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Full text of "La philosophie française"

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LA 

PHILOSOPHIE 

FRANÇAISE 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  rintérieur  en  1919. 


DU  MEME  AUTEUR  : 


Le  Problème  moral  dans  la  philosophie  de  Spinoza 
et  dans  l'histoire  du  Spinozisme.  Un  vol.  iu-S"  de  xii- 
569  pages.  F.  Alcan,  éditeur.  (Epuisé.)  1893. 

La  Philosophie  pratique  de  Kant.  Un  fort  vol.  in-S"  de 
iv-756  pages.  (Couronné  par  l'Académie  française.)  F.  Alcan, 
éditeur.  1905 12  fr.  50 

Les  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs  de 
Kant.  Traduction  nouvelle,  avec  introduction  et  notes.  Un 
vol.  in-12  de  210  pages.  Ch.  Delagrave,  éditeur 1  fr.  75 

Le  Spinozisme.  Uo  vol.  in-8*  de  215  pages,  à  la  Société  fran- 
çaise d'Imprimerie  et  de  Librairie.  1916..". 3  fr. 

L'Esprit  philosophique  de  l'Allemagne  et  la  Pensée 
française.  Une  brochure  in-16  de  43  pages.  Bloud  et  Gay, 
éditeurs ^ 0  fr.  60 

Une  Théorie  allemande  de  la  culture  :  W^.  Ost-wald 
et  sa  philosophie.  Une  brochure  in-16  de  31  pages.  Bloud 
et  Gay,  éditeurs 0  fr.  60 

Figures  et  Doctrines  de  Philosophes.  Un  vol.  in-16  de 
xii-329  pages.  Plon-Nourrit  et  C'«,  éditeurs 7  fr. 

La  Philosophie  française.  Un  vol.  in-16  de  viii-368  pages. 
Plon-Nourrit  et  C",  éditeurs 9  fr. 


PAKIS.    TYF.   PLON-NOUllRIT   ET   C'*,   8,   RDE  GARANCIÈUB.   —  25972. 


VICTOR  DELBOS 

MEMBRli     DB     l/lNSTITUf 
PROFESSEUR    A    LA    SORBOiNNB 


LA 


PHILOSOPHIE 

FRANÇAISE 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT   et   C",    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUU    GARANCIÊRB    —   6« 

1921 

Tous   droits    réservés 


ïli£  «STiTL'Tr  "ALSTUCÏS 

iO  EL,--  ■  ■  ,r 


Copyright  1919  by  Plon-Nourrit  et  C'«. 

Droits  de  reproduclion  et  de  traductiou 
réservé!  pour  tous  pays. 


AVERTISSEMENT 


«  En  étudiant  les  éléments  originaux  de  la 
Philosophie  française^  —  écrivait  Victor  Delbos  le 
6  novembre  1915  à  la  veille  de  commencer  son 
cours  public  en  Sorbonne,  —  je  voudrais  montrer 
en  quoi  là  France  s'est  révélée  dans  ses  façons  de 
philosopher  autant  que  dans  ses  doctrines,  indé- 
pendamment de  l'influence  anglaise  ou  allemande.  » 
Et  il  ajoutait  le  1®^  janvier  1916  :  «  Je  travaille 
beaucoup  pour  mon  cours.  Je  voudrais  en  voir  sortir 
un  livre  sur  la  Philosophie  française.  »  —  Lorsque,  le 
16  juin  1916,  il  fut  frappé  en  pleine  vigueur  à  cin- 
quante-trois ans,  il  laissait  une  rédaction  complète 
des  dix-sept  leçons  de  ce  cours  que,  dans  sa  piété 
patriotique,  il  tenait  à  «  publier  le  plus  prompte- 
ment  possible  ».  Écrites  de  sa  main,  ces  leçons 
n'ont  malheureusement  pu  profiter  du  travail 
approfondi  de  revision  auquel  il  soumettait  tout  ce 
qu'il  livrait  au  public  :  mais  la  belle  tenue  de  sa  pre- 
mière rédaction  nous  a  permis  partout  de  rester 
scrupuleusement  fidèle  à  sa  pensée  et  à  son  texte 
même  (1). 

(1)  Le  manuscrit  que  nous  possédons  est  celui  que,  avant  cha- 


Il  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

En  quel  esprit  Victor  Delbos  avait  abordé  cette 
étude,  quel  «  sentiment  profond  »  l'inspirait,  c'est 
ce  qu'il  a  marqué  lui-même  en  des  lettres  écrites 
au  cours  des  années  1915  et  1916  :  «  Notre  œuvre 
la  meilleure  sera,  je  croifi,  —  sans  esprit  d'exclu- 
sion ni  d'isolement,  —  de  renouer  notre  tradition 
philosophique  de  façon  plus  étroite  et  de  rentrer 
dans  la  pensée  française.  Je  sentais  cela  depuis 
plusieurs  années  assez  vivement  :  de  là  mon  retour 
à  Descartes,  à  Malebranche,  à  Maine  de  Biran... 
Des  études  qui  défendent  notre  culture  valent 
encore  mieux  que  celles  qui  critiquent  à  fond  la 
culture  allemande...  Je  crois  que  la  pensée  fran- 
çaise a  en  elle  assez  de  ressources  pour  se  déve- 
lopper et  se  renouveler  avec  ses  caractères  propres. 
J'estime  cependant  que,  en  gardant  son  autonomie, 
elle  doit  rester  largement  ouverte.  On  peut  observer 
et  prendre  autour  de  soi,  sans  se  laisser  conduire.  » 

Il  tient  donc  essentiellement  à  ce  que  son  œuvre 
de  patriotisme  reste  une  œuvre  de  vérité  et  d'hu- 
manité, sans  que  la  moindre  apparence  contraire 
puisse  en  faire  suspecter  l'impartialité  scientifique, 
le  caractère  positif,  la  valeur  universelle  et  perma- 

cune  de  ses  leçons  en  Sorbonne,  Victor  Delbos  avait,  selon  son 
habitude,  complètement  rédigé,  non  pour  s'assujettir  à  cette  lettre 
(car  il  parlait  d'abondance),  mais  pour  amener  sa  pensée  à  la  pré- 
cision et  à  l'ordre  désirables,  comme  pour  réunir  les  citations 
expressives.  Seul  le  texte  de  la  leçon  relative  à  Condillac  et  aux 
idéologues  n*a  pas  été  intégralement  retrouvé  :  on  y  a  pourvu 
d'une  façon  qui  sera  indiquée.  En  revanche,  pour  Saint-Simon  et 
Auguste  Comte,  après  la  leçon  qu'il  leur  avait  consacrée,  il  avait, 
reprenant  de  fond  en  comble  sa  première  rédaction,  écrit  en  vue 
du  livre  projeté  la  plus  grande  partie  du  chapitre  sur  lequel  ce 
volume  s'achève  :  c'est  au  cours  même  de  ce  travail  que  la  maladie 
l'a  surpris. 


AVERTISSEMENT  m 

nente.  «  J'ai  un  peu  peur  des  effets  de  la  campagne 
que,  à  la  faveur  de  la  guerre,  quelques-uns  n\ènent 
contre  la  sévérité  critique  et  la  précision  du  savoir. 
Pour  ou  contre  certaines  idées  il  faudra  toujours 
tâcher  d'avoir  avant  tout  raison.  »  S'il  cherche  à 
réaliser  ce  qu'on  pourrait  nommer  V union  sacrée 
de  nos  philosophes,  c'est  afin  de  montrer  qu'ils 
n'ont  «  usé  de  notre  esprit  national  que  pour  accom- 
plir leur  œuvre  dans  un  sens  universel  et  sans  pré- 
jugé national  »,  au  seul  service  de  «  ces  idées  de 
droit,  de  justice,  de  dignité,  qui  doivent  valoir 
pour  les  rapports  des  peuples  comme  des  individus  ». 
Leur  fécondité  n'est  pas  épuisée  :  si  par  leur  des- 
sein même  de  «  procurer  le  perfectionnement  des 
volontés  autant  que  d'accroître  la  science  con- 
templative »  ils  ont  contribué  à  susciter  les  actes 
et  à  promouvoir  la  vie  spirituelle,  en  retour  les 
épreuves  et  les  actes  généreux  auront  nourri  les 
âmes  et  susciteront  des  pensées  meilleures  encore. 
«  Dans  l'ensemble,  écrivait  Victor  Delbos  peu  de 
jours  avant  sa  mort  à  son  ami  l'abbé  J.  Wehrlé, 
les  âmes  françaises  se  sont  montrées  simples,  cou- 
rageuses, nobles.  Elles  ont  révélé  ou  créé  des  forces 
morales  incomparables  qui  peut-être  tendront 
d'elles-mêmes  à  ce  qui  peut  les  maintenir  et  les 
perfectionner  encore...  Que  cette  épouvantable 
guerre  purifie  en  les  faisant  triompher  les  énergies 
de  notre  pays  I  Comme  conclusion  humaine,  appe- 
lons de  tous  nos  vœux  l'avènement  d'un  ordre 
national  et  d'un  ordre  international  nouveaux; 
et  comme  pensée  plus  haute,  la  notion  seule  du 
sacrifice  peut  donner  un  sens  à  tout  ce  qui  se  passr  . . 

13 

.03 


IV  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Nos  excellents,  nos  admirables  jeunes  gens  1  ce  sont 
eux  qui  donnent  à  l'heure  actuelle  les  plus  grands 
sujets  de  joie  et  d'espok*.  Comme  ils  méritent 
d'obtenir  plus  tard  la  direction  morale  de  notre 
pays  1  et  quel  bien  ce  sera  1  » 

Puisse  donc  ce  li^Te,  selon  le  vœu  de  l'auteur, 
contribuer  à  mobiliser  toutes  les  forces  vives  de 
notre  tradition  intellectuelle  et  morale,  toutes  les 
ressources  d'avenir  de  la  pensée  et  de  l'âme  fran- 
çaises, pour  les  victoires  spirituelles  de  demain, 
au  profit  de  tous  les  esprits  1 

Maurice  Blondel. 


LA 

PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 


CHAPITRE  PREMIER 

CARACTÈRES    GÉNÉRAUX 
DE  LA  PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 


Au  début  de  ces  études,  je  ne  voudrais  pas  sembler 
m'abstraire  du  sentiment  profond  qui  m'inspire  mon 
sujet.  Ce  qui  fait  de  la  présente  guerre  la  crise  la  plus 
tragique  qu'ait  connue  l'humanité,  c'est  sans  doute 
l'immensité  de  ce  qu'elle  met  en  œuvre,  mais  c'est 
aussi  l'immensité  de  ce  qu'elle  met  en  cause.  Les 
forces  brutales  d'agression  et  les  instincts  violents  de 
conquête  qui  se  sont  déchaînés  contre  nous  n'ont  pu 
se  dispenser  d'invoquer  des  titres  d'un  ordre  en  appa- 
rence plus  haut  pour  essayer  de  masquer  leur  trop 
évidente  barbarie  ;  de  notre  côté,  nous  sentons  bien 
que  nos  armes  sont  engagées  pour  la  défense  non 
seulement  de  notre  sol,  m.ais  encore  des  meilleurs  des 
fruits  spirituels  qu'ont  fait  pousser  du  sol  français 
les  âmes  françaises.  Faisant  parler  l'Allemagne  de  son 
temps,  Henri  Heine  lui  prêtait  ce  mot  —  déjà  :  «  Nous 
haïssons  chez  nos  ennemis  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime, 
la  pensée.  »  Défendons  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  : 
défendons-le   à   notre    façon,   en  nous   représentant, 


2  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

dans  une  sorte  d'examen  de  conscience,  ce  qu'il  a  été 
et  ce  qu'il  vaut.  La  pensée  française  est  dans  la  mêlée, 
pas  au-dessus  :  dans  notre  grand  amour  pour  notre 
tradition  philosophique  française  nous  saurons  intro- 
duire un  grand  esprit. 

En  essayant  d'analyser  les  caractères  essentiels  et 
les  productions  les  plus  originales  de  la  philosophie 
française,  je  n'ai  aucunement  l'intention  de  l'élever 
en  quelque  sorte  au-dessus  de  la  discussion  philoso- 
phique et  de  l'estimer  en  possession  de  la  vérité  supé- 
rieure, uniquement  du  fait  qu'elle  est  française.  Cette 
prétendue  défense  de  notre  tradition  nationale  en 
matière  de  philosophie  en  serait  dans  le  fond  la  plus 
entière  méconnaissance.  Aucun  de  nos  grands  philo- 
sophes n'a  admis  un  instant  que  ses  doctrines  et  ses 
vues  dussent  refléter  les  traits  intellectuels  de  sa 
seule  nation  ;  aucun  n'a  jugé  qu'il  y  eût  un  peuple  élu 
de  la  philosophie  et  qu'il  appartînt  à  ce  peuple  :  tous 
ont  cru  et  voulu  philosopher  pour  la  conquête  d'une 
vérité  universelle  ;  tous  ont  supposé  que  leurs  idées 
pouvaient  se  porter  partout  où  il  y  a  une  intelligence 
humaine  pour  les  comprendre,  une  expérience  humaine 
pour  les  contrôler.  Si  on  leur  eût  dit  que  par  leurs 
théories  ils  représentaient  éminemment  le  génie  de 
leur  nation  ou  de  leur  race,  auraient-ils  été  très  sen- 
sibles à  l'éloge,  à  supposer  qu'ils  l'eussent  bien  en- 
tendu? On  peut  affirmer  que  non.  Sans  doute  ils 
auraient  avoué  que  les  peuples  comme  les  individus 
ont  certaines  particularités  mentales  :  mais  ils  auraient 
d'autant  plus  énergiquement  soutenu  que  les  condi- 
tions de  la  connaissance  vraie  en  elle-même  limitent 
strictement  le  rôle  de  ces  éléments  obscurs  et  intellec- 
tuellement indéterminés.  Le  premier  mot  de  notre 
philosophie  a  été  un  appel  à  l'universalité  du  «  bon 
sens  »,  et  ce  mot  chez  nous  n'a  été  jamais  véritable- 
ment désavoué. 

Il  reste  néanmoins  que  la  philosophie  française, 


CARACTÈRES   GÉNÉRAUX  3 

prise  dans  son  ensemble  et  dans  la  diversité  même 
de  ses  doctrines,  paraît  avoir  une  certaine  physio- 
nomie propre.  Les  traits  constants  qu'elle  a  revêtus 
semblent  prouver  que,  jusque  dans  son  effort  même 
pour  s'en  dégager  au  bénéfice  de  la  vérité  universelle, 
ce  sont  des  tendances  nationales  qui  l'ont  façonnée. 
Assurément  ;  mais  le  tout  est  de  savoir  de  quelle  espèce 
sont  ces  tendances,  comment  elles  ont  agi,  et  si  leur 
nature  et  leur  mode  d'action  ont  nécessairement  mis 
les  philosophes  qui  y  ont  obéi  sous  le  joug  d'influences 
étrangères  à  la  pure  notion  de  vérité.  Or,  pour  com- 
mencer par  la  plus  essentielle  de  ces  tendances,  par 
celle  dont  on  a  fait  de  tout  temps  la  marque  de  l'es- 
prit français,  la  tendance  à  rechercher  les  idées  claires 
et  à  les  lier  entre  elles  par  des  rapports  clairs,  obser- 
vons d'abord  qu'elle  ne  préjuge  rien  sur  le  fond  des 
choses,  quoi  qu'on  dise,  —  et  que  de  plus  elle  est  en 
accord  avec  la  loi  de  tout  esprit  qui  cherche  à  se  rendre 
compte.  Dès  qu'une  affirmation  revêt  la  forme  d'une 
connaissance,  il  est  inévitable  qu'elle  prétende  éclairer 
l'esprit  en  quelque  mesure  :  ainsi  cette  marque  de  la 
pensée  française  ne  ferait  que  répondre  à  la  règle  nor- 
male de  toute  pensée.  On  ajoute,  sans  doute,  cette 
critique  qui  est  plus  grave  :  le  goût  qu'a  la  pensée 
française  pour  la  clarté  l'inclinerait  à  construire  là 
où  il  s'agit  d'observer,  à  imaginer  des  raisons  pour 
expliquer  là  où  il  s'agit  d'accepter  le  fait  môme  inex- 
plicable, bref  à  modeler  arbitrairement  la  réalité  com- 
plexe sur  la  simplicité  des  idées  claires  et  de  leurs 
rapports.  Cette  critique,  dans  sa  généralité,  est-elle  par- 
faitement fondée?  Nous  l'examinerons  tout  à  l'heure. 
Mais  la  disposition  qu'elle  incrimine  est  de  celles  qui 
peuvent  être  invitées  à  se  surveiller  et  à  se  limiter, 
mais  qui  ne  sauraient  se  supprimer  sans  que  soient 
abolis  du  même  coup  les  moyens  intellectuels  de 
philosopher.  Admettons  même  que  l'expérience  du 
réel  soit  aussi  peu  conforme  que  possible  à  une  suite 
d'idées  clairement  liées  :  il  n'en  reste  pas  moins  que, 


4  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

pour  servir  de  principe  ou  de  preuve  à  la  spéculation 
ou  à  la  recherche,  elle  doit  laisser  subsumer  ce  qu'il 
y  a  en  elle  d'obscur  et  d'incompréhensible  sous  des 
caractères  que  l'esprit  puisse  élucider  et  comprendre. 
L'acceptation  de  l'inexplicable  et  de  l'irrationnel,  si 
elle  n'est  pas  une  abdication  de  la  pensée,  doit  être 
mesurée  par  la  pensée  même  à  ce  que  celle-ci  s'estime 
capable  d'expliquer  distinctement  et  de  ramener  à 
des  raisons  définies. 

D'autre  part,  quand  on  relève  comme  un  penchant 
parfois  malencontreux  de  l'esprit  français  ce  penchant 
à  la  clarté,  on  suppose  en  outre  trop  vite  que  la  clarté 
qu'il  recherche  est  une  clarté  purement  logique  ou 
mathématique.  Or  la  clarté  peut  se  porter  sur  les 
choses  d'observation  et  sur  leurs  relations  concrètes 
aussi  bien  que  sur  des  concepts  abstraits  et  sur  leur 
enchaînement  ;  elle  peut  être  liée  à  une  perception 
plus  subtile  du  réel  aussi  bien  qu'à  une  systématisa- 
tion plus  achevée  d'idées  :  elle  peut  être  aussi  bien  la 
vision  nette  que  le  raisonnement  rigoureux.  En  d'autres 
termes,  à  moins  d'entendre  la  clarté  dans  un  sens 
philosophique  très  spécial,  on  peut  dire  que  toutes 
nos  facultés  de  connaissance  sont  plus  ou  moins 
capables  d'intuitions  et  de  notions  claires,  et  il  faut 
ajouter  que  c'est  uniquement  par  des  notions  ou  des 
intuitions  de  ce  genre  qu'il  leur  est  possible  de  déter- 
miner et  ce  qu'elles  comprennent  bien,  et  ce  qu'elles 
ne  comprennent  qu'imparfaitement,  et  ce  qui  leur 
demeure  moment aném_ent  ou  définitivement  incom- 
préhensible. Dans  l'œuvre  du  savoir  comme  dans  la  i 
nature,  il  n'y  a  que  la  lumière  qui  puisse  dessiner  et 
rendre  visibles  les  lignes  où  l'ombre  commence,  < 

Ce  n'est  donc  pas  pour  sa  tendance  congénitale  à  \ 
la  clarté  que  l'esprit  français  pourrait  être  accusé  de  1 
faire  prévaloir  ses  dispositions  spéciales  sur  la  vérité,  j 
puisque  la  vérité,  quelle  qu'elle  soit,  ne  peut  être  \ 
saisie  qu'à  l'aide  de  représentations  claires  :  ce  serait  \ 
pour  l'excès  de  ses  simplifications  et  la  témérité  des 


CARACTÈRES   GÉNÉRAUX  5 

constructions  auxquelles  cette  tendance  pourrait  le 
conduire.  On  ne  saurait  contester  qu'il  ait  parfois 
commis  cet  abus  :  il  l'a  commis  d'ailleurs  beaucoup 
moins  chez  les  grands  philosophes  que  chez  certains 
théoriciens  de  second  rang  pour  qui  la  facilité  du  rai- 
sonnement déductif  commun  remplaçait  la  puissance 
de  découvrir  un  ordre  rationnel  profond.  Qu'est-ce  à 
dire  alors,  sinon  que  l'usage  des  idées  claires  doit 
être  réglé  par  la  considération  exacte  de  ce  qu'elles 
sont  capables  d'exprimer  et  d'embrasser?  Et  de  fait, 
nous  verrons  à  son  heure  que  Descartes,  le  philosophe 
qui  considère  la  clarté  de  l'idée  comme  la  marque  de 
la  vérité,  ne  s'est  pas  contenté  de  recevoir  l'idée  claire 
pour  la  satisfaction  qu'elle  apportait  naturellement 
à  l'esprit,  mais  s'est  appliqué  à  en  définir,  selon  les 
cas,  la  partie  objective,  soit  qu'il  ait  vu  l'un  des  types 
de  l'idée  claire  dans  la  notion  géométrique  rapportée 
à  des  essences  pleinement  intelligibles,  soit  qu'il  en 
ait  vu  un  autre  type  dans  la  donnée  de  conscience, 
rapportée  à  la  pensée  qui  la  saisit  immédiatement 
comme  une  de  ses  façons  d'être. 

Rappelons  au  surplus  de  quoi  surtout  dépend  la 
clarté  dans  la  pensée  philosophique  ou  scientifique. 
Elle  dépend  d'abord  de  ce  que  les  objets  de  connais- 
sance, au  lieu  d'être  reçus  en  bloc  et  dans  leur  ensemble 
plus  ou  moins  confus,  sont  soumis  à  un  travail  d'ana- 
lyse qui  en  dégage  les  caractères  plus  ou  moins  divers, 
qui  les  résout  en  leurs  éléments.  Ainsi  nous  compre- 
nons les  choses  en  découvrant  ce  dont  elles  se  com- 
posent, en  les  suivant  à  leurs  degrés  divers  de  déve- 
loppemcjit,  en  isolant  leurs  propriétés  essentielles  de 
leurs  modifications  accidentelles.  Or  incontestable- 
ment les  philosophes  français  ont  en  général  le  goût 
et  le  don  de  l'analyse  ;  ils  ne  s'arrêtent  point  volon- 
tiers aux  vues  et  aux  notions  emmêlées  ;  ils  aiment  à 
entrer  dans  le  détail  de  leurs  idées,  à  les  faire  appa- 
raître successivement  sous  leurs  multiples  aspects  ; 
et  c'est  pourquoi  ils  aiment  mieux  d'ordinaire  s'expli- 


6  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

quer  eux-mêmes  que  se  laisser  deviner.  Ils  ne  s'ar- 
rêtent pas  au  confus.  L'analyse  élimine  plus  ou  moins, 
en  tout  cas  rejette  à  un  plan  inférieur  ce  que  des 
conceptions  philosophiques  peuvent  avoir  d'insuffi- 
samment précis  ;  elle  les  force  en  quelque  sorte  à  ne 
revendiquer  que  le  sens  qu'elles  sont  véritablement 
capables  de  manifester. 

Cependant  la  clarté  dans  la  pensée  ne  dépend  pas 
seulement  de  la  décomposition  méthodique  des  objets 
de  connaissance  :  elle  dépend  aussi  de  la  recomposi- 
tion des  ensembles  décomposés.  La  pensée  claire  con- 
centre autant  qu'elle  détaille.  Elle  aspire  à  un  ordre 
de  plus  en  plus  compréhensif,  où  toutes  les  choses 
de  ce  monde  sont  expliquées  par  la  place  qu'elles  y 
occupent  ;  elle  prétend  découvrir  cet  ordre  par  la 
reconnaissance  ou  l'établissement  de  certains  prin- 
cipes avec  lesquels  la  diversité  des  êtres  et  des  phéno- 
mènes soutient  des  rapports  définis  :  c'est  par  là  spé- 
cialement qu'elle  devient  philosophique.  Or  il  est 
également  incontestable  que  l'esprit  français  va  volon- 
tiers de  lui-même  aux  vues  d'ensemble,  et  qu'il  va 
aux  vues  d'ensemble  comme  il  va  aux  vues  de  détail, 
par  besoin  de  voir  plus  clair.  L'ordre  lumineux  des 
raisons  exclut  ainsi  ou  rejette  à  un  plan  inférieur  ce 
qui  y  est  réfractaire,  le  fait  pur  qui  ne  représente  que 
lui-même,  l'accident  sans  suite. 

Esprit  d'analyse  et  esprit  de  synthèse,  tout  autant 
qu'ils  opèrent  dans  la  clarté,  si  vraiment  ils  sont  des 
dispositions  naturelles  de  notre  intelhgence  natio- 
nale, en  quoi  sont-ils  autre  chose  que  des  conditions 
essentielles  d'exercice  de  l'intelligence  humaine  uni- 
verselle, par  suite  de  l'intelligence  philosophique?  Le 
défaut  ne  pourrait  venir  que  d'un  mauvais  emploi  de 
ces  qualités,  —  et  c'est  ce  que  l'on  soutient  parfois  en 
effet.  L'esprit  d'analyse  aurait  souvent  poussé  la 
philosophie  française  jusqu'à  la  méconnaissance  des 
liens  indissolubles,  des  rapports  irréductibles,  des 
forces  internes  qui  font  l'unité  des  êtres  ©t  la  com- 


I 


CARACTÈRES   GÉNÉRAUX  7 

plexité  harmonieuse  du  monde  :  il  l'aurait  inclinée  à 
représenter  plus  ou  moins  toute  organisation  comme 
le  résultat  de  mécanismes  artificiels.  D'un  autre  côté 
l'esprit  de  synthèse  l'aurait  fait  tomber  par  des  pentes 
contraires  dans  des  vices  assez  semblables  :  il  l'aurait 
portée  à  niveler  sous  des  conceptions  générales  uni- 
formes les  choses  qui  dans  la  réalité  ont  les  reliefs  les 
plus  différents,  à  se  complaire  non  seulement  dans 
les  systèmes,  mais  dans  les  systèmes  les  plus  simples, 
à  chercher  dans  les  règles  et  relations  logiques  ou 
mathématiques,  facilement  convertibles  en  maximes 
suprêmes,  les  principes  ou  les  types  de  la  dérivation 
de  toutes  choses.  Esprit  d'analyse  et  esprit  de  syn- 
thèse se  seraient  exercés  le  plus  souvent  chez  nos 
philosophes  sans  le  sentiment  de  la  vie. 

Ce  jugement  porté  sur  Vensemhle  de  la  philosophie 
française  est  aussi  inexact  que  superficiel.  Qu'il  soit 
arrivé  à  nos  philosophes  d'étendre  leurs  conceptions 
au  delà  de  ce  qu'elles  pouvaient  représenter  ou  expli- 
quer, soit  ;  mais  c'est  ce  qui  est  arrivé,  j'imagine,  aux 
philosophes  de  tous  les  pays.  La  question  est  de  savoir 
si  nos  philosophes  sont  portés  à  combiner  ou  à  disso- 
cier les  idées  uniquement  par  jeu  dialectique,  jusqu'à 
épuisement  de  ce  qu'elles  peuvent  fournir  à  leur  art 
de  combinaison  ou  de  dissociation,  sans  souci  de  rester 
dans  l'ordre  des  choses  véritablement  significatives 
et  de  garder  le  contact  avec  la  réalité.  Or  il  n'en  est 
point  ainsi.  Soit  par  maximes  réfléchies,  soit  par  un 
sens  ini]é  de  la  proportion  et  de  la  mesure,  la  plupart 
reconnaissent  en  fait  que  le  développement  extrême 
d'une  notion  ou  d'un  principe  risque,  à  partir  d'un 
certain  point,  de  les  jeter  dans  le  vide,  et  ils  sont 
souvent  les  premiers  à  arrêter  ou  à  suspendre,  dès 
qu'il  est  exposé  à  devenir  aveugle,  le  mouvement  de 
leur  logique.  C'est  qu'ils  sont  tous  plus  ou  moins 
convaincus  que  les  procédés  intellectuels  ne  se  suf- 
fisent pas  à  eux-mêmes  et  i>e  suffisent  à  rien,  que  ce 
sont  de  simples  instruments  dont  l'intelligence  doit 


8  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

rester  la  maîtresse,  et  que  rintelligence  même,  si  elle 
est  essentiellement  une,  doit  revêtir  plus  d'une  forme 
et  savoir  se  plier  à  la  diversité  de  ses  objets.  Vu  par- 
tiellement et  sous  l'un  de  ses  aspects,  le  cartésianisme 
peut  sembler  être  la  glorification  de  l'esprit  géomé- 
trique ;  mais  il  n'est  point  que  cela,  tant  s'en  faut  : 
une  clarté  aussi  évidente  que  peut  l'être  la  clarté  de 
la  géométrie  avertit  Descartes  que  la  géométrie  n'est 
pas  tout,  que  la  pensée  est  par  elle-même  supérieure 
à  la  géométrie  qu'elle  constitue  et  qu'elle  développe, 
autant  qu'elle  est  distincte  des  déterminations  mathé- 
matiques par  lesquelles  s'expliquent  les  choses.  L'ap- 
plication inflexible  de  la  méthode  géométrique  aux 
objets  métaphysiques  et  au  fond  même  de  la  pensée 
n'est  point  son  fait,  même  si  c'est  lui  qui  l'a  suggérée  : 
elle  est  le  fait  de  Spinoza.  Elle  n'est  pas  non  plus  le 
fait  de  Malebranche.  Et  d'autre  part  à  un  moment 
même  où  les  inventions  mathématiques  ont  une  telle 
puissance  et  une  telle  portée  qu'elles  semblent  avoir 
le  droit  de  régir  la  spéculation  philosophique,  c'est 
Pascal  qui,  ayant  montré  la  valeur  considérable,  mais 
restreinte  de  l'esprit  de  géométrie,  rappelle  les  qua- 
lités et  les  droits  de  l'esprit  de  finesse,  art  d'unir  pour 
l'explication  du  réel  des  principes  en  apparence  incom- 
patibles, art  de  percevoir  d'ensemble  l'ordre  qui  dé- 
borde le  raisonnement  abstrait,  art  de  discerner  jus- 
qu'où la  logique  doit  aller  et  où  il  faut  qu'elle  se 
retienne.  Or,  dans  les  temps  qui  ont  suivi,  les  progrés 
de  la  pensée  française  ont  plutôt  consisté  à  émanciper 
la  réalité,  —  réalité  physique,  réalité  biologique,  réa- 
lité sociale,  réalité  psychologique,  —  des  formes  d'ex- 
plication qui  l'avaient  par  avance  trop  étroitement 
unifiée.  Et  que  le  progrès  même  soit  allé  dans  ce  sens, 
voilà  qui  montre  combien  peu  la  pensée  française 
portait  en  elle  ses  systèmes  tout  faits,  puisqu'elle  n'a 
cessé  de  mettre  au  jour  la  variété  des  objets  à  con- 
naître ;  voilà  qui  montre  encore  l'intérêt  qu'il  y  avait, 
non  pas  uniquement  pour  elle,  mais  pour  toute  la 


CARAGTERKS    GÉNÉRAUX  9 

spéculation  moderne  en  général  à  poser  d'avance  la 
nécessité  de  rendre  le  réel  intelligible,  sauf  à  con- 
quérir moment  par  moment  des  moyens  plus  larges 
d'établir  cette  intelligibilité  du  réel  ;  ainsi  la  prise 
de  possession  d'une  réalité  plus  ample  est  restée  tou- 
jours accompagnée  de  l'idée  d'un  ordre  d'idées  indis- 
pensable pour  en  rendre  compte  ;  ainsi  d'autre  part 
s'est  instituée  à  l'état  permanent,  sans  technique 
spéciale,  une  critique  de  l'esprit  qui  n'a  cessé  de 
mesurer  jusqu'où  il  pouvait  aller  dans  l'étreinte  du 
réel  et  par  lesquelles  de  ses  puissances  isolées  ou 
combinées  il  pouvait  l'étreindre. 

Aussi  voit-on  rarement  chez  nous  les  systèmes 
naître  pour  répondre  à  des  problèmes  posés  unique- 
ment par  des  systèmes  :  c'est  presque  toujours  pour 
donner  leur  place  à  des  éléments  de  la  réalité  jus- 
qu'alors imparfaitement  considérés  que  des  systèmes 
nouveaux  reprennent  sur  un  autre  plan  et  d'après 
d'autres  principes  directeurs  l'œuvre  d'unification 
tentée  par  les  systèmes  antérieurs.  Et  ce  n'est  certai- 
nement pas  dans  la  génération  successive  des  sys- 
tèmes français  que  l'on  trouverait  l'action  de  cette 
logique  simple  et  rapide  qui,  d'après  ce  que  l'on  pré- 
tend, conduit  notre  esprit  national.  A  les  bien  compter 
d'ailleurs  nos  systèmes  ne  font  pas  nombre,  et  c'est 
là  encore  une  preuve  que  nos  facultés  spéciales  d'or- 
ganisation philosophique  ne  se  déploient  pas  avec 
intempérance,  et  que,  pour  s'exercer,  elles  savent 
attendre  leur  heure,  c'est-à-dire  la  conscience  définie 
de  nouvelles  tâches  intellectuelles.  On  a  même  quelque 
répugnance  à  doter  de  ce  nom  de  système  nos  grandes 
doctrines  philosophiques  ;  tant  elles  sont  peu  portées 
à  faire  de  l'ordre  qu'elles  établissent  quelque  chose 
de  fermé,  et  où  tout  entre  bon  gré  mal  gré  ;  tant  elles 
paraissent  tenir  à  cet  ordre  non  pour  lui-même,  mais 
pour  les  raisons  qui  le  constituent  et  qui  s'oli'rent  à 
l'examen,  chacune  à  part. 

D'autre  part,  les  facultés  auxquelles  elles  font  appel 


10  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

pour  s'édifier  ne  sont  pas  des  facultés  en  quelque  sorte 
transcendantes  et  privilégiées  qui  n'auraient  point 
leur  mesure  dans  l'intelligence  humaine  commune. 
Certes  nos  philosophes  ont  pu  admettre  la  nécessité 
de  tel  usage  de  la  raison,  ou  de  l'expérience,  ou  du 
sentiment,  ou  de  l'intuition  qui  permet  de  dépasser 
l'horizon  de  nos  connaissances  et  de  nos  perceptions 
usuelles,  et  de  pénétrer  plus  avant  au  cœur  de  la  réa- 
lité :  ils  ont  pu  supposer  que  la  conquête  d'une  vérité 
plus  complète  que  celle  que  donne  le  savoir  empirique 
ou  même  scientifique  exigeait  une  direction  ou  une 
application  singulières  de  certaines  de  nos  facultés  : 
mais  c'est  toujours  des  facultés  humaines,  des  facultés 
de  tout  le  monde  qu'il  s'agit,  et  le  début  du  Discours 
de  la  Méthode  est  la  plus  catégorique  déclaration  des 
droits  de  la  raison  commune  en  matière  de  philoso- 
phie. D'où  l'allure  confiante  et  généreuse  de  notre 
philosophie  qui,  sans  dissimuler  l'effort  qu'elle  exige 
parfois  inévitablement  pour  être  entendue,  ne  rebute 
en  principe  personne,  parce  qu'elle  procède,  non  par 
intuition  plus  ou  moins  mystérieuse,  mais  par  l'édu- 
cation normale  de  l'intelligence.  Elle  n'a  donc  jamais 
voulu  exister  uniquement  pour  l'École  ;  elle  a  voulu 
exister  pour  la  vie,  pour  l'action,  pour  la  science,  et 
cette  disposition  seule  l'eût  détournée  du  formalisme 
abstrait  et  constructeur  qu'on  l'accuse  d'avoir  pra- 
tiqué. 

Pouvait-elle  se  mieux  défendre  de  la  chimère  qu'en 
opérant  ou  en  renouvelant  comme  elle  l'a  fait  à  peu 
près  constamment  son  alliance  avec  les  sciences  posi- 
tives? Bon  nombre  de  philosophes  français  ont  été 
soit  des  savants  originaux,  et  même  des  savants  de 
génie,  soit  des  savants  exactement  informés  :  mathé- 
maticiens, physiciens,  naturalistes,  médecins,  —  Des- 
cartes, Pascal,  Malebranche,  d'Alembert,  Buffon,  Ca- 
banis, Auguste  Comte,  Cournot,  Renouvier,  etc.  — 
La  philosophie  française  n'a  point  cru  pouvoir  se 
livrer  à  son  œuvre  sans  s'être  enquise  de  ce  que,  dans 


CARACTÈRES   GÉNÉRAUX  11 

Tordre  des  connaissances  directement  vérifiables  ou 
démontrables,  l'esprit  humain  avait  produit  de  plus 
significatif  :  elle  a  vu  là  le  soutien  nécessaire  de  son 
élan,  quand  même  ce  n'était  pas  une  partie  du  maté- 
riel ou  de  l'objet  de  sa  tâche.  Pas  plus  qu'elle  ne  s'est 
dispensée  de  consulter  la  science  positive,  elle  n'a 
point  admis  qu'elle  fît  double  emploi  avec  elle,  et 
qu'elle  eût  simplement  à  redire  dans  un  autre  langage, 
forcément  plus  vague  et  moins  autorisé,  ce  que  la 
science  positive  avait  déjà  énoncé  sans  son  aveu.  Elle 
a  estimé,  même  chez  les  positivistes,  qu'il  y  a  des  exi- 
gences intellectuelles  auxquelles  les  sciences  positives 
ne  satisfont  pas  ;  que  non  seulement  les  procédés  par 
lesquels  elles  se  sont  constituées  restent  objets  d'étude, 
mais  encore  que  leur  unité  reste  à  découvrir  après 
elles,  comme  après  elles  subsiste  le  problème  de  leur 
portée  spirituelle  ou  humaine.  La  science,  sans  l'in- 
telligence qui  l'interprète  philosophiquement,  reste  à 
nos  yeux  incomplète,  si  puissante  qu'elle  soit  dans  son 
domaine  :  aussi  a-t-on  vu  chez  nous  de  grands  savants 
compléter  leurs  inventions  et  leurs  découvertes  par 
l'explication  philosophique  de  la  science  où  ils  étaient 
maîtres  :  il  est  à  peine  nécessaire  de  rappeler  ce  qu'ont 
fait  dans  ce  sens  Claude  Bernard  et  Henri  Poincaré. 
La  tendance  à  voir,  dans  la  science  même,  l'huma- 
nité ou  l'esprit  au-dessus  de  son  ouvrage  est  donc  l'un 
des  mobiles  décisifs  de  notre  activité  philosophique. 
Or  cette  tendance  s'est  à  son  tour  constamment  entre- 
tenue et  fortifiée  par  la  curiosité  qui  s'est  toujours 
attachée  chez  nous  aux  diverses  formes  du  dévelop- 
pement de  l'âme  humaine.  L'étude  de  la  vie  intérieure 
sous  tous  ses  aspects  a  été  pour  nous  une  étude  de 
prédilection.  Elle  a  affecté  bien  des  manières  et  bien 
des  degrés  différents  d'importance.  Elle  a  été  parfois 
l'œuvre  de  celui  qui  en  était  le  sujet.  Elle  a  été  alors 
l'effet  de  ce  dédoublement  singulier  grâce  auquel  l'être 
qui  agit,  pense,  sent,  se  voit  agir,  penser,  sentir,  et  do 
ce  genre  d'analyse  aiguë  qui  ne  se  contente  pas  d'ob- 


42  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

server  les  états  d'âme  comme  ils  se  produisent,  qui 
les  fixe  au  passage  pour  en  noter  les  nuances  fugitives, 
pour  en  scruter  les  causes  les  plus  subtiles  et  les  plus 
secrètes,  pour  en  relever  ce  qui  fait  qu'ils  n'appar- 
tiennent qu'à  une  personne  unique,  comme  Montaigne 
qui  a  tiré  de  cette  libre  et  souple  réflexion  sur  soi  un 
livre  inimitable.  «  C'est  une  épineuse  entreprise,  disait- 
il,  et  plus  qu'il  ne  semble,  de  suivre  une  allure  si  vaga- 
bonde que  celle  de  notre  esprit,  de  pénétrer  les  pro- 
fondeurs opaques  de  ses  replis  intimes,  de  choisir  et 
arrêter  tant  de  menus  airs  de  ses  agitations...  Il  y  a 
plusieurs  années  que  je  n'ai  que  moi  pour  visée  de  mes 
pensées,  que  je  ne  contreroolle  et  étudie  que  moi  ;  et, 
si  j'étudie  autre  chose,  c'est  pour  soubdain  la  coucher 
sur  moi,  ou  en  moi,  pour  mieux  dire.  »  (II,  chap.  viii.) 
Certes  ce  don  de  faire  ressortir  la  complexité  et  de 
dépeindre  les  agitations  plus  ou  moins  profondes  d'une 
vie  intérieure  plus  ou  moins  calme,  plus  ou  moins 
tourmentée  n'a  jamais  manqué  à  notre  littérature,  et 
après  les  Essais  de  Montaigne  on  pourrait  au  moins 
rappeler  les  Confessions  de  Rousseau  ;  mais  l'homme 
auquel  s'est  appliquée  notre  littérature  de  psycho- 
logues moralistes  n'a  presque  jamais  été  aussi  indivi- 
duel que  cela  1  Ce  serait  déjà  trahir  Montaigne  que  de 
lui  prêter,  comme  l'a  fait  Pascal,  le  simple  projet  de 
se  pénétrer  soi-même  :  ce  qu'il  cherche  à  saisir  en  lui, 
c'est  quelque  chose  de  cette  nature  humaine  générale 
que  le  milieu  social,  les  conditions  historiques,  le  tem- 
pérament particularisent  en  mille  façons.  «  Chaque 
homme  porte  la  forme  entière  de  l'humaine  condition. 
Le  premier,  je  me  communique  un  second  par  mon 
être  universel.  »  (III,  i.)  Au  surplus,  de  cette  connais- 
sance de  soi,  éclairée  et  suscitée  par  ce  que  l'on  raconte 
des  autres,  il  prétend  tirer  des  leçons  de  sagesse.  C'est 
dans  la  peinture  de  l'homme  en  société,  de  l'homme 
universel,  c'est  là  et  plus  que  dans  celle  de  l'homme 
individuel  et  solitaire,  que  s'est  déployée  cette  riche 
psychologie  de  nos  moralistes  français,  matière  déjà 


CARACTÈRES    GÉNÉRAUX  13 

solide  de  la  psychologie  philosophique  et  même  scien- 
tifique. Cette  faculté  de  saisir  au  plus  loin  dans  l'in- 
térieur de  l'homme  le  ressort  de  ses  actions  et  de  ses 
passions,  l'accord  ou  la  contrariété  de  ses  tendances, 
nos  philosoplies  eux-mêmes  l'exercent  avec  une  pers- 
picacité remarquable  :  un  Descartes,  un  Pascal,  un 
Malebranche,  un  Maine  de  Biran  illustrent  leurs  doc- 
trines des  plus  riches  et  des  plus  pénétrantes  obser- 
vations sur  tous  les  mouvements  de  l'âme  humaine. 

Or  l'existence  chez  nous  d'une  littérature  si  consi- 
dérable de  moralistes,  le  fait  que  nos  grands  philo- 
sophes ont  eux-mêmes  pratiqué  avec  tact  l'analyse 
psychologique  et  morale  de  l'homme,  ne  sont  pas  sans 
expliquer  certains  caractères  de  notre  philosophie 
môme.  Plus  libre  d'allure  ou  plus  technique,  plus  ou 
moins  informée  selon  les  cas  par  un  objet  universel, 
la  connaissance  de  la  nature  humaine  est  toujours 
comme  une  puissance  virtuelle  de  critique  à  l'égard 
des  doctrines  qui  construisent  dans  l'abstrait  el  qui 
exagèrent  presque  toujours  leurs  prétentions  dans  la 
mesure  où  elles  se  vident  de  notions  concrètes.  C'est 
le  propre  de  la  philosophie  française  d'avoir  presque 
toujours  répugné  à  s'appuyer  essentiellement  sur  des 
concepts  qui  ne  seraient  que  dialectiquement  définis, 
à  admettre  un  déploiement  des  idées  hors  de  sujets 
réels  :  elle  n'a  jamais  admis  que  ses  procédés  de  spé- 
culation les  plus  hardis  pussent  se  dégager  des  condi- 
tions normales  dans  lesquelles  opère  la  pensée  humaine, 
et  ne  pas  laisser  à  celle-ci  une  place  éminente  dans  le 
monde. 

Par  là  s'explique  aussi  qu'elle  ait  tendu  à  susciter 
l'action,  et  non  pas  seulement  à  rendre  raison  des  actes. 
Elle  n'a  jamais  cru  qu'elle  existât  uniquement  pour 
l'accroissement  d'une  science  contemplative,  mais  elle 
a  estimé  qu'elle  avait  encore  à  procurer  le  perfection- 
nement des  volontés.  Elle  a  été  d'elle-même  une  doc- 
trine des  valeurs  et  de  la  vérité  pratique  autant  qu'une 
doctrine  de  l'existence  des  choses  et  de  la  vérité  théo- 


44  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

rique.  Et  déjà,  parce  qu'elle  a  cherché  à  déterminer 
l'idéal  à  réaliser,  elle  s'est  défendue  de  la  forme  systé- 
matique étroite  qui  fait  de  l'action  humaine  une  sorte 
d'événement  fixé  dès  à  présent  et  qui  semble  fermer 
le  monde  aux  possibilités  d'avenir.  De  plus,  parce 
qu'elle  n'est  point  désintéressée  de  la  pratique,  elle 
n'a  jamais  imaginé  que  les  fins  proposées  à  l'homme 
pussent  s'établir  hors  de  la  conscience  et  par  un  ren- 
versement radical  de  ce  que  la  conscience  énonce  : 
elle  a  pu  assigner  à  la  notion  de  devoir  d'humbles  ou 
de  sublimes  origines  :  mais  elle  n'a  jamais  songé  à 
entacher  de  servilité  les  devoirs  que  l'humanité  com- 
mune reconnaît  comme  siens  ;  c'est  même  parfois  pour 
défendre  ces  devoirs  contre  la  dé  figuration  que  leur 
imposaient  certaines  conventions  et  certaines  pra- 
tiques de  la  vie  sociale,  c'est  pour  les  retrouver  dans 
leur  simplicité  profonde  et  dans  leur  pureté,  qu'elle 
a  semblé  rompre  avec  des  conceptions  traditionnelles. 
Surtout  ce  qu'elle  ne  laisse  point  exclure  ou  effacer, 
ce  sont  ces  idées  de  droit,  de  justice,  de  dignité  qui 
doivent  valoir  pour  les  rapports  des  peuples  comme 
des  individus. 

Eh  bien  !  si  ce  sont  là  quelques-uns  des  traits  par 
lesquels  se  caractérise  la  philosophie  française,  nous 
pouvons  bien  dire  qu'elle  n'a  usé  de  notre  esprit  natio- 
nal que  pour  accomplir  son  œuvre  dans  un  sens  uni- 
versel et  sans  préjugé  national.  Elle  a  été  accueillante 
à  bien  des  conceptions  qui  lui  sont  venues  d'autres 
pays  ;  qui  parfois  lui  ont  rendu  le  service  de  lui  pré- 
senter des  faces  des  choses  qu'elle  n'avait  pas  elle- 
même  suffisamment  considérées  ;  mais  si  elle  a  dû 
aussi  imposer  des  limites  à  cet  accueil,  cette  réserve 
pourrait  s'expHquer  autrement  que  par  des  préjugés, 
—  et  par  d'assez  bonnes  raisons.  Eût-elle  mieux  fait 
de  paraître  recevoir  ce  qu'elle  ne  se  sentait  pas  tou- 
jours capable  de  bien  entendre  et  de  bien  suivre?  En 
tout  cas  les  tendances  que  nous  avons  signalées  ont 
suffisamment  animé  son  esprit  d'organisation  et  de 


CARACTERES    GENERAUX  15 

recherche  pour  que  chez  nous  aient  pu  être  débattus, 
avec  les  plus  riches  éléments  d'information  et  de  dis- 
cussion, les  plus  importants  problèmes  philosophiques. 
Passer  en  revue  comme  nous  allons  tâcher  de  le  faire 
la  philosophie  française,  c'est  bien  prendre  conscience 
de  toutes  les  questions  philosophiques  que  les  temps 
modernes  ont  posées  et  des  principales  conceptions 
qu'ils  ont  apportées  pour  les  résoudre. 

Nous  ne  pouvons  pas  certes  songer  à  analyser  toutes 
les  doctrines  dans  le  détail  :  ce  n'est  pas  d'ailleurs  notre 
intention.  Ce  que  nous  voudrions,  Ce  serait  marquer 
quelle  nouveauté  de  pensée  et  quelle  suite  d'idées  les 
caractérise  ;  sous  quelles  formes  elles  ont  parfois  spé- 
cialisé, pour  le  plus  grand  progrès  de  l'esprit  humain, 
des  questions  jusqu'alors  trop  indéterminées  ;  quelles 
raisons  les  ont  provoquées  à  être,  parfois  à  se  com- 
battre, parfois  à  se  compléter.  Tout  en  nous  confor- 
mant le  plus  possible  à  l'ordre  historique  des  doctrines, 
en  respectant  même  le  plus  souvent  la  physionomie 
individuelle  sous  laquelle  elles  ont  apparu,  —  ce  que 
nous  désirons  surtout,  c'est  en  interpréter  et  en  expli- 
quer le  développement. 


CHAPITRE    II 
DESCARTES 

I 

LE    RAPPORT    DE    LA   SCIENCE    A    LA    PHILOSOPHIE 
CHEZ    DESOARTES 

Si  l'on  admet  un  commencement  défini  de  la  philo- 
sophie moderne,  ce  ne  peut  être  que  la  philosophie  de 
Descartes.  Sans  doute,  avant  le  cartésianisme,  pen- 
dant toute  la  période  de  la  Renaissance,  bien  des  ten- 
tatives s'étaient  produites  et  bien  des  doctrines 
s'étaient  fait  jour  qui,  par  leurs  principes  d'inspira- 
tion et  leurs  procédés  d'organisation,  rompaient  avec 
la  tradition  scolastique  et  découvraient  aux  esprits 
des  horizons  nouveaux.  Sans  doute  encore,  un  peu 
avant  Descartes,  François  Bacon  avait,  contre  la 
science  du  passé,  déductive  et  stérile,  élevé  l'idée  de 
la  science  expérimentale,  pratiquement  féconde,  et 
dressé  le  plan  encyclopédique  de  toutes  les  espèces 
de  sciences  particulières  que  devaient  établir  les  re- 
cherches méthodiques  du  présent  et  de  l'avenir.  Mais 
ce  qui  dans  les  spéculations  de  la  Renaissance  était 
philosophiquement  le  mieux  constitué  appartenait  aux 
doctrines  de  l'antiquité,  et  ce  qui  en  elles  exprimait 
ou  annonçait  un  autre  monde,  non  sans  puissance  du 
reMe  et  non  sans  profondeur,  restait  sous  la  dépen- 
dance des  mouvements  d'une  sorte  d'imagination  phi- 


DESCARTES  17 

losophique  sans  avoir  pu  conquérir  ses  principes  intel- 
lectuels de  détermination  et  de  justification.  Quant  à 
l'œuvre  de  François  Bacon,  de  quelque  manière  qu'on 
l'estime,  si  elle  a  été  l'exposition  des  caractères  que 
devait  avoir  la  science  et  des  procédés  par  lesquels 
elle  devait  désormais  s'établir,  elle  a  laissé  en  dehors 
d'elle  et  même  elle  ne  semble  pas  avoir  soupçonné  les 
questions  qui  traitent  du  fondement  de  la  science  et 
des  conditions  souveraines  dont  dépend  le  rapport  de 
la  science  soit  avec  la  réalité,  soit  avec  l'intelligence 
humaine.  Quand  Descartes  a  paru,  la  philosophie  mo- 
derne était  encore  à  fonder.  Et  de  fait  il  l'a  fondée. 
Le  système  cartésien  a  voulu  être  original  et  il  l'a  été. 
Il  l'a  été  d'abord  parce  qu'il  a  tiré  son  origine  de  soi 
et  de  sa  façon  propre  de  poser  les  problèmes  philo- 
sophiques ;  il  l'a  été  ensuite  parce  que,  de  manière  plus 
ou  moins  évidente,  mais  certainement  efficace,  il  a 
promu  le  développement  d'idées  qui,  dans  les  sens  les 
plus  divers,  en  a  fait  surgir  les  doctrines  ultérieures, 
et  qu'il  est  ainsi  véritablement  à  l'origine  de  toutes 
ces  doctrines. 

Le  système  cartésien  a  voulu  être  original.  Mécon- 
tent des  docteurs  et  des  livres,  Descartes  prétend  phi- 
losopher comme  si  personne  n'avait  philosophé  avant 
lui.  C'est  pour  lui  le  moyen  le  plus  radical  de  répudier 
l'autorité  en  matière  de  philosophie  et  de  ne  recevoir 
aucune  chose  pour  vraie  qu'il  ne  l'ait  connue  évidem- 
ment être  telle.  A-t-il  été  en  réalité  aussi  original  qu'il 
voulait  l'être?  Nous  sommes  aujourd'hui  très  pré- 
munis contre  la  tendance  à  admettre  des  innovations 
absolues  en  quelque  ordre  que  ce  soit  ;  nous  sommes 
convaincus  que  les  inventions  d'idées,  comme  toutes 
les  autres  inventions,  ne  peuvent  être  que  partielles 
et  qu'elles  consistent  uniquement  à  terminer  un  tra- 
vail qui  depuis  plus  ou  moins  de  temps  s'opérait  dans 
les  esprits.  Même  cette  répudiation  radicale  de  l'au- 
torité, par  laquelle  Descartes  s'imposait  de  ne  décou- 
vrir la  vérité  que  par  lui-même,  était  bien  loin  à  son 


18  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

époque  d'être  une  entière  nouveauté  :  suscitées  de 
toute  part,  les  forces  de  libre  examen  avaient  déjà 
puissamment  ébranlé  l'empire  de  la  philosophie  tra- 
ditionnelle. Si  en  outre  on  analyse  de  près  le  contenu 
de  la  doctrine  cartésienne,  il  est  impossible  de  ne  pas 
constater  qu'une  bonne  part  en  provient,  soit  par 
reproduction  presque  littérale,  soit  par  filiation  di- 
recte, soit  par  réaction  préméditée,  des  doctrines  sco- 
lastiques.  Il  y  a  tout  un  milieu  d'idées  dans  lequel 
s'est  formée  la  pensée  de  Descartes  :  alors  même  qu'elle 
travaille  à  s'en  détacher,  elle  y  adhère  par  une  multi- 
tude d'invisibles  liens  qui  nous  sont  à  nous  de  plus  en 
plus  visibles. 

Mais  ces  considérations,  si  vraies  qu'elles  soient  à 
certains  égards,  laissent  intacte  l'essentielle  origina» 
lité  de  Descartes.  Ce  que  Descartes  a  gardé,  incons- 
ciemment ou  non,  des  doctrines  du  passé  n'a  pas 
introduit  les  doctrines  du  passé  à  l'intérieur  de  la 
sienne  ;  toutes  les  ressemblances  de  formules  et  de 
concepts  que  l'on  peut  relever  entre  lui  et  les  scolas- 
tiques  ne  résolvent  point  la  question  de  savoir  si  elles 
ne  dissimulent  pas  de  profondes  différences  de  sens. 
Rappelons-nous  ce  qu'a  dit  Pascal  :  «  Les  mêmes  pen- 
sées poussent  quelquefois  tout  autrement  dans  un 
autre  que  dans  leur  auteur  :  infertiles  dans  leur  champ 
naturel,  abondantes  étant  transplantées.  »  {De  Vesprit 
géométrique.  Edition  Brunschçicg,  t.  IX,  p.  286.)  C'est 
avec  cette  maxime  que  Pascal  vient  précisément  de 
décider  sur  la  nouveauté  du  Cogito  cartésien,  contestée 
en  raison  d'analogies  littérales  de  cette  affirmation 
avec  des  affirmations  de  saint  Augustin  :  «  En  vérité, 
je  suis  bien  éloigné  de  dire  que  Descartes  n'en  soit  pas 
le  véritable  auteur,  quand  même  il  ne  l'aurait  appris 
que  dans  la  lecture  de  ce  grand  saint  ;  car  je  sais  com- 
bien il  y  a  de-  différence  entre  écrire  un  mot  à  l'aven- 
ture, sans  y  faire  une  réflexion  plus  longue  et  plus 
étendue,  et  apercevoir  dans  ce  m.ot  une  suite  admirable 
de  conséquences,  qui  prouve  la  distinction  des  natures 


DESCARÏES  19 

matérielle  et  spirituelle,  et  en  faire  un  principe  ferme 
et  soutenu  d'une  physique  entière,  comme  Descartes 
a  prétendu  le  faire.  »  (Ihid.  p.  285.)  Descartes  a  pu 
en  effet  retrouver  des  vues,  des  propositions  et 
jusqu'à  des  théories  que  son  éducation  et  ses  lec- 
tures lui  avaient  apprises  ;  mais,  loin  que  son  esprit 
s'y  soit  passivement  plié,  c'est  lui  qui  les  a  pliées  à 
son  esprit,  les  dotant  d'une  signification  nouvelle 
non  pas  seulement  une  à  une,  mais  par  l'ordre  où 
il  les  comprenait  et  dont  il  avait  découvert  à  lui 
seul  le  principe.  Il  aurait  pu  toujours  défendre  son 
originalité  par  le  mot  de  Pascal  :  «  Qu'on  ne  dise 
pas  que  je  n'ai  rien  dit  de  nouveau  :  la  disposition 
des  matières  est  nouvelle.  »  {Pensées.  Edition  Bruns- 
chçicg,  Section  I,  22,  p.  33.)  Se  défendre  ainsi  n'eût 
pas  été  un  pis  aller,  car  la  disposition  et  l'ordre  étaient 
pour  lui  en  droit  et  ont  été  pour  lui  en  fait  à  la  source 
de  l'invention. 

Il  y  a  de  plus  entre  son  originalité  philosophique 
et  son  originalité  scientifique  de  très  intimes  rapports. 
Comme  savant.  Descartes  a  deux  très  grands  titres 
à  invoquer  :  la  création  de  la  géométrie  analytique 
et  la  constitution  d'une  physique  mécaniste  embras- 
sant tous  les  phénomènes  de  la  nature  matérielle.  Or 
il  semble  d'abord  très  légitime  d'affirmer  que  ces  deux 
sortes  d'oeuvres  pouvaient  se  produire  dans  la  science 
sans  lui,  puisqu'elles  s'y  étaient  déjà  pour  l'essentiel 
produites  avant  lui.  Non  seulement  la  géométrie  ana- 
lytique avait  été  très  directement  préparée  par  l'ana- 
lyse géométrique  d'Apollonius  de  Perga  et  l'analyse 
algébrique  de  Viète,  mais  encore  son  procédé  consti- 
tutif, qui  consacrait  les  questions  de  géométrie  à  la 
solution  de  problèmes  algébriques,  venait  d'être  déjà 
employé  très  explicitement  par  Fermât.  D'autre  part, 
l'établissement  d'une  physique  ayant  pour  objet  de 
tout  expliquer  dans  la  nature  par  la  grandeur,  la  figure 
et  le  mouvement,  pour  ne  pas  remonter  à  des  antécé- 
dents plus  lointains,  avait  été  très  nettement  conçu 


20  LA    PHILOSOPHIE   FRAJ^ÇÂISE 

par  un  Léonard  de  Vinci,  et  se  trouvait  chose  en  partie 
faite  par  Kepler,  et  du  temps  de  Descartes  par  les 
découvertes  et  les  théories  de  Galilée.  Cependant, 
même  en  matière  scientifique,  Descartes,  quoi  qu'il 
paraisse  d'abord,  fait  plus  que  continuer  des  devan- 
ciers, et  son  originalité  de  savant  provient  directe- 
ment de  l'esprit  philosophique  dans  lequel  il  a  envi- 
sagé la  science. 

La  géométrie  analytique  et  la  physique  mécaniste 
ont  été  en  effet  chez  Descartes  des  réalisations  de  l'idée 
d'une  mathématique  universelle.  Or  cette  idée  certes 
lui  est  venue  de  la  considération  de  la  certitude  propre 
à  l'arithmétique  et  à  la  géométrie  ;  mais  elle  a  été  pour 
lui  autre  chose  et  plus  que  l'acceptation  et  l'extension 
en  quelque  sorte  matérielle  des  objets  ou  des  méthodes 
de  ces  deux  sciences  particulières  ;  car  elle  a  été  une 
réaction  contre  ce  que  leurs  méthodes  avaient  à  ses 
yeux  d'insuffisante  rigueur,  et  surtout  d'insuffisante 
puissance  d'invention,  en  raison  de  la  spécialité  de 
leurs  objets.  Il  doit  y  avoir  un  objet  commun  à  toutes 
les  sciences  dites  mathématiques  ;  c'est  tout  ce  qui 
concerne  l'ordre  et  la  mesure,  indépendamment  de 
toute  application  à  une  matière  spéciale.  Pourquoi 
donc  cette  mathématique  universelle?  C'est  que  la 
science  véritable  et  féconde  ne  peut  pas  se  constituer 
en  dehors  des  exigences  fondamentales  de  l'intelli- 
gence qui  en  est  le  principe,  et  que  l'intelligence  est 
essentiellement  une.  «  Les  sciences  toutes  ensemble 
ne  sont  autre  chose  que  l'humaine  faculté  de  savoir 
(humana  sapientia)  qui  reste  toujours  une  et  toujours 
la  même,  si  variés  que  soient  les  objets  auxquels  elle 
s'applique,  sans  que  cette  variété  apporte  à  sa  nature 
plus  de  changements  que  n'en  apporte  à  la  lumière  du 
soleil  la  diversité  des  choses  qu'elle  éclaire.  »  {Re^.  I, 
Édit.  Ch.  Adam,  t.  X,  p.  360.)  Affirmation  d'une  portée 
immense  :  l'esprit  n'est  pas  seulement  un  moyen  pour 
connaître,  subordonné  par  là  à  la  nature  plus  ou  moins 
mystérieuse  de  ce  qu'il  cherche  à  atteindre  ;  il  est  ce 


DESCARTKS  21 

qui  connaît  et  ce  par  quoi  doit  s'expliquer  tout  ce  qui 
est  connu.  Il  n'a  pas  non  plus  pour  connaître  à  em- 
ployer des  instruments  façonnés  et  éprouvés  du  de- 
hors :  ses  instruments  sont  dans  son  action. 

Il  a  pu  arriver  parfois  à  Descartes  de  présenter  la 
connaissance  de  la  méthode  comme  une  condition 
préalable  de  l'exercice  de  l'entendement  ;  mais  dans 
le  fond  la  méthode,  c'est  l'exercice  même  de  l'enten- 
dement dès  qu'il  est  affranchi  des  prescriptions  arti- 
ficielles et  des  traditions  extérieures  pour  être  restitué 
à  lui-même  et  à  ses  vertus  natives  ;  ou  encore,  c'est 
l'entendement  prenant  conscience  de  règles  qui  par 
leur  simphcité,  leur  facilité,  leur  capacité  de  ménager 
et  de  développer  ses  ressources,  sont  en  accord  immé- 
diat avec  sa  nature.  Or  dès  qu'il  est  posé  que  c'est  par 
lui-même  que  l'entendement  doit  découvrir  la  vérité, 
et  que  la  vérité  ne  peut  être  acquise  que  par  degrés, 
la  démarche  régulière  et  usuelle  de  l'entendement  ne 
semble  pouvoir  être  que  la  déduction  par  laquelle  l'es- 
prit fait  sortir  la  connaissance  vraie  de  l'enchaîne- 
ment des  idées.  Mais  il  reste  toujours  à  savoir  en  quoi 
consiste  exactement  cette  déduction  et  quels  sont  les 
commencements  dont  elle  part. 

Descartes  pouvait  constater  la  conception  que  la 
scolastique  s'était  faite  de  la  déduction  sous  la  forme 
du  syllogisme  et  l'emploi  qu'elle  en  avait  fait,  lelle 
qu'il  la  considérait,  la  déduction  syllogistique  avait 
pour  point  de  départ  des  propositions  générales  et  en 
tirait  des  conclusions  grâce  au  moyen  terme  servant 
d'intermédiaire  entre  un  objet  d'une  extension  plus 
grande  et  un  objet  d'une  extension  moindre.  Or  ce 
fonctionnement  du  syllogisme  est,  selon  Descartes, 
une  opération  mécanique  et  aveugle  à  laquelle  doit  se 
substituer  l'action  d'une  raison  clairvoyante  et  vigi- 
lante :  en  se  contentant  de  subordonner  les  notions 
les  unes  aux  autres,  il  n'en  comprend  ni  le  sens  défini 
ni  la  liaison  intrinsèque  ;  enfin  il  tire  la  vérité  de 
termes  préalablement  rapprochés  par  une  médiation 


22  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

toute  donnée,  comme  si  l'essentiel  n'était  pas  le  pas- 
sage d'une  notion  à  une  autre  selon  une  loi  régulière 
de  génération. 

Tout  autre  est  la  déduction  dont  Descartes  analyse 
et  justifie  l'emploi  d'après  les  modèles  que  lui  en  four- 
nissent dès  maintenant  les  mathématiques.  Cette  dé- 
duction-là se  rapproche  à  la  fois  et  se  distingue  de 
l'intuition  qui  est  l'opération  fondamentale  de  l'in- 
telligence. L'intelligence  ne  comprend  que  si  elle  voit, 
que  si  elle  voit  avec  son  regard  pur,  qui  n'est  pas  le 
regard  des  sens,  ni  de  l'imagination.  Or  elle  ne  peut 
voir  tout  d'abord  que  ce  qui,  se  laissant  saisir  par  un 
acte  en  quelque  sorte  unique  et  instantané,  répond 
parfaitement  aux  conditions  de  cet  acte,  que  ce  qui 
est  simple.  Et  de  plus  le  simple  est  tel  que,  excluant 
toute  composition  et  toute  confusion,  il  ne  peut  être, 
quand  il  est  connu,  qu'entièrement  connu.  Si  bien  que 
l'intuition  de  l'intelligence  est  infaillible.  Le  secret  de 
la  méthode  consiste  à  atteindre  en  toute  recherche 
ces  objets  immédiats  et  indivisibles  qui  sont,  selon  les 
expressions  de  Descartes,  des  absolus  ou  des  «natures 
simples  »  ;  mais  il  consiste  aussi  à  y  rattacher  les  véri- 
tés qui  ne  sont  pas  évidentes  du  premier  coup.  C'est 
par  la  déduction  que  ce  rattachement  s'opère.  Nous 
savons  bien  que  le  dernier  anneau  d'une  chaîne  tient 
au  premier,  —  bien  que  nous  ne  puissions  embrasser 
dès  le  premier  moment  et  d'un  seul  coup  d'œil  tous 
les  anneaux  qui  les  unissent,  —  pourvu  que  nous  ayons 
suivi  ces  anneaux  un  à  un  et  que  nous  nous  rappelions 
bien  que,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier,  chaque 
anneau  tient  à  celui  qui  précède  et  à  celui  qui  suit. 
Mais  pour  que  la  déduction  produise  au  jour  des  vérités 
qui  ne  sont  pas  immédiatement  évidentes,  il  faut 
qu'elle  trouve  dans  les  notions  simples  que  saisit  l'in- 
tuition sa  donnée  initiale  et  l'idée  du  rapport  qui  peut 
féconder  cette  donnée  et  en  multiplier  les  consé- 
quences :  et  en  effet  les  notions  simples  comprennent 
aussi  bien  des  idées  de  rapports  que  des  idées  d'objets 


DESGARTES  23 

indivisibles.  De  la  sorte  la  déduction  ne  diffère  de  l'in- 
tuition qu'en  ce  qu'elle  comporte  un  mouvement  et 
une  succession.  Si  ce  mouvement  est  sans  solution  de 
continuité,  si  cette  succession  s'accomplit  par  degrés 
réguliers,  elle  est  comme  une  intuition  qui  se  déplace 
et  qui  se  prolonge,  qui  transporte  aux  termes  ulté- 
rieurs l'évidence  uniquement  propre  d'abord  au  terme 
initial.  Ainsi  la  déduction  est  possible,  non  point, 
comme  le  supposaient  les  scolastiques,  parce  que  le 
particulier  est  contenu  dans  le  général  et  qu'il  s'agit 
uniquement  de  l'en  extraire,  mais  parce  que  l'intelli- 
gence a  en  elle  de  quoi  faire  engendrer  le  composé  par 
le  simple  :  ce  n'est  point  le  général  qui  est  la  marque 
distinctive  de  l'absolument  connaissable,  c'est  le 
simple.  Le  simple,  c'est  ce  au  delà  de  quoi  l'esprit 
ne  peut  pas  aller,  non  par  impuissance,  mais  parce 
qu'il  y  trouve  sa  nature  même.  Et  du  moment  qu'il 
y  a  des  éléments  simples  et  des  rapports  simples  entre 
ces  éléments,  la  priorité  de  l'esprit  dans  l'œuvre  de  la 
connaissance  est  par  là  même  confirmée. 

«  Conduire  par  ordre  mes  pensées  en  commençant 
par  les  objets  les  plus  simples  et  les  plus  aisés  à  con- 
naître, pour  monter  peu  à  peu  comme  par  degrés 
jusques  à  la  connaissance  des  plus  composés  »  :  cette 
règle  que  se  prescrit  Descartes  et  qui  ne  fait  qu'expri- 
mer la  marche  normale  de  l'entendement  est  le  prin- 
cipe de  la  rénovation  des  sciences  et  de  l'institution 
de  la  mathématique  universelle.  C'est  par  là  que  se 
sont  jointes  les  deux  grandes  œuvres  qui  nous  offrent 
ce  que  Descartes  a  réalisé  de  cette  mathématique  uni- 
verselle, la  Géométrie  a?ialy tique  et  la  Physique  méca- 
niste.  Certes  oui,  ces  œuvres  restent  distinctes  :  car 
telle  que  Descartes  l'a  opérée  l'extension  de  la  géo- 
métrie à  l'explication  de  la  nature  matérielle  n'im- 
plique point  du  tout  la  réforme  de  la  géométrie  qui 
a  été  accomplie  par  la  géométrie  analytique.  Mais  il 
n'en  reste  pas  moins  que  c'est  la  même  conscience  du 
rôle  souverain  des  pures  exigences  de  l'esprit  qui  a 


24  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

conduit  Descartes  à  résoudre  ici  les  qualités  sensibles 
dans  les  propriétés  de  l'étendue  géométrique,  là  les 
figures  de  l'étendue  géométrique  dans  les  détermina- 
tions purement  abstraites  de  la  quantité  représentées 
par  des  équations  algébriques.  Or,  en  se  constituant 
sous  l'empire  de  cette  pensée  philosophique,  sa  géo- 
métrie et  sa  physique  ont  revêtu  des  caractères  qui 
les  ont  profondément  distinguées  des  découvertes 
scientifiques  antérieures.'  Pour  Descartes,  c'est  l'équa- 
tion algébrique  qui  exprime  la  relation  fondamentale 
de  grandeur,  parce  qu'elle  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
simple.  Au  lieu  d'être  astreinte  à  la  considération  des 
figures,  qui  limitait  et  qui  rendait  très  irrégulière  sa 
puissance  de  développement,  la  géométrie,  par  l'ap- 
plication et  la  domination  de  l'algèbre,  est  en  posses- 
sion d'une  méthode  sûre  et  régulière,  qui  a  le  droit 
de  remplacer  toutes  les  autres,  qui  lui  permet  de  sub- 
stituer aux  quantités  données  dans  l'intuition  des 
quantités  composées  par  l'esprit  avec  des  éléments 
qui  lui  appartiennent  :  ainsi  la  science  géométrique 
paraît  n'avoir  d'autres  bornes  que  celles  de  l'algèbre, 
c'est-à-dire  qu'elle  s'ouvre  un  monde  illimité  qui  se 
déroulera  avec  ces  «  longues  chaînes  de  raisons  »  que 
l'esprit  est  capable  de  poursuivre  par  lui-même.  L'al- 
gèbre n'est  plus,  comme  elle  l'était  chez  les  devan- 
ciers les  plus  proches  de  Descartes,  un  simple  nioyen 
de  résoudre  les  problèmes  géométriques  ;  elle  contient 
en  elle  la  cause  des  propriétés  géométriques  de  l'éten- 
due. Par  là  Descartes  rompait  bien  au  fond  avec  la 
tradition  et  inaugurait  une  conception  nouvelle  de  la 
science  mathématique  qui  sans  doute  a  pu  trop 
attendre  de  la  méthode  de  construction  algébrique, 
mais  qui  n'en  a  pas  moins  réussi  à  faire  dépendre  d'elle 
une  bonne  part  des  progrès  accomplis  par  les  mathé- 
matiques modernes. 

C'est  de  la  même  inspiration  philosophique  qu'a 
procédé  la  physique  de  Descartes.  Avant  lui  ou  en 
même  temps  que  lui,  cette  science  offrait  de  très  beaux 


DESCARÏES  25 

spécimens  d'explication  mathématique  des  phéno- 
mènes matériels.  Or,  qu'il  ait  eu  tort  ou  raison,  là 
encore  il  donne  à  son  entreprise,  non  pas  le  sens  d'une 
continuation  des  résultats  acquis  ou  de  l'acquisition 
de  résultats  nouveaux,  mais  d'une  refonte  complète 
de  la  physique.  Il  a  été  de  bonne  heure  guidé  par  la 
pensée  qu'il  faut  rechercher  l'exphcation  des  phéno- 
mènes matériels  dans  ce  qu'ils  ont  de  plus  simple,  par- 
tant de  plus  intelligible,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  plus 
simple  et  de  plus  intelligible  en  eux,  c'est  l'étendue. 
Pendant  un  temps  il  a  pu  se  borner  à  traiter  l'étendue 
comme  un  schème  plutôt  que  comme  l'essence  sub- 
stantielle, et  voir  dans  la  variété  des  figures  géomé- 
triques surtout  un  moyen  de  représenter  la  variété 
des  qualités  sensibles.  Mais  il  a  marché  vite  vers  la 
conviction  que  par  la  géométrie  il  atteignait  l'essence 
des  corps,  et  que  la  physique  était  non  une  série  de 
découvertes  particulières,  mais  un  système  dont  les  rai- 
sons étaient  toutes  fournies  par  la  géométrie.  Il  recon- 
naît avoir  subi  l'influence  de  Kepler,  mais  il  déclare 
n'avoir  rien  dû  à  Galilée.  C'est  ce  qui  ressort  d'une  lettre 
à  Mersenne  du  11  octobre  1638.  {Édit.  Ch.  Adam,  t.  II, 
p.  388.)  Et  dans  cette  lettre  où  il  adresse  à  Galilée  plus 
d'une  critique  inexacte  ou  injuste,  il  marque  du  moins 
en  traits  incontestables  les  différences  essentielles  de 
leurs  façons  de  procéder.  «  Je  trouve  en  général  qu'il 
(Galilée)  philosophe  beaucoup  mieux  que  le  vulgaire, 
en  ce  qu'il  quitte  le  plus  qu'il  peut  les  erreurs  de  l'École 
et  tâche  à  examiner  les  matières  physiques  par  des  rai- 
sons mathématiques.  En  cela  je  m'accorde  entièrement 
avec  lui,  et  je  tiens  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de 
trouver  la  vérité.  Mais  il  me  semble  qu'il  manque  beau- 
coup en  ce  qu'il  fait  continuellement  des  digressions  et 
ne  s'arrête  point  à  expliquer  tout  à  fait  une  matière, 
ce  qui  montre  qu'il  ne  les  a  point  examinées  par  ordre 
et  que,  sans  avoir  considéré  les  premières  causes  de  la 
nature,  il  a  seulement  cherché  les  raisons  de  quelques 
effets  particuliers,   et   ainsi    qu'il  a  bâti  sans  fonde- 


26  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

ment.  »  (Ibidem,  p.  380.)  Partir  des  premières  causes 
de  la  nature  et  de  là  dériver  tout  le  reste  :  telle  est 
l'ambition  de  Descartes.  Par  elle  le  mécanisme  est 
apparu  comme  une  explication  universelle  dont  la 
valeur  ne  dépend  pas  seulement  de  vérifications  par- 
tielles, mais  avant  tout  de  l'intelligibilité  qui  lui  est 
propre.  Or  il  est  possible  que  ce  procédé  déductif  ait 
par  la  suite  paru  dépasser  nos  moyens  positifs  de  con- 
naître. Mais  il  avait  à  ce  moment,  même  pour  la 
science,  l'avantage  d'écarter  absolument  toutes  les 
explications  par  les  qualités  occultes.  Et  de  plus 
l'esprit  philosophique  dont  il  procédait  élevait  la 
science  nouvelle  au-dessus  de  la  contingence  de  ses 
récents  succès.  Ce  que  Descartes  concevait  vivement 
et  profondément,  c'est  que  le  développement  de  la 
physique  nouvelle  pouvait  manquer  son  but,  se  perdre 
dans  des  acquisitions  isolées  et  accidentelles,  s'il  n'était 
pas  rattaché  à  ses  principes  véritablement  promoteurs 
et  constitutifs  ;  c'est  qu'il  n'avait  pas  en  lui-même  soit 
pour  ses  résultats  futurs,  soit  même  pour  ses  résultats 
actuels  sa  pleine  et  suffisante  garantie  :  aussi  a-t-il 
cherché  dans  la  raison  cette  garantie. 

C'est  donc  par  ce  qu'elle  tient  directement  de  l'in- 
telligence que  la  science  est  capable  de  se  constituer 
et  de  faire  d'incessants  progrès  :  prendre  possession 
de  sa  raison  et  la  bien  conduire  est  ce  qui  fait  décou- 
vrir la  vérité.  Il  est  remarquable  que,  en  môme  temps 
que  Descartes  traite  avec  une  sorte  de  dédain  la  science 
qui  n'est  que  celle  du  technicien,  du  praticien,  pour 
glorifier  la  science  d'un  sens  théorique  universel,  il 
proclame  fortement  que  la  science  ne  doit  pas  rester 
contemplative,  mais  accroître  notre  puissance.  Contre 
les  anciens  et  la  tradition  des  écoles  qui  mesurent 
l'excellence  théorique  d'une  science  à  son  inutilité  pra- 
tique, il  réclame  une  science  qui  plie  à  notre  usage  la 
force  du  feu,  de  l'eau,  de  l'air  et  de  tous  les  corps  envi- 
ronnants de  façon  à  «  nous  rendre  comme  maîtres  et 
possesseurs  de  la  nature  ».  C'est  qu'à  ses  yeux  la  valeur 


DESGARTES  27 

théorique  et  la  puissance  pratique  de  la  science  sont 
très  intimement  liées,  du  moment  que  la  théorie,  au 
lieu  de  faire  intervenir  des  causes  occultes  dont  l'ac- 
tion dernière  est  impénétrable,  nous  permet  de  rame- 
ner la  nature  à  des  causes  clairement  déterminées  en 
elles-mêmes  et  dans  leur  mode  d'opération.  Savoir 
comment  les  effets  dépendent  des  causes,  c'est  avoir 
en  main,  si  l'on  peut  dire,  la  puissance  de  la  nature. 

Par  ce  rappel  de  la  science  à  l'intelligence,  Des- 
cartes, en  même  temps  qu'il  a  produit  des  œuvres 
scientifiques  originales,  a  défini  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  première  fonction  de  la  philosophie  moderne 
qui  est  de  réfléchir  sur  la  science  pour  en  découvrir 
les  conditions  et  la  portée.  Mais  en  montrant  que  c'est 
l'intelligence  qui  fait  la  science  et  comment  elle  la 
fait,  il  n'avait  qu'incomplètement  rempli  sa  tâche  de 
philosophe  :  car  cette  science  qui  s'ordonne  métho- 
diquement est-elle  pleinement  certaine  quand  elle  dé- 
veloppe la  série  illimitée  de  ses  raisons  ou  quand  elle 
prétend  expliquer  dans  son  fond  la  réalité  physique? 
C'est  par  cette  question  que  Descartes  va  réintroduire 
une  part  des  problèmes  philosophiques  traditionnels  : 
mais  l'examen  de  ces  problèmes  restera  déterminé  par 
le  sens  de  la  question  qui  les  a  ressuscites. 

Et  d'abord  comment  cette  question  elle-même  se 
pose-t-elle?  Descartes  tend  à  constituer  sa  physique 
en  vertu  de  ce  principe  que  ce  que  nous  connaissons 
clairement  et  distinctement  du  monde  matériel,  ce 
sont  le  mouvement,  l'étendue  et  la  figure.  Mais 
sommes-nous  bien  sûrs  que  la  réalité  du  monde  maté- 
riel contienne  exactement  les  propriétés  clairement  et 
distinctement  connues  par  notre  raison  et  ne  con- 
tienne pas  des  propriétés  en  dehors  ou  à  l'encontre 
de  celles-là?  La  conformité  du  réel  à  nos  idées  est  un 
sujet  constamment  repris  de  controverse  philoso- 
phique. La  physique  ne  peut  donc  être  pleinement 
certaine  que  si  notre  créance  aux  idées  claires  et  dis- 
tinctes est  fondée,  et  c'est  la  métaphysique  seule  qui 


28  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

peut  trouver  ce  fondement.  De  fait  dans  le  plan  d'en- 
semble de  la  philosophie  cartésienne  que  nous  offre  la 
préface  des  Principes  de  la  Philosophie^  la  métaphy- 
sique précède  la  physique,  et  Descartes  ne  se  contente 
pas  même  d'affirmer  que  c'est  là  un  ordre  de  droit,  il 
laisse  entendre  que  c'est  l'ordre  qu'il  a  suivi  en  fait. 
(Voir  le  début  de  la  cinquième  partie  du  Discours  de 
la  Méthode.  —  Voir  la  lettre  à  Mersenne  du  15  avril 
1630,  t.  I,  p.  144.)  Cette  dernière  assertion  peut  déjà 
se  justifier  des  soupçons  qu'on  a  élevés  contre  elle,  si 
l'on  veut  bien  ne  pas  envisager  dans  la  vie  de  Des- 
cartes la  suite  chronologique  d'occupations  partielles 
de  physique  ou  de  métaphysique,  mais  l'efïort  con- 
sacré à  la  Métaphysique  comme  système  et  à  la  Phy- 
sique comme  système.  Mais  elle  n'a  après  tout  qu'une 
importance  secondaire  :  l'essentiel  est  que  Descartes 
a  jugé  que  la  solution  des  principaux  problèmes  méta- 
piiysiques  était  requise  avant  la  constitution  régu- 
lière de  sa  physique  :  et  ceci  est  incontestable.  Or,  par 
rapport  à  la  tradition,  ceci  est  une  nouveauté  :  Aris- 
tote  et  les  scolastiques  procédaient  de  la  physique  à 
la  métaphysique  ;  Descartes  procède  de  la  métaphy- 
«  sique  à  la  physique. 

Le  besoin  de  fonder  pleinement  et  avant  tout  la  cer- 
titude de  la  physique  a  été  certainement  le  motif  le 
plus  puissant  de  la  constitution  de  la  métaphysique 
cartésienne  :  mais  les  exigences  de  certitude  et  les 
soupçons  d'incertitude  auxquels  cette  métaphysique 
devait  faire  face  pouvaient  apparaître  non  seulement 
dans  l'examen  de  ce  que  vaut  l'application  de  la  géo- 
métrie à  la  réalité  physique,  mais  encore  dans  l'exa- 
men de  ce  que  vaut  la  série  des  raisons  qui  fait  la  géo- 
métrie en  elle-même.  Deux  opérations,  avons-nous  vu, 
constituent  toute  méthode,  l'intuition  et  la  déduction, 
'^^'  et  l'intuition  est  par  soi  le  type  de  la  connaissance 
infaillible.  Mais  si  la  déduction  se  rapproche  de  l'in- 
tuition, elle  s'en  éloigne  dès  qu'elle  doit  justifier  ses 
démarches  dans  le  temps  et  que  par  suite  elle  exige  le 


DESCARTES  29 

concours  de  la  mémoire  :  or  la  vérité  des  idées  est-elle 
de  telle  sorte  qu'elle  subsiste,  même  quand  nous  ne  la 
percevons  pas?  Si  ce  que  nous  saisissons  par  intuition 
est  vrai  au  moment  où  nous  le  saisissons,  reste-t-il  vrai 
quand  nous  ne  le  saisissons  pas  ou  que  nous  le  repro- 
duisons uniquement  par  la  mémoire?  Puisque  aussi 
bien  le  problème  de  la  certitude  est  suscité  par  la  Phy- 
sique, ce  problème  devra  être  envisagé  désormais  dans 
sa  généralité  la  plus  grande  et  porter  sur  le  droit  de 
déclarer  vrai  non  seulement  le  rapport  des  idées  claires 
à  la  réalité,  mais  encore  le  rapport  des  idées  claires 
entre  elles.  Mais  il  devient  alors  inévitable  de  suivre 
dans  leur  ordre  régulier  toutes  les  démarches  de  la 
raison  depuis  le  moment  où  elle  aborde  le  problème 
de  la  certitude  jusqu'au  moment  où,  l'ayant  métaphy- 
siquement  résolu  dans  son  intégrité  et  ayant  justifié 
la  science,  elle  descend  jusqu'aux  connaissances  qui 
sont  surtout  des  compléments  ou  des  applications  pra- 
tiques, la  mécanique,  la  médecine  et  la  morale. 

Dans  ces  démarches  la  raison  se  montre  capable  de 
résoudre  toutes  les  questions  qui  intéressent  la  curio- 
sité purement  intellectuelle  ou  le  bonheur  terrestre  de 
l'homme.  Mais,  pour  qu'elle  ne  s'égare  pas  dans  des 
spéculations  oiseuses  ou  incertaines,  encore  faut-il 
qu'elle  délimite  ce  qui  est  de  son  domaine.  Or  de  même 
que  les  événements  historiques  sont  en  dehors  de  la 
connaissance  méthodique  du  philosophe,  de  même  et 
plus  complètement  les  choses  de  la  foi  sont  en  dehors 
d'elle.  Pour  le  plus  grand  avantage  de  la  recherche 
scientifique  et  philosophique  et  peut-être  aussi  pour 
sa  sécurité  de  croyant  d'ailleurs  très  sincère.  Des- 
cartes demande  qu'on  mette  à  part  les  véritésYévélées. 
Il  rompt  les  rapports  que  le  moyen  âge  avait  établis 
entre  la  philosophie  et  la  théologie  ;  mais  il  rompt  aussi 
les  ra[  ports  que  la  théologie  a  établis  avec  la  foi  :  le 
vice  de  la  théologie,  c'est  qu'elle  a  établi  une  fusion 
illégitime  entre  les  données  de  la  révélation  et  des 
théories  péripatéticiennes.   La  foi  est  en  elle-même 


30  LA    PHILOSOPHIE   FPANÇAISE 

aussi  indépendante  de  la  philosophie  d'Aristote  qu'elle 
l'est  de  toute  philosophie.  C'est  à  la  volonté  qu'elle 
appartient,  non  à  l'entendement  :  c'est  la  puissance 
de  Dieu  qui  la  fait  naître  par  la  grâce,  et  la  grâce  est 
une  action  exercée  sur  notre  volonté,  non  une  illumi- 
nation intérieure  de  l'esprit.  La  notion  de  l'infini  et  de 
l'incompréhensible  en  Dieu  est  ce  qui  permet  à  Des- 
cartes de  récuser  toute  traduction  des  dogmes  chré- 
tiens dans  le  langage  de  la  philosophie  et  d'en  réserver 
néanmoins  l'autorité.  La  raison  philosophique  et  scien- 
tifique peut  donc  se  mettre  à  l'œuvre  et  développer 
tout  le  système  du  savoir  destiné  à  se  justifier  abso- 
lument dans  toute  l'étendue  de  son  domaine  :  si  elle 
ne  menace  en  rien  la  Religion,  elle  n'est  point  menacée 
par  elle.  Elle  n'a  pas  à  redouter  l'intrusion  de  puis- 
sances étrangères. 


II 

LA   PHILOSOPHIE    DE    DESCARTES 

A  l'origine  du  savoir  véritable,  c'est-à-dire  du  savoir 
qui  s'élève  au-dessus  de  la  spécialité  des  objets  et  des 
procédés,  qui,  au  lieu  d'être  arrêté  par  des  divisions 
extérieures  et  des  pratiques  confuses,  est  capable  de 
tirer  sans  terme  de  la  seule  force  et  du  seul  enchaîne- 
ment des  raisons  des  découvertes  nouvelles,  il  y  a  l'in- 
telligence, dont  l'unité  et  la  simplicité  fécondes  doivent 
se  manifester  par  la  méthode.  Mais  en  même  temps 
qu'il  remonte  ainsi  au  principe  de  l'invention  scien- 
tifique. Descartes  prétend  conquérir  pour  la  science 
telle  qu'il  la  conçoit  et  telle  qu'il  la  fait  la  plus  entière 
certitude.  Pour  cela  il  faut  que  cette  science  échappe 
aux  soupçons  que  les  sceptiques  de  tous  les  temps  ont 
élevés  contre  toute  science  ;  car  ces  soupçons  atteignent 
le  droit  d'afiirmer  soit  une  vérité  indépendante  de  l'opi- 


DESCARTES  31 

nion  que  nous  en  avons,  soit  l'accord  de  la  réalité  avec 
la  connaissance  supposée  vraie.  Si  Descartes  reprend 
les  arguments  des  sceptiques,  c'est  qu'il  n'y  a  qu'un 
moyen  d'examiner  si  notre  certitude  est  bien  fondée, 
et  ce  moyen  c'est  de  commencer  par  supposer  qu'elle 
ne  l'est  point,  en  exposant  et  en  discutant  tous  les 
arguments  qui  donnent  crédit  à  cette  supposition. 
On  doit  même  pousser  ces  arguments  à  l'extrême, 
de  telle  sorte  qu'ils  ne  mettent  point  simplement  en 
question  la  validité  de  telle  ou  telle  espèce  de  con- 
naissances, mais  celle  de  toute  connaissance.  Des- 
cartes ne  relève  après  les  sceptiques  les  erreurs  de 
nos  sens  et  les  illusions  du  rêve  ou  de  la  folie  que  pour 
montrer  que  notre  inclination  naturelle  à  croire  qu'il 
y  a  des  choses  telles  que  nos  idées  nous  les  représentent , 
n'est  point  du  tout  légitime  et  manifeste,  tout  au  moins 
par  les  égarements  auxquels  elle  nous  porte,  qu'elle  ne 
contient  pas  en  soi  le  principe  de  sa  légitimité.  Mais 
quand  nous  additionnons  deux  et  trois,  ou  que  nous 
nombrons  les  côtés  d'un  carré,  c'est-à-dire  quand  il 
s'agit  du  rapport  non  pas  des  idées  avec  des  objets, 
mais  des  idées  avec  des  idées,  quand  il  s'agit  notam- 
ment du  rapport  le  plus  simple  entre  les  idées  les  plus 
simples,  quelle  raison  de  douter  pouvons-nous  avoir? 
Une  encore,  qui  paraît  bien  être  de  l'invention  de  Des- 
cartes, et  qui  non  seulement  active  le  doute,  mais  le 
comble  :  qui  sait  s'il  n'y  a  point  un  Être  tout  puissant 
qui  se  plaît  à  me  tromper,  c'est-à-dire  qui  a  disposé 
mon  intelligence  de  façon  à  me  faire  prendre  pour  vrai 
ce  qui  ne  l'est  point?  Cette  hypothèse  du  malin  génie 
n'est  pas  môme  finalement  l'une  des  raisons  de  dou- 
ter :  elle  les  réunit  toutes.  Ainsi  le  doute  est  radical, 
et,  comme  dit  Descartes,  hyperbolique  :  mais  il  n'y  a 
qu'un  doute  radical  pour  préparer  l'aveu,  s'il  devient 
poss.blo,  d'une  entière  certitude. 

Mais  c'est  de  ce  doute  même  que  sort  l'affirmation 
d'une  première  vérité  certaine.  Car  si  radical  et  si  uni- 
versel que  soit  le  doute,  il  y  a  un  rapport  singulier  de 


32  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

la  pensée  à  l'existence  qu'il  enveloppe  en  lui  et  qu'il 
manifeste  d'autant  plus  qu'il  travaille  à  s'étendre 
davantage  à  tout  :  je  peux  douter  de  tout  en  effet,  sauf 
de  ceci,  que  je  pense  tandis  que  je  doute,  et  que  je  suis 
tandis  que  je  pense.  Je  pense,  donc  je  suis.  Cogito,  ergo 
sum.  Même  si  j'affirme  ne  pouvoir  connaître  aucun 
autre  être,  je  me  connais  comme  l'être  qui  par  sa 
pensée  se  refuse  le  droit  à  toute  autre  connaissance. 
Vérité  incontestable,  dont  toute  la  puissance  et  toute 
la  ruse  du  malin  génie  ne  sauraient  faire  une  appa- 
rence trompeuse  :  que  ma  pensée  soit  trompée,  je  n'en 
existe  pas  moins  tout  autant  que  je  pense  ;  mon  être 
n'est  point  un  objet  qui  pourrait  être  ou  ne  pas  être 
quand  même  ma  pensée  l'affirme  existant  :  il  est  indi- 
visiblement  lié  en  moi  à  l'acte  de  penser. 

,       Le  Cogito^  ergo  sum  n'est  point  seulement  une  vérité  ; 

'  il  est  la  vérité  première.  Ce  n'est  point  un  raisonne- 
ment qui  la  fait  connaître  ;  c'est  une  simple  inspection 
de  l'esprit,  une  intuition.  Un  raisonnement  supposerait 
quelque  proposition  générale  préalable,  comme  «  pour 
penser  il  faut  être  »,  proposition  qui  pourrait,  si  l'on 
veut,  avoir  échappé  au  doute,  mais  qui  n'y  aurait 
échappé  que  faute  d'avoir  un  contenu  défini  :  la  vérité 
déterminée  de  mon  existence  ne  saurait  être  tirée  de  là; 
c'est  du  «  je  pense  »  qu'elle  dépend  uniquement  et  im- 
médiatement. Et  comme  ma  pensée  est  donnée  dans 
mon  doute,  il  n'y  a  point,  dans  l'ordre  de  la  décou- 
verte de  la  vérité,  d'affirmation  positive  antérieure  à 
l'affirmation  de  mon  existence  comme  être  pensant. 

De  l'examen  de  cette  vérité  première  on  peut  déga- 
ger les  caractères  que  doit  offrir  toute  connaissance 
vraie  ;  si  le  Cogito,  ergo  sum  résiste  à  toutes  les  raisons 
de  douter,  c'est  que  la  liaison  qu'il  enferme  apparaît 
avec  une  clarté  parfaite.  Il  est  donc  permis  d'ériger  en 
règle  que  tout  ce  que  nous  connaissons  clairement  et 
distinctement  est  vrai  et,  en  retour,  que  dans  la  science 
nous  ne  devons  accepter  comme  vrai  que  ce  que  nous 
connaissons  clairement,  et  distinctement.   Règle  éga- 


DESCARTES  33 

lement  importante  et  par  ce  qu'elle  détruit  et  par  ce 
qu'elle  établit.  Ce  qu'elle  détruit,  c'est  l'autorité  en 
matière  scientifique  et  philosophique,  autrement  dit 
la  domination  de  l'esprit  par  des  raisons  d'affirmer  qui 
ne  sont  pas  proprement  des  raisons,  puisqu'elles  ne 
sont  pas  aperçues  par  l'esprit  lui-même  dans  l'idée  de 
la  chose  affirmée.  Ce  qu'elle  détruit  encore,  c'est  le 
préjugé  réaliste  selon  lequel  la  connaissance  part  d'ob- 
jets supposés  extérieurs  à  elle,  alors  qu'elle  a  néces- 
sairement'pour  données  premières  et  immédiates  les 
idées  par  lesquelles  les  objets  sont  représentés.  Ce  que 
la  règle  établit,  c'est  le  droit  de  la  connaissance  à  se 
construire  et  à  s'étendre  dans  la  mesure  où  les  idées 
qu'elle  a  pour  origine  sont  des  idées  claires  et  distinctes. 
Or  les  idées  claires  sont,  au  dire  de  Descartes,  celles 
qui  se  découvrent  à  tout  entendement  attentif;  les 
idées  distinctes  sont  celles  qui,  étant  claires,  sont  par 
surcroît  précises  et  d'un  sens  qui  ne  se  confond  point 
avec  le  sens  des  autres.  On  a  pu  reprocher  à  Descartes 
de  n'avoir  point  donné  des  idées  claires  et  distinctes 
mie  définition  assez  rigoureuse.  Peut-être  en  lui  adres- 
sant ce  reproche  a-t-on  un  peu  trop  négligé  que,  s'il 
voit  dans  l'arithmétique  et  la  géométrie  des  modèles 
de  connaissance  claire  et  distincte,  il  estime  que,  tout 
autant  que  la  notion  mathématique,  les  idées  expri- 
mant des  états  ou  des  opérations  de  la  pensée  se 
laissent  clairement  et  distinctement  saisir.  La  pensée 
peut  trouver  l'évidence  aussi  bien  dans  ce  qu'elle  aper- 
çoit comme  conscience  que  dans  ce  qu'elle  aperçoit 
comme  entendement  pur.  Descartes  n'a  donc  pas  conçu 
d'une  manière  étroite  l'intelligibilité  dont  pour  lui  la 
connaissance  dépend.  De  plus  il  n'a  point  supposé  en 
principe,  si  parfois  il  a  paru  trop  l'admettre  en  fait, 
que  de  brèves  déductions  fussent  suffisantes  pour  rap- 
porter toutes  choses  aux  formes  les  plus  simples  de  la 
connaissance  claire  et  distincte.  Ce  qu'il  a  seulement 
soutenu,  c'est  qu'il  n'y  a  qu'une  connaissemce  de  cette 
Borte,  c'est-à-dire  définie  par  des  caractères  internes 


34  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

même  si  elle  doit  conduire  à  raffîrmation  d'objets  et 
de  propriétés  externes,  pour  constituer  un  savoir  cer- 
tain. 

Par  l'approfondissement  de  la  vérité  première  on 
peut  également  expliquer  quelle  nature  m'appartient. 
La  façon  dont  j'ai  découvert  que  je  suis  me  permet  de 
déterminer  ce  que  je  suis.  M'étant  connu  comme  exis- 
tant par  la  pensée,  je  peux  dire  que,  tel  que  je  me  con- 
nais, je  suis  un  être  pensant  ;  et  cette  détermination 
n'est  pas  seulement  possible  :  elle  est  la  seule  légitime, 
puisque  je  ne  peux  actuellement  m'attribuer  rien 
d'autre  que  la  pensée  et  puisque  je  n'ai  eu  besoin  que 
de  connaître  ma  pensée  pour  connaître  mon  existence. 
Contrairement  donc  à  la  croyance  commune,  je  peux 
me  connaître  et  connaître  ce  que  je  suis  sans  me  rien 
rapporter  du  corps  et  même  sans  savoir  si  j'ai  un  corps. 
Que  si  cette  croyance  persiste  et  prétend  s'imposer,  il 
suffît  d'analyser  la  connaissance  des  choses  corporelles 
pour  montrer  qu'elle  n'est  elle-même  possible  que  par 
la  pensée.  La  connaissance  de  l'être  pensant  que  je 
suis  non  seulement  précède  toute  autre  connaissance, 
mais  encore  accompagne  toute  conception  que  j'ai  de 
n'importe  quel  objet  :  elle  est  donc  la  connaissance  la 
plus  aisée  et  la  plus  riche,  puisque  je  ne  connais  aucune 
chose  sans  me  savoir  la  connaissant. 

Cette  thèse  de  Descartes,  en  elle-même  et  par  la 
façon  dont  elle  se  pose,  a  une  double  portée. 

En  déterminant  notre  être  comme  être  pensant, 
elle  établit,  au  moins  d'abord  au  regard  de  notre  con- 
naissance, la  différence  irréductible  de  l'âme  et  du 
corps.  Mais  en  même  temps  elle  dégage  la  notion  d'âme 
du  sens  général  qui  en  faisait  avant  tout  le  principe  de 
vie  dont  la  pensée  n'était  que  la  fonction  la  plus  haute. 
Elle  définit  l'âme  essentiellement  par  la  pensée  en 
excluant  d'elle  tout  ce  qui  concerne  la  vie  proprement 
dite,  si  bien  que  le  mot  d'esprit  serait  le  mot  exact  au 
lieu  du  mot  d'âme,  qu'il  ne  faut  en  tous  les  cas  em- 
ployer qu'en  se  rappelant  ce  qu'il  doit  désormais  signi- 


DESCARTES  35 

fier.  La  doctrine  de  Descartes  à  cet  égard  est  un  spi- 
ritualisme anti-animiste. 

A  un  autre  point  de  vue,  elle  est  la  promotrice  de 
l'idéalisme  moderne  ;  mais  il  faut  bien  préciser  com- 
ment l'idéalisme  se  présente  chez  Descartes  et  dans 
quelles  limites.  Nous  ne  sommes  assurés  immédiate- 
ment que  de  l'idée,  que  ce  soit  l'idée  de  la  pensée  ou 
l'idée  des  choses  corporelles.  Mais  tandis  que  l'idée  de 
la  pensée  comprend  d'elle-même  son  objet  et  par  sur- 
croît embrasse  l'autre,  l'idée  des  choses  corporelles  ne 
peut  d'elle-même  atteindre  un  objet  qui,  s'il  existe  en 
soi,  est  au  delà  d'elle,  et  dont  par  conséquent  l'exis- 
tence est  un  problème.  Kant  a  bien  qualifié  l'idéalisme 
de  Descartes  en  l'appelant  un  idéalisme  probléma- 
tique. C'est-à-dire  que  Descartes,  qui,  comme  nous  le 
verrons,  s'est  efforcé  de  prouver  l'existence  des  corps 
en  eux-mêmes  et  n'a  pas  cru  qu'elle  pût  se  ramener  à 
l'idée  que  nous  en  avons,  a  cependant  considéré  que 
cette  existence  n'était  point  un  fait  immédiatement 
certain,  qu'elle  devait  être  mise  en  question,  alors 
qu'est  apparue  certaine  l'affirmation  de  mon  être 
pensant. 

Cette  affirmation,  en  conférant  à  la  pensée  une  exis- 
tence primordiale,  oblige  à  tenir  les  idées  non  plus  pour 
des  reflets  ou  des  simulacres,  mais  pour  des  réalités 
positives  aussi  solides  et  aussi  pleines,  pour  ne  pas 
dire  plus,  que  celles  que  le  commun  réalisme  aperçoit 
dans  les  choses.  Cependant  la  réalité  de  l'idée  revêt 
chez  Descartes  plusieurs  aspects  :  il  y  a  d'abord  une 
réalité  des  idées  du  seul  fait  qu'elles  sont  en  nous  et 
pour  nous  comme  des  déterminations  de  notre  être 
pensant  ;  —  et  voilà  pourquoi  les  définitions  que  Des- 
cartes donne  de  la  pensée  embrassent  comme  idées  ce 
que  nous  appellerions  tous  des  états  de  conscience. 
Par  là  l'idéalisme  cartésien  (si  l'on  garde  ce  nom 
d'idéalisme  pour  désigner  toute  doctrine  qui  soutient 
la  réalité  de  l'idée  antérieure  ou  supérieure  à  la  pré- 
tendue réalité  des  choses)  diffère  de  l'idéalisme  platoni- 


36  LA   PHILOSOPHIE    FRANÇAISE 

cien  en  ce  qu'il  commence  avec  la  conscience,  avec  la 
position  de  l'idée  en  nous  et  pour  nous.  Mais  il  va 
ensuite  par  des  voies  propres  se  rapprocher  de  l'idéa- 
lisme platonicien,  sans  cependant  s'identifier  avec  lui. 
(C'est  le  grand  disciple  de  Descartes,  Malebranche,  qui 
opérera  cette  identification.)  C'est  qu'en  effet,  si 
nous  voulons  conquérir  d'autres  vérités  et  atteindre 
d'autres  êtres  que  nous,  il  nous  faut  nécessairement, 
puisque  nous  ne  pouvons  jamais  partir  que  des  idées, 
envisager  la  réalité  des  Idées  sous  un  autre  aspect  :  il 
nous  faut  rechercher  si  parmi  nos  idées  il  n'en  serait 
pas  de  telles  qu'elles  ne  puissent  exister  comme  idées 
dans  notre  esprit  sans  qu'existe  en  soi  l'objet  qu'elles 
représentent.  Or  si  l'on  regarde  uniquement  les  idées 
comme  des  façons  de  penser,  elles  ne  comportent  à  ce 
titre  aucune  différence  ou  inégalité,  et  pour  aucune 
d'elles  on  ne  saurait  soutenir  qu'elle  procède  d'ail- 
leurs que  de  moi.  Mais  si  nous  considérons  dans  les 
idées  ce  que  Descartes  appelle,  en  empruntant  le  lan 
gage  de  l'École,  leur  réalité  objective,  c'est-à-dire  la 
nature  positive  de  ce  qu'elles  représeixtentyil  est  incon- 
testable que  certaines  idées  participent  par  représen- 
tation à  plus  de  degré  d'être  que  d'autres.  Or  l'idée 
qui  me  représente  Dieu,  c'est-à-dire  un  Être  infini  et 
parfait,  est  à  cet  égard  la  plus  parfaite  et  la  plus  posi- 
tive des  Idées  ;  et  il  s'agit  dès  lors,  en  partant  du  con- 
tenu de  cette  Idée,  d'en  chercher  la  raison  ou  d'en 
déployer  toute  la  signification. 

C'est  le  rôle  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu  chez 
Descartes  d'établir  que  l'idée  de  l'Être  infini  et  par- 
fait ne  peut  exister  en  nous  sans  que  l'Être  infini  et 
parfait  existe,  ou  que  l'essence  qu'elle  exprime  est  telle 
qu'elle  enveloppe  nécessairement  l'existence.  Les  deux 
preuves  qui  démontrent  Dieu,  comme  dit  Descartes, 
par  ses  effets  et  qui  dans  le  fond  n'en  sont  qu'une 
consistent  à  requérir,  soit  pour  l'idée  même  de  l'Être 
infini  et  parfait,  soit  pour  l'être  pensant  fini  et  impar- 
fait qui  a  en  lui  cette  idée,  une  Cause  réelle  et  actuelle 


DESCARTES  37 

qui  possède  au  moins  tout  ce  que  l'idée  représente  : 
cette  cause  ne  peut  donc  être  que  l'Être  infini  et  par- 
fait, que  Dieu  même.  Démonstration  originale  et  en 
accord  avec  les  positions  nouvelles  prises  par  le  car- 
tésianisme :  si,  comme  la  preuve  cosmologique  tradi- 
tionnelle, —  la  preuve  a  contingentia  mundi^  —  elle 
s'appuie  sur  l'usage  du  principe  de  causalité,  ce  qu'elle 
considère  comme  l'efîet  à  expliquer,  ce  n'est  pas  le 
monde  dans  son  ensemble,  puisque  aussi  bien  l'exis- 
tence du  monde  matériel  est  encore  incertaine,  c'est 
une  idée  parmi  les  idées  ;  et  ainsi  elle  se  trouve  dégagée 
de  l'objection  qui  prétend  que  dans  l'explication  du 
monde  une  régression  des  causes  à  l'infini  est  possible 
encore  qu'incompréhensible.  De  plus,  étant  admis  que 
la  cause  des  idées  doit  être  d'autant  plus  parfaite  et 
plus  réelle  que  ce  qu'elles  expriment  de  leur  objet  a 
plus  de  perfection,  ce  n'est  pas  seulement  une  cause 
première  qu'exige  l'Idée  de  Dieu,  c'est  une  cause  actuel- 
lement infinie  et  parfaite.  Cette  démonstration,  si, 
comme  nous  l'avons  dit,  elle  traite  à  un  certain  mo- 
ment les  idées  d'une  façon  quasi  platonicienne,  en  con- 
sidérant en  elles  la  réalité  des  essences,  va  cependant 
à  rencontre  ou  au  delà  du  platonisme  en  se  refusant 
d'admettre  que  cette  réalité  des  essences  soit  propre- 
ment l'existence  et  qu'elle  ait  pour  principe  suprême 
encore  une  Idée.  Pour  Descartes,  au  principe  des 
Idées,  lesquelles  sont  toujours  des  effets,  il  y  a  un 
sujet  réel  comme  cause  ;  au  principe  de  l'Idée  d'infini 
et  de  parfait  il  y  a  l'Être  infini  et  parfait  qui  seul  peut 
en  être  la  cause.  C'est  dans  l'ordre  de  la  causalité  efiî- 
ciente  que  Dieu  agit  avant  tout  et  même  en  un  sens 
qu'il  est  :  car  Descartes  aime  à  dire  de  Dieu  qu'il  est 
Cause  de  soi.  —  S'il  en  est  ainsi,  peut-être  estimera- 
t-on  que  l'autre  preuve  cartésienne,  la  preuve  de  Dieu 
par  son  essence,  —  la  preuve  ontologique,  —  n'a  point 
dans  le  cartésianisme  la  priorité  qui  lui  a  été  attribuée 
par  la  philosophie  ultérieure  et  qui  d'ailleurs  ne  serait 
pas  soutenue  par  une  priorité  de  fait  dans  les  démarches 


38  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

de  la  pensée  de  Descartes.  Sous  sa  forme  la  plus  simple, 
elle  peut  s'énoncer  ainsi  :  —  Tout  ce  que  nous  conce- 
vons clairement  et  distinctement  être  enfermé  dans 
l'idée  d'une  chose  est  vrai  de  cette  chose.  Or  nous  con- 
cevons clairement  et  distinctement  que  l'existence  est 
contenue  dans  l'Idée  de  l'Être  souverainement  par- 
fait, puisque  l'existence  est  une  perfection.  Donc  Dieu 
existe.  —  Ainsi,  tandis  que  dans  le  concept  d'un  être 
fini  n'est  enfermée  que  l'existence  possible  ou  contin- 
gente, dans  le  concept  de  l'Être  infini  est  enfermée 
l'existence  nécessaire.  La  preuve  ontologique  n'est 
point  chez  Descartes,  comme  il  l'a  fait  ressortir  lui- 
même,  telle  qu'elle  avait  été  présentée  par  la  philo- 
sophie du  moyen  âge  et  réfutée  par  saint  Thomas  : 
car,  pour  conduire  à  l'existence,  elle  part  non  pas  d'une 
idée  dont  le  sens  n'est  que  nominalement  fixé,  mais 
d'une  idée  qui  représente  une  nature  ou  une  essence. 
Or  ce  que  pour  la  défendre  Descartes  soutient  éner- 
giquement,  c'est  que  l'existence  n'est  pas  une  propriété 
à  part  qui  pourrait  manquer  d'être  réelle  alors  que  la 
pensée  la  conçoit  nécessairement  comme  telle  ;  c'est 
que  la  restriction  du  droit  de  la  raison  à  affirmer  dans 
ce  cas  la  nécessité  de  l'existence,  comme  elle  affirme 
dans  d'autres  cas  la  nécessité  de  telle  propriété  mathé- 
matique, est  une  restriction  arbitraire.  La  pensée  ne 
saurait  sans  se  renier  accepter  cet  échec  infligé  du 
dehors  à  sa  puissance  d'affirmer  ce  qu'elle  conçoit 
clairement  et  distinctement  :  elle  affirme  donc  l'exis- 
tence de  Dieu  alors  même  qu'elle  ne  comprend  pas 
toufce  que  Dieu  est. 

Ainsi  Dieu  existe,  et  son  existence  n'est  pas  seule- 
ment une  nouvelle  vérité  acquise,  c'est  la  garantie  de 
toute  vérité.  Car,  dit  Descartes,  la  règle  d'après  laquelle 
ce  que  nous  concevons  clairement  et  distinctement  est 
vrai,  n'est  assurée  que  parce  qu'il  y  a  un  Dieu,  et  un 
Dieu  qui  étant  parfait  ne  peut  nous  tromper.  Cet  appel 
à  la  véracité  divine  pour  justifier  finalement  une  règle 
dont    l'application    a    été    nécessaire    pour    prouver 


DESGARTES  39 

Dieu  a  paru  constituer  un  cercle  vicieux,  et  Descartes 
a  dû  s'expliquer  là-dessus.  A  l'aide  de  ces  explications, 
si  incomplètes  qu'elles  soient,  nous  pouvons,  à  ce  qu'il 
semble,  interpréter  ainsi  sa  pensée  :  —  La  certitude  de 
mon  existence  comme  être  pensant  n'a  pas  besoin  de 
caution  par  delà  l'intuition  qui  me  la  fait  saisir,  car 
cette  intuition  est  toujours  à  ma  portée  et  se  renou- 
velle en  fait  avec  le  même  objet  dans  chacune  de  mes 
connaissances.  La  certitude  de  l'existence  de  Dieu 
comme  être  infmi  et  parfait  est  aussi  pleinement  jus- 
tifiée par  la  clarté  des  raisons  qui  l'ont  produite,  parce 
que  l'objet  des  preuves  est  tel  qu'il  emporte  avec  soi 
par  définition  l'immutabilité  d'essence  propre  au  vrai. 
Mais  des  connaissances  claires  et  distinctes  qui  portent 
sur  d'autres  objets  que  moi  ou  Dieu,  puis-je  dire  sans 
autre  garantie  que,  vraies  pour  moi  au  moment  où  je 
les  saisis,  elles  restent  vraies  en  soi?  Question  d'autant 
plus  indispensable  à  poser  que  le  plus  souvent  ces  con- 
naissances sont  établies  par  la  voie  du  raisonnement, 
que  le  raisonnement  implique  la  succession  dans  le 
temps,  que  les  moments  du  temps  sont  discontinus. 
Pour  pouvoir  juger  que  ce  que  j'ai  tenu  pour  vrai  est 
vrai  encore,  même  quand  je  rêve  et  que  je  n'y  pense 
plus,  ou  encore  qu'au  lieu  de  le  percevoir  par  l'enten- 
dement je  me  borne  à  le  rappeler  par  la  mémoire,  il 
faut  que  mes  idées  claires  et  distinctes  soient  fondées 
dans  des  essences  immuables  :  et  c'est  là  précisément 
ce  dont  m'assure  la  véracité  divine.  La  suprême  astuce 
du  malin  génie  pourrait  être  de  rompre  cette  union 
des  idées  claires  et  distinctes  avec  la  vérité  essentielle, 
de  créer  en  nous  pour  ainsi  dire  l'apparence  de  la  vérité 
sans  la  vérité  :  le  Dieu  parfait  justifie  notre  confiance 
naturelle  dans  cette  union  et  exorcise  jusqu'au  fan- 
tôme du  malin  génie.  Au  surplus,  par  cette  doctrine 
de  la  véracité  divine,  Descartes  confirme  pleinement 
le  droit  de  la  connaissance  claire  et  distincte  à  déter- 
miner ce  que  sont  en  elles-mêmes  les  choses  qui  re- 
lèvent de  notre  savoir  et  à  ne  souffrir  dans  les  choses 


40  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAÎSE 

rien  qui  la  contredise.  C'est  la  justification  du  ratio- 
nalisme, du  rationalisme  spécifié  par  le  principe  idéa- 
liste que  nous  avons  vu,  d'après  lequel,  comme  dit 
Descaites,  «  du  connaître  à  l'être  la  conséquence  est 
bonne  ». 

Cette  idée  de  la  véracité  divine,  à  laquelle  Descartes 
accorde  dans  son  système  une  importance  souveraine, 
exprime  déjà  une  façon  originale  de  concevoir  les  rap- 
ports de  Dieu  à  la  vérité.  A  parler  exactement.  Dieu 
est  moins  le  vrai  que  l'auteur  du  vrai,  et  la  nécessité 
que  nous  attribuons  au  vrai  découle  comme  le  vrai 
lui-même  de  la  liberté  divine.  Les  vérités  dites  éter- 
nelles ne  sont  point  en  réalité  comme  des  modèles 
inhérents  de  toute  éternité  à  l'entendement  de  Dieu  : 
ce  sont  positivement  des  créations  de  Dieu  qui  auraient 
pu  être  tout  autres  qu'elles  ne  sont  :  si  elles  sont  im- 
muables, c'est  l'immutabilité  du  libre  décret  divin  qui 
les  fait  telles.  Ce  que  l'on  doit  faire  ressortir  en  Dieu, 
c'est  avant  tout  sa  causalité  efficiente  et  créatrice  en 
tout  ordre  de  choses,  c'est  son  infinie  liberté  qui  n'est 
enchaînée  préalablement  par  rien,  et  qui  domine  de 
son  incompréhensible,  mais  très  réelle  puissance,  les 
distinctions  et  les  rapports  que  nous  établissons  d'un 
point  de  vue  humain  entre  son  entendement  et  sa 
volonté.  Doctrine  qui  a  sans  doute  des  antécédents, 
mais  qui  a  pour  Descartes,  en  dehors  même  de  sa  signi- 
fication théoiogique,  cet  extrême  intérêt  de  permettre 
de  justifier  radicalement  la  physique  telle  qu'il  la  con- 
çoit. Car  de  la  physique,  purement  mécaniste,  la 
recherche  des  causes  finales  doit  être  exclue,  et  cette 
exclusion  apparaît  d'autant  plus  légitime  qu'il  nous 
est  interdit  de  nous  représenter  Dieu,  comme  le  fait 
la  philosophie  traditionnelle,  agissant  sous  la  raison  du 
bien.  Nous  n'avons  donc  aucun  moyen  de  participer 
des  conseils  de  Dieu,  et  cette  réserve  respectueuse  à 
l'égard  de  la  puissance  divine  permet  à  la  géométrie 
de  s'emparer  à  fond  de  la  réalité  physique  au  nom 
des  idées  claires  et  distinctes  qui  la  représentent. 


DKSGARTKS  41 

Or,  qu'est-elle  en  somme,  cette  réalité  physique?  Ce 
ne  sont  point  les  idées  sensibles  qui  peuvent  nous  l'ap- 
prendre, car  ces  idées  sont  obscures  et  confuses,  et  les 
qualités  que  sur  la  foi  de  ces  idées  nous  prêtons  aux 
corps,  telles  que  la  chaleur,  la  couleur,  le  son,  la  den- 
sité, la  résistance,  n'ont  rien  qui  leur  soit  essentiel.  Il 
n'y  a  qu'une  idée  qui  exprime  clairement  et  distincte- 
ment l'essence  des  corps,  et  elle  est  fournie  par  l'en- 
tendement :  c'est  l'idée  géométrique  de  l'étendue. 
C'est  donc  l'étendue  qui  est  l'essence  de  la  matière  : 
la  grandeur,  le  mouvement  et  la  figure,  qui  en  sont  des 
propriétés  réelles,  sont  des  modes  de  l'étendue.  Par- 
tout où  il  y  a  corps,  il  y  a  étendue,  et  partout  où  il  y  a 
étendue,  il  y  a  corps  :  ce  qu'on  appelle  le  vide  est  une 
chimère.  Quant  au  mouvement,  il  ne  peut  être  que 
le  mouvement  local,  ramené  à  la  simple  considération 
géométrique  d'une  variation  de  position.  Voulant  donc 
jusqu'au  bout  satisfaire  aux  exigences  du  principe  des 
idées  claires  et  distinctes,  Descartes  fait  du  mécanisme, 
et  du  mécanisme  uniquement  géométrique,  non  seu- 
lement la  forme,  mais  tout  le  fond  même  de  l'explica- 
tion du  monde  matériel. 

Pourtant  ce  monde,  dont  nous  possédons  d'avance 
par  la  pensée  toutes  les  raisons,  existe-t-il?  Cette  ques- 
tion est  restée  en  suspens.  Or  l'idée  claire  et  distincte 
de  l'étendue  géométrique  n'est  poiijt,  comme  l'idée 
de  Dieu,  une  idée  telle  que  l'essence  en  enveloppe 
l'existence  :  de  telle  sorte  que  c'est  ailleurs  qu'il  faut 
chercher  la  preuve  de  la  réalité  des  corps.  Mais,  en 
dehors  de  l'idée  claire  et  distincte  de  l'étendue,  il  y  a 
les  idées  sensibles  de  l'existence  et  des  propriétés  cor- 
porelles, et  ces  idées  ne  sont  pas  rien.  Autrement 
dit,  l'idée  de  l'étendue  peut  tout  expliquer  de  la  nature, 
mais  non  le  sentiment  que  nous  en  avons.  Il  y  a  en 
moi  une  faculté  de  sentir  telle  qu'elle  m'apparaît 
comme  une  puissance  passive  de  recevoir  les  idées  des 
choses  sensibles,  mais  qui  ne  saurait  s'exercer  s'il  n'y 
avait  en  moi  ou  en  autrui  une  faculté  active,  capable 


42  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

de  produire  ces  idées.  Or  cette  faculté  active  ne  peut 
être  en  moi  en  tant  que  je  suis  un  être  qui  pense,  puis- 
qu'elle ne  suppose  point  ma  pensée  et  que  ces  idées- 
là  ne  sont  pas  représentées  à  mon  gré  :  il  faut  donc 
qu'elle  soit  en  quelque  être  différent  de  moi,  et  qui 
contienne  en  lui,  formellement  ou  éminemment,  toute 
la  réalité  objective  de  ces  idées,  —  et  cet  être  ne  peut 
être  que  Dieu  ou  les  corps.  Or  j'ai  une  très  grande 
inclination  à  croire  que  les  idées  sensibles  ont  pour 
3ause  les  choses  corporelles,  et  Dieu  n'est  point  trom- 
peur ;  c'est-à-dire  qu'il  n'a  pu  nous  donner  une  très 
grande  inclination  qui  serait  fausse  en  nous  privant 
des  facultés  de  connaissance  vraie  qui  pourraient  en 
établir  la  fausseté.  Donc  les  corps  existent  réellement. 
Ainsi,  malgré  les  principes  idéalistes  enveloppés  dans 
sa  méthode  et  dans  la  forme  spéciale  de  son  spiritua- 
lisme comme  de  son  rationalisme.  Descartes  professe 
sur  la  question  du  monde  extérieur  un  réalisme  très 
explicite.  Il  n'eût  point  admis  un  instant  que  la  repré- 
sentation, soit  intelligible,  soit  sensible  des  choses  en 
constitue  l'existence  ;  d'une  façon  générale,  s'il  s'est 
refusé  à  poser  l'existence  antérieurement  à  la  connais- 
sance, il  n'a  point  supposé  qu'elle  fût  la  connaissance 
seule,  alors  même  qu'elle  y  était  le  plus  intimement 
liée.  Et  il  a  écarté  comme  contradictoire  avec  l'idéa- 
lisme de  sa  méthode  ce  qui  sera  l'une  des  ressources 
de  l'idéalisme  doctrinal  ultérieur,  à  savoir  qu'il  y  a 
dans  l'esprit  une  inconsciente  faculté  de  produire  ce 
qui  lui  apparaît  comme  venu  du  dehors. 

C'est  donc  le  dualisme  de  la  matière  comme  sub- 
stance étendue  et  de  l'esprit  comme  substance  pen- 
sante qui  est  définitivement  établi  en  soi  :  la  distinc- 
tion de  l'esprit  et  du  corps  n'est  plus  seulement  pour 
notre  faculté  de  connaître  ;  elle  est,  de  par  la  véracité 
divine,  absolument  vraie.  Dans  l'explication  du  monde 
matériel  nous  n'avons  à  faire  intervenir  rien  qui  rap- 
pelle l'âme.  Même  la  vie  des  êtres  organisés  s'explique 
par  les  propriétés  générales  de  la  matière  :  d'où  la 


DESGARTES  43 

ihéorie  de  l' automatisme  des  bêtes.  D'autre  part, 
.'âme  est  une  substance  dont  toute  la  nature  est  de 
Denser.  Comme  l^elle,  elle  est  un  entendement  capable 
le  concevoir  les  idées  et  une  volonté  capable  de  se 
léterminer  et  de  juger.  Quand  elle  s'exerce  comme 
3ure  intelligence,  elle  se  développe  à  partir  d'idées 
qu'elle  découvre  en  elle  par  sa  seule  faculté  de  penser, 
ît  qui  pour  cette  raison  peuvent  être  dites  innées  : 
dées  qui  représentent  quelque  existence  immédiate- 
nent  donnée,  comme  l'idée  de  mon  existence,  —  ou 
quelque  existence  nécessaire,  comme  l'idée  de  Dieu, 
—  ou  quelque  existence  possible,  comme  l'idée  de 
,riangle,  —  ou  encore  idées  qui  enveloppent  des  prin- 
îipes  de  toute  connaissance,  comme  ce  principe  qu'une 
îhose  ne  peut  à  la  fois  être  et  ne  pas  être.  L'innéité 
le  ces  idées  signifie  avant  tout  qu'elles  appartiennent 
\  la  nature  de  notre  pensée  en  tant  que  telle,  car  elles 
)nt  des  caractères  irréductibles  à  ce  que  les  choses 
îxtérieures  pouvaient  nous  présenter,  et  elles  cons- 
tituent les  éléments  de  notre  connaissance  claire  et 
iistincte  ;  mais  l'innéité  de  ces  idées  ne  signifie  point 
qu'elles  nous  soient  toutes  actuellement  manifestes, 
nais  simplement  que  notre  pensée  a  la  faculté  de  les 
lécouvrir  en  elle  selon  qu'elle  s'y  applique.  Ainsi  Des- 
îartes,  sous  la  forme  de  l'innéité,  pose  nettement  la 
,hèse  du  rationalisme  moderne,  selon  laquelle  il  n'y 
\  pas  de  connaissance  possible  sans  des  conditions 
préalables  qui  viennent  de  l'esprit  seul. 

Cependant  notre  âme  ne  s'exerce  pas  toujours 
îomme  pure  intelligence  ;  car,  si  elle  est  par  essence 
Iistincte  du  corps,  elle  est  en  réalité  unie  à  un  corps  : 
i'où,  dans  l'ordre  de  la  connaissance,  d'autres  moda- 
ités  de  la  pensée  que  les  notions  purement  intellec- 
-uolles.  Les  sens  et  l'imagination,  dans  la  mesure  où 
;ellc-ci  combine  les  idées  sensibles,  sont  des  fonctions 
le  la  pensée  en  tant  qu'elle  est  unie  au  corps  ;  aussi 
Is  ne  nous  représentent  pas  les  choses  extérieures 
.elles  qu'elles  sont  ;  ils  nous  en  fournissent  des  exprès- 


44  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

sions  relatives  aux  intérêts  et  à  l'état  de  notre  corps  : 
ils  sont  donc  la  source  des  idées  obscures  et  confuses 
qui,  si  elles  ne  sont  pas  elles-mêmes  erronées,  sont 
cependant  des  occasions  perpétuelles  de  l'erreijr. 

Quant  à  la  cause  réelle  de  l'erreur,  elle  n'est  pas 
dans  nos  facultés  intellectuelles  proprement  dites  ; 
car  ce  ne  sont  pas  elles  qui  jugent,  et  il  n'y  a  erreur 
que  quand  il  y  a  jugement.  Le  jugement  est  un  acte 
de  notre  volonté,  et  de  notre  volonté  libre  :  or,  tandis 
que  l'entendement  est  limité,  la  volonté,  par  sa  liberté, 
est  infinie  :  d'où  la  possibilité  de  dépasser  dans  ses 
affirmations  ce  que  présentent  les  idées  claires  et  dis- 
tinctes, ou  d'affirmer  selon  des  idées  obscures  et  con- 
fuses. La  cause  dernière  de  l'erreur  est  donc  en  nous, 
—  non  en  Dieu,  —  et  dans  la  disproportion  de  nos 
deux  facultés.  Mais  comme  notre  liberté  peut  nous 
faire  errer,  elle  peut  nous  prémunir  contre  l'erreur 
par  le  doute,  elle  peut  nous  mettre  en  possession 
de  la  vérité  par  l'assentiment  qu'elle  donne  aux 
idées  claires  et  distinctes.  Cependant  ne  sont-ce  pas 
les  idées  claires  et  distinctes  qui  déterminent  l'assen- 
timent de  notre  volonté,  si  bien  que  notre  volonté  perd 
par  là  sa  liberté  ou  tout  au  moins  l'indifférencp  qui  en 
paraît  être  le  caractère?  Question  à  laquelle  Descartes 
ne  semble  pas  donner  une  réponse  bien  catégorique 
quand  on  compare  là-dessus  ses  différentes  assertions. 
Tantôt  il  paraît  définir  la  liberté  comme  un  pouvoir  de 
choix  absolu, tantôt  comme  une  simple  spontanéité  qui 
s'exerce  en  vertu  de  raisons  purement  intérieures] 
Mais  peut-être  en  combinant  ses  déclarations  et  lei 
interprétations  qu'elles  suggèrent  pourrait-on  ainsi 
présenter  sa  pensée  :  —  En  principe  la  liberté  humaine 
comme  la  liberté  divine,  est  caractérisée  par  une  puis 
sance  positive  d'indifférence  :  seulement  la  libert( 
divine  est  créatrice  de  la  vérité,  tandis  que  la  libert» 
humaine  trouve  devant  elle  la  vérité  toute  créée.  De; 
lors,  si  elle  devait  rester  indifférente  vis-à-vis  des  objet 
conçus  par  l'entendement,  ce  serait  là  le  plus  bas  degr^ 


DESCARTES  45 

de  la  liberté.  Aussi  peut-on  dire  que  la  véritable  liberté 
5st  celle  qui  se  décide  d'après  les  idées  claires  et  dis- 
tinctes ;  mais  l'impossibilité  de  se  décider  autrement 
n'est  qu'une  impossibilité  morale,  non  une  impossi- 
bilité métaphysique  :  car  la  liberté  qui  reste  en  soi 
pouvoir  de  choix  et  qui  peut  manifester  ce  pouvoir 
par  son  refus  d'obtempérer  à  des  idées  confuses,  garde 
2e  pouvoir  inaliénable  même  quand  elle  adhère  à  la 
v^érité  et  qu'elle  ne  peut  pas  refuser  d'y  adhérer.  Au 
jurplus,  c'est  d'elle  qu'il  dépend  de  faire,  par  l'atten- 
tion, que  les  idées  de  l'entendement  lui  apparaissent 
avec  plus  de  clarté.  Si  bien  que  la  volonté  ne  s'iden- 
tifie jamais  en  nature  avec  l'entendement  ;  quand  elle 
56  détermine  par  les  raisons  que  l'entendement  lui 
présente,  c'est  elle  encore  qui  se  détermine,  et  elle  n'est 
pas  proprement  déterminée  par  lui.  Théorie  complexe 
3t  en  un  sons  inachevée,  mais  qui  s'efforce  de  concilier 
les  facteurs  impersonnels  et  les  facteurs  personnels  de 
la  certitude. 

Notre  volonté  n'est  pas  seulement  le  principe  de 
nos  jugements  et  de  nos  résolutions  :  elle  est  aussi  le 
principe  de  certains  de  nos  mouvements  corporels. 
Bien  que  Descartes  ait  par  son  dualisme  posé  avant 
tout  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps,  bien  qu'il  ait 
paru  en  certains  passages  admettre  qu'il  n'y  a  entre 
les  modalités  de  l'âme  et  les  modalités  du  corps  que 
ies  rapports  de  correspondance  occasionnelle,  et  non 
d'influence  causale,  il  a  explicitement  admis  que  l'union 
de  l'âme  et  du  corps  n'était. pas  quelque  chose  de  pure- 
oaent  accidentel,  et  même  il  a  soutenu  que  telle  sorte 
de  force,  que  nous  projetons  indûment  dans  la  nature 
matérielle  et  au  principe  de  certaines  modalités  phy- 
siques, exprime  véritablement  l'action  réelle  de  l'âme 
3ur  le  corps.  Quoi  qu'il  en  soit,  étant  admis  qu'il  y  a 
une  détermination  des  états  de  l'âme  par  les  états  du 
corps,  comme  des  états  du  corps  par  les  états  de  l'âme, 
Descartes  a  institué  toute  une  théorie  psycho-physio- 
logique qu'il  a  notamment  développée  dans  son  Traité 


46  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

des  Passions  :  il  combine  „avec  certaines  données  pré- 
cises des  hypothèses  tantôt  fécondes,  tantôt  singu- 
lièrement aventureuses,  mais  dont  le  principe  inspi- 
rateur est  toujours  la  conception  mécaniste  de  la  vie. 
Les  passions  sont  des  sentiments  ou  des  émotions  que 
l'âme  perçoit  en  elle,  mais  qui  sont  causés,  entretenus 
et  fortifiés  par  des  états  organiques  et  qui  se  rapportent 
aux  objets  des  sens,  non  pour  nous  les  faire  connaître, 
mais  pour  nous  représenter  ce  qu'ils  ont  de  bon  ou  de 
mauvais,  tout  au  moins  d'important  pour  notre  corps. 
Notre  volonté  est  naturellement  portée  à  consentir 
aux  actes  que  la  passion  tend  à  exécuter  ;  mais  elle 
peut  toujours  réagir,  sinon  par  des  moyens  directs, 
au  moins  par  des  procédés  indirects  que  Descartes 
a  analysés  avec  une  grande  puissance  de  psychologue 
et  de  moraliste.  Au  surplus,  si  les  passions  sont  sujettes 
à  un  mauvais  usage,  on  peut  dire  que  c'est  le  bon  usage 
qui  répond  le  mieux  à  ce  qu'elles  sont  par  nature.  Des- 
cartes emploie  une  rare  subtilité  à  découvrir  dans 
toutes  les  passions,  même  les  plus  condamnables,  ce 
qu'elles  ont  de  bon  originairement,  c'est-à-dire  d'utile 
à  notre  être.  Ici  s'atteste  une  certaine  confiance  dans 
la  bonté  originelle  de  notre  nature.  De  là  toute  une 
morale  de  l'intégrité  et  du  perfectionnement  de  notre 
existence  naturelle,  qui  eût  été  la  partie  la  plus  neuve 
de  la  morale  cartésienne,  mais  à  laquelle  Descartes 
ajoute  une  morale  du  souverain  bien,  qui  paraît  par- 
fois ne  reproduire  que  le  stoïcisme,  mais  qui  y  impose 
ou  y  superpose  des  commentaires  et  des  raisons  des- 
tinés à  donner  plus  de  place  à  l'efficacité  de  l'action, 
à  la  liberté  de  l'agent,  et  à  la  personnalité  de  Dieu. 

Descartes  a  rappelé  la  pensée  à  elle-même,  mais 
pour  travailler  à  montrer  comment  on  peut  passer  de 
la  pensée  à  l'existence,  et  atteindre  la  réalité  dans  sa 
nature  concrète  en  partant  de  ce  qu'elle  a  de  repré- 
senté dans  l'esprit  et  d'intelligible.  Chacune  des  phases 
de  son  système  est  un  moment  dans  la  solution  de  ce 


DESGARTES  47 

problème.  Mais  ce  qui  est  une  des  caractéristiques  de 
sa  philosophie,  c'est  que,  si  éprise  qu'elle  soit  de  la 
valeur  intrinsèque  des  raisons  impersonnelles,  elle  ne 
leur  confère  jamais  comme  une  puissance  de  se  déve- 
lopper pour  elles-mêmes  sans  tenir  compte  de  la  réa- 
lité des  sujets  qui  les  conçoivent  ou  auxquels  elles 
s'appliquent.  Sa  conception  de  la  Pensée  ne  la  réalise 
pas  en  dehors  de  la  conscience  ;  sa  conception  de  l'en- 
tendement n'y  réduit  pas  la  volonté  ;  son  explication 
idéaliste  laisse  subsister  le  réalisme  de  l'être  ;  son  dua- 
lisme de  la  matière  et  de  l'esprit  permet  à  l'union  de 
l'âme  et  du  corps  de  se  constituer.  Il  se  trouve  ainsi 
que  cette  philosophie,  qui  est  d'une  direction  toujours 
nette  et  d'un  développement  linéaire,  maintient  sans 
symbolisme  et  sans  éclectisme  la  grande  diversité  des 
aspects  des  choses. 

Elle  a  eu,  cette  philosophie,  autant  d'influence  que 
d'originalité  :  et  il  est  simplement  juste  de  dire  que 
toutes  les  grandes  doctrines  modernes  en  ont  gardé 
quelque  chose.  —  Qu'eût  été  Spinoza  sans  Descartes? 
Certes  il  a  introduit  des  préoccupations  et  des  pro- 
blèmes qui  n'étaient  pas  de  Descartes  ;  et  de  Descartes 
il  a  rejeté  l'originalité  du  Cogito^  tous  les  éléments  de 
conscience,  de  subjectivité  et  de  libre  arbitre  :  mais  la 
méthodologie  de  l'évidence  géométrique,  le  rationalisme 
des  idées  claires,  le  réalisme  des  essences  ont  été  ce  qui 
lui  a  permis  de  traduire  en  un  système  philosophique 
son  intuition  panthéistique  de  l'unité  de  l'Être.  — Leib- 
niz a  pu  contredire  Descartes  et  surtout  tendre  à  le 
compléter  :  il  a  pu  résoudre  son  dualisme  en  monisme 
spiritualiste  ;  mais  n'est-ce  pas  de  l'idéalisme  cai'tésien 
que  lui  est  venu  le  principe  de  sa  conception  spiritua- 
liste, et  ne  s'est-il  pas  préservé  des  confusions  ani- 
mistes en  maintenant  le  dualisme  du  monde  matériel, 
quoique  phénoménal,  et  du  monde  des  monades?  — 
Kant  a  pu  déclarer  impossible  le  passage  à  l'existence 
par  la  seule  pensée  :  mais  d'où  lui  est  venu  le  principe 
que  le  «  Je  pense  »  est  la  condition  de  notre  connais- 


48  LA   PHILOSOPHIE    FRANÇAISE 

sance  ? —  D'un  autre  côté,  s'il  a  paru  que  Locke  combat- 
tait Descartes,  il  lui  a  dû  beaucoup  de  son  propre  aveu, 
et  le  projet  même  d'une  analyse  de  l'entendement 
relève  de  l'inspiration  cartésienne  qui  place  au  débu; 
de  toute  philosophie  l'examen  des  conditions  de  la 
connaissance.  — L'immatérialisme  de  Berkeley,  le  phé- 
noménisme  de  Hume  et  toute  la  psychologie  empi- 
rique anglaise  procèdent  de  l'idée  toute  cartésienne 
que  l'immédiat,  c'est  la  donnée  de  conscience,  et  que 
l'explication  de  l'esprit  consiste  à  en  découvrir  la 
genèse  par  les  éléments  les  plus  simples.  —  Quant  à 
l'influence  de  Descartes  sur  la  philosophie  française, 
nous  la  retrouverons  au  cours  des  études  qui  suivront. 


CHAPITRE  III 
PASCAL 


Entre  Descartes  et  Pascal  il  y  a  plus  que  des  diffé- 
rences profondes  de  pensée  atténuées  en  certains 
points  par  quelques  accords  et  par  une  commune  par- 
ticipation à  l'esprit  de  la  science  nouvelle  :  il  y  a  une 
différence  saisissante  de  dispositions  intellectuelles  ou, 
pour  mieux  dire,  d'états  d'âme.  —  Chez  Descartes  la 
recherche  est  excitée  et  soutenue  par  une  curiosité 
vive  sans  doute,  mais  toute  de  sang-froid  cependant, 
par  une  curiosité  qui  se  fraie  sa  voie  régulière  et  presque 
inflexible,  et  que  même  l'exaltation  momentanée  d'une 
admirable  découverte  ne  porte  pas  à  se  précipiter  : 
chez  Descartes  le  doute  n'a  pas  d'angoisses  ;  il  est  une- 
méthode  critique  ;  il  n'est  pas  une  crise,  et  la  certitude 
peu  à  peu  conquise  assure  à  la  fois  la  possession  de 
l'esprit  par  lui-même  et  la  puissance  de  l'esprit  sur  la 
nature  :  la  métaphysique  intervient  pour  justifier  la 
physique,  et  la  morale  du  contentement  intellectuel 
et  de  l'amour  intellectuel  de  Dieu  pour  couronner, 
sans  les  dégrader,  la  morale  et  l'intégrité  de  l'existence 
naturelle.  —  Chez  Pascal  la  curiosité  déborde  l'esprit 
de  méthode  ;  la  puissance  d'invention  et  de  découverte 
brise  les  cadres  de  tout  système  ;  la  reclierche  de  la 
vérité  est  passionnée  et  impétueuse  :  elle  ne  se  rat- 
tache pas  seulement  à  un  intense  désir  d'épuiser  toutes 
les  forces  de  l'esprit,  mais  elle  se  ramène  avant  tout 
sur  l'homme  et  sur  ce  qui  l'intéresse  éminemment,  sur 
le  sens  de  sa  nature  qui  est  pleine  de  contradictions 


50  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

et  de  sa  destinée  qui  est  pleine  de  mystères.  Ce  n'est 
pas  seulement  un  philosophe  qui  développe  des  théo- 
ries, c'est  un  homme  qui  cherche  en  gémissant. 

Mais,  y  a-t-il  une  philosophie  de  Pascal?  On  sait  ce 
qu'il  a  dit  de  toute  philosophie  :  «  La  philosophie  ne  vaut 
pas  une  heure  de  peine.  «Mais  c'est  que  pour  lui  toute 
philosophie  était  une  œuvre  artificielle  d'unification  par 
un  principe.  Les  philosophes  ont  confondu  l'unification 
et  l'ordre.  Pascal  révélera  les  difficultés  et  les  contradic- 
tions qui  s'opposent  aux  systèmes.  Quelle  qu'elle  soit, 
cherchant  à  réaliser  l'ordre  par  l'unification,  la  philo- 
sophie est  toujours  incomplète  :  mais  si  pour  lui  il  n'a 
pas  voulu  être  philosophe,  ses  pensées  n'en  constituent 
pas  moins  une  philosophie,  et  il  apporte  des  vues  nou- 
velles en  étudiant  la  physique,  la  géométrie,  et  sur- 
tout l'homme. 


LA   PHILOSOPHIE    DE    LA   PHYSIQUE 
ET    DE    LA    GÉOMÉTRIE 


Les  idées  de  Pascal  sur  la  physique  peuvent  se  définir 
par  la  façon  dont  il  a  fait  ses  découvertes,  par  le  genre 
de  critique  auquel  il  a  soumis  les  opinions  adverses,  et 
par  les  explications  philosophiques  directes  que  lui- 
même  a  fournies. 

La  divulgation,  en  France,  par  le  Père  Mersenne, 
de  l'expérience  de  Torricelli  fut  le  point  de  départ  des 
recherches  de  Pascal.  Torricelli  ayant  rempli  un  tube 
de  mercure  et  l'ayant  plongé  dans  un  bain  de  même 
métal  avait  constaté  que  la  colonne  de  mercure  des- 
cend dans  le  tube  et  ainsi  en  laisse  vide  la  partie  la 
plus  haute.  Or,  cette  expérience,  dès  que  Pascal  la 
connaît,  l'intéresse  passionnément  et  par  sa  singula- 
rité, et  surtout  par  les  questions  qu'elle  soulève.  C'était 


PASCAL  51 

en  effet  une  maxime  de  l'École,  que  la  nature  a  hor- 
reur du  vide.  Il  faut  ajouter  d'ailleurs  que  cette  maxime 
comportait  des  interprétations  différentes  :  car  la  na- 
ture pouvait  avoir  horreur  du  vide  tout  en  le  subissant 
en  quelques  circonstances  et  dans  une  certaine  mesure, 
ou  elle  pouvait  avoir  horreur  du  vide  de  façon  à  l'ex- 
clure absolument.  Or  Pascal,  dès  qu'il  reprend  pour 
son  compte  l'expérience  du  Père  Mersenne,  quelle  que' 
soit  dès  lors  sa  pensée  de  derrière  la  tête,  ne  cherche 
d'abord  qu'à  savoir  si  la  première  de  ces  deux  inter- 
prétations n'est  pas  plus  exacte  que  la  seconde,  et  si 
l'horreur  du  vide  va  jusqu'à  l'exclusion  absolue.  La 
plupart  des  expériences  que  l'on  a  fait  valoir  dans  le 
passé  en  faveur  de  la  seconde  lui  ont  paru  depuis  long- 
temps inexactes  et  peu  décisives,  et,  d'autre  part,  il 
est  d'autres  expériences  qui  pourraient  tout  aussi  bien 
établir  que  la  Nature  abhorre  la  trop  grande  plénitude. 
C'est  donc  à  des  expériences  exactes  de  décider,  et 
l'expérience  faite  en  Italie,  renouvelée  par  Pascal  avec 
succès,  semble  bien  montrer  que  le  vide  peut  exister. 
Mais  cette  expérience  ne  suffît  pas  :  car  qui  sait  si  le 
vide  apparent  du  haut  du  tube  est  un  vide  réel  ?  De  fait, 
les  partisans  du  plein  imaginent  aussitôt  toutes  sortes 
de  façons  dont  ce  vide  apparent  devait  être  rempli  ; 
les  uns  y  logent  des  esprits  du  mercure,  d'autres  de 
l'air  imperceptible,  raréfié,  d'autres  quelque  espèce  de 
m.atière  imaginée  à  plaisir.  «  Tous,  dit  Pascal,  cons- 
piraient à  bannir  le  vide,  exerçaient  à  l'envi  cette 
puissance  de  l'esprit  qu'on  nomme  subtilité  dans  les 
Écoles,  et  qui,  pour  solution  des  difficultés  véritables, 
ne  donne  que  de  vaines  paroles  sans  fondements.  Je 
;  me  résolus  donc  à  faire  des  expériences  si  convain- 
I  cantcs  qu'elles  fussent  à  l'épreuve  de  toutes  les  objec- 
tions qu'on  y  pourrait  faire.  »  {Expériences  nouvelle^} 
touchant  le  vide.  Édit.  Brunschvicg(l).  T.  II,  p.  59-60.) 

(1)  Les  textes  de  Pascal  sont  cités  d'après  l'édition  Brunschvicg, 
en  quatorze  volumes,  dans  la  Collection  des  Grands  Écrivains,  chez 
Hachette.  Pour  les  citations  tirées  des  Pensées  (qui  forment  trois 


52  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Écarter  donc  la  subtilité  qui  vient  uniquement  de 
l'esprit  et  qui  ne  répond  pas  aux  choses,  multiplier  et 
varier  les  expériences  de  façon  à  contrôler  rigoureu- 
sement les  hypothèses  suggérées  par  cette'  subtilité, 
et  pour  cela  inventer  le  genre  d'expériences  qui  permet 
d'exercer  ce  contrôle  :  telles  sont  alors  les  dispositions, 
les  maximes  et  la  direction  d'intelligence  de  Pascal. 
Il  imagine  donc  des  expériences  dans  les  conditions 
les  plus  diverses,  avec  toutes  sortes  de  liqueurs,  eau, 
huile,  .vin,  et  toutes  sortes  d'appareils  de  toutes  dimen- 
sions, tuyaux,  seringues,  soufflets,  siphons,  et  des 
inclinaisons  différentes  sur  l'horizon,  ces  expériences 
devant  avoir  pour  sens  non  seulement  de  montrer  une 
fois  de  plus  l'apparence  du  vide,  mais  encore  de  juger 
toute  objection  présentée  ou  présumée  contre  la  réalité 
du  vide.  De  toutes  ces  démarches  ressort  l'idée  qu'en 
matière  scientifique  l'invention  d'une  expérience  peut 
valoir  l'invention  d'une  théorie,  et  même  dans  bien 
des  cas  valoir  beaucoup  plus,  mais  surtout  l'idée  que 
ce  qui  se  passe  dans  la  matière  peut  être  décidé  par 
l'expérience  seule,  étant  entendu  au  surplus  que  l'expé- 
rience comporte  une  extrême  variété  de  procédés. 

Non  seulement  Pascal  se  fait  ainsi,  contre  les  théories 
construites  a  priori^  le  défenseur  et  l'ouvrier  de  la  mé- 
thode expérimentale  la  plus  positive  :  mais  il  montre 
par  son  exemple  et  ses  réflexions  comment  les  questions 
concernant  la  nature  doivent  se  dépouiller  de  leur  sens 
ou  de  leur  caractère  métaphysique  pour  revêtir  un  sens 
et  un  caractère  exclusivement  physiques.  C'est  sur  une 
conception  du  vide,  non  sur  le  fait  du  vide,  que  les  phi- 
losophes se  sont  opposés,  et  la  tradition  qui  a  imposé 
de  préférence  la  négation  du  vide  ne  s'est  appuyée  que 
sur  des  raisons  abstraites,  de  ces  raisons  qui  permet - 


volumes  de  cette  édition),  afin  d'éviter  toute  confusion,  on  indique, 
non  le  tome,  mais  la  section,  le  numéro  de  la  Pensée  citée,  et  si 
cette  Pensée  comprend  plusieurs  pages,  la  page  d'où  le  texte  est 
extrait  :  le  numéro  de  la  Pensée  suffit  à  déterminer  le  tome  qui 
la   contient. 


PASCAL  53 

tent  le  pour  et  le  contre,  et  n'a  çà  et  là  invoqué  des 
phénomènes  que  pour  les  mal  voir  et  les  mal  inter- 
préter. Pour  Pascal,  montrer  expérimentalement  qu'il 
y  a  un  espace  vide,  c'est  montrer  qu'il  «  n'est  rempli 
d'aucune  des  matières  qui  sont  connues  dans  la  nature, 
et  qui  tombent  sous  aucun  des  sens  >y.  {Expériences  nou- 
velles touchant  le  vide.  T.  II,  p.  73.)  Et  encore,  ajoute- 
t-il,  «  mon  sentiment  sera,  jusqu'à  ce  qu'on  m'ait  montré 
l'existence  de  quelque  matière  qui  le  remplisse,  qu'il 
(cet  espace  vide  en  apparence)  est  véritablement  vide, 
et  destitué  de  toute  matière.  »  (Ibid.,  p.  73.) 

Quelles  conclusions  Pascal  tire-t-il  de  ces  premières 
expériences?  Uniquement  celles  que  ces  expériences 
autorisent,  c'est-à-dire  sur  l'existence  du  vide,  non 
point  encore  sur  la  nature  de  la  force  qui  suspend  le 
mercure  dans  le  tube.  Aussi  paraît-il  accepter  encore 
le  principe  traditionnel,  que  la  nature  abhorre  le  vide, 
mais  pour  le  mettre  tout  de  suite  en  accord  avec  ce 
que  les  expériences  ont  établi  :  la  force  de  cette  hor- 
reur de  la  nature  pour  le  vide  n'est  point  telle  que  le 
vide  ne  puisse  exister  :  elle  est  limitée,  et  elle  n'est  pas 
plus  grande  pour  un  grand  vide  que  pour  un  petit. 

Mais  si  Pascal,  avec  un  admirable  sens  critique,  n'in- 
troduit comme  vérité  nouvelle  que  juste  ce  que  ses 
expériences  ont  fait  ressortir,  il  le  défend  vigoureuse- 
ment contre  toute  objection  et  toute  prévention  qui 
ne  peuvent  pas  se  faire  juger  expérimentalement.  II 
rencontre  dans  un  Jésuite,  le  P.  Noël,  un  adversaire 
qui  soutient  le  plein  avec  plus  d'opiniâtreté  dans  la 
thèse  d'ailleurs  que  de  constance  dans  les  arguments 
et  qui  sur  ce  sujet,  où  Aristote  et  Descartes  se  trouvent 
accidentellement  et  entièrement  d'accord,  amalgame 
avec  les  conceptions  péripatéticiennes  des  conceptions 
cartésiennes.  Or,  tout  en  discutant  les  théories  incon- 
sistantes du  P.  Noël,  il  énonce  avec  une  netteté 
incomparable  de  pensée  et  un  relief  singulier  de  for- 
mules les  conditions  de  la  connaissance  scientifique 
et  les  règles  d'une  sûre  méthode  :  on  ne  doit  affirmer 


64  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

que  ce  qui  paraît  si  clairement  et  si  distinctement  à  la 
raison  ou  aux  sens,  suivant  que  l'objet  de  l' affirma- 
tion relève  de  la  raison  ou  des  sens,  qu'on  ne  puisse  le 
mettre  en  doute  ;  c'est  le  cas  des  principes  et  axiomes, 
ou  de  ce  qui  se  déduit  des  principes  et  axiomes  par  des 
conséquences  nécessaires  :  précepte  cartésien  à  cela 
près  que  les  sens  comme  la  raison  sont  capables  d'im- 
poser l'évidence.  Mais  quand  l'évidence,  immédiate 
ou  médiate,  fait  défaut,  tous  les  jugements  que  l'on 
porte  ne  sont  que  des  visions,  des  fantaisies  et  tout 
au  plus  de  belles  pensées.  Le  P.  Noël  dit  notamment 
que  l'espace  en  apparence  vide  doit  être  rempli  d'une 
certaine  matière  puisqu'il  a  toutes  les  actions  d'un 
corps,  puisque,  comme  un  corps,  il  transmet  la  lumière 
avec  des  réfractions  et  des  réflexions.  Mais  il  présup 
pose  que  la  lumière  ne  peut  subsister  dans  le  vide  : 
présupposition  qui  est  entièrement  arbitraire  puisque 
jusqu'à  présent  la  nature  de  la  lumière  est  inconnue, 
et  que  les  constatations  de  l'expérience,  loin  d'empê- 
cher de  prétendre  que  la  lumière  se  maintient  dans 
le  vide  avec  plus  d'éclat  que  dans  aucun  autre  milieu, 
pourraient  au  contraire  porter  à  croire  qu'il  en  est 
ainsi.  La  matière  dont  le  P.  Noël  remplit  l'espace 
est  une  matière  qu'il  compose  à  son  gré  d'un  certain 
mélange  d'éléments  divers  :  c'est  une  de  ces  choses  qui 
sont  aussi  difficiles  à  croire  qu'elles  sont  faciles  à  inven- 
ter. Et  Pascal,  passant  de  cette  matière  selon  le 
P.  Noël  à  la  matière  subtile  de  Descartes,  raille  cette 
sorte  de  matière  qu'on  ne  peut  ni  voir,  ni  entendre,  ni 
toucher,  qui  échappe  à  tous  les  sens. 

On  dira  cependant  qu'il  faut  bien  tâcher  d'assigner 
une  cause  aux  phénomènes  que  l'on  veut  expliquer. 
Pascal  ne  méconnaît  pas  la  nécessité  de  l'hypothèse  : 
mais  il  insiste  sur  la  nécessité  de  la  vérification  qu'elle 
doit  recevoir  et  sur  le  caractère  que  doit  avoir  cette 
vérification  pour  être  rigoureuse.  Quand  la  négation  de 
l'hypothèse  conduit  aune  absurdité  manifeste,  l'hypo- 
thèse est  véritable  et  constante  ;  si  c'est  l'affirmation 


PASCAL  55 

de  l'hypothèse  qui  y  conduit,  l'hypothèse  est  fausse  et 
caduque.  Si  de  raffîrmation  ou  de  la  négation  de  l'hy- 
pothèse rien  d'absurde  ne  peut  être  tiré,  l'hypothèse 
reste  incertaine.  Car  pour  qu'une  hypothèse  soit  évi- 
dente il  ne  suffît  pas  que  les  phénomènes  soient  d'ac- 
cord avec  elle  :  un  même  effet  peut  être  produit  par  des 
causes  différentes,  tandis  que  s'il  résulte  d'une  hypo- 
thèse quelque  chose  de  contraire  à  un  seul  des  phéno- 
mènes, cela  suffît  pour  décider  qu'elle  est  fausse.  Et  on 
est  autorisé  à  croire  qu'ici  encore,  par  delà  le  P.  Noël, 
Pascal  vise  Descartes  qui  avait  admis  qu'une  hypothèse 
mérite  crédit  dès  que  les  conséquences  qui  en  sont 
déduites  sont  conformes  à  l'expérience  ;  pour  Pascal 
une  hypothèse  dans  ces  conditions  ne  peut,  au  mieux, 
dépasser  la  vraisemblance  :  elle  n'est  jamais  certaine. 
Mais,  en  dehors  du  recours  à  des  hypothèses  aven- 
tureuses ou  à  des  expériences  peu  convaincantes,  il  est 
un  procédé  qu'emploie  volontiers  le  P.  Noël,  et  qui 
consiste  à  définir  le  corps  de  telle  sorte  que  tout  espace 
soit  corps.  Certes  les  définitions  sont  libres,  Pascal 
insiste  là-dessus,  mais  à  la  condition  que  la  réalité  de 
ce  qu'elles  signifient  soit  établie  par  des  preuves,  et 
non  pas  en  vertu  des  définitions  seules.  Dans  le  cas 
présent  il  y  a  quelque  inconvénient  à  comprendre, 
sous  la  définition  de  corps,  d'un  côté  ce  qui,  selon  les 
termes  du  P.  Noël,  est  composé  de  parties  les  unes 
hors  des  autres  et  auquel  convient  plutôt  le  nom  d'es- 
pace, et  de  l'autre  côté  une  substance  matérielle,  mo- 
bile et  impénétrable  à  laquelle,  selon  l'usage  ordinaire, 
convient  le  nom  de  corps.  Car  la  question  reste  entière 
de  savoir  -si,  là  où  il  y  a  corps  dans  le  premier  sens,  il 
y  a  corps  dans  le  second,  et  il  n'est  au  pouvoir  de  per- 
sonne d'identifier  les  choses  dans  leur  nature  parce 
qu'on  les  a  identifiées  dans  leur  nom  :  c'est  de  plus  une 
précaution  indispensable  de  marquer  préalablement  la 
signification  des  termes  pour  bien  circonscrire  l'objet 
de  la  recherche.  Pascal  avait  défini  ce  qu'il  entendait 
précisément  par  le  vide  et  en  quoi  il  le  distinguait  d'un 


56  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

corps.  Le  P.  Noël  pos«  une  définition  qui  commence 
par  supprimer  la  distinction  et  qui  résout  d'avance  le 
problème  verbalement.  Il  apparaît  bien  encore  que 
Pascal  va  au  delà  du  P.  Noël  et  de  son  péripatétisme 
inconsistant  jusqu'au  cartésianisme  ;  des  définitions  ont 
beau  être  en  elles-mêmes  claires  et  distinctes,  elles  ne 
sauraient  pour  cela  seul  être  converties  en  réalité  :  il 
n'y  a  pas  de  conception  de  l'esprit  qui  puisse  valoir 
pour  le  fait  ni  tenir  contre  le  fait. 

Et  voilà  pourquoi  dans  l'interprétation  même  de 
l'expérience  il  faut  éviter  la  précipitation,  distinguer 
les  problèmes  qu'elle  est  appelée  à  résoudre,  et  ne  géné- 
raliser que  par  degrés.  Dès  ses  premières  expériences 
Pascal  n'avait  pu  manquer  d'être  tenté  de  poser  la 
question  :  —  quelle  est  la  cause  qui  maintient  le  mer- 
cure suspendu  dans  le  tube?  —  et  même  nous  avons 
les  meilleures  des  raisons  de  présumer  que  Pascal  avait 
dès  le  début  fait  bon  accueil  à  l'hypothèse  que  Torri- 
celli  lui-même  avait  proposée  en  attribuant  cette  cause 
à  la  pression  exercée  par  l'air  sur  le  niveau  de  la  cuvette. 
Mais  cette  hypothèse  n'avait  pas  été  démontrée,  et 
même  elle  était  loin  d'être  admise  par  tous.  Galilée 
inclinait  à  admettre  une  répugnance  de  la  nature  pour 
le  vide,  répugnance  seulement  limitée  et  mesurable,  et 
prétendait  que  l'ascension  des  liquides  déterminée  par 
cette  répugnance  ne  pouvait  dépasser  une  hauteur 
maxima  dont  la  cause  était  dans  la  nature  de  chacun 
des  liquides.  Descartes  paraissait  enclin  à  admettre 
comme  cause  la  pesanteur  de  l'air,  mais  la  liait  à  sa 
théorie  du  plein.  Pascal  avait  jugé  quant  à  lui  qu'il 
devait  commencer  par  résoudre  la  question  de  la  réa- 
lité du  vide,  —  et,  bien  que  les  expériences  déjà  faites 
parussent  favorables  à  l'hypothèse  de  Torricelli,  il 
estime  qu'il  fallait  pour  la  prouver  une  expérience 
plus  concluante  :  ce  fut  là  l'origine  de  la  fameuse  expé- 
rience du  Puy  de  Dôme,  faite  par  son  beau-frère  Pe- 
rler, sur  ses  indications,  le  19  septembre  1648.  L'as- 
cension du  mercure  dans  le  tube  est-elle  due  à  l'horreur 


PASCAL  57 

du  vide  ou  à  la  pression  de  l'air?  Que  l'on  renouvelle 
l'expérience  du  tube  de  Torricelli  à  des  altitudes  très 
différentes.  Si  c'est  la  première  hypothèse  qui  est  la 
vraie,  le  niveau  du  mercure  dans  le  tube  doit  rester 
constant  dans  tous  les  cas,  car  il  n'y  a  pas  de  raison 
pour  que  la  nature  abhorre  le  vide  plus  au  pied  qu'au 
sommet  d'une  montagne.  Si  c'est  la  seconde,  la  hau- 
teur de  la  colonne  doit  nécessairement  diminuer  à 
mesure  qu'on  s'élève,  car  la  pression  de  l'air  est  moins 
forte  au  sommet  qu'au  pied.  L'expérience  du  Puy  de 
Dôme,  renouvelée  par  Pascal  à  la  tour  de  l'église  de 
Saint- Jacques  de  la  Boucherie,  puis  dans  une  maison 
particulière,  atteste  que  la  hauteur  de  la  colonne  baisse 
à  mesure  que  l'on  monte.  Voilà  donc  l'expérience  qui 
prévaut  contre  l'imagination  des  philosophes  et  qui 
nous  met  en  présence  de  la  cause  réelle  :  la  pesanteur 
et  la  pression  de  l'air. 

Pascal  cependant  ne  s'arrête  pas  là.  Dans  la  lettre 
où  il  demandait  à  Périer  de  faire  l'expérience  du  Puy 
de  Dôme,  il  prévenait  qu'il  considérait  les  effets  en 
question  «  comme  des  cas  particuliers  d'une  proposi- 
tion universelle  de  l'Équilibre  des  liqueurs.  »  (T.  II, 
p.  154.)  De  fait,  par  des  démeu'ches  nouvelles,  il  rat- 
tache l'explication  directe  qu'avait  confirmée  cette 
expérience  à  des  lois  plus  générales,  et  cela,  grâce  à 
l'analogie  qu'il  aperçoit  entre  des  phénomènes  divers  : 
l'équilibre  entre  une  masse  gazeuse  et  une  colonne 
liquide  n'est  point  différent  de  l'équilibre  entre  deux 
colonnes  liquides  dans  des  vases  communicants  ;  d'où 
l'attention  que  porte  Pascal  aux  phénomènes  fonda- 
mentaux de  l'hydrostatique  et  qui  le  conduit  à  for- 
muler le  principe  qui  a  gardé  son  nom  et  à  concevoir 
l'idée  de  la  presse  hydraulique.  Mais  il  ne  se  contente 
pas  d'établir  par  d'autres  voies,  par  des  voies  origi- 
nales, ce  qu'avait  déjà  vu  avant  lui  au  seizième  siècle 
Simon  Stevin,  de  Bruges  ;  il  relie  les  lois  de  l'équi- 
hbre  des  liqueurs,  ou,  comme  nous  dirions,  des  fluides, 
à  des  principes  de  mécanique  générale  :  la  statique  des 


88  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

solides,  la  statique  des  liquides,  la  statique  des  gaz 
constituent  une  même  science  dont  les  principes  em- 
brassent les  expériences  de  divers  ordres  tentées  sur 
les  phénomènes  et  les  explications  immédiates  qui  les 
accompagnent.  Après  avoir  procédé  de  l'observation 
aux  théories  et  des  théories  les  plus  particulières  aux 
théories  les  plus  générales,  Pascal  procède,  semble-t-il, 
déductivement,  de  façon  à  faire  apparaître  comme 
conséquence  ce  qui  d'abord  avait  été  point  de  départ. 
Mais  ne  nous  y  trompons  pas  :  sa  déduction,  si  elle 
suppose  l'unité  et  la  simplicité  de  la  nature,  ne  part 
point  de  conceptions  qui  déterminent  ce  que 'doit  être 
l'essence  des  corps  :  les  plus  généraux  des  principes 
qu'elle  invoque  sont  des  principes  susceptibles  de  véri- 
fication, et  la  marche  qu'elle  suit  n'impose  pas  les 
conséquences  aux  faits,  mais  les  confirme  par  des  faits 
caractéristiques  de  diverses  sortes.  Elle  découvre 
l'ordre  des  vérités,  mais  en  se  gardant  toujours  bien 
de  faire  prévaloir  des  exigences  de  l'esprit  sur  ce  qui 
est  observable  et  de  les  pousser  au-delà  de  ce  qui  est 
observable.  «Les  expériences,  dit  Pascal,  sont  les  seuls 
principes  de  la  physique.  »  (Préface  du  Traité  du  Vide, 
T.  II,  511.) 

Nous  pouvons  ainsi  marquer  les  rapports  de  Pascal 
avec  Descartes  sur  les  conditions  de  la  recherche  et  de 
la  découverte  scientifiques.  Comme  Descartes,  Pascal 
s'élève  contre  ceux  qui  invoquent  l'autorité  pour 
preuve  en  matière  de  physique  :  le  respect  de  l'auto- 
rité n'est  légitime  que  dans  l'histoire  où  les  choses  ne; 
se  peuvent  apprendre  que  par  témoignage,  et  surtout 
dans  la  théologie  où  ce  que  disent  les  livres  sacrés  et 
les  plus  anciens  des  Pères  est  inséparable  de  la  vérité  ; 
tandis  que  pour  tous  les  sujets  qui  tombent  sous  les 
sens  et  le  raisonnement,  c'est  à  notre  raison  d'en  con- 
naître. Mais  par  un  monstrueux  renversement,  on  use 
en  théologie  du  raisonnement,  au  lieu  de  l'autorité  de 
l'Écriture  et  des  Pères,  afin  de  produire  des  opinions 
nouvelles,  tandis  qu'on  est  choqué  de  toute  opinion 


I 


PASCAL  89 

ouvelîe  en  physique,  et  que  l'on  s'en  remet  à  l'auto- 
té  pour  décider  de  faits  que  nous  pouvons  observer, 
insi  on  change  la  théologie  qui  doit  rester  immuable, 
a  arrête  la  science  qui  doit  toujours  s'étendre. 
Que  la  science  en  effet  doive  toujours  s'étendre,  c'est 
î  qui  résulte  du  caractère  propre  de  la  raison  humaine  : 
le  n'est  pas,  comme  l'instinct  des  animaux,  enchaînée 
un  état  égal  et  à  des  procédés  toujours  les  mêmes  : 
animal  est  limité  à  ce  qu'il  fait  ;  l'homme  «  n'est  pro- 
uit  que  pour  l'infmité  ».  Il  acquiert  au  cours  de  sa  vie 
BS  connaissances  toujours  nouvelles,  il  conserve  celles 
ii'il  a  acquises,  il  transmet  à  ses  descendants  celles 
u'il  a  conservées,  «  de  sorte  que  toute  la  suite  des 
ommes  pendant  le  cours  de  tant  de  siècles  doit  être 
msidérée  comme  un  môme  homme  qui  subsiste  tou- 
mrs  et  qui  apprend  continuellement  ».  Formule  saisis- 
mte  pour  représenter  le  progrès  de  l'humanité.  Mais 
îmarquons-le  :  Pascal  ne  conçoit  ce  progrès  que  dans 
ordre  des  connaissances,. et  il  ne  l'étend  pas  à  la  vie 
Lorale  ;  il  ne  le  considère  pas  comme  s' accomplissant 
e  lui-même,  mais  comme  lié  à  une  série  de  recherches 
;  d'observations,  c'est-à-dire  d'efforts  ;  enfin  il  l'inter- 
rète  de  façon  à  rendre  justice  aux  théories  des  anciens, 
u  lieu  de  les  disisréditer  absolument.  Les  anciens  sont 
our  nous  ce  que  nous  serons  pour  nos  descendants.  C'est 
race  à  eux  que  nous  pouvons  aller  plus  loin  qu'eux. 
Selon  cette  vue,  ce  ne  sont  pas  les  anciens  qui  ont 
autorité  de  l'âge  :  «  ceux  que  nous  appelons  anciens 
iaient  véritablement  nouveaux  en  toutes  choses^  et 
)rm aient  l'enfance  des  hommes  proprement  ;  et 
)mme  nous  avons  joint  à  leurs  connaissances  l'expé- 
ence  des  siècles  qui  les  ont  suivis,  c'est  en  nous  que 
pn  peut  trouver  cette  antiquité  que  nous  révérons 
|ins  les  autres.  »  Si  les  savants  d'autrefois  n'ont  pas 
1  trouver  toutes  les  vérités  que  nous  possédons,  c'est 
l'ils  n'avaient  pu  faire  toutes  les  observations  dont 
)us  disposons  :  «  Ils  ont  plutôt  manqué  du  bonheur 
!  l'expérience  que  de  la  force  du  raisonnement.  » 


60  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Leurs  théories  étaient  proportionnées  à  ce  qu'ils 
avaient  pu  constater,  et  voilà  pourquoi,  si  elles  doivent 
être  rejetées  sans  hésitation  quand  elles  ont  contre 
elles  les  faits  nouvellement  observés,  elles  doivent  être 
jusque-là  plutôt  conservées.  Pascal  pour  son  compte 
a  procédé  ainsi  :  il  a  commencé  par  admettre  et  par 
employer  la  maxime  de  l'horreur  du  vide,  et  ce  n'est 
qu'avec  regret  qu'il  s'en  est  départi.  «  Mais,  enfin, 
l'évidence  des  expériences  me  force  de  quitter  les  opi- 
nions où  le  respect  de  l'antiquité  m'avait  retenu.  Aussi 
je  ne  les  ai  quittées  que  peu  à  peu,  et  je  ne  m'en  suis 
éloigné  que  par  degrés  ;  car  du  premier  de  ces  trois  prin- 
cipes, que  la  nature  a  pour  le  vide  une  horreur  invin- 
cible, j'ai  passé  à  ce  second,  qu'elle  en  a  de  l'horreur, 
mais  non  pas  invincible  ;  et  de  là  je  suis  enfin  arrivé  è 
la  croyance  du  troisième,  que  la  nature  n'a  aucune  hor- 
reur pour  le  vide.  »  {Récit  de  la  grande  expérience  det 
liqueurs.  T.  II,  p.  371.)  La  répudiation  de  l'autorité  S6 
concilie  ainsi  chez  Pascal,  beaucoup  plus  que  chez  Des- 
cartes, avec  la  déférence  pour  la  tradition  scientifique,! 
et  elle  inclut  chez  lui  la  pensée  que  l'œuvre  de  la  science 
n'est  pas  à  faire  ou  à  refaire  par  des  initiatives  radi 
cales  et  entières,  qu'elle  est  simplement  à  continuer 
D'ailleurs  l'idée  d'une  smence  qui  se  constitue  pai 
des  acquisitions  graduelles  et  indéfinies  est  conforme 
à  la  thèse  que  les  expériences  sont  les  seuls  principes 
de  la  physique,  et  que  les  théories,  loin  d'avoir  le  droil 
de  s'imposer  aux  expériences  et  de  les  dépasser,  doiveni 
en  suivre  le  cours.  Pascal  rompt  résolument  ave( 
toutes  les  doctrines  qui  voient  dans  l'expérience  une 
connaissance  ou  entachée  d'apparences,  ou  impar- 
faite, ou  simplement  auxiliaire  :  il  écarte  la  préoccu- 
pation philosophique  qui  pose  abstraitement  des  cara© 
tères  de  la  certitude  pour  se  demander  ensuite  ce  qi]| 
présente  bien  ces  caractères,  des  sens  ou  de  la  raison 
d'emblée  il  affirme  la  certitude  expérimentale  à  1 
quelle  il  n'assigne  d'autre  principe  que  celui-ci,  tré 
.brièvement  énoncé,  que  la  nature  est  «  toujours  égali 


PASCAL  61 

à  elle-même  »,  mais  sans  rechercher  de  quel  droit  nous 
pouvons  conclure  de  l'expérience  à  la  loi,  ni  à  quelles 
conditions  l'expérience  est  concluante.  Il  paraît  ad- 
mettre qu'il  n'y  a  de  proposition  universelle  possible 
3n  physique  que  par  l'énumération  complète  des  cas, 
3t  aussi  il  semble  revenir  à  une  explication  déjà  fournie 
par  les  anciens,  et  qui  aurait  pour  effet  de  rendre 
impossible  une  connaissance  expérimentale  certaine. 
Mais  on  dirait  qu'en  s'exprimant  ainsi  il  a  eu  surtout 
l'intention  de  dénoncer  comme  cause  d'incertitude 
:oute  constatation  d'un  cas  qui  infirmerait  la  propo- 
sition universelle  :  les  règles  de  physique  ne  doivent 
pas  admettre  d'exception.  Par  ailleurs  il  a  bien  marqué 
[ju'une  façon  de  faire  avancer  la  science,  c'est  de  pro- 
céder indirectement  par  l'exclusion  des  théories  que 
[es  faits  contredisent.  L'analyse  de  ses  moyens  de 
iécouverte  et  des  explications  mêmes  qu'il  y  a  ajou- 
lées  complète  ce  que  ces  indications  sur  la  portée  des 
expériences  ont  de  trop  bref  ou  d'insuffisant.  Enfin, 
par  la  façon  dont  il  a  opéré  lui-même,  par  la  façon 
lont  il  a  critiqué  le  P.  Noël,  il  apparaît  bien  qu'il  a 
îu  le  sentiment  très  net  de  ce  que  Bacon  appelait  les 
îxpériences  cruciales,  des  caractères  de  ce  que  Claude 
Bernard  a  appelé  le  raisonnement  expérimental,  et 
lu  rapport  que  ce  raisonnement  établit  entre  les  hypo- 
thèses et  les  faits. 

Toujours  est-il  qu'il  n'admet  point  que  les  raisons 
par  lesquelles  on  peut  expliquer  les  choses  puissent 
■;tre  déduites  d'une  essence  intelligible  de  la  Nature  : 
3t  en  cela  il  est  profondément,  et  il  est  resté,  malgré 
[juelques  accords  avec  Descartes,  anti-cartésien.  Certes 
il  s'est  élevé  de  bonne  heure  contre  la  conception  de 
[jualités  occultes  et  contre  l'interprétation  animiste  du 
monde  matériel  :  dans  sa  lettre  à  Périer,  parlant  de  la 
maxime  de  l'horreur  du  vide,  il  disait  :  «  Pour  vous 
ouvrir  franchement  ma  pensée,  j'ai  peine  à  croire  que 
la  nature,  qui  n'est  point  animée,  ni  sensible,  soit  sus- 
ceptible d'horreur,  puisque  les  passions  présupposent 


62  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

une  âme  capable  de  les  ressentir  »  (T.  II,  p.  154)  ;  et 
dans  les  Pensées  il  déclarera  encore  qu'il  n'y  a  rien  «  de 
plus  bas  et  de  plus  ridicule  qu'une  telle  conception  ». 
(Section  I,  75,  p.  96.)  Il  dénonce  aussi  ces  philosophes 
qui  «  parlent  des  choses  corporelles  spirituellement, 
et  des  spirituelles  corporellement  ».  (Section  II,  72, 
p.  90.)  Pascal  admet  donc  comme  Descartes  la  dis- 
tinction radicale  de  l'esprit  et  de  la  matière  ;  même 
il  semble  considérer  de  plus  en  plus  que  l'explica- 
tion du  monde  matériel  doit  être  une  explication 
mécaniste,  puisque  nous  savons,  par  ce  que  rapporte 
Marguerite  Périer  (Section  II,  77,  p.  98,  note  1),  ' 
qu'il  admettait  avec  Descartes  la  réduction  de  la 
vie  de  l'animal  à  l'automatisme.  Mais  nous  savons 
aussi  qu'il  se  moquait  de  la  matière  subtile  où  il  per- 
sistait à  se  séparer  de  Descartes  ;  c'était  par  la  con- 
viction que  le  mécanisme,  vrai  en  thèse  générale,  ne 
doit  pas  être  conduit  jusqu'au  point  où  il  ne  se  sou- 
tient que  par  des  hypothèses  invérifiables.  {Descartes. 
—  Il  faut  dire  en  gros  :  «  Gela  se  fait  par  figure  et 
a  mouvement,  »  car  cela  est  vrai.  Mais  de  dire  quels 
et  composer  la  machine,  cela  est  ridicule.  Car  cela 
est  inutile  et  incertain,  et  pénible.  »)  —  (Section  II,  79.) 
Le  mécanisme,  pour  autant  que  Pascal  l'admet,  n'a 
qu'une  valeur  relative  attestée  par  la  nature  même 
et  qui  même  ne  saurait  donner  l'idée  vraie  de  la 
nature  :  car  la  Nature,  par  sa  double  infinité  de 
grandeur  et  de  petitesse,  dépasse  infiniment  tous 
les  artifices  que  l'esprit  de  l'homme  invente  pour 
montrer  comment  elle  agit  :  l'esprit  de  l'homme  lui 
reste  disproportionné,  et  voilà  pourquoi  c'est  par 
l'expérience  qu'il  peut  en  atteindre  ce  qu'il  en  sait  de 
vérité.  La  physique  de  Pascal  apparaît  donc  indépen- 
dante de  toute  conception  a  -priori^  sans  rapport  de 
principe  et  de  conséquence  avec  aucune  Métaphy- 
sique :  certes  elle  se  laisse  régler  par  la  Géométrie  ; 
mais  la  Géométrie  qu'elle  comporte  reste  beaucoup 
plus  attachée  à  l'intuition  que  ne  l'était  la  Géométrie 


PASCAL  •  63 

ie  Descartes  et  ne  procède  pas  par  développement 
direct  de  conceptions  abstraites. 

Pascal  a  été  un  très  grand  géomètre  ;  son  génie 
[nathématique  a  été  précoce,  et,  s'il  ne  s'est  exercé  que 
l'une  façon  intermittente,  il  a  été  cependant  fécond. 
ses  travaux  et  ses  découvertes  scientifiques  se  sont 
•apportés  aux  sections  coniques,  à  la  théorie  des 
lombres  et  à  celle  des  combinaisons,  au  calcul  des 
Drobabilités  et  à  la  courbe  dite  roulette.  Mais  là  encore 
1  ne  s'est  pas  contenté  d'être  savant  original  :  il  a 
'éfléchi  sur  les  conditions,  les  méthodes  et  la  portée 
ie  sa  science  :  et  une  bonne  part  des  réflexions  aux- 
quelles il  a  été  conduit  se  trouve  dans  son  opuscule 
nachevé  de  V Esprit  géométrique. 

La  méthode  des  géomètres  comporte  deux  espèces 
le  démarches  :  elle  démontre  et  elle  ordonne.  Sur  la 
:açon  dont  elle  ordonne,  Pascal  n'a  point  écrit  les 
*ègles  qu'il  annonçait.  En  retour  il  a  insisté  sur  la 
'açon  dont  elle  démontre.  La  Géométrie  nous  fournit 
e  type  de  démonstration  le  plus  parfait  que  nous  puis- 
sions atteindre,  —  et  en  ce  sens  «  ce  qui  passe  la  géo- 
nétrie  nous  surpasse  »,  —  mais  non  le  plus  parfait  en 
joi  ;  car  une  démonstration  absolument  parfaite  serait 
îelle  qui  définirait  tous  les  termes  et  qui  prouverait 
toutes  les  propositions,  autrement  dit,  qui  ne  prendrait 
'ien  pour  accordé  et  qui  serait  capable  de  tout  expli- 
quer. Or  tel  n'est  point  le  cas  de  la  démonstration  géo- 
métrique. Elle  est  à  cet  égard  moins  convaincante  : 
nais  elle  est  aussi  certaine. 

N'oublions  pas  d'ailleurs  le  caractère  et  le  rôle  des 
définitions  :  les  seules  définitions  qu'emploie  la  géo- 
nétrie  sont  des  définitions  de  nom  ;  elles  servent 
iniquement  à  éclaircir  et  à  abréger  le  discours  en  dési- 
gnant l'objet  que  l'on  étudie  ;  elles  sont  donc  entière- 
ment libres  et  ne  sont  astreintes  qu'à  cette  règle  que, 
lans  l'usage  qu'on  en  fait,  on  reste  fidèle  au  sens 
qu'elles  ont  imposé  et  on  continue  à  désigner  par  elles 
le  même  objet.  Des  définitions  de  cette  sorte  écartent 


64  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

les  contradictions  qui  ne  peuvent  manquer  de  s'élever 
lorsqu'on  définissEint  les  choses  on  prétend  en  déter- 
miner la  nature.  Mais,  indispensables  pour  la  suite  du 
raisonnement,  elles  sont  inutiles  autant  qu'impossibles 
pour  en  fournir  l'origine.  La  géométrie  ne  définit  point 
des  choses  telles  que  l'espace,  le  temps,  le  mouvement, 
le  nombre,  l'égalité,  les  similitudes  :  il  faudrait  qu'elle 
définît  les  termes  de  sa  définition,  ce  qui  la  conduirait 
à  l'infini,  et  serait  sans  avantage  aucun,  car  elle  ne 
pourrait  trouver  rien  de  plus  clair  pour  faire  entendre 
ce  que  l'on  entend  communément  par  ces  mots.  Tous  | 
les  hommes  connaissent  ce  qu'on  veut  dire  en  parlant  l 
de  temps.  Seraient-ils  plus  avancés  si  on  leur  proposait 
une  définition "^comme  celle-ci  :  le  temps  est  le  mouve- 
ment d'une  chose  créée?  Ce  serait  substituer  à  la  clarté 
immédiate  des  obscurités  à  élucider,  et  peut-être  im- 
possibles à  élucider. 

Suit-il  de  là  que  la  géométrie  soit  une  science  arbi- 
traire? Nullement.  Les  objets  dont  nous  venons  de 
parler  ne  peuvent  sans  doute  être  définis  :  mais  la 
nature  a  suppléé  à  ce  défaut  par  une  idée  pareille 
qu'elle  a  donnée  à  tous  les  hommes,  et  qui  représente 
ces  objets  sans  équivoque,  et  avec  une  intelligence 
incomparablement  plus  nette  que  celle  de  toutes  les 
explications  artificielles.  Par  suite,  le  manque  de  défi- 
nition est  plutôt  une  perfection  qu'un  défaut  puisqu'il 
tient  à  l'extrême  simplicité  de  ces  objets  qui  en  fait 
la  pleine  évidence.  Au-dessus  de  la  certitude  du  rai- 
sonnement et  du  discours,  et  pour  en  être  même  le 
principe,  s'élève  la  conviction  immédiate  qui  est 
l'œuvre  de  la  nature,  et,  comme  dira  Pascal  dans  les 
Pensées^  du  «  cœur  ».  Nous  connaissons  la  vérité,  non 
seulement  par  la  raison,  mais  encore  par  le  cœur  ; 
c'est  de  cette  dernière  sorte  que  nous  connaissons  les 
premiers  principes,  et  c'est  en  vain  que  le  raisonne- 
ment, qui  n'y  a  point  de  part,  essaie  de  les  combattre... 
Le  cœur  sent  qu'il  y  a  trois  dimensions  dan»  l'espace 
et  que  les  nombres  sont  infinis  ;  et  la  raison  démontre 


PASCAL  65 

ensuite  qu'il  n'y  a  point  deux  nombres  carrés  dont 
l'un  soit  double  de  l'autre.  Les  principes  se  sentent, 
les  propositions  se  concluent  ;  et  le  tout  avec  certitude, 
quoique  par  différentes  voies.  Et  il  est  aussi  inutile  eL 
aussi  ridicule  que  la  raison  demande  au  cœur  des 
preuves  de  ses  premiers  principes  pour  vouloir  y  con- 
sentir, qu'il  serait  ridicule  que  le  cœur  demandât  à  la 
[•aison  un  sentiment  de  toutes  les  propositions  qu'elle 
démontre  pour  vouloir  les  recevoir.  (Section  IV,  282.) 

Ainsi  les  notions  ou  vérités  primitives  sont  aperçues 
par  le  cœur  et  le  sentiment,  en  somme  par  une  intui- 
tion qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  raison  entendue 
ici  comme  la  faculté  du  raisonnement.  Et  cette  intui- 
tion que  suscite  en  nous  la  nature  n'a  rien  d'arbitraire  : 
3lle  est  certaine,  d'une  certitude  imm'édiate,  au  lieu 
l'une  certitude  de  conclusion.  Après  tout  Pascal  ne 
3e  rapprocherait-il  pas  ici,  plus  qu'il  ne  l'imagine,  de 
la  tradition  rationaliste,  selon  laquelle  la  connaissance 
des  idées  ou  vérités  premières  est  une  connaissance 
immédiate,  indémontrable?  N'est-ce  point  Platon  qui 
a  élevé  l'intelligence  intuitive  au-dessus  de  la  raison 
discursive?  Et  n'avons  nous  pas  vu  Descartes  faire 
de  l'intuition  l'origine  et  le  soutien  de  la  déduction? 
Il  reste  pourtant  entre  ces  rationalistes  et  Pascal  une 
grande  différence  :  pour  ces  rationalistes  la  nécessité 
avec  laquelle  les  idées  et  vérités  premières  s'imposent 
à  nous  est  une  nécessité  intellectuelle  concentrée  qui 
n'est  point  autre  dans  le  fond  que  la  nécessité  intel- 
lectuelle développée  par  le  raisonnement  :  entre  la 
raison  intuitive  et  la  raison  discursive  il  y  a,  malgré 
leur  distinction,  une  certaine  homogénéité  :  pour 
Pascal,  où  il  y  a  intuition  il  n'y  a  pas  raison,  car  raison 
c'est  raisonnement  :  le  cœur,  faculté  des  principes, 
et  la  raison,  faculté  des  conclusions,  sont  hétéro- 
gènes. 

Les  trois  choses  que  considère  particulièrement  la 
géométrie  sont  le  mouvement,  les  nombres  et  l'es- 
pace :  or,  il  y  a  des  propriétés  communes  à  ces  trois 


66  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

choses,  dont  la  principale  est  l'infinité  de  grandeur  e 
de  petitesse.  Mouvements,  nombres  et  espace  sont  sus 
ceptibles  de  croître  et  de  décroître  infiniment.  Ce  son 
là  des  vérités  qui  ne  se  peuvent  démontrer  et  qu 
cependant  sont  le  fondement  de  la  géométrie.  On  n 
peut  pas  plus  être  géomètre  sans  recevoir  ces  vérité 
qu'être  homme  sans  avoir  une   âme.   Cependant   i 
arrive  que  de  très  bons  esprits,  mais  qui  ne  sont  pa 
géomètres,  refusent  d'admettre  cette  double  infinité 
et  répugnent  particulièrement  à  l'infinité  de  petitesse 
ils  ne  veulent  pas  comprendre  qu'une  ligne  mat  hé 
matique  soit  divisible  à  l'infini  et  ils  soutiennent  qu'elh 
est  composée  de  points  en  nombre    fini.  Mais,  réponc 
Pascal,  il  n'y  a  pas  d'indivisibles,  du  moins  d'indivi- 
sibles au  sens  où  ils  l'entendent.  Supposons  en  effel 
que  l'on  soit  arrivé  par  une  division  progressive  à  ces 
indivisibles  :  ces  indivisibles  étant  chacun  ce  qui  n's 
aucune  partie  ne  sauraient  se  toucher  sans  se  con- 
fondre. -Comment  donc,  si  nombreux    qu'ils  soient, 
pourraient  ils  faire  une  étendue?  On  dira  peut-être 
alors  que  l'affirmation  des  indivisibles  et  l'affirmation 
de  la  divisibilité  à  l'infini  sont  deux  propositions  éga 
lement  inconcevables  :  mais  puisque  ce  sont  deux 
contradictoires,  il  est  nécessaire,  réplique  Pascal,  que 
l'une  soit  la  véritable.  Or  que  ce  soit  la  divisibilité  à 
l'infini  qui  soit  la  véritable,  c'est  ce  que  l'on  peut 
démontrer  de  diverses  façons,  en  réduisant  à  l'absurde 
l'hypothèse  contradictoire.  C'est  une  égale  faute  de 
soutenir  que  ce  qui  est  aperçu  par  lumière  naturelle 
comme  vrai  ne  Test  pas  parce  qu'incompréhensible, 
et   de  réclamer   de  la  vérité  incompréhensible   une 
démonstration  directe  :  la  seule  démonstration  pos- 
sible,  et   au  reste   décisive,   c'est   la   démonstration 
indirecte.  «  C'est  une  maladie  naturelle  à  l'homme  de 
croire  qu'il  possède  la  vérité  directement  ;  et  de  là 
vient  qu'il  est  toujours  disposé  à  nier  tout  ce  qui  lui 
est  incompréhensible  ;  au  lieu  qu'en  effet,  il  ne  connaît 
naturellement  que  le  mensonge  et  qu'il  ne  doit  prendre 


I 


PASCAL  67 

pour  véritables  que  les  choses  dont  le  contraire  lui 
paraît  faux.  »  (T.  IX,  p.  259.) 

Tâchons  de  mieux  concevoir  ce  qu'est  l'indivisible 
et  ce  qu'est  l'infini.  L'indivisible  est  la  limite  vers 
laquelle  tend  une  grandeur  sans  y  pouvoir  jamais 
atteindre  ;  ou,  comme  dit  Pascal,  «  toutes  les  gran- 
deurs sont  divisibles  à  l'infini,  sans  tomber  dans 
leurs  indivisibles  (T.  IX,  p.  268),  de  sorte  qu'elles 
tiennent  toutes  le  milieu  entre  l'infini  et  le  néant  ». 
En  d'autres  termes,  pas  plus  que  le  zéro  n'est  l'élé- 
ment des  nombres,  ces  indivisibles  ne  sont  les 
éléments  des  grandeurs,  bien  qu'on  puisse  en  uper 
par  méthode,  et  qu'il  y  ait  une  espèce  de  hiérarchie 
entre  les  grandeurs  dans  l'infini.  Le  solide  est  infini 
par  rapport  à  la  surface,  comme  la  surface  est  infinie 
par  rapport  à  la  ligne,  comme  la  ligne  est  infinie  par 
rapport  au  poipt.  Une  grandeur  continue  d'un  certain 
ordre  n'augmente  pas,  si  on  lui  ajoute  des  quantités 
d'un  ordre  inférieur  en  tel  nombre  qu'on  voudra.  Les 
indivisibles  qui  sont  de  purs  zéros  par  rapport  aux 
grandeurs  de  l'ordre  supérieur  sont  des  infinis  par 
rapport  aux  grandeurs  de  l'ordre  inférieur.  Ce  sont 
donc  des  grandeurs  hétérogènes.  Les  éléments  de  la 
ligne,  de  la  surface,  du  solide  sont  au  contraire  homo- 
gènes avec  la  ligne,  la  surface,  le  solide  ;  c'est-à-dire 
qu'ils  sont  eux-mêmes  des  lignes,  des  surfaces,  des 
solides.  La  nature  et  le  rapport  de  ces  éléments  infi- 
niment petits  dépendent  des  grandeurs  finies  dont  ils 
dérivent  ;  les  éléments  de  deux  lignes,  de  grandeur 
quelconque,  sont  entre  eux  comme  ces  lignes  elles- 
mêmes  ;  inversement,  si  l'on  a  réussi  à  déterminer  le 
rapport  entre  les  éléments  de  deux  grandeurs,  on 
aura  le  rapport  entre  les  grandeurs  finies  dont  elles 
sont  les  éléments.  En  cela  non  seulement  Pascal  a 
conçu  déjà  les  principes  du  calcul  infinitésimal  ;  mais 
encore,  par  ses  découvertes  mathématiques,  il  a  montré 
qu'il  savait  déjà  pratiquer  certains  procédés  du  calcul 
intégral  et  du  calcul  différentiel, 


S8  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

«  La  méthode  de  ne  point  errer  est  recherchée  de 
tout  le  monde.  Les  logiciens  font  profession  d'y 
conduire,  les  géomètres  seuls  y  arrivent,  et,  hors 
de  leur  science  et  de  ce  qui  l'imite,  il  n'y  a  point 
de  véritables  démonstrations.  )^  (T.  IX,  p.  287.)  — 
Pascal  est  aussi  sévère  que  Descartes,  sinon  plus,  • 
pour  la  logique  de  l'École,  qui  n'a  de  bon  que  ce 
qu'elle  a  pris  à  la  méthode  des  géomètres  et  qui  a  eu 
le  défaut  de  l'embrouiller  de  préceptes  subtils  et  inu- 
tiles. 

Il  est  remarquable  que  Pascal  trouve  plus  de  com- 
plication dans  la  géométrie  que  dans  la  physique  : 
c'est  que,  ayant  pratiqué  et  perfectionné  la  géométrie 
des  indivisibles  qui  avait  pour  point  de  départ  la 
considération  des  infiniment  petits,  il  avait  le  droit 
de  trouver  plus  simples  en  comparaison  les  procédés 
qui,  comme  dans  l'hydrostatique,  tiraient  les  effets 
de  l'eau  de  peu  de  principes  (Section  I,  2)  ;  et  de 
plus  c'est  la  géométrie,  avec  cette  notion  de  l'in- 
fini qui  en  est  l'âme,  qui  le  conduit  à  concevoir  la 
double  infinité  en  grandeur  et  en  petitesse  de  la  Nature 
matérielle,  et  qui  lui  fait  entrevoir  la  présence  et  le 
rôle  des  infiniment  petits  dans  la  vie  même. 

Ainsi  donc  la  Géométrie  a  de  grands  avantages. 
Excellente  méthode  d'exposition,  «  elle  enseigne  par- 
faitement )).  (T.  IX,  p.  247.)  Excellent  exercice  de 
critique,  elle  réforme  déjà  la  logique  de  l'homogène, 
de  l'uniforme  et  du  raisonnement  direct  ;  et  par  là 
elle  nous  déprend  des  fausses  conceptions  de  l'unité 
dialectiquement  développée.  Par  là  aussi,  elle  nous 
instruit  de  ses  propres  limites  et  montre  à  l'esprit 
ses  bornes.  Enfin  à  ces  mérites  elle  joint  le  service,  j 
plus  positif  et  plus  précieux  encore,  de  nous  stimuler 
à  la  dépasser  et  de  nous  ouvrir  d'autres  horizons  : 
elle  apprend  «  à  s'estimer  à  son  juste  prix  et  à  former 
des  réflexions  qui  valent  mieux  que  tout  le  reste  de 
la  Géométrie  même  ».  (T.  IX,  p.  270.)  Mais  par  cela 
même    qu'il   attribue  à   la   géométrie  ce  rôle  supé 


j 


PASCAL  69 

rieur,  Pascal  ne  lui  fait  pas  la  part  aussi  large  que 
De?cartes. 


II 


LA    PHILOSOPHIE     DE     LA    NATURE 
ET    DE    LA    DESTINÉE    HUMAINE 

Le  philosophe  rationaliste  tend  à  admettre  l'homo'- 
généité  entre  les  sciences,  comme  aussi  entre  les  élé- 
ments qui  constituent  chacune  d'elles  :  c'est  pour  lui 
la  même  raison  qui  saisit  les  principes  dans  une 
appréhension  immédiate  et  qui  en  développe  les  con- 
séquences par  la  déduction,  qui  découvre  à  l'aide  de 
l'expérience  les  rapports  nécessaires  des  faits  comme 
elle  découvre  par  le  raisonnement  les  rapports  néces- 
saires des  idées  ;  la  variété  de  ses  procédés  que  lui 
impose  la  variété  des  objets  du  savoir  n'est  qu'un 
moyen  d'accommodation,  qui  ne  porte  atteinte  ni  à 
la  simplicité  de  sa  nature  ni  à  la  souveraineté  de  son 
rôle.  Tout  autre  parait  bien  être  la  conception  de 
Pascal.  Dans  la  physique,  à  ses  yeux,  les  principes 
sent  fournis  par  l'expérience,  et  s'il  faut  bien,  pour 
expliquer  les  phénomènes,  raisonner  à  partir  de  ces 
principes,  le  raisonnement  ne  sert  qu'à  soumettre 
à  l'expérience  les  conséquences  d'une  hypothèse  ou 
qu'à  lier  des  formes  d'expérience  qui  relèvent  d'une 
même  théorie.  Ici  au  reste  les  principes  dont  on  part 
sont  simples  et  peu  nombreux,  et  il  s'agit  surtout  d'en 
tirer  des  conséquences  de  diverses  sortes,  des  consé- 
quences «  si  fines,  dit  Pascal,  qu'il  n'y  a  qu'une 
extrême  droiture  qui  y  puisse  aller  ».  (Section  ï,  2.) 
Dans  la  géométrie,  les  principes  sont  fournis  par  le 
sentiment  ou  le  cœur,  et  les  conséquences  qu'en  tire 
la  raison  sont  d'une  certaine  façon  plus  simples  et 
plus  directes  :  mais  les  principes  sont  nombreux  et 


70  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

compliqués,  et  il  faut  une  certaine  amplitude  d'es- 
prit pour  les  comprendre  sans  les  confondre.  De  là 
résulte  que,  ni  dans  la  physique,  ni  dans  la  géométrie, 
les  règles  de  méthode  ne  sont  tout,  et  qu'il  y  faut 
joindre  de  certaines  qualités  et  un  certain  tour  d'in- 
telligence en  rapport  avec  ces  sciences.  De  là  résulte 
encore  que,  dans  toutes  ces  sciencçs,  la  raison,  qui 
est  raisonnement,  ne  sert  que  d'instrument,  et  s'ap- 
plique à  des  données  ou,  comme  dit  Pascal,  à  des 
principes  qu'elle  ne  fournit  pas.  Ainsi  les  sciences 
peuvent  être  certaines,  sans  être  comme  des  parties 
intégrantes  d'un  savoir  unique,  qui  serait  comme  le 
système  de  l'intelligence  ;  et  elles  peuvent  l'être, 
chacune  à  part,  sans  réaliser  l'unité  de  nos  facultés 
de  connaître.  «  La  nature  a  mis  toutes  ses  vérités 
chacune  en  soi-même  ;  notre  art  les  renferme  les 
unes  dans  les  autres,  mais  cela  n'est  pas  naturel  ; 
chacune  tient  sa  place.  »  (Section  I,  21.) 

Certes,  c'est  à  l'aide  de  la  géométrie  que  nous  con- 
naissons la  nature  ;  mais  c'est  la  géométrie  elle-même 
qui  nous  détourne  d'imposer  à  la  nature  une  conti- 
nuité abstraite,  qui,  par  la  considération  du  double 
infini  de  grandeur  et  de  petitesse,  nous  enlève  l'illu- 
sion de  pouvoir  suivre  les  choses  de  leur  commence- 
ment à  leur  fin,  qui  nous  oblige  à  saisir  la  vérité,  non 
comme  le  développement  d'une  notion  première  se 
poursuivant  en  accord  avec  elle-même  dans  une  unique 
direction,  mais  comme  un  milieu  entre  des  extrêmes 
qui  sont  des  contraires.  (Section  II,  72.)  Mieux 
encore,  elle  nous  invite  à  concevoir  des  règles  et  des 
moyens  d'explication  qui  vont  par  delà  ses  objets 
propres  :  «  Ceux  qui  verront  clairement  ces  vérités 
pourront  admirer  la  grandeur  et  la  puissance  de  la 
nature  dans  cette  double  infinité  qui  nous  environne 
de  toutes  parts,  et  apprendre  par  cette  considération 
merveilleuse  à  se  connaître  eux-mêmes,  en  se  regar- 
dant placés  entre  une  infinité  et  un  néant  d'étendue, 
entre  une  infinité  et  un  néant  de  nombre,  entre  une 


PASCAL  71 

nfinité  et  un  néant  de  mouvement,  entre  une  infinité 
ît  un  néant  de  temps.  Sur  quoi  on  peut  apprendre 
\  s'estimer  à  son  juste  prix,  et  former  des  réflexions 
jui  valent  mieux  que  tout  le  reste  de  la  géomé- 
rie  même.  »  (T.  IX  p.  270.) 

Mais  de  quel  ordre  seront  ces  réflexions,  et  sur  quel 
iujet? 

Il  y  a  une  étude  incomparablement  plus  impor- 
ante  que  l'étude  des  sciences  abstraites  :  c'est  l'étude 
le  l'homme.  Ce  ne  sont  pas  les  sciences  abstraites 
jui  y  conduisent  ou  y  préparent  :  c'est  l'observation 
ît  la  fréquentation  des  hommes.  Au  sortir  de  ses  pre- 
niers  travaux  scientifiques,  livré  pour  un  temps  à  la 
^ie  mondaine,  Pascal  paraît  en  avoir  rapporté  deux 
sortes  de  considérations  :  d'abord,  que  l'homme  est 
)eaucoup  plus  divers  que  ne  l'imagine  le  savant  ou  le 
)hilosophe,  que  les  différents  éléments  de  sa  nature 
ont  bien  loin  de  s'unir  harmonieusement  en  lui,  et 
le  se  rapporter  les  uns  aux  autres  de  la  même  façon 
îhez  chacun  :  quand  Pascal  s'arrête  à  contempler 
'homme,  ce  qui  le  frappe,  ce  n'est  point,  si  l'on  peut 
lire,  l'être  raisonnable  en  soi,  et  ce  n'est  point  pour 
sstimer,  avec  Descartes,  que  le  bon  sens  est  la  chose 
lu  monde  la  mieux  partagée  :  c'est  pour  se  confirmer 
lans  l'idée  qu'il  exprimera  plus  tard  :  «  A  mesure 
îu'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a  plus  d'hommes 
)riginaux.  »  (Section  I,  7.)  Le  monde  révèle  une 
nerveilleuse  diversité  de  visages  et  de  caractères, 
-l'autre  considération,  c'est  que  pour  avoir  prise 
rur  l'homme  il  y  a  plus  que  les  définitions  et  les 
3reuves  :  les  définitions  et  les  preuves  alourdissent 
;e  qui  doit  pénétrer  dans  les  intelligences  d'un  trait 
^if  ;  et  par  surcroit  dans  le  monde  humain  tout  n'est 
)as,  tant  s'en  faut,  matière  à  définitions  et  à  preuves  : 
1  y  a  des  vérités  que  l'on  fait  entendre  à  demi-mot, 
les  vérités  que  l'on  saisit  d'ensemble  et  d'une  seule 
''ue,  des  vérités  qui  atteignent  l'intérieur  des  choses 
Jors  que  les  démonstrations  n'en  touchent   que  les 


72  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

formes  abstraites  et  les  rapports  extérieurs  :  et  •  ce 
sont  les  vérités  qui  portent  sur  l'homme  ou  qui  inté- 
ressent l'homme.  De  là  la  valeur  de  ces  qualités  de 
finesse  grâce  auxquelles  dans  la  conversation  et  dans 
le  monde  on  saisit  ce  qui  semble  se  dérober,  on  insinue 
ce  qui  pourrait  choquer,  on  tourne  la  science  même  à 
l'agrément.  De  là  la  valeur  de  cette  culture  générale 
qui  fait  que  les  esprits  peuvent  communiquer  hors  de 
leur  spécialité  et  de  leur  métier.  «  Il  faut  qu'on  n'en 
puisse  dire,  ni  :  «  il  est  mathématicien  »,  ni  «  prédi- 
cateur »,  ni  «  éloquent  »,  mais  «  il  est  honnête  homme  ». 
Cette  qualité  universelle  me  plaît  seule.  »  (Section  I, 
35.)  «  Puisqu'on  ne  peut  être  universel  et  savoir  tout 
ce  qui  se  peut  savoir  sur  tout,  il  faut  savoir  peu  de 
tout.  Car  il  est  bien  plus  beau  de  savoir  quelque  chose 
de  tout  que  de  savoir  tout  d'une  chose  ;  cette  univer 
salité  est  la  plus  belle  ».  (Section  I,  37.) 

Ainsi  s'expliquent  la  différence  et  les  rapports  que 
Pascal  établit  entre  l'esprit  de  géométrie  et  l'esprit 
de  finesse.  Ces  deux  sortes  d'esprits  sont  distingués 
d'abord  par  leurs  objets  :  il  y  a  «  les  choses  de  finesse  », 
comme  dit  Pascal,  et  ce  sont  pour  lui  les  chosea 
humaines,  tandis  que  les  figures  et  les  nombres  sont 
les  choses  de  la  géométrie.  Mais  ces  deux  sortes  d'es- 
prits se  distinguent  aussi  par  leurs  façons  de  procéder. 
Si  les  principes  de  la  géométrie  sont  éloignés  de  l'usage 
commun,  ils  sont  du  moins,  dès  qu'on  les  considère, 
vus  à  plein  et  il  suffit  de  raisonner  correctement  pour 
s'en  bien  servir.  Au  contraire,  pour  les  choses  de- 
finesse,  les  principes  en  sont  dans  l'usage  commun; 
mais  ils  sont  si  délicats  et  si  nombreux  qu'il  faut  un, 
sens  bien  avisé  et  bien  subtil  pour  les  saisir  sans  le$| 
brouiller  et  sans  en  omettre  :  et  de  plus  ils  ne  s» 
laissent  pas  manier  par  le  seul  raisonnement  ;  c'est- 
encore  par  des  vues  plus  que  par  des  déductions  qu'il» 
conduisent  à  apprécier  et  à  juger.  Donc,  tandis  que 
l'esprit  de  géométrie  a  des  procédés  lents,  durs  et 
inflexibles,  l'esprit  de  finesse    le    plus  souvent  voit 


PASCAL  73 

d'une  seule  vue,  aperçoit  les  détails  dans  l'ensemble 
et  discerne  même,  quand  la  logique  entre  en  jeu,  où  il 
faut  qu'elle  s'arrête.  Si  les  géomètres  veulent  traiter 
géométriquement  des  choses  de  finesse,  ils  sont  ridi- 
cules, faux,  insupportables  ;  si  les  esprits  fins  veulent 
décider  avec  leur  seule  finesse  des  choses  de  la  géo- 
métrie, ils  ne  font  qu'étaler  leur  incompétence.  La 
perfection  serait  de  posséder  les  deux  genres  d'esprit 
et  de  les  appliquer  quand  il  faut.  (Section  I,  1.)  On 
aurait  tout  le  secret  de  l'art  de  persuader. 

Cet  art  de  persuader  embrasse  l'art  de  convaincre 
et  l'art  d'agréer,  et  l'on  ne  saurait  négliger  ce  dernier 
lorsqu'on  songe  que  des  moyens  de  persuasion  ne 
doivent  pas  être  seulement  concluants  en  soi,  mais 
encore  efficaces,  et  que,  pour  ce  qui  le  concerne,  l'homme 
du  monde  non  seulement  a  à  être  éclairé,  mais  encore 
à  être  touché.  Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  que  la 
vérité  des  choses  humaines  ne  relève  que  de  l'art 
d'agréer  ;  car,  en  ce  qu'elle  a  de  plus  essentiel,  elle 
relève  de  l'art  de  convaincre,  mais  d'un  art  de  con- 
vaincre qui  combine  dans  un  ordre  plus  complet 
l'esprit  de  géométrie  et  l'esprit  de  finesse.  Il  y  a  en 
effet,  selon  Pascal,  deux  principales  puissances  par 
lesquelles  on  adhère  à  des  opinions  :  l'entendement  et 
la  volonté.  L'homme  ne  devrait,  semble-t-il,  consentir 
qu'à  ce  que  l'entendement  lui  démontre,  mais  le  plus 
souvent,  dans  ce  qui  l'intéresse,  l'homme  se  laisse 
conduire  par  la  volonté,  c'est-à-dire  par  l'agrément  : 
il  ne  croit  que  ce  qu'il  aime  et  ce  qui  lui  plaît.  Cette 
distinction  de  Pascal  paraît  d'abord  rappeler  la 
distinction  également  établie  par  Descartes  entre  l'en- 
tendement et  la  volonté,  et  l'attribution  que  Des- 
cartes a  faite  à  la  volonté  de  la  faculté  de  juger  :  cepen- 
dant la  distinction  n'a  chez  Pascal  ni  môme  sens  ni 
même  portée  que  chez  Descartes.  Chez  Descartes  elle 
sépare  les  données  du  jugement  que  l'entendement 
fournit  de  l'acte  de  juger  qui  appartient  à  la  volonté  : 
elle  n'analyse  pas  des  façons  différentes  de  motiver 


74  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

les  jugements  ou  de  consentir.  De  plus,  tandis  que 
par  l'entendement  ou  l'esprit  Pascal  entend  surtout 
la  puissance  de  démontrer,  il  entend  par  la  volonté 
non  pas  seulement  le  pouvoir  d'affirmer  ou  d'agir 
délibérément,  mais  encore  celui  d'affirmer  et  d'agir 
autrement  que  par  la  raison  raisonnante  :  d'où  le 
rapprochement  constant,  qui  va  jusqu'à  l'identité, 
entre  la  volonté  et  le  sentiment,  la  volonté  et  le  cœur. 
Toujours  est-il  que,  comme  dit  Pascal  dans  les  Pensées^ 
«  la  volonté  est  un  des  principaux  organes  de  la 
créance.  »  (Section  II,  99). 

Mais  si  la  volonté,  étant  gâtée  et  corrompue,  peut 
pervertir  la  connaissance,  si  en  tout  cas,  capricieuse 
et  téméraire,  elle  va  à  ce  qui  lui  plaît  plutôt  qu'à  ce 
qui  est  vrai,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  comme  un 
fondement  certain  et  légitime  de  ce  rapport  de  la 
croyance  à  la  volonté.  En  effet,  tandis  que  l'entende- 
ment a  pour  principes  des  vérités  naturelles  et  uni- 
versellement admises,  la  volonté  a  pour  premier  mo- 
teur le  désir  d'être  heureux  présent  en  tout  homme. 
Que  l'on  tire  des  principes  de  l'esprit  des  conséquences 
nécessaires,  ou  que  l'on  fasse  apercevoir  à  l'âme  qu'une 
chose  peut  la  conduire  à  ce  qu'elle  aime  souveraine- 
ment :  il  y  a  alors  dans  les  deux  cas  démonstration 
certaine  ;  et  la  certitude  sera  aussi  grande  qu'il  est 
possible  quand  elle  établira  que  de  telles  affirmations 
ont  ensemble  une  union  étroite  avec  les  principes 
acceptés  et  avec  les  objets  de  notre  satisfaction. 

Pascal  a  donc  admis  qu'il  était  possible  de  démon- 
trer des  vérités  se  rapportant  à  notre  désir  d'être 
heureux,  et  nous  verrons  tout  à  l'heure  quel  carac- 
tère doit  présenter  ce  genre  de  démonstration  ;  mais 
il  n'a  cessé  de  reconnaître  que  la  volonté  peut  rester 
partagée  entre  ce  qu'on  lui  démontre  vrai  et  les  vo- 
luptés auxquelles  elle  tend  :  ainsi  se  justifie  cet  art 
d'agréer  qui  s'adjoint  à  l'art  de  convaincre  et  qui 
peut  réussir  là  où  celui-ci  est  exposé  à  rester  prati- 
quement impuissant  :  «  Quoi  que  ce  soit  qu'on  veuille 


PASCAL  75 

persuader,  il  faut  avoir  égard  à  la  personne  à  qui 
on  en  veut,  dont  il  faut  connaître  l'esprit  et  le  coeur, 
quels  principes  il  accorde,  quelles  choses  il  aime  ;  et 
ensuite  remarquer,  dans  la  chose  dont  il  s'agit,  quels 
rapports  elle  a  avec  les  principes  avoués,  ou  avec  les 
objets  délicieux  par  les  charmes  qu'on  lui  donne.  De 
sorte  que  l'art  de  persuader  consiste  autant  en  celui 
l'agréer  qu'en  celui  de  convaincre,  tant  les  hommes 
3e  gouvernent  plus  par  caprice  que  par  raison.  » 
[T.  IX,  p.  275).  Pascal  se  défend  de  donner  les  règles 
ie  l'art  d'agréer,  et  il  s'en  déclare  incapable.  Il  a 
mieux  fait  :  il  l'a  pratiqué. 

Cet  art  d'agréer  peut  préparer  l'âme  à  recevoir  -la 
démonstration,  la  tourner  vers  le  vrai  par  des  motifs 
3n  rapport  avec  les  attraits  qu'elle  subit  ou  les  inté- 
rêts qui  la  sollicitent.  Quant  à  la  démonstration  qui 
ioit  nous  convaincre  de  ce  qu'est  la  vérité  qui  nous 
3oncerne,  elle  ne  peut  comme  toute  démonstration 
5ue  manifester  des  liaisons  nécessaires  entre  ce  qui 
îst  déjà  admis  comme  certain  et  ce  qu'il  faut  démon- 
trer :  mais,  tandis  que  dans  la  géométrie  cette  liaison 
3onsiste  dans  une  sorte  de  déduction  unilinéaire  qui 
fait  sortir  les  vérités  les  unes  des  autres,  ici  cette 
iaison  a  plutôt  pour  caractère  de  rattacher  à  un 
centre  commun  de  convergence  des  éléments  de  la 
vérité,  d'abord  respectivement  indépendants.  «  Le 
3œur  a  son  ordre  ;  l'esprit  a  le  sien,  qui  est  par  principes 
3t  démonstrations  ;  le  cœur  en  a  un  autre...  Cet  ordre 
consiste  principalement  à  la  digression  sur  chaque 
point  qui  a  rapport  à  la  fin.  »  Ainsi  le  sens  de  l'en- 
iemble,  l'unité  de  coup  d'œil  qui  embrasse  sans  les 
confondre  des  principes  nombreux  et  divers,  la  pensée 
5ue  la  vérité  sur  l'homme  doit  être  appropriée  à 
'homme,  tous  ces  éléments  de  l'esprit  de  finesse,  — 
nais  dûment  définis  et  élevés  au-dessus  des  usages 
arbitraires,  —  servent,  en  imitant  à  certains  égeu'ds, 
nais  en  dépassant  à  d'autres  les  démonstrations  géo- 
nétriques,  à  composer  l'idée  d'un  système  de  preuves. 


76  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

capable  de  justifier  les  plus  hautes  vérités,  et  pai'- 
dessus  tout  la  vérité  de  la  Religion  Chrétienne. 

Cette  apologie  de  la  Religion,  on  sait  que  Pascal 
ne  put  que  la  préparer  et  l'ébaucher,  que  nous  n'en] 
avons  que  des  morceaux  plus  ou  moins  achevés, 
des  morceaux  qui  souvent  même  ne  sont  que  des 
notes  préparatoires,  —  et  ainsi  que,  au  lieu  de  l'ou- 
vrage, nous  avons  des  Pensées.  La  restitution  dé- 
taillée de  ce  qu'eût  été  l'ouvrage  est  une  entreprise 
souvent  tentée,  vaine  en  somme,  puisqu'il  n'est  pas 
sûr  que  Pascal  ait  conçu  autre  chose  qu'un  plan  très 
général  et  qu'il  y  fût,  même  au  cours  de  l'exécution, 
resté  fidèle.  Ep  retour  il  est  possible  et  légitime  de 
suivre  avec  le  dessein  de  Pascal  le  genre  de  méthode 
qu'il  emploie,  les  expériences  qu'il  invoque,  les  idées 
maîtresses  auxquelles  il  se  rapporte. 

Il  faut  d'abord  prendre  garde  aux  caractères  que 
doit  avoir  dans  les  intentions  de  Pascal  cette  Apologie. 
«  Il  voulait,  nous  dit  Filleau  de  la  Chaise  {Discours 
sur  les  Pensées.,  Ed.  Brunschvicg,  t.  I,  p.  CCII),  rap- 
peler les  hommes  à  leur  cœur  et  leur  faire  commencer 
par  se  bien  connaître  eux-mêmes.  »  En  s'appuyant 
tout  d'abord  sur  la  connaissance  de  la  nature  humaine, 
il  rompait  avec  la  tradition  la  plus  constante  de  l'Apo- 
logétique, pjus  portée  communémei.t  à  présenter  sous 
la  forme  d'un  ordre  déductif  abstrait  les  motifs  de 
crédibilité.  Ce  n'est  pas  en  imposant  presque  d'emblée 
Dieu  à  l'homme,  c'est  en  faisant  réclamer  Dieu  par 
l'homme  même,  par  l'homme  devenu  conscient  de  sa 
condition,  que  l'on  peut  tracer  la  voie  vers  la  Religion. 
—  La  démonstration  qui  constituera  l'Apologie,  avec 
la  complexité  de  ses  démarches,  aura  donc  pour  point 
do  départ  la  considération  de  l'homme  :  mais  elle  devra 
avoir  en  plus  ce  caractère  d'agir  sur  la  volonté  en 
même  temps  que  sur  l'esprit  ;  elle  devra  être  une 
conversion   en   même  temps  qu'une  démonstration. 

De  fait,  pour  être  accessible  aux  preuves  de  la  Reli-, 
gion,  encore  faut -il  que  les  incrédules  ne  restent  pas 


PASCAL  77 

dans  l'indifférence.  Pascal  s'applique  à  montrer  l'ab- 
surdité de  cette  indifférence,  étant  donnée  l'impor- 
tance de  l'objet  en  question,  étant  donné  même  le 
sentiment  que  les  incrédules  doivent  avoir  de  leur 
intérêt  (1).  «  Cette  négligence  en  une  affaire  où  il  s'agit 
d'eux-mêmes,  de  leur  éternité,  de  leur  tout,  m'irrite 
plus  qu'elle  ne  m'attendrit  ;  elle  m'étonne  et  m'épou- 
vante ;  c'est  un  monstre  pour  moi.  Je  ne  dis  pas  ceci 
par  le  zèle  pieux  d'une  dévotion  spirituelle;  j'entends 
au  contraire  qu'on  doit  avoir  ce  sentiment  par  un 
principe  d'intérêt  humain  et  par  un  intérêt  d'amour- 
propre  :  il  ne  faut  pour  cela  que  voir  ce  que  voient 
les  personnes  les  moins  éclairées.  )i  (Section  III,  194, 
p.  104.)  Que  les  incrédules  accusent  l'insuffisance  de 
leurs  lumières  :  il  n'y  a  point  de  honte  à  cela  !  Mais 
qu'ils  ne  se  complaisent  point  dans  leur  état  comme 
s'il  était  définitif.  Car  ils  ne  pourraient  donner  de 
leur  incrédulité  que  des  raisons  faibles  et  basses,  très 
éloignées  de  ce  bon  air  qu'ils  cherchent.  «  Qu'ils  soient 
«lu  moins  honnêtes  gens  s'ils  ne  peuvent  être  chré- 
tiens, et  qu'ils  reconnaissent  enfin  qu'il  n'y  a  que 
deux  sortes  de  personnes  qu'on  puisse  appeler  raison- 
nables :  ou  ceux  qui  servent  Dieu  de  tout  leur  cncur 
parce  qu'ils  le  connaissent,  ou  ceux  qui  le  cherchent 
de  tout  leur  cœur,  parce  qu'ils  ne  le  connaissent  pas.  » 
(Section  III,  194,  p.  112.) 

L'incrédule  qui  se  pique  d'honnêteté  ne  peut  donc 
rester  dans  l'indifférence  ;  s'il  est  joueur,  par  surcroît. 


(1)  «  L'immortalité  de  l'âme  est  une  chose  qui  nous  importe  si 
fort,  qui  nous  touche  si  profondément,  qu'il  faut  avoir  perdu  tout 
sentiment  pour  être  dans  l'indifférence  de  savoir  ce  qu'il  en  est. 
Toutes  nos  actions  et  nos  pensées  doivent  prendre  des  routes  si 
différentes,  selon  qu'il  y  aura  des  biens  éternels  à  espérer  ou  non, 
qu'il  est  impossible  de  faire  une  démarche  avec  sens  et  jugement, 
qu'en  la  réglant  par  la  vue  de  ce  point,  qui  doit  être  notre  dernier 
objet.  »  (Section  IH,  194,  p.  103.)  Il  y  a  là  une  raison  de  curio- 
sité, auprès  de  laquelle  ne  sont  rien  les  raisons  de  la  curiosité 
scientifique.  «  Je  trouve  bon  qu'on  n'approfondisse  pas  l'opi- 
nion de  Copernic  :  mais  ceci...  Il  importe  à  toute  la  vie  de  savoir 
si  l'âme  est  mortelle  ou  immortelle.  »  (Section  III.  218.) 


78  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

qu'il  avoue  qu'il  y  a  là  un  jeu  où  il  est  engagé  et  qu'il] 
observe  les  règles  du  jeu.  Encore  une  fois,  il  ne  peut 
se  dispenser  de  parier  :  car  s'il  ne  parie  pas  explicite- 
ment, il  parie  implicitement  par  le  fait  de  vivre  comme! 
si  Dieu  n'existait  pas  et  comme  si  l'âme  n'était  pas] 
immortelle.  Qu'il  parie  donc  puisqu'il  est  «  embarqué  »j 
et  qu'il  parie  selon  les  principes  du  calcul  des  chances.] 
Dans  tout  pari  deux  grandeurs  sont  à  considérer,  les 
chances  du  gain  et  les  enjeux.  C'est  le  produit  de  ces 
deux  grandeurs  l'une  par  l'autre  qui  définit  l'avantage! 
ou  l'espérance  mathématique  du  joueur.  Ici  les  enjeux) 
sont  d'un  côté  la  béatitude,  c'est-à-dire  un  bien  infini,] 
de  l'autre  les  biens  de  ce  monde  qui,  si  grands  qu'oj 
les  imagine,  ne  peuvent  être  représentés  que  par  un( 
quantité  finie.  Même  si  l'on  suppose  que  les  chances 
que  Dieu  existe  soient  très  petites,  comme  elles  ne^ 
sont  pas  nulles,  les  chances  pour  la  vérité  de  l'affir- 
mation contraire  ne  peuvent  être  qu'en  nombre  fini  ; 
la  décision  est  par  là  tout  indiquée  :  «  Partout  où  est 
l'infini,  et  où  il  n'y  a  pas  infinité  de  hasards  de  perte 
contre  celui  de  gain,  il  n'y  a  point  à  balancer,  il  faut 
tout  donner.  »  (Section  III,  233,  p.  150.)  L'incrédule 
bon  joueur  doit  donc  parier  qu^  Dieu  est.  Argument 
qui  pour  Pascal  est  certainement  un  argument    ad 
hominem^  l'argument   approprié   à   l'état    d'ârne   de 
celui  qu'il  s'agit  de  tirer  de  son  indifférence,  et  qui, 
laissant  de  côté  la   question  de  vérité,  prend  pour 
exemple  le  cas  où  Ton  escompte  les  événements  sans 
pouvoir  déterminer  à  fond  la  nécessité  qui  les  fera  se 
produire  ou  non.  Mais  l'incrédule  proteste  que  cette 
contrainte  du  calcul  n'est  pas  une  conviction  ;  qu'il 
ne  peut  se  décider  à  croire,  même  si  sa  raison  l'y  porte  ; 
mais  alors  qu'au  lieu  de  chercher  à  augmenter  les 
preuves,  il  travaille  à   dominer  en  lui  les  passions. 
«  Vous  voulez  aller  à  la  foi,  et  vous  n'en  savez  pas  le 
chemin  ;  vous  voulez  vous  guérir  de  l'infidélité,  et 
vous  en  demandez  le  remède  :  apprenez  de  ceux  qui^ 
ont  été  liés  comme  vous,  et  qui  parient  maintenant] 


PASCAL  79 

tout  leur  bien  ;  ce  sont  gens  qui  savent  ce  chemin  que 
vous  voudriez  suivre,  et  guéris  d'un  mal  que  vous 
voulez  guérir.  Suivez  la  manière  par  où  ils  ont  com- 
mencé :  c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils  croyaient,  en 
prenant  de  l'eau  bénite,  en  faisant  dire  des  messes,  etc.. 
Naturellement  même  cela  vous  fera  croire  et  vous 
abêtira.  )  {Ibid.^  p.  153.)  Mais  en  s' abêtissant,  puisque 
Pascal  a  dit  le  mot,  l'homme  qui  aspire  à  croire  réa- 
lise par  des  procédés  contraires  à  la  raison  ce  qui  en 
somme  est  démarche  raisonnable  :  si  Pascal  a  vu  pro- 
fondément la  part  de  l'automatisme  dans  une  croyance 
qui  doit  pénétrer  tout  l'homme,  et  l'utilité  même  de 
l'automatisme  pour  incliner  l'âme  vers  Dieu,  il  n'a 
point  songé  à  édifier  sur  celte  seule  base  matérielle 
tout  le  système  de  la  religion  chrétienne,  pas  plus 
qu'il  n'avait  songé  à  l'appuyer  sur  la  seule  considéra- 
tion de  l'intérêt  ;  car  il  dira  :  «  C'est  être  supersti- 
tieux, de  mettre  son  espérance  dans  les  formalités.  » 
(Section  IV,  249.)  Au  surplus  l'homme  qui  a  pris 
le  parti  de  pratiquer  a  pris  du  même  coup  le  parti  de 
dominer  ses  passions  ;  et  ainsi  de  plu?  en  plus  il  devient 
fidèle,  honnête,  humble,  reconnaissant,  bienfaisant, 
ami  sincère.  Et  en  même  temps  il  éprouve  de  mieux 
en  mieux  que  son  gain  est  certain  et  que  ce  qu'il  a  sa 
crifié  pour  un  bien  infini  n'est  rien.  (Section  111,233.) 
C'est  entre  l'infini  et  rien  qu'il  a  donc  eu,  dans  le  fond, 
à  opter. 

Ainsi  s'éveille  l'intérêt  pour  la  Religion  et  le  désir 
qu'elle  soit  vraie.  Mais  l'est-elle,  et  comment  prouver 
qu'elle  l'est? 

Le  fondement  de  la  preuve  doit  être  la  considéra- 
tion de  la  nature  humaine.  Car  la  Religion,  si  elle  est 
vraie,  est  faite  pour  l'homme,  et  elle  doit  par  consé- 
quent se  rapporter  à  la  nature  humaine  beaucoup  plus 
qu'à  la  nature  universelle.  Comment  donc  apparaît ia 
Qature  humaine  quand  on  l'observe  impartialement 
et  complètement?  Elle  apparaît  mobile,  changeante, 
mais  telle  surtout  parce  qu'elle  est  pleine  de  contra- 


80  LA   PHILOSOPHIE    FRANÇAISE 

dictions.  Placé  entre  deux  infinis,  l'infini  de  grandeur 
et  l'infini  de  petitesse,  on  dirait  que  l'homme  participe 
tour  à  tour  des  deux,  sans  être  capable  d'unir  harmo- 
nieusement en  lui  les  parts  respectives  qu'il  a  aux 
deux.  L'homme  croit  naturellement  et  prétend  se  re- 
poser dans  l'objet  de  sa  croyance  ;  mais  il  ne  cesse 
d'être  le  jouet  des  puissances  trompeuse?  ;  ce  sont  les 
passions  qui  faussent  toutes  ses  impressions  et  qui 
troublent  jusqu'à  son  regard  ;  c'est  l'intérêt,  qui  lui 
est  un  merveilleux  instrument  pour  se  crever  les  yeux 
agréablement  ;  c'est  l'imagination  qui  dénature  tout, 
qui  grandit  les  petites  choses  qui  rabaisse  les  grandes, 
qui  fait  et  défait  à  son  gré  la  beauté,  la  justice,  l'au- 
torité :  «  maîtresse  d'erreur  et  de  fausseté,  et  d'autant  • 
plus  fourbe  qu'elle  ne  l'est  pas  toujours.  »  (Sec- 
tion II,  82,  p.  1.)  Même  quand  l'intelligence  ne  se 
laisse  pas  abuser  par  l'imagination,  par  l'intérêt  ou 
par  la  passion,  elle  ne  tient  pas  la  vérité  pour  cela  : 
car  la  vérité  qui  touche  de  toute  part  à  l'infini  dépasse  AÉ 
ses  capacités  finies  ;  elle  suppose  que  toutes  les  choses 
sont  causées  et  causantes,  s'enchaînent  par  des  liens 
qui  unissent  les  plus  éloignées,  et  comment  l'esprit 
échappe-t-il  à  cette  difficulté  de  ne  pouvoir  connaître 
les  parties  sans  le  tout  et  le  tout  sans  les  parties? 
L'esprit  ne  peut  donc  jamais  embrasser  les  choses 
de  leur  origine  à  leur  terme  :  il  aperçoit  seulement 
quelque  apparence  de  leur  milieu.  Et  pourtant,  tandis 
que  «  par  l'espace  l'univers  me  comprend  et  m'en- 
gloutit comme  un  point,  par  ma  pensée  je  le  com- 
prends ».  (Section  VI,  348.)  «  L'homme  n'est  qu'un 
roseau,  le  plus  faible  de  la  nature,  mais  c'est  un  roseau 
pensant.  Il  ne  faut  pas  que  l'univers  entier  s'arme  pour 
l'écraser  :  une  vapeur,  une  goutte  d'eau  suffit  pour  le 
tuer.  Mais  quand  l'univers  l'écraserait,  l'homme  serait 
encore  plus  noble  que  ce  qui  le  tue,  parce  qu'il  sait 
qu'il  meurt  et  l'avantage  que  l'univers  a  sur  lui  :  l'uni- 
vers n'en  sait  rien.  v.  (Section  VI,  347.) 

D'un  autre  côté,  l'homme  veut  le  bonheur.  Mais  les 


PASCAL  81 

inclinations  par  lesquelles  il  le  poursuit  sont  égale- 
ment contradictoires,  et  comme  les  choses  ont  des  qua- 
lités contraires,  rien  n'est  simple  de  ce  qui  s'ofire 
à  l'âme,  et  l'âme  ne  s'offre  jamais  simple  à  aucun 
sujet.  De  là  vient  qu'on  pleure  et  qu'on  rit  d'une 
même  chose  ;  que  l'on  n'est  jamais  satisfait  de 
l'objet  que  l'on  possède,  et  que  l'on  met  sa  joie  dans 
l'objet  que  Ton  désire,  sauf  à  recommencer  à  être 
déçu  quand  on  le  possède,  et  à  recommencer  ensuite 
à  désirer.  On  s'aime  extrêmement  soi-même  et  l'on 
ne  peut  se  supporter  soi-même  ;  pour  n'être  pas  seul 
avec  soi,  il  n'est  pas  de  distraction  frivole  que  l'on 
n'invente.  Et  c'est  bien  là  qu'éclate  particulièrement 
la  contradiction  de  notre  nature,  dans  ce  que  Pascal 
a  si  parfaitement  analysé  sous  le  nom  de  divertisse- 
ment. Nous  sentons  d'instinct  et  à  bon  droit  que  le 
bonheur  est  dans  le  repos  ;  mais  nous  tendons  au  repos 
par  l'agitation,  nous  nous  figurons  toujours  que  la 
satisfaction  espérée  d'un  objet  terminera  notre  mou- 
vement, mais  c'est  un  autre  mouvement  qu'elle  fait 
naître,  et  ainsi  toujours.  Ce  qui  ne  devait  être  qu'un 
moyen  en  vue  d'une  fin  devient  ainsi  la  fin  principale  : 
nous  aimons  mieux  le  jeu  que  le  gain  ;  nous  aimons 
mieux  la  chasse  que  la  prise  ;  nous  ne  cherchons  jamais 
les  choses,  mais  la  recherche  des  choses.  (Section  II, 
n^  135,  139-143.)  «  La  seule  chose  qui  nous  console 
de  nos  misères  est  le  divertissement,  et  cependant 
c'est  la  plus  grande  de  nos  misères.»  (Section,  II,  171.) 
[L'homme  n'est-il  donc  pas  heureux,  quand  il  est  repris 
par  le  divertissement?  Non  :  car  le  divertissement  lui 
vient  du  dehors  et  dépend  de  mille  accidents  (S  c- 
tion  II,  170),  à  l'opposé  de  la  vraie  béatitude  qui  sup- 
pose une  calme  possession  intérieure. 

Les  mêmes  contradictions  vont  de  la  nature  de 
l'homme  à  ses  œuvres  et  à  ses  institutions.  Nous  pen- 
sons que  la  justice  doit  régner  dans  les  États,  et  nous 
affirmons  qu'il  y  a  des  lois  naturelles  qui  doivent  serv^ir 
le  modèles  aux  lois  civiles.  (Section  VI,  375  et  309.) 


82  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Mais  la  justice  qui  a  été  établie  en  fait  est  diverse 
comme  les  États,  et  interdit  dans  l'un  ce  qu'elle  ac- 
cepte dans  l'autre.  «  On  ne  voit  rien  de  juste  ou  d'in- 
juste qui  ne  change  de  qualité  en  changeant  de  climat. 
Trois  degrés  d'élévation  du  pôle  renversent  toute  la 
jurisprudence,  un  méridien  décide  de  la  vérité  ;  en 
peu  d'années  de  possession,  les  lois  fondamentales! 
changent  ;  le  droit  a  ses  époques,  l'entrée  de  Saturne 
au  Lion  nous  marque  l'origine  d'un  tel  crime.  Plai- 
sante justice  qu'une  rivière  borne  !  Vérité  en  deçà  des 
Pyrénées,  erreur  au  delà.  »  Notre  justice  reçoit  sa  consé- 
cration de  principes  qui  n'ont  rien  de  sacré  :  le  temps 
qui  s'écoule  fait  oublier  les  usurpations  qui  sont  à  l'ori- 
gine de  la  propriété  comme  du  pouvoir  ;  l'imagination 
enveloppe  de  mystère  et  de  majesté  les  démarches  et 
les  sentences  des  magistrats  ;  enfin  la  loi  ne  nous  parait 
juste  que  parce  qu'elle  est  reçue  pour  telle  ;  une  cou- 
tume reçue  :  tel  est  le  fondement  mystique  de  son  auto- 
rité. Disons  alors  que  la  loi  est  juste  parce  qu'elle  est  la 
loi,  ce  que  nous  comprendrons  mieux  en  songeant  aux 
rapports  de  la  justice  et  de  la  force.  La  justice  sans  la 
force  est  impuissante,  la  force  sans  la  justice  est  tyran- 
nique.  Il  faut  donc  unir  la  justice  et  la  force  ;  faire  que 
ce  qui  est  juste  soit  fort,  ou  que  ce  qui  est  fort  soit 
juste.  Faire  que  ce  qui  est  juste  soit  fort  :  c'est  l'exi- 
gence légitime  :  pourquoi  n'y  avoir  pas  conformé  les 
choses?  C'est  que  la  justice  prise  en  elle-même  est 
sujette  à  dispute  et  n'impose  pas  à  tou?  son  évidence  : 
tandis  que  la  force  est  reconnaissable  et  arrête  les  con- 
flits. Et  ainsi  en  paraissant  fortifier  la  justice  on  a  jus- 
tifié la  force  afin  que  par  elle  régnât  la  paix.  (Sec- 
tion V,  293-300  ;  312.)  La  force  qui  assure  la  paix,  qui 
empêche  les  discordes  et  les  révoltes  est  vénérée  par 
le  peuple  comme  si  elle  était  la  justice  même,  et  en 
cela  le  peuple  voit  mieux  que  ces  demi-savants  qui 
prétendent  que  les  lois  ne  nous  obligent  pas  parce 
qu'elles  ne  sont  pas  la  justice  absolue  ;  mais  la  vérité 
est    que    notre    propre    idée    de    la   justice,  impuis- 


PASCAL  83 

santé  à  se  réaliser  telle  quelle,  a  du  céder  son  rôle  à 
ce  qui  est  d'une  essence  contraire  à  la  sienne.  (Sec- 
tion V,  326-327.) 

Sous  tous  ses  aspects,  en  ses  tendances  comme  en 
ses  œuvres,  l'homme  est  plein  de  contrariétés  :  et  ces 
contrariétés  se  ramènent  à  celle  de  la  grandeur  et  de 
la  bassesse.  11  y  a  en  l'homme  une  capacité  naturelle 
de  bien,  de  vérité,  de  bonheur  ;  mais  cette  capacité  est 
comme  vide  et  se  laisse  remplir  par  des  objets  qui  y 
répugnent.  Et  si  opposées  que  soient  entre  elles  cette 
grandeur  et  cette  bassesse,  au  point  qu'elles  ont  pu 
porter  à  croire  que  nous  avions  deux  âmes,  elles  sont 
pourtant  liées  entre  elles,  en  ce  qu'elles  se  mesurent 
l'une  par  l'autre.  L'homme  ne  se  sentirait  pas  misé- 
rable, s'il  ne  se  savait  pas  né  pour  des  fins  plus  hautes 
que  celles  qu'il  remplit  :  «  Il  connaît  qu'il  est  misérable  ; 
il  est  donc  misérable,  puisqu'il  l'est  ;  mais  il  est  bien 
grand  puisqu'il  le  connaît.  »  Dès  lors  ne  peut  être  vraie 
pour  l'explication  et  la  direction  de  l'homme  qu'une 
doctrine  des  deux  contraires  et  de  leur  rapport  :  toute 
doctrine  qui  unifie  notre  nature,  qui  la  simplifie  en 
un  seul  sens,  ou  qui  encore,  reconnaissant  en  elle  des 
éléments  disparates,  les  laisse  uniquement  en  présence 
et  comme  juxtaposés  n'est  pas  une  doctrine  de  vérité 
et  de  vie. 

Par  là  apparaît  l'insuffisance  des  doctrines  propre- 
ment philosophiques.  Dans  son  entretien  avec  M.  de 
Sacy  qui  esquisse  déjà  en  quelque  manière  l'Apologie, 
Pascal  ramène  à  deux  les  doctrines  qui  méritent  con- 
sidération :  ou  la  doctrine  selon  laquelle  il  y  a  un  Dieu, 
en  qui  est  le  souverain  bien,  ou  la  doctrine  qui  déclare 
Dieu  incertain  et  le  souverain  bien  avec  lui  :  la  pre- 
mière est  celle  d'Épictète  ;  la  seconde  celle  de  Mon- 
taigne. Épictète  a  bien  connu  les  devoirs  de  l'homme, 
quand  il  lui  a  demandé  de  regarder  Dieu  comme  son 
principal  objet  et  de  se  soumettre  sans  murmurer  à  la 
Providence  divine  ;  mais,  en  lui  attribuant  la  puissance 
de  régler  par  lui  seul  ses  idées  et  d'acquérir  par  là  toutes 


84  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

les  vertus,  il  a  énoncé  des  principes  «  d'une  superbe 
diabolique  )>.  Montaigne,  recherchant  ce  que  peut  la 
raison  sans  la  lumière  de  la  foi,  la  condamne  à  une 
incertitude  telle  qu'elle  ne  doit  même  pas  dire  :  3e  ne 
sais^  mais  simplement  :  Que  sais-je^  qu'elle  doit  s'avouer 
incapable  de  fonder  aucune  philosophie  et  même  au- 
cune science  ;  mais,  en  nous  faisant  voir  «  la  superbe 
raison  si  invinciblement  froissée  par  ses  propres 
armes  »,  il  a  paru  délier  l'homme  de  toute  obligation 
de  résister  à  ses  penchants  naturels  et  de  s'élever  plus 
haut  qu'eux.  L'un  donc  a  connu  la  grandeur  de 
l'homme,  mais  ignoré  son  impuissance  ;  l'autre  a  connu 
la  faiblesse  de  l'homme,  mais  ignoré  le  sentiment  qu'il 
a  de  son  devoir.  En  les  alliant  on  formerait,  semble- 
t-il,  une  doctrine  parfaite  :  mais  cette  alliance  pure  et 
simple  ne  les  accorderait  pas  :  par  leurs  oppositions 
ils  renverseraient  la  vérité  aussi  bien  que  la  fausseté 
l'un  de  l'autre.  C'est  qu'il  a  manqué  à  l'un  et  à  l'autre 
de  concevoir  que  l'état  de  l'homme  d'à  présent  diffère 
de  l'état  de  l'homme  au  moment  de  la  création,  de 
considérer  les  effets  de  la  chute  et  la  nécessité  de  la 
réparation.  «  Ainsi  ils  se  brisent  et  s'anéantissent  pour 
faire  place  à  la  vérité  de  l'Évangile.  C'est  elle  qui 
accorde  les  contrariétés  par  un  art  tout  divin,  et,  unis- 
sant tout  ce  qui  est  vrai  et  chassant  tout  ce  qu'il 
y  a  de  faux,  elle  en  fait  une  sagesse  véritablement 
céleste,  où  s'accordent  ces  opposés  qui  étaient  incom- 
patibles dans  ces  doctrines  humaines.  Et  la  raison  en 
est  que  ces  sages  du  monde  placent  les  contraire?  dans 
un  même  sujet,  car  l'un  attribuait  la  grandeur  à  la 
Dature  et  l'autre  la  faiblesse  à  cette  même  nature,  ce 
qui  ne  pouvait  subsister  :  au  lieu  que  la  foi  nous  ap- 
prend à  les  mettre  en  des  sujets  différents  :  tout  ce 
qu'il  y  a  d'infirme  appartenant  à  la  nature,  tout  ce 
qu'il  y  a  de  puissant  appartenant  à  la  Grâce.  Voilà 
l'union  étonnante  et  nouvelle  qu'un  Dieu  seul  pou- 
vait enseigner,  et  que  lui  seul  pouvait  faire,  et  qui 
n'est  qu'une  image  et  qu'un  effet  de  l'union  ineffable 


I 


I 


PASCAL  88 

de  deux  natures  dans  la  SQule  personne  d'un  Homme- 
Dieu.  » 

La  grandeur  et  la  bassesse  de  l'homme  se  mani- 
festent de  même  isolément  et  en  opposition  dans  les 
doctrines  philosophiques  concernant  la  certitude.  Dog- 
matistes  et  pyrrhoniens  ne  cessent  de  se  combattre 
depuis  que  le  monde  dure,  et  les  uns  et  les  autres  ont 
leur  fort.  Il  a  souvent  semblé  que  Pascal  se  mettait 
plus  volontiers  du  côté  des  Pyrrhoniens,  et  de  fait  il 
a  souvent  reproduit  avec  complaisance  les  réflexions 
de  Montaigne  qu'il  estime  incomparable  pour  con- 
vaincre la  raison  de  son  peu  de  lumière  et  de  ses  éga- 
rements. Et  l'on  a  soutenu  que  c'était  sur  les  ruines 
de  la  raison  qu'il  voulait  élever  la  foi,  que  son  scepti- 
cisme était  l'ingrédient  de  ?on  fidéisme.  Thèse  très 
étroite  et  très  inexacte.  Assurément  Pascal  a  dit  : 
«  Le  Pyrrhonisme  est  le  vrai.  »  (Section  VII,  432); 
mais  là  où  il  l'a  dit,  il  a  observé  qu'avant  Jésus- 
Christ  le?  hommes  ignorant  leur  nature  ne  pouvaient 
pas  savoir  ce  qui  en  fait  la  force  à  côté  de  ce  qui  en 
fait  la  faiblesse.  Et  Pascal  n'a  pas  dit  que  le  Pyrrho- 
nisme fût  tout  le  vrai.  N'oublions  pas  en  outre  que 
tout  ce  qu'il  objecte  à  la  raison  vise  la  raison  conçue 
comme  faculté  de  raisonnement,  et  que  ce  qu'il  lui 
dénie  avant  tout  c'est  de  pouvoir  justifier  les  prin- 
cipes dont  elle  part,  de  pouvoir  constituer  par  elle 
seule  un  ordre  complet  de  vérités,  et  un  ordre  de  vérités 
qui  atteigne  la  réalité.  La  raison  ne  trouve  pas  en  elle 
de?  principes  qui  la  rapportent  à  des  objets  réels  : 
.(  Noub  connaissons  la  vérité,  non  seulement  par  la 
raison,  mais  encore  par  le  cœur  ;  c'est  de  cette  dernière 
sorte  que  nous  connaissons  les  premiers  principes,  et 
c'est  en  vain  que  le  raisonnement,  qui  n'y  a  point  de 
part,  essaie  de  les  combattre.  Les  pyrrhoniens,  qui 
n'ont  que  cela  pour  objet,  y  travaillent  inutilement. 
Nous  savons  que  nous  ne  rêvons  point  ;  quelque 
impuissance  où  nous  soyons  de  le  prouver  par  raison, 
cette  impuissance  ne  conclut  autre  que  la  faiblesse 


86  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

de  notre  raison,  mais  non  pas  l'incertitude  de  toutes 
nos  connaissances  comme  ils  le  prétendent...  »  (Sec- 
tion IV,  282.)  «  La  raison  nous  commande  bien  plus 
impérieusement  qu'un  maître  ;  car,  en  désobéissant 
à  l'un,  on  est  malheureux,  et  en  désobéissant  à  l'autre 
on  est  un  sot.  »  (Section  VI,  345.)  «  Nous  avons  une 
impuissance  de  prouver  invincible  à  tout  le  dogma- 
tisme. Nous  avons  une  idée  de  la  vérité  invincible  à 
tout  le  pyrrhonisme.  »  {Ibid.,  395.)  La  nature  soutient 
la  raison  impuissante.  En  effet,  l'idée  de  la  vérité^ 
que  la  raison  renferme  et  nous  impose,  ne  suffisant 
pas  pour  nous  faire  acquérir  des  vérités^  la  raison  se 
développe  à  partir  de  données  qui  lui  sont  extérieures, 
sentiment  et  faits.  Ainsi  le  rôle  du  sentiment  prend 
une  nouvelle  extension  :  le  sentiment,  qui  offrait  déjà 
des  principes  à  l'esprit,  est  aussi  ce  qui  en  nous  saisit 
le  plus  souvent  et  le  plus  complètement  la  vérité  qui 
nous  intéresse  :  «  Dieu  sensible  au  cœur.  » 

Les  lumières  des  hommes  doivent  leur  servir  à  con- 
naître que  ce  n'est  point  en  eux  qu'ils  trouvent  la 
vérité  et  le  bien,  et  que  seule  peut-être  est  vraie  la 
doctrine  qui  rend  raison  des  étonnantes  contrariétés 
qui  sont  en  nous  (Section  VI,  433).  Or  c'est  le  propre 
de  la  Religion  Chrétienne  d'enseigner  qu'il  y  a  un 
Dieu,  dont  les  hommes  sont  capables,  et  qu'il  y  a  une 
corruption  de  la  nature  qui  les  en  rend  indignes,  et 
de  révéler  le  mystère  du  Rédempteur  qui,  unissant 
en  lui  les  deux  natures,  humaine  et  divine,  a  retiré 
les  hommes  de  la  corruption  du  péché  pour  les  récon- 
cilier à  Dieu  en  sa  personne  divine.  La  Religion  Chré- 
tienne a  donc  en  elle  cette  première  et  importante 
marque  de  vérité  qu'elle  comprend  tout  l'homme  et 
qu'elle  est  faite  pour  tout  l'homme. 

Et  sa  vérité  se  démontre  autrement  que  n'essaye 
de  se  démontrer  par  la  raison  des  philosophes  l'exis- 
tence de  Dieu.  Quand  les  philosophes  disent  à  des 
incrédules  qu'ils  n'ont  qu'à  observer  la  merveille  des 
desseins  de  la  nature  pour  y  voir  Dieu  à  découvert, 


I 


PASCAL  87 

qui  pensent-ils  convaincre  avec  des  arguments  aussi 
faibles?  Quand  ils  emploient  des  preuves  plus  méta- 
physiques, comme  celles  qui  rattachent  les  vérités 
géom.étriques  à  une  première  vérité  en  qui  elles 
subsistent,  en  quoi  peuvent-ils  toucher  les  hommes 
et  les  faire  avancer  pour  leur  salut?  Ils  n'arrivent 
ainsi  d'ailleurs  qu'au  «  déisme,  presque  aussi  éloigné 
de  la  religion  chrétienne  que  l'athéisme  ».  (Sec- 
tion VIII,  556.)  Ils  prétendent  connaître  Dieu  sans 
Jésus-Christ,  alors  que  nous  ne  le  connaissons  vérita- 
blement et  en  rapport  avec  nous  "  que  par  Jésus- 
Christ  (Section  VII,  543-549).  «  Le  Dieu  des  Chrétiens 
ne  consiste  pas  en  un  Dieu  simplement  auteur  des 
vérités  géométriques  et  de  l'ordre  des  éléments  ;  c'est 
la  part  des  païens  et  des  épicuriens.  Il  ne  consiste 
pas  seulement  en  un  Dieu  qui  exerce  sa  providence 
sur  la  vie  et  sur  les  biens  des  hommes,  pour  donner 
une  heureuse  suite  d'années  à  ceux  qui  l'adorent  ; 
c'est  la  portion  des  Juifs.  Mais  le  Dieu  d'Abraham, 
le  Dieu  d'Isaac,  le  Dieu  de  Jacob,  le  Dieu  des  Chré- 
tiens, est  un  Dieu  d'amour  et  de  consolation,  c'est  un 
Dieu  qui  remplit  l'âme  et  le  cœur  de  ceux  qu'il  pos- 
sède, c'est  un  Dieu  qui  leur  fait  sentir  intérieurement 
leur  misère,  et  sa  miséricorde  infinie  ;  qui  s'unit  au 
fond  de  leur  âme  ;  qui  la  remplit  d'humilité,  de  joie, 
de  confiance,  d'amour  ;  qui  les  rend  incapables  d'autre 
fin  que  de  lui-même.  »  (Section  VIII,  556,  p.  5). 

Mais  prouver  le  Dieu  des  Chrétiens,  n'est-ce  pas 
aller  dans  le  sens  de  la  Religion  naturelle?  Nullement. 
Car,  tandis  que  les  preuves  philosophiques  ne  voient 
dans  l'homme  et  dans  le  monde  que  ce  qui  représente 
h  quelque  degré  la  perfection  de  Dieu,  c'est  pour 
expliquer  un  incompréhensible  mélange  de  grandeur 
et  de  bassesse  que  la  Religion  Chrétienne  se  propose  : 
et  de  là  vient  que  la  vérité  qui  lui  est  propre  est  une 
vérité  tour  à  tour  claire  et  obscure.  (Section  VIII.) 
«  Reconnaissez  donc  la  vérité  de  la  religion  dans  l'obs- 
curité même  de  la  religion,  dans  le  peu  de  lumière  que 


88  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

nous  en  avons,  dans  l'indifférence  que  nous  avons 
de  la  connaître  ».  (VIII,  565.)  Le  Dieu  véritable  est 
le  Dieu  caché,  Deus  absconditus  {Ibid.,  585);  ou, 
pour  mieux  dire,  il  est  caché  en  partie,  et  découvert 
en  partie,  parce  qu'il  est  également  dangereux  à 
l'homme  de  connaître  Dieu  sans  connaître  sa  misère, 
et  de  connaître  sa  misère  sans  connaître  Dieu. 
(Ibid.,  586.)  «  Dieu  veut  plus  disposer  la  volonté  que 
l'esprit.  La  clarté  parfaite  servirait  à  l'esprit  et  nui- 
rait à  la  volonté.  »  {Ibid.,  581.) 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  pour  cela  que  les 
preuves  de  Pascal  se  distinguent  des  preuves  philoso- 
phiques. Si  elles  se  bornaient  à  montrer  que  la  Reli- 
gion chrétienne  s'ajuste  à  notre  nature,  elles  établi- 
raient uniquement  que  la  vérité  en  est  possible.  La 
vérité  en  est-elle  réelle?  Question  qui  ne  peut  se  décider 
que  par  le  fait.  Or  le  fait,  c'est  que  les  mystères  essen- 
tiels de  la  Religion,  incompréhensibles  en  eux-mêmes, 
et  que  Jésus-Christ  qui  en  est  le  sujet  ont  été  annoncés 
par  des  prophéties  et  confirmés  par  des  miracles.  Les 
autres  religions  n'ont  pas  de  témoins,  et  leurs  livres 
n'ont  aucune  autorité  parce  qu'ils  n'ont  pas  fait  la 
vie  spirituelle  d'un  peuple.  Or  c'est  ce  qu'a  fait  la 
Bible  :  la  Bible  annonce  une  loi  tout  à  fait  rigoureuse 
qui  oblige  le  peuple  juif  à  mille  observations  pénibles 
et  particulières,  et  cette  loi  se  conserve,  quoique  le 
peuple  qu'elle  gouverne  la  supporte  avec  impatience  : 
et  le  témoignage  que  donne  ce  peuple  à  son  livre  est 
d'autant  plus  éclatant  que  ce  livre  le  condamne.  — 
En  outre  ce  livre  annonce  par  prophétie  ce  qui  s'ac- 
complira par  la  nouvelle  alliance  ;  et  les  Deux  Testa- 
ments se  justifient  par  le  fait  que  le  second  montre 
l'avènement  de  ce  que  prédit  le  premier.  Ma:s  il  est 
vrai  qu'il  faut  savoir  interpréter  les  prophéties  de 
l'Ancien  Testament  :  elles  ont  un  sens  littéral  et  un 
sens  spirituel  ;  le  premier  n'est  faux  que  s'il  est  pris 
absolument  :  il  est  alors  un  voile  qui  obscurcit  et 
aveugle  ;  c'est  celui  auquel  se  sont  arrêtés  les  rabbins  ;, 


}>ASCAL  89 

le  second  est  vrai  tel  quel  et  pleinement.  L'Ancien 
Testament  n'est  que  figuratif,  et,  quand  la  loi  promet 
à  ceux  qui  lui  obéiront  les  biens  de  ce  monde,  elle 
n'est  que  figurative  ;  elle  figure  la  valeur  supérieure 
de  la  charité.  Mais  la  charité,  elle,  n'est  pas  un  pré- 
cepte figuratif.  Et  Jésus-Christ  est  venu  ôter  les 
figures  pour  mettre  la  vérité.  (Section  X.)  Ici  encore 
l'interprétation  de  l'Écriture  est  ambiguë  par  l'obscu- 
rité qu'elle  mêle  à  la  clarté  ;  pour  le  Juif  charnel,  tout 
doit  être  pris  à  la  lettre  ;  mais,  pour  le  Chrétien,  la 
lettre  n'est  que  l'expression  figurée  de  la  vérité  selon 
l'Esprit-Saint. 

Cette  preuve  par  les  prophéties,  en  liant  le  fait  et 
l'interprétation  du  fait  par  l'esprit,  est  un  pendant 
de  la  preuve  par  les  miracles.  Ici  en  effet  se  rencontre 
également  une  ambiguïté  qui  est  éclaircie  d'une  ma- 
nière analogue.  Il  y  a  de  faux  miracles  dont  les  vrais 
miracles  ne  se  distinguent  pas  matériellement.  Mais 
«  les  miracles  discernent  la  doctrine,  et  la  doctrine 
discerne  les  miracles  ». 

Ainsi  les  preuves  de  la  Religion  chrétienne  s'appuient 
sur  une  certitude  rationnelle,  qui  n'a  rien  de  méta- 
physique, et  sur  une  certitude  historique  que  com- 
plète l'interprétation  spirituelle  des  faits.  A  ce  genre 
de  preuves  qui  embrasse  des  éléments  disparates 
correspond  l'idée  qu'il  faut  se  faire  de  la  croyance 
qui  y  correspond.  11  y  a  trois  moyens  de  croire,  la 
raison,  la  coutume,  l'inspiration  (245).  La  preuve  qui 
s'adresse  à  la  raison  ne  peut  être  qu'un  instrument 
au  service  de  la  foi  ;  mais  la  foi  est  différente  de  la 
preuve.  La  coutume  nous  porte  plus  profondément  à 
croire  que  la  raison  :  car  nous  sommes  automates 
autant  qu'esprits,  et  la  coutume  incline  l'automate, 
qui  entraîne  l'esprit  sans  qu'il  y  pense  :  il  faut  que 
l'extérieur  se  joigne  à  l'intérieur  pour  obtenir  la  grâce 
de  Dieu  :  attendre  le  secours  uniquement  de  cet  exté- 
rieur est  être  superstitieux  ;  vouloir  s'en  dispenser, 
c'est  être  superbe.  (Section  IV,  249-252.)  Mais  c'est 


90  LA   PHILOSOPHIE   FUANÇAISE 

l'inspiration,  c'est  la  grâce,  don  de  Dieu,  qui  fait  la 
foi  :  et  toute  l'œuvre  des  hommes,  y  compris  l'apo- 
logie, ne  peut  servir  qu'à  en  faire  admettre  la  néces- 
sité et  à  y  disposer  l'âme  :  Dieu  seul  peut  le  reste, 
c'est-à-dire  tout.  Toute  cette  philosophie  de  la  na- 
ture et  de  la  destinée  humaine  se  résume  dans  une 
vue  d'ensemble  que  Pascal  présente  ainsi  :  «  Tous 
les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la  terre  et  ses 
royaumes,  ne  valent  pas  le  m.oindre  des  esprits  :  car 
il  connaît  tout  cela,  et  soi,  et  les  corps,  rien.  Tous 
les  corps  ensemble  et  tous  les  esprits  ensemble,  et 
toutes  leurs  productions  ne  valent  pas  le  moindre 
mouvement  de  charité.  Cela  est  d'un  ordre  infini- 
ment plus  élevé.  »  (Section  XII,  793.) 

La  philosophie  de  Pascal  libère  la  Science  et  la 
Religion  de  la  Métaphysique.  Elle  n'exclut  pas  la 
raison  de  la  recherche  de  la  vérité  ;  mais  elle  repousse 
l'idée  que  la  raison  apporte  par  elle-même  une  vérité 
réelle  dont  elle  n'aurait  qu'à  développer  le  contenu. 
Contre  cette  raison  qui  veut  s'élever  à  l'absolu,  elle 
fait  valoir  la  réalité  du  fait,  le  caractère  immédiat  et 
indémontrable  des  principes,  les  oppositions  qui  s'ap- 
puient sur  des  termes  également  réels,  la  discontinuité 
des  ordres  différents  de  la  réalité.  —  Mais  il  serait 
erroné  de  croire  que  Pascal  se  rejette  pour  cela  dans 
l'arbitraire  des  vues  :  la  pensée  chez  lui  reste  présente 
à  tout  ce  qu'il  affirme  par  delà  la  raison,  et  même  à 
un  certain  point  de  vue  contre  la  raison.  Et  de  là  vient 
que  son  œuvre  est  si  riche  de  directions  philoso- 
phiques :  là  où  chez  lui  le  rationalisme  cesse,  inter- 
vient le  seul  réalisme  méthodique  de  l'expérience,  — 
de  l'expérience  physique,  de  l'expérience  psycholo- 
gique et  morale,  —  de  l'expérience  conçue  par  lui 
comme  la  puissance  de  découvrir  les  raisons  du  fait 
ainsi  que  les  sources  surnaturelles  de  la  vie  spirituelle. 


I 


CHAPITRE  IV 
MALEBRANCHE 

I 

LA    CONCEPTION    DE    LA    PHILOSOPHIE 
ET    LA    DOCTRINE    DES    IDÉES 

Malgré  les  oppositions  qu'elle  avait  d'abord  ren- 
contrées, la  philosophie  cartésienne  ne  tarda  pas  au 
dix-septième  siècle  à  conquérir  un  empire  étendu  sur 
les  esprits  :  et  il  arriva  alors.que,  constituée  comme  une 
philosophie  qui  mettait  à  part  les  vérités  de  la  foi,  elle 
contracta  cependant  dans  bien  des  intelligences  une 
alliance  plus  ou  moins  intime  avec  les  vérités  de  la 
foi.  Bossuet,  tout  en  restant  fidèle  sur  bien  des  points 
à  la  tradition  scolastique,  montre,  au  moins  pendant 
quoique  temps,  un  certain  attachement  au  cartésia- 
nisme, et,  dans  le  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu 
et  de  soi-même^  il  prend  à  son  compte  certaines  idées 
cartésiennes  :  il  se  défie  surtout  des  paradoxes  du 
cartésianisme  et  des  interprétations  que  certains  car- 
tésiens donnaient  des  dogmes  chrétiens.  Arnauld,  qui 
devait  si  vivement  combattre  Malebranche,  encourut 
de  Jurieu  le  reproche  d'être  plus  attaché  au  cartésia- 
nisme qu'à  la  foi  :  du  cartésianisme  il  défendait  sur- 
tout le  spiritualisme,  le  dualisme,  mais  non  ce  qui 
allait  dans  le  sens  de  l'idéalisme  ou  d'un  rationalisme 
défini  :  il  tendait  à  ramener  les  idées  claires  aux  idées 


92  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

de  bon  sens,  —  précurseur  en  cela  des  Ecossais.  — 
Fénelon  défend  l'alliance  de  la  religion  et  de  la  méta- 
physique,—  de  la  métaphysique  cartésienne  ;  —  après 
avoir  combattu  Malebranche  sous  l'inspiration  de 
Bossuet,  il  semble  garder  quelque  chose  du  ton  et  de 
l'allure  de  Malebranche  quand,  dans  la  seconde  partie 
de  son  Traité  de  Vexistence  de  Dieii^  il  développe  élo- 
quemment  ses  conceptions  sur  l'Infini  et  sur  l'Être 
éminemment  tout  être. 

Mais  le  philosophe  qui  introduit  dans  son  adoption 
du  cartésianisme  toute  une  philosophie  originale,  et 
qui  l'exprime  par  surcroît  dans  la  langue  la  plus 
souple  et  la  plus  noble,  la  plus  ordonnée  et  la  plus 
vive,  abondante  en  expressions  relevées  et  magni- 
fiques, c'est  Malebranche. 

Quoi  qu'il  doive  à  Descartes,  Malebranche  ne  phi- 
losophe pas  de  même  façon  que  Descartes,  ni  avec 
les  mêmes  préoccupations,  ni  pour  le  même  objet. 
Descartes  est  avant  tout  en  quête  de  la  méthode  qui 
permet  de  découvrir,  par  progrès  réguliers  et  quasi 
illimités,  la  vérité  dans  les  sciences  et  des  raisons  qui 
garantissent  la  certitude  complète  des  connaissances 
acquises  par  cette  voie  :  toute  sa  métaphysique,  avecÉ 
les  affirmations  qu'elle  contient,  —  affirmation  de 
notre  être  comme  être  pensant,  —  affirmation  de 
Dieu  comme  Être  infini  qui  crée  par  sa  liberté  non 
seulement  les  êtres,  mais  les  vérités,  et  qui  assure 
absolument  par  sa  véracité  tout  ce  que  nous  jugeons 
vrai  en  vertu  d'idées  claires  et  distinctes,  —  affirma- 
tion de  l'existence  des  choses  corporelles  et  de  la  diffé- 
rence radicale  du  corps  et  de  l'esprit,  — toute  sa  méta- 
physique tend  principalement  à  justifier  sa  conception 
de  la  science  universelle  et  en  particulier  de  sa  phy- 
sique géométrique  ;  certes  Descartes  met  à  un  haut 
prix  la  culture  de  la  raison  pour  elle-même,  mais  il  la 
lie  très  intimement  à  la  satisfaction  d'ordonner  le 
savoir  et  de  conquérir  par  le  savoir  le  pouvoir  de 
dominer  la  nature  et  d'améliorer  l'existence  terrestre 


MALEBRANGHE  93 

de  l'homme.  De  là  vient  que  sa  philosophie,  si  elle 
comprend  des  thèses  qui  intéressent  la  Religion,  ne 
se  développe  aucunement  sous  l'empire  de  motifs 
religieux  :  elle  accepte  les  vérités  de  la  foi,  mais  pour 
les  mettre  à  part  ;  elle  se  défie  de  la  théologie  et  môme 
elle  la  combat,  tout  autant  que  celle-ci  paraît  couvrir 
de  son  autorité  des  propositions  de  physique.  Si  elle 
estime  raisonnable  de  se  soumettre  à  la  révélation, 
elle  rattache  la  révélation  à  la  puissance  plutôt  qu'à 
la  raison  divine  :  les  raisons  de  croire  peuvent  venir 
de  la  lumière  naturelle,  mais  l'objet  de  la  foi  reste 
obscur,  et  l'action  de  la  grâce  garde  le  caractère  d'une 
motion  sans  être  une  illumination  intérieure.  Et  la 
foi  par  conséquent  n'est  ni  une  connaissance,  ni  une 
aspiration  à  la  connaissance. 

Malebranche,  lui,  combat  moins  l'union  de  la  philo- 
sophie avec  la  théologie  que  de  la  théologie  avec  le 
péripatétisme.  Ou,  pour  mieux  dire,  en  tant  qu'elle 
expose  les  dogmes  et  les  mystères  de  la  foi,  la  théo- 
logie se  défend  par  la  tradition.  Il  est  curieux  de  cons- 
tater que  là-dessus  Malebranche  s'exprime  en  des 
termes  qui  rappellent  presque  littéralement  ceux  dont 
s'est  servi  Pascal  dan?  la  Préface  du  Traité  du  Vide. 
«  Les  choses  de  la  foi,  déclare  Malebranche,  ne  s'ap- 
prennent que  par  la  tradition,  et  la  raison  ne  peut  pas 
les  découvrir...  En  matière  de  théologie  on  doit  aimer 
l'antiquité,  parce  qu'on  doit  aimer  la  vérité,  et  que  la 
vérité  se  trouve  dans  l'antiquité.  Il  faut  que  toute 
curiosité  cesse,  lorsqu'on  tient  une  fois  la  vérité.  Mais 
en  matière  de  philosophie  on  doit  au  contraire  aimer 
la  nouveauté,  par  la  même  raison  qu'il  faut  toujours 
aimer  la  vérité,  qu'il  faut  la  rechercher,  et  qu'il  faut 
avoir  sans  cesse  de  la  curiosité  pour  elle.  Si  l'on  croyait 
qu'Aristote  et  Platon  fussent  infaillibles,  il  ne  faudrait 
peut-être  s'appliquer  qu'à  les  entendre  ;  mais  la  raison 
ne  permet  pas  qu'on  le  croie.  La  raison  veut,  au  con- 
traire, que  nous  les  jugions  plus  ignorants  que  les 
nouveaux   philosophes,   puisque,   dans  le  temps   où 


94  LA    PHILOSOPHIE    FRANÇAISE 

nous  vivons,  le  monde  est  plus  vieux  de  deux  mille 
ans  et  qu'il  a  plus  d'expérience  que  dans  le  temps 
d'Aristote  et  de  Platon,  comme  l'on  a  déjà  dit,  et 
que  les  nouveaux  philosophes  peuvent  savoir  toutes 
les  vérités  que  les  anciens  nous  ont  laissées  et  en 
trouver  encore  plusieurs  autres.  »  {Recherche  de  la 
Vérité^  liv.  II,  partie  II,  chap.  v.)  Demander  de 
l'évidence  dans  les  choses  de  la  foi  par  une  vaine  agita- 
lion  d'esprit  ;  croire  sans  évidence  dans  les  questions 
naturelles  par  une  déférence  indiscrète  et  par  une 
basse  soumission  d'esprit  :  deux  excès  également 
blâmables  aux  yeux  de  Malebranche.  (Recherche  de 
la  Vérité,  liv.  IV,  chap.  m.)  Cependant  cette  distinc- 
tion que  Malebranche  établit  entre  la  souveraineté 
de  la  pensée  claire  en  matière  de  philosophie  et  de 
science,  et  le  respect  de  l'autorité  en  matière  de  théo- 
logie et  de  religion,  —  distinction  qui  semble  le  tenir 
très  près  de  Descartes,  et  distinction  qu'il  admettra 
toujours  en  quelque  mesure,  —  se  subordonne  de 
plus  en  plus  à  l'affirmation  d'une  union  intime  entre 
la  religion  et  la  philosophie. 

De  cette  union  on  peut  dire  dans  le  sens  le  plus  fort 
qu'elle  est  fondée  en  raison.  Car  c'est  la  même  raison, 
le  même  Verbe  de  Dieu  qui  enseigne  d'une  part  les 
hommes  au  dedans  par  l'évidence  purement  intelli- 
gible de  ses  lumières  et  qui  d'autre  part  les  enseigne 
au  dehors  d'une  manière  sensible,  par  l'autorité  de  la 
révélation  et  de  l'Église  universelle.  Les  hommes  ont 
avec  la  raison  une  union  naturelle  et  essentielle  :  mais, 
cette  union  ayant  été  affaiblie  et  obscurcie  par  le 
premier  péché  de  façon  à  rendre  prépondérante  leur 
union  avec  le  corps,  la  raison  s'est  incarnée  et  elle 
s'est  proportionnée  à  la  faiblesse  humaine;  c'est  par 
les  sens  qu'elle  est  venue  parler  aux  esprits,  c'est  sur 
les  sens  qu'elle  a  agi  pour  disposer  les  volontés,  afin 
de  rétablir  les  véritables  et  intime?  rapports  des 
hommes  avec  la  sagesse  éternelle.  On  conçois  donc 
que  tout  en  restant  dit-tinctes  la  philosophie   et  la 


MALEBRANCHE  95 

religion  se  rapprochent  puisqu'elles  ont  un  môme 
principe,  la  raison.  Quand  Malebranche  envisage  cette 
unité  de  principe,  il  use  parfois  de  formules  singulière- 
ment hardies  :  «  l'évidence,  l'intelligence  est  préfé- 
rable à  la  foi.  Car  la  foi  passera,  mais  l'intelligence 
subsistera  éternellement.  La  foi  est  véritablement  un 
grand  bien,  mais  c'est  qu'elle  conduit  à  l'intelligence.  » 
(Traité  de  Morale^  V^  partie,  chap.  ii,  11.)  Il  faut 
d'ailleurs  bien  se  rendre  compte  de  la  signification 
exacte  de  ces  formules.  La  Raison  qui  éclaire  l'homme 
n'appartient  pas  à  l'homme  :  elle  est  la  vertu  ou  la 
sagesse  de  Dieu  môme.  Ce  n'est  donc  pas  en  tant  que 
nôtre,  puisqu'elle  n'est  point  nôtre,  que  la  Raison 
peut  remplacer  la  foi.  C'est  parce  qu'elle  est  la  vérité 
intérieure  et  purement  spirituelle  qu'elle  doit  en  Dieu 
et  par  Dieu  s'approprier  éminemment,  avec  ses  propres 
effets,  ceux  de  la  vérité  incarnée  :  et  ce  n'est  point 
d'ailleurs  dans  la  vie  présente,  c'est  uniquement  dans 
la  vie  glorieuse  que  cesse  le  rôle  spécial  de  la  foi.  Il 
résulte  de  là  chez  Malebranche  une  conception  assez 
compliquée  des  rapports  de  la  raison  philosophique 
et  de  la  Religion.  D'un  côté,  il  ne  manque  pas  de  dire 
que  l'on  ne  doit  jamais  renoncer  à  la  foi  sous  prétexte 
de  mieux  suivre  la  raison,  et  que  l'on  doit  tendre  à 
Dieu,  non  pas  tant  par  nos  forces  naturelles  qui  depuis 
le  péché  sont  languissantes,  que  par  le  secours  de  la 
foi,  qu'il  vaut  mieux  se  résigner  à  certaines  ignorances 
pendant  notre  courte  vie  que  de  s'exposer  aux  ténèbres 
pour  toutel'éternité. (Recherche delà  Vérité, siih  fine.)(i). 
Pourtant  il  demande  avec  une  énergie  remarquable 
que  l'on  use  de  la  raison  pour  l'intelligence  des  choses 
de  la  foi.  On  veut  parfois  bannir  la  raison  de  la  Reli- 
gion par  peur  do  troubler  celle-ci.  Mais  «  celui  qui  a  la 
raison  de  son  côté  a  des  armes  bien  puissantes  pour 
se  rendre  maître  des  esprits  ;  car  enfin  nous  sommes 

(1)  «  Il  n'est  pas  nécessaire  que  nous  sachions  exactement  les 
raisons  de  notre  foi,  ^'entends  les  raisons  que  la  métaphysio,ue 
peut  nous  fournir.  »  [Entretiens  sur  la  Métaphysique,  XIV,  13.) 


96  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

tous  raisonnables  et  essentiellement  raisonnables.  Et] 
de  prétendre  se  dépouiller  de  sa  raison  comme  on  se| 
décharge  d'un  habit  de  cérémonie,  c'est  se  rendre; 
ridicule  et  tenter  inutilement  l'impossible.  »  {Entre- 
tiens sur  la  Métaphysique,  XIV,  13.)  La  foi  sans 
aucune  lumière,  dit-il  ailleurs,  ne  peut  rendre  solide- 
ment vertueux.  Mais  comment  appliquer  la  raison  à 
la  foi?  Il  y  a  d'abord  des  vérités  communes  à  l'une  et 
à  l'autre,  —  et,  en  de  certaines  limites,  Malebranche 
paraît  reprendre  une  Doctrine  traditionnelle.  «  La 
connaissance  de  la  cause  universelle  ou  de  l'existence 
de  Dieu  est  absolument  nécessaire,  puisque  même  la 
certitude  de  la  foi  dépend  de  la  connaissance  que  la 
raison  donne  de  l'existence  d'un  Dieu.  »  (Recherche  de 
la  Vérité,  IV,  chap.  vi,  ii.)  Mais  comment  en  user  avec 
les  dogmes  et  les  mystères,  dont  on  n'a  pas,  Male- 
branche le  reconnaît,  d'idée  claire?  {Traité  de  Morale^ 
fe  partie,  chap.  ii,  xi.)  A  cela  Malebranche  répond 
qu'il  faut  distinguer  entre- les  dogmes  de  la  foi  et  les 
explications  ou  preuves  que  l'on  en  peut  donner  :  les 
dogmes  sont  fournis  par  la  tradition  de  l'Eglise,  et  assu- 
rément pour  Malebranche  ils  ne  sauraient  être  aperçus 
par  la  seule  raison  :  mais  alors  pour  les  expliquer  que 
faire?  Observons  ce  que  font  les  physiciens  :  ils  ne 
raisonnent  jamais  contre  l'expérience  ;  mais  ils  ne 
concluent  pas  non  plus  par  l'expérience  contre  la 
raison  ;  ils  ne  mettent  en  doute  ni  la  certitude  de 
l'expérience,  ni  l'évidence  de  la  raison  :  ils  cherchent 
seulement  le  moyen  d'accorder  l'une  avec  l'autre.  «  Les 
faits  de  la  religion  ou  les  dogmes  décidés  sont  mes 
expériences  en  matière  de  théologie.  »  {Entretiens  sur 
la  Métaphysique,  XIV,  iv.)  On  les  explique  en  les 
rapportant  à  des  raisons  simples  et  générales  :  voilà  ce 
que  dit  explicitement  Malebranche.  De  fait  comment 
Malebranche  établira-t-il  son  explication  de  la  grâce? 
En  montrant  qu'à  l'ordre  de  la  grâce  et  à  tous  les  décrets 
qui  le  constituent  s'applique  la  doctrine  rationnelle 
des  causes  occasionnelles.  Mais  il  est  un  autre  rôle 


MALEBRANCHE  97 

que  Malebranche  fait  jouer  aux  dogmes,  soit  pris  en 
eux-mêmes,  soit  rationnellement  interprétés  :  ils 
peuvent  offrir  une  réponse,  que  la  raison  n'eût  pas 
trouvée  par  elle  seule,  à  une  question  posée  par  la 
raison  :  ainsi  le  dogme  de  l'Incarnation  répond  au 
problème  des  rapports  de  Dieu  et  du  monde,  de  l'in- 
fini et  du  fini.  (Entretiens  sur  la  Métaphysique^  IX, 

VI,    XIV.) 

Mais,  si  incompréhensible  que  soit  en  lui-même  le 
dogme,  il  est  une  règle  que  la  raison  doit  suivre, 
même  quand  elle  s'y  applique,  c'est  la  règle  de  l'évi- 
dence et  elle  doit  naturellement  la  suivre  encore  avec 
plus  de  rigueur  quand  elle  s'applique  à  ces  autres 
nombreux  objets  qui  n'appartiennent  en  aucune  façon 
à  la  foi.  Malebranche  emprunte  à  Descartes  le  principe 
des  idées  claires;  mais  il  en  revêt  la  signification  et 
l'usage  d'une  forme  plus  immédiatement  religieuse  : 
suivre  l'évidence,  c'est  voir  en  un  sens  la  vérité  comme 
Dieu  la  voit.  Et  la  conception  de  la  raison  universelle, 
comme  identique  à  Dieu  même,  est  la  conception  qui 
inspire  et  domine  toute  sa  philosophie. 

Le  rationalisme  de  Malebranche  ne  relève  pas  seule- 
ment de  Descartes  ;  selon  son  aveu  explicite,  il  relève, 
en  même  temps  que  de  Descartes,  de  saint  Augustin. 
De  saint  Augustin  Malebranche  déclare  avoir  appris 
que  l'âme  n'est  directement  unie  qu'à  Dieu  en  qui  se 
trouve  la  puissance  qui  nous  donne  l'être,  la  lumière 
qui  éclaire  notre  esprit  et  la  règle  immuable  qui  gou- 
verne notre  volonté  :  il  déclare  tenir  de  saint  Augustin 
[cette  doctrine  que  les  idées,  exemplaires  ou  arché- 
Itypes  des  créatures,  sont  immuables  et  éternelles, 
qu'elles  sont  en  Dieu,  qu'elles  sont  l'essence  de  Dieu 
même,  en  tant  que  l'essence  de  Dieu  est  imitable  ou 
participable  par  des  créatures  ;  sur  cette  idée  de 
l'exemplarisme  divin  saint  Thomas  est  pleinement 
d'accord  avec  saint  Augustin.  Au  reste,  cette  doc- 
trine que  la  Raison  est  le  Verbe  de  Dieu,  la  lumière 
qui  éclaire  tout  homme,  elle  est  aussi  bien  de  saint 


98  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Justin  et  de  saint  Clément  d'Alexandrie  que  de  saint 
Augustin,  et  celui-ci  avoue  l'avoir  trouvée  dans  les 
livres  des  Platoniciens  ainsi  que  de  Philon  le  Juif  : 
avant  tout,  elle  est  dans  l'Évangile  de  saint  Jean 
(voir  Préface  des  Entretiens  sur  la  Métaphysique).  Mais 
comment  cette  métaphysique  religieuse  qui  était  com- 
prise dans  le  platonisme  chrétien  de  saint  Augustin 
est-elle  venue  s'allier  dans  l'esprit  de  Malebranche  à 
la  philosophie  cartésienne? 

Il  est  remarquable  que  dans  le  Cartésianisme  Male- 
branche n'a  pas  été  d'abord  frappé  par  la  métaphy- 
sique. On  sait  que  c'est  la  lecture  du  Traité  de  V Homme 
de  Descartes  qui  lui  a  révélé  sa  vocation  philosophique. 
Or  dans  ce  Traité  de  V  Homme.,  qu'avait  trouvé  Male- 
branche? Une  explication  pure  et  simple  du  corps 
humain  considéré  comme  une  machine  et  des  fonc- 
tions mentales  telles  que  les  sens,  l'imagination,  la 
mémoire  en  tant  que,  quoique  irréductibles  au  corps, 
elles  dépendent  de  la  structure  et  des  modifications 
du  corps  mécaniquement   expliquées.   De  ce    Traité 
toute  métaphysique  est  absente  et  toute  élévation  de  , 
l'âme  vers  les  hauteurs  spirituelles  :  c'est  la  physio-  ; 
logie  de  Descartes  toute  mécaniste,  avec  sa  psycho-  i 
physiologie.  Selon  un.  de  ses  biographes,  le  P.  Lelong,  j 
ce  que  Malebranche  remarqua  dès  l'abord  chez  Des-  i 
cartes,  ce  furent  «  la  mécanique  et  la  méthode  de  rai-  j 
sonner  ».  (Cité  par  Ollé-Laprune,  I,  56.)  Sans  doute,  j 
en  prenant  une  plus  ample  connaissance  de  Descartes,  i 
il  toucha  à  la  métaphysique  cartésienne,  ne  fût-ce  que  j 
par  les  rapports  qu'elle  avait  avec  la  physique  ;  mais  i 
il  faut  retenir  ce  trait,  que  l'on  pourrait  être  parfois  j 
un  peu  trop  porté  à  effacer  :  c'est  une  curiosité  de  | 
savant  qui  lui  fit  accepter  et  défendre,  tout  en  la  cor-  \ 
rigeant  sur  divers  points,  la  physique  mécaniste  de 
Descartes,  qui  le  porta  à  ne  jamais  négliger  les  ques- 
tions naturelles,  et  qui  même  fit  de  lui  pour  certaines 
parties  de  la  physique,  comme  l'optique,  un  promo- 
teur d'idées  originales. 


I 


MALEBRANCIIE  99 

Au  reste  c'est  par  les  conséquences  et  les  principes 
philosophiques  de  la  physique  cartésienne  que  Male- 
branche  a  été  amené  à  instaurer  le  platonisme  chré- 
tien qui  constitue  sa  Métaphysique.  En  montrant  que 
Il  matière  se  ramène  à  l'étendue  et  qu'il  n'y  a  par  con- 
séquent d'autres  propriétés  de  la  matière  que  celles 
qui  sont  des  modifications  de  l'étendue,  Descartes 
avait  conclu  que  les  qualités  proprement  sensibles 
îont  dans  l'âme  et  non  pas  dans  les  choses,  que  par 
mite  nous  ne  devons  pas  juger  des  choses  par  les  sen- 
timents que  nous  en  avons,  mais  uniquement  par  les 
idées  qui  nous  les  représentent  selon  leur  essence  intel- 
ligible clairement  et  distinctement.  Or  cette  doctrine 
à  laquelle  Malebranche  adhère  immédiatement  et  plei- 
nement manque,  de  son  propre  aveu,  à  saint  Augustin  : 
jaint  Augustin  a  cru,  selon  le  préjugé  vulgaire,  que  l'on 
voit  les  objets  en  eux-mêmes  et  que  par  exemple  les 
îouleurs  qui  les  rendent  visibles  sont  répandues  sur 
eurs  surfaces.  Mais  quand  on  a  montré  que  les  objets 
le  sont  pas  tels  que  nous  les  représentent  nos  sens, 
ju'ils  ne  peuvent  être  que  tels  que  nous  les  présentent 
es  idées  claires  et  distinctes  que  nous  avons  d'eux,  il 
levient  d'autant  plus  indispensable  de  restaurer  en 
l'adaptant  à  la  physique  cartésienne  la  métaphysique 
liugustinienne  des  Idées.  Si  Descartes  n'est  point  allé 
usque-là,  c'est  que  «  ce  grand  philosophe  n'a  point 
(xaminé  à  fond  en  quoi  consiste  la  nature  des  idées  ». 
—  {Premirre  Lettre  contre  la  défense  de  M.  Arnaiild  : 
Recueil,  t.  I,  p.  362.) 
Comment  Malebranche  a-t-il  été  poussé  à  conduire 
et  examen  à  fond?  En  rappelant  la  pensée  à  elle- 
nême  et  à  sa  fonction  primordiale  dans  l'œuvre  de  la 
onnaissance,  Descartes  s'était  du  même  coup  opposé 
ux  maximes  traditionnelles  plus  ou  moins  explicites 
elon  lesquelles  la  pure  et  simple  réalité  des  choses  en 
onstitue  la  première  vérité  ;  la  démarche  normale  de 
intelligence  allait  pour  lui  du  connaître  à  l'être,  non 
e  l'être  au  connaître.  Il  l'avait  pratiquée  pour  son 


100  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

compte  en  réservant  à  la  pensée  le  droit  de  découvrir 
en  elle,  et  par  abstraction  de  tout  le  reste,  la  vérité 
initiale  et  les  conditions  de  toute  vérité  certaine,  en 
brisant  le  lien  établi  par  les  préjugés  sensibles  entre 
les  idées  des  choses  corporelles  et  les  choses  mêmes,  et 
en  rapportant  les  idées  avant  tout  à  la  pensée.  Mais  la 
question  devait  se  poser  de  savoir  si,  ramenées  à  nous, 
des  idées  peuvent  représenter  autre  chose  que  nous-j 
mêmes,  et  bien  que  Descartes,  en  faisant  appel  à  l'idéel 
de  Dieu  pour  sortir  de  lui,  eût  montré  rimportancej 
qui  revient  à  la  réalité  objective  des  idées,  il  n'avaitj 
pas  cependant  affranchi  les  idées  de  leur  relation 
notre  pensée,  ni  expressément  déclaré  qu'elles  pusseni 
par  leur  contenu  se  distinguer  de  notre  faculté  de  con- 
naître pour  en  constituer  l'objet.  Chez  Descartes  la] 
forme  de  la  pensée  couvre  également,  pourrait-on  dire,] 
les  idées  qui  nous  révèlent  ce  que  nous  sommes  et  les 
idées  qui  nous  révèlent  autre  chose  que  nous.  Mais  d( 
là  cependant  surgit  d'une  façon  pressante  un  grave 
problème.  Du  moment  que  la  connaissance  est  poui 
nous  préalable  à  l'être  et  que  nous  ne  connaissons 
immédiatement  que  nous,  comment  se  fait -il  que  nous 
puissions  connaître  des  choses  hors  de  nous?  D'oijj 
vient   que  notre  connaissance  ne  nous  attache  pas 
invinciblement  à  nous-mêmes,  que  nous  apercevons 
des  propriétés  parfaitement  claires  et  pleinement  indé- 
pendantes de  nos  manières  d'être?  Avant  Kant,  Male- 
branche  est  peut-être,  parmi  les  rationalistes  modernes, 
le  philosophe  qui  s'est  le  plus  rigoureusement  demandé 
à  quelle  condition  notre  connaissance  des  choses  peut 
être  «  objective  »,  au  sens  le  plus  récent  de  ce  dernier 
terme.  ^ 

Aussi  Malebranche  passe-t-il  rapidement  sur  lej 
Cogito.  Il  en  use  pour  assurer  par  notre  pensée  notre; 
existence,  car  le  néant  n'a  point  de  propriété,  et  pour^ 
établir  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps.  Mais  il  va| 
rapidement  à  ce  qui  est  son  problème,  et  il  le  déter- 
mine tout  d'abord  par  la  différence  profonde  qu'il  éta-. 


MALEBRANCHE  101 

blit  entre  les  sentiments  et  les  idées  :  les  sentiments 
sont  de  simples  modifications  de  notre  âme  qui  nous 
apprennent,  sans  clarté  d'ailleurs,  que  notre  âme  est 
de  telle  manière  ;  tandis  que  les  idées  nous  présentent 
des  propriétés  indépendantes  de  nous  et  de  nos  modi- 
fications, et  ont  par  là  m.ême  une  réalité  incontestable  : 
la  douleur  que  j'éprouve,  la  lumière  qui  me  frappe 
sont  des  sentiments  ;  mais  un  nombre,  un  cercle  ne 
sont  pas  des  manières  d'être  à  moi  :  ce  sont  des  idées 
que  j'aperçois  et  sur  lesquelles  je  raisonne  sans  qu'elles 
soient  quelque  chose  de  moi  et  qui  me  découvrent  des 
vérités  exactement  définies  et  immuables  :  ne  dois-je 
donc  pas  considérer  ces  idées  comme  des  réalités  alors 
que  tout  ce  qu'elles  me  manifestent  n'avait  pas  besoin 
d'être  perçu  par  moi  pour  être,  et  subsiste  indépendam- 
ment de  moi? 

L'analyse  de  notre  perception  ordinaire  des  corps 
montre  l'importance  de  cette  distinction.  Quand  nous 
percevons  des  corps,  il  y  a  d'une  part  pour  objet  de 
cette  perception  une  partie  déterminée  d'étendue,  une 
certaine  figure,  en  repos  ou  en  mouvement,  et  d'autre 
part  certaines  modifications  de  lumière,  de  couleur, 
peut-être  aussi  de  son,  de  saveur,  d'odeur  ;  mais,  tandis 
que  ce  que  nous  déterminons  de  l'étendue  par  cette 
perception  est  susceptible  d'être  géométriquement 
défini  el  expliqué,  les  autres  modifications,  bien  qu'elles 
semblent  se  rapporter  aux  objets,  ne  sont  que  des 
manières  d'être  de  notre  âme.  Dans  notre  perception 
ordinaire  des  corps  il  y  a  donc  ainsi,  quoique  radica- 
lement différents,  certaines  déterminations  de  l'idée 
d'étendue  et  certains  sentiments  qui  sont  purement 
nôtres. 

Montrer  que  les  données  des  sens  ne  sont  que  des 
sentiments  et  n'enveloppent  pas  en  elles-mêmes  la 
connaissance  des  objets  extérieurs,  c'est  là  la  tâche 
qu'a  accomplie  Malebranche,  surtout  dans  La  Re- 
cherche de  la  Vérité,  avec  une  grande  variété  d'argu- 
ments et   une  extrême     finesse    d'analyse.   En    cela 


102  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

il  ne  fait  d'ailleurs   que   développer  les  indications- 
déjà  abondantes  et  précises  de   Descartes.  Descartes] 
avait  bien  établi  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  ressemblaDce' 
entre  nos  sensations  et  les  objets  qu'entre  un  signe' 
et  la  chose  signifiée;  et,  comme  il  avait  soutenu  que' 
nous  ne  percevons  pas  par  nos  sens  les  corps  tels  qu'ils 
sont,  il  avait  été  conduit  à  étudier  la  perception  sen-i 
sible  comme  une  opération  essentiellement  interpré- 
tative et  constructive.  Malebranche  s'engage  et  va 
aussi  loin  que  possible  dans  la  même  voie,  et,  pour, 
prouver  que  ce  ne  sont  pas  les  sens  qui  nous  font; 
connaître  les  corps,  il  énumère  les  principales  erreurs 
que  nous  commettons  lorsque  nous  nous  fions  à  leurs' 
renseignements.  Nos  yeux  en  particulier  ne  nous  font 
pas  voir  l'étendue  telle  qu'elle  est  ;  ils  nous  instruisent 
mal  de  la  véritable  grandeur  des  corps  ;  ils  nous  déro- 
bent les  ligures  les  plus  petites  ;  ils  mesurent  mal  les 
figures  les  plus  grandes  ;  ils  nous  trompent  sur  la  dis- 
tance, sur  le  mouvement...  Malebranche,  pour  faire: 
ressortir  ces  illusions,  appuie  ses  analyses  sur  deux! 
sortes  d'arguments  :  ou  bien  il  oppose  les  sens  aux' 
sens,  ou  bien  il  oppose  les  sens  à  la  connaissance 
vraie.  Ce  n'est  pas  que  les  sens  nous  trompent,  car 
nous  restons  libres  de  ne  pas  consentir   à  ce    qu'ils 
nous  proposent  :  c'est  notre  jugement  qui  est  en  faute  ; 
et  de  plus  les  sens  ont  une  fonction  qui  est  de  nous 
apprendre,  non  pas  ce  que  les  choses  sont  en  elles- 
mêmes,  mais,  comme  l'avait  déjà  dit  Descartes,  les 
rapports  qu'elles  ont  avec  notre  corps  et  ce  qui  inté- 
resse sa  conservation.  Mais  pourquoi  tendons-nous  à 
objectiver    nos    sensations?    C'est    que    nous    avons 
conscience  de  ne  pas  en  être  les  auteurs  et  que  nous 
ignorons  les  mouvements  imperceptibles  qui  s'accom- 
plissent dans  les  corps  :  nous  remplaçons  ces  mouve- 
ments imperceptibles   qui  nous   échappent   par   des 
propriétés  semblables  aux  sensations  qui  sont  en  nous. 
L'imagination  qui  prolonge  et  combine  les  données 
des  sens  ne  nous  instruit  naturellement  pas  mieux 


I 


MALEBUANCHE  103 

Bur  les  choses  que  les  sens  eux-mêmes  :  et  elle  est 
l'occasion  d'un  nombre  considérable  d'erreurs  par  le 
fait  du  caractère  irrationnel  des  liaisons  qu'elle  établit 
entre  les  images.  La  puissance  qu'a  l'imagination 
sous  toutes  ses  formes,  l'influence  qu'elle  exerce  à 
rencontre  de  la  raison,  tout  ce  qu'elle  implante  en 
nous  de  croyances  ou  d'habitudes  absurdes,  Male- 
branche  l'a  exposé  avec  une  pénétration  tout  à  fait 
remarquable  ;  et  c'a  été  pour  lui  l'occasion  de  déve- 
lopper une  psychologie  physiologique  dans  le  sens 
de  ce  que  Descartes  avait  notamment  exposé  dans 
son  Traité  des  Passions  et  dans  son  Traité  de  V Homme. 
Ainsi  nous  revenons  a  une  doctrine  cartésienne  :  sen- 
tir et  imaginer  n'enveloppent  pas  des  idées  claires  et 
ne  peuvent  fournir  sur  les  choses  de  connaissances 
vraies. 

Mais  nous  sommes  aussi  ramenés  à  notre  problème  : 
comment  connaissons-nous  les  choses  et  sur  quoi 
repose  cette  connaissance?  Les  doctrines  réalistes  plus 
ou  moins  traditionnelles  font  dépendre  notre  connais- 
sance des  choses  de  l'existence  des  choses  mômes  et 
de  l'action  exercée  par  ces  choses  sur  notre  faculté 
de  connaître.  Mais  cette  solution,  contraire  aux  con- 
clusions précédentes,  est  insoutenable  et  fausse  même 
la  position  du  problème.  Car  il  s'agit  de  savoir  en 
quoi  consiste  notre  connaissance  sans  sortir  des  con- 
ditions propres  de  la  connaissance  :  exigence  d'autant 
plus  rigoureuse  que  nous  connaissons  parfaitement 
des  choses  qui  n'existent  point.  Il  n'y  a  aucune  liaison 
nécessaire  entre  la  connaissance  que  nous  avons  des 
choses  et  leur  existence  :  les  rêves  et  les  hallucinations 
de  la  furie  ou  de  la  folie  témoignent  que  nous  nous 
représentons  des  êtres  en  leur  absence.  D'autre  part, 
l'âme  ne  peut  apercevoir  que  des  objets  qui  lui  sont 
immédiatement  unis  et  qui  lui  sont  actuellement  pré- 
sents :  or,  puisqu'elle  peut  apercevoir  des  objets  qui 
n'ont  pas  d'existence  hors  d'elle  et  que  des  choses 
existant  hors  d'elle  seraient  comme  séparées  d'elle  et 


104  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

ne  pourraient  lui  être  unies,  il  n'y  a  que  des  idées  qui 
peuvent  être  les  objets  immédiats  de  l'âme. 

Or,  les  idées  qui  nous  représentent  ou  plutôt  qui 
nous  présentent  les  choses  matérielles,  même  si  ces 
choses  n'existent  pas,  sont  des  déterminations  de 
l'idée  d'étendue,  idée  claire  qui  est  le  principe  d'une 
infinité  de  propriétés  parfaitement  connaissables  en 
elles-mêmes,  et  cette  idée  d'une  étendue  infinie  est 
une  idée  nécessaire,  immuable,  ineffaçable  de  notre 
esprit,  comme  celle  de  l'Être.  L'esprit  ne  peut  s'en 
séparer,  ni  la  perdre  de  vue.  Et  en  même  temps  qu'il 
connaît  clairement  ce  qu'elle  comprend  et  qu'il  la 
juge  ainsi  pleinement  intelligible-,  il  ne  peut  la  com- 
prendre, en  raison  de  son  infinité  :  elle  lui  est  incom.- 
préhensible.  Preuve  d'ailleurs  que  cette  idée  d'étendue 
est  autre  chose  et  infiniment  plus  qu'une  modification  , 
de  son  être,  puisqu'elle  le  passe  infiniment.  L'étendue 
intelligible,  —  intelligible  en  même  temps  qu'incom- 
préhensible, —  est  l'objet  immédiat  de  notre  entende- 
ment. C'est  de  cette  vaste  idée  que  se  forment  toutes 
les  figures  intelligibles  qui  sont  les  divers  corps  :  et 
ce  sont  ces  figures  intelligibles  que  nous  voyons,  même 
quand  elles  prennent  des  formes  sensibles  à  nos  yeux  ;  fl 
car,  si  elles  n'étaient  pas  les  objets  réels  que  nous 
percevons,  nos  sensations  ne  viendraient  pas  s'étaler, 
en  quelque  sorte,  sur  leur  surface.  Au  fond  l'intelli- 
gible seul  peut  être  vu  ;  le  sensible  ne  peut  pas  l'être  : 
la  vision  illusoire  du  sensible  n'est  possible  que  par 
la  vision  réelle  de  l'intelligible. 

Mais  d'où  viennent  les  id'^es  que  nous  apercevons 
et  avant  tout  l'idée  d'étendue?  Il  nous  faut  écarter, 
par  les  raisons  que  nous  avons  dites,  toute  explication 
par  l'existence  des  choses  et  en  particulier  l'explica- 
tion scolastique  qui  consiste  à  prétendre  que  les  objets 
matériels  envoient  des  espèces  qui  leur  ressemblent. 
Il  faut  écarter  également  toute  explication  qui  con- 
siste à  soutenir  que  l'esprit  humain  peut  produire 
ces  idées,  ou  les  apporter  avec  lui  en  naissant  :  car, 


MALEliRANGHE  105 

par  ce  qu'elles  ont  d'infini  en  tout  sens,  elles  dépassent 
la  capacité  qu'a  l'esprit  d'engendrer,  s'il  en  a  une,  et 
même  sa  capacité  d'embrasser.  Toutes  les  autres  expli- 
cations mises  de  côté,  il  n'en  reste  qu'une  qui  est  tout 
à  fait  conforme  à  la  raison.  Comme  il  est  absolument 
nécessaire  que  Dieu  ait  en  lui-même  les  idées  de  tous 
les  êtres  qu'il  a  créés,  comme  d'autre  part  Dieu  doit 
être  très  étroitement  uni  à  nos  âmes  par  sa  présence, 
de  sorte  qu'on  peut  dire  qu'il  est  le  lieu  des  esprits 
comme  l'espace  est  le  lieu  des  corps,  nous  devons 
penser  que  c'est  en  Dieu  que  nous  voyons  les  idées 
des  choses  et  en  particulier  l'idée  d'étendue. 

La  vision  de  l'étendue  intelligible  en  Dieu  n'est, 
comme  nous  le  verrons,  qu'une  part  de  notre  com- 
merce avec  la  Raison  divine.  Mais  il  nous  faut  insister 
sur  ce  qu'elle  signifie  et  dissiper  les  confusions  que 
Malebranche  s'est  efforcé  de  dissiper.  D'abord  voir 
l'étendue  intelligible,  ce  n'est  pas  la  sentir  :  le  senti- 
ment est  une  modification  de  notre  âme,  et  c'est 
Dieu  qui  le  cause  sans  douta;  mais  il  le  cause  sans 
l'avoir  ;  car  Dieu  ne  sent  pas  ;  tandis  qu'il  a  en  soi 
l'idée  de  l'étendue.  —  Distinguons  aussi  entre  voir 
l'essence  de  Dieu  et  voir  l'essence  des  choses  en 
Dieu  :  voir  l'essence  des  choses  en  Dieu,  ce  n'est  pas 
voir  Dieu  absolument,  c'est  voir  sa  substance  en  tant 
que  relative  à  des  créatures  possibles  ou  participable 
par  elles.  En  un  sens  on  peut  dire  certes  que  l'étendue 
intelligible  est  Dieu  puisque  tout  ce  qui  est  en  Dieu 
est  Dieu  même  ;  mais  elle  est  Dieu  en  tant  qu'il  repré- 
sente l'essence  des  choses  et  non  pas  Dieu  en  tant 
qu'il  représente  sa  propre  essence.  L'être  de  Dieu  ne 
comporte  pas  les  imperfections  qui  reviennent  à  des 
êtres  créés  sur  le  modèle  de  l'étendue  intelligible.  — 
De  plus,  si  la  substance  divine  est  représentative 
des  corps  par  l'étendue  intelligible,  cela  n'implique 
point  que  les  corps  existent  nécessairement.  Dieu  n'est 
point  nécessairement  créateur  du  monde  matériel  ; 
et  c'est  pourquoi  l'existence  des  corps  est  impossible 


406  La    philosophie   FRANÇAISE 

à  démontrer  en  toute  rigueur  :  pour  la  prouver,  Maie 
branche  s'appuiera  sur  la  révélation.  Il  y  a  donc  un 
différence  radicale  entre  l'étendue  intelligible  infini 
et  l'étendue  matérielle  réalisée  dans  des  êtres  finis 
l'étendue  intelligible  représente  des  espaces  ;  elle  n'es 
pas  dans  des  espaces  ;  l'étendue  intelligible  contien 
les  raisons  du  mouvement  ;  mais  elle  n'est  pas  mobile 
elle  est  intelligiblement  immobile.  Ces  distinction 
ont  servi  à  Malebranche  pour  repousser  l'accusatio 
de  spinozisme. 

Quel  rapport  a  l'étendue  intelligible  avec  la  con 
naissance  des  êtres  particuliers?  Malebranche  n 
point  voulu  admettre  en  Dieu  des  idées  particulière! 
d'êtres  particuliers.  Le  principe  d'individuation,  tou 
autant  qu'il  y  a  individualité  des  êtres  matériels 
n'est  pas  simple  :  il  paraît  comporter  un  élémen 
intelligible  et  un  élément  sensible.  L'élément  intelli 
gible,  ce  sont  les  déterminations  particulières  e 
nombre  infini  dont  est  susceptible  l'étendue  tout  e 
restant  infinie  et  universelle  ;  l'élément  sensible,  c'es 
le  sentiment  qui  nous  attache  à  la  considération  d 
tel  aspect  de  l'étendue.  Il  y  a  une  particularisatio 
intelligible  de  l'étendue  à  laquelle  correspond  la  par 
ticularité  de  nos  sensations. 

Telle  est  la  solution  que  donne  Malebranche  a 
problème  de  la  connaissance  des  corps.  Les  corps  n 
peuvent  être  vus  en  eux-mêmes  ;  ils  ne  peuvent  agi 
sur  les  esprits,  et  ils  n'ont  point  d'existence  nécessaire. 
L'étendue  intelligible,  que  nous  voyons  en  Dieu,  est 
donc  ce  que  nous  voyons  des  corps.  Dans  son  Traité 
des  vraies  et  des  fausses  Idées,  dans  divers  ouvrages 
de  polémique  qui  l'ont  suivi,  Arnauld,  combattant 
vivement    Malebranche,    lui    reproche    entre    autres 
choses  d'avoir  imaginé  sous  le  nom  d'idées  des  êtres 
représentatifs  à  la  fois  chimériques  et  inutiles  :  inu- 
tiles parce  que  notre  connaissance  des  objets,  opération 
originale  de  l'esprit  faussement  assimilée  à  une  vision, 
n'a  pas  besoin  de   ces  intermédiaires  ;   chimériq 


j 


MALEBRANGHE  107 

ensuite  parce  que  ces  êtres  représentatifs  sont  inventés 
par  la  même  voie  que  les  formes  substantielles  et  les 
espèces  de  la  scolastique  tant  décriées  par  Male- 
branche  :  en  d'autres  termes,  notre  perception  enve- 
loppe la  connaissance  des  choses  sans  qu'interviennent 
en  dehors  d'elle  des  espèces  qui  les  représentent.  — 
Maisà  cela  Malebranche  répond  qu'Arnauld  supprime 
le  problème,  et  Arnauld  le  supprime  en  effet  :  nous  ne 
pouvons  pas  admettre  sans  plus  la  certitude  de  la 
perception  quand  l'expérience  nous  montre  à  quelles 
erreurs  l'élément  sensible  de  la  perception  nous  con- 
duit, et  nous  devons  bien  nous  demander  sur  quoi 
de  réel  notre  perception  porte  :  sans  quoi  le  scepti- 
cisme serait  autorisé  à  conclure  que,  même  quand 
nous  croyons  connaître  les  corps,  nous  ne  connaissons 
que  nous-mêmes.  De  plus,  Malebranche  n'a  pas  sous 
le  nom  d'idées  restauré  les  espèces  scolastiques  :  les 
espèces  des  scolastiques  présupposent  la  réalité  des 
choses  dont  elles  sont  en  quelque  façon  les  images  ; 
elles  ont  entre  les  choses  et  l'esprit  une  nature  équi- 
voque. Les  idées,  telles  que  Malebranche  les  admet, 
loin  de  représenter  en  toute  rigueur  les  choses,  pré- 
sentent à  l'esprit  ce  qui  fait  que  les  choses  sont  intel- 
ligibles, même  si  les  choses  ne  sont  pas  ;  elles  sont  anté- 
rieures aux  choses  comme  des  modèles  qui  d'ailleurs 
ne  sont  tels  que  parce  qu'ils  fournissent  une  essence 
et  des  propriétés  clairement  et  distinctement  connais- 
sablés.  A  chaque  instant  Malebranche  rappelle  à  Ar- 
nauld qu'il  s'agit  de  comprendre,  non  pas  comment 
nous  recevons  quelque  chose  des  corps,  mais  comment 
nous  recevons  la  lumière  sur  ce  que  sont  les  corps. 
Dieu  d'ailleurs  ne  répand  pas  la  lumière  dans  les 
esprits  comme  une  qualité  qui  les  éclaire  :  mais  il  leur 
découvre  sa  substance  comme  la  vérité  ou  la  réalité 
intelligible  dont  ils  se  nourrissent.  Il  en  résulte  que  le 
fondement  de  la  connaissance  des  choses  n'est  point 
le  fait  qu'elles  sont,  mais  leur  intelligibilité  essentielle. 
Et  c'est  cette  intelligibilité  essentielle  que  nous  aper- 


108  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

cevons  immédiatemert.  C'est  là  à  coup  sûr  un  Ratio- 
nolisme  idéaliste,  mais  c'est  l'idéalisme  d'une  doctrine 
de  la  connaissance  qui  ne  s'étend  pas  à  la  docti'ine  de 
l'être. 

Ce  qui  fait  donc  que  nous  sommes  capables  de  con- 
naître les  choses  hors  de  nous,  c'est  que  nous  sommes 
unis  immédiatement  à  Dieu  comme  à  la  raison  qui 
nous  rend  raisonnables.  Mais  cette  union  immédiate 
avec  Dieu  nous  découvre  plus  que  les  vérités  néces- 
saires :  elle  nous  découvre  l'ordre  immuable.  Entre 
les  idées  intelligibles  il  y  a  des  rapports  de  grandeur 
et  des  rapports  de  perfection.  Les  rapports  de  grandeur 
sont  entre  les  idées  des  êtres  de  même  nature,  comme 
entre  l'idée  d'une  toise  et  l'idée  d'un  pied,  et  les  idées 
des  nombres  mesurent  ou  expriment  exactement  ces_ 
rapports,  s'ils  ne  sont  incommensurables.  Les  rapports 
de  perfection  sont  entre  les  idées  des  êtres  ou  deS 
manières  d'être  de  différente  nature,  comme  entre 
le  corps  et  l'esprit,  entre  la  rondeur  et  le  plaisir.  Mais 
on  ne  peut  mesurer  exactement  ces  rapports.  Il  suffîj 
de  savoir  que  l'esprit  est  plus  parfait  que  le  corps] 
sans  savoir  exactement  de  combien.  Or  il  y  a  entre  lei( 
rapports  de  grandeur  et  les  rapports  de  perfectioi 
cette  différence  que  les  rapports  de  grandeur  sont  d( 
vérités  toutes  pures,  abstraites,  métaphysiques,  e^ 
que  les  rapports  de  perfection  sont  des  vérités  et  ei 
même  temps  des  lois  qui  règlent  pratiquement  1( 
mouvement  des  esprits.  La  connaissance  de  ces  lois, 
dont  dérivent  des  règles  comme  celles-ci  qu'il  faut 
aimer  la  justice  plus  que  les  richesses,  qu'il  vaut 
mieux  obéir  à  Dieu  que  commander  aux  hommes, 
n'est  pas  différente  de  la  connaissance  de  cette  impres- 
sion naturelle  commune  à  tous  les  esprits,  quoique 
les  esprits  ne  s'y  conforment  pas  toujours  par  leur 
liberté,  et  selon  laquelle  nous  tendons  au  bien  général.^ 
—  Aussi  le  rationalisme  de  Malebranche,  loin  de  s^ 
laisser  absorber  par  la  considération  de  la  connaissance 
géométrique,  est  un  rationalisme  de  la  raison  pr( 


MALEBRANCIIE  409 

tique,  des  jugements  de  valeur,  autant  qu'un  ratio- 
nalisme de  la  raison  théorique,  et  il  comporte  déjà 
une  idée  précise  de  la  différence  de  sens  et  d'applica- 
tion de  ces  deux  sortes  de  raisons. 

Mais  il  reste  que,  quand  il  s'agit  de  connaissance 
pure,  c'est  la  connaissance  géométrique  de  la  nature 
matérielle,  telle  que  la  fonde  la  vision  en  Dieu  de 
l'étendue  intelligible,  qui  est  la  connaissance  vraiment 
et  complètement  certaine.  Pourquoi?  Parce  que  des 
propriétés  de  la  matière  nous  avons  des  idées  claires 
et  distinctes  dont  les  conséquences  peuvent  se  tirer 
en  vertu  de  rapports  également  clairs  et  distincts. 
C'est  là  une  science,  comme  nous  dirions  aujourd'hui, 
a  priori.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  la  connaissance  de 
nous-mêmes.  Tandis  que  Descartes  professait  que 
l'esprit  est  plus  aisé  à  connaître  que  les  corps,  tandis 
que  Descartes  faisait  de  l'intuition  de  conscience 
quelque  chose  d'équivalent  à  la  clarté  de  l'idée,  Male- 
branche  se  refuse  à  appeler  décidément  idées  les  simples 
modifications  de  notre  être,  et  il  soutient  que  la  con- 
naissance de  nous-mêmes  par  sentiment  ou  par  cons- 
cience, la  seule  que  nous  puissions  avoir,  est  une  con- 
naissance imparfaite  :  d'ailleurs  ce  qu'elle  nous  fait 
saisir  est  vrai  ;  mais  elle  nous  le  fait  saisir  tel  qu'il  est 
sans  en  donner  la  raison.  Quand  je  considère  l'idée 
d'étendue,  je  peux  soit  voir  de  simple  vue,  soit  décou- 
vrir par  le  raisonnement  une  infinité  de  propriétés  qui 
y  sont  comprises  ;  la  science  que  j'obtiens  ainsi  porte 
sur  des  objets  qui  peuvent  se  représenter  à  autrui 
aussi  bien  qu'à  moi.  Au  contraire,  je  ne  connais  point 
l'âme,  ni  l'âme  en  général,  ni  mon  âme  en  particulier 
par  une  idée.  Je  suis  plus  certain  do  l'existence  de 
mon  âme  que  de  celle  de  mon  corps  :  cela  est  vrai. 
Mais  je  ne  sais  point  ce  qu'est  ma  pensée,  mon  désir, 
ma  douleur.  Si  je  connaissais  l'âme  par  une  idée,  je 
devrais  pouvoir  déduire  de  sa  nature  et  savoir  par 
suite  en  dehors  de  tout  sentiment  qu'elle  doit  éprouver 
telle  douleur  ou  tel  plaisir.  Or  ce  que  j'éprouve,  je  ne 


no  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

le  sais  que  par  sentiment  ;  je  ne  le  sais  que  parce  que 
c'est  en  moi  que  cela  se  passe  ;  je  ne  peux  l'exprimer 
directement  par  des  paroles  ;  je  le  sens,  et  je  ne  peux- 
le  faire  sentir  à  personne  comme  je  le  sens.  Notre  sub- 
stance nous  est  inintelligible  à  nous-mêmes  ;  nous  ne 
voyons  pas  notre  âme  en  Dieu  ;  mais,  si  la  connaissance 
que  nous  avons  de  nous-mêmes  par  sentiment  eet 
obscure,  elle  n'est  point  fausse  ;  et  il  est  remarquable 
que  Malebranche  défende  la  valeur  du  témoignage 
de  la  conscience  pour  ce  qui  nous  concerne  contre  les 
théories  plus  simples  et  plus  abstraites  qui  révoquent 
ce  témoignage  et  qui  résolvent  bon  gré  mal  gré  les 
données  de  l'esprit  en  des  représentations  conformes 
à  la  nécessité  qui  gouverne  le  monde  matériel. 

Peut-être  y  a-t-il  là  une  analogie  intéressante  à  si- 
gnaler entre  cette  position  de  Malebranche  et  celle  que 
prendra  Kant  plus  tard  :  analogie  plus  qu'accidentelle, 
car  elle  tient  à  une  préoccupation  commune  aux  deux 
philosophes,  la  préoccupation  de  justifier  avant  tout 
la  forme  de  connaissance  qui,  comme  connaissance, 
leur  paraît  la  plus  parfaite,  à  savoir  la  science  ma- 
thématique de  la  nature.  Instrument  ou  condition  de 
la  science,  l'esprit  ne  se  connaît  pas  aussi  rigoureuse- 
ment et  aussi  pleinement  lui-même  que  ce  qu'il 
connaît  :  vision  et  intuition  portent  avant  tout  sur 
des  objets.  —  Pour  redresser  cette  position,  ou  il 
faudra  montrer  que  la  science  mathématique  du 
monde  matériel  ne  représente  que  la  surface  des 
choses  et  instituer  toute  une  métaphysique  de 
l'intérieur  des  êtres  dont  l'esprit  fournira  le  modèle, 
—  ainsi  que  l'a  fait  Leibniz  ;  —  ou  il  faudra,  sous  la 
pression  des  sciences  biologiques  et  des  sciences 
morales,  se  rapprocher  davantage  du  sujet  et  conce- 
voir que  l'idéalisme  de  l'objet  doit  avoir  pour  contre- 
partie un  réalisme  psychologique. 


MALEBRANGHE  111 


II 


LA    DOCTRINE    DE    LA   PROVIDENCE 

DES    CAUSES    OCCASIONNELLES    ET    DE    LA 

VOLONTÉ    HUMAINE 


Est-il  nécessaire  de  prouver  Dieu,  quand  non  seu- 
lement la  doctrine  des  Idées,  mais  toute  doctrine  le 
suppose?  Il  n'y  a  dans  le  fond  aucune  vérité  qui  ait 
plus  de  preuves  que  celle  de  l'existence  de  Dieu.  On 
peut  même,  pour  mieux  frapper  certains  esprits,  en 
employer  de  sensibles,  montrer  par  exemple  que  la 
moindre  modification  de  notre  âme  étant  inexplicable 
par  l'action  extérieure  des  corps,  ne  peut  trouver 
son  explication  complète  que  dans  l'existence  et  l'ac- 
tion d'un  Être,  capable  pour  la  produire  de  connaître 
dans  leur  ensemble  et  dans  leurs  moindres  effets  les 
lois  générales  de  la  nature  et  spécialement  les  lois  de 
l'union  des  âmes  et  des  corps.  Mais  les  meilleures 
preuves,  selon  Malebranche,  sont  les  preuves  méta- 
physiques, celles  qui  considèrent  directement  l'idée 
de  l'Infini,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  l'Infini. 
Ce  sont  elles  que  Descartes  a  fait  valoir  et  comme 
résumées  quand,  de  ce  que  l'on  'doit  attribuer  à  une 
chose  ce  que  l'on  conçoit  clairement  enfermé  dans  l'idée 
qui  la  représente,  et  de  ce  que  l'existence  nécessaire 
est  enfermée  dans  l'idée  qui  représente  un  Être  infi- 
niment parfait,  il  a  conclu  que  l'Être  infiniment  par- 
fait existe.  Cet  argument  cartésien  apparaît  irréfu- 
table, surtout  si  l'on  prend  bien  garde  que  l'idée  de 
Dieu,  qui  est  l'idée,  non  de  tel  être,  mais  de  l'Être 
en  général,  de  l'Être  sans  restriction,  de  TÊtre  infini, 
n'est  point  une  idée  composée  qui  enferme  par  là 
quelque  limitation  et  puisse  même  enfermer  quelque 


4i2  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

contradiction,  mais  l'idée  simple  de  l'Être  absoli 
ment  véritable,  et  qu'il  n'y  aurait  de  contradictioi 
précisément  que  si  l'Être  absolument  véritable  était 
sans  existence.  Cependant  le  raisonnement  de  Desj 
cartes,  si  décisif  qu'il  lui  semble,  a  aux  yeux  de  Mal( 
branche  ce  défaut  d'être  un  raisonnement.  Il  va  dî 
l'idée  de  Dieu  à  l'existence  de  Dieu  comme  si  pour  Iî 
pensée  l'existence  de  Dieu  pouvait  être  un  m.omenj 
séparée  de  l'idée  de  Dieu.  Il  est  plus  conforme  à 
qu'est  l'existence 'de  Dieu  de  dire  qu'elle  est  aperçu! 
par  simple  vue.  Rien  de  fini  en  effet  ne  peut  représenter 
l'Infini  :  si  l'Infini  se  voit,  il  ne  peut  se  voir  qu'en  lui- 
même.  C'est  même  une  impropriété  de  langage,  quoique 
souvent  inévitable,  de  parler  de  l'idée  de  Dieu  :  car 
les  idées,  au  sens  très  précis  du  mot,  ont  pour  rôle 
de  représenter  intelligiblement  des  êtres  dont  l'exis- 
tence n'est  point  nécessaire  ;  elles  impliquent  la  dis- 
tinction de  l'essence  et  de  l'existence  ;  l'Être  infini 
n'a  point  d'idée  qui  le  représente  et  par  rapport  à 
laquelle  on  pourrait  se  demander  s'il  existe  ou  non  : 
le  concevoir,  c'est  le  voir,  et  on  ne  peut  le  voir  qu'il 
n'existe.  {Recherche  de  la  Vérité^  liv.  III,  partie  II, 
chap.  VI  ;  chap.  vu,  2  ;  liv.  IV,  chap.  xi,  2  ;  liv.  VI, 
2®  partie,  chap.  vi  ;  Entretiens  sur  la  Métaphysique  : 
Deuxième  entretien.) 

Dieu  est  donc  :  mais  qu'est  Dieu?  On  doit  lui  attri- 
buer toutes  les  perfections  réelles  qui  sont  capables 
d'être  portées  à  l'infini,  c'est-à-dire  qui  n'impliquent 
pas  de  limitations  essentielles.  En  elles-mêmes  ces 
perfections  sont  intelligibles,  c'est-à-dire  assez  claire- 
ment et  distinctement  conçues  comme  telles  pour 
qu'elles  soient  jugées  appartenir  à  la  nature  de  Dieu  ; 
mais,  portées  à  l'infini,  elles  sont  incompréhensibles, 
c'est-à-dire  qu'elles  ne  peuvent  être  embrassées  par 
nos  esprits  dans  tout  ce  qu'elles  sont,  et  qu'elles  no 
doivent  jamais  être  ramenées  à  notre  mesure.  Male- 
branche  fait  un  vigoureux  effort  pour  éliminer  de  sa 
doctrine  des  attributs  divins  tout  anthropomorphisme. 


MALEBRANCHE  113 

En  ce  sens  il  va  même  jusqu'à  dire  que  c'est,  rigou- 
reusement parlant,  une  impropriété  que  d'appeler 
Dieu  un  esprit  :  quand  on  l'appelle  de  ce  nom,  ce 
doit  être  moins  pour  montrer  positivement  ce  qu'il 
est  que  pour  signifier  qu'il  n'est  pas  matériel.  Dieu 
est  plus  au-dessus  des  esprits  créés  que  ces  esprits  ne 
sont  au-dessus  des  corps  ;  de  même  qu'il  enferme  en 
lui  les  perfections  de  la  matière  sans  être  matériel,  il 
comprend  les  perfections  des  esprits  créés  saïis  être 
esprit  comme  nous  le  sommes.  Son  nom  véritable  est  : 
Celui  qui  est^  l'être  sans  restriction,  l'être  infini  et 
universel.  {Recherche de  la  Vérité^  III,  partie  II,  chap.  ix, 

IV.) 

Voilà  ce  qu'on  ne  doit  pas  oublier,  même  quand 
on  dit  que  Dieu  est  étendue  ou  que  Dieu  est  esprit  : 
car  l'on  peut  et  l'on  doit  même  le  dire.  Mais  Dieu 
n'est  pas  étendu  à  la  manière  des  corps  finis,  impar- 
faits, divisibles  ;  et  l'étendue  qu'il  est,  c'est  l'étendue 
intelligible  infinie  qu'il  a  et  qu'il  perçoit  en  lui,  comme 
participable  par  des  créatures  possibles.  De  plus,  cette 
Henduc  intelligible  infinie,  perfection  commuoicable 
i  des  êtres  qui  ne  peuvent  la  recevoir  que  d'une  façon 
mparfaite,  n'est  pas  représentative  de  son  essence 
ibsolue  et  ne  doit  pas  se  confondre  avec  l'immensité 
ivirie.  L'immensité,  c'est  Dieu  en  lui-même.  Dieu  à 
a  fois  un  et  tout  être,  composé  d'une  infinité  de  pcr- 
èctions,  et  pourtant  tellement  simple  que  chaque  per- 
ection  qu'il  possède  renferme  toutes  les  autres  sans 
meune  distinction  réelle  :  c'est  Dieu  présent  partout, 
nais  par  l'universalité  de  son  être  et  de  sa  puissance, 
ans  extension  locale,  et  de  telle  sorte  même  que  Dieu 
'est  dans  le  monde  que  parce  que  le  monde  est  eu 
)ieu  (Entretiens  sur  la  Métaphysique^  VIII,  i-x.) 

Dieu  est  esprit.  Dieu  pense  ;  mais,  tandis  que  nos 
sprits  vont  d'un  objet  à  l'autre,  et  tandis  qu'ils  ne 
euvent  rien  connaître  que  par  leur  union  avec  la 
aison  divine  commune  à  toutes  les  intelligences, 
>ieu  connaît  tout,  sans  succession,  par  un  acte  éternel, 


114  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

et  surtout  est  sa  lumière  à  lui-même.  Au  surplus,  toute 
sagesse  est  la  sagesse  de  Dieu,  toute  raison  est  la  raison 
de  Dieu.  Si  les  vérités  et  les  lois  éternelles  n'étaient 
pas  Dieu  même,  si  elles  dépendaient  de  Dieu  comme 
des  créatures  dépendent  du  créateur,  rien  ne  serait 
assuré  dans  ce  que  nous  affirmons  en  vertu  d'idées 
claires  et  distinctes.  Ici  donc,  Malebranche  combat 
vivement  Descartes  pour  se  faire  le  défenseur  du  pla- 
tonisme chrétien  de  saint  Augustin.  S'il  n'était  pas 
absolument  nécessaire  que  2  fois  4  fissent  8  ou  que 
les  trois  angles  d'un  triangle  fussent  égaux  à  deux 
droits,  si  ces  vérités  n'étaient  telles  que  par  un  décret 
divin,  qui  nous  garantirait  -de  la  permanence  des 
vérités?  L'immutabilité  du  décret  divin,  répond-on. 
Mais  si  ce  décret  est  rapporté  à  une  liberté  indifîé-, 
rente,  pourquoi  serait-il  immuable?  Et  si  on  le  jug( 
immuable,  n'est-ce  pas  parce  qu'on  suppose  la  volonté] 
de  Dieu  éternellement  réglée  par  sa  sagesse?  N'est-c( 
pas,  en.  conséquence,  parce  qu'il  y  a  en  Dieu  une  raisoi 
qui  lui  est  consubstantielle  et  que  lui-même .  doit] 
consulter  et  suivre?  N'est-ce  pas  parce  que  notre 
connaissance  évidente  est  une  vision  de  la  vérité 
même  que  Dieu  voit?  {Dixième  Eclaircissement  de  la 
Recherche  de  la  Vérité.)  Donc  Dieu  est  esprit  parce 
qu'il  est  la  raison,  comme  il  est  sage  parce  qu'il  est 
la  sagesse,  comme  il  est  juste  parce  qu'il  est  la  justice  m 
ses  attributs  lui  conviennent  dans  le  sens  où  ils  n'onP 
rien  de  fini,  où  il&  expriment  une  vérité  et  un  ordre 
qui  ne  font  qu'un  avec  Lui. 

Après  l'avoir  considérée  dans  ses  attributs,  il  faut 
«  considérer  la  Divinité  dans  ses  voies  et  comme  sor- 
tant, pour  ainsi  dire,  hors  d'elle-même,  comme  prenant 
le  dessein  de  se  répandre  au  dehors  dans  la  production 
de  ses  créatures  ».  {Entretiens  sur  la  Métaphysique^ 
IX,  II.)  Cependant  la  notion  de  l'Être  infiniment  par-J 
fait  ne  renferme  point  da  rapport  nécessaire  à  aucunol 
créature.  Dieu  se  suffit  pleinement  à  lui-même.  Et 
c'est  là  ce  qui  nous  interdit  de  penser  que  le  monde 


MALEBRANCHE  dl5 

est  une  émanation  nécessaire  de  la  divinité,  que  nous 
faisons  partie  de  l'Être  divin,  et  que  toutes  nos  diverses 
pensées  ne  sont  que  des  modifications  particulières 
de  la  raison   universelle.    D'autre   part,   cependant, 
nous  sommes  :  ce  fait  est  constant.  Dieu  est  infiniment 
parfait  :  donc  nous  dépendons  de  lui.  Nous  ne  sommes 
point  malgré  lui  :  notis  ne  sommes  que  parce  qu'il  veut 
que  nous  soyons.  Or  de  cette  volonté  de  Dieu,  parce 
qne  c'est  une  volonté  libre,  nous  n'avons  point  d'idée 
claire  ;  pas  plus  que  nous  n'en  avons  une  de  la  puis- 
sance efficace  par  laquelle  elle  exécute  ses  desseins. 
Il  nous  est  donc  impossible  de  la  déduire  de  la  raison 
divine  :  c'est-à-dire  que  la  production  des  êtres  est 
véritablement  une  création  et  une  création  arbitraire. 
Suit-il  de  là  que  Dieu  n'ait  point  eu  un  motif  pour 
créer?  Certes  non  :  mais  ce  motif,  qui  est  suffisant, 
n'est  pas  invincible.  Descartes  acceptait  la  création, 
mais  se  refusait  à  en  rechercher  les  raisons  ;  Spinoza 
supprimait  la  création  ei>  identifiant  à  la  nécessité 
par  laquelle  Dieu  est  cause  de  soi  la  nécessité  par 
laquelle  Dieu  est  cause  de  ses  êtres,  et  en  réduisant  les 
êtres  à  n'être  que  des  modifications  de  la  Substance 
une  ;  d'une  part  une  liberté  sans  motif,  d'autre  part, 
une  nécessité  sans  volonté  libre  :  Malebranche  entend 
ue  la  liberté  de  Dieu  reste  entière  dans  la  création, 
t  que  pourtant,  puisqu'elle  a  voulu  créer,  on  puisse 
axpliquer  pourquoi  :  peut-être  semblerait-il  se  rap- 
)rocher  de  la  solution  que  développe  Leibniz,  et  selon 
aquelle   Dieu  a  été  déterminé  par  sa  perfection   à 
3réer,  et  à  créer  un  monde  que  son  entendement  parmi 
DUS  les  mondes  possibles  lui  représente  comme  le 
neilleur.  Mais  Malebranche  a  plus  que  Leibniz  main- 
enu  l'absolue  liberté  à  l'origine  de  l'acte  de  la  créa- 
ion,  et  il  ne  souîTre  pas  qu'elle  soit  dans  son  décret 
lépendante  de  son  motif,  et  que  le  motif  même  puisse 
itre  tiré  de  la  considération  d'une  valeur  du  monde 
lue  Dieu  contemplerait  sans  l'avoir  faite. 
Ainsi  il  ne  veut  pas  dire  en  toute  rigueur  que  Dieu 


H6  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

a  créé  par  bonté  :  cette  formule  n'est  acceptable  que 
pour  signifier  que  Dieu  a  créé,  sans  avoir  besoin  de 
créer,  mais  elle  est  inexacte  en  ce  sens  qu'elle  paraît 
mettre  dans  la  créature  la  fin  de  l'action  divine';  or 
«  c'est  humaniser  la  Divinité  que  de  chercher  hors 
d'elle  le  motif  et  la  fin  de  son  action.  »  {Entretiens  sur 
la  Métaphysique^  IX,  m.)  Dieu  n'a  pu  créer  le  monde 
que  pour  lui  ;  un  Dieu  ne  peut  vouloir  que  par  sa 
propre  volonté,  et  sa  volonté  n'est  que  l'amour  qu'il 
se  porte  à  lui-même.  S'il  crée  le  monde,  c'est  donc 
pour  sa  gloire,  c'est-à-dire  pour  se  complaire  dans  un 
ouvrage  qui  lui  représente  ses  propres  perfections  ; 
mais  l'univers,  quelque  parfait  qu'on  le  suppose,  tant 
qu'il  est  fini  reste  indigne  d'une  action  qui  a  un  prix 
infini.  Cette  difficulté  ne  se  peut  lever,  selon  Male-_ 
branche,  que  si  l'on  admet,  comme  la  Religion  nous 
en  fait  un  devoir,  que  l'univers  créé  par  Dieu  est  sanc^ 
tifié  par  Jésus-Christ.  L'idée  de  l'Incarnation,  conçut 
sans  rapport  exclusif  avecTidée  même  de  la  chute] 
apparaît  à  Malobranche  comme  l'idée  sans  laquelle 
on  ne  pourrait  expliquer  ni  la  perfection  que  doit 
avoir  le  monde  pour  être  à  Dieu  un  sujet  de  gloire,  nj 
les  marques  de  dépendance  qu'il  doit  offrir  pour  n( 
point  sembler  être  un  ouvrage  nécessaire  et  éternelM 
{Entretiens  sur  la  Métaphysique,  IX,  v-viii  ;  XIV, 
vi-xii  ;  Conversations  chrétiennes,  III,  IV  et  V.  —  Traité 
de  la  Nature  et  de  la  Grâce,  Discours  I  ;  et  Eclaircisse- 
ments, II  et  III.) 

Cet  ouvrage  n'en  doit  pas  moins  être  le  plus  beau, 
le  plus  parfait  qui  se  puisse.  Mai  l'est -il  véritable- 
ment, quand  on  constate  dans  le  monde  tant  de  dé- 
sordres, tant  de  monstres,  tant  d'impies?  Pourquoi 
Dieu  a-t-il  voulu,  ou  même  simplement  permis  tout 
ce  dérèglement?  On  ne  s'arrête  à  des  objections  de  ce 
genre  que  parce  que  l'on  oublie  la  moitié  du  principe 
d'après  lequel  on  doit  estimer  l'action  de  Dieu.  Ce 
n'est  pas  seulement  l'ouvrage  en  lui-même  qui  doit 
répondre  aux  perfections  divines,  ce  sont  aussi  les- 


i 


MALEBRANCHE  117 

voies  par  lesquelles  il  est  exécuté.  Or  ces  voies  doivent 
être  les  plus  simples,  les  plus  universelles,  les  plus 
uniformes.  Un  monde  plus  parfait,  mais  produit  par 
des  voies  moins  régulières  et  moins  générales,  ne  por- 
terait pas  autant  que  le  nôtre  le  caractère  des  attri- 
buts de  Dieu.  Voilà  pourquoi  le  monde  est  rempli 
d'impies,  de  monstres,  de  désordres  de  toutes  façons. 
Dieu  n'aurait  pu  les  empêcher  qu'en  dérogeant  à  la 
simplicité  de  ses  voie?,  qu'en  violant  les  lois  natu- 
relles qu'il  a  établies,  et  qu'il  a  établies  non  certes  à 
cause  des  effets  monstrueux  qu'elles  devaient  pro- 
duire, mais  pour  des  effets  plus  dignes  de  sa  sagesse. 
Telle  est  la  théodicée  de  Malebranche  :  elle  n'est  pas 
très  éloignée,  semble-t-il,  de  celle  qu'exposera  Leibniz 
et  qu'il  soutiendra  lui  aussi  en  demandant  que  l'on 
ne  sépare  pas  dans  les  raisons  que  Dieu  a  eues  de  créer 
les  divers  attributs  divins.  Peut-être  Malebranche 
est-il  moins  porté  que  Leibniz  à  convertir  son  opti- 
misme théologique  et  métaphysique  en  optimisme 
naturel,  et  soit  à  résoudre  le  mal  dans  un  moindre 
bien,  soit  à  faire  du  mal  un  moyen  d'amener  un  bien. 
Mais  ce  monde,  comment  est-il  formé?  Comment  se 
maintient -il?  Et  comment  prend-il  tous  les  aspects 
qu'il  nous  présente?  Pour  ce  qui  est  de  la  matière, 
nous  savons  que,  si  elle  est  créée,  elle  ne  peut  être 
que  de  l'étendue  ;  toutes  les  modalités  possibles  de  la 
matière  ne  consistent  que  dans  les  figures  sensibles 
ou  insensibles  de  ses  parties,  et  toutes  ces  figures 
n'ont  point  d'autre  cause  que  le  mouvement.  C'est 
donc  par  les  lois  générales  de  la  communication  des 
mouvements  que  s'expliquent  toutes  les  modalités 
de  la  matière.  Malebranche  prétend  donc  que  l'expli- 
cation exacte  du  monde  matériel  ne  peut  être  qu'une 
explication  mécaniste,  et  il  soutient  même  comme 
Descartes  que  les  animaux  ne  sont  que  des  machines. 
C'est  cependant  la  considération  des  êtres  vivants 
[jui  le  porte  spécialement  à  montrer  que  le  mécanisme 
l'est   qu'une   vérité   conditionnée   :   certes  les  êtres 


118  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

vivants  qui  naissent  sous  nos  yeux  ne  naissent  pas, 
si  l'on  peut  dire,  absolument,  et  ne  font  que  se  dégager, 
en  vertu  de  lois  mécaniques,  des  germes  qui  étaient 
contenus  dans  des  êtres  vivants  antérieurs,  et  ainsi  de 
suite  :  Malebranche  professe  la  théorie  de  l'emboîte- 
ment des  germes,  selon  laquelle  le  premier  individu 
de  chaque  espèce  porte  en  lui,  enveloppés  les  uns  dans 
les  autres,  les  germes  de  tous  les  individus  qui  dans 
le  cours  des  temps  représenteront  cette  espèce.  Mais 
si  le  mécanisme  est  la  loi  du  développement  des  êtres 
organisés,  il  n'est  pas  la  loi  de  leur  formation.  Car  si 
le  mécanisme  avait  produit  ses  effets  aveuglément, 
comment  comprendre  qu'il  eût  dans  le  moindre  insecte 
assemblé  tant  de  ressorts  et  qu'il  les  eût  ajustés  si 
sagement  à  tant  de  divers  objets  et  tant  de  fins  difîé^ 
rentes?  Et  comment  comprendre  qu'il  eût  opéré  cet 
agencement  et  cet  accord  dans  l'infinité  des  êtres  d( 
chaque  espèce  qui  s'enveloppent  et,  par  surcroît,  ave( 
l'extrême  variété  des  espèces?  Ce  qui  est  vrai,  c'esl 
qu'il  a  fallu  la  sagesse  infinie  de  Dieu  pour  prévoii 
tous  les  effets  possibles  des  lois  de  la  communicatioi 
du  mouvement  :  un  grain  de  matière  poussé  à  droit( 
au  lieu  de  l'être  à  gauche,  poussé  avec  un  degré  d( 
force  plus  ou  moins  grand  pourrait  tout  changer  danÉ 
l'univers.  Tout  a  donc  dépendu  de  la  première  impresj 
sion  de  mouvement  communiquée  par  Dieu  à  11 
matière.  Avant  cette  première  impression.  Dieu  en 
connu  clairement  toutes  les  suites  et  toutes  les  combij 
naisons  de  ces  suites,  non  seulement  toutes  les  combi 
naisons  physiques,  mais  toutes  les  combinaisons  dt 
physique  avec  le  moral,  et  toutes  les  combinaison 
du  naturel  avec  le  surnaturel  ;  il  a  comparé  toutes  cej 
suites  avec  toutes  les  suites  de  toutes  les  combinai! 
sons  possibles  dans  toutes  sortes  de  suppositions 
cela,  dans  le  dessein  de  faire  l'ouvrage  le  plus  excelj 
lent  par  les  voies  les  plus  simples  et  les  plus  générales 
Par  rapport  à  la  simplicité  des  lois  du  mouvement 
la  complication  merveilleusement  ordonnée  des  êtn 


MALEBRANCHE  119 

vivants  est  telle  que  l'on  serait  presque  porté  à  croire 
que  Dieu  crée  et  conserve  les  animaux  et  les  plantes 
par  des  volontés  particulières  ;  mais  cette  supposition 
obérait  à  la  Providence  sa  généralité  et  lui  prêterait 
le  caractère  d'une  intelligence  bornée.  Il  faut  donc 
croire  plutôt  que  Dieu,  par  la  première  impression  du 
mouvement  qu'il  a  communiqué  à  la  matière,  l'a  si 
sagement  divisée  qu'il  a  formé  tout  d'un  coup  des 
animaux  et  des  plantes  pour  tous  les  siècles.  {Entre- 
tiens sur  la  Métaphysique^  XI,  ix).  Ainsi  Malebranche 
restaure  d'une  certaine  façon  la  considération  des 
causes  finales  que  Descartes  avait  exclue  non  seule- 
ment de  la  science  proprement  dite,  mais  encore  de 
la  métaphysique  :  et  nous  avons  dit  le  rapport  qu'avait 
chez  Descartes  cette  exclusion  avec  la  doctrine  qui 
des  vérités  éternelles  faisait  des  créations  de  la  liberté 
divine.  Malebranche  soutenait  au  contraire  que  Dieu 
a  ordonné  l'univers  en  consultant  sa  raison  et  que 
nous-mêmes,  comme  êtres  raisonnables,  nous  consul- 
tons cette  même  raison,  doctrine  qui  nous  laisse  le  droit 
de  rechercher  les  causes  finales.  «  Je  ne  puis  rien  dé- 
montrer, dit-il,  de  la  véritable  religion  ni  de  la  véri- 
table morale,  que  je  ne  connaisse  les  fins  de  Dieu,  non 
pas  toutes,  mais  seulement  celles  qu'il  a  dans  la  créa- 
tion et  dans  la  conservation  de  notre  être.  »  {Conver- 
sations chrétiennes^  III.)  Mais  il  dit  aussi  au  même 
endroit  que  «  la  connaissance  des  causes  finales  est 
assez  inutile  pour  la  physique  ».  {Conversations  chré- 
tiennes, IIL)  Au  reste  pour  lui,  remarquons-le  bien,  la 
finalité  n'est  pas  un  ordre  nouveau  de  raisons  qui 
s'ajouterait  ou  s'imposerait  dans  le  monde  même  aux 
raisons  tirées  des  lois  générales  du  mouvement  :  la 
finalité,  c'est  la  préordination,  en  Dieu,  du  mécanisme, 
non  une  limitation  de  ce  mécanisme  dans  le  monde 
même.  En  maintenant  ainsi  le  mécanisme  comme 
explication  physique  sufiisante,  Malebranche  semble 
admettre,  ainsi  que  le  fera  aussi  Leibniz,  que  la  res- 
tauration de  la  finalité  doit  se  faire  sans  porter  atteinte 


120  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

aux  moyens  de  connaître  la  matière  en  elle-même 
que  nous  fournit  le  mécanisme  ;  même  Leibniz  ne  se 
contente  pas  de  la  représentation  en  Dieu  des  fins  et 
de  leur  rapport  avec  le  mécanisme  ;  il  y  fait  corres- 
pondre dans  la  nature  des  aspirations  à  des  fins  : 
tandis  que  pour  Malebranche  il  n'y  a  point  de  causes 
finales  dans  la  nature,  car  il  n'y  a  dans  la  nature 
'  aucune  sorte  de  causes,  et  même,  à  parler  exacte- 
ment, le  monde  n'est  pas  une  nature. 

C'est  qu'en  effet  pour  Malebranche  Dieu  seul  est 
cause,  et  nous  touchons  ici  à  la  doctrine  qui  est,  avec 
la  doctrine  de  la  vision  en  Dieu,  une  doctrine  capitale 
du  système.  C'est  l'erreur  la  plus  dangereuse  de  la 
philosophie  des  anciens  que  d'avoir  admis,  dans  le 
monde,  des  formes,  des  qualités,  des  vertus  et  des 
êtres  réels  capables  de  produire  certains  effets  par  la 
force  de  leur  nature  :  en  réalité,  comme  il  n'y  a  qu'un 
seul  vrai  Dieu,  il  n'y  a  qu'une  seule  vraie  cause,  et  la 
considération  intellectuelle  aussi  bien  que  le  culte  du 
vrai  Dieu,  doivent  écarter  ces  fausses  divinités  subal- 
ternes que  l'on  imagine  dans  le  monde  sous  le  nom 
de  causes.  Une  cause  véritable  est  telle  qu'entre  elle 
et  son  effet  l'esprit  aperçoit  une  liaison  nécessaire, 
nécessité  qui  ne  porte  d'ailleurs  que  sur  le  rapport  de 
l'effet  à  la  cause,  non  sur  l'action  même  de  la  cause 
qui  peut  être  et  qui  est  en  réalité  entièrement  libre. 
Gela  étant,  il  apparaît  évident  que  ni  les  corps,  ni  les 
esprits  finis  ne  peuvent  agir  isolément  par  eux-mêmes, 
et  qu'ils  ne  peuvent  non  plus  agir  ler^  uns  sur  les  autres 
par  une  puissance  résultant  de  leur  union. 

Si,  au  lieu  de  nous  en  tenir  à  l'imagination  et  aux 
sens,  nous  consultons  l'idée  claire  et  distincte  que  nous 
avons  des  corps,  c'est-à-dire  l'idée  géométrique  de 
l'étendue,  nous  apercevons  que  sans  doute  la  matière 
est  essentiellement  mobile,  mais  qu'elle  a  seulement 
une  capacité  passive,  non  une  capacité  active  de 
mouvement.  Car  il  n'y  a  rien  dans  l'étendue  qui 
implique  une  force  motrice.  Sans  doute,  nous  obser 


à 


MALEBRANCHE  121 

vons  qu'une  boule,  quand  elle  en  choque  une  autre, 
lui  communique  son  mouvement  :  mais  de  cette 
observation  il  faut  conclure  simplement  que  le  choc 
des  corps  est  nécessaire,  en  conséquence  de  l'ordre 
de  la  nature,  pour  que  les  mouvements  se  commu- 
niquent, non  que  les  corps  se  meuvent  réellement  les 
uns  les  autres,  car  ils  ne  sauraient  se  transmettre  une 
puissance  qu'ils  n'ont  point.  La  force  motrice  d'un 
corps  n'est  que  l'efficace  de  la  volonté  de  Dieu  qui  le 
conserve  successivement  en  des  lieux  différents.  On 
peut  dire  seulement  en  un  sens  que  le  corps  qui  en 
rencontre  un  autre  est  la  cause  physique  du  mouve- 
ment reçu  par  ce  dernier,  parce  que  c'est  à  son  occa- 
sion que  le  second  a  été  mû  en  conséquence  des  lois 
naturelles  :  disons  plus  exactement  qu'il  est  la  cause 
occasionnelle  qui  détermine  la  cause  véritable  à  agir 
de  telle  façon  en  telle  rencontre. 

De  même  les  esprits  finis,  si  l'on  réfléchit  sur  la 
pensée  qui  est  leur  essence,  sont  bien  capables  de  con- 
naître, de  sentir,  de  vouloir,  mais  cette  capacité  n'est 
point  en  eux  une  puissance.  Ils  ne  peuvent  rien  con- 
naître si  Dieu  ne  les  éclaire  ;  ils  ne  peuvent  rien  sentir 
si  Dieu  ne  les  modifie  ;  ils  ne  peuvent  rien  vouloir  si 
Dieu  ne  les  meut  vers  le  Bien'^en  général,  c'est-à-dire 
vers  Lui.  Sans  doute  par  l'attention  il  semble  que  nous 
provoquions  la  présence  des  idées,  et  en  ce  sens  l'at- 
tention peut  être  dite  une  cause  naturelle  de  nos  con- 
naissances :  mais  ce  n'en  est  qu'une  cause  occasion- 
nelle, qui  détermine  Dieu  en  vertu  d'une  loi  générale 
à  répandre  en  nous  la  lumière  que  nous  désirons. 

Enfin  quand  on  dit  que  les  corps  et  les  esprits 
agissent  les  uns  sur  les  autres  en  vertu  d'une  puis- 
sance résultant  de  leur  union,  on  se  réfère  à  la  notion 
la  plus  obscure  qui  soit.  Sans  doute  les  perceptions 
des  sens  nous  sont  données  à  la  suite  d'ébranlements 
imprimés  au  cerveau  :  mais  entre  ces  ébranlements 
qui  sont  des  modifications  de  l'étendue  matérielle  et 
les  perceptions  qui  sont  des  modifications  de  notre 


122  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

âme  il  n'y  a  point  cette  liaison  nécessaire  qui  ferait 
des  premiers  de  véritables  causes  :  ils  ne  peuvent  être 
que  des  causes  occasionnelles.  Pareillement  la  volonté 
des  esprits  n'est  point  capable  de  mouvoir  le  plus  petit 
corps  qu'il  y  ait  au  monde  :  il  n'y  a  point  de  liaison 
nécessaire  entre  la  volonté  que  nous  avons  de  remuer 
notre  bras  et  le  mouvement  de  notre  bras.  Pour  être 
véritablement  les  causes  du  mouvement  de  notre  bras, 
il  nous  faudrait  connaître  toutes  les  conditions  orga- 
niques qui  permettent  à  ce  mouvement  de  s'accom- 
plir :  car  une  cause  véritable  doit  savoir  ce  qu'elle  fait 
et  comment  elle  le  fait.  Or  un  joueur  de  gobelets  tout 
à  fait  ignorant  ne  laisse  pas  de  remuer  son  bras  plus 
savamment  que  le  plus  habile  anatomiste  :  la  volonté 
de  mouvoir  le  bras  n'est  donc  que  la  cause  occasion- 
nelle qui  détermine  Dieu  en  vertu  des  lois  générales 
de  l'union  de  l'âme  et  du  corps  à  produire  tel  mouve- 
ment. L'apparente  influence  de  l'âme  sur  le  corps  et 
du  corps  sur  l'âme  se  ramène  à  une  correspondance 
réciproque  de  leurs  modalités,  appuyée  sur  le  fonde- 
ment de  la  puissance  de  Dieu  et  de  la  sagesse  de  ses 
lois. 

Il  n'y  a  donc  point  dans  le  monde  de  cause  véri- 
table, et  l'on  ne  doit  pas  s'imaginer  que  ce  qui  précède 
un  effet  en  soit  la  véritable  cause.  Dieu  seul  est  cause, 
et  les  causes  dites  naturelles  ne  sont  que  des  occasions. 
A  cette  doctrine  Malebranche  a  été  conduit  par  le 
profond  sentiment  qu'il  avait  de  la  présence  et  de 
l'action  universelle  de  Dieu  :  mais  c'est  en  combinant 
les  inspirations  de  ce  sentiment  avec  certaines  thèses 
ou  tendances  de  la  philosophie  de  Descartes  qu'il  a 
constitué  cette  doctrine.  D'abord  il  reprend  avec 
Descartes  la  conception  scolastique  d'après  laquelle 
la  conservation  du  monde  est  une  création  continuée, 
et  il  la  reprend  en  développant  des  idées  cartésiennes 
qui  lui  donnent  un  sens  plus  clair  et  plus  complet  : 
car  le  monde,  tel  qu'il  est,  selon  la  connaissance  claire 
et  distincte  que  nous  en  avons,  ne  contient  aucune 


 


MALEBRANCHE  123 

Vertu,  aucune  force  qui  lui  permette  de  subsister  par 
lui-même  après  avoir  été  créé.  Sans  doute  les  scolas- 
tiques  qui  ont  admis  que  l'action  des  créatures  ne 
peut  s'effectuer  sans  un  concours  immédiat  de  Dieu 
paraissent  se  rapprocher  de  la  vérité  ;  mais  où  ils 
pèchent  quand  même,  c'est  dans  leur  tendance  à 
croire  que  l'action  des  créatures  mêle  une  certaine 
efficacité  propre  à  l'efficacité  de  la  puissance  divine  : 
c'est  l'efficacité  de  la  puissance  divine  qui  constitue 
tout  ce  qu'il  y  a  d'efficace  dans  leur  action.  (Quinzième 
Éclaircissement.)  Malebranche  invoque  donc  le  prin- 
cipe cartésien  des  idées  claires  pour  rejeter  des  esprits 
comme  des  corps  toute  force  causale  :  il  s'appuie  en 
outre,  dans  la  philosophie  de  Descartes,  sur  le  dualisme 
de  la  pensée  et  de  l'étendue  qui  paraît  bien  rendre 
logiquement  impossible  îoute  influence  de  l'âme  sur 
le  corps  comme  du  corps  sur  l'âme  :  en  fait  Descartes 
avait  admis  cette  influence,  et  n'avait  pressenti  que 
vaguement  et  par  endroits  l'occasionnalisme  qui  devait 
sortir  de  sa  doctrine.  Mais  que  l'occasionnalisme  dût 
assez  naturellement  en  sortir,  c'est  ce  dont  témoignent 
à  côté  de  Malebranche  d'autres  philosophes,  disciples 
de  Descartes,  qui  le  professent  avec  plus  ou  moins 
de  précision  ou  de  rigueur,  de  la  Forge,  Cordemoy  en 
France,  Geulincx  en  Hollande. 

Il  importe  d'ailleurs  de  se  bien  représenter  dans 
tout  son  sens  exact  l'occasionnalisme  de  Malebranche  : 
on  insiste  peut-être  trop  sur  ce  qu'il  rejette  de  la  causa- 
lité naturelle  sans  assez  rappeler  ce  qu'il  en  retient. 
Les  causes  occasionnelles  ne  sont  point  des  causes 
véritables  :  soit.  Ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  qu'elles 
n'aient  point  un  rôle  positif  dans  l'explication  de 
l'univers.  Tant  s'en  faut  !  Elles  diversifient  les  effets 
des  lois  uniformes  :  et  par  là,  pour  rendre  compte  des 
effets  particuliers,  elles  permettent  de  ne  point  re- 
courir à  des  volontés  particulières  de  Dieu,  mais 
essentiellement  à  ses  volontés  générales.  Pour  que  la 
cause  véritable  agisse  selon  des  lois,  il  est  absolument 


424  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

nécessaire  qu'il  y  ait  quelque  cause  occasionnelle  qui 
détermine  l'efTicacité  de  ces  lois.  Si  le  choc  des  corps! 
ou  quelque  autre  chose  de  semblable,  ne  déterminait 
l'efficacité  des  lois  générales  de  la  communication  des 
mouvements,  il  serait  nécessaire  que  Dieu  mût  les 
corps  par  des  volontés  particulières.  De  même  les 
lois  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps  ne  sont  rendues 
efficaces  que  par  les  changements  qui  arrivent  dad 
l'une  ou  dans  l'autre  de  ces  deux  substances.  — 
Autrement  dit,  ce  sont  les  causes  occasionnelles  qui 
rendent  possible  l'accord  de  la  diversité  avec  la  régu- 
larité des  changements.  (Cf.  Traité  de  la  Nature  et  de 
la  Grâce  :  Second  discours,  art.  2  et  3.) 

L'occasionnalisme  de  Malebranche  semble  voisin 
de  la  doctrine  leibnizienne  de  l'harmonie  préétablie, 
et  par  la  nature  des  difficultés  auxquelles  il  tâche  de 
répondre,  et  par  celle  de  la  solution  qu'il  apporte. 
Leibniz  va  admettre,  lui  aussi,  qu'il  n'y  a  point  entre 
l'âme  et  le  corps  de  réciprocité  d'action,  et,  d'une 
façon  générale,  qu'il  n'y  a  point  d'action  des  subs- 
tances les  unes  sur  les  autres  ;  que  les  rapports  des 
êtres  sont  des  rapports  de  correspondance  dus  à  une 
harmonie  préétablie  par  Dieu.  Mais,  à  la  différence  de 
Malebranche,  Leibniz  ne  refuse  pas  aux  êtres  un  pou- 
voir d'agir  :  il  réclame  seulement  que  ce  pouvoir  leur 
reste  intérieur,  et  c'est  plutôt  la  possibilité  d'une  in^ 
fluence  exercée  au  dehors  qu'il  récuse.  Il  reproche 
d'ailleurs  à  Malebranche  d'imposer  à  Dieu  une  inter- 
vention perpétuelle  qui  tient  du  miracle  et  ne  saurait 
constituer  un  ordre  naturel  :  critique  injuste  puisque 
Malebranche  lie  la  causalité  divine  à  des  volontés 
et  à  des  lois  générales,  non  à  des  volontés  et  à  des 
opérations  particulières.  Il  lui  reproche,  avec  plus 
de  justice  apparente,  de  faire  l'action  de  Dieu  miracu- 
leuse en  ce  qu'elle  s'impose  à  des  êtres  qui  n'ayant 
point  de  nature  active  ne  peuvent  par  eux-mêmes 
en  régler  l'arbitraire.  Mais  cette  critique  est  peut-être 
décidément  moins  fondée  en  elle-même  que  capable 


MALEBRANCHE  125 

de  faire  apercevoir  la  différence  qui  sépare  la  doc- 
trine de  Malebranche  de  celle  de  Leibniz  :  esprits  ou 
corps,  les  êtres  du  monde  ont  dans  la  doctrine  de 
Malebranche  une  essence  intelligible  qui  s'oppose 
absolument  à  ce  qu'ils  deviennent  n'importe  quoi  ; 
leur  capacité  d'être  modifiés  est  donc  déjà  positive- 
ment déterminée  ;  en  outre,  ainsi  que  nous  venons 
de  le  dire,  leurs  modifications,  comme  causes  occa- 
sionnelles, marquent  la  forme  définie  que  doit  revêtir 
en  telle  circonstance,  selon  les  lois  générales  qu'elle  a 
établies  et  qu'elle  suit,  l'action  divine.  Seulement, 
tandis  que  Leibniz  faisait  correspondre,  en  l'y  subor 
donnant  d'ailleurs,  à  une  conception  rationnelle  et 
spirituelle  de  l'essence  des  êtres  et  de  leur  rapport 
une  conception  naturaliste  et  animiste  des  choses, 
c'est  cette  conception  que  rejette  Malebranche  comme 
incompatible  avec  le  principe  des  idées  claires  et  dis- 
tinctes et  avec  la  toute-puissance  de  la  causalité 
divine. 

A  Malebranche  revient  en  tout  cas  l'honneur  d'avoir 
été  le  premier  à  poser  nettement  dans  la  philosophie 
moderne  le  problème  de  la  causalité  et  d'en  avoir 
fourni  aussi  bien  par  les  parties  négatives  que  par  les 
parties  positives  de  sa  doctrine  une  solution  de  grande 
portée.  Il  a  montré  que  l'usage  scientifique,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  de  la  notion  de  cause  exclut 
tout  élément  de  puissance  ou  de  force  en  soi  et  se 
ramène  à  la  représentation  de  rapports  réguliers  entre 
les  modalités  des  êtres  :  pour  cet  usage  il  a  donc  retenu 
de  la  notion  de  cause  la  notion  de  loi  en  en  rejetant 
celle  de  vertu  efficace  :  en  d'autres  termes,  ce  qu'il  y 
a  d'intelligible  dans  la  causalité  naturelle,  c'est  la 
relation  régulière  qui  unit  ce  qu'on  appelle  impropre- 
ment la  cause  et  l'effet,  car  tout  dans  le  monde  est 
effet  ou  mieux  suite  d'effets.  Malebranche  prélude 
donc  par  là  à  la  critique  de  Hume,  qui  s'appliquera 
comme  on  sait  à  dépouiller  la  notion  de  cause  de  toute 
notion  de  pouvoir  pour  la  ramener  à  la  simple  expé- 


126  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

rience  d'une  succession  constante  :  et  Hume  criti 
quant  Malebranche  s'attaquera  surtout  à  la  formi 
et  aux  principes  théologiques  de  sa  doctrine.  Uni 
autre  différence  grave  reste  d'ailleurs  entre  eux 
Malebranche  a  considéré  comme  une  exigence  di 
rationalisme  même  le  transfert  de  toute  cause  efficace 
en  Dieu  et  le  rejet  de  tout  ce  qui  dans  la  causalit( 
naturelle  n'est  pas  clair  et  distinct,  de  ce  qui  est  autr( 
que  .l'enchaînement  régulier  de  modalités  :  c'est  ai 
contraire  l'expérience  sensible  que  Hume  tourne 
contre  l'idée  d'un  pouvoir  causal,  et  voilà  pourquo 
il  prétend  ramener  tout  ce  qu'il  y  a  de  positif  dans  Is 
cause  à  une  simple  conjonction  répétée  de  phénomènes 
Kant,  tenant  compte  de  l'avertissement  de  Hume 
mais  pour  combattre  ses  conclusions,  confirmera  i 
sa  façon  la  tendance  du  rationalisme  moderne  inau 
gurée  par  Malebranche  à  voir  dans  la  causalité  scien- 
tifique essentiellement  un  rapport,  mais  un  rapport 
nécessaire. 

Retournons  à  nous-mêmes  ;  comme  les  corps  n'ont 
pas  seulement  des  figures,  mais  encore  des  mouve 
ments,  nos  esprits  ont  non  seulement  des  idées,  maiî 
des  inclinations  :  et  ce  sont  ces  inclinations  qui  cons- 
tituent leur  volonté.  Or  leur  volonté  c'est  essentielle- 
ment l'impression  que  Dieu  a  mise  en  eux  pour  1 
bien  en  général,  c'est-à-dire  pour  Lui.  Si  Dieu  n 
s'aimait  pas,  ou  s'il  n'imprimait  sans  cesse  dans  l'âmi 
de  l'homme  un  amour  pareil  au  sien,  c'est-à-dire  a 
mouvement  d'amour  que  nous  sentons  pour  le  bie 
en  général,  nous  n'aimerions  rien,  nous  ne  voudrions 
rien.  Ce  mouvement  naturel  de  l'âme  est  invin^ 
cible  :  il  ne  dépend  point  en  effet  de  nous  de  vou 
loir  ou  non  être  heureux.  Tous  les  esprits  aiment  Die 
par  une  nécessité  de  leur  nature  ;  s'ils  aiment  autr 
chose  que  Dieu  et  s'ils  semblent  même  par  là  se  dé- 
tourner de  Dieu,  c'est  qu'au  fond  par  leur  liberté  il 
détournent  vers  des  objets  particuliers  cet  amou 
de  Dieu  dont  ils  ne  peuvent  se  détacher  :  notre  amou; 


MALEBRANCHE  127 

des  faux  biens  n'est  pas  une  négation  de  l'amour  que 
nous  avons  nécessairement  pour  Dieu  :  il  en  est  une 
particularisât  ion  et  une  dépravation  due  à  notre  libre 
choix. 

Car  nous  sommes  libres,  selon  Malebranche,  et  la 
conscience  qui  nous  atteste  notre  liberté  ne  doit  pas 
céder  à  la  fascination  d'idées  abstraites  qui  en  semblent 
contredire  le  témoignage  :  ce  sentiment  intérieur,  s'il 
ne  nous  éclaire  pas  à  fond  sur  la  vérité,  du  moins  ne 
nous  trompe  point  sur  la  réalité  de  ce  qu'il  nous 
révèle.  Mais  en  quoi  consiste  et  où  se  manifeste  notre 
liberté? 

La  liberté  ne  saurait  se  confondre  avec  la  volonté, 
puisque  la  volonté  est  dans  son  fond  l'amour  néces- 
saire et  invincible  que  nous  avons  pour  Dieu  ;  elle 
est  la  force  qu'a  l'esprit  de  détourner  cet  amour  vers 
des  objets  qui  nous  plaisent  et  -de  faire  ainsi  que  nos 
inclinations  naturelles  se  terminent  à  quelque  objet 
particulier.  Or  l'homme  peut  s'empêcher  d'aimer  les 
biens  qui  ne  remplissent  pas  toute  la  capacité  qu'il  a 
d'aimer,  et  quand  il  aime  quelqu'un  de  ces  biens,  il 
n'est  pas  forcé  d'y  insister,  car  il  a  toujours  du  mou- 
vement pour  aller  plus  loin.  Ainsi  il  y  a  inclination, 
dit  Malebranche,  non  invincibilité  dans  le  mouvement 
qui  porte  les  esprits  vers  ce  qui  n'est  pas  le  Dieu  par- 
fait et  universel  :  il  y  a  liberté  par  conséquent. 

Quel  est  le  rapport  de  notre  esprit  aux  motifs? 
Lorsque  deux  biens  se  présentent  à  notre  esprit  en 
même  temps  et  que  l'un  paraît  meilleur  que  l'autre, 
l'esprit  ne  manque  jamais  de  choisir  celui  qui  dans 
ce  moment  lui  paraît  le  meilleur.  {Méditations  chré- 
tiennes^ VI,  19  ;  Traité  de  Morale^  VI,  ib.)  On  dirait 
que  Malebranche  adopte  le  déterminisme.  Nullement 
pourtant.  Car  pour  lui  la  résolution  est  autre  chose 
que  la  réalisation  du  motif  qui  l'emporte  :  et  il  y  a 
quoique  chose  d'irréductible  aux  motifs,  c'est  le  con- 
seiitemeiit.  «  Ce  pouvoir  fait  qu'elle  ne  ressemble  pas 
à  une  balance  qui  penche  nécessairement  du  côté  le 


128  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

plus  pesant.  {Prémotion  physique^  XII.)  L'esprit  ne 
peut  pas  ne  pas  choisir  le  motif  qui,  à  ce  moment 
lui  paraît  le  meilleur,  mais  il  peut  toujours  ne  paa 
choisir,  suspendre  son  consentement.  Comme  les  biens 
particuliers,  qui  sont  souvent  de  faux  biens,  ne  déter- 
minent pas  l'esprit  invinciblement,  nous  pouvons,  e 
raison  du  mouvement  vers  Dieu  qui  est  le  fond  d 
notre  volonté,  réserver  notre  consentement,  jusqu'à 
ce  que  des  biens  plus  certains  nous  apparaissent* 
Malebranche  a  fait  de  plus  en  plus  du  consentement 
une  sorte  d'acte  sui  gêner Is^  irréductible  aux  motifs 
impénétrable  même  d'une  certaine  façon  à  l'action 
divine.  L'âme,  ne  craint -il  pas  de  dire,  est  la  vraie 
cause  de  ses  actes  libres,  qu'on  peut  appeler  moraux 
puisqu'ils  ne  produisent  rien  de  physique,  c'est-à-dire 
aucun  changement  naturel  par  leur  efficace  propre  ; 
elle  est  la  vraie  cause  des  consentements  qu'elle 
donne  aux  motifs  qui  la  sollicitent,  dont  Dieu  seul  est 
la  cause  efficace,  en  vertu  des  lois  générales  ;  elle  n'est 
pas  la  vraie  cause  de  ses  propres  modalités  ou  des 
changements  qui  lui  surviennent  à  la  suite  de  ses 
actes  bons  ou  mauvais  moralement  :  encore  peut-elle 
par  l'attention  solliciter  de  nouvelles  perceptions  et 
motions.  Le  consentement  est  un  acte  formel,  qui  est 
dépourvu  par  lui-même  de  la  puissance  qui  n'appar- 
tient qu'à  Dieu,  mais  un  acte  qui  se  suffît  pour  ce 
qu'il  doit  être.  {Prémotion  physique^  X  et  XL) 

Les  inclinations  qui  constituent  notre  volonté  sont, 
outre  l'inclination  vers  le  Bien  en  général,  l'amour 
de  nous-mêmes,  qui  se  divise  en  amour  de  l'être  et 
en  amour  du  bien-être,  et  enfin  l'amour  que  nous 
éprouvons  pour  les  autres  hommes.  Après  avoir  ana 
lysé  avec  sa  finesse  ordinaire  ces  diverses  inclinations, 
Malebranche  étudie  les  passions  :  tandis  que  les  incli 
nations  naturelles  sont  des  mouvements  de  l'âme  qui 
n'ont  pas  de  rapport  au  corps  ou  qui  n'y  ont  rapport 
qu'accidentellement,    les    passions    sont    les    mouve 
ments  qui  nous  portent  à  aimer  notre  corps  et  ce  qui 


MALEBRANGHE  129 

est  ou  nous  paraît  utile  à  sa  conservation  :  les  passions 
sont  aux  inclinations  ce  que  les  sens  et  l'imagination 
sont  à  l'entendement  pur.  Malebranche  introduit  dans 
cette  étude  des  passions  beaucoup  d'aperçus  ingénieux 
et  pénétrants  :  il  y  mêle  des  hypothèses  physiolo- 
giques dans  le  genre  de  celles  qui  avaient  rempli  son 
étude  de  l'imagination.  Descartes  l'inspire,  —  mais 
il  a  plus  de  richesse  et  de  souplesse  d'observation  que 
Descartes. 

La  morale  de  Malebranche  s'inspire  de  ce  dessein 
principal  :  accroître  l'union  de  l'esprit  avec  Dieu  pour 
diminuer  d'autant  la  dépendance  de  l'esprit  à  l'égard 
du  corps.  Par  la  raison,  nous  entrons  tous  en  société 
avec  Dieu  :  en  Dieu  subsistent  des  rapports  de  gran- 
deur qui  ne  sauraient  déterminer  chez  nous  que  des 
jugements,  et  des  rapports  de  perfection  qui  excitent 
en  outre  des  sentiments.  Les  rapports  de  perfection 
constituent  ce  qu'en  son. langage  précis  Malebranche 
nomme  Vordre.  Cet  ordre  est  la  règle  immuable  de  la 
volonté  ;  et,  comme  la  volonté  est  essentiellement 
amour,  la  connaissance  de  ces  rapports  de  perfection 
permet  de  régler  nos  sentiments,  notre  volonté,  notre 
amour.  Si  l'homme  se  rend  conforme  à  cet  ordre  de 
perfection.  Dieu  le  rendra  heureux  :  entendue  ainsi, 
la  perfection  dépend  de  l'homme,  mais  le  bonheur 
dépend  de  Dieu.  Chez  Malebranche,  la  relation  du 
bonheur  avec  la  perfection  a  donc  un  caractère  syn- 
thétique, c'est-à-dire  que  l'accomplissement  de  nos 
désirs  et  de  notre  destinée  implique  finalement  une 
opération  complémentaire  de  Dieu. 

Malebranche  distingue  la  vertu  des  devoirs  :  on 
peut  remplir  beaucoup  de  devoirs  sans  pour  cela  être 
vertueux.  La  vertu  n'est  pas  seulement  l'accomplisse- 
ment ponctuel  de  devoirs  particuliers  ;  elle  est  un 
amour  habituel,  libre  et  dominant  de  l'ordre  immuable. 
La  nature  et  la  valeur  propre  des  différents  devoirs 
se  comprennent  par  rapport  à  cette  définition  de  la 
vertu.   La  morale  de  Malebranche  établit   entre  le 


130  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

rationalisme  et  l'esprit  chrétien  la  même  proportion 
que  le  reste  de  sa  philosophie  :  nous  n'avons  par  nous 
seuls  le  pouvoir  de  rien  achever  ;  à  notre  impuissance 
il  faut  la  grâce.  L'amour  de  l'ordre,  la  charité  ardente 
et  dominante  ne  sauraient  s'acquérir  sans  elle. 

C'est  ainsi  que  la  philosophie  de  Malebranche  est 
amenée  à  s'appliquer  au  problème  de  la  Grâce,  objet 
de  tant  de  controverses  parmi  ses  contemporains. 
Selon  lui,  deux  principes  déterminent  directement  et 
par  eux-mêmes  les  mouvements  de  notre  amour  :  la 
lumière  et  le  plaisir.  La  lumière  nous  découvre  nos 
divers  biens,  et  le  plaisir  nous  les  fait  goûter.  D'où, 
pour  Malebranche,  deux  sortes  de  grâces  :  la  grâce 
de  lumière  et  la  grâce  de  sentiment.  Mais  la  grâce  de 
lumière  nous  laisse  entièrement  à  nous-mêmes  :  ce 
sont  nos  désirs  qui  l'appellent  et  en  quelque  sorte 
l'obtiennent.  La  grâce  de  lumière  est  la  grâce  du 
Créateur;  elle  est  antérieure  au  péché,  et  elle  subsiste, 
quoique  très  affaiblie,  après  le  péché.  La  grâce  de  sen- 
timent, elle,  est  la  grâce  du  Rédempteur.  C'est  le  péché 
qui  l'a  rendue  nécessaire  ;  elle  est  un  remède.  Elle 
consiste  en  un  plaisir  indélibéré,  en  un  attrait  préve- 
nant, qui  porte  l'âme  vers  le  bien  qu'elle  ne  pourrait 
connaître  ni  poursuivre  par  ses  seules  forces.  Jésus- 
Christ  en  est  l'auteur  :  c'est  lui  qui  suscite  en  nous  «  la 
sainte  concupiscence  »,  seule  capable  de  faire  contre- 
poids à  la  concupiscence  criminelle. 

Mais  le  problème  qui  arrête  le  plus  Malebranche 
est  sans  doute  celui  de  la  distribution  de  la  grâce. 
Dieu,  en  principe,  veut  sauver  tous  les  hommes  :  pour- 
quoi tous  ne  sont-ils  pas  élus?  C'est  là  une  question 
analogue  à  celle  que  nous  avons  déjà  rencontrée,  ou 
plutôt  un  aspect  particulier  et  dominant  de  ce  pro- 
blème général  :  Dieu  veut  le  monde  excellent  :  pour- 
quoi y  a  -t-il  des  désordres?  Ici  également  Malebranche, 
pour  la  solution,  recourt  à  ce  principe  qui  lui  est 
cher  :  l'accord  nécessaire  de  la  simplicité  des  voies 
avec  cette  volonté  universelle  de  Dieu,  Dieu  veut 


MALEBRANGHE  131 

sanctifier  tous  les  hommes  par  son  Église,  et,  de  plus, 
il  doit,  en  suite  des  voies  générales,  discerner  les  maté- 
riaux nécessaires  et  suffisants  à  la  construction  de  ce 
temple  spirituel  :  n'entrent  en  effet  dans  le  monument 
de  l'Église  que  les  matériaux  que  comporte  la  belle 
et  sage  simplicité  des  voies  divines.  Jésus-Christ  est 
la  cause  méritoire  de  la  grâce  ;  et  il  est  la  cause  occa- 
sionnelle qui  détermine  l'efficace  de  la  cause  générale 
3n  pourvoyant  au  salut  de  tels  et  tels  hommes. 

I  Dans  cette  philosophie,  l'unité  d'inspiration  appa- 
raît autant  que  la  grande  variété  des  aspects  :  une 
ogique  interne,  mais  qui  n'est  ni  resserrée  ni  étroite, 
ie  toutes  les  parties  ;  et,  en  même  temps,  les  thèses 
iont  l'ensemble  constitue  le  système  ne  sont  pas  sim- 
)lement  déduites  d'une  seule  idée  :  il  y  a  plusieurs 
dées  qui,  sans  cesser  de  faire  un  tout,  sont  vérifiées 
îhacune  à  part  et  qui,  en  dehors  de  leurs  rapports 
jationnels,  ont  une  signification  indépendante  ou 
'appuient  sur  des  arguments  propres  et  spécifiques. 

la  fois  savant,  psychologue,  moraliste,  religieux, 
dalebranche  a  une  gamme  très  riche,  et  il  demande 
u'on  ne  le  simplifie  pas.  C'est  cependant  ce  que  l'on 

fait  trop  souvent,  notamment  en  le  confondant 
resque  parfois  avec  Spinoza  :  il  s'est  défendu,  et  par 
e  bonnes  raisons,  contre  un  tel  rapprochement.  Sans 
oute,  les  analogies  semblent  parfois  littérales  ;  mais 
hez  Malebranche  les  perfections  divines  n'ont  point 
3  caractère  des  attributs  que  Spinoza  pose  en  sa  Subs- 
ance  unique.  Pour  Malebranche,  les  idées  sont  des 
rchétypes,  mais  n'impliquent  pas  l'existence  des 
très  actuels.  L'étendue  intelligible  n'est  pas  maté- 
ielle,  et  Malebranche  n'a  rien  du  naturalisme  de  Spi- 
oza  pour  qui  la  nature  est  infinie,  intellectualisée 
n  Dieu,  nécessairement  subsistante.  A  ce  natura- 
sme  générateur  de  la  philosophie  de  Spinoza,  Male- 
ranche  a  à  opposer  un  idéalisme  qui,  regardant 
3mme  accessoire  et  ultérieure  la  question  de  l'exis- 


132  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

tence  des  corps,  commence  par  chercher  comment 
la  connaissance  en  est  possible.  Enfin,  au  lieu  du 
parallélisme  spinoziste  de  la  pensée  et  de  l'étendue, 
Malebranche  professe  un  dualisme,  et,  pour  lui,  la  con- 
naissance de  l'âme  diffère  profondément  de  la  connais- 
sance des  corps.  Il  en  résulte  que,  aussi  bien  dans  le 
domaine  métaphysique  qu'au  point  de  vue  moral  et 
religieux,  Malebranche  ne  va  nullement  vers  le  spi- 
nôzisme,  reste  plus  proche  de  Descartes  que  Spinoza, 
et  garde  la  liberté  de  sa  pensée  originale  et  féconde. 


il 


CHAPITRE  V 
FONTENELLE  ET  BAYLE 


Après  avoir  rencontré  bien  des  obstacles  à  sa  diffu- 
sion, le  cartésianisme  était  devenu  dans  la  seconde 
moitié  du  dix-septième  siècle  la  philosophie  reçue  de 
la  plupart  des  esprits  cultivés  qui  se  mêlaient  de  phi- 
losopher. Mais  en  triomphant,  il  ne  triomphait  pas 
tout  entier.  Il  subissait  le  sort  de  beaucoup  de  grandes 
doctrines  qui  ne  font  souvent  accepter  d'elles  que  ce 
qui  est  susceptible  d'assimilation  et  d'extension  logique, 
les  résultats  les  plus  manifestes  sans  les  raisons  plus 
invisibles  qui  les  ont  produits  ;  les  méthodes  les  plus 
éprouvées  sans  la  puissance  de  réflexion  supérieure 
qui  en  a  gouverné  et  par  suite  sait  parfois  en  retenir 
le  mouvement  ;  les  idées  les  plus  ployables  à  toutes 
les  applications  sans  la  force  inventive  qui  les  enrichit 
de  sens  nouveaux  au  lieu  de  les  laisser  se  développer 
par  des  combinaisons  purement  formelles.  C'est  ainsi 
que  le  cartésianisme,  à  mesure  que  son  influence  s'éten- 
dait, voyait  invoquer  et  mettre  en  œuvre  la  règle 
d'après  laquelle  rien  ne  peut  se  juger  philosophique- 
ment et  scientifiquement  que  par  idées  claires  :  mais 
les  problèmes  qu'il  avait  cru  indispensable  de  poser  et 
de  résoudre  pour  rendre  raison  de  cette  règle  et  en 
déterminer  l'usage  paraissaient  moins  utiles  à  aborder  ; 
pareillement  le  cartésianisme  voyait  se  répandre  la 
confiance  dans  la  physique  telle  qu'il  l'avait  édifiée 
et  pour  elle-même  et  à  l'encontrc  de  l'aristotélisme  : 
mais  il  ne  voyait  pas  se  partager  au  même  degré  le 


434  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

souci  d'atteindre  les  hautes  conditions  spirituelles  qui 
établissent  le  droit  de  l'esprit  à  comprendre  géométri- 
quement la  nature  et  à  se  distinguer  essentiellement 
d'elle.  En  somme  le  succès  de  plus  en  plus  considé- 
rable du  cartésianisme  à  ce  moment  se  marque  sur- 
tout par  un  éveil  puissant  de  la  curiosité  scientifique 
qui  dans  Descartes  s'attache  de  préférence  à  la  mé- 
thode et  à  la  physique,  et  tend  à  délaisser  la  méta- 
physique. 

Ce  cartésianisme  positiviste  ou  semi-positiviste  pou- 
vait aussi  se  tourner  plus  ou  moins  contre  le  christia- 
nisme, et  user  de  procédés  rationnels  d'investigation 
et  de  critique  pour  atteindre  plus  ou  moins  directe- 
ment ces  vérités  de  la  foi  que  Descartes  avait  mises  à 
part.  Il  a  donc  contribué  à  préparer  la  philosophie 
du  dix-huitième  siècle  et  les  thèses  de  l'Encyclopédie. 
Celui  qui  le  représente  éminemment,  c'est  Fonte- 
nelle. 

Fontenelle  voulut  d'abord  être  un  bel  esprit,  et  il 
ne  cessa  point  de  l'être.  C'est  entre  des  Lettres  Galantes 
et  des  Pastorales  qu'il  écrivit  les  Entretiens  sur  la 
pluralité  des  mondes  (1686),  et  dans  sa  façon  de  tou- 
cher aux  questions  scientifiques  et  philosophiques  il 
ne  s'abstient  pas,  tant  s'en  faut,  de  préciosité.  Au 
fond  il  poursuivait  par  là  le  même  genre  de  succèi 
avec  une  matière  seulement  tout  autre,  et  il  ne  po 
vait  guère  se  dispenser  d'user  un  peu  des  mêm 
moyens.  «  Je  ne  demande  aux  dames,  pour  tout  ce 
système  de  philosophie,  que  la  même  application  qu'il 
faut  donner  à  la  princesse  de  Clèves,  si  on  veut  en 
suivre  bien  l'intrigue  et  en  connaître  toute  la  beauté.  » 
(Entretiens  sur  la  pluralité  des  mondes  :  Préface, 
Œuvres  complètes  de  Fontenelle,  1818,  t.  II,  p.  4.)  La 
science  était  devenue  une  mode  :  la  faire  '  entendre 
de  ceux  qui  l'acceptaient  principalement  à  ce  titre, 
telles  furent  sans  doute  ses  premières  intentions  qui 
heureusement  pour  lui  furent  servies  par  une  intelli- 


^u 

1 


à 


FONTENELLE   ET   BAYLE  135 

gence  sensiblement  supérieure  à  ce  désir  et  qui  le 
conduisirent  à  ce  rôle  de  grand  interprète  des  idées 
scientifiques  du  temps,  non  pas  seulement  pour  les 
ruelles,  les  salons  et  les  marquises,  m^is  même  pour 
les  esprits  cultivés  et  réfléchis  qui  sans  connaissances 
spéciales  étaient  capables  de  suivre  les  grandes  lignes 
d'une  démonstration  ou  d'une  découverte  de  savant  : 
«  Entrez  dans  son  magasin,  il  y  a  à  choisir  »,  dit  La 
Bruyère  dans  le  cruel  portrait  qu'il  a  tracé  de  lui  sous 
le  nom  de  Gydias.  Ce  fut  le  mérite  de  Fontenelle  de 
finir  par  faire  un  choix  et  de  le  faire  selon  son  aptitude 
véritable.  Il  garda  de  ses  prétentions  littéraires  l'art 
de  piquer  la  curiosité,  de  communiquer  le  sentiment 
de  la  simplicité  des  explications  comparée  à  la  diffi- 
culté des  problèmes,  d'imprimer  aux  idées  une  marche 
légère,  alerte,  imprévue,  de  glisser  adroitement  les 
sous-entendus  qui  laissent  le  soin  de  deviner  ou  de 
conclure  :  le  tout  avec  une  fantaisie  souriante  et  aussi 
une  ironie  discrète  qui  rappelle  constamment,  même 
au  cours  des  affirmations  les  plus  justement  posées 
en  apparence,  la  nécessité  d'avoir  dû  se  défier  et  de  ne 
I devoir  jamais  être  dupe. 

Mais  toute  cette  subtilité  et  cette   ingéniosité  sont 

souvent  des  façons  de  rendre  sensibles  des  procédés 

3lus  intellectuels  :  Fontenelle  aime  à  traiter  les  idées 

)ar  l'analyse,  à  aller  jusqu'au  bout  des  principes  qu'elles 

supposent  et  des  conséquences  qu'elles   enfantent  : 

oela  sans  doute  en  imitant  les  géomètres,  mais  en  usant 

aussi  beaucoup  de  ces  rapprochements  par  analogie 

q;ui  étendent,   quoique   superficiellement,   le    champ 

i'application  des  idées  reçues.  Cette  annexion  de  la 

icience  à  la  littérature  que  Fontenelle  a  opérée  et 

lu'une  bonne  part  des  écrivains  du  dix-huitième  siècle 

mt  confirmée,  a  l'incontestable  avantage  de  rappeler 

es  droits  qu'ont  les  esprits  non  initiés  à  la  science  à  se 

endre  compte  du  mouvement  de  la  science,  comme 

lussi  de  leur  rappeler  le  devoir  de  ne  pas  vivre  seule- 

Qent  de  formes  agréables.  Mais  il  peut  aussi  en  résulter 


135  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

des  inconvénients  ;  et  ce  sont  les  interprètes  littéraires 
de  la  science  qui  parfois  lui  font  dire  ce  qu'elle  ne  dit 
réellement  pas. 

Fontenelle  a  fait  son  éducation  scientifique  par  le 
cartésianisme  :  et  il  a  dit  ce  qu'il  croyait  avoir  surtout 
appris  chez  Descartes  et  ce  qu'il  en  avait  retenu  : 
a  Avant  Descartes,  on  raisonnait  plus  commodément  ; 
les  siècles  passés  sont  bien  heureux  de  n'avoir  pas  eu 
cet  homme-là.  C'est  lui,  à  ce  qu'il  me  semble,  qui  a 
amené  cette  nouvelle  méthode  de  raisonner,  beaucoup 
plus  estimable  que  sa  philosophie  même,   dont  une 
bonne  partie  se  trouve  fausse  ou   incertaine,  selon 
les  propres  règles  qu'il  nous  a  apprises.  »  {Digression 
sur  les  anciens  et  les  modernes,  t.  II,  p.  358.)  Il  faut 
ajouter  qu'avec  sa  méthode  de  raisonner  Fontenelle 
a  gardé  l'idée  que  «  tout  le  jeu  de  la  nature  consiste 
dans  les  figures  et  dans  les  mouvements  des  corps  ». 
{Digression  sur  les  anciens  et  les  modernes,  p.  356.) 
San  adhésion  à  la  physique  cartésienne  se  maintien 
d'un  bout  à  l'autre  de  sa  vie,  malgré  même  l'avène 
ment  de  la  physique  newtonienne  ;  à  l'âge  de  quatre 
vingt-quinze  ans,  il  écrivait,  pour  défendre  Descartes, 
la  Théorie  des  tourbillons  avec  des  réflexions  sur  Vat 
traction,  1752. 

Les  Entretiens  sur  la  pluralité  des  mondes  sont  un 
façon  de  faire  connaître  la  physique  de  Descartes  e 
l'appliquant  à  un  sujet  qui  devait  exciter  la  curiosit 
de  l'imagination  autant  que  de  l'esprit.  Sans  doute  il 
commettait   une   certaine  infidélité   à   Descartes    en 
reportant  sur  la  possibilité  de  mondes  semblables  au 
nôtre  la  réflexion  impatiente  de  dépasser  les  horizons 
de  notre  monde  sensible,  en  détournant  vers  des  objets 
encore  physiques,  mais  immenses  et   lointains,  des 
besoins  au  fond  métaphysiques.  Dans  une  lettre  à 
Chanut  du  6  juin  1647  Descartes  écrivait  :  «  Bien  qu 
je  n'infère  point  pour  cela  qu'il  y  ait  des  créatures 
intelligentes  dans  les  étoiles  ou  ailleurs,  je  ne  vois  pas 
aussi  qu'il  y  ait  aucune  raison  par  laquelle  on  puisse 


FONTENELLE   ET   BAYLE  137 

prouver  qu'il  n'y  en  a  point  ;  mais  je  laisse  toujours 
indécises  les  questions  qui  sont  de  cette  sorte,  plutôt 
que  d'en  rien  nier  ou  assurer.  »  (Éd.  Adam  et  Tan- 
nery,  t.  V,  p.  55.)  Fontenelle,  lui,  va  mieux  aimer 
assurer  quelque  chose  de  ces  questions  que  des  ques- 
tions qui  touchent  à  la  spiritualité  de  l'âme  ou  à  l'exis- 
tence de  Dieu  :  il  sait  bien  au  reste  que  derrière  la 
marquise  avec  qui  il  s'entretient  il  trouvera  tout  un 
public  tout  prêt  à  l'écouter  et  à  se  laisser  instruire. 

Car  il  ne  vient  pas  seulement  lui  plaire,  à  ce  public, 
il  l'instruit  réellement.  Songeons  bien  que  le  système 
de  Copernic  n'avait  pas  été  professé  explicitement 
par  ceux-là  mêmes  qui,  comme  Descartes  et  Pascal, 
l'admettaient  au  fond,  qu'il  ne  semblait  pas  relevé 
des  interdictions  qui  avaient  pesé  sur  lui  et  qu'il  ne 
s'était  pas  encore  rendu  familier  aux  intelligences 
simplement  cultivées.  C'est  Fontenelle  qui  a  préparé 
cette  familiarité.  Le  système  de  Copernic  combiné 
avec  le  mécanisme  universel  de  Descartes  :  telle  est 
la  base  scientifique  de  cette  exposition  qu'il  donne 
de  la  pluralité  des  mondes,  et,  bien  que  le  souci  des 
«  agréments  »  rapetisse  parfois  sa  manière,  la  grandeur 
du  sujet  et  des  perspectives  qu'il  ouvre  la  rehausse 
çà  et  là  tout  naturellement,  et  l'imagination  de  l'écri- 
vain, qui  d'ordinaire  craint  plutôt  de  s'exalter,  finit 
par  se  laisser  entraîner  au  mouvement  des  mondes 
qu'elle  retrace. 

Selon  une  remarque  de  Bayle,  il  y  a  dans  ce  livre 
de  science  autant  de  philosophie  que  de  physique. 
Quelle  philosophie?  Celle  qui  résulte  du  sentiment  de 
la  disproportion  qu'il  y  a  entre  l'immensité  de  l'uni- 
vers et  la  petitesse  de  l'homme.  Fontenelle  n'a  cure 
de  nous  relever  par  la  pensée  comme  Pascal,  ou,  s'il 
nous  relève  par  elle,  c'est  bien  peu,  et  en  faisant  res- 
sortir ce  que  la  raison  humaine  a  de  tardif  et  de  borné. 
D'abord  la  découverte  du  véritable  système  de  l'uni- 
vers met  en  évidence  les  misérables  préjugés  qui  ont 
si  longtemps  empêché  de  le  reconnaître  :  les  Anciens 


138  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

croyaient  que  les  corps  célestes  étaient  immuables' 
par  le  même  motif  qui  ferait  croire  à  des  roses  éphé- 
mères que  le  jardinier  est  éternel  ;  ils  mesuraient  les; 
choses  à  la  brièveté  de  leur  vie  et  à  l'étroitesse  de; 
leurs  observations.  Le  système  de  Copernic  nous  a 
remis  à  notre  place  et  nous  a  appris  à  ne  plus  juger 
des  mondes  par  le  point  de  vue  où  nous  sommes  placés.  ; 
«  Notre  folie  est  de  croire  que  toute  la  nature,  sans 
exception,  est  destinée  à  nos  usages  ;  et  quand  on 
demande  à  nos  philosophes  à  quoi  sert  ce  nombre 
prodigieux  d'étoiles  fixes,  dont  une  partie  suffirait 
pour  faire  ce  qu'elles  font  toutes,  ils  vous  répondent 
froidement  qu'elles  servent  à  leur  réjouir  la  vue...  Je 
sais  bon  gré  à  Copernic  d'avoir  rabattu  la  vanité  des 
hommes,  qui  s'étaient  mis  à  la  plus  belle  place  de 
l'univers  ;  et  j'ai  du  plaisir  à  voir  présentement  la 
terre  dans  la  foule  des  planètes.  »  {Premier  soir,  p.  12, 
p.  15.)  A  cette  façon  de  dénoncer  les  illusions  anthro- 
pocentriques se  mêle  l'idée  toujours  présente,  insinuée 
quand  elle  n'est  pas  directement  énoncée,  de  la  rela- 
tivité de  notre  science.  En  particulier,  la  pensée  qu'il 
y  a  des  habitants  dans  les  autres  planètes,  et  que  ces 
habitants  sont  autrement  constitués  que  nous,  est 
bien  faite  pour  nous  détourner  d'attribuer  une  impor- 
tance exagérée  à  notre  vérité  humaine.  «  Nos  sciences 
ont  de  certaines  bornes  que  l'esprit  humain  n'a  jamais 
pu  passer.  Il  y  a  un  point  où  elles  nous  manquent  tout 
à  coup  ;  le  reste  est  pour  d'autres  mondes,  où  quelque 
chose  de  ce  que  nous  savons  est  inconnu.  »  (Troisième 
soir,  p.  44.)  Fontenelle  use  d'une  conjecture  qu'exploi- 
tera abondamment  la  philosophie  du  dix-huitième 
siècle  :  «  On  dit  qu'il  pourrait  bien  nous  manquer  un 
sixième  sens  naturel,  qui  nous  apprendrait  beaucoup 
de  choses  que  nous  ignorons.  »  (Troisième  soir,  p.  44.) 
De  la  possibilité  de  ce  sixième  sens,  Fontenelle  est 
porté  à  induire  que  la  science  due  à  nos  cinq  sens  n'est 
qu'un  mode  de  connaissance  parmi  d'autres  ;  et  c'est 
cela  qui  certes  chez  le  cartésien  Fontenelle  n'est  plus 


FONTENELLE   ET   BAYLE  139 

cartésien  ;  toute  la  Métaphysique  de  Descartes  était 
précisément  destinée  à  nous  assurer  absolument  des 
principes  de  notre  science.  Au  reste,  Fontenelle  prend 
un  singulier  plaisir  à  faire  mouvoir  son  esprit  parmi 
ces  vraisemblances  que  Descartes  tenait  pour  rien 
auprès  de  la  certitude  qui  seule  compte.  Il  incline  à 
penser  que  le  bon  sens  est  la  chose  du  monde  la  moins 
bien  partagée,  et  il  est  imbu  de  cette  notion  aristocra- 
tique de  la  science  qui  la  réserve  à  une  élite.  Parlant 
de  ses  idées  sur  les  mondes  :  «  Contentons-nous  d'être 
une  petite  troupe  choisie  qui  les  croyons,  et  ne  divul- 
guons pas  nos  mystères  dans  le  peuple.  »  {Sixième  soir, 
p.  72.)  Il  ne  se  soucie  d'être  vulgarisateur  que  pour 
une  aristocratie  ;  et  il  dirait,  avec  le  sentiment  d'un 
Renan  :  si  j'avais  la  main  pleine  de  vérités,  je  me  gar- 
derais bien  de  l'ouvrir. 

Les  Entretiens  sur  la  pluralité  des  mondes  pouvaient 
contribuer  à  affaiblir  l'autorité  des  croyances  reli- 
gieuses positives,  et  c'est  sans  doute  un  résultat  qui 
n'eût  pas  outre  mesure  contrarié  Fontenelle  ;  mais 
ils  ne  laissaient  pas  trop  transparaître  ce  dessein. 
Vllistoire  des  oracles  (1687)  le  manifeste  davantage, 
avec  du  reste  tous  les  deliors  qui  conviennent  à  la  lois 
à  la  circonspection  et  à  la  subtilité  d'esprit  de  Fonte- 
nelle. Un  érudit  hollandais  venait  de  traiter  dans  un 
livre  cette  question  :  est-il  vrai,  comme  l'ont  soutenu 
les  premiers  Chrétiens,  que  les  oracles  de  l'antiquité 
étaient  rendus  par  des  démons  et  que  ces  oracles  ont 
immédiatement  cessé  après  la  venue  du  Christ  ?  L'ou- 
vrage répondait  négativement.  Après  avoir  songé  à  le 
traduire,  Fontenelle  le  refait,  l'allège,  l'ordonne  mieux. 
Répondre  positivement  à  la  question,  observe  Fon- 
tenelle, n'est  point  du  tout  réclamé  par  la  Religion 
vraie  qu'il  faut  savoir  distinguer  des  préjugés  qui  s'y 
attachent  ;  mais  Fontenelle  avait  moins  à  cœur  cette 
distinction  qu'il  ne  le  laissait  entendre.  Les  premiers 
chrétiens  ont  sans  nécessité  renforcé  le  rôle  des  démons 
sous  l'influence  d'idées  platoniciennes  qui  n'avaient 


140  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

aucun  fondement  ;  ils  ont  cru  aux  oracles  sous  Tin- 
fluence  des  traditions  anciennes  qu'ils  n'ont  point 
vérifiées  ;  quand  on  essaie  de  remonter  jusqu'aux 
témoignages  primitifs  qui  assuraient  de  l'existence 
et  de  la  vérité  des  oracles,  ces  témoignages  se  dérobent. 
«  Assurons-nous  bien  du  fait,  dit  Fontenelle,  avant 
que  de  nous  inquiéter  de  la  cause.  Il  est  vrai  que  cette 
méthode  est  bien  lente  pour  la  plupart  des  gens  qui 
courent  naturellement  à  la  cause,  et  passent  par-dessus 
la  vérité  du  fait  ;  mais  enfin  nous  éviterons  le  ridicule 
d'avoir  trouvé  la  cause  de  ce  qui  n'est  point.  »  (Ghap.  iv, 
t.  II,  p.  98.)  L'homme  a  un  amour  du  merveilleux  qui 
le  rend  naturellement  crédule,  et  il  a  un  respect  de 
la  tradition  qui  confirme  sa  crédulité  ;  cette  crédulité 
encourage  à  son  tour  la  fourberie  qui  a  intérêt  à  l'ex- 
ploiter. Ainsi  se  démasquent  les  oracles  anciens  ;  ils 
auraient  pris  fin  sans  la  venue  du  Christ,  confondus 
par  le  progrès  de  la  raison,  et  la  venue  du  Christ  ne  les 
a  pas  fait  immédiatement  disparaître,  pas  plus  qu'elle 
n'a  supprimé  certaines  survivances  du  paganisme  dans 
la  Religion  nouvelle.  Fontenelle  énonce  et  applique 
des  règles  de  rationalisme  critique  qui  certainement 
dans  sa  pensée  dépassaient  la  question  des  oracles 
pour  devoir  s'appliquer  à  la  question  des  miracles 
et  du  surnaturel  Chrétien  :  son  procédé,  qui  trouvera 
au  dix-huitième  siècle  tant  d'imitateurs,  consiste  à 
faire  intervenir  entre  le  paganisme  et  le  Christianisme 
des  analogies  qui  inviteront  tout  naturellement  à  acca- 
bler le  second  sous  les  arguments  qui  ont  ruiné  le 
premier  ;  et  toute  l'aptitude  qu'a  son  esprit  à  l'ironie 
et  à  l'allusion  voilée  lui  rend  encore  plus  aisé  l'usage 
de  cette  méthode  oblique. 

A  VHistoire  des  oracles  se  lie  assez  naturellement 
son  opuscule  sur  l'origine  des  fables.  «  Étudions  l'es- 
prit humain  dans  une  de  ses  plus  étranges  produc- 
tions ;  c'est  là  bien  souvent  qu'il  se  donne  le  mieux  à 
connaître.  »  (T.  II,  p.  388.)  Or  comment  naissent  les 
fables?  Il  faut  nous  représenter  dans  l'humanité  pri- 


FONTENELLE  ET   BAYLE  141 

mitive  un  état  d'ignorance  et  de  barbarie  dont  nous 
avons  à  peine  l'idée  ;  à  mesure  que  l'homme  est  plus 
ignorant  et  a  moins  d'expérience,  il  voit  plus  de  pro- 
diges ;  c'est-à-dire  qu'il  est  plus  sujet  à  voir  des  choses 
qui  ne  sont  pas.  Le  merveilleux  qu'il  imagine,  il  le 
transmet  à  ses  semblables  qui,  avec  la  même  ignorance 
et  le  même  goût,  non  seulement  l'acceptent,  mais 
encore  l'augmentent  et  le  tranforment,  mais  de  façon 
à  en  laisser  tomber  l'élément  de  vérité  qui  pouvait  s'y 
mêler  à  l'origine.  Car  dans  cette  invention  des  fables 
l'homme  a  obéi  à  la  tendance  qui  le  portait  à  rechercher 
les  causes,  et  c'est  de  son  expérience  qu'il  s'est  servi 
pour  déterminer  ces  causes  ;  mais  expliquant  comme 
nous  faisons  aujourd'hui  l'inconnu  par  le  connu,  il 
avait  le  désavantage  de  ne  connaître  que  les  choses 
les  plus  grossières  et  les  plus  palpables,  tandis  que 
nous  avons  découvert  par  l'usage  ce  que  sont  des  poids, 
des  ressorts,  des  leviers  et  que  nous  pouvons  en  com- 
poser la  mécanique  du  monde.  Ce  qui  a  entretenu  les 
fables  et  la  croyance  dont  elles  sont  l'objet,  c'est  la 
tendance  à  inventer  des  choses  semblables  à  celles 
qui  sont  acceptées  et  à  les  pousser  plus  loin  par  des 
conséquences,  c'est  ensuite  le  respect  aveugle  de  l'an- 
tiquité et  de  la  prétendue  sagesse  des  ancêtres.  Mais 
l'espèce  d'imagination  qui  a  donné  naissance  aux  fables 
n'est  pas  le  propre  d'une  race  ou  d'une  latitude  :  elle 
appartient  à  un  degré  qui  est  le  degré  inférieur  du 
développement  mental  de  l'homme.  Toutes  les  nations, 
à  l'exception  du  peuple  élu,  ont  imaginé  ce  qu'il  y  a 
d'étrange  dans  leurs  fables  à  un  moment  où  elles 
étaient  encore  dans  l'ignorance,  et  c'est  la  puissance 
de  l'habitude  qui  les  a  attachées  à  ces  inventions. 
«  Ne  cherchons  donc  pas  autre  chose  dans  les  fables, 
conclut  Fontenello,  que  l'histoire  des  erreurs  de  l'es- 
prit humain.  Il  en  est  moins  capable,  dès  qu'il  sait  à 
quel  point  il  l'est.  Ce  n'est  pas  une  science  de  s'être 
rempli  la  tête  de  toutes  les  extravagances  des  Phéni- 
ciens et  des  Grecs  ;  mais  c'en  est  une  de  savoir  ce  qui  a 


142  LA  PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

conduit  les  Phéniciens  et  les  Grecs  à  ces  extravagances. 
Tous  les  hommes  se  ressemblent  si  fort,  qu'il  n'y  a 
point  de  peuple  dont  les  sottises  ne  nous  doivent  faire 
trembler.  »  (T.  II,  p.  398.)  Par  ces  nettes  et  persis- 
tantes indications,  Fontenelle  se  trouve  avoir  déjà 
constitué,  de  l'avis  de  M.  André  Lang  (Mythes^  cultes 
et  religions^  traduction  française  de  Marillier,  p.  617), 
l'essentiel  de  la  théorie  anthropologique  des  mythes. 

Pour  s'affermir  dans  la  position  qu'il  prend  sur  ces 
divers  sujets,  il  a  un  argument  dont  il  use  sans  cesse  : 
c'est  qUe  l'homme  est  dupe  de  la  tradition,  du  respect 
aveugle  de  l'antiquité.  S'il  y  a  là  une  illusion,  on  peut 
dire  que  Fontenelle  s'en  est  tôt  et  complètement  dégagé. 
Dès  qu'il  prend  parti  dans  la  querelle  des  anciens  et 
des  modernes,  on  peut  deviner  sans  le  savoir  de  quel 
côté  il  sera.  Il  intervient  pour  donner  aux  partisans 
des  modernes  l'appui  de  raisons  scientifiques.  Il 
invoque  pour  les  justifier  non  pas  précisément  l'idée 
de  la  fixité  des  lois  de  la  nature  qui  en  la  matière  ne 
prouverait  rien,  mais  l'idée  d'une  certaine  puissance 
constante  qu'a  la  nature  de  produire  des  effets  de 
même  valeur.  «  La  nature  a  entre  les  mains  une  cer- 
taine pâte  qui  est  toujours  la  même,  qu'elle  tourne 
et  retourne  sans  cesse  en  mille  façons,  et  dont  elle 
forme  les  hommes,  les  animaux,  les  plantes  ;  et  certai- 
nement elle  n'a  point  formé  Platon,  ni  Démosthène,  ni 
Homère,  d'une  argile  plus  fine,  ni  mieux  préparée 
que  nos  philosophes,  nos  orateurs  et  nos  poètes  d'au- 
jourd'hui. »  {Digression  sur  les  anciens  et  les  mo- 
dernes^ t.  Il,  p.  353.)  Peut-être  la  nature  veut-elle  que 
certains  climats  soient  plus  favorables  à  certaines  pro- 
ductions ;  mais  ce  qui  est  vrai  des  fruits  de  la  terre 
l'est  beaucoup  moins  de  ces  fruits  particuliers  que  sont 
les  intelligences.  Les  intelligences  se  forment  les  unes 
sur  les  autres  et  sont  capables  d'acquérir  par  la  lecture 
et  la  culture  ce  qu'elles  n'ont  pas  naturellement.  Il 
est  curieux  d'observer  que  Fontenelle,  après  avoir  paru 
admettre  que  la  nature  produit  les  esprits  avec  une 


I 


FONTENELLE  ET   BAYLE  143 

fécondité  toujours  pareille,  considère  que  ces  esprits 
sont  surtout  aptes  à  s'éduquer,  à  se  façonner  :  en 
d'autres  termes  il  semble  accorder  plus  à  l'éducation 
qu'à  la  nature  dans  l'établissement  des  esprits  ;  en 
quoi  il  annonce  une  thèse  que  le  dix-huitième  siècle 
développera  amplement.  Et  par  là  aussi  il  aboutit  à 
une  autre  façon  de  justifier  les  partisans  des  modernes  : 
les  anciens  ont  pu  avoir  la  gloire  d'inventer  en  beau- 
coup de  choses  presque  sans  mérite  parce  qu'ils 
avaient  tout  ou  presque  tout  à  trouver,  et  leurs  inven- 
tions se  sont  faites  parmi  beaucoup  de  tâtonnements 
et  d'erreurs  ;  les  hommes  d'aujourd'hui  ont  souvent 
iplus  de  mérite  à  perfectionner  certaines  inventions 
qu'ils  n'en  auraient  eu  à  les  faire  ;  mais  aussi  ils  pro- 
fitent de  ce  qu'ont  amassé  leurs  prédécesseurs.  Tous 
les  hommes,  ainsi  que  l'avait  déjà  noté  Pascal,  sont 
comme  un  seul  homme  qui  aurait  vécu  depuis  le  com- 
mencement du  monde  jusqu'à  aujourd'hui,  et  il  faut 
jeulement  ajouter  que  cet  homme  n'aura  pas  de  vieil- 
esse.  Fontenelle  considérait  peut-être  que  dans  les 
ettres  le  progrès  n'est  pas  si  évident  et  si  régulier  que 
lans  les  sciences,  quoique  là  encore  il  soit  porté  à  l'af- 
"îrmer  ;  mais  il  ne  cesse  de  redire  que  toute  explication 
raisonnable  du  développement  de  l'humanité  doit 
ourner  à  l'avantage  des  modernes  ;  les  modernes  ne 
peuvent  que  raisonner  avec  plus  de  rigueur  et  avoir 
>Ius  de  lumière  ;  ces  avantages-là,  pour  Fontenelle, 
liéfient  toute  concurrence. 

Fontenelle  est  donc  tout  plein  de  l'idée  de  progrès, 
lu  point  de  lui  faire  signifier  l'abjuration  et  môme  au 
esoin  la  dérision  du  passé.  Il  semble  sans  doute  par- 
iciper  par  là  de  l'esprit  qui  avait  poussé  Descartes, 
ICalebranche  et  même  Pascal  à  repousser  l'autorité, 
jour  ne  tenir  compte  en  matière  de  science  que  de  la 
lison  et  de  l'expérience  ;  mais,  outre  qu'il  désavoue 
[olontiers  cette  règle  de  l'autorité  pour  des  sujets  que 
escartes,  Malebranche  et  Pascal  laissaient  au  con- 
[aire  de  parti  pris  soumis  à  l'autorité,  il  marque  d'une 


la  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

note  propre  cette  indépendance  à  l'égard  des  tradi- 
tions ;  il  y  met,  autant  que  la  résolution  de  voir  clair 
par  lui-même,  la  satisfaction  de  n'être  point  en  retard, 
et  même  si  possible  d'être  en  avance  sur  son  temps, 
pour  le  moins  de  marcher  avec  son  siècle.  Et  l'on  sait 
à  quel  point  se  sentir  dans  le  mouvement  est  devenu 
pour  beaucoup  d'esprits  une  marque  suffisante  de 
vérité. 

Les  Éloges  de  siavants  que  Fontenelle  prononça  en 
qualité  de  Secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des 
sciences  furent  pour  lui  de  nombreuses  occasions  d'as- 
souplir sa  conception  de  la  science  ;  s'il  resta  fidèle  jus- 
qu'au bout  à  la  physique  cartésienne,  il  sut  cependant 
reconnaître  le  génie,  pénétrer  et  même  dans  une  large 
mesure  accepter  les  desseins  scientifiques  de  Newton: 
dans  le  parallèle  qu'il  faisait  entre  Descartes  et  Newton, 
il  disait  :  «  Les  principes  évidents  de  l'un  ne  le  condui- 
sent pas  toujours  aux  phénomènes  tels  qu'ils  sont; 
les  phénomènes  ne  conduisent  j)as  toujours  l'autre  à 
des  principes  assez  évidents.  »  {Eloge  de  Newton,  t.  I®^, 
p.  394.)  Il  conçoit  de  plus  en  plus  la  nécessité  de  faire 
sa  place  à  l'expérience  ;  mais  il  réclame  des  explica- 
tions qu'elles  aient  la  clarté  et  la  rigueur  des  explica- 
tions géométriques,  même  quand  elles  portent  sur 
d'autres  objets.  Dans  sa  Préface  sur  V utilité  des  mathé- 
matiques et  de  la  physique,  et  sur  les  travaux  de  l'Aca- 
démie des  sciences,  il  dit  :  «  L'esprit  géométrique  n'est 
pas  si  attaché  à  la  géométrie  qu'il  n'en  puisse  être 
tiré  et  transporté  à  d'autres  connaissances.  Un  ouvrage 
de  morale,  de  politique,  de  critique,  peut-être  même 
d'éloquence,  en  sera  plus  beau,  toutes  choses  d'ailleurs 
égales,  s'il  est  fait  de  main  de  géomètre.  »  (T.  I^ 
p.  34.)  t 

Cependant  dans  cette  même  préface  il  marque  avec 
force  ce  qu'il  faut  entendre  par  la  science,  et  il  entend 
par  la  science  les  sciences  mathématiques,  physiques 
et  naturelles  ;  s'il  admet  que  la  géométrie  peut  P6i« 
trer  dans  toutes,  il  ne  règle  pas  d'avance  la   pari 


J 


FONTENELLE   ET   BAYLE  i45 

qu'elle  doit  avoir  en  chacune  d'elles  ;  il  croit  à  la  néces- 
sité de  se  contenter  de  vérités  et  de  sciences  séparées, 
jusqu'à  ce  qu'elles  se  rejoignent  d'elles-mêmes  plus  tard 
par  une  démarche  immanente  à  leurs  propres  progrès 
dans  l'ordre  des  connaissances  positives,  non  par  l'es- 
sentielle unité  soit  de  l'objet  à  connaître  soit  du  sujet 
connaissant.  C'est  là  une  conception  de  l'unité  du  sa- 
voir qui,  provenant  de  la  coordination  des  sciences  par- 
ticulières, est  tout  autre  que  celle  que  Descartes  avait 
conçue  comme  résultant  de  l'unité  de  l'intelligence. 

Cette  défiance  des  systèmes,  qui  se  retrouvera  chez 
Condillac,  l'a  détourné  de  l'examen  direct  des  ques- 
tions purement  philosophiques  :  il  dit  bien  à  l'occasion 
que  la  connaissance  de  la  nature  nous  conduit  à  con- 
naître un  créateur  d'une  intelligence  infinie  et  que 
«  la  véritable  physique  s'élève  jusqu'à  devenir  ure 
espèce  de  théologie.  »  (Préface  sur  Vutilité  des  Malhé- 
matiques^  p.  36.)  Mais  il  n'insiste  guère  sur  ce  sujet.  Dans 
un  fragment  de  la  Connaissance  de  Vcsprit  humain^ 
où  il  déclare  d'ailleurs  ne  pas  vouloir  entreprendre 
sur  la  nature  de  l'esprit  une  spéculation  métaphy- 
jsique,  il  adhère  sans  hésitation  aux  théories  empiristes 
mr  l'origine  des  idées,  au  point  de  dire  que  l'ancienne 
[philosophie,  celle  qui  soutenait  que  tout  passe  par 
Iles  sens  avant  de  venir  dans  l'intelligence,  n'avait  pas 
|tort  (t.  II,  p.  411)  :  en  réalité  cette  ancienne  philosophie 

iait  devenue  la  philosophie  nouvelle.  Et  si  Fontenello, 
liout  en  conservant  une  certaine  forme  d'esprit  cartésien, 
pmcède  que  tout  vient  des  sens,  ce  n'est  pas  à  Aristote 
qfu'il  l'accorde,  mais  à  l'empirisme  triomphant. 

De  Fontenelle  on  peut  rapprocher  P.  Bayle,  et  pour 
[es  premières  idées  qui  ont  eu  prise  sur  leurs  esprits, 
[)t  pour  l'action  intellectuelle  qu'ils  ont  exercée,  mais 
[ion  point  pour  les  moyens  par  lesquels  ils  l'ont  exer- 
pée  (1).  L'un  et  l'autre  ont  été  élevés  dans  le  cartésia- 

(1)  Bayle  ne  parle  jamais  de  Fontenelle  qu'avec  de  grands 
[loges.  (Voir  Delvolvé,  p.  104). 

10 


146  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

nisme,  mais  sans  se  laisser  accaparer  tout  entiers  ni 
par  tout  le  système,  ni  toujours  ;  l'un  et  l'autre  ont 
goûté  de  Descartes  le  droit  de  raisonner  librement  et 
de  ne  s'en  rapporter  qu'à  leurs  idées  claires  ;  l'un  et 
l'autre  ont  estimé  très  haut  la  physique  de  Descartes  ; 
mais  déjà  ici  se  marque  une  différence.  Fontenelle 
adhère  en  somme  dogmatiquement  à  cette  physique  ; 
Bayle  la  préfère  à  toute  autre,  mais  sans  aller  plus 
loin,  et  cela  dès  les  débuts  :  «  Je  regarde  le  cartésia- 
nisme simplement  comme  une  hypothèse  ingénieuse 
qui  peut  servir  à  expliquer  certains  effets  naturels  ; 
mais  du  reste  j'en  suis  si  peu  entêté  que  je  ne  risquerais 
pas  la  moindre  chose  pour  soutenir  que  la  nature  se 
règle  et  se  gouverne  selon  ces  principes-là.  »  (Lettre 
à  son  frère,  29  mai  1681.)  D'ailleurs  Bayle  est  peu  ins- 
truit et,  semble-t-il  même,  peu  curieux  des  questions 
proprement  scientifiques,  de  celles  dont  l'examen  exi- 
gerait des  connaissances  spéciales  ;  en  retour  il  s'in- 
téresse passionnément  aux  opinions,  aux  idées,  aux 
théories  ;  il  les  accueille  d'où  qu'elles  lui  viennent, 
prend  plaisir  à  les  exposer,  à  les  tourner  et  à  les 
retourner,  à  les  soumettre  à  la  critique  ;  il  est  loin 
d'avoir  pour  les  doctrines  du  passé  la  négligence  dédai- 
gneuse des  cartésiens  ;  il  s'attache  aux  maîtres  de  la 
philosophie  ancienne,  les  fait  comparaître  devant  lui 
avec  complaisance.  Savoir  ce  que  d'autres  ont  pensé 
le  préoccupe  plus  que  savoir  ce  qu'il  pense  ;  ainsi  chez 
lui  une  disposition  cartésienne  d'esprit  aboutit  par 
une  singulière  conséquence  ou  inconséquence  au  goût 
et  à  l'usage  immodérés  de  l'érudition.  Cette  érudition 
lui  sert  à  montrer  l'inanité  de  toutes  les  prétentions  à 
accorder  rationnellement  les  multiples  objets  des  affir- 
mations humaines.  On  le  qualifie  de  sceptique  ;  il 
Test  si  l'on  veut  par  les  réserves  critiques  et  même 
négatives  qu'il  oppose  à  toute  doctrine  complète  et 
arrêtée  ;  il  Test  par  l'extension  très  grande,  quoique 
non  illimitée,  du  doute  méthodique  à  certains  pro- 
blèmes ;  il  ne  l'est  pas  au  sens  où  il  douterait  réellement 


J 


FONTENELLE   ET   BAYLE  147 

de  tout.  Son  doute,  c'est  le  sentiment  de  la  faiblesse 
rationnelle  des  doctrines,  soit  qu'elles  veuillent  ration- 
nellement expliquer  ce  qui  est  rationnellement  inexpli- 
cable, soit  qu'elles  veuillent  enchaîner  par  des  liens 
rationnels  des  éléments  de  vérité  qui  peuvent  être 
réellement  compatibles  sans  l'être  rationnellement. 
j  Pour  la  formation  de  ce  genre  d'esprit,  il  est  une  cir- 
constance qui,  je  crois,  est  importante  à  relever.  Il 
est  d'origine  calviniste,  et  il  appartient  à  une  famille 
de  pasteurs  ;  vers  Vàge  de  vingt-deux  ans,  il  se  con- 
vertit au  catholicisme  dans  un  collège  des  jésuites 
de  Toulouse;  dix  mois  plus  tard,  sous  la  double 
influence  de  ses  réflexions  et  de  sa  famille,  il  retourne 
à  sa  confession  première.  Ce  n'était  point  là  pure  ins- 
tabilité mentale  ;  il  ne  pouvait  vivre  quelquetemps  avec 
certaines  traditions  sans  en  sentir  avant  tout  l'insufiî- 
sancc  intellectuelle.  Mais  de  plus,  s'il  reste  protestant, 
il  avait  comme  réservé  en  lui  un  sentiment  profond 
de  ce  qui,  dans  les  œuvres  de  la  nature  comme  dans 
3elles  de  la  grâce,  ne  se  laisse  jamais  réduire  à  des  rai- 
jons  claires.  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  prépare  le  dix- 
luitième  siècle  à  qui  il  a  fourni,  surtout  par  la  partie 
légative  de  son  œuvre,  tant  d'arguments  et  de  docu- 
nents,  il  reste  d'ailleurs  en  dehors  de  cette  foi  au  pro- 
cès qui  était  celle  de  Fontenelle  et  qui  sera  celle  du 
ix-huitième  siècle  ;  le  mouvement  de  l'humanité  est 
pour  lui  un  jeu  de  bascule  et  non  une  marche  régulière 
n  avant,  et  la  raison  jusqu'à  présent  s'est  trop  mon- 
îe  impuissante  pour  préjuger  qu'à  une  certaine  heure 
Ile  gouvernera. 
Professeur  à  l'Académie  protestante  de  Sedan,  puis, 
ne  fois  celle-ci  fermée  (1681),  professeur  libre  de 
'hjlosophie  à  Rotterdam,  Bayle  fut  avant  tout  un 
liciste  dont  la  vocation  spéciale  se  manifesta 
'abord  par  la  publication  de  son  journal.  Nouvelles 
;  la  République  des  lettres^  puis  par  celle  de  son  Die- 
mnaire  historique  et  critique  ;  il  dépense  là  des  res- 
urces  prodigieuses  d'érudition  et  de  dialectique.  Et 


448  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

il  se  révèle  également  par  des  ouvrages  presque  tous 
suscités  par  une  occasion,  mais  développant  des  thèses 
doiit  la  portée  dépassait  singulièrement  le  sujet  qui 
en  avait  été  le  point  de  départ. 

Tel  fut  déjà  le  premier  livre  par  lequel  il  se  fit  con- 
naître comme  écrivain  :  Pensées  diverses  écrites  à  un 
docteur  de  Sorbonne  à  V occasion  de  la  comète  qui  parut 
au  mois  de  décembre  1680  :  critique  en  apparence  inof- 
fensive de  la  superstition  populaire  qui  voyait  dans 
certains  phénomènes  astronomiques  rares  la  propriété 
de  produire  ou  de  présager  des  malheurs.  Bayle  ne  se 
contente  pas  de  montrer  les  raisons  physiques  posi- 
tives qui  s'opposent  à  ce  pouvoir  malfaisant  d'une 
comète  ;  il  analyse  les  causes  qui  font  naître  et  qui 
entretiennent  la  croyance  à  ce  pouvoir  ;  légendes  des 
poètes,  récits  d'historiens  plus  empressés  à  flatter  le 
goût  du  merveilleux  qu'à  critiquer  les  faits  qu'ils  rap- 
portent, autorité  de  la  tradition.  En  tout  cas,  les 
comètes  ne  pourraient  être  causes  ou  signes  de  mal 
que  si  elles  avaient  été  miraculeusement  formées  par 
Dieu  à  cet  effet  :  efc  alors  la  singulière  conséquence! 
Les  comètes  ayant  été  autant  observées  dans  l'anti- 
quité païenne.  Dieu  aurait  e  ;COuragé  l'idôlatrie  pour 
empêcher  l'athéisme  !  Mais  l'idolâtrie  vaut-elle  mieux? 
Ainsi  Bayle  touche  à  la  question  du  miracle  ;  d'ailleurs 
il  ne  la  résout  pas  négativement  ;  seulement  il  ne  faut 
pas  multiplier  les  miracles  sans  nécessité  ;  pour  qu'un 
miracle  soit  admis,  il  faut  qu'il  soit  un  fait  avéré, 
inexplicable  par  des  causes  naturelles  ;  et  de  plus  tout 
miracle  doit  être  suspect,  ou  même  rejeté,  qui  ne  sert 
pas  à  rendre  les  hommes  meilleurs  ou  à  les  conduire 
à  la  vraie  foi.  Cette  critique,  comme  on  voit,  reste 
mesurée  dans  la  forme,  mais  elle  énonce  des  motifs 
de  douter  dont  le  développement  peut  conduire  sans 
trop  de  difficulté  jusqu'à  la  négation  du  miracle  même. 
Enfin,  ayant  supposé  que  l'athéisme  paraît  valoir 
mieux  que  l'idolâtrie,  il  pose  une  nouvelle  question 
lion  moins  grave  ;  y  a-t-il  un  rapport  nécessaire  entre 


J 


FONTENELLE   ET   BAYLE  14» 

la  moralité  et  les  croyances  religieuses?  Or  ce  que 
Bayle  s'applique  à  établir,  c'est  que,  si  d'une  part 
les  Chrétiens  sont  loin  souvent  de  se  conduire  en  gens 
vertueux,  l'athéisme  ne  conduit  pas  fatalement  à  la 
corruption  des  mœurs.  Il  y  a  une  très  grande  différence 
entre  ce  que  l'homme  croit  et  ce  qu'il  fait  ;  ce  ne  sont 
pas  les  opinions  générales  de  l'esprit  qui  le  déterminent 
à  agir,  ce  sont  les  passions  présentes  du  cœur.  Même 
quand  sa  conduite  s'accorde  avec  les  commandements 
divins,  ce  n'est  pas  d'eux  qu'elle  dérive,  mais  d'une 
disposition  d'âme  qui  la  règle  ainsi,  et  qui  l'aurait 
réglée  autrement,  si  elle-même  avait  été  autre.  Bayle 
en  vient  donc  à  poser  en  termes  très  explicites  l'indé- 
pendance de  la  morale  à  l'égard  des  croyances  reli- 
gieuses. 

Il  posait  du  même  coup  le  droit  de  ces  croyances  à 
être  diverses,  et  ainsi  il  était  bien  dans  l'état  qu'il 
fallait  pour  défendre  à  fond  l'idée  de  tolérance  :  car 
parler  de  tolérance  signifiait  alors  consentir  à  l'indif- 
férence en  matière  de  religion.  Sans  doute  la  tolérance 
était  réclamée  par  les  persécutés,  mais  parce  qu'en 
principe  les  persécutés  estimaient  avoir,  eux,  non  ce 
droit,  mais  la  vérité.  Or  Bayle  était  assez  dégagé  du 
souci  dogmatique  de  la  vérité  pour  pouvoir  réclamer 
une  tolérance  universelle  et  en  quelque  sorte  sans 
condition.  Dans  sa  critique  générale  de  VHistoire  du 
cahinisme  du  P.  Maimbourg,  il  fait  ressortir  que,  ai 
l'on  soutient  que  la  vérité  a  le  droit  d'extirper  l'er- 
reur, chaque  secte,  se  jugeant  en  possession  de  la 
vérité,  tâchera  d'opprimer  les  sectes  adverses,  et  alors 
08  ne  sera  plus  même  la  prétendue  vérité,  ce  sera  la 
force  qui  décidera.  Bayle  reprend  et  développe  cette 
revendication  de  la  tolérance  un  peu  plus  tard  dans  le 
Commentaire  philosophique  sur  ces  paroles  de  Jésus- 
Christ  :  Contrains-les  d'entrer  (1686).  Là  il  déclare  bien 
nettement  être  dégagé  du  simple  souci  de  défendre 
une  confession  particulière  ;  c'est  à  toutes  les  religions 
universellement   qu'il  refuse  le  droit  de  persécuter. 


150  LA   PHILOSOPHIE   JFRANÇAISÊ 

Certes  l'Évangile  renferme  bien  le  mot  :  Contrains-les 
d'entrer,  Compelle  intrare.  Mais  il  y  a  un  principe 
d'interprétation  des  textes  évangéliques  qui  doit, 
selon  Bayle,  l'emporter  sur  tout  autre  :  c'est  que  tout 
sens  littéral  qui  contient  l'obligation  de  faire  des 
actions  mauvaises  est  faux,  et  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de 
dogme  qui  tienne  contre  ce  que  la  lumière  naturelle 
nous  révèle,  principalement  à  l'égard  de  la  morale. 
Or,  le  précepte  Compelle  intrare  pris  à  la  lettre  non 
seulement  engendrerait  des  dissensions  sans  fin  et 
une  réciprocité  interminable  de  persécutions,  mais 
encore  il  tendrait  à  violer  tout  ce  qui  est  humain  et 
juste.  C'est  la  conscience  qui  pour  chacun  est  juge  de 
ce  qu'il  doit  accepter  comme  vérité,  et  nulle  puissance 
extérieure  ne  peut  se  substituer  ou  s'imposer  à  elle  ; 
Bayle  proclame  le  droit  de  la  conscience  errante  dans 
une  formule  particulièrement  expressive  :  «  Tout  ce 
que  la  conscience  bien  éclairée  nous  permet  de  faire 
pour  l'avancement  de  la  vérité,  la  conscience  erronée 
nous  le  permet  pour  ce  que  nous  croyons  être  la  vérité.  » 
—  Voilà  ce  que  soutint  Bayle,  plusieurs  années  avant 
l'apparition  des  Lettres  de  Locke  sur  la  tolérance.  —  On 
sait  quelle  résistance  ces  thèses  de  Bayle  rencontrèrent 
de  la  part  de  Jurieu. 

D'une  façon  générale,  Bayle  est  opposé  à  tout  ce  qui 
concilierait  objectivement  la  raison  avec  elle-même, 
ou  avec  les  faits,  ou  avec  la  foi.  Sa  curiosité  des  doc- 
trines anciennes  ressuscite  avec  complaisance  les  argu- 
ments de  l'École  d'Élée  qui  opposent  si  bien  l'exigence 
rationnelle  de  l'unité  absolue  et  la  constatation  empi- 
rique des  apparences  multiples  et  changeantes,  ou 
encore  les  données  du  pyrrhonisme  qui  nous  laisse 
suivre  les  phénomènes,  et  qui  est  un  auxiliaire  de  la 
foi  quand  la  foi  ne  s'appuie  pas  à  un  dogmatisme 
philosophique.  —  Est-ce  pour  avoir  essayé  de  com- 
prendre dans  une  unité  rationnelle  absolue  les  mani- 
festations diverses  de  l'univers  que  Spinoza  a  choqué 
Bayle  jusqu'à  le  rendre  injuste,  non  seulement  pour 


FONÏENELLE   ET   BAYLE  151 

sa  doctrine,  mais  pour  sa  personne?  C'est  fort  pos- 
sible. Mais  il  s'attaque  également  aux  idées  religieuses 
en  tant  qu'elles  prennent  la  forme  dogmatique  :  créa- 
tion, providence.  —  En  particulier,  lorsque  la  raison 
s'applique  à  la  conception  chrétienne  du  Dieu-provi- 
dence, elle  aboutit,  selon  lui,  à  d'inextricables  contra- 
dictions. Le  problème  du  mal  sert  à  Bayle  à  rassembler 
contre  l'idée  de  la  Providence  toutes  les  objections 
anciennes  et  modernes  ;  il  établit  par  l'histoire  qu'elle 
est  une  selle  à  tous  chevaux,  une  idée  commode  dont 
toutes  les  sectes  se  servent  pour  attribuer  chacune  à 
Dieu  des  desseins  contraires  ;  il  établit  par  la  philo- 
sophie qu'à  l'objection  insoluble  du  mal  physique  et 
du  mal  moral,  l'hypothèse  des  Manichéens,  qui  ad- 
mettent un  double  principe  du  monde,  un  principe  du 
mal  et  un  principe  du  bien,  sans  être  exempte  de  dif- 
ficultés, est  la  plus  plausible;  c'est  pour  répondre  à 
Bayle  que  Leibniz  écrivit  sa  Théodicée.  —  Ainsi  est 
mis  en  relief  l'antagonisme  de  l'esprit  de  Bayle  et  de 
celui  de  Leibniz  ;  s'ils  manifestent  l'un  et  l'autre  une 
curiosité  vraiment  universelle,  ils  n'en  représentent 
pas  moins  des  tendances  inconciliables  ;  le  premier 
s'offrant  à  nous  comme  le  type  de  l'esprit  critique  pur, 
le  second  apparaissant  comme  le  modèle  du  génie 
créateur  qui  sent  le  besoin  d'être  l'architecte  d'une 
construction  positive. 

Néanmoins,  il  ne  serait  pas  impossible  de  relever 
dans  les  écrits  de  Bayle  quelques  éléments  positifs. 
Telle  apparaîtrait  par  exemple  sa  conception  des 
atomes  animés,  qui  semble  le  rapprocher  de  la  Mona- 
dologie.  Mais  elle  le  rapproche  davantage  en  réalité 
du  naturalisme  du  dix-huitième  siècle  et  d'une  espèce 
d'hylozoïsme.  Au  fond  Bayle  n'est  détourné  du  méca- 
nisme cai^tésien  que  par  ce  que  celui-ci  a  de  trop  intel- 
ligible. Et  si  l'on  peut  trouver  chez  lui  les  lignes  d'une 
certaine  méthode  rationnelle,  elles  ne  sont  pas  très 
fermes,  ni  très  rigoureusement  tracées.  Il  faut  laisser 
Bayle  à  son  rôle,  qui  a  été  d'user  du  raisonnement 


182  '    LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

contre  la  raison,  et  d'avoir  fait  du  rationalisme  une 
méthode  de  critique  formaliste  soutenue  par  l'érudition. 
En  fait,  il  préside  à  la  dissolution  de  l'esprit  cartésien, 
dont  nous  allons  maintenant  trouver  la  négation 
directe  avec  le  dix-huitième  siècle  proprement  dit. 

Une  œuvre  comme  celle  de  Bayle  reste  uniquement 
critique^  et  c'est  pour  cela  que  nous  ne  pouvons  croire 
qu'elle  ait  le  dernier  mot.  Mais  des  œuvres  de  ce  genre, 
si  irritantes  qu'elles  soient  provisoirement,  sont  utiles 
en  ce  qu'elles  préparent  de  nouvelles  façons  de  voir  les 
problèmes  et  de  nouvelles  méthodes  pour  les  résoudre. 


CHAPITRE  VI 
VOLTAIRE 


Le  dix-septième  siècle,  surtout  en  sa  seconde  moitié, 
paraît  se  rattacher  pour  les  idées  essentielles  à  l'in- 
fluence de  Descartes  et  de  Pascal  ;  mais  concurrem- 
ment au  développement  visible,  sinon  officiel,  de  cette 
pensée  classique  et  chrétienne,  un  autre  courant  n'a 
cessé  de  circuler  et  de  grossir,  un  courant  de  «  libre 
pensée  »  qui,  sans  trouver  encore  sa  forme  ration- 
nelle et  son  expression  organisée  et  publique,  a  préparé 
l'esprit  nouveau  du  dix-huitième  siècle.  C'est  en  effet 
en  opposition  au  cartésianisme  et  plus  encore  au  chris- 
tianisme, surtout  à  celui  de  Pascal,  que  ce  «  siècle  des 
philosophes  »  prétend  affirmer  le  triomphe  de  la  «  rai- 
son »  contre  les  «  imaginations  »  et  les  préjugés  d'un 
autre  âge. 

Déjà,  nous  l'avons  vu,  à  côté  de  Bayle,  Fontenelle, 
même  quand  il  se  réoiame  partiellement  de  la  mé- 
thode cartésienne,  prend  en  réalité  une  attitude  toute 
différente,  et,  principalement  pour  la  métaphysique, 
oriente  les  esprits  au  rebours  du  dogmatisme  et  de 
rinnéisme  de  Descartes. 

Le  sens  même  des  mots  change  comme  changé 
l'ennemi  à  combattre.  Lorsque  Descartes  et  Male- 
branche  luttent  contre  «  l'imagination  »,  ils  ne  peuvent 
prévoir  que  le  dix-huitième  siècle  va  les  accuser  de 
s'être  laissé  entraîner  par  elle.  C'est  que,  pour  eux, 
l'imagination  est  la  faculté  qui,  liée  aux  sens,  menace 
simplement  de  supplanter  la  raison  et  de  substituer 


154  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

aux  idées  claires,  par  lesquelles  le  réel  apparaît  à 
l'esprit,  des  représentations  confuses,  des  passions  qui 
expriment  les  besoins  de  l'homme  individuel  plutôt 
que  la  vérité  pure.  Mais,  pour  le  dix-huitième  siècle, 
le  mot  imagination  ne  désigne  même  plus  cette  part 
subjective  et  affective  d'une  connaissance  déformée 
par  nos  passions  ;  il  signifie  plus  radicalement  les  fic- 
tions, les  rêves  d'un  esprit  qui  ne  prend  pas  son  point 
de  départ,  son  moyen  de  contrôle,  son  terme  d'appli- 
cation dans  l'expérience  ;  c'est  ainsi  que  «  l'imagina- 
tion »,  dans  la  langue  du  temps,  représente  ce  qui 
n'est  pas,  le  pur  imaginaire.  Or,  parmi  ces  chimères 
que  dénonce  le  dix-huitième  siècle,  figure  en  pre- 
mière ligne  «  l'esprit  de  système  »,  la  métaphysique. 
«  Systématique  »,  comme  «  métaphysique  »,  est  une 
épithète  péjorative  dont  on  use  beaucoup  alors.  La 
raison,  qui  désormais  s' estimée  adulte,  croit  n'avoir  plus 
besoin  de  l'appareil  compliqué  d'une  philosophie  tech- 
nique ;  elle  prétend,  avec  l'appui  des  faits,  pouvoir 
spontanément  faire  œuvre  philosophique,  indépen- 
damment de  toute  systématisation  et  par  une  critique 
directe  des  idées,  des  croyances,  des  institutions  tra- 
ditionnelles. 

Ce  qui  caractérise  encore  ce  mouvement  général 
de  l'esprit  au  dix-huitième  siècle,  c'est  que  les  idées 
dont  il  s'inspire  ne  sont  pas  nées  uniquement  sur  le  sol 
français,  comme  y  étaient  nées  les  doctrines  précé- 
dentes ;  il  s'agit  d'une  pensée  plus  diffuse,  excitée 
par  des  influences  étrangères,  n'ayant  plus  par  là 
même  le  caractère  de  continuité  méthodique  et  d'en- 
chaînement régulier  qui  constitue  l'originalité  des 
grands  systèmes.  L'homme  en  qui  s'exprime  le  plus 
complètement  sans  doute  et  le  plus  brillamment  cet 
esprit  du  temps,  désireux  de  vues  fragmentaires  et  de 
critiques  spécieuses  plutôt  que  d'organisation  métho- 
dique, c'est  Voltaire.  C'est  lui  qui,  de  façon  plus  ou 
moins  déguisée,  mais  avec  une  hostilité  foncière  et  à 
l'aide  d'arguments  toujours  simplement  obvies,  sans 


VOLTAIRE  155 

recours  à  aucune  discipline  technique,  conduit  en 
France  la  lutte  contre  le  cartésianisme,  comme  aussi 
contre  le  christianisme  ;  et  il  la  conduit  à  l'aide  de 
la  philosophie  et  de  la  science  anglaises  qu'il  inter- 
prète à  travers  ses  tendances  et  ses  passions  person- 
nelles. 

C'est  en  invoquant  Locke  qu'il  combat  Descartes 
métaphysicien,  c'est  en  invoquant  Newton  qu'il  com- 
bat Descartes  physicien  :  les  Lettres  philosophiques 
qu'il  a  été  porté  à  écrire  par  son  séjour  en  Angleterre 
(milieu  de  1726- début  de  1729)  et  qu'il  a  publiées 
en  1734,  opèrent  l'importation  de  la  pensée  anglaise 
dans  la  pensée  française.  Par  surcroit  ces  lettres 
énoncent  certaines  des  conceptions  auxquelles  Voltaire 
se  montrera  le  plus  fidèle. 

Voltaire  a  clairement  aperçu  l'unité  de  tendances 
à  laquelle  pouvaient  se  ramener  les  œuvres  cependant 
différentes  de  Bacon,  de  Locke  et  de  Newton,  et  il  l'a 
dégagée  de  façon  à  en  faire  le  principe  d'une  opposi- 
tion d'ensemble  à  toute  l'œuvre  de  Descartes.  (V.  les 
lettres  XII-XVII.)  «  Le  chancelier  Bacon  ne  connaissait 
pas  encore  la  nature  ;  mais  il  savait  et  indiquait  tous  les 
chemins  qui  mènent  à  elle...  Il  est  le  père  de  la  Philo- 
sophie expérimentale...  ;  de  toutes  les  épreuves  phy- 
siques qu'on  a  faites  depuis  lui,  il  n'y  en  a  presque  pas 
une  qui  ne  soit  indiquée  dans  son  livre.  »  {Douzième 
kUrCy  édition  Lanson,  t.  I^,  p.  154-157.)  Cette  méthode 
expérimentale  que  Bacon  avait  exaltée  et  dont  il  avait 
prévu  ou  pressenti  les  fécondes  applications,  Locke 
Ta  portée  dans  les  questions  de  métaphysique. 
1  Jamais  il  ne  fut  peut-être  un  esprit  plus  sage,  plus 
méthodique,  un  Logicien  plus  exact  que  M.  Locke  ; 
Dépendant  il  n'était  pas  grand  mathématicien...  ;  per- 
sonne n'a  mieux  prouvé  que  lui  qu'on  pouvait  avoir 
*esprit  géomètre  sans  le  secours  de  la  géométrie.  » 
[Treizième  lettre,  p.  166.)  Après  avoir  rappelé  entre 
autres  thèses  philosophiques  sur  l'âme  celle  de  Des- 
tsartes,  «  né  pour  découvrir  les  erreurs  de  l'antiquité, 


156  LA  PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

mais  pour  y  substituer  les  siennes  »,  celles  de  Male- 
branche  égaré  par  «  ses  illusions  sublimes  »,  Voltaire 
ajoute  :  «  Tant  de  raisonneurs  ayant  fait  le  roman  de 
l'âme,  un  sage  est  venu  qui  en  a  fait  modestement 
l'histoire  ;  Locke  a  développé  à  l'homme  la  raison 
humaine,  comme  un  excellent  anatomiste  explique 
les  ressorts  du  corps  humain.  Il  s'aide  partout  du  flam- 
beau de  la  Physique  ;  il  ose  quelquefois  parler  affirma- 
tivement, mais  il  ose  aussi  douter  ;  au  lieu  de  définir 
tout  d'un  coup  ce  que  nous  ne  connaissons  pas,  il 
examine  par  degrés  ce  que  nous  voulons  connaître.  Il 
prend  un  enfant  au  moment  de  sa  naissance  ;  il  suit 
pas  à  pas  les  progrès  de  son  .entendement  ;  il  voit 
ce  qu'il  a  de  commun  avec  les  bêtes,  et  ce  qu'il  a 
au-dessus  d'elles  ;  il  consulte  surtout  son  propre 
témoignage,  la  conscience  de  sa  pensée.  »  (P.  168, 
169.)  Contre  Descartes,  Locke  montre  surtout  qu'il 
n'y  a  pas  d'idées  innées,  que  l'âme  ne  pense  pas  tou- 
jours, que  les  idées  nous  viennent  par  les  sens  ;  et, 
ayant  marqué  les  limites  de  nos  connaissances,  il 
déclare  que  nous  ne  serons  jamais  capables  de  savoir 
si  un  être  purement  matériel  pense  ou  non,  et  que  Dieu 
aurait  pu  parfaitement,  dans  sa  Toute-puissance,  com- 
muniquer à  la  matière  la  faculté  de  penser  ;  supposi- 
tion très  légitime,  malgré  les  récriminations  violentes 
qu'elle  a  suscitées  contre  Locke  ;  —  supposition  que 
Voltaire  se  plaira  pour  son  compte  à  reprendre  sans 
cesse.  De  Newton  Voltaire  expose  le  système  du  monde, 
les  théories  optiques  et  la  conception  mathématique  de 
ITnfîni  ;  si,  dans  la  quatorzième  lettre  où  il  établit 
directement  le  parallèle  entre  Descartes  et  Newton,  il 
laisse  à  Descartes  quelque  mérite  de  précurseur,  il 
affirme  plus  catégoriquement  et  sans  réserve  aucune 
la  supériorité  décisive  qu'il  accorde  à  Newton  dans 
les  lettres  suivantes  ;  il  montre  en  Newton  le  destruc- 
teur du  système  cartésien,  en  particulier  de  la  théorie 
des  tourbillons,  de  la  matière  subtile  et  du  plein,  et  en 
même  temps  le  savant  positif  qui  n'affirme  rien,  même 


VOLTAIRE  157 

Texplication  la  plus  universelle,  qu'en  vertu  de  l'expé- 
rience et  du  calcul  ;  il  défend  Newton  contre  l'accu- 
sation d'avoir  restauré  sous  le  nom  d'attraction  une 
qualité  occulte.  «  Ce  sont  les  tourbillons  qu'on  peut 
appeler  une  qualité  occulte,  puisqu'on  n'a  jamais 
prouvé  leur  existence.  L'attraction  au  contraire  est 
une  chose  réelle,  puisqu'on  en  démontre  les  effets  et 
qu'on  en  calcule  les  proportions.  «  [Quinzième  lettre^ 
p.  291.)  Voltaire  tournait  ainsi  contre  le  cartésianisme 
l'admiration  et  l'assentiment  qu'il  tâchait  de  conquérir 
à  Locke  et  à  Newton. 

Descartes  n'était  pas  le  seul  grand  représentant  de 
la  pensée  française  du  dix-septième  siècle  qu'il  son- 
geait à  combattre  :  «  Me  conseilleriez-vous,  écrivait-il 
à  Formont  (lettre  de  juin  1733),  d'y  ajouter  (aux 
lettres  philosophiques)  quelques  petites  réflexions  déta- 
chées sur  les  Pensées  de  Pascal?  Il  y  a  longtemps  que 
j'ai  envie  de  combattre  ce  géant.  Il  n'y  a  guerrier  si 
bien  armé  qu'on  ne  puisse  percer  au  défaut  de  la  cui- 
rasse ;  et  je  vous  avoue  que  si,  malgré  ma  faiblesse, 
je  pouvais  porter  quelques  coups  à  ce  vainqueur  de 
tant  d'esprits,  et  secouer  le  joug  dont  il  les  a  affublés, 
j'oserai    presque  dire  avec  Lucrèce  : 

Quare  siiperstitio  pedibus  subj'ecta  vicissim 
Obteritur  ;  nos  exaequat  Victoria  coelo. 

a  Au  reste,  je  m'y  prendrai  avec  précaution,  et  je  ne 
critiquerai  que  les  endroits  qui  ne  seront  point  telle- 
ment liés  avec  notre  sainte  religion  qu'on  ne  puisse 
déchirer  la  peau  de  Pascal  sans  faire  saigner  le 
Christianisme.  »  De  fait.  Voltaire  compose  de  ses  re- 
marques sur  los  Pensées  de  Pascal  la  dernière  de  ses 
.lettres  philosophiques.  A  la  vérité,  c'était  bien  pour  faire 
saigner  le  Christianisme  qu'il  s'essayait  à  déchirer  la 
peau  de  Pascal  ;  et,  en  se  donnant  cet  adversaire  de 
choix,  il  allait  droit  à  celui  dont  le  génie  paraissait 
avoir  découvert  la  méthode  de  d(  monstration  du 
Christianisme  la  plus  appropriée  en  même  temps  à 


158  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

l'âme  de  son  temps,  à  la  condition  de  l'esprit  humain 
et  à  la  signification  des  dogmes.  Il  use  d'ailleurs  aveo 
Pascal  d'un  procédé  qui  lui  sera  familier,  surtout  dans 
les  controverses  touchant  aux  questions  métaphy- 
siques et  religieuses,  et  qui  consiste  à  simplifier  les 
données  des  problèmes  ou  même  à  rapetisser  les  ques- 
tions. «  J'ose  prendre,  dit-il,  le  parti  de  l'humanité 
contre  ce  misanthrope  sublime  ;  j'ose  assurer  que  nous 
ne  sommes  ni  si  méchants,  ni  si  malheureuxqu'il  le  dit.  » 
(Édi  Lanson^  t.  II,  p.  185.)  Et  voici  tout  le  sens  de  la 
polémique  de  Voltaire  :  y  aurait-il  dans  l'homme  les 
cont  adictions  que  Pascal  y  découvre,  cela  ne  suffirait 
pas  pour  prouver  la  vérité  du  Christianisme  :  car  les 
religions  païennes  ont  aussi  des  fables  qui  accouplent 
des  éléments  opposés  de  notre  nature  ;  et,  de  plus,  faire 
reposer  la  vérité  du  Christianisme  sur  l'accord  qu'il  a 
avec  les  étonnantes  contrariétés  de  l'homme,  c'est  le 
traiter  comme  une  métaphysique  qui  doit  l'emporter 
sur  les  autres,  au  lieu  de  prouver  qu'il  est  la  Religion 
véritable.  Mais  surtout  il  n'y  a  pas  dans  l'homme  les 
contradictions  qu'y  découvre  Pascal  ;  ces  prétendues 
contradictions  ne  sont  que  les  ingrédients  nécessaires 
du  composé  qu'est  l'homme,  mêlé  de  bien  et  de  mal, 
de  plaisir  et  de  peine,  de  passion  et  de  raison.  Il  n'y 
a  qu'à  le  mettre  à  sa  place  dans  la  nature,  qu'à  le 
suivre  dans  le  développement  de  ses  facultés  pour 
reconnaître  qu'il  n'est  nullement  une  énigme.  Pour 
Voltaire,  qui  contre  le  Jansénisme  est  un  allié  des 
Jésuites,  c'est  le  dogme  qui  introduit  le  mystère  ;  mais 
les  complications  de  l'homme,  telles  qu'on  peut  les 
observer  et  les  analyser,  n'ont  rien  de  mystérieux. 
Dans  l'éloignement  qu'ont  les  hommes  pour  le  repos, 
dans  l'instinct  qui  les  porte  à  chercher  le  divertisse- 
ment et  l'occupation  au  dehors,  il  n'y  a  rien  qui  trahisse 
la  déchéance  d'une  grandeur  première,  rien  qui  soit  le 
signe  d'un  déséquilibre  originel  ;  mais  il  y  a  simplement 
la  preuve  que  l'homme  est  né  pour  l'action,  non  pour 
une  contemplation  stupide  de  lui-même  :  cette  voca- 


VOLTAIRE  159 

tion  est  l'instrument  de  son  bonheur,  non  le  ressenti- 
ment de  sa  misère.  Voltaire  s'applique  donc  à  effacer 
de  la  nature  humaine  les  traces  et  les  raisons  d'une 
inquiétude  qui  la  porterait  d'elle-même  vers  le  pro- 
blème religieux  ;  et  particulièrement  il  dénonce  dans 
la  prétendue  duplicité  de  l'homme  «  une  idée  aussi 
absurde  que  métaphysique  ».  (Éd.  Lanson,  t.  II, 
p.  190  :  V.  lettre  à  La  Condamine,  22  juin  1734  ;  — 
lettre  au  Père  Tournemine,  1735.)  Ainsi  aux  premières 
manifestations  de  l'activité  philosophique  de  Voltaire 
se  trouvent  liées  une  critique  et  une  tentative  de 
réfutation  de  Pascal  ;  elles  se  trouvent  liées  également 
aux  dernières  ;  car,  en  1778,  à  la  veille  de  sa  mort. 
Voltaire  publie  à  Genève  l'édition  des  Pensées  qu'avait 
donnée  Gondorcet  en  1776  et  dans  laquelle  Condorcet 
avait  inséré  les  remarques  de  Voltaire  :  Voltaire  y 
ajoute  de  nouvelles  remarques,  moins  appuyées  que 
les  précédentes  sur  le  naturalisme  optimiste  des  pre- 
mières, davantage  sur  l'idée  du  progrès  de  la  science. 

Les  Lettres  philosophiques  nous  montrent  Voltaire 
muni  de  tout  l'essentiel  de  sa  philosophie  :  opposition 
à  Descartes  et  à  Pascal,  à  la  métaphysique  rationa- 
liste, à  la  physique  absolument  mécaniste,  à  la  repré- 
sentation dualiste  de  la  nature  humaine,  et  au  chris- 
tianisme ;  un  fond  positif  de  notions  empruntées  à 
Locke,  à  Newton  et  au  déisme  anglais.  Tout  cela  va 
s'exprimer  chez  lui,  se  reproduire,  se  varier,  sans  s'ap- 
profondir, au  gré  des  circonstances  et  de  sa  curiosité  ; 
tout  cela  va  prendre  air,  forme  et  influence  par  les  pro- 
digieuses ressources  de  son  esprit,  rapide  et  pénétrant, 
mais  seulement  à  la  manière  d'une  flèche. 

Bornons-nous  à  passer  en  revue  quelques-unes  des 
théories  philosophiques  de  Voltaire  sans  en  suivre 
les  innombrables  variations. 

Une  des  idées  sur  lesquelles  il  revient  le  plus  souvent, 
c'est  l'idée  des  bornes  de  l'esprit  humain.  Mais  cette 
idée  qui  doit  arrêter  bien  des  aflirmations,  beaucoup 
iplus  d'ailleurs  que  la  curiosité  mfme,  ne  s'accompagne 


160  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

pas  proprement  chez  lui  du  sentiment  du  mystère  ; 
elle  est  la  décision  de  ne  pas  s'attarder  à  l'inexplicable 
et  de  se  tenir  pour  parfaitement  content  de  ce  qui  est 
explicable  ou  à  peu  près.  Sur  la  vanité  des  recherches 
et  des  controverses  métaphysiques,  il  abonde  en  plai- 
santeries. La  métaphysique,  d'après  lui,  «  contient 
deux  choses  :  la  première,  tout  ce  que  les  hommes  de 
bon  sens  savent  ;  la  seconde,  ce  qu'ils  ne  sauront 
jamais.  »  (Lettre  à  Frédéric,  17  avril  1737.)  «  Les  dis- 
putes métaphysiques  ressemblent  à  des  ballons  remplis 
de  vent  que  les  combattants  se  renvoient.  Les  vessies 
crèvent,  l'air  en  sort,  il  ne  reste  rien.  »  (Histoire  de 
Jenni.  Édition  Beuchot,  XXXIV,  p.  385.)  Par  quoi 
remplacer  ces  inutiles  agitations  de-  l'esprit?  Par  une 
observation  exacte  et  par  des  raisonnements  directe- 
ment fondés  sur  elle.  De  même  que  pour  concevoir 
le  vrai  système  du  monde,  nous  devons  nous  trans- 
porter au  soleil,  de  même  pour  échapper  à  tous  les 
préjugés  accumulés  par  les  métaphysiciens,  nous  de- 
vons supposer  que  nous  descendons  du  globe  de  Mars 
ou  de  Jupiter  pour  apprendre  ce  qu'est  l'homme  ;  et 
tout  d'abord  nous  observons  l'homme  parmi  les  ani- 
maux, —  inférieur  par  quelques  facultés  à  certains 
d'entre  eux,  supérieur  pour  quelques  autres  à  certains 
autres,  —  et  surtout  nous  apprenons  qu'il  n'y  a  pas 
qu'un  homme  constitué  essentiellement  par  la  raison, 
mais  des  espèces  d'hommes  très  différentes,  d'intelli- 
gences très  inégales  selon  le  nombre  des  idées  qu'elles 
ont  acquises.  {Traité  de  métaphysique^  Introduction, 
chap.  I,  t.  XXXVII,  p.  277-283.) 

Y  a-t-il  un  Dieu?  N'y  en  a-t-il  pas?  Dans  la  solution 
de  ce  problème  Voltaire  parait  avoir  eu  une  certaine 
constance,  bien  que  l'on  puisse  distinguer  ses  affirma- 
tions successives  là-dessus  par  plus  d'une  nuance.  Il 
soutint  d'abord  qu'il  y  a  des  peuples  qui  n'ont  aucuno 
connaissance  de  Dieu  :  qu'on  traite  ces  peuples  de  bar- 
bares, soit  ;  mais  cela  montre  que  cette  connaissance, 
comme  toute  connaissance,  s'acquiert  avec  le  temps. 


VOLTAIRE  161 

L'argument  que  Voltaire  juge  le  plus  complet  et  le 
plus  décisif,  au  moins  à  un  certain  moment,  est  celui- 
ci  :  «  J'existe,  donc  quelque  chose  existe.  Si  quelque 
chose  existe,  quelque  chose  a  donc  existé  de  toute 
éternité  ;  car  ce  qui  est,  ou  est  par  lui-même,  ou  a 
reçu  son  être  d'un  autre.  S'il  est  par  lui-même,  il  est 
nécessairement,  il  a  toujours  été  nécessairement,  et 
c'est  Dieu  ;  s'il  a  reçu  son  être  d'un  autre,  et  ce  second 
d'un  troisième,  celui  dont  ce  dernier  a  reçu  son  être 
doit  nécessairement  être  Dieu.  »  {Traité  de  Métaphy- 
sique, chap.  II,  t.  XXXVII,  p.  285-286.)  Cette  preuve 
que  Voltaire  reproduit  dans  le  Dictionnaire  philoso- 
phique à  l'article  Dieu  (t.  XXVIII,  p.  359)  et  à  l'ar- 
ticle Ignorance  (t.  XXX,  p.  311),  est  telle  que  rien  ne 
lui  semble  plus  grand,  ni  plus  simple. 

Mais  l'argument  auquel  Voltaire  s'attache  de  préfé- 
rence et  qu'il  reprend  avec  une  insistance  inlassable, 
c'est  l'argument  par  les  causes  finales.  Bien  des  philo- 
sophes le  méprisent  parce  qu'il  est  trop  sensible  ;  il 
était  cependant,  dit  Voltaire,  le  plus  fort  aux  yeux  de 
Newton  {Éléments  de  la  philosophie  de  Newton^  1'®  partie, 
chap.  ler,  t.  XXXVIII,  p.  13-14)  ;  il  est  vieux  sans 
doute,  mais  il  n'en  est  pas  plus  mauvais.  {Dictionnaire 
philosophique.  Athéisme^  XXVII,  p.  171.)  Voltaire 
prétend  le  résumer  exactement,  quoique  très  simple- 
ment, ainsi  :  «  Quand  je  vois  une  montre  dont  l'aiguille 
marque  les  heures,  je  conclus  qu'un  être  intelligent  a 
arrangé  les  ressorts  de  cette  machine  afin  que  l'aiguille 
marquât  les  heures.  Ainsi,  quand  je  vois  les  ressorts 
lu  corps  humain,  je  conclus  qu'un  être  intelligent  a 
|?irrangé  ces  organes  pour  être  reçus  et  nourris  neuf 
nois  dans  la  matrice,  que  les  yeux  sont  donnés  pour 
iToir,  les  mains  pour  prendre,  etc..  »  {Traité  de  méta- 
physique, chap.  Il,  t.  XXXVII,  p.  285.) 

t  L'univers  m'embarrasse,  et  je  ne  puis  songer 

1  Que  cette  horloge  existe  et  n'ait  pas  d'horloger  (1)  », 


(1)  Cf.  les  Cabales,  Satire,  vers  111-112,  t.  XIX,  p.  261. 

11 


162  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Cet  argument,  Voltaire  ne  l'investit  que  d'une  trè: 
grande  probabilité,  et  il  marque  ainsi  la  distinctior 
qu'il  y  a  entre  la  conclusion  qui  réclame  un  être  plui 
intelligent  et  plus  puissant  que  l'homme  et  l'afFirmatiGi 
d'un  Être  absolument  infini  et  créateur.  {Traité  di 
Métaphysique^  chap.  ii,  p.  285.)  Mais  Voltaire  estim( 
que  la  thèse  de  l'existence  nécessaire  du  monde  en 
ferme  beaucoup  plus  de  difficultés,  de  contradiction; 
que  l'affirmation  de  l'existence  de  Dieu,  et  que  par  \i 
se  renforce  la  probabilité  de  celle-ci.  {Traité  de  Meta 
physique,  p.  297.  —  Cf.  lettre  à  Frédéric  du  17  avri 
1737.)  Cette  probabilité  apparaît  de  plus  en  plus  i 
Voltaire  comme  équivalente  à  la  certitude. 

Les  athées  allèguent  que  le  hasard  ayant  des  combinai 
sons  infinies  dans  l'infini  du  temps  peut  assurer,  à  un  cer 
tain  moment,  la  combinaison  particulière  qu'est  notn 
monde.  Mais,  répond  Voltaire,  une  combinaison  de  cett( 
sorte  réussissant  par  hasard  ne  serait  jamais  qu'um 
combinaison  et  ne  pourrait  pas  se  donner  les  marques 
d'intelligence  et  de  sagesse  que  nous  observons  soil 
dans  l'ensemble  de  l'univers,  soit  dans  le  plus  simpk 
organisme.  {Homélie  sur  V athéisme,  t.  XLIII,  p.  230.] 

Voltaire  tient  donc  aux  causes  finales.  —  Sans  dout( 
il  y  a  des  causes  finales  tout  à  fait  chimériques  e1 
même  ridicules.  Les  nez  n'ont  pas  été  faits  pour  portei 
des  besicles  ;  niera-t-on  qu'ils  ont  été  faits  pour  sentir  1 
Or  voici  le  critère  qui  permet  de  distinguer  les  causes 
finales  vraies  des  causes  finales  chimériques  :  «  Quand 
on  voit  une  chose  qui  a  toujours  le  même  effet,  qui 
n'a  uniquement  que  cet  effet,  qui  est  composée  d'une 
infinité  d'organes,  dans  lesquels  il  y  a  une  infinité  de 
mouvements  qui  tous  concourent  à  la  même  produc- 
tion, il  me  semble  qu'on  ne  peut,  sans  une  secrète 
répugnance,  nier  une  cause  finale.  Le  germe  de  tous  les 
végétaux,  de  tous  les  animaux  est  dans  ce  cas  ;  ne 
faut-il  pas  être  un  peu  hardi  pour  dire  que  tout  cela 
ne  se  rapporte  à  aucune  fin?  »  {Traité  de  métaphy- 
sique, chap.  II,  t.  XXXVII,  p.  295.) 


VOLTAIRE  163 

«  Rien  n'ébranle  en  moi  cet  axiome  :  tout  ouvrage 
démontre  un  ouvrier.  »  {Le  Philosophe  ignorant  (1766), 
XV,  t.  XLII,  p.  554.)  —  Le  monde  est  un  ouvrage. 
Dans  un  dialogue  du  Dictionnaire  philosophique  entre 
la  nature  et  un  philosophe,  le  philosophe  demande 
à  la  nature  comment,  étant  si  brute  dans  ses  mon- 
tagnes et  dans  ses  mers,  qWq  est  pourtant  si  industrieuse 
dans  ses  végétaux  et  ses  animaux  :  «  Mon  pauvre 
enfant,  lui  répond-elle,  veux-tu  que  je  te  dise  la  vérité? 
C'est  qu'on  m'a  donné  un  nom  qui  ne  me  convient  pas  ; 
on  m'appelle  Nature,  et  je  suis  tout  Art.  »  (Article 
Nature  à\x Dictionnaire  philosophique^  t.  XXXI,  p.  268.) 
L'univers  est  donc  ainsi  dépouillé  de  toute  force  interne 
de  développement  ;  il  est  un  objet  fabriqué,  comme  les 
produits  de  l'activité  industrieuse  des  esprits  que  nous 
voyons  à  l'œuvre.  Or  c'est  là  une  conception  du  monde 
beaucoup  plus  anthropomorphique  que  celle  d'un 
Descartes  qui  s'interdit  de  sonder  les  desseins  de  Dieu 
et  d'un  Malebranche  chez  qui  la  sagesse  divine  relève 
le  monde  au-dessus  de  tout  ce  qui  l'assimilerait  aux 
œuvres  humaines.  —  Relevons  ces  réflexions  sur  Des- 
cartes :  «  Il  s'en  faut  bien  que  les  prétendus  principes 
physiques  de  Descartes  conduisent  ainsi  l'esprit  à  la 
^connaissance  de  son  Créateur.  A  Dieu  ne  plaise  que 
[par  une  calomnie  horrible  j'accuse  ce  grand  homme 
[d'avoir  méconnu  la  suprême  Intelligence  à  qui  il  devait 
iant,  et  qui  l'avait  élevé  au-dessus  de  presque  tous 
Iles  hommes  de  son  siècle  !  Je  dis  seulement  que  l'abus 
[qu'il  a  fait  quelquefois  de  son  esprit  a  conduit  ses  dis- 
Iciples  à  des  précipices,  dont  le  maître  était  fort  éloigné  ; 
[je  dis  que  le  système  cartésien  a  produit  celui  de  Spi- 
lioza;  je  dis  que  j'ai  connu  beaucoup  de  personnes 
hue  le  cartésianisme  a  conduites  à  n'admettre  d'autre 
pieu  que  l'immensité  des  choses,  et  que  je  n'ai  vu  au 
lîontraire  aucun  newtonien  qui  ne  fût  théiste  dans  le 
lens  le  plus  rigoureux.  »  {Éléments  de  la  philosophie  de 
\lewton,  partie  I,  chap.  i^r,  t.  XXXVIII,  p.  13.) 

Le  monde  n'existe  pas  par  soi,  Voltaire  n'a  jamais 


164  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

mis  en  doute  cette  affirmation  traditionnelle  ;  mais  il 
est  porté  à  admettre  que  ce  monde  est  éternel,  qu'il 
n'y  a  jamais  eu  à  proprement  parler  de  commencement, 
de  moment  initial,  et  sur  la  création  même  il  semble 
avoir  varié  :  «  La  création  proprement  dite  est  un  objet 
de  foi,  et  non  de  philosophie.  »  {Le  Philosophe  ignorant, 
XXIV,  t.  XLII,  p.  563.)  Diverses  assertions  paraî- 
traient le  rapprocher  du  spinozisme  ;  mais  il  n'en  est 
rien  ;  il  partage  même  à  peu  près  toutes  les  préven- 
tions de  Bayle  contre  Spinoza.  Ce  qui  le  choque  le  plus 
chez  l'auteur  de  V Éthique,  —  véritable  athée  au  fond, 
pense-t-il,  —  c'est  la  négation  qu'il  fait  des  causes 
finales  :  «  Comment  Spinoza,  ne  pouvant  douter  que 
l'intelligence  et  la  matière  existent,  n'a-t-il  psis  exa- 
miné au  moins  si  la  Providence  n'a  pas  tout  arrangé? 
Comment  n'a-t-il  pas  jeté  un  coup  d'oeil  sur  ces  res- 
sorts, sur  ces  moyens  dont  chacun  a  son  but,^  et  recher- 
ché s'ils  prouvent  un  Artisan  suprême?  »  {Eléments  d-e 
la  philosophie  de  Newton,  p.  567.)  Partout  où  apparaît 
une  tentative  pour  expliquer. la  nature  sans  une  finalité, 
sans  un  art  et  une  intention,  pour  la  douer  d'une  puis- 
sance spontanée  de  vie,  de  développement  et  d'évolu- 
tion. Voltaire  s'insurge.  Avant  de  combattre  d'Hol- 
bach et  son  Système  de  la  nature,  il  combat  l'Anglais 
Needham  cherchant  à  prouver  la  génération  spon- 
tanée, le  Français  de  Maillet  montrant  dans  les  espèces 
animales  des  métamorphoses  et  une  évolution  ;  et  l'une 
de  ses  armes,  ici  encore,  est  la  raillerie.  Tous  ceux  d^ 
ses  contemporains  qui,  même  de  loin  et  vaguemen^P 
préludent  à  Lamarck  et  à  Darwin,  l'inquiètent  et  trou- 
vent en  lui  un  adversaire  décidé. 

Puisqu'il  y   a  sagesse   et    finalité  dans  le  mondt 
Voltaire  affirme  la  Providence,  mais  une  Providen( 
générale  et  non  particulière  :  de  petits  accidents  poi 
de  grands  effets  ;  mais  ce  gouvernement  du  monde  n^ 
relève  que  des  lois  universelles  établies  par  Dieu. 

Sur  le  problème  du  mal,  Voltaire  s'est  questionna 
à  plusieurs  reprises,  mais  en  modifiant  son  point  d( 


VOLTAIRE  168 

vue  et  ses  conclusions.  Il  a  qualifié  lui-même  de  fatale, 
de  terrible,  l'objection  que  le  mal  fournit  aux  athées. 
{Dictionnaire  philosophique.  Article  Bien^  t.  XXVII, 
p.  355.)  Il  semble  que  ses  premières  tendances  le 
portaient  à  l'optimisme  :  «  On  répond  à  cet  athée  :  ...  ce 
qui  est  mauvais  par  rapport  à  vous  est  bon  dans  l'arran- 
gement général.  L'idée  d'un  Être  infini,  tout-puissant, 
tout  intelligent  et  présent  partout  ne  révolte  point 
votre  raison  :  nierez-vous  un  Dieu,  parce  que  vous 
aurez  eu  un  accès  de  fièvre?  »  (Éléments  de  la  philoso- 
phie de  Newton^  partie  I,  chap.  i^^,  tr.  38,  p.  17.)  Cet 
optimisme  qui  s'exprime  dans  les  Remarques  sur  les 
Pensées  de  Pascal,  s'inspire  du  naturalisme  qui  anime 
alors  Voltaire.  Est-ce  le  tremblement  de  terre  de  Lis- 
bonne qui  remet  en  question  une  solution  superficiel- 
lement admise?  Est-ce  plus  encore  le  sentiment  que 
l'optimisme  méconnaît  l'utilité  de  l'initiative  et  de  la 
lutte  humaine,  et  qu'en  cela  il  est  une  négation  du 
bon  sens  et  de  l'attitude  commune?  Ou  encore  Vol- 
taire subit-il  l'influence  de  l'opinion  publique?  Il  écrit 
Candide^  pour  combattre  non  pas  la  forme  anglaise  de 
l'optimisme,  celle  de  Pope,  mais  la  forme  allemande 
et  systématique,  celle  de  Leibniz  et  de  Wolff.  Ce  n'est 
pas  la  tendance,  mais  la  doctrine  optimiste  qui,  en 
elTet,  choque  souvent  le  bon  sens,  en  contredisant  la 
conscience  que  nous  avons  de  souffrir,  et  qui  risque 
de  désarmer  notre  action  défensive.  En  reconnaissant 
la  difficulté  philosophique  du  problème,  —  car,  dit 
Voltaire,  «  j'aime  mieux  adorer  un  Dieu  fini  qu'un  Dieu 
méchant,  »  —  il  conclut  Candide  par  une  exhortation 
au  travail  utile  :  «  L'homme  n'est  pas  né  pour  le  repos. 
Travaillons  sans  raisonner  ;  c'est  le  seul  moyen  de 
rendre  la  vie  supportable...  Il  faut  cultiver  notre 
jardin.  » 

L'âme  est-elle  immortelle?  Dans  le  Traité  de  Méta- 
physique^ écrit  pour  la  marquise  du  Châtelet,  Voltaire 
n'avait  pas  absolument  nié  la  vie  future  ;  mais  il  en 
faisait  plutôt  ressortir  les  invraisemblances.  Il  finit 


166  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

par  écrire  dans  V Homélie  :  «  Sans  vouloir  tromper  les 
hommes,  on  peut  dire  que  nous  avons  autant  de 
raisons  de  croire  que  de  nier  l'immortalité  de  l'être 
qui  pense.  »  Il  oscille  donc  entre  les  deux  thèses.  Pour- 
tant, il  s'attache  à  une  idée  qui  devrait  lui  imposer 
l'affirmative,  c'est  l'idée  du  «  Dieu  rémunérateur  et 
vengeur  »,  et  aussi  la  nécessité  d'  «  une  religion  pour  le 
peuple  ».  Bayle  avait  prétendu  que  l'athéisme  et  le 
théisme  sont  indifférents  à  la  moralité  :  une  société 
d'athées  peut  être  vertueuse.  —  Oui,  dit  Voltaire, 
s'ils  étaient  tous  philosophes  ;  mais  non  pour  le  com- 
mun des  hommes.  Il  insiste  de  plus  en  plus  sur  l'utilité 
morale  et  sociale  que  présente  la  croyance  en  Dieu.  Il  a 
écrit  un  roman,  VHisioire  de  Jenni,  spécialement 
contre  Tathéisme  et  ses  effets  corrupteurs. 

En  ce  qui  touche  l'âme,  Voltaire  prétend  qu'il  n'y 
a  pas  de  lien  nécessaire  entre  la  question  de  la  spiri- 
tualité et  celle  de  la  vie  future  ;  l'immortalité  peut 
«  être  attachée  tout  aussi  bien  à  la  matière  que  nous 
ne  connaissons  pas  qu'à  l'esprit  que  nous  connaissons 
encore  moins  ».  (Lettre  à  Formont,  avril  1733.)  Vol- 
taire veut  montrer  à  quel  point  l'affirmation  d'une 
âme  distincte  du  corps  soulève  d'insolubles  difficultés, 
à  quel  point  aussi  elle  est  contraire  à  l'expérience  des 
rapports  constants  qui  lient  nos  facultés  mentales 
et  notre  organisation  corporelle.  D'autre  part,  il 
reconnaît  que  l'intelligence  ne  peut  dériver  de  la  pure 
matière  ;  il  s'en  tient  à  la  formule  de  Locke  :  pourquoi 
Dieu  n'aurait-il  pas  donné  à  la  matière  la  faculté  de 
penser? 

Il  varie  par  rapport  au  libre  arbitre.  Dans  le  Traité 
de  Métaphysique,  il  l'admet  en  le  limitant  :  «  La  liberté 
donnée  de  Dieu  à  l'homme  est  le  pouvoir  faible,  limité 
et  passager  de  s'appliquer  à  quelques  pensées  et  d'opérer 
certains  mouvements.  »  «  Ce  sont  les  chaînes  visibles 
dont  nous  sommes  accablés  presque  toute  notre  vie 
qui  ont  fait  croire  que  nous  sommes  liés  de  même  dans 
tout  le  reste.  ««Le  bien  de  la  société  exige  que  l'homme 


VOLTAIRE  1§7 

86  croie  libre  ;  je  commence  à  faire  plus  de  cas  du 
bonheur  de  la  vie  que  d'une  vérité.  »  —  Il  finit  toute- 
fois par  se  convertir  au  déterminisme,  et  il  a  expliqué 
lui-même  comment.  C'est  pour  que  la  loi  de  causalité 
ne  soit  pas  violée  :  «  Être  véritablement  libre,  c'est 
pouvoir.  Quand  je  peux  faire  ce  que  je  veux,  voilà  ma 
liberté  ;  mais  je  veux  nécessairement  ce  que  je  veux  ; 
autrement  je  voudrais  sans  raison,  sans  cause,  ce  qui 
est  impossible.  Ma  liberté  consiste  à  marcher  quand 
je  veux  marcher  et  que  je  n'ai  point  la  goutte.  »  {Le 
Philosophe  ignorant^  XIII,  t.  XLII,  p.  549.) 

Vis-à-vis  de  la  morale,  l'attitude  de  Voltaire  subit 
'des  fluctuations  analogues.  Ici  encore,  en  effet,  après 
avoir  prétendu  que  la  vertu  est  l'obéissance  aux  lois, 
ou  bien  la  conformité  de  nos  actions  au  bien  général, 
3u  bien  la  fidélité  pratique  à  certains  sentiments  natu- 
els  qui  résultent  chez  tous  les  hommes  d'une  organi- 
sation commune,  il  en  vient  à  l'idée  de  justice,  comme 
5i  une  idée  innée,  et  il  s'applique  à  rectifier  sur  ce  point 
a  théorie  de  Locke,  alors  qu'ailleurs,  à  propos  de  nos 
îonnaissances,  il  combat  la  doctrine  de  l'innéité. 

Claire  et  superficielle,  la  philosophie  de  Voltaire 
)araît  coextensive  à  toute  la  pensée  du  dix-huitième 
iiècle  ;  mais  en  réalité  elle  ne  l'exprime  nullement  tout 
entière  :  Montesquieu  est  bien  plus  original  ;  les  Ency- 
ilopédistes,  souvent  confus  et  nébuleux,  traduisent 
m  leur  œuvre  un  bien  plus  grand  effort  spéculatif  ; 
^ondillac  et  les  idéologues,  avec  une  précision  plus 
echnique,  s'appliquent  à  ce  problème  capital,  l'origine 
le  nos  connaissances.  Si  Voltaire  représente  son  siècle, 
e  n'est  donc  que  tout  en  surface.  S'il  y  devient  le 
léfenseur  de  sentiments  et  d'idées  nouvelles,  comme 
le  la  tolérance,  il  l'est  aussi  de  divers  préjugés  sociaux. 
Test  en  somme  à  Locke  et  au  déisme  anglais  qu'il 
mprunte  le  fond  le  plus  positif  de  ses  idées.  Parfois 
iagace,  pénétrant,  mais  sans  jamais  dépasser  la  super- 
icie  ou  du  moins  les  couches  moyennes  de  la  pensée 


168  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

et  sans  atteindre  les  profondeurs,  il  use  agilement  de 
son  intelligence  vive  et  prompte,  et  par  l'ingénieuse 
assimilation  d'idées  courantes  ou  nouvelles,  il  en  offre 
au  public  une  traduction  qui  semble  ou  qu'on  peut 
appeler  originale^  mais  au  sens  faible  de  ce  mot  qui 
désigne  ici  plutôt  la  verve  spirituelle  ou  paradoxale 
de  l'expression  que  l'invention  même  du  fond.  Ce  qui 
lui  manque,  en  effet,  c'est  le  recueillement,  la  concen- 
tration de  la  vie  intérieure  ;  au  lieu  de  vivre  les  idées 
d'abord  pour  soi,  il  les  exprime  tout  de  suite  pour 
l'effet  à  produire.  Sans  doute,  sa  curiosité  est  sincère, 
mais  aussi  et  surtout  il  reste  esclave  du  public.  Son 
merveilleux  talent  excelle  à  mettre  dans  la  conversa- 
tion, à  faire  sortir  les  idées,  à  les  lancer  dans  la  bataille  ; 
et  c'est  là  certes  un  des  dons  caractéristiques  de  l'esprit 
français.  Mais  Pascal,  qui  avait  aussi  ce  trait  de  notre 
génie,  a  prouvé  qu'il  n'a  point  toujours  pour  rançon  la 
super ficialité  de  la  doctrine  et  l'esclavage  de  l'écrivain. 
Et  il  reste  vrai,  comme  on  l'a  dit,  que  «  ce  n'est  pas 
dans  le  monde  de  l'opinion  que  s'élabore  la  vérité.  » 


CHAPITRE  VII 
MONTESQUIEU 


V Esprit  des  Lois  parut  à  Genève  vers  la  fin  de  1748. 
Si  la  rédaction  n'en  avait  demandé  que  quelques 
années,  de  1743  à  1747,  la  préparation  en  avait  com- 
mencé, d'après  ce  que  dit  Montesquieu  dans  sa  préface, 
vingt  ans  avant  la  publication.  En  un  sens  même,  elle 
remontait  plus  haut  :  «  Je  puis  dire  que  j'y  ai  travaillé 
toute  ma  vie,  écrit-il.  Au  sortir  du  collège,  on  me  mit 
dans  les  mains  des  livres  de  droit  :  j'en  cherchai  l'es- 
prit. » 

Quel  est  exactement  l'objet  du  livre? 

Remarquons  d'abord  que  le  terme  d'  «  esprit  des 
lois  »,  qui  lui  a  servi  de  titre,  n'a  pas  été  créé  par  lui. 
Dans  son  Traité  des  Lois^  Domat  avait  consacré  un 
chapitre  à  la  nature  et  à  V esprit  des  lois  ;  mais  par  là 
il  voulait  dire  «  cet  esprit  qui  dans  les  lois  naturelles 
est  l'équité,  et  dans  les  lois  arbitraires  l'intention  du 
législateur  ».  Mais  si  Montesquieu  a  comme  Domat 
le  dessein  de  pénétrer  un  objet  plus  profond  que  le 
matériel  des  lois,  c'est  un  autre  objet  qu'il  poursuit  : 
c'est  de  retrouver  les  causes  des  lois,  en  dehors  même 
des  intentions  du  législateur,  de  montrer  qu'il  y  a 
comme  des  lois  de  l'établissement  des  lois.  «  J'ai 
d'abord  examiné  les  hommes,  dit-il  dans  la  Préface, 
et  j'ai  cru  que  dans  cette  infinie  diversité  des  lois  et 
des  mœurs  ils  n'étaient  pas  uniquement  conduits  par 
leurs  fantaisies.  »  —  «  Il  faut  que  les  lois  se  rapportent 
à  la  nature  et  au  principe  du  gouvernement  qui  est 


170  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

établi,  ou  qu'on  veut  établir  ;  soit  qu'elles  le  forment, 
comme  font  les  lois  politiques,  soit  qu'elles  le  main- 
tiennent, comme  font  les  lois  civiles.  —  Elles  doivent 
être  relatives  au  physique  du  pays,  au  climat  glacé, 
brûlant  ou  tempéré,  à  la  qualité  du  terrain,  à  sa  situa- 
tion, à  sa  grandeur,  au  genre  de  vie  des  peuples, 
laboureurs,  chasseurs,  ou  pasteurs  ;  elles  doivent  se 
rapporter  au  degré  de  liberté  que  la  constitution  peut 
souffrir,  à  la  religion  des  habitants,  à  leurs  inclina- 
tions, à  leurs  richesses,  à  leur  nombre,  à  leur  commerce, 
à  leurs  mœurs,  à  leurs  manières.  Enfin,  elles  ont  des 
rapports  entre  elles  ;  elles  en  ont  avec  leur  origine, 
avec  l'objet  du  législateur,  avec  l'ordre  des  choses  sur 
lesquelles  elles  sont  établies.  C'est  dans  toutes  ces  vues 
qu'il  faut  les  considérer.  —  C'est  ce  que  j'entreprends 
de  faire  dans  cet  ouvrage.  J'examinerai  tous  ces  rap- 
ports :  ils  forment  tous  ensemble  ce  que  l'on  appelle 
V Esprit  des  Lois.  »  (Livre  P^,  chap.  m.)  Il  résulte  de  là 
que  Montesquieu  n'a  point  entrepris  ce  qu'on  pourrait 
appeler  une  philosophie  pure  du  droit,  c'est-à-dire 
une  philosophie  qui  contiendrait  les  causes  des  lois 
dans  des  principes  rationnels  et  universels  :  il  explique 
plutôt  les  lois  par  des  conditions  qui  sont  détermi- 
nables  historiquement  ;  mais,  s'il  se  sert  de  l'histoire 
pour  déterminer  ces  conditions,  il  ne  suit  pas  l'his- 
toire ;  il  analyse  les  données  historiques  pour  y  décou- 
vrir des  rapports  plus  permanents  et  plus  essentiels 
que  ceux  qui  se  manifestent  par  la  suite  des  événe- 
ments. En  cela  il  fait  de  l'histoire  un  usage  non  point 
absolument  pareil,  mais  assez  analogue  à  celui  qu'en 
font  les  sociologues  de  notre  temps.  —  De  plus,  ce 
qu'il  faut  ici  noter,  c'est  que  Montesquieu  ne  rapporte 
point  les  lois  à  un  seul  ordre  de  causes,  mais  au  con- 
traire à  des  ordres  de  causes  très  divers  qu'il  n'a  point 
même  rigoureusement  systématisés. 

De  la  loi  positive,  il  donne  la  définition  que  voici  : 
«  La  loi,  en  général,  est  la  raison  humaine  en  tant  qu'elle 
gouverne  tous  les  peuples  de  la  terre  ;  et  les  lois  poli- 


MONTESQUIEU  471 

iqucs  et  civiles  de  chaque  nation  ne  doivent  être 

;ue  les  cas  particuliers  où  s'applique   cette  raison 

umaine.  »  (Livre  P^,  chap.  m.)  Toute  loi  positive  est 

Buvre  de  raison  en  ce  sens  qu'elle  fait  disparaître 

arbitraire.  —  Lois  positives,  lois  naturelles  ont  en 

lies  quelque  chose  d'universel.  «  Les  lois,  dans  la 

ignification  la  plus  étendue,  sont  les  rapports  néces- 

aires  qui  dérivent  de  la  nature  des  choses  ;  et,  dans  ce 

ens,  tous  les  êtres  ont  leurs  lois  ;  la  Divinité  a  ses  lois  ; 

î  monde  matériel  a  ses  lois  ;  les  intelligences  supé- 

ieures  à  l'homme  ont  leurs  lois  ;  les  bêtes  ont  leurs 

)is  ;  l'homme  a  ses  lois...  Il  y  a.  donc  une  raison  primi- 

ve  ;  et  les  lois  sont  les  rapports  qui  se  trouvent  entre 

:1e  et  les  différents  êtres,  et  les  rapports  de  ces  divers 

ires  entre  eux.  »  —  «  Les  êtres  particuliers  intelligents 

euvent  avoir  des  lois  qu'ils  ont  faites  ;  mais  ils  en 

it  aussi  qu'ils  n'ont  pas  faites.  Avant  qu'il  y  eût  des 

res  intelligents,  ils  étaient  possibles  ;  ils  avaient  donc 

s  rapports  possibles  et  par  conséquent  des  lois  pos- 

3les.  Avant  qu'il  y  eût  des  lois  faites,  il  y  avait  des 

)ports  de  justice  possibles.  Dire  qu'il  n'y  a  rien  de 

ste  ni  d'injuste  que  ce  qu'ordonnent  ou  défendent 

lois  positives,  c'est  dire  qu'avant  qu'on  eût  tracé 

)3  cercles,  tous  les  rayons  n'étaient  pas  égaux.   Il 

ut  donc  avouer  des  rapports  d'équité  antérieurs  à  la 

positive  qui  les  établit.  »  {Contre  Hobbes.) 

Quelle  est  la  raison  d'être  de  la  loi  positive?  C'est 

le  les  êtres  intelligents  particuliers  tels  que  l'homme 

nt  sujets  à  l'erreur  et  ont  en  outre  la  faculté  d'agir 

iT'  eux-mêmes  :  les  lois  positives  ont  pour  objet  de 

i  ramener  à  ce  qu'ils  doivent  être  et  à  ce  qu'ils  doivent 

ire  dans  la  société  où  ils  vivent.  Car  ils  vivent  dans 

le  certaine  société,  non  pas  par  convention,  mais  par 

iposition  naturelle.  «  Le  désir  de  vivre  en  société 

une  quatrième  loi  naturelle.  »  (I,  chap.  ii.)  Et  ce 

3st  pas  avant  d'être  en  société   qu'ils  tendent   à 

.ter  les  uns  contre  les  autres  :  c'est  plutôt  quand  la 

>iô"  é  existe.  C'est  l'état  de  guerre  qui  fait  établir  les 


172  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


^ 


lois  parmi  les  hommes.  (Livre  I,  chap.  m.  Voir  Défensi 
de  «  r Esprit  des  Lois  ».) 

Or,  ainsi  viennent  se  rejoindre  la  série  des  cause: 
pour  lesquelles  il  y  a  des  lois  et  la  série  des  causes  qu 
font  que  ce  sont  telles  ou  telles  lois.  —  Cette  théorii 
du  droit  naturel  et  des  raisons  en  quelque  sorte  philo 
sophiques  des  lois  positives  peut  paraître  a  priori,  e 
c'est   à   l'explication   par   des   causes   naturelles   ci 
sociales  de  ces  lois  que  tend  avant  tout  Montesquieu 
Elle  fait  cependant  ressortir  l'importance  que  Montes 
quieu  donnait  à  l'idée  d'intelligence  :  la  loi  n'est  pa 
une  puissance  inhérente  à  la  nature  ;  elle  est  une  puis 
sance  qu'une  intelligence  se  représente  et  établit.  L 
déisme  de  Montesquieu  n'est  pas  extérieur  et  sura 
jouté.  Sa  définition  de  la  loi  comme  d'un  rapport  néces 
saire  lui  avait  valu  de  la  part  des  jansénistes  une  accu 
sation  de  fatalisme  et  de  spinozisme.  Or,  il  se  défen 
vigoureusement  d'être  spinoziste,  dans  sa  Défense  a 
«  V Esprit  des  Lois  »,  en  faisant  observer  notamment  qu' 
a  dit  dans  V Esprit  des  Lois  :  «  Ceux  qui  ont  dit  qu'un 
fatalité  aveugle  a  produit  tous  les  effets  que  nou 
voyons  dans  le  monde  ont  dit  une  grande  absurdité 
car,    quelle    plus    grande    absurdité    qu'une    fatalit 
aveugle  qui  aurait  produit  des  êtres    intelligents? 
Or,   dans  cette  réponse   qui  porte  plutôt  contre  g 
qui  était  alors  réputé  spinozisme  que  contre  le  sp 
nozisme  véritable,  c'est  cette  idée  que  la  cause  suprêm 
ne  peut  être  qu'une  cause  intelligente  qui  domini 
Reste  à  savoir  si  Montesquieu  a  pu  aussi  bien  écarte 
de  son  œuvre  la  qualification,  non  de  fataliste,  maisd 
déterministe.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  à  cet  égard,  rie 
n'autorise  à  croire  qu'il  ait  admis  le  déterminism 
jusqu'au  point  où  tout  libre  arbitre  serait  impossible 
la  vérité  est  qu'il  a  substitué  à  l'explication  par  li 
causes  transcendantes  ou  surnaturelles  l'explicatio 
par  des  causes  définies,  —  et  cela  d'ailleurs  en  adraelj 
tant,  comme  nous  l'avons  vu,  divers  ordres  de  causeil 
divers  genres  de  déterminations,  et  en  reconnaissan] 


MONTESQUIEU  173 

comme  nous  le  verrons,  la  suprématie  des  causes 
morales  sur  les  causes  physiques. 

Dans  son  Esprit  des  Lois  comment  procède  Mon- 
tesquieu? 

«  J'ai  posé  les  principes,  déclare-t-il,  et  j'ai  vu  les 
cas  particuliers  s'y  plier  comme  d'eux-mêmes,  les 
histoires  de  toutes  les  nations  n'en  être  que  les  suites, 
et  chaque  loi  particulière  liée  avec  une  autre  loi  ou 
dépendre  d'une  autre  plus  générale...  Je  n'ai  point 
tiré  mes  principes  de  mes  préjugés,  mais  de  la  nature 
des  choses.  —  Ici,  bien  des  vérités  ne  se  feront  sentir 
qu'après  qu'on  aura  vu  la  chaîne  qui  les  lie  à  d'autres. 
Plus  on  réfléchira  sur  les  détails,  plus  on  sentira  la 
certitude  des  principes.  Ces  détails  mêmes,  je  ne  les 
ai  pas  tous  donnés.  »  [Préface.) 

La  position  prise  par  Montesquieu  explique  qu'il 
se  soit  posé  tout  d'abord  le  problème  des  gouverne- 
ments. Quand  on  a  établi  les  principes  des  divers 
gouvernements,  on  en  voit  «  couler  les  lois  comme  de 
leur  source  ».  (Livre  I*"",  chap.  m.)  A  la  suite  de  Platon, 
Aristote  ^vait  distingué  trois  espèces  de  gouverne- 
ments, monarchie  ou  gouvernement  d'un  seul,  aristo- 
cratie ou  gouvernement  d'une  minorité,  démocratie 
ou  gouvernement  de  la  majorité.  Quand  ces  gouverne- 
ments ont  pour  objet  l'intérêt  général,  ils  sont  en 
quelque  sorte  tous  normaux  ;  ils  dévient  ou  se  cor- 
rompent quand  l'intérêt  général  est  perdu  de  vue  : 
la  monarchie  qui  n'a  pour  objet  que  l'intérêt  personnel 
du  monarque  devient  tyrannie  ;  l'aristocratie  qui  n'a 
pour  objet  que  l'intérêt  des  riches  devient  oligarchie; 
la  démocratie  qui  n'a  pour  objet  que  l'intérêt  des 
pauvres  devient  démagogie.  Cette  classification  était 
passée  dans  la  tradition  de  la  philosophie  politique. 

Montesquieu  à  coup  sûr  s'en  inspire,  mais  ne  l'ac- 
cepte pas  rigoureusement  et  en  propose  une  autre.  Il 
distingue  trois  espèces  de  gouvernements  :  le  répu- 
blicain, le  monarchique  et  le  despotique.  «  Pour  en 
découvrir  la  nature,  il  suffît  de  l'idée  qu'en  ont  les 


174  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE  i 

i 
hommes  les  moins  instruits.  Je  suppose  trois  défini- 1 

tions,  ou  plutôt  trois  faits  :  l'un,  que  le  gouvernement  I 
républicain  est  celui  où  le  peuple  en  corps,  ou  seule- 1 
ment  une  partie  du  peuple,  a  la  souveraine  puissance  ;  f 
le  monarchique^  celui  où  un  seul  gouverne,  mais  par  .' 
des  lois  fixes  et  éteiblies  ;  au  lieu  que  dans  le  despo-  k 
tique  un  seul,  sans  loi  et  sans  règle,  entraîne  tout  par 
sa  volonté  et  ses  caprices.  »  (Livre  II,  chap.  i^^.)  Telle 
est  la  nature  des  divers  gouvernements.  —  Au  reste,  i 
Montesquieu  en  chaque  espèce  de  gouvernement,  dis-  j 
tingue  la  nature  et  le  principe.  La  nature  d'un  gouver-  { 
nement,  c'est  ce  qui  le  fait  être  tel  ;  c'est  sa  structure  > 
particulière.   Le   principe    du  gouvernement    c'est  ce 
qui  le  fait  agir,  ce  sont  les  passions  humaines  qui  le  font  i 
mouvoir.  (Livre  III,  chap.  i^^.)  Distinction  qui  pour- 
rait être  exprimée,  selon  des  habitudes  de  langage  plus 
récentes  et  consacrées  par  la  sociologie,  par  celle  d'une 
statique  et  d'une  dynamique  politiques. 

Les  lois  sont  relatives  à  la  fois  à  la  nature  du  gouver- 
nement et  à  son  principe.  Voyons  donc  d'abord  quelles 
sont  les  lois  relatives  à  la  nature  du  gouvernement 
républicain. 

Ce  gouvernement  se  divise  en  démocratie  et  aris- 
tocratie selon  que  c'est  le  peuple  en  corps  ou  une  partie 
du  peuple  qui  a  la  souveraine  puissance.  Dans  la 
démocratie,  le  peuple  est  à  la  fois  monarque  et  sujet; 
il  est  monarque  par  ses  suffrages  ;  il  est  sujet  par  son 
obéissance  aux  magistrats  qu'il  nomme  lui-même  ;  car 
c'est  l'essence  du  gouvernement  démocratique  que  le 
peuple  nomme  les  magistrats  et  que  seul  il  fasse  des 
lois  ;  d'une  façon  générale,  qu'il  fasse  par  lui-même  tout 
ce  qu'il  peut  bien  faire,  et  qu'il  fasse  faire  le  reste  par 
ses  ministres.  Dans  la  démocratie,  «  la  volonté  du 
souverain  est  le  souverain  lui-même  »,  et  elle  doit 
s'exercer  directement  sans  se  faire  représenter  et  sans 
se  déléguer.  Montesquieu,  comme  plus  tard  Rousseau 
et  autant  que  lui,  est  convaincu  que  la  délégation  de 
la  souveraineté  populaire  entre  les  mains  de  représen- 


MONTESQUIEU  175 

tants  est  incompatible  avec  la  nature  de  la  démocratie. 
Dominé  par  les  exemples  de  l'antiquité,  il  ne  soup- 
çonne que  des  républiques  démocratiques  à  territoire 
peu  étendu  et  à  population  peu  nombreuse  dont  tous 
les  citoyens  peuvent  sans  difficulté  voter  dans  l'en- 
ceinte d'une  seule  assemblée.  D'autre  part,  s'il  sait 
bien  que  le  peuple  ne  peut  point  par  lui-même  gérer 
les  affaires,  il  le  juge  «  admirable  pour  choisir  ceux  à 
qui  il  doit  confier  quelque  partie  de  son  autorité  »  ;  il 
lui  attribue  une  «  capacité  naturelle  pour  discerner 
le  mérite  »  parce  que  ce  mérite  tombe  facilement  sous 
les  sens.  (Cf.  livre  XI,  chap.  vi.)  Tel  étant  le  gouver- 
nement démocratique,  les  lois  qui  y  sont  fondamentales 
sont  celles  qui  établissent  le  droit  et  le  mode  de  suf- 
frage. (Livre  II,  chap.  ii.) 
L'autre    forme    du    gouvernement    républicain    est 

aristocratie.  Dans  l'aristocratie,  la  souveraine  puis- 
sance est  entre  les  mains  d'un  certain  nombre  de  per- 
sonnes qui  font  les  lois  et  en  assurent  l'exécution  ;  à 

'égard  de  ces  nobles  le  peuple  est  ce  que  sont  les 
sujets  dans  la  monarchie  à  l'égard  du  prince.  Lorsque 
es  nobles  sont  en  grand  nombre,  il  faut  un  sénat  pour 
régler  les  affaires  que  le  corps  des  nobles  ne  saurait 
décider  et  pour  préparer  celles  dont  il  décide.  —  Dans 
ce  cas  on  peut  dire  que  l'aristocratie  est  dans  le  sénat, 

a  démocratie  dans  le  corps  des  nobles  et  que  le  peuple 
n'est  rien.  Cependant  la  sagesse  d'une  république  aris- 
;ocratique  est  de  faire  sortir  par  quelque  voie  indirecte 

e  peuple  de  son  anéantissement  et  de  lui  ménager 
un  rôle  dans  l'État.  La  meilleure  aristocratie  est  celle 
où  la  partie  du  peuple  qui  n'a  aucune  puissance  est 
si  petite  et  si  pauvre  que  la  partie  dominante  n'a  aucun 
intérêt  à  l'opprimer.  Plus  une  aristocratie  approche 
de  la  démocratie,  plus  elle  est  parfaite  ;  tandis  qu'elle 
Test  moins  à  mesure  qu'elle  approche  de  la  monarchie! 
Elle  dégénère  d'ailleurs  et  tend  à  se  transformer  quand 
3lle  donne  tout  d'un  coup  à  un  citoyen  une  autorité 
exorbitante.  Elle  devient  alors  une  monarcliie  et  même 


176  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

plus  qu'une  monarchie  :  car  elle  confère  à  ce  citoyei 
un  pouvoir  de  monarque  sans  les  lois  qui  arrêtent 
Tabus  du  pouvoir  monarchique.  (Livre  II,  chap.  m.) 
C'est  surtout  le  gouvernement  de  Venise  que  Montes- 
quieu a  en  vue  quand  il  définit  l'aristocratie. 

Ce  qui  constitue  le  gouvernement  monarchique, 
c'est  l'autorité  d'un  seul,  mais  qui  s'exerce  selon  des 
lois  fondamentales  au  moyen  de  pouvoirs  intermé- 
diaires, subordonnés  et  dépendants.  Ces  pouvoirs, 
quoiqu'ils  découlent  du  monarque,  empêchent  sa 
volonté  d'être  momentanée  et  capricieuse,  puisqu'elle 
ne  peut  agir  que  par  eux.  Le  plus  naturel  de  ces  pou- 
voirs intermédiaires  subordonnés  est  la  noblesse  ;  sans 
les  prérogatives  de  la  noblesse,  comme  aussi  sans  celles 
du  clergé  et  des  villes,  on  a  un  État  populaire  ou  un 
État  despotique,  mais  non  un  État  véritablement 
monarchique.  Il  ne  suffit  pas  au  reste  que  dans  une 
monarchie  il  y  ait  des  rangs  intermédiaires  ;  il  fai 
qu'il  y  ait  encore  un  corps  chargé  d'enregistrer,  di 
conserver,  de  vérifier  les  lois,  de  les  rappeler  quanjj 
on  les  oublie.  Bien  que  Montesquieu  ne  dise  pî 
expressément  quel  est  le  corps  qui  doit  avoir,  selon  son 
expression,  le  «  dépôt  des  lois  »,  certainement  c'est  au 
Parlement  qu'il  réserve  ce  rôle  ;  au  Parlement  que, 
dans  ses  Lettres  persanes  (Lettre  XCII),  il  appelle 
«  l'ouvrage  de  la  liberté  publique  »  et  qu'il  considère, 
par  une  interprétation  plus  conforme  aux  prétentions 
des  Parlementaires  qu'à  la  réalité  des  faits,  comme 
«  l'appui  de  la  monarchie  et  le  fondement  de  toute, 
autorité  légitime.  »  (Livre  II,  chap.  iv.) 

Quant  au  pouvoir  despotique,  il  est  caractérisé  par 
ceci,  que  non  seulement  le  souverain  y  est  seul  à 
posséder  la  faculté  de  gouverner,  mais  encore  qu'il  ^ 
la  fait  exercer  par  un  seul.  Avoir  un  ministre  qui 
fasse  tout,  un  vizir,  afin  d'éviter  les  disputes  qui  ne 
manqueraient  pas  de  surgir  entre  plusieurs  et  de  nfll 
point  être  obligé  d'entrer  lui-même  dans  l'adminis- 
tration, —  ce  qui  contrarierait  sa  paresse,  son  igno- 


à 


MONTESQUIEU  il! 

rance  et  son  goût  prédominant  du  plaisir,  —  telle 
est  la  loi  du  despote.  Dans  un  état  despotique,  plus  le 
prince  a  de  peuples  à  gouverner,  moins  il  pense  au 
gouvernement,  et  plus  les  affaires  sont  grandes,  moins 
on  y  délibère  sur  les  affaires.  (Livre  II,  chap.  v.)  C'est 
aux  peuples  orientaux  que  pense  surtout  Montesquieu 
quand  il  parle  du  despotisme. 

Quel  est  le  principe  de  ces  divers  gouvernements? 

I    Celui  qui  est  propre  à  la  démocratie,  c'est  la  vertu. 

ide  que  Montesquieu  entend  par  vertu  est  une  chose 

'issez  complexe  et  il  a  dû,  pour  éviter  des  surprises, 

ionner  diverses  explications  ou  définitions  qui,  sans 

préciser  absolument  sa  pensée,  la  rendent  plus  nette. 

Dans  V Avertissement  qu'il  a  mis  plus  tard  en  tête  de 

Esprit  des  Lois  (édition  de  1758),  Montesquieu  dit  : 

Il  faut  observer  que  ce  que  j'appelle  la  vertu  dans  la 

épublique    est    l'amour    de    la    patrie,    c'est-à-dire 

amour  de  l'égalité.  Ce  n'est  point  une  vertu  morale 

li  une  vertu   chrétienne,   c'est   la  vertu  politique.., 

'ai  eu  des  idées  nouvelles  :  il  a  bien  fallu  trouver  de 

ouveaux  mots,  ou  donner  aux  anciens  de  nouvelles 

cceptions.  Ceux  qui  n'ont  pas  compris  ceci  m'ont 

lit  dire  des  choses  absurdes  et  qui  seraient  révol- 

mtes  dans  tous  les  pays  du  monde,  parce  que  dans 

3US  les  pays  du  monde  on  veut  de  la  morale.  »  Cette 

ertu  politique  (1),  Montesquieu  la  définit  encore  : 

un  renoncement  à  soi-même...,  l'amour  des  lois  et 

B  la  patrie...,  une  préférence  continuelle  de  l'intérêt 

ublic  au  sien  propre.  »  (Livre  IV,  chap.  v.)  Plus  loin, 

dit  :  «  La  vertu  dans  une  république  est  une  chose 

es   simple  :  c'est   l'amour   de  la  république,  c'est 

1  sentiment  et  non  une  suite  de  connaissances  ;  le 

îmier    homme  de  l'Etat   peut   avoir   ce  sentiment 

»mme  le  premier.  »  (Livre  V,  chap.  ii.)  Or,  explique 

icore  Montesquieu,  «  l'amour  de  la  république,  dans 

n(l)  Aristote,  lui  aussi   (Politique,   III,  2),  avait  distingué  «  la 
rtu  du  bon  citoyen  et  la  vertu  de  l'honnête  homme  ». 

12 


478  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


I 


une  démocratie,  est  celui  de  la  démocratie  ;  l'amour  d( 
la  démocratie  est  celui  de  l'égalité.  L'amour  de  l'éga- 
lité, dans  une  démocratie,  borne  l'ambition  au  seu 
désir,  au  seul  bonheur  de  rendre  à  sa  patrie  de  plui 
grands  services  que  les  autres  citoyens.  Ils  ne  peuvent 
pas  lui  rendre  tous  des  services  égaux  ;  mais  ils  doiven 
tous  également  lui  en  rendre.  En  naissant,  on  contract 
envers  elle  une  dette  immense,  dont  on  ne  peut  jamai 
s'acquitter.  »  (Livre  V,  chap.  m.)  Montesquieu  ajout 
au  même  endroit  que  l'amour  de  la  démocratie  es 
encore  l'amour  de  la  frugalité  :  car,  sans  une  frugalit 
générale  qui  restreint  au  nécessaire  la  faculté  d'usé: 
des  richesses,  l'égalité  cesse   d'exister.  Nous  voyon 
par  là  ce  que  Montesquieu  fait  entrer  dans  ce  qu'i 
appelle  la  vertu.  Tout  gouvernement,  quel  qu'il  soit 
ne  peut  subsister   que  par  l'obéissance  des  sujets 
mais  comme  dans  le  gouvernement  démocratique  1 
peuple,  qui  est  sujet,  est  à  d'autres  égards  monarque 
chaque  citoyen  doit  de  lui-même  accepter  et  accompli 
la  subordination  de  ses  vues  et  de  ses  tendances  par 
ticulières  aux  nécessités  et  au  plus  grand  bien  de  1 
vie  publique,  ainsi  qu'aux  exigences  de  l'égalité. 

Dans  une  république  aristocratique,  il  faut  aussi  d 
la  vertu  ;  mais  elle  y  est  moins  requise  que  dans  un 
république  démocratique.  Ici  en  effet  il  y  a  un  corp 
spécial  qui  gouverne,  et  par  conséquent  les  gouverné 
n'ont  pas  besoin  de  sentiments  particuliers  qui  le 
portent  à  obéir  ;  mais  d'autre  part  les  nobles  qui  got 
vernent  doivent  s'imposer  une  certaine  discipline  ;  iJ 
se  l'imposent  soit  par  une  grande  vertu  qui  les  metft* 
sous  la  même  puissance  des  lois  et  qui  les  fera  en  quelqu. 
façon  égaux  à  leur  peuple,  soit  par  une  certaine  mode 
ration  qui  les  maintiendra  au  moins  dans  l'égalité  ave 
eux-mêmes  ;  et  c'est  cette  modération,  modératio; 
sans  lâcheté  et  sans  paresse  de  l'âme,  qui  est  le  prit 
cipe  propre  de  l'aristocratie.   (Livre    III,  chap.  iv 

Dans   la  monarchie,   l'État  subsiste  indépendan 
ment   de   la  vertu  ;   non   que    la  vertu,  toujours  a. 


MONTESQUIEU  17» 

sens  politique  qui  a  été  proposé,   en  soit  toujours 
absente  ;  mais  elle  n'en  est  pas  le  ressort  principal. 
C'est  l'honneur  qui  est  ce  ressort  ;  l'honneur,  c'est-à- 
dire,  pour  Montesquieu,  «  le  préjugé  de  chaque  per- 
sonne et  de  chaque  condition  ».  Afin  de  comprendre 
cette  définition  un  peu  brève,  rappelons-nous   que, 
selon  Montesquieu,  la  monarchie  est  caractérisée  par 
la  coexistence  du  roi  et  des  ordres  privilégiés.  C'est  en 
défendant  son  privilège,  et  c'est  en  mettant  son  point 
d'honneur  à  le  défendre  que  chaque  ordre  remplit  sa 
fonction  politique,  de  façon  à  empêcher  la  monarchie 
de  dégénérer  en  despotisme.  Sous  le  couvert  des  préémi- 
nences, des  rangs  et  des  distinctions,  il  se  développe 
une  ambition  qui,  ici  inévitablement  limitée,  sert  à 
I l'État.  «  L'honneur  fait  mouvoir  toutes  les  parties  du 
corps  politique  ;  il  les  lie  par  son  action  même,  et  il 
jse  trouve  que  chacun  va  au  bien  commun,  croyant 
aller  à  ses  intérêts  particuliers.  »  (Livre  III,  chap.  vu.) 
Voyons  donc  dans  l'honneur  la  défense  d'un  certain 
esprit  de  corps,  et  en  même  temps  le  sentiment  qui 
)orte  chacun  dans  chaque  corps  à  ne  point  accomplir 
'actes  contraires  et  à  accomplir  les  actes  conformes 
k  la  dignité  du  corps.  La  hiérarchie  sociale  tient  lieu 
u  droit  qui  est  la  base  des  républiques.  Ainsi  la  mo- 
larchie  a  l'avantage  de  subsister  sans  un  ressort  aussi 
ompliqué  et  aussi  extraordinaire  que  l'est  la  vertu 
ndisponsable  à  la  démocratie.  «  Dans  les  monarchies, 
a  politique  fait  faire  les  grandes  choses  avec  le  moins 
e  vertu  qu'elle  peut,  comme  dans  les  plus  belles  ma- 
lines  l'art  emploie  aussi  peu  de  mouvements,  de  forces 
;  de  roues  qu'il  est  possible.  »  (Livre  III,  chap.  v.) 
Le   principe   du   gouvernement   despotique   est   la 
painte  :  la  vertu  et  l'honneur  ne  sauraient  convenir 
i  au  pouvoir  que  ce  gouvernement  exerce,  ni  à  l'obéis- 
auice  qu'il  exige  ;  le  prince  peut  abattre  quand  il  veut 
1)  comme  il  lui  plaît  ceux  qu'il  élève  quand  il  veut  et 
)mme  il  lui  plaît.  La  crainte  du  souverain  est  à  la 
ûs  le  frein  du  peuple  et  sa  protection  ;  le  peuple  est 


k&O  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

trop  faible  pour  que  le  prince  le  craigne  ;  c'est  don 
surtout  contre  ceux  à  qui  il  a  confié  sa  puissance  qu 
sa  puissance  s'exerce  ;  et  la  crainte  qu'ont  les  grands 
fait  seule  la  sûreté  du  peuple  ;  le  peuple  est  jugé  par  les 
lois,  mais  les  grands  le  sont  par  la  fantaisie  du  prince. 
(Livre  III,  chap.  IX.) 

«  Tels  sont,  conclut  Montesquieu,  les  principes  des 
trois  gouvernements  ;  ce  qui  ne  signifie  pas  que,  dans 
une  certaine  république,  on  soit  vertueux,  mais  qu'on 
devrait  l'être.  Gela  ne  prouve  pas  non  plus  que,  dans 
une  certaine  monarchie,  on  ait  de  l'honneur,  et  que, 
dans  un  État  despotique  particulier,  on  ait  de  la 
crainte,  mais  qu'il  faudrait  en  avoir  ;  sans  quoi  le 
gouvernement  sera  imparfait.  »  (Livre  III,  chap.  xl) 

Cette  classification  des  gouvernements,  cette  défi- 
nition de  leurs  natures  et  de  leurs  principes  ne  sont 
pas  sans  soulever  certaines  questions.  Il  peut  sembl^ 
que  la  différence  du  gouvernement  aristocratique  et  d 
gouvernement  démocratique  soit  assez  profonde  po 
que  ce  soit  plus  que  la  différence  des  espèces  d'un  mêmi 
genre  ;  le  fait  que  le  gouvernement  souverain  n'est  pas 
aux  mains  d'un  seul  ne  suffit  peut-être  pas  pour  cons- 
tituer l'unité  d'un  genre  :  d'autant  plus  que  Montes? 
quieu  distingue  comme  deux  genres  la  monarchie  et 
le  despotisme.  Il  est  vrai  que  l'on  a  souvent  objecté 
à  Montesquieu  que  cette  dernière  distinction,  quand 
elle  était  aussi  catégorique,  n'était  pas  fondée.  Vol-1 
taire,  en  particulier,  dans  son  Commentaire  sur  «  V Esprit 
des  Lois»  (1),  déclare  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'autre  diffé- 
rence entre  la  monarchie  et  le  despotisme  que  l'exis- 
tence de  certaines  règles  consacrées  par  le  temps  et 
l'opinion  dont  le  monarque  se  fait  une  loi  de  ne  pas 
s'écarter,  mais  qu'après  tout  il  garde  le  pouvoir  d'en- 
freindre. Si  ce  pouvoir  était  entravé  par  d'autres  pou- 

(1)  «  Ce  sont,  dit  Voltaire,  deux  frères  qui  ont  tant  de  ressem- 
blanre  qu'on  les  prend  souvent  l'un  pour  l'autre.  Avouons  que  ce 
furent  de  tout  temps  deux  gros  chats  à  qui  les  rats  essayèrent  de 
pendre  une  sonnette  au  cou.  »  (Cité  par  Archambault,  p.  31). 


ne" 


MONTESQUIEU  lôl 

voirs  organisés,  alors  le  gouvernement  cesserait  d'être 
monarchique  pour  devenir  aristocratique.  Ce  qui  dis- 
tingue donc  la  monarchie  du  despotisme,  c'est  unique- 
ment l'opinion  que  le  roi  n'usera  pas  de  ce  pouvoir. 
Mais  cette  objection  même  nous  montre  qu'il  ne  faut 
pas  interpréter  la  classification  de  Montesquieu  uni- 
quement dans  le  sens  des  éléments  génériques,  mais 
dans  celui  des  éléments  les  plus  spécifiques  de  ses 
définitions.  La  monarchie  véritable,  ce  n'est  pas  pour 
lui  uniquement  le  gouvernement  d'un  seul  ;  c'est  le 
gouvernement  d'un  seul  par  des  lois  fondamentales 
et  par  des  pouvoirs  intermédiaires,  pouvoirs  dont 
l'opposition  même  incline  nécessairement  ce  gouver- 
nement à  la  modération.  Le  type  de  cette  monarchie, 
c'est  pour  lui  la  monarchie  française  (1),  plus  particu- 
lièrement la  monarchie  féodale,  ou  mieux  celle  que 
défendaient  les  théoriciens  parlementaires  du  seizième 
siècle  et  de  la  Fronde  ;  d'où  l'intérêt  extrême  que  por- 
tait Montesquieu  à  l'histoire  des  lois  et  de  la  constitu- 
tion de  la  France,  qui  remplit  en  effet  trois  des  der- 
niers livres  de  VEsprit  des  Lois  (XXVIII,  XXX, 
XXXI).  En  revanche,  Montesquieu  a  pour  le  despo- 
tisme une  haine  farouche  :  «  On  ne  peut,  dit-il,  parler 
sans  frémir  de  ces  gouvernements  monstrueux.  » 
(Livre  III,  chap.  ix.)  «  Comme  le  principe  du  gouver- 
nement despotique  est  la  crainte,  le  but  en  est  la 
tranquillité  ;  mais  ce  n'est  point  une  paix,  c'est  le 
silence  de  ces  villes  que  l'ennemi  est  près  d'occuper.  » 
(Livre  V,  chap.  xiv.)  «  Quand  les  sauvages  de  la  Loui- 
siane veulent  avoir  du  fruit,  ils  coupent  l'arbre  et 
cueillent  le  fruit.  Voilà  le  gouvernement  despotique.  » 
(Livre  V,  chap.  xiii.)  L'absence  de  lois  et  l'absence  de 
classes,  l'égalité  de  tous  dans  le  servitude  ;  voilà  les 
caractères  les  plus  saillants  du  despotisme.  Ce  qui 
inquiète  et  ce  qui  irrite  Montesquieu,  c'est  que  la 


(1)  Cf.  Livre  XI,  chap.  vm  :  «  Pourquoi  les  anciens  n'avaient 
pas  une  idée  bien  claire  de  la  monarchie.  » 


182  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

monarchie  française,  principalement  par  Richelieu  et 
par  Louis  XIV,  incline  au  despotisme  :  «  Les  fleuves 
courent  se  mêler  dans  la  mer  ;  les  monarchies  vont  se 
perdre  dans  le  despotisme.  »  (Livre  VIII,  chap.  xvii.) 

Pour  les  démocraties,  Montesquieu  en  a  cherché 
le  type  dans  les  démocraties  anciennes  telles  que  les 
lui  révélait  la  littérature  classique,  tout  spécialement 
dans  la  démocratie  romaine  ;  si  bien  que  le  gouverne- 
ment qu'il  analyse  sous  ce  nom  semble  être  un  gouver- 
nement disparu.  Mais  il  a  scruté  d'une  façon  si  péné- 
trante les  démocraties  anciennes  qu'il  en  a  rapporté 
la  notation  précise  de  caractères  qui  appartiennent 
à  toute  démocratie.  Il  n'en  a  pas  moins  enfermé  toute 
démocratie  dans  le  cadre  étroit  que  lui  fournissait 
l'histoire.  Il  n'a  point  cru  que  de  vastes  pays  pussent 
s'accommoder  de  républiques  démocratiques.  Il  n'a 
point  admis  que  ces  républiques  démocratiques  pussent 
elles-mêmes  s'accommoder  d'un  développement  con- 
sidérable des  affaires,  de  la  fortune  et  du  commerce, 
ni  qu'elles  pussent  comporter  l'introduction  d'un  sys- 
tème représentatif. 

Chacun  de  ces  gouvernements,  selon  Montesquieu^ 
se  perd  par  la  corruption  de  son  principe  :  la  démocratie 
se  perd  soit  par  la  perte  de  l'esprit  d'égalité  qui  conduit 
à  l'aristocratie  ou  au  gouvernement  d'un  seul,  soit 
par  l'exagération  de  cet  esprit  qui  conduit  au  despo- 
tisme de  tous  ou  d'un  seul.  (Livre  VIII,  chap.  ii.) 
L'aristocratie  se  perd  lorsque  la  noblesse  use  arbitrai- 
rement de  son  pouvoir  et  qu'elle  recherche  plus  les 
avantages  que  les  périls  et  les  fatigues  du  commande- 
ment. Enfin,  la  monarchie  se  perd  lorsque  les  pre- 
mières dignités  sont  les  marques  de  la  première  servi- 
tude, que  l'honneur  est  mis  en  contradiction  avec  les 
honneurs,  que  le  prince  change  sa  justice  en  sévérité 
et  que,  supprimant  les  intermédiaires,  il  veut  être  lui 
seul  tout  l'État.  Quant  au  despotisme,  il  n'a  pas  à  se 
corrompre,  puisqu'il  est  de  sa  nature  corrompu. 
(Livre  VIII.) 


I 


MONTESQUIEU  483 

De  ces  divers  gouvernements  faut-il  se  demander 
quel  est  le  meilleur?  La  méthode,  le  genre  d'analyse 
que  pratique  Montesquieu,  autant  que  son  tour  d'es- 
prit, écartent  cette  question.  Car  il  faut  avant  tout 
qu'un  gouvernement  ait-  ses  lois  appropriées  au  pays  ; 
Montesquieu  est  très  éloigné  de  penser  que  n'importe 
quel  gouvernement  vaut  pour  n'importe  quel  pays  ; 
que  même  le  gouvernement  qui  remplit  le  mieux  sa  fin 
puisse  toujours  se  perpétuer  avec  cette  perfection. 
Quant  à  lui  il  accepte  certainement,  en  souhaitant  seu- 
lement pour  elle  quelques  réformes,  la  monarchie 
telle  qu'elle  existe  en  France.  Ce  qui  lui  tient  le  plus  à 
cœur,  c'est  que  le  gouvernement  assure  le  plus  et  le 
mieux  possible  la  liberté  telle  qu'il  entend. 

Or  qu'entend-il  par  liberté?  Il  écarte  d'abord  diverses 
définitions  qui  ne  lui  paraissent  exprimer  de  la  liberté 
qu'une  idée  inexacte  ou  partielle  ou  extérieure  ;  il 
j'applique  surtout  à  écarter  le  préjugé  qui  consiste 
k  croire  que  la  liberté  doit  être  placée  dans  les  répu- 
bliques et  exclue  des  monarchies  parce  que  dans  les 
'épubliques  les  lois  paraissent  parler  plus  et  les  exécu- 
teurs de  la  loi  moins,  mais  plus  encore  le  préjugé  qui 
consiste  à  croire  que  la  liberté  doit  être  placée  dans 
s  démocraties   parce   que   dans  les   démocraties  le 
Deuple  peut  faire  ce  qu'il  veut.  Mais,  remarque  pro- 
bndément  Montesquieu,  «  l'on  confond  alors  le  pou- 
voir du  peuple  avec  la  liberté  du  peuple  »  (Livre  XI, 
hap.  Il)  :  la  liberté  ne  consiste  point  à  faire  ce  que 
'on  veut  ;  elle  «  ne  peut  consister  qu'à  pouvoir  faire 
e  que  l'on  doit  vouloir,  et  à  n'être  point  contraint  de 
aire  ce  que  l'on  ne  doit  pas  vouloir...  Elle  est  le  droit 
e  faire  tout  ce  que  les  lois  permettent  ;  et,  si  un  citoyen 
>ouvait  faire  ce  qu'elles  défendent,  il  n'aurait  plus  de 
iberté,  parce  que  les  autres  auraient  tout  de  même  ce 
•ouvoir.  »  (Livre  XI,  chap.  m.)  On  a  relevé  que  cette 
léfmition  de  Montesquieu  était  insuffisante  et  inexacte, 
n  faisant  observer  que  les  lois  peuvent  restreindre 
jbitrairement  et  injustement  ce  qu'il  nous  est  permis 


184  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

de  vouloir.  Mais  comment  n'a-t-on  pas  vu  que  dans  ce 
livre  Montesquieu  ne  songe  à  définir  la  liberté  poli- 
tique que  dans  son  rapport  avec  la  constitution,  et 
qu'à  ce  point  de  vue  spécial  le  contraire  de  la  liberté 
politique,  c'est  moins  l'arbitraire  dans  la  loi  que  l'ar- 
bitraire dans  la  façon  d'instituer  la  loi  et  aussi  de  l'ap- 
pliquer, c'est-à-dire  dans  ce  dernier  cas  l'abus  de  pou- 
voir?   Montesquieu    consacre    le    livre    suivant,    le 
livre  XII,  à  étudier  «  les  lois  qui  forment  la  liberté 
politique  dans  son  rapport  avec  le  citoyen  »,  et  il  îa.it 
au  début  de  ce  livre  l'observation  suivante  :  «  Il  pourra 
arriver  que  la  constitution  sera  libre  et  que  le  citoyen 
ne  le  sera  point  ;  le  citoyen  pourra  être  libre  et  la  cons- 
titution ne  l'être  pas.  »  Il  y  a  des  mœurs,  des  manières, 
des  exemples  reçus  qui  peuvent  faire  naître  la  liberté 
du  citoyen  ;  il  y  a  des  lois  civiles  qui  peuvent  la  favo- 
riser ;  il  y  a  des  lois  criminelles  qui  peuvent  la  res- 
pecter. Or,  cette  liberté  du  citoyen,  Montesquieu  la 
ram.ène  d'abord  à  la  sûreté,  ou  à  l'opinion  qu'on  a  de 
la  sûreté  :  notion  qui,  tout  en  ayant  une  valeur  très 
positive,  peut  sembler    incomplète    pour    établir    le 
droit  de  chaque  homme.   Mais    Montesquieu   observe^) 
que    cette    sûreté    n'est    jamais    tant    attaquée   qm 
dans   les    accusations    publiques    ou    privées,    et    il 
montre   à    ce   propos   comment   les    lois    criminelleaj] 
dans  la  répression  de  l'hérésie,  de  la  magie,  des  crimei 
de  lèse-majesté  ne  doivent  d'abord  atteindre  que  les 
actions  extérieures  et  ne  point  toucher  à  ce  qui  est 
simple  opinion  ou  simple  expression  d'une  opinion; 
ainsi  il  arrive  à  défendre  bien  des  formes,  et  les  plu» 
importantes,  de  la  liberté  individuelle. 

Mais  c'est  surtout  à  la  liberté  politique  dans  sonj 
rapport  avec  la  constitution  qu'il  s'attache.  «  La| 
démocratie  et  l'aristocratie  ne  sont  point  des  Étatsi 
libres  par  leur  nature  »  (chap.  iv),  ce  qui  ne  veut  pas, 
dire  d'ailleurs  qu'elles  ne  puissent  pas  d'une  certaine 
façon  le  devenir.  La  liberté  politique  ne  se  trouve  que 
deoas  les  gouvernements  modérés,  non  pas  seulement 


MONTESQUIEU  185 

lans  les  États  modérés.  Or,  dans  les  États  modérés, 
ceux  qui  exercent  le  pouvoir  peuvent  par  une  inclina- 
tion bien  ordinaire  abuser  du  pouvoir.  Pour  qu'on  ne 
puisse  abuser  du  pouvoir,  il  faut  que,  pai'  la  disposi- 
tion des  choses,  le  pouvoir  arrête  le  pouvoir.  Quelle 
est  cette  disposition  des  choses  ? 

Cette  disposition  des  choses,  c'est  l'indépendance 
réciproque  des  trois  pouvoirs  qu'il  y  a  dans  l'État  ; 
car  il  y  a  dans  l'État  trois  pouvoirs,  le  pouvoir  légis- 
latif, le  pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  judiciaire  : 
distinction  qu'Aristote  avait  déjà  faite  (Politique^  VI, 
X,  1),  que  Locke  avait  reproduite  en  la  précisant  et  en 
opposant  le  pouvoir  législatif  au  pouvoir  exécutif  dans 
son  Traité  sur  le  gouvernement  civil  (1690,  chap.  xii). 
Mais  ce  qui  revient  à  Montesquieu,  c'est  d'avoir  montré 
dans  la  séparation  des  pouvoirs  une  condition  fonda- 
mentale de  la  liberté  politique.  Il  a  lui-même  résumé 
sa  doctrine  en  des  formules  lapidaires  :  «  Lorsque, 
dans  la  même  personne  ou  dans  le  même  corps  de 
magistrature,  la  puissance  législative  est  réunie  à  la 
puissance  exécutrice,  il  n'y  a  point  de  liberté,  parce 
qu'on  peut  craindre  que  le  même  monarque  ou  le  même 
sénat  ne  fasse  des  lois  tyranniques  pour  les  exécuter 
tyranniquement.  —  Il  n'y  a  point  encore  de  liberté  si 
la  puissance  de  juger  n'est  pas  séparée  de  la  puissance 
législative  et  de  l'exécutrice.  Si  elle  était  jointe  à  la 
puissance  législative,  le  pouvoir  sur  la  vie  et  la  liberté 
des  citoyens  serait  arbitraire  :  car  le  juge  serait  légis- 
lateur. Si  elle  était  jointe  à  la  puissance  exécutrice,  le 
juge  pourrait  avoir  la  force  d'un  oppresseur.  —  Tout 
serait  perdu  si  le  même  homme,  ou  le  même  corps  des 
principaux,  ou  des  nobles,  ou  du  peuple,  exerçait  ces 
trois  pouvoirs  :  celui  de  faire  des  lois,  celui  d'exécuter 
les  résolutions  publiques,  et  celui  de  juger  les  crimes 
ou  différends  des  particuliers.  »  (Livre  xi,  chap.  vi.)  (1). 

(1)  «  Ces  trois  puissances  devraient  former  un  repos  ou  une  inac- 
tion. Mais  comme,  parle  mouvement  nécessaire  des  choses,  elles  sont 
contraintes  d'aller,  elles  seront  forcées  d'aller  de  concert.  »  [Ibidem.) 


486  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Cette  exposition  du  principe  de  la  séparation  des 
pouvoirs  précède  immédiatement  l'analyse  si  péné- 
trante et  si  vigoureuse  que  Montesquieu  donne  du 
mécanisme  de  la  constitution  d'Angleterre,  et  qui  eut 
tant  d'influence  sur  les  législateurs  de  la  Constituante 
pour  avoir  fait  connaître  à  la  France  le  système  du 
gouvernement  représentatif,  inconnu  des  anciens.  Il 
voit  dans  cette  constitution  la  meilleure  garantie  de 
la  liberté  politique.  Peut-être  estime-t-il  qu'elle  tient 
sa  perfection  des  emprunts  qu'elle  fait  aux  diverses 
sortes  de  gouvernements  et  de  la  façon  dont  elle  com- 
bine ces  éléments  empruntés.  «  C'est  une  manarchie 
sans  doute,  mais  qui  a  ce  caractère  spécial  d'avoir  la 
liberté  pour  objet  direct  ;  tandis  que  les  autres  monar- 
chies ne  tendent  directement  qu'à  la  gloire  des  citoyens, 
de  l'État  et  du  prince.  Mais  de  cette  gloire  il  résulte 
un  esprit  de  liberté  qui  peut  faire  d'aussi  grandes 
choses  ;  et  de  plus,  si  les  trois  pouvoirs  n'y  sont  pas 
distribués  sur  le  modèle  de  la  constitution  anglaise, 
ils  peuvent  être  disposés  de  façon  à  approcher  plus  ou 
moins  de  la  liberté  politique.  »  (Livre  XI,  chap.  vu.) 
Certes  il  dégage  de  la  constitution  anglaise,  avec  une 
remarquable  sagacité  dans  l'abstraction,  les  carac- 
tères qui  la  rendent  assimilable  à  d'autres  États  ;  mais 
on  ne  peut  pas  lui  prêter  le  vœu  de  la  voir  transplantée 
en  France.  Rappelons  la  maxime  qu'il  a  énoncée  au 
Livre  premier  de  V Esprit  des  Lois  :  «  Les  lois  doivent 
être  tellement  propres  au  peuple  pour  lequel  elles 
sont  faites,  que  c'est  un  très  grand  hasard  si  celles^ 
d'une  nation  peuvent  convenir  à  une  autre.  »  (I| 
chap.  III.) 

En  tout  cas,  ce  qui  est  essentiel  dans  la  doctrine  de 
Montesquieu,  c'est  la  corrélation  qu'il  établit  entre 
chaque  espèce  de  gouvernement  et  les  lois  de  ce  gou- 
vernement. Il  y  a  des  rapports  qui  dérivent  de  la 
nature  des  choses  et  qui  font  que  non  seulement  les 
lois  politiques,  mais  encore  les  lois  civiles  et  crimi- 
nelles, mais  encore  le  régime  d'éducation,  le  régime   k 


MONTESQUIEU  187 

militaire,  le  commerce,  l'industrie  varient  nécessaire- 
ment selon  les  gouvernements.  —  Ce  sont  là  comme 
des  coexistences  constantes,  comme  des  connexions 
organiques.  Mais  il  y  a  plus.  Nous  avons  vu  que  Mon- 
tesquieu fait  entrer  en  ligne  de  compte  les  causes  phy- 
siques.  D'abord  le  climat.   Il  marque  l'influence  du 
climat  dans  quatre  livres  entiers  de  V Esprit  des  Lois 
(XIV  à  XVIII)  ainsi  que  dans  une  partie  de  son  opus- 
cule Essai  sur  les  causes  qui  peuvent  affecter  les  esprits 
et  les  caractères.  Bien  des  qualités  morales  dépendent 
du  tempérament,  lequel  dépend  du  climat.  Par  exemple, 
la  lâcheté  des  peuples  des  climats  chauds  les  rend 
presque  tous   esclaves,   le   courage   des   peuples   des 
climats  froids  les  a  presque  toujours  rendus  libres.  — 
Vient  ensuite  la  nature  du  terrain.  La  stérilité  du  sol 
pend  les  hommes  industrieux,  les  endurcit  au  travail  ; 
la  trop  facile  fertilité  du  sol  les  rend  pacifiques  et 
prêts  à  la  dépendance.  —  A  un  autre  point  de  vue,  il 
2st  de  la  nature  de  la  république  qu'elle  n'ait  qu'un 
aetit  territoire  ;  un  état  monarchique  doit  être  d'une 
grandeur  médiocre  ;   un   grand   empire   suppose   une 
mtorité  despotique  (VIII,  chap.  xvi  et   xvii).  —  Il 
aut  considérer  en  outre  les  moyens  de  subsistance. 
il  y  a  de  profondes  différences,  au  point  de  vue  poli- 
ique  même,  entre  les  peuples  qui  cultivent  la  terre 
)i  ceux  qui  ne  la  cultivent  pas,  entre  les  peuples  qui 
)nt  l'usage  de  la  monnaie  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas. 
Chap.  xviii-xxii.)  —  En  dehors  des  causes  physiques 
it  économiques,  il  faut  tenir  compte  des  causes  morales: 
l  y  a  d'abord,  dans  cet  ordre,  l'esprit  général  d'une 
kation  (V.  livre  XIX,  chap.  v)  ;  il   y  a  ensuite  les 
Qoeurs  et  les  manières  :  ce  sont  des  usages  que  les  lois 
l'ont  pas  établis  ;  il  y  a  cette  différence  entre  les  lois 
t  les  mœurs  que  les  lois  règlent  plus  les  actions  du 
itoyen  et  que  les  mœurs  règlent  plus  les  actions  de 
homme  ;  il  y  a  cette  différence  entre  les  mœurs  et  les 
lanières  que  les  premières  règlent  plus  la  conduite 
itérieure  et  les  autres  l'extérieure  (XIX,  XVI).  —  Et 


488  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Montesquieu  affirme  la  prépondérance  des  causes 
morales  :  «  L'on  peut  dire,  écrit-il,  que  le  livre  de 
VEsprit  des  Lois  forme  un  triomphe  perpétuel  de  la 
morale  sur  le  climat,  ou  plutôt,  en  général,  sur  les 
causes  physiques...  Tout  l'ouvrage  n'a  guère  pour 
objet  que  d'établir  l'influence  des  causes  morales. 
(Montesquieu,  VEsprit  des  Lois  et  les  Archives  de  la 
Brède,  p.  94.  Cité  par  Dedieu.)  De  fait  Montesquieu 
déclare  qu'il  faut  opposer  les  causes  morales  aux 
causes  physiques,  que  «  les  mauvais  législateurs  sont 
ceux  qui  ont  favorisé  les  vices  du  climat  et  les  bons 
ceux  qui  s'y  sont  opposés.  »  (XIV,  chap.  v.) —  Enfin 
il  faut  prendre  en  considération  l'influence  de  la  légis- 
lation elle-même,  laquelle  n'est  pas  seulement  effet, 
mais  est  encore  cause.  Dans  VEssai  sur  les  causes  qui 
peuvent  affecter  les  esprits  et  les  caractères  (p.  137), 
Montesquieu  range  la  loi  parmi  les  causes  morales 
qui,  à  côté  des  causes  physiques,  déterminent  l'esprit 
général  d'une  nation.  (Cf.  Archambault.) 

Ainsi,  pour  Montesquieu,  rien  n'est  sans  cause  dana 
les  sociétés  humaines  comme  dans  la  nature,  et  lei 
lois  positives  elles-mêmes  ont  des  causes  qui  sont  leu| 
raison  d'être  ce  qu'elles  sont  et  qui  déterminent  leu| 
efficacité.  Mais  ces  causes  ne  sont  pas  d'une  seule 
espèce.  Les  causes  morales  ne  sont  pas  la  suite  deî 
causes  physiques.  Elles  peuvent  contrarier  ces  der* 
nières  et  l'emporter  sur  elles,  et  de  plus  dans  les  rap^ 
ports  nécessaires  que  sont  les  lois,  la  nécessité  enti 
sous  des  formes  très  différentes,  en  partant  de  ce  qu'oDÎI 
pourrait  appeler  le  type  de  la  nécessité  mécanique 
pour  aller  par  degrés  jusqu'au  type  de  la  nécessité 
la  plus  téléologique.  Voilà  pourquoi  Montesquieu  fait] 
figure  non  seulement  de  savant,  mais  encore  de  réfof. 
mateur  ;  voilà  pourquoi  il  propose  à  chaque  instant! 
au  législateur  des  règles  de  conduite  ;  il  croit  assez  è 
la  réalité  de  l'action  humaine  pour  enseigner  que  cetttj 
action  dans  bien  des  cas  doit  être  corrigée. 

Dans  la  47^  leçon  du  Cours  de  philosophie  positive 


MONTESQUIEU  189 

Auguste  Comte  a  loué  Montesquieu  d'avoir  compris 
que  les  phénomènes  politiques  étaient  assujettis  à 
d'invincibles  lois  naturelles  aussi  nécessairement  que 
tous  les  phénomènes  quelconques,  et  d'avoir  été  ainsi 
en  avance  sur  son  temps,  préparant  d'une  certaine 
façon  la  sociologie.  Mais  il  prétend  que  Montesquieu, 
faute  surtout  d'avoir  eu  la  notion  fondamentale  du 
progrès  humain,  —  laquelle  a  pris  corps  chez  nous, 
surtout  lors  de  la  Révolution,  —  n'a  point  su  montrer 
Fenchaînement  positif  des  phénomènes  sociaux  et  n'a 
réalisé  partiellement  sa  grande  idée  que  dans  son 
étude  de  l'influence  des  climats.  Peut-être  la  critique 
de  Comte  fait-elle  ressortir  certains  mérites  de  l'œuvre 
do  Montesquieu.  Qu'il  y  ait  chez  lui  un  sociologue  avant 
la  sociologie,  soit  !  Mais  c'est  un  sociologue  sans  sys- 
tème. Et  il  faut  entendre  par  là  que,  étudiant  les  causes 
des  lois,  i]  ne  cherche  pas  à  en  donner  une  formule 
unique  ou  «  systématique  »,  qu'il  n'a  pas  voulu  poser 
les  causes  sociales  hors  de  l'action  de  l'intelligence 
humaine,  et  qu'en  particulier  il  n'a  point  cru  que  l'élé- 
ment de  raison  qui  entre  dans  les  lois  positives  fût 
réductible  à  des  conditions  où  la  raison  n'entre  pas. 


CHAPITRE  VIII 
DIDEROT  ET  LES    ENCYCLOPÉDISTE! 


En  s'opposant  comme  elle  l'a  fait  à  la  philosophie 
du  dix-septième  siècle,  la  philosophie  du  dix-huitième 
a  fait  passer  au  premier  plan  des  notions  que  la  philo- 
sophie du  dix-septième  n'admettait  qu'à  titre  subor- 
donné. Ainsi  la  liberté  de  penser  n'était  pour  le  dix- 
septième  siècle  qu'un  moyen  mis  en  oeuvre  pour  éviter 
l'erreur,  pour  ne  se  rendre  qu'à  l'évidence  et  pour 
s'affranchir  de  l'autorité  en  matière  scientifique  et 
philosophique  :  elle  devient  maintenant  une  fin  et  elle 
est  douée  d'un  droit  universel.  Ainsi  encore  la  Nature,* 
même  quand  elle  était  ramenée  rigoureusement  à  des 
lois,  apparaissait  comme  conforme  aux  exigences  d^ 
l'esprit  humain,  lequel  d'ailleurs  entrait  plus  ou  moins 
en  société  avec  Dieu,  créateur  et  législateur  du  monde? 
La   Nature   désormais  est   considérée   comme    douée 
d'une  puissance  et  d'une  réalité  autonomes  qui  dé- 
bordent les  facultés  de  l'esprit  et  qui  tendent  à  se 
retourner   contre   Dieu  même.  En  tout  cas,   le  dix- 
huitième  siècle  trouve  dans  la  Nature  une  façon  d'être 
et  de  se  produire  qui  ne  se  laisse  pas  plus  régler  par 
l'ordre  clair  et  simple  du  rationalisme  mathématique 
que  par  l'ordre  transcendant  du  providentialisme  théo- 
logique ;   qui    essaie    de    reprendre   comme  une  pro- 
priété à  elle  ce  que  l'on  mettait  de  plus  original,  de 
plus  créateur  dans  l'esprit  et  en  Dieu.  En  émancipant 
la  Nature  des  formes  logiques  finies,  le  dix-septième 
siècle  avait  libéré  la  philosophie  de  la  servitude  que  ; 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       191 

lui  imposait  la  scolastique  ;  en  émancipant  cette  même 
Nature  de  l'explication  par  les  idées  claires  comme 
d'une  intelligibilité  trop  abstraite  qui  l'emprisonne,  le 
dix-huitième  siècle  à  son  tour  prétendait  soustraire 
la  philosophie  au  règne  du  cartésianisme.  —  Diderot 
semble  devoir  être  placé  au  premier  rang  de  ceux  qui 
représentent  cette  tendance.  Il  annonce  que  le  règne 
des  mathématiques  est  fini,  et  en  cela  il  n'a  pas  entiè- 
rement raison  ;  mais  quand  il  déclare  que  ce  règne 
va  être  remplacé  par  celui  des  sciences  naturelles,  il 
fait  une  prophétie  que  la  suite  de  l'histoire  des  idées 
vérifiera  pour  une  grande  part.  En  tout  cas,  la  philo- 
sophie va  recevoir  dorénavant  des  inspirations  directes 
des  sciences  de  la  nature  et  tout  particulièrement  des 
sciences  de  la  nature  vivante. 

Si  l'on  veut  chercher  une  intelligence  qui  soit  direc- 
tement l'antithèse  de  l'esprit  cartésien  déroulant  ses 
longues  chaînes  de  raisons,  c'est  à  l'intelligence  de 
Diderot  que  l'on  peut  songer.  Intelligence  toujours 
en  mouvement,  toujours  en  action,  mais  qui  pour 
produire  a  besoin  de  s'exalter,  de  s'échauiïer,  qui  pro- 
cède par  bonds,  par  saillies,  qui  est  impétueuse  et  irré- 
fléchie à  souhait,  qui  dans  sa  marche  désordonnée 
invente,  devine,  finit  par  trouver  une  direction,  sauf 
à  Finfléchir  ensuite  dans  un  nouveau  sens,  qui  se  joue 
dans  l'imprévu,  qui  prodigue  les  analogies,  qui  mul- 
tiplie les  points  do  vue,  qui  accumule  les  formules,  — 
au  reste  intelligence  qui,  si  elle  n'est  nourrie  d'aucun 
solide  aliment  moral,  est  alimentée  de  lectures  et  de 
connaissances  innombrables  :  Diderot  sait  la  physique, 
la  chimie,  l'histoire  naturelle  de  son  temps  ;  il  connaît 
les  théories  philosophiques  les  plus  importantes  du 
passé,  et  il  cherche  à  la  manière  d'un  esprit  qui  essaie 
de  tirer  sa  philosophie  du  savoir  positif  et  non  pas 
seulement  de  lui-même  ;  et  cependant  il  reste  trop 
peu  maître  de  lui,  trop  peu  discipliné,  trop  peu  capable 
de  concentration  profonde,  pour  vraiment  comprendre 
tout  ce  qu'il  touche  et  pour  faire  autre  chose  la  plu- 


192  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

part  du  temps  qu'émettre  des  vues  hardies,  ingé- 
nieuses et  de  grand  avenir,  mais  plus  ou  moins  arbi- 
trairement liées  à  des  affirmations  ou  à  des  négations 
téméraires. 

Le  goût  très  vif  de  tout  tourner  aux  idées  générales 
crée  cependant  chez  lui  comme  une  préoccupation 
constante.  Mais  si  cette  disposition  permanente  con- 
fère une  certaine  unité  à  la  tendance  de  son  esprit, 
elle  est  loin  d'unifier  également  et  d'organiser  vérita- 
blement les  productions  qui  en  sortent.  «  Puisque  la 
philosophie  est  votre  femme,  lui  écrivait  Mme  Necker 
(Mélanges  et  Manuscrits,  I,  33),  vous  ne  ressemblez 
pas  à  Ulysse  :  votre  Pénélope  est  partout  avec  vous  ; 
mais  prenez  garde  qu'elle  ne  détruise  le  soir  l'ouvrage 
qu'elle  a  fait  dans  la  journée.  »  Observation  juste,  et 
par  le  témoignage  favorable  qu'elle  rend,  et  par  la 
crainte  qu'elle  exprime  :  car  la  toile  de  Pénélope,  nous 
ne  l'avons  guère  qu'en  morceaux  assez  difficiles  à 
rajuster. 

Diderot  n'est  pas  entré  de  plain-pied  dans  ce  qui 
a  été  sa  façon  ordinaire  de  penser.  Il  a  débuté  dans  la 
philosophie  en  1745  par  une  traduction  de  l'ouvrage 
de  Shaftesbury  qui  a  pour  titre  :  Essai  sur  le  mérite 
et  la  vertu.  La  pensée  fondamentale  de  cet  ouvrage, 
c'était  qu'il  n'y  a  pas  de  vertu  véritable  sans  la  foi  en 
Dieu  et  qu'il  n'y  a  pas  de  bonheur  véritable  sans  la 
vertu  :  par  la  vertu  d'ailleurs  Shaftesbury  entendait 
un  amour  de  soi  raisonnable  et  capable  de  subordonner 
ses  intérêts  au  bien  général.  A  première  vue,  une  telle 
pensée  semblait  n'avoir  rien  de  subversif  ;  et  pourtant 
il  est  remarquable  qu'en  publiant  sa  traduction 
Diderot  crut  devoir  taire  le  nom  du  traducteur  et 
qu'il  ne  désigna  celui  de  l'auteur  que  par  une  initiale. 
C'est  qu'il  semble  bien  qu'en  France  l'ouvrage  était 
réputé  comme  une  manifestation  de  libre  pensée.  Au 
fait,  quoiqu'il  combattit  le  déisme  proprement  dit  de 
Toland  et  de  Tindal  et  que,  d'accord  avec  le  théisme, 
il  acceptât  la  possibilité  d'une  révélation,  il  tendait 


J^ 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       193 

à  faire  de  la  croyance  religieuse  une  croyance  natu- 
relle et  il  professait  un  optimisme  naturaliste  qui 
répudiait  au  moins  implicitement  les  éléments  ascé- 
tiques de  la  morale  chrétienne.  Cette  tendance  était 
de  nature  à  plaire  à  Diderot.  Mais  ce  qui,  autant  peut- 
être  que  le  contenu  du  livre,  avait  dû  attirer  sa  sym- 
pathie, c'était  la  justification  qui  s'y  trouvait  de  l'en- 
;housiasme,  l'union  qui  y  était  affirmée  entre  la  vertu 
ît  la  beauté,  et  l'horreur  qui  y  était  professée  pour 
es  formes  trop  didactiques.  La  traduction  au  reste 
îtait  très  libre.  Parlant  de  l'auteur  qu'il  présentait 
lu  public,  Diderot  disait  :  «  Je  l'ai  lu  et  relu  ;  je  me 
.uis  rempli  de  son  esprit  ;  et  j'ai  pour  ainsi  dire  fermé 
j.on  livre  lorsque  j'ai  pris  la  plume.  On  n'a  jamais 
iisé  du  bien  d' autrui  avec  tant  de  liberté.  »  [Discours 
iréliminaire.  Édit.  Assézat  et  Tourneux,  t.  I^^,  p.  16.) 
)iderot  avait  au  surplus  ajouté  à  sa  traduction  des 
éflexions,  mais  qui  en  somme  ne  marquent  jamais  de 
issidences  sérieuses  à  l'égard  de  la  pensée  de  l'auteur. 
)'ailleurs  Naigeon  déclare  que  Diderot  était  alors 
ans  un  état  de  crise  et  qu'il  lui  fallut  quelque  temps 
our  être  complètement  purgé  de  la  matière  supersti- 
ieuse. 

En  réalité,  il  ne  lui  fallut  pas  très  longtemps.  Les 
hnsées  philosophiques  qui  furent  composées  en 
uelques  jours  au  commencement  de  l'année  1746 
t  qui,  publiées  à  La  Haye,  furent  condamnées  au  feu 
ar  un  arrêt  du  Parlement  en  date  du  7  juillet  de  la 
lême  année,  sont  à  la  vérité  encore  déistes. 

Les  déistes  seuls,  y  déclare  Diderot,  peuvent  faire 
ite  à  l'athée  ;  ils  sont  plus  embarrassants  pour  un 

anini  que  tous  les  Nicole  et  les  Pascal  du  monde 
^CIII,  t.  I^^,  p.  130-131)  ;  et  c'est  à  la  connaissance 
e  la  nature  qu'il  appartient  de  faire  de  vrais  déistes  : 
!8  découvertes  dues  au  télescope  et  au  microscope 
Drtent  de  bien  plus  grands  coups  au  matérialisme 

à  l'athéismo  que  les  méditations  sublimes  de  Des- 

irtes  et  de  Malebranche  (XVIII-XIX,  p.  132-133). 

13 


194  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Mais,  bien  que  Diderot  repousse  l'athéisme  et  surto 

l'athéisme  fanfaron,  il  se  montre  ému  de  compassio] 

pour  ceux  qui  professent  un  athéisme  sincère  et  dis 

posé  à  écouter  dans  un  esprit  de  charité  les  raison 

qu'ils  se  donnent  à  eux-mêmes  et  qu'ils  font  valoi 

aux  autres.  (XV,  p.  132;  XVII,  p.  133.)  Et  d'autr 

part,  bien  qu'il  affecte  de  se  soumettre  à  toutes  le 

décisions  de  l'Église  catholique  dans  laquelle  il  es 

né  et  bien  qu'il  témoigne  de  la  volonté  de  mourir  dan 

la  religion  de  ses  pères  (LVIII,  p.   153),  il  se  plaî 

à  dire  que  le  temps  des  révélations  et  des  miracle 

est  passé  (XLI,  p.  142)  ;  il  attaque  la  divinité  de 

Écritures  (XLV,  p.  145)  ;  il  soutient  que  Finvraisem 

blance  d'un  fait  infirme  le  témoignage  qui  le  déclaP' 

réel.   (XLVI,  p.  146.)  Perpétuellement  il  combat  l 

superstition,  «  plus  injurieuse  à  Dieu  que  l'athéisme* 

(XII,  p.  130.)  Il  réclame  en  conséquence  qu'on  épui' 

la  notion  de  Dieu  de  tout  préjugé  grossier  et  étroit 

et  c'est  en  essayant  de  la  représenter  telle  qu'elle  doi 

être  qu'il  marque  déjà  la  transition  de  sa  conceptioi. 

théiste   à   sa   conception   panthéiste   ou   naturaliste 

«  On  nous  parle  trop  tôt  de  Dieu,  écrit-il.  Autre  défaut 

on  n'insiste  pas  assez  sur  sa  présence.  Les  hommes  o|,t 

banni  la  Divinité  d'entre  eux  ;  ils  l'ont  reléguée  da^l 

un  sanctuaire  ;  les  murs  d'un  temple  bornent  sa  vuf , 

elle  n'existe  point  au  delà.  Insensés  que  vous  êtes 

détruisez   ces   enceintes   qui   rétrécissent   vos    idées 

élargissez  Dieu  ;  voyez-le  partout  où  il  est,  ou  ditei, 

qu'il  n'est  point.  »  (XXVI,  p.  138.) 

En  s' étendant  ainsi  sur  toute  la  nature  Dieu  fifiil 
par  se  confondre  avec  elle.  En  tout  cas,  dès  la  publi 
cation  de  sa  Lettre  sur  les  aveugles  à  V  usage  de  cevà^ 
qui  voient^  —  lettre  dans  laquelle  se  trouvent  bien 
des  analyses  intéressantes  sur  la  façon  dont  les  aveuglef, 
suppléent  aux  difficultés  et  aux  défauts  créés  pai^  leui 
cécité,  —  Diderot  répudie  tout  théisme  et  même  touf 
déisme.  Il  se  plaît  à  montrer  la  grande  influence 
qu'exerce  l'état  de  nos  organes  et  de  nos  sens  sm-  notrt 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       495 

morale  et  notre  métaphysique.  L'aveugle  qu'il  observe 
a  une  aversion  prodigieuse  pour  le  vol  ;  elle  naît  en 
lui  de  deux  causes  :  de  la  facilité  qu'on  a  de  le  voler 
sans  qu'il  s'en  aperçoive  et  plus  encore  peut-être  de 
celle  qu'on  a  de  l'apercevoir  quand  il  vole.  Il  ne  fait 
pas  grand  cas  de  la  pudeur,  et  il  ne  conçoit  l'utilité 
des  vêtements  que  pour  se  protéger  contre  les  injures 
de  l'air.  (I,  p.  288.)  Pour  ce  qui  est  de  la  métaphysique, 
il  faut  bien  dire  que  ce  grand  raisonnement  que  l'on 
tire  des  merveilles  de  la  nature  est  bien  faible  pour 
les  aveugles.  (I,  p.  289.)  —  A  la  fm  de  sa  Lettre, 
Diderot  introduit  le  géomètre  aveugle  Saunderson  ; 
c'est  à  la  veille  de  sa  mort  ;  et  un  ministre  fort  habile 
l'entretient  de  l'existence  de  Dieu  que  rendent  mani- 
feste les  merveilles  de  la  nature  :  «  Eh  I  monsieur,  lui 
disait  le  philosophe  aveugle,  laissez  là  tout  ce  beau 
spectacle  qui  n'a  jamais  été  fait  pour  moi  !  J'ai  été 
condamné  à  passer  ma  vie  dans  les  ténèbres,  et  vous 
me  citez  des  prodiges  que  je  n'entends  point,  et  qui 
ne  prouvent  que  pour  vous  et  pour  ceux  qui  voient 
comme  vous.  »  Et,  passant  patr-dessus  l'accident  de 
son  cas  particulier  pour  aller  à  la  preuve  elle-même, 
Saunderson,  selon  Diderot,  disait  :  «  Le  mécanisme 
animal  fût-il  aussi  parfait  que  vous  le  prétendez,... 
qu'a-t-il  de  commun  avec  un  être  souverainement 
intelligent?  S'il  vous  étonne,  c'est  peut-être  que  vous 
êtes  dans  l'habitude  de  traiter  de  prodige  tout  ce  qui 
vous  paraît  au-dessus  de  vos  forces...  Un  phénomène 
est-il,  à  notre  avis,  au-dessus  de  l'homme?  Nous  disons 
aussitôt  :  c'est  l'ouvrage  d'un  Dieu  ;  notre  vanité  ne 
se  contente  pas  à  moins.  Ne  pourrions-nous  pas  mettre 
dans  nos  discours  un  peu  moins  d'orgueil  et  un  peu 
plus  de  philosophie?  Si  la  nature  nous  offre  un  nœud 
difficile  à  délier,  laissons-le  pour  ce  qu'il  est,  et  n'em- 
ployons pas  à  le  couper  la  main  d'un  être  qui  devient 
ensuite  pour  nous  un  nouveau  nœud  plus  indissoluble 
que  le  premier.  »  (I,  p.  307-308.)  Saunderson  déclare 
encore  que,  «  dans  le  commencement  où  la  matière 


196  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

en  fermentation  faisait  éclore  l'univers  »,  des  êtres  j 
aveugles  devaient  être  fort  communs  ;  «  mais  pour- 
quoi, dit-il,  n'assurerais- je  pas  des  mondes  ce  que  je 
crois  des  animaux?  Combien  de  mondes  estropiés,^ 
manques,  se  sont  dissipés,  se  reforment  et  se  dis-^ 
sipent  peut-être  à  chaque  instant  dans  ces  espaces 
éloignés  où  je  ne  touche  point  et  où  vous  ne  voyez 
pas,  mais  où  le  mouvement  continue  et  continuera  de 
combiner  des  amas  de  matière  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  | 
obtenu  quelque  arrangement  dans  lequel  ils  puissent 
persévérer?  O  philosophes!  transportez-vous  donc! 
avec  moi  sur  les  confins  de  cet  univers,  au  delà  du 
point  où  je  touche,  et  où  vous  voyez  des  êtres  orga- 
nisés ;  promenez-vous  sur  ce  nouvel  Océan,  et  cher- 
chez à  travers  ses  agitations  irrégulières  quelques  ves- 
tiges de  cet  être  intelligent  dont  vous  admirez  ici  la 
sagesse.  »  (I,  p.  310.)  Ainsi  est  indiquée  encore  l'idée 
qu'il  ne  faut  pas  juger  du  monde  par  ce  qu'il  paraît 
être  actuellement,  par  l'ordre  momentané  qu'il  réa- 
lise :  il  faut  le  voir  tel  qu'il  est,  c'est-à-dire  sujet  à 
des  destructions  et  à  des  révolutions  sans  nombre. 
(I,  p.  311.)  Il  faut  comprendre  que  beaucoup  de  désordre 
a  été  nécessaire  pour  réaliser  à  la  longue  les  accidents 
heureux  et  éphémères  qui  constituent  l'ordre  que 
nous  voyons  aujourd'hui.  Par  là  se  manifeste  en 
définitive  chez  Diderot  le  sentiment  qu'il  a  eu  de  la 
puissance  et  de  la  variété  de  la  vie  universelle,  senti- J 
ment  à  la  fois  très  vif  et  très  confus,  beaucoup  plus 
poétique  que  discipliné.  Et  si  on  voulait  caractériser 
ici  les  tendances  maîtresses  de  sa  nature,  il  faudrait 
sans  doute  en  concevoir  l'activité  un  peu  à  la  façon 
dont  il  conçoit  lui-même  l'activité  du  monde  :  son 
monde  paraît  bien  être  en  effet  l'image  agrandie  de 
son  esprit. 

Vient  ensuite  dans  l'ordre  des  productions  philoso- 
phiques de  Diderot  la  Lettre  sur  les  sourds  et  les  muets  | 
à  V  usage  de  ceux  qui  entendent  et  qui  parlent^  «  où  l'on 
traite  de  l'origine  des  inversions,  de  l'harmonie  du 

i 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       19Î 

style,  du  sublime  de  situation,  de  quelques  avantages 
de  la  langue  française  sur  la  plupart  des  langues 
anciennes  et  modernes,  et,  par  occasion,  de  l'expres- 
sion particulière  aux  beaux  arts  ».  (1751.)  Un  procédé 
qu'emploie  là  Diderot  pour  expliquer  comment  les 
inversions  se  ,  sont  produites  et  conservées  dans  les 
langues  consiste  à  supposer  d'abord  un  «  muet  de 
convention  »,  un  homme  qui,  s'interdisant  l'usage 
des  sons  articulés,  tâcherait  de  s'exprimer  par  gestes. 
Cette  hypothèse  du  muet  de  convention,  cette  méthode 
qui  entreprenait  de  décomposer  un  homme  pour  bien 
considérer  ce  qu'il  tient  des  sens  qu'il  possède,  furent 
regardées  comme  l'origine  de  l'invention  de  la  statue 
de  Condillac.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la  vérité  de  la  rela- 
tion qu'on  a  cru  ainsi  entrevoir,  il  faut  reconnaître 
que,  dans  ce  nouvel  écrit,  à  côté  du  goût  des  générali- 
sations hâtives,  vagues,  très  téméraires,  Diderot  a 
montré  le  sentiment  des  questions  particulières,  le 
goût  des  détails  intéressants,  et  même,  malgré  les 
défauts  que  nous  venons  de  reconnaître  chez  lui,  la 
notion  nette  et  ferme,  parfois  heureusement  divina- 
trice, de  la  véritable  méthode  scientifique.  —  C'est 
d'ailleurs  ce  que  l'on  peut  mieux  constater  encore  en 
lisant  son  Traité  de  V Interprétation  de  la  nature  (1754). 
L'emphase  un  peu  choquante  de  l'avis  du  début  : 
Jeune  homme,  prends  et  lis,  ne  doit  donc  pas  nous 
empêcher  d'apprécier  cet  ouvrage  comme  il  le  mérite. 
Notons  que  c'est  là  précisément  qu'il  annonce  que  le 
règne  des  mathématiques  est  fini  et  que  le  règne  des 
sciences  de  la  nature  commence  (IV,  t.  II,  p.  11). 
Selon  Diderot,  les  cherclieurs  se  divisent  en  deux 
classes.  «  Les  uns,  à  ce  qu'il  lui  semble,  ont  beaucoup 
d'instruments  et  peu  d'idées  ;  les  autres  ont  beaucoup 
d'idées  et  n'ont  point  d'instruments.  »  (I,  t.  II,  p.  9.) 
L'intérêt  de  la  vérité  demanderait  que  ces  deux  sortes 
d'esprits  fussent  associés.  «  Nous  avons,  dit-il  encore, 
trois  moyens  principaux  :  l'observation  de  la  nature, 
la  réflexion   et   l'expérience.    L'observation   recueille 


198  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

^63  faits  ;  la  réflexion  les  combine  ;  l'expérience  vérifie 
le  résultat  de  la  combinaison.  Il  faut  que  l'observa- 
tion de  la  nature  soit  assidue,  que  la  réflexion  soit 
profonde,  et  que  l'expérience  soit  exacte.  On  voit 
rarement  ces  moyens  réunis.  Aussi  les  génies  créateurs 
ne  sont-ils  pas  communs.  »  (XV,  t.  II,  p.  18.)  «  Les 
faits,  de  quelque  nature  qu'ils  soient,  sont  la  véri- 
table richesse  du  philosophe...  la  philosophie  ration- 
nelle s'occupe  malheureusement  beaucoup  plus  à  rap- 
procher et  à  lier  les  faits  qu'elle  possède  qu'à  en 
recueillir  de  nouveaux.  »  (XX,  p.  19.)  «  La  philosophie 
expérimentale  ne  sait  ni  ce  qui  lui  viendra,  ni  ce  qui 
ne  lui  viendra  pas  de  son  travail  ;  mais  elle  travaille 
sans  relâche.  Au  contraire,  la  philosophie  rationnelle 
pèse  les  possibilités,  prononce  et  s'arrête  tout  court. 
Elle  dit  hardiment  :  on  ne  peut  décomposer  la  lumière, 
La  philosophie  expérimentale  l'écoute,  et  se  tait  de- 
vant elle  pendant  des  siècles  entiers  ;  puis  tout  à  coup 
elle  montre  le  prisme  et  dit  :  la  lumière  se  décompose.  » 
(XXIII,  p.  20-21.)  Il  insiste  sur  le  rôle  de  l'inspira- 
tion et  de  l'invention.  Parlant  de  l'instinct  et  du 
sentiment  qu'acquièrent  en  physique  expérimentale 
les  grands  manœuvriers  d'opérations,  il  dit  d'eux  : 
«  Ils  ont  vu  si  souvent  et  de  si  près  la  nature  dans  ses 
opérations,  qu'ils  devinent  avec  assez  de  précision 
le  cours  qu'elle  pourra  suivre  dans  le  cas  où  il  leur 
prend  envie  de  la  provoquer  par  les  essais  les  plus 
bizarres.  Ainsi  le  service  le  plus  important  qu'ils  aient 
à  rendre  à  ceux  qu'ils  initient  à  la  philosophie  expéri- 
mentale, c'est  bien  moins  de  les  instruire  du  procédé 
et  du  résultat  que  de  faire  passer  en  eux  cet  esprit 
de  divination,  par  lequel  on  subodore,  pour  ainsi  dire, 
des  procédés  inconnus,  des  expériences  nouvelles,  des 
résultats  ignorés.  »  (XXX,  p.  24.) 

Ainsi  il  reste  acquis  à  Diderot  qu'il  a  montré  com- 
ment il  faut  développer  les  hypothèses  et  varier  les 
expériences  pour  les  contrôler.  Mais,  même  dans  cet 
ordre  de  recherches,  il  est  loin  d'avoir  été  jusqu'à 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       199 

oute  la  précision  désirable.  Si  donc  il  ne  faut  rien 
étirer  de  ce  qui  lui  est  dû,  des  restrictions  s'imposent 
ur  la  portée  dernière  de  ses  vues  et  il  ne  faut  pas  se 
aisser  entraîner,  par  exemple,  à  voir  en  lui  purement 
t  simplement  un  précurseur  de  Claude  Bernard.  En 
eut  cas,  il  faut  se  garder  de  pousser  trop  loin  le  rap- 
irochement  qu'on  serait  tenté  de  faire  ici  entre  ces 
[eux  hommes,  plus  distants  encore  par  la  nature  de 
3urs  conceptions  que  par  l'époque  où  ils  ont  vécu, 
assurément  les  grandes  vues  audacieuses,  telles  qu'on 
3s  rencontre  chez  Diderot,  peuvent  avoir  une  signi- 
ication  philosophique.  Mais  elles  ne  sauraient  fournir 

la  philosophie  proprement  dite,  dont  il  importe 
vant  tout  de  reconnaître  et  de  sauvegarder  le  carac- 
ère  spécifique,  qu'une  contribution  accidentelle  et 
idirecte.  Des  intentions  de  ce  genre  se  rencontrent 
'ailleurs  à  tous  les  âges  de  l'humanité  et  c'est  surtout 
u  moment  où  toute  culture  philosophique  fait  défaut 
u'on  les  voit  apparaître.  Chez  Claude  Bernard,  au 
ontraire,  nous  trouvons  la  mise  en  œuvre  d'un  élé- 
lent  technique  et  bien  défmi  qui  est  d'ordre  vérita- 
lement  philosophique.  Il  a  le  souci  constant  d'ana- 
^ser  dans  le  détail  et  de  développer  dans  un  ordre 
goureux  la  série  des  raisons  qu'il  fait  valoir.  Il 
lontre  comme  il  faut  des  idées  pour  assurer  le  progrès 
es  sciences  expérimentales,  et  il  indique  la  manière 
récise  dont  on  doit  s'en  servir  pour  en  tirer  des  résul- 
its  pratiques  et  les  rendre  fécondes.  Nous  sommes 
)in  ici  des  formules  poétiques  de  Diderot  qui  peuvent 
icontestablement  être  utiles  en  excitant  à  réfléchir, 
lais  qui  ne  sont  capables  ni  de  donner  à  l'esprit  une 
istruction  solide,  ni  de  constituer  une  méthode  objec- 
^vement  définie. 

Dans  le  Traité  de  V Interprétation  de  la  nature^  il 
lUt  encore  relever  l'affirmation  de  l'interdépendance 
niverselle  des  phénomènes.  «  L'indépendance  absolue 
'un  seul  fait,  déclare  Diderot,  est  incompatible  avec 
idée  du  Tout  ;  sans  l'idée  du  Tout,  plus  de  philoso. 


200  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

phie.  »  (XI,  p.  15,  et  LVIII,  p.  57.)  Les  causes  finales 
y  sont  formellement  exclues  de  la  recherche.  Voici 
comment  Diderot  s'exprime  à  ce  sujet  :  «  Le  physiciei 
dont  la  profession   est   d'instruire   et   non  d'édifierj' 
abandonnera  donc  le  pourquoi  et  ne  s'occupera  que 
du    comment.    Le    comment    se    tire    des    êtres  ;   le  : 
pourquoi  de  notre  entendement  :  il  tient  à  nos  sys- 
tèmes. »  —  Enfin,  parmi  les  questions  très  variées  que 
soulève  l'auteur   au  sujet   de  l'interprétation  de  la 
nature,  il  en  est  une,  la  plus  générale  de  toutes  à  vrai 
dire,  qui  doit  être  notée  avec  soin,  parce  que  l'esprit 
dans  lequel  il  l'examine  nous  fait  toucher  le  fond  de 
sa  philosophie.  Peut-il  se  faire  que  la  matière  ne  soit; 
pas  une,  c'est-à-dire  ou  bien  toute  vivante,  ou  biefi 
toute  m.orte?  Y  a-t-il  quelque  différence  assignable 
entre   la  matière   morte   et   la  matière   vivante?  Si 
Diderot  formulait  cette  question,  c'est  qu'il  y  étî 
invité  notamment  par  une  thèse  que  Maupertuis  avî 
soutenue  en  Allemagne  sous  le  pseudonyme  du  d( 
teur  Baumann.  Maupertuis,  reconnaissant  l'imposs^ 
bilité  d'expliquer  la  formation  d'une  plante  ou  d'i 
animal  avec  les  propriétés  attribuées  d'ordinaire  à  la 
matière,   conçoit   hardiment   que  toutes  les  qualités 
que    les    anciens    groupaient    sous    la    dénominatioE 
d'âme  sensitive  appartiennent  aux  plus  petites  molé^ 
cules  matérielles  :  ainsi  ces  molécules  seraient  capables 
de  désir,  d'aversion,  de  mémoire,  etc..  Diderot  vdt 
là  des  «  idées  singulières  et  neuves  »  (L,  p.  45),  et  il 
est  certain  qu'il  en  est  plus  complètement  séduit  qu'ilj 
ne  veut  le  dire.  Ce  n'est  sans  doute  pas  sans  quelquei 
satisfaction  intérieure  qu'il  considère  que,  en  pous-j 
sant  à  bout  une  telle  doctrine,  on  rendrait  Dieu  inu- 
tile. Car  de  deux  choses  l'une  :  ou  la  collection  des 
molécules  sensibles  et  pensantes  ne  forme  pas  par  elle- 
même  un  tout,  et  c'est  alors  le  désordre  qui  ne  requiert^ 
pas  Dieu  pour  être  expliqué  ;  —  ou  cette  collectioû^ 
formera  par  elle-même  un  tout  et  alors  Dieu  ne  sera;! 
que  cette  âme  du  monde.  Néanmoins  et  en  attendant^; 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       201 

Diderot  observera  que  le  docteur  Baumann,  autre- 
ment dit  Maupertuis,  aurait  dû  contenir  sa  doctrine 
dans  de  plus  justes  bornes,  ne  point  «  se  précipiter 
dans  l'espèce  de  matérialisme  la  plus  séduisante  « 
(LI,  p.  49),  ne  point  étendre  ses  idées  jusqu'à  la  nature 
de  l'âme,  et  se  contenter  de  supposer  dans  les  molé- 
cules «  une  sensibilité  mille  fois  moindre  que  celle 
que  le  Tout-Puissant  a  accordée  aux  animaux  les  plus 
voisins  de  la  matière  morte  ».  (LI,  p.  49  et  sq.). 

Toujours  est-il  que,  tout  en  paraissant  combattre 
Maupertuis  pour  les  conséquences  athées  auxquelles 
sa  thèse  pouvait  conduire,  Diderot  a  soin  de  laisser 
ouverte  la  question  de  l'existence  de  Dieu.  Ce  n'est 
certainement  pas  dans  l'intention  de  la  résoudre  ensuite 
affirmativement  qu'il  laisse  pour  le  moment  cette 
question  sans  réponse.  Ce  n'est  pas  non  plus,  il  faut  le 
dire,  pour  professer  franchement  un  athéisme  dogma- 
tique. L'attitude  qu'il  semble  plutôt  adopter  est  celle 
de  l'indifférence  sceptique.  Mais  en  quel  sens  ses  ten- 
dances le  poussent,  c'est  trop  évident  pour  qu'on  puisse 
avoir  une  hésitation  à  cet  égard.  Si  la  religion,  dit-il  en 
substance,  ne  nous  épargnait  pas  bien  des  écarts, 
est-ce  qu'on  ne  pourrait  pas  suppléer  à  ses  enseigne- 
ments par  d'autres  hypothèses  possibles?  Ne  pourrait- 
on  pas,  en  particulier,  admettre  que  les  espèces,  aussi 
bien  que  les  individus,  commencent,  s'accroissent, 
durent  et  dépérissent  ;  que  les  éléments  de  l'animalité, 
d'abord  épars  et  confondus  dans  la  masse  de  la  matière, 
sont  arrivés  à  se  réunir  pour  former  un  embryon  ;  que 
l'embryon  issu  de  ces  éléments  a  passé  par  une  inliaité 
d'organisations  et  de  développements  ;  qu'il  a  eu,  par 
succession,  du  mouvement,  de  la  sensation,  des  idées, 
de  la  pensée,  de  la  réflexion,  de  la  conscience,  des  sen- 
timents, une  langue,  des  lois,  des  sciences,  des  arts  ; 
qu'il  s'est  écoulé  des  millions  d'années  entre  chacun 
de  ces  développements  ;  qu'il  aura  encore  d'autres 
développements  à  subir  ;  qu'il  passera  par  des  alter- 
natives d'arrêt  et  de  mouvement  ;  qu'il  dépérira  fma- 


202  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

lement,  mais  que  ce  ne  sera  en  réalité  que  pour  prendre 
une  autre  forme  et  que  les  différentes  formes  continue- 
ront ainsi  indéfiniment  à  se  succéder  les  unes  aux 
autres?  (LVIII,  p.  57-58). 

Si  maintenant  nous  faisons  abstraction  des  préoc- 
cupations étrangères  à  l'ordre  de  la  science  et  plus  ou 
moins  directement  hostiles  à  la  religion  qui  ont  pu 
exercer  une  influence  sur  l'orientation  de  la  pensée  de 
Diderot,  que  faut-il  voir  en  fin  de  compte  dans  l'hy- 
pothèse qui  vient  d'être  énoncée?  Cette  tentative  d'ex- 
plication nous  met  visiblement  en  présence  d'une  con- 
ception transformiste.  Mais,  ici  encore,  il  faut  bien  se 
garder  de  conclure  inconsidérément  à  la  réalité  pro- 
fonde d'analogies  qui  ne  peuvent  d'ailleurs  manquer  de 
s'offrir  spontanément  à  l'esprit.  Venu  avant  Lamarck, 
Diderot  semble  l'annoncer  :  mais,  à  dire  vrai,  il  le  pré- 
cède beaucoup  plus  qu'il  ne  le  prépare.  En  évoquant 
l'idée  de  la  transformation  successive  des  êtres  vivants 
à  partir  d'un  premier  organisme  embryonnaire,  c'est 
surtout  un  tableau  qu'il  trace  et  une  description  à 
laquelle  il  se  livre  sous  l'empire  d'une  imagination 
très  vive.  Ce  ne  sont  point  là  les  premiers  linéaments 
de  la  doctrine  positive  dont  Lamarck  sera  le  véritable 
fondateur  et  qu'il  s'attachera  à  développer  en  obéis- 
sant aux  exigences  de  l'esprit  scientifique.  Dans  ce 
nouvel  ordre  d'idées  Diderot  n'est,  une  fois  de  plus, 
et  cela  avec  beaucoup  d'autres,  qu'un  homme  d'in- 
tuition tout  simplement.  Il  n'a  certainement  pas  fait 
et  il  était  sans  doute  incapable  de  faire  une  théorie  pro- 
prement dite,  c'est-à-dire  une  hypothèse  de  caractère 
scientifique,  en  faveur  ou  à  l'encontre  de  laquelle  on 
puisse  chercher  et  trouver  dans  l'expérience  des  argu- 
ments qui  la  confirment  ou  qui  l'infirment  ;  ou  alors, 
si  l'on  veut  à  tout  prix  apercevoir  dans  la  peinture  que 
propose  Diderot  d'une  évolution  universelle  et  sans 
limites  les  principes  directeurs  du  transformisme  scien- 
tifique, il  faudra  dire  que  cette  doctrine  généralement 
regardée  comme  moderne  existait  déjà  dans  la  plus 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       203 

ancienne  école  de  philosophie  grecque  et  qu'Anaxi- 
mandre  a  été  le  premier  des  transformistes. 

Ces  idées  hylozoïstes  en  même  temps  que  transfor- 
mistes prendront  plus  de  consistance  encore  dans  le 
Rêve  de  (TAlembert  écrit  en  1769.  Elles  y  acquerront 
même  de  la  précision,  autant  du  moins  qu'on  en  puisse 
attendre  de  l'auteur.  Dans  l'entretien  entre  d'Alem- 
bert  et  Diderot,  celui-ci  expose  à  son  interlocuteur, 
d'abord  sceptique  sur  ce  sujet,  comment  les  plus 
hautes  facultés  mentales  sont  liées  à  l'organisation  et 
comment  l'organisation  elle-même  n'est  qu'un  épa- 
nouissement de  la  sensibilité  de  la  matière.  Sans 
cette  supposition,  en  effet,  que  la  sensibilité  est  une 
propriété  générale  de  la  matière,  on  est  précipité 
dans  un  aLîme  de  mystères  et  de  contradictions.  Et 
d'ailleurs  d'où  prétend-on  savoir  que  la  sensibilité 
est  essentiellement  incompatible  avec  la  matière, 
quand  on  ne  connaît  l'essence  de  quoi  que  ce  soit? 
Qu'il  s'agisse  de  la  matière,  qu'il  s'agisse  de  la 
sensibilité,  nous  ignorons  également  ce  qu'elles  sont 
lans  leur  fond.  Entend-on  mieux  la  notion  du  mou- 
vement et  sait-on  comment  il  peut  exister  dans  un 
îorps  et  se  communiquer  d'un  corps  à  un  autre  ? 
T.  II,  p.  116.)  Et  quand  la  pensée  de  Diderot  se 
3récise  davantage  dans  le  rêve  même  de  d'Alembert, 
l'^oici  à  quelle  conclusion' elle  aboutit  :  «  Suite  indéfinie 
i'animalcules  dans  l'atome  qui  fermente,  même  suite 
ndéfinie  d'animalcules  dans  l'autre  atome  qu'on 
ippelle  la  terre.  Qui  sait  les  races  d'animaux  qui  nous 
mt  précédés?-  Qui  sait  les  races  d'animaux  qui  suc- 
ideront  aux  nôtres?  Tout  change,  tout  passe,  il  n'y 
i  que  le  Tout  qui  reste.  Le  monde  commence  et  finit 
ans  cesse  ;  il  est  à  chaque  instant  à  son  commence- 
;aent  et  à  sa  fin  ;  il  n'en  a  jamais  eu  d'autre,  et  il  n'en 
lura  jamais  d'autre.  —  Dans  cet  immense  océan  de 
ûatière,  pas  une  molécule  qui  ressemble  à  une  molé- 
ule,  pas  une  molécule  qui  se  ressemble  à  elle-même 
n  instant  :  Rerum  novus  nascitur  ordo,  voilà  son  ins- 


204  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


cription  éternelle.  »  (T.  II,  p.  132.)  Il  résulte  d'unr 
telle  conception  que,  dans  une  simple  goutte  d'eau 
on  doit  pouvoir  lire  l'histoire  du  monde.  D'une  cer 
taine  manière, c'est  là  un  retour  à  la  doctrine  de  Leibniz 
mais  ramenée  cette  fois  à  un  pur  naturalisme.  Tou 
jours  placé  au  même  point  de  vue,  Diderot  profess( 
encore  qu'il  existe  une  loi  de  continuité.  Il  affirme  qu( 
chaque  organisme  doit  pouvoir  se  résoudre  en  un( 
multitude  d'organismes  élémentaires,  contigus  et  sen 
sibles,  tous  également  vivants.  L'image  de  la  grappe 
d'abeilles  illustre  assez  bien  cette  théorie  par  un  exempl( 
concret.  Les  abeilles  qui  forment  la  grappe  se  commu 
niquent  de  l'une  à  l'autre  des  sensations  et  l'on  diraii 
presque  qu'elles  constituent  un  seul  animal  ;  et  toute,' 
ensemble  elles  ne  seront,  en  effet,  qu'un  àeul  anima 
si,  au  lieu  de  la  simple  contiguïté  qui  les  rapproche 
on  suppose  réalisée  entre  elles  la  continuité  propre 
ment  dite  qui  les  unifie.  «  Tous  nos  organes,  écri 
Diderot,  ne  sont  d'eux-mêmes  que  des  animaux  dis 
tincts  que  la  loi  de  continuité  tient  dans  une  sympa 
thie,  une  unité,  une  identité  générales.  »  (T.  II 
p.  127.)  Et  toujours  reviennent,  manifestant  ainsi  I( 
caractère  dominant  de  sa  pensée,  des  iormules  trans 
formistes  dont  une  des  plus  significatives  est  la  sui 
vante  :  «  Les  organes  produisent  les  besoins,  et,  réci- 
proquement, les  besoins  produisent  les  organes.  » 

En  résumé,  l'ensemble  des  tendances,  des  opinions 
des  conceptions  de  Diderot  aboutit  à  exalter  la  Natur» 
jusqu'à  en  faire  une  puissance  divine  et  même  l'unique 
Divinité.  Il  n'est  pas  surprenant  après  cela  qu'il  con- 
sidère que  ce  que  fait  la  Nature  ainsi  divinisée  esl 
bien  supérieur  aux  conventions  humaines.  Sur  ce  de^ 
nier  point,  il  est  d'accord  avec  Rousseau,  avec  cette 
nuance  toutefois  qu'il  croit  à  l'efficacité  de  la  science 
pour  contribuer  à  procurer  le  bonheur  de  l'homme* 
D'ailleurs,  non  content  de  célébrer  la  Nature  seul 
toutes  ses  formes,  il  tire  de  ce  culte,  pour  la  formation 
de  la  doctrine  qui  lui  est  propre,  les  conséquences  les 


DIDEROT   ET    LES   ENCYCLOPÉDISTES       205 

plus  extrêmes,  conséquences  qu'il  serait  quelquefois 
iifÏÏcile  de  ne  pas  regarder  comme  voisines  du  cynisme. 
Ce  qui  est  certain  et  ce  qu'il  faut  retenir,  c'est  que  la 
[norale  communément  admise,  et  jugée  par  lui  comme 
ane  institution  artificielle  et  arbitraire,  se  voit  subs- 
tituer une  pratique  qui  a  pour  principe  la  préférence 
lue  à  la  Nature  dont  on  doit  toujours  suivre  les  inspi- 
rations. Et  ainsi  finalement  un  naturalisme  moral 
dent  s'ajouter  chez  Diderot  au  naturalisme  dogma- 
)ique  qui  nous  est  constamment  apparu  comme  le 
caractère  dominant  de  sa  pensée. 

Le  naturalisme  de   Diderot  semble  le  rapprocher 

particulièrement  de  deux  écrivains  de  son  temps.  — 

ielvétius,  lui  aussi,  incline  à  attribuer  la  sensibilité 

i  la  matière  et  à  réduire  les  fonctions  intellectuelles 

i  la  sensibilité.  Sur  plusieurs  points,  il  présente  des 

inalogies  avec  Diderot.  Mais  d'autre  part,  par  cer- 

aines  de  ses  conceptions,  il  a  suscité  les  critiques  et 

3S  contradictions  de  ce  dernier,  dont  le  naturalisme 

st  plus  large  et  tend  à  s'opposer  à  la  morale  de  l'intérêt 

ien  entendu  qui  est  celle  que  professait  Helvétius,  — 

lussi  la  similitude  de  pensée  est-elle  sans  doute  plus 

censée  entre  d'Holbach  et  Diderot  qui  contribua  par 

ne  collaboration  effective  à  la  composition  de  l'ou- 

rage  du  Système  de  la  nature. 

Mais  ce  n'est  pas  sur  ces  deux  cas  particuliers  qu'il 
lut  juger  des  véritables  rapports  de  Diderot  avec  ses 
Dntemporains.  Ce  qui  crée  entre  lui  et  un  grand  nombre 
'entre  eux,  parmi  lesquels  figurent  les  hommes  les 

lus  célèbres  de  son  siècle,  des  liens  étendus  et  mul- 

ples,  c'est  la  fameuse  entreprise  de  V Encyclopédie 
ont  il  fut  l'inspirateur  et  dont  jusqu'au  bout  il  resta 
âme.  De  Diderot  et  de  VEncydopédie,  on  peut  dire 
rns  exagération, qu'ils  ne  font  qu'un. 

A  vrai  dire,  surtout  depuis  Bacon,  l'idée  d'un 
uvrage  de  ce  genre  était  dans  l'air,  et  les  progrès 

3Jà  accomplis  par  la  science  étaient  de  natm*e  à  en 


206  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE  1 

faciliter  la  production.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moin  t 
que  de  publier  «  un  livre  où  seraient  tous  les  livres  )  > 
et  que  de  dresser  le  «  tableau  général  des  efforts  d  t 
l'esprit  humain  dans  tous  les  genres  et  dans  tous  le  { 
siècles  ».  L'établissement  d'un  dictionnaire  d'une  tell  j 
ampleur  exigeait  un  travail  prodigieux.  Il  fallait  tout 
la  hardiesse  et  toute  la  confiance  en  soi  de  Didero 
pour  ne  pas  reculer  devant  les  difficultés,  même  pure 
ment  techniques,  de  l'organisation  et  de  la  répartitio; 
de  ce  travail.  Il  fut  vraiment  l'homme  de  cette  tâche 
Il  résolut  d'y  faire  entrer  d'abord  toutes  les  science 
et  tous  les  arts  libéraux.  Mais  il  comprit  aussi  l'im 
portance  morale,  politique  et  sociale  que  pouvait  avoi 
dans  cet  exposé  d'ensemble  la  description  des  art 
mécaniques  et  il  tint  à  leur  réserver  une  large  place 
Les   collaborateurs   auxquels   il   dut    faire    appel  ni 
sauraient   se   compter.    Son   principal    auxiliaire   fu 
d'Alembert,  qui  se  chargea  du  Discours  préliminairt 
où  il  présenta  une  nomenclature  générale  des  science! 
classées  d'après  un  ordre  hiérarchique.  Ce  morceau- 
qui  nous  paraît  assez  terne  aujourd'hui,  souleva  l'en- 
thousiasme   des    contemporains.    Diderot    obtint   d( 
nombreux  articles  de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Maiî 
les  difficultés  graves  d'ordre  politique  auxquelles  h 
publication  de  V Encyclopédie  ne  tarda  pas  à  se  heurtei 
lui  firent  perdre  le  premier  comme  le  plus  précieux 
et  le  plus  actif  des  concours  qu'il  avait  réussi  à  s'as- 
surer  :   d'Alembert,  soucieux  de  son  repos,    lui    fit 
défaut  et  le  laissa  seul  à  la  tête  de  l'entreprise.  Diderot 
lui-même,    obligé    d'apporter    quelque    tempérament^ 
dans  l'expression  de  ses  idées,  fut  amené  par  les  cir- 
constances à  s'assagir.  Mais  il  reprit  et  continua  la^ 
rédaction  du  dictionnaire  et  il  la  conduisit  jusqu'à  son 
terme.  C'est  en  1765  que   parut  le  dix-septième  et 
dernier  volume  in-folio  de  V Encyclopédie^  œuvre  au- 
jourd'hui presque  oubliée,  mais  nouvelle  pour  l'époque 
où  elle  parut  et  matériellement  immense. 
Les  oppositions  que  V Encyclopédie  avait  rencontréej 


DIDEROT   ET   LES   ENCYCLOPÉDISTES       207 

étaient  dues  au  caractère  tendancieux  de  l'entreprise. 
Aussi,  pour  donner  une  idée  exacte  de  ce  qu'elle  fut, 
il  ne  suffît  pas  d'en  avoir  indiqué  comme  nous  l'avons 
fait  le  programme  technique,  il  faut  encore  et  surtout 
en  définir  l'esprit.  Car  c'était  bien  la  volonté  du  prin- 
cipal auteur  de  V Encyclopédie  que  l'ensemble  des 
articles  du  dictionnaire  servît  à  répandre  les  idées  qui 
étaient  les  siennes  et  formât  une  doctrine  ;  doctrine 
à  vrai  dire  surtout  de  négation  et  en  tout  cas  de  réaction 
contre  le  passé.  Si  on  veut  la  résumer,  dans  la  mesure 
du  moins  où  elle  peut  se  prêter  à  une  définition,  il  faut 
en  grouper  les  éléments  épars  et  souvent  disparates 
autour  de  trois  conceptions  relatives  à  la  Nature,  à  la 
Raison  et  à  l'Humanité.  —  En  ce  qui  concerne  la 
Nature,  il  s'agit  d'en  fournir  une  explication  dans 
laquelle  on  évitera  de  faire  entrer  aucun  élément  trans- 
cendant. Il  n'est  pas  nécessaire  de  rejeter  Dieu,  mais 
il  ne  faut  plus  chercher  en  lui  l'origine  du  monde.  Il 
suffît  de  montrer  qu'on  peut  s'en  passer.  Car  le  plus 
grand  objet  auquel  puisse  s'appliquer  la  curiosité 
humaine,  c'est  l'étude  de  la  Nature  entreprise  dans  un 
esprit  purement  scientifique,  et  cette  étude  est  par 
elle-même  mortelle  aux  superstitions.  Elle  fait  appa- 
raître l'idée  que  tout  est  régi  par  des  lois  naturelles 
et  que  ces  lois  affectent  le  caractère  d'une  rigueur 
inflexible.  En  un  mot  YEncyclopédie  aura  pour  but, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  de  fournir  une  explication 
naturelle  de  la  nature.  —  La  Raison  à  son  tour  est 
présentée  sous  un  nouvel  aspect.  Elle  n'est  plus  enten- 
due dans  le  seul  sens  cartésien.  Sans  doute  Descartes 
élevait  la  Raison  très  haut,  mais  en  même  temps  il  lui 
assignait  des  limites.  La  Raison  réclame  désormais  le 
droit  de  tout  contrôler  et  de  tout  juger  sans  être  elle- 
même  jugée  par  rien.  Elle  s'allie  d'ailleurs  à  l'expé- 
rience, et  même  elle  désigne  la  faculté  de  faire  des 
3xpériences.  Mais  ce  pouvoir  de  faire  des  expériences, 
lie  l'exerce  dans  un  esprit  d'hostilité  au  passé.  Elle 
iBnd  à  s'opposer  à  la  tradition.  Et  ainsi  se  trouve 


208  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


5 


introduite  la  doctrine  de  la  perfectibilité  indéfinie  du 
genre  humain.  —  L'Humanité  n'est  plus  seulement 
un  terme  qui  désigne  l'universalité  du  genre  humain  : 
c'est  un  mot  qui  tend  à  signifier  un  sentiment  de  bien- 
veillance et  d'indulgence  sans  limites.  Diderot  s'écrie  : 
«  On  dit  :  le  siècle  de  la  chevalerie.  Ah  I  si  l'on  pouvait 
dire  :  le  siècle  de  la  bienfaisance  et  de  l'humanité  1  »' 
Ce  sentiment  aura  pour  premier  effet  la  condamnation 
des  institutions  oppressives  et  la  diffusion  des  idées 
de  tolérance.  Il  excitera  à  travailler  au  bonheur  du 
genre  humain  et  à  lui  permettre  d'arriver  par  la  liberté 
aux  jouissances  supérieures. 

Telles  sont  les  conceptions  de  V Encyclopédie.  Tel 
est  aussi  tout  le  contenu  positif  de  l'esprit  du  dix- 
huitième  siècle.  Mais  il  n'est  pas  douteux  que  VEncy- 
clopédie  n'a  porté  jusqu'à  l'absolu  les  concepts  de 
nature,  de  raison  et  d'humanité  que  pour  s'en  servir 
comme  d'une  arme  contre  le  Christianisme.  C'est  pour- 
quoi la  doctrine  de  V Encyclopédie  n'est  pas  exempte  _ 
de  parti  pris.  Mais  il  peut  y  avoir  intérêt  pour  l'avenir  | 
à  ce  que,  à  un  moment  donné,  certaines  conceptions 
manifestent  ainsi  les  conséquences  qu'en  déduit  une 
logique  purement  formelle.  Il  faut  en  effet  presque 
toujours  que  les  notions  passent  par  une  phase  d'ab- 
solu et  qu'on  leur  donne  un  sens  trop  étendu  et  trop 
exclusif,  pour  qu'elles  puissent  ensuite  se  définir  dans 
la  philosophie  technique  d'une  façon  précise  et  relative. 
C'est  en  ce  sens  que  Diderot  et  les  Encyclopédistes 
ont  pu  rendre  service  à  la  philosophie  spiritualiste, 
qui,  mise  en  garde  contre  de  nouveaux  adversaires, 
a  été  provoquée  à  réaliser  elle-même  des  progrès  et  à 
s'assimiler  ce  qu'ils  avaient  de  bon.  ^A 


Ê 


CHAPITRE   IX 
BUFFON   ET  LAMARCK 


C'est  à  ridée  de  la  Nature  que  s'attache  avec  une 
sorte  de  passion  la  philosophie  française  du  dix-hui- 
tième siècle.  Cette  idée  est  d'ailleurs  assez  indéter- 
minée pour  qu'elle  puisse  correspondre  à  des  exigences 
intellectuelles  ou  à  des  aspirations  sentimentales  très 
différentes  :  elle  peut  se  rapporter  à  des  conceptions 
hylozoïstes  ou  matérialistes,  telles  que  nous  les  avons 
trouvées  chez  Diderot  ;  elle  peut  se  rapporter  à  des 
conceptions  spiritualistes,  telles  que  nous  les  trouvons 
chez  Rousseau.  Sous  ses  formes  les  plus  diverses,  elle 
paraît   du   moins   annoncer    qu'elle   déborde   ou   fait 
éclater  tous  les  systèmes  d'idées  claires  ;  elle  paraît 
jpelever  entre  les  événements  et  les  êtres  qui  la  mani- 
estent  des  rapports  de  filiation  et  de  production  qui 
18  sont  point  ceux  qu'imagine  un  entendement  pur 
ivre  à  lui-même  ;  car  c'est   l'entendement,  mainte- 
lant,  qui  est  censé  imaginer,  tandis  que  l'expérience 
lous  fait  toucher  la  vérité.  Même  quand  les  philosophes 
u  dix-huitième   siècle   invoquent    ou    défendent   la 
aison,  ce  qu'ils  signifient  par  ce  nom,  c'est  non  point 
a  faculté  de  posséder  immédiatement  certaines  notions 
lU  certains  principes  dont  doit  dériver  toute  connais- 
ance  certaine  ;  mais  c'est  la  faculté  d'user  en  toute 
iberté,  et  sans  aucune  subordination  à  quelque  puis- 
ance  que  ce  soit,  de  toutes  les  ressources  de  l'esprit 
iii  peuvent  donner  des  connaissances,  et  plus  spécia- 
Jment  c'est  là  faculté,  pour  ce  qui  est  des  choses  de 


210  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

la  nature,  de  consulter  l'expérience  et  de  ne  relever 
que  d'elle.  C'est  donc  la  Nature  qu'il  s'agit  avant  tout 
d'interpréter  et  d'expliquer,  —  par  des  moyens  naturels 
et  des  causes  naturelles.  —  A  côté  de  ceux  qui,  suivant 
cette  direction,  sont  avant  tout  des  hommes  à  vues 
et  à  idées  générales,  il  y  a  ceux  qui  sont  plutôt  des 
savants  et  qui  lient  leurs  idées  générales  à  la  science 
qu'ils  pratiquent  ;  il  y  a  ceux  qui  sont  adonnés  par 
goût  et  par  profession  aux  sciences  naturelles  et  qui 
ont  eu  des  vues  pénétrant  plus  ou  moins  au  cœur  de 
ces  sciences. 


Bufîon  s'oppose  par  bien  des  traits  au  parti  philoso- 
phique et  avant  tout  à  Diderot.  Chez  lui,  rien  de 
fumeux,  rien  d'agité,  rien  de  débraillé.  Un  parfait 
détachement  à  l'égard  de  ce  qui  n'est  pas  l'objet  dé 
sa  curiosité  et  de  ses  occupations,  une  insouciance 
complète  de  toutes  les  questions  qui  suscitent  et 
avivent  les  polémiques,  un  amour  sans  affectation  de  sa. 
propre  place  qui  fait  qu'il  ne  se  laisse  accaparer  par 
aucun  parti,  par  aucune  secte,  un  esprit  d'ordre  qu'il 
apporte  en  tout  et  tout  particulièrement  dans  l'orga- 
nisation et  la  distribution  de  son  travail,  une  élévatioà 
tout  aisée  de  l'intelligence  et  du  caractère,  aucune  impa- 
tience, aucune  inquiétude,  une  imperturbable  et  fière 
sérénité  :  ce  sont  là  dés  traits  de  sa  personne  qui,  for-^ 
tement  imprimés  dans  son  œuvre,  font  que  celle-ci  ne. 
suscite  aucune  prévention  et  attire  et  retient  ceux  qui 
s'intéressent  purement  et  simplement  aux  choses  dej 
la  nature  sans  voir  derrière  elle  des  institutions  poli-' 
tiques  à  défaire  ou  à  refaire,  des  théologiens  à  réfréner 
et  l'humanité  à  émanciper.  Nous  verrons  même  quej 
certaines  de  ses  nouveautés  scientifiques  n'ont  pas 
chez  lui  le  caractère  décisif  et  absolu  que  réclamerait 


BUFFON   ET    LAMARGK  211 

in  esprit  de  prosélytisme  ;  et  c'est  certainement  un 
îontre-sens  que,  dans  des  livres  parus  à  la  fin  du  dix- 
leuvième  ou  au  commencement  du  vingtième  siècle, 
>n  entraîne  Bufîon  avec  véhémence  dans  des  partis 
)ris  de  doctrines  et  dans  des  mouvements  turbulents 
le  pensée  dont  il  s'est,  au  temps  où  il  écrivait,  si  remar- 
[uablement  abstrait. 

C'est  en  1749  que  Buffon  donna  au  public  les  trois 

)remiers  volumes  de  son  Histoire  Naturelle^  œuvre 

lans  laquelle  désormais  il  se  cantonne.  Mais  ce  n'est 

)as    aux    sciences    naturelles    que    s'était    d'abord 

ittachée  sa  curiosité.  Il  avait  <  ommencé  par  traduire 

le  l'anglais  la  Statique  des  Végétaux  de  Haies  et  il  y 

ivait  ajouté  une  Préface  où  il  affirmait  la  nécessité 

le  rechercher  les  expériences  et  de  craindre  les  sys- 

èmes.  Il  avait  également  traduit  le  Traité  des  fluxions 

le  Newton.  Il  avait  fait  diverses  expériences  d'op- 

iique   et   diverses  recherches  d'économie  rurale.   Au 

pnd,  il  n'avait  été  animé  que  d'un  désir  général  de 

Joire  et  de  savoir,  lorsque  sa  nomination  à  la  place 

intendant  du  Jardin  du  Roi  était  venue  donner  à  ses 

ées  et  à  ses   études  une  direction  précise,  direction 

ue  dès  lors  il  suivit  jusqu'au  bout. 

On  sait  par  quelles  qualités  littéraires  l'œuvre  de 

ufîon  s'est  fait  accueillir  et  admirer  :  une  éloquence 

îturelle  et  qui,  tout  en  étant  continue,  n'ennuie  pas  ; 

la  gravité,  mais  aussi  de  l'aisance  ;  de  la  dignité, 

ais  aussi  de  la  grâce  ;  de  l'ordre,  mais  aussi  du  mou- 

îment  ;  à  coup  sûr,  dans  ses  descriptions,  un  peu  trop 

pompe  parfois  ou  de  coquetterie  ;  mais  une  bonne 

irt  de  ces  morceaux  trop  jolis  est  autant  de  ses  col- 

Dorateurs  que  de  lui,  alors  que  dans  les  parties  de 

n,  œuvre  qui  traitent  des  questions  scientifiques  les 

us  hautes,  —  et  qui  sont  uniquement  de  lui,  —  la 

nplicité  du  style  en  égale  la  grandeur. 

Les  caractères  scientifiques  de  son  œuvre  demandent 

être  précisés.  Après  avoir  été  trop  considéré  comme 

i  grand  écrivain  qui  a  fait  de  la  science  un  genre 


212  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

littéraire,  Bufîon  a  été  réclamé  par  les  savants  comme 
l'un  des  leurs.   On  lui  a  reconnu  non  seulement  le 
mérite  d'avoir  énoncé  en  termes  exacts  les  plus  impor- 
tants problèmes,  non  seulement  d'avoir  pressenti  de 
ces  problèmes  les  solutions  les  plus  originales  et  les 
plus  générales,  mais  encore  d'avoir  soutenu  ses  théo-jj 
ries  et  ses  divinations  de  la  plus  ample  provision  de^'^'' 
faits.  Et  certainement  il  a  le  souci,  et  même  à  certains 
égards  le  goût  des  faits.  Avant  de  publier  ses  trois  pre- 
miers volumes,  il  avait  passé  dix  ans  non  seulement 
à  méditer,  mais  à  s'instruire  et  à  observer.  Et  il  con- 
tinua jusqu'au  bout  à  s'instruire  et  à  observer,  sinon 
par  ses  yeux,  au  moins  par  les  yeux  des  autres.  «  Ras-    i 
semblons  des  faits,  écrivait-il,  pour  nous  donner  des   ; 
idées.   ))  Il  en  rassembla  certainement  beaucoup,  et 
certainement  il  en  rassembla  parfois  avec  un  peu  d'en-   i 
nui  et  uniquement  pour  bien  faire  son  métier  :  mais  il 
aima  surtout  à  rassembler  ceux  qui  pouvaient  donneft 
occasion  ou  précision  aux  idées,  ceux  qui  F  autorisai  entH 
à  imaginer  les  démarches  de  la  nature.  Il  a  même  soin^ 
parfois  de  séparer  la  partie  expérimentale  et  la  partie 
hypothétique. 

Il  s'est  engagé  dans  son  œuvre  avec  une  conception 
du  caractère  de  la  science  et  des  méthodes  à  employer. 
Il  parle  dans  un  premier  Discours  de  la  manière  d'étu- 
dier et  de  traiter  l'histoire  naturelle.  C'est  à  tort,  selon 
lui,  que  l'on  veut  définir  la  vérité  en  général  :  la  vérité 
en  général  n'est  qu'une  abstraction.  Il  y  a  en  réalité 
plusieurs  sortes  de  vérités  :  les  vérités  mathématiques 
et  les  vérités  physiques  sont  tout  à  fait  distinctes  les 
unes  des  autres.  Les  vérités  mathématiques  ne  sont 
que  des  vérités  de  définitions  ;  ces  définitions  portent 
sur  des  suppositions  simples,  mais  abstraites,  et  toutes 
les  vérités  en  ce  genre  ne  sont  que  des  conséquences 
composées,  mais  toujours  abstraites,  de  ces  définitions. 
La  dernière  conséquence  n'est  vraie  que  parce  qu'elle 
est  identique  avec  celle  qui  la  précède,  que  celle-ci 
l'est  avec  la  précédente  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  la 


BUFFON   ET   LAMARCK  213 

première  supposition  ;  et  comme  les  définitions  sont 
les  seuls  principes  sur  lesquels  tout  est  établi,  et  qu'elles 
sont  arbitraires  et  relatives,  toutes  les  conséquences 
qu'on  en  peut  tirer  sont  également  arbitraires  et  rela- 
tives. Ce  qu'on  appelle  vérités  mathématiques  se 
réduit  donc  à  des  identités  d'idées  ;  elles  ont  l'avantage 
d'être  toujours  exactes  et  démonstratives,  mais  abs- 
traites, intellectuelles  et  arbitraires.  Au  contraire,  les 
vérités  physiques  ne  sont  nullement  arbitraires  :  au 
lieu  d'être  fondées  sur  des  suppositions  que  nous  avons 
faites,  elles  ne  sont  appuyées  que  sur  des  faits.  Une 
suite  de  faits  semblables,  ou,  si  l'on  veut,  une  répéti- 
tion fréquente  et  une  succession  non  interrompue  des 
mêmes  événements  fait  l'essence  de  la  vérité  physique  : 
ce  qu'on  appelle  vérité  physique  n'est  donc  qu'une 
probabilité,  mais  une  probabilité  si  grande  qu'elle 
équivaut  à  une  certitude.  Ainsi  dans  les  mathématiques 
on  arrive  à  l'évidence,  dans  les  sciences  physiques  à  la 
certitude.  Le  mot  de  vérité  comprend  l'une  et  l'autre, 
et  répond  par  conséquent  à  deux  idées  différentes.  Les 
vérités  mathématiques  auraient  été  dépure  spéculation 
et  d'entière  inutilité  si  elles  n'avaient  été  associées 
aux  vérités  physiques  :  l'association  s'est  faite  lorsque 
les  vérités  physiques  ont  apporté,  non  pas  une  des 
causes, —  caries  causes  proprement  dites,  les  premières 
causes,  nous  restent  à  jamais  cachées  et  inconnues 
(pp.  15  et  29),  —  mais  un  des  effets  généraux  qui  sont 
pour  nous  les  vraies  lois  de  la  nature  et  dont  on  peut 
déduire  des  effets  plus  particuliers.  Alors  l'interven- 
tion des  mathématiques,  qui  déterminent  le  combien, 
tandis  que  la  physique  constate  ou  imagine  le  comment 
des  choses,  non  seulement  précise  le  rapport  établi  par 
la  physique,  mais  de  probable  le  rend  certain  en  le 
vérifiant  par  le  calcul.  Seulement  il  y  a  peu  de  sujets 
en  physique  où  l'on  puisse  appliquer  aussi  avantageu- 
sement les  sciences  abstraites.  Dans  les  sciences  phy- 
siques et  à  plus  forte  raison  dans  les  sciences  natu- 
relles, c'est  l'expérience  qui  conduit  à  la  vérité.  Voir 


214  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

beaucoup,  et  revoir  souvent,  voir  beaucoup,  et  voir 
sans  dessein,  car  l'absence  de  dessein  est  le  seul  moyen 
de  laisser  à  la  connaissance  l'étendue,  la  variété  et  la 
liberté  :  c'est  sur  ce  conseil  que  Buffon  insiste.  (Édi- 
tion in-4o  en  six  volumes,  1837,  Pillot  éditeur,  t.  l^^, 
p.  14.) 

i^ui  qui  cependant  ne  reculera  ni  devant  les  concep- 
tions générales,  ni  devant  les  théories,  ni  devant  les 
hypothèses,  il  y  insiste  d'autant  plus  qu'il  a  d'abord  à 
coeur  de  combattre  Linné.  Pour  Linné,  l'objet  supé- 
rieur des  sciences  naturelles,  c'est  la  classification.  Dé- 
terminer et  distribuer  les  espèces  dételle  sorte  que  l'on 
retrouve  en  quelque  manière  le  dessein  de  la  création  : 
voilà  l'essentiel.  Or  Buffon  s'élève  contre  cette  concep- 
tion. Il  est  impossible,  dit-il,  de  donner  un  système 
général,  une  méthode  parfaite,  non  seulement  pour 
l'histoire  naturelle  entière,  mais  même  pour  une  seule 
de  ses  branches.  Car,  pour  faire  un  système  tel  qu'on 
prétend  le  faire,  il  faut  que  tout  y  soit  compris  ;  il  faut 
diviser  ce  tout  en  classes,  partager  ces  classes  en  genres, 
sous-diviser  ces  genres  en  espèces.  Or,  pour  opérer  les 
rapprochements,  on  est  obligé  de  considérer  dans  les 
êtres  une  partie  seulement,  comme  si  l'on  pouvait 
juger  de  l'affinité  des  êtres  par  des  similitudes  par- 
tielles ;  ensuite,  pour  opérer  les  distributions,  on  est 
forcé  de  négliger  une  multitude  d'êtres  ou  de  groupes 
intermédiaires.  «  La  nature,  dit  Buffon,  marche  par 
des  gradations  inconnues,  et  par  conséquent  elle  ne 
peut  pas  se  prêter  totalement  à  ces  divisions,  puis- 
qu'elle passe  d'une  espèce  à  une  autre  espèce,  et  sou- 
vent d'un  genre  à  un  autre  genre,  par  des  nuances 
imperceptibles  ;  de  telle  sorte  qu'il  se  trouve  un  grand 
nombre  d'espèces  moyennes  et  d'objets  mi-partis  qu'on 
ne  sait  où  placer,  et  qui  dérangent  nécessairement 
le  projet  de  système  général.  »  (T.  P"^,  p.  16.)  «  Le  grand 
défaut  de  tout  ceci  est  une  erreur  de  métaphysique 
dans  le  principe  même  de  ces  méthodes.  »  (P.  18.)  Il 
n'existe  réellement  dans  la  nature  que  des  individus  ; 


i 


BUFFON   ET    LAMARCK  2i5 

les  genres,  les  ordres,  les  classes  n'existent  que  dans 
notre  imagination.  Est-ce  à  dire  que  les  méthodes  qui 
ont  été  données  sur  l'histoire  naturelle  en  général  ou 
sur  quelqu'une  de  ses  parties  soient  sans  utilité?  Nul- 
lement. Mais  «  on  ne  doit  s'en  servir  que  comme  de 
signes  dont  on  est  convenu  pour  s'entendre.  En  effet, 
ce  ne  sont  que  des  rapports  arbitraires  et  des  points 
de  vue  différents  sous  lesquels  on  a  considéré  les  objets 
de  la  nature  ;  et  en  ne  faisant  usage  des  méthodes  que 
dans  cet  esprit  on  peut  en  tirer  quelque  utilité.  » 
(P.  18-19.)  —  La  classification  propose  des  définitions  ; 
mais  on  ne  peut  définir  ici  sans  décrire  exactement,  et 
une  description  exacte  porte  aussi  bien  sur  les  appa- 
rences et  les  façons  d'être  extérieures^  que  sur  les 
fonctions  intérieures.  —  Quant  à  l'ordre,  il  en  est  un 
qui  est  plus  naturel  que  celui  de  tous  les  systèmes  et  de 
toutes  les  nomenclatures  :  c'est  celui  qui  consiste  à 
partir  des  divisions  les  plus  générales  telles  qu'elles 
s'imposent  à  nos  sens,  à  prendre  ensuite  les  objets  qui 
nous  intéressent  le  plus  ou  qui  sont  les  plus  rapprochés 
de  nous  pour  aller  à  ceux  qui  nous  intéressent  le  moins 
et  qui  sont  les  plus  éloignés.  (P.  21.)  —  Doit-on  con- 
clure de  là  que  Buffon  verse  dans  l'empirisme  et  dans 
le  nominalisme?  Pas  tout  à  fait.  Il  est  remarquable 
qu'il  s'élève  surtout  contre  l'idée  que  les  classifications 
peuvent  représenter  l'ordre  en  soi  de  la  nature.  Mais, 
s'il  juge  indispensable  avant  tout  les  descriptions 
exactes,  il  n'estime  pas  qu'elles  suffisent.  «  Il  faut  tâcher 
de  s'élever  à  quelque  chose  de  plus  grand  et  plus  digne 
encore  de  nous  occuper  :  c'est  de  combiner  les  observa- 
tions, de  généraliser  les  faits,  de  les  lier  ensemble  par 
la  force  des  analogies,  et  de  tâcher  d'arriver  à  ce  haut 
degré  de  connaissance,  où  nous  pouvons  juger  que 
les  effets  particuliers  dépendent  d'effets  plus  généraux, 
où  nous  pouvons  comparer  la  nature  avec  elle-même 
dans  ses  grandes  opérations,  et  d'où  nous  pouvons 
enfin  nous  ouvrir  des  routes  pour  perfectionner  les 
différentes  parties  de  la  physique.  »  (T.  I®^,  p.  27.) 


Î16  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

Or  l'une  des  raisons  pour  lesquelles  BufEon  a  repoussé 
les  systèmes  de  classification,  c'est  que  ces  systèmes 
lui  semblent  aboutir  à  une  conséquence  que  pendant 
un  certain  temps  il  n'a  pas  admise  et  qui  est  le  trans- 
formisme. Presque  au  début  de  l'Histoire  naturelle 
des  quadrupèdes,  dans  un  chapitre  consacré  à  l'âne, 
voici  ce  qu'il  dit  entre  autres  choses  :  «  Si  l'on  admet 
une  fois  qu'il  y  ait  des  familles  dans  les  plantes  et 
dans  les  animaux,  que  l'âne  soit  de  la  famille  du  cheval 
et  qu'il  n'en  diffère  que  parce  qu'il  a  dégénéré,  on 
pourra  dire  également  que  le  singe  est  de  la  famille 
de  l'homme,  qu'il  est  un  homme  dégénéré,  que  l'homme 
et  le  singe  ont  une  origine  commune,  comme  le  cheval 
et  l'âne  ;  que  chaque  famille,  tant  dans  les  animaux 
que  dans  les  végétaux,  n'a  eu  qu'une  seule  souche, 
et  même  que  tous  les  animaux  ne  sont  venus  que  d'un 
seul  animal,  qui,  dans  la  succession  des  temps,  a  pro- 
duit, en  se  perfectionnant  et  en  se  dégénérant,  toutes 
les  races  des  autres  animaux.  »  Ce  sont  donc  les  sys- 
tèmes de  classification  qui  compromettent  la  fixité 
des  espèces,  et,  cette  fixité,  Buffon  a  commencé  par 
l'admettre  autant  que  Linné. 

Or,  après  avoir  d'abord  cru  à  l'invariabilité  absolue 
de  l'espèce,  Buffon  finit  par  admettre,  non  seulement 
la  variation,  mais  encore  la  mutation  et  la  dérivation 
des  espèces  animales.  Sans  doute  il  fut  en  partie  con- 
duit à  cette  conviction  nouvelle  par  la  place  qu'occu- 
paient dans  sa  pensée,  comme  idées  explicatives,  les 
idées  de  formation  historique  des  mondes.  En  tête  de 
son  Histoire  naturelle^  il  présente  une  théorie  de  la 
formation  des  planètes,  et  en  particulier  de  la  terre  ;  il 
remonte  à  l'origine  des  planètes  et  de  leurs  satel- 
lites ;  s'appuyant  sur  la  direction  commune  du  mou- 
vement des  planètes,  sur  l'inclinaison  de  leurs  orbites 
et  sur  la  conformité  entre  la  densité  de  leur  matière 
et  la  densité  de  la  matière  du  soleil,  il  admet 
qu'elles  ont  dû  avoir  une  origine  commune,  qu'elles 
sont  toutôB  sorties  d'un  même  astre,  et  que  cet  astre 


BUFFON   ET    LAMARGK  247 

est   le   soleil.    Après   avoir   décrit   hypothétiquement 
•  l'origine  des  planètes,  Bufîon  décrivait  à  sa  façon  les 
phases  d'évolution  de  la  terre.  Et  toujours  il  s'applique 
à  faire  voir  que  le  globe  a  son  histoire,  son  âge,  ses 
changements,  ses  révolutions,  ses  époques,  aussi  bien 
que  l'homme.  —  On  peut  croire  que  cette  disposition 
à  envisager  ainsi  la  description  et  l'explication  de  la 
terre  ne  fut  pas   sans  exercer  son  influence  sur  son 
!  adhésion,  d'ailleurs  partielle  et  restreinte,  à  des  idées 
'  transformistes.  «  Bien  que  la  nature  se  montre  toujours 
'  et  constamment  la  même,  elle  roule  néanmoins  dans  un 
mouvement  continuel  de  variations  successives,  d'al- 
térations sensibles  ;  elle  se  prête  à  des  combinaisons 
nouvelles,  à  des  mutations  de  matière  et  de  forme,  se 
trouvant  différente  aujourd'hui  de  ce  qu'elle  était  au 
commencement  et  de  ce  qu'elle  est  devenue  dans  la 
1  succession  des  temps.  »  {Histoire  naturelle^  IX.)  C'est 
notamment  en  comparant  les  faunes  des  deux  con- 
tinents que  Buffon  est  conduit  à  croire  à  la  variabilité 
des  espèces.  «  Les  animaux  d'un  continent  ne  se  trou- 
vent pas  dans  l'autre  ;  ceux  qui  s'y  trouvent  sont 
altérés,   rapetisses,   changés   au  point   d'être  mécon- 
naissables. En  faut-il  plus  pour  être  convaincu  que 
l'empreinte  de  leur  forme  n'est  pas  inaltérable  ;  que  leur 
i  nature,  beaucoup  moins  constante  que  celle  de  l'homme, 
peut  varier  et  même  se  changer  absolument  avec  le 
temps  ;  que,  par  la  même  raison,  les  espèces  les  moins 
parfaites,   les   plus   délicates,  les   plus   pesantes,    les 
moins  agissantes,  les  moins  armées,  etc..  ont  déjà 
disparu  ou  disparaîtront  avec  le  temps?  Leur  état, 
leur  vie,  leur  être  dépendent  de  la  forme  que  l'homme 
donne  ou  laisse  à  la  surface  de  la  terre.  »  (Cité  par 
Edmond   Perrier,  Philosophie  zoologique   avant   Dar- 
1  win,  p.  64.)  Ainsi,  dans  la  pensée  de  Buffon,  la  trans- 
formation est  liée  à  l'idée  de  sélection  naturelle.  Il  a 
du  reste  discerné  ou  nettement  afffrmé  d'autres  causes 
1  encore  de  transformation  :  le  climat,  la  nourriture  et 
le  climat  combiné  avec  la  nourriture.  Il  est  arrivé  ainsi 


248  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


à  concevoir  l'idée  générale  d'une  filiation  des  êtres 
vivants.  Mais  cette  idée,  l'applique-t-il  d'une  façon 
absolue?  Il  semble  plutôt  viser  à  réduire  le  nombre  des 
espèces.  Il  admet  la  création  directe  de  types  qui 
deviennent  la  souche  d'un  genre  ou  d'une  famille  ;  il 
ne  parle  point  de  la  possibilité  du  passage  d'un  type  à 
l'autre. 

Le  transformisme  de  Bulîon  est  donc  limité.  Il  s'ac- 
corde parfaitement  avec  son  théisme.  Dieu,  selon  lui, 
s'est  réservé  les  deux  extrêmes  du  pouvoir  :  la  faculté 
de  créer  et  celle  d'anéantir.  En  revanche,  Buffon  est 
très  nettement  opposé  à  la  doctrine  des  causes  finales. 
Au  sujet  de  la  patte  du  cochon,  il  remarque  que,  des 
quatre  doigts  qui  terminent  cette  patte,  deux  seule- 
ment sont  utilisés  par  l'animal,  et  il  écrit  :  «  La  nature 
est  donc  bien  éloignée  de  s'assujettir  à  des  causes 
finales  dans  la  composition  des  êtres  ;  pourquoi  n'y 
mettrait -elle  pas  quelquefois  des  parties  surabondantes, 
puisqu'elle  manque  si  souvent  d'y  mettre  des  parties 
essentielles?...  Nous  ne  faisons  pas  attention  que  nous 
altérons  la  philosophie,  que  nous  en  dénaturons  l'objet  • 
qui  est  de  connaître  le  comment  des  choses,  la  manière 
dont  la  nature  agit,  et  que  nous  substituons  à  cet  obje^ 
réel  une  idée  vaine,  en  cherchant  à  deviner  le  pourquc 
des  faits,  la  fin  qu'elle  se  propose.  » 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'origine  historique  des  espèces 
quelle  est  la  nature  intime  des  êtres  vivants  qui  les 
composent  ?  «  Plus  on  fera  d'observations,  disait  Bufîon, 
plus  on  se  convaincra  que  le  vivant  et  l'animé,  au  lieu 
d'être  un  degré  métaphysique  des  êtres,  est  une  pro- 
priété physique  de  la  matière.  »  Au  reste,  la  matière 
est  formée  de  deux  sortes  de  molécules  :  les  unes, 
inorganiques,  constituent  la  plupart  des  minéraux  et 
tous  les  métaux  ;  les  autres,  organiques,  composent  le 
corps  de  tous  les  êtres  vivants.  Ces  dernières  existent 
en  outre  dans  toutes  les  substances  minérales  ayant 
fait  partie  du  corps  des  êtres  vivants,  telles  que  les 
calcaires,  les  houilles,  les  terres  végétales.   D'après 


i 


BUFFON   ET   LAMARCK  219 

Buffon,  c'est  dans  ces  substances  minérales  que  les 
végétaux  puiseraient  avec  leurs  racines  les  molécules 
organiques  indispensables  à  leur  nutrition  et  à  leur 
accroissement.  Ces  molécules  passeraient  ensuite,  avec 
les  organes  végétaux,  dans  le  corps  des  animaux  qui 
se  nourrissent  de  plantes,  puis  dans  celui  des  carni- 
vores. Après  la  mort  des  végétaux  ou  des  animaux, 
les  molécules  organiques  de  leur  corps  retourneraient 
dans  le  sol  où  les  végétaux  les  avaient  prises. 

Cette  conception  de  la  vie  n'empêcha  pas  Buffon 
de  professer  une  philosophie  de  Thomme  qui  implique 
la  reconnaissance  du  dualisme  cartésien.  S'il  admet 
que  les  facultés  mentales  qui  sont  communes  à  l'homme 
et  à  l'animal  s'expliquent  suffisamment  par  des  ébran- 
lements organiques,  il  n'hésite  pas  à  déclarer  que  les 
facultés  intellectuelles  pures  supposent  une  âme  dis- 
tincte du  corps.  En  cela  encore,  il  évite  de  verser  dans 
les  opinions  extrêmes  et  il  conserve  à  l'ensemble  de 
3a  doctrine  ee  caractère  de  modération  et  d'indépen- 
dance qui  est  si  frappant  chez  lui  et  qui  reste  sa  marque 
propre. 


II 


Ce  fut  sous  les  auspices  et  par  la  protection  de  Buffon 
îue  Lamarck  publia  son  premier  travail,  Flore  fran- 
WLse  ou  Description  succincte  de  toutes  les  plantes  qui 
roissent  naturellement  en  France^  disposée  selon  une 
louvelle  méthode  d^ analyse  et  à  laquelle  on  a  joint  la 
citation  de  leurs  vertus  les  moins  équivoques  en  médecine 
:t  de  leur  utilité  dans  les  arts.  (1778,  in-S®,  3  volumes, 
mprimerie  royale.)  —  Lamarck  avait  commencé  par 
ître  soldat,  et  vaillant  soldat.  Obligé  pour  raisons 
le  santé  de  renoncer  au  service  militaire,  il  avait, 
eut.  en  essayant  de  gagner  sa  vie,  fait  diverses  re- 
■herches  et  études  scientifiques.  Dès   1776,  il  avait 


È20  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

composé  des  Recherches  sur  les  causes  des  principaux 
faits  physiques  qu'il  ne  publia  que  dix-huit  ans  plus 
tard  et  dans  lesquelles  assez  malheureusement  il  com- 
battait les  théories  de  Lavoisier.  Dans  cette  même 
année  1776,  il  avait  envoyé  à  l'Académie  des  sciences 
un  mémoire  sur  les  principaux  phénomènes  de  Vatmos- 
phère^  où  il  inaugurait,  non  sans  originalité,  des  études 
de  météorologie  qui,  continuées,  devaient  lui  causer 
de  cruels  déboires.  Mais  c'est  avec  la  Flore  française 
qu'il  commençait  à  s'engager  dans  sa  voie  véritable. 
Si  l'ouvrage  plut  à  Buffon,  ennemi  des  systèmes  et 
par-dessus  tout  du  système  de  Linné,  c'est  que  Lamarck 
y  fondait  sur  la  méthode  dichotomique  un  moyen 
incomparablement  plus  aisé  et  plus  simple  de  recon- 
naître les  plantes.  —  En  1781  et  1782,  Lamarck  voyagea 
pour  servir  de  guide  au  fils  de  Bufîon  ;  mais  le  jeune 
homme  et  son  guide  ne  s'entendaient  pas  et  Buffou 
dut  les  rappeler.  Nommé  conservateur  des  herbiers 
du  Jardin  du  Roi,  Lamarck  continua  encore  pendai 
assez  longtemps,  sans  s'y  enfermer  exclusivement 
ses  travaux  de  botanique.  —  Il  s'occupa  aussi  djj 
géologie.  Dans  son  Hydro géologie  (1802),  il  défenc 
la  doctrine  des  évolutions  insensibles  en  géologie  pî 
le  jeu  des  causes  actuelles  :  il  fut  en  somme  le  premit 
paléontologiste  des  Invertébrés,  et  ses  vues  en  gé 
logie  contribuèrent  certainement  à  préparer  ses  idée 
sur  l'évolution  des  êtres  vivants. 

L'événement  qui  orienta  les  préoccupations  et  les 
recherches  de  Lamarck  dans  un  sens  plus  défini  et 
dans  une  certaine  direction  théorique  fut  sa  nominèf 
tion  en  1794  à  la  chaire  de  zoologie  des  animaux  sans 
vertèbres  du  Muséum.  Il  a  lui-même  dit  plus  tard,^ 
dans  son  discours  d\Ouverture  de  l'an  VIII,  le  granc 
intérêt  que  présentait  l'étude  de  ces  animaux.  «  Lî 
science,  écrit-il,  peut  gagner  infiniment  dans  la  con- 
naissance de  ces  singuliers  animaux  ;  car  ils  nous  mon- 
trent mieux  que  les  autres  cette  étonnante  dégradation 
dans  la  composition  de  l'organisation  et  cette  dimi- 


i 


BUFFON   ET   LAMARCK  221 

nution  progressive  des  facultés  animales  qui  doit  si 
fort  intéresser  le  naturaliste  philosophe  ;  enfin,  ils 
nous  conduisent  insensiblement  au  terme  inconce- 
vable de  l'animalisation,  c'est-à-dire  à  celui  où  sont 
placés  les  animaux  les  plus  imparfaits,  les  plus  simple- 
ment organisés,  ceux  en  un  mot  qu'on  soupçonne  à 
peine  doués  de  l'animalité,  ceux  peut-être  par  lesquels 
la  nature  a  commencé  lorsque,  à  l'aide  de  beaucoup  de 
temps  et  des  circonstances  favorables,  elle  a  formé 
tous  les  autres.  »  —  C'est  ainsi  que  peu  à  peu  toute  une 
philosophie  s'est  dégagée  de  ses  recherches  zoolo- 
giques. «Toute  science,  dit-il,  doit  avoir  sa  philosophie... 
Ce  n'est  que  par  cette  voie  qu'elle  fait  des  progrès 
réels.  »  [Philosophie  zoologique,  p.  69.)  Dans  la  consti- 
tution de  cette  philosophie,  Lamarck  a  du  reste  eu  à 
rejeter  sur  bien  des  points  les  idées  qu'il  avait  com- 
mencé par  adopter. 

Par  exemple,  sur  ce  qu'est  la  vie,  il  avait  commencé 
par  être  profondément  vitaliste.  Dans  ses  Recherches 
sur  les  principaux  faits  physiques,  il  avait  déclaré  que 
«  ce  qui  constitue  l'essence  de  la  vie  d'un  être  orga- 
nique est  vraisemblablement  un  principe  inconce- 
vable à  l'homme.  »  (ÏI,  p.  13.)  Maintenant  il  dit  :  «  La 
vie,  dans  un  corps  en  qui  l'ordre  et  l'état  de  choses 
qui  s'y  trouvent  lui  permettent  de  se  manifester,  est 
assurément,  comme  je  l'ai  dit,  une  véritable  puissance 
qui  donne  lieu  à  des  phénomènes  nombreux.  Cette 
puissance  n'a  cependant  ni  but,  ni  intention,  ne  peut 
faire  que  ce  qu'elle  fait,  et  n'est  elle-même  qu'un 
ensemble  de  causes  agissantes  et  non  un  être  particu- 
her.  J'ai  établi  cette  vérité  le  premier,  et  dans  un 
temps  où  la  vie  était  encore  signalée  comme  un  prin- 
cipe, une  archée,  un  être  quelconque.  »  {S  y  st.  anal., 
p.  38.)  Qu'est-ce  donc  qui  explique  l'apparente  spon- 
tanéité des  êtres  vivants?  Elles  n'est,  selon  Lamarck, 
qu'une  réaction  de  l'irritabilité  animale  sous  l'influence 
des  agents  environnants.  Cette  irritabilité  s'explique 
par  le  rapport  qu'il  y  a  entre  deux  termes,  dont  l'un 


Il 


22â  LA, PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


est  l'état  physique  et  chimique  des  substances,  de8 
liquides  et  des  fluides  subtils  contenus  dans  le  corps 
animal,  et  l'autre  est  l'ensemble  des  circonstances 
extérieures.  De  ce  rapport  résulte  une  tension,  ou, 
comme  dit  Lamarck,  un  orgasme,  cause  efficiente  de 
la  première  organisation.  —  Grâce  à  cette  notion, 
Lamarck  considère  que  la  vie  doit  rentrer  tout  entière 
dans  l'ordre  des  phénomènes  naturels  explicables 
scientifiquement  et  c'est  à  cette  science  qu'il  a  donné 
le  nom  de  Biologie. 

Avec  le  problème  de  la  vie,  le  problème  le  plus  im-  .j 
portant  est  le  problème  de  l'espèce,  lié  lui-même  à 
la  question  de  la  classification.  Sur  cette  dernière 
question,  Lamarck  commença  par  partager  dans  une 
large  mesure  le  scepticisme  de  Bufîon  ;  puis  il  admit 
que  devaient  s'engager  des  tentatives  de  classification 
naturelle  ;  il  en  entreprend  de  cette  sorte,  selon  l'idée 
d'une  hiérarchie  des  êtres  vivants  graduée  d'après 
la  perfection  des  organes  :  dès  lors  la  notion  de  séries 
naturelles  s'imposait  à  lui  et  l'engageait  à  examiner | 
le  problème  de  l'espèce  dans  un  autre  esprit  que  celui  1 
dans  lequel  il  l'avait  jusqu'alors  résolu.  En  particu- 
lier, tant  qu'avaient  duré  ses  recherches  de  botanique, 
il  avait  nettement  aflirmé  la  fixité  de  l'espèce.  «L'Espèce, 
dis£dt-il,  est  ctonstituée  nécessairement  par  l'ensemble 
des  individus  semblables  qui  se  perpétuent  les  mêmes 
par  la  reproduction...  Dans  cette  considération,  on  ne 
saurait  disconvenir  que  les  Espèces  ne  soient  réellement 
dans  la  nature...  S'il  s'est  trouvé  des  auteurs  qui 
ont  douté  de  l'existence  même  des  espèces  dans  la 
nature,  c'est  sans  doute  parce  qu'ils  ont  donné  le 
nom  d'Espèces  à  de  simples  variétés  et  qu'en  consé- 
quence ils  ont  eu  l'occasion  de  voir  s'évanouir  la  plu- 
part des  distinctions  qu'ils  avaient  admises.  »  (Dic- 
tionnaire de  Botanique.  Espèce,  p.  395.)  Il  disait  même 
à  cette  époque  :  «  Les  altérations  que  produit  la  cul- 
ture ne  peuvent  jamais  changer  les  caractères  essen- 
tiels d'une  plante.  »  {Encyclopédie^  Botan.   II,  Blé, 


 


BUFFON  ET   LAMARCK  223 

.  537.)  C'est  sans  doute  en  1799  que  l'influence 
ombinée  de  ses  idées  géologiques  et  de  ses  études 
oologiques  dut  le  conduire  au  transformisme.  Et  c'est 
ans  le  Discours  d'ouverlare  du  Cours  de  Van  VIII, 
nprimé  en  tête  du  Système  des  animaux  sans  ver- 
\bres  (1801),  mais  prononcé  le  21  floréal  an  VIII 
Ll  mai  1800),  que  l'on  trouve  la  première  expo- 
ition  des  idées  évolutionnistes  de  Lamajck.  Lui-même 
'a  fait  aucune  difTiculté  de  reconnaître  qu'il  avait 
hangé  de  manière  de  voir  sur  cette  question. 
)ans  V Appendice  de  ses  Recherches  sur  l'organisation 
es  corps  vivants  (1802),  on  peut  lire  ce  qui  suit  :  «  J'ai 
)ngtemps  pensé  qu'il  y  avait  des  espèces  constantes 
ans  la  nature,  et  qu'elles  étaient  constituées  par  des 
idividus  qui  appartenaient  à  chacune  d'elles.  Main- 
3nant  je  suis  convaincu  que  j'étais  dans  l'erreur  à 
Bt  égard,  et  qu'il  n'y  a  réellement  dans  la  nature 
ue  des  individus.  »  {Op.  cit.,  p.  141.) 

Devenu  transformiste,  que  dit-il  désormais  de  la 
otion  d'espèce?  D'abord  il  explique  la  formation  et 
existencOj  de  cette  notion  par  la  lenteur  des  muta- 
ions  et  aussi  par  les  limites  de  notre  connaissance. 
)'autre  part,  contre  l'immutabilité  des  espèces,  il 
ivoque  la  considération  des  variétés  qui  sont  admises 
ar  tout  le  monde.  Malgré  les  efforts  qu'on  a  faits 
our  réduire  ces  variétés  à  n'être  que  des  variations 
ontenues  dans  les  bornes  d'une  même  espèce,  beau- 
oup  de  variétés  sont  en  fait  des  termes  moyens  situés 
ntre  des  espèces  avoisinantes. 

Il  y  a  donc  transformation  des  formes  animales, 
lais  quelles  sont  les  causes  de  cette  transformation? 
jamarck  en  a  énuméré  plusieurs.  —  H  y  a  d'abord 
'influence  du  milieu  extérieur,  souvent  alléguée  par 
ui.  On  pourrait  même  croire  qu'il  lui  attribue  le 
jouvoir  de  modifier  directement  la  formation  et  l'or- 
ganisation des  êtres.  Cependant  lui-même  proteste 
outre  cette  interprétation  de  sa  pensée.  Après  avoir 
lit  :  «  Les  circonstances  influent  sur  la  forme  et  l'or- 


224  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

ganisation  des  animaux  »,  il  ajoute  immédiatement  : 
«  Assurément,  si  on  prenait  ces  expressions  à  la  lettre, 
on  m'attribuerait  une  erreur  ;  car,  quelles  que  puissent 
être  les  circonstances,  elles  n'opèrent  directement  sur 
la  forme  et  l'organisation  des  animaux  aucune  modi«g 
fication  quelconque.  »  (Philosophie  zoologique^  t.   I^'Jj 
p.    223.)   En    réalité,    si    les    conditions   d'existence 
agissent  sur  les  êtres  vivants,  c'est  parce  jque  d'elles 
dépendent  les  besoins  et  que  la  nécessité  ou  le  désir 
de  satisfaire  à  ces  besoins  entraîne  des  habitudes.  — 
Lamarck  a  toujours  considéré  comme  capital  le  rôle 
des  facteurs  internes,  notamment  de  l'habitude.  Il  a 
montré  surtout  à  quel  point   l'usage  ou  le   manque 
d'usage  d'un  organe  influe  sur  son  développement.  — A 
l'habitude,  il  conviendra  de  joindre  l'hérédité.  —  Et 
on  aura  ainsi  les  deux  lois  énoncées  sous  une  forme 
très  précise  par  la  Philosophie  zoologique  :  —  Première 
loi  :  «  Dans  tout  animal  qui  n'a  point  dépassé  le  terme 
de  ses  développements,  l'emploi  plus  fréquent  et  sou- 
tenu d'un  organe  quelconque  fortifie  peu  à  peu  cet 
organe,  le  développe,  l'agrandit,  et  lui  donne  une  puis- 
sance proportionnée  à  la  durée  de  cet  emploi  ;  tandis 
que  le  défaut  constant  d'usage  de  tel  organe  l'affaiblit 
insensiblement,  le  détériore,  diminue  progressivement 
ses  facultés,   et    finit   par  le   faire  disparaître.   »  — ^" 
Deuxième  loi'  :  «  Tout  ce  que  la  nature  a  fait  acquérir! 
ou  perdre  aux  individus  par  l'influence  des  circons- 
tances où  leur  race  se  trouve  depuis  longtemps  exposée, 
et,  par  conséquent,  par  l'influence  de  l'emploi  prédo- 
minant de  tel  organe,  ou  par  celle  d'un  défaut  constant?, 
d'usage  de  telle  partie,  elle  le  conserve  par  la  génération 
aux  nouveaux'  individus  qui  en  proviennent,  pourvu 
que  les  changements  acquis  soient  communs  aux  deux 
sexes,  ou  à  ceux  qui  ont  produit  ces  nouveaux  indi- 
vidus. »  —  Rien  de  plus  net.  Mais  il  est  à  remarquer 
que  cette  thèse  rencontrera  plus  tard  des  contradic- 
tions et  que  l'hérédité  des  caractères  acquis  sera  niée 
par  les  néo-darwiniens. 


BUFFON   ET   LAMARGK  225 

Lamarck  a  entrevu  une  cause  de  variation  à  laquelle 
m  sait  que  Darwin  a  accordé  la  plus  grande  impor- 
ance  :  la  lutte  pour  la  vie  et  la  sélection  naturelle. 
1  a  noté  que  les  plus  forts  et  les  mieux  armés  mangent 
BS  plus  faibles,  et  que  les  grandes  espèces  dévorent 
es  plus  petites.  {Philosophie  zoologique,  p.  113.)  Mais 
l  n'a  pas  suivi  et  développé  cette  idée.  Au  reste,  d'une 
açon  générale,  Lamarck  est  porté  à  attribuer  le  pro- 
grès des  êtres  organisés  aux  ajustements  et  aux  forces 
le  vie  plus  qu'aux  conflits  et  aux  causes  de  mort. 

Lamarck  admet  qu'il  existe  des  générations  spon- 
anées  :  non  pas  que  la  matière  inerte  tende  d'elle- 
nême  à  la  vie  ;  mais  excitée  par  des  fluides  subtils, 
;omme  le  sont  la  chaleur  et  l'électricité,  elle  peut  être 
dtalisée.  Ainsi  s'opèrent,  non  pas  d'une  façon  cons- 
ante  et  ample,  mais  d'une  manière  intermittente  et 
estreinte,  des  passages  de  l'inorganique  à  l'organique, 
^est  sur  les  confins  inférieurs  du  groupe  qu'il  appelait 
r*olypes  que  Lamarck  croit  apercevoir  ces  passages. 

En  ce  qui  regarde  l'origine  de  l'homme,  Lamarck 
lommence  par  noter  les  faits  d'organisation  qui  le 
listinguent  des  animaux  les  plus  élevés,  et,  par  mo- 
Qents,  il  semble  vouloir  en  faire  un  être  à  part  ;  mais 
1  paraît  être  de  plus  en  plus  entraîné  par  sa  doctrine  à 
issigner  à  l'homme  comme  ancêtre  un  quadrumane 
irboricole  voisin  du  singe,  en  tout  cas  à  admettre  que 
e  temps  et  les  circonstances  favorables  ont  pu  combler 
a  distance  qui  sépare  l'homme  des  animaux  supé- 
ieurs. 

Il  fait  profession  de  théisme.  Il  admet  un  Dieu  qu'il 
Ustingue  de  la  nature,  comme  la  nature  est  distincte 
le  la  matière  inerte.  «  Ainsi,  par  ces  sages  précautions, 
,out  se  conserve  dans  l'ordre  établi  ;  les  changements 
ît  les  renouvellements  perpétuels  qui  s'observent  dans 
îet  ordre  sont  maintenus  dans  des  bornes  qu'ils  ne 
;auraient  dépasser  ;  les  races  des  corps  vivants  sub- 
listent  toutes  malgré  leurs  variations  ;  les  progrès 
icquis  dans  le  perfectionnement  de  l'organisation  ne 

15 


226  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

se  perdent  point  ;  tout  ce  qui  parait  désordre,  ano- 
malie, rentre  sans  cesse  dans  l'ordre  général,  et  mêmd 
y  concourt  ;  et  partout  et  toujours  la  volonté  du  suprêm^ 
auteur  de  la  nature  et  de  tout  ce  qui  existe  est  invaJ 
riablement  exécutée.  »  (Philosophie  zoologique,  t.  L 
p.  101.)  I 

Enfin  on  trouve  chez  Lamarck  des  vues  psycholo- 
giques qui  sont  à  noter.  Il  admet  qu'il  y  a  un  parallé-»! 
lisme  entre  la  complication  du  système  nerveux  et 
l'acquisition  de  nouvelles  facultés.  Il  distingue  l'irriM 
tabilité,  directement  excitée  par  les  causes  extérieures,'^ 
et  la  faculté  de  sentir.  La  force  productive  des  mouve-^ 
ments  apparaît  à  l'intérieur  avec  le  système  nerveux 
ainsi  que  le  sentiment  d'existence.  Ce  sentiment 
d'existence,  ou  sentiment  intérieur,  en  tant  qu'ému 
par  des  sensations,  donne  lieu  à  l'instinct.  Il  peut  aussi 
recevoir  ses  émotions  de  la  volonté,  laquelle  elle-même 
est  déterminée  par  le  jugement.  Quant  aux  opérations 
de  l'intelligence,  elles  dépendent  de  l'organisation^ 
Mais  Lamarck  ne  méconnaît  pas  l'aspect  psychologique- 
du  problème  et  il  réserve  la  part  de  ce  qu'il  nomme  le 
sentiment  intérieur  ou  la  cœnesthésie.  Son  transfor- 
misme offre  des  caractères  originaux  par  l'équilibre 
même  qu'il  maintient  entre  des  directions  différentes 
qui  ne  deviennent  pas  exclusives  l'une  de  l'autre.  Plus 
mécaniste  que  Darwin,  Lamarck  fait  appel  à  des  cause$ 
qui  ne  sont  pas  toutes  organiques,  et  il  est  en  même 
temps  plus  finaliste  que  lui.  Évolution  mécaniste,  évo- 
lution vitale  et  créatrice,  il  n'oppose  pas  ces  aspects; 
Il  contribue  ainsi  à  préciser  et  à  élargir  la  pensée  de  soi^ 
siècle.  Le  dix-septième  siècle  avait  lié  à  une  métaphy-  j 
sique  la  physique  mécaniste  ;  le  dix-huitième  cherche 
une  explication  totale  de  la  nature  vivante,  en  sa  com- 
plexité, en  sa  diversité  plastique.  Et,  dans  ce  domaine, 
il  pose  les  problèmes  de  la  façon  dont  ils  sont  source  de  t 
vie  pour  la  pensée  même. 


CHAPITRE  X 
JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


Certaines  révolutions  ont  pour  auteurs  des  hommes 
|ui  ont  la  conscience  de  l'œuvre  qu'ils  opèrent  parce 
ju'ils  ont  la  connaissance  distincte  de  la  tradition 
ntellectuelle  qu'ils  entreprennent  de  combattre.  Tel 
l'est  pas  le  cas  de  Jean-Jacques  Rousseau.  Ce  dernier 
!St  tout  d'abord  un  autodidacte.  Il  est  en  outre  un 
léclassé  :  il  naît  dans  la  société  de  son  temps  sans  y 
►couper  une  place  définie  ;  il  est  un  étranger  même  par 
apport  au  groupe  des  gens  de  lettres.  Rêveur  et  cou- 
lant dans  ses  impressions,  misanthrope  et  défiant  à 
'égard  des  autres,  capable  tout  ensemble  de  com- 
ûettre  des  actions  basses  et  de  concevoir  des  aspira- 
ions  hautes,  artiste  et  jaloux  de  sa  liberté,  il  s'élèvera 
ranchement  contre  le  passé  et  son  action  extérieure 
era  la  plus  énergique  et  peut-être  la  plus  efficace  de 
eûtes  celles  dont  son  époque  a  subi  l'influence. 

Pendant  longtemps,  il  avait  fait  toutes  sortes  de 
aétiers  et  cherché  sa  voie  dans  les  sens  les  plus  divers. 
1  souffrait  sans  doute  de  n'avoir  pas  trouvé  à  déverser 
ur  quelque  objet  qui  fût  sien  le  flot  do  sentiments  et 
i*idées  qui  bouillonnait  plus  ou  moins  confusément 
n  lui,  lorsqu'un  jour  de  juillet  ou  d'août  1749,  étant 
lié  à  Vincennes  par  une  chaleur  accablante  pour  y 
endre  visite  à  Diderot  prisonnier,  il  lut  dans  le  Mer- 
lire  de  France  cette  question  mise  au  concours  par 
Académie  de  Dijon  :  —  Le  rétablissement  des  arts 
t  des  sciences  a-t-il  contribué  à  épurer  les  mœurs?  — 


228  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

La  lecture  de  ce  sujet  fut  une  révélation  qui  mit  en  émoi 
toute  sa  sensibilité  :  dans  une  sorte  d'enthousiasme 
et  à  travers  des  larmes  involontaires,  il  eut  l'éblouis 
sèment  de  la  vision  d'un  monde  de  vérités  nouvelles^' 
et  il  aperçut,  avec  la  réponse  négative  qu'il  devait 
faire  à  la  question  de  l'Académie,  toutes  les  consé- 
quences qui  s'en  devaient  tirer.  De  fait,  le  Discours 
qu'il  rédigea  et  qui  obtint  le  prix  inaugure  véritable- 
ment sa  pensée  philosophique. 

Qu'expose  ce  Discours?  Que  les  sciences,  les  lettres 
et  les  arts  ne  perfectionnent  que  l'extérieur  de  l'homme 
et  non  seulement  ne  perfectionnent  pas,  mais  corrom- 
pent d'autant  sa  nature  intime.  Si  quelque  habitant 
d'une  contrée  éloignée  venait  parmi  nous  et  cherchait 
à  se  former  une  idée  de  nos  mœurs  par  notre  civilisa- 
tion, l'idée  qu'il  en  rapporterait  serait  exactement 
contraire  à  la  vérité.  Tout  un  vernis  de  politesse 
donne  le  change  sur  ce  que  sont  les  sentiments  réels  : 
aucune  sincérité  dans  l'amitié,  ni  même  dans  l'ini- 
mitié ;  mais  des  attitudes  toutes  de  convention  qui 
ne  laissent  jamais  à  personne  la  liberté  de  suivre  son 
cœur  ni  son  génie  ;  «  on  n'ose  plus  paraître  ce  qu'on 
est.  »  {Œuvres  complètes  de  Rousseau^  1826,  t.  I^, 
p.  10.)  Et,  si  la  vertu  perd  sa  puissance  nue,  le  vice 
a  dans  tous  ses  déguisements  mille  occasions  de  se 
multiplier.  Nos  âmes  se  sont  donc  corrompues  à 
mesure  que  nos  sciences  et  nos  arts  se  sont  avancé! 
vers  la  perfection.  Dira-t-on  que  c'est  un  effet  parti- 
culier à  notre  temps?  Mais  que  l'on  consulte  l'histoire. 
«  L'élévation  et  l'abaissement  journaliers  des  eaux  de 
l'Océan  n'ont  pas  été  plus  régulièrement  assujettis 
au  coursée  l'astre  qui  nous  éclaire  durant  la  nuit,  que, 
le  sort  des  mœurs  et  de  la  probité  au  progrès  des 
sciences  et  des  arts.  On  a  vu  la  vertu  s'enfuir  à  mesure 
que  leur  lumière  montait  sur  notre  horizon.  »  (P.  12- 
13.)  Et  Rousseau  montre  à  grands  traits  l'Egypte, 
Athènes,  Rome,  Byzance,  la  Chine  allant  à  leur  déclin 
ou  se  plongeant  dans  le  vice,  dès  que  le  goût  des 


JEAN-JACQUES   ROUSSEAU  2M 

I sciences  et  des  arts  les  envahit  ;  il  invoque  en  retour 
icomme  exemples  de  peuples  qui,  préservés  de  cette 
contagion  des  vaines  connaissances,  ont  fait  par  leurs 
A^ertus  leur  propre  bonheur  et  ont  été  les  modèles  des 
autres  nations,  les  premiers  Perses,  les  Spartiates,  les 
Scythes,  les  Germains,  les  Suisses.  Les  véritables  sages, 
tels  que  Socrate  et  Gaton,  ont  d'ailleurs  dénoncé  les 
méfaits  des  lettres  et  des  arts,  et,  dans  une  prosopopée 
célèbre,  Rousseau  les  fait  dénoncer  encore  par  Fabri- 
cius. 

Or,  ces  inductions  historiques  sont  encore  confirmées 
dès  que  l'on  considère  les  sciences  et  les  arts  en  eux- 
mêmes  et  qu'on  voit  ce  qu'ils  tiennent  de  leurs  origines 
et  ce  qui  doit  résulter  de  leurs  progrès.  «  L'astronomie 
est  née  de  la  superstition  ;  l'éloquence,  de  l'ambition, 
de  la  haine,  de  la  flatterie,  du  mensonge  ;  la  géométrie, 
de  l'avarice  ;  la  physique,  d'une  vaine  curiosité  ;  toutes 
(les  sciences),  et  la  morale  même,  de  l'orgueil  humain.  » 
(P.  24.)  Le  vice  a  fait  naître  les  sciences  ;  le  vice  les 
entretient.  «  Que  ferions-nous  des  arts  sans  le  luxe 
qui  les  nourrit  ?  Sans  les  injustices  des  hommes  à  quoi 
servirait  la  jurisprudence?  Que  deviendrait  l'histoire 
s'il  n'y  avait  ni  tyrans,  ni  guerres,  ni  conspirateurs?  » 
(P.  24.)  Enfin  des  sciences  le  vice  résulte  :  elles  pro- 
longent l'oisiveté,  produisent  et  développent  le  luxe 
qui  ne  peut  aller  que  par  l'extrême  pauvreté  des  uns 
et  l'extrême  richesse  des  autres-,  pervertissent  le  goût 
qii'elles  devraient  épurer,  ruinent  aussi  bien  les  vertus 
militaires  que  les  vertus  morales.  L'imprimerie  éter- 
nise les  erreurs  et  les  extravagances  de  l'esprit  humain, 
les  dangereuses  rêveries  d'un  Hobbes  et  d'un  Spinoza. 
Sous  ces  influences  malfaisantes  l'éducation  est  cor- 
rompue :  on  apprend  à  la  jeunesse  tout,  sauf  ses  devoirs  ; 
on  lui  enseigne  ce  qu'elle  doit  oublier,  et  non  ce  qu'elle 
doit  faire  venue  à  l'âge  d'homme.  On  a  des  savants 
et  des  artistes  de  toutes  sortes,  on  n'a  plus  de  citoyens  ; 
ou,  s'il  en  reste  encore,  ils  sont  dans  le  fond  de  nos 
campagnes,  indigents  et  méprisés  ;  l'avilissement  de  la 


230  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE  m 

vertu  étant  déplorablement  compensé  par  la  distinc- 
tion des  talents,  une  inégalité  funeste  s'est  introduite 
entre  les  hommes.  —  On  ne  peut  réfléchir  sur  les  mœurs 
qu'on  ne  se  plaise  à  se  rappeler  l'image  de  la  simplicité 
des  premiers  temps.  C'est  un  beau  rivage,  paré  des 
seules  mains  de  la  nature,  vers  lequel  on  tourne  inces- 
samment les  yeux,  et  dont  on  se  sent  éloigner  à  regret.  » 
(P.  31.)  Et  Rousseau  conclut  :  «  0  vertu  !  science 
sublime  des  âmes  simples,  faut-il  donc  tant  de  peines 
et  d'appareil  pour  te  connaître?  Tes  principes  ne  sont-- 
ils  pas  gravés  dans  tous  les  cœurs?  Et  ne  suffit-il  pas" 
'pour  apprendre  tes  lois  de  rentrer  en  soi-même  et 
d'écouter  la  voix  de  sa  conscience  dans  le  silence  des-^^ 
passions  ?  Voilà  la  véritable  philosophie  ;  sachons  nous 
en  contenter.  »  (P.  45.)  f 

Voilà  donc  le  thème  que  développe  Rousseau.  Let 
thème  n'était  pas  neuf,  même  pour  l'époque.  Car  non 
seulement  en  Suisse,  par  une  défiance  assez  explicable 
à  l'égard  des  formes  plus  ou  moins  raffinées  ou  sophis-| 
tiques  de  la  culture  parisienne,  mais  encore  à  Paris 
jusque  dans  des  régions  proches  de  celles  où  triom- 
phaient les  philosophes,  on  tenait  plus  d'un  propos 
défavorable  à  la  civilisation  et  aux  abus  de  l'esprit^^ 
D'autre  part,  l'argumentation  par  laquelle  Rousseau 
faisait  valoir  ce  thème,  si  elle  ne  manquait  pas  d'une, 
certaine  éloquence  et  au  surplus  d'une  certaine  em% 
phase,  manquait  certainement  de  précision  et  de 
force,  même  de  pénétration  psychologique.  Mais  la 
commotion  qu'il  avait  ressentie  et  qui  avait  passé 
dans  son  œuvre  était  le  signe  qu'il  avait  trouvé  là 
plus  qu'un  thème  à  développer  :  il  avait  pris  cons- 
cience, dans  un  moment  singulier  d'exaltation,  disons 
si  l'on  veut,  comme  lui,  d'inspiration,  du  sens  dans 
lequel  devait  se  répandre  sa  vie  spirituelle  pour  refouler 
les  contraintes  et  les  contradictions  dont  elle  avait 
souffert  et  pour  déverser  avec  la  plus  sûre  direction 
toutes  ses  énergies.  «  Son  système  peut  être  faux,  — 
est-il  dit  dans  Rousseau  juge  de  Jean-Jacques,  3"  dia- 


JEAN-JACQUES   ROUSSEAU  231 

logue  (édition  Auguis  de  1825,  t.  XXÏ,  p.  32),  — 
mais  en  le  développant  il  s'est  peint  lui-même  au  vrai 
d'une  façon  si  caractéristique  et  si  sûre  qu'il  m'est 
impossible  de  m'y  tromper.  » 

Déjà  dans  ce  premier  Discours  nous  rencontrons, 
à  côté  de  la  défense  de  la  morale  contre  la  civilisation, 
d'autres  idées  simplement  indiquées  et  que  Rousseau 
reprendra  dans  la  suite  :  l'idée  que  la  sagesse  peut  se 
dispenser  de  la  philosophie  et  des  solutions  que  la 
philosophie  donne,  avec  toutes  sortes  de  chances 
d'erreur,  à  bien  des  problèmes  oiseux  ;  l'idée  aussi  que 
la  société  corrompt  les  dons  de  la  nature.  11  témoigne 
d'autre  part  dès  ce  moment  que  certaines  croyances 
lui  restent  sacrées  :  «  Ces  vains  et  futiles  déclamateurs 
vont  de  tous  côtés,  armés  de  leurs  funestes  paradoxes, 
sapant  les  fondements  de  la  foi  et  anéantissant  la  vertu. 
Ils  sourient  dédaigneusement  à  ces  vieux  mots  de 
patrie  et  de  religion,  et  consacrent  leurs  talents  et  leur 
philosophie  à  détruire  et  avilir  tout  ce  qu'il  y  a  de 
sacré  parmi  les  hommes.  »  (P.  26-27.) 

Le  Discours  sur  les  sciences  et  les  arts  rendit  immé- 
diatement Rousseau  célèbre  et  lui  suscita  aussi  maintes 
objections,  marques  encore  de  cette  célébrité  naissante. 
Il  fut  certainement  très  flatté  d'avoir  à  répondre  à 
Stanislas,  roi  de  Pologne.  Gomme  il  avait  à  discuter 
Tobjection  à  sa  thèse  que  le  luxe  était  né  des  sciences, 
il  déclara  qu'il  rendrait  plus  claire  sa  pensée  en  arran- 
geant ainsi  cette  généalogie  :  «  La  première  source  du 
mal  est  l'inégalité  ;  de  l'inégalité  sont  venues  les 
richesses...  des  riche  ses  sont  nés  le  luxe  et  l'oisiveté; 
du  luxe  sont  venus  les  beaux-arts  et  de  l'oisiveté  les 
sciences,.  »  {Réponse  au  roi  de  Pologne^  t.  I^',  p.  94.)  — 
Ici  Rousseau  découvre  l'un  des  mobiles  les  plus  pro- 
fonds de  sa  pensée  et  de  son  cœur,  la  haine  de  l'inéga- 
lité, et  la  conviction  que  l'inégalité  est  la  cause  essen- 
tielle de  tous  les  maux. 

C'était  donc  encore  un  sujet  fait  pour  lui  que  celui 
que  proposait  pour  l'année  1753  l'Académie  de  Dijon  : 


232  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

«  Quelle  est  la  source  de  l'inégalité  des  conditions 
parmi  les  hommes?  Si  elle  est  autorisée  par  la  loi  natu- 
relle. »  Et  peut-être  l'Académie  avait-elle  proposé  le 
sujet  à  son  intention  :  mais  elle  ne  couronna  pas  le 
mémoire  de  Rousseau. 

«  Comment  connaître  la  source  de  l'inégalité  parmi 
les  hommes,  si  l'on  ne  commence  par  les  connaître 
eux-mêmes?  »  {Préface,  t.  P^,  p.  229.)  Mais  la  difficulté 
de  connaître  l'homme  s'accroît  d'autant  plus  que  les 
connaissances  s'accumulent  davantage  :  car  les  con- 
naissances nous  éloignent  de  l'homme  primitif  qui,  de 
l'aveu  de  tous,  est  l'égal  de  son  semblable.  La  tâche 
serait  «  de  démêler  ce  qu'il  y  a  d'originaire  et  d'arti- 
ficiel dans  la  nature  actuelle  de  l'homme,  et  de  bien 
connaître  un  état  qui  n'existe  plus,  qui  n'a  peut-être 
point  existé,  qui  probablement  n'existera  jamais,  et 
dont  il  est  pourtant  nécessaire  d'avoir  des  notions 
justes,  pour  bien  juger  de  notre  état  présent.  »  (Pré- 
face, p.  231.)  Sans  la  connaissance  de  l'homme  naturel, 
comment  pourrions-nous  déterminer  la  loi  qu'il  areçue 
ou  celle  qui  convient  le  mieux,  à  sa  constitution  ?  Une 
loi  de  cette  sorte  doit  être  telle  que  pour  être  comprise 
elle  n'exige  point  de  raisonnements  métaphysiques  et 
qu'elle  parle  immédiatement  par  la  voix  de  la  nature. 
Or,  il  y  a  deux  principes  antérieurs  à  la  raison  dont 
découlent  toutes  les  règles  du  droit  naturel  :  le 
premier  nous  intéresse  ardemment  à  notre  bien-être 
et  à  la  conservation  de  nous-mêmes  ;  le  second  nous 
inspire  une  répugnance  à  voir  périr  ou  souffrir  tout 
être  sensible,  principalement  nos  semblables.  (Pré- 
face, p.  234.)  Comment  ces  principes  qui  auraient  pu 
et  dû  suffire  à  l'homme  ont  été  altérés  par  la  société, 
c'est  ce  que  Rousseau  se  propose  de  montrer.  Mais  là 
encore  apparaît  la  nécessité  de  remonter  jusqu'à  l'état 
de  nature,  mais  d'y  remonter  véritablement,  c'est-à- 
dire  sans  y  rapporter  des  façons  d'être  et  d'agir  em- 
pruntées à  la  société  existante.  Cet  état  de  nature 
peut-il  même  être  pris  pour  un  fait?  «  Commençons 


à 


JEAN-JACQUES   ROUSSEAU  233 

donc,  observe  Rousseau,  par  écarter  tous  les  faits,  car 
ils  ne  touchent  point  à  la  question.  Il  ne  faut  pas 
prendre  les  recherches  dans  lesquelles  on  peut  entrer 
sur  ce  sujet  pour  des  vérités  historiques,  mais  seule- 
ment pour  des  raisonnements  hypothétiques  et  con- 
ditionnels, plus  propres  à  éclairer  la  nature  des  choses 
qu'à  en  montrer  la  véritable  origine,  et  semblables  à 
ceux  que  font  tous  les  jours  nos  physiciens  sur  la  for- 
mation du  monde.  »  (T.  I^'^,  p.  242.)  —  A  dire  vrai, 
Rousseau  ne  restera  pas  toujours  parfaitement  fidèle 
à  cette  interprétation,  qui  est  certainement  la  meil- 
leure, de  sa  propre  pensée,  et  il  tendra  constamment  à 
convertir  en  réalité  historique  ce  qui  ne  devrait  avoir 
à  ses  yeux  que  le  caractère  d'une  conception  heuris- 
tique et  explicative. 

Rousseau  commence  par  montrer  que  l'homme^na- 
turel  a  facilement  tous  les  moyens  de  se  contenter* 
S'il  n'a  pas  d'instinct  déterminé,  comme  chaque  espèce 
animale,  il  a  la  faculté  de  s'approprier  la  plupart  des 
ressources  que  les  instincts  spéciaux  donnent  aux 
divers  animaux,  et  de  trouver  ainsi  sa  subsistance 
plus  facilement  qu'aucun  d'eux.  Il  est  accoutumé  aux 
intempéries,  et,  s'il  y  résiste,  il  acquiert  une  constitu- 
tion d'autant  plus  robuste.  La  nature,  agissant  comme 
fit  Sparte,  maintient  les  individus  bien  constitués  et 
fait  périr  les  autres.  L'homme  naturel  a  peu  d'infir- 
mités ;  il  n'a  guère  besoin  de  remèdes,  encore  moins 
de  médecins.  C'est  à  l'extrême  inégalité  dans  la  ma- 
aière  de  vivre,  aux  goûts  factices,  aux  fatigues  et  à 
l'épuisement  d'esprit  qui  en  résultent  que  se  doivent 
attribuer  presque  tous  nos  maux  et  les  altérations 
profondes  de  notre  santé.  «  Si  elle  (la  nature)  nous  a 
destinés  à  être  sains,  j'ose  presque  assurer  que  l'état 
le  réflexion  est  un  état  contre  nature,  et  que  l'homme 
qui  médite  est  un  animal  dépravé.  »  (P.  25L)  Si  nous 
observons,  après  l'homme  physique,  l'homme  moral, 
aons  verrons  que  ce  qui  caractérise  ce  dernier,  c'est 
T.oins  l'entendement,  que  l'animal  possède  à  un  cer- 


234  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

tain  degré,  que  la  liberté.  Tandis  que  la  bête  obéit] 
quand  la  nature  commande,  l'homme  se  reconnaît- 
.libre  d'acquiescer  ou  de  résister  à  l'impression  qu'il- 
éprouve,  et  c'est  dans  la  conscience  de  cette  liberté,; 
qui  est  la  puissance  de  vouloir  ou  plutôt  de  choisir, 
que  se  montre  la  spiritualité  de  son  âme.  Or  l'homme  ^ 
peut  faire  de  cette  liberté  un  usage  tel  qu'il  s'écarte 
des  indications  de  la  nature  même  à  son  préjudice. 
Sa  perfectibilité  même,  faisant  éclore  avec  les  siècles 
ses  lumières  et  ses  erreurs,  ses  vices  et  ses  vertus,  le 
rend  à  la  longue  son  propre  tyran  et  le  tyran  de  la 
nature.  C'est  qu'en  effet  l'homme  n'a  pu  développer 
ses  facultés  hors  de  leur  état  naturel  et  de  leurs  exi* 
gences  naturelles  qu'en  se  liant  à  ses  semblables,  qu'en 
faisant  dépendre  de  leur  concours  la  satisfaction  de 
ses  besoins,  qu'en  nouant  et  qu'en  fortifiant  des  liens 
de  dépendance  qui  n'existaient  pas  à  l'origine.  D'où 
une  opposition  radicale  entre  la  condition  dans  laquelle 
il  pouvait  continuer  à  vivre  et  la  condition  dans  la- 
quelle il  a  voulu  vivre.  Il  était  incomparablement  plus 
heureux  sans  aucune  société  et  sans  l'exercice  de  cette 
raison  dont  la  culture  ne  sert  qu'à -la  vie  sociale.  Il 
n'avait  alors  ni  vice  ni  vertu,  n'ayant  avec  les  êtres 
de  son  espèce  aucun  rapport  qui  pût  devenir  un  papy 
port  moral.  Il  suivait  simplement  le  penchant  à  sa 
conservation  et  le  penchant  à  la  pitié.  Il  se  livrait 
modérément  à  ses  passions  et  il  n'apportait  pas  dans 
l'amour  toutes  les  idées  de  comparaison  et  de  préfél 
rence  qui  ont  rendu  ce  sentiment  à  la  fois  factice  et 
violent.  En  somme  l'inégalité  naturelle  qui  existe 
primitivement  entre  les  hommes  n'engendre  ni  maux  [ 
ni  servitude  :  l'inégalité  malfaisante,  c'est  l'inégalité 
d'institution,  celle  qui  est  établie  ou  du  moins  auto*  ■ 
risée  par  le  consentement  des  hommes.  o 

C'est  à  des  causes  fortuites,  et  qui  pouvaient  tk 
jamais  naître,  qu'est  dû  ce  développement  de  l'homme 
qui  a  amené  l'inégalité  morale   et   politique,   et,  si| 
Rousseau  avoue  que  sa  façon  de  les  découvrir  et  de' 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  235 

les  enchaîner  suppose  tout  un  ensemble  de  conjec- 
tures, il  déclare  que  ces  conjectures  deviennent  des 
raisons,  puisqu'elles  sont  les  plus  probables  qui  se 
puissent  tirer  de  la  nature  des  choses  et  qu'elles  en- 
gendrent des  conséquences  incontestables.  C'est  par 
l'institution  de  la  propriété  qu'a  commencé  tout  le 
mal  ;  mais  cette  institution  ne  s'est  pas  faite  tout  d'un 
coup.  L'homme  a  même  pu  pendant  un  temps  s'as- 
socier avec  l'homme  pour  chasser,  pêcher,  domestiquer 
certains  animaux,  pour  mieux  satisfaire  ses  besoins  ; 
il  a  pu  former  une  famille  et  introduire  même  dans 
l'amour  quelque  sentiment  d'exclusion  ;  il  a  pu  même 
produire  des  ouvrages  utiles,  qui  n'étaient  que  les 
ouvrages  d'un  seul  ;  mais,  si  le  mal  s'annonçait  ainsi 
en  quelque  façon,  il  n'était  pas  encore  une  réalité  ;  il 
ne  l'est  devenu  que  «  dès  l'instant  qu'un  homme  eut 
besoin  du  secours  d'un  autre,  dès  qu'on  s'aperçut  qu'il 
était  utile  à  un  seul  d'avoir  des  provisions  pour  deux  » 
(p.  305)  ;  alors  l'égalité  disparut,  la  propriété  s'intro- 
duisit, et,  avec  elle,  le  travail,  l'esclavage,  la  misère. 
La  métallurgie  et  l'agriculture  furent  les  deux  arts 
dont  l'invention  produisit  cette  grande  et  désastreuse 
révolution.  La  métallurgie  imposa,  avec  la  division 
du  travail,  une  collaboration  rigoureuse  ;  car,  dès  qu'il 
fallut  des  hommes  pour  fondre  et  forger  le  fer,  il  fallut 
d'autres  hommes  pour  nourrir  ceux-là  ;  l'échange  se 
fit  entre  les  denrées  et  le  fer  et  le  fer  fut  employé  à  la 
multiplication  des  denrées.  L'agriculture  à  son  tour 
exigea  le  partage  strict  des  terres  et  l'établissement 
de  règles  de  justice,  très  différentes  de  la  loi  naturelle  : 
en  incorporant  son  travail  à  la  terre  de  récolte  en 
récolte,  l'agriculteur  prend  de  son  fonds  une  posses- 
sion continue  qui  se  transforme  aisément  en  propriété. 
Mais  alors  ce  n'est  plus  seulement  l'égalité  qui  dis- 
paraît, c'est  la  concorde  :  entre  le  droit  du  premier 
occupant  et  le  droit  du  plus  fort  il  s'élève  un  conflit 
perpétuel  qui  se  termine  par  des  combats  et  des 
tneurtres.  Ces  luttes  sanglantes  donnent  aux  uns  et 


236  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

aux  autres,  aux  opprimés  pour  moins  souffrir,  aux 
oppresseurs  pour  assurer  leur  tyrannie,  le  désir  d'en 
finir  ;  et  c'est  ainsi  qu'entre  les  uns  et  les  autres  s 
conclut  une  convention  selon  laquelle  il  y  aura  dei 
lois  pour  assurer  à  chacun  la  possession  de  ce  qui  lui' 
appartient.  Voilà  comment  s'établit  l'État  :  par  le. 
mensonge  et  au  profit  des  riches.  L'établissement  d'un 
État  entraine  inévitablement  la  formation  d'autres 
États  ;  si  dans  chaque  État  des  lois  régnent  destinées 
à  maintenir  la  paix,  il  n'en  est  pas  ainsi  dans  l'ensemble 
des  États  qui  ne  cessent  de  s'opposer  les  uns  aux 
autres  par  des  guerres  violentes  et  dont  les  rapports 
réciproques  sont  à  peine  tempérés  par  quelques  con 
ventions  admises  sous  le  nom  de  Droit  des  gens.  En* 
tout  cas  les  diverses  sortes  de  gouvernements  et  leurs 
diverses  révolutions  ne  font  que  marquer  un  progrès 
de  l'inégalité  :  par  l'établissement  de  la  propriété  est- 
consacrée  l'inégalité  du  riche  et  du  pauvre  ;  par  l'étaf 
blissement  des  magistrats  est  consacrée  l'inégalité  dii 
puissant  et  du  faible  ;  par  l'établissement  du  pouvoir 
arbitraire,  l'inégalité  du  maître  et  de  l'esclave  ;  à  ce 
dernier  terme  l'égalité  primitive  se  retrouve  sous  la 
forme  monstrueuse  de  la  servitude  commune  :  mais, 
appuyé  sur  la  seule  force,  le  despotisme  trouve  pouï 
•l'abattre  la  force  de  l'émeute.  ^ 

Voilà  donc  comment  l'inégalité,  presque  nulle  dans 
l'état  de  nature,  tire  sa  force  et  son  accroissement  du 

■•'5- 

développement  de  nos  facultés  et  des  progrès  de  l'e^' 
prit  humain,  et  devient  stable  et  légitime  par  l'établis* 
sèment  de  la  propriété  et  des  lois.  Or  l'homme  sociable^ 
s'est  lui-même  condamné  au  malheur  et  au  vice  :  tou? 
jours  hors  de  lui,  il  ne  sait  vivre  que  dans  l'opinion  d^ 
autres,  comme  il  ne  sait  vivre  que  par  son  attache 
avec  les  autres  ;  il  renonce  à  être  pour  paraître. 
L'homme  naturel,  le  sauvage,  vit  en  lui-même,  se 
suffit  à  lui-même,  est  content  de  lui-même. 

Par  ces  vues,  Rousseau  s'oppose  aux  philosophes 
qui  voient  en  général  dans  la  raison  la  faculté  mal- 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  237 

tresse  de  l'homme  et  qui  s'efforcent  de  subordonner 
le  gouvernement  de  la  vie  au  contrôle  de  la  réflexion. 
Ici  au  contraire  nous  sommes  en  présence  d'une  doc- 
trine anti-intellectualiste  qui  accorde  une  valeur  pré- 
pondérante à  l'ordre  des  sentiments  et  par  laquelle 
l'immédiat,  érigé  en  idéal,  doit  devenir  le  principe  de 
la  conduite  et  représente  la  condition  du  bonheur. 
D'où  la  distinction  du  naturel  et  de  l'artificiel  dans 
l'âme,  en  vue  d'exalter  ce  qui  est  qualifié  de  naturel 
et  de  condamner  ce  qui  est  regardé  comme  artificiel. 
D'où  enfin  l'idée  que  ce  que  l'on  appelle  civilisation 
et  que  l'on  considère  comme  un  bien  est  en  réalité  une 
construction  factice  pour  laquelle  l'humanité  est 
réduite  à  payer  des  rançons  dommageables  à  ses  vrais 
intérêts.  L'ensemble  de  ces  conceptions  met  Rous- 
seau en  contradiction  avec  les  Encyclopédistes. 

Toute  la  dernière  partie  du  Discours  sur  V inégalité 
annonce  ou  énonce  comme  des  problèmes  à  traiter  les 
problèmes  concernant  l'origine  et  la  nature  de  la  so- 
ciété ;  et  la  dédicace  du  Discours^  adressée  «  aux  magni- 
fiques, très  honorés  et  souverains  Seigneurs  de  la 
République  de  Genève  »,  sous  prétexte  de  glorifier 
les  institutions  de  Genève,  esquissait  une  théorie  de 
la  société  idéale.  En  tout  cas,  au  lendemain  des  deux 
Discours,  Rousseau  déclare  lui-même  que  c'étaient  les 
Institutions  politiques  qui  étaient  sa  principale  et  plus 
chère  préoccupation.  De  là  est  né  son  ouvrage  le  Con- 
trat social^  publié  au  mois  d'avril  1762.  Dans  l'aver- 
tissement, Rousseau  disait:  «  Ce  petit  traité  est  extrait 
d'un  ouvrage  plus  étendu,  entrepris  autrefois  sans 
avoir  consulté  mes  forces  et  abandonné  depuis  long- 
temps. Des  divers  morceaux  qu'on  pouvait  tirer  de  ce 
qui  était  fait,  celui-ci  est  le  plus  considérable  et  m'a 
paru  le  moins  indigne  d'être  offert  au  public.  Le  reste 
n*est  déjà  plus.  »  La  doctrine  qu'expose  là  Rousseau, 
il  l'a  résumée  dans  le  cinquième  livre  de  V Emile  et  aussi 
dans  la  sixième  des  Lettres  écrites  de  la  montagne. 

On  peut  d'abord  trouver  étrange  que  Rousseau,  — 


238  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

l'ennemi  de  la  société,  à  ce  qu'il  semble  d'après  ses; 
Discours,  —  ait  songé  à  chercher,  comme  il  le  dit  lui* 
même  au  début,  «  si  dans  l'ordre  civil  il  peut  y  avoir  îl 
quelque  règle  d'administration  légitime  et  sûre  ».  Mais  au.JI 
fond  Rousseau  n'a  jamais  cru  possible,  ni  désirable  lell 
retour^de  l'homme  à  l'état  de  nature  ;  et  de  plus  ce  qu'il  ] 
a  trouvé  de   funeste  dans  les  sociétés  telles  qu'elles 
existent,  c'est  la  dépendance  de  l'homme  à  l'égard  de, 
l'homme.  Il  s'agit  donc  de  rechercher  s'il  n'y  a  pj 
une  forme  de  société  étrangère  aux  hypocrisies  et  aux. 
mensonges    qui    vicient   les   sociétés    existantes,    une 
forme  de  société  qui  fasse  disparaître  «  l'homme  de 
l'homme  »  (expression  des  Confessions  dans  le  passage* 
qui  se  rapporte  aux  réflexions  de  Rousseau  pour  le  11 
Discours  de  l  inégalité)^  s'il  n'y  a  pas,  comme  il  le  dit   | 
dans  VEmile  (II),  «  quelque  moyen  de  substituer  la 
loi  à  l'homme  et  d'assurer  les  volontés  générales  d'une 
force  réelle,  supérieure  à  l'action  de  toute  volonté  >| 
particulière.  Si  les  lois  des  nations  pouvaient  avoir, 
comme  celles  de  la  nature,  une  inflexibilité  que  jamads 
aucune  force  humaine  ne  pût  vaincre,  la  dépendance  1 
des  hommes  redeviendrait  alors  celle  des  choses  ;  on 
réunirait  alors  dans  la  république  tous  les  avantages 
de  l'état  naturel  à  ceux  de  l'état  civil  ».  Ce  qui  fait  donc 
le  mal  des  sociétés  existantes,  c'est  que  l'homme  yi 
subit  la  volonté  de  l'homme  et  que  la  loi  y  est  l'expres- 
sion de  volontés  particulières  :  tandis  que  l'homme 
resterait  libre  tout  en  étant  dépendant  si  sa  dépen- 
dance était  à  l'égard  d'une  loi  exprimant  la  volonté 
générale,  comme  est  dans  la  nature  sa  dépendance  à 
l'égard  de  la  loi  générale. 

C'est  dans  cet  esprit  que  Rousseau  a  examiné  la 
question  de  savoir  à  quelles  conditions  une  société  \ 
peut  exister  légitimement.  La  nature  de  la  question 
exclut  toute  autre  méthode  qu'une  méthode  ration- 
nelle, —  c'est-à-dire  une  méthode  qui  détermine  ce 
qui  doit  être  en  tenant  compte  de  ce  que  l'homme 
est,  «  afin,  comme  dit   Rousseau,  que   la  justice  et 


I 


JEAN-JACQUES   ROUSSEAU  239 

'utilité  ne  se  trouvent  point  divisées.  »  {Contrat  so- 
lial^  liv.  I".)  «  Je  cherche  le  droit  et  la  raison,  et  ne 
lispute  pas  des  faits,  »  a-t-il  écrit.  (Éd.  de  Genève, 
[,  5.)  Ainsi  se  marque  nettement  la  différence  entre 
e  problème  et  la  méthode  de  Montesquieu  et  le  pro- 
3lème  et  la  méthode  de  Rousseau.  Rousseau  lui-même 
'a  signalée  dans  VÉmile  :  «  Montesquieu,  dit-il,  n'eut 
^arde  de  traiter  des  principes  du  droit  politique  ;  il 
le  contenta  de  traiter  du  droit  positif  des  gouverne- 
nents  établis  ;  et  rien  au  monde  n'est  plus  différent 
jue  ces  deux  études.  Celui  pourtant  qui  veut  juger 
vainement  des  gouvernements  tels  qu'ils  existent  est 
)bligé  de  les  réunir  toutes  deux  :  il  faut  savoir  ce  qui 
loit  être  pour  bien  juger  de  ce  qui  est.  »  {Emile,  liv.  V, 
).  537  de  F  Éd.  Garnier.)  C'est  ainsi  que,  lorsqu'on 
iborde  le  problème  de  l'origine  des  sociétés,  si  l'on 
aisonne  comme  Grotius,  c'est-à-dire  en  établissant 
oujours  le  droit  par  le  fait,  on  ne  peut  employer  de 
Qéthode  plus  favorable  aux  tyrans.  {Contrat  social, 
iv.  I,  chap.  II.) 

Avec  son  problème  et  sa  méthode,  Rousseau  rejette, 

omme  fondement  de  la  société,  l'ordre  naturel  de  la 

amille,  car  l'autorité  paternelle  ne  dure  qu'un  temps 

ne  peut  être  l'image  d'une  autorité  permanente, 

aussi  le  droit  du  plus  fort,  car  la  force  ne  fait  pas 

droit  et  ne  rend  pas  légitime  l'obéissance  à  laquelle 

le  contraint  :  le  fondement  de  la  société  ne  peut  être 

ue  dans  la  convention  unanime  de  ses   membres. 

ncore  faut-il  bien  l'entendre. 

Pour  que  l'idée  de  cette  convention  surgisse,  il  faut 
apposer  «  les  hommes  parvenus  à  ce  point  où  les 
ostacles  qui  nuisent  à  leur  conservation  dans  l'état 
B  nature  l'emportent,  par  leur  résistance,  sur  les 
)rces  que  chaque  individu  peut  employer  pour  se 
aintenir  dans  cet  état.  Alors  cet  état  primitif  ne 
3ut  plus  subsister  ;  et  le  genre  humain  périrait  s'il 
3  changeait  sa  manière  d'être  ».  {Contrat  social,  liv.  I, 
lap.  VI.)  Observons  ici  que  le  Discours  sur  V inégalité 


240  LÀ  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

paraissait  admettre  davantage  pour  l'homme  la  pos^ 
sibilité  de  se  maintenir  dans  l'état  de  nature.  Toujours 
est-il  qu'il  s'agit  maintenant  de  mettre  en  commun  s( 
forces.  Mais,  la  liberté  et  la  force  de  chaque  hommf 
étant  les  instruments  de  sa  conservation,  il  faut  qu'i 
les  engage  sans  se  nuire  à  lui-même  et  sans  néglige 
les  soins  qu'il  se  doit.  D'où  la  nécessité  de  résoudra 
un  problème  qui  se  formule  ainsi  :  «  Trouver  une  forme 
d'association  qui  défende  et  protège  de  toute  la  force 
commune  la  personne  et  les  biens  de  chaque  associ^ 
et  par  laquelle  chacun,  s'unissant  à  tous,  n'obéissf 
pourtant  qu'à  lui-même  et  reste  aussi  libre  qu'aupa- 
ravant. »  C'est  de  ce  problème  que  le  Contrat  sociàl[ 
donne  la  solution. 

Les  clauses  de  ce  contrat,  bien  entendues,  se  ré-' 
duisent  toutes  à  une  seule,  savoir  :  l'aliénation  totale' 
de  chaque  associé  avec  tous  ses  droits  à  toute  la  com- 
munauté. Mais  pourquoi  cette  aliénation  sans  réserve?' 
C'est  que,  répond  Rousseau,  chacun  se  donnant  toià' 
entier,  la  condition  est  égale  pour  tous  ;  c'est  que,  la 
condition  étant  égale  pour  tous,  nul  n'a  intérêt  à  la 
rendre  onéreuse  aux  autres  ;  c'est  encore  que,  si  un' 
individu  gardait  après  le  pacte  quelques-uns  de  ses 
droits  naturels,  il  devrait  les  exercer  en  dehors  de  1^' 
société  qui  ne  les  aurait  pas  reconnus  ;  c'est  enfin  quii^ 
chacun  se  donnant  à  tous  ne  se  donne  à  personne  ef 
gagne  l'équivalent  de  ce  qu'il  perd,  avec  plus  de  fore 
pour  conserver  ce  qu'il  a.  Dans  son  essence  vraie 
complète,  le  pacte  social  se  ramène  aux  termes  sui- 
vants :  «  Chacun  de  nous  met  en  commun  sa  personne] 
et  toute  sa  puissance  sous  la  suprême  direction  de  lai 
volonté  générale,  et  nous  recevons  en  corps  chaque] 
membre  comme  partie  indivisible  du  tout.  »  (Liv.  I,' 
chap.  VI.)  Cet  acte  d'association  produit  un  corps' 
moral  et  collectif,  une  personne  publique  :  à  ce  corpsl 
collectif,  à  cette  personne  publique  appartient  la  sou- 
veraineté, et  cette  souveraineté  est  inaliénable  et  indi-- 
visible.  (Liv.  II,  chap.  i  et  ii.)  "'/ 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  24i 

Quels  sont  les  caractères  de  ce  contrat  ? 
Et  d'abord,  doit-il  être  considéré  comme  un  fait 
"éel?  Il  arrive  certainement  à  Rousseau  de  lui  attri- 
buer une  sorte  de  réalité  historique  soit  dans  le  passé, 
joit  dans  l'avenir.  Mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  ferme  et 
le  plus  constant  dans  sa  pensée,  c'est  que  c'est  une 
idée  qui  seule  permet  de  juger  de  ce  que  doit  être  une 
50ciété  et  de  la  façon  dont  elle  doit  être  organisée. 

Mais  en  quoi  ce  contrat  permet-il  à  l'individu,  selon 
a  prétention  de  Rousseau,  d'être  aussi  libre  qu'aupa- 
ravant? —  D'abord  il  faut  distinguer  entre  la  théorie 
le  Rousseau  et  certaines  autres  théories  du  contrat, 
îomme  celle  de  Hobbes  par  exemple,  dans  lesquelles 
e  contrat  qui  crée  la  société  se  fait  entre  l'ensemble 
les  individus  et  un  chef  :  pour  Rousseau,  tout  au 
îontraire,  le  contrat  est  l'acte  par  lequel  une  mul- 
itude  se  fait  peuple,  et,  si  elle  choisit  un  chef,  ce  ne 
)eut  être   qu'après  s'être  constituée  comme  peuple. 
Liv.  I,  chap.  v.)  —  D'autre  part,  la  liberté  consiste 
n'avoir  d'autre  maître  que  la  loi,  loi  qui  est  l'expres- 
ion  de  la  volonté  générale.  Or,  dans  cette  notion  de 
olonté    générale,    Rousseau    comprend    un    certain 
ombre  d'idées  et  de  thèses  qu'il  importe  de  définir. 
En  premier  lieu,  la  volonté  générale  qui  établit  le 
acte  doit  être  la  volonté  de  tous.  Qui  ne  s'est  pas 
ngagé  n'a  pas  à  subir  le  poids,  pas  plus  qu'à  réclamer 
s  avantages  des  engagements  des  autres.  La  loi  de  la 
uralité  des  suffrages,  qui  peut  être  admise  pour  cer- 
dnes  décisions  ou  élections,  est  elle-même  un  établis- 
îment  de  convention  et  suppose  au  moins  une  fois 
unanimité.  (Liv.  I,  chap.  v.) 

Mais  la  volonté  générale  est  plus  que  la  volonté  de 
>us  :  elle  est  générale  par  son  objet,  c'est-à-dire 
l'elle  ne  peut  énoncer  que  des  prescriptions  qui  se 
pportent  à  l'intérêt  commun,  non  à  l'intérêt  et  à  la 
tuation  de  tel  ou  tel.  «  Ce  qui  généralise  la  volonté, 
t  Rousseau,  est  moins  le  nombre  des  voix  que  l'in- 
rêt  commun  qui  les  unit.  »  (Liv.  II,  chap.  iv.)  Môme 


242  LÀ   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


le  compte  des  volontés  n'a  de  sens  que  si  elles  ne  sont 
pas  déterminées  chacune  par  des  vues  particulières,  que 
si  elles  se  comparent  sur  un  objet  d'intérêt  commun. 

En  outre  la  volonté  générale  ne  peut  édicter  que 
des  lois  applicables  à  tous  :  qui  dit  loi  dit  égaillé  de 
tous  devant  la  loi.  Une  loi  doit  également  favoriser 
ou  obliger  tous  les  citoyens.  Mais  si  une  loi  statue  qu'il 
y  aura  des  privilèges,  elle  n'en  peut  donner  nommé- 
ment à  personne  :  il  n'y  a  que  l'application  de  la  loi 
qui  puisse  tomber  sur  des  objets  particuliers  et  indivi-g 
duels.  (Liv.  II,  chap.  iv  et  vi.)  ? 

Ainsi  la  loi  réunit  l'universalité  de  la  volonté  et 
celle  de  l'objet.  Et  par  là  certes  Rousseau  paraît  bien 
marquer  une  limite  à  la  volonté  générale,  puisqu'il 
reconnaît  que  cette  volonté  ne  doit  jamais  considérer 
un  homme  comme  individu,  ni  une  action  particu- 
lière. Mais  à  la  vérité  ce  n'est  pas  une  limite,  d'abord 
parce  qu'elle  n'existe  pas  hors  de  cette  volonté  poup^ 
l'empêcher  ou  la  retenir,  et  ensuite  parce  qu'elle  est^ 
simplement  l'aveu  de  la  contradiction  qui  existerait 
dans  la  volonté  générale  si  à  un  moment  elle  cessait 
d'être  la  volonté  générale.    Rousseau  soutient   dono^ 
que  le  pouvoir  souverain  est  absolu,  sacré,  inviolable,; 
mais  en  même  temps  qu'il  ne  passe  ni  ne  peut  passerj 
les  bornes  des  conventions  générales  :  cela  par  une! 
impossibilité   qui  résulte  de  son  essence  même.   La» 
volonté  générale,  prétend  Rousseau,  est  toujours  droite* 
et  de  lui-même  le  peuple  veut  toujours  le  bien  corn-- 
mun  :  le  souverain  ne  peut  charger  les  sujets  d'aucune,! 
chaîne  inutile  à  la  communauté  ;  il  ne  peut  même  le , 
vouloir.  Rousseau  reconnaît  d'ailleurs  que,  si  la  vo- 
lonté générale  est  toujours  droite,  le  jugement  qui  la 
fonde  n'est  pas  toujours  éclairé  (II,  chap.  vi).  D'où 
l'importance  du  législateur  :  personnage  qui  est  aussi 
extraordinaire  par  son  emploi  qu'il  doit  l'être  par  son 
génie.  Car  celui  qui  rédige  les  lois  n'a  aucun  droit 
législatif,  le  peuple  ne  devant  pas  se  dépouiller  de  ce 
droit  incommunicable.  f 


t 


p. 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  243 

Le  pouvoir  législatif,  qui  est  le  souverain,  a  besoin 
d'un  pouvoir  qui  exécute,  c'est-à-dire  qui  réduise  la 
loi  en  actes  particuliers.  Ce  second  pouvoir  doit  être 
établi  de  manière  qu'il  exécute  toujours  la  loi,  et  qu'il 
n'exécute  jamais  que  la  loi  :  d'où  l'institution  du  gou- 
vernement. Comme  partie  intégrante  du  corps  poli- 
tique, le  gouvernement  participe  à  la  volonté  générale 
qui  le  constitue  ;  comme  corps  lui-même,  il  a  sa  volonté 
propre.  Ces  deux  volontés  parfois  s'accordent  et  par- 
fois se  combattent.  C'est  de  l'effet  combiné  de  ce  con- 
cours et  de  ce  conflit  que  résulte  le  jeu  de  toute  la 
nachine.  Il  faut  que  ce  jeu  soit  réglé  de  telle  sorte  que 
e  gouvernement  ne  fausse  pas  et  qu'il  exprime  la 
/olonté  générale.   En  ce  sens,  «  tout  gouvernement 
^itime  est  républicain  »  ;  mais  il  peut  être  monar- 
lique,  aristocratique  ou  démocratique.  —  A  priori, 
est  impossible  de  dire  lequel  vaut  le  mieux  :  cela 
épend   d'une   multitude   de    conditions   matérielles, 
>sychologiques  ou  autres.  —  La  démocratie  n'est  pos- 
3le  que  si  l'étendue  du  territoire  où  s'exerce  le  gou- 
ernement  est  très  restreinte.  —  Rousseau,  lui,  a  une 
référence  marquée  pour  l'aristocratie.   Mais  il   fait 
)server  à  ce  propos  (Lettres  de  la  montagne^  partie  I, 
ttre  VI)  que  la  constitution  de   l'état  et  celle  du 
ouvornement  sont  deux  choses  très  différentes  :  «  le 
leilleur  des   gouvernements  est  l'aristocratique  ;   la 
ire  des  souverainetés  est  l'aristocratique.  »  —  Il  faut 
marquer  d'ailleurs  que,  dans  l'explication  du  gou- 
emement,  Rousseau  fait  entrer  des  éléments  de  rela- 
'/ité  qu'il  avait  exclus  de  la  conception  de  la  souve- 
ûneté. 

Rousseau  a  en  outre  la  préoccupation  de  consti- 
ler  vraiment  un  peuple  en  formant  des  citoyens.  Les 
eilleures  lois,  si  bons  qu'en  soient  les  effets,  sont  im- 
aissantes  sans  les  vertus  des  citoyens.  D'où  le  rôle 
)  l'État  qui  doit  assurer  par  l'éducation  l'amour  de 
patrie,  c'est-à-dire  des  lois  et  de  la  liberté,  et  qui 
>it  tendre  à  créer  l'unité  des  sentiments.  Pour  cela 


244  LA   PHILOSOPHIh:   FRANÇAISE 

il  doit  empêcher  que  subsiste  en  face  de  lui  une  puis- 
sance ecclésiastique  organisée,  et  il  doit  dégager  de  la 
multiplicité  des  dogmes  une  profession  de  foi  purement 
civile  ne  contenant  que  les  croyances  indispensables 
au  maintien  de  la  vie  sociale,  —  telles  que  l'existence 
de  Dieu,  la  Providence,  la  vie  future,  —  en  laissant  à, 
chacun  la  liberté  d'y  ajouter  les  opinions  qu'il  voudra. 
Mais  cette  profession  de  foi  civile  doit  être  acceptée, 
sous  peine  de  bannissement  et  de  mort,  de  tous  ceux 
qui  acceptent  les  stipulations  du  corps  social. 

La  conception  que  Rousseau  a  mise  au  jour  dans 
le  Contrat  social  atteste  une  vue  profonde  et  intensej 
du  rapport  qui  existe  entre  la  liberté  politique  et  l'éga- 
lité et  la  liberté  civiles.  Le  principe  d'autonomie  qui 
fait  l'essence  de  la  volonté  générale  y  est  clairement 
aperçu  et  défmi.  Cette  autonomie  consiste  dans  le  fait 
qu'une  loi,  universelle  de  sa  nature,  y  est  librement 
consentie  par  la  volonté  de  chacun  identifiée  avec 
celle  de  tous.  Mais  Rousseau  se  laisse  visiblement 
égarer  par  l'esprit  d'abstraction  quand  il  introduit 
entre  la  société  et  le  gouvernement  une  distinctiott: 
telle  qu'elle  l'amènera  attribuer  à  la  société  le  carac-*^ 
tère  de  l'absolu  et  à  n'admettre  un  élément  de  relati-' 
vite  que  dans  le  fonctionnement  du  gouvernement;;, 
Si  le  gouvernement,,  qui  n'est  qu'un  moyen  de  réalise^' 
la  société  parfaite,  comporte  une  certaine  relativitéij 
cette  relativité  devra  nécessairement  se  retrouver  danl  ; 
la  société  elle-même. 

Rousseau  a  présenté  aussi  une  théorie  de  l'éduca^ 
tion.  Cette  théorie  est  dominée  tout  entière  par  la  for- 
mule du  début  :  «  Tout  est  bien  sortant  des  mains  de 
l'auteur  des  choses,  tout  dégénère  entre  les  mains  de 
Fhomme.  »  Or,  dans  l'éducation,  quelle  çst  la  part  qui 
vient  de  l'homme?  Il  y  a  en  effet  comme  trois  éduca- 
tions différentes  :  le  développement  interne  de  nos 
organes  et  de  nos  facultés  est  l'éducation  de  la  nature  ; 
l'usage  qu'on  apprend  à  faire  de  ce  développement 
est  l'éducation  des  hommes  ;  et  l'acquis  de  notre  propre 


JEAN-JACQUES   ROUSSEAU  i45 

expérience  sur  les  objets  qui  nous  affectent  est  l'édu- 
cation des  choses.  Le  concours  de  ces  trois  éducations 
est  nécessaire  à  leur  perfection.  C'est  sur  celle  à 
laquelle  nous  ne  pouvons  rien  qu'il  faut  diriger  les 
deux  autres  :  c'est  donc  la  nature  qui  doit  servir  de 
guide.  —  Et  quel  est  l'homme  qu'il  s'agit  d'élever? 
Non  celui  d'un  métier,  d'un  pays,  d'une  situation, 
mais  l'homme  même  en  ce  qu'il  a  de  plus  général. 
«  Dans  l'ordre  naturel,  les  hommes  étant  tous  égaux, 
leur  vocation  commune  est  l'état  d'homme  ;  et  qui- 
conque est  bien  élevé  pour  celui-là  ne  peut  mal  rem- 
plir ceux  qui  s'y  rapportent.  Qu'on  destine  mon  élève 
à  l'épée,  à  l'Église,  au  barreau,  peu  importe.  Avant 
la  vocation  des  parents,  la  nature  l'appelle  à  la  vie 
humaine.  Vivre  est  le  métier  que  je  veux  lui  ap- 
prendre. En  sortant  de  mes  mains,  il  ne  sera,  j'en  con- 
viens, ni  magistrat,  ni  soldat,  ni  prêtre  :  il  sera  pre- 
mièrement homme...  Il  faut  donc  généraliser  nos  vues, 
et  considérer  dans  notre  élève  l'homme  abstrait.  »  En 
somme,  Rousseau  retient  la  conception  classique  de 
l'éducation  ;  mais  les  moyens  employés  pour  arriver  au 
résultat  visé  sont  tout  autres. 

Pour  Rousseau,  le  seul  moyen  d'élever  l'enfant  pour 
la  liberté,  c'est  de  l'élever  par  la  liberté.  L'éducation 
qu'il  propose  est  négative.  C'est-à-dire  qu'il  faut  plutôt 
aider  le  disciple  à  s'élever  lui-même.  Cette  façon  de 
faire  sortir  du  sujet  qu'il  s'agit  de  former  la  connais- 
sance et  la  pratique  du  bien  se  rapproche  du  procédé 
socratique.  Dès  le  jeune  âge,  il  faut  éviter  tout  ce  qui 
entrave,  tout  ce  qui  gêne  l'enfant,  tout  ce  qui  com- 
prime ces  mouvements  dont  il  a  tant  besoin.  —  Mais, 
dira-t-on,  il  s'exposera  ainsi  à  des  blessures,  à  des 
souffrances.  — Soit  :  «  Souffrir  est  la  première  chose 
qu'il  doit  apprendre  et  celle  qu'il  aura  le  plus  grand 
besoin  de  savoir.  »  —  Et  si,  par  inexpérience,  il  va 
risquer  sa  vie,  restera-t-on  impassible?  —  Non.  Mais 
ce  cas  est  rare  :  que  l'on  défende  alors.  Rares,  les 
défenses  doivent  être  inflexibles. 


à46  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Il  faut  accorder  beaucoup  à  l'éducation  des  choses 
qui  se  fait  en  vertu  de  réactions  naturelles.  Mais  cette  j 
éducation  ne  se  fait  bien  que  dans  la  mesure  où  l'élève 
est  protégé  contre  les  influences  de  la  famille,  de  la 
société,  de  la  tradition,  de  la  révélation.  —  Emile  s'est 
instruit  en  ouvrant  ses  sens  au  monde  extérieur  :  ilj 
doit  négliger  l'instruction  des  livres.  Un  seul  livre  peut  ' 
sans  danger  être  lu  par  lui  :  c'est  celui  dans  lequel  on 
apprend  comment  on  peut  se  passer  des  livres  ;  et  cel 
n'est  ni  Aristote,  ni  Pline,  ni  Bufîon  :  c'est  Rohinson 
Crusoè.  —  Il  ne  faudra  lui  donner  que  des  connais- 
sances rigoureusement  pratiques  :  un  peu  d'astrono- 
mie et  de  géographie,  de  physique  et  de  chimie,  tout 
cela  pris  sur  le  vif  de  la  nature  et  de  l'expérience;! 
enfin  un  métier  manuel.  Voilà  pour  son  esprit.  —  Mais 
pour  son  cœur?  Quand  le  moment  est  venu,  il  faut 
éveiller  ou  développer  en  lui  les  sentiments  affectueux  : 
la  pitié,  la  reconnaissance,  l'amour  de  l'humanité. 
Enfin  quand  la  passion  naît  et  se  développe,  quand 
Emile  brûle  d'unir  sa  vie  à  celle  de  Sophie,  c'est  le 
moment  de  lui  apprendre  ce  que  c'est  véritablement 
que  la  vertu,  comme  faculté  de  se  dominer  soi-même  : 
avant  de  retrouver  Sophie,  Emile  s'éloignera  libre- 
ment, volontairement,  dans  le  seul  dessein  d'éprouver 
sa  force  et  de  s'exercer  à  la  vertu.  Car,  comme  lui  dit 
le  précepteur,  le  mot  vertu  vient  de  force. 

Ainsi  des  vues  intéressantes  et  même  vraies  et  un 
certain  sentiment  de  l'enfance  se  rencontrent  chez 
Rousseau  à  côté  d'une  conception  parfaitement  uto- 
pique.  Car  son  mépris  singulier  de  la  tradition  humaine 
ne  peut  se  soutenir.  Comme  si  l'expérience  de  l'huma- 
nité n'avait  pas  tout  autant  de  valeur,  sinon  plus,  que 
l'expérience  individuelle  !  D'ailleurs,  quand  Rousseau 
en  vient  à  l'application  de  sa  doctrine,  il  se  trouve, 
par  une  ironie  assez  piquante,  que  le  précepteur  est  À 
constamment  obligé  de  truquer  les  choses  et  les  1 
hommes  en  vue  de  laisser  Emile  apprendre  tout  seul  I   * 

Une  des  thèses  essentielles  de  VÉmile,  c'est  qu'il 


I 
I 
1 


à 


JEAN-JACQUES   ROUSSEAU  247 

faut  laisser  l'enfant  éloigné  des  enseignements  de  la 
Religion  et  le  mettre  seulement  en  état  de  choisir  sa 
Religion  dès  qu'il  sera  en  âge  de  la  choisir.  Protes- 
tant de  Genève,  un  moment  converti  au  catholicisme, 
puis  retourné  au  protestantisme,  Jean-Jacques  Rous- 
seau avait  trouvé  dans  le  milieu  genevois  des  direc- 
tions favorables  au  maintien  et  au  développement 
d'un  sentiment  religieux  sans  formule  dogmatique  ; 
et  le  sentiment  religieux  avec  ce  caractère  avait  gardé 
sa  place  dans  toute  cette  vie  sentimentale  qu'il  défen- 
dait contre  la  civilisation  et  la  philosophie.  La  théo- 
logie et  le  spiritualisme  liés  à  ce  sentiment  se  trouvent 
exprimés  pour  Emile  dans  la  Profession  de  foi  du  Vi- 
caire savoyard  :  morceau  d'éloquence  et  de  doctrine 
à  la  fois  apprêté  et  sincère,  où  l'unité  est  de  sentiment 
infiniment  plus  que  de  système,  où  se  succèdent  sans 
toujours  s'accorder  des  intuitions  diverses."  Visible- 
ment le  Vicaire  reprend  contre  les  systèmes  philoso- 
phiques le  même  genre  d'attitude  que  Descartes  :  il 
veut  faire  table  rase  du  passé.  «  Je  compris  que,  loin 
de  me  délivrer  de  mes  doutes  inutiles,  les  Philosophes 
ne  feraient  que  multiplier  ceux  qui  me  tourmentaient 
et  n'en  résoudraient  aucun.  Je  pris  donc  un  autre 
guide  et  je  me  dis  :  consultons  la  lumière  intérieure  ; 
elle  m'égarera  moins  qu'ils  ne  m'égarent,  ou,  du  moins, 
mon  erreur  sera  la  mienne,  et  je  me  dépraverai  moins 
en  suivant  mes  propres  illusions  qu'en  me  livrant  à 
leurs  mensonges.  »  (Éd.  Masson,  p.  62-63.)  Rousseau 
se  réfère  sans  cesse  à  l'évidence  du  cœur  substituée  à 
l'évidence  de  la  raison  :  évidence  du  cœur  qui  donne 
les  certitudes  pratiques  et  les  règles  de  la  vie.  —  En 
même  temps,  il  procède  à  l'élimination  des  problèmes 
spéculatifs  oiseux.  Il  déclare  qu'il  faut  borner  ses 
recherches  à  ce  qui  intéresse  la  vie  et  se  reposer  dans 
une  profonde  ignorance  de  tout  le  reste.  Au  surplus, 
la  vérité  ne  se  démontre  pas  :  elle  se  voit,  elle  se  sent. 
Sans  doute,  la  raison  peut  nous  aider  dans  certaines 
déductions,  nous  montrer  les  conséquences  de  cer- 


â48  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

taines  notions  primitives  fournies  parle  sentiment;  maiâ] 
la  raison  n'en  doit  pas  moins  confesser  son  impuissanc 
foncière  :  «  La  règle  de  nous  livrer  au  sentiment  plus| 
qu'à  la  raison  est  confirmée  par  la  raison  même.  » 

Dans  l'analyse  qu'il  fait  de  l'homme,  Rousseau  se 
livre  à  une  critique  du  sensualisme  de  l'école  de  Con- 
dillac  :  l'homme  n'est  pas  seulement  un  être  sensitif 
et  passif,  mais  encore  actif  et  intelligent.  Rousseau 
professe  le  dualisme  de  l'esprit  et  du  corps,  de  Dieu, 
et  du  monde.  La  matière  ne  peut  se  mouvoir  d'elle-J 
même,  et,  quand  elle  est  mue,  elle  montre  une  volonté. 
Mue  selon  de  certaines  lois,  elle  montre  aussi  une  intel-— 
ligence.  Que  de  sophismes  ne  faudrait-il  pas  pouij 
méconnaître  l'harmonie  des  êtres  et  F  admirable  con- 
cours de  chaque  pièce  pour  la  conservation  des  autres? 
Le  monde  ne  peut  qu'être  gouverné  par  une  volonté^ 
puissante  et  sage.  Mais  ce  monde  est-il  éternel  ou  crééj 
y  a-t-il  un  ou  plusieurs  principes  des  choses?  On  n'ei 
sait  rien  ;  mais  peu  importe.  Dans  le  monde  ainsi  conçt 
l'homme  occupe  une  place  privilégiée  ;  mais  il  porte  enW 
lui  la  dualité  de  l'amour  du  bien  et  du  jeu  des  passions.^ 
La  liberté  n'est  que  la  faculté  pour  l'homme  de  vou- 
loir son  propre  bien  ;  et  cela  suffit  du  moment  que  riei 
d'étranger  ne  le  détermine.  Le  mal  dans  le  monde  vient 
de  l'homme,  de  l'homme  qui  a  aggravé  la  douleur  pa^ 
la  prévoyance  et  qui  y  a  introduit  la  faute.  —  Noi 
n'avons  pas  à  chercher  si  l'âme  est  immortelle  ou  non" 
par  sa  nature  propre.  Il  suffit  que  nous  sachions  que, 
si  nous  sommes  justes,  nous  serons  heureux  :  la  Pro'- 
videncë  est  ainsi  justifiée.  Avant  tout,  pratiquons  le 
bien.  Pour  cela,  il  faut  suivre  l'impulsion  de  la  cons- 
cience. «  Conscience  !  Conscience  !  Instinct  divin  !  Im- 
mortelle et  Céleste  voix.  »  —  «  Source  de  justice  et  de 
vérité,  Dieu  clément  et  bon  !  dans  ma  confiance  en 
toi,  le  suprême  vœu  de  mon  cœur  est  que  ta  volonté 
soit  faite.  En  y  joignant  la  mienne,  je  fais  ce  que  tu 
fais  ;  j'acquiesce  à  ta  bonté  :  je  crois  partager  d'avance 
la  suprême  félicité  qui  en  est  le  prix.  » 


JEAN-JACQUES   UOUSSEAU  Èii 

En  somme,  la  doctrine  professée  par  Rousseau  est 
un  théisme  qui  offre  un  certain  accent  particulier. 
Pour  lui,  il  est  également  vrai  de  dire  que  toutes  le3 
religions  sont  révélées  et  que  toute  révélation,  au  sens 
ordinaire  du  mot,  est  inutile  et  indémontrable.  Le  Vi- 
caire reprend  contre  les  miracles  et  les  prophéties  les 
arguments  de  Voltaire  et  des  Encyclopédistes.  Mais 
il  y  a  néanmoins  entre  lui  et  ces  derniers  une  diffé- 
rence appréciable.  Rousseau  reconnaît  et  admire  la 
beauté  de  l'Évangile,  et  il  déclare  que  la  vie  et  la  mort 
de  Jésus  sont  d'un  Dieu. 

Telle  est,  réduite  à  ses  éléments  essentiels,  l'œuvre 
de  Rousseau.  Il  a  voulu  faire  table  rase  de  la  conven- 
tion, de  l'artifice,  de  la  tradition  ;  il  a  prétendu  décou- 
vrir des  énergies  méconnues  et  libérer  des  forces  oppri- 
mées. Une  entreprise  de  ce  genre  n'est  pas  sans  utilité 
ni  sans  justification.  Il  est  bon  que  la  raison  reçoive 
le  choc  des  flots  nouveaux  de  vie  qui  viennent  la 
battre,  et  il  peut  être  opportun  de  montrer  le  rôle  que 
joue  le  sentiment  dans  la  découverte  des  vérités 
mêmes.  Cependant,  sous  sa  forme  en  apparence  intui- 
tive et  sentimentale,  l'œuvre  de  Rousseau  garde  en 
réalité  un  caractère  abstrait  qui  lui  fait  du  tort,  qui 
la  rend  étrangère  au  discernement  des  oppositions  et 
à  la  perception  des  nuances  et  qui  aboutit  à  une  idéo- 
logie d'un  genre  nouveau.  Tandis  que  l'idée  ne  peut 
que  rarement  exclure  l'idée  adverse,  le  sentiment,  lui, 
est  franchement  exclusif.  Il  désunit  et  ne  permet  pas 
de  rajuster  les  éléments  qu'il  a  dissociés.  Sans  doute, 
il  peut  régénérer  et  élargir  l'expérience  :  mais  il  est 
incapable  d'en  fournir  l'explication.  Et,  au  lieu  de 
protéger  l'esprit  contre  l'idéologie,  il  a  plutôt  pour 
effet  de  lui  retirer  les  armes  dont  il  a  besoin  pour  la 
combattre. 


1 


CHAPITRE  XI 
CONDILLAC    ET   LES    IDÉOLOGUES  (l| 


La  pensée  philosophique  du  dix-huitième  siècle 
paraît  s'être  tout  d'abord  développée  surtout  contre 
Descartes  et  contre  le  rationalisme  cartésien.  Mais  les 
écrivains  qui  représentent  cette  pensée  ont  procédé 
le  plus  souvent  par  des  vues  générales  et  par  des  intui- 
tions, ou  même  par  des  impulsions  sentimentales 
qu'ils  n'ont  guère  eu  le  souci  de  justifier  par  des  déduc- 
tions rigoureuses.  Avec  Condillac,  nous  revenons  à  I^ 
philosophie  proprement  dite  et  à  une  méthode  teci 
nique  et  strictement  définie.  C'est  pourquoi  en 
sens,  par-dessus  la  série  des  oppositions  et  des  contra^ 
dictions  précédentes,  il  se  rapproche  et  il  nous  raj 

(1)  La  rédaction  de  ce  chapitre  de  la  Philosophie  française 
pas  été  retrouvée  dans  les  manuscrits  de  Victor  Delbos.  Pour  la 
restitution  de  cette  étude  sur  Condillac  on  a  utilisé  :  1°  les  notes 
d'auditeurs  du  cours  professé  en  Sorbonne  le  8  mars  1916,  telles 
qu'elles  ont  été  fournies  par  plusieurs  étudiants  et  notamment 
par  M.  Paul  Vieille  ;  2°  les  notes  prises  aux  conférences  faites  par 
Delbos  les  6,  13,  20  et  27  mai  1914  sur  Condillac  et  à  une  leçon 
professée  le  14  décembre  1910  sur  V Idéologie;  3°  les  manuscrits 
d'études  préparatoires  à  ces  cours  et  conférences.  Pour  la  mise  en 
œuvre  de  ces  matériaux  et  pour  le  contrôle  d'un  texte  uniquement 
et  directement  inspiré  par  la  pensée  même  de  Delbos  sur  Condillac, 
le  concours  de  M.  l'abbé  J.  Wehrlé  qui  avait  assisté  et  pris  des 
notes  à  ces  leçons  de  1910  et  de  1914  a  été  particulièrement  pré 
cieux.  C'est  à  lui  qu'on  doit  de  pouvoir  retrouver  l'unité  cohérent 
des  pages  suivantes  II  eût  été  d'autant  plus  regrettable  de  laisser 
perdre  les  traces  de  cet  enseignement  que  V.  Delbos  estimait  que 
«  nous  n'avons  sur  Condillac  aucun  livre  vraiment  satisfaisant,  ni 
même  simplement  équitable,  »  et  qu'il  attachait  à  l'œuvre  de  ce 
philosophe  une  importance  considérable,  ne  fût-ce  que  «  parce 
qu'elle  a  contribué  à  susciter  Maine  de  Biran.  »  —  (M.  B.)  j| 


it 

I 


M 


CONDILLAC   ET   LES   IDEOLOGUES  2S1 

proche  de  Descartes  et  des  Cartésiens.  Certes,  l'adver- 
saire de  l'innéité  ne  saurait  être  présenté  comme  un 
disciple  de  celui  qui  met  -au-dessus  de  tout  l'aprio- 
risme  de  la  pensée.  Mais  il  le  continue  néanmoins  à  sa 
façon,  d'abord  par  le  retour  à  des  procédés  d'expo- 
sition spécifiquement  philosophiques,  ensuite  par  la 
aature  même  de  l'objet  qu'il  s'est  proposé  d'étudier 
3t  qui  n'est  autre  que  l'esprit  humain.  Assurément 
1  conçoit  cet  objet  d'une  tout  autre  façon  que  Des- 
îartes,  mais  il  y  attache  la  même  importance  et  il  y 
îoncentre  tout  son  eiïort. 

Né  à  Grenoble  d'une  famille  de  magistrats,  Etienne 
îonnot  de  Condillac  reçut  les  ordres  et  fut  abbé  de 
vlureaux,  sans  d'ailleurs  exercer  jamais  les  fonctions 
icclésiastiques.  Ses  premiers  écrits  le  rendirent  assez 
rite  célèbre.   Depuis  longtemps  distingué  et  encou- 
■agé  par  Jean-Jacques  Rousseau  il  fut  protégé  par 
Diderot  et  loué  par  Voltaire.  Mais  sa  première  forma- 
ion  avait  été  laborieuse  et  il  avait  eu  des  débuts 
lénibles.  Rousseau  dit  de  lui  :  «  J'ai  vu,  dans  un  âge 
issez  avancé,  un  homme  qui  m'honorait  de  son  amitié 
asser  dans  sa  famille  et  chez  ses  amis  pour  un  esprit 
orné.  Cette  excellente  tête  se  mûrissait  en  silence. 
?out-à-coup  il  s'est  montré  philosophe,  et  je  ne  doute 
as  que  la  postérité  ne  lui  marque  une  place  honorable 
t  distinguée  parmi  les  meilleurs  raisonneurs  et  les 
■dIus  profonds  métaphysiciens  de  son  siècle.  »  {Emile, 
v.   II.)   Néanmoins  ses  relations  d'amitié  avec  lés 
ommes  de  l'Encyclopédie  ne  l'empêchèrent  pas  de 
ivre  à  l'écart  et  de  rester  indépendant.  Il  sut  toujours 
e  réserver  et  ne  contracta  pas  d'engagements  indis- 
rets   et    compromettants    avec    ceux    qui   menaient 
opinion  de  son  temps.  C'est  ainsi  qu'il  évita  de  col- 
iborer  directement  à  V Encyclopédie.  Au  reste  il  eut 
*un  bout  à  l'autre  une  vie  de  mesure  et  de  dignité 
t  il  finit  son  existence  dans  une  sorte  de  retraite, 
lomme  penseur,  il  montra  une  intelligence  non  pas 
trofonde,  mais  souvent  pénétrante,  sagace  et  fine. 


252  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 

u'ul 


î 


C'est  un  plaisir  que  de  le  lire,  un  plaisir  plutôt  qu 
joie.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  eut  une  influence 
considérable.  Et  cependant  nous  n'avons  sur  lui  aucun 
livre  satisfaisant,  ni  même  simplement  équitable.  Sa 
philosophie,  qui  renferme  des  éléments  très  comple^^ 
en  réalité  et  malaisés  à  définir,  a  été  simplifiée  à  l'ex 
et  jugée  sur  des  données  incomplètes.  S'il  fallait 
caractériser  d'un  mot,  on  serait  sans  doute  obligé  d( 
retenir  la  qualification  de  sensualiste  consacrée 
l'usage.  Mais  il  faudrait  observer  que  le  terme  de  s 
sationniste  vaudrait  beaucoup  mieux,  et  il  faudr 
surtout  marquer  que  son  sensualisme  ne  l'oriente 
aucun  degré  vers  le  matérialisme.  Celui  de  ses  discip 
qui  déclarait  qu'il  était  inconvenant  de  le  traiter  d( 
matérialiste  avait  certainement  raison  contre  Cousir 
et  contre  Royer-Collard.  Qu'il  ramène  tout  à  la  sensa 
tion  et  qu'il  en  fasse  sortir  toute  la  vie  mentale  p 
le  développement  continu  d'un  formalisme  logi 
ce  n'est  pas  douteux,  et  il  faut  le  maintenir.  Mai 
n'admettait  pas  la  réduction  de  la  sensation  aux 
constances  matérielles  qui  paraissent  la  déterminer 
qui  n'en  sont  réellement,  selon  l'expression  qu'il 
ploie  volontiers,  que  des  causes  occasionnelles.  Élé- 
ment premier  par  rapport  à  tout  le  développement 
l'âme,  la  sensation  est  aussi  pour  lui,  par  rapport 
propriétés  de  l'organisme  et  de  la  matière,  un  élémi 
original  et  irréductible.  Quoi  qu'on  ait  pu  dire  de  son 
matérialisme  et  de  son  athéisme,  il  est  sincèrement 
spiritualiste  et  déiste.  Il  l'est  très  simplement,  mais 
aussi  très  parfaitement.  Il  faut  d'ailleurs  bien  se  rendre 
compte  du  dessein  qui  a  inspiré  tout  le  développement 
de  sa  pensée.  Il  n'a  pas  eu  d'autres  prétentions  qu£ 
de  fournir  une  explication  de  fait  de  toutes  les  opéra; 
tions  de  la  vie  mentale.  Ce  que  nous  aurons  à  dire 
sa  doctrine  dans  la  suite  vérifiera  cette  donnée  géné- 
rale. iNotons  seulement  pour  le  moment  qu'il  a  direc- 
temient  combattu  et  formellement  désavoué  l'hypo- 
thèse de  Locke  en   vertu   de  laquelle  une  certaine 


CONDILLAG   ET   LES    IDEOLOGUES  253 

natière  pourrait  être  douée  de  la  faculté  de  penser  et 
jue,  en  dressant  à  son  tour  un  catalogue  des  facultés 
le  l'esprit,  il  s'est  interdit  de  spéculer  sur  la  nature 
le  l'âme.  S'il  s'élève  contre  les  systèmes  que  nous 
ommes  convenus  d'appeler  métaphysiques,  c'est  uni- 
luement  parce  que,  d'après  lui,  ils  ne  reposent  que 
,ur  des  maximes  générales  et  abstraites.  Il  construira 
lû  système,  lui  aussi  :  mais  il  a  la  prétention  de  ne 
'établir  que  par  l'analyse  appliquée  à  l'observation 
it  à  l'enchaînement  des  phénomènes. 

Si  l'on  fait  entrer  en  ligne  de  compte  le  volumineux 
7ours  d^éiudes  qu'il  composa  pour  l'instruction  du 
)rince  de  Parme,  il  écrivit  de  nombreux  ouvrages, 
dais,  pour  suivre  la  marche  de  sa  pensée  et  pour  re- 
lonstituer  sa  doctrine,  il  suffît  de  consulter  d'une  part 
on  Essai  sur  V origine  des  connaissances  humaines  (1746) 
ît  son  Traité  des  sensations  (1754).  Dans  V Essaie  qui  est 
crit  sous  l'inspiration  encore  dominante  de  Locke,  on 
lécouvre  les  tendances  maîtresses  et  beaucoup  des  idées 
[u'il  reprendra  plus  tard.  Quant  au  Traité  des  sensa- 
ions,  il  renferme  l'expression  la  plus  claire  et  la  plus 
omplète  de  sa  philosophie.  Il  est  utile  toutefois  de 
oindre  au  Traité  des  sensations  le  Traité  des  animaux 
1755)  qui  n'en  est  qu'une  dépendance  et  où  Condillac 
i  pris  soin  d'exposer  en  termes  exprès  ses  idées  sur 
)ieu,  sur  la  création  et  sur  la  moralité  humaine. 

Dans  V Essai  il  commence  par  revendiquer  la  qualité 
le  métaphysiciens  pour  les  philosophes  qui,  comme 
jocke  et  comme  lui-même,  refusant  de  s'occuper  de 
absolu,  s'appliquent  à  étudier  les  opérations  et  les 
êtes  de  l'esprit.  L'étude  de  l'esprit  humain,  entre- 
irise  du  même  point  de  vue  que  Locke,  telle  sera  la 
aatière  de  son  livre.  Dresser  un  tableau  de  nos  puis- 
ances,  faire  l'histoire  de  nos  connaissances,  voilà  ce 
[u'il  a  en  vue.  Gomme  Locke  il  est  opposé  à  toute 
loctrine  d'innéité,  si,  par  ce  mot,  on  entend  la  pré- 
ence  en  nous  d'idées  toutes  faites.  Il  croit  quant  à 
ni,  comme  le  philosophe  anglais  dont  il  revendique 


254  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

le  patronage,  que  toutes  nos  idées  viennent  des  sens 
et  qu'elles  sont  élaborées  d'une  certaine  manière  par 
la  réflexion.  Mais  la  réflexion  n'est  déjà  plus  pour  lui' 
que  l'attention  ;  laquelle  à  son  tour  n'est  autre  chose 
qu'une  sensation  dominante  qui  nous  absorbe  tou^ 
entiers.  Donc  nulle  idée  qui  ne  soit  acquise.  Ainsi  sdj 
trouve  énoncé  le  principe  «  sensualiste  »  qui  sert  de 
point  de  départ  à  toute  sa  philosophie.  Et  cependant 
ce  principe,  il  est,  comme  nous  l'avons' dit  en  commen- 
çant, tout  à  fait  éloigné  de  le  tourner  vers  le  matéria-* 
lisme  et  même  il  ne  lui  accorde  qu'une  valeur  de  fait! 
semblant  admettre  lui  aussi  des  facultés  propres  dé' 
l'esprit  et  en  tous  les  cas  des  opérations  particulières 
de  l'âme.  Il  débute  à  cet  égard  par  une  profession  de 
foi  spiritualiste  et  chrétienne.  Le  péché  originel,  dit-il,  a 
rendu  l'âme  si  dépendante  du  corps  que  bien  des  phi- 
losophes ont  confondu  les  deux  substances.  Or  cette 
confusion  est  inadmissible.  Le  sujet  de  la  pensée  doit 
être  un  ;  mais  un  amas  de  matière  n'est  pas  un  :  c'est 
une  multitude.  D'autre  part,  l'âme  étant  distincte  du 
corps,  celui-ci  ne  peut  être  que  cause  occasionnelle  de 
nos  connaissances.  D'où  il  faut  conclure  que  nos  sens 
ne  sont  qu'occasionnellement  la  source  de  nos  idées. 
Or  ce  qui  se  fait  simplement  à  l'occasion  d'une  chose 
peut  se  faire  sans  elle.  L'âme  donc  peut  absolument, 
sans  le  secours  des  sens,  acquérir  des  connaissances, 
et  telle  était  sa  condition  avant  le  péché.  Les  choses 
ont  changé  depuis  la  chute.  Ainsi,  quand  nous  disons 
que  nous  n'avons  point  d'idées  qui  ne  nous  viennent 
des  sens,  nous  n'envisageons  que  l'état  de  fait  où  nous 
sommes  actuellement.  (Essai^  section  I,  chap.  i^'^.) 

Nos  connaissances  dérivent  donc  d'abord  des  sen- 
sations et  nos  sensations  sont  représentatives  des 
corps.  Il  n'est  pas  en  effet  d'idées  que  nous  ayons  des . 
corps  qui  ne  soient  comprises  dans  nos  sensations.^ 
Mais  on  objecte  qu'il  est  impossible  de  s'assurer  par 
les  sens  si  les  choses  sont  telles  qu'elles  paraissent. 
Est-ce  donc  qu'on  s'en  assurerait  mieux  avec  des  idéeSj 


j 


CONDILLAC   ET   LES   IDÉOLOGUES  255 

nnées?  Descartes  et  les  Cartésiens,  Malebranche  en 
particulier,  ont  répété  que  les  sens  ne  sont  qu'erreur 
)t  illusion  ;  mais  ils  ont  résolu  par  cette  ductririe  radi- 
cale beaucoup  trop  simple  des  questions  différentes. 
Distinguons  dans  nos  sensations  :  i^  la  perception  que 
lous  en  éprouvons  ;  2°  le  rapport  que  nous  en  faisons 
i  quelque  chose  hors  de  nous  ;  3^  le  jugement  que  ce 
jue  nous  rapportons  aux  choses  leur  appartient  en 
îffet.  Or,  sur  le  premier  point,  il  est  certain  que  rien 
l'est  plus  clair  et  plus  distinct  que  notre  perception 
juand  nous  éprouvons  quelque  sensation.  Quoi  de  plus 
jlair  et  de  plus  distinct  que  la  sensation  de  son  et  de 
îouleur?  Sur  le  second  point,  il  est  certain  également 
jue,  lorsque  nous  rapportons  à  tel  corps  les  idées  d'une 
certaine  grandeur  et  d'une  certaine  figure,  il  n'y  a  là 
ien  que  de  vrai,  de  clair  et  de  distinct.  La  possibi- 
ité  de  l'erreur  ne  commence  qu'autant  que  nous 
ugeons  que  telle  grandeur  et  telle  figure  appartiennent 
i  tel  ou  tel  corps.  Cela  veut  dire  que  les  jugements  qui 
iccompagnent  nos  sensations  ne  peuvent  nous  être 
itiles  qu'après  qu'une  expérience  bien  réfléchie  en  a 
orrigé  les  défauts.  —  C'est  par  la  précipitation  de  ce 
;enre  de  jugements  que  s'explique  l'attribution  aux 
orps  d'idées  qui  sont  surtout  à  nous,  comme  les  idées 
le  couleur,  d'odeur,  etc..  Parce  que  l'idée  d'étendue 
st  telle  qu'on  peut  supposer  dans  les  corps  une  pro- 
►riété  qui  lui  ressemble,  on  imagine  que  les  sensations 
le  son  ou  d'odeur  se  trouvent  dans  le  même  cas,  d'au- 
ant  plus  que  nous  sommes  amenés  à  supposer  dans 
?s  corps  quelque  chose  qui  les  occasionne.  Au  fond, 
andis  que  de  ces  sensations  comme  étant  en  nous 
lous  avons  des  idées  fort  claires,  de  ces  sensations  une 
ois  détachées  de  notre  être  nous  n'avons  aucune  idée. 
Essai^  section  I,  chap.  ii.) 

Si  maintenant  nous  passons  aux  opérations  pro- 
•rement  dites  de  l'âme,  nous  verrons  aisément  com- 
lent  elles  s'engendrent  les  unes  les  autres  à  partir 
.'une  première  qui  n'est  qu'une  simple  perception. 


256  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


I 


La  perception  est  l'impression  que  l'âme  reçoit  à  la 
présence  des  objets  :  elle  est  le  plus  simple  et  le  pre-, 
mier  degré  de  la  connaissance.  Faut-il,  comme  le  veuŒ 
Locke,  identifier  la  perception  et  la  conscience?  Con- 
dillac  avoue  que  pendant  un  temps  il  a  cru  qu'il  y 
avait  en  nous  des  perceptions  dont  nous  n'avions  pas 
conscience.  Mais,  à  la  réflexion,  il  juge  comme  Locke 
impossible  et  absurde  une  perception  dont  l'âme  n'a 
pas  quelque  connaissance  :  une  telle  perception  con- 
sisterait en  effet  à  percevoir  sans  apercevoir.  Seule- 
ment il  y  a  des  impressions  qui  se  produisent  dans 
l'âme  d'une  manière  si  légère  que,  bien  que  nous  en 
ayons  quelque  peu  conscience,  un  moment  après  nous 
ne  nous  en  souvenons  plus.  Ainsi  la  perception  et  la 
conscience  ne  sont  qu'une  même  opération  de  l'âme 
sous  deux  noms  différents.  En  tant  qu'on  ne  consi- 
dère cette  opération  que  comme  une  impression  dans 
l'âme,  on  peut  l'appeler  perception.  En  tant  qu'elle 
avertit  l'âme  de  sa  présence,  on  peut  l'appeler  cons- 
cience. 

Voici  maintenant  une  opération  par  laquelle  notrl 
conscience,  s' appliquant  à  certaines  perceptions,  leS 
augmente  si  vivement  qu'elles  paraissent  les  seules 
dont  nous  prenons  connaissance  :  cette  opération  est 
l'attention.  Les  choses  attirent  notre  attention  par  le 
côté  où  elles  ont  le  plus  de  rapport  avec  notre  tempé- 
rament, avec  nos  passions  et  avec  notre  état.  C'est 
précisément  ce  rapport  qui  fait  qu'elles  nous  affectent 
avec  plus  de  force  et  que  nous  en  avons  une  cons- 
cience plus  vive. 

Lorsque  les  objets  attirent  notre  attention,  les  per- 
ceptions qu'ils  occasionnent  en  nous  se  lient  avec  le 
sentiment  de  notre  être  et  avec  tout  ce  qui  peut  s'y 
rapporter  en  quelque  façon.  Il  arrive  ainsi  non  seu- 
lement que  la  conscience  nous  livre  la  connaissance 
de  nos  perceptions,  mais  encore  que,  en  présence  deï 
leur  répétition,  elle  nous  avertit  souvent  que  nous  les 
avons   déjà  eues,  et   qu'elle   nous   les   fait  connaître- 


À 


GONDILLAG   ET   LES   IDÉOLOGUES  257 

comme  étant  à  nous,  c'est-à-dire  comme  affectant, 
malgré  leur  variété  et  leur  succession,  un  être  qui  est 
constamment  le  même  moi.  Cette  dernière  opération, 
soit  qu'elle  nous  fasse  reconnaître  notre  être,  soit 
u'elle  nous  fasse  reconnaître  les  perceptions  qui  s'y 
répètent,  c'est  la  réminiscence.  {Essai,  section  II, 
lap.  I.) 

Cependant  il  ne  dépend  pas  toujours  de  nous  de 
éveiller  les  perceptions  que  nous  avons  éprouvées  : 
y  a  des  cas  où  nous  devons  nous  borner  à  en  rappeler 
amplement  le  nom  ou  à  en  évoquer  certaines  circons- 
ances  concomitantes.  On  appelle  mémoire  l'opéra- 
ion  qui  produit  un  pareil  effet.  Et  l'on  voit  par  là  la 
lifférence  qu'il  y  a  entre  la  mémoire  et  l'imagination, 
)ien  que  les  philosophes,  sans  en  excepter  Locke,  les 
dent  si  souvent  confondues.  L'imagination  en  effet  a 
>our  caractère  propre  de  prolonger  ou  de  réveiller  les 
erceptions  elles-mêmes  ;  la  réminiscence  s'y  réfère 
e  telle  sorte  qu'elle  nous  fait  reconnaître  que  nous 
s  avons  eues  ;  tandis  que  la  mémoire  se  borne  à  en 
ppeler  seulement  les  signes  ou  les  circonstances.  Au 
jrplus,  nous  ne  cherchons  à  nous  ressouvenir  d'une 
lose  que  par  rapport  aux  circonstances  qui  l'ont 
Dcompagnée  et  où  notre  intérêt  s'est  trouvé  engagé, 
nous  réussissons  d'autant  mieux  à  en  évoquer  le 
mvenir  que  ces  circonstances  sont  en  plus  grand 
ombre  ou  qu'elles  ont  avec  le  fait  lui-même  une  liai- 
)n  plus  immédiate.  C'est  donc  la  liaison  des  idées 
•urnie  par  l'attention  et  rapportée  à  nos  besoins  et 
nos  intérêts  qui  engendre  l'imagination  et  la  mé- 
oire.  Mais  il  apparaît  peu*  là  que  la  mémoire  est  nor- 
alement  liée  à  l'usage  des  signes.  (Essai,  section  II, 
lap.  III  et  IV.) 

Aussitôt  que  la  mémoire  est  formée  et  que  l'exer- 
3e  de  l'imagination  est  en  quelque  sorte  passé  en 
)tre  pouvoir,  les  idées  que  celle-là  rappelle  et  les. 
ées  que  celle-ci  réveille  commencent  à  relever  l'âme 
la  dépendance  où  elle  se  trouvait  par  rapport  aux 

17 


258  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


I 


objets  qui  agissaient  sur  elle.  L'âme  devient  maître 
de  son  attention,  c'est-à-dire  qu'elle  réfléchit  ;  et  p 
là  elle  arrive  à  disposer  de  ses  perceptions  à  peu  prè 
comme  si  elle  avait  primitivement  le  pouvoir  de  le{ 
produire  ou  de  les  anéantir.  (Chap.  v.)  Elle  est  ains 
rendue  capable  de  distinguer  les  unes  des  autres  les 
idées  qu'elle  reçoit  des  objets  et  en  outre  de  considérai 
à  part  certaines  qualités  essentielles  de  ces  objets 
c'est  là  ce  qu'on  appelle  abstraire.  Les  idées  qui  ré 
sultent  de  l'abstraction  se  nomment  générales  parc( 
qu'elles  représentent  des  qualités  qui  conviennent  î 
plusieurs  choses  différentes.  —  Au  pouvoir  de  distin 
guer  que  nous  a  conféré  la  réflexion  vient  s'ajouter  ^ 
son  tour  par  une  suite  inévitable  le  triple  pouvoir  d« 
comparer,  de  composer  et  de  décomposer.  (Chap.  vi. 

Quand  nous  comparons,  nos  idées,  ou  bien  la  cons 
cience  que  nous  en  avons  nous  les  fait  connaître  comm( 
étant  les  mêmes  par  les  aspects  sous  lesquels  nous  le! 
envisageons,  —  ce  que  nous  manifestons  en  liant  cei 
idées  par  le  mot  est,  —  et  c'est  ce  qui  s'appelle  affir 
mer;  ou  bien  elle  nous  les  fait  connaître  comme  n'étani 
pas  les  mêmes,  —  ce  que  nous  manifestons  en  les  sépa 
rant  par  ces  mots  n'est  pas,  —  et  c'est  ce  qui  s'appell< 
nier.  Cette  double  opération  qui  consiste  à  afïirmer  e1 
à  nier  est  ce  qu'on  nomme  juger.  Il  est  évident  qjai 
l'opération  du  jugement  est  une  conséquence  logique 
des  autres  opérations  de  l'âme  antérieurement  an»' 
lysées  et  définies.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  De  Fopératioi; 
de  juger  naît  celle  de  raisonner,  le  raisonnement  n'étaûl 
à  vrai  dire  qu'un  enchaînement  de  jugements  qu; 
dépendent  les  uns  des  autres.  —  Quand  enfin  par  le\ 
opérations  précédentes  ou  du  moins  par  quelques-une^ 
d'entre  elles  on  s'est  fait  des  idées  exactes  et  qu'(J 
connaît  l'ensemble  des  rapports  qui  les  unissent,  î! 
conscience  que  l'on  a  de  la  totalité  de  ces  idées  et  d( 
ces  rapports  est  ce  qu'on  nomme  concevoir. 

AiTivé  au  terme  de  cette  analyse,  Condillac  se  croil 
autorisé  à  conclure  que  l'entendement  n'est  pas  uii( 


CONDILLAG   ET   LES   IDÉOLOGUES 


259 


faculté  différente  de  nos  connaissances.  Il  n'est  pas  da- 
rantage  à  ses  yeux  le  lieu  où  les  connaissances  vien- 
nent se  réunir.  Il  est,  selon  lui,  la  collection  ou  la  com- 
pinaison  des  opérations  que  nous  avons  énumérées 
elon  la  loi  d'un  développement  continu  et  logique. 
|k.percevoir  ou  avoir  conscience,  donner  son  attention, 
econnaître,  imaginer,  se  ressouvenir,  r  éfléchir,  distin- 
uer  ses  idées,  les  abstraire,  les  comparer,  les  analyser, 
|ffîrmer,  nier,  juger,  raisonner,  concevoir  :  voilà  l'en- 
indement. 

Ainsi,  quand  les  objets  extérieurs  agissent  sur  nous, 
lous  en  recevons  différentes  idées  par  le  canal  des 
ms  :  telles  sont  les  sensations  primitives  de  lumière, 
e  couleur,  de  douleur,  de  plaisir,  de  mouvement  et  de 
!pos,  qui  constituent  pour  Gondillac  nos  premières 
pnsées.  Mais  le  moment  vient  vite  où  nous  commen- 
pns  à  réfléchir  sur  ce  que  les  sensations  occasionnent 
i  nous  et  à  nous  former  ainsi  des  idées  des  différentes 
pérations  de  notre  âme,  telles  qu'apercevoir,  imagi- 
pr,  etc..  Nous  acquérons  de  la  sorte  toutes  les  idées 
le  nous  n'avions  pas  pu  recevoir  directement  des 
|.oses  extérieures,  idées  qui  constituent  nos  secondes 
nsées.  Les  sensations  et  les  opérations  de  F  âme  sont 
|inc  les  matériaux  de  toutes  nos  connaissances  et 
us  ne  saurions  trop  redire  qu'il  n'y  a  point  d'idées 
|ii  ne  soient  acquises. 

Devant  ces  premiers  résultats  de  l'analyse  de  la  vie 
[antale  à  laquelle  Gondillac  s'est  livré  dans  son  Essai 
peut  se  demander  s'il  a  bien  tenu  sa  promesse  de 
livre  mieux  que  Locke  le  développement  de  notre 
prit  et  de  faire  mieux  que  lui  l'histoire  de  nos  con- 
issances.  Et  de  fait,  dans  tout  ce  qui  précède,  il  n'a 
n  dit  d'essentiel  qui  ne  se  trouve  déjà  chez  Locke 
|is  une  forme  identique  ou  analogue.  Le  progrès  réa- 
ne  peut  en  tous  les  cas  porter  jusqu'ici  que  sur  la 
linière  de  présenter  les  choses  et  sur  la  finesse  des 
Iservations.  Aussi  est-ce  dans  un  autre  ordre  de 
nnées  qu'il  faut .  chercher  et  discerner  l'incontes- 


260  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

table  originalité  qui  apparaît  déjà  dans  VEssai  sur 
Vorigine  des  connaissances  humaines.  Il  y  a  dans  ce 
livre  deux  principes  réellement  nouveaux  qui  font 
leur  apparition  et  qui  sont  de  grande  conséquence.  LJ 
premier  est  celui  de  la  liaison  des  idées  avec  les  signes 
le  second  est  celui  de  la  liaison  des  idées  entre  elles. 

En  ce  qui  regarde  la  liaison  des  idées  avec  les  signes, 
Condillac  a  parfaitement  aperçu  et  clairement  montré 
que  l'usage  des  signes  est  la  cause  véritable  des  pro- 
grès de  l'entendement  humain.  Mais  ici  il  faut  bien 
distinguer  entre  les  différentes  sortes  de  signes  aux- 
quels nous  sommes  amenés  à  avoir  recours  pour  tra- 
duire nos  pensées.  Il  y  a  d'abord  les  signes  acciden- 
tels qui  font  qu'une  certaine  pensée  se  trouve  liée  par 
une  coïncidence  fortuite  et  indépendante  de  notre 
volonté  à  une  certaine  circonstance  qui,  renouvelée 
de  parti  pris,  pourra  lui  servir  d'expression.  De  tels 
signes  il  n'y  a  presque  rien  à  tirer  pour  l'usage  vrai- 
ment utile.  Il  y  a  ensuite  les  «  signes  naturels  »  tels  que 
les  cris,  les  mouvements,  les  gestes,  les  jeux  de  phy^ 
sionomie  qui  tendent  à  manifester  extérieurement  ceri 
taines  impressions  de  crainte,  de  tristesse  ou  de  joie.' 
Des  signes  de  ce  genre  peuvent  assurément  rendre  desj 
services,  mais  ils  ne  peuvent  traduire  qu'un  nombre 
très  restreint  d'idées  ou  de  sentiments.  Restent  «  lea^ 
signes  d'institution,  »  c'est-à-dire  ceux  dont  la  corresi 
pondance  avec  les  idées  qu'ils  devront  régulièremenf 
exprimer  est  établie  par  une  convention  arbitraire, 
autrement  dit  par  notre  libre  choix.  Ce  sont  les  signesii 
de  cette  dernière  espèce  qui  sont  à  beaucoup  près  lest 
plus  importants  et  les  plus  utiles,  parce  que,  étant  | 
essentiellement  disponibles  et  maniables,  ils  sont  tou- 
jours à  nos  ordres  pour  nous  rappeler  les  perceptions' 
qui  leur  ont  été  liées  par  notre  propre  initiative.  Lai 
fécondité  de  l'usage  de  tels  signes  est  illimitée.  La 
mémoire,  elle,  n'est  capable  que  de  réveiller  ou  les 
circonstances  ou  les  signes  des  perceptions.  Et  par  là 
même  elle  est  inévitablement  bornée.  Les  signes  au 


CONDILLAG   ET   LES   IDEOLOGUES  261 

contraire  s'évoquent  les  uns  les  autres  à  l'infini.  Ils 
rendent  l'âme  maîtresse  de  son  attention.  Ils  servent 
ainsi  à  introduire  véritablement  dans  la  vie  mentale 
la  réflexion  qui  n'est  rien  d'autre  que  l'attention  diri- 
gée à  notre  gré.  L'usage  des  signes  d'institution  est  ce 
qui  rend  l'esprit  actif.  C'est  aussi  ce  qui  réussit  à  le 
rendre  de  plus  en  plus  indépendant  par  rapport  aux 
choses  extérieures  en  lui  assurant  jusqu'à  un  certain 
point  la  maîtrise  de  ces  choses.  Et  pourvu  que  nous 
déterminions  exactement  l'idée  simple  attachée  à  un 
signe,  nous  ne  risquons  pas  plus  de  nous  tromper  que 
les  mathématiciens  dans  leurs  déductions. 

Nous  sommes  ainsi  amenés  à  considérer  l'applica- 
tion du  second  principe  de  Condillac,  qui  est,  comme 
nous  l'avons  vu,  celui  de  la  liaison  des  idées  entre  elles. 
Ce  second  principe  est  d'ailleurs  très  voisin  du  pre- 
mier avec  lequel  il  soutient  un  rapport  très  étroit.  La 
donnée  fondamentale  qui  doit  ici  servir  à  régler  les 
démarches  de  notre  esprit  est  l'obligation  où  nous 
sommes,  si  nous  voulons  éviter  l'erreur  et  acquérir 
des  connaissances  vraies,  de  procéder  uniquement  par 
la  voie  de  l'analyse.  Lier  nos  idées  les  unes  aux  autres 
analytiquement,  tel  est  le  secret  de  la  découverte  de 
la  vérité.  La  synthèse  proprement  dite  est  une  façon 
de  procéder  irrémédiablement  vicieuse  et  ténébreuse. 
Et  c'est  précisément  ici  qu'apparaissent  le  défaut  et 
l'impuissance  de  la  doctrine  de  l'innéité.  Des  idées 
innées,  ne  pouvant  être  prises  que  comme  le  hasard 
nous  les  apporte,  ne  pourraient  être  reliées  les  unes 
aux  autres  ou  avec  d'autres  idées  que  par  des  rapports 
déterminés  a  priori  et  constituer  que  des  définitions 
arbitraires.  Au  contraire,  en  opérant  sur  des  notions 
construites,  dont  on  connaît  la  génération,  on  ne  risque 
pas  de  se  tromper.  On  est  toujours  à  même  de  les 
prendre  sous  la  forme  et  dans  les  conditions  où  elles 
38  lient  avec  les  autres  d'une  façon  irréprochable. 
Est-ce  à  dire  que,  en  excluant  toute  synthèse,  on  s'in- 
erdit  par  là  même  toute  démarche  de  l'esprit  qui  soit 


ne 
Dséfl 
an» 


262  La  philosophie  française 

une  composition?  Non  certes.  Mais  il  ne  faut  mettre 
en  œuvre  que  cette  composition  particulière  qui,  ne 
la  sant  que  recomposer  ce  que  l'analyse  a  décomposé 
est  encore  elle-même  rigoureusement  analytique.  S 
doute  il  faut  user  de  circonspection  dans  ce  trav 
de  l'esprit  qui  s'applique  à  relier  entre  eux  les  signes 
d'institution.  Et  d'abord,  si  l'on  ne  veut  pas  s'exposer 
à  raisonner  finalement  sur  des  mots  tout  seuls,  il  faut 
veiller  à  ne  jamais  employer  les  mots  indépendamment 
de  la  considération  de  leur  contenu.  En  outre,  dans 
cette  analyse,  il  faudra  partir  des  idées  les  plus  simples. 
Or,  —  et  ceci  en  opposition  avec  Descartes,  —  on 
devra  regarder  comme  les  plus  simples  les  idées  par- 
ticulières, autrement  dit  les  données  premières  de  la 
connaissance  fournies  par  l'exercice  spontané  des  sens. 
Dès  lors,  si  le  progrès  s'accomplit  d'une  manière  régu- 
lière, sans  solution  de  continuité,  en  se  servant  tou- 
jours du  connu  pour  déterminer  l'inconnu,  on  ne  pourra 
aboutir  qu'à  des  connaissances  vraies.  Mais  il  est  évi- 
dent que,  lorsque  les  sens  cessent  de  nous  fournir  des 
idées,  les  limites  de  la  connaissance  sont  atteintes  et 
l'on  doit  renoncer  à  aller  plus  loin.  Nous  n'avons  d'autre 
droit  que  de  nous  servir  de  la  réflexion  pour  former  des 
idées  complexes  à  partir  des  idées  simples  directement 
fournies  par  la  sensation. 

Ainsi  sont  maintenus  dans  ce  sensualisme,  tel  qu'il 
est  défini  dans  VEssai,  une  certaine  activité  de  l'es- 
prit et  un  ordre  régulier  dans  les  idées.  C'est  là  d'ail- 
leurs la  conséquence  logique  du  dualisme  de  l'âme  et 
du  corps  que  Condillac  a  eu  soin  d'affirmer  très  net- 
tement, ainsi"  que  nous  avons  déjà  eu  occasion  de  le 
constater.  Il  reste  bien  entendu  que  c'est  l'âme  seule 
qui  sent  à  l'occasion  des  modifications  de  nos  organes. 

Bien  que  Condillac  eût  fixé  dans  son  Essai  le  sens 
général  de  sa  pensée  et  qu'il  y  eût  énoncé  une  bonne 
part  de  ses  idées  essentielles,  le  Traité  des  sensations 
apporte  avec  lui  des  données  nouvelles  et  importantes 
ou  même  certaines  modifications.  D'abord  le  Traité  a 


CONDILLAG   ET   LES    IDÉOLOGUES  263 

pour  caractère  général  de  répondre  aux  exigences 
d'une  analyse  plus  complète.  La  thèse  fondamentale 
y  est  donc  développée  avec  plus  d'ampleur.  En  outre 
elle  y  est  poussée  dans  le  sens  de  conséquences  plus 
radicales  :  il  n'y  a  plus  trace  ici  de  ce  qui  avait  pu  sur- 
vivre dans  VEssai  de  l'existence  de  facultés  propre- 
ment dites  conçues  plus  ou  moins  à  la  manière  de 
Locke.  Les  facultés  ne  sont  plus  absolument  que  les 
opérations  de  l'âme  et  ces  opérations  elles-mêmes  ne 
sont  plus  que  des  habitudes  acquises.  Tout  est  tiré  de 
la  sensation  qui,  par  ses  transformations  successives, 
engendre  et  déroule  la  série  entière  des  connaissances 
et  des  sentiments.  En  effet  tout  est  présenté  mainte- 
nant comme  une  manière  d'être  attentif  ou  comme 
une  manière  de  désirer.  Or  l'attention,  à  laquelle  se 
rapporte  tout  l'ordre  de  la  connaissance,  et  le  désir, 
auquel  se  rapporte  tout  l'ordre  de  la  volonté,  ne  sont 
que  deux  façons  de  sentir.  Enfin  l'idéalisme  métho- 
dique de  Condillac  y  est  plus  fortement  accusé.  Nos 
sensations  n'étant  que  nos  manières  d'être  et  la  vue 
3lle-même  ne  nous  fournissant  plus  la  notion  de  l'es- 
pace extérieur,  le  problème  de  l'extériorité  se  pose 
lans  des  conditions  plus  précises  et  ne  peut  plus  être 
résolu  que  par  le  toucher. 

Quant  au  procédé  d'exposition,  il  est  original  et 
louveau  et  il  intéresse  visiblement  le  fond  des  choses. 
Pour  établir  sa  doctrine,  Condillac  recourt  à  un  arti- 
fice ingénieux  dont  il  a  pu  emprunter  à  d'autres  la 
première  idée,  mais  dont  la  mise  en  œuvre  lui  appar- 
tient en  propre.  Il  suppose  une  statue  animée  et  tout 
fabord  immobile  à  laquelle  il  accorde  seulement  peu 
k  peu  et  un  à  un  l'usage  de  ses  cinq  sens.  Il  y  a  là  un 
.solement  réciproque  des  différents  sens  et  une  décom- 
position de  la  vie  mentale  qui  lui  permettront  de  dé- 
erminer  ce  qui  est,  selon  lui,  l'apport  particulier  de 
chaque  sens  dans  la  connaissance  globale. 

Il  commence  par  l'odorat.  Les  connaissances  de  la 
rtatue  bornées  au  sens  de  l'odorat  ne  peuvent  s'étendre 


264  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

qu'à  des  odeurs  ;  elle  ne  peut  pas  plus  avoir  les  idée 
d'étendue,  de  figure,  ni  de  rien  qui  soit  hors  d'elle  ou 
de  ses  sensations  que  celles  de  couleur,  de  son,"  de 
saveur.  Si  elle  sent  une  rose,  elle  n'est  en  elle-même 
et  pour  elle-même  que  l'odeur  de  cette  fleur.  Elle 
pourra  être  odeur  d'œillet,  de  jasmin,  de  violette 
comme  elle  est  odeur  de  rose  ;  mais,  de  toute  façon, 
ces  différentes  odeurs  ne  sont  jamais  que  ses  propres 
modifications  ou  manières  d'être. 

Cependant,  et  ceci  est  capital,  le  jugement  d'exté- 
riorité étant  mis  à  part,  la  statue  sera  amenée  à  accom- 
plir à  partir  des  sensations  de  l'odorat  tout  seul, 
comme  à  partir  des  sensations  de  n'importe  quel  autre 
sens  isolé  des  autres,  toutes  les  opérations  qui  conaB 
tituent  l'entendement.  Pareillement  et  sans  sortir  des 
sensations  d'une  seule  espèce,  elle  pourra  dire  «  moi  » 
dès  qu'il  surviendra  quelque  changement  à  son  sen- 
timent fondamental. 

A  la  première  odeur,  la  capacité  de  sentir  de  la 
statue  est  tout  entière  à  l'impression  qui  se  fait  sur 
son  organe,  et  cet  accaparement  de  la  capacité  de 
sentir  par  une  seule  sensation,  c'est  l'attention.  Dès 
lors  aussi  il  y  a  commencement  de  jouissance  et  de 
souffrance  :  car  si  la  capacité  de  sentir  est  tout  entière 
à  une  odeur  agréable,  c'est  jouissance  ;  si  elle  est  tout 
entière  à  une  odeur  désagréable,  c'est  souffrance.  Il  n'y 
a  pas  de  sensations  indifférentes.  Actuellement  chez 
nous  la  jouissance  s'accompagne  d'un  désir  de  la  pro- 
longer, comme  la  souffrance  d'un  désir  de  l'écarter. 
Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  aux  premiers  moments  où 
la  statue  sent.  Car,  pour  désirer,  il  lui  faut  avoir  remar- 
qué qu'elle  peut  cesser  d'être  ce  qu'elle  est  et  redevenir 
ce  qu'elle  a  été  ;  c'est  quand  elle  a  acquis  les  idées  de 
changement,  de  succession,  de  durée,  qu'elle  voit  ses 
désirs  naître  d'un  état  de  douleur  comparé  à  un  étati 
de  plaisir.  Ainsi,  au  lieu  d'expliquer  les  états  affectifs! 
par  les  tendances,  Condillac  fait  dériver  les  tendances| 
des  états  affectifs. 


GONDILLAG   ET   LES   IDEOLOGUES  265 

Si  la  statue  n'avait  aucun  souvenir  de  ses  modifica- 
I  ions,  à  chaque  fois  elle  croirait  sentir  pour  la  première 
lois.  Mais  l'odeur  qu'elle  sent  ne  lui  échappe  pas  entiè- 
rement aussitôt  que  le  corps  odorant  cesse  d'agir  sur 
son  organe.  L'attention  qu'elle  lui  a  donnée  la  retient 
ncore,  et  il  en  reste  une  impression  plus  ou  moins  forte 
selon  que  l'attention  a  été  elle-même  plus  ou  moins 
vive.  Voilà  la  mémoire.  Lorsque  la  statue  sent  une  nou- 
velle odeur,  elle  a  donc  encore  présente  celle  qu'elle  a 
sentie  le  moment  précédent.  Sa  capacité  de  sentir  se 
partage  ainsi  entre  la  sensation  qu'elle  a  eue  et  qui  se 
rapporte  au  passé  et  la  sensation  qu'elle  a  et  qui  se 
rapporte  au  présent.  D'ordinaire,  —  mais  ce  n'est  pas 
tant  s'en  faut  une  règle  sans  exception,  —  le  souvenir 
est  un  sentiment  faible,  tandis  que  la  sensation  pro- 
prement dite  est  un  sentiment  vif.  Pareillement  la 
statue  est  active  par  rapport  à  la  sensation  remé- 
morée puisque  ceile-ci  se  produit  sans  l'action  d'un 
corps  sur  l'organisme  ;  elle  est  passive  au  contraire 
par  rapport  à  la  sensation  présente  :  mais  c'est  une 
différence  qu'elle  ne  saurait  faire,  puisqu'elle  ne  se 
doute  pas  encore  de  l'action  des  objets  extérieurs  et 
que  toutes  ses  modifications  sont  à  son  égard  comme 
si  elle  ne  les  devait  qu'à  elle-même. 

Cependant  plus  la  mémoire  aura  occasion  de  s'exer- 
cer, plus  elle  agira  avec  facilité  ;  et  ainsi  la  mémoire 
de  la  statue  deviendra  en  elle  une  habitude,  car  l'habi- 
tude n'est  que  la  facilité  de  répéter  ce  qu'on  a  fait,  et 
cette  facilité  s'acquiert  par  la  répétition  des  actes. 

Continuant  son  analyse  en  la  dirigeant  toujours 
dans  la  même  voie  et  par  les  mêmes  procédés,  Con- 
dillac  achève  de  retrouver  dans  l'exercice  du  seul  sens 
de  l'odorat  la  série  entière  des  opérations  mentales 
qu'il  a  décrites  dans  son  Essai.  Notons  cependant  que, 
ne  sachant  pas  encore  si  des  objets  extérieurs  existent, 
la  statue  ne  peut  pas  concevoir  une  idée  abstraite, 
commune  par  exemple  à  plusieurs  fleurs.  Mais,  dis- 
tinguant en  elle  les  états  par  lesquels  elle  passe,  elle 


266  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

a  des  idées  de  nombre,  très  restreintes  d'abord,  puis- 
qu'elle ne  peut  embrasser  distinctement  que  trois  de 
ses  manières  d'être  et  qu'elle  n'entrevoit  au  delà  qu'une 
multitude  confuse.  Elle  a  l'idée  d'une  durée  passée  et 
d'une  durée  à  venir,  et  aussi  d'une  sorte  de  durée  indé- 
finie qui  est  pour  elle  une  éternité  ;  l'idée  de  la  durée 
qu'elle  a  n'est  point  absolue  :  c'est  par  la  succession 
qu'elle  est  éternisée.  Enfin  elle  a  l'idée  de  son  moi  ou 
de  sa  personnalité,  mais  qui  se  ramène  à  la  conscience 
de  ce  qu'elle  est  et  au  souvenir  de  ce  qu'elle  a  été.  Son 
moi  n'est  que  la  collection  des  sensations  qu'elle 
éprouve  et  de  celles  que  la  mémoire  lui  rappelle. 

C'est  ainsi  qu'avec  un  seul  sens,  au  dire  de  Gondil-: 
lac,  l'âme  a  le  germe  de  toutes  ses  facultés  ;  c'est  aini^J 
qu'avec  un  seul  sens  l'entendement  a  autant  de  facultés 
qu'avec  les  cinq  réunis.  Aussi  peut-on  appliquer  aux 
autres  sens  ce  qui  a  été  dit  de  l'odorat  en  se  conten- 
tant de  relever  ce  qui  est  plus  particulier  à  chacun 
d'eux. 

Supposons  la  statue  bornée  au  sens  de  l'ouïe.  Quand 
son  oreille  sera  frappée,  elle  deviendra  la  sensation 
qu'elle  éprouve.  Mais  elle  n'aura  pas  par  là  l'idée  d'un 
objet  situé  à  une  certaine  distance  :  elle  ne  soupçonne 
pas  encore  qu'il  existe  autre  chose  qu'elle.  Seulement, 
tandis  qu'elle  ne  saisit  entre  un  bruit  et  un  bruit  qu'un 
rapport  vague,  c'est  un  rapport  déterminé  qu'elle 
saisit  entre  un  son  et  un  son.  Elle  apportera  à  saisiij 
ce  genre  de  rapports  un  discernement  de  plus  en  plus 
étendu  :  elle  réussira  à  distinguer  un  bruit  et  un  chant 
qui  se  font  entendre  ensemble  et  elle  se  rappellera 
mieux  une  suite  de  sons  qu'une  suite  de  bruits. 

En  joignant  les  sensations  de  l'ouïe  à  celles  de  l'odo- 
rat, la  statue  n'acquerra  pas  davantage  l'idée  de 
quelque  chose  d'extérieur.  Au  début  même  elle  n'y 
verra  pas  deux  espèces  de  modifications  différentes. 
C'est  seulement  quand  elle  aura  considéré  les  sensa- 
tions de  l'ouïe  à  part  de  celles  de  l'odorat  qu'elle  sera 
capable  de  les  distinguer  quand  elle  les  éprouvera 


i 


CONDILLAG  ET   LES    IDEOLOGUES  267 

ensemble.  Et  ainsi  elle  aura  plus  d'idées  abstraites 
puisqu'elle  constatera  en  elle  deux  espèces  de  modi- 
fications. Elle  aura  également  une  mémoire  plus 
étendue. 

Avec  le  goût  seul,  la  statue  acquiert  les  mêmes 
facultés  qu'avec  l'ouïe  et  l'odorat  ;  mais  le  goût  con- 
tribue plus  que  l'odorat  et  que  l'ouïe  à  son  bonheur  et 
à  son  malheur  ;  car  d'ordinaire  les  saveurs  affectent  avec 
plus  de  force  que  les  odeurs  et  par  là  aussi  le  goût 
peut  nuire  aux  autres  sens  ;  cependant  il  ajoute  ses 
données  à  celles  des  autres  données  que  la  statue  arri- 
vera peu  à  peu  à  distinguer  selon  les  divers  sens,  quoi- 
qu'il doive  lui  être  plus  malaisé  de  faire  la  différence 
d'une  saveur  à  une  odeur  que  d'une  saveur  à  un  son. 

Quand  on  arrive  au  sens  de  la  vue  il  y  a  bien  des 
préjugés  à  dissiper.  On  croit  que  les  jugements  qui  en 
accompagnent  aujourd'hui  l'exercice,  principalement 
les  jugements  qui  portent  sur  l'existence  des  choses 
extérieures,  sont  primitivement  contenus  dans  les  sen- 
3ations  qu'elle  donne.  Autant  de  préjugés.  —  Remar- 
quons que  ces  préjugés  que  Condillac  entreprend  de 
3ombattre,  il  les  avait  d'abord  partagés  dans  une  cer- 
aine  mesure.  Autrefois  il  résolvait  le  problème  de 
Molyneux  autrement  que  Locke,  et  il  estimait  que 
'aveugle-né,  une  fois  guéri,  distinguerait  immédiate- 
ment la  sphère  du  cube  par  l'usage  de  la  vue  recou- 
vrée. Il  réforme  maintenant  cette  solution  par  un 
progrès  visible  de  son  idéalisme,  et,  s'appropriant  les 
mes  de  Berkeley,  telles  qu'elles  étaient  exposées  dans 
a  Nouvelle  Théorie  de  la  Vision^  il  applique  à  la  vue 
mssi  bien  qu'aux  trois  sens  déjà  analysés  la  doctrine 
ju'il  a  soutenue  jusqu'à  présent,  à  savoir  que  nos  sen- 
lations  ne  sont  que  nos  manières  d'être,  et  il  nie 
[lie  la  vue  puisse  nous  donner  la  connaissance  de 
'étendue  extérieure.  Il  insiste  sur  ce  fait  que  la  philo- 
lOphie  a  découvert  que  nos  sensations  ne  sont  pas  les 
ïualités  mêmes  des  objets.  —  Sa  statue  n'apercevra 
lonc  les  couleurs  que  comme  des  manières  d'être  d'elle- 


268  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


m 

verï 


même.  Il  y  a  cependant  ici  une  nuance  à  observer 
Tandis  que,  par  la  sensation  de  son,  la  statue  ne  se 
sentait  pas  étendue,  elle  se  sentira  telle  par  la  sensa- 
tion visuelle,  c'est-à-dire  qu'elle  se  sentira  comme  une 
surface  colorée.  Mais  cette  surface  n'aura  pour  elle 
aucune  grandeur  déterminée  :  ce  sera  une  étendue 
sans  bornes,  sans  contours,  sans  figures,  étendue  qui 
ne  se  rapportera  pas  à  un  objet  en  lui-même  précis  et 
délimité  et  qui  restera  une  pure  modification  de  l'âme. 

Nous  arrivons  enfin  au  toucher  auquel  est  réservé 
le  rôle  de  nous  révéler  le  monde  extérieur.  Nos  sensa- 
tions ne  cesseront  pas  pour  cela  de  rester  nos  manières 
d'être,  mais  le  toucher  deviendra  pour  nous  la  cause 
occasionnelle  de  la  connaissance  distincte  de  notre 
propre  corps  et  des  choses  qui  l'environnent.  Et  ce 
résultat  sera  procuré  surtout  par  la  sensation  de  double 
contact,  à  laquelle  Condillac  attache  justement  une 
grande  importance.  Mais  pour  cela  il  faut  que  l'homme 
ait  l'usage  de  ses  membres  et  l'on  peut  se  demander 
quelle  cause  l'engagera  à  les  mouvoir.  A  l'origine,  ce 
ne  peut  être  le  dessein  de  s'en  servir.  C'est  naturelle- 
ment, machinalement,  par  instinct  qu'il  se  meut  tout 
d'abord.  Puis  peu  à  peu  il  étudie  ses  mouvements  à 
l'occasion  même  du  plaisir  et  de  la  douleur  auxquels 
ils  semblent  liés.  Ainsi  il  arrivera  que  sa  main,  prin-  ï 
cipal  organe  du  tact,  se  portera  sur  lui  et  sur  ce  qui 
l'environne,  et  ainsi  encore,  parmi  les  sensations  que 
sa  main  éprouvera,  il  s'en  trouvera  une  qui  représen- 
tera nécessairement  des  corps. 

Ainsi  instruite,  la  statue  a  du  plaisir  à  démêler  les 
différentes  parties  du  corps,  à  se  mouvoir  même  pour 
se  mouvoir.  La  surprise  que  lui  donne  l'espace  qu'elle 
découvre  autour  d'elle  contribue  à  lui  rendre  agréable 
le  transport  de  son  corps  d'un  lieu  dans  un  autre.  Soli- 
dité et  fluidité,  dureté  et  mollesse,  mouvement  et 
repos  sont  pour  elle  des  sentiments  agréables  :  car 
plus  ils  contrastent,  plus  ils  attirent  son  attention. 
Ce  qui  devient  pour  elle  une  source  particulière  de   , 


CONDILLAG  ET   LES   IDÉOLOGUES  269' 

plaisir,  c'est  l'habitude  qu'elle  se  fait  de  comparer  et 
de  juger  ;  elle  passe  par  autant  de  sentiments  agréables 
qu'elle  se  forme  d'idées  nouvelles  ;  les  plaisirs  naissent 
sous  ses  mains,  sous  ses  pas,  jusqu'au  moment  où  le 
repos  à  son  tour  lui  devient  un  besoin  et  une  joie.  En 
outre  son  amour,  sa  haine,  sa  volonté,  ses  espérances, 
ses  craintes  n'ont  plus  seulement  ses  manières  d'être 
pour  objets  :  ce  sont  les  choses  palpables  qu'elle  aime, 
qu'elle  hait,  qu'elle  veut,  qu'elle  espère,  qu'elle  craint. 

En  découvrant  de  nouveaux  espaces,  elle  éprouve 
de  temps  en  temps  des  sentiments  qui  lui  étaient 
inconnus  :  elle  juge  ainsi  qu'il  y  a  des  découvertes  à 
faire  pour  elle  ;  elle  apprend  que  les  mouvements  qui 
sont  à  sa  disposition  lui  donnent  le  moyen  d'y  réussir  ; 
elle  devient  capable  de  curiosité,  tandis  qu'elle  ne 
l'était  pas  avec  les  autres  sens.  La  curiosité  est  ainsi 
un  des  principaux  motifs  de  ses  actions. 

Le  nombre  des  idées  qui  peuvent  venir  par  le  tact 
est  infini  :  car  il  comprend  tous  les  rapports  de  gran- 
deur, c'est-à-dire  une  science  que  les  plus  grands  ma- 
thématiciens n'épuiseront  jamais.  Quant  à  l'ordre 
dans  lequel  ces  idées  sont  acquises,  il  dépend  à  la  fois 
de  la  rencontre  fortuite  des  objets  et  de  la  simplicité 
des  rapports.  On  ne  peut  naturellement  suivre  que  la 
seconde  de  ces  causes. 

La  statue  acquiert  donc  les  idées  de  solidité,  de 
dureté,  de  chaleur,  —  mais  idées  qui  ne  sont  pas  abso- 
lues, —  et  qui  résultent  d'une  comparaison  de  sensa- 
tions avec  d'autres  sensations  ;  grâce  à  l'usage  de  la 
main,  elle  remarque  l'étendue  et  l'ensemble  des  par- 
ties qui  composent  un  objet  :  elle  le  circonscrit.  Elle 
distingue  les  choses  solides  suivant  la  forme  que  cha- 
cune d'elles  fait  prendre  à  sa  main,  et  elle  obtient  ainsi 
les  idées  de  figure,  de  ligne  droite,  de  ligne  courbe  ; 
elle  compare  les  figures  et  les  distingue.  De  plus  en 
plus  elle  détache  toutes  ces  modifications  de  son  mot, 
et,  les  jugeant  hors  d'elle,  elle  en  fait  des  touts  diffé- 
remment combinés  où  elle  peut  démêler  une  multi- 


270  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


tude  de  rapports.  L'attention  dont  elle  est  capabi 
avec  le  toucher  est  d'une  autre  espèce  que  celle  dont 
elle  était  capable  avec  les  autres  sens  :  cette  attention 
qui  combine  les  sensations,  qui  en  fait  au  dehors  des 
touts^  qui  les  compare  sous  différents  rapports,  c'est 
la  réflexion. 

Un  corps  qu'elle  touche,  ce  n'est  donc  à  son  égar^ 
que  les  perceptions  de  grandeur,  de  solidité,  de  dureté 
qu'elle  juge  réunies,  et  elle  n'a  pas  besoin  d'y  ajouter 
un  soutien,  un  substratum.  Il  lui  suffit  de  les  sentir 
ensemble.  Autant  elle  remarque  de  collections  de  cette 
espèce,  autant  elle  distingue  d'objets  auxquels  elle 
rapporte  non  seulement  la  grandeur,  la  solidité,  mais 
encore  le  chaud,  le  froid  et  tous  les  sentiments  que  le 
tact  lui  apprend  à  mettre  au  dehors. 

Après  avoir  énuméré  les  principales  connaissances 
dues  au  toucher  seul,  Condillac  explique  comment  le 
toucher  apprend  aux  autres  sens  à  juger  des  objets 
extérieurs. 

Nous  n'imaginions  pas  d'abord  quelle  pouvait  être 
la  cause  des  sensations  d'odeur  ;  mais  par  le  tact  nous 
découvrons  l'organe  de  l'odorat.  Nous  en  approchons 
ou  nous  en  éloignons  une  fleur,  nous  sentons  ou  nous 
ne  sentons  plus  une  odeur,  nous  jugeons  qu'elle  vient 
de  la  fleur  et  nous  faisons  de  l'odeur  une  qualité  de 
corps.  De  même  par  le  toucher  nous  découvrons  a 
nous  un  organe  de  l'ouïe  ;  nous  jugeons  alors  les  se 
comme  étant  dans  les  corps,  nous  les  y  entendons  et 
nous  nous  faisons  une  habitude  de  cette  manière  d 
les  y  entendre  ;  nous  jugeons  à  l'ouïe  des  distances  e 
des  situations  des  choses  non  du  reste  sans  risque  d'er 
reur.  —  L'œil  également  a  besoin  du  tact  pour  se  fair 
une  habitude  des  mouvements  propres  à  la  vision, 
pour  s'accoutumer  à  rapporter  ses  sensations  à  l'ex 
trémité  des  rayons  et  pour  juger  par  là  des  distances,] 
des    grandeurs,    des   situations,    des    figures.    Quand! 
même  on  accorderait  à  la  statue  une  connaissance  par 
faite  de  l'optique,  elle  n'en  serait  pas  plus  avancée 


iesn 
eafl 
nf 


CONDILLAC   ET   LES   IDÉOLOGUES  271 

les  principes  de  l'optique  sont  déjà  insuffisants  pour 
expliquer  la  vision,   à  plus  forte  raison  pour   nous 
apprendre  à  voir.  —  Nous  voyons  au  contraire  par- 
faitement ce  que  nous  apprend  l'expérience  due  au 
toucher.  Que,  soit  hasard,  soit  douleur  occasionnée 
par  une  lumière  trop  vive,  nous  portions  la  main  sur 
nos  yeux,  les  couleurs  disparaissent.  Retirons  main- 
tenant la  main  :  les  couleurs  reparaissent.  Dès  lors 
nous  cessons  de  prendre  les  couleurs  sim.plement  pour 
nos  manières  d'être  :  nous  acquérons  l'habitude  de 
les  étaler  sur  une  surface  qu'à  la  longue  nous  jugeons 
plus  éloignée  de  nous  que  nous  n'avions  cru  d'abord. 
En  touchant  un  corps  qui  est  devant  nos  yeux,  en  le 
couvrant  avec  la  main,  nous  remplaçons  une  couleur 
par  une  autre  ;  en  retirant  la  main,  nous  faisons  repa- 
raître la  première  couleur.  Il  nous  semble  donc  que 
Dotre  main  fait  à  une  certaine  distance  se  succéder  les 
deux  couleui^s.  Nous  promenons  la  main  sur  une  sur- 
face, et  nous  voyons  une  couleur  qui  se  meut  sur  une 
autre  couleur  dont  les  parties  paraissent   et  dispa- 
aissent  tour  à  tour  :  nous  jugeons  ainsi  que  la  couleur 
mmobile  est  étalée  sur  le  corps  que  nous  touchons  et 
jue  la  couleux'  qui  se  meut  est  étalée  sur  notre  main. 
Mous  conduisons  tour  à  tour  la  main  de  nos  yeux  sur 
es  corps  et  des  corps  sur  nos  yeux  ;  nous  mesurons 
es  distances  ;  puis,  approchant  ou  éloignant  ces  corps, 
lous  étudions  les  impressions  que  l'œil  en  reçoit  à 
'/haque  fois  ;  nous  nous  habituons  à  lier  ces  impres- 
ions  avec  les  distances  connues  par  le  tact  ;  nous 
soyons  les  objets  tantôt  plus  près,  tantôt  plus  loin, 
>arce  que  nous  les  voyons  où  nous  les  touchons.  La 
Qain  semble  dire  à  la  vue  :  la  couleur  est  sur  chaque 
»artie  que  je  parcours.  En  continuant  à  s'exercer  et  à 
e  laisser  éduquer  de  la  sorte,  non  seulement  la  vue 
iscerne  les  figures,  les  situations  et  les  grandeurs  des- 
bjets  tangibles,  mais  encore  elle  s'élance  à  des  dis- 
ances  de  plus  en  plus  grandes  ;  elle  manie,  elle  embrasse 
îs  objets  auxquels  le  toucher  ne  peut  atteindre  et  elle 


272  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

parcourt  tout  l'espace  avec  une  rapidité  étonnante. 
Comme  nous  avons  lié  différents  jugements  à  diffé- 
rentes impressions  de  lumière,  nous  reproduisons  ces 
jugements  dès  que  les  impressions  se  répètent  ;  mais 
nous  sommes  alors  sujets  à  nous  tromper,  car  il  y  a 
dans  chaque  cas  des  circonstances  possibles  qui  modi- 
fient le  rapport  des  impressions  avec  nos  jugements 
accoutumés.  Ainsi  nos  yeux  pourront  se  mettre  en 
contradiction  avec  le  toucher  quand  ils  apercevront 
de  la  convexité  sur  un  relief  peint  où  la  main  ne  per- 
cevra qu'une  surface  ;  ils  se  mettront  en  contradic- 
tion avec  eux-mêmes  quand  ils  jugeront,  à  une  cer- 
taine distance,  petite  et  ronde  la  tour  qui  de  près  leur 
paraîtra  grande  et  carrée.  C'est  dans  ce  cas  au  tou- 
cher qu'il  appartient  de  rectifier  la  vue  dont  elle  a  fait 
l'éducation. 

Nous  voyons  par  tout  ce  qui  précède  comment  s'ins- 
truisent nos  sens  ;  mais  nous  voyons  avant  tout  com- 
ment les  diverses  opérations  de  l'âme  ne  sont  que  des 
sensations,  ou  plutôt  comment  elles  peuvent  n'être 
qu'une  sensation  transformée. 

Reste  à  savoir  ce  que  peut  bien  être  cette  sensation 
transformée  de  laquelle  sort,  au  dire  de  Condillac,  tout 
le  développement  de  la  vie  mentale.  Dans  l'analyse 
qu'il  fait  des  opérations  successives  de  l'âme,  le  mot 
«  génération  »  revient  fréquemment  sous  sa  plume.  Il 
dit  couramment  qu'une  certaine  opération  en  «  en- 
gendre »  une  autre.  Faudra-t-il  donc  admettre  que 
Condillac  nous  a  effectivement  donné  une  étude  géné- 
tique de  la  sensibilité?  Assurément  non.  Dire  par 
exemple  que  l'attention  est  une  sensation  forte  et 
prédominante,  dire  ensuite  que  la  comparaison  est 
une  double  attention,  ce  n'est  pas  rechercher  et  décou- 
vrir les  conditions  qui  foat  que  réellement  l'esprit 
passe  de  la  sensation  à  l'attention  et  de  l'attention  à 
la  comparaison.  La  même  remarque  pourrait  s'appli- i 
quer  à  tous  les  termes  de  la  série  parcourue  par  Con- 1 
dillac.  Et  cela  est  si  vrai  que  ce  terme  de  sentir  finit 


à 


CONDILLAG   ET   LES   IDEOLOGUES  21J 

par  signifier  seulement  açoir  conscience.  Une  telle 
identification  est  d'ailleurs  toute  naturelle  de  la  part 
d'un  philosophe  pour  qui  la  sensation  n'est  finalement 
qu'une  modification  de  conscience.  La  conscience  à 
son  tour  n'est  plus  que  l'analyse  graduelle  de  l'être 
par  l'être  même  appliqué  à  considérer  le  déroulement 
de  sa  vie  mentale,  ce  qui,  pour  le  dire  en  passant,  ne 
semble  pas  laisser  beaucoup  de  place  à  l'analyse  du 
philosophe. 

Ce  n'est  donc  pas  sous  l'aspect  d'une  étude  vérita- 
blement génétique  qu'il  faut  envisager  la  doctrine  de 
la  sensation  transformée  élaborée  par  Condillac.  Ce 
Iqu'il  fait  en  réalité,  c'est  de  superposer  à  un  sensation- 
inisme  extrême  un  logicisme  lui-même  extrême.  For- 
[malisme  logique,  tel  est  le  terme  qui  convient  le  mieux 
pour  indiquer  d'une  manière  spécifique  ce  qu'est  la 
doctrine  de  la  sensation  transformée.  L'auteur  du  Traité 
des  Sensations  finit  par  considérer  les  transformations 
de  la  sensation  comme  de  simples  transformations 
algébriques,  qui  ne  sont  intelligiljles  que  si  elles  sont 
3es  identités,  mais   qui  deviennent  intelligibles   dès 
|u'on  les  ramène  à  la  loi  de  l'identité.  De  là  son  parti 
pris  d'exclure  la  synthèse  et  son  dessein  avoué  de  ne 
}e  servir  jamais  que  de  l'analyse  en  n'admettant  de 
omposition  que  celle  qui  est  une  contre-épreuve  de 
a  décomposition.  L'esprit  ne  devra  progresser  que 
}ar  une  série  d'équations  en  passant  toujours  en  réa- 
ité  du  même  au  même.  C'est  pourquoi  Condillac  n'est 
DSychologue  que  par  accident.  Ce  qu'il  veut  surtout 
5t  même  seulement,  c'est   classer  des  états  psycho- 
ogiques   à  l'aide   d'une   méthode   qui   emprunte  sa 
'igueur  apparente  à  l'algèbre.  C'est  ainsi  enfin  qu'il 
i  été  amené  à  concevoir  l'idée  générale  d'une  science 
lui  ne  serait  qu'une  langue  bien  faite.  Entrant  dans 
les  vues  analogues  à  celles  de  Leibniz,  il  était  disposé 
la  fin  de  sa  vie  à  promouvoir  la  formation  d'une 
orte  de  caractéristique  universelle. 
Si  maintenant  l'on  voulait  qualifier  d'une  manière 

18 


274  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


plus  générale  et  dans  son  ensemble  l'œuvre  de  Condi 
lac,  on  ne  pourrait  méconnaître  que  c'est  là  une  tâche 
difficile  et  embarrassante  à  raison  des  aspects  très 
divers  et  de  la  réelle  complexité  de  sa  doctrine.  Voici 
du  moins  ce  qu'on  en  peut  dire  de  plus  précis  dans  un 
court  résumé.  Il  faut  maintenir  d'abord  qu'il  a  pro- 
fessé un  dualisme  spiritualiste  et  qu'il  revient  souvent 
sur  cette  idée  que  les  sens  ne  sont  que  des  causes  occ 
sionnelles.  Or,  on  n'a  vu  chez  lui  que  l'étude  des  se 
sations  et  qu'une  doctrine  sensationniste.  C'est  là  une 
simplification  arbitraire.  II  reste  d'ailleurs  à  marquer 
plus  exactement  ce  qu'est  ce  sensationnisme.  On  peut 
dire  d'abord  ce  qu'il  n'est  pas.  Ce  n'est  pas  un  matéria- 
lisme et  c'en  est  presque  le  contraire  puisqu'il  ne  recon- 
naît pas  l'existence  de  sensations  purement  matérielles. 
Ce  n'est  pas  non  plus  un  empirisme.  Bien  que  Condillac 
se  réfère  souvent  à  l'observation,  la  conception  d'une 
explication  logique  fondée  sur  l'identité  est  à  l'opposé 
de  l'empirisme  qui  admet,  lui,  une  hétérogénéité.  Pas 
davantage  on  ne  peut  dire  que  c'est  un  rationalisme. 
Sans  doute,  Condillac  retient  quelque  chose  du  carac- 
tère constructif  du  rationalisme  en  ce  qu'il  admet  que 
ce  qui  se  suit  en  vertu  de  liaisons  convenables  pour 
l'esprit  se  suit  dans  le  même  ordre  selon  la  natur 
Seulement  cette  considération  est  insuffisante  po 
faire  de  sa  doctrine  un  rationalisme,  tout  rationalisme 
comportant  et  exigeant  une  certaine  irréductibilité  d 
facultés  et  des  opérations.  Mais  c'est  d'abord  un  inteî-' 
lectualisme  qui  élimine  tout  ce  qui  n'est  pas  de  l'ordre 
de  la  conscience  et  de  la  connaissance  et  qui  se  fait 
sentir  jusque  dans  une  psychologie  des  bêtes,  dont,  à 
rencontre  de  Bufîon,  Condillac  ramène  l'instinct  à  des 
connaissances  acquises.  C'est  ensuite  un  idéalisme  a 
moins  méthodique  qui  tient  la  donnée  de  la  conscien 
pour  la  donnée  immédiate,  qui  n'admet  tout  d'abor<j 
que  des  manières  d'être  du  moi  et  qui  ne  fait  interv 
nir  que  tardivement  un  jugement  d'extériorité.  Ces 
enfin  et  par-dessus  tout,  comme  nous  l'avons  déjà  dit 


GONDILLAC   ET   LES    IDÉOLOGUES  275 

vec  insistance,  un  formalisme  logique  qui  tend  à 
bonder  dans  son  propre  sens  jusqu'à  en  tirer  les  con- 
îquences  les  plus  extrêmes. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  jugement  qu'il  y  a  lieu  de  por- 
»r  sur  la  doctrine  de  Condillac,  elle  a  exercé  une  grande 
ifluence  ;  elle  a  dominé  à  un  certain  moment  la  pensée 
bilosophique  française  et  elle  a  donné  naissance  à 
idéologie  qui  relie  le  dix-huitième  siècle  au  dix- 
;3uvième. 

C'est  Destutt  de  Tracy  qui  a  été  le  premier  conti- 

lateur  de  Condillac.  C'est  lui  qui  a  proposé  d'em- 

oyer  le  mot  d'idéologie  pour  désigner  la  philosophie 

)uvelle  qui,  laissant  de  côté  toute  spéculation  méta- 

lysique  au  s  ns  traditionnel,  s'impose  pour  tâche 

lique  d'étudier  et  d'expliquer  la  formation  des  idées. 

s  idéologues,  qu'on  les  considère  ou  non  comme  des 

étaphysiciens  d'un  nouveau  genre,  se  placeront  à  un 

»int  de  vue  qui  est  de  sa  nature  et  tout  d'abord  pure- 

ent  psychologique.  Le  terme  le  plus  convenable  que 

n  pourrait  employer  pour  les  désigner  est  celui  d'ana- 

jtes  de  l'esprit.  Destutt  de  Tracy  est  le  vrai  fonda- 

iir  de  cette  école.  Il  expose  dans  ses  Éléments  d'idéo- 

]ie  la  méthode  dont  elle  s'inspirera.  Et  il  réussit  à 

re  pénétrer  ses  conceptions  dans  le  milieu  de  l'Ins- 

ut  C[ui  deviendra  le  centre  de  diffusion  de  la  doc- 

ne.  C'est  surtout  le  problème  de  l'extériorisation 

nos  états  de  conscience  qui  retient  son  attention. 

cet  égard  il  estime  que  les  explications  de  Condillac 

deviennent  satisfaisantes  qu'à  partir  du  moment 

il  donne  à  sa  statue  la  faculté  de  se  mouvoir.  Sans 

..te  faculté,  le  toucher  ne  suffirait  jamais  à  lui  seul 

aous  livrer  la  connaissance  du  monde  extérieur.  La 

)tilité  prend  donc  chez  lui  une  importance  tout  à 

t  caractéristique  de  la  position  personnelle  qu'il  a 

optée.  En  même  temps  il  insiste  sur  la  perception 

jffort  qui  est  causée  en  nous  par  la  résistance  que 

icontrent  nos  mouvements.  Si  d'ailleurs  on  voulait 

finir  d'un  mot  la  tendance  propre  de  Destutt  de 


276     •         LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

Tracy,    il    faudrait    dire    qu'il   représente    V  idéologie 
rationnelle. 

En  revanche  le  médecin  Cabanis  est  le  représentant 
de  V idéologie  physiologique.  Il  met  en  lumière  l'in- 
fluence immense  du  physique  sur  le  moral  et  il  expose 
ses  idées  principalement  dans  son  Traité  du  physique 
et  du  moral  de  Vhomme.  Il  insiste  sur  cette  idée  que  le 
moral  dépend  non  seulement  de  la  sensibilité  externe, 
mais  aussi  de  la  sensibilité  interne.  Il  se  sert  du  rêve, 
de  la  folie,  des  troubles  nerveux  qui  surgissent  -sans 
excitations  extérieures  pour  montrer  le  rôle  considé- 
rable que  jouent  les  sensations  internes  dans  la  vie 
mentale.  Il  va  si  loin  dans  ce  sens  qu'il  substitue  à 
l'innéité  psychologique  une  sorte  d'innéité  physiolo- 
gique. Il  aboutit  ainsi  à  un  matérialisme,  mais  il  est 
juste  d'observer  que  ce  matérialisme  est  à  vrai  dire 
beaucoup  plus  méthodique  que  doctrinal. 

En  somme,  la  philosophie  de  Gondillac,  qui  avait, 
servi  de  point  de  départ  à  l'idéologie,  avait  été  nota- 
blement modifiée  par  Destutt  de  Tracy  et  complè- 
tement déformée  par  Cabanis.  Il  était  réservé  à  Maine, 
de  Biran  de  lui  porter  un  coup  plus  rude  en  montrant; 
avec  beaucoup  de  force  et  de  clarté  que  Condillao' 
n'avait  tiré  la  connaissance  de  la  sensation  que  parce 
qu'il  l'y  avait  frauduleusement  introduite  dès  le  prin- 
cipe, sans  justifier  à  aucun  moment  le  droit  de  sa  statue 
à  dire  :  «  moi  ».  En  s' attaquant  à  une  donnée  fonda- 
mentale du  condillacisme,  Maine  de  Biran,  qui  avait 
d'abord  largement  participé  au  mouvement  d'idées 
représenté  par  Destutt  de  Tracy  et  par  Cabanis,  allait 
du  même  coup  contredire  et  dépasser  leur  matéria- 
lisme pour  fonder  un  spiritualisme  à  la  fois  nouveau 
et  profond  qui  substitue  à  l'ancien  dualisme  abstrait 
le  dualisme  du  sujet  et  de  ses  propres  états. 


à 


CHAPITRE  XII 
DE  BONALD  ET  LES  TRADITIONALISTES 


La  secousse  violente  partie  de  la  Révolution  fran- 
;çaise  avait  naturellement  atteint  les  esprits.  Il  était 
donc  inévitable  qu'elle  exerçât  une  grande  influence 
sur  l'activité  philosophique  qui  suivit.  Issue  en  appa- 
rence  de   la   philosophie   du   dix-huitième   siècle,   la 
Révolution  devait,  une  fois  le  plus  fort  de  la  tour- 
mente passé,  nécessairement  livrer  à  l'examen  et  à  la 
critique  les  doctrines  qui  l'avaient  inspirée.  Elle  avait 
été  trop  mélangée  dans  ses  effets  pour  comporter  une 
justification  telle   quelle  de  ces  doctrines  ;  et,  tout 
en  travaillant  à  refaire,  elle  avait  trop  détruit  et  désor- 
ganisé pour  ne  pas  provoquer  une  réaction  de  pensée 
correspondant    à    la   réaction    du    pouvoir.    Certains 
esprits    crurent    qu'elle    pouvait    dans    une    certaine 
mesure  se  concilier  avec  des  formes  de  gouvernement 
elles  que  la  tradition  les  avait  léguées  ;  mais  d'autres 
3rurent  qu'elle  renfermait  en  elle  des  principes  abso- 
ument  réfractaires  à  cette  conciliation,  et  que  ces 
principes,  entièrement  faux  et  malfaisants,  devaient 
disparaître  devant  la  notion  exacte  de  la  société  et 
iu  pouvoir.  Parmi  ces  esprits,  au  premier  rang,  est 
e  vicomte  de  Bonald  :  grand  et  noble  caractère  incon- 
iestablement,  d'une  droiture,  d'une  constance,  d'une 
sincérité  et  d'un  désintéressement  exemplaires  ;  intelli- 
gence forte  surtout  par  le  sentiment  qu'elle  a  de  la 
i^aleur  des  principes  et  par  l'inflexibilité  avec  laquelle 
)lle  en  déduit  toutes  les  conséquences,  sans  souci  de 


278  LA    PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

l'opinion  qu'elle  heurte  ;  intelligence  plus  dogmatiqu- 
qu' analytique,  procédant  par  hautes  et  sereines  afTui 
mations  plus  que  par  décomposition  rigoureuse  d'idées^ 
aimant  sans  doute  et  invoquant  les  faits,  mais  lorsque 
les  faits  peuvent  venir  absolument  ou  à  l'encontr 
ou  à  l'appui  d'une  thèse  ;  pratiquant  peu  l'ironie 
ayant  l'horreur  de  l'esprit  qui  raille,  de  l'esprit  à  1 
Voltaire  ;  âpre  dans  la  polémique  et  qualifiant  dure 
ment   les   doctrines   qu'il   combat,   mais   jamais   le 
hommes.  Émigré,  c'est  à  Heidelberg  qu'il  compos 
son  premier  ouvrage,  la  Théorie  du  Pouvoir  politique 
et  religieux  où,  sinon  toute  sa  philosophie,  du  moi 
toute  sa  doctrine  politique   était    fixée   de   façon 
rester  pour  lui  invariable.  C'est  sous  l'influence  d 
événements  dont  il  avait  été  le  témoin  et  la  victi 
qu'il  s'était  décidé  à  écrire.  L'ouvrage  parut  à  Coni 
tance  en  1796,  avec  cette  phrase  du  Contrat  social 
de  Rousseau  prise  pour  épigraphe  :  «  Si  le  Législateu: 
se  trompant  dans  son  objet,  établit  un  principe  difîi 
rent  de  celui  qui  naît  de  la  nature  des  choses,  l'Ét 
ne  cessera  d'être  agité  jusqu'à  ce  que  ce  principe  sa 
détruit  ou  changé  et  que  l'invincible  Nature  ait  repri 
son  empire.  »  (Livre  II,  chap.  xi.)  Et  certes  pour 
Donald  le  Législateur  de  la  Révolution  s'est  radical 
ment  trompé  dans  son  objet,  et  les  temps  vont  ven 
où  l'invincible  Nature  reprendra  son  empire.  Envoy 
à  Paris,  l'édition  de  l'ouvrage  fut  saisie  et  mise 
pilon  par  ordre  du  Directoire  :  il  n'en  échappa  que  p 
d'exemplaires.  La  doctrine  se  répandit  donc  fort  peu 
au  moins  en  ce  moment  ;  mais,  rentré  en    Franc 
Bonald  la  reprit  dans  divers  ouvrages,  en  lui  donna 
plus  d'extension  philosophique  ou  en  en  montrant 
nouvelles   applications,   notamment   dans   le  Divori 
considéré  au  dix-neuvième  siècle^  dans  V Essai  anal 
tique  sur  les  lois  naturelles  de  V ordre  social,  dans 
Législation  primitive,  considérée  dans  les  derniers  tem 
j:ar  les  seules  lumières  de  la  raison,  qui  est  son  ouvra 
fondamental,  —  plus  tard  dans  les  Recherches  phil 


DE   DONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES     27Ô 

sophiques  sur  les  premiers  objets  des  connaissances 
morales,  etc.  {Moulinié). 

La  pensée  de  Bonald  s'est  formée  par  opposition 
à  la  philosophie  sociale  et  politique  du  dix-huitième 
siècle,  —  notamment  par  opposition  aux  idées  de 
Montesquieu  et  surtout  de  Rousseau.  Nous  verrons 
qu'elle  ne  voile  pas  cet  antagonisme,  tant  s'en  faut. 
Pourtant  Bonald  n'est  pas  sans  rendre  quelque  hom- 
mage à  ses  deux  grands  adversaires.  Dans  la  Préface 
de  sa  Théorie  du  Pouvoir  politique  et  religieux,  il  dit  : 
«  J'ai  beaucoup  cité  Montesquieu  et  J.-J.  Rousseau. 
Comment,  en  effet,  écrire  sur  la  politique  sans  citer 
V Esprit  des  Lois  et  le  Contrat  social,  qu'on  peut  regsirder 
comme  l'extrait  de  toute  la  politique  ancienne  et 
moderne...  On  remarquera  que  je  les  mets  volontiers 
l'un  et  l'autre  à  ma  place  lorsqu'ils  s'accordent  avec 
mes  principes,  parce  que,  si  ces  écrivains  célèbres 
n'ont  pas  pu  se  préserver  de  l'erreur,  ils  ont  aperçu 
de  grandes  vérités  et  les  ont  exprimées  avec  énergie.  » 
(Édition  Le  Clère,  t.  XIII,  p.  12-14.)  Il  les  appelle 
ailleurs  «  des  hommes  de  beaucoup  d'esprit  »,  car, 
ajoute-t-il,  «  on  erre  avec  esprit  et  non  avec  génie  ». 
{Législation  primitive.  Discours  préliminaire,  t.  II  de 
l'édition  Le  Clère,  p.  121.)  Et  voici  encore  ce  qu'il 
observe  sur  eux  en  les  rapprochant  :  «  L'Esprit  des 
Lois  fut  l'oracle  des  philosophes  du  grand  monde, 
le  Contrat  social  fut  l'évangile  des  philosophes  de 
collège  ou  de  comptoir  ;  et  comme  les  écoles  tiennent 
toujours  quelque  chose  du  tour  d'esprit,  du  caractère 
de  leurs  fondateurs,  les  adeptes  de  J.-J.  Rousseau, 
tranchants  comme  leur  maître,  attaquèrent  à  force 
ouverte  les  principes  de  l'ordre  social,  que  les  parti- 
sans de  Montesquieu  ne  défendirent  qu'avec  la  fai- 
blesse et  l'irrésolution  que  donnent  une  doctrine  équi- 
voque et  un  maître  timide  et  indécis.  »  {Législation 
primitive.  Discours  préliminaire,  t.  II  de  l'édition 
Le  Clère,  p.  125.) 

L'erreur  que  la  Réforme  protestante  du  seizième 


280 


LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


siècle  avait  préparée  a  été  consommée  par  la  philo<i 
Sophie  du  dix-huitième  siècle  :  cette  erreur,  c'est' 
l'individualisme.  La  société,  dit-on,  est  d'institution 
humaine  et  doit  son  existence  à  des  conventions  faites 
entre  individus.  Rousseau  a  soutenu  cette  thèse,  on 
sait  comment,  et  il  Fa  liée  à  tout  un  ensemble  de  vues 
essentiellement  fausses. 

Nous  sommes  bons  par  nature,  dit  Rousseau,  mau- 
vais par  la  société.  Nous  sommes  mauvais  par  nature, 
répond  Donald,  bons  par  la  société  :  par  nature,  nous 
sommes  exposés  à  subir  l'empire  des  passions  :  c'est 
de  la  société  que  nous  recevons  la  force  par  laquelle, 
nous  parvenons  à  nous  maîtriser.  (Pensées.)  Mais  il] 
convient  plutôt  de  préciser  ce  qu'il  faut  entendre  par 
nature.  Rousseau  a  le  sens  de  la  vérité  quand  il 
déclare  que  l'état  de  bonté  ou  de  perfection  pour  un 
être,  c'est  son  état  naturel.  Mais  il  confond  l'état 
naturel  et  l'état  natif  :  la  nature  ou  l'essence  de  chaque 
être  est  ce  qui  le  constitue  tel  qu'il  est,  ce  sans  que? 
il  ne  serait  pas  cet  être  ;  l'état  naturel  est  donc  un 
état  de  développement,  d'accomplissement,  de  per- 
fection ;  tandis  que  l'état  natif,  qui  est  l'état  originel, 
est  un  état  de  faiblesse  et  d'imperfection.  Sitôt  que 
cette  distinction  est  reconnue,  il  apparaît  bien  que 
l'état  sauvage  est  à  l'état  civilisé  ce  que  l'enfance 
est  à  l'homme  fait,  ce  que  le  gland  est  au  chêne  ;  l'état 
sauvage  se  détruit  ou  se  civilise  ;  l'état  civilisé  est 
l'état  fort,  de  cette  force  propre  et  intrinsèque  qui 
conserve  ou  qui  rétablit,  qui  détruit  même  pour  per- 
fectionner. Détracteur  de  l'état  civilisé,  Rousseau  n'a 
été  que  le  romancier  de  l'état  sauvage.  {De  Vétat  natif 
et  de  Vétat  naturel.  Voir  M.  Salomon,  p.  12-16.  Légis- 
lation primitive.  Discours  -préliminaire^  t.  II  des 
Œuvres,  p.  229.)  L'homme  naturel,  c'est  donc  l'homme 
de  la  société. 

Il  résulte  de  là  que  la  société  ne  saurait  être  pris( 
pour  une  institution  arbitraire  résultant  d'un  contrat! 
ni  volontaire,  ni  forcée,  la  formation  de  la  société  a 


DE   BONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES     281 

été  nécessaire.  Le  contrat  social  est  une  chimère  ; 
aussi  loin  que  par  l'histoire  nous  remontions  dans  le 
passé,  nous  trouvons  les  hommes  vivant  déjà  en 
société  et  soumis  à  un  pouvoir  ;  et  d'autre  part, 
dés  que  nous  raisonnons  sur  les  conditions  d'un 
pacte  pareil,  il  apparaît  qu'il  ne  peut  y  avoir  de 
contrat  sans  l'existence  d'un  pouvoir  qui  règle  les 
formes  du  contrat,  donc  que  le  pouvoir  ne  peut 
pas  résulter  du  contrat.  [Principe  constitutif  de  la  so- 
ciété, chap.  VI.) 

Rousseau  encore  soutient  que  la  loi  est  l'expression 
de  la  volonté  générale  :  mais  il  y  a  deux  façons  d'en- 
tendre la  volonté  générale,  et  ces  deux  façons  qui 
sont  contradictoires  se  trouvent  chez  lui.  Il  y  a  la 
volonté  générale,  tournée  vers  le  bien  commun,  essen- 
tiellement droite,  dit  Rousseau  :  oui,  parce  qu'elle 
n'est  autre  chose  que  la  volonté  du  corps  social  lui- 
même  et  que  sa  tendance  naturelle  à  remplir  sa  fin. 
Mais  par  une  inconséquence  inexcusable  Rousseau 
identifie  la  volonté  générale  avec  la  volonté  popu- 
laire, avec  la  volonté  de  tous,  c'est-à-dire  avec  une 
somme  de  volontés  particulières  qui  sont,  de  son  aveu 
même,  toutes  tournées  vers  des  intérêts  privés.  Au 
fond  la  société,  telle  qu'il  la  fait  instituer,  est  une 
société  sans  volonté  générale  :  les  voix  s'y  comptent, 
se  défalquent  les  unes  des  autres,  et  il  peut  arriver 
tel  cas  où  la  différence  soit  d'une  voix.  Voici  donc  une 
seule  voix  particulière  qui,  selon  le  système  de  Rous- 
seau, est  la  volonté  générale  :  conséquence  véritable- 
ment absurde.  Voilà  donc  où  on  en  arrive  quand  on 
fait  résider  la  souveraineté  dans  le  peuple  :  on  est 
forcé  d'admettre  que  toutes  les  lois  faites  par  le 
peuple  et  au  nom  du  peuple  sont  bonnes  ;  on  est  obligé 
de  séparer  la  loi  populaire  de  la  raison  générale  et  de 
soutenir,  comme  l'avait  fait  Jurieu,  que  le  peuple  est 
la  seule  autorité  qui  n'ait  pas  besoin  d'avoir  raison. 
{Théorie  du  pouvoir,  liv.  I,  chap.  x,  p.  130-135.  — 
Législation  primitive,    liv.    Il,    chap.   i^^^,    xii,    p.   9; 


â82  LA   t>HILOSOPHIE   FRANÇAISE 

p.  21-23.)  «  L'auteur  du  Contrat  social  dans  la  sociét 
ne  vit  que  l'individu,  et  dans  l'Europe  ne  vit  quei 
Genève  ;  il  confondit  dans  l'homme  la  domination" 
avec  la  liberté,  dans  la  société  la  turbulence  avec  la 
force,  l'agitation  avec  le  mouvement,  l'inquiétude 
avec  l'indépendance,  et  il  voulut  réduire  en  théorie 
le  gouvernement  populaire,  c'est-à-dire  fixer  l'in- 
constance et  ordonner  le  désordre.  »  {Législation  pri- 
mitive, Discours  préliminaire,  t.  II  des  Œuvres,  p.  124.), 

A  l'égard  de  Montesquieu  Bonald  se  montre  presque 
aussi  sévère  qu'à  l'égard  de  Rousseau,  et  même  sur 
certains  points  c'est  à  Rousseau  qu'il  donne  raison 
contre  Montesquieu.  Sur  quelques  autres  il  le  confond; 
avec  Rousseau  plus  qu'on  ne  s'y  attendrait.  C'est 
ainsi  qu'il  lui  attribue  la  glorification  de  l'état  de 
nature  en  citant  cette  phrase  de  lui  :  «  Dans  l'état 
de  la  pure  nature,  les  hommes  ne  chercheraient  pas  à 
s'attaquer  et  la  paix  serait  leur  première  loi  natu 
relie.  »  Mais  surtout  Montesquieu,  s'attachant  exclu-i 
sivement  à  l'esprit  de  ce  qui  est,  non  au  principe  dé 
ce  qui  doit  être,  a  trouvé  la  raison  des  lois  les  plus 
contradictoires,  et  même  des  lois  qui  sont  contre, 
toute  raison  ;  en  outre,  au  lieu  d'attribuer  aux  pas- 
sions de  l'homme  la  cause  des  difîérences  qu'il  aper- 
çoit dans  la  législation  religieuse  et  politique  des 
sociétés,  il  la  rapporte  à  l'influence  des  climats,  e1^ 
pour  établir  cette  influence,  il  remplace  trop  souvent 
l'histoire  approfondie  des  sociétés  par  des  épigrammes 
et  des  anecdotes.  —  Bonald  consacre  tout  le  livre  VII 
de  sa  Théorie  du  Pouvoir  à  réfuter  cette  doctrine  de 
Montesquieu.  «  En  tout  cas,  déclare-t-il,  un  ouvrage 
duquel  il  résulte,  malgré  quelques  précautions  ora- 
toires et  quelques  phrases  équivoques,  que  la  latitude^ 
décide  de  la  religion  et  du  gouvernement,  est  un 
ouvrage  anti-religieux,  anti-politique  et  anti-social.  » 
{Théorie  du  Pouvoir,  Préface,  p.  12-13.  —  Législation 
primitive.  Discours  préliminaire,  p.  123.) 

Bonald  combat  la  théorie  de  la  séparation  des  pou- 


i)E   DONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES     28S 

voirs,  et  ici  il  s'aide  de  Rousseau  qui,  comme  on  sait, 
avait  énergiquement  soutenu  contre  Montesquieu  que 
la  souveraineté  est  indivisible.  Là-dessus  il  oppose 
d'ailleurs  non  seulement  Rousseau  à  Montesquieu, 
mais  Montesquieu  à  Montesquieu.  Le  pouvoir,  a-t-il 
dit,  est  la  volonté  générale  de  l'État  :  dès  lors  l'État 
ne  peut  avoir  qu'une  volonté,  celle  de  sa  conservation, 
et  par  suite  qu'un  pouvoir.  Il  n'y  a  donc  qu'un  pou- 
voir, encore  que  ce  pouvoir  puisse  avoir  différentes 
fonctions  que  l'on  peut  considérer  séparément.  Mais 
Montesquieu  avoue  que  le  pouvoir  judiciaire  n'est 
pas  proprement  un  pouvoir,  et  que  le  pouvoir  exécutif, 
pour  remplir  son  ofïîce,  est  mieux  administré  par  un 
que  par  plusieurs.  C'est  donc  uniquement  pour  le 
pouvoir  législatif  qu'il  réclame  une  indépendance. 
Mais  quand,  comme  lui,  on  a  défini  les  lois  les  rap- 
ports nécessaires  qui  dérivent  de  la  nature  des  choses^ 
on  doit  conclure  qu'il  n'y  a  pas  de  pouvoir  législatif 
humain,  que  c'est  la  nature  seule  qui  fait  les  lois  : 
c'est  de  la  nature,  de  la  société  et  du  pouvoir  que 
dérivent  toutes  les  lois,  —  lois  fondamentales,  lois 
politiques,  lois  civiles,  lois  criminelles.  —  La  nature 
fait  les  lois  de  deux  manières  :  ou  bien  elle  introduit 
dans  la  société  des  coutumes  qui  acquièrent  force  de 
loi,  ou  bien  elle  indique  à  la  société  le  vice  d'une  loi 
défectueuse  ou  incomplète  par  le  caractère  des  troubles 
.dont  elle  est  agitée.  {Théorie  du  Pouvoir^  livre  VI, 
chap.  III,  t.  XIII,  p.  434  et  suiv.  ;  Législation  primi- 
tive^ livre  II,  chap.  m,  t.  III,  p.  42.)  Il  y  a  donc  de 
l'indécision  et  des  tiraillements  dans  l'œuvre  de  Mon- 
tesquieu. Et  Donald  d'ajouter  :  «  Montesquieu,  par- 
tisan de  l'unité  du  pouvoir  par  état  et  par  préjugé, 
et  du  gouvernement  populaire  par  affection  philoso- 
phique ;  favorable  aux  sociétés  unitaires  par  ses 
aveuxj  et  aux  sociétés  opposées  par  ses  principes, 
sans  plan  et  sans  système,  écrivit  V Esprit  des  Lois 
avec  le  môme  esprit,  et,  dans  quehiues  endroits,  avec 
la  même  manière  qu'il  avait  écrit  les  Lettres  persanes.  » 


284  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

{Théorie  du  Pouvoir,  Discours  préliminaire,  p.  123.) 
—  Au  reste,  de  même  que  Rousseau  avait  voulu] 
modeler  tous  les  États  sur  Genève,  Montesquieu  pro- 
pose comme  modèle  la  constitution  anglaise  :  Bonald 
est  très  opposé  à  l'imitation  a  priori  des  constitutions 
étrangères,  et  en  particulier  à  cette  imitation  plus 
raisonnée  que  raisonnable  de  celle  d'Angleterre.  [Con- 
sidérations sur  la  France  et  V Angleterre,  avril  1806.  — 
Principe  constitutif,  chap.  xiv.) 

Cette  critique  de  Montesquieu  et  de  Rousseau  nous 
fait  déjà  entrer  dans  le  sens  du  système  de  Bonald. 
Mais  ce  système  lui-même  prétend  s'établir  par  une 
méthode  qu'il  importe  de  définir. 

Les  doctrines  individualistes  ont  usé  d'une  méthode 
individualiste,  —  de  la  méthode  qui  consiste  à  faire, 
non  pas  la  raison  en  général,  mais  la  raison  de  chacun 
juge  de  la  vérité  en  toute  matière,  —  politique  et  reli- 
gieuse aussi  bien  que  scientifique,  —  et  comme  cette 
méthode  ne  peut  aboutir  qu'à  une  extrême  diversité 
d'opinions,  de  là  la  valeur  attribuée  à  chaque  opinion 
pour  elle-même.  Les  opinions  suivent  inévitablement 
les  directions  des  volontés  individuelles  qui  s'entre- 
choquent pour  se  dominer  les  unes  les  autres.  Aux 
opinions  qui  sont  ainsi  diverses  et  contradictoires 
Bonald  oppose  le  sentiment  qui  est  une  sorte  de  foi 
générale  et  sociale  :  cette  foi  qui  instruit  l'homme  de 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  sa  conservation  ne  saurait 
le  tromper.  (Théorie  du  Pouvoir,  3®  partie.  Avertisse- 
ment. Textes  Maréchal,  p.  654.)  A  cette  foi  de  senti- 
ment la  philosophie  essaie  de  substituer  une  foi 
d'opinion,  en  considérant  celle-ci  comme  plus  con- 
forme à  la  raison.  Erreur  profonde  :  car  c'est  la  foi 
de  sentiment  qui  est  le  mieux  fondée  en  raison  ;  et 
c'est  elle-même  qui  à^  un  certain  moment  réclame  la 
raison  pour  se  justifier.  Mais  de  quelle  sorte  sera  la 
méthode  rationnelle  qui  pourra  reconstituer  et  valider 
les  vérités  affirmées  par  la  foi  de  sentiment? 

De  Bonald,  au  bas  d'une  page  sur  le  commerce,  a 


DE   DONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES     285 

écrit  :  «  La  conservation  de  la  société  exige  que  le 
moyen  de  faire  de  l'or  ne  soit  jamais  découvert  :  donc 
il  ne  le  sera  pas.  »  Une  telle  formule  parait  bien  être 
le  comble  de  l'argumentation  a  priori,  et  Bonald  a 
usé  plus  d'une  fois  d'arguments  de  ce  genre.  En  tout 
cas,  on  ne  saurait  contester  qu'il  n'ait  un  goût  très 
marqué  pour  les  propositions  abstraites,  et  môme 
pour  les  méthodes  abstraites  d'exposition  et  d'expli- 
cation. Son  grand  ouvrage  sur  la  Législation  primitiçe 
procède  par  des  suites  d'assertions  qui  se  lient  presque 
comme  des  théorèmes.  Il  multiplie  et  prend  à  la  lettre 
des  analogies  empruntées  aux  mathématiques.  — 
Mais,  mieux  que  cela,  il  a  dit  lui-même  :  «  Je  traite  de 
la  société,  qui  est  la  science  des  rapports  d'ordre  entre 
les  êtres  moraux,  comme  les  analystes  traitent  des 
rapports  de  quantité  (numérique  ou  étendue)  entre 
les  êtres  physiques.  »  (Salomon  :  p.  54).  Et  d'autre 
part,  il  écrit  :  «  Je  ne  dis  pas  :  voilà  mon  système  ;  car 
je  ne  fais  pas  de  système  ;  mais  j'ose  dire  :  voilà  le 
système  de  la  nature  dans  l'organisation  des  sociétés 
politiques,  tel  qu'il  résulte  de  l'histoire  de  ces  sociétés. 
En  eiïet,  c'est  l'histoire  de  l'homme  et  des  sociétés 
qu'il  faut  interroger  sur  la  perfection  ou  l'imperfec- 
tion des  institutions  politiques  qui  ont  pour  objet  le 
bonheur  de  l'un  et  la  durée  des  autres.  »  (Théorie 
du  Pouvoir;  partie  I,  livre  I,  chap.  xiii,  t.  XIII, 
p.  153.)  Et  il  conclut  sa  théorie  du  pouvoir  en  disant  : 
«  Je  soumets  à  l'autorité  de  l'Église  la  partie  de 
mon  ouvrage  qui  traite  de  la  religion,  comme  j'en 
soumets  la  partie  politique  à  l'autorité  des  faits.  » 
Argumentation  abstraite  et  par  propositions  géné- 
rales d'une  part,  invocation  de  l'histoire  et  de  l'expé- 
rience de  l'autre  :  est-ce  que  de  Bonald  aurait  cédé 
tour  à  tour  à  deux  tendances  opposées  de  son  esprit 
sans  réussir  à  les  coordonner  ou  à  les  équilibrer?  — 
Même  si  l'on  doit  reconnaître  que  chez  lui  plus  d'une 
fois  le  penchant  aux  analogies  et  à  la  construction 
abstraite  domine   les   facultés  d'observation   expéri- 


286  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

mentale,  ce  n'est  que  justice  de  marquer  qu'il  a  eu 
nettement  conscience  de  la  différence  qu'il  y  a  entre 
empirisme  et  expérience,  de  la  nécessité  d'éléments 
abstraits  et  rationnels  pour  rendre  une  expérienca 
instructive  et  précise.  Déjà  dans  la  Préface  de  son 
premier  ouvrage,  de  sa  Théorie  du  Pouvoir,  il  défend 
énergiquement  le  rôle  des  principes  généraux  et  abs- 
traits dans  la  science  de  la  société  contre  l'empirisme 
et  la  timidité  périlleuse  de  ceux  qui  s'imaginent  qae, 
s'il  se  fonde  sur  des  raisonnements,  un  système  poli- 
tique peut  être  facilement  détruit  par  des  raisonne- 
ments contraires.  —  Mais  les  propositions  générales 
et  abstraites  ne  doivent  pas  être  discréditées  par  ce 
caractère,  tant  s-'en  faut  :  elles  ne  sont  causes  d'illu- 
sion ou  d'erreur  que  tout  autant  qu'elles  ne  peuvent 
pas  recevoir  d'application  particulière  et  concrète. 
Si  bien  que  lorsqu'on  établit  des  propositions  géné- 
rales sur  la  société,  si  on  les  établit  comme  il  faut, 
c'est-à-dire  en  notant  quelles  applications  elles  re- 
çoivent de  l'histoire,  il  ne  suffît  pas  pour  les  combattre 
d'en  formuler  de  contraires  :  il  faut  encore  opposer 
l'histoire  à  l'histoire,  les  faits  aux  faits.  Voici  un 
exemple.  Des  philosophes  politiques  ont  avancé  que 
la  souveraineté  réside  dans  le  peuple.  C'est  là  une 
proposition  générale  ou  abstraite.  Mais,  quand  on 
veut  en  faire  l'application  à  l'histoire  ou  par  l'histoire, 
il  se  trouve  que  le  peuple  n'a  jamais  été  et  ne  peut 
jamais  être  souverain  :  car  où  seraient  les  sujets  quand 
le  peuple  est  souverain?  Et  de  plus  nulle  part  le  peuple 
n'a  fait  de  lois  :  il  n'a  jamais  pu  qu'adopter  des  lois 
faites  par  un  législateur.  Dira-t-on  qu'il  délègue  l'exer- 
cice de  sa  souveraineté  en  désignant  le  législateur 
par  un  vote?  Mais  il  n'y  a  pas  alors  désignation  par 
le  peuple  ;  il  y  a  désignation  par  un  nombre  convenu 
d'individus,  nommant  individuellement  qui  bon  leur 
semble,  en  observant  certaines  formes  dont  on  est 
convenu.  Ce  sont  donc  des  conventions  contingentes, 
non  des  vérités  réelles  et  nécessaires  que  l'on  invoque. 


DE   BONALD    ET   LES   TRADITIONALISTES     287 

De  telle  sorte  que  la  proposition  générale  —  «  la  sou- 
veraineté réside  dans  le  peuple  »  —  n'a  jamais  reçu 
et  ne  peut  recevoir  aucune  application.  Donc,  c'est 
une  erreur.  (Préface^  p.  17-19.)  De  Bonald  estime  que 
les  propositions  générales  qu'il  énonce  pour  son  compte 
deviennent  des  vérités  évidentes  par  l'application 
qu'il  en  fait  à  l'histoire  ancienne  et  moderne.  Au  fond 
une  méthode  comparative  doit  servir  à  découvrir  ou  à 
justifier  (peut-être  chez  Bonald  est-ce  le  raisonnement 
général  qui  sert  le  plus  à  découvrir)  les  propositions 
générales.  «  J'ai  cherché,  dit-il  dans  la  Préface  du 
Principe  constitutifs  par  les  seules  lumières  de  la  raison 
et  à  l'aide  du  raisonnement,  s'il  existait  un  fait  unique, 
évident,  palpable,  à  Tabri  de  toute  contestation,  qui 
fût  le  principe  générateur  ou  seulement  constitutif 
de  la  société  en  général  et  de  toutes  les  sociétés  parti- 
culières, domestiques,  civiles,  religieuses  ;  qui  portât 
dans  toutes  le  même  nom,  qui  remplît  dans  toutes 
les  mêmes  fonctions,  qu'on  aperçût  jusque  dans  les 
sociétés  les  plus  imparfaites  et  leurs  combinaisons 
les  plus  irrégi  'ières,  et  cet  élément  ou  principe  une 
fois  connu  m'a  conduit  de  proche  en  proche  à  des 
résultats  que  je  puis  dire  inattendus.  » 

L'expérience  fournie  par  l'histoire  est  donc  la 
preuve  des  systèmes  politiques.  De  Bonald  a  vu  aussi 
profondément  comment  un  événement  tel  que  la 
Révolution  condense  puissamment  et  met  puissam- 
ment en  relief  les  éléments  les  plus  instructifs  de  cette 
expérience.  Montesquieu  et  Rousseau,  dit -il,  «  se  sont 
hâtés  de  faire  des  théories  avant  que  le  temps  leur 
eût  révélé  un  assez  grand  nombre  de  faits,  et  des  faits 
assez  décisifs.  Il  a  surtout  manqué  à  leur  instruction 
le  plus  décisif  de  tous  les  événements,  la  Révolution 
française,  réservée,  ce  semble,  pour  la  dernière  instruc- 
tion de  l'univers.  »  {Législation  primitive.  Discours 
préliminaire^  p.  127).  «  La  Révolution  française,  ce 
phénomène  inouï  en  moralo,  en  politique,  en  histoire, 
qui  offre  à  la  fois  et  l'excès  de  la  perversité  humaine 


288  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

dans  la  décomposition  du  corps  social  et  la  force  de 
la  nature  des  choses  dans  sa  recomposition  ;  cette 
révolution  qui  ressemble  à  toutes  celles  qui  l'ont  pré- 
cédée, et  à  laquelle  nulle  autre  ne  ressemble,  mérite 
bien  autrement  d'occuper  les  pensées  des  hommes 
instruits,  et  de  fixer  l'attention  des  gouvernements, 
parce  qu'elle  présente  dans  une  seule  société  les  acci- 
dents de  toute  la  société,  et  dans  les  événements  de 
quelques  jours  des  leçons  pour  tous  les  siècles.  » 
(Mélanges  littéraires^  politiques  et  philosophiques.  — 
Sur  les  éloges  historiques  de  MM.  Séguier  et  de 
MalesherbeSj  t.  X,  p.  180.) 

Bonald  a  pris  soin  de  nous  faire  connaître  lui-même 
les  principes  qui  ont  guidé  ses  recherches.  «  La  société 
existe,  écrit-il  ;  elle  est  donc  dans  la  nature  de  l'homme, 
les  lois  de  son  existence  sont  donc  nécessaires  comme 
la -nature  de  l'homme.  Constituée  comme  l'homme, 
elle  a  comme  lui  l'existence  pour  objet,  et  elle  doit 
par  sa  nature  tendre  à  sa  conservation,  à  sa  perfection, 
parce  que  l'homme  par  sa  nature  tend  à  l'existence 
et  au  bonheur.  »  [Théorie  du  pouvoir^  Préface^  p.  9.) 
«  J'ai  cherché  s'il  y  avait  un  fait  palpable,  universel, 
constitutif  de  toutes  les  sociétés.  —  La  société  a  ses 
lois  nécessaires,  son  but  nécessaire.  »  [Théorie  du  Pou- 
voir^ Préface^  p.  9.)  Et  Bonald  met  en  relief  le  carac- 
tère social  de  tout  ce  qui  manque  un  développement 
ou  une  perfection  de  l'homme.  La  vérité  même  affecte 
ce  caractère  social  :  une  vérité  n'est  confirmée  que 
lorsqu'elle  devient  sociale.  Dès  lors,  la  conclusion 
s'impose  :  «  L'homme  n'existe  que  pour  la  société,  et 
la  société  ne  le  forme  que  pour  elle.  »  [Théorie  du  Pou- 
voir, Préface,  p.  3.)  «  La  société  est  la  \Taie  et  même 
la  seule  nature  de  l'homme.  »  [Recherches  philoso' 
phiques,  chap.  xi.) 

Par  là  on  voit  en  quel  sens  Bonald  peut  être  con- 
Bidéré  comme  un  précurseur  de  la  sociologie  positi-l| 
viste.  Il  ouvre  la  voie  dans  laquelle  Comte  s'engagera 
par  le  fait  même  qu'il  relie  à  la  société  tout  ce  que  fait 


ICUV   « 

 


DE   DONALD   ET    LES   TRADITIONALISTES     289 

l'homme  et  qu'il  prétend  que  l'homme  n'existe  que 
pour  la  société.  Cependant,  entre  lui  et  Comte,  il 
subsiste  une  différence  :  Donald  reste  métaphysicien 
de  propos  délibéré  et  il  construit  même  toute  une 
théorie  des  êtres  suprasensibles  et  de  leurs  rapports. 
Aussi  il  relie  la  sociologie  nouvelle  dont  il  est  l'auteur 
à  la  philosophie  spiritualiste  française. 

Le  fait  constitutif  de  toute  société,  ce  n'est  pas  le 
Contrat,    c'est    le    Pouvoir.    Le   pouvoir   préexiste   à 
toute  société,  puisqu'une  société  sans  aucun  pouvoir 
et  sans  aucune  loi  ne  saurait  jamais  se  constituer.  Il 
faut  donc  dire  que  le  pouvoir  est  primitivement  de 
Dieu,  —  omnis  potestas  a  Deo  esty  —  en  ce  sens  que 
Dieu  en  a  mis  la  nécessité  dans  la  nature  des  êtres 
et  la  règle  ou  la  loi  dans  leurs  rapports.  {Essai  ana- 
lytique^ chap.  III.)  «  Il  y  a  dans  la  société  religieuse, 
comme  dans  la  société  politique,  des  lois  primitives 
'ondamentales  de  la  société  et  sans  lesquelles  on  ne 
saurait  la  concevoir.  C'est,  dans  la  société  politique, 
'existence  du  pouvoir  qui  gouverne  les  hommes  phy- 
siques intelligents,  et,  dans  la  société  religieuse,  l'exis- 
tence de  la  divinité  qui  gouverne  les  êtres  intelligents 
physiques.  »  (Théorie  du  Pouvoir^  t.  II,  livre  V,  p.  41.) 
Le  pouvoir  apparaît  d'autant  plus  comme  la  condi- 
tion préalable  de  la  société  que  l'on  comprend  mieux 
ce  qu'est  une  société  en  elle-même.  «  Dieu  et  l'homme, 
es  hommes  entre  eux,  êtres  semblables  de  volonté 
et  d'action,  mais  non  égaux  de  volonté  et  d'action, 
sont  tous,  par  le  fait  seul  de  cette  similitude  et  de 
cette  inégalité,  dans  un  système  ou  un  ordre  nécessaire 
ie  volontés  et  d'actions  appelé  société  ;  car  si  l'on 
juppose  égalité  de  volonté  et  d'action  dans  les  êtres, 
1  n'y  aura  plus  de  société  ;  tout  sera  fort  ou  tout  sera 
faible,  et  la  société  n'est  que  le  rapport  de  la  force 
\  la  faiblesse.  »  {Législation  primitive^  liv.  I,  chap.  viii, 
II  des  Œuvres^  p.  402.)  Bonald  insiste  beaucoup 
Jur  ce  fait  que,  si  la  société  est  composée  des  êtres 
lemblables,  ces  êtres  d'autre  part  sont  inégaux.  Par 

19 


290  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

là  il  contredit  directement   l'hypothèse   sur  laquelle 
s'appuie  la  théorie  du  Contrat,  à  savoir  l'égalité 
hommes. 

De  la  nécessité  primordiale  du  pouvoir  découle 
l'unité  du  pouvoir.  Sans  cette  unité  la  société  est 
détruite.  Inversement,  quand  une  société  se  conserve, 
on  peut  juger  que,  même  malgré  les  apparences  con- 
traires, il  y  a  dans  son  sein  quelqu'un  dont  en  fait 
l'autorité  l'emporte.  Enfin,  de  l'unité  du  pouvoir 
dérive  à  son  tour  la  perpétuité  du  pouvoir.  _^ 

D'une  manière  générale,  il  existe  deux  sortes  d^ 
sociétés  :  la  société  de  l'homme  avec  Dieu  ou  la  société 
religieuse  ;  et  la  société  de  l'homme  avec  son  semblable 
ou  la  société  humaine.  Ces  deux  sociétés  sont  vouées 
l'une  et  l'autre  à  une  double  fin  de  production  et  de 
conservation.  La  première  produit  et  conserve  dans 
l'homme,  être  fini,  la  connaissance  de  Dieu,  Être 
infini.  La  seconde  produit  et  conserve  la  vie  mêm| 
des  hommes  dans  l'ordre  temporel.  Dans  chacune  d( 
deux  sociétés  il  y  a  deux  états  :  un  état  originel  o\ 
natif  relatif  à  la  production,  et  un  état  naturel  ci 
accompli  qui  correspond  à  la  conservation. 

L'état  originel  de  la  société  humaine  est  la  société 
domestique.  Trois  êtres  la  composent,  le  père,  la  mère 
et  l'enfant.  Ces  êtres  sont  à  la  fois  semblables  et  iné- 
gaux. Le  père  représente  le  pouvoir.  La  mère  joue  le»| 
rôle  de  moyen  :  sa  fonction  propre  est  de  remplir  ufll 
ministère.  L'enfant  est  le  sujet.  Dans  la  famille  ainsi 
comprise  il  y  a  unité  de  pouvoir.  Des  êtres  qui  la  com- 
posent, la  société  domestique  a  la  vertu  de  faire  des 
personnes  sociales,  c'est-à-dire  des  parties  d'un  tout 
qui  les  dépasse.  Le  mariage  est  indissoluble.  Le  divorce 
suppose  des  individus.  Or,  le  mariage  une  fois  con- 
tracté, il  n'y  a  plus  d'individus.  Et  erunt  duo  in  carne^ 
una.  C'est  avec  la  famille  que  commence  la  propriétés 
L'état  originel  de  l'humanité  n'est  donc  pas  un  état 
de  nature  au  sens  de  Rousseau  :  il  est  un  état  déjà 
social. 


i 


DE   BONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES     291 

L'état  originel  de  la  société  religieuse  est  lié  à  l'état 
originel  de  la  société  humaine.  C'est  en  effet  dans  la 
famille  que  la  Religion  commence.  Le  pouvoir  est 
Dieu  qui  est  adoré  dans  l'enceinte  du  foyer.  Le  père 
de  famille  est  le  prêtre  ou  le  ministre.  Les  membres 
de  la  famille  constituent  les  sujets  ou  les  fidèles. 
Gomme  toute  religion,  cette  religion  a  son  sacrifice 
qui  est  le  don  des  prémices  des  champs  et  des  trou- 
peaux. Ainsi  l'état  originel  de  la  Religion  n'est  pas 
une  religion  naturelle  au  sens  de  Rousseau,  c'est-à-dire 
bne  religion  purement  intérieure  :  car  la  Religion  est 
^amour,  l'amour  est  action  et  l'action  de  l'amour  est 
sacrifice. 

Ces   sociétés    originelles   sont    les    fondements    des 

ociétés  constituées  et  accomplies  :  la  société  politique 

)arachève   sans   la   détruire   la   société    domestique, 

omme  la  religion  publique  parachève  sans  la  détruire 

religion  de  la  famille.  Rien  au  surplus  n'est  plus 

laturel  que  le  passage  de  la  religion  et  de  la  société 

omestiques  à  la  religion  et  à  la  société  publiques. 

n  effet,  l'état  de  guerre  inévitable  entre  les  familles 

)0utirait  fatalement  à  leur  destruction  s'il  ne  s'éle- 

ait  au-dessus  d'elles,  en  vertu  des  lois  générales  et 

écessaires  de  la  conservation  du  genre  humain,  un 

re  qui  eût  le  pouvoir  de  soumettre  à  un  ordre  général 

e  devoirs,  c'est-à-dire  aux  lois  d'une  constitution  et 

l'action  d'une  administration,  ces  sociétés  partielles 

divisées.  Cet  être  a  surgi  au  moment  qu'il  fallait  : 

il  a  été  le  pouvoir  ;  il  a  trouvé  des  hommes  disposés 

agir  sous  ses  ordres  et  par  sa  direction,  et  ceux-ci 

it  été  les  ministres;  il  a  trouvé  enfin  les  autres 

Dmmes   prêts   à   profiter   de   cette   protection   pour 

availler  ou  combattre,  et  ceux-ci  ont  été  les  sujets.  — 

e  pouvoir  politique  est  un  ;  il  est  indépendant  des 

)mmes,  parce  qu'il  est  définitif,  héréditaire  et  absolu. 

ssurément   la  transmission   héréditaire  du   pouvoir 

mporte    des    inconvénients  ;    mais    le    principe    de 

lérédité  supplée  à  l'occasion  par  son  excellence  à  la 


292  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 


1 


faiblesse  personnelle  du  chef.  On  fait  également  tombei 
bien  des  objections  contre  le  caractère  absolu  du  pou 
voir  en  observant  la  différence  profonde  qui  exist 
entre  le  pouvoir  absolu  et  le  pouvoir  arbitraire.  L 
pouvoir  absolu  est  un  pouvoir  indépendant  dei 
hommes  sur  lesquels  il  s'exerce,  tandis  que  le  pouvoi 
arbitraire  est  un  pouvoir  indépendant  des  lois  en  vert^ 
desquelles  il  s'exerce.  Or  le  pouvoir  doit  normalemeni 
s'exercer  en  vertu  de  certaines  lois  qui  constitue 
le  mode  de  son  existence  et  qui  en  déterminent 
nature.  Et  quand  il  manque  à  ses  propres  lois, 
attente  du  même  coup  à  sa  propre  existence,  il  se 
dénature  et  tombe  dans  l'arbitraire.  (Observations  s 
l'ouvrage  de  Madame  de  Staël.) 

A  l'état  politique  de  la  société  humaine  correspond 
la  Religion  publique  ou  Religion  universelle,  c'est 
dire  le  Christianisme  catholique.  Le  sacerdoce  qui  ei 
à  sa  base  est  comme  un  ministère  qui  s'est  détachi 
du  père  ou  du  chef  de  la  famille,  puis  du  roi  ou  du  ch 
de  la  société.  La  Société  religieuse  complète  a  com 
ministre  le  Médiateur,  le  Christ  qui  est  l'instrume 
des  volontés  du  Père  vis-à-vis  de  l'Humanité.  Mais 
Christ  comme  identique  aux  volontés  du  Père  décrèti 
le  pouvoir  dont  le  sacerdoce  est  le  ministère  à  l'égari 
des  fidèles.  Le  clergé  joue  dans   la  société  religieux 
active  le  même  rôle  que  la  noblesse  joue  dans  la  société 
politique.  D'ailleurs,  d'une  manière  plus  générale,  il 
est  visible  qu'il  y  a  une  analogie  entre  les  deux  cons- 
titutions politique  ou  religieuse  et  qu'il  s'opère  entre 
elles  ;jne  sorte  de  communion  dans  la  société  civile  : 
c'est  pourquoi  Donald  est  opposé  à  la  sépai'ation. 

L'ensemble  de  la  doctrine  éditée  par  de  Bonald  est 
un  traditionalisme.  En  quoi  consiste  précisémen 
ce  traditionalisme?  «  La  vérité,  dit  de  Bonald,  quoiqu 
oubliée  des  hommes,  n'est  jamais  nouvelle  :  elle  est  d 
commencement,  ab  initio.  L'erreur  est  toujours  un^ 
nouveauté  dans  le  monde  ;  elle  est  sans  ancêtres  e^ 
sans  postérité  ;  mais  par  cela  même  elle  flatte  l'orgueil 

i 


DE   BONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES     293 

et  chacun  de  ceux  qui  la  propagent  s'en  croit  le  père.  » 
{Madame  de  Staël,  p.  162.)  C'est  de  cette  conception  tra- 
ditionaliste de  la  vérité  que  Bonald  a  cherché  à  poser 
le  fondement  philosophique.  Il  s'attaque  à  la  concep- 
tion de  la  suffisance  de  la  raison  individuelle.  Or,  en  s'y 
attaquant,  il  ne  croit  pas  aller  à  l'encontre  de  la  grande 
philosophie  du  dix-septième  siècle  ;  il  croit  au  con- 
traire la  restaurer  et  la  compléter.  Il  loue  Descartes 
d'avoir  élevé  l'esprit  au-dessus  des  sens.  Il  loue  parti- 
culièrement Malebranche  d'avoir  si  fortement  insisté 
sur  l'union  nécessaire  de  l'homme  avec  Dieu  ou  avec 
le  Verbe  divin.  Ni  à  l'un  ni  à  l'autre  il  ne  reproche 
d'avoir  fait  de  la  raison  l'organe  de  la  vérité  :  il  exprime 
seulement  le  regret  qu'ils  n'aient  point  vu  que  la  com- 
munication de  la  raison  à  l'homme  se  fait  par  la  société. 
Or  le  moyen  par  lequel  la  vérité  dans  la  société  se 
communique,  c'est  la  parole.  Mais  la  parole  ne  saurait 
être  d'institution  humaine.  C'est  le  même  parti  qui 
soutient  que  la  parole  est  d'institution  humaine  et  que 
la  société  est  une  convention  arbitraire.  {Législation 
primitive,  t.  II  des  Œuvres^  p.  72,  Discours  prélimi- 
naire.) C'est  le  même  qui  soutient  aussi  que  la  révé- 
lation et  la  raison  se  distinguent  jusqu'à  s'opposer  : 
comme  si  la  révélation  ne  devait  pas  être  raisonnable, 
ou  que  la  raison  ne  fût  pas  acquise  par  une  instruction 
qui  n'est  autre  chose  qu'une  révélation  divine  ou 
humaine.  (Législation  primitive,  t.  II  des  Œuvres, 
p.  67,  Discours  préliminaire.)  Si  la  parole  est  d'insti- 
tution humaine,  il  en  résulte  deux  conséquences.  D'un 
côté,  il  n'y  a  pas  de  société  nécessaire,  car  la  société 
étant  impossible  sans  la  parole  devait  attendre  le 
hasard  heureux  de  cette  belle  invention.  D'un  autre 
côté,  il  n'y  a  pas  non  plus  de  vérités  nécessaires,  puisque 
toutes  les  vérités  nécessaires  ne  nous  sont  connues  que 
par  la  parole  et  que  nos  sensations  ne  nous  trans- 
mettent que  des  vérités  relatives  et  particulières. 
{Législation  primitive,  t.  II  des  Œuvres,  p.  75,  Dis- 
cours préliminaire.) 


è94  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


I 


Que  rhomme  ne  peut  penser  sans  le  secours  des 
mots  ;  qu'une  science  n'est  qu'une  langue  bien  faite, 
c'était  là  une  thèse  que  Condillac  et  les  idéologues 
avaient  soutenue,  et  il  semble  que,  en  paraissant  l'ac- 
cepter, de  Bonald  se  rallie  à  une  thèse  sensationniste. 
(V.  Législation  primitive^  Discours  préliminaire^  p.  58.) 
Mais  il  n'en  accepte  que  les  prémisses  pour  en  repous- 
ser d'autant  plus  les  conclusions.  Plus  la  parole  appa- 
raît indispensable  à  l'exercice  et  même  d'une  certaine 
façon  à  la  constitution  de  la  pensée,  plus  il  est  impos- 
sible qu'elle  ait  été  humainement  inventée.  Et  Bonald 
loue  Rousseau  d'avoir  dit  contre  Condillac  que  «  la 
parole  paraît  avoir  été  fort  nécessaire  pour  établir 
l'usage  de  la  parole.  »  (V.  Législation  primitive^  Dis- 
cours préliminaire^  P-  57,  —  et  Sur  la  Pensée  de  Vhomme^ 
t.  III,  p.  162.) 

Bonald  observe  en  effet  que  la  parole  est  nécessaire 
non  seulement  pour  communiquer  aux  autres  la  con- 
naissance de  sa  pensée,  mais  encore  pour  en  prendre 
soi-même  la  connaissance  intérieure.  Penser,  pour  lui, 
c'est  parler  à  soi,  comme  parler,  c'est  penser  pour  les 
autres.  De  là  vient  qu'on  emploie  couramment  les 
expressions  :  —  s'entretenir  avec  soi-m^ême,  s'entendre 
soi-même,  —  comme  on  dit  :  —  s'entretenir  avec  les 
autres,  être  entendu  des  autres.  —  Avant  donc  de  con- 
sidérer l'usage  de  la  parole  extérieure,  il  y  a  lieu  d'exa- 
miner le  rôle  de  la  parole  intérieure.  On  apercevra 
clairement  alors  qu'il  faut  que  l'homme  sache  la  parole 
avant  de  parler,  ce  qui  exclut  toute  idée  de  l'inven-i 
tion  de  la  parole  par  l'homme.  «  Il  est  nécessaire  que 
l'homme  pense  sa  parole  avant  de  parler  sa  pensée.  » 
(Discours  préliminaire^  p.  55.) 

Il  faut  expliquer  l'être  pensant  par  l'être  parlant. 
Cela  revient  à  dire  qu'il  ne  faut  pas  user  de  la  méthode 
des  idéologues,  lesquels  s'enferment  dans  l'entende- 
ment pour  le  disséquer.  Une  telle  méthode  est  inévi- 
tablement condamnée  à  un  échec.  En  effet,  observe 
de  Bonald,  «  l'homme,  étudiant  son  intelligence  avec 


DE   DONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES      295 

son  intelligence  et  pensant  en  quelque  sorte  sa  pensée, 
ressemble  à  celui  qui  voudrait  s'enlever  sans  prendre 
au  dehors  aucun  point  d'appui,  ou  qui  s'efforcerait  de 
voir  son  œil  sans  miroir  et  de  connaître  son  tact  en 
lui-même  et  sans  l'appliquer  à  un  corps.  »  (Discours 
•préliminaire^  p.  97.) 

Il  reste  à  préciser  les  rapports  de  la  parole  et  de  la 
pensée.  Parfois  Bonald  semble  outrer  sa  thèse  jusqu'à 
faire  entendre  que  la  parole  crée  la  pensée.  Mais  ce 
n'est  pas  là  la  position  qu'il  occupe  habituellement, 
ni  normalement.  Il  reconnaît  d'ordinaire  la  suprématie 
et  l'antériorité  de  droit  de  la  pensée.  «  La  pensée  elle- 
même,  écrit  de  Bonald,  est  distincte  de  son  expression 
et  la  précède  :  c'est  la  conception  qui  précède  la  nais- 
sance. L'homme  a  la  pensée  en  lui-même,  puisqu'elle 
se  réveille  à  l'occasion  de  la  parole  orale  ou  écrite 
qu'il  entend  ;  car  si  l'oreille  ouït,  si  les  yeux  lisent, 
c'est  l'esprit  qui  entend.  La  pensée  est  native,  la  parole 
est  acquise  ;  mais  la  pensée  n'est  pas  visible  sans  une 
expression  qui  la  réalise,  et  l'expression  n'est  pas  intel- 
ligible sans  une  pensée  qui  l'anime.  Une  expression 
sans  pensée  est  un  son,  une  pensée  sans  expression 
n'est  rien,  nihil  sine  voce^  a  dit  saint  Paul.  Là  est  le 
moyen  de  conciliation  entre  les  partisans  des  idées 
spirituelles  et  les  partisans  des  sensations  transfor- 
mées, entre  les  disciples  de  Descartes  et  de  Male- 
branche  et  ceux  de  Locke  et  de  Condillac.  »  (Législa- 
tion primitive^  liv.  I,  chap.  i,  xxiii,  t.  II,  p.  327-328.) 
Autrement  dit,  la  faculté  de  penser  existe  en  nous 
comme  une  donnée  native  :  c'est  l'expression  qui  est 
transmise  par  les  sens  et  qui  nous  vient  du  dehors, 
c'est-à-dire  de  la  société.  Mais  l'expression  elle-même, 
tout  en  étant  acquise,  est  naturelle  à  l'homme  social. 

Mais  si  la  société  a  le  dépôt  du  langage  qu'elle  trans- 
met, elle  n'a  pas  pu  l'invenler,  pas  plus  que  l'homme 
individuel,  car  elle  ne  pouvait  exister  sans  lui.  La 
parole,  et  l'écriture  qui  a  dû  être  donnée  à  l'homme 
plus  tard  quand  la  société  domestique  est  devenue 


896  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


société  politique,  ne  peut  être  qu'un  don  de  Dieu.  Sur 
la  façon  dont  le  don  s'est  fait  Bonsld  ne  s'explique 
pas,  par  principe  :  il  suffit  de  montrer  la  nécessité  de 
cette  origine  du  langage  et  de  l'écriture.  Avec  la  parole 
Dieu  a  donné  à  l'homme  des  vérités,  des  maximes  de 
croyance  et  des  règles  de  conduite,  des,  lois  pour  ses 
pensées  et  pour  ses  actions.  La  parole  primitive  a  pu 
subir  des  altérations  du  fait  des  passions  humaines  : 
mais,  tout  autant  qu'elle  se  développe  suivant  la  loi 
sociale  que  la  raison  divine  lui  assigne,  elle  continue 
à  révéler  la  vérité.  Par  la  parole,  au  lieu  de  penser  par 
opinion  et  d'agir  par  individualité,  nous  pensons  par 
sentiment  et  nous  agissons  socialement  :  nous  pensons 
et  nous  agissons  en  Dieu. 

La  théorie  du  langage  constitue  dans  la  philosophie 
de  Bonald  la  plus  importante  de  ses  vues  sur  l'esprit 
humain.  L'ensemble  de  sa  conception  affecte  un  carac- 
tère spiritualiste  en  même  temps  que  social.  La  preuve 
en  est  dans  la  définition  qu'il  donne  de  l'homme  en 
qui  il  voit  «  une  intelligence  servie  par  des  organes  ». 
11  fait  visiblement  effort  pour  opérer  la  liaison  du  tra- 
ditionalisme et  du  rationalisme  au  nom  même  de  la 
vérité  religieuse.  «  On  nous  a  contesté  la  raison  lorsque 
nous  n'opposions  que  la  foi  ;  on  nous  contestera  peut- 
être  la  foi  lorsque  nous  opposerons  la  raison,  parce 
qu'on  ne  sait  pas  que,  pour  toute  connaissance,  même 
profane,  la  foi  précède  la  raison  pour  la  former,  et  que 
la  raison  suit  la  foi  pour  raffermir.  »  {Législation  pri- 
mitiçe,  liv.  II,  chap.  xx,  t.  III,  p.  143.) 

En  somme,  Bonald  manifeste  un  sens  remarquable-  j 
ment  net  de  l'insuffisance  de  l'individualisme  ;  mais  l'ef- 
fort qu'il  tente  pour  corriger  et  pour  mater  la  tendance 
individualiste  est  institué  du  dehors.  Il  a  une  notion 
trop  pauvre  de  l'esprit  et  une  notion  trop  indéterminée 
des  rapports  réciproques  de  la  vérité,  de  l'autorité  et 
de  la  justice  qu'il  considère  volontiers  comme  exté- 
rieures aux  personnes  humaines.  Aussi  n'arrive-t-il  pas 
à  marquer  le  point  de  raccord  où  la  personnalité  donnée 


I 


DE   BONALD   ET   LES   TRADITIONALISTES      297 

du  dedans  et  la  vérité  fournie  du  dehors  se  rejoignent 
et  se  fondent.  Tout  ce  qu'il  observe,  tout  ce  qu'il  fait 
valoir  représente  un  ordre  extérieur.  Il  ne  se  demande 
pas  comment  l'homme  doit  être  constitué  pour  pou- 
voir faire  sienne  la  vérité  qu'il  reçoit  par  la  voie  sociale. 
Malgré  ses  qualités  d'observateur,  il  reste  encore  trop 
asservi  à  l'abstraction,  plus  semblable  en  cela  à  Rous- 
seau qu'il  ne  le  pense.  Dans  son  œuvre,  l'homme  de- 
vient un  être  abstrait  et  le  pouvoir  est  posé  avec  une 
telle  vigueur  que  la  personnalité  en  est  comme  dé- 
truite. 

Soutenu  par  de  Donald  avec  la  force  de  conviction 
que  l'on  vient  de  voir,  le  traditionalisme  fut  défendu 
en  même  temps  par  Joseph  de  Maistre.  «  Est-il  pos- 
sible, écrivait  de  Maistre  à  Bonald  après  la  publica- 
tion par  ce  dernier  des  Recherches  philosophiques^  que 
la  nature  se  soit  amusée  à  tendre  deux  cordes  aussi 
parfaitement  d'accord  que  votre  esprit  et  le  mien? 
C'est  l'unisson  le  plus  rigoureux.  »  De  Maistre  a  subi 
l'influence  des  mêmes  événements  dans  le  même  sens 
que  Bonald.  Mais  il  traduit  des  pensées  et  il  exprime 
des  sentiments  analogues  avec  un  esprit  plus  alerte, 
plus  agressif  et  aussi  plus  sarcastique  que  ce  dernier. 
Comme  lui,  il  s'élève  avec  vivacité  contre  l'artificia- 
lisme  du  dix-huitième  siècle,  contre  la  prétention  à 
construire  la  société  ou  à  la  refaire,  contre  l'invention 
des  langues,  contre  la  souveraineté  populaire.  Il  tente 
de  restaurer  la  valeur  absolue  de  la  tradition,  de  l'his- 
toire, de  la  souveraineté  du  droit  divin.  En  restaurant 
tout  ensemble  la  religion  et  la  royauté,  il  s'efforce  en 
outre  que  celle  double  restauration  en  suppose  essen- 
tiellement une  autre,  celle  de  la  papauté,  dont  la  sou- 
veraineté est  à  ses  yeux  infaillible  et  absolue.  Par  là 
il  se  différencie  de  Bonald  chez  qui  on  découvre  les 
traces  d'un  certain  gallicanisme.  Il  se  distingue  aussi 
de  celui-ci  en  ce  que,  tout  en  portant  parfois  plus  encore 
que  lui  à  l'absolu  les  thèses  qui  leur  sont  communes,  il 


298  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

garde  un  sentiment  plus  vif  de  la  relativité  des  insti- 
tutions et  de  la  variété  des  hommes. 

Joseph  de  Maistre  a  développé  sa  doctrine  du  «  gou- 
vernement temporel  de  la  Providence  »  dans  ses  Soi- 
rées de  Saint-Pétersbourg.  Cet  écrit  oppose  l'optimisme 
théologique  à  l'optimisme  humanitaire  du  dix-huitième 
siècle.  L'erreur  de  cette  dernière  conception  consiste  à 
juger  de  l'ordre  de  la  nature  et  des  sociétés  par  son 
rapport  à  ce  que  la  raison  humaine  estime  bon  et  vrai. 
Au  contraire,  de  Maistre  s'applique  à  faire  ressortir 
ce  que  les  desseins  et  les  décrets  de  la  Providence  ont 
de  déconcertant  pour  la  pauvre  raison  humaine.  Telle 
est  par  exemple  chez  lui  la  justification  de  la  guerre. 
L'homme  étant  donné  avec  sa  raison,  ses  sentiments 
et  ses  affections,  il  n'y  a  pas  moyen  d'expliquer  humai- 
nement comment  la  guerre  est  possible.  Dans  l'homme 
en  effet,  malgré  son  immense  dégradation,  il  y  a  un 
élément  d'amour  qui  le  porte  vers  ses  semblables  et 
qui  fait  que  la  compassion  lui  est  aussi  naturelle  que 
la  respiration.  Pourquoi  va-t-il,  au  premier  son  du 
tambour  et  sous  l'empire  d'une  sorte  d'allégresse, 
mettre  en  pièces  sur  le  champ  de  bataille  son  frère  qui 
ne  l'a  jamais  offensé  et  qui  lui  prépare  de  son  côté,  s'ifl 
le  peut,  le  même  sort  ?  Matériellement  parlant,  le  mili- 
taire joue  le  rôle  du  bourreau.  Pourquoi  donc  son  rôle 
est-il  exalté,  glorifié,  ennobli?  Il  faut  pour  cela  que 
les  fonctions  du  soldat  tiennent  à  une  grande  loi  du 
monde  spirituel.  Or  cette  loi  apparaît  déjà  dans  lej 
vaste  domaine  de  la  nature  vivante  :  là  déjà  il  régnai 
une  espèce  de  rage  prescrite  qui  arme  tous  les  êtres 
les  uns  contre  les  autres,  in  mutua  funera.  Mais  l'ana- 
thème  qui  est  à  l'origine  de  cette  loi  frappe  plus  direc- 
tement et  plus  visiblement  la  race  humaine.  Voilà] 
d'où  vient  la  guerre.  C'est  pourquoi  elle  est  divine  eiy 
elle-même,  comme  elle  est  divine  dans  ses  causes  et 
dans  ses  conséquences  qui  échappent  à  toute  volonté*^ 
humaine,  comme  elle  est  divine  dans  l'indéfinissable 
force  qui  en  détermine  les  succès.  Car  les  batailles  ne._ 


DE   BONALD   ET    LES   TRADITIONALISTES      299 

se  gagnent  ni  ne  se  perdent  physiquement  et  la  puis- 
sance morale  a  une  action  immense  à  la  guerre.  — 
Cette  théorie  de  la  guerre  avait  dans  la  pensée  de  son 
auteur  une  valeur  absolue.  Mais  elle  comportait  aussi 
une  signification  relative  et  une  valeur  de  circons- 
tance en  ce  que  visiblement  elle  tendait  à  combattre 
les  illusions  du  dix-huitième  siècle  qui  préconisait  et 
entrevoyait  déjà  une  paix  perpétuelle  toute  proche. 
Elle  est  liée  au  sentiment  très  vif  d'un  mal  radical  et 
d'une  humanité  dégradée.  Elle  se  rattache  également 
au  dogme  de  la  réversibilité  du  mal  et  de  la  réversibi- 
lité du  bien. 

Telle  nous  apparaît  la  thèse  traditionaliste  chez  le 
vicomte  de  Donald  et  chez  Joseph  de  Maistre.  Elle 
sera  reprise  par  Lamennais  avec  la  critique  de  la  rai- 
son individuelle.  Ce  dernier  placera  le  critérium  de  la 
vérité  dans  le  consentement  universel.  Il  part  du  carac- 
tère social  de  la  vérité  dont  l'Église  a  le  dépôt.  Mais  il 
transporte  de  l'Église  enseignante  au  peuple  l'autorité 
qui  a  la  puissance  de  la  manifester.  Et  il  arrive  ainsi 
en  fin  de  compte  que  le  mouvement  traditionaliste, 
développé  contre  la  conception  démocratique  de  Rous- 
seau, y  fait  retour.  Cet  aboutissement  paradoxal  de  la 
doctrine  en  marque  l'insuffisance.  L'opposition  de  la 
philosophie  traditionaliste  à  la  philosophie  artificia- 
iste  du  dix-huitième  siècle  avait  en  effet  le  tort  de 
ODiCttre  en  œuvre  des  éléments  trop  indéterminés.  Pour 
porter  remède  au  mal  que  l'on  prétendait  combattre, 
J  fallait  éditer  une  doctrine  à  la  fois  plus  concrète  et 
:»Ius  métaphysique,  il  fallait  fonder  une  philosophie 
îoncrète  de  l'esprit. 


CHAPITRE  XIII 
MAINE  DE  BIRAN 


Avec  Maine  de  Biran  se  constitue,  en  ce  qu'elle  a  e 
de  plus  original  et  de  plus  profond,  la  philosophie  spi 
ritualiste  française  du  dix-neuvième  siècle.  Mais  ci 
n'est  pas  du  premier  coup  qu'il  l'a  conçue  et  établi 
Pendant  un  certain  temps  il  a  adopté,  sinon  dans  le 
teneur  entière,  au  moins  dans  leurs  principes  et  da 
quelques-unes  de  leurs  thèses  essentielles,  les  do 
trines  de  Condillac  et  de  l'Idéologie.  S'il  s'en  est  déta- 
ché, au  point  même  de  s'y  opposer  complètement,  ce 
n'est  pas  pour  en  avoir  méconnu  le  sens  :  c'est  pour 
en  avoir  jugé,  après  examen,  les  méthodes  et  les  solu- 
tions tout  à  fait  inadéquates  aux  problèmes  qu'elles 
prétendaient  résoudre. 

A  dire  vrai  tous  ces  problèmes  étaient  subordonné8| 
pour  lui  à  un  problème  capital  qu'il  n'avait  emprunt^ 
ni  aux  philosophes  de  l'école  de  Condillac,  ni  à  d'autres,, 
mais  qui  avait  émergé  de  ses  observations   sur  hné 
même  ;  et  ce  problème  était  celui-ci  :  —  Sur  quoi 
l'âme  peut-elle  s'appuyer  pour  se  fixer,  et  pour  se  fixer 
dans  un  état  de  calme,  de  perfection  et  de  bonheur?  — 
A  la  fois  péniblement  ému  et  passionnément  curieux 
de  toutes  les  fluctuations  de  sa  nature  sensible  ;  souf- 
frant d'une  instabilité   qui  lui  fait   craindre  la  joie 
presque    autant   que  la    douleur,    mais    qui    surtout 
contredit  en  lui   le  besoin  vivement  senti    et  l'idée 
nettement   conçue   d'une    existence   sans  trouble  et 
régulièrement  heureuse  ;  préoccupé  de  suivre  ces  chan- 


1 


MAINE   DE   BIRAN  301 

gements  sans  arrêt  de  son  être  qui,  en  l'empêchant  de 
se  laisser  aller  à  vivre  tout  uniment,  le  provoquent  à 
se  sentir  vivre  ;  ayant,  autant  que  le  goût,  la  faculté 
de  s'analyser  intérieurement  et  l'exerçant  avec  une 
assiduité  et  une  pénétration  dont  témoigne  ce  docu- 
ment incomparable  qu'est  son  Journal  intime,  Maine 
de  Biran  découvre  dans  son  expérience  personnelle 
les  raisons  premières  de  ce  dualisme  qui  détermine  le 
sens  de  son  problème  :  peut-il  considérer  comme  étant 
siens,  ou  plutôt  comme  étant  lui,  ces  sentiments 
obscurs  et  contradictoires  dont  il  est  affecté,  qui  sont 
certainement  liés  à  des  modifications  organiques,  et 
sur  lesquels  il  se  reconnaît  incapable  d'avoir  aucune 
influence  décisive?  Et  si  ces  états  ne  sont  pas  son  Moi, 
où  donc  est  son  Moi  et  en  quoi  consiste-t-il? 

Mais  tout  en  dégageant  ce  problème  avant  tout  de 
lui-même,  Maine  de  Biran  l'a  revêtu  d'une  significa- 
tion philosophique  qui  dépasse  les  limites  et  la  portée 
de  ses  observations  individuelles.  C'est-à-dire  qu'il  a 
demandé  à  la  philosophie,  non  point  de  s'incliner 
devant  un  cas  singulier,  mais  d'entendre  ce  que  ce 
cas  singulier  pouvait  exprimer  d'universel.  Sa  curio- 
sité, entretenue  et  excitée  par  des  lectures  nombreuses 
et  même  quelque  peu  éparses,  l'a  mis  en  communica- 
tion, sur  les  sujets  qui  l'occupaient,  avec  d'autres 
esprits  que  le  sien,  tandis  que  sa  puissance  de  réflexion 
était  portée  à  poursuivre  l'examen  de  la  vie  intérieure 
jusqu'^aux  faits  qui  devaient  en  requérir  ou  en  pré- 
parer la  théorie. 

Sa  pensée  philosophique  ne  fut  véritablement  cons- 
tituée que  vers  le  moment  où  il  entreprit  de  traiter 
cette  question  mise  au  concours  par  l'Institut  en  oc- 
tobre 1799  :  Quelle  est  l'influence  de  l'habitude  sur  la 
faculté  de  penser?  Mais  auparavant  il  avait  cherché 
son  chemin  en  divers  sens,  et  il  avait  noté,  non  pour 
le  public,  mais  pour  lui-même,  quelques-unes  des  idées 
qui  répondaient  à  ses  tendances.  Si  dès  l'abord  il 
accepta  de  Gondillac  le  principe  général  selon  lequel 


302  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


nos  idées  viennent  des  sens,  il  ne  voulut  point  en  por- 
ter les  conséquences  jusqu'à  la  thèse  de  la  sensation 
transformée,  et  il  ne  crut  point  que  le  développement 
des  données  sensibles  fût  réglé  par  une  simple  méthode 
logique  sans  intervention  des  facultés  propres  de  l'es- 
prit. Par  endroits  et  par  moments,  il  faisait  appel  à  la 
conviction  intérieure  pour  que  la  vie  mentale  ne  fût 
pas  confondue  avec  une  simple  œuvre  d'analyse.  II. 
inclinait  à  une  interprétation  dualiste  de  la  nature 
humaine.  Il  avait  en  outre  une  aversion  très  décidée 
pour  les  explications  purement  mécanistes  du  monde. 
Pour  ce  qui  était  de  la  vie  morale  et  religieuse,  il  cédait 
parfois  à  un  certain  sentimentalisme  qui  lui  était  sug- 
géré par  Rousseau. 

Mais  quand  il  prit  part  au  concours  ouvert  par  l'Ins- 
titut et  se  mit  à  composer  ses  deux  Mémoires  sur 
VHahitude  (le  second  complétait  le  premier  qui  avait 
eu  une  mention  très  honorable  et  obtint  le  prix  qui 
avait  été  réservé),  il  avait  conçu  de  son  propre  avis 
la  doctrine  qui  en  faisait  le  fond  sous  l'influence  pré- 
pondérante des  idéologues.  Ces  deux  Mémoires  au 
fond  n'étaient  rien  moins  qu'un  essai  pour  refaire 
l'œuvre  de  Condillac,  sans  renoncer  d'ailleurs  au  prin- 
cipe d'après  lequel  toutes  les  idées  viennent  des  sens, 
mais  en  interprétant  et  en  appliquant  ce  principe 
comme  l'avaient  fait  déjà  Cabanis  et  Destutt  de  Tracy, 
et  en  poussant  cette  interprétation  et  cette  applica- 
tion jusqu'à  un  point  où  il  dépasse  déjà  nettement  les 
thèses  des  idéologues. 

Son  expérience  personnelle,  bien  avant  la  lecture  de 
Cabanis,  lui  avait  appris  l'existence  de  cette  sensibi- 
lité interne  dont  les  effets  tantôt  se  mêlent  à  ceux  des 
impressions  externes,  tantôt  s'y  opposent  par  leur 
irrégularité  extrême  et  leur  instabilité.  Et  la  lecture 
de  Cabanis  lui  avait  expliqué  qu'il  y  a  d'autres  sources 
des  idées  et  des  déterminations  morales  que  les  impres- 
sions faites  sur  nous  par  les  objets  du  dehors  ;  qu'il 
faut  tenir  grand  compte,  non  seulement  des  impres 


ÎS-    J|| 

À 


MAINE   DE   BIRAN  303 

sions  qui  résultent  des  fonctions  des  organes  internes, 
mais  encore  de  celles  que  reçoit  directement  le  sys- 
tème nerveux  à  la  suite  de  certains  changements  qui 
se  produisent  en  lui-même.  C'est  l'erreur  de  Gondillac, 
déclare  Maine  de  Biran  après  Cabanis,  d'avoir  consi- 
déré les  impressions  reçues  par  les  sens  externes 
comme  les  causes  exclusives  des  idées  et  des  appétits 
mêmes  des  êtres  sensibles  :  certaines  conséquences  de 
celte  thèse  sont  en  désaccord  complet  avec  les  faits. 
Gondillac  par  exemple  fait  de  l'instinct  le  résultat  de 
l'expérience  et  de  l'habitude  ;  mais  l'instinct,  se  dé- 
ployant avant  toute  expérience  possible,  se  rattache 
à  des  causes  très  différentes  de  celles  qu'enveloppe  le 
hasard  des  circonstances  extérieures  ou  le  mécanisme 
d'une  éducation  artificielle.  En  outre,  si  c'est  de  l'exer- 
cice des  seuls  sens  externes  que  procède  l'entendem^ent, 
les  hommes  ne  doivent  différer  entre  eux  d'intelli- 
gence que  par  la  finesse  plus  ou  moins  grande  de  ces 
sens  ;  mais  l'on^  constate  dans  les  esprits  des  inégalités 
et  des  variations  qui,  loin  de  provenir  de  ce  que  l'on 
nomme  l'expérience,  correspondent  avant  tout  aux 
dispositions  des  organes  internes,  à  leur  genre  et  à  leur 
degré  d'excitation,  à  la  diversité  de  leurs  états.  Aussi 
y  a-t-il  lieu  d'engager  l'étude  de  l'homme  dans  la  voie 
si  nettement  et  si  profondément  tracée  par  Cabanis  : 
l'analyse  des  signes  et  des  méthodes  de  raisonnement 
ayant  donné  à  peu  près  tous  les  résultats  que  l'on 
pouvait  en  attendre,  il  est  temps  d'insister  sur  les 
conditions  organiques  du  développement  des  facul- 
tés intellectuelles.  Or  ce  recours  à  l'explication  phy- 
fiiologique  a  pour  corrélatif  indispensable,  selon  Maine 
de  Biran,  un  usage  plus  varié  et  plus  souple  de 
toutes  les  facultés  de  l'observation  intérieure  ;  car 
il  s'agit  d'atteindre  des  états  variables  et  obscurs  qui 
échappent  au  mécanisme  d'une  logique  abstraite. 
Telle  est  donc  la  conséquence  de  l'intervention  de 
la  physiologie  en  ces  matières  :  elle  provoque  la 
réflexion  à  surprendre  et  à  saisir  en  nous  des  façons 


304  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

d'être  dont  cette  même  réflexion  n'a  pas  déterminé 
le  cours. 

Or,  si  l'habitude  se  'dérobe  aux  explications  idéolo-' 
giques  ordinaires,  ce  n'est  pas  seulement  parce  que 
pour  se  former  et  s'exercer  elle  rencontre  des  condi- 
tions et  des  limites  dans  les  sensations  internes  et 
dans  l'action  spontanée  du  cerveau  ;  c'est  encore  parce 
qu'elle  manifeste  son  influence  par  des  effets  très 
divers  et  même  contraires,  irréductibles  à  une  repré 
sentation  uniforme.  Destutt  de  Tracy  avait  déjà 
insisté  sur  la  différence  et  même  l'opposition  des  résul- 
tats dus  à  l'habitude  :  l'habitude,  avait-il  dit,  tour  à^ 
tour  exalte  ou  attiédit  la  sensibilité  physique  et 
morale,  affaiblit  la  passion  ou  la  convertit  en  un 
besoin  impérieux,  engourdit  ou  avive  la  mémoire. 
Mais  il  n'avait  point  recherché  la  cause  profonde  de 
cette  disparité  d'effets.  Il  aurait  pu  cependant  la 
découvrir  s'il  avait  appliqué  au  problème  de  l'habi 
tude  et  des  rapports  de  l'habitude  avec  la  faculté 
de  penser  la  doctrine  par  laquelle  il  avait  rectifié  et 
tâché  de  compléter  Condillac.  Il  avait  soutenu  que^ 
ce  n'est  pas  à  notre  tact,  mais  à  la  faculté  de  no 
mouvoir  que  nous  devons  la  connaissance  des  corps  ; 
que  cette  faculté  de  nous  mouvoir  et  d'en  avoir  cons 
cience  est  une  espèce  de  sixième  sens,  le  seul  qui  nous 
fasse  sentir  le  rapport  qu'il  y  a  entre  notre  moi  et  les 
objets  extérieurs.  Il  avait  montré  enfin  que,  d'une 
façon  plus  générale,  la  motiliié  est  non  seulement  la 
source  de  certaines  idées  qui  ne  sauraient  procéder 
des  autres  sens,  mais  encore  la  condition  d'exercice 
de  la  mémoire  et  du  jugement.  Mais  Tracy,  selon 
Maine  de  Biran,  n'avait  pas  saisi  toute  l'importance 
de  sa  découverte,  et  il  semblait  même  s'être  efforcé 
par  la  suite  de  l'atténuer.  Chez  lui  la  motilité  est  un 
sens  qui  s'ajoute  aux  autres  sens  plus  qu'il  n'en  diffère 
radicalement  :  elle  enrichit  notre  nature  d'être  sen- 
tant plus  qu'elle  n'en  révèle  un  aspect  contraire. 
C'est   pourquoi  il  n'avait   pas  songé  à  faire  cadrer 


i 


MAINE   DE   BIRAN  305 

l'opposition  de  la  motilité  et  des  autres  sensations 
avec  l'opposition  des  effets  engendrés  par  l'habitude. 
Maine  de  Biran  au  contraire  va  mettre  en  lumière 
cette  correspondance  en  partant  de  la  différence 
essentielle  qu'il  y  a  entre  la  faculté  de  sentir  et  la 
faculté  de  mouvoir. 

Ce  n'est  pas  que  Maine  de  Biran  renonce  au  prin- 
cipe d'après  lequel  toutes  nos  connaissances  viennent 
des  sens.  Il  réclame  seulement  que  l'on  emploie 
comme  terme  générique  le  mot  impressions  et  que 
l'on  distingue  entre  les  impressions  passives  ou  sensa- 
tions proprement  dites  et  les  impressions  actives  ou 
perceptions.  Or  la  vérité  de  cette  distinction  apparaît 
dès  que  l'on  analyse  chacun  de  nos  sens.  C'est  en 
proportion  de  la  mobilité  de  ses  organes  que  chacun 
de  nos  sens  est  capable  de  perceptions  nettes,  tandis 
qu'il  ne  reçoit  que  des  impressions  passives  et  obscures 
dans  la  mesure  où  ses  organes  restent  immobiles.  Étu- 
dions par  exemple  le  tact  :  lorsque  les  qualités  tactiles 
ne  font  que  chatouiller,  irriter  ou  repousser  vivement 
les  extrémités  nerveuses,  nous  n'éprouvons  que  des 
modifications  affectives  confuses  et  qui  ne  sont  pas 
susceptibles  d'être  remémorées  ;  tandis  que  le  tact 
actif,  aidé  surtout  par  la  main,  excelle  à  percevoir  et 
à  analyser  la  variété  des  formes  et  des  autres  pro- 
priétés tactiles.  Ce  qui  fait  donc  la  supériorité  du  tact 
sur  les  autres  sens,  c'est  qu'il  met  en  jeu  des  organes 
extrêmement  mobiles,  tandis  qu'un  sens  tel  que 
l'odorat,  dont  Condillac  prétend  faire  sortir  les  opé- 
rations les  plus  compliquées,  est  réduit  aux  modifi- 
cations les  moins  précises,  et  les  moins  nettes.  De  là 
l'importance  souveraine  qu'a  pour  la  formation  de 
nos  connaissances  l'impression  d'effort  volontaire  et 
de  résistance  :  c'est  à  cette  impression  que  nous 
devons  la  connaissance  de  notre  moi  et  celle  du  non- 
moi.  Si  l'individu  ne  s'efforçait  pas  pour  se  mou- 
voir, il  ne  connaîtrait  rien  ;  si  rien  ne  lui  résis- 
tait, il  ne  connaîtrait  rien  non  plus  ;  il  n'aurait  l'idée 

20 


306  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

d'aucune  existence,  pas  même  de  la  sienne  propre 
La  distinction  entre  les  éléments  passifs  et  les  élé 
ments  actifs  de  nos  impressions  se  justifie  encore 
lorsque  nous  considérons  les  déterminations  mentales 
qui  plus  ou  moins  exactement  les  reproduisent  :  elle 
est  ici  la  distinction  entre  le  réveil  des  images  et  le 
rappel  des  idées.  Il  y  a  d'abord  les  cas  dans  lesquels 
les  images  renaissent  spontanément,  accompagnées 
sans  doute  de  certains  mouvements,  mais  de  mouve- 
ments qui  les  suscitent  et  qui  par  suite  ne  les  règlent 
pas  :  tandis  qu'il  y  a  des  cas  dans  lesquels  les  mouve- 
ments volontaires  qui  ont  formé  les  impressions  actives 
et  qui  ont  concouru  à  les  rendre  distinctes  sont  les 
moyens  employés  en  vue  de  leur  retour  ;  ils  sont  les 
signes  des  impressions  qu'ils  avaient  fait  apparaître, 
ou  du  moins  apparaître  plus  nettes  :  signes  naturels 
d'abord  ;  mais  par  réflexion  et  par  analogie  ils  sont 
étendus  à  bien  des  manières  d'être  avec  lesquelles  ils 
n'avaient  d'abord  que  des  rapports  plus  ou  moins 
lointains  et  indirects  ;  et,  devenus  ainsi  signes  arti- 
ficiels ou  d'institution,  ils  rendent  la  mémoire  possible. 
La  mémoire  est  donc  bien  distincte  de  l'imagination  : 
n'est-il  pas  vrai  qu'on  est  entraîné  par  son  imagina- 
tion, tandis  qu'on  dispose  de  sa  mémoire?  |B| 
Ainsi  la  faculté  de  penser  ne  saurait  dériver  de  la  ' 
sensation  prise  en  gros  ;  elle  se  développe  par  la  pré- 
dominance des  éléments  actifs  et  moteurs  qui  dans 
nos  impressions  se  distinguent  profondément  des  élé- 
ments passifs  et  sensitifs.  Cette  distinction,  établie 
par  les  analyses  antérieures,  va  être  justifiée  par  une 
remarquable  contre-épreuve  qui  constituera,  à  vrai 
dire,  la  réponse  à  la  question  posée.  S'il  est  en  effet 
reconnu  que  l'opposition  des  résultats  engendrés  par 
l'habitude  correspond  rigoureusement  à  cette  dis- 
tinction, c'est  que  cette  distinction  est  bien  réelle  et 
non  pas  seulement  abstraite  ;  et  de  plus  l'explication 
ainsi  fournie  de  la  disparité  des  effets  de  l'habitude 
permet  de  discerner  plus"  exactement  ce  qui  est  donné 


I 


i 


i 


MAINE    DE   BIRAN  307 

et  ce  qui  est  acquis,  ce  qui  persiste  et  ce  qui  s'efface 
dans  le  développement  de  l'esprit  humain. 

Or  voici  la  loi  qui  définit  l'influence  de  l'habitude 
et  qui  ramène  à  une  règle  la  disparité  de  ses  effets  : 
toutes   nos   impressions,  de   quelque   nature    qu'elles 
soient,  s'affaiblissent  graduellement  lorsqu'elles  sont 
continuées  pendant  un  certain  temps  ou  qu'elles  sont 
fréquemment  répétées  ;  mais  tandis  que  les  unes  — 
les  impressions  passives  ou  sensations  —  s'obscur- 
cissent toujours  davantage  et  tendent  à  s'évanouir 
tout  à  fait,  les  autres,  en  devenant  plus  indifférentes, 
conservent  et  même  accroissent  leur  netteté  et  leur 
précision.   Par  exemple,  à  force  de  sentir  la  même 
odeur,  nous  ne  sentons  rien  du  tout  ;  mais  si  la  résis- 
tance, les  degrés  de  lumière,  les  couleurs  s'affaiblissent 
aussi  bien  par  leur  répétition  et  leur  continuité,  il 
arrive  que  moins  nous  les  sentons,  mieux  nous  les 
percevons.  Percevoir  diffère  donc  essentiellement  de 
sentir  et  les  impressions  qui  s'altèrent  le  plus  par  leur 
répétition  sont  celles  dont  les  organes  sont  le  moins 
capables  d'exercer  un  effort  ou  d'éprouver  une  résis- 
;ance.   Par   suite,   en  affaiblissant   l'élément   sensitif 
de  nos  perceptions,  l'habitude  met  davantage  ces  der- 
nières  sous   l'empire   de   notre   faculté   perceptive   : 
c'est  quand  l'action  de  la  lumière  perd  de  sa  force  trop 
vive,  c'est  quand  les  couleurs  perdent  de  leur  éclat 
rop  violent  que  la  vision  devient  distincte  ;  en  outre 
'habitude  rend  de  plus  en  plus  aisés,  de  plus  en  plus 
prompts  et  précis  les  mouvements  auxquels  est  liée 
a  faculté  de  percevoir  ;  enfin  elle  associe  de  plus  en 
}lus  par  la  concomitance  des  mouvements  qui  leur 
correspondent   des   impressions   d'origine   diverse,   si 
bien  que  l'esprit  passe  des  unes  aux  autres  et  les  com- 
bine ensemble  avec  une  rapidité  et  une  sûreté  crois- 
santes. De  la  sorte  les  unes  deviennent  les  signes  des 
iutres.  Mais  l'entendement  n'est  véritablement  cons- 
itué  que  lorsqu'il  substitue  aux  signes  qui  ne  sont 
lels  que  par  l'imagination  les  signes  volontaires  et 


308  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

articulés  qui  servent  de  fondement  à  la  mémoire  etj 
qui  ont  pour  caractère  d'être  de  plus  en  plus  maniables 
et  disponibles.  Certes  les  signes  volontaires  et  arti- 
culés qui  rendent  possible  le  rappel  des  idées  peuvent 
par  l'habitude  déchoir  jusqu'au  rôle  de  signes  passifs, 
réveillant  des  images  vagues.  Mais  cela  montre  aussi 
dans  quel  sens  Maine  de  Biran  a  entendu  l'influence 
de  l'habitude  sur  la  faculté  de  penser  ;  la  clarté  et  la 
précision  plus  grandes  des  éléments  actifs  et  moteurs 
ne  doivent  pas  toujours  être  prises  pour  la  clarté  et 
la  précision  plus  grandes  de  la  connaissance  qui  en 
accompagne  le  jeu  :  c'est  surtout  dans  les  objets  ou 
les  produits  de  nos  facultés  intellectuelles  qu'elles  sgj 
révèlent  ;  mais  il  ne  résulte  pas  de  là  non  plus  qu'en 
rendant  les  mouvements  insensibles  et  en  les  aggluti- 
nant toujours  davantage  l'habitude  exerce  sur  eux 
la  même  influence  de  dégradation  que  sur  les  états 
affectifs  :  tant  s'en  faut  ;  car  les  mouvements  habi- 
tuels sont  tels  qu'ils  se  prêtent,  comme  moyen,  à  un 
nouveau  déploiement  de  facultés  actives,  qu'ils 
peuvent  par  l'attention  recouvrer  leur  première  clarté 
de  conscience,  tandis  que  par  la  même  attention  les 
sensations  habituelles  ne  sauraient  être  ravivées.  En 
tout  cas  c'est  la  possibilité  de  remonter  le  cours  des 
habitudes  actives  antérieures  et  de  se  donner  des 
habitudes  actives  nouvelles  qui  assure  le  développe- 
ment de  la  faculté  de  penser  et  l'emploi  scientifique  du 
langage.  Un  mécanisme  logique  ne  peut  suffire  à  les 
expliquer  :  c'est  de  l'activité  en  exercice  que  dépend 
tout  progrès  de  l'esprit. 

Telle  est  donc  la  doctrine  que  l'on  trouve  au  fond 
des  deux  Mémoires  sur  VHabitude,  et  l'on  peut  dire 
que  la  totalité  des  éléments  qui  la  constitue  subsistera 
dans  l'œuvre  ultérieure  de  Maine  de  Biran.  La  dis- 
tinction radicale  de  la  sensation  et  de  la  perception, 
de  l'imagination  et  de  la  mémoire,  des  états  afl'ectifs 
et  du  jugement  de  personnalité  ;  le  recours  à  l'effort 
moteur  pour  fonder  cette  distinction  ;  l'analyse  du 


il 


MAINE   DE   BIRAN  309 

rôle  de  cet  effort  dans  le  jeu  des  sens  et  dans  la  com- 
binaison de  leurs  données  ;  l'affirmation  de  l'activité 
de  la  pensée  comme  supérieure  aux  signes  qu'elle 
institue  et  à  la  méthode  qu'elle  emploie  :  la  philoso- 
phie de  Maine  de  Biran  sera-t-elle  plus  qu'un  déve- 
loppement de  ces  thèses?  Non  certes  en  un  sens. 
Pourtant  en  un  autre  sens  Maine  de  Biran  va  bien 
établir  une  philosophie  nouvelle  :  mais  ce  sera  moins 
par  des  changements  matériels  apportés  aux  théories 
des  Mémoires  sur  VHabitude  que  par  une  transposi- 
tion formelle  du  principe  de  ces  théories.  Tout  en 
ajoutant  dans  ses  Mémoires  aux  conceptions  de 
Cabanis  et  de  Tracy,  il  ne  s'était  dégagé  nettement 
ni  de  leur  pensée,  ni  de  leur  méthode,  ni  de  leur  lan- 
gage, et  plus  tard  il  se  reprochait  sévèrement  à  lui- 
môme  d'avoir  dans  «  cette  œuvre  imparfaite  de  sa 
jeunesse  irréfléchie  et  présomptueuse  »  trop  usé  d'ex- 
plications «  physiologiques  hypothétiques  et  d'ex- 
pressions matérialistes  ».  Cependant  au  moment  même 
de  la  publication  de  son  livre,  il  faisait  ressortir  dans 
une  lettre  à  de  Gérando  la  signification  spiritualiste 
de  la  distinction  qu'il  avait  établie  entre  les  facultés 
passives  et  les  facultés  actives.  Mais  son  spiritualisme 
original  ne  devait  pas  consister  uniquement  à  mettre 
en  relief  l'effort  volontaire  :  il  devait  de  plus  en  faire 
un  pouvoir  essentiellement  intérieur  et  hyperorga- 
nique.  Il  devait  consister  aussi  à  définir  la  méthode  par 
laquelle  ce  pouvoir  pouvait  être  saisi  en  des  termes  qui 
l'opposent  à  la  méthode  observée  par  les  idéologues, 
à  la  méthode  que  lui-même  avait  suivie.  Et  ce  fut  là 
l'objet  du  Mémoire  sur  la  Décomposition  de  la  pensée 
par  lequel  il  répondait  encore  à  une  question  posée 
par  l'Institut. 

Pour  savoir  en  quel  sens  et  à  quel  point  de  vue  la 
faculté  de  penser  se  prête  à  l'analyse,  il  faut  expli- 
quer la  valeur  de  termes  tels  que  faculté^  puissance, 
force  productive^  c'est-à-dire  qu'il  faut  établir  la  signi- 
fication et  la  portée  de  l'idée  de  cause  dont  ces  termes 


310  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

sont  autant  d'expressions,  différentes  dans  la  forme, 
identiques  dans  le  fond.  Par  réaction  contre  la  scolas- 
tique  qui  avait  fait  de  ces  termes  un  usage  indiscret 
et  vague,  la  physique  moderne  a  voulu  se  borner 
à  l'observation  des  phénomènes  naturels  et  à  la 
recherche  expérimentale  de  leurs  lois  de  succession, 
et  elle  a  pris  dès  lors  à  l'égard  de  l'idée  de  cause  une 
double  attitude.  En  tant  que  cette  idée  désigne  une 
cause  individuelle,  une  cause  productive  de  phéno- 
mène, la  physique  la  traite  comme  une  inconnue  dont 
elle  ne  peut  déterminer  la  valeur,  faute  de  pouvoir 
la  mettre  en  rapport  avec  des  quantités  connues  de 
la  même  espèce  :  elle  déclare  que,  hors  du  rapport 
d'antécédent  à  conséquent,  le  lien  réel  qui  unit  l'effet 
à  la  cause,  la  production  réelle  de  l'effet  par  la  cause 
échappent  à  nos  expériences  objectives.  En  tant  que 
l'idée  de  cause  est  simplement  le  signe  qui  totalise 
une  série  de  faits  analogues  donnant  lieu  aux  mêmes 
rapports  généraux  ou  lois,  la  physique  la  traite  comme 
une  expression  complexe  qui  représente  abréviative- 
ment  des  valeurs  déterminées  et  qu'il  est  toujours 
possible  de  développer  ;  et  c'est  à  cet  usage  de  l'idée 
de  cause  ainsi  entendue  qu'elle  essaie  de  se  tenir. 
Mais  la  première  idée  de  cause  est  tellement  inhérente 
à  l'esprit  qu'elle  sollicite  les  démarches  du  physicien, 
quoi  qu'il  veuille,  à  des  explications  plus  simples  : 
seulement,  comme  le  physicien  ne  connaît  les  explica- 
tions que  comme  des  réductions  à  des  propriétés 
générales  ou  à  des  rapports  généraux,  simplifier,  pour 
lui,  c'est  généraliser  davantage,  au  risque  souvent 
de  se  contenter  de  fausses  analogies  et  de  concevoir 
des  hypothèses  arbitraires.  La  question  est  de  savoir 
si  pour  une  autre  science  que  la  physique  la  causalité 
individuelle  n'est  pas  accessible  et  déterminable.  Or 
la  science  de  l'esprit  a  eu  le  tort  de  se  modeler  aveu- 
glément sur  la  physique  :  le  fait  véritablement  inté- 
rieur ne  saurait  être  saisi  ou  conçu  hors  du  sentiment 
ou  de  l'idée  de  sa  cause  individuelle.  Par  exemple, 


MAINE   DE   BIRAN  311 

dans  l'effort  que  la  volonté  détermine,  le  sentiment 
de  la  force  moi  qui  produit  le  mouvement  et  l'effet 
senti  de  contraction  musculaire  sont  bien  deux  élé- 
ments constitutifs  de  la  perception  d'effort  volon- 
taire ;  et  les  deux  éléments  sont  si  unis  l'un  à  l'autre 
qu'ils  ne  peuvent  être  séparés  sans  que  la  perception 
soit  dénaturée,  sans  qu'elle  soit  réduite  à  la  sensation 
passive  qui  a  lieu,  par  exemple,  dans  ces  exercices 
de  la  contractilité  organique  comme  est  un  battement 
du  cœur.  Ici  on  ne  peut  plus  faire  abstraction  de  la 
cause  motrice  individuelle  ;  on  ne  peut  en  convertir 
la  notion  singulière  en  une  idée  générale  abstraite  ; 
on  n'a  pas  le  droit  de  changer  la  valeur  de  mots  tels 
que  ceux  A'' attention^  de  rappel  des  idées ^  en  leur  fai- 
sant signifier,  par  une  généralisation  abusive,  toute 
sensation  devenue  prépondérante  par  sa  propre  viva- 
cité et  indépendamment  de  la  puissance  qui  la  rend 
telle,  toute  modification  reproduite  spontanément  et 
indépendamment  de  la  force  reproductrice  :  ce  serait 
substituer  au  sens  réel  et  métaphysique  des  termes 
un  sens  purement  logique  et  artificiel.  Ici  donc  ne 
vaut  plus  la  méthode  baconienne  qui  nous  apprend 
à  procéder  de  la  connaissance  des  effets  à  celle  des 
causes  :  dans  l'effort  volontaire,  la  perception  de  l'effet 
ne  saurait  être  isolée  du  sentiment  de  la  cause. 

Ainsi  Maine  de  Biran  prépare  l'établissement  de 
sa  doctrine  par  un  examen  tout  à  fait  original  de 
l'idée  de  cause.  Il  en  dédouble  l'usage  en  usage  psy- 
chologique et  en  usage  physique,  mais  de  façon  à 
montrer  que  c'est  la  causalité  psychologique  qui  est 
réelle  et  individuelle,  tandis  que  la  causalité  physique 
est  générale  et  en  quelque  sorte  purement  symbo- 
lique. 

Cependant  toute  la  vie  mentale  de  l'homme  ne  pro- 
cède pas  de  la  causalité  du  moi  et  n'est  pas  concen- 
trée dans  la  puissance  motrice  volontaire  ;  elle  est 
d'abord  liée  à  des  fonctions  dont  le  jeu  est  réglé  par 
l'état  de  l'organisme  et  par  le  rapport  de  l'organisme 


312  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


i 


avec  le  monde  extérieur,  sans  que  le  moi,  sans  que  la 
}3ersonne  proprement  dite  intervienne.  Il  y  a  en  nous 
tout  un  ensemble  de  modifications  qui  sont  simple- 
ment senties,  des  modifications  que  nous  devenons, 
pour  emprunter  à  Condillac  une  expression  dont  il 
n'a  pas  saisi  toute  la  portée.  Car  c'est  bien  en  effet 
par  la  sensation,  comme  l'a  soutenu  Condillac,  que 
débute  notre  vie  mentale  ;  mais  cette  sensation  est 
pure  sensation  encore  plus  qu'il  ne  l'a  imaginé  :  car, 
si  cette  sensation  est  sentie,  elle  est  sentie  absolument 
sans  se  rapporter  à  un  moi.  Il  y  a  entre  sentir  et  se 
connaître  sentant  une  différence  radicale  qu'il  a  eu 
le  tort  d'effacer.  Aussi,  n'ayant  pas  saisi  une  dualité 
là  où  elle  est  déjà  réellement,  Condillac  n'a  décomposé 
ou  recomposé  la  pensée  que  par  un  procédé  logique 
et  abstrait.  C'est  le  même  défaut,  pour  le  service  de 
doctrines  contraires,  que  l'on  trouve  chez  les  méta- 
physiciens qui,  admettant  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre  des  idées  inpées,  les  rattachent  d'une  façon 
purement  abstraite  à  la  matière  sensible  de  la  connais- 
sance. Mais  l'on  opère  une  décomposition  réelle  de  la 
pensée  quand  on  montre  que  l'union  de  ses  éléments 
en  suppose  d'abord  l'existence  en  quelque  sorte  origi- 
nale et  indépendante.  S'il  y  a  en  effet  des  modes  affec- 
tifs où  le  sentiment  du  moi  et  avec  lui  certaines  formes 
consécutives  de  la  perception  n'entrent  point,  s'il  y  a 
une  multitude  de  degrés  selon  lesquels  l'affection 
sensitive  puisse  croître  ou  diminuer  pendant  que  le 
sentiment  du  moi  et  de  son  identité  s'avive  ou  s'affai- 
blit dans  une  proportion  inverse,  c'est  qu'il  y  a  dans 
notre  esprit  des  produits  composés  dont  les  facteurs 
peuvent  être  saisis  isolément.  Et  l'expérience  nous 
montre  qu'il  en  est  ainsi.  Ces  deux  sortes  d'éléments  • 
primitifs,  effort  volontaire  inséparable  de  la  cons- 
cience du  moi,  affection  résultant  d'une  disposition 
organique,  l'un  uniforme  et  permanent,  l'autre  mul- 
tiple et  variable,  peuvent  s'associer  en  des  combi- 
naisons tantôt  plus  intimes,  tantôt  plus  accidentelles. 


MAINE   DE    BIRAN  313 

|D'où  la  possibilité  de  procéder,  soit  par  analyse  en 
dissociant  dans  un  composé  donné  ces  deux  éléments, 
soit  par  synthèse  en  reconstituant  avec  ces  éléments 
les  types  du  composé.  Mais,  dans  ce  dernier  cas,  il 
faut  bien  se  garder  de  substituer  aux  éléments  réels 
et  observables  des  éléments  abstraits  et  hypothé- 
tiques. 

Il  y  a  dans  l'homme  une  vie  affective  sans  cons- 
cience, c'est-à-dire  sans  attribution  au  moi.  Et  Maine 
de  Biran  s'est  appliqué  à  montrer  la  réalité  des  états 
qui  constituent  cette  vie. 

I  On  trouve  déjà  des  états  de  ce  genre  jusque  dans  les 
I  sensations  de  nos  sens  externes.  Les  Mémoires  sur 
:  VHahiiude  avaient  précisément  expliqué  comment  ce 
j  qu'on  appelle  la  sensation,  réputée  simple  par  les 
j  philosophes  depuis  Locke,  se  résout,  par  une  analyse 
vraie,  en  deux  parties  :  l'une  qui  affecte  sans  repré- 
senter, l'autre  qui  représente  sans  affecter.  Maine  de 
Biran  rappelle  donc  tous  les  éléments  affectifs  qui 
entrent  non  seulement  dans  les  sensations  d'odorat  et 
de  goût  où  ils  sont  prédominants,  mais  encore  dans 
les  sensations  auditives,  visuelles  et  tactiles.  Outre 
ces  éléments  affectifs  compris  dans  chacun  de  nos 
sens  externes,  il  y  a  aussi  pour  nous  un  état  affectif 
général  qui  précède  toutes  les  modifications  causées 
par  les  impressions  quelles  qu'elles  soient,  externes 
ou  internes  ;  et  cet  état,  selon  les  modifications  qu'il 
reçoit,  devient  agréable  ou  pénible  et  détermine  des 
mouvements  de  réaction  en  conséquence.  Ce  sont  aussi 
ces  affections  immédiates  qui  forment  les  instincts 
dont  la  puissance  aveugle  embrasse  toute  la  vie  ani- 
male ;  ce  sont  elles  aussi  qui  engendrent  ces  passions 
locales,  partielles,  ces  appétits  brusques  d'un  organe 
particulier  qui  se  fait  dominateur  et  qui  provoque 
sans  le  moi  toute  une  série  de  mouvements  automa- 
tiques. Par  elles  s'expliquent  ces  variations  perpé- 
tuelles de  notre  vie  sensitive  qui  tiennent  à  l'âge,  à 
la  saison,  à  l'heure  du  jour.   De  telles  dispositions 


S14  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

affectives,  en  associant  leurs  effets  inaperçus  à  l'exer- 
cice des  sens  extérieurs  et  de  la  pensée  même, 
imprègnent  les  êtres  et  les  choses  de  couleurs  qui 
semblent  leur  appartenir.  Il  y  a  là  un  phénomène, 
comme  dit  Biran,  de  réfraction  morale.  C'est  la  réfrac- 
tion morale  qui  nous  montre  la  nature  tantôt  sous  un 
aspect  riant  et  gracieux,  tantôt  couverte  d'un  voile 
funèbre,  qui  nous  fait  trouver  dans  les  mêmes  objets 
tantôt  des  motifs  d'espérance  et  d'amour,  tantôt  des 
sujets  de  haine  et  de  crainte. 

L'existence  des  états  affectifs  et  leur  indépendance 
à  l'égard  du  moi  permettent  de  rendre  compte  non 
seulement  d'une  partie  de  ce  que  nous  sommes  pen- 
dant la  veille  ou  dans  la  vie  normale,  mais  encore  du 
sommeil,  des  rêves,  des  phénomènes  de  léthargie,  de 
catalepsie,  d'extase,  du  somnambulisme,  de  l'aliéna- 
tion mentale. 

Certes  ces  états  affectifs  enveloppent  un  sentiment 
immédiat  d'eux-mêmes,  et  à  ce  titre  ils  ne  sont  pas 
purement  organiques.  Mais  il  y  aurait  un  abus  de 
langage  à  les  déclarer  proprement  conscients,  alors 
que  la  conscience  suppose  la  distinction  du  sujet  et 
de  l'objet  et  que  dans  ces  états  sujet  et  objet  sont  J 
confondus.  Pour  cette  doctrine  des  perceptions  obs-  ^ 
cures,  Maine  de  Biran  reconnaît  qu'il  a  eu  Leibniz 
comme  précurseur.  Il  y  a  cependant  une  grande  diffé- 
rence entre  les  deux  doctrines.  La  doctrine  leibni- 
zienne  est  originairement  liée  à  des  considérations 
tirées  des  conditions  de  la  connaissance,  des  exigences 
de  la  loi  de  continuité,  de  la  nécessité  de  faire  varier 
par  d'insensibles  degrés  l'expression  d'un  même  uni- 
vers dans  des  monades  harmoniquement  unies  entre 
elles  et  cependant  essentiellement  discernables  :  les 
vues  psychologiques  liées  à  la  doctrine  n'en  sont  que 
des  applications  plus  ou  moins  secondaires.  Enfin  la 
doctrine  a  un  caractère  intellectualiste  :  les  percep- 
tions obscures,  elles  aussi,  représentent  l'univers.  La 
doctrine  biranienne  a  été  au  contraire  directement 


I 


MAINE   DE   BIRAN  315 

constituée  par  l'explication  de  la  nature  humaine, 
et  c'est  une  conception  dualiste  qu'elle  soutient  ;  le 
moi  peut  s'unir  aux  aiîections,  mais  il  en  est  profon- 
dément distinct,  et  il  faut  même  se  bien  garder  de 
confondre  avec  des  états  affectifs  des  modes  de  l'acti- 
vité personnelle  obscurcis  par  l'habitude.  La  notion 
de  la  vie  affective  chez  Maine  de  Biran  est  très  voisine 
de  celle  que  M.  Pierre  Janet  a  essayé  d'établir  expéri- 
mentalement sous  le  titre  d'automatisme  psycholo- 
gique. 

L'autre  élément  de  la  vie  mentale,  celui  qui  cons- 
titue à  vrai  dire  le  moi  et  la  personne,  est  l'effort  mo- 
teur volontaire.  Cette  théorie  de  l'effort  moteur  volon- 
taire se  trouve  déjà  avec  sa  prépondérance,  sinon  avec 
toute  la  signification  qu'elle  a  acquise  par  la  suite,  dans 
les  Mémoires  sur  VHabitude.  Elle  y  est  nettement  liée 
à  la  distinction  fondamentale  des  facultés  sensitives 
et  des  facultés  perceptives  ;  elle  y  manifeste  l'équiva- 
lence des  mots  ejfort  moteur^  volonté^  moi^  et  l'identité 
réelle  de  ce  que  ces  mots  expriment.  Mais  dans  les 
Mémoires  sur  VHabitude^  cette  théorie  s'exprimait 
d'ordinaire  par  des  formules  physiologiques  ;  or  si  ces 
formules  physiologiques  n'ont  pas  pour  Maine  de  Biran 
cessé  d'être  exactes  en  général,  elles  n'ont  plus  à  ses 
[7eux  qu'une  signification  symbolique;  c'est-à-dire 
[[u'elles  deviendraient  fausses  si  elles  prétendaient 
fournir  le  contenu  essentiel  de  l'idée  du  sujet  qui  fait 
sfTort  ;  cette  idée  est,  comme  dit  Biran,  une  idée  avant 
tout  réflectible  qui  ne  peut  se  déterminer  proprement 
[jue  par  ce  retour  sur  nous-mêmes  qu'est  l'observa- 
tion intérieure  ;  elle  ne  saurait  désigner  une  propriété 
générale  objective,  mais  une  action  essentiellement 
individuelle,  inséparable  de  la  conscience  qu'elle  cons- 
titue. Il  suit  de  là  que  l'effort  moteur  est  saisi  par  une 
aperception  immédiate  interne  dont  les  données  ont 
an  sens  original  et  contre  laquelle  on  ne  saurait  jamais 
retourner  les  traductions  extérieures  plus  ou  moins 
atiles  à  employer.  Précédemment  Maine  de  Biran  avait, 


316  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

SOUS  l'influence  de  la  physiologie,  libéré  l'observation 
intérieure  de  la  tyrannie  étroite  des  formes  logiques  et^- 
verbales  ;  maintenant,  contre  la  physiologie,  ou  du 
moins  contre  certaines  de  ses  prétentions,  il  reven- 
dique les  droits  d'une  observation  intérieure  plus  pro- 
fonde, atteignant  par  réflexion  le  sujet  individuel  dans 
l'acte  qui  le  manifeste  à  lui-même  et  conférant  à  ce 
qu'elle  découvre  une  valeur  de  vérité  qui  ne  se  mesure 
pas  à  quoi  que  ce  soit  d'externe,  mais  qui  au  contraire 
sert  de  mesure.  Or  la  conscience  fait  ressortir  la  con- 
nexion de  la  volonté,  de  l'effort  moteur  et  du  moi  selon 
un  mode  original  qui  ne  se  laisse  ni  méconnaître,  ni 
défigurer.  Car  supposons  que  l'organe  musculaire  soit 
excité  par  une  cause  étrangère  ou  par  un  stimulus  sus- 
ceptible de  mettre  en  jeu  cette  propriété  vitale  que 
les  physiologistes  appellent  irritabilité  ou  contractilité 
organique  sensible  ;  ou  encore  supposons  qu'une  partie 
mobile  soit  remuée,  soulevée  ou  vigoureusement  agitée 
par  une  force  intérieure,  il  résultera  bien  de  là  une 
impression  particulière  que  l'on  peut  appeler  sensa- 
tion de  mouvement,  mais  qui  ne  saurait  se  confondre 
avec  ce  mode  de  notre  activité  que  nous  spécifions 
sous  le  titre  d'effort  voulu.  Cet  effort  comprend  indis- 
solublement la  détermination  motrice  et  la  résistance, 
et,  s'il  emporte  la  conscience  d'être  la  cause  de  la  sen- 
sation musculaire,  il  ne  l'emporte  pleinement  que  tout 
autant  que  cette  sensation  lui  renvoie  en  quelque  sorte 
le  témoignage  de  son  action.  Autrement  dit  la  cons- 
cience de  l'effort  ne  permet  pas  de  décorîiposer  abstrai- 
tement les  deux  termes  qu'elle  comprend  et  le  rapport 
de  ces  deux  termes. 

Original  par  ses  caractères,  l'effort  moteur  volon- 
taire est  encore  original  par  la  façon  dont  il  se  produit. 
De  très  bonne  heure  Maine  de  Biran  a  été  préoccupé 
de  cette  difficulté  :  l'effort  suppose  une  connaissance 
préalable  du  pouvoir  dont  on  dispose,  et  d'autre  part 
c'est  de  l'effort  exercé  que  dérive  cette  connaissance. 
Maine  de  Biran,  pour  approcher  de  la  solution  de  cette 


MAINE   DE   &IRAN  317 

difficulté,  avait  montré  qu'il  y  a  une  progression  de 
la  vie  animale  qui  fait  que  des  mouvements,  d'abord 
accomplis  sous  l'empire  de  l'instinct,  du  besoin  et  du 
désir,  se  dégagent  des  impressions  sensibles  pour  se 
rendre  perceptibles  et  se  produire  d'eux-mêmes.  C'est 
là  au  reste  un  effet  des  lois  de  l'habitude  :  l'habitude, 
émoussant  les  éléments  affectifs  des  mouvements,  fait 
que  ces  mouvements  se  répètent  de  plus  en  plus  d'eux- 
mêmes,  avec  une  précision  croissante.  Or  si  la  spon- 
tanéité de  ces  mouvements  n'est  pas  la  puissance  de 
l'effort,  elle  le  précède  immédiatement  et  l'avertit  de 
ce  qui  peut  aussi  bien  être  fait  par  elle.  Mais  Maine  de 
Biran  reconnaît  par  endroits  que  le  passage  des  mou- 
vements même  spontanés  à  l'exercice  de  la  puissance 
individuelle  de  l'effort  ne  peut  s'expliquer  absolument, 
et  par  suite  que  cette  puissance  ne  dérive  que  d'elle 
le  geiîfe  comme  le  moment  de  son  action. 

Ce  qui  caractérise  cette  puissance  d'agir,  c'est  la 
liberté,  liberté  qu'il  est  aisé  de  définir  en  observant 
la  différence  qui  existe  entre  la  volonté  et  le  désir,  la 
volonté  n'intervenant  souvent  que  pour  contredire  le 
désir.  En  tout  cas,  attestée  par  la  conscience,  cette 
liberté  ne  saurait  être  invalidée  par  aucun  des  argu- 
ments qui  font  appel  aux  conditions  ou  aux  exigences 
d'une  connaissance  objective.  C'est  de  tels  arguments 
qu'usent  Malebranche  et  Hume  pour  contester  le  pou- 
voir causal  du  moi.  Ils  se  placent  dans  l'absolu  pour 
juger  de  ce  qui  est  relatif  ;  ils  se  mettent  hors  du  moi 
pour  juger  ce  qu'est  ou  ce  que  fait  le  moi.  C'est  à  ce 
renversement  illégitime  de  position  qu'il  faut  mettre 
fin  :  pour  ce  qui  est  do  la  vie  psychologique,  il  faut 
revendiquer  nettement  la  primauté  de  la  conscience 
sur  la  connaissance  objective. 

Les  deux  éléments  extrêmes  de  la  vie  mentale  étant 
ainsi  dégagés  dans  la  réalité,  il  sera  possible  de  mon- 
trer comment  cette  vie  se  compose  par  la  présence  et 
la  combinaison  de  ces  éléments.  Maine  de  Biran  part 
de  là  pour  distinguer  plusieurs  systèmes  dans  les  opé- 


318  LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

rations  de  l'être  humain.  Dans  VEssai  sur  les  fonde- 
ments de  la  Psychologie,  il  en  admet  quatre  :  1°  le 
système  affectif  ou  sensitif  simple  ;  2°  le  système  sen- 
sitif  composé  ;  3*^  le  système  perceptif  actif  ;  4°  le  sys- 
tème réflexif.  Ces  systèmes  se  constituent  et  se  suc- 
cèdent dans  un  ordre  ascendant  selon  que  le  moi  ne 
prend  pas  part  ou  prend  une  part  de  plus  en  plus 
importante  aux  modes  de  la  vie  mentale. 

Ainsi  l'effort  moteur  volontaire  est  le  fait  primitif 
duquel  doit  dériver  la  vie  humaine  :  fait  primitif  ou, 
comme  disait  Descartes,  vérité  première.  Et  certes,  il 
est  à  l'honneur  de  Descartes  d'avoir  appris  à  l'esprit 
humain  à  se  replier  sur  lui-même  et  à  reconnaître  que 
l'existence  individuelle  est  identique  à  la  conscience 
d'elle-même.  MaJheureusement  il  n'a  pas  vu  que  ce 
fait  exprimait  essentiellement  une  relation.  Il  a  réduit 
cette  relation  à  un  seul  terme,  le  Je  du  Je  penTe  et  il 
a  érigé  le  Je  en  substance.  Alors  que  dans  le  Cogito  il 
saisissait  seulement  ce  qu'il  était  pour  lui-même,  il  a 
prétendu  en  tirer  l'affirmation  d'une  existence  en  soi. 
Il  faut  rester  dans  l'ordre  de  la  relation  où  se  trouve 
le  moi  qui  veut,  qui  fait  effort,  et  qui  ne  peut  vouloir 
et  faire  effort  qu'en  n'étant  pas  en  soi,  qu'en  s'appli- 
quant  à  un  terme  de  résistance. 

Au  fait  primitif  nous  devons  donc  la  connaissance 
de  notre  propre  corps  en  même  temps  que  celle  de  notre 
moi.  Or  dans  cette  connaissance  de  notre  moi  sont 
enveloppées  toutes  les  notions  premières  ou  originales 
d'être,  de  substance,  de  force  ou  de  cause,  d'unité, 
d'identité  :  notions  que  les  modernes  idéologues 
rangent  sous  le  titre  commun  et  vague  d'abstractions, 
qu'ils  confondent  ainsi  avec  des  qualités  ou  des  pro- 
priétés abstraites  qui  servent  de  titre  à  des  idées  de 
genres  et  d'espèces,  alors  que  celles-ci  sont  artificielles, 
ne  sont  que  des  signes  et  des  moyens  pour  la  science, 
tandis  que  ces  notions  sont  naturelles,  sont  à  l'origine 
même  de  la  science  et  constituent  des  conditions  de 
toute  pensée.  Les  métaphysiciens,  comme  Descartes 


MAINE   DE   BIRAN  3<» 

et  Leibniz,  ont  bien  mis  en  lumière  le  caractère  de  ces 
notions  premières  et  régulatrices  :  mais,  en  les  suppo- 
sant innées,  ils  en  ont  méconnu  l'origine.  «  La  suppo- 
sition de  quelque  chose  d'inné  est  la  mort  de  l'analyse  ; 
c'est  le  coup  de  désespoir  du  philosophe  qui,  sentant 
qu'il  ne  peut  remonter  plus  haut  et  que  la  chaîne 
des  faits  est  prête  à  lui  échapper,  se  résout  à  la 
laisser  flotter  dans  le  vide.  »  [Essai  sur  les  fondements 
de  la  Psychologie^  t.  I,  p.  247.)  Sans  doute  il  est  im- 
possible de  ne  pas  se  fixer  tôt  ou  tard  à  un  terme 
d'arrêt  ;  mais  il  faut  du  moins  reculer  ce  terme  le  plus 
possible  et  mettre  tout  à  fait  à  la  fin  ce  que  trop  sou- 
vent les  philosophes  ont  mis  au  commencement.  Or, 
avant  le  moi  et  sans  lui,  il  n'y  a  point  de  connaissance 
actuelle  ni  possible.  Tout  doit  donc  dériver  de  cette 
source  première,  ou  tout  doit  venir  s'y  rattacher.  S'il 
sufiit  de  regarder  en  nous-mêmes  pour  avoir  l'idée  de 
l'être,  de  la  substance,  de  la  cause,  de  l'un,  chacune  de 
ces  idées  a  son  origine  dans  le  sentiment  du  moi.  Géné- 
ralisée dans  l'expression,  présentée  sous  plusieurs  faces 
dans  les  formes  variées  du  langage,  elle  doit  pouvoir 
être  ramenée  au  type  individuel  qu'elle  conserve  dans 
le  sens  intime.  Toutes  les  idées  prétendues  innées  ne 
sont  que  le  fait  primitif  de  la  conscience,  analysé  et 
exprimé  dans  ses  divers  caractères. 

Mais  cette  solution  devait  bientôt  faire  réfléchir 
Maine  de  Biran  par  ce  qu'elle  avait  d'incomplet  :  tenant 
originairement  au  moi,  comment  ces  notions  pouvaient- 
elles  être  rendues  universelles  et  de  quel  droit  pou- 
vaient-elles s'appliquer  à  des  objets?  Ce  fut  sans  doute 
vers  1814  que  Maine  de  Biran  opéra  une  conversion 
dont  les  effets  les  plus  visibles  se  trouvent  dans  son 
écrit  sur  les  Rapports  des  sciences  naturelles  avec  la 
Psychologie  publié  par  M.  Bertrand.  Là  il  notait  l'im- 
possibilité qu'il  y  a  à  faire  dépendre  des  vérités  uni- 
verselles et  nécessaires  de  la  connaissance  du  fait 
primitif.  «  Il  ne  faut  pas  dire  que  nous  formons  les  pro- 
positions universelles   (qui  emportent  avec  elles  un 


320  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 

des  W 


caractère  de  nécessité  absolue)  de  la  connaissance  des 
particulières,  mais  au  contraire  que  nous  n'ajoutons 
le  caractère  universel  à  des  propositions  individuelles 
ou  particulières  qu'autant  que  cet  universel  est  donné 
indépendamment  d'elles  en  vertu  d'un  principe  anté- 
rieur de  croyance  inhérent  à  notre  nature.  »  (P.  200.) 
La  faculté  de  l'universel  et  de  l'absolu  n'entre  pas  en 
conflit  avec  les  connaissances  dues  au  fait  primitif, 
connaissances  relatives,  parce  qu'elle  est  une  faculté 
de  croire,  non  de  connaître,  et,  en  tout  cas,  dans  la 
mesure  où  elle  conduit  à  une  connaissance,  une  faculté 
de  connaître  indéterminée.  Nous  sommes  par  exemple 
obligés  de  croire  que  l'âme  existe  avant  et  afin  de  se 
manifester  comme  moi,  mais  cette  affirmation  de 
l'âmé  n'ajoute  et  ne  retranche  rien  à  la  connaissance 
que  nous  avons  de  notre  moi.  Nous  sommes  obligés  de 
croire  à  la  substantialité  des  corps  pour  que  notre  con- 
naissance objective  de  leurs  propriétés  porte  sur  un 
monde  durable  :  mais,  s'il  nous  est  par  là  naturel  de 
concevoir  les  êtres  du  monde  extérieur  sur  le  modèle 
de  celui  que  nous  saisissons  en  nous,  c'est-à-dire  comme  j 
des  êtres  simples,  nous  ne  pouvons  que  les  croire  tels, 
et  jamais  nous  ne  pouvons  par  la  connaissance  les  sai 
sir  tels.  Cette  solution  du  problème  de  la  raison  dépen 
d'un  postulat  de  la  pensée  de  Maine  de  Biran,  à  savoir 
que  l'objectivité  de  la  connaissance  ne  peut  être  définie 
en  termes  de  relation  et  suppose  l'objectivité  de  l'exis- 
tence :  il  mitigé  par  là  la  conception  de  l'intelligibilité 
des  rapports  par  laquelle  le  rationalisme  a  tenté  de 
corriger  le  subjectivisme. 

Cet  effort  de  Maine  de  Biran  pour  dépasser  dans 
l'ordre  simplement  théorique  le  pur  fait  de  conscience, 
pour  compléter  le  système  de  la  connaissance  par  le 
système  de  la  croyance  s'est  combiné,  à  partir  d'un 
certain  moment,  avec  des  préoccupations  et  des  dis- 
positions religieuses  qui  le  portaient  à  ne  plus  se  con- 
tenter pour  l'homme  de  la  vie  purement  humaine.  De 
l'éducation   que  lui   avaient   donnée  les   Pères  Doc 


MAINE   DE   BIRAN  321 

trinaires  de  Périgueux  il  ne  paraît  pas  avoir  gardé 
longtemps  la  fidélité  de  pratique  et  de  croyance.  Au 
moment  où  il  se  rapproche  intellectuellement  des 
idéologues,  il  semble  partager  leurs  préventions  contre 
toute  foi  religieuse  positive.  Pendant  qu'il  constitue 
sa  doctrine  de  l'effort  et  du  fait  primitif,  il  ne  rencontre 
pas  le  problème  religieux,  et  il  semble  n'en  avoir  aucun 
souci.  Une  certaine  doctrine  de  la  vie  morale  lui  parait 
correspondre  assez  bien  à  ses  doctrines  théoriques  par 
la  prédominance  qu'elle  accorde  à  la  volonté  sur  les 
suggestions  de  la  sensibilité  :  c'est  le  stoïcisme.  Mais  le 
stoïcisme  bientôt  ne  répond  plus  aux  préoccupations 
de  son  âme  :  ces  préoccupations  furent,  sinon  éveillées, 
du  moins  singulièrement  avivées  par  les  événements 
de  1815  qui  suivirent  le  retour  de  l'île  d'Elbe.  Se  re- 
pliant encore  plus  sur  lui-même,  Maine  de  Biran  éprou- 
vait qu'il  ne  pouvait  trouver  en  lui  seul  le  soutien  de 
sa  vie  instable.  Dès  lors  il  cherche  Dieu,  le  Dieu  du 
Christianisme,  non  par  un  raisonnement  dialectique, 
mais  par  un  besoin  de  son  âme  :  il  le  cherche  à  travers 
des  vicissitudes  diverses  dont  le  Journal  intime  est 
la  confidence  émouvante.  Tantôt  il  se  sent  relevé  par 
le  stoïcisme,  qui  montre  mieux  l'importance  de  la  cau- 
salité personnelle  ;  tantôt,  sentant  l'insuffisance  d'un 
effort  qui  n'est  soutenu  par  rien  de  supérieur,  qui  au 
surplus  a  toujours  à  compter  avec  une  sensibilité  qui 
lui  est  opposée,  il  éprouve  le  besoin  de  plus  en  plus  vif 
de  la  grâce,  de  la  grâce  sollicitée,  obtenue  par  la  prière. 
Finalement  c'est  au  Dieu  du  Christianisme  qu'il  ten- 
dra toujours,  jusqu'au  terme  de  sa  vie,  par  une  aspi- 
ration de  plus  en  plus  vive. 

Cette  expérience  personnelle,  il  reste  à  l'interpréter 
philosophiquement,  et  Maine  de  Biran  s'y  est  appliqué 
dans  ses  Essais  (T Anthropologie  restés  inachevés.  La 
faculté  de  croire  à  laquelle  il  avait  eu  recours  restait 
trop  indéterminée.  Ce  qui  «doit  produire  en  nous  la 
paix,  la  sérénité,  ce  qui  doit  nous  communiquer  la  puis- 
sance ne  peut  rester  aussi  formel,  aussi  dépourvu  de 

21 


322  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


1 


contenu.  La  faculté  de  croire  devient  donc  une  faculté 
de  saisir  l'Infini,  Dieu  :  faculté  dans  laquelle  il  entre 
de  l'intuition,  de  la  pensée,  du  sentiment.  Elle  n'est 
rien  de  proprement  actif  :  elle  est  réceptive  à  l'égard 
de  son  objet.  Et  ce  qui  fait  qu'elle  est  surtout  compa- 
rable au  sentiment,  c'est  que  le  beau,  le  bon,  l'infini. 
Dieu,  auxquels  elle  s'attache,  elle  les  saisit  non  comme 
des  notions  à  l'aide  de  l'entendement,  mais  comme 
des  vérités  qui  s'approprient  à  sa  nature.  D'où  une 
vie  supérieure,  la  vie  de  l'esprit,  qui  s'ajoute  à  cette 
vie  humaine  et  à  cette  vie  animale  que  Biran  avait 
déjà   distinguées.    L'homme   est   intermédiaire   entre 
Dieu  et  la  nature  ;  il  tient  à  Dieu  par  son  esprit  et  à  la 
nature  par  ses  sens.  Il  peut  s'identifier  avec  celle-ci, 
en  y  laissant  absorber  son  moi,  en  s'abandonnant  à 
toutes  les  impulsions  sensibles.  Il  peut  aussi  jusqu'à 
un  certain  point  s'identifier  avec  Dieu  par  l'exercice; 
de  cette  faculté  supérieure  dont  nous  venons  de  parler,; 
que  le  Platonisme  a  déjà  distinguée  et  que  le  Christia-j 
nisme  a  achevé  de  caractériser.  Le  dernier  degré  d'abais-' 
sèment  pour  l'homme  comme  le  plus  haut  degré  d'éléva- J 
tion  se  trouve  lié  à  deux  états  où  l'âme  perd  également 
sa  personnalité  :  mais  dans  l'un  c'est  pour  s'anéantir^ 
dans  la  créature,  dans  l'autre  c'est  pour  se  perdre  en 
Dieu.  De  plus  l'état  intermédiaire  est  indispensable  àj 
constituer  pour  que  l'homme  se  sacrifie  et  s'abandonne:] 
mais,  quand  la  personnalité  est  acquise,  on  voit  appa-^ 
raître  l'idée  d'une  fin  plus  haute  que  celle  qui  peut  êtrel 
conçue  par  l'esprit.  Pour  connaître  il  faut  que  le  moi  soit  ' 
présent  à  lui-même  et  y  rapporte  tout  lereste  ;  pour  aimer) 
il  faut  que  le  moi  s'oublie  et  se  rapporte  à  l'Être  parfait» 
qui  est  sa  fin.  Le  rapport  de  cette  conception  des  troisj 
vies  chez  Maine  de  Biran  avec  la  doctrine  des  trois  ordres 
chez  Pascal  est  manifeste  et  doit  être  retenu  comme  le 
principe  d'un  rapprochement  légitime  de  leur  pensée.^ 

Envisagée   dans   son   ensemble,   la   philosophie  d( 
Maine  de  Biran  apparaît  comme  incomplète,  au  moii 


MAINE   DE   BIRAN  323 

dans  ce  sens  que  les  questions  n'y  sont  pas  toutes  trai- 
tées avec  netteté  et  pour  elles-mêmes.  Mais  c'est  une 
philosophie  riche  et  féconde  dont  le  principal  carac- 
tère est  d'avoir  donné  au  spiritualisme  sa  significa- 
tion profonde  en  le  constituant  comme  doctrine  de  la 
conscience  sans  avoir  cependant  négligé  les  influences 
infra-conscientes  et  supra-conscientes  auxquelles  le 
moi  a  rapport.  Elle  se  présente  à  nous  comme  un  réa- 
lisme qui,  fortement  appuyé  sur  les  données  du  sens 
interne,  a  pour  double  conséquence  d'exclure  le  maté- 
rialisme et  de  limiter  l'idéalisme.  Ce  qui  est  le  réel  par 
excellence,  ce  qui  ne  pourra  jamais  être  qualifié  de 
pure  apparence,  c'est  ce  que  la  réflexion  nous  découvre 
au  dedans  de  nous-même.  Purement  psychologique 
à  son  point  de  départ,  cette  réflexion  apparaît  de  plus 
en  plus  dans  le  développement  de  la  pensée  biranienne 
comme  douée  d'une  puissance  proprement  métaphy- 
sique. Ou  bien  nous  ne  connaissons  rien,  ou  bien  ce 
que  nous  connaissons,  c'est  par  elle  que  nous  en  pre- 
nons connaissance.  La  philosophie  de  Descartes  et  de 
Malebranche  était  fondée  tout  entière  sur  l'opposition 
abstraite  et  sur  la  dilalité  irréductible  de  l'esprit  et  de 
la  matière.  Maine  de  Biran  transpose  ce  dualisme  en 
le  ramenant  à  la  donnée  intérieure  du  conflit  qui  surgit 
entre  les  deux  termes  dont  l'effort  moteur  révèle  l'exis- 
tence et  qui  sont  la  condition  môme  de  la  constitution 
progressive  du  moi.  Là  est  la  vraie  force  et  l'origina- 
lité supérieure  du  biranisme.  Il  représente  une  tenta- 
tive d'une  portée  considérable  et  d'une  efficacité  réelle 
pour  fonder  cette  philosophie  concrète  qui  doit  être  le 
dernier  mot  de  la  philosophie. 


^ 


CHAPITRE  XIV 
SAINT-SIMON  ET  AUGUSTE    COMTE  w 


L'apparition  du  positivisme  semble  devoir  être  rap- 
portée aux  mêmes  raisons  qui  ont  suscité  le  mouve- 
ment d'idées  représenté  par  de  Donald  et  par  de 
Maistre.  D'un  côté  comme  de  l'autre,  ce  qui  domine 
les  esprits  et  ce  qui  inspire  les  doctrines,  c'est  l'im- 
pression très  forte  que  la  société  française  ou  même 
européenne  se  trouve  en  présence  de  ruines  accumu- 
lées par  la  Révolution,  laquelle  est  elle-même  consi- 
dérée comme  l'aboutissement  d'un  long  travail  de 
décomposition  ;  c'est  le  vif  sentiment  de  la  nécessité 
qui  s'impose  d'accomplir  une  œuvre  de  réorganisa- 
tion ;  c'est  enfin  la  conviction  que  cet  effort  de  recons- 
truction ne  sera  efficace  et  ne  produira  des  résultats 
durables  que  s'il  tend  à  fonder  un  ordre  véritablement 
social  dont  les  principes  constitutifs  seront  soustraits 
à  l'action  dissolvante  de  la  critique  individuelle.  Seule- 

(1)  Le  début  et  la  fin  de  ce  chapitre  reproduisent,  comme  pour 
l'ensemble  de  cet  ouvrage,  les  notes  préparatoires  aux  leçons  pro- 
fessées en  Sorbonne.  Mais,  à  partir  du  point  marqué  par  l'asté- 
risque de  la  page  325,  jusqu'à  l'astérisque  de  la  page  357,  nous 
substituons  à  ce  texte  le  fragment  rédigé  par  Victor  Delbos,  alors 
que,  son  cours  à  peine  terminé,  il  se  mettait  à  composer  le  livre 
qu'il  avait  hâte  de  publier  sur  la  Philosophie  française.  Si  la  place 
ne  nous  était  mesurée,  il  serait  intéressant  de  comparer  les  deux 
rédactions,  l'une  écrite  pour  ainsi  dire  d'un  jet  après  une  minu- 
tieuse préparation  en  vue  de  la  parole  publique,  l'autre  de  forme 
plus  travaillée  et  plus  serrée  ainsi  que  le  comportent  des  lecteurs 
attentifs.  Dans  l'une  de  ses  dernières  lettres,  en  mai  1916,  il  m'an- 
nonçait qu'il  avait  commencé  ce  travail  de  refonte  paradoxale- 
ment par  la  fin  de  son  cours,  par  Saint-Simon.  —  (M.  B.) 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  325 

ment,  tandis  que  les  traditionalistes  cherchaient  la 
solution  du  problème  ainsi  posé  dans  une  restaura- 
tion intégrale  du  catholicisme  envisagé  tout  ensemble 
comme  une  foi  surnaturelle  et  comme  une  organisa- 
tion puissante,  les  hommes  qui  furent  les  promoteurs 
de  la  thèse  positiviste  prétendaient  ne  retenir  du  mo- 
dèle fourni  par  le  passé  historique  de  l'Eghse  que 
les  éléments  temporels  et  les  formes  extérieures,  en 
rejetant  comme  vaines  et  périmées  les  données  dog- 
matiques et  les  préoccupations  supra-terrestres. 


SAINT-SIMON 

*  Au  premier  rang  de  ceux  qui  apportent  ainsi  à  la 
société  la  bonne  nouvelle  est  le  comte  Henri  de  Saint- 
Simon  (1760-1825).  Cet  arrière-cousin  du  fameux  duc 
remplace  la  vanité  des  titres  nobiliaires  auxquels 
il  a  un  jour  pompeusement  renoncé  par  l'orgueil  de 
la  mission  dont  il  se  juge  investi.  Pendant  un  temps 
il  mène  de  front  le  trafic,  les  voyages,  les  amusements 
et  l'étude,  d'ailleurs  superficielle,  des  sciences  ;  il  se 
lance  dans  toutes  sortes  d'aventures  qu'il  décore 
ensuite  du  nom  plus  honorable  d'  «  expériences  ».  Il  est 
aventurier  dans  sa  pensée  comme  dans  sa  vie.  Avec 
certaines  idées  fixes,  il  a  une  mobilité  passionnée  d'in- 
telligence qui  lui  fait  accepter  successivement  sans 
scrupules  tout  ce  qui  peut  donner  corps  et  succès  à 
ces  idées.  Il  est  à  la  fois  opiniâtre  et  indiscipliné.  Il 
n'a  pour  contenir  sa  fougue  de  généralisation  ni  con- 
naissances précises  dans  le  détail,  ni  souci  de  preuves 
rigoureuses.  Non  qu'il  construise  absolument  dans 
l'abstrait  ;  c'est  à  partir  de  faits  que  le  plus  souvent 
il  raisonne,  et  à  partir  de  faits  dont  il  devine  parfois 


326 


LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


avec  autant  de  sagacité  que  de  promptitude  l'impor- 
tance jusqu'alors  inaperçue  ;  mais  la  notion  juste  de 
ces  faits  s'altère  vite  en  se  laissant  absorber  par  son 
rêve  systématique.  Il  abonde  donc  en  vues  à  demi 
profondes  et  à  demi  chimériques  qui  tiennent  en  outre 
du  sentiment  prophétique  dont  elles  sont  les  éclats 
et  de  la  forme  impérieuse  qu'elles  prennent  une  sin-- 
gulière  puissance  de  susciter  à  ce  moment  les  enthou- 
siasmes et  les  adhésions.  De  fait,  il  se  trouva  pour 
vénérer  en  lui  le  Révélateur  et  pour  développer  son 
œuvre  un  groupe  d'hommes  qui  n'étaient  certes  pas 
des  hommes  médiocres,  qui  mêlèrent  comme  lui  et 
plus  que  lui  à  des  illuminations  étranges  et  à  des 
attitudes  excentriques  quelques  beaux  élans  de  volonté 
et  une  perception  extrêmement  ingénieuse  de  certains 
moyens  très  positifs  de  progrès  économique  et  social. 


* 
*    * 


Pour  composer  sa  doctrine,  Saint-Simon  prend  de 
toute  main,  sauf  à  arranger  à  sa  guise  ce  qu'il  prend. 
Par  lui-même  il  avait  déjà  vu  dans  la  science  le  grand 
.instrument  de  la  réorganisation  sociale  ;  mais  c'est  à 
un  médecin  peu  connu,  le  docteur  Burdin,  qu'il  a  dû, 
de  son  propre  aveu,  certaines  de  ses  conceptions  sur 
le  développement  des  sciences  et  sur  leur  rapport 
actuel  avec  la  religion  ;  et  ce  sont  précisément  des 
conceptions  qui  par  Saint-Simon  étaient  destinées  à 
atteindre  l'esprit  d'Auguste  Comte.  Les  sciences,  dé- 
clarait Burdin,  ont  passé  de  l'état  conjectural  à  l'état 
positif,  et  cela,  dans  l'ordre  marqué  par  la  compli- 
cation croissante  des  faits  qu'elles  étudient  :  l'astro- 
nomie d'abord,  puis  la  chimie.  Que  maintenant  la 
physiologie  soit  constituée  comme  elle  devient  de 
plus  en  plus  capable  de  l'être  :  et  l'on  aura  la  science 
positive  de  la  nature  humaine.  Par  quoi  une  morale 
et  une  politique  positives  seront  rendues  possibles  à 
leur  tour.  La  philosophie  qui  a  participé  du  caractère 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  327 

conjectural  des  sciences  participera  également  de  leur 
caractère  positif:  elle  sera  la  science  générale,  dont  les 
sciences  particulières  seront  les  divisions.  Du  même 
coup,  le  système  religieux  sera  renouvelé  ;  car  toute 
religion  repose  sur  le  système  scientifique  et  varie 
comme  lui  ;  le  clergé  sera  désormais  un  corps  de 
savants. 

De  ces  vues  de  Burdin,  c'étaient  les  chimères  qui  se 
rapportaient  le  plus  directement  au  grand  dessein 
qu'avait  Saint-Simon  et  qu'il  dévoilait,  parmi  nombre 
d'idées  confuses,  dans  son  premier  ouvrage,  les  Lettres 
d'un  habitant  de  Genève  (1803)  ;  ce  dessein  était  de 
fonder  un  nouveau  pouvoir  spirituel.  Une  société, 
pensait-il,  ne  peut  subsister  sans  une  autorité  reconnue 
de  tous,  qui  fasse  l'unité  des  consciences.  Or  l'Église 
romaine,  qui  a  eu  autrefois  cette  autorité,  ne  peut 
plus  aujourd'hui  l'exercer,  parce  qu'elle  n'a  pas  pour 
elle  la  supériorité  de  la  science.  C'est  pourquoi  la 
direction  de  l'humanité  doit  être  confiée  à  un  magis- 
tère de  savants  et  d'artistes,  élus  par  de  libres  sous- 
cripteurs qui  leur  assureront  une  existence  indépen- 
dante de  tout  souci  matériel  et  de  toute  influence 
politique.  Ce  sera  le  «  Conseil  de  Newton  »,  ainsi  appelé 
parce  qu'il  aura  à  comprendre  dans  tout  son  sens  la 
loi  de  la  gravitation,  c'est-à-dire  à  en  déduire  les 
phénomènes  moraux  aussi  bien  que  les  phénomènes 
physiques. 

Cette  façon  de  généraliser  le  concept  newtonien, 
en  désaccord,  semble-t-il,  avec  les  idées  beaucoup 
plus  circonspectes  de  Burdin  et  avec  ses  protestations 
contre  la  prééminence  usurpée  par  les  sciences  mathé- 
matiques sur  la  science  de  l'homme,  répondait  en 
retour  au  plan  qu'avait  Saint-Simon  de  restaurer 
l'esprit  de  synthèse  dans  la  science  comme  l'esprit 
d'ordre  dans  la  société.  Il  expose  la  nécessité  de  cette 
restauration  dans  son  Introduction  aux  travaux  scien- 
tifiques du  dix-neuvième  siècle  (1807-1808)  ;  ouvrage 
à  peine   ébauché,   dans  lequel   des  intuitions   péné- 


328 


LA   PHILOSOPHIE    FRANÇAISE 


trantes  s'allient  à  des  remarques  obscures  et  à  des 
tentatives  d'explication  presque  puériles.  C'est,  selon 
Saint-Simon,  la  grande  gloire  de  Descartes,  que 
d'avoir  constitué  par  une  méthode  a  priori  une  théorie 
mécaniste  de  l'univers  et  d'avoir  fait  triompher  le 
libre  examen  sur  la  théologie.  Après  lui,  il  a  fallu 
employer  la  méthode  a  posteriori  pour  acquérir  les 
connaissances  particulières  dont  il  avait  trop  manqué  ; 
et  c'est  ce  qu'ont  fait  avec  bonheur  Newton  et  Locke, 
l'un  pour  les  phénomènes  physiques,  l'autre  pour  les 
phénomènes  moraux.  Mais  si  utilement  que  Newton 
ait  été  continué  par  Lagrange  et  Laplace,  Locke  par 
Condillac  et  Condorcet,  il  est  urgent  de  se  replacer 
au  point  de  vue  synthétique,  et  notamment  d'expli- 
quer par  la  gravitation  les  opérations  de  la  vie  et  de 
la  pensée.  Le  «  physicisme  »  est  le  vrai  ;  et  c'est  lui 
qui  doit  préparer  la  foi  de  l'avenir.  Mais  dans  la 
période  de  transition  nécessairement  longue  qui  précé- 
dera l'universelle  propagation  de  cette  foi,  le  physi- 
cisme devra  respecter  les  croyances  religieuses  com- 
munes, et,  tandis  qu'il  se  proposera  dans  sa  pureté 
aux  gens  instruits,  il  veillera  à  se  présenter  à  la  foule 
sous  une  forme  déiste.  Du  reste  dans  la  société  il  faut, 
autant  que  possible,  innover  sans  détruire. 

Bien  des  fantaisies  pseudo-scientifiques  de  Saint- 
Simon  se  retrouvent  encore  dans  son  Mémoire  sur  la 
science  de  Vhomme  (1813)  ;  elles  s'y  mêlent  au  rappel 
des  vues  de  Burdin  et  à  une  esquisse  de  ce  qui  sera 
plus  tard  présenté  par  Comte  sous  le  nom  de  loi  des 
trois  états  :  loi  que  du  reste  Turgot  avait  entrevue, 
mais  en  ne  l'appliquant  qu'aux  problèmes  qui  relèvent 
des  connaissances  positives.  Saint-Simon  estime  que 
l'histoire  de  l'intelligence  humaine  représente  toutes 
les  autres  formes  de  progrès,  et  il  la  divise  en  trois 
périodes  :  l'une  conjecturale  qui  va  du  polythéisme 
au  déisme;  l'autre  mi-conjecturale  mi-positive,  qui 
va  de  la  conception  d'une  cause  invisible  et  animée 
à  celle  d'une  pluralité  de  lois  ;  la  dernière  positive, 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  329 

qui  ne  fait  que  commencer  et  qui  va  à  l'explication 
de  l'univers  par  une  loi  unique.  Ce  sont  ces  considé- 
rations et  des  considérations  analogues  sur  le  dévelop- 
pement de  l'humanité  qui  constituent  la  partie  de 
beaucoup  la  plus  intéressante  de  ce  mémoire  ;  sous 
l'influence  de  Gondorcet,  Saint-Simon  estime  que  la 
conception  du  progrès  de  l'espèce  humaine  établit 
un  rapport  nécessaire  entre  la  prévision  de  son  avenir 
et  la  connaissance  de  son  passé  ;  par  là  se  trouvent 
réhabilités  beaucoup  plus  que  ne  l'avait  voulu  Con- 
dorcet  les  états  antérieurs  de  l'humanité  :  Saint- 
Simon  insiste  en  particulier  sur  l'importance  et  la 
bienfaisance  du  moyen  âge  comme  époque  d'organisa- 
tion. 

*    * 

La  préoccupation  sociale  domine  bientôt  chez  Saint- 
Simon  et  finit  même  par  rejeter  la  préoccupation 
scientifique.  Il  ne  veut  plus  seulement  «  systématiser  », 
il  veut  encore  «  réaliser  ».  Le  rétablissement  de  la  paix 
après  Waterloo  allait  donner  à  l'activité  industrielle 
un  merveilleux  essor  :  incité  par  la  lecture  ou  la  fré- 
quentation des  économistes,  Saint-Simon  voit  main- 
tenant dans  l'industrie  le  pouvoir  temporel  qui  doit 
hériter  de  la  féodalité  comme  il  avait  vu  dans  la 
science  générale  le  pouvoir  spirituel  qui  doit  hériter 
de  la  religion  et  de  la  métaphysique.  Il  prend  pour 
devise  :  Tout  par  l'industrie  et  tout  pour  elle.  Ce  ne. 
sont  pas  les  gouvernants  oflîciels,  ce  sont  les  indus- 
triels, qui  détiennent  la  véritable  puissance  ;  il  faut 
que  la  société  reçoive  l'organisation  la  plus  favorable 
à  l'industrie.  Voilà  désormais  le  grand  motif  inspira- 
teur des  idées  et  des  plans  de  réforme  qu'il  expose 
dans  des  recueils  successifs,  VIndustrie  (1817-1818), 
la  Politique  (1819),  VOrganisateur  (1819-1820),  le  Sys- 
tème industriel  (1821-1822),  le  Catéchisme  des  indus- 
triels (1822-1824),  avec  des  collaborateurs  tels  qu'Au- 
gustin Thierry  et  Auguste  Comte,  mais  qui  après  un 


330  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

temps  plus  ou  moins  long  se  séparent  de  lui.  L 
industriels  doivent  donc  avoir  le  pouvoir  politique 
comme  ils  ont  en  fait  le  pouvoir  social  :  par  moment 
Saint-Simon  paraît  abaisser  ou  négliger  quelque  peu 
le  pouvoir  spirituel  ;  il  le  maintient  cependant  tou- 
jours, sauf  à  le  constituer  diversement,  et  il  ne  tarde 
guère  à  le  rehausser  de  nouveau  :  il  semble  surtout 
tenir  à  ce  que  la  distinction  soit  bien  observée  entre 
les  deux  pouvoirs  ;  car  un  corps  scientifique  adminis- 
trant deviendrait  inévitablement  «  métaphysicien, 
astucieux  et  despote  » . 

Sur  la  nature  du  régime  industriel  qu'il  veut  ins- 
taurer Saint-Simon  n'est  point  très  précis  ni  toujours 
d'accord  avec  lui-même.  Après  avoir  pris  les  indus- 
triels pour  une  sorte  d'aristocratie  des  travailleurs,  il 
finit  par  appeler  tout  travailleur  du  nom  d'industriel, 
et  même,  sous  l'influence  du  sentiment  démocratique 
qui  se  développe  en  lui,  il  regarde  les  «  prolétaires  » 
comme  aussi  aptes  que  les  autres  a  bien  administrer 
des  propriétés.  On  a  signalé  en  lui  un  précurseur  du 
socialisme  :  précurseur,  certes  oui,  par  le  vœu  qu'il 
exprime  de  voir  l'organisation  de  la  société  se  calquer 
sur  celle  de  l'atelier,  le  gouvernement  économique  se 
substituer  au  gouvernement  politique  et  l'adminis- 
tration des  choses  à  l'autorité  sur  les  hommes  ;  mais 
socialiste  déjà  lui-même,  non  point.  S'il  a  posé  en 
principe  que  la  propriété  se  justifie  uniquement  par 
l'intérêt  commun  et  doit  être  constituée  en  vue  de  la 
plus  grande  utilité  sociale,  s'il  a  cru  que  le  régime  de 
la  propriété  pouvait  varier  selon  les  temps  et  les  idées, 
s'il  a  même  proposé  des  réformes  assez  profondes  du 
régime  de  la  propriété  foncière,  il  ne  parait  pas  avoiR 
cessé  de  regarder  le  capital  comme  une  «  mise  sociale 
donnant  droit  à  rémunération. 

D'une  façon  plus  générale,  il  est  opposé  à  la  con- 
ception libérale  de  la  société  et  du  gouvernement,  con-j 
ception  qui  n'a  à  ses  yeux  qu'un  caractère  critiqu 
qui  méconnaît  en  théorie  autant  qu'elle  est  incapabl 


I 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  33i 

d'organiser  en  pratique  l'action  de  la  collectivité  sur 
les  individus.  Dans  cette  opposition  à  l'individua- 
lisme et  au  libéralisme  Saint-Simon  se  rencontre  avec 
les  traditionalistes  :  il  les  loue,  en  particulier  de  Bonald, 
d'avoir  eu  le  sentiment  de  l'unité  systématique  et  de 
s'être  laissé  inspirer  par  ce  sentiment  dans  leur  pian 
de  reconstitution  sociale  ;  il  leur  reproche  par  contre 
d'avoir  voulu  ramener  le  monde  à  la  féodalité  et 
d'avoir  fermé  les  yeux  aux  conditions  nouvelles  que 
l'avènement  de  l'industrie  fait  au  pouvoir  ;  il  leur 
reproche  aussi  d'avoir  assujetti  leurs  conceptions 
sociales  à  des  vues  religieuses. 

* 
*  * 

Cependant  Saint-Simon  avait  dû  s'avouer  à  lui- 
même  que  la  raison  et  l'intérêt  ne  suffisent  point, 
qu'ils  réclament  le  concours  du  sentiment  pour  pro- 
duire les  grands  changements  sociaux.  Ce  n'est  pas 
assez  de  concevoir  que  tout  homme  doit  travailler, 
et  travailler  pour  l'humanité,  que  le  dévouement  à 
l'intérêt  commun  est  la  véritable  façon  de  satisfaire  à 
l'intérêt  particulier  :  encore  faut-il  que  les  volontés 
consentent  pleinement  à  cette  obligation  ;  et  comment 
le  feraient-elles  mieux  qu'en  s'inspirant  du  précepte 
divin  :  tous  les  hommes  doivent  se  regarder  comme  des 
frères,  s'aimer  et  se  secourir  les  uns  les  autres?  En 
1821,  Saint-Simon  faisait  suivre  la  première  partie  de 
son  Système  industriel  d'un  Appel  aux  philanthropes^ 
dans  lequel  il  demandait  que  le  pouvoir  temporel  fût 
organisé  conformément  à  ce  précepte.  Désormais,  il 
insiste  de  plus  en  plus  sur  la  puissance  bienfaisante 
du  sentiment,  qu'il  identifie  volontiers  avec  l'inspi- 
ration religieuse.  Dans  le  quatrième  cahier  du  Caté- 
chisme industriel  (1824),  il  élargit  sa  notion  du  pou- 
voir spirituel  de  façon  à  établir,  outre  une  Académie 
des  Raisonnements^  une  Académie  des  Sentiments.  Enfin, 
il  finit  par  expliquer  le  rôle  qu'il  attribue  à  la  Reli- 


332  LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

gion   dans   son   dernier   livre,    le   Nouveau   Christian  ^' 
nisme  (1825). 

Il  pose  là  comme  maxime  fondamentale  la  parole  de 
saint  Paul  :  «  Celui  qui  aime  les  autres  a  accompli  la 
loi.  »  Il  estime  seulement  que  l'ancien  Christianisme 
n'avait  fait  de  l'amour  du  prochain  que  la  règle  de  la 
morale  individuelle  :  le  Nouveau  Christianisme  en  fait 
le  principe  de  la  vie  sociale  :  toute  la  société  doit 
travailler  à  l'amélioration  physique  et  morale  de  la 
classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre.  A  l'heure 
actuelle,  catholiques  et  protestants  dénaturent  le  Chris- 
tianisme et  sont  véritablement  des  hérétiques,  les  pre- 
miers parce  qu'ils  associent  la  morale  chrétienne  à  une 
organisation  sociale  imparfaite,  les  seconds  parce  qu'ils 
la  mettent  en  dehors  de  toute  organisation  sociale.  Le 
Nouveau  Christianisme  doit  embrasser  dans  son  unité 
plus  compréhensive  deux  manifestations  de  la  vie  dont 
une  seule  a  été  sanctifiée  par  les  Pères  de  l'Église.  ^| 
Saint-Simon,  tout  en  déclarant  maintenant  qu'il  croit 
en  Dieu,  qu'il  croit  à  l'origine  divine  de  la  rehgion 
chrétienne,  adhère  moins  dans  le  fond  à  la  vérité  intrin- 
sèque qu'à  la  force  sociale  du  Christianisme  :  il  ramène 
le  dogme  et  le  culte  à  des  commentaires  ou  à  des 
moyens  d'évocation  des  sentiments  philanthropiques  ; 
au  peu  de  théologie  qu'il  garde  çà  et  là,  il  ne  donne,, 
guère  qu'un  sens  symbolique  et  vague  ;  et  il  est  biej| 
près  de  confondre  ce  qu'il  appelle  la  divinité  du  Chris- 
tianisme avec  ce  qu'il  appelle  également  la  divinité 
de  sa  mission. 


I 


* 
*  * 


Il  a  deviné  le  positivisme  et  le  socialisme  ;  il  n'? 
exactement  constitué  ni  l'un  ni  l'autre.  A  sa  pensée 
trop  flottante  et  scientifiquement  trop  peu  substan- 
tielle, il  n'a  pu  enchaîner  un  esprit  tel  que  celui  d'Au- 
guste Comte,  peu  fait  au  surplus  pour  se  soumettre. 
En  revanche,  par  son  ascendant  personnel,  par  sa 
poursuite  ardente  du  salut  de  l'humanité,  par  son  réa- 


I 


SAINT-SIMON  ET   AUGUSTE   COMTE  338 

lisme  et  son  mysticisme  mêlés,  il  s'est  suscité  des  dis- 
ciples qui  ont  tenu  à  honneur  d'enseigner  en  son  nom 
les  théories  par  lesquelles  ils  développaient  ses  idées, 
c'est-à-dire  plus  d'une  fois  les  transformaient  profon- 
dément. Olinde  et  Eugène  Rodrigues,  Enfantin, 
Bazard,  pour  ne  nommer  que  les  principaux,  non 
seulement  établirent  les  articles  de  la  doctrine,  mais 
encore  s'en  firent  les  apôtres,  ces  deux  derniers  même 
officiellement  les  pontifes  ;  car  la  doctrine  affecta  vite 
la  forme  d'une  Religion,  avec  une  hiérarchie,  un  culte, 
des  prédications,  des  retraites,  des  fondations  d'églises  ; 
elle  fut  divisée  par  le  schisme  et  atteinte  par  la  persé- 
cution ;  dans  cette  manifestation  extérieure,  elle  appa- 
rut, selon  les  esprits  qui  l'envisageaient,  comme  un 
principe  d'enthousiasme,  ou  un  sujet  de  raillerie,  ou 
une  cause  de  scandale. 

C'est  comme  doctrine  sociale  qu'elle  eut  incontes- 
tablement la  plus  sérieuse  signification.  Elle  tourna 
nettement  vers  le  socialisme  l'industrialisme  de  Saint- 
Simon.  Elle  promulgua  cette  règle  de  la  société  nou- 
velle :  à  chacun  selon  sa  capacité,  à  chaque  capacité 
selon  ses  œuvres.  La  capacité  et  les  œuvres  ont  seules 
le  droit  d'être  rémunérées.  L'on  l'injustice  de  la  pro- 
priété privée  qui  comporte  un  revenu  sans  travail,  par 
suite  une  exploitation  de  l'homme  par  l'homme.  Les 
fonds  de  terre  et  les  capitaux  ne  sont  essentiellement 
que  des  instruments  de  travail.  Il  est  donc  déjà  inique 
que  pour  user  de  ces  instruments  l'ouvrier  doive  aban- 
donner une  partie  de  ce  qu'il  produit  ;  mais  en  outre 
il  est  extrêmement  désavantageux  que  le  dépôt  et 
l'emploi  de  ces  instruments  soient  livrés  au  hasard 
de  la  naissance  et  des  circonstances  au  lieu  d'être 
réglés  selon  les  meilleurs  intérêts  de  la  production  ;  ils 
doivent  donc  être  retirés  des  mains  des  individus  pour 
passer  dans  la  possession  et  la  gestion  de  l'État.  Rai- 
sons de  justice  et  raisons  d'utilité  sociale  condamnent 
la  propriété  privée  ;  de  plus,  l'évolution  nécessaire  de 
l'humanité,  telle  que  la  comprennent  la  philosophie  et 


334 


LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


l'histoire,  en  prépare  dès  maintenant  la  suppression; 

Toutefois,  la  société  future  ne  pourra  pleinement] 
s'établir  sans  l'unité  d'action  et  de  pensée  que  seule] 
engendre  une  croyance  religieuse   commune.   L'irré- 
ligion n'est  qu'un  état  de  crise,  qui  dénonce  simpk-^ 
ment  la  caducité  d'une  forme  de  religion  antérieure,! 
mais  qui  ne  saurait  se  convertir  en  un  état  définitif. 
Une  religion  nouvelle  va  apparaître,  qui  à  la  fois  domi-^ 
nera  le  nouveau  régime  social  et  en  dépendra.  Ellei 
pourra  se  rattacher  au  Christianisme  par  certaines  dei 
ses  tendances  ;  mais  elle  n'en  sera  pas  une  restauration^ 
pure  et  simple.  C'est  que  le  Christianisme  repose  surj 
le  dualisme  :  au  nom  d'un  Dieu  tout  esprit,  il  a  frappé; 
la  chair  d'un  injuste  anathème  ;  il  a  tenu  partialement 
en  mépris  les  occupations  se  rapportant  aux  choses 
matérielles.  Ce  discrédit  du  corps  et  de  l'industrie  doit 
prendre  fin.  La  Religion  saint-simonienne,  pour  échap- 
per au  dualisme,  énonce  des  dogmes  panthéistiques, 
qui  par  ailleurs  s'accordent  à  merveille  avec  l'opti- 
misme historique  de  l'École  :  Dieu  est  un;  Dieu  est 
tout  ce  qui  est  ;  tout  est  en  lui  ;  tout  est  par  lui  ;  Dieu, 
c'est  l'Être  infini,  c'est  l'Amour  infini  qui  se  mani- 
feste comme  esprit  et  comme  matière,  comme  intel- 
ligence et   comme  force,   comme  sagesse  et   comme 
beauté.   La   Religion  unit  l'industrie   et   la  science,; 
comme  l'Amour  unit  l'esprit  et  la  matière.  La  vie^ 
éternelle    que    possède    sur    la   terre    même    chaque 
homme  est  une  vie  qui  se  perpétue  dans  la  pensée  et 
l'amour  de  ses  semblables.  Seulement  de  ces  généra- 
lités   philosophiques    encore    assez   hautes   le   Saint- 
Simonisme  finit  par  descendre  à  mainte  excentricité, 
et  à  mainte  aberration  morale. 

Il  pouvait  pourtant  se  flatter  avec  quelque  raisonj 
d'avoir  défendu  contre  «  le  rire  voltairien  »  bien  des- 
choses sacrées.  Il  répondit  certainement  en  principes 
à  une  inspiration  généreuse,  et  il  fut  soulevé  au-dessusj 
des  opinions  banales  par  une  conscience  vive  et  active 
des  problèmes  enveloppés  dans  la  vie  sociale.  Il  s'at- 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  335 

tacha  avec  force  à  certaines  conceptions  qui,  de  quelque 
façon  qu'on  les  juge,  furent  assez  répandues  hors  de 
lui,  et  en  quelque  mesure  par  lui  :  foi  aux  lois  générales 
de  l'histoire  et  au  progrès  nécessaire  de  l'humanité  ; 
foi  égale  à  la  valeur  et  à  l'efTicacité  universelle  du  pou- 
voir ;  critique  de  la  notion  de  droit  individuel  et  exal- 
tation de  la  philanthropie  ;  conversion  du  précepte  de 
charité  en  maximes  d'organisation  économique.  Ainsi 
lui  survécut  une  part  notable  de  ce  qu'on  peut  nommer 
son  esprit  philosophique.  Quant  à  son  esprit  d'entre- 
prise, il  se  continua  puissamment  et  avec  succès  chez 
ceux  de  ses  partisans  qui  étaient  avant  tout  hommes 
d'affaires  ou  hommes  d'action,  mais  en  se  pliant  oppor- 
tunément aux  conditions  de  la  société  présente  et  au 
régime  de- la  propriété  privée. 


II 


AUGUSTE    COMTE 


Auguste  Comte  (1798-1857)  est  un  des  hommes  qui, 
dans  la  première  moitié  du  siècle  dernier,  se  sont  crus 
désignés  pour  réorganiser  la  société  ;  par  les  motifs 
inspirateurs  comme  par  la  fin  essentielle  de  son  œuvre, 
il  reste  bien  de  leur  famille  ;  il  se  distingue  d'eux  cepen- 
dant en  ce  qu'il  ne  s'est  pas  contenté  de  généralités 
philosophiques  plus  ou  moins  vagues,  en  ce  qu'il  a 
jugé  nécessaire  de  constituer  et  en  ce  qu'il  a  constitué 
de  fait,  comme  instrument  de  la  réorganisation  sociale, 
un  système  détaillé  et  complet  du  savoir  humain.  Au 
point  que  ce  système,  ramené  à  sa  signification  pure- 
ment théorique,  a  pu  être,  contre  ses  intentions 
expresses,  considéré  par  divers  esprits  comme  un  Tout 
qui  pouvait  se  suffire  et  qui  même  aurait  mieux  fait 
de  se  suffire. 


f 


336  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE  ! 

Jamais  peut-être  philosophe  n'a  moins  vu  ce  qu'il 
mettait  de  lui-même  dans  sa  philosophie.  Non  point 
par  méconnaissance  de  son  rôle  :  certes  non  !  Toute 
sa  vie,  Auguste  Comte  a  parlé  de  son  «  incomparable 
mission  »  en  des  termes  qui  excluaient  toute  modestie, 
la  fausse  aussi  bien  que  la  vraie.  Mais  précisément 
il  n'a  pu  se  contempler  que  dans  l'accomplissement 
de  sa  mission;  il  a  toujours  été  incapable  d'un  de  ces 
retours  sur  lui-même  qui  l'auraient  porté  à  discerner 
l'individualité  profonde  de  certaines  de  ses  tendances 
et  par  là  peut-être  à  s'en  défier.  Il  s'accepte  en  bloc,     i 
plus  entièrement   encore   qu'il  n'accepte  la  science,     j 
Cette  extrême  confiance  en  soi  lui  est  d'ailleurs  indis- 
pensable pour  sa  production  intellectuelle  ;  elle  le  sou 
tient  dans  tous  les  déboires  que  lui  apporte  la  vie  :  ■ 
gêne  matérielle  ;  mariage  plus  que  fâcheux  troublé  par 
les  plus  graves  conflits  et  se  terminant  après  plusieurs 
séparations  par  une  séparation  définitive;  démêlés,    j 
au  sujet  de  sa  situation  et  de  ses  ambitions,  avec  l&tk 
Conseil  de  l'École  Polytechnique  et  avec  l'Académie 
des  Sciences.  Son  orgueil  est  aussi  naïf  qu'il  est  pro- 
digieux ;  c'est,  dirait-on,  une  disposition  d'âme  pres- 
crite par  le  système.  De  plus  en  plus.  Comte  ne  peut 
se  représenter  les  motifs  auxquels  il  obéit,  comme  les 
motifs  auxquels  obéissent  les  autres  hommes,  que  par 
des  traits  généraux  ;  entre  lui  et  les  autres,  entre  lui 
et  ce  qu'il  croit  connaître  de  lui  il  interpose  toujours 
sa  doctrine  ;  il  investit  d'une  valeur  philosophique  et 
sociale  ses  actes  les  plus  personnels  et  parfois  les  plus 
insignifiants.  Quand  il  veut  expliquer  les  torts  de  sa 
femme,  il  les  rapporte  à  sa  nature  révolutionnaire  et 
métaphysique  ;  quand  il  tombe  amoureux  de  Clotilde 
de  Vaux,  il  la  dote  de  toutes  les  vertus  positivistes  et 
il  associe  sa  passion  à  sa  mission. 

L'excentricité  de  certaines  de  ses  attitudes,  l'accès 
de  folie  dont  il  fut  saisi  en  1826  après  les  premières 
leçons  de  son  Cours  de  Philosophie  positive  et  qui  le 
fît  interner  pendant  plusieurs  mois^  le  retour,  à  diverses 


'f. 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  337 

époques,  d'accidents  nerveux  qu'il  interprétait  lui- 
même  comme  des  menaces  de  rechute,  enfin  la  crise 
sentimentale  qui  retentit  dans  toute  la  dernière  partie 
de  sa  vie  et  qu'il  se  plut  à  entretenir  par  les  plus  singu- 
lières pratiques  :  tout  cela  a  porté  à  dire  que  le  système 
positiviste  était  vicié  dans  son  principe  ou  du  moins 
avait  été  altéré  dans  son  développement  par  des  causes 
morbides.  Rien  de  plus  superficiel  et  de  plus  inexact 
qu'un  tel  jugement  ;  et  ce  n'est  pas  de  ce  genre  de  cri- 
tique que  le  positivisme  relève.  Il  y  a  une  direction, 
parfaitement  régulière,  de  la  pensée  de  Comte,  qui  se 
laisse  suivre  jusqu'au  terme  de  son  œuvre  et  qui  est 
marquée  par  une  suite  d'idées  discutables  sans  doute, 
mais  discutables  philosophiquement  pour  l'essentiel  ; 
l'étrangeté  et  la  puérilité  se  rencontrent  plus  d'une 
fois  dans  les  procédés,  les  formules  et  les  prescriptions 
qu'il  emploie  à  convertir  sa  doctrine  en  religion  orga- 
nisée jusque  dans  l'extrême  détail  ;  elles  n'entachent 
pas  les  conceptions  générales  que  son  esprit  a  produites 
et  liées  avec  une  remarquable  fermeté  ;  et  ce  sont 
les  caractères  de  son  esprit,  bien  plus  que  son  tempé- 
rament sensible  et  passionné,  bien  plus  que  sa  volonté 
impérieuse  et  ombrageuse,  qu'il  importe  de  rappeler 
ici. 

Ce  fut  une  intelligence  très  précoce  et  d'abord  très 
avide  d'instruction,  nourrie  avant  tout  par  les  livres 
et  par  ses  réflexions  propres,  aussi  peu  que  possible 
par  l'observation  renouvelée  des  choses  et  le  sens 
direct  de  la  vie,  s'exerçant  moins  par  pure  curiosité 
que  par  besoin  de  dominer,  ne  faisant  que  traverser 
le  détail  des  idées  et  des  connaissances  pour  s'attacher 
aux  ensembles,  ayant  le  don  éminemment  philoso- 
phique d'éprouver  que  les  réalités  scientifiques  et 
sociales  dans  lesquelles  l'humanité  s'est  projetée  sont 
incomplètes  tant  qu'elles  ne  sont  pas  synthétiquement 
ordonnées,  mais  écartant  d'instinct  autant  que  par 
parti  pris  les  méthodes  qui  permettraient  de  les  envi- 
sager du  dedans,  plus  capable  d'inventer  que  de  com- 

28 


S38 


LA   PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 


prendre,  de  construire  que  d'analyser,  de  rechercher  la 
cohérence  théorique  que  la  preuve  rigoureuse.  Aussi 
chez  Comte  la  tendance  à  systématiser  finit-elle  par 
prévaloir  absolument  sur  les  facultés  d'assimilation 
et  de  critique.  Il  avait  commencé  par  lire  énormément  ; 
dans  sa  jeunesse,  non  seulement  il  avait  complété  l'édu- 
cation scientifique  qui  l'avait  fait  réussir  avant  l'âge 
au  concours  de  l'École  Polytechnique  par  l'étude  de 
tous  les  grands  mathématiciens  depuis  Descartes, 
mais  il  s'était  encore  initié  aux  travaux  des  natura- 
listes et  des  biologistes,  et  il  s'était  passionnément 
intéressé  aux  ouvrages  qui  traitaient  des  questions 
historiques  et  sociales  :  c'est  ainsi  qu'il  avait  «  dévoré  » 
Fontenelle,  Montesquieu,  Maupertuis,  Adam  Smith, 
Hume,  Diderot,  Rousseau,  Condorcet,  de  Maistre,  de 
Donald,  Lamarck,  Cuvier,  Cabanis,  Bichat,  Gall, 
Broussais  et  bien  d'autres.  Mais  dès  qu'il  vit  sa  doc- 
trine formée,  il  ne  vécut  plus  intellectuellement  qu'en 
elle  ;  il  s'abstint  désormais  à  peu  près  de  toute  lecture 
étrangère,  et  cette  abstention  qu'il  justifiait  par  une 
règle  «  d'hygiène  cérébrale  »  laissa  sans  contrepoids 
le  penchant  déjà  si  fort  qu'il  avait  à  convertir  ses  con- 
ceptions les  plus  hypothétiques  en  vérités  acquises  et 
à  juger  de  tout  systématiquement. 


* 

*  * 


Le  point  de  départ  de  sa  philosophie,  c'est  la  consta- 
tation de  l'état  de  crise  dont  souffre  particulièrement 
la  société  de  son  temps.  Cet  état  de  crise,  qui  dans  le 
fond  date  de  la  fin  du  moyen  âge,  a  été  porté  à  l'extrême 
par  la  Révolution  française,  et  il  se  manifeste  par  la 
diversité  anarchique  des  opinions  et  des  sentiments. 
Or  la  condition  d'existence  d'une  société  normale,  c'est 
l'unité  des  vues  et  des  croyances.  Pour  réorganiser  la 
société,  il  faut  donc  se  demander  pourquoi  cette  unité 
a  été  défaite,  et  comment  elle  peut  être  refaite.  Le  prin- 
cipe  de   communauté  spirituelle   qui  a  soutenu  les 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  339 

sociétés  antiques  et  qui  plus  tard  a  constitué  l'admirable 
société  catholique  du  moyen  âge,  était  essentiellement 
théologique,  c'est-à-dire  qu'il  s'exprimait  dans  un 
ensemble  de  conceptions  cohérentes  entre  elles,  mais 
fictives.  Ce  qu'il  avait  d'imaginaire  a  dû  finalement 
laisser  entamer  et  ruiner  par  la  critique  sa  puissance 
de  cohésion.  Cependant  la  liberté  du  jugement,  à  la 
fois  condition  et  efîet  de  cette  critique,  n'est  elle-même 
qu'un  principe  négatif  et  révolutionnaire,  incapable 
de  rien  fonder.  C'est  de  la  science  seule  que  pourra 
se  dégager  le  nouveau  pouvoir  spirituel,  aussi  indispen- 
sable que  jamais  aux  sociétés,  et  qui  par  la  force  de  la 
vérité  démontrée  supprimera  tout  naturellement  le 
droit  de  penser  à  sa  guise  en  matière  sociale,  de  la 
même  manière  qu'est  supprimé  le  droit  de  penser  à  sa 
guise  en  matière  mathématique  ou  physique. 

A  cette  façon  de  poser  le  problème  de  la  réorgani- 
sation sociale  et  d'en  pressentir  la  solution  Auguste 
Comte  fut  conduit  par  l'influence  de  Saint-Simon. 
Avant  d'avoir  rencontré  Saint-Simon  (1817),  il  s'était 
déjà  occupé  avec  ardeur  des  questions  philosophiques 
et  des  questions  politiques,  mais  en  les  séparant,  et, 
de  plus,  en  apportant  dans  l'examen  de  ces  dernières 
le  tour  d'esprit  révolutionnaire.  Devenu  le  secrétaire 
et  le  collaborateur  de  Saint-Simon  (1817),  il  lui  dut 
d'abord  l'idée  fondamentale  de  la  connexion  à  établir 
entre  la  politique  et  la  science  ;  il  lui  dut  également 
certaines  autres  idées  que  Saint-Simon,  soit  par  lui- 
même,  soit  sous  l'action  de  Burdin,  avait  reliées  à 
cette  idée  :  établissement  par  la  science  d'un  nouveau 
pouvoir  spirituel  ;  nécessité  de  pousser  à  son  terme 
pour  tout  ordre  de  recherches  et  d'institutions  le 
progrès  qui  a  fait  passer  les  connaissances  humaines 
de  l'état  théologique  et  métaphysique  à  l'état  positif  ; 
exclusion  de  la  politique  a  priori  et  par  suite  des  sen- 
timents d'aversion  inintelligente  que  cette  politique 
inspire  pour  les  régimes  du  passé,  notamment  pour  le 
régime  du  moyen  âge.  On  conçoit  donc  que  Comte 


340  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

ait  pu  se  déclarer  publiquement  l'élève  de  Saint- 
Simon  :  il  eut  même  pour  lui  un  moment  autant  d'af- 
fection que  d'admiration.  Pourtant,  en  1822,  il  se 
détacha  de  lui  ;  il  rompit  définitivement  en  1824  ;  et 
depuis  cette  époque  il  déplora  à  maintes  reprises  la 
générosité  qui  l'avait  incliné  à  se  dire,  contre  toute 
vérité,  son  élève  ;  il  qualifia  de  stérile  et  de  funeste 
la  liaison  qu'il  avait  eue  avec  lui.  Pendant  ce  temps, 
il  était  traité  lui-même  par  les  Saint-Simoniens  de 
plagiaire,  de  transfuge,  de  Judas. 

Au  fond,  Auguste  Comte  n'avait  ni  une  intelli- 
gence, ni  surtout  une  âme  de  disciple.  Il  reçut  certai- 
nement de  Saint-Simon  une  excitation  puissante  et 
quelques  directions  essentielles  qui  lui  firent  trouver 
sa  voie  et  l'y  engagèrent  fortement.  Mais  il  avait  un 
esprit  de  suite,  un  sens  de  la  méthode  et  une  culture 
scientifique  approfondie  qui  contrastaient  avec  les 
pensées  rapides  et  souvent  décousues  de  Saint-Simon 
et  avec  son  incompétence  en  matière  de  sciences  spé- 
ciales. Surtout  capable  de  tracer  des  plans,  des  plans 
souvent  grandioses  et  d'une  très  sérieuse  portée,  Saint- 
Simon,  dans  bien  des  cas,  manquait  des  connaissances 
et  des  qualités  nécessaires  pour  les  mener  à  bonne 
fin.  Établir  la  science  de  la  société  et  l'incorporer  au 
système  général  des  sciences,  conçu  synthétiquement, 
c'était  certes  un  magnifique  projet  :  mais  ce  ne  fut 
pas  Saint-Simon,  ce  fut  Comte  qui  put  l'exécuter  de 
façon  à  ne  pas  en  compromettre  l'idée. 

Avant  même  que  leurs  relations  personnelles  fussent 
nouées,  Auguste  Comte,  pressentant  de  quel  côté 
Saint-Simon  pouvait  trop  pencher,  l'avait  averti  que 
pour  la  réorganisation  de  la  société  la  suprématie 
devait  appartenir  à  l'œuvre  théorique.  Saint-Simon, 
au  contraire,  était  convaincu  qu'il  avait  assez  fait  en 
signalant  la  nécessité  de  la  synthèse  scientifique  ;  et 
d'ailleurs  hors  d'état  de  mieux  faire,  il  tendait  de  plus 
en  plus  à  traiter  comme  secondaires  les  réflexions  sur 
la  science,  à  mettre  au  premier  rang  la  capacité  indus- 


SAINT-SIMON  ET  AUGUSTE   COMTE  341 

trielle  et  à  en  chercher  la  règle  spirituelle,  non  plus 
dans  une  philosophie  scientifique,  mais  dans  une  phi- 
losophie sentimentale  et  religieuse.  Aussi  éloigné  alors 
de  toute  religiosité  que  du  pur  industrialisme,  impa- 
tient au  surplus  d'une  tutelle  et  de  certains  procédés 
qui  lui  semblaient  opprimer  son  originalité  propre, 
Comte  jugea  qu'il  n'avait  plus  à  suivre  ou  à  paraître 
suivre  Saint-Simon  ;  il  oublia  trop  sans  doute  à  qui  il 
devait  l'impulsion  ;  mais  c'est  par  lui  seul  qu'il  marcha 
désormais,  et  il  marcha  d'un  autre  pas,  avec  une 
sûreté,  une  vigueur  et  une  régularité  d'allure  bien  à 
lui. 

Il  a  dit  lui-même  que,  pour  un  penseur,  la  grande 
condition,  c'est  de  ne  pas  rompre  l'unité  de  sa  pensée. 
Il  s'est  appliqué  très  fortement  et  il  a  réussi  beaucoup 
plus  que  parfois  on  ne  l'a  cru  à  remplir  cette  condi- 
tion. On  verra  que  les  deux  parties  de  sa  philosophie 
qui  ont  paru  à  beaucoup  de  critiques  et  à  quelques-uns 
de  ses  disciples  non-seulement  indépendantes  l'une 
de  l'autre,  mais  encore  opposées  l'une  à  l'autre,  se 
tiennent  au  contraire  intimement  et  se  prolongent 
légitimement  l'une  dans  l'autre.  En  tout  cas  il  appa- 
raît que  les  traits  les  plus  caractéristiques  de  son  sys- 
tème complet  sont  déjà  très  nettement  dessinés  dans 
quelques-uns  de  ses  premiers  opuscules,  en  particu- 
lier dans  le  Plan  des  travaux  scientifiques  nécessaires 
pour  réorganiser  la  société  (1822),  qui  fut  l'occasion 
de  sa  rupture  avec  Saint-Simon. 

Le  Cours  de  Philosophie  positive  (1830-1842)  accom- 
plit l'œuvre  théorique  qui  doit  servir  de  base  à  la 
politique.  C'est  un  cours  de  philosophie  positive,  selon 
l'avertissement  de  Comte,  et  non  de  sciences  posi- 
tives. Car  si  la  science  seule  peut  fournir  le  moyen 
d'organiser  la  société,  c'est  à  la  condition  d'être  elle- 
même  organisée.  Telle  qu'elle  se  présente  à  nous,  elle 


342  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

souffre,  elle  aussi,  d'un  état  de  crise  qui  consiste  dans 
le  morcellement  que  lui  impose,  en  vertu  de  la  loi  de 
la  division  du  travail,  son  progrès  même.  Elle  disperse 
de  plus  en  plus  l'esprit  dans  des  travaux  de  détail, 
alors  que  l'esprit,  de  son  mouvement  spontané,  se 
porte  vers  l'universel  et  aime  mieux  l'accepter  de  la 
théologie  et  de  la  métaphysique  que  ne  pas  l'atteindre 
du  tout.  Pour  réagir  contre  une  dispersion  funeste, 
il  faut  que  la  philosophie  s'institue  :  sans  prétendre 
saisir  des  objets  hors  de  la  portée  des  sciences,  elle 
s'attachera  à  considérer  les  diverses  sciences  dans 
leur  état  actuel,  à  les  définir  dans  leur  nature  propre 
comme  dans  leur  enchaînement  réciproque  ;  elle  en^ 
sera  la  synthèse,  et  c'est  ainsi  qu'elle  pourra  produire 
l'ordre  dans  les  intelligences,  et  par  là  dans  les  sociétés. 
Le  rôle  actuel  de  la  philosophie  est  en  somme  déter- 
miné par  le  moment  où  nous  en  sommes  du  dévelop- 
pement de  l'humanité,  et  ce  développement  même  est 
gouverné  par  la  fameuse  loi  des  trois  états.  Selon  cette 
loi,  toutes  nos  conceptions  sont  assujetties  à  passer 
successivement,  soit  dans  l'espèce,  soit  dans  l'indi- 
vidu, par  trois  états  théoriques  différents  :  l'état 
théologique  ou  fictif,  l'état  métaphysique  ou  abstrait, 
l'état  scientifique  ou  positif.  Dans  l'état  théologique, 
l'esprit  humain  recherche  avant  tout  la  nature  intime 
des  êtres,  les  causes  premières  et  les  causes  finales  des 
effets  qui  le  frappent  ;  en  quête  de  connaissances  abso- 
lues, il  se  représente  les  phénomènes  comme  produits 
par  l'action  directe  et  continue  d'agents  surnaturels 
plus  ou  moins  nombreux,  dont  l'intervention  explique 
tous  les  changements  de  l'univers.  Dans  l'état  méta- 
physique, l'esprit  humain  reste  attiré  par  le  même 
genre  de  recherches  :  mais  aux  agents  surnaturels  il 
substitue  des  forces  et  propriétés  abstraites,  véri- 
tables entités  inhérentes  aux  divers  êtres  du  monde. 
Dans  l'état  positif,  l'esprit  humain  confesse  l'impos- 
sibilité d'arriver  à  des  connaissances  absolues  ;  il 
renonce  à  rechercher  la  nature  intime,  l'origine  et  les 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  343 

fins  de  l'univers  ;  il  s'applique  uniquement  à  décou- 
vrir, par  l'usage  bien  combiné  du  raisonnement  et  de 
l'observation,  les  lois  effectives  des  phénomènes,  c'est- 
à-dire  leurs  relations  invariables  de  succession  et  de 
similitude. 

L'avènement  inévitable  et  de  plus  en  plus  complet 
de  l'état  positif  ne  doit  pas  nous  rendre  aveugles  et 
injustes  sur  la  nécessité  et  l'utilité  des  états  antérieurs, 
tout  particulièrement  de  l'état  théologique.  Si  l'es- 
prit humain  n'avait  pas  commencé  par  interpréter 
la  nature  d'ensemble  en  employant  pour  l'interpréter 
les  seules  raisons  dont  il  pût  avoir  alors  le  soupçon, 
c'est-à-dire  des  volontés  plus  ou  moins  analogues  à 
la  volonté  de  l'homme,  il  n'aurait  jamais  dégagé  de  la 
multitude  des  observations  de  détail  l'idée  d'une 
explication  à  poursuivre  ;  comme  aussi  il  aurait  été 
porté  à  tourner  uniquement  son  activité  vers  la  pra- 
tique, vers  l'acquisition  utilitaire  de  quelques  procédés 
ou  instruments.  Si  chimérique  qu'il  soit  dans  ses 
recherches  et  si  fictif  qu'il  soit  dans  ses  conceptions, 
l'état  théologique  n'en  est  pas  moins  un  état  orga- 
nique, capable  de  constituer  pour  les  sociétés  un 
système  de  croyances  communes.  L'état  métaphy- 
sique est  le  moins  définissable  des  trois  :  c'est  essen- 
tiellement un.  état  critique  et  de  transition.  S'il  sert 
à  faire  ressortir  le  caractère  fictif  des  conceptions 
théologiques,  il  se  borne  au  fond  à  les  transposer  pour 
produire  ses  explications  propres,  et  comme  il  invoque 
la  liberté  du  jugement  individuel,  il  n'a  pas  de  solide 
pouvoir  de  consistance  mentale.  L'état  positif  est 
organique  comme  l'était  l'état  théologique  ;  mais, 
outre  qu'il  est  encore  par  nature  plus  parfaitement 
homogène,  il  a  l'avantage  définitif  de  lier  l'esprit  au 
réel. 

Cependant  le  progrès  vers  l'état  positif,  qui  est 
maintenant  accompli  pour  la  connaissance  des  phéno- 
mènes astronomiques,  physiques,  chimiques  et  biolo- 
giques, est  encore  à  accomplir  pour  la  connaissance 


344  LA  PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

des  phénomènes  sociaux  ;  cette  science  que  Comte  a 
commencé  par  appeler  la  «  physique  sociale  »  et  pour 
laquelle  il  a  créé  ensuite  le  nom  de  «  sociologie  »  est 
une  science  encore  à  fonder  ;  mais  Comte  la  fonde 
précisément,  et  dès  lors  la  série  des  sciences  qui  est 
la  base  de  la  philosophie  positive  est  complète  ;  autre- 
ment dit,  l'esprit  positif  devient  universel  ;  d'autre 
part,  la  philosophie  positive  favorise  l'établissement 
de  la  sociologie  en  montrant  quels  rapports  la  lient 
aux  sciences  antérieurement  constituées  et  en  rendant 
familiers  par  l'étude  de  ces  dernières  les  caractères  de 
positivité  qui  sont  requis  pour  toute  science. 

Mais  dans  cette  revue  philosophique  de  l'ensemble 
du  savoir  quel  plan  suivre  qui  ne  soit  pas  arbitraire? 
Les  classifications  des  sciences,  proposées  jusqu'à 
présent,  n'ont  pu  avoir  la  rigueur  des  classifications 
établies  par  les  botanistes  et  les  zoologistes,  en  raison 
du  défaut  d'homogéaéité  des  sciences,  qui  n'étaient 
pas  toutes  parvenues  à  l'état  positif.  Cette  cause 
d'insuccès  n'existe  plus  ;  et  l'on  peut  tenter  de  classer 
les  sciences  d'après  leur  dépendance  mutuelle.  Non 
pas  d'ailleurs  toutes  les  sciences,  au  sens  général  du 
mot,  qui  va  jusqu'à  comprendre  des  sciences  appli- 
quées et  des  sciences  concrètes.  Mais  seules  les  sciences 
théoriques  et  abstraites,  les  sciences  «  fondamentales  », 
qui  s'appliquent  uniquement  à  connaître  les  phéno- 
mènes et  les  lois  en  dehors  de  toute  considération 
pratique  et  de  toute  étude  des  êtres  déterminés.  La 
dépendance  qui  existe  entre  ces  sciences  ne  peut 
résulter  que  de  celle  des  phénomènes  correspondants. 
Or  tous  les  phénomènes  observables  se  groupent  en 
un  petit  nombre  de  catégories  naturelles,  disposées  de 
telle  sorte  que  l'étude  de  chaque  catégorie  soit  fondée 
sur  la  connaissance  des  lois  principales  de  la  catégorie 
précédente  et  devienne  le  fondement  de  l'étude  de  la 
suivante.  Cet  ordre  est  déterminé  par  le  degré  de  sim- 
plicité, ou,  ce  qui  revient  au  même,  par  le  degré  de 
généralité  des  phénomènes.   Suivant   donc  ce  prin- 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  348 

cipe  de  la  généralité  décroissante  et  de  la  complexité 
croissante,  Comte  range  ainsi  les  sciences  :  mathéma- 
tiques, astronomie,  physique,  chimie,  biologie,  socio- 
logie. 

Cette  classification  hiérarchique  marque  les  mo- 
ments du  progrès  de  l'esprit  positif  dans  la  série  des 
connaissances  ;  et  c'est  là  ce  qu'il  faut  entendre 
lorsque  Comte  déclare  qu'elle  est  conforme  à  l'ordre 
effectif  du  développement  des  sciences.  Les  diverses 
sciences  fondamentales  ne  sont  pas  nées  l'une  après 
l'autre  :  c'est  plutôt  simultanément  qu'elles  ont  com- 
mencé à  se  manifester  ;  mais  c'est  successivement, 
et  dans  l'ordre  relevé  par  la  classification,  qu'elles  sont 
parvenues  à  l'état  positif.  Car  la  loi  des  trois  états 
implique,  comme  complément  nécessaire,  cette  consi- 
dération que  nos  différentes  connaissances  n'ont  pas 
parcouru  avec  la  même  vitesse  les  phases  de  leur  déve- 
loppement et  qu'elles  ont  précisément  tendu  plus  tôt 
à  leur  forme  positive,  selon  que  leur  objet  était  plus 
simple  et  plus  général. 

* 
*    * 

L'examen  des  sciences,  auquel  Auguste  Comte  se 
livre,  a  pour  but  de  dégager  ce  qui  fait  le  caractère 
positif  de  toute  science  en  général,  mais  aussi  d'expli- 
quer sous  quelle  forme  spéciale  chacune  des  sciences 
présente  ce  caractère,  et  comment  elle  doit  achever 
de  le  purifier  de  l'immixtion  plus  ou  moins  persis- 
tante de  façons  de  penser  théologiques  ou  métaphy- 
siques. Comte  prend  les  sciences  et  leurs  conditions 
pour  des  données  de  fait,  qui  s'imposent  du  dehors 
à  l'esprit  qui  les  examine,  sans  que  l'esprit  puisse 
tirer  de  lui-même,  en  une  expression  abstraite,  les 
règles  auxquelles  doit  obéir  toute  connaissance.  Pour 
lui,  il  n'y  a  pas  de  logique  qui  puisse  se  constituer  et 
s'expliquer  hors  des  faits  scientifiques  où  elle  a  pris 
corps.  Une  telle  logique,  en  alléguant  que  l'esprit  peut 


â46 


LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


par  la  contemplation  de  lui-même  découvrir  les  loij 
fondamentales  du  savoir,  ne  serait  qu'une  vaine  ps^ 
chologie,  ayant  pour  unique  ressource  cette  prétendu! 
observation  intérieure  qui  dans  le  fond  est  une 
«  absurde  hallucination  »  ;  car  l'esprit  peut  directement 
observer  tous  les  phénomènes,  excepté  les  siens  propres. 
Les  sciences  sont  les  seules  manifestations  véritable- 
ment saisissables  de  l'intelligence.  Par  quels  traits 
révèlent-elles  leur  positivité? 

D'abord,  elles  sont  relatives.  Dès  1817,  Comte  avait 
proclamé  :  Tout  est  relatif,  voilà  le  seul  principe  absolu. 
Il  soutient  cette  idée  de  la  relativité,  non  par  des 
raisons  psychologiques  ou  métaphysiques,  mais  par 
des  considérations  purement  biologiques  et  sociolo- 
giques. Ainsi  qu'il  le  dit  dans  son  Discours  sur  V esprit. 
positifs  nos  connaissances  sont  relatives  à  notre  orga- 
nisation et  à  notre  situation.  En  premier  lieu,  nous  \ 
ne  pouvons  connaître  que  ce  que  nous  sommes  capables 
de  percevoir  :  la  perte  d'un  de  nos  sens  ou  l'acquisition 
d'un  sens   nouveau    modifieraient  singulièrement  la 
portée  de  notre  science  ;  l'espèce  la  plus  intelligente 
ne  pourrait  instituer  l'astronomie,  si  elle  était  aveugle.  \ 
En  second  lieu  et  surtout,  nos  connaissances  dépendent 
de  l'évolution  antérieure  de  l'humanité  :  elles  ne  sont 
pas  des  faits  uniquement  individuels;  elles  sont  des^ 
faits  sociaux  qui,  dans  leur  phase  actuelle,  se  rattachent 
inévitablement  aux  phases  successives  qu'ils  ont  tra- 
versées. Mais  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  sens  relativité^ 
ne  signifie  incertitude  ;  car  d'un  côté  l' organisation | 
humaine  reste   constante,   et,   de  l'autre,  les   varia- 
tions graduelles  de  nos   connaissances,  au  cours  dej 
la  progression  sociale,  ont  pour  effet  d'accroître  in-' 
défmiment  l'accord  de  nos  conceptions  avec  la  réa- 
lité. 

L'accord  avec  la  réalité,  tel  est  encore  l'un  deal 
critères  de  la  positivité  scientifique.  Mais  ce  terme  de| 
réalité,  Comte  l'applique  aux  lois  aussi  bien  qu'au: 
faits,  tenant  sans  doute  les  faits  et  les  lois  pour  deu: 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  347 

aspects  inséparables  du  réel.  Ce  qui  lui  permet  de  se 
les  représenter  ainsi  unis,  c'est  sa  façon  de  dégager 
la  loi  de  toute  notion  de  cause  dont  elle  dépendrait 
pour  la  ramener  à  n'être  qu'une  relation  constante 
entre  les  phénomènes  ;  il  n'en  accorde  pas  moins  une 
importance  supérieure  à  la  cohérence  et  à  l'ordre  que 
représentent  les  lois,  au  point  de  dire  que  la  science 
se  compose  essentiellement  de  lois  et  non  de  simples 
faits.  L'Empirisme,  c'est-à-dire  l'accumulation  machi- 
aale  des  faits,  est  une  aberration  aussi  funeste  à 
l'esprit  positif  que  le  mysticisme,  c'est-à-dire  que 
l'abandon  à  l'imagination.  Certes  toute  saine  spé- 
culation doit  avoir  pour  base  des  faits  observés  ; 
mais  elle  doit  tendre  à  agrandir  de  plus  en  plus  le 
domaine  rationnel  aux  dépens  du  domaine  expéri- 
mental et  se  rendre  de  plus  en  plus  capable  de  pré- 
voir les  phénomènes  au  lieu  de  les  constater  immé- 
diatement, d'après  le  principe  de  l'invariabilité  des 
lois  naturelles. 

Par  là  le  positivisme  de  Comte  parait  bien  comporter 
un  certain  rationalisme  :  mais  il  faut  bien  voir  en  quel 
sens  et  dans  quelles  limites.  Il  n'y  a  pas  à  ses  yeux  de 
raison  pure  qui  puisse  valoir  par  elle-même  et  s'isoler 
des  manifestations  collectives  et  progressives  de  l'in- 
telligence de  l'humanité  ;  il  n'y  a  pas  de  raison,  par 
exemple,  pour  promulguer  d'emblée  et  par  elle  seule 
un  principe  tel  que  celui  de  l'invariabilité  des  lois  : 
ce  principe,  que  l'esprit  humain  dans  sa  longue  enfance 
tend  plutôt  à  méconnaître,  a  été  suggéré  d'abord  par 
quelques  observations  très  imparfaites  et  n'a  acquis 
d'autorité  que  lorsque  les  premiers  travaux  vraiment 
scientifiques  en  ont  manifesté  l'exactitude  dans  un 
ordre  entier  de  grands  phénomènes  ;  il  ne  précède  pas 
la  découverte  des  lois  ;  il  la  suit  plutôt  et  il  l'exprime  ; 
et  son  universalité  lui  va  venir,  non  pas  de  ce  que  la 
raison  abstraite  la  réclame,  mais  de  ce  que  la  socio- 
logie, en  se  constituant,  va  combler  la  lacune  qui 
existait  dans  le  savoir  positif. 


348  LA  PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


* 
*   * 


Au  surplus,  ce  besoin  de  liaison  systématique  que 
l'on  peut  naturellement  rapporter  à  la  raison  et  dont 
on  ne  peut  point  dire  que  l'œuvre  de  Comte  n'avoue 
pas  la  nécessité  et  ne  porte  pas  la  marque,  ne  doit 
s'exercer  que  dans  la  mesure  où  il  rencontre  un  ordre 
approprié  de  phénomènes  :  il  ne  doit  pas  porter  à 
imaginer  plus  de  continuité  que  les  choses  n'en  pré- 
sentent. Abstraitement,  on  conçoit  que  la  perfection 
de  l'esprit  positif  consiste  à  se  représenter  tous  les 
phénomènes  comme  des  cas  particuliers  d'un  seul  fait 
général,  à  les  regarder  comme  assujettis  à  une  loi 
unique.  Mais  vers  cet  idéal  utopique  de  l'explication 
universelle  Auguste  Comte,  dès  le  début  de  ses  spécu- 
lations, a  refusé  de  se  diriger.  Ce  qu'il  appelle  l'homo- 
généité des  sciences  veut  dire  simplement  que  toutes 
les  sciences  requièrent  l'application  des  mêmes  mé- 
thodes positives,  et  encore  faut-il  ajouter,  appropriées 
à  l'objet  de  chacune  d'elles;  cette  homogénéité  ne 
comporte  ni  la  réduction  des  phénomènes  d'une 
espèce  à  des  phénomènes  d'une  autre  espèce,  ni  la 
réduction  des  lois  particulières  à  une  loi  suprême. 
C'est  l'interprétation  abusive  d'une  grande  découverte 
mathématique  qui  a  pour  une  bonne  part  exposé  les 
esprits  à  cette  fâcheuse  tentation  ;  de  ce  qu'il  était 
possible  de  traduire  des  différences  qualitatives  par 
des  différences  de  quantité,  on  a  conclu  précipitam- 
ment que  traduire  signifiait  réduire.  En  outre  les, 
sciences  qui,  en  raison  de  la  généralité  de  leur  objet,j 
ont  été  constituées  les  premières  à  l'état  positif,  ne 
se  sont  pas  résignées  à  fournir  simplement  aux  autres 
des  modèles  de  méthodes  ;  elles  ont  prétendu  leur, 
imposer  le  type  et  comme  le  contenu  des  théories 
développer  :  de  là  ce  matérialisme  qui  consiste  à  expl 
quer  le  plus  complexe,  c'est-à-dire  le  supérieur,  p« 
le   plus   simple,  c'est-à-dire  par  l'inférieur.  Ce  n'est 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE    COMTE  349 

ni  bien  saisir  le  réel,  ni  servir  l'esprit  positif  que  de 
procéder  de  la  sorte  :  car  la  réalité  exactement  observée 
est  bien  loin  de  manifester  autant  de  liaison  qu'en 
suppose  ou  qu'en  désire  l'entendement,  et  la  protesta- 
tion contre  une  chimérique  unité  au  nom  de  ce  que 
les  phénomènes  les  plus  compliqués  ont  de  spécial  et 
de  spécifique  revêt  aisément  une  forme  métaphy- 
sique. Il  faut  donc  positivement  reconnaître  que  la 
dépendance  incontestable  des  phénomènes  les  plus 
comphqués  à  l'égard  des  phénomènes  les  plus  simples 
laisse  aux  premiers  des  caractères  irréductibles.  C'est 
ainsi  que  l'action  chimique  présente  quelque  chose 
de  plus  que  l'action  physique  :  celle-ci  n'affecte  les 
molécules  que  pour  en  modifier  la  structure  et  l'arran- 
gement ;  celle-là  en  modifie  de  plus  la  composition. 
A  plus  forte  raison  ce  genre  d'irréductibilité  appa- 
raît-il quand  on  sort  du  monde  inorganique  pour 
entrer  dans  le  monde  de  la  vie  :  ici  se  révèle  par  delà 
les  actions  physico-chimiques  un  fait  original,  qui  est 
le  consensus  vital,  c'est-à-dire  une  solidarité  des  phé- 
nomènes tout  intime,  et  dont  il  est  impossible  de  faire 
abstraction.  Donc  chaque  ordre  essentiel  des  phéno- 
mènes est  sans  doute  gouverné  par  des  lois  qui  ré- 
sultent de  ses  rapports  avec  les  ordres  de  phénomènes 
moins  compliqués,  mais  il  a  aussi  ses  lois  propres. 
Et  l'unité  des  deux  groupes  de  lois  est  d'autant  moins 
possible  à  établir  que  l'unité  des  lois  propres  à  chaque 
'  ordre  ne  peut  elle-même  être  atteinte  :  comment,  par 
I  exemple,  ramener  l'une  à  l'autre  l'optique  et  l'acous- 
I  tique?  Au  fond  le  vœu  de  l'unité  absolue,  secrètement 
soutenu  par  l'espoir  illusoire  d'atteindre  des  causes, 
i  est  incompatible  avec  la  notion  positive  de  la  loi  natu- 
I  relie. 

Il  résulte  de  là  qu'en  se  développant  chaque  science 
'  fait  subir  à  la  méthode  positive  générale  des  modifî- 
I  cations  déterminées  par  les  phénomènes  qui  lui  sont 
1  propres.  Plus  exactement,  chaque  science  met  en 
I  çeuvre  un  procédé  caractéristique  qui  lui  appartient, 


350 


LA    PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


dont  elle  présente  par  conséquent  le  type  le  plus  par-^ 
fait  et  l'emploi  le  plus  fécond,  tandis  que  les  autres 
sciences  n'en  usent  que  comme  d'un  procédé  secon- 
daire et  auxiliaire.  Depuis  Descartes  et  Newton,  W 
mathématiques  sont  moins  encore  une  science  parti- 
culière, la  première  de  la  série  encyclopédique,  que  la 
base   de  toute  la  philosophie  naturelle  ;   elles  sont 
moins  importantes  par  les  connaissances  qu'elles  com-j 
prennent    que   par   l'instrument    qu'elles   fournissenti 
pour  la  recherche  et  la  détermination  des  lois  ;  si  c'est! 
un  viôe  de  vouloir  qu'elles  ramènent  bon  gré  mal  gréj 
à  leurs   formes   d'explications   les   phénomènes  plus 
spéciaux,  notamment  les  phénomènes  du  monde  orga- 
nique, il  reste  vrai  que  l'étude  de  ceux-ci  ne  peut  êti 
utilement  abordée  qu'avec  un  esprit  façonné  par  l'édu- 
cation mathématique.  Les  mathématiques  sont  don( 
la  science  qui  familiarise  le  mieux  avec  les  conditions 
élémentaires  de  toute  science  positive  ;  elles  ne  montrent^ 
pas  seulement  par  excellence  ce  que  peuvent  l'analyse 
et  la  déduction,  elles  offrent  les  genres  de  raisonnement 
les  plus  variés,  et  il  n'est  pas  même  en  biologie  d( 
façon  de  raisonner  dont  elles  ne  puissent  déjà  exhibai 
en  quelque  manière  l'analogue.  L'astronomie  enseigne 
l'art  d'observer,  la  physique  celui  d'expérimenter,  h 
chimie  initie  à  l'art  des  nomenclatures  ;  la  biologie 
donne  tout  son  développement  à  la  méthode  compa^ 
rative  et  la  sociologie  fait  produire  tous  ses  effets  à  1( 
méthode  historique. 

Pour  les  mêmes  raisons  il  faut  se  tenir  en  gardej 
contre  cet  aphorisme  empirique,  converti  par  les  méta- 
physiciens modernes  en  dogme  absolu,  selon  leque 
la  connaissance  procède  constamment  du  simple  ai 
composé  :  c'est  un  aphorisme  essentiellement  empi- 
rique, en  ce  qu'il  considère  comme  une  marche  néces- 
saire une  marche  qui  convient  en  effet  aux  sciences  di 
monde  inorganique,  mais  qui  ne  convient  qu'à  ellesj 
La  règle  véritable  est  qu'on  doit  toujours  aller  di 
connu  à  l'inconnu  :  or  cette  règle  peut  prescrire  d^ 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  351 

procéder  aussi  bien  du  composé  au  simple  que  du  simple 
au  composé.  Car,  si  dans  les  sciences  du  monde  inor- 
ganique les  éléments  nous  sont  plus  accessibles  que 
l'ensemble,  dans  les  sciences  de  la  vie  et  de  la  société, 
l'ensemble  des  sujets  est  beaucoup  plus  immédiate- 
ment abordable  et  peut  être  beaucoup  mieux  connu  que 
les  diverses  parties  que  l'on  y  distinguera  ultérieure- 
ment ;  tandis  que  là  c'est  le  dernier  degré  de  compli- 
cation, ici  c'est  le  dernier  degré  de  simplicité  qu'il  nous 
est  impossible  d'atteindre. 

Ce  souci  de  refréner  des  tendances  logiques  abstraites 
va  chez  Comte  bien  au  delà  de  la  juste  notion  des  diver- 
sités que  comportent  les  sciences  et  les  méthodes  scien- 
tifiques :  il  va  jusqu'à  l'interdiction  de  poser  des  pro- 
blèmes, d'introduire  des  hypothèses  ou  de  poursuivre 
des  recherches  qui  font  appel  à  une  expérience  plus 
subtile  que  celle  de  la  réalité  communément  obser- 
vable. Déjà  Auguste  Comte  incline  fortement  à  décider 
qu'aucune  science  ne  doit  être  poussée  plus  loin  qu'il 
ne  faut  pour  fixer  les  conditions  de  la  science  supé- 
rieure ;  il  oppose  en  outre  toutes  sortes  de  défenses  au 
mouvement  naturel  par  lequel  une  science  prolonge 
au-delà  des  résultats  faciles  à  vérifier  les  genres  de 
spéculations  ou  de  raisons  qui  lui  ont  jusqu'alors  réussi. 
Il  condamne  en  mathématiques  le  développement  illi- 
mité de  l'analyse  qui  finit  par  remplacer  les  idées  par 
des  jeux  de  signes  ;  c'est  ainsi  que  notamment,  cul- 
tivé pour  lui-même  hors  de  ses  applications  à  la  géo- 
métrie et  à  la  mécanique,  le  calcul  dégénère  en  ce 
prétendu  calcul  des  probabilités,  qui  est  une  négation 
directe  de  l'idée  de  loi  précisément  mise  au  jour  par 
les  mathématiques.  De  même  l'astronomie,  qui  a  tant 
fait  pour  l'éducation  positive  de  l'esprit  humain,  est 
compromise  par  sa  prétention  d'embrasser  l'univers, 
alors  qu'elle  ne  peut  comprendre  que  notre  monde  ; 


352  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

et  elle  s'égare  à  la  poursuite  de  connaissances  sidérales. 
La  physique,  dont  les  hypothèses  peuvent  être  si 
fécondes  quand  elles  sont  uniquement  des  anticipa- 
tions sur  ce  que  l'expérience  et  le  raisonnement,  dans 
des  circonstances  plus  favorables,  auraient  pu  dévoiler 
plus  immédiatement,  se  laisse  tenter  par  des  hypothèses 
vaines  sur  le  mode  de  production  des  phénomènes  et 
sur  les  agents  dont  dépendent  les  différents  genres  d'ef- 
fets naturels,  fluides,  éthers,  etc..  Comte  prononce  donc 
qu'il  faut  s'en  tenir  à  la  lumière  comme  lumière  pour 
constituer  l'optique,  et  il  rejette  comme  métaphysique 
toute  hypothèse  explicative  aussi  bien  par  les  ondula- 
tions que  par  l'émission.  En  chimie,  il  tient  pour  radica- 
lement inaccessibles  les  enquêtes  auxquelles  on  est  con- 
duit par  l'hypothèse  des  atomes.  En  biologie  il  requiert 
qu'on  ne  pose  pas,  surtout  pour  la  résoudre  dans  un  sens 
transformiste,  la  question  de  l'origine  des  espèces. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  certaines  directions  spé- 
culatives de  recherches  que  Comte  a  proscrites,  s'op- 
posant  là-dessus  à  la  science  de  son  temps  ou  se  faisant 
démentir  par  la  science  venue  après  lui  ;  ce  sont  aussi 
certains  moyens  de  recherches,  à  son  gré  trop  minu- 
tieux ou  trop  raffinés.  Sous  prétexte  que  l'on  ne  doit 
pas  confondre  précision  avec  certitude,  il  estime  qu'il 
y  a  des  façons  trop  précises  de  procéder  qui  pourraient 
presque  faire  violence  à  l'ordre  légal  des  phénomènes  ; 
accumulant  les  formules  de  réprobation,  il  jugei 
«  incohérents  ou  stériles  »,  suscités  par  une  «  curiosité 
toujours  vaine  et  gravement  perturbatrice  »  tous  les 
travaux  où  l'on  emploie  des  instruments  de  mesure 
trop  rigoureux  ou  trop  sensibles  ;  il  est  irrité  et  inquiet 
à  la  pensée  des  abus  que  l'on  peut  faire  du  thermo- 
mètre métallique  ou  du  microscope  :  il  s'élève  égale- 
ment contre  les  investigations  qui,  au  lieu  de  s'ar- 
rêter en  anatomie  aux  tissus,  visent  à  atteindre  les 
cellules  et  contre  celles  qui  tendent  à  mettre  en  évi- 
dence les  anomalies  de  la  loi  de  Mariotte  ;  il  veut  que 
l'on  rejette  «  les  faits  inopportuns  ». 


SAINT-SIMON    ET   AUGUSTE   COMTE  353 

Si  après  avoir  limité  à  la  science  positive  les  spécu- 
lations de  l'esprit  humain,  il  limite  arbitrairement  la 
science  positive  à  certains  ordres  de  recherches,  c'est 
que  la  limitation  opérée  par  lui  dans  le  premier  cas 
au  nom  de  la  souveraineté  du  fait  ne  peut  plus  dé- 
pendre dans  le  second  cas,  en  l'absence  de  tout  prin- 
cipe rationnel  de  décision,  que  de  la  présomption  du 
succès  ou  de  l'insuccès  de  certaines  études.  Mais  cette 
présomption  même,  Comte  la  ramène  à  la  détermina- 
tion de  ce  qui  à  ses  yeux  présente  ou  non  un  intérêt 
pour  l'homme.  Bien  qu'il  ait  assigné  à  la  science 
comme  propriété  essentielle  le  pouvoir  de  dégager  la 
théorie  de  la  pratique,  il  est  bien  loin  de  vouloir  la 
science  pour  la  science  et  de  l'affranchir  de  toute  préoc- 
cupation humaine  ;  comme  il  la  tient  pour  une  œuvre 
collective  de  l'humanité,  il  en  subordonne  le  dévelop- 
pement à  ce  que  l'humanité  requiert  pour  sa  pleine 
organisation.  C'est  pourquoi  il  ne  conçoit  même  pas 
de  raison  proprement  théorique,  capable  par  ses  prin- 
cipes et  son  contenu  spécifiques  d'orienter  et  de  régler 
l'effort  vers  le  savoir  ;  pour  donner  l'impulsion  et 
aussi  pour  imposer  le  frein,  il  s'en  remet  au  bon  sens 
universel,  à  ce  qu'il  appelle  la  sagesse  spontanée  ou 
la  raison  publique.  Il  imprime  ainsi  dès  le  début  son 
caractère  social  à  la  curiosité  intellectuelle  :  il  n'abor- 
dera donc  la  sociologie  en  savant  qu'après  avoir  déjà 
tendu  à  organiser  la  science  en  sociologue  ;  et  même 
le  Grand  Prêtre  de  l'Humanité  s'annonce  déjà  à  la 
façon  hiératique  dont  le  philosophe  plante  les  bornes- 
sacrées  de  la  science. 

La  philosophie  des  sciences  déjà  constituées  sert 
d'introduction  à  la  sociologie.  La  sociologie,  elle,  est 
à  constituer.  Elle  doit  être  la  science  positive  des  faits 
humains  qui  sont  proprement  les  faits  sociaux,  restés 
jusqu'à  présent  sous  l'empire  arbitraire  de  la  théologie 
et  de  la  métaphysique  ;  mais,  pour  que  ces  faits  pussent 

2â 


354 


LA    PHILOSOPillb:   FRANÇAISE 


devenir  objet  de  science,  il  fallait  une  manière  de  les 
observer  qui  devait  être  préparée  par  l'établissement 
des  sciences  antérieures,  et  de  plus,  pour  que  ces  faitî 
pussent  être  observés  dans  leur  intégrité,  il  fallait  être 
arrivé  à  un  certain  moment,  aujourd'hui  atteint,  de 
l'évolution  sociale. 

D'abord,  les  faits  proprement  humains  sont  essen- 
tiellement sociaux.  L'homme,  comme  individu,  n'est 
qu'une  abstraction  ;  l'humanité,  comme  être  social, 
est  la  réalité  vraie.  La  théorie  des  fonctions  intellec- 
tuelles et  morales  ne  peut  être  construite  par  ce  vain 
procédé  d'analyse  que  serait  l'observation  intérieure 
et  n'appartient  pas  à  cette  fausse  science  que  serait  la; 
Psychologie,  appuyée  sur  ce  procédé  :  elle  dépend  en 
premier  lieu  de  la  biologie  ainsi  que  l'ont  heureuse- 
ment manifesté  en  pai'ticulier  les  travaux  de  Cabanis 
et  de  Gali  ;  et  ensuite  elle  s'achève  dans  la  sociologie, 
qui  même,  de  plus  en  plus  pour  Comte,  en  fournit  la 
partie  la  plus  importante;  car  l'évolution  collective 
des  fonctions  intellectuelles  et  morales  en  révèle  mieux 
la  nature  et  les  effets  que  lem"s  simples  conditions 
anatomiques  et  physiologiques. 

D'autre  part,  les  faits  sociaux  apparaissent  d'au- 
tant plus  susceptibles  d'être  ramenés  à  des  lois  qu'ils 
sont  saisis  tels  qu'ils  sont  réellement,  c'est-à-dire  dans 
leur  solidarité,  et  non  isolément.  L'économie  politique 
est  l'exemple  décisif  d'un  genre  d'études  qui  après" 
avoir  touché,  surtout  avec  Adam  Smith,  à  la  notioni 
d'une  loi  positive  des  faits  sociaux,  en  a  vite  perdu 
le  sens  et  s'est  égarée  dans  des  controverses  toutes 
métaphysiques  sur  des  notions  comme  celles  de  valeur, 
d'utilité  ou  de  production,  justement  pour  avoir  pro- 
cédé de  parti  pris  comme  si  les  fonctions  économiques 
n'étaient  pas  affectées  par  les  autres  fonctions  sociales. 
Ainsi  toute  étude  isolée  des  éléments  sociaux  est  irra- 
tionnelle et  stérile. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  solidarité,  ce  sont  aussi 
le  jeu  et  la  complication  graduelle  de  ces  éléments  quij 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  35o 

doivent  entrer  en  considération.  Ici  s'applique,  avec 
plus  de  portée  encore,  une  distinction  qui  s'est  déjà 
imposée  dans  les  autres  sciences,  surtout  en  biologie, 
entre  l'état  statique  et  l'aspect  dynamique  de  chaque 
sujet  d'études.  Gomme  en  biologie  on  distingue  l'ana- 
tomie  et  la  physiologie,  en  sociologie  il  y  a  lieu  de 
distinguer  l'étude  des  conditions  d'existence  de  la 
société  et  l'étude  des  lois  de  son  mouvement.  Cette 
distinction  correspond  à  la  double  notion  d'ordre  et 
de  progrès  ;  de  telle  sorte  que  les  formes  de  société 
qui,  comme  les  sociétés  antiques,  ne  s'expriment  que 
par  la  première  de  ces  deux  notions,  n'offrent  à  la 
sociologie  qu'une  matière  d'observation  incomplète. 
Les  sociétés  d'aujourd'hui  ont  conscience  au  contraire 
qu'elles  ne  peuvent  vivre  qu'en  progressant  ;  mais  la 
notion  de  progrès  qu'elles  ont  mise  en  relief  s'est,  sous 
rindueiice  de  la  métaphysique  révolutionnaire,  déta- 
chée de  la  notion  d'ordre.  Si  donc  la  crise  produite 
par  la  Révolution  française  a  été  indispensable  pour 
susciter  le  problème  sociologique  et  lui  fournir  une 
de  ses  données  capitales,  elle  appelle  pour  se  clore  de 
tout  autres  solutions.  En  ce  moment,  c'est  un  esprit 
rétrograde  qui  dirige  toutes  les  tentatives  en  faveur 
de  l'ordre,  tandis  que  les  efforts  pour  le  progrès  sont 
stimulés  par  des  doctrines  anarchiques.  Seule  la  socio- 
logie positive  est  capable  d'expliquer  et  de  produire 
l'union  indissoluble  d'un  ordre  réel,  tout  autre  qu'un 
ordre  préconçu  et  immuable,  et  d'un  progrès  fécond, 
tout  autre  qu'un  mouvement  irrcgulier  et  destructeur. 
La  sociologie  ne  pouvait  naître  que  maintenant  et 
elle  n'a  pu  même  être  annoncée  ou  préparée  que  par 
des  essais  assez  récents,  puisqu'elle  requiert  d'un  côté 
une  idée  approfondie  et  déjà  étendue  de  la  loi  naturelle, 
d'un  autre  côté  une  idée  à  la  fois  théorique  et  pratique 
de  la  progression  sociale.  Sans  doute  Comte  loue  Aris- 
tote  d'avoir  analysé  avec  une  pénétration  extraor- 
dinaire et  dans  un  esprit  déjà  presque  positif  les  con- 
ditions d'existence  des  sociétés  ;  mais  il  ne  peut  que 


356  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

constater  l'imperfection  inévitable  de  son  œuvre,  igno- 
rante des  formes  progressives  de  la  civilisation.  C'est 
à  Montesquieu  que  Comte  attribue  le  mérite  d'avoir 
conçu  l'application  de  l'idée  de  loi,  telle  que  les  scienceS' 
l'avaient  formée,  aux  sujets  politiques  :  mérite  d'au- 
tant plus  grand  que  les  hommes  du  dix-huitième  siècle, 
d'accord  avec  le  «  sophiste  »  Rousseau,  étaient  portés 
à  admettre  la  puissance  absolue  et  illimitée  des  légis- 
lateurs ;  mais  dans  l'exécution  de  son  travail  Montes- 
quieu n'a  pas  été  fidèle  à  sa  conception  directrice. 
Ayant  de  plus  un  sentiment  insuffisant  du  progrès,  il 
a  accumulé  des  faits  empruntés  aux  civilisations  les 
plus  diverses,  qu'il  n'a  souvent  pu  lier  que  grâce  à 
d'arbitraires  rapprochements  métaphysiques.  La  partie 
la  plus  positive  de  son  œuvre,  celle  où  il  montre  l'in- 
fluence des  climats,  a  le  tort  de  l'exagérer,  faute  d'avoir 
d'abord  signalé  à  quel  point  le  développement 
humain  neutralise  des  causes  physiques  locales,  puis- 
santes à  l'origine.  Montesquieu  est  déjà  en  partie 
rectifié  et  complété  par  Condorcet.  h'Esquisse  d'un 
tableau  historique  des  progrès  de  Vesprit  humain  intro- 
duit pour  la  première  fois  la  notion  scientifique  du 
progrès  social,  et  elle  définit  ainsi  la  tâche  la  plus 
importante  de  la  sociologie,  qui  est  de  déterminer  l'en- 
chaînement successif  des  états  sociaux  ;  parce  que  Con- 
dorcet a  eu  cette  conception  grandiose  et  exacte, 
Comte  aime  à  se  dire  son  «  fils  spirituel  ».  Mais  ici 
encore  l'exécution  ne  répond  pas  à  la  conception  et 
est  viciée  par  certains  préjugés.  Condorcet  a  déformé 
l'idée  positive  de  progrès,  d'une  part  en  admettant  une 
perfectibilité  indéfinie  qui  déroule  devant  l'imagina- 
tion l'avenir  le  plus  chimérique,  d'autre  part  en  ne 
voyant  dans  le  passé  qu'une  suite  de  mensonges  et 
d'erreurs  qui  rendraient  inexplicable  et  impossible  le 
mouvement  continu  de  l'humanité.  C'est  pourquoi, 
malgré  ses  intentions  rétrogrades,  la  philosophie  de 
l'Ecole  théologique,  celle  en  particulier  de  «  Téminent  » 
de  Maistre,  en  rendant  au  moyen  âge  la  justice  qui 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  357 

lui  est  due,  a  contribué  à  préparer  la  vraie  théorie  du 
progrès,  comme  elle  a  maintenu  contre  l'esprit  cri- 
tique la  nécessité  fondamentale  de  l'organisation  du 
pouvoir. 

Parmi  ses  précurseurs,  Auguste  Comte  n'a  plus 
voulu,  à  partir  d'un  certain  moment,  compter  Saint- 
Simon.  Injustice  flagrante,  on  l'a  vu,  mais  qui  ne  sau- 
rait être  exactement  réparée  que  si  l'on  reconnaît  à 
Auguste  Comte  ses  mérites,  incontestablement  supé- 
rieurs, de  savant  et  de  philosophe  jusque  dans  son 
œuvre  sociologique.  ^ 

Cette  conception  de  la  sociologie,  telle  qu'elle  figure 
dcUis  le  Cours  de  philosophie  positive^  a  été  pour  Comte 
l'occasion  et  le  moyen  d'une  évolution  ou  d'une  exten- 
sion de  sa  pensée.  Vers  1845,  la  rencontre  de  Clotilde 
de  Vaux  suscite  en  lui  une  passion  soudaine  et  l'initie 
sur  le  tard  à  des  émotions  sentimentales  qu'il  avait 
jusque-là  ignorées.  A  partir  de  ce  moment,  Comte 
donne  à  ses  idées  une  direction  nouvelle.  Nouvelle, 
mais  non  pas  contradictoire.  Cette  direction  était  en 
effet  beaucoup  plus  en  accord  avec  les  tendances  pre- 
mières d'où  était  partie  sa  philosophie  que  ne  l'ont 
cru  certains  de  ses  disciples  dissidents  et  tout  parti- 
culièrement Littré.  Il  ne  faut  donc  pas  voir  dans  le 
Système  de  politique  positive  (1851-1854)  une  œuvre 
qui  renverse  les  données  du  Cours  de  philosophie  posi- 
tive. Mais  il  y  a  des  différences  dans  la  méthode  et 
aussi  des  interprétations  nouvelles. 

Dans  le  Cours  la  méthode  part  du  monde  pour 
s'élever  jusqu'à  l'homme  ;  dans  le  Système  elle  part 
de  l'homme  pour  redescendre  à  la  nature.  Là  elle  est 
objective,  ici  elle  est  subjective.  Mais  la  notion  d'huma- 
nité permet  de  passer  de  l'une  à  l'autre.  Cette  notion 
fournit  le  moyen  de  systématiser  tous  les  faits  sociaux, 
y  compris  les  sciences  proprement  dites  qui  doivent 


358  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

être  rangées  au  nombre  des  faits  sociaux.  En  vertu 
de  sa  méthode  subjective,  après  avoir  essayé  d'éclairer 
le  cœur  par  l'esprit,  Comte  s'appliquera  désormais  à 
éclairer  l'esprit  par  le  cœur.  De  même,  après  avoir 
éliminé  la  doctrine  des  causes  finales,  il  réintroduit  à 
présent  la  finalité  dans  sa  philosophie.  Mais  cette 
finalité  affecte  un  caractère  très  spécial.  Sans  doute, 
elle  est  subjective  comme  la  méthode  elle-même. 
Comte  ayant  exclu  la  notion  d'univers  pour  ne  retenir 
que  celle  de  monde  ne  peut  pas  restaurer  une  finalité 
franchement  objective.  Et  la  finalité  qu'il  fait  inter- 
venir est  bien  subjective  en  effet  en  ce  qu'elle  rapporte 
tout  à  l'humanité,  sans  rapporter  d'ailleurs  l'humanité 
à  l'univers  ni  à  rien  d'autre  en  dehors  ou  au-delà 
d'elle-même.  Mais  elle  n'est  nullement  subjective  au 
sens  individualiste  de  ce  mot.  Si  l'Humanité  considérée 
comme  Grand  Être  peut  apparaître  comme  une  sorte 
de  Sujet,  elle  est  par  ailleurs  un  Objet  et  même  l'Objet 
suprême  et  unique  pour  les  individus  qui  composent 
la  collectivité  sociale.  C'est  donc  sans  rapport  à  l'in- 
dividu que  Comte  rétablit  d'un  point  de  vue  moral 
l'anthropocentrisme  qu'il  avait  éliminé  du  point  de 
vue  scientifique. 

De  là  l'insistance  avec  laquelle  il  formule  certaines 
maximes  morales  :  l'esprit  ne  doit  traiter  que  les  ques- 
tions posées  par  le  cœur  ;  il  faut  éliminer  toutes  les 
curiosités  vaines  ;  l'effort  scientifique  lui-même,  simple 
prolongement  du  bon  sens  ou  de  la  sagesse  commune, 
doit  se  régler  sur  les  besoins  véritables  de  l'humanité  ; 
la  loi  suprême  est  de  vivre  pour  autrui  ;  la  morale  n'a 
pas  d'autre  rôle  que  d'assurer  la  prévalence  des  senti- 
ments altruistes,  dont  nous  portons  en  nous  le  germe, 
sur  des  instincts  égoïstes,  qui  tendent  spontanément  à 
dominer. 

C'est  également  dans  la  conception  de  l'Humanité 
comme  Grand  Être  que  vont  se  résoudre  les  deux 
dogmes  les  plus  importants  de  la  religion  tradition- 
nelle, ceux  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'immortalité 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  359 

fies  hommes.  Dans  la  foi  thcologique,  Dieu  est  l'Être 
universel  qui  donne  la  force  aux  créatures  et  a\'ec 
lequel  les  créatures  peuvent  communiquer.  L'Huma- 
nité élevée  à  la  dignité  de  Grand  Être  prendra  la 
succession  de  ce  rôle  :  elle  sera  le  soutien  de  notre  cou- 
rage, la  fin  de  notre  activité  et  l'objet  de  notre  amour. 
L'immortalité,  conçue  traditionnellement,  est  un 
dogme  qui  nous  assure  d'une  participation  à  une  vie 
universelle  qui  ne  finira  pas.  Eh  bien  !  les  hommes 
qui  se  seront  dévoués  à  la  collectivité  seront  incor- 
porés, pour  toujours,  dans  le  Grand  Être  :  ils  se  sur- 
vivront à  eux-mêmes  non  seulement  parce  qu'on 
gardera  leur  souvenir,  mais  encore  parce  qu'ils  conti- 
nueront d'agir  réellement  au  sein  de  l'humanité.  — 
Voilà  comment  Auguste  Comte  fut  amené  à  instituer 
la  Religion  de  l'Humanité  avec  tous  les  détails  d'un 
ritualisme  compliqué.  —  H  alla  plus  loin  encore  :  dans 
sa  Synthèse  subjectwe  dont  le  premier  volume  parut 
en  1856,  c'est-à-dire  un  an  avant  sa  mort,  sous  prétexte 
de  fournir  des  auxiliaires  à  l'imagination,  il  proposa 
de  faire  usage  de  certains  «  fétiches  ».  —  En  somme, 
ces  détails  écartés,  la  dernière  partie  de  l'œuvre  d'Au- 
guste Comte  nous  met  en  présence  d'un  catholicisme 

sécularisé  et  inverti. 

* 

Cette  œuvre,  prise  dans  son  ensemble,  renferme  des 
bizarreries.  Mais,  si  l'on  va  au  fond  des  choses,  elle 
demeure  en  somme  géné.alement  cohérente.  En  tout 
cas,  la  seconde  expression  de  la  pensée  philosophique 
.  de  Comte  n'est  pas  en  contradiction  avec  la  première. 
L'idée  générale  de  la  Religion  de  l'Humanité  se  re- 
trouverait dans  ses  premiers  écrits.  En  dernière  ana- 
lyse, il  a  produit  une  œuvre  considérable  où,  malgré 
bien  des  lacunes,  il  faut  reconnaître  et  louer  l'esprit 
d'ordre,  l'art  de  l'organisation,  et,  à  bien  des  égards, 
la  préoccupation  de  la  mesure  :  c'est-à-dire  des  qua- 
lités essentiellement  françaises.  A  un  point  de  vue  plus 


360  LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 

strictement  philosophique,  elle  se  caractérise  par  une 
grande  unité,  par  un  effort  incontestable  d'objectivité, 
et,  à  tout  le  moins,  par  l'élimination  de  toute  inven- 
tion subjective  au  sens  individualiste  de  ce  mot. 

Il  faut  noter  comme  une  des  particularités  d'un 
système  où  la  science  tient  tant  de  place  la  conception 
spéciale  qui  en  est  proposée.  Envisageant  la  science 
d'un  point  de  vue  réaliste,  Auguste  Comte  y  aperçoit 
un  produit  de  l'activité  intellectuelle  qui  ne  s'élabore 
que  sous  la  pression  du  sens  commun  et  qu'en  vue  de 
satisfaire  à  des  fins  utilitaires.  Elle  n'apparaît  donc  à 
aucun  degré  chez  lui  comme  le  privilège  déconcertant 
d'une  élite.  Il  a  d'ailleurs  des  vues  souvent  profondes 
BUT  le  rapport  des  sciences  entre  elles.  Mais  on  peut 
lui  reprocher  sa  tendance  à  emprisonner  les  diffé- 
rentes sciences  dans  des  cadres  trop  rigides  tracés  du 
dehors.  Et  il  y  a  chez  lui  par  ailleurs  une  méconnais- 
sance systématique  du  mouvement  subjectif  de  l'es- 
prit humain  qui  est  en  réalité  le  facteur  principal  dont 
l'intervention  détermine  le  progrès  scientifique.  D'autre 
part,  il  admet,  sans  les  soumettre  à  la  critique  philo- 
sophique, des  postulats  intellectuels  qui  ne  s'appuient 
aucunement  sur  les  sciences,  mais  qui  servent  à  les 
fonder.  Telles  sont  les  propositions  suivantes  :  —  l'unité 
établie  par  une  seule  intelligence  s'imposerait  par 
cela  même  aux  autres  et  mettrait  fin  à  l'anarchie  qui 
résulte  de  ce  que  chaque  intelligence  est  en  opposition 
avec  elle-même  (conception  qui  équivaut  à  une  affir- 
mation a  priori  de  l'identité  essentielle  des  esprits)  ; 
—  l'entendement  est  spontanément  systématique  ;  ~ 
l'esprit  humain  a  la  faculté  de  séparer  la  théorie  de 
la  pratique  ;  —  l'objet  le  plus  élevé  de  la  science  est  de 
définir  le  point  de  vue  d'où  tous  les  phénomènes  ap- 
paraissent comme  intelligibles,  et  ce  point  de  vue  est 
un  comme  l'entendement. 

Dans  l'ordre  historique,  il  est  certain  que,  aux  yeux 
de  Comte,  les  idées  qu'il  émet  sont  dégagées  par  lui  de 
l'examen  des  faits  qui  manifestent  l'évolution  de  Tes- 


SAINT-SIMON   ET   AUGUSTE   COMTE  361 

prit  humain.  Mais  toute  la  question  est  précisément  là. 
Car  il  s'agit  de  savoir  si,  telle  qu'elle  nous  est  ici  sug- 
gérée, l'interprétation  de  l'histoire  n'est  pas  elle- 
même  déterminée  par  les  idées  qu'elle  est  censée 
découvrir. 

Enfin,  si  la  doctrine  sociale  de  Comte  a  rendu  des 
services  en  montrant  que  chaque  forme  du  passé  a 
eu  sa  raison  d'être  et  en  introduisant  dans  ce  domaine 
un  esprit  scientifique,  elle  n'en  fait  pas  moins  appel 
à  un  sentiment  mystique  pour  fonder  le  culte  de  l'Hu- 
manité. En  même  temps,  faute  de  pénétration  psy- 
chologique. Comte  n'a  pas  vu  que  le  réalisme  humain 
est  au-dessus  de  l'opposition  qu'il  établit  entre  l'indi- 
vidu et  la  société  et  qui  l'amène  à  sacrifier  l'individu 
à  la  société.  A  vrai  dire,  le  seul  mouvement  de  la 
pensée  nous  conduit  nécessairement  à  une  conception 
do  l'universel  qui  n'exclut  pas,  mais  qui  implique  le 
singulier.  De  ce  point  de  vue  supérieur,  individu  et 
société  sont  deux  termes  solidaires,  et  non  contra- 
dictoires. Dans  la  vérité  des  choses,  si  nous  acceptons 
la  société  avec  tous  les  devoirs  qu'elle  nous  impose, 
c'est  parce  que  nous  trouvons  dans  notre  esprit 
quelque  chose  qui  y  répond  et  dans  notre  personnalité 
morale  le  principe  d'une  autonomie  contre  laquelle 
rien  de  ce  qui  nous  est  extérieur  ne  saurait  en  aucun 
cas  prévaloir  (1). 

(1)  Après  cette  leçon,  Victor  Delbos  en  consacra  une  dernière 
(la  dix-huitième  de  la  série,  car  Descartes,  Pascal  et  Malebranche 
avaient  occupé  chacun  deux  leçons)  aux  philosophes  français  les 
plus  récents  :  mais  elle  ne  subsiste  dans  ses  manuscrits  qu'à  l'état 
d'ébauche  trop  rudimentaire  pour  être  publiée.  Les  notes  d'étu- 
diants que  nous  avons  sous  les  yeux  permettent  seulement  d'indi- 
3uer  le  cadre  de  cet  examen  rapide  et  de  signaler  quelques-uns 
es  termes  expressifs  qui  servent  à  caractériser  les  principaux 
représentants  de  la  pensée  contemporaine  en  France. 

En  Maine  de  Biran  nous  avons  rencontré  la  forme  de  spiritua- 
lisme la  plus  profonde  sans  doute  du  dix-neuvième  siècle  ;  mais 
ce  n'est  pas  de  son  vivant  qu'ont  été  publiés  les  ouvrages  où 
s'exprime  toute  sa  pensée.  Le  spiritualisme  d'abord  connu  du 
public,  c'est  celui  qu'enseignent  dans  l'Université  quelques 
hommes  qui,  comme  Royer-Collard  et  Cousin,  avaient  eu  des 
rapports  personnels  avec  Biran  sans  pénétrer  à  fond  sa  doctrine. 


36â 


LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


Homme  d'État  plus  que  philosophe,  Royer-GoUard  est  nommé 
parFontanes  professeur  d'Histoire  de  la  Philosophie  enSorbonne  : 
inauguré  le  4  décembre  1811,  cet  enseignement,  qui  ne  devait 
durer  que  deux  ans  et  demi  et  qui  n'était  suivi  que  par  vingt  ou 
trente  auditeurs,  marque  quelques-unes  des  directions  du  spiri- 
tualisme nouveau  :  il  tourne  contre  la  philosophie  de  Gondillac  la 
philosophie  écossaise,  comme  celle-ci  s'était  tournée  contre  Hume. 
A  la  sensation  Royer-Collard  substitue  la  perception,  car  il  estime 
que  la  perception  est  un  acte  de  l'esprit  aussi  solide,  aussi  riche 
de  notions  (notre  être,  notre  identité,  la  causalité  même  y  sont 
contenus)  que  la  sensation  est  un  fait  inconstant,  fugace,  pauvre, 
stérile.  Empruntant  à  l'École  écossaise  l'idée  de  la  véracité  de 
nos  facultés  (car  «  on  ne  fait  pas  au  scepticisme  sa  part  »),  il  cri- 
tique Descartes  à  qui  il  reproche  son  doute  premier  et  sa  défiance 
à  l'égard  des  sens  ;  de  là  selon  lui  procède  tout  l'idéalisme  moderne. 
Chez  Royer-Collard,  les  analyses,  souvent  courtes  et  limitées,  sont 
parfois  assez  vigoureuses  ;  surtout  il  sait  user  de  formules  expres- 
sives et  même  un  peu  massives. 

Victor  Cousin,  en  1810,  entre  à  l'École  normale  le  premier  de 
la  première  promotion.  Il  y  a  pour  maître  Laromiguière  (en  réac- 
tion timide  contre  Gondillac  qu'il  a  contribué  à  faire  indûment 
passer  pour  un  matérialiste).  L'année  suivante  il  est,  à  la  Faculté, 
l'auditeur  de  Royer-Collard  ;  puis  un  peu  plus  tard  il  entre  en 
relations  avec  Maine  de  Biran  :  ce  sont  là  ses  trois  maîtres  français. 
Dès  1815  il  est  appelé  par  Royer-Collard  à  le  suppléer  :  à  vingt- 
trois  ans  le  voilà  donc  dans  cette  chaire  de  Sorbonne  d'où  il  devait 
prendre  la  direction  d'une  partie  de  la  philosophie  française  ou 
plutôt  de  l'enseignement  officiel  de  la  philosophie  en  France. 
Orateur,  écrivain,  doué  d'une  prompte  faculté  d'assimilation, 
entrevoyant  vivement  ce  qu'il  eût  fallu  analyser  avec  méthode 
et  discerner  avec  précision,  se  donnant  à  lui-même  et  donnant  aux 
autres  par  la  richesse  de  ces  vues  un  peu  confuses  et  par  son  ardeur 
autoritaire  l'illusion  de  l'originalité,  mais  sans  exactitude  tech- 
nique. Cousin,  d'abord  disciple  des  Écossais  et  de  Royer-Collard, 
est  ensuite,  un  peu  comme  tout  le  monde  après  le  livre  de  Mme  de 
Staël,  attiré  vers  l'Allemagne.  Au  cours  de  deux  voyages  en  1817 
et  1818,  il  rencontre  Schulze  à  Gottingen,  Schleiermacher  à 
Berlin,  Jacobi  et  Schelling  à  Munich,  Gœthe  à  Weimar,  mais  sur- 
tout Hegel  à  Heidelberg.  A  la  suite  de  ce  contact  avec  «  les  philo- 
sophes de  l'absolu  »,  la  prudence  des  Écossais  ne  saurait  plus  le 
retenir  ;  il  se  lance  dans  la  métaphysique  avec  cette  croyance 
optimiste  que  les  choses  et  les  doctrines  sont  telles  qu'en  un  sens 
la  raison  peut  les  réintégrer  toutes  en  elle  :  d'où  cet  Éclectisme  qui 
prétend  dégager  la  part  de  vérité  contenue  dans  les  systèmes  les 
plus  divers.  Animé  de  cette  inspiration,  son  cours  de  1818  est 
l'origine  du  livre,  plusieurs  fois  remanié,  du  Vrai,  du  Beau  et  du 
Bien.  En  1820,  pendant  la  réaction  qui  suivit  l'assassinat  du  duc 
de  Berry,  il  est  suspendu  de  son  enseignement  ;  il  s'adonne  à  des 
études  d'Histoire  de  la  Philosophie,  notamment  à  la  traduction 
de  Platon.  De  1824  à  1825  il  fait  un  troisième  voyage  en  Alle- 
magne :  arrêté  à  Dresde,  il  est  incarcéré  à  Berlin  sous  l'inculpa- 
tion de  Jacobinisme  et  de  Carbonarisme.  Le  cours  qu'il  reprend 
en  1828  traduit  de  plus  belle,  mais  sans  rigueur,  l'influence  alle- 
mande par  quelques  formules  panthéistiques  dont,  pour  ne  pas 


SAINT-SIMON   ET    AUGUSTE    COMTE  363 

compromettre  sa  carrière  et  l'Université,  il  a  dans  la  suite  à  se 
dégager  et  à  se  disculper  ;  il  y  exprime  aussi  la  théorie  hégélienne 
des  hommes  providentiels  qui  représentent  une  époque  et  qu'il  ne 
faut  pas  juger  selon  la  commune  mesure.  Peu  à  peu  les  éléments 
divers  qu'il  avait  empruntés  se  tassent  en  quelques  thèses  d'école  ; 
telle.la  théorie  selon  laquelle  la  métaphysique  se  fonde  sur  la  psy- 
chologie, théorie  qu'il  tire  du  Cogito  cartésien  et  de  la  doctrine 
biranienne  superficiellement  et  même  inexactement  comprise  ; 
telle,  la  défense  contre  Locke  de  l'innéité  à  l'aide  de  Kant  qu'il  ne 
connut  guère  que  par  une  mauvaise  traduction  latine  ;  telle  encore, 
sa  théorie  de  la  raison  impersonnelle  ;  telles  enfin,  ces  vues  arti- 
ficielles sur  l'Histoire  de  la  Philosophie  qui  se  diviserait  en  mo- 
ments successifs  selon  un  rythme  constant,  sensualisme,  rationa- 
lisme, scepticisme,  mysticisme.  • 

S'il  est  élève  de  Cousin,  Théodore  JoulTroy  n'a  pas  été  marqué 
comme  lui  par  l'Allemagne  :  il  est  plus  précis,  plus  circonspect, 
plus  intérieur  ;  le  problème  humain  le  préoccupe  avant  tout.  Plus 
psychologue  que  métaphysicien,  son  sentiment  philosophique,  qui 
est  profond,  est  lié  à  des  besoins  d'âme  :  sur  la  distinction  de  la 
psychologie  d'avec  la  physiologie  et  sur  le  genre  d'analyses  qu'elle 
comporte  ;  sur  l'art  et  le  beau,  expression  de  l'invisible  par  le 
visible  ;  sur  le  droit  naturel  et  la  morale,  sur  la  destinée  humaine, 
il  a  de  belles  pages  ;  et,  en  dépit  des  sévérités  de  Taine,  sa  pensée 
a  de  l'accent  et  de  l'inlerèt. 

A  l'école  éclectique  se  rattachent  Damiron,  Saisset,  Bouillier, 
Jules  Simon,  Garo  et  Paul  Janet.  Vacherot,  s'il  reste  en  psycho- 
logie et  en  morale  assez  fidèle  à  l'école  éclectique  qu'il  enrichit  de 
travaux  historiques  notamment  sur  l'Alexandrinisme,  s'en  sépare 
en  métaphysique  par  l'opposition  qu'il  croit  voir  entre  l'Infini  et 
le  Parfait,  entre  le  Dieu  réel  et  le  Dieu  idéal. 

Très  indépendant  de  toute  proche  influence,  Ravaisson  s'incor- 
pore Aristote,  pousse  Maine  de  Biran  vers  Schelling,  rejoint  l'idée 
religieuse  et  la  métaphysique,  et,  faisant  de  la  réflexion  sur  soi  le 
moyen  d'atteindre  l'Être,  s'attache  à  un  profond  réalisme  spiri- 
tualiste.  Dans  son  originalité  de  savant,  de  croyant  et  de  libre 
esprit,  Gournot  distingue  l'ordre  logique  et  l'ordre  rationnel  pro- 
fond, constitue  une  théorie  du  hasard,  renouvelle  le  probabilisme 
antique  et  s'établit  dans  une  position  intermédiaire  entre  le  posi- 
tivisme et  la  métaphysique.  Renan,  un  Hegel  littérairementrelevé, 
Philosophiquement  affaibli,  aussi  peu  systématique  que  Taine 
est  avec  excès,  dévot  de  la  Science  et  de  son  avenir  illimité,  épris 
surtout  des  études  historiques  et  philologiques  qui  analysent  en 
ses  nuances  les  plus  subtiles  l'évolution  humaine  où  Dieu  même 
est  en  devenir,  relève  ce  culte  de  la  Science  par  la  conception  à  la 
fois  pieuse  et  ironique  d'un  idéal  d'autant  plus  stimulant  qu'il 
est  plus  indéterminé  et  qu'on  doit  s'y  dévouer  sans  en  être  dupe. 
Taine,  usant  d'une  méthode  d'analyse  à  la  Condillac,  tout  en  s'ins- 
pirant  de  la  pensée  anglaise,  montre  les  insuflisances  de  l'empi- 
risme de  Stuart  Mill,  et  tout  en  tirant  de  Spinoza  et  de  Hegel 
les  principes  généraux  d'une  philosophie  de  la  nécessité,  la  borne 
à  un  déterminisme  des  phénomènes,  sans  admettre  d'objets 
propres  pour  la  métaphysique,  et,  marquant  fortement  l'influence 
du  physique  sur  le  psychologique,  tente  une  physiologie  de  l'es- 
prit. Renouvior,  par  sa  protestation  même  contre  tout  le  mysti- 


364 


LA   PHILOSOPHIE   FRANÇAISE 


cisme  post-kantien  de  la  spéculation  allemande,  garde  le  sens 
français  de  la  personnalité  et  du  fini,  et  demeure  réfractaire  au 
Panthéisme  et  à  son  Infmi  indéterminé,  sorte  de  Hume  corrigé 
par  l'idée  de  la  nécessité  de  catégories  a  priori  ;  avec  Lequier,  il 
voit  dans  la  certitude  un  cas  particulier  de  la  croyance  et  défend 
le  libre  arbitre  avec  une  extrême  énergie.  Lachelier,  dans  la  plus 
belle  langue  philosophique,  combat  le  positivisme  avec  un  senti- 
ment très  profond  des  grands  besoins  de  l'esprit,  transsubstantie 
Kant  en  le  mettant  en  rapport  avec  les  grands  rationalistes  de 
l'antiquité  et  en  reconstituant  l'unité  rompue  de  la  spéculation 
et  de  la  vie  morale  et  religieuse.  Ribot  renonce  pour  sa  part  à 
traiter  les  problèmes  anciens  dans  l'esprit  ancien  ;  ce  qu'il  veut, 
c'est  constituer  une  psychologie  vraiment  indépendante,  capable 
de  montrer  sans  exclusion  comment  ces  problèmes  se  sont  posés 
et  capable  d'élargir  sans  préjugé  son  enquête  en  l'étendant  à 
toutes  les  formes  de  la  vie  normale  ou  pathologique,  de  l'activité 
subconsciente  ou  de  l'expérience  religieuse.  Fouillée,  de  façon 
brillante,  quoique  souvent  trop  peu  technique,  s'efforce  de  dominer 
l'opposition  de  l'idéal  et  du  réel,  de  la  fixité  et  de  l'évolution,  esti- 
mant qu'un  idéalisme  doit  doubler  le  positivisme,  car  si  la  réalité 
doit  être  comprise  par  la  science,  l'homme  conçoit  d'autres  idées 
qui  sont,  par  cela  même  qu'il  les  conçoit,  et  qui  ont  une  force  cer- 
taine de  réalisation.  Guyau  ajoute  un  sens  plus  intense  de  la  vie. 
Ollé-Laprune,  renouvelant  l'humanisme  chrétien  par  sa  fidélité 
à  la  culture  classique  et  à  la  tradition  catholique,  s'attache  à 
déterminer  les  conditions  rationnelles  et  volontaires  de  la  certi- 
tude morale  comme  à  préciser  les  termes  philosophiques  du  pro- 
blème religieux.  Parmi  les  vivants,  un  seul  nom  figure  dans  les 
notes  de  Delbos,  celui  du  maître  qui  l'avait  initié  aux  méthodes 
de  l'Histoire  de  la  Philosophie,  M.  Boutroux.  Donc  «  la  philoso- 
phie française  a  continué,  elle  continue  :  philosophie  humaine,  ne 
s'arrêtant  jamais  à  ces  abstractions  qui  anéantissent  l'homme 
dans  l'objet,  ni  à  ce  symbolisme  où  l'on  se  perd  ;  bon  sens  poussé 
parfois  jusqu'au  génie  ;  ardeur  de  prosélytisme  et  besoin  d'uni- 
versalité. »  En  terminant,  Victor  Delbos  adresse  un  salut  «  à  ceux 
qui  devraient  être  ici  et  qui  n'y  sont  pas  »,  aux  étudiants  soldats  ; 
et,  faisant  allusion  au  dénigrement  dont  chez  nous  ou  à  l'étranger 
la  jeunesse  de  France  avait  été  souvent  victime,  il  conclut  :  «  Nous 
pouvons  maintenant  dire  qu'elle  a  été  la  plus  belle,  la  plus  héroïque 
des  jeunesses.  »  m.  b.  ■ 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avertissement i-iv 

Ghap.       I".  —  Caractères  généraux  de  la  Philosophie  fran- 
çaise   * .  1 

Chap.        II.  —  Descartes 16 

I.  —  Le  rapport  de  la  science  à  la  phi- 
losophie chez  Descartes 16 

II.  —  La  philosophie  de  Descartes 30 

Chap.      ill.  —  Pascal 49 

L  —  La  philosophie  de  la  physique  et 

de  la  géométr  ie 50 

II.  —  La  philosophie  de  la  nature  et  de 

la  destinée  humaine 69 

Chap.       IV.  —  Malebranche 91 

I.  —  La  conception  de  la  Philosophie 

et  la  doctrine  des  idées 91 

II.  —  La  doctrine  de  la  Providence,  des 
causes  occasionnelles  et  de  la  volonté 

humaine 111 

Chap.        V.  —  Fontenelleet  Bayle 133 

Chap.       VI.  —  Voltaire 153 

Chap.     VII.  —  Montesquieu 169 

Chap.   VllI.  —  Diderot  et  les  Encyclopédistes 190 

Chap.       IX.  —  Buffon  et  Lamarck 209 

Chap.        X.  —  J.-J.  Rousseau 227 

Chap.      XI.  —  Condillac  et  les  Idéologues 250 

Chap.     XII.  —  De  Bonald  et  les  Traditionalistes 277 

Chap.  Xi  11.  —  Maine  de  Biran 300 

Chap.    XIV.  —  Saint-Simon  et  Auguste  Comte 324 


PARIS 

TYPOGRAPHIE   PLON-NOURRIT   ET   C" 
8,  rue  Gaianciére 


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IHt  INSTITUTE  OF  WFDIAp'Â!   r 
10  ELMSLEV  PL 
TORONTO  5,   C 


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