LA
PHILOSOPHIE
FRANÇAISE
Ce volume a été déposé au ministère de rintérieur en 1919.
DU MEME AUTEUR :
Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza
et dans l'histoire du Spinozisme. Un vol. iu-S" de xii-
569 pages. F. Alcan, éditeur. (Epuisé.) 1893.
La Philosophie pratique de Kant. Un fort vol. in-S" de
iv-756 pages. (Couronné par l'Académie française.) F. Alcan,
éditeur. 1905 12 fr. 50
Les Fondements de la métaphysique des mœurs de
Kant. Traduction nouvelle, avec introduction et notes. Un
vol. in-12 de 210 pages. Ch. Delagrave, éditeur 1 fr. 75
Le Spinozisme. Uo vol. in-8* de 215 pages, à la Société fran-
çaise d'Imprimerie et de Librairie. 1916..". 3 fr.
L'Esprit philosophique de l'Allemagne et la Pensée
française. Une brochure in-16 de 43 pages. Bloud et Gay,
éditeurs ^ 0 fr. 60
Une Théorie allemande de la culture : W^. Ost-wald
et sa philosophie. Une brochure in-16 de 31 pages. Bloud
et Gay, éditeurs 0 fr. 60
Figures et Doctrines de Philosophes. Un vol. in-16 de
xii-329 pages. Plon-Nourrit et C'«, éditeurs 7 fr.
La Philosophie française. Un vol. in-16 de viii-368 pages.
Plon-Nourrit et C", éditeurs 9 fr.
PAKIS. TYF. PLON-NOUllRIT ET C'*, 8, RDE GARANCIÈUB. — 25972.
VICTOR DELBOS
MEMBRli DB l/lNSTITUf
PROFESSEUR A LA SORBOiNNB
LA
PHILOSOPHIE
FRANÇAISE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUU GARANCIÊRB — 6«
1921
Tous droits réservés
ïli£ «STiTL'Tr "ALSTUCÏS
iO EL,-- ■ ■ ,r
Copyright 1919 by Plon-Nourrit et C'«.
Droits de reproduclion et de traductiou
réservé! pour tous pays.
AVERTISSEMENT
« En étudiant les éléments originaux de la
Philosophie française^ — écrivait Victor Delbos le
6 novembre 1915 à la veille de commencer son
cours public en Sorbonne, — je voudrais montrer
en quoi là France s'est révélée dans ses façons de
philosopher autant que dans ses doctrines, indé-
pendamment de l'influence anglaise ou allemande. »
Et il ajoutait le 1®^ janvier 1916 : « Je travaille
beaucoup pour mon cours. Je voudrais en voir sortir
un livre sur la Philosophie française. » — Lorsque, le
16 juin 1916, il fut frappé en pleine vigueur à cin-
quante-trois ans, il laissait une rédaction complète
des dix-sept leçons de ce cours que, dans sa piété
patriotique, il tenait à « publier le plus prompte-
ment possible ». Écrites de sa main, ces leçons
n'ont malheureusement pu profiter du travail
approfondi de revision auquel il soumettait tout ce
qu'il livrait au public : mais la belle tenue de sa pre-
mière rédaction nous a permis partout de rester
scrupuleusement fidèle à sa pensée et à son texte
même (1).
(1) Le manuscrit que nous possédons est celui que, avant cha-
Il LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
En quel esprit Victor Delbos avait abordé cette
étude, quel « sentiment profond » l'inspirait, c'est
ce qu'il a marqué lui-même en des lettres écrites
au cours des années 1915 et 1916 : « Notre œuvre
la meilleure sera, je croifi, — sans esprit d'exclu-
sion ni d'isolement, — de renouer notre tradition
philosophique de façon plus étroite et de rentrer
dans la pensée française. Je sentais cela depuis
plusieurs années assez vivement : de là mon retour
à Descartes, à Malebranche, à Maine de Biran...
Des études qui défendent notre culture valent
encore mieux que celles qui critiquent à fond la
culture allemande... Je crois que la pensée fran-
çaise a en elle assez de ressources pour se déve-
lopper et se renouveler avec ses caractères propres.
J'estime cependant que, en gardant son autonomie,
elle doit rester largement ouverte. On peut observer
et prendre autour de soi, sans se laisser conduire. »
Il tient donc essentiellement à ce que son œuvre
de patriotisme reste une œuvre de vérité et d'hu-
manité, sans que la moindre apparence contraire
puisse en faire suspecter l'impartialité scientifique,
le caractère positif, la valeur universelle et perma-
cune de ses leçons en Sorbonne, Victor Delbos avait, selon son
habitude, complètement rédigé, non pour s'assujettir à cette lettre
(car il parlait d'abondance), mais pour amener sa pensée à la pré-
cision et à l'ordre désirables, comme pour réunir les citations
expressives. Seul le texte de la leçon relative à Condillac et aux
idéologues n*a pas été intégralement retrouvé : on y a pourvu
d'une façon qui sera indiquée. En revanche, pour Saint-Simon et
Auguste Comte, après la leçon qu'il leur avait consacrée, il avait,
reprenant de fond en comble sa première rédaction, écrit en vue
du livre projeté la plus grande partie du chapitre sur lequel ce
volume s'achève : c'est au cours même de ce travail que la maladie
l'a surpris.
AVERTISSEMENT m
nente. « J'ai un peu peur des effets de la campagne
que, à la faveur de la guerre, quelques-uns n\ènent
contre la sévérité critique et la précision du savoir.
Pour ou contre certaines idées il faudra toujours
tâcher d'avoir avant tout raison. » S'il cherche à
réaliser ce qu'on pourrait nommer V union sacrée
de nos philosophes, c'est afin de montrer qu'ils
n'ont « usé de notre esprit national que pour accom-
plir leur œuvre dans un sens universel et sans pré-
jugé national », au seul service de « ces idées de
droit, de justice, de dignité, qui doivent valoir
pour les rapports des peuples comme des individus ».
Leur fécondité n'est pas épuisée : si par leur des-
sein même de « procurer le perfectionnement des
volontés autant que d'accroître la science con-
templative » ils ont contribué à susciter les actes
et à promouvoir la vie spirituelle, en retour les
épreuves et les actes généreux auront nourri les
âmes et susciteront des pensées meilleures encore.
« Dans l'ensemble, écrivait Victor Delbos peu de
jours avant sa mort à son ami l'abbé J. Wehrlé,
les âmes françaises se sont montrées simples, cou-
rageuses, nobles. Elles ont révélé ou créé des forces
morales incomparables qui peut-être tendront
d'elles-mêmes à ce qui peut les maintenir et les
perfectionner encore... Que cette épouvantable
guerre purifie en les faisant triompher les énergies
de notre pays I Comme conclusion humaine, appe-
lons de tous nos vœux l'avènement d'un ordre
national et d'un ordre international nouveaux;
et comme pensée plus haute, la notion seule du
sacrifice peut donner un sens à tout ce qui se passr . .
13
.03
IV LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Nos excellents, nos admirables jeunes gens 1 ce sont
eux qui donnent à l'heure actuelle les plus grands
sujets de joie et d'espok*. Comme ils méritent
d'obtenir plus tard la direction morale de notre
pays 1 et quel bien ce sera 1 »
Puisse donc ce li^Te, selon le vœu de l'auteur,
contribuer à mobiliser toutes les forces vives de
notre tradition intellectuelle et morale, toutes les
ressources d'avenir de la pensée et de l'âme fran-
çaises, pour les victoires spirituelles de demain,
au profit de tous les esprits 1
Maurice Blondel.
LA
PHILOSOPHIE FRANÇAISE
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRES GÉNÉRAUX
DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Au début de ces études, je ne voudrais pas sembler
m'abstraire du sentiment profond qui m'inspire mon
sujet. Ce qui fait de la présente guerre la crise la plus
tragique qu'ait connue l'humanité, c'est sans doute
l'immensité de ce qu'elle met en œuvre, mais c'est
aussi l'immensité de ce qu'elle met en cause. Les
forces brutales d'agression et les instincts violents de
conquête qui se sont déchaînés contre nous n'ont pu
se dispenser d'invoquer des titres d'un ordre en appa-
rence plus haut pour essayer de masquer leur trop
évidente barbarie ; de notre côté, nous sentons bien
que nos armes sont engagées pour la défense non
seulement de notre sol, m.ais encore des meilleurs des
fruits spirituels qu'ont fait pousser du sol français
les âmes françaises. Faisant parler l'Allemagne de son
temps, Henri Heine lui prêtait ce mot — déjà : « Nous
haïssons chez nos ennemis ce qu'il y a de plus intime,
la pensée. » Défendons ce qu'il y a de plus intime :
défendons-le à notre façon, en nous représentant,
2 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
dans une sorte d'examen de conscience, ce qu'il a été
et ce qu'il vaut. La pensée française est dans la mêlée,
pas au-dessus : dans notre grand amour pour notre
tradition philosophique française nous saurons intro-
duire un grand esprit.
En essayant d'analyser les caractères essentiels et
les productions les plus originales de la philosophie
française, je n'ai aucunement l'intention de l'élever
en quelque sorte au-dessus de la discussion philoso-
phique et de l'estimer en possession de la vérité supé-
rieure, uniquement du fait qu'elle est française. Cette
prétendue défense de notre tradition nationale en
matière de philosophie en serait dans le fond la plus
entière méconnaissance. Aucun de nos grands philo-
sophes n'a admis un instant que ses doctrines et ses
vues dussent refléter les traits intellectuels de sa
seule nation ; aucun n'a jugé qu'il y eût un peuple élu
de la philosophie et qu'il appartînt à ce peuple : tous
ont cru et voulu philosopher pour la conquête d'une
vérité universelle ; tous ont supposé que leurs idées
pouvaient se porter partout où il y a une intelligence
humaine pour les comprendre, une expérience humaine
pour les contrôler. Si on leur eût dit que par leurs
théories ils représentaient éminemment le génie de
leur nation ou de leur race, auraient-ils été très sen-
sibles à l'éloge, à supposer qu'ils l'eussent bien en-
tendu? On peut affirmer que non. Sans doute ils
auraient avoué que les peuples comme les individus
ont certaines particularités mentales : mais ils auraient
d'autant plus énergiquement soutenu que les condi-
tions de la connaissance vraie en elle-même limitent
strictement le rôle de ces éléments obscurs et intellec-
tuellement indéterminés. Le premier mot de notre
philosophie a été un appel à l'universalité du « bon
sens », et ce mot chez nous n'a été jamais véritable-
ment désavoué.
Il reste néanmoins que la philosophie française,
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 3
prise dans son ensemble et dans la diversité même
de ses doctrines, paraît avoir une certaine physio-
nomie propre. Les traits constants qu'elle a revêtus
semblent prouver que, jusque dans son effort même
pour s'en dégager au bénéfice de la vérité universelle,
ce sont des tendances nationales qui l'ont façonnée.
Assurément ; mais le tout est de savoir de quelle espèce
sont ces tendances, comment elles ont agi, et si leur
nature et leur mode d'action ont nécessairement mis
les philosophes qui y ont obéi sous le joug d'influences
étrangères à la pure notion de vérité. Or, pour com-
mencer par la plus essentielle de ces tendances, par
celle dont on a fait de tout temps la marque de l'es-
prit français, la tendance à rechercher les idées claires
et à les lier entre elles par des rapports clairs, obser-
vons d'abord qu'elle ne préjuge rien sur le fond des
choses, quoi qu'on dise, — et que de plus elle est en
accord avec la loi de tout esprit qui cherche à se rendre
compte. Dès qu'une affirmation revêt la forme d'une
connaissance, il est inévitable qu'elle prétende éclairer
l'esprit en quelque mesure : ainsi cette marque de la
pensée française ne ferait que répondre à la règle nor-
male de toute pensée. On ajoute, sans doute, cette
critique qui est plus grave : le goût qu'a la pensée
française pour la clarté l'inclinerait à construire là
où il s'agit d'observer, à imaginer des raisons pour
expliquer là où il s'agit d'accepter le fait môme inex-
plicable, bref à modeler arbitrairement la réalité com-
plexe sur la simplicité des idées claires et de leurs
rapports. Cette critique, dans sa généralité, est-elle par-
faitement fondée? Nous l'examinerons tout à l'heure.
Mais la disposition qu'elle incrimine est de celles qui
peuvent être invitées à se surveiller et à se limiter,
mais qui ne sauraient se supprimer sans que soient
abolis du même coup les moyens intellectuels de
philosopher. Admettons même que l'expérience du
réel soit aussi peu conforme que possible à une suite
d'idées clairement liées : il n'en reste pas moins que,
4 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
pour servir de principe ou de preuve à la spéculation
ou à la recherche, elle doit laisser subsumer ce qu'il
y a en elle d'obscur et d'incompréhensible sous des
caractères que l'esprit puisse élucider et comprendre.
L'acceptation de l'inexplicable et de l'irrationnel, si
elle n'est pas une abdication de la pensée, doit être
mesurée par la pensée même à ce que celle-ci s'estime
capable d'expliquer distinctement et de ramener à
des raisons définies.
D'autre part, quand on relève comme un penchant
parfois malencontreux de l'esprit français ce penchant
à la clarté, on suppose en outre trop vite que la clarté
qu'il recherche est une clarté purement logique ou
mathématique. Or la clarté peut se porter sur les
choses d'observation et sur leurs relations concrètes
aussi bien que sur des concepts abstraits et sur leur
enchaînement ; elle peut être liée à une perception
plus subtile du réel aussi bien qu'à une systématisa-
tion plus achevée d'idées : elle peut être aussi bien la
vision nette que le raisonnement rigoureux. En d'autres
termes, à moins d'entendre la clarté dans un sens
philosophique très spécial, on peut dire que toutes
nos facultés de connaissance sont plus ou moins
capables d'intuitions et de notions claires, et il faut
ajouter que c'est uniquement par des notions ou des
intuitions de ce genre qu'il leur est possible de déter-
miner et ce qu'elles comprennent bien, et ce qu'elles
ne comprennent qu'imparfaitement, et ce qui leur
demeure moment aném_ent ou définitivement incom-
préhensible. Dans l'œuvre du savoir comme dans la i
nature, il n'y a que la lumière qui puisse dessiner et
rendre visibles les lignes où l'ombre commence, <
Ce n'est donc pas pour sa tendance congénitale à \
la clarté que l'esprit français pourrait être accusé de 1
faire prévaloir ses dispositions spéciales sur la vérité, j
puisque la vérité, quelle qu'elle soit, ne peut être \
saisie qu'à l'aide de représentations claires : ce serait \
pour l'excès de ses simplifications et la témérité des
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 5
constructions auxquelles cette tendance pourrait le
conduire. On ne saurait contester qu'il ait parfois
commis cet abus : il l'a commis d'ailleurs beaucoup
moins chez les grands philosophes que chez certains
théoriciens de second rang pour qui la facilité du rai-
sonnement déductif commun remplaçait la puissance
de découvrir un ordre rationnel profond. Qu'est-ce à
dire alors, sinon que l'usage des idées claires doit
être réglé par la considération exacte de ce qu'elles
sont capables d'exprimer et d'embrasser? Et de fait,
nous verrons à son heure que Descartes, le philosophe
qui considère la clarté de l'idée comme la marque de
la vérité, ne s'est pas contenté de recevoir l'idée claire
pour la satisfaction qu'elle apportait naturellement
à l'esprit, mais s'est appliqué à en définir, selon les
cas, la partie objective, soit qu'il ait vu l'un des types
de l'idée claire dans la notion géométrique rapportée
à des essences pleinement intelligibles, soit qu'il en
ait vu un autre type dans la donnée de conscience,
rapportée à la pensée qui la saisit immédiatement
comme une de ses façons d'être.
Rappelons au surplus de quoi surtout dépend la
clarté dans la pensée philosophique ou scientifique.
Elle dépend d'abord de ce que les objets de connais-
sance, au lieu d'être reçus en bloc et dans leur ensemble
plus ou moins confus, sont soumis à un travail d'ana-
lyse qui en dégage les caractères plus ou moins divers,
qui les résout en leurs éléments. Ainsi nous compre-
nons les choses en découvrant ce dont elles se com-
posent, en les suivant à leurs degrés divers de déve-
loppemcjit, en isolant leurs propriétés essentielles de
leurs modifications accidentelles. Or incontestable-
ment les philosophes français ont en général le goût
et le don de l'analyse ; ils ne s'arrêtent point volon-
tiers aux vues et aux notions emmêlées ; ils aiment à
entrer dans le détail de leurs idées, à les faire appa-
raître successivement sous leurs multiples aspects ;
et c'est pourquoi ils aiment mieux d'ordinaire s'expli-
6 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
quer eux-mêmes que se laisser deviner. Ils ne s'ar-
rêtent pas au confus. L'analyse élimine plus ou moins,
en tout cas rejette à un plan inférieur ce que des
conceptions philosophiques peuvent avoir d'insuffi-
samment précis ; elle les force en quelque sorte à ne
revendiquer que le sens qu'elles sont véritablement
capables de manifester.
Cependant la clarté dans la pensée ne dépend pas
seulement de la décomposition méthodique des objets
de connaissance : elle dépend aussi de la recomposi-
tion des ensembles décomposés. La pensée claire con-
centre autant qu'elle détaille. Elle aspire à un ordre
de plus en plus compréhensif, où toutes les choses
de ce monde sont expliquées par la place qu'elles y
occupent ; elle prétend découvrir cet ordre par la
reconnaissance ou l'établissement de certains prin-
cipes avec lesquels la diversité des êtres et des phéno-
mènes soutient des rapports définis : c'est par là spé-
cialement qu'elle devient philosophique. Or il est
également incontestable que l'esprit français va volon-
tiers de lui-même aux vues d'ensemble, et qu'il va
aux vues d'ensemble comme il va aux vues de détail,
par besoin de voir plus clair. L'ordre lumineux des
raisons exclut ainsi ou rejette à un plan inférieur ce
qui y est réfractaire, le fait pur qui ne représente que
lui-même, l'accident sans suite.
Esprit d'analyse et esprit de synthèse, tout autant
qu'ils opèrent dans la clarté, si vraiment ils sont des
dispositions naturelles de notre intelhgence natio-
nale, en quoi sont-ils autre chose que des conditions
essentielles d'exercice de l'intelligence humaine uni-
verselle, par suite de l'intelligence philosophique? Le
défaut ne pourrait venir que d'un mauvais emploi de
ces qualités, — et c'est ce que l'on soutient parfois en
effet. L'esprit d'analyse aurait souvent poussé la
philosophie française jusqu'à la méconnaissance des
liens indissolubles, des rapports irréductibles, des
forces internes qui font l'unité des êtres ©t la com-
I
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 7
plexité harmonieuse du monde : il l'aurait inclinée à
représenter plus ou moins toute organisation comme
le résultat de mécanismes artificiels. D'un autre côté
l'esprit de synthèse l'aurait fait tomber par des pentes
contraires dans des vices assez semblables : il l'aurait
portée à niveler sous des conceptions générales uni-
formes les choses qui dans la réalité ont les reliefs les
plus différents, à se complaire non seulement dans
les systèmes, mais dans les systèmes les plus simples,
à chercher dans les règles et relations logiques ou
mathématiques, facilement convertibles en maximes
suprêmes, les principes ou les types de la dérivation
de toutes choses. Esprit d'analyse et esprit de syn-
thèse se seraient exercés le plus souvent chez nos
philosophes sans le sentiment de la vie.
Ce jugement porté sur Vensemhle de la philosophie
française est aussi inexact que superficiel. Qu'il soit
arrivé à nos philosophes d'étendre leurs conceptions
au delà de ce qu'elles pouvaient représenter ou expli-
quer, soit ; mais c'est ce qui est arrivé, j'imagine, aux
philosophes de tous les pays. La question est de savoir
si nos philosophes sont portés à combiner ou à disso-
cier les idées uniquement par jeu dialectique, jusqu'à
épuisement de ce qu'elles peuvent fournir à leur art
de combinaison ou de dissociation, sans souci de rester
dans l'ordre des choses véritablement significatives
et de garder le contact avec la réalité. Or il n'en est
point ainsi. Soit par maximes réfléchies, soit par un
sens ini]é de la proportion et de la mesure, la plupart
reconnaissent en fait que le développement extrême
d'une notion ou d'un principe risque, à partir d'un
certain point, de les jeter dans le vide, et ils sont
souvent les premiers à arrêter ou à suspendre, dès
qu'il est exposé à devenir aveugle, le mouvement de
leur logique. C'est qu'ils sont tous plus ou moins
convaincus que les procédés intellectuels ne se suf-
fisent pas à eux-mêmes et i>e suffisent à rien, que ce
sont de simples instruments dont l'intelligence doit
8 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
rester la maîtresse, et que rintelligence même, si elle
est essentiellement une, doit revêtir plus d'une forme
et savoir se plier à la diversité de ses objets. Vu par-
tiellement et sous l'un de ses aspects, le cartésianisme
peut sembler être la glorification de l'esprit géomé-
trique ; mais il n'est point que cela, tant s'en faut :
une clarté aussi évidente que peut l'être la clarté de
la géométrie avertit Descartes que la géométrie n'est
pas tout, que la pensée est par elle-même supérieure
à la géométrie qu'elle constitue et qu'elle développe,
autant qu'elle est distincte des déterminations mathé-
matiques par lesquelles s'expliquent les choses. L'ap-
plication inflexible de la méthode géométrique aux
objets métaphysiques et au fond même de la pensée
n'est point son fait, même si c'est lui qui l'a suggérée :
elle est le fait de Spinoza. Elle n'est pas non plus le
fait de Malebranche. Et d'autre part à un moment
même où les inventions mathématiques ont une telle
puissance et une telle portée qu'elles semblent avoir
le droit de régir la spéculation philosophique, c'est
Pascal qui, ayant montré la valeur considérable, mais
restreinte de l'esprit de géométrie, rappelle les qua-
lités et les droits de l'esprit de finesse, art d'unir pour
l'explication du réel des principes en apparence incom-
patibles, art de percevoir d'ensemble l'ordre qui dé-
borde le raisonnement abstrait, art de discerner jus-
qu'où la logique doit aller et où il faut qu'elle se
retienne. Or, dans les temps qui ont suivi, les progrés
de la pensée française ont plutôt consisté à émanciper
la réalité, — réalité physique, réalité biologique, réa-
lité sociale, réalité psychologique, — des formes d'ex-
plication qui l'avaient par avance trop étroitement
unifiée. Et que le progrès même soit allé dans ce sens,
voilà qui montre combien peu la pensée française
portait en elle ses systèmes tout faits, puisqu'elle n'a
cessé de mettre au jour la variété des objets à con-
naître ; voilà qui montre encore l'intérêt qu'il y avait,
non pas uniquement pour elle, mais pour toute la
CARAGTERKS GÉNÉRAUX 9
spéculation moderne en général à poser d'avance la
nécessité de rendre le réel intelligible, sauf à con-
quérir moment par moment des moyens plus larges
d'établir cette intelligibilité du réel ; ainsi la prise
de possession d'une réalité plus ample est restée tou-
jours accompagnée de l'idée d'un ordre d'idées indis-
pensable pour en rendre compte ; ainsi d'autre part
s'est instituée à l'état permanent, sans technique
spéciale, une critique de l'esprit qui n'a cessé de
mesurer jusqu'où il pouvait aller dans l'étreinte du
réel et par lesquelles de ses puissances isolées ou
combinées il pouvait l'étreindre.
Aussi voit-on rarement chez nous les systèmes
naître pour répondre à des problèmes posés unique-
ment par des systèmes : c'est presque toujours pour
donner leur place à des éléments de la réalité jus-
qu'alors imparfaitement considérés que des systèmes
nouveaux reprennent sur un autre plan et d'après
d'autres principes directeurs l'œuvre d'unification
tentée par les systèmes antérieurs. Et ce n'est certai-
nement pas dans la génération successive des sys-
tèmes français que l'on trouverait l'action de cette
logique simple et rapide qui, d'après ce que l'on pré-
tend, conduit notre esprit national. A les bien compter
d'ailleurs nos systèmes ne font pas nombre, et c'est
là encore une preuve que nos facultés spéciales d'or-
ganisation philosophique ne se déploient pas avec
intempérance, et que, pour s'exercer, elles savent
attendre leur heure, c'est-à-dire la conscience définie
de nouvelles tâches intellectuelles. On a même quelque
répugnance à doter de ce nom de système nos grandes
doctrines philosophiques ; tant elles sont peu portées
à faire de l'ordre qu'elles établissent quelque chose
de fermé, et où tout entre bon gré mal gré ; tant elles
paraissent tenir à cet ordre non pour lui-même, mais
pour les raisons qui le constituent et qui s'oli'rent à
l'examen, chacune à part.
D'autre part, les facultés auxquelles elles font appel
10 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
pour s'édifier ne sont pas des facultés en quelque sorte
transcendantes et privilégiées qui n'auraient point
leur mesure dans l'intelligence humaine commune.
Certes nos philosophes ont pu admettre la nécessité
de tel usage de la raison, ou de l'expérience, ou du
sentiment, ou de l'intuition qui permet de dépasser
l'horizon de nos connaissances et de nos perceptions
usuelles, et de pénétrer plus avant au cœur de la réa-
lité : ils ont pu supposer que la conquête d'une vérité
plus complète que celle que donne le savoir empirique
ou même scientifique exigeait une direction ou une
application singulières de certaines de nos facultés :
mais c'est toujours des facultés humaines, des facultés
de tout le monde qu'il s'agit, et le début du Discours
de la Méthode est la plus catégorique déclaration des
droits de la raison commune en matière de philoso-
phie. D'où l'allure confiante et généreuse de notre
philosophie qui, sans dissimuler l'effort qu'elle exige
parfois inévitablement pour être entendue, ne rebute
en principe personne, parce qu'elle procède, non par
intuition plus ou moins mystérieuse, mais par l'édu-
cation normale de l'intelligence. Elle n'a donc jamais
voulu exister uniquement pour l'École ; elle a voulu
exister pour la vie, pour l'action, pour la science, et
cette disposition seule l'eût détournée du formalisme
abstrait et constructeur qu'on l'accuse d'avoir pra-
tiqué.
Pouvait-elle se mieux défendre de la chimère qu'en
opérant ou en renouvelant comme elle l'a fait à peu
près constamment son alliance avec les sciences posi-
tives? Bon nombre de philosophes français ont été
soit des savants originaux, et même des savants de
génie, soit des savants exactement informés : mathé-
maticiens, physiciens, naturalistes, médecins, — Des-
cartes, Pascal, Malebranche, d'Alembert, Buffon, Ca-
banis, Auguste Comte, Cournot, Renouvier, etc. —
La philosophie française n'a point cru pouvoir se
livrer à son œuvre sans s'être enquise de ce que, dans
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 11
Tordre des connaissances directement vérifiables ou
démontrables, l'esprit humain avait produit de plus
significatif : elle a vu là le soutien nécessaire de son
élan, quand même ce n'était pas une partie du maté-
riel ou de l'objet de sa tâche. Pas plus qu'elle ne s'est
dispensée de consulter la science positive, elle n'a
point admis qu'elle fît double emploi avec elle, et
qu'elle eût simplement à redire dans un autre langage,
forcément plus vague et moins autorisé, ce que la
science positive avait déjà énoncé sans son aveu. Elle
a estimé, même chez les positivistes, qu'il y a des exi-
gences intellectuelles auxquelles les sciences positives
ne satisfont pas ; que non seulement les procédés par
lesquels elles se sont constituées restent objets d'étude,
mais encore que leur unité reste à découvrir après
elles, comme après elles subsiste le problème de leur
portée spirituelle ou humaine. La science, sans l'in-
telligence qui l'interprète philosophiquement, reste à
nos yeux incomplète, si puissante qu'elle soit dans son
domaine : aussi a-t-on vu chez nous de grands savants
compléter leurs inventions et leurs découvertes par
l'explication philosophique de la science où ils étaient
maîtres : il est à peine nécessaire de rappeler ce qu'ont
fait dans ce sens Claude Bernard et Henri Poincaré.
La tendance à voir, dans la science même, l'huma-
nité ou l'esprit au-dessus de son ouvrage est donc l'un
des mobiles décisifs de notre activité philosophique.
Or cette tendance s'est à son tour constamment entre-
tenue et fortifiée par la curiosité qui s'est toujours
attachée chez nous aux diverses formes du dévelop-
pement de l'âme humaine. L'étude de la vie intérieure
sous tous ses aspects a été pour nous une étude de
prédilection. Elle a affecté bien des manières et bien
des degrés différents d'importance. Elle a été parfois
l'œuvre de celui qui en était le sujet. Elle a été alors
l'effet de ce dédoublement singulier grâce auquel l'être
qui agit, pense, sent, se voit agir, penser, sentir, et do
ce genre d'analyse aiguë qui ne se contente pas d'ob-
42 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
server les états d'âme comme ils se produisent, qui
les fixe au passage pour en noter les nuances fugitives,
pour en scruter les causes les plus subtiles et les plus
secrètes, pour en relever ce qui fait qu'ils n'appar-
tiennent qu'à une personne unique, comme Montaigne
qui a tiré de cette libre et souple réflexion sur soi un
livre inimitable. « C'est une épineuse entreprise, disait-
il, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vaga-
bonde que celle de notre esprit, de pénétrer les pro-
fondeurs opaques de ses replis intimes, de choisir et
arrêter tant de menus airs de ses agitations... Il y a
plusieurs années que je n'ai que moi pour visée de mes
pensées, que je ne contreroolle et étudie que moi ; et,
si j'étudie autre chose, c'est pour soubdain la coucher
sur moi, ou en moi, pour mieux dire. » (II, chap. viii.)
Certes ce don de faire ressortir la complexité et de
dépeindre les agitations plus ou moins profondes d'une
vie intérieure plus ou moins calme, plus ou moins
tourmentée n'a jamais manqué à notre littérature, et
après les Essais de Montaigne on pourrait au moins
rappeler les Confessions de Rousseau ; mais l'homme
auquel s'est appliquée notre littérature de psycho-
logues moralistes n'a presque jamais été aussi indivi-
duel que cela 1 Ce serait déjà trahir Montaigne que de
lui prêter, comme l'a fait Pascal, le simple projet de
se pénétrer soi-même : ce qu'il cherche à saisir en lui,
c'est quelque chose de cette nature humaine générale
que le milieu social, les conditions historiques, le tem-
pérament particularisent en mille façons. « Chaque
homme porte la forme entière de l'humaine condition.
Le premier, je me communique un second par mon
être universel. » (III, i.) Au surplus, de cette connais-
sance de soi, éclairée et suscitée par ce que l'on raconte
des autres, il prétend tirer des leçons de sagesse. C'est
dans la peinture de l'homme en société, de l'homme
universel, c'est là et plus que dans celle de l'homme
individuel et solitaire, que s'est déployée cette riche
psychologie de nos moralistes français, matière déjà
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 13
solide de la psychologie philosophique et même scien-
tifique. Cette faculté de saisir au plus loin dans l'in-
térieur de l'homme le ressort de ses actions et de ses
passions, l'accord ou la contrariété de ses tendances,
nos philosoplies eux-mêmes l'exercent avec une pers-
picacité remarquable : un Descartes, un Pascal, un
Malebranche, un Maine de Biran illustrent leurs doc-
trines des plus riches et des plus pénétrantes obser-
vations sur tous les mouvements de l'âme humaine.
Or l'existence chez nous d'une littérature si consi-
dérable de moralistes, le fait que nos grands philo-
sophes ont eux-mêmes pratiqué avec tact l'analyse
psychologique et morale de l'homme, ne sont pas sans
expliquer certains caractères de notre philosophie
môme. Plus libre d'allure ou plus technique, plus ou
moins informée selon les cas par un objet universel,
la connaissance de la nature humaine est toujours
comme une puissance virtuelle de critique à l'égard
des doctrines qui construisent dans l'abstrait el qui
exagèrent presque toujours leurs prétentions dans la
mesure où elles se vident de notions concrètes. C'est
le propre de la philosophie française d'avoir presque
toujours répugné à s'appuyer essentiellement sur des
concepts qui ne seraient que dialectiquement définis,
à admettre un déploiement des idées hors de sujets
réels : elle n'a jamais admis que ses procédés de spé-
culation les plus hardis pussent se dégager des condi-
tions normales dans lesquelles opère la pensée humaine,
et ne pas laisser à celle-ci une place éminente dans le
monde.
Par là s'explique aussi qu'elle ait tendu à susciter
l'action, et non pas seulement à rendre raison des actes.
Elle n'a jamais cru qu'elle existât uniquement pour
l'accroissement d'une science contemplative, mais elle
a estimé qu'elle avait encore à procurer le perfection-
nement des volontés. Elle a été d'elle-même une doc-
trine des valeurs et de la vérité pratique autant qu'une
doctrine de l'existence des choses et de la vérité théo-
44 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
rique. Et déjà, parce qu'elle a cherché à déterminer
l'idéal à réaliser, elle s'est défendue de la forme systé-
matique étroite qui fait de l'action humaine une sorte
d'événement fixé dès à présent et qui semble fermer
le monde aux possibilités d'avenir. De plus, parce
qu'elle n'est point désintéressée de la pratique, elle
n'a jamais imaginé que les fins proposées à l'homme
pussent s'établir hors de la conscience et par un ren-
versement radical de ce que la conscience énonce :
elle a pu assigner à la notion de devoir d'humbles ou
de sublimes origines : mais elle n'a jamais songé à
entacher de servilité les devoirs que l'humanité com-
mune reconnaît comme siens ; c'est même parfois pour
défendre ces devoirs contre la dé figuration que leur
imposaient certaines conventions et certaines pra-
tiques de la vie sociale, c'est pour les retrouver dans
leur simplicité profonde et dans leur pureté, qu'elle
a semblé rompre avec des conceptions traditionnelles.
Surtout ce qu'elle ne laisse point exclure ou effacer,
ce sont ces idées de droit, de justice, de dignité qui
doivent valoir pour les rapports des peuples comme
des individus.
Eh bien ! si ce sont là quelques-uns des traits par
lesquels se caractérise la philosophie française, nous
pouvons bien dire qu'elle n'a usé de notre esprit natio-
nal que pour accomplir son œuvre dans un sens uni-
versel et sans préjugé national. Elle a été accueillante
à bien des conceptions qui lui sont venues d'autres
pays ; qui parfois lui ont rendu le service de lui pré-
senter des faces des choses qu'elle n'avait pas elle-
même suffisamment considérées ; mais si elle a dû
aussi imposer des limites à cet accueil, cette réserve
pourrait s'expHquer autrement que par des préjugés,
— et par d'assez bonnes raisons. Eût-elle mieux fait
de paraître recevoir ce qu'elle ne se sentait pas tou-
jours capable de bien entendre et de bien suivre? En
tout cas les tendances que nous avons signalées ont
suffisamment animé son esprit d'organisation et de
CARACTERES GENERAUX 15
recherche pour que chez nous aient pu être débattus,
avec les plus riches éléments d'information et de dis-
cussion, les plus importants problèmes philosophiques.
Passer en revue comme nous allons tâcher de le faire
la philosophie française, c'est bien prendre conscience
de toutes les questions philosophiques que les temps
modernes ont posées et des principales conceptions
qu'ils ont apportées pour les résoudre.
Nous ne pouvons pas certes songer à analyser toutes
les doctrines dans le détail : ce n'est pas d'ailleurs notre
intention. Ce que nous voudrions, Ce serait marquer
quelle nouveauté de pensée et quelle suite d'idées les
caractérise ; sous quelles formes elles ont parfois spé-
cialisé, pour le plus grand progrès de l'esprit humain,
des questions jusqu'alors trop indéterminées ; quelles
raisons les ont provoquées à être, parfois à se com-
battre, parfois à se compléter. Tout en nous confor-
mant le plus possible à l'ordre historique des doctrines,
en respectant même le plus souvent la physionomie
individuelle sous laquelle elles ont apparu, — ce que
nous désirons surtout, c'est en interpréter et en expli-
quer le développement.
CHAPITRE II
DESCARTES
I
LE RAPPORT DE LA SCIENCE A LA PHILOSOPHIE
CHEZ DESOARTES
Si l'on admet un commencement défini de la philo-
sophie moderne, ce ne peut être que la philosophie de
Descartes. Sans doute, avant le cartésianisme, pen-
dant toute la période de la Renaissance, bien des ten-
tatives s'étaient produites et bien des doctrines
s'étaient fait jour qui, par leurs principes d'inspira-
tion et leurs procédés d'organisation, rompaient avec
la tradition scolastique et découvraient aux esprits
des horizons nouveaux. Sans doute encore, un peu
avant Descartes, François Bacon avait, contre la
science du passé, déductive et stérile, élevé l'idée de
la science expérimentale, pratiquement féconde, et
dressé le plan encyclopédique de toutes les espèces
de sciences particulières que devaient établir les re-
cherches méthodiques du présent et de l'avenir. Mais
ce qui dans les spéculations de la Renaissance était
philosophiquement le mieux constitué appartenait aux
doctrines de l'antiquité, et ce qui en elles exprimait
ou annonçait un autre monde, non sans puissance du
reMe et non sans profondeur, restait sous la dépen-
dance des mouvements d'une sorte d'imagination phi-
DESCARTES 17
losophique sans avoir pu conquérir ses principes intel-
lectuels de détermination et de justification. Quant à
l'œuvre de François Bacon, de quelque manière qu'on
l'estime, si elle a été l'exposition des caractères que
devait avoir la science et des procédés par lesquels
elle devait désormais s'établir, elle a laissé en dehors
d'elle et même elle ne semble pas avoir soupçonné les
questions qui traitent du fondement de la science et
des conditions souveraines dont dépend le rapport de
la science soit avec la réalité, soit avec l'intelligence
humaine. Quand Descartes a paru, la philosophie mo-
derne était encore à fonder. Et de fait il l'a fondée.
Le système cartésien a voulu être original et il l'a été.
Il l'a été d'abord parce qu'il a tiré son origine de soi
et de sa façon propre de poser les problèmes philo-
sophiques ; il l'a été ensuite parce que, de manière plus
ou moins évidente, mais certainement efficace, il a
promu le développement d'idées qui, dans les sens les
plus divers, en a fait surgir les doctrines ultérieures,
et qu'il est ainsi véritablement à l'origine de toutes
ces doctrines.
Le système cartésien a voulu être original. Mécon-
tent des docteurs et des livres, Descartes prétend phi-
losopher comme si personne n'avait philosophé avant
lui. C'est pour lui le moyen le plus radical de répudier
l'autorité en matière de philosophie et de ne recevoir
aucune chose pour vraie qu'il ne l'ait connue évidem-
ment être telle. A-t-il été en réalité aussi original qu'il
voulait l'être? Nous sommes aujourd'hui très pré-
munis contre la tendance à admettre des innovations
absolues en quelque ordre que ce soit ; nous sommes
convaincus que les inventions d'idées, comme toutes
les autres inventions, ne peuvent être que partielles
et qu'elles consistent uniquement à terminer un tra-
vail qui depuis plus ou moins de temps s'opérait dans
les esprits. Même cette répudiation radicale de l'au-
torité, par laquelle Descartes s'imposait de ne décou-
vrir la vérité que par lui-même, était bien loin à son
18 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
époque d'être une entière nouveauté : suscitées de
toute part, les forces de libre examen avaient déjà
puissamment ébranlé l'empire de la philosophie tra-
ditionnelle. Si en outre on analyse de près le contenu
de la doctrine cartésienne, il est impossible de ne pas
constater qu'une bonne part en provient, soit par
reproduction presque littérale, soit par filiation di-
recte, soit par réaction préméditée, des doctrines sco-
lastiques. Il y a tout un milieu d'idées dans lequel
s'est formée la pensée de Descartes : alors même qu'elle
travaille à s'en détacher, elle y adhère par une multi-
tude d'invisibles liens qui nous sont à nous de plus en
plus visibles.
Mais ces considérations, si vraies qu'elles soient à
certains égards, laissent intacte l'essentielle origina»
lité de Descartes. Ce que Descartes a gardé, incons-
ciemment ou non, des doctrines du passé n'a pas
introduit les doctrines du passé à l'intérieur de la
sienne ; toutes les ressemblances de formules et de
concepts que l'on peut relever entre lui et les scolas-
tiques ne résolvent point la question de savoir si elles
ne dissimulent pas de profondes différences de sens.
Rappelons-nous ce qu'a dit Pascal : « Les mêmes pen-
sées poussent quelquefois tout autrement dans un
autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ
naturel, abondantes étant transplantées. » {De Vesprit
géométrique. Edition Brunschçicg, t. IX, p. 286.) C'est
avec cette maxime que Pascal vient précisément de
décider sur la nouveauté du Cogito cartésien, contestée
en raison d'analogies littérales de cette affirmation
avec des affirmations de saint Augustin : « En vérité,
je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas
le véritable auteur, quand même il ne l'aurait appris
que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais com-
bien il y a de- différence entre écrire un mot à l'aven-
ture, sans y faire une réflexion plus longue et plus
étendue, et apercevoir dans ce m.ot une suite admirable
de conséquences, qui prouve la distinction des natures
DESCARÏES 19
matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme
et soutenu d'une physique entière, comme Descartes
a prétendu le faire. » (Ihid. p. 285.) Descartes a pu
en effet retrouver des vues, des propositions et
jusqu'à des théories que son éducation et ses lec-
tures lui avaient apprises ; mais, loin que son esprit
s'y soit passivement plié, c'est lui qui les a pliées à
son esprit, les dotant d'une signification nouvelle
non pas seulement une à une, mais par l'ordre où
il les comprenait et dont il avait découvert à lui
seul le principe. Il aurait pu toujours défendre son
originalité par le mot de Pascal : « Qu'on ne dise
pas que je n'ai rien dit de nouveau : la disposition
des matières est nouvelle. » {Pensées. Edition Bruns-
chçicg, Section I, 22, p. 33.) Se défendre ainsi n'eût
pas été un pis aller, car la disposition et l'ordre étaient
pour lui en droit et ont été pour lui en fait à la source
de l'invention.
Il y a de plus entre son originalité philosophique
et son originalité scientifique de très intimes rapports.
Comme savant. Descartes a deux très grands titres
à invoquer : la création de la géométrie analytique
et la constitution d'une physique mécaniste embras-
sant tous les phénomènes de la nature matérielle. Or
il semble d'abord très légitime d'affirmer que ces deux
sortes d'oeuvres pouvaient se produire dans la science
sans lui, puisqu'elles s'y étaient déjà pour l'essentiel
produites avant lui. Non seulement la géométrie ana-
lytique avait été très directement préparée par l'ana-
lyse géométrique d'Apollonius de Perga et l'analyse
algébrique de Viète, mais encore son procédé consti-
tutif, qui consacrait les questions de géométrie à la
solution de problèmes algébriques, venait d'être déjà
employé très explicitement par Fermât. D'autre part,
l'établissement d'une physique ayant pour objet de
tout expliquer dans la nature par la grandeur, la figure
et le mouvement, pour ne pas remonter à des antécé-
dents plus lointains, avait été très nettement conçu
20 LA PHILOSOPHIE FRAJ^ÇÂISE
par un Léonard de Vinci, et se trouvait chose en partie
faite par Kepler, et du temps de Descartes par les
découvertes et les théories de Galilée. Cependant,
même en matière scientifique, Descartes, quoi qu'il
paraisse d'abord, fait plus que continuer des devan-
ciers, et son originalité de savant provient directe-
ment de l'esprit philosophique dans lequel il a envi-
sagé la science.
La géométrie analytique et la physique mécaniste
ont été en effet chez Descartes des réalisations de l'idée
d'une mathématique universelle. Or cette idée certes
lui est venue de la considération de la certitude propre
à l'arithmétique et à la géométrie ; mais elle a été pour
lui autre chose et plus que l'acceptation et l'extension
en quelque sorte matérielle des objets ou des méthodes
de ces deux sciences particulières ; car elle a été une
réaction contre ce que leurs méthodes avaient à ses
yeux d'insuffisante rigueur, et surtout d'insuffisante
puissance d'invention, en raison de la spécialité de
leurs objets. Il doit y avoir un objet commun à toutes
les sciences dites mathématiques ; c'est tout ce qui
concerne l'ordre et la mesure, indépendamment de
toute application à une matière spéciale. Pourquoi
donc cette mathématique universelle? C'est que la
science véritable et féconde ne peut pas se constituer
en dehors des exigences fondamentales de l'intelli-
gence qui en est le principe, et que l'intelligence est
essentiellement une. « Les sciences toutes ensemble
ne sont autre chose que l'humaine faculté de savoir
(humana sapientia) qui reste toujours une et toujours
la même, si variés que soient les objets auxquels elle
s'applique, sans que cette variété apporte à sa nature
plus de changements que n'en apporte à la lumière du
soleil la diversité des choses qu'elle éclaire. » {Re^. I,
Édit. Ch. Adam, t. X, p. 360.) Affirmation d'une portée
immense : l'esprit n'est pas seulement un moyen pour
connaître, subordonné par là à la nature plus ou moins
mystérieuse de ce qu'il cherche à atteindre ; il est ce
DESCARTKS 21
qui connaît et ce par quoi doit s'expliquer tout ce qui
est connu. Il n'a pas non plus pour connaître à em-
ployer des instruments façonnés et éprouvés du de-
hors : ses instruments sont dans son action.
Il a pu arriver parfois à Descartes de présenter la
connaissance de la méthode comme une condition
préalable de l'exercice de l'entendement ; mais dans
le fond la méthode, c'est l'exercice même de l'enten-
dement dès qu'il est affranchi des prescriptions arti-
ficielles et des traditions extérieures pour être restitué
à lui-même et à ses vertus natives ; ou encore, c'est
l'entendement prenant conscience de règles qui par
leur simphcité, leur facilité, leur capacité de ménager
et de développer ses ressources, sont en accord immé-
diat avec sa nature. Or dès qu'il est posé que c'est par
lui-même que l'entendement doit découvrir la vérité,
et que la vérité ne peut être acquise que par degrés,
la démarche régulière et usuelle de l'entendement ne
semble pouvoir être que la déduction par laquelle l'es-
prit fait sortir la connaissance vraie de l'enchaîne-
ment des idées. Mais il reste toujours à savoir en quoi
consiste exactement cette déduction et quels sont les
commencements dont elle part.
Descartes pouvait constater la conception que la
scolastique s'était faite de la déduction sous la forme
du syllogisme et l'emploi qu'elle en avait fait, lelle
qu'il la considérait, la déduction syllogistique avait
pour point de départ des propositions générales et en
tirait des conclusions grâce au moyen terme servant
d'intermédiaire entre un objet d'une extension plus
grande et un objet d'une extension moindre. Or ce
fonctionnement du syllogisme est, selon Descartes,
une opération mécanique et aveugle à laquelle doit se
substituer l'action d'une raison clairvoyante et vigi-
lante : en se contentant de subordonner les notions
les unes aux autres, il n'en comprend ni le sens défini
ni la liaison intrinsèque ; enfin il tire la vérité de
termes préalablement rapprochés par une médiation
22 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
toute donnée, comme si l'essentiel n'était pas le pas-
sage d'une notion à une autre selon une loi régulière
de génération.
Tout autre est la déduction dont Descartes analyse
et justifie l'emploi d'après les modèles que lui en four-
nissent dès maintenant les mathématiques. Cette dé-
duction-là se rapproche à la fois et se distingue de
l'intuition qui est l'opération fondamentale de l'in-
telligence. L'intelligence ne comprend que si elle voit,
que si elle voit avec son regard pur, qui n'est pas le
regard des sens, ni de l'imagination. Or elle ne peut
voir tout d'abord que ce qui, se laissant saisir par un
acte en quelque sorte unique et instantané, répond
parfaitement aux conditions de cet acte, que ce qui
est simple. Et de plus le simple est tel que, excluant
toute composition et toute confusion, il ne peut être,
quand il est connu, qu'entièrement connu. Si bien que
l'intuition de l'intelligence est infaillible. Le secret de
la méthode consiste à atteindre en toute recherche
ces objets immédiats et indivisibles qui sont, selon les
expressions de Descartes, des absolus ou des «natures
simples » ; mais il consiste aussi à y rattacher les véri-
tés qui ne sont pas évidentes du premier coup. C'est
par la déduction que ce rattachement s'opère. Nous
savons bien que le dernier anneau d'une chaîne tient
au premier, — bien que nous ne puissions embrasser
dès le premier moment et d'un seul coup d'œil tous
les anneaux qui les unissent, — pourvu que nous ayons
suivi ces anneaux un à un et que nous nous rappelions
bien que, depuis le premier jusqu'au dernier, chaque
anneau tient à celui qui précède et à celui qui suit.
Mais pour que la déduction produise au jour des vérités
qui ne sont pas immédiatement évidentes, il faut
qu'elle trouve dans les notions simples que saisit l'in-
tuition sa donnée initiale et l'idée du rapport qui peut
féconder cette donnée et en multiplier les consé-
quences : et en effet les notions simples comprennent
aussi bien des idées de rapports que des idées d'objets
DESGARTES 23
indivisibles. De la sorte la déduction ne diffère de l'in-
tuition qu'en ce qu'elle comporte un mouvement et
une succession. Si ce mouvement est sans solution de
continuité, si cette succession s'accomplit par degrés
réguliers, elle est comme une intuition qui se déplace
et qui se prolonge, qui transporte aux termes ulté-
rieurs l'évidence uniquement propre d'abord au terme
initial. Ainsi la déduction est possible, non point,
comme le supposaient les scolastiques, parce que le
particulier est contenu dans le général et qu'il s'agit
uniquement de l'en extraire, mais parce que l'intelli-
gence a en elle de quoi faire engendrer le composé par
le simple : ce n'est point le général qui est la marque
distinctive de l'absolument connaissable, c'est le
simple. Le simple, c'est ce au delà de quoi l'esprit
ne peut pas aller, non par impuissance, mais parce
qu'il y trouve sa nature même. Et du moment qu'il
y a des éléments simples et des rapports simples entre
ces éléments, la priorité de l'esprit dans l'œuvre de la
connaissance est par là même confirmée.
« Conduire par ordre mes pensées en commençant
par les objets les plus simples et les plus aisés à con-
naître, pour monter peu à peu comme par degrés
jusques à la connaissance des plus composés » : cette
règle que se prescrit Descartes et qui ne fait qu'expri-
mer la marche normale de l'entendement est le prin-
cipe de la rénovation des sciences et de l'institution
de la mathématique universelle. C'est par là que se
sont jointes les deux grandes œuvres qui nous offrent
ce que Descartes a réalisé de cette mathématique uni-
verselle, la Géométrie a?ialy tique et la Physique méca-
niste. Certes oui, ces œuvres restent distinctes : car
telle que Descartes l'a opérée l'extension de la géo-
métrie à l'explication de la nature matérielle n'im-
plique point du tout la réforme de la géométrie qui
a été accomplie par la géométrie analytique. Mais il
n'en reste pas moins que c'est la même conscience du
rôle souverain des pures exigences de l'esprit qui a
24 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
conduit Descartes à résoudre ici les qualités sensibles
dans les propriétés de l'étendue géométrique, là les
figures de l'étendue géométrique dans les détermina-
tions purement abstraites de la quantité représentées
par des équations algébriques. Or, en se constituant
sous l'empire de cette pensée philosophique, sa géo-
métrie et sa physique ont revêtu des caractères qui
les ont profondément distinguées des découvertes
scientifiques antérieures.' Pour Descartes, c'est l'équa-
tion algébrique qui exprime la relation fondamentale
de grandeur, parce qu'elle est ce qu'il y a de plus
simple. Au lieu d'être astreinte à la considération des
figures, qui limitait et qui rendait très irrégulière sa
puissance de développement, la géométrie, par l'ap-
plication et la domination de l'algèbre, est en posses-
sion d'une méthode sûre et régulière, qui a le droit
de remplacer toutes les autres, qui lui permet de sub-
stituer aux quantités données dans l'intuition des
quantités composées par l'esprit avec des éléments
qui lui appartiennent : ainsi la science géométrique
paraît n'avoir d'autres bornes que celles de l'algèbre,
c'est-à-dire qu'elle s'ouvre un monde illimité qui se
déroulera avec ces « longues chaînes de raisons » que
l'esprit est capable de poursuivre par lui-même. L'al-
gèbre n'est plus, comme elle l'était chez les devan-
ciers les plus proches de Descartes, un simple nioyen
de résoudre les problèmes géométriques ; elle contient
en elle la cause des propriétés géométriques de l'éten-
due. Par là Descartes rompait bien au fond avec la
tradition et inaugurait une conception nouvelle de la
science mathématique qui sans doute a pu trop
attendre de la méthode de construction algébrique,
mais qui n'en a pas moins réussi à faire dépendre d'elle
une bonne part des progrès accomplis par les mathé-
matiques modernes.
C'est de la même inspiration philosophique qu'a
procédé la physique de Descartes. Avant lui ou en
même temps que lui, cette science offrait de très beaux
DESCARÏES 25
spécimens d'explication mathématique des phéno-
mènes matériels. Or, qu'il ait eu tort ou raison, là
encore il donne à son entreprise, non pas le sens d'une
continuation des résultats acquis ou de l'acquisition
de résultats nouveaux, mais d'une refonte complète
de la physique. Il a été de bonne heure guidé par la
pensée qu'il faut rechercher l'exphcation des phéno-
mènes matériels dans ce qu'ils ont de plus simple, par-
tant de plus intelligible, et que ce qu'il y a de plus
simple et de plus intelligible en eux, c'est l'étendue.
Pendant un temps il a pu se borner à traiter l'étendue
comme un schème plutôt que comme l'essence sub-
stantielle, et voir dans la variété des figures géomé-
triques surtout un moyen de représenter la variété
des qualités sensibles. Mais il a marché vite vers la
conviction que par la géométrie il atteignait l'essence
des corps, et que la physique était non une série de
découvertes particulières, mais un système dont les rai-
sons étaient toutes fournies par la géométrie. Il recon-
naît avoir subi l'influence de Kepler, mais il déclare
n'avoir rien dû à Galilée. C'est ce qui ressort d'une lettre
à Mersenne du 11 octobre 1638. {Édit. Ch. Adam, t. II,
p. 388.) Et dans cette lettre où il adresse à Galilée plus
d'une critique inexacte ou injuste, il marque du moins
en traits incontestables les différences essentielles de
leurs façons de procéder. « Je trouve en général qu'il
(Galilée) philosophe beaucoup mieux que le vulgaire,
en ce qu'il quitte le plus qu'il peut les erreurs de l'École
et tâche à examiner les matières physiques par des rai-
sons mathématiques. En cela je m'accorde entièrement
avec lui, et je tiens qu'il n'y a pas d'autre moyen de
trouver la vérité. Mais il me semble qu'il manque beau-
coup en ce qu'il fait continuellement des digressions et
ne s'arrête point à expliquer tout à fait une matière,
ce qui montre qu'il ne les a point examinées par ordre
et que, sans avoir considéré les premières causes de la
nature, il a seulement cherché les raisons de quelques
effets particuliers, et ainsi qu'il a bâti sans fonde-
26 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
ment. » (Ibidem, p. 380.) Partir des premières causes
de la nature et de là dériver tout le reste : telle est
l'ambition de Descartes. Par elle le mécanisme est
apparu comme une explication universelle dont la
valeur ne dépend pas seulement de vérifications par-
tielles, mais avant tout de l'intelligibilité qui lui est
propre. Or il est possible que ce procédé déductif ait
par la suite paru dépasser nos moyens positifs de con-
naître. Mais il avait à ce moment, même pour la
science, l'avantage d'écarter absolument toutes les
explications par les qualités occultes. Et de plus
l'esprit philosophique dont il procédait élevait la
science nouvelle au-dessus de la contingence de ses
récents succès. Ce que Descartes concevait vivement
et profondément, c'est que le développement de la
physique nouvelle pouvait manquer son but, se perdre
dans des acquisitions isolées et accidentelles, s'il n'était
pas rattaché à ses principes véritablement promoteurs
et constitutifs ; c'est qu'il n'avait pas en lui-même soit
pour ses résultats futurs, soit même pour ses résultats
actuels sa pleine et suffisante garantie : aussi a-t-il
cherché dans la raison cette garantie.
C'est donc par ce qu'elle tient directement de l'in-
telligence que la science est capable de se constituer
et de faire d'incessants progrès : prendre possession
de sa raison et la bien conduire est ce qui fait décou-
vrir la vérité. Il est remarquable que, en môme temps
que Descartes traite avec une sorte de dédain la science
qui n'est que celle du technicien, du praticien, pour
glorifier la science d'un sens théorique universel, il
proclame fortement que la science ne doit pas rester
contemplative, mais accroître notre puissance. Contre
les anciens et la tradition des écoles qui mesurent
l'excellence théorique d'une science à son inutilité pra-
tique, il réclame une science qui plie à notre usage la
force du feu, de l'eau, de l'air et de tous les corps envi-
ronnants de façon à « nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature ». C'est qu'à ses yeux la valeur
DESGARTES 27
théorique et la puissance pratique de la science sont
très intimement liées, du moment que la théorie, au
lieu de faire intervenir des causes occultes dont l'ac-
tion dernière est impénétrable, nous permet de rame-
ner la nature à des causes clairement déterminées en
elles-mêmes et dans leur mode d'opération. Savoir
comment les effets dépendent des causes, c'est avoir
en main, si l'on peut dire, la puissance de la nature.
Par ce rappel de la science à l'intelligence, Des-
cartes, en même temps qu'il a produit des œuvres
scientifiques originales, a défini ce qu'on pourrait
appeler la première fonction de la philosophie moderne
qui est de réfléchir sur la science pour en découvrir
les conditions et la portée. Mais en montrant que c'est
l'intelligence qui fait la science et comment elle la
fait, il n'avait qu'incomplètement rempli sa tâche de
philosophe : car cette science qui s'ordonne métho-
diquement est-elle pleinement certaine quand elle dé-
veloppe la série illimitée de ses raisons ou quand elle
prétend expliquer dans son fond la réalité physique?
C'est par cette question que Descartes va réintroduire
une part des problèmes philosophiques traditionnels :
mais l'examen de ces problèmes restera déterminé par
le sens de la question qui les a ressuscites.
Et d'abord comment cette question elle-même se
pose-t-elle? Descartes tend à constituer sa physique
en vertu de ce principe que ce que nous connaissons
clairement et distinctement du monde matériel, ce
sont le mouvement, l'étendue et la figure. Mais
sommes-nous bien sûrs que la réalité du monde maté-
riel contienne exactement les propriétés clairement et
distinctement connues par notre raison et ne con-
tienne pas des propriétés en dehors ou à l'encontre
de celles-là? La conformité du réel à nos idées est un
sujet constamment repris de controverse philoso-
phique. La physique ne peut donc être pleinement
certaine que si notre créance aux idées claires et dis-
tinctes est fondée, et c'est la métaphysique seule qui
28 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
peut trouver ce fondement. De fait dans le plan d'en-
semble de la philosophie cartésienne que nous offre la
préface des Principes de la Philosophie^ la métaphy-
sique précède la physique, et Descartes ne se contente
pas même d'affirmer que c'est là un ordre de droit, il
laisse entendre que c'est l'ordre qu'il a suivi en fait.
(Voir le début de la cinquième partie du Discours de
la Méthode. — Voir la lettre à Mersenne du 15 avril
1630, t. I, p. 144.) Cette dernière assertion peut déjà
se justifier des soupçons qu'on a élevés contre elle, si
l'on veut bien ne pas envisager dans la vie de Des-
cartes la suite chronologique d'occupations partielles
de physique ou de métaphysique, mais l'efïort con-
sacré à la Métaphysique comme système et à la Phy-
sique comme système. Mais elle n'a après tout qu'une
importance secondaire : l'essentiel est que Descartes
a jugé que la solution des principaux problèmes méta-
piiysiques était requise avant la constitution régu-
lière de sa physique : et ceci est incontestable. Or, par
rapport à la tradition, ceci est une nouveauté : Aris-
tote et les scolastiques procédaient de la physique à
la métaphysique ; Descartes procède de la métaphy-
« sique à la physique.
Le besoin de fonder pleinement et avant tout la cer-
titude de la physique a été certainement le motif le
plus puissant de la constitution de la métaphysique
cartésienne : mais les exigences de certitude et les
soupçons d'incertitude auxquels cette métaphysique
devait faire face pouvaient apparaître non seulement
dans l'examen de ce que vaut l'application de la géo-
métrie à la réalité physique, mais encore dans l'exa-
men de ce que vaut la série des raisons qui fait la géo-
métrie en elle-même. Deux opérations, avons-nous vu,
constituent toute méthode, l'intuition et la déduction,
'^^' et l'intuition est par soi le type de la connaissance
infaillible. Mais si la déduction se rapproche de l'in-
tuition, elle s'en éloigne dès qu'elle doit justifier ses
démarches dans le temps et que par suite elle exige le
DESCARTES 29
concours de la mémoire : or la vérité des idées est-elle
de telle sorte qu'elle subsiste, même quand nous ne la
percevons pas? Si ce que nous saisissons par intuition
est vrai au moment où nous le saisissons, reste-t-il vrai
quand nous ne le saisissons pas ou que nous le repro-
duisons uniquement par la mémoire? Puisque aussi
bien le problème de la certitude est suscité par la Phy-
sique, ce problème devra être envisagé désormais dans
sa généralité la plus grande et porter sur le droit de
déclarer vrai non seulement le rapport des idées claires
à la réalité, mais encore le rapport des idées claires
entre elles. Mais il devient alors inévitable de suivre
dans leur ordre régulier toutes les démarches de la
raison depuis le moment où elle aborde le problème
de la certitude jusqu'au moment où, l'ayant métaphy-
siquement résolu dans son intégrité et ayant justifié
la science, elle descend jusqu'aux connaissances qui
sont surtout des compléments ou des applications pra-
tiques, la mécanique, la médecine et la morale.
Dans ces démarches la raison se montre capable de
résoudre toutes les questions qui intéressent la curio-
sité purement intellectuelle ou le bonheur terrestre de
l'homme. Mais, pour qu'elle ne s'égare pas dans des
spéculations oiseuses ou incertaines, encore faut-il
qu'elle délimite ce qui est de son domaine. Or de même
que les événements historiques sont en dehors de la
connaissance méthodique du philosophe, de même et
plus complètement les choses de la foi sont en dehors
d'elle. Pour le plus grand avantage de la recherche
scientifique et philosophique et peut-être aussi pour
sa sécurité de croyant d'ailleurs très sincère. Des-
cartes demande qu'on mette à part les véritésYévélées.
Il rompt les rapports que le moyen âge avait établis
entre la philosophie et la théologie ; mais il rompt aussi
les ra[ ports que la théologie a établis avec la foi : le
vice de la théologie, c'est qu'elle a établi une fusion
illégitime entre les données de la révélation et des
théories péripatéticiennes. La foi est en elle-même
30 LA PHILOSOPHIE FPANÇAISE
aussi indépendante de la philosophie d'Aristote qu'elle
l'est de toute philosophie. C'est à la volonté qu'elle
appartient, non à l'entendement : c'est la puissance
de Dieu qui la fait naître par la grâce, et la grâce est
une action exercée sur notre volonté, non une illumi-
nation intérieure de l'esprit. La notion de l'infini et de
l'incompréhensible en Dieu est ce qui permet à Des-
cartes de récuser toute traduction des dogmes chré-
tiens dans le langage de la philosophie et d'en réserver
néanmoins l'autorité. La raison philosophique et scien-
tifique peut donc se mettre à l'œuvre et développer
tout le système du savoir destiné à se justifier abso-
lument dans toute l'étendue de son domaine : si elle
ne menace en rien la Religion, elle n'est point menacée
par elle. Elle n'a pas à redouter l'intrusion de puis-
sances étrangères.
II
LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES
A l'origine du savoir véritable, c'est-à-dire du savoir
qui s'élève au-dessus de la spécialité des objets et des
procédés, qui, au lieu d'être arrêté par des divisions
extérieures et des pratiques confuses, est capable de
tirer sans terme de la seule force et du seul enchaîne-
ment des raisons des découvertes nouvelles, il y a l'in-
telligence, dont l'unité et la simplicité fécondes doivent
se manifester par la méthode. Mais en même temps
qu'il remonte ainsi au principe de l'invention scien-
tifique. Descartes prétend conquérir pour la science
telle qu'il la conçoit et telle qu'il la fait la plus entière
certitude. Pour cela il faut que cette science échappe
aux soupçons que les sceptiques de tous les temps ont
élevés contre toute science ; car ces soupçons atteignent
le droit d'afiirmer soit une vérité indépendante de l'opi-
DESCARTES 31
nion que nous en avons, soit l'accord de la réalité avec
la connaissance supposée vraie. Si Descartes reprend
les arguments des sceptiques, c'est qu'il n'y a qu'un
moyen d'examiner si notre certitude est bien fondée,
et ce moyen c'est de commencer par supposer qu'elle
ne l'est point, en exposant et en discutant tous les
arguments qui donnent crédit à cette supposition.
On doit même pousser ces arguments à l'extrême,
de telle sorte qu'ils ne mettent point simplement en
question la validité de telle ou telle espèce de con-
naissances, mais celle de toute connaissance. Des-
cartes ne relève après les sceptiques les erreurs de
nos sens et les illusions du rêve ou de la folie que pour
montrer que notre inclination naturelle à croire qu'il
y a des choses telles que nos idées nous les représentent ,
n'est point du tout légitime et manifeste, tout au moins
par les égarements auxquels elle nous porte, qu'elle ne
contient pas en soi le principe de sa légitimité. Mais
quand nous additionnons deux et trois, ou que nous
nombrons les côtés d'un carré, c'est-à-dire quand il
s'agit du rapport non pas des idées avec des objets,
mais des idées avec des idées, quand il s'agit notam-
ment du rapport le plus simple entre les idées les plus
simples, quelle raison de douter pouvons-nous avoir?
Une encore, qui paraît bien être de l'invention de Des-
cartes, et qui non seulement active le doute, mais le
comble : qui sait s'il n'y a point un Être tout puissant
qui se plaît à me tromper, c'est-à-dire qui a disposé
mon intelligence de façon à me faire prendre pour vrai
ce qui ne l'est point? Cette hypothèse du malin génie
n'est pas môme finalement l'une des raisons de dou-
ter : elle les réunit toutes. Ainsi le doute est radical,
et, comme dit Descartes, hyperbolique : mais il n'y a
qu'un doute radical pour préparer l'aveu, s'il devient
poss.blo, d'une entière certitude.
Mais c'est de ce doute même que sort l'affirmation
d'une première vérité certaine. Car si radical et si uni-
versel que soit le doute, il y a un rapport singulier de
32 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
la pensée à l'existence qu'il enveloppe en lui et qu'il
manifeste d'autant plus qu'il travaille à s'étendre
davantage à tout : je peux douter de tout en effet, sauf
de ceci, que je pense tandis que je doute, et que je suis
tandis que je pense. Je pense, donc je suis. Cogito, ergo
sum. Même si j'affirme ne pouvoir connaître aucun
autre être, je me connais comme l'être qui par sa
pensée se refuse le droit à toute autre connaissance.
Vérité incontestable, dont toute la puissance et toute
la ruse du malin génie ne sauraient faire une appa-
rence trompeuse : que ma pensée soit trompée, je n'en
existe pas moins tout autant que je pense ; mon être
n'est point un objet qui pourrait être ou ne pas être
quand même ma pensée l'affirme existant : il est indi-
visiblement lié en moi à l'acte de penser.
, Le Cogito^ ergo sum n'est point seulement une vérité ;
' il est la vérité première. Ce n'est point un raisonne-
ment qui la fait connaître ; c'est une simple inspection
de l'esprit, une intuition. Un raisonnement supposerait
quelque proposition générale préalable, comme « pour
penser il faut être », proposition qui pourrait, si l'on
veut, avoir échappé au doute, mais qui n'y aurait
échappé que faute d'avoir un contenu défini : la vérité
déterminée de mon existence ne saurait être tirée de là;
c'est du « je pense » qu'elle dépend uniquement et im-
médiatement. Et comme ma pensée est donnée dans
mon doute, il n'y a point, dans l'ordre de la décou-
verte de la vérité, d'affirmation positive antérieure à
l'affirmation de mon existence comme être pensant.
De l'examen de cette vérité première on peut déga-
ger les caractères que doit offrir toute connaissance
vraie ; si le Cogito, ergo sum résiste à toutes les raisons
de douter, c'est que la liaison qu'il enferme apparaît
avec une clarté parfaite. Il est donc permis d'ériger en
règle que tout ce que nous connaissons clairement et
distinctement est vrai et, en retour, que dans la science
nous ne devons accepter comme vrai que ce que nous
connaissons clairement, et distinctement. Règle éga-
DESCARTES 33
lement importante et par ce qu'elle détruit et par ce
qu'elle établit. Ce qu'elle détruit, c'est l'autorité en
matière scientifique et philosophique, autrement dit
la domination de l'esprit par des raisons d'affirmer qui
ne sont pas proprement des raisons, puisqu'elles ne
sont pas aperçues par l'esprit lui-même dans l'idée de
la chose affirmée. Ce qu'elle détruit encore, c'est le
préjugé réaliste selon lequel la connaissance part d'ob-
jets supposés extérieurs à elle, alors qu'elle a néces-
sairement'pour données premières et immédiates les
idées par lesquelles les objets sont représentés. Ce que
la règle établit, c'est le droit de la connaissance à se
construire et à s'étendre dans la mesure où les idées
qu'elle a pour origine sont des idées claires et distinctes.
Or les idées claires sont, au dire de Descartes, celles
qui se découvrent à tout entendement attentif; les
idées distinctes sont celles qui, étant claires, sont par
surcroît précises et d'un sens qui ne se confond point
avec le sens des autres. On a pu reprocher à Descartes
de n'avoir point donné des idées claires et distinctes
mie définition assez rigoureuse. Peut-être en lui adres-
sant ce reproche a-t-on un peu trop négligé que, s'il
voit dans l'arithmétique et la géométrie des modèles
de connaissance claire et distincte, il estime que, tout
autant que la notion mathématique, les idées expri-
mant des états ou des opérations de la pensée se
laissent clairement et distinctement saisir. La pensée
peut trouver l'évidence aussi bien dans ce qu'elle aper-
çoit comme conscience que dans ce qu'elle aperçoit
comme entendement pur. Descartes n'a donc pas conçu
d'une manière étroite l'intelligibilité dont pour lui la
connaissance dépend. De plus il n'a point supposé en
principe, si parfois il a paru trop l'admettre en fait,
que de brèves déductions fussent suffisantes pour rap-
porter toutes choses aux formes les plus simples de la
connaissance claire et distincte. Ce qu'il a seulement
soutenu, c'est qu'il n'y a qu'une connaissemce de cette
Borte, c'est-à-dire définie par des caractères internes
34 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
même si elle doit conduire à raffîrmation d'objets et
de propriétés externes, pour constituer un savoir cer-
tain.
Par l'approfondissement de la vérité première on
peut également expliquer quelle nature m'appartient.
La façon dont j'ai découvert que je suis me permet de
déterminer ce que je suis. M'étant connu comme exis-
tant par la pensée, je peux dire que, tel que je me con-
nais, je suis un être pensant ; et cette détermination
n'est pas seulement possible : elle est la seule légitime,
puisque je ne peux actuellement m'attribuer rien
d'autre que la pensée et puisque je n'ai eu besoin que
de connaître ma pensée pour connaître mon existence.
Contrairement donc à la croyance commune, je peux
me connaître et connaître ce que je suis sans me rien
rapporter du corps et même sans savoir si j'ai un corps.
Que si cette croyance persiste et prétend s'imposer, il
suffît d'analyser la connaissance des choses corporelles
pour montrer qu'elle n'est elle-même possible que par
la pensée. La connaissance de l'être pensant que je
suis non seulement précède toute autre connaissance,
mais encore accompagne toute conception que j'ai de
n'importe quel objet : elle est donc la connaissance la
plus aisée et la plus riche, puisque je ne connais aucune
chose sans me savoir la connaissant.
Cette thèse de Descartes, en elle-même et par la
façon dont elle se pose, a une double portée.
En déterminant notre être comme être pensant,
elle établit, au moins d'abord au regard de notre con-
naissance, la différence irréductible de l'âme et du
corps. Mais en même temps elle dégage la notion d'âme
du sens général qui en faisait avant tout le principe de
vie dont la pensée n'était que la fonction la plus haute.
Elle définit l'âme essentiellement par la pensée en
excluant d'elle tout ce qui concerne la vie proprement
dite, si bien que le mot d'esprit serait le mot exact au
lieu du mot d'âme, qu'il ne faut en tous les cas em-
ployer qu'en se rappelant ce qu'il doit désormais signi-
DESCARTES 35
fier. La doctrine de Descartes à cet égard est un spi-
ritualisme anti-animiste.
A un autre point de vue, elle est la promotrice de
l'idéalisme moderne ; mais il faut bien préciser com-
ment l'idéalisme se présente chez Descartes et dans
quelles limites. Nous ne sommes assurés immédiate-
ment que de l'idée, que ce soit l'idée de la pensée ou
l'idée des choses corporelles. Mais tandis que l'idée de
la pensée comprend d'elle-même son objet et par sur-
croît embrasse l'autre, l'idée des choses corporelles ne
peut d'elle-même atteindre un objet qui, s'il existe en
soi, est au delà d'elle, et dont par conséquent l'exis-
tence est un problème. Kant a bien qualifié l'idéalisme
de Descartes en l'appelant un idéalisme probléma-
tique. C'est-à-dire que Descartes, qui, comme nous le
verrons, s'est efforcé de prouver l'existence des corps
en eux-mêmes et n'a pas cru qu'elle pût se ramener à
l'idée que nous en avons, a cependant considéré que
cette existence n'était point un fait immédiatement
certain, qu'elle devait être mise en question, alors
qu'est apparue certaine l'affirmation de mon être
pensant.
Cette affirmation, en conférant à la pensée une exis-
tence primordiale, oblige à tenir les idées non plus pour
des reflets ou des simulacres, mais pour des réalités
positives aussi solides et aussi pleines, pour ne pas
dire plus, que celles que le commun réalisme aperçoit
dans les choses. Cependant la réalité de l'idée revêt
chez Descartes plusieurs aspects : il y a d'abord une
réalité des idées du seul fait qu'elles sont en nous et
pour nous comme des déterminations de notre être
pensant ; — et voilà pourquoi les définitions que Des-
cartes donne de la pensée embrassent comme idées ce
que nous appellerions tous des états de conscience.
Par là l'idéalisme cartésien (si l'on garde ce nom
d'idéalisme pour désigner toute doctrine qui soutient
la réalité de l'idée antérieure ou supérieure à la pré-
tendue réalité des choses) diffère de l'idéalisme platoni-
36 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
cien en ce qu'il commence avec la conscience, avec la
position de l'idée en nous et pour nous. Mais il va
ensuite par des voies propres se rapprocher de l'idéa-
lisme platonicien, sans cependant s'identifier avec lui.
(C'est le grand disciple de Descartes, Malebranche, qui
opérera cette identification.) C'est qu'en effet, si
nous voulons conquérir d'autres vérités et atteindre
d'autres êtres que nous, il nous faut nécessairement,
puisque nous ne pouvons jamais partir que des idées,
envisager la réalité des Idées sous un autre aspect : il
nous faut rechercher si parmi nos idées il n'en serait
pas de telles qu'elles ne puissent exister comme idées
dans notre esprit sans qu'existe en soi l'objet qu'elles
représentent. Or si l'on regarde uniquement les idées
comme des façons de penser, elles ne comportent à ce
titre aucune différence ou inégalité, et pour aucune
d'elles on ne saurait soutenir qu'elle procède d'ail-
leurs que de moi. Mais si nous considérons dans les
idées ce que Descartes appelle, en empruntant le lan
gage de l'École, leur réalité objective, c'est-à-dire la
nature positive de ce qu'elles représeixtentyil est incon-
testable que certaines idées participent par représen-
tation à plus de degré d'être que d'autres. Or l'idée
qui me représente Dieu, c'est-à-dire un Être infini et
parfait, est à cet égard la plus parfaite et la plus posi-
tive des Idées ; et il s'agit dès lors, en partant du con-
tenu de cette Idée, d'en chercher la raison ou d'en
déployer toute la signification.
C'est le rôle des preuves de l'existence de Dieu chez
Descartes d'établir que l'idée de l'Être infini et par-
fait ne peut exister en nous sans que l'Être infini et
parfait existe, ou que l'essence qu'elle exprime est telle
qu'elle enveloppe nécessairement l'existence. Les deux
preuves qui démontrent Dieu, comme dit Descartes,
par ses effets et qui dans le fond n'en sont qu'une
consistent à requérir, soit pour l'idée même de l'Être
infini et parfait, soit pour l'être pensant fini et impar-
fait qui a en lui cette idée, une Cause réelle et actuelle
DESCARTES 37
qui possède au moins tout ce que l'idée représente :
cette cause ne peut donc être que l'Être infini et par-
fait, que Dieu même. Démonstration originale et en
accord avec les positions nouvelles prises par le car-
tésianisme : si, comme la preuve cosmologique tradi-
tionnelle, — la preuve a contingentia mundi^ — elle
s'appuie sur l'usage du principe de causalité, ce qu'elle
considère comme l'efîet à expliquer, ce n'est pas le
monde dans son ensemble, puisque aussi bien l'exis-
tence du monde matériel est encore incertaine, c'est
une idée parmi les idées ; et ainsi elle se trouve dégagée
de l'objection qui prétend que dans l'explication du
monde une régression des causes à l'infini est possible
encore qu'incompréhensible. De plus, étant admis que
la cause des idées doit être d'autant plus parfaite et
plus réelle que ce qu'elles expriment de leur objet a
plus de perfection, ce n'est pas seulement une cause
première qu'exige l'Idée de Dieu, c'est une cause actuel-
lement infinie et parfaite. Cette démonstration, si,
comme nous l'avons dit, elle traite à un certain mo-
ment les idées d'une façon quasi platonicienne, en con-
sidérant en elles la réalité des essences, va cependant
à rencontre ou au delà du platonisme en se refusant
d'admettre que cette réalité des essences soit propre-
ment l'existence et qu'elle ait pour principe suprême
encore une Idée. Pour Descartes, au principe des
Idées, lesquelles sont toujours des effets, il y a un
sujet réel comme cause ; au principe de l'Idée d'infini
et de parfait il y a l'Être infini et parfait qui seul peut
en être la cause. C'est dans l'ordre de la causalité efiî-
ciente que Dieu agit avant tout et même en un sens
qu'il est : car Descartes aime à dire de Dieu qu'il est
Cause de soi. — S'il en est ainsi, peut-être estimera-
t-on que l'autre preuve cartésienne, la preuve de Dieu
par son essence, — la preuve ontologique, — n'a point
dans le cartésianisme la priorité qui lui a été attribuée
par la philosophie ultérieure et qui d'ailleurs ne serait
pas soutenue par une priorité de fait dans les démarches
38 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
de la pensée de Descartes. Sous sa forme la plus simple,
elle peut s'énoncer ainsi : — Tout ce que nous conce-
vons clairement et distinctement être enfermé dans
l'idée d'une chose est vrai de cette chose. Or nous con-
cevons clairement et distinctement que l'existence est
contenue dans l'Idée de l'Être souverainement par-
fait, puisque l'existence est une perfection. Donc Dieu
existe. — Ainsi, tandis que dans le concept d'un être
fini n'est enfermée que l'existence possible ou contin-
gente, dans le concept de l'Être infini est enfermée
l'existence nécessaire. La preuve ontologique n'est
point chez Descartes, comme il l'a fait ressortir lui-
même, telle qu'elle avait été présentée par la philo-
sophie du moyen âge et réfutée par saint Thomas :
car, pour conduire à l'existence, elle part non pas d'une
idée dont le sens n'est que nominalement fixé, mais
d'une idée qui représente une nature ou une essence.
Or ce que pour la défendre Descartes soutient éner-
giquement, c'est que l'existence n'est pas une propriété
à part qui pourrait manquer d'être réelle alors que la
pensée la conçoit nécessairement comme telle ; c'est
que la restriction du droit de la raison à affirmer dans
ce cas la nécessité de l'existence, comme elle affirme
dans d'autres cas la nécessité de telle propriété mathé-
matique, est une restriction arbitraire. La pensée ne
saurait sans se renier accepter cet échec infligé du
dehors à sa puissance d'affirmer ce qu'elle conçoit
clairement et distinctement : elle affirme donc l'exis-
tence de Dieu alors même qu'elle ne comprend pas
toufce que Dieu est.
Ainsi Dieu existe, et son existence n'est pas seule-
ment une nouvelle vérité acquise, c'est la garantie de
toute vérité. Car, dit Descartes, la règle d'après laquelle
ce que nous concevons clairement et distinctement est
vrai, n'est assurée que parce qu'il y a un Dieu, et un
Dieu qui étant parfait ne peut nous tromper. Cet appel
à la véracité divine pour justifier finalement une règle
dont l'application a été nécessaire pour prouver
DESGARTES 39
Dieu a paru constituer un cercle vicieux, et Descartes
a dû s'expliquer là-dessus. A l'aide de ces explications,
si incomplètes qu'elles soient, nous pouvons, à ce qu'il
semble, interpréter ainsi sa pensée : — La certitude de
mon existence comme être pensant n'a pas besoin de
caution par delà l'intuition qui me la fait saisir, car
cette intuition est toujours à ma portée et se renou-
velle en fait avec le même objet dans chacune de mes
connaissances. La certitude de l'existence de Dieu
comme être infmi et parfait est aussi pleinement jus-
tifiée par la clarté des raisons qui l'ont produite, parce
que l'objet des preuves est tel qu'il emporte avec soi
par définition l'immutabilité d'essence propre au vrai.
Mais des connaissances claires et distinctes qui portent
sur d'autres objets que moi ou Dieu, puis-je dire sans
autre garantie que, vraies pour moi au moment où je
les saisis, elles restent vraies en soi? Question d'autant
plus indispensable à poser que le plus souvent ces con-
naissances sont établies par la voie du raisonnement,
que le raisonnement implique la succession dans le
temps, que les moments du temps sont discontinus.
Pour pouvoir juger que ce que j'ai tenu pour vrai est
vrai encore, même quand je rêve et que je n'y pense
plus, ou encore qu'au lieu de le percevoir par l'enten-
dement je me borne à le rappeler par la mémoire, il
faut que mes idées claires et distinctes soient fondées
dans des essences immuables : et c'est là précisément
ce dont m'assure la véracité divine. La suprême astuce
du malin génie pourrait être de rompre cette union
des idées claires et distinctes avec la vérité essentielle,
de créer en nous pour ainsi dire l'apparence de la vérité
sans la vérité : le Dieu parfait justifie notre confiance
naturelle dans cette union et exorcise jusqu'au fan-
tôme du malin génie. Au surplus, par cette doctrine
de la véracité divine, Descartes confirme pleinement
le droit de la connaissance claire et distincte à déter-
miner ce que sont en elles-mêmes les choses qui re-
lèvent de notre savoir et à ne souffrir dans les choses
40 LA PHILOSOPHIE FRANÇAÎSE
rien qui la contredise. C'est la justification du ratio-
nalisme, du rationalisme spécifié par le principe idéa-
liste que nous avons vu, d'après lequel, comme dit
Descaites, « du connaître à l'être la conséquence est
bonne ».
Cette idée de la véracité divine, à laquelle Descartes
accorde dans son système une importance souveraine,
exprime déjà une façon originale de concevoir les rap-
ports de Dieu à la vérité. A parler exactement. Dieu
est moins le vrai que l'auteur du vrai, et la nécessité
que nous attribuons au vrai découle comme le vrai
lui-même de la liberté divine. Les vérités dites éter-
nelles ne sont point en réalité comme des modèles
inhérents de toute éternité à l'entendement de Dieu :
ce sont positivement des créations de Dieu qui auraient
pu être tout autres qu'elles ne sont : si elles sont im-
muables, c'est l'immutabilité du libre décret divin qui
les fait telles. Ce que l'on doit faire ressortir en Dieu,
c'est avant tout sa causalité efficiente et créatrice en
tout ordre de choses, c'est son infinie liberté qui n'est
enchaînée préalablement par rien, et qui domine de
son incompréhensible, mais très réelle puissance, les
distinctions et les rapports que nous établissons d'un
point de vue humain entre son entendement et sa
volonté. Doctrine qui a sans doute des antécédents,
mais qui a pour Descartes, en dehors même de sa signi-
fication théoiogique, cet extrême intérêt de permettre
de justifier radicalement la physique telle qu'il la con-
çoit. Car de la physique, purement mécaniste, la
recherche des causes finales doit être exclue, et cette
exclusion apparaît d'autant plus légitime qu'il nous
est interdit de nous représenter Dieu, comme le fait
la philosophie traditionnelle, agissant sous la raison du
bien. Nous n'avons donc aucun moyen de participer
des conseils de Dieu, et cette réserve respectueuse à
l'égard de la puissance divine permet à la géométrie
de s'emparer à fond de la réalité physique au nom
des idées claires et distinctes qui la représentent.
DKSGARTKS 41
Or, qu'est-elle en somme, cette réalité physique? Ce
ne sont point les idées sensibles qui peuvent nous l'ap-
prendre, car ces idées sont obscures et confuses, et les
qualités que sur la foi de ces idées nous prêtons aux
corps, telles que la chaleur, la couleur, le son, la den-
sité, la résistance, n'ont rien qui leur soit essentiel. Il
n'y a qu'une idée qui exprime clairement et distincte-
ment l'essence des corps, et elle est fournie par l'en-
tendement : c'est l'idée géométrique de l'étendue.
C'est donc l'étendue qui est l'essence de la matière :
la grandeur, le mouvement et la figure, qui en sont des
propriétés réelles, sont des modes de l'étendue. Par-
tout où il y a corps, il y a étendue, et partout où il y a
étendue, il y a corps : ce qu'on appelle le vide est une
chimère. Quant au mouvement, il ne peut être que
le mouvement local, ramené à la simple considération
géométrique d'une variation de position. Voulant donc
jusqu'au bout satisfaire aux exigences du principe des
idées claires et distinctes, Descartes fait du mécanisme,
et du mécanisme uniquement géométrique, non seu-
lement la forme, mais tout le fond même de l'explica-
tion du monde matériel.
Pourtant ce monde, dont nous possédons d'avance
par la pensée toutes les raisons, existe-t-il? Cette ques-
tion est restée en suspens. Or l'idée claire et distincte
de l'étendue géométrique n'est poiijt, comme l'idée
de Dieu, une idée telle que l'essence en enveloppe
l'existence : de telle sorte que c'est ailleurs qu'il faut
chercher la preuve de la réalité des corps. Mais, en
dehors de l'idée claire et distincte de l'étendue, il y a
les idées sensibles de l'existence et des propriétés cor-
porelles, et ces idées ne sont pas rien. Autrement
dit, l'idée de l'étendue peut tout expliquer de la nature,
mais non le sentiment que nous en avons. Il y a en
moi une faculté de sentir telle qu'elle m'apparaît
comme une puissance passive de recevoir les idées des
choses sensibles, mais qui ne saurait s'exercer s'il n'y
avait en moi ou en autrui une faculté active, capable
42 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
de produire ces idées. Or cette faculté active ne peut
être en moi en tant que je suis un être qui pense, puis-
qu'elle ne suppose point ma pensée et que ces idées-
là ne sont pas représentées à mon gré : il faut donc
qu'elle soit en quelque être différent de moi, et qui
contienne en lui, formellement ou éminemment, toute
la réalité objective de ces idées, — et cet être ne peut
être que Dieu ou les corps. Or j'ai une très grande
inclination à croire que les idées sensibles ont pour
3ause les choses corporelles, et Dieu n'est point trom-
peur ; c'est-à-dire qu'il n'a pu nous donner une très
grande inclination qui serait fausse en nous privant
des facultés de connaissance vraie qui pourraient en
établir la fausseté. Donc les corps existent réellement.
Ainsi, malgré les principes idéalistes enveloppés dans
sa méthode et dans la forme spéciale de son spiritua-
lisme comme de son rationalisme. Descartes professe
sur la question du monde extérieur un réalisme très
explicite. Il n'eût point admis un instant que la repré-
sentation, soit intelligible, soit sensible des choses en
constitue l'existence ; d'une façon générale, s'il s'est
refusé à poser l'existence antérieurement à la connais-
sance, il n'a point supposé qu'elle fût la connaissance
seule, alors même qu'elle y était le plus intimement
liée. Et il a écarté comme contradictoire avec l'idéa-
lisme de sa méthode ce qui sera l'une des ressources
de l'idéalisme doctrinal ultérieur, à savoir qu'il y a
dans l'esprit une inconsciente faculté de produire ce
qui lui apparaît comme venu du dehors.
C'est donc le dualisme de la matière comme sub-
stance étendue et de l'esprit comme substance pen-
sante qui est définitivement établi en soi : la distinc-
tion de l'esprit et du corps n'est plus seulement pour
notre faculté de connaître ; elle est, de par la véracité
divine, absolument vraie. Dans l'explication du monde
matériel nous n'avons à faire intervenir rien qui rap-
pelle l'âme. Même la vie des êtres organisés s'explique
par les propriétés générales de la matière : d'où la
DESGARTES 43
ihéorie de l' automatisme des bêtes. D'autre part,
.'âme est une substance dont toute la nature est de
Denser. Comme l^elle, elle est un entendement capable
le concevoir les idées et une volonté capable de se
léterminer et de juger. Quand elle s'exerce comme
3ure intelligence, elle se développe à partir d'idées
qu'elle découvre en elle par sa seule faculté de penser,
ît qui pour cette raison peuvent être dites innées :
dées qui représentent quelque existence immédiate-
nent donnée, comme l'idée de mon existence, — ou
quelque existence nécessaire, comme l'idée de Dieu,
— ou quelque existence possible, comme l'idée de
,riangle, — ou encore idées qui enveloppent des prin-
îipes de toute connaissance, comme ce principe qu'une
îhose ne peut à la fois être et ne pas être. L'innéité
le ces idées signifie avant tout qu'elles appartiennent
\ la nature de notre pensée en tant que telle, car elles
)nt des caractères irréductibles à ce que les choses
îxtérieures pouvaient nous présenter, et elles cons-
tituent les éléments de notre connaissance claire et
iistincte ; mais l'innéité de ces idées ne signifie point
qu'elles nous soient toutes actuellement manifestes,
nais simplement que notre pensée a la faculté de les
lécouvrir en elle selon qu'elle s'y applique. Ainsi Des-
îartes, sous la forme de l'innéité, pose nettement la
,hèse du rationalisme moderne, selon laquelle il n'y
\ pas de connaissance possible sans des conditions
préalables qui viennent de l'esprit seul.
Cependant notre âme ne s'exerce pas toujours
îomme pure intelligence ; car, si elle est par essence
Iistincte du corps, elle est en réalité unie à un corps :
i'où, dans l'ordre de la connaissance, d'autres moda-
ités de la pensée que les notions purement intellec-
-uolles. Les sens et l'imagination, dans la mesure où
;ellc-ci combine les idées sensibles, sont des fonctions
le la pensée en tant qu'elle est unie au corps ; aussi
Is ne nous représentent pas les choses extérieures
.elles qu'elles sont ; ils nous en fournissent des exprès-
44 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
sions relatives aux intérêts et à l'état de notre corps :
ils sont donc la source des idées obscures et confuses
qui, si elles ne sont pas elles-mêmes erronées, sont
cependant des occasions perpétuelles de l'erreijr.
Quant à la cause réelle de l'erreur, elle n'est pas
dans nos facultés intellectuelles proprement dites ;
car ce ne sont pas elles qui jugent, et il n'y a erreur
que quand il y a jugement. Le jugement est un acte
de notre volonté, et de notre volonté libre : or, tandis
que l'entendement est limité, la volonté, par sa liberté,
est infinie : d'où la possibilité de dépasser dans ses
affirmations ce que présentent les idées claires et dis-
tinctes, ou d'affirmer selon des idées obscures et con-
fuses. La cause dernière de l'erreur est donc en nous,
— non en Dieu, — et dans la disproportion de nos
deux facultés. Mais comme notre liberté peut nous
faire errer, elle peut nous prémunir contre l'erreur
par le doute, elle peut nous mettre en possession
de la vérité par l'assentiment qu'elle donne aux
idées claires et distinctes. Cependant ne sont-ce pas
les idées claires et distinctes qui déterminent l'assen-
timent de notre volonté, si bien que notre volonté perd
par là sa liberté ou tout au moins l'indifférencp qui en
paraît être le caractère? Question à laquelle Descartes
ne semble pas donner une réponse bien catégorique
quand on compare là-dessus ses différentes assertions.
Tantôt il paraît définir la liberté comme un pouvoir de
choix absolu, tantôt comme une simple spontanéité qui
s'exerce en vertu de raisons purement intérieures]
Mais peut-être en combinant ses déclarations et lei
interprétations qu'elles suggèrent pourrait-on ainsi
présenter sa pensée : — En principe la liberté humaine
comme la liberté divine, est caractérisée par une puis
sance positive d'indifférence : seulement la libert(
divine est créatrice de la vérité, tandis que la libert»
humaine trouve devant elle la vérité toute créée. De;
lors, si elle devait rester indifférente vis-à-vis des objet
conçus par l'entendement, ce serait là le plus bas degr^
DESCARTES 45
de la liberté. Aussi peut-on dire que la véritable liberté
5st celle qui se décide d'après les idées claires et dis-
tinctes ; mais l'impossibilité de se décider autrement
n'est qu'une impossibilité morale, non une impossi-
bilité métaphysique : car la liberté qui reste en soi
pouvoir de choix et qui peut manifester ce pouvoir
par son refus d'obtempérer à des idées confuses, garde
2e pouvoir inaliénable même quand elle adhère à la
v^érité et qu'elle ne peut pas refuser d'y adhérer. Au
jurplus, c'est d'elle qu'il dépend de faire, par l'atten-
tion, que les idées de l'entendement lui apparaissent
avec plus de clarté. Si bien que la volonté ne s'iden-
tifie jamais en nature avec l'entendement ; quand elle
56 détermine par les raisons que l'entendement lui
présente, c'est elle encore qui se détermine, et elle n'est
pas proprement déterminée par lui. Théorie complexe
3t en un sons inachevée, mais qui s'efforce de concilier
les facteurs impersonnels et les facteurs personnels de
la certitude.
Notre volonté n'est pas seulement le principe de
nos jugements et de nos résolutions : elle est aussi le
principe de certains de nos mouvements corporels.
Bien que Descartes ait par son dualisme posé avant
tout la distinction de l'âme et du corps, bien qu'il ait
paru en certains passages admettre qu'il n'y a entre
les modalités de l'âme et les modalités du corps que
ies rapports de correspondance occasionnelle, et non
d'influence causale, il a explicitement admis que l'union
de l'âme et du corps n'était. pas quelque chose de pure-
oaent accidentel, et même il a soutenu que telle sorte
de force, que nous projetons indûment dans la nature
matérielle et au principe de certaines modalités phy-
siques, exprime véritablement l'action réelle de l'âme
3ur le corps. Quoi qu'il en soit, étant admis qu'il y a
une détermination des états de l'âme par les états du
corps, comme des états du corps par les états de l'âme,
Descartes a institué toute une théorie psycho-physio-
logique qu'il a notamment développée dans son Traité
46 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
des Passions : il combine „avec certaines données pré-
cises des hypothèses tantôt fécondes, tantôt singu-
lièrement aventureuses, mais dont le principe inspi-
rateur est toujours la conception mécaniste de la vie.
Les passions sont des sentiments ou des émotions que
l'âme perçoit en elle, mais qui sont causés, entretenus
et fortifiés par des états organiques et qui se rapportent
aux objets des sens, non pour nous les faire connaître,
mais pour nous représenter ce qu'ils ont de bon ou de
mauvais, tout au moins d'important pour notre corps.
Notre volonté est naturellement portée à consentir
aux actes que la passion tend à exécuter ; mais elle
peut toujours réagir, sinon par des moyens directs,
au moins par des procédés indirects que Descartes
a analysés avec une grande puissance de psychologue
et de moraliste. Au surplus, si les passions sont sujettes
à un mauvais usage, on peut dire que c'est le bon usage
qui répond le mieux à ce qu'elles sont par nature. Des-
cartes emploie une rare subtilité à découvrir dans
toutes les passions, même les plus condamnables, ce
qu'elles ont de bon originairement, c'est-à-dire d'utile
à notre être. Ici s'atteste une certaine confiance dans
la bonté originelle de notre nature. De là toute une
morale de l'intégrité et du perfectionnement de notre
existence naturelle, qui eût été la partie la plus neuve
de la morale cartésienne, mais à laquelle Descartes
ajoute une morale du souverain bien, qui paraît par-
fois ne reproduire que le stoïcisme, mais qui y impose
ou y superpose des commentaires et des raisons des-
tinés à donner plus de place à l'efficacité de l'action,
à la liberté de l'agent, et à la personnalité de Dieu.
Descartes a rappelé la pensée à elle-même, mais
pour travailler à montrer comment on peut passer de
la pensée à l'existence, et atteindre la réalité dans sa
nature concrète en partant de ce qu'elle a de repré-
senté dans l'esprit et d'intelligible. Chacune des phases
de son système est un moment dans la solution de ce
DESGARTES 47
problème. Mais ce qui est une des caractéristiques de
sa philosophie, c'est que, si éprise qu'elle soit de la
valeur intrinsèque des raisons impersonnelles, elle ne
leur confère jamais comme une puissance de se déve-
lopper pour elles-mêmes sans tenir compte de la réa-
lité des sujets qui les conçoivent ou auxquels elles
s'appliquent. Sa conception de la Pensée ne la réalise
pas en dehors de la conscience ; sa conception de l'en-
tendement n'y réduit pas la volonté ; son explication
idéaliste laisse subsister le réalisme de l'être ; son dua-
lisme de la matière et de l'esprit permet à l'union de
l'âme et du corps de se constituer. Il se trouve ainsi
que cette philosophie, qui est d'une direction toujours
nette et d'un développement linéaire, maintient sans
symbolisme et sans éclectisme la grande diversité des
aspects des choses.
Elle a eu, cette philosophie, autant d'influence que
d'originalité : et il est simplement juste de dire que
toutes les grandes doctrines modernes en ont gardé
quelque chose. — Qu'eût été Spinoza sans Descartes?
Certes il a introduit des préoccupations et des pro-
blèmes qui n'étaient pas de Descartes ; et de Descartes
il a rejeté l'originalité du Cogito^ tous les éléments de
conscience, de subjectivité et de libre arbitre : mais la
méthodologie de l'évidence géométrique, le rationalisme
des idées claires, le réalisme des essences ont été ce qui
lui a permis de traduire en un système philosophique
son intuition panthéistique de l'unité de l'Être. — Leib-
niz a pu contredire Descartes et surtout tendre à le
compléter : il a pu résoudre son dualisme en monisme
spiritualiste ; mais n'est-ce pas de l'idéalisme cai'tésien
que lui est venu le principe de sa conception spiritua-
liste, et ne s'est-il pas préservé des confusions ani-
mistes en maintenant le dualisme du monde matériel,
quoique phénoménal, et du monde des monades? —
Kant a pu déclarer impossible le passage à l'existence
par la seule pensée : mais d'où lui est venu le principe
que le « Je pense » est la condition de notre connais-
48 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
sance ? — D'un autre côté, s'il a paru que Locke combat-
tait Descartes, il lui a dû beaucoup de son propre aveu,
et le projet même d'une analyse de l'entendement
relève de l'inspiration cartésienne qui place au débu;
de toute philosophie l'examen des conditions de la
connaissance. — L'immatérialisme de Berkeley, le phé-
noménisme de Hume et toute la psychologie empi-
rique anglaise procèdent de l'idée toute cartésienne
que l'immédiat, c'est la donnée de conscience, et que
l'explication de l'esprit consiste à en découvrir la
genèse par les éléments les plus simples. — Quant à
l'influence de Descartes sur la philosophie française,
nous la retrouverons au cours des études qui suivront.
CHAPITRE III
PASCAL
Entre Descartes et Pascal il y a plus que des diffé-
rences profondes de pensée atténuées en certains
points par quelques accords et par une commune par-
ticipation à l'esprit de la science nouvelle : il y a une
différence saisissante de dispositions intellectuelles ou,
pour mieux dire, d'états d'âme. — Chez Descartes la
recherche est excitée et soutenue par une curiosité
vive sans doute, mais toute de sang-froid cependant,
par une curiosité qui se fraie sa voie régulière et presque
inflexible, et que même l'exaltation momentanée d'une
admirable découverte ne porte pas à se précipiter :
chez Descartes le doute n'a pas d'angoisses ; il est une-
méthode critique ; il n'est pas une crise, et la certitude
peu à peu conquise assure à la fois la possession de
l'esprit par lui-même et la puissance de l'esprit sur la
nature : la métaphysique intervient pour justifier la
physique, et la morale du contentement intellectuel
et de l'amour intellectuel de Dieu pour couronner,
sans les dégrader, la morale et l'intégrité de l'existence
naturelle. — Chez Pascal la curiosité déborde l'esprit
de méthode ; la puissance d'invention et de découverte
brise les cadres de tout système ; la reclierche de la
vérité est passionnée et impétueuse : elle ne se rat-
tache pas seulement à un intense désir d'épuiser toutes
les forces de l'esprit, mais elle se ramène avant tout
sur l'homme et sur ce qui l'intéresse éminemment, sur
le sens de sa nature qui est pleine de contradictions
50 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
et de sa destinée qui est pleine de mystères. Ce n'est
pas seulement un philosophe qui développe des théo-
ries, c'est un homme qui cherche en gémissant.
Mais, y a-t-il une philosophie de Pascal? On sait ce
qu'il a dit de toute philosophie : « La philosophie ne vaut
pas une heure de peine. «Mais c'est que pour lui toute
philosophie était une œuvre artificielle d'unification par
un principe. Les philosophes ont confondu l'unification
et l'ordre. Pascal révélera les difficultés et les contradic-
tions qui s'opposent aux systèmes. Quelle qu'elle soit,
cherchant à réaliser l'ordre par l'unification, la philo-
sophie est toujours incomplète : mais si pour lui il n'a
pas voulu être philosophe, ses pensées n'en constituent
pas moins une philosophie, et il apporte des vues nou-
velles en étudiant la physique, la géométrie, et sur-
tout l'homme.
LA PHILOSOPHIE DE LA PHYSIQUE
ET DE LA GÉOMÉTRIE
Les idées de Pascal sur la physique peuvent se définir
par la façon dont il a fait ses découvertes, par le genre
de critique auquel il a soumis les opinions adverses, et
par les explications philosophiques directes que lui-
même a fournies.
La divulgation, en France, par le Père Mersenne,
de l'expérience de Torricelli fut le point de départ des
recherches de Pascal. Torricelli ayant rempli un tube
de mercure et l'ayant plongé dans un bain de même
métal avait constaté que la colonne de mercure des-
cend dans le tube et ainsi en laisse vide la partie la
plus haute. Or, cette expérience, dès que Pascal la
connaît, l'intéresse passionnément et par sa singula-
rité, et surtout par les questions qu'elle soulève. C'était
PASCAL 51
en effet une maxime de l'École, que la nature a hor-
reur du vide. Il faut ajouter d'ailleurs que cette maxime
comportait des interprétations différentes : car la na-
ture pouvait avoir horreur du vide tout en le subissant
en quelques circonstances et dans une certaine mesure,
ou elle pouvait avoir horreur du vide de façon à l'ex-
clure absolument. Or Pascal, dès qu'il reprend pour
son compte l'expérience du Père Mersenne, quelle que'
soit dès lors sa pensée de derrière la tête, ne cherche
d'abord qu'à savoir si la première de ces deux inter-
prétations n'est pas plus exacte que la seconde, et si
l'horreur du vide va jusqu'à l'exclusion absolue. La
plupart des expériences que l'on a fait valoir dans le
passé en faveur de la seconde lui ont paru depuis long-
temps inexactes et peu décisives, et, d'autre part, il
est d'autres expériences qui pourraient tout aussi bien
établir que la Nature abhorre la trop grande plénitude.
C'est donc à des expériences exactes de décider, et
l'expérience faite en Italie, renouvelée par Pascal avec
succès, semble bien montrer que le vide peut exister.
Mais cette expérience ne suffît pas : car qui sait si le
vide apparent du haut du tube est un vide réel ? De fait,
les partisans du plein imaginent aussitôt toutes sortes
de façons dont ce vide apparent devait être rempli ;
les uns y logent des esprits du mercure, d'autres de
l'air imperceptible, raréfié, d'autres quelque espèce de
m.atière imaginée à plaisir. « Tous, dit Pascal, cons-
piraient à bannir le vide, exerçaient à l'envi cette
puissance de l'esprit qu'on nomme subtilité dans les
Écoles, et qui, pour solution des difficultés véritables,
ne donne que de vaines paroles sans fondements. Je
; me résolus donc à faire des expériences si convain-
I cantcs qu'elles fussent à l'épreuve de toutes les objec-
tions qu'on y pourrait faire. » {Expériences nouvelle^}
touchant le vide. Édit. Brunschvicg(l). T. II, p. 59-60.)
(1) Les textes de Pascal sont cités d'après l'édition Brunschvicg,
en quatorze volumes, dans la Collection des Grands Écrivains, chez
Hachette. Pour les citations tirées des Pensées (qui forment trois
52 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Écarter donc la subtilité qui vient uniquement de
l'esprit et qui ne répond pas aux choses, multiplier et
varier les expériences de façon à contrôler rigoureu-
sement les hypothèses suggérées par cette' subtilité,
et pour cela inventer le genre d'expériences qui permet
d'exercer ce contrôle : telles sont alors les dispositions,
les maximes et la direction d'intelligence de Pascal.
Il imagine donc des expériences dans les conditions
les plus diverses, avec toutes sortes de liqueurs, eau,
huile, .vin, et toutes sortes d'appareils de toutes dimen-
sions, tuyaux, seringues, soufflets, siphons, et des
inclinaisons différentes sur l'horizon, ces expériences
devant avoir pour sens non seulement de montrer une
fois de plus l'apparence du vide, mais encore de juger
toute objection présentée ou présumée contre la réalité
du vide. De toutes ces démarches ressort l'idée qu'en
matière scientifique l'invention d'une expérience peut
valoir l'invention d'une théorie, et même dans bien
des cas valoir beaucoup plus, mais surtout l'idée que
ce qui se passe dans la matière peut être décidé par
l'expérience seule, étant entendu au surplus que l'expé-
rience comporte une extrême variété de procédés.
Non seulement Pascal se fait ainsi, contre les théories
construites a priori^ le défenseur et l'ouvrier de la mé-
thode expérimentale la plus positive : mais il montre
par son exemple et ses réflexions comment les questions
concernant la nature doivent se dépouiller de leur sens
ou de leur caractère métaphysique pour revêtir un sens
et un caractère exclusivement physiques. C'est sur une
conception du vide, non sur le fait du vide, que les phi-
losophes se sont opposés, et la tradition qui a imposé
de préférence la négation du vide ne s'est appuyée que
sur des raisons abstraites, de ces raisons qui permet -
volumes de cette édition), afin d'éviter toute confusion, on indique,
non le tome, mais la section, le numéro de la Pensée citée, et si
cette Pensée comprend plusieurs pages, la page d'où le texte est
extrait : le numéro de la Pensée suffit à déterminer le tome qui
la contient.
PASCAL 53
tent le pour et le contre, et n'a çà et là invoqué des
phénomènes que pour les mal voir et les mal inter-
préter. Pour Pascal, montrer expérimentalement qu'il
y a un espace vide, c'est montrer qu'il « n'est rempli
d'aucune des matières qui sont connues dans la nature,
et qui tombent sous aucun des sens >y. {Expériences nou-
velles touchant le vide. T. II, p. 73.) Et encore, ajoute-
t-il, « mon sentiment sera, jusqu'à ce qu'on m'ait montré
l'existence de quelque matière qui le remplisse, qu'il
(cet espace vide en apparence) est véritablement vide,
et destitué de toute matière. » (Ibid., p. 73.)
Quelles conclusions Pascal tire-t-il de ces premières
expériences? Uniquement celles que ces expériences
autorisent, c'est-à-dire sur l'existence du vide, non
point encore sur la nature de la force qui suspend le
mercure dans le tube. Aussi paraît-il accepter encore
le principe traditionnel, que la nature abhorre le vide,
mais pour le mettre tout de suite en accord avec ce
que les expériences ont établi : la force de cette hor-
reur de la nature pour le vide n'est point telle que le
vide ne puisse exister : elle est limitée, et elle n'est pas
plus grande pour un grand vide que pour un petit.
Mais si Pascal, avec un admirable sens critique, n'in-
troduit comme vérité nouvelle que juste ce que ses
expériences ont fait ressortir, il le défend vigoureuse-
ment contre toute objection et toute prévention qui
ne peuvent pas se faire juger expérimentalement. II
rencontre dans un Jésuite, le P. Noël, un adversaire
qui soutient le plein avec plus d'opiniâtreté dans la
thèse d'ailleurs que de constance dans les arguments
et qui sur ce sujet, où Aristote et Descartes se trouvent
accidentellement et entièrement d'accord, amalgame
avec les conceptions péripatéticiennes des conceptions
cartésiennes. Or, tout en discutant les théories incon-
sistantes du P. Noël, il énonce avec une netteté
incomparable de pensée et un relief singulier de for-
mules les conditions de la connaissance scientifique
et les règles d'une sûre méthode : on ne doit affirmer
64 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
que ce qui paraît si clairement et si distinctement à la
raison ou aux sens, suivant que l'objet de l' affirma-
tion relève de la raison ou des sens, qu'on ne puisse le
mettre en doute ; c'est le cas des principes et axiomes,
ou de ce qui se déduit des principes et axiomes par des
conséquences nécessaires : précepte cartésien à cela
près que les sens comme la raison sont capables d'im-
poser l'évidence. Mais quand l'évidence, immédiate
ou médiate, fait défaut, tous les jugements que l'on
porte ne sont que des visions, des fantaisies et tout
au plus de belles pensées. Le P. Noël dit notamment
que l'espace en apparence vide doit être rempli d'une
certaine matière puisqu'il a toutes les actions d'un
corps, puisque, comme un corps, il transmet la lumière
avec des réfractions et des réflexions. Mais il présup
pose que la lumière ne peut subsister dans le vide :
présupposition qui est entièrement arbitraire puisque
jusqu'à présent la nature de la lumière est inconnue,
et que les constatations de l'expérience, loin d'empê-
cher de prétendre que la lumière se maintient dans
le vide avec plus d'éclat que dans aucun autre milieu,
pourraient au contraire porter à croire qu'il en est
ainsi. La matière dont le P. Noël remplit l'espace
est une matière qu'il compose à son gré d'un certain
mélange d'éléments divers : c'est une de ces choses qui
sont aussi difficiles à croire qu'elles sont faciles à inven-
ter. Et Pascal, passant de cette matière selon le
P. Noël à la matière subtile de Descartes, raille cette
sorte de matière qu'on ne peut ni voir, ni entendre, ni
toucher, qui échappe à tous les sens.
On dira cependant qu'il faut bien tâcher d'assigner
une cause aux phénomènes que l'on veut expliquer.
Pascal ne méconnaît pas la nécessité de l'hypothèse :
mais il insiste sur la nécessité de la vérification qu'elle
doit recevoir et sur le caractère que doit avoir cette
vérification pour être rigoureuse. Quand la négation de
l'hypothèse conduit aune absurdité manifeste, l'hypo-
thèse est véritable et constante ; si c'est l'affirmation
PASCAL 55
de l'hypothèse qui y conduit, l'hypothèse est fausse et
caduque. Si de raffîrmation ou de la négation de l'hy-
pothèse rien d'absurde ne peut être tiré, l'hypothèse
reste incertaine. Car pour qu'une hypothèse soit évi-
dente il ne suffît pas que les phénomènes soient d'ac-
cord avec elle : un même effet peut être produit par des
causes différentes, tandis que s'il résulte d'une hypo-
thèse quelque chose de contraire à un seul des phéno-
mènes, cela suffît pour décider qu'elle est fausse. Et on
est autorisé à croire qu'ici encore, par delà le P. Noël,
Pascal vise Descartes qui avait admis qu'une hypothèse
mérite crédit dès que les conséquences qui en sont
déduites sont conformes à l'expérience ; pour Pascal
une hypothèse dans ces conditions ne peut, au mieux,
dépasser la vraisemblance : elle n'est jamais certaine.
Mais, en dehors du recours à des hypothèses aven-
tureuses ou à des expériences peu convaincantes, il est
un procédé qu'emploie volontiers le P. Noël, et qui
consiste à définir le corps de telle sorte que tout espace
soit corps. Certes les définitions sont libres, Pascal
insiste là-dessus, mais à la condition que la réalité de
ce qu'elles signifient soit établie par des preuves, et
non pas en vertu des définitions seules. Dans le cas
présent il y a quelque inconvénient à comprendre,
sous la définition de corps, d'un côté ce qui, selon les
termes du P. Noël, est composé de parties les unes
hors des autres et auquel convient plutôt le nom d'es-
pace, et de l'autre côté une substance matérielle, mo-
bile et impénétrable à laquelle, selon l'usage ordinaire,
convient le nom de corps. Car la question reste entière
de savoir -si, là où il y a corps dans le premier sens, il
y a corps dans le second, et il n'est au pouvoir de per-
sonne d'identifier les choses dans leur nature parce
qu'on les a identifiées dans leur nom : c'est de plus une
précaution indispensable de marquer préalablement la
signification des termes pour bien circonscrire l'objet
de la recherche. Pascal avait défini ce qu'il entendait
précisément par le vide et en quoi il le distinguait d'un
56 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
corps. Le P. Noël pos« une définition qui commence
par supprimer la distinction et qui résout d'avance le
problème verbalement. Il apparaît bien encore que
Pascal va au delà du P. Noël et de son péripatétisme
inconsistant jusqu'au cartésianisme ; des définitions ont
beau être en elles-mêmes claires et distinctes, elles ne
sauraient pour cela seul être converties en réalité : il
n'y a pas de conception de l'esprit qui puisse valoir
pour le fait ni tenir contre le fait.
Et voilà pourquoi dans l'interprétation même de
l'expérience il faut éviter la précipitation, distinguer
les problèmes qu'elle est appelée à résoudre, et ne géné-
raliser que par degrés. Dès ses premières expériences
Pascal n'avait pu manquer d'être tenté de poser la
question : — quelle est la cause qui maintient le mer-
cure suspendu dans le tube? — et même nous avons
les meilleures des raisons de présumer que Pascal avait
dès le début fait bon accueil à l'hypothèse que Torri-
celli lui-même avait proposée en attribuant cette cause
à la pression exercée par l'air sur le niveau de la cuvette.
Mais cette hypothèse n'avait pas été démontrée, et
même elle était loin d'être admise par tous. Galilée
inclinait à admettre une répugnance de la nature pour
le vide, répugnance seulement limitée et mesurable, et
prétendait que l'ascension des liquides déterminée par
cette répugnance ne pouvait dépasser une hauteur
maxima dont la cause était dans la nature de chacun
des liquides. Descartes paraissait enclin à admettre
comme cause la pesanteur de l'air, mais la liait à sa
théorie du plein. Pascal avait jugé quant à lui qu'il
devait commencer par résoudre la question de la réa-
lité du vide, — et, bien que les expériences déjà faites
parussent favorables à l'hypothèse de Torricelli, il
estime qu'il fallait pour la prouver une expérience
plus concluante : ce fut là l'origine de la fameuse expé-
rience du Puy de Dôme, faite par son beau-frère Pe-
rler, sur ses indications, le 19 septembre 1648. L'as-
cension du mercure dans le tube est-elle due à l'horreur
PASCAL 57
du vide ou à la pression de l'air? Que l'on renouvelle
l'expérience du tube de Torricelli à des altitudes très
différentes. Si c'est la première hypothèse qui est la
vraie, le niveau du mercure dans le tube doit rester
constant dans tous les cas, car il n'y a pas de raison
pour que la nature abhorre le vide plus au pied qu'au
sommet d'une montagne. Si c'est la seconde, la hau-
teur de la colonne doit nécessairement diminuer à
mesure qu'on s'élève, car la pression de l'air est moins
forte au sommet qu'au pied. L'expérience du Puy de
Dôme, renouvelée par Pascal à la tour de l'église de
Saint- Jacques de la Boucherie, puis dans une maison
particulière, atteste que la hauteur de la colonne baisse
à mesure que l'on monte. Voilà donc l'expérience qui
prévaut contre l'imagination des philosophes et qui
nous met en présence de la cause réelle : la pesanteur
et la pression de l'air.
Pascal cependant ne s'arrête pas là. Dans la lettre
où il demandait à Périer de faire l'expérience du Puy
de Dôme, il prévenait qu'il considérait les effets en
question « comme des cas particuliers d'une proposi-
tion universelle de l'Équilibre des liqueurs. » (T. II,
p. 154.) De fait, par des démeu'ches nouvelles, il rat-
tache l'explication directe qu'avait confirmée cette
expérience à des lois plus générales, et cela, grâce à
l'analogie qu'il aperçoit entre des phénomènes divers :
l'équilibre entre une masse gazeuse et une colonne
liquide n'est point différent de l'équilibre entre deux
colonnes liquides dans des vases communicants ; d'où
l'attention que porte Pascal aux phénomènes fonda-
mentaux de l'hydrostatique et qui le conduit à for-
muler le principe qui a gardé son nom et à concevoir
l'idée de la presse hydraulique. Mais il ne se contente
pas d'établir par d'autres voies, par des voies origi-
nales, ce qu'avait déjà vu avant lui au seizième siècle
Simon Stevin, de Bruges ; il relie les lois de l'équi-
hbre des liqueurs, ou, comme nous dirions, des fluides,
à des principes de mécanique générale : la statique des
88 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
solides, la statique des liquides, la statique des gaz
constituent une même science dont les principes em-
brassent les expériences de divers ordres tentées sur
les phénomènes et les explications immédiates qui les
accompagnent. Après avoir procédé de l'observation
aux théories et des théories les plus particulières aux
théories les plus générales, Pascal procède, semble-t-il,
déductivement, de façon à faire apparaître comme
conséquence ce qui d'abord avait été point de départ.
Mais ne nous y trompons pas : sa déduction, si elle
suppose l'unité et la simplicité de la nature, ne part
point de conceptions qui déterminent ce que 'doit être
l'essence des corps : les plus généraux des principes
qu'elle invoque sont des principes susceptibles de véri-
fication, et la marche qu'elle suit n'impose pas les
conséquences aux faits, mais les confirme par des faits
caractéristiques de diverses sortes. Elle découvre
l'ordre des vérités, mais en se gardant toujours bien
de faire prévaloir des exigences de l'esprit sur ce qui
est observable et de les pousser au-delà de ce qui est
observable. «Les expériences, dit Pascal, sont les seuls
principes de la physique. » (Préface du Traité du Vide,
T. II, 511.)
Nous pouvons ainsi marquer les rapports de Pascal
avec Descartes sur les conditions de la recherche et de
la découverte scientifiques. Comme Descartes, Pascal
s'élève contre ceux qui invoquent l'autorité pour
preuve en matière de physique : le respect de l'auto-
rité n'est légitime que dans l'histoire où les choses ne;
se peuvent apprendre que par témoignage, et surtout
dans la théologie où ce que disent les livres sacrés et
les plus anciens des Pères est inséparable de la vérité ;
tandis que pour tous les sujets qui tombent sous les
sens et le raisonnement, c'est à notre raison d'en con-
naître. Mais par un monstrueux renversement, on use
en théologie du raisonnement, au lieu de l'autorité de
l'Écriture et des Pères, afin de produire des opinions
nouvelles, tandis qu'on est choqué de toute opinion
I
PASCAL 89
ouvelîe en physique, et que l'on s'en remet à l'auto-
té pour décider de faits que nous pouvons observer,
insi on change la théologie qui doit rester immuable,
a arrête la science qui doit toujours s'étendre.
Que la science en effet doive toujours s'étendre, c'est
î qui résulte du caractère propre de la raison humaine :
le n'est pas, comme l'instinct des animaux, enchaînée
un état égal et à des procédés toujours les mêmes :
animal est limité à ce qu'il fait ; l'homme « n'est pro-
uit que pour l'infmité ». Il acquiert au cours de sa vie
BS connaissances toujours nouvelles, il conserve celles
ii'il a acquises, il transmet à ses descendants celles
u'il a conservées, « de sorte que toute la suite des
ommes pendant le cours de tant de siècles doit être
msidérée comme un môme homme qui subsiste tou-
mrs et qui apprend continuellement ». Formule saisis-
mte pour représenter le progrès de l'humanité. Mais
îmarquons-le : Pascal ne conçoit ce progrès que dans
ordre des connaissances,. et il ne l'étend pas à la vie
Lorale ; il ne le considère pas comme s' accomplissant
e lui-même, mais comme lié à une série de recherches
; d'observations, c'est-à-dire d'efforts ; enfin il l'inter-
rète de façon à rendre justice aux théories des anciens,
u lieu de les disisréditer absolument. Les anciens sont
our nous ce que nous serons pour nos descendants. C'est
race à eux que nous pouvons aller plus loin qu'eux.
Selon cette vue, ce ne sont pas les anciens qui ont
autorité de l'âge : « ceux que nous appelons anciens
iaient véritablement nouveaux en toutes choses^ et
)rm aient l'enfance des hommes proprement ; et
)mme nous avons joint à leurs connaissances l'expé-
ence des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que
pn peut trouver cette antiquité que nous révérons
|ins les autres. » Si les savants d'autrefois n'ont pas
1 trouver toutes les vérités que nous possédons, c'est
l'ils n'avaient pu faire toutes les observations dont
)us disposons : « Ils ont plutôt manqué du bonheur
! l'expérience que de la force du raisonnement. »
60 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Leurs théories étaient proportionnées à ce qu'ils
avaient pu constater, et voilà pourquoi, si elles doivent
être rejetées sans hésitation quand elles ont contre
elles les faits nouvellement observés, elles doivent être
jusque-là plutôt conservées. Pascal pour son compte
a procédé ainsi : il a commencé par admettre et par
employer la maxime de l'horreur du vide, et ce n'est
qu'avec regret qu'il s'en est départi. « Mais, enfin,
l'évidence des expériences me force de quitter les opi-
nions où le respect de l'antiquité m'avait retenu. Aussi
je ne les ai quittées que peu à peu, et je ne m'en suis
éloigné que par degrés ; car du premier de ces trois prin-
cipes, que la nature a pour le vide une horreur invin-
cible, j'ai passé à ce second, qu'elle en a de l'horreur,
mais non pas invincible ; et de là je suis enfin arrivé è
la croyance du troisième, que la nature n'a aucune hor-
reur pour le vide. » {Récit de la grande expérience det
liqueurs. T. II, p. 371.) La répudiation de l'autorité S6
concilie ainsi chez Pascal, beaucoup plus que chez Des-
cartes, avec la déférence pour la tradition scientifique,!
et elle inclut chez lui la pensée que l'œuvre de la science
n'est pas à faire ou à refaire par des initiatives radi
cales et entières, qu'elle est simplement à continuer
D'ailleurs l'idée d'une smence qui se constitue pai
des acquisitions graduelles et indéfinies est conforme
à la thèse que les expériences sont les seuls principes
de la physique, et que les théories, loin d'avoir le droil
de s'imposer aux expériences et de les dépasser, doiveni
en suivre le cours. Pascal rompt résolument ave(
toutes les doctrines qui voient dans l'expérience une
connaissance ou entachée d'apparences, ou impar-
faite, ou simplement auxiliaire : il écarte la préoccu-
pation philosophique qui pose abstraitement des cara©
tères de la certitude pour se demander ensuite ce qi]|
présente bien ces caractères, des sens ou de la raison
d'emblée il affirme la certitude expérimentale à 1
quelle il n'assigne d'autre principe que celui-ci, tré
.brièvement énoncé, que la nature est « toujours égali
PASCAL 61
à elle-même », mais sans rechercher de quel droit nous
pouvons conclure de l'expérience à la loi, ni à quelles
conditions l'expérience est concluante. Il paraît ad-
mettre qu'il n'y a de proposition universelle possible
3n physique que par l'énumération complète des cas,
3t aussi il semble revenir à une explication déjà fournie
par les anciens, et qui aurait pour effet de rendre
impossible une connaissance expérimentale certaine.
Mais on dirait qu'en s'exprimant ainsi il a eu surtout
l'intention de dénoncer comme cause d'incertitude
:oute constatation d'un cas qui infirmerait la propo-
sition universelle : les règles de physique ne doivent
pas admettre d'exception. Par ailleurs il a bien marqué
[ju'une façon de faire avancer la science, c'est de pro-
céder indirectement par l'exclusion des théories que
[es faits contredisent. L'analyse de ses moyens de
iécouverte et des explications mêmes qu'il y a ajou-
lées complète ce que ces indications sur la portée des
expériences ont de trop bref ou d'insuffisant. Enfin,
par la façon dont il a opéré lui-même, par la façon
lont il a critiqué le P. Noël, il apparaît bien qu'il a
îu le sentiment très net de ce que Bacon appelait les
îxpériences cruciales, des caractères de ce que Claude
Bernard a appelé le raisonnement expérimental, et
lu rapport que ce raisonnement établit entre les hypo-
thèses et les faits.
Toujours est-il qu'il n'admet point que les raisons
par lesquelles on peut expliquer les choses puissent
■;tre déduites d'une essence intelligible de la Nature :
3t en cela il est profondément, et il est resté, malgré
[juelques accords avec Descartes, anti-cartésien. Certes
il s'est élevé de bonne heure contre la conception de
[jualités occultes et contre l'interprétation animiste du
monde matériel : dans sa lettre à Périer, parlant de la
maxime de l'horreur du vide, il disait : « Pour vous
ouvrir franchement ma pensée, j'ai peine à croire que
la nature, qui n'est point animée, ni sensible, soit sus-
ceptible d'horreur, puisque les passions présupposent
62 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
une âme capable de les ressentir » (T. II, p. 154) ; et
dans les Pensées il déclarera encore qu'il n'y a rien « de
plus bas et de plus ridicule qu'une telle conception ».
(Section I, 75, p. 96.) Il dénonce aussi ces philosophes
qui « parlent des choses corporelles spirituellement,
et des spirituelles corporellement ». (Section II, 72,
p. 90.) Pascal admet donc comme Descartes la dis-
tinction radicale de l'esprit et de la matière ; même
il semble considérer de plus en plus que l'explica-
tion du monde matériel doit être une explication
mécaniste, puisque nous savons, par ce que rapporte
Marguerite Périer (Section II, 77, p. 98, note 1), '
qu'il admettait avec Descartes la réduction de la
vie de l'animal à l'automatisme. Mais nous savons
aussi qu'il se moquait de la matière subtile où il per-
sistait à se séparer de Descartes ; c'était par la con-
viction que le mécanisme, vrai en thèse générale, ne
doit pas être conduit jusqu'au point où il ne se sou-
tient que par des hypothèses invérifiables. {Descartes.
— Il faut dire en gros : « Gela se fait par figure et
a mouvement, » car cela est vrai. Mais de dire quels
et composer la machine, cela est ridicule. Car cela
est inutile et incertain, et pénible. ») — (Section II, 79.)
Le mécanisme, pour autant que Pascal l'admet, n'a
qu'une valeur relative attestée par la nature même
et qui même ne saurait donner l'idée vraie de la
nature : car la Nature, par sa double infinité de
grandeur et de petitesse, dépasse infiniment tous
les artifices que l'esprit de l'homme invente pour
montrer comment elle agit : l'esprit de l'homme lui
reste disproportionné, et voilà pourquoi c'est par
l'expérience qu'il peut en atteindre ce qu'il en sait de
vérité. La physique de Pascal apparaît donc indépen-
dante de toute conception a -priori^ sans rapport de
principe et de conséquence avec aucune Métaphy-
sique : certes elle se laisse régler par la Géométrie ;
mais la Géométrie qu'elle comporte reste beaucoup
plus attachée à l'intuition que ne l'était la Géométrie
PASCAL • 63
ie Descartes et ne procède pas par développement
direct de conceptions abstraites.
Pascal a été un très grand géomètre ; son génie
[nathématique a été précoce, et, s'il ne s'est exercé que
l'une façon intermittente, il a été cependant fécond.
ses travaux et ses découvertes scientifiques se sont
•apportés aux sections coniques, à la théorie des
lombres et à celle des combinaisons, au calcul des
Drobabilités et à la courbe dite roulette. Mais là encore
1 ne s'est pas contenté d'être savant original : il a
'éfléchi sur les conditions, les méthodes et la portée
ie sa science : et une bonne part des réflexions aux-
quelles il a été conduit se trouve dans son opuscule
nachevé de V Esprit géométrique.
La méthode des géomètres comporte deux espèces
le démarches : elle démontre et elle ordonne. Sur la
:açon dont elle ordonne, Pascal n'a point écrit les
*ègles qu'il annonçait. En retour il a insisté sur la
'açon dont elle démontre. La Géométrie nous fournit
e type de démonstration le plus parfait que nous puis-
sions atteindre, — et en ce sens « ce qui passe la géo-
nétrie nous surpasse », — mais non le plus parfait en
joi ; car une démonstration absolument parfaite serait
îelle qui définirait tous les termes et qui prouverait
toutes les propositions, autrement dit, qui ne prendrait
'ien pour accordé et qui serait capable de tout expli-
quer. Or tel n'est point le cas de la démonstration géo-
métrique. Elle est à cet égard moins convaincante :
nais elle est aussi certaine.
N'oublions pas d'ailleurs le caractère et le rôle des
définitions : les seules définitions qu'emploie la géo-
nétrie sont des définitions de nom ; elles servent
iniquement à éclaircir et à abréger le discours en dési-
gnant l'objet que l'on étudie ; elles sont donc entière-
ment libres et ne sont astreintes qu'à cette règle que,
lans l'usage qu'on en fait, on reste fidèle au sens
qu'elles ont imposé et on continue à désigner par elles
le même objet. Des définitions de cette sorte écartent
64 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
les contradictions qui ne peuvent manquer de s'élever
lorsqu'on définissEint les choses on prétend en déter-
miner la nature. Mais, indispensables pour la suite du
raisonnement, elles sont inutiles autant qu'impossibles
pour en fournir l'origine. La géométrie ne définit point
des choses telles que l'espace, le temps, le mouvement,
le nombre, l'égalité, les similitudes : il faudrait qu'elle
définît les termes de sa définition, ce qui la conduirait
à l'infini, et serait sans avantage aucun, car elle ne
pourrait trouver rien de plus clair pour faire entendre
ce que l'on entend communément par ces mots. Tous |
les hommes connaissent ce qu'on veut dire en parlant l
de temps. Seraient-ils plus avancés si on leur proposait
une définition "^comme celle-ci : le temps est le mouve-
ment d'une chose créée? Ce serait substituer à la clarté
immédiate des obscurités à élucider, et peut-être im-
possibles à élucider.
Suit-il de là que la géométrie soit une science arbi-
traire? Nullement. Les objets dont nous venons de
parler ne peuvent sans doute être définis : mais la
nature a suppléé à ce défaut par une idée pareille
qu'elle a donnée à tous les hommes, et qui représente
ces objets sans équivoque, et avec une intelligence
incomparablement plus nette que celle de toutes les
explications artificielles. Par suite, le manque de défi-
nition est plutôt une perfection qu'un défaut puisqu'il
tient à l'extrême simplicité de ces objets qui en fait
la pleine évidence. Au-dessus de la certitude du rai-
sonnement et du discours, et pour en être même le
principe, s'élève la conviction immédiate qui est
l'œuvre de la nature, et, comme dira Pascal dans les
Pensées^ du « cœur ». Nous connaissons la vérité, non
seulement par la raison, mais encore par le cœur ;
c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les
premiers principes, et c'est en vain que le raisonne-
ment, qui n'y a point de part, essaie de les combattre...
Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dan» l'espace
et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre
PASCAL 65
ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont
l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent,
les propositions se concluent ; et le tout avec certitude,
quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile eL
aussi ridicule que la raison demande au cœur des
preuves de ses premiers principes pour vouloir y con-
sentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la
[•aison un sentiment de toutes les propositions qu'elle
démontre pour vouloir les recevoir. (Section IV, 282.)
Ainsi les notions ou vérités primitives sont aperçues
par le cœur et le sentiment, en somme par une intui-
tion qui n'a rien de commun avec la raison entendue
ici comme la faculté du raisonnement. Et cette intui-
tion que suscite en nous la nature n'a rien d'arbitraire :
3lle est certaine, d'une certitude imm'édiate, au lieu
l'une certitude de conclusion. Après tout Pascal ne
3e rapprocherait-il pas ici, plus qu'il ne l'imagine, de
la tradition rationaliste, selon laquelle la connaissance
des idées ou vérités premières est une connaissance
immédiate, indémontrable? N'est-ce point Platon qui
a élevé l'intelligence intuitive au-dessus de la raison
discursive? Et n'avons nous pas vu Descartes faire
de l'intuition l'origine et le soutien de la déduction?
Il reste pourtant entre ces rationalistes et Pascal une
grande différence : pour ces rationalistes la nécessité
avec laquelle les idées et vérités premières s'imposent
à nous est une nécessité intellectuelle concentrée qui
n'est point autre dans le fond que la nécessité intel-
lectuelle développée par le raisonnement : entre la
raison intuitive et la raison discursive il y a, malgré
leur distinction, une certaine homogénéité : pour
Pascal, où il y a intuition il n'y a pas raison, car raison
c'est raisonnement : le cœur, faculté des principes,
et la raison, faculté des conclusions, sont hétéro-
gènes.
Les trois choses que considère particulièrement la
géométrie sont le mouvement, les nombres et l'es-
pace : or, il y a des propriétés communes à ces trois
66 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
choses, dont la principale est l'infinité de grandeur e
de petitesse. Mouvements, nombres et espace sont sus
ceptibles de croître et de décroître infiniment. Ce son
là des vérités qui ne se peuvent démontrer et qu
cependant sont le fondement de la géométrie. On n
peut pas plus être géomètre sans recevoir ces vérité
qu'être homme sans avoir une âme. Cependant i
arrive que de très bons esprits, mais qui ne sont pa
géomètres, refusent d'admettre cette double infinité
et répugnent particulièrement à l'infinité de petitesse
ils ne veulent pas comprendre qu'une ligne mat hé
matique soit divisible à l'infini et ils soutiennent qu'elh
est composée de points en nombre fini. Mais, réponc
Pascal, il n'y a pas d'indivisibles, du moins d'indivi-
sibles au sens où ils l'entendent. Supposons en effel
que l'on soit arrivé par une division progressive à ces
indivisibles : ces indivisibles étant chacun ce qui n's
aucune partie ne sauraient se toucher sans se con-
fondre. -Comment donc, si nombreux qu'ils soient,
pourraient ils faire une étendue? On dira peut-être
alors que l'affirmation des indivisibles et l'affirmation
de la divisibilité à l'infini sont deux propositions éga
lement inconcevables : mais puisque ce sont deux
contradictoires, il est nécessaire, réplique Pascal, que
l'une soit la véritable. Or que ce soit la divisibilité à
l'infini qui soit la véritable, c'est ce que l'on peut
démontrer de diverses façons, en réduisant à l'absurde
l'hypothèse contradictoire. C'est une égale faute de
soutenir que ce qui est aperçu par lumière naturelle
comme vrai ne Test pas parce qu'incompréhensible,
et de réclamer de la vérité incompréhensible une
démonstration directe : la seule démonstration pos-
sible, et au reste décisive, c'est la démonstration
indirecte. « C'est une maladie naturelle à l'homme de
croire qu'il possède la vérité directement ; et de là
vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui
est incompréhensible ; au lieu qu'en effet, il ne connaît
naturellement que le mensonge et qu'il ne doit prendre
I
PASCAL 67
pour véritables que les choses dont le contraire lui
paraît faux. » (T. IX, p. 259.)
Tâchons de mieux concevoir ce qu'est l'indivisible
et ce qu'est l'infini. L'indivisible est la limite vers
laquelle tend une grandeur sans y pouvoir jamais
atteindre ; ou, comme dit Pascal, « toutes les gran-
deurs sont divisibles à l'infini, sans tomber dans
leurs indivisibles (T. IX, p. 268), de sorte qu'elles
tiennent toutes le milieu entre l'infini et le néant ».
En d'autres termes, pas plus que le zéro n'est l'élé-
ment des nombres, ces indivisibles ne sont les
éléments des grandeurs, bien qu'on puisse en uper
par méthode, et qu'il y ait une espèce de hiérarchie
entre les grandeurs dans l'infini. Le solide est infini
par rapport à la surface, comme la surface est infinie
par rapport à la ligne, comme la ligne est infinie par
rapport au poipt. Une grandeur continue d'un certain
ordre n'augmente pas, si on lui ajoute des quantités
d'un ordre inférieur en tel nombre qu'on voudra. Les
indivisibles qui sont de purs zéros par rapport aux
grandeurs de l'ordre supérieur sont des infinis par
rapport aux grandeurs de l'ordre inférieur. Ce sont
donc des grandeurs hétérogènes. Les éléments de la
ligne, de la surface, du solide sont au contraire homo-
gènes avec la ligne, la surface, le solide ; c'est-à-dire
qu'ils sont eux-mêmes des lignes, des surfaces, des
solides. La nature et le rapport de ces éléments infi-
niment petits dépendent des grandeurs finies dont ils
dérivent ; les éléments de deux lignes, de grandeur
quelconque, sont entre eux comme ces lignes elles-
mêmes ; inversement, si l'on a réussi à déterminer le
rapport entre les éléments de deux grandeurs, on
aura le rapport entre les grandeurs finies dont elles
sont les éléments. En cela non seulement Pascal a
conçu déjà les principes du calcul infinitésimal ; mais
encore, par ses découvertes mathématiques, il a montré
qu'il savait déjà pratiquer certains procédés du calcul
intégral et du calcul différentiel,
S8 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
« La méthode de ne point errer est recherchée de
tout le monde. Les logiciens font profession d'y
conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors
de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point
de véritables démonstrations. )^ (T. IX, p. 287.) —
Pascal est aussi sévère que Descartes, sinon plus, •
pour la logique de l'École, qui n'a de bon que ce
qu'elle a pris à la méthode des géomètres et qui a eu
le défaut de l'embrouiller de préceptes subtils et inu-
tiles.
Il est remarquable que Pascal trouve plus de com-
plication dans la géométrie que dans la physique :
c'est que, ayant pratiqué et perfectionné la géométrie
des indivisibles qui avait pour point de départ la
considération des infiniment petits, il avait le droit
de trouver plus simples en comparaison les procédés
qui, comme dans l'hydrostatique, tiraient les effets
de l'eau de peu de principes (Section I, 2) ; et de
plus c'est la géométrie, avec cette notion de l'in-
fini qui en est l'âme, qui le conduit à concevoir la
double infinité en grandeur et en petitesse de la Nature
matérielle, et qui lui fait entrevoir la présence et le
rôle des infiniment petits dans la vie même.
Ainsi donc la Géométrie a de grands avantages.
Excellente méthode d'exposition, « elle enseigne par-
faitement )). (T. IX, p. 247.) Excellent exercice de
critique, elle réforme déjà la logique de l'homogène,
de l'uniforme et du raisonnement direct ; et par là
elle nous déprend des fausses conceptions de l'unité
dialectiquement développée. Par là aussi, elle nous
instruit de ses propres limites et montre à l'esprit
ses bornes. Enfin à ces mérites elle joint le service, j
plus positif et plus précieux encore, de nous stimuler
à la dépasser et de nous ouvrir d'autres horizons :
elle apprend « à s'estimer à son juste prix et à former
des réflexions qui valent mieux que tout le reste de
la Géométrie même ». (T. IX, p. 270.) Mais par cela
même qu'il attribue à la géométrie ce rôle supé
j
PASCAL 69
rieur, Pascal ne lui fait pas la part aussi large que
De?cartes.
II
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
ET DE LA DESTINÉE HUMAINE
Le philosophe rationaliste tend à admettre l'homo'-
généité entre les sciences, comme aussi entre les élé-
ments qui constituent chacune d'elles : c'est pour lui
la même raison qui saisit les principes dans une
appréhension immédiate et qui en développe les con-
séquences par la déduction, qui découvre à l'aide de
l'expérience les rapports nécessaires des faits comme
elle découvre par le raisonnement les rapports néces-
saires des idées ; la variété de ses procédés que lui
impose la variété des objets du savoir n'est qu'un
moyen d'accommodation, qui ne porte atteinte ni à
la simplicité de sa nature ni à la souveraineté de son
rôle. Tout autre parait bien être la conception de
Pascal. Dans la physique, à ses yeux, les principes
sent fournis par l'expérience, et s'il faut bien, pour
expliquer les phénomènes, raisonner à partir de ces
principes, le raisonnement ne sert qu'à soumettre
à l'expérience les conséquences d'une hypothèse ou
qu'à lier des formes d'expérience qui relèvent d'une
même théorie. Ici au reste les principes dont on part
sont simples et peu nombreux, et il s'agit surtout d'en
tirer des conséquences de diverses sortes, des consé-
quences « si fines, dit Pascal, qu'il n'y a qu'une
extrême droiture qui y puisse aller ». (Section ï, 2.)
Dans la géométrie, les principes sont fournis par le
sentiment ou le cœur, et les conséquences qu'en tire
la raison sont d'une certaine façon plus simples et
plus directes : mais les principes sont nombreux et
70 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
compliqués, et il faut une certaine amplitude d'es-
prit pour les comprendre sans les confondre. De là
résulte que, ni dans la physique, ni dans la géométrie,
les règles de méthode ne sont tout, et qu'il y faut
joindre de certaines qualités et un certain tour d'in-
telligence en rapport avec ces sciences. De là résulte
encore que, dans toutes ces sciencçs, la raison, qui
est raisonnement, ne sert que d'instrument, et s'ap-
plique à des données ou, comme dit Pascal, à des
principes qu'elle ne fournit pas. Ainsi les sciences
peuvent être certaines, sans être comme des parties
intégrantes d'un savoir unique, qui serait comme le
système de l'intelligence ; et elles peuvent l'être,
chacune à part, sans réaliser l'unité de nos facultés
de connaître. « La nature a mis toutes ses vérités
chacune en soi-même ; notre art les renferme les
unes dans les autres, mais cela n'est pas naturel ;
chacune tient sa place. » (Section I, 21.)
Certes, c'est à l'aide de la géométrie que nous con-
naissons la nature ; mais c'est la géométrie elle-même
qui nous détourne d'imposer à la nature une conti-
nuité abstraite, qui, par la considération du double
infini de grandeur et de petitesse, nous enlève l'illu-
sion de pouvoir suivre les choses de leur commence-
ment à leur fin, qui nous oblige à saisir la vérité, non
comme le développement d'une notion première se
poursuivant en accord avec elle-même dans une unique
direction, mais comme un milieu entre des extrêmes
qui sont des contraires. (Section II, 72.) Mieux
encore, elle nous invite à concevoir des règles et des
moyens d'explication qui vont par delà ses objets
propres : « Ceux qui verront clairement ces vérités
pourront admirer la grandeur et la puissance de la
nature dans cette double infinité qui nous environne
de toutes parts, et apprendre par cette considération
merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regar-
dant placés entre une infinité et un néant d'étendue,
entre une infinité et un néant de nombre, entre une
PASCAL 71
nfinité et un néant de mouvement, entre une infinité
ît un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre
\ s'estimer à son juste prix, et former des réflexions
jui valent mieux que tout le reste de la géomé-
rie même. » (T. IX p. 270.)
Mais de quel ordre seront ces réflexions, et sur quel
iujet?
Il y a une étude incomparablement plus impor-
ante que l'étude des sciences abstraites : c'est l'étude
le l'homme. Ce ne sont pas les sciences abstraites
jui y conduisent ou y préparent : c'est l'observation
ît la fréquentation des hommes. Au sortir de ses pre-
niers travaux scientifiques, livré pour un temps à la
^ie mondaine, Pascal paraît en avoir rapporté deux
sortes de considérations : d'abord, que l'homme est
)eaucoup plus divers que ne l'imagine le savant ou le
)hilosophe, que les différents éléments de sa nature
ont bien loin de s'unir harmonieusement en lui, et
le se rapporter les uns aux autres de la même façon
îhez chacun : quand Pascal s'arrête à contempler
'homme, ce qui le frappe, ce n'est point, si l'on peut
lire, l'être raisonnable en soi, et ce n'est point pour
sstimer, avec Descartes, que le bon sens est la chose
lu monde la mieux partagée : c'est pour se confirmer
lans l'idée qu'il exprimera plus tard : « A mesure
îu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes
)riginaux. » (Section I, 7.) Le monde révèle une
nerveilleuse diversité de visages et de caractères,
-l'autre considération, c'est que pour avoir prise
rur l'homme il y a plus que les définitions et les
3reuves : les définitions et les preuves alourdissent
;e qui doit pénétrer dans les intelligences d'un trait
^if ; et par surcroit dans le monde humain tout n'est
)as, tant s'en faut, matière à définitions et à preuves :
1 y a des vérités que l'on fait entendre à demi-mot,
les vérités que l'on saisit d'ensemble et d'une seule
''ue, des vérités qui atteignent l'intérieur des choses
Jors que les démonstrations n'en touchent que les
72 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
formes abstraites et les rapports extérieurs : et • ce
sont les vérités qui portent sur l'homme ou qui inté-
ressent l'homme. De là la valeur de ces qualités de
finesse grâce auxquelles dans la conversation et dans
le monde on saisit ce qui semble se dérober, on insinue
ce qui pourrait choquer, on tourne la science même à
l'agrément. De là la valeur de cette culture générale
qui fait que les esprits peuvent communiquer hors de
leur spécialité et de leur métier. « Il faut qu'on n'en
puisse dire, ni : « il est mathématicien », ni « prédi-
cateur », ni « éloquent », mais « il est honnête homme ».
Cette qualité universelle me plaît seule. » (Section I,
35.) « Puisqu'on ne peut être universel et savoir tout
ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de
tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose
de tout que de savoir tout d'une chose ; cette univer
salité est la plus belle ». (Section I, 37.)
Ainsi s'expliquent la différence et les rapports que
Pascal établit entre l'esprit de géométrie et l'esprit
de finesse. Ces deux sortes d'esprits sont distingués
d'abord par leurs objets : il y a « les choses de finesse »,
comme dit Pascal, et ce sont pour lui les chosea
humaines, tandis que les figures et les nombres sont
les choses de la géométrie. Mais ces deux sortes d'es-
prits se distinguent aussi par leurs façons de procéder.
Si les principes de la géométrie sont éloignés de l'usage
commun, ils sont du moins, dès qu'on les considère,
vus à plein et il suffit de raisonner correctement pour
s'en bien servir. Au contraire, pour les choses de-
finesse, les principes en sont dans l'usage commun;
mais ils sont si délicats et si nombreux qu'il faut un,
sens bien avisé et bien subtil pour les saisir sans le$|
brouiller et sans en omettre : et de plus ils ne s»
laissent pas manier par le seul raisonnement ; c'est-
encore par des vues plus que par des déductions qu'il»
conduisent à apprécier et à juger. Donc, tandis que
l'esprit de géométrie a des procédés lents, durs et
inflexibles, l'esprit de finesse le plus souvent voit
PASCAL 73
d'une seule vue, aperçoit les détails dans l'ensemble
et discerne même, quand la logique entre en jeu, où il
faut qu'elle s'arrête. Si les géomètres veulent traiter
géométriquement des choses de finesse, ils sont ridi-
cules, faux, insupportables ; si les esprits fins veulent
décider avec leur seule finesse des choses de la géo-
métrie, ils ne font qu'étaler leur incompétence. La
perfection serait de posséder les deux genres d'esprit
et de les appliquer quand il faut. (Section I, 1.) On
aurait tout le secret de l'art de persuader.
Cet art de persuader embrasse l'art de convaincre
et l'art d'agréer, et l'on ne saurait négliger ce dernier
lorsqu'on songe que des moyens de persuasion ne
doivent pas être seulement concluants en soi, mais
encore efficaces, et que, pour ce qui le concerne, l'homme
du monde non seulement a à être éclairé, mais encore
à être touché. Mais il ne faudrait pas croire que la
vérité des choses humaines ne relève que de l'art
d'agréer ; car, en ce qu'elle a de plus essentiel, elle
relève de l'art de convaincre, mais d'un art de con-
vaincre qui combine dans un ordre plus complet
l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. Il y a en
effet, selon Pascal, deux principales puissances par
lesquelles on adhère à des opinions : l'entendement et
la volonté. L'homme ne devrait, semble-t-il, consentir
qu'à ce que l'entendement lui démontre, mais le plus
souvent, dans ce qui l'intéresse, l'homme se laisse
conduire par la volonté, c'est-à-dire par l'agrément :
il ne croit que ce qu'il aime et ce qui lui plaît. Cette
distinction de Pascal paraît d'abord rappeler la
distinction également établie par Descartes entre l'en-
tendement et la volonté, et l'attribution que Des-
cartes a faite à la volonté de la faculté de juger : cepen-
dant la distinction n'a chez Pascal ni môme sens ni
même portée que chez Descartes. Chez Descartes elle
sépare les données du jugement que l'entendement
fournit de l'acte de juger qui appartient à la volonté :
elle n'analyse pas des façons différentes de motiver
74 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
les jugements ou de consentir. De plus, tandis que
par l'entendement ou l'esprit Pascal entend surtout
la puissance de démontrer, il entend par la volonté
non pas seulement le pouvoir d'affirmer ou d'agir
délibérément, mais encore celui d'affirmer et d'agir
autrement que par la raison raisonnante : d'où le
rapprochement constant, qui va jusqu'à l'identité,
entre la volonté et le sentiment, la volonté et le cœur.
Toujours est-il que, comme dit Pascal dans les Pensées^
« la volonté est un des principaux organes de la
créance. » (Section II, 99).
Mais si la volonté, étant gâtée et corrompue, peut
pervertir la connaissance, si en tout cas, capricieuse
et téméraire, elle va à ce qui lui plaît plutôt qu'à ce
qui est vrai, il faut reconnaître qu'il y a comme un
fondement certain et légitime de ce rapport de la
croyance à la volonté. En effet, tandis que l'entende-
ment a pour principes des vérités naturelles et uni-
versellement admises, la volonté a pour premier mo-
teur le désir d'être heureux présent en tout homme.
Que l'on tire des principes de l'esprit des conséquences
nécessaires, ou que l'on fasse apercevoir à l'âme qu'une
chose peut la conduire à ce qu'elle aime souveraine-
ment : il y a alors dans les deux cas démonstration
certaine ; et la certitude sera aussi grande qu'il est
possible quand elle établira que de telles affirmations
ont ensemble une union étroite avec les principes
acceptés et avec les objets de notre satisfaction.
Pascal a donc admis qu'il était possible de démon-
trer des vérités se rapportant à notre désir d'être
heureux, et nous verrons tout à l'heure quel carac-
tère doit présenter ce genre de démonstration ; mais
il n'a cessé de reconnaître que la volonté peut rester
partagée entre ce qu'on lui démontre vrai et les vo-
luptés auxquelles elle tend : ainsi se justifie cet art
d'agréer qui s'adjoint à l'art de convaincre et qui
peut réussir là où celui-ci est exposé à rester prati-
quement impuissant : « Quoi que ce soit qu'on veuille
PASCAL 75
persuader, il faut avoir égard à la personne à qui
on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le coeur,
quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et
ensuite remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels
rapports elle a avec les principes avoués, ou avec les
objets délicieux par les charmes qu'on lui donne. De
sorte que l'art de persuader consiste autant en celui
l'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes
3e gouvernent plus par caprice que par raison. »
[T. IX, p. 275). Pascal se défend de donner les règles
ie l'art d'agréer, et il s'en déclare incapable. Il a
mieux fait : il l'a pratiqué.
Cet art d'agréer peut préparer l'âme à recevoir -la
démonstration, la tourner vers le vrai par des motifs
3n rapport avec les attraits qu'elle subit ou les inté-
rêts qui la sollicitent. Quant à la démonstration qui
ioit nous convaincre de ce qu'est la vérité qui nous
3oncerne, elle ne peut comme toute démonstration
5ue manifester des liaisons nécessaires entre ce qui
îst déjà admis comme certain et ce qu'il faut démon-
trer : mais, tandis que dans la géométrie cette liaison
3onsiste dans une sorte de déduction unilinéaire qui
fait sortir les vérités les unes des autres, ici cette
iaison a plutôt pour caractère de rattacher à un
centre commun de convergence des éléments de la
vérité, d'abord respectivement indépendants. « Le
3œur a son ordre ; l'esprit a le sien, qui est par principes
3t démonstrations ; le cœur en a un autre... Cet ordre
consiste principalement à la digression sur chaque
point qui a rapport à la fin. » Ainsi le sens de l'en-
iemble, l'unité de coup d'œil qui embrasse sans les
confondre des principes nombreux et divers, la pensée
5ue la vérité sur l'homme doit être appropriée à
'homme, tous ces éléments de l'esprit de finesse, —
nais dûment définis et élevés au-dessus des usages
arbitraires, — servent, en imitant à certains égeu'ds,
nais en dépassant à d'autres les démonstrations géo-
nétriques, à composer l'idée d'un système de preuves.
76 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
capable de justifier les plus hautes vérités, et pai'-
dessus tout la vérité de la Religion Chrétienne.
Cette apologie de la Religion, on sait que Pascal
ne put que la préparer et l'ébaucher, que nous n'en]
avons que des morceaux plus ou moins achevés,
des morceaux qui souvent même ne sont que des
notes préparatoires, — et ainsi que, au lieu de l'ou-
vrage, nous avons des Pensées. La restitution dé-
taillée de ce qu'eût été l'ouvrage est une entreprise
souvent tentée, vaine en somme, puisqu'il n'est pas
sûr que Pascal ait conçu autre chose qu'un plan très
général et qu'il y fût, même au cours de l'exécution,
resté fidèle. Ep retour il est possible et légitime de
suivre avec le dessein de Pascal le genre de méthode
qu'il emploie, les expériences qu'il invoque, les idées
maîtresses auxquelles il se rapporte.
Il faut d'abord prendre garde aux caractères que
doit avoir dans les intentions de Pascal cette Apologie.
« Il voulait, nous dit Filleau de la Chaise {Discours
sur les Pensées., Ed. Brunschvicg, t. I, p. CCII), rap-
peler les hommes à leur cœur et leur faire commencer
par se bien connaître eux-mêmes. » En s'appuyant
tout d'abord sur la connaissance de la nature humaine,
il rompait avec la tradition la plus constante de l'Apo-
logétique, pjus portée communémei.t à présenter sous
la forme d'un ordre déductif abstrait les motifs de
crédibilité. Ce n'est pas en imposant presque d'emblée
Dieu à l'homme, c'est en faisant réclamer Dieu par
l'homme même, par l'homme devenu conscient de sa
condition, que l'on peut tracer la voie vers la Religion.
— La démonstration qui constituera l'Apologie, avec
la complexité de ses démarches, aura donc pour point
do départ la considération de l'homme : mais elle devra
avoir en plus ce caractère d'agir sur la volonté en
même temps que sur l'esprit ; elle devra être une
conversion en même temps qu'une démonstration.
De fait, pour être accessible aux preuves de la Reli-,
gion, encore faut -il que les incrédules ne restent pas
PASCAL 77
dans l'indifférence. Pascal s'applique à montrer l'ab-
surdité de cette indifférence, étant donnée l'impor-
tance de l'objet en question, étant donné même le
sentiment que les incrédules doivent avoir de leur
intérêt (1). « Cette négligence en une affaire où il s'agit
d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite
plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épou-
vante ; c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci
par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle; j'entends
au contraire qu'on doit avoir ce sentiment par un
principe d'intérêt humain et par un intérêt d'amour-
propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient
les personnes les moins éclairées. )i (Section III, 194,
p. 104.) Que les incrédules accusent l'insuffisance de
leurs lumières : il n'y a point de honte à cela ! Mais
qu'ils ne se complaisent point dans leur état comme
s'il était définitif. Car ils ne pourraient donner de
leur incrédulité que des raisons faibles et basses, très
éloignées de ce bon air qu'ils cherchent. « Qu'ils soient
«lu moins honnêtes gens s'ils ne peuvent être chré-
tiens, et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que
deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raison-
nables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cncur
parce qu'ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent
de tout leur cœur, parce qu'ils ne le connaissent pas. »
(Section III, 194, p. 112.)
L'incrédule qui se pique d'honnêteté ne peut donc
rester dans l'indifférence ; s'il est joueur, par surcroît.
(1) « L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si
fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout
sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qu'il en est.
Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si
différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non,
qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement,
qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier
objet. » (Section IH, 194, p. 103.) Il y a là une raison de curio-
sité, auprès de laquelle ne sont rien les raisons de la curiosité
scientifique. « Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opi-
nion de Copernic : mais ceci... Il importe à toute la vie de savoir
si l'âme est mortelle ou immortelle. » (Section III. 218.)
78 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
qu'il avoue qu'il y a là un jeu où il est engagé et qu'il]
observe les règles du jeu. Encore une fois, il ne peut
se dispenser de parier : car s'il ne parie pas explicite-
ment, il parie implicitement par le fait de vivre comme!
si Dieu n'existait pas et comme si l'âme n'était pas]
immortelle. Qu'il parie donc puisqu'il est « embarqué »j
et qu'il parie selon les principes du calcul des chances.]
Dans tout pari deux grandeurs sont à considérer, les
chances du gain et les enjeux. C'est le produit de ces
deux grandeurs l'une par l'autre qui définit l'avantage!
ou l'espérance mathématique du joueur. Ici les enjeux)
sont d'un côté la béatitude, c'est-à-dire un bien infini,]
de l'autre les biens de ce monde qui, si grands qu'oj
les imagine, ne peuvent être représentés que par un(
quantité finie. Même si l'on suppose que les chances
que Dieu existe soient très petites, comme elles ne^
sont pas nulles, les chances pour la vérité de l'affir-
mation contraire ne peuvent être qu'en nombre fini ;
la décision est par là tout indiquée : « Partout où est
l'infini, et où il n'y a pas infinité de hasards de perte
contre celui de gain, il n'y a point à balancer, il faut
tout donner. » (Section III, 233, p. 150.) L'incrédule
bon joueur doit donc parier qu^ Dieu est. Argument
qui pour Pascal est certainement un argument ad
hominem^ l'argument approprié à l'état d'ârne de
celui qu'il s'agit de tirer de son indifférence, et qui,
laissant de côté la question de vérité, prend pour
exemple le cas où Ton escompte les événements sans
pouvoir déterminer à fond la nécessité qui les fera se
produire ou non. Mais l'incrédule proteste que cette
contrainte du calcul n'est pas une conviction ; qu'il
ne peut se décider à croire, même si sa raison l'y porte ;
mais alors qu'au lieu de chercher à augmenter les
preuves, il travaille à dominer en lui les passions.
« Vous voulez aller à la foi, et vous n'en savez pas le
chemin ; vous voulez vous guérir de l'infidélité, et
vous en demandez le remède : apprenez de ceux qui^
ont été liés comme vous, et qui parient maintenant]
PASCAL 79
tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que
vous voudriez suivre, et guéris d'un mal que vous
voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont com-
mencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en
prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc..
Naturellement même cela vous fera croire et vous
abêtira. ) {Ibid.^ p. 153.) Mais en s' abêtissant, puisque
Pascal a dit le mot, l'homme qui aspire à croire réa-
lise par des procédés contraires à la raison ce qui en
somme est démarche raisonnable : si Pascal a vu pro-
fondément la part de l'automatisme dans une croyance
qui doit pénétrer tout l'homme, et l'utilité même de
l'automatisme pour incliner l'âme vers Dieu, il n'a
point songé à édifier sur celte seule base matérielle
tout le système de la religion chrétienne, pas plus
qu'il n'avait songé à l'appuyer sur la seule considéra-
tion de l'intérêt ; car il dira : « C'est être supersti-
tieux, de mettre son espérance dans les formalités. »
(Section IV, 249.) Au surplus l'homme qui a pris
le parti de pratiquer a pris du même coup le parti de
dominer ses passions ; et ainsi de plu? en plus il devient
fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant,
ami sincère. Et en même temps il éprouve de mieux
en mieux que son gain est certain et que ce qu'il a sa
crifié pour un bien infini n'est rien. (Section 111,233.)
C'est entre l'infini et rien qu'il a donc eu, dans le fond,
à opter.
Ainsi s'éveille l'intérêt pour la Religion et le désir
qu'elle soit vraie. Mais l'est-elle, et comment prouver
qu'elle l'est?
Le fondement de la preuve doit être la considéra-
tion de la nature humaine. Car la Religion, si elle est
vraie, est faite pour l'homme, et elle doit par consé-
quent se rapporter à la nature humaine beaucoup plus
qu'à la nature universelle. Comment donc apparaît ia
Qature humaine quand on l'observe impartialement
et complètement? Elle apparaît mobile, changeante,
mais telle surtout parce qu'elle est pleine de contra-
80 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
dictions. Placé entre deux infinis, l'infini de grandeur
et l'infini de petitesse, on dirait que l'homme participe
tour à tour des deux, sans être capable d'unir harmo-
nieusement en lui les parts respectives qu'il a aux
deux. L'homme croit naturellement et prétend se re-
poser dans l'objet de sa croyance ; mais il ne cesse
d'être le jouet des puissances trompeuse? ; ce sont les
passions qui faussent toutes ses impressions et qui
troublent jusqu'à son regard ; c'est l'intérêt, qui lui
est un merveilleux instrument pour se crever les yeux
agréablement ; c'est l'imagination qui dénature tout,
qui grandit les petites choses qui rabaisse les grandes,
qui fait et défait à son gré la beauté, la justice, l'au-
torité : « maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant •
plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. » (Sec-
tion II, 82, p. 1.) Même quand l'intelligence ne se
laisse pas abuser par l'imagination, par l'intérêt ou
par la passion, elle ne tient pas la vérité pour cela :
car la vérité qui touche de toute part à l'infini dépasse AÉ
ses capacités finies ; elle suppose que toutes les choses
sont causées et causantes, s'enchaînent par des liens
qui unissent les plus éloignées, et comment l'esprit
échappe-t-il à cette difficulté de ne pouvoir connaître
les parties sans le tout et le tout sans les parties?
L'esprit ne peut donc jamais embrasser les choses
de leur origine à leur terme : il aperçoit seulement
quelque apparence de leur milieu. Et pourtant, tandis
que « par l'espace l'univers me comprend et m'en-
gloutit comme un point, par ma pensée je le com-
prends ». (Section VI, 348.) « L'homme n'est qu'un
roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau
pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour
l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le
tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait
encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait
qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui : l'uni-
vers n'en sait rien. v. (Section VI, 347.)
D'un autre côté, l'homme veut le bonheur. Mais les
PASCAL 81
inclinations par lesquelles il le poursuit sont égale-
ment contradictoires, et comme les choses ont des qua-
lités contraires, rien n'est simple de ce qui s'ofire
à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun
sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit d'une
même chose ; que l'on n'est jamais satisfait de
l'objet que l'on possède, et que l'on met sa joie dans
l'objet que Ton désire, sauf à recommencer à être
déçu quand on le possède, et à recommencer ensuite
à désirer. On s'aime extrêmement soi-même et l'on
ne peut se supporter soi-même ; pour n'être pas seul
avec soi, il n'est pas de distraction frivole que l'on
n'invente. Et c'est bien là qu'éclate particulièrement
la contradiction de notre nature, dans ce que Pascal
a si parfaitement analysé sous le nom de divertisse-
ment. Nous sentons d'instinct et à bon droit que le
bonheur est dans le repos ; mais nous tendons au repos
par l'agitation, nous nous figurons toujours que la
satisfaction espérée d'un objet terminera notre mou-
vement, mais c'est un autre mouvement qu'elle fait
naître, et ainsi toujours. Ce qui ne devait être qu'un
moyen en vue d'une fin devient ainsi la fin principale :
nous aimons mieux le jeu que le gain ; nous aimons
mieux la chasse que la prise ; nous ne cherchons jamais
les choses, mais la recherche des choses. (Section II,
n^ 135, 139-143.) « La seule chose qui nous console
de nos misères est le divertissement, et cependant
c'est la plus grande de nos misères.» (Section, II, 171.)
[L'homme n'est-il donc pas heureux, quand il est repris
par le divertissement? Non : car le divertissement lui
vient du dehors et dépend de mille accidents (S c-
tion II, 170), à l'opposé de la vraie béatitude qui sup-
pose une calme possession intérieure.
Les mêmes contradictions vont de la nature de
l'homme à ses œuvres et à ses institutions. Nous pen-
sons que la justice doit régner dans les États, et nous
affirmons qu'il y a des lois naturelles qui doivent serv^ir
le modèles aux lois civiles. (Section VI, 375 et 309.)
82 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Mais la justice qui a été établie en fait est diverse
comme les États, et interdit dans l'un ce qu'elle ac-
cepte dans l'autre. « On ne voit rien de juste ou d'in-
juste qui ne change de qualité en changeant de climat.
Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la
jurisprudence, un méridien décide de la vérité ; en
peu d'années de possession, les lois fondamentales!
changent ; le droit a ses époques, l'entrée de Saturne
au Lion nous marque l'origine d'un tel crime. Plai-
sante justice qu'une rivière borne ! Vérité en deçà des
Pyrénées, erreur au delà. » Notre justice reçoit sa consé-
cration de principes qui n'ont rien de sacré : le temps
qui s'écoule fait oublier les usurpations qui sont à l'ori-
gine de la propriété comme du pouvoir ; l'imagination
enveloppe de mystère et de majesté les démarches et
les sentences des magistrats ; enfin la loi ne nous parait
juste que parce qu'elle est reçue pour telle ; une cou-
tume reçue : tel est le fondement mystique de son auto-
rité. Disons alors que la loi est juste parce qu'elle est la
loi, ce que nous comprendrons mieux en songeant aux
rapports de la justice et de la force. La justice sans la
force est impuissante, la force sans la justice est tyran-
nique. Il faut donc unir la justice et la force ; faire que
ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit
juste. Faire que ce qui est juste soit fort : c'est l'exi-
gence légitime : pourquoi n'y avoir pas conformé les
choses? C'est que la justice prise en elle-même est
sujette à dispute et n'impose pas à tou? son évidence :
tandis que la force est reconnaissable et arrête les con-
flits. Et ainsi en paraissant fortifier la justice on a jus-
tifié la force afin que par elle régnât la paix. (Sec-
tion V, 293-300 ; 312.) La force qui assure la paix, qui
empêche les discordes et les révoltes est vénérée par
le peuple comme si elle était la justice même, et en
cela le peuple voit mieux que ces demi-savants qui
prétendent que les lois ne nous obligent pas parce
qu'elles ne sont pas la justice absolue ; mais la vérité
est que notre propre idée de la justice, impuis-
PASCAL 83
santé à se réaliser telle quelle, a du céder son rôle à
ce qui est d'une essence contraire à la sienne. (Sec-
tion V, 326-327.)
Sous tous ses aspects, en ses tendances comme en
ses œuvres, l'homme est plein de contrariétés : et ces
contrariétés se ramènent à celle de la grandeur et de
la bassesse. 11 y a en l'homme une capacité naturelle
de bien, de vérité, de bonheur ; mais cette capacité est
comme vide et se laisse remplir par des objets qui y
répugnent. Et si opposées que soient entre elles cette
grandeur et cette bassesse, au point qu'elles ont pu
porter à croire que nous avions deux âmes, elles sont
pourtant liées entre elles, en ce qu'elles se mesurent
l'une par l'autre. L'homme ne se sentirait pas misé-
rable, s'il ne se savait pas né pour des fins plus hautes
que celles qu'il remplit : « Il connaît qu'il est misérable ;
il est donc misérable, puisqu'il l'est ; mais il est bien
grand puisqu'il le connaît. » Dès lors ne peut être vraie
pour l'explication et la direction de l'homme qu'une
doctrine des deux contraires et de leur rapport : toute
doctrine qui unifie notre nature, qui la simplifie en
un seul sens, ou qui encore, reconnaissant en elle des
éléments disparates, les laisse uniquement en présence
et comme juxtaposés n'est pas une doctrine de vérité
et de vie.
Par là apparaît l'insuffisance des doctrines propre-
ment philosophiques. Dans son entretien avec M. de
Sacy qui esquisse déjà en quelque manière l'Apologie,
Pascal ramène à deux les doctrines qui méritent con-
sidération : ou la doctrine selon laquelle il y a un Dieu,
en qui est le souverain bien, ou la doctrine qui déclare
Dieu incertain et le souverain bien avec lui : la pre-
mière est celle d'Épictète ; la seconde celle de Mon-
taigne. Épictète a bien connu les devoirs de l'homme,
quand il lui a demandé de regarder Dieu comme son
principal objet et de se soumettre sans murmurer à la
Providence divine ; mais, en lui attribuant la puissance
de régler par lui seul ses idées et d'acquérir par là toutes
84 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
les vertus, il a énoncé des principes « d'une superbe
diabolique )>. Montaigne, recherchant ce que peut la
raison sans la lumière de la foi, la condamne à une
incertitude telle qu'elle ne doit même pas dire : 3e ne
sais^ mais simplement : Que sais-je^ qu'elle doit s'avouer
incapable de fonder aucune philosophie et même au-
cune science ; mais, en nous faisant voir « la superbe
raison si invinciblement froissée par ses propres
armes », il a paru délier l'homme de toute obligation
de résister à ses penchants naturels et de s'élever plus
haut qu'eux. L'un donc a connu la grandeur de
l'homme, mais ignoré son impuissance ; l'autre a connu
la faiblesse de l'homme, mais ignoré le sentiment qu'il
a de son devoir. En les alliant on formerait, semble-
t-il, une doctrine parfaite : mais cette alliance pure et
simple ne les accorderait pas : par leurs oppositions
ils renverseraient la vérité aussi bien que la fausseté
l'un de l'autre. C'est qu'il a manqué à l'un et à l'autre
de concevoir que l'état de l'homme d'à présent diffère
de l'état de l'homme au moment de la création, de
considérer les effets de la chute et la nécessité de la
réparation. « Ainsi ils se brisent et s'anéantissent pour
faire place à la vérité de l'Évangile. C'est elle qui
accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unis-
sant tout ce qui est vrai et chassant tout ce qu'il
y a de faux, elle en fait une sagesse véritablement
céleste, où s'accordent ces opposés qui étaient incom-
patibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en
est que ces sages du monde placent les contraire? dans
un même sujet, car l'un attribuait la grandeur à la
Dature et l'autre la faiblesse à cette même nature, ce
qui ne pouvait subsister : au lieu que la foi nous ap-
prend à les mettre en des sujets différents : tout ce
qu'il y a d'infirme appartenant à la nature, tout ce
qu'il y a de puissant appartenant à la Grâce. Voilà
l'union étonnante et nouvelle qu'un Dieu seul pou-
vait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui
n'est qu'une image et qu'un effet de l'union ineffable
I
I
PASCAL 88
de deux natures dans la SQule personne d'un Homme-
Dieu. »
La grandeur et la bassesse de l'homme se mani-
festent de même isolément et en opposition dans les
doctrines philosophiques concernant la certitude. Dog-
matistes et pyrrhoniens ne cessent de se combattre
depuis que le monde dure, et les uns et les autres ont
leur fort. Il a souvent semblé que Pascal se mettait
plus volontiers du côté des Pyrrhoniens, et de fait il
a souvent reproduit avec complaisance les réflexions
de Montaigne qu'il estime incomparable pour con-
vaincre la raison de son peu de lumière et de ses éga-
rements. Et l'on a soutenu que c'était sur les ruines
de la raison qu'il voulait élever la foi, que son scepti-
cisme était l'ingrédient de ?on fidéisme. Thèse très
étroite et très inexacte. Assurément Pascal a dit :
« Le Pyrrhonisme est le vrai. » (Section VII, 432);
mais là où il l'a dit, il a observé qu'avant Jésus-
Christ le? hommes ignorant leur nature ne pouvaient
pas savoir ce qui en fait la force à côté de ce qui en
fait la faiblesse. Et Pascal n'a pas dit que le Pyrrho-
nisme fût tout le vrai. N'oublions pas en outre que
tout ce qu'il objecte à la raison vise la raison conçue
comme faculté de raisonnement, et que ce qu'il lui
dénie avant tout c'est de pouvoir justifier les prin-
cipes dont elle part, de pouvoir constituer par elle
seule un ordre complet de vérités, et un ordre de vérités
qui atteigne la réalité. La raison ne trouve pas en elle
de? principes qui la rapportent à des objets réels :
.( Noub connaissons la vérité, non seulement par la
raison, mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière
sorte que nous connaissons les premiers principes, et
c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de
part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui
n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement.
Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque
impuissance où nous soyons de le prouver par raison,
cette impuissance ne conclut autre que la faiblesse
86 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes
nos connaissances comme ils le prétendent... » (Sec-
tion IV, 282.) « La raison nous commande bien plus
impérieusement qu'un maître ; car, en désobéissant
à l'un, on est malheureux, et en désobéissant à l'autre
on est un sot. » (Section VI, 345.) « Nous avons une
impuissance de prouver invincible à tout le dogma-
tisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à
tout le pyrrhonisme. » {Ibid., 395.) La nature soutient
la raison impuissante. En effet, l'idée de la vérité^
que la raison renferme et nous impose, ne suffisant
pas pour nous faire acquérir des vérités^ la raison se
développe à partir de données qui lui sont extérieures,
sentiment et faits. Ainsi le rôle du sentiment prend
une nouvelle extension : le sentiment, qui offrait déjà
des principes à l'esprit, est aussi ce qui en nous saisit
le plus souvent et le plus complètement la vérité qui
nous intéresse : « Dieu sensible au cœur. »
Les lumières des hommes doivent leur servir à con-
naître que ce n'est point en eux qu'ils trouvent la
vérité et le bien, et que seule peut-être est vraie la
doctrine qui rend raison des étonnantes contrariétés
qui sont en nous (Section VI, 433). Or c'est le propre
de la Religion Chrétienne d'enseigner qu'il y a un
Dieu, dont les hommes sont capables, et qu'il y a une
corruption de la nature qui les en rend indignes, et
de révéler le mystère du Rédempteur qui, unissant
en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré
les hommes de la corruption du péché pour les récon-
cilier à Dieu en sa personne divine. La Religion Chré-
tienne a donc en elle cette première et importante
marque de vérité qu'elle comprend tout l'homme et
qu'elle est faite pour tout l'homme.
Et sa vérité se démontre autrement que n'essaye
de se démontrer par la raison des philosophes l'exis-
tence de Dieu. Quand les philosophes disent à des
incrédules qu'ils n'ont qu'à observer la merveille des
desseins de la nature pour y voir Dieu à découvert,
I
PASCAL 87
qui pensent-ils convaincre avec des arguments aussi
faibles? Quand ils emploient des preuves plus méta-
physiques, comme celles qui rattachent les vérités
géom.étriques à une première vérité en qui elles
subsistent, en quoi peuvent-ils toucher les hommes
et les faire avancer pour leur salut? Ils n'arrivent
ainsi d'ailleurs qu'au « déisme, presque aussi éloigné
de la religion chrétienne que l'athéisme ». (Sec-
tion VIII, 556.) Ils prétendent connaître Dieu sans
Jésus-Christ, alors que nous ne le connaissons vérita-
blement et en rapport avec nous " que par Jésus-
Christ (Section VII, 543-549). « Le Dieu des Chrétiens
ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des
vérités géométriques et de l'ordre des éléments ; c'est
la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste
pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence
sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner
une heureuse suite d'années à ceux qui l'adorent ;
c'est la portion des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham,
le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des Chré-
tiens, est un Dieu d'amour et de consolation, c'est un
Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qu'il pos-
sède, c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement
leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au
fond de leur âme ; qui la remplit d'humilité, de joie,
de confiance, d'amour ; qui les rend incapables d'autre
fin que de lui-même. » (Section VIII, 556, p. 5).
Mais prouver le Dieu des Chrétiens, n'est-ce pas
aller dans le sens de la Religion naturelle? Nullement.
Car, tandis que les preuves philosophiques ne voient
dans l'homme et dans le monde que ce qui représente
h quelque degré la perfection de Dieu, c'est pour
expliquer un incompréhensible mélange de grandeur
et de bassesse que la Religion Chrétienne se propose :
et de là vient que la vérité qui lui est propre est une
vérité tour à tour claire et obscure. (Section VIII.)
« Reconnaissez donc la vérité de la religion dans l'obs-
curité même de la religion, dans le peu de lumière que
88 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
nous en avons, dans l'indifférence que nous avons
de la connaître ». (VIII, 565.) Le Dieu véritable est
le Dieu caché, Deus absconditus {Ibid., 585); ou,
pour mieux dire, il est caché en partie, et découvert
en partie, parce qu'il est également dangereux à
l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère,
et de connaître sa misère sans connaître Dieu.
(Ibid., 586.) « Dieu veut plus disposer la volonté que
l'esprit. La clarté parfaite servirait à l'esprit et nui-
rait à la volonté. » {Ibid., 581.)
Mais ce n'est pas seulement pour cela que les
preuves de Pascal se distinguent des preuves philoso-
phiques. Si elles se bornaient à montrer que la Reli-
gion chrétienne s'ajuste à notre nature, elles établi-
raient uniquement que la vérité en est possible. La
vérité en est-elle réelle? Question qui ne peut se décider
que par le fait. Or le fait, c'est que les mystères essen-
tiels de la Religion, incompréhensibles en eux-mêmes,
et que Jésus-Christ qui en est le sujet ont été annoncés
par des prophéties et confirmés par des miracles. Les
autres religions n'ont pas de témoins, et leurs livres
n'ont aucune autorité parce qu'ils n'ont pas fait la
vie spirituelle d'un peuple. Or c'est ce qu'a fait la
Bible : la Bible annonce une loi tout à fait rigoureuse
qui oblige le peuple juif à mille observations pénibles
et particulières, et cette loi se conserve, quoique le
peuple qu'elle gouverne la supporte avec impatience :
et le témoignage que donne ce peuple à son livre est
d'autant plus éclatant que ce livre le condamne. —
En outre ce livre annonce par prophétie ce qui s'ac-
complira par la nouvelle alliance ; et les Deux Testa-
ments se justifient par le fait que le second montre
l'avènement de ce que prédit le premier. Ma:s il est
vrai qu'il faut savoir interpréter les prophéties de
l'Ancien Testament : elles ont un sens littéral et un
sens spirituel ; le premier n'est faux que s'il est pris
absolument : il est alors un voile qui obscurcit et
aveugle ; c'est celui auquel se sont arrêtés les rabbins ;,
}>ASCAL 89
le second est vrai tel quel et pleinement. L'Ancien
Testament n'est que figuratif, et, quand la loi promet
à ceux qui lui obéiront les biens de ce monde, elle
n'est que figurative ; elle figure la valeur supérieure
de la charité. Mais la charité, elle, n'est pas un pré-
cepte figuratif. Et Jésus-Christ est venu ôter les
figures pour mettre la vérité. (Section X.) Ici encore
l'interprétation de l'Écriture est ambiguë par l'obscu-
rité qu'elle mêle à la clarté ; pour le Juif charnel, tout
doit être pris à la lettre ; mais, pour le Chrétien, la
lettre n'est que l'expression figurée de la vérité selon
l'Esprit-Saint.
Cette preuve par les prophéties, en liant le fait et
l'interprétation du fait par l'esprit, est un pendant
de la preuve par les miracles. Ici en effet se rencontre
également une ambiguïté qui est éclaircie d'une ma-
nière analogue. Il y a de faux miracles dont les vrais
miracles ne se distinguent pas matériellement. Mais
« les miracles discernent la doctrine, et la doctrine
discerne les miracles ».
Ainsi les preuves de la Religion chrétienne s'appuient
sur une certitude rationnelle, qui n'a rien de méta-
physique, et sur une certitude historique que com-
plète l'interprétation spirituelle des faits. A ce genre
de preuves qui embrasse des éléments disparates
correspond l'idée qu'il faut se faire de la croyance
qui y correspond. 11 y a trois moyens de croire, la
raison, la coutume, l'inspiration (245). La preuve qui
s'adresse à la raison ne peut être qu'un instrument
au service de la foi ; mais la foi est différente de la
preuve. La coutume nous porte plus profondément à
croire que la raison : car nous sommes automates
autant qu'esprits, et la coutume incline l'automate,
qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense : il faut que
l'extérieur se joigne à l'intérieur pour obtenir la grâce
de Dieu : attendre le secours uniquement de cet exté-
rieur est être superstitieux ; vouloir s'en dispenser,
c'est être superbe. (Section IV, 249-252.) Mais c'est
90 LA PHILOSOPHIE FUANÇAISE
l'inspiration, c'est la grâce, don de Dieu, qui fait la
foi : et toute l'œuvre des hommes, y compris l'apo-
logie, ne peut servir qu'à en faire admettre la néces-
sité et à y disposer l'âme : Dieu seul peut le reste,
c'est-à-dire tout. Toute cette philosophie de la na-
ture et de la destinée humaine se résume dans une
vue d'ensemble que Pascal présente ainsi : « Tous
les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses
royaumes, ne valent pas le m.oindre des esprits : car
il connaît tout cela, et soi, et les corps, rien. Tous
les corps ensemble et tous les esprits ensemble, et
toutes leurs productions ne valent pas le moindre
mouvement de charité. Cela est d'un ordre infini-
ment plus élevé. » (Section XII, 793.)
La philosophie de Pascal libère la Science et la
Religion de la Métaphysique. Elle n'exclut pas la
raison de la recherche de la vérité ; mais elle repousse
l'idée que la raison apporte par elle-même une vérité
réelle dont elle n'aurait qu'à développer le contenu.
Contre cette raison qui veut s'élever à l'absolu, elle
fait valoir la réalité du fait, le caractère immédiat et
indémontrable des principes, les oppositions qui s'ap-
puient sur des termes également réels, la discontinuité
des ordres différents de la réalité. — Mais il serait
erroné de croire que Pascal se rejette pour cela dans
l'arbitraire des vues : la pensée chez lui reste présente
à tout ce qu'il affirme par delà la raison, et même à
un certain point de vue contre la raison. Et de là vient
que son œuvre est si riche de directions philoso-
phiques : là où chez lui le rationalisme cesse, inter-
vient le seul réalisme méthodique de l'expérience, —
de l'expérience physique, de l'expérience psycholo-
gique et morale, — de l'expérience conçue par lui
comme la puissance de découvrir les raisons du fait
ainsi que les sources surnaturelles de la vie spirituelle.
I
CHAPITRE IV
MALEBRANCHE
I
LA CONCEPTION DE LA PHILOSOPHIE
ET LA DOCTRINE DES IDÉES
Malgré les oppositions qu'elle avait d'abord ren-
contrées, la philosophie cartésienne ne tarda pas au
dix-septième siècle à conquérir un empire étendu sur
les esprits : et il arriva alors.que, constituée comme une
philosophie qui mettait à part les vérités de la foi, elle
contracta cependant dans bien des intelligences une
alliance plus ou moins intime avec les vérités de la
foi. Bossuet, tout en restant fidèle sur bien des points
à la tradition scolastique, montre, au moins pendant
quoique temps, un certain attachement au cartésia-
nisme, et, dans le Traité de la connaissance de Dieu
et de soi-même^ il prend à son compte certaines idées
cartésiennes : il se défie surtout des paradoxes du
cartésianisme et des interprétations que certains car-
tésiens donnaient des dogmes chrétiens. Arnauld, qui
devait si vivement combattre Malebranche, encourut
de Jurieu le reproche d'être plus attaché au cartésia-
nisme qu'à la foi : du cartésianisme il défendait sur-
tout le spiritualisme, le dualisme, mais non ce qui
allait dans le sens de l'idéalisme ou d'un rationalisme
défini : il tendait à ramener les idées claires aux idées
92 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
de bon sens, — précurseur en cela des Ecossais. —
Fénelon défend l'alliance de la religion et de la méta-
physique,— de la métaphysique cartésienne ; — après
avoir combattu Malebranche sous l'inspiration de
Bossuet, il semble garder quelque chose du ton et de
l'allure de Malebranche quand, dans la seconde partie
de son Traité de Vexistence de Dieii^ il développe élo-
quemment ses conceptions sur l'Infini et sur l'Être
éminemment tout être.
Mais le philosophe qui introduit dans son adoption
du cartésianisme toute une philosophie originale, et
qui l'exprime par surcroît dans la langue la plus
souple et la plus noble, la plus ordonnée et la plus
vive, abondante en expressions relevées et magni-
fiques, c'est Malebranche.
Quoi qu'il doive à Descartes, Malebranche ne phi-
losophe pas de même façon que Descartes, ni avec
les mêmes préoccupations, ni pour le même objet.
Descartes est avant tout en quête de la méthode qui
permet de découvrir, par progrès réguliers et quasi
illimités, la vérité dans les sciences et des raisons qui
garantissent la certitude complète des connaissances
acquises par cette voie : toute sa métaphysique, avecÉ
les affirmations qu'elle contient, — affirmation de
notre être comme être pensant, — affirmation de
Dieu comme Être infini qui crée par sa liberté non
seulement les êtres, mais les vérités, et qui assure
absolument par sa véracité tout ce que nous jugeons
vrai en vertu d'idées claires et distinctes, — affirma-
tion de l'existence des choses corporelles et de la diffé-
rence radicale du corps et de l'esprit, — toute sa méta-
physique tend principalement à justifier sa conception
de la science universelle et en particulier de sa phy-
sique géométrique ; certes Descartes met à un haut
prix la culture de la raison pour elle-même, mais il la
lie très intimement à la satisfaction d'ordonner le
savoir et de conquérir par le savoir le pouvoir de
dominer la nature et d'améliorer l'existence terrestre
MALEBRANGHE 93
de l'homme. De là vient que sa philosophie, si elle
comprend des thèses qui intéressent la Religion, ne
se développe aucunement sous l'empire de motifs
religieux : elle accepte les vérités de la foi, mais pour
les mettre à part ; elle se défie de la théologie et môme
elle la combat, tout autant que celle-ci paraît couvrir
de son autorité des propositions de physique. Si elle
estime raisonnable de se soumettre à la révélation,
elle rattache la révélation à la puissance plutôt qu'à
la raison divine : les raisons de croire peuvent venir
de la lumière naturelle, mais l'objet de la foi reste
obscur, et l'action de la grâce garde le caractère d'une
motion sans être une illumination intérieure. Et la
foi par conséquent n'est ni une connaissance, ni une
aspiration à la connaissance.
Malebranche, lui, combat moins l'union de la philo-
sophie avec la théologie que de la théologie avec le
péripatétisme. Ou, pour mieux dire, en tant qu'elle
expose les dogmes et les mystères de la foi, la théo-
logie se défend par la tradition. Il est curieux de cons-
tater que là-dessus Malebranche s'exprime en des
termes qui rappellent presque littéralement ceux dont
s'est servi Pascal dan? la Préface du Traité du Vide.
« Les choses de la foi, déclare Malebranche, ne s'ap-
prennent que par la tradition, et la raison ne peut pas
les découvrir... En matière de théologie on doit aimer
l'antiquité, parce qu'on doit aimer la vérité, et que la
vérité se trouve dans l'antiquité. Il faut que toute
curiosité cesse, lorsqu'on tient une fois la vérité. Mais
en matière de philosophie on doit au contraire aimer
la nouveauté, par la même raison qu'il faut toujours
aimer la vérité, qu'il faut la rechercher, et qu'il faut
avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l'on croyait
qu'Aristote et Platon fussent infaillibles, il ne faudrait
peut-être s'appliquer qu'à les entendre ; mais la raison
ne permet pas qu'on le croie. La raison veut, au con-
traire, que nous les jugions plus ignorants que les
nouveaux philosophes, puisque, dans le temps où
94 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille
ans et qu'il a plus d'expérience que dans le temps
d'Aristote et de Platon, comme l'on a déjà dit, et
que les nouveaux philosophes peuvent savoir toutes
les vérités que les anciens nous ont laissées et en
trouver encore plusieurs autres. » {Recherche de la
Vérité^ liv. II, partie II, chap. v.) Demander de
l'évidence dans les choses de la foi par une vaine agita-
lion d'esprit ; croire sans évidence dans les questions
naturelles par une déférence indiscrète et par une
basse soumission d'esprit : deux excès également
blâmables aux yeux de Malebranche. (Recherche de
la Vérité, liv. IV, chap. m.) Cependant cette distinc-
tion que Malebranche établit entre la souveraineté
de la pensée claire en matière de philosophie et de
science, et le respect de l'autorité en matière de théo-
logie et de religion, — distinction qui semble le tenir
très près de Descartes, et distinction qu'il admettra
toujours en quelque mesure, — se subordonne de
plus en plus à l'affirmation d'une union intime entre
la religion et la philosophie.
De cette union on peut dire dans le sens le plus fort
qu'elle est fondée en raison. Car c'est la même raison,
le même Verbe de Dieu qui enseigne d'une part les
hommes au dedans par l'évidence purement intelli-
gible de ses lumières et qui d'autre part les enseigne
au dehors d'une manière sensible, par l'autorité de la
révélation et de l'Église universelle. Les hommes ont
avec la raison une union naturelle et essentielle : mais,
cette union ayant été affaiblie et obscurcie par le
premier péché de façon à rendre prépondérante leur
union avec le corps, la raison s'est incarnée et elle
s'est proportionnée à la faiblesse humaine; c'est par
les sens qu'elle est venue parler aux esprits, c'est sur
les sens qu'elle a agi pour disposer les volontés, afin
de rétablir les véritables et intime? rapports des
hommes avec la sagesse éternelle. On conçois donc
que tout en restant dit-tinctes la philosophie et la
MALEBRANCHE 95
religion se rapprochent puisqu'elles ont un môme
principe, la raison. Quand Malebranche envisage cette
unité de principe, il use parfois de formules singulière-
ment hardies : « l'évidence, l'intelligence est préfé-
rable à la foi. Car la foi passera, mais l'intelligence
subsistera éternellement. La foi est véritablement un
grand bien, mais c'est qu'elle conduit à l'intelligence. »
(Traité de Morale^ V^ partie, chap. ii, 11.) Il faut
d'ailleurs bien se rendre compte de la signification
exacte de ces formules. La Raison qui éclaire l'homme
n'appartient pas à l'homme : elle est la vertu ou la
sagesse de Dieu môme. Ce n'est donc pas en tant que
nôtre, puisqu'elle n'est point nôtre, que la Raison
peut remplacer la foi. C'est parce qu'elle est la vérité
intérieure et purement spirituelle qu'elle doit en Dieu
et par Dieu s'approprier éminemment, avec ses propres
effets, ceux de la vérité incarnée : et ce n'est point
d'ailleurs dans la vie présente, c'est uniquement dans
la vie glorieuse que cesse le rôle spécial de la foi. Il
résulte de là chez Malebranche une conception assez
compliquée des rapports de la raison philosophique
et de la Religion. D'un côté, il ne manque pas de dire
que l'on ne doit jamais renoncer à la foi sous prétexte
de mieux suivre la raison, et que l'on doit tendre à
Dieu, non pas tant par nos forces naturelles qui depuis
le péché sont languissantes, que par le secours de la
foi, qu'il vaut mieux se résigner à certaines ignorances
pendant notre courte vie que de s'exposer aux ténèbres
pour toutel'éternité. (Recherche delà Vérité, siih fine.)(i).
Pourtant il demande avec une énergie remarquable
que l'on use de la raison pour l'intelligence des choses
de la foi. On veut parfois bannir la raison de la Reli-
gion par peur do troubler celle-ci. Mais « celui qui a la
raison de son côté a des armes bien puissantes pour
se rendre maître des esprits ; car enfin nous sommes
(1) « Il n'est pas nécessaire que nous sachions exactement les
raisons de notre foi, ^'entends les raisons que la métaphysio,ue
peut nous fournir. » [Entretiens sur la Métaphysique, XIV, 13.)
96 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
tous raisonnables et essentiellement raisonnables. Et]
de prétendre se dépouiller de sa raison comme on se|
décharge d'un habit de cérémonie, c'est se rendre;
ridicule et tenter inutilement l'impossible. » {Entre-
tiens sur la Métaphysique, XIV, 13.) La foi sans
aucune lumière, dit-il ailleurs, ne peut rendre solide-
ment vertueux. Mais comment appliquer la raison à
la foi? Il y a d'abord des vérités communes à l'une et
à l'autre, — et, en de certaines limites, Malebranche
paraît reprendre une Doctrine traditionnelle. « La
connaissance de la cause universelle ou de l'existence
de Dieu est absolument nécessaire, puisque même la
certitude de la foi dépend de la connaissance que la
raison donne de l'existence d'un Dieu. » (Recherche de
la Vérité, IV, chap. vi, ii.) Mais comment en user avec
les dogmes et les mystères, dont on n'a pas, Male-
branche le reconnaît, d'idée claire? {Traité de Morale^
fe partie, chap. ii, xi.) A cela Malebranche répond
qu'il faut distinguer entre- les dogmes de la foi et les
explications ou preuves que l'on en peut donner : les
dogmes sont fournis par la tradition de l'Eglise, et assu-
rément pour Malebranche ils ne sauraient être aperçus
par la seule raison : mais alors pour les expliquer que
faire? Observons ce que font les physiciens : ils ne
raisonnent jamais contre l'expérience ; mais ils ne
concluent pas non plus par l'expérience contre la
raison ; ils ne mettent en doute ni la certitude de
l'expérience, ni l'évidence de la raison : ils cherchent
seulement le moyen d'accorder l'une avec l'autre. « Les
faits de la religion ou les dogmes décidés sont mes
expériences en matière de théologie. » {Entretiens sur
la Métaphysique, XIV, iv.) On les explique en les
rapportant à des raisons simples et générales : voilà ce
que dit explicitement Malebranche. De fait comment
Malebranche établira-t-il son explication de la grâce?
En montrant qu'à l'ordre de la grâce et à tous les décrets
qui le constituent s'applique la doctrine rationnelle
des causes occasionnelles. Mais il est un autre rôle
MALEBRANCHE 97
que Malebranche fait jouer aux dogmes, soit pris en
eux-mêmes, soit rationnellement interprétés : ils
peuvent offrir une réponse, que la raison n'eût pas
trouvée par elle seule, à une question posée par la
raison : ainsi le dogme de l'Incarnation répond au
problème des rapports de Dieu et du monde, de l'in-
fini et du fini. (Entretiens sur la Métaphysique^ IX,
VI, XIV.)
Mais, si incompréhensible que soit en lui-même le
dogme, il est une règle que la raison doit suivre,
même quand elle s'y applique, c'est la règle de l'évi-
dence et elle doit naturellement la suivre encore avec
plus de rigueur quand elle s'applique à ces autres
nombreux objets qui n'appartiennent en aucune façon
à la foi. Malebranche emprunte à Descartes le principe
des idées claires; mais il en revêt la signification et
l'usage d'une forme plus immédiatement religieuse :
suivre l'évidence, c'est voir en un sens la vérité comme
Dieu la voit. Et la conception de la raison universelle,
comme identique à Dieu même, est la conception qui
inspire et domine toute sa philosophie.
Le rationalisme de Malebranche ne relève pas seule-
ment de Descartes ; selon son aveu explicite, il relève,
en même temps que de Descartes, de saint Augustin.
De saint Augustin Malebranche déclare avoir appris
que l'âme n'est directement unie qu'à Dieu en qui se
trouve la puissance qui nous donne l'être, la lumière
qui éclaire notre esprit et la règle immuable qui gou-
verne notre volonté : il déclare tenir de saint Augustin
[cette doctrine que les idées, exemplaires ou arché-
Itypes des créatures, sont immuables et éternelles,
qu'elles sont en Dieu, qu'elles sont l'essence de Dieu
même, en tant que l'essence de Dieu est imitable ou
participable par des créatures ; sur cette idée de
l'exemplarisme divin saint Thomas est pleinement
d'accord avec saint Augustin. Au reste, cette doc-
trine que la Raison est le Verbe de Dieu, la lumière
qui éclaire tout homme, elle est aussi bien de saint
98 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Justin et de saint Clément d'Alexandrie que de saint
Augustin, et celui-ci avoue l'avoir trouvée dans les
livres des Platoniciens ainsi que de Philon le Juif :
avant tout, elle est dans l'Évangile de saint Jean
(voir Préface des Entretiens sur la Métaphysique). Mais
comment cette métaphysique religieuse qui était com-
prise dans le platonisme chrétien de saint Augustin
est-elle venue s'allier dans l'esprit de Malebranche à
la philosophie cartésienne?
Il est remarquable que dans le Cartésianisme Male-
branche n'a pas été d'abord frappé par la métaphy-
sique. On sait que c'est la lecture du Traité de V Homme
de Descartes qui lui a révélé sa vocation philosophique.
Or dans ce Traité de V Homme., qu'avait trouvé Male-
branche? Une explication pure et simple du corps
humain considéré comme une machine et des fonc-
tions mentales telles que les sens, l'imagination, la
mémoire en tant que, quoique irréductibles au corps,
elles dépendent de la structure et des modifications
du corps mécaniquement expliquées. De ce Traité
toute métaphysique est absente et toute élévation de ,
l'âme vers les hauteurs spirituelles : c'est la physio- ;
logie de Descartes toute mécaniste, avec sa psycho- i
physiologie. Selon un. de ses biographes, le P. Lelong, j
ce que Malebranche remarqua dès l'abord chez Des- i
cartes, ce furent « la mécanique et la méthode de rai- j
sonner ». (Cité par Ollé-Laprune, I, 56.) Sans doute, j
en prenant une plus ample connaissance de Descartes, i
il toucha à la métaphysique cartésienne, ne fût-ce que j
par les rapports qu'elle avait avec la physique ; mais i
il faut retenir ce trait, que l'on pourrait être parfois j
un peu trop porté à effacer : c'est une curiosité de |
savant qui lui fit accepter et défendre, tout en la cor- \
rigeant sur divers points, la physique mécaniste de
Descartes, qui le porta à ne jamais négliger les ques-
tions naturelles, et qui même fit de lui pour certaines
parties de la physique, comme l'optique, un promo-
teur d'idées originales.
I
MALEBRANCIIE 99
Au reste c'est par les conséquences et les principes
philosophiques de la physique cartésienne que Male-
branche a été amené à instaurer le platonisme chré-
tien qui constitue sa Métaphysique. En montrant que
Il matière se ramène à l'étendue et qu'il n'y a par con-
séquent d'autres propriétés de la matière que celles
qui sont des modifications de l'étendue, Descartes
avait conclu que les qualités proprement sensibles
îont dans l'âme et non pas dans les choses, que par
mite nous ne devons pas juger des choses par les sen-
timents que nous en avons, mais uniquement par les
idées qui nous les représentent selon leur essence intel-
ligible clairement et distinctement. Or cette doctrine
à laquelle Malebranche adhère immédiatement et plei-
nement manque, de son propre aveu, à saint Augustin :
jaint Augustin a cru, selon le préjugé vulgaire, que l'on
voit les objets en eux-mêmes et que par exemple les
îouleurs qui les rendent visibles sont répandues sur
eurs surfaces. Mais quand on a montré que les objets
le sont pas tels que nous les représentent nos sens,
ju'ils ne peuvent être que tels que nous les présentent
es idées claires et distinctes que nous avons d'eux, il
levient d'autant plus indispensable de restaurer en
l'adaptant à la physique cartésienne la métaphysique
liugustinienne des Idées. Si Descartes n'est point allé
usque-là, c'est que « ce grand philosophe n'a point
(xaminé à fond en quoi consiste la nature des idées ».
— {Premirre Lettre contre la défense de M. Arnaiild :
Recueil, t. I, p. 362.)
Comment Malebranche a-t-il été poussé à conduire
et examen à fond? En rappelant la pensée à elle-
nême et à sa fonction primordiale dans l'œuvre de la
onnaissance, Descartes s'était du même coup opposé
ux maximes traditionnelles plus ou moins explicites
elon lesquelles la pure et simple réalité des choses en
onstitue la première vérité ; la démarche normale de
intelligence allait pour lui du connaître à l'être, non
e l'être au connaître. Il l'avait pratiquée pour son
100 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
compte en réservant à la pensée le droit de découvrir
en elle, et par abstraction de tout le reste, la vérité
initiale et les conditions de toute vérité certaine, en
brisant le lien établi par les préjugés sensibles entre
les idées des choses corporelles et les choses mêmes, et
en rapportant les idées avant tout à la pensée. Mais la
question devait se poser de savoir si, ramenées à nous,
des idées peuvent représenter autre chose que nous-j
mêmes, et bien que Descartes, en faisant appel à l'idéel
de Dieu pour sortir de lui, eût montré rimportancej
qui revient à la réalité objective des idées, il n'avaitj
pas cependant affranchi les idées de leur relation
notre pensée, ni expressément déclaré qu'elles pusseni
par leur contenu se distinguer de notre faculté de con-
naître pour en constituer l'objet. Chez Descartes la]
forme de la pensée couvre également, pourrait-on dire,]
les idées qui nous révèlent ce que nous sommes et les
idées qui nous révèlent autre chose que nous. Mais d(
là cependant surgit d'une façon pressante un grave
problème. Du moment que la connaissance est poui
nous préalable à l'être et que nous ne connaissons
immédiatement que nous, comment se fait -il que nous
puissions connaître des choses hors de nous? D'oijj
vient que notre connaissance ne nous attache pas
invinciblement à nous-mêmes, que nous apercevons
des propriétés parfaitement claires et pleinement indé-
pendantes de nos manières d'être? Avant Kant, Male-
branche est peut-être, parmi les rationalistes modernes,
le philosophe qui s'est le plus rigoureusement demandé
à quelle condition notre connaissance des choses peut
être « objective », au sens le plus récent de ce dernier
terme. ^
Aussi Malebranche passe-t-il rapidement sur lej
Cogito. Il en use pour assurer par notre pensée notre;
existence, car le néant n'a point de propriété, et pour^
établir la distinction de l'âme et du corps. Mais il va|
rapidement à ce qui est son problème, et il le déter-
mine tout d'abord par la différence profonde qu'il éta-.
MALEBRANCHE 101
blit entre les sentiments et les idées : les sentiments
sont de simples modifications de notre âme qui nous
apprennent, sans clarté d'ailleurs, que notre âme est
de telle manière ; tandis que les idées nous présentent
des propriétés indépendantes de nous et de nos modi-
fications, et ont par là m.ême une réalité incontestable :
la douleur que j'éprouve, la lumière qui me frappe
sont des sentiments ; mais un nombre, un cercle ne
sont pas des manières d'être à moi : ce sont des idées
que j'aperçois et sur lesquelles je raisonne sans qu'elles
soient quelque chose de moi et qui me découvrent des
vérités exactement définies et immuables : ne dois-je
donc pas considérer ces idées comme des réalités alors
que tout ce qu'elles me manifestent n'avait pas besoin
d'être perçu par moi pour être, et subsiste indépendam-
ment de moi?
L'analyse de notre perception ordinaire des corps
montre l'importance de cette distinction. Quand nous
percevons des corps, il y a d'une part pour objet de
cette perception une partie déterminée d'étendue, une
certaine figure, en repos ou en mouvement, et d'autre
part certaines modifications de lumière, de couleur,
peut-être aussi de son, de saveur, d'odeur ; mais, tandis
que ce que nous déterminons de l'étendue par cette
perception est susceptible d'être géométriquement
défini el expliqué, les autres modifications, bien qu'elles
semblent se rapporter aux objets, ne sont que des
manières d'être de notre âme. Dans notre perception
ordinaire des corps il y a donc ainsi, quoique radica-
lement différents, certaines déterminations de l'idée
d'étendue et certains sentiments qui sont purement
nôtres.
Montrer que les données des sens ne sont que des
sentiments et n'enveloppent pas en elles-mêmes la
connaissance des objets extérieurs, c'est là la tâche
qu'a accomplie Malebranche, surtout dans La Re-
cherche de la Vérité, avec une grande variété d'argu-
ments et une extrême finesse d'analyse. En cela
102 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
il ne fait d'ailleurs que développer les indications-
déjà abondantes et précises de Descartes. Descartes]
avait bien établi qu'il n'y a pas plus de ressemblaDce'
entre nos sensations et les objets qu'entre un signe'
et la chose signifiée; et, comme il avait soutenu que'
nous ne percevons pas par nos sens les corps tels qu'ils
sont, il avait été conduit à étudier la perception sen-i
sible comme une opération essentiellement interpré-
tative et constructive. Malebranche s'engage et va
aussi loin que possible dans la même voie, et, pour,
prouver que ce ne sont pas les sens qui nous font;
connaître les corps, il énumère les principales erreurs
que nous commettons lorsque nous nous fions à leurs'
renseignements. Nos yeux en particulier ne nous font
pas voir l'étendue telle qu'elle est ; ils nous instruisent
mal de la véritable grandeur des corps ; ils nous déro-
bent les ligures les plus petites ; ils mesurent mal les
figures les plus grandes ; ils nous trompent sur la dis-
tance, sur le mouvement... Malebranche, pour faire:
ressortir ces illusions, appuie ses analyses sur deux!
sortes d'arguments : ou bien il oppose les sens aux'
sens, ou bien il oppose les sens à la connaissance
vraie. Ce n'est pas que les sens nous trompent, car
nous restons libres de ne pas consentir à ce qu'ils
nous proposent : c'est notre jugement qui est en faute ;
et de plus les sens ont une fonction qui est de nous
apprendre, non pas ce que les choses sont en elles-
mêmes, mais, comme l'avait déjà dit Descartes, les
rapports qu'elles ont avec notre corps et ce qui inté-
resse sa conservation. Mais pourquoi tendons-nous à
objectiver nos sensations? C'est que nous avons
conscience de ne pas en être les auteurs et que nous
ignorons les mouvements imperceptibles qui s'accom-
plissent dans les corps : nous remplaçons ces mouve-
ments imperceptibles qui nous échappent par des
propriétés semblables aux sensations qui sont en nous.
L'imagination qui prolonge et combine les données
des sens ne nous instruit naturellement pas mieux
I
MALEBUANCHE 103
Bur les choses que les sens eux-mêmes : et elle est
l'occasion d'un nombre considérable d'erreurs par le
fait du caractère irrationnel des liaisons qu'elle établit
entre les images. La puissance qu'a l'imagination
sous toutes ses formes, l'influence qu'elle exerce à
rencontre de la raison, tout ce qu'elle implante en
nous de croyances ou d'habitudes absurdes, Male-
branche l'a exposé avec une pénétration tout à fait
remarquable ; et c'a été pour lui l'occasion de déve-
lopper une psychologie physiologique dans le sens
de ce que Descartes avait notamment exposé dans
son Traité des Passions et dans son Traité de V Homme.
Ainsi nous revenons a une doctrine cartésienne : sen-
tir et imaginer n'enveloppent pas des idées claires et
ne peuvent fournir sur les choses de connaissances
vraies.
Mais nous sommes aussi ramenés à notre problème :
comment connaissons-nous les choses et sur quoi
repose cette connaissance? Les doctrines réalistes plus
ou moins traditionnelles font dépendre notre connais-
sance des choses de l'existence des choses mômes et
de l'action exercée par ces choses sur notre faculté
de connaître. Mais cette solution, contraire aux con-
clusions précédentes, est insoutenable et fausse même
la position du problème. Car il s'agit de savoir en
quoi consiste notre connaissance sans sortir des con-
ditions propres de la connaissance : exigence d'autant
plus rigoureuse que nous connaissons parfaitement
des choses qui n'existent point. Il n'y a aucune liaison
nécessaire entre la connaissance que nous avons des
choses et leur existence : les rêves et les hallucinations
de la furie ou de la folie témoignent que nous nous
représentons des êtres en leur absence. D'autre part,
l'âme ne peut apercevoir que des objets qui lui sont
immédiatement unis et qui lui sont actuellement pré-
sents : or, puisqu'elle peut apercevoir des objets qui
n'ont pas d'existence hors d'elle et que des choses
existant hors d'elle seraient comme séparées d'elle et
104 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
ne pourraient lui être unies, il n'y a que des idées qui
peuvent être les objets immédiats de l'âme.
Or, les idées qui nous représentent ou plutôt qui
nous présentent les choses matérielles, même si ces
choses n'existent pas, sont des déterminations de
l'idée d'étendue, idée claire qui est le principe d'une
infinité de propriétés parfaitement connaissables en
elles-mêmes, et cette idée d'une étendue infinie est
une idée nécessaire, immuable, ineffaçable de notre
esprit, comme celle de l'Être. L'esprit ne peut s'en
séparer, ni la perdre de vue. Et en même temps qu'il
connaît clairement ce qu'elle comprend et qu'il la
juge ainsi pleinement intelligible-, il ne peut la com-
prendre, en raison de son infinité : elle lui est incom.-
préhensible. Preuve d'ailleurs que cette idée d'étendue
est autre chose et infiniment plus qu'une modification ,
de son être, puisqu'elle le passe infiniment. L'étendue
intelligible, — intelligible en même temps qu'incom-
préhensible, — est l'objet immédiat de notre entende-
ment. C'est de cette vaste idée que se forment toutes
les figures intelligibles qui sont les divers corps : et
ce sont ces figures intelligibles que nous voyons, même
quand elles prennent des formes sensibles à nos yeux ; fl
car, si elles n'étaient pas les objets réels que nous
percevons, nos sensations ne viendraient pas s'étaler,
en quelque sorte, sur leur surface. Au fond l'intelli-
gible seul peut être vu ; le sensible ne peut pas l'être :
la vision illusoire du sensible n'est possible que par
la vision réelle de l'intelligible.
Mais d'où viennent les id'^es que nous apercevons
et avant tout l'idée d'étendue? Il nous faut écarter,
par les raisons que nous avons dites, toute explication
par l'existence des choses et en particulier l'explica-
tion scolastique qui consiste à prétendre que les objets
matériels envoient des espèces qui leur ressemblent.
Il faut écarter également toute explication qui con-
siste à soutenir que l'esprit humain peut produire
ces idées, ou les apporter avec lui en naissant : car,
MALEliRANGHE 105
par ce qu'elles ont d'infini en tout sens, elles dépassent
la capacité qu'a l'esprit d'engendrer, s'il en a une, et
même sa capacité d'embrasser. Toutes les autres expli-
cations mises de côté, il n'en reste qu'une qui est tout
à fait conforme à la raison. Comme il est absolument
nécessaire que Dieu ait en lui-même les idées de tous
les êtres qu'il a créés, comme d'autre part Dieu doit
être très étroitement uni à nos âmes par sa présence,
de sorte qu'on peut dire qu'il est le lieu des esprits
comme l'espace est le lieu des corps, nous devons
penser que c'est en Dieu que nous voyons les idées
des choses et en particulier l'idée d'étendue.
La vision de l'étendue intelligible en Dieu n'est,
comme nous le verrons, qu'une part de notre com-
merce avec la Raison divine. Mais il nous faut insister
sur ce qu'elle signifie et dissiper les confusions que
Malebranche s'est efforcé de dissiper. D'abord voir
l'étendue intelligible, ce n'est pas la sentir : le senti-
ment est une modification de notre âme, et c'est
Dieu qui le cause sans douta; mais il le cause sans
l'avoir ; car Dieu ne sent pas ; tandis qu'il a en soi
l'idée de l'étendue. — Distinguons aussi entre voir
l'essence de Dieu et voir l'essence des choses en
Dieu : voir l'essence des choses en Dieu, ce n'est pas
voir Dieu absolument, c'est voir sa substance en tant
que relative à des créatures possibles ou participable
par elles. En un sens on peut dire certes que l'étendue
intelligible est Dieu puisque tout ce qui est en Dieu
est Dieu même ; mais elle est Dieu en tant qu'il repré-
sente l'essence des choses et non pas Dieu en tant
qu'il représente sa propre essence. L'être de Dieu ne
comporte pas les imperfections qui reviennent à des
êtres créés sur le modèle de l'étendue intelligible. —
De plus, si la substance divine est représentative
des corps par l'étendue intelligible, cela n'implique
point que les corps existent nécessairement. Dieu n'est
point nécessairement créateur du monde matériel ;
et c'est pourquoi l'existence des corps est impossible
406 La philosophie FRANÇAISE
à démontrer en toute rigueur : pour la prouver, Maie
branche s'appuiera sur la révélation. Il y a donc un
différence radicale entre l'étendue intelligible infini
et l'étendue matérielle réalisée dans des êtres finis
l'étendue intelligible représente des espaces ; elle n'es
pas dans des espaces ; l'étendue intelligible contien
les raisons du mouvement ; mais elle n'est pas mobile
elle est intelligiblement immobile. Ces distinction
ont servi à Malebranche pour repousser l'accusatio
de spinozisme.
Quel rapport a l'étendue intelligible avec la con
naissance des êtres particuliers? Malebranche n
point voulu admettre en Dieu des idées particulière!
d'êtres particuliers. Le principe d'individuation, tou
autant qu'il y a individualité des êtres matériels
n'est pas simple : il paraît comporter un élémen
intelligible et un élément sensible. L'élément intelli
gible, ce sont les déterminations particulières e
nombre infini dont est susceptible l'étendue tout e
restant infinie et universelle ; l'élément sensible, c'es
le sentiment qui nous attache à la considération d
tel aspect de l'étendue. Il y a une particularisatio
intelligible de l'étendue à laquelle correspond la par
ticularité de nos sensations.
Telle est la solution que donne Malebranche a
problème de la connaissance des corps. Les corps n
peuvent être vus en eux-mêmes ; ils ne peuvent agi
sur les esprits, et ils n'ont point d'existence nécessaire.
L'étendue intelligible, que nous voyons en Dieu, est
donc ce que nous voyons des corps. Dans son Traité
des vraies et des fausses Idées, dans divers ouvrages
de polémique qui l'ont suivi, Arnauld, combattant
vivement Malebranche, lui reproche entre autres
choses d'avoir imaginé sous le nom d'idées des êtres
représentatifs à la fois chimériques et inutiles : inu-
tiles parce que notre connaissance des objets, opération
originale de l'esprit faussement assimilée à une vision,
n'a pas besoin de ces intermédiaires ; chimériq
j
MALEBRANGHE 107
ensuite parce que ces êtres représentatifs sont inventés
par la même voie que les formes substantielles et les
espèces de la scolastique tant décriées par Male-
branche : en d'autres termes, notre perception enve-
loppe la connaissance des choses sans qu'interviennent
en dehors d'elle des espèces qui les représentent. —
Maisà cela Malebranche répond qu'Arnauld supprime
le problème, et Arnauld le supprime en effet : nous ne
pouvons pas admettre sans plus la certitude de la
perception quand l'expérience nous montre à quelles
erreurs l'élément sensible de la perception nous con-
duit, et nous devons bien nous demander sur quoi
de réel notre perception porte : sans quoi le scepti-
cisme serait autorisé à conclure que, même quand
nous croyons connaître les corps, nous ne connaissons
que nous-mêmes. De plus, Malebranche n'a pas sous
le nom d'idées restauré les espèces scolastiques : les
espèces des scolastiques présupposent la réalité des
choses dont elles sont en quelque façon les images ;
elles ont entre les choses et l'esprit une nature équi-
voque. Les idées, telles que Malebranche les admet,
loin de représenter en toute rigueur les choses, pré-
sentent à l'esprit ce qui fait que les choses sont intel-
ligibles, même si les choses ne sont pas ; elles sont anté-
rieures aux choses comme des modèles qui d'ailleurs
ne sont tels que parce qu'ils fournissent une essence
et des propriétés clairement et distinctement connais-
sablés. A chaque instant Malebranche rappelle à Ar-
nauld qu'il s'agit de comprendre, non pas comment
nous recevons quelque chose des corps, mais comment
nous recevons la lumière sur ce que sont les corps.
Dieu d'ailleurs ne répand pas la lumière dans les
esprits comme une qualité qui les éclaire : mais il leur
découvre sa substance comme la vérité ou la réalité
intelligible dont ils se nourrissent. Il en résulte que le
fondement de la connaissance des choses n'est point
le fait qu'elles sont, mais leur intelligibilité essentielle.
Et c'est cette intelligibilité essentielle que nous aper-
108 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
cevons immédiatemert. C'est là à coup sûr un Ratio-
nolisme idéaliste, mais c'est l'idéalisme d'une doctrine
de la connaissance qui ne s'étend pas à la docti'ine de
l'être.
Ce qui fait donc que nous sommes capables de con-
naître les choses hors de nous, c'est que nous sommes
unis immédiatement à Dieu comme à la raison qui
nous rend raisonnables. Mais cette union immédiate
avec Dieu nous découvre plus que les vérités néces-
saires : elle nous découvre l'ordre immuable. Entre
les idées intelligibles il y a des rapports de grandeur
et des rapports de perfection. Les rapports de grandeur
sont entre les idées des êtres de même nature, comme
entre l'idée d'une toise et l'idée d'un pied, et les idées
des nombres mesurent ou expriment exactement ces_
rapports, s'ils ne sont incommensurables. Les rapports
de perfection sont entre les idées des êtres ou deS
manières d'être de différente nature, comme entre
le corps et l'esprit, entre la rondeur et le plaisir. Mais
on ne peut mesurer exactement ces rapports. Il suffîj
de savoir que l'esprit est plus parfait que le corps]
sans savoir exactement de combien. Or il y a entre lei(
rapports de grandeur et les rapports de perfectioi
cette différence que les rapports de grandeur sont d(
vérités toutes pures, abstraites, métaphysiques, e^
que les rapports de perfection sont des vérités et ei
même temps des lois qui règlent pratiquement 1(
mouvement des esprits. La connaissance de ces lois,
dont dérivent des règles comme celles-ci qu'il faut
aimer la justice plus que les richesses, qu'il vaut
mieux obéir à Dieu que commander aux hommes,
n'est pas différente de la connaissance de cette impres-
sion naturelle commune à tous les esprits, quoique
les esprits ne s'y conforment pas toujours par leur
liberté, et selon laquelle nous tendons au bien général.^
— Aussi le rationalisme de Malebranche, loin de s^
laisser absorber par la considération de la connaissance
géométrique, est un rationalisme de la raison pr(
MALEBRANCIIE 409
tique, des jugements de valeur, autant qu'un ratio-
nalisme de la raison théorique, et il comporte déjà
une idée précise de la différence de sens et d'applica-
tion de ces deux sortes de raisons.
Mais il reste que, quand il s'agit de connaissance
pure, c'est la connaissance géométrique de la nature
matérielle, telle que la fonde la vision en Dieu de
l'étendue intelligible, qui est la connaissance vraiment
et complètement certaine. Pourquoi? Parce que des
propriétés de la matière nous avons des idées claires
et distinctes dont les conséquences peuvent se tirer
en vertu de rapports également clairs et distincts.
C'est là une science, comme nous dirions aujourd'hui,
a priori. Il n'en est pas ainsi de la connaissance de
nous-mêmes. Tandis que Descartes professait que
l'esprit est plus aisé à connaître que les corps, tandis
que Descartes faisait de l'intuition de conscience
quelque chose d'équivalent à la clarté de l'idée, Male-
branche se refuse à appeler décidément idées les simples
modifications de notre être, et il soutient que la con-
naissance de nous-mêmes par sentiment ou par cons-
cience, la seule que nous puissions avoir, est une con-
naissance imparfaite : d'ailleurs ce qu'elle nous fait
saisir est vrai ; mais elle nous le fait saisir tel qu'il est
sans en donner la raison. Quand je considère l'idée
d'étendue, je peux soit voir de simple vue, soit décou-
vrir par le raisonnement une infinité de propriétés qui
y sont comprises ; la science que j'obtiens ainsi porte
sur des objets qui peuvent se représenter à autrui
aussi bien qu'à moi. Au contraire, je ne connais point
l'âme, ni l'âme en général, ni mon âme en particulier
par une idée. Je suis plus certain do l'existence de
mon âme que de celle de mon corps : cela est vrai.
Mais je ne sais point ce qu'est ma pensée, mon désir,
ma douleur. Si je connaissais l'âme par une idée, je
devrais pouvoir déduire de sa nature et savoir par
suite en dehors de tout sentiment qu'elle doit éprouver
telle douleur ou tel plaisir. Or ce que j'éprouve, je ne
no LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
le sais que par sentiment ; je ne le sais que parce que
c'est en moi que cela se passe ; je ne peux l'exprimer
directement par des paroles ; je le sens, et je ne peux-
le faire sentir à personne comme je le sens. Notre sub-
stance nous est inintelligible à nous-mêmes ; nous ne
voyons pas notre âme en Dieu ; mais, si la connaissance
que nous avons de nous-mêmes par sentiment eet
obscure, elle n'est point fausse ; et il est remarquable
que Malebranche défende la valeur du témoignage
de la conscience pour ce qui nous concerne contre les
théories plus simples et plus abstraites qui révoquent
ce témoignage et qui résolvent bon gré mal gré les
données de l'esprit en des représentations conformes
à la nécessité qui gouverne le monde matériel.
Peut-être y a-t-il là une analogie intéressante à si-
gnaler entre cette position de Malebranche et celle que
prendra Kant plus tard : analogie plus qu'accidentelle,
car elle tient à une préoccupation commune aux deux
philosophes, la préoccupation de justifier avant tout
la forme de connaissance qui, comme connaissance,
leur paraît la plus parfaite, à savoir la science ma-
thématique de la nature. Instrument ou condition de
la science, l'esprit ne se connaît pas aussi rigoureuse-
ment et aussi pleinement lui-même que ce qu'il
connaît : vision et intuition portent avant tout sur
des objets. — Pour redresser cette position, ou il
faudra montrer que la science mathématique du
monde matériel ne représente que la surface des
choses et instituer toute une métaphysique de
l'intérieur des êtres dont l'esprit fournira le modèle,
— ainsi que l'a fait Leibniz ; — ou il faudra, sous la
pression des sciences biologiques et des sciences
morales, se rapprocher davantage du sujet et conce-
voir que l'idéalisme de l'objet doit avoir pour contre-
partie un réalisme psychologique.
MALEBRANGHE 111
II
LA DOCTRINE DE LA PROVIDENCE
DES CAUSES OCCASIONNELLES ET DE LA
VOLONTÉ HUMAINE
Est-il nécessaire de prouver Dieu, quand non seu-
lement la doctrine des Idées, mais toute doctrine le
suppose? Il n'y a dans le fond aucune vérité qui ait
plus de preuves que celle de l'existence de Dieu. On
peut même, pour mieux frapper certains esprits, en
employer de sensibles, montrer par exemple que la
moindre modification de notre âme étant inexplicable
par l'action extérieure des corps, ne peut trouver
son explication complète que dans l'existence et l'ac-
tion d'un Être, capable pour la produire de connaître
dans leur ensemble et dans leurs moindres effets les
lois générales de la nature et spécialement les lois de
l'union des âmes et des corps. Mais les meilleures
preuves, selon Malebranche, sont les preuves méta-
physiques, celles qui considèrent directement l'idée
de l'Infini, ou, pour parler plus exactement, l'Infini.
Ce sont elles que Descartes a fait valoir et comme
résumées quand, de ce que l'on 'doit attribuer à une
chose ce que l'on conçoit clairement enfermé dans l'idée
qui la représente, et de ce que l'existence nécessaire
est enfermée dans l'idée qui représente un Être infi-
niment parfait, il a conclu que l'Être infiniment par-
fait existe. Cet argument cartésien apparaît irréfu-
table, surtout si l'on prend bien garde que l'idée de
Dieu, qui est l'idée, non de tel être, mais de l'Être
en général, de l'Être sans restriction, de TÊtre infini,
n'est point une idée composée qui enferme par là
quelque limitation et puisse même enfermer quelque
4i2 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
contradiction, mais l'idée simple de l'Être absoli
ment véritable, et qu'il n'y aurait de contradictioi
précisément que si l'Être absolument véritable était
sans existence. Cependant le raisonnement de Desj
cartes, si décisif qu'il lui semble, a aux yeux de Mal(
branche ce défaut d'être un raisonnement. Il va dî
l'idée de Dieu à l'existence de Dieu comme si pour Iî
pensée l'existence de Dieu pouvait être un m.omenj
séparée de l'idée de Dieu. Il est plus conforme à
qu'est l'existence 'de Dieu de dire qu'elle est aperçu!
par simple vue. Rien de fini en effet ne peut représenter
l'Infini : si l'Infini se voit, il ne peut se voir qu'en lui-
même. C'est même une impropriété de langage, quoique
souvent inévitable, de parler de l'idée de Dieu : car
les idées, au sens très précis du mot, ont pour rôle
de représenter intelligiblement des êtres dont l'exis-
tence n'est point nécessaire ; elles impliquent la dis-
tinction de l'essence et de l'existence ; l'Être infini
n'a point d'idée qui le représente et par rapport à
laquelle on pourrait se demander s'il existe ou non :
le concevoir, c'est le voir, et on ne peut le voir qu'il
n'existe. {Recherche de la Vérité^ liv. III, partie II,
chap. VI ; chap. vu, 2 ; liv. IV, chap. xi, 2 ; liv. VI,
2® partie, chap. vi ; Entretiens sur la Métaphysique :
Deuxième entretien.)
Dieu est donc : mais qu'est Dieu? On doit lui attri-
buer toutes les perfections réelles qui sont capables
d'être portées à l'infini, c'est-à-dire qui n'impliquent
pas de limitations essentielles. En elles-mêmes ces
perfections sont intelligibles, c'est-à-dire assez claire-
ment et distinctement conçues comme telles pour
qu'elles soient jugées appartenir à la nature de Dieu ;
mais, portées à l'infini, elles sont incompréhensibles,
c'est-à-dire qu'elles ne peuvent être embrassées par
nos esprits dans tout ce qu'elles sont, et qu'elles no
doivent jamais être ramenées à notre mesure. Male-
branche fait un vigoureux effort pour éliminer de sa
doctrine des attributs divins tout anthropomorphisme.
MALEBRANCHE 113
En ce sens il va même jusqu'à dire que c'est, rigou-
reusement parlant, une impropriété que d'appeler
Dieu un esprit : quand on l'appelle de ce nom, ce
doit être moins pour montrer positivement ce qu'il
est que pour signifier qu'il n'est pas matériel. Dieu
est plus au-dessus des esprits créés que ces esprits ne
sont au-dessus des corps ; de même qu'il enferme en
lui les perfections de la matière sans être matériel, il
comprend les perfections des esprits créés saïis être
esprit comme nous le sommes. Son nom véritable est :
Celui qui est^ l'être sans restriction, l'être infini et
universel. {Recherche de la Vérité^ III, partie II, chap. ix,
IV.)
Voilà ce qu'on ne doit pas oublier, même quand
on dit que Dieu est étendue ou que Dieu est esprit :
car l'on peut et l'on doit même le dire. Mais Dieu
n'est pas étendu à la manière des corps finis, impar-
faits, divisibles ; et l'étendue qu'il est, c'est l'étendue
intelligible infinie qu'il a et qu'il perçoit en lui, comme
participable par des créatures possibles. De plus, cette
Henduc intelligible infinie, perfection commuoicable
i des êtres qui ne peuvent la recevoir que d'une façon
mparfaite, n'est pas représentative de son essence
ibsolue et ne doit pas se confondre avec l'immensité
ivirie. L'immensité, c'est Dieu en lui-même. Dieu à
a fois un et tout être, composé d'une infinité de pcr-
èctions, et pourtant tellement simple que chaque per-
ection qu'il possède renferme toutes les autres sans
meune distinction réelle : c'est Dieu présent partout,
nais par l'universalité de son être et de sa puissance,
ans extension locale, et de telle sorte même que Dieu
'est dans le monde que parce que le monde est eu
)ieu (Entretiens sur la Métaphysique^ VIII, i-x.)
Dieu est esprit. Dieu pense ; mais, tandis que nos
sprits vont d'un objet à l'autre, et tandis qu'ils ne
euvent rien connaître que par leur union avec la
aison divine commune à toutes les intelligences,
>ieu connaît tout, sans succession, par un acte éternel,
114 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
et surtout est sa lumière à lui-même. Au surplus, toute
sagesse est la sagesse de Dieu, toute raison est la raison
de Dieu. Si les vérités et les lois éternelles n'étaient
pas Dieu même, si elles dépendaient de Dieu comme
des créatures dépendent du créateur, rien ne serait
assuré dans ce que nous affirmons en vertu d'idées
claires et distinctes. Ici donc, Malebranche combat
vivement Descartes pour se faire le défenseur du pla-
tonisme chrétien de saint Augustin. S'il n'était pas
absolument nécessaire que 2 fois 4 fissent 8 ou que
les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux
droits, si ces vérités n'étaient telles que par un décret
divin, qui nous garantirait -de la permanence des
vérités? L'immutabilité du décret divin, répond-on.
Mais si ce décret est rapporté à une liberté indifîé-,
rente, pourquoi serait-il immuable? Et si on le jug(
immuable, n'est-ce pas parce qu'on suppose la volonté]
de Dieu éternellement réglée par sa sagesse? N'est-c(
pas, en. conséquence, parce qu'il y a en Dieu une raisoi
qui lui est consubstantielle et que lui-même . doit]
consulter et suivre? N'est-ce pas parce que notre
connaissance évidente est une vision de la vérité
même que Dieu voit? {Dixième Eclaircissement de la
Recherche de la Vérité.) Donc Dieu est esprit parce
qu'il est la raison, comme il est sage parce qu'il est
la sagesse, comme il est juste parce qu'il est la justice m
ses attributs lui conviennent dans le sens où ils n'onP
rien de fini, où il& expriment une vérité et un ordre
qui ne font qu'un avec Lui.
Après l'avoir considérée dans ses attributs, il faut
« considérer la Divinité dans ses voies et comme sor-
tant, pour ainsi dire, hors d'elle-même, comme prenant
le dessein de se répandre au dehors dans la production
de ses créatures ». {Entretiens sur la Métaphysique^
IX, II.) Cependant la notion de l'Être infiniment par-J
fait ne renferme point da rapport nécessaire à aucunol
créature. Dieu se suffit pleinement à lui-même. Et
c'est là ce qui nous interdit de penser que le monde
MALEBRANCHE dl5
est une émanation nécessaire de la divinité, que nous
faisons partie de l'Être divin, et que toutes nos diverses
pensées ne sont que des modifications particulières
de la raison universelle. D'autre part, cependant,
nous sommes : ce fait est constant. Dieu est infiniment
parfait : donc nous dépendons de lui. Nous ne sommes
point malgré lui : notis ne sommes que parce qu'il veut
que nous soyons. Or de cette volonté de Dieu, parce
qne c'est une volonté libre, nous n'avons point d'idée
claire ; pas plus que nous n'en avons une de la puis-
sance efficace par laquelle elle exécute ses desseins.
Il nous est donc impossible de la déduire de la raison
divine : c'est-à-dire que la production des êtres est
véritablement une création et une création arbitraire.
Suit-il de là que Dieu n'ait point eu un motif pour
créer? Certes non : mais ce motif, qui est suffisant,
n'est pas invincible. Descartes acceptait la création,
mais se refusait à en rechercher les raisons ; Spinoza
supprimait la création ei> identifiant à la nécessité
par laquelle Dieu est cause de soi la nécessité par
laquelle Dieu est cause de ses êtres, et en réduisant les
êtres à n'être que des modifications de la Substance
une ; d'une part une liberté sans motif, d'autre part,
une nécessité sans volonté libre : Malebranche entend
ue la liberté de Dieu reste entière dans la création,
t que pourtant, puisqu'elle a voulu créer, on puisse
axpliquer pourquoi : peut-être semblerait-il se rap-
)rocher de la solution que développe Leibniz, et selon
aquelle Dieu a été déterminé par sa perfection à
3réer, et à créer un monde que son entendement parmi
DUS les mondes possibles lui représente comme le
neilleur. Mais Malebranche a plus que Leibniz main-
enu l'absolue liberté à l'origine de l'acte de la créa-
ion, et il ne souîTre pas qu'elle soit dans son décret
lépendante de son motif, et que le motif même puisse
itre tiré de la considération d'une valeur du monde
lue Dieu contemplerait sans l'avoir faite.
Ainsi il ne veut pas dire en toute rigueur que Dieu
H6 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
a créé par bonté : cette formule n'est acceptable que
pour signifier que Dieu a créé, sans avoir besoin de
créer, mais elle est inexacte en ce sens qu'elle paraît
mettre dans la créature la fin de l'action divine'; or
« c'est humaniser la Divinité que de chercher hors
d'elle le motif et la fin de son action. » {Entretiens sur
la Métaphysique^ IX, m.) Dieu n'a pu créer le monde
que pour lui ; un Dieu ne peut vouloir que par sa
propre volonté, et sa volonté n'est que l'amour qu'il
se porte à lui-même. S'il crée le monde, c'est donc
pour sa gloire, c'est-à-dire pour se complaire dans un
ouvrage qui lui représente ses propres perfections ;
mais l'univers, quelque parfait qu'on le suppose, tant
qu'il est fini reste indigne d'une action qui a un prix
infini. Cette difficulté ne se peut lever, selon Male-_
branche, que si l'on admet, comme la Religion nous
en fait un devoir, que l'univers créé par Dieu est sanc^
tifié par Jésus-Christ. L'idée de l'Incarnation, conçut
sans rapport exclusif avecTidée même de la chute]
apparaît à Malobranche comme l'idée sans laquelle
on ne pourrait expliquer ni la perfection que doit
avoir le monde pour être à Dieu un sujet de gloire, nj
les marques de dépendance qu'il doit offrir pour n(
point sembler être un ouvrage nécessaire et éternelM
{Entretiens sur la Métaphysique, IX, v-viii ; XIV,
vi-xii ; Conversations chrétiennes, III, IV et V. — Traité
de la Nature et de la Grâce, Discours I ; et Eclaircisse-
ments, II et III.)
Cet ouvrage n'en doit pas moins être le plus beau,
le plus parfait qui se puisse. Mai l'est -il véritable-
ment, quand on constate dans le monde tant de dé-
sordres, tant de monstres, tant d'impies? Pourquoi
Dieu a-t-il voulu, ou même simplement permis tout
ce dérèglement? On ne s'arrête à des objections de ce
genre que parce que l'on oublie la moitié du principe
d'après lequel on doit estimer l'action de Dieu. Ce
n'est pas seulement l'ouvrage en lui-même qui doit
répondre aux perfections divines, ce sont aussi les-
i
MALEBRANCHE 117
voies par lesquelles il est exécuté. Or ces voies doivent
être les plus simples, les plus universelles, les plus
uniformes. Un monde plus parfait, mais produit par
des voies moins régulières et moins générales, ne por-
terait pas autant que le nôtre le caractère des attri-
buts de Dieu. Voilà pourquoi le monde est rempli
d'impies, de monstres, de désordres de toutes façons.
Dieu n'aurait pu les empêcher qu'en dérogeant à la
simplicité de ses voie?, qu'en violant les lois natu-
relles qu'il a établies, et qu'il a établies non certes à
cause des effets monstrueux qu'elles devaient pro-
duire, mais pour des effets plus dignes de sa sagesse.
Telle est la théodicée de Malebranche : elle n'est pas
très éloignée, semble-t-il, de celle qu'exposera Leibniz
et qu'il soutiendra lui aussi en demandant que l'on
ne sépare pas dans les raisons que Dieu a eues de créer
les divers attributs divins. Peut-être Malebranche
est-il moins porté que Leibniz à convertir son opti-
misme théologique et métaphysique en optimisme
naturel, et soit à résoudre le mal dans un moindre
bien, soit à faire du mal un moyen d'amener un bien.
Mais ce monde, comment est-il formé? Comment se
maintient -il? Et comment prend-il tous les aspects
qu'il nous présente? Pour ce qui est de la matière,
nous savons que, si elle est créée, elle ne peut être
que de l'étendue ; toutes les modalités possibles de la
matière ne consistent que dans les figures sensibles
ou insensibles de ses parties, et toutes ces figures
n'ont point d'autre cause que le mouvement. C'est
donc par les lois générales de la communication des
mouvements que s'expliquent toutes les modalités
de la matière. Malebranche prétend donc que l'expli-
cation exacte du monde matériel ne peut être qu'une
explication mécaniste, et il soutient même comme
Descartes que les animaux ne sont que des machines.
C'est cependant la considération des êtres vivants
[jui le porte spécialement à montrer que le mécanisme
l'est qu'une vérité conditionnée : certes les êtres
118 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
vivants qui naissent sous nos yeux ne naissent pas,
si l'on peut dire, absolument, et ne font que se dégager,
en vertu de lois mécaniques, des germes qui étaient
contenus dans des êtres vivants antérieurs, et ainsi de
suite : Malebranche professe la théorie de l'emboîte-
ment des germes, selon laquelle le premier individu
de chaque espèce porte en lui, enveloppés les uns dans
les autres, les germes de tous les individus qui dans
le cours des temps représenteront cette espèce. Mais
si le mécanisme est la loi du développement des êtres
organisés, il n'est pas la loi de leur formation. Car si
le mécanisme avait produit ses effets aveuglément,
comment comprendre qu'il eût dans le moindre insecte
assemblé tant de ressorts et qu'il les eût ajustés si
sagement à tant de divers objets et tant de fins difîé^
rentes? Et comment comprendre qu'il eût opéré cet
agencement et cet accord dans l'infinité des êtres d(
chaque espèce qui s'enveloppent et, par surcroît, ave(
l'extrême variété des espèces? Ce qui est vrai, c'esl
qu'il a fallu la sagesse infinie de Dieu pour prévoii
tous les effets possibles des lois de la communicatioi
du mouvement : un grain de matière poussé à droit(
au lieu de l'être à gauche, poussé avec un degré d(
force plus ou moins grand pourrait tout changer danÉ
l'univers. Tout a donc dépendu de la première impresj
sion de mouvement communiquée par Dieu à 11
matière. Avant cette première impression. Dieu en
connu clairement toutes les suites et toutes les combij
naisons de ces suites, non seulement toutes les combi
naisons physiques, mais toutes les combinaisons dt
physique avec le moral, et toutes les combinaison
du naturel avec le surnaturel ; il a comparé toutes cej
suites avec toutes les suites de toutes les combinai!
sons possibles dans toutes sortes de suppositions
cela, dans le dessein de faire l'ouvrage le plus excelj
lent par les voies les plus simples et les plus générales
Par rapport à la simplicité des lois du mouvement
la complication merveilleusement ordonnée des êtn
MALEBRANCHE 119
vivants est telle que l'on serait presque porté à croire
que Dieu crée et conserve les animaux et les plantes
par des volontés particulières ; mais cette supposition
obérait à la Providence sa généralité et lui prêterait
le caractère d'une intelligence bornée. Il faut donc
croire plutôt que Dieu, par la première impression du
mouvement qu'il a communiqué à la matière, l'a si
sagement divisée qu'il a formé tout d'un coup des
animaux et des plantes pour tous les siècles. {Entre-
tiens sur la Métaphysique^ XI, ix). Ainsi Malebranche
restaure d'une certaine façon la considération des
causes finales que Descartes avait exclue non seule-
ment de la science proprement dite, mais encore de
la métaphysique : et nous avons dit le rapport qu'avait
chez Descartes cette exclusion avec la doctrine qui
des vérités éternelles faisait des créations de la liberté
divine. Malebranche soutenait au contraire que Dieu
a ordonné l'univers en consultant sa raison et que
nous-mêmes, comme êtres raisonnables, nous consul-
tons cette même raison, doctrine qui nous laisse le droit
de rechercher les causes finales. « Je ne puis rien dé-
montrer, dit-il, de la véritable religion ni de la véri-
table morale, que je ne connaisse les fins de Dieu, non
pas toutes, mais seulement celles qu'il a dans la créa-
tion et dans la conservation de notre être. » {Conver-
sations chrétiennes^ III.) Mais il dit aussi au même
endroit que « la connaissance des causes finales est
assez inutile pour la physique ». {Conversations chré-
tiennes, IIL) Au reste pour lui, remarquons-le bien, la
finalité n'est pas un ordre nouveau de raisons qui
s'ajouterait ou s'imposerait dans le monde même aux
raisons tirées des lois générales du mouvement : la
finalité, c'est la préordination, en Dieu, du mécanisme,
non une limitation de ce mécanisme dans le monde
même. En maintenant ainsi le mécanisme comme
explication physique sufiisante, Malebranche semble
admettre, ainsi que le fera aussi Leibniz, que la res-
tauration de la finalité doit se faire sans porter atteinte
120 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
aux moyens de connaître la matière en elle-même
que nous fournit le mécanisme ; même Leibniz ne se
contente pas de la représentation en Dieu des fins et
de leur rapport avec le mécanisme ; il y fait corres-
pondre dans la nature des aspirations à des fins :
tandis que pour Malebranche il n'y a point de causes
finales dans la nature, car il n'y a dans la nature
' aucune sorte de causes, et même, à parler exacte-
ment, le monde n'est pas une nature.
C'est qu'en effet pour Malebranche Dieu seul est
cause, et nous touchons ici à la doctrine qui est, avec
la doctrine de la vision en Dieu, une doctrine capitale
du système. C'est l'erreur la plus dangereuse de la
philosophie des anciens que d'avoir admis, dans le
monde, des formes, des qualités, des vertus et des
êtres réels capables de produire certains effets par la
force de leur nature : en réalité, comme il n'y a qu'un
seul vrai Dieu, il n'y a qu'une seule vraie cause, et la
considération intellectuelle aussi bien que le culte du
vrai Dieu, doivent écarter ces fausses divinités subal-
ternes que l'on imagine dans le monde sous le nom
de causes. Une cause véritable est telle qu'entre elle
et son effet l'esprit aperçoit une liaison nécessaire,
nécessité qui ne porte d'ailleurs que sur le rapport de
l'effet à la cause, non sur l'action même de la cause
qui peut être et qui est en réalité entièrement libre.
Gela étant, il apparaît évident que ni les corps, ni les
esprits finis ne peuvent agir isolément par eux-mêmes,
et qu'ils ne peuvent non plus agir ler^ uns sur les autres
par une puissance résultant de leur union.
Si, au lieu de nous en tenir à l'imagination et aux
sens, nous consultons l'idée claire et distincte que nous
avons des corps, c'est-à-dire l'idée géométrique de
l'étendue, nous apercevons que sans doute la matière
est essentiellement mobile, mais qu'elle a seulement
une capacité passive, non une capacité active de
mouvement. Car il n'y a rien dans l'étendue qui
implique une force motrice. Sans doute, nous obser
à
MALEBRANCHE 121
vons qu'une boule, quand elle en choque une autre,
lui communique son mouvement : mais de cette
observation il faut conclure simplement que le choc
des corps est nécessaire, en conséquence de l'ordre
de la nature, pour que les mouvements se commu-
niquent, non que les corps se meuvent réellement les
uns les autres, car ils ne sauraient se transmettre une
puissance qu'ils n'ont point. La force motrice d'un
corps n'est que l'efficace de la volonté de Dieu qui le
conserve successivement en des lieux différents. On
peut dire seulement en un sens que le corps qui en
rencontre un autre est la cause physique du mouve-
ment reçu par ce dernier, parce que c'est à son occa-
sion que le second a été mû en conséquence des lois
naturelles : disons plus exactement qu'il est la cause
occasionnelle qui détermine la cause véritable à agir
de telle façon en telle rencontre.
De même les esprits finis, si l'on réfléchit sur la
pensée qui est leur essence, sont bien capables de con-
naître, de sentir, de vouloir, mais cette capacité n'est
point en eux une puissance. Ils ne peuvent rien con-
naître si Dieu ne les éclaire ; ils ne peuvent rien sentir
si Dieu ne les modifie ; ils ne peuvent rien vouloir si
Dieu ne les meut vers le Bien'^en général, c'est-à-dire
vers Lui. Sans doute par l'attention il semble que nous
provoquions la présence des idées, et en ce sens l'at-
tention peut être dite une cause naturelle de nos con-
naissances : mais ce n'en est qu'une cause occasion-
nelle, qui détermine Dieu en vertu d'une loi générale
à répandre en nous la lumière que nous désirons.
Enfin quand on dit que les corps et les esprits
agissent les uns sur les autres en vertu d'une puis-
sance résultant de leur union, on se réfère à la notion
la plus obscure qui soit. Sans doute les perceptions
des sens nous sont données à la suite d'ébranlements
imprimés au cerveau : mais entre ces ébranlements
qui sont des modifications de l'étendue matérielle et
les perceptions qui sont des modifications de notre
122 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
âme il n'y a point cette liaison nécessaire qui ferait
des premiers de véritables causes : ils ne peuvent être
que des causes occasionnelles. Pareillement la volonté
des esprits n'est point capable de mouvoir le plus petit
corps qu'il y ait au monde : il n'y a point de liaison
nécessaire entre la volonté que nous avons de remuer
notre bras et le mouvement de notre bras. Pour être
véritablement les causes du mouvement de notre bras,
il nous faudrait connaître toutes les conditions orga-
niques qui permettent à ce mouvement de s'accom-
plir : car une cause véritable doit savoir ce qu'elle fait
et comment elle le fait. Or un joueur de gobelets tout
à fait ignorant ne laisse pas de remuer son bras plus
savamment que le plus habile anatomiste : la volonté
de mouvoir le bras n'est donc que la cause occasion-
nelle qui détermine Dieu en vertu des lois générales
de l'union de l'âme et du corps à produire tel mouve-
ment. L'apparente influence de l'âme sur le corps et
du corps sur l'âme se ramène à une correspondance
réciproque de leurs modalités, appuyée sur le fonde-
ment de la puissance de Dieu et de la sagesse de ses
lois.
Il n'y a donc point dans le monde de cause véri-
table, et l'on ne doit pas s'imaginer que ce qui précède
un effet en soit la véritable cause. Dieu seul est cause,
et les causes dites naturelles ne sont que des occasions.
A cette doctrine Malebranche a été conduit par le
profond sentiment qu'il avait de la présence et de
l'action universelle de Dieu : mais c'est en combinant
les inspirations de ce sentiment avec certaines thèses
ou tendances de la philosophie de Descartes qu'il a
constitué cette doctrine. D'abord il reprend avec
Descartes la conception scolastique d'après laquelle
la conservation du monde est une création continuée,
et il la reprend en développant des idées cartésiennes
qui lui donnent un sens plus clair et plus complet :
car le monde, tel qu'il est, selon la connaissance claire
et distincte que nous en avons, ne contient aucune
Â
MALEBRANCHE 123
Vertu, aucune force qui lui permette de subsister par
lui-même après avoir été créé. Sans doute les scolas-
tiques qui ont admis que l'action des créatures ne
peut s'effectuer sans un concours immédiat de Dieu
paraissent se rapprocher de la vérité ; mais où ils
pèchent quand même, c'est dans leur tendance à
croire que l'action des créatures mêle une certaine
efficacité propre à l'efficacité de la puissance divine :
c'est l'efficacité de la puissance divine qui constitue
tout ce qu'il y a d'efficace dans leur action. (Quinzième
Éclaircissement.) Malebranche invoque donc le prin-
cipe cartésien des idées claires pour rejeter des esprits
comme des corps toute force causale : il s'appuie en
outre, dans la philosophie de Descartes, sur le dualisme
de la pensée et de l'étendue qui paraît bien rendre
logiquement impossible îoute influence de l'âme sur
le corps comme du corps sur l'âme : en fait Descartes
avait admis cette influence, et n'avait pressenti que
vaguement et par endroits l'occasionnalisme qui devait
sortir de sa doctrine. Mais que l'occasionnalisme dût
assez naturellement en sortir, c'est ce dont témoignent
à côté de Malebranche d'autres philosophes, disciples
de Descartes, qui le professent avec plus ou moins
de précision ou de rigueur, de la Forge, Cordemoy en
France, Geulincx en Hollande.
Il importe d'ailleurs de se bien représenter dans
tout son sens exact l'occasionnalisme de Malebranche :
on insiste peut-être trop sur ce qu'il rejette de la causa-
lité naturelle sans assez rappeler ce qu'il en retient.
Les causes occasionnelles ne sont point des causes
véritables : soit. Ce n'est pas à dire pour cela qu'elles
n'aient point un rôle positif dans l'explication de
l'univers. Tant s'en faut ! Elles diversifient les effets
des lois uniformes : et par là, pour rendre compte des
effets particuliers, elles permettent de ne point re-
courir à des volontés particulières de Dieu, mais
essentiellement à ses volontés générales. Pour que la
cause véritable agisse selon des lois, il est absolument
424 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
nécessaire qu'il y ait quelque cause occasionnelle qui
détermine l'efTicacité de ces lois. Si le choc des corps!
ou quelque autre chose de semblable, ne déterminait
l'efficacité des lois générales de la communication des
mouvements, il serait nécessaire que Dieu mût les
corps par des volontés particulières. De même les
lois de l'union de l'âme et du corps ne sont rendues
efficaces que par les changements qui arrivent dad
l'une ou dans l'autre de ces deux substances. —
Autrement dit, ce sont les causes occasionnelles qui
rendent possible l'accord de la diversité avec la régu-
larité des changements. (Cf. Traité de la Nature et de
la Grâce : Second discours, art. 2 et 3.)
L'occasionnalisme de Malebranche semble voisin
de la doctrine leibnizienne de l'harmonie préétablie,
et par la nature des difficultés auxquelles il tâche de
répondre, et par celle de la solution qu'il apporte.
Leibniz va admettre, lui aussi, qu'il n'y a point entre
l'âme et le corps de réciprocité d'action, et, d'une
façon générale, qu'il n'y a point d'action des subs-
tances les unes sur les autres ; que les rapports des
êtres sont des rapports de correspondance dus à une
harmonie préétablie par Dieu. Mais, à la différence de
Malebranche, Leibniz ne refuse pas aux êtres un pou-
voir d'agir : il réclame seulement que ce pouvoir leur
reste intérieur, et c'est plutôt la possibilité d'une in^
fluence exercée au dehors qu'il récuse. Il reproche
d'ailleurs à Malebranche d'imposer à Dieu une inter-
vention perpétuelle qui tient du miracle et ne saurait
constituer un ordre naturel : critique injuste puisque
Malebranche lie la causalité divine à des volontés
et à des lois générales, non à des volontés et à des
opérations particulières. Il lui reproche, avec plus
de justice apparente, de faire l'action de Dieu miracu-
leuse en ce qu'elle s'impose à des êtres qui n'ayant
point de nature active ne peuvent par eux-mêmes
en régler l'arbitraire. Mais cette critique est peut-être
décidément moins fondée en elle-même que capable
MALEBRANCHE 125
de faire apercevoir la différence qui sépare la doc-
trine de Malebranche de celle de Leibniz : esprits ou
corps, les êtres du monde ont dans la doctrine de
Malebranche une essence intelligible qui s'oppose
absolument à ce qu'ils deviennent n'importe quoi ;
leur capacité d'être modifiés est donc déjà positive-
ment déterminée ; en outre, ainsi que nous venons
de le dire, leurs modifications, comme causes occa-
sionnelles, marquent la forme définie que doit revêtir
en telle circonstance, selon les lois générales qu'elle a
établies et qu'elle suit, l'action divine. Seulement,
tandis que Leibniz faisait correspondre, en l'y subor
donnant d'ailleurs, à une conception rationnelle et
spirituelle de l'essence des êtres et de leur rapport
une conception naturaliste et animiste des choses,
c'est cette conception que rejette Malebranche comme
incompatible avec le principe des idées claires et dis-
tinctes et avec la toute-puissance de la causalité
divine.
A Malebranche revient en tout cas l'honneur d'avoir
été le premier à poser nettement dans la philosophie
moderne le problème de la causalité et d'en avoir
fourni aussi bien par les parties négatives que par les
parties positives de sa doctrine une solution de grande
portée. Il a montré que l'usage scientifique, comme
nous dirions aujourd'hui, de la notion de cause exclut
tout élément de puissance ou de force en soi et se
ramène à la représentation de rapports réguliers entre
les modalités des êtres : pour cet usage il a donc retenu
de la notion de cause la notion de loi en en rejetant
celle de vertu efficace : en d'autres termes, ce qu'il y
a d'intelligible dans la causalité naturelle, c'est la
relation régulière qui unit ce qu'on appelle impropre-
ment la cause et l'effet, car tout dans le monde est
effet ou mieux suite d'effets. Malebranche prélude
donc par là à la critique de Hume, qui s'appliquera
comme on sait à dépouiller la notion de cause de toute
notion de pouvoir pour la ramener à la simple expé-
126 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
rience d'une succession constante : et Hume criti
quant Malebranche s'attaquera surtout à la formi
et aux principes théologiques de sa doctrine. Uni
autre différence grave reste d'ailleurs entre eux
Malebranche a considéré comme une exigence di
rationalisme même le transfert de toute cause efficace
en Dieu et le rejet de tout ce qui dans la causalit(
naturelle n'est pas clair et distinct, de ce qui est autr(
que .l'enchaînement régulier de modalités : c'est ai
contraire l'expérience sensible que Hume tourne
contre l'idée d'un pouvoir causal, et voilà pourquo
il prétend ramener tout ce qu'il y a de positif dans Is
cause à une simple conjonction répétée de phénomènes
Kant, tenant compte de l'avertissement de Hume
mais pour combattre ses conclusions, confirmera i
sa façon la tendance du rationalisme moderne inau
gurée par Malebranche à voir dans la causalité scien-
tifique essentiellement un rapport, mais un rapport
nécessaire.
Retournons à nous-mêmes ; comme les corps n'ont
pas seulement des figures, mais encore des mouve
ments, nos esprits ont non seulement des idées, maiî
des inclinations : et ce sont ces inclinations qui cons-
tituent leur volonté. Or leur volonté c'est essentielle-
ment l'impression que Dieu a mise en eux pour 1
bien en général, c'est-à-dire pour Lui. Si Dieu n
s'aimait pas, ou s'il n'imprimait sans cesse dans l'âmi
de l'homme un amour pareil au sien, c'est-à-dire a
mouvement d'amour que nous sentons pour le bie
en général, nous n'aimerions rien, nous ne voudrions
rien. Ce mouvement naturel de l'âme est invin^
cible : il ne dépend point en effet de nous de vou
loir ou non être heureux. Tous les esprits aiment Die
par une nécessité de leur nature ; s'ils aiment autr
chose que Dieu et s'ils semblent même par là se dé-
tourner de Dieu, c'est qu'au fond par leur liberté il
détournent vers des objets particuliers cet amou
de Dieu dont ils ne peuvent se détacher : notre amou;
MALEBRANCHE 127
des faux biens n'est pas une négation de l'amour que
nous avons nécessairement pour Dieu : il en est une
particularisât ion et une dépravation due à notre libre
choix.
Car nous sommes libres, selon Malebranche, et la
conscience qui nous atteste notre liberté ne doit pas
céder à la fascination d'idées abstraites qui en semblent
contredire le témoignage : ce sentiment intérieur, s'il
ne nous éclaire pas à fond sur la vérité, du moins ne
nous trompe point sur la réalité de ce qu'il nous
révèle. Mais en quoi consiste et où se manifeste notre
liberté?
La liberté ne saurait se confondre avec la volonté,
puisque la volonté est dans son fond l'amour néces-
saire et invincible que nous avons pour Dieu ; elle
est la force qu'a l'esprit de détourner cet amour vers
des objets qui nous plaisent et -de faire ainsi que nos
inclinations naturelles se terminent à quelque objet
particulier. Or l'homme peut s'empêcher d'aimer les
biens qui ne remplissent pas toute la capacité qu'il a
d'aimer, et quand il aime quelqu'un de ces biens, il
n'est pas forcé d'y insister, car il a toujours du mou-
vement pour aller plus loin. Ainsi il y a inclination,
dit Malebranche, non invincibilité dans le mouvement
qui porte les esprits vers ce qui n'est pas le Dieu par-
fait et universel : il y a liberté par conséquent.
Quel est le rapport de notre esprit aux motifs?
Lorsque deux biens se présentent à notre esprit en
même temps et que l'un paraît meilleur que l'autre,
l'esprit ne manque jamais de choisir celui qui dans
ce moment lui paraît le meilleur. {Méditations chré-
tiennes^ VI, 19 ; Traité de Morale^ VI, ib.) On dirait
que Malebranche adopte le déterminisme. Nullement
pourtant. Car pour lui la résolution est autre chose
que la réalisation du motif qui l'emporte : et il y a
quoique chose d'irréductible aux motifs, c'est le con-
seiitemeiit. « Ce pouvoir fait qu'elle ne ressemble pas
à une balance qui penche nécessairement du côté le
128 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
plus pesant. {Prémotion physique^ XII.) L'esprit ne
peut pas ne pas choisir le motif qui, à ce moment
lui paraît le meilleur, mais il peut toujours ne paa
choisir, suspendre son consentement. Comme les biens
particuliers, qui sont souvent de faux biens, ne déter-
minent pas l'esprit invinciblement, nous pouvons, e
raison du mouvement vers Dieu qui est le fond d
notre volonté, réserver notre consentement, jusqu'à
ce que des biens plus certains nous apparaissent*
Malebranche a fait de plus en plus du consentement
une sorte d'acte sui gêner Is^ irréductible aux motifs
impénétrable même d'une certaine façon à l'action
divine. L'âme, ne craint -il pas de dire, est la vraie
cause de ses actes libres, qu'on peut appeler moraux
puisqu'ils ne produisent rien de physique, c'est-à-dire
aucun changement naturel par leur efficace propre ;
elle est la vraie cause des consentements qu'elle
donne aux motifs qui la sollicitent, dont Dieu seul est
la cause efficace, en vertu des lois générales ; elle n'est
pas la vraie cause de ses propres modalités ou des
changements qui lui surviennent à la suite de ses
actes bons ou mauvais moralement : encore peut-elle
par l'attention solliciter de nouvelles perceptions et
motions. Le consentement est un acte formel, qui est
dépourvu par lui-même de la puissance qui n'appar-
tient qu'à Dieu, mais un acte qui se suffît pour ce
qu'il doit être. {Prémotion physique^ X et XL)
Les inclinations qui constituent notre volonté sont,
outre l'inclination vers le Bien en général, l'amour
de nous-mêmes, qui se divise en amour de l'être et
en amour du bien-être, et enfin l'amour que nous
éprouvons pour les autres hommes. Après avoir ana
lysé avec sa finesse ordinaire ces diverses inclinations,
Malebranche étudie les passions : tandis que les incli
nations naturelles sont des mouvements de l'âme qui
n'ont pas de rapport au corps ou qui n'y ont rapport
qu'accidentellement, les passions sont les mouve
ments qui nous portent à aimer notre corps et ce qui
MALEBRANGHE 129
est ou nous paraît utile à sa conservation : les passions
sont aux inclinations ce que les sens et l'imagination
sont à l'entendement pur. Malebranche introduit dans
cette étude des passions beaucoup d'aperçus ingénieux
et pénétrants : il y mêle des hypothèses physiolo-
giques dans le genre de celles qui avaient rempli son
étude de l'imagination. Descartes l'inspire, — mais
il a plus de richesse et de souplesse d'observation que
Descartes.
La morale de Malebranche s'inspire de ce dessein
principal : accroître l'union de l'esprit avec Dieu pour
diminuer d'autant la dépendance de l'esprit à l'égard
du corps. Par la raison, nous entrons tous en société
avec Dieu : en Dieu subsistent des rapports de gran-
deur qui ne sauraient déterminer chez nous que des
jugements, et des rapports de perfection qui excitent
en outre des sentiments. Les rapports de perfection
constituent ce qu'en son. langage précis Malebranche
nomme Vordre. Cet ordre est la règle immuable de la
volonté ; et, comme la volonté est essentiellement
amour, la connaissance de ces rapports de perfection
permet de régler nos sentiments, notre volonté, notre
amour. Si l'homme se rend conforme à cet ordre de
perfection. Dieu le rendra heureux : entendue ainsi,
la perfection dépend de l'homme, mais le bonheur
dépend de Dieu. Chez Malebranche, la relation du
bonheur avec la perfection a donc un caractère syn-
thétique, c'est-à-dire que l'accomplissement de nos
désirs et de notre destinée implique finalement une
opération complémentaire de Dieu.
Malebranche distingue la vertu des devoirs : on
peut remplir beaucoup de devoirs sans pour cela être
vertueux. La vertu n'est pas seulement l'accomplisse-
ment ponctuel de devoirs particuliers ; elle est un
amour habituel, libre et dominant de l'ordre immuable.
La nature et la valeur propre des différents devoirs
se comprennent par rapport à cette définition de la
vertu. La morale de Malebranche établit entre le
130 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
rationalisme et l'esprit chrétien la même proportion
que le reste de sa philosophie : nous n'avons par nous
seuls le pouvoir de rien achever ; à notre impuissance
il faut la grâce. L'amour de l'ordre, la charité ardente
et dominante ne sauraient s'acquérir sans elle.
C'est ainsi que la philosophie de Malebranche est
amenée à s'appliquer au problème de la Grâce, objet
de tant de controverses parmi ses contemporains.
Selon lui, deux principes déterminent directement et
par eux-mêmes les mouvements de notre amour : la
lumière et le plaisir. La lumière nous découvre nos
divers biens, et le plaisir nous les fait goûter. D'où,
pour Malebranche, deux sortes de grâces : la grâce
de lumière et la grâce de sentiment. Mais la grâce de
lumière nous laisse entièrement à nous-mêmes : ce
sont nos désirs qui l'appellent et en quelque sorte
l'obtiennent. La grâce de lumière est la grâce du
Créateur; elle est antérieure au péché, et elle subsiste,
quoique très affaiblie, après le péché. La grâce de sen-
timent, elle, est la grâce du Rédempteur. C'est le péché
qui l'a rendue nécessaire ; elle est un remède. Elle
consiste en un plaisir indélibéré, en un attrait préve-
nant, qui porte l'âme vers le bien qu'elle ne pourrait
connaître ni poursuivre par ses seules forces. Jésus-
Christ en est l'auteur : c'est lui qui suscite en nous « la
sainte concupiscence », seule capable de faire contre-
poids à la concupiscence criminelle.
Mais le problème qui arrête le plus Malebranche
est sans doute celui de la distribution de la grâce.
Dieu, en principe, veut sauver tous les hommes : pour-
quoi tous ne sont-ils pas élus? C'est là une question
analogue à celle que nous avons déjà rencontrée, ou
plutôt un aspect particulier et dominant de ce pro-
blème général : Dieu veut le monde excellent : pour-
quoi y a -t-il des désordres? Ici également Malebranche,
pour la solution, recourt à ce principe qui lui est
cher : l'accord nécessaire de la simplicité des voies
avec cette volonté universelle de Dieu, Dieu veut
MALEBRANGHE 131
sanctifier tous les hommes par son Église, et, de plus,
il doit, en suite des voies générales, discerner les maté-
riaux nécessaires et suffisants à la construction de ce
temple spirituel : n'entrent en effet dans le monument
de l'Église que les matériaux que comporte la belle
et sage simplicité des voies divines. Jésus-Christ est
la cause méritoire de la grâce ; et il est la cause occa-
sionnelle qui détermine l'efficace de la cause générale
3n pourvoyant au salut de tels et tels hommes.
I Dans cette philosophie, l'unité d'inspiration appa-
raît autant que la grande variété des aspects : une
ogique interne, mais qui n'est ni resserrée ni étroite,
ie toutes les parties ; et, en même temps, les thèses
iont l'ensemble constitue le système ne sont pas sim-
)lement déduites d'une seule idée : il y a plusieurs
dées qui, sans cesser de faire un tout, sont vérifiées
îhacune à part et qui, en dehors de leurs rapports
jationnels, ont une signification indépendante ou
'appuient sur des arguments propres et spécifiques.
la fois savant, psychologue, moraliste, religieux,
dalebranche a une gamme très riche, et il demande
u'on ne le simplifie pas. C'est cependant ce que l'on
fait trop souvent, notamment en le confondant
resque parfois avec Spinoza : il s'est défendu, et par
e bonnes raisons, contre un tel rapprochement. Sans
oute, les analogies semblent parfois littérales ; mais
hez Malebranche les perfections divines n'ont point
3 caractère des attributs que Spinoza pose en sa Subs-
ance unique. Pour Malebranche, les idées sont des
rchétypes, mais n'impliquent pas l'existence des
très actuels. L'étendue intelligible n'est pas maté-
ielle, et Malebranche n'a rien du naturalisme de Spi-
oza pour qui la nature est infinie, intellectualisée
n Dieu, nécessairement subsistante. A ce natura-
sme générateur de la philosophie de Spinoza, Male-
ranche a à opposer un idéalisme qui, regardant
3mme accessoire et ultérieure la question de l'exis-
132 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
tence des corps, commence par chercher comment
la connaissance en est possible. Enfin, au lieu du
parallélisme spinoziste de la pensée et de l'étendue,
Malebranche professe un dualisme, et, pour lui, la con-
naissance de l'âme diffère profondément de la connais-
sance des corps. Il en résulte que, aussi bien dans le
domaine métaphysique qu'au point de vue moral et
religieux, Malebranche ne va nullement vers le spi-
nôzisme, reste plus proche de Descartes que Spinoza,
et garde la liberté de sa pensée originale et féconde.
il
CHAPITRE V
FONTENELLE ET BAYLE
Après avoir rencontré bien des obstacles à sa diffu-
sion, le cartésianisme était devenu dans la seconde
moitié du dix-septième siècle la philosophie reçue de
la plupart des esprits cultivés qui se mêlaient de phi-
losopher. Mais en triomphant, il ne triomphait pas
tout entier. Il subissait le sort de beaucoup de grandes
doctrines qui ne font souvent accepter d'elles que ce
qui est susceptible d'assimilation et d'extension logique,
les résultats les plus manifestes sans les raisons plus
invisibles qui les ont produits ; les méthodes les plus
éprouvées sans la puissance de réflexion supérieure
qui en a gouverné et par suite sait parfois en retenir
le mouvement ; les idées les plus ployables à toutes
les applications sans la force inventive qui les enrichit
de sens nouveaux au lieu de les laisser se développer
par des combinaisons purement formelles. C'est ainsi
que le cartésianisme, à mesure que son influence s'éten-
dait, voyait invoquer et mettre en œuvre la règle
d'après laquelle rien ne peut se juger philosophique-
ment et scientifiquement que par idées claires : mais
les problèmes qu'il avait cru indispensable de poser et
de résoudre pour rendre raison de cette règle et en
déterminer l'usage paraissaient moins utiles à aborder ;
pareillement le cartésianisme voyait se répandre la
confiance dans la physique telle qu'il l'avait édifiée
et pour elle-même et à l'encontrc de l'aristotélisme :
mais il ne voyait pas se partager au même degré le
434 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
souci d'atteindre les hautes conditions spirituelles qui
établissent le droit de l'esprit à comprendre géométri-
quement la nature et à se distinguer essentiellement
d'elle. En somme le succès de plus en plus considé-
rable du cartésianisme à ce moment se marque sur-
tout par un éveil puissant de la curiosité scientifique
qui dans Descartes s'attache de préférence à la mé-
thode et à la physique, et tend à délaisser la méta-
physique.
Ce cartésianisme positiviste ou semi-positiviste pou-
vait aussi se tourner plus ou moins contre le christia-
nisme, et user de procédés rationnels d'investigation
et de critique pour atteindre plus ou moins directe-
ment ces vérités de la foi que Descartes avait mises à
part. Il a donc contribué à préparer la philosophie
du dix-huitième siècle et les thèses de l'Encyclopédie.
Celui qui le représente éminemment, c'est Fonte-
nelle.
Fontenelle voulut d'abord être un bel esprit, et il
ne cessa point de l'être. C'est entre des Lettres Galantes
et des Pastorales qu'il écrivit les Entretiens sur la
pluralité des mondes (1686), et dans sa façon de tou-
cher aux questions scientifiques et philosophiques il
ne s'abstient pas, tant s'en faut, de préciosité. Au
fond il poursuivait par là le même genre de succèi
avec une matière seulement tout autre, et il ne po
vait guère se dispenser d'user un peu des mêm
moyens. « Je ne demande aux dames, pour tout ce
système de philosophie, que la même application qu'il
faut donner à la princesse de Clèves, si on veut en
suivre bien l'intrigue et en connaître toute la beauté. »
(Entretiens sur la pluralité des mondes : Préface,
Œuvres complètes de Fontenelle, 1818, t. II, p. 4.) La
science était devenue une mode : la faire ' entendre
de ceux qui l'acceptaient principalement à ce titre,
telles furent sans doute ses premières intentions qui
heureusement pour lui furent servies par une intelli-
^u
1
à
FONTENELLE ET BAYLE 135
gence sensiblement supérieure à ce désir et qui le
conduisirent à ce rôle de grand interprète des idées
scientifiques du temps, non pas seulement pour les
ruelles, les salons et les marquises, m^is même pour
les esprits cultivés et réfléchis qui sans connaissances
spéciales étaient capables de suivre les grandes lignes
d'une démonstration ou d'une découverte de savant :
« Entrez dans son magasin, il y a à choisir », dit La
Bruyère dans le cruel portrait qu'il a tracé de lui sous
le nom de Gydias. Ce fut le mérite de Fontenelle de
finir par faire un choix et de le faire selon son aptitude
véritable. Il garda de ses prétentions littéraires l'art
de piquer la curiosité, de communiquer le sentiment
de la simplicité des explications comparée à la diffi-
culté des problèmes, d'imprimer aux idées une marche
légère, alerte, imprévue, de glisser adroitement les
sous-entendus qui laissent le soin de deviner ou de
conclure : le tout avec une fantaisie souriante et aussi
une ironie discrète qui rappelle constamment, même
au cours des affirmations les plus justement posées
en apparence, la nécessité d'avoir dû se défier et de ne
I devoir jamais être dupe.
Mais toute cette subtilité et cette ingéniosité sont
souvent des façons de rendre sensibles des procédés
3lus intellectuels : Fontenelle aime à traiter les idées
)ar l'analyse, à aller jusqu'au bout des principes qu'elles
supposent et des conséquences qu'elles enfantent :
oela sans doute en imitant les géomètres, mais en usant
aussi beaucoup de ces rapprochements par analogie
q;ui étendent, quoique superficiellement, le champ
i'application des idées reçues. Cette annexion de la
icience à la littérature que Fontenelle a opérée et
lu'une bonne part des écrivains du dix-huitième siècle
mt confirmée, a l'incontestable avantage de rappeler
es droits qu'ont les esprits non initiés à la science à se
endre compte du mouvement de la science, comme
lussi de leur rappeler le devoir de ne pas vivre seule-
Qent de formes agréables. Mais il peut aussi en résulter
135 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
des inconvénients ; et ce sont les interprètes littéraires
de la science qui parfois lui font dire ce qu'elle ne dit
réellement pas.
Fontenelle a fait son éducation scientifique par le
cartésianisme : et il a dit ce qu'il croyait avoir surtout
appris chez Descartes et ce qu'il en avait retenu :
a Avant Descartes, on raisonnait plus commodément ;
les siècles passés sont bien heureux de n'avoir pas eu
cet homme-là. C'est lui, à ce qu'il me semble, qui a
amené cette nouvelle méthode de raisonner, beaucoup
plus estimable que sa philosophie même, dont une
bonne partie se trouve fausse ou incertaine, selon
les propres règles qu'il nous a apprises. » {Digression
sur les anciens et les modernes, t. II, p. 358.) Il faut
ajouter qu'avec sa méthode de raisonner Fontenelle
a gardé l'idée que « tout le jeu de la nature consiste
dans les figures et dans les mouvements des corps ».
{Digression sur les anciens et les modernes, p. 356.)
San adhésion à la physique cartésienne se maintien
d'un bout à l'autre de sa vie, malgré même l'avène
ment de la physique newtonienne ; à l'âge de quatre
vingt-quinze ans, il écrivait, pour défendre Descartes,
la Théorie des tourbillons avec des réflexions sur Vat
traction, 1752.
Les Entretiens sur la pluralité des mondes sont un
façon de faire connaître la physique de Descartes e
l'appliquant à un sujet qui devait exciter la curiosit
de l'imagination autant que de l'esprit. Sans doute il
commettait une certaine infidélité à Descartes en
reportant sur la possibilité de mondes semblables au
nôtre la réflexion impatiente de dépasser les horizons
de notre monde sensible, en détournant vers des objets
encore physiques, mais immenses et lointains, des
besoins au fond métaphysiques. Dans une lettre à
Chanut du 6 juin 1647 Descartes écrivait : « Bien qu
je n'infère point pour cela qu'il y ait des créatures
intelligentes dans les étoiles ou ailleurs, je ne vois pas
aussi qu'il y ait aucune raison par laquelle on puisse
FONTENELLE ET BAYLE 137
prouver qu'il n'y en a point ; mais je laisse toujours
indécises les questions qui sont de cette sorte, plutôt
que d'en rien nier ou assurer. » (Éd. Adam et Tan-
nery, t. V, p. 55.) Fontenelle, lui, va mieux aimer
assurer quelque chose de ces questions que des ques-
tions qui touchent à la spiritualité de l'âme ou à l'exis-
tence de Dieu : il sait bien au reste que derrière la
marquise avec qui il s'entretient il trouvera tout un
public tout prêt à l'écouter et à se laisser instruire.
Car il ne vient pas seulement lui plaire, à ce public,
il l'instruit réellement. Songeons bien que le système
de Copernic n'avait pas été professé explicitement
par ceux-là mêmes qui, comme Descartes et Pascal,
l'admettaient au fond, qu'il ne semblait pas relevé
des interdictions qui avaient pesé sur lui et qu'il ne
s'était pas encore rendu familier aux intelligences
simplement cultivées. C'est Fontenelle qui a préparé
cette familiarité. Le système de Copernic combiné
avec le mécanisme universel de Descartes : telle est
la base scientifique de cette exposition qu'il donne
de la pluralité des mondes, et, bien que le souci des
« agréments » rapetisse parfois sa manière, la grandeur
du sujet et des perspectives qu'il ouvre la rehausse
çà et là tout naturellement, et l'imagination de l'écri-
vain, qui d'ordinaire craint plutôt de s'exalter, finit
par se laisser entraîner au mouvement des mondes
qu'elle retrace.
Selon une remarque de Bayle, il y a dans ce livre
de science autant de philosophie que de physique.
Quelle philosophie? Celle qui résulte du sentiment de
la disproportion qu'il y a entre l'immensité de l'uni-
vers et la petitesse de l'homme. Fontenelle n'a cure
de nous relever par la pensée comme Pascal, ou, s'il
nous relève par elle, c'est bien peu, et en faisant res-
sortir ce que la raison humaine a de tardif et de borné.
D'abord la découverte du véritable système de l'uni-
vers met en évidence les misérables préjugés qui ont
si longtemps empêché de le reconnaître : les Anciens
138 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
croyaient que les corps célestes étaient immuables'
par le même motif qui ferait croire à des roses éphé-
mères que le jardinier est éternel ; ils mesuraient les;
choses à la brièveté de leur vie et à l'étroitesse de;
leurs observations. Le système de Copernic nous a
remis à notre place et nous a appris à ne plus juger
des mondes par le point de vue où nous sommes placés. ;
« Notre folie est de croire que toute la nature, sans
exception, est destinée à nos usages ; et quand on
demande à nos philosophes à quoi sert ce nombre
prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait
pour faire ce qu'elles font toutes, ils vous répondent
froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue... Je
sais bon gré à Copernic d'avoir rabattu la vanité des
hommes, qui s'étaient mis à la plus belle place de
l'univers ; et j'ai du plaisir à voir présentement la
terre dans la foule des planètes. » {Premier soir, p. 12,
p. 15.) A cette façon de dénoncer les illusions anthro-
pocentriques se mêle l'idée toujours présente, insinuée
quand elle n'est pas directement énoncée, de la rela-
tivité de notre science. En particulier, la pensée qu'il
y a des habitants dans les autres planètes, et que ces
habitants sont autrement constitués que nous, est
bien faite pour nous détourner d'attribuer une impor-
tance exagérée à notre vérité humaine. « Nos sciences
ont de certaines bornes que l'esprit humain n'a jamais
pu passer. Il y a un point où elles nous manquent tout
à coup ; le reste est pour d'autres mondes, où quelque
chose de ce que nous savons est inconnu. » (Troisième
soir, p. 44.) Fontenelle use d'une conjecture qu'exploi-
tera abondamment la philosophie du dix-huitième
siècle : « On dit qu'il pourrait bien nous manquer un
sixième sens naturel, qui nous apprendrait beaucoup
de choses que nous ignorons. » (Troisième soir, p. 44.)
De la possibilité de ce sixième sens, Fontenelle est
porté à induire que la science due à nos cinq sens n'est
qu'un mode de connaissance parmi d'autres ; et c'est
cela qui certes chez le cartésien Fontenelle n'est plus
FONTENELLE ET BAYLE 139
cartésien ; toute la Métaphysique de Descartes était
précisément destinée à nous assurer absolument des
principes de notre science. Au reste, Fontenelle prend
un singulier plaisir à faire mouvoir son esprit parmi
ces vraisemblances que Descartes tenait pour rien
auprès de la certitude qui seule compte. Il incline à
penser que le bon sens est la chose du monde la moins
bien partagée, et il est imbu de cette notion aristocra-
tique de la science qui la réserve à une élite. Parlant
de ses idées sur les mondes : « Contentons-nous d'être
une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divul-
guons pas nos mystères dans le peuple. » {Sixième soir,
p. 72.) Il ne se soucie d'être vulgarisateur que pour
une aristocratie ; et il dirait, avec le sentiment d'un
Renan : si j'avais la main pleine de vérités, je me gar-
derais bien de l'ouvrir.
Les Entretiens sur la pluralité des mondes pouvaient
contribuer à affaiblir l'autorité des croyances reli-
gieuses positives, et c'est sans doute un résultat qui
n'eût pas outre mesure contrarié Fontenelle ; mais
ils ne laissaient pas trop transparaître ce dessein.
Vllistoire des oracles (1687) le manifeste davantage,
avec du reste tous les deliors qui conviennent à la lois
à la circonspection et à la subtilité d'esprit de Fonte-
nelle. Un érudit hollandais venait de traiter dans un
livre cette question : est-il vrai, comme l'ont soutenu
les premiers Chrétiens, que les oracles de l'antiquité
étaient rendus par des démons et que ces oracles ont
immédiatement cessé après la venue du Christ ? L'ou-
vrage répondait négativement. Après avoir songé à le
traduire, Fontenelle le refait, l'allège, l'ordonne mieux.
Répondre positivement à la question, observe Fon-
tenelle, n'est point du tout réclamé par la Religion
vraie qu'il faut savoir distinguer des préjugés qui s'y
attachent ; mais Fontenelle avait moins à cœur cette
distinction qu'il ne le laissait entendre. Les premiers
chrétiens ont sans nécessité renforcé le rôle des démons
sous l'influence d'idées platoniciennes qui n'avaient
140 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
aucun fondement ; ils ont cru aux oracles sous Tin-
fluence des traditions anciennes qu'ils n'ont point
vérifiées ; quand on essaie de remonter jusqu'aux
témoignages primitifs qui assuraient de l'existence
et de la vérité des oracles, ces témoignages se dérobent.
« Assurons-nous bien du fait, dit Fontenelle, avant
que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette
méthode est bien lente pour la plupart des gens qui
courent naturellement à la cause, et passent par-dessus
la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule
d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point. » (Ghap. iv,
t. II, p. 98.) L'homme a un amour du merveilleux qui
le rend naturellement crédule, et il a un respect de
la tradition qui confirme sa crédulité ; cette crédulité
encourage à son tour la fourberie qui a intérêt à l'ex-
ploiter. Ainsi se démasquent les oracles anciens ; ils
auraient pris fin sans la venue du Christ, confondus
par le progrès de la raison, et la venue du Christ ne les
a pas fait immédiatement disparaître, pas plus qu'elle
n'a supprimé certaines survivances du paganisme dans
la Religion nouvelle. Fontenelle énonce et applique
des règles de rationalisme critique qui certainement
dans sa pensée dépassaient la question des oracles
pour devoir s'appliquer à la question des miracles
et du surnaturel Chrétien : son procédé, qui trouvera
au dix-huitième siècle tant d'imitateurs, consiste à
faire intervenir entre le paganisme et le Christianisme
des analogies qui inviteront tout naturellement à acca-
bler le second sous les arguments qui ont ruiné le
premier ; et toute l'aptitude qu'a son esprit à l'ironie
et à l'allusion voilée lui rend encore plus aisé l'usage
de cette méthode oblique.
A VHistoire des oracles se lie assez naturellement
son opuscule sur l'origine des fables. « Étudions l'es-
prit humain dans une de ses plus étranges produc-
tions ; c'est là bien souvent qu'il se donne le mieux à
connaître. » (T. II, p. 388.) Or comment naissent les
fables? Il faut nous représenter dans l'humanité pri-
FONTENELLE ET BAYLE 141
mitive un état d'ignorance et de barbarie dont nous
avons à peine l'idée ; à mesure que l'homme est plus
ignorant et a moins d'expérience, il voit plus de pro-
diges ; c'est-à-dire qu'il est plus sujet à voir des choses
qui ne sont pas. Le merveilleux qu'il imagine, il le
transmet à ses semblables qui, avec la même ignorance
et le même goût, non seulement l'acceptent, mais
encore l'augmentent et le tranforment, mais de façon
à en laisser tomber l'élément de vérité qui pouvait s'y
mêler à l'origine. Car dans cette invention des fables
l'homme a obéi à la tendance qui le portait à rechercher
les causes, et c'est de son expérience qu'il s'est servi
pour déterminer ces causes ; mais expliquant comme
nous faisons aujourd'hui l'inconnu par le connu, il
avait le désavantage de ne connaître que les choses
les plus grossières et les plus palpables, tandis que
nous avons découvert par l'usage ce que sont des poids,
des ressorts, des leviers et que nous pouvons en com-
poser la mécanique du monde. Ce qui a entretenu les
fables et la croyance dont elles sont l'objet, c'est la
tendance à inventer des choses semblables à celles
qui sont acceptées et à les pousser plus loin par des
conséquences, c'est ensuite le respect aveugle de l'an-
tiquité et de la prétendue sagesse des ancêtres. Mais
l'espèce d'imagination qui a donné naissance aux fables
n'est pas le propre d'une race ou d'une latitude : elle
appartient à un degré qui est le degré inférieur du
développement mental de l'homme. Toutes les nations,
à l'exception du peuple élu, ont imaginé ce qu'il y a
d'étrange dans leurs fables à un moment où elles
étaient encore dans l'ignorance, et c'est la puissance
de l'habitude qui les a attachées à ces inventions.
« Ne cherchons donc pas autre chose dans les fables,
conclut Fontenello, que l'histoire des erreurs de l'es-
prit humain. Il en est moins capable, dès qu'il sait à
quel point il l'est. Ce n'est pas une science de s'être
rempli la tête de toutes les extravagances des Phéni-
ciens et des Grecs ; mais c'en est une de savoir ce qui a
142 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
conduit les Phéniciens et les Grecs à ces extravagances.
Tous les hommes se ressemblent si fort, qu'il n'y a
point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire
trembler. » (T. II, p. 398.) Par ces nettes et persis-
tantes indications, Fontenelle se trouve avoir déjà
constitué, de l'avis de M. André Lang (Mythes^ cultes
et religions^ traduction française de Marillier, p. 617),
l'essentiel de la théorie anthropologique des mythes.
Pour s'affermir dans la position qu'il prend sur ces
divers sujets, il a un argument dont il use sans cesse :
c'est qUe l'homme est dupe de la tradition, du respect
aveugle de l'antiquité. S'il y a là une illusion, on peut
dire que Fontenelle s'en est tôt et complètement dégagé.
Dès qu'il prend parti dans la querelle des anciens et
des modernes, on peut deviner sans le savoir de quel
côté il sera. Il intervient pour donner aux partisans
des modernes l'appui de raisons scientifiques. Il
invoque pour les justifier non pas précisément l'idée
de la fixité des lois de la nature qui en la matière ne
prouverait rien, mais l'idée d'une certaine puissance
constante qu'a la nature de produire des effets de
même valeur. « La nature a entre les mains une cer-
taine pâte qui est toujours la même, qu'elle tourne
et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle
forme les hommes, les animaux, les plantes ; et certai-
nement elle n'a point formé Platon, ni Démosthène, ni
Homère, d'une argile plus fine, ni mieux préparée
que nos philosophes, nos orateurs et nos poètes d'au-
jourd'hui. » {Digression sur les anciens et les mo-
dernes^ t. Il, p. 353.) Peut-être la nature veut-elle que
certains climats soient plus favorables à certaines pro-
ductions ; mais ce qui est vrai des fruits de la terre
l'est beaucoup moins de ces fruits particuliers que sont
les intelligences. Les intelligences se forment les unes
sur les autres et sont capables d'acquérir par la lecture
et la culture ce qu'elles n'ont pas naturellement. Il
est curieux d'observer que Fontenelle, après avoir paru
admettre que la nature produit les esprits avec une
I
FONTENELLE ET BAYLE 143
fécondité toujours pareille, considère que ces esprits
sont surtout aptes à s'éduquer, à se façonner : en
d'autres termes il semble accorder plus à l'éducation
qu'à la nature dans l'établissement des esprits ; en
quoi il annonce une thèse que le dix-huitième siècle
développera amplement. Et par là aussi il aboutit à
une autre façon de justifier les partisans des modernes :
les anciens ont pu avoir la gloire d'inventer en beau-
coup de choses presque sans mérite parce qu'ils
avaient tout ou presque tout à trouver, et leurs inven-
tions se sont faites parmi beaucoup de tâtonnements
et d'erreurs ; les hommes d'aujourd'hui ont souvent
iplus de mérite à perfectionner certaines inventions
qu'ils n'en auraient eu à les faire ; mais aussi ils pro-
fitent de ce qu'ont amassé leurs prédécesseurs. Tous
les hommes, ainsi que l'avait déjà noté Pascal, sont
comme un seul homme qui aurait vécu depuis le com-
mencement du monde jusqu'à aujourd'hui, et il faut
jeulement ajouter que cet homme n'aura pas de vieil-
esse. Fontenelle considérait peut-être que dans les
ettres le progrès n'est pas si évident et si régulier que
lans les sciences, quoique là encore il soit porté à l'af-
"îrmer ; mais il ne cesse de redire que toute explication
raisonnable du développement de l'humanité doit
ourner à l'avantage des modernes ; les modernes ne
peuvent que raisonner avec plus de rigueur et avoir
>Ius de lumière ; ces avantages-là, pour Fontenelle,
liéfient toute concurrence.
Fontenelle est donc tout plein de l'idée de progrès,
lu point de lui faire signifier l'abjuration et môme au
esoin la dérision du passé. Il semble sans doute par-
iciper par là de l'esprit qui avait poussé Descartes,
ICalebranche et même Pascal à repousser l'autorité,
jour ne tenir compte en matière de science que de la
lison et de l'expérience ; mais, outre qu'il désavoue
[olontiers cette règle de l'autorité pour des sujets que
escartes, Malebranche et Pascal laissaient au con-
[aire de parti pris soumis à l'autorité, il marque d'une
la LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
note propre cette indépendance à l'égard des tradi-
tions ; il y met, autant que la résolution de voir clair
par lui-même, la satisfaction de n'être point en retard,
et même si possible d'être en avance sur son temps,
pour le moins de marcher avec son siècle. Et l'on sait
à quel point se sentir dans le mouvement est devenu
pour beaucoup d'esprits une marque suffisante de
vérité.
Les Éloges de siavants que Fontenelle prononça en
qualité de Secrétaire perpétuel de l'Académie des
sciences furent pour lui de nombreuses occasions d'as-
souplir sa conception de la science ; s'il resta fidèle jus-
qu'au bout à la physique cartésienne, il sut cependant
reconnaître le génie, pénétrer et même dans une large
mesure accepter les desseins scientifiques de Newton:
dans le parallèle qu'il faisait entre Descartes et Newton,
il disait : « Les principes évidents de l'un ne le condui-
sent pas toujours aux phénomènes tels qu'ils sont;
les phénomènes ne conduisent j)as toujours l'autre à
des principes assez évidents. » {Eloge de Newton, t. I®^,
p. 394.) Il conçoit de plus en plus la nécessité de faire
sa place à l'expérience ; mais il réclame des explica-
tions qu'elles aient la clarté et la rigueur des explica-
tions géométriques, même quand elles portent sur
d'autres objets. Dans sa Préface sur V utilité des mathé-
matiques et de la physique, et sur les travaux de l'Aca-
démie des sciences, il dit : « L'esprit géométrique n'est
pas si attaché à la géométrie qu'il n'en puisse être
tiré et transporté à d'autres connaissances. Un ouvrage
de morale, de politique, de critique, peut-être même
d'éloquence, en sera plus beau, toutes choses d'ailleurs
égales, s'il est fait de main de géomètre. » (T. I^
p. 34.) t
Cependant dans cette même préface il marque avec
force ce qu'il faut entendre par la science, et il entend
par la science les sciences mathématiques, physiques
et naturelles ; s'il admet que la géométrie peut P6i«
trer dans toutes, il ne règle pas d'avance la pari
J
FONTENELLE ET BAYLE i45
qu'elle doit avoir en chacune d'elles ; il croit à la néces-
sité de se contenter de vérités et de sciences séparées,
jusqu'à ce qu'elles se rejoignent d'elles-mêmes plus tard
par une démarche immanente à leurs propres progrès
dans l'ordre des connaissances positives, non par l'es-
sentielle unité soit de l'objet à connaître soit du sujet
connaissant. C'est là une conception de l'unité du sa-
voir qui, provenant de la coordination des sciences par-
ticulières, est tout autre que celle que Descartes avait
conçue comme résultant de l'unité de l'intelligence.
Cette défiance des systèmes, qui se retrouvera chez
Condillac, l'a détourné de l'examen direct des ques-
tions purement philosophiques : il dit bien à l'occasion
que la connaissance de la nature nous conduit à con-
naître un créateur d'une intelligence infinie et que
« la véritable physique s'élève jusqu'à devenir ure
espèce de théologie. » (Préface sur Vutilité des Malhé-
matiques^ p. 36.) Mais il n'insiste guère sur ce sujet. Dans
un fragment de la Connaissance de Vcsprit humain^
où il déclare d'ailleurs ne pas vouloir entreprendre
sur la nature de l'esprit une spéculation métaphy-
jsique, il adhère sans hésitation aux théories empiristes
mr l'origine des idées, au point de dire que l'ancienne
[philosophie, celle qui soutenait que tout passe par
Iles sens avant de venir dans l'intelligence, n'avait pas
|tort (t. II, p. 411) : en réalité cette ancienne philosophie
iait devenue la philosophie nouvelle. Et si Fontenello,
liout en conservant une certaine forme d'esprit cartésien,
pmcède que tout vient des sens, ce n'est pas à Aristote
qfu'il l'accorde, mais à l'empirisme triomphant.
De Fontenelle on peut rapprocher P. Bayle, et pour
[es premières idées qui ont eu prise sur leurs esprits,
[)t pour l'action intellectuelle qu'ils ont exercée, mais
[ion point pour les moyens par lesquels ils l'ont exer-
pée (1). L'un et l'autre ont été élevés dans le cartésia-
(1) Bayle ne parle jamais de Fontenelle qu'avec de grands
[loges. (Voir Delvolvé, p. 104).
10
146 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
nisme, mais sans se laisser accaparer tout entiers ni
par tout le système, ni toujours ; l'un et l'autre ont
goûté de Descartes le droit de raisonner librement et
de ne s'en rapporter qu'à leurs idées claires ; l'un et
l'autre ont estimé très haut la physique de Descartes ;
mais déjà ici se marque une différence. Fontenelle
adhère en somme dogmatiquement à cette physique ;
Bayle la préfère à toute autre, mais sans aller plus
loin, et cela dès les débuts : « Je regarde le cartésia-
nisme simplement comme une hypothèse ingénieuse
qui peut servir à expliquer certains effets naturels ;
mais du reste j'en suis si peu entêté que je ne risquerais
pas la moindre chose pour soutenir que la nature se
règle et se gouverne selon ces principes-là. » (Lettre
à son frère, 29 mai 1681.) D'ailleurs Bayle est peu ins-
truit et, semble-t-il même, peu curieux des questions
proprement scientifiques, de celles dont l'examen exi-
gerait des connaissances spéciales ; en retour il s'in-
téresse passionnément aux opinions, aux idées, aux
théories ; il les accueille d'où qu'elles lui viennent,
prend plaisir à les exposer, à les tourner et à les
retourner, à les soumettre à la critique ; il est loin
d'avoir pour les doctrines du passé la négligence dédai-
gneuse des cartésiens ; il s'attache aux maîtres de la
philosophie ancienne, les fait comparaître devant lui
avec complaisance. Savoir ce que d'autres ont pensé
le préoccupe plus que savoir ce qu'il pense ; ainsi chez
lui une disposition cartésienne d'esprit aboutit par
une singulière conséquence ou inconséquence au goût
et à l'usage immodérés de l'érudition. Cette érudition
lui sert à montrer l'inanité de toutes les prétentions à
accorder rationnellement les multiples objets des affir-
mations humaines. On le qualifie de sceptique ; il
Test si l'on veut par les réserves critiques et même
négatives qu'il oppose à toute doctrine complète et
arrêtée ; il Test par l'extension très grande, quoique
non illimitée, du doute méthodique à certains pro-
blèmes ; il ne l'est pas au sens où il douterait réellement
J
FONTENELLE ET BAYLE 147
de tout. Son doute, c'est le sentiment de la faiblesse
rationnelle des doctrines, soit qu'elles veuillent ration-
nellement expliquer ce qui est rationnellement inexpli-
cable, soit qu'elles veuillent enchaîner par des liens
rationnels des éléments de vérité qui peuvent être
réellement compatibles sans l'être rationnellement.
j Pour la formation de ce genre d'esprit, il est une cir-
constance qui, je crois, est importante à relever. Il
est d'origine calviniste, et il appartient à une famille
de pasteurs ; vers Vàge de vingt-deux ans, il se con-
vertit au catholicisme dans un collège des jésuites
de Toulouse; dix mois plus tard, sous la double
influence de ses réflexions et de sa famille, il retourne
à sa confession première. Ce n'était point là pure ins-
tabilité mentale ; il ne pouvait vivre quelquetemps avec
certaines traditions sans en sentir avant tout l'insufiî-
sancc intellectuelle. Mais de plus, s'il reste protestant,
il avait comme réservé en lui un sentiment profond
de ce qui, dans les œuvres de la nature comme dans
3elles de la grâce, ne se laisse jamais réduire à des rai-
jons claires. Quoi qu'il en soit, s'il prépare le dix-
luitième siècle à qui il a fourni, surtout par la partie
légative de son œuvre, tant d'arguments et de docu-
nents, il reste d'ailleurs en dehors de cette foi au pro-
cès qui était celle de Fontenelle et qui sera celle du
ix-huitième siècle ; le mouvement de l'humanité est
pour lui un jeu de bascule et non une marche régulière
n avant, et la raison jusqu'à présent s'est trop mon-
îe impuissante pour préjuger qu'à une certaine heure
Ile gouvernera.
Professeur à l'Académie protestante de Sedan, puis,
ne fois celle-ci fermée (1681), professeur libre de
'hjlosophie à Rotterdam, Bayle fut avant tout un
liciste dont la vocation spéciale se manifesta
'abord par la publication de son journal. Nouvelles
; la République des lettres^ puis par celle de son Die-
mnaire historique et critique ; il dépense là des res-
urces prodigieuses d'érudition et de dialectique. Et
448 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
il se révèle également par des ouvrages presque tous
suscités par une occasion, mais développant des thèses
doiit la portée dépassait singulièrement le sujet qui
en avait été le point de départ.
Tel fut déjà le premier livre par lequel il se fit con-
naître comme écrivain : Pensées diverses écrites à un
docteur de Sorbonne à V occasion de la comète qui parut
au mois de décembre 1680 : critique en apparence inof-
fensive de la superstition populaire qui voyait dans
certains phénomènes astronomiques rares la propriété
de produire ou de présager des malheurs. Bayle ne se
contente pas de montrer les raisons physiques posi-
tives qui s'opposent à ce pouvoir malfaisant d'une
comète ; il analyse les causes qui font naître et qui
entretiennent la croyance à ce pouvoir ; légendes des
poètes, récits d'historiens plus empressés à flatter le
goût du merveilleux qu'à critiquer les faits qu'ils rap-
portent, autorité de la tradition. En tout cas, les
comètes ne pourraient être causes ou signes de mal
que si elles avaient été miraculeusement formées par
Dieu à cet effet : efc alors la singulière conséquence!
Les comètes ayant été autant observées dans l'anti-
quité païenne. Dieu aurait e ;COuragé l'idôlatrie pour
empêcher l'athéisme ! Mais l'idolâtrie vaut-elle mieux?
Ainsi Bayle touche à la question du miracle ; d'ailleurs
il ne la résout pas négativement ; seulement il ne faut
pas multiplier les miracles sans nécessité ; pour qu'un
miracle soit admis, il faut qu'il soit un fait avéré,
inexplicable par des causes naturelles ; et de plus tout
miracle doit être suspect, ou même rejeté, qui ne sert
pas à rendre les hommes meilleurs ou à les conduire
à la vraie foi. Cette critique, comme on voit, reste
mesurée dans la forme, mais elle énonce des motifs
de douter dont le développement peut conduire sans
trop de difficulté jusqu'à la négation du miracle même.
Enfin, ayant supposé que l'athéisme paraît valoir
mieux que l'idolâtrie, il pose une nouvelle question
lion moins grave ; y a-t-il un rapport nécessaire entre
J
FONTENELLE ET BAYLE 14»
la moralité et les croyances religieuses? Or ce que
Bayle s'applique à établir, c'est que, si d'une part
les Chrétiens sont loin souvent de se conduire en gens
vertueux, l'athéisme ne conduit pas fatalement à la
corruption des mœurs. Il y a une très grande différence
entre ce que l'homme croit et ce qu'il fait ; ce ne sont
pas les opinions générales de l'esprit qui le déterminent
à agir, ce sont les passions présentes du cœur. Même
quand sa conduite s'accorde avec les commandements
divins, ce n'est pas d'eux qu'elle dérive, mais d'une
disposition d'âme qui la règle ainsi, et qui l'aurait
réglée autrement, si elle-même avait été autre. Bayle
en vient donc à poser en termes très explicites l'indé-
pendance de la morale à l'égard des croyances reli-
gieuses.
Il posait du même coup le droit de ces croyances à
être diverses, et ainsi il était bien dans l'état qu'il
fallait pour défendre à fond l'idée de tolérance : car
parler de tolérance signifiait alors consentir à l'indif-
férence en matière de religion. Sans doute la tolérance
était réclamée par les persécutés, mais parce qu'en
principe les persécutés estimaient avoir, eux, non ce
droit, mais la vérité. Or Bayle était assez dégagé du
souci dogmatique de la vérité pour pouvoir réclamer
une tolérance universelle et en quelque sorte sans
condition. Dans sa critique générale de VHistoire du
cahinisme du P. Maimbourg, il fait ressortir que, ai
l'on soutient que la vérité a le droit d'extirper l'er-
reur, chaque secte, se jugeant en possession de la
vérité, tâchera d'opprimer les sectes adverses, et alors
08 ne sera plus même la prétendue vérité, ce sera la
force qui décidera. Bayle reprend et développe cette
revendication de la tolérance un peu plus tard dans le
Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-
Christ : Contrains-les d'entrer (1686). Là il déclare bien
nettement être dégagé du simple souci de défendre
une confession particulière ; c'est à toutes les religions
universellement qu'il refuse le droit de persécuter.
150 LA PHILOSOPHIE JFRANÇAISÊ
Certes l'Évangile renferme bien le mot : Contrains-les
d'entrer, Compelle intrare. Mais il y a un principe
d'interprétation des textes évangéliques qui doit,
selon Bayle, l'emporter sur tout autre : c'est que tout
sens littéral qui contient l'obligation de faire des
actions mauvaises est faux, et c'est qu'il n'y a pas de
dogme qui tienne contre ce que la lumière naturelle
nous révèle, principalement à l'égard de la morale.
Or, le précepte Compelle intrare pris à la lettre non
seulement engendrerait des dissensions sans fin et
une réciprocité interminable de persécutions, mais
encore il tendrait à violer tout ce qui est humain et
juste. C'est la conscience qui pour chacun est juge de
ce qu'il doit accepter comme vérité, et nulle puissance
extérieure ne peut se substituer ou s'imposer à elle ;
Bayle proclame le droit de la conscience errante dans
une formule particulièrement expressive : « Tout ce
que la conscience bien éclairée nous permet de faire
pour l'avancement de la vérité, la conscience erronée
nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité. »
— Voilà ce que soutint Bayle, plusieurs années avant
l'apparition des Lettres de Locke sur la tolérance. — On
sait quelle résistance ces thèses de Bayle rencontrèrent
de la part de Jurieu.
D'une façon générale, Bayle est opposé à tout ce qui
concilierait objectivement la raison avec elle-même,
ou avec les faits, ou avec la foi. Sa curiosité des doc-
trines anciennes ressuscite avec complaisance les argu-
ments de l'École d'Élée qui opposent si bien l'exigence
rationnelle de l'unité absolue et la constatation empi-
rique des apparences multiples et changeantes, ou
encore les données du pyrrhonisme qui nous laisse
suivre les phénomènes, et qui est un auxiliaire de la
foi quand la foi ne s'appuie pas à un dogmatisme
philosophique. — Est-ce pour avoir essayé de com-
prendre dans une unité rationnelle absolue les mani-
festations diverses de l'univers que Spinoza a choqué
Bayle jusqu'à le rendre injuste, non seulement pour
FONÏENELLE ET BAYLE 151
sa doctrine, mais pour sa personne? C'est fort pos-
sible. Mais il s'attaque également aux idées religieuses
en tant qu'elles prennent la forme dogmatique : créa-
tion, providence. — En particulier, lorsque la raison
s'applique à la conception chrétienne du Dieu-provi-
dence, elle aboutit, selon lui, à d'inextricables contra-
dictions. Le problème du mal sert à Bayle à rassembler
contre l'idée de la Providence toutes les objections
anciennes et modernes ; il établit par l'histoire qu'elle
est une selle à tous chevaux, une idée commode dont
toutes les sectes se servent pour attribuer chacune à
Dieu des desseins contraires ; il établit par la philo-
sophie qu'à l'objection insoluble du mal physique et
du mal moral, l'hypothèse des Manichéens, qui ad-
mettent un double principe du monde, un principe du
mal et un principe du bien, sans être exempte de dif-
ficultés, est la plus plausible; c'est pour répondre à
Bayle que Leibniz écrivit sa Théodicée. — Ainsi est
mis en relief l'antagonisme de l'esprit de Bayle et de
celui de Leibniz ; s'ils manifestent l'un et l'autre une
curiosité vraiment universelle, ils n'en représentent
pas moins des tendances inconciliables ; le premier
s'offrant à nous comme le type de l'esprit critique pur,
le second apparaissant comme le modèle du génie
créateur qui sent le besoin d'être l'architecte d'une
construction positive.
Néanmoins, il ne serait pas impossible de relever
dans les écrits de Bayle quelques éléments positifs.
Telle apparaîtrait par exemple sa conception des
atomes animés, qui semble le rapprocher de la Mona-
dologie. Mais elle le rapproche davantage en réalité
du naturalisme du dix-huitième siècle et d'une espèce
d'hylozoïsme. Au fond Bayle n'est détourné du méca-
nisme cai^tésien que par ce que celui-ci a de trop intel-
ligible. Et si l'on peut trouver chez lui les lignes d'une
certaine méthode rationnelle, elles ne sont pas très
fermes, ni très rigoureusement tracées. Il faut laisser
Bayle à son rôle, qui a été d'user du raisonnement
182 ' LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
contre la raison, et d'avoir fait du rationalisme une
méthode de critique formaliste soutenue par l'érudition.
En fait, il préside à la dissolution de l'esprit cartésien,
dont nous allons maintenant trouver la négation
directe avec le dix-huitième siècle proprement dit.
Une œuvre comme celle de Bayle reste uniquement
critique^ et c'est pour cela que nous ne pouvons croire
qu'elle ait le dernier mot. Mais des œuvres de ce genre,
si irritantes qu'elles soient provisoirement, sont utiles
en ce qu'elles préparent de nouvelles façons de voir les
problèmes et de nouvelles méthodes pour les résoudre.
CHAPITRE VI
VOLTAIRE
Le dix-septième siècle, surtout en sa seconde moitié,
paraît se rattacher pour les idées essentielles à l'in-
fluence de Descartes et de Pascal ; mais concurrem-
ment au développement visible, sinon officiel, de cette
pensée classique et chrétienne, un autre courant n'a
cessé de circuler et de grossir, un courant de « libre
pensée » qui, sans trouver encore sa forme ration-
nelle et son expression organisée et publique, a préparé
l'esprit nouveau du dix-huitième siècle. C'est en effet
en opposition au cartésianisme et plus encore au chris-
tianisme, surtout à celui de Pascal, que ce « siècle des
philosophes » prétend affirmer le triomphe de la « rai-
son » contre les « imaginations » et les préjugés d'un
autre âge.
Déjà, nous l'avons vu, à côté de Bayle, Fontenelle,
même quand il se réoiame partiellement de la mé-
thode cartésienne, prend en réalité une attitude toute
différente, et, principalement pour la métaphysique,
oriente les esprits au rebours du dogmatisme et de
rinnéisme de Descartes.
Le sens même des mots change comme changé
l'ennemi à combattre. Lorsque Descartes et Male-
branche luttent contre « l'imagination », ils ne peuvent
prévoir que le dix-huitième siècle va les accuser de
s'être laissé entraîner par elle. C'est que, pour eux,
l'imagination est la faculté qui, liée aux sens, menace
simplement de supplanter la raison et de substituer
154 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
aux idées claires, par lesquelles le réel apparaît à
l'esprit, des représentations confuses, des passions qui
expriment les besoins de l'homme individuel plutôt
que la vérité pure. Mais, pour le dix-huitième siècle,
le mot imagination ne désigne même plus cette part
subjective et affective d'une connaissance déformée
par nos passions ; il signifie plus radicalement les fic-
tions, les rêves d'un esprit qui ne prend pas son point
de départ, son moyen de contrôle, son terme d'appli-
cation dans l'expérience ; c'est ainsi que « l'imagina-
tion », dans la langue du temps, représente ce qui
n'est pas, le pur imaginaire. Or, parmi ces chimères
que dénonce le dix-huitième siècle, figure en pre-
mière ligne « l'esprit de système », la métaphysique.
« Systématique », comme « métaphysique », est une
épithète péjorative dont on use beaucoup alors. La
raison, qui désormais s' estimée adulte, croit n'avoir plus
besoin de l'appareil compliqué d'une philosophie tech-
nique ; elle prétend, avec l'appui des faits, pouvoir
spontanément faire œuvre philosophique, indépen-
damment de toute systématisation et par une critique
directe des idées, des croyances, des institutions tra-
ditionnelles.
Ce qui caractérise encore ce mouvement général
de l'esprit au dix-huitième siècle, c'est que les idées
dont il s'inspire ne sont pas nées uniquement sur le sol
français, comme y étaient nées les doctrines précé-
dentes ; il s'agit d'une pensée plus diffuse, excitée
par des influences étrangères, n'ayant plus par là
même le caractère de continuité méthodique et d'en-
chaînement régulier qui constitue l'originalité des
grands systèmes. L'homme en qui s'exprime le plus
complètement sans doute et le plus brillamment cet
esprit du temps, désireux de vues fragmentaires et de
critiques spécieuses plutôt que d'organisation métho-
dique, c'est Voltaire. C'est lui qui, de façon plus ou
moins déguisée, mais avec une hostilité foncière et à
l'aide d'arguments toujours simplement obvies, sans
VOLTAIRE 155
recours à aucune discipline technique, conduit en
France la lutte contre le cartésianisme, comme aussi
contre le christianisme ; et il la conduit à l'aide de
la philosophie et de la science anglaises qu'il inter-
prète à travers ses tendances et ses passions person-
nelles.
C'est en invoquant Locke qu'il combat Descartes
métaphysicien, c'est en invoquant Newton qu'il com-
bat Descartes physicien : les Lettres philosophiques
qu'il a été porté à écrire par son séjour en Angleterre
(milieu de 1726- début de 1729) et qu'il a publiées
en 1734, opèrent l'importation de la pensée anglaise
dans la pensée française. Par surcroit ces lettres
énoncent certaines des conceptions auxquelles Voltaire
se montrera le plus fidèle.
Voltaire a clairement aperçu l'unité de tendances
à laquelle pouvaient se ramener les œuvres cependant
différentes de Bacon, de Locke et de Newton, et il l'a
dégagée de façon à en faire le principe d'une opposi-
tion d'ensemble à toute l'œuvre de Descartes. (V. les
lettres XII-XVII.) « Le chancelier Bacon ne connaissait
pas encore la nature ; mais il savait et indiquait tous les
chemins qui mènent à elle... Il est le père de la Philo-
sophie expérimentale... ; de toutes les épreuves phy-
siques qu'on a faites depuis lui, il n'y en a presque pas
une qui ne soit indiquée dans son livre. » {Douzième
kUrCy édition Lanson, t. I^, p. 154-157.) Cette méthode
expérimentale que Bacon avait exaltée et dont il avait
prévu ou pressenti les fécondes applications, Locke
Ta portée dans les questions de métaphysique.
1 Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus
méthodique, un Logicien plus exact que M. Locke ;
Dépendant il n'était pas grand mathématicien... ; per-
sonne n'a mieux prouvé que lui qu'on pouvait avoir
*esprit géomètre sans le secours de la géométrie. »
[Treizième lettre, p. 166.) Après avoir rappelé entre
autres thèses philosophiques sur l'âme celle de Des-
tsartes, « né pour découvrir les erreurs de l'antiquité,
156 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
mais pour y substituer les siennes », celles de Male-
branche égaré par « ses illusions sublimes », Voltaire
ajoute : « Tant de raisonneurs ayant fait le roman de
l'âme, un sage est venu qui en a fait modestement
l'histoire ; Locke a développé à l'homme la raison
humaine, comme un excellent anatomiste explique
les ressorts du corps humain. Il s'aide partout du flam-
beau de la Physique ; il ose quelquefois parler affirma-
tivement, mais il ose aussi douter ; au lieu de définir
tout d'un coup ce que nous ne connaissons pas, il
examine par degrés ce que nous voulons connaître. Il
prend un enfant au moment de sa naissance ; il suit
pas à pas les progrès de son .entendement ; il voit
ce qu'il a de commun avec les bêtes, et ce qu'il a
au-dessus d'elles ; il consulte surtout son propre
témoignage, la conscience de sa pensée. » (P. 168,
169.) Contre Descartes, Locke montre surtout qu'il
n'y a pas d'idées innées, que l'âme ne pense pas tou-
jours, que les idées nous viennent par les sens ; et,
ayant marqué les limites de nos connaissances, il
déclare que nous ne serons jamais capables de savoir
si un être purement matériel pense ou non, et que Dieu
aurait pu parfaitement, dans sa Toute-puissance, com-
muniquer à la matière la faculté de penser ; supposi-
tion très légitime, malgré les récriminations violentes
qu'elle a suscitées contre Locke ; — supposition que
Voltaire se plaira pour son compte à reprendre sans
cesse. De Newton Voltaire expose le système du monde,
les théories optiques et la conception mathématique de
ITnfîni ; si, dans la quatorzième lettre où il établit
directement le parallèle entre Descartes et Newton, il
laisse à Descartes quelque mérite de précurseur, il
affirme plus catégoriquement et sans réserve aucune
la supériorité décisive qu'il accorde à Newton dans
les lettres suivantes ; il montre en Newton le destruc-
teur du système cartésien, en particulier de la théorie
des tourbillons, de la matière subtile et du plein, et en
même temps le savant positif qui n'affirme rien, même
VOLTAIRE 157
Texplication la plus universelle, qu'en vertu de l'expé-
rience et du calcul ; il défend Newton contre l'accu-
sation d'avoir restauré sous le nom d'attraction une
qualité occulte. « Ce sont les tourbillons qu'on peut
appeler une qualité occulte, puisqu'on n'a jamais
prouvé leur existence. L'attraction au contraire est
une chose réelle, puisqu'on en démontre les effets et
qu'on en calcule les proportions. « [Quinzième lettre^
p. 291.) Voltaire tournait ainsi contre le cartésianisme
l'admiration et l'assentiment qu'il tâchait de conquérir
à Locke et à Newton.
Descartes n'était pas le seul grand représentant de
la pensée française du dix-septième siècle qu'il son-
geait à combattre : « Me conseilleriez-vous, écrivait-il
à Formont (lettre de juin 1733), d'y ajouter (aux
lettres philosophiques) quelques petites réflexions déta-
chées sur les Pensées de Pascal? Il y a longtemps que
j'ai envie de combattre ce géant. Il n'y a guerrier si
bien armé qu'on ne puisse percer au défaut de la cui-
rasse ; et je vous avoue que si, malgré ma faiblesse,
je pouvais porter quelques coups à ce vainqueur de
tant d'esprits, et secouer le joug dont il les a affublés,
j'oserai presque dire avec Lucrèce :
Quare siiperstitio pedibus subj'ecta vicissim
Obteritur ; nos exaequat Victoria coelo.
a Au reste, je m'y prendrai avec précaution, et je ne
critiquerai que les endroits qui ne seront point telle-
ment liés avec notre sainte religion qu'on ne puisse
déchirer la peau de Pascal sans faire saigner le
Christianisme. » De fait. Voltaire compose de ses re-
marques sur los Pensées de Pascal la dernière de ses
.lettres philosophiques. A la vérité, c'était bien pour faire
saigner le Christianisme qu'il s'essayait à déchirer la
peau de Pascal ; et, en se donnant cet adversaire de
choix, il allait droit à celui dont le génie paraissait
avoir découvert la méthode de d( monstration du
Christianisme la plus appropriée en même temps à
158 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
l'âme de son temps, à la condition de l'esprit humain
et à la signification des dogmes. Il use d'ailleurs aveo
Pascal d'un procédé qui lui sera familier, surtout dans
les controverses touchant aux questions métaphy-
siques et religieuses, et qui consiste à simplifier les
données des problèmes ou même à rapetisser les ques-
tions. « J'ose prendre, dit-il, le parti de l'humanité
contre ce misanthrope sublime ; j'ose assurer que nous
ne sommes ni si méchants, ni si malheureuxqu'il le dit. »
(Édi Lanson^ t. II, p. 185.) Et voici tout le sens de la
polémique de Voltaire : y aurait-il dans l'homme les
cont adictions que Pascal y découvre, cela ne suffirait
pas pour prouver la vérité du Christianisme : car les
religions païennes ont aussi des fables qui accouplent
des éléments opposés de notre nature ; et, de plus, faire
reposer la vérité du Christianisme sur l'accord qu'il a
avec les étonnantes contrariétés de l'homme, c'est le
traiter comme une métaphysique qui doit l'emporter
sur les autres, au lieu de prouver qu'il est la Religion
véritable. Mais surtout il n'y a pas dans l'homme les
contradictions qu'y découvre Pascal ; ces prétendues
contradictions ne sont que les ingrédients nécessaires
du composé qu'est l'homme, mêlé de bien et de mal,
de plaisir et de peine, de passion et de raison. Il n'y
a qu'à le mettre à sa place dans la nature, qu'à le
suivre dans le développement de ses facultés pour
reconnaître qu'il n'est nullement une énigme. Pour
Voltaire, qui contre le Jansénisme est un allié des
Jésuites, c'est le dogme qui introduit le mystère ; mais
les complications de l'homme, telles qu'on peut les
observer et les analyser, n'ont rien de mystérieux.
Dans l'éloignement qu'ont les hommes pour le repos,
dans l'instinct qui les porte à chercher le divertisse-
ment et l'occupation au dehors, il n'y a rien qui trahisse
la déchéance d'une grandeur première, rien qui soit le
signe d'un déséquilibre originel ; mais il y a simplement
la preuve que l'homme est né pour l'action, non pour
une contemplation stupide de lui-même : cette voca-
VOLTAIRE 159
tion est l'instrument de son bonheur, non le ressenti-
ment de sa misère. Voltaire s'applique donc à effacer
de la nature humaine les traces et les raisons d'une
inquiétude qui la porterait d'elle-même vers le pro-
blème religieux ; et particulièrement il dénonce dans
la prétendue duplicité de l'homme « une idée aussi
absurde que métaphysique ». (Éd. Lanson, t. II,
p. 190 : V. lettre à La Condamine, 22 juin 1734 ; —
lettre au Père Tournemine, 1735.) Ainsi aux premières
manifestations de l'activité philosophique de Voltaire
se trouvent liées une critique et une tentative de
réfutation de Pascal ; elles se trouvent liées également
aux dernières ; car, en 1778, à la veille de sa mort.
Voltaire publie à Genève l'édition des Pensées qu'avait
donnée Gondorcet en 1776 et dans laquelle Condorcet
avait inséré les remarques de Voltaire : Voltaire y
ajoute de nouvelles remarques, moins appuyées que
les précédentes sur le naturalisme optimiste des pre-
mières, davantage sur l'idée du progrès de la science.
Les Lettres philosophiques nous montrent Voltaire
muni de tout l'essentiel de sa philosophie : opposition
à Descartes et à Pascal, à la métaphysique rationa-
liste, à la physique absolument mécaniste, à la repré-
sentation dualiste de la nature humaine, et au chris-
tianisme ; un fond positif de notions empruntées à
Locke, à Newton et au déisme anglais. Tout cela va
s'exprimer chez lui, se reproduire, se varier, sans s'ap-
profondir, au gré des circonstances et de sa curiosité ;
tout cela va prendre air, forme et influence par les pro-
digieuses ressources de son esprit, rapide et pénétrant,
mais seulement à la manière d'une flèche.
Bornons-nous à passer en revue quelques-unes des
théories philosophiques de Voltaire sans en suivre
les innombrables variations.
Une des idées sur lesquelles il revient le plus souvent,
c'est l'idée des bornes de l'esprit humain. Mais cette
idée qui doit arrêter bien des aflirmations, beaucoup
iplus d'ailleurs que la curiosité mfme, ne s'accompagne
160 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
pas proprement chez lui du sentiment du mystère ;
elle est la décision de ne pas s'attarder à l'inexplicable
et de se tenir pour parfaitement content de ce qui est
explicable ou à peu près. Sur la vanité des recherches
et des controverses métaphysiques, il abonde en plai-
santeries. La métaphysique, d'après lui, « contient
deux choses : la première, tout ce que les hommes de
bon sens savent ; la seconde, ce qu'ils ne sauront
jamais. » (Lettre à Frédéric, 17 avril 1737.) « Les dis-
putes métaphysiques ressemblent à des ballons remplis
de vent que les combattants se renvoient. Les vessies
crèvent, l'air en sort, il ne reste rien. » (Histoire de
Jenni. Édition Beuchot, XXXIV, p. 385.) Par quoi
remplacer ces inutiles agitations de- l'esprit? Par une
observation exacte et par des raisonnements directe-
ment fondés sur elle. De même que pour concevoir
le vrai système du monde, nous devons nous trans-
porter au soleil, de même pour échapper à tous les
préjugés accumulés par les métaphysiciens, nous de-
vons supposer que nous descendons du globe de Mars
ou de Jupiter pour apprendre ce qu'est l'homme ; et
tout d'abord nous observons l'homme parmi les ani-
maux, — inférieur par quelques facultés à certains
d'entre eux, supérieur pour quelques autres à certains
autres, — et surtout nous apprenons qu'il n'y a pas
qu'un homme constitué essentiellement par la raison,
mais des espèces d'hommes très différentes, d'intelli-
gences très inégales selon le nombre des idées qu'elles
ont acquises. {Traité de métaphysique^ Introduction,
chap. I, t. XXXVII, p. 277-283.)
Y a-t-il un Dieu? N'y en a-t-il pas? Dans la solution
de ce problème Voltaire parait avoir eu une certaine
constance, bien que l'on puisse distinguer ses affirma-
tions successives là-dessus par plus d'une nuance. Il
soutint d'abord qu'il y a des peuples qui n'ont aucuno
connaissance de Dieu : qu'on traite ces peuples de bar-
bares, soit ; mais cela montre que cette connaissance,
comme toute connaissance, s'acquiert avec le temps.
VOLTAIRE 161
L'argument que Voltaire juge le plus complet et le
plus décisif, au moins à un certain moment, est celui-
ci : « J'existe, donc quelque chose existe. Si quelque
chose existe, quelque chose a donc existé de toute
éternité ; car ce qui est, ou est par lui-même, ou a
reçu son être d'un autre. S'il est par lui-même, il est
nécessairement, il a toujours été nécessairement, et
c'est Dieu ; s'il a reçu son être d'un autre, et ce second
d'un troisième, celui dont ce dernier a reçu son être
doit nécessairement être Dieu. » {Traité de Métaphy-
sique, chap. II, t. XXXVII, p. 285-286.) Cette preuve
que Voltaire reproduit dans le Dictionnaire philoso-
phique à l'article Dieu (t. XXVIII, p. 359) et à l'ar-
ticle Ignorance (t. XXX, p. 311), est telle que rien ne
lui semble plus grand, ni plus simple.
Mais l'argument auquel Voltaire s'attache de préfé-
rence et qu'il reprend avec une insistance inlassable,
c'est l'argument par les causes finales. Bien des philo-
sophes le méprisent parce qu'il est trop sensible ; il
était cependant, dit Voltaire, le plus fort aux yeux de
Newton {Éléments de la philosophie de Newton^ 1'® partie,
chap. ler, t. XXXVIII, p. 13-14) ; il est vieux sans
doute, mais il n'en est pas plus mauvais. {Dictionnaire
philosophique. Athéisme^ XXVII, p. 171.) Voltaire
prétend le résumer exactement, quoique très simple-
ment, ainsi : « Quand je vois une montre dont l'aiguille
marque les heures, je conclus qu'un être intelligent a
arrangé les ressorts de cette machine afin que l'aiguille
marquât les heures. Ainsi, quand je vois les ressorts
lu corps humain, je conclus qu'un être intelligent a
|?irrangé ces organes pour être reçus et nourris neuf
nois dans la matrice, que les yeux sont donnés pour
iToir, les mains pour prendre, etc.. » {Traité de méta-
physique, chap. Il, t. XXXVII, p. 285.)
t L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
1 Que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger (1) »,
(1) Cf. les Cabales, Satire, vers 111-112, t. XIX, p. 261.
11
162 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Cet argument, Voltaire ne l'investit que d'une trè:
grande probabilité, et il marque ainsi la distinctior
qu'il y a entre la conclusion qui réclame un être plui
intelligent et plus puissant que l'homme et l'afFirmatiGi
d'un Être absolument infini et créateur. {Traité di
Métaphysique^ chap. ii, p. 285.) Mais Voltaire estim(
que la thèse de l'existence nécessaire du monde en
ferme beaucoup plus de difficultés, de contradiction;
que l'affirmation de l'existence de Dieu, et que par \i
se renforce la probabilité de celle-ci. {Traité de Meta
physique, p. 297. — Cf. lettre à Frédéric du 17 avri
1737.) Cette probabilité apparaît de plus en plus i
Voltaire comme équivalente à la certitude.
Les athées allèguent que le hasard ayant des combinai
sons infinies dans l'infini du temps peut assurer, à un cer
tain moment, la combinaison particulière qu'est notn
monde. Mais, répond Voltaire, une combinaison de cett(
sorte réussissant par hasard ne serait jamais qu'um
combinaison et ne pourrait pas se donner les marques
d'intelligence et de sagesse que nous observons soil
dans l'ensemble de l'univers, soit dans le plus simpk
organisme. {Homélie sur V athéisme, t. XLIII, p. 230.]
Voltaire tient donc aux causes finales. — Sans dout(
il y a des causes finales tout à fait chimériques e1
même ridicules. Les nez n'ont pas été faits pour portei
des besicles ; niera-t-on qu'ils ont été faits pour sentir 1
Or voici le critère qui permet de distinguer les causes
finales vraies des causes finales chimériques : « Quand
on voit une chose qui a toujours le même effet, qui
n'a uniquement que cet effet, qui est composée d'une
infinité d'organes, dans lesquels il y a une infinité de
mouvements qui tous concourent à la même produc-
tion, il me semble qu'on ne peut, sans une secrète
répugnance, nier une cause finale. Le germe de tous les
végétaux, de tous les animaux est dans ce cas ; ne
faut-il pas être un peu hardi pour dire que tout cela
ne se rapporte à aucune fin? » {Traité de métaphy-
sique, chap. II, t. XXXVII, p. 295.)
VOLTAIRE 163
« Rien n'ébranle en moi cet axiome : tout ouvrage
démontre un ouvrier. » {Le Philosophe ignorant (1766),
XV, t. XLII, p. 554.) — Le monde est un ouvrage.
Dans un dialogue du Dictionnaire philosophique entre
la nature et un philosophe, le philosophe demande
à la nature comment, étant si brute dans ses mon-
tagnes et dans ses mers, qWq est pourtant si industrieuse
dans ses végétaux et ses animaux : « Mon pauvre
enfant, lui répond-elle, veux-tu que je te dise la vérité?
C'est qu'on m'a donné un nom qui ne me convient pas ;
on m'appelle Nature, et je suis tout Art. » (Article
Nature à\x Dictionnaire philosophique^ t. XXXI, p. 268.)
L'univers est donc ainsi dépouillé de toute force interne
de développement ; il est un objet fabriqué, comme les
produits de l'activité industrieuse des esprits que nous
voyons à l'œuvre. Or c'est là une conception du monde
beaucoup plus anthropomorphique que celle d'un
Descartes qui s'interdit de sonder les desseins de Dieu
et d'un Malebranche chez qui la sagesse divine relève
le monde au-dessus de tout ce qui l'assimilerait aux
œuvres humaines. — Relevons ces réflexions sur Des-
cartes : « Il s'en faut bien que les prétendus principes
physiques de Descartes conduisent ainsi l'esprit à la
^connaissance de son Créateur. A Dieu ne plaise que
[par une calomnie horrible j'accuse ce grand homme
[d'avoir méconnu la suprême Intelligence à qui il devait
iant, et qui l'avait élevé au-dessus de presque tous
Iles hommes de son siècle ! Je dis seulement que l'abus
[qu'il a fait quelquefois de son esprit a conduit ses dis-
Iciples à des précipices, dont le maître était fort éloigné ;
[je dis que le système cartésien a produit celui de Spi-
lioza; je dis que j'ai connu beaucoup de personnes
hue le cartésianisme a conduites à n'admettre d'autre
pieu que l'immensité des choses, et que je n'ai vu au
lîontraire aucun newtonien qui ne fût théiste dans le
lens le plus rigoureux. » {Éléments de la philosophie de
\lewton, partie I, chap. i^r, t. XXXVIII, p. 13.)
Le monde n'existe pas par soi, Voltaire n'a jamais
164 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
mis en doute cette affirmation traditionnelle ; mais il
est porté à admettre que ce monde est éternel, qu'il
n'y a jamais eu à proprement parler de commencement,
de moment initial, et sur la création même il semble
avoir varié : « La création proprement dite est un objet
de foi, et non de philosophie. » {Le Philosophe ignorant,
XXIV, t. XLII, p. 563.) Diverses assertions paraî-
traient le rapprocher du spinozisme ; mais il n'en est
rien ; il partage même à peu près toutes les préven-
tions de Bayle contre Spinoza. Ce qui le choque le plus
chez l'auteur de V Éthique, — véritable athée au fond,
pense-t-il, — c'est la négation qu'il fait des causes
finales : « Comment Spinoza, ne pouvant douter que
l'intelligence et la matière existent, n'a-t-il psis exa-
miné au moins si la Providence n'a pas tout arrangé?
Comment n'a-t-il pas jeté un coup d'oeil sur ces res-
sorts, sur ces moyens dont chacun a son but,^ et recher-
ché s'ils prouvent un Artisan suprême? » {Eléments d-e
la philosophie de Newton, p. 567.) Partout où apparaît
une tentative pour expliquer. la nature sans une finalité,
sans un art et une intention, pour la douer d'une puis-
sance spontanée de vie, de développement et d'évolu-
tion. Voltaire s'insurge. Avant de combattre d'Hol-
bach et son Système de la nature, il combat l'Anglais
Needham cherchant à prouver la génération spon-
tanée, le Français de Maillet montrant dans les espèces
animales des métamorphoses et une évolution ; et l'une
de ses armes, ici encore, est la raillerie. Tous ceux d^
ses contemporains qui, même de loin et vaguemen^P
préludent à Lamarck et à Darwin, l'inquiètent et trou-
vent en lui un adversaire décidé.
Puisqu'il y a sagesse et finalité dans le mondt
Voltaire affirme la Providence, mais une Providen(
générale et non particulière : de petits accidents poi
de grands effets ; mais ce gouvernement du monde n^
relève que des lois universelles établies par Dieu.
Sur le problème du mal, Voltaire s'est questionna
à plusieurs reprises, mais en modifiant son point d(
VOLTAIRE 168
vue et ses conclusions. Il a qualifié lui-même de fatale,
de terrible, l'objection que le mal fournit aux athées.
{Dictionnaire philosophique. Article Bien^ t. XXVII,
p. 355.) Il semble que ses premières tendances le
portaient à l'optimisme : « On répond à cet athée : ... ce
qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l'arran-
gement général. L'idée d'un Être infini, tout-puissant,
tout intelligent et présent partout ne révolte point
votre raison : nierez-vous un Dieu, parce que vous
aurez eu un accès de fièvre? » (Éléments de la philoso-
phie de Newton^ partie I, chap. i^^, tr. 38, p. 17.) Cet
optimisme qui s'exprime dans les Remarques sur les
Pensées de Pascal, s'inspire du naturalisme qui anime
alors Voltaire. Est-ce le tremblement de terre de Lis-
bonne qui remet en question une solution superficiel-
lement admise? Est-ce plus encore le sentiment que
l'optimisme méconnaît l'utilité de l'initiative et de la
lutte humaine, et qu'en cela il est une négation du
bon sens et de l'attitude commune? Ou encore Vol-
taire subit-il l'influence de l'opinion publique? Il écrit
Candide^ pour combattre non pas la forme anglaise de
l'optimisme, celle de Pope, mais la forme allemande
et systématique, celle de Leibniz et de Wolff. Ce n'est
pas la tendance, mais la doctrine optimiste qui, en
elTet, choque souvent le bon sens, en contredisant la
conscience que nous avons de souffrir, et qui risque
de désarmer notre action défensive. En reconnaissant
la difficulté philosophique du problème, — car, dit
Voltaire, « j'aime mieux adorer un Dieu fini qu'un Dieu
méchant, » — il conclut Candide par une exhortation
au travail utile : « L'homme n'est pas né pour le repos.
Travaillons sans raisonner ; c'est le seul moyen de
rendre la vie supportable... Il faut cultiver notre
jardin. »
L'âme est-elle immortelle? Dans le Traité de Méta-
physique^ écrit pour la marquise du Châtelet, Voltaire
n'avait pas absolument nié la vie future ; mais il en
faisait plutôt ressortir les invraisemblances. Il finit
166 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
par écrire dans V Homélie : « Sans vouloir tromper les
hommes, on peut dire que nous avons autant de
raisons de croire que de nier l'immortalité de l'être
qui pense. » Il oscille donc entre les deux thèses. Pour-
tant, il s'attache à une idée qui devrait lui imposer
l'affirmative, c'est l'idée du « Dieu rémunérateur et
vengeur », et aussi la nécessité d' « une religion pour le
peuple ». Bayle avait prétendu que l'athéisme et le
théisme sont indifférents à la moralité : une société
d'athées peut être vertueuse. — Oui, dit Voltaire,
s'ils étaient tous philosophes ; mais non pour le com-
mun des hommes. Il insiste de plus en plus sur l'utilité
morale et sociale que présente la croyance en Dieu. Il a
écrit un roman, VHisioire de Jenni, spécialement
contre Tathéisme et ses effets corrupteurs.
En ce qui touche l'âme, Voltaire prétend qu'il n'y
a pas de lien nécessaire entre la question de la spiri-
tualité et celle de la vie future ; l'immortalité peut
« être attachée tout aussi bien à la matière que nous
ne connaissons pas qu'à l'esprit que nous connaissons
encore moins ». (Lettre à Formont, avril 1733.) Vol-
taire veut montrer à quel point l'affirmation d'une
âme distincte du corps soulève d'insolubles difficultés,
à quel point aussi elle est contraire à l'expérience des
rapports constants qui lient nos facultés mentales
et notre organisation corporelle. D'autre part, il
reconnaît que l'intelligence ne peut dériver de la pure
matière ; il s'en tient à la formule de Locke : pourquoi
Dieu n'aurait-il pas donné à la matière la faculté de
penser?
Il varie par rapport au libre arbitre. Dans le Traité
de Métaphysique, il l'admet en le limitant : « La liberté
donnée de Dieu à l'homme est le pouvoir faible, limité
et passager de s'appliquer à quelques pensées et d'opérer
certains mouvements. » « Ce sont les chaînes visibles
dont nous sommes accablés presque toute notre vie
qui ont fait croire que nous sommes liés de même dans
tout le reste. ««Le bien de la société exige que l'homme
VOLTAIRE 1§7
86 croie libre ; je commence à faire plus de cas du
bonheur de la vie que d'une vérité. » — Il finit toute-
fois par se convertir au déterminisme, et il a expliqué
lui-même comment. C'est pour que la loi de causalité
ne soit pas violée : « Être véritablement libre, c'est
pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma
liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ;
autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui
est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand
je veux marcher et que je n'ai point la goutte. » {Le
Philosophe ignorant^ XIII, t. XLII, p. 549.)
Vis-à-vis de la morale, l'attitude de Voltaire subit
'des fluctuations analogues. Ici encore, en effet, après
avoir prétendu que la vertu est l'obéissance aux lois,
ou bien la conformité de nos actions au bien général,
3u bien la fidélité pratique à certains sentiments natu-
els qui résultent chez tous les hommes d'une organi-
sation commune, il en vient à l'idée de justice, comme
5i une idée innée, et il s'applique à rectifier sur ce point
a théorie de Locke, alors qu'ailleurs, à propos de nos
îonnaissances, il combat la doctrine de l'innéité.
Claire et superficielle, la philosophie de Voltaire
)araît coextensive à toute la pensée du dix-huitième
iiècle ; mais en réalité elle ne l'exprime nullement tout
entière : Montesquieu est bien plus original ; les Ency-
ilopédistes, souvent confus et nébuleux, traduisent
m leur œuvre un bien plus grand effort spéculatif ;
^ondillac et les idéologues, avec une précision plus
echnique, s'appliquent à ce problème capital, l'origine
le nos connaissances. Si Voltaire représente son siècle,
e n'est donc que tout en surface. S'il y devient le
léfenseur de sentiments et d'idées nouvelles, comme
le la tolérance, il l'est aussi de divers préjugés sociaux.
Test en somme à Locke et au déisme anglais qu'il
mprunte le fond le plus positif de ses idées. Parfois
iagace, pénétrant, mais sans jamais dépasser la super-
icie ou du moins les couches moyennes de la pensée
168 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
et sans atteindre les profondeurs, il use agilement de
son intelligence vive et prompte, et par l'ingénieuse
assimilation d'idées courantes ou nouvelles, il en offre
au public une traduction qui semble ou qu'on peut
appeler originale^ mais au sens faible de ce mot qui
désigne ici plutôt la verve spirituelle ou paradoxale
de l'expression que l'invention même du fond. Ce qui
lui manque, en effet, c'est le recueillement, la concen-
tration de la vie intérieure ; au lieu de vivre les idées
d'abord pour soi, il les exprime tout de suite pour
l'effet à produire. Sans doute, sa curiosité est sincère,
mais aussi et surtout il reste esclave du public. Son
merveilleux talent excelle à mettre dans la conversa-
tion, à faire sortir les idées, à les lancer dans la bataille ;
et c'est là certes un des dons caractéristiques de l'esprit
français. Mais Pascal, qui avait aussi ce trait de notre
génie, a prouvé qu'il n'a point toujours pour rançon la
super ficialité de la doctrine et l'esclavage de l'écrivain.
Et il reste vrai, comme on l'a dit, que « ce n'est pas
dans le monde de l'opinion que s'élabore la vérité. »
CHAPITRE VII
MONTESQUIEU
V Esprit des Lois parut à Genève vers la fin de 1748.
Si la rédaction n'en avait demandé que quelques
années, de 1743 à 1747, la préparation en avait com-
mencé, d'après ce que dit Montesquieu dans sa préface,
vingt ans avant la publication. En un sens même, elle
remontait plus haut : « Je puis dire que j'y ai travaillé
toute ma vie, écrit-il. Au sortir du collège, on me mit
dans les mains des livres de droit : j'en cherchai l'es-
prit. »
Quel est exactement l'objet du livre?
Remarquons d'abord que le terme d' « esprit des
lois », qui lui a servi de titre, n'a pas été créé par lui.
Dans son Traité des Lois^ Domat avait consacré un
chapitre à la nature et à V esprit des lois ; mais par là
il voulait dire « cet esprit qui dans les lois naturelles
est l'équité, et dans les lois arbitraires l'intention du
législateur ». Mais si Montesquieu a comme Domat
le dessein de pénétrer un objet plus profond que le
matériel des lois, c'est un autre objet qu'il poursuit :
c'est de retrouver les causes des lois, en dehors même
des intentions du législateur, de montrer qu'il y a
comme des lois de l'établissement des lois. « J'ai
d'abord examiné les hommes, dit-il dans la Préface,
et j'ai cru que dans cette infinie diversité des lois et
des mœurs ils n'étaient pas uniquement conduits par
leurs fantaisies. » — « Il faut que les lois se rapportent
à la nature et au principe du gouvernement qui est
170 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
établi, ou qu'on veut établir ; soit qu'elles le forment,
comme font les lois politiques, soit qu'elles le main-
tiennent, comme font les lois civiles. — Elles doivent
être relatives au physique du pays, au climat glacé,
brûlant ou tempéré, à la qualité du terrain, à sa situa-
tion, à sa grandeur, au genre de vie des peuples,
laboureurs, chasseurs, ou pasteurs ; elles doivent se
rapporter au degré de liberté que la constitution peut
souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclina-
tions, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce,
à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des
rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine,
avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur
lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues
qu'il faut les considérer. — C'est ce que j'entreprends
de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rap-
ports : ils forment tous ensemble ce que l'on appelle
V Esprit des Lois. » (Livre P^, chap. m.) Il résulte de là
que Montesquieu n'a point entrepris ce qu'on pourrait
appeler une philosophie pure du droit, c'est-à-dire
une philosophie qui contiendrait les causes des lois
dans des principes rationnels et universels : il explique
plutôt les lois par des conditions qui sont détermi-
nables historiquement ; mais, s'il se sert de l'histoire
pour déterminer ces conditions, il ne suit pas l'his-
toire ; il analyse les données historiques pour y décou-
vrir des rapports plus permanents et plus essentiels
que ceux qui se manifestent par la suite des événe-
ments. En cela il fait de l'histoire un usage non point
absolument pareil, mais assez analogue à celui qu'en
font les sociologues de notre temps. — De plus, ce
qu'il faut ici noter, c'est que Montesquieu ne rapporte
point les lois à un seul ordre de causes, mais au con-
traire à des ordres de causes très divers qu'il n'a point
même rigoureusement systématisés.
De la loi positive, il donne la définition que voici :
« La loi, en général, est la raison humaine en tant qu'elle
gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois poli-
MONTESQUIEU 471
iqucs et civiles de chaque nation ne doivent être
;ue les cas particuliers où s'applique cette raison
umaine. » (Livre P^, chap. m.) Toute loi positive est
Buvre de raison en ce sens qu'elle fait disparaître
arbitraire. — Lois positives, lois naturelles ont en
lies quelque chose d'universel. « Les lois, dans la
ignification la plus étendue, sont les rapports néces-
aires qui dérivent de la nature des choses ; et, dans ce
ens, tous les êtres ont leurs lois ; la Divinité a ses lois ;
î monde matériel a ses lois ; les intelligences supé-
ieures à l'homme ont leurs lois ; les bêtes ont leurs
)is ; l'homme a ses lois... Il y a. donc une raison primi-
ve ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre
:1e et les différents êtres, et les rapports de ces divers
ires entre eux. » — « Les êtres particuliers intelligents
euvent avoir des lois qu'ils ont faites ; mais ils en
it aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des
res intelligents, ils étaient possibles ; ils avaient donc
s rapports possibles et par conséquent des lois pos-
3les. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des
)ports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de
ste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent
lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé
)3 cercles, tous les rayons n'étaient pas égaux. Il
ut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la
positive qui les établit. » {Contre Hobbes.)
Quelle est la raison d'être de la loi positive? C'est
le les êtres intelligents particuliers tels que l'homme
nt sujets à l'erreur et ont en outre la faculté d'agir
iT' eux-mêmes : les lois positives ont pour objet de
i ramener à ce qu'ils doivent être et à ce qu'ils doivent
ire dans la société où ils vivent. Car ils vivent dans
le certaine société, non pas par convention, mais par
iposition naturelle. « Le désir de vivre en société
une quatrième loi naturelle. » (I, chap. ii.) Et ce
3st pas avant d'être en société qu'ils tendent à
.ter les uns contre les autres : c'est plutôt quand la
>iô" é existe. C'est l'état de guerre qui fait établir les
172 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
^
lois parmi les hommes. (Livre I, chap. m. Voir Défensi
de « r Esprit des Lois ».)
Or, ainsi viennent se rejoindre la série des cause:
pour lesquelles il y a des lois et la série des causes qu
font que ce sont telles ou telles lois. — Cette théorii
du droit naturel et des raisons en quelque sorte philo
sophiques des lois positives peut paraître a priori, e
c'est à l'explication par des causes naturelles ci
sociales de ces lois que tend avant tout Montesquieu
Elle fait cependant ressortir l'importance que Montes
quieu donnait à l'idée d'intelligence : la loi n'est pa
une puissance inhérente à la nature ; elle est une puis
sance qu'une intelligence se représente et établit. L
déisme de Montesquieu n'est pas extérieur et sura
jouté. Sa définition de la loi comme d'un rapport néces
saire lui avait valu de la part des jansénistes une accu
sation de fatalisme et de spinozisme. Or, il se défen
vigoureusement d'être spinoziste, dans sa Défense a
« V Esprit des Lois », en faisant observer notamment qu'
a dit dans V Esprit des Lois : « Ceux qui ont dit qu'un
fatalité aveugle a produit tous les effets que nou
voyons dans le monde ont dit une grande absurdité
car, quelle plus grande absurdité qu'une fatalit
aveugle qui aurait produit des êtres intelligents?
Or, dans cette réponse qui porte plutôt contre g
qui était alors réputé spinozisme que contre le sp
nozisme véritable, c'est cette idée que la cause suprêm
ne peut être qu'une cause intelligente qui domini
Reste à savoir si Montesquieu a pu aussi bien écarte
de son œuvre la qualification, non de fataliste, maisd
déterministe. Mais, quoi qu'il en soit à cet égard, rie
n'autorise à croire qu'il ait admis le déterminism
jusqu'au point où tout libre arbitre serait impossible
la vérité est qu'il a substitué à l'explication par li
causes transcendantes ou surnaturelles l'explicatio
par des causes définies, — et cela d'ailleurs en adraelj
tant, comme nous l'avons vu, divers ordres de causeil
divers genres de déterminations, et en reconnaissan]
MONTESQUIEU 173
comme nous le verrons, la suprématie des causes
morales sur les causes physiques.
Dans son Esprit des Lois comment procède Mon-
tesquieu?
« J'ai posé les principes, déclare-t-il, et j'ai vu les
cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes, les
histoires de toutes les nations n'en être que les suites,
et chaque loi particulière liée avec une autre loi ou
dépendre d'une autre plus générale... Je n'ai point
tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature
des choses. — Ici, bien des vérités ne se feront sentir
qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'autres.
Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la
certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les
ai pas tous donnés. » [Préface.)
La position prise par Montesquieu explique qu'il
se soit posé tout d'abord le problème des gouverne-
ments. Quand on a établi les principes des divers
gouvernements, on en voit « couler les lois comme de
leur source ». (Livre I*"", chap. m.) A la suite de Platon,
Aristote ^vait distingué trois espèces de gouverne-
ments, monarchie ou gouvernement d'un seul, aristo-
cratie ou gouvernement d'une minorité, démocratie
ou gouvernement de la majorité. Quand ces gouverne-
ments ont pour objet l'intérêt général, ils sont en
quelque sorte tous normaux ; ils dévient ou se cor-
rompent quand l'intérêt général est perdu de vue :
la monarchie qui n'a pour objet que l'intérêt personnel
du monarque devient tyrannie ; l'aristocratie qui n'a
pour objet que l'intérêt des riches devient oligarchie;
la démocratie qui n'a pour objet que l'intérêt des
pauvres devient démagogie. Cette classification était
passée dans la tradition de la philosophie politique.
Montesquieu à coup sûr s'en inspire, mais ne l'ac-
cepte pas rigoureusement et en propose une autre. Il
distingue trois espèces de gouvernements : le répu-
blicain, le monarchique et le despotique. « Pour en
découvrir la nature, il suffît de l'idée qu'en ont les
174 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE i
i
hommes les moins instruits. Je suppose trois défini- 1
tions, ou plutôt trois faits : l'un, que le gouvernement I
républicain est celui où le peuple en corps, ou seule- 1
ment une partie du peuple, a la souveraine puissance ; f
le monarchique^ celui où un seul gouverne, mais par .'
des lois fixes et éteiblies ; au lieu que dans le despo- k
tique un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par
sa volonté et ses caprices. » (Livre II, chap. i^^.) Telle
est la nature des divers gouvernements. — Au reste, i
Montesquieu en chaque espèce de gouvernement, dis- j
tingue la nature et le principe. La nature d'un gouver- {
nement, c'est ce qui le fait être tel ; c'est sa structure >
particulière. Le principe du gouvernement c'est ce
qui le fait agir, ce sont les passions humaines qui le font i
mouvoir. (Livre III, chap. i^^.) Distinction qui pour-
rait être exprimée, selon des habitudes de langage plus
récentes et consacrées par la sociologie, par celle d'une
statique et d'une dynamique politiques.
Les lois sont relatives à la fois à la nature du gouver-
nement et à son principe. Voyons donc d'abord quelles
sont les lois relatives à la nature du gouvernement
républicain.
Ce gouvernement se divise en démocratie et aris-
tocratie selon que c'est le peuple en corps ou une partie
du peuple qui a la souveraine puissance. Dans la
démocratie, le peuple est à la fois monarque et sujet;
il est monarque par ses suffrages ; il est sujet par son
obéissance aux magistrats qu'il nomme lui-même ; car
c'est l'essence du gouvernement démocratique que le
peuple nomme les magistrats et que seul il fasse des
lois ; d'une façon générale, qu'il fasse par lui-même tout
ce qu'il peut bien faire, et qu'il fasse faire le reste par
ses ministres. Dans la démocratie, « la volonté du
souverain est le souverain lui-même », et elle doit
s'exercer directement sans se faire représenter et sans
se déléguer. Montesquieu, comme plus tard Rousseau
et autant que lui, est convaincu que la délégation de
la souveraineté populaire entre les mains de représen-
MONTESQUIEU 175
tants est incompatible avec la nature de la démocratie.
Dominé par les exemples de l'antiquité, il ne soup-
çonne que des républiques démocratiques à territoire
peu étendu et à population peu nombreuse dont tous
les citoyens peuvent sans difficulté voter dans l'en-
ceinte d'une seule assemblée. D'autre part, s'il sait
bien que le peuple ne peut point par lui-même gérer
les affaires, il le juge « admirable pour choisir ceux à
qui il doit confier quelque partie de son autorité » ; il
lui attribue une « capacité naturelle pour discerner
le mérite » parce que ce mérite tombe facilement sous
les sens. (Cf. livre XI, chap. vi.) Tel étant le gouver-
nement démocratique, les lois qui y sont fondamentales
sont celles qui établissent le droit et le mode de suf-
frage. (Livre II, chap. ii.)
L'autre forme du gouvernement républicain est
aristocratie. Dans l'aristocratie, la souveraine puis-
sance est entre les mains d'un certain nombre de per-
sonnes qui font les lois et en assurent l'exécution ; à
'égard de ces nobles le peuple est ce que sont les
sujets dans la monarchie à l'égard du prince. Lorsque
es nobles sont en grand nombre, il faut un sénat pour
régler les affaires que le corps des nobles ne saurait
décider et pour préparer celles dont il décide. — Dans
ce cas on peut dire que l'aristocratie est dans le sénat,
a démocratie dans le corps des nobles et que le peuple
n'est rien. Cependant la sagesse d'une république aris-
;ocratique est de faire sortir par quelque voie indirecte
e peuple de son anéantissement et de lui ménager
un rôle dans l'État. La meilleure aristocratie est celle
où la partie du peuple qui n'a aucune puissance est
si petite et si pauvre que la partie dominante n'a aucun
intérêt à l'opprimer. Plus une aristocratie approche
de la démocratie, plus elle est parfaite ; tandis qu'elle
Test moins à mesure qu'elle approche de la monarchie!
Elle dégénère d'ailleurs et tend à se transformer quand
3lle donne tout d'un coup à un citoyen une autorité
exorbitante. Elle devient alors une monarcliie et même
176 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
plus qu'une monarchie : car elle confère à ce citoyei
un pouvoir de monarque sans les lois qui arrêtent
Tabus du pouvoir monarchique. (Livre II, chap. m.)
C'est surtout le gouvernement de Venise que Montes-
quieu a en vue quand il définit l'aristocratie.
Ce qui constitue le gouvernement monarchique,
c'est l'autorité d'un seul, mais qui s'exerce selon des
lois fondamentales au moyen de pouvoirs intermé-
diaires, subordonnés et dépendants. Ces pouvoirs,
quoiqu'ils découlent du monarque, empêchent sa
volonté d'être momentanée et capricieuse, puisqu'elle
ne peut agir que par eux. Le plus naturel de ces pou-
voirs intermédiaires subordonnés est la noblesse ; sans
les prérogatives de la noblesse, comme aussi sans celles
du clergé et des villes, on a un État populaire ou un
État despotique, mais non un État véritablement
monarchique. Il ne suffit pas au reste que dans une
monarchie il y ait des rangs intermédiaires ; il fai
qu'il y ait encore un corps chargé d'enregistrer, di
conserver, de vérifier les lois, de les rappeler quanjj
on les oublie. Bien que Montesquieu ne dise pî
expressément quel est le corps qui doit avoir, selon son
expression, le « dépôt des lois », certainement c'est au
Parlement qu'il réserve ce rôle ; au Parlement que,
dans ses Lettres persanes (Lettre XCII), il appelle
« l'ouvrage de la liberté publique » et qu'il considère,
par une interprétation plus conforme aux prétentions
des Parlementaires qu'à la réalité des faits, comme
« l'appui de la monarchie et le fondement de toute,
autorité légitime. » (Livre II, chap. iv.)
Quant au pouvoir despotique, il est caractérisé par
ceci, que non seulement le souverain y est seul à
posséder la faculté de gouverner, mais encore qu'il ^
la fait exercer par un seul. Avoir un ministre qui
fasse tout, un vizir, afin d'éviter les disputes qui ne
manqueraient pas de surgir entre plusieurs et de nfll
point être obligé d'entrer lui-même dans l'adminis-
tration, — ce qui contrarierait sa paresse, son igno-
à
MONTESQUIEU il!
rance et son goût prédominant du plaisir, — telle
est la loi du despote. Dans un état despotique, plus le
prince a de peuples à gouverner, moins il pense au
gouvernement, et plus les affaires sont grandes, moins
on y délibère sur les affaires. (Livre II, chap. v.) C'est
aux peuples orientaux que pense surtout Montesquieu
quand il parle du despotisme.
Quel est le principe de ces divers gouvernements?
I Celui qui est propre à la démocratie, c'est la vertu.
ide que Montesquieu entend par vertu est une chose
'issez complexe et il a dû, pour éviter des surprises,
ionner diverses explications ou définitions qui, sans
préciser absolument sa pensée, la rendent plus nette.
Dans V Avertissement qu'il a mis plus tard en tête de
Esprit des Lois (édition de 1758), Montesquieu dit :
Il faut observer que ce que j'appelle la vertu dans la
épublique est l'amour de la patrie, c'est-à-dire
amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale
li une vertu chrétienne, c'est la vertu politique..,
'ai eu des idées nouvelles : il a bien fallu trouver de
ouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles
cceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont
lit dire des choses absurdes et qui seraient révol-
mtes dans tous les pays du monde, parce que dans
3US les pays du monde on veut de la morale. » Cette
ertu politique (1), Montesquieu la définit encore :
un renoncement à soi-même..., l'amour des lois et
B la patrie..., une préférence continuelle de l'intérêt
ublic au sien propre. » (Livre IV, chap. v.) Plus loin,
dit : « La vertu dans une république est une chose
es simple : c'est l'amour de la république, c'est
1 sentiment et non une suite de connaissances ; le
îmier homme de l'Etat peut avoir ce sentiment
»mme le premier. » (Livre V, chap. ii.) Or, explique
icore Montesquieu, « l'amour de la république, dans
n(l) Aristote, lui aussi (Politique, III, 2), avait distingué « la
rtu du bon citoyen et la vertu de l'honnête homme ».
12
478 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
I
une démocratie, est celui de la démocratie ; l'amour d(
la démocratie est celui de l'égalité. L'amour de l'éga-
lité, dans une démocratie, borne l'ambition au seu
désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plui
grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent
pas lui rendre tous des services égaux ; mais ils doiven
tous également lui en rendre. En naissant, on contract
envers elle une dette immense, dont on ne peut jamai
s'acquitter. » (Livre V, chap. m.) Montesquieu ajout
au même endroit que l'amour de la démocratie es
encore l'amour de la frugalité : car, sans une frugalit
générale qui restreint au nécessaire la faculté d'usé:
des richesses, l'égalité cesse d'exister. Nous voyon
par là ce que Montesquieu fait entrer dans ce qu'i
appelle la vertu. Tout gouvernement, quel qu'il soit
ne peut subsister que par l'obéissance des sujets
mais comme dans le gouvernement démocratique 1
peuple, qui est sujet, est à d'autres égards monarque
chaque citoyen doit de lui-même accepter et accompli
la subordination de ses vues et de ses tendances par
ticulières aux nécessités et au plus grand bien de 1
vie publique, ainsi qu'aux exigences de l'égalité.
Dans une république aristocratique, il faut aussi d
la vertu ; mais elle y est moins requise que dans un
république démocratique. Ici en effet il y a un corp
spécial qui gouverne, et par conséquent les gouverné
n'ont pas besoin de sentiments particuliers qui le
portent à obéir ; mais d'autre part les nobles qui got
vernent doivent s'imposer une certaine discipline ; iJ
se l'imposent soit par une grande vertu qui les metft*
sous la même puissance des lois et qui les fera en quelqu.
façon égaux à leur peuple, soit par une certaine mode
ration qui les maintiendra au moins dans l'égalité ave
eux-mêmes ; et c'est cette modération, modératio;
sans lâcheté et sans paresse de l'âme, qui est le prit
cipe propre de l'aristocratie. (Livre III, chap. iv
Dans la monarchie, l'État subsiste indépendan
ment de la vertu ; non que la vertu, toujours a.
MONTESQUIEU 17»
sens politique qui a été proposé, en soit toujours
absente ; mais elle n'en est pas le ressort principal.
C'est l'honneur qui est ce ressort ; l'honneur, c'est-à-
dire, pour Montesquieu, « le préjugé de chaque per-
sonne et de chaque condition ». Afin de comprendre
cette définition un peu brève, rappelons-nous que,
selon Montesquieu, la monarchie est caractérisée par
la coexistence du roi et des ordres privilégiés. C'est en
défendant son privilège, et c'est en mettant son point
d'honneur à le défendre que chaque ordre remplit sa
fonction politique, de façon à empêcher la monarchie
de dégénérer en despotisme. Sous le couvert des préémi-
nences, des rangs et des distinctions, il se développe
une ambition qui, ici inévitablement limitée, sert à
I l'État. « L'honneur fait mouvoir toutes les parties du
corps politique ; il les lie par son action même, et il
jse trouve que chacun va au bien commun, croyant
aller à ses intérêts particuliers. » (Livre III, chap. vu.)
Voyons donc dans l'honneur la défense d'un certain
esprit de corps, et en même temps le sentiment qui
)orte chacun dans chaque corps à ne point accomplir
'actes contraires et à accomplir les actes conformes
k la dignité du corps. La hiérarchie sociale tient lieu
u droit qui est la base des républiques. Ainsi la mo-
larchie a l'avantage de subsister sans un ressort aussi
ompliqué et aussi extraordinaire que l'est la vertu
ndisponsable à la démocratie. « Dans les monarchies,
a politique fait faire les grandes choses avec le moins
e vertu qu'elle peut, comme dans les plus belles ma-
lines l'art emploie aussi peu de mouvements, de forces
; de roues qu'il est possible. » (Livre III, chap. v.)
Le principe du gouvernement despotique est la
painte : la vertu et l'honneur ne sauraient convenir
i au pouvoir que ce gouvernement exerce, ni à l'obéis-
auice qu'il exige ; le prince peut abattre quand il veut
1) comme il lui plaît ceux qu'il élève quand il veut et
)mme il lui plaît. La crainte du souverain est à la
ûs le frein du peuple et sa protection ; le peuple est
k&O LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
trop faible pour que le prince le craigne ; c'est don
surtout contre ceux à qui il a confié sa puissance qu
sa puissance s'exerce ; et la crainte qu'ont les grands
fait seule la sûreté du peuple ; le peuple est jugé par les
lois, mais les grands le sont par la fantaisie du prince.
(Livre III, chap. IX.)
« Tels sont, conclut Montesquieu, les principes des
trois gouvernements ; ce qui ne signifie pas que, dans
une certaine république, on soit vertueux, mais qu'on
devrait l'être. Gela ne prouve pas non plus que, dans
une certaine monarchie, on ait de l'honneur, et que,
dans un État despotique particulier, on ait de la
crainte, mais qu'il faudrait en avoir ; sans quoi le
gouvernement sera imparfait. » (Livre III, chap. xl)
Cette classification des gouvernements, cette défi-
nition de leurs natures et de leurs principes ne sont
pas sans soulever certaines questions. Il peut sembl^
que la différence du gouvernement aristocratique et d
gouvernement démocratique soit assez profonde po
que ce soit plus que la différence des espèces d'un mêmi
genre ; le fait que le gouvernement souverain n'est pas
aux mains d'un seul ne suffit peut-être pas pour cons-
tituer l'unité d'un genre : d'autant plus que Montes?
quieu distingue comme deux genres la monarchie et
le despotisme. Il est vrai que l'on a souvent objecté
à Montesquieu que cette dernière distinction, quand
elle était aussi catégorique, n'était pas fondée. Vol-1
taire, en particulier, dans son Commentaire sur « V Esprit
des Lois» (1), déclare qu'il ne peut y avoir d'autre diffé-
rence entre la monarchie et le despotisme que l'exis-
tence de certaines règles consacrées par le temps et
l'opinion dont le monarque se fait une loi de ne pas
s'écarter, mais qu'après tout il garde le pouvoir d'en-
freindre. Si ce pouvoir était entravé par d'autres pou-
(1) « Ce sont, dit Voltaire, deux frères qui ont tant de ressem-
blanre qu'on les prend souvent l'un pour l'autre. Avouons que ce
furent de tout temps deux gros chats à qui les rats essayèrent de
pendre une sonnette au cou. » (Cité par Archambault, p. 31).
ne"
MONTESQUIEU lôl
voirs organisés, alors le gouvernement cesserait d'être
monarchique pour devenir aristocratique. Ce qui dis-
tingue donc la monarchie du despotisme, c'est unique-
ment l'opinion que le roi n'usera pas de ce pouvoir.
Mais cette objection même nous montre qu'il ne faut
pas interpréter la classification de Montesquieu uni-
quement dans le sens des éléments génériques, mais
dans celui des éléments les plus spécifiques de ses
définitions. La monarchie véritable, ce n'est pas pour
lui uniquement le gouvernement d'un seul ; c'est le
gouvernement d'un seul par des lois fondamentales
et par des pouvoirs intermédiaires, pouvoirs dont
l'opposition même incline nécessairement ce gouver-
nement à la modération. Le type de cette monarchie,
c'est pour lui la monarchie française (1), plus particu-
lièrement la monarchie féodale, ou mieux celle que
défendaient les théoriciens parlementaires du seizième
siècle et de la Fronde ; d'où l'intérêt extrême que por-
tait Montesquieu à l'histoire des lois et de la constitu-
tion de la France, qui remplit en effet trois des der-
niers livres de VEsprit des Lois (XXVIII, XXX,
XXXI). En revanche, Montesquieu a pour le despo-
tisme une haine farouche : « On ne peut, dit-il, parler
sans frémir de ces gouvernements monstrueux. »
(Livre III, chap. ix.) « Comme le principe du gouver-
nement despotique est la crainte, le but en est la
tranquillité ; mais ce n'est point une paix, c'est le
silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper. »
(Livre V, chap. xiv.) « Quand les sauvages de la Loui-
siane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre et
cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique. »
(Livre V, chap. xiii.) L'absence de lois et l'absence de
classes, l'égalité de tous dans le servitude ; voilà les
caractères les plus saillants du despotisme. Ce qui
inquiète et ce qui irrite Montesquieu, c'est que la
(1) Cf. Livre XI, chap. vm : « Pourquoi les anciens n'avaient
pas une idée bien claire de la monarchie. »
182 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
monarchie française, principalement par Richelieu et
par Louis XIV, incline au despotisme : « Les fleuves
courent se mêler dans la mer ; les monarchies vont se
perdre dans le despotisme. » (Livre VIII, chap. xvii.)
Pour les démocraties, Montesquieu en a cherché
le type dans les démocraties anciennes telles que les
lui révélait la littérature classique, tout spécialement
dans la démocratie romaine ; si bien que le gouverne-
ment qu'il analyse sous ce nom semble être un gouver-
nement disparu. Mais il a scruté d'une façon si péné-
trante les démocraties anciennes qu'il en a rapporté
la notation précise de caractères qui appartiennent
à toute démocratie. Il n'en a pas moins enfermé toute
démocratie dans le cadre étroit que lui fournissait
l'histoire. Il n'a point cru que de vastes pays pussent
s'accommoder de républiques démocratiques. Il n'a
point admis que ces républiques démocratiques pussent
elles-mêmes s'accommoder d'un développement con-
sidérable des affaires, de la fortune et du commerce,
ni qu'elles pussent comporter l'introduction d'un sys-
tème représentatif.
Chacun de ces gouvernements, selon Montesquieu^
se perd par la corruption de son principe : la démocratie
se perd soit par la perte de l'esprit d'égalité qui conduit
à l'aristocratie ou au gouvernement d'un seul, soit
par l'exagération de cet esprit qui conduit au despo-
tisme de tous ou d'un seul. (Livre VIII, chap. ii.)
L'aristocratie se perd lorsque la noblesse use arbitrai-
rement de son pouvoir et qu'elle recherche plus les
avantages que les périls et les fatigues du commande-
ment. Enfin, la monarchie se perd lorsque les pre-
mières dignités sont les marques de la première servi-
tude, que l'honneur est mis en contradiction avec les
honneurs, que le prince change sa justice en sévérité
et que, supprimant les intermédiaires, il veut être lui
seul tout l'État. Quant au despotisme, il n'a pas à se
corrompre, puisqu'il est de sa nature corrompu.
(Livre VIII.)
I
MONTESQUIEU 483
De ces divers gouvernements faut-il se demander
quel est le meilleur? La méthode, le genre d'analyse
que pratique Montesquieu, autant que son tour d'es-
prit, écartent cette question. Car il faut avant tout
qu'un gouvernement ait- ses lois appropriées au pays ;
Montesquieu est très éloigné de penser que n'importe
quel gouvernement vaut pour n'importe quel pays ;
que même le gouvernement qui remplit le mieux sa fin
puisse toujours se perpétuer avec cette perfection.
Quant à lui il accepte certainement, en souhaitant seu-
lement pour elle quelques réformes, la monarchie
telle qu'elle existe en France. Ce qui lui tient le plus à
cœur, c'est que le gouvernement assure le plus et le
mieux possible la liberté telle qu'il entend.
Or qu'entend-il par liberté? Il écarte d'abord diverses
définitions qui ne lui paraissent exprimer de la liberté
qu'une idée inexacte ou partielle ou extérieure ; il
j'applique surtout à écarter le préjugé qui consiste
k croire que la liberté doit être placée dans les répu-
bliques et exclue des monarchies parce que dans les
'épubliques les lois paraissent parler plus et les exécu-
teurs de la loi moins, mais plus encore le préjugé qui
consiste à croire que la liberté doit être placée dans
s démocraties parce que dans les démocraties le
Deuple peut faire ce qu'il veut. Mais, remarque pro-
bndément Montesquieu, « l'on confond alors le pou-
voir du peuple avec la liberté du peuple » (Livre XI,
hap. Il) : la liberté ne consiste point à faire ce que
'on veut ; elle « ne peut consister qu'à pouvoir faire
e que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de
aire ce que l'on ne doit pas vouloir... Elle est le droit
e faire tout ce que les lois permettent ; et, si un citoyen
>ouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de
iberté, parce que les autres auraient tout de même ce
•ouvoir. » (Livre XI, chap. m.) On a relevé que cette
léfmition de Montesquieu était insuffisante et inexacte,
n faisant observer que les lois peuvent restreindre
jbitrairement et injustement ce qu'il nous est permis
184 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
de vouloir. Mais comment n'a-t-on pas vu que dans ce
livre Montesquieu ne songe à définir la liberté poli-
tique que dans son rapport avec la constitution, et
qu'à ce point de vue spécial le contraire de la liberté
politique, c'est moins l'arbitraire dans la loi que l'ar-
bitraire dans la façon d'instituer la loi et aussi de l'ap-
pliquer, c'est-à-dire dans ce dernier cas l'abus de pou-
voir? Montesquieu consacre le livre suivant, le
livre XII, à étudier « les lois qui forment la liberté
politique dans son rapport avec le citoyen », et il îa.it
au début de ce livre l'observation suivante : « Il pourra
arriver que la constitution sera libre et que le citoyen
ne le sera point ; le citoyen pourra être libre et la cons-
titution ne l'être pas. » Il y a des mœurs, des manières,
des exemples reçus qui peuvent faire naître la liberté
du citoyen ; il y a des lois civiles qui peuvent la favo-
riser ; il y a des lois criminelles qui peuvent la res-
pecter. Or, cette liberté du citoyen, Montesquieu la
ram.ène d'abord à la sûreté, ou à l'opinion qu'on a de
la sûreté : notion qui, tout en ayant une valeur très
positive, peut sembler incomplète pour établir le
droit de chaque homme. Mais Montesquieu observe^)
que cette sûreté n'est jamais tant attaquée qm
dans les accusations publiques ou privées, et il
montre à ce propos comment les lois criminelleaj]
dans la répression de l'hérésie, de la magie, des crimei
de lèse-majesté ne doivent d'abord atteindre que les
actions extérieures et ne point toucher à ce qui est
simple opinion ou simple expression d'une opinion;
ainsi il arrive à défendre bien des formes, et les plu»
importantes, de la liberté individuelle.
Mais c'est surtout à la liberté politique dans sonj
rapport avec la constitution qu'il s'attache. « La|
démocratie et l'aristocratie ne sont point des Étatsi
libres par leur nature » (chap. iv), ce qui ne veut pas,
dire d'ailleurs qu'elles ne puissent pas d'une certaine
façon le devenir. La liberté politique ne se trouve que
deoas les gouvernements modérés, non pas seulement
MONTESQUIEU 185
lans les États modérés. Or, dans les États modérés,
ceux qui exercent le pouvoir peuvent par une inclina-
tion bien ordinaire abuser du pouvoir. Pour qu'on ne
puisse abuser du pouvoir, il faut que, pai' la disposi-
tion des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Quelle
est cette disposition des choses ?
Cette disposition des choses, c'est l'indépendance
réciproque des trois pouvoirs qu'il y a dans l'État ;
car il y a dans l'État trois pouvoirs, le pouvoir légis-
latif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire :
distinction qu'Aristote avait déjà faite (Politique^ VI,
X, 1), que Locke avait reproduite en la précisant et en
opposant le pouvoir législatif au pouvoir exécutif dans
son Traité sur le gouvernement civil (1690, chap. xii).
Mais ce qui revient à Montesquieu, c'est d'avoir montré
dans la séparation des pouvoirs une condition fonda-
mentale de la liberté politique. Il a lui-même résumé
sa doctrine en des formules lapidaires : « Lorsque,
dans la même personne ou dans le même corps de
magistrature, la puissance législative est réunie à la
puissance exécutrice, il n'y a point de liberté, parce
qu'on peut craindre que le même monarque ou le même
sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter
tyranniquement. — Il n'y a point encore de liberté si
la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance
législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la
puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté
des citoyens serait arbitraire : car le juge serait légis-
lateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le
juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. — Tout
serait perdu si le même homme, ou le même corps des
principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces
trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter
les résolutions publiques, et celui de juger les crimes
ou différends des particuliers. » (Livre xi, chap. vi.) (1).
(1) « Ces trois puissances devraient former un repos ou une inac-
tion. Mais comme, parle mouvement nécessaire des choses, elles sont
contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert. » [Ibidem.)
486 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Cette exposition du principe de la séparation des
pouvoirs précède immédiatement l'analyse si péné-
trante et si vigoureuse que Montesquieu donne du
mécanisme de la constitution d'Angleterre, et qui eut
tant d'influence sur les législateurs de la Constituante
pour avoir fait connaître à la France le système du
gouvernement représentatif, inconnu des anciens. Il
voit dans cette constitution la meilleure garantie de
la liberté politique. Peut-être estime-t-il qu'elle tient
sa perfection des emprunts qu'elle fait aux diverses
sortes de gouvernements et de la façon dont elle com-
bine ces éléments empruntés. « C'est une manarchie
sans doute, mais qui a ce caractère spécial d'avoir la
liberté pour objet direct ; tandis que les autres monar-
chies ne tendent directement qu'à la gloire des citoyens,
de l'État et du prince. Mais de cette gloire il résulte
un esprit de liberté qui peut faire d'aussi grandes
choses ; et de plus, si les trois pouvoirs n'y sont pas
distribués sur le modèle de la constitution anglaise,
ils peuvent être disposés de façon à approcher plus ou
moins de la liberté politique. » (Livre XI, chap. vu.)
Certes il dégage de la constitution anglaise, avec une
remarquable sagacité dans l'abstraction, les carac-
tères qui la rendent assimilable à d'autres États ; mais
on ne peut pas lui prêter le vœu de la voir transplantée
en France. Rappelons la maxime qu'il a énoncée au
Livre premier de V Esprit des Lois : « Les lois doivent
être tellement propres au peuple pour lequel elles
sont faites, que c'est un très grand hasard si celles^
d'une nation peuvent convenir à une autre. » (I|
chap. III.)
En tout cas, ce qui est essentiel dans la doctrine de
Montesquieu, c'est la corrélation qu'il établit entre
chaque espèce de gouvernement et les lois de ce gou-
vernement. Il y a des rapports qui dérivent de la
nature des choses et qui font que non seulement les
lois politiques, mais encore les lois civiles et crimi-
nelles, mais encore le régime d'éducation, le régime k
MONTESQUIEU 187
militaire, le commerce, l'industrie varient nécessaire-
ment selon les gouvernements. — Ce sont là comme
des coexistences constantes, comme des connexions
organiques. Mais il y a plus. Nous avons vu que Mon-
tesquieu fait entrer en ligne de compte les causes phy-
siques. D'abord le climat. Il marque l'influence du
climat dans quatre livres entiers de V Esprit des Lois
(XIV à XVIII) ainsi que dans une partie de son opus-
cule Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits
et les caractères. Bien des qualités morales dépendent
du tempérament, lequel dépend du climat. Par exemple,
la lâcheté des peuples des climats chauds les rend
presque tous esclaves, le courage des peuples des
climats froids les a presque toujours rendus libres. —
Vient ensuite la nature du terrain. La stérilité du sol
pend les hommes industrieux, les endurcit au travail ;
la trop facile fertilité du sol les rend pacifiques et
prêts à la dépendance. — A un autre point de vue, il
2st de la nature de la république qu'elle n'ait qu'un
aetit territoire ; un état monarchique doit être d'une
grandeur médiocre ; un grand empire suppose une
mtorité despotique (VIII, chap. xvi et xvii). — Il
aut considérer en outre les moyens de subsistance.
il y a de profondes différences, au point de vue poli-
ique même, entre les peuples qui cultivent la terre
)i ceux qui ne la cultivent pas, entre les peuples qui
)nt l'usage de la monnaie et ceux qui ne l'ont pas.
Chap. xviii-xxii.) — En dehors des causes physiques
it économiques, il faut tenir compte des causes morales:
l y a d'abord, dans cet ordre, l'esprit général d'une
kation (V. livre XIX, chap. v) ; il y a ensuite les
Qoeurs et les manières : ce sont des usages que les lois
l'ont pas établis ; il y a cette différence entre les lois
t les mœurs que les lois règlent plus les actions du
itoyen et que les mœurs règlent plus les actions de
homme ; il y a cette différence entre les mœurs et les
lanières que les premières règlent plus la conduite
itérieure et les autres l'extérieure (XIX, XVI). — Et
488 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Montesquieu affirme la prépondérance des causes
morales : « L'on peut dire, écrit-il, que le livre de
VEsprit des Lois forme un triomphe perpétuel de la
morale sur le climat, ou plutôt, en général, sur les
causes physiques... Tout l'ouvrage n'a guère pour
objet que d'établir l'influence des causes morales.
(Montesquieu, VEsprit des Lois et les Archives de la
Brède, p. 94. Cité par Dedieu.) De fait Montesquieu
déclare qu'il faut opposer les causes morales aux
causes physiques, que « les mauvais législateurs sont
ceux qui ont favorisé les vices du climat et les bons
ceux qui s'y sont opposés. » (XIV, chap. v.) — Enfin
il faut prendre en considération l'influence de la légis-
lation elle-même, laquelle n'est pas seulement effet,
mais est encore cause. Dans VEssai sur les causes qui
peuvent affecter les esprits et les caractères (p. 137),
Montesquieu range la loi parmi les causes morales
qui, à côté des causes physiques, déterminent l'esprit
général d'une nation. (Cf. Archambault.)
Ainsi, pour Montesquieu, rien n'est sans cause dana
les sociétés humaines comme dans la nature, et lei
lois positives elles-mêmes ont des causes qui sont leu|
raison d'être ce qu'elles sont et qui déterminent leu|
efficacité. Mais ces causes ne sont pas d'une seule
espèce. Les causes morales ne sont pas la suite deî
causes physiques. Elles peuvent contrarier ces der*
nières et l'emporter sur elles, et de plus dans les rap^
ports nécessaires que sont les lois, la nécessité enti
sous des formes très différentes, en partant de ce qu'oDÎI
pourrait appeler le type de la nécessité mécanique
pour aller par degrés jusqu'au type de la nécessité
la plus téléologique. Voilà pourquoi Montesquieu fait]
figure non seulement de savant, mais encore de réfof.
mateur ; voilà pourquoi il propose à chaque instant!
au législateur des règles de conduite ; il croit assez è
la réalité de l'action humaine pour enseigner que cetttj
action dans bien des cas doit être corrigée.
Dans la 47^ leçon du Cours de philosophie positive
MONTESQUIEU 189
Auguste Comte a loué Montesquieu d'avoir compris
que les phénomènes politiques étaient assujettis à
d'invincibles lois naturelles aussi nécessairement que
tous les phénomènes quelconques, et d'avoir été ainsi
en avance sur son temps, préparant d'une certaine
façon la sociologie. Mais il prétend que Montesquieu,
faute surtout d'avoir eu la notion fondamentale du
progrès humain, — laquelle a pris corps chez nous,
surtout lors de la Révolution, — n'a point su montrer
Fenchaînement positif des phénomènes sociaux et n'a
réalisé partiellement sa grande idée que dans son
étude de l'influence des climats. Peut-être la critique
de Comte fait-elle ressortir certains mérites de l'œuvre
do Montesquieu. Qu'il y ait chez lui un sociologue avant
la sociologie, soit ! Mais c'est un sociologue sans sys-
tème. Et il faut entendre par là que, étudiant les causes
des lois, i] ne cherche pas à en donner une formule
unique ou « systématique », qu'il n'a pas voulu poser
les causes sociales hors de l'action de l'intelligence
humaine, et qu'en particulier il n'a point cru que l'élé-
ment de raison qui entre dans les lois positives fût
réductible à des conditions où la raison n'entre pas.
CHAPITRE VIII
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTE!
En s'opposant comme elle l'a fait à la philosophie
du dix-septième siècle, la philosophie du dix-huitième
a fait passer au premier plan des notions que la philo-
sophie du dix-septième n'admettait qu'à titre subor-
donné. Ainsi la liberté de penser n'était pour le dix-
septième siècle qu'un moyen mis en oeuvre pour éviter
l'erreur, pour ne se rendre qu'à l'évidence et pour
s'affranchir de l'autorité en matière scientifique et
philosophique : elle devient maintenant une fin et elle
est douée d'un droit universel. Ainsi encore la Nature,*
même quand elle était ramenée rigoureusement à des
lois, apparaissait comme conforme aux exigences d^
l'esprit humain, lequel d'ailleurs entrait plus ou moins
en société avec Dieu, créateur et législateur du monde?
La Nature désormais est considérée comme douée
d'une puissance et d'une réalité autonomes qui dé-
bordent les facultés de l'esprit et qui tendent à se
retourner contre Dieu même. En tout cas, le dix-
huitième siècle trouve dans la Nature une façon d'être
et de se produire qui ne se laisse pas plus régler par
l'ordre clair et simple du rationalisme mathématique
que par l'ordre transcendant du providentialisme théo-
logique ; qui essaie de reprendre comme une pro-
priété à elle ce que l'on mettait de plus original, de
plus créateur dans l'esprit et en Dieu. En émancipant
la Nature des formes logiques finies, le dix-septième
siècle avait libéré la philosophie de la servitude que ;
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 191
lui imposait la scolastique ; en émancipant cette même
Nature de l'explication par les idées claires comme
d'une intelligibilité trop abstraite qui l'emprisonne, le
dix-huitième siècle à son tour prétendait soustraire
la philosophie au règne du cartésianisme. — Diderot
semble devoir être placé au premier rang de ceux qui
représentent cette tendance. Il annonce que le règne
des mathématiques est fini, et en cela il n'a pas entiè-
rement raison ; mais quand il déclare que ce règne
va être remplacé par celui des sciences naturelles, il
fait une prophétie que la suite de l'histoire des idées
vérifiera pour une grande part. En tout cas, la philo-
sophie va recevoir dorénavant des inspirations directes
des sciences de la nature et tout particulièrement des
sciences de la nature vivante.
Si l'on veut chercher une intelligence qui soit direc-
tement l'antithèse de l'esprit cartésien déroulant ses
longues chaînes de raisons, c'est à l'intelligence de
Diderot que l'on peut songer. Intelligence toujours
en mouvement, toujours en action, mais qui pour
produire a besoin de s'exalter, de s'échauiïer, qui pro-
cède par bonds, par saillies, qui est impétueuse et irré-
fléchie à souhait, qui dans sa marche désordonnée
invente, devine, finit par trouver une direction, sauf
à Finfléchir ensuite dans un nouveau sens, qui se joue
dans l'imprévu, qui prodigue les analogies, qui mul-
tiplie les points do vue, qui accumule les formules, —
au reste intelligence qui, si elle n'est nourrie d'aucun
solide aliment moral, est alimentée de lectures et de
connaissances innombrables : Diderot sait la physique,
la chimie, l'histoire naturelle de son temps ; il connaît
les théories philosophiques les plus importantes du
passé, et il cherche à la manière d'un esprit qui essaie
de tirer sa philosophie du savoir positif et non pas
seulement de lui-même ; et cependant il reste trop
peu maître de lui, trop peu discipliné, trop peu capable
de concentration profonde, pour vraiment comprendre
tout ce qu'il touche et pour faire autre chose la plu-
192 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
part du temps qu'émettre des vues hardies, ingé-
nieuses et de grand avenir, mais plus ou moins arbi-
trairement liées à des affirmations ou à des négations
téméraires.
Le goût très vif de tout tourner aux idées générales
crée cependant chez lui comme une préoccupation
constante. Mais si cette disposition permanente con-
fère une certaine unité à la tendance de son esprit,
elle est loin d'unifier également et d'organiser vérita-
blement les productions qui en sortent. « Puisque la
philosophie est votre femme, lui écrivait Mme Necker
(Mélanges et Manuscrits, I, 33), vous ne ressemblez
pas à Ulysse : votre Pénélope est partout avec vous ;
mais prenez garde qu'elle ne détruise le soir l'ouvrage
qu'elle a fait dans la journée. » Observation juste, et
par le témoignage favorable qu'elle rend, et par la
crainte qu'elle exprime : car la toile de Pénélope, nous
ne l'avons guère qu'en morceaux assez difficiles à
rajuster.
Diderot n'est pas entré de plain-pied dans ce qui
a été sa façon ordinaire de penser. Il a débuté dans la
philosophie en 1745 par une traduction de l'ouvrage
de Shaftesbury qui a pour titre : Essai sur le mérite
et la vertu. La pensée fondamentale de cet ouvrage,
c'était qu'il n'y a pas de vertu véritable sans la foi en
Dieu et qu'il n'y a pas de bonheur véritable sans la
vertu : par la vertu d'ailleurs Shaftesbury entendait
un amour de soi raisonnable et capable de subordonner
ses intérêts au bien général. A première vue, une telle
pensée semblait n'avoir rien de subversif ; et pourtant
il est remarquable qu'en publiant sa traduction
Diderot crut devoir taire le nom du traducteur et
qu'il ne désigna celui de l'auteur que par une initiale.
C'est qu'il semble bien qu'en France l'ouvrage était
réputé comme une manifestation de libre pensée. Au
fait, quoiqu'il combattit le déisme proprement dit de
Toland et de Tindal et que, d'accord avec le théisme,
il acceptât la possibilité d'une révélation, il tendait
J^
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 193
à faire de la croyance religieuse une croyance natu-
relle et il professait un optimisme naturaliste qui
répudiait au moins implicitement les éléments ascé-
tiques de la morale chrétienne. Cette tendance était
de nature à plaire à Diderot. Mais ce qui, autant peut-
être que le contenu du livre, avait dû attirer sa sym-
pathie, c'était la justification qui s'y trouvait de l'en-
;housiasme, l'union qui y était affirmée entre la vertu
ît la beauté, et l'horreur qui y était professée pour
es formes trop didactiques. La traduction au reste
îtait très libre. Parlant de l'auteur qu'il présentait
lu public, Diderot disait : « Je l'ai lu et relu ; je me
.uis rempli de son esprit ; et j'ai pour ainsi dire fermé
j.on livre lorsque j'ai pris la plume. On n'a jamais
iisé du bien d' autrui avec tant de liberté. » [Discours
iréliminaire. Édit. Assézat et Tourneux, t. I^^, p. 16.)
)iderot avait au surplus ajouté à sa traduction des
éflexions, mais qui en somme ne marquent jamais de
issidences sérieuses à l'égard de la pensée de l'auteur.
)'ailleurs Naigeon déclare que Diderot était alors
ans un état de crise et qu'il lui fallut quelque temps
our être complètement purgé de la matière supersti-
ieuse.
En réalité, il ne lui fallut pas très longtemps. Les
hnsées philosophiques qui furent composées en
uelques jours au commencement de l'année 1746
t qui, publiées à La Haye, furent condamnées au feu
ar un arrêt du Parlement en date du 7 juillet de la
lême année, sont à la vérité encore déistes.
Les déistes seuls, y déclare Diderot, peuvent faire
ite à l'athée ; ils sont plus embarrassants pour un
anini que tous les Nicole et les Pascal du monde
^CIII, t. I^^, p. 130-131) ; et c'est à la connaissance
e la nature qu'il appartient de faire de vrais déistes :
!8 découvertes dues au télescope et au microscope
Drtent de bien plus grands coups au matérialisme
à l'athéismo que les méditations sublimes de Des-
irtes et de Malebranche (XVIII-XIX, p. 132-133).
13
194 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Mais, bien que Diderot repousse l'athéisme et surto
l'athéisme fanfaron, il se montre ému de compassio]
pour ceux qui professent un athéisme sincère et dis
posé à écouter dans un esprit de charité les raison
qu'ils se donnent à eux-mêmes et qu'ils font valoi
aux autres. (XV, p. 132; XVII, p. 133.) Et d'autr
part, bien qu'il affecte de se soumettre à toutes le
décisions de l'Église catholique dans laquelle il es
né et bien qu'il témoigne de la volonté de mourir dan
la religion de ses pères (LVIII, p. 153), il se plaî
à dire que le temps des révélations et des miracle
est passé (XLI, p. 142) ; il attaque la divinité de
Écritures (XLV, p. 145) ; il soutient que Finvraisem
blance d'un fait infirme le témoignage qui le déclaP'
réel. (XLVI, p. 146.) Perpétuellement il combat l
superstition, « plus injurieuse à Dieu que l'athéisme*
(XII, p. 130.) Il réclame en conséquence qu'on épui'
la notion de Dieu de tout préjugé grossier et étroit
et c'est en essayant de la représenter telle qu'elle doi
être qu'il marque déjà la transition de sa conceptioi.
théiste à sa conception panthéiste ou naturaliste
« On nous parle trop tôt de Dieu, écrit-il. Autre défaut
on n'insiste pas assez sur sa présence. Les hommes o|,t
banni la Divinité d'entre eux ; ils l'ont reléguée da^l
un sanctuaire ; les murs d'un temple bornent sa vuf ,
elle n'existe point au delà. Insensés que vous êtes
détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées
élargissez Dieu ; voyez-le partout où il est, ou ditei,
qu'il n'est point. » (XXVI, p. 138.)
En s' étendant ainsi sur toute la nature Dieu fifiil
par se confondre avec elle. En tout cas, dès la publi
cation de sa Lettre sur les aveugles à V usage de cevà^
qui voient^ — lettre dans laquelle se trouvent bien
des analyses intéressantes sur la façon dont les aveuglef,
suppléent aux difficultés et aux défauts créés pai^ leui
cécité, — Diderot répudie tout théisme et même touf
déisme. Il se plaît à montrer la grande influence
qu'exerce l'état de nos organes et de nos sens sm- notrt
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 495
morale et notre métaphysique. L'aveugle qu'il observe
a une aversion prodigieuse pour le vol ; elle naît en
lui de deux causes : de la facilité qu'on a de le voler
sans qu'il s'en aperçoive et plus encore peut-être de
celle qu'on a de l'apercevoir quand il vole. Il ne fait
pas grand cas de la pudeur, et il ne conçoit l'utilité
des vêtements que pour se protéger contre les injures
de l'air. (I, p. 288.) Pour ce qui est de la métaphysique,
il faut bien dire que ce grand raisonnement que l'on
tire des merveilles de la nature est bien faible pour
les aveugles. (I, p. 289.) — A la fm de sa Lettre,
Diderot introduit le géomètre aveugle Saunderson ;
c'est à la veille de sa mort ; et un ministre fort habile
l'entretient de l'existence de Dieu que rendent mani-
feste les merveilles de la nature : « Eh I monsieur, lui
disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau
spectacle qui n'a jamais été fait pour moi ! J'ai été
condamné à passer ma vie dans les ténèbres, et vous
me citez des prodiges que je n'entends point, et qui
ne prouvent que pour vous et pour ceux qui voient
comme vous. » Et, passant patr-dessus l'accident de
son cas particulier pour aller à la preuve elle-même,
Saunderson, selon Diderot, disait : « Le mécanisme
animal fût-il aussi parfait que vous le prétendez,...
qu'a-t-il de commun avec un être souverainement
intelligent? S'il vous étonne, c'est peut-être que vous
êtes dans l'habitude de traiter de prodige tout ce qui
vous paraît au-dessus de vos forces... Un phénomène
est-il, à notre avis, au-dessus de l'homme? Nous disons
aussitôt : c'est l'ouvrage d'un Dieu ; notre vanité ne
se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre
dans nos discours un peu moins d'orgueil et un peu
plus de philosophie? Si la nature nous offre un nœud
difficile à délier, laissons-le pour ce qu'il est, et n'em-
ployons pas à le couper la main d'un être qui devient
ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble
que le premier. » (I, p. 307-308.) Saunderson déclare
encore que, « dans le commencement où la matière
196 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
en fermentation faisait éclore l'univers », des êtres j
aveugles devaient être fort communs ; « mais pour-
quoi, dit-il, n'assurerais- je pas des mondes ce que je
crois des animaux? Combien de mondes estropiés,^
manques, se sont dissipés, se reforment et se dis-^
sipent peut-être à chaque instant dans ces espaces
éloignés où je ne touche point et où vous ne voyez
pas, mais où le mouvement continue et continuera de
combiner des amas de matière jusqu'à ce qu'ils aient |
obtenu quelque arrangement dans lequel ils puissent
persévérer? O philosophes! transportez-vous donc!
avec moi sur les confins de cet univers, au delà du
point où je touche, et où vous voyez des êtres orga-
nisés ; promenez-vous sur ce nouvel Océan, et cher-
chez à travers ses agitations irrégulières quelques ves-
tiges de cet être intelligent dont vous admirez ici la
sagesse. » (I, p. 310.) Ainsi est indiquée encore l'idée
qu'il ne faut pas juger du monde par ce qu'il paraît
être actuellement, par l'ordre momentané qu'il réa-
lise : il faut le voir tel qu'il est, c'est-à-dire sujet à
des destructions et à des révolutions sans nombre.
(I, p. 311.) Il faut comprendre que beaucoup de désordre
a été nécessaire pour réaliser à la longue les accidents
heureux et éphémères qui constituent l'ordre que
nous voyons aujourd'hui. Par là se manifeste en
définitive chez Diderot le sentiment qu'il a eu de la
puissance et de la variété de la vie universelle, senti- J
ment à la fois très vif et très confus, beaucoup plus
poétique que discipliné. Et si on voulait caractériser
ici les tendances maîtresses de sa nature, il faudrait
sans doute en concevoir l'activité un peu à la façon
dont il conçoit lui-même l'activité du monde : son
monde paraît bien être en effet l'image agrandie de
son esprit.
Vient ensuite dans l'ordre des productions philoso-
phiques de Diderot la Lettre sur les sourds et les muets |
à V usage de ceux qui entendent et qui parlent^ « où l'on
traite de l'origine des inversions, de l'harmonie du
i
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 19Î
style, du sublime de situation, de quelques avantages
de la langue française sur la plupart des langues
anciennes et modernes, et, par occasion, de l'expres-
sion particulière aux beaux arts ». (1751.) Un procédé
qu'emploie là Diderot pour expliquer comment les
inversions se , sont produites et conservées dans les
langues consiste à supposer d'abord un « muet de
convention », un homme qui, s'interdisant l'usage
des sons articulés, tâcherait de s'exprimer par gestes.
Cette hypothèse du muet de convention, cette méthode
qui entreprenait de décomposer un homme pour bien
considérer ce qu'il tient des sens qu'il possède, furent
regardées comme l'origine de l'invention de la statue
de Condillac. Quoi qu'il en soit de la vérité de la rela-
tion qu'on a cru ainsi entrevoir, il faut reconnaître
que, dans ce nouvel écrit, à côté du goût des générali-
sations hâtives, vagues, très téméraires, Diderot a
montré le sentiment des questions particulières, le
goût des détails intéressants, et même, malgré les
défauts que nous venons de reconnaître chez lui, la
notion nette et ferme, parfois heureusement divina-
trice, de la véritable méthode scientifique. — C'est
d'ailleurs ce que l'on peut mieux constater encore en
lisant son Traité de V Interprétation de la nature (1754).
L'emphase un peu choquante de l'avis du début :
Jeune homme, prends et lis, ne doit donc pas nous
empêcher d'apprécier cet ouvrage comme il le mérite.
Notons que c'est là précisément qu'il annonce que le
règne des mathématiques est fini et que le règne des
sciences de la nature commence (IV, t. II, p. 11).
Selon Diderot, les cherclieurs se divisent en deux
classes. « Les uns, à ce qu'il lui semble, ont beaucoup
d'instruments et peu d'idées ; les autres ont beaucoup
d'idées et n'ont point d'instruments. » (I, t. II, p. 9.)
L'intérêt de la vérité demanderait que ces deux sortes
d'esprits fussent associés. « Nous avons, dit-il encore,
trois moyens principaux : l'observation de la nature,
la réflexion et l'expérience. L'observation recueille
198 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
^63 faits ; la réflexion les combine ; l'expérience vérifie
le résultat de la combinaison. Il faut que l'observa-
tion de la nature soit assidue, que la réflexion soit
profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit
rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs
ne sont-ils pas communs. » (XV, t. II, p. 18.) « Les
faits, de quelque nature qu'ils soient, sont la véri-
table richesse du philosophe... la philosophie ration-
nelle s'occupe malheureusement beaucoup plus à rap-
procher et à lier les faits qu'elle possède qu'à en
recueillir de nouveaux. » (XX, p. 19.) « La philosophie
expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui
ne lui viendra pas de son travail ; mais elle travaille
sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle
pèse les possibilités, prononce et s'arrête tout court.
Elle dit hardiment : on ne peut décomposer la lumière,
La philosophie expérimentale l'écoute, et se tait de-
vant elle pendant des siècles entiers ; puis tout à coup
elle montre le prisme et dit : la lumière se décompose. »
(XXIII, p. 20-21.) Il insiste sur le rôle de l'inspira-
tion et de l'invention. Parlant de l'instinct et du
sentiment qu'acquièrent en physique expérimentale
les grands manœuvriers d'opérations, il dit d'eux :
« Ils ont vu si souvent et de si près la nature dans ses
opérations, qu'ils devinent avec assez de précision
le cours qu'elle pourra suivre dans le cas où il leur
prend envie de la provoquer par les essais les plus
bizarres. Ainsi le service le plus important qu'ils aient
à rendre à ceux qu'ils initient à la philosophie expéri-
mentale, c'est bien moins de les instruire du procédé
et du résultat que de faire passer en eux cet esprit
de divination, par lequel on subodore, pour ainsi dire,
des procédés inconnus, des expériences nouvelles, des
résultats ignorés. » (XXX, p. 24.)
Ainsi il reste acquis à Diderot qu'il a montré com-
ment il faut développer les hypothèses et varier les
expériences pour les contrôler. Mais, même dans cet
ordre de recherches, il est loin d'avoir été jusqu'à
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 199
oute la précision désirable. Si donc il ne faut rien
étirer de ce qui lui est dû, des restrictions s'imposent
ur la portée dernière de ses vues et il ne faut pas se
aisser entraîner, par exemple, à voir en lui purement
t simplement un précurseur de Claude Bernard. En
eut cas, il faut se garder de pousser trop loin le rap-
irochement qu'on serait tenté de faire ici entre ces
[eux hommes, plus distants encore par la nature de
3urs conceptions que par l'époque où ils ont vécu,
assurément les grandes vues audacieuses, telles qu'on
3s rencontre chez Diderot, peuvent avoir une signi-
ication philosophique. Mais elles ne sauraient fournir
la philosophie proprement dite, dont il importe
vant tout de reconnaître et de sauvegarder le carac-
ère spécifique, qu'une contribution accidentelle et
idirecte. Des intentions de ce genre se rencontrent
'ailleurs à tous les âges de l'humanité et c'est surtout
u moment où toute culture philosophique fait défaut
u'on les voit apparaître. Chez Claude Bernard, au
ontraire, nous trouvons la mise en œuvre d'un élé-
lent technique et bien défmi qui est d'ordre vérita-
lement philosophique. Il a le souci constant d'ana-
^ser dans le détail et de développer dans un ordre
goureux la série des raisons qu'il fait valoir. Il
lontre comme il faut des idées pour assurer le progrès
es sciences expérimentales, et il indique la manière
récise dont on doit s'en servir pour en tirer des résul-
its pratiques et les rendre fécondes. Nous sommes
)in ici des formules poétiques de Diderot qui peuvent
icontestablement être utiles en excitant à réfléchir,
lais qui ne sont capables ni de donner à l'esprit une
istruction solide, ni de constituer une méthode objec-
^vement définie.
Dans le Traité de V Interprétation de la nature^ il
lUt encore relever l'affirmation de l'interdépendance
niverselle des phénomènes. « L'indépendance absolue
'un seul fait, déclare Diderot, est incompatible avec
idée du Tout ; sans l'idée du Tout, plus de philoso.
200 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
phie. » (XI, p. 15, et LVIII, p. 57.) Les causes finales
y sont formellement exclues de la recherche. Voici
comment Diderot s'exprime à ce sujet : « Le physiciei
dont la profession est d'instruire et non d'édifierj'
abandonnera donc le pourquoi et ne s'occupera que
du comment. Le comment se tire des êtres ; le :
pourquoi de notre entendement : il tient à nos sys-
tèmes. » — Enfin, parmi les questions très variées que
soulève l'auteur au sujet de l'interprétation de la
nature, il en est une, la plus générale de toutes à vrai
dire, qui doit être notée avec soin, parce que l'esprit
dans lequel il l'examine nous fait toucher le fond de
sa philosophie. Peut-il se faire que la matière ne soit;
pas une, c'est-à-dire ou bien toute vivante, ou biefi
toute m.orte? Y a-t-il quelque différence assignable
entre la matière morte et la matière vivante? Si
Diderot formulait cette question, c'est qu'il y étî
invité notamment par une thèse que Maupertuis avî
soutenue en Allemagne sous le pseudonyme du d(
teur Baumann. Maupertuis, reconnaissant l'imposs^
bilité d'expliquer la formation d'une plante ou d'i
animal avec les propriétés attribuées d'ordinaire à la
matière, conçoit hardiment que toutes les qualités
que les anciens groupaient sous la dénominatioE
d'âme sensitive appartiennent aux plus petites molé^
cules matérielles : ainsi ces molécules seraient capables
de désir, d'aversion, de mémoire, etc.. Diderot vdt
là des « idées singulières et neuves » (L, p. 45), et il
est certain qu'il en est plus complètement séduit qu'ilj
ne veut le dire. Ce n'est sans doute pas sans quelquei
satisfaction intérieure qu'il considère que, en pous-j
sant à bout une telle doctrine, on rendrait Dieu inu-
tile. Car de deux choses l'une : ou la collection des
molécules sensibles et pensantes ne forme pas par elle-
même un tout, et c'est alors le désordre qui ne requiert^
pas Dieu pour être expliqué ; — ou cette collectioû^
formera par elle-même un tout et alors Dieu ne sera;!
que cette âme du monde. Néanmoins et en attendant^;
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 201
Diderot observera que le docteur Baumann, autre-
ment dit Maupertuis, aurait dû contenir sa doctrine
dans de plus justes bornes, ne point « se précipiter
dans l'espèce de matérialisme la plus séduisante «
(LI, p. 49), ne point étendre ses idées jusqu'à la nature
de l'âme, et se contenter de supposer dans les molé-
cules « une sensibilité mille fois moindre que celle
que le Tout-Puissant a accordée aux animaux les plus
voisins de la matière morte ». (LI, p. 49 et sq.).
Toujours est-il que, tout en paraissant combattre
Maupertuis pour les conséquences athées auxquelles
sa thèse pouvait conduire, Diderot a soin de laisser
ouverte la question de l'existence de Dieu. Ce n'est
certainement pas dans l'intention de la résoudre ensuite
affirmativement qu'il laisse pour le moment cette
question sans réponse. Ce n'est pas non plus, il faut le
dire, pour professer franchement un athéisme dogma-
tique. L'attitude qu'il semble plutôt adopter est celle
de l'indifférence sceptique. Mais en quel sens ses ten-
dances le poussent, c'est trop évident pour qu'on puisse
avoir une hésitation à cet égard. Si la religion, dit-il en
substance, ne nous épargnait pas bien des écarts,
est-ce qu'on ne pourrait pas suppléer à ses enseigne-
ments par d'autres hypothèses possibles? Ne pourrait-
on pas, en particulier, admettre que les espèces, aussi
bien que les individus, commencent, s'accroissent,
durent et dépérissent ; que les éléments de l'animalité,
d'abord épars et confondus dans la masse de la matière,
sont arrivés à se réunir pour former un embryon ; que
l'embryon issu de ces éléments a passé par une inliaité
d'organisations et de développements ; qu'il a eu, par
succession, du mouvement, de la sensation, des idées,
de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sen-
timents, une langue, des lois, des sciences, des arts ;
qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun
de ces développements ; qu'il aura encore d'autres
développements à subir ; qu'il passera par des alter-
natives d'arrêt et de mouvement ; qu'il dépérira fma-
202 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
lement, mais que ce ne sera en réalité que pour prendre
une autre forme et que les différentes formes continue-
ront ainsi indéfiniment à se succéder les unes aux
autres? (LVIII, p. 57-58).
Si maintenant nous faisons abstraction des préoc-
cupations étrangères à l'ordre de la science et plus ou
moins directement hostiles à la religion qui ont pu
exercer une influence sur l'orientation de la pensée de
Diderot, que faut-il voir en fin de compte dans l'hy-
pothèse qui vient d'être énoncée? Cette tentative d'ex-
plication nous met visiblement en présence d'une con-
ception transformiste. Mais, ici encore, il faut bien se
garder de conclure inconsidérément à la réalité pro-
fonde d'analogies qui ne peuvent d'ailleurs manquer de
s'offrir spontanément à l'esprit. Venu avant Lamarck,
Diderot semble l'annoncer : mais, à dire vrai, il le pré-
cède beaucoup plus qu'il ne le prépare. En évoquant
l'idée de la transformation successive des êtres vivants
à partir d'un premier organisme embryonnaire, c'est
surtout un tableau qu'il trace et une description à
laquelle il se livre sous l'empire d'une imagination
très vive. Ce ne sont point là les premiers linéaments
de la doctrine positive dont Lamarck sera le véritable
fondateur et qu'il s'attachera à développer en obéis-
sant aux exigences de l'esprit scientifique. Dans ce
nouvel ordre d'idées Diderot n'est, une fois de plus,
et cela avec beaucoup d'autres, qu'un homme d'in-
tuition tout simplement. Il n'a certainement pas fait
et il était sans doute incapable de faire une théorie pro-
prement dite, c'est-à-dire une hypothèse de caractère
scientifique, en faveur ou à l'encontre de laquelle on
puisse chercher et trouver dans l'expérience des argu-
ments qui la confirment ou qui l'infirment ; ou alors,
si l'on veut à tout prix apercevoir dans la peinture que
propose Diderot d'une évolution universelle et sans
limites les principes directeurs du transformisme scien-
tifique, il faudra dire que cette doctrine généralement
regardée comme moderne existait déjà dans la plus
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 203
ancienne école de philosophie grecque et qu'Anaxi-
mandre a été le premier des transformistes.
Ces idées hylozoïstes en même temps que transfor-
mistes prendront plus de consistance encore dans le
Rêve de (TAlembert écrit en 1769. Elles y acquerront
même de la précision, autant du moins qu'on en puisse
attendre de l'auteur. Dans l'entretien entre d'Alem-
bert et Diderot, celui-ci expose à son interlocuteur,
d'abord sceptique sur ce sujet, comment les plus
hautes facultés mentales sont liées à l'organisation et
comment l'organisation elle-même n'est qu'un épa-
nouissement de la sensibilité de la matière. Sans
cette supposition, en effet, que la sensibilité est une
propriété générale de la matière, on est précipité
dans un aLîme de mystères et de contradictions. Et
d'ailleurs d'où prétend-on savoir que la sensibilité
est essentiellement incompatible avec la matière,
quand on ne connaît l'essence de quoi que ce soit?
Qu'il s'agisse de la matière, qu'il s'agisse de la
sensibilité, nous ignorons également ce qu'elles sont
lans leur fond. Entend-on mieux la notion du mou-
vement et sait-on comment il peut exister dans un
îorps et se communiquer d'un corps à un autre ?
T. II, p. 116.) Et quand la pensée de Diderot se
3récise davantage dans le rêve même de d'Alembert,
l'^oici à quelle conclusion' elle aboutit : « Suite indéfinie
i'animalcules dans l'atome qui fermente, même suite
ndéfinie d'animalcules dans l'autre atome qu'on
ippelle la terre. Qui sait les races d'animaux qui nous
mt précédés?- Qui sait les races d'animaux qui suc-
ideront aux nôtres? Tout change, tout passe, il n'y
i que le Tout qui reste. Le monde commence et finit
ans cesse ; il est à chaque instant à son commence-
;aent et à sa fin ; il n'en a jamais eu d'autre, et il n'en
lura jamais d'autre. — Dans cet immense océan de
ûatière, pas une molécule qui ressemble à une molé-
ule, pas une molécule qui se ressemble à elle-même
n instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son ins-
204 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
cription éternelle. » (T. II, p. 132.) Il résulte d'unr
telle conception que, dans une simple goutte d'eau
on doit pouvoir lire l'histoire du monde. D'une cer
taine manière, c'est là un retour à la doctrine de Leibniz
mais ramenée cette fois à un pur naturalisme. Tou
jours placé au même point de vue, Diderot profess(
encore qu'il existe une loi de continuité. Il affirme qu(
chaque organisme doit pouvoir se résoudre en un(
multitude d'organismes élémentaires, contigus et sen
sibles, tous également vivants. L'image de la grappe
d'abeilles illustre assez bien cette théorie par un exempl(
concret. Les abeilles qui forment la grappe se commu
niquent de l'une à l'autre des sensations et l'on diraii
presque qu'elles constituent un seul animal ; et toute,'
ensemble elles ne seront, en effet, qu'un àeul anima
si, au lieu de la simple contiguïté qui les rapproche
on suppose réalisée entre elles la continuité propre
ment dite qui les unifie. « Tous nos organes, écri
Diderot, ne sont d'eux-mêmes que des animaux dis
tincts que la loi de continuité tient dans une sympa
thie, une unité, une identité générales. » (T. II
p. 127.) Et toujours reviennent, manifestant ainsi I(
caractère dominant de sa pensée, des iormules trans
formistes dont une des plus significatives est la sui
vante : « Les organes produisent les besoins, et, réci-
proquement, les besoins produisent les organes. »
En résumé, l'ensemble des tendances, des opinions
des conceptions de Diderot aboutit à exalter la Natur»
jusqu'à en faire une puissance divine et même l'unique
Divinité. Il n'est pas surprenant après cela qu'il con-
sidère que ce que fait la Nature ainsi divinisée esl
bien supérieur aux conventions humaines. Sur ce de^
nier point, il est d'accord avec Rousseau, avec cette
nuance toutefois qu'il croit à l'efficacité de la science
pour contribuer à procurer le bonheur de l'homme*
D'ailleurs, non content de célébrer la Nature seul
toutes ses formes, il tire de ce culte, pour la formation
de la doctrine qui lui est propre, les conséquences les
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 205
plus extrêmes, conséquences qu'il serait quelquefois
iifÏÏcile de ne pas regarder comme voisines du cynisme.
Ce qui est certain et ce qu'il faut retenir, c'est que la
[norale communément admise, et jugée par lui comme
ane institution artificielle et arbitraire, se voit subs-
tituer une pratique qui a pour principe la préférence
lue à la Nature dont on doit toujours suivre les inspi-
rations. Et ainsi finalement un naturalisme moral
dent s'ajouter chez Diderot au naturalisme dogma-
)ique qui nous est constamment apparu comme le
caractère dominant de sa pensée.
Le naturalisme de Diderot semble le rapprocher
particulièrement de deux écrivains de son temps. —
ielvétius, lui aussi, incline à attribuer la sensibilité
i la matière et à réduire les fonctions intellectuelles
i la sensibilité. Sur plusieurs points, il présente des
inalogies avec Diderot. Mais d'autre part, par cer-
aines de ses conceptions, il a suscité les critiques et
3S contradictions de ce dernier, dont le naturalisme
st plus large et tend à s'opposer à la morale de l'intérêt
ien entendu qui est celle que professait Helvétius, —
lussi la similitude de pensée est-elle sans doute plus
censée entre d'Holbach et Diderot qui contribua par
ne collaboration effective à la composition de l'ou-
rage du Système de la nature.
Mais ce n'est pas sur ces deux cas particuliers qu'il
lut juger des véritables rapports de Diderot avec ses
Dntemporains. Ce qui crée entre lui et un grand nombre
'entre eux, parmi lesquels figurent les hommes les
lus célèbres de son siècle, des liens étendus et mul-
ples, c'est la fameuse entreprise de V Encyclopédie
ont il fut l'inspirateur et dont jusqu'au bout il resta
âme. De Diderot et de VEncydopédie, on peut dire
rns exagération, qu'ils ne font qu'un.
A vrai dire, surtout depuis Bacon, l'idée d'un
uvrage de ce genre était dans l'air, et les progrès
3Jà accomplis par la science étaient de natm*e à en
206 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE 1
faciliter la production. Il ne s'agissait de rien moin t
que de publier « un livre où seraient tous les livres ) >
et que de dresser le « tableau général des efforts d t
l'esprit humain dans tous les genres et dans tous le {
siècles ». L'établissement d'un dictionnaire d'une tell j
ampleur exigeait un travail prodigieux. Il fallait tout
la hardiesse et toute la confiance en soi de Didero
pour ne pas reculer devant les difficultés, même pure
ment techniques, de l'organisation et de la répartitio;
de ce travail. Il fut vraiment l'homme de cette tâche
Il résolut d'y faire entrer d'abord toutes les science
et tous les arts libéraux. Mais il comprit aussi l'im
portance morale, politique et sociale que pouvait avoi
dans cet exposé d'ensemble la description des art
mécaniques et il tint à leur réserver une large place
Les collaborateurs auxquels il dut faire appel ni
sauraient se compter. Son principal auxiliaire fu
d'Alembert, qui se chargea du Discours préliminairt
où il présenta une nomenclature générale des science!
classées d'après un ordre hiérarchique. Ce morceau-
qui nous paraît assez terne aujourd'hui, souleva l'en-
thousiasme des contemporains. Diderot obtint d(
nombreux articles de Voltaire et de Rousseau. Maiî
les difficultés graves d'ordre politique auxquelles h
publication de V Encyclopédie ne tarda pas à se heurtei
lui firent perdre le premier comme le plus précieux
et le plus actif des concours qu'il avait réussi à s'as-
surer : d'Alembert, soucieux de son repos, lui fit
défaut et le laissa seul à la tête de l'entreprise. Diderot
lui-même, obligé d'apporter quelque tempérament^
dans l'expression de ses idées, fut amené par les cir-
constances à s'assagir. Mais il reprit et continua la^
rédaction du dictionnaire et il la conduisit jusqu'à son
terme. C'est en 1765 que parut le dix-septième et
dernier volume in-folio de V Encyclopédie^ œuvre au-
jourd'hui presque oubliée, mais nouvelle pour l'époque
où elle parut et matériellement immense.
Les oppositions que V Encyclopédie avait rencontréej
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES 207
étaient dues au caractère tendancieux de l'entreprise.
Aussi, pour donner une idée exacte de ce qu'elle fut,
il ne suffît pas d'en avoir indiqué comme nous l'avons
fait le programme technique, il faut encore et surtout
en définir l'esprit. Car c'était bien la volonté du prin-
cipal auteur de V Encyclopédie que l'ensemble des
articles du dictionnaire servît à répandre les idées qui
étaient les siennes et formât une doctrine ; doctrine
à vrai dire surtout de négation et en tout cas de réaction
contre le passé. Si on veut la résumer, dans la mesure
du moins où elle peut se prêter à une définition, il faut
en grouper les éléments épars et souvent disparates
autour de trois conceptions relatives à la Nature, à la
Raison et à l'Humanité. — En ce qui concerne la
Nature, il s'agit d'en fournir une explication dans
laquelle on évitera de faire entrer aucun élément trans-
cendant. Il n'est pas nécessaire de rejeter Dieu, mais
il ne faut plus chercher en lui l'origine du monde. Il
suffît de montrer qu'on peut s'en passer. Car le plus
grand objet auquel puisse s'appliquer la curiosité
humaine, c'est l'étude de la Nature entreprise dans un
esprit purement scientifique, et cette étude est par
elle-même mortelle aux superstitions. Elle fait appa-
raître l'idée que tout est régi par des lois naturelles
et que ces lois affectent le caractère d'une rigueur
inflexible. En un mot YEncyclopédie aura pour but,
si l'on peut s'exprimer ainsi, de fournir une explication
naturelle de la nature. — La Raison à son tour est
présentée sous un nouvel aspect. Elle n'est plus enten-
due dans le seul sens cartésien. Sans doute Descartes
élevait la Raison très haut, mais en même temps il lui
assignait des limites. La Raison réclame désormais le
droit de tout contrôler et de tout juger sans être elle-
même jugée par rien. Elle s'allie d'ailleurs à l'expé-
rience, et même elle désigne la faculté de faire des
3xpériences. Mais ce pouvoir de faire des expériences,
lie l'exerce dans un esprit d'hostilité au passé. Elle
iBnd à s'opposer à la tradition. Et ainsi se trouve
208 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
5
introduite la doctrine de la perfectibilité indéfinie du
genre humain. — L'Humanité n'est plus seulement
un terme qui désigne l'universalité du genre humain :
c'est un mot qui tend à signifier un sentiment de bien-
veillance et d'indulgence sans limites. Diderot s'écrie :
« On dit : le siècle de la chevalerie. Ah I si l'on pouvait
dire : le siècle de la bienfaisance et de l'humanité 1 »'
Ce sentiment aura pour premier effet la condamnation
des institutions oppressives et la diffusion des idées
de tolérance. Il excitera à travailler au bonheur du
genre humain et à lui permettre d'arriver par la liberté
aux jouissances supérieures.
Telles sont les conceptions de V Encyclopédie. Tel
est aussi tout le contenu positif de l'esprit du dix-
huitième siècle. Mais il n'est pas douteux que VEncy-
clopédie n'a porté jusqu'à l'absolu les concepts de
nature, de raison et d'humanité que pour s'en servir
comme d'une arme contre le Christianisme. C'est pour-
quoi la doctrine de V Encyclopédie n'est pas exempte _
de parti pris. Mais il peut y avoir intérêt pour l'avenir |
à ce que, à un moment donné, certaines conceptions
manifestent ainsi les conséquences qu'en déduit une
logique purement formelle. Il faut en effet presque
toujours que les notions passent par une phase d'ab-
solu et qu'on leur donne un sens trop étendu et trop
exclusif, pour qu'elles puissent ensuite se définir dans
la philosophie technique d'une façon précise et relative.
C'est en ce sens que Diderot et les Encyclopédistes
ont pu rendre service à la philosophie spiritualiste,
qui, mise en garde contre de nouveaux adversaires,
a été provoquée à réaliser elle-même des progrès et à
s'assimiler ce qu'ils avaient de bon. ^A
Ê
CHAPITRE IX
BUFFON ET LAMARCK
C'est à ridée de la Nature que s'attache avec une
sorte de passion la philosophie française du dix-hui-
tième siècle. Cette idée est d'ailleurs assez indéter-
minée pour qu'elle puisse correspondre à des exigences
intellectuelles ou à des aspirations sentimentales très
différentes : elle peut se rapporter à des conceptions
hylozoïstes ou matérialistes, telles que nous les avons
trouvées chez Diderot ; elle peut se rapporter à des
conceptions spiritualistes, telles que nous les trouvons
chez Rousseau. Sous ses formes les plus diverses, elle
paraît du moins annoncer qu'elle déborde ou fait
éclater tous les systèmes d'idées claires ; elle paraît
jpelever entre les événements et les êtres qui la mani-
estent des rapports de filiation et de production qui
18 sont point ceux qu'imagine un entendement pur
ivre à lui-même ; car c'est l'entendement, mainte-
lant, qui est censé imaginer, tandis que l'expérience
lous fait toucher la vérité. Même quand les philosophes
u dix-huitième siècle invoquent ou défendent la
aison, ce qu'ils signifient par ce nom, c'est non point
a faculté de posséder immédiatement certaines notions
lU certains principes dont doit dériver toute connais-
ance certaine ; mais c'est la faculté d'user en toute
iberté, et sans aucune subordination à quelque puis-
ance que ce soit, de toutes les ressources de l'esprit
iii peuvent donner des connaissances, et plus spécia-
Jment c'est là faculté, pour ce qui est des choses de
210 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
la nature, de consulter l'expérience et de ne relever
que d'elle. C'est donc la Nature qu'il s'agit avant tout
d'interpréter et d'expliquer, — par des moyens naturels
et des causes naturelles. — A côté de ceux qui, suivant
cette direction, sont avant tout des hommes à vues
et à idées générales, il y a ceux qui sont plutôt des
savants et qui lient leurs idées générales à la science
qu'ils pratiquent ; il y a ceux qui sont adonnés par
goût et par profession aux sciences naturelles et qui
ont eu des vues pénétrant plus ou moins au cœur de
ces sciences.
Bufîon s'oppose par bien des traits au parti philoso-
phique et avant tout à Diderot. Chez lui, rien de
fumeux, rien d'agité, rien de débraillé. Un parfait
détachement à l'égard de ce qui n'est pas l'objet dé
sa curiosité et de ses occupations, une insouciance
complète de toutes les questions qui suscitent et
avivent les polémiques, un amour sans affectation de sa.
propre place qui fait qu'il ne se laisse accaparer par
aucun parti, par aucune secte, un esprit d'ordre qu'il
apporte en tout et tout particulièrement dans l'orga-
nisation et la distribution de son travail, une élévatioà
tout aisée de l'intelligence et du caractère, aucune impa-
tience, aucune inquiétude, une imperturbable et fière
sérénité : ce sont là dés traits de sa personne qui, for-^
tement imprimés dans son œuvre, font que celle-ci ne.
suscite aucune prévention et attire et retient ceux qui
s'intéressent purement et simplement aux choses dej
la nature sans voir derrière elle des institutions poli-'
tiques à défaire ou à refaire, des théologiens à réfréner
et l'humanité à émanciper. Nous verrons même quej
certaines de ses nouveautés scientifiques n'ont pas
chez lui le caractère décisif et absolu que réclamerait
BUFFON ET LAMARGK 211
in esprit de prosélytisme ; et c'est certainement un
îontre-sens que, dans des livres parus à la fin du dix-
leuvième ou au commencement du vingtième siècle,
>n entraîne Bufîon avec véhémence dans des partis
)ris de doctrines et dans des mouvements turbulents
le pensée dont il s'est, au temps où il écrivait, si remar-
[uablement abstrait.
C'est en 1749 que Buffon donna au public les trois
)remiers volumes de son Histoire Naturelle^ œuvre
lans laquelle désormais il se cantonne. Mais ce n'est
)as aux sciences naturelles que s'était d'abord
ittachée sa curiosité. Il avait < ommencé par traduire
le l'anglais la Statique des Végétaux de Haies et il y
ivait ajouté une Préface où il affirmait la nécessité
le rechercher les expériences et de craindre les sys-
èmes. Il avait également traduit le Traité des fluxions
le Newton. Il avait fait diverses expériences d'op-
iique et diverses recherches d'économie rurale. Au
pnd, il n'avait été animé que d'un désir général de
Joire et de savoir, lorsque sa nomination à la place
intendant du Jardin du Roi était venue donner à ses
ées et à ses études une direction précise, direction
ue dès lors il suivit jusqu'au bout.
On sait par quelles qualités littéraires l'œuvre de
ufîon s'est fait accueillir et admirer : une éloquence
îturelle et qui, tout en étant continue, n'ennuie pas ;
la gravité, mais aussi de l'aisance ; de la dignité,
ais aussi de la grâce ; de l'ordre, mais aussi du mou-
îment ; à coup sûr, dans ses descriptions, un peu trop
pompe parfois ou de coquetterie ; mais une bonne
irt de ces morceaux trop jolis est autant de ses col-
Dorateurs que de lui, alors que dans les parties de
n, œuvre qui traitent des questions scientifiques les
us hautes, — et qui sont uniquement de lui, — la
nplicité du style en égale la grandeur.
Les caractères scientifiques de son œuvre demandent
être précisés. Après avoir été trop considéré comme
i grand écrivain qui a fait de la science un genre
212 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
littéraire, Bufîon a été réclamé par les savants comme
l'un des leurs. On lui a reconnu non seulement le
mérite d'avoir énoncé en termes exacts les plus impor-
tants problèmes, non seulement d'avoir pressenti de
ces problèmes les solutions les plus originales et les
plus générales, mais encore d'avoir soutenu ses théo-jj
ries et ses divinations de la plus ample provision de^'^''
faits. Et certainement il a le souci, et même à certains
égards le goût des faits. Avant de publier ses trois pre-
miers volumes, il avait passé dix ans non seulement
à méditer, mais à s'instruire et à observer. Et il con-
tinua jusqu'au bout à s'instruire et à observer, sinon
par ses yeux, au moins par les yeux des autres. « Ras- i
semblons des faits, écrivait-il, pour nous donner des ;
idées. )) Il en rassembla certainement beaucoup, et
certainement il en rassembla parfois avec un peu d'en- i
nui et uniquement pour bien faire son métier : mais il
aima surtout à rassembler ceux qui pouvaient donneft
occasion ou précision aux idées, ceux qui F autorisai entH
à imaginer les démarches de la nature. Il a même soin^
parfois de séparer la partie expérimentale et la partie
hypothétique.
Il s'est engagé dans son œuvre avec une conception
du caractère de la science et des méthodes à employer.
Il parle dans un premier Discours de la manière d'étu-
dier et de traiter l'histoire naturelle. C'est à tort, selon
lui, que l'on veut définir la vérité en général : la vérité
en général n'est qu'une abstraction. Il y a en réalité
plusieurs sortes de vérités : les vérités mathématiques
et les vérités physiques sont tout à fait distinctes les
unes des autres. Les vérités mathématiques ne sont
que des vérités de définitions ; ces définitions portent
sur des suppositions simples, mais abstraites, et toutes
les vérités en ce genre ne sont que des conséquences
composées, mais toujours abstraites, de ces définitions.
La dernière conséquence n'est vraie que parce qu'elle
est identique avec celle qui la précède, que celle-ci
l'est avec la précédente et ainsi de suite jusqu'à la
BUFFON ET LAMARCK 213
première supposition ; et comme les définitions sont
les seuls principes sur lesquels tout est établi, et qu'elles
sont arbitraires et relatives, toutes les conséquences
qu'on en peut tirer sont également arbitraires et rela-
tives. Ce qu'on appelle vérités mathématiques se
réduit donc à des identités d'idées ; elles ont l'avantage
d'être toujours exactes et démonstratives, mais abs-
traites, intellectuelles et arbitraires. Au contraire, les
vérités physiques ne sont nullement arbitraires : au
lieu d'être fondées sur des suppositions que nous avons
faites, elles ne sont appuyées que sur des faits. Une
suite de faits semblables, ou, si l'on veut, une répéti-
tion fréquente et une succession non interrompue des
mêmes événements fait l'essence de la vérité physique :
ce qu'on appelle vérité physique n'est donc qu'une
probabilité, mais une probabilité si grande qu'elle
équivaut à une certitude. Ainsi dans les mathématiques
on arrive à l'évidence, dans les sciences physiques à la
certitude. Le mot de vérité comprend l'une et l'autre,
et répond par conséquent à deux idées différentes. Les
vérités mathématiques auraient été dépure spéculation
et d'entière inutilité si elles n'avaient été associées
aux vérités physiques : l'association s'est faite lorsque
les vérités physiques ont apporté, non pas une des
causes, — caries causes proprement dites, les premières
causes, nous restent à jamais cachées et inconnues
(pp. 15 et 29), — mais un des effets généraux qui sont
pour nous les vraies lois de la nature et dont on peut
déduire des effets plus particuliers. Alors l'interven-
tion des mathématiques, qui déterminent le combien,
tandis que la physique constate ou imagine le comment
des choses, non seulement précise le rapport établi par
la physique, mais de probable le rend certain en le
vérifiant par le calcul. Seulement il y a peu de sujets
en physique où l'on puisse appliquer aussi avantageu-
sement les sciences abstraites. Dans les sciences phy-
siques et à plus forte raison dans les sciences natu-
relles, c'est l'expérience qui conduit à la vérité. Voir
214 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
beaucoup, et revoir souvent, voir beaucoup, et voir
sans dessein, car l'absence de dessein est le seul moyen
de laisser à la connaissance l'étendue, la variété et la
liberté : c'est sur ce conseil que Buffon insiste. (Édi-
tion in-4o en six volumes, 1837, Pillot éditeur, t. l^^,
p. 14.)
i^ui qui cependant ne reculera ni devant les concep-
tions générales, ni devant les théories, ni devant les
hypothèses, il y insiste d'autant plus qu'il a d'abord à
coeur de combattre Linné. Pour Linné, l'objet supé-
rieur des sciences naturelles, c'est la classification. Dé-
terminer et distribuer les espèces dételle sorte que l'on
retrouve en quelque manière le dessein de la création :
voilà l'essentiel. Or Buffon s'élève contre cette concep-
tion. Il est impossible, dit-il, de donner un système
général, une méthode parfaite, non seulement pour
l'histoire naturelle entière, mais même pour une seule
de ses branches. Car, pour faire un système tel qu'on
prétend le faire, il faut que tout y soit compris ; il faut
diviser ce tout en classes, partager ces classes en genres,
sous-diviser ces genres en espèces. Or, pour opérer les
rapprochements, on est obligé de considérer dans les
êtres une partie seulement, comme si l'on pouvait
juger de l'affinité des êtres par des similitudes par-
tielles ; ensuite, pour opérer les distributions, on est
forcé de négliger une multitude d'êtres ou de groupes
intermédiaires. « La nature, dit Buffon, marche par
des gradations inconnues, et par conséquent elle ne
peut pas se prêter totalement à ces divisions, puis-
qu'elle passe d'une espèce à une autre espèce, et sou-
vent d'un genre à un autre genre, par des nuances
imperceptibles ; de telle sorte qu'il se trouve un grand
nombre d'espèces moyennes et d'objets mi-partis qu'on
ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement
le projet de système général. » (T. P"^, p. 16.) « Le grand
défaut de tout ceci est une erreur de métaphysique
dans le principe même de ces méthodes. » (P. 18.) Il
n'existe réellement dans la nature que des individus ;
i
BUFFON ET LAMARCK 2i5
les genres, les ordres, les classes n'existent que dans
notre imagination. Est-ce à dire que les méthodes qui
ont été données sur l'histoire naturelle en général ou
sur quelqu'une de ses parties soient sans utilité? Nul-
lement. Mais « on ne doit s'en servir que comme de
signes dont on est convenu pour s'entendre. En effet,
ce ne sont que des rapports arbitraires et des points
de vue différents sous lesquels on a considéré les objets
de la nature ; et en ne faisant usage des méthodes que
dans cet esprit on peut en tirer quelque utilité. »
(P. 18-19.) — La classification propose des définitions ;
mais on ne peut définir ici sans décrire exactement, et
une description exacte porte aussi bien sur les appa-
rences et les façons d'être extérieures^ que sur les
fonctions intérieures. — Quant à l'ordre, il en est un
qui est plus naturel que celui de tous les systèmes et de
toutes les nomenclatures : c'est celui qui consiste à
partir des divisions les plus générales telles qu'elles
s'imposent à nos sens, à prendre ensuite les objets qui
nous intéressent le plus ou qui sont les plus rapprochés
de nous pour aller à ceux qui nous intéressent le moins
et qui sont les plus éloignés. (P. 21.) — Doit-on con-
clure de là que Buffon verse dans l'empirisme et dans
le nominalisme? Pas tout à fait. Il est remarquable
qu'il s'élève surtout contre l'idée que les classifications
peuvent représenter l'ordre en soi de la nature. Mais,
s'il juge indispensable avant tout les descriptions
exactes, il n'estime pas qu'elles suffisent. « Il faut tâcher
de s'élever à quelque chose de plus grand et plus digne
encore de nous occuper : c'est de combiner les observa-
tions, de généraliser les faits, de les lier ensemble par
la force des analogies, et de tâcher d'arriver à ce haut
degré de connaissance, où nous pouvons juger que
les effets particuliers dépendent d'effets plus généraux,
où nous pouvons comparer la nature avec elle-même
dans ses grandes opérations, et d'où nous pouvons
enfin nous ouvrir des routes pour perfectionner les
différentes parties de la physique. » (T. I®^, p. 27.)
Î16 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Or l'une des raisons pour lesquelles BufEon a repoussé
les systèmes de classification, c'est que ces systèmes
lui semblent aboutir à une conséquence que pendant
un certain temps il n'a pas admise et qui est le trans-
formisme. Presque au début de l'Histoire naturelle
des quadrupèdes, dans un chapitre consacré à l'âne,
voici ce qu'il dit entre autres choses : « Si l'on admet
une fois qu'il y ait des familles dans les plantes et
dans les animaux, que l'âne soit de la famille du cheval
et qu'il n'en diffère que parce qu'il a dégénéré, on
pourra dire également que le singe est de la famille
de l'homme, qu'il est un homme dégénéré, que l'homme
et le singe ont une origine commune, comme le cheval
et l'âne ; que chaque famille, tant dans les animaux
que dans les végétaux, n'a eu qu'une seule souche,
et même que tous les animaux ne sont venus que d'un
seul animal, qui, dans la succession des temps, a pro-
duit, en se perfectionnant et en se dégénérant, toutes
les races des autres animaux. » Ce sont donc les sys-
tèmes de classification qui compromettent la fixité
des espèces, et, cette fixité, Buffon a commencé par
l'admettre autant que Linné.
Or, après avoir d'abord cru à l'invariabilité absolue
de l'espèce, Buffon finit par admettre, non seulement
la variation, mais encore la mutation et la dérivation
des espèces animales. Sans doute il fut en partie con-
duit à cette conviction nouvelle par la place qu'occu-
paient dans sa pensée, comme idées explicatives, les
idées de formation historique des mondes. En tête de
son Histoire naturelle^ il présente une théorie de la
formation des planètes, et en particulier de la terre ; il
remonte à l'origine des planètes et de leurs satel-
lites ; s'appuyant sur la direction commune du mou-
vement des planètes, sur l'inclinaison de leurs orbites
et sur la conformité entre la densité de leur matière
et la densité de la matière du soleil, il admet
qu'elles ont dû avoir une origine commune, qu'elles
sont toutôB sorties d'un même astre, et que cet astre
BUFFON ET LAMARGK 247
est le soleil. Après avoir décrit hypothétiquement
• l'origine des planètes, Bufîon décrivait à sa façon les
phases d'évolution de la terre. Et toujours il s'applique
à faire voir que le globe a son histoire, son âge, ses
changements, ses révolutions, ses époques, aussi bien
que l'homme. — On peut croire que cette disposition
à envisager ainsi la description et l'explication de la
terre ne fut pas sans exercer son influence sur son
! adhésion, d'ailleurs partielle et restreinte, à des idées
' transformistes. « Bien que la nature se montre toujours
' et constamment la même, elle roule néanmoins dans un
mouvement continuel de variations successives, d'al-
térations sensibles ; elle se prête à des combinaisons
nouvelles, à des mutations de matière et de forme, se
trouvant différente aujourd'hui de ce qu'elle était au
commencement et de ce qu'elle est devenue dans la
1 succession des temps. » {Histoire naturelle^ IX.) C'est
notamment en comparant les faunes des deux con-
tinents que Buffon est conduit à croire à la variabilité
des espèces. « Les animaux d'un continent ne se trou-
vent pas dans l'autre ; ceux qui s'y trouvent sont
altérés, rapetisses, changés au point d'être mécon-
naissables. En faut-il plus pour être convaincu que
l'empreinte de leur forme n'est pas inaltérable ; que leur
i nature, beaucoup moins constante que celle de l'homme,
peut varier et même se changer absolument avec le
temps ; que, par la même raison, les espèces les moins
parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les
moins agissantes, les moins armées, etc.. ont déjà
disparu ou disparaîtront avec le temps? Leur état,
leur vie, leur être dépendent de la forme que l'homme
donne ou laisse à la surface de la terre. » (Cité par
Edmond Perrier, Philosophie zoologique avant Dar-
1 win, p. 64.) Ainsi, dans la pensée de Buffon, la trans-
formation est liée à l'idée de sélection naturelle. Il a
du reste discerné ou nettement afffrmé d'autres causes
1 encore de transformation : le climat, la nourriture et
le climat combiné avec la nourriture. Il est arrivé ainsi
248 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
à concevoir l'idée générale d'une filiation des êtres
vivants. Mais cette idée, l'applique-t-il d'une façon
absolue? Il semble plutôt viser à réduire le nombre des
espèces. Il admet la création directe de types qui
deviennent la souche d'un genre ou d'une famille ; il
ne parle point de la possibilité du passage d'un type à
l'autre.
Le transformisme de Bulîon est donc limité. Il s'ac-
corde parfaitement avec son théisme. Dieu, selon lui,
s'est réservé les deux extrêmes du pouvoir : la faculté
de créer et celle d'anéantir. En revanche, Buffon est
très nettement opposé à la doctrine des causes finales.
Au sujet de la patte du cochon, il remarque que, des
quatre doigts qui terminent cette patte, deux seule-
ment sont utilisés par l'animal, et il écrit : « La nature
est donc bien éloignée de s'assujettir à des causes
finales dans la composition des êtres ; pourquoi n'y
mettrait -elle pas quelquefois des parties surabondantes,
puisqu'elle manque si souvent d'y mettre des parties
essentielles?... Nous ne faisons pas attention que nous
altérons la philosophie, que nous en dénaturons l'objet •
qui est de connaître le comment des choses, la manière
dont la nature agit, et que nous substituons à cet obje^
réel une idée vaine, en cherchant à deviner le pourquc
des faits, la fin qu'elle se propose. »
Quoi qu'il en soit de l'origine historique des espèces
quelle est la nature intime des êtres vivants qui les
composent ? « Plus on fera d'observations, disait Bufîon,
plus on se convaincra que le vivant et l'animé, au lieu
d'être un degré métaphysique des êtres, est une pro-
priété physique de la matière. » Au reste, la matière
est formée de deux sortes de molécules : les unes,
inorganiques, constituent la plupart des minéraux et
tous les métaux ; les autres, organiques, composent le
corps de tous les êtres vivants. Ces dernières existent
en outre dans toutes les substances minérales ayant
fait partie du corps des êtres vivants, telles que les
calcaires, les houilles, les terres végétales. D'après
i
BUFFON ET LAMARCK 219
Buffon, c'est dans ces substances minérales que les
végétaux puiseraient avec leurs racines les molécules
organiques indispensables à leur nutrition et à leur
accroissement. Ces molécules passeraient ensuite, avec
les organes végétaux, dans le corps des animaux qui
se nourrissent de plantes, puis dans celui des carni-
vores. Après la mort des végétaux ou des animaux,
les molécules organiques de leur corps retourneraient
dans le sol où les végétaux les avaient prises.
Cette conception de la vie n'empêcha pas Buffon
de professer une philosophie de Thomme qui implique
la reconnaissance du dualisme cartésien. S'il admet
que les facultés mentales qui sont communes à l'homme
et à l'animal s'expliquent suffisamment par des ébran-
lements organiques, il n'hésite pas à déclarer que les
facultés intellectuelles pures supposent une âme dis-
tincte du corps. En cela encore, il évite de verser dans
les opinions extrêmes et il conserve à l'ensemble de
3a doctrine ee caractère de modération et d'indépen-
dance qui est si frappant chez lui et qui reste sa marque
propre.
II
Ce fut sous les auspices et par la protection de Buffon
îue Lamarck publia son premier travail, Flore fran-
WLse ou Description succincte de toutes les plantes qui
roissent naturellement en France^ disposée selon une
louvelle méthode d^ analyse et à laquelle on a joint la
citation de leurs vertus les moins équivoques en médecine
:t de leur utilité dans les arts. (1778, in-S®, 3 volumes,
mprimerie royale.) — Lamarck avait commencé par
ître soldat, et vaillant soldat. Obligé pour raisons
le santé de renoncer au service militaire, il avait,
eut. en essayant de gagner sa vie, fait diverses re-
■herches et études scientifiques. Dès 1776, il avait
È20 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
composé des Recherches sur les causes des principaux
faits physiques qu'il ne publia que dix-huit ans plus
tard et dans lesquelles assez malheureusement il com-
battait les théories de Lavoisier. Dans cette même
année 1776, il avait envoyé à l'Académie des sciences
un mémoire sur les principaux phénomènes de Vatmos-
phère^ où il inaugurait, non sans originalité, des études
de météorologie qui, continuées, devaient lui causer
de cruels déboires. Mais c'est avec la Flore française
qu'il commençait à s'engager dans sa voie véritable.
Si l'ouvrage plut à Buffon, ennemi des systèmes et
par-dessus tout du système de Linné, c'est que Lamarck
y fondait sur la méthode dichotomique un moyen
incomparablement plus aisé et plus simple de recon-
naître les plantes. — En 1781 et 1782, Lamarck voyagea
pour servir de guide au fils de Bufîon ; mais le jeune
homme et son guide ne s'entendaient pas et Buffou
dut les rappeler. Nommé conservateur des herbiers
du Jardin du Roi, Lamarck continua encore pendai
assez longtemps, sans s'y enfermer exclusivement
ses travaux de botanique. — Il s'occupa aussi djj
géologie. Dans son Hydro géologie (1802), il défenc
la doctrine des évolutions insensibles en géologie pî
le jeu des causes actuelles : il fut en somme le premit
paléontologiste des Invertébrés, et ses vues en gé
logie contribuèrent certainement à préparer ses idée
sur l'évolution des êtres vivants.
L'événement qui orienta les préoccupations et les
recherches de Lamarck dans un sens plus défini et
dans une certaine direction théorique fut sa nominèf
tion en 1794 à la chaire de zoologie des animaux sans
vertèbres du Muséum. Il a lui-même dit plus tard,^
dans son discours d\Ouverture de l'an VIII, le granc
intérêt que présentait l'étude de ces animaux. « Lî
science, écrit-il, peut gagner infiniment dans la con-
naissance de ces singuliers animaux ; car ils nous mon-
trent mieux que les autres cette étonnante dégradation
dans la composition de l'organisation et cette dimi-
i
BUFFON ET LAMARCK 221
nution progressive des facultés animales qui doit si
fort intéresser le naturaliste philosophe ; enfin, ils
nous conduisent insensiblement au terme inconce-
vable de l'animalisation, c'est-à-dire à celui où sont
placés les animaux les plus imparfaits, les plus simple-
ment organisés, ceux en un mot qu'on soupçonne à
peine doués de l'animalité, ceux peut-être par lesquels
la nature a commencé lorsque, à l'aide de beaucoup de
temps et des circonstances favorables, elle a formé
tous les autres. » — C'est ainsi que peu à peu toute une
philosophie s'est dégagée de ses recherches zoolo-
giques. «Toute science, dit-il, doit avoir sa philosophie...
Ce n'est que par cette voie qu'elle fait des progrès
réels. » [Philosophie zoologique, p. 69.) Dans la consti-
tution de cette philosophie, Lamarck a du reste eu à
rejeter sur bien des points les idées qu'il avait com-
mencé par adopter.
Par exemple, sur ce qu'est la vie, il avait commencé
par être profondément vitaliste. Dans ses Recherches
sur les principaux faits physiques, il avait déclaré que
« ce qui constitue l'essence de la vie d'un être orga-
nique est vraisemblablement un principe inconce-
vable à l'homme. » (ÏI, p. 13.) Maintenant il dit : « La
vie, dans un corps en qui l'ordre et l'état de choses
qui s'y trouvent lui permettent de se manifester, est
assurément, comme je l'ai dit, une véritable puissance
qui donne lieu à des phénomènes nombreux. Cette
puissance n'a cependant ni but, ni intention, ne peut
faire que ce qu'elle fait, et n'est elle-même qu'un
ensemble de causes agissantes et non un être particu-
her. J'ai établi cette vérité le premier, et dans un
temps où la vie était encore signalée comme un prin-
cipe, une archée, un être quelconque. » {S y st. anal.,
p. 38.) Qu'est-ce donc qui explique l'apparente spon-
tanéité des êtres vivants? Elles n'est, selon Lamarck,
qu'une réaction de l'irritabilité animale sous l'influence
des agents environnants. Cette irritabilité s'explique
par le rapport qu'il y a entre deux termes, dont l'un
Il
22â LA, PHILOSOPHIE FRANÇAISE
est l'état physique et chimique des substances, de8
liquides et des fluides subtils contenus dans le corps
animal, et l'autre est l'ensemble des circonstances
extérieures. De ce rapport résulte une tension, ou,
comme dit Lamarck, un orgasme, cause efficiente de
la première organisation. — Grâce à cette notion,
Lamarck considère que la vie doit rentrer tout entière
dans l'ordre des phénomènes naturels explicables
scientifiquement et c'est à cette science qu'il a donné
le nom de Biologie.
Avec le problème de la vie, le problème le plus im- .j
portant est le problème de l'espèce, lié lui-même à
la question de la classification. Sur cette dernière
question, Lamarck commença par partager dans une
large mesure le scepticisme de Bufîon ; puis il admit
que devaient s'engager des tentatives de classification
naturelle ; il en entreprend de cette sorte, selon l'idée
d'une hiérarchie des êtres vivants graduée d'après
la perfection des organes : dès lors la notion de séries
naturelles s'imposait à lui et l'engageait à examiner |
le problème de l'espèce dans un autre esprit que celui 1
dans lequel il l'avait jusqu'alors résolu. En particu-
lier, tant qu'avaient duré ses recherches de botanique,
il avait nettement aflirmé la fixité de l'espèce. «L'Espèce,
dis£dt-il, est ctonstituée nécessairement par l'ensemble
des individus semblables qui se perpétuent les mêmes
par la reproduction... Dans cette considération, on ne
saurait disconvenir que les Espèces ne soient réellement
dans la nature... S'il s'est trouvé des auteurs qui
ont douté de l'existence même des espèces dans la
nature, c'est sans doute parce qu'ils ont donné le
nom d'Espèces à de simples variétés et qu'en consé-
quence ils ont eu l'occasion de voir s'évanouir la plu-
part des distinctions qu'ils avaient admises. » (Dic-
tionnaire de Botanique. Espèce, p. 395.) Il disait même
à cette époque : « Les altérations que produit la cul-
ture ne peuvent jamais changer les caractères essen-
tiels d'une plante. » {Encyclopédie^ Botan. II, Blé,
Â
BUFFON ET LAMARCK 223
. 537.) C'est sans doute en 1799 que l'influence
ombinée de ses idées géologiques et de ses études
oologiques dut le conduire au transformisme. Et c'est
ans le Discours d'ouverlare du Cours de Van VIII,
nprimé en tête du Système des animaux sans ver-
\bres (1801), mais prononcé le 21 floréal an VIII
Ll mai 1800), que l'on trouve la première expo-
ition des idées évolutionnistes de Lamajck. Lui-même
'a fait aucune difTiculté de reconnaître qu'il avait
hangé de manière de voir sur cette question.
)ans V Appendice de ses Recherches sur l'organisation
es corps vivants (1802), on peut lire ce qui suit : « J'ai
)ngtemps pensé qu'il y avait des espèces constantes
ans la nature, et qu'elles étaient constituées par des
idividus qui appartenaient à chacune d'elles. Main-
3nant je suis convaincu que j'étais dans l'erreur à
Bt égard, et qu'il n'y a réellement dans la nature
ue des individus. » {Op. cit., p. 141.)
Devenu transformiste, que dit-il désormais de la
otion d'espèce? D'abord il explique la formation et
existencOj de cette notion par la lenteur des muta-
ions et aussi par les limites de notre connaissance.
)'autre part, contre l'immutabilité des espèces, il
ivoque la considération des variétés qui sont admises
ar tout le monde. Malgré les efforts qu'on a faits
our réduire ces variétés à n'être que des variations
ontenues dans les bornes d'une même espèce, beau-
oup de variétés sont en fait des termes moyens situés
ntre des espèces avoisinantes.
Il y a donc transformation des formes animales,
lais quelles sont les causes de cette transformation?
jamarck en a énuméré plusieurs. — H y a d'abord
'influence du milieu extérieur, souvent alléguée par
ui. On pourrait même croire qu'il lui attribue le
jouvoir de modifier directement la formation et l'or-
ganisation des êtres. Cependant lui-même proteste
outre cette interprétation de sa pensée. Après avoir
lit : « Les circonstances influent sur la forme et l'or-
224 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
ganisation des animaux », il ajoute immédiatement :
« Assurément, si on prenait ces expressions à la lettre,
on m'attribuerait une erreur ; car, quelles que puissent
être les circonstances, elles n'opèrent directement sur
la forme et l'organisation des animaux aucune modi«g
fication quelconque. » (Philosophie zoologique^ t. I^'Jj
p. 223.) En réalité, si les conditions d'existence
agissent sur les êtres vivants, c'est parce jque d'elles
dépendent les besoins et que la nécessité ou le désir
de satisfaire à ces besoins entraîne des habitudes. —
Lamarck a toujours considéré comme capital le rôle
des facteurs internes, notamment de l'habitude. Il a
montré surtout à quel point l'usage ou le manque
d'usage d'un organe influe sur son développement. — A
l'habitude, il conviendra de joindre l'hérédité. — Et
on aura ainsi les deux lois énoncées sous une forme
très précise par la Philosophie zoologique : — Première
loi : « Dans tout animal qui n'a point dépassé le terme
de ses développements, l'emploi plus fréquent et sou-
tenu d'un organe quelconque fortifie peu à peu cet
organe, le développe, l'agrandit, et lui donne une puis-
sance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis
que le défaut constant d'usage de tel organe l'affaiblit
insensiblement, le détériore, diminue progressivement
ses facultés, et finit par le faire disparaître. » — ^"
Deuxième loi' : « Tout ce que la nature a fait acquérir!
ou perdre aux individus par l'influence des circons-
tances où leur race se trouve depuis longtemps exposée,
et, par conséquent, par l'influence de l'emploi prédo-
minant de tel organe, ou par celle d'un défaut constant?,
d'usage de telle partie, elle le conserve par la génération
aux nouveaux' individus qui en proviennent, pourvu
que les changements acquis soient communs aux deux
sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux indi-
vidus. » — Rien de plus net. Mais il est à remarquer
que cette thèse rencontrera plus tard des contradic-
tions et que l'hérédité des caractères acquis sera niée
par les néo-darwiniens.
BUFFON ET LAMARGK 225
Lamarck a entrevu une cause de variation à laquelle
m sait que Darwin a accordé la plus grande impor-
ance : la lutte pour la vie et la sélection naturelle.
1 a noté que les plus forts et les mieux armés mangent
BS plus faibles, et que les grandes espèces dévorent
es plus petites. {Philosophie zoologique, p. 113.) Mais
l n'a pas suivi et développé cette idée. Au reste, d'une
açon générale, Lamarck est porté à attribuer le pro-
grès des êtres organisés aux ajustements et aux forces
le vie plus qu'aux conflits et aux causes de mort.
Lamarck admet qu'il existe des générations spon-
anées : non pas que la matière inerte tende d'elle-
nême à la vie ; mais excitée par des fluides subtils,
;omme le sont la chaleur et l'électricité, elle peut être
dtalisée. Ainsi s'opèrent, non pas d'une façon cons-
ante et ample, mais d'une manière intermittente et
estreinte, des passages de l'inorganique à l'organique,
^est sur les confins inférieurs du groupe qu'il appelait
r*olypes que Lamarck croit apercevoir ces passages.
En ce qui regarde l'origine de l'homme, Lamarck
lommence par noter les faits d'organisation qui le
listinguent des animaux les plus élevés, et, par mo-
Qents, il semble vouloir en faire un être à part ; mais
1 paraît être de plus en plus entraîné par sa doctrine à
issigner à l'homme comme ancêtre un quadrumane
irboricole voisin du singe, en tout cas à admettre que
e temps et les circonstances favorables ont pu combler
a distance qui sépare l'homme des animaux supé-
ieurs.
Il fait profession de théisme. Il admet un Dieu qu'il
Ustingue de la nature, comme la nature est distincte
le la matière inerte. « Ainsi, par ces sages précautions,
,out se conserve dans l'ordre établi ; les changements
ît les renouvellements perpétuels qui s'observent dans
îet ordre sont maintenus dans des bornes qu'ils ne
;auraient dépasser ; les races des corps vivants sub-
listent toutes malgré leurs variations ; les progrès
icquis dans le perfectionnement de l'organisation ne
15
226 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
se perdent point ; tout ce qui parait désordre, ano-
malie, rentre sans cesse dans l'ordre général, et mêmd
y concourt ; et partout et toujours la volonté du suprêm^
auteur de la nature et de tout ce qui existe est invaJ
riablement exécutée. » (Philosophie zoologique, t. L
p. 101.) I
Enfin on trouve chez Lamarck des vues psycholo-
giques qui sont à noter. Il admet qu'il y a un parallé-»!
lisme entre la complication du système nerveux et
l'acquisition de nouvelles facultés. Il distingue l'irriM
tabilité, directement excitée par les causes extérieures,'^
et la faculté de sentir. La force productive des mouve-^
ments apparaît à l'intérieur avec le système nerveux
ainsi que le sentiment d'existence. Ce sentiment
d'existence, ou sentiment intérieur, en tant qu'ému
par des sensations, donne lieu à l'instinct. Il peut aussi
recevoir ses émotions de la volonté, laquelle elle-même
est déterminée par le jugement. Quant aux opérations
de l'intelligence, elles dépendent de l'organisation^
Mais Lamarck ne méconnaît pas l'aspect psychologique-
du problème et il réserve la part de ce qu'il nomme le
sentiment intérieur ou la cœnesthésie. Son transfor-
misme offre des caractères originaux par l'équilibre
même qu'il maintient entre des directions différentes
qui ne deviennent pas exclusives l'une de l'autre. Plus
mécaniste que Darwin, Lamarck fait appel à des cause$
qui ne sont pas toutes organiques, et il est en même
temps plus finaliste que lui. Évolution mécaniste, évo-
lution vitale et créatrice, il n'oppose pas ces aspects;
Il contribue ainsi à préciser et à élargir la pensée de soi^
siècle. Le dix-septième siècle avait lié à une métaphy- j
sique la physique mécaniste ; le dix-huitième cherche
une explication totale de la nature vivante, en sa com-
plexité, en sa diversité plastique. Et, dans ce domaine,
il pose les problèmes de la façon dont ils sont source de t
vie pour la pensée même.
CHAPITRE X
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Certaines révolutions ont pour auteurs des hommes
|ui ont la conscience de l'œuvre qu'ils opèrent parce
ju'ils ont la connaissance distincte de la tradition
ntellectuelle qu'ils entreprennent de combattre. Tel
l'est pas le cas de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier
!St tout d'abord un autodidacte. Il est en outre un
léclassé : il naît dans la société de son temps sans y
►couper une place définie ; il est un étranger même par
apport au groupe des gens de lettres. Rêveur et cou-
lant dans ses impressions, misanthrope et défiant à
'égard des autres, capable tout ensemble de com-
ûettre des actions basses et de concevoir des aspira-
ions hautes, artiste et jaloux de sa liberté, il s'élèvera
ranchement contre le passé et son action extérieure
era la plus énergique et peut-être la plus efficace de
eûtes celles dont son époque a subi l'influence.
Pendant longtemps, il avait fait toutes sortes de
aétiers et cherché sa voie dans les sens les plus divers.
1 souffrait sans doute de n'avoir pas trouvé à déverser
ur quelque objet qui fût sien le flot do sentiments et
i*idées qui bouillonnait plus ou moins confusément
n lui, lorsqu'un jour de juillet ou d'août 1749, étant
lié à Vincennes par une chaleur accablante pour y
endre visite à Diderot prisonnier, il lut dans le Mer-
lire de France cette question mise au concours par
Académie de Dijon : — Le rétablissement des arts
t des sciences a-t-il contribué à épurer les mœurs? —
228 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
La lecture de ce sujet fut une révélation qui mit en émoi
toute sa sensibilité : dans une sorte d'enthousiasme
et à travers des larmes involontaires, il eut l'éblouis
sèment de la vision d'un monde de vérités nouvelles^'
et il aperçut, avec la réponse négative qu'il devait
faire à la question de l'Académie, toutes les consé-
quences qui s'en devaient tirer. De fait, le Discours
qu'il rédigea et qui obtint le prix inaugure véritable-
ment sa pensée philosophique.
Qu'expose ce Discours? Que les sciences, les lettres
et les arts ne perfectionnent que l'extérieur de l'homme
et non seulement ne perfectionnent pas, mais corrom-
pent d'autant sa nature intime. Si quelque habitant
d'une contrée éloignée venait parmi nous et cherchait
à se former une idée de nos mœurs par notre civilisa-
tion, l'idée qu'il en rapporterait serait exactement
contraire à la vérité. Tout un vernis de politesse
donne le change sur ce que sont les sentiments réels :
aucune sincérité dans l'amitié, ni même dans l'ini-
mitié ; mais des attitudes toutes de convention qui
ne laissent jamais à personne la liberté de suivre son
cœur ni son génie ; « on n'ose plus paraître ce qu'on
est. » {Œuvres complètes de Rousseau^ 1826, t. I^,
p. 10.) Et, si la vertu perd sa puissance nue, le vice
a dans tous ses déguisements mille occasions de se
multiplier. Nos âmes se sont donc corrompues à
mesure que nos sciences et nos arts se sont avancé!
vers la perfection. Dira-t-on que c'est un effet parti-
culier à notre temps? Mais que l'on consulte l'histoire.
« L'élévation et l'abaissement journaliers des eaux de
l'Océan n'ont pas été plus régulièrement assujettis
au coursée l'astre qui nous éclaire durant la nuit, que,
le sort des mœurs et de la probité au progrès des
sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure
que leur lumière montait sur notre horizon. » (P. 12-
13.) Et Rousseau montre à grands traits l'Egypte,
Athènes, Rome, Byzance, la Chine allant à leur déclin
ou se plongeant dans le vice, dès que le goût des
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 2M
I sciences et des arts les envahit ; il invoque en retour
icomme exemples de peuples qui, préservés de cette
contagion des vaines connaissances, ont fait par leurs
A^ertus leur propre bonheur et ont été les modèles des
autres nations, les premiers Perses, les Spartiates, les
Scythes, les Germains, les Suisses. Les véritables sages,
tels que Socrate et Gaton, ont d'ailleurs dénoncé les
méfaits des lettres et des arts, et, dans une prosopopée
célèbre, Rousseau les fait dénoncer encore par Fabri-
cius.
Or, ces inductions historiques sont encore confirmées
dès que l'on considère les sciences et les arts en eux-
mêmes et qu'on voit ce qu'ils tiennent de leurs origines
et ce qui doit résulter de leurs progrès. « L'astronomie
est née de la superstition ; l'éloquence, de l'ambition,
de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie,
de l'avarice ; la physique, d'une vaine curiosité ; toutes
(les sciences), et la morale même, de l'orgueil humain. »
(P. 24.) Le vice a fait naître les sciences ; le vice les
entretient. « Que ferions-nous des arts sans le luxe
qui les nourrit ? Sans les injustices des hommes à quoi
servirait la jurisprudence? Que deviendrait l'histoire
s'il n'y avait ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs? »
(P. 24.) Enfin des sciences le vice résulte : elles pro-
longent l'oisiveté, produisent et développent le luxe
qui ne peut aller que par l'extrême pauvreté des uns
et l'extrême richesse des autres-, pervertissent le goût
qii'elles devraient épurer, ruinent aussi bien les vertus
militaires que les vertus morales. L'imprimerie éter-
nise les erreurs et les extravagances de l'esprit humain,
les dangereuses rêveries d'un Hobbes et d'un Spinoza.
Sous ces influences malfaisantes l'éducation est cor-
rompue : on apprend à la jeunesse tout, sauf ses devoirs ;
on lui enseigne ce qu'elle doit oublier, et non ce qu'elle
doit faire venue à l'âge d'homme. On a des savants
et des artistes de toutes sortes, on n'a plus de citoyens ;
ou, s'il en reste encore, ils sont dans le fond de nos
campagnes, indigents et méprisés ; l'avilissement de la
230 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE m
vertu étant déplorablement compensé par la distinc-
tion des talents, une inégalité funeste s'est introduite
entre les hommes. — On ne peut réfléchir sur les mœurs
qu'on ne se plaise à se rappeler l'image de la simplicité
des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des
seules mains de la nature, vers lequel on tourne inces-
samment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret. »
(P. 31.) Et Rousseau conclut : « 0 vertu ! science
sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines
et d'appareil pour te connaître? Tes principes ne sont--
ils pas gravés dans tous les cœurs? Et ne suffit-il pas"
'pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et
d'écouter la voix de sa conscience dans le silence des-^^
passions ? Voilà la véritable philosophie ; sachons nous
en contenter. » (P. 45.) f
Voilà donc le thème que développe Rousseau. Let
thème n'était pas neuf, même pour l'époque. Car non
seulement en Suisse, par une défiance assez explicable
à l'égard des formes plus ou moins raffinées ou sophis-|
tiques de la culture parisienne, mais encore à Paris
jusque dans des régions proches de celles où triom-
phaient les philosophes, on tenait plus d'un propos
défavorable à la civilisation et aux abus de l'esprit^^
D'autre part, l'argumentation par laquelle Rousseau
faisait valoir ce thème, si elle ne manquait pas d'une,
certaine éloquence et au surplus d'une certaine em%
phase, manquait certainement de précision et de
force, même de pénétration psychologique. Mais la
commotion qu'il avait ressentie et qui avait passé
dans son œuvre était le signe qu'il avait trouvé là
plus qu'un thème à développer : il avait pris cons-
cience, dans un moment singulier d'exaltation, disons
si l'on veut, comme lui, d'inspiration, du sens dans
lequel devait se répandre sa vie spirituelle pour refouler
les contraintes et les contradictions dont elle avait
souffert et pour déverser avec la plus sûre direction
toutes ses énergies. « Son système peut être faux, —
est-il dit dans Rousseau juge de Jean-Jacques, 3" dia-
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 231
logue (édition Auguis de 1825, t. XXÏ, p. 32), —
mais en le développant il s'est peint lui-même au vrai
d'une façon si caractéristique et si sûre qu'il m'est
impossible de m'y tromper. »
Déjà dans ce premier Discours nous rencontrons,
à côté de la défense de la morale contre la civilisation,
d'autres idées simplement indiquées et que Rousseau
reprendra dans la suite : l'idée que la sagesse peut se
dispenser de la philosophie et des solutions que la
philosophie donne, avec toutes sortes de chances
d'erreur, à bien des problèmes oiseux ; l'idée aussi que
la société corrompt les dons de la nature. 11 témoigne
d'autre part dès ce moment que certaines croyances
lui restent sacrées : « Ces vains et futiles déclamateurs
vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes,
sapant les fondements de la foi et anéantissant la vertu.
Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de
patrie et de religion, et consacrent leurs talents et leur
philosophie à détruire et avilir tout ce qu'il y a de
sacré parmi les hommes. » (P. 26-27.)
Le Discours sur les sciences et les arts rendit immé-
diatement Rousseau célèbre et lui suscita aussi maintes
objections, marques encore de cette célébrité naissante.
Il fut certainement très flatté d'avoir à répondre à
Stanislas, roi de Pologne. Gomme il avait à discuter
Tobjection à sa thèse que le luxe était né des sciences,
il déclara qu'il rendrait plus claire sa pensée en arran-
geant ainsi cette généalogie : « La première source du
mal est l'inégalité ; de l'inégalité sont venues les
richesses... des riche ses sont nés le luxe et l'oisiveté;
du luxe sont venus les beaux-arts et de l'oisiveté les
sciences,. » {Réponse au roi de Pologne^ t. I^', p. 94.) —
Ici Rousseau découvre l'un des mobiles les plus pro-
fonds de sa pensée et de son cœur, la haine de l'inéga-
lité, et la conviction que l'inégalité est la cause essen-
tielle de tous les maux.
C'était donc encore un sujet fait pour lui que celui
que proposait pour l'année 1753 l'Académie de Dijon :
232 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
« Quelle est la source de l'inégalité des conditions
parmi les hommes? Si elle est autorisée par la loi natu-
relle. » Et peut-être l'Académie avait-elle proposé le
sujet à son intention : mais elle ne couronna pas le
mémoire de Rousseau.
« Comment connaître la source de l'inégalité parmi
les hommes, si l'on ne commence par les connaître
eux-mêmes? » {Préface, t. P^, p. 229.) Mais la difficulté
de connaître l'homme s'accroît d'autant plus que les
connaissances s'accumulent davantage : car les con-
naissances nous éloignent de l'homme primitif qui, de
l'aveu de tous, est l'égal de son semblable. La tâche
serait « de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'arti-
ficiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien
connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être
point existé, qui probablement n'existera jamais, et
dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions
justes, pour bien juger de notre état présent. » (Pré-
face, p. 231.) Sans la connaissance de l'homme naturel,
comment pourrions-nous déterminer la loi qu'il areçue
ou celle qui convient le mieux, à sa constitution ? Une
loi de cette sorte doit être telle que pour être comprise
elle n'exige point de raisonnements métaphysiques et
qu'elle parle immédiatement par la voix de la nature.
Or, il y a deux principes antérieurs à la raison dont
découlent toutes les règles du droit naturel : le
premier nous intéresse ardemment à notre bien-être
et à la conservation de nous-mêmes ; le second nous
inspire une répugnance à voir périr ou souffrir tout
être sensible, principalement nos semblables. (Pré-
face, p. 234.) Comment ces principes qui auraient pu
et dû suffire à l'homme ont été altérés par la société,
c'est ce que Rousseau se propose de montrer. Mais là
encore apparaît la nécessité de remonter jusqu'à l'état
de nature, mais d'y remonter véritablement, c'est-à-
dire sans y rapporter des façons d'être et d'agir em-
pruntées à la société existante. Cet état de nature
peut-il même être pris pour un fait? « Commençons
à
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 233
donc, observe Rousseau, par écarter tous les faits, car
ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas
prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer
sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seule-
ment pour des raisonnements hypothétiques et con-
ditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses
qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à
ceux que font tous les jours nos physiciens sur la for-
mation du monde. » (T. I^'^, p. 242.) — A dire vrai,
Rousseau ne restera pas toujours parfaitement fidèle
à cette interprétation, qui est certainement la meil-
leure, de sa propre pensée, et il tendra constamment à
convertir en réalité historique ce qui ne devrait avoir
à ses yeux que le caractère d'une conception heuris-
tique et explicative.
Rousseau commence par montrer que l'homme^na-
turel a facilement tous les moyens de se contenter*
S'il n'a pas d'instinct déterminé, comme chaque espèce
animale, il a la faculté de s'approprier la plupart des
ressources que les instincts spéciaux donnent aux
divers animaux, et de trouver ainsi sa subsistance
plus facilement qu'aucun d'eux. Il est accoutumé aux
intempéries, et, s'il y résiste, il acquiert une constitu-
tion d'autant plus robuste. La nature, agissant comme
fit Sparte, maintient les individus bien constitués et
fait périr les autres. L'homme naturel a peu d'infir-
mités ; il n'a guère besoin de remèdes, encore moins
de médecins. C'est à l'extrême inégalité dans la ma-
aière de vivre, aux goûts factices, aux fatigues et à
l'épuisement d'esprit qui en résultent que se doivent
attribuer presque tous nos maux et les altérations
profondes de notre santé. « Si elle (la nature) nous a
destinés à être sains, j'ose presque assurer que l'état
le réflexion est un état contre nature, et que l'homme
qui médite est un animal dépravé. » (P. 25L) Si nous
observons, après l'homme physique, l'homme moral,
aons verrons que ce qui caractérise ce dernier, c'est
T.oins l'entendement, que l'animal possède à un cer-
234 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
tain degré, que la liberté. Tandis que la bête obéit]
quand la nature commande, l'homme se reconnaît-
.libre d'acquiescer ou de résister à l'impression qu'il-
éprouve, et c'est dans la conscience de cette liberté,;
qui est la puissance de vouloir ou plutôt de choisir,
que se montre la spiritualité de son âme. Or l'homme ^
peut faire de cette liberté un usage tel qu'il s'écarte
des indications de la nature même à son préjudice.
Sa perfectibilité même, faisant éclore avec les siècles
ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le
rend à la longue son propre tyran et le tyran de la
nature. C'est qu'en effet l'homme n'a pu développer
ses facultés hors de leur état naturel et de leurs exi*
gences naturelles qu'en se liant à ses semblables, qu'en
faisant dépendre de leur concours la satisfaction de
ses besoins, qu'en nouant et qu'en fortifiant des liens
de dépendance qui n'existaient pas à l'origine. D'où
une opposition radicale entre la condition dans laquelle
il pouvait continuer à vivre et la condition dans la-
quelle il a voulu vivre. Il était incomparablement plus
heureux sans aucune société et sans l'exercice de cette
raison dont la culture ne sert qu'à -la vie sociale. Il
n'avait alors ni vice ni vertu, n'ayant avec les êtres
de son espèce aucun rapport qui pût devenir un papy
port moral. Il suivait simplement le penchant à sa
conservation et le penchant à la pitié. Il se livrait
modérément à ses passions et il n'apportait pas dans
l'amour toutes les idées de comparaison et de préfél
rence qui ont rendu ce sentiment à la fois factice et
violent. En somme l'inégalité naturelle qui existe
primitivement entre les hommes n'engendre ni maux [
ni servitude : l'inégalité malfaisante, c'est l'inégalité
d'institution, celle qui est établie ou du moins auto* ■
risée par le consentement des hommes. o
C'est à des causes fortuites, et qui pouvaient tk
jamais naître, qu'est dû ce développement de l'homme
qui a amené l'inégalité morale et politique, et, si|
Rousseau avoue que sa façon de les découvrir et de'
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 235
les enchaîner suppose tout un ensemble de conjec-
tures, il déclare que ces conjectures deviennent des
raisons, puisqu'elles sont les plus probables qui se
puissent tirer de la nature des choses et qu'elles en-
gendrent des conséquences incontestables. C'est par
l'institution de la propriété qu'a commencé tout le
mal ; mais cette institution ne s'est pas faite tout d'un
coup. L'homme a même pu pendant un temps s'as-
socier avec l'homme pour chasser, pêcher, domestiquer
certains animaux, pour mieux satisfaire ses besoins ;
il a pu former une famille et introduire même dans
l'amour quelque sentiment d'exclusion ; il a pu même
produire des ouvrages utiles, qui n'étaient que les
ouvrages d'un seul ; mais, si le mal s'annonçait ainsi
en quelque façon, il n'était pas encore une réalité ; il
ne l'est devenu que « dès l'instant qu'un homme eut
besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il
était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux »
(p. 305) ; alors l'égalité disparut, la propriété s'intro-
duisit, et, avec elle, le travail, l'esclavage, la misère.
La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts
dont l'invention produisit cette grande et désastreuse
révolution. La métallurgie imposa, avec la division
du travail, une collaboration rigoureuse ; car, dès qu'il
fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut
d'autres hommes pour nourrir ceux-là ; l'échange se
fit entre les denrées et le fer et le fer fut employé à la
multiplication des denrées. L'agriculture à son tour
exigea le partage strict des terres et l'établissement
de règles de justice, très différentes de la loi naturelle :
en incorporant son travail à la terre de récolte en
récolte, l'agriculteur prend de son fonds une posses-
sion continue qui se transforme aisément en propriété.
Mais alors ce n'est plus seulement l'égalité qui dis-
paraît, c'est la concorde : entre le droit du premier
occupant et le droit du plus fort il s'élève un conflit
perpétuel qui se termine par des combats et des
tneurtres. Ces luttes sanglantes donnent aux uns et
236 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
aux autres, aux opprimés pour moins souffrir, aux
oppresseurs pour assurer leur tyrannie, le désir d'en
finir ; et c'est ainsi qu'entre les uns et les autres s
conclut une convention selon laquelle il y aura dei
lois pour assurer à chacun la possession de ce qui lui'
appartient. Voilà comment s'établit l'État : par le.
mensonge et au profit des riches. L'établissement d'un
État entraine inévitablement la formation d'autres
États ; si dans chaque État des lois régnent destinées
à maintenir la paix, il n'en est pas ainsi dans l'ensemble
des États qui ne cessent de s'opposer les uns aux
autres par des guerres violentes et dont les rapports
réciproques sont à peine tempérés par quelques con
ventions admises sous le nom de Droit des gens. En*
tout cas les diverses sortes de gouvernements et leurs
diverses révolutions ne font que marquer un progrès
de l'inégalité : par l'établissement de la propriété est-
consacrée l'inégalité du riche et du pauvre ; par l'étaf
blissement des magistrats est consacrée l'inégalité dii
puissant et du faible ; par l'établissement du pouvoir
arbitraire, l'inégalité du maître et de l'esclave ; à ce
dernier terme l'égalité primitive se retrouve sous la
forme monstrueuse de la servitude commune : mais,
appuyé sur la seule force, le despotisme trouve pouï
•l'abattre la force de l'émeute. ^
Voilà donc comment l'inégalité, presque nulle dans
l'état de nature, tire sa force et son accroissement du
■•'5-
développement de nos facultés et des progrès de l'e^'
prit humain, et devient stable et légitime par l'établis*
sèment de la propriété et des lois. Or l'homme sociable^
s'est lui-même condamné au malheur et au vice : tou?
jours hors de lui, il ne sait vivre que dans l'opinion d^
autres, comme il ne sait vivre que par son attache
avec les autres ; il renonce à être pour paraître.
L'homme naturel, le sauvage, vit en lui-même, se
suffit à lui-même, est content de lui-même.
Par ces vues, Rousseau s'oppose aux philosophes
qui voient en général dans la raison la faculté mal-
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 237
tresse de l'homme et qui s'efforcent de subordonner
le gouvernement de la vie au contrôle de la réflexion.
Ici au contraire nous sommes en présence d'une doc-
trine anti-intellectualiste qui accorde une valeur pré-
pondérante à l'ordre des sentiments et par laquelle
l'immédiat, érigé en idéal, doit devenir le principe de
la conduite et représente la condition du bonheur.
D'où la distinction du naturel et de l'artificiel dans
l'âme, en vue d'exalter ce qui est qualifié de naturel
et de condamner ce qui est regardé comme artificiel.
D'où enfin l'idée que ce que l'on appelle civilisation
et que l'on considère comme un bien est en réalité une
construction factice pour laquelle l'humanité est
réduite à payer des rançons dommageables à ses vrais
intérêts. L'ensemble de ces conceptions met Rous-
seau en contradiction avec les Encyclopédistes.
Toute la dernière partie du Discours sur V inégalité
annonce ou énonce comme des problèmes à traiter les
problèmes concernant l'origine et la nature de la so-
ciété ; et la dédicace du Discours^ adressée « aux magni-
fiques, très honorés et souverains Seigneurs de la
République de Genève », sous prétexte de glorifier
les institutions de Genève, esquissait une théorie de
la société idéale. En tout cas, au lendemain des deux
Discours, Rousseau déclare lui-même que c'étaient les
Institutions politiques qui étaient sa principale et plus
chère préoccupation. De là est né son ouvrage le Con-
trat social^ publié au mois d'avril 1762. Dans l'aver-
tissement, Rousseau disait: « Ce petit traité est extrait
d'un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans
avoir consulté mes forces et abandonné depuis long-
temps. Des divers morceaux qu'on pouvait tirer de ce
qui était fait, celui-ci est le plus considérable et m'a
paru le moins indigne d'être offert au public. Le reste
n*est déjà plus. » La doctrine qu'expose là Rousseau,
il l'a résumée dans le cinquième livre de V Emile et aussi
dans la sixième des Lettres écrites de la montagne.
On peut d'abord trouver étrange que Rousseau, —
238 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
l'ennemi de la société, à ce qu'il semble d'après ses;
Discours, — ait songé à chercher, comme il le dit lui*
même au début, « si dans l'ordre civil il peut y avoir îl
quelque règle d'administration légitime et sûre ». Mais au.JI
fond Rousseau n'a jamais cru possible, ni désirable lell
retour^de l'homme à l'état de nature ; et de plus ce qu'il ]
a trouvé de funeste dans les sociétés telles qu'elles
existent, c'est la dépendance de l'homme à l'égard de,
l'homme. Il s'agit donc de rechercher s'il n'y a pj
une forme de société étrangère aux hypocrisies et aux.
mensonges qui vicient les sociétés existantes, une
forme de société qui fasse disparaître « l'homme de
l'homme » (expression des Confessions dans le passage*
qui se rapporte aux réflexions de Rousseau pour le 11
Discours de l inégalité)^ s'il n'y a pas, comme il le dit |
dans VEmile (II), « quelque moyen de substituer la
loi à l'homme et d'assurer les volontés générales d'une
force réelle, supérieure à l'action de toute volonté >|
particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir,
comme celles de la nature, une inflexibilité que jamads
aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance 1
des hommes redeviendrait alors celle des choses ; on
réunirait alors dans la république tous les avantages
de l'état naturel à ceux de l'état civil ». Ce qui fait donc
le mal des sociétés existantes, c'est que l'homme yi
subit la volonté de l'homme et que la loi y est l'expres-
sion de volontés particulières : tandis que l'homme
resterait libre tout en étant dépendant si sa dépen-
dance était à l'égard d'une loi exprimant la volonté
générale, comme est dans la nature sa dépendance à
l'égard de la loi générale.
C'est dans cet esprit que Rousseau a examiné la
question de savoir à quelles conditions une société \
peut exister légitimement. La nature de la question
exclut toute autre méthode qu'une méthode ration-
nelle, — c'est-à-dire une méthode qui détermine ce
qui doit être en tenant compte de ce que l'homme
est, « afin, comme dit Rousseau, que la justice et
I
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 239
'utilité ne se trouvent point divisées. » {Contrat so-
lial^ liv. I".) « Je cherche le droit et la raison, et ne
lispute pas des faits, » a-t-il écrit. (Éd. de Genève,
[, 5.) Ainsi se marque nettement la différence entre
e problème et la méthode de Montesquieu et le pro-
3lème et la méthode de Rousseau. Rousseau lui-même
'a signalée dans VÉmile : « Montesquieu, dit-il, n'eut
^arde de traiter des principes du droit politique ; il
le contenta de traiter du droit positif des gouverne-
nents établis ; et rien au monde n'est plus différent
jue ces deux études. Celui pourtant qui veut juger
vainement des gouvernements tels qu'ils existent est
)bligé de les réunir toutes deux : il faut savoir ce qui
loit être pour bien juger de ce qui est. » {Emile, liv. V,
). 537 de F Éd. Garnier.) C'est ainsi que, lorsqu'on
iborde le problème de l'origine des sociétés, si l'on
aisonne comme Grotius, c'est-à-dire en établissant
oujours le droit par le fait, on ne peut employer de
Qéthode plus favorable aux tyrans. {Contrat social,
iv. I, chap. II.)
Avec son problème et sa méthode, Rousseau rejette,
omme fondement de la société, l'ordre naturel de la
amille, car l'autorité paternelle ne dure qu'un temps
ne peut être l'image d'une autorité permanente,
aussi le droit du plus fort, car la force ne fait pas
droit et ne rend pas légitime l'obéissance à laquelle
le contraint : le fondement de la société ne peut être
ue dans la convention unanime de ses membres.
ncore faut-il bien l'entendre.
Pour que l'idée de cette convention surgisse, il faut
apposer « les hommes parvenus à ce point où les
ostacles qui nuisent à leur conservation dans l'état
B nature l'emportent, par leur résistance, sur les
)rces que chaque individu peut employer pour se
aintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne
3ut plus subsister ; et le genre humain périrait s'il
3 changeait sa manière d'être ». {Contrat social, liv. I,
lap. VI.) Observons ici que le Discours sur V inégalité
240 LÀ PHILOSOPHIE FRANÇAISE
paraissait admettre davantage pour l'homme la pos^
sibilité de se maintenir dans l'état de nature. Toujours
est-il qu'il s'agit maintenant de mettre en commun s(
forces. Mais, la liberté et la force de chaque hommf
étant les instruments de sa conservation, il faut qu'i
les engage sans se nuire à lui-même et sans néglige
les soins qu'il se doit. D'où la nécessité de résoudra
un problème qui se formule ainsi : « Trouver une forme
d'association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associ^
et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéissf
pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'aupa-
ravant. » C'est de ce problème que le Contrat sociàl[
donne la solution.
Les clauses de ce contrat, bien entendues, se ré-'
duisent toutes à une seule, savoir : l'aliénation totale'
de chaque associé avec tous ses droits à toute la com-
munauté. Mais pourquoi cette aliénation sans réserve?'
C'est que, répond Rousseau, chacun se donnant toià'
entier, la condition est égale pour tous ; c'est que, la
condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt à la
rendre onéreuse aux autres ; c'est encore que, si un'
individu gardait après le pacte quelques-uns de ses
droits naturels, il devrait les exercer en dehors de 1^'
société qui ne les aurait pas reconnus ; c'est enfin quii^
chacun se donnant à tous ne se donne à personne ef
gagne l'équivalent de ce qu'il perd, avec plus de fore
pour conserver ce qu'il a. Dans son essence vraie
complète, le pacte social se ramène aux termes sui-
vants : « Chacun de nous met en commun sa personne]
et toute sa puissance sous la suprême direction de lai
volonté générale, et nous recevons en corps chaque]
membre comme partie indivisible du tout. » (Liv. I,'
chap. VI.) Cet acte d'association produit un corps'
moral et collectif, une personne publique : à ce corpsl
collectif, à cette personne publique appartient la sou-
veraineté, et cette souveraineté est inaliénable et indi--
visible. (Liv. II, chap. i et ii.) "'/
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 24i
Quels sont les caractères de ce contrat ?
Et d'abord, doit-il être considéré comme un fait
"éel? Il arrive certainement à Rousseau de lui attri-
buer une sorte de réalité historique soit dans le passé,
joit dans l'avenir. Mais, ce qu'il y a de plus ferme et
le plus constant dans sa pensée, c'est que c'est une
idée qui seule permet de juger de ce que doit être une
50ciété et de la façon dont elle doit être organisée.
Mais en quoi ce contrat permet-il à l'individu, selon
a prétention de Rousseau, d'être aussi libre qu'aupa-
ravant? — D'abord il faut distinguer entre la théorie
le Rousseau et certaines autres théories du contrat,
îomme celle de Hobbes par exemple, dans lesquelles
e contrat qui crée la société se fait entre l'ensemble
les individus et un chef : pour Rousseau, tout au
îontraire, le contrat est l'acte par lequel une mul-
itude se fait peuple, et, si elle choisit un chef, ce ne
)eut être qu'après s'être constituée comme peuple.
Liv. I, chap. v.) — D'autre part, la liberté consiste
n'avoir d'autre maître que la loi, loi qui est l'expres-
ion de la volonté générale. Or, dans cette notion de
olonté générale, Rousseau comprend un certain
ombre d'idées et de thèses qu'il importe de définir.
En premier lieu, la volonté générale qui établit le
acte doit être la volonté de tous. Qui ne s'est pas
ngagé n'a pas à subir le poids, pas plus qu'à réclamer
s avantages des engagements des autres. La loi de la
uralité des suffrages, qui peut être admise pour cer-
dnes décisions ou élections, est elle-même un établis-
îment de convention et suppose au moins une fois
unanimité. (Liv. I, chap. v.)
Mais la volonté générale est plus que la volonté de
>us : elle est générale par son objet, c'est-à-dire
l'elle ne peut énoncer que des prescriptions qui se
pportent à l'intérêt commun, non à l'intérêt et à la
tuation de tel ou tel. « Ce qui généralise la volonté,
t Rousseau, est moins le nombre des voix que l'in-
rêt commun qui les unit. » (Liv. II, chap. iv.) Môme
242 LÀ PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
le compte des volontés n'a de sens que si elles ne sont
pas déterminées chacune par des vues particulières, que
si elles se comparent sur un objet d'intérêt commun.
En outre la volonté générale ne peut édicter que
des lois applicables à tous : qui dit loi dit égaillé de
tous devant la loi. Une loi doit également favoriser
ou obliger tous les citoyens. Mais si une loi statue qu'il
y aura des privilèges, elle n'en peut donner nommé-
ment à personne : il n'y a que l'application de la loi
qui puisse tomber sur des objets particuliers et indivi-g
duels. (Liv. II, chap. iv et vi.) ?
Ainsi la loi réunit l'universalité de la volonté et
celle de l'objet. Et par là certes Rousseau paraît bien
marquer une limite à la volonté générale, puisqu'il
reconnaît que cette volonté ne doit jamais considérer
un homme comme individu, ni une action particu-
lière. Mais à la vérité ce n'est pas une limite, d'abord
parce qu'elle n'existe pas hors de cette volonté poup^
l'empêcher ou la retenir, et ensuite parce qu'elle est^
simplement l'aveu de la contradiction qui existerait
dans la volonté générale si à un moment elle cessait
d'être la volonté générale. Rousseau soutient dono^
que le pouvoir souverain est absolu, sacré, inviolable,;
mais en même temps qu'il ne passe ni ne peut passerj
les bornes des conventions générales : cela par une!
impossibilité qui résulte de son essence même. La»
volonté générale, prétend Rousseau, est toujours droite*
et de lui-même le peuple veut toujours le bien corn--
mun : le souverain ne peut charger les sujets d'aucune,!
chaîne inutile à la communauté ; il ne peut même le ,
vouloir. Rousseau reconnaît d'ailleurs que, si la vo-
lonté générale est toujours droite, le jugement qui la
fonde n'est pas toujours éclairé (II, chap. vi). D'où
l'importance du législateur : personnage qui est aussi
extraordinaire par son emploi qu'il doit l'être par son
génie. Car celui qui rédige les lois n'a aucun droit
législatif, le peuple ne devant pas se dépouiller de ce
droit incommunicable. f
t
p.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 243
Le pouvoir législatif, qui est le souverain, a besoin
d'un pouvoir qui exécute, c'est-à-dire qui réduise la
loi en actes particuliers. Ce second pouvoir doit être
établi de manière qu'il exécute toujours la loi, et qu'il
n'exécute jamais que la loi : d'où l'institution du gou-
vernement. Comme partie intégrante du corps poli-
tique, le gouvernement participe à la volonté générale
qui le constitue ; comme corps lui-même, il a sa volonté
propre. Ces deux volontés parfois s'accordent et par-
fois se combattent. C'est de l'effet combiné de ce con-
cours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la
nachine. Il faut que ce jeu soit réglé de telle sorte que
e gouvernement ne fausse pas et qu'il exprime la
/olonté générale. En ce sens, « tout gouvernement
^itime est républicain » ; mais il peut être monar-
lique, aristocratique ou démocratique. — A priori,
est impossible de dire lequel vaut le mieux : cela
épend d'une multitude de conditions matérielles,
>sychologiques ou autres. — La démocratie n'est pos-
3le que si l'étendue du territoire où s'exerce le gou-
ernement est très restreinte. — Rousseau, lui, a une
référence marquée pour l'aristocratie. Mais il fait
)server à ce propos (Lettres de la montagne^ partie I,
ttre VI) que la constitution de l'état et celle du
ouvornement sont deux choses très différentes : « le
leilleur des gouvernements est l'aristocratique ; la
ire des souverainetés est l'aristocratique. » — Il faut
marquer d'ailleurs que, dans l'explication du gou-
emement, Rousseau fait entrer des éléments de rela-
'/ité qu'il avait exclus de la conception de la souve-
ûneté.
Rousseau a en outre la préoccupation de consti-
ler vraiment un peuple en formant des citoyens. Les
eilleures lois, si bons qu'en soient les effets, sont im-
aissantes sans les vertus des citoyens. D'où le rôle
) l'État qui doit assurer par l'éducation l'amour de
patrie, c'est-à-dire des lois et de la liberté, et qui
>it tendre à créer l'unité des sentiments. Pour cela
244 LA PHILOSOPHIh: FRANÇAISE
il doit empêcher que subsiste en face de lui une puis-
sance ecclésiastique organisée, et il doit dégager de la
multiplicité des dogmes une profession de foi purement
civile ne contenant que les croyances indispensables
au maintien de la vie sociale, — telles que l'existence
de Dieu, la Providence, la vie future, — en laissant à,
chacun la liberté d'y ajouter les opinions qu'il voudra.
Mais cette profession de foi civile doit être acceptée,
sous peine de bannissement et de mort, de tous ceux
qui acceptent les stipulations du corps social.
La conception que Rousseau a mise au jour dans
le Contrat social atteste une vue profonde et intensej
du rapport qui existe entre la liberté politique et l'éga-
lité et la liberté civiles. Le principe d'autonomie qui
fait l'essence de la volonté générale y est clairement
aperçu et défmi. Cette autonomie consiste dans le fait
qu'une loi, universelle de sa nature, y est librement
consentie par la volonté de chacun identifiée avec
celle de tous. Mais Rousseau se laisse visiblement
égarer par l'esprit d'abstraction quand il introduit
entre la société et le gouvernement une distinctiott:
telle qu'elle l'amènera attribuer à la société le carac-*^
tère de l'absolu et à n'admettre un élément de relati-'
vite que dans le fonctionnement du gouvernement;;,
Si le gouvernement,, qui n'est qu'un moyen de réalise^'
la société parfaite, comporte une certaine relativitéij
cette relativité devra nécessairement se retrouver danl ;
la société elle-même.
Rousseau a présenté aussi une théorie de l'éduca^
tion. Cette théorie est dominée tout entière par la for-
mule du début : « Tout est bien sortant des mains de
l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de
Fhomme. » Or, dans l'éducation, quelle çst la part qui
vient de l'homme? Il y a en effet comme trois éduca-
tions différentes : le développement interne de nos
organes et de nos facultés est l'éducation de la nature ;
l'usage qu'on apprend à faire de ce développement
est l'éducation des hommes ; et l'acquis de notre propre
JEAN-JACQUES ROUSSEAU i45
expérience sur les objets qui nous affectent est l'édu-
cation des choses. Le concours de ces trois éducations
est nécessaire à leur perfection. C'est sur celle à
laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut diriger les
deux autres : c'est donc la nature qui doit servir de
guide. — Et quel est l'homme qu'il s'agit d'élever?
Non celui d'un métier, d'un pays, d'une situation,
mais l'homme même en ce qu'il a de plus général.
« Dans l'ordre naturel, les hommes étant tous égaux,
leur vocation commune est l'état d'homme ; et qui-
conque est bien élevé pour celui-là ne peut mal rem-
plir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève
à l'épée, à l'Église, au barreau, peu importe. Avant
la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie
humaine. Vivre est le métier que je veux lui ap-
prendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j'en con-
viens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera pre-
mièrement homme... Il faut donc généraliser nos vues,
et considérer dans notre élève l'homme abstrait. » En
somme, Rousseau retient la conception classique de
l'éducation ; mais les moyens employés pour arriver au
résultat visé sont tout autres.
Pour Rousseau, le seul moyen d'élever l'enfant pour
la liberté, c'est de l'élever par la liberté. L'éducation
qu'il propose est négative. C'est-à-dire qu'il faut plutôt
aider le disciple à s'élever lui-même. Cette façon de
faire sortir du sujet qu'il s'agit de former la connais-
sance et la pratique du bien se rapproche du procédé
socratique. Dès le jeune âge, il faut éviter tout ce qui
entrave, tout ce qui gêne l'enfant, tout ce qui com-
prime ces mouvements dont il a tant besoin. — Mais,
dira-t-on, il s'exposera ainsi à des blessures, à des
souffrances. — Soit : « Souffrir est la première chose
qu'il doit apprendre et celle qu'il aura le plus grand
besoin de savoir. » — Et si, par inexpérience, il va
risquer sa vie, restera-t-on impassible? — Non. Mais
ce cas est rare : que l'on défende alors. Rares, les
défenses doivent être inflexibles.
à46 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Il faut accorder beaucoup à l'éducation des choses
qui se fait en vertu de réactions naturelles. Mais cette j
éducation ne se fait bien que dans la mesure où l'élève
est protégé contre les influences de la famille, de la
société, de la tradition, de la révélation. — Emile s'est
instruit en ouvrant ses sens au monde extérieur : ilj
doit négliger l'instruction des livres. Un seul livre peut '
sans danger être lu par lui : c'est celui dans lequel on
apprend comment on peut se passer des livres ; et cel
n'est ni Aristote, ni Pline, ni Bufîon : c'est Rohinson
Crusoè. — Il ne faudra lui donner que des connais-
sances rigoureusement pratiques : un peu d'astrono-
mie et de géographie, de physique et de chimie, tout
cela pris sur le vif de la nature et de l'expérience;!
enfin un métier manuel. Voilà pour son esprit. — Mais
pour son cœur? Quand le moment est venu, il faut
éveiller ou développer en lui les sentiments affectueux :
la pitié, la reconnaissance, l'amour de l'humanité.
Enfin quand la passion naît et se développe, quand
Emile brûle d'unir sa vie à celle de Sophie, c'est le
moment de lui apprendre ce que c'est véritablement
que la vertu, comme faculté de se dominer soi-même :
avant de retrouver Sophie, Emile s'éloignera libre-
ment, volontairement, dans le seul dessein d'éprouver
sa force et de s'exercer à la vertu. Car, comme lui dit
le précepteur, le mot vertu vient de force.
Ainsi des vues intéressantes et même vraies et un
certain sentiment de l'enfance se rencontrent chez
Rousseau à côté d'une conception parfaitement uto-
pique. Car son mépris singulier de la tradition humaine
ne peut se soutenir. Comme si l'expérience de l'huma-
nité n'avait pas tout autant de valeur, sinon plus, que
l'expérience individuelle ! D'ailleurs, quand Rousseau
en vient à l'application de sa doctrine, il se trouve,
par une ironie assez piquante, que le précepteur est À
constamment obligé de truquer les choses et les 1
hommes en vue de laisser Emile apprendre tout seul I *
Une des thèses essentielles de VÉmile, c'est qu'il
I
I
1
à
JEAN-JACQUES ROUSSEAU 247
faut laisser l'enfant éloigné des enseignements de la
Religion et le mettre seulement en état de choisir sa
Religion dès qu'il sera en âge de la choisir. Protes-
tant de Genève, un moment converti au catholicisme,
puis retourné au protestantisme, Jean-Jacques Rous-
seau avait trouvé dans le milieu genevois des direc-
tions favorables au maintien et au développement
d'un sentiment religieux sans formule dogmatique ;
et le sentiment religieux avec ce caractère avait gardé
sa place dans toute cette vie sentimentale qu'il défen-
dait contre la civilisation et la philosophie. La théo-
logie et le spiritualisme liés à ce sentiment se trouvent
exprimés pour Emile dans la Profession de foi du Vi-
caire savoyard : morceau d'éloquence et de doctrine
à la fois apprêté et sincère, où l'unité est de sentiment
infiniment plus que de système, où se succèdent sans
toujours s'accorder des intuitions diverses." Visible-
ment le Vicaire reprend contre les systèmes philoso-
phiques le même genre d'attitude que Descartes : il
veut faire table rase du passé. « Je compris que, loin
de me délivrer de mes doutes inutiles, les Philosophes
ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient
et n'en résoudraient aucun. Je pris donc un autre
guide et je me dis : consultons la lumière intérieure ;
elle m'égarera moins qu'ils ne m'égarent, ou, du moins,
mon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins
en suivant mes propres illusions qu'en me livrant à
leurs mensonges. » (Éd. Masson, p. 62-63.) Rousseau
se réfère sans cesse à l'évidence du cœur substituée à
l'évidence de la raison : évidence du cœur qui donne
les certitudes pratiques et les règles de la vie. — En
même temps, il procède à l'élimination des problèmes
spéculatifs oiseux. Il déclare qu'il faut borner ses
recherches à ce qui intéresse la vie et se reposer dans
une profonde ignorance de tout le reste. Au surplus,
la vérité ne se démontre pas : elle se voit, elle se sent.
Sans doute, la raison peut nous aider dans certaines
déductions, nous montrer les conséquences de cer-
â48 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
taines notions primitives fournies parle sentiment; maiâ]
la raison n'en doit pas moins confesser son impuissanc
foncière : « La règle de nous livrer au sentiment plus|
qu'à la raison est confirmée par la raison même. »
Dans l'analyse qu'il fait de l'homme, Rousseau se
livre à une critique du sensualisme de l'école de Con-
dillac : l'homme n'est pas seulement un être sensitif
et passif, mais encore actif et intelligent. Rousseau
professe le dualisme de l'esprit et du corps, de Dieu,
et du monde. La matière ne peut se mouvoir d'elle-J
même, et, quand elle est mue, elle montre une volonté.
Mue selon de certaines lois, elle montre aussi une intel-—
ligence. Que de sophismes ne faudrait-il pas pouij
méconnaître l'harmonie des êtres et F admirable con-
cours de chaque pièce pour la conservation des autres?
Le monde ne peut qu'être gouverné par une volonté^
puissante et sage. Mais ce monde est-il éternel ou crééj
y a-t-il un ou plusieurs principes des choses? On n'ei
sait rien ; mais peu importe. Dans le monde ainsi conçt
l'homme occupe une place privilégiée ; mais il porte enW
lui la dualité de l'amour du bien et du jeu des passions.^
La liberté n'est que la faculté pour l'homme de vou-
loir son propre bien ; et cela suffit du moment que riei
d'étranger ne le détermine. Le mal dans le monde vient
de l'homme, de l'homme qui a aggravé la douleur pa^
la prévoyance et qui y a introduit la faute. — Noi
n'avons pas à chercher si l'âme est immortelle ou non"
par sa nature propre. Il suffit que nous sachions que,
si nous sommes justes, nous serons heureux : la Pro'-
videncë est ainsi justifiée. Avant tout, pratiquons le
bien. Pour cela, il faut suivre l'impulsion de la cons-
cience. « Conscience ! Conscience ! Instinct divin ! Im-
mortelle et Céleste voix. » — « Source de justice et de
vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en
toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté
soit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu
fais ; j'acquiesce à ta bonté : je crois partager d'avance
la suprême félicité qui en est le prix. »
JEAN-JACQUES UOUSSEAU Èii
En somme, la doctrine professée par Rousseau est
un théisme qui offre un certain accent particulier.
Pour lui, il est également vrai de dire que toutes le3
religions sont révélées et que toute révélation, au sens
ordinaire du mot, est inutile et indémontrable. Le Vi-
caire reprend contre les miracles et les prophéties les
arguments de Voltaire et des Encyclopédistes. Mais
il y a néanmoins entre lui et ces derniers une diffé-
rence appréciable. Rousseau reconnaît et admire la
beauté de l'Évangile, et il déclare que la vie et la mort
de Jésus sont d'un Dieu.
Telle est, réduite à ses éléments essentiels, l'œuvre
de Rousseau. Il a voulu faire table rase de la conven-
tion, de l'artifice, de la tradition ; il a prétendu décou-
vrir des énergies méconnues et libérer des forces oppri-
mées. Une entreprise de ce genre n'est pas sans utilité
ni sans justification. Il est bon que la raison reçoive
le choc des flots nouveaux de vie qui viennent la
battre, et il peut être opportun de montrer le rôle que
joue le sentiment dans la découverte des vérités
mêmes. Cependant, sous sa forme en apparence intui-
tive et sentimentale, l'œuvre de Rousseau garde en
réalité un caractère abstrait qui lui fait du tort, qui
la rend étrangère au discernement des oppositions et
à la perception des nuances et qui aboutit à une idéo-
logie d'un genre nouveau. Tandis que l'idée ne peut
que rarement exclure l'idée adverse, le sentiment, lui,
est franchement exclusif. Il désunit et ne permet pas
de rajuster les éléments qu'il a dissociés. Sans doute,
il peut régénérer et élargir l'expérience : mais il est
incapable d'en fournir l'explication. Et, au lieu de
protéger l'esprit contre l'idéologie, il a plutôt pour
effet de lui retirer les armes dont il a besoin pour la
combattre.
1
CHAPITRE XI
CONDILLAC ET LES IDÉOLOGUES (l|
La pensée philosophique du dix-huitième siècle
paraît s'être tout d'abord développée surtout contre
Descartes et contre le rationalisme cartésien. Mais les
écrivains qui représentent cette pensée ont procédé
le plus souvent par des vues générales et par des intui-
tions, ou même par des impulsions sentimentales
qu'ils n'ont guère eu le souci de justifier par des déduc-
tions rigoureuses. Avec Condillac, nous revenons à I^
philosophie proprement dite et à une méthode teci
nique et strictement définie. C'est pourquoi en
sens, par-dessus la série des oppositions et des contra^
dictions précédentes, il se rapproche et il nous raj
(1) La rédaction de ce chapitre de la Philosophie française
pas été retrouvée dans les manuscrits de Victor Delbos. Pour la
restitution de cette étude sur Condillac on a utilisé : 1° les notes
d'auditeurs du cours professé en Sorbonne le 8 mars 1916, telles
qu'elles ont été fournies par plusieurs étudiants et notamment
par M. Paul Vieille ; 2° les notes prises aux conférences faites par
Delbos les 6, 13, 20 et 27 mai 1914 sur Condillac et à une leçon
professée le 14 décembre 1910 sur V Idéologie; 3° les manuscrits
d'études préparatoires à ces cours et conférences. Pour la mise en
œuvre de ces matériaux et pour le contrôle d'un texte uniquement
et directement inspiré par la pensée même de Delbos sur Condillac,
le concours de M. l'abbé J. Wehrlé qui avait assisté et pris des
notes à ces leçons de 1910 et de 1914 a été particulièrement pré
cieux. C'est à lui qu'on doit de pouvoir retrouver l'unité cohérent
des pages suivantes II eût été d'autant plus regrettable de laisser
perdre les traces de cet enseignement que V. Delbos estimait que
« nous n'avons sur Condillac aucun livre vraiment satisfaisant, ni
même simplement équitable, » et qu'il attachait à l'œuvre de ce
philosophe une importance considérable, ne fût-ce que « parce
qu'elle a contribué à susciter Maine de Biran. » — (M. B.) j|
it
I
M
CONDILLAC ET LES IDEOLOGUES 2S1
proche de Descartes et des Cartésiens. Certes, l'adver-
saire de l'innéité ne saurait être présenté comme un
disciple de celui qui met -au-dessus de tout l'aprio-
risme de la pensée. Mais il le continue néanmoins à sa
façon, d'abord par le retour à des procédés d'expo-
sition spécifiquement philosophiques, ensuite par la
aature même de l'objet qu'il s'est proposé d'étudier
3t qui n'est autre que l'esprit humain. Assurément
1 conçoit cet objet d'une tout autre façon que Des-
îartes, mais il y attache la même importance et il y
îoncentre tout son eiïort.
Né à Grenoble d'une famille de magistrats, Etienne
îonnot de Condillac reçut les ordres et fut abbé de
vlureaux, sans d'ailleurs exercer jamais les fonctions
icclésiastiques. Ses premiers écrits le rendirent assez
rite célèbre. Depuis longtemps distingué et encou-
■agé par Jean-Jacques Rousseau il fut protégé par
Diderot et loué par Voltaire. Mais sa première forma-
ion avait été laborieuse et il avait eu des débuts
lénibles. Rousseau dit de lui : « J'ai vu, dans un âge
issez avancé, un homme qui m'honorait de son amitié
asser dans sa famille et chez ses amis pour un esprit
orné. Cette excellente tête se mûrissait en silence.
?out-à-coup il s'est montré philosophe, et je ne doute
as que la postérité ne lui marque une place honorable
t distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les
■dIus profonds métaphysiciens de son siècle. » {Emile,
v. II.) Néanmoins ses relations d'amitié avec lés
ommes de l'Encyclopédie ne l'empêchèrent pas de
ivre à l'écart et de rester indépendant. Il sut toujours
e réserver et ne contracta pas d'engagements indis-
rets et compromettants avec ceux qui menaient
opinion de son temps. C'est ainsi qu'il évita de col-
iborer directement à V Encyclopédie. Au reste il eut
*un bout à l'autre une vie de mesure et de dignité
t il finit son existence dans une sorte de retraite,
lomme penseur, il montra une intelligence non pas
trofonde, mais souvent pénétrante, sagace et fine.
252 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
u'ul
î
C'est un plaisir que de le lire, un plaisir plutôt qu
joie. Ce qui est certain, c'est qu'il eut une influence
considérable. Et cependant nous n'avons sur lui aucun
livre satisfaisant, ni même simplement équitable. Sa
philosophie, qui renferme des éléments très comple^^
en réalité et malaisés à définir, a été simplifiée à l'ex
et jugée sur des données incomplètes. S'il fallait
caractériser d'un mot, on serait sans doute obligé d(
retenir la qualification de sensualiste consacrée
l'usage. Mais il faudrait observer que le terme de s
sationniste vaudrait beaucoup mieux, et il faudr
surtout marquer que son sensualisme ne l'oriente
aucun degré vers le matérialisme. Celui de ses discip
qui déclarait qu'il était inconvenant de le traiter d(
matérialiste avait certainement raison contre Cousir
et contre Royer-Collard. Qu'il ramène tout à la sensa
tion et qu'il en fasse sortir toute la vie mentale p
le développement continu d'un formalisme logi
ce n'est pas douteux, et il faut le maintenir. Mai
n'admettait pas la réduction de la sensation aux
constances matérielles qui paraissent la déterminer
qui n'en sont réellement, selon l'expression qu'il
ploie volontiers, que des causes occasionnelles. Élé-
ment premier par rapport à tout le développement
l'âme, la sensation est aussi pour lui, par rapport
propriétés de l'organisme et de la matière, un élémi
original et irréductible. Quoi qu'on ait pu dire de son
matérialisme et de son athéisme, il est sincèrement
spiritualiste et déiste. Il l'est très simplement, mais
aussi très parfaitement. Il faut d'ailleurs bien se rendre
compte du dessein qui a inspiré tout le développement
de sa pensée. Il n'a pas eu d'autres prétentions qu£
de fournir une explication de fait de toutes les opéra;
tions de la vie mentale. Ce que nous aurons à dire
sa doctrine dans la suite vérifiera cette donnée géné-
rale. iNotons seulement pour le moment qu'il a direc-
temient combattu et formellement désavoué l'hypo-
thèse de Locke en vertu de laquelle une certaine
CONDILLAG ET LES IDEOLOGUES 253
natière pourrait être douée de la faculté de penser et
jue, en dressant à son tour un catalogue des facultés
le l'esprit, il s'est interdit de spéculer sur la nature
le l'âme. S'il s'élève contre les systèmes que nous
ommes convenus d'appeler métaphysiques, c'est uni-
luement parce que, d'après lui, ils ne reposent que
,ur des maximes générales et abstraites. Il construira
lû système, lui aussi : mais il a la prétention de ne
'établir que par l'analyse appliquée à l'observation
it à l'enchaînement des phénomènes.
Si l'on fait entrer en ligne de compte le volumineux
7ours d^éiudes qu'il composa pour l'instruction du
)rince de Parme, il écrivit de nombreux ouvrages,
dais, pour suivre la marche de sa pensée et pour re-
lonstituer sa doctrine, il suffît de consulter d'une part
on Essai sur V origine des connaissances humaines (1746)
ît son Traité des sensations (1754). Dans V Essaie qui est
crit sous l'inspiration encore dominante de Locke, on
lécouvre les tendances maîtresses et beaucoup des idées
[u'il reprendra plus tard. Quant au Traité des sensa-
ions, il renferme l'expression la plus claire et la plus
omplète de sa philosophie. Il est utile toutefois de
oindre au Traité des sensations le Traité des animaux
1755) qui n'en est qu'une dépendance et où Condillac
i pris soin d'exposer en termes exprès ses idées sur
)ieu, sur la création et sur la moralité humaine.
Dans V Essai il commence par revendiquer la qualité
le métaphysiciens pour les philosophes qui, comme
jocke et comme lui-même, refusant de s'occuper de
absolu, s'appliquent à étudier les opérations et les
êtes de l'esprit. L'étude de l'esprit humain, entre-
irise du même point de vue que Locke, telle sera la
aatière de son livre. Dresser un tableau de nos puis-
ances, faire l'histoire de nos connaissances, voilà ce
[u'il a en vue. Gomme Locke il est opposé à toute
loctrine d'innéité, si, par ce mot, on entend la pré-
ence en nous d'idées toutes faites. Il croit quant à
ni, comme le philosophe anglais dont il revendique
254 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
le patronage, que toutes nos idées viennent des sens
et qu'elles sont élaborées d'une certaine manière par
la réflexion. Mais la réflexion n'est déjà plus pour lui'
que l'attention ; laquelle à son tour n'est autre chose
qu'une sensation dominante qui nous absorbe tou^
entiers. Donc nulle idée qui ne soit acquise. Ainsi sdj
trouve énoncé le principe « sensualiste » qui sert de
point de départ à toute sa philosophie. Et cependant
ce principe, il est, comme nous l'avons' dit en commen-
çant, tout à fait éloigné de le tourner vers le matéria-*
lisme et même il ne lui accorde qu'une valeur de fait!
semblant admettre lui aussi des facultés propres dé'
l'esprit et en tous les cas des opérations particulières
de l'âme. Il débute à cet égard par une profession de
foi spiritualiste et chrétienne. Le péché originel, dit-il, a
rendu l'âme si dépendante du corps que bien des phi-
losophes ont confondu les deux substances. Or cette
confusion est inadmissible. Le sujet de la pensée doit
être un ; mais un amas de matière n'est pas un : c'est
une multitude. D'autre part, l'âme étant distincte du
corps, celui-ci ne peut être que cause occasionnelle de
nos connaissances. D'où il faut conclure que nos sens
ne sont qu'occasionnellement la source de nos idées.
Or ce qui se fait simplement à l'occasion d'une chose
peut se faire sans elle. L'âme donc peut absolument,
sans le secours des sens, acquérir des connaissances,
et telle était sa condition avant le péché. Les choses
ont changé depuis la chute. Ainsi, quand nous disons
que nous n'avons point d'idées qui ne nous viennent
des sens, nous n'envisageons que l'état de fait où nous
sommes actuellement. (Essai^ section I, chap. i^'^.)
Nos connaissances dérivent donc d'abord des sen-
sations et nos sensations sont représentatives des
corps. Il n'est pas en effet d'idées que nous ayons des .
corps qui ne soient comprises dans nos sensations.^
Mais on objecte qu'il est impossible de s'assurer par
les sens si les choses sont telles qu'elles paraissent.
Est-ce donc qu'on s'en assurerait mieux avec des idéeSj
j
CONDILLAC ET LES IDÉOLOGUES 255
nnées? Descartes et les Cartésiens, Malebranche en
particulier, ont répété que les sens ne sont qu'erreur
)t illusion ; mais ils ont résolu par cette ductririe radi-
cale beaucoup trop simple des questions différentes.
Distinguons dans nos sensations : i^ la perception que
lous en éprouvons ; 2° le rapport que nous en faisons
i quelque chose hors de nous ; 3^ le jugement que ce
jue nous rapportons aux choses leur appartient en
îffet. Or, sur le premier point, il est certain que rien
l'est plus clair et plus distinct que notre perception
juand nous éprouvons quelque sensation. Quoi de plus
jlair et de plus distinct que la sensation de son et de
îouleur? Sur le second point, il est certain également
jue, lorsque nous rapportons à tel corps les idées d'une
certaine grandeur et d'une certaine figure, il n'y a là
ien que de vrai, de clair et de distinct. La possibi-
ité de l'erreur ne commence qu'autant que nous
ugeons que telle grandeur et telle figure appartiennent
i tel ou tel corps. Cela veut dire que les jugements qui
iccompagnent nos sensations ne peuvent nous être
itiles qu'après qu'une expérience bien réfléchie en a
orrigé les défauts. — C'est par la précipitation de ce
;enre de jugements que s'explique l'attribution aux
orps d'idées qui sont surtout à nous, comme les idées
le couleur, d'odeur, etc.. Parce que l'idée d'étendue
st telle qu'on peut supposer dans les corps une pro-
►riété qui lui ressemble, on imagine que les sensations
le son ou d'odeur se trouvent dans le même cas, d'au-
ant plus que nous sommes amenés à supposer dans
?s corps quelque chose qui les occasionne. Au fond,
andis que de ces sensations comme étant en nous
lous avons des idées fort claires, de ces sensations une
ois détachées de notre être nous n'avons aucune idée.
Essai^ section I, chap. ii.)
Si maintenant nous passons aux opérations pro-
•rement dites de l'âme, nous verrons aisément com-
lent elles s'engendrent les unes les autres à partir
.'une première qui n'est qu'une simple perception.
256 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
I
La perception est l'impression que l'âme reçoit à la
présence des objets : elle est le plus simple et le pre-,
mier degré de la connaissance. Faut-il, comme le veuŒ
Locke, identifier la perception et la conscience? Con-
dillac avoue que pendant un temps il a cru qu'il y
avait en nous des perceptions dont nous n'avions pas
conscience. Mais, à la réflexion, il juge comme Locke
impossible et absurde une perception dont l'âme n'a
pas quelque connaissance : une telle perception con-
sisterait en effet à percevoir sans apercevoir. Seule-
ment il y a des impressions qui se produisent dans
l'âme d'une manière si légère que, bien que nous en
ayons quelque peu conscience, un moment après nous
ne nous en souvenons plus. Ainsi la perception et la
conscience ne sont qu'une même opération de l'âme
sous deux noms différents. En tant qu'on ne consi-
dère cette opération que comme une impression dans
l'âme, on peut l'appeler perception. En tant qu'elle
avertit l'âme de sa présence, on peut l'appeler cons-
cience.
Voici maintenant une opération par laquelle notrl
conscience, s' appliquant à certaines perceptions, leS
augmente si vivement qu'elles paraissent les seules
dont nous prenons connaissance : cette opération est
l'attention. Les choses attirent notre attention par le
côté où elles ont le plus de rapport avec notre tempé-
rament, avec nos passions et avec notre état. C'est
précisément ce rapport qui fait qu'elles nous affectent
avec plus de force et que nous en avons une cons-
cience plus vive.
Lorsque les objets attirent notre attention, les per-
ceptions qu'ils occasionnent en nous se lient avec le
sentiment de notre être et avec tout ce qui peut s'y
rapporter en quelque façon. Il arrive ainsi non seu-
lement que la conscience nous livre la connaissance
de nos perceptions, mais encore que, en présence deï
leur répétition, elle nous avertit souvent que nous les
avons déjà eues, et qu'elle nous les fait connaître-
À
GONDILLAG ET LES IDÉOLOGUES 257
comme étant à nous, c'est-à-dire comme affectant,
malgré leur variété et leur succession, un être qui est
constamment le même moi. Cette dernière opération,
soit qu'elle nous fasse reconnaître notre être, soit
u'elle nous fasse reconnaître les perceptions qui s'y
répètent, c'est la réminiscence. {Essai, section II,
lap. I.)
Cependant il ne dépend pas toujours de nous de
éveiller les perceptions que nous avons éprouvées :
y a des cas où nous devons nous borner à en rappeler
amplement le nom ou à en évoquer certaines circons-
ances concomitantes. On appelle mémoire l'opéra-
ion qui produit un pareil effet. Et l'on voit par là la
lifférence qu'il y a entre la mémoire et l'imagination,
)ien que les philosophes, sans en excepter Locke, les
dent si souvent confondues. L'imagination en effet a
>our caractère propre de prolonger ou de réveiller les
erceptions elles-mêmes ; la réminiscence s'y réfère
e telle sorte qu'elle nous fait reconnaître que nous
s avons eues ; tandis que la mémoire se borne à en
ppeler seulement les signes ou les circonstances. Au
jrplus, nous ne cherchons à nous ressouvenir d'une
lose que par rapport aux circonstances qui l'ont
Dcompagnée et où notre intérêt s'est trouvé engagé,
nous réussissons d'autant mieux à en évoquer le
mvenir que ces circonstances sont en plus grand
ombre ou qu'elles ont avec le fait lui-même une liai-
)n plus immédiate. C'est donc la liaison des idées
•urnie par l'attention et rapportée à nos besoins et
nos intérêts qui engendre l'imagination et la mé-
oire. Mais il apparaît peu* là que la mémoire est nor-
alement liée à l'usage des signes. (Essai, section II,
lap. III et IV.)
Aussitôt que la mémoire est formée et que l'exer-
3e de l'imagination est en quelque sorte passé en
)tre pouvoir, les idées que celle-là rappelle et les.
ées que celle-ci réveille commencent à relever l'âme
la dépendance où elle se trouvait par rapport aux
17
258 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
I
objets qui agissaient sur elle. L'âme devient maître
de son attention, c'est-à-dire qu'elle réfléchit ; et p
là elle arrive à disposer de ses perceptions à peu prè
comme si elle avait primitivement le pouvoir de le{
produire ou de les anéantir. (Chap. v.) Elle est ains
rendue capable de distinguer les unes des autres les
idées qu'elle reçoit des objets et en outre de considérai
à part certaines qualités essentielles de ces objets
c'est là ce qu'on appelle abstraire. Les idées qui ré
sultent de l'abstraction se nomment générales parc(
qu'elles représentent des qualités qui conviennent î
plusieurs choses différentes. — Au pouvoir de distin
guer que nous a conféré la réflexion vient s'ajouter ^
son tour par une suite inévitable le triple pouvoir d«
comparer, de composer et de décomposer. (Chap. vi.
Quand nous comparons, nos idées, ou bien la cons
cience que nous en avons nous les fait connaître comm(
étant les mêmes par les aspects sous lesquels nous le!
envisageons, — ce que nous manifestons en liant cei
idées par le mot est, — et c'est ce qui s'appelle affir
mer; ou bien elle nous les fait connaître comme n'étani
pas les mêmes, — ce que nous manifestons en les sépa
rant par ces mots n'est pas, — et c'est ce qui s'appell<
nier. Cette double opération qui consiste à afïirmer e1
à nier est ce qu'on nomme juger. Il est évident qjai
l'opération du jugement est une conséquence logique
des autres opérations de l'âme antérieurement an»'
lysées et définies. Mais ce n'est pas tout. De Fopératioi;
de juger naît celle de raisonner, le raisonnement n'étaûl
à vrai dire qu'un enchaînement de jugements qu;
dépendent les uns des autres. — Quand enfin par le\
opérations précédentes ou du moins par quelques-une^
d'entre elles on s'est fait des idées exactes et qu'(J
connaît l'ensemble des rapports qui les unissent, î!
conscience que l'on a de la totalité de ces idées et d(
ces rapports est ce qu'on nomme concevoir.
AiTivé au terme de cette analyse, Condillac se croil
autorisé à conclure que l'entendement n'est pas uii(
CONDILLAG ET LES IDÉOLOGUES
259
faculté différente de nos connaissances. Il n'est pas da-
rantage à ses yeux le lieu où les connaissances vien-
nent se réunir. Il est, selon lui, la collection ou la com-
pinaison des opérations que nous avons énumérées
elon la loi d'un développement continu et logique.
|k.percevoir ou avoir conscience, donner son attention,
econnaître, imaginer, se ressouvenir, r éfléchir, distin-
uer ses idées, les abstraire, les comparer, les analyser,
|ffîrmer, nier, juger, raisonner, concevoir : voilà l'en-
indement.
Ainsi, quand les objets extérieurs agissent sur nous,
lous en recevons différentes idées par le canal des
ms : telles sont les sensations primitives de lumière,
e couleur, de douleur, de plaisir, de mouvement et de
!pos, qui constituent pour Gondillac nos premières
pnsées. Mais le moment vient vite où nous commen-
pns à réfléchir sur ce que les sensations occasionnent
i nous et à nous former ainsi des idées des différentes
pérations de notre âme, telles qu'apercevoir, imagi-
pr, etc.. Nous acquérons de la sorte toutes les idées
le nous n'avions pas pu recevoir directement des
|.oses extérieures, idées qui constituent nos secondes
nsées. Les sensations et les opérations de F âme sont
|inc les matériaux de toutes nos connaissances et
us ne saurions trop redire qu'il n'y a point d'idées
|ii ne soient acquises.
Devant ces premiers résultats de l'analyse de la vie
[antale à laquelle Gondillac s'est livré dans son Essai
peut se demander s'il a bien tenu sa promesse de
livre mieux que Locke le développement de notre
prit et de faire mieux que lui l'histoire de nos con-
issances. Et de fait, dans tout ce qui précède, il n'a
n dit d'essentiel qui ne se trouve déjà chez Locke
|is une forme identique ou analogue. Le progrès réa-
ne peut en tous les cas porter jusqu'ici que sur la
linière de présenter les choses et sur la finesse des
Iservations. Aussi est-ce dans un autre ordre de
nnées qu'il faut . chercher et discerner l'incontes-
260 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
table originalité qui apparaît déjà dans VEssai sur
Vorigine des connaissances humaines. Il y a dans ce
livre deux principes réellement nouveaux qui font
leur apparition et qui sont de grande conséquence. LJ
premier est celui de la liaison des idées avec les signes
le second est celui de la liaison des idées entre elles.
En ce qui regarde la liaison des idées avec les signes,
Condillac a parfaitement aperçu et clairement montré
que l'usage des signes est la cause véritable des pro-
grès de l'entendement humain. Mais ici il faut bien
distinguer entre les différentes sortes de signes aux-
quels nous sommes amenés à avoir recours pour tra-
duire nos pensées. Il y a d'abord les signes acciden-
tels qui font qu'une certaine pensée se trouve liée par
une coïncidence fortuite et indépendante de notre
volonté à une certaine circonstance qui, renouvelée
de parti pris, pourra lui servir d'expression. De tels
signes il n'y a presque rien à tirer pour l'usage vrai-
ment utile. Il y a ensuite les « signes naturels » tels que
les cris, les mouvements, les gestes, les jeux de phy^
sionomie qui tendent à manifester extérieurement ceri
taines impressions de crainte, de tristesse ou de joie.'
Des signes de ce genre peuvent assurément rendre desj
services, mais ils ne peuvent traduire qu'un nombre
très restreint d'idées ou de sentiments. Restent « lea^
signes d'institution, » c'est-à-dire ceux dont la corresi
pondance avec les idées qu'ils devront régulièremenf
exprimer est établie par une convention arbitraire,
autrement dit par notre libre choix. Ce sont les signesii
de cette dernière espèce qui sont à beaucoup près lest
plus importants et les plus utiles, parce que, étant |
essentiellement disponibles et maniables, ils sont tou-
jours à nos ordres pour nous rappeler les perceptions'
qui leur ont été liées par notre propre initiative. Lai
fécondité de l'usage de tels signes est illimitée. La
mémoire, elle, n'est capable que de réveiller ou les
circonstances ou les signes des perceptions. Et par là
même elle est inévitablement bornée. Les signes au
CONDILLAG ET LES IDEOLOGUES 261
contraire s'évoquent les uns les autres à l'infini. Ils
rendent l'âme maîtresse de son attention. Ils servent
ainsi à introduire véritablement dans la vie mentale
la réflexion qui n'est rien d'autre que l'attention diri-
gée à notre gré. L'usage des signes d'institution est ce
qui rend l'esprit actif. C'est aussi ce qui réussit à le
rendre de plus en plus indépendant par rapport aux
choses extérieures en lui assurant jusqu'à un certain
point la maîtrise de ces choses. Et pourvu que nous
déterminions exactement l'idée simple attachée à un
signe, nous ne risquons pas plus de nous tromper que
les mathématiciens dans leurs déductions.
Nous sommes ainsi amenés à considérer l'applica-
tion du second principe de Condillac, qui est, comme
nous l'avons vu, celui de la liaison des idées entre elles.
Ce second principe est d'ailleurs très voisin du pre-
mier avec lequel il soutient un rapport très étroit. La
donnée fondamentale qui doit ici servir à régler les
démarches de notre esprit est l'obligation où nous
sommes, si nous voulons éviter l'erreur et acquérir
des connaissances vraies, de procéder uniquement par
la voie de l'analyse. Lier nos idées les unes aux autres
analytiquement, tel est le secret de la découverte de
la vérité. La synthèse proprement dite est une façon
de procéder irrémédiablement vicieuse et ténébreuse.
Et c'est précisément ici qu'apparaissent le défaut et
l'impuissance de la doctrine de l'innéité. Des idées
innées, ne pouvant être prises que comme le hasard
nous les apporte, ne pourraient être reliées les unes
aux autres ou avec d'autres idées que par des rapports
déterminés a priori et constituer que des définitions
arbitraires. Au contraire, en opérant sur des notions
construites, dont on connaît la génération, on ne risque
pas de se tromper. On est toujours à même de les
prendre sous la forme et dans les conditions où elles
38 lient avec les autres d'une façon irréprochable.
Est-ce à dire que, en excluant toute synthèse, on s'in-
erdit par là même toute démarche de l'esprit qui soit
ne
Dséfl
an»
262 La philosophie française
une composition? Non certes. Mais il ne faut mettre
en œuvre que cette composition particulière qui, ne
la sant que recomposer ce que l'analyse a décomposé
est encore elle-même rigoureusement analytique. S
doute il faut user de circonspection dans ce trav
de l'esprit qui s'applique à relier entre eux les signes
d'institution. Et d'abord, si l'on ne veut pas s'exposer
à raisonner finalement sur des mots tout seuls, il faut
veiller à ne jamais employer les mots indépendamment
de la considération de leur contenu. En outre, dans
cette analyse, il faudra partir des idées les plus simples.
Or, — et ceci en opposition avec Descartes, — on
devra regarder comme les plus simples les idées par-
ticulières, autrement dit les données premières de la
connaissance fournies par l'exercice spontané des sens.
Dès lors, si le progrès s'accomplit d'une manière régu-
lière, sans solution de continuité, en se servant tou-
jours du connu pour déterminer l'inconnu, on ne pourra
aboutir qu'à des connaissances vraies. Mais il est évi-
dent que, lorsque les sens cessent de nous fournir des
idées, les limites de la connaissance sont atteintes et
l'on doit renoncer à aller plus loin. Nous n'avons d'autre
droit que de nous servir de la réflexion pour former des
idées complexes à partir des idées simples directement
fournies par la sensation.
Ainsi sont maintenus dans ce sensualisme, tel qu'il
est défini dans VEssai, une certaine activité de l'es-
prit et un ordre régulier dans les idées. C'est là d'ail-
leurs la conséquence logique du dualisme de l'âme et
du corps que Condillac a eu soin d'affirmer très net-
tement, ainsi" que nous avons déjà eu occasion de le
constater. Il reste bien entendu que c'est l'âme seule
qui sent à l'occasion des modifications de nos organes.
Bien que Condillac eût fixé dans son Essai le sens
général de sa pensée et qu'il y eût énoncé une bonne
part de ses idées essentielles, le Traité des sensations
apporte avec lui des données nouvelles et importantes
ou même certaines modifications. D'abord le Traité a
CONDILLAG ET LES IDÉOLOGUES 263
pour caractère général de répondre aux exigences
d'une analyse plus complète. La thèse fondamentale
y est donc développée avec plus d'ampleur. En outre
elle y est poussée dans le sens de conséquences plus
radicales : il n'y a plus trace ici de ce qui avait pu sur-
vivre dans VEssai de l'existence de facultés propre-
ment dites conçues plus ou moins à la manière de
Locke. Les facultés ne sont plus absolument que les
opérations de l'âme et ces opérations elles-mêmes ne
sont plus que des habitudes acquises. Tout est tiré de
la sensation qui, par ses transformations successives,
engendre et déroule la série entière des connaissances
et des sentiments. En effet tout est présenté mainte-
nant comme une manière d'être attentif ou comme
une manière de désirer. Or l'attention, à laquelle se
rapporte tout l'ordre de la connaissance, et le désir,
auquel se rapporte tout l'ordre de la volonté, ne sont
que deux façons de sentir. Enfin l'idéalisme métho-
dique de Condillac y est plus fortement accusé. Nos
sensations n'étant que nos manières d'être et la vue
3lle-même ne nous fournissant plus la notion de l'es-
pace extérieur, le problème de l'extériorité se pose
lans des conditions plus précises et ne peut plus être
résolu que par le toucher.
Quant au procédé d'exposition, il est original et
louveau et il intéresse visiblement le fond des choses.
Pour établir sa doctrine, Condillac recourt à un arti-
fice ingénieux dont il a pu emprunter à d'autres la
première idée, mais dont la mise en œuvre lui appar-
tient en propre. Il suppose une statue animée et tout
fabord immobile à laquelle il accorde seulement peu
k peu et un à un l'usage de ses cinq sens. Il y a là un
.solement réciproque des différents sens et une décom-
position de la vie mentale qui lui permettront de dé-
erminer ce qui est, selon lui, l'apport particulier de
chaque sens dans la connaissance globale.
Il commence par l'odorat. Les connaissances de la
rtatue bornées au sens de l'odorat ne peuvent s'étendre
264 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
qu'à des odeurs ; elle ne peut pas plus avoir les idée
d'étendue, de figure, ni de rien qui soit hors d'elle ou
de ses sensations que celles de couleur, de son," de
saveur. Si elle sent une rose, elle n'est en elle-même
et pour elle-même que l'odeur de cette fleur. Elle
pourra être odeur d'œillet, de jasmin, de violette
comme elle est odeur de rose ; mais, de toute façon,
ces différentes odeurs ne sont jamais que ses propres
modifications ou manières d'être.
Cependant, et ceci est capital, le jugement d'exté-
riorité étant mis à part, la statue sera amenée à accom-
plir à partir des sensations de l'odorat tout seul,
comme à partir des sensations de n'importe quel autre
sens isolé des autres, toutes les opérations qui conaB
tituent l'entendement. Pareillement et sans sortir des
sensations d'une seule espèce, elle pourra dire « moi »
dès qu'il surviendra quelque changement à son sen-
timent fondamental.
A la première odeur, la capacité de sentir de la
statue est tout entière à l'impression qui se fait sur
son organe, et cet accaparement de la capacité de
sentir par une seule sensation, c'est l'attention. Dès
lors aussi il y a commencement de jouissance et de
souffrance : car si la capacité de sentir est tout entière
à une odeur agréable, c'est jouissance ; si elle est tout
entière à une odeur désagréable, c'est souffrance. Il n'y
a pas de sensations indifférentes. Actuellement chez
nous la jouissance s'accompagne d'un désir de la pro-
longer, comme la souffrance d'un désir de l'écarter.
Mais il n'en est pas ainsi aux premiers moments où
la statue sent. Car, pour désirer, il lui faut avoir remar-
qué qu'elle peut cesser d'être ce qu'elle est et redevenir
ce qu'elle a été ; c'est quand elle a acquis les idées de
changement, de succession, de durée, qu'elle voit ses
désirs naître d'un état de douleur comparé à un étati
de plaisir. Ainsi, au lieu d'expliquer les états affectifs!
par les tendances, Condillac fait dériver les tendances|
des états affectifs.
GONDILLAG ET LES IDEOLOGUES 265
Si la statue n'avait aucun souvenir de ses modifica-
I ions, à chaque fois elle croirait sentir pour la première
lois. Mais l'odeur qu'elle sent ne lui échappe pas entiè-
rement aussitôt que le corps odorant cesse d'agir sur
son organe. L'attention qu'elle lui a donnée la retient
ncore, et il en reste une impression plus ou moins forte
selon que l'attention a été elle-même plus ou moins
vive. Voilà la mémoire. Lorsque la statue sent une nou-
velle odeur, elle a donc encore présente celle qu'elle a
sentie le moment précédent. Sa capacité de sentir se
partage ainsi entre la sensation qu'elle a eue et qui se
rapporte au passé et la sensation qu'elle a et qui se
rapporte au présent. D'ordinaire, — mais ce n'est pas
tant s'en faut une règle sans exception, — le souvenir
est un sentiment faible, tandis que la sensation pro-
prement dite est un sentiment vif. Pareillement la
statue est active par rapport à la sensation remé-
morée puisque ceile-ci se produit sans l'action d'un
corps sur l'organisme ; elle est passive au contraire
par rapport à la sensation présente : mais c'est une
différence qu'elle ne saurait faire, puisqu'elle ne se
doute pas encore de l'action des objets extérieurs et
que toutes ses modifications sont à son égard comme
si elle ne les devait qu'à elle-même.
Cependant plus la mémoire aura occasion de s'exer-
cer, plus elle agira avec facilité ; et ainsi la mémoire
de la statue deviendra en elle une habitude, car l'habi-
tude n'est que la facilité de répéter ce qu'on a fait, et
cette facilité s'acquiert par la répétition des actes.
Continuant son analyse en la dirigeant toujours
dans la même voie et par les mêmes procédés, Con-
dillac achève de retrouver dans l'exercice du seul sens
de l'odorat la série entière des opérations mentales
qu'il a décrites dans son Essai. Notons cependant que,
ne sachant pas encore si des objets extérieurs existent,
la statue ne peut pas concevoir une idée abstraite,
commune par exemple à plusieurs fleurs. Mais, dis-
tinguant en elle les états par lesquels elle passe, elle
266 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
a des idées de nombre, très restreintes d'abord, puis-
qu'elle ne peut embrasser distinctement que trois de
ses manières d'être et qu'elle n'entrevoit au delà qu'une
multitude confuse. Elle a l'idée d'une durée passée et
d'une durée à venir, et aussi d'une sorte de durée indé-
finie qui est pour elle une éternité ; l'idée de la durée
qu'elle a n'est point absolue : c'est par la succession
qu'elle est éternisée. Enfin elle a l'idée de son moi ou
de sa personnalité, mais qui se ramène à la conscience
de ce qu'elle est et au souvenir de ce qu'elle a été. Son
moi n'est que la collection des sensations qu'elle
éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle.
C'est ainsi qu'avec un seul sens, au dire de Gondil-:
lac, l'âme a le germe de toutes ses facultés ; c'est aini^J
qu'avec un seul sens l'entendement a autant de facultés
qu'avec les cinq réunis. Aussi peut-on appliquer aux
autres sens ce qui a été dit de l'odorat en se conten-
tant de relever ce qui est plus particulier à chacun
d'eux.
Supposons la statue bornée au sens de l'ouïe. Quand
son oreille sera frappée, elle deviendra la sensation
qu'elle éprouve. Mais elle n'aura pas par là l'idée d'un
objet situé à une certaine distance : elle ne soupçonne
pas encore qu'il existe autre chose qu'elle. Seulement,
tandis qu'elle ne saisit entre un bruit et un bruit qu'un
rapport vague, c'est un rapport déterminé qu'elle
saisit entre un son et un son. Elle apportera à saisiij
ce genre de rapports un discernement de plus en plus
étendu : elle réussira à distinguer un bruit et un chant
qui se font entendre ensemble et elle se rappellera
mieux une suite de sons qu'une suite de bruits.
En joignant les sensations de l'ouïe à celles de l'odo-
rat, la statue n'acquerra pas davantage l'idée de
quelque chose d'extérieur. Au début même elle n'y
verra pas deux espèces de modifications différentes.
C'est seulement quand elle aura considéré les sensa-
tions de l'ouïe à part de celles de l'odorat qu'elle sera
capable de les distinguer quand elle les éprouvera
i
CONDILLAG ET LES IDEOLOGUES 267
ensemble. Et ainsi elle aura plus d'idées abstraites
puisqu'elle constatera en elle deux espèces de modi-
fications. Elle aura également une mémoire plus
étendue.
Avec le goût seul, la statue acquiert les mêmes
facultés qu'avec l'ouïe et l'odorat ; mais le goût con-
tribue plus que l'odorat et que l'ouïe à son bonheur et
à son malheur ; car d'ordinaire les saveurs affectent avec
plus de force que les odeurs et par là aussi le goût
peut nuire aux autres sens ; cependant il ajoute ses
données à celles des autres données que la statue arri-
vera peu à peu à distinguer selon les divers sens, quoi-
qu'il doive lui être plus malaisé de faire la différence
d'une saveur à une odeur que d'une saveur à un son.
Quand on arrive au sens de la vue il y a bien des
préjugés à dissiper. On croit que les jugements qui en
accompagnent aujourd'hui l'exercice, principalement
les jugements qui portent sur l'existence des choses
extérieures, sont primitivement contenus dans les sen-
3ations qu'elle donne. Autant de préjugés. — Remar-
quons que ces préjugés que Condillac entreprend de
3ombattre, il les avait d'abord partagés dans une cer-
aine mesure. Autrefois il résolvait le problème de
Molyneux autrement que Locke, et il estimait que
'aveugle-né, une fois guéri, distinguerait immédiate-
ment la sphère du cube par l'usage de la vue recou-
vrée. Il réforme maintenant cette solution par un
progrès visible de son idéalisme, et, s'appropriant les
mes de Berkeley, telles qu'elles étaient exposées dans
a Nouvelle Théorie de la Vision^ il applique à la vue
mssi bien qu'aux trois sens déjà analysés la doctrine
ju'il a soutenue jusqu'à présent, à savoir que nos sen-
lations ne sont que nos manières d'être, et il nie
[lie la vue puisse nous donner la connaissance de
'étendue extérieure. Il insiste sur ce fait que la philo-
lOphie a découvert que nos sensations ne sont pas les
ïualités mêmes des objets. — Sa statue n'apercevra
lonc les couleurs que comme des manières d'être d'elle-
268 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
m
verï
même. Il y a cependant ici une nuance à observer
Tandis que, par la sensation de son, la statue ne se
sentait pas étendue, elle se sentira telle par la sensa-
tion visuelle, c'est-à-dire qu'elle se sentira comme une
surface colorée. Mais cette surface n'aura pour elle
aucune grandeur déterminée : ce sera une étendue
sans bornes, sans contours, sans figures, étendue qui
ne se rapportera pas à un objet en lui-même précis et
délimité et qui restera une pure modification de l'âme.
Nous arrivons enfin au toucher auquel est réservé
le rôle de nous révéler le monde extérieur. Nos sensa-
tions ne cesseront pas pour cela de rester nos manières
d'être, mais le toucher deviendra pour nous la cause
occasionnelle de la connaissance distincte de notre
propre corps et des choses qui l'environnent. Et ce
résultat sera procuré surtout par la sensation de double
contact, à laquelle Condillac attache justement une
grande importance. Mais pour cela il faut que l'homme
ait l'usage de ses membres et l'on peut se demander
quelle cause l'engagera à les mouvoir. A l'origine, ce
ne peut être le dessein de s'en servir. C'est naturelle-
ment, machinalement, par instinct qu'il se meut tout
d'abord. Puis peu à peu il étudie ses mouvements à
l'occasion même du plaisir et de la douleur auxquels
ils semblent liés. Ainsi il arrivera que sa main, prin- ï
cipal organe du tact, se portera sur lui et sur ce qui
l'environne, et ainsi encore, parmi les sensations que
sa main éprouvera, il s'en trouvera une qui représen-
tera nécessairement des corps.
Ainsi instruite, la statue a du plaisir à démêler les
différentes parties du corps, à se mouvoir même pour
se mouvoir. La surprise que lui donne l'espace qu'elle
découvre autour d'elle contribue à lui rendre agréable
le transport de son corps d'un lieu dans un autre. Soli-
dité et fluidité, dureté et mollesse, mouvement et
repos sont pour elle des sentiments agréables : car
plus ils contrastent, plus ils attirent son attention.
Ce qui devient pour elle une source particulière de ,
CONDILLAG ET LES IDÉOLOGUES 269'
plaisir, c'est l'habitude qu'elle se fait de comparer et
de juger ; elle passe par autant de sentiments agréables
qu'elle se forme d'idées nouvelles ; les plaisirs naissent
sous ses mains, sous ses pas, jusqu'au moment où le
repos à son tour lui devient un besoin et une joie. En
outre son amour, sa haine, sa volonté, ses espérances,
ses craintes n'ont plus seulement ses manières d'être
pour objets : ce sont les choses palpables qu'elle aime,
qu'elle hait, qu'elle veut, qu'elle espère, qu'elle craint.
En découvrant de nouveaux espaces, elle éprouve
de temps en temps des sentiments qui lui étaient
inconnus : elle juge ainsi qu'il y a des découvertes à
faire pour elle ; elle apprend que les mouvements qui
sont à sa disposition lui donnent le moyen d'y réussir ;
elle devient capable de curiosité, tandis qu'elle ne
l'était pas avec les autres sens. La curiosité est ainsi
un des principaux motifs de ses actions.
Le nombre des idées qui peuvent venir par le tact
est infini : car il comprend tous les rapports de gran-
deur, c'est-à-dire une science que les plus grands ma-
thématiciens n'épuiseront jamais. Quant à l'ordre
dans lequel ces idées sont acquises, il dépend à la fois
de la rencontre fortuite des objets et de la simplicité
des rapports. On ne peut naturellement suivre que la
seconde de ces causes.
La statue acquiert donc les idées de solidité, de
dureté, de chaleur, — mais idées qui ne sont pas abso-
lues, — et qui résultent d'une comparaison de sensa-
tions avec d'autres sensations ; grâce à l'usage de la
main, elle remarque l'étendue et l'ensemble des par-
ties qui composent un objet : elle le circonscrit. Elle
distingue les choses solides suivant la forme que cha-
cune d'elles fait prendre à sa main, et elle obtient ainsi
les idées de figure, de ligne droite, de ligne courbe ;
elle compare les figures et les distingue. De plus en
plus elle détache toutes ces modifications de son mot,
et, les jugeant hors d'elle, elle en fait des touts diffé-
remment combinés où elle peut démêler une multi-
270 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
tude de rapports. L'attention dont elle est capabi
avec le toucher est d'une autre espèce que celle dont
elle était capable avec les autres sens : cette attention
qui combine les sensations, qui en fait au dehors des
touts^ qui les compare sous différents rapports, c'est
la réflexion.
Un corps qu'elle touche, ce n'est donc à son égar^
que les perceptions de grandeur, de solidité, de dureté
qu'elle juge réunies, et elle n'a pas besoin d'y ajouter
un soutien, un substratum. Il lui suffit de les sentir
ensemble. Autant elle remarque de collections de cette
espèce, autant elle distingue d'objets auxquels elle
rapporte non seulement la grandeur, la solidité, mais
encore le chaud, le froid et tous les sentiments que le
tact lui apprend à mettre au dehors.
Après avoir énuméré les principales connaissances
dues au toucher seul, Condillac explique comment le
toucher apprend aux autres sens à juger des objets
extérieurs.
Nous n'imaginions pas d'abord quelle pouvait être
la cause des sensations d'odeur ; mais par le tact nous
découvrons l'organe de l'odorat. Nous en approchons
ou nous en éloignons une fleur, nous sentons ou nous
ne sentons plus une odeur, nous jugeons qu'elle vient
de la fleur et nous faisons de l'odeur une qualité de
corps. De même par le toucher nous découvrons a
nous un organe de l'ouïe ; nous jugeons alors les se
comme étant dans les corps, nous les y entendons et
nous nous faisons une habitude de cette manière d
les y entendre ; nous jugeons à l'ouïe des distances e
des situations des choses non du reste sans risque d'er
reur. — L'œil également a besoin du tact pour se fair
une habitude des mouvements propres à la vision,
pour s'accoutumer à rapporter ses sensations à l'ex
trémité des rayons et pour juger par là des distances,]
des grandeurs, des situations, des figures. Quand!
même on accorderait à la statue une connaissance par
faite de l'optique, elle n'en serait pas plus avancée
iesn
eafl
nf
CONDILLAC ET LES IDÉOLOGUES 271
les principes de l'optique sont déjà insuffisants pour
expliquer la vision, à plus forte raison pour nous
apprendre à voir. — Nous voyons au contraire par-
faitement ce que nous apprend l'expérience due au
toucher. Que, soit hasard, soit douleur occasionnée
par une lumière trop vive, nous portions la main sur
nos yeux, les couleurs disparaissent. Retirons main-
tenant la main : les couleurs reparaissent. Dès lors
nous cessons de prendre les couleurs sim.plement pour
nos manières d'être : nous acquérons l'habitude de
les étaler sur une surface qu'à la longue nous jugeons
plus éloignée de nous que nous n'avions cru d'abord.
En touchant un corps qui est devant nos yeux, en le
couvrant avec la main, nous remplaçons une couleur
par une autre ; en retirant la main, nous faisons repa-
raître la première couleur. Il nous semble donc que
Dotre main fait à une certaine distance se succéder les
deux couleui^s. Nous promenons la main sur une sur-
face, et nous voyons une couleur qui se meut sur une
autre couleur dont les parties paraissent et dispa-
aissent tour à tour : nous jugeons ainsi que la couleur
mmobile est étalée sur le corps que nous touchons et
jue la couleux' qui se meut est étalée sur notre main.
Mous conduisons tour à tour la main de nos yeux sur
es corps et des corps sur nos yeux ; nous mesurons
es distances ; puis, approchant ou éloignant ces corps,
lous étudions les impressions que l'œil en reçoit à
'/haque fois ; nous nous habituons à lier ces impres-
ions avec les distances connues par le tact ; nous
soyons les objets tantôt plus près, tantôt plus loin,
>arce que nous les voyons où nous les touchons. La
Qain semble dire à la vue : la couleur est sur chaque
»artie que je parcours. En continuant à s'exercer et à
e laisser éduquer de la sorte, non seulement la vue
iscerne les figures, les situations et les grandeurs des-
bjets tangibles, mais encore elle s'élance à des dis-
ances de plus en plus grandes ; elle manie, elle embrasse
îs objets auxquels le toucher ne peut atteindre et elle
272 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
parcourt tout l'espace avec une rapidité étonnante.
Comme nous avons lié différents jugements à diffé-
rentes impressions de lumière, nous reproduisons ces
jugements dès que les impressions se répètent ; mais
nous sommes alors sujets à nous tromper, car il y a
dans chaque cas des circonstances possibles qui modi-
fient le rapport des impressions avec nos jugements
accoutumés. Ainsi nos yeux pourront se mettre en
contradiction avec le toucher quand ils apercevront
de la convexité sur un relief peint où la main ne per-
cevra qu'une surface ; ils se mettront en contradic-
tion avec eux-mêmes quand ils jugeront, à une cer-
taine distance, petite et ronde la tour qui de près leur
paraîtra grande et carrée. C'est dans ce cas au tou-
cher qu'il appartient de rectifier la vue dont elle a fait
l'éducation.
Nous voyons par tout ce qui précède comment s'ins-
truisent nos sens ; mais nous voyons avant tout com-
ment les diverses opérations de l'âme ne sont que des
sensations, ou plutôt comment elles peuvent n'être
qu'une sensation transformée.
Reste à savoir ce que peut bien être cette sensation
transformée de laquelle sort, au dire de Condillac, tout
le développement de la vie mentale. Dans l'analyse
qu'il fait des opérations successives de l'âme, le mot
« génération » revient fréquemment sous sa plume. Il
dit couramment qu'une certaine opération en « en-
gendre » une autre. Faudra-t-il donc admettre que
Condillac nous a effectivement donné une étude géné-
tique de la sensibilité? Assurément non. Dire par
exemple que l'attention est une sensation forte et
prédominante, dire ensuite que la comparaison est
une double attention, ce n'est pas rechercher et décou-
vrir les conditions qui foat que réellement l'esprit
passe de la sensation à l'attention et de l'attention à
la comparaison. La même remarque pourrait s'appli- i
quer à tous les termes de la série parcourue par Con- 1
dillac. Et cela est si vrai que ce terme de sentir finit
à
CONDILLAG ET LES IDEOLOGUES 21J
par signifier seulement açoir conscience. Une telle
identification est d'ailleurs toute naturelle de la part
d'un philosophe pour qui la sensation n'est finalement
qu'une modification de conscience. La conscience à
son tour n'est plus que l'analyse graduelle de l'être
par l'être même appliqué à considérer le déroulement
de sa vie mentale, ce qui, pour le dire en passant, ne
semble pas laisser beaucoup de place à l'analyse du
philosophe.
Ce n'est donc pas sous l'aspect d'une étude vérita-
blement génétique qu'il faut envisager la doctrine de
la sensation transformée élaborée par Condillac. Ce
Iqu'il fait en réalité, c'est de superposer à un sensation-
inisme extrême un logicisme lui-même extrême. For-
[malisme logique, tel est le terme qui convient le mieux
pour indiquer d'une manière spécifique ce qu'est la
doctrine de la sensation transformée. L'auteur du Traité
des Sensations finit par considérer les transformations
de la sensation comme de simples transformations
algébriques, qui ne sont intelligiljles que si elles sont
3es identités, mais qui deviennent intelligibles dès
|u'on les ramène à la loi de l'identité. De là son parti
pris d'exclure la synthèse et son dessein avoué de ne
}e servir jamais que de l'analyse en n'admettant de
omposition que celle qui est une contre-épreuve de
a décomposition. L'esprit ne devra progresser que
}ar une série d'équations en passant toujours en réa-
ité du même au même. C'est pourquoi Condillac n'est
DSychologue que par accident. Ce qu'il veut surtout
5t même seulement, c'est classer des états psycho-
ogiques à l'aide d'une méthode qui emprunte sa
'igueur apparente à l'algèbre. C'est ainsi enfin qu'il
i été amené à concevoir l'idée générale d'une science
lui ne serait qu'une langue bien faite. Entrant dans
les vues analogues à celles de Leibniz, il était disposé
la fin de sa vie à promouvoir la formation d'une
orte de caractéristique universelle.
Si maintenant l'on voulait qualifier d'une manière
18
274 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
plus générale et dans son ensemble l'œuvre de Condi
lac, on ne pourrait méconnaître que c'est là une tâche
difficile et embarrassante à raison des aspects très
divers et de la réelle complexité de sa doctrine. Voici
du moins ce qu'on en peut dire de plus précis dans un
court résumé. Il faut maintenir d'abord qu'il a pro-
fessé un dualisme spiritualiste et qu'il revient souvent
sur cette idée que les sens ne sont que des causes occ
sionnelles. Or, on n'a vu chez lui que l'étude des se
sations et qu'une doctrine sensationniste. C'est là une
simplification arbitraire. II reste d'ailleurs à marquer
plus exactement ce qu'est ce sensationnisme. On peut
dire d'abord ce qu'il n'est pas. Ce n'est pas un matéria-
lisme et c'en est presque le contraire puisqu'il ne recon-
naît pas l'existence de sensations purement matérielles.
Ce n'est pas non plus un empirisme. Bien que Condillac
se réfère souvent à l'observation, la conception d'une
explication logique fondée sur l'identité est à l'opposé
de l'empirisme qui admet, lui, une hétérogénéité. Pas
davantage on ne peut dire que c'est un rationalisme.
Sans doute, Condillac retient quelque chose du carac-
tère constructif du rationalisme en ce qu'il admet que
ce qui se suit en vertu de liaisons convenables pour
l'esprit se suit dans le même ordre selon la natur
Seulement cette considération est insuffisante po
faire de sa doctrine un rationalisme, tout rationalisme
comportant et exigeant une certaine irréductibilité d
facultés et des opérations. Mais c'est d'abord un inteî-'
lectualisme qui élimine tout ce qui n'est pas de l'ordre
de la conscience et de la connaissance et qui se fait
sentir jusque dans une psychologie des bêtes, dont, à
rencontre de Bufîon, Condillac ramène l'instinct à des
connaissances acquises. C'est ensuite un idéalisme a
moins méthodique qui tient la donnée de la conscien
pour la donnée immédiate, qui n'admet tout d'abor<j
que des manières d'être du moi et qui ne fait interv
nir que tardivement un jugement d'extériorité. Ces
enfin et par-dessus tout, comme nous l'avons déjà dit
GONDILLAC ET LES IDÉOLOGUES 275
vec insistance, un formalisme logique qui tend à
bonder dans son propre sens jusqu'à en tirer les con-
îquences les plus extrêmes.
Quoi qu'il en soit du jugement qu'il y a lieu de por-
»r sur la doctrine de Condillac, elle a exercé une grande
ifluence ; elle a dominé à un certain moment la pensée
bilosophique française et elle a donné naissance à
idéologie qui relie le dix-huitième siècle au dix-
;3uvième.
C'est Destutt de Tracy qui a été le premier conti-
lateur de Condillac. C'est lui qui a proposé d'em-
oyer le mot d'idéologie pour désigner la philosophie
)uvelle qui, laissant de côté toute spéculation méta-
lysique au s ns traditionnel, s'impose pour tâche
lique d'étudier et d'expliquer la formation des idées.
s idéologues, qu'on les considère ou non comme des
étaphysiciens d'un nouveau genre, se placeront à un
»int de vue qui est de sa nature et tout d'abord pure-
ent psychologique. Le terme le plus convenable que
n pourrait employer pour les désigner est celui d'ana-
jtes de l'esprit. Destutt de Tracy est le vrai fonda-
iir de cette école. Il expose dans ses Éléments d'idéo-
]ie la méthode dont elle s'inspirera. Et il réussit à
re pénétrer ses conceptions dans le milieu de l'Ins-
ut C[ui deviendra le centre de diffusion de la doc-
ne. C'est surtout le problème de l'extériorisation
nos états de conscience qui retient son attention.
cet égard il estime que les explications de Condillac
deviennent satisfaisantes qu'à partir du moment
il donne à sa statue la faculté de se mouvoir. Sans
..te faculté, le toucher ne suffirait jamais à lui seul
aous livrer la connaissance du monde extérieur. La
)tilité prend donc chez lui une importance tout à
t caractéristique de la position personnelle qu'il a
optée. En même temps il insiste sur la perception
jffort qui est causée en nous par la résistance que
icontrent nos mouvements. Si d'ailleurs on voulait
finir d'un mot la tendance propre de Destutt de
276 • LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Tracy, il faudrait dire qu'il représente V idéologie
rationnelle.
En revanche le médecin Cabanis est le représentant
de V idéologie physiologique. Il met en lumière l'in-
fluence immense du physique sur le moral et il expose
ses idées principalement dans son Traité du physique
et du moral de Vhomme. Il insiste sur cette idée que le
moral dépend non seulement de la sensibilité externe,
mais aussi de la sensibilité interne. Il se sert du rêve,
de la folie, des troubles nerveux qui surgissent -sans
excitations extérieures pour montrer le rôle considé-
rable que jouent les sensations internes dans la vie
mentale. Il va si loin dans ce sens qu'il substitue à
l'innéité psychologique une sorte d'innéité physiolo-
gique. Il aboutit ainsi à un matérialisme, mais il est
juste d'observer que ce matérialisme est à vrai dire
beaucoup plus méthodique que doctrinal.
En somme, la philosophie de Gondillac, qui avait,
servi de point de départ à l'idéologie, avait été nota-
blement modifiée par Destutt de Tracy et complè-
tement déformée par Cabanis. Il était réservé à Maine,
de Biran de lui porter un coup plus rude en montrant;
avec beaucoup de force et de clarté que Condillao'
n'avait tiré la connaissance de la sensation que parce
qu'il l'y avait frauduleusement introduite dès le prin-
cipe, sans justifier à aucun moment le droit de sa statue
à dire : « moi ». En s' attaquant à une donnée fonda-
mentale du condillacisme, Maine de Biran, qui avait
d'abord largement participé au mouvement d'idées
représenté par Destutt de Tracy et par Cabanis, allait
du même coup contredire et dépasser leur matéria-
lisme pour fonder un spiritualisme à la fois nouveau
et profond qui substitue à l'ancien dualisme abstrait
le dualisme du sujet et de ses propres états.
à
CHAPITRE XII
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES
La secousse violente partie de la Révolution fran-
;çaise avait naturellement atteint les esprits. Il était
donc inévitable qu'elle exerçât une grande influence
sur l'activité philosophique qui suivit. Issue en appa-
rence de la philosophie du dix-huitième siècle, la
Révolution devait, une fois le plus fort de la tour-
mente passé, nécessairement livrer à l'examen et à la
critique les doctrines qui l'avaient inspirée. Elle avait
été trop mélangée dans ses effets pour comporter une
justification telle quelle de ces doctrines ; et, tout
en travaillant à refaire, elle avait trop détruit et désor-
ganisé pour ne pas provoquer une réaction de pensée
correspondant à la réaction du pouvoir. Certains
esprits crurent qu'elle pouvait dans une certaine
mesure se concilier avec des formes de gouvernement
elles que la tradition les avait léguées ; mais d'autres
3rurent qu'elle renfermait en elle des principes abso-
ument réfractaires à cette conciliation, et que ces
principes, entièrement faux et malfaisants, devaient
disparaître devant la notion exacte de la société et
iu pouvoir. Parmi ces esprits, au premier rang, est
e vicomte de Bonald : grand et noble caractère incon-
iestablement, d'une droiture, d'une constance, d'une
sincérité et d'un désintéressement exemplaires ; intelli-
gence forte surtout par le sentiment qu'elle a de la
i^aleur des principes et par l'inflexibilité avec laquelle
)lle en déduit toutes les conséquences, sans souci de
278 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
l'opinion qu'elle heurte ; intelligence plus dogmatiqu-
qu' analytique, procédant par hautes et sereines afTui
mations plus que par décomposition rigoureuse d'idées^
aimant sans doute et invoquant les faits, mais lorsque
les faits peuvent venir absolument ou à l'encontr
ou à l'appui d'une thèse ; pratiquant peu l'ironie
ayant l'horreur de l'esprit qui raille, de l'esprit à 1
Voltaire ; âpre dans la polémique et qualifiant dure
ment les doctrines qu'il combat, mais jamais le
hommes. Émigré, c'est à Heidelberg qu'il compos
son premier ouvrage, la Théorie du Pouvoir politique
et religieux où, sinon toute sa philosophie, du moi
toute sa doctrine politique était fixée de façon
rester pour lui invariable. C'est sous l'influence d
événements dont il avait été le témoin et la victi
qu'il s'était décidé à écrire. L'ouvrage parut à Coni
tance en 1796, avec cette phrase du Contrat social
de Rousseau prise pour épigraphe : « Si le Législateu:
se trompant dans son objet, établit un principe difîi
rent de celui qui naît de la nature des choses, l'Ét
ne cessera d'être agité jusqu'à ce que ce principe sa
détruit ou changé et que l'invincible Nature ait repri
son empire. » (Livre II, chap. xi.) Et certes pour
Donald le Législateur de la Révolution s'est radical
ment trompé dans son objet, et les temps vont ven
où l'invincible Nature reprendra son empire. Envoy
à Paris, l'édition de l'ouvrage fut saisie et mise
pilon par ordre du Directoire : il n'en échappa que p
d'exemplaires. La doctrine se répandit donc fort peu
au moins en ce moment ; mais, rentré en Franc
Bonald la reprit dans divers ouvrages, en lui donna
plus d'extension philosophique ou en en montrant
nouvelles applications, notamment dans le Divori
considéré au dix-neuvième siècle^ dans V Essai anal
tique sur les lois naturelles de V ordre social, dans
Législation primitive, considérée dans les derniers tem
j:ar les seules lumières de la raison, qui est son ouvra
fondamental, — plus tard dans les Recherches phil
DE DONALD ET LES TRADITIONALISTES 27Ô
sophiques sur les premiers objets des connaissances
morales, etc. {Moulinié).
La pensée de Bonald s'est formée par opposition
à la philosophie sociale et politique du dix-huitième
siècle, — notamment par opposition aux idées de
Montesquieu et surtout de Rousseau. Nous verrons
qu'elle ne voile pas cet antagonisme, tant s'en faut.
Pourtant Bonald n'est pas sans rendre quelque hom-
mage à ses deux grands adversaires. Dans la Préface
de sa Théorie du Pouvoir politique et religieux, il dit :
« J'ai beaucoup cité Montesquieu et J.-J. Rousseau.
Comment, en effet, écrire sur la politique sans citer
V Esprit des Lois et le Contrat social, qu'on peut regsirder
comme l'extrait de toute la politique ancienne et
moderne... On remarquera que je les mets volontiers
l'un et l'autre à ma place lorsqu'ils s'accordent avec
mes principes, parce que, si ces écrivains célèbres
n'ont pas pu se préserver de l'erreur, ils ont aperçu
de grandes vérités et les ont exprimées avec énergie. »
(Édition Le Clère, t. XIII, p. 12-14.) Il les appelle
ailleurs « des hommes de beaucoup d'esprit », car,
ajoute-t-il, « on erre avec esprit et non avec génie ».
{Législation primitive. Discours préliminaire, t. II de
l'édition Le Clère, p. 121.) Et voici encore ce qu'il
observe sur eux en les rapprochant : « L'Esprit des
Lois fut l'oracle des philosophes du grand monde,
le Contrat social fut l'évangile des philosophes de
collège ou de comptoir ; et comme les écoles tiennent
toujours quelque chose du tour d'esprit, du caractère
de leurs fondateurs, les adeptes de J.-J. Rousseau,
tranchants comme leur maître, attaquèrent à force
ouverte les principes de l'ordre social, que les parti-
sans de Montesquieu ne défendirent qu'avec la fai-
blesse et l'irrésolution que donnent une doctrine équi-
voque et un maître timide et indécis. » {Législation
primitive. Discours préliminaire, t. II de l'édition
Le Clère, p. 125.)
L'erreur que la Réforme protestante du seizième
280
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
siècle avait préparée a été consommée par la philo<i
Sophie du dix-huitième siècle : cette erreur, c'est'
l'individualisme. La société, dit-on, est d'institution
humaine et doit son existence à des conventions faites
entre individus. Rousseau a soutenu cette thèse, on
sait comment, et il Fa liée à tout un ensemble de vues
essentiellement fausses.
Nous sommes bons par nature, dit Rousseau, mau-
vais par la société. Nous sommes mauvais par nature,
répond Donald, bons par la société : par nature, nous
sommes exposés à subir l'empire des passions : c'est
de la société que nous recevons la force par laquelle,
nous parvenons à nous maîtriser. (Pensées.) Mais il]
convient plutôt de préciser ce qu'il faut entendre par
nature. Rousseau a le sens de la vérité quand il
déclare que l'état de bonté ou de perfection pour un
être, c'est son état naturel. Mais il confond l'état
naturel et l'état natif : la nature ou l'essence de chaque
être est ce qui le constitue tel qu'il est, ce sans que?
il ne serait pas cet être ; l'état naturel est donc un
état de développement, d'accomplissement, de per-
fection ; tandis que l'état natif, qui est l'état originel,
est un état de faiblesse et d'imperfection. Sitôt que
cette distinction est reconnue, il apparaît bien que
l'état sauvage est à l'état civilisé ce que l'enfance
est à l'homme fait, ce que le gland est au chêne ; l'état
sauvage se détruit ou se civilise ; l'état civilisé est
l'état fort, de cette force propre et intrinsèque qui
conserve ou qui rétablit, qui détruit même pour per-
fectionner. Détracteur de l'état civilisé, Rousseau n'a
été que le romancier de l'état sauvage. {De Vétat natif
et de Vétat naturel. Voir M. Salomon, p. 12-16. Légis-
lation primitive. Discours -préliminaire^ t. II des
Œuvres, p. 229.) L'homme naturel, c'est donc l'homme
de la société.
Il résulte de là que la société ne saurait être pris(
pour une institution arbitraire résultant d'un contrat!
ni volontaire, ni forcée, la formation de la société a
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES 281
été nécessaire. Le contrat social est une chimère ;
aussi loin que par l'histoire nous remontions dans le
passé, nous trouvons les hommes vivant déjà en
société et soumis à un pouvoir ; et d'autre part,
dés que nous raisonnons sur les conditions d'un
pacte pareil, il apparaît qu'il ne peut y avoir de
contrat sans l'existence d'un pouvoir qui règle les
formes du contrat, donc que le pouvoir ne peut
pas résulter du contrat. [Principe constitutif de la so-
ciété, chap. VI.)
Rousseau encore soutient que la loi est l'expression
de la volonté générale : mais il y a deux façons d'en-
tendre la volonté générale, et ces deux façons qui
sont contradictoires se trouvent chez lui. Il y a la
volonté générale, tournée vers le bien commun, essen-
tiellement droite, dit Rousseau : oui, parce qu'elle
n'est autre chose que la volonté du corps social lui-
même et que sa tendance naturelle à remplir sa fin.
Mais par une inconséquence inexcusable Rousseau
identifie la volonté générale avec la volonté popu-
laire, avec la volonté de tous, c'est-à-dire avec une
somme de volontés particulières qui sont, de son aveu
même, toutes tournées vers des intérêts privés. Au
fond la société, telle qu'il la fait instituer, est une
société sans volonté générale : les voix s'y comptent,
se défalquent les unes des autres, et il peut arriver
tel cas où la différence soit d'une voix. Voici donc une
seule voix particulière qui, selon le système de Rous-
seau, est la volonté générale : conséquence véritable-
ment absurde. Voilà donc où on en arrive quand on
fait résider la souveraineté dans le peuple : on est
forcé d'admettre que toutes les lois faites par le
peuple et au nom du peuple sont bonnes ; on est obligé
de séparer la loi populaire de la raison générale et de
soutenir, comme l'avait fait Jurieu, que le peuple est
la seule autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison.
{Théorie du pouvoir, liv. I, chap. x, p. 130-135. —
Législation primitive, liv. Il, chap. i^^^, xii, p. 9;
â82 LA t>HILOSOPHIE FRANÇAISE
p. 21-23.) « L'auteur du Contrat social dans la sociét
ne vit que l'individu, et dans l'Europe ne vit quei
Genève ; il confondit dans l'homme la domination"
avec la liberté, dans la société la turbulence avec la
force, l'agitation avec le mouvement, l'inquiétude
avec l'indépendance, et il voulut réduire en théorie
le gouvernement populaire, c'est-à-dire fixer l'in-
constance et ordonner le désordre. » {Législation pri-
mitive, Discours préliminaire, t. II des Œuvres, p. 124.),
A l'égard de Montesquieu Bonald se montre presque
aussi sévère qu'à l'égard de Rousseau, et même sur
certains points c'est à Rousseau qu'il donne raison
contre Montesquieu. Sur quelques autres il le confond;
avec Rousseau plus qu'on ne s'y attendrait. C'est
ainsi qu'il lui attribue la glorification de l'état de
nature en citant cette phrase de lui : « Dans l'état
de la pure nature, les hommes ne chercheraient pas à
s'attaquer et la paix serait leur première loi natu
relie. » Mais surtout Montesquieu, s'attachant exclu-i
sivement à l'esprit de ce qui est, non au principe dé
ce qui doit être, a trouvé la raison des lois les plus
contradictoires, et même des lois qui sont contre,
toute raison ; en outre, au lieu d'attribuer aux pas-
sions de l'homme la cause des difîérences qu'il aper-
çoit dans la législation religieuse et politique des
sociétés, il la rapporte à l'influence des climats, e1^
pour établir cette influence, il remplace trop souvent
l'histoire approfondie des sociétés par des épigrammes
et des anecdotes. — Bonald consacre tout le livre VII
de sa Théorie du Pouvoir à réfuter cette doctrine de
Montesquieu. « En tout cas, déclare-t-il, un ouvrage
duquel il résulte, malgré quelques précautions ora-
toires et quelques phrases équivoques, que la latitude^
décide de la religion et du gouvernement, est un
ouvrage anti-religieux, anti-politique et anti-social. »
{Théorie du Pouvoir, Préface, p. 12-13. — Législation
primitive. Discours préliminaire, p. 123.)
Bonald combat la théorie de la séparation des pou-
i)E DONALD ET LES TRADITIONALISTES 28S
voirs, et ici il s'aide de Rousseau qui, comme on sait,
avait énergiquement soutenu contre Montesquieu que
la souveraineté est indivisible. Là-dessus il oppose
d'ailleurs non seulement Rousseau à Montesquieu,
mais Montesquieu à Montesquieu. Le pouvoir, a-t-il
dit, est la volonté générale de l'État : dès lors l'État
ne peut avoir qu'une volonté, celle de sa conservation,
et par suite qu'un pouvoir. Il n'y a donc qu'un pou-
voir, encore que ce pouvoir puisse avoir différentes
fonctions que l'on peut considérer séparément. Mais
Montesquieu avoue que le pouvoir judiciaire n'est
pas proprement un pouvoir, et que le pouvoir exécutif,
pour remplir son ofïîce, est mieux administré par un
que par plusieurs. C'est donc uniquement pour le
pouvoir législatif qu'il réclame une indépendance.
Mais quand, comme lui, on a défini les lois les rap-
ports nécessaires qui dérivent de la nature des choses^
on doit conclure qu'il n'y a pas de pouvoir législatif
humain, que c'est la nature seule qui fait les lois :
c'est de la nature, de la société et du pouvoir que
dérivent toutes les lois, — lois fondamentales, lois
politiques, lois civiles, lois criminelles. — La nature
fait les lois de deux manières : ou bien elle introduit
dans la société des coutumes qui acquièrent force de
loi, ou bien elle indique à la société le vice d'une loi
défectueuse ou incomplète par le caractère des troubles
.dont elle est agitée. {Théorie du Pouvoir^ livre VI,
chap. III, t. XIII, p. 434 et suiv. ; Législation primi-
tive^ livre II, chap. m, t. III, p. 42.) Il y a donc de
l'indécision et des tiraillements dans l'œuvre de Mon-
tesquieu. Et Donald d'ajouter : « Montesquieu, par-
tisan de l'unité du pouvoir par état et par préjugé,
et du gouvernement populaire par affection philoso-
phique ; favorable aux sociétés unitaires par ses
aveuxj et aux sociétés opposées par ses principes,
sans plan et sans système, écrivit V Esprit des Lois
avec le môme esprit, et, dans quehiues endroits, avec
la même manière qu'il avait écrit les Lettres persanes. »
284 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
{Théorie du Pouvoir, Discours préliminaire, p. 123.)
— Au reste, de même que Rousseau avait voulu]
modeler tous les États sur Genève, Montesquieu pro-
pose comme modèle la constitution anglaise : Bonald
est très opposé à l'imitation a priori des constitutions
étrangères, et en particulier à cette imitation plus
raisonnée que raisonnable de celle d'Angleterre. [Con-
sidérations sur la France et V Angleterre, avril 1806. —
Principe constitutif, chap. xiv.)
Cette critique de Montesquieu et de Rousseau nous
fait déjà entrer dans le sens du système de Bonald.
Mais ce système lui-même prétend s'établir par une
méthode qu'il importe de définir.
Les doctrines individualistes ont usé d'une méthode
individualiste, — de la méthode qui consiste à faire,
non pas la raison en général, mais la raison de chacun
juge de la vérité en toute matière, — politique et reli-
gieuse aussi bien que scientifique, — et comme cette
méthode ne peut aboutir qu'à une extrême diversité
d'opinions, de là la valeur attribuée à chaque opinion
pour elle-même. Les opinions suivent inévitablement
les directions des volontés individuelles qui s'entre-
choquent pour se dominer les unes les autres. Aux
opinions qui sont ainsi diverses et contradictoires
Bonald oppose le sentiment qui est une sorte de foi
générale et sociale : cette foi qui instruit l'homme de
tout ce qui est nécessaire à sa conservation ne saurait
le tromper. (Théorie du Pouvoir, 3® partie. Avertisse-
ment. Textes Maréchal, p. 654.) A cette foi de senti-
ment la philosophie essaie de substituer une foi
d'opinion, en considérant celle-ci comme plus con-
forme à la raison. Erreur profonde : car c'est la foi
de sentiment qui est le mieux fondée en raison ; et
c'est elle-même qui à^ un certain moment réclame la
raison pour se justifier. Mais de quelle sorte sera la
méthode rationnelle qui pourra reconstituer et valider
les vérités affirmées par la foi de sentiment?
De Bonald, au bas d'une page sur le commerce, a
DE DONALD ET LES TRADITIONALISTES 285
écrit : « La conservation de la société exige que le
moyen de faire de l'or ne soit jamais découvert : donc
il ne le sera pas. » Une telle formule parait bien être
le comble de l'argumentation a priori, et Bonald a
usé plus d'une fois d'arguments de ce genre. En tout
cas, on ne saurait contester qu'il n'ait un goût très
marqué pour les propositions abstraites, et môme
pour les méthodes abstraites d'exposition et d'expli-
cation. Son grand ouvrage sur la Législation primitiçe
procède par des suites d'assertions qui se lient presque
comme des théorèmes. Il multiplie et prend à la lettre
des analogies empruntées aux mathématiques. —
Mais, mieux que cela, il a dit lui-même : « Je traite de
la société, qui est la science des rapports d'ordre entre
les êtres moraux, comme les analystes traitent des
rapports de quantité (numérique ou étendue) entre
les êtres physiques. » (Salomon : p. 54). Et d'autre
part, il écrit : « Je ne dis pas : voilà mon système ; car
je ne fais pas de système ; mais j'ose dire : voilà le
système de la nature dans l'organisation des sociétés
politiques, tel qu'il résulte de l'histoire de ces sociétés.
En eiïet, c'est l'histoire de l'homme et des sociétés
qu'il faut interroger sur la perfection ou l'imperfec-
tion des institutions politiques qui ont pour objet le
bonheur de l'un et la durée des autres. » (Théorie
du Pouvoir; partie I, livre I, chap. xiii, t. XIII,
p. 153.) Et il conclut sa théorie du pouvoir en disant :
« Je soumets à l'autorité de l'Église la partie de
mon ouvrage qui traite de la religion, comme j'en
soumets la partie politique à l'autorité des faits. »
Argumentation abstraite et par propositions géné-
rales d'une part, invocation de l'histoire et de l'expé-
rience de l'autre : est-ce que de Bonald aurait cédé
tour à tour à deux tendances opposées de son esprit
sans réussir à les coordonner ou à les équilibrer? —
Même si l'on doit reconnaître que chez lui plus d'une
fois le penchant aux analogies et à la construction
abstraite domine les facultés d'observation expéri-
286 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
mentale, ce n'est que justice de marquer qu'il a eu
nettement conscience de la différence qu'il y a entre
empirisme et expérience, de la nécessité d'éléments
abstraits et rationnels pour rendre une expérienca
instructive et précise. Déjà dans la Préface de son
premier ouvrage, de sa Théorie du Pouvoir, il défend
énergiquement le rôle des principes généraux et abs-
traits dans la science de la société contre l'empirisme
et la timidité périlleuse de ceux qui s'imaginent qae,
s'il se fonde sur des raisonnements, un système poli-
tique peut être facilement détruit par des raisonne-
ments contraires. — Mais les propositions générales
et abstraites ne doivent pas être discréditées par ce
caractère, tant s-'en faut : elles ne sont causes d'illu-
sion ou d'erreur que tout autant qu'elles ne peuvent
pas recevoir d'application particulière et concrète.
Si bien que lorsqu'on établit des propositions géné-
rales sur la société, si on les établit comme il faut,
c'est-à-dire en notant quelles applications elles re-
çoivent de l'histoire, il ne suffît pas pour les combattre
d'en formuler de contraires : il faut encore opposer
l'histoire à l'histoire, les faits aux faits. Voici un
exemple. Des philosophes politiques ont avancé que
la souveraineté réside dans le peuple. C'est là une
proposition générale ou abstraite. Mais, quand on
veut en faire l'application à l'histoire ou par l'histoire,
il se trouve que le peuple n'a jamais été et ne peut
jamais être souverain : car où seraient les sujets quand
le peuple est souverain? Et de plus nulle part le peuple
n'a fait de lois : il n'a jamais pu qu'adopter des lois
faites par un législateur. Dira-t-on qu'il délègue l'exer-
cice de sa souveraineté en désignant le législateur
par un vote? Mais il n'y a pas alors désignation par
le peuple ; il y a désignation par un nombre convenu
d'individus, nommant individuellement qui bon leur
semble, en observant certaines formes dont on est
convenu. Ce sont donc des conventions contingentes,
non des vérités réelles et nécessaires que l'on invoque.
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES 287
De telle sorte que la proposition générale — « la sou-
veraineté réside dans le peuple » — n'a jamais reçu
et ne peut recevoir aucune application. Donc, c'est
une erreur. (Préface^ p. 17-19.) De Bonald estime que
les propositions générales qu'il énonce pour son compte
deviennent des vérités évidentes par l'application
qu'il en fait à l'histoire ancienne et moderne. Au fond
une méthode comparative doit servir à découvrir ou à
justifier (peut-être chez Bonald est-ce le raisonnement
général qui sert le plus à découvrir) les propositions
générales. « J'ai cherché, dit-il dans la Préface du
Principe constitutifs par les seules lumières de la raison
et à l'aide du raisonnement, s'il existait un fait unique,
évident, palpable, à Tabri de toute contestation, qui
fût le principe générateur ou seulement constitutif
de la société en général et de toutes les sociétés parti-
culières, domestiques, civiles, religieuses ; qui portât
dans toutes le même nom, qui remplît dans toutes
les mêmes fonctions, qu'on aperçût jusque dans les
sociétés les plus imparfaites et leurs combinaisons
les plus irrégi 'ières, et cet élément ou principe une
fois connu m'a conduit de proche en proche à des
résultats que je puis dire inattendus. »
L'expérience fournie par l'histoire est donc la
preuve des systèmes politiques. De Bonald a vu aussi
profondément comment un événement tel que la
Révolution condense puissamment et met puissam-
ment en relief les éléments les plus instructifs de cette
expérience. Montesquieu et Rousseau, dit -il, « se sont
hâtés de faire des théories avant que le temps leur
eût révélé un assez grand nombre de faits, et des faits
assez décisifs. Il a surtout manqué à leur instruction
le plus décisif de tous les événements, la Révolution
française, réservée, ce semble, pour la dernière instruc-
tion de l'univers. » {Législation primitive. Discours
préliminaire^ p. 127). « La Révolution française, ce
phénomène inouï en moralo, en politique, en histoire,
qui offre à la fois et l'excès de la perversité humaine
288 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
dans la décomposition du corps social et la force de
la nature des choses dans sa recomposition ; cette
révolution qui ressemble à toutes celles qui l'ont pré-
cédée, et à laquelle nulle autre ne ressemble, mérite
bien autrement d'occuper les pensées des hommes
instruits, et de fixer l'attention des gouvernements,
parce qu'elle présente dans une seule société les acci-
dents de toute la société, et dans les événements de
quelques jours des leçons pour tous les siècles. »
(Mélanges littéraires^ politiques et philosophiques. —
Sur les éloges historiques de MM. Séguier et de
MalesherbeSj t. X, p. 180.)
Bonald a pris soin de nous faire connaître lui-même
les principes qui ont guidé ses recherches. « La société
existe, écrit-il ; elle est donc dans la nature de l'homme,
les lois de son existence sont donc nécessaires comme
la -nature de l'homme. Constituée comme l'homme,
elle a comme lui l'existence pour objet, et elle doit
par sa nature tendre à sa conservation, à sa perfection,
parce que l'homme par sa nature tend à l'existence
et au bonheur. » [Théorie du pouvoir^ Préface^ p. 9.)
« J'ai cherché s'il y avait un fait palpable, universel,
constitutif de toutes les sociétés. — La société a ses
lois nécessaires, son but nécessaire. » [Théorie du Pou-
voir^ Préface^ p. 9.) Et Bonald met en relief le carac-
tère social de tout ce qui manque un développement
ou une perfection de l'homme. La vérité même affecte
ce caractère social : une vérité n'est confirmée que
lorsqu'elle devient sociale. Dès lors, la conclusion
s'impose : « L'homme n'existe que pour la société, et
la société ne le forme que pour elle. » [Théorie du Pou-
voir, Préface, p. 3.) « La société est la \Taie et même
la seule nature de l'homme. » [Recherches philoso'
phiques, chap. xi.)
Par là on voit en quel sens Bonald peut être con-
Bidéré comme un précurseur de la sociologie positi-l|
viste. Il ouvre la voie dans laquelle Comte s'engagera
par le fait même qu'il relie à la société tout ce que fait
ICUV «
Â
DE DONALD ET LES TRADITIONALISTES 289
l'homme et qu'il prétend que l'homme n'existe que
pour la société. Cependant, entre lui et Comte, il
subsiste une différence : Donald reste métaphysicien
de propos délibéré et il construit même toute une
théorie des êtres suprasensibles et de leurs rapports.
Aussi il relie la sociologie nouvelle dont il est l'auteur
à la philosophie spiritualiste française.
Le fait constitutif de toute société, ce n'est pas le
Contrat, c'est le Pouvoir. Le pouvoir préexiste à
toute société, puisqu'une société sans aucun pouvoir
et sans aucune loi ne saurait jamais se constituer. Il
faut donc dire que le pouvoir est primitivement de
Dieu, — omnis potestas a Deo esty — en ce sens que
Dieu en a mis la nécessité dans la nature des êtres
et la règle ou la loi dans leurs rapports. {Essai ana-
lytique^ chap. III.) « Il y a dans la société religieuse,
comme dans la société politique, des lois primitives
'ondamentales de la société et sans lesquelles on ne
saurait la concevoir. C'est, dans la société politique,
'existence du pouvoir qui gouverne les hommes phy-
siques intelligents, et, dans la société religieuse, l'exis-
tence de la divinité qui gouverne les êtres intelligents
physiques. » (Théorie du Pouvoir^ t. II, livre V, p. 41.)
Le pouvoir apparaît d'autant plus comme la condi-
tion préalable de la société que l'on comprend mieux
ce qu'est une société en elle-même. « Dieu et l'homme,
es hommes entre eux, êtres semblables de volonté
et d'action, mais non égaux de volonté et d'action,
sont tous, par le fait seul de cette similitude et de
cette inégalité, dans un système ou un ordre nécessaire
ie volontés et d'actions appelé société ; car si l'on
juppose égalité de volonté et d'action dans les êtres,
1 n'y aura plus de société ; tout sera fort ou tout sera
faible, et la société n'est que le rapport de la force
\ la faiblesse. » {Législation primitive^ liv. I, chap. viii,
II des Œuvres^ p. 402.) Bonald insiste beaucoup
Jur ce fait que, si la société est composée des êtres
lemblables, ces êtres d'autre part sont inégaux. Par
19
290 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
là il contredit directement l'hypothèse sur laquelle
s'appuie la théorie du Contrat, à savoir l'égalité
hommes.
De la nécessité primordiale du pouvoir découle
l'unité du pouvoir. Sans cette unité la société est
détruite. Inversement, quand une société se conserve,
on peut juger que, même malgré les apparences con-
traires, il y a dans son sein quelqu'un dont en fait
l'autorité l'emporte. Enfin, de l'unité du pouvoir
dérive à son tour la perpétuité du pouvoir. _^
D'une manière générale, il existe deux sortes d^
sociétés : la société de l'homme avec Dieu ou la société
religieuse ; et la société de l'homme avec son semblable
ou la société humaine. Ces deux sociétés sont vouées
l'une et l'autre à une double fin de production et de
conservation. La première produit et conserve dans
l'homme, être fini, la connaissance de Dieu, Être
infini. La seconde produit et conserve la vie mêm|
des hommes dans l'ordre temporel. Dans chacune d(
deux sociétés il y a deux états : un état originel o\
natif relatif à la production, et un état naturel ci
accompli qui correspond à la conservation.
L'état originel de la société humaine est la société
domestique. Trois êtres la composent, le père, la mère
et l'enfant. Ces êtres sont à la fois semblables et iné-
gaux. Le père représente le pouvoir. La mère joue le»|
rôle de moyen : sa fonction propre est de remplir ufll
ministère. L'enfant est le sujet. Dans la famille ainsi
comprise il y a unité de pouvoir. Des êtres qui la com-
posent, la société domestique a la vertu de faire des
personnes sociales, c'est-à-dire des parties d'un tout
qui les dépasse. Le mariage est indissoluble. Le divorce
suppose des individus. Or, le mariage une fois con-
tracté, il n'y a plus d'individus. Et erunt duo in carne^
una. C'est avec la famille que commence la propriétés
L'état originel de l'humanité n'est donc pas un état
de nature au sens de Rousseau : il est un état déjà
social.
i
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES 291
L'état originel de la société religieuse est lié à l'état
originel de la société humaine. C'est en effet dans la
famille que la Religion commence. Le pouvoir est
Dieu qui est adoré dans l'enceinte du foyer. Le père
de famille est le prêtre ou le ministre. Les membres
de la famille constituent les sujets ou les fidèles.
Gomme toute religion, cette religion a son sacrifice
qui est le don des prémices des champs et des trou-
peaux. Ainsi l'état originel de la Religion n'est pas
une religion naturelle au sens de Rousseau, c'est-à-dire
bne religion purement intérieure : car la Religion est
^amour, l'amour est action et l'action de l'amour est
sacrifice.
Ces sociétés originelles sont les fondements des
ociétés constituées et accomplies : la société politique
)arachève sans la détruire la société domestique,
omme la religion publique parachève sans la détruire
religion de la famille. Rien au surplus n'est plus
laturel que le passage de la religion et de la société
omestiques à la religion et à la société publiques.
n effet, l'état de guerre inévitable entre les familles
)0utirait fatalement à leur destruction s'il ne s'éle-
ait au-dessus d'elles, en vertu des lois générales et
écessaires de la conservation du genre humain, un
re qui eût le pouvoir de soumettre à un ordre général
e devoirs, c'est-à-dire aux lois d'une constitution et
l'action d'une administration, ces sociétés partielles
divisées. Cet être a surgi au moment qu'il fallait :
il a été le pouvoir ; il a trouvé des hommes disposés
agir sous ses ordres et par sa direction, et ceux-ci
it été les ministres; il a trouvé enfin les autres
Dmmes prêts à profiter de cette protection pour
availler ou combattre, et ceux-ci ont été les sujets. —
e pouvoir politique est un ; il est indépendant des
)mmes, parce qu'il est définitif, héréditaire et absolu.
ssurément la transmission héréditaire du pouvoir
mporte des inconvénients ; mais le principe de
lérédité supplée à l'occasion par son excellence à la
292 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
faiblesse personnelle du chef. On fait également tombei
bien des objections contre le caractère absolu du pou
voir en observant la différence profonde qui exist
entre le pouvoir absolu et le pouvoir arbitraire. L
pouvoir absolu est un pouvoir indépendant dei
hommes sur lesquels il s'exerce, tandis que le pouvoi
arbitraire est un pouvoir indépendant des lois en vert^
desquelles il s'exerce. Or le pouvoir doit normalemeni
s'exercer en vertu de certaines lois qui constitue
le mode de son existence et qui en déterminent
nature. Et quand il manque à ses propres lois,
attente du même coup à sa propre existence, il se
dénature et tombe dans l'arbitraire. (Observations s
l'ouvrage de Madame de Staël.)
A l'état politique de la société humaine correspond
la Religion publique ou Religion universelle, c'est
dire le Christianisme catholique. Le sacerdoce qui ei
à sa base est comme un ministère qui s'est détachi
du père ou du chef de la famille, puis du roi ou du ch
de la société. La Société religieuse complète a com
ministre le Médiateur, le Christ qui est l'instrume
des volontés du Père vis-à-vis de l'Humanité. Mais
Christ comme identique aux volontés du Père décrèti
le pouvoir dont le sacerdoce est le ministère à l'égari
des fidèles. Le clergé joue dans la société religieux
active le même rôle que la noblesse joue dans la société
politique. D'ailleurs, d'une manière plus générale, il
est visible qu'il y a une analogie entre les deux cons-
titutions politique ou religieuse et qu'il s'opère entre
elles ;jne sorte de communion dans la société civile :
c'est pourquoi Donald est opposé à la sépai'ation.
L'ensemble de la doctrine éditée par de Bonald est
un traditionalisme. En quoi consiste précisémen
ce traditionalisme? « La vérité, dit de Bonald, quoiqu
oubliée des hommes, n'est jamais nouvelle : elle est d
commencement, ab initio. L'erreur est toujours un^
nouveauté dans le monde ; elle est sans ancêtres e^
sans postérité ; mais par cela même elle flatte l'orgueil
i
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES 293
et chacun de ceux qui la propagent s'en croit le père. »
{Madame de Staël, p. 162.) C'est de cette conception tra-
ditionaliste de la vérité que Bonald a cherché à poser
le fondement philosophique. Il s'attaque à la concep-
tion de la suffisance de la raison individuelle. Or, en s'y
attaquant, il ne croit pas aller à l'encontre de la grande
philosophie du dix-septième siècle ; il croit au con-
traire la restaurer et la compléter. Il loue Descartes
d'avoir élevé l'esprit au-dessus des sens. Il loue parti-
culièrement Malebranche d'avoir si fortement insisté
sur l'union nécessaire de l'homme avec Dieu ou avec
le Verbe divin. Ni à l'un ni à l'autre il ne reproche
d'avoir fait de la raison l'organe de la vérité : il exprime
seulement le regret qu'ils n'aient point vu que la com-
munication de la raison à l'homme se fait par la société.
Or le moyen par lequel la vérité dans la société se
communique, c'est la parole. Mais la parole ne saurait
être d'institution humaine. C'est le même parti qui
soutient que la parole est d'institution humaine et que
la société est une convention arbitraire. {Législation
primitive, t. II des Œuvres^ p. 72, Discours prélimi-
naire.) C'est le même qui soutient aussi que la révé-
lation et la raison se distinguent jusqu'à s'opposer :
comme si la révélation ne devait pas être raisonnable,
ou que la raison ne fût pas acquise par une instruction
qui n'est autre chose qu'une révélation divine ou
humaine. (Législation primitive, t. II des Œuvres,
p. 67, Discours préliminaire.) Si la parole est d'insti-
tution humaine, il en résulte deux conséquences. D'un
côté, il n'y a pas de société nécessaire, car la société
étant impossible sans la parole devait attendre le
hasard heureux de cette belle invention. D'un autre
côté, il n'y a pas non plus de vérités nécessaires, puisque
toutes les vérités nécessaires ne nous sont connues que
par la parole et que nos sensations ne nous trans-
mettent que des vérités relatives et particulières.
{Législation primitive, t. II des Œuvres, p. 75, Dis-
cours préliminaire.)
è94 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
I
Que rhomme ne peut penser sans le secours des
mots ; qu'une science n'est qu'une langue bien faite,
c'était là une thèse que Condillac et les idéologues
avaient soutenue, et il semble que, en paraissant l'ac-
cepter, de Bonald se rallie à une thèse sensationniste.
(V. Législation primitive^ Discours préliminaire^ p. 58.)
Mais il n'en accepte que les prémisses pour en repous-
ser d'autant plus les conclusions. Plus la parole appa-
raît indispensable à l'exercice et même d'une certaine
façon à la constitution de la pensée, plus il est impos-
sible qu'elle ait été humainement inventée. Et Bonald
loue Rousseau d'avoir dit contre Condillac que « la
parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir
l'usage de la parole. » (V. Législation primitive^ Dis-
cours préliminaire^ P- 57, — et Sur la Pensée de Vhomme^
t. III, p. 162.)
Bonald observe en effet que la parole est nécessaire
non seulement pour communiquer aux autres la con-
naissance de sa pensée, mais encore pour en prendre
soi-même la connaissance intérieure. Penser, pour lui,
c'est parler à soi, comme parler, c'est penser pour les
autres. De là vient qu'on emploie couramment les
expressions : — s'entretenir avec soi-m^ême, s'entendre
soi-même, — comme on dit : — s'entretenir avec les
autres, être entendu des autres. — Avant donc de con-
sidérer l'usage de la parole extérieure, il y a lieu d'exa-
miner le rôle de la parole intérieure. On apercevra
clairement alors qu'il faut que l'homme sache la parole
avant de parler, ce qui exclut toute idée de l'inven-i
tion de la parole par l'homme. « Il est nécessaire que
l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée. »
(Discours préliminaire^ p. 55.)
Il faut expliquer l'être pensant par l'être parlant.
Cela revient à dire qu'il ne faut pas user de la méthode
des idéologues, lesquels s'enferment dans l'entende-
ment pour le disséquer. Une telle méthode est inévi-
tablement condamnée à un échec. En effet, observe
de Bonald, « l'homme, étudiant son intelligence avec
DE DONALD ET LES TRADITIONALISTES 295
son intelligence et pensant en quelque sorte sa pensée,
ressemble à celui qui voudrait s'enlever sans prendre
au dehors aucun point d'appui, ou qui s'efforcerait de
voir son œil sans miroir et de connaître son tact en
lui-même et sans l'appliquer à un corps. » (Discours
•préliminaire^ p. 97.)
Il reste à préciser les rapports de la parole et de la
pensée. Parfois Bonald semble outrer sa thèse jusqu'à
faire entendre que la parole crée la pensée. Mais ce
n'est pas là la position qu'il occupe habituellement,
ni normalement. Il reconnaît d'ordinaire la suprématie
et l'antériorité de droit de la pensée. « La pensée elle-
même, écrit de Bonald, est distincte de son expression
et la précède : c'est la conception qui précède la nais-
sance. L'homme a la pensée en lui-même, puisqu'elle
se réveille à l'occasion de la parole orale ou écrite
qu'il entend ; car si l'oreille ouït, si les yeux lisent,
c'est l'esprit qui entend. La pensée est native, la parole
est acquise ; mais la pensée n'est pas visible sans une
expression qui la réalise, et l'expression n'est pas intel-
ligible sans une pensée qui l'anime. Une expression
sans pensée est un son, une pensée sans expression
n'est rien, nihil sine voce^ a dit saint Paul. Là est le
moyen de conciliation entre les partisans des idées
spirituelles et les partisans des sensations transfor-
mées, entre les disciples de Descartes et de Male-
branche et ceux de Locke et de Condillac. » (Législa-
tion primitive^ liv. I, chap. i, xxiii, t. II, p. 327-328.)
Autrement dit, la faculté de penser existe en nous
comme une donnée native : c'est l'expression qui est
transmise par les sens et qui nous vient du dehors,
c'est-à-dire de la société. Mais l'expression elle-même,
tout en étant acquise, est naturelle à l'homme social.
Mais si la société a le dépôt du langage qu'elle trans-
met, elle n'a pas pu l'invenler, pas plus que l'homme
individuel, car elle ne pouvait exister sans lui. La
parole, et l'écriture qui a dû être donnée à l'homme
plus tard quand la société domestique est devenue
896 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
société politique, ne peut être qu'un don de Dieu. Sur
la façon dont le don s'est fait Bonsld ne s'explique
pas, par principe : il suffit de montrer la nécessité de
cette origine du langage et de l'écriture. Avec la parole
Dieu a donné à l'homme des vérités, des maximes de
croyance et des règles de conduite, des, lois pour ses
pensées et pour ses actions. La parole primitive a pu
subir des altérations du fait des passions humaines :
mais, tout autant qu'elle se développe suivant la loi
sociale que la raison divine lui assigne, elle continue
à révéler la vérité. Par la parole, au lieu de penser par
opinion et d'agir par individualité, nous pensons par
sentiment et nous agissons socialement : nous pensons
et nous agissons en Dieu.
La théorie du langage constitue dans la philosophie
de Bonald la plus importante de ses vues sur l'esprit
humain. L'ensemble de sa conception affecte un carac-
tère spiritualiste en même temps que social. La preuve
en est dans la définition qu'il donne de l'homme en
qui il voit « une intelligence servie par des organes ».
11 fait visiblement effort pour opérer la liaison du tra-
ditionalisme et du rationalisme au nom même de la
vérité religieuse. « On nous a contesté la raison lorsque
nous n'opposions que la foi ; on nous contestera peut-
être la foi lorsque nous opposerons la raison, parce
qu'on ne sait pas que, pour toute connaissance, même
profane, la foi précède la raison pour la former, et que
la raison suit la foi pour raffermir. » {Législation pri-
mitiçe, liv. II, chap. xx, t. III, p. 143.)
En somme, Bonald manifeste un sens remarquable- j
ment net de l'insuffisance de l'individualisme ; mais l'ef-
fort qu'il tente pour corriger et pour mater la tendance
individualiste est institué du dehors. Il a une notion
trop pauvre de l'esprit et une notion trop indéterminée
des rapports réciproques de la vérité, de l'autorité et
de la justice qu'il considère volontiers comme exté-
rieures aux personnes humaines. Aussi n'arrive-t-il pas
à marquer le point de raccord où la personnalité donnée
I
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES 297
du dedans et la vérité fournie du dehors se rejoignent
et se fondent. Tout ce qu'il observe, tout ce qu'il fait
valoir représente un ordre extérieur. Il ne se demande
pas comment l'homme doit être constitué pour pou-
voir faire sienne la vérité qu'il reçoit par la voie sociale.
Malgré ses qualités d'observateur, il reste encore trop
asservi à l'abstraction, plus semblable en cela à Rous-
seau qu'il ne le pense. Dans son œuvre, l'homme de-
vient un être abstrait et le pouvoir est posé avec une
telle vigueur que la personnalité en est comme dé-
truite.
Soutenu par de Donald avec la force de conviction
que l'on vient de voir, le traditionalisme fut défendu
en même temps par Joseph de Maistre. « Est-il pos-
sible, écrivait de Maistre à Bonald après la publica-
tion par ce dernier des Recherches philosophiques^ que
la nature se soit amusée à tendre deux cordes aussi
parfaitement d'accord que votre esprit et le mien?
C'est l'unisson le plus rigoureux. » De Maistre a subi
l'influence des mêmes événements dans le même sens
que Bonald. Mais il traduit des pensées et il exprime
des sentiments analogues avec un esprit plus alerte,
plus agressif et aussi plus sarcastique que ce dernier.
Comme lui, il s'élève avec vivacité contre l'artificia-
lisme du dix-huitième siècle, contre la prétention à
construire la société ou à la refaire, contre l'invention
des langues, contre la souveraineté populaire. Il tente
de restaurer la valeur absolue de la tradition, de l'his-
toire, de la souveraineté du droit divin. En restaurant
tout ensemble la religion et la royauté, il s'efforce en
outre que celle double restauration en suppose essen-
tiellement une autre, celle de la papauté, dont la sou-
veraineté est à ses yeux infaillible et absolue. Par là
il se différencie de Bonald chez qui on découvre les
traces d'un certain gallicanisme. Il se distingue aussi
de celui-ci en ce que, tout en portant parfois plus encore
que lui à l'absolu les thèses qui leur sont communes, il
298 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
garde un sentiment plus vif de la relativité des insti-
tutions et de la variété des hommes.
Joseph de Maistre a développé sa doctrine du « gou-
vernement temporel de la Providence » dans ses Soi-
rées de Saint-Pétersbourg. Cet écrit oppose l'optimisme
théologique à l'optimisme humanitaire du dix-huitième
siècle. L'erreur de cette dernière conception consiste à
juger de l'ordre de la nature et des sociétés par son
rapport à ce que la raison humaine estime bon et vrai.
Au contraire, de Maistre s'applique à faire ressortir
ce que les desseins et les décrets de la Providence ont
de déconcertant pour la pauvre raison humaine. Telle
est par exemple chez lui la justification de la guerre.
L'homme étant donné avec sa raison, ses sentiments
et ses affections, il n'y a pas moyen d'expliquer humai-
nement comment la guerre est possible. Dans l'homme
en effet, malgré son immense dégradation, il y a un
élément d'amour qui le porte vers ses semblables et
qui fait que la compassion lui est aussi naturelle que
la respiration. Pourquoi va-t-il, au premier son du
tambour et sous l'empire d'une sorte d'allégresse,
mettre en pièces sur le champ de bataille son frère qui
ne l'a jamais offensé et qui lui prépare de son côté, s'ifl
le peut, le même sort ? Matériellement parlant, le mili-
taire joue le rôle du bourreau. Pourquoi donc son rôle
est-il exalté, glorifié, ennobli? Il faut pour cela que
les fonctions du soldat tiennent à une grande loi du
monde spirituel. Or cette loi apparaît déjà dans lej
vaste domaine de la nature vivante : là déjà il régnai
une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres
les uns contre les autres, in mutua funera. Mais l'ana-
thème qui est à l'origine de cette loi frappe plus direc-
tement et plus visiblement la race humaine. Voilà]
d'où vient la guerre. C'est pourquoi elle est divine eiy
elle-même, comme elle est divine dans ses causes et
dans ses conséquences qui échappent à toute volonté*^
humaine, comme elle est divine dans l'indéfinissable
force qui en détermine les succès. Car les batailles ne._
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES 299
se gagnent ni ne se perdent physiquement et la puis-
sance morale a une action immense à la guerre. —
Cette théorie de la guerre avait dans la pensée de son
auteur une valeur absolue. Mais elle comportait aussi
une signification relative et une valeur de circons-
tance en ce que visiblement elle tendait à combattre
les illusions du dix-huitième siècle qui préconisait et
entrevoyait déjà une paix perpétuelle toute proche.
Elle est liée au sentiment très vif d'un mal radical et
d'une humanité dégradée. Elle se rattache également
au dogme de la réversibilité du mal et de la réversibi-
lité du bien.
Telle nous apparaît la thèse traditionaliste chez le
vicomte de Donald et chez Joseph de Maistre. Elle
sera reprise par Lamennais avec la critique de la rai-
son individuelle. Ce dernier placera le critérium de la
vérité dans le consentement universel. Il part du carac-
tère social de la vérité dont l'Église a le dépôt. Mais il
transporte de l'Église enseignante au peuple l'autorité
qui a la puissance de la manifester. Et il arrive ainsi
en fin de compte que le mouvement traditionaliste,
développé contre la conception démocratique de Rous-
seau, y fait retour. Cet aboutissement paradoxal de la
doctrine en marque l'insuffisance. L'opposition de la
philosophie traditionaliste à la philosophie artificia-
iste du dix-huitième siècle avait en effet le tort de
ODiCttre en œuvre des éléments trop indéterminés. Pour
porter remède au mal que l'on prétendait combattre,
J fallait éditer une doctrine à la fois plus concrète et
:»Ius métaphysique, il fallait fonder une philosophie
îoncrète de l'esprit.
CHAPITRE XIII
MAINE DE BIRAN
Avec Maine de Biran se constitue, en ce qu'elle a e
de plus original et de plus profond, la philosophie spi
ritualiste française du dix-neuvième siècle. Mais ci
n'est pas du premier coup qu'il l'a conçue et établi
Pendant un certain temps il a adopté, sinon dans le
teneur entière, au moins dans leurs principes et da
quelques-unes de leurs thèses essentielles, les do
trines de Condillac et de l'Idéologie. S'il s'en est déta-
ché, au point même de s'y opposer complètement, ce
n'est pas pour en avoir méconnu le sens : c'est pour
en avoir jugé, après examen, les méthodes et les solu-
tions tout à fait inadéquates aux problèmes qu'elles
prétendaient résoudre.
A dire vrai tous ces problèmes étaient subordonné8|
pour lui à un problème capital qu'il n'avait emprunt^
ni aux philosophes de l'école de Condillac, ni à d'autres,,
mais qui avait émergé de ses observations sur hné
même ; et ce problème était celui-ci : — Sur quoi
l'âme peut-elle s'appuyer pour se fixer, et pour se fixer
dans un état de calme, de perfection et de bonheur? —
A la fois péniblement ému et passionnément curieux
de toutes les fluctuations de sa nature sensible ; souf-
frant d'une instabilité qui lui fait craindre la joie
presque autant que la douleur, mais qui surtout
contredit en lui le besoin vivement senti et l'idée
nettement conçue d'une existence sans trouble et
régulièrement heureuse ; préoccupé de suivre ces chan-
1
MAINE DE BIRAN 301
gements sans arrêt de son être qui, en l'empêchant de
se laisser aller à vivre tout uniment, le provoquent à
se sentir vivre ; ayant, autant que le goût, la faculté
de s'analyser intérieurement et l'exerçant avec une
assiduité et une pénétration dont témoigne ce docu-
ment incomparable qu'est son Journal intime, Maine
de Biran découvre dans son expérience personnelle
les raisons premières de ce dualisme qui détermine le
sens de son problème : peut-il considérer comme étant
siens, ou plutôt comme étant lui, ces sentiments
obscurs et contradictoires dont il est affecté, qui sont
certainement liés à des modifications organiques, et
sur lesquels il se reconnaît incapable d'avoir aucune
influence décisive? Et si ces états ne sont pas son Moi,
où donc est son Moi et en quoi consiste-t-il?
Mais tout en dégageant ce problème avant tout de
lui-même, Maine de Biran l'a revêtu d'une significa-
tion philosophique qui dépasse les limites et la portée
de ses observations individuelles. C'est-à-dire qu'il a
demandé à la philosophie, non point de s'incliner
devant un cas singulier, mais d'entendre ce que ce
cas singulier pouvait exprimer d'universel. Sa curio-
sité, entretenue et excitée par des lectures nombreuses
et même quelque peu éparses, l'a mis en communica-
tion, sur les sujets qui l'occupaient, avec d'autres
esprits que le sien, tandis que sa puissance de réflexion
était portée à poursuivre l'examen de la vie intérieure
jusqu'^aux faits qui devaient en requérir ou en pré-
parer la théorie.
Sa pensée philosophique ne fut véritablement cons-
tituée que vers le moment où il entreprit de traiter
cette question mise au concours par l'Institut en oc-
tobre 1799 : Quelle est l'influence de l'habitude sur la
faculté de penser? Mais auparavant il avait cherché
son chemin en divers sens, et il avait noté, non pour
le public, mais pour lui-même, quelques-unes des idées
qui répondaient à ses tendances. Si dès l'abord il
accepta de Gondillac le principe général selon lequel
302 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
nos idées viennent des sens, il ne voulut point en por-
ter les conséquences jusqu'à la thèse de la sensation
transformée, et il ne crut point que le développement
des données sensibles fût réglé par une simple méthode
logique sans intervention des facultés propres de l'es-
prit. Par endroits et par moments, il faisait appel à la
conviction intérieure pour que la vie mentale ne fût
pas confondue avec une simple œuvre d'analyse. II.
inclinait à une interprétation dualiste de la nature
humaine. Il avait en outre une aversion très décidée
pour les explications purement mécanistes du monde.
Pour ce qui était de la vie morale et religieuse, il cédait
parfois à un certain sentimentalisme qui lui était sug-
géré par Rousseau.
Mais quand il prit part au concours ouvert par l'Ins-
titut et se mit à composer ses deux Mémoires sur
VHahitude (le second complétait le premier qui avait
eu une mention très honorable et obtint le prix qui
avait été réservé), il avait conçu de son propre avis
la doctrine qui en faisait le fond sous l'influence pré-
pondérante des idéologues. Ces deux Mémoires au
fond n'étaient rien moins qu'un essai pour refaire
l'œuvre de Condillac, sans renoncer d'ailleurs au prin-
cipe d'après lequel toutes les idées viennent des sens,
mais en interprétant et en appliquant ce principe
comme l'avaient fait déjà Cabanis et Destutt de Tracy,
et en poussant cette interprétation et cette applica-
tion jusqu'à un point où il dépasse déjà nettement les
thèses des idéologues.
Son expérience personnelle, bien avant la lecture de
Cabanis, lui avait appris l'existence de cette sensibi-
lité interne dont les effets tantôt se mêlent à ceux des
impressions externes, tantôt s'y opposent par leur
irrégularité extrême et leur instabilité. Et la lecture
de Cabanis lui avait expliqué qu'il y a d'autres sources
des idées et des déterminations morales que les impres-
sions faites sur nous par les objets du dehors ; qu'il
faut tenir grand compte, non seulement des impres
ÎS- J||
À
MAINE DE BIRAN 303
sions qui résultent des fonctions des organes internes,
mais encore de celles que reçoit directement le sys-
tème nerveux à la suite de certains changements qui
se produisent en lui-même. C'est l'erreur de Gondillac,
déclare Maine de Biran après Cabanis, d'avoir consi-
déré les impressions reçues par les sens externes
comme les causes exclusives des idées et des appétits
mêmes des êtres sensibles : certaines conséquences de
celte thèse sont en désaccord complet avec les faits.
Gondillac par exemple fait de l'instinct le résultat de
l'expérience et de l'habitude ; mais l'instinct, se dé-
ployant avant toute expérience possible, se rattache
à des causes très différentes de celles qu'enveloppe le
hasard des circonstances extérieures ou le mécanisme
d'une éducation artificielle. En outre, si c'est de l'exer-
cice des seuls sens externes que procède l'entendem^ent,
les hommes ne doivent différer entre eux d'intelli-
gence que par la finesse plus ou moins grande de ces
sens ; mais l'on^ constate dans les esprits des inégalités
et des variations qui, loin de provenir de ce que l'on
nomme l'expérience, correspondent avant tout aux
dispositions des organes internes, à leur genre et à leur
degré d'excitation, à la diversité de leurs états. Aussi
y a-t-il lieu d'engager l'étude de l'homme dans la voie
si nettement et si profondément tracée par Cabanis :
l'analyse des signes et des méthodes de raisonnement
ayant donné à peu près tous les résultats que l'on
pouvait en attendre, il est temps d'insister sur les
conditions organiques du développement des facul-
tés intellectuelles. Or ce recours à l'explication phy-
fiiologique a pour corrélatif indispensable, selon Maine
de Biran, un usage plus varié et plus souple de
toutes les facultés de l'observation intérieure ; car
il s'agit d'atteindre des états variables et obscurs qui
échappent au mécanisme d'une logique abstraite.
Telle est donc la conséquence de l'intervention de
la physiologie en ces matières : elle provoque la
réflexion à surprendre et à saisir en nous des façons
304 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
d'être dont cette même réflexion n'a pas déterminé
le cours.
Or, si l'habitude se 'dérobe aux explications idéolo-'
giques ordinaires, ce n'est pas seulement parce que
pour se former et s'exercer elle rencontre des condi-
tions et des limites dans les sensations internes et
dans l'action spontanée du cerveau ; c'est encore parce
qu'elle manifeste son influence par des effets très
divers et même contraires, irréductibles à une repré
sentation uniforme. Destutt de Tracy avait déjà
insisté sur la différence et même l'opposition des résul-
tats dus à l'habitude : l'habitude, avait-il dit, tour à^
tour exalte ou attiédit la sensibilité physique et
morale, affaiblit la passion ou la convertit en un
besoin impérieux, engourdit ou avive la mémoire.
Mais il n'avait point recherché la cause profonde de
cette disparité d'effets. Il aurait pu cependant la
découvrir s'il avait appliqué au problème de l'habi
tude et des rapports de l'habitude avec la faculté
de penser la doctrine par laquelle il avait rectifié et
tâché de compléter Condillac. Il avait soutenu que^
ce n'est pas à notre tact, mais à la faculté de no
mouvoir que nous devons la connaissance des corps ;
que cette faculté de nous mouvoir et d'en avoir cons
cience est une espèce de sixième sens, le seul qui nous
fasse sentir le rapport qu'il y a entre notre moi et les
objets extérieurs. Il avait montré enfin que, d'une
façon plus générale, la motiliié est non seulement la
source de certaines idées qui ne sauraient procéder
des autres sens, mais encore la condition d'exercice
de la mémoire et du jugement. Mais Tracy, selon
Maine de Biran, n'avait pas saisi toute l'importance
de sa découverte, et il semblait même s'être efforcé
par la suite de l'atténuer. Chez lui la motilité est un
sens qui s'ajoute aux autres sens plus qu'il n'en diffère
radicalement : elle enrichit notre nature d'être sen-
tant plus qu'elle n'en révèle un aspect contraire.
C'est pourquoi il n'avait pas songé à faire cadrer
i
MAINE DE BIRAN 305
l'opposition de la motilité et des autres sensations
avec l'opposition des effets engendrés par l'habitude.
Maine de Biran au contraire va mettre en lumière
cette correspondance en partant de la différence
essentielle qu'il y a entre la faculté de sentir et la
faculté de mouvoir.
Ce n'est pas que Maine de Biran renonce au prin-
cipe d'après lequel toutes nos connaissances viennent
des sens. Il réclame seulement que l'on emploie
comme terme générique le mot impressions et que
l'on distingue entre les impressions passives ou sensa-
tions proprement dites et les impressions actives ou
perceptions. Or la vérité de cette distinction apparaît
dès que l'on analyse chacun de nos sens. C'est en
proportion de la mobilité de ses organes que chacun
de nos sens est capable de perceptions nettes, tandis
qu'il ne reçoit que des impressions passives et obscures
dans la mesure où ses organes restent immobiles. Étu-
dions par exemple le tact : lorsque les qualités tactiles
ne font que chatouiller, irriter ou repousser vivement
les extrémités nerveuses, nous n'éprouvons que des
modifications affectives confuses et qui ne sont pas
susceptibles d'être remémorées ; tandis que le tact
actif, aidé surtout par la main, excelle à percevoir et
à analyser la variété des formes et des autres pro-
priétés tactiles. Ce qui fait donc la supériorité du tact
sur les autres sens, c'est qu'il met en jeu des organes
extrêmement mobiles, tandis qu'un sens tel que
l'odorat, dont Condillac prétend faire sortir les opé-
rations les plus compliquées, est réduit aux modifi-
cations les moins précises, et les moins nettes. De là
l'importance souveraine qu'a pour la formation de
nos connaissances l'impression d'effort volontaire et
de résistance : c'est à cette impression que nous
devons la connaissance de notre moi et celle du non-
moi. Si l'individu ne s'efforçait pas pour se mou-
voir, il ne connaîtrait rien ; si rien ne lui résis-
tait, il ne connaîtrait rien non plus ; il n'aurait l'idée
20
306 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
d'aucune existence, pas même de la sienne propre
La distinction entre les éléments passifs et les élé
ments actifs de nos impressions se justifie encore
lorsque nous considérons les déterminations mentales
qui plus ou moins exactement les reproduisent : elle
est ici la distinction entre le réveil des images et le
rappel des idées. Il y a d'abord les cas dans lesquels
les images renaissent spontanément, accompagnées
sans doute de certains mouvements, mais de mouve-
ments qui les suscitent et qui par suite ne les règlent
pas : tandis qu'il y a des cas dans lesquels les mouve-
ments volontaires qui ont formé les impressions actives
et qui ont concouru à les rendre distinctes sont les
moyens employés en vue de leur retour ; ils sont les
signes des impressions qu'ils avaient fait apparaître,
ou du moins apparaître plus nettes : signes naturels
d'abord ; mais par réflexion et par analogie ils sont
étendus à bien des manières d'être avec lesquelles ils
n'avaient d'abord que des rapports plus ou moins
lointains et indirects ; et, devenus ainsi signes arti-
ficiels ou d'institution, ils rendent la mémoire possible.
La mémoire est donc bien distincte de l'imagination :
n'est-il pas vrai qu'on est entraîné par son imagina-
tion, tandis qu'on dispose de sa mémoire? |B|
Ainsi la faculté de penser ne saurait dériver de la '
sensation prise en gros ; elle se développe par la pré-
dominance des éléments actifs et moteurs qui dans
nos impressions se distinguent profondément des élé-
ments passifs et sensitifs. Cette distinction, établie
par les analyses antérieures, va être justifiée par une
remarquable contre-épreuve qui constituera, à vrai
dire, la réponse à la question posée. S'il est en effet
reconnu que l'opposition des résultats engendrés par
l'habitude correspond rigoureusement à cette dis-
tinction, c'est que cette distinction est bien réelle et
non pas seulement abstraite ; et de plus l'explication
ainsi fournie de la disparité des effets de l'habitude
permet de discerner plus" exactement ce qui est donné
I
i
i
MAINE DE BIRAN 307
et ce qui est acquis, ce qui persiste et ce qui s'efface
dans le développement de l'esprit humain.
Or voici la loi qui définit l'influence de l'habitude
et qui ramène à une règle la disparité de ses effets :
toutes nos impressions, de quelque nature qu'elles
soient, s'affaiblissent graduellement lorsqu'elles sont
continuées pendant un certain temps ou qu'elles sont
fréquemment répétées ; mais tandis que les unes —
les impressions passives ou sensations — s'obscur-
cissent toujours davantage et tendent à s'évanouir
tout à fait, les autres, en devenant plus indifférentes,
conservent et même accroissent leur netteté et leur
précision. Par exemple, à force de sentir la même
odeur, nous ne sentons rien du tout ; mais si la résis-
tance, les degrés de lumière, les couleurs s'affaiblissent
aussi bien par leur répétition et leur continuité, il
arrive que moins nous les sentons, mieux nous les
percevons. Percevoir diffère donc essentiellement de
sentir et les impressions qui s'altèrent le plus par leur
répétition sont celles dont les organes sont le moins
capables d'exercer un effort ou d'éprouver une résis-
;ance. Par suite, en affaiblissant l'élément sensitif
de nos perceptions, l'habitude met davantage ces der-
nières sous l'empire de notre faculté perceptive :
c'est quand l'action de la lumière perd de sa force trop
vive, c'est quand les couleurs perdent de leur éclat
rop violent que la vision devient distincte ; en outre
'habitude rend de plus en plus aisés, de plus en plus
prompts et précis les mouvements auxquels est liée
a faculté de percevoir ; enfin elle associe de plus en
}lus par la concomitance des mouvements qui leur
correspondent des impressions d'origine diverse, si
bien que l'esprit passe des unes aux autres et les com-
bine ensemble avec une rapidité et une sûreté crois-
santes. De la sorte les unes deviennent les signes des
iutres. Mais l'entendement n'est véritablement cons-
itué que lorsqu'il substitue aux signes qui ne sont
lels que par l'imagination les signes volontaires et
308 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
articulés qui servent de fondement à la mémoire etj
qui ont pour caractère d'être de plus en plus maniables
et disponibles. Certes les signes volontaires et arti-
culés qui rendent possible le rappel des idées peuvent
par l'habitude déchoir jusqu'au rôle de signes passifs,
réveillant des images vagues. Mais cela montre aussi
dans quel sens Maine de Biran a entendu l'influence
de l'habitude sur la faculté de penser ; la clarté et la
précision plus grandes des éléments actifs et moteurs
ne doivent pas toujours être prises pour la clarté et
la précision plus grandes de la connaissance qui en
accompagne le jeu : c'est surtout dans les objets ou
les produits de nos facultés intellectuelles qu'elles sgj
révèlent ; mais il ne résulte pas de là non plus qu'en
rendant les mouvements insensibles et en les aggluti-
nant toujours davantage l'habitude exerce sur eux
la même influence de dégradation que sur les états
affectifs : tant s'en faut ; car les mouvements habi-
tuels sont tels qu'ils se prêtent, comme moyen, à un
nouveau déploiement de facultés actives, qu'ils
peuvent par l'attention recouvrer leur première clarté
de conscience, tandis que par la même attention les
sensations habituelles ne sauraient être ravivées. En
tout cas c'est la possibilité de remonter le cours des
habitudes actives antérieures et de se donner des
habitudes actives nouvelles qui assure le développe-
ment de la faculté de penser et l'emploi scientifique du
langage. Un mécanisme logique ne peut suffire à les
expliquer : c'est de l'activité en exercice que dépend
tout progrès de l'esprit.
Telle est donc la doctrine que l'on trouve au fond
des deux Mémoires sur VHabitude, et l'on peut dire
que la totalité des éléments qui la constitue subsistera
dans l'œuvre ultérieure de Maine de Biran. La dis-
tinction radicale de la sensation et de la perception,
de l'imagination et de la mémoire, des états afl'ectifs
et du jugement de personnalité ; le recours à l'effort
moteur pour fonder cette distinction ; l'analyse du
il
MAINE DE BIRAN 309
rôle de cet effort dans le jeu des sens et dans la com-
binaison de leurs données ; l'affirmation de l'activité
de la pensée comme supérieure aux signes qu'elle
institue et à la méthode qu'elle emploie : la philoso-
phie de Maine de Biran sera-t-elle plus qu'un déve-
loppement de ces thèses? Non certes en un sens.
Pourtant en un autre sens Maine de Biran va bien
établir une philosophie nouvelle : mais ce sera moins
par des changements matériels apportés aux théories
des Mémoires sur VHabitude que par une transposi-
tion formelle du principe de ces théories. Tout en
ajoutant dans ses Mémoires aux conceptions de
Cabanis et de Tracy, il ne s'était dégagé nettement
ni de leur pensée, ni de leur méthode, ni de leur lan-
gage, et plus tard il se reprochait sévèrement à lui-
môme d'avoir dans « cette œuvre imparfaite de sa
jeunesse irréfléchie et présomptueuse » trop usé d'ex-
plications « physiologiques hypothétiques et d'ex-
pressions matérialistes ». Cependant au moment même
de la publication de son livre, il faisait ressortir dans
une lettre à de Gérando la signification spiritualiste
de la distinction qu'il avait établie entre les facultés
passives et les facultés actives. Mais son spiritualisme
original ne devait pas consister uniquement à mettre
en relief l'effort volontaire : il devait de plus en faire
un pouvoir essentiellement intérieur et hyperorga-
nique. Il devait consister aussi à définir la méthode par
laquelle ce pouvoir pouvait être saisi en des termes qui
l'opposent à la méthode observée par les idéologues,
à la méthode que lui-même avait suivie. Et ce fut là
l'objet du Mémoire sur la Décomposition de la pensée
par lequel il répondait encore à une question posée
par l'Institut.
Pour savoir en quel sens et à quel point de vue la
faculté de penser se prête à l'analyse, il faut expli-
quer la valeur de termes tels que faculté^ puissance,
force productive^ c'est-à-dire qu'il faut établir la signi-
fication et la portée de l'idée de cause dont ces termes
310 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
sont autant d'expressions, différentes dans la forme,
identiques dans le fond. Par réaction contre la scolas-
tique qui avait fait de ces termes un usage indiscret
et vague, la physique moderne a voulu se borner
à l'observation des phénomènes naturels et à la
recherche expérimentale de leurs lois de succession,
et elle a pris dès lors à l'égard de l'idée de cause une
double attitude. En tant que cette idée désigne une
cause individuelle, une cause productive de phéno-
mène, la physique la traite comme une inconnue dont
elle ne peut déterminer la valeur, faute de pouvoir
la mettre en rapport avec des quantités connues de
la même espèce : elle déclare que, hors du rapport
d'antécédent à conséquent, le lien réel qui unit l'effet
à la cause, la production réelle de l'effet par la cause
échappent à nos expériences objectives. En tant que
l'idée de cause est simplement le signe qui totalise
une série de faits analogues donnant lieu aux mêmes
rapports généraux ou lois, la physique la traite comme
une expression complexe qui représente abréviative-
ment des valeurs déterminées et qu'il est toujours
possible de développer ; et c'est à cet usage de l'idée
de cause ainsi entendue qu'elle essaie de se tenir.
Mais la première idée de cause est tellement inhérente
à l'esprit qu'elle sollicite les démarches du physicien,
quoi qu'il veuille, à des explications plus simples :
seulement, comme le physicien ne connaît les explica-
tions que comme des réductions à des propriétés
générales ou à des rapports généraux, simplifier, pour
lui, c'est généraliser davantage, au risque souvent
de se contenter de fausses analogies et de concevoir
des hypothèses arbitraires. La question est de savoir
si pour une autre science que la physique la causalité
individuelle n'est pas accessible et déterminable. Or
la science de l'esprit a eu le tort de se modeler aveu-
glément sur la physique : le fait véritablement inté-
rieur ne saurait être saisi ou conçu hors du sentiment
ou de l'idée de sa cause individuelle. Par exemple,
MAINE DE BIRAN 311
dans l'effort que la volonté détermine, le sentiment
de la force moi qui produit le mouvement et l'effet
senti de contraction musculaire sont bien deux élé-
ments constitutifs de la perception d'effort volon-
taire ; et les deux éléments sont si unis l'un à l'autre
qu'ils ne peuvent être séparés sans que la perception
soit dénaturée, sans qu'elle soit réduite à la sensation
passive qui a lieu, par exemple, dans ces exercices
de la contractilité organique comme est un battement
du cœur. Ici on ne peut plus faire abstraction de la
cause motrice individuelle ; on ne peut en convertir
la notion singulière en une idée générale abstraite ;
on n'a pas le droit de changer la valeur de mots tels
que ceux A'' attention^ de rappel des idées ^ en leur fai-
sant signifier, par une généralisation abusive, toute
sensation devenue prépondérante par sa propre viva-
cité et indépendamment de la puissance qui la rend
telle, toute modification reproduite spontanément et
indépendamment de la force reproductrice : ce serait
substituer au sens réel et métaphysique des termes
un sens purement logique et artificiel. Ici donc ne
vaut plus la méthode baconienne qui nous apprend
à procéder de la connaissance des effets à celle des
causes : dans l'effort volontaire, la perception de l'effet
ne saurait être isolée du sentiment de la cause.
Ainsi Maine de Biran prépare l'établissement de
sa doctrine par un examen tout à fait original de
l'idée de cause. Il en dédouble l'usage en usage psy-
chologique et en usage physique, mais de façon à
montrer que c'est la causalité psychologique qui est
réelle et individuelle, tandis que la causalité physique
est générale et en quelque sorte purement symbo-
lique.
Cependant toute la vie mentale de l'homme ne pro-
cède pas de la causalité du moi et n'est pas concen-
trée dans la puissance motrice volontaire ; elle est
d'abord liée à des fonctions dont le jeu est réglé par
l'état de l'organisme et par le rapport de l'organisme
312 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
i
avec le monde extérieur, sans que le moi, sans que la
}3ersonne proprement dite intervienne. Il y a en nous
tout un ensemble de modifications qui sont simple-
ment senties, des modifications que nous devenons,
pour emprunter à Condillac une expression dont il
n'a pas saisi toute la portée. Car c'est bien en effet
par la sensation, comme l'a soutenu Condillac, que
débute notre vie mentale ; mais cette sensation est
pure sensation encore plus qu'il ne l'a imaginé : car,
si cette sensation est sentie, elle est sentie absolument
sans se rapporter à un moi. Il y a entre sentir et se
connaître sentant une différence radicale qu'il a eu
le tort d'effacer. Aussi, n'ayant pas saisi une dualité
là où elle est déjà réellement, Condillac n'a décomposé
ou recomposé la pensée que par un procédé logique
et abstrait. C'est le même défaut, pour le service de
doctrines contraires, que l'on trouve chez les méta-
physiciens qui, admettant sous une forme ou sous une
autre des idées inpées, les rattachent d'une façon
purement abstraite à la matière sensible de la connais-
sance. Mais l'on opère une décomposition réelle de la
pensée quand on montre que l'union de ses éléments
en suppose d'abord l'existence en quelque sorte origi-
nale et indépendante. S'il y a en effet des modes affec-
tifs où le sentiment du moi et avec lui certaines formes
consécutives de la perception n'entrent point, s'il y a
une multitude de degrés selon lesquels l'affection
sensitive puisse croître ou diminuer pendant que le
sentiment du moi et de son identité s'avive ou s'affai-
blit dans une proportion inverse, c'est qu'il y a dans
notre esprit des produits composés dont les facteurs
peuvent être saisis isolément. Et l'expérience nous
montre qu'il en est ainsi. Ces deux sortes d'éléments •
primitifs, effort volontaire inséparable de la cons-
cience du moi, affection résultant d'une disposition
organique, l'un uniforme et permanent, l'autre mul-
tiple et variable, peuvent s'associer en des combi-
naisons tantôt plus intimes, tantôt plus accidentelles.
MAINE DE BIRAN 313
|D'où la possibilité de procéder, soit par analyse en
dissociant dans un composé donné ces deux éléments,
soit par synthèse en reconstituant avec ces éléments
les types du composé. Mais, dans ce dernier cas, il
faut bien se garder de substituer aux éléments réels
et observables des éléments abstraits et hypothé-
tiques.
Il y a dans l'homme une vie affective sans cons-
cience, c'est-à-dire sans attribution au moi. Et Maine
de Biran s'est appliqué à montrer la réalité des états
qui constituent cette vie.
I On trouve déjà des états de ce genre jusque dans les
I sensations de nos sens externes. Les Mémoires sur
: VHahiiude avaient précisément expliqué comment ce
j qu'on appelle la sensation, réputée simple par les
j philosophes depuis Locke, se résout, par une analyse
vraie, en deux parties : l'une qui affecte sans repré-
senter, l'autre qui représente sans affecter. Maine de
Biran rappelle donc tous les éléments affectifs qui
entrent non seulement dans les sensations d'odorat et
de goût où ils sont prédominants, mais encore dans
les sensations auditives, visuelles et tactiles. Outre
ces éléments affectifs compris dans chacun de nos
sens externes, il y a aussi pour nous un état affectif
général qui précède toutes les modifications causées
par les impressions quelles qu'elles soient, externes
ou internes ; et cet état, selon les modifications qu'il
reçoit, devient agréable ou pénible et détermine des
mouvements de réaction en conséquence. Ce sont aussi
ces affections immédiates qui forment les instincts
dont la puissance aveugle embrasse toute la vie ani-
male ; ce sont elles aussi qui engendrent ces passions
locales, partielles, ces appétits brusques d'un organe
particulier qui se fait dominateur et qui provoque
sans le moi toute une série de mouvements automa-
tiques. Par elles s'expliquent ces variations perpé-
tuelles de notre vie sensitive qui tiennent à l'âge, à
la saison, à l'heure du jour. De telles dispositions
S14 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
affectives, en associant leurs effets inaperçus à l'exer-
cice des sens extérieurs et de la pensée même,
imprègnent les êtres et les choses de couleurs qui
semblent leur appartenir. Il y a là un phénomène,
comme dit Biran, de réfraction morale. C'est la réfrac-
tion morale qui nous montre la nature tantôt sous un
aspect riant et gracieux, tantôt couverte d'un voile
funèbre, qui nous fait trouver dans les mêmes objets
tantôt des motifs d'espérance et d'amour, tantôt des
sujets de haine et de crainte.
L'existence des états affectifs et leur indépendance
à l'égard du moi permettent de rendre compte non
seulement d'une partie de ce que nous sommes pen-
dant la veille ou dans la vie normale, mais encore du
sommeil, des rêves, des phénomènes de léthargie, de
catalepsie, d'extase, du somnambulisme, de l'aliéna-
tion mentale.
Certes ces états affectifs enveloppent un sentiment
immédiat d'eux-mêmes, et à ce titre ils ne sont pas
purement organiques. Mais il y aurait un abus de
langage à les déclarer proprement conscients, alors
que la conscience suppose la distinction du sujet et
de l'objet et que dans ces états sujet et objet sont J
confondus. Pour cette doctrine des perceptions obs- ^
cures, Maine de Biran reconnaît qu'il a eu Leibniz
comme précurseur. Il y a cependant une grande diffé-
rence entre les deux doctrines. La doctrine leibni-
zienne est originairement liée à des considérations
tirées des conditions de la connaissance, des exigences
de la loi de continuité, de la nécessité de faire varier
par d'insensibles degrés l'expression d'un même uni-
vers dans des monades harmoniquement unies entre
elles et cependant essentiellement discernables : les
vues psychologiques liées à la doctrine n'en sont que
des applications plus ou moins secondaires. Enfin la
doctrine a un caractère intellectualiste : les percep-
tions obscures, elles aussi, représentent l'univers. La
doctrine biranienne a été au contraire directement
I
MAINE DE BIRAN 315
constituée par l'explication de la nature humaine,
et c'est une conception dualiste qu'elle soutient ; le
moi peut s'unir aux aiîections, mais il en est profon-
dément distinct, et il faut même se bien garder de
confondre avec des états affectifs des modes de l'acti-
vité personnelle obscurcis par l'habitude. La notion
de la vie affective chez Maine de Biran est très voisine
de celle que M. Pierre Janet a essayé d'établir expéri-
mentalement sous le titre d'automatisme psycholo-
gique.
L'autre élément de la vie mentale, celui qui cons-
titue à vrai dire le moi et la personne, est l'effort mo-
teur volontaire. Cette théorie de l'effort moteur volon-
taire se trouve déjà avec sa prépondérance, sinon avec
toute la signification qu'elle a acquise par la suite, dans
les Mémoires sur VHabitude. Elle y est nettement liée
à la distinction fondamentale des facultés sensitives
et des facultés perceptives ; elle y manifeste l'équiva-
lence des mots ejfort moteur^ volonté^ moi^ et l'identité
réelle de ce que ces mots expriment. Mais dans les
Mémoires sur VHabitude^ cette théorie s'exprimait
d'ordinaire par des formules physiologiques ; or si ces
formules physiologiques n'ont pas pour Maine de Biran
cessé d'être exactes en général, elles n'ont plus à ses
[7eux qu'une signification symbolique; c'est-à-dire
[[u'elles deviendraient fausses si elles prétendaient
fournir le contenu essentiel de l'idée du sujet qui fait
sfTort ; cette idée est, comme dit Biran, une idée avant
tout réflectible qui ne peut se déterminer proprement
[jue par ce retour sur nous-mêmes qu'est l'observa-
tion intérieure ; elle ne saurait désigner une propriété
générale objective, mais une action essentiellement
individuelle, inséparable de la conscience qu'elle cons-
titue. Il suit de là que l'effort moteur est saisi par une
aperception immédiate interne dont les données ont
an sens original et contre laquelle on ne saurait jamais
retourner les traductions extérieures plus ou moins
atiles à employer. Précédemment Maine de Biran avait,
316 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
SOUS l'influence de la physiologie, libéré l'observation
intérieure de la tyrannie étroite des formes logiques et^-
verbales ; maintenant, contre la physiologie, ou du
moins contre certaines de ses prétentions, il reven-
dique les droits d'une observation intérieure plus pro-
fonde, atteignant par réflexion le sujet individuel dans
l'acte qui le manifeste à lui-même et conférant à ce
qu'elle découvre une valeur de vérité qui ne se mesure
pas à quoi que ce soit d'externe, mais qui au contraire
sert de mesure. Or la conscience fait ressortir la con-
nexion de la volonté, de l'effort moteur et du moi selon
un mode original qui ne se laisse ni méconnaître, ni
défigurer. Car supposons que l'organe musculaire soit
excité par une cause étrangère ou par un stimulus sus-
ceptible de mettre en jeu cette propriété vitale que
les physiologistes appellent irritabilité ou contractilité
organique sensible ; ou encore supposons qu'une partie
mobile soit remuée, soulevée ou vigoureusement agitée
par une force intérieure, il résultera bien de là une
impression particulière que l'on peut appeler sensa-
tion de mouvement, mais qui ne saurait se confondre
avec ce mode de notre activité que nous spécifions
sous le titre d'effort voulu. Cet effort comprend indis-
solublement la détermination motrice et la résistance,
et, s'il emporte la conscience d'être la cause de la sen-
sation musculaire, il ne l'emporte pleinement que tout
autant que cette sensation lui renvoie en quelque sorte
le témoignage de son action. Autrement dit la cons-
cience de l'effort ne permet pas de décorîiposer abstrai-
tement les deux termes qu'elle comprend et le rapport
de ces deux termes.
Original par ses caractères, l'effort moteur volon-
taire est encore original par la façon dont il se produit.
De très bonne heure Maine de Biran a été préoccupé
de cette difficulté : l'effort suppose une connaissance
préalable du pouvoir dont on dispose, et d'autre part
c'est de l'effort exercé que dérive cette connaissance.
Maine de Biran, pour approcher de la solution de cette
MAINE DE &IRAN 317
difficulté, avait montré qu'il y a une progression de
la vie animale qui fait que des mouvements, d'abord
accomplis sous l'empire de l'instinct, du besoin et du
désir, se dégagent des impressions sensibles pour se
rendre perceptibles et se produire d'eux-mêmes. C'est
là au reste un effet des lois de l'habitude : l'habitude,
émoussant les éléments affectifs des mouvements, fait
que ces mouvements se répètent de plus en plus d'eux-
mêmes, avec une précision croissante. Or si la spon-
tanéité de ces mouvements n'est pas la puissance de
l'effort, elle le précède immédiatement et l'avertit de
ce qui peut aussi bien être fait par elle. Mais Maine de
Biran reconnaît par endroits que le passage des mou-
vements même spontanés à l'exercice de la puissance
individuelle de l'effort ne peut s'expliquer absolument,
et par suite que cette puissance ne dérive que d'elle
le geiîfe comme le moment de son action.
Ce qui caractérise cette puissance d'agir, c'est la
liberté, liberté qu'il est aisé de définir en observant
la différence qui existe entre la volonté et le désir, la
volonté n'intervenant souvent que pour contredire le
désir. En tout cas, attestée par la conscience, cette
liberté ne saurait être invalidée par aucun des argu-
ments qui font appel aux conditions ou aux exigences
d'une connaissance objective. C'est de tels arguments
qu'usent Malebranche et Hume pour contester le pou-
voir causal du moi. Ils se placent dans l'absolu pour
juger de ce qui est relatif ; ils se mettent hors du moi
pour juger ce qu'est ou ce que fait le moi. C'est à ce
renversement illégitime de position qu'il faut mettre
fin : pour ce qui est do la vie psychologique, il faut
revendiquer nettement la primauté de la conscience
sur la connaissance objective.
Les deux éléments extrêmes de la vie mentale étant
ainsi dégagés dans la réalité, il sera possible de mon-
trer comment cette vie se compose par la présence et
la combinaison de ces éléments. Maine de Biran part
de là pour distinguer plusieurs systèmes dans les opé-
318 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
rations de l'être humain. Dans VEssai sur les fonde-
ments de la Psychologie, il en admet quatre : 1° le
système affectif ou sensitif simple ; 2° le système sen-
sitif composé ; 3*^ le système perceptif actif ; 4° le sys-
tème réflexif. Ces systèmes se constituent et se suc-
cèdent dans un ordre ascendant selon que le moi ne
prend pas part ou prend une part de plus en plus
importante aux modes de la vie mentale.
Ainsi l'effort moteur volontaire est le fait primitif
duquel doit dériver la vie humaine : fait primitif ou,
comme disait Descartes, vérité première. Et certes, il
est à l'honneur de Descartes d'avoir appris à l'esprit
humain à se replier sur lui-même et à reconnaître que
l'existence individuelle est identique à la conscience
d'elle-même. MaJheureusement il n'a pas vu que ce
fait exprimait essentiellement une relation. Il a réduit
cette relation à un seul terme, le Je du Je penTe et il
a érigé le Je en substance. Alors que dans le Cogito il
saisissait seulement ce qu'il était pour lui-même, il a
prétendu en tirer l'affirmation d'une existence en soi.
Il faut rester dans l'ordre de la relation où se trouve
le moi qui veut, qui fait effort, et qui ne peut vouloir
et faire effort qu'en n'étant pas en soi, qu'en s'appli-
quant à un terme de résistance.
Au fait primitif nous devons donc la connaissance
de notre propre corps en même temps que celle de notre
moi. Or dans cette connaissance de notre moi sont
enveloppées toutes les notions premières ou originales
d'être, de substance, de force ou de cause, d'unité,
d'identité : notions que les modernes idéologues
rangent sous le titre commun et vague d'abstractions,
qu'ils confondent ainsi avec des qualités ou des pro-
priétés abstraites qui servent de titre à des idées de
genres et d'espèces, alors que celles-ci sont artificielles,
ne sont que des signes et des moyens pour la science,
tandis que ces notions sont naturelles, sont à l'origine
même de la science et constituent des conditions de
toute pensée. Les métaphysiciens, comme Descartes
MAINE DE BIRAN 3<»
et Leibniz, ont bien mis en lumière le caractère de ces
notions premières et régulatrices : mais, en les suppo-
sant innées, ils en ont méconnu l'origine. « La suppo-
sition de quelque chose d'inné est la mort de l'analyse ;
c'est le coup de désespoir du philosophe qui, sentant
qu'il ne peut remonter plus haut et que la chaîne
des faits est prête à lui échapper, se résout à la
laisser flotter dans le vide. » [Essai sur les fondements
de la Psychologie^ t. I, p. 247.) Sans doute il est im-
possible de ne pas se fixer tôt ou tard à un terme
d'arrêt ; mais il faut du moins reculer ce terme le plus
possible et mettre tout à fait à la fin ce que trop sou-
vent les philosophes ont mis au commencement. Or,
avant le moi et sans lui, il n'y a point de connaissance
actuelle ni possible. Tout doit donc dériver de cette
source première, ou tout doit venir s'y rattacher. S'il
sufiit de regarder en nous-mêmes pour avoir l'idée de
l'être, de la substance, de la cause, de l'un, chacune de
ces idées a son origine dans le sentiment du moi. Géné-
ralisée dans l'expression, présentée sous plusieurs faces
dans les formes variées du langage, elle doit pouvoir
être ramenée au type individuel qu'elle conserve dans
le sens intime. Toutes les idées prétendues innées ne
sont que le fait primitif de la conscience, analysé et
exprimé dans ses divers caractères.
Mais cette solution devait bientôt faire réfléchir
Maine de Biran par ce qu'elle avait d'incomplet : tenant
originairement au moi, comment ces notions pouvaient-
elles être rendues universelles et de quel droit pou-
vaient-elles s'appliquer à des objets? Ce fut sans doute
vers 1814 que Maine de Biran opéra une conversion
dont les effets les plus visibles se trouvent dans son
écrit sur les Rapports des sciences naturelles avec la
Psychologie publié par M. Bertrand. Là il notait l'im-
possibilité qu'il y a à faire dépendre des vérités uni-
verselles et nécessaires de la connaissance du fait
primitif. « Il ne faut pas dire que nous formons les pro-
positions universelles (qui emportent avec elles un
320 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
des W
caractère de nécessité absolue) de la connaissance des
particulières, mais au contraire que nous n'ajoutons
le caractère universel à des propositions individuelles
ou particulières qu'autant que cet universel est donné
indépendamment d'elles en vertu d'un principe anté-
rieur de croyance inhérent à notre nature. » (P. 200.)
La faculté de l'universel et de l'absolu n'entre pas en
conflit avec les connaissances dues au fait primitif,
connaissances relatives, parce qu'elle est une faculté
de croire, non de connaître, et, en tout cas, dans la
mesure où elle conduit à une connaissance, une faculté
de connaître indéterminée. Nous sommes par exemple
obligés de croire que l'âme existe avant et afin de se
manifester comme moi, mais cette affirmation de
l'âmé n'ajoute et ne retranche rien à la connaissance
que nous avons de notre moi. Nous sommes obligés de
croire à la substantialité des corps pour que notre con-
naissance objective de leurs propriétés porte sur un
monde durable : mais, s'il nous est par là naturel de
concevoir les êtres du monde extérieur sur le modèle
de celui que nous saisissons en nous, c'est-à-dire comme j
des êtres simples, nous ne pouvons que les croire tels,
et jamais nous ne pouvons par la connaissance les sai
sir tels. Cette solution du problème de la raison dépen
d'un postulat de la pensée de Maine de Biran, à savoir
que l'objectivité de la connaissance ne peut être définie
en termes de relation et suppose l'objectivité de l'exis-
tence : il mitigé par là la conception de l'intelligibilité
des rapports par laquelle le rationalisme a tenté de
corriger le subjectivisme.
Cet effort de Maine de Biran pour dépasser dans
l'ordre simplement théorique le pur fait de conscience,
pour compléter le système de la connaissance par le
système de la croyance s'est combiné, à partir d'un
certain moment, avec des préoccupations et des dis-
positions religieuses qui le portaient à ne plus se con-
tenter pour l'homme de la vie purement humaine. De
l'éducation que lui avaient donnée les Pères Doc
MAINE DE BIRAN 321
trinaires de Périgueux il ne paraît pas avoir gardé
longtemps la fidélité de pratique et de croyance. Au
moment où il se rapproche intellectuellement des
idéologues, il semble partager leurs préventions contre
toute foi religieuse positive. Pendant qu'il constitue
sa doctrine de l'effort et du fait primitif, il ne rencontre
pas le problème religieux, et il semble n'en avoir aucun
souci. Une certaine doctrine de la vie morale lui parait
correspondre assez bien à ses doctrines théoriques par
la prédominance qu'elle accorde à la volonté sur les
suggestions de la sensibilité : c'est le stoïcisme. Mais le
stoïcisme bientôt ne répond plus aux préoccupations
de son âme : ces préoccupations furent, sinon éveillées,
du moins singulièrement avivées par les événements
de 1815 qui suivirent le retour de l'île d'Elbe. Se re-
pliant encore plus sur lui-même, Maine de Biran éprou-
vait qu'il ne pouvait trouver en lui seul le soutien de
sa vie instable. Dès lors il cherche Dieu, le Dieu du
Christianisme, non par un raisonnement dialectique,
mais par un besoin de son âme : il le cherche à travers
des vicissitudes diverses dont le Journal intime est
la confidence émouvante. Tantôt il se sent relevé par
le stoïcisme, qui montre mieux l'importance de la cau-
salité personnelle ; tantôt, sentant l'insuffisance d'un
effort qui n'est soutenu par rien de supérieur, qui au
surplus a toujours à compter avec une sensibilité qui
lui est opposée, il éprouve le besoin de plus en plus vif
de la grâce, de la grâce sollicitée, obtenue par la prière.
Finalement c'est au Dieu du Christianisme qu'il ten-
dra toujours, jusqu'au terme de sa vie, par une aspi-
ration de plus en plus vive.
Cette expérience personnelle, il reste à l'interpréter
philosophiquement, et Maine de Biran s'y est appliqué
dans ses Essais (T Anthropologie restés inachevés. La
faculté de croire à laquelle il avait eu recours restait
trop indéterminée. Ce qui «doit produire en nous la
paix, la sérénité, ce qui doit nous communiquer la puis-
sance ne peut rester aussi formel, aussi dépourvu de
21
322 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
1
contenu. La faculté de croire devient donc une faculté
de saisir l'Infini, Dieu : faculté dans laquelle il entre
de l'intuition, de la pensée, du sentiment. Elle n'est
rien de proprement actif : elle est réceptive à l'égard
de son objet. Et ce qui fait qu'elle est surtout compa-
rable au sentiment, c'est que le beau, le bon, l'infini.
Dieu, auxquels elle s'attache, elle les saisit non comme
des notions à l'aide de l'entendement, mais comme
des vérités qui s'approprient à sa nature. D'où une
vie supérieure, la vie de l'esprit, qui s'ajoute à cette
vie humaine et à cette vie animale que Biran avait
déjà distinguées. L'homme est intermédiaire entre
Dieu et la nature ; il tient à Dieu par son esprit et à la
nature par ses sens. Il peut s'identifier avec celle-ci,
en y laissant absorber son moi, en s'abandonnant à
toutes les impulsions sensibles. Il peut aussi jusqu'à
un certain point s'identifier avec Dieu par l'exercice;
de cette faculté supérieure dont nous venons de parler,;
que le Platonisme a déjà distinguée et que le Christia-j
nisme a achevé de caractériser. Le dernier degré d'abais-'
sèment pour l'homme comme le plus haut degré d'éléva- J
tion se trouve lié à deux états où l'âme perd également
sa personnalité : mais dans l'un c'est pour s'anéantir^
dans la créature, dans l'autre c'est pour se perdre en
Dieu. De plus l'état intermédiaire est indispensable àj
constituer pour que l'homme se sacrifie et s'abandonne:]
mais, quand la personnalité est acquise, on voit appa-^
raître l'idée d'une fin plus haute que celle qui peut êtrel
conçue par l'esprit. Pour connaître il faut que le moi soit '
présent à lui-même et y rapporte tout lereste ; pour aimer)
il faut que le moi s'oublie et se rapporte à l'Être parfait»
qui est sa fin. Le rapport de cette conception des troisj
vies chez Maine de Biran avec la doctrine des trois ordres
chez Pascal est manifeste et doit être retenu comme le
principe d'un rapprochement légitime de leur pensée.^
Envisagée dans son ensemble, la philosophie d(
Maine de Biran apparaît comme incomplète, au moii
MAINE DE BIRAN 323
dans ce sens que les questions n'y sont pas toutes trai-
tées avec netteté et pour elles-mêmes. Mais c'est une
philosophie riche et féconde dont le principal carac-
tère est d'avoir donné au spiritualisme sa significa-
tion profonde en le constituant comme doctrine de la
conscience sans avoir cependant négligé les influences
infra-conscientes et supra-conscientes auxquelles le
moi a rapport. Elle se présente à nous comme un réa-
lisme qui, fortement appuyé sur les données du sens
interne, a pour double conséquence d'exclure le maté-
rialisme et de limiter l'idéalisme. Ce qui est le réel par
excellence, ce qui ne pourra jamais être qualifié de
pure apparence, c'est ce que la réflexion nous découvre
au dedans de nous-même. Purement psychologique
à son point de départ, cette réflexion apparaît de plus
en plus dans le développement de la pensée biranienne
comme douée d'une puissance proprement métaphy-
sique. Ou bien nous ne connaissons rien, ou bien ce
que nous connaissons, c'est par elle que nous en pre-
nons connaissance. La philosophie de Descartes et de
Malebranche était fondée tout entière sur l'opposition
abstraite et sur la dilalité irréductible de l'esprit et de
la matière. Maine de Biran transpose ce dualisme en
le ramenant à la donnée intérieure du conflit qui surgit
entre les deux termes dont l'effort moteur révèle l'exis-
tence et qui sont la condition môme de la constitution
progressive du moi. Là est la vraie force et l'origina-
lité supérieure du biranisme. Il représente une tenta-
tive d'une portée considérable et d'une efficacité réelle
pour fonder cette philosophie concrète qui doit être le
dernier mot de la philosophie.
^
CHAPITRE XIV
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE w
L'apparition du positivisme semble devoir être rap-
portée aux mêmes raisons qui ont suscité le mouve-
ment d'idées représenté par de Donald et par de
Maistre. D'un côté comme de l'autre, ce qui domine
les esprits et ce qui inspire les doctrines, c'est l'im-
pression très forte que la société française ou même
européenne se trouve en présence de ruines accumu-
lées par la Révolution, laquelle est elle-même consi-
dérée comme l'aboutissement d'un long travail de
décomposition ; c'est le vif sentiment de la nécessité
qui s'impose d'accomplir une œuvre de réorganisa-
tion ; c'est enfin la conviction que cet effort de recons-
truction ne sera efficace et ne produira des résultats
durables que s'il tend à fonder un ordre véritablement
social dont les principes constitutifs seront soustraits
à l'action dissolvante de la critique individuelle. Seule-
(1) Le début et la fin de ce chapitre reproduisent, comme pour
l'ensemble de cet ouvrage, les notes préparatoires aux leçons pro-
fessées en Sorbonne. Mais, à partir du point marqué par l'asté-
risque de la page 325, jusqu'à l'astérisque de la page 357, nous
substituons à ce texte le fragment rédigé par Victor Delbos, alors
que, son cours à peine terminé, il se mettait à composer le livre
qu'il avait hâte de publier sur la Philosophie française. Si la place
ne nous était mesurée, il serait intéressant de comparer les deux
rédactions, l'une écrite pour ainsi dire d'un jet après une minu-
tieuse préparation en vue de la parole publique, l'autre de forme
plus travaillée et plus serrée ainsi que le comportent des lecteurs
attentifs. Dans l'une de ses dernières lettres, en mai 1916, il m'an-
nonçait qu'il avait commencé ce travail de refonte paradoxale-
ment par la fin de son cours, par Saint-Simon. — (M. B.)
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 325
ment, tandis que les traditionalistes cherchaient la
solution du problème ainsi posé dans une restaura-
tion intégrale du catholicisme envisagé tout ensemble
comme une foi surnaturelle et comme une organisa-
tion puissante, les hommes qui furent les promoteurs
de la thèse positiviste prétendaient ne retenir du mo-
dèle fourni par le passé historique de l'Eghse que
les éléments temporels et les formes extérieures, en
rejetant comme vaines et périmées les données dog-
matiques et les préoccupations supra-terrestres.
SAINT-SIMON
* Au premier rang de ceux qui apportent ainsi à la
société la bonne nouvelle est le comte Henri de Saint-
Simon (1760-1825). Cet arrière-cousin du fameux duc
remplace la vanité des titres nobiliaires auxquels
il a un jour pompeusement renoncé par l'orgueil de
la mission dont il se juge investi. Pendant un temps
il mène de front le trafic, les voyages, les amusements
et l'étude, d'ailleurs superficielle, des sciences ; il se
lance dans toutes sortes d'aventures qu'il décore
ensuite du nom plus honorable d' « expériences ». Il est
aventurier dans sa pensée comme dans sa vie. Avec
certaines idées fixes, il a une mobilité passionnée d'in-
telligence qui lui fait accepter successivement sans
scrupules tout ce qui peut donner corps et succès à
ces idées. Il est à la fois opiniâtre et indiscipliné. Il
n'a pour contenir sa fougue de généralisation ni con-
naissances précises dans le détail, ni souci de preuves
rigoureuses. Non qu'il construise absolument dans
l'abstrait ; c'est à partir de faits que le plus souvent
il raisonne, et à partir de faits dont il devine parfois
326
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
avec autant de sagacité que de promptitude l'impor-
tance jusqu'alors inaperçue ; mais la notion juste de
ces faits s'altère vite en se laissant absorber par son
rêve systématique. Il abonde donc en vues à demi
profondes et à demi chimériques qui tiennent en outre
du sentiment prophétique dont elles sont les éclats
et de la forme impérieuse qu'elles prennent une sin--
gulière puissance de susciter à ce moment les enthou-
siasmes et les adhésions. De fait, il se trouva pour
vénérer en lui le Révélateur et pour développer son
œuvre un groupe d'hommes qui n'étaient certes pas
des hommes médiocres, qui mêlèrent comme lui et
plus que lui à des illuminations étranges et à des
attitudes excentriques quelques beaux élans de volonté
et une perception extrêmement ingénieuse de certains
moyens très positifs de progrès économique et social.
*
* *
Pour composer sa doctrine, Saint-Simon prend de
toute main, sauf à arranger à sa guise ce qu'il prend.
Par lui-même il avait déjà vu dans la science le grand
.instrument de la réorganisation sociale ; mais c'est à
un médecin peu connu, le docteur Burdin, qu'il a dû,
de son propre aveu, certaines de ses conceptions sur
le développement des sciences et sur leur rapport
actuel avec la religion ; et ce sont précisément des
conceptions qui par Saint-Simon étaient destinées à
atteindre l'esprit d'Auguste Comte. Les sciences, dé-
clarait Burdin, ont passé de l'état conjectural à l'état
positif, et cela, dans l'ordre marqué par la compli-
cation croissante des faits qu'elles étudient : l'astro-
nomie d'abord, puis la chimie. Que maintenant la
physiologie soit constituée comme elle devient de
plus en plus capable de l'être : et l'on aura la science
positive de la nature humaine. Par quoi une morale
et une politique positives seront rendues possibles à
leur tour. La philosophie qui a participé du caractère
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 327
conjectural des sciences participera également de leur
caractère positif: elle sera la science générale, dont les
sciences particulières seront les divisions. Du même
coup, le système religieux sera renouvelé ; car toute
religion repose sur le système scientifique et varie
comme lui ; le clergé sera désormais un corps de
savants.
De ces vues de Burdin, c'étaient les chimères qui se
rapportaient le plus directement au grand dessein
qu'avait Saint-Simon et qu'il dévoilait, parmi nombre
d'idées confuses, dans son premier ouvrage, les Lettres
d'un habitant de Genève (1803) ; ce dessein était de
fonder un nouveau pouvoir spirituel. Une société,
pensait-il, ne peut subsister sans une autorité reconnue
de tous, qui fasse l'unité des consciences. Or l'Église
romaine, qui a eu autrefois cette autorité, ne peut
plus aujourd'hui l'exercer, parce qu'elle n'a pas pour
elle la supériorité de la science. C'est pourquoi la
direction de l'humanité doit être confiée à un magis-
tère de savants et d'artistes, élus par de libres sous-
cripteurs qui leur assureront une existence indépen-
dante de tout souci matériel et de toute influence
politique. Ce sera le « Conseil de Newton », ainsi appelé
parce qu'il aura à comprendre dans tout son sens la
loi de la gravitation, c'est-à-dire à en déduire les
phénomènes moraux aussi bien que les phénomènes
physiques.
Cette façon de généraliser le concept newtonien,
en désaccord, semble-t-il, avec les idées beaucoup
plus circonspectes de Burdin et avec ses protestations
contre la prééminence usurpée par les sciences mathé-
matiques sur la science de l'homme, répondait en
retour au plan qu'avait Saint-Simon de restaurer
l'esprit de synthèse dans la science comme l'esprit
d'ordre dans la société. Il expose la nécessité de cette
restauration dans son Introduction aux travaux scien-
tifiques du dix-neuvième siècle (1807-1808) ; ouvrage
à peine ébauché, dans lequel des intuitions péné-
328
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
trantes s'allient à des remarques obscures et à des
tentatives d'explication presque puériles. C'est, selon
Saint-Simon, la grande gloire de Descartes, que
d'avoir constitué par une méthode a priori une théorie
mécaniste de l'univers et d'avoir fait triompher le
libre examen sur la théologie. Après lui, il a fallu
employer la méthode a posteriori pour acquérir les
connaissances particulières dont il avait trop manqué ;
et c'est ce qu'ont fait avec bonheur Newton et Locke,
l'un pour les phénomènes physiques, l'autre pour les
phénomènes moraux. Mais si utilement que Newton
ait été continué par Lagrange et Laplace, Locke par
Condillac et Condorcet, il est urgent de se replacer
au point de vue synthétique, et notamment d'expli-
quer par la gravitation les opérations de la vie et de
la pensée. Le « physicisme » est le vrai ; et c'est lui
qui doit préparer la foi de l'avenir. Mais dans la
période de transition nécessairement longue qui précé-
dera l'universelle propagation de cette foi, le physi-
cisme devra respecter les croyances religieuses com-
munes, et, tandis qu'il se proposera dans sa pureté
aux gens instruits, il veillera à se présenter à la foule
sous une forme déiste. Du reste dans la société il faut,
autant que possible, innover sans détruire.
Bien des fantaisies pseudo-scientifiques de Saint-
Simon se retrouvent encore dans son Mémoire sur la
science de Vhomme (1813) ; elles s'y mêlent au rappel
des vues de Burdin et à une esquisse de ce qui sera
plus tard présenté par Comte sous le nom de loi des
trois états : loi que du reste Turgot avait entrevue,
mais en ne l'appliquant qu'aux problèmes qui relèvent
des connaissances positives. Saint-Simon estime que
l'histoire de l'intelligence humaine représente toutes
les autres formes de progrès, et il la divise en trois
périodes : l'une conjecturale qui va du polythéisme
au déisme; l'autre mi-conjecturale mi-positive, qui
va de la conception d'une cause invisible et animée
à celle d'une pluralité de lois ; la dernière positive,
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 329
qui ne fait que commencer et qui va à l'explication
de l'univers par une loi unique. Ce sont ces considé-
rations et des considérations analogues sur le dévelop-
pement de l'humanité qui constituent la partie de
beaucoup la plus intéressante de ce mémoire ; sous
l'influence de Gondorcet, Saint-Simon estime que la
conception du progrès de l'espèce humaine établit
un rapport nécessaire entre la prévision de son avenir
et la connaissance de son passé ; par là se trouvent
réhabilités beaucoup plus que ne l'avait voulu Con-
dorcet les états antérieurs de l'humanité : Saint-
Simon insiste en particulier sur l'importance et la
bienfaisance du moyen âge comme époque d'organisa-
tion.
* *
La préoccupation sociale domine bientôt chez Saint-
Simon et finit même par rejeter la préoccupation
scientifique. Il ne veut plus seulement « systématiser »,
il veut encore « réaliser ». Le rétablissement de la paix
après Waterloo allait donner à l'activité industrielle
un merveilleux essor : incité par la lecture ou la fré-
quentation des économistes, Saint-Simon voit main-
tenant dans l'industrie le pouvoir temporel qui doit
hériter de la féodalité comme il avait vu dans la
science générale le pouvoir spirituel qui doit hériter
de la religion et de la métaphysique. Il prend pour
devise : Tout par l'industrie et tout pour elle. Ce ne.
sont pas les gouvernants oflîciels, ce sont les indus-
triels, qui détiennent la véritable puissance ; il faut
que la société reçoive l'organisation la plus favorable
à l'industrie. Voilà désormais le grand motif inspira-
teur des idées et des plans de réforme qu'il expose
dans des recueils successifs, VIndustrie (1817-1818),
la Politique (1819), VOrganisateur (1819-1820), le Sys-
tème industriel (1821-1822), le Catéchisme des indus-
triels (1822-1824), avec des collaborateurs tels qu'Au-
gustin Thierry et Auguste Comte, mais qui après un
330 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
temps plus ou moins long se séparent de lui. L
industriels doivent donc avoir le pouvoir politique
comme ils ont en fait le pouvoir social : par moment
Saint-Simon paraît abaisser ou négliger quelque peu
le pouvoir spirituel ; il le maintient cependant tou-
jours, sauf à le constituer diversement, et il ne tarde
guère à le rehausser de nouveau : il semble surtout
tenir à ce que la distinction soit bien observée entre
les deux pouvoirs ; car un corps scientifique adminis-
trant deviendrait inévitablement « métaphysicien,
astucieux et despote » .
Sur la nature du régime industriel qu'il veut ins-
taurer Saint-Simon n'est point très précis ni toujours
d'accord avec lui-même. Après avoir pris les indus-
triels pour une sorte d'aristocratie des travailleurs, il
finit par appeler tout travailleur du nom d'industriel,
et même, sous l'influence du sentiment démocratique
qui se développe en lui, il regarde les « prolétaires »
comme aussi aptes que les autres a bien administrer
des propriétés. On a signalé en lui un précurseur du
socialisme : précurseur, certes oui, par le vœu qu'il
exprime de voir l'organisation de la société se calquer
sur celle de l'atelier, le gouvernement économique se
substituer au gouvernement politique et l'adminis-
tration des choses à l'autorité sur les hommes ; mais
socialiste déjà lui-même, non point. S'il a posé en
principe que la propriété se justifie uniquement par
l'intérêt commun et doit être constituée en vue de la
plus grande utilité sociale, s'il a cru que le régime de
la propriété pouvait varier selon les temps et les idées,
s'il a même proposé des réformes assez profondes du
régime de la propriété foncière, il ne parait pas avoiR
cessé de regarder le capital comme une « mise sociale
donnant droit à rémunération.
D'une façon plus générale, il est opposé à la con-
ception libérale de la société et du gouvernement, con-j
ception qui n'a à ses yeux qu'un caractère critiqu
qui méconnaît en théorie autant qu'elle est incapabl
I
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 33i
d'organiser en pratique l'action de la collectivité sur
les individus. Dans cette opposition à l'individua-
lisme et au libéralisme Saint-Simon se rencontre avec
les traditionalistes : il les loue, en particulier de Bonald,
d'avoir eu le sentiment de l'unité systématique et de
s'être laissé inspirer par ce sentiment dans leur pian
de reconstitution sociale ; il leur reproche par contre
d'avoir voulu ramener le monde à la féodalité et
d'avoir fermé les yeux aux conditions nouvelles que
l'avènement de l'industrie fait au pouvoir ; il leur
reproche aussi d'avoir assujetti leurs conceptions
sociales à des vues religieuses.
*
* *
Cependant Saint-Simon avait dû s'avouer à lui-
même que la raison et l'intérêt ne suffisent point,
qu'ils réclament le concours du sentiment pour pro-
duire les grands changements sociaux. Ce n'est pas
assez de concevoir que tout homme doit travailler,
et travailler pour l'humanité, que le dévouement à
l'intérêt commun est la véritable façon de satisfaire à
l'intérêt particulier : encore faut-il que les volontés
consentent pleinement à cette obligation ; et comment
le feraient-elles mieux qu'en s'inspirant du précepte
divin : tous les hommes doivent se regarder comme des
frères, s'aimer et se secourir les uns les autres? En
1821, Saint-Simon faisait suivre la première partie de
son Système industriel d'un Appel aux philanthropes^
dans lequel il demandait que le pouvoir temporel fût
organisé conformément à ce précepte. Désormais, il
insiste de plus en plus sur la puissance bienfaisante
du sentiment, qu'il identifie volontiers avec l'inspi-
ration religieuse. Dans le quatrième cahier du Caté-
chisme industriel (1824), il élargit sa notion du pou-
voir spirituel de façon à établir, outre une Académie
des Raisonnements^ une Académie des Sentiments. Enfin,
il finit par expliquer le rôle qu'il attribue à la Reli-
332 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
gion dans son dernier livre, le Nouveau Christian ^'
nisme (1825).
Il pose là comme maxime fondamentale la parole de
saint Paul : « Celui qui aime les autres a accompli la
loi. » Il estime seulement que l'ancien Christianisme
n'avait fait de l'amour du prochain que la règle de la
morale individuelle : le Nouveau Christianisme en fait
le principe de la vie sociale : toute la société doit
travailler à l'amélioration physique et morale de la
classe la plus nombreuse et la plus pauvre. A l'heure
actuelle, catholiques et protestants dénaturent le Chris-
tianisme et sont véritablement des hérétiques, les pre-
miers parce qu'ils associent la morale chrétienne à une
organisation sociale imparfaite, les seconds parce qu'ils
la mettent en dehors de toute organisation sociale. Le
Nouveau Christianisme doit embrasser dans son unité
plus compréhensive deux manifestations de la vie dont
une seule a été sanctifiée par les Pères de l'Église. ^|
Saint-Simon, tout en déclarant maintenant qu'il croit
en Dieu, qu'il croit à l'origine divine de la rehgion
chrétienne, adhère moins dans le fond à la vérité intrin-
sèque qu'à la force sociale du Christianisme : il ramène
le dogme et le culte à des commentaires ou à des
moyens d'évocation des sentiments philanthropiques ;
au peu de théologie qu'il garde çà et là, il ne donne,,
guère qu'un sens symbolique et vague ; et il est biej|
près de confondre ce qu'il appelle la divinité du Chris-
tianisme avec ce qu'il appelle également la divinité
de sa mission.
I
*
* *
Il a deviné le positivisme et le socialisme ; il n'?
exactement constitué ni l'un ni l'autre. A sa pensée
trop flottante et scientifiquement trop peu substan-
tielle, il n'a pu enchaîner un esprit tel que celui d'Au-
guste Comte, peu fait au surplus pour se soumettre.
En revanche, par son ascendant personnel, par sa
poursuite ardente du salut de l'humanité, par son réa-
I
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 338
lisme et son mysticisme mêlés, il s'est suscité des dis-
ciples qui ont tenu à honneur d'enseigner en son nom
les théories par lesquelles ils développaient ses idées,
c'est-à-dire plus d'une fois les transformaient profon-
dément. Olinde et Eugène Rodrigues, Enfantin,
Bazard, pour ne nommer que les principaux, non
seulement établirent les articles de la doctrine, mais
encore s'en firent les apôtres, ces deux derniers même
officiellement les pontifes ; car la doctrine affecta vite
la forme d'une Religion, avec une hiérarchie, un culte,
des prédications, des retraites, des fondations d'églises ;
elle fut divisée par le schisme et atteinte par la persé-
cution ; dans cette manifestation extérieure, elle appa-
rut, selon les esprits qui l'envisageaient, comme un
principe d'enthousiasme, ou un sujet de raillerie, ou
une cause de scandale.
C'est comme doctrine sociale qu'elle eut incontes-
tablement la plus sérieuse signification. Elle tourna
nettement vers le socialisme l'industrialisme de Saint-
Simon. Elle promulgua cette règle de la société nou-
velle : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité
selon ses œuvres. La capacité et les œuvres ont seules
le droit d'être rémunérées. L'on l'injustice de la pro-
priété privée qui comporte un revenu sans travail, par
suite une exploitation de l'homme par l'homme. Les
fonds de terre et les capitaux ne sont essentiellement
que des instruments de travail. Il est donc déjà inique
que pour user de ces instruments l'ouvrier doive aban-
donner une partie de ce qu'il produit ; mais en outre
il est extrêmement désavantageux que le dépôt et
l'emploi de ces instruments soient livrés au hasard
de la naissance et des circonstances au lieu d'être
réglés selon les meilleurs intérêts de la production ; ils
doivent donc être retirés des mains des individus pour
passer dans la possession et la gestion de l'État. Rai-
sons de justice et raisons d'utilité sociale condamnent
la propriété privée ; de plus, l'évolution nécessaire de
l'humanité, telle que la comprennent la philosophie et
334
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
l'histoire, en prépare dès maintenant la suppression;
Toutefois, la société future ne pourra pleinement]
s'établir sans l'unité d'action et de pensée que seule]
engendre une croyance religieuse commune. L'irré-
ligion n'est qu'un état de crise, qui dénonce simpk-^
ment la caducité d'une forme de religion antérieure,!
mais qui ne saurait se convertir en un état définitif.
Une religion nouvelle va apparaître, qui à la fois domi-^
nera le nouveau régime social et en dépendra. Ellei
pourra se rattacher au Christianisme par certaines dei
ses tendances ; mais elle n'en sera pas une restauration^
pure et simple. C'est que le Christianisme repose surj
le dualisme : au nom d'un Dieu tout esprit, il a frappé;
la chair d'un injuste anathème ; il a tenu partialement
en mépris les occupations se rapportant aux choses
matérielles. Ce discrédit du corps et de l'industrie doit
prendre fin. La Religion saint-simonienne, pour échap-
per au dualisme, énonce des dogmes panthéistiques,
qui par ailleurs s'accordent à merveille avec l'opti-
misme historique de l'École : Dieu est un; Dieu est
tout ce qui est ; tout est en lui ; tout est par lui ; Dieu,
c'est l'Être infini, c'est l'Amour infini qui se mani-
feste comme esprit et comme matière, comme intel-
ligence et comme force, comme sagesse et comme
beauté. La Religion unit l'industrie et la science,;
comme l'Amour unit l'esprit et la matière. La vie^
éternelle que possède sur la terre même chaque
homme est une vie qui se perpétue dans la pensée et
l'amour de ses semblables. Seulement de ces généra-
lités philosophiques encore assez hautes le Saint-
Simonisme finit par descendre à mainte excentricité,
et à mainte aberration morale.
Il pouvait pourtant se flatter avec quelque raisonj
d'avoir défendu contre « le rire voltairien » bien des-
choses sacrées. Il répondit certainement en principes
à une inspiration généreuse, et il fut soulevé au-dessusj
des opinions banales par une conscience vive et active
des problèmes enveloppés dans la vie sociale. Il s'at-
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 335
tacha avec force à certaines conceptions qui, de quelque
façon qu'on les juge, furent assez répandues hors de
lui, et en quelque mesure par lui : foi aux lois générales
de l'histoire et au progrès nécessaire de l'humanité ;
foi égale à la valeur et à l'efTicacité universelle du pou-
voir ; critique de la notion de droit individuel et exal-
tation de la philanthropie ; conversion du précepte de
charité en maximes d'organisation économique. Ainsi
lui survécut une part notable de ce qu'on peut nommer
son esprit philosophique. Quant à son esprit d'entre-
prise, il se continua puissamment et avec succès chez
ceux de ses partisans qui étaient avant tout hommes
d'affaires ou hommes d'action, mais en se pliant oppor-
tunément aux conditions de la société présente et au
régime de- la propriété privée.
II
AUGUSTE COMTE
Auguste Comte (1798-1857) est un des hommes qui,
dans la première moitié du siècle dernier, se sont crus
désignés pour réorganiser la société ; par les motifs
inspirateurs comme par la fin essentielle de son œuvre,
il reste bien de leur famille ; il se distingue d'eux cepen-
dant en ce qu'il ne s'est pas contenté de généralités
philosophiques plus ou moins vagues, en ce qu'il a
jugé nécessaire de constituer et en ce qu'il a constitué
de fait, comme instrument de la réorganisation sociale,
un système détaillé et complet du savoir humain. Au
point que ce système, ramené à sa signification pure-
ment théorique, a pu être, contre ses intentions
expresses, considéré par divers esprits comme un Tout
qui pouvait se suffire et qui même aurait mieux fait
de se suffire.
f
336 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE !
Jamais peut-être philosophe n'a moins vu ce qu'il
mettait de lui-même dans sa philosophie. Non point
par méconnaissance de son rôle : certes non ! Toute
sa vie, Auguste Comte a parlé de son « incomparable
mission » en des termes qui excluaient toute modestie,
la fausse aussi bien que la vraie. Mais précisément
il n'a pu se contempler que dans l'accomplissement
de sa mission; il a toujours été incapable d'un de ces
retours sur lui-même qui l'auraient porté à discerner
l'individualité profonde de certaines de ses tendances
et par là peut-être à s'en défier. Il s'accepte en bloc, i
plus entièrement encore qu'il n'accepte la science, j
Cette extrême confiance en soi lui est d'ailleurs indis-
pensable pour sa production intellectuelle ; elle le sou
tient dans tous les déboires que lui apporte la vie : ■
gêne matérielle ; mariage plus que fâcheux troublé par
les plus graves conflits et se terminant après plusieurs
séparations par une séparation définitive; démêlés, j
au sujet de sa situation et de ses ambitions, avec l&tk
Conseil de l'École Polytechnique et avec l'Académie
des Sciences. Son orgueil est aussi naïf qu'il est pro-
digieux ; c'est, dirait-on, une disposition d'âme pres-
crite par le système. De plus en plus. Comte ne peut
se représenter les motifs auxquels il obéit, comme les
motifs auxquels obéissent les autres hommes, que par
des traits généraux ; entre lui et les autres, entre lui
et ce qu'il croit connaître de lui il interpose toujours
sa doctrine ; il investit d'une valeur philosophique et
sociale ses actes les plus personnels et parfois les plus
insignifiants. Quand il veut expliquer les torts de sa
femme, il les rapporte à sa nature révolutionnaire et
métaphysique ; quand il tombe amoureux de Clotilde
de Vaux, il la dote de toutes les vertus positivistes et
il associe sa passion à sa mission.
L'excentricité de certaines de ses attitudes, l'accès
de folie dont il fut saisi en 1826 après les premières
leçons de son Cours de Philosophie positive et qui le
fît interner pendant plusieurs mois^ le retour, à diverses
'f.
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 337
époques, d'accidents nerveux qu'il interprétait lui-
même comme des menaces de rechute, enfin la crise
sentimentale qui retentit dans toute la dernière partie
de sa vie et qu'il se plut à entretenir par les plus singu-
lières pratiques : tout cela a porté à dire que le système
positiviste était vicié dans son principe ou du moins
avait été altéré dans son développement par des causes
morbides. Rien de plus superficiel et de plus inexact
qu'un tel jugement ; et ce n'est pas de ce genre de cri-
tique que le positivisme relève. Il y a une direction,
parfaitement régulière, de la pensée de Comte, qui se
laisse suivre jusqu'au terme de son œuvre et qui est
marquée par une suite d'idées discutables sans doute,
mais discutables philosophiquement pour l'essentiel ;
l'étrangeté et la puérilité se rencontrent plus d'une
fois dans les procédés, les formules et les prescriptions
qu'il emploie à convertir sa doctrine en religion orga-
nisée jusque dans l'extrême détail ; elles n'entachent
pas les conceptions générales que son esprit a produites
et liées avec une remarquable fermeté ; et ce sont
les caractères de son esprit, bien plus que son tempé-
rament sensible et passionné, bien plus que sa volonté
impérieuse et ombrageuse, qu'il importe de rappeler
ici.
Ce fut une intelligence très précoce et d'abord très
avide d'instruction, nourrie avant tout par les livres
et par ses réflexions propres, aussi peu que possible
par l'observation renouvelée des choses et le sens
direct de la vie, s'exerçant moins par pure curiosité
que par besoin de dominer, ne faisant que traverser
le détail des idées et des connaissances pour s'attacher
aux ensembles, ayant le don éminemment philoso-
phique d'éprouver que les réalités scientifiques et
sociales dans lesquelles l'humanité s'est projetée sont
incomplètes tant qu'elles ne sont pas synthétiquement
ordonnées, mais écartant d'instinct autant que par
parti pris les méthodes qui permettraient de les envi-
sager du dedans, plus capable d'inventer que de com-
28
S38
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
prendre, de construire que d'analyser, de rechercher la
cohérence théorique que la preuve rigoureuse. Aussi
chez Comte la tendance à systématiser finit-elle par
prévaloir absolument sur les facultés d'assimilation
et de critique. Il avait commencé par lire énormément ;
dans sa jeunesse, non seulement il avait complété l'édu-
cation scientifique qui l'avait fait réussir avant l'âge
au concours de l'École Polytechnique par l'étude de
tous les grands mathématiciens depuis Descartes,
mais il s'était encore initié aux travaux des natura-
listes et des biologistes, et il s'était passionnément
intéressé aux ouvrages qui traitaient des questions
historiques et sociales : c'est ainsi qu'il avait « dévoré »
Fontenelle, Montesquieu, Maupertuis, Adam Smith,
Hume, Diderot, Rousseau, Condorcet, de Maistre, de
Donald, Lamarck, Cuvier, Cabanis, Bichat, Gall,
Broussais et bien d'autres. Mais dès qu'il vit sa doc-
trine formée, il ne vécut plus intellectuellement qu'en
elle ; il s'abstint désormais à peu près de toute lecture
étrangère, et cette abstention qu'il justifiait par une
règle « d'hygiène cérébrale » laissa sans contrepoids
le penchant déjà si fort qu'il avait à convertir ses con-
ceptions les plus hypothétiques en vérités acquises et
à juger de tout systématiquement.
*
* *
Le point de départ de sa philosophie, c'est la consta-
tation de l'état de crise dont souffre particulièrement
la société de son temps. Cet état de crise, qui dans le
fond date de la fin du moyen âge, a été porté à l'extrême
par la Révolution française, et il se manifeste par la
diversité anarchique des opinions et des sentiments.
Or la condition d'existence d'une société normale, c'est
l'unité des vues et des croyances. Pour réorganiser la
société, il faut donc se demander pourquoi cette unité
a été défaite, et comment elle peut être refaite. Le prin-
cipe de communauté spirituelle qui a soutenu les
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 339
sociétés antiques et qui plus tard a constitué l'admirable
société catholique du moyen âge, était essentiellement
théologique, c'est-à-dire qu'il s'exprimait dans un
ensemble de conceptions cohérentes entre elles, mais
fictives. Ce qu'il avait d'imaginaire a dû finalement
laisser entamer et ruiner par la critique sa puissance
de cohésion. Cependant la liberté du jugement, à la
fois condition et efîet de cette critique, n'est elle-même
qu'un principe négatif et révolutionnaire, incapable
de rien fonder. C'est de la science seule que pourra
se dégager le nouveau pouvoir spirituel, aussi indispen-
sable que jamais aux sociétés, et qui par la force de la
vérité démontrée supprimera tout naturellement le
droit de penser à sa guise en matière sociale, de la
même manière qu'est supprimé le droit de penser à sa
guise en matière mathématique ou physique.
A cette façon de poser le problème de la réorgani-
sation sociale et d'en pressentir la solution Auguste
Comte fut conduit par l'influence de Saint-Simon.
Avant d'avoir rencontré Saint-Simon (1817), il s'était
déjà occupé avec ardeur des questions philosophiques
et des questions politiques, mais en les séparant, et,
de plus, en apportant dans l'examen de ces dernières
le tour d'esprit révolutionnaire. Devenu le secrétaire
et le collaborateur de Saint-Simon (1817), il lui dut
d'abord l'idée fondamentale de la connexion à établir
entre la politique et la science ; il lui dut également
certaines autres idées que Saint-Simon, soit par lui-
même, soit sous l'action de Burdin, avait reliées à
cette idée : établissement par la science d'un nouveau
pouvoir spirituel ; nécessité de pousser à son terme
pour tout ordre de recherches et d'institutions le
progrès qui a fait passer les connaissances humaines
de l'état théologique et métaphysique à l'état positif ;
exclusion de la politique a priori et par suite des sen-
timents d'aversion inintelligente que cette politique
inspire pour les régimes du passé, notamment pour le
régime du moyen âge. On conçoit donc que Comte
340 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
ait pu se déclarer publiquement l'élève de Saint-
Simon : il eut même pour lui un moment autant d'af-
fection que d'admiration. Pourtant, en 1822, il se
détacha de lui ; il rompit définitivement en 1824 ; et
depuis cette époque il déplora à maintes reprises la
générosité qui l'avait incliné à se dire, contre toute
vérité, son élève ; il qualifia de stérile et de funeste
la liaison qu'il avait eue avec lui. Pendant ce temps,
il était traité lui-même par les Saint-Simoniens de
plagiaire, de transfuge, de Judas.
Au fond, Auguste Comte n'avait ni une intelli-
gence, ni surtout une âme de disciple. Il reçut certai-
nement de Saint-Simon une excitation puissante et
quelques directions essentielles qui lui firent trouver
sa voie et l'y engagèrent fortement. Mais il avait un
esprit de suite, un sens de la méthode et une culture
scientifique approfondie qui contrastaient avec les
pensées rapides et souvent décousues de Saint-Simon
et avec son incompétence en matière de sciences spé-
ciales. Surtout capable de tracer des plans, des plans
souvent grandioses et d'une très sérieuse portée, Saint-
Simon, dans bien des cas, manquait des connaissances
et des qualités nécessaires pour les mener à bonne
fin. Établir la science de la société et l'incorporer au
système général des sciences, conçu synthétiquement,
c'était certes un magnifique projet : mais ce ne fut
pas Saint-Simon, ce fut Comte qui put l'exécuter de
façon à ne pas en compromettre l'idée.
Avant même que leurs relations personnelles fussent
nouées, Auguste Comte, pressentant de quel côté
Saint-Simon pouvait trop pencher, l'avait averti que
pour la réorganisation de la société la suprématie
devait appartenir à l'œuvre théorique. Saint-Simon,
au contraire, était convaincu qu'il avait assez fait en
signalant la nécessité de la synthèse scientifique ; et
d'ailleurs hors d'état de mieux faire, il tendait de plus
en plus à traiter comme secondaires les réflexions sur
la science, à mettre au premier rang la capacité indus-
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 341
trielle et à en chercher la règle spirituelle, non plus
dans une philosophie scientifique, mais dans une phi-
losophie sentimentale et religieuse. Aussi éloigné alors
de toute religiosité que du pur industrialisme, impa-
tient au surplus d'une tutelle et de certains procédés
qui lui semblaient opprimer son originalité propre,
Comte jugea qu'il n'avait plus à suivre ou à paraître
suivre Saint-Simon ; il oublia trop sans doute à qui il
devait l'impulsion ; mais c'est par lui seul qu'il marcha
désormais, et il marcha d'un autre pas, avec une
sûreté, une vigueur et une régularité d'allure bien à
lui.
Il a dit lui-même que, pour un penseur, la grande
condition, c'est de ne pas rompre l'unité de sa pensée.
Il s'est appliqué très fortement et il a réussi beaucoup
plus que parfois on ne l'a cru à remplir cette condi-
tion. On verra que les deux parties de sa philosophie
qui ont paru à beaucoup de critiques et à quelques-uns
de ses disciples non-seulement indépendantes l'une
de l'autre, mais encore opposées l'une à l'autre, se
tiennent au contraire intimement et se prolongent
légitimement l'une dans l'autre. En tout cas il appa-
raît que les traits les plus caractéristiques de son sys-
tème complet sont déjà très nettement dessinés dans
quelques-uns de ses premiers opuscules, en particu-
lier dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires
pour réorganiser la société (1822), qui fut l'occasion
de sa rupture avec Saint-Simon.
Le Cours de Philosophie positive (1830-1842) accom-
plit l'œuvre théorique qui doit servir de base à la
politique. C'est un cours de philosophie positive, selon
l'avertissement de Comte, et non de sciences posi-
tives. Car si la science seule peut fournir le moyen
d'organiser la société, c'est à la condition d'être elle-
même organisée. Telle qu'elle se présente à nous, elle
342 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
souffre, elle aussi, d'un état de crise qui consiste dans
le morcellement que lui impose, en vertu de la loi de
la division du travail, son progrès même. Elle disperse
de plus en plus l'esprit dans des travaux de détail,
alors que l'esprit, de son mouvement spontané, se
porte vers l'universel et aime mieux l'accepter de la
théologie et de la métaphysique que ne pas l'atteindre
du tout. Pour réagir contre une dispersion funeste,
il faut que la philosophie s'institue : sans prétendre
saisir des objets hors de la portée des sciences, elle
s'attachera à considérer les diverses sciences dans
leur état actuel, à les définir dans leur nature propre
comme dans leur enchaînement réciproque ; elle en^
sera la synthèse, et c'est ainsi qu'elle pourra produire
l'ordre dans les intelligences, et par là dans les sociétés.
Le rôle actuel de la philosophie est en somme déter-
miné par le moment où nous en sommes du dévelop-
pement de l'humanité, et ce développement même est
gouverné par la fameuse loi des trois états. Selon cette
loi, toutes nos conceptions sont assujetties à passer
successivement, soit dans l'espèce, soit dans l'indi-
vidu, par trois états théoriques différents : l'état
théologique ou fictif, l'état métaphysique ou abstrait,
l'état scientifique ou positif. Dans l'état théologique,
l'esprit humain recherche avant tout la nature intime
des êtres, les causes premières et les causes finales des
effets qui le frappent ; en quête de connaissances abso-
lues, il se représente les phénomènes comme produits
par l'action directe et continue d'agents surnaturels
plus ou moins nombreux, dont l'intervention explique
tous les changements de l'univers. Dans l'état méta-
physique, l'esprit humain reste attiré par le même
genre de recherches : mais aux agents surnaturels il
substitue des forces et propriétés abstraites, véri-
tables entités inhérentes aux divers êtres du monde.
Dans l'état positif, l'esprit humain confesse l'impos-
sibilité d'arriver à des connaissances absolues ; il
renonce à rechercher la nature intime, l'origine et les
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 343
fins de l'univers ; il s'applique uniquement à décou-
vrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de
l'observation, les lois effectives des phénomènes, c'est-
à-dire leurs relations invariables de succession et de
similitude.
L'avènement inévitable et de plus en plus complet
de l'état positif ne doit pas nous rendre aveugles et
injustes sur la nécessité et l'utilité des états antérieurs,
tout particulièrement de l'état théologique. Si l'es-
prit humain n'avait pas commencé par interpréter
la nature d'ensemble en employant pour l'interpréter
les seules raisons dont il pût avoir alors le soupçon,
c'est-à-dire des volontés plus ou moins analogues à
la volonté de l'homme, il n'aurait jamais dégagé de la
multitude des observations de détail l'idée d'une
explication à poursuivre ; comme aussi il aurait été
porté à tourner uniquement son activité vers la pra-
tique, vers l'acquisition utilitaire de quelques procédés
ou instruments. Si chimérique qu'il soit dans ses
recherches et si fictif qu'il soit dans ses conceptions,
l'état théologique n'en est pas moins un état orga-
nique, capable de constituer pour les sociétés un
système de croyances communes. L'état métaphy-
sique est le moins définissable des trois : c'est essen-
tiellement un. état critique et de transition. S'il sert
à faire ressortir le caractère fictif des conceptions
théologiques, il se borne au fond à les transposer pour
produire ses explications propres, et comme il invoque
la liberté du jugement individuel, il n'a pas de solide
pouvoir de consistance mentale. L'état positif est
organique comme l'était l'état théologique ; mais,
outre qu'il est encore par nature plus parfaitement
homogène, il a l'avantage définitif de lier l'esprit au
réel.
Cependant le progrès vers l'état positif, qui est
maintenant accompli pour la connaissance des phéno-
mènes astronomiques, physiques, chimiques et biolo-
giques, est encore à accomplir pour la connaissance
344 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
des phénomènes sociaux ; cette science que Comte a
commencé par appeler la « physique sociale » et pour
laquelle il a créé ensuite le nom de « sociologie » est
une science encore à fonder ; mais Comte la fonde
précisément, et dès lors la série des sciences qui est
la base de la philosophie positive est complète ; autre-
ment dit, l'esprit positif devient universel ; d'autre
part, la philosophie positive favorise l'établissement
de la sociologie en montrant quels rapports la lient
aux sciences antérieurement constituées et en rendant
familiers par l'étude de ces dernières les caractères de
positivité qui sont requis pour toute science.
Mais dans cette revue philosophique de l'ensemble
du savoir quel plan suivre qui ne soit pas arbitraire?
Les classifications des sciences, proposées jusqu'à
présent, n'ont pu avoir la rigueur des classifications
établies par les botanistes et les zoologistes, en raison
du défaut d'homogéaéité des sciences, qui n'étaient
pas toutes parvenues à l'état positif. Cette cause
d'insuccès n'existe plus ; et l'on peut tenter de classer
les sciences d'après leur dépendance mutuelle. Non
pas d'ailleurs toutes les sciences, au sens général du
mot, qui va jusqu'à comprendre des sciences appli-
quées et des sciences concrètes. Mais seules les sciences
théoriques et abstraites, les sciences « fondamentales »,
qui s'appliquent uniquement à connaître les phéno-
mènes et les lois en dehors de toute considération
pratique et de toute étude des êtres déterminés. La
dépendance qui existe entre ces sciences ne peut
résulter que de celle des phénomènes correspondants.
Or tous les phénomènes observables se groupent en
un petit nombre de catégories naturelles, disposées de
telle sorte que l'étude de chaque catégorie soit fondée
sur la connaissance des lois principales de la catégorie
précédente et devienne le fondement de l'étude de la
suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de sim-
plicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de
généralité des phénomènes. Suivant donc ce prin-
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 348
cipe de la généralité décroissante et de la complexité
croissante, Comte range ainsi les sciences : mathéma-
tiques, astronomie, physique, chimie, biologie, socio-
logie.
Cette classification hiérarchique marque les mo-
ments du progrès de l'esprit positif dans la série des
connaissances ; et c'est là ce qu'il faut entendre
lorsque Comte déclare qu'elle est conforme à l'ordre
effectif du développement des sciences. Les diverses
sciences fondamentales ne sont pas nées l'une après
l'autre : c'est plutôt simultanément qu'elles ont com-
mencé à se manifester ; mais c'est successivement,
et dans l'ordre relevé par la classification, qu'elles sont
parvenues à l'état positif. Car la loi des trois états
implique, comme complément nécessaire, cette consi-
dération que nos différentes connaissances n'ont pas
parcouru avec la même vitesse les phases de leur déve-
loppement et qu'elles ont précisément tendu plus tôt
à leur forme positive, selon que leur objet était plus
simple et plus général.
*
* *
L'examen des sciences, auquel Auguste Comte se
livre, a pour but de dégager ce qui fait le caractère
positif de toute science en général, mais aussi d'expli-
quer sous quelle forme spéciale chacune des sciences
présente ce caractère, et comment elle doit achever
de le purifier de l'immixtion plus ou moins persis-
tante de façons de penser théologiques ou métaphy-
siques. Comte prend les sciences et leurs conditions
pour des données de fait, qui s'imposent du dehors
à l'esprit qui les examine, sans que l'esprit puisse
tirer de lui-même, en une expression abstraite, les
règles auxquelles doit obéir toute connaissance. Pour
lui, il n'y a pas de logique qui puisse se constituer et
s'expliquer hors des faits scientifiques où elle a pris
corps. Une telle logique, en alléguant que l'esprit peut
â46
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
par la contemplation de lui-même découvrir les loij
fondamentales du savoir, ne serait qu'une vaine ps^
chologie, ayant pour unique ressource cette prétendu!
observation intérieure qui dans le fond est une
« absurde hallucination » ; car l'esprit peut directement
observer tous les phénomènes, excepté les siens propres.
Les sciences sont les seules manifestations véritable-
ment saisissables de l'intelligence. Par quels traits
révèlent-elles leur positivité?
D'abord, elles sont relatives. Dès 1817, Comte avait
proclamé : Tout est relatif, voilà le seul principe absolu.
Il soutient cette idée de la relativité, non par des
raisons psychologiques ou métaphysiques, mais par
des considérations purement biologiques et sociolo-
giques. Ainsi qu'il le dit dans son Discours sur V esprit.
positifs nos connaissances sont relatives à notre orga-
nisation et à notre situation. En premier lieu, nous \
ne pouvons connaître que ce que nous sommes capables
de percevoir : la perte d'un de nos sens ou l'acquisition
d'un sens nouveau modifieraient singulièrement la
portée de notre science ; l'espèce la plus intelligente
ne pourrait instituer l'astronomie, si elle était aveugle. \
En second lieu et surtout, nos connaissances dépendent
de l'évolution antérieure de l'humanité : elles ne sont
pas des faits uniquement individuels; elles sont des^
faits sociaux qui, dans leur phase actuelle, se rattachent
inévitablement aux phases successives qu'ils ont tra-
versées. Mais ni dans l'un ni dans l'autre sens relativité^
ne signifie incertitude ; car d'un côté l' organisation |
humaine reste constante, et, de l'autre, les varia-
tions graduelles de nos connaissances, au cours dej
la progression sociale, ont pour effet d'accroître in-'
défmiment l'accord de nos conceptions avec la réa-
lité.
L'accord avec la réalité, tel est encore l'un deal
critères de la positivité scientifique. Mais ce terme de|
réalité, Comte l'applique aux lois aussi bien qu'au:
faits, tenant sans doute les faits et les lois pour deu:
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 347
aspects inséparables du réel. Ce qui lui permet de se
les représenter ainsi unis, c'est sa façon de dégager
la loi de toute notion de cause dont elle dépendrait
pour la ramener à n'être qu'une relation constante
entre les phénomènes ; il n'en accorde pas moins une
importance supérieure à la cohérence et à l'ordre que
représentent les lois, au point de dire que la science
se compose essentiellement de lois et non de simples
faits. L'Empirisme, c'est-à-dire l'accumulation machi-
aale des faits, est une aberration aussi funeste à
l'esprit positif que le mysticisme, c'est-à-dire que
l'abandon à l'imagination. Certes toute saine spé-
culation doit avoir pour base des faits observés ;
mais elle doit tendre à agrandir de plus en plus le
domaine rationnel aux dépens du domaine expéri-
mental et se rendre de plus en plus capable de pré-
voir les phénomènes au lieu de les constater immé-
diatement, d'après le principe de l'invariabilité des
lois naturelles.
Par là le positivisme de Comte parait bien comporter
un certain rationalisme : mais il faut bien voir en quel
sens et dans quelles limites. Il n'y a pas à ses yeux de
raison pure qui puisse valoir par elle-même et s'isoler
des manifestations collectives et progressives de l'in-
telligence de l'humanité ; il n'y a pas de raison, par
exemple, pour promulguer d'emblée et par elle seule
un principe tel que celui de l'invariabilité des lois :
ce principe, que l'esprit humain dans sa longue enfance
tend plutôt à méconnaître, a été suggéré d'abord par
quelques observations très imparfaites et n'a acquis
d'autorité que lorsque les premiers travaux vraiment
scientifiques en ont manifesté l'exactitude dans un
ordre entier de grands phénomènes ; il ne précède pas
la découverte des lois ; il la suit plutôt et il l'exprime ;
et son universalité lui va venir, non pas de ce que la
raison abstraite la réclame, mais de ce que la socio-
logie, en se constituant, va combler la lacune qui
existait dans le savoir positif.
348 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
*
* *
Au surplus, ce besoin de liaison systématique que
l'on peut naturellement rapporter à la raison et dont
on ne peut point dire que l'œuvre de Comte n'avoue
pas la nécessité et ne porte pas la marque, ne doit
s'exercer que dans la mesure où il rencontre un ordre
approprié de phénomènes : il ne doit pas porter à
imaginer plus de continuité que les choses n'en pré-
sentent. Abstraitement, on conçoit que la perfection
de l'esprit positif consiste à se représenter tous les
phénomènes comme des cas particuliers d'un seul fait
général, à les regarder comme assujettis à une loi
unique. Mais vers cet idéal utopique de l'explication
universelle Auguste Comte, dès le début de ses spécu-
lations, a refusé de se diriger. Ce qu'il appelle l'homo-
généité des sciences veut dire simplement que toutes
les sciences requièrent l'application des mêmes mé-
thodes positives, et encore faut-il ajouter, appropriées
à l'objet de chacune d'elles; cette homogénéité ne
comporte ni la réduction des phénomènes d'une
espèce à des phénomènes d'une autre espèce, ni la
réduction des lois particulières à une loi suprême.
C'est l'interprétation abusive d'une grande découverte
mathématique qui a pour une bonne part exposé les
esprits à cette fâcheuse tentation ; de ce qu'il était
possible de traduire des différences qualitatives par
des différences de quantité, on a conclu précipitam-
ment que traduire signifiait réduire. En outre les,
sciences qui, en raison de la généralité de leur objet,j
ont été constituées les premières à l'état positif, ne
se sont pas résignées à fournir simplement aux autres
des modèles de méthodes ; elles ont prétendu leur,
imposer le type et comme le contenu des théories
développer : de là ce matérialisme qui consiste à expl
quer le plus complexe, c'est-à-dire le supérieur, p«
le plus simple, c'est-à-dire par l'inférieur. Ce n'est
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 349
ni bien saisir le réel, ni servir l'esprit positif que de
procéder de la sorte : car la réalité exactement observée
est bien loin de manifester autant de liaison qu'en
suppose ou qu'en désire l'entendement, et la protesta-
tion contre une chimérique unité au nom de ce que
les phénomènes les plus compliqués ont de spécial et
de spécifique revêt aisément une forme métaphy-
sique. Il faut donc positivement reconnaître que la
dépendance incontestable des phénomènes les plus
comphqués à l'égard des phénomènes les plus simples
laisse aux premiers des caractères irréductibles. C'est
ainsi que l'action chimique présente quelque chose
de plus que l'action physique : celle-ci n'affecte les
molécules que pour en modifier la structure et l'arran-
gement ; celle-là en modifie de plus la composition.
A plus forte raison ce genre d'irréductibilité appa-
raît-il quand on sort du monde inorganique pour
entrer dans le monde de la vie : ici se révèle par delà
les actions physico-chimiques un fait original, qui est
le consensus vital, c'est-à-dire une solidarité des phé-
nomènes tout intime, et dont il est impossible de faire
abstraction. Donc chaque ordre essentiel des phéno-
mènes est sans doute gouverné par des lois qui ré-
sultent de ses rapports avec les ordres de phénomènes
moins compliqués, mais il a aussi ses lois propres.
Et l'unité des deux groupes de lois est d'autant moins
possible à établir que l'unité des lois propres à chaque
' ordre ne peut elle-même être atteinte : comment, par
I exemple, ramener l'une à l'autre l'optique et l'acous-
I tique? Au fond le vœu de l'unité absolue, secrètement
soutenu par l'espoir illusoire d'atteindre des causes,
i est incompatible avec la notion positive de la loi natu-
I relie.
Il résulte de là qu'en se développant chaque science
' fait subir à la méthode positive générale des modifî-
I cations déterminées par les phénomènes qui lui sont
1 propres. Plus exactement, chaque science met en
I çeuvre un procédé caractéristique qui lui appartient,
350
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
dont elle présente par conséquent le type le plus par-^
fait et l'emploi le plus fécond, tandis que les autres
sciences n'en usent que comme d'un procédé secon-
daire et auxiliaire. Depuis Descartes et Newton, W
mathématiques sont moins encore une science parti-
culière, la première de la série encyclopédique, que la
base de toute la philosophie naturelle ; elles sont
moins importantes par les connaissances qu'elles com-j
prennent que par l'instrument qu'elles fournissenti
pour la recherche et la détermination des lois ; si c'est!
un viôe de vouloir qu'elles ramènent bon gré mal gréj
à leurs formes d'explications les phénomènes plus
spéciaux, notamment les phénomènes du monde orga-
nique, il reste vrai que l'étude de ceux-ci ne peut êti
utilement abordée qu'avec un esprit façonné par l'édu-
cation mathématique. Les mathématiques sont don(
la science qui familiarise le mieux avec les conditions
élémentaires de toute science positive ; elles ne montrent^
pas seulement par excellence ce que peuvent l'analyse
et la déduction, elles offrent les genres de raisonnement
les plus variés, et il n'est pas même en biologie d(
façon de raisonner dont elles ne puissent déjà exhibai
en quelque manière l'analogue. L'astronomie enseigne
l'art d'observer, la physique celui d'expérimenter, h
chimie initie à l'art des nomenclatures ; la biologie
donne tout son développement à la méthode compa^
rative et la sociologie fait produire tous ses effets à 1(
méthode historique.
Pour les mêmes raisons il faut se tenir en gardej
contre cet aphorisme empirique, converti par les méta-
physiciens modernes en dogme absolu, selon leque
la connaissance procède constamment du simple ai
composé : c'est un aphorisme essentiellement empi-
rique, en ce qu'il considère comme une marche néces-
saire une marche qui convient en effet aux sciences di
monde inorganique, mais qui ne convient qu'à ellesj
La règle véritable est qu'on doit toujours aller di
connu à l'inconnu : or cette règle peut prescrire d^
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 351
procéder aussi bien du composé au simple que du simple
au composé. Car, si dans les sciences du monde inor-
ganique les éléments nous sont plus accessibles que
l'ensemble, dans les sciences de la vie et de la société,
l'ensemble des sujets est beaucoup plus immédiate-
ment abordable et peut être beaucoup mieux connu que
les diverses parties que l'on y distinguera ultérieure-
ment ; tandis que là c'est le dernier degré de compli-
cation, ici c'est le dernier degré de simplicité qu'il nous
est impossible d'atteindre.
Ce souci de refréner des tendances logiques abstraites
va chez Comte bien au delà de la juste notion des diver-
sités que comportent les sciences et les méthodes scien-
tifiques : il va jusqu'à l'interdiction de poser des pro-
blèmes, d'introduire des hypothèses ou de poursuivre
des recherches qui font appel à une expérience plus
subtile que celle de la réalité communément obser-
vable. Déjà Auguste Comte incline fortement à décider
qu'aucune science ne doit être poussée plus loin qu'il
ne faut pour fixer les conditions de la science supé-
rieure ; il oppose en outre toutes sortes de défenses au
mouvement naturel par lequel une science prolonge
au-delà des résultats faciles à vérifier les genres de
spéculations ou de raisons qui lui ont jusqu'alors réussi.
Il condamne en mathématiques le développement illi-
mité de l'analyse qui finit par remplacer les idées par
des jeux de signes ; c'est ainsi que notamment, cul-
tivé pour lui-même hors de ses applications à la géo-
métrie et à la mécanique, le calcul dégénère en ce
prétendu calcul des probabilités, qui est une négation
directe de l'idée de loi précisément mise au jour par
les mathématiques. De même l'astronomie, qui a tant
fait pour l'éducation positive de l'esprit humain, est
compromise par sa prétention d'embrasser l'univers,
alors qu'elle ne peut comprendre que notre monde ;
352 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
et elle s'égare à la poursuite de connaissances sidérales.
La physique, dont les hypothèses peuvent être si
fécondes quand elles sont uniquement des anticipa-
tions sur ce que l'expérience et le raisonnement, dans
des circonstances plus favorables, auraient pu dévoiler
plus immédiatement, se laisse tenter par des hypothèses
vaines sur le mode de production des phénomènes et
sur les agents dont dépendent les différents genres d'ef-
fets naturels, fluides, éthers, etc.. Comte prononce donc
qu'il faut s'en tenir à la lumière comme lumière pour
constituer l'optique, et il rejette comme métaphysique
toute hypothèse explicative aussi bien par les ondula-
tions que par l'émission. En chimie, il tient pour radica-
lement inaccessibles les enquêtes auxquelles on est con-
duit par l'hypothèse des atomes. En biologie il requiert
qu'on ne pose pas, surtout pour la résoudre dans un sens
transformiste, la question de l'origine des espèces.
Ce ne sont pas seulement certaines directions spé-
culatives de recherches que Comte a proscrites, s'op-
posant là-dessus à la science de son temps ou se faisant
démentir par la science venue après lui ; ce sont aussi
certains moyens de recherches, à son gré trop minu-
tieux ou trop raffinés. Sous prétexte que l'on ne doit
pas confondre précision avec certitude, il estime qu'il
y a des façons trop précises de procéder qui pourraient
presque faire violence à l'ordre légal des phénomènes ;
accumulant les formules de réprobation, il jugei
« incohérents ou stériles », suscités par une « curiosité
toujours vaine et gravement perturbatrice » tous les
travaux où l'on emploie des instruments de mesure
trop rigoureux ou trop sensibles ; il est irrité et inquiet
à la pensée des abus que l'on peut faire du thermo-
mètre métallique ou du microscope : il s'élève égale-
ment contre les investigations qui, au lieu de s'ar-
rêter en anatomie aux tissus, visent à atteindre les
cellules et contre celles qui tendent à mettre en évi-
dence les anomalies de la loi de Mariotte ; il veut que
l'on rejette « les faits inopportuns ».
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 353
Si après avoir limité à la science positive les spécu-
lations de l'esprit humain, il limite arbitrairement la
science positive à certains ordres de recherches, c'est
que la limitation opérée par lui dans le premier cas
au nom de la souveraineté du fait ne peut plus dé-
pendre dans le second cas, en l'absence de tout prin-
cipe rationnel de décision, que de la présomption du
succès ou de l'insuccès de certaines études. Mais cette
présomption même, Comte la ramène à la détermina-
tion de ce qui à ses yeux présente ou non un intérêt
pour l'homme. Bien qu'il ait assigné à la science
comme propriété essentielle le pouvoir de dégager la
théorie de la pratique, il est bien loin de vouloir la
science pour la science et de l'affranchir de toute préoc-
cupation humaine ; comme il la tient pour une œuvre
collective de l'humanité, il en subordonne le dévelop-
pement à ce que l'humanité requiert pour sa pleine
organisation. C'est pourquoi il ne conçoit même pas
de raison proprement théorique, capable par ses prin-
cipes et son contenu spécifiques d'orienter et de régler
l'effort vers le savoir ; pour donner l'impulsion et
aussi pour imposer le frein, il s'en remet au bon sens
universel, à ce qu'il appelle la sagesse spontanée ou
la raison publique. Il imprime ainsi dès le début son
caractère social à la curiosité intellectuelle : il n'abor-
dera donc la sociologie en savant qu'après avoir déjà
tendu à organiser la science en sociologue ; et même
le Grand Prêtre de l'Humanité s'annonce déjà à la
façon hiératique dont le philosophe plante les bornes-
sacrées de la science.
La philosophie des sciences déjà constituées sert
d'introduction à la sociologie. La sociologie, elle, est
à constituer. Elle doit être la science positive des faits
humains qui sont proprement les faits sociaux, restés
jusqu'à présent sous l'empire arbitraire de la théologie
et de la métaphysique ; mais, pour que ces faits pussent
2â
354
LA PHILOSOPillb: FRANÇAISE
devenir objet de science, il fallait une manière de les
observer qui devait être préparée par l'établissement
des sciences antérieures, et de plus, pour que ces faitî
pussent être observés dans leur intégrité, il fallait être
arrivé à un certain moment, aujourd'hui atteint, de
l'évolution sociale.
D'abord, les faits proprement humains sont essen-
tiellement sociaux. L'homme, comme individu, n'est
qu'une abstraction ; l'humanité, comme être social,
est la réalité vraie. La théorie des fonctions intellec-
tuelles et morales ne peut être construite par ce vain
procédé d'analyse que serait l'observation intérieure
et n'appartient pas à cette fausse science que serait la;
Psychologie, appuyée sur ce procédé : elle dépend en
premier lieu de la biologie ainsi que l'ont heureuse-
ment manifesté en pai'ticulier les travaux de Cabanis
et de Gali ; et ensuite elle s'achève dans la sociologie,
qui même, de plus en plus pour Comte, en fournit la
partie la plus importante; car l'évolution collective
des fonctions intellectuelles et morales en révèle mieux
la nature et les effets que lem"s simples conditions
anatomiques et physiologiques.
D'autre part, les faits sociaux apparaissent d'au-
tant plus susceptibles d'être ramenés à des lois qu'ils
sont saisis tels qu'ils sont réellement, c'est-à-dire dans
leur solidarité, et non isolément. L'économie politique
est l'exemple décisif d'un genre d'études qui après"
avoir touché, surtout avec Adam Smith, à la notioni
d'une loi positive des faits sociaux, en a vite perdu
le sens et s'est égarée dans des controverses toutes
métaphysiques sur des notions comme celles de valeur,
d'utilité ou de production, justement pour avoir pro-
cédé de parti pris comme si les fonctions économiques
n'étaient pas affectées par les autres fonctions sociales.
Ainsi toute étude isolée des éléments sociaux est irra-
tionnelle et stérile.
Ce n'est pas seulement la solidarité, ce sont aussi
le jeu et la complication graduelle de ces éléments quij
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 35o
doivent entrer en considération. Ici s'applique, avec
plus de portée encore, une distinction qui s'est déjà
imposée dans les autres sciences, surtout en biologie,
entre l'état statique et l'aspect dynamique de chaque
sujet d'études. Gomme en biologie on distingue l'ana-
tomie et la physiologie, en sociologie il y a lieu de
distinguer l'étude des conditions d'existence de la
société et l'étude des lois de son mouvement. Cette
distinction correspond à la double notion d'ordre et
de progrès ; de telle sorte que les formes de société
qui, comme les sociétés antiques, ne s'expriment que
par la première de ces deux notions, n'offrent à la
sociologie qu'une matière d'observation incomplète.
Les sociétés d'aujourd'hui ont conscience au contraire
qu'elles ne peuvent vivre qu'en progressant ; mais la
notion de progrès qu'elles ont mise en relief s'est, sous
rindueiice de la métaphysique révolutionnaire, déta-
chée de la notion d'ordre. Si donc la crise produite
par la Révolution française a été indispensable pour
susciter le problème sociologique et lui fournir une
de ses données capitales, elle appelle pour se clore de
tout autres solutions. En ce moment, c'est un esprit
rétrograde qui dirige toutes les tentatives en faveur
de l'ordre, tandis que les efforts pour le progrès sont
stimulés par des doctrines anarchiques. Seule la socio-
logie positive est capable d'expliquer et de produire
l'union indissoluble d'un ordre réel, tout autre qu'un
ordre préconçu et immuable, et d'un progrès fécond,
tout autre qu'un mouvement irrcgulier et destructeur.
La sociologie ne pouvait naître que maintenant et
elle n'a pu même être annoncée ou préparée que par
des essais assez récents, puisqu'elle requiert d'un côté
une idée approfondie et déjà étendue de la loi naturelle,
d'un autre côté une idée à la fois théorique et pratique
de la progression sociale. Sans doute Comte loue Aris-
tote d'avoir analysé avec une pénétration extraor-
dinaire et dans un esprit déjà presque positif les con-
ditions d'existence des sociétés ; mais il ne peut que
356 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
constater l'imperfection inévitable de son œuvre, igno-
rante des formes progressives de la civilisation. C'est
à Montesquieu que Comte attribue le mérite d'avoir
conçu l'application de l'idée de loi, telle que les scienceS'
l'avaient formée, aux sujets politiques : mérite d'au-
tant plus grand que les hommes du dix-huitième siècle,
d'accord avec le « sophiste » Rousseau, étaient portés
à admettre la puissance absolue et illimitée des légis-
lateurs ; mais dans l'exécution de son travail Montes-
quieu n'a pas été fidèle à sa conception directrice.
Ayant de plus un sentiment insuffisant du progrès, il
a accumulé des faits empruntés aux civilisations les
plus diverses, qu'il n'a souvent pu lier que grâce à
d'arbitraires rapprochements métaphysiques. La partie
la plus positive de son œuvre, celle où il montre l'in-
fluence des climats, a le tort de l'exagérer, faute d'avoir
d'abord signalé à quel point le développement
humain neutralise des causes physiques locales, puis-
santes à l'origine. Montesquieu est déjà en partie
rectifié et complété par Condorcet. h'Esquisse d'un
tableau historique des progrès de Vesprit humain intro-
duit pour la première fois la notion scientifique du
progrès social, et elle définit ainsi la tâche la plus
importante de la sociologie, qui est de déterminer l'en-
chaînement successif des états sociaux ; parce que Con-
dorcet a eu cette conception grandiose et exacte,
Comte aime à se dire son « fils spirituel ». Mais ici
encore l'exécution ne répond pas à la conception et
est viciée par certains préjugés. Condorcet a déformé
l'idée positive de progrès, d'une part en admettant une
perfectibilité indéfinie qui déroule devant l'imagina-
tion l'avenir le plus chimérique, d'autre part en ne
voyant dans le passé qu'une suite de mensonges et
d'erreurs qui rendraient inexplicable et impossible le
mouvement continu de l'humanité. C'est pourquoi,
malgré ses intentions rétrogrades, la philosophie de
l'Ecole théologique, celle en particulier de « Téminent »
de Maistre, en rendant au moyen âge la justice qui
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 357
lui est due, a contribué à préparer la vraie théorie du
progrès, comme elle a maintenu contre l'esprit cri-
tique la nécessité fondamentale de l'organisation du
pouvoir.
Parmi ses précurseurs, Auguste Comte n'a plus
voulu, à partir d'un certain moment, compter Saint-
Simon. Injustice flagrante, on l'a vu, mais qui ne sau-
rait être exactement réparée que si l'on reconnaît à
Auguste Comte ses mérites, incontestablement supé-
rieurs, de savant et de philosophe jusque dans son
œuvre sociologique. ^
Cette conception de la sociologie, telle qu'elle figure
dcUis le Cours de philosophie positive^ a été pour Comte
l'occasion et le moyen d'une évolution ou d'une exten-
sion de sa pensée. Vers 1845, la rencontre de Clotilde
de Vaux suscite en lui une passion soudaine et l'initie
sur le tard à des émotions sentimentales qu'il avait
jusque-là ignorées. A partir de ce moment, Comte
donne à ses idées une direction nouvelle. Nouvelle,
mais non pas contradictoire. Cette direction était en
effet beaucoup plus en accord avec les tendances pre-
mières d'où était partie sa philosophie que ne l'ont
cru certains de ses disciples dissidents et tout parti-
culièrement Littré. Il ne faut donc pas voir dans le
Système de politique positive (1851-1854) une œuvre
qui renverse les données du Cours de philosophie posi-
tive. Mais il y a des différences dans la méthode et
aussi des interprétations nouvelles.
Dans le Cours la méthode part du monde pour
s'élever jusqu'à l'homme ; dans le Système elle part
de l'homme pour redescendre à la nature. Là elle est
objective, ici elle est subjective. Mais la notion d'huma-
nité permet de passer de l'une à l'autre. Cette notion
fournit le moyen de systématiser tous les faits sociaux,
y compris les sciences proprement dites qui doivent
358 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
être rangées au nombre des faits sociaux. En vertu
de sa méthode subjective, après avoir essayé d'éclairer
le cœur par l'esprit, Comte s'appliquera désormais à
éclairer l'esprit par le cœur. De même, après avoir
éliminé la doctrine des causes finales, il réintroduit à
présent la finalité dans sa philosophie. Mais cette
finalité affecte un caractère très spécial. Sans doute,
elle est subjective comme la méthode elle-même.
Comte ayant exclu la notion d'univers pour ne retenir
que celle de monde ne peut pas restaurer une finalité
franchement objective. Et la finalité qu'il fait inter-
venir est bien subjective en effet en ce qu'elle rapporte
tout à l'humanité, sans rapporter d'ailleurs l'humanité
à l'univers ni à rien d'autre en dehors ou au-delà
d'elle-même. Mais elle n'est nullement subjective au
sens individualiste de ce mot. Si l'Humanité considérée
comme Grand Être peut apparaître comme une sorte
de Sujet, elle est par ailleurs un Objet et même l'Objet
suprême et unique pour les individus qui composent
la collectivité sociale. C'est donc sans rapport à l'in-
dividu que Comte rétablit d'un point de vue moral
l'anthropocentrisme qu'il avait éliminé du point de
vue scientifique.
De là l'insistance avec laquelle il formule certaines
maximes morales : l'esprit ne doit traiter que les ques-
tions posées par le cœur ; il faut éliminer toutes les
curiosités vaines ; l'effort scientifique lui-même, simple
prolongement du bon sens ou de la sagesse commune,
doit se régler sur les besoins véritables de l'humanité ;
la loi suprême est de vivre pour autrui ; la morale n'a
pas d'autre rôle que d'assurer la prévalence des senti-
ments altruistes, dont nous portons en nous le germe,
sur des instincts égoïstes, qui tendent spontanément à
dominer.
C'est également dans la conception de l'Humanité
comme Grand Être que vont se résoudre les deux
dogmes les plus importants de la religion tradition-
nelle, ceux de l'existence de Dieu et de l'immortalité
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 359
fies hommes. Dans la foi thcologique, Dieu est l'Être
universel qui donne la force aux créatures et a\'ec
lequel les créatures peuvent communiquer. L'Huma-
nité élevée à la dignité de Grand Être prendra la
succession de ce rôle : elle sera le soutien de notre cou-
rage, la fin de notre activité et l'objet de notre amour.
L'immortalité, conçue traditionnellement, est un
dogme qui nous assure d'une participation à une vie
universelle qui ne finira pas. Eh bien ! les hommes
qui se seront dévoués à la collectivité seront incor-
porés, pour toujours, dans le Grand Être : ils se sur-
vivront à eux-mêmes non seulement parce qu'on
gardera leur souvenir, mais encore parce qu'ils conti-
nueront d'agir réellement au sein de l'humanité. —
Voilà comment Auguste Comte fut amené à instituer
la Religion de l'Humanité avec tous les détails d'un
ritualisme compliqué. — H alla plus loin encore : dans
sa Synthèse subjectwe dont le premier volume parut
en 1856, c'est-à-dire un an avant sa mort, sous prétexte
de fournir des auxiliaires à l'imagination, il proposa
de faire usage de certains « fétiches ». — En somme,
ces détails écartés, la dernière partie de l'œuvre d'Au-
guste Comte nous met en présence d'un catholicisme
sécularisé et inverti.
*
Cette œuvre, prise dans son ensemble, renferme des
bizarreries. Mais, si l'on va au fond des choses, elle
demeure en somme géné.alement cohérente. En tout
cas, la seconde expression de la pensée philosophique
. de Comte n'est pas en contradiction avec la première.
L'idée générale de la Religion de l'Humanité se re-
trouverait dans ses premiers écrits. En dernière ana-
lyse, il a produit une œuvre considérable où, malgré
bien des lacunes, il faut reconnaître et louer l'esprit
d'ordre, l'art de l'organisation, et, à bien des égards,
la préoccupation de la mesure : c'est-à-dire des qua-
lités essentiellement françaises. A un point de vue plus
360 LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
strictement philosophique, elle se caractérise par une
grande unité, par un effort incontestable d'objectivité,
et, à tout le moins, par l'élimination de toute inven-
tion subjective au sens individualiste de ce mot.
Il faut noter comme une des particularités d'un
système où la science tient tant de place la conception
spéciale qui en est proposée. Envisageant la science
d'un point de vue réaliste, Auguste Comte y aperçoit
un produit de l'activité intellectuelle qui ne s'élabore
que sous la pression du sens commun et qu'en vue de
satisfaire à des fins utilitaires. Elle n'apparaît donc à
aucun degré chez lui comme le privilège déconcertant
d'une élite. Il a d'ailleurs des vues souvent profondes
BUT le rapport des sciences entre elles. Mais on peut
lui reprocher sa tendance à emprisonner les diffé-
rentes sciences dans des cadres trop rigides tracés du
dehors. Et il y a chez lui par ailleurs une méconnais-
sance systématique du mouvement subjectif de l'es-
prit humain qui est en réalité le facteur principal dont
l'intervention détermine le progrès scientifique. D'autre
part, il admet, sans les soumettre à la critique philo-
sophique, des postulats intellectuels qui ne s'appuient
aucunement sur les sciences, mais qui servent à les
fonder. Telles sont les propositions suivantes : — l'unité
établie par une seule intelligence s'imposerait par
cela même aux autres et mettrait fin à l'anarchie qui
résulte de ce que chaque intelligence est en opposition
avec elle-même (conception qui équivaut à une affir-
mation a priori de l'identité essentielle des esprits) ;
— l'entendement est spontanément systématique ; ~
l'esprit humain a la faculté de séparer la théorie de
la pratique ; — l'objet le plus élevé de la science est de
définir le point de vue d'où tous les phénomènes ap-
paraissent comme intelligibles, et ce point de vue est
un comme l'entendement.
Dans l'ordre historique, il est certain que, aux yeux
de Comte, les idées qu'il émet sont dégagées par lui de
l'examen des faits qui manifestent l'évolution de Tes-
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 361
prit humain. Mais toute la question est précisément là.
Car il s'agit de savoir si, telle qu'elle nous est ici sug-
gérée, l'interprétation de l'histoire n'est pas elle-
même déterminée par les idées qu'elle est censée
découvrir.
Enfin, si la doctrine sociale de Comte a rendu des
services en montrant que chaque forme du passé a
eu sa raison d'être et en introduisant dans ce domaine
un esprit scientifique, elle n'en fait pas moins appel
à un sentiment mystique pour fonder le culte de l'Hu-
manité. En même temps, faute de pénétration psy-
chologique. Comte n'a pas vu que le réalisme humain
est au-dessus de l'opposition qu'il établit entre l'indi-
vidu et la société et qui l'amène à sacrifier l'individu
à la société. A vrai dire, le seul mouvement de la
pensée nous conduit nécessairement à une conception
do l'universel qui n'exclut pas, mais qui implique le
singulier. De ce point de vue supérieur, individu et
société sont deux termes solidaires, et non contra-
dictoires. Dans la vérité des choses, si nous acceptons
la société avec tous les devoirs qu'elle nous impose,
c'est parce que nous trouvons dans notre esprit
quelque chose qui y répond et dans notre personnalité
morale le principe d'une autonomie contre laquelle
rien de ce qui nous est extérieur ne saurait en aucun
cas prévaloir (1).
(1) Après cette leçon, Victor Delbos en consacra une dernière
(la dix-huitième de la série, car Descartes, Pascal et Malebranche
avaient occupé chacun deux leçons) aux philosophes français les
plus récents : mais elle ne subsiste dans ses manuscrits qu'à l'état
d'ébauche trop rudimentaire pour être publiée. Les notes d'étu-
diants que nous avons sous les yeux permettent seulement d'indi-
3uer le cadre de cet examen rapide et de signaler quelques-uns
es termes expressifs qui servent à caractériser les principaux
représentants de la pensée contemporaine en France.
En Maine de Biran nous avons rencontré la forme de spiritua-
lisme la plus profonde sans doute du dix-neuvième siècle ; mais
ce n'est pas de son vivant qu'ont été publiés les ouvrages où
s'exprime toute sa pensée. Le spiritualisme d'abord connu du
public, c'est celui qu'enseignent dans l'Université quelques
hommes qui, comme Royer-Collard et Cousin, avaient eu des
rapports personnels avec Biran sans pénétrer à fond sa doctrine.
36â
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Homme d'État plus que philosophe, Royer-GoUard est nommé
parFontanes professeur d'Histoire de la Philosophie enSorbonne :
inauguré le 4 décembre 1811, cet enseignement, qui ne devait
durer que deux ans et demi et qui n'était suivi que par vingt ou
trente auditeurs, marque quelques-unes des directions du spiri-
tualisme nouveau : il tourne contre la philosophie de Gondillac la
philosophie écossaise, comme celle-ci s'était tournée contre Hume.
A la sensation Royer-Collard substitue la perception, car il estime
que la perception est un acte de l'esprit aussi solide, aussi riche
de notions (notre être, notre identité, la causalité même y sont
contenus) que la sensation est un fait inconstant, fugace, pauvre,
stérile. Empruntant à l'École écossaise l'idée de la véracité de
nos facultés (car « on ne fait pas au scepticisme sa part »), il cri-
tique Descartes à qui il reproche son doute premier et sa défiance
à l'égard des sens ; de là selon lui procède tout l'idéalisme moderne.
Chez Royer-Collard, les analyses, souvent courtes et limitées, sont
parfois assez vigoureuses ; surtout il sait user de formules expres-
sives et même un peu massives.
Victor Cousin, en 1810, entre à l'École normale le premier de
la première promotion. Il y a pour maître Laromiguière (en réac-
tion timide contre Gondillac qu'il a contribué à faire indûment
passer pour un matérialiste). L'année suivante il est, à la Faculté,
l'auditeur de Royer-Collard ; puis un peu plus tard il entre en
relations avec Maine de Biran : ce sont là ses trois maîtres français.
Dès 1815 il est appelé par Royer-Collard à le suppléer : à vingt-
trois ans le voilà donc dans cette chaire de Sorbonne d'où il devait
prendre la direction d'une partie de la philosophie française ou
plutôt de l'enseignement officiel de la philosophie en France.
Orateur, écrivain, doué d'une prompte faculté d'assimilation,
entrevoyant vivement ce qu'il eût fallu analyser avec méthode
et discerner avec précision, se donnant à lui-même et donnant aux
autres par la richesse de ces vues un peu confuses et par son ardeur
autoritaire l'illusion de l'originalité, mais sans exactitude tech-
nique. Cousin, d'abord disciple des Écossais et de Royer-Collard,
est ensuite, un peu comme tout le monde après le livre de Mme de
Staël, attiré vers l'Allemagne. Au cours de deux voyages en 1817
et 1818, il rencontre Schulze à Gottingen, Schleiermacher à
Berlin, Jacobi et Schelling à Munich, Gœthe à Weimar, mais sur-
tout Hegel à Heidelberg. A la suite de ce contact avec « les philo-
sophes de l'absolu », la prudence des Écossais ne saurait plus le
retenir ; il se lance dans la métaphysique avec cette croyance
optimiste que les choses et les doctrines sont telles qu'en un sens
la raison peut les réintégrer toutes en elle : d'où cet Éclectisme qui
prétend dégager la part de vérité contenue dans les systèmes les
plus divers. Animé de cette inspiration, son cours de 1818 est
l'origine du livre, plusieurs fois remanié, du Vrai, du Beau et du
Bien. En 1820, pendant la réaction qui suivit l'assassinat du duc
de Berry, il est suspendu de son enseignement ; il s'adonne à des
études d'Histoire de la Philosophie, notamment à la traduction
de Platon. De 1824 à 1825 il fait un troisième voyage en Alle-
magne : arrêté à Dresde, il est incarcéré à Berlin sous l'inculpa-
tion de Jacobinisme et de Carbonarisme. Le cours qu'il reprend
en 1828 traduit de plus belle, mais sans rigueur, l'influence alle-
mande par quelques formules panthéistiques dont, pour ne pas
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE 363
compromettre sa carrière et l'Université, il a dans la suite à se
dégager et à se disculper ; il y exprime aussi la théorie hégélienne
des hommes providentiels qui représentent une époque et qu'il ne
faut pas juger selon la commune mesure. Peu à peu les éléments
divers qu'il avait empruntés se tassent en quelques thèses d'école ;
telle.la théorie selon laquelle la métaphysique se fonde sur la psy-
chologie, théorie qu'il tire du Cogito cartésien et de la doctrine
biranienne superficiellement et même inexactement comprise ;
telle, la défense contre Locke de l'innéité à l'aide de Kant qu'il ne
connut guère que par une mauvaise traduction latine ; telle encore,
sa théorie de la raison impersonnelle ; telles enfin, ces vues arti-
ficielles sur l'Histoire de la Philosophie qui se diviserait en mo-
ments successifs selon un rythme constant, sensualisme, rationa-
lisme, scepticisme, mysticisme. •
S'il est élève de Cousin, Théodore JoulTroy n'a pas été marqué
comme lui par l'Allemagne : il est plus précis, plus circonspect,
plus intérieur ; le problème humain le préoccupe avant tout. Plus
psychologue que métaphysicien, son sentiment philosophique, qui
est profond, est lié à des besoins d'âme : sur la distinction de la
psychologie d'avec la physiologie et sur le genre d'analyses qu'elle
comporte ; sur l'art et le beau, expression de l'invisible par le
visible ; sur le droit naturel et la morale, sur la destinée humaine,
il a de belles pages ; et, en dépit des sévérités de Taine, sa pensée
a de l'accent et de l'inlerèt.
A l'école éclectique se rattachent Damiron, Saisset, Bouillier,
Jules Simon, Garo et Paul Janet. Vacherot, s'il reste en psycho-
logie et en morale assez fidèle à l'école éclectique qu'il enrichit de
travaux historiques notamment sur l'Alexandrinisme, s'en sépare
en métaphysique par l'opposition qu'il croit voir entre l'Infini et
le Parfait, entre le Dieu réel et le Dieu idéal.
Très indépendant de toute proche influence, Ravaisson s'incor-
pore Aristote, pousse Maine de Biran vers Schelling, rejoint l'idée
religieuse et la métaphysique, et, faisant de la réflexion sur soi le
moyen d'atteindre l'Être, s'attache à un profond réalisme spiri-
tualiste. Dans son originalité de savant, de croyant et de libre
esprit, Gournot distingue l'ordre logique et l'ordre rationnel pro-
fond, constitue une théorie du hasard, renouvelle le probabilisme
antique et s'établit dans une position intermédiaire entre le posi-
tivisme et la métaphysique. Renan, un Hegel littérairementrelevé,
Philosophiquement affaibli, aussi peu systématique que Taine
est avec excès, dévot de la Science et de son avenir illimité, épris
surtout des études historiques et philologiques qui analysent en
ses nuances les plus subtiles l'évolution humaine où Dieu même
est en devenir, relève ce culte de la Science par la conception à la
fois pieuse et ironique d'un idéal d'autant plus stimulant qu'il
est plus indéterminé et qu'on doit s'y dévouer sans en être dupe.
Taine, usant d'une méthode d'analyse à la Condillac, tout en s'ins-
pirant de la pensée anglaise, montre les insuflisances de l'empi-
risme de Stuart Mill, et tout en tirant de Spinoza et de Hegel
les principes généraux d'une philosophie de la nécessité, la borne
à un déterminisme des phénomènes, sans admettre d'objets
propres pour la métaphysique, et, marquant fortement l'influence
du physique sur le psychologique, tente une physiologie de l'es-
prit. Renouvior, par sa protestation même contre tout le mysti-
364
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
cisme post-kantien de la spéculation allemande, garde le sens
français de la personnalité et du fini, et demeure réfractaire au
Panthéisme et à son Infmi indéterminé, sorte de Hume corrigé
par l'idée de la nécessité de catégories a priori ; avec Lequier, il
voit dans la certitude un cas particulier de la croyance et défend
le libre arbitre avec une extrême énergie. Lachelier, dans la plus
belle langue philosophique, combat le positivisme avec un senti-
ment très profond des grands besoins de l'esprit, transsubstantie
Kant en le mettant en rapport avec les grands rationalistes de
l'antiquité et en reconstituant l'unité rompue de la spéculation
et de la vie morale et religieuse. Ribot renonce pour sa part à
traiter les problèmes anciens dans l'esprit ancien ; ce qu'il veut,
c'est constituer une psychologie vraiment indépendante, capable
de montrer sans exclusion comment ces problèmes se sont posés
et capable d'élargir sans préjugé son enquête en l'étendant à
toutes les formes de la vie normale ou pathologique, de l'activité
subconsciente ou de l'expérience religieuse. Fouillée, de façon
brillante, quoique souvent trop peu technique, s'efforce de dominer
l'opposition de l'idéal et du réel, de la fixité et de l'évolution, esti-
mant qu'un idéalisme doit doubler le positivisme, car si la réalité
doit être comprise par la science, l'homme conçoit d'autres idées
qui sont, par cela même qu'il les conçoit, et qui ont une force cer-
taine de réalisation. Guyau ajoute un sens plus intense de la vie.
Ollé-Laprune, renouvelant l'humanisme chrétien par sa fidélité
à la culture classique et à la tradition catholique, s'attache à
déterminer les conditions rationnelles et volontaires de la certi-
tude morale comme à préciser les termes philosophiques du pro-
blème religieux. Parmi les vivants, un seul nom figure dans les
notes de Delbos, celui du maître qui l'avait initié aux méthodes
de l'Histoire de la Philosophie, M. Boutroux. Donc « la philoso-
phie française a continué, elle continue : philosophie humaine, ne
s'arrêtant jamais à ces abstractions qui anéantissent l'homme
dans l'objet, ni à ce symbolisme où l'on se perd ; bon sens poussé
parfois jusqu'au génie ; ardeur de prosélytisme et besoin d'uni-
versalité. » En terminant, Victor Delbos adresse un salut « à ceux
qui devraient être ici et qui n'y sont pas », aux étudiants soldats ;
et, faisant allusion au dénigrement dont chez nous ou à l'étranger
la jeunesse de France avait été souvent victime, il conclut : « Nous
pouvons maintenant dire qu'elle a été la plus belle, la plus héroïque
des jeunesses. » m. b. ■
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement i-iv
Ghap. I". — Caractères généraux de la Philosophie fran-
çaise * . 1
Chap. II. — Descartes 16
I. — Le rapport de la science à la phi-
losophie chez Descartes 16
II. — La philosophie de Descartes 30
Chap. ill. — Pascal 49
L — La philosophie de la physique et
de la géométr ie 50
II. — La philosophie de la nature et de
la destinée humaine 69
Chap. IV. — Malebranche 91
I. — La conception de la Philosophie
et la doctrine des idées 91
II. — La doctrine de la Providence, des
causes occasionnelles et de la volonté
humaine 111
Chap. V. — Fontenelleet Bayle 133
Chap. VI. — Voltaire 153
Chap. VII. — Montesquieu 169
Chap. VllI. — Diderot et les Encyclopédistes 190
Chap. IX. — Buffon et Lamarck 209
Chap. X. — J.-J. Rousseau 227
Chap. XI. — Condillac et les Idéologues 250
Chap. XII. — De Bonald et les Traditionalistes 277
Chap. Xi 11. — Maine de Biran 300
Chap. XIV. — Saint-Simon et Auguste Comte 324
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C"
8, rue Gaianciére
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IHt INSTITUTE OF WFDIAp'Â! r
10 ELMSLEV PL
TORONTO 5, C
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