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EUGENE AUBIN
LA PERSE
d'aujourd'hui
— IRAN . MÉSOPOTAMIE —
I
AVEC UNE CARTE EN COULEUR HORS TEXTE
I
t Librairie Armand Colin
Paris, 5, rue de Mézières.
LA PERSE
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LIBRAIRIE ARMAND COLIN
EUGÈNE AUBIN
Lei Anglais au Indet et en Egypte. Un volume inriS
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tière du nord-ouest. — Ltle de Geylan. — Tableau de TÉgypte. — La i
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— Du Glaoui à Mazagan. — De Tanger à Fes. — Bou Hamara. — Le 1
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PERSE
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— IRAN. MÉSOPOTAMIE —
AVEC UNE CARTE EN COULEUR HORS TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
5, RUE DB Miziinas, S
1908
Droits <U rtprodactlon «t d» traduction riiervéi pour toui pays.
Pobliflhed November i8^, nineteea handred and eight.
PrÎTilege of copyright in the United States reserred,
under the Act approved march 8 1906.
by Max Lederc and H. Bomrelier, proprietors of Librairie Annand G
j)3^ys
PREFACE
La Perse était le dernier grand pays d'Islam
que je n'eusse point visité. Les circonstances m'y
amenèrent en juillet 1906 ; je le quittai dans les
premiers jours de juin 1907 ; mon séjour dans
r Orient Moyen avait duré un peu plus de dix
mois. A peine installé à Téhéran, j'entrepris
dans r Azerbaïdjan une tournée de sept semaines,
qui me conduisit autour du lac d'Ourmiah ; le
1^ mars 1907, je prenais la route du Sud vers
Ispahan et Bagdad; après avoir visité les villes
saintes du chiisme, je descendais le Tigre et
rentrais en Europe par le golfe Persique.
Ce livre contient le récit de ces divers voyages.
Bon nombre des chapitres qui le composent
ont été publiés dans le Journal des Débats; quel-
ques-uns parurent dans le Temps, la Revue des
Deux Mondes, la Revue du Monde Musulman et
le Bulletin du Comité de VAsie Française.
Aubin. — La Pêne, a
235
II PRÉFACE
Si la monotone traversée de l'Iran pèch
parfois sous le rapport du pittoresque, elle em
prunte un véritable attrait à l'étude des peuple
iraniens, également favorisés par la nature (
par l'histoire... Les ruines de Persépolis dater
des Achéménides ; les rochers, sculptés dans 1
montagne, gardent le souvenir de Darius, d<
Sassanides et de Tamerlan; sous leurs enveloppi
de faïence, les mosquées et les tombeaux t
moignent du martyre des Alides et de la sple:
deur des Séfévis. Sur l'immense plateau dése
tique, l'Islam a greffé au vieux tronc mazdé<
une religion spéciale, faite à l'usage de la nouvel
nationalité persane, en même temps qu'une c\
ture si rare et si délicate qu'elle réussit à impi
gner la civilisation musulmane toute entière. M;
gré la déchéance des deux derniers siècles, il exis
toujours un Roi des Rois, installé par une tri]
turque sur le trône de Cyrus. Téhéran a rempla
leâ anciennes capitales de Tauris, Ispahan
Chiraz. Aux jours de cérémonie, le demi-di
Kadjâr s'y révèle à la foule dans l'éclat c
diamants et des pierreries. Les migrations
peuples, les morcellements de tribus, l'expl
tation de la piété publique ou de la superstiti
populaire ont fait émerger une aristocratie pu
santé, à la fois civile et religieuse. La Perse t
vaille pour une poignée de grands seigneu
PRÉFACE lU
d'une richesse considérable et d'une extrême
distinction de manières. Les mollahs de l'Iran ont
inventé les systèmes de théologie les plus subtils,
les philosophies les plus hardies ; les confréries
de derviches ont raffiné les doctrines soufies, en
introduisant dans notre Orient la pensée de
rinde. Dès le moyen âge, la poésie, le roman
persans avaient produit leurs plus belles œuvres.
Les héros du poème de Firdousi continuent à
peupler la légende iranienne; les gens de Chiraz
persistent à vénérer les tombeaux de Sa^di et
de Hafiz; la jeunesse s'en tient à la science de
vie, qu'ils ont enseignée dans leurs vers... Au
fond des couvents de l'Asie Mineure, les der-
viches tourneurs s'agitent au rythme du Mes-
néut La race, formée par de tels maîtres,
garde une prodigieuse élégance d'esprit, une
intelligence facile, une réelle douceur de penser
et de vivre, une immoralité qui s'affiche et un
abaissement de caractère, trouvant son excuse
dans une séculaire habitude de la servilité. La
grandeur d'un lointain passé, le charme étrange
du présent, ont éveillé les talents innés dans la
masse des voyageurs : diplomates, officiers, mis-
sionnaires, commerçants et archéologues, qui se
succédèrent en Perse depuis le xvii® siècle. Plu-
sieurs d'entre eux ont laissé des noms célèbres :
sir John Malcolm et James Morier, parmi les
IV PRÉFACE
Anglais; Chardin et le comte de Gobineau, para
les nôtres. Si bien que la littérature relative
riran est d'une extrême abondance et porte su
les objets les plus divers.
Le hasard voulut que mon séjour en Perse ai
coïncidé avec des événements considérables : 1
mort ed Mouzaffer-ed-Din Schah, Tavènement c
Mohammed 'Ali Schah marquèrent la fin d'ur
autocratie remontant à l'aurore des temps ; 1
révolution persane inaugura le régime const
tutionnel. En même temps, les négociations reL
tives à l'arrangement anglo-russe préparaien
sur le terrain international, une meilleure chan<
d'avenir à la Perse, dont elles garantissaiei
l'indépendance, en cherchant à la préserver c
conflits futurs entre les rivalités voisines. J'ai c
la bonne fortune de pouvoir suivre de très pn
la série d'incidents qui se sont déroulés, en 19(
et 1907, à travers tout l'Orient Moyen, — en
provoquant les bouleversements les plus imprévi
pour ceux qui n'avaient point observé, sur 1
lieux mêmes, la transformation des idées. Su
cessivement, j'ai vu l'esprit nouveau envah
les principales villes de la Perse : d'abord,
capitale ; puis Tauris, Ispahan, Kermanchî
et Chiraz. Sous une poussée presque inse
sible, sans heurt, sans secousse violente, s'effo
drait la vanité des pouvoirs existants; i
PRÉFACE V
commencement de liberté s'établissait sur leurs
ruines.
Mon trop court séjour en Perse ne m' ayant
point laissé le loisir d'entreprendre sur ce pays
une étude méthodique, j'ai dû me borner à le
dépeindre tel qu'il m'était apparu tout le long de
ma route et par le fait des événements survenus.
A la lumière des incidents de chaque jour, je me
suis efforcé de faire ressortir le caractère durable,
avec les tendances actuelles de l'Iran.
De nombreuses complaisances m'ont permis de
recueillir les notes nécessaires à la rédaction de ce
livre. Mohammed Dja'fer Mirza* a bien voulu
m' accompagner dans tout mon voyage et me ser-
vir d'interprète; je dois à sa connaissance des
choses persanes une multitude d'indications.
C'est un Kadjar, issu de la famille régnante; son
propre grand-père, le Prince Roukn-ed-Dowleh,
fils de Feth-Ali-Schah, fut gouverneur de Mechhed
et Kazvin; lui-même est rentré dans le commun
par l'effet des générations et se trouve mainte-
nant au service de l'administration des douanes.
Les Français établis en Perse m'ont aidé de leur
expérience; je dois spécialement mentionner
MM. Nicolas, aujourd'hui consul à Tauris,
et de Rettel, qui se sont succédés comme
1. Le mot Mina, placé avant le nom propre, indique un homme
cutUvé, instruit. Placé après, il désigne un prince de maison régnante.
VI PRÉFACE
premiers interprètes, Mirza Ibrahim Kha
interprète indigène de la Légation de France
Téhéran. De même, M. Joseph Richard Khan, i
Français musulman, né d'une mère persane
mieux placé que'quiconque pour servir d'interm
diaire entre la recherche européenne et la socié
orientale. Seyyed Djemal-ed-Din, qui prêcha
révolution dans les mosquées de la capitale, s'(
prêté à de longs entretiens sur l'organisation (
Chiisme etl'évolution del'idéelreligieuseenPerî
— tous sujets qui sont le fondement même d'u
étude sur le mouvement actuel. Un autre pi
dicateur de Téhéran, MoÙah Nasroullah Beheà
(le paradisiaque), Mékk-ol-Moutékellémin '
roi des prédicateurs) m'a prodigué les détails s
le culte spécial à l'Iran. Nizam-os-Saltaneh,al<
gouverneur général de Tauris, m'a fourni de pi
cieuses indications sur les tribus de l'Azerbaî
jan; les diverses autorités m'ont volontiers n
seigné sur leur domaine propre. Mollahs
derviches se sont montrés prodigues de réc
et de légendes ; les gens du métier m'ont pa
de la musique et de la danse; Iqbal-ed-Dowl<
qui possède à Téhéran le plus bel équipage, n
décrit l'élevage des faucons; Mo*în-é-Boka
taziés de la cour, dont il est le metteur en scèi
Je dois remercier, en outre, M. Lucien Bouv;
bibliothécaire de la Société Asiatique de Pai
PRÉFACE Vil
qui a bien voulu revoir les orthographes per-
sanes, contenues dans ce livre, et M. G. Hutin,
géographe-adjoint du ministère des Affaires
Étrangères, qui a dressé la carte ci-jointe.
La vieille Perse achève de mourir ; une nou-
velle est en train de naître. L'avenir dira si la
révolution persane est capable de créer dans
rOrient Moyen un état de choses définitif. Seuls
parmi les musulmans, les Persans ont l'avantage
de former une nation compacte, douée des plus
éminentes facultés naturelles. La déformation
chiite de l'Islam, l'évolution des sectes issues du
soufisme y peuvent faciliter le progrès des ré-
formes. La race est patriote et sent vivement
l'opportunité de l'heure actuelle, où le consen-
tement des puissances intéressées, paraît favo-
riser la constitution d'un tampon solide entre
les ambitions atténuées des empires de l'Asie.
La révolution persane, qui dure déjà depuis
deux années, se prolongera, sans doute, longtemps
encore. Le temps n'est plus des bouleversements
rapides et l'évolution de l'Orient Moyen devra
se faire aussi lente que celle de la Russie, dont,
par la force des choses, les destinées réagissent
sur les siennes» Le libéralisme persan est né dans
un groupe restreint de mollahs philosophes et de
gens cultivés, mis en contact avec l'Europe;
l'appel, qu'ils ont fait à notre culture, leur attire
VIII PRÉFACE
naturellement les sympathies françaises. Ils oi
à réaliser de longs efforts pour acquérir le mani
ment utile de la liberté, pour en inspirer le goî
aux masses indifférentes. Il leur faut être d
éducateurs de leur peuple, autant que des réf o
mateurs de leur gouvernement. Le mouveme:
initié par eux se développera plus ou moi]
rapide, selon qu'il sera loisible au Souverain <
le favoriser ou de le retenir. Mohammed Ali Schî
est intelligent et énergique; il doit être patrio
et désireux du bien public; il a, depuis son av
nement, traversé des heures difficiles, causé
par la rivalité persistante des agents anglais
russes, malgré l'arrangement intervenu entre 1
deux gouvernements. Puisse-t-il, par une enten
équitable avec son peuple, par un juste équilib
entre les deux influences extérieures qui s'il
posent à lui, réussir à assurer dans son royaur
l'établissement durable du système constitutio
nelt
LA PERSE D'AUJOURD'HUI
I
SUR LE CHEMIN DE TAURIS
De Kazvin à Tauris. — Affectation d'un village aux dépenses
de Cour. — La propriété en Perse* — L'organisation des
villages. — Le grand chemin des invasions mongoles ; le
dialecte turc azéri, — Le caravansérail d'Hoséinabad. —
Dans la vallée de TAbbar-Roud; Soltanieh.' — La province
de Khamseh. — Zendjan. — Les caravansérails de Schah
«Abbâs. — La poste per^ne ; le tchapar-khaneh d'Akmézar.
— Pèlerinage à Kerbéla ; le conducteur des pèlerins. —
Le pont de la Jeune Fille. — Passage du Kaplan Koh. —
La tribu des Chaghaghis. — Mianeh. — Le district de
Garmaroud : les villages et leurs propriétaires. — Arrivée
à Tauris.
Septembre 1906.
De Téhéran * à Tauris, 96 farsakhs* (576 km.). Jus-
qu'à Zendjan, c'est-â-dire jusqu'à mi-route, la poste
1. 114kiL de Téhéran à Kazvin. La route est fort monotone à travers
la large plaine, et ne se resserre qu'au passage du Kéredj. — Les
villages sont rares ; les tentes de nomades nombreuses. La ville
de Kazvin est dans le plat pays, entourée d'arbres et de vignobles.
De son enceinte flanquée de tours, émergent le dôme de la mosquée
Royale et le tombeau de Schahzadé Hoséin. Avant que Schah «Abbas
eût transporté à Ispahan la capitale des grands Sophis, elle fut,
au xvi« siècle, le siège de la puissance séfévie ; leur palais subsiste encore
et sert d'habitation au gouverneur. Des commerçants persans <it
arméniens exportent vers la Russie les cotons et les fruits du Nord de
la Perse.
2. Un farsakh vaut à peu près 6 kilomètres.
Aubin. < — La Perst, l
2 LA PEKSK D AUJUURD HUI
est organisée pour les voitures ; au delà, il faudra!
aller à cheval. Mais le chemin étant à peu près ca]
rossable, les cochers de Tauris font couramment ]
voyage avec leurs propres chevaux, à raison de 60 k
lomètres par jour. Un contrat est dressé : deux vo
tures, huit chevaux, coût : 250 tomans S dans un dèl
maximum de douze jours, sous déduction de lOtomai
par chaque vingt-quatre heures de retard. Après avo
apposé son cachet sur Tacte, de ses mains rougies s
henné, notre cocher Méchhedi^ Dadache le rem
en une petite bourse de cachemire blanc à palm
bleues, où reposait une amande magique. Les dei
femmes survivantes, des cinq qu'il a épousées, ci
soumis l'amande à une préparation certaine» en vi
d'assurer l'accroissement de la fortune conjugale.
Il est stipulé que nous ne pourrons emporter pi
de 50 batmans ^ de bagages ; et c'est là peu de choi
s'il faut se munir de lits de camp, de matériel de taH
et de cuisine, de conserves, surtout d'eau des sourc
du Caucase (Narzan et Borjom), afin d'éviter les eai
malsaines, qui sont cause de fièvre.
Septembre est un bon mois pour parcourir la Perî
Lies chaleurs extrêmes de l'été sont déjà passée
matinées et soirées sont fraîches ; les gens des hau
plateaux commencent à revêtir leurs casaques
feutre ou de peau de mouton; seules, les premièi
heures de l'après-midi restent lourdes.
Le 9 septembre, au matin, nous quittons Kaz\
1. Un ioman vaut un peu moins de 5 francs ; il confient 10 kr
et chaque kran 20 chahis.
2. Le qualificatif de Méchhedi s'applique à tous les pèlerins
Méchhed ; Kerbélahï, à ceux de Kerbéla.
3. Un hatman de Téhéran vaut 2 Jdlos 970 ; 100 batmans font
kharvar*
SUR LE CHEMIN DE TÀUniS 3
par la porte de Zendjan. Une fois sortis des vignobles
et des vergers de pistachiers, nous suivons le télé-
graphe indo-européen, qui, par Tauris et Djoulfa,
va se raccorder aux lignes russes. L'immense plaine
terminant au liord-ouest le plateau d*Iran est
unie et pierreuse, les montagnes se perdent dans la
brume. Plusieurs villages fortifiés, dont les murailles
forment des carrés flanqués de tours. Les canaux
d'irrigation passent sous terre; une série de mon-
ticules, creusés de regards, indiquent la direction
des eaux ; plus bas, une ligne d*arbres marque le
cours de l'Abbar-Roud.
A 36 kilomètres de Kazvin, sur une petite éléva-
tion, le gros bourg de Sîah-Déhan (la Bouche Noire).
Les maisons sont en briques crues, recouvertes avec
un mélange de terre battue et de paille hachée. Les
toits des granges et des bâtiments d'habitation sont
plats ; ceux des étables comportent de petits bossel-
lements, percés au sommet pour donner du jour.
Aucun minaret. Les rues étroites; les principales
traversées par un fossé, qui sert, pendant la saison
pluvieuse, à l'écoulement des eaux. — L'instabilité de
la terre battue donne à l'ensemble des constructions
le même aspect de ruine, habituel aux aggloméra-
tions des plateaux de la Perse. Faute d'irrigations,
les gens de Siah-Déhan n'ont point d'arbres ; la
petite ville, dénuée de verdure, tranche à peine sur
la tnnte grise du sol. 2.000 maisons, 10 mosquées,
8 bains, 80 boutiques, 4 caravansérails ^ L'impôt
1. Les annalistes de TOrient ont coutume d'apprécier Timportance
d€s agglomérations par le nombre de maisons, bains, mosquées, bou-
tiques, «te. C*est aussi Tusage administratif. î\ va sans dire que les
citifirês fournit par les autorités n-offrent que des garanties |rés
relatives d'exactitude.
4 LA PERSE d'aujourd'hui
annuel s'élève à 2.000 tomans en espèces, 1.000 kha:
vars ghallé, c'est-à-dire de blé et d'orge, et 456 ba
mans de paille hachée.
Le village est khalisé et fait partie du domain
Il revient à Vabdar bachi, Enxin Hazret, pour h
dépenses, en thé, café, sucre et sirops, de la maisc
royale. Afin de surveiller ses ii^térêts, le bénéficiai
installe à Siah-Déhan un moubacher, qui lui en tran
met les revenus, augmentés d'envois réguliers (
moutons, poulets, beurre, etc.. ; de son côté, c
intendant réalise, bon an mal an, quelques millie
de tomans de bénéfice. Ceci posé, le village agit à
guisç. Emin Hazret est débonns^ire et n'insiste poi
pour maintenir un intendant trop rapace, expulsé p
les paysans; ceux-ci élisent librement leur /rAe//rod(z
leurs rich'Sefids (barbes blanches), le maire et 1
notables, chargés de l'administration et de la justi
locales.
L'organisation de la propriété est à peu près ui
forme dans toute la Perse. Bien que certains villa{
appartiennent en propre aux paysans S la plupi
sont simples cultivateurs destinés à travailler la tei
pour le compte d'autrui. En règle générale, le sol <
aux grands de ce monde, au domaine royal, aux f onc
tions pieuses, aux anciennes familles, dans les part:
du pays où elles se sont maintenues. Chez lesPersai
la richesse acquise est toujours placée en biens-fond
le nouveau riche se hâte d'acheter les villages, que 1
vicissitudes du sort feront passer en des mains ne
velles. Les moindres valent 5.000 tomans; il en est q
1. Les villages ra^yelis, appculenant aux paysans, sont as
nombreux dans rirak-Adjemi, plus rares dans le Nord delà Pe
et dans TAzerbaldJan.
SUR LE CHEMIN DE TAURIS 5
coûtent 100.000 et même davantage. La grande pro-
priété est la règle la plus générale. Les principaux du
pays disposent de nombreux villages et de milliers
de paysans.
L'établissenlent ancestral, le hasard des invasions
ou des déplacements de tribus a fixé la population.
Le propriétaire du village construit et répare les
maisons en terre, qu'il met gratuitement à la dispo-
sition de ses paysans. Si quelque cultivateur préfère
édifier sa propre demeure, il en doit solliciter l'auto-
risation ; mais il n'en reste mattre que pour un délai
convenu, généralement une dizaine d'années. Â
moins que permission n'ait été donnée à quelques
habitants de les bâtir eux-mêmes, le propriétaire
loue à des tenanciers les boutiques, bains, kahvékhâ-
nés (cafés), caravansérails et moulins du village. Les
vergers et jardins font l'objet de baux spéciaux à
trois et cinq ans. Quant aux terrains avoisinants, ils
sont répartis par lots entre familles de cultivateurs,
selon les possibilités de chacune : une moitié devant
être alternativement cultivée et l'autre rester en
friche. Les modifications s'effectuent à l'automne,
avant les premiers labours. Une part de la récolte
revient au propriétaire, selon les conventions inter-
venues. — plus grande s'il a dû fournir les se-
mences et le cheptel. Il reçoit, d'ordinaire, le tiers
sur les terrains irrigués, le cinquième ailleurs. Une
fois la moisson; achevée, le blé et l'orge séparés de la
paille, les grains sont pesés et les parts déterminées.
Le cultivateur est envisagé comme ayant, jusqu'à
un certain point, possession de la terre à lui confiée;
la succession de chaque lot veut être réglée comme un
héritage ordinaire ; à défaut d'héritier, il est attri-
6 LA PERSE d'aujourd'hui
bué à quelque nouvel habitant ou vient accroîtra
le lot d'une autre famille. Le bétail pâture en plains
ou sur la montagne, aux soins de pâtres profession
nels, appointés par le village. Si l'agglomération esi
assez importante, elle comporte plusieurs échoppe:
fournies de cotonnades, thé, savon, sucre, bougies
tabac» allumettes, fruits et grains.
Autour de la mosquée élevée par le propriétaire
gravite, en nombre démesuré, la gent religieuse de
moUahs et seyyeds, chargés du culte, de l'enseigne
ment, de la justice et derhospitalité. Les uns se rému
nèrent par une taxe sur les successions, les autre)
touchent le quint, prévu par le Goran et les traditions
en vue d'assurer la tranquille existence des descen
dants du Prophète. Les paysans ne montrent aucune
répugnance à entretenir leur fainéantise.
Tout ce qui touche à Texploitation des terres di
village relève de l'intendant, assisté du maire, ht
répartition et la perception des impôts sont choseï
du maire seul ^. Après la récolte, celui-ci recueille h
mâliât en espèces et en nature; il en remet le produit
contre reçu, au cavalier envoyé à cet effet par h
percepteur, le moustofUmâliât de la province. En outn
de l'impôt, le village doit fournir soldats et cavaliers
s'il est situé -sur une grand'route et, partant, res
ponsable de la sécurité du passage, il y joint dei
karasouran$9 chargés de la pdice. Ces hommes
restent à la disposition du gouvernement, sont munif
d'armes et d'uniformes et dispensés de toute taxe.
A partir de Kazvin, la population iranienne dis-
1. La reparution de rimpôt ùiïlére selon les localttés ; eUe porte
habituellement sur la terre labourable» les maisons, le bétail et les
ti*avaUI«ur«.
SVn hM CHEMIN DE TAUKJS 7
parait m»wsibieme»t, pour faire place aux Turcs.
Ce fut le grand chemin des invasions mongoles,
qui, longeant le pied de r:^}l)ourz, envahirent
r Azerbaïdjan et le sud du Caucase, où elles se super-
posèrent aux Persans, au^ Arméniens et au résidu
turc antérieur, laiMé par la venue des Seldjoukides,
Dans la vallée de TAbbar-Boud, les Tates * furent
pénétrés par les Mongols et turquifiés : seuls, quelques
villages ont conservé la langue persane* La nomen-
clature géograpidque devient un mélange de mots
turcs et pinrsans. Nous entrons dans la zone du dia-
lecte tuFca2eri,parléàTauris,Erivan, TiflisetBakou.
Au delà de Siâh-Déhân, nous totverscms la chaus-
sée à péage que le gouvernanent russe est en train
d'établir entre Kazvin et Hamadan, puis une plaine
rocailleuse, où le vent soulève des flots de poussière.
La vallée de TAbbar^Roud se resserre, entre deux
lignes de montagnes paraUMes. Hos^abad est une
ferme fortifiée, habitée par une centaine de paysans ;
le ruisseau voisin irrigue de(s vignobles, des cultures de
sainfoin et de ricin. Un caravansérail est en bordure
de la route. La propriété reste indivise entre la fille
et les quatre fils héritiers de feu Borhân-ed-DowIeh \
— l'argument de TÉtat, — dont le frère Nizâm-os-
1. On app«Il9 TiUe9 ou Tùi^jiks -^ (cultivateurs) — les populations
iraniennes sédentaires, par opposition aux nomades.
2. La marque la plus hebituèUe de la distinction cimsiste, chez les
PeiMfts, dans l« Idfoft, concédé f^iur le Sciiah, qui «e substitue au
nom primitif. t.e personnage favorisé devient la Grandeur, la Force,
la Siiïeiideiir, e«c... de la Souveraineté (Sa22aneft), de rÉtat(l>oiiiZe/i),
du RoyaiMie Oiolky, du pays <CMein42e&), du ministère {Véiâreh)
etc., etc.. — Dans une même famille, il est fréquent que les divers
membret déelinavt la mima tttra. Le pronf «r «et le soutien de la dynas-
tie; le deuxième de l'jâtat... et ainsi de suite ; les fus héritent souvent
du titre patemeL Les titres contenant le terme SaUaneh sont généra-
lement ^eosidéréi comine lee plup honorifiques.
8 LA PERSE D'AUJOUROHUI
Saltaneh est actuellement gouverneur général c
FAzerbaïdjan. Chacun des enfants a hérité, selon 1
loi coranique, la fiUe d'une part simple, les fils d'ur
double part. En ce moment, deux des fils résidei
à Hoséinabad où ils occupent le bâlâkhâneh, l'éta^
supérieur du caravansérail : l'un, Moudjîr-ed-Dowk
(le refuge de l'État), n'a pas été en Europe et ne par
aucune langue étrangère ; l'autre, le dernier de
famille, Mohammed Khân, approche de sa vingtièn
année. Il vient d'achever ses études à VOberrec
schule de Charlottenbourg et y a bien appris le frai
çais ; il Compte suivre maintenant des cours d'agi
culture pour prendre, dans quelques années, la ge
tion du bien familial. Les deux frères ont pour hô
un vieux propriétaire de Kazvin, Mirza ''Ali ''Ask
Chahidi : CMiidi veut dire « martyr », et ce surno
fut donné, en signe d'honneur, à la famille d'i
moUah considérable, assassiné lors de l'agitatic
Babie. A eux trois, ils représentent les phases divers
de la transformation rapide que subit la Per
actuelle. Mîrzâ "AK est un Persan de l'ancien régim
il porte toute sa barbe, les cheveux rasés sous
haut kolâh d'astrakan et les longues robes du viei
temps. Moudjîr-ed-Dowleh a déjà un col, une redi
gote grise à plis et un bonnet de feutre noir, en forn
de fez : sa figure est rasée. Quant à Mohamm(
Khân, il est habillé comme nous autres. Après
coucher du soleil, les domestiques placent une toi
cirée, puis une nappe sur les tapis du plancher;
repas se compose de riz, de ragoûts, de fruits
de laitage; des morceaux de fromages sont pr
sentes sur des feuilles d'oignon. Tout autour, h
convives agenouillés mangent avec leurs doigts.
Stm LE CHEMIN DE TAURIS 9
Une succesâon ininterrompue de villages, ombra-
gés de peupliers et de saules, au milieu des vignobles,
remonte le cours de l'Âbbar-Roud : Kirveh, Ché-
rifabad, Khorremdéré, Hidedj, Nasirabad, Saïn-
ghalè. La plupart de ces villages appartiennent au
prince héritier ; les deux derniers furent offerts en
cadeau, lors de son mariage, à la femme du Véli'^hd
par un groupe de hauts dignitaires de la Cour.
Sauf pour le millet, la moisson est achevée. Des
tas de paille dorée s'amoncellent au devant des vil-
lages. Les gerbes ont été écrasées sous les pieds des
bœufs, tirant un rouleau de bois hérissé de pointes ;
la fourche a fait envoler les poussières ; les grains
sont séparés au tamis. Avant d'être engrangée, la
récolte jaunit au soleil. Les broussailles, coupées sur
les terres en friche, les galettes de fumier, préparées par
les femmes, s'empilent sur les terrasses des maisons
pour le chauffage de Thiver. Cette année, les prix
sont bons ; le raisin, principal produit du pays, se
vend 16 tomans le kharvar; le blé 14, le sainfoin, qui
donne trois coupes annuelles, 4. Les labours d'au-
tomne ont déjà commencé, défonçant avec une charrue
de bois, traînée par une paire de bœufs, la plus grande
partie des terrains cultivables ; car on sème surtout
des blés durs. Point de herse pour briser les mottes
de terre. Les paysans se servent d'une bêche, au man-
che de laquelle une corde est attachée ; un homme
l'enfonce, un autre la soulève, en tirant sur la corde ;
et ce mouvement suffit à remuer le sol. Le bétail
— bœufs, moutons et chèvres — pâture dans les
chaumes. Pendant le jour, les chameaux se répandent
à travers la campagne et les conducteurs de caravanes
campent auprès des charges, alignées au bord de la
10 LA P»R«I5 D'AUJOUHD'HUI
route. Tout le long de Tannée, de« Kurdes, veaus de
montagnes lomtaines, conduisent au marché di
Téhéran leurs troupeaux de moutons.
Plus haut, la vallée se dénude ; quelques viUagei
ont trouvé sur les pentes arides assez d'eau pou]
entretenir un peu de verdure. Voici le caravansérai
de Hasanabad^ et, à plus de 2.000 métrés d'altitude
le seuil à peine perceptible, séparant le versant di
plateau d'Iran des rivières qui, par le KizU-Ouzen
s'en vont à la Caspienne. On aperçoit toute la plaia<
de Soltanieh, où, par delà les champs de ricin, di
millet et de sainfoin, se dresse la haute coupole, sow
laquelle reposait naguère Schah Mohammed Khoda
bendeh.
Ouldjaïtou Khan, qui régna de 1304 à 1316, soixi
le nom de Khodabendeb *^ (le servitrar de Dieu) —
fut le huitième souverain de la dynastie mongole
issue de Gengîs Khan. Abandonnant les vieilles capi
taies de Tauris et Méragha, il s'établit définitivement
à Soltanieh, où ses prédécesseurs se bornaient i
faire leur campement d*été. Le premier jour de l'année
705 de l'Hégire, c'est-à-dire en juillet 1305, disent les
annalistes persans, les constructions commencèrent
en quarante jours, la coupole de la grande mosquée
était achevée. Le xiv^ siècle n'était point terminé qu<
Tamerlan détruisait la capitale et balayait la dynastie
Le village actuel de Soltanieh s'est élevé sur leâ
ruines de cette splendeur passagère : un pauvre vil-
lage de 500 maisons, dépendant du domaine royal :
il occupe une élévation légère au centre de la plaine
nue et se groupe autour du tombeau de son fonda-
teur. La niosquée est une énorme construction de
briquen «uites, gardant sur plusieurs points son
SUR hE CHEMIX PE TAUIUS 11
revêtement de faïence : en bas, un carré à angles
coupés» surmonté d'un octogone» puis d'une coupole»
qu'entourent huit petits minarets. De l'intérieur»
il ne subsiste rien ; les tombeaux de Khodabendeh
et de son fils Abou Seyd ont disparu.
Les m<dlahs du village gardent encore la mémoire
du fondateur de la mosquée grandiose où» de tout
le pays» les gens venaient à la prière. U n'y avait
alors que des sunnites dans cette région 4e l'Iran.
Quand survint un mollah d'Ispahan» Mollah Hoséin
Kâchéfi (celui qui pénètre li^ secrets divins); le
roi mongol» qui venait de répudier, pour la tm-
sième fois» une femme aimée et d'humeur fontasque»
désirait la réépouser une quatrième. Or» pour^ce faire»
la loi sunnite ne possédait jdus de ressources. MoUab
Hoséin sut exposer à temps les mérites du chiisme»
plus libéral en pareille affaire» et guider la con-
science souveraine. Le saint homme qui réussit ainsi
à procurer à la Perse l'un de ses premiers princes
chiites» est vénéré dans un imamzndé ^ voisin du
village.
De tels souvenirs rendent à illustre la plaine de
Soltanieh que Feth'^Al! Schah y voulut avoir un palais.
A un kilomètre de la mosquée» auprès du village
de Ghalè» se t|:ouve une esplanade plantée de peu-
pliers et de saules; deux terrasses superposées
conduisent au sommet d'un petit monticule; un
pavillon» ouvert sur les quatre côtés» orné de vers
en l'honneur du Schah, donne vue sur tout le pays;
par derrière, s'étendaient les habitations royales.
Feth'Ali Schah venait y passer chaque été» tandis que
1. Imamxadi, flii d'imam : 1m tombeaux saints, lc« Kmibbas de la
Vmê §Qnt gÉBénOimiat détlsnAt tout ce uom.
12 LA PERSE d'aujourd'hui
son armée campait dans la plaine. Âmédée Jaube
Ty suivit en 1806. Aujourd'hui, tout est ruines.
Au sortir de la plaine de Soltanieh, la vallée de
rivière de Zendjan se creuse et se resserre. A Dize
les jardins commencent et se poursuivent, de faç<
presque ininterrompue. La route est remplie d*ân<
chargés de récipients en bois, pour apporter les frui
en ville. Les maisons de Zendjan descendent jusqu's
bord de la ravine, où la rivière coule dans la verdui
La ville a 30.000 habitants, et, du dehors, le mêr
aspect que les villages : une masse grise, d'où si
gissent quelques arbres et le dôme en faïence d*i
imamzadé.
Le bazar est fort important ; ses longues galeri
serpentent au milieu de la ville; chaudronnie
couteliers, orfèvres expédient dans tout le pa^
Les négociants fournissent le Guilan de farine et
beurre ; ils exportent en Russie du coton et des fru
secs. Le coton prend la voie de Mendjil et Recl
les fruits secs celle d'Ardébil et Astara. Ils achète]
à Recht, le sucre, le pétrole, les bougies, la faïence
et la verrerie ; à Ardébil, les fers et la quincailleri
à Téhéran, les cotonnades russes ; à Tauris, les draps
soieries venus d'Europe, les cotonnades anglaise
à Hamadan, les cotonnades de l'Inde. Ces gens c
des correspondants dans les principaux villages
vendent aux petits détaillants de la province,
sont tous musulmans ; point de juifs ; trois ou qua'
Arméniens.
Au devant de la grande mosquée, construite p
un fils de Feth •^Alî Schah, qui fut gouverneur de
ville, se trouve le palais du gouvernement, Dâr <
Hokoûmeh, Les cours, les appartements, les écuri<
SUR LE CHEMIN DE TAURIS 13
les cuisines sont vides. L'ancien gouverneur, un neveu
du Schah, Djelal-ed-Dowleh (la gloire de l'État),
vient de quitter son poste, après quelques mois seule-
ment d'exercice. En attendant la venue d'un nou-
veau titulaire, un riche propriétaire du pays, homme
déjà âgé, Asad-ed^Dowleh (le lion de l'État), admi-
nistre la province, en qualité de sous-gouverneur. Au
caravansérail de Yengui Imam, entre Téhéran et
Kazvin, nous avions rencontré le prince, qui rega-
gnait la capitale ; grand et fort, la moustache courte,
il approche de la quarantaine et parle convena-
blement le français. Il était accroupi dans une
chambre haute, en compagnie de son secrétaire et de
son médecin, Mirza Taghi Khan, qui a étudié à Mar-
seille. De grands plateaux, remplis de raisins, de
melons et de pastèques, avaient été déposés sur le
plancher par le respect du village. Sur le balcon, un
domestique, tenant un faucon favori, lui donnait
à manger un morceau de viande crue. Pendant ce
temps, tout le train de la maison princière défilait sur
la route, fourgons de bagages, cavaliers, ferrachs S
gholams^ pichkhedmets, chaiers^ mehters, femmes,
mignons, eunuques, mollahs et seyyeds.
Bien que le Khamseh' soit une «petite province »,
ne possédant aucune autre ville que son chef-lieu,
Zendjan, elle est néanmoins fort peuplée — 250 ou
300.000 habitants — (aucune statistique n'existe
en Perse ; les estimations des autorités manquent de
précision), divisés en 18 districts (belouks). Les gens y
1. Les ierrachs sont les « étendeurs de t^pis » , les gardes ; les
ghoUuns, les courriers ; les pichkhedmets, les domestiques de r intérieur
de la maison; les mehlers, les palefreniers.
2. Le Khamseh tire son nom des cinq villes, qui se trouvaient
naguère sur son territoire.
14 LA PERSE d'aujourd'hui
sont de langue et de race turques» appartenant à la
nation des Turcs Djagàtaï, qui suivit la fortune
d'HouIagou, fondateur de la dynastie mongole. En
les rendant sédentaires» le temps a détruit che2 eux
la primitive organisation des tribus, le souvenir
même s'en est perdu et ils se sont fondus avec les
Tates, pour devenir de simples r(tyat Quelques
groupes de Schah-Seven et une tribu Talech du Guilan
sont les seuls nomades de la province. Presque tous
les villages sont entre les mains de grands seigneurs,
habitant Tauris ou Téhéran, gens d'influence, qui
gênent le gouverneur aux entournures, rendent son
autorité moins lucrative et, par voie de conséquence,
la place moins désirable.
L'absence même de ces personnages livre la pro-
vince à l'autorité spirituelle du grand moudjiehed
Mollah Ghorbân 'Ait, un Zend]ani d'une soixantaine
d'années, qui fit ses études à Nedjef, auprès du tom-
beau d'^AIi. II jouit d'une considération universelle,
ayant vieilli dans la pauvreté et le désintéressement.
Ses idées sont celles d'autrefois. Il affirme ne point
voir dairement si les mollahs de Téhéran suivent la
voie de la justice ; et, devant cet oracle, tombé de
sa bouche, la province entière se maintient à l'écart
du mouvement libéral.
Il existe pourtant, depuis deux ans, une petite
école, fréquentée par 45 élèves, que cinq professeurs
instruisent selon les méthodes européennes. Le direc-
teur, le moudir, Mirza Mohammed "Ali Khan, a appris
le français à l'École polytechnique de Téhéran ; il
enseigne notre langue ; deux mollahs donnent des
leçons d'arabe. L'école est installée dans une jolie
maison persane, dont les larges fenêtres s'ouvrent sur
Sun LE GUSMIN 0£ TAURIS 15
un jardin ; des cftîtes mttfalèi françaises reconvrétit
les murs. Au tableau, un petit enfant écrivit tû per-
san : « M... est venu ndus rendre visite, nous Ten
remercions de tout notfe cœur. » Un autre se mit à
lire fort correctement dans les Leçons A'EMeipnemënt
setmtifiquê de Paul Bert.
Nous avions mis deux jours et demi pour aUer de
Kasvin à Zendjan. H nous en fallut six encore pour
arriver à Tauris. Juàqu'à Nikbey, 96 kilomètres,
la vaUde se ravine de plus en plus ; les deux ébahies
parallèles forment déè tablés allongées oU de multi-
ples bossellements. Les jardins cessent le long de la
rivière ; les Villages ne sont plus indiqués que par
des peupliers isolés ou Tor des tas de paille. Lé terrain
devient acddimté. C'est merveille de voir nos cochers
Gondu^e leurs quatre chevaux» attelés de front, au
travers des fossés profonds, dès pentes rapides, dans
la boue gluante des conduites d'irrigation. Nikbey
compte ISD maisons ; les étables y sont creusées dans
le cidcaire de la butte voisine ; les ruines d'un vieux
caravansérail dominent les pauvres bâtisses en terre.
Afin de fadliter les communications, Schah 'Abbas,
le grand organisateur de l'empire Séfévi, en établit
ainsi sur les principaux chemins de la Perse : ses suc-
cesseurs imitèrent son exemple ; ces caravansérails
sont construits en briques cuites, sur un modèle à peu
près uniforme: une cour carrée, bordée d'écuries;
à l'entrée, une arcade monumentale, dans laquelle
s'inscrivent la porte et les fenêtres d'un bâlâkhâneh.
Au-dessus de la porte, d'étroites plaques de marbre
contenant une inscription persane, avec le nom du
fondateur et la date de la construction.
Nikbey appartient à Agha Zia, Naïeb^os-Sadr,
16 LA PERSE d'aujourd'hui
vicaire de la grande mosquée de Zendjan. Ce seigneur
religieux s'en allait, en grand appareil, passer quelques
jours dans son village. Jeune encore, assez grand,
un peu gras, comme il convient à Tétat ecclésiastique,
portant un turban d'une blancheur immaculée et
un ample vêtement de drap gris, il voyageait à cheval
d'une allure lente et digne. Précédé d'un coureur
tsigane, en bas rouges, manteau marron, toque grise
avec foulard de soie violette, en main un long bâton
à pommeau d'argent ; des cavaliers armés formaient
escorte ; plusieurs mules suivaient, chargées de
khourdjines et de /na/rccAs*, pleines des commodités
temporelles, nécessaires à la villégiature du pieux
personnage.
Le lit de la rivière de Zendjan s'élargit au point
d'occuper tout le fond de la vallée : de petits tamaris
poussent dans les galets ; sur les bords, des cultures
de millet, de coton et de ricin. Aucun village. A
18 kilomètres de Nikbey, sur un promontoire isolé,
se dresse le tchapar-khâneh, la maison de poste
d'Akmézar. La poste à cheval est partout organisée
sur les grand'routes ; l'administration persane fournit
les locaux, paye une certaine somme pour le transport
des sacs postaux, et afferme le service. De Kazvin
au Kizil-Ouzen, les neufs relais de la route sont
exploités par un homme de Zendjan, Mirzâ ^Ah
Khan. Dans le triste réduit d'Akmézar, ce dernier
a placé dix chevaux, un naïeb et trois postillons.
Le naïeft, Mirza Dj an, est venu d'un village voisin;
il touche trois tomans par mois et doit être vêtu
1. Les khourdfins sont des bissacs ; les mafrechs, de }larges enve-
loppes en tapis, que Ton place sur les bêtes de charge.
SUR LE CHEMIN DE TAURIS 17
comme un fonctionnaire, — tunique bleue» bonnet
d'astrakan; les postiHons reçoivent deux tomans. La
poste est à la disposition de quiconque vient biuni
d'un passeport postal. On acquitte, dans la ville
prochaine, la taxe de deux krans par farsakh et par
cheval, plus le cheval du postillon, qui, après avoir
accompagné les voyageurs, doit ramener les montures
au point de départ.
Dans la vallée déserte, quelques villages minus-
cules, que vient d'établir le Véli*ahd. Derrière nous,
vers le sud, la cime dentelée de la montagne de
Zendjan ; devant nous, les hauteurs bordant la rive
gauche du Kizil-Ouzen. Un caravansérail de Schah
'^Abbas, puis les 40 maisons de Serchem. Dans un
bouquet de saules et de peupUers, campe une cara-
vane de pèlerins; une centaine de personnes, quelques
femmes, des mollahs, des seyyeds. Ce sont Schah
Seven d'Ârdébil, en route pour Kerbéla. Voilà six
jours qu'ils sont partis» après avoir ramené leurs trou-
peaux de la montagne. Ils comptent arriver en qua-
rante jours par Zendjan et Kermanchah ; trois
semaines seulement de séjour aux Ueux saints, afin
d*être revenus pour l'hiver. Ces gens voyagent en
compagnie d'un courrier — /cAaoucA, — conducteur
professionnel de pèlerinages. — Agha Mir Nizam est
un s^yed, jeune, mince, un peu chétif ; il porte
des bottes, une tunique et une ceinture vertes, un
turban noir, un fusil, un sabre en acier niellé. Il habite
Ardébil et, depuis son âge le plus tendre, accompagne
les pèlerinages des Schah Seven.
Chaque année, réguhèrement, les pèlerins de la
tribu se réunissent autour de lui; on part, à l'au-
tomne, pour Kerbéla et Nedjef ; si quelque raison,
Aurai. — La Ptne. 2
IB LA PERSE D*AUJOURD'HtJI
épidémie ou autre, ferme la frontière turque, -on se
contente •d'aller vénéper, à MécMied, le t4»ail>eau
de rimam Réza ; parfois même on se dédde
au déto«iT de Koum. Le conducteur s'oceupe
de tout; il trouve les logements, débat les prix,
déploie le drapeau noi^ du pèlerinage, chante les
prières coutumiêres à l'entrée et à la sortie des vil-
lages. Chaque pèlerin le rétribue sdon ses m^j^ns ;
les riches lui donnent quinze, vingt tomans^ou même
davantage; les paovres, quelques krans. Â%i retour,
il devance la caravane de ^usieurs étapes et reçoit
les cadeaux des fanûlles^ auxquelles il annonce
Theureuse arrivée de ieuré pèlerins.
Le départ est fixé pmir une heure de Taprès-
midi ; toute la caravane est en selle, groupée autour
de son conducteur. Âgha Mir Nicam se met à chanter :
« Allons au pèlerinage de Kerbéisk ; adressons à
Dieu une prière pour Mahoniet et ses desc^idants. ))
Le ehoeur répond par la formule arabe des prières
joumahères : « Que Dieu IbénisBe Mahomet et sa
famille I »; et les pèlerins disparaissent dans la direc-
tion de Zendjan.
Quittant la rivière de Zcsidjan, noits rqoig^ns,
au travers d'un {dateau jaunâtre, la vaHée du Kisil
0u2en,qm descend des montagnes du Kundistdn, tra-
verse sous ce nom les régions tmtjues, se transforme en
Séfid-Roud (en persan, la rivière blanche), dans la
province iranienne du Gottan, pour se jetor dans la
Caspienne. Les montagnes se rapprochent du Heuve,
qui s'engage en une gorge étroite. Un vieux powt de
trois arches, très âevé, aux piliers àiormes; on
l'appelle le Pol^è^Hùkhkir (ie pont de la jeune Me).
D fut, (Ht*on, coi»truit, du ten^ desMongoIs,parla
su» WS CHEMIN DE TAUBJS 19
fiUe d*im n^{0oci93t de Tauris, dout le testament
préyp3^iiit m^ f onclatiioB {ûeiitôe, destinée à assurer les
corofPHjofelitions de rA^^baJkdfan avec le reste de la
P«roei. AU'^de^tts, les roeber s smt i^iitus de murs
fortifiés» — sans doute un ^»<Hen château d'Assas-
sins. La Jégesde est fim iof^^iieftise: ejle veut qu'une
fiUe de DjeoHâûd le Iiéros de Tlran, hâtant la
fort^r^iB^, le Ka^r-^BoiMar, ait fait construire
le piMft, pour iperou^blre à «en aaiant, un bei^^er
de l'airtre rive, de Vtcuk la retoouver chaque u\»t.
Pftr une p^te i:apde/ia route $'élèye le Icmg du
KapUm-Koh (la i^^tagne du Tigre). Sur plusieurs
p<ttuts« die cQfiserv^ encope les empierrements de
rooBk effeobti^ par <0rdre de $chàh 'Abbas. La desceute
est ^jKtiémemeiit raide; les cochers» agitât leuss
foueitej niarcb^t au devant des chevaux poui* en
cetettir i'utture. A ngs f^i^ le bmvg de Miaja^ et les
tcQÎs. v^dliéeçt, se ranàfts^t ^ji^ éventail au traders des
dbfcri«ta d'Haehlm0u4 ^t de Garmaroud» dans la
pnmttae de l'Azerbaldian.
Ce fut la tribu turque des Chaghaghis, qui occupa
le pays m refoulaftt les Tates vers tes hautes mon-
tagRCs ; «ille p^iétra qkême jusqu'à la vallée du Adji
Tchaï. A la fta ^ $vii^ sièele, la tribu tout entière
restât pms^^i^» av^ ^n ^jrgams^tiou primitive.
La décomposition générale de la Perse, qui suivit la
cbi^ des Sélévis, l'avait rendue à peu près indé-
pendaiçte, et son chef Sadik Khan s'employait à
guerroyer dans les arudées d'Agba Mohammed. La
tribu changea d*ihu9i0ur, s^s j'ai^a^sinat du pre*
mier Kadjar; elle participa au pillage du camp royal
et «arctei coatre Kaamn. Un instant, Sadik Khan
I se enit as^ez fort pourpouvoir a«i»rer au trAne. Feth
1
I
20 LA PERSE d'aujourd'hui
Âli Schah eut facilement raison de l'opposition des
Chaghaghis ; la tribu, divisée, perdit son individua-
lité ; le sol lui échappa. Aujourd'hui, Hachtaroud
possède un gouverneur propre ; Garmaroud se ratta-
che à la province de Sérab.
Mianeh était naguère la capitale des Chakkakis.
Un gros village de 5.000 habitants, dont les jardins
et les vignobles descendent jusqu'à la rivière. Plus
bas, des rizières où se vautrent les buffles. Mianeh
appartient à un prince, beau-frère du Schah, Fer-
man-Ferma (celui dont les ordres sont exécutoires),
actuellement gouverneur de Kerman. A défaut
de gouverneur, le bourg possède une garnison :
un régiment et 100 cavaliers, commandant la route
de Tauris. Le chef militaire a le grade de sertip
(général) et le titre de Nasr-os-Sultan (la victoire
du souverain) : un gros homme, aux sourcils épais, à
forte moustache ; il passe la belle saison dans son
village, distant de six farsakhs, y préside aux
travaux agricoles et regagne son poste, l'automne
venu.
A la tombée de la nuit, les paysans se retirent de
Taire, où ils ont travaiHé tout le jour à séparer les
pailles du riz ; quelques enfants, laissés à la garde
de la récolte, chantent en manière de distraction :
Karam aimait et se disait à part lui : que dois- je
faire ? Prendre un sabre et m'en ouvrir la poitrine,
pour aller montrer aux mollahs et aux moudjteheds
ce qu'il y a dans mon cœur ? Oh non ! je ne dirai rien
à personne ; il me suffira de me tuer.
Un derviche errant, venu d'un cimetière de Tauris,
mendie de porte en porte. Il sollicite la charité pubh-
SUR LE CHEMIN DE TAURIS 21
que, en psalmodiant quelques vers, relatifs au martyre
d'*Ali et de ses fils. C'est Zéinab, qui pleure la mort de
son neveu Kazem, fils d^Hasan, au lendemain même de
son mariage avec une fille d'Hoséin.
J'avais la joie d'assister à vos noces et voici, hélas I
que je vous vois mourir.
L'allusion au deuil inconsolable, que déplore inlas-
sablement la Perse entière, vaut au dervicberaumône
d'une poignée de grains ; il les verse dans son sac et
remercie par im nouveau chant.
Je suis comme un serin dans sa cage et je chante
pour 'Ali.
C'est un vendredi. Sur la place, un autre derviche
reconte la mort d'Hoséin, au milieu des sanglots
de la foule.
Un télégramme de bienvenue est arrivé du Véli'^ahd.
Le chef des 400 cavaliers, garnissant les Karaoulkha-
nehs de la route, vient à notre rencontre pour nous
accompagner jusqu*^ Tauris : un Jeune homme, la
moustache fine, vêtu de drap marron et décoré d'un
titre glorieux : Arslan-i-Nizam (le Uon de l'armée). Il
ne nous reste plus que 156 kilomètres à parcourir.
Au sortir de Mianeh, la route emprunte le lit pier-
reux du Chekhri Tchaï, puis gagne les hauteurs par
une succession fastidieuse de montées et de descentes.
Les collines sont nues, cultivées presque partout en
blé et en orge : les creux verdoyants et peuplés de
villages. C'est le district de Garmaroud.
Nous passons successivement les deux Soumas,
Khodja-Gias, Tourkmantchaï, où fut signé, en 1828,
le fameux traité, qui détermine encore le droit public
22 LA P£RSfi D'AUJOUKO'ifCI
de ta Perse — Gliarïb-Drast (rami des voyageurs) ~<
Karatehéman, Tikmadaclt Le» vaMées s'élafgissent,
les plaiïtâflions de tabac comaiMcent ; du ckanrre,
des melons, des oigsums, des atdx. A Tborizon, apparaît
le sommet neigeux du Sahend, qui domine Tauris.
La plupart de ces villages appartiennent à des gens
de Tauris : Gharib-Doust est le bien de Nazem-
i-Mîzân — rinspecteur dies Mances ^ dont le père
s'enrichit dans les d<ytfanes ; THâiMKladi r^ffteât à
Madjid-oI-Molk, chef d«s chambéUâns du yél^&hd;
Tourkmantchaî et les dfeox Skmmas à me dame Mou-
zawer-os-Saltaneh (la clarté de la dynastie), sœur de
Fermân-Fermâ ; elle a épousé un seigneur du Ker-
man et vit dans cette lointaine province. Incapable de
surveiller ses intérêts par eUe-même/efiea loué son bien
d'Azeii>aïdjan à un seyyed de la viBe, Moktader^os-
Saltaneh (le puissant de la souveraineté), qui, possé-
dant des terres dans le voisinage, y dispose déjà d'une
adsBnistration organisée. Le contrat de location,
conclu pour trois années» garantit nn loyer annuel
de 4.080 tomans, ptus une bonne proportion de blé
et d'orge.
Une fois sur la crête, nous descendons en pente
très douce le versant du lac d'Ourmiah, vers les
affluents dn Adji-Tchaï. Les vilIageB deviennent
fréquents, les terres bien cultivées ; leil maisons, plus
aisées, comportent bon nombre d'étages. Le bourg
de Hadji-Agha est partagé entre Reïs-os-Sa'âdat, le
chef des seyyeds de Tauris, et un ancien domestique
du Vélî'ahd. Le petit lac de Konri-Gueul forme, au
miUeu des montagnes, une nappe d'eau très bleue,
couverte de vols de canards. Après la passe de
Dchtt>bli, le oàravanséraU et le village du même
SUR LE CHEMIN DE TAURIS 23
nom, à riinâm-Djoum'é,riinam de la grande mosquée
de Tauris, puis Sa*»dabad, au Vélî'ahd, enfin Bas-
mindj. Une dernière hauteur, et voici la vallée ver-
doyante du Chèhri-Tchaï, où se cache la ville de
Tauris. A gauche, les tentes d*un camp, formé en vue
des difficultés de f rontièi e qui ont surgi avec là
Turquie ; à droite, le pavillon et le jardin de
Saheb*Divan, où le gotivemeur général de l'Azer-
baïdjan vient, avec respect, recevoir la robe de
cachemire, ou tout autre cadeau, qui lui est annuelle-
ment envoyé par le souverain. Là ans», est attendu le
vêtemmt sanctifié par k contact du tombeau de
Plmam Réza, qui vient de Méchhed à l'adresse du
VéU'ahd.
Sékm la coutume de l'hospitalité persane, un lan-
dau du prince héritier nous attend à Saheb-Divan.
D est attelé de quatre chevaux ; le eocher et le pi-
queur portent une Bvrée Weo et or, bonnet d'astrakan
avec glands verts et ganse d'or ; au devant, huit fer-
rachs en Kvrêe grenat, le fusil en bandoulière et la
canne d*argent sur l'épaule. Puis cinq yadeks, che-
vaux dTionneur, la seHe recouverte de broderies de
Recht, tenus en main par des piqueurs montés. Les
soldats sortent des corps de garde et présentent les
armes ; les passants s'arrêtent et sahient. Sous les
voûtes sombres des bazars, où un mince rayon de
sdeil pénètre par les orifices, les marchands se lèvent,
croisent leurs mains sur leur poitrine ou les placent
sur leurs genoux et s'inclinent profondément.
II
TAURIS
L'Aïnal-Zéinal ; les litanies des imamzadés. — Taurin ; son
histoire ; ses monuments. — La capitale des Mongols.
— La Mosquée Bleue. — Le titre de la ville. — L'adminis-
tration de Naiet^-oS'Saltaneh, — La résidence du Prince héri-
tier. — Les 'écuries princières. — Bagfa-ech-Cbémal. — La
maison du YéWaM, Le gouvernement 4e T Azerbaïdjan;
le pichkar : Nizam-os-Saltaneh. — Les grandes familles de
Tauris. — La révolution ; — Le commerce du bazar; l'in-
dustrie des tapis. — La communauté arménienne. — La
colonie française. — L'école Lochmanié.
Une ligne de collines jrougeâtres ferme, au nord-
est, la vallée de Tauris. De la ville, il faut, à cheval,
trois quarts d'heure pour atteindre la crête de TAïnal-
Zeïnal et les imamzadés qui lui donnent son nom.
Une galerie extérieure précède les chambres voûtées
où reppsent *Aoun-ibn-*Ali et Zeïd-ibn-"Ali ; corrom-
pant Içurs noms, la voix populaire en a fait Aïn- ''Ali et
Zeïn-'Alî, d'où TAïnal-Zeinal. Ce sont deux fils, attri-
bués par la légende au premier Imam, qui auraient
suivi dans TAzerbaïdjan la conquête arabe, pour
s'y faire les apôtres des Guèbres. Par malheur, l'his-
toire ne connaît que le premier d'entre eux et les
tombeaux contiendraient, en réalité, deux frères
tisserands, pieux et vénérés, que les derviches
TAURIS 25
Né'metouUâhîs se seraient plu à achalauder après leur
mort. Ils y ont, d'ailleurs, pleinement réussi; depuis
des siècles, la dévotipn des Tabrizis reste atta-
chée à ces prétendus imâmzadés. Un tremblement
de terre détruisit le premier monument élevé par
Schah^'Âbbas; le monument actuel fut édifié par
"Abbas Mirza. Une famille de seyyeds en a recueilli
la garde héréditaire et bénéficie des offrandes des
pèlerins.
Le gardien-chef» Seyyed Mir Agha, nous introduit
auprès des tombeaux, qui se font vis-à-vis, recou-
verts de draperies vertes : des planchettes de bois
y sont déposées, portant écrit, en langue arabe, le
ziâret-nâmeh, le « livre des prières », énumérant les
litanies des deux saints.
Livre des prières pour ''Aoun'ibn'''Alî et Zéid'ibn'''Alî.,.
Salut à vous, Prophète de Dieu I (Mahomet)
(deux fois répété)
Salut à vous, Tami de Dieu I
Salut à vous, le plus beau des hommes !
Salut à vous, messager splendide de Dieu !
Salut à vous, lumière éclatante I
Que la bénédiction de Dieu soit sur vous I
Salut à vous, prince des croyants! CAlî.)
Salut à vous, le premier après notre Prophète I
Salut à vous, saint Imam !
Salut à vous, lion de la religion I
Salut à vous, et à tous les Prophètes, qui sont venus
de la part de Dieu !
Salut à vous, saints Imams I
Salut à tous les anges I
Que la bénédiction de Dieu soit sur vous tous I
Salut à vous, brillante Fatémé (fille de Mahomet
et femme d'^'Ali).
Salut à vous, la première de toutes les femmes t
26 LA. P«RSE d'aujourd'hui
Sahrt à Twis, la laèfe de tous les Immo^l
Salut à V0tt» 0t À voire mère» ht graiide Khadidîa !
Que la bénédictioii de Dieu soit sur vous toutes I
Saluf à vous,serviteursdeDieuI (Hasan et Hoséîn).
Saftrt â vous, âls du Prophète de Dieu I
Saint à vous, ffl» du Prince des GroTaofts I
SaM à vmts, cktfs d» laaaiini I
Salut à vous, fils de la brillante Fâtémé, la pre-
mière des femmes I
Salut à vous, les plus généreux des hommes!
Salut à vous, fils du Prince des Croyants
Sfltot à vous, 'Aoun-ibn-'^AH et Zéld-ibn-^AIi et à
vo» deux frères, Hasan et HcMséin, les deux jeunes
gens, Princes du Paradis I
Que la bénédiction de Dieu soit sur vous tous (deux
fois répété) et ïa malédiction de Dieu sur vos ennemis I
Au pied même de rAïnat*Zéîiial, s'ètead la ville
de Tauris. La vallée du Chehri-Tchaï est remplie de
verdure ; des deux côtés de la rivière, s'arrondît la
masse grise des maisons, ombragées de peuptiersr et
d'«»nae$. Vues de haut, toutes les agglomérations
persanes se ressemblent r les toits plats forment une
surface indécise, où l'œil ne distingue que le bloc
noir de l'Ark ; quelques minarets très bas, les dômes
des imamzadés garnis de faïence, et les lignes voû-
tées des bazars. — Au delà, s'élève le Sahend; vers
l'ouest, la grande plaine nue de TAdji-Tchaï, le
massif isolé du Chahi et le lac d'Ourmiah.
Tauris est une des plus grandes villes de la Perse;
elle compterait 250.000 habitants. Ses maisons en
terre battue gravissent les premières pentes de
l'Aïnal-Zéinal et se répandent au loin dans la vallée.
Les constructions étaient faites en matériaux si
friables, les vicissitudes de l'histoire ont été si ter-
ribles, 1» ttCTibtoments de terre si fréquents, qu'il
Ti^ums 27
ne reftte ptm gÊHnàe trace d'un fltoftie passé. La vîHe
fat, âK-oû, fondée par la femme d'Haroton-ar^Ra^
chid, qui s'y guérit d'une fièvre tenace, d'où le fiem
de TÔriz : qui dias»ie la fièvre ; -- uoe ce^doite,
anwBaiit Feast de la mfmUfgt», conserve enfiore,
avec le nom de Zefeiéide, le sonreoir de la tMda^
triée*
En 1238, Houlagou, maître de Bagdad, après y
areir ditrail le Khalifiat Abbassîde, fit de Tauria la
cqitale mongrte. De là, vol sièek dorant, la famitts
de Ocsigis^Ktadn toointàat sa domination sa? tout
rOrîeat Moyen. Ce fat ttne 0orieuse époque :
lea IlUumUj encore rebutes à l'i^amisme, marqimient
à totttes les eonfesaàons nwt tolémnee égale; les
temples dn fea, les synagi^ues, ks^Uses nestoriemies,
les mos<iaéesy les pttgodes bouddhiques s'ottvrnent
librement dana kur empire. Un médecin joif, 9a*id*
ed-Doivle&, devint grand^vizir; ptosiem^s prioee&ttes
byzantines entrèrent an harem royal ; des moines
£raBciscains élrangélisièrent la ccnr de Tauris, qui
édumgeait des ambassades avec le Pape et divers
princes de la chrétienté. Ghazan-Khan fut l'organisa-
teur de l'empire mongol, qui devait islbiencar si
fortement les institutions de la Perse moderne ;
il agrandit Tauris et l'entoura de murs. Sons son
règne, la dynastie devint musulmane; la persécu-
tion balaya les antres croyances. Puis vinr^t la
décadence et le passage destructeur de Tamerlan.
VArk a pourtant survécu : une énorme masse de
briques noirdes par les années. Sur l'un des cdtés,
un donjon forme saSlie; un escalier monte au dehors,
jusqu'à l'étage supérieur fort élevé, qui domine la
ville entière ; des cours, des habitations, des maga-
28 LA PERSE d'aujourd'hui
sius, des écuries sont groupés dans un quadrilatère
entouré de murs, dont la forteresse forme un des
angles.
En dehors de TArk, l'époque mongole a laissé peu
de chose. Certains quartiers conservent encore leur
appellation primitive ; au faubourg de Kara-Mélik,
le mausolée monumental de Ghazan-Khan n'est plus
qu'un amas informe.
Il va sans dire que les imamzadés ont été plus
heureux. Seyyed Ibrahim était frère de l'imam.
Rézâ et fut protégé par sa parenté. Seyyed Hamzeh,
descendant de l'imam Mousa, n'était qu'un vulgaire
ministre de Schah Khodabendeh; ayant perdu la vue,
il se retira des affaires et du monde pour se consacrer
à Dieu. Son fils, Seyyed Hoséin, lui éleva un tom-
beau ; les grands de 1* Azerbaïdjan prirent l'habitude
de se faire enterrer dans son voisinage. Sous les
Séfévis, un gouverneur de la province, Zahîreddîn,
eut assez de confiance dans le prestige du défunt,
pour lui confier sa fortune en fondation pieuse, au
bénéfice de sa propre famille. Ces biens, désignés
sous le nom de zahirié, vaudraient actuellement plus
d'un million de tomans ; ils ont permis jusqu'à ce
jour l'entretien de l'imamzadé et le maintien de la
clientèle.
Au xv^ siècle, les dynasties turcomanes du
Mouton Noir et du Mouton Blanc se succédèrent
à Tauris. Djéhan Schah, du Mouton Noir, construisit
la Mosquée Bleue ; la Mosquée Bleue, ou plutôt ce
qu'il en reste, constitue la merveille de la ville ; elle
donne sur le Khiaban, le large boulevard prolongeant
jusqu'à l'Ark la route de Téhéran. Détruites par un
tremblement de terre, les ruines du portail et de la
TAURIS 29
rotonde sont recouvertes d'admirables mosaïques
de faïence. Malgré les blancs et les jaunes, la note
dominante est le bleu; les écritures arabes courent en
tous sens ; des plaques d'albâtre, creusées d'inscrip-
tions, garnissent les murs du Mihrab.Âu xvi® siècle,
la ville resta sous la menace constante des Ottomans,
qui l'occupèrent pendant dix-huit années. Ils y lais-
sèrent le cimetière de Guedjil, au pied même de l'Ark,
et la mosquée du Moudjtéhed.
Obligé de quitter l'Azerbaïdjan, le gouvernement
des Séfévis s'installa plus avant vers le plateau
d'Iran, d'abord à Kazvin, puis à Ispahan.
Depuis lors, Tauris a définitivement cessé d'être
capitale : elle ne garde plus qu'un vain titre, en
témoignage de sa grandeur disparue. Les chefs-
lieux des provinces persanes partagent avec les villes
espagnoles l'avantage de recevoir un qualificatif
approprié : cet ornement figurait sur les pièces de
monnaie, que chaque gouverneur était naguère en
droit de faire frapper. Téhéran s'appelle le Dar-ol-
Hokoumeh (la maison du gouvernement); Kachan,
le Dar-ol-Moumenin (la maison des croyants) ; Chiraz
le Dar-ol'Elm (la maison de la science). Tauris
conserve le nom de Dor-os-Saftone/t (la maison de la
souveraineté), qui appartient également à Kazvin
et à Ispahan.
Au xviii® siècle, la décomposition de la Perse
fit spontanément surgir, autour de Tauris, un lot
de principautés quasi indépendantes. Chaque val-
lée, chaque tribu s'organisa à sa guise. La famille
des Dumbélis vint de Khoy, prit possession de la
ville, et lui imposa des beglerbeguis. Les Kadjars
rétablirent l'autorité souveraine. Le second fils de
80 LA PERSE 0* aujourd'hui
Fetli 'Ali Schalu 'iy:>l>as Miixa, Naïeb-os-Saltanehi(Ie
lûesitenaot de la dynstie), reçut, m 18Q5, le ^ ou*
vtmmasit ik VA2ttteIdîBn« flsatrtdiik» ks familles
titq>fNii8saiites lea les opposant les unes aux smtnes,
^qi^ter les différe&ces de net et de religioA ; il
Fepeiq>la les fiarties désertes. Entre temps, il avait
«uppeité tant le poids des étox guerres avec la Rus-
sie. Son adœtiiistratioii de treotensept «osées a laissé
sur TAzerbaïdjan une empmnte décierve et il n'y
eaàste iiim grand'chose qu'on ne fasse remonta à
Nâti^^^ps-Saltaiieh.
Pourtant, "'AlAas Minca ji'avait pas iiésîdé à Tauris
en qvisMÈé àe prince héiitter ; il y fut remplacé par
son Sis Férïdoun-Mirza ; puis Mohammed Sehah y
envioya quelque autre de ses frères. Le fotur Na&-
iieddia S<Aah fut ie fwsà&c peânoe kadjar qui s'y
installa camme V&i'0M; 4epms lors, la tra^tNÂMi
s'en est maintenue. L'Azerïrâîdian d^ l'avantage
d'être cxEmsidéDé comme la psemière province du
royaume, moins au glorieuK scmvicnir d'^'Abbas Mirza
qu'au lait «léate des circonstances.
C'est une loi de l'iiiatoire de l'Iran que les Mèdes,
les Perses et les Parthes, e'est-à<4îre ks bsMtants
de rirak avec T Azerbaïdjan, du Pars et du Klio-
rassan, {s'y soient suceessîvemrat arrogé VmiÈoiité.
A l'heure présente, une incontestable prépondé-
rance revient à rami^uie Médie. Elle est ia réjE^on
la p^ peiqpiée «et la plus riche du royaume ; les
poptdations tuniues, plus fortes que les iraniennes,
forment la meifleuve réserve de l'éneiigie n^tionak ;
l'idée de i'é&rme» née d'hier, y p^se sa priacipak
vàgueur. Par aîHeœv, la eomple»lé 4e sa formation
ethnique et k xlanger de sa portion ^ographique.
TAtJBIS 31
lÎBÛtrophe Avec la Ru^ne et la Turquie, ea relaient
radmzmstmtian partiisniiènesiient délicate. Taum
est deveim |MHir le prince hédtier larésîdaKie la ^liu
naturelle et la plus utile école de gcmiremeniettt.
Le Vâl'afad actsiel, Mdiaoamfti ''Ali Mirza, ixmpe,
aa cent» jie la TsUe.le priais oou^niit fiar !Abbas
Minai, aiageund'koi fort déUaré.
Durant la saiscm chaude, les écurieB seuto demeu'-
reat en viMe ; éi s'y teaove touj^Brfi 250 ^oa 90D che-
vaœc, doat ime loÎKanitaine ÔMeeÊé» bxlx voilaui».
Les attelages nelèv^at du Kd^eeifi'bQchi, Mod-
îeHd-fli-MoHc (fe g}ariié du rc^anmeXLs mitâUiâr^
un Kurde de iGruera*o»fi, vaSle an raste de la ^^avalane
avec )e macaours du ckef muletier, spéeiaiement
{ffépeeé aatx mutes de efaai;ge. Tfms roat assisté^
par H. <}ttTé, vétériuafa^ ea fKraaôer de notre armée.
Le peramuid est iort .m>B;â)reaK :: 25 sunr^dHants,
32 pakfirenjecs, autant d'émyen» et «a étdodm
par diaque graïKpe de m antsu^x. Ces écvrîes sont
Mea tenues; cbevanx et aiuleto s'afigneai dsms
d'iBMmoiaes nSk» vofthées, saas lépmakiiuk aaouae,
eatowés par âevaait et par demêre, le pail iids»»t
aras leurs ^)o w^rtujses  fil sas de Jahncaiian kurde.
Les éem;. xmsm Jbatntu«ttes à la Becse, l'acabe et la^
taroamaoBie, soat éplemeiit ispnésentées : le ehes^ad
arabe, vemt de Syrie, au ptùSà {dan, plus jaoaa»é
et fd»s £Wrt; U <kevsd tvsseomssu mporté du
TurkflrtSBt au psott boaab^ plus aHongé et fdus lumt
sur membres, moins joli à Tœil, mais, dit-on, meilleur.
Pour r#é, la cour se tnmsporte un peu hors la
ville, à Bâgh-ech-Chemân (jardin orienta au aord),
qui dafte tnm d''Abhas ICBrza. Une porte monu-
mentale, récemment constnike par M. fiam^eais»
32 LA PERSE d'aujourd'hui
architecte du prince, donne accès dans le vaste jardin,
planté d'aipandiers, d'abricotiers et de vignes. Les
allées, droites, sont bordées de peupliers et de
parterres de fleurs *.
Derrière les bâtiments rapprochés du biroan et
de Yendéroun * , un enclos intérieur se termine par
une construction à plusieurs étages, Tinévitable
k0lûh farangui (le chapeau européen), qui se
retrouve dans toutes les grandes propriétés per-
sanes. Une succession de petites maisons s'adossent
au mur de clôture; des tentes sont disséminées
sous les arbres ; à l'écart se trouve le pavillon E'^té-
zâdieh\ où demeurent deux flls du Vélî'ahd.
Il faut, du reste, de nombreux logements, car
la maison princière est considérable : 150 chambellans
relevant d'un pîchkedmet-bachU sont soumis à un,
roulement déterminé ; 25 d'entre eux reçoivent seuls
un traitement et doivent un service journalier,
sous les ordres du Ndzc/n-é-/rAato6/,Sarâdj-ol-Memalek
(la lumière du pays), qui se tient toujours à la porte
du Vélî'^hd, administre la maison intérieure et dirige
les 30 fenâchS'khalvei , domestiques du Palais.
800 ferrâchs se tiennent prêts à faire les commis-
sions ou à exécuter les ordres du maître. Un vieux
milit^re, Salar Moufakkham, conimande une garde
de 1,000 gholâms montés, à côté de laquelle figurent
200 fusiliers d'escorte, généralement issus des Schâh
Seven. 200 jardiniers, un gardien-chef, assisté par
1. Dans la maison persane, le btroûn est Tappartement de récep-
tion, Vendérowi celui d'habitation; le selamlik et le harem de la
maison turque.
2. Le paViUon fut construit pour le VéU<^ahd actuel, qui, avant
i'avénement de son père, s'appelait H"tézfid-08-SaItaneh ; son fils ntné
porte actuellement le même titre.
TAURIS . 33
une vingtaine de concierges, complètent l'ensemble
des services extérieurs.
Dans la maison même du Vélî^'ahd, figurent le
garde du sceau, Vékîl-ol-Molk, le secrétaire, Banan-
os-Saltaneh (le doigt de la dynastie); les médecins,
parmi lesquels le docteur Coppin, médecin-major de
notre armée coloniale, plusieurs comptables, le
maître des cérémonies, VâbdârbachU qui répond de
Teaû apportée au prince en bouteilles cachetées par
ses soins, le chef de Tarmurerie, les préposés au
garde-meuble et à la garde-robe ; enfin, le nâiir,
surintendant du Palais, dont l'adjoint est spécia-
lement affecté au service de la princesse. Il existe,
en outre, un petit groupe d'interprètes, dont le prin-
cipal est un Karaîte de Crimée, M. Chapchat, décoré
du titre d'Adib-os-Soltan (distingué parle souverain),
des précepteurs pour les jeunes princes, un exécuteur
des hautes-œuvres, un chef des maçons, chargé des
constructions et des réparations du palais, un pho-
tographe, un artificier, M. Abraham, un tailleur et
une couturière, M. et Mme Beyrand.
Un seul mollah, le moUah-bachi; aucun seyyed ni
prédicateur particulier. Par contre, le Vélî'ahd
entretient une troupe de musiciens et de danseurs,
avec un poète de cour, qui doit à sa profession de
médecin le titre de Chafâ-ol-Molk (la guérison du
royaume). Pour soutenir ce train considérable, le
prince dispose d^une dotation ; de plus, il est riche
par lui-même, possédant de nombreux villages dans
leKhaniseTi et l'Azerbaïdjan. Il est ordonné et éco-
nome; sa cour est strictement organisée. Il n'y a
pas de qualité plus précieuse chez un futur roi de la
Perse.
Aubin. — La Perse. 3
34 LA PERSE d'aujourd'hui
L« maiiage du Véli^'abd avec sa cousine, Malék-
é-Djéhân (la reine du monde), i^ant lais à l'écart
uae coacttbine qu'il avait piiae auparavant» i'endé-
roun ae trouve placé sous la seule autorité de la prin-
cesse royale* Va^a-bûchU un esclave ndr» en
surveille les détours, fl^^qué d'une quinzaine d'eu-
nuques, noirs ou Mancs ; les preaûers furent achetés
à la Mecque, les seconds sont des heriBapfarodîtes,
envoyés des provinces. L'un des eunuques blancs,
Seyy^ Réaâ Khân, de Chiraz, est le comptable
du harem. Les servantes sont nombreuses : celles
qui sont mariées passent la nuit au domidle conju^,
les autres couchent au palais ; les plus quaî^ées
scmt même affublées de titres» On dte : Echref-os*
Saltaneh Qsl plus noble de la dynastie, et Mirzâ
Khanoum» secrétaire de la princesse. Quelques-imes
sont femmes des i»incipaux de la cour et font <ffîce
de dames d'honneun Aucune cependant n'atteiat
l'éminente situation de Mo^'az-zez-os-Saltanehila plus
précieuse de la dynastie), une femme déjà vieille^ qui,
attachée à la mère du Véll^ahd, la »iivit dans sa
solitude» après sa répudiation par Mouzailer-^eddin
Schâh. Ayant élevé le prince» elle conserve sur lui
une influence considérable, possède sa maison prière
et jouit du revenu de plusieurs villages.
En théorie» l'administration de l'Âzerbaldjaii
appartint au seul prince héritier; en fait, elle revi^it
tout entière au pVdhkâr^notQmé par le Sdiâh, qui est
le principal conseiller du YelS'ahd et le véritable
gouverneur de la province. Le {premier de ces fonc-
tionnaires fut adjoint à ""Abbâs Mirzâ, quand cehu-ci,
chargé des gouvernements du Khorassan, de Ha-
madan, Yezd et Kerman, en outre de rAz^baïdjan,
TAURIS ^
se vit hors d'état de suffire à d'aussi muttiples obli-
gations. Depuis lors, la fonction $*est maintenue.
Nizfim-os*SâItaneh 0e régulateur de la dynastie),
est issu des Mafis, une tribu lekhe, retirée du Fais par
Agha Mohammed Schâh pour être dispersée entre
Kennanchah, Hamadan et Kazvin. Les 12,000 fa-
milles ainsi transplantées se perdirent peu à peu dans
la masse des ra'yat ; il reste encore dans la plaine
de Karvin quelques villages et campements de
nomades, ayant conservé leur individualité et leur
dialecte priniitifs. La famille de Nizâm-os-Saltanch a
émerj^ de Kazvin ; tous les siens sont fort bien
placés ; Tun de ses neveux est actuellement gouver-
neur de l'Arabistan; lui-même a successivement
administré les plus grandes provinces de la Perse— ce
qui lui vaut une fortune considérable. Il est un des
premiers personnages du pays ; un vieiHard mince
et chétif de soixante-quinze ans, vêtu des longues
robes d'autrefois ; une mèche de cheveux blancs,
par où le saisira l'ange pour l'introduire au paradis,
persiste sur sa tête rasée et sort de dessous son
bonnet. N'ayant jamais quitté l'Iran, il gouverne
avec les idées et les procédés du passé. Ses manières
sont parfaites ; son esprit est fin, sa conversation
fort agréable. Il aime à parier de l'ancienne Perse,
qu'il connaît dans ses moindres détails et dont il
envisage avec résignation la disparition prochaine.
Son^ fils unique, Mirza Hoséin Khan» vit auprès de
lui, témoignage permanent de cette inévitable fin.
Le jeune homme a été élevé à Harrow; sa moustache
tombante, les bouclés de ses cheveux blonds ont pris
une f^çon toute britannique. Son retour a rempli
la maison paternelle des innombrables volumes
36 LA PERSE d'aujourd'hui
de VEnq/clopœdia Britannica, Il ne comprend plus
ni son pays ni sa famille ; il s*y sent mal à Taise et
son idée constante est de regagner un milieu où il
devra bientôt se sentir aussi étranger qu'il le fait
dans son milieu propre. La grandeur du père a valu
au fils les fonctions de r6i$-e/-/oud/(//af; il renvoie aux
moudjteheds les contestations des marchands de
Tauriset assure l'exécution des sentences intervenues.
Les bénéfices de cette charge, le bonnet qu'il porte
sur la tête et les concombres crus qu'il mange au
dessert sont les derniers signes de son origine persane.
L'administration de l'Âzerbaïdjan est une gr<l^e
affaire : la province» fort étendue, se décompose en
12 « petites provinces » *, dont les gouverneurs
sont au choix du Velî'^ahd, quelquefois, pour les
plus impcHTtantes d'entre elles, à la désignation du
Schah lui-même. Les services militaires et financiers
relèvent d'un reîs-nizam - et d'un vézir-maliat ;
le kargouzar^ général^ délégué du ministère des
Affaires Étrangères, dirige un groupe nombreux de
serperests, échelonnés le long de l'Âraxe et de la
chaîne du Kurdistan, où se trouve le gros des popu-
lations chrétiennes de la Perse. La justice, appar-
tenant aux autorités provinciales et municipales
pour les affaires de droit coutumier, au clergé local
pour les autres, n*exige aucune organisation d'État.
1. Les « 12 petites provinces » de rAzerbaîdjan sont : Ardébil et
Meehkin, Karadagh, Mérànd avec Gargar et Djoulfa, Khoi et
Sabuas, Makou, Ounniah, Soldouz, SaQu4j-Bou]aq, Méragha,
Dehkhargan, Hachtaroud, Sérab et Gartnaroud.
2. Le corps d'année de Tauris comporte : un kchkemeuts-lHichi,
chef de la comptabilité militaire; un adfoudan'bachU chef de l'inten-
dance, qui pr^>are les déplacements des troiq>es; un nUS'topkhanéh,
chef de rartillerie ; un reïS'é-màkfuen, chef de rarsenal, un dfabibdar-
baehi, chef des ateliers militaires, pIc.
TAURIS 37
Le chef du tribunal s'efface devant les grands moudj-
teheds, auxquels les chefs des corporations se chargent
de renvoyer les procès.
Appuyé d'un corps de ferrachs, le Beglerbegui
administre la ville. C'est lui qui possède le privilège
lucratif de fixer les prix des denrées au détail» avec
le concours du chef des boulangers, des bouchers»
des épiciers, des marchands de fourrages, de bois et
de charbon. II est assisté des Ketkhodas» préposés aux
\ingt-six quartiers de la ville : le chef unique des
cinq quartiers habités par les chrétiens * porte le
titre de KatabeguU celui des quartiers de Baghmé-
ché et de Chechguilan, le titre de Kdanter.
Le soin de la police urbaine revient au darogha ;
le bazar possède son darogha propre, qui en est le
véritable chef; il assure la surveillance nocturne
et se reconnaît responsable des vols commis pendant
la nuit ; pour ce service, les intéressés lui payent
un chahi par boutique et par jour. A ses côtés, opère
le moubacher, qui perçoit la patente des marchands
et artisans, et l'impôt locatif de 1 /lO sur les boutiques
et caravansérails.
Ces diverses charges tendent à rester l'apanage
héréditaire des grandes familles de Tauris. La ville
doit son développement à la venue des Mongols ;
ce sont eux qui en ont naturellement formé la popu-
lation. L'élément turc, antérieurement introduit
par les Sddjoukides, se fondit avec les nouveaux
venus ; l'Islam fit disparaître chrétiens et juifs.
Le temps, les migrations coutumières aux pays
d'Orient, les accidents de l'histoire, ont doté Tauris
1. Ces quartiers sont : Arménistan, Léilabad, Méhadméhiné,
Ahrab, Tchérindab.
^^ LA PEÎISE D*AUJ0TJRD'K1
^c V EnajclQpœdia Britannica. Il n<^
^^i son pays ni sa famille ; il s'y sent m
^on idée constante est de regagner un
<levra bientôt se sentir aussi étranger
dans son milieu propre. La grandeur du
iau fils les fonctions de reïs-ei'ioudfdfar; î
xnoudjteheds les contestations des nu
Tauris et assurer exécution des sentences
I^es bénéfices de cette charge, le bonne
sur la tête et les conconnbres crus qu'
c3essert sont les derniers signes de son ori|
L'administration de 1* Azerbaïdjan es1
affaire : la province, fort étendue, f^e dé
12 <c petites provinces » \ dont les
Bont au choix du Velî ahd, quelquefo
§lus importantes d'entre elles, à ia dés
chah loi-même. Les services inîlîtaires
relèvent d'un reïs-nizam - et d'un u
le kargouiar général, délégué du mi
jVffaires Étrangères, dirige un groupe n
jserperesls, échelonnés le long de FAra?
cli^ïne du Kurdistan, où se trouve le grc
jations chrétienues de la Perse, La jus
tenant aux autorités provinciales et
^our les affaires de droit contumier, au
^our les autres, n'exige aucune organisai
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•^ »^' delartillPrie ; mi rtÎB-é-makhjz^n , chef dTr«^*^S
TAURIS 37
Le clief du tribunal s'efface devant les grands moudj-
teheds, auxquels les chefs des corporations se chargent
de renvoyer les procès.
Appuyé d'un corps de ferrachs, le Beglerbegui
administre la ville. C'est lui qui possède le privilège
lucratif de fixer les prix des denrées au détail» avec
le concours du chef des boulangers, des bouchers»
des épiciers, des marchands de fourrages» de bois et
de charbon. Il est assisté des Keikhodas^ préposés aux
^^ngt-six quartiers de la ville : le chef unique des
^i^q quartiers habités par les chrétiens * porte le
titre de KaVabeguU celui des quartiers de Baghmé-
*é et de Chechguilan, le titre de Kdanter.
Le soin de la police urbaine revient au darogha ;
le bazar possède son darogha propre, qui en est le
véritable chef; il assure la surveillance nocturne
et se reconnaît responsable des vols commis pendant
*a nuit; pour ce service, les intéressés lui payent
un chahi par boutique et par jour, A ses côtés» opère
le moubachery qui perçoit la patente des marchands
<it artisans, et l'impôt locatif de 1 /lO sur les boutiques
et caravansérails.
Ces diverses charges tendent à rester l'apanage
héréditaire des grandes familles de Tauris. La ville
doit son développement à la venue des Mongols ;
ce sont eux qui en ont naturellement formé la popu-
latïon. L'élément turc, antérieurement introduit
par les Seldjoukides, se fondit avec les nouveaux
venus; rislam fit disparaître chrétiens et juifs,
e temps, les migrations coutumières aux pays
a Onent, les accidents de l'histoire, ont doté Tauris
^^^ùi^^TchériSS^ ■*»'»* : Annénistan. Léllabad, MéhadméhJné.
38 LA PERSE D'aujourd'hui
d'une ariatoeralie riche et puissante. De Djehan
Schah* prince du Mouton-Noir, celui-là même qui
construisit la mosquée Bleue, descend la famille,
un peu déchue, des Djehanschahis. Les Doumbélis,
qui fournirent les grands beglerbeguis du xviii^
siècle, maintiennent encore leur ancien prestige.
Les Kùuzzat (pluriel de Kazi) furent juges de père
en fils; les Kdûnter, administrateurs des deux
quartiers, confiés aux porteurs de ce titre. Mirza
Taghi Khan, qui fut le premier Sadr A*zam et le beau-
frère de Nasreddin Schah, possède, à Tauris, une
postérité influente dans la personne de Sa'd-ol-
Molk et de ses frères. Les Kadjars y sont rares et
médiocrement placés. Une branche de seyyeds
Thabathabaîs, descendant à la fois d*Hasan et
d'Hoséin, vint d'Ispahan et forme aujourd'hui la
principale famille de la ville. En sont issus : le garde
des sceaux du Vélî*ahd, Vékil-ol-Molk; "Ala-ol-Molk,
qui fut ministre de F Instruction publique, et même
un grand moujtehed, Nizâm-ol-'Ouléma; car il est
de tradition dans la famille qu'un de sesjchefs figure
toujours dans le corps des mollahs. La même hérédité
se retrouve dans le clergé, où l'imamdjoumé et
les premiers moudjteheds sont fils des grands person-
nages religieux d'autrefois. Ces gens forment une
société d'autant plus compacte et influ^ite que
chaque génération fournit son contingent à la cour
du Véli^'ahd et passe à Téhéran, avec le changement
de règne, pour y occuper les plus hautes charges de
la cour et de l'État. En fait, les principaux de Tauris
sont devenus les maîtres de la Perse actuelle. Leurs
installations sont fort belles, soit qu'elles aient
conservé la mode persane, comme la maison de
TAURIft M
Nizam-<ri-*OQléina, soit qu'elles se rapprochent des
nôtres» comme chez Vékil-ol-MoIk, un ancien élève
dû collège des Laxaristes à Gonstantinople. Les
commodités européennes ont déjà pénétré : le
téléphone a 150 abonnés» payant 30 tomans par an ;
depuis deux ans, un anden Hève de Saint-Cyr, aide
de camp du prince héritier, Kasem Khan, a établi
la lumière électrique K
La langue u»tée dans la société comme dans le
peuple de Tauris est le turc azéri, mais on y a pris
rhabitude d'écrire en persan; comme il faut lire le
Coran et prier en arabe» les gens sont également
familiarisés avec les trois langues de TOrient. Dans un
tel milieu, rinfluence russe est conridérable; au début
du xix^ dècle la pc^tique de la Russie s*emirik>ya à
soutenir contre les Kadjars les révoltes locales des
grands de l'Azerbaldiàn ; elle refusa de les abandonner
à la paix de Touricmantchaï. La proximité aidant, la
culture russe passa TA^raxe, introduisant bon nombre
de mots nouveaux dans le dialecte asM ; les coutumes
russes trouvèrent un facile accès ; la uodkit remplaça
Vi^ak ; pludeurs jeunes gens furent envoyés, pour
leur éducation, à Pétersbourg et à Moscou ; presque
tous savent le français.
Chose curieuse, ces aristocrates musulmans, soumis
à l'influence russe, ne marquèrent pas la moindre
résistance à la vague révolutionnaire, qui passe en ce
moment sur la Perse. Dès queleSchah se fut rendu
aux premières exigences des gens de Téhéran, ceux
de Tauris entrèrent en branle... Le 18 septembre,
ils fermèrent les baaars, organisèrent des réunions
1. La lumière électrique existe également À Téhéran et à Recht ;
e téléphone dont cm deux villes et à Ourmiah.
40 LA PERSE d'aujourd'hui
dans les mosquées et envoyèrent un fort contingent
prendre refuge au consulat d'Angleterre, poury trouver
un point d'appui contre l'éventualité d'une action
russe. Une soitime de 20.000 tomans avait été
recueillie en vue de l'opération. On réclamait les
avantages concédés dans la capitale : l'institution
d'un comité local et l'envoi de députés au Conseil
national de Téhéran. Tout se passa au milieu du
plus grand calme; la manifestation dura une dizaine
de jours ; la jeunesse, dans l'aristocratie de la ville
et l'entourage du Vélî^'alid, se livrait à un enthou-
siasme illimité pour les idées nouvelles; leurs pères
témoignaient plus discrètement de sentiments ana-
logues; les vieillards, réactionnaires et récalcitrants,
se retiraient prudemment dans leurs villages. Un
télégramme du Schah vint ordonner l'application
de la Constitution à sa fidèle province d'Azerbaïdjan.
Un andjoumanf aussitôt formé, se mit à contrôler
une administration consentante; comme par enchan-
tement, le régime de la liberté était inauguré à Tauris.
Un manifeste, répandu par la ville célébra le suc-
cès d'un bouleversement politique, où, tout le monde
étant d'accord, il n'y avait point de vaincus.
FÉLICITATIONS
Unissez-vous, vous qui êtes pauvres I A l'appa-
rition du rescrit auguste, annonçant l'avènement du
régime constitutionnel et la création d'une chambre
des députés, nous, les démocrates-socialistes, les
champions de T Islam en Perse, qui avons averti tous
les partisans de la liberté et les vaillands défenseurs
de la religion, — en cette heureuse fête et ce noble
jour, nous adressons nos félicitations à tous les amis
de la liberté, quelque soit le point de l'univers où ils
TAURIS 41
se trouvent... Nous félicitons particulièrement Leurs
Excellences les oulémas, les négociants, lès zélés ou-
vriers de la Perse et les champions de l'Islam à Téhé-
ran, qui, pour atteindre ce but sacrée ont prodigué leurs
biens et leurs vies...
Après leur avoir adressé nos remerciements bien
sincères, nous leur dirons : O nos compatriotes ! O nos
frères ! rendons grâce à Dieu, qui, dans sa suprême
justice, a daigné permettre, grâce à l'union et a l'effort
des amis de la liberté, de faire les premiers pas vers ce
but sacré
C'est à nous. Persans, de faire à l'avenir de ce Norouz
béni la plus grande des fêtes de notre histoire nationale:
chaque année, en ce jour de bonheur, nous nous em-
brasserons et nous nt)us féliciterons mutuellement.
O nos véritables frères, il apparaît maintenant que
tout peut s'obtenir par l'entente et par l'union. Ainsi
disait le poète : « Que fut l'union pour les fourmis?
Grâce à elle, elles réussirent à déchirer la peau du lion
furieux. « n est démontré qu'une nation, zélée et
ardente comme le Japon, peut, en s'unissant, arracher
le drapeau du bonheur à un tel adversaire que la Russie
En conséquence, nous, les champions de l'Islam dans
la voie d'Allah, nous ne devons pas nous endormir en
disant que nous avons obtenu tout ce que nous vou-
lions... Non, il est de notre devoir de profiter de ce
rescrit auguste et de lancer notre équipage dans l'hip-
podrome de l'occasion. Arborons l'étendard rouge
de la liberté et ne permettons pas que quelques
hommes, ennemis de la justice, vouent, du rideau de
leurs intérêts personnels, les lumineux rayons de cette
constitution, que nous avons obtenu avec mille
peines, en nous sacrifiant nous-mêmes...
Vivent les amis de la liberté et de la Constitution !
que la défaite et le mépris soient le sort des égoïstes !
Le parti des champions de l'Islam, les démocrates
socialistes de la Perse.
25 Djémadi II, 1324.
Mon séjour à Tauris ayant coïncidé avec ces
42 LA PERSS d'aujourd'hui
événements, j'y trouvai les basars clos ; sauf pour
les denrées de première nécessité» aucune boutique
ne restait ouverte ; les commerçants étaient en
grève. En temps ordinaire, Tactivité est considérable;
le marché de Tauris centralise la plus grande part
des affaires de la province en fruits secs, peaux et
tissus de laine ^, qui sont exportés en Russie ;
les négociants tabrizis essaiment dans les principales
localités de TÂzerbaïdjan pour y répartir les S3 mil-
lions 873.922 krans d'importations, accusées par la
direction locale des douanes.
La douane de Tauris reçoit directement toutes
les marchandises venues de Russie et de Turquie —
après avoir été plombées à leur passage par les
douanes de Maraud et de Khoï. Elle forme l'abou-
tissement de la ligne des caravanes, qui, vu l'iater-
diction du transit par le Caucase» doivent partir de
Trébizonde pour introduire dans le Nord et l'Ouest de
la Perse les cotonnades de l'Angleterre, les draps de
l'Allemagne et de l'Autriche, les soieries de France.
Tauris réexpédie à destination l'ensemble de ces pro-
duits, importés par les soins des négociants persans
de Constantinople*.
Les statistiques de 1905-1906 indiquent une expor-
tation de 22.651.980 krans de tapis de laine. L'in-
dustrie des tapis est la plus importante de l'Azer-
baïdjan. où l'initiative privée l'a rétablie depuis
quelque vingt-cinq ans. On compte actuellement
à Tauris une centaine de fabriques, grandes et petites.
1. En 1905-1906 : 5.113.534 krans de fruits secs ; 2.744.200 de
tissus de laine ; 2.505.988 de peaux.
2. En 1905-1906 : 8.663.650 krans de |issus de }aine ; 3.897.075
d« tissus d« séi«.
TAURIS 4S
et environ 1.200 métiers ; 10.000 personnes vivraient
de ce travail, concentrées en ville et dans dix-huit vil-
lages de la province^. Quatre fabriques sont parti-
culièrement renommées. La plus grande d'entre elles
fut fondée, en 1888, au quartier de Nouber, par un
Tartare d'Elisavetpol, Baba MahmédofI Gandjabi ; cet
homme habite maintenant Constantinople, où il fait
la banque et le commerce des tapis ; ses neveux
dirigent la maison de Tauris. Dans les bureaux,
deux dessinateurs restituent les vieux modèles,
d'après les publications du Musée Commercial de
Vienne. 600 ouvriers travaillent dans les ateliers
ouverts sur une cour intérieure. Ce sont de longues
salies, où s'enchevêtrent 50 métiers verticaux.
Avec le. progrès du tapis, s'élèvent les travailleurs,
alignés sur une longue planche; ces travailleurs sont
de petits garçons; chaque pièce en exige une moyenne
de 8 ou 9; les plus grandes en veulent jusqu'à 15.
Les enfants exécutent le modèle fixé sur le métier,
en chantant les indications. « Après deux fils noirs,
mettre quatre rouges... Après un point noir, mettre
trois jaunes » ; si bien que l'atelier tout entier s'em-
plit du bourdonnement des voix enfantines. Les petits
ouvriers gagnent de 3 à 7 tomans par mois, les sur-
veillants de 10 à 30.
Le goût de la cUentèle, signalé par les correspon-
dants, peut faire varier les dessins, les couleurs et les
dimensions des tapis. Néanmoins, la dimension la plus
habituelle est de six mètres sur trois. Le tapis de
Tauris coûte de 12 à 45 tomans le mètre carré ;
celui de Hériz, plus commun, de 6 à 25. Chaque
1. Lt plut important de c«t vlUagts Mt Hériz (Karad^gh).
44 LA PERSE d'aujourd'hui
pièce représente donc un prix fort élevé, trop élevé
pour les bourses européennes. L'Egypte est le princi-
pal débouché des tapis de soie» ceux de laine vont à
Constantinople, pour être réexpédiés aux États-
Unis.
Les diverses maisons de Constantinople, qui
recueillent les tapis du Caucase et de l'Orient Moyen,
entretiennent des agents à Tauris, la ville étant, avec
Hamadan et Méchhed, le principal marché des tapis
de Perse. Les tapis du Kurdistan et de l'Irak, concen-
trés à Hamadan, partent par Bagdad ; Méchhed
envoie, par l'Asie centrale, ceux du Turkestan» de
Hérat et du Béloutchistan.
La population chrétienne de Tauris, éliminée
sous les Mongols, fut reconstituée par les Séfévis.
Une petite fraction des Arméniens, entraînés vers
l'Iran par Schah ''Abbas, se fixa dans la ville; au cours
du dernier siècle, ils y furent rejoints par des Armé-
niens de la Transcaucasie puis, par des Chaldéens,
venus de l'autre côté du lac d'Ourmiah. Les juifs
n'ont point reparu. Cette chrétienté habite, en majeure
partie, les deux quartiers de Léilabad et d'Arménistan.
On compte 5.000 Arméniens, le plus fort groupement
de leur nation parmi les 34.000 de l'Azerbaïdjan ;
aussi Tauris est-il devenu le siège des œuvres natio-
nales pour le Nord-Ouest de la Perse et la résidence
d'un archevêque grégorien^ Si les Arméniens de la
province sont restés attachés à la terre, ceux de la
ville s'emploient dans le commerce et les métiers.
Les maisons arméniennes du bazar détiennent une
bonne part du négoce avec la Russie. Aussi la com-
1. n n'existe que deux diocèses grégoriens en Perse ; l'autre se
trouve à DJoulfa (Itpahan).
TAURIS 46
munauté urbaine, devenue riche et influente, se
trouve-t-elle en mesure de venir en aide aux petites
communautés dispersées dans la campagne. Afin de
soustraire les siens à l'arbitraire des seigneurs musul-
mans, elle s'efforce de racheter les villages, notam-
ment dans la montagne du Karadagh, où résident
7.000 chrétiens. Elle tâche également de développer
la culture nationale. Le niouvement, commencé
vers 1890, grandit au moment des massacres d'Ar-
ménie, qui secouèrent toute la race et firent passer
en Perse de nombreux fugitifs. Le Patriarcat
d'Etchmiadzin envoya des professeurs ; un Comité
de bienfaisance de femmes arméniennes, constitué
à Tauris, créa des ouvroirs, des jardins d'enfants,
, ouvrit des écoles dans toute la province. Â Tauris,
à Salmas, à Ourmiah, des associations musicales
et théâtrales se formèrent ; des bibliothèques
furent fondées.
La nation vit groupée sous l'autorité de son évêque,
assisté d^un conseil de 6 membres laïcs. Depuis quel-
ques années, des difficultés se sont produites et le
siège est vacant ; un simple curé, le P. Mégreditch,
I administre le diocèse. Chacun des deux quartiers
chrétiens a son église et ses écoles.
Depuis une trentaine d'années, la mission amé-
ricaine d'Ourmiah a pris pied à TauHs. Le temple
presbytérien ne réunit qu'une centaine de commu-
nicants ; le dispensaire, l'hôpital de quinze lits et les
) deux écoles (190 garçons, 120 filles), attirent surtout la
I clientèle arménienne. Sous la pression des familles,
les missionnaires américains viennent de se décider
à introduire chez eux l'enseignement du français.
Ils ont fait venir de là-bas un professeur, M. Léon
48 LA PERSE d'aujourd'hui
Vauthier, qui, tout enfant, quitta Belfort avec
sa famille pour émigrer aux États-Unis ; ces gens se
fixèrent à SpringfieW (Connectîcut) ; la Nouvelle
Ân^eterre fit du jeune homme un Américain et un
congrègationaliste. Voici maintenant que les circon-
stances l'amènent en Asie pour y enseigner sa
langue maternelle.
Les lazaristes français ne vinrent qu'en 1901,
Bien que la communauté catholique soit {réduite
à la petite colonie européenne et à quelques Armé-
niens, leur école compte déjà 130 élèves, dont plu-
sieuïis musulmans. Depuis 1904, les sœurs de charité
ont un orphelinat (18 petites filles) et une école (60) ;
le grand bâtiment qu'elles occupent doit contenir plus
tard un dispensaire et un hÔ{Htal.
Parmi tes Européens, les Russes sont naturellement
les plus nombreux ; ils ont fondé, auprès de Ba^*ech-
Chemal, une petite colonie russe, avec de fort jolies
maisons au milieu des jardins. Les autres vivent dans
les quartiers chrétiens : 1^ Anglais de la Banque
impériale de Perse, les Suisses de la maison Zie^er,
les Bdges de la douane et le groupe français. En
dehors des missionnaires, le gros des nôtres est
attaché à la maison du Vé]î''ahd ; M. Renard administre
la pharmacie françiûse ; M. Hioltet professe à l'école
Lochmanîeh. CeHe-cifut fondée, en 1899, par le méde-
cin en chef du prince héritier. Le docteur Lochman-ol-
Memfili^ a fait en France ses études de médedne ;
en souvenir de son séjour chez nous, il entretient de
ses deniers une école, contenant plus de 100 élèves,
dont la langue d'ensdgnement est le français.
ni
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH
Le lac d'Oarmiah. — Mélange 4e reliftons et de races. — Lei
usages de Thospitalité persane. — Le gouverneur de Mérand.
— Khôl. — Une ville de province en Perse ; l'organisa
tkm d^ine t petite provinoe ». — Le Nâteh^l'-Hûkettîneh.
^- Le grand Moudjtehed — Le tdmbeau de Hadji MIr
Ya'koub. — Chems-i-Tabriz et MoUah Roumi. — La Deulsch»
Ori^nîÈ Mission. — Salmas. -^Les Kurdes Chakkaks. — Tours
mongoles. — Les Jufte de Koutté Ghehr. — Arméniens et
GkaldéMis. — Les vilk^es d'Heftevan et d% Khosrova
— Une mission suisse. — Sculpture sassanide. — Kouchtchi
' et la i^aine d'Antel. —^ Ourmiah. — Le commerce des raisins
SMS. —- La trfbm des Afdiars. -— Une vlUe de inisMtmaâes :
^ laawistes, presbytériens, anglicans, orthodoxes. — Le pas-
sage des Nestoriens à l'orthodoxie Les chrétiens sous le
\ régime persan.
> C*€st chose facile que de laire en voiture le tour du
lac d' Ourmiah: '530 kilomètres par Khoï» Our-
iniah» Saoudj-Boulaq et M^agfaa. Nous y avons oâs
dix-^ept jours. La fertilité du sol» la douceur du di-
BMit» OBt fait de ce bassin une région unique en Perse.
Dans la partie ocddentale, au pied de la diaîne
du Kurdistaa, les eaux sont abondantes et remplissent
de vii^tation les larges vallées ; toutes les pentes sont
e& cultui^ : un prolongement de la Transcaucasie»
d'aspect aaalogae à TËurope méridionale, précédant
les oasis clairsemés du plateau d'Iran. Au aiilieu*
48 LA PERSE d'aujourd'hui
la nappe bleue du lac, encadrée par les hautes mon-
tagnes, longue de 130 kilomètres, large, en moyenne,
de 40.
Cette région favorisée vit confluer les migrations
de peuples. Ce fut Tancienne Médie, où se dévelop-
pèrent Zoroastre et sa doctrine. Le royaume d'Ar-
ménie y fit avancer les siens. Chaldéens et Juifs
vinrent de la vallée du Tigre. La conquête mongole
introduisit les Turcs. Devant l'invasion de Tamer-
lan, chrétiens et juifs se retirèrent vers les montagnes,
dont les Kurdes garnissaient la crête. A partir du
xvi« siècle, les luttes constantes avec les Turcs
Ottomans, entre sunnites et chiites, dépeuplèrent le
pays. Les Séfévis y installèrent des gens du Caucase,
des tribus turques de l'Iran, une poussière de peufdes
dispersée par la volonté souveraine. A la fin du
XVIII® siècle, chaque ville appartenait à une grande
famille, s'efforçant à maintenir son indépendance
contre les Kadjars. Après les guerres russes, qui por-
tèrent à l'Afaxe la frontière persane, ''Abbâs-Mîrzâ
réorganisa la province.
Tant d'événements ont laissé leur empreinte sur
les bords du lac d'Ourmiah. La diversité ethnique y
est infinie. Dans les vallées successives, se mêlent
villages arméniens et chaldéens, tribus turques et
kurdes, colonies juives et fonctionnaires persans.
La personnalité .des tribus, la fortune des grandes
familles n'ont point encore tout à fait disparu ;
chacun conserve la part d'autorité que lui valent les
circonstances ; selon les lieux, l'action gouverne-
mentale ménage plus ou moins les restes du passé.
Les croyances religieuses sont également variées.
Le chiisme n'a pu conquérir entièrement ces marches
AUTOini DU L.\C d'ourmiah 49
de la Pei^se ; les Kurdes restent sunnites. Â côté des
synagogues juives, persistent les églises des grégo-
riens et des nestoriens. Toutes les missions imagi-
nables — catholiques, orthodoxes, protestants de
toutes seôtes et de toutes nations, — se sont abattues
sur ce petit noyau de chrétiens.
Nous sortons de Tauris par la longue rue des
Chameaux, le quartier de Chechguilan et le pont
biscornu de rÂdji-Tchaï. La chaussée, longue de
130 kilomètres, construite par les Russes entre
Djoulfa et Tauris, a été récemment achevée ; mais
nos cochers demeurent fidèles à l'ancienne piste,
qui conduit, en 36 kilomètres, jusqu'à Sofian. La
vaste plaine est peuplée de rares villages ; les dépôts
salins y témoignent du retrait des eaux ; le bétail
se disperse dans les pâturages. Les pentes sont nues
et ravinées. Sofian a 700 maisons, un peu de ver-
dure, des champs de coton et de ricin ; le tout consti-
tué en fondation pieuse pour le tombeau de F Imam
Rézâ, à Méchhed. Dans le cimetière, Tlmâmzâdé
Ibrâhîm, parent du saint propriétaire, repose sous
une coupole à faïences vertes, précédée de pierres
tombales chaldéennes, en forme de béliers.
Le Michau-Dagh s'avance vers le lac ; la route
s'enfonce dans l'intérieur. L'étroite vallée a des arbres
et des cultures, des plantations de chanvre et de ta-
bac. Les charrettes, attelées de bœufs, conduisent à
la frontière russe leur cargaison de fruits secs. En
haut, le vieux caravansérail de Yam ; puis descente
rapide sur le bourg de Mérand.
L'hospitalité persane comporte certains usages qui
sont piartout uniformes et dont l'ensemble se nomme
istikbai Des cavaUers, des ferrachs, portant le
Aubin. -^ La Ptrse, 4
50 LA PERSE d'aujourd'hui
bâton à pommé d'argent, des chevaux d'honneur,
recouverts de broderies de Recht, harnachés d'ar-
gent et d'or, avec des colliers d'or ou des cercles
d'argent, viennent, à plusieurs kilomètres, au-devant
de l'hôte attendu. Une voiture est snvoyée à sa
rencontre. Aux premières maisons, un flot de domes-
tiques forme cortège et court à vos côtés, — munis
de lanternes s'il fait nuit. Celui qui vous reçoit,
— gouverneur ou grand propriétaire — se tient au
seuil de son habitation et vous accueille, entouré des
siens.
Le gouverneur de Mérand, Choudjâ'-é-Nizâm (le
brave de l'armée), un Turc du Mechkin, a dû partir
avec ses cavaliers pour prêter main-forte au gouver-
neur de Khoï, contre une irruption des Kurdes dans
la plaine de Salmas.En son absence, son fils Choudjâ'-
é-Lechker (le brave d'entre les soldats) remplit les
fonctions de sous-gouverneur. Mérand forme une
agglomération de 1.500 maisons, disparaissant sous
les peupliers, les saules, les ormes et les jujubiers^.
Jusqu'à Khoï, 72 kilomètres au travers d'une large
vallée débouchant sur un affluent de l'Araxe, le
Kotour-Tchaï. Les arbres marquent les lieux habités;
entre eux, des champs de blé et d'orge, et de nom-
breuses parcelles, plantées pêle-mêle, de coton, de
chanvre, de ricin et de sésame. Les premières pentes,
où passe la route, sont nues et pierreuses. Puis un
immense pâturage salé, livré au bétail, et les maisons
de Kerklar. Dans un creux verdoyant de la mon-
1. Les jujubiers de la Perse n*ont rien de semblable aux buissons
épineux de TAIrique du Nord. Ce sont des arbres de la dimension
et de l'apparence des oliviers. — Nos voyageurs les appellent oliviers
de Bohême ou faux jujubiers.
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 51
tagne, Zendjireh, propriété du gouverneur de Mérand.
La vallée se resserre ; le chemin coupe à travers
un plateau désert et gagne le Kotour-Tchaï. A Val-
dian» vit un petit groupe de nomades, dont les tentes
noires entourent quelques maisons basses, construites
en terre et en roches i ce sont des familles Schfih-
Seven, de la tribu des "Inanlou, égarées dans ce coin
de pays. A Navahi, la rivière ronge le pied de la mon^
tagne et la magnifique plaine de Khoï apparaît.
Les conduites d'irrigations se répandent en tous sens,
des lignes de saules bordent les champs ; des masses
de verdure recouvrent les villages ; melons, courges
et pastèques, mûrs en cette saison, s'alignent dans
les melonnières. Au fond, la ligne des grandes mon-
tagnes du Kurdistan, d'où descend le Kotour-
Tchaï.
Khoï est une ville forte. Elle se trouvait naguère
sur le chemin des invasions turques, qui, d'Erze-
Foum, contournaient le massif de l'Ararat ; elle reste
toujours sous la menace des Kurdes. Aussi garde-
t-elle des murs crénelés, des bastions en terre, des
fossés, des remblais, des ponts-levis, de doubles
portes, tout un système de défenses moins efficace
que pittoresque. La ville a 14.000 habitants; 6.000
seulement tiennent dans ses murs ; faute d'espace,
les maisons, privées de jardins, se serrent les unes
contre lés autres ; à peine quelques saules réussis-
sent-ils à pousser auprès des ruisseaux. Le reste de
la population occupe trois quartiers extérieurs, par
delà les cimetières : Chahanagh, Imamzadé, Robat.
Dans chaque quartier, le gouverneur désigne
un Khetkodâ, chargé des menues questions de police
et de justice ; ces sept fonctionnaires relèvent du
62 LA PERSE d'aujourd'hui
Kdanter (maire de la ville), MoKn-è-Divân — (l'auxi-
liaire du Conseil), — assisté du chef de police Yoûsef-
beg, darogha. Le prévôt des marchands, Mirza
Asadoullâh, Malek-et'Toudjdjâr, administre le bazar.
Le commerce de KhoI n*a guère de relations qu'avec
Constantinople par la voie de Trébizonde, acciden-
tellement avec Tauris ; cotons, fruits et peaux ga-
gnent la Russie par TAraxe.
Les gens de KhoI gardent jalousement les terres
voisines; à peine quelque Annénien s'est-il rendu
propriétaire. Une région aussi localisée est naturel-
lement administrée par les siens. L'organisation
provinciale, superposée, dans toutes les « petites pro-
vinces »^ de la Perse, à l'organisation municipale, se
trouve entièrement entre les mains de ceux du pays.
Le véztr-i'Chehr (ministre de la ville), Hisâm-é-Def-
ter (le sabre de l'administration), le moustofî qui
l'assiste pour la perception des impôts (80.000 tomans
par an, 6.000 kharvars de blé ou d'orge), le serpe-
rest, agent du ministère des Affaires Étrangères
et gouverneur des non -musulmans, l'agent des
domaines, ma^moÛT-é-khalisé; tous sont de Khoi.
En dehors du Belge, directeur des Douanes, il
n'y a d'étrangers que le gouverneur, à la fois civil et
militaire, qui est envoyé de Tauris. Résidant dans
une place forte, il fait également métier de Rets-el-
Fowdj et commande la garnison : 2 régiments, 300 ca-
valiers, 200 artilleurs. Il joint à son gouvernement de
Khoï le district de Salmas, où l'ont présentement
appelé les incursions kurdes.
Quand un gouverneur vient à s'absenter, sans
1. On appelle « petite province » celle qui n*a d'autre ville
que son chef-lieu.
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 53
laisser derrière lui un homme de sa famille ou de sa
confiance, il a coutume de remettre les fonctions de
sous-gouverneur (Nâleb'Oul'Hokoûmeh) au plus grand
propriétaire du lieu. Hâdjî Haïdar Khân, un vieillard
à cheveux blancs, est le seul homme de la province
auquel ses moyens aient permis d'acquérir le grade
militaire d'Emir Toûmân. Sa famille, d'origine
arabe, vint de Syrie avec la conquête ; les Séfévis
transportèrent ses ancêtres d'Ispahan à Khoî. Son
grand-père était gouverneur et se distingua dans la
guerre russe; il obtint, en récompense, une exemption
d'impôts, dont bénéficie encore sa descendance. Haïdar
Khân est fort riche ; il possède des villages, des bains,
des boutiques, quatre caravansérails. Son jardin
de Daghbaghi, sur la route de Salmas, est le plus
beau de la plaine ; les eaux y tombent en cascades,
entre deux superbes rangées de platanes ; sa maison
est la meilleure de la ville.
J'y reçus la visite d'un cousin de mon hôte. Lout-
f^'alî Khân faisait partie du premier groupe de jeunes
Persans envoyés en France par Nasr-ed-Din Schah.
Il vint en 1860 et resta sept ans. Confié tout d'abord
aux soins de marchands de soupe successifs, il passa
par le lycée Charlemagne et même par Saint-Cyr ;
il revint avec la connaissance de notre langue, —
avantage unique de son long séjour au Franguistan.
La culture européenne a rarement porté bonheur aux
premiers Orientaux qui s'y sont adressés. Retour de
Paris, Loutfalî Khân reçut, à Bouchir, un emploi
modeste ; il s'en dégoûta vite et reprit, sur l'héritage
paternel, l'existence du petit propriétaire persan»
guéri d'illusions occidentales. Il y vieillit tristement;
de ses huit enfants n'ont survécu qu'un fils et deux
54 LA PERSE d'aujourd'hui
filles ; il a naturellement n^Ugé de leur apprendre
le français.
La vÛie de Khoï se confit en dévotion. Elle entre-
tient quarante mosquées» un peuple de mollahs et de
seyyeds. — VImâm-Djown% Cheikh Yahya, qui
dessert la mosquée principale, est le chef officiel des
mollahs, nommé par le gouverneur : il a dépouillé
de toute autorité le Cheikh-oul-Islâm, désormais paré
d'un titre vain. De même Mina Seyyed Mohammed,
Reïs-os-Sadal, a écarté Mîrzâ Seyyed 'Alî, Nâieb-
oS'Sadai, dont les fonctions héréditaires consiste-
raient à maintenir le bon ordre parmi les descendants
du Prophète. Le grand Moudjtehed Hadji Mirza
Ibrahim Agha vit entouré du respect public. — Sa
maison est petite ; une seule pièce, meublée de tapis,
s'ouvre sur une cour étroite ; à la porte, selon l'an-
cienne mode, une barre de bois marque l'endroit
où se doivent déchausser les visiteurs. Le vieillard
reste accroupi près de la fenêtre, au tniUeu d'un fouil-
lis de livres de jurisprudenee musulmane et des dos-
siers d'affaires soumises à sa décision.. Il porte lu-
nettes ; sa tête est entourée d'un latige turban blanc,
sa barbe teinte au henné. Après s'être formé, à Nedjef ,
sous les grands maîtres, il est venu répandre l'ensei-
gnement et la justice parmi ses concitoyens. Enrichi
par ses vertus et par sa science, il continue de vivre
pauvre, distribue ses revenus en aumônes ; quand il
mourra, ses biens seront consacrés en fondation
pieuse au tombeau du 3® Imam. Ses pèlerinages sont
incessants ; il a plusieurs fois visité la Mecque et,
malgré son grand âge, deux anné« ne s'écoulent
point sans qu'Use rende à Kerbélaou à Mëchhed.
Les gens de Khoï s'attendrissent à le voir prier dans
AUTOUR DU LAC D'OUBMIAH 56
la mosquée, ses souliers sous le bras, comme le com*
mun des mortels .
Une ville aussi pieuse ne pouvait se passer d'un
tombeau miraculeux. Hadji Mir Ya'koub a bien voulu
le lui fournir. C'était un descendant du 4^ Imam,
Zeln-el-«Abedin. Réfugiée au Caire, lors des persé-
cutions abbassides, sa famille s'établit ensuite dans
les montagnes du Kurdistan, dont il vint lui-m&ne
pour parfumer de sa sainteté toute la plaine de Khoï.
Le tombeau est couvert de draperies, enclos de grilles ;
des lustres en cristal, des sabres, des poignards
pendent au plafond. On y vient, de l'Azerbaïdjan
et même du Caucase, accomplir des vœux, implorer
des guérisons. Les gens en délicatesse avec le pouvoir
trouvent un asile sûr auprès du sanctuaire. Le jeudi
est jour de pèlerinage, où affluent les offrandes d'ar-
gent et de bétail. A la différence dès imamzadés
vulgaires, Mir Ya*koub peut s'offrir le luxe de rester
illuminé la nuit entière. La troisième génération,
issue du saint, est représentée par trois personnages
honorés du nom de leur précieux auteur. Une exploi-
tation aussi lucrative en a fait les plus opulents parmi
le monde religieux de Khoï.
L'aîné, un seyyed mince, à barbe blanche, vêtu
d'une robe bleue, d'un àba marron et d'un turban
noir, se mit à raconter les merveilles de l'ancêtre et
la puissance de ses reliques. Dès sa jeunesse, Mir
Ya^koub aurait été le réceptacle des faveurs divines.
Comme il était, à Nedjef, un étudiant fort paresseux,
'Ali se serait donné la peine de lui apparaître en rêve,
pour lui enseigner le Bismillah^ la première formule
du Coran. Un jeune homme si protégé par le a maî-
tre des confesseurs », ne pouvait manquer de réussir
56 LA PERSE d'aujourd'hui
en ce monde, et même au delà. Dès son arrivée,
affirme fièrement le petit-fils de Mîr Ya^koûb, aucun
gouverneur ne manquerait de vénérer le glorieux
tombeau; or, ceux qui, durant leur administration,
s'attachent à lui marquer le respect convenable,
sont parvenus à réussir dans leur tâche ; les autres
ont dû quitter la place. Un gouverneur impie, ayant
maltraité les seyyeds, vit tous les siens mourir
autour de lui ; la terre trembla sous les pieds des
cavaliers, qui prétendaient percevoir l'impôt dans
le village d'un seyyed. Par ailleurs, feu Mir Ya*koub
ne possède aucun wakf et vit de la générosité publique.
« Toute la province, ajoute prudemment le sous-
gouverneur, s'est faite le wakf volontaire du saint
tombeau, »
Si le tombeau de Hadji Mir Ya'^koub est le plus
lucratif qui soit à Khoï, il n'en est pourtant pas leplus
illustre. Au quartier de Robat, un vieux minaret
émerge des arbres ; le balcon et la lanterne en sont
fort délabrés ; une multitude de cornes de mouf-
fions pointent entre les briques. La légende veut qu'un
roi, venu à Kho!, ait tué en un seul jour le nombre
dç moufflons nécessaires à la décoration du monu-
ment. Le respect populaire y vénère ce qui reste du
tombeau de Chems-é-Tabrîz. C'était au xiii« siècle,
sous le règne des premiers souverains mongols
de Tauris; Djelal-ed-Din Er-Roumi, chassé de la
Bactriane par la jalousie souveraine, vivait réfugié
à Konidi, auprès du Seldjoukide. Il se livrait aux
spéculations philosophiques ; la réunion de ses dis-
ciples commençait à former Tordre des Mevlevis,
c'est-à-dire des derviches tourneurs. Il avait atteint
sa soixantième année. Or, dans le même temps,
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 57
Chems-ed-Din Tabrizi, fils d'un mercier de Tauris,
grandissait, muni des « lignées spirituelles » les plus
distinguées, aussi célèbre par sa beauté que par sa
science et sa vertu ,. Les avis inspirés de ses maîtres
le dirigèrent vers Konieh. « Tu dois aller à Konieh,
lui dit un cheikh, il y a là-bas un homme consumé
dont il faut ranimer la flamme ». — « Dieu, lui dit un
autre, te donnera un compagnon pour exprimer,
en ton liom, la somme des vérités et des connaissances ;
la sourde de la philosophie coulera de ton cœur à
ses lèvres ; ses ornements seront le vêtement de ton
nom. » La vieillesse de Mollah Roûmî s'éprit de la
beauté de Chems; de l'étroite union formée entre ces
deux hommes, naquit le poème du Mesnévi, l'un des
chefs-d'œuvre de la littérature persane, la gloire
de la philosophie soufie. Â la longue, cette intimité
littéraire déplut aux fils et aux disciples deDjélal-
ed-Din, qui s'arrangèrent pour supprimer l'intrus.
Les gens de Khoï aiment à penser que l'illustre
derviche de Tauris a été enterré chez eux^.
L'enceinte fortifiée de Khoï appartient aux seuls
musulmans ; 110 familles arméniennes vivent dans les
quartiers extérieurs. Il existe encore une très vieille
1. L*im des principaux mollahs de Téhéran, qui a bien voulu me
remettre une note sur Mollah Roumi et Chems-é-Tabriz, s'exprime
ainsi sur le compte de ce dernier :
« U était si beau dans sa Jeunesse, qu*on le cachait au milieu des
femmes, par crainte que des yeux pervertis ne vinssent à tomber
sur luL Les femmes de Tauris lui avaient appris Tart de la broderie... »
La note se termine par ces mots:
« Fin de la notice abrégée sur Cheikh Chems-ed-Din. D*aprés les
ouvrages consultés, sa résidence habitueUe était Konieh. Les tom.
beaux qu*on lui attribue dans T Azerbaïdjan et à Khoï sont proba-
blement ceux d'un autre Chems-ed-Din... Dieu est le plus savant, et
connaît la vérité...
» Moi, le serviteur qui consacre mon âme,
NASBOUI.T.AB, le prédicateur, £l-Isfafaanl. »
58 LA PERSE D'AUJOURDHUI
église grégorienne, construite en pierres jusqu'à mi-
hauteur; rintérieur est sombre et voûté. On dit
que toute la communauté arménienne y trouva
refuge, lors du passage de Tamerlan. Parmi eux
s*est établie la Deutsche Orients Mission. Luthé-
rienne, elle fut fondée, il y a huit ans, à la suite des
massacres d'Arménie, par le docteur Lepsius, fils du
célèbre égyptologue. Son quartier général est à
Ourfa, en Mésopotamie ; elle possède trois stations
en Perse, Khoï, Ourmiah et Saoudj-Boulak. Cdle
de Khoï est de beaucoup la plus importante. Elle
comprend un pasteur, une demoiselle, directrice de
l'orpheUnat, deux professeurs d*arts et métiers, qui
enseignent à une cinquantaine d'enfants la menuiserie,
la cordonnerie et le tissage.
Après avoir passé le village arménien de Diza,
et le pont du Kotour-Tchaï, la route de Khoï à Sal-
mas remonte une vallée desséchée pour aborder
la montée du Kara Tépé (coUine noire). Au delà
commence la plaine de Salmas, verdoyante et arrosée
comme celle de Khoï, entourée d'un cirque de mon-
tagnes grises...
Un groupe de cavaliers se dirige vers les crêtes,
à la recherche des Kurdes. Voici de longs mois que le
choulouk, l'agitation régnent dans le district. Il y a
deux ans, Dja'fer Agha gouvernait la tribu des
Chakkaks, qui occupent les hauteurs de Salmas, à
cheval sur la frontière turque. Entre les Persans et les
Kurdes de la région, les rapports restent tendus. Ces
derniers reconnaissent bien en principe la souveraineté
du Schah; ils soUicitent son investiture pour leurs
chefs héréditaires, consentent même à payer l'impôt
et le khanévari des gouverneurs. Mais leur soumission
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 50
s'arrête là. Leurs chefs, chargés delà garde de la fron-
tière, rançonnent impunément le pays plat; ils pillent,
enlèvent les filles et le bétail, frappent d'amendes
les villages récalcitrants. Par voie de représailles^
tout Kurde, saisi en flagrant délit par les autorités de
la province, est mis, séance tenante, à la bouche
du canon. Les déprédations de Dja'fer-Âgha dépas-
sant la mesure ordinaire, il fut attiré à Tauris et
traîtreusanent assassiné. Depuis lors, il y a plus de
sang que de coutume dans la plaine et sur la mon-
tagne. Tandis que la mère du chef défunt s'en allait
à Constantinople porter sa plainte au sultan des
Turcs, ses parents ne tardaient pas à tuer son succes-
seur, choisi à dessein dans une famille rivale. Aujour-
d'hui, Isma'^il Agha a remplacé son frère. Les diverses
fractions des Chakkaks se battent lei» unes contre les
autres et ravagent la plaine d'un commun accord.
Une nouvelle incursion vient de se produire et voici
pourquoi les gouverneurs de Khoï et de Mérand ont
dû se rendre en force à Salmas.
La population, ainsi exposée aux violences des
Kurdes, diffère selon les villages. DiUman, chef-Ueu
du district» est musulman ; un bourg, enclos de murs,
de 4.000 habitants. Les chiites y sont en majorité;
descendants d'une fraction [lekhe, transplantée du
Sud par ''Abbas Mirza. Les sunnites, assez nombreux
dans la campagne, proviennent d'établissements
antérieurs, garantis par leur éloignement contre la
pénétration de la croyance nouvelle.
Le gouverneur de Khoï et Salmas, Salar-e-Arfé'
(le plus élevé des maréchaux), se trouve en ce moment
À Diliman ; un homme jeune et de fort bonnes ma-
nières, les yeux bleus, la moustache blonde, les mains
60 LA PERSE d'aujourd'hui
très fines. Il revêt une tunique d*uniforme, avec des
coins d'or au col, des boutons dorés à Teffigie du lion
et du soleil » des bottines vernies. Il s'exprime en
français avec quelque peine. Le gouvernement qu'il
détient depuis peu, est dû à l'influence de sa famille;
c'est un seyyedThabathabaîde Tauris,filsde Nizam-
ol-^'Ouléma. Comme il sied à la dignité de sa charge,
Salar-é-Ârfé se fit apporter un kalyan de Chiraz, en
argent repoussé, où le tabac disparaissait sous un
cercle de fleurs; majestueusement il en tira quelque
bouffées et le remit à ses serviteurs.
Vers le fond de la plaine, au devant du village
de Kouné Chehr, se trouve un vieux tombeau comme
il en existe plusieurs autour du lac d'Ourmiah : ce
sont tours en briques surmontées de coupoles; deux
portes opposées, décorées d'inscriptions arabes et
de mosaïques en faïence bleue, donnent accès dans le
tombeau ; la coupole est tombée ; les motifs décora-
tifs s'effritent ; les inscriptions se lisent à peine :
(( Construit ^ar Eminé Khatoun, fille d'Oghouz
Agha », et le verset, usité sur les tombes : « Tout
le monde doit mourir, sauf Dieu, qui reste éternel. »
Kouné Chehr est le seul village de Salmas où il y
ait des juifs. Les juifs de l'Azerbaîdjan sont groupés
le long de la chaîne du Kurdistan, de Salmas à Mian-
douab. Les premiers vinrent de la vallée du Tigre,
lors de la captivité de Babylone ; ils furent rejoints
par les restes de la colonie juive de Tauris, jadis
florissante, grâce à la tolérance des Mongols, persé-
cutée à la suite .de leur conversion à l'islamisme.
Le petit groupe, resté fidèle à la foi mosauque, dut quit-
ter la ville. Ne pouvant se fixer ni à Méragha, ni à
Khoï, ils s'échouèrent de l'autre côté du lac. Pins
AUTOUR DU LAC d'OURMIAII 61
récemment, quelques familles sont arrivées de Turquie,
attirées par la douceur relative du régime persan.
Tous parlent un jargon syriaque, mêlé d'hébreu,
qui leur permet de s'entendre avec leurs voisins
Chaldéens. Leurs communautés, privées d'organi-
sation« vivent dans l'abjection et l'ignorance. Ils
reconnaissent pour chef un grand rabbin, q^i perçoit,
à son profit, la taxe sur la viande kacher. Le passage
annuel du Khakham-Chalimi constitue le seul lien
réunissant ces Israélites dispersés au reste du judaïsme.
En vertu de ses lettres de créance, délivrées à Jérusa-
lem, celui-ci prodigue les enseignements, tranche les
litiges et chaque famille juive lui paye volontiers,
selon ses moyens, de deux à quinze krans d'offrande.
Ceux de Salmas sont uhe soixantaine de familles
qui font l'usure, le colportage, le petit commerce ;
quelques-uns possèdent des vignes. De leur sort
présent, ils ne se plaignent point ; leur village appar-
tient à la princesse héritière, et c'est une garantie
suffisante contre les exactions. Mais le pays n'offre
point de chances de développement [à la jeunesse, qui
tend à passer en Russie. Le grand Rabbin, Rabbi
Khazkhiel, dessert la synagogue, tue selon les rites
et charge son frère de tenir le talmud ihora. Il dis-
pose même d'un tombeau pour entretenir la piété
publique ; son grand-père, Rabbi Âaron, est l'imam-
zadé du cimetière, qui guérit les malades et attire
les pèlerinages.
Les soixante villages de Salmas sont disséminés
sur les deux rives du ZoUa-Tchaï ; indiqués par des
bouquets d'arbres, séparés par des champs, où se
dressent les tours de guet contre les Kurdes : 40.000
habitants, Musulmans, Arméniens et Chaldéens»
64 LA PERSE d'aujourd'hui
rocheuses, précédée de blocs isolés ; le lac d'Ourniiah
luit au soleil. A mi-hauteur du Sourat-Bourni — (le
nez, le cap de l'image), — deux cavaliers se détaclient
en relief sur le rocher poli ; ils portent des sabres
droits,, des étoffes flottantes, des disques sur la tête ;
un homme se tient à la bride de leurs chevaux.
La sculpture est grossière, sans inscriptions. Les
savants , y veulent voir l'image] d' Ardéchir, le pre-
mier Sassanide, et de son fils Sapor, recevant la
soumission des Arméniens, vers l'an 230 de notre
ère.
Une vallée latérale nous conduit à la passe de
Vergaouz. Par crainte des irruptions kurdes, de nom-
breux karaoulkhanehs gardent le chemin. Au col, la
vue est superbe ; d'un côté, Salmas ; de l'autre, le
lac, les îles, le dôme isolé du Gemboul-Dagh, à
l'entrée de la plaine d'Ourmiâh ; tout au fond, la
crête dentelée du Bizaou-Dagh (la montagne du veau)
à la hauteur de la ville.
A mesure que nous descendons dans le ravin,
apparaissent la petite plaine et la lagune d'Anzel ;
par delà les eaux très bleues, le massif du Chahi.
La nuit tombe ; la lune de Cha'^ban est à son milieu ;
peu à peu s'effacent les masses grises des mon-
tagnes. Au miUeu des noyers, des peupUers et des
saules, les 350 maisons du village de Kouchtchi
descendent en pente douce vers le lac. De Tauris,
Vékîl-ol-Molk, qui en est propriétaire, a prévenu ses
gens de notre arrivée; des cavaliers sont venus
jusqu'au col ; les mollahs et les seyyeds, les paysans
attendent alignés dans le cimetière. A l'entrée de la
maison du maître, un mouton est immolé en signe
de bienvenue et les flaques de son sang rougissent
AUTOUB DU LAC D'OURMIAH 65
le seuil \ Les retraités, parmi les vingt-quatre soldats
que doit fournir Kouchtchi, ont pris shakos, cein-
turons et fusils pour venir monter la garde.
Entre le lac et la montagne s'étend en demi-
cercle la plaine d'Anzel ; le rivage y forme une lagune
peuplée d'oiseaux. Les fonds sont cultivés en blé
et en orge; les villages, propriété de geqs d'Our-
miah, occupent les premières pentes. Kouchtchi est
chiite ; Djemlava, arménien et chaldéen ; Guiavilan,
chaldéen; Kouloumdji, sunnite. Guiavilan s'élève
au-dessus des vignobles, des jardins d'amandiers
et de pêchers, dominé par un carré fortifié, servant
de refuge aux habitants, à l'approche des Kurdes.
Le curé est allé à Salmas ; le maire, un catholique,
Mamou (onde) Abraham, travaille aux champs;
sa maison est aisée, garnie de tables, de chaises et de
fauteuils; elle est tenue par la nièce du vieillard, qui
est une veuve de prêtre. Des 80 familles du village,
27 sont cathohques, 15 protestantes, le reste or-
thodoxe.
Deux villages chiites marquent la fin de la plaine ;
à mi-côte, sur l'Akdagh, Imam Kendi; Djebel
Kendi au bord du lac. Au caravansérail fortifié de
Ghazkalé, placé à la pointe de la montagne, s'ouvre
l'immense plaine d'Ourmiah. Les deux premiers
villages appartiennent à un homme de Nakhitchevan,
Rahim Khan, sujet russe et officier au corps des
cosaques. Khangha est musulman, Rahimabad
I 1. L*usage de sacrifier un mouton à rarrivée d'un hôte est uni-
I versel en Perse. Le sacrifice est bien un signe d'allégresse, comme
naguère le père de reniant prodigue tuait le veau gras, mais il a surtout
pour but de détourner sur la victime immolée le malheur qui
pourrait éventuellement frapper rhdte. C'est également un acte
d'hommage. En Egypte, J'ai vu sacrifier des buffles, à rentrée des
villages, lors de rarrivée du Khédive.
I AvBiN. «- La Parie. 5
66 LA PERSE d'aujourd'hui
chrétien: 26 "^familles, dont 8 chaldéennes ; les
autres sont Arméniens grégoriens. Le prêtre catho-
lique^ Rabbi Kacha Israël, est de Guiavilan; il a étudié
et reçu les ordres à Ourmiah ; sa barbe et ses cheveux
courts commencent à blanchir ; il porte un bonnet
d'astrakan et, sur sa soutane» une tunique persane
à petits plis. Il s'assied en s'agenouillant, comme
les musulmans ; sa maison ne diffère point des autres ;
il y possède les trois accessoires indispensables :
un samovar, un kalyan, un fusil. Usant de la tolé-
rance concédée à la communauté chaldéenne catho-
lique, il a épousé une femme de son village, qui lui
a donné trois filles. Son cousin, un chemacha(}in homme
instruit, un mirza diraient les Persans), fait la classe
aux dix enfants de l'école.
18 kilomètres dans la verdure de la plaine ; un pont,
orné de colonnettes, traverse le lit desséché du Nazii-
Tchaï. Les montagnes, où la neige a persisté tout
Tété, s'écartent de plus en plus. La route est bordée
de saules ; de petits murs en terre séparent les vigno-
bles ; les ceps, plantés au creux des fossés, remontent
le long des talus; des glacis inclinés servent au
séchage des raisins.
Ourmiah est une ville de 30.000 habitants, au
centre même de la plaine, fortifiée comme Khoï et
de même apparence ; quelques rues plus larges,
ombragées de saules. L'agglomération disparaît
sous les peupUers et les platanes. Au dehors, une
vieille tour mongole, Utch Kombaz — les trois voûtes —
avec des restes de faïences et d'inscriptions koufiques.
Le commerce est réparti entre 30 caravansérails et
1.500 boutiques. Le raisin sec fait la richesse du pays ;
il en existe de deux espèces, le Kichmich, simple-
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 67
ment séché au soleil» le Sabza, trempé au préalable
dans un bain de potasse... On en exporte une moyenne
annuelle de 300.000 khonkars\ pour une valeur
d'un miUion de tomans. Ces raisins sont vendus aux
négociants de Tauris ou bien expédiés directement
à Djoulfa et Ërivan. Le tabac se consomme dans le
Nord de la Perse. Pour l'importation, les marchands
d'Ourmiah ont surtout affaire avec Constantinople»
par la voie de Trébizonde, avec Hamadan pour les
épiées et les cotonnades de l'Inde. Par sa position,
la rive occidentale du lac échappe davantage à la
pénétration russe.
Le gouverneur, Zafer-os*Saltaneh, — la victoire
de la dynastie, — est un prince Kadjar, mince,
distingué, le dos un peu voûté, la moustache noire,
le nez en bec d'aigle ; des boucles de cheveux s'échap-
pent des deux côtés de son kolûh. Il parle convena-
blement notre langue et a fait élever ses enfants par
une bonne française. Avant la conquête arabe, le
pays était peuplé d'Arméniens, auxquels se mêlaient
des Chaldéens et des Juifs. Avec l'invasion mongole
arrivèrent les Turcs. Parmi ces sunnites, la prédi-
cation des Cheikhs, envoyésjpar les Seyyeds Séfévis
d'Ardébil, ne donna point de résultats complets ;
aucune tribu kurde ne se convertit au chiisme ; il
y eut des résistances jusque dans la plaine. Pour
remédier à la dépopulation, causée par les guerre
avec les Ottomans, Schah ^'Abbas introduisit les
Turcs Afchars.
Un savant d'Ourmiah, Adib-ech-Cho'ara (le maître
des poètes), a pris la peine d'écrire l'histoire de sa
1. Le khonkar est une mesure spéciale à Ounnlali ; elle comporte
25 batmans (75 kUos),
68 LA PERSE d'au JOURD'HU .
tribu. Le vidllard, menu et contrefait, se met à
fumer son kalyan et commence de façon redoutable :
« Lors du déluge, Noé avait deux fils, Japhet et
Fars. Turc fut fils de Japhet. » Par bonheur, il
passe rapidement à Tépoque où deux cousins, issus
de Turc, Àfchar et Kadjar, erraient à travers TAsie
centrale; puis il arrive aux invasions Seldjoukides,
qui amenèrent la tribu dans le Khorassan. Quel-
ques-uns se rattachèrent à la fortune naissante
des Séfévis et les Âfchars furent une des sept tribus
privilégiées, organisées par Schah Ismail; d'autres
contribuèrent à la formation du groupe des Schah-
Seven. Schâh "Âbbâs en mit 8.000 à Ouraiiah,
d'autres au sud du lac, dans la haute vallée du Dji-
gatou, à Ispahan et à Hamadan. Parmi ceux d'Our-
miah, la famille des Kazemlou prit aussitôt la pré-
pondérance. Avant là fin du xvii® siècle, son auteur,
Khodadad-Khan, avait, pour ses services contre
les Kurdes, reçut le titre héréditaire de beglerbeguL
La chute des Séfévis rendit les Afchars indépendants.
Contre la naissante autorité des Kadjars se forma
la coalition des princes de l'Azerbaidjan. Mohammed
Kouli Khan d'Ourmiah, s'allia au Dumbéli de Tauris
et au chef des Chakkakis. Réduits par Abbas
Mirza, les Afchars durent subir un gouverneur ;
le détenteur actuel du firman des Séfévis, Habi-
boullah Khan, un propriétaire peu fortuné, ne peut
plus se parer que du vain titre conféré à ses ancêtres.
Il s'est pourtant maintenu, parmi les Afchars,
certaines familles assez puissantes pour tenir tout
le pays et acquérir les grades militaires les plus
onéreux : un Salar et cinq Emir-Toumans. La plupart
de ces seigneurs possèdent de jolies villas sur les bords
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 69
du Chehri-Tchaï ; leurs fils sont élevés chez les
Lazaristes et savent généralement un peu de français.
La plaine d'Ourmiah contient 350 villages ; le
massif isolé du Bizaou-Dagh la sépare du lac ; elle
est entourée par les grandes montagnes où s'ouvre
la gorge du Chehri-Tchaï. Partout de Teau et de la
verdure. Au travers des champs, les paysans, coiffés
d'un bonnet de drap à bordure d'astrakan, condui-
sent leurs charrettes triangulaires, montées sur deux
roues énormes où, à la pointe extrême du triangle,
sont attelés les buflQes. En bas, les villages sont turcs
et chiites ; sur les hauteurs, ils deviennent kurdes
et sunnites. Un appoint considérable d'Arméniens
et de Chaldéens s'y joint aux musulmans, si bien
qu'Ourmiah s'est trouvé le centre naturel des mis-
sions diverses, travaillant à l'évangéUsation de l'Âzer-
baldjan.
Dans la ville, les chrétiens habitent les deux
quartiers de Kurdi-Chehret deMart-Mariam (Sainte-
Marie, du nom d'une vieille ègUse nestorienne). En
plaine, les Arméniens sont moins de 6.000, dispersés
dans 31 villages ; les Chaldéens peuvent ateindre le
chiffre de 30.000, et forment le principal noyau de leur
nation en Perse. Les sectes concurrentes n'ont plus
à se disputer que ce dernier groupe de chrétiens.
Rebelle à toute conversion, le musulman persan a ceci
de particulier qu'il hésite même à fréquenter les écoles
confessionnelles. D'autre part, la reUgion grégorienne
veut être le symbole de la nationaUté arménienne ;
les Fédaïs^ les AzqacerSf sont venus de Turquie,
fortifier chez leurs compatriotes de l'Iran le sentiment
national ; et l'Arménien ne se convertit plus.
De ce côté, ni le catholicisme, ni le protestantisme
70 LÀ PBmss d'aujourd'hui
ne peuvent recruter de nouveaux adeptes, et les
écoles américaines trouvent maintenant en faced'elles
des écoles nationales fortement organisées^ La masse
chaldéenne reste seule ouverte au travail des mis-
sionnaires, qui se la disputent avec acharnement.
Les Américains du Presbgterian board of missions
de New-York arrivèrent les premiers, en 1835, les
Lazaristes vinrent en 1840, les Anglicans s'instal-
lèrent en 1843, auprès du Patriarche nestorien.
Depuis huit ans, les missions russe et allemande
sont intervenues à leur tour.
Les Lazaristes trouvaient le terrain préparé.
Au xviii^ siècle, un élève des Dominicains de Mes-
soûl ayant converti l'évêque nestorien de Salmas,
le diocèse entier avait imité son pasteur. Au cours de
ses études religieuses à travers TOrient, M. Eugène
Bore y précédait de peu nos missionnaires. L'œuvre
catholique s'est étendue : les Chaldéens comptent
aujourd'hui trois diocèses : un archevêché à Our-
miah, des évêchés à Salmas et à Senneh (Ardélan).
La mission lazariste appuie de sa science et de sa
doctrine la communauté indigène. Elle est dirigée
par un prêtre breton, qui vit en ce pays depuis trente-
deux ans, Mgr Lesné, évêque latin d'Ispahan, délégué
apostolique de la Perse.
Le séminaire est à Salmas: les clercs vont achever
leurs études chez les Dominicains de Mossoul ou au
collège de ,1a Propagande à Rome. L'imprimerie
fonctionne à Ourmiah pour la pubUcation de livres
en langues française, syriaque, chaldéenne et armé-
nienne. 7 Lazaristes, dont plusieurs Chaldéens,
1. n n*eziste d'Aiméniens catholiques que dam deux villages
de la plaine d'OurmialL
AUTOUR DU LAC D'OURMIAH 71
desservent la mission d'Ourmiah. Le collège a 142
élèves ; les Sœurs de charité reçoivent 203 petites
filles et tiennent un petit hôpital de 8 lits. Le diocèse
a 4.000 cathoUques, répartis entre la ville et 45 pa-
roisses ; 739 enfants firéquentent les écoles des vil-
lages, régulièrement visitées par les religieux français.
Les autres missions résident hors la ville parmi les
jardins du quartier de Dilkoucha (qui épanouit le
cœur). Un porche, surmonté d'une tour, donne accès
dans la « forteresse » américaine; les maisons de
briques se dispersent sous les grands platanes, Tfaa-
bitation d'été se trouve à Séir, sur la montagne
voisine. Ils sont 5 dergymen, 2 médecins, 3 insti-
tutrices: ils entretiennent un collège^, un hôpital
de 40 lits, un dispensaire ouvert deux fois la semaine.
Leur activité s'étend jusqu'à Van, en territoire turc.
La congrégation presbytérienne relevant de la
mission d'Ourmiah, comprendrait 2.728 communi-
cants^ 2.758 enfants seraient inscrits dans les écoles.
La mission anglaise prêtait aux Ghaldéens nes-
toriens le même appui religieux que les Lazaristes
donnent aux catholiques. Sous la menace des Kurdes,
Mar Schimoun, le détenteur héréditaire du fief
patriarcal, se rapprocha du consul d'Angleterre à
Mossoul et sollicita le concours des anglicans, en vue
de préserver sa nation contre la double influence des
Français catholiques et des Américains presby-
tériens. La mission relève de l'archevêque de Gan-
torbéry, qui installe des missionnaires à Kotchanès,
résidence du patriarche, à Van et à Ourmiah. Ce sont
gens aimables et instruits, distrayant leur exil par
1. Des 60 élèves» quelquei-uns apprennent un peu de Ihéologie
ou de médecine pr^que.
72 LA PERSB D'AUJORUD'HUI
l'étude des textes syriaques; ils portent une façon
de soutane. Par malheur, leurs ouailles leur ont
presque complètement échappé. A peine reste-t-il
quelques débris de la communauté nestorienne, sur
la montagne ou dans le district de Soldouz. La plaine
est passée tout entière à l'orthodoxie.
Trois évêcfaés nestoriens existaient naguère à
Guiavilan, Ardicher et Supurghan; les deux premiers
sièges n'ont plus de titulaires ; l'un des évêques s'est
fait presbytérien : les Kurdes ont assassiné l'autre.
Quant à l'évêque de Supurghan, Mar Jonan, s'étant
il y a huit ans, brouillé avec les anglicans, il prit le
chemin de Pétersbourg pour en revenir à l'état
d'évêque orthodoxe ; une mission russe le suivit ;
un vice-consul de Russie s'établit en ville... D'un
mouvement unanime, les Nestoriens abandonnèrent
les missionnaires anglais et se firent orthodoxes.
La « forteresse » russe est habitée par un archi-
mandrite, deux moines et deux diacres, prêtres
distingués, envoyés par le Métropolite de Pétersbourg,
dont relève la mission. Ils ont une imprimerie et un
collège ; soixante jeunes gens s'y préparent au pro-
fessorat ou à la prêtrise. La jeune communauté
comporte 30 paroisses et 40 prêtres. L'évêque est
flanqué d'un coadjuteur, Mar lUya, qui, après un sé-
jour de cinq années à New- York aux frais des Amé-
ricains, en a passé sept à Pétersbourg, pour le compte
des Russes. Il porte l'ample robe et les longs voiles
des dignitaires de l'Église orthodoxe ; sur la poitrine,
un crucifix et l'image de la Vierge. L'ardeur de ces
néophytes envisage déjà la création en Perse d'un
patriarcat chaldéen-orthodoxe.
Non point que les chrétiens de la Perse soient
AUTOUR DU LAC D*OURMZAH 73
particulièrement malheureux. Les missions s'ac-
cordent à reconnaître la douceur relative du régime
persan. Il ne subsiste de ce côté aucune haine entre
sunnites et chiites, entre chrétiens et musulmans ;
tous sont également exposés aux déprédations des
Kurdes et à la rapacité des puissants. L'impôt est
en lui-même peu élevé, le loyer des terres rais'^n-
nable. Il est généralement admis que les grands sei-
gneurs persans se montrent libéraux à l'égard de
leurs paysans; le mal viendrait des intendants et
des petits propriétaires.
La répartition des taxes, le gueural (vois et. prends)
sur les travailleurs, les immeubles et le cheptel, le
partage de la récolte prêtent à de facile abus ; de
même, les cadeaux, les corvées, les punitions et les
amendes; c'est la destinée commune à tous les ra'yat
du pays. Je ne sais si ce fut une idée très heureuse de
soustraire les non-musulmans à l'autorité du gou-
verneur local pour les livrer à des kargouzars ou scr-
peresis^ relevant du ministère des Affaires Étrangères.
Les publicistes russes affirment que cette institution
fut due à l'initiative de la Russie, aussitôt après le
traité de Tourkmantchaï ; lord Curzon en reporte
tout l'honneur à la diplomatie anglaise. Quoi qu'il
en soit, les plaintes sont générales contre ces malen-
contreux fonctionnaires. Privés de traitement, obligés
à des sacrifices pour obtenir leur place, il leur faut
vivre sur leurs administrés. Chaque affaire entraîne
son bénéfice ; et les prétentions sont d'autant plus
grandes que les administrés sont moins nombreux.
Aussi l'intervention des missionnaires est-elle
constamment réclamée pour protéger les villages ;
le millet'bachUle chef de la nation, chargé des rapports
74 LA PERSE d'aujourd'hui
avec les autorités, est, en fait, le procureur de la
mission ; et celle-d est d'autant plus achalandée qu'on
lui suppose pliiis d'influence. La conversion en masse
des nestoriens, la défection de protestants et de
catholiques furent duesàrespoird'unetoute-puissante
action russe, s'exerçant en faveur de la nouvelle
communauté orthodoxe; les déceptions qui suivirent
en ramenèrent bon nombre au bercail. D'où une
tendance naturelle à s'immiscer dans les affaires des
villages, afin d'y gagner des prosélytes.
Désireuse de maintenir son groupe en haleine,
chaque mission publie son journal : et Ounniah
possède une presse plus abondante qu'aucune autre
ville de Perse. Quatre journaux paraissent régulière-
ment en langue chaldéenne : les missionnaires Français
publient chaque mois la Kala (Tchrara (la voix de la
vérité) ; les Américains, le Tahrira dCbahra (le rayon de
lumière); les Russes, tous les deux mois, Ourmiah-
Orihadoxata (Ounniah Orthodoxe) ; la jeunesse chal-
déenne, piquée au jeu, fait paraître, tous les quinze
jours, une feuille nationale, Kaokhva (l'Étoile).
La plupart des chrétiens sont ra'^yat; très peu font
le commerce. Ils s'habillent comme les musulmans,
au milieu desquels ils vivent. Les femmes, enveloppées
dans une étoffe noire, portent sur la tête une petite
toque que recouvre le voile; elles ont coutume
de se cacher le visage à l'approche des étrangers.
Il n'existe chez les Chaldéens aucun nom patro-
nymique ; les noms de baptême sont réunis par le
mot bar (fils de). La vie chrétienne tourne autour
des imamzadès, tout autant que la vie musulmane.
Des tombeaux ou des chapelles attirent les vœux
et les pèlerinages ; la veillée annuelle de la fête du
AUTOUR DU LAC D'OURMIAB 75
saint devient une nuit d'orgies; le gardien» placé
par le prêtre, s'enrichit des offrandes apportées par les
fidèles. Les caractères, rusés et sournois, se ressentent
d'un abaissement séculaire. Sollicités par toutes les
sectes, ces gens penchent à choisir la plus profitable
et exploitent de leur mieux la croyance qu'ils ont
adoptée. Le monde protestant, surtout les États-
Unis, est visité par des quêteurs chaldéens soi-
disant pasteurs, qui recueillent des aumônes pour
leur église. Les orûiodoxes commencent à prendre le
chemin de la Russie.
Les juifs habitent Ourmiah et Ouchnou; la
première de ces villes en contient trois cent cinquante
familles, le groupement le plus nombreux de race
Israélite, existant dans TAzerbaldjan.
IV
CHEZ LES KURDES
D'Ourmiah à Saoudj-Boulak. — Le district de Soldouz. —
Village offert en pichkeeh. — La migration des Karapapaks
— En pays kurde. — Kérim-Agfaa. — Tamacha ; musique ;•
Jeu de iaghalth, — Mokris et Deh-Bokris. — Le tombeau
de Pir-Boudaq-Sultan. — Le commerce de Saoudj-Boulak. —
Le sunnisme persan: le mufti chaléi ; le chef des confréries
religieuses. — Danse nationale : le tchioupi. — Les « diseurs
de chansons ». — Poésie kurde. — Contestations de
frontières. — Le village de Kadr Agha. — Hospitalité
kurde; chants de bienvenue. — Le sacrifice du mouton.
— Le « joli garçon » de Kerbé Réza Khan. — La plaine
de Miandouab. — Méragha. — Le prétendu tombeau
d'Houlagou. — La tribu des Moghaddams. — Un mowchid
Németoullahi. — Chez le prince Imam Kouli Mirza. —
Dehkargan. — Retour à Tauris.
Nous sortons d'Ourmiah par la porte de Bazarbach
(le bout du bazar). Des murs en terre battue bordent
la route : beaucoup de villages, de vignes, de mdon-
nières, des champs de blé et de millet. Auprès du
lac, des lagunes et des rizières. Les cultures se prolon-
gent ininterrompues sous la saulaie. Nous passons
entre les derniers contreforts de la grande chaîne et le
massif isolé du Bizaou-Dagfa. Un pont de quatre
arches sur le Chehri-Tchaî et nous voici dans la plaine
de Barandouz.
Peu à peu les collines se rapprochent ; nous attei-
CHEZ LES KURDES 77
gnons le bord du lac, recouvert de dépôts salins et de
boues puantes. Dans les arbres, quelques villages
espacés : Raché-Kend, Dach-Agher, Disadj, à42kilo-
mètres d'Ourmiah. C'est la vaUée de Daul, à l'extré-
mité de la province. Aucune trace de populations
chrétiennes. Disadj est entièrement sunnite et sert
de résidence au KazU à la fois prêtre et juge pour les
20 viUages sunnites de la vallée. La plupart sont
chaféis; quelques-uns» venus du Caucase, restent
fidèles au rite hanéfi. Hadji Mollah Âbdoullah Kazi
porte le turban blanc, enroulé sur le bonnet pointu
des Kurdes. Ayant achevé ses études religieuses dans
un collège de la montagne, il vint à Disadj remplacer
son père. Quel que soit leur rite propre, il dispense
invariablement à ses justiciables la jurisprudence
chaféie.
Le Guezdermé Déressi (la vallée de la peur) est un
mauvais passage, où les Kurdes viennent attaquer
les convois d'ânes portant à Ourmiah l'orge et le blé
du Sud. Désormais on ne rencontre plus que gens
armés de fusils et vêtus du costume kurde : larges
pantalons tombant jusqu'aux pieds, veste courte,
ceinture épaisse, garnie de poignards et de cartou-
chières, sur la tête un bonnet de feutre blanc — en-
touré d'un foulard à glands ou à franges. Le pays
est nu ; les villages deviennent rares et petits, les
terres basses émergent au fond du lac; de l'autre
côté, se dresse la masse indistincte du Sahend. Le
district de Soldouz commence avec la passe de Kamar
Ghada (la ceinture de pierres) et le village de Cheikh
Ahmed ; plus^ bas s'arrondit un étang desséché par
l'été. Le propriétaire du village As'ad Khan, Serheng
(colonel), est venu jusqu'au col avec ses cavaliers.
78 LA PBR8E D'AUJOURD'KUI
Du geste, il montre sa terre et dit en s'indinant pro*
fondement; « Ce village appartient à Votre Seuil
Ëlevé : je le lui offre en pichkech^. »
30 kilomètres de Disadj à Mehmed-Yar. — De
tous les villages de la plaine arrivent des cavaliers.
Une superposition de feutres longs et étroits recouvre
la croupe entière des chevaux ; des glands de soie pen-
dent aux selles ; des franges de cuir s'attachent aux
poitrails ; de larges étriers, incrustés d'argent ; des
ceintures, des costumes aux couleurs voyantes : les
turbans enroulés autour des bonnets pointus sur
les longs cheveux que sépare une raie médiane, les
mousselines détachées des manches flottent au vent.
Les chefs viennent précédés de yerrachs, porteurs de
cannes d'argent .
La montagne est aux Kurdes ; les Karapapaks occu-
pent la vaUée du Ghadar-Tchal, qui se jette au sud dans
le lac d'Ourmiah. Soldouz, le nom du district, était
celui d'une tribu mongole, dont toute trace a disparu.
Les occupants actuels s'appelaient naguère des
Boztchallou. Ils appartenaient à une tribu turque,
fixée aux environs de Hamadan.^Schah «"Âbbas les
dispersa, en établit un groupe entre TiflisetÂkstafa.
Fuyant la conquête russe, leurs descendants passè-
rent à Van, où ils reçurent le surnom de Karapùpaks
(bonnets noirs). Après la paix de Tourkmantchaï,
*Âbbas Mirza leur concéda le district de Soldouz ; où
ils n'ont à fournir ni impôts ni soldats. Lors de la der-
1. Seuil élevé {Dténabé-'Ali) est Féqulvalent d'Excellence. U
s'applique, en Perse, à un nombre illimité d'individus. Le i^chkech
est rhommage de l'inférieur au supérieur. Vous ne rencontrerez rien
sur votre route qui ne vous soit aussitôt offert en pichkech. Cest une
formule banale de ila [politesse persane. Les Espagnols disœt avec
la mtme sincérité: A la dtêposUton de Vd,
CHBZ LBS KURDES 79
nière migration, Naghi Khan se trouvait être le grand
chef» Vilkhani de la tribu; un de ses neveux, [Hadji
Nedjef Kouli Khan, Émir Touman, est encore re-
connu conmie chef héréditaire; mais le gouverneur
de rAzerbaldjan, désireux de briser une autonomie
dangereuse, a remis l'autorité effective à un autre
membredela famille, Hasan *Âli Khan, Mirpendj, avec
le titre de gouverneur. L'organisation de la tribu s'est
pourtant conservée. Chacune des sept fractions pos-
sède son sardesté (tête de colonne). Négadeh, un gros
village de 600 maisons, sert de chef-lieu au district.
Les Karapapaks comptent 5.000 familles ; tous sont
chiites ; ils possèdent, pour leur usage propre, une
branche spéciale de seyyeds, les Oïdad Seyyed *Ali
Marhoum (les fils de feu Seyyed Ali) qui les ont cons-
tamment suivis dans leurs divers déplacements.
Mêlé aux sept fractions, les 120 villages contiennent
un résidu d'Afchars, d'Arméniens, de Chaldéens et de
Juifs ; en outre, un millier de familles de Van, qui
vinrent partager sur le sol persan la fortune des Kara-
papaks; ceux-là restent sunnites. Les chrétiens
— 200 familles, également réparties entre les deux
nations, — sont cultivateurs, dispersés parmi les musul-
mans. Les juifs, 300 familles, font le petit commerce
et le colportage ; les deux tiers d'entre eux, avec le
grand-rabbin, résident à Négadeh.
Mehmed-Yar se trouve sur la grand'route, à 12 ki-
lomètres à l'est du chef-Ueu. De là, deux chemins
conduisent à Saoudj-Boulaq. Le plus direct, 30 ki-
lomètres, traverse la montagne ; Agha Mohammed
Schah, le. premier Kadjar, y passa et lui laissa son
nom. Pour plus de sûreté, on nous fit faire un détour
par les cultures' et les pâturages du Ghadar Tchaï.
80 LA PERSE d'aujourd'hui
Dans la plaine de Ghehréviran, nous arrivons en -^
pays kurde. Sur la crête attendent, alignés, quarante -'
cavaliers et Fagha du village voisin. Kérim Agha .'^
monte une jument blanche (chez les Kurdes, la ju- '^.
ment a plus de prix que le cheval), tatouée à la tête \^
et aux flancs, pointillée des deux côtés de la crinière
et de la queue ; le fusil sur la cuisse, son frère Gharam
Agha le suit. Tous deux exécutent des voltes rapides
au-devant de nos voitures, tandis que la fantasia de
leurs cavaliers se répand à travers la plaine. L'agha
revêt son costume des grands jours : caraco de feutre j
marron par-dessus la veste noire, ceinture de soie j
noire, à fleurs, où passe un poignard recourbé ; sur
la tête rasée et recouverte d'un linge blanc, un turban
violet et un bonnet pointu en peluche jaune à gland \
noir. Il y a des années que son père est mort à Kazel-
kop, sur le bien de la famille. Elevé par son oncle, il
"Aziz Agha, le beglerbegui de la tribu, il est venu vivre j
dans son village de Kozé-Kehriz. De l'étage de sa
maison, garni de tapis qu'ont fabriqués les femmes
pendant le chômage de l'hiver, il domine le groupe-
ment des terrasses où s'amoncellent à l'arrière-saison
les roseaux, les herbes sèches et les galettes de fumier :
au delà, la plaine jaunie, fermée par une ligne de
collines.
Comme tous les seigneurs kurdes, Kérim Agha
réside sur sa terre. Il est grand, mince, le nez recourbé,
la figure rasée, le teint basané ; il a maintenant trente
ans et n'a encore pris qu'une seule femme. L'âge venu,
un domestique de sa confiance s'en fut chercher
quelque parti sortable, parmi la noblesse des environs,
les femmes kurdes ne portent point de voiles; mais
il n'y a que les gens du commun pour vouloir connaî-
CHEZ LES KURDES 81
tre leur femme avant le mariage. La décision une fois
prise sur Tavis du messager, un parent se chargea de
la demande, conclut Taffaire, fixa la dot ^ Au jour
marqué pour la cérémonie nuptiale, plus ou moins
éloigné selon les convenances, un cortège de cava-
liers et de serviteurs alla chercher la fiancée, avec des
tambours et des flûtes. A mi-chemin, attendait Fépoux,
entouré des siens ; quand il vit la jeune fille, il lui
présenta, selon la coutume persane, un fruit ou Textré-
mité d'un pain de sucre, en signe d'acceptation. A la
maison, un mollah dressa Tacte séance tenante et
remise fut faite de la dot. Le ménage a déjà trois
enfants qu'instruit le mollah local ; ils apprennent
le dialecte de leur tribu, le persan, un peu de turc.
Kérim Agha est un gentilhomme campagnard,
tout à la dévotion et à l'agriculture. Lui-même admi-
nistre son village, qui n'a ni maire, ni intendant. Il
vend son blé et fait ses achats à Ourmiah, plus rare-
ment à Saoudj-Boulak. Quelque difiiculté survient-
elle parmi ses paysans, c'est lui qui rend la justice ;
entre deux villages, les aghas, presque toujours appa-
rentés, s'empressent d'arranger l'affaire ou de la
remettre à la décision de mollahs connus.
Notre hôte vit simplement occupé du soin de son
viUage; il ne se rend à Saoudj-Boulak que pour visiter
le kazi et le médecin, ou bien sur l'appel du gouver-
neur persan, dont il accepte loyalement l'autorité.
Parfois même, il pousse jusqu'à Chérifkend, où réside
le cheikh Yousouf Chems-ed-Din, son directeur de
conscience, le saint homme dont il suit la discipline
et la règle de prières.
1. EUe varie d« 1 à 1.000 tomans selon ]a position des gens.
AvBiM. — La Perse. ^
►
82 LA PSRSS d'aujourd'hui
Le lendemain, au lever du jour, deux hommes par-
courent les ruelles de Kozé-Kehriz, afin de réunir les
cavaliers. Le tapledji tape sur son tambour; le
tchaouch joue d'une flûte grosse et courte, qui rend
un son grêle. Devant sa porte est accroupi Kérim
Âgha, le fusil sur les genoux. Nous partons à travers la
plaine. De Kazelkop, le vieux beglerbegui nous a
rejoints avec ses gens ; de temps à autre, la musique
éclate ; les flûtes sortent d'une gaine de bois ; plu-
sieurs cavaliers frappent, avec une lanière de cuir, de
petits tambours pointus, fixés à Tarçon de leur selle.
Jusqu'à Saoudj-Boulak, il n'y a plus guère que 20 kilo-
mètres; le chemin se rapproche de la rivière, qui sort
d'une gorge remplie de saules. Au delà de Yousef-
Kend, la route cesse brusquement d'être carrossable ;
de la ville et des viUages voisins, plus de cinq cents
cavaliers sont venus grossir notre troupe ; on m'a-
mène un cheval harnaché d'or, portant au cou un
collier en lamelles d'or. A l'issue du défilé, grand
tamacha (spectacle). C'est toute une cavalcade qui
déborde sur la campagne ; au-devant de mon cheval,
les grands chefs exécutent les voltes rapides pres-
crites par la courtoisie kurde. Plusieurs cavaliers
partent au galop pour lancer le taghaleh, un bâton de
bois léger, muni, aux deux bouts, d'un tampon de
cuir ; le bâton frappe la terre, vole en rebondissant
aux côtés du cheval et doit être rattrapé dans l'air
par un joueur adroit.
Saoudj-Boulak est une petite ville de 15.000 habi-
tants, étagée sur la rive droite de la rivière, dans un
élargissement de la vallée ; sur la rive gauche, les
jardins et les vignobles. C'est la seule province de
l'Azerbaïdjan où les Kurdes soient descendus jusqu'à
CHEZ LES KURDES 83
la plaine ; ils y forment le groupement le plus nom-
breux de leur race existant au nord de la Perse*.
Les Kurdes s'y trouvaient déjà à l'époque de Tamèr-
lan. Les annales du pays racontent que les Mokris
s'étendaient alors du Tigre au lac d'Ourmiah, sous
l'autorité de deux frères, Baba Omar et Mir Pacha,
établis l'un sur le versant persan, l'autre près de
Mossoul, sur le versant turc. Les Mokris eurent le
mauvais goût de s'opposer à la fortune naissante des
Séfévis ; la destruction de leur capitale donna son
nom à la plaine de Chéhréviran (la ville détruite).
Leur chef erra de montagne en montagne, puis fit
sa soumission et devint gouverneur héréditaire pour
le compte de la dynastie nouvelle. Le fondateur de
Saoudj-Boulak, Chir Khan, mourut en guerroyant
contre les Turcs. Son fils, Pir Boudak Sultan, qui
florissait dans la seconde moitié du xvii® siècle,
reste l'ancêtre vénéré; il fit construire et dota de
fondations pieuses [la grande mosquée de la ville ; la
coupole de son tombeau garnit la hauteur voisine;
l'édifice est ruiné, envahi par les pierres tombales de
la famille; des alignements de daUes, plantées en
terre, se poursuivent au dehors. Boudak Sultan eut
deux fils : ''Abdulaziz Sultan et ^'Âbdullah Beg. Du
premier sont descendus les Khanzadès, groupés dans
la ville ; du second, les Begzadis^ dispersés dans la
campagne. Ces deux branches forment la noblesse
de la tribu et lui fournissent des chefs. Cependant,
au milieu du dernier siède, un Mokri vulgaire devint
gouverneur général de l'Azerbaldjan ; il en profita
1. On estime qu'il y a, sur le territoire persan, le long de la chaîne
du Kurdistan, de 600 à 800.000 Kurdes : de 250 à 450.000 dans le
Nord, 120^000 à Senneh et dans TArdélan; 2S0.000 à Kermancliah.
84 LA PERSE D'AUJOURDHUI
pour détruire, dans sa tribu d'origine, le pouvoir des
fractions privilégiées. Dès lors, les Mokris ont cessé
de se gouverner eux*mêmes ; un gouverneur persan
réside à Saoudj-Boulak.
Depuis trois ans, un homme de Tauris, Rachid-ol-
Molk, réussit dans ce gouvernement difficile. Il est
seul, avec un groupe infime de fonctionnaires, à
représenter parmi les Kurdes l'autorité persane.
Aucune garnison ne les appuie. Le Chiisme les
isole ; aux mois de Ramazan et de Moharrem, des
prédicateurs viennent spécialement de Tauris les
édifier de leurs pieux récits. La population ne fournit
ni soldats, ni cavaliers ; elle paye des impôts dérisoi-
res. D'autre part, si la tribu a perdu son organisation
primitive, les fractions ont conservé la leur ; vis-à-
vis d'elles l'administration devient affaire de tact
et de diplomatie ; elle s'impose aux gens de la plaine,
ménage ceux de la montagne pour ne les point pousser
du côté des Turcs ; la distribution de pensions, de
titres honorifiques et de grades militaires sert à rat-
tacher les individus.
Il y aurait environ 50.000 familles de Mokris,
10.000 de Deh-Bokris. Ces derniers se sont faits les
meilleurs auxiliaires du gouvernement. Au xviii®
siècle, la misère les chassa de Diarbékir; traver-
sant les terres des Mokris^ ils arrivèrent sur le lac
d'Ourmiah. Industrieux et actifs, leur domaine s'éten-
dit jusqu'à absorber la plaine entière de Chéhréviran;
ils comptent maintenant 200 aghas de villages. Le
plus riche d'entre eux, Kadr Agha possède toute la
vallée jusqu'aux portes 4e Saoudj-Boulak.
Quel que soit leur degré de soumission au pouvoir
central, Mokris et Deh-Bokris restent également
CHEZ LES KURDES 85
fidèles à leurs origines kurdes. Ils tiennent à parler
le dialecte spécial à leurs tribus ; et, comme le kurde
est un idiome iranien, ils apprennent plus volontiers
le persan que le turc. Une soixantaine de familles
arméniennes, quelques chaldéennes, vivent tranquille-
ment parmi eux. Un millier de familles juives ont
adopté le costume et les mœurs kurdes. Ils sont
disséminés partout, plus nombreux à Saïn-Ghalé,
Miandouab et Sardecht, occupés au colportage, au
petit commerce, aux petits métiers.
Le commerce de Saoudj-Boulak est aux mains des
Kurdes et des Juifs, auxquels se joint un groupe
de commerçants venus de Tauris, un autre de gens de
Mossoul, Arabes, Chaldéens et Jacobites. Ces derniers
importent, par la passe de Ravandouz, les tissus de
laine et de soie fabriqués en Syrie. Les autres achats
se font à Tauris, Hamadan, surtout Ardébil. La grande
forêt, recouvrant la montagne entre Bani et Sardecht,
fournit aux maisons de la place les produits d'expor-
tation, gommes et noix de galle, gagnant la Russie
par Astara; certaines matières tinctoriales, destinées
aux industries de Tauris et de Hamadan.
Comme les autres Kurdes, Mokris et Deh-Bokris
sont sunnites et chaféis. Ils attachent peu d'impor-
tance au clergé offidel. Le mufti. Mollah Mohammed,
est un Mokri; ses ancêtres étaient, prétend-il, les chefs
spirituels de tout le Kurdistan ; le temps réduisit à
la seule province de Saoudj-Boulak la juridiction de la
famille. Encore le gouverneur prend-il maintenant sur
lui de nommer les juges et desservants de mosquées,
si bien que le rôle de Mollah Mohammed se borne
à l'administration des fondations pieuses, dont les
revenus défrayent les mosquées et les écoles. Seyyed
86 LA PBRSB d'aujourd'hui
Kérim Nakib préside aux confréries religieuses ha- j-^
tuelles en pays sunnite. Deux confréries, les Kadris ^
et les Nakchabendis, se disputent la clientèle ; ces
derniers se trouvant les plus nombreux, il va sans dire '^
que le gouvernement a remis l'autorité à un Kadri. ^
Presque tous les Seyyeds de la province prétendent .^
descendre de Sidi Abdelkader El-Guilani; mais bon |'
nombre ont renié le saint homme de Bagdad pour se j^
rattacher à son rival de Bokhara. Au reste, le sang du
Prophète ne procure pas une influence illimitée ; les
Kurdes ne veulent relever que de leurs cheikhs,
élevés dans les plus célèbres collèges de la montagne
ou de la vallée du Tigre, qui réussissent à leur en j^
imposer par leur piété et par leur science. L'origine
ne fait rien à leur succès. A l'heure actuelle, les deux
plus grands personnages delà province sont un vieillard
aveugle, le cheikh Yousouf Chems-ed-Din, de Chérif
Kend, et le cheikh de Zenbil, Hadji Seyyed *Abdel-
kérim ; le premier pourrait disposer de 30.000 adhé-
rents, le second de 50.000. Tous deux sont Nak-
chabendis. Après leur mort, la foule dédaigneuse des
ignorants seyyeds visitera les tombeaux des cheikhs
comme des imamzadés.
Le gouverneur de Saoudj-Boulak m'a donné l'hos-
pitalité. Rachidrol-Molk est un homme jeune encore
et fort élégant ; sa grande maison domine la rivière^
Un groupe de Kadris vint opérer dans le jardin, sous
la direction du chef des confréries... quatre derviches
agitèrent leurs tambourins ; un grand feu fut allumé ;
un fakir plaça entre ses dents une plaque métallique,
1. A la table fort soignée de Rachid-ol-Molk, on lervit de» bioéxoM
' longues tiges spéciales aux montagnes kurdes, macérées dans le lait
caillé et le vinaigre.
cnz hzn KUKPBs S7
chargée de braise ardente ; un autre plaça un poi-
gnard sur sa joue et fit mine de l'enfoncer. L'après-
midi, les filles kurdes ayant eu scrupule de danser
devant un étranger, la jeunesse d'Israël consentit à
« se prendre au tchioupi ». — La danse nationale est
une interminable farandole, au son de la flûte et du
tambour : un pas en avant, un pas en arrière, avec un
léger balancement du corps. Hommes et femmes,
mêlés ensemble, se tiennent par la main. Tous revê-
tent le costume kurde. Les femmes portent une super-
position de jupes claires, un corsage de velours ou de
brocart, un voile blanc à ramages, retenu par un fou-
lard noué autour de la tête ; en sautoir, une écharpe
de soie noire ; aux oreilles, de laiges cercles d'or ; un
collier de monnaies pend du voile et passe sous le
menton; un autre garnit le front; les joues sont
fardées de rouge, les sourcils réunis par une ligne noire
Quelques-unes, plus coquettes, font remonter jus-
qu'à la pointe du nez une étofle noire triangu-
laire, cachant tout le bas du visage.
Le soir, il y eut musique. Deux chanteurs renom-
més de la vUle, Sald et Ahmed Emin, la ceinture
garnie de poignards, des mouchoirs bleus serrés autour
de leurs bonnets pointus, apportèrent leurs instru-
ments^ guitare, et tambour à pied.
De leurs origines orientales, les Kurdes tiennent
le goût naturel de la poésie et de la musique ; les
a diseurs de chansons », goranibechsy colportent de
maison en maison les vers des poètes ; le jour, ils
travaillent de leur métier et deviennent musiciens
le soir. Il paraît qu'il existait jadis une poésie et une
1. La guitare, usitée en Perse, tar, est à double renflement ; elle
se tennine par un long manche, orné d'ivoire.
88 LA PBR8B d'aujourd'hui
musique spéciales aux Kurdes ; le rythme était vif,
rinspiration ardente, comme il convient à une race
guerrière. Aujourd'hui» les influences arabes ont
prévalu ; les airs s*alanguissent en soupirs prolongés ;
la poésie n*a d'autre objet que les femmes, le vin ou
les fleurs ; elle s'épuise aux complications amoureuses
des ghazels arabes. Il n'y a plus de kurde que la langue.
Chaque dialecte possède ainsi son trésor de versi-
fication populaire, et voici deux pièces que nous
chantèrent les jeunes Mokris :
Votre gorge est une orange fraîche, également déli-
cieuse, qu'elle soit sûre ou douce. J'aime vos beaux
yeux, vos soiu*cils et votre taille. Je veux les chanter
sur la guitare. O Dieu, viens à mon aide ; car j'ai
perdu ma bien-aimée. J'aime vos beaux yeux, vos
sourcils et votre taille. Ce mois est celui de la nais-
sance du Prophète ; c'est aussi le mois du mariage de
ma bien-aimée, quand, avec des sanglots, je me suis
affaissé sur le sol.
L'arak et le vin ne sauraient me troubler : il n'y a
que vos yeux glauques pour me rendre ivre. Je suis
venu de Suleimanieh, de la vallée aux fleurs jaunes.
J'allais retrouver les yeux de ma Leîla. A Suleima-
nieh, il y a du vent et de la poussière. Entre vos deux
seins, passe la vallée de Karavankouch^. Avant
que je n'en meure, prenez votre kandjar et tuez-
moi.
Vers le milieu du dernier siècle, un grand poète se
leva parmi les Kurdes, qui, dépassant les limites de sa
tribu, s'imposa à toute la race. Ch(ter Nali était un
mollah de Suleimanieh, dans le Kurdistan turc ;
ses vers ont maintenant pénétré dans les vallée les
1. Une vallée dans les montagnes du Kurdistan, où les caravanes
ont beaucoup à soufhrir du vent et de la poussière.
CHBZ LES KURDBS 89
plus écartées. Les poésies suivantes nous furent tra-
duites en persan par le mufti de Saoudj-Boulak :
O ma bien-aimée, vos cheveux flottants, votre
taille ondulée, ont bouleversé la journée de ma vie.
Gomment se fait-il que je ne pleure point de ce que
vous ayez cent fois brisé le flacon de mon cœur avec
la pierre de votre dédain ? C'est que le vin de mon
cœur est fait des pleurs venus de mes yeux. Com-
ment ne se répand-U pas, puisque le flacon qui le con-
tient a été brisé en cent endroits ? Là où vous rencon-
trerez l'eau salée ou rouge comme le sang, ce n'est
pas qu'il y ait eu du sel ou que le sang y ait coulé.
Sachez que c'est le lieu où j'ai pleuré, versé des larmes
de sang. Bien que je ne possède rien, je voudrais voir
votre visage. Les orphelins dénués de tout osent pa-
raître devant le soleU. Or, je suis un orphelin ; votre
visage est un soleil. La passion de mon cœur est seule
cause de mes emportements et de mes pleurs ; le feu
provoque ainsi l'ébuUition de l'eau. Le peintre le plus
célèbre de la Chine ne saurait rendre la forme de vos
sourcils ; leur arc n'a pas été dessiné par une main
humaine ; c'est une création divine. Nali, le poète,
faible comme la fibre du roseau, ténu comme un de
vos cheveux, veut être placé sous vos pieds. Foulez-le
à votre guise; mais ne le frappez point et ne le rejetez
pas.
La vie de Khezr^ n'est pas aussi longue que la
moitié de vos cheveux; un seul d'entre eux fait cent
anneaux pour enchaîner le cœur qui vous aime... O
ma bien-aimée, vos sourcils ont la forme d'un sabre
sortant aiguisé du fourreau : leurs froncements coupent
d'un fil tranchant le cœur qui vous aime. Le voile
sombre de vos cheveux recouvre, avec la clarté de
votre visage, le cœur qui vous aime... Ne dites point
que l'ombre est mauvaise ; car les papillons savent
trouver dans l'obscurité le point brillant qui les attire.
1. Khezr-Éile est un des patriarches sémites,^ qui a trouvé Teau
d*étenieUe jeunesse.
90 LA PBKSE D'AUJOURO'HtJI
VOS yeux feigneat Tivresse ou le sommeil; on ne sau-
rait distinguer s'ils sont déjà endonnis ou si le som-
meil y va pénétrer. Mes soupirs ont écarté les cheveux
de votre visage» mais vos yeux ne veulent point me
voir. Le nuit passe au souffle du matinale Jour apparaît;
ainsi mes soupirs ont fait apparaître le visage de ma
bien-almée; mais vos yeux ne se sont pas ouverts... O
soleil, auquel les étoUes empruntent leur lumière» Nali,
le poète, dépérit loin de vous ; de même, sur son com-
mencement et sur sa Un, s'animait la lune, trop éloignée
pour recevoir la darté solaire.
En ce moment, une commission persane réside à
Saoudj-Boulak. D s'agit de régler une contestation
de frontière, d'accord avec une commission turque
qui se promène quelque part du côté de Mossoul.
Sauf sur quelques points, de TÂrarat au golfe Per-
sique, la frontière turco*persane n'a jamais été déli-
mitée. Des commissaires anglais et russes en commen-
cèrent l'étude en 1843, et leurs travaux, interrompus
par la guerre de Crimée, aboutirent à une convention
de 1869, qui laissait entre les deux pays une bande
indécise de territoire. Pareil état de choses est pro-
pice aux contestations. Le printemps passé, l'admi-
nistration persane avait avancé ses postes dédouane;
les tribus des crêtes voyaient d'un mauvais odl le
chef nommé par les Persans. Il n'en fallut pas
davantage pour appeler les Turcs, qui occupèrent
les trois districts de Decht, Mergéver et Tergéver.
Depuis lors, on négocie. Les diplomaties anglaise et
russe s'évertuent, à Constantinople, sans grands
résultats; les Allemands eux-mêmes y trouvent un
prétexte pour chercher à jouer leur rôle en Perse.
A 5 kilomètres de la ville, en descendant la ri-
vière, se trouve Agri Kach, un grand village de neuf
GlISZ LSS KURDES 91
cents maisons, boulevard de la puissance de Kadr
Agha. Cet homme s'est fait, lui-même; Deh-Bokri,
il a grandi de la faveur gouvernementale, qui tenait
à s'asssurer un point d'appui solide contre les
Mokris, à proximité du chef-lieu. Pensions et hon-
neurs lui ont été prodigués ainsi qu'à ses fils. Il fut
Vilkhani de sa tribu ; 8.000 paysans vivent sur ses
terres ; 1.000 de ses cavaliers sont prêts à accourir
au premier appel du gouverneur ; il fournit même
au ministre de la Cour une quarantaine d'hommes
pour la garde royale. Presque centenaire, Kadr
Agha est un petit vieillard diaphane, grelottant sous
ses fourrures. Ses deux fils, déjà âgés, Choudja*-
ol-Molk (le brave du royaume), et Samsam-os-
Soltan (le sabre du souverain), m'accompagnent
au village paternel. Leurs cavaliers s'allongent en
ligne dans la vallée de Saoudj-Boulak ; au-devant,
marche le groupe des derviches Kadris, agitant
en l'air ses tambourins ; pour solliciter une aumône,
le spécialiste s'approche de mon cheval et fait
mine de se percer la joue de son poignard.
Les maisons d'Âgrikach, plus basses que celles
des campagnes persanes, forment une masse grise
d'où pointent les peupliers. Les paysans, armés de
fusils, garnissent les rues étroites ; sur les terrasses,
les femmes vêtues de bleu, la figure dévoilée, la tête
couverte d'une longue capeUne rouge attachée sous
le menton par un ruban ou un collier. A mes côtés,
deux gorani bechs à cheval chantent des souhaits de
bienvenue composés par la muse locale :
Quand il y a paix et amitié entre deux gouverne-
ments, il est d'usage universel que leurs nationaux
en visitent les territoires réciproques. La Perse et la
92 LA PERSE d'aujourd'hui
France sont deux sœurs, l'une habitant l'Europe,
l'autre l'Asie. Les deux pays sont les plus beaux et
les meilleurs de tous. M... est instruit, plein de qua-
lités solides, réfléchi, perspicace ; devant lui l'ennemi
est sans forces. Les siens s'enorgueillissent de son
énergie et de son expérience, comme fait Tokio de son
Mikado. Il est venu de Téhéran visiter villes et vil-
lages ; il s'est levé comme la lune du milieu du mois.
C'est un hôte noble, généreux et magnanime, qui est
venu au pays de DJem (la Perse)...
Partout où il a passé, les cavaliers l'ont reçu avec
la musique, les tambourins, les to^/taZe/tsetles djérids.
Mais, nulle part mieux que sur le territoire des Mokris.
des Begzadés, des Deh-Bokris, des Mamechs, des
Monkris, des Zoudios, des Kourks et des Motkaris^
Tout le monde l'a reçu avec une extrême magni-
ficence ; car il était le premier qui eût honoré les
Mokris de sa visite. Toute la province de Saoudj-
Boulak s'offre à lui en pichkech. Le gouverneur, Ra-
chid-ol-Molk, est heureux de recevoir un tel hôte, de
la part du gouvernement persan. Bien que ceci soit
chanté en vieux dialecte kurde, il exprime bien la
sincérité de notre caractère et la pureté de nos inten-
tions.
Au centre du village, séparés par une petite place,
se trouvent les habitations et les jardins de Kadr
Agha. Nous y prenons le thé. Les gorani bechs conti-
nuent leurs chansons. Sur le sol s*aUgnent des pla-
teaux, rempUs de melons et de pastèques, des cor-
beilles de raisins, de prunes et de figues, toute la splen-
deur des fruits de la Perse.
10 kilomètres par delà la montagne, nous arrivons
à Khatounbagh ; les paysans sont rangés à l'entrée
du village ; en face d'eux se placent les cavaliers ;
un homme maintient un mouton et l'égorgé d'un
1. Noms de tribus et de fractions kurdes.
CHEZ LES KURDES 93
coup rapide ; la tête sanglante roule sous les pas de
mon cheval ; mes gens s'emparent de la bête, que
leur attribue la coutume persane. Le propriétaire,
Séham-os-Soltan (la flèche du souverain), chef de
police à Saoudj-Boulak, a confié à son oncle Sa'^doun
Agha l'administration de son bien. Les 80 maisons
du petit village descendent vers la ravine, bordée
de peupliers; au delà, remontent vignobles et melon-
nières; plus haut, les étables, dont le toit aigu
s'enfonce dans la montagne. La maison du maître
possède une galerie et un étage, meublés de tapis,
de feutres et d'étoffes brunes à dessins noirs. Le repas
est servi sur de grands plateaux : des pilaus, où des
baies d'épines-vinette se mélangent au riz ; des
ragoûts ; des kébàbs, enfilés sur de longues tiges de
fer et enveloppés de feuilles de pain ; des chirinis
(bonbons) ; des bols de sirops et de laitage ; puis du
café turc et des tchibouques à fumer.
Le chemin, à peine tracé, suit les pentes ; le village
de Khatchi marque l'entrée de la large plaine où les
deux rivières, venues du Sud, le Tatavou et le Dji-
gatou, coulent parallèlement vers le lac d'Ourmiah ;
quelques champs isolés de ricin et de coton ; un lac
desséché recouvre d'une tache blanche les abords
de Kerbé^ Réza Khan. Parmi les cavaliers et les pay-
sans qui se pressent autour de nous, à côté du mou-
ton qu'on égorge, le « joli garçon » du lieu, vêtu d'un
pantalon rouge et d'une tunique verte, les cheveux
longs et flottants, exécute une danse engageante, au
son du tambour et de la flûte. Le village à 300 mai-
sons, tout proche du Tatavou, qui forme la limite
1. Diminutif de KerbéM.\
94 LA PERSE d'aujourd'hui
des territoires kurdes et de la foi sunnite. Son pro-
priétaire, un begzadé fort endetté, a dû abandonner
pour vingt années, au tadjer-bachi^ russe de Tauris,
l'administration de sa terre.
La plaine est riche, elle produit le blé, Torge, le
riz, le coton, le ridn, le chanvre, les pois et les len-
tilles, qui se vendent à Ounniah ou à Méragha ; le
tabac gagne Tauris. Afin de créer un lien entre
Turcs et Kurdes dans la plaine qu'ils se partagent,
un marché du jeudi, Pendjchembé-BazoTt a été orga-
nisé sur le bord de la rivière, près du village de Ghe-
bagh-Kendi. Nous y passons un vendredi ; le sol est
foulé par les animaux, encombré des détritus du
marché de la veille. Tout le pays, de Tauris à Rama-
dan et Kermanchah, y fréquente la foire de bétail.
Le sous-gouverneur de Miandouab en a la surveil-
lance et perçoit les taxes»
Le bourg et les jardins de Miandouab (entre deux
eaux) réunissent les deux rivières. C'est une impor-
tante agglomération de 2.000 maisons, appartenant
au domaine royal. ""Âbbas Mirza la peupla de Belout-
ches du Kerman, et d'un ramassis turc, cueilli dans
l'Âzerbaïdjan ; quelques familles arméniennes, 160
familles juives. Une humidité propice développe les
vignobles, les cultures maraîchères et les champs de
coton.
La plaine reprend au delà du Djigatou, les voitures
s'embourbent dans les fossés d'irrigation, bordés de
1. Le tadjer-bacht (chef des marchands) rempUt, en Pêne, vis-à-
vis des consulats le même office que font, en Orient, nos députés
de la nation. U.est censé être le chef de la colonie et le porte-parole
de tous. Dans le Nord de Tlran, les Russes ont multiplié les tadjer-
bachis, qu'ils ont fait reconnaître comme de véritables agenta consu-
laires ; parfois même ils en nomment deux, l'un pour les cbrétieni*
rautre pour les musulmans.
CHEZ LES KURDES 95
melonnières ; quelques villages dénuées d'arbres;
au Imn une ligne de hauteurs, dominée par le Sahend.
Le pays est peuplé de Tchahardaulis, tribu lekhe,
primitivement établie dans les montagnes du Fars.
Quand la lutte du Nord et du Midi, des Kadjars
contre les Zends, eut abouti au triomphe de la dynas-
tie actuelle, Âgha Mohammed Schah voulut détruire
le bloc des tribus adverses ; il entraîna plusieurs
fractions à sa suite, parmi lesquelles un millier de
familles tchahardaulies. A la mort du roi, leur chef,
Norouz Khan, prit la fuite, se dirigea vers l'Ouest,
et s'établit, avec les siens, dans la plaine, alors dé-
serte, de Miandouab. 18 kilomètres plus loin, nous
atteignons les arbres du Mourdi-Tchaï et le grand
village domanial de Malékendi. 24 kilomètres encore
jusqu'à Méragha. La route franchit une succession
de collines ondulées, que des amoncellements de
pierres ont fait nommer Kara Ghochoun (les armées
noires). La vallée du Soufi-Tchaî sort du Sahend et
s'élargit vers le lac ; les interminables jardins de
Méragha remontent les premières pentes et s'enfon-
cent entre les contreforts de la montagne.
La ville connut des jours illustres. Elle fut la pre-
mière capitale des Mongols et resta leur séjour d'été.
A côté de la mosquée du Cheikh-ul-Islam, deux tours
en briques s'élèvent sur des soubassements de pierre :
l'une est ronde, très simple, à moitié détruite ; l'autre
en forme de décagone, recouverte d'une coupole.
Les portes cintrées, les inscriptions koufiques, les
reliefs des murs ont perdu une bonne part de leurs
revêtements de faïence bleue. Dans l'intérieur
court, presque intacte, une inscription circulaire.
Point de noms sur les pierres tombales. La
96 LA PERSE d'aujourd'hui
croyance populaire y veut voir le tombeau d*Hou-
lagou, fondateur de la dynastie mongole. Les gens
informés affirment, au contraire, que ces tours con-
tiendraient, tout au plus, la sépulture de sa mère et
de ses femmes. Selon la coutume de sa race, avant la
conversion à Tislamisme, le souverain lui-même se
serait fait enterrer sur les collines, au fond de la
plaine de Miandouab, où toute trace en a disparu.
Traversant le Khorassan, Houlagou ramassa sur sa
route Khodja Nassr-ed-Din et Tousi, grand astronome
et philosophe renommé. Cet homme suivit les hordes
mongoles et se fixa à Méragha. Les hauteurs pier-
reuses, à l'ouest de la ville, portent encore le
nom de l'observatoire, Rasad-Khaneh, qu'y avait
fait établir Nassr-ed-Din. Il en reste quelques
débris de briques, des fossés, des traces de chemin
pavé. Le savant avait choisi, pour ses expériences,
le plus beau point de vue du pays : au pied, la masse
verdoyante des peupliers, des saules, des jujubiers
et des noyers, qui entoure l'enceinte fortifiée de la
ville et remonte vers le Sahend ; de l'autre côté, la
vallée du Soufi-Tchal, le lac brillant au soleil, les
îles, et, dans la bruine, à peine distintes, les mon-
tagnes du Kurdistan.
Au xvni® siècle, là comme ailleurs, une famille
réussit à s'élever, de la tribu des Moghaddams qui
peuplait le pays. Deux frères, Hadji Kasem et
Hadji^'Âli Mohammed, surgirent d'entre les fractions
divisées, se distinguèrent dans la guerre turque,
reçurent pensions et honneurs, avec l'autorité sur
la tribu. Ahmed Khan, leur successeur, mieux ins-
piré que le Chakkaki de Mianeh,le Dumbéli de Tauris
et l'Afchar d'Ourmiah» évita de se prononcer contre
CHEZ LES KURDES 97
les Kadjars ; les dépouilles de ses voisins malavisés
vinrent récompenser sa prudence. Feth'Ali Chah le
nomma beglerbegui de Tauris» épousa Tune de ses
filles, en fit épouser une autre à son fils aîné, Moham-
med *Ali Mirza, gouverneur de Kermanschah. Jau-
bert visita Ahmed Khan, lors de son passage à Tauris,
et fut frappé de ses idées de progrès. Ainsi écartée
de son lieu d'origine, la famille en perdit le gouver-
nement héréditaire ; mais elle y demeure très puis-
sante; les descendants d'Ahmed Khan possèdent
la majeure partie de la plaine et fournissent ordinai-
rement les gouverneurs de la province.
Le sous-gouverneur, Mansour-os-Sultan (la vic-
toire du souverain), un très jeune homme, tient la
place de son oncle absent. Il nous reçut dans la mai-
son familiale. Le Narandjistan (l'Orangerie) est
situé un peu hors de la ville. Des appartements,
séparés par des serres, s'ouvrent sur une longue
cour, garnie de bassins et de parterres de fleurs.
Les volets de la chambre où j'habitais étaient
en vieux vemis-martin : d'un côté, des bouquets
de fleurs sur fond d'or; de l'autre, des paysages,
avec des femmes et de jeunes garçons. La cheminée
de la salle à manger portait une inscription persane :
« Puisse ce foyer durer jusqu'au dernier jour 1 Que
la lampe y reste éternellement allumée ! »
Hadji Mirza Kébir Âgha est un des grands per-
sonnages religieux de TAzerbaïdjan. Le vieillard
5st recroquevillé sur un matelas dans une chambre
claire, ouverte sur les fleurs du jardin. Sa figure est
mobile et expressive : sa moustache, sa barbe, ses
sourcils, teints au henné, se hérissent (quand il parle,
AvBW. — La Perse, 7
98 LA PERSE d'aujourd'hui
deux jeunes gens» un moUah et un seyyed, sont res-
pectueusement accroupis aux pieds du maître.
KébirAghaprétenddescendredeSchah Né'metoullah,
dont le tombeau honore Kerman ; dans la dispersion
de la famille, ses ancêtres s'établirent à Méragha» où il
est reconnu comme mourcAid par tous les Né<^metoul-
lahis du Nord-Ouest de la Perse. Il se glorifie d'avoir
attiré des arméniens» des juifs, des sunnites ; néan-
moins» le nombre de ses disciples reste assez faible ;
il n'aurait sans sa direction que 1.500 derviches. Les
écoles théologiques de la Perse chiite n'ont point
l'expansion des confréries religieuses du sunnisme.
Elles dédaignent les masses» pour atteindre orgueil-
leusement l'adhésion des classes cultivées. Le cheikh
sunnite est un apôtre populaire ; le chiite est souvent
Un professeur de philosophie à usage des gens du
monde. Kébir Agha a mis son enseignement en vers
persans. Le recueil du Bahr-el'Asrar Qsl mer des
secrets)» prêche» sans grande originalité» le néant des
choses d'ici-bas. La pièce suivante est assez curieuse»
car elle jette un jour pittoresque sur la conception
persane du bonheur terrestre.
O mon cœuri admettons que vous ayez cueilli toutes
les fleurs de ce monde — admettons que» royalement»
vous ayez réalisé tous vos espoirs. Admettons que» du
premier au dernier jour» vous ayez reposé sous une
tente céleste. Admettons que vous ayez vécu au bord
d'un ruisseau» dans un jardiu dont les arbres attein-
draient le del. Admettons qu'aux lèvres de belles
maîtresses» douces comme le miel» vous ayez bu l'eau
d'étemelle jeunesse. Admettons que toutes les beautés
se soient offertes à vous. Admettons que femmes et
garçons aient comblé tous vos désirs. Admettons que
de l'Orient à l'Occident, vous ayez pu acheter, comme
CHEZ LES KURDES 99
esclaves, toutes les belles filles et tous les jolis garçons.
Admettons que le sabre vous ait conquis la Chine et
l'Inde» l'Europe et le pays de Roum. Admettons que
tous les rois de la terre se soient prosternés devant
vous. Admettons que ces mêmes rois, aussi grands
poètes qu'Aboul-MadJan, aient composé en votre
honneur des ghazehs et des kasidas. Admettons que vous
soyez devenu le plus savant des docteurs et que votre
science ait été reconnue en tous lieux. Admettons que
vous soyez une fleur qui vient d'édore. Vous n'en
serez pas moins piqué par l'épine de la mort.
Votre dernier Jour venu, le message de mort arrivé,
vos mains se trouveront liées ; ni parents, ni amis ne
réussiront à vous guérir. Le loup de la mort mettra
sa patte sur votre vêtement et le déchirera du haut
en bas. Le printemps de votre vie est terminé, l'au-
tomne est là. L'esprit s'est envolé de votre corps... vos
proches vous ont placé dans la terre. Vosamis ont fui...
vous n'avez plus à vos côtés que les bonnes actions de
votre vie.
Modjrem *, votre vie est terminée. Plaisirs et Jouis-
sances sont choses du passé! Gomment, avec tous vos
péchés, oserez-vous demander l'entrée du paradis !
n faut, pour y pénétrer, avoir acquis des mérites.
Méragha peut avoir 40.000 habitants, tous musul-
mans, à l'exception de 200 famiUes arméniennes.
Les gens de Tauris peuplent le bazar; toutes
les marchandises lourdes arrivent d'Ardébil; les
fruits secs s'exportent par Astara, le coton, la cire
et le miel, produits sur les pentes du Sahend, par
DJoulfa».
24 kilomètres jusqu'à Chichevan, en contournant
1. Modinm, le coupable, surnom que le poè|e se donne à lui-même,
suivant la coutume de la poésie orientale.
2. On calcule que Mteaîgfaa exporte annuellement 3 ou 4.000
caisses de fruits secs ; laooo bottes de miel ; 3.000 ou 4.000 balles
de coton.
100 LA PERSE d'aujourd'hui
le Sahend ; d'abord deux gros villages» Khormazed
et Ravecht, dans des vallons successifs ; puis à
travers la plaine nue, nous gagnons l'oasis de
verdure créée par les eaux du Dizadja-Roud.
Le prince Imam Kouli Mirza, petit-fils de Feth
''Âli Schah, est seigneur de Chichevan. Son père,
Melek Kaem» fut instaUé par Abbas Mirza dans le
gouvernement d'Ourmiah, qu'il détint pendant
quatorze années. D s'attacha au pays, acheta sur le
lac de nombreux villages. Le fils hérita des goûts
paternels ; sa haute naissance lui valut le gouver-
nement des principales villes de l'Âzerbaïdjan ;
entre temps, il réside sur sa terre. Ses principaux
intérêts se trouvent dans la plaine de Miandouab, où il
possède dix-sept villages ; il n'en a que quatre dans
la vallée du Dizadja-Roud, avec une superficie de
1 farsakh 1/2 de long sur 1/2 de large. C'est là
néanmoins qu'il a fixé son habitation : une suite de
bâtiments et de cours, ombragés de peupliers et de
platanes, entourés de vignobles, de jardins d'abri-
cotiers et d'amandiers. Les produits en sont variés :
le blé, l'orge, le coton, le ricin, les amandes et les
raisins secs ; au bord du lac, le riz. 2.000 moutons,
400 bœufs ou bufiles paissent les pâturages salés,
créés par le retrait des eaux. Imam Kouli Mirza est
de taille moyenne; les longs cheveux noirs, la mous-
tache tombante, commencent à grisonner ; la figure
est rose et aimable. Il porte l'uniforme militaire
avec les armes de Perse en brillants sur les pattes
d'épaule. Son père avait fait venir un ménage
français pour l'éducation de ses enfants ; il en a gardé
une certaine connaissance de notre langue. C'est un
homme pieux et digne qui n'a fait d'autre voyage
«il
CHEZ LES KURDES 101
que celui de Kerbéla. Ses manières sont parfaites ;
sa maison bien tenue; le dîner fut excellent.
Le lendemain matin, nous partîmes à cheval,
suivis de cavaliers, de chevaux tenus en main, de
lévriers et de faucons ; si le prince apercevait quelque
oiseau, il le rejoignait au galop et le tirait au vol.
A Touest, une chaîne de collines sépare du lac la
plaine du Dizadja-Roud. La région est peuplée de
Baharlou, Tune des sept tribus turques qui sou-
tinrent la naissante fortune des Séfévis. L'anse
de Ghalich-Dagh sert de port; les embarcations
touchent une plage de sable entre deux pointes
rocheuses ; au large, les îles montagneuses émer-
gent des eaux très bleues. Imam Kouli Mirza
détient le monopole de la navigation sur le lac
d'Ourmiah. Actuellement, il met en service trois
barques pontées, avec neuf hommes d'équipage
chacune ; il attend l'arrivée prochaine d'un bateau
à vapeur. Les barques s'engagent au travers des
îles, et, par bon vent, gagnent, en huit ou neuf
heures, la côte d'Ourmiah ; elles y portent les fers
et tissus, venus d'Ardébil ; le tabac constitue le fret
de retour.
La passe de Karka Bazar nous ramène prompte-
ment vers la grande plaine salée, rejoignant le massif
du Chahi à la vallée de Tauris. Nous avons achevé
de contourner le Sahend. A droite, la vallée de Ché-
ramin, puis celle de Dehkhargan, enfoncée dans les
derniers contreforts de la montagne. La petite ville a
12.000 habitants, parmi lesquels une demi-douzaine
d'Arméniens. Ses jardins produisent surtout des
amandes, une bonne proportion de fruits secs, un
peu de coton. Les villages, le commerce appar-
102 LA PBRSE D'AUJOURD'KUI
tiennent aux gens de Tauris.Dehkharganest le chef-
lieu d'une province dont les trois districts occupent
le versant nord du Sahend.
48 kilomètres encore jusqu'à Tauris. La route tra-
verse l'interminable plaine; les caravansérails, les
caravanes se multiplient. Aussitôt passé le gros
bourg de Zerdaroud» se montrent de plus en plus
distinctement la colline rougeâtre d'ÂInal-Zéinal et
la masse noire de l'Ârk.
V
DE TAURIS A LA CASPIENNE
De Tauris à Ardébil. — La province de Sérab. — La tribu des
Schah-Seven : son origine, sa répartition. — Les fractions
établies dans le Savalan-Dagh ; leur organisation — Ardébil
— Un entrepôt du commerce russe dans le Nord-Ouest
de la Perse — Arméniens et juifs. — La dynastie Séfé-
vie. — Le « tombeau du cheikh ». — Le Trésor de la
mosquée. — La « famille du cheikh » ; Seyyed Ahmed, le
« chef des serviteurs ». — Bénéfices des Seyyeds Séfévis ;
les pèlerinages. — LeTaliche. — Les Olouflou. — Le dis-
trict de Velkidj. — Le khan de Namin ; Saarem-os-Sal-
tanéh. — Villages sunnites. — La route d'Astara ; la
forêt des régions caspiennes. — Le commerce du port. —
Pêcheries russes. — D'Astara à Enzéli.
110 kilomètres de Tauris à Sérab. — Aussitôt franchi
la passe de Dchébbli, on quitte la route de Zendjan
et Kazvin pour longer, vers le nord, le petit lac
Kouri Gueul. Quelques villageis au fond des vallons
successifs : Arichtanab, qui appartient à un moustofi-
divan, un comptable du prince héritier ; Kurd Kendi,
Douz-Douzoun, Bahraman, propriétés du Kelanter
de Tauris ; sur la droite, au pied des montagnes,
Chérabian. Point de propriétaire pour nous recevoir.
Il faut demander asile dans la moins mauvaise
maison des villages et disposer notre campement
entre les quatre mura nus d'un balakhaneh; les tapis»
104 LA PERSE d'aujourd'hui
^
étendus sur le sol, constituent le seul mobilier des ^'
campagnes. Le chemin remonte la large vallée de ia
l'Adji-Tchaï (la rivière amère), aux bords recouverts ;::ii
de dépôts salins. Peu d'arbres : au fond, une ligne j^
de hauteurs ferme la vallée, joignant la chaîne du D
Koh-é-Bouzgouch (la montagne à l'oreille de chèvre), :e
au massif du Savalan-Dagh, 4.600 mètres, dont la -'^
crête dentelée et neigeuse se perd dans les nuages. ^i
Précédée du petit village de Guilekabad, Sérab \-n
forme une vaste agglomération au milieu des jardins. Ji
La ville, d'aspect triste et délabré, peut avoir 15 ou ie
20.000 habitants. Sérab est chef-lieu d'une petite t
province, divisée en deux districts (Sérab et Gar- -^
maroud), avec 150 villages. Les terres de la haute k,
vallée du Adji Tchal sont toutes aux gens de Tauris»
surtout parmi l'entourage du Véli'ahd. La popu- :\
lation comprend les restes de la tribu des Chakkalds ; \
bon nombre portent le bonnet conique en peau de ^ §
mouton, habituel au Caucase. Les nomades Schah- >,
Sévèn descendent du Savalan pendant l'été, font j
leurs achats en ville, y vendent des moutons, du beurre ^
et du lait ; quelques-uns s'y sont fixés. Retenu à la ]
cour par les responsabilités de sa charge, Séif-ol- 4
Mémalêk (le sabre du pays), chef des gardes de la
princesse héritière, n'a cure de son gouvernement
de Sérab et l'abandonne à un sous-gouverneur de
son choix.
Jusqu'à Ardébil, 72 kilomètres. — La gorge du
Adji-Tchaî s'enfonce dans le Savalan. Une montée
rapide conduit à la passe de Sain: deux villages,
Mangouta et Imam Tchaï ; au delà, Saïn-Gayé, dans
les rochers et la verdure. La route devient mauvaise,
le passage difiicile. Nous voyageons accompagnés d'un
DB TAUIUS A hJL CASPIENNE 105
gros de cavaliers, chargés de relever les voitures, si
ceUes-d venaient à verser. De l'autre côté de la
montagne, dans la vallée de la rivière Balouk, le
village de Nir.
De Mangouta à Nir, la propriété du soi revient
aux héritiers de Khosro Khan, ancien ilbègui
des Schah-Seven, auquel le gouvernement fit payer
de sa vie la turbulence de ses administrés. Les habi-
tants sont un mélange de Tates et de Schah-Seven.
L'invasion mongole n'a point dépassé le plateau
de Sérab. Si des incursions passagères dévastèrent
le pays d'Ârdébil, la population primitive n'en fut
guère affectée ; le cours entier du Balouk et du Kara-
Sou resta aux Tates jusqu'à l'Araxe. Pourtant la
langue persane a disparu devant le turc: après la
bataille d'Angora, Tamerlan ramena dans la plaine
d'Ardébil un lot de captifs turcs, pour y demeurer
sur les instances du cheikh Sefi. Les Schah-Seven
peuplèrent les montagnes voisines ; beaucoup, renon-
çant à la vie nomade, sont venus s'établir en plaine,
où ils réussirent à décomposer la masse iranienne.
Les Schah-Seoen (les amis du Roi) appartiennent
au groupement arbitrairement créé par Schah'Abbas
pour remplacer les tribus turques privilégiées, qui
avaient soutenu dans le principe la dynastie séfévie.
A l'appel du monarque, des volontaires turcs se pré-
sentèrent en foule : de toute la Perse, de la Mésopo-
tamie et même de l'Asie antérieure. C'étaient gens
dont les ancêtres avaient suivi, pour la plupart, la
fortune des Seldjoukides ou celle des descendants
de Gengis-Khan. Ils servirent à constituer dix tribus,
dont les noms rappellent encore les origines. Schah
'Abbas leur confia la sécurité de Kazvin, la capitale
106 LA FBRtB D'AUJOURD'XUI
primitive de la dynastie, et la défense des frontières .4
occidentales, menacées par les Turcs Ottomans. J
Ils se trouvèrent répartis dans les trois provinces i
de Kazvin, Téhéran et Zendjan, dans les deux for- n
teresses naturelles du Sahend et du Savalan Dagh^ n
Naguère, le gros des Schah-Seven avait été fixé \
autour de Kazvin ; ceux-là sont aujourd'hui très \i
réduits ; quelques groupes de tentes se sont dispersés ; ] $
beaucoup se perdirent parmi les populations séden- \s
taires. Il en fut de même avec les Schah-Seven du '■*
Sahend ; si bien que le Savalan est devenu le dernier '-^
boulevard de ce groupe ; ils y restent nombreux et
compacts, malgré Tattirance de la plaine et la déper- ^
dition continue qui en résulte. A l'exception du ;
Karadagh, toutes les montagnes, encadrant le bassin : j
du Karasou, sont occupées par les Schah-Seven :
19.700 familles, partagées entre 60 fractions ou odjaks. i
L'été, ils vont au yelak^ dans la montagne, faire
paître les troupeaux de bœufs, moutons, chevaux et
chameaux qui constituent leur principale richesse. j
La mauvaise saison les ramène au kechlak^ soit dans '^
leurs villages, soit dans les campements de la plaine. i
Les campements, dont la composition d'été diffère par- \
fois de celle de l'hiver, leur sont reconnus par un usage
prolongé. Chaque odjak a son ketkhoda, choisi dans
son sein par le chef suprême de la tribu ; cet homme
maintient l'ordre parmi les siens, aplanit les diffé-
1. Les tribus des Scbah'Seuen se trouvent ainsi décomposées
les KourbaHou et les Bagdadis (gens venus de Bagdad) se répan-
dirent dans la plaine de Téhéran; les Inanlou se partagèrent entre
les provinces de Téhéran et de Kazvin; les Af chars et les Doulrans
occupèrent les montagnes du Khamseh. Dans l'Azerbaïdjan furent
placés les Yourtchis, les HadJi*KhodJalou, les Kodjabaghlou» les
Foulardlou et les Sardarlou.
DX TÀU1U8 A LA GAtPIBNNE 107
rends» perçoit des impôts f or;t minimes. Le grand chef,
Vilbégui des Schah-Seven, est, selon les circonstances,
élu par les contribuables ou désigné par le gouver-
nement ; il est généralement chargé de l'administra-
tion de la province.
Ardébil auraitôO.OOO habitants; la ville doit son dé-
veloppement à une double cause, le commerce et la reU-
gion. Le plateau, étant trop élevé pour la culture du
coton ou du raisin, ne peut exporter que des moutons,
destinés aux steppes de TAraxe. Mais l'avantage de sa
position y fixe le principal point de répartition pour
le commerce russe d'importation dans le Nord-Ouest
de la Perse. Les marchandises lourdes, — sucres,
fers, pétroles, — incapables de supporter le prix
élevédes transports terrestres, empruntent les canaux,
le Volga et la Caspienne, pour arriver au port d'Astara,
d'où elles sont réexpédiées jusqu'à Ardébil, sis à
moins de 60 kilomètres dans l'intérieur, par delà la
chaîne côtière.
La distribution de ces marchandises, effectuée par
les soins des négociants de la ville, crée un immense
mouvement de caravanes. La sphère d'attraction
commerciale d' Ardébil s'étend de Zendjan au sud du
lac d'Ourmiah, — descend jusqu'à Hamadan et touche
même Tauris. En chiffres ronds, 5.000 chevaux et
mulets, 2.500 chameaux sont réguUèrement affectés
à ces transports. En cas de besoin, durant l'afflux de
l'été, on fait appel aux 3.000 chameaux des Schah-
Seven du Sahend, ainsi qu'à ceux d'Avadjik, sur
la frontière turque, employés d'ordinaire au com-
merce de Trébizonde. Les chameaux sont concentrés
en quelques mains ; certains disposent de 3 ou 400
de ces animaux.-; un personnel de 5,000 individus vit
108 LA PBRSE d'aujourd'hui
de cette industrie. Chaque négociant a ses chameliers
et muletiers attitrés ; il est d'usage que les mêmes
bêtes de charge fassent constamment la même route.
Été comme hiver, les caravanes, une fois formées,
partent sous la direction du maître des animaux ;
chaque groupe de sept forme un ghatar^nne ligne, con-
fiée à un djélodar spécial. On voyage la nuit, on se
repose le jour; le convoi marche accompagné d'un
manifeste, adressé par l'expéditeur au consignataire.
Les marchands musulmans sont en majorité dans
les douze caravansérails, siège de cet important com-
merce. Il s*est cependant formé, à côté d'eux, un groupe
arménien et un groupe juif. Les Arméniens ont essaimé
de Tauris. Us sont, en tout, une vingtaine de familles,
négociants et artisans, entretenant, à leur usage,
une église et une école. Parmi eux, un médecin éduqué
à Constantinople ; un autre, le docteur Sissak Mou-
jikian, de Diarbékir, qui, après avoir passé douze
années à Paris pour ses études de médecine, a dû
fuir sa ville natale devant le régime turc ; enfin un
Chaldéen protestant, envoyé à Chicago par les
missionnaires américains d'Ourmiah. Peu de ces gens
sont sujets russes. Le principal d'entre eux, un com-
merçant, M. Schahdaziantz, est tadier-bachi, agent
consulaire de Russie ; il veille aux intérêts d'un petit
groupe de familles musulmanes, venues du Caucase,
qui s'occupent d'agriculture ou de l'exportation des
moutons K
La colonie juive est une simple délégation des
négociants Israélites d'Hamadan, chargée des achats
1. En 1905-1906, il est sorti pour 1.848.000 krans de moutons à
destination de Moghan par la douane de Bllecevar. La défense
d'exportation du bétail est lev^ sur cette frontière.
^ DE TAURIS A LA CASPIENNE 109
de produits russes. Elle comprend une trentaine
d'individus sans cesse renouvelés. Éloignés de leurs
familles, tous vivent groupés autour de leur petite
synagogue, au caravansérail Hadji Choukour. Deux
rabbins et trois médecins sont le seul élément stable
de la communauté. Après avoir étudié à Hamadan
la loi et la médecine, le grand rabbin, Rabbi Johanna
Benchimol, un vieillard à la longue barbe blanchis-
sante vêtu d'un costume persan, habite Ardébil depuis
quarante-cinq ans. Il a voyagé par tout TOrient,
appris l'hébreu, le turc, le persan, le kurde, l'arménien,
un peu de russe. Il vit isolé, maintenant parmi les
siens les pratiques du culte mosaïque et du sacrifice
rituel.
L'apport des districts voisins, Mechkin et Khalkhal,
a peuplé la ville ; bon nombre de nomades s'y sont
fixés : des gens de Tauris ; quelques Turcs. Lors delà
décomposition de la Perse, survenue au xviiifi siècle,
Ardébil ne fit point parler d'elle. Il n'y put
s'élever comme ailleurs, en Azerbaïdjan, de grande
famille aspirant à l'indépendance. Pourtant, les fonc-
tions héréditaires de ketkhoda-bachi sont maintenues
dans une même famille, par firman d'*Abbas Mirza ;
un Turc, ^Ali Akbar, Moin-er-Ray'at (Le soutien des
sujets), y a succédé à son père; c'est à lui de désigner
les chefs des six quartiers et le dcwogha, chef de police.
Le kargouzar, délégué du ministère des Affaires Etran-
gères, et gouverneur des non-musulmans, Mirza Ahad,
est un homme du pays, détenant la place depuis vingt-
quatre ans. En l'absence du gouverneur récemment
destitué, Mirza *Ali Khan, Émir Touman, administre
la province ; il est venu de l'^'Irak ''Adjemi, s'est établi
à Ardébil et possède en plaine quelques villages.
h
110 LA. PERSE d'aujourd'hui
Vers la fin du xv« siècle» surgit à Ardébil la plus . -'
glorieuse des dynasties persanes. Son véritable fon- ^^
dateur Cheikh Séfi-ed-Din (l'homme pur de la religion); , ^
était le 22P descendant du 7^ imam Mousa Kazem. ^
Depuis six générations, ses ancêtres habitaient la ^
Perse, installés dans le Guilan, ensuite dans un village
voisin d* Ardébil. A ceux qui venaient visiter leur |^
Khanégah (asile, ce que Ton appellerait, dans l'Afrique | ^
du Nord, une Zaouîa), ils parlaient discrètement
des revendications des Alides, cherchant à inspira le
respect de cette famille infortunée, persécutée par
les usurpateurs du Khalifat. Les seyyeds voyageaient
et leurs plaintes remplissaient la Perse, alors livrée
aux migrations des Turcs et des Mongols; aucun
n'avait c^endant réussi à grouper de force suffisante
pour soutenir un pouvoir éventuel. Cheikh Séfi parut i
au moment propice : c'était au milieu du xiv^ siècle ;
l'empire mongol tombait en ruines; Tamerlan
s'apprêtait à venir. Cheikh Séfi étudia à Chiraz,
puis chez un ascète du Guilan. Ce dernier lui donna .
sa fille et son manteau, le chargea de prêcher le sou- \
fisme à Ardébil, avec la « doctrine des Douze »^. |
Cheikh Séfi s'y construisit une maison et une ftoumtèd ^.
(nous dirions une koubba dans l'Islam méditerra- \
néen), — où il fut enterré après trente années de prédi-
cation. Ce fut le premier apôtre efficace du chiisme en
Perse ; on le visitait de l'Irak et de F Azerbaïdjan ; les
gens se convertissaient en foule ; il comptait, à sa
mort, un million et demi de disciples.
L'autorité reli^euse était fondée ; restait à dégager
1. Quand un chdkh devient vieux, il donne son manteau à celui
de'ses diiciples qu'il veut pour tuccetseur de sa science e| de ses
vertus.
DX TA.U1UB A. LA GASPIXNNE 111
Tautorité politique. En pays musulman, les chefs
spirituels trop achalandés provoquent la juste mé-
fiance des pouvoirs établis. Pendant tout le xv« siècle,
les princes turcomans du Mouton Noir, qui se
succédaient à Tauris, regardèrent avec inquiétude
rafduence de disciples attirée par les successeurs du
Cheikh Séfi. Ceux-ci durent, à plusieurs reprises,
chercher asile au Guilan ; ensuite, ils errèrent du
Caucase à la haute vallée du Tigre. En cours de route,
ils eurent la chance de contracter mariage dans la
famille du prince turcoman du Mouton Blanc, qui
régnait à Diarbékir. Les Séfévis joignirent ainsi une
alliance politique à leur clientèle religieuse ; le soin
de leur sécurité les forçait à agir ; autour d'eux les
principautés se décomposaient ; les Turcs Ottomans
apparaissaient aux frontières. Dès lors, les cheikhs
deviennent batailleurs, et leurs adhérents forment
une armée. Après la mort de son père et de ses frères,
le fils cadet de Sultan Haïdar, Schah Isma<^il, se rend
maître du Caucase, de TAzerbaldjan et de r*Irak,
réunit les terres persanes, et crée la Perse moderne,
unifiée par le chiisme contre la menace du Turc.
Parmi les quatre-vingt-quatre mosquées d'Ârdébil,
il n'en est pas de plus vénérée que le <t Tombeau du
Cheikh ». On désigne sous ce nom l'ensemble des
constructions, successivement élevées par les rois
séfévis, autour de l'habitation primitive de leur
ancêtre. Une porte, aujourd'hui isolée. — donne
accès sur la cour d'entrée, devenue un marché de
fruits et de légumes. Une cour allongée, plantée de
poiriers, et un étroit couloir, recouvert de belles
faïences à fond jaune, conduisent à une dernière cour,
assez petite, sur laquelle s'ouvrent la mosquée nom-
112 LA PERSE d'aujourd'hui
mée «la maison du Paradis» elles chapelles funéraires.
Des faïences bien conservées» où l'écriture des versets
du Coran forme le principal motif de décoration,
ornent les murs, la porte et les fenêtres ; au bout de
la chapelle, un mur abaissé sépare la cour du cimetière
des seyyeds. Cheikh Séfi et Schah Ism*ail, le saint
et le guerrier, auteurs de la grandeur séfévie, y repo-
sent côte à côte sous des tours rondes, incrustées de
briques bleues et surmontées de dômes, où nichent
les cigognes. Plusieurs des successeurs spirituels de
Cheikh Séfi et les cinq premiers rois séfévis — (de
Schah Isma*il à Schah ''Âbbas) reposent dans la mos-
quée d'Ardébil, sans parler de plusieurs princes de
leur famille.
La foule oisive de la mosquée s'était amassée au-
tour de l'étranger, introduit en un lieu si auguste.
On me pria d'enlever mes chaussures avant depénétrer
dans le sanctuaire. L'intérieur a tout l'aspect d'une
chapelle chrétienne ; il est décoré de lignes et de feuil-
lages or sur fond bleu foncé ; les portes sont garnies
de plaques d'argent; au premier étage des galeries
latérales, des niches profondes devant les fenêtres.
Au fond, une grille d'argent marquerait le commen-
cement du chœur; la chapelle se rétrécit ; le plafond
s'abaisse. Une grille d'or ferme la tour où se trouve
le tombeau du Cheikh Séfi. Les parois sont recou-
vertes de carreaux à reflets métalliques ; une inscrip-
tions court à hauteur d'homme ; les fenêtres sont
fermées de volets d'argent incrustés d'or. Le cercueil
est en bois des Indes, très fouillé ; au devant, des
cierges allumés et une table d'offrande.
Entre les deux grilles d'argent et d'or s'ouvre un
corridor conduisant à une seconde tour ; la décora-
DE TAURIS A LA CASPIENNE 113
tion en est identique ; le tombeau de Schah Isma*il est
en bois, inscrusté d'ivoire et de turquoises, avec des
versets du Coran en relief. Une théorie ininterrom-
pue de paysannes, vêtues de cotonnades rouges,
leurs enfants dans les bras, s'agenouillait devant les
divers pupitres posés à terre, y baisait dévotement
la reliure des Corans ; puis, avant d'entrer dans la
chambre funéraire, embrassait sur la porte d'argent
les images en écriture comme on fait aux icônes des
églises orthodoxes.
Dans une niche, auprès d'une fenêtre, m'attendait
Seyyed Ahmed, khoddam-bachi (chef des serviteurs)
entouré de seyyeds et de mollahs. Son père, Mir
Fatha, chef des gardiens du tombeau, était à Tauris
pour affaires. Lui-même a dépassé la trentaine, grand,
gros, la barbe noire très courte, les cheveux rasés sous
son turban noir. Il se fit remettre un paquet de clefs,
enveloppé d'un linge, en rompit le sceau et les gens
de la famille déplièrent successivement devant nous
les dix-huit tapis de prière, gloire de la mosquée
d'Ardébil. Ce sont de petits tapis, spécialement
fabriqués aux xvifi et xvii© siècles, à Tauris,
Ispahan et Kerman pour être offerts au saint tom-
beau par de pieux donateurs. Les noms des douze
imams forment la bordure... En haut, la profession
de foi chiite, la maxime : « Il faut se hâter de prier
avant que le temps ne passe » ou bien le verset du
Trône : « Dieu 1 II n'y a de Dieu que lui, le Dieu
vivant, existant par lui-même, qui jamais ne dort ni
ne sommeille... » Les fonds blancs sont fréquents ;
les nuances, fondues par les années, d'une merveil-
leuse délicatesse.
Seyyed Ahmed me conduisit dans le Tchini Khaneh,
Aubin. — La Perse, 8
114 LA PERSE d'aujourd'hui
une rotonde communiquant avec la chapelle. A terre
était aligné le trésor des porcelaines, porcelaines de
Chine et de Perse, vases, bols, plats, assiettes, aiguiè-
res, une lampe en verre avec inscriptions. Sur toutes
ces pièces était imprimé « le Chien du seuil d*Âli »
ou « l'Esclave (d'^Ali, Schah «Abbas », le cachet du
souverain qui les offrit au tombeau de son aïeul.
Un firman royal confie à la « famille du Cheikh »
la garde de ces tombeaux. Il reste à Ardébil une cen-
taine de seyyeds Séfévis, ayant part aux bénéfices;
les autres résident à Ispahan, qui fut la dernière capi-
tale de la dynastie. L'ombre du Cheikh Séfi est deve-
nue moins lucrative qu'autrefois. En dehors des tapis
et des porcelaines, il ne subsiste plus aucune fonda-
tion pieuse. ""Abbas Mirza porta une main sacrilège
sur les villages, donnés naguère par les souverains,
afin d'assurer le sort de leur parenté, et les fit vendre
au profit du fisc; en compensation, les tombeaux
reçoivent annuellement la proportion dérisoire de
90 kharvars de blé. Après les avoir ainsi ruinés, les
Kadjars s'employèrent [à détruire l'influence des
seyyeds, en excitant contre eux mollahs et moudj-
teheds ; si bien que, malgré leur illustre origine, les
Séfévis sont devenus quantité à peu près négligeable,
et l'on ne juge même plus nécessaire de les pensionner.
Néanmoins, les tombeaux font encore leurs frais ;
les paysans des alentours y demeurent fidèles ; il y
a foule le jeudi et pèlerinage spécial aux grandes
fêtes musulmanes. Ceux du Caucase et de l'Azer-
baïdjan ne manquent jamais de visiter Ardébil avant
de se rendre aux lieux saints. Les derviches y vien-
nent de toute la Perse, quelques-uns même du
Turkestan et de l'Inde. Cette affluence vaut aux
DK TA.URIS A LA. CASPIENNE 115
tombeaux une quantité appréciable de poulets et
de moutons, avec une somme d'argent assez ronde.
n parait aussi que les propriétaires des villages»
autrefois wakf s de la mosquée, s'emploient à racheter
par leurs offrandes la faute de leurs ancêtres, ache-
teurs de ces biens nationaux. Malgré son autorité
limitée, Mir Fatha passe pour riche ; on lui attribue
200.000 tomans de fortune, il possède quelques parts
de villages, notamment celui de Kelkhoran, où habi*
tait la famille avant sa venue à Ardébil et où serait
enterré Cheikh Amin-ed-Din Djebraïl, père du
Cheikh Séfi.
Tout s'efface, à Ardébil, devant le tombeau du
Cheikh. Avant de devenir un entrepôt du commerce
russe, la ville n'avait d'autre raison d'être ni d'autre
moyen d'existence. Sur la route de Tauris, la forte-
resse est un quadrilatère entouré de fossés, de doubles
murs et de bastions d'angle ; elle fut, dit-on, fondée
par les Turcs. «Abbas Mirza la reconstruisit sur les
plans des officiers français envoyés en Perse par Napo-
léon avec la mission du général Gardane. L'intérieur
contient le palais du gouverneur, quantité de cours
et de bâtiments qui servaient naguère de prison
d*État; on y enferma plusieurs fils de Feth ''Ali Schah,
dont le nombre et l'esprit d'intrigue constituaient un
danger public.
20 kilomètres d' Ardébil à Namin, à travers les
champs cultivés de la plaine. Nous nous dirigeons à
l'est, par la chaussée d'Astara. Il a plu toute la nuit,
la route, qui n'est pas encore macadamisée, est
pénible pour les chevaux ; les nuages couvrent les
montagnes. Au petit village de Novadeh, nous tra-*
versons le Karasou, pour pénétrer dan9 le Taliche.
116 LA PERSE d'aujourd'hui
Sur les premières pentes du Guervé-Dagh, au som-
met duquel passe la ligne-frontière russo-persane,
le gros bourg de Namin : 1.500 maisons dans les peu-
pliers et les saules» entourées de jardins fruitiers» déjà
jaunis par l'automne.
Le Taliche comprend la chaîne côtière de la Cas-
pienne, du Kour au Chafiroud, près d'Enzéli. La pro-
vince» préservée des invasions par sa situation même,
demeura iranienne. Coupés de l'Iran par les Turcs et
les Mongols» les Iraniens du Nord durent développer
eux-mêmes leur langue et leur nationalité; les
influences turques et arabes» si fréquentes chez les
Persans» ne pénétrèrent point chez eux ; et le dialecte
ialichU comme ceux du Guilan et du Mazandéran»
conserve plus de traces des idiomes antérieurs à la
langue persane. Mais ce dialecte n'est pas écrit ; il
descend au rang d'un simple patois» bon tout au plus
pour la poésie populaire. Le turc pénètre peu à peu ;
déjà» à l'extrémité de la plaine d'Ardébil» le district
de Velkidj, dit, pour cette raison» le Taliche Turc»
est presque complètement turquifié ; dans les villes»
à Lenkoran» à Astara» les gens cultivés parlent le
turc.
Des khans locauxse partageaient le pays» quand» au
commencement du xviii® siècle» un Seyyed Mir
«'Abbas apparut au village d'Olouf» dans le Lenkoran.
Ses vertus lui valurent une clientèle et la famille
des Olouflou grandit de la sainteté de son auteur ;
dans leur petit domaine» les seyyeds du Taliche com-
mencèrent une fortune analogue à celle des Séfévis
dans tout le royaume. En 1743» Mir Kara» le fils du
pieux seyyed, se trouvait déjà assez puissant pour
rendre à Nadir Schah des services appréciables au
DE TAURIS A LA CASPIENNE 117
cours de la campagne du Daghestan. Il devint Kara-
beg et reçut plusieurs villages. Lors de la décompo-
sition de la Perse, la famille» riche et puissante, était
en mesure d'aspirer à l'indépendance ; Mir Hasan
Khan avait détruit les petits princes du Taliche et
réuni toute la province; allié avec les grandes tribus
du voisinage, il commençait à menacer Recht et,
négociant en sous-main avec les Russes, il tenait tête
aux Kadjars. En 1813, le traité de Gulistan attribua
à la Russie le Taliche de Lenkoran. Alors, Mir Hasan
se retourna vers Feth **AU Schah et guerroya, dans ses
montagnes, contre les conquérants ; les plaintes des
Russes le firent emprisonner à Ardébil; mais^'Âbbas
Mirza voulut récompenser un tel homme de son patrio-
tisme et de sa bravoure. Son fils, Mir Kazem, devint
gendre du prince et reçut, à titre héréditaire, le
gouvernement des trois districts d'Astara, Velkidj
et Oudjaroud, avec la garde de la frontière. Sur le
territmre ainsi concédé s'éleva le bourg de Namin :
3.000 familles de réfugiés, quittant Lenkoran, vin-
rent peupler le nouveau village et le district de
Velkidj. Le reste du Taliche fut rattaché au Guilan.
A la mort de son père, il y a cinq ans, Mir Sadik
Khan, Saarem-os-Saltaneh (le sabre de la dynastie),
est devenu Khan de Namin. Il n'a pas trente ans et
vit avec ses jeunes frères. Un mollah de village lui
apprit, dans le Coran, la lecture et l'écriture, le persan,
un peu d'arabe ; la langue usitée dans la famille était
le turc. Plus tard, un professeur vint de Tauris, qui
resta dix-huit mois à Namin pour enseigner le fran-
çais. Son intruction s'est bornée là ; il n'a pas voyagé;
de temps à autre, il passe quelques jours à Ardébil
afin d'y vendre son blé et régler ses affaires. Car
118 LA PERSE D'aujourd'hui
il relève nominalement du gouverneur de la province :
en fait» il ne lui fournit ni argent, ni soldats ; l'impôt
qu'il devrait payer est dépassé par les pensions dont
jouit une famiUe aussi puissante» chargée de faire,
avec ses propres cavaliers» la police de la frontière.
Si Mir Sadik est allé à Tauris, ce fut pour s'y marier
avec la sœur d'un moudjtehed de la ville. Il demeure
constamment à Namin» d'où il administre ses trois
districts et les douze villages qui constituent son bien
personnel. Deux journaux» auxquels il est abonné, le
tiennent en contact avec le monde extérieur: le
Mollah Nasr-ed'Diiif journal satirique» qui paraît à
Tifflis en turc azéri, et l'Habl-oul-Matin, publié en
persan à Calcutta ; il y puise des idées libérales et
apprend à critiquer les gouvernements.
Sa maison est grande et confortable. Il me reçut»
entouré de ses frères» de deux de ses oncles» portant
l'uniforme militaire : Mansour-é-Nizam (le victorieux
de l'armée) et Mobasser-os-Saltaneh (le clairvoyant
de la dynastie). Ces deux Émirs Toumans passèrent
la journée à jouer au trictrac dans une boîte en mar-
queterie persane» où les deux côtés du jeu se trou-
vaient s^arés par une inscription :
Depuis que j'ai joué et que j'ai perdu votre amour,
mon cœur se trouve placé dans la sixième case —
[celle où un pion reste enfermé» les dés n'ayant que
six points] — et mes forces se sont évanouies.
De la terrasse de sa maison» Mir Sadik voit son
village» remontant sur les deux bords de la rivière»
le minaret de la mosquée» les petites coupoles des
deux bains» les cent boutiques du bazar» les nom-
breux balakhanèhs et les jardins de sa parenté. Car
DS TAUMS A LA CASPIENNE 119
Velkidj tout entier appartient à la famille des kha-
0€uiin (pluriel de khan), groupée dans le district
et autour de Lenkoran; bien que le khan de Namin
nomme les sous-gouverneurs d'Astara et d'Oudja-
roud, les siens n'y possèdent guère de villages. Les
Olouflou tiennent de leur origine chérifienne l'avan-
tage de réunir entre leurs mains l'autorité tempo-
porelle avec l'influence religieuse; leurs seyyeds,
morts ou vifs, sufBisent à la vénération desadministrés.
Non point que toute la population du Taliche soit
chiite : il y a dans la montagne des endroits reculés,
où n'ont pénétré ni la prédication du Cheikh Séfi, ni le
les armes de ses descendants. Dans le Velkidj, une
demi-douzaine de villages sont restés purement
sunnites ; il en existe d'autres vers Lenkoran et Âstara;
de même les tribus nomades ont conservé l'ancienne
croyance. Les villages sunnites possèdent leurs kazis
propres ; tous s'inclinent devant la science d'un
mufti, élevé à Constantinople, Cheikh Mohammed
Séid, qui vit dans la montagne, au-dessus d' Astara.
Nous avions fait un léger détour pour venir à
Namin ; nous rejoignons la grand'route au petit vil-
lage d'Arpa-Tépé. Elle remonte un vallon, traversé
d'eaux courantes, où le bétail trouve à paîtreune herbe
très verte ; dans les creux, la montagne pelée se recou-
vre de broussailles, et de quelques pousses de hêtre.
La pluie, habituelle sur les bords méridionaux de la
Caspienne, tombe fine et serrée ; le chemin devient
de plus en plus mauvais; les chevaux marchent
péniblement sur la boue glissante ; parfois les
voitures enfoncent jusqu'aux essieux. Près du col,
une longue fondrière ; les caravanes, venant d'Astara,
s'y sont embourbées depuis la veiUe ; les chameaux
120 LA PERSE d'aujourd'hui
ont dû s'arrêter» leurs pieds plats n'avaient plus
prise sur le sol aussi incertain ; la route est jonchée
de barils de pétrole, qu'il a fallu abandonner» pour
dégager les bêtes de charge ; nos cavaliers les écartent
et donnent ainsi passage aux voitures.
Sur l'autre versant, descente en lacets rapides.
Les travaux ne sont point achevés, de gros blocs de
rochers encombrent le chemin. Une voiture verse :
aussitôt les cavaUers la relèvent, en invoquant Allah,
Mahomet et "Ah. Les nuages empêchent la vue qui»
par temps dair, devrait embrasser tout le Tahche,
d'Astara à Lenkoran. La montagne est nue ; les
labours remontent très haut sur les pentes ; les se-
mences d'automne commencent à germer ; des ronces,
des arbres isolés, — chênes et hêtres. — Les 230 ten-
tes do la tribu des Darilou, qui redescendent l'hiver
dans la forêt, occupent les pâturages durant l'été.
Depuis Namin, 18 kilomètres, que nous avons mis
plus de cinq heures à parcourir.
La forêt commence au village de Héiran, dont les
maisons de bois, au toit fixé par de grosses pierres,
s'éparpillent dans un fond. Désormais, la route est
bonne, bien que coupée, de temps à autre, par des
éboulements. Elle suit la gorge étroite de la rivière
d'Astara, qui marque la frontière. De tous côtés,
lui viennent des torrents et des cascades tombant
sur les roches moussues. C'est la splendeur de la
forêt des régions caspiennes : un immense fouiUis
de chênes, de hêtres et de platanes. 10 kilomètres
plus loin, à Baharistan, la vallée s'élargit, les mon-
tagnes s'abaissent en coUines, les rivières se forment,
la forêt devient plus variée d'essences : des sureaux,
des grenadiers, des figuiers sauvages, apparaissent.
DE TAURIS A LA GASPIEKNE 121
L'aspect des maisons en bois, aux interstices rem-
plis de terre, est très misérable. A l'entrée de la plaine»
un pont a été emporté. Nos voitures ne peuvent aller
plus loin ; la nuit est déjà tombée. Par bonheur, le
téléphone a prévenu les gens d'Astara, qui viennent
à notre rencontre.
Astara est une petite ville de 3.000 habitants, sise à
l'embouchure de la rivière, par conséquent à la fron-
tière même. Un pont la fait communiquer avec Astara
russe. Après les constructions en terre et la rare verdure
des hauts plateaux, on ne se croirait plus en Perse;
l'aspect est très méridional : les cases en bois ou en
terre blanchie à la chaux, recouvertes de paille de riz;
les jardins enclos de claies de roseaux; les habitations
d'été, les lams à deux étages, ouverts aux quatre
vents, dont le toit de chaume est supporté par des
poutres de bois ; les portes à auvent ; les toitures en
tuile des maisons ; les boutiques en plein air, précé-
dées d'une galerie extérieure, — tout cela disparaît
sous les saules, les acacias, les figuiers et les mû-
riers, parmi les buissons de grenadiers.
A la différence d' Astara russe, simple poste fron-
tière et village de pêcheurs, Astara persan, port
d'Ardébil, et, partant, de tout le Nord-Ouest de la
Perse, prend une importance commerciale considé-
rable. La douane y a été fort bien installée par les
préposés belges. Les marchandises, une fois descen-
dues des kéredjis, aux rames arrondies, qui, des
navires, les portent à terre, trouvent une voie Decau-
ville pour les amener aux magasins. Les terrains du
rivage, le droit de benderi ou d'atterrissage appar-
tenaient aux khans de Namin; la douane dut
négocier avec eux ; les khans construisirent bureaux
122 LA PBR8B d'aujourd'hui
et hangars, et touchent, à titre d'indemnité, une
annuité de 12.500 tomans... En 1905-1906, il est
entré par Astara pour 11 millions 1 /2 krans de sucre,
plus d'un million de pétrole, autant de fers et d'aciers,
9 millions et demi de cotonnades, 300.000 de verreries,
162.000 de faïencerie, 480.000 de mercerie. H est
sorti pour 11 millions 1/2 de fruits, 620.000 de
gommes, 800.000 de peaux.
Le commerce d' Astara se trouve entièrement entre
les mains de sujets russes musulmans, la plupart turcs
de Bakou ; ils sont agents des compagnies de navi-
gation et réexpédient les marchandises vers Ardé-
bil ; le commerce local est insignifiant ; on n'exporte
à Bakou qu'une petite proportion de cocons, de riz
et de bois.
Malgré son mauvais état actuel, la chaussée en
construction facilite grandement les communications
entre Astara et Ardébil. Elle avait été concédée à
une société persane et tracée par un ingénieur indi-
gène, Soléiman-Khan, ancien élève de l'École poly-
technique de Téhéran. L'affaire paraissait bonne ;
le passage journalier comporte de 6 à 1.500 bêtes de
charge, payant trois krans chacune; les recettes
mensuelles pouvaient s'élever à 10 et 12.000 tomans...
Malheureusement, la discorde se mit dans la Société,
la comptabilité présentait des irrégularités ; les par-
ties lésées mêlèrent les Russes à la bagarre, et une
bande de Cosaques, faisant irruption par delà la
frontière, les ont récemment introduits dans la place,
à la barbe des autorités locales. La route possède
maintenant un directeur russe.
Les statistiques douanières d'Astara accusent,
l'an passé, une exportation de 550.000 krans de pois-
DE TÀURIS A LÀ GÀSPXBKNE 123
son. La Compagnie Lianozoff, d'Astrakan, a acquis
le monopole des pêcheries persanes de la Caspienne.
Astara est une de ses stations principales. L'établis-
sement est situé en dehors de la ville, à l'extrémité
d'une lande parsemée de grenadiers nains. Les bu-
reaux, le logement du directeur et des employés,
les longues maisons des ouvriers, un hôpital de sept
lits, les ateliers de construction et de réparation des
bateaux, l'étalage des filets séchant au soleil, s'agglo-
mèrent sur les deux bords d'une petite rivière, qui
forme une courbe allongée en se jetant dans la mer.
Une centaine de barques à fond plat, montées par
trois ou cinq hommes, vont constamment au large
de l'embouchure, à la pêche du saumon et de l'es-
turgeon. Douze postes, échelonnés depuis Enzéli
aux divers estuaires de la côte et reliés entre eux par
téléphone, envoient leurs poissons à la station cen-
trale dans des barcasses à vapeur. Astara emploie
400 ouvriers, dont la moitié russes; ceux-ci sont
chargés des besognes techniques; ils ont, chaque
année, deux mois de congé, juillet et août, qu'ils
vont passer dans leur pays. Un bateau, sa voile
unique déployée au vent, entre dans l'estuaire et se
range le long du quai. Il y jette le produit de sa pêche,
quatre gros esturgeons. On en retire tout d'abord le
caviar, gris, crémeux, qui est aussitôt lavé et passé
au tamis ; puis, d'un coup de hache, un ouvrier fend
la tête, ouvre le corps, brise l'arête médiane et en
retire la moelle. Le poisson se trouve prêt à être salé
puis expédié à Astrakan.
65 milles d' Astara à Enzéli ; les communications
sont à peu près journalières entre les deux ports.
La Compagnie Caucase et Mercure fait un service
124 LÀ PERSE d'aujourd'hui
postal bi-hebdomadaire ; la côte du Taliche se pour-
suit; les sommets dénudés, les pentes couvertes de
forêts admirables ; au bord de la mer, une bande
étroite de plat pays. Puis, la côte du Guilan^ s'in-
. 1. Enzéli, le principal port persan du littoral de la Caspienne, se
trouve à rentrée de la vaste lagune du Mourdab; les barques la tra-
versent, pénètrent dans une étroite rivière et accostent au village de
Piré-Bazar, à 10 kilomètres de Recht. Le traité deTourkmantchal
contient un long protocole, réglant dans ses plus minutieux détails
la réception d'un agent diplomatique par le Schab de Perse. En vertu
de ce document suranné, les infortunés envoyés étrangers revêtent
leurs uniformes à Enzéli, traversent solennellement la lagune et re-
çoivent, à Piré-Bazar, les honneurs d*un istikbal qui met bien inutile-
ment sur pied les autorités et les troupes de la viUe. Si les diplomates
se laissent trop souvent déconcerter par la simplicité américaine,
il leur reste pour compensation la prévoyance russe et le respect de
l'Asie.
Recht est une ville sale et humide de 30.000 habitants, dont les
malsons, recouvertes de tuiles, se perdent dans la grande forêt des
régions caspiennes. Elle est le centre du commerce des soies en Perse
et intéresse, à ce titre, Tindustrie lyonnaise. Détruite par la mala-
die des vers à soie, la sériciculture, célèbre Jadis, avait à peu près dis-
parue du pays, quand elle fut rétablie, il y a une quinzaine d'années,
par un graineur grec, qui introduisit des graines pasteurisées. En
1899, la maison Bonnet, de Lyon, prit pied à Recht, et y bâtit une
coconnerie; deux ans plus tard, son exemple était suivi par la
maison Terrail Payen. La maison Cosséry s'installa dans la cam-
pagne pour la vente de graines. Un Persan, Bmin-es-Zarb, avait
confié à des Français la construction et Tadministration d'une filature
n existe actuellement 48 coconneries, appartenant à des Persans,
des Grecs, des Arméniens. La récolte du Guilan peut atteindre 7 ou
800.000 batmans : les coconneries, devenues trop nombreuses,
rintroduction de graines de mauvaise qualité, Texcès de graines et
la détérioration des cocons ont abîmé le marché, les affaires péri-
clitent. Pour remédier à cette situation, le gouvernement persan
a voulu réglementer la sériciculture et vient d'engager en France
un inspecteur.
Les trois maisons françaises établies au Gulan sont installées à
Recht et à Lahidjan. Elles peuvent absorber 200.000 batmans de
cocons, soit un quart de la production totale. Une d'entre elles,
seulement, la maison Cosséry fait le commerce des graines; la plupart
sont introduites, pendant rhiver, par des Grecs, qui importent par
le Caucase, le transit russe étant ouvert à cette marchandise, des
graine de Brousse et des côtes de la mer de Marmara. La graine se
vend le plus souvent à crédit, et le graineur doit faire des avances,
dont il est par la suite remboursé en cocons. Vers le 15 avril, quand
apparaissent les premières feuilles du mûrier, on met les graines à
l'éclosion : la récolte commence en juin. C'est alors qu'arrivent les
DB TAURIS A LA CASPIENNE 125
fléchit vers Test, et les montagnes s'écartent du ri-
vage.
représentants des maisons de Lyon ; la campagne achevée, les cocons
étouffés et séchés dan les coconneries, nos gens quttent le pays,
an mois de septembre. Les cocons de Recht sont expédiés à Marseille
et à Gènes. En 1905-06, le conmierce français a absorbé pour
12.769.142 francs de cocons sur un total de 13.576.358.
' Une chaussée à péage, construite par les Russes, monte de Recht à
Kazvin ; elle traverse la forêt, s'engage dans la passe du Séfl-Roud,
passe les olivettes de Roudbar et le pont de MendJU pour déboucher
sur le plateau d'Iran.
r
I
VI
LE CHANGEMENT DE RÈGNE
La mort de Mouzaffer-ed-Din Schah. — Le Giilistan. — Le
Talar des Brillants. — Cérémonies funèbres. — Translation
provisoire du corps au Tékich. — Le Khatm, — L'enterrement
se fera-t-il à Kerbéla? — Le couronnement de Mohammed
"Ali Scliah. — La tiare des Kéyaniens. — L'astrologue du
Palais. — La salle du musée. — Le trône de Feth «Ali Scliah.
— La cour de Perse : les Moustofls; la tribu des Kadjars.
— Discours officiels : la Khotbé du prédicateur, la Kaaidé
du poète de cour. — Téhéran illuminé. — Le Salcan du Roi
des Rois. — Le Derbar; le trône de marbre. — L'«Aïd-é-
Kourban. — Sacrifice du chameau. — Le sacrificateur
représentant le Schah. — Désignation du nouveau YélUahd
— La loi de succession dans la dynastie kadjare.
Téhéran, janvier 1907.
MouzafFer-ed-Din Schah est mort, le 8 de ce mois,
à l'âge de cinquante-trois ans. Souffrant d'albumi-
nurie, il était, depuis plusieurs années déjà, condamné
par les médecins.
Dans l'intérieur de l'Ark, où résident, à l'abri de
murailles crénelées, le souverain et le gouvernement
de la Perse, il existe une grande cour carrée, qui
constitue le biroun royal. Le Gulistan est un fort beau
jardin, planté de platanes, de pins et de cyprès»
coupé de vastes pièces d'eau. Les constructions
furent élevées par Nasr-ed-Din Schah, sur l'empla*
LK GHANOSMBNT DB RÈdNE 127
cernent des palais de Kérim-Khan le Zend et de
Mohammed Schah. Dans un coin, une petite cour
garde encore, avec le nom de Kérim Khan, un reste
des bâtiments primitifs. Le côté nord comporte :
le palais du musée, celui des Brillants et s'achève
par une longue orangerie, où citronniers, orangers et
cédratiers poussent en pleine terre, des deux côtés
d'une eau courant sur des faïences bleues ; plus
loin, le Palais Blanc, servant aux réceptions souve-
raines. Je Tékiéh, pour les représentations religieuses
des jours saints, le Sandouk-Khanéh (garde-meubles)
et le Chems-el-^Imarei (le soleil des palais), dont les
tours jumelles découvrent la masse grise de Téhéran,
les pentes boisées de Chemran, la ligne neigeuse de
TElbourz et la pyramide du Démavend.
MouzafiFer-ed-Din vécut ses derniers jours dans le
TaloT des Brillants, composé de plusieurs pièces, aux
parois revêtues de cristal taillé, selon le goût persan.
Les larges fenêtres, accolées les unes aux autres,
s'ouvrent sur la verdure du Gulistan. La chambre
principale est meublée à l'européenne : quatre grands
portraits en surmontent les portes : ceux de Moham-
med Schah et de Nasr-ed-Din, deux du Schah qui vient
de mourir ; des tables, des pianos, des bahuts chinois
et italiens, des stéréoscopes achetés à Paris, trois
cheminées avec chenets et garde-feu, une statuette
de la reine Victoria, une vue du Colisée, le tableau
des membres de la Légion d'honneur, dressé à l'oc-
casion du centenaire, un portrait de Porfirio Diaz,
s'alignent le long des murs. Des orchidées, des fleurs
rares garnissent les jardinières ; les lustres sont éclai-
rés à la lumière électrique ; des tapis de Tauris et de
Kerman recouvrent le plancher.
128 LA PERSE d'aujourd'hui
Le Schah y est mort à 10 heures du soir. A l'ap-
proche de sa fin, la couche du moribond fut tournée
dans la direction de la Mecque. Ses fils étaient là,
ainsi que les principaux personnages de la cour,
le SadrA<^zam (premier ministre) et le Seyyed-è-
Bahreini, un chérif originaire des îles du golfe Per-
sique, que le souverain s'était attaché, afin d'acquérir,
par son intermédiaire, les faveurs inhérentes à la
descendance du Prophète. Selon la coutume isla-
mique, qui ne veut faire entendre d'autre parole aux
mourants que la profession de foi musulmane, les
assistants récitèrent la formule chiite: « Il n'y a
de dieu que Dieu; Mahomet est son prophète et ''Ali
le lieutenant de Dieu. » Après le décès, tous pronon-
cèrent la Faiihé ^ spéciale au culte des morts. La porte
de l'andéroun fut aussitôt fermée ; nul n'était plus
en droit d'y pénétrer, le harem ayant perdu son
maître.
Il fut procédé, séance tenante, au lavage du corps.
Quand il s'agit des rois de la Perse, la corporation
ordinaire des laveurs des morts ne saurait être appe-
lée ; leur office veut être rempli par quelques memJ)res
de la famille régnante. Un Schahzadé^ Hadji Féri-
doun Mirza, pratiqua les trois lavages successifs ;
avec de l'eau pure, une solution de bois de cèdre,
une solution de camphre. Enveloppé dans un triple
linceul, le cadavre fut placé dans un cercueil tempo-
raire, la face inclinée vers la kiblaK On lui mit aux
1. Le Fatihé comporte la !'• sourate du Coran . On y joint la sourate
CXII «Dis : Dieu est un. C'est le Dieu à qui tous les êtres s'adressent
dans leurs besoins. JX n'a point enfanté et n'a point été enfanté.,.
Il n'a point d'égal en qui que ce soit » , que Ton rédte dans les
enterrements et en visitant les cimetières.
2. Direction de la Mecque.
^ LE CHANGEMENT DE RÈGNE 129
pieds et aux mains un peu de terre de Kerbéla, au
cou un collier de même composition ; sous les aisselles,
' deux tiges de bois, pour lui permettre de se relever
plus aisément, quand, la nuit suivant l'inhumation»
les anges Nakir et Monkir viendront aux côtés du
^ mort l'interroger sur les actes de sa vie. — Entre
temps, les mollahs accourus avaient commencé les
prières mortuaires.
t Le lendemain, à 3 heures de l'après-midi, sans
grand apparat, le cercueil traversa le Gulistan pour
gagner le Tékie^. On le mura dans une niche de
V la vaste rotonde ; au-dessus fut placé un portrait
en pied du défunt ; le tout entouré d'un édifice de
feuillage et de fleurs, où brillait la lumière des bou-
f gies. Les troupes se rangèrent sur les gradins. La
corporation des lecteurs de Coran se relaya pour
assurer la permanence des pieuses lectures. Pour les
morts ordinaires, la cérémonie du khatm s'effectue
dans la maison même et y dure trois jours. La famille
f se groupe autour d'un catafalque et reçoit les visi-
I teurs. Ceux-ci apportent leurs condoléances, ^récitent
quelques versets du Coran, boivent du café sans sucre
^ et font une ablution rapide avec de l'eau de rose. Pour
un Schah, le khatm s'effectue dans le iékieh du Palais,
aussi bien que dans les principales mosquées de la
^ capitale; il se prolonge jusqu'à l'enterrement défi-
\ nitif.
Or, rien n'est encore fixé quant aux destinées
' futures du corps de Mouzaffer-ed-Din Schah. C'est
une pieuse coutume chez les Persans que de vouloir
1. Le Tékiéh est la rotonde attenante au Palais Royal, où, pendant
^ les dix premiers jours du mois de Moharrem sont représentés les mys-
tères chiites.
Aubin. — La Perse. •
130 LÀ PERSB d'aujourd'hui
dormir leur dernier sommeil auprès des tombeaux les
plus vénérés du chiisme, et chacun prend soin de
spécifier, dans son testament, le voisinage mortuaire
qui lui agrée. Il va sans dire que les lieux saints
exercent l'attraction la plus forte : la tombe de
rimam Réza à Méchhed attire également bon nombre
de convois funéraires. Les premiers Séfévis se firent
enterrer à Ardébil auprès de leur auteur, le cheikh
Séfi. Les souverains postérieurs préférèrent la rési-
dence de Koum, sanctifiée par Fatémé la Pure, une
sœur de l'Imam Réza. Nasr-ed-Din Schah dut se con-
tenter du sanctuaire local de Schahzadé "Abdoul
*Azim, près de Téhéran, où il avait eu la malchance
d'être assassiné. Les prétentions de Mouzafler-
ed-Din ont été moins discrètes; ses volontés der-
nières réclament le séjour de Kerbéla, mais le trans-
port d'un cadavre royal, son entretien chez l'Imam
Hoséin, sont choses fort onéreuses ; si bien que l'on
hésite encore à l'exporter en territoire turc.
L'état du Roi était si désespéré que, depuis plu-
sieurs semaines, le Véli^'ahd avait été appelé de Tau-
ris. Le prince héritier, Mohammed *AU Mirza, se trou-
vait donc à Téhéran, lors de la mort de son père ; il avait
même été chargé de la régence du royaume. Quand le
cercueil fut emporté du ialar des Brillants, Moham-
med 'AU Schah l'occupait déjà en souverain; la foule
des courtisans se pressait autour du nouveau maître
et l'étiquette persane prohibait toute allusion à
l'incident survenu. A la hâte, les femmes du Schah
défunt vidaient l'andéroun; il n'y restait que les
enfants en bas âge et les filles non mariées.
En Perse, l'aigrette pxée sur le bonnet d'astrakan
devient le signe de la royauté. L'imposition du
LS CHANOSMSNT DS RÈONS 131
kolâh^ orné de Taigrette, constitue donc le couron-
nement. Jusqu'ici les rois kadjars y avaient procédé
dans l'intimité et sans apparat. D'ordinaire, l'événe-
ment, qui les élevait au trône, les surprenait à Tauris ;
ils se couronnaient d'un geste rapide, en présence
de leur entourage et de quelques mollahs. Puis,
le prince se mettait en route, accompagné de toutes
ses forces et gagnait sa capitale dans l'incertitude
d'une succession peut-être disputée, au travers de
l'agitation des tribus nomades, travaillées par l'a-
narchie des changements de règne. Il entrait à Téhé-
ran sans tambours ni trompettes, s'installait dans
l'Ark, et, quelques instants après, Vlmam Djoum'é
se présentait à lui pour lui placer sur la tête la tiare
des Kéyaniens.
En 1722, l'invasion afghane enleva d'Ispahan le
trésor des Séfévis. Nadir Schah le reconstituait dix-
sept ans plus tard, en rapportant de Delhi, avec les
dépouilles du grand Mogol, plusieurs des pièces dispa-
rues. Au moyen des pierreries conquises dans l'Inde,
l'aventurier Afchar fit, d'après les traditions ancien-
nes, restituer la couronne de Perse. Le souvenir de
la première dynastie historique de l'Iran, celle de
Keyomers, qui fournit nos Achéménides, c'est-à-
dire Cyrus, Cambyse et Darius, lui fit attribuer le
nom de Tadj-i-Keyan^ la tiare des Kéyaniens. C'est
un monument considérable, superposant trois étages
de perles et de pierreries.
Il fut décidé que le couronnement de Mohammed
*AU Chah revêtirait, pour la première fois, un carac-
tère solennel. Les circonstances avaient changé.
La pénétration des idées européennes adoucissait
la séculaire intransigeance des éléments religieux.
132 LA PERSE d'aujourd'hui
Surtout» la récente introduction de la question per-
sane dans la politique générale faisait mieux com-
prendre aux Persans l'intérêt de procéder publique-
ment à leurs fonctions nationales.
Le Monedjdjim-BachU l'astrologue du palais, fixa
le jour et l'heure de la cérémonie. Hadji *Abdoul-
GhafTar Khan» Nadjm-ed-Dowleh — (l'étoile de
l'État) — passe pour fort savant : il sait un peu de
français et professa longtemps les sciences mathé-
matiques à l'Ecole polytechnique de Téhéran. Blan-
chi par les années, il vit retiré dans une vieille mai-
son, au quartier de Sar-Tchechmé. En temps ordi-
naire, sa mission principale consiste à déterminer
l'instant précis du tahviU c'est-à-dire du passage
de l'équinoxe de printemps, qui marque le début
de l'année persane. En outre, il pubUe, chaque
année les calendriers et almanachs, donnant la con-
naissance des temps, avec des indications astro-
logiques ; ses publications se répandent dans toute la
Perse, vont au Caucase, en Asie centrale et jusqu'aux
Indes. Avant lui, son père et son frère remplissaient
déjà les fonctions d'astrologue royal. C'est en cette
quaUté qu'il dut rechercher les conjonctions d'astres
propices à la cérémonie d'inauguration du nouveau
règne.
Ayant établi ses calculs d'après les « Tables
Ilkhaniennes » de Khadjé Nasir et Tousi, Nadjm
ed-Dowleh tira les horoscopes requis, afin d'indiquer
les instants prochains, où l'état du ciel présenterait
des conditions suffisamment favorables au couronne-
ment de Mohammed 'Ali Schah. Un événement si
grave pour le pays tout entier requiert un examen
particulièrement minutieux : pour bien faire» il
LE CHANGEMENT DE RÈGNE 133
faudrait réunir quarante-trois conditions positives
et quatorze négatives. Avant tout, la néfaste influence
de Merrikh (Mars) et de Zohal (Saturne) doit être
très' faible ; celle de Mochiéri (Jupiter) et de Zohré
(Vénus) prépondérante. Le soleil et la lune devraient
occuper des maisons favorables, être proches l'un
de l'autre, et le soleil voisin de Jupiter. Parmi les
signes du Zodiaque, celui du Lion étant spécial aux
souverains, il serait à désirer que le soleil s'y trouvât ;
le signe du Scorpion est le meilleur pour la lune ;
enfin, l'étoile même du souverain veut être dans une
maison fixe ou dans le signe des Gémeaux, en regard
de Jupiter ou de Vénus. En vertu de ces principes,
les dates des 7-11-19 zilhidjdjé — (22-26 janvier;
3 février), — l'heure de 5 heures après le coucher du
soleil, furent recommandées par l'astrologue ; mais
il dut y ajouter, devant l'impatience souveraine,
le «soir du dimanche 4 zilhidjdjé », c'est-à-dire Je soir
du samedi 9 janvier. Les conditions étaient un peu
moins bonnes et, par malheur, la lune habitait une
maison défavorable. Néanmoins, le Schah voulut pas-
ser outre à cet inconvénient et, pour la commodité
générale, il devança l'heure de son couronnement,
qui eut lieu quatre heures et demie avant le coucher
du soleil.
Le palais du musée s'ouvre par un escaUer de cristal
à double révolution; au milieu, jaiUit un jet d'eau.
Au premier étage, à droite, la salle du musée : une
longue galerie, sur laquelle s'embranchent des galeries
latérales. Les vitrines contiennent des faïences et des
porcelaines de toutes provenances, des vases, des
candélabres, des pendules, des objets en malachite,
— cadeaux des souverains de l'Europe; des por-
134 LA PERSE d'aujourd'hui
celaines de Chine, de Kachan et d'Ispahan. Au fond,
dans une alcôve toute en glaces, le trône de Feth 'Âli
Schah. C'était un lit de repos, en or émaiUé, offert
au roi par le Sadr A^zam du temps, Hadji Mirza
Hoséin Khan, pour une des concubines favorites»
Thavous Khanoum (Mme Paon). Le pouvoir avait
si bien enrichi cet homme d'État qu'il réussit à s'im-
mortaliser par un aussi rare pichkech, ainsi que par
ses nombreuses fondations à Nedjef et Kerbéla.
Destiné tout d'abord aux ébats amoureux de Feth
'AU Schah, le Ut, se vit transformé en trône par son
petit-fils Mohammed Schah. Le trône des Paons»
— ainsi nommé du fait de la dame qui l'avait primi-
tivement occupé, — est une large estrade en or, par-
semée de fleurs en émail ; six pieds recourbés le
supportent, deux degrés y accèdent. Sur les côtés,
au dedans et en dehors, court une inscription, dont
les vers se répartissent en une succession de car-
touches. Le trône était recouvert d'un tapis de cache-
mire noir, à palmes bleues, entouré d'une bande
large d'une vingtaine de centimètres, bordure de
perles sur velours bleu; par dessus, un coussin ronct
brodé de perles sur soie rose; au pied du trône, un
grand tapis d'Ispahan, en soies verte et violette,
décoré de broderies d'or.
La cour se rangea dans la salle du Musée. Des deux
côtés du Trône, huit princes kadjars, choisis, par pri-
vilège, dans la descendance d'Abbas Mirza, pour tenir
les armes royales, étincelantes de pierreries; puis les
deux frères du nouveau Schah, Choa-os-Soltaneh (le
rayon de la dynastie) et Azod-os-SoItaneh (le bras
du souverain) ; au devant, tout seul, à droite des
degrés, un enfant d'une dizaine d'années, Soltan
LE GJkAKOEMENT DB RÈGNE 135
Ahmed Mirza, celui des fils du roi qui doit être dési-
gné comme prince héritier. Accroupis en cercle, une
vingtaine de mollahs et de seyyeds, les plus illustres
de la capitale ; aux deux premières places, les grands
moudjteheds A. Seyyed Mohammed et A. Seyyed
Abdoullah, Timam Djoumè, un gendre de Mouzaffer-
ed-Din,chef officiel des ulémas; le professeur en renom
Hadji Cheikh Fazloullah; Cheikh-oul-Reis» un prince
kadjar, connu par ses écrits ; d'autres encore.
Au corps diplomatique faisaient face, groupés
autour du trône de Nadir S les grands dignitaires
du royaume, vêtus de robes d'honneur, khalais en
cachemire, attachés par des agrafes en brillants
— chamsehs*. — Le Sadr A'^zam, Mirza NasrouUah
Khan, Mochir-ed-Dowleh (le conseiller de l'État),
se distinguait par l'ornement spécial à sa fonction :
de grosses émeraudes pendant à des nœuds de perles.
Dans la foule se trouvaient les Sardars de l'armée,
un groupe de Moustofis et une délégation de la tribu
des Kadjars. La poitrine des maréchaux persans
ruisselle de brillants ; ils portent le grand cordon bleu
à raie verte, insigne de leur grade, et des sabres
enrichis de pierreries, dus à la munificence souveraine
Les Moustofis revêtent la même robe de cachemire
que les dignitaires de l'ordre civil ; mais le bonnet
d'astrakan est remplacé chez eux par un turban
1. Le trdne de Nadir faf rapporté de Delhi par le conquérant. U
appartenait au grandmogol Mohammed Schah HindL C'est un fauteuil
droit, à dossier élevé, tout couvert de pierres précieuses.
2. Les chamsehs sont des distinctions conférées par le Schah de Perse
aux fonctionnaires civils. Us sont accordés par firman et sont plus
ou moins précieux selon les trois classes. Celui du Sadr A«zam est
attaché à la fonction même et transmis par son prédécesseur à chaque
nouveau premier ministre, ainsi que les autres signes distinctifs de
sa foaeUon, la cbaSna â*où pand la cachet et récritoira.
136 LA t>ERSE D^AUJOtmD'RUI
élevé en cachemire blanc. C'est la caste des gens de
plume qui s'est conservée à travers toute l'histoire de
l'Iran. Les difficultés de l'écriture pehlevie exigeaient
déjà des spécialistes comptables. Les Moustofis
actuels ont fidèlement suivi la tradition sassanide :
pour affirmer leur raison d'être, ils persistent à tenir
leurs comptes en chiffres syak^ qui les rendent incom-
préhensibles au commun des mortels. Ainsi sont-ils
restés aussi impopulaires qu'indispensables ; il en
existe dans toutes les administrations, répartis en
deux classes, les civils et les militaires.
La délégation des Kadjars représente la tribu
conquérante, celle qui s'est imposée à la Perse avec
la dynastie régnante. L'alternance des chefs religieux
et militaires a présidé partout à la fondation des
dynasties musulmanes; parmi les croyants, la confré-
rie et la tribu se disputent Tautorité. Dans les deux
derniers pays d'Islam, qui ont retardé leur transfor-
mation en État moderne, notre temps retrouve
encore un chérif couronné au Maroc» une tribu domi-
nante en Perse.
Les Kadjars vinrent sur le plateau d'Iran avec
les premières invasions turques; les Mongols les
installèrent dans les marches de la Syrie contre les Seld-
joukides d'Anatolie. Tamerlan les ramena au Caucase.
Trois siècles plus tard, la tribu décampa pour se fixer
à Astérabad et dans la vallée du Gourgan, sur la
limite des Turcomans. Du temps qu'ils habitaient
les bords du Kour, les Kadjars avaient pris leur
forme définitive ; ils s'étaient divisés en douze
fractions, formant deux groupes principaux, d'après
leurs occupations et leurs campements respectifs ;
les gens d'en haut et les gens d'en bas, les Koyounlou
LB CHANGEMENT DE RÈGNE 137
et les Davalou (propriétaires de moutons ou de
chameaux).
Avec le xviii® siècle et la décomposition de
la Perse, les Kadjars, devenus presque indépendants,
s'étaient fort étendus ; ils occupaient la province
d'Astérabad, une bonne partie du Khorassan et du
Mazandéran, l'oasis de Merv, — sans parler de leurs
colonies dispersées au Caucase et dans TAzerbaïdjan,
Un homme des Koyounlou, Feth "Ali Khan, avait
réuni tous les contribules sous son autorité. Une
agglomération aussi compacte devait inquiéter les
aventuriers divers, qui se succédèrent au trône. Ex-
ploitant la jalousie réciproque des fractions kadjares,
Nadir Schah, puis Kérim Khan le Zend réussirent à
jeter les Davalou contre les Koyounlou. Feth *Ali
Khan mourut assassiné; son fils, Mohammed Hasan
s'enfuit au désert et perdit la vie dans une campagne
infructueuse contre Chiraz ; le petit-fils, Agha
Mohammed Schah fut fait eunuque par mesure de
précaution et retenu comme otage à Chiraz.
Alors commence la légende de la grandeur kad-
jare. Kérim Khan meurt; une de ses femmes, tante du
captif, allume un feu sur le toit du palais ; à ce signal
convenu, Agha Mohammed profite du désarroi
général; il part avec deux de ses cousins, Fazl «AU et
Soléiman Khan ; sur la route du Nord, entre Ispahan
et Kachan, la petite troupe enlève l'escorte d'un
collecteur d'impôts et se grossit d'autant. A Djé-
malabad, dans la plaine de Véramin, se trouvait
un campement de Davalou, commandé par Djan
Mohammed et Mirza Mohammed Khan; Agha
Mohammed se présente à eux, les supplie d'oublier
les vieilles dissensions de la tribu et de s'unir à lui
13S LA PEASE D'AUJOURD'irUI
pour la conquête de la Perse. Les Davalou de Djé-
malabad furent les premières recrues de l'eunuque;
à leur suite, la tribu s'ébranla toute entière. A la fin
du xviii® siècle, la dynastie kadjare s'était imposée
à l'Iran; elle se maintient encore, issue des neveux
du fondateur. Téhéran devint capitale et se peupla
de Kadjars.
Depuis lors, si la tribu a transporté son centre
d'Astérabad à Téhéran, elle n'en conserve pas moins
ses positions primitives; son organisation demeure
intacte; elle campe auprès des souverains qu'elle
fournit au pays. Cependant la famille royale s'est
dessaisie de toute autorité directe sur les contribules;
les ilkhanis sont maintenant choisis par le roi dans
un autre odjak des Koyounlou, celui des Iskenderlou,
issu d'un frère cadet de Feth «Ali Khan. L'ilkhani
actuel est Medjd-ed-Dowleh (la majesté de l'État).
Il exerce sa juridiction sur l'ensemble de la tribu ;
examine les procès, distribue les pensions, se fait
auprès du Schah le porte-parole de tous. Au-dessous
de lui, la tribu — il — garde ses divisions en fractions
— iaîfé — sous-fractions, — tiré — et familles — odfak.
Elle est nombreuse et pourrait, au besoin, mettre en
ligne 30,000 cavaliers; mais le souverain se borne
à lui demander une garde de 500 hommes, fournis
par les 12 fractions selon leur importance numérique.
A cet effet, un moustofi militaire est attaché à chacune
d'entre elles pour tenir le livre généalogique, la liste
des cavaliers et le registre des pensions.
Entre Kadjars, les distinctions sont marquées par
la proximité du trône, puis par la préséance tradi-
tionnelle des diverses fractions. D'abord, viennent les
Sehahimchahzadéêy fils du roi régnant, puis les innom-
LE CHANGEMENT DE RÈGNE 139
brables Schahzadès, descendus des cinquante-huit fils
de Feth «Ali Schah, les Béni *Ammou (fils de l'onde ;
cousins), issus des frères d*Agha Mohammed; viennent
ensuite les Koyounlou, la fraction royale, les Davalou,
les «Izzeddinlou de Merv et les autres. Enfin, les des-
cendants des quatre personnages, associés à l'épopée
d'Agha Mohammed, n'ont cessé d'occuper les plus
hautes fonctions de l'État. Pour le couronnement, les
réis, chefs des douze fractions Kadjares. et leurs
oméra ou notables, formaient un groupe distinct
autour de Medjd-ed-Dowleh, un vieux militaire à
longues moustaches blanches ; les uns portaient la
robe de cachemire, les autres l'uniforme, militaire.
Il pouvait y avoir, en tout, 300 personnes, assistant
à la solennité. Parmi elles, circulait un gros homme,
petit et bossu, le bouffon du roi défunt.
Le grand eunuque, un vieux nègre, immense et
mince, flottant dans son manteau, Hadji Sourour
Agha, Etemad-ol-Harem (la confiance du harem)
se présenta à la porte de la salle et cria en turc :
Gueichint Écartez-vous I Alors, précédant le roi,
apparurent deux maîtres des cérémonies qui tenaient
de longues baguettes, tout couvertes d'émaux et
de brillants, terminées par des émeraudes.
Mohammed 'Ali Schah a trente-cinq ans ; il est assez
fort et de taille moyenne; sous le simple bonnet, la
figure est ronde et rasée, le menton plein, la moustache
courte et raide; il porte des lunettes d'or. Il revêt
le sardarU la tunique noire à petits plis, boutonnée
jusqu'au cou, telle qu'elle fut prescrite par Nasr-ed-
Din Schah. Des deux côtés de la poitrine, cinq rangées
de ferrets en gros diamants, qui sont le chamseh
spécial au souverain. Le sabre, couvert de pierreries.
140 LA PBRSB d'aujourd'hui
pend à un heîkel, mis en sautoir et constellé de dia-
mants.
Le souverain traversa la salle, suivi de ses jeunes
frères, de ses fils et de ses chambellans ; il gravit les
degrés du trône de Feth «Ali Schah et s'y accroupit,
appuyé sur le coussin de perles. Aussitôt les mollahs
se levèrent, s'empressèrent autour du roi, murmurant
des félicitations et des prières pour la prospérité de
son règne. A. Seyyed Mohammed récita à haute voix
un verset de la 38® sourate du Coran. « David, nous
t'avons élu pour être souverain sur la terre. C'est
pourquoi tu dois juger entre les hommes selon la
justice et non point suivre tes passions, de peur qu'elles
ne t' écartent de la voie de Dieu. Ceux qui s'écartent
de la voie de Dieu subiront des peines sévères, car
ils ont oublié le jour du jugement dernier. » L'autre
grand moudjtehed, A. Seyyed ''Abdoullah, choisit
pour sa citation un verset du chapitre intitulé
la Famille d'Amran : « Dis-leur : ô Dieu, toi
qui possèdes l'empire, tu cèdes le pouvoir à celui que
tu veux, et tu le retires à celui que tu veux. Tu
exaltes celui que tu veux et tu humilies celui que tu
veux ; le bien est entre tes mains, car tu es le tout-
puissant. »
Puis le Sadr A«zam plaça la tiare des Keyaniens
sur la tête de Mohammed Ah Schah, qui parut beau-
coup souffrir de cet ornement incommode et inac-
coutumé. Le privilège de couronner le souverain appar-
tenait naguère aux autorités religieuses. Mais un
conflitde préséance s'étant élevé entrel'ImamDjoum^é
et les grands moudjteheds, entre le clergé officiel et le
clergé Ubre, il fallut bien départager les parties en
remettant l'affaire au pouvoir civil. Après quelques
LE CHANGEMENT DE RÈGNE 141
instants de supplice, la tiare fut retirée et remplacée
par un bonnet d'astrakan, surmonté cette fois d'une
aigrette en diamants.
Pendant ce temps, deux hommes avaient pris place
au devant du trône : l'un en costume de mollah,
l'autre en costume de moustofi. Seyyed Hamzeh
Khatib-ol-Memalek est un chérif de Tauris ; sa fonc-
tion consiste à prononcer, selon une formule à peu près
uniforme, la khotbé des cérémonies de cour. Chems-
ech-Cho«ara (le soleil des poètes), un prince kadjar,
fait métier de poète de cour et doit relever par une
kasidé de sa composition les occasions solennelles.
Le prédicateur parle le premier, psalmodiant sa
harangue, moitié en arabe, moitié en persan. A
chaque mention du nom royal, l'assistance s'inclinait
profondément.
En arabe: Au nom du Dieu clément. et miséricor-
dieux I
Louange à Dieu, dont le règne immuable dure éter-
nellement, dont Tantique royaume reste inébranla-
ble I D suscite les princes de F Islam, les élève comme
des étendards, afin qu'ils propagent sa religion et
exécutent ses mandements.
Vers persans: Celui qui a donné le parfum à la
fleur et Tâme à Targile a, dans sa sagesse, distribué à
chacun ce dont il était digne.
n a donné au trône divin la place la plus sublime,
au tapis le lieu le plus humble ; car il Ta jugé conve-
nable et juste.
En persan : En cet instant, aurore de bonheur, il a
orné le trône et la couronne impériale par la présence
d'un Khosrou (Cyrus), dont la justice a arraché de la
page du monde l'image de l'iniquité.
Vers persan : Un souverain est monté sur le trône
de Djem, dont le refuge est en Mahomet et en "Ali.
En arabe : C'est lui qui, par son mérite, est le sultan
142 LA PSRtS d'auj«rup'xui
de r Islam ; la renommée a répandu la beauté de ten
caractère. C'est lui le protecteur des pays de la Foi,
celui qui efface les traces de la désobéissance et de
la révolte ; celui auquel s'applique le verset : « En
vérité, Dieu commande la Justice et la bienfaisance ».
— C'est lui le sultan, fils de sultan, fils de sultan, —
le Khakan, fils de Khakan, fils de Khakan, — le
sultan Mohammed 'Ali Schah, Kadjarl (Que les piliers
de son royaume reposent éternellement sur les bases
de la Justice ! Que les chaires de l'Islam retentissent
éternellement des khotbés prononcées pour son règne I)
Puis vint le tour du poète, qui, en vers persans,
compara le nouveau souverain aux astres du firma-
ment et aux héros du Livre des Rois.
Au nom de Dieu (que son rang précieux soit exalté I)
que d'allégresse dans la belle solennité d'aujour-
d'hui 1^ Aujourd'hui Dieu a donné un appui au
monde. Du ciel une bonne nouvelle parvient aux
hommes. Aujourd'hui Mohammed *Ali est roi, de
l'Orient à l'Occident. Si vous n'avez jamais vu
briller la lumière surnaturelle sur la montagne de
Thor (Sinaï), admirez aujourd'hui sur le trône la
splendeur divine. Sur le trône et sur la couronne
des Schahs. C'est la gloire impériale qui augmente
aujourd'hui l'éclat de la lune et du soleil. Que toutes
les étoiles du ciel se prosternent aujourd'hui, incli-
nant leur front devant le trône et la couronne des
Keyaniens. Voici aujourd'hui un souverain, dont la
justice empêcherait l'aigle même de jeter les yeux sur
la perdrix royale^. C'est le potentat sublime, le
Schah glorieux, comme Féridoun, dont l'équité veille
aujourd'hui sur le peuple et lui assure la justice.
1. Le mot Imrouz (aujourd'hui) revient à chaque vers pour en
taire la rime.
2. Parmi les variétés de perdrix, qui abondent en Perse, la perdrix
royale est la plus rare et la plus estimée. C'est un oiseau de la gros-
seur d'un coq de bruyère, qui nt se rencontre que^iur les hautes
montagnes.
LS GKANOSMSNT DE RiftNX 143
Mahomet et *Ali sont ses protecteurs, la Providence
son auxiliaire ; car c'est lui qui devient aujourd'hui le
refuge de tous les hommes.
Je ne suis qu'un humble serviteur ; aujourd'hui me
revient l'honneur, aussi haut que le soleil du firma-
ment, de prononcer l'éloge du Schah au pied de son
trône impérial.
Ensuite, le Schah descendit du trône et quitta la
salle, après avoir adressé quelques paroles aux repré-
sentants des puissances. Mohammed «Âli Schah sait
convenablement le français, mais il n*aime guère à le
parler que dans le particuher. Il avait pour inter-
prète un des fils du Sadr A^zam, Motamen-ol-Molk
(celui qui contribue à la sécurité du royaume), un
ancien élève de notre École polytechnique.
Le soir, la ville fut illuminée en signe de réjouis-
sances. Les bazars, fermés d'habitude au coucher du
soleil, restèrent ouverts. Les marchands avaient
orné leurs échoppes de glaces, de tapis et d'étoiles,
avec abondance de lumières ; certains points présen-
taient Taspect le plus pittoresque. Le centre de la fête
se trouvait au Sebzé'Meïdan, la Place Verte, qui
marque la principale entrée du bazar ; les arcades en
étaient éclairées à profusion ; sur deux estrades des
troupes de pitres et de danseurs exécutaient leurs
déhanchements pour la plus grande joie du public.
Un feu d'artifice fut tiré sur l'avenue, ombragée d'ar-
bres, qui réunit la porte du Gouvernement, ouverte
sur la place des Canons, au portail des Diamants,
donnant accès dans l'andéroun royal.
Le lendemain, à 11 heures du matin, eut heu
le Salam du couronnement. Les salams sont les récep-
tions souveraines, tenues à l'occasion des grandes
144 LA PERSE d'aujourd'hui
fêtes religieuses, du Norouz, ou d'autres circonstances
solennelles. Le Schah de Perse apparaît alors dans
toute la manifestation de sa puissance. La cérémonie
est rapide ; elle se borne à la formalité d'un salut, qui
incline la masse entière des assistants dans un même
mouvement d'adoration devant le demi-dieu d'Asie.
La scène se passe dans la cour du Derbar, le palais
de Feth«Ali Schah. La porte en est surmontée de car-
reaux en faïence, qui représentent la lutte de Roustem
contre leDiv blanc du Mazandéran. Delà, part une allée
de grands platanes ; deux bassins se coupent à angle
droit ; à droite une petite cour, séparée par une arcade
où sont installés les principaux services du palais : le
SadrA«zam, leVézir Derbar, ministre de la cour.Hadjib-
ed-Dowleh (le portier de l'État) — Ferrach-bachU
chef des gardes; le grand-maître des cérémonies.
Au fond, s'ouvre le talar, soutenu par deux colonnes
et abritant le trône de marbre ; toutes choses enlevées
au palais de Kérim Khan le Zend et apportées de
Chiraz. Les murs sont recouverts de glaces, avec
quatre portraits de Feth «Ali Chah et de Nasr-ed-Din ;
au-dessus, des peintures de fantaisie, — femmes
décolletées en toilette européenne. Derrière le trône
deux tableaux de batailles, exécutés sous les Séfévis
et amenés d'Ispahan.
Pour le Salam, la cour du Durbar s'était emplie de
troupes. A l'extrémité, figurait même un éléphant, don
de Agha Khan Méhélati, le chef des Ismaïliens, rési-
dant à Bombay. Les eaux jouaient ; au pied du talar
se groupaient les autorités civiles et militaires ; tout
en avant, habillé comme les moustofis, se tenait
isolé le mokhateb'OS'Salam, c'est-à-dire le personnage
avec lequel, d'après la tradition, le roi est censés'entre-
LB CHANGEMENT DE RÈGNE 145
tenir, au cours du Salam^pour lui demander des nou-
velles du peuple, de l'état du temps et des récoltes*
Cette fonction est actuellement remplie par un Kadjar,
le prince Choa«-ed-Dowleh.
Soutenu par son cousin Djelal-ed-Dowleh, Moham-
med "Âli Schah s'assit sur un fauteuil d'or, au bout de
l'estrade de marbre ; devant lui avait été disposé un
massif de fleurs ; ses deux fils, Sultan Ahmed Mirza
et E«tezad-os-Saltaneh prirent place au pied du trône.
Le médecin en chef, Lochman-ol-Memalek (le sage du
pays), docteur, de la Faculté de Paris, suivi du grand
chambellan, vint placer au côté du souverain un
narghilé d'or, enrichi de pierreries. Le soleil donnait
en plein sur le talar, éclairant les robes de cachemire,
faisant reluire les marbres et scintiller les diamants,
rubis ou émeraudes, répandus à profusion sur les
armes royales, bouchers, massues et sabres.
Sardar Koull, Vézir Nizam, le grand chef de l'état-
major, leva son sabre et commanda : Khaberdar 1
Salam I... Attention I Salut 1 Le canon tonna ; les
musiques éclatèrent en notes violentes S l'assistance
entière se courba devant la Majesté souveraine. « Sa
Majesté \ élevée comme la planète Saturne, le
souverain à qui le soleil sert d'étendard, dont la
splendeur et la magnificence sont pareilles à celles
des deux, le souverain subUme, le monarque dont
les armées sont nombreuses comme les étoiles, dont
la grandeur rappelle celle de Djemchid, dont la muni-
1. L*hymne du Salam pour Mohammed «Ali Schah a été com-
posé par notre compatriote, M. Lemaire, directeur des musiques de
l'armée persane. U avait été sous-clief de musique an l** voltigeurs
de la garde impériale et réside à Téhéran depuis 1S68.
2. n est Juste de reconnattre que tous ces vains titres du protocole
penan tendent maintenant à tomber «n désuétude.
AUBXI9. — La P§rm. 10
146 ' LA PERSE d'aujourd'hui
ficence égale celle de Darius, Théritier de la cou-
ronne et du trône des Kéyaniens, l'empereur sublime
et absolu de toute la Perse. » La voix du Khatib ol
Memalek s'éleva, prononçant la khotbé de la fête. Des
achrefis, petites pièces d'or, d'une valeur de cinq
francs, portant l'effigie de Mohammed «Âli Schah furent
distribuées à l'issue de la cérémonie. Dans Taprès-
midi, le souverain fit un pèlerinage au tombeau de
Schahzadé 'Âbdoul-'Azim.
U^Aîd-è'Kourban ^ tombait, cette année, le 25 jan-
vier. C'est un usage de la cour de Perse, introduit par
les Séfévis, qu'à cette occasion le souverain sacrifie un
chameau, alors que le commun des mortels se contente
d'un simple mouton. Encore le Schah se garde-t-il
d'opérer lui-même; il s'en remet à un représentant du
soin de procéder au sacrifice. Les jours précédents,
l'animal destiné à faire les frais de la fête est promené
à travers la ville, avec des musiques et un cortège
fourni parle palais. Le matin même de r«Aïd-è-Kour-
ban, le chameau quitte l'Ârk pour accomplir sa der-
nière promenade. Il est précédé de chevaux d'honneur
tenus en main et harnachés d'or, assourdi par deux
fanfares, accompagné de ghoulams, de ferrachs et de
chaters, coureurs du roi ; ces derniers revêtent le cos-
tume traditionnel, déjà décrit par Chardin : tunique
rouge, guêtres blanches et, sur la tête, une [coiffure
haute et mince, ornée de plumes. Le sacrificateur et
ses acolytes suivent à cheval. L'homme chargé de
tuer au nom du roi, est un prince kadjar ; il porte
un vêtement de soie verte et, en sautoir, le cachemire
1. L'«A{d-é-£our^an est la fête du Sacrifice, la plus grande fête
de l'Islam, celle que Ton nomme Kourban-Baïram en pays |urc,
•Aïd-el'Kébiv dans r Afrique du Nord.
LE GHÀNOSMENT DE RÈGNE 147
marron que le Schah lui fit 'remettre, le matin
même, en récompense de son service annuel. Der-
rière, se pressent, sur des montures empanachées,
une large serviette nouée autour du cou, les délégués
des corporations de la ville, chargés de recevoir, au
nom de leurs mandants, une part du chameau sacrifié.
L'opération doit avoir lieu sur la place du Néga-
ristan. La foule s'y est accumulée ; les châles noirs
et les voiles blancs des femmes s'alignent sur les ter-
rasses et le long des murs ; les platanes, dépouillés
par l'hiver, sont garnis de spectateurs ; le temps est
gris ; il tombe une neige très fine. Le chameau s'ar-
rête au milieu de la place ; on le fait coucher à terre,
après lui avoir enlevé ses couvertures de drap rouge.
Alors se produit une effroyable bousculade, où tout
disparaît dans les remous de la foule, sur laquelle
frappent les bâtons des serviteurs royaux. Il paraît
que le cavalier en habit vert a, d'un coup de lance,
tranché la carotide du chameau et les aides se sont
aussitôt mis à dépecer la bête. Successivement cha-
que délégué a reçu et enveloppé dans sa serviette la
pièce attribuée par la coutume à sa propre corpora-
tion. Les maréchaux-ferrants reçoivent la tête; il
paratt qu'un des leurs fut tué naguère, pendant la
cérémonie du sacrifice, et le privilège de la tête leur
fut accordé en compensation de cet accident. La
partie du corps* portant la marque du propriétaire,
revient au ZambourekdjUbachU chef de l'artillerie
montée à chameau ; le cou appartient aux boulangers,
la bosse aux fabricants de bâts pour les bêtes de
charge, les pattes de devant aux forgerons et aux
épiciers, les autres aux bouchers et aux tripiers,
marchands de têtes et de pieds de moutons.
148 LA PERSE d'aujourd'hui
Le sacrificateur lui-même emporte, fixé sur sa
lance, un morceau de la gorge, qu'il doit présenter au
Schah, comme preuve de l'accomplissement du sacri-
fice. Le partage une fois terminé, les gardes cessent
de contenir le peuple, qui se précipite sur les débris;
tous trempent leurs doigts dans la boue sanglante et
s'en marquent le front, en gage d'heureuse fortune.
Au salam de r«Âïd-è-Kourban, fut lu le firman
désignant comme prince héritier le second fils du roi,
Soltan Ahmed Mirza.
La loi de succession au trône dansla dynastie kadjare
ne s*en tient pas strictement au principe de la primogé-
niture ; elle recherche, en outre, l'origine maternelle du
prince appelé à régner. En effet, la loi chiite connaît deux
sortes d'union : le mariage et le concubinage. A côté
des quatre femmes légitimes — ^akdi — vivent des con-
cubines —sighe — en nombre iUimité. — Les enfants nés
des unes et des autres sont également légitimes; mais
il est entendu que l'aptitude à la succession au trône
revient aux seuls fils du roi, issus d'une femme akdie et
kadjare. Pour éviter d'accroître, par des discussions
famiUales, le trouble inhérent aux changements de
règne, il importe de déterminer et de faire reconnaître
à l'avance l'héritier du trône, le VéU«ahd, qui occupera,
durant la vie de son père, le gouvernement deTauris.
Or, des trois fils de Mohammed AU Schah, l'aîné, Ei;e-
zad-os-Saltaneh, est issu d'une simple concubine, les
deux autres sont nés de son mariage avec la princesse
Malek-é-Djéhan, fille deNaïeb-os-Saltanehetniècedu
roi défunt. C'est donc au plus âgé de ces derniers que
vient d'être attribuée la succession éventuelle. Le nou-
veau VéU«ahd n'a qu'une dizaine d'années; il ne saurait
encore être question de l'envoyer dans l' Azerbaïdjan.
VII
LE CHIISME
La Perse ancienne et moderne. — Après la conquête arabe, le
Chiisme restitue la nationalité persane. — Son évolution :
tendance politique, secte religieuse, religion nationale. —
Les douze Imams. — U Imamat et le Khalifat. — L'émigration
des seyyeds et les débuts du chiisme en Perse. — Le Cheikh
Séfl; la dynastie des Séfévis. — La formation du dogme
la trinité chiite ; la doctrine de la rédemption. — Le culte
chiite : deuils et pèlerinages. — Les Katls, — La prédication
de la Passion : rouzékhans et prédicateurs : les hoséiniés, —
Les processions de T'Achoura. -^ La représentation des
mystères ; les to*ziés du iékieh royal. — L' « auxiliaire des
larmes ».
L'antiquité a connu une nationalité iranienne,
aryenne de race, mazdéenne de religion. Les Grecs
la conquirent avec Alexandre; sous les Parthes et
les Sassanides, la présence de la cour à Ctésiphon
favorisa la pénétration sémitique; l'ancienne langue
évolua vers le zend et le pehlvL Au vii^ siècle
la conquête arabe fit table rase du passé : il n'y eut
jamais désastre national aussi complet ; la religion,
la langue et la race disparurent dans le cataclysme.
Puis l'Iran se morcela entre des dynasties de hasard,
l'invasion des Seldjoukides et des Mongols superposa
une couche turque à la couche arabe, Gengis-Khan et
Tamerlan passèrent en conquérants destructeurs.
150 LA PBRSE d'aujourd'hui
La Perse vivait pourtant; son influence s'était
imposée au Khalifat abbasside; sa culture impré-
gnait, à Bagdad, la nouvelle civilisation musulmane ;
en chantant, à la cour de Ghazna, les gloires du
passé, Firdousi reconstituait Tidiome persan, que
Sa«di, Hafiz, «Omar Khayyam portaient à sa per-
fection.
Or, les Iraniens paraissaient trop mous, trop impres-
sionnables et trop désunis, pour réaliser spontané-
ment une reconstitution nationale, capable d'assi-
miler les éléments ethniques, introduits chez eux par
les accidents de l'histoire. Le Chiisme offrit une
expression à cette nationalité qui s'obstinait à sur-
vivre ; il fit une nation compacte du peuple le plus
divers de l'Asie moderne, et, à défaut d'autre res-
source, l'idée persane se réincarna sous une forme
religieuse.
Pour ce faire, le Chiisme dut déformer l'Islam.
La reUgion musulmane est si puissante et si exclu-
sive qu'elle détruit toute autre idée au profit de
l'idée reUgieuse. La terre d'Islam est envisagée comme
le bien commun des Croyants, sans distinction de race
ni de couleur ; victimes du principe institué par eux,
les Arabes ne tardèrent pas à perdre l'autorité dans
la religion qu'ils avaient fondée. Si bien que, la
conquête y légitimant le pouvoir, le monde musulman
ne cessa de se modifier à travers les âges ; également
éphémères, des empires démesurés succédèrent à des
souverainetés minuscules, à la merci de généraux
victorieux, de famiUes influentes, de tribus ou de
sectes favorisées.
Les Turcs Ottomans durent leur longue durée à
leur système militaire et à leur organisation d'État.
LE GXIItMS 151
Le Ghiisme préserva les Persans; il les travailla
pendant de longs sièdes avant d'atteindre à sa
forme actuelle^ qui garantit ieur cohésion nationale.
La tendance chiite remonte aux origines mêmes
de r Islam. Elle opposa la succession légitime dans la
branche unique issue du Prophète à l'élection du
KhaUf e par le suffrage des Croyants. La lutte des deux
principes se poursuivit à Médine pendant toute la
durée du Khalifat parfait: elle favorisa la substi-
tution des Âbassides aux Ommiades. Habituée par
ses traditions historiques à la nécessité du pouvoir
absolu, la Perse ressentit pour le Chiisme un penchaât
naturel ; ses afSnités la portèrent vers un parti poli-
tique, condamné à la défaite par la faiblesse de ses
chefs successifs et la dispersion de ses adhérents.
Quelques tentatives infructueuses exaspérèrent
les Khalifes contre la menace inconsciente des
Imams ; le prince usurpateur voulut écarter le fan-
tôme de là légitimité, si bien que la descendance du
Prophète paya de son sang l'orgueil de sa naissance.
•Ali fut assassiné à Koufa, le paisible Hasan empoi-
sonné par sa femme, à l'instigation des Ommiades ;
Hoséïn, le second fils d'<^Ali, périt avec tous les siens
sur le champ de bataille de Kerbéla. De ses quatre
fils, un seul survécut, pour assurer la descendance des
seyyeds Hoseînis, Zéin-el-*Abédin, dit Bimar^
« le maladif ». Lui aussi mourut empoisonné, ainsi
que son fils Mohammed Baghir et son petit-fils
Dja«fer Sadik; leur fatale destinée s'accompUt à
Médine. Pour mieux surveiUer les AJides, les Abbas-
sides appelèrent à Bagdad Mousa Kazem, le 7® imam ;
le poison mit un terme à son emprisonnement de
^ept années. Le Khalife El-Mamoun eut un instant
152 LA. PBRSB d'aujourd'hui
ridée de rétablir l'unité de l'Islam par la fusion des
deux familles ; il donna sa fille à l'imam Réza, en le
désignant par avance comme héritier du Khalifat ;
mais il revint sur ce projet et fit empoisonner son
gendre dans le Khorassan. Le 9^ imam, Mohammed
Taghi,fut empoisonné à Bagdad; le 10», Ali Naghi,
jeté à bas d'un toit ; le 11® Hasan ''Âskéri, mourut
empoisonné à Samarra, devenue la résidence habituelle
des Béni «Âbbas. Le 12®, l'imam Mahdi, était encore en
bas âge à la mort de son père ; le Khalife pe fit aus-
sitôt disparaître, se croyant une bonne fois débarrassé
des importunités de la famille d'^'Âli.
C'était l'an 264 de l'hégire (878). Or, ce drame
continu, prolongé pendant deux siècles et demi,
avait frappé l'imagination populaire, et greffe sur
le parti politique impuissant un système religieux
très vivace. Le titre d'*Ali à la succession du Prophète
se précisait dans l'esprit de ses sectateurs ; lea
traditions propices se multipliaient en sa faveur.
Peu de temps avant sa mort, Mahomet, revenant de
son dernier pèlerinage à la Mecque, aurait vu l'ange
Gabriel, qui l'invita, de la part de Dieu, à désigner
incontinent son successeur. Il fit arrêter la caravane
en un lieu dit Ghadir-Khomm^ monta sur les bâts
entassés, et saisissant son gendre par la ceinture,
réleva pour le présenter à la foule. « Celui dont je
suis le Prophète, aurait-il dit, accepte cet homme pour
Imam. » Alors, les principaux d'entre les Arabes
présents vinrent, en signe de reconnaissance, poser
leur main sur celle d'^'Ali. Des traditions plus précises
encore, mettraient dans la bouche du^ Prophète la
liste complète des douze imams.
LE GHIISME 153
Le rôle même d*'Ali tendit à s'accroître ; on l'as-
socia à la manifestation prophétique de son beau-
père ; la profession de foi chiite en fit le lieutenant,
le vali de Dieu : Mahomet avait été choisi pour faire
connaître la reUgion musulmane, ""Âli, chargé du
commentaire, complément indispensable de la révé-
lation. Repoussant le consentement général, le
chiisme exigea pour l'Imam une désignation surna-
turelle, la pureté du caractère, la primauté é^s la
science ; il le voulut issu de la seule fammS des
Béni Hachem. Ainsi donc, en face d'un Khalifat
d'institution temporelle, le chiisme plaçait un Ima-
mat d'institution divine. Si le Khalife était un homme
comme les autres, préposé par les siens à la direction
de leurs exercices religieux, l'Imam, au contraire,
participait de l'infaiUibilité du Prophète, et, faite en
dehors de lui, la prière perdait sa valeur. Les
chiites se refusèrent à admettre que la disparition
du 12^ imam rendît l'imamat vacant. Le « der-
nier imam «devint, pour eux, 1' « imam présent,
r« imam caché », le « maître des Temps ». Pen-
dant les soixante-dix premières années, on le
crut représenté par quatre nawabs successifs, aux-
quels il se serait rendu visible : Othman ibn Sand,
son fils Mohammed ibn« Othman, puis Hosein ibn Rouh
et «AU ibn Mohammed Séimouri, tous gens de Bagdad.
Sur le point de mourir, l'imam Mahdi apparut au
dernier d'entre eux pour l'aviser qu'il n'aurait point
de successeur. Ce fut la fin de la « petite absence ».
La « grande absence » dure encore, jusqu'à ce que,
les temps étant accomplis, certains signes réalisés, le
dernier Imam se réincarne parmi les hommes, afin de
reprendre la manifestation prophétique interrompue.
154 LÀ PERSE E'àUJ^URE'XUI '
Le développement du système accentua la rup-
ture avec le sunnisme. Le Coran et les traditions du
Prophète restent communs aux deux croyances ;
le chiisme y joignit les traditions émanées des
12 Imams. La jurisprudence fut fixée par F Imam
Dja«fer, qui fut le véritable organisateur du chiisme
et en unifia les traditions. Les déchirements de
l'Islam, causés par la lutte des Ommiades et des
Âbbassides, ramenaient alors Tattention vers la
famille d'«Ali ; le 6« imam bénéficia de ce regain de
prestige; plus de 400 disciples suivirent ses leçons»
dont sortit le rite djœferi, en opposition avec les
quatre rites orthodoxes.
Dispersés par la persécution» les seyyeds se firent
les apôtres de la doctrine chiite. Leurs revendications
contre l'illégitimité du Khalifat devaient trouver
accès dans les divers pays musulmans, ambitieux
d'indépendance. Ce fut ainsi que Moulay Edris
parvint à fonder la première dynastie marocaine.
Les seyyeds avaient été naturellement attirés par les
tendances chiites de l'Iran. Zéid» frère du 5^ imam,
ayant tenté un soulèvement à Koufa, y fut pris,
pendu et brûlé ; l'un de ses fils devint roi du Gourgan,
au fond de la Caspienne. Les enfants de l'Imam
Dja'fer arrivèrent à leur tour; l'un d'eux, Isma«il,
donna naissance à la secte des Ismaïliens, qui occupa
les montagnes del'Elbourz et dont sortirent la dynastie
des Fatimites d'Egypte et les Assassins du moyen âge.
La passagère fortune de l'imam Réza amena le flot
des Mousavis, issu des 17 fils de Mousa Kazem ;
ce fut la principale migration des seyyeds en Perse*.
1. Les seyyeds sont fort nombreux en Perse. Parmi eux, les
^^Hatanit sont moins considérés, à causs dt Tattituda conciliant* ds
Ls cinitMs ISS
Comme on en massacra beaucoup, les survivants
initièrent les pèlerinages auprès des imamzadès.
Les seyyeds se virent partout accueillis, surtout dans
les régions caspiennes, où la conversion musulmane
avait été plus tardive. Ce qui restait de la caste
religieuse et de la noblesse terrienne de l'ancien
Iran comprit la possibilité de s'accommoder d'une
doctrine qui flattait l'instinct populaire et pouvait
éventuellement soutenir contre le Khalifat l'auto-
nomie iranienne. Quand le soufisme envahit l'Islam
et devint maître absolu de la Perse, le chiisme fit
avec lui cause commune et devint, à son ombre, une
des sectes favorites.
Cependant les petites dynasties turques, qui sur-
gissaient dans l'Iran, hésitaient encore à se rattacher
ouvertement au chiisme. Au x® siècle, une famille
du Mazandéran s'implanta à Chiraz ; les Bouhéides
furent les premiers à faire manifestation publique
de la doctrine; sous l'influence de Cheikh Sadik,
le. traditionniste, Roukn-ed-Dowleh et son fils^Âzod-
ed-Dowleh, instituèrent les processions de deuil de
r«Achoura et firent élever les premiers monuments
à Kerbéla et à Nedjef ; sous leurs règnes, on vit
leur auteur vis-à-vis du Khalife Qmmiade. Le plus grand nombre est
issu de rimam Mousa, et ce sont les Mousavis qui fournissent
la plupart des Imamzadès de riran. Les Thabatliabals,<< descendant
à la fois d'Hasan et d'Hoséin, sont répartis entre Ispahan et Yezd,
avec une branche à Tauris. Les Rézavis, descendants de rimam
Réza, sont fixés dans le Khorassan. Nombre de seyyeds de Téhéran
descendent de Timam Taki ; on désigne leur familleXsous le nom
d'Akhévis, Feth «Ah Schah leur ayant dit un jour : < Vous êtes
mes frères I > (akhéDis). Les Imamis forment, à Ispahan, un groupe
de seyyeds, issus d'un imamzadé locaL De même à Chiraz, la plu-
part descendent de Schah Tchiragh (le roi des Imnières) et de deux
autres fils de Fimam Mousa, qui y sont enterrés. Les sesryeds Séfévis
portent le titre de natpob (prince) ; il n'y en a plus qu'à Ardébil et
à Ispahaa,
156 LA PERSE d'aujourd'hui
inscrit, pour la première fois, sur les mosquées et les
fontaines : « Maudit soit celui qui combat «Ali, fils
d'Âbou Taleb 1 » Depuis lors et jusqu'à Tavènement
des Sëfévis, la Perse ne connut plus qu'un seul
souverain chiite ; ce fut, au commencement du
xrv« siècle, le roi mongol Khodabendeh, qui
trouva, pour le règlement de ses affaires de ménage,
plus de facilités dans le rite dja^feri que dans aucun
des rites orthodoxes du sunnisme.
Le chiisme ne l'emportait pas encore I sunnites et
chiites vivaient mélangés, souvent en fort mauvais
termes ; le rite chaféi et subsidiairement l'hanéfi
se partageaient le sunnisme. Les chiites ne domi-
naient qu'à Koum, Kachan et Rey; partout ailleurs,
leurs docteurs étaient à l'ouvrage ; leur influence
réagissait, néanmoins, sur la politique; elle décom-
posait en Perse l'autorité khalifale. Un chiite, Nasir-
ed-Din et Tousi, conseiller d'Houlagou, portait le
dernier coup aux Âbbassides, en lançant sur Bagdad
les hordes mongoles.
Parmi tous les hommes pieux, qui s'employèrent
à répandre le soufisme dans l'Iran, avec la « doctrine
des douze », nul n'obtint un succès comparable à
celui du Cheikh Séfi. A la fin du xv® siècle, sa
confrérie avait fait fortune ; tout le Nord-Ouest
de la Perse vénérait le tombeau du Cheikh, les
tribus voisines se groupaient autour de ses des-
cendants et Schah Isma«il fondait la dynastie des
Séfévis, qui se maintint pendant plus de deux siècles.
Le chiisme était cause de l'avènement des grands
Sophis et arrivait au pouvoir avec eux. L'Iran pré-
sentait alors un chaos de races superposées et de
souverainetés émiettées ; les Uzbeks sunnites mena-
LE GHIISME 157
çaient le Khorassan ; les Turcs Ottomans, dont le
Sultan acquérait par la conquête de l'Egypte le titre
khalifal, se présentaient aux frontières occidentales.
Pour maintenir son empire, Funification du pays
s'imposait à la nouvelle dynastie. Selon la coutume
de rOrient, elle y employa la force des armes et les
déplacements de population ; mais elle voulut conso-
lider son œuvre par l'effet moral du chiisme, qui
avait si bien servi la confrérie du Cheikh Séfi. Il
fallut que la Perse entière communiât dans une même
douleur sur le triste sort des Alides et prît les armes
contre les bourreaux représentés dans leur descen-
dance par les sunnites de l'Asie centrale et le Khalife
des Ottomans. Le chiisme se transformait ainsi en
religion nationale, servant d'instrument de domi-
nation à la confrérie victorieuse. Le soufisme, sur
lequel il s'était appuyé, s'employait aussi à la
conversion de l'Iran; les derviches parcoururent
le pays en apôtres de l'idée nouvelle. Après dix
sièdes de déchirements, il renaissait une nation per-
sane sous l'influence d'un deuil commun et d'un
même sentiment de vengeance.
Tant que le chiisme servait aux combinaisons des
partis et aux spéculations des philosophes, il lui
avait sufli d'un système rationnel ; pour agir comme
religion sur les masses populaires, il lui fallut un
dogme et l'intervention du surnaturel. Mollah
Hoséin Kachefi, le directeur de conscience de Schah
Khodabendeh, avait inauguré les sermons édifiants
sur le martjnre des confesseurs de l'Islam ; l'avène-
ment des Séfévis fit éclbre toute une Uttérature de
théologie et de traditions. La multiplicité de ces
dernières acheva la déformation de l'Islam; «Ali se
15S LA PERSE d'aujourd'hui
vit associé à toutes les circonstances de la vie du
Prophète. La dévotion publique se mit à élever au-
dessus de l'humanité une famille dont on lui ensei-
gnait si ardemment à déplorer les malheurs. La situa-
tion réciproque des Âlides se modifia ; l'excès de leurs
infortunes apparut comme chose anormale; on en
fit un sacrifice expiatoire pour le salut des hommes
et l'idée de la rédemption pénétra dans le chiisme.
Le rôle du Prophète s'eflFaçal^èrement; celui d'«Âli
ne commandait que le respect ; ce fut Hoséin vers
qui se porta l'attendrissement de l'Iran; il s'attacha
au jeune homme prédestiné, continuateur de l'œuvre
du grand-père et du père, qui volontairement s'était
sacrifié avec les siens, pour établir un Uen entre Dieu
et l'homme et amener ainsi la rédemption du genre
humain. Mahomet, «Âli, Hoséin formèrent [la trinité
chiite, d'où sortirent la révélation, l'interprétation»
la rédemption. On n'alla point, sauf quelques sec-
taires, jusqu'à les diviniser, car le principe de l'unité
divine est trop strict chez les Musulmans ; mais on
les envisagea comme des saints d'une sainteté telle
que leur intercession nécessaire rempht la vie reh-
gièuse de leurs fidèles. L'évolution du dogme chiite
s'accompUt avec les années; il devint exclusif et
fanatique sous les derniers Séfévis. En aigrissant le
peuple de l'Iran, les malheurs des deux derniers
siècles accentuèrent l'âpreté de la rehgion nationale.
Le culte musulman est d'une extrême simpUdté ;
le culte chiite l'exagère encore. En fait, à peine existe-
t-il ; les gens partent du principe que, l'imam étant
absent, il est inutile de se déranger pour participer
à une prière imparfaite. Les mosquées tombent en
ruines, leurs pichnamaxs prient dans le^désert; le
LE GHIISME 159
vendredi, le Schah ne prend point la peine de se rendre
solennellement à la mosquée, comme font tous les
autres princes de T Islam. Il faut quelque calamité,
épidémie ou sécheresse, pour réunir les fidèles à
la mosalla, emplacement désigné en dehors de toutes
les grandes villes. — Les chiites jeûnent le Ramazan,
fêtentr«Aïd.ol-Fitr, 1* «^Aïd-è-Kourban etr «Aïd-è-Mou-
loud de même que les Sunnites; ils y joignent, à
leur usage propre, TAïd-è-Ghadir, en mémoire de
la désignation d'^Ali à Fimamat, et les Moulouds,
anniversaires de la naissance d'^Ali et du 12^ imam.
Ces pratiques, n'ont, du reste, qu'une importance
limitée. La dévotion chiite consiste à faire vivre le
pays entier dans le culte de la famille fatale, à la-
quelle l'humanité doit son salut et la Perse sa natio-
nalité. A part quelques-uns nommés d'après les héros
du Livre des Rois, tous les Persans portent le nom
^ d'un imam, parfois accompagné des mots : «aM,
I gholam on koulU qui veulent également dire: ser-
^ viteur — {^Abd-ol-Hosein ; Gholam •Ali ; Hasan
^ Kouli) — Les travailleurs peinent en invoquant
les imams, les derviches mendient en chantant leurs
I louanges. Sur la porte des maisons figurent les noms
[^ sacrés d'Allah, Mahomet, «Ali, Fatémé, Hasan et
Hoséin, réunissant le nom du Créateur aux noms
I de ceux à l'intention desquels le monde a été créé.
, Dans les demeures en terre des paysans, une image
collée au mur représente Ali, Hasan et Hoséin, la
> face voilée, le front ceint d'une auréole ; au-dessous
, Mahomet montant au del sur son cheval Borak.
F Dans les mosquées, les tombeaux ou les écoles, sont
:> appendus des tableaux figurant les trois héros em-
pruntés par le chiisme à l'islamisme primitif, Salman;
160 LA PERSE d'aujourd'hui
Gamber et Bélal» au devant desquels s'alignent «Ali et
ses fils, pieusement agenouillés J'ai vu chez des der-
viches de véritables chapelles, où les cierges brû-
laient devant Fimage d'«Âli ; il existe, au bazar de
Téhéran, une fontaine de Norouz Khan, surmontée
d'un tableau du martyre d'«Âbbas, couverte d'ex-
votos et de lumières. La pensée des imams intervient
dans toutes les circonstances de la vie et même dans
les phénomènes de la nature; quand le crépuscule
met le del en feu, le Persan y voit bouillonner le sang
d'Hoséin, Le dernier imam, qui, bien qu'invisible,
est toujours présent en quelque point de l'univers,
veut être associé à la vie publique et privée. Â la
moindre mention de son nom, l'assistance se lève
et salue dans toute les directions, pour lui marquer
sa politesse. On attend sa venue et l'on affecte de la
désirer. Chardin raconte qu'il existait à Ispahan une
« écurie du maître des temps », constituée à son inten-
tion en fondation pieuse par un roi séfévi. « On tient
là nuit et jour de beaux chevaux, sellés et richement
harnachés, dont il y a toujours deux de bridés, afin
que le Khalife monte dessus, au moment qu'il pa-
raîtra. » Quand fut inauguré le Conseil national,
les journaux de Téhéran tinrent à indiquer que le
nouveau Parlement de la Perse s'était ouvert « sous
le regard du Padischah et en présence du dernier
Imam ».
La dévotion chiite s'exprime surtout par les pèle-
rinages et par les manifestations de deuil. Le carnage
des Âlides a peuplé d'imamzadés tous les coins de
l'Iran ; si bien que les gens n'auraient pas grande
route à faire pour porter leurs prières et leurs vœux
au tombeau le plus voisin. Mais dédaigneux des
»
LE CHIISME 161
imamzadés vulgaires, leur pieuse ardeur les entraîue
constamment vers les plus illustres sanctuaires du
chiisme. Les tombeaux de Schahzadé «Abdoul-«Azim
près de Téhéran, du Cheikh Séfi à Arbébil, de Schah
TcWragh à Chiraz, ne jouissent que d'une renommée
locale ; ceux de Fatémé à Koumet de Fimam Réza à
Méchhed reçoivent les pèlerinages de tout le chiismè ;
plus achalandés encore sont, en dehors de la Perse,
les tombeaux du l^ imam à Nedjef, du 3® à Kerbéla,
du 7® et du 9^ à Kazemeïn, près de Bagdad, du lO© et
du 11® à Samarra.
Les Kails (assassinats) sont les anniversaires an-
nuels du martyre des imams ; ils comportent un ou
plusieurs jours d'^'azadari ou de deuil. Ce sont périodes
aiguës pour l'inépuisable désolation qui caractérise
le chiisme moderne. Les dix premiers jours de Mohar-
rem,r"Achoura (10 Moharrem), date delà mort d'Ho-
séin, le 20 de Séfer, qui en marque la quarantaine,
sont particuUèrement déplorables. De même, les
27, 28 et 29 Séfer, pour la mort de F Imam Réza,
d'Hasan et du Prophète. Moharrem et Séfer sont tout
entiers des mois de deuil : toute fête est interdite,
chanteurs et danseurs doivent chômer, les naka-
radjis s'abstiennent de saluer le soleil, les soldats
portent leurs fusils renversés, les seyyeds ne se mon-
trent plus qu'en vêtements noirs. La mort d'«Ali
tombe le 21 Ramazan, les trois jours qui précèdent
sont jours d'aAya ou d'angoisses, pendant lesquels
le premier imam survécut à sa blessure ; Fatémé est
morte le 13 Djemadi-oul-evvel et l'imam Mousa le
25 Redjeb. En compulsation de telles tristesses, le
chiisme s'offrait naguère une journée de réjouissance,
le 9 Rébi«-oul-evvel, à l'occasion de la mort d'Omar,
Aubin. — La Perse, 11
162 LA PERSE d'aujourd'hui
<|m fut le principal adversaire d'«AIt et Técarta ai
longtemps du khaliiat ; on tirait des feux d'artifice
et la foule le brûlait en d&^e. L'adoucissement des
mœurs a fait disparaître ces divertassemeiil& inutiles.
Les katls veulent être commémorés par des rma^
lùéMioniSt des processions et des taziis.
Les rouzékhans sont les prédicateurs de la Passion ;
ils forment une classe nombreuse parmi lea mollahs
dans toutes les grandes villes de la Perse ; dans les
campagnes, leur office est rempli par les da-viches
conteurs. Les grands seigneurs ont coutume d'entre-
tenir à leur suite un rouzékhan particulier. On a vu
que ces prédications datent de l'époque mongole.
Comprenant tout le parti qu'en pourrait tiror leur
propagande, les Séfévis les généralisèrent, afin de
mieux faire pleurer la Perse sur le sort des Alides.
D'ordinaire, les familles aisées ont, une fois la semaine,
leur jour de rouzâihani ; un drapeau noir, bissé sur
une perche, indique les maisons où se passe le pieux
exercice; aucune invitation n'est faite; entré qui
veut. La cérémonie a lieu le matin ou l'après-midi,
la nuit en Ramazan et pendant les moifi de deuil.
Aux époques de katl, les mosquées sont tendues
de noir et, dans les prindpales, c'est le prédicateur
qui monte en chaire, pour commenter les doulouitnix
anniversaires. Les prédicateurs — M«er — occupent
dans le dergé chiite un rang beaucoup plus élevé que
les rouzékhans. Ces derniers sont de simples conteurs,
possédant par cœur un certain nombre derédts ; les
autres sont des savants, versés dans le Coran, les tra-
ditions et l'histoire, habiles en l'art de la diction,
qui réussissent à se former un auditoire, en lui par-
lant de religion, de morale, et même, depuis peu.
' . I.B CHI18MX 163
Y à^ politique* Il n'y a de prédicateurs que dans
les plus {prandes villes, et quelques-uns seulement
I parviennent à la notoriété : on ne eite à Téhéran
> qu'une demi-douzaine de prédicateurs en r^iom.
I Chacun d'eux a sa mosquée attitrée, où il prêche
I généralement après la prière de V^asr, tous les jours
f^ en FUmaian, le voidredi pendant les autres mds
' de l'année. Parfois un prédicateur consent à se hans-
, porter ehe2 les {Hincipaux de la ville, pour une rému-
> nération de 10 ou 15 ttimans.
I D'ailleurs un prédicateur illustre n'arrachera pas
plus de IxrtaeA que le plus vulgaire des rou2ékhans ;
^> d'où qu'elle vienne, la moindre allusion ail martyre
. des Imams suffit à provoquer, chez les Persans» les
plufi ^trêmes démonstaratious de douleur. L'officiant
débute par une Mwibi, affitma&t l'unité divine et
le prophétisme dé Mahomet :
Glôtrè à Dieu, lé maître dés mondes! Je ^orifie
^ Dieu, la providence des humains, le créateur du ciel
et de là terre, celui qui a donné Fexistence aux hommes,
1"^ celui qtii leur a donné là parole, la raison et Tintelli-
gencé. Que là miséricorde de Dieu s'éteude sur Maho-
^ met» qui est lé dernier, le sceau des Prophètes, sur sa
famille et sur ses compagnons, qui sont les meilleurs des
hommes.
Après avoir lu, traduit en persan et tapidement
commenté un verset du Coran, le prédicateur se met
à raconter un épisode» qu'il choisit à sa convenance,
dans rabcmdànté littérature de MtkeAd (liéUx
de massacré), consacrée aujc actes dei^ martyrs. Ces
actes se rapportent à la mort des trois confesseurs
delà foii ""Ali, Hasan et Hoséin; il e9t entendu qu'une
natïatien relative aux deux premiers imam», doit
164 LA PERSE d'aujourd'hui
également mentionner le troisième ; car le mariage 1
d'Hoséin avec la fille de Yezdeguird, le dernier Sas-
sanide, et sa ferme attitude à l'égard du Khalife le
rendent plus cher aux cœurs persans que tous les
autres imams. {
Voici Tun de ces récits, tiré du recueil le plus ce- I
lèbre, le Kitabé-Lohouf (le livre des regrets), par 1
Seyyed ibn.Taous ; les fidèles Técoutent en pleurant \
et en se frappant la poitrine. Il s'agit de la mort
d'Hoséin et cela se passe à Kerbéla.
Fatémé, flUe d'Hoséin, dit : « Le soir du jour où
mourut mon père, j'étais debout à la porte de la tente ^
et je regardais, étendus sur le sol, les corps de mon ^
père, de mes frères et de leurs compagnons, qui avaient
été tués ; les chevaux s'agitaient encore sur les cadavres.
Et moi, je ne savais que penser : mon père mort, allait-
on nous tuer, nous, les femmes et les enfants, ou nous
faire prisonnières ? Je vis un cavalier de l'armée
ennemie, qui s'avança vers les femmes, la lance haute.
De sa lance, il les frappait aux bras et aux hanches et
les femmes se serraient les unes contre les autres,
comme des moineaux sur un buisson, en poussant des ^
cris de détresse. « Quelqu'un, entendant nos plaintes,
nous viendra-t-il en aide, à nous, pauvres femmes sans
défense, veuves et orphelines ?» Et personne n'arrivait
pour les secourir. Cet homme vint sur moi, me frappa
dans le dos avec sa lance ; je tombai évanouie et il
m'arracha violemment mes boucles d'oreilles. Quand
je revins à moi, ma tête reposait sur la poitrine de ma ^
tante Zéinab. Elle me dit : « Lève-toi, et allons vers
les tentes. — Je n'ai point de voile, lui répondis-je,
pour me couvrir le visage. — Moi non plus, dit-
elle, je n'ai pas de voile et mon corps est devenu noir
de coups. » Alors, je la regardai ; je vis, qu'en effet,
elle était dévoilée et son corps tout meurtri. Ce qui
augmentait la détresse de Zéinab, c'est que toutes les
jeunes filles du camp venaient lui demander protection
LE GHnSME 165
et qu'elle les défendait, comme une poule fait de ses
poussins. Dans le désir de s'emparer de leurs bijoux,
la troupe ennemie les brutalisait et rouait de coups
celle qui cherchait à les défendre. »
Ces rouzékhanis deviennent plus nombreux et
plus ardents pendant les mois de deuil, et surtout
pendant les dix premiers jours de Moharrem, où le
peuple se prépare à l'explosion de douleur qui mar-
quera le jour de l'^Achoura. Pour s'assurer la faveur
populaire, avec le suffrage du clergé, les princes pro-
ches du Trône et les principaux seigneurs de la Cour
possèdent dans leur palais des HoséiniéSy c'est-à-dire
des cours affectées aux rouzékhanis annuels. Dix
jours durant, l'Hoséinié est ouverte à la foule, qui
y trouve à pleurer et à se nourrir : des plats de riz,
du thé, du tabac, quelquefois même de l'argent.
Cette année, les premières semaines de Moharrem cor-
respondaient à la seconde quinzaine de février ; j'ai
vu ces cérémonies dans la maison de l'Atabek-è-
A^'zam (Emin-os-Soltaneh) à Téhéran. La vaste cour
était couverte d'une tente, les murs drapés d'étoffes
noires ; les fenêtres ouvertes formaient autant de
loges pour les invités. Chaque jour, la réunion com-
mençait à 3 heures de l'après-midi, pour finir à 10 ou
11 heures du soir. Une foule énorme rempUssait la
salle illuminée ; les rouzékhans se ^succédaient dans
la chaire, débitaient leur histoire et faisaient gémir
leur pubUc; des plateaux de pillau circulaient;
une voix s'élevait parfois, pour publier les louanges
de la famille du Prophète et provoquait alentour une
immense acclamation ; un nouzékhan (celui qui fait
des lamentations) se mettait à chanter quelques vers,
accueilUs par des hurlements de douleur. De cons-
166 LA PERSB D'aujourd'hui
tantes allées et venues se produisaient ; les pieuses
gens visitent les divers rouzékhanis delà ville, comme
on fait chez nous, la semaine sainte» aux tombeaux
des églises. Les destés des processions pénétraient,
au milieu du bruit et des lumières, pour recevoir
un chflle du maître de la maison.
'^ Les jours précédents, les processions se préparent
pour la grande manifestation du 10 Moharrem, anni-
versaire de la mort d'Hoséin. Chaque quartier,
chaque corporation, chaque mosquée forme son
groupe spécial, sous la direction d'un desté-^badii,
nommé par les membres ; ceux-ci se cotisent en vue
des dépenses et les grands personnages y contribuent
par d'abondantes subventions. Un loosil est affecté
aux accessoires du groupe, lampes, miroirs, tapis,
étendards. Personnel et matériel sortent les jours
de katl^et les dix premières nuits de Moharrem.
L'*Achoura est le grand jour de deuil. Dès le matin,
les destés s'organisent dans tous les coins de la viUe
et se dirigent vers le bazar, où ils doivent viMter
l'imamzadé Zéid, avant de se réunir au Sebzé-
Méidan. La foule envahit la place, les toits et les
terrasses voisines ; les destés y convergent par toutes
les issues du bazar ; ils se cognent les uns contre
les autres et se mêlent en un remous sanglant. Cha-
que groupe s'avance, précédé de ses insignes; la
main d'^Âbbas, des drapeaux verts et noirs noués
ensemble, des alems, édifices bizarres, surmontés
de plumes et de plaques métalliques, qui doivent
symboliser le chiisme ; des chevaux drapés de noir,
représentant les montures d'Hoséin, de ses fils et de
ses frères ; enfin, un cheval ensanglanté, portant une
colombe, en souvenir d'un épisode de la mort du
LE GHII8ME 167
S« Imam : quand Haséin fut tombé» son cheval s'em-
portait à travers le champ de bataille» une colombe
se posa sur sa selle et le ramena à la tente de Zéinab»
pcmr informer de l'événement la sœur du défunte
Derrière, se presse nne ignoble cohue : serrés les uns
contre les autres» titubant comme des ivrognes, des
hommes, {ueds nus, vêtus de blanc, se tailladent à
coups de sabre la tête rasée ; le sang ruisselle sur les
visages et rougit les robes blandies ; des individus,
armés de bâtons, s'appliquent à détourner les coups
trop vigoureux. Ce sont des vœux faits au cours de
l'année écoulée qui imposent ces horribles pénitences;
les ridées s'en rachètent à prix d'argent ; mais il y
a de tout jeunes gens dans cette masse humaine, et
même des enfants, trop faibles pour se frappa eux-
mêmes, que l'on promène à cheval, avec une entaille
sur la tête. Du haut des terrasses, les femmes pous-
sant des gémissements et jettent leurs mouchoirs à
ces victimes volontaires.
Tous les groupes ne s'infligent pas un traitement
aussi cruel. Les kamazen sont seuls à se donner des
coups de sabre ; les sinézen^ qui sont les plus nom-
breux, se Uvrent à de moins sanglantes pratiques.
Us marchent en ligne, la poitrine découverte et,
d'un mouvement cadencé, rabattent leurs poings,
qui laissent sur la peau une marque rouge. Les Ber-
beris se fustigent les épaules avec des mailles de fer ;
les Loures de Bouroudjird, la tête souillée de boue,
agitent les bras comme des gjrmnastes et les ramè-
nent sur leurs torses nus... Tous répètent inlassable-
ment le cri spécial au desté dont ils dépendent ; les
uns crient : « Schah HoséinI » les autres « Hasan I
Hoséin ! » Certains répètent une formule connue des
168 LA PERSE d'aujourd'hui
lamentations, gémie par le rouzékhan attaché à leur
groupe : « Donnez à boire aux lèvres altérées de mon
roi » ou « Que devons-nous faire ? Hoséin n'a pas
de linceul. » — Ou bien encore : « C'est aujourd'hui
le jour de l'^Achoura et ces événements se passèrent
à Kerbéla^. » — Chaque année ramène les mêmes destés
et la foule accueille de ses transports les groupes les
plus populaires, ceux de la corporation des marchands
d'étoffes et du quartier de Mirza Mohammed Réza.
Sous les arcades du Sebzé-Méidan,se tient le chef de
la police ; les pénitents viennent auprès de lui s'ad-
ministrer leurs derniers coups de sabre ; c'est leur
manière de solhdter l'élargissement d'un prisonnier,
auquel le groupe s'intéresse. La prison est tout proche,
dans une des portes de l'Ark, et le détenu relâché
vient aussitôt remercier ses libérateurs. S'il y a retard
dans la décision de l'autorité ou erreur dans la per-
sonne remise, les cris se font plus furieux, les entailles
plus fortes, jusqu'à ce que ces forcenés aient obtenu
satisfaction. Cette année, les destés se tailladèrent
avec enthousiasme devant la légation d'Angleterre,
pour remercier la diplomatie britannique du concours
prêté par elle à la révolution persane. Dans l'après-
midi, les héros du matin se promènent allègrement par
la ville, la tête enveloppée de bandages ensanglantés.
Les chiites ne se contentent pas des sermons sur
la Passion et des mortifications en l'honneur des
imams ; ils veulent avoir, en outre, la représentation
tangible des scènes fondamentales de leur religion.
1. A Tauris et dans le Caucase, les processions de TAchoura adoptent
les cris de c Schah Hoséin! Va! Hoséin ! -^ O Roi Hoséin! Hélas,
Hoséin ! » D*où le nom de Schaksé-Vaksé, que les Européens donnent
à la cérémonie.
I.E CHIISME 169
Les ia'^ziés^ mystères, dont le principe remonterait
aux Séfévis, ne se sont développés et généralisés
qu'au cours du dernier siècle. Dans les villages, on
joue la tragédie sur une place quelconque, recouverte
de toiles, tendue de noir, décorée de tapis, de cristaux
et de lampes ; à Koum, j*ai vu des acteurs en costume
représenter, parmi les tombes d'un cimetière, le mar-
tyre des Imams. A Téhéran, chaque quartier pos-
sède son iékieh spécial, entretenu par des fondations
pieuses ou par les cotisations des habitants : les grands
personnages tiennent à en avoir un dans leur propre
maison ; si bien que les représentations se suivent,
ininterrompues, pendant les mois de deuil. Les plus
belles ont lieu dans le tékieh royal, ouvert les dix
premiers jours de Moharrem.
Ce tékieh est une immense rotonde, attenante au jar-
din du Gulistan ; la direction en appartient au Nazir.
surintendant du Palais, la police au ferrach-bachi ;
deux étages de loges sont ménagés dans l'épaisseur
des murs, celui d'en haut réservé à Vandéroun du
Schah, celui d'en bas réparti par les soins du Nazir
entre les princes, les ministres et les dignitaires de la
Cour. Vide tout le long de l'année, la rotonde prend, à
l'époque des représentations, le plus magnifique
aspect. Un drapeau noir flotte sur l'édifice. On le
recouvre d'une tente, créant un demi-jour propice
au recueillement des esprits ; de longues tentures de
deui pendent le long des murs ; des cartouches à
fond vert contiennent une série de versets, tirés
d'un poème classique sur la mort d'Hoséin^. Les
1. Ce poème a été composé par mi certain Mohtechem à la fin du
premier siècle de Thégire ; les vers en sont usités dans toutes les céré-
monies de deuil : on les introduit dans les ta^ziés, ce sont les lamenta-
tions que chantent les rouzékhans.
170 LA PERSE D'aujourd'hui
loges de la galerie supérieure sont fermées d'étoffes
ajourées ; celles de la galerie inférieure ornées par
leurs titulaires de tapis et de glaces, précédées d'une
rangée de cristaux, de lampes et de flambeaux. La
foule envahit le parterre. Au centre, la seéae ronde
et peu élevée ; autour, une allée reste libre pour les
dégagements et la figuration. Une cbaire est adossée
au mur; au devant, un poteau couvert de dorures,
d'où pend un drapeau vert, Tétradard d'Hostin. De
grandes vasques, remplies d'eau, sont placées aux
quatre coins de la salle et plusieurs petits garçons, ea
costume arabe, offrent à boire au nomd'<Âbbas;
les vœux faits par leurs par^ts les ont consacrés
pour cet office.
 midi les rouzékhaniscommenceiitdansle ttideh;
les représentations ont lieu à 3 heures et à 7 heures,
celles du jour revêtent un caractk'e sacré et le parteire
est réservé aux femmes ; celles du soir sont moins
nombreuses, presque toujours profanes ; les hommes
y sont seuls admis.Maislet^eh resplendit de lumières
et le coup d'oeil en est beaucoup plus beau,
Mo«in-è-Boka ^'auxiliaire des larmes) dirige la
scène ; un vieillard à barbe blanche ; il se présrate,
vêtu de longues robes, un bâton à la main et portant
dans sa ceinture de cachemire les innombrables
rouleaux, dont chacun contient les rôles d'une tragé-
die. Voici trente-sept ans qu'il préside aux ta«ziés
royaux et son père, avant lui, remplissait déjà pareil
office. Le père et le fils ont donné leur forme actuelle à
la plupart des pièces aujourd'hui représentées. Monn-
è-Boka détient une fonction de cour ; chaque année,
dans le courant du mois de Ramazan, il procède au
recrutement de sa troupe, panni les meiUeurs chan-
LE CHilSME 171
teurs et musiciens, signalés à Téhéran ou dans les
provinces ; il condut avee eux un contrat de quatre
mois; en tout, 200 personnes, ta^ziikkans, avec
dix sous-cbefo. La troupe répète les tragédies pen-
dant les mois qui précèdent, pour les jouer en
Moharrem et en Séf^. Elle ne reste en son entier que
pour les représentations royales; ensuite elle se di^^
en autant de fractions que de sous-chefs et dessert,
sous la haute direction de Mo«in-è-Boka, les divers
tékiehs de la capitale. Il peut y en avoir une cin-*
quantaine, donnant chacun dix journées de repré-
sentations.
Les pièces sont tirées des actes des Martyrs, quel-
ques-unes des légaides iraniennes. Monn-è-Boka sou-
met au duHx du roi la série qui doit être représentée
dans letékiehroyaLTelfutlerépertoiredecette année :
!•' Mohamm. La mort du Prophète. La première
tragédie est ordinairement précédée d'une soènt au
COUTS de laqudle «Ali lie les deux pouces du dwt afin
d'écarter Faction des mauvais génies de l'Iran.
2. La mort de Fatémé.
S. Les adieux à Médine. Avant de partir pour
Kerbéla, l'imam Hoséin fait un dernier pèlerinage au
tombeau de Mahomet. Il envoie en avant son cousin
Moslem.
4. Martyre de Moslem et de ses deux fils. Le soir,
rËmir Timour ; puis la mort de Zéinab, sœur de
rimam Hoséin.
5. L'arrivée de l'imam Hoséin à Kerbéla et la
mort de Hour.
6. Le martyre d'«Abbas, frère de l'imam Hoséin.
Le soir, le roi Salomon vient au secours de l'imam
Hoséia ; il arrive malheureusement trop tard.
172 LA PERSE D'AUJOURDHUI
7. Le martyre d*Ali Akber, fils de rimam Hoséin.
Le soir, Joseph vendu par ses frères ; son aventure
avec Zuleïkha.
8. Le martyre de Kazem, fils de l'imam Hasan ;
puis le mariage de Salomon avec Belkis, reine de Saba.
9. La famille d'Hoséin est amenée prisonnière à
Damas, à la cour du khalife Yézid.
10. Le martyre del'imam Hoséin, prince des Martyrs.
On eut la bonté de me faire assister à trois de ces
représentations, les 2, 3 et 5 Moharrem ; j'ai égale-
ment vu celle du 7 au soir, où fut convié, suivant
l'usage, le corps diplomatique, pour admirer, sous
sa forme iranienne, la rencontre de Joseph avec la
femme de Putiphar. Les Persans éprouvent une
vive répugnance à exposer les mystères chiites aux
railleries des incroyants. Le spectacle magnifique,
qui se déroule sur la scène, arrache aux assistants
des cris de douleur. La masse féminine du parterre
est secouée de sanglots. Dans la loge où je me trou-
vais, des hommes graves et âgés ne détachaient pas
de leurs yeux des mouchoirs trempés de larmes. Et
cela dans un sentiment moins religieux que national ;
tant il est vrai que l'évolution historique de l'Iran a
fait du deuil d'«Ali la plus pure manifestation du
patriotisme.
Tandis que, du haut du tékieh, les nakaradjis
embouchent leurs trompettes, un long cortège pénè-
tre dans l'allée circulaire ; ce sont les domestiques "du
Palais qui se rangent autour delà scène. Un rouzékhan
chante des vers à la louange du Roi :
V
Pour régner en roi, comme un soleil brillant, est
apparu Mohammed «Ali Schah, conservateur de
LE CHIISME 173
r Univers, n porte sur la tête une couronne impériale
et sacrée. Béni soit celui (Dieu) qui conserve sa royale
personne I
Puis il se met à réciter des lamentations et, d'un
mouvement unanime, les serviteurs royaux marquent
la cadence des vers en ramenant leur poing sur leur
poitrine. Le prélude terminé, les acteurs, introduits
par Mo4n-è-Boka prennent place sur la scène. Le
décor est fort simple : un lit de repos, des canapés,
des fauteuils, — en cas de besoin, le tombeau du
Prophète ; par terre, un amas de paille hachée, dont,
en signe de douleur, se couvriront les témoins des
martyres. A plusieurs mètres en l'air, l'ange Gabriel
occupe une cage de bois, garnie de feuillages. Un sys-
tème est installé pour faire glisser les messagers
célestes du haut de l'édifice. Tous les rôles sont tenus
par des hommes ; son rouleau à pa main, Mo*in-è-
Boka se place successivement derrière chaque acteur
et fait ofllce de soufQeur. L'action se déroule lente-
ment, dans une suite de scènes raccordées les unes aux
autres. Les gens d'«Ali s'expriment en chantant ; leurs
adversaires parlent d'une voix arrogante et le public
reconnaît, au premier mot, ceux des personnages
auxquels doit revenir sa sympathie. La beauté des
costumes, la précision de la mise en scène, l'exacte
reproduction des coutumes arabes primitives font
l'intérêt de ces tragédies. Les batailles, les voyages en
caravane entraînent une merveilleuse figuration.
C'est tout le train royal, qui défile à travers letékieh:
chameaux, mulets, voitures et litières, entourés d'un
flot de cavaliers. Le martyr, sur un cheval harnaché de
pierreries, fait solennellement le tour de la scène, au
174 LA PBRgB d'aujourd'hui
son d'ane musicpie lugulffé et paran les sanglots des
spectateurs.
La représentation des tragédies coûte au Trésor
Royal une somme annuelle de 30.000 tomans. Le
7Moharrcm, au soir, il est d'usage que le Schah visite
successivement toutes les loges; les titulaires recon-
naissent cet honneur par des dons d'argent, de châles
ou de tapis. C'est une moyenne de 10.000 tomans qui
rentre de cette manière et vient en déduction des
débours.
VIII
LA RÉVOLUTIOis[ PERSANE
L'évolution il«.)aqiieftttoii persane. — L'Iran. — Formation de
la Per^e modérno. L'autocratie et la domesticité royale. —
L'organisation du dérgé chiite: lés moud/ieheds. — L'équilibre
du pouvoir civil et du poBvoir religieux. — Le libéralifime
en Perse : son origine et ses' progrès. — Affaiblissement
des pratiques religieuses '; dlflusion à^ii soufisme. — Péné-
tration dès idées européennes. — Prépondérance de la
langue française. — Organisation de services^ publics par
des lonctioxmaires étrangers. — Voyages du Scliâh en Çurope.
— Expansion dii commercé persan. — Création d'une presse
persane. — Les enseignements de la guerre russo-japonaise:
•— Nécessité d'un chi^igement de régime. — La politique
anglaise appuie la révolution. — Composition du parti
libéral persan ; il prend refuge à la Légation d'An^eterre.
-— Inauguration du Paiement» -^ Pénibles débuts du sys-
XJfao» constitutionnel. — Les crises locales : la révolution à
Cbiraz. — Les lois fondamentales. — Tiraillements entre
la Couronne et le Parlement.
Jusqu'ici» les préoccupations européennes ne s'é*
taient pcrint portées sur l'Iran ; son éloignement le
tenait à l'écart du j^stème de l'Europe» voire de celui
de rorient. Un instant» les vastes combinaisons de
Napoléon envisagèrent le concours de la P^se contre
la domination anglaise aux Indes. Pendant tout le
cours du demi^ siède» le développement parallèle
des Empires anglais et russe en Asie livra la déca-
dêiKie iranienne aux tiraillements (Ascurs d'une inces*
176 LA PERSB d'aujourd'hui
santé rivalité ; le terrain resta abandonné aux deux
diplomaties adverses, aux recherches des orientalistes
et des archéologues. La récente pénétration alle-
mande, dans TAsie antérieure, mit une influence
nouvelle en contact avec Tlran. La révolution per-
sane et raccord anglo-russe ont définitivement intro-
duit l'affaire de Perse dans le domaine de la politique
générale.
La Perse est un immense plateau, bordé de grandes
montagnes ; les cours d'eau qui en descendent créent
des vallées fertiles et des oasis de verdure ; partout
ailleurs le désert. Au Nord, la chaîne de l'Elbourz
descend rapidement vers la Caspienne, au milieu
de magnifiques forêts. A l'Ouest, les portes du
Zagros, ouvertes dans la chaîne du Kurdistan, con-
duisent ^lâ plaine du Tigre ; — au Sud, les Koials
s'eiifoiïcent, d'étage en étage, jusqu'au golfe Persi-
-^e D'Alexandre à Tamerlan, c'est-à-dire pendant
dix-sept siècles, l'Iran vit passer les conquêtes et les
migrations de peuples : Grecs, Arabes, Turcs et Mon-
gols. La montagne préserva, seule, les populations
primitives ; le versant de la Caspienne — Taliche,
Guiilan, Mazandéran — maintint la pureté de la
race iranienne. Kurdes, Loures et Bdoutches
persistèrent dans les chaînes occidentale et méri-
dionale. Dans le plat pays, les Iraniens furent aisé-
ment décomposés : Turcs et Mongols occupèrent
r Azerbaïdjan et l'Irak Adjemi ; les Turcs prirent
une partie du Khorassan et poussèrent leurs tribus
jusqu'au Pars, les Arabes gardèrent l'Arabistan et
se dispersèrent à travers le désert jusqu'au Séistan<
Au bord du golfe Persique, un mélange d'Arabes et
de Persans créa la population mixte des Bendéris.
LA RÉVOLUTION PERSANE 177
AU milieu de cette confusion ethnique, se perdirent,
en petits groupes. Arméniens, Chaldéens, Juifs,
Guèbres et Tsiganes. Malgré l'ancienneté de leur éta-
blissement, ces gens ne sont point encore complète-
ment fixés au sol ; le tiers d'entre eux vit sous des
tentes noires, conduisant ses troupeaux des pâturages
de l'été aux abris de l'hiver.
On a vu que le moderne État persan ne parvint à
émerger de ce chaos qu'au début du xvi® siècle,
quand la dynastie Séfévie s'appuya moralement sur
une confrérie religieuse, matériellement sur les tribus
turques de l'Ouest. Le chiisme, devenu religion
nationale, fournit un lien commun aux diverses
races. Les déplacements arbitraires brisèrent la per-
sonnalité de la plupart des tribus ; des Kurdes allèrent
au Khorassan, des Arméniens vinrent à Ispahan. A
la fin du XVIII® siècle, Agha Mohammed Schah s'em-
para du pouvoir à la tête de sa tribu et fit une nou-
velle dislocation de peuples. Il transporta vers le
Nord les Lekhs du Fars, coupables d'avoir soutenu le
Zend contre le Kadjar.
Aujourd'hui, l'évolution de la Perse se trouve déjà
fort avancée. L'unité nationale est complète. L'Arabe
de l'Arabistan est un aussi bon chiite, un aussi bon
Persan que le Turc de l' Azerbaïdjan ou l'Iranien
d' Ispahan. Il n'y a plus de sunnites que parmi les
Kurdes du Nord-Ouest. Les communautés non musul-
manes sont relativement peu nombreuses : 65.000 Ar-
méniens, 50.000 Juifs, 10.000 Guèbres. La besogne
centralisatrice est également avancée ; les tribus ten-
dent de plus en plus à se perdre dans la masse des
ra^yat ; celles qui subsistent encore le doivent à leur
nombre, au refuge de leurs montagnes ou à leur situa-
AuBiN. i— La Perêe, 12
178 LA PERSE D'AUJOUROHUI
tion excentrique; aucune d'entre elles n'est assez
puissante pour échapper complètement au pouvoir
royal.
Avant que la révolution persane eût fait intervenir
dans le gouvernement un modeste début de contrôle
populaire, le Schah était, en droit, maître absolu d'un
pays qui n'avait jamais connu d'autre régime que
l'autocratie. Du haut de son trône, dans l'éclat des
pierreries, il présentait à la foule une apparition
surhumaine, dont émanait un irrésistible pouvoir. Sa
cour ne comprenait que des domestiques, courbés
devant la majesté souveraine. Parmi eux, à défaut
des princes Kadjars, sans souci de l'fige ni de la capa-
cité, la fantaisie royale désignait les satrapes» chargés
d'administrer les provinces. Le gouverneur favorisé
partait à la curée, suivi d'un flot de domestiques, qui
se répartissaient à leur tour les fonctions subalternes.
Sans murmures, le peuple iranien subissait ainsi une
hiérarchie de domestiques, sur laquelle planait la
personne du Schah. La soumission était telle que
l'ordre se maintenait de lui-m≠ l'armée n'é^t
qu'un fantôme, la police assurée par quelques cava-
liers... D'administration, point : d'innombrables
ministres étaient titulaires de départements inexis-
tants et leurs agents dans les provîntes jouissaient de
paisibles sinécures. Un corps de Moustofls tenait une
apparence de comptabilité. Le Sadr Â'zam suffisait à
diriger la politique, c'est-i-dire à maint^r coor-
donnés, par une intelligente diplomatie, les divers
éléments du royaume. Le paysan payait l'impôt,
mais il était admis que le produit n'en arrivât pas '
au Trésor ; l'argent était détourné par les intermé-
diaires, fournissait un nombre exagéré de traitements
LA RÉVOLUTION PERSANE 179
et de pensions ; souvent même il était immédiate-
ment perçu par les bénéficiaires de tiygouls. D*ùn
mouvement ininterrompu, la substance du pays
remontait vers le Schah à titre de pichkechs, destinés
à capter la faveur souveraine ; il redescendait d'en
haut, sous forme d'on-am^; car l'habitude des cadeaux
fait le fond des rapports entre Persans. Pour gou-
verner l'indolence raflBnée de l'Iran, il suffisait au
Schah de distribuer autour de lui des diamants et des
cachemires, d'attribuer, sous des noms divers, des
sinécures identiques, de concéder grades, pensions et
tiygouls^ et surtout de multipUer les lakabs, qui rem-
placent le nom primitif par un titre approprié.
La domesticité royale aurait eu beau jeu en Perse,
si elle n'avait trouvé devant elle un clergé fortement
organisé. Malgré les bouleversements multipliés, la
tradition des anciens mages et le principe d'une caste
religieuse s'étaient conservés dans l'Iran. Ces idées
s'imposèrent aux Séfévis, lors de l'organisation du
chiisme en religion nationale. Bien que le Roi fût un
seyyed, issu d'une famille religieuse, les mollahs se
refusèrent à admettre que la même personne pût
réunir l'autorité spirituelle à l'autorité temporeUe ;
il fallut donc élever un grand pontife à la dignité
de chef de l'Église. Bien plus, le Coran étant rédigé
en arabe, les prêtres en profitèrent pour interdire aux
fidèles, ignorants de la langue liturgique, tout contact
avec le livre sacré, et la vie reUgieuse devint, en Perse,
le monopole du clergé. Cependant, l'origine chérifienne
des Séfévis, la puissance de leur dynastie les garanti-
rent contre les empiétements de l'ordre ecclésiastique.
Le grand pontife épousait généralement une prin-
cesse et vivait à Ispahan dans l'ombre de la Cour.
180 LA PERSE d'aujourd'hui
La décomposition de la Perse au xviii« siècle et Tavè-
nement des Kadjars permirent au clergé d'accentuer
son rôle. Agha Mohammed Schah avait tenté d'orga-
niser le corps des mollahs sur le modèle turc, en nom-
mant des IiTKunS'Djoum^é, des Kazis et des Cheikhs-
oui-Islam, pour le culte des mosquées, l'administra-
tion de la justice et l'interprétation de la loi ; ces fonc-
tions, tombées en désuétude, ne représentent plus
que des titres vains. L'Imam-Djoumé, l'Imam de la
Congrégation, reste, dans chaque ville, le chef officiel
des Akhounds et préside, dans la mosquée royale, à
la prière du vendredi ; c'est un simple fonctionnaire,
nommé par le Schah, qui ne possède, en matière reU-
gieuse, aucune autorité réelle, et s'efface presque tou-
jours devant les moudjieheds, recommandés, par leur
piété et par leur science, au suffrage des croyants.
Comme en tout pays d'Islam, le clergé persan est
fort nombreux. Il s'augmente d'une énorme propor-
tion de seyyeds, en turbans bleus ou verts, descen-
dant, plus ou moins authentiquement, des Alides,
réfugiés sur cette terre d'élection. Ces gens président
au culte, à la justice et à l'instruction pubUque. Les
pichnamazs font la prière dans les mosquées, les pré-
dicateurs y haranguent la foule, les rouzékhans la
font pleurer sur le martyre des Imams. Les talébès
— étudiants — se font lecteurs de Coran ou maîtres
d'école. Dans chaque quartier des villes, dans cha-
que agglomération des campagnes, ils ouvrent une
école dans une petite boutique, ou dans quelque
mosquée eh ruines. Chez eux, la jeunesse persane ap-
prend à lire dans le Coran, dont elle ne comprend
pas la langue, et s'initie à la culture iranienne, parles
vers de Sa«=di et de Hafiz, dont la philosophie lui
LA RÉVOLUTION PERSANE 181
échappe... Ceux qui désirent acquérir un supplément
de connaissances fréquentent les médressés, mal
entretenues d'ailleurs, ou suivent plutôt les leçons
de professeurs et de moudjteheds en renom.
Car le moudjtehed attend dans sa maison aussi bien
les élèves que les plaideurs. Il est le docteur de la loi,
celui que le consentement unanime reconnaît capable
d'une déduction logique des textes, et qualifié en con-
séquence pour distribuer la justice entre les hommes.
Assisté de greffiers et d'avocats, le moudjtehed
tient un tribunal ; il évoque les affaires déjà jugées
par les pichnamazs des mosquées ou les gardiens des
tombeaux, qui font fonction de notées et de juges
de paix ; il retient les causes relevant de la loi reU-
gieuse, abandonnent à l'autorité civile celles qui res-
sortissent au droit coutumier... En cas de besoin,
les appels vont au tribunal, formé par la coUectivtié
des grands prêtres. Naguère, les moudjteheds s'arro-
geaient le droit d'exécuter leurs propres sentences,
fût-ce en matière criminelle. Nasr ed-Din-Schah par-
vint à réduire ces prétentions : il est désormais admis
que les autorités compétentes se chargent de saisir
les moudjteheds et d'assurer l'exécution de leurs déci-
sions.
La multipUcité des tombeaux saints, éparpillés
dans le pays, ouvre au clergé persan une activité
spéciale ; les gardiens des tombeaux sont le plus
souvent des seyyeds élus par la voix populaire ; mais,
dans les tombeaux illustres, notamment à Méchhed,
où l'influence d'un moutevelli-bachi pouirait devenir
dangereuse, le gouvernement désigne des fonction-
naires de son choix.
Dans l'Islam chiite, où la disparition du douzième
182 ui PBRtE D'aujourd'hui
Imam a privé le» fidàles des lumières d'en haut, les
grands moudjteheds formentla réunion des Pères» char-
gés de maintenir l'^se, veuve de son chef, dans une
voie aussi droite que Iepermetrhumainefaiblesse.Bien
que de vulgaires mollahs aient réussi à s'élever par leur
science, à la dignité demoudjteheds, il est rare que le
peuple accepte comme tels des gens qui ne lui soient
pas désignés par une longue hérédité religieuse. Parmi
les moudjteheds d'un même Ueu» la voix publique en
distingue certains comme grands moudjteheds; et
tous les grands moudjteheds du chiisme se plient à
Tautorité d'un ou plusieurs d'entre eux, envisagés
comme chefs suprêmes de la religion. Au xviii® siècle,
quand les pontifes d'Ispahan eurent cessé de dominer
le chiisme, il y eut un moudjtehed de Koum qui jouit
d'une universelle autorité. Depuis l'avènement des
Kadjars, la capitale religeuse a été transférée aux
Lieux Saints de l'Irak-Arabi, principalement àNedjef,
auprès du tombeau d'°Âli. Les moudjteheds des
villes saintes, — Nedjef, Kerbéla, Kazemein, Samarra,
— tranchent, comme juges suprêmes, les procès à eux
soumis par les pèlerins et dispensent leur enseigne-
ment aux étudiants accourus de tous les points de
l'Iran. Le gros des oulémas, c'est-à-dire le clergé
supérieur de la Perse, est désormais formé par les
Pères de Nedjef ; le plus illustre d'entre eux, Âkhound
Mollah Kazem Khorassani, peut-être considéré, à
l'heure actuelle, comme le suprême pontife du chiisme
Gardiens de la rehgion nationale, dispensateurs de
l'enseignement, juges imiques en matière religieuse,
appuyés sur le peuple des mollahs et des seyyeds, les
moudjteheds possédaient seuls une autorité suffisante,
pour tenir tête au pouvoir royal, dont ils prétendaient
LA MfcVOLUTIQN FBBSANIP 183
efitiquar les «ctes» à là lumièrt de la religion. 11$ for*
maient une apparence d'opinion publique et se po-
talent éventuellement en tribuns populaires contre
Tarbltralre des grands. En fait, deux pouvoirs coexis-
taient en Perse» se contrebalançant l'un par l'autre :
le pouvoir dvil, représenté par la cour ; le pouvoir
religieux, par les moudjtebeds. De l'harmonie des
deux pouvoûn résultait la paix publique.
La situation réciproque de l'élément civil et de
l'élément religieux varie sur chaque point de l'Iran.
NuUe part, sauf dans les principales villes, où s'est
développée une classe intermédiaire, composée de
négociants, d'employés et de propriétaires aisés, il
n'existe de classe moyenne. Le pays appartient tout
entier à une aristocratie restreinte, enrichie par le
pouvoir ou par la religion. C'est pour cette aristo-
cratie que peine, résignée, la masse populaire, cons-
tamment fixée au sol, sauf pendant les pèlerinages
périodiques, qui l'attirent aux divers Lieux Saints du
chiisme. Téhéran est à la cour; Méchhed au personnel
du tombeau de l'Imam Réza ; Koum au gardien du
tombeau de Fatémé. L'Âzerbaldjan appartient à un
groupe de familles turques, que fit surgir la décompo-
sition du xviii^ siècle ; dans les provinces caspiennes,
les anciens chefs indépendants conservent l'autorité
sur leurs domaines. Les tribus sont aux Ilkhanis ou à
la collectivité des aghas de viUages. Les grands moudj-
tebeds locaux dominent à Kachan, Sultanabad et
Zendjan. A Ispahan, le prince-gouverneur et le grand
moudjtehed se partagent la province... Dans le Sud,
chaque district a son seigneur, et le Fars entier appar-
tient à la puissante famille de Kavam-ol-Molk. Aux
extrémités occidentales, le Vali du Poucht-i-Koh et
184 LA PERSE d'aujourd'hui
le Cheikh de Mohammérâh gardent encore une bonne
part d'autonomie.
Le progrès des idées libérales tend à écarter ce vieux
système fondé sur l'opposition de deux pouvoirs et à
associer directement le peuple de l'Iran au gouverne-
ment du pays. Chose curieuse, les aspirations à la
liberté sont nées de l'évolution même de la religion
chiite et trouvent, à l'heure actuelle, leur principale
force parmi les mollahs. Bien que l'idée d'impureté,
héritée du Mazdéisme, ait de prime abord rendu le
chiisme beaucoup plus intolérant que le sunnisme
à l'égard des non-musulmans, il n'en constitue pas
moins un Islam beaucoup plus souple que l'autre et
mieux disposé aux transformations, h commente
plus librement la parole divine contenue dans le
Coran et, s'il s'abstient de discuter le texte même, il
en interprète volontiersla signification. De plus, l'asso-
ciation des douze Imams à l'infaillibilité du Prophète
lui vaut un luxe de traditions, qui permet de présenter
et de soutenir les innovations les plus audacieuses. La
liberté de pensée, la liberté de parole sont aujourd'hui
déduites d'un oracle obscur, attribué à quelque Imam.
D'ailleurs, la dévotion, les pratiques religieuses
se sont affaiblies dans les classes élevées. Non point
qu'un cerveau musulman puisse jamais effacer l'em-
preinte de l'Islam, ni qu'une âme persane renonce au
chiisme, devenu le symbole de sa nationaUté. Mais
l'imperfection de la prière, résultant de l'absence de
l'Imam, la formation quasi chrétienne du dogme
chiite, les manifestations de deuil, auxquelles se réduit
le culte populaire, ont peu à peu détourné les esprits
cultivés de la pratique d'une religion dégénérée. Le
soufisme, c'est-à-dire la forme musulmane des systèmes
LA RÉVOLUTION PERSANE 185
panthéistes de Tlnde, avait servi au triomphe du
chiisme et se répandit, par la suite, à la faveur de la
religion dominante; il fournit des doctrines proprices à
la crédulité des ignorants aussi bien qu'à TinteUectua-
lisme des raffinés. Le peuple s'engagea dans la voie des
•AU-Allahis et des sectes analogues, qui, poussant le
chiisme à l'extrême, finirent par diviniser «Ah. Il se
créa une vie monacale errante et solhciteuse, selon la
règle des Kaksars et des "Adjems. De leur côté, les
gens cultivés, préférant au dogme mystique la spécu-
lation philosophique, suivirent les enseignements des
théologiens et des penseurs. L'Iran écarta les con-
fréries rehgieuses du sunnisme pour en étabUr de
plus conformes à ses goûts ; sous le couvert d'une règle
de vie et d'une disciphne de prières, ces confréries
devinrent, à l'usage du petit nombre, de véritables
écoles de philosophie.
La chaîne spirituelle des confréries chiites remonte
au tronc commun du soufisme, dont elle se détache
au cheikh Mahrouf, de Bagdad. A l'époque de Tamer-
lan, un seyyed de Syrie, Schah Né«metoullah, vint en-
seigner à Ispahan, Chiraz et Kerman, où il est enterré.
Son fils, Schah KhaUl, porta la doctrine aux Indes et
la maison mère des Né«metoullahis se maintint à
Haïderabad, dans le Dekkan. L'absence du chef,
l'hostihté des mollahs arrêtèrent l'extension de la
confrérie dans l'Iran. Dans la seconde moitié du
XVIII® siècle, un N^émetoullahi d'Haïderabad, Seyyed
Ma«soum Ali Schah, fils d'un vizir du Nizam, entre-
prit d'exercer son apostolat en Perse et d'y rétablir
la splendeur de la doctrine. Les Né«metoullahis et
leurs dérivés forment aujourd'hui la secte la plus
considérée parmi l'intelUgehce persane. En bons
186 LA PSME d'aujourd'hui
Soufis» Us croient à Tanéantissement définitif des
êtres dans l'essence divine ; ils prêchent le dégage-
ment des choses terrestres et le perfectionnemrat
de l'individu.
Au xix« siècle, en dehors de toute confrérie reli-
gieuse, un mouvement nouveau se marqua dans le
chiisme. Les mollahs sentir^at le besoin de restituer
la pureté primitive d'une religion incessamment dé-
formée parles superstitions populaires. Un Arabechiite
de Bassora, Cheikh Ahmed Ansari, enseigna la doc-
trine cheikhie, qui s'efforce de nettoyer et de spiritua-
liser ledogme, envahiparlesbroussaiUesdela tradition.
De son école, sortit le Bab : l'Orient est la terre bénie
du surnaturel, les hommes y sont constamment atten-
tifs aux messages de Dieu, préparés à la venue d'un
nouveau Prophète, d'un nouveau Messijp. Seyyed Ali
Mohammed, de Chiraz, rejeta la méthode ordinaire des
docteurs del'Islam, pour se présenter en précurseur de
l'Imam Mahdi. Le Beyarit qui contient sa doctrine,
descendit sous forme de versets. Le système en est
si hardi, la morale si pure, qu'il a fait l'admiration de
tous les orientaUstes. Il va sans dire que l'ortho-
doxie fut énergiquement défendue par le corps des
mollahs. Jusqu'à la dernière génération, toutes les
villes de l'Iran restèrent divisées^ en deux partis
adverses par les querelles des Haïdaris et des Né«métis,
des orthodoxes et des derviches. Les oulémas signa-
lèrent impitoyablement les novateurs à la vindicte
du bras séculier; Nasr-ed-Din-Sehah fit fusiller le
Bab, coupable d'annoncer le retour du 12^ Imam.
A l'heure actuelle, les querelles religieuses sont à
peu près apaisées ; presque tout le monde se déclare
publiquement orthodoxe, ne reconnaissant que les
LA »*V0l-yTION PBR8ANÇ 187
Livres Shunts et les traditions. Mais, en fait, Babis,
Cheikhis et Né^metoullahis continuent à vivre de
façon plus ou moins ouverte. La communauté
babie est organisée et relève de Soubh-i-Ezel, qui vit
à Chypre; les Béhaïs, qui soiit le plus grand nombre,
ont fait dissidence pour se rattacher à «Âbbas-Eflendi,
établi à Saint-Jean-d'Acre. Il y a des moudjteheds
qui jugent impunément selon la jurisprudence chei-
khie. Les Né'metouUahis possèdent leurs couvents et
leurs clubs ; leur chef est un Kadjar, Zahir-ed-Dowleh
gouverneur de Hamadan. L*un des grands moudj-
teheds de Tauris, Sakat-oMslam, passe pour être
le principal mourchid des cheikhis. On affirme qu'U
compte 100 000 adeptes; les Né'metoullahis se disent
30 000; une de leurs branches, les Zahabis, dont le
mourchid est le gardien du tombeau de Schah Tchi-
rag à Chiraz, compterait, à elle seule 10 000 adhé-
rents. Quant aux Babis, réels ou dissimulés il est
impossible d'apprécier leur nombre, qui doit être fort
grand. La plupart des Cheikhis appartiennent au
clergé, Né<>metoullahis et Zahabis se recrutent dans
les classes élevées ; les Babis dans la classe moyenne
et la meilleure partie du peuple. Quoi qu'il en soit,
et bien que les Persans évitent de se rattacher mani-
festement à aucune de ces doctrines, il est évident
que leur expansion est désormais générale; assez
indifférentes en matière de dogme, elles s'accordent
à affirmer la nécessité de réformes profondes en reli-
gion et en politique, se font tolérantes à l'égard des
non-musulmans et ne reculent pas, en matière sociale,
devant les idées les plus extrêmes. Du reste, les
théories socialistes ne sont pas étrangères à l'Iran;
avec elles» un réformateur, du nom de Mazdak, avait
188 LA PERSE d'aujourd'hui
failli bouleverser le pays, au vi® siècle de notre ère,
sous le règne de Kobad, le Sassanide.
La pénétration des idées européennes acheva de
mûrir dans les esprits les tendances propagées par
les cénacles de philosophes, issus des sectes persanes.
Il n'y a pas plus d'un siècle que la Perse s'est remise
au contact avec le monde occidental. Les troubles
du xviii® siècle avaient écarté les Européens, naguère
attirés par les Séfévis. Ils revinrent sous les Kadjars.
Dès 1807, la mission du général Gardane introduisait
un groupe d'officiers français, auquel la Compagnie
des Indes opposait aussitôt des officiers anglais. Il
y eut des Anglais, qui guerroyèrent sur la frontière
russe, des Français, qui instruisirent les garnisons
de la frontière turque. En 1839, Ferrier vint en Perse
et l'hostilité des Russes lui permit d'entreprendre
en Afghanistan son fameux voyage. Depuis le milieu
du dernier siècle, il y eut des instructeurs miUtaires,
italiens et autrichiens. Aux efforts des uns et des
autres, l'armée persane se montra obstinément
rebelle; malgré la présence d'officiers autrichiens, elle
continue de maintenir, au profit de la famille et de
la domesticité royales, les abus du passé.
Les médecins vinrent plus tard et réussirent mieux.
Princes et grands seigneurs persans ont coutume
d'introduire dans leurs suites des médecins particuliers
et d'en faire leurs hommes de confiance. Dès son
avènement, Nasr-ed-Din Schah fit appel à la science
française: les docteurs Cloquet, Tholozan, Feuvrier et
Schneider se succédèrent au Palais ; le docteur
Coppin vint à Téhéran avec le Roi régnant ; plusieurs
médecins miUtaires français se trouvent actuellement
détachés en Perse. Leurs suggestions amenèrent la
LA RÉVOLUTION PERSANE 189
création d'un conseil de santé, chargé de défendre le
pays contre la contagion de Tlnde et de combattre
les épidémies si fréquentes dans l'Iran. A la suite de
la Convention de Paris en 1903, le gouvernement per-
san élargit spontanément l'institution primitive, y fit
entrer les médecins étrangers avec le délégué sanitaire
ottoman, pour leur soumettre toutes questions
d'hygiène et de police sanitaire. Le docteur Schneider
en fut le président.
Les missions reUgieuses s'étaient déjà multipliées
sous les Séfévis. Le xix« siècle ramena des mission-
naires français, anglais et américains ; plus récem»
ment des allemands et des russes. Les lazaristes et
les sœurs de charité s'installèrent à Ourmiah, en 1840;
successivement, ils essaimèrent à Salmas, Téhéran,
Tauris et Ispahan. L'Alliance Israéhte ouvrit, à
Téhéran, sa première école en 1898 ; l'année suivante,
le comité local de l'Alhance Française inaugura la
sienne. Quelques services qu'ils aient pu nous rendre,
c'est au gouvernement persan lui-même que revient
l'initiative d'avoir introduit la civilisation européenne
par le moyen de la culture française. Déjà Mohammed
Schah avait retenu notre compatriote, M. Richard
Khan, qui devint le précepteur des princes royaux
et écrivit une méthode franco-persane, encore usitée
dans les écoles. Aussitôt après son avènement,
Nasr-ed-Din Schah fonda le Dar-ol-Fonoun, l'École
Polytechnique, qui fut un foyer d'enseignement
supérieur, selon les méthodes européennes. A l'heure
actuelle, les docteurs Georges et Galley y professent
la médecine et la chirurgie ; MM. Dantan, Olmer
et David, l'histoire naturelle, la chimie et l'art de l'in-
génieur. Depuis son origine, la culture française n'a
190 LA PERSE d'aujourd'hui
cessé de régner dans cet établissement. Confiée aux offi*
ciers autrichiens, l'école militaire développa surtout la
langue allemande ; mais les autres écoles, — école
des Sciences, école d'Agriculture, école des Sdences
politiques, — se servent exclusivement de notrelangue
également enseignée dans une soixantaine d'école»
privées, à l'école allemande de Téhéran et dans les
missions américaines de l'Azerbaîdjan. L'École Poly-
technique fournit des professeurs de français aux
écoles qui s'ouvrent dans les provinces.
Nasr-ed-Din Schah envoya s'éduquer en France
deux groupes d'étudiants qui se dispersèrent dans
les institutions les plus variées. Il y en eut â l'École
Polytechnique, à Saint-Cyr, dans les facultés de droit
et de médecine, à l'école des Beaux-Arts et des Arts
et Métiers, à l'école vétérinaire d'Alfort. Revenus au
pays, ces jeunes gens eurent des fortunes diverses :
l'un d'eux, Mohendis-ol-Memalek fut ministre des
Travaux publics ; un autre, Moayed-os Saltaneh, mi-
nistre de Perse à Berlin; le peintre Mirza «Ali Akbar
Khan mérita le titre flatteur de Mozayyin-od-Dowleh,
le décorateur de l'État; le menuisier, Oustad Haïder
"Ali, apprit au faubourg Saint-Antoine et tient encore
un atelier à Téhéran, dans l'avenue Almasié. Sous le
règne de Mouzaffer-ed-Din, la jeunesse persane prit
librement son essor vers l'Europe. Ceux de l'Azerbaîd-
jan allèrent de préférence en Russie, ceux du Sud aux
Indes ; le fils des négociants, en relations d'affaires avec
l'Autriche, se dirigèrent vers Vienne, quelques grands
seigneurs de Téhéran envoyèrent leurs enfants dans
la réactionnaire Allemagne. Ceux qui aspiraient aux
honneurs partagèrent prudemment leur progéniture
entre l'Angleterre et la Russie. De beaucoup le plus
LA RÉVOLUTION PERSANE 191
grand nombre gagna les contrées de langue française»
Belgique, Suisse, Constantinople et même Beyrouth.
Dans ces dernières années» on comptait, en dehors du
pays, près de 600 étudiants persans. A de rares
exceptions près, où qu'ils aient été élevés, tous savent
notre langue; à Téhéran et à Tauris, il y a même des
moudjtehedsqui la parlent; après le français, lalangue
la plus répandueest assurément le russe, puisFan^ais»
surtout dans le Sud ; il a peu d'expansion dans le
Nord, où réside la force vive de l'Iran.
En 1898, le besoin d'emprunter et la nécessité
de fournir une garantie aux prêteurs, obligea le
gouvernement persan à former une administration
régulière de ses douanes. Jusqu'alors, elles avaent
été affermées et les fermiers disposaient à leur gré
des tarifs afin d'attirer, sur leur domaine, le passage
de la clientèle. Un sous-directeur au ministère belge
des Finances, M. Naus, vint, avec un groupe d'em-
ployés de sa nationalité, organiser les douanes per-
sanes. Son action s'étendit rapidement ; il se chargea
d'exécuter les dédisions du Conseil sanitaire, prit
les postes, envahit les finances et tenta même d'ins-
tituer un service de Trésorerie, confié à la Caisse
impériale. Les Belges ouvrirent plusieurs écoles
spéciales, s'installèrent à la Monnaie, dans l'adminis-
tration des Ponts et Chaussées et de l'Agriculture,
et envisagèrent la réforme successive des divers
services publics. L'administration des Télégraphes
fut constituée par les Persans eux-mêmes. On ne
saurait assez reconnaître le mérite de la besogne
accomplie par les Belges ; en fait, ils furent les pre-
miers à faire pénétrer en Perse les méthodes euro-
péennes et à y créer un corps efficace de fonction-
192 LA PERSE d'aujourd'hui
naires. Comme langue administrative, ils utilisèrent
leur langue, qui est la nôtre et qui jouissait déjà en
Perse d'une prépondérance incontestée.
D'ailleurs, les Persans ne s'étaient point contentés
d'importer dans leurs écoles et leurs administrations
la culture occidentale. En même temps que les
étudiants, le goût des voyages entraînait de plus en
plus vers l'Europe les notables du pays. En 1873,
Nasr-ed-Din Schah, avait donné le premier exemple ;
il revint deux fois encore; son fils, Mouzaffer-ed-Din,
se fit une habitude régulière de visiter les capitales
et les villes d'eaux. Chaque déplacement fut accom-
pagné de suites nombreuses ; si bien que la domes-
ticité royale put entrer en contact avec une société
nouvelle, qui lui révéla des habitudes inconnues
d'indépendance et de liberté. Il semble que le séjour
de Paris fit sur eux l'impression la plus vive ; les
espoirs de régénération de la Perse s'échauffèrent
au souvenir de notre Révolution. Plusieurs devinrent
francs-maçons et se firent affilier aux loges françaises.
Tandis que les études de la jeunesse, les voyages
du Schah et la réforme de l'administration agissaient
sur la Cour et les seigneurs terriens, le négoce dis-
persait dans la Méditerranée et l'océan Indien
les commerçants de Téhéran, Tauris, Ispahan et
Chiraz.
Les Persans, jadis incapables de s'appliquer aux
affaires, dont ils abandonnaient le monopole aux
Arméniens, y sont devenus fort entendus. Le commerce
intérieur de l'Iran leur appartient presque en entier.
Arméniens et Guèbres ne viennent qu'au second rang
ou participent au trafic d'importation et d'expor-
tation, en concurrence avec les grandes maisons
LA RÉVOLUTION PERSANE 193
persanes, quelques maisons russes et anglaises. A
Téhéran, un petit groupe cosmopolite, où figurent
deux maisons françaises, fait un commerce de détail.
Les sarrafs persans suffisent à manipulerj le papier
commercial; la Banque impériale de Perse et la Banque
d'escompte. Tune anglaise et l'autre russe, ne durent
leur existence qu'à des raisons politiques. Pour la
commodité de leurs transactions, les négociants
essaimèrent au dehors. En Russie, ils envahissent le
Caucase ; nombreux à Tiflis et à Bakou, ils forment
de petites colonies à Astrakan et à Moscou. Ils
pullulent aux Indes, surtout à Bombay, Karatchi
et Calcutta, employés à l'exportation des produits
indiens ou à la réexpédition vers la Chine de l'opium
persan. D'autres prospèrent à Màscate, Bassora et
Bagdad. En Europe, il n'en existe qu'à Marseille,
Manchester et Londres. L'importante colonie persane
de Constantinople se consacre au commerce des
tapis, achète les produits du continent et les importe
par la voie de Trébizonde. Le commerce des tapis
entretient également des comptoirs persans à Smyrne
et à Beyrouth, davantage encore à Alexandrie et au
Caire.
La fermentation des idées nouvelles parmi les
groupements persans de la Russie, de l'Egypte
et de l'Inde, provoqua l'apparition simultanée de
journaux, qui secrètement pénétrèrent en Perse, y
critiquèrent l'état de choses établi et préconisèrent
les avantages de la hberté. Le seul de ces journaux
qui s'acquitla faveur universelle, fut Y Hahl-oul-Matin
^'aide puissante), une feuille hebdomadaire de vingt-
quatre pages, publiée depuis quatorze ans par un
seyyed de Kachan exilé à Calcutta. Puis, vinrent les
Aubin. — La Perst, 13
194 LA PERSE d'aujourd'hui
journaux persans du Caire, le Tchèhré-Nouma (celui
qui montre son visage), et VHikmet (la sagesse). Un
journal de Bakou, Irchad (la bonne voie) se répandit
dans tout le Nord de l'Iran; il ne fut de même d'une
feuille humoristique, rédigée en turc azéri, le Mollah
NasT-ed'Din^ qui parut à Tiilis en 1906. En outre, les
journaux arabesderÉgypte,notammentleMoua9ya(f,
semèrent la bonne parole dans les rangs du clergé.
Deux événements, la guerre russo-japonaise et
la révolution russe, iamenèrent à maturité le mou-
vement qu'avaient initié, partaii l'intelligence persane,
aussi bien civile que religieuse, l'évolution du chiisme
et le contact de l'Europe. Le bruit des victoires
japonaises secoua l'assoupissement dé l'Iran ; l'espoir
lui revint à cette démonstration décisive que les
peuples ne s'élevaient point à la dignité impériale,
en vertu d'une sélection préétablie, mais bien par le
travail et par l'effort. D'un mouvement unanime,
tout ce qui pendait, en Perse, réclama la diffusion des
lumières; dans les principales villes, l'initiative privée
ouvrit des rudiments d'hôpitaux et d'écoles ; le gou-
vernement recruta en France [des médedns et des
professeurs et tenta, par des concessions opportunes,
d'intéresser l'Allemagne au sort de la Perse. En même
temps, la poussée révolutionnaire russe firanchissait
la frontièns ; \e& provinces les plus peuplées, les plus
riches, les plus influentes sont limitrophes de la
Russie ; tout le Nord^Ouest de l'Iran éSt habité par
des populiations turques de même langue et de même
race qlie le Sud du Caucase, séparé, depuis un siècle
à peine du reste de là ihonarchie. Les dotations de
Tifiis et de Bakou eurent leur contre-coup naturel à
Tamis, puis à Recfat et à Téhéran ; en fait, ce fut
LA RÉVOLUTION PERSANE 195
ràction des musulmans, sujets russes, favorisée par
Tanstrchie régnant au Caucase, qui détermina la
révolution persane.
Les conditions mêmes du royaume exigeaient
imt)érieusement un changement de système. Con-
damné par les médecins, Mouzaffer-ed-Din Schah
allait mourir et le règne néfaste de cet excellent homme
s'achevait dans la débâcle financière. Prince doux et
faible, il subit, sa vie durant, les fantaisies de ses
mignons et de ses domestiques i l'autorité souveraine
s'était énervée entre ses mains ; la Cour avait fait
main basse sur les pensions et les domaines. Deux
emprunts avaient été conclus en Russie ; le Trésor
avait contracté des obligations à court terme auprès
des banques anglaise et russe. L'éventualité des trou-
bles inhérents aux Changements de règne et Timmi-
néiice d'une crise financière rapprochaient l'Angle-
terre et la Russie i les deux puissances s'apprêtaient
à négoder un arrangement sur le sujet de la Perse.
L'Angleterre se trouva là pour soutenir les aspi-
rations révolutionnaires de la jeune Perse et pro-
voquer une action décisive, que la timidité asiatique
aurait hésité à entreprendre sans la certitude d'un
appui extérieur. Après avoir réglé avec la France
les questions d'Afrique, la diplomatie anglaise,
désireuse de concentrer son eilort contre l'impéria-
lisme germanique recherchait un accord avec la Russie
sur le terrain de l'Asie. Or, quand cette diplomatie, fort
experte, èilvisage le moment venu d'imposer à son
interlocuteur la conversation sur une affaire, elle
s'emploie sagement à le placer en face d'une situation
nouvelle, qui lui fasse sentir à la fois la nécessité d'une
entente et^ si possible» le néant de ses prétentions.
196 LA PERSE d'aujourd'hui
L'Angleterre doit une aussi précieuse liberté d'agir
à la force de sa tradition politique et à l'avantage
de son insularité. La révolution persane n'eût rien
perdu à de moins brusques développements. Elle dut
sa rapidité au seul fait qu'elle rendait inéluctables
les n^ociations anglo-russes; Et c'est ainsi que le
libéralisme, persan profita des convenances de l'An-
gleterre.
Il ne faut point s'imaginer que le parti libéral
persan ait été, dès le début, ni très nombreux ni très
fort. Toute la population des campagnes, c'est-à-dire
rimmense majorité du pays, échappe aux idées
nouvelles ; par contre, elle est trop apathique pour
fournir un concours utile à la réaction. Le désir
des réformes n'avait pénétré que dans les grandes
villes, surtout à Téhéran, Tauris, Recht et Chiraz,
un peu à Ispahan, Kermanchah et Hamadan. Là
se groupaient les jeunes gens élevés en Europe, les
mollahs réformateurs, et les négociants désireux
d'échapper aux vexations des puissants, en tout
quelques milliers d'individus. Aucune organisation
ne les unissait, en dehors des sectes et des confréries
religieuses ; ils n'avaient point de programme, sauf le
lointain modèle de la Révolution française. Tauris fut
le cerveau, Téhéran le bras du mouvement ; la Révo-
lution persane n'eut aucun caractère général ; elle
se décomposa en une succession de mouvements
locaux.
Les grands de la Cour et le clergé officiel étaient
nécessairement réactionnaires; de même les villes,
où dominait une autorité unique, comme Koum ou
Méchhed, et le Sud, où, sous le contrôle des agents
anglais, régnait un début de paix britannique. La bonté
LA RÉVOLUTION PBRSANE 197
naturelle du Schah le portait assurément vers les
réformes, d'autant meux que, le mouvement étant
dynastique, le trône n'avait rien à y perdre. A
l'exception des plus éclairés, les hommes d'âge se
réservaient d'ordinaire; parmi les principaux mol-
lahs les sentiments restaient partagés. Ceux de
Téhéran penchaient vers le libéralisme ; ils y voyaient
une accentuation de leur rôle de tribuns populaires»
qui leur vaudrait sur les masses un surcroît d'in-
fluence ; d'avance, ils se savaient soutenus par les
moudjteheds des Lieux Saints. Leur initiative valut
au clergé la direction du mouvement, et lui imprima
son caractère à la fois religeux et national.
La révolution persane fut rapide, mais non violente.
Froid et rusé, le tempérament iranien est plus sus-
ceptible de cruauté que d'emportements ; il répugne
aux émeutes sanglantes, préférant liquider les
situations extrêmes par de discrets assassinats. La
finesse nationale comprend merveilleusement la
nécessité des temps et la limite des possibilités.
Depuis l'ouverture de la période révolutionnaire,
les agitations politiques de l'Iran se sont poursuivies
au miUeu d'un calme remarquable, sans que les
Européens, isolés dans le pays, aient jamais pu con-
cevoir la moindre crainte pour leur sécurité.
D'ailleurs, les troubles sont chose habituelle à la
Perse et la révolution n'eut qu'à appliquer aux graves
questions soulevées les méthodes usitées dans la vie
de chaque jour. Aux victimes de l'arbitraire, la reli-
gion musulmane assure un refuge dans les tombeaux
saints : en cas de besoin, les plaignants se dirigent
vers les consulats ou même les bureaux du télégraphe
indo-européen. Le best est une procédure infaillible,
198 LA PBRSE d'aujourd'hui
dont le but unique est d'amener le pouvoir à compo-
sition. Quand la plaintç devient collective, en ïcas
d'accaparement de grains par les grands proprié-
taires bu du renchérissement des denrées taitées par
les gouverneurs» la foule s'installe en permanence
dans une mosquée» décrète la fermeture des bazars
et poursuit la grève jusqu'à pleine satisfaction. S'il
y a divergence de vues parmi le peuple» chaque parti
choisit pour quartier général un sanctuaire déterminé;
la patience et la force du nombre finissent par entraî-
ner la décision souveraine.
Quand éclata la révcdution persane, ellese conforma
strictement aux habitudes iraniennes. De nombreux
prodromes l'annoncèrent: exaspéra par les exac-
tions de leurs princes-gouverneurs, Recht et Chiraz
chassaient deux fils du Schab» «Azod-os-Soltan et
Choa«-os-Saltaneh. Senneb, dans l'Ârdélan, en agis-
sait de même à l'égard de son neveu, Djelal-ed-
Dowleh. Un prince Kadjar» Zafer-os-Saltaneb était
expulsé de Kerman. Des émeutes éclataient à
Méchhed. Partout, les troubles se multipliaient, les
refuges se faisaient plus nombreux» les gouverneurs
avaient la vie plus 4ure, des manifestations se pro-
duisaient contre les fonctionnaires belges, rendus très
impopulairespar la rapidité d^ leurs innovations. £)e
cénacles de philosophes» les clubs de derviches se trans-
formaient en comités de politiciens. Dans les princi-
pales mosquées» les prédicateurs délaissaient les ques-
tions habituelles de religion ou de morale,pour aborder
la politique, dénoncer le triste état du pays et les abus
du Sadr- A«zam» un prince kadjar, «^Aln-ed-Dowleb. Le
plus virulent de ces prédicateurs, celui qui s'empara
de la foule et mit l'éloquence religieuse au service de le
LA RÉVOLUTION PÈRSANB 199
révolution, fut Seyyed Djemal-ed-Din, Sadr-oul-
Mohakkikin (le chef des véridiques), un prêtre
chétif, la figure émaciée, la barbe rare ; âgé de qua-
rante-trois ans. Fils de mollah, il naquit à Ispahan
et fit ses études à Nedjef ; son oncle A. Seyyed
Isqua^'il, est le plus fameux moudjtehed de Kerbéla. Il
y a huit ans, il revint des Lieux Saints s'établir dans
sa ville natale. L*âpreté de ses discours le fit expulser
par Zill-è-Soltan; il eut le même sort à Tauris et à
Téhéran. Dans ses traverses, le sanctuaire de Fatémé
à Koum lui servit de refuge ; entre temps, il avait
exposé ses idées novatrices dans un livre intitulé
Lébas-at'Taghwa (le vêtement de pureté). La pé-
riode révolutionnaire le ramena à Téhéran et lui
valut un flot d'auditeurs, quand il prêchait chaque
vendredi dans la mosquée du Sadr-ol-«01éma, en
plein bazar, et dans celle d'A. Seyyed Mohammed,
au mois de Ramazan.
Le haut clergé de la capitale se maintint tout d'a-
bord à l'écart de cette agitation. L'Imam Djoum«é,
Hadji Mirza Aboulkasem, était réactionnaire par
profession ; il vivait grassement de sa charge et de
la sainteté de son père, devenu l'un des imamzadés les
plus achalandés de la ville ; ses relations de famille
le rattachaient à la Cour : l'une de ses filles avait
épousé Cheikh-oul-Reis, un prince kadjar; son
frère Zéir-ol-Islam, gardien-chef de la médressé
du Sépeh Salar, était gendre de Mouzaffer-ed-Din
Schah. Les deux grands moudjteheds de Téhéran
avaient vieilli sous l'ancien régime; fils de grands
moudjteheds, originaires l'un du Fars, l'autre de
Hamadan, élevés à Nedjef et à Samarra, ils étaient
revenus dans la capitale pour y occuper les lucratives
200 LA PERSE D*AUJOURD*HUI
fonctions détenues par leurs pères. Seyyed 'Abdou-
lah passait pour un mollah conservateur, accessible
aux largesses du pouvoir ; Sejryed Mohammed était,
au contraire, d'une rigidité notoire et plus sympa-
thique aux libéraux. En décembre 1905, une émeute
avait éclaté à Téhéran; les mollahs s'étaient réfugiés
au sanctuaire de Schahzadé *Abdoul *Azim, récla-
maient des réformes administratives et la création
d'un conseil d'État. L'intervention de Seyyed «Abdoul-
lah avait amené l'apaisement.
L'été suivant, une querelle, survenue entre le
Sadr A«zam et Seyyed «Abdoullah, entraîna la voca-
tion du grand moudjtehed, qui devint le protagoniste
de la révolution ; les esprits étant mûrs, ce minime
incident fit éclater la crise. Exaspéré des attaques
des prédicateurs, le Sadr A«zam s'en était pris à
Seyyed «AbdouUah, qu'il accusait de complicité ou
de négligence; le moudjtehed répondit en déchaînant
contre le premier ministre un nouveau prédicateur,
plus violent encore que les précédents. Cheikh Moham-
med Va«ez. Le 7 juillet 1906, Cheikh-Mohammed fut
arrêté, puis délivré par. la foule; dans la bagarre, un
seyyed resta sur le carreau. Le sang du Prophète criait
vengeance; une réunion générale du clergé, fulminant
l'anathème, réclama le renvoi du Sadr A^'zam, l'octroi
d'une constitution; des désordres se produisirent;
quelques individus furent tués. L'indifférence du
pouvoir irrita les mollahs, qui se retirèrent encore
une fois, au sanctuaire voisin de Schahzadé «Abdoul-
''Azim, puis, affectant de craindre pour leur sécurité,
s'ébranlèrent vers le Sud, en route pour les Lieux
Saints. Le départ du clergé de Téhéran signifiait
la grève du culte, de l'enseignement et de la justice;
LA RÉVOLUTION PERSANE 201
les marchands y joignirent la grève du commerce par
la fermeture des bazars. Pour brocher sur le tout, le
refuge du parti libéral à la légation d'Angleterre
avait été préalablement négocié par Seyyed '^Abdoul-
lah. La vie de la capitale se trouvait paralysée tout
entière.
Le mois d'août valut aux Téhéranis des semaines
de joie. Chômage universel : le vaste jardin de la
légation d'Angleterre, ombragé de grands platanes,
était livré au peuple ; les tentes s'y succédaient,
largement ouvertes ; les tapis recouvraient le sol ;
le riz bouillait en d'immenses marmites sur des troncs
d'arbres embrasés ; le soir, s'allumaient lampes et
bougies. Il y avait un bassin pour les ablutions, une
tente pour les assemblées ; plusieurs milliers d'indi-
vidus y avaient élu domicile ; la ville entière y pas-
sait ses journées. Ce fut, sous le climat chaud et sec
de l'été iranien, le pique-nique le plus grandiose
qu'ait jamais connu la capitale.
Si le mouvement libéral a complètement saccagé
la légation d'Angleterre, du moins n'a-il pas incom-
modé la diplomatie britannique. Le corps diploma-
tique a coutume de passer la saison chaude, au pied
du Tautchal, dans les villages de Zerguendeh et de
GouUahek ; le Schah lui-même se trouvait, un peu
plus haut, au palais de Niavaran. La destitution
d'«Aïn-ed-Dowleh, son remplacement par Mochir-ed-
Dowleh, ministre des Affaires Étrangères, enlevèrent,
dès le début, toute acuité à l'affaire ; il ne resta
plus qu'à discuter à loisir l'organisation de la liberté.
Sur ce point, l'entente fut assez facile, le nouveau
Sadr A«zam participait au mouvement ; ni le Schah,
ni les autres ministres n'y étaient hostiles ; seuls les
202 LA PSRSB d'aujourd'hui
gens de la Cour et quelques vieux prêtres se mon-
traient récalcitrants, mais on ne pouvait» pour leurs
beaux yeux, abandonner indéfiniment la légation
d'Angleterre aux dégâts du parti libéral.
Un destikbati, émané du souverain, admit le prin-
cipe d'un conseil national librement élu, désormais
chargé de contrôler le gouvernement et de préparer
les lois ; restait à élaborer les règlements organiques de
la nouvelle institution. Le différend ainsi tranché
n'avait pas soulevé la moindre animosité entre le
peuple et le souverain ; le 5 août, les réfugiés célé-
brèrent la fête du Schah par des illuminations et des
feux 4*artifice ; le 14, les mollahs fugitifs, dont l'exode
n'avait point dépassé Koum, rentraient triomphale-
ment en ville. Une commission de trois cents membres»
choisis parmi les princes, les Kadjars, les mollahs,
les négociants et les artisans, en vue de rédiger la
loi électorale, se réunit, le 18 août, à l'École militaire ;
cette date marqua la fin des divertissements de la
légation d'Ân^eterre. Quand il fallut en liquider les
frais, le Schah s'inscrivit pour 3.000 tomans sur la
liste de souscription. Au total, le refuge en avait coûté
29.000, dont avaient fait l'avance les principaux négo-
ciants de la ville, notamment Emin-ez-Zarb, qui pos-
sède des comptoirs à Moscou et à Marseille.
Le 8 octobre, le premier Parlement persan fut
inauguré dans l'Orangerie du Palais ; malgré la gra-
vité de son état, le Schah tint à lire lui-même le dis-
cours du trône. Sur deux cents députés à nommer
par tout le pays, il ne se présentait que les élus de
la capitale; le Parlement n'était encore qu'un con-
seil municipal de Téhéran, Les provinces attendaient
curieusement: l'élément libéral, moins nombreux.
LA RÉVOLUTION t>ERSANlE 203
moins certain de l'appui ))rit;annique, redoutait un
retour offensif de la domesticité royale» soutenu par
rinfluence russe.
D'autre part, Mouzaffer-ed-Pin était en train de
mourir et la renommée attribuait au Vél«iahd des
sentiments conservateurs et russophi}es. En sep-
tetobve^ Tauris s'était soulevé, rédamanf;, dans
TAzerbaïdjan, la mise en vigueur de la constitution \
il y avait eu réunions dans les mosquées, fermeture
des bazars, refuge au consulat d'Angleterre. Le prince
héritier s'était montré conciliaiit; le peuple avait
obtenu gain de cause. Néanmoins les élections de
Tauris tardèrent longtemps ; et de jour en jour }es
députés remirent leur départ. La longue agonie de
Mouzafler-ed-Pin détermina l'appel de Mohamme^
•Ali Mirza, chargé de la régence du royaume. En cette
qualité, avant même de monter sur je tr$ne, il con-
sentit de bonne grâce à signer le Nizam^Nanidi^ qui
complétait les lois constitutionnelles, en fixant iè
règlement et les prérogatives de l'Assemblée. Aussi,
le 8 janvier 1907, le peuple de l'Iran saluait-il en
Mobammed-'^AU Sçhah, un monarque libéral, acquis
à la pratique du système constitutionnel. Aussitôt
enhardis, les députés de Tauris venaient occuper leurs
sièges et lé Parlement s'enrichit de quelques repré-
sentants des autres provinces. Hamadan avait été
la première à se mettre en règle; son gouverneur,
Zahir-ed-Dowleh, mourchid des Nénnetoullahis, et
libéral déclaré, n'ayant point attendu le vœu popu-
laire pour introduire le nouveau régime. Pourtant,
la plupart des villes feignaient encore d'ignorer la
constitu|ion et s'a)>stenaient 4^ procéder aux élec-
tions. Pans les centres où ils donGiinaient sans conteste»
204 LA PERSE d'aujourd'hui
les grands moudjteheds et les gardiens de tombeaux
saints répugnaient à répandre dans le peuple des
idées insoupçonnées. Les chefs de tribus entendaient
préserver leurs domaines. A Ispahan et à Kerman,
les princes gouverneurs affectaient de favoriser la
poussée libérale, en la comprimant indirectement
par la menace d'un pouvoir trop fort. De même à
Chiraz, sur qui pesait une famille puissante, maî-
tresse du Fars. Au Sud, Tinfluence anglaise se mon-
trait involontairement réactionnaire, crainte d'y
voir tourner contre elle un mouvement libéral,
qu'elle attisait dans le Nord, pour faire pièce aux
Russes.
Le Parlement, une fois constitué, s'installa au pa-
lais de Béharistan, dont le jardin touche à la grande
mosquée du Sépeh-Salar; il siégeait dans un des
salons, en saillie sur la façade du palais. Les députés,
parmi lesquels un grand nombre d'ecclésiastiques,
s'alignaient, acroupis le long des murs ; une table
basse marquait la place du président ; sur un côté se
pressait le public, retenu par une barrière. Le prési-
dent, Sani-ed-Dowleh, un homme élevé en Allemagne
et élu par les négociants de Téhéran, appartenait
à l'opinion modérée. Sa«d-ed-Dowleh, qui fut mi-
nistre de Perse à Bruxelles, puis titulaire d'un vague
département ministériel, se trouvait en exil à Yezd ;
les électeurs de la capitale allèrent l'y chercher :
un homme déjà vieux, très européanisé, parlant un
excellent français, avec le masque et l'allure d'un
tribun populaire; il représentait, dans la nouvelle
Chambre, les tendances radicales.
Les circonstances imposèrent au Parleipent une
triple besogne : assurer dans tout le pays l'expansion
LA RÉVOLUTION PERSANE 205
du système constitutionnel, de façon que TAssemblée
de Téhéran devînt, en réalité, la représentation
nationale; compléter l'ensemble des lois constitu-
tionnelles et aborder les réformes organiques ;
enfin, accentuer la personnalité des élus du peuple
au regard de la Couronne.
Le rôle joué par le clergé dans le mouvement libé-
ral garantissait, pour le moment, les autocraties
religieuses ; la révolution persane s'attaqua vigou-
reusement aux autres. En mars 1907, Ispahan,
révolté, obtint le renvoi du prince Zill-os-Soltan;
injmédiatement après, Kermanchah se débarrassait
de son gouverneur, qui tetiait la province avec l'appui
des grands chefs kurdes. Â la fin du mois de mai, ce
fut le tour de Chiraz.
Tout le charme, toute la poésie de l'Iran se con-
centrent dans la vallée de Chiraz. Que l'on y vienne
des déserts du Nord, en passant le tombeau de Cyrus
à Pasagarde et la colonnade ruinée de PersépoUs ;
ou que l'on arrive des solitudes du golfe par l'âpre
montée des Kotals, le contraste de la plaine, verte et
fleurie, entre les lignes de montagnes grises, produit
une impression délicieuse. Chiraz djannet teraz, Chi-
raz semblable au paradis, dit le proverbe persan.
La route d' Ispahan descend le vallon de Rouknabad
et traverse le Tangué- Allah- Akbar : le défilé doit son
nom à l'exclamation admirative que provoque, chez
tout voyageur sensible, le merveilleux aspect de
Chiraz. Ceinte de murs, la ville est au centre de la
plaine : l'Ark, le bazar Vékil, les coupoles en faïences
de trois imamzadés, fils du septième Imam, dominent
la masse des maisons de briques, où vivent quelque
60.000 habitants. A perte de vue, s'étendent les
206 LA PERSE d'aujourd'hui
champs cultivés, les bouquets de platanes» les jar-
dins plantés de pins et de cyprès. Un vallon latéral
abrite la tombe de Sa^di ; au pied même du défilé,
à la Mosalla, se trouve celle de Hafiz. La pierre
tombale porte inscrits des vers du poète invitant
au plaisir la suite des générations. « Que ce tombeau
soit un lieu de pèlerinage pour tous les aniaiits de la
terre I... Si vous venez vous asseoir sûr ma tombe,
apportez*y du vin et de la musique ; dans la joie de
vous voir, je me lèverai, en dansant, du cercueil. »
Les Chirazis ont suivi les conseils de Haflz : ils sont
fins et voluptueux, pleins d'eux-mêmes et de la
gloire de leur ville ; ils festoient doucement aux tom-
beaux de leurs poètes et daiis les enclos de derviches
disséminés sur les pentes de leurs montagnes. Us
forment une oasis iranienne de commerce et de cul-
ture, au milieu d'une grande province où des tribus
turques, résidu dès invasions seldjoukides, et des
Arabes venus de TArabistan, maintiennent la pri-
mitive sauvagerie de la vie nomade. A travers
toute rhistoire iranienne, l'éloignetnënt n'a cessé
de favoriser le caractère indépendant du Fars. Sous
les Achéméilides et les Sassanidës, il domina riran«
Quand le pouvoir se transporta vers le nord, il y
fallut une autorité incontestée, s'iniposàilt à l'en-
semble du ^ays, pbur enipêchei* lei^ dynasties locales de
s'épanouir à Ghiraz. Au xviii^ siècle, Kérim Khan le
Zend fut le plus célèbre de tes Souverains du Sud; —
sous les Kadjars, une grande famille poussa dans Ghi-
raz. — En 1792, Hadji Ibrahim Khan, tniiiistre du
dernier Zénd, livra la Ville à Aghà Mohammed Schah ;
il était, dit-on, d'origine jUiVe. Il devint grand vizir,
le resta six ans et périt as»assii\é par les soins dô
LA RÉVOLUTION PERSANE 207
Peth «Ali Schah. Cet accident n'arrêta point la gran-
deur de la famille ; une fille du défunt épousa le
nouveau grand vizir ; et celui-ci s*empressa de réta-
blir la situation de son beau-frère» en lui faisant
donner le titre de Kavam-ol-Molk (la stabilité du
royaume), — devenu pour ses descendants une
sorte d'appellation patronymique. Le grand Kavam,
premier du nom, fut chef gardien du tombeau de
rimam Réza à Méchhèd; son fils Saheb Divan, gen-
dre de Feth-Ali-Schah, eut le gouvernement du Fars ;
son petit-fils hérita du titre et fut Kelanter de Chiraz.
Il est le père du Kavam actuel. En dehors de la
dynastie régnante en Perse, un pouvoir non reli-
gieux, ainsi prolongé pendant plus d'un siècle,
apparaît comme un phénomène unique. Il va sans
dire que là province entière appartient à ces poten-
tats : les biens de la famille s'étendent du Belou-
tchistan à l'Ârabistan ; ils remontent, vers le nord,
jusqu'à Yezd et Ispàhah, embrassent le Laristan et
atteignent Bender-«Âbbas; ils comprennent même
l'âé dé Ghis, dans le golfe Peri^ique. A l'exception
dés Kachkaïs, tous les nomades du Fars se rattachent
au Kavaln. Les principaux de la famille, issus
dû grafad Kavam, groupeiit, danà un quartier
spécial, te MàhalM-è'Kàvctm^ leurs maisons ornées
de criàtal taillé et buvértes sur la verdure des
cour. La plupart des mosiquées portent leurs nbms ;
leur càVeau funéraire s'élève auprès dû tombeau de
Hafiz ; bains, bazars et caravansérails leur appar-
tieniient en pk'opré ; de même, les mervdlleux jar-
dins de la |)laine, aux pavillons rafraîchis par les eaux
courantes, aux massifs d'orangers et de grenadiers,
au* parterres dé roses et de verveines. Ces gens
208 LA PERSE d'aujourd'hui
détiennent les plus hautes fonctions de la ville et de
la province Le chef de la famille, le Kavam actuel,
assiste, comme pzcAAor, le prince gouverneur. De
ses deux fils, Salar-os-Soltan est Kelanter de la ville,
Nasir-ed-Dowleh ilkhani des tribus : son cousin
•Ezz-ol-Molk (le respect du royaume) s'éternise dans la
charge de Kargouzar. La plupart des notables
de Chiraz lui sont apparentés : de même, le Cheikh-
oul-Islam et rimam-Djoum«é, — Cheikh Yahya;
le fils de ce dernier. Monn-è-Char*^ié, gouverne le
district de Kazeroun. Le gardien du tombeau de
Schah Tchiragh concilie prudemment une aussi redou-
table influence.
En dehors de deux Français et d'un Allemand, la
petite colonie européenne de Chiraz est exclusive-
ment anglaise : la banque, le télégraphe, la mission
angUcane et quelques maisons de commerce.
Jusqu'ici la faveur britannique garantissait l'om-
nipotence des Kavams et l'intangibilité de leurs
biens contre les rigueurs du pouvoir royal ; les infor-
tunés gouverneurs de Chiraz s'épuisaient à lutter
contre la fatalité des circonstances ; s'ils cherchaient
à attiser les mécontentements locaux ou la turbu-
lence des Kaskaïs, ils se heurtaient aussitôt à la coaU-
tion des Kavams avec le Consul d'Angleterre, et
devaient ou bien quitter la place ou se renfermer
dans leur sinécure. Il y a deux ans, le prince Choa*'-
os-Saltaneh, fils de Mouzaffer-ed-Din Schah, prétendit
s'approprier l'ensemble des domaines, hérités du
Zend par les Kadjars ; ses exactions froissèrent de
si nombreux intérêts qu'il fut chassé par l'indigna-
tion populaire. L'agitation dure encore : depuis lors,
aucun gouverneur n'a pu s'installer de façon durable.
LA RÉVOLUTIO^Î PERSANE 209
Cependant, la révolution persane suscitait, à Chiraz,
un petit noyau libéral, dirigé par le grand moudjtehed
Mirza Ibrahim, qui prétendit fonder la liberté sur
les ruines de la famille Kavam. L'éclat se produisit
à la fin de mai : les marchands fermèrent les bazars ;
à défaut du consulat d'Angleterre, qui répugnait
à recevoir les ennemis de sa clientèle, le bureau du
télégraphe indo-européen servit de refuge. Les deux
partis adverses, qui tenaient pour ou contre le Ka-
vam,' élurent domicile dans les mosquées; l'imam-
djoumé. haranguait les uns, le moudjtehed excitait
les autres ; il y eut un grand trouble dans les esprits,
aucun dans la rue. A l'occasion de son avènement,
Kavam-ol-Molk avait, selon l'usage persan, versé
au nouveau roi 100.000 tomans de pichkech, afin
d'être confirmé dans ses dignités ; il trouvait pénible
de les abandonner, après quelques mois seulement
d'exercice. A peine revenu de Téhéran, sa vieillesse
hésitait à se remettre en route; car les libéraux,
redoutant un retour de l'opinion locale et l'excès
même du pouvoir de la famille, réclamaient à grands
cris le départ des Kavams. Après une longue
résistance, les Kavams et leurs amis anglais durent
sacrifier leurs commodités à l'établissement du ré-
gime constitutionnel.
Peu à peu la vague révolutionnaire envahit les
recoins les plus éloignés de la Perse. Après Ispahan et
Chiraz, elle toucha Yezd et Kerman. Lentement, ""
elle poursuit son oeuvre, pour assurer sur tous les
points du pays la mise en vigueur du nouveau sys-
tème. Dans chaque ville, l'intensité de la crise dé-
pend des circonstances locales ; plus le pouvoir
établi se sait ancien et solide, plus longue est la résis-
AuBiN. ^- La Perse, 14
210 LA PERSE d'aujourd'hui
tance contre Teffort populjaire; la lutte renaît au
moindre prétexte. Partout, les méjtho(j[es soçt iden-
tiques et les troubles également légers.
Tandis que le Conseil national organii^ait ainsi dans
les provinces l'expansion révolutionnaire, il vaquait,
dans la capitale, à la besogne législative. Le 7 octobre
^907, il complétait les lois cons^tutionnelles p^r }es
lois fondamentales de l'État persan, pes lois procla-
maient les plus beaux principes : la garantie de la
liberté individuelle, l'inviolabilité ^u domic^e, la
liberté de renseignemenjb, de la presse, des associa-
tions, l'égalité devant la loi, la responsabilité ministé-
rielle. Elles affirmaient la distinction des trois pou-
voirs, de la jus,tiçe civile et religieuse, prévoyaient
la constitution d'une haute cour de justice, d'une
cour des comptes et d'assemblées provinciales.
Si la constitution persane se trouvait ainsi com-
plétée, la réforme administrative faisait de moindres
progrès. En réalité, toute la Perse est à refaire : elle
vit malaisément dans l'antique édijiice élevé par les
Sassanides, les Mongols et les Séféyis, édifice si
lézardé que, n'était l'indolence iranienne, il se fût
effondré au cours du dernier siècle. Il s'agit mainte-
nant de rechercher dans les traditions héritées du
passé, en les combinant avec les enseijgiemente de
l'Europe, les éléments d'une administration, d'un
système financier, d'une organisation scolaire et
judiciaire. Avant toute autre chose, la Perse a besoin
de finances en règle, dégageant les sources de l'im-
pôt, afin de liquider au plus tôt les dettes menaçantes
pour l'indépendance nationale, et de procurer l'ar-
gent nécessaire à l'institution des réformes. U lui faut
des juges assurant une garantie aux libertés nou-
LA RÉVOLUTION PERSANE 211
velles, des maîtres pour élever les générations à venir.
La reconstitution de l'armée est d'une utilité moins
immédiate ; car la race n'est pas belliqueuse et le
pays, formant tampon entre deux grands empires»
paraît mieux protégé par la diplomatie que par la
guerre. L'œuvre est si complexe (ju'elle excède pro-
bablement les facultés des Persans de l'heure pré-
sente. Leur contact avec l'Europe est encore trop
récent pour qu'ils aient pu en assimiler la culture ;
chez la plupart, les connaissances ne dépassent point
les expressions du langage. Très peu ont fait de
sérieuses études, les mieux préparés paraissent être
les jeunes diplomates, auxquels furent confiées, dans
ces dernières années, les diverses légations; aucun
ne paraît donner de plus belles espérances que Mbchir-
ol-Molk, appelé de Pétersbourg au ministère des
Affaires étrangères. Autour du Conseil national, la
jeunesse créa des comités de volontaires, pour étudier
la législation européenne, afférente à chaque matière ;
ils ne dissimulèrent point, dès l'abord, que, pour
l'élaboration des lois organiques, il leur faudrait
recourir à des conseillers européens.
Si le Conseil national s'est montré plus apte aux
vagues discussions de la politique qu'à la précision
des réformes administratives, il n'en a pas moins
fait beaucoup, par cela même qu'il existe, pour l'or-
ganisation de la liberté. Ceux qui redoutent le
réveil ^e l'Orient Moyen peuvent affirmer à
leur aise que rien n'a été changé en Perse par les
mots creux de la constitution. Le personnel civil et
religieux s'est à peine modifié ; le gouvernement suit
l'ancienne routine; l'esprit nouveau n'a eu d'autre
résultat que de rendre les troubles à la fois plus aigus
212 LA PERSE D*AUJOURD*HUI
et plus fréquents. Ce n'est exact qu'en apparence.
En réalité, le Parlement, les andjoumans des pro-
vinces, les journaux qui se multiplient dans toutes
les villes, ont créé une force populaire efficace pour
tenir en échec les abus du pouvoir. Désormais, la
pensée s'exprime librement et l'arbitraire hésite de-
vant la publicité de ses actes. L'opinion a senti sa
puissance et trouvé, pour s'exprimer, un organe plus
certain que l'opportunisme du clergé. Elle ne peut
encore imposer que des réformes partielles, mais elle
possède assez de vigueur pour empêcher les décisions
nuisibles au bien de la nation. En novembre 1906,
ce fut un mouvement populaire qui fit rejeter l'avance
anglo-russe de 10 millions, dont les conditions draco-
niennes préparaient à bref délai le contrôle financier
des deux puissances.
En même temps, la personnalité du Parlement cher-
chait à s'accentuer vis-à-vis du pouvoir royal. Le
Conseil national avait eu des débuts difficiles ; la
constitution qui l'instituait résultait d'un escamotage,
organisé par une influence étrangère au profit d'un
intérêt étranger ; il avait commencé petitement avec
les seuls élus de la capitale ; ceux des provinces atten-
daient, pour rejoindre, l'issue des révolutions locales.
Lors du couronnement de Mohammed «Ali Schah, il
avait été laissé à l'écart, sans qu'aucune place spéciale
lui fût attribuée dans la cérémonie. Bien que le nou-
veau souverain ait prêté sur la constitution tous les
serments imaginables, la voix publique ne s'en obsti-
nait pas moins à le considérer comme un réaction-
naire impénitent, excitant en sous-main les alarmes
du haut clergé et de la domesticité royale contre les
premiers essais de réformes. Par ailleurs, les députés
LA. RÉVOLUTION PERSANE 213
manquaient d'expérience, se refusaient à distinguer
les deux pouvoirs, exécutif et législatif, et s'imagi-
naient que l'ère nouvelle consistait à substituer l'au-
tocratie du Parlement à celle du Roi. Ce fut par une
lutte entre ces deux autocraties que le Parlement
entendit préciser son rôle et fonder son prestige.
L'ancienne forme de gouvernement, le personnage
tout-puissant du Sadr A«zam avaient disparu pour
faire place à un cabinet de ministres. Ces ministres
devaient-ils être des politiciens issus de la majorité
ou des fonctionnaires désignés par le Schah ? En
d'autres termes, la Perse serait-elle un pays consti-
tutionnel comme les États de l'Europe centrale, ou
bien parlementaire comme ceux de l'Occident ? De
là naît un conflit, qui, selon toutes probabilités, pèsera
longtemps encore sur la politique persane. La consti-
tution reste muette sur le point controversé; elle
admet bien la responsabilité des ministres, leur renvoi
par la Chambre, l'éventualité de leur mise en accu-
satoin, mais elle évite de déterminer le choix du
souverain. Cependant la querelle est modérée ; le
peuple persan monarchique, le Roi n'est point irré-
ductible ; car il comprend mieux que quiconque la
valeur du nouveau Parlement pour seconder l'œuvre
des réformes et résister aux ingérences du dehors ; le
tempérament national répugne aux ruptures. Le Par-
lement a pleinement raison d'affirmer son existence ;
de son côté, le Schah n'a point tort de prétendre à une
large part d'autorité, dans un pays encore mal éta-
bli, où la personne royale marque le sceau de l'unité
nationale, et vis-à-vis d'un peuple dont la quasi tota-
lité demeure étrangère à l'idée de la liberté. Entre la
Couronne et la représentation populaire, il y a place
214 LA PERSE d'aujourd'hui
pour une transaction; eUe interviendrait beaucoup
plus vite, si la rivalité anglo-russe consentait à épar-
gner la Perse. Les Persans ont plus d'intelligence que
de caractère; ils ont pris Thahitude d'osciller entre les
deux diplomaties adverses et les circonstances mênies
de la révolution n'ont fait qu'accentuer ce jeu d'équi-
libre. Dans l'cfsprit iranien, l'installation des libertés
persanes apparut comme un échec russe, un succès
anglais; aussi, préoccupé d'un refuge en cas d'acci-
dent, le Parlement sert-il insconsciemment de jouet
à la Légation d'Angleterre, tandis que le Schah re-
cherche un appui à là Légation de Russie. Dans le
fond, les deux pouvoirs persans se maintiennent en
assez bons rapports, et, tout en défendant leurs posi-
tions respectives, s'entendraient aisément pour assu-
rer l'indépendance et la réforme du pays. S'il se pro-
duit quelque éclat, j e crains bien que les agents anglais
et russes n'aient été d'humeur à se chercher noise,
favorisant ainsi la pénétration d'une tiercé influence *.
1. La querell* du Schah et du Patlement ou, pour mieiUL dlee, des
agents anglais et nisses, a abouti au coup d'État de juin 1908, l^es
Russes ont réussi à rendre aux Anglais la monnlEde de leur pièce.
Tous ceux qui, dociles à rinipultion biitAonique, participèrent au
mouvement libéral, se virent inquiétés dans leur personne ou dans
leurs biens, sans trouver à la légation d'Angleterre le refuge qui ,
deux ans plus t6t, leur avait été si joyeusement offert. Ge sont là
jeux courants des politiques impériales, n convient toutefois d'ob-
server, que, si la diplomatie anglaise a su faire des débuts de la
Révolution persane une comédie inoffensive, la. reprise d'activité
de la diplomatie russe s'est marquée par un drame sanglant.
IX
L'ÀCcbRt) ANGLO-FiUSSE
L'arrangement au 31 août 1907. — L'organisation des deux
influences rivales sur le territoire persan. — Routes russss
et télégraphes anglais. — l^èpondérance russe dans le Nord;
con^trdle, anglais sur Je- golfe Persique. -— Recul du com-
merce anglais. — Agitation consulaire.. — Rivalité des deux
légations à Téhéran. — La question du Séistan. — Carac-
tère des arrangements asiati(}ues de l'Angleterre et de la
Russie. -<-* Le principe de Tintégrité et de l'indépendance
de la Perse. — La délimitation des zones d'intérêt. — Un
nouvel étât-tàmpoh sur la frontière de l'Inde. — Là der-
nière chance de la Perse*
Pour amer qu'il ait paru à la susceptibilité persane,
l'accord du 31 août 1907, qui partage l'Iran en
zones d'intérêts entre l'Aiigleteite et le Russie, ne
fait que constater line réalité. Le droit public envi-
sage bien la Perse comme un État indépendant,
que n'affectent ni protectorat ni contrôle ; mais sa
situation géographique et sa décomposition poli-
tique l'ont, eh fait, privé de cet avantage. Depuis
que les lignes niàses et anglaises se sont rap-
prochées en Asie, rOrièilt tooyen est devenu un
imniënsè champ de bataille, siir lequel les stratégies
adverses marquent des voies d'invasion et des ou-
vrages de défense. La diplomatie sert les combinai-
216 LA PERSE d'aujourd'hui
sons élaborées par les militaires et les traités prennent
le caractère d'armistices temporaires, fixant les posi-
tions réciproques. Du moment que les États interpo-
sés sont incapables, par eux-mêmes, de faire respecter
leur neutralité, il n'est plus de souveraineté que les
belligérants reconnaissent. S'agit-il de fixer les fron-
tières de la Perse avec la Turquie, l'Asie Centrale ou
l'Afghanistan, c'est affaire de l'Angleterre et de la
Russie : des officiers anglais et russes interviennent
d'autorité dans la délimitation. La Perse elle-même
devient un terrain vague, où les deux intérêts rivaux
s'introduisent par tous les moyens possibles, enchevê-
trant leurs avant-postes et leurs routes de pénétra-
tion. L'hostilité anglo-russe, qui est l'état normal
de paix dans l'Orient Moyen, fait peser sur tous les
organes du gouvernement persan un système anglais
et un système russe, également bien constitués,
profitant de la moindre circonstance pour arracher
des concessions nouvelles à l'impuissance persane,
poser de nouveaux jalons et attaquer la situation
contraire. Les événements de l'Afrique du Sud provo-
quèrent une avance russe ; la guerre russo-japonaise
favorisa un retour offensif de l'Angleterre. Par la révo-
lution persane, cette dernière dessina vers le Nord un
vigoureux progrès et tenta de le consolider par le
récent accord.
La longue frontière contiguë avec la Perse et la
domination de la Caspienne servent de base à l'ac-
tion russe. Stratégiquement, elle tient sous ses prises
toutes les provinces septentrionales, qui sont les meil-
leures de l'Iran ; l'action anglaise se voit réduite à
l'aborder par le Sud, à travers les déserts du Bélout-
chistan et les côtes désolées du golfe Persique. Le pre-
l'accord anglo-russe 217
mier soin de la Russie fut d'assurer des voies éven-
tuelles à sa pénétration militaire. Sous le couvert d'une
société organisée par un banquier juif de Moscou,
M. Lazare Poliakoff, le gouvernement russe fit cons-
truire une chaussée de Recht à Kazvin et Téhéran,
avec prolongement de Kazvin à Hamadan. Une
autre va de l'Araxe à Tauris, munie de remblais et de
tranchées qui permettraient, en cas de besoin, la
pose rapide de rails et le raccordement avec le réseau
de la Transcaucasie, déjà poussé jusqu'à la rivière.
Une dernière route réunit Askabad, dans la Transcas-
pienne, àMéchhed, auKhorassan. Il va sans dire que
ces trois chaussées, formant enclave en terre persane,
sont entretenues et administrées par des agents
russes. Un corps de Cosaques persans, instruit et
commandé par des officiers russes, forme, à Téhéran,
Tavant-garde de la pénétration militaire ; c'est une
brigade de 2.000 cavaliers, répartis en quatre régi-
ments, plus deux batteries d'artillerie de campagne ;
ils se recrutent dans les fractions des Schah-Seven
installées au sud de Téhéran. La troupe est d'excel-
lente apparence, efficace et disciplinée ; elle fait à ses
chefs le plus grand honneur. La pénétration financière
commença en 1900 ; deux emprunts successifs, d'un
total de 32 millions et demi de roubles, furent négo-
ciés en Russie pour satisfaire les prodigalités de Mou-
zaffer-ed-Din Schah et la rapacité de ses domestiques.
Le produit des douanes fut donné en garantie de ces
emprunts, à l'exception des douanes du golfe Persi-
que, déjà affectées au service d'un petit emprunt an-
glais de 500.000 £, contracté en 1892. La Perse dut
s'engager à ne plus emprunter qu'en Russie et à ne
point contruire de chemins de fer avant 1910. Depuis
218 LA PERSE d'aujourd'hui
lors la dette persane s*est encore alourdie par des
avances à court terme, obtenues dès banques anglaise
et russe.
Jusqu'alors, le traité deTourkmantcliàï soumettait
les importations à un tarif uniforme de 5 ^our 100
âd valorem. En 1901, à là suite de leurs emprunts, les
Russes iniposèrent là conclusion d'un traité de com-
merce, établissant des droits spécifiques, plus légers
sur les produits habituels dû commerce russe, |>Ius
lourds sur les autres. Là Banque d'escdnîpte, simple
dépendance de la Banque d'État russe, s'établit à
Téhéran, avec succursales dans les principales villes
du Nord et du Centre. L'administration des' douanes
crut prudent de se rattachei* à l'influence dominante ;
et Icjs préposés belges, également chargés du service
sanitaire, bataillèrent aux frontières touchées par le
commerce anglais. Les Arméniens, les musulmans du
Caucase établis eh Perse, se firent les instruments
de l'influence russe, qui procéda méthodiquement à
la conquête commerciale de l'Iran. L'interdiction
du transit à travers la Russie réservait à l'importa-
tion russe le monopole des voies d'accès par le Nord ;
les chemins dû Sud étaient trop longs et trop coûteux ;
la route de caravanes entre Trébizonde et Tâuris ne
pouvait rivaliser avec les chemins de fer. Le gouverne-
ment russe ajouta à ces avantages naturels là réduc-
tion des tarifs de transport, la concession de primes
d'exportation. La Banque d'escompte reçut des
marchandises à sa consignation et ne consentit d'a-
vances qu'aux négociants acheteurs de produits
russes. Un système aussi complet finit par porter ses
fruits : la sphère d'action commerciale de là Russie
s'étendit d'année en année ; elle atteignit Hàmàdàn,
L* ACCORD ANGLO-RUSSE 219
. . \ f
Ispahan et le Séistan ; les cotonnades et les sucres
russes vinrent y faire concurrence aux cotonnades
indiennes et aux sucres français. Les agents des minis-
tères des Affaires étrangères, de la Guerre, et des
Finances russes, trinité souvent désunie, s'appliquè-
rent à se rendre de plus en plus apparents, pensant
ainsi marquer un progrès de l'influence nationale.
L'organisation de l'influence anglaise commença
bien avant celle de la Russie ; les stations télégra-
phiques, dont elle jalonna l'Iran, lui fournirent une
armature. En 1864, sur le câble' dû golfe Persique,
réunissant Karatchi à Fao, à l'embouchure du Chatt-
el-«Arab, se greffa la ligne dé Bouchire à Téhéran,
qui, vers l'Europe, doublait la ligne turque. En 1870,
après accord avec les gouvernements allemand et
russe, la maison Siemens la raccordait au système
continental par l'établissement du télégraphe indo-
européen, entre l'Âraxe et Téhéran. La section per-
sane du télégraphe indo-persan est administrée par
le département des télégraphes de l'Inde, auquel est
également confiée la ligne de Téhéran â MéchKed.
Entre Bouchire et Chifaz, les rest-rooms, installés par
ses agents, sont lin bienfalit pour les voyageurs; la
monarchie persane doit aux télégraphes anglais sa
cohésion actuelle; en cas de besoin, les populations
ont pris coutume d'en envahir lés bureaux, qui leur
offrent un refuge consacré par l'usage, les mettant en
communication avec le pouvoir royal.
Eh 1889, fut créée la Banque impériale de Perse,
fonctionnant comirie banque d'État, avec privilège
d'émission. Cette société anglaise possède des succur-
sales dans tout le pays ; ses opérations se bornent à
des avances Consenties à l'État ou aux négociants les
220 LA PERSE d'aujourd'hui
plus qualifiés; elle reçoit les dépôts et garantit les
biens des grands de la Perse en quête de la protection
britannique. Les autres affaires financières ou indus-
trielles» tentées à diverses reprises, par l'initiative
anglaise» n'ont point eu de suite : il n'en subsiste que
l'effort de la Compagnie Lynch pour ouvrir une voie
commerciale. par la vallée du Karoun ; elle maintient
un service de bateaux sur les deux biefs inférieurs de
la rivière, de Mohammérah à Ahvaz et d'Ahvaz à
Chouster ; entre Ahvaz et Ispahan, elle établit un
sentier de caravanes par les montagnes des Bakh-
tyaris;elle a repris la chaussée de Téhéran à Koum
et Soltanabad, qu'elle doit relier à Chouster par
Bouroudjird et Khorremabad.
Dans le système anglais, les télégraphes jouent le
même rôle que les routes dans le système russe. S'ils
fournissent des prises moins solides, ils favorisent
davantage la diffusion de l'action britannique. En face
de l'invasion russe, lente et méthodique, compacte dans
le Nord de l'Iran, à peine indiquée vers le Sud, l'An-
gleterre est partout présente, installant dans chaque
ville un groupe de composition identique : la Banque
impériale, le télégraphe, les comptoirs des grandes
maisons faisant le trafic de la Perse, enfin la mission
protestante, très active chez les Américains presby-
tériens du Nord, plus molle chez les Anglicans du Sud.
Il va sans dire que si la Russie est particulièrement
forte dans l' Azerbaïdjan, les provinces Caspiennes
et le Khorassan, l'autorité an^aise s'accentue à
mesure que l'on descend vers le Sud. Le golfe Persique
rentre tout entier dans le domaine britannique, la
navigation en est presque exclusivement anglaise,
la Compagnie British India y assure le service postal,
l'accord anglo-russe 221
le commerce anglais y prend ses voies d*accès vers
l'Iran: à Bender-'Abbas, pour Kerman etMéchhed, à
Lingah, pour le Laristan ; à Bouchire et à Mohammérah
pour les provinces du Centre; à Bassora, par Bagdad,
pour celles de l'Ouest. Bouchire est la capitale des
établissements anglais du Sud : l'habitation du rési-
dent à Sebzabad, les bâtiments du télégraphe, le
stationnaire ancré en rade impriment au petit port
le sceau de la puissance anglaise C'est le seul point
de la Perse où la langue anglaise soit d'un constant
usage ; les commerçants arméniens et guèbres, les
employés goanais, la féodahté de la chaîne méridio-
nale, parfois même certaines tribus, relèvent de l'in-
fluence britannique. Le médecin de la résidence a mis
la mainsurtoutle service sanitaire du golfe et en dirige
les postes, confiés à des officiers de santé indiens. Les
câbles se sont ramifiés ; les télégraphistes ont
occupé l'île d'Henj jam, à l'entrée du détroit d'Ormuz,
pour la rattacher à Bender-«Abbas.
Néanmoins, le commerce anglais recule constam-
ment devant le commerce russe. En 1889, lord Cur-
zon estimait le trafic de l'Angleterre et de l'Inde avec
la Perse à 75 millions, celui de la Russie à 50 millions.
En 1901-1902, les statistiques dressées par les
employés belges de l'administration des douanes,
accusaient 59 millions pour les Anglais, 96 miOions
pour les Russes ; en 1905-1906, sous le régime du traité
russo-persan, les mêmes statistiques élevaient le
commerce russe à 170 millions environ, le commerce
anglais n'atteignait que 70 millions^.
1. En 1905-06, le commerce de r Allemagne en Perse atteignait
3 millions et demi de francs ; celui de 1* Autriche 6 et demi ; le
nôtre dépassait 16 millions.
222 LA PERSE D'AUJOURDHUI
Dans toutes les villes importantes de la Perse,
TAngleterre et la Russie entretiennent des consuls
qui servent d'instruments aux deux influences ri-
vales. Les consuls russes appartiennent au départe-
ment asiatique ; les Anglais à la carrière consulaire
pour les postes de Tauris, Ispahan et Chiraz ; partout
ailleurs, ils relèvent du département politique del* Inde.
Ce sont, d'ordinaire, gens aimables et hospitaliers,
sérieux et instruits, représentant avec dignité, parmi
les Iraniens, la personnalité européenne... Il peut
arriver que les rapports des deux collègues soient
courtois et même cordiaux ; cependant leur situation
réciproque se ressent infailliblement de la mentalité
spéciale que développent en eux la pression des cir-
constances locales et la conscience de figurer aux
avant-postes d'une rivalité militante.En Perse, l'agent
anglais ou russe est fréquemment consul général ; le
soud de son prestige lui vaut un uniforme militaire,
avec une escorte de cosaques ou de souars indiens.
Il devient un seigneur parmi les seigneurs de l'Iran,
dont il prend aisément les allures ; le patriotisme
aidant, sa féodalité s'irrite contre la féodalité adverse.
La Perse s'est accoutumée à la lutte des deux in-
fluences, et lui doit un équilibre relatif. A commencer
par le Schah lui-même, tout ce qui compte dans le
pays s' enrôle dans les clientèles russe ou anglaise» si
bien que les consuls opposés s'imaginent servir la
cause de leur pays, en guerroyant l'un contre l'autre
à la tête de leurs clans respectifs. Tout stratagème
devient licite pour décomposer ou affaiblir la troupe
ennemie : on en peut ruiner les chefs, les attaquer
dans leur situation ou leur carrière, si possible détour-
ner leur allégeance. Au besoin^ le consulat intéressé
l'accord anglo-russe 223
offrirait unrefuge à ses partisans menacés; dans unËtat
musulman qui ne connaît point les capitulations et où
le statut des Européens repose sur un simple article
du traité de Tourkmantchaï» la petite garnison, russe
ou indienne, appuie, de sa force, la souveraineté des
décisions consulaires. A Téhéran, les deux légations,
fortifiées dans des enclos sourcilleux, emploienjb leur
personnel, abondant et divers, à soutenir Tune con-
tre l'autre, auprès du gouvernement royal les querelles
provoquées, dans les provinces, par l'ingénieuse
activité de leurs agents. Sous l'impulsion anglaise ou
russe, les autorités provinciales se débattent en un
perpétuel tourbillon; une influence les chasse, l'autre
les ramène ; si le point d'appui habituel se révèle
insuffisant, elles en sont quittes pour réapparaître,
ayant sollicité le pardon de l'influence trop né^gée.
Les tracas de la légation de Russie proviennent des
seuls'^consuls ; la légation d'Angleterre jouit, en outre,
du prosélytisme de ses missionnaires nationaux et
même des Américains, dont l'ardeur protestante
s'impose impitoyablement aux gouverneurs, épargnés
par l'action politique. Avec ses préoccupations suran-
nées de prestige et d'influence, la diplomatie euro-
péenne en pays d'Orient atteint volontiers le ridicule ;
en Perse, elle le dépasse.
Nulle part, la rivalité anglo-russe ne se révélait
aussi aiguë que sur la route du Séistan. La grande
province du Khorassan est une des plus riches de
l'Iran; elle se prolonge, en bordure de l'Afghanistan,
par une succession de districts, dont les chefs, le plus
souvent héréditaires, gouvernent une population
mélangée de Persans, de Turcs, d*Arabes et de Bélout-
ehes. A l'extrémité se trouve l'oasis du Séistan, où
224 LA l>ERSE d'aujourd'hui
vient se perdre THelmend, après avoir drainé tout le
massif afghan. Sa position et ses ressources en font
une base d'opérations propice contre l'Inde et la côte
de la mer d'Oman ou bien encore contre le Khorassan
et l'Asie centrale. Figurant sur les projets d'invasion
comme sur les plans de défense, le Séistan joue un
rôle prépondérant dans la rivalité anglo-russe ; cha-
cune des deux influences hostiles prétendait arriver
la première dans l'oasis convoité. Tandis que les
Anglo-Indiens établissaient une route de caravanes
à travers le Béloutchistan, posaient une ligne télé-
graphique, qui, par Kerman et Yezd, s'en allait
rejoindre à Kachan le -télégraphe indo-persan, enfin
construisaient un chemin de fer, déjà terminé entre
Quettah et Nouchki, les Russes mettaient la main sur
l'administration du télégraphe persan, de Méchhed
à Nosretabad, utiUsaient contre le trafic indien les
complaisances de la douane et du service sanitaire, et
accentuaient jusqu'à l'oasis leur pénétration com-
merciale. L'importance stratégique de la route du
Khorassan au Séistan qui, de flanc, menace l'Afgha-
nistan, valait à ses plus minimes stations les honneurs
de la bataille anglo-russe, qui faisait rage entte une
poignée de consuls, officiers, médecins, cosaques et
sovars.
L'Angleterre et la Russie possèdent une longue
habitude des arrangements asiatiques. Pendant tout
le cours du dernier siècle, sitôt que leur rivalité ten-
dait à s'aigrir ou que surgissaient des incidents gros
de conflits, les deux puissances prenaient contact en
vue de comprimer l'éclat. Le premier accord anglo-
russe, sur le sujet de la Perse, date de 1834: il se
manifesta par une déclaration relative à la succession
l'accord anglo-russe 225
au trône, avec rengagement mutuel de respecter
l'intégrité et Tindépendance du pays. Semblables
déclarations furent réitérées à diverses reprises ; des
notes s'échangèrent à ce propos. Quand, dans les
premiers mois de 1906, les embarras financiers de la
Perse et la mort prochaine de Mozaffer-ed-Din
Schah rapprochèrent à nouveau l'Angleterre et la
Russie, le progrès de la pénétration commerciale et
l'enchevêtrement des influences exigeaient des accords
plus précis et plus complets. Forte de ses avantages,
l'Angleterre désirait libérer sa diplomatie dû soin de
l'affaire persane ; absorbée par sa révolution inté-
rieure, la Russie ne répugnait point à consolider un
état de choses supportable, à tout prendre, pour le
présent, et susceptible de réserver l'avenir.
Le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de
la Perse, le principe de la porte ouverte servent de
base au traité du 31 août 1907. Dans la délimitation
des zones d'intérêts, l'Angleterre se contente d'un lot
fort modeste, le Séistan et le Mékran, c'est-à-dire deux
provinces médiocres, mais d'une réelle valeur straté-
gique, puisqu'elles garantissent la défense de l'Inde et
l'accès de la mer d'Oman. Le reste de la Perse méri-
dionale, où domine l'influence anglaise, est laissé en
dehors de toute attribution. La zone reconnue à la
Russie, avec Ispahan et Yezd, laisse entrevoir à son
action éventuelle les plus belles provinces du royaume,
bien au delà des limites où sa pénétration commerciale
était devenue prépondérante. La zone russe absorbe
Kasr-i-Chirin, où doit précisément se raccorder au
futur réseau persan l'embranchement du chemin de
fer de Bagdad. Enfin les deux puissances ne pré-
voient de limitation au principe de l'indépendance
Aubin. — La Perse» 15
226 LA PERSE d'aujourd'hui
persane que pour rétablissement éventuel d*un con-
trôle financier « afin d'éviter toute ingérence qui ne
serait pas conforme aux principes servant de base
au présent arrangement », en d'autres termes, au cas
où il prendrait fantaisie au gouvernement persan de
négocier un emprunt avec les banques allemandes.
Peu flatteur sans doute pour l'amour-propre de
la Perse, le traité du 31 août 1907, n'apparaît point
mauvais pour son avenir. La nouvelle affirma-
tion de l'indépendance et de l'intégrité de la Perse
peut n'être un vain mot, ni pour la Russie, ni pour
l'Angleterre. La première trouve trop à faire dans le
maniement de sa révolution intérieure et à soutenir
en Europe la poussée occidentale du slavisme pour
s'engager, de gaieté de cœur, dans une aventure
asiatique ; sa lente évolution vers la liberté favorise
celle de la Perse. Quant à l'Angleterre, elle a tellement
réduit ses prétentions, qu'elle ne ^aurait envisager le
partage de la Perse sur la base des présentes zones
d'intérêts. La création d'États-tampon sur ses fron-
tières est un principe constant de la politique in-
dienne : l'Inde a besoin d'écrans épais, pour arrêter
la pénétration d'idées et d'influences nuisibles au
délicat édifice de la domination britannique. Dans
les désert de l'Iran, sur les bords du golfe Persique,
dans les vallées de l'Eluphrate et du Tigre, voire au
centre même de l'Europe, l'Angleterre doit cher-
cher une sauvegarde à la tranquillité de ses posses-
sions d'Asie. La Perse est en mesure de bénéficier des
prénrciipptions an/:>laises. qui voient dans son exis-
triKT une garantie du repos de l'Indu*. .Fai dit : dans
>(»u es'istence, et oon pas dans son développement.
Si TAngicterrc et la Russie peuvent s'entendre sur
l'accord aî^glo-russe 227
le maintien de la Perse, elles verraient sans grand
regret s'y prolonger une anarchie propice ; car le relè-
vement de riran, sa réforme européenne, affecteraient
également le Caucase et l'Inde : de Tiflis à la Cas-
pienne, vit une population de Turcs chiites, de même
race et de même langue que les peuples du Nord-
Ouest de l'Iran ; dans la Péninsule, les chiites for-
ment un groupe appréciable ; la culture persane s'est,
depuis plusieurs siècles, imposée aux cours indigènes
et aux classes élevées. En cas de succès des réformes
persanes, le Caucase et l'Inde risqueraient de siibir
l'excitation d'un aussi dangereux exemple.
Quoi qu*il en soit, la révolution persane, suivie
de l'accord anglo-russe, parait offrir une dernière
chance aux peuples de l'Iran* Jamais le Siam ne fut
mieux garanti, qu'une fois découpé en zones d'in-
fluence par l'accord anglo-français ; jamais les inté-
rêts internationaux ne s'y développèrent plus libre-
ment. Si elle sait agir avec suite et prudence, pareille
bonne fortune peut échoir à la Perse. L'insouciance
des habitants, la fragilité des matériaux donnent à
tous les pays d'Orient un même aspect de ruine ;
nulle part cette impression n'est plus vive que sur le
plateau d'Iran : les maisons sont effondrées, les rues
béantes, les revêtements de faïence s'effritent sur les
mosquées et les tombeaux. Il semble que le peuple
iranien soit tombé au dernier degré de la dégradation
et de la misère. Pourtant, sous ces débris, persistent
les traces d'une culture glorieuse, une intelligence affi-
née, un patriotisme ardent, et, chose unique, en tene
musulmane, une nationalité consciente et compa* te :
germe fécond de. floraisons futures.
X
COUTUMES PERSANES
1. — La musique, la danse, les « loutis ■
La musique persane ; ses origines arabes. — La chanson de
Zahir-ed-Dowleh. — Les musiciens. — [Le nakara-khcuié,
— Les troupes de danseurs : danses de jeunes garçons. —
La corporation du Louii-Khaneh ; acrobates et prestidi-
gitateurs. — L'école de filles de M. Richard-Khan. —
Représentation de marionnettes. — Mourchid 'Azimet Mour-
chid Taghi. — Les deux pièces du répertoire : le Lutteur
Chauve et Sultan Sélim,
Téhéran. — Février 1907.
Qu'elle soit donnée dans le biroim ou dans Vandé-
roun, à Foccasion de mariages, de circoncisions ou
pour tout autre motif, il n'est point de fête persane
sans la musique, la danse ou les loutis.
La Perse moderne vit sur la musique arabe. Un
homme du Turkestan afghan, Abou'n Nasr Fariabi,
qui florissait à Bagdad sous le règne du khalife abbas-
side El-Mamoun, lui imposa ses formes actueUes.
Successivement, il inventa la petite guitare et celle
à double renflement, qui restent les instruments fon-
damentaux, soutenus, au besoin, par le tambour à
pied, la cithare et le kémantcheh, sorte de violon. Le
COUTUMES PERSANES 229
même El-Fariabi sut classer, selon leurs divers modes,
les airs transmis par la tradition populaire.
La plupart des airs qui restent en usage sont d'ori-
gine arabe ; mais ceux venus de la Turquie, voire de
l'Europe, pénétrent de plus en plus^. La musique
n'est point notée ; les maîtres se la transmettent les
uns aux autres. A chacun des thèmes correspond un
recueil de chansons, dont l'inspiration ou la métrique
paraissent lui convenir. Elles sont généralement
empruntées à Hafiz ou Sa^di, que tout Persan connaît
par cœur. Mais on chante aussi les vers d'autres poètes
et les compositions nouvelles inspirées par les cir-
constances. L'été passé, l'explosion du mouvement
libéral mit en musique, sur toutes les guitares de la
Perse, les vers suivants de Zahir-ed-Dowleh, gou-
verneur d'Hamadan et grand mourchid des derviches
né^tnetoullahis :
O mes frères, fils d'un même pays I Jusques à quand
resterez-vous désunis 1 L'union transforme les brous-
sailles en prairies ; la discorde les jardins en landes.
L'union est le remède atix maux de notre cœur ; c'est
la discorde qui cause notre misère.
Dites hardiment que le gouvernement et la patrie,
la gloire et la splendeur, sont frères jumeaux. Sinon,
1. Joués sans paroles, les airs de la musique persane appartiennent
au rcng. — Avec paroles, ils relèvent du tafnif, dont le rythme veut
être marqué par le tambour à pied. — Uavaz n'exige aucun accom-
pagnement ; ils constitue la musique sérieuse, les autres la musique
légère.
Jadis, Tensemble des airs persans se ramenait à douze thèmes
déterminés. — Destigah (on dirait noubas dans 1* Afrique du Nord).
— Aujourd'hui, le nombre de ces thèmes s*est réduit à huit :
le Lour, triste et langoureux; le mahour, plus gai; Vhoumayoun,
lent et solennel; le dougah (2"), mélancolique ; le sehgah (3«) et le
ichargah (4«) ; d'une allure également martiale (ce dernier spécial au
gens du Caucase) ; le pendjgah (5«), mélange de tous les autres airs ;
enfin le névah, solonnel, propre à marquer l'apparition des grands de
ce monde.
230 LA PERSE D*AUJ0URD'HUI
il n'y a, hélas ! ni gouvernement ni nation. Devant
un gouvernement et une nation unis s'aplaniront
toutes les difficultés de ce monde.
O roi, ayez pitié de nous 1 Ecoutez un instant nos
doléances I Vit-on jamais pareille chose : un mi-
rakhor^y nommé grand vizir I Par son injustice et
sa tyrannie, ce chien sans religion et sans imam a
ruiné le pays de V Iran.
La tyrannie a ruiné notre pays ; l'ignorance a rem-
pli nos yeux de larmes. La science amènera le règne
de la justice ; la civilisation fera refleurir les déserts
salés. L'instruction est aujourd'hui notre devoir inéhic-
table; elle vaut autant que le pèlerinage de la Mecque,
que le jeûne et que la prière ^.
Les grands seigneurs possèdent toujours un ou
plusieurs musiciens particuliers, des avazkhans, au
nombre de leurs domestiques ; — des femmes musi-
ciennes sont attachées aux andérouns. Quelques pro-
fessionnels renommés vivent indépendants ; ils don-
nent des leçons et portent leur art là où on les appelle.
Mirza Hosséin Kouli Khan est le plus connu de tous ;
son père et son oncle appartenaient déjà à la Cham-
bre du roi.
Bien qu'il existe à Téhéran bon nombre de dan-
seuses, celles-ci se voient réservées au divertissement
des andérouns ; le goût persan leur préfère la grâce
des jeunes garçons. Le chef suprême de la corpora-
tion de la danse est un domestique du palais, Ehte-
cham-è-Khalvet^ (la magnificence de l'intimité
1. Mirakhor, chet der ècaries; allusion au Sadr A«zam «^Aîn-ed-
Dowleh, renversé, en 1906, par le mouvement populaire.
2. Ce sont les obligations fondamentales de la religion musitlmfltne.
Y ajouter le devoir de rinstruction, c'est faire preuve d'une sin-
gulière liberté d'esprit, qui commence à se répandre en Perse et y a
produit les événements actuels.
8. Le Khalvet est le cercle Intime que le Schah se choisit parmi ta
domesticité.
COUTUMES PERSANES 231
royale) ; et celui-ci nomme dans chaque ville le chef du
nakara-khané. Cette institution remonte aux origines
mêmes de Tlran; dans la capitale, elle comporte une
centaine de musiciens, dont la mission consiste à sa-
luer d'une effroyable cacophonie le lever et le coucher
du soleil; puis à figurer, vêtus d'un long vêtement
rouge, dans les salâms et les taziés. Divisés en quatre
escouades, ces gens s'évertuent sur des trompettes,
des fifres, des grosses caisses et des '.tambours. Leur
réunion forme la musique du roi et suit les déplace-
ments de la Cour; ils sont trente joueurs de trompette
et de tambour, vingt-six de grosse caisse et quatorze
de flûte. Ces musiciens se complètent par une dou-
zaine de danseurs. Il en coûte ainsi à l'État une
somme annuelle de 6.000 tomans. Le chef du
nakara-khané de Téhéran, Kasem Khan Bachi,
dont le père remplissait déjà pareil oifice, préside
également à la corporation locale des danseurs et
musiciens, — soit quatorze troupes de neuf à
douze individus; dont quatre composées de Juifs;
chacune d'entre elles paye, sur ses recettes, une
redevance à Kasem-Khan. Les troupes féminines
sont plus nombreuses, il en existe une quarantaine,
et c'est à Ehtecham-è-Khalvet lui-même qu'elles
fournissent un revenu mensuel. Non point q[U' elles
aient le monopole des andérouns ; les troupes
mascuUnes y trouvent également accès, et l'on
réussit à sauvegarder les convenances en les pla-
çant derrière quelque vitrage ; il y avait naguère
un groupe de musiciens aveugles, dont l'infirmité
rassurait la pudeur des dames persanes. La danse
est un plaisir dispendieux ; il en coûte de 20 à
30 tomans pour une simple soirée ; de 50 à 60 pour
232 i^A PERSE d'aujourd'hui
les fêtes d'un mariage, qui durent parfois la se-
maine entière.
Les gens du nakara-khané, répartis en petits
groupes, se répandent par la ville, en concurrence
avec les troupes privées. Le charme ou le talent des
jeunes garçons fait le succès de la compagnie, dont
ils deviennent les étoiles. Les danseurs sont en
général de petits orphelins, confiés à un chef de
troupe, selon les termes d'un contrat dressé par
devant Ehtecham-è-Khalvet. Les enfants commen-
cent à huit ou dix ans ; ils apprennent, un couple
d'années, sous la férule d'anciens danseurs, qui les
entreprennent à forfait ; ils peuvent exercer leur
métier jusqu'à dix-sept ou dix-huit ans. Pratiquée
selon les règles d'une stricte vertu, la danse est peu
lucrative. Un danseur ordinaire ne gagne pas plus
de 20 à 40 tomans par an ; le gain d'un joh garçon,
doué d'une voix agréable, peut atteindre jusqu'à
100 tomans. Il faut ajouter que le chef de troupe se
charge de nourrir ses pensionnaires, de les habiller,
de les soigner en cas de maladie, et même de les bai-
gner. La tendresse publique joint au nom de ces
jeunes danseurs le qualificatif de djan — (mon âme),
— généralement appliqué aux petits enfants. Actuel-
lement, les deux favoris s'appellent Haïdar Djan et
Asghar Djan ; on cite, parmi les femmes, Torbat et
Khanoum Orghi (la dame à l'orgue).
Le pître à la mode est un certain Hadji Louré.
Chaque troupe en possède un ou plusieurs qui se char-
gent des intermèdes. Au jour dit, les domestiques de
la troupe apportent les instruments de musique avec
les malles remphes d'habillements et d'accessoires.
Les musiciens se rangent au fond de la salle, les
COUTUMES PERSANES 233
danseurs se placent en avant, les pîtres les accom-
pagnent de leurs grimaces. Les jeunes garçons
portent d'ordinaire une longue tunique de soie bro-
chée ; mais ils changent fréquemment de costume,
selon le caractère de la danse qu'ils exécutent ; leurs
cheveux sont longs et le moindre mouvement les leur
fait retomber sur le visage. Ils se livrent à des gestes et
à des déhanchements qui n'ont rien, en eux-mêmes, de
bien répréhensible, mais auxquels, faute d'habitude,
je n'étais point préparé à trouver grande séduction.
Les danseurs sont également chanteurs et acrobates.
Ils représentent des saynètes et des tableaux vivants.
Il arrive que certaines fêtes soient réservées
au louH-khané. Tel est le cas, le sixième jour après
la naissance d'un enfant, où la coutume fait inter-
venir les loutis pour la distraction de l'accouchée.
La corporation réunit les divers métiers, consacrés
aux divertissements populaires; son chef, nommé
par le Schah, Hasan Khan, louti-hachi perçoit 30 cha-
his par toman sur les bénéfices de ses administrés. Dans
le louti'khané le groupe le plus important comprend
les lutteurs et acrobates, pehleuansy qui se répandent
sur les places ou par les bazars. Ces gens opèrent,
en outre, dans des gymnases spéciaux, où les ama-
teurs sont adnlis en payant. Il peut y avoir, à Téhé-
ran, une centaine de ces établissements, disposant
chacun d'une équipe de huit à dix lutteurs. Les char-
meurs de serpents, les montreurs de singes ou d'ours
en sont réduits à exhiber leurs talents sur la voie
publique. Au contraire, l'aristocratie de la corpora-
tion, prestidigitateurs et montreurs de marion-
nettes, une vingtaine en tout, fréquentent les
meilleures maisons de la ville.
234 LA PERSE d'aujourd'hui
Nous avons ici un compatriote musulman. Le père
de M. Joseph Richard Khan, se rendant aux Indes,
traversa la Perse en 1844; Mohammed Schah l'y
retint pour l'éducation de ses fils. Or, l'Islam ne
supporte guère les rapports de ses femmes avec des
chrétiens. M. Richard en fit Texpérience ; il dut cher-
cher refugeau sanctuaire de Schahzadé 'Abd-oul-«Âzim
et en sortit musulman. Cette circonstance détermina
la fondation d'une famille franco-persane. L'un des
fils vit à Téhéran; il est fort à son aise, très considéré,
marié à une princesse kadjare. Ses deux petites
filles se trouvant en âge de faire leur éducation, il
décida quelques amis à lui confier leurs enfants et fit
venir de France une institutrice, qui dirige, depuis
quelques mois, la première école laïque française de
filles existant en Perse. C'est devant les dix petites
musulmanes groupées par M. Richard Khan que j'ai
vu Mourchid «Azim présenter ses marionnettes, accom-
pagné de la voix et du tambour par Mourchid Taghi.
Quelques tours de prestidigitation avaient ouvert la
séance.
Le Khéimé Cheb-bazi (la tente des jeux de nuit)
— tel est le nom persan des marionnettes — est
d'importation récente sur le plateau d'Iran. Jus-
qu'au milieu du dernier siècle, on n'y connaissait
que les ombres chinoises et le Karagueuz turc. Les
marionnettes furent importées du Kurdistan et
finirent par tomber dans le domaine de la corpo-
ration des loatis.
. Une tente carrée est dressée dans la pièce. Le tapis
du plancher forme la scène ; les poupées, fort amur
santés, sont maniées par un aide invisible, au moyen
de fils de crin. Accroupi en avant, Mourchid "^Azim joue
COUTUMES PERSANES 235
le rôle du maître de la tente où se produisent les
marionnettes ; il les interpelle, leur demande leur
raison d'être, commente leurs faits et gestes. En leur
nom, l'aide répond, d'une voix qu'il rend aiguë par un
sifflet mis dans sa bouche. Sur le côté, le musicien,
Mourchid Taghi, un tambour à pied sur les genoux,
marque la cadence, en chantant des vers appropriés.
Les vers sont choisis dans le Beyaz (le carnet),
recueil fort connu où, selon la légende iranienne, Chi-
rine, favorite du Sassanide Chosroès Parviz, s'étant
éprise de Farhad, le tailleur de pierres, fit réunir les
vers amoureux de la poésie persane ; la chronologie
n'a guère embarrassé l'auteur, qui prit le meilleur de
son bien dans Sa^'di et dans Hafiz.
Le répertoire des marionnettes se borne à deux
sujets ; Sultan Sélim et Pehlevan Ketchel (le Lutteur
Chauve). La maison du lutteur vient de s'enrièhir
d'une femme nouvelle, qui lui est amenée de l'Inde
par un esclave. Or, cette femme se trouve être la
sœur du Dio (le démon, l'ogre de la fable persane).
Furieux de tant d'audace, celui-ci commence par
ensorceler le lutteur ; puis, il se laisse toucher par
ses expressions de repentir. Alors le lutteur, saisis-
sant une occasion favorable, prend le div à la gorge
et l'étrangle. — Sept de ses frères partagent succes-
sivement le sort du div. — La femme pleure le
désastre des siens ; elle s'en console en épousant
le lutteur ; un mdlah dresse l'acte de mariage ;
la femme devient enceinte; un enfant naît et la
pièce finit.
La Cour du Sultcm. Sélùrip que j'ai vu représenter,
offrait un spectacle bien plus varié. Avant l'entrée
<j[es marionnettes, Mourchid Taghi se mit à chanter
230 LA PERSE d'aujourd'hui
des vers de Hafiz, évoquant l'idée de Tunité divine
qui préside à toute manifestation de la vie musul-
mane.
Puis la première marionnette se présenta. « Le
salut soit sur vous 1 — Sur vous soit le salut,
répond Mourchid «Azim ; qui êtes-vous ? — Je suis
le héraut du camp de Sultan Sélim Yéméni ; son
ordre est que Ton ne fasse point de bruit, car il va
venir. » Des sentinelles se placent à l'entrée du camp,
des cosaques à la porte de l'andéroun. Les porteurs
d'eau arrosent la tente ; les serviteurs la balayent.
Viennent les gens de la maison royale, massiers,
portiers, ferraches, le général de l'infanterie, le com-
mandant des troupes turques, les nakaredjis, les
joueurs de flûtes, le porte-étendard, les coureurs
royaux, puis le Sultan lui-même, accompagné des
ambassadeurs de Turquie et de Russie. Le divertis-
tissement commence : lutteurs, montreurs de singes,
guitaristes, acrobates, danseurs, Kurdes, Turcs,
Afghans, Arabes, un couple d'Européens.
Le louti, montreur de singes, se plaint de la façon
dont lui fut réglé le salaire royal. «LeSchaht'a pour-
tant donné un cadeau, dit Mourchid «Azim. — Oui,
répond l'homme, un bon sur Nedjis-et-Toudjdjar (la
saleté du commerce),qui m'a retenu lOpour 100 decom-
mission. » Aussitôt le sultan fait comparaître le négo-
ciant coupable ; les ferrachs lui attachent les pieds
à une barre de bois, lui mettent les quatre fers en l'air
et lui administrent la bastonnade. Cet acte de jus-
tice sommaire est immédiatement suivi d'un autre :
des voleurs sont placés à la bouche d'un canon. Un
chasseur apporte un moufflon ; le mirakhor, chef des
écuries, se présente à cheval. Les poupées sont fort
COUTUMES PERSANES 237
ingénieuses, et leurs articulations se prêtent à de
multiples exercices. Il en viendrait encore, si le div
n'apparaissait point; une marionnette de grande
taille, avec des plumes blanches sur la tête et des
bras démesurés : « Qui es-tu? — Je suis Togre du
désert. — Que viens-tu faire? — Je viens prendre
tous ceux qui ont trahi la confiance du Roi. » Et
Togre de saisir à tour de rôle les divers personnages
de la cour, qui tous, du premier jusqu'au dernier,
avaient également mal agi à l'égard du souverain.
Une fois le nettoyage accompli, la petite moralité
tirée de la pièce, le div se prosterne devant le sultan
et s'enlève dans les airs.
2. — Les derviches. — Mendiants et conteurs
La quête des derviches au Norouz. — Le chef de la corpo-
ration : Nakilhol-Memalek. — Kaksars et ''Adjems. — Les
mendiants. — Le tatouage des Kaksars et la légende de
Seyyed-Djélal. — Comment les Séfévis ont employé les
''Adjems. — L'organisation de la confrérie; l'initiation;
la patente de derviche. — Le derviche de la légation de
France ; Hadji Ahmed. — Les aventures d'un nakkal,
 l'approche du Norouz (21 ou 22 mars), qui marque
le début de l'année persane, les derviches de Téhéran
se réunissent chez le chef de leur corporation, Nakib-
ol-Memalek, et chacun se voit désigner la maison
du personnage, condamné à lui payer aumône
à l'occasion de la fête. Le derviche vient dresser sa
tente à l'endroit indiqué, l'orne de plantes et de
feuiUages et campe, attendant sans impatience le
payenaent du tribut annuel que lui accorde la cou-
tume. D'ordinaire, les seigneurs persans se montrent
magnanimes à l'égard de ces derviches, temporai-
rement attachés à leur personne ; ils les laissent
238 LA TERSE D'AUJÔURÔ'faUI
plusieurs jours tranquillement installés devant leurs
portes, leur envoient du riz et du thé, puis, le moment
venu, s'en débarrassent par un généreux cadeau^.
Mirza Gholam Hosein Khan, Nakib-<^-Memalek,
était le conteur favori de Nasr-ed-Din Schah. Jouis-
sant de la faveur du maître, il en obtint Tadminis-
tration de tous les derviches de la Perse. A ce titre,
il nomme un délégué dans chaque province et per-
çoit redevance sur tous les mendiants du pays.
Naguère, la place du Nakib-ol-Memaldc était infi-
niment plus importante ; elle conférait TautCNrité,
non seulement sur les derviches, mais encore sur
dix-sept autres corporations, parmi lesquelles les
vendeurs de kalyans et les laveurs des morts. Au-
jourd'hui, Nakib-ol-^Memalek doit se borner à l'ex-
ploitation des seuls derviches ; encore ne s'agit-il que
des Kaksars et des ^Adjems,
Quand, au xvi® siècle, le chiisme se transforma en
religion nationale, les Séfévis redierchèrent le con-
cours de ces deux confréries ; elles se firent volontiers
les missionnaires de la loi dominante ; de cette époque,
date la forme spéciale et purement chiite, adoptée
par chacune d'elles.
Ces derviches ^'ont rien de commun avec les masses
1. Les derviches sont, en Perse, Tobjet d'un réel respect ; on leur
refuse rarement Fàumône. Le soufisme a entouré les siens d'une
auréole, en faisant de la mendicité Ite plus complet symbole du renon-
cement. Sa^di et Haflz, qui continuent à. faire l'éducation de l'Iran,
n'ont cessé de chanter les derviches.
« L'initié au cœur inspiré cherche dans la mendicité le moyen de
dompter ses convoitises ; et, quand la passion l'obsède d^ ses exi-
gences, il la traîne de porte en porte pour la mortifier... Le calnie
H la félicité parfaite ne se trouvent que dans le royaiune des derviches . . .
J^a puissance et la fortune sont un malheur ; ^ celui que Ton flétrit
«iii nom de mendicml è>l, en réalité, le n»i du '.uondf. • — Sa'di. —
Bita/Uoii, chapitre l*-.
COUTUMES PERSANES 239
que nous connaissons» groupées autour des zaouïas
de l'Afrique du Nord. Bien qu'ils reconnaissent
entre eux une hiérarchie de mourchids et de mau-
Zéi^i5, l'isolement est leur habitude; ils vivent errants
ou sédentaires, appliqués à gagner leur pain selon les
procédés particuliers à leur ordre.
Les Kaksars sont de simples mendiants. Ils déri-
vent des yoghis de l'Inde, et se répandirent en Perse
à la faveur de la protection séfévie. On les rencontre
dans les rues ou dans les bazars, les cheveux longs,
la barbe inculte, portant d'invraisemblables coif-
fures, une peau de mouton et une hache sur Tépaule,
une sébille pendant au bras. Lors de la moisson, ils
s'en vont dans les villages, oùles paysans s'empressent
à leur donner une petite portion de grains. On en
trouve, sous un abri de terre battue, dans les cime-
tières ou le long des routes assez fréquentées.
Le chemin de Chemran, où la population de Téhé-
ran émigré pendant rété,est peuplé de ces derviches;
ils s'y sont aménagés de petits recoins, ornés de plan-
tes grimpantes, et se présentent aux passants, leur
offrant un fruit, une fleur, ou même un verre d'eau
glacée, afin d'attirer leurs aumônes. Ces mendiants
sont migrateurs. En décembre, quand la neige des-
cend les pentes de l'Elbourz et vient recouvrir la
plaine caillouteuse de Téhéran, la vie n'est plus
possible sinon pour les derviches abrités dans les ba-
zars; les autres se dirigent vers le Sud, gagnent l'Ara-
bistan ou la basse vallée du Tigre, pour revenir avec
la bonne saison. Certains de ces derviches se sont pro-
curés des domiciles fixes, avec un rayon d'exploitation
suffisamment rémunérateur ; mais beaucoup restent
errants ; ils voyagent dans toute la Perse, au Caucase,
240 LA PERSE D'AUJOUHD'hUI
en Turquie, au Turkestan, en Afghanistan et aux
Indes ; par réciprocité, la Perse reçoit les derviches
de ces divers pays. '
En dehors de leur costume spécial, les Kaksars
ont, pour signes distinctifs, un bracelet et un tatouage
au bras. Le tatouage s'explique par une légende
remontant au fondateur même de Tordre. Seyyed
Djélal habitait une ville quelconque de Tlnde, à une
époque indéterminée ; la mémoire de ses disciples
n'est pas très précise à son sujet. Autour de lui
s'étaient groupés plusieurs derviches ; et un chameau,
seul bien du couvent, s'en allait, tous les matins,
une besace au cou, quêter pour la subsistance de la
petite communauté. Un beau jour, dégoûté de la
paresse des siens, Seyyed Djélal se répandit en re-
proches et fit mine de partir sans esprit de retour.
Quand il revint, le chameau avait disparu ; le départ
du maître ayant ralenti la charité pubhque, les der-
viches s'étaient décidés à manger l'animal quêteur.
Devant les mensonges des coupables, Seyyed Djélal
fit appel au chameau lui-même qui, du ventre d'un
chacun, raconta sa triste destinée. Alors, furieux,
le mourchid serra de sa main le bras de ses derviches,
si fort que l'empreinte y demeura marquée. C'est en
souvenir de cette marque surnaturelle que les Kak-
sars se font encore tatouer au bras lors de leur initia-
tion.
Sur 3.000 derviches qvi'n peut y avoir à Téhéran,
on ne compte que 600 Kaksars; les «Adjems seraient,
de beaucoup, les plus nombreux. Ceux-ci font remon-
ter leur filiation spirituelle jusqu'à Habib-è-«Adjémi,
venu à Médine étudier les doctrines soufies, sous un
autre Persan, Salman-è-Farsi, l'un des serviteurs du
COUTUMES PERSANES 241
Prophète, dont le souvenir revient à chaque instant
dans les traditions chiites. Du surnom de Habib,
la secte reçut Tappellation de ^adjem (mot arabe, qui
veut dire : Persan). Depuis lors, il existait des der-
viches «Adjems parmi le peuple de Tlran, sans pos-
séder cependant ni signe distinctif, ni organisation
compacte. Les Séfévis leur fournirent une forme
nouvelle et un but précis. Dans son œuvre de recons-
titution de la nationalité persane, appuyée sur le
chiisme contre le sunnisme des Turcs, cette dynastie
chérifienne voulut avoir un corps de missionnaires
qui s*en irait confondre les partisans du khalifat, en
prêchant à travers le pays les louanges des Alides.
Sous le règne du grand Schah «Abbas, un cordon-
nier d'Ispahan, Mohammed-è-Keffach, se trouvait
être le principal mourchid des «Adjems; il proposa
au roi d'engager sa confrérie au service de ses pro-
jets religieux ; l'offre fut acceptée et fit la fortune
de l'ordre.
. Les derviches *'Adjems se répandent ainsi dans
la moitié de l'Asie pour la distraction ou l'édifica-
tion des villages, — bien accueillis des Sunnites eux-
mêmes. Aucune règle ne préside à leurs pérégrina-
tions ; ils partent volontairement, avec l'autori-
sation de leurs mourchids. Ils sont, en Perse 5 ou
6.000, 10.000 si l'on y joint les apprentis; leur plus
fort groupe réside à Téhéran, ensuite à Ispahan et
dans le Guilan. Ces gens entrent dans les mosquées,
se placent au pied de la chaire, et racontent aux
paysans en larmes le douloureux martyre de Ker-
béla ; ce sont les rouzékhans des campagnes. D'au-
tres fois, ils se transforment en maddahs pour hurler
les louanges d*«Ali dans les bazars ;|ou bien ils'de-
AuBiN. — La Perse, 1 6
242 LA PERSE d'aujourd'hui
viennent nakkals, et font rire un auditoire émerveillé
aux récits puisés soit dans Ylskendernameh (le livre
d'Alexandre), soit dans le Romouz Hamzeh (les énigmes
de Hamzeh)» recueils traditionnels dont les thèmes
dérivent de Tancienne poésie persane. Quelques-uns
même travaillent comme charmeurs de serpents.
En dehors de Nakib-ol*Memalek, chef civil des
«^Adjems, se développe toute une organisation reU-
gieuse ; au-dessus des derviches et des disciples
aspirant à leurs loisirs, plane une aristocratie de
maulévis et de mourchids, seuls admis à porter le
turban. Au sommet, les pir-é-dowa^ choisis parmi les
seyyeds de Tordre, sont actuellement au nombre de
cinq ; ils résident à Téhéran, Kazvin, Ârdébil,
Méchhed et Ispahan. Plus haut encore, les deux
sahabs-'cdem (les maîtres du monde) ; les chefs su-
prêmes, établis à Téhéran et Méchhed, Hadji Séyyed
Kasem Va«ez et Kerbélaï Hasan. Les «Âdjems se
recrutent surtout parmi les artisans; ils comptent
cependant des seyyeds, des mollahs, des prédicateurs
et même quelques grands personnage
Quand un jeune homme, séduit par l'indolence
monacale, désire être admis parmi les «Âdjems, il se
met tout d'abord en quête d'un mourchid. Ses goûts
l'entraînent-ils vers la mobilité, son maître le garde
peu de temps et lui donne presque aussitôt la « volée »,
c'est-à-dire la faculté de voyager comme derviche,
soit pour étudier les divers pays, soit pour visiter
les autres derviches. Cette « voie » fait régner entre
les pieux voyageurs une charité fraternelle ; à toute
rencontre, ils se doivent échange de bons offices ;
et celui qui possède est tenu de partager son bien
avec le confrère indigent.
COUTUMES PERSANES 243
Pour les sédentaires, Tinitiation se fait plus
longue ; Télève doit servir le maître pendant mille
et un jours, puis le « contenter » par un cadeau. Vient
alors la cérémonie de Tinvestiture solennelle, qui
l'introduira définitivement dans la confrérie. L'as-
pirant est assisté du pir-é-mourchid^ qui lui donna
ses soins spirituels et du pir-é-délil, du guide, chargé
de raccompagner dans la circonstance. Les «Adjems
de Tendroit se sont réunis ; l'intéressé leur a préparé
un repas de riz et de mouton. Les mains appuyées
sur les genoux, il se présente en prononçant la for-
mule « Au nom de Dieu I II n'y a de Dieu que Dieu I
Je viens faire le pèlerinage des cœurs. — Soyez
le bienvenu, lui répond le pir-é-mourchid, et prenez
soin de ne briser aucun cœur. Tous les êtres humains
veulent être également reconnus comme créatures
divines; il faut avoir pour tous les mêmes égards.»
L'aspirant répond aux questions que lui pose
l'assemblée ; la ceinture de l'ordre, faite de quarante
fils noirs, réunis par des nœuds — (symbole des qua-
rante jours d'abstinence et de retraite imposés
chaque année) — lui est placée au cou par le pir-é-
délil ; le pir-é-mourchid détache la ceinture et la lui
passe autour du corps. Ceci fait, le nouveau derviche
prend part au repas, assis après le dernier «Adjem
introduit dans la confrérie. Dès lors, il portera, sous
ses habits, aux épaules, à la taille, et sur les jambes,
les pièces de linge imposées par la règle.
Cependant une dernière formalité lui reste à rem-
plir. Après un jeûne de quarante jours, il devra
visiter les grands chefs de l'ordre, pour apprendre
1. Pir veut dire ancien ; c*est l'équivalent persan du mot arabe
cheikh.
244 LA PERSE d'aujourd'hui
du pir-é-dowa le plus voisin les prières spéciales
à la confrérie, et pour recevoir du sahab *alem
le contact spirituel qui parachève Tinitiation. Ces
formalités successives sont dûment constatées dans
un ou plusieurs documents contresignés par les
quatre pirs ; c'est une sorte de patente qui permet au
titulaire d'exercer son métier de derviche et de men-
dier religieusement. Voici la traduction d'un tel
document, couché sur papier bleu, pointillé d'or,
encadré de raies à l'encre rouge :
Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux \
O Dieu I Maître des ténèbres et de la lumière, de
l'aube, du crépuscule et de la nuit 1 Aide-nous de ta
puissance, purifie-nous par tes soins, assiste-nous dans
ton culte I
(Suivent d'interminables louanges en l'honneur
d'AUah, de Mahomet et d'«Ali.)
O Nakibs révérés et Cheikhs de grand mérite, der-
viches porte-étendards et petits élèves de derviches,
narrateurs des souffrances du descendant du Pro-
phète, tchaouchs (conducteurs de pèlerinages), di-
seurs de vers, porte-drapeaux, barbiers, sakkcis (por-
teurs d'eau), ferrachs, laveurs des morts, sachez
bien qu'aucun être de ce monde n'arrive et n'ar-
rivera jamais à rien, sans peines et sans efforts,
sans avoir reçu l'instruction et servi un maître. Dans
les hadis relatifs au Prophète, il est dit : « S'il n'y
avait pas eu quelqu'un pour »*" 'instruire, je n'aurais
pas connu mon Dieu. »
Conformément à ces merveilleuses paroles, le
nommé I>erviche Mirza Mohammed, fils de Hadji
Derviche Ahmed Téhérani^, a longtemps brûlé
dans le désert de la séparation et s'est fondu dans la
coupelle de l'amitié ; il a longtemps servi parmi les
apprentis derviches. Il a désiré prendre rang parmi
1. La patente est celle du fils de Hadji Ahmed, le derviche de la
légation de France à Téhéran, dont il sera question plus loin.
COUTUMES PERSANES 245
les maîtres derviches et s*est fait reconnaître comme
susceptible de transformer en or pur le cuivre de son
existence, grâce à Télixir de leurs yeux.
En foi de quoi, une assemblée, semblable au para-
dis, s'étant réunie dans la capitale, à Téhéran, il a
porté sa main, dévouée sur la robe de professeur du
derviche Mollah Mohammed Ali Ikhtyar, et l'a choisi
comme guide ; celui-ci, ayant accepté, a enseigné les
sept caractères du derviche : 1^ la science de la guerre
sainte ; 2° la mansuétude ; 3® la patience ; 4^ le con-
tentement; 5® l'abnégation; 6^ la sincérité: 7° la charité.
Mollah Mohammed a pris la ceinture de son cou et
l'a remise aux mains de Derviche Mirza Gholam
Hoseïn Khan, Nakib-ol-Memalek de l'Iran. — Le
nakib lui a donné licence de mettre la ceinture, la
bourse, les socques des derviches, et lui a enseigné les
sept secrets : !« que le monde vient de Dieu ; 2^ à
séparer la vérité de l'erreur; 3<* à avoir l'oreille ou-
verte aux paroles de vérité ; 4° à ne pas s'attacher
aux choses d'ici-bas ; 5° à fermer son oreille aux paroles
injustes ; 6^ à répéter continuellement les noms de
Dieu ; 7® à exercer la pitié envers les hommes...
Or donc, gens revêtus de la robe de derviche, en
toute ville et en tout pays, sachez que le susnommé
s'est placé au rang des derviches accomplis et doit
être reconnu comme tel.
"a la date du dimanche, 6, Rébio-ol-Ewel 1317 de
l'Hégire du Prophète (que sur lui soit le salut, la
bénédiction, ainsi que sur sa famille et jusqu'au jour
de la Résurrection I)
Cachet des deux Pirs.
Signature :
La poussière des pieds des ^Ouréfa (savants).
Moi le pécheur Seyyed Kazem Téhérani.
Depuis plusieurs années déjà, Hadji Ahmed, der-
viche «Adjem, est titulaire de la légation de France
pour la quête du Norouz; il en reçoit, à ce titre, une
rente annuelle de 10 tomans.
246 LA PERSE d'aujourd'hui
Bien que les boucles de ses cheveux restent noires,
notre derviche commence à vieillir : il a le teint foncé,
la barbe raide. Sur son large bonnet de feutre gris,
sont inscrits ces vers : « Les rois de ce monde, por-
teurs de couronnes, n'ont d'autre occupation que de
lever les impôts et les tributs; s'ils entrent dans la voie
de la connaissance, ils s'apercevront qu'ils sont soumis
au bonnet des derviches. » Ces vers se trouvent entre-
mêlés de l'invocation, plusieurs fois répétée :« «Ali,
viens à notre aide ! «Étant Mourchid, Hadji Ahmed
porte un turban blanc, deux fois replié sur lui-même»
en avant et en arrière.
Hadji Ahmed naquit à Téhéran, à une date qu il
ne précise guère; son grand-père serait venu de l'Inde ;
son père fut muletier chez un grand seigneur persan.
Hadji Ahmed aime à penser que, si ses ascendants
travaillaient « extérieurement » aux bas ouvrages de
ce monde, ils se relevaient du moins par leur vie
« intérieure », qui les associait au dervichisme. Tout
enfant, Hadji Ahmed perdit son père : il fut alter-
nativement recueiUi par ses deux oncles. L'un, Hadji
Hoséin Marguir, était derviche et charmeur de ser-
pents ; l'autre, prestidigitateur. L'orphelin grandit,
recevant de ses oncles, pour toute éducation, quelques
notions de leur art respectif. Cependant, à défaut de
science, Hadji Ahmed avait acquis la leçon que don-
nent les voyages et les aventures. Du côté d'Astéra-
bad, les Turcomans le prirent et le dépouillèrent ;
plus tard, il fit avec ses tuteurs le pèlerinage des Lieux
Saints ; il en revint par Bassora et l'Arabistan.
Pourtant, fatigué des horions que lui prodiguait sa
famille, Hadji Ahmed crut trouver une existence plus
calme en s* engageant parmi les soldats du prince
COUTUMES PERSANES 247
Naïeb-os-Saltaneh, fils de Nasr-ed-Din-Schah et mi-
nistre de la guerre. La désillusion vint vite et notre
homme songeait à déserter, quand, un jour, il y eut
grand émoi au palais de Niavaran ; un serpent venait
de mordre le bélier favori du prince et Ton était en
quête d'un charmeur apte à s'emparer du coupable.
Pour la première fois, Hadji Ahmed sut tirer parti de
l'enseignement de ses oncles; et son congé immédiat
fut la récompense d'un si beau service.
La pratique des serpents ne lui permit point de
gagner sa vie ; le pubUc se montrait récalcitrant ; il
fallait abandonner au louti-hachi 10 pour 100 de ses
maigres bénéfices. Après tant de traverses, Hadji
Ahmed était mûr pour la vie monacale; il se maria et
étudia trois années comme apprenti derviche. Toutes
ses connaissances datent de cette époque. Il y dut faire
grand effort; car sa culture actuelle paraît fort étendue
et son persan est excellent. Son mourchid, Kerbélaï
Mohammed, s'étant mis en route pour Kerbéla, l'é-
lève suivit le maître; mais celui-ci ne dépassa point
Kermanchah, indignement retenu dans cette ville par
les liens d'une union temporaire. Alors, du produit de
ses quêtes effectuées parmi les marchands du bazar,
Hadji Ahmed s'en revint seul à Téhéran. Là, il eut la
chance de rencontrer un autre directeur spirituel qui
lui apprit l'art de bien dire, avec les contes de Vlsken-
dernameh et lui montra sa voie définitive. Il put procé-
der à la cérémonie d'initiation et payer les frais de sa
patente de derviche.
Dans ce nouvd état, le pèlerinage de la Mecque
l'attira ; il partit, avec une caravane de pèlerins,
par Kazvin, Tauris et Khoï, se dirigeant vers Damas :
tant que l'on fut dans le domaine de la langue persane.
248 LA PERSE d'aujourd'hui
il vécut en disant ses contes ; en terre arabe, il dut
recourir à des tours d'escamotage. Le voilà revenu
dans la capitale, narrant ses histoires au marché de
la paille ou dans les kahvékhanés. C'est là que la fortune
rebelle finit par se décider à le saisir. Un prince gou-
verneur du Fars l'emmena à Chiraz comme derviche
particulier ; il y resta quatre ans, occupé tous les soirs
à divertir de ses récits les femmes de l'andéroun prin-
cier. Désormais, sa situation était faite ; depuis une
quinzaine d'années, il vit tranquille à Téhéran, Tune
des célébrités de sa profession.
L'âge et le succès en ont fait un mourchid. Chaque
après-midi, à l'exception des mois de deuil, il tra-
vaille dans les mosquées, dans les cafés ou sur les
places ; les jours de jeûne, en Ramazan, lui sont par-
"ticulièrement lucratifs.
Hadji Ahmed tire de son vêtement un carnet de
cuir, contenant quelques cahiers de V Iskendernameh,
Avec une grande vivacité de gestes, il raconte le débar-
quement d'Alexandre dans le pays de Zéberdjed-
Schah, où une coupole brillante et une pierre gravée
enchantaient tous les étrangers assez mal avisés
pour y porter leurs regards. Il dit comment les deux
envoyés successifs d'Alexandre, succombant à ces
maléfices, prêtèrent hommage à Zéberdjed-Schah ;
comment un dernier, plus maUn, nommé Résine,
réussit à échapper aux prisons et aux enchantements ;
comment il brisa la pierre pour en détruire la magie ;
comment il aida Alexandre à lutter contre les sor-
ciers et les divs, jusqu'au complet triomphe de la
vraie foi.
Les récits s'enchevêtrent les uns dans les autres ;
chaque épisode veut un commentaire. Quand son
COUTUMES PERSANES 249
auditoire en arrive à Técouter bouche bée, le grand art
du conteur est de lever la séance, afin de s'assurer,
pour le lendemain, la plénitude de son public.
C'est avec ces procédés qu'Hadji Ahmed, revenu
de tant d'aventures, a pu connaître les douceurs
d'une honorable et tranquille vieillesse... Mais sa
joie n'est point sans mélange; il commence à douter
de l'avenir du dervichisme. Les signes des temps lui
paraissent fâcheux ; le mouvement libéral détourne
les esprits de la primitive simplicité des croyances ;
là jeunesse critique et perd le respect ; son fils lui-
même, qui est son disciple, n'a plus les sentiments
qu'il ressentait pour son propre mourchid, — malgré
ses égarements de Kermanchah. Et, frappé de tels
symptômes, Hadji Ahmed en vient à se demander si
sa génération n'aura point fourni les derniers nakkals
de la Perse.
3. — Chasse au fau<:on
La chasse en Perse. — Diverses espèces de faucons chasseurs :
les « yeux noirs » et les « yeux jaunes ». — L'équipage
d'Ikbal-ed-Dowleh. — L'éducation des faucons. — Chasse
en montagne.
La chasse est restée jusqu'à ce jour l'exercice favori
des souverains et des seigneurs de l'Iran. La poésie,
la musique, la danse réjouissent les heures oisives,
passées au logis ; chiens et faucons entraînent au
dehors, à travers les montagnes et les déserts; cou-
tumes héritées des ancêtres nomades, qui, avant de
s'élever aux plus hautes dignités de l'État persan,
parcouraient les solitudes de l'Asie Centrale. Encore
aujourd'hui, quand le Schah se met en route dans
tout l'appareil de sa majesté, il lui faut auprès de lui
250 LA PERSE d'aujourd'hui
son grand fauconnier, tenant un faucon. Les goûts
de la dynastie kadjare ont parsemé de rendez-vous
de chasse les environs de Téhéran : il en existe dans
tous les coins de la plaine, dans la haute vallée du
Djadjeroud, à Chehristanek, par delà les passes du
Tautchal, sur le chemin du Mazandéran.
Vers TEst, au devant des montagnes, à quelques
kilomètres de la capitale, s'élève le rocher isolé de
Dochan-Tépé (la colline du lièvre), où a été construit
un petit palais. Le souverain désire-t-il s'éloigner
du tracas des affaires, il y vient passer une journée,
et, de là, chasse le mouflon dans le domaine voisin de
Pérabad. Sur les sculptures orgueilleuses, dont les
Kadjars, à l'exemple des Sassanides, se sont plu à
orner les rochers de leur royaume, Nasr-ed-DinSchah
apparaît parfois à cheval, tirant quelque animal redou-
table, lion ou panthère, sous les yeux d'une cour
retenue en arrière par la crainte et par le respect.
La chasse favorite se fait au faucon ; presque toutes
les provinces de la Perse en possèdent des équipages ;
mais, les dépenses étant considérables, le privilège
d*en entretenir ne peut revenir qu'aux fort grands
seigneurs. Les oiseaux, susceptibles d'être employés
à la chasse, appartiennent à deux espèces princi-
pales, distinguées par la couleur des yeux, qui sont
jaunes ou noirs. D'ordinaire, les faucons aux yeux
jaunes s'attaquent au moindre gibier, perdrix et
francoUns. Parmi eux, la variété la plus forte, les
tarions, n'est point indigène à la Perse et doit être
importée d'Astrakhan ; les ghézals se trouvent dans
les forêts voisines de la Caspienne ; deux variétés
plus petites, mais courageuses et munies de fortes
griffes, les gerghis et les pighous, abondent dans les
COUTUMES PERSANES 251
champs par tout le pays ; on s'en sert contre les menus
oiseaux, bécassines, cailles, teîhous (petites perdrix
grises).
La plupart des faucons aux yeux noirs peuvent être
lancés contre de plus dangereux adversaires, oies
sauvages, hérons et outardes, au besoin contre les
gazelles. Les balabans du Kurdistan et de TElbourz
chassent dans tout le plateau d'Iran ; les bahris
prennent les canards, au Mazandéran ; dans l'Arabis-
tan et la province de Kermanchah, le petit tou-
roumtal est. réservé à la poursuite du teïhou.
L'on compte à Téhéran quelque vingt personnes,
propriétaires de faucons; la plupart ne possèdent
qu'un couple d'oiseaux. Le plus grand équipage est
celui d'Ikbal-ed-Dowleh.
Ikbal-ed-Dowleh (la félicité de l'État) descend
d'une grande famille arabe, les Beni-Ghaifar, qui
prétendent faire remonter leur filiation ininterrompue
jusqu'à l'un des compagnons du Prophète. Suivant le
mouvement des migrations de la race, les Ghaffaris
seraient venus s'établir à Rey, au ii« siècle de
l'Hégire : la destruction de la ville par les Mongols
les dispersa à Kachan, Koum et Kazvin. Seule, la
branche fixée à Kachan réussit à prospérer ; elle four-
nit à la province des Kazis héréditaires. Sa fortune
s'augmenta sous les Kadjars. Un Ghaffari, Ferroukh
Khan Emin-ed-Dowleh, fut le premier envoyé per-
san accrédité à Paris de façon permanente. C'était
dans les premières années du second Empire. Ikbal-
ed-Dowleh est le propre neveu de ce personnage ;
son frère Vézir Makhsous est gouverneur de Téhéran;
tous ses proches détiennent des situations élevées
dans l'État; il n'existe pas actuellement famille plus
252 LA PERSE d'aujourd'hui
puissante, issue de cette région de Tlrak. Lui-même
est gouveraeur de Véraminc, il khani des tribus
voisines, administrateur des propriétés royales et
vézir khalvet du Schah. Le vézir khalvet est le ministre
de rintimité souveraine ; si le uézir Derbar est le
chef de la cour et de tous ses services extérieurs,
celui-ci préside à l'organisation intérieure du palais
et gouverne le corps des chambellans.
Ikbal-ed-Dowleh est un homme mince et sec, de
taille moyenne, déjà vieillissant, la figure rouge, la
moustache raide. La chasse fait la grande joie de sa
vie. Il tient à diriger son équipage et à surveiller en
personne l'élevage de ses faucons. Pour le moment,
il en a dix, dispersés dans le jardin de la belle maison,
qu'il occupe auprès de la porte de Kazvin ; ces fau-
cons vivent en plein air sur des perchoirs enfoncés
dans la terre, soigneusement à l'écart les uns des
autres ; on ne les rentre que par des froids excep-
tionnels.
Trois balabans, un icharkh (variété de balaban),
deux iouroumtaïs, un gerghi et trois ghézals ; les six
« yeux noirs », plus sauvages que les « yeux jaunes »,
doivent constamment garder la tête encapuchonnée.
A chaque faucon est attribué un fauconnier spécial ;
non point qu'un homme ne puisse sufiire à soigner
plusieurs oiseaux, mais il semble préférable d'affecter
au faucon, de façon permanente, celui qui, sur son
poing, le portera durant la chasse.
Il arrive que des faucons dressés soient mis sur le
marché ; un oiseau ordinaire y vaut de 15 à 20 tomans;
à Téhéran, les prix s'élèvent jusqu'à 80 et 100< surtout
pour les tarlans, la plus rare et la plus recherchée de
toutes les espèces.
COUTUMES PERSANES 253
Cependant, les amateurs préfèrent prendre les
jeunes faucons et les élever eux-mêmes. Une fois pris,
l'éducation commence ; on coud, tout d'abord, les
deux yeux de l'oiseau, que l'on dessille peu à peu à
la lumière, de façon qu'il ne s'effarouche plus ; on
l'apprivoise par de fréquentes promenades dans les
rues fréquentées et dans les bazars ; on le fatigue en
l'empêchant de dormir ; on l'irrite en lui présentant
des morceaux de viande, toujours retirés jusqu'à ce
qu'il les vienne prendre sur la main même du faucon-
nier : enfin, on l'habitue à se jeter sur les poulets de la
basse-cour. Dès lors il n'y a plus qu'à l'attacher sur
son perchoir, à lui fournir une nourriture excitante et
à l'essayer au premier jour. Le dressage dure une
vingtaine de jours pour les « yeux noirs », un peu
plus longtemps pour les« yeux jaunes ». Dès l'âge de
deux mois, un faucon est assez fort pour l'attaque ; il
y en a qui ont servi douze années; mais de tels exem-
ples sont assez rares, car la chasse donne la liberté
aux oiseaux et l'on court sans cesse le risque de les
perdre.
Par une froide et claire journée de février, nous
allâmes chasser à Sorkh-Hisar (le château rouge) :
un rendez-vous de chasse royal, situé tout au fond
de la plaine de Téhéran, sur les premières pentes de
l'Elbourz. Dominé par les montagnes, le pavillon est
entouré d'un bouquet de bois où se trouvent dissé-
minés le bâtiment de Vandéroun et les habitations de
^a suite. Nous partîmes en deux groupes, les uns
gagnant les hauteurs sous la conduite d'un Kadjar
ami de notre hôte, Mesrour-os-Saltaneh (la gaieté de
la dynastie), les autres restant plus bas avec Ikbal-
ed-Dowleh lui-même. Au devant des cavaliers, les
254 LA PERSE d'aujourd'hui
chiens quêtaient dans les roches, pour faire lever les
perdrix; à la première apparition du gibier, les fau-
conniers lâchaient leurs faucons, en détachant la
mince lanière de cuir fixée aux pattes. Faucons et
perdrix, les uns poursuivant les autres, se disper-
sèrent bientôt en tout sens. Ikbal-ed-Dowleh avait
pris un faucon sur son poing et le fit partir contre
une perdrix envolée sous les pas de son cheval. Tout
le monde se mit au galop pour suivre l'oiseau chas-
seur.
Naguère, en d'autres pays, j'avais assisté à des
chasses au faucon qui se passaient en plaine ; c'étaient
simples chasses à courre, d'une espèce particulière,
où, sans les perdre jamais de vue, après un temps
plus ou moins long, les gens n'éprouvaient aucune
difficulté à rattraper le faucon avec sa prise. Il n'en
est point de même en pays de montagnes, où les
oiseaux disparaissent presque aussitôt derrière les
accidents du terrain. Il s'agit donc de suivre la direc-
tion prise, et la grosse affaire devient moins la chasse
en elle-même que la recherche du chasseur. La prise
faite, l'oiseau s'est immédiatement posé sur le sol,
maintenant sous sa patte la perdrix encore vivante ;
patiemment, il attend ainsi la venue du maître. C'est,
du moins, le cas des « yeux noirs », plus dociles, qui
s'habituent même à répondre à l'appel de leur nom ;
chacun d'eux possède une appellation propre,
généralement empruntée à la langue arabe : Chébib,
jeune ; ^Adjil, rapide ; Haris, avide.
Les « yeux jaunes » se montrent plus récalcitrants :
ils ignorent la voix humaine et l'on prend soin de leur
fixer des grelots aux pattes, afin de les retrouver au
bruit ; de plus, les mêmes chiens qui ont levé les per-
COUTUMES PERSANES 255
drix, sont habitués à la recherche des faucons ; ils
tombent en arrêt devant eux, les empêchent de s'en-
voler plus loin ou de dévorer leur capture.
Le faucon retrouvé, son fauconnier s'en approche
à petits pas ; il retire doucement la prise, coupe le
cou de la perdrix, en ouvre le crâne et, pour le récom-
penser de sa chasse, offre la cervelle à l'oiseau chas-
seur. Si, par malheur, chiens et fauconniers sont
arrivés trop tard, ils trouvent la perdrix déjà déchi-
quetée par le faucon et l'animal repu, incapable de
chasser pour le restant du jour.
La recherche des faucons est parfois fort longue :
les oiseaux sont entraînés vers les crêtes ou à des dis-
tances relativement grandes ; des incidents peuvent
se produire. Après plusieurs heures, l'un des faucons
fut retrouvé très haut et très loin, sur des rochers
couverts de neige ; la perdrix qu'il poursuivait s'était
cachée dans une étroite fissure, où ne pouvait pénétrer
le corps plus gros du faucon. Il attendait tranquille-
ment ses gens devant l'insaisissable gibier. On eut
toutes les peines du monde à extraire la perdrix de son
refuge ; et ce mince succès coûta la perte d'un cheval
de fauconnier, qui perdit pied sur les roches humides
et dégringola la pente pour s'abîmer au bas de la
montagne.
XI
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN
Le concessionnaire de la poste du Sud. — La sortie de la capi-
tale. — Le sanctuaire de Schahzadé *Abd-ul-"Azlm. — Koum.
— Le tombeau de Fatémé ; la « Présence Immaculée ».
— La famille gardienne des Imamzadés. — Kachan. —
L'autocratie d'un grand moudjtehed. — L'institution du
tiyyoul. — Un mignon du feu Schah gouverneur de la pro-
vince de Natanz. — Villages fortifiés et rct'yetis.
Ispahan. — Mars 1907.
480 kilomètres de Téhéran à Ispahan. La poste
étant organisée pour les voitures, le voyage ne dure
que cinq jours. Le concessionnaire, un Turc de Tau-
ris, Hadji Méchhedi Mohammed Agha, dessert toutes
les communications avec le Sud, par les routes qui,
de la capitale, se ramifient vers Hamadan, Kerman-
chah, Ghiraz ou Kerman. ^aque station possède
huit cheVaux ; les passages des courriers y sont les
seules causes de retard.
La route sort par le bas de la grand'ville, où se
trouvent les fours à chaux et les cimetières ; elle
franchit le remblai de terre et le fossé d'enceinte
par une porte aux revêtements de faïence, surmontée
de colonnettes fuselées. Derrière nous, la plaine se
relève doucement vers les hautes montagnes ; les
maisons de Téhéran disparaissent sous les arbres ;
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN 257
par delà, sur un ressaut de terrain, le château de
Kasr-i-Kadjar précède les campagnes de Chemian.
Le Tautchal est tout blanc de neige; dans le lointain,
vers l'est, se dresse la pyramide isolée du Démavend.
La chaîne de l'Elbourz décrit un arc de cercle, qui
vient finir en blocs noirâtres sur le plateau d*Iran.
La Tour du Silence, édifiée par les Guèbres, se cache
en un repli de rochers ; les ruines de Rey, l'ancienne
Rhagès, parsèment les dernières pentes. A mi-hau-
teur, sur la pointe extrême, l'imamzadé de Bibi Che-
herbanou (madame la maîtresse de la ville), où
la piété publique veut savoir enterrée la fille de
Yezdeguerd, le dernier roi sassanide, celle qui fut
la femme de l'imam Hoséin.
En bas, dans la verdure créée par les eaux venues
du Tautchal, les minarets de faïence et le dôme
doré de Schahzadé «Abd-oul-'Azim. Ce vénérable per-
sonnage descendait de l'imam Hasan ; comme tant
d'autres seyyeds, il vint en Perse pour fuir la per-
sécution déchaînée contre les Alides dans les terres
arabes ; réfugié près du tombeau d'un Seyyed
Hamzeh, fils de l'imam Mousa, il y fut assassiné ;
sa mort tragique fournit aux gens de la capitale
l'indispensable sanctuaire de leur dévotion et le but
de leurs pèlerinages; il y a foule les jeudis et vendre-
dis, les jours de grandes fêtes religieuses, surtout
le jour de l'^Achoura et le 28 du mois de Séfer. Les
gens en difficultés pour quelque raison que ce soit
et avec qui que ce soit, y trouvent un best^ efficace;
il n'existe pas de saint local qui soit davantage appré-
cié par les Téhéranis.
1. Le best est le r^uge en un lieu consacré, habituel aux pays
musulmans.
Aubin. — La Perse, 17
258 LA PERSE d'aujourd'hui
La chaussée se dirige vers le Sud, en bordure du
désert ; elle franchit les derniers contreforts du
massif montagneux occupant tout l'Ouest de la
Perse ; la terre inculte se couvre de dépôts salins ;
le Kéredj forme une bande de cultures. Puis nous
atteignons la nappe bleue du lac de Koum, formée
par la réunion de deux rivières, celle de Saveh et celle
de Koum, qui drainent les eaux venues de F'^Irak
''Adjerni. Point de villages : des fermes et des caravan-
sérails isolés. Le fréquent passage des pèlerinages et
des caravanes rend ces hôtelleries fort lucratives et
leur prix de location peut atteindre plusieurs mil-
liers de tomans. On y rencontre tous les peuples de
l'Iran : les bonnets arrondis du Nord en feutre gris ou
brun ; les bonnets de peau de mouton habituels aux
gens du Caucase; les bonnets blancs des Bakhtyaris;
les bonnets noirs et évasés de ceux de Chiraz ; les
turbans des Béloutches du Kerman. Une popu-
lation à* I liais vit sous ses tentes noires ; des Schah
Seven Baghdadis, reconnaissant pour chef le gou-
verneur de Saveh et affectés au recrutement du
corps des Cosaques ; la ferme de Ghalé Mohammed
''Ali Khan appartient au Schah Seven ''Inanlou.
Koum est à 145 kilomètres de Téhéran. Nous étions
partis le 1®' mars ; nous y arrivâmes le lendemain.
Il faisait déjà nuit ; les cercles de lumière allumés aux
minarets de la grande mosquée indiquaient de loin
dans la campagne l'emplacement du tombeau
illustre, où repose Hazret Mœsoumé, la « Présence
Immaculée ».
Avant que Fatémé n'eût l'heureuse idée d'y mou-
rir, Koum était une simple bourgade, qu'avait un
peu développée l'invasion arabe. Cependant, sa
DB TÉHÉRAN A ISP AH AN 259
grandeur future était déjà fixée par un hadis de
l'imam Dja«fer. « Dans trois générations, avait-il
prédit, il naîtra de moi une fille, nommée Fatémé,
qui mourra à Koum et y sera enterrée I » Cette jeune
fille était la sœur de l'imam Réza; elle participa à
la migration de seyyeds que valut à la Perse la
brusque élévation de l'imam, choisi par le khalife
abbasside El-Mamoun comme gendre et comme
successeur. Réza avait suivi son beau-père au Kho-
rassan ; quelques jours après son arrivée à Nichapour,
il mourut subitement, d'une indigestion, disent
les sunnites, après avoir trop mangé de raisin ;
empoisonné, affirment les chiites, comme tous les
autres descendants d'<>Ali. Cette mort aurait été le
signal d'un massacre de seyyeds, circonstance qui
peupla r«Irak«Âdjemid'un groupe serré d'imamzadés
et en dispersa même jusqu'à Chiraz.
Apprenant la triste fin de son frère, Fatémé tomba
malade à Saveh et mourut à Koum. La maison mor-
tuaire se trouvait au quartier de Meïdan-i-Mir; l'em-
placement en est encore désigné sous le nom arabe
de Setti (madame). On l'enterra sur la colline voisine,
au bord de la rivière. Sa petite-nièce, Zeïnab, fille
de l'imam Mohammed Taghi, vint à passer un
jour, et fit élever sur la tombe une modeste koubba ;
les seyyeds voyageurs commencèrent le mouvement
du pèlerinage. Mais la splendeur actuelle ne vint
que beaucoup plus tard, avec le triomphe définitif
du chiisme.
Au début du xv® siècle, il arriva qu'un homme fort
riche, Hamzeh Mousallou, laissa toute sa fortune à
ses deux filles, Gauharchad et Schahbegui-Begoum,
qui étaient de pieuses personnes. L'une, qui devint la
260 LA PERSE d'aujourd'hui
femme de Schah-Roukh» fils de Tamerlan» consacra
son bien au culte du huitième imam à Méchhed ;
l'autre préféra s'occuper de Fatémé. Elle fit construire
le dôme doré, qui existe encore ; les Séfévis ornèrent
les murs de revêtements de faïence ; quatre d*entre
eux voulurent être enterrés auprès de la sainte : Schah
'Âbbas II, Schah Séfi, Schah Soléiman et Schah
Soltan Hoséin. Les rois kadjars gardèrent la même
dévotion. C'est à Feth«Ali Schah que sont dus les
murs de l'enceinte extérieure ; il y dort son dernier
sommeil, ainsi que son successeur Mohammed Schah.
Les minarets sont de date récente : deux furent
édifiés parle prince Naïeb-os-Saltaneh, oncle du Schah
actuel, les deux autres par Emin-os-Soltan. Qu'on
le regarde de la rivière ou du cimetière avoiçinant,
l'ensemble, né de tels concours, produit un fort bel
effet : la cité sainte, dont les grandes murailles, les
minarets et le dôme d'or se détachent sur la neige
des montagnes prochaines.
Dans leur œuvre d*organisation de l'Islam per-
san, les premiers Séfévis confièrent la garde du tom-
beau à un célèbre seyyed Hosdtni, venu d'Arabie,
Hadji Mir Seyyed Hoséin, Khatémol-Moudjtehedin
(le sceau des Moudjteheds). Depuis quatre siècles,
la fonction de Moutéoelli Bachi est demeurée héré-
ditaire dans cette famille. Hadji Mir Seyyed Moham-
med Bagher est en fonctions depuis huit ans ; jeune,
gros, distingué de manières, l'air vif et intelligent.
Sauf sa ceinture verte, il est complètement vêtu
de noir, à cause des mois de deuil. Entouré des sey-
yeds, ses parents, il habite une jolie maison dans le
voisinage de la mosquée. De là, il administre le
saint lieu, source de la fortune familiale, le refuge
OB TÉHÉHAN A ISI>AHAN 261
qui garantit son prestige, la médresseh Feïzié qui
y est annexée, et réunit une cinquantaine d'étudiants,
les cimetières fort recherchés, le pèlerinage, qui attire
régulièrement tous les visiteurs de Kerbéla et de
Méchhed, sans parler de la dévotion des environs,
enfin les fondations pieuses disséminées dans tout
r« Irak. L'autorité de ce puissant personnage s'étend
également sur les centaines d'imamzadés, souvent
très importants, qui parsèment la campagne vers
Saveh ou Kachan, et dont les titulaires partagèrent
le sort de l'imam Réza. Chacun d'eux possède son
gardien propre, les uns nommés à vie, les autres
héréditaires, mais relevant tous du Moutévelli
Bachi de Koum. Un homme disposant de tombeaux
à la fois si nombreux et si illustres ne peut manquer
d'être très riche. On lui attribue une fortune de trois
kourows de tomans, soit environ 7 milUons de francs ;
il posséderait le tiers des villages de la province.
Vivant du pèlerinage, la ville est forcément pieuse
et peuplée de seyyeds. Le gardien de la précieuse
Fatémé s'y impose sans difficulté au gouverneur
impuissant; comme l'exploitation aurait tout à
redouter de la propagation d'idées nouvelles, il met
soigneusement son peuple en garde contre les ten-
tatives du libéralisme venu de Téhéran. Seyyed
Mohammed Bagher me reçut fort bien ; il m'interdit
cependant l'accès de sa mosquée, en prétextant les
ardeurs populaires pendant le mois de Moharrem.
Au xvii^ siècle, les gens de Koum marquaient une
plus douce humeur : Chatdin nous a laissé un long
rédt de sa visite au sanctuaire et aux tombeaux qui
l'entouraient.
Les autorités estiment que Koum peut avoir 60.000
262 LA PERSE d'aujourd'hui
habitants, grâce à sa nombreuse population flot-
tante de pèlerins, de chameliers, de muletiers et de
voyageurs; la ville est toute en caravansérails,
bains et bazars ; les négociants y sont, pour la plu-
part, agents des maisons de Téhéran. Aucune gar-
nison ; les quatre quartiers se passent de Ketkhoda
et de Kelanter ; Tadministration urbaine appartient
à un simple chef de police désigné par le gouverneur.
La province est minuscule : eÙe comprend une
centaine de villages échelonnés le long de la rivière,
appartenant soit à quelques grands seigneurs de la
capitale : Mohendis-ol-Memalek, ministre des Tra-
vaux publics, un ancien élève de notre École Poly-
technique, et Naser-os-Saltaneh, ministre des Do-
maines. Les terres produisent un coton qui s'exporte
en Russie par Kazvin ; les cultivateurs sédentaires
sont tous Iraniens. Â la limite du désert» se succèdent
plusieurs tribus nomades, des Turcs Schah Seven,
des Arabes Michmechs et des Lekhs, amenés du Sud
par Agha Mohammed Schah. Les nomades passent
l'hiver auprès de Koum ; l'été, ils partent avec leurs
troupeaux, pour aller occuper, au-dessus de Téhéran,
les hautes vallées de l'Elbourz. Les Arabes, étant
chameliers, ont la garde des chameaux du roi ; quel-
ques-uns, vers Kàchan, commencent à s'établir dans
les villages.
Jusqu'à Koum, nous avions voyagé sur la chaus-
sée de Sultanabad, rachetée par la maison anglaise
Lynch, comme amorce de la future route commer-
ciale de la vallée du Karoun, vers Mohammerah.
Aux relais, il existait des maisons de poste, avec des
chambres décentes pour les voyageurs. Désormais,
il nous faudra suivre des pistes incertaines et passer
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN 263
la nuit soit dans le café, soit dans le magasin à
fourrages des tchapar-khanés, La traversée de Koum
n'est pas chose facile; ce sont bazars et rues étroites ;
des escaliers s'enfoncent profondément vers les ré-
servoirs d'eau ; dans chaque maison, un moulin à
main sert à Tégrenage des cotons ; de tous côtés
brillent les revêtements de faïence des imamzadés ;
il en est de ronds, d'autres coniques, l'un d'eux
affecte même la forme de cloche spéciale aux pagodes
bouddhiques; au dehors, ces imamzadés deviennent
de vérita]3les mosquées, sur lesquelles nichent les
cigognes. Il a fallu dételer deux des quatre chevaux
et notre voiture est constamment arrêtée par les
petits ânes, chargés de broussailles sèches, qui
rapportent le combustible de la campagne.
Les terrains voisins de la ville ont été défoncés
par les irrigations ; c'est un soulagement d'en sortir
pour suivre le pied d'une falaise dentelée, qui tombe
à pic sur le désert. Deux voitures nous croisent :
le prince Ferman-Ferma, gouverneur de Kerman,
appelé à Téhéran par le changement de règne, arrive
de sa lointaine province. Il sait bien le français et
lit exactement le Temps, auquel il est abonné. Il
s'informe à la hâte des choses de la cour, où les der-
niers mois ont amené de tels bouleversements.
120 kilomètres : des trous de conduites d'eau, des
fermes nombreuses parsèment la plaine ; nous aper-
cevons des coupoles, des minarets et la Ugne des mai-
sons de Kachan ; sur les premières pentes de la mon-
tagne, les arbres de Fine, avec une maison de cam-
pagne de Schah Soleiman, agrandie plus tard par
Feth «Ali Schah.
Comme à Tauris, les légendes locales attribuent
264 LA fBRSE d'aujourd'hui
Torigine de Kachan au voyage de Zobéide» femme
d'Haroun Ar-Rachid. Se rendant au Khorassan,
pour y rejoindre son mari, il advint qu'elle traversât
le district de Tchehd Hasaran, des quarante fermes ;
elle s*y plut et la fantaisie lui prit d'y fonder une
ville. Pressé par sa maîtresse, l'architecte en traça
aussitôt le contour, avec un peu de paille hachée,
jetée sur le sol. D'où le nom de Kahféchan (paille
répandue), qui, contracté, lui resta. Dans le même |
temps, l'intérêt marqué par le Khalife aux provinces |
orientales de l'Empire abbasside attirait de ce côté i
une nouvelle immigration arabe. Les circonstances
y firent émerger deux familles, issues de compagnons
du Prophète, les Ghaffaris et les Cheibanis, qui se
superposèrent à la plèbe iranienne. Kachan connut
des jours glorieux ; elle devint un grand centre d'in-
dustrie et de commerce; elle fabriqua des soieries et dès
velours renommés ; ses carreaux de faïence décorèrent
les mosquées les plus illustres, et leur appellation de
Kachis répandit au loin le nom même de la ville.
Au xviii^ siècle, l'invasion afghane détruisit cette
prospérité ; Téhéran, devenue capitale, attira les
principales familles. Vers le milieu du dernier siècle,
un tremblement de terre consomma la ruine. Ainsi
me raconta l'histoire de sa ville natale A. Sejryed
Ahmed, Fakhr-ol-Va«ezin (la gloire des prédicateurs).
Malgré le délabrement habituel aux aggloméra-
tions persanes, je n'en connais guère dont l'appa-
rence soit aussi misérable que celle de Kachan :
50.000 individus y vivent au milieu de murailles
croulantes et de palais éventrés. De grandes maisons
à étages, des galeries ouvertes, de hautes cheminées
assurant, pendant l'été, la ventilation des caves,
DB TéHÉRAN A ISPARAN 265
la vieille forteresse démantelée, témoignent encore
des splendeurs d'antan. Un minaret élevé, construit,
il y a huit siècles, par un bourgeois de Kachan,
Khadjé Zéin-ed-Din, penche et ne tient plus d'aplomb.
La mosquée du Vendredi, dont le mihrab, en plâtre
fouillé, s'inspire d'influences arabes, est à la veille
de tomber en miettes. Il ne reste de solide que la
mosquée du Schah, vieille de moins d'un siècle,
et les indestructibles imamzadés, que préserve
la dévotion populaire. Kachan peut être flère de ses
morts ; elle héberge, à elle seule, trois frères et plu-
sieurs neveux de l'imam Réza ; il parait qu'une femme
du septième imam s'y établit, avec sa progéniture
propre, ce qui valut à la ville cette précieuse collec-
tion de défunts.
Les bazars sont en bon état. Ils contiennent deux
beaux timchehs, rotondes à triple coupole, où s'ins-
tallent les principaux marchands. La place est res-
tée importante : elle achète à Téhéran ou Kerman-
chah et vend dans les régions voisines de l'Irak.
L'industrie n'est pas tout à fait morte : depuis quel-
ques années, de petits fabricants se sont remis à
la confection des tapis pour l'exportation ; quel-
que trois mille métiers, dispersés dans des soupentes,
produisent ces velours rouges et criards que l'on
retrouve dans tout l'Iran. La province produit des
cotons et des tombacs, un peu de soie et de fruits
secs. Le traité de commerce russo-persan l'a fait
définitivement entrer dans la sphère de pénétration
russe, au détriment de la petite colonie guèbre
venue de Yezd, qui s'y était chargée du commerce
anglais. La communauté juive comprend deux
cents maisons ; elle est à son aise, vit du commerce
266 LA PERSE d'aujourd'hui
et des métiers ; elle détache à Koum un groupe tem-
poraire, un autre permanent à Sultanabad.
L*exode des anciennes familles a livré la ville à
l'autocratie du grand moudjtehed, HadjiMirzaFakh-
reddin, un vieillard de quatre-vingt-six ans, issu
d'un village de l'-Irak. Cet homme, qui a simplement
étudié à la campagne auprès de son père, s'est établi
à Kachan, pour en devenir peu à peu le maître absolu.
Je l'ai trouvé, mince et chétif, sa longue barbe teinte
au henné, entouré de ses fils déjà vieillissants. Comme
de juste, le progrès l'effraie, mais il n'y paraît pas
irréductiblement rebelle. Il empêche bien encore
la nomination des députés de la province au conseil
national ; mais il ne s'oppose pas à la prochaine
apparition d'un journal local, et il ne marque aucune
hostilité à l'école Mouzafferi. Cette école a été fondée
l'an passé ; die vit de souscriptions volontaires, qui
lui assurent 45 tomans par mois; les taxes scolaires
font le reste ; la jeunesse du lieu y vient apprendre
le français, sous la férule d'un ancien élève de l'École
Polytechnique de Téhéran.
En ce moment, Kachan n'a point de gouverneur ;
à défaut de grand propriétaire, l'autorité reste con-
fiée au directeur des télégraphes, un Cheibani, Mirza
Ahmed Khan, qui nous a donné l'hospitalité. Les
fonctionnaires des postes, des télégraphes et, dans les
villes frontières, des douanes, constituent l'élite de
l'administration persane; l'usage s'est établi d'en
faire, en cas de besoin, des sous-gouverneurs. Mirza
Ahmed dispose d'un ministre de la ville, d'un chef
de police et de quatre ketkhodas pour les sept quar-
tiers ; il maintient l'ordre public avec quatre-vingts
ferrachs.
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN 267
La plupart des terres avoisinantes appartiennent
aux seigneurs de Kachan, installés auprès de la cour.
Comme bon nombre d'entre eux sont devenus gens
d'influence, élevés aux principales fonctions de TÉtat,
il en résulte une diminution constante dans le revenu
de l'impôt. Kachan rendait naguère 72.000 tomans ;
elle n'en donne plus que 22.000, plus 300 kharvars
d'orge et autant de paille hachée; le fisc ne lui demande
point de blé, car la production locale est insuffisante
et veut être suppléée par des envois d'Ispahan. Ce
phénomène financier témoigne de la propension
universelle chez les grands de la Perse à se soustraire
au payement des impôts, en arrachant à la fantaisie
royale la concession de tiyyotds.
Le tigyoul est une institution purement persane et
aussi ancienne que l'Iran. Quand Thémistocle passa
chez les Perses, il reçut en tiyyoul, pour sa récom-
pense, trois villes de la Mysie : Cyzique, Abydos et
Lampsaque. En Syrie, les Dix-Mille traversèrent
les villages de Parysatis, veuve de Darius IL « Les
villages où Ton campa, écrit Xénophon (Anabase, 1,4),
appartenaient à Parysatis et lui avaient été donnés
pour sa ceinture. »
Le tiyyoul est l'assignation que fait le souverain de
certains revenus, en échange d'appointements ou de
pensions. Dans l'endroit désigné, le bénéficiaire est
autorisé à se substituer au fisc. Chardin vit fleurir
le système du temps de la grandeur séfévie : il
s'extasie sur l'ingéniosité, d'un régime financier qui
aboutit à la suppression de toute organisation finan-
cière. En notre époque de décadence, où la faiblesse
royale se trouve assailUe de toutes parts, les résultats
sont moins heureux. Quand un seigneur persan ne se
268 LA PERSE d'aujourd'hui
sent pas assez fort pour se soustraire purement et
simplement au payement de Timpôt, il tâche de se
faire concéder en tiyyoul l'ensemble de ses biens ;
l'entourage du Schah ne cesse d'arracher semblables
faveurs à la lassitude du maître ; si bien que les
tiyyouls finissent par absorber le pays entier, et les
principaux revenus de l'État, captés à leur source,
disparaissent entre les mains des favorisés.
En ce qui touche les paysans, le tiyyoul sert aisé-
ment de point de départ à des exactions illimitées.
Passe encore si le propriétaire du village est en même
temps le bénéficiaire, ou bien si le bénéficiaire parvient
à prendre son village en location; les ra^'yat, n'ayant
alors affaire qu'à un seul maître et à un seul intendant,
ne seront pas plus pressurés que de coutume. Mais
il n'en est pas toujours ainsi. De plus, le tiyyoul est
divisible ; il comporte les appointements d'un fonc-
tionnaire, le khdnévarU supplément facultatif, sorte
de frais de représentation, payables en espèces ou en
nature, enfin la ration des militaires. — Que l'on
s'imagine la situation d'infortunés paysans exposés
à tant de rapacités et condamnés à se débattre
contre le groupe des agents mandataires de chacun
des individus qui ont obtenu le droit de vivre sur eux.
Il n'est qu'un seul cas où le tiyyoul puisse éventuel-
lement devenir bienfaisant : dans les localités appar-
tenant aux paysans ou à de petits propriétaires sans
influence, ce sont les intéressés eux-mêmes qui pressent
quelque puissant personnage de les solliciter, en tiy-
youl, afin d'obtenir ainsi une protection efiicace
contre les exigences des gouverneurs.
Au sortir de Kachan, reprend le désert sablonneux
et difficile ; sur notre gauche, se forme une ligne de
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN ' 269
collines, qui peu à peu s'élève jusqu'au massif neigeux
du Koh-i-Karguez. La piste se dirige vers la chaîne,
qui, traversant en diagonale le plateau d'Iran,
sépare le grand désert du Nord des provinces d'Ispahan
et du Fars. A mesure que nous montons, les eaux
deviennent plus abondantes et les villages plus
compacts. Au delà de Khaf, s'ouvre même une vallée
très riante ; les conduites d'eau s'y multiplient sous
les pentes caillouteuses, assurant l'irrigation continue
des champs et des arbres. Nous changeons de chevaux
au relais d'Âbiézan, auprès du tombeau de Schahzadé
Soltan Hoseïn, où reposerait un fils du onzième
imam.
C'est ici la province de Natanz, la dernière des
trois petites provinces garnissant la limite du désert,
entre la capitale et Ispahan. Elle occupa toute la
largeur du massif montagneux transversal ; peu peu-
plée, du reste, car elle ne compte que 72 villages. Les
gens y sont iraniens, avec un faible résidu arabe et
tout un lot de Seyyeds Thabathabaïs, venus d'Is-
pahan. Les villages n'ont plus désormais la paisible
apparence des agglomérations du Nord, où les maisons
se dispersent le plus souvent, sans enceinte extérieure;
ce sont maintenant blocs resserrés dans de hautes
murailles fortifiées, à l'abri desquelles se dissimule
la vie des paysans.
Non point qu'il y ait à redouter le pillage des
nomades ; on n'aperçoit dans la campagne aucune
tente noire. Mais nous nous trouvons sur la route
joignant le Nord au Sud de la Perse, et parcourue par
les tribus rivales qui se disputaient, au xviii® siècle,
la suprême autorité ; ainsi placées sur le grand chemin
des guerres, les populations de Natanz et d'Ispahan
270 LA PERSE d'aujourd'hui
cherchaient une sauvegarde derrière leurs murailles,
à la première apparition des armées belligérantes.
Dans les villages de Natanz le cultivateur a gardé
la propriété diï sol et transmet en héritage un bien
garanti par les traditions ancestrales. Le gouver-
nement de la province est attribué à un jeune sei-
gneur, d'une vingtaine d'années. Le grand-père,
Hisam-os-Saltaneh, fils d'«Abbas Mirza, prit Hérat ;
le petit-fils, décoré du même titre, était un des
mignons du roi défunt ; retenu à la cour par des
fonctions aussi délicates, ce joli jeune homme se fait
représenter à Natanz par un simple sous-gouverneur.
La faveur royale a dignement récompensé ses mérites,
car la route ne traverse aucun village qui ne lui soit
concédé en tiyyoul.
La passe de Targh, puis le caravansérail isolé
de Nizamabad, propriété de Nizam-os-Saltaneh,
marquent l'entrée d'un immense plateau, recouvert
d'une herbe desséchée et jaunie, qui s'étend à l'infini
entre deux lignes de montagnes. Le village de Mourt-
chaklar est entouré de cultures étendues, orge, blé,
coton, melons et pastèques. Trois cents familles vivent
dans la forteresse flanquée de tours ; la porte est basse
et bardée de fer, des maisons à plusieurs étages recou-
vrent les rues étroites et empierrées ; quelques trous
obscurs servent de boutiques pour la vente du thé,
du sucre, du tabac, du riz, de médicaments très
simples. Â gauche de l'entrée, le dôme bleu de l'imam-
zadé Seid «Âli, neveu de l'imam Mousa, entretient
la piété des paysans.
De là à Ispahan, 55 kilomètres, à travers le plateau
semé de grands blocs rocheux ; puis la plaine s'ouvre,
remplie de cultures ; voici le caravansérail de Baghi-
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN 271
rabad, puis le gros bourg de Guez. A la porte de Bi-
dabad, nous attendait un beau carrosse tout en
glaces, attelé de quatre chevaux. Il nous conduisit
à travers des rues désertes et des bazars fermés ;
car Ispahan vient de se mettre en révolution. Nous
arrivons à Baghé-no, résidence de Zill-é-Soltan,
oncle du Schah actuel et gouverneur de la province.
De vieux soldats, vêtus de tuniques rouges déteintes
et coiffés de plumets violets, présentent les armes.
Uagha-bachi, chef des eunuques, nous reçoit sur le
seuil et nous introduit dans la demeure princière,
en disant : « Bismillab l Au nom de Dieu I »
XII
ISPAHAN
Les origines d'Ispahan : la légende du prophète Salomon et du
div Gav-KhounL — La ville des Séfévis. — Les voyageurs
français du xvii« siècle : Tavernier, Chardin. — Grandeur
et décadence d'Ispahan : elle reste la seconde capitale
religieuse du chiisme. — Le prince-gouverneur : Zill-
è-Soltan. — Son entourage, sa famille; vieux errements. —
Les jardins de Bagh-^NÔ. — Behram Mirza. — La révolution
à Ispahan. — La rivalité du prince et du grand moudjtehed;
Agha Nedjéfl. — Journées d'émeute. — Les monuments
séfévis : la Place Royale, la « Sublime Porte », le pavillon
des 40 colonnes. — La médresseh de Tchahar-Bagh. — La
fabrication des Kalemkiars. — Les ponts du Zendeh-Roud.
— Le cimetière du Takht-è-Poulad. — Les babas de l'Iran.
— Djoulfa, le faubourg chrétien d'Ispahan. — L'émigra-
tion arménienne du xvii® siècle. — Prospérité commer-
ciale. — Destruction et renaissance de Djoulfa. — Le dio-
cèse indo-persan. — La cathédrale du Saint-Sauveur. —
L'influence anglaise. — Missions catholiques. — Les
juifs d'Ispahan ; la plus ancienne juiverie de l'Iran.
— Les lois de Schah °Abbas. — Les rigueurs du chiisme ;
l'impureté des non-musulmans.. — Relèvement des Armé-
niens et des Guèbres. — Le judaïsme en Perse: l'œuvre de
l'Alliance Israélite universelle,
)
Les traditions musulmanes, acceptées par la Perse
chiite, considèrent Salomon comme un puissant pro-
phète, disposant, à son gré, des démons et des génies.
C'est à lui que la fan taisie locale se plaît à attribuer
la détermination du site d'Ispahan. La légende m'en
fut contée par Mirza Seyyed Ali Naghi Khan Sertip,
IBPAHAN 273
un vieux militaire aveugle, mieux informé que qui-
conque sur rhistoire de sa ville.
Un jour que Salomon traversait les airs, en com-
pagnfe de son grand vizir Âsaf, sur un tapis enchanté,
soutenu par un cortège de divs^ il déboucha sur le
plateau d'Iran, au point même où le Zendeh-Roud
sort de la montagne. Une fois franchi le passage, entre
les deux avancées de rocs, que l'on nommeaujourd'hui
le Koh-é-Sédé et le Koh-é-Doumbé, la rivière formait
alors un lac, resserré à l'entrée du désert par le
Koh-è-Sofifé et par les pointes jumelles du Koh-Payé;
dans le lointain, apparaissaient les dmes neigeuses de
la chaîne transversale. Comme Salomon, frappé de
la beauté du site, parlait d'y fonder une ville, le sage
Asaf lui fit observer que les crues du lac rendraient
tout établissement difficile.
Aussitôt un génie de l'escorte du prophète, nommé
Gav-Khouni (sang de bœuf), prit sur lui de s'enfoncer
en terre, provoquant, avec la perte de Zendeh-Roud,
le dessèchement du lac. Il reparut à Kerman pour dire
au grand vizir stupéfait : « Asaf han I Voyez-vous,
Asaf! »; d'où, par corruption, Isfahan, Ispahan.
L'endroit, où le Zendeh-Roud disparaît dans le
désert, porte encore le nom de ce div ingénieux.
Ainsi prévue par la sagesse du roi Salomon, la
ville se développa dès l'aurore de l'histoire iranienne ;
Tamerlan la prit et la saccagea ; 70.000 personnes
y périrent, disent les chroniques ; Les Séfévis lui
restituèrent une incomparable splendeur. Au début
du XVII® siècle, Schah Abbas, dont les généraux
venaient de conquérir les provinces du golfe Persique,
abandonna Kazvin pour Ispahan, afin d'établir sa
capitale en un lieu plus central de son empire.
AVBIK. — La Ptftë, 18
274 LA PERSE D'AUioURD*HUI
La vieille viUe, dont Chardin vit les restes englobés
dans la nouvelle Ispahan, se trouvait au nord, à
quelque distance de la rivière. Un mur d'enceinte
servait d*abri aux maisons, serrées les unes contre
les autres, comme cela existe encore dans les villages
de la province. A Test, cinq fermes fortifiées, d'origine
légendaire, appelées Kal^-Tabarè, du nom du div
qui les aurait construites. Chardin n'en trouva plus
qu'une, à la limite de la ville, qui contenait le Trésor
royal. Le Séfévi s'établit au bord du Zendeh-Roud ;
un mollah arabe. Cheikh Béhaï, dressa le plan de
l'Ârk, qu'une immense place sépare de la mosquée
royale et des grands bazars. Au delà, jardins et villas
s'alignaient le long de l'allée de TchaharBagh. Dans
les divers quartiers, dociles à l'impulsion souveraine,
les principaux de la cour et de la ville avaient élevé
des palais, des bazars, des caravansérails, des bains
et des cafés, en prenant soin d'y adjoindre une mosquée
ou même un collège, en vue d'attirer la bénédiction
divine sur ces placements avantageux.
Pendant tout le xvii® siècle, ambassadeurs, mar-
chands et missionnaires affluèrent d'Europe à la cour
du Grand-Sophi : bon nombre d'entre eux ont raconté
ce qu'ils y virent. Tavemier, se rendant aux Indes,
y passa cinq fois, à dater de 1629 ; Schah «Âbbas venait
de mourir; Schah Séflet «Âbbas II se succédaient au
^ône. De 1646 à 1677, Chardin fit, en deux fois, à
Ispahan un séjour de près de dix années. C'était à la
fin du règne d'«Abbas II et sous celui de Schah Soléi-
man. Les deux Français s'occupaient du commerce
des diamants. Chardin nous a laissé la plus complète
étude qui ait jamais été écrite au sujet de la Perse
aucun des voyageurs, qui se sont multipliés depuis
ISP AH AN 275
lors, n*a aussi profondément pénétré la vie persane.
D'autre part, l'immutabilité de l'Iran est telle,
qu'après deux siècles et demi, le livre garde le même
intérêt qu'au premier jour.
Les descriptions de Chardin se réfèrent à son second
voyage (1671-1677). Du temps deTavernier, la nouvelle
Ispahan était encore assez peu peuplée ; cinquante
ans plus tard, elle atteignait son complet dévelop-
pement ; le circuit en était de 12 lieues, la population
de 600.000 âmes. «Après tout, écrivait notre bijoutier,
je crois Ispahan autant peuplée que Londres. »
Capitale d'un immense empire, qui s'étendait du
Phase à F Indus, elle comptait 162 mosquées, 48 col-
lèges, 273 bains, 1.802 (?) caravansérails, où abou-
tissait tout le commerce de l'Iran. De Moultan, dans
le Pendjab, partait la route terrestre du trafic
indien ; depuis la prise d'Ormuz sur les Portugais,
qui s'étaient arrogé le monopole commercial du golfe
Persique, les compagnies des Indes Orientales anglaise
et hollandaise, puis la française, avaient développé
leurs étabhssements de Bender-«Abbas et créé des
bureaux à Ispahan ; le commerce des républiques
italiennes passait par la voie de Turquie ; les Anglais,
les villes hanséatiques cherchaient à s'ouvrir un
nouveau chemin à travers la Russie. Les Indiens
étaient banquiers et changeurs ; les Arméniens,
marchands de tissus ; les ateliers royaux contenaiopt
plusieurs ouvriers européens, surtout horlogers et
orfèvres. La tolérance du Sophi attirait les mission-
naires; avec les ordres religieux les plus divers, la
hiérarchie catholique s'installait en Perse. Chardin
visitait sans difficulté les mosquées les plus saintes.
Il voyait un ambassadeur de Moscovie, des envoyés
276 LA PBRSE d'aujourd'hui
des Lesghiens et du pacha de Bassora, des agents des
compagnies française et anglaise successivement
introduits auprès du Roi des Rois.
Le mouvement de la ville se concentrait alors sur
la Place Royale. L'immense quadrilatère, long de
440 pas» large de 160, était journellement rempli de
petits marchands, étalant les denrées les plus com-
munes sur quelque natte ou tapis, à Tombre d'un
parasol ; les artisans occupaient les côtés ; les mé-
decins eux-mêmes venaient y exercer leur art. Le
matin, un marché de bétail se tenait devant la grande
mosquée, qui en touchait le revenu ; vers le soir,
loutis, conteurs et prédicateurs se partageaient la
clientèle ; du portique de la Kaisariét la musique des
nakaredjis saluait le coucher du soleil ; la nuit
tombée, les filles de joie accouraient pour dresser
leurs tentes. Aux jours de fête, la place se vidait dje
sa population coutumière ; il y avait tirs à la cible,
carrousels et illuminations, auxquels assistait le
Roi, de la terrasse de TAla Kapi. C'était vraiment,
s'écrie Chardin, « la plus belle place du monde » ;
l'enthousiasme des Persans la nommait : Meidan-è-
nakch'è'Djéhan, la place de l'image de l'Univers.
En 1722, l'invasion afghane détruisit, avec la
dynastie séfévie, la grandeur d'Ispahan. Placée
sur le grand chemin des guerres entre le Nord et le
Midi, Ispahanfut particulièrement éprouvé pendant
tout le XVIII® siècle. Il va sans dire que les Kadjars
s'employèrent à réduire les prétentions d'une ville
dont le nom même rappelait une autre dynastie que
la leur. Téhéran grandit au détriment de l'ancienne
capitale. De même que la présence des S^évis avait
suffi pour peupler la ville, leur chute la dépeupla.
ISPAHAN 277
L'élévation des principales familles étant due à la
faveur souveraine, la disparition de la cour les priva
de leur raison d'être.
Les derniers descendants du Cheikh Séfi se fondi-
rent dans le vulgaire ; les grands pontifes, qui,
naguère, dominaient le chiisme, appuyés sur le pou-
voir royal, perdirent leur autorité. Déplacés d'Ispa-
han, le centre moral de la religion et le principal foyer
des études théologiques quittèrent la Perse pour se
transporter aux Villes Saintes. Abandonnés, les glo-
rieux monuments des Séfévis tombèrent peu à peu en
ruines. L'effondrement du vieil Ispahan s'acheva
pendant la longue administration de Zill-è-Soltan;
l'entourage princier se substitua à ce qui restait de
l'ancienne aristocratie de la ville et l'on n'y peut pres-
que plus citer personne qui se rattache au passé. La
province se trouva réduite par la création d'une série
de petits gouvernements en bordure de 1'* Irak "Adjerni.
La population est partout iranienne, sauf dans le
district de Féridan, où se sont insinués des Turcs ;
quelques groupes d'Arméniens et de Géorgiens,
amenés par Schah «Abbas, vivent disséminés dans la
campagne; une fraction des Basseris, tribu turque de
Chiraz, remonte avec ses tentes dans le désert. Mal-
gré tout, la province, divisée en 18 districts, reste
encore une des plus importantes du pays.
Le marché d'Ispahan, où confluait, auxvii® siècle,
le commerce des Indes, de l'Asie Antérieure et de
l'Orient Moyen, ne s'alimente plus que du trafic local.
Jusqu'à ces dernières années, il rentrait nettement
dans la sphère d'expansion commerciale de l'Angle-
terre ou de l'Inde ; depuis peu, l'influence russe réussit
à s'y accentuer ; les maisons russes de Téhéran ont
278 LA PERSE d'aujourd'hui
établi des succursales à côté des maisons anglaises.
Le principal produit du pays, le coton, qui naguère
allait aux Indes gagne maintenant la Russie par
les ports de la Caspienne, surtout par la voie de Kaz-
vin et Recht ; il en est de même des amandes et des
fruits secs ; l'opium se rend aux Indes par Bouchire ;
les tabacs et tombacs, en Turquie. A l'importation,
les cotonnades anglaises ou indiennes sont à peu près
éliminées par celles de Moscou et de Lodz. Cependant
nos sucres se maintiennent contre les sucres russes.
Ispahan achète à Téhéran les tissus d'Europe intro-
duits par Trébizonde.
La population actuelle de la ville paraît beaucoup
trop nombreuse pour ses possibilités. Cent vingt mille
habitants mènent une misérable existence au milieu
des débris d'un passé aboli, où ils ne trouvent plus
assez à vivre, ni du pouvoir, ni de la religion, ni du
commerce. Ispahan découronnée ne veut cependant
pas oublier qu'elle fut jadis la capitale politique et
religieuse du royaume; dans sa détresse, eUe maintient
le raffinement de sa culture. La ville produit un nom-
bre démesuré de seyyeds, de mollahs et de négo-
ciants» qui, n'ayant rien à faire chez eux, essaiment
au dehors. On admet volontiers que l'Ispahani est
plus cultivé que le reste de ses compatriotes et que
l'école théologique d' Ispahan demeure la première
après celle de Nedjef. Aussi ses ecclésiastiques à l'es-
prit aiguisé, à la discussion prompte, ses marchands
enturbannés forment-ils un milieu influent et frondeur,
avec des ramifications dans tout le monde persan.
Bien qu'il n'ait que 57 ans, un oncle du roi, Zill-è-
Soltan, administre depuis trente-huit années cette
rétive décadence. Fils aîné et favori dé Nasr-ed-
ISPAHAN 279
Din Schah, l'origine de sa mère Técartait de la succes-
sion au trône. Dès sa plus tendre jeunesse, il fut
nommé gouverneur du Mazandéran ; de là, transféré
à Ispahan, il s'y révéla bon administrateur à la mode
persane, c'est-à-dire qu'il sut contenir les tribus et
assurer la rentrée régulière de l'impôt. L'affection
paternelle étendit les limites de son gouvernement,
au point d'y comprendre tout le Centre et le Sud-
Ouest de la Perse, avec le Kurdistan, Kermanchah,
r^Irak, l'Ârabistan, le Fars et Yezd; de cette façon,
Zill-è-Soltan contrôlait les deux cinquièmes du terri-
toire, avec un revenu de 2 millions de tomans. Il
résidait toujours à Ispahan, mettant à profit ses res-
sources, pour y organiser une petite armée de 21.000
hommes, dont 7.000 de cavalerie et 10 batteries d'ar-
tillerie. Il s'appuyait ouvertement sur l'influence
anglaise et paraissait disposer d'une force irrésis-
tible pour l'éventualité d'un changement de règne.
En février 1888, l'excès même de sa puissance en-
traînait la brusque disgrâce de Zill-è-Soltan ; de tous
ses gouvernements, il ne conservait qu' Ispahan ;
son armée était licenciée, l'artillerie rappelée à
Téhéran. Depuis lors, revenu des ambitions politi-
ques, le prince vit tranquille dans sa province ; la
protection britannique le garantit dans ses biens,
qui sont considérables ; en échange, il fait d' Ispahan
une marche avancée de l'Empire des Indes sur le sol
de l'Iran et la tient fidèlement contre l'action russe.
Par le seul fait de son long exercice du pouvoir,
Zill-è-Soltan se trouve propriétaire d'une grande
étendue de pays ; il posséderait à lui seul 310 villages,
avec plus de 30.000 ra°yat ; beaucoup d'autres sont
aux mains de son entourage, composé de vieux servi-
280 LA PERSE D'AUJOURDHUI
teurs, enrichis à son ombre. Mirza Baghir Khan,
mounchi'bachU est le secrétaire et Thomme de con-
fiance ; Soleïman Agha, le grand eunuque, un gros
homme, à peine de couleur, appartenait déjà à la
mère du prince. Fath-ol-Molk vint comme instruc-
teur des troupes et se vit, après le désastre, trans-
formé en kargouzar. Voici trente ans qu'un Chirazi,
Mo'in-ol-Molk, remplit les fonctions de pichkar ; il a
vieilli auprès du maître, gardant les vêtements flot-
tants, le bâton noir, le haut bonnet d'astrakan, la
longue barbe teinte au henné.
. Ce groupe gouvernemental ne forme qu'une seule
famille patriarcale autour de ZiU-è-Soltan ; chacun
est associé aux bénéfices et les enfants se marient
entre eux. Le prince a été béni dans sa descendance :
il a quatorze fils ; deux d'entre eux, dont l'aîné,
Djelal-ed-Dowleh, résident à Téhéran ; les douze
autres vivent disséminés dans les divers quartiers
d'Ispahan. Une fois grands, ils reçoivent de leur père
une maison, un village, une pension mensuelle de
200 tomans ; enfin le gouvernement d'un district,
exploité pour leur compte par quelque domestique ;
les districts qui n'appartiennent pas aux jeunes
princes, reviennent au mounchi-badii ou à ses fils.
Les vieux errements se sont maintenus au profit de
Zill-è-SoItan, qui peut traiter en maître la ville et la
province. Quand son harem sort par les rues, il est
précédé de ferraches et d'eunuques, criant à tue-tête :
« KouT'Chol » (soyez aveugles !), et le peuple se colle
au mur, pour ne point offenser d'un regard les femmes
du prince-gouverneur. Jusqu'en 1900, il habitait les
ruines de l'Ark; quand il n'en resta plus rien, il
aménagea pour son habitation le jardin de Bagh-è-No;
ISPAHAN 281
Tété, il campe à Kamechlou, pour chasser le mouflon
dans la montagne ; en cas de besoin, il se rend à
Téhéran, où il possède, près de la place de Béharistan,
le magnifique palais de Mas«oudié.
Zill-è-Soltan est un petit homme sec, la figure rasée,
la moustache drue et le regard malin ; il a gardé les
manières un peu frustes du temps où les Kadjars
erraient sur la frontière des Turcomans. Néanmoins,
il a voyagé, visité Paris; ses fils sont déjà très péné-
trés d'Europe. Zill-è-Soltan ne doit pas être un mau-
vais tyran, car on en dit volontiers du bien. Les An-
glais Tapprécient, et pour cause ; il traite avec défé-
rence leurs commerçants, leurs missionnaires, leurs
télégraphistes et les agents de la Banque impériale.
Il témoigne, ainsi que les siens, la plus vive amitié
au docteur Sorel, un médecin de notre armée, attaché
à sa personne. Depuis deux ans, le mounchi-bachi a
fondé et entretient de ses deniers l'école Baghirié,
fréquentée par cent-quarante élèves, où le directeur
de l'école de l'Alliance Israélite vient, trois fois la
semaine, donner des leçons de français. Ni les chré-
tiens ni les juifs ne se plaignent du prince, qui sub-
ventionne largement le clergé musulman. Bien que
réactionnaire par profession, Zill-è-Soltan ne fit
point obstacle au mouvement libéral ; il favorisa
l'envoi de députés au Conseil national de Téhéran et
installa Vandjouman local sous la galerie des Tchehel
Sétoun.
Bagh-è-No (le nouveau jardin) est planté d'arbres
encore jeunes et d'immenses parterres de roses : une
tour d'observation domine la ville. A l'entrée du parc,
un pavillon décoré de cornes de mouflons et portant,
en place d'armoiries, les haches et les sébilles, insignes
282 LA PERSE d'aujourd'hui
des derviches, contient le biroun princier. Le hasard
m'amène, à une heure fort inopportune, dans une
maison vide. Devant la menace du soulèvement
populaire, Zill-è-Soltan est, depuis plusieurs semaines,
à Téhéran avec les siens ; il n'a laissé qu'un de ses
fils, chargé de tenir tête à la foule. Behram Mirza
est un très jeune homme, fort intelligent et d'excel-
lentes manières. Il possède bien notre langue. Je ne
saurais dire le tact avec lequel il m'accueillit dans ces
circonstances difficiles, où, faute d'habitude, l'émoute
le rendait un peu nerveux. Il me parlait avec en-
thousiasme de son récent séjour à Paris, dont ses
épreuves actuelles lui faisaient doublement appré-
cier le charme.
Quand elle atteignit Ispahan, la révolution persane
s'y heurta à une situation particulière. Sur la ruine
des anciennes familles de la ville, il ne s'était élevé,
en dehors de Zill-è-Soltan, qu'un riche négociant,
Hadji Mohammed Ibrahim, Malek-et-Toudjdjar, et le
Grand-Moudjtehed, Âgha Nedjefi. Ces deux person-
nages avaient entretenu jusqu'alors des rapports
courtois avec le prince, et l'ecclésiastique en accep-
tait même un subside annuel de 3.000 tomans. Néan-
moins, chef reconnu du groupe nombreux des mollahs
et seyyeds Ispahanis, Agha Nedjefi disposait d'une
autorité religieuse lui permettant de se placer en face
de l'oncle du roi. Son grand-père, d'origine arabe,
était venu sous Feth «Ali Chah et, pendant tout le
dernier siècle, la famille avait marqué parmi les
mollahs d' Ispahan. La religion a enrichi Agha Ned-
jefi : à l'exception des villgaes appartenant aux
paysans, tous ceux de la province qui ne sont pas
à la bande de Zill-è-Soltan, appartiennent au Grand-
ISP AH AN 283
Moudjtehed ou à ses proches ; il passe pour un prêtre
arriéré d'idées, qui condamne les écoles, multiplie
les avanies contre les chrétiens et les juifs. La province
d'Ispahan se trouve ainsi partagée en deux camps
également réactionnaires, la clientèle du prince et
celle du moudjtehed. Entre eux, commence à percer
un embryon de parti libéral, qui réunit un moudjtehed
plus modeste, Agha Cheikh NourouUah, quelques
prédicateurs, de petits mollahs et plusieurs fonction-
naires.
Quoi qu'il en soit, le pauvre Zill-è-Soltan fut envi-
sagé par les fortes têtes de Téhéran comme plus nui-
sible qu'Agha Nedjefi au libre développement du
régime constitutionnel et l'on entreprit de le détruire
par le moyen du Moudjtehed. Dans les premiers jours
de mars, la procédure habituelle amena la clôture
des bazars et l'occupation du télégraphe indo-euro-
péen,d'où partirent messages sur messages pour de-
mander au Schah la destitution de son oncle; un groupe
de manifestants prenait refuge au Consulat d'Angle-
terre. La révolution ayant trouvé, chez les Anglais,
à Téhéran et à Tauris, un point d'appui contre l'action
russe, cherchait à prévenir, à Ispahan, toute velléité
d'intervention britannique.
Mais la situation n'était pas identique et les choses
allèrent moins aisément. Là-bas, tout le monde
s'était à peu près trouvé d'accord ; ici la ville se divi-
sait en deux partis de force égale, décidés à la résis-
tance. Les gens du prince établirent leur quartier
général dans la mosquée des Sejryeds ; ceux d'Agha
Nedjefi envahirent la mosquée royale ; les recrues de
la ville une fois concentrées, des deux parts il fut fait
appel aux villages. Les troupes adverses tenaient à
284 LA PERSE d'aujourd'hui
présenter un front imposant, sans chercher à se faire
aucun mal. Au points stratégiques, la population,
douce et oisive, se groupait en rassemblements pai-
sibles. Un matin, je traversais le bazar; il fallut s'ar-
rêter devant un flot d'étudiants, qui venaient d'ex-
traire de sa maison un moudjtehed récalcitrant et
l'enrôlaient sous la bannière d'Agha Nedjefi. Ils
criaient avec ardeur : « Aboul-Fazl \ frère de
l'imam Hoséin, venez à notre aide! » ; ils passèrent
sans proférer la moindre injure contre le carrosse de
la tyrannie.
Les deux journaux récemment créés, le Djehad-è-
Akbar (la Grande Guerre) et le Rouznaméyé Melli (la
Gazette nationale), attisaient les passions populaires.
Chaque jour voyait éclore de nouveaux Chabnamés
(feuilles de nuit), pamphlets autographiés, fort agres-
sifs contre le prince et qui circulaient publiquement.
L'exacte répartition des forces rivales retardait
la décision souveraine. Embarrassé de ses réfugiés,
le consul d'Angleterre s'arrachait les cheveux de
désespoir ; il maudissait la diplomatie de son pays,
qui soutenait un mouvement libéral, destiné à chasser
d'Ispahan un gouverneur ami des Anglais. Pour la
première fois dans sa longue carrière de tchinoonik,
le consul russe s'abandonnait sans contrainte aux
séductions de la liberté *.
C'est pendant ces jours de troubles que j'ai tran-
quillement visité la ville. Tout l'intérêt s'y concentre
sur les monuments séfévis. De l'époque antérieure, il
1 . Aboul-Fazl (le père du mérite) est le surnom d'« Abbâs, le demi-
frère d* Hoséin, qui mourut auprès de lui à Kerbéla.
2. Après une douzaine de Jours de troubles, les bandes d'Agha
Nedjefi l'emportèrent et le Schah finit par accepter la démission de
Zni-è-Soltan Comme gouverneur d'Ispahan.
ISP AH AN 285
reste seulement des débris de mosquées, avec quel-
ques traces de mosaïques en faïence ; leurs minarets
découronnés marquent, au nord, remplacement de
la vieille ville ; ils s'élèvent en s*amincissant et sou-
tiennent l'encorbellement d'un balcon circulaire.
La mosquée de la Congrégation aurait été jadis une
église nestorienne. La forteresse présente encore un
front menaçant : des fossés, des tours, des murs
crénelés; l'intérieur est un champ cultivé. Dans une
petite mosquée du quartier de Dalbeti, on m'a montré
quelques pierres tombales groupées autour de deux
filles de rimam Réza ; l'une de ces pierres, étroite
et allongée, décorée de versets du Coran et de motifs
à demi effacés, serait le tombeau de Nizam-ol-Molk ;
le souvenir du grand ministre des Seldjoukides vaut
au gardien de la mosquée une rente- annuelle de
24 tomans que lui fait Zill-è-Soltan.
La place Royale est intacte et d'un aspect fort
imposant. La façade uniforme de ses maisons se
poursuit sur les deux longs côtés du rectangle ; une
ligne d'arbres, quelques fontaines ; par derrière,
les allées d'un bazar. La porte monumentale de la
Kaîsarié s'ouvre sur le grand bazar : une fresque très
endommagée représente la bataille de Schah «Âbbas
contre les Uzbeks. Â l'autre extrémité, la porte de
la mosquée royale, encadrée d'inscriptions arabes et
surmontée de deux minarets fuselés ; des plaques de
faïence vernissée en forment la décoration. L'entrée
porte le nom du fondateur avec le hadis caracté-
ristique de l'Islam chiite. « Notre prophète a dit :
Je suis la ville de la science ; «Âli, mon gendre, en est
la porte. » L'accès de la mosquée reste interdit aux
infidèles ; du dehors, ils aperçoivent les pavillons
286 LA PERSE d'aujourd'hui
de la cour, le dôme et le double minaret du sanctuaire
orientés vers la droite dans la direction de la Kibla.
Sur Tun des côtés de la place Royale, la coupole à
fond gris rose de la mosquée du Cheikh LoutfouUah.
l'oratoire que fit construire Schah«Âbbas pour Fusage
particulier du grand pontife... Vis-à-vis, TAla Kapi.
Dans presque toutes les grandes villes de la Perse,
TÂrk, résidence du souverain ou du prince-gou-
verneur, est précédé d'une « Sublime Porte »,
entrée principale du palais, que surmontent les mul-
tiples étages d'un belvédère dominant la ville et le
pays. L'Ala Kapi d'Ispahan répondait à la majesté du
Grand Sophi : son seuÛ était sacré ; on le baisait solen-
nellement en reconnaissance d'une grâce obtenue ; il
offrait un refuge aussi efficace que les cuisines et les
écuries du roi ; le dwan begui y rendait la justice.
Un triple système élévatoire, manœuvré par des
bœufs, alimentait le bassin de la terrasse ; au devant
de la salle de réception, des poutres de bois colorié
soutenaient une haute galerie, d'où le souverain pou-
vait contempler le mouvement de la place Royale ;
des escaliers latéraux conduisaient à une superposi-
tion de cabinets aux murs creusés de niches. Tout
cela est fort délabré et ne garde plus trace de la
splendeur d'antan.
La vue de l'Ala Kapi n'embrasse qu'une place
déserte et un palais en ruines. Naguère, les murailles
de TArk avaient une lieue et demie de tour. Les
jardins et les constructions de Yandéroun, les habi-
tations des Sophis de la garde, la bibliothèque, les
magasins, les ateliers royaux, le pavillon de l'Écurie,
où fut couronné Schah Soléiman, ne sont plus que
terrains vagues et monceaux de décombres, où
ISPAHAN 287
persistent, en de rares endroits, quelques fragments
de faïence.
La cour et le pavillon des Tchéhel-Setoun (les qua-
rante colonnes) se sont seuls conservés; ils furent
construits sur les plans de Cheikh Béhaï et réparés
par Schah Soltan Hoséin. Une longue pièce d'eau
précède la galerie ouverte appuyée non point sur
quarante, mais sur vingt colonnes ; admettons que
la réfraction en ait doublé le nombre. Reposant sur
quatre lions accolés, les piliers soutiennent un plafond
de bois colorié, avec, dans les caissons du milieu^ des
applications de cristaux, séparées par des baguettes
dorées. La galerie extérieure ouvre sur la salle
du Trône; quatre grandes fresques représentent
des festins avec musiciens et danseurs; Tune est con-
sacrée à une scène de chasse. Les figures principales sont
çellesdeSchah Tahmasp, de Schah «Abbas, d*«Âbbas II
et de Schah Soléiman; entourés de leurs vizirs, de
l'Empereur indien Houmayoun, du Khan desUzbeks
et d'un ambassadeur du Grand-Mogol. Deux peintures
de bataille se font pendant : c'est la lutte de Schah
Ismanl contre Selim I«', sultan des Turcs ; Nadir
Schah y joignit le tableau de sa victoire sur le Grand-
Mogol, Mohammed Schah Hindi.
Il va sans dire que, si le palais des Séfévis n'a pas
résisté davantage à l'injure du temps, il ne faut plus
chercher les maisons des grands, décrites par
Chardin. La ville est sale et ruinée ; l'étalage des
petits bazars de quartier en obstrue les rues étroites.
L'allée de Tchahar Bagh, qui aboutit au Zendeh-
Roud, garde sa double rangée de platanes; à défaut
de jardins et de villas, il lui reste le plus joli monu-
ment d'Ispahan, la midresseh de Schah Soltan Hoséin,
288 LA PERSE d'aujourd'hui
Le dernier Séf évi fut un homme pieux et bon ; les
étudiants racontent avec attendrissement que, sous
son règne, les talébés d'Ispahan, admis, une fois la
semaine, dans le parc royal, y apportaient leur linge
à laver aux femmes de l'andéroun. Dans un des
jardins de Schah«\bbasle roi fit bâtir sa médresseh,
qui devait éclipser tous les autres collèges de la
ville. Le mur extérieur, revêtu de faïences, donne sur
l'avenue. Sousl'entrée même, se sont installés, à l'usage
des étudiants, une boutique d'épicier et un kahveh-
khaneh. Un bassin tranversal maintient la fraîcheur
delà cour; à travers le feuillage des grands platanes,
apparaissent la mosquée, les rotondes d'angle, les
salles ouvertes sur les côtés, tout ornées de faïences
en excellent état. Le collège est fort déchu ; des gou-
verneurs impies l'ont dépouillé des jardins et des cara-
vansérails voisins, constitués en fondations pieuses
par la munificence du Séfévi. II n'y a plus que soixante
étudiants dans les cent quatre-vingts chambres;
quatre professeurs leur enseignent le droit et la reli-
gion. La cuisine gratuite a été supprimée ; sur les
fonds de la mosquée, le gardien de la médresseh, Agha
Hadji Mirza Mohammed Ali Moudarrès (professeur),
remet à cette jeunesse 53 tomans mensuels pour son
entretien collectif.
Chardin vit les petits-maîtres d'Ispahan parader
leurs chevaux sur les galets du Zendeh-Roud ; la
rivière appartient aujourd'hui aux fabricants de
Kalemkiars, qui y préparent ces étoffes de tenture,
renommées dans tout l' Iran. Avant de fixer en couleur,
au moyen de cadres de bois, les dessin^'tMuies per-
sonnages voulus, il s'agit de mettre en état les tisStis
dont on fait usage. Une fois lavées à l'eau chaude
ISP AH AN 289
pendant plusieurs jours, les cotonnades doivent être
battues sur les pierres du Zendeh-Roud, puis plongées
dans une décoction de noix de galle, destinée à les
jaunir.
Trois ponts monumentaux traversent le lit large
et rapide du Zendeh-Roud. En amont, au bout
de Tallée de Tchahar Bagh, Allahverdi Khan, géné-
ralissime des armées de Schah «Âbbas, construisit le
pont dit de Si Se Tchachmé, des trente-trois arches.
En aval, le Pol-è-Khadjou tire son nom du quartier
voisin. L'eau s'engouffre violemment entre les piles
massives, bâties à l'époque de Tamerlan.
Au delà de ce dernier pont, commence le cimetière
du Takht'è'Poulad (le trône d'acier). Bien avant les
Séfévis, la dévotion des Ispahanis multipliait déjà
les tombes autour delà Koubba de BabaRokn-ed-Din,
qui vécut et mourut en cet endroit, consulté de son
vivant, sanctifié après sa mort. Les Persans appellent
Bahas (pères) des hommes pieux et simples, derviches,
poètes ou savants, qui, vivant retiré^ du monde,
attirent autour de leur ermitage une universelle
vénération. Le respect de l'Iran distingue particuliè-
rement sept de ces babas. Comme de juste, Ispahan, ,
qui fut si longtemps la capitale religieuse du pays,
en possède la plupart. Baba Nouch et Baba Kasem
sont enterrés en ville ; Baba «Abdoullah, au village
voisin de Koladoun. Baba Taher est à Hamadan ;
Baba Aizal à Kachan.
En deçà du Takht*è-Poulad, la rive droite du Zen-
dehroud n'était qu'une succession de jardins jusqu'au
bourg chrétien de Djoulfa.
Le faubourg arménien d' Ispahan fut fondé par
Schah «Âbbas, aussitôt après la capitale musulmane.
AÙBiif.-^Lai^flf. 19
290 LA PERSE d'aujourd'hui
La menace des Turcs Ottomans avait pesé sur la
Perse, pendant tout le xvi® siècle ; le grand roi pensa
donner à son Empire une marche efficace, en dévastant
le pays d'Erzeroum à l'Araxe, qui était le chemin
habituel des invasions. Par deux migrations succes-
sives, dont la première en 1606, il entraîna la popu-
lation arménienne, l'éparpilla sur sa route, en fixa
un groupe dans le Mazandéran, un autre aux portes
mêmes d'Ispahan ; leur quartier fut appelé Djoulfa,
du nom de la petite ville dont bon nombre étaient
originaires.
Les habitants du nouveau Djoulfa ne tardèrent
pas à prospérer. Les Persans n'avaient pas encore
appris le commerce ; les Arméniens firent une con-
currence heureuse aux compagnies européennes
et aux banians de l'Inde. Ils eurent le monopole du
trafic avec Venise; leurs affaires les entraînèrent
aux Indes, à Java, jusqu'au Japon et à la Chine. Ils
occupaient, sur la place Royale, un caravansérail
spécial pour y vendre les draps de la Hollande et de
l'Angleterre, les brocarts et les glaces de Venise, la
mercerie etla quincaillerie de Nuremberg. Schah «Abbas
et Séfi I*' ne cessèrent de faire fléchir à leur profit
les rigueurs du chiisme. Djoulfa avait son adminis-
tration autonome sous un Kelanter arménien, chargé
de la police, de la juridiction et de la perception des
taxes ; la capitation était légère ; par une dérogation
unique aux principes de l'Islam, ils se voyaient, en
justice, assimilés aux musulmans ; ils pouvaient
posséder la terre, s'habiller comme les autres Persans,
harnacher leurs chevaux d'argent et d'or. Ils avaient
un archevêque, des églises, des couvents.
Sous "Abbas II, il fallut élargir Djoulfa, en y créant
ISPAHAN 291
une « nouvelle colonie » : à côté des Aiméniens,
s'installèrent les Guèbres et les Francs employés
aux ateliers royaux ; on y mit aussi l'hospice des
jésuites. Il fallait alors la permission expresse du
roi pour qu'un chrétien pût loger à Ispahan. Les
musulmans venaient s'enivrer chez eux; ils coha-
bitaient avec des femmes persanes, si bien que leur
présence risquait d'entraîner des désordres, provo-
qués par l'indignation des mollahs. Exception était
faite pour les agents des compagnies commerciales
et pour les missionnaires — Augustins, Capudns et
Carmes. Chardin, « la fleur des négociants européens)),
fut également admis en ville.
Le déclin de Djoulfa commença sous «Abbas II ;
avec ses 3.500 maisons, le bourg était devenu trop
riche ; les taxes s'alourdirent et « furent assignées
pour la chaussure de la mère du Roi ». Schah
Soleïman frappa les Églises grégoriennes d'un impôt
annuel; le fanatisme de Schah Soltan Hoséin retira
ïes privilèges accordés par Schah «Abbas. L'invasion
afghane acheva la ruine de Djoulfa. Les Arméniens
se dispersèrent ; les uns remontèrent en Russie, en
Pologne, en Transylvanie; plusieurs gagnèrent l'Italie,
les autres allèrent au Goudjerate ou bien à Bagdad
et à Bassora ; il ne restait plus qu'un misérable
résidu de quelque 500 familles, incapables de fuir le
malheur des temps ; ces gens diminuèrent encore sous
Nadir.
Avec les Kadjars, le faubourg chrétien d'Ispahan
reprit timidement le cours de ses destinées inter-
rompues. L'Église grégorienne étabUt à Djoulfa le
siège du diocèse indo-persan, embrassant tout ce
qui restait de la grande émigration arménienne du
292 LA PBBSE d'aujourd'hui
XVII® siècle : un total de 30.000 fidèles» disséminés
dans les principales villes de Tlran, au Mazandéran
et dans les villages de r*Irak •Adjemi.
La communauté la plus nombreuse s'est naturel-
lement maintenue dans le bourg historique ; il peut
s'y trouver à l'heure actudle 3.200 Arméniens. Mais
Djoulfa n'appartient plus aux seuls chrétiens; le
sous-gouverneur» — un musulman» — réside à Ispa-
pan et se fait représenter par un chef de police;
les Persans envahissent les boutiques sous les arcades
du Méidan. Le petite ville est une agglomération de
maisons en terre, à étage ; les rues assez larges sont
plantées de saules et de peupliers; au milieu des pins
et des platanes émergent les coupoles d'églises. Les
anciens cimetières chrétiens remontent vers la mon-
montagne» ainsi que les murs de Ferrahabad» la de-
meure royale» construite par Schah Soltan Hoséin»
qui devait servir» pendant le siège d'Ispahan» de
résidence au prince afghan.
Djoulfa a conservé ses églises : la plus vieille»
Sour-Agop — (Saint-Jacques) — est une modeste
chapelle dans la cour de l'église de Bethléem. L'église
du Saint-Sauveur date aussi de Schah «Abbas et sert
de cathédrale ; l'intérieur est rempli de scènes de la
Bible peintes à fresque par des artistes italiens ou
par des Arméniens formés à Venise ; le bas des murs
est recouvert de faïences ; la coupole ornée de motifs
persans, or sur fond bleu. G'e^t la décoration com-
mune à toutes les églises de Djoulfa, et le fondateur
a généralement pris soin de s'y faire représenter avec
sa famille.
L'évêque, Mgr Isaac,un Arménien de Constanti-
nople» qui a vécu trois années à Marseille» demeure
ISPAHA.N 293
à côté de la cathédrale. II fait, en ce moment, une
tournée pastorale à travers son vaste diocèse. Ses
ouailles sont disséminées dans TOrient lointain ; on
compte 300 familles grégoriennes à Bombay, 200 à
Calcutta, quelques-unes à Madras, à Rangoun, à
Penang, à Singapore et même à Java. Le vicaire
général, le P. Bagrat, un homme de Vladicaucase, me
montre dans la bibliothèque plusieurs manuscrits
de la Bible, datant du ix« siècle, et venus du vieux
pays avec Témigration.
Les beaux temps de Djoulfa tendent à revenir ;
beaucoup y sont artisans ; une trentaine de commer-
çants ont des magasins en ville ; nombre d'Arméniens
trouvent à s'employer dans les bureaux de la banque
ou du télégraphe anglais. Les jeunes gens partent
pour rinde, en quête d'aventure; aucune famille
qui n'ait là-bas quelqu'un des siens. C'est maintenant
l'aisance, sinon la richesse. L'argent envoyé de l'Inde
fait vivre les parents restés au bercail, et soutient
les œuvres de la communauté : une caisse de bien-
faisance, un dispensaire et deux écoles. Il se publie
un journal en langue arménienne : Lraber {Le Nou-
udliste).
Le mouvement général se trouvant porté vers le
Sud a fait que l'influence anglaise domine à Djoulfa.
Si l'image de l'empereur de Russie occupe la place
d'honneur à l'évêché de Tauris, celle de l'empereur
des Indes s'impose au diocèse indo-persan. La sta-
tion de la Christian Missionnary Society, de Londres,
compte cinq missionnaires, qui n'ont obtenu que peu
de conversions au protestantisme anglican; mais ils
ont plusieurs centaines d'enfants dans leurs écoles; ils
entretiennent un hôpital à Ispahan et une école pour
204 LA PERSE d'aujourd'hui
les musulmans. Djoulfa possède, en outre, un dépôt
de la British and fonign Bible Society, et héberge les
loisirs d'un missionnaire de la L^ndon Jews Society.
La tolérance des Séfévis avait attirée le catholicisme
en Perse. En 1598, vinrent les Âugustins portugais,
envoyés auprès de Schah «^Abbas par l'archevêque de
Goa. En 1604, Clément VIII dépêcha les Cannes.
Richelieu expédia des Capucins à Séfi I^, sur la re-
commandation du roi de France. Les Jésuites arri-
vèrent plus tard de leur propre mouvement ; puis les
Dominicains. Vu la priorité de leur établissement,
les Âugustins fournissaient des évêques au diocèse
latin d'Ispahan ; on y vit même résider un évêque
de Babylone, dont les tribus arabes rendaient le
siège inhabitable. Les missions disparurent dans la
tourmente afghane.
Cependant, le souvenir d'un groupe arménien ca-
thoUque, ayant jadis existé à Ispahan, s'était con-
servé au Patriarcat de Constantinople ; on citait
une grande famille catholique, les Chahrimaniantz,
dont le nom restait attaché à la porte de Djoulfa,
donnant sur le pont d'AUahverdi Khan. En 1828,
un prêtre d'Angora, Mgr Giovanni Tertérian, fut
envoyé par le patriarche pour reconnaître la situation ;
il retrouva quelques familles vaguement catholiques,
l'ancienne église des Dominicains et un jardin des
Pères Jésuites. Il mourut en 1852, après avoir rétabli
la mission et la communauté. Le P. Pascal, d'Er-
zeroum est là depuis 1861; vieillissant au milieu
de son troupeau, qui compte maintenant une cin-
quantaine de familles. En 1904, le délégué aposto*
lique d'Ourmiah, désormais chargé du diocèse latin
d' Ispahan, envoya des Lazaristes et des Sœurs de
ISP AH AN 295
Charité. L'église des Dominicains, construite
en 1702, sert de paroisse ; un tableau qui représente
saint Dominique recevant le rosaire des mains de
la Sainte Vierge, un autel en argent, les lampes
du sanctuaire, datent de la mission primitive ; un
corridor voûté, encombré de tombes, conduit au
couvent. La mission, composée de trois Lazaristes et
de sept Sœurs, a été vigoureusement menée par son
supérieur, un prêtre ardennais, M. Demuth; les écoles
sont déjà fréquentées par quatre-vingts garçons et
cent quinze petites filles.
Les faveurs accordées aux Arméniens par les
Séfévis ne s'étendirent pas aux juifs. Ispahan était,
sans doute, la plus ancienne juiverie de la Perse.
Quand, après la destruction du premier temple, les
juifs furent dispersés par Nabuchodonosor, ceux
d'entre eux qui prirent le chemin de l'Iran se
fixèrent à Ispâhan ; ils y construisirent à leur usage
un faubourg spécial nommé Yahoudieh, Avec le
temps, la ville primitive disparut et ce fut le
quartier juif , qui servit de noyau au moderne Ispahan.
Tandis que Schah «Abbas prodiguait les avantages
aux chrétiens de Djoulfa, il précisait les restrictions
sévères, qui frappaient les juifs. Le Djam^^eh ^abhassU
recueil des lois de Schah «Abbas,multipUe contre eux
les interdictions : construire de nouvelles synagogues,
chanter des chants liturgiques, boire de l'arak, manger
du porc, épouser des musulmanes, acquérir des che-
vaux, posséder des armes, venir en aide à leurs core-
ligionnaires attaqués ; ils devaient porter sur leurs
vêtements une rouelle de drap jaune ou rouge, mon-
ter à âne en plaçant leurs deux pieds du même côté,
se faufiler le long des maison^ pour laisser aux Per-
296 LA PERSE d'aujourd'hui
sans le milieu de la rue. Leurs femmes ne pouvaient
sortir que dévoilées. La situation des juifs était si
humiliée que les voyageurs français du xvii® siècle
les mentionnent à peine. Tavemier les signale comme
courtiers. « Les juifs, écrit Chardin, sont en petit
nombre dans cette ville et pauvres, comme ils le
sont généralement par tout ce royaume. »
n y a 6.000 juifs à Ispahan : C'est le groupe Israélite
le plus nombreux de toute la Perse. Ils habitent les
quartiers de Djouibaré, de Golbar et de Dardecht,
n'ayant pour vivre que le colportage, la vente
du vin et de l'arak. Or, Âgha Nedjéfl vient d'interdire
aux juives l'accès des andérouns, aux juifs le com-
merce des alcools, si bien que la communauté meurt
de faim. J'ai rarement vu pareille détresse ; le quar-
tier est sale et rempli de mendiants : les rabbins n'ont
pas d'influence ; un marchand d'opium, M. Khazkiya
Mordecaï, reconnu pour chef comme le plus riche,
remet toute autorité au directeur des Écoles de l' AI-
Uance, un juif bulgare. Ces écoles ont été fondées
en 1901 ; elles contiennent 290 garçons et 210 filles :
la seule espérance d'avenir au milieu de toute cette
tristesse.
Rendu farouche par le malheur des deux derniers
siècles, le chiisme pesa avec une égale dureté sur
les communautés non musulmanes : arméniens, guè-
bres et juifs. S'écartant des douces rêveries du sou-
fisme pour devenir le symbole de la nationalité ira-
nienne, la religion persane revint aux idées exclusives
de l'aryanisme primitif. Elle opposa la pureté des siens
à l'impureté des infidèles et prêcha la minutie des
purifications. En tout pays d'Islam, le non-musulman
est un homme de condition légalement inférieure ;
ISPAHAN 297
en Perse, il fut considéré comme un être vil, propre à
contaminer par son seul contact la pureté chiite.
Crainte de souillure, il fallut le maintenir enfermé
dans son bouge et l'exclure de tout endroit public,
aussi bien des bains que des bazars.
Le xix^ siècle tempéra cette ignominie. Â la suite
des guerres avec la Russie, les Arméniens de TÂzer-
baldjan cherchèrent un sort meilleur en Transcau-
casie. Etchmiadzin envoya des prêtres et des profes-
seurs. Les Ârmémens se firent les auxiliaires de la
pénétration russe et en retirèrent le bénéfice; ils
tiennent une place importante dans les bazars de
Tauris et de Téhéran; l'un d'eux, M. Toumaniantz»
s'est fait, sur tous les marchés du Nord, le principal
exportateur des produits persans vers la Russie...
On a vu que les Arméniens de Djoulfa se portèrent
vers le Sud, comme agents du commerce de l'Inde.
Les Guèbres trouvèrent un appui chez leurs core-
ligionnaires parsis. En 1854, le Persian Zoroastrian
amélioration fond, de Bombay, dépêcha en Perse
un premier émissaire ; depuis lors, un agent offi-
cieux des Parsis de l'Inde réside à Téhéran. M. Ar-
déchirji Edulji, est actuellement accrédité auprès
des dix mille Zoroastriens de l'Iran, dont le groupe
principal vit à Yezd et Kerman ; ces gens ont essaimé
entre Téhéran et Bouchir pour prendre part au trafic
indien. Les Guèbres de Téhéran ont leurs magasins
au bazar ; le plus riche d'entre eux, M. Arbab Djem-
chid, fait même partie du Conseil national.
L'Alliance Israélite universelle n'a pris pied en
Perse qu'en 1898. Elle a successivement fondé des
écoles à Téhéran, Hamadan, Ispahan, Senneh, Chiraz
et Kermanchah; soit onze écoles avec 2225 élèves.
2 »8 LA PERSE d'aujourd'hui
L'œuvre commence à peine, dans des locaux par-
fois insuffisants; elle doit même se borner dans
certains cas à renseignement des métiers ; son in-
fluence moralisatrice ne peut manquer de se faire
sentir et avec le temps, elle permettra aux juifs de
riran de bénéficier de la situation nouvelle créée
par le mouvement des réformes.
Les juifs sont maintenant éparpillés dans tout le
pays. Les invasions les dispersèrent ; le fanatisme
des mollahs les pourchassa de ville en ville ; souvent
même il leur fallut se convertir à Tislam. Ceux
de Méchhed, devenus musulmans, continuent,
parait-il, à pratiquer en secret le culte mosaïque. Il
n*y a presque plus de juifs dans le Nord du pays, sauf
à Téhéran où ils se concentrèrent. Ils sont là 5.100,
5.300 à Hamadan. 5.000 à Chiraz. Les juifs d'Ha-
madan, d*Ourmiah,de Kermanchah, de Soltanabad et
de Kachan sont admis dans les bazars et y font le
commerce. Ceux d*Ispahan et de Chiraz en sont ré-
duits au colportage; des communautés minuscules par-
sèment le Kurdistan, le Louristan et l'^Irak «Adjémi.
On rencontre dans toutes les montagnes du Fars des
juifs artisans ou colporteurs ; il en existe aussi à
Yezd et à Kerman. Dans le Kurdistan, ils parlent un
jargon syriaque, dans l'Iran un jargon persan, mêlé
d'hébreu, dont les dialectes varient de ville en ville.
La fabrication du vin ou de l'arak et la pratique de
la médecine sont spécialités des juifs de l'Iran ; ils
fournissent à l'immoralité du pays des troupes de
chanteurs et de danseurs. Le Bulletin de F Alliance
israélite porte leur nombre à près de 50.000.
Ils sont, du reste, dans un état pitoyable, consé-
quence de l'oppression et de la pauvreté. L'ignorance
ISPAHAN 299
des rabbins tolère parmi eux les mariages précoces et
la polygamie ; Tivrognerie achève l'abaissement des
caractères : point d'organisation ; à peine d'écoles
talmudiques. aucune vie religieuse ni intellectuelle ;
les traditions, les usages du judaïsme local semblent
même s'être perdus.
A Téhéran, où la communauté juive est une des
plus nombreuses du pays, la plus importante des
20 synagogues, celle de Marhoun Ezra, est installée
dans les chambres d'une petite maison persane et
contient le seul talmud-thorah de la ville. Le grand-
rabbin Mollah Abraham est un ancien orfèvre re-
venu de Bagdad ; il est, à la fois, prêtre et sacrifi-
cateur, notaire, officier de l'état civil et juge dans les
questions de statut personnel ; pour les autres, il faut
recourir aux moudjteheds. Le Kargouzar se charge
de la police. Un dizaine de « barbes blanches » for-
ment une sorte de conseil autour du [grand-rabbin.
Tous les trois ans, le khakham chalimi vient de
Jérusalem, muni de son diplôme, surveiller la stricte
application de la loi et encaisser les fonds recueillis.
Les chalihod apparaissent à intervalles irréguliers ; le
gàbbaî, trésorier de la communauté, Chaloum Daoud,
leur remet l'argent ramassé pour les tombeaux de
Jérusalem, d'Hébron, de Safed et deTibériade. Son
père, Daoud Mordécaï, envoie directement à Bassora
les offrandes destinées au tombeau d'Esdras.
Le judaïsme persan était si décomposé que, dès
son arrivée, le directeur de l'école de l'Alliance eut
à prendre la direction de la communauté dans presque
toutes les villes ; nulle part plus qu'à Ispahan, où il
perçoit la taxe sur la viande kacher, paye la capitation
et se voit même recherché comme arbitre des contes-
300 LA PERSE d'aujourd'hui
tations. C'est là un rôle fort délicat/ Les professeurs
de l'Alliance Israélite m'ont paru le remplir avec
conscience et succès. Ils ont le sentiment de leur
tâche civilisatrice et le goût de l'apostolat. Leur j
habitation a généralement fort bon air ; l'institutrice '
qu'ils ont épousée est gentille et avenante ; leur exis-
tence est digne et familiale ; ils sont, par eux-mêmes,
d'un excellent exemple pour la communauté qu'ils
ont à tâche de relever. Nous devons leur savoir un
gré infini d'enseigner soigneusement aux enfants,
avec notre langue, les titres que la France s'est acquis
auprès de leur race par le fait même de la Révolution.
L'Alliance Israélite a su résoudre le difficile problème
de créer une mission laïque suffisamment efficace ;
c'est un modèle à étudier et à suivre.
La plupart des avanies antérieurement faites aux
juifs sont maintenant choses du passé. Il n'est plus |
question de rouelle ; les juifs s'habiUent comme les
autres Persans. La capitation même tombe en désué-
tude : à Ispahan, elle n'est plus que de 100 tomans
par an; à Téhéran, elle consistait en 1.000 metkals
de soie ; on la remplace par une somme de 20 tomans,
une fois payée au tailleur du roi. Les tracasseries des
moudjteheds, les exactions des autorités tendent à
s'atténuer ; les gouverneurs s'emploient de leur mieux
à réprimer les violences contre les juifs. Le gouver-
nement persan admet volontiers les représentations
officieuses faites en leur faveur par la légation de
France. Là comme ailleurs, le bienfaisant effet des
idées nouvelles commence à se faire sentir.
XIII
A TRAVERS L'«IRAK «ADJEMI
D'Ispahan à Soltanabad. — Les « minarets branlants • de
Koladoun. — Les muletiers de Sédé ; notre caravane ;
Kerbélaï Mohammed Ibrahim. — Le village de Tchalé-
Slah. — La route méridionale du pèlerinage aux Lieux
Saints. — Le conteur de Déhakh : Behzad et Ibrahim, ou
le bienfait récompensé. — Le district de Dor. — Les pro-
vinces de Golpaigan et de Kamaré. — Le médecin Juif de
Vertcha ; la médecine en Perse. — Soltanabad : les tapis
de l^'Irak; la maison Ziegler. — Hadji Agha Mohsen. —
De Soltanabad à Kermancfaah. — En pays turc : Diza
bad. — La province de Mélayir. — Le Norouz : célé-
bration de la fête nationale de l'Iran. — L'c année du
poulet 9, — En famille, chez le Keikhoda de Frasfardjé.
Il y affort loin d'Ispahan à Bagdad : plus de 800 ki-
lomètres, au travers du large massif montagneux qui
sépare le plateau de Tlran de la vallée du Tigre. C'est
la partie méridionale de l'Irak «Âdjemi. Notre route
suit tout d'abord la limite du désert ; les villages sont
rares, les arbres dépouillés par l'hiver. Chaque jour
avance insensiblement la chevauchée monotone surun
sol gris et rocailleux. Cependant, l'air est frais et sec :
les montagnes ont gardé leur revêtement de neige ;
dans la brume du matin, les cimes apparaissent
aériennes, presque diaphanes ; elles resplendissent
au grand soleil de l'aprôs-midi. Aux sources des
302 LA PERSE d'aujourd'hui
rivières de Koum et deSaveh, dans le bassin de Solta-
nabad» le paysage reste désertique; quelques oasis
de verdure disséminés sur les pentes arides.
Les seigneurs persans ne se soucient point de vivre
en des lieux si écartés. Arbitrairement guidée par les
appétits de la cour, la volonté souveraine déchiqueté
le territoire en provinces minuscules. Nul ne s'in-
quiète de cette chétive population de ra'yat ira-
niens, de ces villages arméniens et géorgiens créés
par l'émigration du xvii® siècle, ni des petits groupes
juifs, adonnés parmi eux à la médecine et au colpor-
tage. Beaucoup de villages, étant rayyetis, sont livrés
en tigyouls à la rapacité des grands.
Jusqu'à SoltansÂad, les muletiers comptent 265 ki-
lomètres, divisés en 7 mmzds (gîtes d'étape), à par-
courir en autant de journées. Notre petite caravane
s*est formée à Sédé, par les soins de Mohammed Ho-
seïn Khan Sertip, préposé aux transports de la mai-
son princière. Il est le chef des muletiers de la
province, dont il peut réquisitionner les bêtes de charge,
au nom de ZiU-è-Soltan.
Sédé n'est qu'à 18 kilomètres d'Ispahan et l'on
s'y rend en voiture, au travers des jardins et desgrosses
tours des pigeonniers. Â droite, apparaissent dans
les arbres les « minarets branlants b du village de
Koladoun, deux pointes jumelles^ surmontant la
mosquées où Baba «Âbdoullah dort son dernier som-
meil. Une particularité de construction permet à tout
individu, qui en gravit les escahers, de leur impri-
mer un mouvement fort appréciable, tandis que
l'autre minaret se met à s'agiter par sympathie.
Auprès du Zendeh-Roud, un rocher isolé ferme la
plaine : au sommet, la rotonde d'un pyrée et quelques
A TRAVERS L'*IRAK ''ADJEMI 303
ruines d'un bâtiment en briques. La vue en est fort
belle : la rivière sort de l'étranglement des montagnes;
plus haut, avant de remonter vers le district de
Tchahar Mahal et les crêtes neigeuses des Bakhtyaiis,
la vallée, parsemée de villages, s'épanouit en champs
déjà verdissants. Au pied du Koh-i-Sédé, le bourg du
même nom, avec ses deux annexes, Horestan et
Téhérantchi, forme une vaste agglomération dans
les jujubiers et les platanes ; c'est le chef-lieu du dis-
trict de Moharbin, dont Behram Mirza est sous-
gouverneur. Les paysans l'ont prié de leur épargner
la présence d'un de ses domestiques ; grâce à la proxi-
mité, ils vont régler eux-mêmes leurs affaires en ville
avec quelque secrétaire. Sédé est aux paysans ; des
deux villages voisins, l'un appartient à un frère,
l'autre à un neveu d'Âgha Nedjefi; la meilleure cul-
ture est celle du tombac; mais, dédaigneux des occu-
pations agricoles, la plupart des habitants se sont
faits muletiers. Ils peuvent mettre en ligne 3 ou 4.000
chevaux et mules qui s'en vont indifféremment à
Téhéran ou à Chiraz, jusqu'à Trébizonde et Bagdad.
Mohammed Hosein Khan est le propriétaire le
plus aisé du village. Il y possède deux jardins fruitiers
et une grande maison qu'il vient d'achever. Nous
y passâmes la nuit. L'écho des agitations d'Is-
pahan venait d'arriver au village ; le soir, on battit
le tambour et, dès l'aube, une bande de paysans se
dirigea vers la ville, afin d'aller grossir, dans la mos-
quée du Schah, les forces d'Âgha Nedjefi.
Kerbélaï Mohammed Ibrahim conduit notre cara-
vane, — un garçon solide, vêtu de bleu, chaussé de
cuir, avec de grosses guêtres d'étoffe, la pipe passée
dans sa ceinture de laine, un bonnet noir sur la tête,
304 LA PERSE d'aujourd'hui
la figure rasée, la moustache blonde et courte. Tout le
jour» il suit lourdement le train des mules, le corps
penché en avant, maugréant contre la longueur des
étapes, objectant la fatigue de ses bêtes ou le poids
des charges et menaçant de se réfugier dans les imam-
zadés du chemin. De temps à autre, détachant de sa
ceinture une lanière de cuir, terminée par une chaî-
nette et une mèche, il s'en sert comme de fouet pour
presser la marche, Sa mauvaise humeur se perd en
paroles ; il est bon et rude au travail ; il sait les chansons
pour distraire la longueur de la route. Les muletiers
n'ont point su créer à leur usage une poésie spéciale
comme celle des chameliers ; ils prennent leur bien
dans le trésor commun de la versification populaire
et le chantent aux échos du désert. Les muletiers
ispahanis passent pour les meilleurs chanteurs de
leur profession. Et voici ce que fredonnait Kerbélaï
Ibrahim :
Tes yeux me regardent, mais ton cœur est ailleurs;
peu m'importe, du reste, où est ton cœur. Je suis
un oiseau qui vole; il ne manque point d'arbres pour
m'y poser.
Notre homme voyage constamment entre Ispahan
et Soltanabad ; à rares intervalles, il pousse jusqu'à
Bagdad. Sa famiUe vit à Sédé. De son patron, Hadji
Ibrahim Makkari, qui dispose d'une soixantaine de
bêtes de charge, il ne reçoit aucun salaire; mais il
possède une mule en propre, dont il a le bénéfice,
étant défrayé de tous frais de route à la fois pour lui
et pour elle.
 la passe de Sar-i-Tchah, le chemin franchit la
montagne de Sédé, puis en contourne les pentes. I^es
A TRAVERS L*'IRAK *ADJEMI 305
parcelles cultivées de la plaine d'Ispahan forment
des carrés de verdure ; partout ailleurs, l'immensité
du désert, parsemé de roches d'un brun rougeâtre; au
fond, une chaîne neigeuse et le massif du Koh-i-Kar-
guez.
Tchalé-Siah (le fossé noir), est un petit village d'une
cinquantaine de maisons ; de sa propriétaire, une
fille deZill-è-Soltan, Afsar-ed-Dowleh (la couronne de
l'État), il a récemment reçu le nouveau nom d'Afsa-
rieh. Le passage d'un canal venu de la montagne
réussit à faire pousser des arbres et à irriguer quelques
champs de blé au milieu des solitudes. L'eau continue
sa course souterraine pour vivifier, un peu plus bas,
le village de Rahimabad. Les habitants payent, pour
toute redevance, la somme annuelle de 550 tomans,
comme prix de location de la moitié du canal. Leurs
maisons se pressent dans une enceinte murée, fermée
par une grosse pierre, qui tourne sur elle-même.
Adossée à la paroi extérieure, une fabrique de tapis,
établie par le prince, où 40 femmes travaillent à
huit métiers. Le village a débordé la tristesse de sa
muraiUe : plusieurs maisons, des enclos très bas, se
groupent au dehors. Dans toute la région, les cham-
bres sont voûtées ; au milieu de la pièce, a été
creusé le four; dans la voûte, un trou pour l'échap-
pement de la fumée. Les meilleures habitations com-
portent, entre deux chanibres, un espace ouvert,
également voûté, éwan^ où la famille s'installera
durant l'été.
La masse noire d'un caravansérail précède Tchalé-
Siah. L'inscription mentionne le règne de Schah
Soléiman et la date de 1100 de l'Hégire. L'édifice
fut élevé par ordre du grand-vizir Cheikh «Ali
Ai^BiN. — La Perse. 20
306 LA PERSE d'aujourd'hui
Khan, 'Ehtezad-os-Saltaneh — l'appui delà dynastie.
— Cheikh «Âli était ce ministre pieux et intègre dont
Chardin nous conte les démêlés avec son ivrogne de
souverain ; il n'aimait pas beaucoup les chrétiens, et
fut cause que le second voyage du bijoutier français
rapporta moins de bénéfices que le premier. Celui de
Tchalé-Siah commence une longue suite de caravan-
sérails, dont le même ministre et le même souverain
jalonnèrent la route d'Ispahan à Bagdad. La plupart
sont hors d'usage ; par exception, Tchalé-Siah s'est
assez bien conservé ; les murs en briques cuites sont
à peu près intacts ; à l'entrée, les grandes dalles de
pierre ne se sont pas trop disjointes ; les chameaux
remplissent la cour, transformée en cloaque ; sous les
arcades, campent les voyageurs. Tout est plein. Il
vient d'arriver une caravane de gens de Birdjand,
retour de Kerbéla, qui se dirigent vers le lointain
Séistan.
Car nous sommes sur l'une des grandes voies du
pèlerinage et la route appartient aux pèlerins. Les
caravanes de charges se font rares ; à peine quelques
trains de mules, apportant à Ispahan les tabacs
d'Ourmiah., C'est, tout le long du jour, le reflux de
cette migration de peuples, qui, l'automne, s'est portée
vers les lieux saints pour regagner, pendant les mois
d'hiver, ses villages respectifs. Jusqu'au delà de Ker-
manchah, le torrent s'est maintenu compact; puis
ceux de l'Azerbaïdjan et du Caucase s'en sont allés
vers Hamadan; ceux de l'Irak ont pris le chemin de
Koum. Sur la route d'Ispahan à Soltanabad, nous
n'avons affaire qu'à la branche méridionale, qui va
vers Ispahan et Chiraz, Yezd et Kerman, ou bien
encore vers le Séistan et le sud du Khorassan. Ce sont
A TRAVERS L^'IRAK 'ADJBMI 307
des populations entières qui se sont déplacées, à la
voix des conducteurs de pèlerinages, pour la pieuse
visite aux tombeaux des Imams. Sur la piste déser-
tique, des hommes, des femmes, des enfants défilent
sans interruption ; beaucoup suivent à pied leur petit
bagage chargé sur un âne ; quelques-uns n*ont point
de chaussures et demandent l'aumône aux passants.
Les plus riches voyagent à cheval ; les femmes,
accroupies dans les larges cacolets de bois placés
en travers des montures ; elles sont enveloppées du
châle noir coutumier, la figure couverte d'un hnge
blanc percé de trous au devant des yeux et fixé
par une broche derrière la tête. Il est rare qu'un pan-
talon de fine étoffe, fermé, à la cheville, sur un bas
de même couleur, dénonce la présence d'une dame
de qualité. Comme celui de Méchhed, les pèlerinages
de Kerbéla et de Nedjef sont le plus souvent le fait du
vulgaire ; il n'est guère de ra«yat qui ne deviennent
Méchhedis ou Kerbélaîs ; les Persans bien placés
préfèrent entreprendre le voyage de la Mecque et
n'attachent de valeur qu'à la qualification de Hadji.
De Tchalé-Siah à Déhakh, une quarantaine de kilo-
mètres. A l'extrémité de la province d'Ispahan, une
eau propice permet à quelques villages de développer
leurs champs et leurs vignobles. Déhakh est un gros
bourg entouré de murs ; un imamzadé, fils de l'imam
Mousa, domine la longue étendue des jardins et des
cultures. Le district a pour sous-gouverneur le pre-
mier secrétaire de Zill-è-Soltan, Mirza Baghir Khan,
qui en délègue l'administration à l'un des principaux
cultivateurs du chef -heu, Mirza Hadji Agha Kelanter.
Les récits d'un conteur vinrent distraire notre
soirée. Un «Adjem, Derviche Hoséïn, est le nakkal
308 LA PERSE d'aujourd'hui
attitré du lieu ; il fait, en ce moment, la tournée des
villages voisins, qu'il égayé par ses anecdotes, avant
de les édifier par un court sermon sur le martyre
des Imams. En son absence, nous eûmes affaire à un
simple apprenti : Derviche Darab étudie chez un
mourchid, Kachgoul «Ali Schah, de Golpaïgan, et
s'essaye timidement dans son art. Son maître ne lui
a pas encore appris à détailler les épisodes, contenus
dans quelque livre célèbre ; sa mémoire classe les
contes par catégories : la vertu récompensée, le vice
puni, les vengeances, les mariages, les morts.
Derviche Darab porte le costume ordinaire des
paysans ; il s'agenouille à la mode persane, s'assied
sur ses talons et débite son histoire, avec autant de
mobilité dans les traits que de vivacité dans les
gestes. Il se met tout d'abord à psalmodier quelques
vers de Sa«di, puis entame son rédt, choisi dans la série
du bien récompensé :
« A Ispahan, sous le règne de Schah «Âbbas, vivait
un bijoutier, Khadjé Séid Djauhéri. Un jour, assis
dans sa boutique, fumant un kalyan que venait de
lui préparer son eunuque, il regardait insouciam-
ment le mouvement du bazar. Un jeune homme,
en habits de voyage, immobile le long du mur,
frappa son attention. Il l'appela, le fit entrer, asseoir
et fumer ; l'inconnu resta jusqu'au soir. A la ferme-
ture du bazar, le bijoutier lui offrit de venir loger chez
lui, s'il n'avait point d'autre gîte; il y demeura
quarante jours et quarante nuits, diverti par son
hôte avec des musiciens et des danseurs. Alors Behzad
— c'était le nom de l'étranger — dit en pleurant
qu'il devait partir et avoua son manque de ressources.
Le lendemain même, Ibrahim, le fils du bijoutier, lui
A TRAVERS l'Irak «adjemi 309
amenait un cheval de la part de son père, avec une
bourse de 100 tomans. Behzad aUa à Chiraz, puis à
Bouchir; là il prit passage sur un voilier et débarqua
à la côte de l'Oman. La côte était peuplée de pêcheurs;
fort de son capital de 100 tomans, le nouveau venu
les prit à son service et en fit autant de pirates.
Behzad s'enrichit vite à cette entreprise.
« Mais, laissons là Taffaire de Behzad et revenons
au bijoutier » . Le malheur voulut qu'un domestique
de Schah«Âbbas se prit de querelle avec Khadjé
Séid sur le prix d'un bijou. Les gens du bijoutier
ayant bâtonné l'homme, le roi, furieux, fit empri-
sonner le commerçant coupable, piller sa boutique et
sa maison. Khadjé Séid mourut; sa famille était
ruinée... Le fils se lamentait ; sur les conseils de sa
mère, il se décida à parcourir le monde, afin d'y
acquérir expérience et fortune. Or, il advint qu'Ibra-
him fut capturé dans le golfe Persique par les bateaux
de Behzad. Le pirate le reconnut aussitôt et l'accabla
des effusions les plus vives... « C'est moi, lui dit-il,
qui suis Behzad, auquel vous avez donné naguère
un cheval et 100 tomans pour son voyage. Ces palais,
ces navires, ces nègres, ces serviteurs, — tout cela
est à votre disposition, car je les ai acquis du capital
avancé par vous. » Ibrahim n'avait pas à chercher
plus loin ; il vécut avec Behzad au milieu des plaisirs,
et voici qu'un jour, une jeune fille européenne, quel-
que Portugaise égarée sur ces mers, fut saisie par les
pirates. Cette prise opportune valut une femme à
l'indolent Ibrahim, auquel toutes les chances tom-
baient du del, en récompense du service rendu à
Behzad par la prévoyance paternelle. »
Au delà de Dehakh, quelques villages dispersés
310 LA PERSE d'aujourd'hui
sur le plateau désolé, pierreux, où poussent de maigres
broussailles ; des troupeaux de moutons et de chèvres
y cherchent péniblement leur nourriture, sous la
garde de pâtres en manteaux de feutre. Â gauche,
se poursuit la ligne neigeuse des grandes montagnes.
Puis la vallée descend insensiblement vers la rivière
de Koum, entre deux chaînes parallèles, fermée, au
loin, par la masse isolée de l'Elvend de Golpaïgan.
Il y a là six villages écartés, réunis en un même
district; la faveur du Schah défunt les fit attribuer
en tiyyoul à l'Emir Bahadour Djeng(le chef des braves
à la guerre), un Turc de Tauris, devenu ministre de
la cour. Mirza Feth «Ali Khan, le domestique chargé
d'y représenter les intérêts du bénéficiaire, exploitait
avec un excès de vigueur cette plèbe corvéable
et ignorée. Des plaintes» portées à Téhéran, valurent
de lourdes amendes aux délégués qui s'en chargèrent.
Le salut vint du changement de règne ; le ministre
perdit sa place et son homme crut prudent de vider
les lieux. Depuis lors, le district respire, attendant
sans impatience la désignation d'une nouvelle auto-
rité. Dor, le chef-lieu, n'a que 200 maisons et paye
400 tomans d'impôt ; un caravansérail à moitié
détruit y porte le nom de Schah Séfi.
Plus rien, durant 36 kilomètres, jusqu'aux jardins
de Golpaïgan. La ville est au pied de la montagne ;
la rivière assez grosse pour irriguer des cultures éten-
dues et faire vivre une trentaine de villages, dissé-
minés dans la large plaine. Le sol donne les grains et
les fruits pour la consommation locale, l'opium et
les tombacs qui vont vers Ispahan, le coton exporté
en Russie. La haute vallée de la rivière de Koum
forme une province spéciale, Uvrée aux favoris
A TRAVERS L'^IRAK "ADJEMI 311
en quête d'emploi; les moudjteheds eux-mêmes y
possèdent trop peu d'influence pour contrecarrer les
gouverneurs. Un gendre du feu Schah gouvernait
à Golpaïgan : la mort de son beau-père mit un terme
à ses loisirs.
La ville peut avoir 12 ou 15.000 habitants ; son
aspect est triste et ruiné ; les débris de la forteresse,
la coupole de la mosquée du Vendredi, un minaret
isolé près du bazar, l'imamzadé Sejryed Haftar,
descendant de l'imam Mousa, s'élèvent au milieu
de murs croulants et de détritus amoncelés. Il y a
deux ans, le choléra dévasta Golpaïgan; les gens
moururent; leurs maisons furent abandonnées. Le
bazar vend aux Iraniens de la plaine et aux Loures
de la montagne ; il achète à Ispahan, Kachan ou
Soltanabad ; il appartient au domaine à peu près
exclusif des cotonnades et des sucres russes. Au
milieu de la ville s'étale la misère du quartier juif;
130 familles y vivent sous l'autorité du grand-
rabbin, Mollah Israël ; cent autres sont installées à
Kounsar, un peu plus haut dans la montagne.
La passe de Hasan-Flakh réunit à la chaîne prin-
cipale l'Elvend de Golpaïgan. Au cqI, la neige persiste
encore et le passage est dur à notre caravane.
Nous descendons en pente douce vers la large plaine
de Kamaré ; une centaine de villages y mettent des
taches vertes sur la terre grisâtre. Des cours d'eau
s'en vont vers la rivière de Koum. En bas, le bourg
de Khouméin, précédé d'un pont et d'une ancienne
forteresse, le Chehriar (le maître de la ville). Khou-
méin a 3.500 habitants. Une dizaine de familles
juives y ont récemment essaimé de Golpaïgan ;
la plupart des villages de la province appartiennent
312 LA PERSE d'aujourd'hui
à deux Kadjars, fils d'un neveu de Feth «Ali Schah.
Le gouvernement est entre les mains d'un petit
propriétaire local, pour le compte d'un seyyed de
Tauris, Bedr-ol-Molk (la pleine lune du royaume), qui,
doit cette aubaine à l'influence de son frère, chef de
la garde-robe du feu roi.
L'eau, coulant en tous sens, permet de cultiver la
plaine entière. A l'extrémité, une sœur de Zill-è-Soltan
Banouyé «^Ozma (la grand dame), possède une dizaine
de villages à cheval surKamaréetl'^Irak. Elle en tire un
revenu de20.000 tomans. Sans tenir compte delà récolte,
les paysans se sont engagés à lui payer cette rente fixe
par les soins du keikhoda bachU qu^elle a désigné dans
le centre principal, Vertcha, un bourg de 226 maisons,
fournissant, à lui seul, le quart de la somme totale.
Un juif vit à Vertcha pour y pratiquer la méde-
cine. La médecine, en Perse, n'est pas un métier
lucratif. Dans les grandes maisons, le médecin est
un domestique de confiance, attaché à la personne
du maître et rémunéré par le don annuel de quelques
kharvars de grains. Il y en a peu qui aient étudié
dans les Facultés d'Europe ; en Perse, l'enseignement
médical régulier n'existe qu'à TÉcole polytechnique
de Téhéran. Les missionnaires américains inculquent
à quelques jeunes gens. Arméniens et Chaldéens,
des notions élémentaires d'hygiène, qui les. font
rechercher dans tout leNord-Ouest del'Iran. La masse
des praticiens actuels tire sa science de la tradition
paternelle, que les générations se sont transmises
depuis Grallien et Avicenne. Dans les principales
villes, se sont établis des médecins musulmans indé-
pendants. Mais leur sort n'a rien d'enviable : les
mollahs leur enlèvent la clientèle populaire pour
A TRAVERS L'nHAK ''ADJEMI 313
traiter avec des amulettes ou des transcriptions du
Coran ; les seyyeds pratiquent l'imposition des
mains ; il arrive que le patient recoure à la terre de
Kerbéla, rapportée par les pèlerins. On tire au sort le
remède à suivre, dans les feuillets du livre sacré, par
le procédé de Vestékharé. Les gens, plus cultivés,
qui s'adressent à l'homme de science, omettent
volontiers de payer ses soins. Ils estiment leur mé-
decin suffisamment rémunéré par le don accidentel
d'un châle ou d'un tapis, et celui-ci doit vivre sur
le léger bénéfice des médicaments qu'il prépare.
Dans tout r*Irak «Âdiemi, les campagnes appar-
tiennent aux docteurs juifs.
Celui de Vertcha est arrivé depuis peu ; il vit seul
et ne manque pas d'aller, à Golpaïgan, célébrer en
famille la fête de Pâques et celle des Tabernacles.
Sans cesse, il parcourt les environs, soit qu'il ait été
spécialement appelé pour un malade, soit qu'il
y exécute une tournée périodique ; en dehors du
village, ses consultations lui valent 3 ou 4 krans.
Toute sa science lui vient de son père, qui a Im-même
émigré de Yezd : il saigne, purge, guérit, selon les
vieux usages du pays.
Le chemin, franchissant un seuil imperceptible,
descend au village de Ghéili, vers le lac Touzlou
Gueul, dont la surface bleue apparaît au loin dans la
plaine. C'est un bassin isolé, privé de tout déversoir,
entre la rivière de Koum et celle de Saveh. Nous pas-
sons de crête en crête, de vallon en vallon; les villages
sont espacés, les cultures rares. En bas, quelques
vignobles. Nous atteignons Soltanabad, allongée
tout au fond de la plaine, au pied même de la mon-
tagne, en bordure de ses jardins.
314 LA PERSE d'aujourd'hui
Jusqu'au dernier siècle, la province d'Irak ne
possédait aucun chef-lieu déterminé. Les gouver-
neurs nommés ne prenaient point la peine de quitter
Ispahan ou Chiraz et se faisaient représenter par quel-
que délégué. Celui-ci s'installait dans un village
au cœur même de son gouvernement» près du
site actuel de la ville de Soltanabad. Sous Feth «Ali
Schah,un grand personnage» Yousouf KhanSépehdar,
prit le chemin de r«Irak;il eut vite fait de détruire
les villages primitifs et de fonder Soltanabad, en y
transplantant leurs habitants. La viUe a beau être
moderne, elle est aussi ruinée qu'aucune autre de
l'Iran ; ses murailles tombent en miettes : le gouver-
neur occupe un énorme palais, aux cours lamentables,
aux bâtiments décrépits. Les rues se coupent à angle
droit. Le bazar est actif : les négociants y sont
venus des villes voisines, même d' Ispahan et de Ta uns
Deux petits caravansérails contiennent une colonie
juive d'une soixantaine d'invidus détachés de Kachan
et d'Hamadan ; trois d'entre eux pratiquent la
médecine. En dehors des grains, la province produit
un peu de coton, de l'opium, une assez forte pro-
portion de raisins secs exportés en Russie.
Soltanabad peut avoir 25 ou 30.000 habitants.
Elle appartient tout entière à l'industrie des tapis,
qui refleurit dans T'Irak depuis une quarantaine
d'années et, partant, au commerce des laines. Celles-
ci proviennent de Golpaïgan, Hamadan et Ker-
manchah; les fils plongent, en pleine rue, dans de
grands vases remplis de teinture ; ils sèchent sur toutes
les maisons.
MM. Ziegler sont des commissionnaires suisses,
établis à Manchester, et spécialisés dans le commerce
A TRAVERS L^IRAK ''ADJEMI 315
de la Perse ; la maison centrale est à Tauris, avec
succursales à Téhéran, Ispahan, Yezd, Chiraz et
Bouchir. Celle de Soltanabad, réservée à l'expor-
tation des tapis, forme, dans les peupliers, à l'ex-
trémité méricÛonale de la ville, un coin de Suisse,
aimable et hospitalier. Les ateliers pour la prépara-
tion et la teinture des laines occupent 80 ouvriers.
Chaque tapis fait avec les tisserands l'objet d'un
contrat spécial, prévoyant des avances en laines et
en argent. L'ouvrier reçoit le modèle, dont le dessin
ou la couleur se modifient constamment selon les
goûts de la clientèle, et met de suite au travail femmes
et enfants de sa famille. Sur les registres figurent
les noms de 3.300 tisserands, répartis dans la ville,
r«Irak, les provinces de Kamareh et de Hamadan;
dans chaque village, un agent de la maison se recon-
naît responsable des engagements pris par les habi-
tants.
Soltanabad est, avec Tauris et Kerman, le principal
centre de la fabrication des tapis de Perse. Le tapis
de rirak est moins fm que les autres ; son prix,
d'aiUeurs, est moins élevé ; de 4 à 12 tomans le zar
(102 centimètres carrés). Ce sont grandes pièces,
à larges dessins, d'un effet très décoratif. La répar-
tition s'en fait à Manchester; l'Angleterre en prend
la plus grande part, puis les divers pays du continent ;
l'Amérique ne fournit qu'un débouché très limité.
La province d' «Irak commence aux portes de Koum
pour finir à quelques lieues de Hamadan. Elle com-
prend sept districts et forme la limite ethnique
entre les populations persanes du plateau d'Iran
et les masses turques amenées dans l'ancienne Médie
par les Seldjoukides et les Mongols. La haute vallée
316 LA PERSE d'aujourd'hui
de la rivière de Saveh appartient aux Turcs ou aux
Tates turquifiés ; le bassin du Touzlou-Gueul est
resté persan ; néanmoins, le Féraghan, qm le pro-
longe vers le nord, a déjà subi une infiltration turque,
affectant le tiers du district. Quelques villages turcs
se trouvent isolés dans le reste de la province.
De ce côté les villages n'appartiennent plus guère
aux paysans ; la plupart furent achetés par les grands
seigneurs de Téhéran et leur absence livre le pays
à l'autocratie du moudjtehed. Depuis sa plus tendre
jeunesse, sitôt terminées ses études à Bouroudjird,
Hadji Âgha Mohsen, maintenant un vieillard de
quatre-vingt-dix ans, réside à Soltanabad ; les années
en ont fait l'homme le plus riche et le plus puissant
de la ville. Les plus belles maisons, les caravansérails,
les boutiques, plus de cent villages sont à lui ou à ses
fils ; la mosquée porte son nom.
240 kilomètres jusqu'à Kermanchah. La chaussée
de Koum s'arrête à Soltanabad et se poursuit par
une simple piste à travers la campagne ; mais la poste
est organisée pour les voitures, ce qui pourrait réduire
à quatre jours la durée du voyage. Le chemin traverse
la plaine nue : au pied de la montagne, se succèdent
de gros villages, propriétés du moudjtehed. Novezan
marque l'entrée du Féraghan. Chaque agglomération
doit quelque imamzadé au massacre opportun des
seyyeds Mousavis, frères de F Imam Réza.
Les montagnes s'abaissent en collines ; quelques
points, plus élevés, conservent un peu de neige. Les
150 maisons de Dizabad s'allongent dans la large
plaine, auprès de la rivière de Saveh. Ce village
se trouve à mi-route, entre Hamadan et Soltanabad,
à 72 kilomètres des deux villes ; en amont, le district
A TRAVERS 'L'IRAK *ADJEMI 317
de Sérabend ; en aval, celm des BoztchaUou. Nous
sommes en plein pays turc, avec un léger résidu persan.
Au relais, nous trouvons des Kurdes de Kermanchah,
des pèlerins du Khorassan regagnant leur province ;
d'autres, du Caucase, qui font le détour de Koum ;
car le flot du pèlerinage s*est grossi de la clientèle
particulière au tombeau de Fatémé. Dizabad, comme
la plus grande partie des Boztchallou, appartient à un
prince kadjar, Nasir-ed-Dowleh (le triomphateur de
l'État) qui, ayant terminé ses études à Paris, est allé
rejoindre son oncle Ferman-Ferma, dans la province
de Kerman.
La route d'Hamadan se dirige vers le nord. Nous
passons la rivière de Saveh pour atteindre les contre-
forts du grand massif de TElvend ; la passe de Koz-
dan sépare l'Irak de la province de Mélayir ; les pentes
sont restées iraniennes, la pénétration turque n'a
point dépassé le plat pays. La région devient acciden-
tée, formée de vallées étroites, abondamment arro-
sées ; les cultures, presque ininterrompues, se suivent
le long des rivières ; et malgré l'altitude élevée —
1.800 mètres — les champs sont déjà tout verts ; les
arbres n'ont point encore de bourgeons ; le branchage
clair des peupliers tranche sur la couleur plus foncée
des arbres fruitiers ; des troupeaux de moutons et de
chèvres parcourent la campagne. Les eaux se diri-
gent vers la Kerkha, qui se perd, non loin du Karoun,
dans les plaines de TÂrabistan. Les villages sont grands
et nombreux. La route coupe la ligpe télégraphique
de Hamadan à Bouroudjird. Nos voitures se croi-
sent avec deux autres, ramenant à Téhéran, par la
voie de Bagdad, l'ancien gouverneur de Bouchir,
Mirza Ahmed Khan« Daria Begui (le maître de la
318 LA PERSE d'aujourd'hui
mer). Suivant Tusage des routes postales de la Perse,
les cochers s'arrêtent et font échange de chevaux.
La petite province de Mélayir est au nœud des
vallées qui se ramifient sur les pentes méridionales de
TElvend, dont les cimes neigeuses dominent tout le
pays. Elle possède trois petites villes, d'importance
à peu près égale : Néhavend, où la conquête arabe
remporta sur le Sassanide une victoire décisive,
Tussurcane et Dauletabad. Dauletabad, un mo-
deste bourg de 3.500 habitants, sert de chef-lieu ;
bon nombre de villages appartiennent aux paysans,
les autres à des Khans deHamadan ou à des Schah-
zadés, issus d'un fils de Feth «Ali Chah, qui gouverna
la province.
Le 22 mars, au soir, nous arrivâmes à Frasfardjé.
Dès la tombée de la nuit, des coups de fusil retenti-
rent, des feux s'allumèrent sur les terrasses des vil-
lages ; un peu plus haut, une ligne de flammes indi-
quait le bourg de Tussurcane. C'était le Norouz.
L' « année du cheval » — gount-il — venait de finir ;
celle du poulet — takaghou-il — allait commencer ^.
Du temps que les Persans suivaient la loi de Zo-
roastre, l'équinoxe du printemps marquait le chan-
gement d'année. L'islamisme introduisit l'année
lunaire des Arabes qui, devenue d'usage courant,
fixe désormais la chronologie. La conquête mongole
imposa le cycle turc ; les années solaires, commençant
au Norouz, restèrent adoptées pour la comptabilité
des monstofis, dont elles ne dérangeaient point les
habitudes antérieures. Les légendes persanes font
remonter l'institution du Norouz à Djemchid, le
1. Le cycle turc compte douze années ; il commence par Tannée du
cochon — Tavechkan-il ; celle du poulet eit la 5"«.
A TRAVERS L'^IRAK 'ÀDJ&MI 319
héros primitif de la race. Il est célébré dans tout
riran comme la véritable fête nationale, et c'est le
grand jour pour chaque famille. Le chiisme s*est
appliqué à le revêtir d'un certain caractère musul-
man; il a trouvé des traditions propices, qui prescri-
vent la célébration de la fête, anniversaire de l'envoi
d'Adam sur la terre pour la création du genre humain.
Les jours qui précèdent appartiennent aux der-
viches ; leur mendicité envahit les bazars, la menue
monnaie s'accumule sur leurs plateaux de cuivre,
où pousse une légère verdure de lentilles, symbole
du printemps nouveau. Chaque maison s'est préparée
à la fête ; les enfants ont reçu des cadeaux ; on est
allé au bain, on a revêtu des habits neufs ; les pieds
et les mains, la barbe et les cheveux sont fraîche-
ment teints au henné. L'astrologue royal a déter-
miné l'instant exact du passage de l'équinoxe. A
l'heure dite, la famille s'est réunie, tenant en mains
un peu de blé et de riz, avec des pièces d'or et d'ar-
gent, signes d'abondance et de prospérité ; chacun ré-
cite la formule arabe : « Dieu, vous qui pouvez
changer les cœurs et les yeux, faites que je conserve
mon cœur et ma santé I » Puis, un lecteur de Coran
procède à la lecture de la surate de YaSin.
... Que la terre, morte de sécheresse, leur serve
de signe de notre puissance I Nous lui rendons la vie
et nous en faisons sortir les grains dont ils se nour-
rissent. Nous y avons planté des palmiers et des
vignes ; nous y avons fait jaillir des sources, afin
. qu'ils mangent de leurs fruits et jouissent des travaux
de leurs mains. Ne seront-ils pas reconnaissants envers
nous ?
Le repas est servi : au milieu de la nappe, posée
320 tA PERSE d'aujourd'hui
à terre, un plateau contient la verdure symbolique
du Norouz, que Ton conserve jusqu'au treizième jour
de la fête ; autour» sont rangés les mets, des œufs
colorés, des bonbons, des oranges. Uach-rediié ou le
rechtépilau, sont les plats spéciaux à cette occasion :
soupe ou plat de riz, mêlés de longs filaments de pâte,
qui sont d'un heureux augure et promettent aux
gens de saisir la direction de leurs affaires au cours de
la nouvelle année. Enfin, la présence des Haft-Sin,
des 7 S, est également indispensable : du poisson —
samak, en arabe, des pommes — $il, de Tail — sir, des
légumes — sebzi, du vinaigre — serké, du jujube —
sendjed,et du pain — senguek. Les familles aisées ont
convoqué des musiciens et des chanteurs. Ainsi passe
la nuit. Le lendemain est jour de visites; on échange
des félicitations et des souhaits : « Puissiez-vous vivre
cent ans sous la protection de Tlmam présent 1 » Il
y a grande afiluence dans les imamzadés ; car, affir-
ment les traditions, les vœux faits à cette date ne
peuvent manquer d'être exaucés.
Le Norouz ne se célèbre pas seulem^it dans la
famille. A l'heure solennelle, les grands dignitaires
ont entouré le souverain, tenant en main les insignes
de leur fonction ou de leur grade ; le Schah distribue
à sa cour des pièces d'or et d'argent, Schahis-achrefis,
spécialement frappées pour cette date. Le lendemain
matin, a lieu le salam. Aux chefs-lieux des provinces,
le roi est représenté par son portrait, surmonté d'une
pieuse image : le Prophète, "Ali, Fatémé, Hasan et
Hoséin, rangés en ligne, la tête ceinte d'une auréole.
A droite, se place le gouverneur; l'assistance s'incline
devant cette double image de la sainteté et de la
puissance.
A TRAVERS L^'IRAK 'ADJEMI 321
Le Norouz est l'époque des décorations et des
promotions. Les chamsehSf les sabres enrichis de dia-
mants, les robes d'honneur sont distribués à profusion.
Tous les titulaires des principales charges du royaume
doivent être remplacés ou conlBrmés. En prévision
de cette éventualité rigoureuse, les pichkechs affluent
à Téhéran, des extrémités de la Perse, aiSn d'assurer
aux donateurs la bienveillance souveraine. Un envoyé
spécial apporte une robe d'honneur aux gouverneurs
maintenus en place. Chaque ville possède, à quel-
que distance sur la route de la capitale, un pavillon,
dit khabat'pouchdriy où l'heureux fonctionnaire vient
reevoir cette marque tangible de la faveur royale.
Depuis quatre ans, les fêtes officielles, célébrées à
l'occasion du Norouz, sont dépourvues de toute solen-
nité. Elles tombent pendant les mois de deuil (cette
année, le 7 du mois de Séfer), et il n'est point de jour-
née assez glorieuse pour prévaloir contre le souvenir
de la mort d'Hosein. Les treize jours, suivant le
Norouz, sont chômés. Le 13^ jour, la population
entière a coutume de se répandre hors des villes, pour
saluer, dans la campagne, le renouveau de la nature.
A Frasfardjé, les choses se passaient de façon très
simple. Nous y tombâmes en pleine fête de famille
du Ketkhoda. Sadik Khan a la barbe fraîchement
teinte au henné; il procède au repas traditionnel,
entouré de ses deux femmes, Leila et Samainbar
(fruit du jasihin), — de son fils et de ses deux filles.
La maison est aisée ; les tapis recouvrent le sol ; des
kalemkiars sont fixés aux murs, creusés de réduits,
où se rangent de3 samovars, des miroirs, des lampes,
des cassettes, des bols de porcelaine; une grande
caisse contient les vêtements. Au milieu de la pièce
Ax;bin. — La Ptrsc. 21
322 LA PERSE d'aujourd'hui
a été dressé le koursi pour le chauffage de Thiver :
un cadre en bois, placé sur un réchaud, et muni d'une
couverture, sous laquelle se pressera la famille les
jours de grand froid.
Sur le koursi est déposé le plateau avec le dîner
du Norouz : un plat |de verdure, du pilau, du pain,
un bol de sirop. Les obligations de l'hospitalité inter-
rompent brusquement le repas du Ketkhoda ; le
plateau est aussitôt emporté, le koursi disparait, la
famille quitte la chambre; il ne reste plus que la plus
jeune des deux femmes pour faire place nette au cam-
pement des hôtes, si inopportunément survenus. Sa-
mainbar est fort gentille : elle porte une jupe courte
en cotonnade rouge, un voile bleu, fixé au sommet de
la tête, d'où s'échappent deux grosses boucles de
cheveux bruns.
Le lendemain, il neige à gros flocons ; la terre est
toute blanche. Le temps s'éclaircit vite et la neige
ne tient pas ; mais les chemins sont défoncés et nos
voitures avancent péniblement dans la boue gluante.
Il faut la belle saison pour voyager en Perse ; si la
terre est sèche, on n'y ressent guère l'absence des
routes ; les pistes tracées par les caravanes parais
sent amplement suffire au trafic. La moindre humi-
dité vient-elle à délayer l'argile de l'Iran, la trans-
formation est immédiate : bêtes et gens restent pris
dans un inextricable bourbier ; les maisons de terre
se mettent à fondre, les toits ne fournissent plus d'abri.
C'est la fâcheuse expérience que nous allons mainte-
nant faire jusqu'à Bagdad.
XIV
LA PROVINCE DE KERMANCHAH
Kengaver. — Le rocher de Bisoutoun. — Le Kahvehkhaneh de
Hadjiabad. — La révolution à Kermanchah; le gouverneur
révoqué quitte la viDe; Vabdati, — Daulet Schah. —
Le commerce de Kermanschah avec Bagdad. — Au con-
fluent du pèlerinage. — Transit de cadavres. — L'hô-
pital des pèlerins. — Le Kurdistan méridional. — La secte
des ''Ali-Allahis. — Mirza Saleh. — La légende de Noséir.
— La population de la ville: les familles de Khavanin, —
Cuisine persane.| — Le Takht-è-Bostan.
Au gros bourg de Kengaver, commence la province
de Kermanchah» à mi-route entre le chef-lieu et
Hamadan (78 kilomètres). Un miUier de maisons
s'étagent à la pointe des collines, dominées par plu-
sieurs blocs fortifiés ; en bas, des ruines de tours et
des fûts de colonnes brisés.
Un vaUon étroit et rapide remonte vers la passe
de Bidé-Sorkh (le sol rouge). Les lignes du paysage
se sont accentuées ; les vallées se resserrent ; les
montagnes, aux pentes herbeuses, se hérissent de
rochers ; derrière nous, le massif allongé de TElvend,
tout éblouissant de neige. Au sommet du col, apparaît
un chaos de montagnes : des pics, des aiguilles, des
croupes neigeuses qui se terminent au rocher de Bisou-
toun. Là s'arrêtent les Iraniens, légèrement mélangés
324 LA PERSE d'aujourd'hui
de Turcs et de Loures ; plus loin, le pays est aux
Kurdes ; Persans et Turcs n'y forment plus que l'ex-
ception. Les femmes sont dévoilées ; les hommes
portent les manches larges et le bonnet de feutre bas,
entouré d'un mouchoir de couleur.
Zagné est un grand village dans la vallée du Ga-
masi-Ab ; les jardins fruitiers, ombragés de iloyers
et de platanes, s'étendent au pied de la montagne.
Des tiges de maïs desséchées persistent dans les
champs, peuplés de corbeaux et de cigognes; les
paysans travaillent aux semis d'opium ; l'herbe pousse
— indice certain que nous sommes désormais sortis
de la désolation du plateau d'Iran. La rivière, grossie
de toutes les eaux de l'Elvend, coule abondante et
rapide ; sur la rive gauche, se multiplient les petites
agglomérations de maisons très basses ; point
d'arbres ; quelques tentes noires de Loures nomades.
Sur la droite, se dresse à pic la paroi de rochers jus-
qu'au cap de Bisoutoun. La grande falaise grise de
Bisoutoun est un endroit illustre : des tombeaux, des
ruines Sassanides ; une source forme un large bassin,
avant de se répandre au travers des cultures. Au delà,
un petit village de 60 maisons, dont les terrasses
jointes forment une surface unie, recouverte d'herbes ;
puis l'enceinte fortifiée d'un caravansérail datant
de Schah Soléiman. La fondation pieuse a été cons-
tituée au profit de la famille de Cheikh «Ali Khan; les
villages voisins appartiennent encore à l'un de
ses descendants, résidant à Kermanchah, «AU Mou-
rad Khan Zengùéné, Zahir-ol-Molk.
Avec sa muraille plane, sur l'une des principales
routes de l'Orient, le rocher de Bisoutoun s'offrait
à l'orgueil des conquérants, désireux d'immortaliser
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 325
dans la pierre le souvenir de leur passage et le récit
de leurs exploits. Au-dessus des éboulements, garnis
de plantes épineuses à fleurettes rouges, se trouve
remplacement de deux stèles ; l'une a été simple-
ment polie, sans recevoir d'inscription; sur l'autre,
où subsistent quelques caractères grecs. Cheikh «Âli
Khan fit superposer une longue écriture persane,
célébrant sa munificence, la fondation de ses caravan-
sérails et la constitution de ses wâkfs. Beaucoup
plus haut, se détache de la paroi inaccessible un ali-
gnement de personnages en relief ; c'est la célèbre
stèle de Darius, dont l'inscription trilingue a permis
le déchiffrement des caractères cunéiformes.
La masse grise du Koh-è-Parro se prolonge jus-
qu'à la plaine de Kermanchah. Un seuil très bas
sépare la vallée du Gamasi-ab de celle du Karasou,
dont la réunion forme la Kerkha. Le kavehkhaneh de
Hadjiabad garnit la crête : une grande maison à étage,
isolée dans la campagne, auprès d'une saulaie. Cons-
truite par Zahir-ol-Molk, elle lui vaut un loyer annuel
de âOO tomans ; les fréquents passages des pèlerinages
et des caravanes assurent le bénéfice du tenancier.
Nous trouvons, rassemblé devant l'hôtellerie,
le plus magnifique équipage, car la révolution
vient de chasser de sa ville le gouverneur de
Kermanchah.
Un seigneur de Hamadan, 'Hisam-ol-Molk, Emir-é-
Afkham, — le chef le plus glorieux, — était en place
depuis un an, exploitant en paix sa province, avec
l'appui des chefs de tribus kurdes. Cette aristocra-
tie montagnarde envisageait sans plaisir le mouve-
ment libéral et se refusait à favoriser l'envoi des
députés au Conseil national de Téhéran. L'ôpposi-
326 LÀ PERSE d'aujourd'hui
tion, couvant parmi les mollahs et les marchands,
n'attendait qu'une occasion de se manifester...
La partialité marquée par le gouverneur dans une
contestation survenue entre deux seyyeds négociants
et quelqu'un d'une famille de chefs kurdes fit brus-
quement* éclater la crise. Les bazars se fermèrent d'un
commun accord, et l'on réclama dans la province la
mise en vigueur de la Constitution. Comme les ehefs
kurdes disposaient de forces propres, plusieurs chocs
se produisirent en ville, des coups de fusil furent tirés;
il y eut quelques morts. Au bout de huit jours, le
Schah consentait à la révocation du gouverneur ré-
calcitrant, un ond/oumon se constituait à Kermanchah,
et le peuple pouvait librement procéder à l'élection
de ses mandataires.
C'est un vieil usage persan, qu'aussitôt avisé de
sa disgrâce, un gouverneur quitte la ville durant la
nuit. Naguère, les administrés tenaient à reconduire
vigoureusement, dans sa chute, le personnage qui
avait abusé de sa faveur pour les accabler d'exac-
tions. Afin d'éviter la bagarre, l'homme partait nui-
tamment, avec son personnel gorgé et haï. Les mœurs
sont devenues plus douces : les petits, mieux habitués
aux pillages des grands, leur marquent une moindre
rancune. Toutefois, la coutume d'un départ nocturne,
ou, du moins, très matinal, s'est maintenue. En pré-
vision des événements, la maison se tient prête au
voyage. Sur un plateau, ont été placés un miroir,
un vase rempli d'eau, un morceau de sucre candi et
un Coran. Pour obtenir la protection divine contre les
accidents de la route, cdiïi qui va partir seregarde dans
l'eau, puis dans le miroir; trois fois, il repasse sous
le plateau, tenu en travers de la porte ; puis il baise
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 327
le Coran, met le morceau de sucre dans sa poche ;
l'eau est répandue sous ses pas ; le voilà garanti pour
le voyage.
Emir-è-Afkham est parti de très bonne heure et va
déjeuner dans un village voisin. Le ministre de la
ville, Mo«tazed-è-Defter (l'appui de la comptabilité)
l'y rejoint, avec ses cavaliers, afin d'apurer les derniers
comptes. Les gens de la suite se succèdent sur le
chemin,Jvers le Kauehkhaneh d'Hadjiabad : un inter-
minable défilé de parasites attachés à la fortune du
seigneur jadis puissant. Les chambellans, les fer-
rachst les gholams, les cavaliers, porteurs de fusil,
voyagent à cheval ; le poète est à âne ; seyyeds et
mollahs sont à mule. Suivent les mafrechs, conte-
nant les objets du campement et le saîskhaneh, pour
le service des écuries.
Le gouverneur de Kermanchah a cette obUgation
particulière de lever un régiment, représentant la
force persane au milieu des contingents kurdes de
la province. Le régiment d'Emir-é-Afkham s'en re-
tourne avec son propriétaire. Vieux ou jeunes, les
soldats cheminent par petits groupes, leurs effets
fixés au bout d'un bâton qu'ils portent sur l'épaule ;
la plupart vont pieds nus, leur pantalon rouge à
bande noire retroussé, la tunique bleue à pattes
rouges ouverte, le shako sans visière, avec les armes
de l'Iran en métal doré, mis de travers. Les officiers
sont seuls montés. Plusieurs s'arrêtent à Hadjiabad,
le temps d'y fumer une pipe d'opium.
Devant le café, Vabdari attend l'arrivée du maître,
dont il ne doit point s'écarter en cours de route ; ce
sont les divers ustensiles, considérés comme d'usage
indispensable et répartis sur deux mules. Le dômes-
328 LA PERSE d'aujourd'hui
tique spécial, préposé à Tabdari, est juché sur la
première; les bissacs contiennent tout ce qui est
nécessaire à la préparation du thé; derrière la selle
s'enroule un tapis de feutre, pour être étendu pen-
dant les haltes. La seconde mule possède un harna-
chement spécial : des deux côtés, pendent à des chaî-
nettes un réchaud allumé et un récipient de métal
pour l'eau ; les sacs sont rempUs de charbon de bois ;
en avant, des boîtes rondes et allongées renferment
le kalyan, la cafetière et l'aiguière pour les ablu-
tions.
Le Koh-è-Parro s'écarte sur la droite ; le chemin
descend en pente douce vers l'immense plaine de
Kermanchah. Un pont traverse le Karasou ; de
l'autre côté, à mi-hauteur, se trouve la ville. La révo-
lution vient d'y mettre les autorités en désarroi : le
directeur des télégraphes fait fonction de sous-
gouverneur. Nous prenons gite chez le kargouzar,
Chérif-ol-Molk (le noble du royaume).
La terrasse du Kargouzariat offre une belle vue
sur la viUe. Les maisons remontent les pentes, des
deux côtés du torrent de r«Achoura, qui s'enfonce
en un étroit vallon, rempU de verdure. La rive gauche,
qui x^ommence au mamelon de Tchigan-Sorkh (la
coUine rouge), est de beaucoup la plus étendue; à l'ex-
trémité, se groupent les vastes constructions de l'Ark,
le minaret carré de la grande mosquée et les voûtes
du bazar. Plusieurs maisons à étage, avec des fenêtres
et des galeries extérieures, surgissent de la masse
urbaine. Les rues sont sales, la ville est mal tenue,
sans présenter, cependant, l'aspect ruiné des autres
dtés persanes. L'humidité a recouvert d'herbes les
terrasses en terre battue et les fleurs y poussent
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 329
au printemps. La plaine, immense et nue, entourée
d'un cercle de collines s'étend en contrebas de la ville;
quelques jardins sur les bords du Karasou« En face,
la grande muraille rocheuse du Koh-è-Parro.
Au pied même de cette montagne, les Sassanides
avaient déjà fondé une ville, appelée Kermanchahan
(la vigne des Rois), qui fut détruite par la conquête
arabe. De l'autre côté de la rivière, se forma plus
tard une agglomération du même nom, où, nous
apprend Chardin, résidait, au xvn® siècle, le gou-
verneur de la Chaldéé. Au xviii®. Nadir Schah la
prit et l'entoura de murs; au xix®, quand Feth
"Ali Schah répartit entre ses fils les divers gouver-
nements de la Perse, l'aîné, Mohammed «Ali Mirza,
Daulet Schah, reçut la province de Kermanchah,
qui commandait, sur la route de Badgad, une ligne
frontière, restée indécise avec la Turquie. Bien
qu'avec moins d'éclat, ce prince y joua un rôle ana-
logue à celui de son frère, Naïeb-os-Saltaneh dans
l'Azerbaïdjan ; il organisa le pays et rebâtit la
ville actuelle. Deux officiers français, MM. Court
et Devaux, furent chargés de l'instruction des
troupes.
Le palais du gouvernement date de Daulet
Schah. Sur la place des Canons, s'ouvre la cour des
Casernes, dominée par un bâtiment à plusieurs étages
qui servait de belvédère. Au delà des cours et des
habitations intérieures, s'élève la grande mosquée,
construite par «Emad-ed-Dowleh, fils de Daulet
Schah, qui fut, à son tour, gouverneur de la province.
Ferrier traversa Kermanchah, en avril 1845, lors de
son voyage en Afghanistan ; la ville lui parut alors
chétive et ruinée ; elle compte maintenant plus de
330 LA PERSE D'AUJOURDHUI
50.000 habitants — d'aucuns disent 80.000 — et
prospère grâce au commerce avec Bagdad.
Les portes du Zagros» d'accès facile, et d'altitude
peu élevée, offrent un passage unique à travers la
chaîne du Kurdistan; il n'existe aucune voie
d'accès plus aisée vers le plateau d'Iran. Aussi,
quand l'établissement des communications avec
l'Europe eut développé le marché de Bagdad, celui-ci
trouva-t-il un débouché naturel sur la place de
Kermanchah. Non point que la sphère d'attraction
en soit très grande : on a vu que tout le Nord-Ouest
de la Perse relevait économiquement de la Russie ;
le Centre et le Sud empruntent^ la voie du golfe
Persique. Il ne reste à Kermanchah qu'un
domaine assez restreint, composé de sa province,
du Louristan, d'une partie de Hamadan et de
Mélayir.
Elle y distribue les cotonnades anglaises ou in-
diennes, les sucres français^ les cigarettes de la régie
turque et les bières danoises, importées par voie
d'Angleterre. Au delà, Kermanchah ne fait plus,
directement ou par l'intermédiaire de Hamadan,
que des affaires très limitées. Elle exporte vers
Bagdad l'opium <}e Hamadan, Néhavend et Bou-
roudjird, les tapis et les gommes du Kurdistan, des
laines et des noix de galle, les raisins secs et les
amandes de Mélayir ; en cas de besoin, du blé et du
riz.
Joint au mouvement du pèlerinage, ce commerce
entraîne un passage constant de caravanes. Certains
1. Les sucres français introduits en Perse proviennent des raffi-
neries de Saint-Louis, à Marseille ; les sucres belges de Tirlemont
leur font une certaine concurrence.
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 331
moments il y a jusqu'à 20.000 bêtes de charge tra-
versant en un mois les quarante caravansérails de
la* ville. En effet, Kermanchah se trouve à la jonction
de toutes les routes terrestres, amenant vers les Lieux
Saints les pèlerins de la Perse, du Caucase, de l'Af-
ghanistan et de l'Asie centrale; seuls les gens du
Sud passent par le golfe Persique. Dès le mois de
juillet arrivent ceux des provinces caspiennes, qui,
plus chaudes, ont plus tôt terminé les travaux agri-
coles ; le grand passage d'aller s'effectue entre sep-
tembre et novembre. Le retour commence en décem-
bre ; janvier, février et même mars, le flot passe
ininterrompu ; il cesse en avril, mais un léger
courant se maintient durant toute l'année. On
calcule que le pèlerinage annuel entraîne un dé-
placement moyen de 60.000 individus, passant
par Kermanchah. Le plus grand nombre vient du
Caucase (15.000) et de l'Azerbaïdjan. La dévotion
est également ardente dans le Guilan et le Mazan-
déran ; les autres régions du chiisme seraient plus
tièdes.
Un consulat général de Turquie a été créé à Ker-
manchah pour surveiller le passage de la frontière
et délivrer des passeports aux pèlerins. Piétons,
femmes et enfants sont exemptés de cette formaUté ;
or, le nombre des passeports n'est jamais tombé au-
dessous de 15.000, et quelquefois même ce chiffre
a été doublé. Le médecin du consulat turc, délégué
par le Conseil sanitaire de Constantinople, procède à
l'examen des cadavres, dont les dispositions testa-
mentaires ont réclamé la sépulture aux Lieux Saints.
Le permis de transit ne peut être accordé que trois
ans après le décès et sur constatation du dessèchement
332 LA PERSE d'aujourd'hui
complet du corps*. Il n'est pas rare de rencontrer
par les routes un muletier juché sur quatre cercueils,
où les cadavres voyagent simplement enveloppés
dans des tapis de feutre. ^
Naguère, une taxe de 3 krans était perçue à la
sortie de chaque cadavre, et le gouverneur de Ker-
manchah s'en appropriait le produit. Il y a deux
ans, la taxe, portée à 5 krans, fut affectée à un hôpi-
tal de 15 lits pour les pèlerins malades. Le local est
propre et bien tenu ; il contient une pharmacie, un
dispensaire, une chambre d'opérations; la plupart
des instruments et médicaments sont venus de Paris ;
le médecin, docteur Âbdoullah, est unTéhérani, qui
doit sa science médicale à l'enseignement paternel.
Sauf le district de Kengaver, qui est aux Persans
et aux Loures, et celui d'«Âsadabad, aux Turcs
Ai chars, toute la province de Kermanchah appartient
aux Kurdes. Il n'y a point là de grandes tribus auto-
nomes, comme dans le Nord du Kurdistan : les tribus
de Kermanchah sont chétives et peu nombreuses : la
famille dirigeante, propriétaire des villages, tient en
mains l'ensemble des contribules et l'autorité persane
la tient elle-même par ses divisions internes. Beau-
coup sont nomades et vont, l'hiver, faire paître leurs
troupeaux dans le plat pays turc. Ils payent réguliè-
rement l'impôt : les quatre tribus les plus importantes
fournissent chacune un régiment, commandé par
1. Les certificats, délivrés par le médecûi du Consulat de Ker-
manchah, sont présentés à Tofflce de Tadmhiistration sanitaire à
Hannéguin et, après un nouvel examen deis < reviseurs des cadavres >
remplacés par un récépissé de la taxe d'importation, qui s*éléve
à une demi-livre turque. Ce récépissé doit accompagner le corps
jusqu'à destination. Les pèlerins subissent également à la frontière
une visite médiane et payent un droit d'entrée de 10 piastres ; les
indigents en sont exemptés.
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 333
leurs propres chefs, avec le grade d'Emir Tournant.
Dans la vallée du Karasou, les Zenguénès occupent
le Nord, les Ahmedavends le Midi ; leurs territoires
sont parsemés de groupes lekhs, transplantés du Fars
par Agha Mohammed Schah. Les Kérendis sont à
cheval sur la route de Bagdad ; au Nord, les Gourans,
au Sud, les Calhors ; les Sendjabis gardent la frontière;
des juifs vivent dispersés dans toutes les tribus. Celle
des Calhors étant la plus puissante, son chef est con-
sidéré comme Vllkhani général des tribus de la pro-
vince.
A la différence de leurs congénères septentrionaux,
les Kurdes de Kermanchah ne sont sunnites que par
exception ; ils recourent aux mollahs chiites pour
leurs affaires religieuses et ne relèvent, en fait, que
de leurs mourchidSy étant presque tous ^AlUAllahis,
En Perse, cette secte est généralement envisagée
comme une des formes du soufisme. Chez certains,
l'enthousiasme démesuré pour les Alides aboutit
à la conclusion qu'«Ali était assez près de la
divinité pour se confondre avec Dieu lui-même. D'où
la formule : « Je ne dis pas qu'«AU soit Dieu, mais
j'afiirme qu'il n'est pas loin de Dieu. » Ou bien encore :
« Nous admettons qu'il existe un Dieu, mais nous
prétendons qu'*Ali est la main, la bouche, l'oreille, le
cœur de Dieu, et, par conséquent, Dieu lui-même. »
Cette idée trouva un terrain tout préparé dans le bas
peuple de l'Iran chiite ; la simplicité populaire préféra
diviniser «Ali que de lui forger une situation compli-
quée entre Dieu et l'homme. Les Persans virent dans
cette déformation religieuse un simple excès de foi ;
1. Les quatre régiments de Kermanchah sont fournis par les
Zenguénès, les Kérendis, les Gourans et les Calhors.
334 LA PERSE d'aujourd'hui
au moyen âge, quand prirent forme les confréries
religieuses de l'Islam moderne, la doctrine ali-
allahie fut adoptée par les Loures et par les Kurdes
de Kermanchah. De ce centre qu'elle a conservé,
elle rayonna sur tout l'Iran, favorisée, comme les
autres sectes, par l'avènement des Séfévis ; on la
retrouve encore en Mésopotamie, et dans le Nord de
la Syrie.
Mirza Saleh est le principal mourchid «ali-allahi de
Kermanchah. Petit, mince et distingué, le nez accen-
tué, les sourcils épais, la barbe, courte et fournie,
déjà blanchissante, la tête couverte d'un bonnet blanc
qu'entoure le turban tordu des derviches, il porte un
gros bâton et, au petit doigt de la main droite, une
bague avec une turquoise. L'homme est des Arabes
Béni-As«ad, de l'Arabistan. Nu-pieds, tête nue,
Mirza Saleh voyagea depuis sa plus tendre jeunesse,
se préparant à l'état de derviche ; il suivit la voie
de Seyyed Mirza, un célèbre mourchid •'ali-allahi du
Louristan; il resta trois mois auprès de son maître,
recueillit ses enseignements et en reçut l'ordre de
partir à travers le monde. Après un séjour de cinq
années à Néhavend et à Tussurcane, il vint fixer à
Kermanchah son établissement définitif.
Mirza Saleh me conta une jolie légende sur l'origine
de sa secte. Un jour que le prince des croyants rassem-
blait son monde pourpartiren expédition, il vit pleurer
une vieille femme, dont le fils unique, Mohammed
ibn Noséir, était désigné pour l'accompagner. Il la
rassura de son mieux et lui promit de ramener le
jeune homme sain et sauf. Une nuit, en cours de route,
la troupe d'«AU perdit son chemin; celui-ci ordonna
à Noséir d'aller jusqu'au bord de la rivière voisine
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 335
et d'y demander la direction à un poisson du nom
de Grarghar. A l'appel de Noséir, de gros poissons
sautèrent de l'eau et répondirent en chœur : « Nous
sommes tous Garghars. » Noséir revint auprès d'*Ali
lui faire part de son embarras et reçut l'ordre de
retourner pour appeler Garghar fils de Garghar. Les
mêmes poisson qu'auparavant répondirent au nouvel
appel, et l'un d'eux, goguenard, dit à l'Arabe stu-
péfait : « Vous n'êtes qu'un naïf ; l'homme qui con-
naît la fiUation d'un poisson ne peut ignorer la bonne
route. » Illuminé par une révélation aussi inattendue,
Noséir revint auprès du maître en s'écriant : « Vous
êtes un dieu! » Le pieux «AU prit fort mal la chose;
indigné d'un tel sacrilège, il tira son sabre et tran-
cha la tête au coupable. Mais, se rappelant à temps
la promesse faite à la mère, il s'empressa de le ressus-
citer séance tenante. A peine revenu à la vie, Noséir,
qui tenait à son idée, se remit à proclamer la divi-
nité d'^AU : « Quand je n'étais pas mort, je disais
déjà que vous étiez Dieu ; m'en voici maintenant
tout à fait sûr. »
Pour Mirza Saleh, homme instruit et cultivé, les
«Ali-Allahis ou Noséiris, sont une secte semblable aux
autres, dont la chaîne mystique remonte à Noséir
Il n'y voit qu'une forme de la philosophie soufie ; par
malheur, elle a trouvé une énorme expansion dans le
peuple iranien et s'est aviUe au contact de la supersti-
tion populaire. Mirza Saleh estime que le tiers de la
Perse appartient aux ''AU-AUahis. Du reste, la vul-
gaire dévotion de la foule se préoccupe peu des spé-
culations des sages : sa religion se borne à l'adoration
d'Ali et ses exercices à des jeûnes, des vœux, des sacri-
fices, enfin à un ztkr violent, dont l'extase les amène
336 lâ perse d'aujourd'hui
à traverser sans péril des feux allumés, où ils croient
voir resplendir l'image de leur dieu. Si le caractère
divin attribué à *Ali développe aux yeux des «Ali-
AUahis le prestige des seyyeds vivants, il n'assure
pas toujours celui des morts ; il y a peu d*imamzadés
dans la province de Kermanchah ; les pèlerinages
vont à un prétendu tombeau du prophète Khezr,
sis à Khezr-è-Zendé, et à un bas-relief sassanide, où
l'on veut voir limage d'un fameux derviche arabe
qui fut un des fldèles d'«Âli.
- Bien que la province soit nettement kurde et que
les tribus parlent leur dialecte propre, l'influence
iranienne n'en est pas moins fort grande ; la langue
et les coutumes persanes y sont beaucoup plus répan-
dues que chez les Kurdes du Nord. Quant au chef-
lieu, il est à peu près persiflé ; le persan domine, mêlé
d'expressions kurdes ; dans les rues, les femmes sont
voilées et enveloppées du châlë noir. Le Kermanchahi
est né de la fusion des races établies dans sa ville :
les Kurdes plus nombreux ; puis les Loures, les
Turcs azéris, les Persans du gouvernement, les négo-
ciants du bazar, venus d'Ispahan, Chiraz et Tauris ;
trois cents familles juives adonnées aux petits métiers
ou au colportage des campagnes et parlant un jargon
syriaque, comme tout le judaïsme du Kurdistan. Le
commerce avec Bagdad a récemment introduit un
groupe de Bagdadis : quelques Arabes, une dizaine
de familles juives, autant de Chaldéennes. Khadjé
Toumas Rassam est arrivé le premier, il y a vingt-
trois ans. J'ai rencontré chez lui l'abbé Macdo,
vicaire général du diocèse chaldéen de SennehS qui
1. L*év6ché de Senneh est le plus méridional des trois diocèses
chaldèens du Kurdistan persan. Les Chaldéens de TArdélan (150
LA PROVINCE DE KERMANCHAH 337
venait célébrer la Pâque, étudier la fondation d'une
église et d'une école dans la communauté naissante.
C'est un jeune prêtre, fort intelligent, né à Constan-
tinople, qui a passé trois années à Paris, au sémi-
naire dé Saint-Sulpice.
Le trop grand nombre des «Âli-ÂIIahis n'a pas per-
mis au clergé chiite de Kermanchah de prendre l'au-
torité coutumière ; les mollahs sont divisés et peu
influents. Les sunnites forment un groupe restreint, qui
ne possède point de Kazt Les Khans, issus des tribus
kurdes, représentent l'aristocratie de la ville ; Zahir-
oI-MoIk, chef des Zenguénés de la plaine, est le
plus grand seigneur du pays ; il descend de Cheikh
'Ali Khan, le grand-vizir de SchahSoléiman; son
père fut gouverneur de la province. «Ali Mourad
Khan Kérendi, Ehtecham-ol-Memalek, habite égale-
ment la ville; de même, deux anciens ilkhanis des
Calhors, aujourd'hui destitués, Mohammed «Âli Khan
et Ferroukh Khan, s'y sont étabUs avec leur frac-
tion propre. Les autres chefs de tribus vivent sur
leurs domaines respectifs et ne viennent au chef -lieu
que par occasion. Aux seigneurs kurdes de Ker-
manchah, le passage de Nadir a joint quelques-
uns de sa descendance et celui de Daulet Schah
un bon lot de Kadjars.
J'ai passé la soirée chez un Schahzadé de la ville,
avec plusieurs de ses cousins, issus d''Emad-ed
Dowleh. Ces jeunes gens appartenaient à la poste et
au télégraphe, dont les administrations sont une pépi-
famlUM) babHent tout le chef-lieu eC t'emidiisfeaf dans le com-
merce. Le P^e Macdo a fondé à Senneli une école française, avec
140 élèyes ; elle est fréquentée par les fils des agiias kurdes de la
province. Le diocèse comprend également deux villages de ra^'yal
cbtldéiDS en lerritoire ottoman.
AUBIN. —• La PêTie, 22
338 LA PÊR^B t^ aujourd'hui
nière de princes persans. La plupart savaient le fran-
çais, l'ayant appris de Cheikh Mohammed Sa«id, un
juif de Bagdad, converti à l'islamisme, qui vient
de fermer son école de Kermanchahpom* s'établir à
Hamadan.
Le dîner fut excellent : on le servit sur une nappe,
qu'une simple toile drée séparait du plancher. On y
but du vin de Hamadan, blanc et rouge, apporté en
de minces flacons de verre bleu ; dans la chambre
voisine, des chanteurs s'accompagnaient sur la guitare
et le kémantchi. Le riz préparé en pilau et en tchilau,
fait le fond de la cuisine persane ; le tdiilau est du
riz bouilli, le pilau du riz mélangé de viande ou de
légumes^ Dans tout repas persan, les deux inévi-
tables plats de riz occupent le centre 'delà nappe;
autour, sont groupés les potages, achs, les koukous,
omelettes épaissies par un peu de farine de blé ou de
riz, les hachis de légumes au beurre, recouverts de
lait caillé et les ragoûts destinés à relever le tchilau.
De multiples soucoupes contiennent des concombres,
1. Chez le» Persans, la préparation du Tiz est forf minutieuse.
n est d'abord lavé, puis boulÛl dans reau salée, pendant trois ou
quatre heures, jusqu'à ce que le grain en deyienne tout à fait mou,
on le dessale en le passant à reau pure, puis on le place dans une
marmite avec un peu de beurre fondu ; des morceaux de braise sont
disposés sur le couvercle. Au bout d'une heure de cuisson, le tchillau
est prêt ; certaines parties du rlis ont gratiné sur les parois de la
marmite ; on les détache ef les sert à part Le tchilau est fade et
veut être mangé avec des ragoûts : gheimé, viande hachée menue avec
des pois; ghormé-sdnU morceaux de viande avec des légumes;
fesendian, viande avec une sauce de noix pilées, noircies au jus de
grenade. D'autres ragoûts sont préparés avec des artichauts ou des
prunes cuites.
Le pilau ne diffère du tchilau que sur la (fin de sa préparatioiL
Dans la marmite, on rassaisonne de poivre, de safran et de car-
damome ; on le mélange de légumes hachés, sdnt-pUan, de mwceanx
de poulet ou de viande de mouton, de dattes, de cerises aigres ou de
baies d'épine-vinette.
LA PROVINCE DE KÈRMANCHAH 339
des aubergines, des tomates, de l'origan, macérés
dans du vinaigre, du fromage de chèvre découpé
sur des feuilles d*oignon ; des amandes, des pois secs,
des pépins de courges. Pour boisson, des bols de sirop
et de laitage.
Au pied même du Koh-è-Parro, là où s'élevait
naguère Kermanchahan, les Sassanides ont fait
creuser le Takht-è-Bostan (le trône du verger).
Après avoir traversé un petit palais d'«Emad-ed-
Dowleh, collé à la paroi grise, une source abondante,
jaillie du rocher, forme un vaste bassin, retenu par un
barrage. Au delà, trois figures sont sculptées dans le
roc : Ardéchir Babegan et son fils Sapor P', debout
sur le corps d'Artaban, l'Arsacide ; à côté, Ormuzd,
dans une auréole de rayons. Puis s'ouvrent deux
voûtes, creusées dans le rocher : la première, très
simple et très basse, contient deux figures, flanquées
d'inscriptions pehlevies, Sapor II et son fils Sapor III;
la seconde, plus haute, surmontée de créneaux, orne-
mentée de feuillages et de victoires. La paroi du fond
se divise en deux : en haut, alignés, Chosroès II, sa
favorite Chirine et Maurice, empereur d'Orient ; en
bas, un cavalier, portant le boucher et la lance ; sur
les côtés, une chasse de Behram Gour au sangUer,
une autre de Chosroès Parviz à la gazelle.
Ainsi voulurent perpétuer leur mémoire et celle
de leurs ancêtres Behram Gour, fondateur de Ker-
manchahan, à la fin du iv® siècle de notre ère, Chos-
roès Nouchirvan et Chosroès Parviz, qui en firent
leur résidence au vi® et au vu®. Les Kadjars y ont
également marqué la trace de leur passage. Sur le
rocher, à l'entrée de la seconde voûte, «Emad-ed-
Dowleh fit graver une inscription. Sous la voûte
340 LA PERSE d'aujourd'hui
même, au-dessus d'une des chasses, un relief en cou-
leur présente Fimage de Feth«Âli Schah ayant à
ses côtés son fils, Daulet Schah, et son petit-fils
enfant, «Emad-ed-Dowleh ; dans un coin, le grand
eunuque. Des vers persans encerclent la sculpture ;
en haut, une inscription répartie sur quatre car-
touches :
Ceci ressemble à la montagne de Tor (Sinaï) où
Kalimoullah — celui qui a parlé avec Dieu — Moïse,
s'est rencontré avec Dieu. C'est le lieu favori de
Daulet Schah. Le Prince Mohammed «"Ali, fils du
Roi, reste debout, comme un portier, au-devant
de son père.
XV
LES PORTES DU ZAGROS
Départ de Kermanchah. — Mendicité. — La plaine de Mahi-
decht. — Calhors et Kérendis. — Derviche Darab, dit
« Papillon 9, et le c Sabre des Seyyeds >. — Journées
de pluie. — Serpol : Né*metoullah Khan — Le campement
des Souzmanis ; les Tsiganes en Perse. — Kasr-i-Chirin. —
La tribu des Sendjabis. — A l'extrême frontière; Kal**é-
Sebzi. — L'«Irak-*Adjemi et V'Irak «Arabi. — De la nion-
tagneau Diala. — Hannégnin. — Les difficultés du voyage
en temps d'inondation. — Bakouba. — Arrêtés par la crue
du Dlala. -— Le retard des pèlerins. — Le passage de la
rivière. — Arrivée à Bagdad en kouffah.
Les muletiers que nous prenons à Kermanchah
sont des Arabes retournant à Bagdad ; leur chef, un
chiite» Hadji Ghéidan Djebbouri, laisse sa famille
à Kazeméin, sous la protection de Timam Mousa,
tandis, qu'avec ses huit mules, il parcourt les chemins
de rOrient Moyen, de la Syrie aux extrémités de
l'Iran.
Nous eûmes une glorieuse sortie de la ville : bêtes
de charge, cavaliers et chevaux d'honneur dévalaient,
au devant de nous, dans les bazars ; autour de mon
cheval, s'empressait un nombreux cortège de men-
diants. Par un effet naturel, la mendicité apparaît,
sur les chemins du pèlerinage, particulièrement
importune au delà de Kermanchah. Les pèlerins
342 LA PERSE d'aujourd'hui
besogneux crient sur votre passage: « Que Dieu vous
garde et vous fasse terminer votre voyage sans acci-
dent ! » La formule « Puisse le Prince d^ Croyants
vous enrichir ! » sert à remercier d'une aumône.
Les derviches professionnels agissent avec une
religieuse brusquerie. Un homme hirsute s'avance
vers vous, menaçant, avec un « Hou ! » por-
longé, qu'il achève par « ^Ali Madad I » ce qui
veut dire « Lui — (Dieu) et Ali (vous donnent)
la force ! » Ceux qui reviennent de Kerbéla tirent de
leur poitrine, pour la présenter aux passants, la
patente de mendiants, à eux déUvrée par les moudj-
teheds des [Lieux Saints. Les seyyeds cherchent à
inspirer la compassion en hurlant les louanges d' «Ali.
Je cite pour mémoire les loutis^ montreurs d'ours
et autres saltimbanques, qu'attire le passage des cara-
vanes.
Une chaîne de collines sépare la plaine de Ker-
manchah de celle de Mahidecht, qui lui est parallèle ;
les eaux troubles et rapides de l'Ab-è-Merrekh y
coulent entre deux berges profondes, avant de se
leter dans le Karasou. Placé à la jonction de trois
tribus, les Zenguénés, les Gourâns et les Calhors,
parsemé de villages à population mixte, fréquenté
Tété par les nomades de la plaine de FHolouan, le
pays n'appartient en propre à personne et forme un
simple district de la province.
1: Au miUeu de la plaine, Mahidecht, le chef-lieu
du district, est une petite agglomération, sur la rive
droite de l'Ab-è-Merrekh; la première des étapes
assez espacées qui se succèdent entre Kermanchah
et Bagdad. Les besoins du transit ont créé ces vil-
lages en territoire de nomades : boutiques de bakkals.
LES PORTES DU ZAOROS 343
enclos pour les animaux et logis pour les passants.
L.es habitants, qui ne vivent que des pèlerins et des
caravanes, se précipitent au-devant des voyageurs
et reçoivent quelques krans pour le gîte de la nuit.
L.a masse, plus ou moins ruinée, d'un caravansérail
domine les modestes maisons de terre ; tous fuient
fondés, sous Suleimsfn-Schah, par Cheikh «Ali Khan,
et réparés Ipar Nasr-ed-Din Schah lors de son
pèlerinage à Kerbéla.
Un vallon, où les eaux ruissellent, monte au
village et à la passe de Tcharzévar. Grand mouve-
ment tout le long de la route: des caravanes de
charges, des mendiants, des pèlerins du Khorassan
et du Séistan, des fier ftnV, jaunes de peau, aux traits
de Tartares, qui s'en retournent vers l'Afghanistan^
Escorté d'un gros de cavaliers, Zahir-ol-Molk, le
Zenguéné, rentre à Kermanschahde sa pieuse visite
aux Lieux saints : un groupe d'Arabes chiites, venu
delà plaine du Tigre, serendau pèlerinage de Méchhed,
les ânes chargés du petit bagage, les femmes tatouées
au visage, des anneaux dans le nez et enveloppées
de cotonnades bleues.
|f Nous pénétrons sur le territoire de la grande tribu
des Calhors. Bien qu'elle ait conservé ses fractions
primitives, elle en a perdu les chefs héréditaires,
que remplace un ketkhoda, désigné par VilkhanL
L'Ilkhani actuel, Daoud Khan Calhor, Saham-ol-
Molk, était un simple ketkhoda ; il réussit à évincer
son chef, qui s'en alla vivre à Kermanchah, suivi de
sa fraction familiale. Daoud Khan passe l'hiver à
1. Les Persans appeUenf BerbrU, des Hézarehs chiites de
r Afghanistan» que les persécutions sunnites ont poussés à s'établir
de rautre côté de Ul frontière.
344 LA PEBSB D'AUJOURD'SUI
Guilan,dans la haute valléed'unaffluentderHolouan;
Tété, il vient dresser ses tentes près du village de
Harounabad, dans la campagne déserte, auprès d'une
rivière coulant vers la Kerkha. Harounabad a cent
cinquante maisons : parmi les tombes du cimetière,
campe uu nombreux pèlerinage de gens de Yezd;
les cacolets forment cercle, servant d'abris aux voya-
geurs; les chameaux s'accroupissent au milieu; sur
trois piques, fichées en terre, flottent les drapeaux des
conducteurs.
La vallée de l'Ab-è-Kérendse resserre et se vallonné,
pour s'élargir de nouveau, au delà de Khosrovabad,
sur les terres des Kérendis. Kérend est à 95 kilo-
mètres de Kermanchah. Vers la droite, le bourg
s'allonge à mi-hauteur, au pied d'une falaise rocheuse,
jusqu'au fond d'une gorge étroite, coupant en deux
la montagne. Au-dessous, descendent les jardins
fruitiers, les vignobles et les cultures d'opium. Tout
en bas, un quartier spécial a dû être créé pour les
nécessités du passage.
Le chef des Kérendis résidant à Kermanchah,
deux de ses fils, Isma<il Khan, Saham-os-Soltan, et
Daoud Khan, Sertip (ce jeune seigneur n'a que
quinze ans et trouve déjà moyen d'être général),
administrent la tribu pour le compte paternel. Tous
deux viennent au-devant de nous dans la plaine
pierreuse; sous la capote militaire, ils portent tuniques
de soie verte et ceintures blanches, le bonnet de feutre,
entouré d'un foulard aux couleurs voyantes, où
s'entre-croise une bande noire. Leurs cavaliers exé-
cutent mollement des voltes incertaines, s'élancent
en une fantasia sans vigueur et me tirent aux oreilles
d'inutiles coups de fusil.
LSS PORTES DU ZAOROS 345
Les Kérendis comptent 2.000 maisons : depuis
sept générations, l'autorité revient à la famille d'«Âli
Mourad Khan, à qui le temps a permis d'absorber
toute la substance de la tribu. La division par frac-
tions a disparu; «Ali Mourad et les siens sont proprié-
taires de presque tout le territoire. Nomades pour la
plupart, les contribules passent l'hiver dans la plaine
turque. Ces Kurdes du Zagros ont piteuse apparence :
émiettés par la multiplicité des tribus, pénétrés
par le mouvement ininterrompu des pèlerinages et
des caravanes, de plus en plus arabisés à mesure que
Ton s'approche de la frontière, ils ont perdu la fière
allure de leur race, dont ils gardent vaguement la
langue, le visage et le costume.
Kérend est un gros bourg de 600 maisons kérendies,
avec une vingtaine de maisons juives. Deux tombes
pointent entre les cyprès du cimetière : l'une attribuée
par la crédulité publique à Salman-è-Farsi, le Bab,
le précurseur de Mahomet et d'^Âli, le propagateur
de leur doctrine, la troisième personne divine de
la trinité-ali^allahie ; l'autre, recouvrant un Seyyed
Réza. Cette terre est consacrée par la mémoire d'^Ali,
qui, selon la tradition locale, vint en personne dé-
truire un village de Guèbres. Derviche Darab, dit
Parvané (le papillon), s'est constitué gardien de ces
pieux souvenirs. Il habite une galerie donnant vue
sur la chute des toits et des jardins et offre l'hospi-
talité à ses confrères voyageurs. La dévotion des
Kérendis lui vaut un réel bien-être; sa cellule de
derviche est garnie de feutres, de tapis et de coussins ;
les instruments de sa profession pendent au mur;
dans une niche, une sorte d'autel où rayonne l'image
d'-Ali.
346 LA PERSE d'aujourd'hui ^
Sans exception, tous les Kérendis sont «Ali-allahis ;
ils n*ont ni culte ni mosquée. Un Mousavi de Mossoul,
Seyyed Réza, celui du cimetière, s'installa parmi eux
au xviii® siècle ; ses descendants continuent à diriger
la conscience des Kérendis et de leurs voisins, les
Gourans. Seyyed Réza-Beg, Séif-os-Sadat (le sabre
des Seyyeds), représente, à Kérend, l'autorité
familiale^ Il ne saurait être le prêtre d'une religion
dénuée de rites; mais son origine chérifienne fait
désirer son officieuse intervention dans toutes les
circonstances de la vie de ses ouailles. Celles-d le
vénèrent comme le vicaire d'*Ali, le représentant
de Dieu lui-même, et s'en remettent aveuglément à
ses conseils ; il se charge d'agir au ciel pour y faire
agréer leurs vœux et de ré^er leurs contestations en
ce bas monde. Séif-os-Sadat rend donc la justice
concurremment avec le chef de la tribu. S'agit-il
de contrats et d'écritures, lors des mariages ou des
décès, les Kérendis recourent à Mollah Faradj, un
simple taléh du pays, qui fut envoyé, pour ses études,
chez rimam-djoumé de Kermanchah.
La nuit que nous dormîmes à Kérend, une pluie
commença, qui devait durer plusieurs jours. Les toits
persans ne résistent pas aux grandes averses ; sur
des poutres transversales, des nattes sont étendues,
recouvertes d'une couche assez mince de terre battue.
L'eau pénétra très vite à travers ce léger obstacle, et
nos chambres devinrent inhabitables. Toute la maison
étant de terre, toits, murs, escaliers fondaient en
boue ; la campagne s'était transformée en un immense
marécage.
15 kilomètres plus loin, la vallée de TAb-é-Kérend,
qui, par une progression insensible, s'est élevée à
LES PORTES DU ZAGROS 347
1.895 mètres (Kermanchah^ est à 1.470), s'arrête
brusquement. Une nouvelle vallée se creuse, les
montagnes se rapprochent ; les pentes, rocheuses et
gazonnées, où végètent de maigres pousses d'arbres,
— chênes et hêtres, — descendent jusqu'au torrent
de Mar-Âb, dont les eaux rapides vont vers le Tigre,
par les rivières Holouan et Diala. Ce sont les portes
du Zagros.
A Miantagh, un village minuscule, au milieu des
champs et des vignobles, quelques tentes noires de
nomades kérendis. Tout d'un coup, le torrent
s'enfonce dans un trou de roches, et le chemin descend
en lacets la paroi perpendiculaire ; à mi-côte, l'arc
sassanide du Takht-è-Ghirra ; en contre-bas, le
village de Païn-Tagh ; la vallée s'ouvre ; les montagnes
se dégradent vers l'horizon. L'endroit est le seul
accident de terrain sensible et, d'ailleurs, le seul point
pittoresque sur la route de Kermanchah à Bagdad.
De Païn-Tagh à la rivière Holouan, s'inclinent
doucement les verdoyantes prairies de Béchiveh.
Le district fut détaché, il y a quelques années, du
territoire des Kérendis et engagé à un négociant de
Kermanchah, jusqu'à l'extinction d'une dette con-
tractée par le chef de la tribu. A la mort du créancier,
le gouvernement persan s'empara du gage, pour le
rattacher au domaine. Or, Choa'-os-Saltaneh, alors
gouverneur du Fars, ayant été interrompu dans ses
exactions par les gens de Chiraz, le Schah défunt voulut
donner une compensation à son fils favori, en lui
attribuant le lointain district du Kurdistan, qui
attendait un maître. Aussitôt nanti, le prince s'em-
pressa de louer sa terre au gouverneur le plus voisin.
48 kilomètres de Kérend à Serpol (la tête du pont).
348 LA PBRSB d'aujourd'hui
670 mètres d'altituds. Retardés par le mauvais
temps, nous y mettons deux jours, sous la pluie bat-
tante. L'Holouan sort, gonflé, de la montagne, entre
deux avancées de rocs ; dans la gorge même, se
blottit le petit village de Miankal : au pied des
berges, les eaux bourbeuses entraînent les saules,
dont les bourgeons commencent à verdir. Serpol est à
cheval sur la rivière que franchit un vieux pont de
deux arches : des tentesmoires, des abris en claies de
roseaux, un caravansérail détruit, quelques masures
en terre, un jardin de cyprès, — en tout 40 mai-
sons.
Sur la rive gauche de THolouan, les terres des
Calhors succèdent à celles des Kérendis ; la rive
droite appartient aux Zohabs. Au miUeu des boule-
versements de frontière, qui Tattribuèrent tantôt aux
Turcs et tantôt aux Persans, la tribu, partagée entre
les deux pays, se trouva déclassée ; son territoire en
Perse devint un simple district, auquel fut imposé
pour chef le gouverneur de Serpol. Comme les Kéren-
dis fréquentent le marché du chef-Ueu pour y acheter
le blé, le maïs et le riz du bas pays, le gouvernement
persan a pris le parti d'attribuer l'autorité à l'un
d'entre eux.
Né«metoullah-Khan, Saharem-ol-Memalek, est un
neveu du chef actuel des Kérendis ; il habite, au bout
du village, une maison fortifiée, défendue par des
tours et des pièces de canon ; une soldatesque dégue-
nillée patauge dans la boue de la cour. Malgré la pau-
vreté de sa demeure, il est assez féru des usages de la
grandeur persane pour entretenir des ferrachs,
porteurs de bâtons, et des coureurs en livrée rouge. Je
l'ai trouvé malade et fatigué, inquiet du progrès des
LES PORTES DU ZA6ROS 349
idées en Perse et peu rassuré sur Tavenir. L'homme
n'est guère intéressant et représente un temps qui
doit finir. Moitié seigneurs, moitié bandits, voici des
années que le père, puis le fils ont tenu le passage
de l'Holouan, avec une bande de chenapans, recrutés
parmi les tribus du voisinage. Né«metoullah Khan
rançonne les caravanes, pille les colporteurs juifs de
sa locaUté et exploite impitoyablement une tribu
sans défense.
Il n*est pas jusqu'à la débauche de la route, qu'il
n'ait organisée à sa porte, pour son plusgrand bénéfice.
Les Souzmanis viennent dresser leurs tentes au
bord de la rivière, près du village de Miankal. Leurs
femmes chantent et dansent devant les muletiers et
les pèlerins ; c'est le seul jour de gaieté au cours du
long voyage. Les Souzmanis n'habitent Serpol qu'aux
époques d'aflluence ; le printemps et l'été les emmè-
nent en tournée à travers les tribus kurdes. Nous
sommes aux premiers jours d'avril ; le départ a déjà
commencé ; sur une centaine de tentes, il n'en reste
plus que dix, à l'usage des derniers pèlerins de l'année.
Les Souzmanis sont tziganes. Ils auraient émigré
en Perse, à la fin du iv« siècle de notre ère, et la tra-
dition populaire attribue leur venue à l'appel de
Behram Gour. Ce souverain sassanide a laissé le
souvenir d'un prince heureux et jovial, appUqué au
bonheur de ses sujets. Les Persans ne s'amusèrent
jamais autant que sous son règne ; or, la multiplicité
des réjouissances ayant fait ressortir la pénurie des
chanteurs et danseurs indigènes, Behram Gour en
appela vingt mille de l'Inde. C'étaient des 'tziganes :
pénétrant sur le plateau d'Iran, ils se répartirent par
toutes les provinces» et reçurent dans chacune un
350 LA PERSE d'aujourd'hui
nom particulier : Kaulis, à Téhéran ; Gharatchis, à
Tauris; Loulis, à Chiraz ; Souzmanis, à Kermanchah.
Avec le temps, les tziganes prirent la route de l'ouest,
s'établirent sur le bas Danube et vinrent jusqu'à nos
pays. Quelques-uns continuent leur vie nomade en
Perse, groupés en corporation sous l'autorité du
Chater-bachi, du chef des coureurs du Schah. Les
hommes sont chaudronniers, fabricants de bas et de
tamis ; les femmes diseuses de bonne aventure et
prostituées; le contact du pèlerinage vaut une
renommée particulière aux femmes souzmanies.
Le district de Zohab s'étend jusqu'à Kasr-i-Chirin,
à 30 kilomètres de Serpol. Nous sommes désonnais
sortis de la montagne ; la piste traverse un terrain for-
tement raviné qui descend peu à peu vers la plaine
du Diala. La campagne est verte et fleurie : des coque-
licots, des marguerites, des fleurs jaunes et violettes,
de jolies tulipes rouges. Dans les champs, les pousses
de blé sont déjà hautes. Tentes et claies de nomades
s'éparpillent en petits groupes ; point d'arbres; sur
les éminences, quelques tours^deguet; dans un creux,
serpente THolouan.
Au bord de la rivière, des fragments de murs et les
restes d'un aqueduc en grosses pierres noircies. Un
vieux nègre, Aboul-Kazem, coiffé d'un bonnet
kurde, y a ouvert un café ; il servait naguère, à Diz-
foul, chez un gouverneur de TArabistan ; l'envie lui
prit d'aller aux Lieux Saints ; retour de Kerbéla,
il s'arrêta sur la rive de l'Holouan, où, depuis neuf ans
il vit avec sa femme à offrir du thé aux passants.
Aboul-Kazem garde un point célébré par le roman
et la poésie de l'Iran : des ruines informes, des amas
de pierres^ des murailles qui s'étendent au loin sont
Les portes du zagros 351
tout ce qui reste de Kasr-i-Chiriu, l'immense châ-
teau» construit à sa favorite chrétienne par Chosroès
Parviz, et le lieu de ses tristes amours avec Farhad,
le sculpteur du Takht-i-Bostan.
Un peu plus bas, le bourg actuel de Kasr-i-Chirin,
forme un groupe pittoresque sur les collines de la rive
droite ; de l'autre côté de la rivière, un jardin de dat-
tiers. Le gouvernement du district appartient au
chef des Sendjabis, dont les 900 familles, établies le
long de la frontière, passent Tété dans la plaine de
Mahidecht. Les traditions de la tribu la font remonter
à une fraction lekhe, transplantée du Fars par Schah
«Abbas, partie à Kasr-i-Chirin, partie vers Mossoul.
Désireux d'augmenter la force des tribus méridio-
nales, soutien de son pouvoir, Kérim-Khan le
Zend, les ramena d'autorité à Chiraz. Dans la disper-
sion des tribus lekhes, qui suivit l'avènement des
Kadjars, douze de ces familles regagnèrent l'ancien
territoire et devinrent la souche des fractions ac-
tuelles.
Chir Khan, Samsam-ol-Memalek, vieux, corpulent,
la figure rasée et la moustache blanche sous son bon-
net kurde, assure la garde de la frontière avec ses cava-
liers sendjabis. Il habite, sur une colline isolée, une
maison contiguë au fort de Djovan-Mir. Djovan-Mir
était sujet turc : ayant assassiné un chef des Djafs, il
dut passer en Perse et obtint de Zill-è-Soltan, qui
gouvernait alors tout le Sud du royaume, le gouver-
nement de Zohab, avec le district frontière. Il fit
aussitôt construire, à Kasr-i-Chirin, un réduit carré,
flanqué de tours, et se mit à rançonner les passants :
on dut le saisir et le tuer. Un cimetière entoure le
fort ; les tombes chiites en pierres plates, celles des
352 LA PERSE d'aujourd'hui
sunnites dressées en terre. En bas, sous une voûte
de briques, repose Hasan Khan Moudir, qui fut chef
des cavaliers sendjabis ; cet homme avisé demanda,
par testament, d*être enterré sur le chemijimême du
pèlerinage, de façon que tous les pèlerins de Kerbéla
fussent obligés de réciter le fatihé sur sa tombe, et de
lui procurer gratuitement des prières à perpétuité.
La chaîne dentelée des monts Zagros s'écarte vers
le sud : la route se poursuit dans les terres fleuries et
ravinées des Sendjabis ; beaucoup de troupeaux,
quelques tentes, quelques maisons... Le passage,
interrompu par les journées de pluie, reprend avec
le beau temps ; les caravanes sont nombreuses ; un
campement kurde a déjà rompu son établissement
de l'hiver et se dirige vers la montagne avec son maté-
riel, chargé sur des ânes, des chevaux et des bœufs...
Le fort de Kalé-Sebzi surveille l'extrême frontière :
un fils de Chir Khan, Hisam-è-Nizam (le sabre de
l'armée), y tient garnison avec 200 cavahers.
Il porte le costume des Arabes : la longue robe,
sur le pantalon blanc, un gilet de cachemire, une
courte veste bleue, soutachée d'or : par-dessus un
manteau de feutre brun, ajusté à la taille, dont sor-
tent librement les manches flottantes, tandis que
deux bandes tombent des épaules le long du corps ;
le bonnet, entouré d'un foulard noir, est le dernier
reste de la mode kurde. Hisam-è-Nizam se présente
avec son fils et son jeune frère, un garçon d'une
dizaine d'années, déjà pourvu du grade de colonel
et du titre redoutable de Babr-ol-Memalek (le tigre
du pajrs).
Une ligne de tours fortifiées indique la frontière
turco*persahe ; la ville de Hannéguin est à deux
LES PORTES DU ZAGROS 353
lieues plus loin, dans une longue palmeraie qui suit
les rives de THolouan ; sous les dattiers, les jardins,
enclos de murs, ont une végétation touffue d'oran-
gers, de citronniers, de grenadiers, de figuiers et de
mûriers.
Entre r'Irak-'Adjemi etr»lrak-«Arabi,les portes du
Zagros ont formé le traditionnel passage ; c'est par
là qu'Alexandre est revenu de l'Iran; c'est par là que,
depuis la fondation de Bagdad, a passé la grand'-
route du Khorassan, qui réunissait la capitale aux
extrémités orientales de l'Empire des Khalifes. Elles
marquent la brusque transition entre le Nord et
le Midi; la frontière sépare deux mondes. Nous
avions laissé, sur les plateaux de la Perse, la nature
triste et dépouillée ; dans la plaine du Tigre, nous
trouvons les arbres couverts de feuilles. Les amples
tuniques et les bonnets de feutre ont fait place aux
robes et aux kéfiéhs bleus et blancs, que fixe sur la
tête une grosse corde de laine doublement enroulée.
La voix criarde des Arabes remplace la voix chan-
tante des Iraniens.
Les villes mêmes changent d'aspect : après les
murs clos, les rues muettes et les nuits noires de
l'Iran, voici que les fenêtres s'avancent au devant des
maisons, les cafés se multiplient, largement ouverts
sur le mouvement de la rue, et l'indolence locale
prolonge la soirée aux lumières. Plus de caravansé-
rails monumentaux dus à la munificence royale ;
des /:Aan5 étroits, exploités par les propiétaires voisins.
Au lieu de cavaliers iraniens, dont la fantasia débor-
dait sur la campagne, une escorte sévère de zaptiès
turcs. Un empire militaire succède à un royaume sans
armée. L'autorité elle-même change de caractère :
Aubin. — La Peru. 23
354 LA PERSE d'aujourd'hui
quelque dépenaillé qu'il puisse être, le gouverneur
persan prend les allures d'un grand seigneur, noble-
ment employé à piller au nom du roi ; le Turc est un
simple fonctionnaire, opérant par mesure adminis-
trative.
Il y a 160 kilomètres de plaine entre Hannéguin
et Bagdad. Sous les Sassanides et les Arabes, la région
était prospère, irriguée par les canaux dérivés du
Diala, traversée par le plus grand chemin de l'Orient
Moyen. L'invasion mongole détruisit les villes, dis-
persa la population ; pendant plusieurs siècles. Turcs
et Persans n'eurent à se disputer qu'un désert. En 1 847,
le traité d'Erzeroum fixa la frontière : des agglomé-
rations se reformèrent aux anciennes étapes de la
route, une voie commerciale fut rétablie vers Ker-
manchah ; le pèlerinage accrut le trafic. Les con-
duites d'eau furent remises en état, les cultures repri-
rent ; le gouvernement turc découpa le pays en cazas
et en nahiés^ dépendant du vilayet de Bagdad.
Cependant, les villages sont encore rares, les petites
villes ne répondent qu'aux besoins du transit ; les
surfaces cultivées doivent leur extension à la vente
des terrains de l'État ou à la création de grands
domaines par la liste civile et par M. Zarifi, de Cons-
tantinople. Pour repeupler la plaine, les Kurdes
descendirent de la montagne; les Arabes de la
Mésopotamie passèrent le Diala. Une fraction des
Zohabs, antérieurement établie entre Hannéguin et
la frontière, demeure compacte. Les Calhors et les
Loures du Poucht-i-Koh occupèrent le pied de la
chaîne du Zagros, et plus loin se diluèrent dans la
masse arabe ; les Arabes s'installèrent le long de la
rivière. Issus de tribus diverses» éloignés de leurs
LES PORTES DU ZAOROS 355
contribuleSy ces gens perdirent aussitôt leur person-
nalité déterminée et se fondirent en un peuple de
ra«yats où Kurdes et Arabes réagissent les uns sur
les autres. Les chiites s'y trouvent en minorité,
car les Kurdes, étant «ali-allahis et, partant, indif-
férents à toutes pratiques religieuses, s'accommo-
dèrent volontiers de la religion officielle.
Hannéguin a [700 maisons. Nous y fûmes les hôtes
du médecin sanitaire, le docteur Bahochi, un* Syrien
de Bagdad, qui a fait ses études de médecine chez les
Pères Jésuites de Beyrouth. Un pont de douze arches,
datant de l'époque arabe, franchit l'Holouan, déjà
fort large et proche de son confluent avec le Diala.
Sur les 4.500 habitants de la ville, on compte 2.500
Kurdes, la plupart Badjélou. Quand le traité de
1847 eut coupé en deux parties le district de Zohab,
les Badjélou y formaient la fraction dominante et
fournissaient des chefs à la tribu ; «Osman Pacha
demeurait en territoire turc ; son petit-fils, Madjid
Beg, a perdu toute autorité sur les Badjélou, mais il
n'en reste pas moins le personnage le plus riche et
le plus considéré du pays. C'est un jeune homme
mince, la barbe en pointe, portant la robe arabe et le
fez turc ; bien qu'il n'ait jamais quitté sa ville natale,
il sait l'arabe, le turc et le persan, mais tient à con-
server vis-à-vis des siens le dialecte de sa tribu. Les
autres Kurdes de Hannéguin sont Calhors et
Kérendis, avec bon nombre de Sendjabis et de Lcures.
Le mieux placé d'entre eux, un Loure du Poucht-i-
Koh, a été fait consul de Perse et décoré du titre de
Sakat-è-Vézareh (la confiance du ministère). Le
Kaïmakam, Saleh-pacha, est un Kurde de Suleïma-
nieh. 800 hommes de garnison. Le bazar appartient
356 LA PERSE d'aujourd'hui
aux Juifs (200 familles), et la semaine de la Pâque
en a fermé toutes les boutiques.
f^* Les derniers accidents de terrain cessent à Kizil-
Robat : des lignes de mamelons successives, des
prairies vertes et fleuries, quelques champs; au loin,
de rares villages; aucun arbre; de distance en dis-
tance, un poste de zaptiés. Maintenant que nous nous
engageons dans les terres basses, le voyage devient
plus difficile. Des voitures étaient venues de Bagdad
nous attendre à la frontière ; leurs épreuves commen-
cèrent à Hannéguin ; le pont d'un canal d'irrigation
s' étant écroulé sous la pluie, il fallut que la corvée
des habitants le leur fît passer à dos d'hommes.
Au delà de Kizil-Robat, s'étend l'infinité de la plaine ;
d'une dernière colline, on aperçoit le Diala miroitant
au soleil et, dans le lointain, la palmeraie de Cheh-
rabane. Tout le pays est sous l'eau. Les mauvais
temps de l'hiver ont déterminé l'une des plus belles
inondations qu'ait jamais connuesr«Irak-«Arabi. Dans
les dépressions, se sont formés de véritables lacs ;
le sol est une boue gluante ; les champs, où poussent
le blé et l'orge, le riz, le coton et le sésame, sont coupés
de fossés profonds et bourbeux. Nos cavaliers doivent,
à chaque instant, relever la route ; avec la nuit, nous
nous embourbons davantage et c'est toute une affaire
que de dégager les voitures, enfoncées jusqu'aux
essieux. Par bonheur, les paysans, rentrant du travail,
la bêche sur l'épaule, obéissent docilement aux in-
jonctions des zaptiés; dès que la Providence a réuni
assez de bras pour soulever les voitures, celles-ci
se remettent à rouler jusqu'au prochain accident.
La meilleure aubaine est le passage d'une caravane :
le son argentin des clochettes, attachées au cou des
LES PORTES DU ZAGROS 357
bêtes de charge, et la note profonde des cloches, qui
leur pendent au flanc, deviennent de plus en plus dis-
tincts. L'apparition de la mule de tête, sur qui
s'agite un édicule de glands et de franges, fixés à des
bâtons, annonce un gros contingent de muletiers, tout
prêts à secourir notre détresse...
Nous mîmes ainsi quatorze heures à parcourir les
60 kilomètres de chemin entre Hannéguin et Cheh-
raban. Le bourg était endormi ; de rares consom-
mateurs somnolaient, accroupis sur les bancs des
cafés ; il fallut de longs appels pour faire ouvrir la
lourde porte cochère du khan d'Ahmed Eflendi.
Le lendemain matin, Chehraban nous apparut du
haut de la terrasse, surmontée d'un minaret décou-
ronné, les toits peuplés de cigognes, au milieu de la
verdure des dattiers ; la ligne bleue des monts Zagros
se perdait dans la brume ; des palmeraies espacées mar-
quaient les villages de la plaine et le cours du Diala.
Entre Chehraban et Bakouba, les terrains sont
constitués en fondations pieuses pour le tombeau
du Cheikh «'Abd-el-Kader, a Bagdad. Bakouba nous
retint trois jours. Le Diala coulait au ras des bergçs ;
sur les deux rives, les troncs des palmiers émergeaient
du flot chargé de limon ; le pont de bateaux avait
dû être retiré. Dans la ville noyée sous les pluies, le
bazar chômait et les négociants restaient chez eux,
occupés à rétablir leurs maisons écroulées. Nous dûmes
attendre la baisse des eaux. Les pèlerins s'accu-
mulaient dans les caravansérails de la ville ; nous nous
installâmes de notre mieux, dans les chambres du
premier étage, au khan de Nakhat Effendi, un Turc
du Caucase, établi à Bagdad, dont la famille quitta
Nakhitchévan après la conquête russe.
358 LA PERSE d'aujourd'hui
Chaque matin, nos compagnons d'infortune allaient
tristement constater l'état de la rivière. Le soir, sous
la direction de leurs conducteurs, ils s'unissaient en
une même acclamation : Ya Mohammed I Y a ^Ali !
Y a ffoséin/ ou bien poussaient des 5a{a2;a/5 en l'hon-
neur de la famille du Prophète. Ils marquaient une
contrariété très vive du retard imprévu qui les em-
pêchait d'arriver à temps, pour célébrer, aux lieux
saints, la quarantaine de la mort du 3® Imam, le
20 de Séfer, l'un des plus grands jours de Kerbéla.
La crue du fleuve n'était point un obstacle pour
les piétons ; ils passaient aisément dans les kouffahs
habituelles à r«Irak-«Arabiet se présentaient au khan,
pour y raconter l'encombrement des caravansérails,
la profondeur des bourbiers et le mauvais état des
chemins. C'étaient de pauvres pèlerins, poi^r la plu-
part, vivant d'aumônes et qui profitaient, pour faire
recette, de l'intérêt causé par leur venue dans le
désœuvrement universel. Kerbelaï Suleiman, un
Berbri de l'Afghanistan, vint, un jour, à la porte de
nos chambres ; il était pieds nus, en guenilles, un
turban sur son bonnet bleu, un bâton à la main, les
yeux tirés, la barbe rare et raide comme celle des
Chinois. Il se mit à chanter pour invoquer la piété
publique dans une langue bizarre, mélange de persan
et de pouchtûu.
Je suis malade et ne sais de quelle maladie, ô ""Alil
mon esprit ne saurait la comprendre, ô Prince des
Croyants I Le poids de mes péchés me noie dans la mer
de la religion, ô Prince des Croyants I J'espère tou-
jours en vous, ô Prince des Croyants I Le vent souffle
contre la digue des Berbrîs. Le mendiant vient déclarer
sapauvreté,ô *AliI Couvert de dettes, j'ai la main courte
LES PORTES DU ZAGROS 359
et les pieds enfoncés dans la boue, ô ^'Alil vous êtes la
seule espérance des mendiants, ô Prince des Croyants I
ô •Ali, croyez bien que je suis pauvre I prenez votre
sabre à double tranchant et venez m'assister au nom
de Dieu I
Les joies de Bakouba sont limitées, les journées
monotones. L'animation se concentre au bazar, la
nonchalance dans les cafés ouverts sur le canal de
Khérisan, qui traverse la ville et donne son nom au
district. Il paraît que les jardins voisins produisent
les meilleures oranges de r«Irak-Arabi; c'est, du
moins, une réputation bien établie, que les rapports
des pèlerins ont répandue dans tout l'Iran. Bakouba a
6.000 habitants, presque tous Arabes, avec un léger
appoint de Loures et de Juifs.
Cette année, le treizième jour du Norouz tombait
précisément le 20 de S^fer, et les Persans s'abstinrent
de toute réjouissance, à cause du deuil d'Hoseïn ;
deux jours après, ce fut l'octave de la Pâque juive,
et le peuple d'Israël se répandit dans les jardins, en
vêtements clairs brochés d'or.
Sitôt que le niveau d'eau eut suffisamment baissé,
le Kaïmakam, un Alépin, «AbdouUah Remzi Bey,
nous avisa que rien ne s'opposait plus au départ.
Les séfinés sont des barques, larges et profondes,
avec une poupe relevée pour l'habitacle des hommes ;
ils vont à la voile et font les transports sur tous les
cours d'eau de la Mésopotamie ; l'un d'eux nous
attendait, accosté à la rive; on le rempUtde fascines
et l'on creusa la berge pour y faire accéder les che-
vaux et les voitures.
Puis nous descendîmes le Diala, en cherchant,
de l'autre côté, un endroit sec et solide où nous
360 LA PBRSB D'AUJOUBO'HUI
puissions débarquer. Les tentatives se multiplièrent ;
à la moindre pression, le limon, amolli par les eaux,
s'écroulait dans la rivière. Nos hommes trouvèrent,
enfin, le point propice. Sur une élévation de la berge,
un cimetière s'était formé autour d'une koubba ;
les eaux en avaient mangé le bord, éventrant les
tombes, où persistaient quelques ossements, qu'em-
porterait la crue prochaine. Après plusieurs heures
de travail employées au passage du Diala, nous
finissons par reprendre les voitures au caravansérail
d'Hovidéir, où se termine la palmeraie de Bakouba.
t Désormais, il ne reste plus d'autre obstacle que le
canal de Nahravan, qui, depuis les Sassanides, quitte
le Tigre au-dessus de Samarra pour le rejoindre vers
Kout-el-Âmara,à 160kilomètresau-dessous deBagdad;
il n'a pas beaucoup d'eau, mais il est large et plein de
boues. Des gens nous accompagnent pour combler
les fossés, consolider les ponts, jusqu'à ce que nous
nous trouvions définitivement en terrain uni. Encore
neuf Ueues jusqu'à Bagdad. Le sol reste marécageux :
quelques champs, des palmiers isolés, des tentes de
nomades, des troupeaux de chèvres, de moutons et
de chevaux; sur la gauche, les voiles des séfinés
descendent le cours rapide du Diala. A mi-route, le
khan des Béni-Sa«d.
1^ Puis quelques lignes de dunes et voici qu'apparais-
sent la palmeraie, les murs, les coupoles et les mina-
rets de Bagdad. L'inondation a formé un immense lac
au-devant de la ville, qui se trouve entourée par les
eaux. On n'y arrive plus qu'en kouffah. Au point de
débarquement, les cafés ont installé leurs nattes,
et les Bagdadis viennent distraire leur désœuvre-
ment à ce spectacle inaccoutumé.
XVI
LES VILLES SAINTES
La ville chiite de Kazeméîn. — Les tombeaux des 7« et 9»
Imams. — Le caractère de Mousa Kazem. — Le pèlerinage
de Samarra. — De Bagdad aux Lieux Saints. — Entre le
Tigre et l'Euphrate. — Hillé. — Le berceau d'Abraham et la
tour de Babel. — Les ruines de Babylone. — Kerbéla. —
Le champ des martyrs*; le sacrifice des Alides. — Les tra-
ditions et l'origine du pèlerinage. — Les tombeaux d'Ho-
séin et d*«Abbas. — Le culte du 3« Imam. — L'adminis-
tration des sanctuaires : kilitdars et serviteurs. — Le séjour
de Kerbéla. — Pieux commerce : linceuls et terre sacrée. —
La société de la ville sainte. — Les moudjteheds : Persans et
Indiens. — Le vice-consulat 4' Angleterre. — De Kerbéla à
Nedjef. — Le tombeau d'"Ali. — La personnalité du 1" Imam.
— Les anges transporteurs. — Le grand pontife du chiisme :
Akhound MoUah Kazem-Khorassani. — Ses décisions favo-
rables à la révolution persane. — L'école théologique de
Nedjef. — Le cimetière de ouadi Selam. — Koufa.
AvrU 1907.
Les pèlerins ont coutume d'éviter la grand'ville :
au delà du khan des Béni-Sa'd, ils obliquent vers la
droite et gagnent directement Kazeméin. C'était, au
temps des Khalifes, un cimetière, établi dans la pal-
meraie, à faible distance du fleuve; il s'y trouvait un
tombeau de Koréichites, où l'on enterra successive-
ment Mousa Kazem, le 7® Imam, et Mohammed
Taghi, le 9®. La puissance des Béni»Abbas s'appliqua
362 LA PERSE d'aujourd'hui
naturellement à maintenir dans une prudente obscu-
rité la mémoire des Imams, crainte que le culte des
martyrs de la légitimité ne fournît un nouvel aliment
à l'opposition chiite.. Quand, au x® siècle, les Bouhéides
de Chiraz se furent imposés aux Âbbassides, leur
ardeur chiite éleva les premiers monuments sur les
tombes des Imams. Un faubourg se créa qui prit le
nom de Kazemeïn*. Ce faubourg devint la forteresse
chiite de Bagdad, dans les troubles périodiques, pro-
voqués par la lutte des deux sectes. L'invasion
mongole détruisit Kazemeïn ; elle fut rétablie par la
politique des Séfévis, qui tendait à fonder sur le deuil
des AUdes la religion nationale de la Perse. Les grands
Sophis construisirent les tombeaux actuels : après les
gouverneurs turcs, les Kadjars les complétèrent. De
Kazemeïn, le développement du pèlerinage fit une
ville. Elle est située sur la rive droite du Tigre, à
4 kilomètres au nord du Bagdad actuel, avec qui
elle communique par un tramway. La crue vient
de rompre les digues : il faut faire un long trajet en
kouffah, au travers de remous violents, sous les pal-
miers inondés.
Le gouvernement turc entretient à Kazemeïn un
kaïmakam. La ville est chiite et, en majeure partie,
iranienne ; sur 7 ou 8.000 habitants, les deux tiers
sont Persans. Au centre d'une cour rectangulaire,
s'élèvent deux dômes jumeaux, flanqués de quatre
minarets; un pavillon isolé contient les restes de deux
fils de l'Imam Mousa, Seyyed Ismaîl et Seyyed
Ibrahim. Les mollahs et seyyeds locaux fournissent
aux tombeaux un corps de serviteurs, sous la direction
1. Kazeméin, les deux Kazems. — Kazem veut dire : celui qui
est maftfe de lui.
LES VILLES SAINTES 363
du porte-clefs — kilitdar — Cheikh ^'Abdoul Hamid,
nommé par le gouverneur turc. Autour du sanctuaire,
se pressent les bazars, les maisons, les caravansérails ;
au delà, les jardins, dont la végétation touffue d'oran-
gers, de rosiers et [de jasmins se perd sous les palmiers.
Non point que la mosquée des deux Kazems soit
Tobjet d'une vénération particulièrement intense.
Le 7® Imam jouit assurément d'une bonne position
parmi les martyrs, mais son prestige serait médiocre
comparé à celui d'^'Ali, d'Hoséin, de l'imam Réza,
ou même de Fatémé. Pour les chiites, la personnalité
de chacun d'entre eux revêt un caractère spécial. ^Ali
est le savant austère, commentateur de la religion du
Prophète; Hoséin est l'agneau de Dieu, le rédemp-
teur; «Abbas, le héros des batailles, le saint Georges du
martyrologe. Moins glorieux et plus accessible, Mousa
Kazem est le saint à tout faire, utilisable pour les
menus services ; on l'appelle le « Père des Besoins » ;
il remplit, dans le chiisme, l'office de saint Antoine de
Padoue.
C'est à sa serviabilité supposée que le 7® Imam
doit sa principale faveur parmi les pèlerins; mais le
tombeau les attire, par le fait même de sa position,
au carrefour de toutes les routes des Lieux Saints.
Il arrive parfois que les pèlerinages, venus de l'Iran,
préfèrent aller d'abord à Samarra ; dans ce cas, ils se
détournent aussitôt après avoir passé le pont de
Bakouba, ou même dès Chehraban, quand l'étiage
rend leDiala guéable; mais la plupart vont tout droit
à Kazeméin s'y reposer des fatigues du long voyage
et préparer leurs visites successives aux saints
tombeaux de r«Irak «Arabi. Le 7® Imam profite ainsi
de l'attendrissement causé par un premier contact
364 LA PERSE d'aujourd'hui 1
avec le souvenir des Alides et Ton est toujours con-
traint de revenir à lui» soit que Ton commence par
l'excursion de Kerbéla et de Nedjef, soit par celle de
Samarra. Le détour de Samarra est le complément
indispensable du pèlerinage : à 140 kilomètres en
amont» une petite ville, au bord du Tigre, qui fut,
pendant la meilleure partie du ix« siècle, la capitale
temporaire des Âbbassides. La dévotion chiite y
vénère, avec les tombeaux des 10® et 11© Imams,
d*Halimé Khatoun, sœur du premier, et de Nerdjès
Khatoun, femme du second, et mère du 12® Imam,
la cave historique où, dans la 4® année de son âge,
disparut l'Imam Mahdi.
Les passages répétés des pèlerins à Kazeméin
ont développé les bazars et les caravansérails. Il en
existe 45, construits par des capitalistes chiites,
comme placements avantageux. Celui de Ferman-
Ferma est loué 205 livres turques; celui de Feth «Ali
Khan, fils d'un homme de Lahore, en rapporte 120;
un autre appartient à Agha Khan Mahallati» de
Bombay.
Par ailleurs, Kazeméin n'a rien pour retenir ses visi-
teurs; sa seule attraction est la visite de la mosquée
Ce n'est pas un grand centre d'études ; quelques étu-
diants fréquentent la médresseh, {installée souà les
arcades, dans la cour même du tombeau. Un moudjte-
hed, dont le père vint de Dizfoul, Cheikh Mohammed
Taghi, Khodjet-oMslam (le témoignage de l'Islam),
possède une bonne réputation; mais sans égaler ceux
de Kerbéla ni de Nedjef. Les chiites n'attachent pas
grand prix à la terre de Kazeméin ; on n'en fabrique
ni chapelets, ni médaillons; les défunts en recherchent
peu la sépulture.
LE» VILLES SAINTES 365
Un vieux prince indien, originaire de TAondh,
Ikbal-ed-Dowleh, vint s'établir à Bagdad, où n'avait
point encore atteint la profanation européenne.
Riche, il vivait en philosophe et mourut à 7 9 ans ,
en 1891. Il possédait une maison à Kazemeïn, oulil
voulut être enterré. Son cercueil y repose dans une
chambre du rez-de-chaussée, décorée de portraits et
de vers persans; par testament, l'entretien en est
confié à un groupe d'amis fidèles, au profit desquels
les biens du défunt furent constitués en fondation
pieuse. Ils étaient six alors ; il n'en reste plus que
trois : Mollah Kaddour, dont le grand-père émigra
de Péchawer, et deux frères, venus de Madras.
Quand nous partîmes de Bagdad pour aller aux
Lieux Saints, l'inondation recouvrait le pays, aussi
bien sur la rive droite que sur la rive gauche du
Tigre, et c'était une grande affaire que de quitter la
ville. Les rues étaient sous l'eau ; des kouffahs prenaient
les voyageurs, et par delà un barrage, d'autres kouf-
fahs les conduisaient à la digue de Mes^'oudi. De là
partent chaque matin une douzaine de diligences
grossières, hautes sur roues et attelées de quatre
chevaux, qui desservent Hillé ou les villes saintes.
Nous avions fait prix avec l'entreprise Seyyed
Mahdi et Hadji Radji, qui, pour quinze livres tur-
ques, devait successivement nous transporter à
Babylone et à Kerbéla. Les caravanes de chameaux
arrivent du désert de Syrie ; les femmes arabes, vê-
tues de cotonnades bleues, la figure tatouée, des
anneaux au nez et aux oreilles, apportent sur leur
tête des seaux de lait superposés; les petits ânes
disparaissent sous les herbes et les broussailles de
leur charge. A la limite de la ville, se succèdent les
V
366 LA PERSE d'aujourd'hui
tombeaux illustres de Zobéide, deBahlouIet deCheikh
Mahrouf.La digue traverse l'inondation et franchit le
canal de Khor. La masse des ruines babyloniennes
d'Âkerkhouf monte dans le lointain des solitudes.
Du Tigre à FEuphrate, le désert est sans beauté :
une immense plaine, formée du limon des deux
fleuves, amolli par les pluies récentes. L'invasion
mongole détruisit les canaux parallèles qui la ferti-
lisaient naguère. Quelques buttes, des lignes de
monticules marquent encore leur direction primitive
au travers des terres désolées; parfois, une lande
herbeuse, peuplée d'un bétail abondant; sur les
points favorisés où le délabrement des fossés n'arrête
pas l'accès de l'eau, des tentes se sont établies pour
entretenir les cultures. Les blocs isolés des cara-
vansérails servent de point de repère. D'étape en
étape, le voyage se poursuit, monotone, avec l'illu-
sion des mirages provoqués par la chaleur. Le soir,
le ciel se teint d'une pourpre ardente, et le soleil,
devenu énorme, disparaît dans la splendeur coutu-
mière aux grandes plaines.
Après cinq heures de route parcourues tout d'un
trait, le premier arrêt est à Khan-Mahmoudieh • un
endroit ignoble, infesté de mouches; la rue n'est
qu'une mare jaunie par le purin, avec un sol col-
lant, dont nos voitures se dégagent à grand'peine.
Des cavaliers arabes, armés de lances, y viennent
des profondeurs du désert; de Kerbéla sont arrivées
de longues théories d'Indiens chiites, pèlerins de
Bombay et de Karatchi. Une dame élégante voyage
en litière, portée par deux mules ; accroupie sur des
coussins, elle vaque à ses affaires et soulève le rideau
pour nous voir passer. _^
LES VILLES SAINTES 367
La piste de HUlé se détourne vers le sud ; à partir
du Khan-Mohavil, elle se rapproche de TEuphrate,
qu'indique une longue palmeraie. L*eau pénètre en
abondance; tentes et cultures se multiplient. Sans
souci du chemin, les paysans y pratiquent leurs ri-
goles d'irrigation, parfois assez profondes pour qu'il
faille s'attarder à les combler; sur les canaux, les
ponts n'ont point de parapets; souvent même ils
ont été déplacés et la recherche du passage exige
de longs détours. Voici enfin les jardins de Hillé, fort
étendus, enclos de murs, où, sous l'ombre des pal-
miers, se développent les champs de blé, d'orge et
de fèves.
Hillé est une ville de 30.000 habitants, partagée
par l'Euphrate, avec l'aspect habituel aux agglomé-
rations de la Mésopotamie : une double rangée de
maisons tombant dans le fleuve, un pont de bateaux
qui le traverse ; pour cadre la verdure des dattiers.
Sur la rive gauche, Vardiha est le point d'arrivée
des diligences de Bagdad; les cafés, les magasins à
grains et le bureau du raftiehK Sur la rive droite est
la ville elle-même ; le bazar remonte en pente douce
vers la grande mosquée à dôme bleu ; au bord du
fleuve les casernes et la résidence du kaïmakam. Au
milieu de la population exclusivement arabe, vivent
quelque 500 juifs, commerçants, propriétaires ou
artisans.
Par un lointain retour des choses, un juif, M. Mé-
nahem Daniel, possède aujourd'hui les plus grandes
terres, — un millier de feddans^ — sur l'empla-
1. he droit de raftieh est de 8 % sur les céréales et autres produits
Iransporjtés par eau ; les marcliandises séclies en sont exemptes.
2. L<e feddan habituel à l'Irak-Ârabi eomporte 27 hectares.
368 LA PERSE d'aujourd'hui
cernent même de Babylone, qui vit jadis la capti-
vité de sa race. Cet homme fortuné, qui habite
Bagdad» a passé le dernier hiver à Monte-Carlo ; en
son absence, ce fut une lettre de son fils qui m'ouvrit
leur maison d'Hillé; l'intendant, M. Mochi Soussa,
parlait un français fort convenable, appris à l'école
de l'Alliance Israélite à Bagdad.
La région de Hillé est répartie en moukattœa^ grands
domaines dont les dîmes sont affermées par le fisc,
soit à des entrepreneurs, soit aux propriétaires eux-
mêmes. Il n'y existe aucun village. Chaque pro-
priété comporte une ferme et une enceinte close de
murs; les fellahs y élèvent leurs demeures ou y
adossent leurs tentes noires, leurs huttes de nattes
et de roseaux. Ils sont engagés et payés par des
métayers — serkars — qui fournissent les semences
et le cheptel, en échange d'avances d'argent con-
senties par le propriétaire. Le blé, l'orge, le millet et
le maïs sont alternativement cultivés ; le riz dans les
parties très arrosées, au bord du canal de Hindié.
L'eau des irrigations vient des tcherds établis sur
l'Euphrate, élevée à traction de bœufs dans des sacs
en peau. Par malheur, le fleuve, d'humeur changeante,
n'a cessé de varier au cours de l'histoire; depuis
plus d'un siècle, il s'est engouffré dans le canal de
Hindié, délaissant son ancien lit sur une longueur
de 280 kilomètres ; devant Hillé, six mois sur douze
le fleuve est maintenant à sec; un mince filet apparaît
en janvier, les dernières eaux tarissent en juillet;
appauvri par cet abandon, le pays n'est plus culti-
vable qu'aux époques de pluies ou de crues. Cette
année sera particulièrement favorisée, et pourtant,
malgré la hausse anormale des eaux, il reste des
LES VII.LES SAINTES 369
bancs de sable dans le lit de FEuphrate. Le gouver-
nement ottoman s'est préoccupé d'une détresse qui
diminuait ses revenus propres en même temps que
ceux des riverains ; notre compatriote M. Mougel-
Bey, réussit à relever provisoirement le niveau d'eau
par la construction d'un barrage dans le canal de
Hindié ; un autre ingénieur français, M. Cugnin,
dresse en ce moment même un projet de travaux
plus efficaces et plus comidets.
En une heure et demie, au galop de nos chevaux
nous allâmes au Birs-Nimroud. Au sud de Hillé,
deux monticules isolés s'avancent en pointe au mi-
lieu des terrains inondés ; par delà sont des fermes
et des palmeraies ; dans l'ouest s'enfonce le désert.
Sur un amoncellemnt de briques et de détritus
s'élève une koubba très sainte, dont les visiteurs
ont marqué les murs de leurs mains teintes au
henné ; au bas d'un escalier, des femmes font, en
baisant les parois, le tour d'une chambre souter-
raine ; en haut veillent les gardiens fournis par la
tribu voisine. C'est un fréquent usage chez les
pèlerins des Lieux Saints de vénérer le Makam
Ibrahim Khalil, consacré au souvenir du prophète
Abraham. Les uns prétendent qu'il y naquit, et que
sa mère étant morte, il y fut nourri par une gazelle;
les autres disent que, sur son refus d'embrasser le
culte du feu, Nemrod l'y fit placer sur un bûcher et
que les flammes, retenues par un ange, se refusè-
rent à le consumer. L'autre monticule porte les
ruines d'une tour dans laquelle il a plu aux généra-
tions successives de reconnaître la tour de Babel.
Des soubassements de briques, déblayés sur un
côté, soutiennent un immense pan de mur, très
Aubin. — La Perse. 24
370 LA PERSE d'aujourd'hui
large et très haut ; des blocs tombés gisent à terre
dans les fleurettes jaunes et roses; au pied de la
tour, des chambres en brique» dont la réunion for-
mait un temple. Les savants y placent le sanctuaire
du dieu Nébo, dans la ville de Borsippa, qui était
un faubourg de Babylone.
Sur la rive gauche de TEuphrate, à une heure au-
dessus de Hillé, une mission d'archéologues, en-
voyée par le musée de Berlin, fouille le site de Ba-
bylone, sous la direction d'un Hambourgeois» le
docteur Koldewey; leur maison hospitalière se
trouve dans les palmiers, près de la ferme de Kou-
vérich ; l'endroit est isolé, la nuit pleine du cri des
chacals, qui viennent boire au fleuve. En dehors de
l'étroite palmeraie, le sol gris et rocailleux est bos-
selé de monticules, dont l'ouverture ramène au jour
ce qui reste de Babylone. Les quais de l'Euphrate,
le double palais de Nabuchodonosor sont presque
entièrement déblayés; au delà passait la rue des
Processions, traversant la porte d'Hachtaroud pour
aboutir au temple de Mérodach. Tel est le domaine
des travaux actuels. Il s'y joint un petit palais situé
vers le nord, et, à l'est, un théâtre grec datant de
l'époque d'Alexandre, aVant que les Ptolémées eus-
sent transporté à Séleucie la capitale de l'empire
oriental. Je dois dire que ces ruines, peu imposantes
par elles-mêmes, tirent tout leur intérêt du guide
sûr qui les expUque. Les constructions sont uni-
formément faites en briques cuites, larges et plates,
portant gravés les noms et titres de Nabuchodono-
sor ; les rangées sont séparées par des couches de bi-
tume, chaque assise de 5 ou de 7, par une natte. Les
rues sont également dallées de briques, dont les
LES VILLES SAINTES 371
indications topographiques facilitent le progrès des
recherches.
Il est facile de saisir sur les lieux la disposition
du palais, les bassins intacts dans le pavé des cours,
la distribution des pièces, où fut tracé par une main
surnaturelle le redoutable « Mané Thécel Phares »
dont l'histoire sainte a bercé notre enfance. Il y a
plus d'un siècle qu'un lion de basalte grossièrement
sculpté fut retrouvé dans les ruines. Le j^yau des
découvertes actuelles est la jolie porte d'Hachtaroud,
aux pylônes ornés de briques en relief avec des
alignements de taureaux et de serpents fantastiques,
symboles des dieux Mérodach et Nébo.
Dé Hillé, l'inondation nous empêche de gagner di-
rectement Nedjef, en visitant à Kéfil le tombeau
d'Ezéchiel. Nous devons donc revenir sur nos pas
pour prendre au Khan-Iskenderieh la grand'route
de Bagdad à Kerbéla. Deux dômes accolés touchent
à la palmeraie de Mouseyib : les tombeaux des Ou-
lad-è'Mosleniy Ibrahim et •'Aghil, cousins de Hoséin,
qui disparurent dans l'épouvantable tragédie des
Alides. Mouseyib est une petite ville de 10.000 habi-
tants; l'Euphrate y coule large et rapide dans les
dattiers, les peupliers et les saules.
Au delà du fleuve, il reste jusqu'à Kerbéla 25 ki-
lomètres d'un désert coupé de cultures. A mi-route,
le tombeau de On» fils de Zeïnab, mort également
victime de la destinée famiUale. Le cheikh des
Arabes Mas'^oudis qui occupent le territoire envi-
ronnant fit recouvrir le monument de briques ver-
nissées ; cinq hommes de la tribu, serviteurs volon-
taires, se relayent pour garder la tombe et remplir
d'eau les jarres en terre déposées sous un abri, à
372 LA PERSB d'aujourd'hui
l'usage des pèlerins. Les pâturages commencent,
remidis de bœufs et de buffles ; loin sur la droite,
apparaît isolé le tombeau de Hor. Les deux mosquées
de la viUe sainte s'élèvent au-dessus d'une longue
palmeraie. Quand nous entrons en ville» l'or des mi-
narets de la mosquée d'«Abbas se ternit aux teintes
roses du soleil couchant.
Nous logeons chez un prince persan, Abou Séid
Mirza. Enfermé dans la forteresse d'ArdebU par
Feth «Ali Schah, qui voulait réprimer la turbulence
de ses innombrables fils» le prince Rokn-ed-Dowleh
réussit à passer en Russie et vint mourir à Kerbéla ;
il fut enterré dans une chambre ouverte sur la cour
de la mosquée d'Hoséin ; tous les biens qu'il possé-
dait à Kerbéla furent transformés en fondation pieuse
pour l'entretien de sa sépulture : deux maisons, deux
caravansérails, un bain et une vingtaine de boutiques,
d'un revenu total de 277 livres. Depuis lors, quelqu'un
de sa descendance réside constamment à Kerbéla,
afin d'administrer le caveau et la fondation de la fa-
mille. Abou Séid Mirza est actuellement chargé de
cet office : il habite, auprès du haram de l'imam Ho-
séin, une vieille maison persane, dont la proximité
du sanctuaire fait la principale valeur; on y accède
par une porte très basse, donnant sur une allée du
bazar ; les cours sont étroites et hautes, chaque étage
entouré d'une galerie extérieure et les fenêtres fermées
de boiseries. De la terrasse, on aperçoit tout proche
le dôme et les minarets de l'Imam Hoséin, un peu
plus loin la mosquée d*«Abbas; les minarets dorés
montent dans le del ; tout le jour, un drapeau flotte
au sommet des coupoles : le drapeau d'Hoséin, sou-
averin de la ville, rouge en temps ordinaire, noir
LES VILLES SAINTES 373
pendant les mois de deuil. Le soir, les moazzens an-
noncent la prière, une cigogne se promène grave-
ment sur les balcons des minarets qui s'allument,
réunis les uns aux autres par une ligne de feu.
Kerbéla — Méchhed-Hoséin — tire son origine du
drame fondamental de l'islam chiite, qui s'y acheva
le 10 moharrem de l'an 61 de l'hégire (680). Devenu
chef des Âlides, Hoséin, le second fils d'^Ali, re-
présentait les espérances du parti soutenant, parmi
les musulmans, le droit des imams contre l'usurpa-
tion des khalifes. Dans les troubles qui suivirent
l'avènement de Yezid, le troisième imam fut appelé
par les gens de Koufa,alors capitale arabe de r«Irak-
«Arabi. Désireux de se renseigner au préalable sur les
dispositions exactes de ses adhérents, Hoséin char-
gea son cousin Moslem d'aller s'en enquérir sur les
lieux mêmes. Reçu à bras ouverts, lors de son arrivée
à Koufa, Moslem se vit bientôt abandonné de tous
et fut exécuté par ordre du gouverneur de Bassora,
accouru au premier bruit des événements. Mais le
malheur voulut qu*ayant communiqué à Médine son
impression première, Hoséin s'était mis en route
avec tous les siens. Dans le désert, la sainte cara-
vane rencontra un détachement commandé par Hor,
un Arabe des Beni-Temim, dont la piété répugna
à verser le sang du Prophète; les traditions chiites
en font le plus illustre converti de la secte et l'asso-
cient au martyre de son imam.
Ce fut le 3 moharrem que la troupe infortunée
s'arrêta sur la petite éminence de Kerbéla ; isolées
dans le désert, torturées par la faim et la soif, ces
victimes expiatoires, condamnées à mourir pour le
salut des hommes, y furent aussitôt cernées par une
374 LA PERSE d'aujourd'hui
armée de 5.000 ennemis. Le chiisme s'attendrit à
certains détails de la semaine d'agonie. On, fils de
Zéinab, périt en allant chercher du secours. Le 9,
"Âbbas, demi-frère d'Hoséin,eut la main coupée, alors
qu'il s'efforçait de puiser de l'eau dans la source voi-
sine. Le 10» jour de r«Âchoura, eut lieu le massacre
général.
Hoséin fut tué avec ses fils «Ali Akbar et «Ali As-
ghar, ses neveux Kazem et «AbdouUah, fils de Ha-
san, Dja*fer, fils de Zéinab ; en tout dix-huit mem-
bres de la famille du Prophète et soixante-douze de
leurs compagnons. Les femmes échappèrent et furent
conduites à Damas. Tel est l'événement historique
qui, transformé par l'évolution du chiisme, a pris
la même signification que la mort du Christ dans les
religions chrétiennes.
Le calvaire de Kerbéla,où s'accompUt le mystère
de la rédemption, s'entoura de pieuses légendes. Le
nom même du lieu — Kar-hala (la chose d'en haut) —
en fit un point prédestiné, où, de toute antiquité, les
prophètes seraient venus, de la part de Dieu, pour ou-
vrir à leurs connaissances des voies nouvelles. On
trouva à son sujet des traditions révélatrices. L'une des
femmes de Mahomet, Oumm-ès-Salémé, vit un jour
son mari rester silencieux : l'ange Gabriel était des-
cendu du ciel pour l'avertir qu'un de ses petits-
enfants périrait de mort violente. Alors il appela sa
fille Fatémé et lui raconta cette révélation; il ajouta
que l'événement se passerait après leur mort à tous,
quand ni lui, ni sa fille, ni son gendre ne seraient
plus ; l'ange Gabriel avait prédit que le tombeau de
son petit-fils serait le plus illustre tombeau du monde
et qu'il s'y fonderait une grande ville.
I
LES VILLES SAINTES 375
Quarante jours après T'^achoura, Djeber, un des
compagnons du Prophète, vint à Kerbéla rendre à la
mémoire du défunt les honneurs de la quarantaine
funèbre et célébrer sur sa tombe le premier arb'éin;
il fit une ablution et un vœu. Mahomet lui avait dit :
c< Hoséin sera tué et enterré à Kerbéla ; quarante
jours après, commencera le pèlerinage. » Déférant à
l'ordre du maître, il avait été le premier pèlerin.
Malgré l'opposition des khalifes, le champ des mar-
tyrs de Kerbéla devint promptement le sanctuaire de
la foi chiite, et le mouvement des foules s'y fit irré-
sistible. Au milieu du ix® siècle, l'abbasside Mou-
taouakkel recourut aux mesures de rigueur : il frappa
les pèlerins d'une taxe, qui monta successivement
de 10 à 100 tomans. La lourdeur de l'impôt ne par-
vint pas à décourager les ardeurs populaires. Les
légendes chiites veulent qu'une femme de Bagdad
ait filé sa vie entière pour réunir les 100 tomans né-
cessaires à la réalisation du pèlerinage, et qu'exas-
péré d'une telle constance, le khalife ait ordonné,
qu'au lieu de taxe, on coupât désormais la main des
pèlerins. Les lieux saints durent leur principal déve-
loppement au concours des princes chiites : d'abord
aux Bouhéides, ensuite aux Séfévis. Cependant la
mémoire d'Hoséin était trop sacrée au regard
de tous les musulmans pour que les dynasties in-
termédiaires aient négligé le lieu de sa sépulture.
Deux ilkhanis de Tauris, Argoun et Ghazan, firent
creuser le canal de Kerbéla. Au xvi® siècle, Schah
Ismaïl et Sultan Soléiman visitèrent la ville. La
coupole d'Hoséin fut bâtie par un gouverneur turc.
Au xix® siècle, la sécurité renaissant dans T^Irak,
la poussée religieuse survenue dans l'Iran donnèrent
376 LA PERSE d'aujourd'hui
au pèlerinage une intensité inaccoutumée. Les divers
rois kadjars s'employèrent à décorer la mosquée
d'Hoséin; Âgha Mohammed Schah la fit recouvrir
d'or, Feth Ali Schah construisit la galerie extérieure
avec une partie de la cour; Nasr-ed-Din Tacheva.
t Peu éloignées l'une de l'autre, les deux mosquées,
qui couronnent la butte de Kerbéla, fiirent élevées
aux endroits mêmes où tombèrent d'une part «Abbas,
de l'autre Hoséin avec ses compagnons, — Hazret-
i'Séghir et HazreUé-Kébir — la petite et la grande
Majestés. La dévotion publique se porte également
vers deux autres points : en contre-bas du tombeau
d'Hoséin, une koubba marque le Kagem makam,
le lieu de la tente, là même où campèrent les mar-
tyrs. Auprès du tombeau d'«Abbas, il existait na-
guère un petit canal, nommé Nabr-è-'^Alghamé,
du nom de la tribu qui l'avait fait creuser ; c'est
en cherchant à y puiser de l'eau qu'^'Abbas eut
la main coupée. Le canal a disparu; son emplace-
ment se nomme encore Berké (la mare, en arabe).
Sur la maison qui y a été construite, sont fixées
deux plaques de faïence, avec une inscription en
vers persans. Des trous ont été creusés dans le mur
pour y allumer des lampes ; aux grilles s'attachent
des chiffons et des kandik (petits objets de métal),
en témoignage des vœux faits par les pèlerins.
I La vieille ville occupe la butte ; les maisons sont
hautes, les rues étroites; les bazars s'étendent entre
les deux mosquées ; elle était jadis entourée de mu-
railles dont il reste une porte, la porte de Bagdad,
et les débris d'une forteresse. En 1870, l'afflux crois-
sant des pèlerins exigea la création d'une cité nou-
velle, au pied de la sainte colline. Notre compatriote
LES VILLES SAINTES 377
'ML. Mougel-Bey, ingénieur de la municipalité de Bag-
âad« en dressa le plan avec de larges rues coupées à
angle droit et des lignes de galeries recouvrant les
trottoirs. Elle contient les cafés, les caravansérails,
les bureaux des diligences, les écoles, la mosquée
sunnite et les bâtiments officiels.
Kerbéla, n'ayant d'autre raison d'être que le tom-
beau d'Hoséin, s'est formé une population qui vit-
dû pèlerinage et se recrute parmi les divers élé-
ments du chiisme. 40 ou 50.000 habitants peuvent être
considérés comme sédentaires ; il s'y joint une pro-
portion d'étrangers, variable selon les époques. On
calcule que, bon an mal an, il vient une moyenne de
400.000 pèlerins, de la Perse, du Caucase, de l'Inde, de
l'Afghanistan et de l'Asie centrale, la plus grande
part fournie par les tribus arabes du voisinage ; car
les chiites sont en immense majorité sur la rive
droite du Tigre, chez les Mountéfiks, autour de Bas-
sora et jusqu'au golfe Persique. Même dans la saison
morte, la population flottante ne descend jamais au-
dessous de 15.000.
De tous les lieux saints, Kerbéla est le seul où les
pèlerins aient coutume de faire un séjour prolongé.
Us passent à Kazemeîn, font une visite rapide à Sa-
marra et à Nedjef et ne demeurent qu'à Kerbéla. Si
Méchhed «Ali attire bien davantage les étudiants dans
ses médressehs et les défunts dans ses cimetières,
Méchhed Hoséin a le privilège de mieux parler au
cœur et d'attendrir les foules au grand souvenir de
la rédemption. Versés, dès leur enfance, dans tous
les détails, plus ou moins apocryphes, du drame de
l'Achoura, habitués à pleurer les malheurs d'Ho-
séin, héros religieux et national, les chiites, quel-
378 LA PERSE d'aujourd'hui
que indifférents qu'ils aient pu devenir, ressen-
tent une émotion instinctive en un lieu si propre
à raviver les idées premières de leur vie. Ainsi la
figure de la Sainte Vierge est celle qui séduit davan-
tage et qui s'efface la dernière aux esprits façonnés
par le catholicisme. Les Persans qui m'accompa-
gnent sont des musulmans fort tièdes, pénétrés
des doctrines soufies, par-dessus le marché béhahis
et faisant leurs prières dans la direction de Saint-
Jean-d'Acre. Indifférents aux tombeaux des autres
imams, ils ne marquent d'attachement que pour le
troisième et ne dissimulent point leur plaisir d'être
devenus kerbélahis. C'est par son sacrifice volontaire,
en s'offrant en holocauste avec sa famille pour
conduire l'humanité vers Dieu, que le « Seyyed des
martjrrs », victime innocente, faible et résignée,
a conquis ^les âmes de l'Orient moyen. Une tradi-
tion de l'imam Dja^fer raconte que, lors de la créa-
tion du monde. Dieu fit comparaître devant lui
les générations à venir ; il tenait une coupe en
main et dit que celui qui voudrait boire à cette
coupe, devrait se sacrifier lui-même avec tous les
siens. Il n'y eut qu'Hoséin pour se proposer en sa-
crifice ; alors le Verbe divin se répandit en louanges
sur une abnégation telle, affirmant que cette créa-
ture unique serait élevée par -dessus toutes les
autres et que la divinité même se ferait le prix de
son sang.
Un moutessarif, un cadi, l'appareil administratif
d'un sandjak, enfin une garnison représentent à
Kerbéla l'autorité turque. Le gouvernement nomme
les kilitdars préposés à la garde des deux tombeaux :
Seyyed "Abdoul-Hoséin, kiUtdar-al-Hoséin, et Seyyed
LES VILLES SAINTES 379
Mortéza, kilitdar-aU^Abbas , sont issus de familles
héréditairement désignées pour cet office, parmi
le peuple innombrable des seyyeds — près d'un
dixième de la population totale — qu'attire à
Kerbélâle culte des Imams ; c'est à eux qu'appartient
l'administration des sanctuaires.
Les divers tombeaux d' Imams affectent une forme Jà
peu près identique et reçoivent la même organisation
D'ordinaire, la cour est carrée : celle d'Hoséin se
trouve être biscornue, encastrée dans les maisons,
et les bazars; on y accède par sept portes, la prin-
cipale, Bab'è'Kiblé, surmontée d'une tour d'horloge ;
Tune d'elles garde le nom de Zéinab, car la sœur
d'Hoséin serait entrée de ce côté, quand elle vint,
la première fois, prier au tombeau du martyr.
Toutes ces portes, récemment construites par le
Sultan des Turcs, le Schah de Perse ou quelque cheikh
de tribus arabes, sont recouvertes de kachis modernes,
fabriqués à Kerbéla même par des ouvriers persans.
Le pourtour de la cour comporte une succession de
chambres funéraires, de caveaux de famille, concédés
à prix d'argent, à des princes, de grands seigneurs ou
de riches négociants. Les plus anciennes sépultures,
celles des Bouhéides, marquent le seuil de la portée
de Safi. La cour s'empUt de petits marchands qui
vendent des dattes et des objets de piété, chapelets
et médailles en terre de Kerbéla.
Au milieu de la cour, s'élève la mosquée: une
masse informe, au toit bosselé de coupoles, d'où
émerge un dôme doré ; en avant, s'ouvre une double
galerie, soutenue par une colonnade en bois et
décorée de cristal taillé; aux deux extrémités mon-
tent des minarets, recouverts d'or depuis la pointe
380 LA PERSE d'aUJOURD'HITI
jusqu'à Tencorbellement des balcons. Six portes,
dont deux à l'usage exclusif des femmes, donnent
accès dans l'intérieur. Placés sous le dôme central,
les tombeaux du troisième Imam et de son fils,
«Ali Akbar, en bois incrusté d'ivoire, sont perpen-
diculairement accolés l'un à l'autre, renfermés dans
une double grille. Sous les voûtes latérales, repose le
groupe des martyrs de T'Achoura; à gauche, placé à
part, se trouve Habib-ibné-Mézaher, qui mourut le
premier,|d'uneTflèche destinée à transpercer Hoséin,
alors que celui-ci faisait la prière.
Au fond de la cour, pointe un minaret plus petit.
On l'appelle Minar-el'^Abdt le minaret de l'esclave,
et le nom s'explique par une légende. Un négociant
syrien avait confié le soin de ses affaires à Bagdad
à un nègre d'une dévotion telle qu'il détournait l'ar-
gent à lui confié pour construire un minaret au tom-
beau d'Hoséin. Son pieux dessein s'accomplit libre-
ment. Le négociant supporta ses pertes, croyant que
les remises de son mandataire étaient, en cours de
route, enlevées par les nomades, et l'esclave ayant
demandé par testament d'être enterré sous le
minaret, produit de ses vols, y gagna, sans bourse
délier, la plus précieuse des sépultures.
Chaque lieu saint dispose d'une nombreuse con-
frérie de « serviteurs », seyyeds ou mollahs pour
la plupart; il y en aurait ,300 chez l'Imam Hoséin,
un peu moins chez «Abbas,qui ont, dans les mosquées,
leur tour de service. Le kiUtdar détient la clef du tom-
beau et celle du trésor accumulé par la piété des géné-
rations; il doit faire acte de présence le matin, à
l'heure de la prière, baiser la grille et réciter les
litanies ; le soir, il préside à l'illumination du sanc-
LES VILLES SAINTES 381
tuaire, en y allumant la première bougie. Son naîèb
a mission de rester en permanence auprès du cadenas
fermant la grille ; les pèlerins ont pris l'habitude d'y
verser de l'eau, qu'ils emportent ensuite dans tous les
pays chiites comme remède efficace contre la maladie.
Un corps de fenaches entretient l'enceinte sacrée; à
l'entrée même des galeries, des kafchadars gar-
dent les souliers déposés par les fidèles; le tchera-
ghdjUhachi est préposé à l'éclairage et veille à l'exé-
cution, en certains lieux fixés par les donateurs, d'in-
nombrables fondations pieuses; à raison d'une livre
turque par feu et par an. L'illumination des minarets
provient d'une fondation de Nasr-ed-Din Schah et de
quelques autres princes.
Sous la coupole du tombeau, ce sont les servi-
teurs eux-mêmes qui se chargent de toutes les be-
sognes. Ils en ouvrent la porte, trois heures avant
le lever du soleil, et la ferment quatre heures après,
sauf la nuit de T'^Achoura et celle des autres katls^
où les mosquées restent ouvertes. Le kilitdar de
l'Imam Hoséin et trente seulement de ses servi-
teurs reçoivent un traitement du gouvernement turc;
les autres vivent des étrangers, qu'ils guident dans
leur pèlerinage; ils se massent dans la galerie pour y
attendre la clientèle, vont la chercher dans les cara-
vansérails ou se la font amener par les tchaouchs
de leur connaissance. Chaque pèlerin ou groupe
de pèlerins conserve le même serviteur pour toute
la durée de son séjour; il rémunère ses pieux offices
par une offrande appropriée. Le naïeb préposé au
cadenas, les gardiens des souliers s'attendent égale-
ment à une rémunération. Quant au kiUtdar, sa
charge lui vaut de magnifiques avantages de la part
382 LA PERSE d'aujourd'hui
des grands personnages chiites qui, morts ou vifs,
fréquentent à Kerbéla.
D'ordinaire, les pèlerins font, en trois étapes, les
100 kilomètres qui séparent Kazemeïn de Kerbéla.
Avant Mouseyib, ils se détournent pour visiter les
fils de Moslem; ils font une ablution dans l'Euphrate
et s'arrêtent au tombeau de On. Sitôt qu'appa-
raissent dans les palmiers les minarets de la cité
sainte, les hommes descendent de cheval, les femmes
quittent leurs cacolets et la caravane se met en prières.
Le pèlerinage est strictement réglementé : un docteur
illustre, Hadji Mollah Mohammed Taghi Medjlisi, qui
florissait à Ispahan sous le dernier Séfévi, prit la peine
de rédiger compendieusement le Tohfat'Ol-Zahed (le
présent du pèlerin). Ce livre fait partie d'un volu-
mineux ouvrage rédigé par une commission de mol-
lahs ispahanis, sur l'initiative de Schah Soltan Ho-
séin, afin de réunir tous les renseignements possibles
sur le Prophète, les Imams, les traditions et les pèle-
rinages de l'Islam; ses préceptes sont encore suivis
à la lettre. Une fois rendus en ville, les pèlerins,
revêtus de leurs meilleurs vêtements, se présentent
tout d'abord à la mosquée d'Hoséin, puis à celle
d'«Abbas.
La visite des lieux saints est longue et compli-
quée : le serviteur choisi s'empare de son patient
et lui fait répéter, en langue arabe, les oraisons
d'usage. Les exercices commencent dès l'entrée de la
cour:
« O Dieu I ce lieu vous appartient ; cette porte
est celle de votre haram ; je suis venu jusqu'ici vous
implorer dans cette maison... »
n faut alors se prosterner et baiser la terre ; dans
LES VILLES SAINTES 383
la galerie, solliciter l'autorisation d'aborder le sanc-
tuaire :
« Seigneur, permettez-vous que j'entre dans cette
maison ? Permettez-vous, Prophète de Dieu ? Per-
mettez-vous, prince des croyants? Permettez-vous,
anges, qui êtes autour de Dieu ? » Même question
aux douze Imams.
Puis le pèlerin franchit la porte, se frotte les yeux
de la main qui vient d'en toucher la triple chaîne»
et le colloque s'engage avec Hoséin lui-même :
« Monseigneur, je suis votre serviteur, fils de votre
serviteur. Impur des pieds à la tête, je vous prie
néanmoins de m'admettre à vous faire pèlerinage,
car mon indignité ne saurait vous souiller. »
Après s'être de nouveau prosterné, en baisant le
seuil de la porte, le pèlerin se tient debout devant
le tombeau du troisième Imam. Il en récite les inter-
minables litanies. Autres litanies auprès d'«Ali Akbar;
puis celles de la famille et des 72 compagnons ; celles
de Mahomet dans la direction de Médine; celles d' «Ali,
vers Nedjef ; celles de l'Imam Réza, vers Méchhed ;
enfin vers la kibla, celles du douzième Imam. Ces prières
achevées, le pèlerin peut, sur la tombe d'Hoséin,
donner libre cours à ses transports : il en fait trois
fois le tour, en baise dévotement les grilles, le cadenas;
parfois même, saisissant les barreaux, il procède à une
confession mentale qu'il termine par ces mots :
« O Dieul je supplie cet Imam d'intercéder auprès
de vous, pour que vous me pardonniez mes fautes !»
La cérémonie complète dure près de deux heures.
Théoriquement, elle devrait se reproduire trois fois
par jour, pour les prières de l'aube, du dohr et du
maghreb, heures auxquelles les tombeaux sont fré-
384 LA PERSE D'AUJOXHID'HUI
quentés de préférence. On y vient également entendre
les rouzikhans^ au nombre d'une cinquantaine, qui
prêchent à tour de rôle, en vertu de fondations
instituées à leur profit. L'^Achoura est le grand jour
de la mosquée d'Hoséin, puis le Rouz-el-Arbé'in^ 20
de Séfer, pour la quarantaine funèbre. L'affluence
augmente dans les mois de Redjeb, de Cha«ban
et de Ramazan, plus particulièrement consacrés
au culte divin. Le 15 de ces [mois, V^aîd-el-fitr
et V^ald'è'kowban sont fêtés à Kerbéla; de même
le jour de V*arafé, 9 zilhidjé, quand les pèle-
rins de la Mecque procèdent, sur le mont «Ara-
fat, au sacrifice du mouton; cette date, aurait
dit l'imam Dja^fer, exige un pèlerinage au tombeau
d'Hoséin, et ce pèlerinage entraîne plus de mérites
que la visite même au tombeau du Prophète. Aux
jours de katl, les bazars se ferment, la ville prend le
deuil ; des démonstrations, plus ou moins violentes,
se produisent en mémoire de Mahomet, de Fatémé
et des douze Imams. Selon les traditions, deux larmes
versées sur le martyre d'Hoséin suffisent à gagner le
ciel, les péchés fussent-ils plus nombreux que les
gouttes d'eau de la mer ou que les grains de sable du
désert ; il est naturel que le séjour de Kerbéla four-
nisse des occasions fréquentes d'acquérir une aussi
précieuse indulgence. Je m'y trouvais le 1^^ Rébi*^-
oul-evvel, anniversaire de la mort du onzième Imam.
Vêtus de longues robes noires, des troupes de péni-
tents parcouraient les rues; au-devant d'eux flot-
taient des drapeaux de deuil ; un homme marquait
avec des cymbales une cadence très lente; ils se frap-
paient, avec des chaînes, le dos couvert de bandes de
cuir. Le soir j'entendis, dans la cour de la mosquée.
LES VILLES SAINTES 385
le chœur des lamentations et le battement rythmé
des mains ramenées sur les poitrines.
Un hadis propice impose à Tefficacité du pèleri-
nage une durée minima de quarante jours. Or, la
moitié de Tannée, l'excès de chaleur rend insuppor-
table le séjour de la plaine et, par ailleurs, la plupart
des pèlerins n'ont ni le moyen ni le loisir de rester aussi
longtemps; à peine disposent-ils de deux ou trois
semaines, sur lesquelles il leur faut faire la course de
Nedjef et la visite au tombeau de Hor. D'autres, au
contraire, séduits par la religieuse atmosphère du lieu
s'y attardent le plus possible, recherchent les occa-
sions de retour; plusieurs s'y établissent jusqu'à
leur mort, persuadés d'aller au ciel, s'ils expirent
auprès du tombeau d'Hoséin ou, du moins, convain-
cus que la fréquentation du pieux cénacle de la cité
sainte les placera en compagnie meilleure pour les
éventualités de l'autre vie.
L'organisation de la ville répond aux nécessités du
pèlerinage ; elle n'a que caravansérails et logements
à louer. Parmi les nombreux khans de Kerbéla, quatre
appartiennent au cheihk local des Bektachis, deux au
Nakib-ol-Echraf ,| d'autres à Âbdoullah Khan Hindi,
de Madras, «Âli Khan, de Recht, etc. Le gîte s'y paie
une piastre par jour, mais les prix s'élèvent en temps
d'affluence. Les derviches se rendent aux couvents
de leurs ordres respectifs; ceux de la Perse possèdent
trois hôtelleries à leur usage, deux pour les Kaksars
et les «Adjems, l'autre pour les Né«métoullahis. Les
pèlerins aisés retiennent une maison particulière,
dont le loyer journalier peut atteindre jusqu'à une
livre. Il en existe un certain nombre, appartenant à de
grands personnages chiites, qui les occupent pour la
AuBDf . — La Perte^ 25
386 LA PERSE d'aujourd'hui
durée de leurs pèlerinages et les louent dans l'inter-
valle : Ferman - Ferma ; une princesse kadjare,
Chems-ed-Dowleh; Zahir-ol-Molk, de Kermanchah;
Malek-et-Toudjdjar» d*Ispahan ; Mo*in-et-Toudjd]ar,
de Bouchire ; un banquier de Chiraz» Hadji Nasir
Chirazi ; un moUah de Téhéran, Cheikh *Abdoullah
Endermani. Parmi les Indiens , le Nawab de Ram-
pore, Nasir «Ali Khan, de Lahore ; Moudjtéba Hos-
se!n Khan, etc.
Le commerce, représenté par un millier de bouti-
ques, est entre les mains des Persans et des Indiens,
avec une petite proportion de Juifs, tolérés dans là
Ville sainte. Les denrées sont fournies par toute la
Mésopotamie, les produits manufacturés par Bagdad,
les cours fixés par le réis-é-baladié, chef de la munici-
palité.
Kerbéla fabrique deux produits spéciaux, répandus
dans tout le chiisme : des linceuls et des médaillons
en terre consacrée par la sépulture fi)Hoséin. Le linceul
est un objet de luxe, dont la plupart des pèlerins ne
sauraient supporter la dépense : une étoffe de coton,
préalablement lavée dans Teau de TEuphrate et
déposée,pendant toute une nuit sur la grille du tom-
beau du 3® Imam : les mollahs y tracent de fines écri-
tures ; cette préparation coûte fort cher, car il faut payer
la complaisance du kilitdar et donner aux écrivains une
rémunération de 30 à 50 tomans. La terre de Kerb^a
est bonne pour la santé, dit un hadis : elle se trouve à
la portée de toutes les bourses, du moins, la qualité,
dite mohr, qui s'extrait des fosses creusées pour l'enter-
rement des cadavres; le iorba^ pris au sol même du
sanctuaire, vaut bien davantage. D'habitude chaque
famille chiite se munit d'un petit sac de torba-khalès
LES VILLES SAINTES 387
(terre pure); on la boit, délayée dans Teau, en cas de
maladie ; on en dépose quelques grains sur la langue
des morts, une pincée dans leurs linceuls ; les vivants
en portent des sachets, attachés aux deux bras.
Quant à la terre de mohr, elle se presse en médaillons
de formes et de dimensions diverses, avec un dessin
quelconque, une inscription pieuse ou l'image du
tombeau d*Hoséin. Cet article fait partie du néces-
saire de prières — djaïnamaz — indispensable à tout
chiite: dans une précieuse étoffe, dépliée pour la
prière, restent enveloppés la boussole, qui déter-
mine la kibla, le médaillon en terre de Kerbéla, où
s'appuiera le front du fidèle, et le chapelet, dont les
grains de même matière accompagneront les oraisons.
Les mollahs y ajoutent deux plaques en forme de
mains, sur lesquelles ils se placeront dans les mouve-
ments rituels.
En dehors des Arabes et des Turcs, du personnel
des tombeaux, des caravansérails et des bazars, il
s'est formé, à Kerbéla, une société, d'essence reli-
gieuse, pour soutenir les œuvres multiples instituées
dans la Ville sainte par la dévotion chiite. Le nombre
des fondations y est considérable : wakfs ayant un but
de piété, d'enseignement ou de bienfaisance, sépultures
dans les mosquées d'Hoséin et d'^Âbbas ou dans les
cimetières avoisinants. Ces fondations sont souvent
administrées par les représentants des familles, à
leur défaut par les 5afra/5, gui font métier debanquiers,
et reçoivent les lettres de crédit apportées par les pèle-
rins. L'argent des fondations, provenant aussi bien des
Lieux Saints que des diverses régions du chiisme, est
remis auxmoudjteheds locaux, qui se chargent de la ré-
partition, en conformité avec les intentions des dona-
388 LA PERSE d'aujourd'hui
teurs. Cet argent fait vivre un peuple de pichnamazs,
rouzékhans et ^lecteurs de Coran, entretient sept
médressés, assure la provision d'eau des fontaines, et
permet la distribution d'aliments ou d'aumônes
parmi les pauvres pèlerins ; celles-ci plus abondantes
pendant les deux mois de deuil et dans le temps du
Ramazan.
Si Tadministration des Lieux Saints appartient
aux kilitdars, l'autorité morale revient incontes-
tablement aux moudjteheds. Le régime turc ne leur
permet d'acquérir ni la même richesse ni la même
puissance qu'en Perse ; ils doivent vivre pauvres et
modestes. Néanmoins, ils disposent d'une énorme
influence : plus de 2.000 étudiants suivent leurs ensei-
gnements ; les pèlerins viennent solliciter leurs con-
seils, leur soumettre des procès et des cas de conscience.
La malignité publique en accuse plusieurs d'abuser
de la crédulité populaire, en vendant aux clients
naïfs toutes les choses imaginables, la rémission de
leurs péchés, voire une place au Paradis.
La Perse et l'Inde fournissent à Kerbéla la presque
totalité de sa population religieuse, avec les éléments
annexes vivant du pèlerinage. Nulle part, le chiisme
n'est aussi compact que sur le plateau d'Iran et
l'histoire a constamment poussé les Iraniens vers la
vallée du Tigre. Il est naturel que l'attirance des
Saints Tombeaux y implante depuis deux ou trois
générations une colonie persane, de plus en plus
nombreuse : mollahs, étudiants, pèlerins et négo-
ciants, retenus par des liens spirituels ou des avan-
tages temporels. Les Persans sont aujourd'hui
30.000 : ils impriment à la ville une allure nettement
iranienne, imposent leur langue, leurs usages, leurs
LES VILLES SAINTES 389
monnaies. Les chiites du Caucase, de TAfghanistan,
de FAsie centrale, qui ont avec eux des affinités de
race ou de dialecte, se rattachent à leur organisation.
Les Indiens font bande à part : sur les 5 millions de
chiites existant dans la péninsule, il n'en est de grou-
pés que dans TAoudh et sur les côtes de la mer
d'Oman, entre Bombay et Karatchi : la doctrine
leur vint des Persans, qui émigrèrent sous les grands
Mogols et introduisirent leur culture dans toutes les
cours de l'Inde. Eux aussi subissent l'attraction des
villes saintes. Le pèlerinage annuel comporte plu-
sieurs milliers d'Indiens : des colonies de Pendjabis
se sont installées à Mouseyib et sur le canal de Hin-
dié. Quinze cents Indiens résident à Kerbéla. Plus
encore que les Persans, de notables Indiens recher-
chent auprès du tombeau d'Hoséin l'occasion d'une
vie pieuse et d'une sainte mort. Des wakfs, créés par
les souverains et les gens de l'Aoudh, assuraient à leur
descendance le bénéfice d'un tel séjour ;sur ces fonds,
un lot de vieux retraités, des Sirkar*s Holders, con-
tinue de vivre à Kerbéla, d'une pension payée par les
soins du gouvernement de l'Inde. Deux médressehs
sont spécialement affectées aux étudiants de la
péninsule.
Les principaux sarrafs sont des Persans : Seyyed
Yahya, de Téhéran, Seyyed Dja^fer, de Recht; il en
est de même des grands moudjteheds, qui ne sont pas
plus d'une dizaine.Le premier d'entre eux, Mirza Ismadl
Es-Sadr, d'Ispahaii, se trouvait absent, étant allé à
Kazemeïn pour le katl d'Hasan. J'ai vu Hadji
Cheikh Hoséin. Son père. Cheikh Zéin-el-'Abedin,
venu du Mazandéran, fut, en son temps, le plus illustre
docteur des Lieux Saints. Le fils suit les traces pater-
390 LA ^euse d'aujourd'hui
nelles : un gros homme, d*une cinquantaine d'années,
coiffé d*un énorme turban. Sa maison était remplie
de monde : à tous les étages de la petite cour, on ne
voyait que kéfiés, turbans blancs, verts et noirs. Les
gens entraient, baisaient la main du cheikh et la por-
taient à leur front. Étudiants, pèlerins, plaideurs,
simples voyageurs, venus pour entendre la bonne
parole et contempler les traits du fameux personnage.
Lui-même gardait une attitude digne et fière, dans
l'orgueil de son influence et de la puissance du tom-
beau, sur laquelle elle s'appuyait. On dte également
parmi les moudjteheds persans, Seyyed Mohammed
Bagher, Khodjet-ol-Islam, originaire d'Ispahan, et
un jeune Tabri2fl de beaucoup d'avenir, «Âllamé Qe
plus savant). Trois grands moudjteheds sont Indiens :
deux venus de Luknow, l'autre du Cachemire. Peu
connus, ils ont embrassé la profession pour bénéfi-
cier d'une fondation indienne, attribuant 28.000 rou-
pies aux ulémas des Lieux Saints, 12.000 pour Ker-
béla et Nedjef, 4.000 pour Kazemeïn.
L'afflux d'argent, le mouvement des pèlerins de
l'Inde ont provoqué l'établissement d'un vice-consulat
anglais. Son titulaire, Mirza Mohammed Hasan, est
un Afghan, né à Bagdad d'une mère persane. Après
avoir servi comme drogman à Kerman et Bender-
«Abbas, il recueille, aux Lieux Saints, les doléances du
chîisme, pour le compte du département politique de
Calcutta. Bien qu'il n'y ait guère de sunnites en de-
hors de la garnison et des fonctionnaires turcs, la
religion officielle pèse lourdement sur la secte rivale.
Elle s'introduit jusqu'au haram de Tlmam Hoséin,
et, par le moyen des kilitdars, parvient à s'imposer
aux moudjteheds. Il arrive que les vexations les obli-
LES Villes saintes 391
gent à déguerpir ; c'est ainsi que se sont ouvertes les
écoles théologiques de Samarra et de Kazemeïn. En
1843, Kerbéla s'était révoltée contre l'oppression
sunnite ; prise d'assaut par le vali de Badgad, des
massacres ensanglantèrent ses mosquées. Depuis lors,
un impôt d'une piastre par boutique, porté à 20 pour
les boulangeries et à 40 pour les bains, pèse sur la
population. Il y a trois ans, les Indiens obtinrent la
remise de cette taxe : en septembre 1906, les Persans
sollicitèrent une faveur identique. C'était l'époque où
la légation anglaise venait d'abriter, à Téhéran, la
révolution persane; la politique indienne jugea le
moment venu d'acquérir les sympathies du clergé
chiite. La foule ayant pris refuge au consulat d'An-
gleterre, les soldats turcs firent feu sur les réfugiés :
25 morts et 40 blessés calmèrent du coup l'effer-
vescence populaire. La diplomatie britannique s'en
tira tant bien que mal, en exigeant la révocation du
vali de Bagdad et du moutessarif de Kerbéla.
De même que l'étude de la Bible constitue la seule
distraction de Jérusalem, les dissertations attendries
sur le martyre d'Hoséin font l'unique joie de [Ker-
béla. La sainteté du lieu en exclut les louiis^ les peh-
levons (lutteurs), les musiciens et les danseurs ; il ne
reste que les derviches de passage pour exercer leur
art de conteurs. Par exception, dans les cas de mariage,
une troupe de baladins juifs est appelée de Bagdad,
avec la permission de la municipalité. Les journées
se passent dans les délicieux jardins qui entourent
la ville, propriété des kilitdars et des chefs de tribus
voisines. La palmeraie, traversée par le canal Ho-
séinié, ombrage toute une végétation d'orangers, de
grenadiers et de mûriers, — des cultures de blé.
392 LA PERSE d'aUJOURD'UHI
d'orge et de fèves, — des champs d'opium aux fleurs
blanches et violettes. Les grands seigneurs» en dépla-
cement à Kerbéla, s'y font accompagner de leurs
mignons et de leurs faucons, les gens plus simples
amènent leurs femmes, le commun des mortels se
contente de s'y procurer une concubine.
On peut se rendre en bateau de Kerbéla à Ned-
jef par le canal Hoséinié, puis jusqu'à Koufa par
le canal de Hindié ; il est cependant plus simple
de prendre les diligences qui suivent, vers le Sud,
la limite du désert. La route de Nedjef sort de la
ville par les deux cimetières de Ouadi-Eimen (terrain
à droite), et de OuadUSéfa (terrain de la pureté);
elle laisse sur la gauche le tombeau d'Hamzeh-ibné-
Kazem, où la superstition populaire vénère un pré-
tendu fils de Kazem, fils d'Hasan, qui, sur le champ
de bataille de Kerbéla, épousa Zobéide, fille d'Hoséin,
et mourut, époux d'un jour, dans le massacre de
r«Achoura.
Nedjef est à quelque 70 kilomètres au sud de
Kerbéla ; la route traverse une contrée désertique
où les voitures avancent péniblement au milieu
des sables : beaucoup de pigeons et d'oiseaux verts
aux ailes mordorées ; vers l'Esté la palmeraie longe
le canal de Hindié ; plus loin, apparaît, pendant une
bonne partie du voyage, la masse isolée du Birs
Nimroud. Trois Khans marquent les étapes : Khané-
Nokhéilé (le Khan des palmiers), Khané Chour (le Khan
salé), Khané Mosalla. Nous y rencontrâmes un pèle-
rinage du Cachemire avec une troupe de Loures, à
la mine sauvage, l'escorte de Gholam Réza Khan,
vali du Poucht-i-Koh. Arrivés à Nedjef, nous prenons
gîte chez Seyyed «Ali Khersan, un jeune seyyed
LES VILLES SAINTES 393
mousavi, dont la famille a de tout temps fourni
des serviteurs au tombeau d*«Ali.
En 638, Koufa avait été fondé par la conquête
arabe. Quand «Ali, devenu khalife, dut abandon-
ner au parti Ommiade l'Occident de T Islam, il
vint y passer les quatre dernières années de sa
vie; en 661, il fut assassiné dans la grande mos-
quée; c'était le 15 Ramazan, il mouruj le 17. La
légende veut qu'un souverain du Yémen, Sultan
Moustapha, contemporain du Prince des Croyants,
lui ait déclaré son intention[d'être enterré à ses côtés,
en le priant de fixer par avance le lieu deleur commune
sépulture ; «Ali aurait désigné le terrain de Nedjef ,
sanctifié par le passage et la prière d'Abraham. Après
la mort du 1®' Imam, le chameau qui portait son
cadavre partit spontanément dans la direction voulue
et s'arrêta à l'endroit même où se trouve aujour-
d'hui la ville. La solitude garda les restes d''Ali, sur
lesquels les khalifes Ommiades s'efforcèrent de
faire l'oubli. En 791, il advint qu'Haroun-ar-Rachid,
au cours d'une expédition de chasse, poursuivit une
gazelle dans le désert de Nedjef. L'animal s'étant
approehé de l'invisible tombeau, chevaux et chiens
s'arrêtèrent d'eux-mêmes, pour ne point violer la
sainteté d'un tel refuge. Haroun-ar-Rachid fit aussitôt
creuser le sol; on retrouva le cadavre d'«Ali et le kha-
life abbasside y bâtit un petit monument. Comme
aux autres Lieux Saints, l'essor de Nedjef vint
des Bouhéides ; la nouvelle ville remplaça Koufa;
les voyageurs arabes du moyen âge y trouvèrent
une cité déjà importante. Schah «Abbas construisit
la mosquée sur les plans du Cheikh Béhaî, Tarchi-
tecte d'Ispahan : Mohammed Pacha, gouverneur de
394 LA i>£KS£ d'aujourd'hui
Bagdad, de 1656 à 1659, éleva les deux minarets ;
Nadir Schah recouvrit d'or les bâtiments du Séfévi.
Sur une colline, en plein désert, se prolonge la
ligne grise des murailles et des tours, d'où émer-
gent une coupole et des minarets d*or; en avant,
une immense étendue de cimetières ; au delà, une
dépression rendue verdoyante par les pluies du prin-
temps. Tel est Nedjef — Méchhed^AlL — Ainsi
fortifié, le sanctuaire d'«Ali put repousser, au der-
nier siècle, les incursions ouahabites qui profanèrent
la ville ouverte de Kerbéla. Nedjef a 25.000 habi-
tants. Le caractère même du Prince des Croyants
lui impose un aspect plus austère qu'aux au-
tres villes saintes. Ce n'est point une hôtellerie
de passage comme Kazemeîn, un centre d'ardeurs
mystiques, comme Kerbéla. Les pèlerins n'y séjour-
nent guère, au plus une dizaine de jours. On n'y reste
que pour entreprendre de sérieuses études ou dormir
son dernier sommeil. Une fois visité le tombeau, les
gens se hâtent de quitter un lieu froid et triste, où
règne le recueillement de la théologie et de la
mort.
Si Hoséin est la figure sympathique de Tlslam
chiite, «Ali en est le personnage fondamental ; il
complète la manifestation prophétique de Maho-
met, interprète la religion musulmane, et devient
le premier titulaire d'un Imamat, d'institution
divine. Les hadis postérieurs l'associent à tous
les actes de la vie du Prophète ; quand Mahomet
monta au ciel pour recevoir de Dieu l'ensemble
de la loi, il fallut même qu'il y trouvât son gendre;
invité à manger une soupe de riz et de lait, pré-
parée dans les cuisines célestes, une autre main
LES VILLES SAINTES 395
s'en servait en même temps que la sienne et c'était
celle d'*Ali. Les traditions le placent à la fois sur
tous les points de l'Islam, aussi bien au Turkestan
qu'en Perse, sous les apparences les plus diverses et
parmi les plus éclatants prodiges.
Nedjef n'existe que par son tombeau. La mos-
quée se trouve au cœur de la ville, à l'extrémité
du bazar ; les murs en sont recouverts de carreaux
de faïence, sauf la façade, garnie de plaques d'or.
Dans les caves s'entassent les offrandes appor-
tées au sanctuaire par la succession des fidèles :
des tapis, des étoffes, des lustres en cristal, dei^
pierres précieuses, des objets d'argent et d'or;
«Abbas, le guerrier de la famille, est le seul qui re-
çoive des armes.
A Nedjef, malgré la présence supposée de deux
défunts considérables, Adam et Noé, la dévotion
publique se concentre sur le seul tombeau d'«Ali.
Non point que les deux Prophètes y aient été pri-
mitivement enterrés, mais la foi chiite n'admet
pas la permanence absolue des sépultures ; les
traditions révèlent, dans le monde surnaturel, l'exis-
tence d'anges transporteurs, qui font la police des
cimetières, retirent des terrains consacrés les cadavres
impurs, pour y substituer de plus qualifiés. Les gens
de Nedjef tiennent à toutes forces que ces anges
transporteurs aient procuré au premier Imam la com-
pagnie d'Adam et de Noé. Quoi qu*il en soit, pourvu
que ces mêmes anges aient respecté le repos des autres
sépultures, «Ali dort son dernier sommeil en société
nombreuse et choisie; dans la mosquée, sous les
arcades de la cour se presse la foule des morts
illustres : Azod-ed-Dowleh, le Bouhéide, les sultans
396 LA PERSE d'aujourd'hui
Uékhaniens de Bagdad» Âgha Mohammed Schah» le
premier Kadjar.
Quatre portes donnent accès dans la cour de
la mosquée. La principale, Dar-è-Bazar, s'ouvre
sur une petite place, remplie d'étals de changeurs,
de cafés et de boutiques, à proximité d*un corps
de garde. La porte est surmontée d'une tour d'hor-
loge, encadrée de cristal taillé, avec inscription sur une
plaque d'or; le seul endroit d'où les infidèles puissent
jeter un regard dans l'intérieur du sanctuaire. A la
tombée du jour, le peuple se rend à la prière, les
changeurs quittent leur négoce^^les cordons lumineux
s'allument dans la cour, éclairant la galerie ex-
térieure et le revêtement d'or des portails.
La distribution et l'organisation de la mosquée
de Nedjef sont les mêmes qu'à Kerbéla ; le tom-
beau d'«Ali compte plusieurs centaines de servi-
teurs, dont 16 seulement seraient appointés... Chez
le Kaîmakam, j'eus la bonne fortune de rencontrer
Hadji Seyyed Djévad KilUdar-al-'^Ali : un vieillard
de 70 ans, enveloppé de fourrures, portant la cein-
ture verte et le turban de même couleur, enroulé
à plat sur un fez rouge.
Les moudjteheds de Nedjef occupent dans le
chiisme une situation particulière. Quand la chute
des Séfévis entraîna la disparition des grands pon-
tifes d'Ispahan, la religion perdit son chef officiel
et les Kadjars s'abstinrent de le rétabUr. Depuis deux
siècles, les chiites en sont réduits à reconnaître
l'autorité officieuse de celui de leurs docteurs, dont le
consentement de ses pairs exalte au-dessus de tous
la piété et la science. La ville qu'il embaume de ses
vertus devient, sa vie durant, le centre des études
LES VILLES SAINTES 397
théologiques et ses disciples en essaiment afin de
répandre en pays chiite la justice et la vérité. Sauf
à la fin du xviii© siècle, où des docteurs célèbres pro-
fessèrent à Ispahan et à Koum, la capitale religieuse
resta fixée dans les villes saintes ; le souvenir du pre-
mier Imam, commentateur de la Loi, détermina la
prédominance de Nedjef ; il y eut toujours à Kerbéla
des docteurs renommés, parfois aussi à Kazemeïn çt
à Samarra.
Les moudjteheds de Nedjef ont plus grave allure
que ceux de Kerbéla ; ce sont des hommes de science
pure, échappant au contact de la superstition popu-
laire, que nourrit la légende d*Hoséin. En l'absence
de rimam, leurs lumières deviennent le reflet in-
certain des clartés divines sur la route de l'humanité
chiite. Chefs reconnus de la religion, ils distribuent
l'argent des fondations pieuses, forment la jeunesse
ecclésiastique et, sur toutes questions publiques et
privées à eux soumises, rendent des sentences défi-
nitives, auxquelles l'opinion donne force de loi. Le
premier d'entre eux est, en fait, le grand pontife
du chiisme. Â leur mort, la vénération publique
s'attache à leurs tombeaux, dont les coupoles de
faïence, perdues au milieu des maisons de la ville,
peuplent les alentours du sanctuaire d'*Ali. A l'heure
actuelle, il existe à Nedjef quatre moudjteheds
renommés : Âkhound Mollah Kazem-Khorassani,
un homme de Méchhed, établi aux Lieux Saints de-
puis plus de cinquante années; Hadji Mirza Ho-
séin, qui y est né de Mirza Khalil Téhéran!; A.
Seyyed Kazem, de Yezd ; enfin , un Arabe, A. Seyyed
Mohammed Bahr-d-^Oloum (la mer des sciences).
Une suprématie incontestée revient à Mollah
398 LA PERSE d'aujourd'hui
Kazem, qui est le chef réel du chnsme et, partant, le
plus grand personnage religieux de TOrient moyen.
Il me reçut dans sa petite maison, tout proche
de la mosquée : un vieillard à barbe blanche, mince
et fin, coiffé d'un énorme turban blanc. Il me parla
en excellents termes des préceptes du Coran, insista
sur leurs tendances humanitaires, leur caractère
universel et hasarda le vœu timide que mes yeux
s'ouvrissent un jour aux vérités musulmanes.
Afin d'acquérir sur les âmes croyantes une prise
décisive, la révolution persane dut solliciter le
concours des grands moudjteheds des Lieux Saints
et en obtenir l'assurance que le régime de la liberté
n'aUait point à rencontre des prescriptions isla-
miques. A cet effet, la correspondance suivante fut
échangée entre Téhéran et Nedjef :
Aux grands moudjteheds éminents, arguments de
Dieu parmi les hommes (Puisse Dieu allonger leurs
ombres !).
Vous êtes naturellement au courant de la création
du Conseil National ; vous savez que ses règlements
tendent à l'exécution de la loi, à la protection de la
sainte religion des douze Imams, à l'anéantissement
des tyrans et des traîtres, à la diffusion de la justice
parmi le peuple, à la grandeur du gouvernement per-
san.
Néanmoins, quelques personnes, jalouses et mal
intentionnées, répandent des insinuations et font des
démarches contraires à l'institution du Medjlis,
Nous vous prions de vouloir bien nous faire connaître
sur ce point quel est Iç devoir de tous les musulmans.
Au nom du Très-Haut (que sa gloire soit reconnue de
tous) !
Au nqm du Dieu clément et miséricordieux I
LES VILLES SAINTES 399
Je rends grâces à Dieu, créateur des deux inondes \
que la bénédiction divine soit sur Mahomet et ses des-
cendants, que la malédiction de Dieu pèse sur ses enne-
mis jusqu'au dernier jour !
Oui. — Par la faveur divine, par la protection cé-
leste, sous les regards sacrés de Téminent maître de
l'Heure (le 12« Imam), (que nos âmes soient son sa-
crifice I).
Atendu que les règlements du saint et vénérable
Medjlis sont conformes à ce que vous avez dit.
n appartient à tout musulman de se soumettre à ses
règlements et d'en faciliter l'exécution.
Agir à rencontre serait résister au fondateur de notre
sainte religion et trahir le gouvernement.
En conséquence, je le répète, les musulmans doivent
s'abstenir de toute opposition.
Signé : Kazem Khorassani.
Mollah Kazem avait répondu, au nom de tous
ses confrères ; il envoya aux moudjteheds de Tau-
ris le destékhait ci-après, écrit de sa propre main
et tout aussi formel que le précédent :
J'ai exactement reçu votre télégramme. Vous avez
porté plainte contre les traîtres et les ennemis de la
liberté. Cette nouvelle a vivement ému les docteurs.
Nous sommes assurés que ces gens agissent à l'insu de
Sa Majesté Impériale ; car toute la nation est aujour-
d'hui d'accord, en ce qui concerne la création du Con-
seil National, qui est un instrument efficace pour dé-
truire la tyrannie, abolir la cruauté, propager la loi,
maintenir les enseignements des Imams et la grandeur
du rite dja«feri, ce qui est la première des conditions.
Donc, tous les musulmans ont pour devoir d'admettre
le nouveau règlement et de n'y point faire d'opposi-
tion. C'est avant tout le devoir de Sa Majesté Impé-
riale d'expulser les traîtres et de réduire les ennemis du
saint et vénérable MeâjUs.
Cinq mille étudiants fréquentent Nedjef : la plu-
400 LA PERSB d'aujourd'hui
part Persans, les autres venus de la Mésopotamie,
du Caucase, de Tlnde et même de Mascate. Ils
se répartissent dans les dix médressehs de la ville
et suivent les cours des moudjteheds, dans leurs mos-
quées ou leurs maisons particulières. Ces jeunes
gens trouvent auprès d'eux la plus haute culture reli-
gieuse que peut offrir le chiisme : il s'agit de pénétrer
le Livre Saint, de connaître les traditions et les réfé-
rences qui le complètent, enfin d*acquérir la faculté
de discernement, qui permet d'appliquer aux réalités
de chaque jour les principes théoriquement appris.
La littérature sacrée, étant écrite en arabe, exige
une étude approfondie de cette langue, de sa 'gram-
maire et de sa syntaxe; comme la parole divine,
énoncée dans le Coran, descendit sous une forme
concise et parfois incertaine pour l'entendement
humain, il convient d'en dégager le sens au moyen
de commentaires qui l'interprètent, distinguent
entre les commandements et les conseils, et s'ef-
forcent d'éclaircir les doutes quant à la signification
exacte du message de Dieu.
Après ces longues et délicates études, l'élite des
étudiants de Nedjef parvient à la dignité de moudj-
tehed ; il est rare que cette dignité soit conférée
par un diplôme émané des supérieurs ; elle résulte bien
plutôt du consentement général, qui prend confiance
dans un homme, consacre sa réputation et le reconnaît
pour directeur.Parmi les docteurs ainsi formés àNedjef,
quelques-uns se chargeront d'y continuer la tradition
des maîtres; d'autres vont exercer dans les villes
chiites de la Mésopotamie ; la plupart regagnent leur
pays d'origine, où le fait même de leur long séjour
aux Lieux Saints leur vaut un surcroît d'autorité.
LES VILLES SAINTES 401
A rélément iranien attiré par l'école théologique
se joignent les négociants persans, qui détiennent
la majeure partie des 600 boutiques des bazars. Le
commerce de Nedjef a quelque importance; les
tribus du Nedjd y achètent les grains des bords
de l'Euphrate et les produits manufacturés impor-
tés par Bagdad. Une grande caravane vient juste-
ment de camper en dehors des murs ; les hommes
ont l'aspect rude, la figure basanée, le front enca-
dré de boucles de cheveux nattées et portent aux
pieds des sandales de cuir; un petit marché s'ins-
talle autour de leurs tentes. Naguère, entre Nedjef
et la Mecque, il existait une route directe à tra-
vers l'Arabie, si bien que les pèlerins chiites pouvaient
se rendre au tombeau du Prophète, aussitôt après
avoir visité ceux des Imams... L'insécurité du désert
obligea les moudjteheds à en interdire l'usage, et le
chemin de la Syrie reste seul ouvert.
Bien, que la moitié de sa population soit per-
sane, Nedjef reste une ville d'aspect purement
arabe, déchirée par les dissensions habituelles à
la race. Pour quelque raison futile, les Oulad '^Ali,
les fils d'«Ali, se sont divisés en deux camps enne-
mis, les Zeguerds et les Chemerds. Les uns et les
autres partagent la ville et le bazar, interviennent
dans le règlement des affaires municipales; les
premiers plus nombreux, les seconds plus auda-
cieux et plus braves; quand les deux partis se sen-
tent d'humeur batailleuse, ils prennent pour champ
clos la place du Méidan-è-Chemerd, qui sépare les
quartiers habités par les fractions rivales. La ville
jouit actuellement d'un instant de répit; car le
kaïmakam a mis la main sur quatorze des princi-
AuBiH. — La Perêê, M
402 LA PERSE d'aujourd'hui
paux chefs, pour les envoyer prisonniers à Bagdad.
 l'abri des agitations humaines, le peuple des
morts goûte l'éternel repos, au pied de la colline
de Nedjef. Coupé par la route de Kerbéla, l'im-
mense cimetière occupe le OuadUSelam (le ter-
rain du salut) ; les tombes se répandent à travers
le désert, remontent, au nord et à l'est, les pentes
du monticule, couronné par la ville. Les cadavres
y affluent de tous les points du chiisme, confor-
mément aux dispositions testamentaires ou sur le
pieux désir des survivants, afin d'assurer aux défunts
le bénéfice promis par les traditions, qui garantissent
le ciel aux morts ensevelis dans la terre des Lieux
Saints. Pour leur séjour funèbre, «Ali inspire aux
chiites une confiance particulière; dédaigneux des
autres Imams, la plupart veulent être enterrés dans
le voisinage du premier d'entre eux; ce qui procure
des rentrées considérables à la municipalité de Ned-
jef. La plupart des tombeaux sont marqués d'un mo-
nument bas ou d'une arcade de briques ; quelques
coupoles, revêtues de faïences, recouvrent les restes
de cheikhs où de moudjteheds... Il existe aussi des
caveaux de famille, véritables chapelles funéraires.
J'ai visité quelques-unes d'entre elles : une cour,
entourée de grands murs avec un bassin et des
parterres de fleurs, — rosiers, pensées, œillets,
capucines, giroflées et verveines; une vigne ombra-
geait l'entrée d'une chambre ouverte, servant de
lieu de prière. Une autre chambre, plus grande,
contenait les sépultures : encastrée dans le mur,
une pierre tombale portait deux vases garnis de
feuillages, avec l'inscription suivante :
« Au nom de Dieu I Gi-gît celle qui est allée au
LES VILLES SAINTES 403
Ciel, Fatémé Sultan Bégoum, fille de feu Agha
Mohammed Sadik, d'Ispahan, dit «Âbbasabadi.
22 Cha*an 1315. »
La chapelle fut construite, il y a cinq ans, par
un homme d*Ispahan, Hadji Mohammed Djévad,
devenu négociant à Pouna ; sa femme et son beau-
père [s'y trouvent déjà enterrés ; lui-même viendra
les rejoindre un jour.
En attendant, un mollah ispahani, dont le pèle-
rinage se prolonge depuis une trentaine d'années,
Mirza 'Âli Âkbar, vit de la garde du tombeau; il y
passe ses journées entières, accroupi sur un carré
de tapis, alternant ses loisirs entre la fumée d'un
narguileh et la lecture du Coran. Le tombeau voi-
sin appartient à un Persan de Chiraz, étabU dans
l'île Maurice.
Le cimetière se poursuit à travers le désert,
dans la direction de Koufa. La petite ville est située
à 6 kilomètres vers l'est, sous la palmeraie du canal
de Hindiyé, devenu le ht principal de l'Euphrate.
Dans les sables environnants, se perdent quelques
monuments illustres, relevant du KilitdaT'<d'''Ali et
vénérés par les pèlerins : sous une coupole blanche,
le tombeau de Koméit-ibn-Ziat, savant fameux,
compagnon du Prince des Croyants ; au-delà d'un canal
desséché, le dôme bleu d'une mosquée rappelle une
apparition du 12^ Imam; de l'autre côté du chemin,
le tombeau de Maïssamé-Tammar, un marchand de
dattes, ami d'«AU, qui, chaque jour, s'asseyait dans sa
boutique. Plus près de Koufa, une coupole très
basse indique l'emplacement de la maison d'«Ali,
là même où fut lavé son corps. Enfin, à l'orée des
cultures, un grand caravansérail attenant à une
404 LA PERSE d'aujourd'hui
enceinte fortifiée» d'où pointe un petit minaret ;
on y a reconstruit la grande mosquée] de Koufa,
et des carreaux de faïence marquent l'endroit même
où fut assassiné le premier Imam. Adossés à la mos-
quée, les tombeaux des deux proches d'"Âli, Moslem
et Hani-ibné-Orvé.
CHAPITRE XVII
A TRAVERS L'aRAK-'ARABI
Le village de Tlmam A«zam : le tombeau du Cheikh Hanéll. —
Bagdad. — Le mouvement du Tigre. — Les restes de la
capitale abbasside. — Arabes, Turcs et Persans. — La
maison-mère de Tordre des Kadris ; le nakib-ol-echraf ;
Seyyed ""Abdourrahman. — Populations chrétiennes. — Le
bulle du pape Urbain VIII et le siège latin de Babylone.
— La communauté juive. — Les Nawabs indiens. — Le
commerce de Bagdad : prépondérance anglaise ; activité
allemande ; expansion de la culture française. — Le rêve
pangermanique. — Difficultés de sa réalisation. — ^ Salman
Pak. — La descente du Tigre. — Le Chatt-el-«Arab. —
Bassora : commerce et navigation. — L'ordre des derviches
hurleurs. — Le cheikh de Mohammérah. — Là barre du
fleuve.
Bagdad, la capitale abbasside, ayant été le principal
théâtre de la rivalité des khalifes et des imams, de
la lutte entre sunnites et chiites, il est naturel que
les deux sectes y entremêlent leurs tombeaux et
leurs souvenirs, particulièrement vénérés, les uns
parles Turcs, les autres par les Persans. En face des
deux Kazems, de l'autre côté du Tigre, réside Âbou
Hanifa ; un pont de bateaux traverse le fleuve entre
la palmeraie de Kazemein et le village de l'Imam
Az«am. Les rives sont remplies de verdure : palmiers,
saules et peupliers; les eaux troubles coulent au
406 LA PERSE d'aujourd'hui
pied des maisons fermées de fenêtres grillées. Sur une
place, à la sortie d*un petit bazar, s'ouvre la mosquée
du docteur Hanéfi; il vivait à Bagdad, au viii® siècle,
collabora au plan de la nouvelle capitale et réussit,
entre temps, à instituer le premier des quatre rites
orthodoxes, le code de jurisprudence religieuse,, adopté
dans la suite par les Turcs ottomans. L'édifice
actuel fut élevé, en 1874, par la mère du sultan
régnant. Sur un des côtés de la cour, s'inscrivent une
mosquée carrée, un petit minaret et le dôme en faïences
du tombeau. Le savant sunnite exige un moindre
personnel que les imams du chiisme : il se contente
d'une trentaine de personnes, dont un khatib et deux
imams; le kilitdar Tevfik Efiendi administre les
fondations pieuses et la médresseh. Il est de règle
pour tout nouveau gouverneur d'arriver à Bagdad
par le village de l'Imam «Azam; il fait ses dévotions
auprès d'Abou Hanifa et tient sa première réception
chez le kilitdar. De là il gagne la ville, en longeant les
digues du fleuve et y entre par la porte de Bab-
Mo«azzem.
Naguère, les portes de Bagdad touchaient aux
cimetières de Kazemeïn et del'Imam A^zam. En 762,
le second khalifeabbasside,Al-Mansour, avait établi,
sur la rive droite du Tigre, une forteresse circulaire,
qui fut l'embryon de la capitale ; le troisième, Al-
Mahdi, construisit un palais sur la rive gauche ; les
faubourgs s'étendirent promptement des deux côtés
du fleuve, assez grands pour contenir jusqu'à six
mosquées du Vendredi; trois ponts traversaient le
Tigre. En 892, les khalifes revinrent de Samarra, où
les avait maintenus, pendant trois quarts de
siècle, la turbulence de leur capitale ; ils ^'établirent
A TRAVERS L^'IRAK "ARABI 407
alors sur la rive gauche, où ils entourèrent leur de-
meure d'une enceinte fortifiée. L'invasion mongole
détruisit la ville en 1258; les ilkhanis de Tauris, les
gens du Mouton Noir et ceux du Mouton Blanc, en
possédèrent successivement les ruines. Au xvi© siècle,
apparurent les Persans et les Turcs Ottomans,
maîtres, à tour de rôle, de r«Irak-«Arabi, selon que la
force était plus grande à Ispahan ou à Constantinople.
Schah Ismaâl et Schah «Âbbas eurent Bagdad :
Nadir Schah, Kérim Khan le Zend etFeth «Ali Schah
la menacèrent. Soléiman la prit en 1534; Mourad IV
la reprit en 1637, pour l'incorporer définitivement à
l'empire ottoman. Au milieu du xvui® siècle, des
mamelouks s'imposèrent au gouverneur nommé par
le sultan et se rendirent virtuellement indépendants
de la Porte. Le dernier d'entre eux, Daoud Pacha,
disparut en 1836, après que Bagdad eut été prise
par une armée turque. La division présente de r«Irak-
•Arabi en trois vilayets — (Bagdad, Bassora et Mos-
soûl) — date de 1878 et 1884.
Tout le charme de Bagdad lui vient du fleuve.
Nous y fûmes au milieu d'avril, à l'époque des ora-
ges, des rafales de vent et de pluie qui précèdent la
saison chaude. La crue du printemps avait rempli
les berges profondes, dégagées le reste de l'année.
Le courant rapide baignait le pied des maisons et
inondait l'entrée des rues; sa violence avait com-
mandé le retrait du pont de bateaux, long de 200 mè-
tres, qui d'habitude réunit les deux rives. La forte-
resse, le sérail où résident le vali et le commandant
du corps d'armée, la douane, les maisons des princi-
paux de la ville, précédées de terrasses garnies de
fleurs, les consulats des puissances, se succèdent le
408 LA PERSE d'aujourd'hui
long du Tigre; sur la rive droite, des kavehkanehs et
quelques jardins de dattiers. Le mouvement du
fleuve est ininterrompu ; les bataux à vapeur vont
et viennent de Bassorah ; les séfinés, leur grande
voile déployée, arrivent de tous les cours d'eau de
l'Irak et assurent par voie fluviale le commerce
de la région ; les kouffahs passent en tous sens :
des paniers ronds et creux, en tiges de palmier,
recouverts extérieurement d'un enduit de goudron
et ornés de dessins en verroteries bleues ; elles sont
manœuvrées à la rame, au travers des remous
les plus violents. Les porteurs d'eau descendent au
bord du fleuve remplir leurs grandes outres de
peau.
La ville actuelle n'occupe qu'une faible partie de
l'ancienne ; sur la rive gauche, elle tient au large
dans la ligne de murailles, où les khalifes, retour de
Samarra, enfermèrent leur cité propre ; sur la rive
droite, elle ne forme plus qu'une étroite bande de
maisons nommées Karchi-Yaka (la rive d'en face),
là où se trouvait jadis le vieux faubourg de Kerkh,
De son illustre passé, elle conserve peu de témoi-
gnages : les magasins de la douane sont coupés par
un mur de briques qui appartenait à la médresseh
de Mostanser Billah, l'avant-dernier khalife; une
longue inscription raconte la fondation, en 630 de
l'hégire, la réparation par le sultan «'Abdul «Aziz.
Le minaret du Souk-el-Ghazel indique l'empla-
cement de la grande mosquée khalifale ; les auvents
du bazar masquent quelques traces de sculptures
sur le portail de la Djami-è-Merdjan (la mosquée
de corail), élevée, dit-on, par un esclave d'Haroun-
ar-Rachid. Le Khan-Ortema porte le nom de Schah
A TRAVERS L'TRAK 'ARABI 409
Isma*!! et la date de 831 H. : une halle dont le toit»
soutenu par des arcades, est percé de fenêtres su-,
perposées. Insouciante de la ruine de ses monu-
ments, une ville d'Islam ne veut s'inquiéter que de ses
tombeaux, où se porte la piété des générations ;
Cheikh 'Abd-el-Kader est en ville; au dehors. Cheikh
Omar-es-Sohraverdi ; sur la rive droite Cheikh
Mahrouf-el-Kerkhé, la sultane Zobéide et Bahloul, la
femme et le cousin d'Haroun-ar-Rachid. /
Autant Bagdad a joli aspect, vue du fleuve, au-
tant l'intérieur en est maussade ; les rues sont étroi-
tes et sales, les bazars insignifiants. Le dôme de
l'église des Carmes domine la masse informe des
maisons de briques, d'où s'élèvent les minarets et
les coupoles, d'architecture arabe et de décoration
persane. Depuis les Abbassides, dont la dynastie
même naquit d'une transaction entre l'Arabie et
l'Iran, le temps n'a cessé d'y mélanger les deux
influences. Cependant, les nécessités du climat ont
imposé aux maisons une disposition propre, aussi
bien à Bagdad que dans les autres villes de l'^Irak.
La température est si chaude pendant une bonne
moitié de l'année, qu'il devient insupportable d'habi-
ter les chambres ou les galeries extérieures (/ar/na);
des caves (serdabs)^ très profondes et soigneuse-
ment aérées, servent d'abri contre le poids du
jour ; la nuit se passe sur les terrasses, divisées en
compartiments et encloses de murs assez hauts pour
garantir l'intimité des familles ; une succession de
cheminées y forment autant de prises d'air, assu-
rant la ventilation du sous-sol.
Quand Tavemier traversa Bagdad en 1632, la ville
était singulièrement déchue ; il n'y trouva que
410 LA PERSE d'aujourd'hui
15.000 âmes. En 1766, Niebuhr la vit repeuplée.
Elle peut maintenant contenir 200.000 habitants,
population juxtaposée par les hasards de Thistoire
ou la migration des peuples, depuis la fondation de
la capitale abbasside.
La rive droite est au chiites, Arabes et Persans ;
ces derniers sont environ 5.000, pour la moitié
portefaix et petits marchands; l'élément le plus
aisé est fourni par un groupe de commissionnaires
venu de Tauris. Sur la rive gauche, le nord appartient
aux Turcs, soldats et fonctionnaires, installés auprès
du sérail, des casernes, du méidan, de la mosquée
deDa«oud pacha; le vali, Hazem Pacha, est récem-
ment arrivé de Monastir, — un homme jeune en-
core, très européanisé, qui a épousé une Française.
Au centre, se trouvent les quartiers chrétiens et
juifs ; partout aUleurs, les Arabes, en majeure par-
tie sunnites.
Ces derniers gravitent autour du tombeau de Cheikh
cAbd-el-Kader el-Guilani, sis au quartier de Bab-ech-
Cheikh, et reconnaissent l'autorité spirituelle du
Nakib-oul-echraf de Bagdad. Cheikh «'Abd-el-Kader
florissait au xii© siècle; il descendait d'une famille
chérifienne, issue de l'imam Hasan et se rattachait-
•par sa mère, aux seyyeds Mousavis ; ses ancêtres,
fuyant Médine, s'étaient réfugiés au Guilan. A l'âge
de dix-huit ans, le jeune homme vint à Bagdad
pour suivre la « Voie » de Cheikh Abou Sa4d-el-Mou-
barek, dont il fut le successeur. Toute sa vie s'écoula
dans le couvent de son maître, devenu le plus fameux
docteur de son temps; il réunit autour de lui jus-
qu'à 10.000 auditeurs, accourus de tous les points
de l'Islam. Ses enseignements transformèrent le
A TRAVERS L'^IRAK «ARABI 411
soufisme ; sa philosophie s'imprégna de tendances
mystiques, recommanda les extases et les pratiques
violentes. A part les confréries religieuses du chiisme,
qui remontent à Cheikh Ma «rouf, il n'en est guère
dans le monde musulman, dont la lignée spirituelle
ne se rattache à Cheikh «Abd-el-Kader. Ce fut un
thaumaturge qui multiplia les miracles et développa
la croyance au surnaturel. Un jour qu'il prêchait,
il se mit à pleuvoir; il dit, en levant les bras au ciel ;
« Seigneur, je rassemble, et vous, vous dispersez ! »
Devant cette adjuration du saint, la pluie continua
de tomber tout à l'entour, mais en épargnant l'au-
ditoire. Il eut des disciples illustres : parmi eux,
Cheikh *Omar es-Sohraverdi, dont le tombeau sub-
siste encore.
L'élève était fort dissipé ; son oncle s'en plaignit
au maître, accusant son neveu d'étudier l'astrologie
et d'autres sciences mauvaises. Le cheikh se fit pré-
senter les cahiers répréhensibles, et d'un geste de la
main, en effaça toute écriture. Il n'en fallut pas
davantage pour déterminer une conversion défini-
tive, d'où sortit plus tard une doctrine nouvelle, déri-
vée des Kadris. Cheikh «Abd-el-Kader vécut qua-
tre-vingt-onze ans, sans jamais quitter Bagdad ; il
agrandit le couvent de Cheikh Abou Sa^id, y posa les
fondements d'une mosquée et voulutêtre enterré dans
l'endroit même où il avait professé sa vie durant.
De ses 40 enfants, 14 survécurent ; les fils se dis-
persèrent à travers l'Islam, afin de répandre les
leçons paternelles : «Isa repose au Caire, Yahya en
Syrie, «Abd-el-«Aziz à Aker, près Mossoul, oùjse
trouve encore l'un des principaux couvents de l'ordre;
«Abd-el-Ouahhab avait évangélisé la Perse. Le suf-
412 LA PERSB d'aujourd'hui
frage des adeptes attribua successivement aux trois
atnés l'héritage spirituel du défunt. «Abd-el-«Âziz,
Âbd-el-Ouahhab et «Abd-er-^Rezzak. Il finit par reve-
nir au premier et se maintint définitivement dans sa
branche; à chaque génération, celle-ci désigne le
plus âgé ou le plus méritant des siens. La domi-
nation turque ne chercha pas moins à s'appuyer sur
le saint des Kadris que sur le jurisconsulte Hanéfi ;
Soliman, puis Mourad IV, firent reconstruire le cou-
vent et le dotèrent de biens immenses.
La descendance de Cheikh Âbd-el-Kader continue
de vivre, à Bagdad, autour du tombeau de son au-
teur, d'où lui viennent sa richesse et sa considéra-
tion. Toutefois, plusieurs seyyeds kadris s'en sont
détachés pour chercher fortune dans le Kurdistan,
aux Indes, en Syrie, en Egypte et même au Maghreb-
Plus de 900 tekiés relèvent de la maison mère,
dont le tiers aux Indes. II y a une dizaine d'années,
Seyyed «Abdurrahman succéda à son frère Seyyed
Salman ; il est en même temps nakib-ol-echraf,
c'est-à-dire chef de tous les seyyeds de Bagdad,
aussi bien que de l'ordre des Kadris. C'est l'homme
le plus riche et le plus puissant de la ville.
Il me reçut dans une grande pièce nue, entourée
de divans le long des murs, selon la mode turque,
les fenêtres ouvertes sur la coupole du tombeau;
Seyyed «Abdurrahman est déjà âgé, gros, la mous-
tache courte, la barbe rare et grisonnante, les mains
très soignées ; il est bien mis et a fort bon air. Un
vêtement noir recouvre sa robe de soie brune à raies
jaunes; il porte des souliers vernis et, sur la tête,
le fez entouré d'un turban plat et blanc.
La confrérie des Kadris est une si grande affaire,
A TRAVERS L"*IRAK «ARABI 413
poussant dans tout l'islam de telles ramifications»
que son chef est, par la force des choses, un impor-
tant personnage, conscient de s^s responsabilités,
exactement renseigné sur les divers aspects du
monde musulman. Ses affiliés lui écrivent du Magh-
reb aussi bien que de TExtrême-Âsie ; il connaît
la politique des princes musulmans et les procédés
de l'expansion européenne. Les intérêts de sa con-
frérie l'amènent à envisager l'action des puissances
selon la façon dont elles les ménagent. Il m'a paru
satisfait de nous. D'ailleurs, le centre de gravité
de son ordre n'est pas dans le Nord-Ouest africain,
mais bien aux Indes et en Egypte; nos musulmans
restent à l'écart du sursaut de révolte qu'ont pro-
voqué dans ces deux pays les excès de l'impérialisme
anglais. Ses correspondants y doivent juger sans
faveur l'activité britannique; il parle avec amer-
tume de l'incident de Denshawaï et du fâcheux
état d'esprit qu'il révèle à l'égard des indigènes,
chez les Anglo-Égyptiens. Non point que Seyyed
•Abdurrahman paraisse bien atteint par les idées
nouvelles; Bagdad est un lieu trop écarté pour s'ou-
vrir encore au'^modemisme. Seyyed «Abdurrahman
est un chef religieux, comme, avant lui, l'ont été
ses ascendants, jouissant paisiblement de la sainteté
de son ancêtre, reconnaissant le dessein de Dieu dans
la transformation des empires, peu accessible aux
innovations. L'Arabie a produit la religion, la Méso-
potamie la civilisation musulmane. Il ne saisit pas
pour quelle cause inattendue le mouvement de l'Islam
actuel, délaissant la Mecque et Bagdad, s'établit aux
Indes ou en Egypte et néglige la vieille langue litur-
gique, pour polémiquer avec les infidèles en anglais ou
414 LA PERSE d'aujourd'hui
en français. II m'interroge longuement sur Teffort de
la Perse, qui cherche à sauvegarder son indépen-
dance par l'adoption du système constitutionnel ;
je crains qu'il n'y voie un expédient peu sûr, d'une
contestable orthodoxie. Philosophe doux et sage, il
regarde aller les choses, assez informé pour pres-
sentir les tendances d'un âge nouveau, destiné à se
développer en dehors des principes qui ont fait la
sainteté de Cheikh «Abd-el-Kader et la fortune de ses
descendants. Dans une maison voisine demeure son
neveu, Seyyed Daoud,fils de Sejryed Salman. Celui-ci
est plus jeune, et le courant l'a déjà saisi. Il habite
des chambres meublées à l'européenne; ses enfants
apprennent notre langue.
Sous sa forme actuelle, le couvent familial, maison
mère de l'ordre de Kadris, est une construction
moderne. Une coupole en maçonnerie surmonte la
mosquée, que précède, sur deux côtés, une galerie
intérieure; les murs en sont nus; sous l'auvent ex-
térieur court une longue inscription. Au devant,
parmi les dalles d'un' cimetière, le dôme en faïence
recouvrant le tombeau du cheikh «Abd-el-Kader; à
droite de la porte d'entrée, d'où pointe un minaret,
le tombeau de son fils, «Abd-el-Djebbar. La cour
contient une tour d'horloge, deux médressehs et le
bassin des ablutions; des bâtiments à étage ont été
aménagés en hôtellerie. Les pèlerinages se multiplient
à l'époque des grandes fêtes et pendant le mois de
ramazan ; chaque année amène une moyenne de
20.000 pèlerins, et il n'y en a jamais moins de 12 ou
1.500 jouissant en même temps de l'hospitalité du
cheikh. Celle-ci est absolue : le produit des fondations
pieuses permet d'offrir gratuitement le logement et
A TRAVERS l'^IRAK *ARABÎ 415
la nourriture ; on cite des Kadris, venus jeunes à
Bagdad, qui y moururent dans un âge avancé,
ayant, à ne rien faire, vécu aux frais du saint Tom-
beau ; en temps de disette, des chrétiens eux-mêmes
auraient bénéficié de ces générosités. A chacune
des extrémités de l'hôtellerie, résident un fils et un
petit-neveu de Seyyed «Âbdurrahman. Chaque natio-
nalité dispose d'une section propre : la plus grande
revient aux pèlerins de l'Inde, les autres auxÂfghans,
aux Égjrptiens, aux gens du Maghreb. J'ai trouvé
là dix Algériens, Oranais pour la plupart, qui
venaient visiter le « marabout ». La veille, deux
voyageurs étaient arrivés du Sénégal.
n y eut des chrétiens en Mésopotamie dès les pre-
miers temps du christianisme. Au vi® siècle, l'Église
de Chaldée avait adopté tout entière l'hérésie nes-
torienne, qu'elle répandit en Perse et jusqu'au
fond de la Chine. Sous les Abbassides, un quartier
chrétien existait à Bagdad, Dar-er-Roum, mi-nesto-
rien, mi-jacobite. Au xviii® siècle, le développement
du commerce à travers le désert et du trafic de
l'Inde par Bassora attira un nouvel afflux de Syriens,
melkites et jacobites. Les persécutions des derniers
Séféviset l'invasion afghane amenèrent un contingent
arménien échappé de Djoulfa.
Or, dans la première moitié du xvii© siècle, il
vint à l'esprit d'une dame française, Marie Ricouart
veuve de Gué-Bagnols, de doter le siège latin de
Babylone, érigé, en 1632, par la Congrégation de
la propagande, au profit d'un Carme déchaussé;
elle fit, à cet effet, une donation de 66.000 livres,
son confesseur, un carme de Nevers, frère Bernard
de Sainte-Thérèse en étant (devenu titulaire. Une
416 LA PERSE d'aujourd'hui
bulle du pape Urbain VIII, en date de juin 1638,
réglementa la fondation et spécifia qu'en mémoire
d'une pénitente aussi rare, le siège, ainsi pourvu
de ses deniers, devrait être constamment occupé
par un prêtre français. En conséquence, frère
Bernard devint évêque latin de Babylone, sous le
nom de Mgr Jean du Val. A l'époque, le diocèse n'était
pas habitable; Turcs et Persans se disputaient le
pays, les Arabes y guerroyaient à leur guise. Mgr du
Val préféra rester à Paris et y créa un séminaire
pour le recrutement de sa future mission ; la rue,
où se trouvait l'établissement, s'appela rue de Ba-
bylone. Ses successeurs résidèrent tantôt à Ispahan,
tantôt à Hamadan ; ils ne vinrent à Bagdad qu'en
1742.
Avec le régime turc, la sécurité se rétablit en
Mésopotamie, si bien que les cannes de la mission
de Perse avaient, dès 1721, entrepris de s'installer
dans r«Irak-«Arabi. La Révolution française arrêta
la succession régulière des évêques de Babylone;
le titulaire d'alors, un cistercien, Mgr Miroudot du
Bourg, était un prélat de cour, peu soucieux de
visiter l'Orient Moyen; il se fit évêque constitu-
tionnel, fut excommunié de ce chef et dépossédé
de son siège, qui resta vacant. Pendant tout le cours
du dernier siècle, le diocèse fut alternativement
administré par le supérieur des Carmes ou par des
évêques choisis de bric et de broc : un prêtre de
Picpus, Mgr de Coupperie, de Nantes, un prêtre
séculier de Marseille, Mgr Trioche. En 1902, Mgr Alt-
mayer, Dominicain, fut remplacé par un carme,
Mgr Désiré Drure. L'évêque de Babylone est, en
outre, archevêque latin de Bagdad, et de fait, délégué
A TRAVERS L^lRAK ""ARABI 417
apostolique pour la Mésopotamie» le Kurdistan
et rAxménie Mineure.
On compte à Bagdad de 8 à 9.000 chrétiens :
Chaldéens, Syriens Melkites et Arméniens ; tous
catholiques» à l'exception d'une centaine de familles
grégoriennes. Quelque 300 Chaldéens habitent
Amara» un millier Bassora. Les Jacobites ont un
archevêque, les grégoriens un évêque, les Chaldéens
un vicaire patriarcal. Chaque communauté possède
son égUse et son école ; le prêtre melkite exerce
son ministère chez les Arméniens cathoUques. Ces
derniers représentent une soixantaine de maisons ; il
y en a 15 melkites» 200 jacobites. Parmi cette chré-
tienté, la famille la plus notable est celle des Asfars,
melkites d'Alep, qui vinrent à la fin du xviii® siècle»
s'enrichirent dans le négoce et se partagent aujour-
d'hui entre Bagdad et Bassora. Les Chaldéens
sont beaucoup plus nombreux; depuis 1745» il
n'existe plus chez eux la moindre trace de nesto-
rianisme : petits commerçants» hommes de] peine ou
domestiques. La jeunesse chaldéenne de Telkeif»
village voisin de Mossoul, a coutume d'émigrer à
Bagdad pour s'y mettre en service ; on en reconnaît
les femmes à leur costume spécial : robe de coton-
nade bleue, bande brodée qui» par derrière» tombe
de la ceinture, coilRFure très haute recouverte d'un
voile bleu. Ces communautés chrétiennes se confor-
ment strictement aux mœurs de l'Orient; les
femmes continuent à porter le voile. Le dimanche»
l'égUse des Carmes s'empUt de formes féminines
enveloppées dans des izars de soie claire» tissée de
fils d'argent ou d'or. Les principaux actes de la
vie restent entourés des vieux rites arabes.
AVBiN. — JLa Perse. 27
418 LA PERSE D^AUJOURD'HUr
Les cannes et les sœurs de la Présentation de
Tours — religieuses dominicaines — élèvent la meil-
leure part de la jeunesse chrétienne. Le collège des
Carmes ^ a 220 élèves et une école annexe reçoit 126 en-
fants pauvres ; le dispensaire soigne annuellement
de 8 à 10.000 malades; il s*y joint un petit hôpital de
9 lits, une œuvre d'aveugles (21), un atelier de menui-
serie et une école d'agriculture, instaUés sur le Ti-
gre, au jardin des Pères. La mission entretient éga-
lement des écoles à Amara et à Bassora. Les soeurs
de la Présentation* vinrent, en 1880, remplacer les
(( Servantes de Dieu », ordre indigène fondé par
Mgr de Coupperie ; elles recueillent 868 petites filles
réparties entre asile, orphelinat, école et classe
d'adultes.
Les juifs datent de la captivité Bien traités en
Mésopotamie, ceux qui restèrent n'eurent point à
s'en repentir. Après* la destruction de Jérusalem, la
vallée du Tigre devint le principal foyer du judaïsme ;
la tolérance des Parthes y garantit l'autonomie
d'Israël, sous l'autorité d'un exilarque choisi parmi
les descendants de David. Les écoles talmudiques
commencèrent à fleurir et leurs gaons fournirent au
peuple ses chefs spirituels. La décadence abbasside
ayant aboli ces libertés, l'essor du judaïsme dut
abandonner la Chaldée pour se diriger vers TEs-
pagne. Les 50.000 juifs qui peuplent actuellement
Bagdad sont les héritiers de la juiverie florissante,
dont le mouvement religieux créa le Talmud de
Babylone,
F 1. n compté 7 pères, assistés, pour rensetgoementt de 3 frères
maristes.
2. Elles sont 14 à Bagdad, 4 à Bassora e| 2 à Amara.
A TRAVERS L**IRAK ^'ARABI 41 9
Jusqu'au dernier siècle, la fréquence des guerres,
l'agitation des tribus maintinrent les juifs enfermés
dans les murs de la ville ; leur réclusion cessa à la
chute des mamelouks. Plusieurs se firent les cour-
tiers des defierdars^ chargés du service financier de
la province, et s'enrichirent à ce métier. Tel fut Da-
vid Sassoun, qui, s' étant brouillé avec son patron,
prit le large en 1837, s'établit à Bouchire, puis à
Bombay, et finit par fonder, à Londres, la maison de
son nom. Plus récemment, il en fut de même de
Ménahem Daniel, dont le commerce des céréales a
fait le plus riche propriétaire du pays. La commu-
nauté tout entière s'engagea dans les affaires, dont
elle détient la plus grande part ; enhardie par la sé-
curité renaissante, elle essaima dans les villes et les
villages de la province. L'heureuse émigration de
David Sassoun lui valut des imitateurs; plusieurs
juifs de Bagdad ont créé des maisons à Manchester
et à Marseille ; un courant constant s'est établi vers
l'Est, entraînant les jeunes gens aux Indes, à Ran-
goun, Singapour, Hong-Kong et Shanghaï.
L'attention de l'Alliance Israélite fut naturellement
attirée dès le début sur une communauté aussi nom-
breuse, formant un bon quart de la population to-
tale de la ville. L'école de garçons daté de 1865, et
s'accrut des libéralités successives faites par les juifs
de Bagdad, enrichis aux quatre coins du monde.
Elle compte 510 élèves ; deux annexes en réunissent
480; un talmud thora préparatoire, avec 1.200 en-
fants, fonctionne a côté de l'école de l'Alliance;
l'Œuvre des repas en nourrit 750. L'école des
filles est plus récente : 1890 ; elle a 420 enfants.
Un ménage français, M. et Mme Âlbala, dirige,
420 LA PERSE d'aujourd'hui
avec beaucoup de zèle, l'ensemble de ces établis-
sements.
Malgré son expansion et la diffusion des lumières,
la communauté juive reste tout aussi rebelle, plus
peut-être que les chrétiens, aux influences du dehors*
Ce n'est point qu'il y ait chez elle manque de goût
pour l'étude ; par un phénomène unique dans les jui-
veries de l'Orient, elle faisait vivre depuis longtemps
et continue à maintenir une vingtaine d'écoles
— siads — où, en dehors des rabbins, des professeurs
privés dispensaient un enseignement laïque à des
classes mixtes de garçons et de filles. La poly-
gamie, les mariages précoces ont disparu ; les super-
stitions sont demeurées; on boit de l'eau du Tigre
pour la guérison des maladies ; les pèlerinages
visitent incessamment les tombeaux d'Ezéchiel
et d'Esdras. Il n'y a pas longtemps que les juifs riches
ont émigré des vieux quartiers vers la rive du fleuve.
La jeunesse commence à peine à porter le fez et les
vêtements européens ; la plupart gardent encore
les longues robes et un turban spécial à ramages
colorés. Les femmes ne sortent qu'enveloppées
d*izars et le visage caché par une longue visière:
sous l'étoffe, elles portent un fez recouvert d'or,
entouré d'un foulard de laine qui passe sous le
menton. Elles maintiennent la réclusion d'autrefois,
ne reçoivent point de visites; les jeunes gens se
marient sans se connaître. Le grand-rabbin David
Papo est un juif de Jérusalem, de langue espagnole ;
la vénération publique distingue, à côté de lui, un
vieillard né à Bagdad, Khakham Youssef Haîm,tal-
mudiste célèbre, que l'on vient consulter de toute la
Turquie, de la Perse et de l'Inde. Le vieux savant
A TRAVERS L'»IRAK *ARABI 421
apparaît à tel point dégagé des choses terrestres
que la croyance populaire le dit retenu de s'envoler
au ciel par les seules instances de sa famille et de
son peuple.
Les synagogues de r«Irak-«Arabi affectent une
forme particulière :][ce sont des cours au milieu des-
quelles un toit, soutenu par des colonnettes de bois
sculpté, abrite la téba ; tout autour, sous des galeries
ouvertes, s'alignent les bancs des fidèles, où- sont
jetés les sacs contenant les châles de prière. On
m'a montré de fort belles boîtes d'argent, contenant
les rouleaux de la loi. Il paraît que les juifs de Bag-
dad sont des copistes renommés et expédient dans
tout le judaïsme leurs exemplaires de la Thora...
En dehors des Turcs, Arabes, Persans, chrétiens
et juifs, Bagdad compte encore une bonne propor-
tion de Kurdes, d'Afghans et d'Indiens. Les pre-
miers sont descendus des montagnes prochaines,
les autres arrivés par le golfe Persique ; les Afghans
font le métier de gardiens de nuit; le soir, ils
installent dans les rues leurs lits en treillis de
palmier, en l'abritant d'une couverture pour les cas
de pluie. Plusieurs Indiens tiennent de petits com-
merces. Des nawabs en difficulté ayec la conquête
anglaise, la plupart originaires de TAoudeh, se sont
retirés à Bagdad ; ils forment, en fait, l'aristocratie
de la ville ; ils sont riches, entretiennent des fau-
cons et habitent les plus belles maisons de la rive du
Tigre, aux portes en bois des Indes, entourées de
motifs sculptés dans la pierre ou la brique.
L'établissement européen est encore timide ; les
consulats d'Angleterre, d'Allemagne, de France et
de Russie se suivent en bordure du fleuve. Malgré la
422 LA PERSE d'aujourd'hui
récente extension des cultures et la hausse des Ut-
rains provoquée par les espoirs d'avenir, le com-
merce de r«Irak-«Arabi reste assez peu de chose. La
population est faible, les villages rares, les canaux
délabrés ; les Arabes nomades n*ont à vendre que
les peaux et les laines de leurs troupeaux. Il ne se
traite pas à Bagdad pour plus de 60 millions d'af-
faires, dont les deux tiers à l'importation ; encore y
faut-il faire entrer le transit de la Perse, et la ville
se ressent lourdement des fluctuations du pèlerinage.
Naguère les Anglais étaient, avec trois fortes mai-
sons, maîtres quasi absolus de la place. Depuis plus
de soixante ans, la maison Lynch assurait la naviga-
tion du fleuve avec deux bateaux S faisant, sous
pavillon britannique, le voyage de Bassora. Une mis-
son anglicane exerçait à Bagdad l'apostolat hautain
et médiocrement efficace, propre à l'Éghse d'Angle-
terre ; elle desservait une école, un hôpital et un dis-
pensaire, fréquentés surtout par les Arméniens et les
jacobites, auxquels la connaissance de la langue
anglaise procurait des places dans les maisons de com-
merce britanniques. A ce régime, r«Irak-«Arabi deve-
nait une de ces colonies annexes de l'Inde, sérieuses
et soUdes, où un petit groupe anglais — commer-
çants, banquiers, marins et missionnaires, soutenus
par un groupe d'indigènes acquis à leur culture — ex-
ploitait une vaste région officieusement soumise au
contrôle anglo-indien. Le consul général d'Angleterre
à Bagdad est un agent du département politique de
Calcutta et porte le titre de résident. Il soutint naguère
1. Le gouvernement turc vient d'autoriser la maison Lynch à
mettre en service un troisième bateau, mais battant paviUon otto-
man.
A TRAVERS L'*IRAK 'ARABI 423
la résistance des mamelouks contre la Porte ; rendue
plus discrète par les circonstances, son action se
borne désormais à attiser la turbulence des tribus
arabes ou les mécontentements du chiisme sous la
doniination turque. Il occupe une magnifique habi-
tation, gardée sur le fleuve par un stationnaire, à
terre par une garnison de 36 cipayes.
Depuis quelques années, le monopole britannique
s'est vu entamer de toutes parts. En 1892, la Banque
Impériale de Perse, intitution anglaise, repassa ses
succursales de Mésopotamie à la Banque Ottomane;
la liste civile a réorganisé le service de navigation turc,
en concurrence avec les bateaux Lynch. La Russie
créa un consulat général, dont Tinactive magnificence
suffit à marquer la rivalité russo-anglaise dans l'Orient
moyen. En 1890, le goût des études orientales fixait
à Bagdad un jeune Allemand de Bonn-sur-le-Rhin,
M. Richarz ; il avait de la fortune, s'installa dans
une belle maison, voyagea et devint consul d'Alle-
magne. Un employé de commerce, formé dans une
maison allemande de Damas, fonda la maison Berk
Puttmann ; ils sont là maintenant quatre Allemands,
entendus et travailleurs, qui s'implantent à coups
de poing, selon la nouvelle méthode de leur race
acquérant ainsi un succès brillant et une légitime
impopularité. Une mission du musée de Berlin
entreprit de déblayer les ruines de Babylone;
une autre fouilla plus haut sur le Tigre, à Kabai,
Cherkat. Enfin, en mars 1903, l'activité germanique
mit le comble à ses espoirs, en obtenant pour
la Société du chemin de fer ottoman d'ÂnatoUe la
concession définitive de la Ugne de Bagdad et embran-
chements. Il va sans dire qu'entre temps s'étaient
424 LA PERSE d'aujourd'hui
multipliés les missions et les voyages : M. Stemrich,
consul général d'ÂUemagne à Constantinople, ve-
nait à la tête d'une mission oflQcielle ; le baron Oppen-
heim avait écrit son livre : Von Mittdmeer zum Per-
sischen Golf.
Quant à nous» nous possédons dans r«Irak-«Arabi
une colonie fort honorable de missionnaires, sa-
vants» ingénieurs» employés et professeurs, sans
que notre diplomatie ait encore apprécié de façon
bien précise le parti qu'elle en devait tirer. Les fan-
taisies administratives ont fait successivement du
poste de Bagdad un consulat général» un vice-
consulat» un consulat ; il y eut même des temps où
révêque latin de Babylone remplissait les fonctions
d'agent consulaire. Successeur d'archéologues dis-
tingués» MM. de Sarzec et Pognon» notre consul
actuel» M. Rouet» réside à Bagdad depuis dix années;
il y maintient» avec dévouement et compétence, la
situation considérable que l'effort français s'est acquise
en un pays pénétré de notre culture et dont la poli-
tique générale permettra sans doute au gouverne-
ment français de se servir un jour.
L'histoire a constamment marqué pour le siège
d'un grand empire la partie la plus resserrée de la
Mésopotamie, entre l'Euphrate et le Tigre. Après la
chute de Babylone, Séleucie devint la capitale des
Grecs, Ctésiphon celle des Parthes et des Sassa-
nides ; Hira, Koufa, Bagdad furent, à tour de rôle»
les boulevards de la domination arabe. Après que
les Persans et les Turcs se furent disputé la plaine
du Tibre, le rêve pangermanique y vient réclamer
l'expansion d'une race nouvelle, qui, forte de ses
succès en Europe» entend justifier en^Asie ses pré-
A TRAVERS L^'IRAK 'ARABI 425
tentions impériales. Des montagnes de l'Arménie
jusqu'au golfe Persique, malgré les efforts de ses
commerçants» les fouilles de ses archéologues, et
les spéculations de ses publicistes, la réalité présente
se dérobe encore aux prises de l'Allemagne. Si
l'une des grandes puissances garantes de l'intégrité
de l'empire ottoman, jugeait à propos d'invoquer
ses intérêts pour accentuer son rôle en Mésopota-
mie, ce droit reviendrait incontestablement à l'An-
gleterre. C'est à elle qu'appartient l'influence écono-
mique, à la France l'influence morale. Par ailleurs,
l'entreprise de revivifier semblable étendue de dé-
sert paraît un peu lourde pour la force financière
allemande; le cabinet de Berlin ne saurait même
garantir, par ses seuls moyens, l'indépendance de
r Iran, condition nécessaire de la prospérité de Bagdad.
Knfin, pour faciliter sa pénétration, il eût fallu au
germanisme le concours certain de l'Islam. Or, il
semble bien que pendant ces dernières années, la
politique allemande, concentrée à Constantinople,
ait mal saisi l'évolution de l'esprit musulman. Les
événements successifs du Maroc et de la Perse ont
amplement démontré l'inanité des illusions que
l'Allemagne avait fait naître ; comme remède au
malheur des temps, il ne suffit pas d'un empereur
militaire, soutenant, au profit de la politique alle-
mande, l'absolutisme du khalifat turc. Désenchanté
de ses guerriers, il existe un Islam qui tend à revenir
aux enseignements de ses docteurs ; las des combi-
naisons impuissantes, il se borne à envisager pour le
présent l'unité morale du monde musulman ; sa
principale ambition consiste à maintenir la religion
du Prophète parmi les forces universelles employées
426 LA PERSE d'aujourd'hui
à la reconstruction des destinées humaines. D se
peut qu'à l'avenir le foyer de l'idée musulmane soit
moins en Turquie qu'en Egypte ; la pensée française,
et dans une moindre mesure le libéralisme anglais lui
fourniraient des points d'appui naturels. La ques-
tion d'argent, le groupement actuel des puissances,
les tendances modernes de l'islam : autant de diffi-
cultés auxquelles se heurtent les visées allemandes
dans l'Orient Moyen. Politiquement désintéressés que
nous sommes dans cette région de la terre, il n'existe
aucune puissance en Europe qui ait,^ moins que la
France, à redouter leur succès,
i Au-dessous de Bagdad, fermes et maisons de cam-
pagne se poursuivent sous la palmeraie; puis le Tigre,
très large, coule à travers la plaine immense et nue ;
le flot monte au ras des berges ; il n'émerge plus que
le sommet des digues, les poutres des tcherds servant
à élever l'eau du fleuve et une bande de palmiers le
long du Diala. Un peu après le confluent de cette
rivière, le Tigre forme une énorme boucle, où Ton
aperçoit de loin, à 55 kilomètres de la ville, l'arc du
Takht-è-Kesra.
C'était l'emplacement des villes royales : sur la
rive droite, Séleude; sur la rive gauche, Ctésiphon*
A l'abri des digues, le sol est mis en culture : blé, orge,
fèves et millet : le niveau élevé du fleuve permet, en
ce moment, d'y ouvrir les rigoles d'irrigation. Dans
une grande maison, près de la rive droite, réside le
kaïmakam, avec un poste de zaptiés; un peu plus
loin, le petit village de Salman-Pak (Salman le Pur).
Salman était un mage de l'Iran qui, frappé d'une
inspiration divine, se dirigea vers la lumière nouvelle
émanée du Prophète. II fut enlevé par les nomades.
A TRAVERS L''IRAK *ARABI 427
sur le chemin d'Arabie, et vendu comme esclave au
marché de Médine ; Mahomet vint à point pour le
racheter et l'affranchir. Salman vécut auprès de son
maître, dont il fut le disciple fidèle et, dit-on, le bar-
bier ; il mourut dans un âge fort avancé, étant gou-
verneur de Madaîn (les deux villes). Salman est le
héros de l'Islam persan, le seul de sa race que la tra-
dition rattache aux origines de la religion ; il aurait
même incité les Arabes à la conquête de la Perse, afin
de convertir son peuple ; aussi sa mémoire reste-t-elle
vénérée des Iraniens ; son portrait figure sur les
images pieuses, les derviches font remonter jusqu'à
lui leur filiation spirituelle ; les «Ali-Ilahis lui prêtent
un caractère surnaturel, en l'associant à la divinité
d'«Ali. Férus de leur saint, les gens de Salman-Pak
racontent à son sujet les plus merveilleuses histoires :
un jour d'émeute et à défaut de police, il aurait fait
appel aux chiens de Madaîn, qui s'empressèrent à
défendre l'accès de sa maison. On l'enterra là même
où son autorité avait joui de si exceptionnelles faveurs;
les villes royales une fois disparues, il n'y resta plus
que son nom.
Sur le tombeau de Salman s'élève une mosquée
recouverte d'une coupole blanche ; un mur crénelé
enclôt la cour ; à côté, une hôtellerie et une quaran-
taine de maisons. La visite de Salman n'est pas d'obli-
gation stricte; néanmoins, quand le permet l'état
de la plaine, la plupart des pèlerins, retour de Ker-
béla, s'arrangent pour venir à Salman-Pak ; la corpo-
ration des barbiers de Bagdad, qui a pris le saint
homme pour patron, tient à lui faire la poUtesse d'un
pèlerinage annuel. Le tombeau fut doté de fondations
pieuses et organisé par Mourad IV ; le gardien ac-
428 LA PERSE d'aujourd'hui
tuel, Mahmou d Efifendi» descend du premier gardien
désigné par ce sultan. A faible distance se trouve le
Takht-é-Kesra : l'arc immense est à moitié tombé,
au milieu d'un bâtiment à façades pleines ; moutons et
chèvres paissent dans les ruines et parmi les monti-
cules de débris ; au bord du fleuve» sous un palmier
isolé, le tombeau d'Odéifé Yéméni, l'un des compa-
gnons du Prophète» qui suivit à Madaîn la fortune de
son confrère Salman. Sur une grande étendue de pays,
il n'y a point d'autre village en dehors de Salman-
Pak; la population, nomade, vit à peu près à
l'état sauvage. « Ils ne savent rien de rien, excepté
le nom d'*Ali », dit avec désespoir le naleb de cadi,
opérant dans cette solitude.
800 kilomètres environ de Bagdad à Bassoni;
le courant étant rapide, nous fîmes la descente du
Tigre en moins de soixante heures. Au printemps
la crue rend la navigation facile; 22 pieds d'eau
écartent tout danger d'échouage. Notre bateau était
envahi par la foule des pèlerins. Indiens et Persans,
qui s'en retournaient par le golfe Persique.
Le voyage du Tigre est d'une extrême mono-
tonie. Le fleuve, tantôt très large, tantôt plus
étroit, suit un cours incertain, au milieu de terres
inondées à perte de vue. Quelques villages, une
ville, Amara, avec 6 ou 7.000 habitants, qui sert
d'entrepôt aux rizs de r«Irak-«Arabi, des bouquets
de palmiers, des caravansérails isolés se succè.
dent, à rares intervalles, le long des rives. Dans la
matinée du second jour apparurent à l'est les mon-
tagnes du Poucht-i-Koh, où vient mourir la chaîne
du Kurdistan. Les bateaux à vapeur» flanqués
de chalands, les séfinés, qui descendent au vent
A TRAVERS L'*IRAK *ARABI 429
et remontent à la cordelle, les kouffahs des rive-
rains font tout le mouvement du fleuve. Dans la
campagne, les Arabes nomades dispersent leurs cam-
p^nents de tentes noires; au sud, des abris de
roseaux groupés autour d'une tour fortifiée; le
bétail, fuyant l'inondation, se presse sur les émi-
nences. Voici, sous les palmiers, la coupole du tom-
beau d'Esdras, puis le village de Kouma ; le Tigre et
l'Euphrate s'y joignent dans une immense pal-
meraie ; le bateau s'engage alors dans la ligne droite
du Chatt-el-«Ârab et, quatre heures après, arrive
au port de Bassora. C'est le point extrême où remon-
tent les navires de haute mer : il y en a dix en rade,
tous anglais, sauf un petit aviso turc.
De Kouma jusqu'au golfe, sur une longueur de
150 kilomètres, les bords du Chatt-el-*Ârab ne
forment qu'une seule palmeraie; les canaux s'em-
branchent du fleuve, la marée montante élève
naturellement l'eau dans les fossés et les rigoles.
Le pays tout entier disparaît sous la verdure ; les
palmiers sont petits et serrées; beaucoup d'oUviers,
de grenadiers et de mûriers ; des lauriers-roses,
des mimosas, quelques orangers; la vigne grimpe
d'arbre en arbre. Le long des rives se succèdent les
grands domaines appartenant aux gens de Bassora ;
la population habite des huttes de roseau et vit de
la culture du dattier. Quand vient le temps de la
cueillette, de septembre à novembre, les nomades
descendent des îles du Tigre et se réunissent en cam-
pements; les hommes cueillent et transportent les
fruits; les femmes les mettent en caisses ou en
paniers.
Entre les canaux de Rebat et de Khora, l'agglo-
430 VA PERSE d'aujourd'hui
mération de Bassora remonte le canal d'El-«Achar,
sur la rive droite du Chatt-el-«Arab. La conquête
arabe fonda l'ancienne ville» un peu plus loin dans
l'intérieur» là où se trouve aujourd'hui le bourg de
Zobéir ; les besoins du négoce la rapprochèrent du
port. La ville actuelle n'a de pittoresque que son canal
où maisons et jardins de palmiers se mirent dans les
eaux tranquilles» sillonnées par de longues barques
— bélems — aux extrémités recourbées. Elle peut
avoir 30.000 habitants : un cinquième persan» por-
tefaix» venus de l'Ârabistan» négociants d'Ispahan
ou de Chiraz; un autre cinquième chrétien» Chal-
déens» Syriens et Arméniens» petits commerçants et
propriétaires ; 1.500 Juifs» le reste arabe ; les juifs
tendent à s'emparer du commerce local» en concur-
rence avec les Persans et les Arméniens. Le commerce
extérieur reste presque entièrement dans les mains
européennes : 5 maisons anglaises» 2 grecques,
1 allemande» 1 française; elles se groupent» à l'issue
du canal» autour du consulat et de la poste anglaisi
Sur la berge» les grains de l'Euphrate et du Karoun»
les riz d'Amara, sont nettoyés au moulin; les laines
de Bagdad» qui passent en transit» sont» en cas de
besoin» pressées à la machine.
En 1905, le mouvement commerdal de^Bas-
sora atteignait 34.700.000 francs à l'importa-
tion, et 37.600.000 à l'exportation» les chiffres les
plus élevés de la période décennale. Le blé» l'orge;
le millet vont en Angleterre et à Djeddah» aux Indes
dans les années de famine. Quant aux dattes du
Chatt-el->Arab, leur meilleur débouché est aux
États-Unis» puis en Angleterre, en France» en Autriche,
aux Indes et en Egypte. On en expédie même en
A TRAVERS L"IRAK *ARABI 431
Algérie et en Tunisie, car nos colonies africaines
préfèrent vendre leur production propre, de qualité
meilleure, et importer, à leur usage, des dattes d'autre
provenance^
La situation réciproque des divers éléments étran-
gers est à peu près la même à Bassora qu'à Bagdad,
sauf que les relations du port y ont encore accentué
la part de l'Angleterre. En dehors de la maison
Asfar, qui est importante, l'administration turque, la
Banque Ottomane, les missions des Carmes et des
sœurs dominicaines, les écoles chrétiennes et juives
s'emploient à introduire notre langue. L'exporta-
tion des dattes attira les Américains : l'agent d'une
maison de New-York est le principal acheteur de
fruits chez les propriétaires ; sur le canal de Rebat
fonctionne une petite usine pour le pressage des bois
de réglisse, destinés aux États-Unis. Enfin l'Église
réformée d'Amérique, installée dans le golfe Persique,
entretient une mission à Bassora. Dans les affaires,
les Anglais prennent la part du lion : si la maison
Lynch se borne aux transports fluviaux, les autres
forment une étroite combinaison, afin de maintenir
le fret maritime entre les mains de la Compagnie
British India, quiassure, une fois la semaine, le service
postal avec Bombay et trois autres compagnies char-
gées des communications avec l'Angleterre'. La ligne
de navigation Mochtéri, créée par un groupe persan
de Bombay, entre l'Inde, Djeddah et le golfe Per-
sique, ne troublait guère la sérénité britannique,
1. En 1906, ioizant»-dlx mille caiitei de daftet de Baisoni onf
été aiiud expédiées en Algérie-Tuniile.
2. Bn 1905-1906, avant rétabUssement de la ligne allemande,
le tonnage uogitâM du port de Banora a été de 197.742 lur 227.702.
432 LA PERSE d'aujourd'hui
non plus que les excellents bateaux, envoyés quatre
fois l'an d'Odessa, par la Compagnie russe de navi-
gation et de commerce. Les Allemands se montrèrent
de plus sérieux concurrents. Brusquement, la maison
Robert Wenckhaus prit pied à Bassora, Bahreln,
Bouchire, Ungah et Bender-«Âbbas. Quelques mois
plus tard, en août 1906, des bateaux mensuels de la
Compagnie Hamburg-Amerika apparurent dans le
golfe. L'effet de cette initiative fut immédiat: le
fret pour Londres tomba de 34 à 15 shillings ; pour
Marseille, de 42 à 15 et même 12,6. Un arrangement
de ne point prendre de marchandises, les Allemands
pour Londres, les Anglais pour Hambourg, fut
aussitôt brisé que conclu. Si bien que la colonie
anglaise du golfe, inquiétée dans sa prépondérance
acquise, commence à se sentir inconfortable et à
marquer, vis-à-vis des Allemands, l'extraordinaire
nervosité qui caractérise toutes les manifestations de
la vie anglo-indienne.
Dans la région du Chatt-el-«Ârab, les trois plus
grands personnages indigènes, ceux qui y possèdent
le plus de bien sont le Nakib-ol-Echraf, les cheikhs
de Kowdt et de Mohammérah. Le nakib, Sey-
yed Redjeb, est grand maître de l'ordre des Rafaïs,
ou derviches hurleurs. Le fondateur, Cheikh Ahmed-
er-Rafaï, était un seyyed Mousavi, neveu et disciple
du fameux Cheikh «Abd-d-Kader; sa descendance
sanctifie de ses tombeaux Bagdad^ Amara et les bords
du Chatt-el-Arab. La maison-mère se trouve à Zo-
béir : en ville, la résidence du nakib comporte une
vaste hôtellerie, destinée aux pèlerins. Ceux de
rinde, allant à Kerbéla, y peuvent trouver asile,
ainsi que dans l'une des plus belles maisons du canal
A TRAVERS L''IRAK "^ARABI .433
d'El-'Achar, transformée en wakf à leur usage par un
musulman de Bombay. La confrérie des Rafaïs
dispose d'un assez grand nombre d'affiliés pour
assurer la richesse et la puissance de Seyyed Redjeb;
l'un de ses fils, Seyyed Yousef, dirige l'établissement
de Bassora : un autre, Seyyed Taleb, surveille, à
Constantinople, les intérêts de la famille.
Moubarek-ben-Sebah, cheikh de Kowéit, évite
de se montrer à Bassora ; son territoire domine la
baie, où doit nécessairement aboutir le chemin
de fer de Bagdad ; circonstance qui lui vaut le
concours britannique et Ja possibilité d'échapper
au vali turc. La situation du cheikh de Moham-
lïiérah est infiniment plus complexe, car ses intérêts
chevauchent entre la Perse et la Turquie. Sa ville
est à l'embouchure du Karoun, en territoire persan;
son district comprend tout le bief inférieur de la
rivière ; en même temps, grand propriétaire à Bas-
sora, il est tributaire, pour son commerce, des juifs
de la place. D'autre part, la déférence anglaise le
traite en seigneur indépendant ; quand les navires
delà British India passent devant le château du cheikh,
ils ne manquent point de le saluer d'un coup de canon,
auquel il est exactement répondu. Les bateaux
de la maison Lynch remontent le Karoun, en con-
currence avec le service persan, établi par Malek-
et-Toud-djar de Bouchire. Entre ces trois puissances,
Cheikh Ghazal maintient un prudent équilibre. Sujet
persan, loyal et patriote, il est comblé des faveurs
royales, époux d'une princesse kadjare et décoré du
titre de Mo«ezz-os-Saltaneh (le favori de la dynastie) ;
il n'éleva point d'objection contre la venue des doua-
niers belges et tolère dans ses eaux la présence d'un
Aubin. — La Perte. 28
434 LA PERSE d'aujourd'hui
garde-côtes; il vient d'envoyer, à Téhéran, une
forte souscription pour la future Banque nationale.
Son administration repose sur deux hommes de
sa confiance, qui sont, après lui, les plus riches du
pays, Hadji Reïs, sous-gouverneur du district
persan, et Mirza Hamzeh, chargé du soin des affaires
turques.
Quand, au commencement de mai, nous passâmes
à Mohammérah, le cheikh se trouvait absent; en
février, toute la féodalité du golfe avait été conviée
au mariage de sa fille. Les fêtes furent, dit-on, splen-
dides, les vêtements de noces commandés aux sœurs
de Bassora; une troupe de danseuses appelée du Caire,
une bande de musiciens juifs, de Chiraz. Depuis
lors, Cheikh Ghazal se déplace dans l'intérieur,
accompagné de ses Juifs et de ses Égyptiennes, qu'il
ne peut se résoudre à renvoyer chez eux.
Trente-huit milles de Mohammérah jusqu'à la
mer; les rives, toujours verdoyantes, parsemées
de fermes nombreuses, s'écartent de plus en plus
A l'estuaire, sur la côte turque, le village de Fao,
où atterrit le câble de l'Inde. Encore 14 milles
dans les eaux jaunies par le limon de T^Irak; les
navires pataugent dans la vase et doivent alléger
leur cargaison ; puis, après des tentatives plus ou
moins longues, ils réussissent à s'échapper de la bane;
brusquement, ils entrent dans les flots bleus du golfe
Persique, dont la ligne se poursuit à la surface de
la mer. L'hélice, surchargée de boue, trace, quelque
temps encore, un sillon jaunâtre dans les eaux pures.
FIN
TABLE DES MATIERES
Pages*
Préface I
CHAPITRE PREMIER
Sur le chemin de Tauris
De Kazvin à Tauris. — Affectation d'un village aux
dépenses de cour. — La propriété en Perse. — L'orga-
nisation des villages. — Le grand chemin des invasions
mongoles : le dialecte turc azéri. — Le caravansérail
d'Hoséinabad. — Dans la vallée de TAbbar-Roud ;
Soltanieh.; — La province de Khamseh. — Zendjan. —
Les caravansérails de Schah-Abbas. — La poste
rrsane : le ichapar-khaneh d'Akmézar. — Pèlerinage
Kerbéla; le conducteur des pèlerins. — Le pont
de la Jeune Fille. — Passage du Kaplan-Koh. — La
tribu des Gbakkakis. — Mianeh. — Le district de
Garmaroud.: les villages et leurs propriétaires. —
Arrivée à Tauris 1
CHAPITRE II
Tauris
L'AInal-Zeïnal ; les litanies des Imamzadés. — Tauris
son histoire, ses monuments. — La capitale des Mon
gols. — La Mosquée Bleue. — Le titre de la ville. —
L'administration de NaielM)S'Saltaneh, — La rési-
dence du prince héritier". — Les écuries princières. —
Bagh-ech-Chémal. — La maison du VéWahd. —
Le gouvernement de l' Azerbaïdjan ; le pichkar ;
Nizam-os-Saltaneh. — Les grandes familles de
436 tA PERSE d'aujourd'hui
Pages.
Tauris. — La révolution. — Le commerce du bazar ;
l'indusUie des tapis. — La communauté armé-
nienne. — La colonie française. — L'école Loch-
manieh 24
CHAPITRE III
Autour du Iftc d'Ourmiah
Le lac d'Ourmiah. — Mélange de religions et de races. —
Les usages de l'hospitalité persane. — Le gouverneur
de Mérand. — KhoI. — UneJ^^e de province en Perse :
l'organisation d'une ■ petite province ». — Le
Naîeb-ol'Houkoumtlu — Le grand Moudjtéhed. —
Le tombeau de Hadji-Mir-Yakoub. — Ghems-i-Tabriz
et Mollah Roumis. — La Deutsche Orients Mission, —
Salmas. — Les Kurdes Ghakkaks. — Tours mongoles.
— Arméniens et Chaldéens. — Les villages d^Hef-
tewan et de Khosrowa. — Une mission suisse. —
Sculpture Sassanide. — Kouchtchi et lai plaine
d'Anzel. — Ourmiah. — Le commerce des raisins
secs. — La tribu des Afchars. — Une ville de mission-
naires : Lazaristes, Presbytériens, Anglicans, Ortho-
doxes. — Le passage des Nestoriens a l'orthodoxie.
— Les chrétiens sous le régime persan 47
\ CHAPITRE IV
Ghez les Kurdes
D'Ourmiah à Saoudj-Boulak. — Le district de Sol-
douz; village offert en pichkech, — La migration
des Karapapaks. — En pays Kurde. — Kérim-
Agha. — Tamacha : musique, jeu de taghalé. —
Mokris et Deh-Bokris. — Le tombeau de Pir-Bou-
dak-Sultan. — Le commerce de Saoudj-Boulak. —
Le sunnisme persan : le mufti chaféi ; le chef des
confréries religieuses. — Danse nationale: le
ichioupi, — Les « diseurs de chansons ». — Poésie
kurde. — Contestations de frontières. — Le village
de Kadr-Agha. — Hospitalité kurde: chants de
bienvenue. — Le sacrifice du mouton. — Le c joli
garçon » de Kerbé Réza Khan. — La plaine de Mian-
doua. — Méragha. — Le prétendu tombeau d'Hou-
lagou. — La tribu des Moghaddams. — Un mour-
chid Né'metouUahi. — Chez le prince ImamJKouli
Mirza — Dehkargan. — Retour a Tauris 76
TABLE DES MATIÈRES 437
CHAPITRE V
De Tauris à la Caspienne
Pages.
De Tauris à ArdébU. — La province de Sérab. — La
tribu des Schah-Seven; son origine ; sa répartition. —
Les fractions établies dans le Savalan-Dagh: leur orga-
nisation. — Ardébil. — Un entrepôt du commerce
russe dans le Nord-Ouest de la Perse. — Arméniens
et Juifs. — La dynastie Séfévie. — Le t tombeau
du Cheikh. » — Le Trésor de la Mosquée. — La ■ fa-
mille du Cheikh ; Seyyed Ahmed, le < chef des
serviteurs ». — Bénéfices des Seyveds Séfévis ; le
pèlerinage. — Le Taliche. — Les Olouflou. — Le
district de velkidj. — Le Khan de Namin ; Sarem-
es-Saltaneh. — Villages sunnites. — La route d'As-
tara : la forêt des régions caspiennes. — Le commerce
du port. — Pêcheries russes. — D'Astara à Enzeli. . 103
CHAPITRE VI
Le changement de régne
La mort delMouzaifer-ed-Din-Schah. — LeGulistan. —
Le Talar des Brillants. — Cérémonies funèbres. —
Translation provisoire du corps au tékié, — Le
Khatm, — L'enterrement se fera-t-il à Kerbela? —
Le couronnement de Mohammed «Ali Schah. — La
tiare des Kéyaniens. — L'astrologue du palais. —
La salle du Musée. — Le trône de Feth Ali Schah. —
La cour de Perse : les Mousiofis ; la tribu des Kad-
]ars. — Discours officiels : la Khotbé du prédicateur,
la Kacidé du poète de Cour. — Téhéran illuminé. —
Le Salan^ du Roi des Rois. — Le Derbar : le trône
de marbre. — VAid-é-Kourban, — Sacrifice du
Chameau. — Le sacrificateur représentant le Schah.
— Désignation du nouveau Véli^'abd. — La loi de suc-
cession dans la dynastie kadjare 126
CHAPITRE VII
Le Chiisme
La Perse ancienne et moderne. — Après la conquête
I arabe, le chiisme restitue la nationalité persane. —
Son évolution : tendance politique, secte religieuse.
438 LA PERSE d'aujourd'hui
Pages.
religion nationale. — Les douze Imams — L'Imamat
et le Khalilat. — L'émigration des ses^eds et les
débuts du chiisme en Perse. — Le Cheikh Séfi ; la
dynastie des Séfévis. — La formation du dogme :
la Trinité chiite, l'idée de la rédemption. — Le culte
chiite : deuils et pèlerinages. — Les Kath. — La
prédication de la Passion: rouzi khans et prédicateurs.
— Les Hoséiniés. — Les processions de r Achoura. —
La représentation des mystères : les taziès du tékié
royal. — L' < Auxiliaire des Larmes > 149
CHAPITRE VIII
La révolation persane
L'évolution de la question persane. — L'Iran. — For-
mation de la Perse moderne ; l'autocratie et la domes-
ticité royale. — L'organisation du clergé chiite :
les moudfieheds, — L'écniilibre du pouvoir civil et du
pouvoir religieux. — Le libéralisme en Perse : son
origine et ses progrès. — Affaiblissement des pratiques
religieuses ; diffusion du soufisme. — Pénétration
des idées européennes. ^— Prépondérance de la langue
française. — organisation de services publics par des
fonctionnaires étrangers. — Voyages du Scnah en
Europe. — Expansion du commerce persan. —
Création d'une presse persane. — Les enseignements
de la guerre russo-Japonaise. — Nécessité d'un chan-
gement de régime. — La politique anglaise appuie
la révolution. — Composition du parti libéral persan :
il prend refuge à la Légation d'Angleterre. — Inau-
guration du Pariement. — Pénibles débuts du système
constitutionnel. — Les crises locales : la révolution
à Chiraz. — Les lois fondamentales. — Tiraillements
entre la couronne et le Parlement 175
CHAPITRE IX
L'accord anglo-rasse
L'arrangement du 31 août 1907. — L'organisation des
deux influences rivales sur le territoire persan. —
Routes russes et télégraphes anglais. — Prépondé-
rance russe dans le nord ; contrôle anglais sur le golfe
Persique. — Recul du commerce anglais. — Agita-
tion consulaire. — Rivalité des deux légations à Té-
héran. — La question du Séistan. — Caractère des
TABLE DES MATIÈRES 439
Pages,
arrangements asiatiques de l'Angleterre et de la
Russie. — Le principe de l'intégrité et de l'indépen-
dance de la Perse. — La délimination des zones
d'intérêt. — Un nouvel état tampon sur la frontière
de l'Inde. — La dernière chance de la Perse 215
CHAPITRE X
Coutumes persanes
1. La musique, la danse, les « Loutis »
La musique persane ; ses origines arabes. — La chanson ^
de Zahir-ed-Dowleh. — Les musiciens. — Le nakara- ]
khané, — Les troupes de danseurs; [danses de Jeu- i
nés garçons. — La corporation du Louti-khané ; ;
acrobates et prestidigitateurs. — L'école de filles de
M. Richard-Khan. — Représentation de marion-
nettes. — Mourchid ^'Azim et Mourchid Taghi. — Les
deux pièces du répertoire : Le Lutteur Chauve et
Sultan Sélim 229
2. Les Derviches, Mendiants et Conteurs,
La quête des Derviches au Norouz. — Le chef de la cor-
poration : Nakib'Ol-Memalek. — Kaksars et «Adfems, —
Les mendiants. — Le tatouage des Kaksars et la
légende de Seyyed Djelal. — Comment les Séfévis ont
employé les "Adjems. — L'organisation de la confré-
rie : l'initiation, la patente de derviche. — Le der-
viche de la Légation de France : Hadji Ahmed. —
Les aventures d'un nakkal 237
3. Chasse au faucon.
La chasse en Perse. — Diverses espèces de faucons chas-
seurs i^les « yeux noirs » et les « yeux Jaunes ». — L'é-
quipage d'Ikbal-ed-Dowleh. — L'éducation des fau-
cons. — Chasse en montagne. 249
CHAPITRE XI
De Téhéran à Ispahan
Le concessionnaire de la poste du Sud. — La sortie de
la capitale. — Le sanctuaire de Schahzadé ^'Abd-ol-
Azim. — Koum. — Le tombeau de Fatémé; la « Pré-
sence Immaculée ». — La famiUe gardienne des Imam-
zadés. — Kachan. — L'autocratie d'un grand moudj*
440 LA PERSE d'aujourd'hui
PagM.
tehed. — L'institution du TiyyouL — Un mignon
du feu Schah, gouverneur de la province de Natanz. —
Villages fortifiés et rayyetis 256
CHAPITRE XII
Ispahan
Les origines d' Ispahan : la légende du Prophète Sa-
lemon et du div GaD-Khouni. — La viUe des Séfévis.
— Les voyageurs français du xvii* siècle. Tavemier»
Chardin. — Grandeur et décadence d' Ispahan : elle
reste la seconde capitale religieuse du chusme. — Le
prince gouverneur: Zill-è-Soltan. — Son entourage,
sa famille ; vieux errements. — Les Jardins de Baghè-no,
— Behram Mirza. — La révolution à Ispahan. — La ri-
valité du prince et du grand Moudj tehed : Agha Nedjéfl.
— Journées d'émeute. — Les monuments Séfévis : la
Place Royale, la ■ Sublime Porte », le pavillon des 40 co-
lonnes. — Le médresseh de Tchahr Bagh. — La fabrica-
tion des Kalemkiars, — Les ponts du Zendeh-roud. — Le
cimetitee du Takté-Poulcta, — Les habca de Tlran. —
Djoulfa, le faubourg chrétien d' Ispahan. — L'émigra-
tion arménienne du xvii* siècle. — Prospérité com-
merciale. — Destruction et renaissance de Djoulfa. —
Le diocèse Indo-Persan. — La cathédrale de Saint-
Sauveur. — L'influence anglaise. — Missions catho-
liques. — Les Juifs d' Ispahan ; la plus ancienne jui-
verie de l'Iran. — Les lois de Schah «Abbas. — Les
rigueurs du chiisme : l'impureté des non-musulmans.
— Relèvement des Arméniens et des Guèbres. — Le
Judaïsme en Perse : l'œuvre del'A/Zionce Israélite Uni-
venelle 272
CHAPITRE XIII
A travers l'«Irak-«Adj6mi
D' Ispahan à Sultanabad. — Les « minarets bran-
lants » de Koladoun. — Les muletiers de Sédé : notre
caravane ; Kerbélaï Mohammed Ibrahim. — Le vil-
lage de Tchalé-Siah. — La route méridionale du pèle-
rinage aux Lieux Saints. — Le conteur de Déhakh :
Behzad et Ibrahim, ou le bienfait récompensé. — Le
district de Dor. — Les provinces de Golpaigan et de
Kamareh. — Le médecin juif de Vertcha ; la méde-
cine en Perse. — Sultanabad : les tapis de l'Irak, la
TABLE DES MATIÈRES 441
maison Zigler-Hadji Agha Mohsen. — De Sultana-
bad à Kermanchah. — En pays turc : Dizabad. —
La province de Melayir. — Le Norouz ; célébration de
la fête nationale de l'Iran. — L' « année du poulet ».
— En famille, chez le Ketkhoda de Frasfardjé 301
CHAPITRE XIV
La province de Kermanchah
Kengaver.' — Le rocher de Bisoutoun. — Le Kavéhkhor
neh de Hadjiabad. — La révolution à Kermanchah ;
le gouverneur révoqué quitte la ville ; VahdarL —
Daulet-Schah. — Le commerce de Kermanchah avec
Bagdad. — Au confluent du pèlerinage. — Transit do
cadavres. — L'hôpital des pèlerins. — Le Kurdistan
méridional. — La secte des ^'Ali-AUahis. — MirzaSaleh.
— La légende de Noséir. La population de la ville: les
familles de Khavcaiin, — Cuisine persane. — Le
Takht-é-Bostan 323
CHAPITRE XV
Les portes du Zagros
Départ de Kermanchah. — Mendicité. — La'plaine
de Mahidecht. — Calhors et Kérendis. — Derviche
Darab, dit t Papillon », et le « Sabre des Seyyeds ».
— Journées de pluie. — Serpol ; Németoullah Khan.
— Le campement des Souzmanis ; les tsiganes en
Perse. — Kasr-i-Chirine. — La tribu des Sendjabis.
— A l'extrême frontière :Kalé-Sebzi. — L'*'Irak-<»Ad-
jemi et r«Irak *Arabi. — De la montagne au Diala.
Hannéguin. . — Les difficultés du voyage en temps
d'inondation. — Bakouba. — Arrêtés par la crue
du Diala. — Le retard des pèlerins. — Le passage de
la rivière. — Arrivée à Bagdad en Kouffah 341
CHAPITRE XVI
Les villes saintes
La vUle chiite de Kazeméîn. — Les tombeaux des 7<»
et 9« Imams. — Le caractère de Mousa Kazem. —
Le pèlerinage de Samarra. — De Bagdad aux Lieux
Saints. — Entre le Tigre et PEuphrate. — Hjllé. —
29
442 LA PBRSB d'aujourd'hui
Le bercesa d'Abiaham et la tour de Babel. — Les
raines de Babylone. — Kerbéla. — Le champ des Mar-
tyrs : le sacrifice des Alides. — Les traditions et
Torigine des pèlerinages. — Les tombeaux d'Hoséin
et d^'A
"Abbas. — Le culte du 3^ Imam. — L'administra-
tion des sanctuaires : Kilitdan et serviteurs. — Le sé-
jour de Kerbela. — Pieux commerce : linceuls et
terre sacrée. — La société de la ville sainte : les
moudjteheds : Persans et Indiens. — Le vice-consu-
lat d'Angleterre. — Pe Kerbéla à Ne^djef. — Le
tombeau d'*Ali. — La personnalité du 1«' ïnlàm. —
Les anges transporteurs. — Le grand pontife du chiis-
me : Akhound Mollah Kazém-è-Khoràssani. — Ses
décisions favorables à la révolution persane. — L'é-
cole théologique de Nedjef. — Le cimetière de Ouadi-
Selam. — Koufa 361
CHAPITRE XVII
A traTers l'^lrak-^^Arabi
Le village de Tlmam-A'zam : le tombeau du Cheikh
Hanéfl. — Bagdad. — Le mouvement du Tigre. —
Les restes de la capitale abbassîde. — Arabes, Turcs,
et Persans. — La maison-mère de l'ordre des Kadris ;
le nakib-ol-echraf ; Seyycd 'Abdôurràhman. — Popu-
lations chrétiennes. — Le bulle du pape Urbain Vill
et le siège latin de Babylone. — La communauté
juive. — Les Nawabs indiens. — Le commerce de
Bagdad : prépondérance anglaise ; activité alle-
mande ; expansion de la culture française. — Le rêve
Sangermamque. — Difficultés de sa réalisation. —
alman Pak. — La descente du Tigre. — Le Chatt-
el-Arab. — Bassora : commerce et nav^ation. —
L'ordre des derviches hurleurs. — Le âlâkh de Mo-
hanmiérah. — La barre du fleuve 405
r ^
T,XTJ{AJT mi CATAtOGllE ^
iBLlCATIONS
= GÉOGRAPHIQUES
YAGES. EXPLORATIONS O CARTES O ATLAS O
.©GRAPHIE GÉNÉRALE. GÉOLOGIE. SÉISMOLOGIE
«JDES ET MONOGRAPHIES O PÉRIODIQUE O
CTIONNAIRE O ALBUM O ENSEIGNEMENT
.IBRAIRIE ARMAND COLIN
Rue de Mézièr^^s, 5, PARIS
9101.
inJiAIHJE A1{MATID COUTI, r. de MizUrti. S. PM{JS
DIVISIONS DE CE CATALOGUE
PagCI,
Voyages, Explorations 3
Cartes 9
Atlas Yidal-Lablache. — Atlas des Colonies françaises, . . 10
Géographie générale. — Géologie. — Séismologie 11
Études et monographies géographiques. ' 15
m Annales de Géographie » 18
Dictionnaire de Géographie. — Album Géographique ... 19
Enseignement 20
Cartes murales Vidal-Lsrblache 21
Tableaux muraux de Géographie /. . . . 21
Table ALPHABi^^TfQUB par 2201225 d'auteurs 21
Tous les ouvrages compris dans ce Catalogue sont erpâdiés trsaico au prixl
marqué, contre envoi de leur montant en un mandatpostul à l'adresse suivante:
Librairie Armand Colin, 5, rue do Méziôres, Paris, vi°. — Ao» publications
sont en vente r.ho.z tous les libraires.
Librairie Armand Colin
Rue de Mézières, S, PARIS
P. 9101.
PUBLICATIONS
GEOGRAPHIQUES
iGES, EXPLORATIONS
Les Maures et TEsterel, par p. ronem. Un vol. in-18,
98 gravzires, Z c&ties hors texte» relié toile 3 fr. 50
M. P. Foncin décrit ce menreillenz pays des Maaret et de TEsterel comme
la terre d'élection qu'il choisit parmi ces « nays de France » dont il a dit
Tère, en une retentissante étude, la magnifique diversité,
s'est attaché k faire connaître, outre les aspects physiques et les ressour-
ces naturelles du double pays des Maures et de l'Esterel, son histoire et ses
développements : quelques chapitres, consacrés & l'histoire générale, aux
^pes mstoriques, aux villes et campagnes pendant les derniers siècles,
montrent toute la variété de la vie sociale depuis les origines.
L'ouvrage de M. P. Foncin est donc une description complète du pays et
il est destiné & devenir un véritable guide pour tous les voyageurs, de plus
tn plus nombreux, qu'attire, aux environs de Fréjus et de Saint-Tropez, la
réputation dos Maures et de l'Esterel.
Terres françaises {Bourgogne, Frunche-Ccmtéy Narbonnaise),
par ¥F. Morton Fallerton. Un vol. in-lS, broché. ... 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par F Académie française, prix Marcelin Guérin,
et par la Société de Géographie commerciale de Paris.)
< Il s'est trouvé parfois des écrivains étrangers pour bien comprendre et
limer la France : je ne sais pas si l'un d'eux l'avait jamais « sentie » aussi
livement, pleinement, intimement. Ces descriptions de nos villes et provinces
seront pour beaucoup de lecteurs une révélation. L'auteur sait nous insinuer
doucement ses façons de voir et d'expliquer, par un subtil mélange d'humour
inglais, de précision américaine, de gr£ce et comme de câlinerie irançaises. »
{La Revue de Paris.)
< En retraçant, sans prétention, les inn)ressions d'un voyage accompli dans
tine partie de la Franco, M. W. Morton FuUerton, qui est de nationalité amé-
ricaine, nous a donné une œuvre vraiment intéressante, d'une saveur originale
et pénétrante Les lecteurs français trouveront beaucoup de charme à ce
livre et les touristes le consulteront comme un guide précieux. >
{Revue de Géographie,)
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
Espagnols et Portugais chez eux, par m. «nuiardet
Un Tol. in-18, broché 3 fr. 50
« Les Français connaissaient asses mal leurs voisins de tnu los montes.
L'auteur est allé les étudier chez eux, dans leur yie de tous les jours. Son
livre, d'une observation pénétrante et avertie, nous donne de la société espa-
fnole et de la société portugaise un tableau très étudié et très vivant, bieo
igné de fixer notre attention. '
{Journal des Débats.)
« Ce sont les notes de voyage d'un écrivain infiniment curieux et coa-
sciencieux qui regarde attentivement et avec un sens aigu du pittoresque
tout ce qu'on lui montre, et s'arrange de façon à pénétrer ce qu'on lui dissi-
mule. Aussi a-t-il vu bien des choses amusantes, inédites et instructives, qa'il
nous rapporte dans des pages alertes, sincères et vivantes. »
(Ae Figaro.)
Suédois et Norvégiens ctiez eux, par m. «aiiuirdct.
Un vol. in-18 (2*Édition), broché 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par F Académie française. Prix de Joest.)
« Livre plein de faits et d'idées qui seront le plus souvent pour le lecteur
français dos révélations. Le pays, le « monde », les classes sociales, la vie
agricole, les pêcheries, le commerce et Tindustrie, la vie religieuse etinteliec-
tuello, la littérature, la femme, la politique : en neuf chapitres nous savons
de deux peuples, qui se ressemblent si peu entre eux, tout ce qu'un étranger
peut savoir. Et n'allez point croire que M. Quillardet, si informé, si docu-
menté, soit ennu^reux ; il y a au travers de ses récits une lumière légère qu'on
poursuit avec plaisir jusqu'à la fin. » {Le Temps.)
En IVIéditerranéet Promenades (Vhistoire et d'arts par charte*
Diehl, proresseur d'histoire byzantine à l'Université de Paris.
Un volume in-18 (3* Édition), broché 3fr. 50
{Ouvrage couronné par C Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.)
■ Le savant professeur nous conduit d'abord dans la Dalmatie romaine, et
il fait revivre à nos yeux le palais Domitien à Spalato, puis les nécropoles
récemment explorées de Salone. Il nous mène ensuite aux lonilles de Delphes,
puis aux villes mortes de l'Orient latin (Chypre, Famagouste, Rhodes), et fina-
lement à Jérusalem. Ce qui ajoute encore à l'intérêt de ce beau livre, c'est
que son auteur n'excelle pas moins à ressusciter le passé qu'à dépeindre le pré-
sent, en dégageant de l'état actuel des choses des enseignements et des pré-
visions dignes de l'attention de tous ceux qui pensent. > {Journal des Débats.)
Excursions archéologiques en GrècCi parchanes oiebi.
Un vol. in-18, avec 8 plans (6" Édition), broché 4 fr.
{Ouvrage couronné par C Académie française. Prix Montyon.)
■ Dans ce livre charmant, l'auteur nous promène successivement à M^^cènes.
à Tirynthe, sur l'acropole d'Athènes, pour nous montrer la Grèce primitive
qui sera pour plus d'un une véritable révélation. A Dodone, il nous lait l'his-
toire do roracie de Zeus; à Délos, celle du culte d'Apollon; à Olympie, celle
des jeux ; à Eleusis, celle des mystères ; à Tanagra, celle de la mode. Il a
résumé les travaux les plus récents avec une élégante concision, et il instruit
autant qu'il plaît. > {Bévue historique.)
\ ' :
PUBLICATIONS GÉOGRAPHIQUES
Les Phéniciens et l'Odysséej pan^ietomérard (-2 volumes) :
Chagife vol . in-8* grand Jésus de 600 pages, nombreuses cartes
et yrai}ures, relié demi-chagrin, 32 fr.; — broché 25 fr.
{Ouvrage couronné par l'Académie française.)
« L'éloge n'est plus à faire de ce savant ouvrage, véritable résurrection des
personnages de l'épopée homérique... Ajoutons que la correction matérielle
et l'impression en sont aussi parfaites que possible, et que les plans, cartes et
gravures sont exécutés avec oeaucoup ae goût. » {Bévue des Deux Mondes.)
« l^a Méditerranée d'Ulysse, la vie des corsaires achéens ont autant de
réalité ()ue la rade de Toulon et les exploits de Duquesne et de Surcouf; il
est possible de refaire aujourd'hui le voyage d'Ulysse. Telle est la thèse neuve
et hardie que M. Victor Bérard démontre dans ce magnifique ouvrage avec
un talent d'écrivain, un art do peindre aux yeux qui s'allient de la plus rare
façon à l'érudition la plus riche et la plus sûre. » {Journal des Déoats.)
La Grèce d'aujourd'hui, par GmIou DosebamiM. Un vol.
in-i8.(12« édition), broché.. 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par V Académie française.)
« Ce livre de M. Gaston Deschamps sur la Grèce d'aujourd'hui est un livre
délicieux où la description des pays helléniques, les souvenirs de Tantiquité,
la peinture de la société grecaue moderne se mêlent sans se nuire, ou l'on
trouve de l'esprit, de la poésie, au pittoresque et aussi des vues philosophiques
et historiques qui, pour a ôtre pas pédantes, n'en sont pas moins très sérieuses. •
{Revue Historique.)
Sur les routes d'Asie, par«iuitoiiDeMliain|M.Un volume in-ig
(3» Édition), broché 3 fr. 50
« M. Gaston Deschamps a réuni dans ce volume une suite d'impressions
qu'il a recueillies dans un voyage commencé au Pirée et terminé vers la
Pisidie après avoir visité l'ile d& Chio et les villes, qui .bordent l'ouest de
l'Asie Mineure. Très apte par sa nature et ses études à dégager l'intérêt de
toutes choses sur un pareil terrain, l'autour sait s'arrêter aux bons endroits,
et c'est un utile plaisir que l'on goûte en sa compagnie pendant cette belle
excursion. » {Le Figaro.)
Au Pays russe, parJialofli.osrM.Un volume In-lS (4* édition),
broché 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par V Académie française, prix Montyon^
et par la Société de Géographie commerciale de Paris.)
« L'auteur a parcouru les steppes, de la Baltique à la Mer Noire. La déso'
iation do ce morne pays, ses mœurs encore sauvages en tant de points, mais .
aussi sa physionomie pittoresque mal connue jusqu'à présent, et surtout ses
ressources infinies, tout cela est expliqué et dépeint par l'enquêteur perspicace
et consciencieux. » . {Le JFigaro.)
« Observateur sagace, impartial et profondément doué, M. I>egras joint à
CCS qualités une connaissance parfaite de la langue russe. II a su pénétrer
dans toute les couchos sociales et le tableau qu'il présente de la vie russe
est assurément l'un dos plus saisissants et des plus véridiques de tous ceux
que les écrivains de l 'Eux ope occidentale ont pu produire sur ce vaste pays ».
{Société de Géographie.) ,
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
En Slbérlej par Jales Mjegrmm* tin volume in-18, H gravures
hors texte et i carte en couleur {2* Édition), broché.* . \ 4 fr.
« Dans un récit suivi, plein d'animation, d'anecdotes et de bonne humear,
M. Jules Legras nous montre la physionomie de l'Asie russe. La cooDais-
sance de la langue Ta mis à même de pénétrer partout et de nous rapporter
aussi bien les conâdences d'un matelot, d'un paysan et d'un galérien que les
idées d'un gouverneur. Ce mélange d'impressions si variées, rencontres affli-
geantes ou grotMques, aventures, incidents de toute espèce, donne un inté-
rêt vivant à cet ouvrage ». {Le Tempt.)
I « Jules Legras a visité deux fois la Sibérie, et ces voyages ont laissé eo
lui de profondes impressions. Son livre n'a pas la prétention (Têtre autre chose
qu'un journal de route; mais toute la physionomie de l'Asie russe nous y
apparaît dans un récit plein d'observations, d'anecdotes et de bonne humeur. »
{La Bévue de Paris.)
La Perse d'aujourd'hui {Iran, Mésopotamie), par Eugèno
Aubin. Un vol. in-18, 450 p., i carte en couleur h. texte, br. 5 fr.
« L'auteur se trouvait parcourir la Perse à l'époque môme ou se produi-
saient en ce pays les premiers phénomènes révolutionnaires. En traversaut
les provinces Nord-Ouest de la Perse, en descendant de Téhéran à Ispahau
et à Bagdaç, puis à Chiraz, il a pu suivre les manifestations révolutionnaires,
qui, toutes issues d'une même cause, diffèrent d'aspect selon les villes. Les
principaux fonctionnaires, les chefs du mouvement des réformes lui ont
fourni des indications intéressantes, qui lui ont permis, tout en étudiant le
i)ays dans les conditions permanentes de son existence, d'observer utilement
a transformation présente de l'Orient moyen. » {Le Correspondant).
£
Le Tibefi Le pays et les habitants, par w. «renard (Mission
Dutreuil de Rhins). Un fort vol. in-18, avec i carte en couleur,
broché 5 fr.
« Dans cet ouvrage, M. Grenard résume d'abord l'exploration qu'il fit avec
Dutreuil de Rhins ; il donne ensuite une « vue d'ensemole sur le Tibet et ses
habitants », sur leurs mœurs et coutumes, la vie économique, etc. La curio-
sité politique et sociale de M. Grenard le distingue très nettement de tant
d'explorateurs qui nous ont seulement rapporté des renseignements géogra-
phiques. Aussi lira-t-on son livre avec le plus grand intérêt et le plus grand
proht. « {Journal des Débats.)
Les Chinois chez eux, par s. nard. Un volume in-18,
12 planches hors texte (5* Édition), broché 4 fr.
« M. Bard n'est pas un savant de bibliothèque, c'est un homme d'action,
un commerçant qui a rendu d'excellents services à notre colonie de là-bas,
qui parl« plus volontiers de ce qu'il sait que du reste et qui ea parle sim-
plement, clairement et avec méthode. Il a vu la Chine, a vécu parmi les
Chinois^ a fait des affaires avec eux... De ses investigations diverses, il a tiré
un bon livre, rempli de faits, écrit sobrement, avec précision, où il nous
g résente une Chine vraie, peuplée d'hommes véritables, et non pas cette
hine baroque à laquelle on nous avait habitués. »
(Grxnard. —Bulletin de la Société de Géographie commerciale de Paris.)
PUBLICATIONS GÉOGRAPHIQUES
Au Japon et en Extrême-Orient, par w. cnaimye. un voi.
in-18, broché 3 fr. 59
« En observatetir curieux, attentif et jeune, M. Félicien Challaye nous
.apporte des vues tout à fait originales et fécondes sur la façon dont la civi-
lisation européenne a mcMlifié celle du Japon sans entamer en rien les tradi-
tions du vieux Nippon. » {Le Figaro.)
« Cet ouvrage, très finement senti, plein de vues personnelles et pénétrantes,
est un des plus suggestifs qu'un Français nous ait depuis longtemps rapporté
d' Extrême-Orient. >» {Le Journal des Débats.)
Le Sidm et les SiamoiSi par le Commandant b. i^nnot de
i^iMonqulère. Un vol. in-18 de 360 pages, broché. ... 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par VAcadémie française. Prix Montyon.)
« L'auteur, qui a été chargé de mission au Siam, nous donne une étude
utile sur ce royaume asiatique qui doit nous intéresser doublement, puisqu'il est
avec la Chine le seul état encore indépendant de l'Extrême-Orient et qu'il
est proche de notre Indo-Chine. Après de précises généralités sur l'organi-
sation de I État, si|r les Siamois et les étrangers, nous trouvons en cet ouvrage
le récit minutieux d'un voyage de Bangkok à Rahengpar la vallée duMenam
et du Meping, puis à travers les montagnes jusqu'à Rangoon. Travail cons-
ciencieux, nourri de renseignements et {Tanecdotcs. »
{La Revue de Paris.)
Java et ses habitantSi par s. Challley-iiert. Un vol. in-18
(3* Édition, corrigée et augmentée), broché 4 fr.
« M. Chaillèv-Bert est allé à Java. Il y est demeuré plusieurs mois, et il
Qous transmet dans ce volume les résultats de son voyage. D'une lecture facile,
voire môme fort agréable, cet ouvrage contient des études étendues et péné-
trantes sur la société indigène et la société européenne à Java ; la concurrence
économique entre Européens et Orientaux ; la question chinoise ; la concur-
rence politique entre Hollandais et Javanais ; la question si complexe de l'édu-
cation des indigènes. » {Le Musée social.)
En Haïti s Planteurs d'autrefois, Nègres d'aujourd'hui, par
Eugène Aubin. Un fort volume in-18, S2 phototypies et S caries
en couleur hors texte, broché 5 fr.
« Dans un cadre magnifique, M. Eugène Aubin a eu sons les yeux une suite
ininterrompue de manifestations populaires d'une incomparable étrangeté qui
se produisaient sous des formes dont l'origine africaine se trouvait influencée
par notre culture et par notre histoire. Rien do plus curieux, de plus émou-
vant que ce mélange disparate. M. Eugène Aubin le retrouve partout dans ce
voyage prestigieux dont il nous fait partager les émotions et l'agrément
en des pages alertes, documentées, semées de belles et pittoresques images. »
{Le Figaro^)
Une Mission française en Abyssinie, par syKam
Vignéras. Un volume in-18, avec 60 photographies ^ broché. 4 fr.
« Ce livre, qui n'a d'autre prétention que d'être un journal de route, con-
tient mille observations précieuses, fidèlement notées, qui laissent une
impression très nette de la nature de la région que l'auteur a parcourue. »
(Xe Temps.)
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
Impressions d'Egypte, par jLouis maIomcId-IS br. 3 rr. i
« Cet ouvrage se divise en denx parties : l'une qui est parement narratif
et descriptive ; Taatre, où l'auteur étudie l'état moral et politique du pays. I^
première partie va d'une allure rapide qui entraîne le lecteur. C'est, eo dcu
cents pages, le tour do l'Egypte conté avec Autant d'agrément que de vérité,
M. Malosse analyse ensuite la situation morale et politique de ÏEgypU
explique le caractère et les actes du khédive, relève les traces porsistante
de l'influence française, apprécie l'œuvre de l'Angleterre... Ces pages, pleiDO
d'informations exactes, méritent d'être lues. » (Ze Temps.)
Le Maroc d'am'OUrd'huii parEosène Aubin. In-lS de 500 pagc^
avec S cartes en couleur hors texte (6« Édition), br 5 ft|
(Ouvrage couronné par la Société de Géographie commerciale de Paris.)
« M. Eugène Aubin a en la bonne fortune de séjourner, au cours de ces deui
dernières années, à Tanger, à Marrakech, & Fez; il nous explique dans ce
ouvrage l'organisation du gouvernement marocain et le mécanisme de la vif
marocaine... Il y a plaisir ù, le lire, parce qu'il nous présente les faits selon
une heureuse méthode, et que la recherche de l'exactitude n'empêche paj
l'auteur d'avoir le souci do la clarté... Ce livre exact est aussi uq Iiv«
agréable, et par là il participe d'une tradition très française. »
{Journal des Débats.)
Voyages au Maroc (I899-I9OI), par le m'* de Sesomxac, avec
478 photographies^ dont 40 grandes planches hors texte (20 pano^
rainas en dépliants), 4 carte en couleur hors texte et de
nombreux appendices. Un vol. in-8** de 400 pages, broché . 20 fr.
Relié demi-chagrin, tète dorée 27 fr.
{Ouvrage couronné par VAcadémie française, prix Furtado, et par la
Société de Géographie de Paris.)
m En trois explorations successives, de 1899 à 1901, le marquis de Segonzac
a visité, sous le déguisement d'un mendiant musulman, les régions les moins
abordables du Maroc. Son ouvrage, rédigé dans la forme d un journal de
route, mais sans sécheresse, a la précision d'un document scientifique en
même temps qu'il donne dans de sobres descriptions une vive iiùpression des
choses vues, et qu'il doit à son style chaud et coloré un véritable charme
littéraire. » {Hevue de Géographie.)
Sahara souda naiSi par r. Chudeau, chargé de mission
en Afrique Occidentale française. Un vol. in-8 raisin, 83 figures
et cartes dans le texte et ho7's texte, dont i carte en couleur,
72 phototypies et 2 photogravures hors texte, broché 15 fr.
Ce volume débute par une série de monographies des régions traversées par
l'auteur entre l'Ahnet, le Mger et le Tchad. Les chapitres suivants sont con-
sacrés à de nombreuses questions qui intéressent l'étude du Sahara. La géo-
graphie botanique et zoolo^ique, à cause de l'importance économique qu'elles
peuvent présenter, ont été traitées avec un soin particulier. Un dernier cha-
pitre est consacré au commerce du Sahara.
« Après avoir vu par lui-même, M. R. Chudeau n'a pas négligé les rcn-
Beignements qu'il a pu receuillir ailleurs. Ce livre très intéressant constitue
un exposé aussi complet que possible de nos connaissances actuelles sur la
géographie, au sens le plus large du mot, de la région saharienne. »
{La Bévue Scientifique.)
PUBLICATIONS GEOGRAPHIQUES
Dahoméi Niger, Touareg : Notes et récits de voyage, par le
csénéralToulée. Un volume in-18 jésus, avec 1 carte hors texte
(4* Édition), broché 4 f ^
{Ouvrage couronné par l'Académie française. Prix Montyon.)
« On sait que parti de Kotonou en décembre 1894 avec la mission de relier
lo Dahomey français au Niger, l'auteur, à travers des obstacles et des diffi>
f-ultés sans nombre, put remonter le Niger jusqu'à Farka, dépendant du
C orcle de Tombouctou ; puis le redescendit jusqu'à son embouchure, démontrant
ainsi que le Niger moyen était navigable. On trouvera dans ce livre le
récit de cette exploration si féconde en résultats, et do cette mission si bien
remplie. » {Reme des Deux Mondes.)
Du Dahomé au Sahara l La Nature et VHomme,^T\eekéwiérB\
"routéo. Un volume in-18 (2« Édition), avec i carte en couleur
broché 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par V Académie française. Prix Montyon.)
« Dans Dafiomé, Niger, Touareg, Fauteur nous a raconté avec un grand
charme de gaîté tous les incidents pittoresques do son exploration Le présent
volume est d'un ordre tout différent : c'est une *tude grave, riche d'infor-
mations et d'idées, qui permettra au public français d'apprécier l'avenir éco-
nomique du Soudan, en le renseignant sur le degré de civilisation des indi-
gènes, sur la qualité du sol et la nature de ses productions. »
{La Revue de Paris.)
TES
Carte de la Chine physique et politique, p&r !•. manconi, ingé-
nieur Géographe, auteur des Cartes commerciales universelles
(83* X 66«). Prix net 2 fr*
Cette carte indique les lignes de chemin de fer en exploitation, en cons-
truction et concédées, les mines, câbles sous-marins, itinéraires de naviga-
tien, les Missions catholiques et protestantes, les sphères d'influence politi-
que et économique de la France, de la Russie, de l'Allemagne et du Japon en
Chine.
Carte du Cours de l'Amazone (depuis rocéan jusqu'à
Manaos) et de La Guyane BrésiliennCy dressée par Paal lie Cointe.
Une carte en couleur (1"'25 X 65') dans une pochette, avec notice
explicative 10 fr.
Montée sur toile, avec gorge et rouleau 15 fr.
Cette carte, à l'échelle de 1/2. 000 000, est certainement la plus complète qui
ait été dressée do cette partie du Brésil encore pou connue qui s'étend, entro
l'Amazone, au sud, et la Guyane anglaise, hollandaise et française, au nord.
Les différents explorateurs qui l'ont parcourue n'ont laissé que des croquis
isolés du cours des principales rivières. L'auteur a coordonné et relié entre
eux tous ces travaux, puis les a complétés par de nombreux relevés person-
nels exécutés durant un séjour ininterrompu de quinze années dans ce pays.
D'un format qui la rond facile à consulter, cette carte est à une échelle
assez grande pour pouvoir servir de canevas à toute nouvelle exploration de
ces régions, scientifique ou commercial^.
lO LIBRAIRIE ARMAND COLIN
ATLAS
Atlas général VIdal-Lablache historique et géograplwi
par p. Vidal de la maehe, membre de l'Institut, professeur à
l'Université de Paris. — nouvelle édition mise à jour et regravée:
420 cartes et cartons en couleur; Index alphabétique de 46000
noms, augmenté d'un supplément de 3 500 noms. — Un volume
in-folio: avec reliure amateur, 40 fr; — relié toile. . . 30 fr,
[Couronné par la Société de Géographie de Paris. Prix Barbie du Bocage).
• Dans cette nouvelle édition, non seulement les cartes ont été très soi-
gneusement mises au courant des plus récentes découvertes, des dernières
modifications territoriales et du développement des voies ferrées, mais les
diagrammes ont été modifiés d'après les plus récentes données statistiques.!
Un effort très sérieux a permis de donner partout une plus grande vigueur
au figuré du relief du sol ; des teintes nouvelles ont été ajoutées. Des cartes
ont été entièrement remaniées; leur échelle a été agrandie.... »
k (H. Froidevaux. Le Polybiblion^ mars 1909).
« On apprendra avec plaisir ou'uno nouvelle édition de ce monumental
ouvrage vient d'ôtre publiée... L Atlas Vidal-Lablache constitue un travail
do consultation et d'étude d'une valeur remarquable... C'est un joyau qui orne
la cartographie universelle. > (A. Baldacci. Bivista geografica italiana).
« Les Allemands nous ont, pendant longtemps, devancés de très loin sur le
terrain géographique. On peut dire que nous les avons rejoints, et il semble
même douteux que l'Allemagne puisse opposer à V Atlas Vidal-Lablache un
instrument de travail plus souple et mieux approprié aux exigences actuelles
de la science et de l'enseignement. {Le Temps.)
« Il n'existe pas à notre connaissance d'atlas qui, jusqu'ici, ait réuni
sous une forme aussi claire et à un prix aussi minime,^ une aussi grande abon-
dance de notions de tout genre ».
(Oabriil Monod. — Bévue Historique.)
Atlas des Colonies françaises, dressé par ordre du
Ministère des Colonies, par Paul Pelet. ^7 cartes (62*x42') et
50 cartons en 8 couleurs avec Texte explicatif de 78 pages et
Index alphabétique de 34 000 noms. Un vol. in-4'' colombier
(42°x33*'), relié toile net, 30 fr.
{Ouvrage couronné par V Académie des Sciences morales et politiques
et par la Société de Géographie de Paris^ prix P.-F, Fournier.)
« M. Pelet traite avec le même souci de vérité scientifique les territoires
dits « étrangers » et ceux que les Français revendiquent en maîtres ; et les
cartes qu'il nous donne prennent ainsi un intérêt général et un caractère
esthétique dont nous lui sommes reconnaissants. Chaque carte, en particulier,
mérite d'être signalée dans V Atlas et d'être louée pour la précision et la clarté
du dessin et de la nomenclature, pour la belle ordonnance du travail, pour tous
les renseignements complémentaires qui ont été fournis sans trop charger la
feuille. A tous égards, Y Atlas de M. Pelet doit êtro cité en modèle pour la
probité scientifique et la belle exécution du travail. »
(Elisée Reclus. — La Bévue.)
PUBLICATIONS GÉOGRAPHIQUES II
^GRAPHIE GÉNÉRALE. — GÉOLOGIE. SÉISMOLOGIE
TRAITÉ DE GÉOGRAPHIE PHYSIQUE {Climat - Hydrographie-
Relief du sol - Biogéographie), par Kmm. de Martomne, profes-
seur de géographie à l'Université de Lyon. Un volume in-S** raisin,
vjii-912 pages, 396 figures et cartes, 48 plancher photographiques
hors texte et 2 planisphères en couleur hors thxte, broché. 22 fr;
relié demi-chagrin, tète dorée 28'fr. 50
{Ouvrage couronné par V Académie des Seiences^ prix Binoux, et par la Société
de Géographie de Paris ^ prix P. -F. Foumier,
« Le remarquablo ouvrage do M. de Martonne offre au public instruit le moyen
de suivre les publications géographiques de jour en jour plus nombreuses et
plus scientifiques, aux spécialistes un livre général devenu indispensable. » '
{La Revue de Paris.)
Il n'existait pas jusqu'ici d'ouvrage embrassant tout ce qu'on est convenu
d'appeler géographie physique. Ce Traité rendra do grands services non seu-
lement aux géographes spécialisés, mais aussi aux étudiants et aux personnas
de plus en plus nombreuses qui s'intéressent aux recherches géographiques
et qui ont besoin d'un guide sûr et éclairé. »
(Ph. Glangaud. Revue générale des Sciences).
« Le Traité de M. Emm. de Martonne répond à toutes les exigences
de l'érudition contemporaine. L'auteur a non seulement tenu cempto des
derniers progrès quo les recherches géographiques ont réalisés, mais encore
il a introduit dans son ouvrage les résultats d'études et de réflexions qui
lui appartiennent en propre... Aucun ouvrage publié jusqu'à ce jour en Europe,
n'a plus complètement mis en lumière le principe de 1* « évolution » du
modelé. La partie morphologique est ainsi placée sur une base nouvelle
répondant tout à fait à l'état présent de la science... On ne* sausait trop
louer les nombreuses et oxcellentes flgures, les remarquables schémas A
trois dimensions, le grand nombre de cartes nouvelles et les belles photo-
graphies hors texte que renferme l'ouvrage. L'illustration de ce Traité l'em-
porte incontestablement sur celle de tous les ouvrages similaires... On doit
féliciter la science française pour l'apparition d'une œuvre aussi importante. »
(J. Gvijiô. Annales de Géographie^ nov. 1909).
(Envoi franco^ sur demande, du Prospectas : Traité db Géooraphib Physique.)
L'Architecture du Sol delà France. Essai de g4ographi9
tectonique, par le Comm* o. Barré. Un vol. in-S", 189 figures, dont
31 planches hors texte, broché 12 /r.
{Ouvrage couronné par la Société de Géographie de Paris. Prix Barbiédu Bocage.)
c Voici un gros volume bien géologique de fond et de forme, mais qui se
lit clairement, à la française, éclairé quHl est par de nombreux croquis et des
panoramas d'un genre tout nouveau... Ceci suffit à faire vivre un livre, et
ceux que les termes géologiques pourraient effrayer n'ont qu'à regarder pour
comprendre... La science du Commandant Barré, qui a professé pendant do
lonfjues années à l'Ecole d'application de Fontainebleau, n'est plus à appré-
cier. Il a laissé une trace profonde dans l'esprit de ses auditeurs, et l'ouvrage
qu'il publie aujourd'hui est le fruit mûr d'une forte floraison. »
{Revue de Géographie,)
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
TRAITÉ DE GÉOLOGIE, par jËinlie Haas, professeur à la Faculté
des Scier.ces de rUniversilé de Paris :
TOME I. Les Phénomènes géologiques.
Un volume in-S" raisin, 538 p., 199 figures et caries, 71 planches de
reproductions photographiques hors texte, broché. . . 12 fr. 50
TOME IL Les Périodes géologiques.
Fasciculb 1 : ln-8* raisin, SO'2 p., 100 figures et caries, î^planches de
reproductions photographiques hoi^s texte, broché 9 fr.
Fascicule 2 : In-8** raisin, 468 pages, 110 figures et cartes, 20 plan-
ches de reproductions photographiques hors texte, broché. 10 fr.
(Le Tome IT ot dernier du Traité de Géologie sera con^plet en troi» fascicules).
« En ce moment où s'ébauchent de plus en plus nettement les grandes
synthèses géologiques, cet ouvrage sera un des instruments de travail néces-
saires pour quiconque s'intéresse à la géologie. Beaucoup do points qui font
partie de l'enseignement courant ont été, depuis une vingtaine d'années,
complètement renouvelés : un ouvrage général de ce genre, clair et bien au
courant, rendra donc les plus grands services pour les mises au point
nécessaires. » {Revue de V Enseignement des Sciences).
« Le Traité de Géologie de M. Ilaug sera de la plus grande utilité à tous
ceux qui voudront connaître ce qu'on sait aujourd'hui du passé de notre pla-
nète; li est conçu sur un plan qui en fait une œuvre tout & fait originale, et,
pour les nombreuses illustrations q^ui accompagnent le texte, Testeur doit
être loué d'avoir si bien secondé 1 auteur dans la confection d'un ouvrage
parfait, dont le succès s'est affirmé dès le premier jour. >
{Revue générale des Sciences.)
■ Ce livre est tel qu'on pouvait l'attendre du savant professeur de la Sor-
bonne. On en appréciera les qualités intrinsèques, et quand le lecteur, pres-
que sans s'en apercevoir, sera arrivé à la fin du volume, il constatera qu'il a
beaucoup appris. » {Revue scientifique.)
« C'est une œuvre considérable; et l'on ne saurait traiter ces questions
avec une compétence plus autorisée, avec une clarté plus nette et une force
de démonstration plus décisive. Les reproductions photographiques mettent
en évidence les aspects particuliers à quelques-unes des plus importantes
formations géologiques. » {Journal des Débats.)
Géologie pratique et PetH Dictionnaire technique des termes
géologiques les plus usuels, par li. de i^aaiiay, ingénieur en chef
des Mines, professeur à l'École supérieure des Mines. Un volume
in-18, (3* édition) broché 3 fr. 50
« C'était un livre à faire. Écrite par un professeur de la valeur de M. de
Launay, on peut dire que cette Géologie pratique est une bonne fortune.
Les applications de la géologie sont nombreuses en effet, et tout le monde a
besoin de les connaître. Cet ouvrage sera dans toutes les mains, parce qu'il
répond à un besoin de chaque jour, » {Journal des Débats.)
« Pleine de conseils sages et judicieux dictés par un savoir remarquable-
ment étendu, la Géologie pratique de M. de Launay ne peut que faire mieux
comprendre l'intérêt de la science géologique, sçn utilité immédiate et sa
portée philosophique. * {^Polybiblion.)
PUBLICATIONS GÉOGRA PHIQUES l3
La Science géologique : ses Méthodes, ses Résultats, ses Pro-
blèmes^ son Histoire, par Ma. de liOunay. In-8^de 752 pages, avec
53 fig, dans le texte et 5 planches en couleur h, texte, br. 20 fr.
Helié demi-chagrin,, tête dorée 26 fç.
i Ce nouveau travail considérable du savant professeur de géologie doit être
dé/ini « la synthèse et la philosophie des connaissances géologiques au début
(lu xx*' siècle ». Les géologues le placeront, dans leur bibliothèque, entre le
Traité de M. de Lapparent et la Face de la Terre de Suess... L élégance du
style et la clarté d'exposition de M. de Launay rendent son ouvrage accessible
à tous, d'une lecture aussi pratique qu'attrayante. Tout esprit ouvert s'instruira
sans peine sur les hautes (Questions qu'il traite....
{La Géographie.)
« J'estime qu'il a fallu à M. de Launay des années et des années pour mener
à bonue fin ce travail colossal etuni(|ue en littérature spéciale.... L'auteur a
voulu faire sortir la géologie du domaine étroit où 4es spécialistes la confinent,
pour mettre en valeur sa portée générale et la taire entrer dans le cadre plus
vaste do la philosophie naturelle. Pour atteindre ce but, il fallait des connais-
sances d'une étendue singulière, une expérience consommée, un sens critique
aigu et un talent d'exposition tout particulier. La Science Géologique est une
étude puissante et originale et na pas d'équivalent parmi tous les livres
publiés sur ce sujet. » {Journal des Débats.)
La Face de ia Terre (dasAntUtzder Erde),psiT Ed. Suofl0,
Associé étranger de Tlnstitut de France, ancien professeur de géo-
logie à rUniversité de Vienne. Traduit de rallemand et annoté
sous la direction de Emm. de Maroerie, avec une préface par
Marcel Bertrand, de TAcadémie des Sciences :
Tome I. — Les Montagnes. In-8*> (3" Édition), de xv-835 pages, avec S cartes
m couleur et US figures, dont 76 exécutées pour l'édit. française, br. . 20 fr.
Tome II. — Les Mers. In-8* (2» Édition ),de 878 pages, avec S cartes en couleur
et iS8 figures, dont 85 exécutées pour l'édition française, br 20 fr.
Tome III. — La Face de la Terre 1" Partie. In-8*» de xii-530 pages, avec
i cartes en coul. et 94 fig., dont 67 exécutées pour l'édit. française, br. 15 fr.
(Le Tome III et dernier comprendra 3 parties).
« C'est l'honneur de M. de Margerie de s'être fait, au prix d'un labeur çue
ceux-là seuls peuvent apprécier qui l'ont suivi de près, l'ordonnateur vigi-
lant et infatigable de cette traduction à laquelle ont collaboré les meilleurs
géologues de notre pays.... Une véritable encyclopédie, d'une sûreté sans égale,
so dissimule sous ces pages où les vues du maître ont été conservées dans
toute leur fraîcheur, avec un respect complet de la forme, souvent presque
poétique, dont M. Suoss avait eu l'art de les revêtir. » {La Géographie.)
« Les traducteurs oDt rendu la pensée du maître avec une fidélité qui lui
laisse à la fois sa précision et sa poésie ; ils l'ont respectée aussi en ce sens
qu'ils se sont interdit tout commentaire critiaue. Mais des notes brèves et
discrètes indiquent en quelle mesure les vues de l'auteur émises il y a 12 ans
ont été confirmées, en quelle mesure contredites ou ébranlées par les
explorations plus récentes. Tout ce travail de recherche et de mise au point
donne à l'édition française — l'on dira plus justement édition que traduction
— son originalité et son prix aux yeux des travailleurs. L'œuvre à laquelle
reste attaché le nom de M. de Margerie fait honneur à la science française. »
{Revue critique.)
14 LIBRAIRIE ARMAND COLIN
Les Tremblements de Terre (Géographie Séiamologigue),
par le Comte c. de MonCewiiia de ]i»liere, ancien élève deTËcoie
polytechnique, directeur du Service aéismologique de la Répu-
blique du Chili; avec une préface de A. de Lappauent, membre de
rinstilut. Un* vol. in-8* raisin de 500 pages, avec 89 cartes et
figures dans le texte et S cartes hors texte, broché. ... 12 fr
{Ouvrage couronné par la Société de Géographie de Paris.
Prix Louiie Bourhonnaud.)
Les récents événements dont la Calabre a été le thé&tre, donnent aus
tremblements de terre une teUe actualité, qa'nn livre traitant de cette matière
peut se présenter tout seul, même an grand public.
« Avec autant de patience que de discernement, l'auteur a catalogué et
marqué sur des cartes tous les phénomènes séismiques authentiquemcot
enregistrés, en leur appliquant un figuré en rapport avec la fréquence et
l'intensité des secousses. Cette monographie du phénomène, il Ta mise en
rapport constant avec la structure géologique et la topograpliie des contrées
correspondantes, et ce rapprochement lui a permis de formuler une loi de
première importance... Ce sont les éléments de son enquête qu'il nous met sous
les yeux dans ce grand ouvrage. On verra que nul n'a plus consciencieusement
étudié que l'auteur la répartition des régions instables à travers le globe, que
nul n'a dépouillé avec plus de soin tous les documents scientifiques ayant trait
aux pays considérés. » (A. ns Lapparemt. — Extrait de la Préface.)
La Science SéismolOgiqUe (Les Tremblements de Terre\
par le Comte F. de MonteMua de Ballore. Préface par Ed.
SuBSS, Associé étranger de l'Institut de France. Un volume in-8'
raisin de 590 pages, avec i85 figures et cartes dans le texte et
32 planches hors texte yhvoché 16 fr
< Dans la Science Séismologique^ M. de Montessus de Ballore offre une excel
lente suite à son livre antérieur sur les Tremblementê de terre. Il n'y a rien
de plus complet, ou de meilleur actuellement, sur la question des mouvements
sismiques. » {Bibliothèque universelle.)
« Il ^ a là près de 600 pages du plus haut intérôt, parce qu'on y trouve
Sour ainsi dire condensée, la « science séismologique », nouvelle et cepen
ant déjà si avancée... Dans ce beau volume, le lecteur trouvera la réponse
simple, claire, facile, exacte, à tant de questions et à tant de pourquoi que
l'on chercherait en vain, dispersés dans les innombrables mémoires que
l'auteur a étudiés patiemment et maigistralement. »
{Rivista Scientifica Industriale, Florence.)
c Ce nouveau volume traite de la séismologie sous tous sos aspects, et
est à la fois l'ouvrage le plus vaste et qui tait le plus autorité en cette
matière. M. de Montessus est un lecteur insatiable et méthodique des
ouvrages de science: et, en plus des trois langues principales du monde
savant, il a la ressource de savoir en lire plusieurs autres, notamment
l'italien, l'espagnol et le russe. C'est à ce fait, autant qu'à la longue durée de
la période pendant laquelle il a réuni les données, qu'est due la vaste portée
de son ouvrage. »
{The Journal of Geology. Chicago.)
PUBLICATIONS GÉOGRAPHIQUES l5
IDES ET MONOGRAPHIES GÉOGRAPHiaUES
La Picardie et les régions voisines {Artois^ Cambrésis, Beau-
vaisis)^ par Albert Oemanseon, docteur es lettres, professeur
à l'Université de Lille. Un volume in-8% 4S figures dans le
texte, 34 photographies hors texte, 3 cartes hors texte en noir et
en couleur, broché 12 fr.
Relié demi-chagrin, tête dorée 17 fr.
{Ouvrage couronné par VAcad. des Sciences morales et politiques, par la So-
ciété de Géographie de Paris, et par la Société de Géogr. commerciale de Paris).
« Cette belle monographie sur une des régions les plus intéresiiiantos de la
France, et oui fait le plus grand honneur à son auteur, montre ce que peut
fournir do fécond la géographie actuelle, véritablement inspirée par les ten-
dances scientifiques, dans toute la complexité de ces études. A lire le beau
livre de M. Demangeon, à se laisser aller, au cours de ces pages, aux déduc-
tions fines qui permettent de rattacher à des' phénomènes naturels et à des
lois simples, jusqu'aux manifestations sociales qui en paraissent au ])remier
abord les plus éloipi^nées, on ne peut résister au plaisir et à la séduction qui
émanent de cette logique scientifiquement basée sur une observation atten-
tive. M. Demangeon connaît à fond le pays dont il parle, et il sait faire
preuve, sans les étaler, des connaissances les plus diverses, comme cela est
nécessaire pour se livrer avec fruit aux études géographiq^ues. Géolo^e,
botaniste, météorologiste tour à tour, il montre encore qu il s intéresse vive-
ment au côté pratique de sa science, à tout ce qui peut éclairer Tagricnlture
et l'industrie. » {Revue Scientifique.)
Les Paysans de la Normandie orientale {Pays de Caux,
Bray, Vexin Normand^ Valtëe. de la Seine) , par Jiuiofl sion»
docteur es lettres, maître de conférences de géographie à l'Uni-
versité de Clermont. In-8» raisin, 8 planches hors texte en pho-
totypie, broché 12 fr.
{Ouvrage couronné par la Société de Géographie de Paris, prix Eugène Patron,
et honoré d'une médaille d'or par la Société d'Agriculture de France.)
« Ce livre est une étude de la vie rurale de cette partie de la Normandie qui
correspond approximativement au département de la Seine-Inférieure et à
l'arrondissement des Andelys.
Comment les populations rurales se sont-elles attachées au sol qui les
nourrit? Quelle est leur origine? Comment ont^elles conquis leurs champs sur
les forêts ou les marécages? Quel est le svstème de culture qui caractérise
telle ou telle région? Le laboureur doit-il compléter par Tindustrie domes-
tique le revenu de son domaine? Quelle est la proportion des cultivateurs
propriétaires, des fermiers, des journaliers? de la grande ou de la petite
exploitation? Quelles sont la densité de la population, sa répartition, sa vita-
lité? Dans la forme de ses habitations, dans la texture de ses groupements,
peut-on déceler des influences ethniques? Telles sont quelques-unes des
questions dont l'auteur a cherché la solution, rapprochant dans sa synthèse les
travaux des agronomes de ceux des économistes, dég^ageant parmi les faits
sociaux ceux oui s'expliquent par l'action du sol et du climat, par les diver-
sités de la tecnniqae et de la production agricoles. »
{La Nature.)
l6 LIBRAIRIE ARMAND COLIN i
fitnde mr la Vallée lorraine de la Meuseï par #. via^i
de la Blaelie, capitaine breveté, docteur de TUniversité de Paris.
Un volume in-8 carré, 8 cartes hors texte, br 4 fr.
« Vallée de capture », dernier témoin d'un réseaa de riyiëres lorraiocs o'
champenoises orienté vers la Belffiqno à une ëpoqao antérieure, la viiIU •'
lorraine de la Meuse présente d'un oout à l'autre le phônomône de l'acrpio-
inération exclusive des maisons dans les villages. L'autcrur nous rnootrc ipio
relie vallée offre à tous les points de vue, tant de la géo;,'raphio humaine quo
do la géographie physique, les caractères les plus typiques.
Le Berry. Contribution à Vétude (Tune Région française, par
Antoine Taelier, docteur es lettres, professeur adjoint de géo-
graphie à rUniversilé de Rennes. In-S"* raisin, 48 fig, et cartes,
32 photographies et 4 pi, de cartes et profils hors texte, br. 15 fr.
{Ouvrage couronné par la Société de Géographie de Paris ^ prix Eugène Patron,
et par la Société de. Géographie commerciale de Paris.)
On ne sait euère d'habitude où le Berry commence ni où il finit. Il en fal-
lait chercher les limites, montrer comment jadis Thomme et la nature avaient
collaboré pour les créer ; puis comment ces limites s'étaient effacées au cours
dos siècles.
De cette étude remarquable par la précision des analyses, se dégaprc on
mémo temps une forte impression d'ensemble : on a la sensation de voir agir
la nature sur la surface d une des régions de notre France qui compte pour-
tant parmi les moins accidentées et les plus humanisées. Cotte transforma-
tion incessante du sol, résultat du travail modeste, mais quotidien des agents
atmosphériques, voilà la censée féconde partout présente dans cette étude
consacrée à l'une de nos plus Intéressantes provinces.
Le Morvarit Étude de géographie humaine, par le Capitaine
i^TainTiUe, docteur de rUniversitc de Bordeaux. Un volume
in-S" raisin, 44 figures et cartes dans le texte, 40 photolypies et
4 dessins hors texte , broché 10 fr.
{Ouvrage couronné par la Société de Géographie de Paris. Prix Charles Grad.)
Le Morvan, qui n'eut jamais au cours de l'histoire d'unité politique, n'en
est pas moins une des régions les pins individualisées de notre sol : pavs
Eauvre et d'accès difficile, il semble, comme la Bretagne, resté à l'écart do
i civilisation. — Analyser en détail les caractères de ce pays, en chercher
Texplication, tel est le but de l'auteur. Avec les données de la géologie,
de la météorologie, de l'hydrologie, il montre de façon précise comment
s'explique l'aspect du sol, de la végétation, des cultures ; comment toute
la vie des habitants est conditionnée par le milieu physique. C'est ainsi quo
l'exploitation des forêts, la mise en valeur des terres, 1 industrie, le com-
merce, etc., sont rigoureusement analysés et expliqués.
Le Var Supérieur! Étude de géographie physique, par Jioles
Mon. In-8° raisin, 8 photogr, hors texte, broché 3 fr.
La région du Var supérieur est particulièrement intéressante pour qui veut
étudier l'œuvre des torrents : nulle part peut-être les défrichements, rexploi-
tation abusive des forêts et des pâtures, n'ont amené nno recrudescence plus
terrible de l'activité torrentielle.
PUBLICATIONS GÉOGRAPHIQUES 17
Régions naturelles et Noms de pays. Étude sur ta Région
Parisienne^ par i<. callots, professeur à TUniversité de Paris.
Un volume in-8* carré, 8 planches hors texte^ broché ... 8 fr.
On s'accorde généralement à reconnaître que les divisions politiques ou
administratives ne conviennent guère à de bonnes descriptions géographi-
ques. Si l'on veut peindre fidèlement la nature et rendre compte de sos diffé-
rents aspects, c'est à elle-même qu'il faut emprunter ses divisions. Mais se
; prête-t-elle à un sectionnement de ce genre? Ë^t-il vrai, comme on l'a dit,
qu'il suffirait de recueillir avec soin les noms de pays forgés par l'instinct
populaire pour retrouver du môme coup les divisions rationnelles du sol ?
L'auteur a entrepris de résoudre cotte question pour une portion étendue
de notre territoire, celle qui va de Laon jusqu'à la Loire, des confins de la
Normandie à ceux de la Champagne. Montrant les différents aspects de cette
région, s'attachant à en cxpliauer les particularités et la structure, il étudie,
avec toutes los ressources ae l'érudition moderne, les noms de pays qu'on a
cru y reconnaître.
La Bosnie et l'Herzégovine, ouvrage pubUé sous la direction
de EAuis Olivier, docteur es sciences, directeur de la Hevue
générale des Sciences, Un vol. in-8* de 370 pages, S23 gravures el
cartes, broché 15 fr.
' Ce beau livre est dû à la collaboration do toute une pléiade de savants
! français : Léon Bertrand, Paul Boyer, Charles Diehl, A. Leroy-Boaulieu, Daniel
I Zolla, etc., qui, conviés par la Hevue générale des Sciences à l'étude appro-
fondie de la Bosnie et de l'Herzégovine, ont visité ces provinces en détail et
Qous présentent les résultats de leurs observations. Chacun d'eux a écrit
son chapitre, signé de son nom; nous avons ainsi des informations très cir>
constanciées, fournies par des hommes compétents sur la nature physique
de la Bosnie-Herzégovine, l'histoire et les monuments, la langue et la litté-
rature, les races, les religions et les nationalités, enfin, sur chaque partie de
l'administration actuelle, instruction, agriculture, travaux publics, industrie,
Icsislation, etc.. L'ouvrage est luxueusement imprimé et rempli de photo-
gravures et de cartes très intéressantes.
La Valachlei Essai de monographie géographique, par 1
Martonne, professeur à l'Université de Lyon. In-8% 5 caries,
48 figures, i 2 planches hors texte, broché 12 fr.
{Ouvrage couronné par V Académie française.)
« Étude très documentée où l'auteur fait ressortir Tindividualîté géogra-
phique de la Valachie qui résulte aussi bien de son relief que de son cli-
mat et de sa végétation et trouve sa manifestation dans les efforts qu'elle a
faits pour se constituer en unité politique. Avec un grand talent, M. de Mar-
tonne a su coordonner dans un sens géographique toutes les données qui cons-
lituont les traits caractéristiques delà physionomie du pays, montrant ainsi
que la géographie peut toucher à beaucoup dos connaissances humaines sans
cependant sortir de sou vrai domaine. «
{Revue de Géographie.)
l8 LIBRAIRIE ARMAND COLIN
*
L'Afrique du Nord \;tunisie, Algérie, Maroc), par Henri i^rin,
ancien professseur au lycée Garnot, de Tunis, professeur à rUni-
versité de Bordeaux. Un volume in-18, f7 gravures, 3 caries k-jr<
texte et un index, relié toile. 3 fr. 60; — broché 3 fr.
Ce livre est divisé en quatre parties : esquiêêe géographique générale,
accompagnée d'uD sommaire historique; géographie régionale, embrassant la
description de toutes les parties de l'ancienne Mauritanie romaine; géogra-
phie économiquey où sont méthodiquement exposés les progrès de la
colonisation; géographie politiqtu, où i'étnde des régimes administratifs se
complète par colle du peuple néo-latin en formation dans rAigérie-Tunisic,
et des conditions du Maroc contemporain.
LInde Britannique : société indigène — Politique indigène :
les Idées directrices, par Jrosepli ChalUey. Un volume in-S"
raisin, 530 pages, 9 cartes en couleur hors texte, broché. 10 fr.
« L'ouvrage que je donne aujourd'hui an public, dit l'auteur dans sa préface,
« voilà vingt ans que j'y pense et dix ans que j'y travaille. Je serais hors
< d'état d'indiquer à quelles sources j'ai puisé pour le faire. D'abord j'ai lu,
< puis je suis allé dans le pays. Puis, à quatre ans d'intervalle, j'y suis j
« retourné et j'ai pu observer avec des yeux plos clairvoyants. J'ai publié un
« peu partout des études fragmentaires que j ai soumises à de bons juges:
« J'ai, sur leurs critiques, repris ces ébauches ; j'ai réduit la matière de pln-
« sieurs volumes à un seul. » Il y a des livres en plusieurs volumes qui
sont loin de renfermer la substance que l'on trouve dans celui-ci. » {Revue
Politique et Parlementaire.)
PÉRIODiaUE
Annales de Géographie (19* ÀNNti), publiées sous la direction
de p. Tldal de 1* MiMbe, l.. CMiUois et Bmm. de Harserie;
paraissant les 15 janvier, 15 mars, i5,mai, 15 juillet et 15 novembre.
Les abonnés reçoivent gratuitement la Bibliographie géographique
annuelle, qui parait le 15 septembre.
« On manquait en France de publications géographiques réellement scienti-
âques. T^ette lacune a été comblée par la fonaation des Annales de Géogra-
phie. La tenue de cette revue, la sûreté des informations de sa chronique
géographique, la variété de ses articles de géographie régionale, la science
o ses études de géographie ^nérale ont assuré son succès. Il s'est trouvé
en France un public pour goûter la science géographique et en comprendre
é, et, à 1 étranger, les Anna/e» rfe G^^ogrroprtie t
l'utilité, et, à 1 étranger, les Annales de Géographie sont aujourd'hui estiui(5os
à régal des Mitteilungen de Petermann. » {Le Temps.)
Abonnement annuel (de janvier)
France 20 fr. | Colonies et Union postale. . . 25 Ir.
Chaque numéro, 4 fr. — Bibliographie géographique de l'année courante, 5 Ir.
Chaque année des Annales de Géographie (y compris la " Bibliographie ç;0o-
graphique " annuelle) forme un vol. in-8, broché, du prix de . . . 23 fr.
La l'** année est incomplète (le numéro 3 étant épuisé); les 6*, 7', 8*^ et
12* années ne sont pas vendues séparément.)
Première Table décennale dos Annales de Géographie {l8Ql-i90l). In-8',br. 4 fr.
Bibliographies de 1893 à 1907 (sauf 1896, épuisée) : Chaque Bibliogruphie,
vendue indépendamment des autres N<>' de l'année 10 fr.
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nONNAIRE
Diotionnalre-manuei-iiiusiré de Géographie, par Albert
Demanseon, docteur es lettres, professeur à rUDiversité de Lille,
avec la collaboration de MM. J. Blàtàg, Is. Gallaud, J. Sion et
A. Vachkr. Un volume in-18 de 870 pages, cartes et figures, relié
toile, tranches rouges , 6 fr.
( Ce dictionnaire-manuel, fruit d'un labeur méthodique, original, appuyé
sur une éducation géographique aussi étendue que profonde, n'a pas seule-
ment la valeur d'un conseiller sûr; c'est un livre à lire. Ses mérites pédago-
giques seront vite reconnus, et — tû c6 n'est déjà fait — il sera bientôt con-
sidéré par les élèves et par les maîtres comme un ouvrage classique. Tout
lecteur cultivé sera reconnaissant à M. Demangeon de lui avoir permis, si
aisément, d'étendre sa curiosité et de préciser les rapports nécessaires et inces-
samment variables qui lient la Nature et l'Homme. »
{Revue Pédagogique.)
m GEOGRAPHIQUE
Album GéOgraphiquei par Hareel doIiom, professeur dcgéo-
§raphie coloniale à rUniversité de Paris, et camUle Cuy, agrégé
'histoire et de géographie, lieut.-gouverneurde la Réunion.
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Aspects généraux de la Nature.
Las Régions tropicales. 1 Les Colonies françaises.
Les Régions tempérées. I La France.
Chaque volume in-4', SOO à 650 gravures, broché 15 fr,
Relié demi-chagrin, plats toile, fers spéciaux 20 fr.
« On retrouve dans les cinci volumes de V Album Géographique la môme
méthode, une description précise et topique des montagnes, des rivages, des
fleuves, des populations, des villes, des industries, des voies de communi-
cation, etc., accompagnée d'illustrations qui visent moins à l'effet pittoresque
qu'à la démonstration. Par tous ces documents concrets, la vie des divers pays
se trouve fort heureusement évoquée. » {La Revue de Paris.)
« Dans les cinq volumes qui composent cet ouvrage, on trouve tous les éléments
d'une étude complète et approfondie de la géographie générale; et ils sont pré-
sentés d une façon si habile, les images dues à la photog^raphie sont si nom-
breuses et si frappantes, les textes rédigés en termes clairs, précis, par deux
maîtres de la géographie moderne, sont à la fois si complets et si discrets, qu'on
lit et regarde d'un bout à l'autre ces ouvrages avec autant d'intérêt que le
plus passionnant des récits de voyages Sans fatigue, nous parcourons tous
les pays, représentés par des photographies d'hommes, de paysages, de mon-
tagnes, de villes et de rues, qui sont de véritables « tranches de vie », com-
mentées en des textes qui constituent les plus précieuses et les plus fécondes des
leçons. Un tel ouvrage est aussi accessible et aussi utile au grand public qu'aux
étudiants et à leurs maîtres. » ILe Figaro.)
20
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ENSEIGNEMENT
Cours de GéOgraphiOi refondu et illustrée conforme aux Pro-
grammes de TEnseignement secondaire (31 mai 1902 et 28 juillet
1905), par p. Tidai de la Biaehe, membre de rinstitut, pro-
fesseur de géographie à l'Université de Paris, et i*. Camona.
d'AJnieida, professeur de géogrjgiphie à l'Université de Bordeaux :
ta Terre. Géojçraphie générale
{Seconde A, B, C, Z>), par P. Gamena.
d'Almeida. In-lS de 630 pages,
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La Trance {Première A, B, C, D), par
P. Vidal de la Blache et P. Camena
d'Almeida. Id-18, 118 cartes et gra-
vures, relié toile 3 fr. 25
Les Principales Puissances du Monde
{Philosophie et Mathématiques A, B)^
par P. Camena d'Almeida. In-18 do
446 pages, 26 cartes, plans et graphi-
ques, relié toile 3 fr. 25
La Terre, TAmérique, l'Australasie
[Sixième A, B), par P. Camena d'Al-
meida. In-18, 70 cartes et gravures,
relié toile 3 fr. »
L'Asie, rinsoUnde, l'Afrique {Cin-
quième A, B), par P. Vidal de la
Blache et P. Camena d'ALMeiDA. in-18,
98 cartes et gravures, rel. toile. 3 fr.
L'Europe {Quatrième A, B), par
P. Camena d'Almeida. In-18, 81 cartes
et gravures, relié toile ... 3 fr. 25
La France {Troisième A, B), par
P. Camena d'Almeida. In-18, 95 cartes
et gravures, relié toile ... 3 fr. »
< Sous des apparences modestes, ces précis apparaîtront des chefs-d'œuvre
de science, d'observation et d'exposition. Ils sont remplis d idées fécondes;
ils apprennent à réfléchir, à penser. » {L'Enseignement secondaire.)
« \l faut tirer hors de pair et saluer comme des modèles et comme des
nouveautés fécondes, les manuels (}ue M. Vidal de la Blache a écrits on colla-
boralion avec M. Camena d'Almeida. » {lîecve critique.)
Atlas classique Vidal-Lablache historique et géographique,
par p. Tidal de la uiaehe : 342 caries et cartons en couleur; index
alphabétique de 30000 noms. Un vol. in-folio, cart. . . . 15 fr.
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gique et ethnographique, par w. Tldal de la Blaelie : i97 car (es et
cartons. Un volume in-folio, cartonné 10 fr. 59
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nombreuses cartes en couleur),
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Un volume oblong, cart. ... » 75
Géographie : Cours élémentaire.
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Géographie : !'• Année = Cours
moyen. In-4, cart llr.BO
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plémentaire. In-4, cart. . . 2 fr. 25
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primaires supérieures et Ecoles nor-
males (La France). Un volume in-4,
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Géographie : Troisième année. Écoles
fjrimaires supérieures, Ecoles norma-
es, etc. (Los cinq Parties du niondo.)
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1'* siniK : FRANCE ET ClflQ PARTIES DU MONDE.
Les Cartes marquées d'un astérUque sont parlantes au recto, muettes au verso.
i Termes de géographie.
S' France. Cours d^au.
Relief du sol.
— Départements.
— Villes.
— Canaux.
— Chemins de fer.
— AcricuUure, et 8 bis
Industrie.
— Provinces.
10 France. Front, du N.-B., et
4 Obi» France militaire.
il Algérie et Tunisie phy-
sique et politique.
li* Europe physique.
13* — politique.
14* Asie physique.
IB* — politique.
16* Afrique physique.
17* — politique.
>«M 89 France. Géologie.
18* Continent américain
physique.
19' Amérique du Nord
politique.
SO* Amérique da Sud polit,
il* Océanie.
ti* Planisphère.
13 Palestine et pays
d'Orient.
M Paris et enTirons.
3« SliRIK : CONTRÉES D*EUROPC.
Ces Cartes sont physiques au recto, politiques au verso.
t Belgique.
K Suisse.
ti Allemagne.
a Iles Britanniques.
i9 Pays-Bas.
30 Italie.
31 Espagne.
St Autriche-Hongrie.
33 Péninsule des Balkans.
84 Russie.
3S Grèce et Archipel.
3* SÉRIE : COLONIES ET PROTECTORATS FRANÇAIS.
16 Madagascar et
36 bis Indo-Chine fran-
37 Afrique occidentale rt 138 Tunisie physique et
87 bis Guyane, Antilles, 38 bis Tunisie
Nil» Calédonie.
politl-
çaise. I Nil* Caiedonie. t que.
Chaque carte ( *), double face, sur carton (l'"20 X 1"). 6 fr. 50
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10 fr.
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Dôme. — La chaîne des puys. — Les
Alpes : Le Hont blanc. — Les Vosges (lac
(le Longemcr). — Les Pvrénées : Gavar-
nic. — Les Causses. — l^e Jura : région
du Cerdon. — Une plaine au nord de
Paris.
2« Tableau : Vallées et Cours d'eau
Un torrent des Alpes. — Confluent du
Rh6ne et de la Saône. — Le saut du
Doubs. — Vallée de montagne : le gave
de Pau. — La Seine aux Andelys. — Une
rivière souterraine. — L'estuaire do la
Gironde. — Un étang des Dombes.
En préparation: 3« Tahleau, La Mer; — 4« Tableau, Les Côtes.
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magne, Italie, Autriche-Hongrie,
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d'Europe, par E. Tonnelat.
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P. Clerget. In- 18, br. 3 fr. 50
La Hongrie au XX* siècle, par
René Gonn ard . In- i 8 , br. 4 f r.
Le Développement économique
de la Roasie, par }. Machat.
In-i8, 4 cartes , br. . . . 4 fr.
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La Question Polonaise, par
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V. Gasztowtt. In-i8, br. 4 fr.
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Henry. Une broch.in-i8. 1 fr.
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sances, par Victor Bérard.
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La Révolution Turque, par Vic-
tor Bérard. In-i 8. br. . 4fr.
La France en Afrique, par le
O Ed. Ferry. Broché. 3 fr. 50
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Les Musulmans français du
nord de l'Afrique, par I;sma> l
Hamet. Un vol. in-i8, 2 carfr^.
broché 3 fr. 5a
Les Civilisations de l'Afrique du
Nord : Berbères, Arabes, Turcs ^ par
V. Piquet. In-i8, ^iMr/«. 4 fr.
Le Peuplement italien en Tu-
nisie et en Algérie, par Gaston
LoTH. In-8, 500 p., ^6 gravures
et cartes dont 10 planches hors
texte, broché 10 fr,
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texte, broché 3 fr. 60
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sociale, par Albert Métin.
In-i8, broché .... 3fr.60
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"Egypte, par Eugène Aubin.
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{Ouvragf couronné par VAcadimU française.)
Chine ancienne et nouvelle.
Impressions et réfleicions, par
G, Weulersse. In- 1 8, br. 4 fr.
La Chine novatrice et guer-
rière, parle Commandant d'ÛL-
LONE. In- 18, br. . . 3 fr. 50
(Ouvrage couronné par r^eatUmie française.)
Le Japon d'aujourd'hui. Étu-
des sociales, par G. Weulersse.
In-i8(5«édit.),br 4fr.
[Ouvrage couronné par F^cadémi* française.)
Le Japon politique, économique
et social, par H. Dumolard.
In- 18 (4'édit.), br. . . 4 fr.
[Ouvrage couronné par V^tadémit française. I
Les États-Unis au XX* siècle,
par Pierre Lbroy-Beaulieu.
In-i8, 480 pages (4* édition),
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Ouvrage couronné par V^cadémi* des Sciences
morales et politiques.)
Aux États-Unis {Les Champs.
— Les Affaires. — Les Idées), par
le Vicomte G. d'AvBNEL. Un vo-
lume in- 18, broché . 3 fr. 50
Les États-Unis, puissance mon-
diale, par Archibald Cary Coo-
lidge (Traduction de Robert
L. Cru). In-i8,br. ... 4fr.
Éléments d'une Psychologie
politique du Peuple améri-
cain, par Emile Boutmy. In-i8,
(2«édit.), broché. ... 4 fr.
L'Idéal américain, par Th. Roo-
SEVELT, traduit par A. et E. de
RousiERs. Un volume in- 18
(4' édition), broché . 3 fr. 50
La Colombie Britannique :
Étude sur la colonisation au
Canada, par Albert Métin.
In-S" raisin, 20 cartes et cartons,
^^ pbototypies b. texte, hi. 12 fr.
Le Canada, les deux races, par
André Siegfried. In- 18 de 420
pages (2* édit.), broché. 4 fr.
Le Brésil au XX* siècle, par
P. Denis. In-18 (3« édition),
broché 3 fr. 50
L'Argentine au XX* siècle, par
A.-B. Martinez et M. Lewan-
DOwsKi.Introduct.par Ch. Pelle-
GRiNi. In- 18, 470 pages (3* édi-
tion, entièrement refondue et
mise à jour), 2 cartes, br. 5 fr.
La Démocratie en Nouvelle-
Zélande, par André Siegfried.
In- 18, I carte en couleur hors
texte, broché 4 fr.
[Ouvrage couronné par f .Académie française.) .
Les nouvelles Sociétés anglo -
saxonnes {Australie et Nouvelle-
Zélande, Afrique du Sud), par
Pierre Leroy-Beaulieu.Uu vol.
in-18, broché 4 fr.
[Ouvrage couronné par l'.Aeaditiùe fronçait
et par fJicad. des Sciences morales et polit.).
u
tlhRJLÏKtk ARHÀNb éoLîït
=TABLE DES PUBLICATIONS GÉOGRAPHIQUES =
France. — Comm* O. Barré.
L' Arehiitcture du soi de la
France '• H
Albert Demaroeon. La Picardie. 15
P. Fovcin.LeêJUauresetCEaterel. 3
L. Gallois. Régiont naturelles et
nomt de payé 17
Lbvairvillb. Le Morvan .... 16
W. MoRTON FuLLERTON. ^ Terre$
françaises .' . . . 3
SiON. Les Paysans de la Norman-
die orientale 15
— Le Var supérieur 16
Vacher. Le Berry 16
J. Vidal de la Blache. La vallée
lorraine de la Meuse 16
Europe* — Victor BéRARD.Z««
Phéniciens et VOdyssée .... 5
Gaston Deschamps. La Grèce d'au-
jourd'hui 5
Cbarles Dichl. En Méditerranée. A
— Excursions archéologiques en
Grèce 4
Jules Legras. Au Pays ruMe.. . 5
Emm. de Martonne. La Valachie. 17
Louis Olivier. La Bosnie et V Her-
zégovine 17
M. Quillardet. Espagnols et Por-
tugais chez eux 4
— Suédois et Norvégiens chez eux. 4
Asie. — Eugène Aubin. — La
Perse d'aujourd'hui 6
E. Bard. Les Chinois chez eux. . 6
Bianconi. Carte de Chine. ... 9
J. Chailley. L'Inde Britannique. 18
Félicien Ghallaye. Au Japon et.en
Extrême-Orient 7
G. Deschamps. 5ur les routes d'Asie 5
F. Grenard. Le Tibet 6
Jules Legras. En Sibérie. ... 6
Comm* LUNET de LAJONQUlàRE.
Le Siam et les Siamois 7
Afrique. — Eugène Aubin. Le
Maroc d'aujourd'hui 8
R. Ghuiwau. Sahara soudanais. 8
Puges
H. LoRiM. L'Afrique du Nord. 18
lj.liA.i.oBSE. Impressions d'Egypte. 8
De Seoonzac. Voyages au Maroc. 8
Général Toutes. Dahomey Niger,
Touareg 9
— />u Dahomé au Sahara 9
Syltain Vionéras. Une Mission
française en Abyssinie 7
Insulinde. — J. Chailley-
Bert. Java et ses habitants . . 7
Amérique. — Eugène Aubin.
En Haïti 7
Le CoiNTE. Carte de l'Amazone. 9
Divers. — Annales de Géo-
graphie 18
A. Demangeon. Dictionnaire-
manuel-illustré de Géographie. 19
Marcel Dubois et Camille Guy.
Album géographique{b volâmes) : 19
P. FoKCiN. Géographies-Atlas . . 30
E. Hauo. Traité de Géologie . . 12
L. de Launay. Géologie pratiqua. 12
— La Science géologique. ... 13
Emm. de Martonne. Traité de
Géographie physique 11
F. DE Montessus de Ballore.
I^s Tremblements de Terre. . . 14
— La Science Séismologique , . . 14
Paul Pelet. Atlas des Colonies
françaises 10
B]d. Suess. La Face de la Terre. 13
Tableaux muraux de Géogra-
phie 21
Vidal de la Blache. Atlas
général 10
— Atlas classique. 20
— Atlas de Géographie physique,
politique^ économiquey etc. ... 20
— Cartes murales 21
Vidal de la Blache et Camena
d'Almeida. Cours de Géographie. 20
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La Rivalité anglo-russe au xix- siècle er
Asie {Golfe Persique. Frontièresde Vlndé)^ parle D'' Rouik m
Un volume in-18 jésus, une carte hors texte, broché. 3 5 '
Les Anglais aux Indes et en Egypte, pa^
Eugène Aubin. Un vol. in-18 jésus (3* édition) broché. 3 5C
{Ouvrage couronné par r Académie française.) 1
L'Inde d'aujourd'hui. Étude sociale^ par Albeb^
Métin. Un volume in-18 jésus, broché. .'..... 3 5
.Xà La Révolte de l'Asie, par Victor Bérard. u
/ï volume in-i8 Jésus (2* édition), broché 4
L'lslani| par le Comte Henry de Castries. U
volume in-18 jésus (4* édition), broché, r. .... 4 .
" Au Pays russe, par Jules Leqras. Un volume in-i
• (3" édition), broché ....31
{Ouvrage couronné par l'Académie française. )
Sur les routes d'Asiei par Gaston Deschamf
Un volume in-18 jésus (S*" édition), broché. .... 3 i
Le IVIaPOC d'aujourd'hui, par Eug^e Aubin, ij
volume in-18 de 500 pages, avec 3 cartes eh couleur ho
texte (5^ édition), broché 5'
{Couronné par la Société de Géographie commerpiale de Paris.) i
5818. — Paris. — Imp. Hemmerlé et O'». — 11-08.
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UiÛTenicy of Califomi
Berkeler
/
u.c. BERKELEY LIBRARIES
C005S70]i75