2) « Quorum corpora collegit nocUi Joannes presbyter et sepelivit
in via Numenlana sub die IV Kal. Febr. ad Nymphas S. Pétri ubi
baptizabat. » Ibïd., 9. Voir sur le cimetière Ostrien et les souvenirs
de saint Pierre qui s'y rattachent, De Rossi, Vel luogo appellato ad
Capream pressa la via Nomeniana, extrait du Bullettino délia com-
missione archeologica comunale di Borna, 1883, p. 244-258; Borna
sotterranea, t. I, p. 179, 190; Armellini, Antichi cimiteri crisiiani
di Borna, p. 195. Papias et Maurus sont nommés dans le martyrologe
hiéronymien, au 16 septembre, jour de la commémoration des martyrs
de ce cimetière; voir De Rossi, Del luogo appellato ad Capream,
p. 6-8 du tirage à part. Ils étaient probablement nommés aussi dans
la partie manquante de la pierre commémorative des martyrs du même
cimetière publiée et commentée par M, de Rossi, ibid., et dont il sera
question plus loin. Le lien qui unit leur histoire à celle des martyrs
des thermes de Dioclétien paraît confirmé par ce fait, qu'une inscription
votive en leur honneur avait été placée dans un oratoire élevé près
de ces thermes dans le courant du quatrième siècle ou au commence-
ment du cinquième; voici cette inscription, aujourd'hui au musée de
La Iran :
SANCTIS MARTVRIBVS
PAPRO ET MAVROLEONI
DOMMS VOTVM REDD.
LES MARTYRS DE ROME. 397
le greffier Apronianus était décapité sur la voie Sa-
laria.
Au milieu de ces sanglantes scènes, le procès de
Cyriaque, de ses compagnons et de vingt et un fidèles
était instruit par un vicaire du préfet, en ce lieu de
Tellus (1) qui vit passer tant de martyrs. Lors d'une
première audience, Crescentianus mourut pendant la
torture (*2). Son cadavre fut jeté « au pied de la mon-
tée de rOurs, sur la place, devant le temple de Pal-
las (3). » Le prêtre Jean put lui donner la sépulture,
le 2i novembre, au cimetière de Priscille (4). Le
procès semble avoir été interrompu pour ne repren-
dre qu'au commencement de 305. Après une seconde
audience, sur laquelle le vicaire fit, dit-on, un rap-
port à Maximien Hercule , celui-ci commanda de dé-
capiter Cyriaque et les autres accusés. L'exécution
C\M\SIVS QVI ET ASCLEPIVS ET YICTORIN (flj
NAT(aZe) H(a^e«^)DiE xiii (\vi?) kal. oct.
pvERi QVI \0T{u7n) ii.{ecldide7'unt) vitalis maranvs
AB\^D\IVTIVS TELESFOR
Voir le fac-similé de cette inscription, Bull, dl arcli. crist., 1877,
pi. III-IV, n° 12, et son commentaire, p. 10. Cf. Le Bourgeois, les
Martyrs de Rome, t. I, 1897, p. 135-151.
(1) « In Tellude. » Acta S. Marcelli, 18, 21. Les Actes donnent à
ce vicaire le nom de Carpasius. Voir les observations de CantarelU,
Bull, délia comm. arch. com., 1890, p. 90.
(2) Ibid., 19.
(3) « Ante clivum Ursi, in platea, ante templum Palatii (Palladis). »
Acta S. Marcelli, 19.
(4) « In cimiterio Priscillaî , in arenario, via Salaria. » Ibid. L'ex-
pression in arenario est ici exacte; il suffît de parcourir la catacombe
de Priscille pour y reconnaître un arénaire transformé par les chré-
liciis en catacombe; cf. Roma sotterranea, t. I, T partie, p. 16, 20,
32-34; Rome souterraine, p. 468, 472-473.
398 LE QUATRIEME ÉDIT EiN OCCIDENT (304).
eut lieu le IG mars, sur la voie Salaria, clans une
dépendance des immenses jardins de Salluste (1), où
résidaient pendant l'été les empereurs (2), et où plus
d'une fois coula le sang des martyrs (3). Les condam-
nés paraissent avoir reçu sur cette voie une sépulture
provisoire (4) ; mais plus tard la matrone Lucine trans-
porta, leurs corps entre le septième et le huitième mille
de la voie d'Ostie (5) , au lieu qui prit depuis le nom
de cimetière de Cyriaque (6).
C'est encore sur la voie d'Ostie, dans un jardin peu
(1) « Decollati sunt in via Salaria inlra thermas Sallustii, foras mu-
ros. » Acta S. Marcel H, 20.
(2) Jordan, Topogî'aphie der Stadt Rom in Aliei'thum, t. II,
p. 124. Sur l'étendue des jardins de Salluste, qui allaient vraisembla-
blement de la porte Salaria à la porte Pinciana, et, bien que renfermés,
depuis Aurélien, dans l'enceinte de la ville, pouvaient avoir des dé-
pendances en dehors des nouveaux remparts, voir Jordan, l. c, p. 123-
125.
(3) Voir les Actes de saint Laurent, de saint Crescent, de sainte
Suzanne, des quarante soldats martyrisés sous Claude le Gothique,
ibid., p. 124-125.
(4) « Quorum corpora collegit nocte Joannes presbyter, et sepelivit
eos in eadem via. » Acta S. Marcelli, 20.
(5) « Sanctorum vero corpora, hoc est Syriaci, Largi, Smaragdi, Cres-
centiani, Mammiee et Julianae, sepulta sunt in via Ostiensi, milliario
ab Urbe plus minus octavo. » Ibid., 24; cf. 21.
(6) Situé hors de la zone des cimetières romains, le cœmeterium
Cyriaci n'est pas nommé dans les itinéraires du septième siècle; mais
on le trouve indiqué, au douzième, dans le livre de Pierre Mallius sur
la basilique de Saint-Pierre; De ^oss'i^ Roma sotterranea, t. I, p. 184.
Les plus anciens calendriers romains, la Depositio martyrum, le ca-
lendrier conservé dans le martyrologe hiéronymien, marquent, le
8 août, l'anniversaire de Cyriaque et de ses compagnons au septième
raille de la voie d'Ostie, et font mention aussi de la voie Salaria, d'où
ils furent transportés (Ruinart, p. 692; De Rossi, Bullettino di ar-
cheologia crisiiana, 1869, p. 68; Stevenson, dans Kraus, Real-Ency-
Idopadie der christlichen Altertkûmer^ t. II, p. 115). Bosio retrouva
LES MARTYRS DE ROME. 390
éloigné de la sépulture de saint Paul, que fut enterrée
une autre victime de la persécution, le chrétien Ti-
rnothée, originaire, dit-on, d'Antioche, dont l'anni-
versaire est marqué au 22 août par le férial philoca-
lien (1).
L'opinion commune attribue à l'hiver de 304-305
(21 janvier) la mort de sainte Agnès.
Agnès (2) est une des plus gracieuses et des plus
l'emplacement et le souvenir du cimetière de Cyriaque, et vit les restes
de l'église construite au-dessus, mais ne put pénétrer dans les souter-
rains; Bosio, Roma sotterranea, 1. III, c. 6 et 10; Aringhi, Rojna
subterranea, 1. III, c. 5 et 9; voir encore Armellini, Antichi cimiteri
cristiani di Roma, p. 46; Stevenson, /. c. ; Duchesne, le Liber Pon-
iificalis, t. I,p. 326, note 12.
(1) « XI Kal. sept. Timothei Ostense. » Depositio martyrum. Les
« Annales romaines », ajoutées plus tard au recueil de 354, men-
tionnent son martyre, à la suite de la date consulaire de 306 : « His
consulibus passus est Thimotheus, Romae X Kl. Jul. ; » peut-être
devrait-il être plutôt rapporté à l'une des années précédentes. Les
Actes légendaires de saint Silvestrc parlent beaucoup de Timolhée;
mais on voit que son existence résulte de documents d'une tout autre
valeur : son insertion au catalogue de la Depositio martyrum suffit
à prouver qu'il est un personnage réel et un martyr historique. Voir
Mommsen, JJber d. Chronographen von Jahre 354, p. 663; Du-
chesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. cxi, note i. Le tombeau de
saint Timothée se trouva englobé dans la basilique élevée par Cons-
tantin en l'honneur de saint Paul; les pèlerins du septième siècle l'y
visitaient : voir deux itinéraires dans De Rossi, Ro7na sotterranea,
t. I, p. 182-183.
(2) Le cognomen Agnes vient du grec àyvin, pure. Il n'est pas d'ori-
gine exclusivement chrétienne, car on le rencontre dans quelques
épitaphes païennes (citées par Bartolini , Actes du martyre de la
très noble vierge romaine sainte Agnès, trad. française, 1864, p. 7-9).
Dans les inscriptions chrétiennes, particulièrement dans celles qui
accompagnent l'image de sainte Agnès sur les verres dorés, son nom
est écrit agnes, anne, ancne, agna, hagne (Garrucci, Vetri ornati di
figure in oro, p. 137). Les écrivains du quatrième siècle, saint Am-
400 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
populaires figures du martyrologe chrétien. Mais c'est
une de celles sur lesquelles on possède le moins de
documents certains. Cependant, môme en négligeant
tout à fait ses Actes, qui sont postérieurs au quatrième
siècle (1), et en combinant seulement les renseigne-
ments puisés dans la tradition orale (2) par saint Am-
broise, par saint Damase et par Prudence, on arrive
à se faire , croyons-nous , une idée assez nette de son
histoire.
Agnès était toute jeune, presque une enfant, quand
elle fut arrêtée. Elle avait douze (3) ou treize ans (4),
ce qui faisait déjà, à Rome, l'âge nubile (5) : comme
broise, saint Damase, saint Jérôme, Prudence, disent Agnes, mais
avec des différences encore; Ambroise et Prudence en font un mot
indéclinable : Agnes sepulcrum est Romulea in domo,... ISatalis est
sanctx Agnes; saint Jérôme le décline : Agnctis vita ; ainsi fait le
catalogue de la Depositio mai'tyrum : XII Kal. Feh. Agnetis in No-
mentana; Damase décline aussi, mais autrement, et met à l'accusatif
Agnen.
(1) Acta SS., janvier, t. II, p. 350 et suiv. Ces Actes sont l'œuvre
d'un Ambroise qui n'a que le nom de commun avec l'évèque de Mi-
lan : ils paraissent antérieurs à saint Maxime de Turin (mort vers 466)
qui les résume dans son homélie LI.
(2) Traditur, dit saint Ambroise; fama l'efert, dit saint Damase;
aiunt, écrit Prudence.
(3) (( Haec duodecim annorum martyrium feclsse traditur. » Saint
Ambroise, De Virginibus, I, 2.
(4) « Tredecim annorum. » Saint Augustin, Sermo CCLXXIII.
(5) « Aiunt jugali vix habilem toro. » Prudence, Péri Stephanôn, XIV,
10. Cf. Digeste, XXIII, ii, 4. Exemples de jeunes filles mariées peu
après douze ans : Friedlander, Settengeschichte Roms, t. I, p. 324;
Frôhner, Inscriptions grecques du Louvre, n° 177, p. 269. Chrétienne
mariée avant quatorze ans : De Rossi, Inscriptiones christianœ urbis
Bomx, t. I, n<> 37, p. 36. Inscriptions chrétiennes mentionnant la
virginité de jeunes filles de quatorze ou quinze ans : ibid., n" 20,
p. 25; Roma sotterranea, t. III, pi. XXX, n" 47. M. Armellini(/Z cimi-
LES MARTYRS DE ROME. 101
les jeunes filles romaines, elle vivait encore sous la
garde de sa nourrice (1), qui ne quittait point avant
le mariage l'enfant élevée par ses soins (2). Le dépit
d'un prétendant évincé contribua-t-il à son arresta-
tion (3)? On peut l'induire du récit de saint Ambroise.
« Quelles douceurs employa le persécuteur pour la
séduire ! que de vœux pour obtenir qu'elle se donnât
en mariage! Mais elle : « Espérer me fléchir serait
« faire injure à mon divin époux. Celui qui le pre-
« mier m'a choisie recevra ma foi. Bourreau, pour-
ce quoi tardes-tu? Périsse ce corps qui peut, malgré
« moi, être aimé par des yeux charnels (4)! » Le
juge irrité changea de ton. « A quelles menaces il
tero di S. Agnese sulla via Nomentana, 1880, p. 62) croit avoir re-
trouvé le marbre primitif du tombeau de sainte Agnès, portant cette
simple et touchante inscription : agne sanctissima, et mesurant
soixante-six centimètres sur trente-trois; ce serait la taille, non
d'une jeune fille de douze ou treize ans, mais d'un tout petit enfant :
cela me donne de grands doutes sur l'identité de ce titulus, que l'on
croit de provenance romaine, et qui est au musée de Naples.
(1) F,«ttA REFERT SANCTOS DVDVM UETVLISSE PARENTES
AGNEN CVM LVGVBRES CAISTVS TVBA CONCREPVISSET
>VTRICIS GKEMIVM SVBITO LIQVISSE PVELLAM...
Saint Damase, dans Inscript, christ, urbis Romx, t. If, p. 45.
(2) Saint Jérôme, Ep. 47, 97 ; Code Théodosien, IX, xxiv, 1.
(3) C'est le fond du récit des Actes latins, qui attribuent le martyre
d'Agnès à l'amour dédaigné du fils du préfet de Rome; mais ni les
Menées grecques, ni les Actes syriaques publiés par Assemani, ne
mentionnent cette circonstance.
(4) « Quantis blanditiis (egit carnifex) ut suaderet, quantorum vola
ut sibi ad nuptias perveniret! At illa : « Et heec Sponsi imjuria est
expectare placituram. Qui me sibi prior elegit, accipiet. Quid, per-
cussor, moraris? Pereat corpus quod amari potest oculis quibus
nolo! 0 Saint Ambroise, De Virginibus, I, 2.
IV. 26
402 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
eut recours pour la faire trembler (1)! » Il parla de
la condamner au bûcher. « Mais elle foula aux pieds
spontanément les menaces et la rage du tyran, lors-
qu'il voulut livrer aux flammes son noble corps, et
surpassa avec de faibles forces une immense ter-
reur (2). » En vain essaya-t-on de la torture : « Elle
se tenait debout, intrépide dans son fier courage, et
offrait volontairement ses membres aux durs tour-
ments, ne refusant pas de mourir (3). »
Alors un supplice plus horrible lui fut proposé
« S'il est facile , dit le juge, de vaincre la douleur et
de mépriser la vie comme une chose de peu de prix,
la pudeur au moins est chère à une vierge. J'expose-
rai celle-ci dans un lupanar public, si elle ne se réfu-
gie près de l'autel et ne demande protection à Mi-
nerve (4), cette vierge qu'elle, vierge aussi, persiste à
(1) « Quanlo timoré... ut timeretur! » Ibid.
(2) SPONTE TRVCIS CALCASSE MINAS RABIEMQ. TYRANNI
VRERE CVM FLAMMIS VOLVISSET NOBILE CORPVS
VIRIB. IMMENSVM PARVIS SVPERASSE TIMOREM
Saint Damase.
(3) Stabat feroci corpore pertinax
Corpusque duris excruciatibus
Ultro referebat non renuens mori.
Prudence, Péri Stephanôn, XIV, 18-20.
(4j L'allusion à l'autel de Minerve semble montrer que l'interroga-
toire eut lieu dans le voisinage d'un temple de cette déesse. On serait
porté à le placer, comme tant d'autres procès de chrétiens de cette
époque, dans le quartier de Tellus, au forum de Nerva, voisin du temple
de Pallas; cependant les traditions romaines, avec lesquelles il y
a toujours lieu de compter, mettent le procès d'Agnès dans une toute
autre région, celle où se trouve aujourd'hui la place Navone. Dans
ce quartier de Rome s'élevait aussi un temple de Minerve, dont le
souvenir est conservé par la place de ce nom.
LES MARTYRS DE ROME. 403
mépriser. Toute la jeunesse va accourir, et réclamer
la nouvelle esclave de ses caprices (1). » Agnès ne se
troubla point : « Le Christ, dit-elle, n'est pas tellement
oublieux des siens, qu'il perde notre précieuse pudeur
et nous laisse sans secours : il est avec celles qui sont
pures, et ne souffre pas que le trésor de leur sainte
intégrité soit profané. Tu plongeras dans mon sein
un fer impie , si tu le veux ; mais tu ne souilleras pas
mes membres par le péché (2). »
Dieu fît le miracle attendu par l'ardente foi de
sa servante. On l'avait conduite « dans la courbe de
la place, » flexu in plateœ (3), c'est-à-dire, selon la
tradition locale, dans l'un des mauvais lieux situés
sous les arcades du stade d'Alexandre Sévère, là où
(1) Tum trux tyrannus : Si facile est, ait,
Pœnarn subactis ferre doloribus,
Et vita vilis spernitur : ai pudor
Carus dicatae virginitalis est.
Hanc in lupanar Irudere publicum
Certum est, ad aram ni caput adplicat
Ac de Minerva jam veniam rogat,
Quam virgo pergit lempnere virginem.
Omnis juventus inruit, et novum
Ludibriorum mancipium petit.
Péri Stephanôn, XIV, 21-30.
(2) Haud, inquit Agnes, immemor est ila
Cliristus suorum, perdat ut aureum
Nobis pudorem, nos quoque deserat :
Prœsto est pudicis, nec patitur sacras
Integritatis munera pollui.
Ferrum inpiabis sanguine, si voles,
Non inquinabis membra libidine.
Ibid., 31-37.
(3) Péri Slephanôn, XIV, 39.
40i LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
s'élève aujourd'hui son église de la place Navone (1).
Saint Damase rapporte que « ses cheveux répandus
autour d'elle couvrirent comme un manteau les
membres nus de la vierge (2). » Prudence raconte
le fait suivant : « Un seul osa arrêter ses regards sur
la jeune fille, et ne craignit pas de porter un œil im-
pur sur son corps sacré. Voici qu'un oiseau de feu
fond sur lui comme la foudre et lui crève les yeux;
aveuglé par l'éclatante lumière, il tombe palpitant
dans la poussière, et ses compagnons l'enlèvent demi-
mort (3). » Le poète ajoute : « Il y en a qui disent
[sunt qui rettiderint) qu'Agnès voulut bien prier le
Christ de rendre la lumière à celui qui gisait terrassé :
alors le souffle de la vie revint au jeune homme , et
ses yeux reprirent leur vigueur première (4). »
(1) Armellini, le Chiese di Roma, p. 106.
(2) NUDAQVE PROFVSVM CRINEM PER MEMBRA DEDISSE
NE DOMINI TEMPL\M FACIES PERITVRA VIDERET.
Le même détail est rapporté, probablement d'après Damase, dans les
Actes latins, mais ne figure pas dans les pièces grecques et syriaques.
(3) Inlendit unus forte procaciter
Os in puellam, nec trépidât sacram
Spectare forinam lumine lubrico.
En aies ignis fulminis in modum
Vibratur ardens atque oculos ferit :
Cœcus, corusco lumine conruit
Atque in pulvere plateœ palpitât.
Tollunt sodales seminecem solo
Verbisque défient exequialibus.
Péri Stephandn, XIV, 43-51.
(4) Sunt qui rogatam rettulerint preces
Fudisse Christo, redderet ut reo
Lucem jacenti : tune juveni halitum
Vitœ innovatum visibus integris.
Péri Siephanôn, XIV, 57-60. Ce récit est reproduit par les hagic-
LES MARTYRS DE ROME. 405
Le merveilleux qui éclate dans cette histoire n'é-
tait pas pour étonner les païens. Eux-mêmes avaient
eu quelquefois le pressentiment de ces miraculeuses
délivrances accordées par le ciel à la faiblesse et à
la pureté. Sénèque a résumé une controverse d'école
sur le cas imaginaire d'une jeune fille enlevée par
des pirates, vendue à un entrepreneur de débauche
publique, exposée dans un mauvais lieu, et sauvant
sa vertu par le meurtre d'un gladiateur qui essayait
de lui faire violence (1). Jusque-là, « tous ceux qui
s'étaient approchés d'elle comme d'une prostituée
s'étaient retirés avec le respect qu'inspire une prê-
tresse (2). » Un seul avait persisté dans son mauvais
dessein ; alors s'était montré le pouvoir des immor-
tels. (( J'ai vu, faisait-on dire à la jeune fille, j'ai vu
planer au-dessus de ma tête une colossale figure;
mes faibles membres ont senti tout à coup une force
surhumaine : qui que vous soyez, ô dieux qui avez
voulu tirer par un miracle l'innocence de ce lieu in-
fâme, vous n'aurez point secouru une ingrate : je
voue à votre service la virginité que vous avez sau-
vée (3). » Ce touchant rêve de l'imagination païenne
graphes postérieurs; mais les Actes latins seuls, suivis par saint Maxime,
font du jeune homme ainsi frappé le fils du préfet.
(1) Sénèque, Controoersix, I, 2 ; éd. Lemaire, p. 88 et sulv. L' « es-
pèce » discutée dans l'école était celle-ci : La jeune fille qui a eu cette
tragique aventure peut-elle être admise à un sacerdoce?
(2) « Omnes tanquam ad prostitutam venisse, dum tanquam a sa-
cerdote discesserint. » IhicL, p. 99.
(3) « Altior, inquit, humana visa est circa me species eminere, et
puellares lacertos supra virile robur attollere; quicumque estis, dii
406 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
se réalisait maintenant sous les yeux des persécuteurs.
Mais, chez les anciens, l'attendrissement et la sur-
prise duraient peu. Les rhéteurs qui prirent part à
la controverse résumée par Sénèque persistent à dé-
clarer infâme la jeune fille dont ils ont raconté la
miraculeuse délivrance. De même les juges du qua-
trième siècle ne font pas grâce à la vierge sortie
intacte d'une aussi terrible épreuve (1). Agnès fut
condamnée à la décapitation (2). « Elle se tient de-
immortales, qui pudiciliam ex illo infami loco cum miraculo voluistis
emergere, non ingratae puellsB opem tulistis. Vobis pudicitiam dedicat,
quibus débet. » Sénèque, Controversix, p. 101.
(1) Saint Ambroise, De officiis, I, 41, fait aussi allusion aux pièges
tendus à la chasteté d'Agnès.
(2) Les Actes latins racontent que le préfet (auquel ils donnent le
nom inconnu deSyinphronius), voyant son fils miraculeusement guéri,
ne voulut pas continuer le procès, et en chargea son vicaire Aspasius.
De la ressemblance entre le nom de ce magistrat et celui du proconsul
d'Afrique qui exila saint Cyprien en 257, Bartolini [Actes de sainte
Agnès, p. 74 et suiv.), Armellini [Il cimitero di S, Agiiese, p. 41), Le
Bourgeois (les Martyrs de Borne, t. I, p. 28-32), ont conclu, après
Mazocchi [Kal. eccl. Neap., p. 920), à l'identité de ces deux personna-
ges et ont supposé qu'immédiatement avant de gouverner la province
d'Afrique Aspasius Paternus avait été vicaire du préfet de Rome. Pour
cette raison ils fixent à 257 et au commencement de la persécution
de Valérien le martyre de sainte Agnès. Cette hypothèse soulève de
grosses objections. Du vicariat de la préfecture urbaine on ne passait
pas sans transition au proconsulat d'Afrique; d'ailleurs, le titre de vi-
caire n'apparaît pas avant Dioclétien. L'édit de 257 visait seulement
les chefs de la communauté chrétienne et ne prononçait pas contre eux
la peine de mort , qui ne fut ajoutée qu'en 258 : comment admettre
que des magistrats aient voulu , à une époque où ils se bornaient à
frapper d'exil des évèques tels que Cyprien et Denys d'Alexandrie, ins-
truire minutieusement et terminer par une condamnation capitale le
procès d'une petite fille de douze ans? J'accorde volontiers que l'auteur
des Actes ait voulu identifier le juge de sainte Agnès avec l' Aspasius
Paternus qui ordonna en 257 la déportation de saint Cyprien; en cela.
LES MARTYRS DE ROME. 407
bout, elle prie, elle baisse la tête. La main du bourreau
tremble, son visage pâlit, tandis que la vierge de-
meure intrépide (1). » Enfin il frappe : « un seul
coup suffit à détacher la tête, et la mort vint avant la
douleur (2). »
il aura commis une confusion fréquente chez les hagiographes posté-
rieurs à la paix de l'Église, qui ne se faisaient pas scrupule de donner
à des magistrats dont le nom leur était inconnu celui de quelque per-
sonnage célèbre dans l'histoire des persécutions (voir Edmond Le Blant,
les Actes des martyrs, p. 27). On peut admettre aussi que le vicaire
Aspasius ait été un descendant du proconsul de 257; voir De Rossi,
Bull, di arch. crist., 1877, p. 111. La condamnation d'une enfant au
déshonneur, puis à la mort, convient surtout à une époque de guerre
à outrance, de tuerie en masse, comme fut quelquefois la persécution
de Dioclétien, à laquelle le paragraphe 15 des Actes rattache leur récit.
L'expression employée par Damase : « Fama refert sanctos dudum re-
tulisse parentes, » ne va pas contre cette conclusion, car Damase, qui
écrit entre 366 et 380, peut considérer comme fait il y a longtemps un
récit attribué à des contemporains de 304,
(1) « Stetit, oravit, cervicem inflexit. Cerneres trepidare carnificem ,
quasi ipse addictus fuisset : tremere percussoris dextram, pallere ora
alieno timentis periculo, cum puella non timeret suo. » Saint Ambroise,
De Virginibus, I, 2.
(2) Uno sub ictu nam caput amputât,
Sensum doloris mors cita prsevenit.
Péri Siephanôn, XIV, 89, 90.
Une hymne attribuée à saint Ambroise montre la victime occupée ,
comme Perpétue, de tomber avec décence (cf. Histoire des persécu-
tions pendant la première moitié du troisième siècle, T éd., p. 130) :
Nam veste se totam tegens
Curam pudoris prœstitit
Ne quis retectam cerneret.
In morte vivebat pudor
Vultumque lexerat manu ;
Terram genuflexo petit
Lapsu verecunda cadens.
Cette version, cependant, n'est pas tout à fait conforme à celle de
408 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
Ainsi finit cette jeune fille, dont on sait au moins
deux choses certaines : elle vécut pure et mourut
martyre. Elle avait sans doute ravi ses contemporains
par l'élan de son sacrifice, une généreuse protesta-
tion en faveur du Christ et de l'Église, une parole
pleine d'énergie et de grâce, un cri, un geste, dé-
couvrant une c\me exquise. L'admiration populaire
s'est attachée à son nom, et lui a créé une poétique
légende, dans laquelle l'histoire peut démêler aujour-
d'hui encore quelques traits vraisemblables. D'ail-
leurs, que l'on réduise tant que Ton voudra dans les
traditions dont elle est l'objet la part de l'histoire,
Agnès est une de ces personnes saintes dont l'impor-
tance et la grandeur se révèlent surtout à l'auréole
dont elles paraissent entourées. N'en est-il pas ainsi
de Marie elle-même, que « toutes les générations pro-
clament bienheureuse, )> et sur laquelle l'Évangile est
si sobre de détails? Les chrétiens du quatrième siècle
aimaient à rapprocher de la sainte Vierge la figure
virginale de la jeune Romaine. Dans un brillant ta-
bleau, Prudence la montre montant au ciel, entourée
d'anges : on croirait voir une Assomption de Mu-
rillo (1). Il va jusqu'à représenter Agnès « écrasant
la tête du serpent, qui se roule, vaincu, sous le talon
Prudence, car elle suppose la vierge déjà blessée, percussa, et non dé-
capitée d'un seul coup.
(1) Péri Stephandn, XIV, 91-111. — Il convient d'ajouter que Pru-
dence n'essaie pas de rapprocher le triomphe d'Agnès de l'Assomption
de la sainte Vierge : il représente seulement, avec toute la pompe
du langage poétique, l'âme d'Agnès, spiritus, montant au séjour des
élus.
LES MARTYRS DE ROME. 409
d'une vierge (1). n L'enthousiasme excessif du poète
transporte à la jeune martyre le rôle même prédit
depuis le commencement du monde à Marie (2). Agnès
est quelquefois dessinée sur les verres chrétiens (3) à
côté de la sainte Vierge. Le patriotisme des Romains
semble avoir voulu faire de ce rapprochement un
nouveau titre de gloire pour la jeune fille « qui porte
le double diadème de la virginité et du martyre (4). »
Je ne veux me servir de ses Actes que pour leur
demander un renseignement topographique, dont
l'exactitude est attestée par les monuments. Les pa-
rents d'Agnès (5), disent-ils, enlevèrent son corps
(1) Hsec calcat Agnes, hœc pede potenti
Stans et draconis calce premens caput.
Nunc virginal! perdomitus solo
Cristas cerebri depremit ignei,
Nec victus audet tollere verticem.
Ibid., 112-118.
(2) Genèse, III, 15.
(3) Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes^ T éd., art.
Agnès, p. 32; Kràus,, Real-EncyklopCidie der christl. Alterthiimer,
art. Agnes, t. I, p. 18.
(4) « Habens igitur in una duplex martyrium, pudoris et religionis. »
Saint Ambroise, De Virginibus, I, 2.
Duplex corona est prœstita martyri :
Intactuin ab omni crimine virginal,
Mortis deinde gloria libérée
Péri Stephanôn, XIV, 7-9.
Verres dorés représentant Agnès entre deux colombes, qui lui pré-
sentent chacune une couronne; Martigny, Kraus, l. c; Rome souter-
raine, pi. IX, n*' 2.
(5) Bartolini a tenté de rattacher sainte Agnès à l'une des familles
Flavia, Ulpia, Turrania, Claudia, Numitoria, Vettia, Lusia, Quintia
{Actes de sainte Agnès, p. 7-11); Armellini {Il cimitero di S. Agnese,
410 LE QUATRIEME EDIT EN OCCIDENT (304).
avec une sainte joie et le déposèrent dans un petit
domaine [prœdioium) qu'ils possédaient à peu de dis-
tance de la ville, sur la voie Nomentane (1). Des cime-
tières chrétiens existaient déjà sur cette voie : le
cimetière Ostrien, appelé aussi le grand cimetière,
cœmeterium majus^ à cause des souvenirs que saint
Pierre y laissa (2) ; une petite nécropole, voisine
mais distincte, et fort ancienne (3). A ce second hypo-
gée touchait le 'prœdioium des parents d'Agnès, qui,
soit avant, soit après la sépulture de la martyre , s'y
trouva annexé, et sur lequel, à l'époque constanti-
nienne, s'éleva la gracieuse basilique semi-souter-
raine qui semble encore toute parfumée de son sou-
venir (4). Les Actes ajoutent qu'à l'occasion des
funérailles d'Agnès il y eut une émeute des païens
et que sa sœur de lait Émérentienne, encore catéchu-
mène, y périt. Les parents d'Agnès veillèrent à la
sépulture de l'amie de leur fille, et Fa déposèrent
« à la limite du petit champ de celle-ci, » in confînio
agelli beatissimœ vi?'ginis Agnetis (5). La tombe
d'Émérentienne sera, en effet, vénérée dans le cime-
p. 49 et suiv.) essaie de la relier à la gens Clodia; un autre archéo-
logue (cité pas Bartolini, p. 98) voit dans ses parents des Calpurnii.
Ce sont autant d'hypothèses absolument dénuées de preuves.
(1) Acta S. Agnetis, 13, dans Acta SS., janvier, t. II, p. 458.
(2) Voir De Rossi, Del luogo appellato ad Capream pressa la via
Nomentana.
(3) Armellini, Il cimitero di S. Agnese, pi. XVII, area i.
(4) Sur la construction de la basilique de sainte Agnès, voir Liber
Po7itiflcalis, Silvester, 23, éd. Duchesne, 1. 1, p. 180, et les notes du
savant éditeur, ibid., p. 196.
(5) Acta S. Agnetis, 13.
LES MAIITYRS DE ROME. 411
tière Ostrien, contigu à celui qui prit le nom de
sainte Agnès, dont il n'est séparé que par un aré-
naire à travers lequel on pouvait passer de l'un à
l'autre (1).
Dans les galeries souterraines qui se développèrent
promptement autour du tombeau de sainte Agnès,
comme dans celles du cimetière Ostrien, a été ren-
contré le souvenir d'une femme chrétienne célèbre
par son dévouement pendant la persécution. Le sceau
de Turrania Lucina s'y reconnaît encore imprimé sur
le mortier de deux tombes (2). Lucine parait souvent
dans les récits de cette sanglante époque. Elle joue
un rôle dans les Actes de saint Sébastien, dans ceux
de sainte Viatrix (3), de saint Anthime (i), de saint
(1) Voir Armellini, Il cimitero di S. Agnese, p. 28-34. L'inscrip-
tion en caractères du quatrième siècle si savamment commentée par
M. de Rossi dans la description citée plus haut [Bel luogo appellato
ad Capream) nomme les principaux martyrs enterrés dans le cime-
tière Ostrien : Victor (évêque d'un siège inconnu), Félix, Alexandre
(martyrs dont l'histoire est ignorée), Papias et Maurus (voir plus
haut, p. 393), et Émérentienne :
XVI KAL OCT MARTVRORO in cimi
TERV MAIORE VICTORIS FELIcis
EMERENTIANETIS ET ALEXANcfri
« Papiae, Mauri » devait probablement être ajouté après Felicis .
le marbre est brisé à cet endroit. Sur sainte Émérentienne, voir Le
Bourgeois, les Martyrs de Rome, t. I, p. 97-134.
(2) De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1876, p. 151;
Armellini, La cripta di S. Emerenziana, p. 76; Il cimiterio di S.
Agnese, p. 175 et pi. XIII, n° 5.
(3) Voir plus haut, p. 384.
(4) La Passion de saint Anthime le dit enterré au 28*^ mille de la
voie Salaria; le martyrologe hiéronymien (11 mai) place son tombeau
« via Salaria mil. XXIL » M. Stevenson a retrouvé au 23*^ mille de la
voie Salaria un petit cimetière souterrain et les ruines d'une église : la
412 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
Cyriaque, de saint Marcel, dans la notice de ce pape
au Liber Pontificalis, Si confus que soient ces divers
documents, il en ressort au moins Timportancc du
personnage, qui ne peut être imaginaire. Lucine se
montre à nous comme une grande dame, qui mettrait
ses richesses, son zèle, son influence, au service de
l'Église affligée. On la dit petite-fille par sa mère de
l'empereur Gallien, fille de Sergius Terentianus, pré-
fet de Rome, et veuve d'un ancien proconsul d'Asie,
Faltonius Pinianus, converti à la foi chrétienne (1); à
elle-même un martyrologe donne le nom d'Anicia Lu-
cina (2). Les Piniani sont bien connus au quatrième
siècle (3), et, à cette époque, existent entre les Anicii,
les Faltonii, les Turranii des rapports de parenté ou
d'alliance (4). Le sceau imprimé dans le cimetière de
colline où s'élevait celle-ci porte encore le nom de « colline de saint
Anthime. » Nuovo Bulletlino di archeologia cristiana, 1896, p. 160.
(1) Acta S. Anthimii, dans Acta SS., mai, t. II, p. 617. La liste
des préfets insérée dans le recueil philocalien ne contient pas Sergius
Terentianus, et parmi les proconsuls d'Asie aujourd'hui connus on ne
trouve aucun Faltonius Pinianus. Comme l'a fait remarquer, à propos
de ce texte, M. Mowat [Bulletin de la société des Antiquaires de
France, 1898, p. 270-272), il y a bien des lacunes dans notre con-
naissance du personnel administratif de l'Empire romain; ainsi, la
récente découverte d'inscriptions a donné les noms d'un préfet de
Rome, Flavius Latronianus, du temps de Septime Sévère, dont ne
parle pas le chronographe de 354, et de deux proconsuls d'Afrique,
Flavius Antoninus et PoUenius Auspex, qui manquaient à la série
des gouverneurs de cette province.
(2) « VI idus maii,... Romae Faltonis Piniani et Aniciœ Lucinae
conjugis ejus. » Notker, Martyrol.; cf. Acta SS., mai, t. II, p. 615.
(3) Palladius, Hist. Laus., 119, 121; saint Augustin, Ep. 125-128,
225, 227; saint Jérôme, Ep. 143,
(4) Orelli, Inscr., 1131. Cf. Armellini, Il cimitero di S. Agnese,
p. 175, 177.
LES MARTYKS DE ROME. 413
sainte Agnès appartient donc, vraisemblablement, à
une chrétienne qui joignait au cognofnen (baptismal)
Lucina le gentilitium Turrania, et, par elle comme
par son mari, tenait aux plus grandes maisons de
Rome. Cette situation de famille explique l'impunité
dont elle put jouir et la liberté relative de ses mou-
vements au milieu de la terreur universelle. Pendant
qu'ils immolaient les prêtres Crispus et Jean, sou-
vent associés à Lucine dans l'œuvre de miséricorde
envers les martyrs, et ensevelis à la hâte dans le ci-
metière improvisé sous le bois des Arvales (1), les
magistrats, n'osant ou ne voulant toucher à une per-
sonne apparentée à ce que le sénat comptait de plus
illustre, préféraient fermer les yeux sur ses actions.
Cependant, si l'on en croit une tradition curieuse,
Lucine commençait à s'inquiéter pour elle-même et
songeait à prendre la fuite, quand une des martyres
qu'elle avait ensevelies, Viatrix, lui apparut, l'exhorta
à demeurer, et lui annonça que, ce mois-là même,
Dieu allait rendre la paix à l'Église (2). Cette légende
(11) « Romae in Sexto Philippi natale beatorum presbyleroruin Joan-
nis et Crispi, qui persecutione Diocietiani et Maximiani multa sancto-
rum corpora oUiciosissime sepelierunt. » kàon, MartyroL, au 18 août;
cf. De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 663, Il me paraît difficile
de considérer la date du 18 août comme celle du martyre d'un au
moins de ces prêtres, que plusieurs Passions nous ont montré enter-
rant encore des fidèles dans les premiers mois de 305. Peut-être Cris-
pus, qui en effet ne ligure plus à cette date dans les récits, fut-il mar-
tyrisé seul le 18 août 304, et Jean plus tard : l'anniversaire du premier
serait devenu commun à l'un et à l'autre.
(2) Acta S. Beatricis ; Acta S. Anthimii; dans Acta SS., mai, t. II,
p. 619; juillet, t. VII, p. 36.
414 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
a au moins le mérite d'expliquer poétiquement que
Lucine survécut à la période sanglante de la persé-
cution en Occident ; ce que montrent, d'ailleurs, les
sceaux appliqués par elle ou par son ordre sur des
tombes probablement postérieures à cette époque.
Le moment où la persécution, destinée à continuer
pendant plusieurs années encore en Orient, com-
mença de s'amortir à Rome, coïncide avec le prin-
temps de 305. Avant de raconter les événements
politiques qui amenèrent l'accomplissement de la
prédiction attribuée à Viatrix, il nous reste à montrer
hors de Rome, en Italie, en Espagne, en Afrique, la
répétition des tragiques épisodes auxquels on vient
d'assister dans la ville éternelle.
LES MARTYRS DE L ITALIE ET DE LA SICILE. 415
II
Les martyrs de l'Italie et de la Sicile.
L'Italie entière, du Pô à la Sicile, eut des martyrs.
On en rencontre sans surprise dans le Latium , l'É-
trurie , l'Ombrie, où rayonna de bonne heure le foyer
de christianisme allumé à Rome par la main des apô-
tres. Ces contrées, depuis longtemps interrogées et
fouillées de toutes parts , ont encore vu sortir de terre,
en ce siècle, des noms inconnus de glorieux témoins
du Christ. A Piperno (Privernum) , dans le Latium , le
marbre brisé qui porte l'épitaphe de deux époux
chrétiens du quatrième siècle , Lucretius Asi (nianus)
et Quintiana , ne rappelle pas seulement leur piété ,
leur amour des pauvres, leur hospitalité, mais raconte
qu'ils eurent pour enfants trois saints, c'est-à-dire,
dans le langage du temps, trois martyrs (1). Le nom
(1) Voici l'inscription, avec les restitutions proposées par M. de
Rossi :
JîiliWS. LVCRETIVS. ASlnianus et
....A. QVINTIANE. QVI. Fuerunt...
fidèles. BONIS. MORIBVS. PII. SWBBeutores et
/lospitKS. PEREGRÏNORVM. ET. pauperum pa-
rentes RI. IVLI. ET. MONTANIANI SAl^ctonim
ha^C. DOMVM. XTPETlvit eorum
orBITAS. FESTINA ANTE. TWmulum et
ossk. SANCTORVM. filiorum
IX. AT
Bullettino di archeologia cristiana, 1878, p. 93.
416 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
de Tuii a péri , sauf la dernière syllabe : les deux au-
tres s'appelaient Jules et Montanianus. Étaient-ce des
habitants de la vieille cité latine? étaient-ce, comme
certains indices semblent le faire croire, des Romains
de grande famille (1), que Ton peut supposer s'être,
à l'exemple de beaucoup d'autres, réfugiés pendant la
persécution dans leurs terres du Latium (2), où ils
furent saisis et martyrisés (3)? Nous n'essaierons pas
de reconstituer par conjecture un épisode ignoré, dont
quelques lignes retrouvées sur un débris d'épitaphe
révèlent seules l'existence : nous en conclurons seu-
lement que les calendriers particuliers des cités du
Latium ne furent pas intégralement insérés dans
l'antique martyrologe romain conservé par la com-
pilation hiéronymienne (4) , et que des noms de mar-
tyrs, même honorés d'un culte public ou mention-
nés par les monuments, ne paraissent pas dans les
fastes ecclésiastiques. L'expérience nous montrera
plus d'une fois encore des exemples de ces lacunes ,
que les découvertes archéologiques viennent com-
bler.
L'Étrurie, où le christianisme avait, au troisième
(1) La ressemblance des noms peut faire croire à une parenté de Ju-
lius (?) Lucretius Asinianus avec Julia Asinia, descendante de sainte
Mustiola de Chiusi, qui était elle-même parente de l'empereur Claude
le Gothique. Voir Roma sotterranea, t. III, p. 27; Bullettino di ar-
cheologia cristiana, 1878, p. 90; cf. les Dernières Persécutiovs du
troisième siècle, 2° éd., p. 258.
(2) Cf. Acta 55., janvier, t. II, p. 275, 276; mai, t. II, p. 617.
(3} Bullettino di archeologia cristiana, 1878, p. 96.
(4) Ibid., p. 95.
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 117
siècle, des adhérents dans l'aristocratie (1), vit des
martyrs durant la dernière persécution. A Surrena,
près de Viterbe, furent exécutés, le 3 novembre, le
prêtre Valentin et le diacre Hilaire (2). Un manuscrit
de leurs Act'es nomme un autre prêtre, Eutychius,
qui exerçait dans la contrée le ministère apostolique ,
et auquel est attribuée la conversion des bourreaux
et du juge lui-même (3). On ne dit pas qu'il ait à son
tour été mis à mort. Si ce personnage est réel, et n'a
pas été introduit dans un récit de basse époque par
une confusion avec saint Eutychius de Ferento , mar-
tyrisé trente-cinq ans plus tôt sous Claude le Go-
thique , on sera tenté de le reconnaître dans VEuty-
chius confesseur dont le nom se lit sur une dalle
tumulaire de Corneto, l'antique Tarquinies [k). Mais,
(1) Une descendante des Dasumii , riche famille qui construisit au
second siècle les thermes de Tarquinies et posséda des biens à Viterbe
(Orelli-Henzen, 5184, 6048, 6051,6479, 6622, 6634), fut enterrée à
Rome dans une crypte du cimetière de Calliste contemporaine de Dio-
clétien; De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 185 et suiv.
(2) Acta SS., mai, t. III, p. 459; cf. Assemani, De SS. Ferentinis
in Tuscia Bonifacio et Redemplo et martijre Eutycfiio, Rome, 1754,
p. 169; Tillemont, Mémoires^ t. V, art. i sur la persécution de Dioclé-
tien;De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1874, p. 110; le
P. Germano di S. Stanislao, Memorie archeologiche ecritiche sopra
gli Aiti.e il cimitero di S. Eutizio di Ferento, Rome, 1886, p. 278-281.
(3) Le manuscrit du montCassin, celui de la bibliothèque Vallicelliana,
à Rome , ne contient pas l'épisode d'Eutychius ; voir le P. Germano, l. c .
(4) EVTICIVS
CONFESSOR
DEPOSITVS VIII
KAL SEPTENBRIS
IN PAGE
Marbre encastré, avec beaucoup d'autres débris antiques, dans le
IV. 27
418 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
que cette identification soit ou non admise, un fait
subsiste : l'existence, à Tarquinies, d'un Eutychius,
qu'une épitaphe portant les caractères de l'époque de
Constantin dit avoir confessé la foi et être mort dans
la paix du Christ (1).
On cite pour l'Ombrie de nombreux martyrs : saint
Secundus, à Amelia (2); sainte Firmina, près de la
même ville (3); saint Félix, évêque, à Spello (4);
saint Grégoire , prêtre , à Spolète (5) ; saint Fidence et
saint Térence , à Martane , près de Todi (6) ; malheu-
reusement les Actes de ces divers martyrs sont trop
pavage de l'église de S. Maria di Castello à Corneto; De Rossi, Bul-
lettino di archeologia cristiana, 1874, pi. VI et p. 101.
(1) Sur la rareté et la valeur du mot confessor dans une inscrip-
tion funéraire du quatrième siècle, voir De Rossi, Bullettino di ar-
cheologia cristiana, 1874, p. 102-111. Dans les pages 111-118 du
même Bullettino , le savant archéologue démontre que l'épitaphe
d'Eutycliius confesseur provient des hypogées chrétiens de Tarqui-
nies. Voir cependant, à la même époque, un autre sens du mot con-
fessor; Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 405-406. — Il ne
faut confondre aucun de ces Eutychius avec leur homonyme romain,
enterré dans la catacombe de saint Sébastien, et célébré par saint Da-
mase dans une épitaphe en vers, où il est raconté que ce martyr
passa douze jours dans un cachot semé de poteries aiguës (cf. plus
haut, p. 251). Je n'ai point mentionné l'Eutychius romain parmi les
martyrs immolés sous Maximien Hercule et rappelés dans la première
partie de ce chapitre, car l'époque de sa mort n'est pas indiquée
dans l'épitaphe damasienne, et la difficulté avec laquelle son tombeau
fut retrouvé après la paix de l'Église (voir p. 190) semble indiquer
que celui-ci avait été caché , comme tant d'autres, au commencement
de la persécution.
(2) Acta SS., juin, t. I, p. 51; Surius, Vitœ SS.. t. VI, p. 11.
(3) Surius, t. XI, p. 517.
(4) Acta 55., mai, t. IV, p. 167.
(5) Surius, t. XII, p. 307
{ù)Acta 55., septembre, t. VII, p. 479.
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 419
peu sûrs pour qu'on leur puisse demander plus de
détails (1). Bien meilleurs, malgré leurs défauts, pa-
raissent ceux de saint Sabin , évêque d'Assise (2) , em-
prisonné dans cette ville avec ses diacres Exsuperan-
tius et Marcel , et beaucoup d'autres clercs , par ordre
de Vénustien, correcteur d'Étrurie et d'Ombrie (3).
Ayant refusé de sacrifier, les deux diacres furent mis
sur le chevalet, fouettés, déchirés avec les ongles de
fer, et périrent dans la torture. Un peu plus tard,
Tévèque, après avoir eu les deux mains coupées, fut
transféré à Spolète, où il mourut sous les verges.
Mais un autre que Vénustien commanda son sup-
plice : ce gouverneur s'était converti avec sa femme
et ses enfants pendant le procès, et avait été mis à
mort sans jugement (4).
(1) Voir Tillemont, Mémoires, t. V, art. m sur la persécution de
Dioclétien.
(2) Passio S. Savini episcopi et marlyris, dans Baiuze, Miscella-
nea, t. I, p. 12; voir plus haut, p. 372.
(3) Voir plus iiaut, p. 372.
(4) Les Actes racontent qu'avant la conversion de Vénustien, saint
Sabin, comparaissant devant ce gouverneur, avait brisé une statue de
Jupiter et pour ce fait avait eu les deux mains coupées; puis qu'une
matrone, nommée Serena, avait recueilli pieusement celles-ci et, les
ayant embaumées, les avait déposées comme une précieuse relique
dans un baril de verre, in dolio vitreo {Passio, 8, dans Baiuze, p. 13).
On n'admettra peut-être qu'avec hésitation le bris de la statue, peu
conforme aux mœurs des premiers chrétiens; mais le supplice des
mains coupées n'est pas sans exemple. « Suétone rapporte qu'un jour,
au tribunal, quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains à un
faussaire, l'empereur Claude fit aussitôt appeler le bourreau avec sa
machaera et sa mensa lanionia {Claud., 15) j une fresque de Pom-
péi montre cette mensa., billot massif porté sur trois pieds et de tous
points semblable à ceux dont on se sert encore dans les boucherie-
(Emond Le Blant, Revue archéologique, 1889, p. 150 et pi. III). m La
420 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT 30i).
Les traditions relatives aux martyrs de l'Italie mé-
ridionale sont assez confuses; cependant on doit rete-
nir les noms de saint Érasme, martyrisé en Campa-
nie (1); du célèbre saint Janvier, troisième évêque de
Bénévent, décapité dans la même province, à Pouz-
zoles, avec ses compagnons Sosie (2), Festus, Didier,
Proculus, Eutychius, Acucius (3) ; de saint Vit, enfant
déposition des reliques in dolio vitreo offre aussi de la vraisemblance.
Des dolia sont souvent représentés sur les marbres des catacombes
(Martigny, Dictionnaire des ant. chrét., art. Dolium, p. 259; Kraus,
Real-Ency/d. der christl. Alterth. , art. Fass, t. 1, p. 480); on a
trouvé dans leurs tombeaux des ampoules de verre en forme de
barillet, a bariletto (De Rossi, Ro?na soiterranea, t. III, p. 620);
des dolia en terre cuite ou de petits barillets en verre se rencontrent
fréquemment dans les cimetières gallo-romains. Un très ancien exem-
ple de dolium vitreum est donné dans la double fresque de la crypte
de Lucine, qui représente, porté sur le dos d'un poisson, un panier
de pains au milieu duquel une ouverture laisse voir un baril de verre
contenant du vin [Roma soiterranea, t. I, pi. VII; cf. Rome souter-
raine, pi. VIII, no 1).
(1) Acta SS., juin, t. I, p. 211.
(2) Sosius, d'après les Actes; mais Sossius ou Sossus dans le calen-
drier de Carthage et le martyrologe hiéronymien, Iwaaoç dans les Me-
nées grecques.
(Z)Ibid.y septembre, t. VI, p. 761. Les Actes de saint Janvier met-
tent son martyre sous Dioclétien, pendant le cinquième consulat de
Constance et de Galère, c'est-à-dire en 305. Mais la commémoration
de ce saint évêque et de ses compagnons est dans l'Église latine au
19 septembre. A cette date de 305 Dioclétien ne régnait plus, et la per-
sécution avait cessé en Occident. Peut-être celle du 21 avril, où les
Grecs font la fête de ces saints, correspond-elle plutôt au jour exact
de leur martyre; en avril, Dioclétien et Maximien n'avaient pas encore
abdiqué, et la persécution durait en Italie. — Tillemont critique avec
raison les Actes de saint Janvier, qui sont une pièce de basse époque.
Mais il paraît certain qu'un original plus ancien a existé. Le ms. 1668
du Vatican contient une traduction grecque, meilleure que le texte
latin, et qui semble dépendre d'un document antérieur. M. de Rossi
a publié, au tome II des Inscriptiones christianx, p. 225, 246, 247,
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 421
de douze ans, dit-on, immolé pour le Christ avec saint
Modeste et saint Crescence dans la Lucanie (1). La con-
fession de saint Euplus ou Euplius, diacre de Catane
en Sicile, est célèbre, et ses Actes, dont on possède
plusieurs versions un peu différentes, mais paraissant
provenir d'un même original, méritent de faire foi
dans l'ensemble (2).
Le 12 août (3) 30i (i), Euplus fut arrêté pendant
une pièce de vers gravée par l'ordre du pape Symmaque sur l'autel
dédié à saint Sossius, diacre, l'un des compagnons de saint Janvier,
dans l'église de Saint-André, près de la basilique Valicane. Ce poème
renferme des détails relatifs au martyr Sossius qui manquent dans la
rédaction latine que nous connaissons, et prouvent l'existence, à la
fin du cinquième siècle, d'un texte des Actes de saint Janvier et de
ses compagnons plus complet que celui qui nous est parvenu. Voir
Bullettino di archeologia crisdana, 1887, p. 47, et surtout Inscrip-
tiunes christianx , t. II, p. 246, note.
(1) Acta SS., juin, t. VI, p. 139.
(2) Voir Tillemont, Mémoires, t. V, art. et note ii sur saint Euple.
(3) « Pridie idus augusti. » Les Actes grecs mettent ce premier in-
terrogatoire le 29 avril, et le second le 12 août; je préfère suivre ici
les Actes latins, qui les mettent le même jour, car ils paraissent tout
à fait la suite l'un de l'autre, et le contexte ne suppose pas entre eux
un aussi long intervalle.
(4) « Diocletiano novies et Maximiano octies consulibus. » Ado
S. Eupli, dans Ruinart, p. 438. Cette date consulaire de 304 se re-
trouve dans les Actes grecs publiés par Cotelier {Moniimenta Eccle-
six grxcx , Paris, 1686, p. 192). Plusieurs manuscrits portent «■ Dio-
cletiano novies et Maximiano septies cons. ; »> mais ces deux consulats
ne concordent pas, Dioclétien ayant été consul pour la neuvième fois
en 304 et Maximien pour la septième (avec Dioclétien encore pour col-
lègue) en 303. Cependant on pourrait retenir l'indication du septième
consulat de Maxiinien et considérer celle du neuvième de Dioclétien
comme une faute de copiste, facile à commettre puisqu'il suffisait de
mettre un I de trop dans la date écrite en chiffres romains. Les cir-
constances du martyre de saint Euplus se rapportent aussi bien à 303
qu'à 304. J'ai préféré néanmoins cette dernière date, parce qu'elle est
donnée correctement par quelques manuscrits.
422 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
qu'il lisait l'Évangile aux fidèles. On le conduisit à
Calvisianus, correcteur de Sicile (1). Celui-ci était
dans son cabinet, séparé de la salle d'audience par
un voile (2). Entrant dans la salle, Euplus cria d'une
voix forte : « Je suis chrétien, je désire mourir pour
le nom du Christ. » Calvisianus ordonna d'introduire
dans le cabinet Thomme qui criait ainsi. Euplus por-
tait encore le livre des Évangiles, dont il donnait lec-
ture au moment de son arrestation. Un sénateur,
Maxime (3) , qui se trouvait dans l'appartement du
correcteur, dit en le voyant ainsi chargé : « Il ne t'est
pas permis de porter de tels livres contre l'ordre des
empereurs. » Calvisianus commença l'interrogatoire :
« J)'où te viennent ces Écritures? les as-tu apportées
de ta maison? — Je n'ai pas de maison, mon Sei-
gneur Jésus-Christ le sait, » répondit Euplus, qui
probablement vivait caché loin de sa demeure habi-
(1) C'est le litre que lui donnent avec raison les Actes grecs de
Cotelier. La Sicile était administrée en 314 par un correcteur (Eu-
sèbe, Hist. Eccl., X, 5, 23; cf. Marquardt, Bômische Staaiswerval-
Umg^ 1. 1, p. 240). Aussi les Actes latins se trompent-ils en donnant à
Calvisianus le titre de co?is«Zam, que les gouverneurs de Sicile ne por-
tèrent qu'après 337 (Marquardt, l. c). Voir Parisotti, Bei magistrati
che ressero la Sicilia dopo Diocleziano, dans Studi e Documenti di
Storia e Diritto, 1890, p. 219 ; Cantarelli, // vicariato di Roma, dans
Bull, délia comm. arch. com., 1893, p. 37 et suiv. Le correcteur Cal-
visianus n'est connu que par les Actes de saint Euplus; mais la gens
Calvisiana est souvent rappelée dans les textes et les inscriptions :
De Vit, Onom., t. Il, p. 90; cf. Cantarelli, L c, p. 42.
(2) Cf. J. Rambaud, le Droit criminel romain dans les Actes des
martyrs, p. 52.
(8) Les Actes latins disent seulement : « Unus ex amicis Calvisiani,
nomine Maximus. » Les Actes grecs lui donnent le titre de claris-
sime, à XajXTîpoTaTo;.
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 113
tuelle, comme beaucoup de chrétiens pendant la per-
sécution. Galvisianus continua : « Est-ce toi qui as
porté ici ces livres? — C'est moi qui les ai portés;
car je les avais quand on m'arrêta. — Lis-les. »
Euplus ouvrit le volume et lut, entre autres passages,
ces deux sentences de l'Évangile qu'il avait sans
doute l'habitude de commenter aux fidèles pour les
préparer aux épreuves de l'heure présente : « Bien-
heureux ceux qui souffrent persécution pour la jus-
tice, carie royaume descieux est à eux, » et : « Celui
qui veut venir après moi , qu'il prenne sa croix et
qu'il me suive. » « Qu'est-ce que cela? » dit le correc-
teur. « C'est la loi de mon Seigneur, qui m'a été con-
fiée. — Par qui? — Par Jésus-Christ, Fils du Dieu vi-
vant. )) Calvisianus, l'interrompant, dit que, puisque
ses sentiments étaient suffisamment connus, il serait
maintenant interrogé en public, avec l'appareil de la
torture.
On passa dans la salle d'audience , où le correcteur
lui demanda : « Persistes-tu dans ta première confes-
sion? » D'une main qui restait libre Euplus fit le
signe de la croix, en disant : « Ce que j'ai déclaré une
première fois, je le répète; je suis chrétien, et je lis
les divines Écritures. — Pourquoi les as-tu gardées en
ta possession, et ne les as-tu pas livrées quand les em-
pereurs les ont interdites? — Parce que je suis chré-
tien, et qu'il ne m'était pas permis de les livrer. Mieux
vaut mourir. Elles contiennent la vie éternelle, que
perd celui qui les livre. Pour ne pas la perdre, j'a-
bandonne ma vie. — Qu'Euplus, qui a contrevenu à
424 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
redit impérial en ne livrant pas les Écritures, et qui
persiste à les lire au peuple , soit appliqué à la tor-
ture. » Pendant qu'on le tourmentait, le martyr fai-
sait tout haut ces courtes et ardentes prières, que
nous avons tant de fois entendues sortir de la bouche
d'héroïques patients : « Je te rends grâces , Christ.
Garde-moi, puisque c'est pour toi que je souffre. » Le
correcteur l'exhortait cependant : « Euplus , renonce
à ta folie. Adore les dieux, et tu seras délivré. — J'a-
dore le Christ, je déteste les démons. Fais ce que tu
voudras, je suis chrétien. J'ai depuis longtemps dé-
siré ce qui m'arrive. Fais ce que tu voudras. Ajoute
d'autres tourments. Je suis chrétien. » Quand les bour-
reaux eurent reçu l'ordre de s'arrêter, Calvisianus re-
prit : « Malheureux, adore les dieux; rends hommage
à Mars, à Apollon et à Esculape. — J'adore le Père,
le Fils et le Saint-Esprit, la Trinité sainte, hors la-
quelle il n'y a pas de Dieu. Périssent des dieux qui
n'ont pas fait le ciel, la terre et tout ce qu'ils contien-
nent! Je suis chrétien. — Sacrifie, si tu veux être dé-
livré. — Je m'offre moi-même en sacrifice au Christ
Dieu. Je ne puis faire plus. Tes efforts sont vains : je
suis chrétien. » Calvisianus commanda de le torturer
plus cruellement, « Christ, je te rends grâces, s'écriait
le martyr. Christ, secours-moi. 0 Christ, je souffre
tout cela pour toi. » Il prononça souvent ces invoca-
tions ; puis la force lui manqua au milieu de ses souf-
frances, on vit ses lèvres pâles s'agiter, priant encore ;
mais la voix ne sortait plus de sa poitrine épuisée.
Calvisianus rentra dans son cabinet pour rédiger
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 425
la sentence; paraissant de nouveau hors du voile, il
lut sur ses tablettes : « J'ordonne que le chrétien Eu-
plus, qui méprise les édits des princes, blasphème
les dieux et refuse de se repentir, soit décapité. Em-
menez-le. » On suspendit à son cou l'exemplaire des
Évangiles avec lequel il avait été surpris, et Ton mar-
cha vers le lieu du supplice ; le héraut précédait en
criant : « Le chrétien Euplus, ennemi des dieux et
des empereurs! » Euplus ne cessait de répéter : « Grâ-
ces au Christ Dieu! » Parvenu là où il devait mourir,
il s'agenouilla et pria longuement; puis, disant une
dernière fois : « Grâces à Dieu ! » il tendit le cou au
glaive du bourreau. « Les chrétiens parvinrent à en-
lever son corps et l'ensevelirent pieusement, em-
baumé dans les parfums (1). »
On voudrait rencontrer le même naturel et la même
vraisemblance dans les Actes de la célèbre martyre
de Syracuse, sainte Lucie (2). Malheureusement, il est
impossible d'y méconnaître un récit romanesque, où
l'imagination du narrateur joue le plus grand rôle.
L'existence historique de la sainte n'est pas douteuse :
la vénération dont elle fut de bonne heure l'objet
dans toute l'Église en est la preuve. Son histoire, en
ce qu'elle a de probable, tient cependant en quelques
lignes : Lucie, qui avait voué à Dieu sa virginité, et
s'était dépouillée volontairement de ses biens, com-
(1) « Sublatum est postea corpus ejus a christianis, etconditum aro-
matibus sepultum est. » Acta, 3. — Sur saint Euplus, voir saint Gré-
goire le Grand, Ep., XII, 10, à Félix, évêque de Messine.
(2) Surius, Vitx SS., t. XII, p. 247.
426 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
parut devant le correcteur (1), qui la menaça de l'en-
fermer, comme tant d'autres vierges chrétiennes, dans
un lieu de débauche, et la fit enfin mourir par le
glaive, le 13 décembre (2).
Remontant vers le nord de Tltalie, on trouve des
martyrs dans le Picenum, saint Emygdius, évèque, à
Ascoli (3), saint Peregrinus, diacre, à Ancône ;(4.);
dans l'Emilie, saint Domninus, près de Parme (5),
saint Proculus, saint Vital et saint Agricola, à Bolo-
gne (6). Vital était l'esclave d'Agricola. Tous deux con-
(1) Les Actes donnent à ce magistrat le titre de consularis et le nom
de Paschasius. On peut admettre que, du mois d'août au mois de dé-
cembre, un autre correcteur ait remplacé Calvisianus, que nous venons
de voir condamner à Catane saint Euplus. Mais Paschasius semble un
nom de forme chrétienne (Kraus, Real-Ency/d. der christl. Alterthu-
mer, art. Namen, t. II, p. 481) et n'a point dû être porté par un ma-
gistrat païen. Voir cependant Cantarelli, dans Bull, délia comm. arch.
com., 1893, p. 45.
(2) Les Actes racontent, § 8, qu'au moment de mourir Lucie dit :
« Je vous annonce que la paix est rendue à l'Église, que Dioclétien est
descendu du trône et que Maximien a fini sa carrière. » 11 y a dans ces
paroles un double anachronisme : d'abord, la mort de Lucie paraissant
être du 13 décembre 304, la sainte n'a pu annoncer comme arrivant en
ce jour l'abdication de Dioclétien, qui est du mois de mai 305 ; puis
on se trompe en faisant mourir au moment de l'abdication Maximien
Hercule, qui y survécut cinq ans. Mais, comme le montre le chapitre
suivant, le narrateur est dans la vérité historique en faisant dater de
l'abdication des Augustes la paix religieuse en Occident.
{Z)Acta SS., août, t. II, p. 16.
(4) Ibid., mai, t. III, p. 565.
(5) Ibid., octobre, t. IV, p. 987.
(6) Vitalem, Agricolam, Proculum Bononia condit,
Quos jurata fides pietatis in arma vocavit,
Parque salutiferis texit Victoria palmis,
Corpora transfixos trabalibus inclita clavis.
Saint Paulin, Poem. XXIV. Il paraît résulter de ces vers que Pro-
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. i'27
fessèrent le Christ et furent condamnés à mort. Les
persécuteurs hésitaient à faire périr Agricola, dont
la douceur avait gagné l'amitié des païens. Aussi es-
sayèrent-ils de l'épouvanter par le supplice de son
esclave. On soumit Vital aux plus cruelles tortures.
Celui-ci , dont le corps n'était plus qu'une plaie , s'é-
cria d'une voix mourante : « Seigneur Jésus-Christ,
mon Seigneur et mon Dieu, ordonne que mon âme
soit enfin accueilUe dans ton paradis, car je désire
recevoir la couronne que ton saint Ange m'a mon-
trée. » Puis il expira. Agricola, persistant dans sa foi,
fut crucifié. Les corps des deux martyrs furent, pa-
rait-il, enterrés dans le cimetière des Juifs : c'est là
que les trouva saint Ambroise, en 392 ; près du corps
d'Agricola étaient déposés la croix, les clous et « les
marques triomphales de son sang (1), » c'est-à-dire
soit les linges ou la terre qui en avaient été imbibés,
soit l'éponge ou le vase où on l'avait recueilli (2).
L'atrocité du supplice , l'irrégularité d'une exécu-
tion capitale confiée à des mains autres que celles du
culus fut cloué, probablement crucifié, comme Agricola. Sur saint Pro-
culus, voir Acia SS., juin, t. I, p. 50.
(1) Saint Ambroise, De exhortatione virginitatisy 1, 2; cf. saint
Paulin, Vila S. Amhrosii, 4. On place généralement le martyre de ces
saints pendant la persécution de Dioclétien. La lettre 55, attribuée à
saint Ambroise, qui donne seule cette indication chronologique, est re-
gardée comme apocryphe; mais elle peut n'être pas de saint Ambroise
et cependant reproduire une date exacte. L'inhumation probablement
furtive des deux martyrs dans le cimetière des Juifs montre que celui
des chrétiens était alors confisqué; ce trait est caractéristique de la
persécution de Dioclétien.
(2) Cf. Prudence, Péri Stephanôn, XI, 131-144; et les De-nières
Persécutions du troisième siècle, 2™* éd. p. 347, 348.
428 LE QUATRIÈME ÊDIT EN OCCIDENT (304).
bourreau, les haines dont elle témoigne, me font at-
tribuer à la dernière persécution le martyre de saint
Cassien d'Imola. Le fanatisme de Maximien Hercule,
qui résidait habituellement à Milan, quelquefois à Ra-
venne, à Aquilée, à Vérone (1), encourageait dans
toutes les provinces du nord de l'Italie celui du peu-
ple et des magistrats , et amnistiait d'avance les illé-
galités dont les chrétiens seraient l'objet. Voici ce que
l'on sait de saint Cassien. Le poète Prudence, allant à
Rome, traversait la ville d'Imola, appelée alors Forum
Cornelii, du nom de Sylla, son fondateur (2). Dans la
basilique il aperçut, au-dessus du tombeau du martyr,
une peinture représentant un homme couvert de
plaies, les membres déchirés, entouré d'enfants qui
piquaient son corps avec des styles à écrire (3). « Ce
que vous voyez, lui dit le gardien du temple, n'est pas
une tradition vaine, un conte de bonne femme; l'ar-
tiste a pris dans les livres le sujet de son tableau, qui
montre quelle était la foi de l'ancien temps (4). » Ex-
(1) Voir Godefroy, Code Tliéodosien, t. IV, p. 13.
(2) Prudence, Péri Stephanân, IX, 1, 2.
(3) Erexi ad cœlum faciem, stetit obviam contra
Fucis colorum picta imago martyris,
Plagas mille gerens, lotos lacerata per arlus,
Ruptam minutis praeferens punctis cutem.
Innumeri circum pueri, miserabile visu,
Confossa parvis membra figebant stilis.
Péri Stephayiôn, 9-14.
(4) itdituus consultus ait : Quod perspicis, hospes,
Non est inanis aut anilis fabula.
Hisloriam pictura refert, quee tradita libris
Veram vetusti temporis monstrat fidem.
Ibid., 17-20.
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 4:^9
pliquant au poète la peinture qu'ils avaient sous les
yeux, Yœditims lui raconta que Gassien était un maître
d'école exact , sévère , peu aimé de ses élèves à cause
de la stricte discipline qu'il leur imposait. 11 fut tra-
duit en justice, parce qu'il refusait de sacrifier aux
dieux (1) . Ayant appris la profession de ce chrétien, le
juge le condamna à un supplice d'un genre nouveau.
En souvenir peut-être du châtiment inventé par Ca-
mille pour le précepteur qui avait voulu lui livrer les
enfants de Paieries (2), il abandonna Gassien à ses éco-
liers, nu, les mains liées^ les autorisant à le tourmen-
ter jusqu'à la mort. Ghacun épuisa sur lui sa rancune
et sa méchanceté, les uns brisant leurs tablettes sur le
front du vieux maître, les autres lui enfonçant des
styles dans les entrailles ou lui en sillonnant la peau.
Après un long supplice, rendu plus atroce parles rail-
leries de ses jeunes bourreaux, Gassien finit par mou-
rir, ayant perdu tout son sang (3) .
(1) Moderator alumpni
Gregis, quod aris supplicare spreverat.
Ibid.y 31-32.
On a conclu de ces paroles que le martyre de saint Cassien était
arrivé sous Julien, qui interdit l'enseignement aux chrétiens. Le poète
ne dit pas que Cassien fut poursuivi pour avoir professé, mais pour
avoir refusé de sacrifier aux dieux. 11 parle de ce martyre comme d'un
fait arrivé « au vieux temps, » veram vetusti temporis monstrat
jlîrfem; cela peut s'entendre du commencement du quatrième siècle,
mais non du règne de Julien, sous lequel vécut Prudence enfant.
(2) Tite-Live, V, 27.
(3) Vincitur post terga manus, spoliatus amictu,
Adest acutis agmen armatum stilis.
Conjiciunt alii fragiles inque ora tabellas
430 LE Ql ATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
Les villes de la Vénétie et de la Transpadane eurent
aussi leurs martyrs, dont quelques-uns paraissent
avoir appartenu à la cour ou à l'armée de Maximien
Hercule, ou avoir été jugés directement par lui : saint
Fragunt, relisa fronte lignum dissilit.
Inde alii slimulos et acumina ferrea vibrant,
Qua parle aratis cera sulcis scribitur.
Hinc foditur Christi confesser, et inde secatur ;
Pars viscus inlrat molle, pars scindit cutem.
Omnia membra manus pariter fixere ducentae,
Totidemque gultae vulnerum stillant simul.
Sanguis ab interno venaruin fonte patentes
Vias secutus deserit praecordia ,
Totque forarninibus penetrali corporis exit
Fibrarum anhelans ille vitalis calor.
Péri Stephanôn, IX, 43-92.
Ce terrible supplice n'est pas sans précédent; Suétone [Caligula,
28) parle d'un sénateur et Sénèque [De clementla, 1, 14) d'un cheva-
lier ainsi tués à coups de styles. Sous Julien , quand le peuple païen
d'Aréthuse massacra Tévêque Marc, « les enfants qui fréquentaient les
écoles (raconte Sozomène, Hist. Eccl., V, 10) se firent de lui un jouet,
se le rejetant de l'un à l'autre, et le piquant atrocement avec leurs
styles. » — Je ne crois pas avoir besoin de défendre la véracité de
Prudence décrivant un tableau de la basilique d'Imola et rapportant
le commentaire qui'lui en est donné. On a pourtant, pour la peinture
de saint Cassien comme pour celle de saint Hippolyte (cf. les Der-
nières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 345-351), insinué
qu'elle pouvait être une invention du poète. J'ai répondu ailleurs
pour saint Hippolyple; la réponse est aussi facile en ce qui concerne
saint Cassien. Il faudrait des preuves bien fortes pour accuser sinon
d'imposture, au moins d'invention poétique un homme tel que Pru-
dence, décrivant un monument public placé dans une église et di-
sant : « J ai vu. » L'hymne en l'honneur de saint Cassien est une des
plus vivantes, des plus personnelles que Prudence ait écrites; il s'y
met naïvement en scène et laisse même échapper sur son voyage, sur
sa famille, sur ses inquiétudes de fortune ou de carrière, une de ces
LES MARTYRS DE L ITALIE ET DE LA SICILE. 431
Victor, soldat maure, à Milan (1) ; saint Nabor et saint
Félix, également soldats, dont le procès s'instruit dans
cette ville et dont l'exécution se fait à Lodi (2) ; saint
Fidèle, saint Exanthius, saint Carpophore et plusieurs
autres, immolés à Gôme (3); sainte Justine à Pa-
doue (4) ; saint Firmus et saint Rusticus, arrêtés à Ber-
game, interrogés à Milan, décapités hors des murs de
Vérone (5). Mais les Actes de ces divers martyrs sont
de basse époque; les noms, quelques indications de
lieu, peuvent seuls être acceptés avec confiance. La
Passion de Firmus et de Rusticus raconte qu'après
leur supplice le magistrat qui les avait condamnés fit
apporter les notes rédigées par les chrétiens et com-
manda de les brûler, en même temps qu'il ordonnait
de laisser sans sépulture les corps des martyrs (5).
confidences dont il se montre ordinairement si avare [Péri Stepha-
nôn, IX, 99-106). Comment supposer qu'à ces accents sincères il aurait
mêlé une froide et inutile fiction, et, après avoir confié à ses lec-
teurs qu'il embrassa le tombeau en versant des larmes et en priant
avec angoisse [ibid., 99-100), décrit comme existant au-dessus de ce
tombeau une peinture imaginaire? L'auteur de la plus récente étude
sur Prudence, M. Puech, admet comme moi que le poète a réellement
vu lès fresques ou les tableaux dont il parle [Prudence, étude sur la
poésie latine chrétienne au quatrième siècle, 1888, p. 130, 309.)
(1) Acta SS., mai, t. II, p. 28G.
(2) Acta SS., juillet, t. III, p. 280.
(3) Acta SS., août, t. II, p. 187; octobre, t. XII, p. 548.
(4) Acta SS., octobre, t. III, p. 824.
(5) Voir la Passio SS. Firmi et Rustici, omise dans l'édition de 1689
de Ruinart, donnée dans l'édition de 1731, et reproduite dans celle de
Ratisbonne, p. 636. Cette Passion est aussi peu sûre que beaucoup des
Actes que Ruinart a rejetés de son recueil.
(6) « Tune jussit Anulinus ut omnes gestœ christianorum adduceren-
lur ante eum, et fecit eas comburi ante se, dicens : Quicumque legerit
eas in errorem veniet, sicut et illi fuerunt; et venerantur iilorum se-
432 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
Abolir de toutes les manières la mémoire de ceux qui
étaient morts pour le Christ, faire que nul écrit et nul
tombeau ne parlât d'eux à la postérité , fut , pendant
cette persécution , la pensée des païens. Elle put être
en partie déjouée, car presque partout les reliques
des martyrs reçurent les honneurs qu'on leur avait
enviés (1). Mais le récit de beaucoup de trépas glorieux
ne fut pas écrit, ou se perdit faute de pouvoir être re-
cueilli dans les archives dispersées des Églises : quand
on voulut le rédiger plus tard, les sources étaient
confuses, les traditions brouillées. C'est ainsi que les
Actes des saints Firmus et Rusticus ressemblent en
beaucoup de points à ceux de saint Victor (2) ; que
dans un grand nombre de Passions du nord de l'Italie
parait un même juge, Anulinus, dont le nom est peut-
être emprunté au proconsul d'Afrique célèbre à la
même époque par ses rigueurs envers les chré-
tiens (3).
La même confusion se rencontre dans les Passions
pulcra magis quam templa deorum, qui ab inilio sunt. Et jussit ut
nemo sepeliret corpora eorum, nisi bestiôe aut canes devorarent ea. »
Passio SS. Firmi et Rustici, 2.
(1) Voir en particulier la dévotion des Milanais du quatrième siècle
pour les tombes de saint Victor, de saint Nabor et de saint Félix , ap-
pelés nostros martyres par saint Ambroise [In Lucse evangelium , 7).
(2) Tillemont , Mémoires , t. V, art. liv sur la persécution de Dio-
clétien.
(3) Cf. Edmond Le Blant , les Actes des martyrs, p. 25. Cependant
le nom d'Anulinus peut avoir été porté par un magistrat distinct de
celui-ci et attaché à l'administration du diocèse d'Italie , car les Anu-
linus sont nombreux à cette époque : un Annius Cornélius Anulinus,
consul en 295; un Anulinus, préfet de Rome en 306; un autre Anu-
linus, proconsul d'Afrique en 313.
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 433
des martyrs de Sardaigne. Celle de saint Ephysius,
immolé pour le Christ k Cagiiari, semble copiée sur
les Actes de saint Procope (1). Celle de saint Saturnin,
dans la même ville, rappelle les Actes de son homo-
nyme de Toulouse (2). Cependant, à défaut de pièces
authentiques, la Sardaigne a gardé le souvenir de
plusieurs victimes de la dernière persécution. Outre
les noms que nous venons de citer, elle honore Sim-
plicius à Terra Nova (3) , Cisellus et Camerinus à Ca-
giiari (i) ; le soldat Gavinus, le prêtre Protus et le
diacre Janvier, à Torre (5). La Corse vit aussi couler
le sang chrétien. Les Actes de sainte Devota (6) disent
que cette pieuse vierge y souffrit par l'ordre du gou-
(1) Acta 55., janvier, t. I, p. 997. Cf. Tillemont, Mémoires, t. V,
art. Lvi sur la persécution dcDioclétien. Un passage, cependant, pa-
raît à retenir. La Passion de saint Ephysius dit qu'il fut jugé par le
gouverneur Julicus(ou Julius), mais que celui-ci, atteint de la fièvre,
ne put le condamner, et quitta l'île, remplacé par Flavianus (derili-
quit ibi vicarium nomine Flavianum). Il se trouve qu'un Flavianus a
gouverné la Sardaigne sous Dioclétien et Maximien : il est nommé
avec ces empereurs sur une borne milliaire, dont l'inscription est re-
produite par YEphemeris epigraphica , t. VIII, 759. Voir Cantarelli,
dans Bull. arch. com.y 1893, p. 217.
(2) Tillemont, l. c.
(3) Acta SS., mai, t. III, p. 45S.
(4) Acta SS., août, t. IV, p. 414. — Découverte de l'antique cime-
tière chrétien de Cagiiari, cubicitla creusés dans le roc, sans être re-
liés par des galeries, analogues aux tombes sémitiques et aux ca-
veaux chrétiens de la Palestine. L'un, orné de peintures, paraît con-
temporain de Dioclétien et de Maximien (monnaies de ces deux
princes); l'autre, plus ancien, a des peintures de bon style, et d'un
symbolisme très original. Bull, di archeologia cristiana, 1892,
p. 136, 140-144, et pi. V, VI-VIIL
(5) Acta SS., octobre, t. XI, p. 541.
(6) Acta SS., janvier, t. II, p. 770.
IV. 28
434 LE QUATRIÈME ÉUIT EN OCCIDENT (304J.
verneur Harl)arus (1). Au même magistrat est attri-
buée la mort de la plupart des martyrs de Sardaigne.
La Passion de saint Saturnin dit expressément que
Barbarus gouvernait les deux îles. Ce détail me sem-
ble un de ces traits historiques comme il s'en ren-
contre dans les pièces hagiographiques même les plus
défectueuses. Il provient apparemment soit d'un do-
cument original, soit d'une tradition plus ancienne
que l'époque où la Passion fut rédigée; car, dans le
courant du quatrième siècle , la Corse et la Sardaigne
étaient des provinces séparées, pourvues chacune d'un
gouverneur différent (2); tandis qu'au temps de la
division administrative opérée par Dioclétien en 297
elles ne formaient peut-être encore qu'un seul gou-
vernement (3).
(1) A première vue, on croirait que ce nom est symbolique plutôt
que réel. Ce fut, cependant, celui dune grande famille romaine; un
des consuls de 157 s'appelait Barbarus; un consulaire de Campanie,
en 333, porte les noms de Barbarus Pompeianus [Corp. inscr. lat.,
t. XIV, 2919; Code Theodosien, I, ii, 6); un autre Barbarus Pom-
peianus fut proconsul d'Afrique en 400 [Corp. inscr. lat., t. VIII,
969). Voir Bull, delta comm. arch. corn., 1892, p. 197; 1893, p. 211.
(2) Liste de Polemius Silvius (403-449), dans Mommsen, Mémoire
sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 47; JSotitia Dignitatum,
Occid., Bocking, p. 6, 28; 11, 14; 805.
(3) Dans la Dioecesis Italiana, le manuscrit de Vérone, représen-
tant la division de 297, nomme la province Corsica et ne fait pas
mention de la Sardaigne séparément (Mommsen, l. c, p. 47); mais
l'état défectueux du manuscrit ne permet pas de tirer de cette omis-
sion des conclusions précises, car le nom d'autres provinces y manque
aussi, qui certainement figuraient dans la liste. — Voir cependant,
contre l'opinion que j'ai émise dans le texte, Mommsen {Corp. inscr.
lat., t. X, p 838), et Michon [V Administratipn de la Corse sous la
domination romaine (1888, p. 418 et suiv.), qui pensent que la
Sardaigne et la Corse furent séparées administrativement dès le règne
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. /^35
La persécution s'étendit dans la seule province que
Maximien Hercule possédât au nord des Alpes. La
Rhétie faisait partie de ses États et du diocèse d'Italie.
Là nous apparaît pour la première fois la touchante
figure de la pénitente, digne, par son héroïsme et son
repentir, de se placer à côté de tant de vierges immo-
lées pour le Christ.
Dans Augusta Vindelicorum (Augsbourg) vivait
Afra, courtisane récemment convertie (1). Quand on
de Néron. Cantarelli [Il vicariato di Roma, dans Bull. arch. com.,
1893, p. 205-207) croit à la séparation des deux provinces en 297,
mais prend cependant en considération le témoignage des Passions
de sainte Devota et de saint Saturnin : il suppose que Barbarus,
ayant d'abord gouverné la Corse, puis ayant été nommé au gouver-
nement de la Sardaigne, avait provisoirement conservé l'administra-
tion de ces provinces ; exemples analogues dans Bull. arch. com.,
1892, p. 124, 198.
(1) Passio S. Afrx martyris, dans Ruinart, p. 501. Les Actes de
sainte Afra contiennent une première partie, non insérée dans Rui-
nart, où est racontée sa conversion, et sur laquelle Tillemont fait de
justes réserves {Mémoires, t. V, note xxiv sur la persécution de Dio-
clétien). Ils ont ensuite une seconde partie, qui forme la Passion
proprement dite, où sont relatés l'interrogatoire et le supplice d'Afra.
Cette seconde partie commence, comme un récit indépendant de la
première, par ces mots : Apud provinciam Rhetiam, in civitate
Aucjusta, et se termine par : Hœc dicens, emisit spiritum. Ruinart
la croit copiée sur les registres publics. Sans aller aussi loin , on ad-
mettra qu'elle a été composée d'après des souvenirs anciens et précis.
Telle est l'opinion de M. labbé Duchesne. Celui-ci rejette la première
partie, condamnée par Tillemont, et sagement omise par Ruinart. Il
défend la seconde contre les critiques de Krusch {Passiones vitxque
sanctorum œvi merovingici et antiquorum aliquot ., Hanovre, 1896).
Sans doute, elle n'est pas pour lui « une pièce absolument originale,
reproduisant un procès-verbal officiel ou des notes d'audience » [Bul-
letia critique, 1897, p. 304); mais « elle appartient à la catégorie des
Passions rédigées vers le déclin du quatrième siècle ou le début du
siècle suivant, de type intermédiaire entre les pièces vraiment origi-
436 LE QUATIUÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
exécuta Tédit ordonnant de contraindre tous les chré-
tiens au sacrifice, elle fut arrêtée, et conduite au juge
Gains, c'est-à-dire probablement au président de la
province (1). « Sacrifie aux dieux, lui dit-il, car il t'est
plus avantageux de vivre que de périr dans les tour-
ments. — Les péchés que j'ai commis pendant que
j'ignorais Dieu me suffisent, répondit Afra; ce que tu
commandes, je ne le ferai jamais. — iMonte au Capi-
tole, et sacrifie (2). — Le Christ est mon Capitole,
nales comme la Passion de saint Cyprien ou celle de saint Polycarpe,
et les légendes plus ou moins fabuleuses, si fréquentes à partir du
sixième siècle » {Analecta Bollandiana, t. XVII, 1898, p. 436).
M. Duchesne lui reconnaît au moins « une valeur analogue à celle
des Passions des martyrs de Gaule, par exemple, celles de saint Sym-
phorien, des saints Donatien et Rogatien , etc. » [Bulletin critique,
1897, p. 305). « La tradition, dit-il, s'y conserve en gros, avec ses
traits principaux; le détail de la rédaction redèle plutôt le sentiment
et l'imagination du rédacteur qu'il ne s'inspire de la réalité des choses.
Ici les traits caractéristiques sont : la profession de courtisane , le fait
que la martyre n'était pas encore baptisée, le supplice du feu. Ce
n'est pas trop présumer de la tradition augsbourgeoise que de supposer
que ces trois traits ont pu se conserver, pendant trois ou quatre généra-
tions, à tout le moins dans le clergé et près du sanctuaire, fort vé-
néré, d'Afra » [Analecta BolL, t. XVII, p. 436). Le martyrologe
hiéronymien inscrivant au 7 août: « In provincia Rhetia, civitate Au-
gusta, Afree veneriœ, » relève soit de la Passion elle-même, soit di-
rectement de la tradition.
(1) L'un de ses plus proches prédécesseurs avait été Valentius, vir
2)erfectissi7nus, prxses provincix Baetix en 290; Corpus inscr. lat.,
t. II, 5810.
(2) « Accedens ad Capitolium, sacrifica. » Passio, 1. Augsbourg,
que Tacite [Genn., 41) appelle splendidissima Rxtix provincix co-
lonia, avait probablement un Capitole, comme la plupart des colonies
romaines. Marquardt doute cependant qu'Augsbourg, bien que portant
le nom de colonie, ait eu h jus colonix [Romische Staatsverwal-
tung, t. I, p. 289, note 7). Mais elle était au moins un municipe
Corpus inscr. lat., t. III, 5800), et, comme il n'y avait plus, sous
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 437
sans cesse présent devant mes yeux (1) : je lui con-
fesse chaque jour mes fautes. Et puisque je suis in-
digne de lui offrir un sacrifice, je désire me sacrifier
moi-même pour son nom, afin que le corps par le-
quel j'ai péché soit purifié dans les supplices. — J'ap-
prends que tu es une courtisane, dit le juge; sacrifie
donc, car tu ne peux appartenir au Dieu des chré-
tiens. »
Cette naïve parole éclaire d'un jour singulier les
pensées des païens : elle montre l'idée qu'ils se fai-
saient de leurs propres dieux, dont on pouvait appro-
cher avec un cœur impur et un corps souillé ; mais
elle révèle en même temps le sentiment instinctif
qu'ils avaient des exigences morales de la religion
chrétienne. Pendant le curieux dialogue entre Afra et
Gaius, cet inconscient aveu sortira de chaque parole
de celui-ci, auquel la pénitente, dans un langage à
la fois humble et fier, essaiera en vain de faire com-
l'Erapire, de diflerence entre les colonies et les municipes (Willeras ,
le Droit public romain , p. 528) , elle put avoir un Capitole. Dans la
nouvelle édition de son étude sur les Capitoles provinciaux du
monde romain (Mémoires de la Société d'Émulation du Doubs, 1885),
M. Castan a fait, à propos des Actes de sainte Afra, une objection
dont je ne saisis pas le sens. « Aucun déterminatif n'accompagnant
mot Capitolium , dit-il (p. 349), nous ne savons encore s'il y a lieu
de lui accorder le sens précis de Capitole. » Je cherche vainement
quel déterminatif est nécessaire pour donner au mol Capitolium le
sens de Capitole.
(1) Une réponse semblable se lit dans la Passion de sainte Macra,
martyrisée à Fismes, près de Reims, vers 287 [Acta 55., janvier, t. I ,
p. 325). J'admettrais volontiers que le rédacteur de cette dernière pièce
a maladroitement copié les Actes de sainte Afra, car dans le petit
bourg de Fismes il ne doit pas y avoir eu de Capitole.
438 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30 i).
prendre les merveilles de la grâce divine et la vertu
purifiante du repentir.
« Mon Seigneur Jésus- Christ, répondit- elle, a dit
qu'il était descendu du ciel pour les pécheurs. Les
Évangiles racontent qu'une courtisane arrosa ses pieds
de larmes et fut pardonnée , et qu'il n'a pas accahlé
de ses mépris les courtisanes et les publicains, aux-
quels il a permis de manger avec lui. » Le juge ne
comprit pas : « Sacrifie, afin d'être chérie de tes amants
comme autrefois, et de recevoir d'eux beaucoup d'ar-
gent. — Je ne recevrai plus jamais cet argent exécra-
ble : celui que je possédais, je l'ai rejeté comme une
ordure, car il provenait de mon inconduite. Mes frères
les pauvres refusaient de l'accepter : j'ai dû les sup-
plier de daigner le recevoir et de prier pour mes pé-
chés. Puisque j'ai rejeté tout ce que j'avais, comment
cherche rais-je à gagner de nouveau ce que j'ai rejeté
loin de moi comme de l'ordure? — Le Christ ne te
considère pas comme digne de lui. Tu n'as pas de
raison de l'appeler ton Dieu, car il ne te reconnaît pas
pour sienne. Une courtisane ne peut porter le nom de
chrétienne. — Je ne mérite pas, en effet, d'être ap-
pelée d'un tel nom; mais la miséricorde de Dieu, qui
juge selon sa propre bonté, et non d'après nos méri-
tes, a daigné m'y admettre. — D'où sais- tu que Dieu
t'a admise à ce nom? — Je sais que Dieu ne m'a pas
rejetée, puisqu'il m'a permis de prendre part à la
confession de son saint nom, par laquelle j'ai foi que
tous mes péchés me seront remis. — Fables que tout
cela! Sacrifie aux dieux, c'est par eux seuls que tu
LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 439
seras sauvée. — Mon salut est le Christ, qui, pendu à
Ja croix, promit le paradis au larron pénitent. — Sa-
crifie, pour que je ne te fasse pas donner les étrivières
à la vue des amants qui vécurent honteusement avec
toi. — Mes péchés seuls peuvent me donner de la
confusion. — Enfin sacrifie aux dieux : discuter plus
longtemps avec toi n'est pas digne de moi : si tu re-
fuses, tu mourras. — Je n'ai pas d autre désir que de
mériter, par cette confession, le repos éternel. — Sa-
crifie, sinon je te ferai mettre à la torture, puis brûler
vive. — Que le corps par lequel j'ai péché souffre tous
les tourments; mais je ne souillerai pas mon âme
en sacrifiant aux démons. »
Le juge prononça la sentence : « Nous ordonnons
qu'Afra, courtisane publique, qui s'est proclamée
chrétienne, et a refusé de prendre part aux sacrifices,
soit brûlée vive, i) On la mena dans une île du Lech,
et, la dépouillant, on l'attacha à un poteau. Afra, les
yeux levés au ciel, priait en ces termes : « Seigneur
Jésus-Christ, Dieu tout -puissant, qui n'es pas venu
appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence,
et qui as daigné promettre que, du jour où le pécheur
se sera converti de ses iniquités, tu ne te souviendras
plus de celles-ci : reçois à cette heure mon supplice
comme une expiation, et, par ce feu temporel préparé
pour mon corps, délivre-moi du feu éternel, qui
brûle l'âme et le corps ensemble. » Les bourreaux
l'entourèrent de sarments, auxquels ils mirent le
feu : du milieu des flammes la voix de la martyre se
faisait encore entendre : « Je te rends grâces, Sei-
440 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
gneiir Jésus, qui as daigné me recevoir comme vic-
time pour ton nom, toi qui t'es offert sur la croix en
victime pour le monde entier, juste pour les injustes,
bon pour les méchants, béni pour les maudits, pur et
sans péché pour tous les pécheurs. Je t'offre mon sa-
crifice, ô Dieu qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vis
et règnes aux siècles des siècles. Amen. »
On raconte ^^1) que, du bord de l'eau, plusieurs
personnes assistaient au supplice : c'étaient les trois
servantes d'Afra, Digna, Eunomia et Eutropia, jadis
pécheresses comme elle, et avec elle converties, dit-
on, par Tévêque Narcisse (2). Ayant obtenu la permis-
sion de traverser la rivière dans une barque, elles
trouvèrent intact le corps de leur maîtresse, que les
flammes avaient seulement étouffée. Un serviteur qui
les accompagnait repassa la rivière pour l'annoncer
àHilaria, mère delà martyre. Celle-ci vint pendant
la nuit, avec des prêtres, enleva le corps et le trans-
porta à deux milles de la cité, dans un tombeau de
famille. Mais, à cette époque, donner sans permission
(1) Ceci forme la troisième partie des Actes, insérée dans Ruinart,
mais beaucoup moins sûre que la seconde. On remarquera que le mar-
tyrologe hiéronymien fait mention d'Afra seule, et ne nomme ni ses
servantes ni sa mère. Voir les articles déjà cités du Bulletin critique
(1897, p. 304) et des Analecta Bollandiana (1898, p. 433, 435).
(2) Passio, 4. Si l'on en croit la première partie des Actes, ce Nar-
cisse aurait été un évéque de Girone, en Espagne, réfugié à Augsbourg
dendant la persécution, qui revint plus tard dans sa ville épiscopale
et y souffrit le martyre. Sur les difficultés de cette histoire, voir Til-
lemont, Mémoires, t. V, note xxiv sur la persécution de Dioclétien,
et aussi les articles cités plus haut du Bulletin critique et des Ana-
lecta Bollandiana.
LES MARTYRS DE L ITALIE ET DE LA SICILE. 4il
la sépulture aux martyrs était considéré comme un
crime. Quand Gaius eut appris ce qui se passait, il
envoya au tombeau, avec ordre d'arrêter la mère et
les servantes d'Afra, de les contraindre à sacrifier,
et, en cas de refus, de les enfermer dans la chambre
funéraire, après l'avoir remplie de bois sec auquel on
mettrait le feu (1). Ces ordres cruels s'accomplirent :
sur le refus des courageuses femmes, elles furent brû-
lées dans le tombeau même qui venait de recevoir
la dépouille mortelle d'Afra (2).
(1) '« Cet ordre est si cruel et si opposé à toutes les lois, qu'il n'est
pas aisé de croire qu'il soit véritable, » dit Tillemont, Mémoires, t. V,
art. sur sainte Afre. Cependant ces exécutions tumultuaires et sans
jugement se rencontrent durant la dernière persécution, où il est sou-
vent question de fidèles enterrés vivants dans les catacombes où ils
allaient prier : on en a même des exemples dès le temps de Valérien.
Sous Dioclétien, la légalité est comme abolie quand les chrétiens sont
en cause.
(2) « Les tombeaux anciens étaient souvent des bâtiments assez spa-
cieux, » dit à ce sujet Tillemont, l. c. Voir Histoire des persécutions
pendant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., Appendice
A, p. 465 et suiv.
442 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30i).
III
Les martyrs de l'Afrique et de l'Espagne.
L'Afrique, où la première phase de la persécution
avait fait couler tant de sang, paraître tant d'hé-
roïsme et de défaillances, fut plus agitée encore par
l'exécution de l'édit concernant tous les chrétiens.
Aux « jours de la tradition » succédaient les « jours
de la thurification » : le gouverneur de Numidie et le
proconsul d'Afrique rivalisèrent d'efforts pour con-
traindre les fidèles à l'apostasie.
La Numidie était alors administrée par « le prési-
dent Florus, » un des plus ardents ennemis que l'É-
glise ait eus. Son souvenir durait encore soixante ans
plus tard, quand écrivait saint Optât. Parlant de lui
et des autres agents de la persécution, « tout le monde
sait, dit l'évêque de Milève, quelles étaient leur ruse
et leur cruauté. Us faisaient vraiment la guerre aux
chrétiens. Une impure fumée s'élevait sans cesse des
autels : ceux qui ne pouvaient se rendre aux sacri-
fices étaient partout forcés à brûler au moins de l'en-
cens (1). » « Sous Florus, on contraignait les chré-
(1) « Alia persecutio fuit sub Dioclctiano et Maximiano : quo tem-
pore fuerunt et impii judices belluin Christiano nomini inferentes : ex
quibus... ante annos sexaginta et quod excurrit in Numidia Florus.
Omnibus notum est quid eorura operala si arlificlosa crudelitas : sœ-
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 443
tiens à venir dans les temples; sous Florus on leur
ordonnait de renier le Christ (1). » Ceux mêmes qui
avaient faibli une première fois n'étaient pas exempts
de cette seconde épreuve. « Vous savez, dit plus tard
un prélat numide, qui avait été traditeur, vous savez
combien m'a cherché Florus afin de me contrain-
dre à « thurifîer; » mais Dieu m'a sauvé de ses
mains (2). « Cependant aucun document écrit n'a
conservé les noms des chrétiens qui soutinrent en
Numidie pendant la terrible année 30i. Heureuse-
ment, ici encore, l'archéologie supplée à ce silence
et lève un coin du voile qui couvre, sur tous les
points de l'Empire romain, tant de martyrs ignorés.
De l'ancien cimetière chrétien de Mastar, en Numi-
die (3), à moitié route entre Milève et Cirta, provient
l'inscription suivante, qui parait avoir été mise sur
une tombe, peu d'années après la persécution : « Le
trois des ides de juin a été déposé ici le sang des saints
martyrs qui ont souffert sous le président Florus, dans
la cité de Milève, aux jours de la thurification ; parmi
viebalbellum cliristianisinditum... ; immundis fumabant ar?e nidoribus,
et qui ad sacrilogia venire non poterant, ubicumque thus ponere nite-
banUir. » Saint Optât, De schism. donat., III, 8.
(1) « Sub peisecutore Floro christiani cogebantur ad templa.,., sub
Floro dicebatur ut ncgaretur Christus. » lOid.
(2) « Scis quantum me queesivit Florus ut thurificarem, et non tra-
diditmeDeus in manibus ejus. » Actes du concile de Cirta, dans saint
Augustin, Contra Cresconium, III, 30.
(3) Bulletiino di archeologia crisUana, 1876, p. 59-61. Mastar,
aujourd'hui Beni-Ziad ou le village alsacien de RoufFach , est à trente
kilomètres de Milève (Milah) et de Cirta (Constantine).
444 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304;.
lesquels Innocent..., dans la paix (1). » Un autre nom
suit Innocent, peut-être Thecla; mais la lecture en est
incertaine (2). Cette inscription montre, par un exem-
ple ajouté à beaucoup d'autres, la vénération des
fidèles pour le sang répandu par leurs frères pendant
le supplice. Mais pourquoi n avoir déposé dans le ci-
metière de Mastar que le sang et non les corps des
chrétiens martyrisés à Milève par Florus pour refus de
(( thurifier »? La réponse parait facile quand on se
rappelle le soin avec lequel, dans la dernière persé-
cution, les bourreaux veillaient à ce que les martyrs
demeurassent sans sépulture. Probablement les cada-
vres, trop bien gardés, ne purent être ensevelis, et
l'on dut se contenter du sang recueilli dans des lin-
ges, des éponges ou des vases.
Plus loin, dans la même province, sur la voie de
Cirta à Kalama, furent rencontrés (3) deux cippes sur-
montés du monogramme constantinien et portant une
inscription en caractères cursifs. Sur l'un, on lit :
« Noms des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus : anni-
(1) TERTIO iDvs (monogramme du Christ) ivnias deposi
TIO CKVORIS SANCTORVM MARTVRVM
QVI SVNT PASSI SVB PRESIDE ILORO IN CIV
ITATE MILEVITANA IN DIEBVS TVRIFI
CATIOMS INTER QVIBVS IlIC INNOC
... IN PAGE...
Bullettino di arclieologia cristiana, 1876, pi. III, n» 2.
(2) Ibid., p. 62.
(3) A Aïn-Regada, à cent vingt kilomètres de Constanline, à quatre
cents mètres de la voie romaine. Bullettino di archeoloyia cristiana,
1875, p. 168.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE Eï DE L'ESPAGNE. 445
versaire le neuf des ides de novembre (1) ; » sur l'au-
tre : « Noms des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus.
Fortunatus a fait ce qu'il avait promis (*2). » Ces ins-
criptions paraissent sépulcrales, et semblent avoir été
gravées aussitôt que la paix eut donné le loisir et la
liberté d'honorer les tombes des victimes de la der-
nière persécution. Fortunatus est vraisemblablement
un contemporain des trois martyrs, qui leur avait pro-
mis d'avoir soin de leur sépulture et a tenu sa pro-
messe. Quand les temps devinrent propices, il écrivit
d'une main inhabile leurs noms et la date de leur an-
niversaire sur des cippes désignant le lieu où ils
reposaient. Inscrire les épitaphes sur des cippes était
d'un usage très fréquent dans les cimetières à ciel
ouvert de l'Afrique (3).
(1) NOMI
NA MAR
TVRVM
NIVALIS
MATRONE
SALVI NA
TALIS NONV IDVS
NOVEMBRES
Bullettino di archeologia cristiana, 1875, pi. XIL
(2) NOMLNA
MARTVR
ROM NIVALIS
MATRONE
SALVI
FORTVNATV
QOT PROMISIT
FECIT.
Ihid.
(3) Ihid.,^. 171.
446 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
Une autre inscription conserve la mémoire de mar-
tyrs inconnus de la Mauritanie Sitificnne. Elle pro-
vient d'un monument votif, cclla ou J3asilique élevée
en leur honneur par Colonicus et sa femme dans le
cimetière chrétien de Sétif : les mines de l'oratoire et
les vestiges du cimetière se voient encore (1). « Colo-
nicus et son épouse chérie remplissent avec joie le
vœu fait aux saints martyrs. Ici repose Justus, ici re-
pose avec lui Decurius, qui l'un et l'autre par une
courageuse confession surmontèrent les armes enne-
mies et, victorieux, méritèrent en récompense les
couronnes que donne le Christ (2). »
Enfin, en Numidie ; sur le bord de la mer, à Phi-
lippeville, l'antique Rusicade, ont été découverts
les restes d'un grand édifice chrétien « dont l'inscrip-
tion, dit M. de Rossi, parle d'une martyre appelée
Digna, à laquelle fut consacrée une basilique cons-
truite par un évèque du lieu, nommé Navigius (3) ;
(1) Bull, diarch. crist., 1875, p. 172.
(2) MARTIRIDVS SANCTIS PROMISSA COLONICVS INSONS
SOLVIT VOTA SVA LAETVS CVM CONIVGE CARA
IIIC SITVS EST IVSTVS IIIC ATQ. DECYRIVS VNA
QVI BENE CONFESSI VICERVNT ARMA MALIGNA
PRAEMIA VICTORES CRISTI MERVERE CORONAM.
Ibid., p. 171, 1876, pi. III, n» 1. — Dans le Bullettino de 1875,
p. 173, M. de Rossi a démontré, par les termes mêmes de l'inscription
rapprochés des paroles de saint Optât, De schism. donat., III, 8, qu'il
ne peut s'agir ici de prétendus martyrs donatistes.
(3) MAGNA QVOD ADSVRGViNT SACRIS
FASTIGIA TECTIS
QLAE DEDIT OFFICIIS SOLUCITVDO PUS
MARTYRIS ECCLESIAM VENERAN
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 447
divers indices portent à croire que cette martyre fut
immolée dans la persécution de Dioclétien, mais Tliis-
toire et les martyrologes n'en parlent pas (1). Sous
DO NOMINE DIGNAE
NOBILIS ANTISTES PERPETWS
QUE PATEU
NAVIGIVS POSVIT CHRISTI LE
GISQVE MINISTER
SVSPICIANT CVNCTI RELIGIONIS OPVS.
« Voici que s'élèvent les hauts faîtes des toits sacrés, qu'une pieuse
sollicitude a donnés pour église à la vénérable martyre Digna. Le noble
pontife, celui qui est toujours notre père, le ministre de la loi du
Christ, Navigius, les a construits. Que tous contemplent son religieux
ouvrage. » BulleUino di archeologia cristiana, 1886, p. 26.
(1) M. Edmond Le Blant a élevé quelques doutes au sujet de la
martyre Digna. « Je ne trouve — écrit-il dans le Bulletin du comité
des travaux historiques et scientifiques, 1887, p. 370-371 — dans
les catalogues de l'Église d'Afrique ni le nom de l'évêque Navigius
ni celui de Digna. Étaient-ils catholiques? étaient-ce de ces dona-
tistes qui couvraient le sol africain des tombeaux de ceux d'entre
eux qu'ils saluaient comme martyrs? D'après la forme des lettres
(fort mal gravées bien qu'il s'agisse ici d'un marbre de type oniciel,
ayant dû figurer sur la façade de l'église), l'inscription de Philippe-
ville ne peut avoir été exécutée avant la fin du quatrième siècle. Si la
mort de Digna n'est pas beaucoup antérieure, il est à croire que ni
cette femme ni l'évêque Navigius, dont les noms manquent, je le ré-
pète, dans les catalogues africains, ne doivent être comptés au nombre
des catholiques. » A ces paroles de l'éminent épigraphiste M. de Rossi
avait d'avance répondu dans une note du Bull, di arch. crlst.., de
1886, p. 28 : « A Rusicade, les donatistes et les catholiques eurent
chacun un évêque (cf. Morelli , Africa cristiana , t. L P- 205). L'ins-
cription de Navigius, qui invite tous, cunctos, à contempler son reli-
gionis opus, ne porte en soi aucune trace de conciliabule schismatique.
Aucune allusion n'y est faite aux circonstances spéciales du martyre
de Digna, qui semble une martyre antique, nomine venerando , d'un
nom honoré par un culte solennel et incontesté. D'autres martyrs de
la persécution de Dioclétien en Numidie, prxside Floro, nous ont
été révélés par les inscriptions, martyrs ignorés, comme Digna, des
448 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30i).
une dalle ornée de mosaïques était placé un sarco-
phage contenant les ossements d'une jeune fille et
quatre grands clous. Serait-ce la vénérable dépouille
de la martyre Digna? Les clous trouvés dans le sarco-
phage n'appartiennent pas à un cercueil de Lois, dont
il n'y avait nul vestige : peut-être étaient-ils déposés
dans la tombe comme instruments et preuves du mar-
tyre (1). »
Obligés de nous contenter de ces vestiges presque
ejQTacés de la persécution, recueilhs çà et là par les
archéologues dans les ruines romaines de la Numidie ,
nous sommes un peu mieux renseignés sur ses ri-
gueurs en d'autres parties de l'Afrique. Deux textes
récemment découverts (2) nous la montrent sévissant
en Mauritanie.
L'une de ces pièces a pour héros un martyr jusque-
là inconnu, le vétéran Typasius (3). Voici, en peu
fastes martyrologiques. A cette classe devra probablement être jointe
la martyre de Rusicade. »
(1) (( J'ai demandé, continue M. de Rossi, que l'on vérifiât si l'em-
placement du sépulcre correspondait à celui de l'autel dans l'abside
de la basilique; car, en ce cas, on y pourrait reconnaître la véritable
tombe de la martyre. Malheureusement il n'a pas été possible de des-
siner un plan exact et d'explorer l'aire de la basilique, aujourd'hu i
en grande partie occupée par des constructions modernes. » Bull, di
arcli. crist., 1886, p. 28.
(2) Analecta Bollandiana, t. IX, 1890, p. 117-134.
(3) L'éditeur bollandiste considère la Passion de Typasius comme
sincère, et rédigée à une époque peu éloignée des faits, malgré une
certaine tendance du narrateur au merveilleux. M. l'abbé Duchesne
[Bulletin critique^ 18U0, p. 278) ne la croit pas antérieure à la fin
du quatrième siècle. 11 conjecture que Typasius est peut-être identique
au martyr africain Revocatus [revocalus, vétéran rappelé sous les
drapeaux) commémoré le I7 janvier dans le martyrologe hiéronymien.
LES MARTYRS DE L Al RIQUE ET DE LESPAGNE. 449
de mots, le résumé de la narration. Lorsque iMaxi-
mien Hei'cule vint en Afrique, en 297, pour combat-
tre les Quinquegentans révoltés, un chrétien, Typa-
sius, vivait dans la Mauritanie Tingitane. Il avait
accompli ses années de service militaire, et était
maintenant enrôlé dans une compagnie [vexillatio) de
vétérans, sorte de réserve obligée de seconder l'ar-
mée active en temps de guerre (1). Il se rendit avec
ses camarades à l'appel de Maximien. Mais quand ce-
lui-ci, à la veille du combat, fît une distribution aux
soldats, Typasius refusa d'y prendre part, et se dé-
clara soldat du Christ (2). Cependant, comme il prédit
en même temps la victoire, et que la prédiction se
réalisa, Maximien lui accorda le congé honorable,
Vhonesta missio (3).
Quelques années plus tard commença la persécu-
tion générale : édits commandant la destruction
des églises, l'incendie des livres, et enjoignant à tous
de « thurifier. » Un ordre impérial rappela en même
temps tous les vétérans sous les drapeaux. Cette me-
sure, rapportée par le passionnaire , n'est pas sans
exemple dans l'histoire romaine : même après avoir
reçu leur congé définitif, les vétérans pouvaient, en
certaines circonstances, être rappelés au service, re-
(1) Tacite, Ann., I, 17, 26; cf. Marquardt, Rom. Staatsverwaltung,
t. II, p. 448.
(2) Cf. Tertullieii, De corona militis, 1 ; voir Histoire des persé-
cutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2« éd., p. 33.
(3) Digeste, XLIX, xvi, 13, § 3. Cf. Vindex du recueil de Wilmanns,
t. II, p. 608.
IV. 29
450 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
vocatiii) ; mais cet appel n'a probablement, ici, au-
cune relation avec les édits de persécution. C'est lui,
cependant, qui fut l'occasion du martyre de Typa-
sius. Celui-ci, qui s'était retiré dans la Mauritanie
Césarienne , et y menait la vie d'ermite , refusa de re-
prendre les armes. Parmi ceux qui le dénoncèrent, les
Actes nomment un praepositus salins, c'est-à-dire un
de ces régisseurs des domaines impériaux, comme
l'Afrique en comptait en grand nombre (2). Typasius
fut traité de déserteur, bien qu'il invoquât le congé
régulier de Maximien. L'accusation n'était pas tout à
fait injuste puisque le congé n'exemptait pas des
appels extraordinaires auxquels les anciens soldats
restaient toujours exposés. Mais Typasius, tout entier
maintenant au service de Dieu, persista dans son re-
fus. Un miracle qu'il fit pour guérir l'écuyer du gouver-
neur lui attira l'indulgence de celui-ci. Mais bientôt
les soldats réclamèrent tumultueusement, disant que
Typasius était le seul qui n'eût pas offert de l'encens
aux dieux (3). La question était posée maintenant sur
un autre terrain : le gouverneur dut prononcer la
sentence capitale. Typasius fut décapité, le 18 janvier.
Les Actes ajoutent un trait, qui semble annoncer
les temps chevaleresques. Sur la tombe du vieux sol-
dat, les fidèles déposèrent son bouclier : leur foi en
(1) Voir Cagnat, art. Evocaii, dans Dictionnaire des antiquitéSy
t. II, p. 866.
(2^. Cf. Corpus inscr. lat., t. VIII, 10570.
(3) Eo quod turilicantibus omnibus solus sanctus Typasius contem-
neret impériale prœceplum.
LES MARTYRS DE L Al RIQUE ET DE L ESPAGNE. 451
arrachait souvent de petits morceaux, que ron gar-
dait comme reliques, ou que l'on portait aux malades,
dans l'espoir de leur guérison.
Le martyr dont il est question dans le second texte
appartient aussi à la Mauritanie Césarienne. Fabius(l)
était porte-drapeau dans la cohorte des officiales du
gouverneur. Après la publication de l'édit de Dioclé-
tien, commandant à tous les chrétiens de sacrifier, il
refusa de remplir sa charge. Ce refus eut lieu lors de
l'assemblée des délégués de la province : indication
précieuse pour l'histoire des institutions romaines de
l'Afrique , car c'est la seule mention que l'on ait encore
rencontrée du concilium officiel de la Mauritanie Césa-
rienne. Traduit devant le gouverneur, Fabius confessa
intrépidement sa foi. Le gouverneur le fit décapiter;
puis, suivant l'exemple de beaucoup de magistrats
dans la dernière persécution, il refusa la sépulture
au condamné; mais, comme les bêtes fauves et les
oiseaux de proie épargnaient ses restes, il fit mettre
dans deux sacs et jeter à la mer la tête et le corps de
Fabius. Il espérait ainsi dérober aux chrétiens les reli-
ques d'un martyr (2). Mais le mauvais dessein du per-
(1) Avant la découverte récente de sa Passion, Fabius n était pas in-
connu. Le martyrologe d'Adon, au 31 juillet, renfermait un résumé de
celle-ci. La Passion est attribuée par les Bollandistes à un auteur du
quatrième ou cinquième siècle. Le mélange de rudesse et d'enflure
qui caractérise son style rappelle la langue parlée dans l'Afrique ro-
maine à cette époque, et ressemble assez à celui de la Passion de
sainte Salsa (dont il sera question au volume suivant) pour qu'on
puisse les attribuer au même auteur.
(2) « Ne nos fecisse vldeamur martyrem christianis. » Cf. plus haut,
p. 2Ô2.
4.i2 LE QUATRIEME ÉDIT EN OCCIDENT (30 i).
sécuteur fut déjoué : les flots déposèrent la tête et le
corps de Fabius assez loin de Gésarée, sur le rivage
de Carlenne (1).
La province proconsulaire eut aussi des martyrs.
Anulinus, que nous avons vu , au commencement de
l'année, juger en vertu des premiers édits Saturnin,
Dativus et leurs compagnons, préside maintenant à
l'application du quatrième édit.
C'est encore une pièce récemment découverte qui
nous fait connaître un des épisodes les plus intéres-
sants de cette phase de la persécution (2). Il se passe à
Thuburbo (3). Des chrétiens d'un domaine, peut-être
impérial, situé près de la ville, et désigné sous le nom
(1) Les deux derniers paragraphes de la Passion montrent qu'elle
fut écrite par un habitant de Cartenne, défendant contre les revendi-
cations des habitants de Césarée le droit de ses concitoyens à con-
server les reliques de Fabius.
(2) Passio SS. Maximx, Secundx et Donatillas, dans Analecta
Bollandiana, 1890, t. IX, p. 110-116. Ces trois saintes n'étaient pas
inconnues. Les Actes de sainte Crispine, que nous analyserons plus
loin, font allusion à leur martyre. Elles sont nommées ou indiquées,
au 30 juillet, dans le martyrologe hiéronymien et dans le calendrier de
Carthage. Le résumé de leur Passion se trouve dans le martyrologe
d'Adon. Les Bollandistes qui rédigèrent les Acta Sanctorum de juillet
n'avaient pu trouver le texte original de celle-ci. Leurs successeurs
l'ont découvert dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale. Ils
portent sur cette pièce un jugement très favorable : les nombreux
détails qui y sont contenus concordent avec les institutions et les
mœurs du temps, le style est simple, et tous les indices portent à
considérer l'hagiographe comme peu éloigné du temps où vécurent les
martyres. M. Duchesne [Bulletin critique, 1890, p. 278) est plus sé-
vère.
(3) Il y avait dans la province proconsulaire deux villes de ce nom,
Thuburbo la Grande [Majus) et Thuburbo la Petite [Minus).
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE LESPAGNK. 453
de possessio Cephalitana (1), avaient été convoqués
devant le proconsul. « Êtes-vous chrétiens? » leur de-
manda-t-il. « Nous le sommes, » fut la réponse. « Les
pieux et augustes empereurs (2), déclara le proconsul,
ont daigné me donner Tordre d'assembler tous les
chrétiens et de les mettre en demeure de sacrifier;
ceux qui auront refusé et désobéi seront punis par
divers supplices. » Toute la population du do-
maine (3), même les prêtres, les diacres et les clercs qui
y résidaient [ï) , cédèrent aux menaces, et sacrifiè-
rent.
Deux jeunes filles, de vie pieuse et retirée, n'avaient
pas paru. Une paysanne (5) éleva la voix, et les dé-
nonça. L'une, Maxima, avait quatorze ans; on ne
nous dit pas l'âge de l'autre , Donatilla. Toutes deux
répondirent avec fermeté, et même avec une sainte
arrogance, aux questions et aux menaces du juge.
Comme on les conduisait à la ville, une autre jeune
fille, Secunda, qui à douze ans (on sait quelle était la
(1) Sur l'administration de ces grands domaines, voir Boissier,
l'Afrique romaine, 1895, p. 16'> et suiv.
(2) Le texte dit : « Maximianus et Gallieniis. « Le second nom pro-
vient évidemment d'une erreur de copiste. La même erreur se trouve
dans le martyrologe d'Adon.
(3) Exemples d'apostasies en masse : Hist. des persécutions pen-
dant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 333; et plus
haut, p. 174.
(4) Sur le clergé et même les évoques des fundl, des saltus, trait
particulier à l'Église d'Afrique, voir Ferrère, la Situation religieuse
de l'Afrique romaine, 1897, p. 16; et mon article sur le Clergé chré-
tien au milieu du quatrième siècle, dans Revue des Questions his-
toriques, juihei 1895, p. 23.
(5) « Campitana. » Voir Anal. DolL, t. IX, 1890, p. 111, note 8.
154 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
précocité des mariages romains) avait déjà refusé
plusieurs partis, attirés par la richesse de ses pa-
rents, les vit du haut de sa maison. Elle descendit en
courant, et leur cria : « Ne m'abandonnez pas, mes
soeurs ! » Les deux autres essayèrent de la renvoyer :
« Tu es la fille unique de ton père : pense à son
âge. A qui le confieras-tu?... Pense aussi à la fragilité
de ta chair. Songe à la sentence qui nous attend. »
Mais elle, intrépide, mettait sa confiance dans « l'É-
poux qui console et réconforte les plus petits. » Les
captives se laissèrent fléchir : a Eh bien! allons, en-
fant! » s'écria Donatilla; « voici que le jour de la
passion approche, et que Fange qui bénit vient au-
devant de nous. »
Le soleil était couché, quand la petite troupe se mit
en marche. Le lendemain, à Thuburbo, le proconsul
les fit comparaître, et leur demanda encore une fois
de sacrifier. Sur leur refus, il remit au jour suivant le
nouvel interrogatoire. Celui-ci eut lieu, comme il ar-
rivait quelquefois (1), dès le point du jour. A toutes
les menaces, Maxima et Donatilla répondirent avec
hauteur. On ne cite point de réponse de Secunda. En-
fin Anulinus, « lassé, » selon son expression, de ses
inutiles efforts, se décida à prononcer la sentence :
« Nous ordonnons que Maxima, Donatilla et Secunda
soient mises à la torture. Nous commandons de les
faire combattre avec les bêtes dans l'amphithéâtre. »
Un ours, lancé contre elles, se coucha à leurs pieds.
(1) Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 59.
LES MARTYRS DE L Al RIQUE ET DE L'ESPAGNE. 455
Anulinus commua alors la peine en celle de la déca-
pitation. Les vierges dirent, selon l'usage africain :
« Grâces à Dieu (1)! » et furent exécutées.
Ainsi périrent « les trois saintes, Maxima, Donatilla
et Secunda la bonne enfant , » comme parle une ins-
cription d'Afrique (2). Elles ne furent pas seules à
confesser le Christ : à Theveste Anulinus jugea, peu
de temps après elles, une autre femme, qui montra
le même courage.
Crispine, riche et noble matrone de Tagare (3),
élevée jusque-là dans tous les raffinements du luxe
romain, fut introduite, les mains liées, devant le tri-
bunal (i). « Connais-tu la teneur du précepte sacré? »
(1) Voir plus haut, p. 108.
(2) SANCTAE TRES
MAXIMA
DONATILLA
ET SECVNDA
BOXA PVELLA
Inscription de Bisica Lucana (aujourd'hui Teslûr). Corp. inscr lat,
t. VIII, 1392.
(3) Ou plutôt de Thagora, ville de la portion de la Numidie qui fai-
sait partie de la province proconsulaire.
(4) Les Actes (Ruinart, p. 494) disent Diocletiano II et Maximiano
consulihus. Le second consulat de Dioclétien est de 285, année fort
éloignée de la persécution générale, et où il eut pour collègue non
Maximien, mais Aristobule. Il faut supposer que l'original portait IX
et qu'un copiste maladroit l'a remplacé par II. Les détails sur la fa-
mille, la fortune, l'éducation de Crispine ne sont pas dans les Actes ,
qui ne disent pas non plus qu'elle ait été présentée au tribunal les
mains liées; mais saint Augustin {Enarr. in ps. CXX, 13) l'appelle
feminam iHvitem et delicatam et ajoute : « Hanc enim, fratres,
numquid est qui in Afiica ignoret? Clarissima enim fuit, nobilis gé-
nère, abundarts delicîis. » Dans VEnarr. in ps. CXXXVII, 3, il ajoute :
456 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT i30i).
lui demanda le proconsul (1). « J'ignore ce précepte, »
répondit Grispine. <( Il t'ordonne, reprit Anulinus, de
sacrifier à nos dieux pour le salut des princes, con-
formément à la loi donnée par les pieux Augustes
Dioclétien et Maxiniien, et Constance très noble Cé-
sar (2). — Je n'ai jamais sacrifié et je ne sacrifierai
qu'à un seul Dieu et à son Fils Notre-Seigneur Jésus-
Christ, qui est mort pour nous. — Abandonne cette
superstition et courbe la tête devant nos dieux. — Je
vénère tous les jours mon Dieu et n'en connais pas
d'autres. — Tu es bien dure et bien dédaigneuse;
mais tu commenceras malgré toi à connaître la force
de nos lois. — Quoi qu'il m'arrive, je le souffrirai vo-
lontiers pour ma foi. — Es- tu si vaine que tu te re-
fuses à quitter ta superstition pour vénérer nos saintes
divinités? — Je vénère tous les jours, mais mon Dieu,
et je n'en connais pas d'autre. — Je te contraindrai à
obéir au précepte sacré. — J'observe le précepte de
mon Seigneur Jésus -Christ. — On te tranchera la
tête si tu n'obéis pas aux ordres de nos seigneurs les
empereurs, auxquels tu dois te soumettre comme
fait toute l'Afrique, tu le sais toi-même. — Malheur à
eux s'ils veulent me faire sacrifier aux démons ! mais
je sacrifie au Seigneur qui a créé le ciel et la terre, la
« Gaudebat cum tenebatur, cum ad judicem ducebatur, cum in car-
cerem miltebatur, cum ligala producebatur... »
(1) Les Actes placent le procès de Crispine àTheveste, apud coloniam
Thebestinam. Voir plus haut, p. 104, noie 1.
(2) L'omission du nom du César Galère est encore, sans doute, une
faute de copiste.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 457
mer et tout ce qu'ils renferment. — En vain tu mécon-
nais les dieux ; nous te forcerons à les adorer, afin de
te sauver et de te rendre vraiment pieuse. — Il n'y a
pas de piété dans les hommages extorqués par la vio-
lence. — Puisses-tu donc obéir de bon gré, et, sou-
mise , venir dans nos temples offrir de l'encens aux
dieux des Romains! — Je ne l'ai point fait depuis ma
naissance et ne le ferai pas tant que je vivrai. — Fais-
le cependant, si tu veux échapper à la sévérité des
lois. — Je ne crains point tes menaces, elles ne me
sont rien; mais si je méprise le Dieu qui est dans le
ciel, je serai sacrilège, et il me perdra au jour du
jugement futur. — Tu ne seras pas sacrilège si tu
obéis aux ordres sacrés. — Que veux-tu? que je sois
sacrilège devant Dieu pour ne pas l'être aux yeux de
tes empereurs? Non! Il y a un grand et tout-puissant
Dieu, qui a fait la mer et les herbes verdoyantes, et le
sable aride; mais les hommes, ses créatures, que
peuvent-ils pour moi? — Observe la religion ro-
maine, comme font nos invincibles Césars, et nous-
mêmes. — Je ne connais que Dieu : les vôtres sont
des dieux de pierre, œuvres de la main des hommes.
— Tu blasphèmes, et tu ne suis pas la route qui te^mè-
nerait au salut. » Anulinus commanda de lui raser la
chevelure, espérant l'intimider par ce traitement igno-
minieux (1). Mais Grispine reprit de la même voix tran-
(1) Saint Augustin ajoute {Enarr. in ps. CXXXVJI, 3) qu'elle fut
mise au chevalet, cum in catasta lecabatur; mais les Actes n'en
parlent pas.
458 LE QUATIIIKME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
quille et ferme : » Que tes dieux parlent, et je croirai.
Si je ne cherchais pas mon salut, je ne serais pas de-
vant ton tribunal. — Désires-tu vivre longtemps, ou
veux-tu mourir dans les supplices comme tes com-
plices Maxima, Donatilla et Secunda? — Si je voulais
mourir, c'est-à-dire perdre mon àme et la vouer au
feu éternel, je céderais à tes démons. — Je te couperai
la tête si tu refuses avec mépris d'adorer nos dieux.
— Je rendrai grâces à Dieu si j'obtiens un tel sort.
Mais je me perdrai vraiment si je thurifie aux ido-
les (1). — Tu persistes dans ce sentiment insensé? —
Mon Dieu, qui est et a toujours été, m'a fait venir à
la vie, il m'a donné le salut par l'eau du saint bap-
tême, il est en moi pour empêcher mon âme de se
souiller comme tu le veux par un sacrilège. — Pour-
quoi, dit Anulinus, supporterions-nous plus longtemps
l'impie Crispine ? Qu'on relise les Actes sur le regis-
tre. )) Après lecture de l'interrogatoire , le proconsul
prononça la sentence : « Crispine, qui persiste dans
son indigne superstition et qui a refusé de sacrifier à
nos dieux selon les lois des Augustes, sera décapitée.
— Je rends grâces au Christ, s'écria la martyre, je
bénis le Seigneur qui a daigné me délivrer ainsi de
tes mains. » Elle marcha joyeusement (2) au supplice,
le 5 décembre.
Ces épisodes, échappés à l'oubli où tant d'autres
ont disparu, ne sauraient donner l'idée de ce que fut
(1) « Si thurificavero idolis, »
(2) « Gaudebat... cuin damnabatur. » Saint Augustin.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 459
en Afrique une persécution qui, selon le mot d'un
écrivain du quatrième siècle, fit les uns confesseurs,
les autres martyrs, plusieurs renégats, et n'épargna
que ceux qui avaient pu se cacher (1). Mais ils
découvrent une fois de plus racharnement de ma-
gistrats qui épuisaient toutes les ressources de la dia-
lectique , toutes les rigueurs de la torture , pour con-
traindre de pauvres femmes au sacrifice. Les rares
documents par lesquels a été conservé le souvenir de
la persécution en Espagne montrent aussi des femmes
aux prises avec les juges et les bourreaux; en même
temps que les noms de ces héroïnes ceux de plusieurs
martyrs et confesseurs sont heureusement venus jus-
qu'à nous.
Presque tous sont rappelés dans l'hymne quatrième
du Péri Stephanôn (où cependant Prudence oubhe
sainte Léocadie, morte sous Datianus dans la prison
de Tolède (2), saints Servand et Germain, martyrisés
à Cadix (3), saints Oronce et Victor à Girone (4). Il
faut lire cette hymne poiu' comprendre le sentiment
à la fois religieux et patriotique avec lequel étaient
honorés, au quatrième siècle, les héros espagnols de
la dernière persécution. Le poète, qui fut rarement
(1) « Quœ aliosfecerit martyres, aliosconfessores, nonnullos funesta
prostravit in morte, latentes dimisit illaesos. » Saint Optât, De schism.
donat., I, 8.
(2) Adon, Usuard, au 9 décembre.
(3) Ibid., au 23 octobre.
(4) Ibid., au 22 janvier. Sur les Actes des saints Oronce et Victor
{Acta SS., janvier, t. II, p. 389), voir Tillemont, t. V, note xxvi sur
la persécution de Dioclétien.
460 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
mieux inspiré, peint, au jour du jugement , quand le
Christ viendra sur les nuées enflammées peser dans
une juste balance les actions des hommes, chacune
des villes de son pays se mettant en marche pour pré-
senter, dans une corbeille, les reliques de ses mar-
tyrs (1). Cette procession des villes, qui s'avancent
dans des attitudes variées, l'une pressant son trésor
contre son sein (2), l'autre apportant son offrande
sous la forme de couronnes éclatantes de pierre-
ries (3), celle-ci décorant son front d'olivier jaunis-
sant, symbole de paix (i), celle-là jetant, d'un geste
confiant, sur l'autel les cendres d'une jeune mar-
tyre (5), est une des plus grandioses conceptions de
la poésie chrétienne. On croirait voir ces longues
théories de saints, portant dans leurs mains ou dans
un pli de vêtement quelque objet précieux, livre,
couronne, simulacre d'édifice, qui, dans les frises
des basiliques, dessinent sur un champ d'or leurs li-
gnes élégantes, et semblent s'avancer d'un même pas
vers le trône du Christ rayonnant au fond de l'abside.
Saragosse, qui sera déjà presque entièrement con-
vertie à la fin du quatrième siècle (6) , marche au
premier rang, fière de la gloire acquise dans les
précédentes persécutions, plus fière encore de ses
récentes victoires. Parmi ses nouveaux martyrs, elle
(1) Péri Stéphane II, IV, 9-16.
(2) Ihid., 7-8.
(3) Ibid., 21-23.
(4) Ibid., 55-56.
(5) Ibid., 37-40.
(6) Ibid., 65-72.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 461
montre, après Vincent, une foule de chrétiens ano-
nymes (1), enveloppés vraisemblablement dans quel-
qu'une de ces tueries en masse qui furent carac-
téristiques de la dernière persécution (2). Elle ne se
glorifie pas moins de plusieurs confesseurs : Caius et
Crementius , qui eurent le mérite du martyre sans en
éprouver les dernières souffrances, et « en goûtèrent
légèrement la saveur (3); » la vierge Encratis, qui
lutta d'une âme intrépide , violenta virgo, et affronta
d'horribles supplices (4). Après avoir eu les membres
déchirés, les seins coupés, être demeurée longtemps
(1) Sola in occursum numerosiores
Martyrum turbas Domino parasti.
lUd., 57-58.
(2) On a donné à ces martyrs, dont la fête se célèbre le 3 novem-
bre, le nom de massa candida. Selon une tradition rapportée par
des auteurs espagnols , mais dont ne parlent pas leurs Actes, leurs cen-
dres, mêlées à d'autres, s'en distinguaient par la blancheur. Voir Rui-
nart, p. 518; et surtout Acta SS., novembre, t. I, p. 643 et suiv. Ce
sont les seuls des martyrs de Saragosse dont la ville moderne ait gardé
le souvenir : leurs reliques reposent, dit-on, dans les caveaux de
l'église souterraine de Santas Masas.
(3) Additis Caio, nec enim silendi,
Tuque Crementi : quibus incruentum
Ferre provenit decus ex secundo
Laudis agone.
Ambo confessi Dominum sleterunt
Acriter contra fremitum latronum.
Ambo gustarunt leviter saporem
Martyriorum.
Péri Stephanôn, IX, 181-188.
(4) Hic et, Encrati, recubant tuarum
Ossa virtutum, quibus efferati
Spiritum mundi violenta virgo
Dedecorasti.
Ibid., 109-112.
462 LE QUATREÉME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
malade à la suite de ces mutilations (1), Encratis ne
fut point achevée par le glaive du persécuteur (2) :
probablement se vit-elle, avec Caius et Crementius,
sauvée par la révolution politique de l'année suivante,
comme tant de captifs de la Terreur durent la vie au
9 thermidor. Gains et Crementius n'étaient point sans
doute des habitants de Saragosse , car après leur dé-
livrance ils ne restèrent pas dans cette ville, où cepen-
dant ils avaient souffert : Prudence dit expressément
que la vierge Encratis fut le seul témoin du Christ
qui, ayant survécu au martyre, ait continué d'y rési-
der (3). Au temps du poète on montrait encore une
(I) Barbarus tortor latus omne carpsit,
Sanguis impensus, lacerata membra.
Pectus abscissa patuit papilla
Corde siib ipso.
Cruda te longum tenuit cicatrix,
Et diu venis dolor haesit ardens,
Dum putrescentes tenuat mediillas
Tabidus humor.
Péri Stephanôn, IV, 121-132.
(2) Invidus quamvis obitum supremum
Persécutons gladius negaret...
Ibld., 133-134.
(3) Martyrum nulli rémanente vila
Conligit terris habitare nostris :
Sola tu morli propriae superstes
Vivis in orbe.
Ibid., 113-116.
J'ai donné à ces vers le sens qui m'a paru le plus vraisemblable ;
cependant, peut-être Prudence veut-il dire seulement qu'Encratis, en
qui il salue une vraie martyre,
Plena te, martyr, tamen ut peremptam
Pœna coronat,
Ibid., 135-136, fut la seule qui, ayant mérité ce titre, supérieur
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 463
partie de son foie, arrachée par le bourreau avec des
ongles de fer (1).
Une autre ville de la Tarraconaise , « la petite Gi-
rone, » s'avance à son tour, offrant les reliques de
saint Félix (2), que les divers martyrologes disent
victime de Datianus (3). Prudence montre encore, au
nord, une cité dont l'importance n'a cessé de grandir
à partir du second siècle, Barcino (Barcelone), se
à celui de confesseur, se soit en quelque sorte survécu à elle-même.
Si telle est la pensée du poète, on peut admettre que les confesseurs
Caius et Creir.entius ont continué aussi de vivre à Saragosse après la
persécution. Mais ce détail a peu d'importance. — Une épigramme,
attribuée à saint Eugène II, évêque de Saragosse (646-659), dit
qu'Encratis fut enterrée dans la même église , mais non dans la même
tombe, que les dix-buit martyrs (voir plus baut, p. 242) :
Hic etiam compar meritis Engratia martyr
Sorte sepulchrali dissociata jacet.
Esp. Sagr., t. V, p. 273. On dit que les reliques de Lupercius et d'En-
cratis furent découvertes en 1389 dans les fondations de la cathédrale
de Saragosse; ibid., t. XXX, p. 289.
(1) Vidimus partem jecoiis revulsam
Ungulis longe jacuisse pressis,
Mors babet pallens aliquid tuorum
Te quoque viva.
Péri Stephanôn, IV, 137-UO.
(2) Parva Felicis decus exbibebit
Ârtubus sancti locuples Girunda.
Ibid., 29-30.
L'exactitude de Prudence est ici remarquable : rappelant l'épithèle
donnée par le poète à « la petits Girone, » Hûbner {Corpus inscr.
lat., t. II, p. 614) fait observer que la ville ne s'est pas agrandie de-
puis le quatrième siècle; les trois seules inscriptions de l'époque ro-
maine trouvées sur son territoire {ibid., 4620-4622) montrent combien
peu considérable elle était alors.
(3) Tillemont, Mém., t. V, art. xxii sur la persécution de Dioclétien.
464 LE QUATRIÈME ËDIT EN OCCIDENT (304).
glorifiant du martyre de saint Cucufas (1) ; au centre,
Complutus (Alcala), avec les sacrées dépouilles de
Just et de Pastor, immolés par ordre de Datianus (2) ;
au sud, en Bétique, la riche Cordoue présentant
Acisclus, Zoellus et « trois autres couronnes (3), »
c'est-à-dire trois martyrs : Faust, Janvier et Martial,
connus sous le nom des « très domini » (4); enfin en
Lusitanie, Mérida portant les cendres de sainte Eu-
lalie (5).
Si l'Espagne eut dans saint Vincent son Laurent,
(1) Barchinon claro Cucufate fréta
Surget...
Perl Stephanôn, IV, 34-35.
(2) Sanguinem Jusli, cui Pastor hœret.
Ferculum duplex geminurnque donum
Ferre Complutum gremio juvabit
Membra duorum.
Ibid., 41-44.
Les Actes des saints Just et Pasteur (Acta SS., août, t. II, p. 153)
disent qu'ils étaient deux frères encore enfants, et furent martyrisés
par ordre de Datianus. Le martyrologe romain attribue également à
Datianus la condamnation de Cucufas.
(3) Corduba Acisclum dabit et Zoellum
Tresque coronas.
Péri Stephanôn, IV, 8-9.
(4) Voir Bullettino di archeologia cristiani, 1879, pp. 38, 41;
1888-1889, p. 115. — Jusqu'au seizième siècle continuèrent de môme
à être appelés « les trois doms, » ti'es domini, trois martyrs enterrés
à Romans, dans le Dauphiné; voir Giraudet U. Chevalier, le Mystère
des trois doms, Lyon, 1887.
(5) Lusitanorum caput oppidorum
Urbis adoratae cineres puellae
Obviam Chrislo rapiens ad aram
Porriget ipsam.
Péri Stephanôn, IV, 41-44.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. i65
elle eut dans sainte Kulalie son Agnès. Les Actes de
cette jeune sainte ont peu d'autorité : ce que nous
possédons sur elle de meilleur est l'hymne troisième
du Péri Slephanôn. Prudence vivait dans le pays et
dans le siècle même où mourut Eulalie : les tradi-
tions qu'il recueillit doivent être exactes, au moins
dans les grandes lignes.
Elle naquit et fut martyrisée dans la puissante et
populeuse métropole de la Lusitanie, Mérida. Noble
comme Agnès (1), Eulalie avait comme elle douze
ans au moment où sévissait le plus cruellement la
persécution (2). Toute enfant, elle avait laissé voir
ce qu'elle serait un jour. Elle n'aimait ni le jeu ni
la parure ; son visage austère, sa démarche modeste,
la sagesse précoce empreinte sur toute sa personne
inspiraient déjà le respect (3). La vue des supplices
soufferts par les chrétiens transporta d'indignation
cette jeune âme : une sainte colère la saisit, et elle
n'eut bientôt qu'une pensée, rendre elle-même té-
moignage de sa foi, combattre à son tour les com-
bats du Seigneur (4). Cette ardeur prématurée fit
trembler ses parents : ils l'emmenèrent à la campa-
gne, afin d'écarter d'elle l'héroïque tentation. Mais
(1) Germine nobilis Eulalia.
Péri Slephanôn, 111, 1.
(2) Curriculis tribus atque novein
Tris hiemes quater attigerat.
Ibid., 111, 11-12.
(3) ma., 16-25.
(4) Ibid., 26-35.
IV. 30
466 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
l'enfant parvint à tromper leur surveillance, ouvrit
pendant la nuit la porte de la maison, franchit l;i
haie qui hordait le jardin, et seule, à travers les
broussailles, parmi les ténèbres, s'achemina vers la
ville : les anges, dit le poète, lui faisaient cortège (1).
Un matin, on la vit paraître fièrement devant le tri-
bunal, au milieu des faisceaux (2). Elle se déclara
chrétienne : Prudence met maladroitement dans sa
bouche un discours long et déclamatoire, qui gâte la
simplicité de son action. Le juge essaya vainement de
la persuader, lui parlant de sa jeunesse, de sa noble
maison, du brillant avenir auquel elle renonçait,
du présent terrible dont elle affrontait les menaces.
« Que faut-il faire pour leur échapper? prendre du
bout des doigts un peu de sel , quelques grains d'en-
cens. » La martyre ne répondit rien : crachant au vi-
sage du magistrat stupéfait, elle renversa l'idole et
foula aux pieds l'encens (3). Cet acte était de ceux
qu'en principe l'Église réprouvait : il faut cependant
remarquer que le concile d'iUiberis (4) refuse le titre
de martyrs à ceux-là seulement qui ont été mis à mort
pour avoir provoqué les païens en brisant des idoles,
non à ceux qui ont brisé l'idole devant laquelle on vou-
lait les contraindre à sacrifier. N'y a-t-il pas dans ce
(1) Ibid., 36-50.
(2) Mane superba tribunal adit,
Fascibus adstat et in niediis.
Ibid., 64-65.
(3) Péri Stephanôn, III, 6G-130.
(4) Concil. Illiberis, canon 60.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 467
récit quelque exagération poétique? « Je ne sçay, écrit
Tillemont, si l'autorité de Prudence suffira pour faire
croire cecy à tout le monde : et néanmoins l'esprit de
Dieu inspire quelquefois à ses saints des mouvements
qui sont au-dessus des règles communes, parce qu'il
est le maistre absolu de toutes choses (1). » J'ajoute
que ce qui eût pu être zèle téméraire, excès blâ-
mable chez un adulte, devenait facilement digne de
louanges chez une enfant, emportée par un élan de
générosité supérieur à son âge , et incapable de maî-
triser les mouvements tumultueux de son âme.
Dieu montra bientôt que l'acte d'Eulalie était mé-
ritoire à ses yeux. L'intrépide enfant, déchirée par
les ongles de fer, que maniaient deux bourreaux,
comptait elle-même les blessures et chantait au milieu
des supplices. On approcha d'elle des lampes ou des
torches ardentes, dont la flamme fut promenée sur
tout son corps, voltigeant sur son visage, courant sur
la chevelure longue et parfumée qui l'avait envelop-
pée d'une voile pudique ("2) : puis on la fit monter
(1) Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur sainte Eulalie.
(2) Flamma sed undique lampadibus
In latera sloniachumque furit.
Flamma crepans volât in faciem
Perque comas vegetata caput
Occupât, exsuperatque apicem.
Péri Stephanôn, III, 153-161.
Sur un bas-relief de la colonne Trajane, on voit des femmes bar-
bares brûler ainsi avec des torches des soldats romains prisonniers :
l'une approche la flamme des flancs d'un captif, l'autre renverse sa
torche allumée sur l'épaule d'un soldat, une troisième promène le feu
468 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).
sur le bûcher, dont la vierge l)uvait avidement la
flamme (1). Bientôt, dit le poète, une colombe parut
sortir de sa bouche et voler vers le ciel : c'était son
Ame, blanche et douce comme le lait, rapide, inno-
cente. En même temps, le coude la martyre s'inclina,
le bûcher s'éteignit : elle était morte. Le bourreau,
le licteur, témoins de ce prodige, s'enfuirent épou-
vantés. Le corps d'Eulalie resta seul. Une neige épaisse
tomba, couvrit tout le forum : elle enveloppa d'un
blanc linceul les membres de la vierge. Les hommes
ne pouvaient l'ensevelir : Dieu , dit le poète , se char-
geait de rendre à la martyre les suprêmes hon-
neurs (2).
Sur le tombeau d'Eulalie s'élevait, au temps de
Prudence, une riche basilique, décorée de marbres,
d'or, de mosaïques (3). « Cueillez, s'écrie le poète, les
violettes empourprées, moissonnez les rouges crocus :
nos doux hivers ne sont pas sans fleurs , la glace chez
nous fond vite , et permet aux champs d'en fournir en-
core des corbeilles (4). Jeunes filles, jeunes garçons,
sur la chevelure de sa victime. M. Edmond Le Blant, qui a publié ce
bas-relief, Revue archéologique, janvier-février 1889, p. 148, fait re-
marquer que dans les textes relatifs à ce supplice (cf. Virgile, Enéide,
IX, 535) lampades et faces sont synonymes; cf. du même auteur
les Persécuteurs et les Martyrs, p. 281-282.
(1) Virgo, citum cupiens obitum,
Appétit, et bibit ore rogum.
Péri Stephanôn, III, 162-163.
(2) Ibid., III, 164-185.
(3) Ibid., 186-200.
(4) Sainte Eulalie est honorée le 10 décembre.
LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 40'.)
offrez ces dons, entourés de feuillages : moi, au milieu
du chœur, je suspendrai des guirlandes de dactyles,
parures fanées, mais qui cependant auront un air de
fête. Ainsi convient-il d'honorer les ossements sacrés
et l'autel posé sur eux. Elle , couchée sous les pieds de
Dieu, voit les hommages, et, rendue propice par nos
chants, protège son peuple (1). »
Je ne sais si jamais plus touchante héroïne fut cé-
lébrée en des vers plus charmants.
(1) Péri Step/ianôa, III, 201-215. — De cette poétique pérorakon
je rapprocherai cette note du martyrologe hiéronymien, au 14 des
calendes de décembre, jour de la célébration à Cordoue de l'anniver-
saire d'Acisclus : H-ac die rosx ibidem coUegiintur .
ERRATUM
Page lo6, ligne iO, au lieu de Tl février, lire 23 février.
111
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Bref de Sa Sainteté Léon XllI I
Introduction. — Les sources de l'histoire des persécutions IV
CHAPITRE PREMIER.
LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN HERCULE (^S'i-Sy-i).
I. — Persécutions partielles à Rome et en Gaule.
Dioclclien empereur i
Séjour probable à Rome au commencement de son règne [i
Vexations contre les chrétiens î>
Le pape Gains réfugié dans le cimetière de Calllsle (i
Martyre du mime saint Gênés 7
Dioclétien fixe sa résidence à Nicomédie i'd
Il partage l'Empire avec Maximien ir;
Caractère de celui-ci 15
Dioclétien prend le nom de Jupiter et lui donne celui d'Hercule 17
Révolte de paysans dans les Gaules 17
Maximien quitte Nicomédie pour les combattre 22
Son passage en Italie : martyrs d'Aquilce 22
Martyrs à Rome 25
Martyre, à Agaune, de la « légion Thébéenne » 2(>
Martyrs dans les Gaules sous Fescenninus et Rictiovarus 37
Jlartyrs dans la Grande-Bretagne 42
Maximien à Marseille : martyre de saint Victor 44
Maximien s'établit à Trêves : apaisement de la persécution en Occi-
dent 52
II. — Les Églises, le néopagaulsme et la philosophie.
Prospérité de l'Église en Orient 53
Grand nombre des chrétiens asiaticjues 54
472 TABLE DES MATIERES.
Pages-
Diocléticn prend des sentiments fav<)ral)les aux fidèles rJ6
Iniluence de sa femme Prisca et de sa fille Valeria ti6
Serviteurs chrétiens du palais !i~
Tolérance pour les magistrats clirétiens :i8
Fonctions municipales exercées par les fidèles (>0
Grande situation des évoques (i2
Nombreuses constructions d'églises (W
Ce mouvement est suivi avec plus de timidité à Rome (»4
Les pai)es profitent de la paix i)our agrandir les cimetières 60
Relâchement des mœurs clirétiennes : concile d'Illiberis 68
Dissensions dans les Églises d'Orient 71
Tentatives des païens pour amener les fidèles aux idées syncrétistes. 72
Efforts du néoplatonisme contre la doctrine chrétienne 77
Écrits et influerice de Porphyre 7"
CHAPITRE II.
L'kTABLISSEMENT de la TÉTRARCniE ET LA PERSÉCUTION DANS L'aRMÉE (29"2-302).
I. — L'établissement de la tétrarchlc.
Conférence des deux Augustes à Milan 81
Ils décident de s'adjoindre deux Césars 83
Conséquences politiques et religieuses de cette décision 84
Élection de Constance Chlore et de Maximien Galère 87
Nouveau partage de l'Empire 87
Vices et fanatisme païen de Galère 88
Douceur et tolérance de Constance 80
Activité guerrière des quatre empereurs 93
Activité législative : édit sur les mariages 93
Édit contre les manichéens 94
Souffrances du peuple 97
Édit de maximum 9î>
Réorganisation administrative 99
II. — La persécution dans l'armée.
Grand nombre des soldats chrétiens 101
Répugnance de quelques chrétiens d'Afrique pour le service militaire. 101
Influence sur eux des idées monlanistes 101
Le conscrit Maximilien refuse de servir 103
Il est condamné à mort 108
Pour quel motif il mérite le titre de martyr lOf)
Commencement des vexations contre les soldats chrétiens 111
On leur donne le choix entre un congé ignominieux et l'apostasie. . . 112
Quelques-uns sont mis à mort 112
TABLE DES MATIERES. 473
Fagcg.
Soldats martyrisés après l'expédition de Galère contre les Perses H4
Veturius cliargé de l'épuration de l'armée dans les États de Galère.. 117
Soldats martyrs en Mesie : Pasicrate et Valention 119
Le vétéran Jules 119
Nieandre et Marcien 124
La persécution dans les États d'Hercule : soldats martyrisés à Rome. 131
Les quatre cornicularii 132
Saint Sébastien 132
Autres martyrs militaires en Italie 133
Le centurion iMarcel à Tanger 134
Le greffier militaire Cassien 139
Emeterius et Chelidonius en Tarraconaise 141
Dioclétiense décide tardivement à molester les soldats chrétiensd'Asie. 145
Il les met en demeure de quitter l'armée ou de sacrifier 146
Mais il s'abstient encore de verser le sang 14G
CHAPITRE III.
LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION GÉNÉRALE (303).
I. — La pi*oiuulg:atiou de ledit et les événements de iVicomédie.
Galère à Nicomédie 150
Ses efforts pour décider Dioctétien à la persécution 130
Conseil privé lo2
Consultation de l'oracle de Milet 1»4
Dioclétien se résout à persécuter loo
Destruction de l'église de Nicomédie 156
Affichage de l'édit de persécution 138
Articles de l'édit ordonnant la destruction des églises et des livres
saints, interdisant les assemblées, dégradant ou privant de liberté
les chrétiens 158
Exemplaire de l'édit déchiré par un fidèle 161
Supplice de celui-ci 163
Premier incendie du palais impérial 163
Galère en accuse les chrétiens 164
Second incendie 166
Probablement imputable à Galère 166
Peur et colère de Dioclétien 166
Chrétiens de Nicomédie mis en demeure de sacrifier 167
Apostasie des impératrices ^68
Martyre d'eunuques et de chambellans 168
Exécution de l'évêque Anthime et de membres du clergé 170
Laïques mis à mort 171
Sacrifice préalable exigé des plaideurs 171
474 TABLE DES MATIERES.
II. — L'exécution de l'édll.
Pagc'H.
Date (le sa mise en vigueur dans les provinces orientales 173
Cyrille, cvê<iue d'Antioche, envoyé aux mines 174
Défections parmi les cliréticns de cette ville 174
Héroïsme du diacre Romain 17:>
Églises abattues en Asie 17«»
Leur destruction retardée en Galatic et en Tlirace 178
Bassus, gouverneur de Thrace, favorable aux chrétiens 179
Des femmes, à Tlicssalonique, cachent les Écritures 180
Martyre d'Agathopodc et de Théodule 181
La persécution en Occident 181
Constance Chlore fait abattre queUiues églises 183
11 n'inquiète pas autrement les chrétiens 183
Piquante leçon donnée à ses courtisans 184
Maximien Hercule exécute rigoureusement l'édit 18.%
Destruction des livres sacrés en Espagne 185
Destruction, à Rome, de la bibliothèque et des archives pontificales. 185
Confiscation des biens de l'Église romaine 188
Efforts des chrétiens pour sauver de la profanation les tombes des
martyrs 188
Parties de catacombes enterrées 190
Destruction d'édifices au-dessus des cimetières loi
III. — Les traditcurs.
Violence de la persécution en Afrique 192
Profanation des areae sépulcrales 192
Les Écritures livrées par de nombreux traditeurs 193
Procès-verbal de la perquisition faite dans l'église de Cirta 195
Faiblesse du clergé de Cirta, mêlée de quelque courage 202
Stratagème de Mensurius, évêque de Carthage, pour sauver la biblio-
thèque et les archives de son église 203
Blâme dirigé par lui contre les exagérés qui provoquaient inutilement
les persécuteurs 205
Héroïsme douteux de Secundus de Tigisis 206
Sage prudence de Félix d'Aptonge 208
Martyre de Félix de ïibiuca 210
Laïques martyrisés en Numidie 214
Conversion du rhéteur Arnobe 215
CHAPITRE IV.
LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).
I. — Les nouveaux édits.
Conversion de Lactance à Nicomédie 220
Écrit contre les chrétiens 220
TAULE DES MATIERKS. 475
Portrait de son auteur ûûX
Pamphlet d'Hiéroclès 2-il
Caractère de sa polémique 2-2â
Révolte de soldats à Antioclie 22?)
Sympathies des fidèles de Cappadoce pour le royaume chrétien d'Ar-
ménie 227
Un d'eux refuse le service militaire 229
MM'tyrc d'Hiéron et de trente et un chrétiens 230
Inquiétudes de Dioclétien hai)ilement excitées 230
Promulgation de deux édits contre les ecclésiastiques 231
II. — L'application des édits avant l'amnistie des vlcennalcs (303).
Le confesseur Donat 232
Quelques membres du clergé font défection en Palestine 233
Martyre d u lecteur Procoi)C 234
Courageuse résistance de nombreux captifs absous malgré eux 236
Martyre d'Alphée et de Zachée 23(J
Les chrétiens maltraités en Galatie 237
Datlanus persécute les chrétiens de toute l'Espagne 239
Osius de Cordouc confesse la foi 240
Arrestation de Valcrius, évoque de Saragosse, et du diacre Vincent.. 2M
ils sont transférés ù Valence 242
Exil de Valcrius 243
Vincent est mis à la torture 243
Dioclétien célèbre à Rome ses vicennales 246
Amnistie 247
Elle est étendue aux chrétiens 247
Exception pour Romain, étranglé à Antioche 248
Et Vincent, retenu dans la prison de Valence 248
Dioclétien, malade, (juittc Rome en décembre 249
III. — Reprise de la persécution après l'amnistie des vicennales (304).
Dioclétien fait route lentement vers l'Asie 250
Martyre de Vincent 250
Datianus essaie en vain d'anéantir ses reliques 232
Vénération pour les instruments de son martyre 253
La maladie de Dioclétien laisse toute puissance à Galère et à Hercule. 254
Les édits continuent à être appliqués 255
Bassus, préfet de Thrace, obligé de les mettre à exécution 255
Fermeture de l'église d'Héraclée 256
L'évêque Philippe abandonne les vases sacrés, mais non les livres... 257
Le diacre Hermès conduit l'assesseur du préfet au lieu où les uns et
les autres sont cachés 2.57
DilTércnces entre les sentiments des chrétiens d'Orient et d'Afrique.. 2r;8
Philippe et Hermès refusent de sacrifier 259
Adoucissements apportés à leur captivité 263
47G TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Nombreux chrétiens arrôlés à Al)itène et conduits à Cartilage pour
avoir tenu des assemblées 264
Date exacte de leur procès 267
Interrogatoire et tortures 267
Thellca 268
Dativus 270
Le prêtre Saturnin 272
Le lecteur Emeritus 273
Félix et plusieurs autres 274
Saturnin le jeune 27";
Victoire 276
Hilarien 277
Mort de ces chrétiens en prison 278
Autres fldèles d'Afrique arrêtés pour avoir célébré le culte 278
CHAPITRE V.
LE QUATRIÈME ÉDIT EN OniENT (304).
I. — Les martyrs de la iVIacédoIne, de la Pannonie,
de la ]\orlquc et de la Mésle.
Galère, véritable auteur du quatrième édit 282
Texte d'Eusèbe 282
Exécution de l'édit à Thessalonique 284
Interrogatoire d'Agathon, Agape, Irène, Cassia et Philippa 28^>
Eutychia gardée en prison à cause de sa grossesse 286
Suite de l'interrogatoire : Agape, Chionia 286
Agape et Chionia condamnées au feu 287
Nouvel interrogatoire d'Irène 287
Elle est condamnée au déshonneur 289
Sauvée, elle meurt sur le bûcher 290
Silence de l'auteur des Actes sur le sort des autres accusés 291
Martyre du prêtre Montan à Sirmium 291
Arrestation d'Irénée, évoque de cette ville 292
Vaines supplications de sa famille et de ses amis 2;)2
Son i nterrogaloire 293
Son martyre 294
Interrogatoire et supplice du lecteur Pollion, à Cibalis 295
Martyre de Vofficialis Florianus, à Lauriacum 298
Martyre du soldat Dasius, à Dorostore 299
Pénurie de documents sur l'exécution du quatrième édit dans les
États de Galère 3W
II. — Les martyrs de la Cillcie et de la Tlirace.
Maxime, gouverneur de Cilicic 303
Calliope cnicifîé à Pompeiopolis 304
TABLE DES MATIERES. 477
Piiges.
Taraclius, Probus cl Andronicus 304
Attitude nouvelle des accusés ctirétiens 30:i
Premier interrogatoire à Tarse 30(;
Second interrogatoire à Mopsueste 309
Troisième interrogatoire à Anazarbe 312
Les trois martyrs (!i)argnés par les bêtes de l'amphithéâtre 320
Puis égorgés 321
Les chrétiens recueillent leurs reliciues 321
Reprise du procès de Pliilippe et d'Hermès, à Héraclée, devant un
nouveau gouverneur 322
Leur interrogatoire 322
Interrogatoire du prêtre Sévère 323
Le procès est continué à Andrinople 32i
Observations sur le langage de l'évêque Philippe, différent de celui de
Tarachus et de ses compagnons 327
Philippe et Hermès brûlés vifs 328
Même supplice inlligé à Sévère 330
III. — Les martyrs de la Galatie et de la Cappadoce.
Arrestation de Victor à Ancyre 331
11 est exhorté par Théodote 332
Il meurt en prison , laissant une mémoire douteuse 333
Services rendus à l'Église par le cabaretier Théodote 333
Il retire de l'Halys les reliques du martyr Valens 333
Rencontre de chrétiens fugitifs 333
Arrestation de sept vierges à Ancyre 335
Elles échappent au déshonneur 336
Le bain de Diane et de 3Iinerve 337
Honteuse procession 338
Les chrétiennes noyées dans l'étang 339
Théodote et ses compagnons recueillent leurs corps 340
Théodote arrêté et interrogé 341
II meurt décapité 343
Stratagème du prêtre Fronton pour enlever ses reliques 344
Une chrétienne frappée de mort civile 346
Martyre de Julitta, à Gésarée de Cappadoce 348
IV. — Les martyrs de la Syrie, de la Phénlcle, de la Palestine,
de l'Égrypte, de la Thébalde et du Pont.
Chrétiens exposés aux bêtes à Tyr 349
Récit d'Eusèbe, témoin oculaire 349
Chrétiens immolés à Gaza 351
Martyre de Cyprien et de Justine 331
La persécution en Egypte 356
Texte d'Eusèbe 356
Histoire de Didyme et de Théodora 357
478 TABLE DES MATIÈRES.
Pnffcs.
Pitié des païens 3()0
Souffrances des chrétiens en Tliél)aïdc 3G1
Condamnations prononcées par le gouverneur Arrien 30:2
3Iartyre de Timothée et Maura 362
Cruautés exercées contre les fidèles du Pont 36«i
Les aïeuï de saint Basile s'enfuient dans les montagnes 36(>
Chrétiens fugitifs bien accueillis des Barbares 307
CHAPITRE VI.
LE QUATr.IJ;ME KDIT EN OCCIDENT (304).
1. — Les martyrs de Rome.
Manifestation populaire du 17 avril 304 370
Réunion du sénat et ordonnance de Maximien Hercule 371
Rescrits aux gouverneurs 372
Sacrifices exigés de ceux qui fréquentaient les marchés ou les fon-
taines 373
Martyre de Marc et Marcellien 374
Martyre de Castulus 374
Tiburlius 375
Gorgonius, Genuinus, trente soldats 37r>.
Pierre et Marcellin 37(i
Artemius, Candide, Pauline 377
Sotére 378
Noyades 381
Simplicius et Faustinus jetés dans le Tibre 382
Enterrés par Yiatrix dans la catacombe de Generosa 382
Sépulture de Vialrix, de Rufus ou Rufinianus dans la même catacombe. 384
Groupe de chrétiens du Laiium décapités sur la voie Salaria 38(>
Martyre de leur prêtre Abundius et de leur diacre Abundautius 387
Martyre de Basilla 38H
Mort du pape Marcellin, sa séjjulture au cimetière de Priscille 390
Vacance du siège apostolique 39i
Martyre de Cyriaque, Salurninus, Sisinnius, Apronianus, Smaragdus,
Largus, Crescentianus, Papias, Maurus , etc 393
Martyre de Timotliée sm
Sainte Agnès 391»
Son procès 400
Ss virginité miraculeusement préservée 402
Martyre d'Agnès ¥H>
Dévotion des Romains pour elle 408
Son tombeau et son cimetière 410
Martyre et sépulture d'Émérentienne 41(V
Le sceau de Turrania Lucina 411
Sainte Lucine 412
TABLE DES MATIERES. 479
II. — Les martyrs de l'Italie et de la Kliétie.
rages.
Jules et Monlanianus, à Pipenio 4i.''>
Valentin et Hilaire, à Surrena 417
Eutycliius, coufesseur, à Corncto 417
Secundus, Firmina, Félix, Grégoire, Fidence, Térence, en Ombrie... 418
Mart>re de Sabin. évêiiue d'Assise 419
Martyrs de la Campanie et de la Lucanie 420
Euplus, à Catane 421
Lucie, à Syracuse • 425
Jlartyrs du Picenum et de l'Emilie 42(J
Vital et Agricola, à Milan 420
Cassien, à Iniola 428
Martyrs de la Vénétie et de la Transpadane 430
Martyrs de la Sardaigne 433
Martyrs de Corse 433
La persécution en Rliétie : sainte Al'ra 435
III. — Les martyrs de l'Afrique et de l'Espagne.
Cruauté de Florus, président de Numidie 442
Les dies turificationis 443
Martyrs enterrés à 3Iastar 444
Cippes des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus, entre Kalama et Cirta... 444
Inscription de Sétif en l'honneur des martyrs Justus et Decurio 446
La martyre Digna, à Rusicade 446
Les martyrs de Mauritanie : le vétéran Typasius 448
Le porte-drapeau Fabius 431
Les martyrs de la province proconsulaire : 31a\ima, Donalilla et Se-
cunda, à Thuburbo 452
Crispine , à Tliéveste 4;)d
L'hymne quatrième du Péri Stephanôn 459
Martyrs anonymes à Saragosse 461
Caius, Crementius,la vierge Encratis, confesseuis dans la même ville. 461
Martyrs de Girone, Barcelone, Alcala, Cordoue 463
Sainte Eulalie, à Mérida 465
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
PLEASE DO MOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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BR Allard, Paul
I60ii La persécution de Diocletien
A52 et le triomphe de 1» église •
1900 2. éd., rev. et augm,
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